Le dernier vivant

By Paul Féval

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Title: Le dernier vivant

Author: Paul Féval

Release Date: June 3, 2006 [EBook #18494]

Language: French


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Paul Féval

LE DERNIER VIVANT

(1871)




Table des matières

Au lecteur.

PREMIÈRE PARTIE Les ciseaux de l'accusée.

 Récit préliminaire.

    I Comment je retrouvai Lucien--Bureau de M. de Méricourt

    II Pourboire de Pélagie--Maison du Dr Chapart

    III Grand paysage--L'âme de Lucien.

    IV Le cas de Lucien Thibaut

    V Sommeil--Apparition.

    VI Réveil--Mon roman.

    VII Jeanne.

    VIII Assassin.

    IX Ce qui me resta de l'entrevue.

    X Bébelle--Pantalon crotté.

Le dossier de Lucien Thibaut

Récit intermédiaire de Geoffroy.

Suite du dossier de Lucien Thibaut

Récit intermédiaire de Geoffroy.

Extrait du journal «Le Pirate».

    Introduction du roman.

Suite du récit de Geoffroy.

Épreuves du «Pirate».

    Suite de l'introduction du roman.

    Suite du récit de Geoffroy.

    Suite du dossier de Lucien.

DEUXIÈME PARTIE Le défenseur de sa femme.

 Récit de Geoffroy.

    I J.-H.-M. Calvaire.

    II Une lettre du comte Albert

    III L'incomparable Olympe.

    IV Le petit clerc.

    V La famille Chapart

Nuit du 7 au 8 décembre: évasion de Jeanne Récit fait par Lucien
    de ce qui se passa sur le Quai de l'Horloge.

Récit de Geoffroy.

OEuvres de J.-B.-M. Calvaire.

    I Le Fils Jacques.

    II Les revenus de la tontine.

    III Coup d'oeil sur la belle société des environs de Méricourt

    IV Changement de règne.

Quatrième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire Le Codicille.

Sixième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire La nourriture de l'affaire.

Septième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire Du sang et des fleurs.

    Avant-propos.

    I La Couronne.

    II Une pièce de la mécanique Louaisot.

    III La petite Pologne.

    IV L'outil est-il bon?

    V Ce que valait l'outil.

Neuvième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire
    Le dessous des cartes dans l'Affaire des ciseaux.

Annexe aux oeuvres de J.-B. Martroy
    L'évasion de l'accusée--Les deux soeurs.

Récit de Geoffroy.

    Correspondance.

Suite du récit de Geoffroy.

    Dernière lettre de Martroy.

Récit du conseiller Ferrand.

Récit de Geoffroy.

Récit de Fanchette.

Dernier récit de Geoffroy.




Au lecteur

_J'ai reçu mission de livrer à la publicité le récit d'un événement
auquel je pris dans le temps une part indirecte. Mon rôle, au milieu des
singulières aventures qui vont être mises sous les yeux du lecteur,
n'eut qu'une importance tardive, mais contribua quelque peu au
dénouement inespéré du drame._

_Le malheureux éclat donné par la dernière guerre aux agissements de
certains hommes d'argent, patriotes au point de manger la patrie, a
rappelé l'attention publique vers l'origine souvent peu honorable--et
parfois infâme--des fortunes acquises dans les fournitures militaires._

_Il ne faut point chercher ailleurs la raison d'être de ce livre, où la
question d'argent tient en apparence peu de place, noyée qu'elle est
dans un véritable océan d'aventures. Chacun a intérêt à bien établir
qu'aucun argent volé n'est entré chez lui, soit anciennement, soit
depuis peu, en un temps où les accusations pleuvent, remplaçant la grêle
des balles et des obus._

_Le cours des années, en éclaircissant les rangs des compagnons de ma
jeunesse, avait laissé un cher, un excellent ami, seul juge de la
question de savoir s'il fallait taire à tout jamais cette histoire, plus
curieuse que la plupart des romans._

_Mon ami a décidé que l'histoire devait être écrite et j'ai pris la
plume._

                         Geoffroy de Roeux.

_PS. Les noms des personnes et ceux des localités sont, comme de raison,
déguisés._




PREMIÈRE PARTIE

Les ciseaux de l'accusée




Récit préliminaire

I

Comment je retrouvai Lucien--Bureau de M. de Méricourt


(Juillet 1866.) Je connaissais vaguement, par les journaux et aussi par
nos amis communs--qui avaient autant de répugnance à parler que moi à
interroger,--l'affreux malheur dont la vie de Lucien Thibaut était
accablée. Jamais il ne m'en avait entretenu lui-même dans ses lettres,
quoiqu'il m'écrivît assez souvent.

Cette réserve, qui pourrait paraître bizarre, car j'étais son meilleur
camarade d'enfance, sera expliquée par les faits.

J'étais à Paris depuis plus d'une semaine, cherchant l'adresse de Lucien
du matin au soir, et ne faisant pas autre chose. Je m'étais enquis
partout, même à la préfecture de police.

Lucien restait pour moi introuvable, lorsqu'on m'indiqua le bureau de M.
Louaisot de Méricourt, rue Vivienne.

Je ne fus pas sans demander ce qu'était ce M. Louaisot. On me répondit
que le quartier Vivienne produisait une certaine quantité de spécialités
ou providences. Il y a le théâtre du Palais-Royal et ses annexes pour
les Anglais, Mme Sitt pour les cors aux pieds, le Coq-d'Or pour
rassortir les morceaux de soie, etc.

M. Louaisot de Méricourt avait la spécialité des renseignements. Il
était providence pour les gens qui cherchent.

Il demeurait au cinquième étage, dans une assez belle maison, dont les
derrières donnaient sur la toiture vitrée du passage Colbert. Son nom
était franchement écrit sur sa porte.

Je fus reçu par une cauchoise des Bouffes-Parisiens, douée d'un
embonpoint remarquable et d'une fraîcheur vraiment triomphante. Elle
portait robe de soie et coiffe de dentelles; chacun de ses pendants
d'oreilles devait peser trois louis.

Elle avait l'air brusque, mais gai, d'une servante-maîtresse, et
beaucoup d'accent.

--Bonjour, ça va bien? me dit-elle, sans me laisser le temps de parler.
Pas mal, et vous? Le patron est là. Ceux du gouvernement ont du temps
pour déjeuner à la fourchette et le billard; mais lui, toujours sur le
pont. Est-ce pour affaire de commerce ou plus délicate?

Elle me coupa la parole au moment où j'allais répondre, et ajouta, en
clignant de l'oeil:

--Entrez toujours; on ne paye qu'en sortant. Ceux du gouvernement,
j'entends les renseignements, sont censés _gratis_, mais vas-y voir!
Rien sans pourboire, et des raides! Ici, au moins, on ne fait pas
d'embarras.

Elle ouvrit une porte intérieure et cria à pleins poumons:

--Eh! patron! en voilà un nouveau qui n'est pas encore venu, faut-il le
faire entrer?

Et sans attendre la réponse du «patron», elle me poussa au travers de la
porte, qu'elle referma sur moi.

J'étais seul avec le patron: un vigoureux gaillard d'une quarantaine
d'années, qui faisait assez bien la paire avec sa robuste normande.

Il portait une magnifique robe de chambre écossaise, dont les couleurs
éclataient comme des cris d'incendie, par-dessus un pantalon de drap
noir, abondamment crotté. Ses larges et forts souliers, non moins
maculés de boue, étaient commodément posés auprès de lui sur une chaise,
et il avait fourré ses gros pieds dans des pantoufles de drap écarlate,
brodé d'or.

Une calotte turque, ornée d'une touffe gigantesque, reposait avec
coquetterie sur ses cheveux très pommadés, mais mal peignés.

Je ne puis prétendre que le premier aspect avec de M. Louaisot de
Méricourt fût tout à fait à son avantage. Je lui trouvai l'air par
moitié d'un souteneur de libres penseuses, par moitié d'un notaire de
campagne effronté, rusé, âpre à la mauvaise besogne et bravement filou.

Sa face volumineuse, presque aussi fraîche que celle de la cauchoise,
son nez court, charnu, mais recourbé comme un bec de perroquet entre ses
deux grosses joues, sa petite bouche sans lèvres qui restait volontiers
toute ronde ouverte, comme pour remplir convenablement l'énorme espace
que la brièveté du nez laissait au développement du menton, tout cela
aurait poussé au comique ultra-bourgeois et même un peu à la caricature,
sans le regard de deux yeux bien fendus, deux très beaux yeux, en
vérité, qui vous faisaient subir un examen hardi, tranchant et plein
d'autorité, quoi qu'ils fonctionnassent derrière une paire de lunettes.

Sans ses yeux, M. Louaisot de Méricourt aurait été un pur grotesque.

Avec ses yeux, ce pouvait être un charlatan très déterminé et même un
dangereux coquin.

Assis dans son fauteuil de cuir aux formes ramassées, il paraissait
plutôt petit, mais quand il se leva pour me recevoir, je vis qu'il était
de bonne taille ordinaire, grâce à ses jambes qu'il avait démesurément
longues.

--Vous permettez, n'est-ce pas? me dit-il, continuant de manger un
morceau de veau rôti, sous le pouce, tout en feuilletant avec la pointe
de son couteau un dossier assez compact qui était devant lui sur la
table, chargée de paperasses en désordre. Si vos journées, à vous, ont
plus de vingt-quatre heures, mes sincères compliments; moi, je n'ai pas
même le temps de brouter en repos: je mange l'avoine dans mon sac comme
les chevaux de citadine.... De la part de qui, s'il vous plaît?

Il me montra du doigt une chaise, et comme je ne comprenais pas sa
question, il l'expliqua, disant:

--Je me fais l'honneur de vous demander quel est celui de mes honorables
amis ou clients qui vous envoie vers moi. Je prononçai le nom de la
personne qui m'avait indiqué sa maison.

Il prit aussitôt un petit carnet dont la tranche formait un escalier
alphabétique, et l'ouvrit à la lettre voulue.

Pendant qu'il consultait ce livre d'or de sa clientèle, mon regard
parcourut son bureau, qui était une chambre assez grande, mais basse
d'étage, et dont les murailles, du plancher au plafond, se tapissaient
de cartons.

Le mobilier, très simple, avait dû être acheté rue Beaubourg, sauf deux
consoles, ébène et écaille, toutes fleuries de pierres précieuses qui
semblaient fort étonnées de se trouver en pareille compagnie.

De même, parmi les estampes communes que les cartons reléguaient aux
deux côtés de la cheminée, je vis, non sans surprise, deux Théodore
Rousseau de la meilleure manière, et un véritable bijou signé Isabey.

--Fort bien, me dit-il quand il eut consulté son livre: c'est un client
qui doit être content de moi. À qui ai-je l'avantage de parler?

--Je m'appelle Geoffroy de Roeux.

--Respectable noblesse! murmura M. Louaisot avec un signe de tête
amateur. Comte, marquis, baron?...

--Simple chevalier-banneret, s'il vous plaît, interrompis-je un peu
impatienté.

M. Louaisot de Méricourt avait ouvert son livre à la lettre R pour y
inscrire mon nom, mais sa plume, chargée d'encre, resta suspendue
au-dessus du papier, et il me dit avec quelque sévérité:

--Monsieur, la profession exige de la conscience! Je m'inclinai.

Sa plume grinça.

--Impérieusement, Monsieur! continua-t-il en écrivant.

Il referma le livre et reprit:

--Sans la conscience, la profession ressemblerait à n'importe quel
métier. Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?

--On m'a fait espérer, répondis-je, que vous me prêteriez votre aide
pour trouver l'adresse d'un ami à moi que je cherche vainement.

--On a eu raison, répliqua M. Louaisot. Aucune personne vivante
n'échappe à l'organisation de mes bureaux. Pour les personnes décédées,
j'indique non seulement le cimetière, mais la position exacte du
monument. Quel est le nom de votre ami?

--Lucien Thibaut, juge... peut-être ne l'est-il plus... mais très
certainement ancien juge au tribunal de première instance d'Yvetot.

M. Louaisot de Méricourt avait fait un brusque mouvement qui était tombé
juste sur le mot _juge_, et c'était là ce qui m'avait porté à me
reprendre. J'eus lieu de penser plus tard que ce n'était pas le mot
_juge_, mais bien le nom lui-même qui avait troublé un instant le calme
olympien de sa physionomie, au moment même où il venait de me laisser
entrevoir la toute-puissance de son organisation. Il s'agita sur son
fauteuil, piqua du doigt l'armature de ses lunettes et fit mine de
chercher quelque chose sur son bureau. Je ne sais s'il le trouva, mais
sa tranquillité était revenue quand il ramena sur moi le regard clair et
affilé de ses grands yeux en prononçant cette phrase laconique:

--Pas d'autres détails?

Je lui passai une note préparée à l'avance et qui contenait toutes les
indications qu'il m'était possible de fournir.

Il dépensa un peu plus de temps que de raison à prendre connaissance de
ma note.

Pendant qu'il lisait, je l'entendis fredonner très bas, de façon à ne
point manquer aux convenances, la romance bien connue:

    _Ah! vous dirais-je maman_
    _Ce qui cause mon tourment?_

Ses paupières étaient à demi fermées et sa petite bouche s'arrondissait
comme pour lancer un vigoureux coup de sifflet, mais c'était une pure
apparence.

Il me remit le papier et demanda:

--Pourquoi voulez-vous connaître l'adresse de ce monsieur?

L'étonnement dut se peindre sur mes traits, car il s'empressa d'ajouter:

--Vous savez, la conscience! Sans la conscience, autant abandonner la
profession pour se faire agent de change ou même préfet. Suivez bien mon
raisonnement si vous avez eu tant de peine à trouver ce monsieur, depuis
le temps, c'est qu'il se cache, hein? Toutes les probabilités portent à
le croire. Or, en principe, il a le droit imprescriptible de se cacher.
Parallèlement, vous avez le droit également indiscutable de le chercher.
Ce sont les deux côtés de la question. Mais moi, placé entre ces deux
droits....

J'interrompis cette argumentation qui vous paraîtra comme à moi reculer
les bornes de la délicatesse, en lui tendant tout ouverte la dernière
lettre de mon pauvre Lucien.

Elle était ainsi conçue:

«Mon cher Geoffroy.

J'ai grand besoin de toi. Tu m'entends: besoin, besoin! Viens _tout de
suite_ ou écris-moi un mot qui me dise où je pourrai te trouver. La
chose presse malheureusement. Viens vite.»




II

Pourboire de Pélagie--Maison du Dr Chapart


M. Louaisot de Méricourt lut ces quatre lignes attentivement.

Il me dit en me rendant le papier:

--Il y a la conscience, Monsieur, et sans elle la profession serait
ravalée indéfiniment. Je n'ai pas à vous faire subir d'interrogatoire;
murons la vie privée, mais la lettre a sept semaines de date: pourquoi
ce temps perdu?

Au moment où j'allais répondre, il m'arrêta par un de ces regards
coupants qui modifiaient si étrangement l'expression débonnaire de sa
physionomie et reprit:

--Je vous prie de vouloir bien m'excuser et surtout me comprendre. La
conscience implique la minutie dans la délicatesse. C'est la profession
qui demande cela. Ma question a pour but de savoir si je puis me mêler
de cette histoire sans contrevenir aux lois de la délicatesse la plus
exagérée. Je suis un assez drôle de corps, hein? Je me flanquerais à
l'eau pour ma conscience: c'est la profession.

--Votre conscience, répondis-je, sans trop montrer l'impatience qui
décidément me gagnait, n'a rien à voir en ceci et peut dormir
tranquille. Quand j'ai reçu cette lettre, en Irlande, dans la campagne
de Galway, elle avait déjà plus d'un mois de date: le temps de courir
après moi par les chemins du Connaught, qui sont terriblement
capricieux. Et il y a loin de mon entresol de la rue du Helder jusqu'aux
bords du lac Corrib.

--Un pays bien frais, fit observer M. Louaisot de Méricourt que
l'explication sembla satisfaire. Connu! J'ai eu occasion de pousser une
petite pointe jusque dans la «verte Erin», comme dit Lamartine. Quel
poète! ah! si j'avais sa lyre! J'ai suivi un banqueroutier frauduleux
jusqu'au sommet du Mamturk. Jolie vue, ça m'avait essoufflé; mais mon
homme fut pincé à 700 mètres au-dessus du niveau de la mer: je possédais
un mandat du lord chef-juge. Il y a aussi des antiquités celtiques en
quantité; mais ce n'est pas un pays fortuné, par exemple, et des
quantités de coqueluches.

Ici, M. Louaisot mangea une bonne bouchée de veau rôti en ébauchant à
bas bruit la mélodie célèbre qui accompagne le second distique de la
romance.

    ..._Depuis que j'ai vu Sylvandre_
    _Me regarder d'un air tendre...._

Puis il me remit ma lettre en disant avec beaucoup d'aménité:

--La conscience, Monsieur, sans laquelle je ne comprendrais même pas la
profession, peut se contenter de vos explications; donc j'ai l'honneur
de vous remercier. Déposez trente francs et revenez demain.

Je pris congé. À la moitié de l'escalier j'entendis encore le mot
_conscience_, enveloppé dans le cinquième vers:

    _Mon coeur dit à chaque instant_
    _Peut-on vivre?..._

Le lendemain, de bonne heure, j'étais au rendez-vous.

Je fus reçu par la cauchoise, qui avait déjà les joues écarlates et
répandait à la ronde une bonne odeur de gloria.

Au lieu d'entrer chez M. Louaisot de Méricourt, elle ouvrit, dans
l'antichambre, une porte latérale qui me montra un long bureau, où
écrivaient quatre ou cinq pauvres diables. Au bout de deux minutes, tout
au plus, elle revint avec un papier qu'elle tint à distance en disant:

--Savez-vous comment le patron m'appelle? sa mule. Il est drôle. Alors,
il me faut mon picotin. C'est dix francs.

Je donnai le pourboire. Elle porta l'argent à ses lèvres, comme je l'ai
vu faire aux mendiants des grandes routes en Normandie.

Le papier ne contenait que ces mots:

«Maison de santé du Dr Chapart, rue des Moulins, à Belleville.»

Une demi-heure après, un garçon à tournure d'infirmier m'ouvrait la
chambre n°9, corridor du deuxième étage, dans la maison Chapart, où
Lucien était pensionnaire.

Il y avait maintenant près de dix ans que je n'avais vu Lucien Thibaut.
Ma famille était de Paris, la sienne habitait le pays de Caux, où son
père avait occupé un emploi de magistrature. Sa mère, restée veuve avec
deux filles, y jouissait d'une modeste aisance.

Nous avions fait nos études ensemble au lycée Bourbon. Lucien et moi, et
nous nous étions quittés, fort émus de la séparation, mais nous
promettant bien de nous revoir souvent, juste le dernier jour de sa
vingtième année.

Je me souviens qu'il était tout fier de sa thèse passée, et le moins
triste de nous deux.

Nous ne nous étions jamais rencontrés depuis lors, mais notre
correspondance, quelquefois ralentie, n'avait point discontinué.

Il faut s'aimer beaucoup pour cela, c'est certain, et, en vérité, je ne
saurais dire pourquoi je ne réalisai pas, au moins une fois, le projet
si souvent caressé de l'aller voir soit à Yvetot, soit à sa maison de
famille où il passait les vacances avec sa mère et ses deux soeurs.

Ma vie, il est vrai, n'avait pas été sédentaire comme la sienne, et dans
ma carrière un peu vagabonde, je ne faisais guère que toucher barres à
Paris.

Quoi qu'il en soit, nous étions liés, Lucien et moi, par une amitié
paisible, mais sincère. Je ne puis dire que cette affection eût été mise
jamais à de sérieuses épreuves, mais elle existait depuis les jours de
notre enfance et, pour ma part, j'en sentais instinctivement la
véritable profondeur.

Nous étions encore l'un et l'autre au préambule de la vie. Dès ce temps
là, quand il me venait par hasard des bouffées de sagesse et que je
songeais à «l'avenir», quel que fût mon rêve, Lucien y avait sa place.

Cela s'arrangeait tout naturellement; il ne me semblait pas possible de
penser à moi sans penser à lui, et la première fois qu'il fut, pour lui,
question de mariage, je me sentis vaguement jaloux.

L'instant d'après, je m'en souviens, je souriais à une blonde vision: de
chers enfants sautaient en babillant sur mes genoux.

C'est assez ma vocation d'être oncle. Je suis vieux garçon de naissance,
et comme je n'ai ni frère ni soeur, les enfants de Lucien étaient mes
neveux prédestinés.

Ce mariage, du reste, dont il fut question très longtemps après notre
séparation--vers 1863, je crois--ne se fit pas. Mon avis n'y avait point
été favorable, quoiqu'il s'agît d'une amie d'enfance dont Lucien nous
avait rebattu les oreilles dès le collège.

Je trouvais Lucien trop jeune pour épouser une veuve, surtout une veuve
qui était son aînée, car Mme la marquise Olympe de Chambray avait
quarante-huit heures de plus que lui.

«_Belle comme un ange, spirituelle comme un diable--et ridiculement
riche!»_

Je souligne la phrase, textuellement prise dans une lettre de Lucien
Thibaut, parce qu'elle me paraît caractériser tout à fait le genre de
sentiment à lui inspiré par la charmante veuve.

Plus tard, quand ses lettres me parlèrent de Jeanne Péry, ce fut un
autre style. Que d'efforts il faisait pour se contenir! Mais à travers
sa réserve, dont le motif m'échappait, je devinais le grand,
l'irrésistible amour.

Lucien Thibaut épousa Jeanne vers l'automne de 1865.

J'en reçus la nouvelle quinze jours d'avance, à Vienne, où j'étais
apprenti diplomate. Lucien avait alors vingt-neuf ans et quelques mois.

Depuis lors, il m'avait écrit à peine une couple de fois, comme par
manière d'acquit et sans me rien dire.

Du reste, il y avait du temps que les lettres de Lucien me disaient peu
de chose. Je l'avais accusé bien souvent de n'avoir point confiance en
moi.

Il me cachait son coeur.

Ce fut neuf ou dix mois après son mariage, le 22 juillet 1866, que M.
Louaisot me fournit l'adresse de Lucien à la maison de santé du Dr
Chapart.




III

Grand paysage--L'âme de Lucien


Quand le garçon à mine d'infirmier m'ouvrit la chambre du n°9, il
pouvait être dix heures du matin. Le déjeuner fumait sur la table à
laquelle Lucien tournait le dos, occupé qu'il était à regarder par la
fenêtre.

Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables à celui qu'on
embrasse, par une belle matinée d'été, des vilaines petites croisées,
ouvertes sur les derrières de la maison de santé du Dr Chapart. (Système
Chapart, sirop Chapart, liqueur Chapart pour usage externe. On donne la
brochure.)

Ce paysage fut la première chose que je vis en entrant. Il me frappa. Je
découvrais la ville immense, enveloppée d'une brume diaphane dans un
lointain qui poudroyait de lumière. Les dômes et les clochers, les
pavillons et les tours semblaient nager au-dessus de ce brouillard aux
ondes nacrées de gris, de rose et d'or tandis qu'à perte de vue, les
campagnes de l'ouest et du sud relevaient brusquement leurs contours,
détachés sur l'azur laiteux de l'horizon.

Je n'eus qu'un coup d'oeil pour ce paysage, car Lucien Thibaut, appuyé
sur la barre de la fenêtre, se redressa au bruit de mon entrée et se
retourna lentement vers moi.

Tout le reste disparut à mes yeux. Je demeurai tout entier en proie au
sentiment d'angoisse qui s'empara de moi à sa vue.

Angoisse? Pourquoi? Ce mot peint-il ma pensée? Dit-il trop ou ne dit-il
pas assez?

Je retrouvais Lucien _rajeuni_, après ces dix années qui faisaient juste
le tiers de notre âge à tous les deux.

L'homme de trente ans m'apparut sous un aspect plus juvénile que
l'adolescent achevant sa vingtième année.

Telle fut mon impression bien marquée. Cela me serra le coeur.

Ses traits avaient subi une sorte d'effacement; son teint était plus
clair et presque transparent. Tout en lui était affaibli et comme
amoindri. Il y avait une insouciance d'enfant dans la souriante
placidité de sa physionomie.

Au collège, Lucien était incomparablement le plus beau d'entre nous,
mais comme il faut, de toute nécessité, trouver quelque tache à toute
oeuvre de Dieu ou des hommes, nous lui reprochions volontiers la
perfection même de sa beauté.

C'était trop. Cela ne se devait pas. Le droit d'être joli à ce point-là
n'appartient qu'à l'autre sexe.

Lucien avait la bravoure d'un lionceau. Il était magnifique quand il se
ruait sur le tas des railleurs. Il châtiait surtout sévèrement ceux qui
affectaient de le traiter en demoiselle. J'ai porté de ses marques.

Ce genre de moquerie avait attaqué son caractère. De l'enfant le plus
doux qui fût au monde, il était devenu ombrageux, querelleur, presque
cruel.

Non seulement il n'avait aucune des coquetteries de son âge, mais sa
trop jolie figure lui faisait honte positivement. Il essayait de
s'enlaidir.

Plus tard, et pour protester encore contre le hasard de sa trop bonne
mine, il s'était fait, à l'école de droit, une tête de puritain
farouche, ce qui ne nuisait en rien au naturel le plus aimable et le
plus gai que j'aie rencontré en ma vie.

Mais il était content positivement quand on lui disait qu'il avait la
_touche_ d'un mauvais gars.

Aujourd'hui, toute préoccupation de ce genre avait évidemment pris fin.
Il se laissait être joli.

Je ne dirai pas qu'il était redevenu lui-même, car l'expression de son
regard s'était dérobée et comme éteinte, mais à part ce rayon généreux
qui brillait autrefois si gaiement dans sa prunelle, tout en lui avait
fait retour vers l'adolescence.

Rien de tout cela n'était précisément de nature à vous serrer le coeur.
Et pourtant, quand il me regarda, j'éprouvai d'une façon très nette le
contrecoup d'une douleur sourde, mais terrible.

J'eus froid.

Et j'eus peur.

Il me tendit la main comme si nous nous fussions séparés de la veille.
Son regard ne laissait percer ni émotion ni surprise.

--Te voilà, me dit-il, tu viens tard.

Puis, désignant du doigt le panorama de la grande ville, noyé dans les
lumières de son brouillard, il ajouta:

--Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens, vois, sur la
gauche, là-bas, au bout du troisième jardin, voilà deux maisons neuves
qui percent les arbres. La semaine dernière on ne les apercevait pas, la
semaine prochaine nous verrons un drapeau sur leur toiture. Paris pousse
vite, mais Paris a beau grandir, grandir, je l'embrasse d'un coup
d'oeil. C'est à la lettre, regarde plutôt! Il n'y a pas un autre endroit
comme celui-ci: rien ne m'échappe. Je suis venu ici pour la chercher.
Penses-tu que je la retrouverai?

Ses yeux se détournèrent de moi et il reprit un peu plus bas:

--Comment vas-tu ce matin?

Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialité paisible des
gens qui se rencontrent tous les jours. Je n'avais pas encore ouvert la
bouche.

Malgré moi, j'interrogeais son visage et c'était là peut-être ce qui
avait détourné de moi ses yeux. Je cherchais en lui quelque signe de
maladie, car j'eusse presque désiré le retrouver malade.

Mais rien. Ses lèvres étaient fraîches; ses joues ne me paraissaient ni
trop rouges, ni trop pâles; son front s'éclairait, à la fois poli et
mat, comme celui d'une fillette. Il me dit encore:

--Tu as peut-être bien fait de rester garçon, toi, Geoffroy, avec ton
caractère. Si tu voulais faire un choix, c'est le bon âge. Y songes-tu?
moi, j'aurais eu des idées de mariage....

Il hésita, et son regard furtif revint vers moi.

--Oui, reprit-il, c'était dans mes goûts. J'aurais pensé à me marier
sans l'exemple de ce pauvre Lucien.... Lucien Thibaut. Tu ne l'as pas
oublié, je suppose? Il prononça ainsi son propre nom comme s'il eût
parlé de quelque autre camarade à nous.

À part la furtive oeillade qu'il venait de me lancer, toute sa
physionomie peignait la sérénité et même l'indifférence.

Quant à moi, la vague impression de terreur qui me poursuivait depuis
mon entrée, prit un corps. La pensée me vint qu'il était fou. Et,
aussitôt né, ce soupçon prit les proportions d'une certitude.
L'étonnement qui se peignait sans doute dans mes yeux le trompa. Il me
demanda d'un ton de reproche affectueux:

--Est-ce que tu aurais oublié Lucien? Ce serait mal, Geoffroy, Lucien
était notre meilleur ami.

--Non, certes, répondis-je, en faisant effort pour me remettre. Ce bon,
ce cher Lucien! Je n'ai eu garde de l'oublier.

--À la bonne heure, à la bonne heure! fit-il par deux fois. C'est que tu
as tant couru le monde! Ta vie a été bien heureuse, et les heureux,
vois-tu....

Il n'acheva pas et reprit:

--Je suis content, très content que tu n'aies pas oublié Lucien. Il est
dans l'embarras. Tu pourras nous être très utile et il avait compté sur
toi.

Sa voix baissait peu à peu, arrivant au ton de la confidence.

--C'est, continua-t-il, une affaire assez malaisée. Beaucoup de
circonstances un peu extraordinaires, Lucien s'y perd. Il n'en parle
jamais et il ne faut pas même qu'il se doute....

Cette phrase resta inachevée.

Ses grands yeux de malade qui brillaient d'un fugitif éclair s'étaient
fixés tout à coup quelque part dans le lointain de Paris. J'essayai de
suivre leur direction, mais je ne vis rien, sinon le paysage parisien à
la fois resplendissant et confus.

Après une minute de silence, Lucien secoua la tête avec lenteur en
disant:

--Je crois parfois l'entrevoir là-bas....

Il s'arrêta encore pour me lancer ce même regard rapide et craintif.

--Je sais très bien, reprit-il un peu sèchement et comme pour repousser
une objection inopportune, je sais parfaitement bien que c'est un
enfantillage. D'abord il y a trop loin. Ensuite, ce brouillard gêne.
Néanmoins, il ne faudrait pas prendre un ton tranchant pour dire: c'est
impossible. Serais-je ici, si c'était impossible? Elle y est, voilà le
fait certain. Je le sais, j'en suis sûr. Puisqu'elle y est, en cherchant
bien, on peut la trouver.

Je me rapprochai de lui, tâchant de prendre un air de gaie rondeur qui
était à mille lieues de moi.

--C'est clair, dis-je, on peut, on doit la trouver. Est-ce que je la
connais?

--Au fait, répliqua-t-il en rougissant tu ne sais pas de qui je parle.

--J'allais te le demander.

Tout cela était pour cacher mon trouble, car je savais d'avance la
réponse.

--Eh bien! fit-il très simplement, tu aurais pu le deviner. Je parle de
Jeanne, la pauvre petite femme de Lucien, son âme plutôt. Quand tu
verras Lucien, tu reconnaîtras cela d'un coup d'oeil: il n'a plus d'âme.

Était-ce là l'explication de ce grand poids qui, depuis mon arrivée,
m'oppressait le coeur si lourdement? Et fallait-il croire à cette
définition que la folie donnait d'elle-même? Le malade poursuivit
tranquillement.

--C'est là le mal de Lucien. Les médecins l'ont traité et le traitent
encore pour ceci ou pour cela. Des misères! Moi, je ne suis pas médecin,
mais j'ai la certitude que nous le guéririons en lui rendant son âme. Il
eut son bon rire d'autrefois, dont la sonore douceur mouilla ma
paupière.

Et il se mit à déclamer de sa voix pleine d'harmonie les strophes
italiennes où Arioste raconte le voyage d'Astolphe dans la lune, à la
recherche de l'âme de Roland.

--À présent, ajouta-t-il d'un ton dogmatique et en secouant la tête, ce
n'est plus dans la lune que les âmes se cachent: les âmes, comme Jeanne,
c'est là!

Son doigt tendu montrait Paris.




IV

Le cas de Lucien Thibaut


Au moment où mon pauvre malade me montrait ce Paris, qui cachait l'âme
de Lucien, la porte s'ouvrit sans qu'on eût pris la peine de sonner ni
de frapper.

Un vilain petit homme plus rond qu'une boule, entra dans la chambre en
bourdonnant et en tournant comme une toupie.

Il avait un habit noir, dont son ventre relevait mollement les revers,
il avait une cravate blanche sur laquelle son menton triple fluait comme
une cascade de beurre fondu. Il avait un gilet de satin noir qui
semblait une outre mal remplie, tant il ballottait drôlement; il avait
enfin un pantalon de bébé, bien large, mais trop court, qui montrait
l'embonpoint tremblant de ses jambes sans chevilles. Vous eussiez dit un
poupart, sculpté dans de la gelée de viande, habillé pour un enterrement
et monté en toton. Je ne trouve aucun mot pour exprimer combien ce petit
homme était à la fois impatientant et joyeux. C'était le Dr Chapart,
maître après Dieu de la maison Chapart, recommandée dans les articles.
(Voir aux annonces.) Il me salua poliment de son chapeau qu'il tenait à
la main, et tapa un coup égrillard sur sa cuisse en clignant de l'oeil à
mon adresse.

--Gaieté, santé, me dit-il d'une voix cuivrée de baryton qui lui allait
à miracle. Ça rime, mon cher Monsieur. Jamais de mélancolie, si vous
m'en croyez. Tout roule, ma poule. Treize centimes à la bourse: de
hausse, s'entend. Je ne joue pas de peur de perdre mon argent, mais ça
m'intéresse tout de même à cause des affaires. Donnez voir votre pouls,
bijou. Ça rime.

D'une main il prit le poignet de Lucien, de l'autre il atteignit une
belle montre à secondes qui paraissait tout heureuse de reposer sur un
estomac si moelleux.

--Chronomètre à secondes détachées, poursuivit-il, 4.500 francs en
fabrique. Avec ça on peut tâter le pouls sans cesser de causotter pour
amuser le sujet. Ma position me permet un objet de ce prix-là. Ce n'est
pas comme le meurt-de-faim d'en face, qui fait ses quatre visites à pied
et qui n'a dans sa poche qu'un oignon de dix écus. Malheur!... quel
temps des dieux! Beau fixe au baromètre. 28 degrés au thermo--idem! En
Beauce, des blés superbes! des pommes en Normandie, des betteraves dans
le Nord! J'ai vu des gens de Bourgogne: le raisin cuit... 62 pulsations,
dites donc! ça rime. Est-ce assez gentil, cette circulation-là! Mais
aussi quel air chez nous? ça embaume. Et quelle vue! ça ravigote. Votre
bouteille de sirop-Chapart est bientôt à sec, vous savez? On va vous en
monter une autre. Où trouveriez-vous un paradis comme ici, bibi? Je ne
parle pas des soins, c'est moi qui les donne.

Il se tourna vers moi, clignant toujours de l'oeil, je n'ai jamais su
pourquoi.

--Mon cher Monsieur, poursuivit-il sans s'arrêter, je n'ai pas l'honneur
de vous connaître, mais nous avons eu une jolie séance à la Chambre: 102
voix de majorité, rien que cela, sur je ne sais plus quelle question. Ça
ne fait rien. Attrape! 102 voix! Nous les écrasons, tout uniment. Avec
ça, le prince Napoléon voyage. À vous revoir. Quand on a une clientèle
comme la mienne, ce n'est pas le cas de prendre racine.

Il n'y avait eu, depuis le commencement de ce discours, ni un point, ni
une virgule. Tout avait été dit d'une seule lampée.

Le Dr Chapart reprit ici haleine, agita son chapeau pour la seconde
fois, fit la toupie en ronflant et en tournant, et se dirigea finalement
vers la porte.

En passant près de moi, il me dit d'un air fin:

--Un parent? un ami? Parfait! Enchanté d'avoir fait votre connaissance!
Va bien notre pensionnaire! Ah! le gaillard! Écoutez donc, soyons
justes, le système Chapart en a ravaudé bien d'autres! Avec notre air,
notre vue, avec un spécialiste comme votre serviteur et le sirop-Chapart
à discrétion, il faudrait avoir tué père et mère pour résister.
Seulement, dame....

Il se toqua ici le front d'un air encore plus fin.

--Vous comprenez, poursuivit-il, l'équilibre! Fouillez-moi plutôt! Où il
n'y a rien le roi perd ses droits. Mais on vit des éternités avec ça,
frais, gras et très bien portant. Jusqu'au plaisir de vous revoir. Vous
me faites l'effet d'un charmant garçon, et j'espère cultiver votre
connaissance.

Il me glissa un assez gros paquet d'adresses et sortit toujours
ronflant.

Pendant tout le temps que le Dr Chapart avait été là, Lucien n'avait ni
fait un mouvement, ni prononcé une parole.

Après le départ du docteur, il resta silencieux quelques minutes encore.

--La famille n'est pour rien là-dedans, dit-il enfin avec un embarras
évident. Il ne faudrait pas s'en prendre à elle. C'est moi seul qui ai
mis notre pauvre Lucien dans la maison de ce bonhomme. Tu l'as trouvé
ridicule? On est assez bien chez lui, je t'assure.

--Tout m'y semble très bien, fis-je d'un ton pénétré.

--Mais oui, très bien... aussi bien que possible. La mère et les soeurs
auraient peut-être choisi un autre établissement; mais j'avais mes
raisons pour venir ici. Il fallait un endroit haut, d'où l'on pût tout
voir....

Son doigt timide me montrait Paris, et il semblait solliciter mon
approbation d'une façon presque suppliante.

--Tu as bien fait, déclarai-je aussitôt.

--N'est-ce pas! s'écria-t-il avidement. Nous avons la même opinion tous
deux: c'est certain, il fallait voir!

Un instant, son regard se baigna dans la brume qui enveloppait Paris,
puis il passa la main sur son front et rapprocha de moi son siège.

--Geoffroy, me dit-il d'une voix tremblante, Lucien n'est pas fou, je
t'affirme cela sur mon honneur. Seulement écoute bien: Jeanne était son
coeur, on le lui a arraché. J'ai promis de lui rendre son coeur, ai-je
encore bien fait, Geoffroy?

Ses yeux, de plus en plus inquiets, étaient toujours fixés sur moi.

--Tu as parfaitement fait! répliquai-je avec chaleur.

--Aurais-tu fait comme moi?

--Certes, et de toute mon âme!

Il me saisit la main et la secoua fortement.

--Je suis bien auprès de toi, Geoffroy, dit-il, je voudrais que tu
fusses là toujours. Il y a des choses que tu ne sais pas, et peut-être
trouverais-je le courage de te les apprendre.

--Ah! ah! se reprit-il tout à coup en relevant la tête et d'un air
presque fanfaron, j'ai quelquefois de bonnes pensées! le malheur, c'est
que je n'ai pas confiance en moi-même.

--Tu as tort, prononçai-je au hasard.

--Ai-je tort? murmura-t-il.

--Pourquoi n'as-tu pas confiance en toi-même?

--Parce que... ne l'as-tu pas deviné?

Il s'arrêta. Sa joue était très pâle, et ses yeux se baissaient avec un
redoublement de timidité. Cette fois, n'ayant aucune idée de ce qu'il
voulait dire, je ne savais comment l'encourager. Il reprit bientôt de
lui-même:

--Je crois que tu as raison, Geoffroy; c'est vrai, j'ai tort d'avoir
défiance. Je ne suis pas encore mort. Puisque je pense, je puis agir...
mais... mais.... Il s'interrompit de nouveau et finit par balbutier si
bas que j'eus peine à l'entendre:

--Geoffroy, c'est que je ne sais pas bien qui je suis.

Je me mis à rire et je répliquai:

--Je vais te le dire, mon pauvre Lucien....

Il ne me laissa pas achever ce nom.

Ce fut avec une véritable violence qu'il sauta hors de son siège pour
appuyer sur ma bouche sa main qui était glacée et qui tremblait.

--Tu mens! s'écria-t-il. Je ne suis pas celui-là!

Et il ajouta par trois fois, secoué par une émotion fiévreuse:

--Non! non! non! je ne suis pas celui-là! Celui-là a condamné une femme
à mort. Si j'étais celui-là, il me faudrait donc tuer cette femme!




V

Sommeil--Apparition


Lucien parlait-il encore de Jeanne Péry? Et pourquoi Lucien aurait-il
tué Jeanne Péry qui était son âme?

Je n'osais plus interroger parce que je le voyais en proie à une
surexcitation croissante. Ses lèvres tremblaient et ses cheveux
s'agitaient sur son crâne.

Tout à coup sa tête s'inclina si bas que ses deux mains croisées sur ses
genoux furent inondées par les boucles de ses cheveux. Il dit d'un ton
d'accablement:

--Condamner! tuer! une femme! Peut-être que Lucien Thibaut ne devrait
pas se montrer si sévère. Il a eu des torts. Je sais qu'il a eu de
grands torts. Êtes-vous encore là, Geoffroy?

Ma main toucha la sienne.

--Merci, prononça-t-il tout bas et sans se redresser. Je n'aurais pas
été surpris si vous m'aviez abandonné. Écoutez-moi, Geoffroy: En un jour
dans sa vie, un seul jour, il est vrai, et précisément à l'égard de
cette femme la conduite de Lucien Thibaut ne fût pas celle d'un galant
homme.

À ces derniers mots, il s'arrêta pour prêter l'oreille, puis il se
redressa furieusement et me regarda en face, comme si l'accusation fût
venue de moi et non pas de lui-même.

Sa colère était si violente que tout son corps frémissait. Sa main
crispée s'agitait. Je crus qu'il allait me frapper au visage.

Mais il se contint par un effort puissant qui gonfla les veines de son
front, et me dit avec amertume:

--Je n'ai pas à défendre Lucien Thibaut. Ce sont des choses fatales. Il
est juge, il a jugé et il a condamné. Pensez de lui ce que vous voudrez,
il doit la tuer, il la tuera! voilà.

Sa tête retomba lourdement et il ne bougea plus.

Je crus d'abord qu'il éprouvait un spasme ou même un évanouissement, car
son immobilité ne cessait point, mais je m'aperçus bientôt qu'il dormait
tout simplement. La force de son émotion l'avait brisé comme il arrive
aux enfants de tomber dans le sommeil après la colère ou les larmes.

Tantôt son souffle était égal et doux, tantôt il subissait une
oppression soudaine. Un rêve lui rendait peut-être, non pas seulement
l'émoi qui venait de secouer sa faiblesse engourdie, mais d'autres
commotions plus anciennes et plus douloureuses aussi. Une fois il laissa
échapper des paroles confuses, entremêlées de sanglots. Je crus
distinguer deux noms, deux noms de femme: Jeanne, Olympe.... Mme la
marquise de Chambray s'appelait Olympe. Je savais cela dès le collège.
Était-ce cette Olympe qu'il avait condamnée!

Il dormit longtemps. Je ne songeais ni à l'éveiller ni à me retirer.
J'avais pris un livre que je tenais ouvert, mais je ne lisais pas.

À peine puis-je dire que je pensais. Quelque chose de lourd pesait sur
mon coeur et sur mon intelligence.

Quand cette idée de me retirer me vint à la fin, je la repoussai comme
une impossibilité.

Il me sembla que j'étais ici à mon devoir tout naturellement et que j'y
devais rester jusqu'à ce qu'un événement quelconque vint me relever de
ma faction.

Faction est bien le mot: je me sentais de garde.

Lucien m'avait appelé; je le trouvais malheureux et seul; car je ne sais
si d'autres partagent ce sentiment: c'est surtout dans ces faux
hospices, ouverts par la spéculation, que l'isolement semble navrant.

Je crois que Lucien m'eût parut moins abandonné dans un trou campagnard
ou dans un grenier parisien.

Partout où le Dr Chapart, quel que soit son vrai nom, débite son sirop,
il y a odeur de séquestration.

Depuis que j'avais passé le seuil de cette cellule, j'étais chargé de
Lucien. Je l'entendais, je l'acceptais ainsi.

À la longue, pendant qu'il reposait, ses mains s'étaient écartées, et je
voyais cette pauvre figure enfantine dans son cadre de cheveux bouclés,
dont bien des femmes eussent envié la finesse et l'abondance.

Était-ce là un homme de trente ans? un homme que j'avais connu joyeux,
intelligent et fort?

Quel pouvait être l'étrange mystère de cette décadence?

Je ne puis dire que mon envie de percer le mystère fût très vive en ce
moment. J'étais beaucoup plus désolé que curieux.

Il y avait là une énigme, et toute énigme qui se pose porte avec soi son
aiguillon; mais l'aiguillon ne m'avait pas encore piqué.

La preuve, c'est que je me souviens de l'instant précis où ma curiosité,
soudainement éveillée, secoua les langueurs de ma tristesse.

Il pouvait y avoir une heure et demi que Lucien dormait. Le soleil de
midi se cachait sous des nuées orageuses. Des bouffées de tièdes parfums
montaient du parterre qui fleurissait sous la fenêtre.

La voix lointaine de Paris arrivait comme un sourd murmure dans la
maison muette. La feuillée des grands arbres assombrissait encore le
jour pâle et gris.

Je dis tout cela parce que tout cela me gênait et m'opprimait.

À force de regarder le sommeil de Lucien, j'avais fermé les yeux
moi-même, rêvant confusément au mélancolique début de notre revoir.

J'étais ainsi, n'ayant plus qu'une conscience très vague des choses
extérieures, lorsque je crus entendre un faible craquement dans la
chambre même, à quelques pas de moi.

Je rouvris les yeux à demi. Une porte que je n'avais pas aperçue--ce
n'était pas celle par où le Dr Chapart et moi nous étions entrés--roula
lentement sur ses gonds.

Je regardai mieux, pensant que c'était l'oeuvre du vent, car l'orage
commençait à agiter les feuilles; mais je vis paraître au seuil une
jeune femme d'une remarquable beauté, élégamment vêtue de noir et
appartenant, selon les apparences, à ce qu'on appelle la classe
distinguée.

Elle ne me vit point, d'abord, parce que son regard inquiet cherchait
Lucien.

_Inquiet_ ne dit certes pas tout ce qu'il y avait dans ce regard, et
pourtant j'hésite à écrire le mot _tendre_.

Ce regard était aussi une charade, mais je puis affirmer qu'il partait
des plus beaux yeux noirs que j'eusse vus de ma vie.

Quand la dame m'aperçut, elle recula avec un visible effroi.

Croyant la servir, je fis un mouvement pour éveiller Lucien, mais elle
joignit aussitôt les mains d'un air suppliant.

Je me levai et j'allai vers elle.

--Laissez-le reposer, balbutia-t-elle, je ne lui veux rien, sinon le
voir.

Ses paupières battaient comme pour contenir des larmes.

Elle dit encore:

--C'est l'heure où il sommeille. J'entre un instant, il ne me voit pas.
S'il savait que je suis si près de lui....

Elle s'arrêta. L'accent de ses paroles était douloureusement résigné.

Elle ajouta pourtant avec encore plus de tristesse:

--Il n'aurait pas de plaisir à me voir. Sa maladie est de haïr ceux
qu'il devrait aimer....

Lucien s'agita. Elle mit un doigt sur ses lèvres et disparut derrière la
porte doucement refermée.

Lucien ne s'éveilla pas; mais il continuait de s'agiter.

Je restai, moi, sous le charme de cette vision, car l'inconnue était
d'une beauté rare.

Je m'étais donc trompé: Lucien n'était pas abandonné.

Pourquoi n'éprouvais-je aucun plaisir à me dire cela?

Et qui était cette splendide créature? Une de ses soeurs? Non. Jeanne
Péry? Oh! certes, on ne pouvait appeler celle-là «ma petite Jeanne.»

Lucien semblait se débattre contre un cauchemar.

Ses mains repoussaient un ennemi invisible, et de la voix étranglée des
gens qui rêvent, il criait:

--Olympe! Olympe!




VI

Réveil--Mon roman


Je touchai Lucien, il ouvrit aussitôt les yeux et passa la main sur son
front baigné de sueur.

J'hésitai ne sachant s'il fallait parler le premier.

Quand son regard tomba sur moi, il eût l'air profondément surpris.

--Geoffroy! prononça-t-il à voix basse, Geoffroy de Roeux! à Paris!

Sa physionomie, en ce moment, avait subi une transformation tout à fait
extraordinaire. Il ne lui restait rien de cette _joliesse_ enfantine et
presque féminine, qui m'avait étonné naguère et surtout chagriné.

C'était un homme, à cette heure. Il avait l'air très souffrant, mais
froid et ferme.

Il me tendit la main.

--Je n'espérais plus vous voir, Geoffroy, me dit-il. Je vous ai
longtemps attendu.

Manifestement, il ne se souvenait pas de m'avoir vu tout à l'heure.

Ceci rentre dans l'ordre des faits admis scientifiquement.

Les médecins aliénistes professent, en effet, que les malades du cerveau
ont _deux mémoires_. Aux heures lucides, ils ne se souviennent jamais de
ce qui a eu lieu pendant la crise. Pendant la crise ils oublient
profondément ce qui s'est passé dans les heures lucides.

Lucien continua en touchant ma main sans la serrer.

--Je ne devrais pas vous avouer cela: je vous attendais plut tôt. J'ai
craint plus d'une fois, depuis ma lettre écrite, d'avoir trop compté sur
une amitié de jeunesse qui, de votre part, Geoffroy, n'était sans doute
qu'une simple camaraderie.

Au lieu de répondre, je lâchai sa main pour ouvrir mes deux bras, et je
le pressai de bon coeur contre ma poitrine. Il parut content de cela,
mais, comment dirai-je? content froidement. Et il mit une certaine
réserve à me rendre mon étreinte.

--À la bonne heure! fit-il de ce ton bas qu'il gardait depuis son
réveil, à la bonne heure, Geoffroy, mon cher Geoffroy. Après tout, nous
étions à peu près des amis. Tout à fait, même, moins. Et je ne sais rien
que je n'eusse fait pour vous au temps où j'avais encore du sang chaud
dans les veines.

--Parbleu! Lucien m'écriai-je, on ne peut faire beaucoup plus que de se
jeter à l'eau tête première quand on ne sait pas nager, et tu t'es rendu
coupable, pour moi, de cette folie!

Il sourit. Ce fut comme si notre lointaine jeunesse s'éclairait. Je
reconnus mon Lucien d'autrefois. Il ne protesta pas contre ce nom de
Lucien qu'il avait si violemment répudié naguère.

Je ne suis pas un docteur, mais deux circonstances de ma vie, l'une et
l'autre bien funestes, m'ont donné quelque expérience des affections
mentales. Je fus moins étonné que ne l'eussent été les purs profanes à
la vue du changement vraiment extraordinaire que deux heures de fiévreux
sommeil avaient produit chez mon malheureux ami.

--Tu es encore tout jeune, me dit-il en parcourant ma personne d'un bon
regard affectueux, car je vais te tutoyer, moi aussi, puisque tu as
commencé. Moi, j'ai bien vieilli, n'est-ce pas!

--Toi, tu es un malade, répondis-je, et je compte bien te guérir.

Il sourit encore, mais moins franchement.

--Alors, Geoffroy, reprit-il comme s'il se fût repenti d'avoir engagé
l'entretien dans cette voie, tu n'as pas oublié cette redoutable
occurrence où je bravai les flots irrités du lac d'Enghien pour te tirer
de l'eau? Il y avait bien quatre pieds de fond, au bas mot, et nous
gagnâmes deux gros rhumes.... Je ne comprends pas pourquoi on ne m'a pas
éveillé quand tu es entré. As-tu déjà vu le docteur? ou sa femme? ou
leur fille? Réponds franc: lequel des trois s'est chargé de te dire que
je suis fou?

Cette dernière question lâchée à brûle pourpoint, ne laissa pas de
m'embarrasser beaucoup. Lucien vint lui-même à mon secours gaiement et
avec une présence d'esprit pleine de finesse.

--Je vois qu'on ne t'a rien dit, reprit-il, je vais donc te renseigner
moi-même. Ce sont d'assez braves gens, ici. Le docteur aime l'argent, sa
femme adore l'argent, sa fille idolâtre l'argent: c'est une famille très
unie. On me soigne juste pour mon argent et je n'en demande pas
davantage. Je passe pour fou. C'est peut-être vrai. Peu importe, comme
tu vas le voir. Il ne s'agit de moi que fort indirectement, abordons nos
affaires.

J'avais essayé de l'interrompre quand il avait prononcé le mot fou, mais
j'avais eu la bouche fermée par son geste net et péremptoire. Il voulait
la parole, il la garda. Et ce fut pour me demander, les yeux dans les
miens, avec une certaine brusquerie:

--Avais-tu entendu parler de ma femme, autrement que par moi, avant
d'écrire ton roman?

Il ne faudrait pas que le lecteur prît cette question pour un nouveau
symptôme d'aliénation mentale.

C'est ici le cas d'avouer que, tout en me livrant avec assiduité aux
rudes travaux qui sillonnent avant l'âge le front des jeunes attachés
d'ambassade, j'avais trouvé le temps d'écrire et de publier, sous un
pseudonyme suffisamment transparent, un livre très étudié: tableau
joliment réussi de nos moeurs modernes.

J'ajoute avec candeur que certain public de choix, le seul auquel j'aie
souci de plaire, n'avait pas trop mal accueilli ma tentative.

Je ne me serais donc pas étonné outre mesure de me voir connu ici en
qualité d'auteur, lors même que ma mémoire ne m'eût point rappelé à
propos l'attention amicale que j'avais eue d'envoyer à Lucien Thibault
un exemplaire de ma quatrième édition, avec portrait de l'auteur,
photographié dans une pose agréable.

--Bah! fis-je du bout des lèvres et sans me priver de feindre
l'indifférence voulue, t'es tu donné le tort de parcourir cette fredaine
de jeunesse?

Il sourit pour la troisième fois, mais pour le coup, en vérité, en
mélangeant la politesse avec la raillerie aussi correctement qu'eut put
le faire un critique régulier du _Figaro_ ou de _Paris-Journal_ à
pareille naïve question.

--Mon suffrage n'ajoutera pas beaucoup à ta gloire, répondit-il, mais
j'ai lu en effet ton roman depuis la première page jusqu'à la dernière,
et tu sauras bientôt, si tu les ignores, les raisons personnelles que
j'avais pour trouver ton récit puissamment, cruellement attachant.
Réponds à ma question, je te prie: Avant que ton livre fût composé,
d'autres que moi t'avaient-ils parlé de Mme Lucien Thibaut?

--Non, jamais, répliquai-je.

Et j'ajoutai après réflexion:

--Je ne connais de ta femme que ce que tes lettres m'en ont dit.

--Je me souviens de mes lettres, fit Lucien qui baissa les yeux. Mes
lettres ne disaient rien du tout... rien qui eût trait aux événements,
du moins.

--Puisque tu me mets sur ce sujet, voulus-je dire, je me suis souvent
plaint en moi-même du vide de tes lettres qui semblaient....

--Elles ne semblaient pas, c'était vrai. Je te cachais quelque chose.
Mais ce n'était pas ce dont il est question. À l'époque où je t'écrivais
ainsi, j'ignorais tout moi-même... car tu n'aurais pas cru, plus que
moi, n'est-ce pas, à des dénonciations anonymes?

Il rapprocha son siège délibérément, en homme qui n'attend pas de
réponse, et reprit en affermissant sa voix:

--Je te crois, tu ne savais pas, tu ne pouvais pas savoir. Tu as mis au
jour un récit de pure imagination. Si tu avais connu, ne fût-ce qu'une
parcelle du mystère si terriblement curieux qui est entré dans ma vie,
comme le ver pénètre la saine écorce d'un arbre condamné à mourir; si tu
avais entrevu, ne fût-ce qu'un petit coin de ma misère inouïe, ton drame
aurait pris tout aussitôt une réalité, une consistance, une passion....
Ne te fâche pas Geoffroy, ton livre est très bien tel qu'il est.

--Par exemple! protestai-je, moi! me fâcher! allons donc!

Il avait toujours ce diable de sourire des princes qui rendent compte
dans les journaux.

--Je dis très bien, répéta-t-il, comme je le pense. L'histoire a de
l'originalité. Tu l'as faite avec quelques réminiscences d'Edgar Poe....

--Je te jure... m'écriai-je.

--As-tu lu, par hasard, interrompit-il à son tour, un livre anglais qui
laisse peut-être quelque chose à désirer sous le rapport de l'ordonnance
et de la clarté, mais qui offre une des charpentes dramatiques les plus
étonnantes qu'on ait assemblées de nos jours? La _Woman in White_ de
Wilkie Collins?

--_La Femme en blanc_?... répétai-je, non sans rougir un peu.

--Je ne t'accuse pas de plagiat, Geoffroy, ton livre ressemble encore à
bien d'autres livres, mais tel qu'il est, il me suffit. Il me prouve que
tu es mon homme.

Je relevai sur lui mon regard inquiet et plein de points
d'interrogation, car je ne savais pas si j'allais recevoir encore
quelques pierres dans mon pauvre jardin d'auteur.

--Je dis, répéta-t-il gravement, que tu es mon homme, si toutefois tu
veux être mon homme, bien entendu. Ce que tu as fait une fois avec ton
imagination toute seule, tu peux le refaire, aidé de renseignements, de
pièces....

Tout en parlant, il avait reculé son fauteuil de façon à se mettre à
portée d'un coffre qui était derrière lui, et dont il prit la clef dans
un petit trou pratiqué sous un des pieds de sa table.

--Je suis entouré d'espions, me dit-il, en forme d'explication, et tous
ces gens-là voudraient bien me voler mon roman!

La serrure du coffre fut ouverte sans bruit. Il en souleva le couvercle
avec lenteur.

Il faut pourtant bien dire ce que j'éprouvais. Je croyais son accès
revenu. L'idée d'accepter une besogne littéraire frivole dans cette
chambre qui était comme le tombeau d'un charmant esprit et d'un noble
coeur m'inspirait une répugnance dont aucun mot ne saurait rendre
l'amertume.

--Mais, continua Lucien avec une fermeté solennelle, je veille. Ils ont
beau faire. Je ne perds jamais de vue cette malle qui contient, il est
vrai, toutes mes misères mais qui renferme aussi mon dernier espoir!




VII

Jeanne


Le coffre était plein de papiers en liasses. La main de Lucien s'y
plongea avec une sorte de frémissement nerveux. Il poursuivit:

--Laisse-moi te dire ceci qui a son importance: le roman de Wilkie
Collins m'a beaucoup frappé, frappé jusqu'à l'angoisse. Il y a dans son
récit des lacunes qui me donnaient la chair de poule, parce que je les
remplissais avec ce qui m'appartient de douleurs et de terreurs. Il y a
aussi des invraisemblances si naïves qu'on les croirait préméditées pour
prêter à la fiction une couleur entière de vérité. Je connais ces
invraisemblances. Elles abondent dans ma propre histoire qui est vraie.

Il mit sur moi son regard fixe et demanda:

--As-tu rencontré de ces gens nerveux qui ne peuvent entendre parler
d'une maladie sans en ressentir aussitôt les symptômes? Moi, je suis
comme cela, non pas pour ma santé, mais pour mes aventures, on plutôt
pour _mon_ aventure, car je n'en ai eu qu'une seule en toute ma vie. J'y
rapporte ce que je lis, ce que j'entends, ce que je vois, j'y rapporte
tout. Il y a des moments où il me semble que mon aventure m'a poursuivi
jusqu'au fond de ce refuge, et que j'y suis entouré par de misérables
subalternes à la solde du démon en chef qui a joué le principal rôle
dans la comédie de mon malheur. Ce M. Wilkie Collins n'a jamais entendu
parler de moi, c'est certain; il ignore le premier mot de ma triste
biographie, et pourtant, j'ai nourri souvent et longtemps la fantaisie
de l'aller trouver en Angleterre, de l'interroger pour savoir si,
derrière le travail de son imagination, il y a un fait, un tout petit
morceau de mon fait à moi.... Veux-tu voir Jeanne?

Ces derniers mots me donnèrent un tressaillement.

Je ne sais pourquoi ils ramenèrent devant mes yeux l'image charmante de
l'inconnue qui tout à l'heure s'était montrée au seuil de l'appartement
voisin.

Je l'ai dit, je ne croyais pas que ce fût Jeanne, et pourtant ce nom,
prononcé à l'improviste, me fit revoir le visage noble et triste de
celle qui venait voir Lucien, mais qui ne voulait pas être vue.

Lucien me tendait un portrait, je le pris avec empressement. C'était une
simple carte photographique, encadrée de papier verni.

Jamais je n'avais rien vu de si joli que la fillette qui me souriait
dans ce pauvre cadre.

Celle-là était bien «la petite Jeanne.»

Et certes, elle n'avait rien de commun avec la belle dame inconnue.

Pourquoi le regard doux et profond de cette dernière restait-il entre
moi et la gaieté enfantine du portrait?

Je fus longtemps à regarder Jeanne, détaillant avec un intérêt que je ne
pouvais définir l'exquise délicatesse de ses traits. J'avais plaisir à
admirer la bonté vraiment angélique de sa joyeuse figure. Chez Jeanne
tout était bon, même sa petite pointe d'espièglerie.

La main de Lucien remuait les papiers du coffre, et il disait:

--C'est ce mois-ci qu'elle va avoir ses vingt ans.

Il ajouta d'un accent impatient:

--Dis donc au moins comment tu la trouves?

Le mot ne me vint pas, et je répondis:

--Comme on doit bien l'aimer!

Il fit mine d'activer sa recherche parmi les papiers.

Je ne pouvais voir l'émotion de son visage qu'il détournait avec une
sorte de honte.

Sa voix trembla quand il reprit:

--Oui, on l'a bien aimée!

Il s'interrompit, puis ajouta:

--Trop aimée!... mais ce portrait ne dit rien. C'est du noir et du
blanc. Qui pourrait deviner, en voyant cette chose muette et morte, la
vie du regard, la grâce du mouvement, l'attrait du repos? et la voix? et
l'accent? et l'ineffable harmonie de l'ensemble? qui pourrait deviner
cela?

--Moi, murmurai-je involontairement, les yeux toujours fixés sur le
portrait de Jeanne.

Certaines vues ont la faculté de produire, par l'intensité du regard, le
phénomène stéréoscopique.

Je voyais la photographie s'arrondir et prendre des reliefs comme si un
souffle mystérieux eût soulevé et gonflé les plans de la pauvre chère
image. J'avais devant moi la ravissante enfant, et je ne mentais même
pas en parlant de vie, de mouvement, d'harmonie, car il me semblait que
ma volonté pouvait animer les divins contours de la statue. Lucien ne se
tourna pas encore de mon côté, mais tout son corps avait des
frémissements, et il balbutia d'un accent troublé:

--Toi! toi aussi, Geoffroy! Rends-moi ma petite Jeanne!

Puis, riant péniblement et, à ce que je crus, refoulant un sanglot, il
ajouta:

--Non, garde-la. Je ne suis pas jaloux. Qui sait? Il y a peut-être de la
terre dans ces cheveux blonds si doux, si parfumés, qui remuaient leurs
boucles flexibles au moindre mot de sa bouche plus rose que les roses.
Qui sait? Ses grands yeux bleus comme le ciel ont peut-être éteint la
flamme adorée de leurs prunelles. Ma Jeanne! ma Jeanne! Oh! qui sait?
Dieu ne veut rien me dire! Peut-être que son pauvre mignon petit corps
est rongé par les vers au fond d'une tombe. Non, non, je ne suis pas
jaloux. Je suis mort, si elle est morte!

Il avait quitté son siège pour s'agenouiller auprès du coffre sur lequel
il se penchait.

Je croyais qu'il continuait sa recherche parmi les papiers, mais
bientôt, je le vis immobile, puis tout à coup il chancela, et je n'eus
que le temps de le prendre dans mes bras pour l'empêcher de s'affaisser
sur le plancher.

C'était un fardeau, hélas! bien léger: tout au plus le poids d'une
femme.

Quand je l'eus relevé, il resta un instant appuyé contre ma poitrine. Il
respirait avec effort. Sa parole était celle d'un agonisant.

J'eus peur. J'avais vu mourir quelqu'un ainsi debout.

Mais, s'il est possible, quelque chose me frappait plus douloureusement
encore que cette pâleur menaçante, c'était le _vieillissement_ soudain,
extraordinaire, je dirais volontiers magique, qui s'était opéré dans
tout son être.

J'ai dû dire que, contre la coutume, les années avaient rajeuni mon
malheureux camarade de collège jusqu'à lui donner presque la tournure
d'un enfant. Tout en lui, au premier aspect, m'avait paru amoindri,
effacé, réduit à ces apparences indécises qu'on retrouve parfois dans
l'extrême vieillesse, mais qui sont surtout le propre de l'adolescence,
luttant contre le travail de formation.

Maintenant il avait son âge.

Plus que son âge: c'était un homme mûr. La crise d'angoisse qui tendait
chaque fibre de son être lui restituait la virilité et la fierté.

Ce n'était pas la force revenue qui le faisait homme, c'était la
douleur.

Son aspect éveillait l'idée de cet héroïsme passif qui est la gloire des
martyrs.

J'essayais de le réchauffer contre ma poitrine, car son contact me
faisait froid et j'étais secoué par ses frissons.

Il me dit, et je n'oublierai jamais cela:

--C'est bon de s'appuyer sur un coeur.

Pauvre, pauvre Lucien! J'eus remords comme s'il m'eût reproché sa
solitude.

Au bout d'un instant, ses paupières humides découvrirent le profond
regard de ses yeux. Il essaya de sourire, et reprit doucement:

--Je ne mourrai pas encore de cette fois. Merci, Geoffroy. Je n'ai pas
le droit de mourir. Tu peux me lâcher maintenant, je me tiendrai bien
debout. En effet, il se mit sur ses pieds sans trop d'effort, après quoi
il me serra la main en murmurant:

--Ce n'est pas gai un ami comme moi. Merci encore. Je veillerai à ne
plus t'effrayer ainsi; car tu es tout blême, Geoffroy, mon bon Geoffroy.

Je pressai sa main entre les miennes sans répondre. Son sourire
persistait. Il se figeait sur ses lèvres et faisait mal à voir.

--N'est-ce pas, demanda-t-il tout à coup en prenant un ton dégagé qui
sonnait faux, n'est-ce pas qu'il est gentil mon cher petit portrait?
C'est tout ce qui me reste d'elle. On ne devinerait guère que c'est le
portrait d'un assassin.

Je crus avoir mal entendu.

Et pourtant, j'avais ouï dire... Était-ce donc vrai?

Des lèvres, plutôt que de la voix, je répétai ce mot: _Assassin_!

Lucien détourna la tête, ne pouvant plus garder son navrant sourire.
L'effort qu'il faisait pour ne pas pleurer le brisait.




VIII

Assassin


--Voyons, dis-je, je suis là, moi, ce coeur où il est bon de s'appuyer.

--Merci, fit-il encore, merci! Ah! je ne me croyais pas si faible. C'est
que j'étais bien heureux, vois-tu, Geoffroy, si heureux que le
pressentiment de mon malheur tournait sans cesse autour de moi. On ne
peut pas avoir tant de joie sur la terre.

Ses larmes enfin venues dégonflèrent sa poitrine.

--Mon Dieu! reprit-il en me laissant l'asseoir dans son fauteuil, mon
pauvre Geoffroy, ce n'est pas que je sois tombé de bien haut: un juge de
première instance, ce n'est certes pas le Pérou. Mais si on tient compte
de l'allégresse bien aimée qui débordait de mon coeur, personne au
monde, entends-tu: personne n'était au-dessus de moi.

Cette façon énigmatique d'exposer non pas même des faits, mais je ne
sais quels résultats indirects d'une catastrophe encore inconnue, me
faisait souffrir plus que je ne puis l'exprimer. Chacune des paroles de
Lucien avait un arrière-goût de résignation si touchant et si terrible à
la fois que l'esprit ne pouvait s'arrêter à la pensée d'un malheur
ordinaire. Il y avait d'ailleurs ce mot _assassin_, appliqué à
Jeanne.... Je n'osais pas interroger. Mon malaise était si intense que
l'envie de fuir me venait.

--Patiente encore un peu, Geoffroy, me dit-il affectueusement comme s'il
eût surpris ma conscience, tu mettras peut-être du temps avant de me
retrouver dans l'état où je suis aujourd'hui. Il faut profiter. Ce n'est
pas que j'aie précisément une maladie du cerveau, non, je ne le crois
pas, mais il y a des moments où je m'éveille d'une sorte de rêve qui
supprime pour moi des heures de la journée et même des jours de la
semaine. Tel dimanche est pour moi le lendemain du jeudi. Comprends-tu
cela? Pourtant, je suis bien sûr de n'avoir jamais dormi deux jours et
deux nuits de suite.

--Je comprends, répondis-je, que dans l'état nerveux où tu es....

Il m'interrompit pour dire avec une ironie pleine de tristesse:

--Ah! oui, état nerveux, c'est bien cela. Les médecins emploient ces
mots quand ils sont au bout de leur latin. Mais en tout cas,
aujourd'hui, mon _état nerveux_ fait relâche. Tout est clair dans ma
tête. J'y vois. Je peux même établir nettement dans ma pensée de
certaines distinctions très subtiles. Te souviens-tu comme j'étais un
garçon studieux? Je n'ai pas fait beaucoup de folies dans ma jeunesse,
tu pourrais en porter témoignage. Eh bien! en quittant les écoles, je
restai le même, absolument. Je fis mon stage pour tout de bon, et, après
avoir été un jeune avocat acharné au travail,--un piocheur.--je devins
un jeune magistrat, pas bien fort, je le crains, mais solide à la
besogne et d'une bonne volonté infatigable.

Mon amour même, le grand, l'unique amour qui décida de toute ma vie ne
changea rien à tout cela. On me reprocha bien quelques voyages, deux
absences... mais pouvais-je faire autrement? Et on était injuste; loin
de me ralentir, quand je songeai à me marier, je fus pris d'ambition et
je travaillai double, voyant déjà ma petite Jeanne honorée et renommée à
cause de son mari....

Un soupir, ici, souleva sa poitrine. Ses yeux, tout à l'heure si francs,
se détournèrent de moi, et il regarda le tapis à ses pieds.

Évidemment, une hésitation le prenait. Il avait crainte de quelque
chose.

Cependant, sa voix resta calme et il continua:

--Je sens que _cela_ vient. J'aurai juste le temps de te dire pourquoi
je ne suis plus juge, mais ce sera tout. Ne m'interromps pas, je
commence:

Pour le juge il y a deux sortes de certitude qui se combattent parfois
l'une l'autre, et c'est la grande misère d'une conscience de magistrat.

Il y a la certitude _personnelle_ qui naît de l'intelligence, celle en
un mot qui est humaine, c'est-à-dire commune à tous les hommes.

Et il y a la certitude _technique_, particulière aux gens du métier, qui
a son origine dans les instruments et agissements judiciaires.

Au palais on regarde cette dernière certitude comme la meilleure, ou
plutôt comme la seule authentique.

Je ne saurais dire si on a raison ou tort.

Je donnai un jour ma démission de juge parce qu'une instruction
criminelle conduite avec soin, minutieusement, selon les procédés
mathématiques de notre science à nous autres magistrats avait fourni la
certitude judiciaire de ce fait que Jeanne Péry, ma chère petite femme,
avait commis un meurtre, je dis un meurtre prémédité, dans des
circonstances qui faisaient d'elle _a priori_ une fille perdue d'abord,
ensuite une sorte de bête féroce.

Voilà pour la certitude technique: Jeanne était coupable et infâme.

Au contraire, ma certitude personnelle me criait: Jeanne est innocente
et plus pure que les anges.

Il fallait choisir entre ces deux certitudes, dont l'une mentait.

Je crus à mon intelligence, à mon instinct, à mon coeur. Et j'aimai
Jeanne cent fois, mille fois davantage.

Tout ceci fut dit avec une extrême simplicité. J'avais écouté, retenant
ma respiration.

Ma poitrine était serrée si violemment que ma gorge restait incapable de
livrer passage à un son. Lucien, attendait pourtant une parole. Il
fronça le sourcil avec colère.

--Toi, Geoffroy, demanda-t-il, est-ce que tu aurais écouté la voix du
métier plutôt que celle de ta conscience?

--Dis-moi, dis-moi, m'écriai-je, que tu parvins à la sauver!

Sa figure s'éclaira, pour se couvrir bientôt après d'un plus douloureux
voile.

--Je fis de mon mieux, prononça-t-il d'une voix qui voulait être ferme,
oui, un instant, j'ai cru que je sauverais ma Jeanne bien aimée et
respectée. Mais je n'ai pas pu, et je suis devenu fou.

Son regard me provoquait en quelque sorte pendant qu'il accentuait cette
dernière parole.

Mais en même temps sa figure pâlissait et les traits s'en effaçaient
comme si une lumière intérieure se fût éteinte au-dedans de lui.

Il put dire encore de sa pauvre voix déjà changée:

--Geoffroy, tu ne m'as pas cru quand je t'ai dit: je ne suis pas fou. Tu
savais que je mentais, je lisais cela dans tes yeux. Tu avais raison, je
suis fou. Je ne puis plus rien pour elle....

Il se tut. C'était comme un charme rompu. Cette énergie virile dont
j'avais admiré en lui la renaissance presque miraculeuse, s'affaissait
d'un seul coup.

J'avais devant moi le malheureux enfant au sourire timide et sans
pensée, dont l'aspect avait effrayé mon premier regard.

Je voulais réagir contre cette perclusion morale, je lui parlai, je
l'encourageai, je touchai même à dessein et brutalement la plaie
saignante de son âme, tout fut inutile.

Lucien Thibaut n'était plus là. J'avais affaire à son ombre.

Cela est vrai si rigoureusement, qu'au bout de quelques minutes il se
reprit à parler de lui-même à la troisième personne et comme d'un
absent.

--Te voilà revenu? me dit-il, M. Thibaut ne pourra pas te recevoir
aujourd'hui, parce qu'il est indisposé; mais je le remplacerai.

--Quelle est son indisposition? demandai-je.

Il prit un air naïvement rusé pour me répondre:

--La migraine. J'espère que ce ne sera rien.

Son regard fit le tour de la chambre avec inquiétude.

--Le moment est bon, murmura-t-il. Je n'entends personne dans le
corridor, mais on ne saurait prendre trop de précautions quand il s'agit
d'affaires si graves.

Il alla jusqu'à la porte qu'il ouvrit pour regarder au dehors.

Puis, satisfait de cet examen, il revint vivement vers le coffre, qui
restait ouvert.

Cette fois, sans chercher aucunement, il y prit un assez volumineux
dossier, tout bourré de papiers, qu'il tint à la main d'un air indécis.

--Consentez-vous à vous charger de cela? me demanda-t-il, cessant de me
tutoyer.

--Volontiers, répondis-je.

--C'est un dépôt, reprit-il. Promettez-moi de le défendre s'ils essayent
de vous l'enlever.

--Je le promets, dis-je encore.

Il remit le dossier entre mes mains. Puis avec une politesse
cérémonieuse:

--M. Thibaut vous fait bien tous ses compliments et ses excuses. Il aura
l'honneur de vous écrire dès que sa santé le permettra. Il vous
recommande ces papiers tout particulièrement, n'en ayant point de
double. Tâchez de vous retrouver là-dedans, c'est difficile, mais votre
roman était encore plus embrouillé. Il y a une dame qu'il faut tuer,
vous savez, parce que la pauvre petite morte ne serait pas en sûreté
sans cela. C'est malheureux, mais on ne pouvait les garder toutes les
deux, M. Thibaut a dû choisir entre l'ange et le démon.

Il me salua profondément et de cette façon qui désigne la porte sans
équivoque aucune.

Je sortis. Quelque chose me résista quand je poussai la porte, quelque
chose qui obstruait le seuil.

C'était le Dr Chapart, auteur du sirop, qui venait d'arriver là aux
écoutes et que le battant, en s'ouvrant, avait sévèrement souffleté. Je
refermai aussitôt la porte pour que Lucien ne s'aperçût de rien et je
demandai tout bas:

--Que faisiez-vous là, Monsieur?




IX

Ce qui me resta de l'entrevue


Le Dr Chapart ne fut pas déconcerté le moins du monde. Il me tendit la
main comme un effronté gros petit homme qu'il était.

--Bien le bonsoir, me dit-il en portant l'autre main à sa joue, vous
avez failli m'assommer. J'étais là pour ausculter, parbleu! pour
ausculter la situation à travers le trou de la serrure. Allez-vous me
reprocher mon trop de soins? Ça s'est vu: les clients sont si drôles!

Je fis un geste pour l'inviter à me livrer passage. Il tenait toute la
largeur du corridor.

Mais il ne bougea pas. J'avais cru voir son regard piqué un instant sur
le dossier que j'emportais sous ma redingote où je l'avais dissimulé de
mon mieux pour plaire à Lucien. Le docteur poursuivit:

--Bien gentil garçon, dites donc, ce pauvre malheureux là! Et bien doux
aussi, quoiqu'il ait l'idée de tuer une dame. Excusez, c'est sa marotte,
chacun à la sienne. Ma femme et ma fille le dorlotent. Ça rime avec
marotte. Son cas est drôle et incurable. C'est la manie métapsychique
intermittente de ma nouvelle nomenclature. Connaissez-vous mon traité?
non? vous devriez l'acheter. J'ai tâché d'amuser les gens du monde. Cas
très curieux, très rare et qui m'appartient, M. Thibaut est mon second.
Avant lui, j'en avais un autre, mais pas si beau, un major du train
d'artillerie qui se battait lui-même comme plâtre parce qu'il se prenait
pour sa propre femme. Est-ce assez cocasse? Vous pouvez venir souvent ou
rarement, comme vous voudrez. Ici on est libre comme l'air. Je vous
présenterai aux dames Chapart. Tiens, tiens....

Il fit comme s'il apercevait seulement mon dossier, et reprit:

--Nous emportons des paperasses entre cuir et chair? Ça vous regarde.
Seulement, un bon conseil gratis, en usez-vous? Je vous l'offre: quand
on n'est ni notaire, ni médecin, ni confesseur, le plus sage est de ne
pas fourrer le nez dans les affaires des malades.

Après une autre poignée de main, il s'effaça pour me laisser passer, et
je l'entendis s'éloigner avec son ronflement de toupie.

Quand j'arrivai dans la rue des Moulins, je m'arrêtai comme étourdi. Je
ne sais comment expliquer cela, mais pendant mon énorme visite--elle
avait duré plus d'une demi-journée.--c'est à peine si j'avais essayé de
réfléchir.

En somme, j'avais été pris par surprise. Malgré le peu que je savais
d'avance sur Lucien, je ne m'attendais à rien de ce que je venais de
voir et d'entendre.

Tout au plus croyais-je retrouver un vieux camarade avec une blessure
profonde, mais à demi cicatrisée déjà.

Et comme, en cas pareil, on essaye volontiers d'oublier, j'avais écarté
le côté tragique, me disant que Lucien était sans doute dans quelqu'un
de ces embarras auxquels chacun de nous est sujet et qu'on fait cesser
soit par une démarche, soit par un prêt d'argent.

Le mot caractérisant ce que je croyais devoir à Lucien était:
consolation plutôt que secours. On voit combien j'étais loin de compte.

Je m'étais vu tout à coup en face d'une pauvre créature ravagée par un
mal mystérieux, d'un être diminué, ruiné, épuisé, et ce vieillard-enfant
m'avait paru attaqué d'une folie douce, peu caractérisée et surtout
inoffensive, sous laquelle avait percé inopinément une pensée de
meurtre.

Mais cette pensée même s'était exprimée d'une façon si tranquille, si
dépourvue de véhémence et de passion que je l'avais à peine prise au
sérieux.

Puis, petit à petit, par une pente insensible, j'étais arrivé, sans
secousse ni avertissement, au centre d'une situation tragique dont les
détails me restaient inconnus et qui me laissait enveloppé dans un
réseau de mystères.

Et il faut noter ceci: les vagues renseignements que je possédais à
l'avance ne m'aidaient en rien à comprendre, mais ils me défendaient le
doute.

Sans eux, j'aurais pu me réfugier dans l'idée que la folie de Lucien
avait créé les menaces du drame.

Mais cela même ne m'était pas permis. Je connaissais l'existence de la
tragédie.

Ma première sensation morale fut l'étonnement de reconnaître si tard en
moi la présence d'une curiosité arrivée à l'état de fièvre, mais qui
était restée comme assoupie tant que j'avais été en présence de Lucien.

C'est-à-dire tant que j'avais eu précisément sous la main le vivant
moyen de satisfaire cette même curiosité.

Je ne me souvenais point, en effet, d'avoir éprouvé le besoin
d'interroger Lucien pendant ces longues heures où il aurait pu
assurément me répondre, puisqu'une éclaircie s'était faite en son
cerveau.

Était-ce la répugnance involontaire que j'avais à pénétrer tout au fond
de ce malheur sans issue?

J'avais écouté Lucien avec une pitié passive, sans arrêter ni presser
ses aveux. Dans toute la rigueur du terme, j'avais laissé sa pensée
libre d'aller où elle voulait. Pas une seule fois, je n'avais essayé de
la diriger vers le noeud même du problème.

Maintenant qu'il n'était plus temps, je ressentais un regret tardif,
mêlé de colère et peut-être de remords, car cette curiosité dont je
parle, c'était bien plutôt de l'intérêt.

Comment servir Lucien, si je restais dans mon ignorance?

Et Lucien me l'avait dit lui-même quand il avait reconnu les symptômes
avant-coureurs de sa crise qui revenait: un long intervalle de temps
s'écoulerait peut-être avant que je pusse le retrouver en état de
lucidité.

Et le soupçon me venait que sa phrase pouvait avoir une signification
autre et plus grave, car j'avais conscience d'un danger qui le menaçait,
d'une surveillance organisée autour de lui, d'une pression exercée sur
lui.

Tout ce qui l'entourait me paraissait étrange; je voyais sa situation
inexplicable. J'avais défiance du hasard ou de la cause, quelle qu'elle
fût, qui l'avait poussé dans cette maison d'où je sortais la tête
brûlante, le coeur glacé, et dont le maître me laissait un souvenir à la
fois comique et mauvais.

J'ai peur des grotesques.

Je me demandais pourquoi Lucien, malade, était à Paris et non pas en
Normandie: pourquoi il était seul, abandonné de sa famille et livré à
des soins mercenaires?

Oui, certes, je pouvais le craindre: Sous la signification triste de la
phrase de Lucien, peut-être y avait-il un sens caché plus triste encore.

Peut-être avait-il voulu dire: «Prends bien vite ce dépôt qu'une lueur
de raison me porte à te confier aujourd'hui, car qui sait si demain il
ne serait pas trop tard!»

Et mon imagination une fois partie allait, allait:

Me laisseraient-ils seulement pénétrer de nouveau jusqu'à lui?...

Ils qui? Est-ce que je savais!

Et sous quel prétexte me barrer la porte? Des prétextes! on en trouve ou
en fait.

C'était absurde. Croyez-vous? J'ai vu tant de choses absurdes qui
étaient des réalités.

Notre siècle lumineux qui affecte de mépriser le mélodrame est noir
comme de l'encre, par places, et pavé de mélodrames.

D'ailleurs, j'étais en veine de sombres hypothèses. Sur ma poitrine il y
avait un poids qui allait s'alourdissant.

Une fois, je me dis en tâtant mon dossier sous le drap de ma redingote:
J'ai là de quoi éclaircir tous mes doutes.

Eh bien! non. Ceci va vous donner la mesure exacte de ma situation
d'esprit: à l'avance, le dossier lui-même était tenu en suspicion par ma
fantaisie, et je pensais: cet homme m'a vu emporter les papiers. Si les
papiers contenaient quelque chose d'important, les aurait-il laissé
passer?

En même temps le remords dont je parlais tout à l'heure s'aggravait
jusqu'à me troubler cruellement, jusqu'à me faire honte.

Je me reprochais ma froideur à l'égard de Lucien. Notre entrevue entière
passait devant mes yeux sans que j'y pusse découvrir un seul élan de
grande affection, une seule promesse de dévouement complet exprimée avec
une parcelle de la chaleur qui bouillait désormais en moi.

Il est bien vrai que j'avais dû écouter surtout; j'étais resté presque
muet; la parole était à Lucien Thibaut, qui avait mené l'entretien en
maître. Mais est-il besoin de parler beaucoup?

Il ne faut qu'un instant et qu'un mot pour montrer le fond d'un coeur:
je n'avais pas montré le mien.

Mon malheureux camarade d'enfance pouvait croire que je ne lui avais
rien apporté sinon le souvenir attiédi d'une vulgaire amitié.

Et, chose singulière, je ne pouvais pas rejeter cette crainte loin de
moi comme chimérique en faisant appel à la réalité de mon affection, car
cette affection, telle que je la ressentais à présent, était toute
nouvelle.

Je ne l'éprouvais pas tout à l'heure, du moins à ce degré.

Elle venait de naître, cette grande affection; elle datait pour moi du
moment où je m'étais recueilli en moi-même au sortir de cette maison qui
se dressait sombre et morne derrière moi.

En mettant le pied dans la rue, je m'étais dit en toute sincérité: Je
ferai pour Lucien comme s'il était mon frère.

Mais c'était la première fois que je me le disais.

Et Lucien était trop loin pour l'entendre.

Toutes ces pensées roulaient dans ma tête et y entretenaient une
agitation qui allait jusqu'à la souffrance. Sans rien savoir, encore, je
me souviens que j'étais prêt à tout; j'avais vaguement la notion d'un
lourd devoir qui allait m'incomber, et je l'acceptais sans réserves.

Je pressentais mon courage comme si j'eusse entendu déjà les bruits
prochains du combat.

Il faisait encore jour, mais l'orage qui menaçait depuis le matin
amassait des nuées de plomb au-dessus de ma tête. Le ciel ne donnait
qu'une lumière fauve et fausse qui bronzait le profil des maisons. La
chaleur était étouffante. Le silence régnait dans la rue déserte où
j'entendais mon pas sonner sur le pavé.

De loin et d'en bas le large murmure de la ville venait.

Quand je tournai l'angle de la Grande Rue de Paris, la scène changea.

Ce devait être une fête, je ne sais plus laquelle.

La solitude des rues transversales augmente, ces jours là, parce que
tout ce qui fait foule s'ameute dans les grandes voies où sont les
cabarets.

Tout en haut de Belleville, la joie des ivrognes titubait déjà sur les
trottoirs. Les couples montaient et descendaient causant, clamant,
chantant.

Un peu avant d'arriver au théâtre dont les lampions s'allumaient, je
reconnus la grosse gouvernante normande de M. Louaisot de Méricourt qui
riait à casser les vitres au bras d'un cent-gardes.

Elle faisait succès avec sa coiffe de dentelles et sa robe de soie,
relevée par une immense crinoline. Tout le monde la regardait.

L'embonpoint est partout respecté. Les gamins criaient à son fier
cavalier: «Oh hé! la livrée! Plus que ça de nourrice!»

Ils passaient, superbes tous deux, méprisant les blasphémateurs. La
Cauchoise me parut plus fraîche encore qu'au bureau de la rue Vivienne.
Les roses de sa joue tournaient énergiquement au ponceau.

Sans façon, elle me montra du doigt à son guerrier, et il me sembla
entendre, parmi les paroles d'ailleurs bienveillantes qu'elle prononça à
mon sujet le mot _imbécile_ plusieurs fois répété.

Je crus devoir la saluer d'un demi-sourire qu'elle me rendit au
centuple.

Quand je l'eus dépassée, elle me cria par-dessus son épaule:

--Ne dites pas au patron que vous m'avez rencontrée un huit-pouces, hé!
là-bas! Il est jaloux comme un gros rat, quoi qu'il soit dans la haute,
ce soir, en bambochade.




X

Bébelle--Pantalon crotté


Au moment où j'avais aperçu la Cauchoise, le souvenir de M. Louaisot de
Méricourt traversait justement mon esprit.

Et ce n'était pas la première fois.

Pourquoi la pensée de cet homme me suivait-elle ainsi?

Je ne lui connaissais d'autre lien avec l'affaire Thibaut que le fait
d'avoir pu me fournir l'adresse de ce dernier. C'était là précisément
son métier, et j'étais entré chez lui comme dans la boutique où
s'achètent les choses de cette sorte. M'aurait-il d'ailleurs fourni
l'adresse pour quelques francs s'il avait eu un intérêt, même minime à
séquestrer ou à cacher Lucien? Mais les pressentiments et les soupçons
vont et viennent. Bien rarement saurait-on dire de quel nuage ils
tombent. Je montai dans un coupé de louage, après avoir indiqué au
cocher la rue du Helder et mon numéro.

Je voulais seulement déposer chez moi mon paquet de papiers avant de
courir au restaurant voisin, car j'étais à demi mort de famine. Lucien
avait déjeuné, mais moi je restais sur les quelques gouttes de thé,
avalées à la hâte avant ma visite au bureau de M. Louaisot. Comme je
rentrais, mon concierge me dit qu'il était venu un monsieur pour me
voir.

Ceci était presque un événement. Personne ne savait mon retour à Paris,
où je n'étais du reste qu'en passant. Je ne recevais aucune visite. Mon
concierge ne connaissait pas le monsieur qui n'avait pas voulu laisser
son nom, disant qu'il demeurait dans le quartier et qu'il repasserait.
Je ne pus obtenir à son sujet que des renseignements très vagues, assez
ressemblants à ces funestes portraits, supplice de la gendarmerie, que
les employés municipaux dessinent à la plume au bas des passeports. Ces
choses portent le nom menteur de _signalement_. Les signalements sont
au nombre de quatre. Chacun d'eux s'adapte à un quart de l'humanité. Il
y en a pourtant un cinquième pour les nègres, et c'est le seul qui soit
reconnaissable.

Ils coûtent deux francs pour l'intérieur, dix francs pour l'étranger:
savez-vous rien de plus lugubre que le comique administratif? Après
avoir écouté la description de mon concierge, je n'en étais pas plus
avancé. Aucune idée ne s'éveilla en moi par rapport au visiteur inconnu.
Ce n'était personne et c'était tout le monde. Mais pendant que je
montais l'escalier de mon entresol, une jolie petite voix clairette me
cria d'en haut:

--Bonsoir, Monsieur, comment te portes-tu? Je suis sur le carré parce
que papa et maman se tapent.

Je levai la tête et j'aperçus le sourire échevelé de Bébelle.

--Bonsoir. Bébelle!

Bébelle, mon amie, était un bijou de sept ans, héritière unique du
cinquième, sur le derrière.

Son père, prote d'imprimerie, et sa mère, artiste en éventails,
pouvaient passer pour des coeurs d'or, très vifs de caractère.

Deux tourtereaux hérissés.

Ils s'aimaient très sincèrement; mais de temps en temps ils se
renfermaient pour s'expliquer à bras raccourcis, et alors Bébelle se
réfugiait chez moi.

--As-tu vu le monsieur qui est venu me demander, Bébelle, ma chérie?

J'étais sûr de mon affaire, Bébelle voyait tout.

--Parbleu! me répondit-elle.

Elle ajouta:

--Puisque je revenais du lait, avec la boîte.

--Pourrais-tu me dire comment il est fait?

--Parbleu, il est mal fait... puisqu'il a les jambes si longues, si
longues que j'ai eu envie de passer à travers, pendant qu'il se
dandinait devant la loge... avec des lunettes d'or... et crottées, ses
quilles, jusqu'en haut de sa culotte noire. Veux-tu que j'aille jouer
chez toi, Monsieur, avec les images?

--Non, je vais dîner dehors.

--Alors, ça m'est égal, je suis bien sur le carré. D'ailleurs, c'est
presque fini chez nous, car maman pleure.

Bébelle n'en donnait que cela.

Il y en a qui deviennent tout de même de chères créatures, mais je ne
prends pas sous mon bonnet de recommander ce genre d'éducation aux
familles.

J'entrai chez moi et je refermai ma porte. Croiriez-vous que j'avais
presque oublié ce grand appétit qui me talonnait depuis Belleville?

Ces longues jambes vêtues de noir et que la boue tigrait du haut en bas,
me ramenaient à mon idée fixe.

J'avais admiré le pantalon noir crotté de M. Louaisot de Méricourt et la
longueur inusitée de ses jambes, pendant qu'il mangeait avec tant de
plaisir son morceau de rôti sous le pouce.

Était-ce lui qui m'avait demandé? Dans quel but?

Je haussai les épaules en jetant le dossier sur la tablette de mon
secrétaire.

Il n'y avait pas apparence que ce pût être lui.

Mais, au lieu de sortir, j'allumai ma lampe et j'ouvris le dossier.

Il pouvait être alors huit heures du soir. Douze heures me séparaient de
mon thé du matin.

Quand minuit sonna, j'étais encore assis auprès de mon bureau et je
lisais avec une avidité croissante les papiers à moi confiés par mon
pauvre camarade Lucien Thibaut.

La majeure partie de ces papiers sera mise ici textuellement sous les
yeux du lecteur, et j'analyserai les autres au cours de notre récit.




Le dossier de Lucien Thibaut


La première pièce sur laquelle je mis la main était enfermée dans une
enveloppe qui avait pour étiquette: _Lettres anonymes et autres_.

Elle était ainsi conçue:


Pièce numéro 1

(Anonyme, écriture contrefaite.)

_M. Lucien Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot._

10 septembre 1864.

Monsieur,

Généralement, on ne tient aucun compte des lettres qui n'ont point de
signatures. C'est peut-être un tort.

Il y a deux sortes de lettres anonymes.

Il y a celles où un être dépourvu de dignité et de courage veut
insulter ou calomnier sans danger.

Il y a celles où une personne faible et désarmée, n'ayant rien de ce
qu'il faut pour braver des risques considérables, prétend néanmoins
rendre service à un ami en le prémunissant contre des éventualités qui
peuvent briser sa carrière et gâter sa vie.

Je vous supplie de bien croire que la présente communication appartient
à la seconde catégorie.

Elle vous est adressée sans esprit de haine ni méchante intention par
quelqu'un qui vous veut du bien et qui s'intéresse à votre honorable
famille, mais qui désire ne point se compromettre.

Vous êtes, Monsieur, sur le point de faire une folie: une de ces folies
qui ruinent tout un avenir.

La jeune personne à qui vous voulez donner votre nom n'est pas digne de
vous.

Elle n'est digne d'aucun honnête homme.

Sans parler ici de sa famille, des aventures romanesques de Madame sa
mère, ni des _malheurs_ de Monsieur son père, il est certain que cette
intéressante orpheline peut bien servir de passe-temps à quelque joyeux
étourdi, mais qu'un homme sérieux ne saurait l'admettre à l'honneur de
fonder sa maison.

Songez aux enfants que vous pourriez avoir et qui rougiraient de leur
mère!

Ses amants ne se comptent plus, bien qu'elle sorte à peine de sa
coquille.

Je n'aime pas les énumérations, je n'en citerai qu'un seul, auprès de
qui vous pourrez vous renseigner si vous voulez, c'est votre ancien
camarade de collège, M. Albert de Rochecotte.

Je n'ajoute qu'un mot:

Si la mère de la donzelle a essayé de vous monter la tête autrefois avec
la fabuleuse succession du fournisseur, rayez cet espoir de vos papiers.

C'est une pure fable.

Il n'y a rien, rien, rien--qu'une demi-vertu qui veut faire une fin.

Je vous salue, regrettant le chagrin que je vous fais, mais avec la
satisfaction d'avoir rempli mon devoir.


Pièce numéro 2

(Cette pièce était de l'écriture de Lucien Thibaut lui-même. Elle
portait la mention suivante: _Lettre non envoyée à son adresse.)_

_À M. Geoffroy de Roeux, attaché à l'ambassade française de Vienne
(Autriche.)_

28 septembre 1864.

Mon cher Geoffroy,

J'ai longtemps hésité avant de m'adresser à toi, ou plutôt je t'ai déjà
écrit plus de vingt lettres qui, toutes, ont été jetées au feu après
réflexion.

Celle-ci aura-t-elle le même sort? C'est vraisemblable.

J'écris par un besoin désespéré, comme les gens qui se noient appellent
au secours, même quand il n'y a personne pour les entendre.

Nous étions liés très certainement, toi et moi; mais mon malheureux
défaut d'expansion et la timidité de mon caractère m'ont fait craindre
souvent de n'avoir jamais su inspirer à personne une véritable amitié.

Pas même à toi.

J'entends une amitié de frère.

C'est là le mot, tiens, il m'aurait fallu un frère. Je l'aurais regardé
comme forcé par la nature à écouter mes pauvres plaintes, à entrer dans
mes misérables douleurs, à me fournir enfin les conseils dont j'ai un si
cruel besoin.

Tu étais moqueur autrefois. Tes lettres, que je lis avec bonheur--et
laisse-moi te remercier de n'avoir jamais cessé de m'écrire--tes lettres
te montrent à moi moins ami du sarcasme, mais je t'y vois lancé dans de
grandes relations, tu vois le monde, tu _connais la vie_, pour employer
le mot sacramentel.

Cela m'effraie. Moi je ne vois personne et je ne connais rien.

Moi.... Comment te faire la confession d'un triste sire, empêtré dans la
plus plate et la plus bête--à ce qu'ils disent--de toutes les aventures
réservées aux innocents qui ne savent pas le premier mot de la vie?

Je n'ai pas eu de jeunesse. Je commence à croire que c'est un grand
malheur.

Je vivais avec vous là-bas à Paris; mais je ne vivais pas comme vous, et
j'ai souvent pensé depuis que c'était là l'origine du défaut d'élan que
je remarquais chez la plupart d'entre vous à mon égard.

Il y avait des heures où j'aurais tant souhaité votre affection! Je me
sentais si bien capable de me dévouer pour vous, du moins pour
quelques-uns d'entre vous.

Quand Albert et toi vous vous en alliez ensemble, j'étais jaloux comme
un amoureux qu'on dédaigne.

J'ai entendu parler d'Albert ces jours derniers, et dans une
circonstance triste pour moi. Mais tout ce qui m'entoure est triste.
J'ai commencé une lettre pour lui; elle ne sera jamais achevée.

Que devient-il, ce cher Rochecotte, si doux, si généreux? Il m'avait dit
une fois:

«Toi, Lucien, on ne te voit jamais que les jours où on ne fait pas de
fredaines!»

C'était un gros reproche, je le comprends bien à présent.

Pour être aimé, il faut partager tout avec ses amis, même leurs défauts,
si c'est un défaut que de faire des fredaines.

Je penche à croire que non, puisque je regrette amèrement d'avoir été
sage au temps où les autres sont fous.

On paye cela. Je suis fou maintenant que les autres sont sans doute
devenus sages.

Geoffroy, mon bon Geoffroy, ce n'est certes pas pour te conter ces
balivernes que j'ai pris la plume, ce matin, avec un si terrible
serrement de coeur.

Je m'étais résolu à te faire ma confession générale, et je la retarde
tant que je peux.

Il me semble que tout ce bavardage est utile pour la préparer, et
peut-être pour diminuer l'effort douloureux qu'elle me coûte.

Je sais que tu ne la désires pas, je m'excuserais presque d'oser une
importunité pareille, s'il ne s'agissait pas de toi, et je bavarde pour
ajourner d'autant notre peine à tous deux.

C'est bien vrai, Geoffroy, j'envie tout de toi: ta gaieté, ton
insouciance, et jusqu'à tes péchés qui t'ont fait homme.

Tu sais ce qui n'est pas dans les livres, tu as vécu et non pas lu la
vie. Tu as eu des aventures. Moi, faute d'en avoir eu jamais, je perds
pied à ma première aventure. Je m'y noie.

Que tes lettres sont vivantes! Celle-ci est déjà plus longue que la plus
longue parmi celles que tu m'as écrites, mais quelle différence! Il n'y
a rien dans la mienne, et combien de choses les tiennes disent! Ceux
qui, comme toi, agissent sans cesse peuvent raconter toujours. C'est
intéressant, c'est jeune, c'est charmant. Tu as des centaines d'espoirs
et le double de désirs.

Combien trouverait-on de jolis noms dans la collection de tes lettres
que je garde et que je relis pour me faire honte à moi-même: honte de ma
méprisable immobilité!

Ah! Geoffroy! l'oiseau qui a des ailes peut-il être l'ami du limaçon
tardif, attelé péniblement à sa coque? L'un dévore l'espace en se
jouant, l'autre vit et meurt au pied du même vieux mur.

Dès le pays latin, vous regorgiez de passions. Lovelaces que vous étiez.
Albert, du fond de sa mansarde, visait la bonne duchesse dans son jardin
de la rue Vanneau. Le jardin était beau, t'en souviens-tu? mais la
duchesse avait le nez rouge. Et rappelle-toi l'horreur de ce pauvre
Rochecotte le jour où elle oublia d'ôter ses besicles pour traverser le
parterre!

Toi! tu comptais tes rêves par les contredanses que tu dansais, un soir
au faubourg Saint-Germain, et le lendemain chez Bullier. On aurait
pavoisé toute une rue avec la guirlande de tes amours.

L'as-tu oublié? J'avais aussi _mon_ rêve. Il était unique. Je suis sûr
que tu ne t'en souviens guère.

Ni moi non plus, du reste.

C'était un rêve décent que toute mère aurait pu souhaiter à sa fille: un
rêve agrafé jusqu'au menton, un rêve sage comme une image.

Quand vous me parliez de vos divinités. Albert ou toi, je répondais en
chantant les louanges de ma petite voisine d'Yvetot qui était un peu la
parente de Rochecotte: Olympe--_Mon Olympe_, comme vous disiez en vous
gaussant de moi.

Par le fait, mon rêve, Mlle Olympe Barnod, était, au dire de
Rochecotte lui-même, beaucoup plus jolie que la plupart de vos déesses.
Je n'ai connu au monde qu'une seule femme encore plus charmante
qu'Olympe, et c'est d'elle que je vais enfin t'entretenir.

Du reste, je n'eus pas la peine d'être infidèle à mes adorations de
bambin. Quand je revins au pays après ma thèse, Mlle Olympe, au lieu
de m'attendre, s'était fort avantageusement mariée.

Elle s'appelait Mme la marquise de Chambray.

Voilà donc un pas de fait, Dieu merci: je t'ai laissé voir qu'il
s'agissait d'amour.

Elle a nom Jeanne. Elle est de famille noble. Tu as beaucoup connu son
père à Paris. Seulement, tu ne l'as pas connu sous le nom que Jeanne
porte.

Nous l'appelions, tout le monde l'appelait le baron de Marannes, et
c'était bien son nom, mais ce n'était pas tout son nom. En réalité, il
se nommait M. Péry de Marannes.

Ce n'était pas avec moi qu'il était lié là-bas, c'était avec vous, les
amis de la joie. À soixante ans qu'il avait, il était trop jeune pour
moi.

Quand il mourut, sa veuve resta dans une situation si précaire qu'elle
ne voulut rien garder de ce qui fait étalage, elle fut Mme Péry, tout
court, sans titre. Jeanne est Mlle Péry.

Je t'entends d'ici, Geoffroy. Comment! le baron était marié, lui, le
viveur imperturbable! le roi des vieux garçons! Se représente-t-on la
femme du baron! Et sa fille! Où diable as-tu été pêcher la fille du
baron?

Voilà ce que tu dis ou du moins ce que tu penses.

Vous l'aimiez assez, comme un drôle de corps qu'il était. Je me souviens
de t'avoir reproché à toi personnellement cette accointance
disproportionnée. Tu me répondis en riant: «C'est le plus jeune d'entre
nous.»

Lui-même il disait cela, et c'était très vrai à un certain point de vue.

Plus tard, j'ai connu le baron de Marannes beaucoup plus et beaucoup
mieux que vous ne pouviez le connaître vous-mêmes.

Cela ne m'a pas porté à l'en estimer davantage.

C'était un de ces vieux hommes qui restent verts parce qu'ils sont
incapables de mûrir. Il y a de belles exceptions dans la nature.
Celle-ci est laide, mais elle plaît jusqu'à un certain point.

On en rit d'ailleurs et cela désarme.

Ces vieux hommes, tout en étant des exceptions ne sont pas rares. On en
trouve partout et partout ils sont les mêmes.

Le trait principal de leur physionomie est de ne pouvoir vivre avec ceux
de leur âge.

Ils se font tutoyer successivement par cinq ou six générations de jeunes
gens.

C'est leur gloire. Ils sont heureux et fiers quand les échappés de
collège les appellent par leur petit nom.

Généralement on regarde cette manie comme assez innocente. Les uns
pensent qu'elle est la marque d'un bon coeur, quelque peu banal et
doublé d'une intelligence frivole.

D'autres, plus sévères, prétendent qu'il y a vice, ici, ou tout au moins
faiblesse ridicule.

Le baron avait des moeurs peu régulières, ce n'est pas à toi qu'on peut
cacher cela. Il n'était ni ridicule ni méchant. Le coeur, chez lui,
battait à sa manière. Il se repentait souvent du mal qu'il avait fait,
mais il recommençait toujours.

Mais ce qui dominait tout en lui, c'était l'implacable besoin de ne pas
vieillir.

Te souviens-tu? Il se fit rare pendant notre dernière année d'école.
Vous étiez devenus pour lui des oncles. Vous radotiez mes pauvres vieux!

Il passa à la fournée suivante, qui était plus de son âge. Il se fit
tutoyer par les nouveaux, leur parlant de sa barbe grise avec
ostentation, mais n'y croyant pas le moins du monde, et racontant à la
tolérance de ses _amis_ la centième édition de ses anecdotes, qui
vraiment étaient assez drôlettes quand on ne les avait entendues que
trois fois.

En s'éloignant de vous, voilà ce que tu ne sais pas, il se rapprocha de
moi, non pas pour motif de jeune âge, mais parce que je passais déjà
pour être assez fort en droit et que ses affaires l'amenaient fatalement
du côté du palais.

Quelles affaires, bon Dieu! Et qu'il avait raison de ne pas fréquenter
les sages! Ce pauvre homme était tombé en jeunesse comme d'autres
dégringolent en enfance.

Ce n'est pas qu'il eût de bien grands vices, il en avait plutôt
beaucoup. Il avait mangé sa fortune, mais il y avait mis le temps.
C'était un prodigue peu généreux.

Veux-tu savoir le taux des charges laissées par l'innombrable série de
ses bonnes fortunes? Cela se bornait à une pension de 600 francs qu'il
payait--quand il pouvait--pour un enfant naturel qu'il avait eu avant
son mariage et qui vivait quelque part.

Je crois que c'était à Paris.

À l'époque où il m'honora de sa confiance, il était en train de
grignoter, toujours au même métier, la fortune de sa femme. Pour ce
faire, il plaidait contre elle, tout en protestant à tout bout de champ
qu'il ne lui en voulait pas le moins du monde.

C'était exact. Il n'avait ni rancune ni fiel contre sa femme qu'il
ruinait de parti pris. Il n'en voulait qu'à l'argent.

La première fois qu'il me rencontra au Palais, j'endossais la robe pour
la première fois aussi.

C'était à Yvetot; les biens de la baronne étaient dans le pays de Caux.

Si j'avais été moins novice, j'aurais su que tous nos avocats et avoués
le fuyaient parce qu'il oubliait volontiers de solder les honoraires.

Mais je ne vis qu'une chose: un premier client!

Il tomba sur moi comme sur une proie, et je fus vraiment touché du
plaisir qu'il avait à me revoir. C'était, me dit-il, pour moi, un coup
de destinée. Il me choisissait entre tous; il me donnait l'occasion de
me poser d'emblée.

Et pour commencer, séance tenante, il me fit l'historique de ses démêlés
avec Mme la baronne, dont il parlait comme si c'eût été une
octogénaire.

Elle avait environ trente ans de moins que lui.

Il faut bien que je l'avoue, j'eus le tort de croire aux contes qu'il me
faisait. Quand il y avait un peu d'argent à pêcher, il trouvait les
accents de la véritable éloquence.

C'était ma première cause. Il y a là quelque chose de l'aveuglement du
premier amour. Le premier client vous fascine.

Je me représentai, selon son dire, Mme la baronne comme une vieille
femme avare et méchante qui le laissait manquer du nécessaire. J'eus
pitié, en vérité, de ce pauvre baron. Je lui donnai gratis quelques
conseils qui, malheureusement, se trouvèrent trop bons et contribuèrent
à sa triste victoire.

Car il en vint à ses fins et obtint l'administration des biens de la
baronne.

Or, administrer, pour lui, c'était dévorer.

Les biens n'étaient pas lourds; ils durèrent aux environs de trois ans.

Quant à moi, je fus payé de mes peines et soins par la bonté qu'eut le
baron de m'emprunter mon argent, et de l'administrer comme les biens de
sa femme.

Que Dieu fasse paix à sa pauvre âme d'oiseau! Je lui dois mon bonheur
puisqu'il est le père de Jeanne.

Il mourut un peu trop tard, perdu de dettes, et ne se doutant même pas
qu'il avait mangé sa considération en même temps que ses rentes.

J'allai à l'enterrement, où j'étais à peu près seul.

J'y vis pourtant deux dames voilées de noir et dont je ne distinguai
point les visages.

Toutes deux avaient l'air jeune: ni l'une ni l'autre ne pouvait être la
baronne à qui je reprochai cette absence en moi-même.

D'ailleurs, leur mise était si modeste, pour ne pas dire si pauvre, que
je les pris pour les dernières hôtesses de ce brave baron, qui
n'enrichissait jamais les maisons où il logeait.

Je venais d'être nommé substitut du procureur impérial. Quelques mois
après, il m'arriva de conclure à l'audience contre Mme veuve Péry de
Marannes, qui avait frappé opposition sur un reliquat de rentes dont les
arrérages étaient échus postérieurement à la mort du baron.

Les créanciers du défunt réclamaient naturellement la somme.

Mon avis exprimé était de droit strict. Je ne pouvais conclure
autrement, mais j'éprouvai une impression très pénible au cours de la
plaidoirie, en apprenant que la pauvre vieille veuve--elle n'avait pu
rajeunir depuis le temps où le baron la chargeait d'années--était ruinée
complètement. Le soir du jugement, Mme la marquise Olympe de
Chambray, pour qui j'avais gardé une respectueuse admiration, après son
mariage, me dit:

--Lucien, vous vous êtes fait aujourd'hui une ennemie mortelle d'une
très jolie femme, ma cousine à la mode de Bretagne, Mme la baronne
Péry de Marannes.

--Une jolie femme! m'écriai-je. Il y a cinquante ans, je ne dis pas!

Olympe se mit à rire.

--Le fait est qu'elle a une grande fille, répondit-elle. Mais il y a
cinquante ans, et même quarante, je peux bien vous garantir que ma
cousine n'était pas née.

Dans ces paroles, une chose me frappa plus encore que l'âge de la
prétendue vieille, ce fut la mention d'une «grande fille».

Le baron ne m'avait jamais soufflé mot de sa fille. J'avais donc aidé
cet homme à dépouiller deux êtres sans défense!

Deux femmes, appartenant précisément à cette catégorie que la profession
d'avocat tient à si juste honneur de défendre envers et contre tous:
héritière en ceci, le barreau s'en vante assez haut, et je suppose qu'il
en a le droit, héritière, dis-je, des générosités mortes de la
chevalerie! Moi, avocat, j'avais fait tort à _la veuve et à
l'orpheline_. J'avais le coeur serré. Olympe qui ne remarquait point ma
tristesse soudaine, poursuivit:

--Du reste, vous n'êtes pas plus exposé que jadis à les rencontrer dans
le monde. Elles n'ont plus rien absolument rien, et vivent à la
campagne, au fond d'un trou. La famille se cotise et leur fait une
petite pension, à laquelle M. le marquis a la bonté de contribuer pour
ma part. Je crois, en outre, qu'elles travaillent. Nous cousinons peu,
très peu, Mme Péry de Marannes a gâté sa vie, et c'est à peine si je
connais la petite.

Dans toute autre circonstance ces paroles m'eussent donné une piètre
opinion de la baronne; car Mme la marquise Olympe de Chambray était
pour moi une manière d'oracle. J'étais habitué, comme tout le monde et
même un peu plus, à voir en elle une personne supérieure et tout à fait
accomplie.

Le pays de Caux appartenait à Olympe; dans toute la rigueur du terme,
elle y faisait la pluie et le beau temps. Sa fortune ne nuisait pas à
son crédit, mais nous étions surtout les vassaux de son élégance toute
parisienne, de son esprit, de sa beauté, de sa grâce.

Mais ce soir, ma contribution aidant, le froid dédain exprimé par Olympe
ajouta au sentiment d'intérêt qui naissait en moi....

Est-ce vrai, ce que je dis là? Et ne fais-je pas effort plutôt pour
donner une origine vraisemblable à ce qui vint de soi, par la seule
volonté de Dieu?

Je n'en sais rien, Geoffroy. J'arrive au fait.

Tu sais que j'ai toujours été plus ou moins malade, et que ma vie
entière peut passer pour une longue convalescence.

Je pense que c'était six semaines ou deux mois après ma conversation
avec Olympe. Mon médecin m'avait conseillé les courses à pied.

Un samedi que notre audience avait tourné court, je pris un livre et je
m'enfonçai dans la campagne....

Geoffroy, tu n'as rien à craindre: il n'y eut aucune rencontre
dramatique. Je ne protégeai point de jeune fille assaillie par un
taureau furieux, quoique les nôtres ici, soient magnifiques et très
ombrageux. Nulle attaque de brigands ne me coucha sur un lit hospitalier
pour y être soigné par la main des grâces.

Mon Dieu non. Je vis tout uniment au détour d'un sentier, dans un champ
fleuri et charmant que je n'oublierai jamais, une petite demoiselle qui
chantait en cueillant des primevères.

Elle en avait déjà un gros bouquet.

Je n'aurais pas su dire si elle était jolie, car sa figure disparaissait
presque tout entière dans l'ombre de son chapeau de paille.

Au-dessus d'elle se courbait un châtaignier trapu dont les branches ne
bourgeonnaient pas encore, mais la hâte dans laquelle ses petites mains
adroites fouillaient en se jouant, étincelait de mille points brillants.
L'épine noire boutonnait déjà et les pousses sveltes du chèvrefeuille
étaient vertes parmi les ronces.

Les oiseaux habillaient, cachant dans les broussées le mystère de leur
travail amoureux; la violette invisible exhalait son souffle dans l'air;
le blé tout jeune ondulait sous les caresses de la brise.

Je m'arrêtai à regarder la fillette qui ne me voyait pas.

Elle avait une robe d'indienne grise dont le tissu commun me semblait
plus doux que la soie. Un ruban noir serrait sa ceinture. Ses cheveux
blonds jouaient en grosses boucles sur ses épaules d'enfant.

Ce n'était qu'une enfant.... Geoffroy, que je t'aimerais si ton coeur
battait un peu!

Moi, je pliais sous le poids d'une émotion qui m'irritait parce que je
n'y comprenais rien, mais qui me ravissait en extase.

Peut-être que je fis un mouvement, bien malgré moi, car je retenais mon
souffle; peut-être que mon regard pesa sur la jeune fille. Elle se
retourna comme si quelque chose l'importunait. Nos regards se
croisèrent, ce fut moi qui rougis.

Elle? son mouvement venait de mettre ses traits en pleine lumière, et le
soleil du printemps éclaira son sourire.

Car elle eut un sourire à la fois espiègle et ingénu, avant de bondir
comme un jeune faon pour disparaître d'un saut de l'autre côté de la
haie. Je ne la vis plus; il y avait une brèche derrière le gros
châtaignier. Mais je l'entendis qui disait, dans l'autre champ:

--Maman, c'est notre ennemi!

Ce mot me terrassa.

Et pourtant il était prononcé d'un accent de moquerie caressante.

Notre ennemi! son ennemi à elle! l'ennemi de _sa maman_!

N'avais-je pas agi de manière à mériter ce nom?

Pour tous les trésors de l'univers, je n'aurais pas franchi la haie qui
me séparait de la baronne et de sa fille, mes deux victimes. Je les
avais en effet reconnues. J'étais sûr de n'avoir fait de mal qu'à elles
en toute ma vie.

Et ce terrible mot _notre ennemi me_ les désignait aussi clairement que
si elles se fussent nommées.

Je revins sur mes pas, ou plutôt je m'enfuis en proie à un trouble que
je n'essaierai même pas de décrire. Je tremblais comme un coupable. Je
ne me souviens pas d'avoir été jamais si éperdument malheureux.

Il ne me venait même pas à l'esprit qu'elles pussent suivre le même
chemin que moi de l'autre côté de la haie. Je hâtais le pas, pensant
m'éloigner d'elles.

Au bout du champ, je les rencontrai face à face.

T'attendais-tu à cela, Geoffroy? J'ai beau être misérable jusqu'à
souhaiter de mourir, mon coeur fond dans ma poitrine au souvenir de
cette heure délicieuse, comme si un rayon de bonheur éclairait et
réchauffait mon désespoir.

Va, je sais bien que je ne suis pas un homme fort comme vous autres.
Qu'aurai-je de toi? Ta pitié? Elle me fait peur, je n'en veux pas.

Je ne t'enverrai pas ces pauvres pages. En les écrivant, je sais que je
les écris en vain--comme tant d'autres pages, à l'aide desquelles j'ai
trompé mon angoisse.

Cela me rassure de savoir que tu ne les liras pas, et j'y mets tout mon
coeur comme si tu devais les lire.

Je m'y complais, c'est ma seule jouissance. Je les garde quelques jours.
Je les relis plusieurs fois avant de les anéantir....

Elles étaient là devant moi, je n'avais plus aucun moyen de les éviter.

Au premier regard, Jeanne et _sa maman_ me parurent comme deux soeurs.

Il y a des maladies qui amoindrissent et font l'effet d'un
rajeunissement.

Quand je les vis ainsi tout près de moi, se tenant par la main et me
regardant avec une douceur pareille, je fis un pas en arrière et je
chancelai.

La jeune mère me dit:

--Nous ne vous cherchions pas, M. Thibaut, mais vous avez été bon pour
le père de cette chère enfant, et nous sommes contentes de vous
remercier.

J'avais vu mourir ma soeur aînée de la poitrine, vers ma dixième année.
À cet âge-là on se souvient.

C'était ma soeur qui m'apprenait à lire. Il me sembla que j'entendais,
après quinze ans, la douceur voilée de sa voix.

Et quelque chose aussi me rappelait la chère morte dans la suavité
douloureuse de ces traits qui avaient une blancheur de cire.

J'ai oublié ce que je répondis.

Jeanne et sa mère me donnèrent la main....

_Note._ Il y avait ici une phrase effacée avec beaucoup de soin, puis
les initiales de Lucien, avec son paraphe, le tout barré d'un simple
trait de plume.


Pièce numéro 3

(_Anonyme_, écriture différente du n°1, mais également contrefaite.)

_À M. L. Thibaut._

30 septembre 1864.

Mon cher Lucien,

Vous avez encore des amis, bien que vous viviez comme un loup. Mais vous
savez, les loups ont beau se cacher au fond du bois, on les relance. Je
viens vous relancer pour vous dire ce que vous paraissez ne pas savoir:
_les courtes folies sont les meilleures_.

On ne vous demande rien pour cet adage ni pour cette conséquence qui en
découle: la pire de toutes les folies est le mariage, parce que c'est
celle qui dure le plus longtemps.

Tant que vous n'avez pas sauté le fossé, mon pauvre garçon, il y a de la
ressource, et on peut, on doit essayer de vous arrêter, fût-ce par le
collet. Un bon médecin ne s'occupe pas de savoir si le remède est
agréable à prendre ou non.

Vous êtes entre les pattes de deux aventurières, on vous le dit tout
net. Le proverbe chante: qui se ressemble s'assemble. Le papa et la
maman de votre donzelle se ressemblaient, ils s'assemblèrent.

On parlait déjà dans ce temps-là, et même bien plus qu'à présent, de la
tontine des cinq fournisseurs. Les millions volés à l'État avaient fait
des petits, et la fortune du Dernier Vivant était évaluée à des sommes
folles. Ce coquin idiot, le baron Péry, vint se brûler à la chandelle:
il épousa sa femme parce qu'il la croyait héritière de je ne sais plus
quelle portion du gâteau. La dame de son côté, croyait le baron
propriétaire de châteaux, de moulins, de futaies, etc.

C'est une vieille histoire, mais qui est toujours amusante.

La dame n'avait rien qu'un assez gentil mobilier, conquis sur divers, et
quant au baron, il avait beaucoup de dettes. Qu'arriva-t-il? Reproches
de s'être mutuellement trompés, scandale, séparation et le reste. Vous
connaissez tout cela mieux que moi, puisque vous avez été l'homme
d'affaires du vieux drôle.

Ce que vous ignorez peut-être, c'est que d'une pierre vous recevez déjà
deux coups, sans compter les autres, qui ne peuvent manquer de venir.

On vous accuse déjà d'avoir eu vent du fantastique héritage, et de faire
une affaire d'argent, détestable, il est vrai, mais très honteuse aussi.

On vous accuse, en outre, de fermer volontairement les yeux sur le passé
de la petite personne. Elle chasse de race, vous le savez puisque tout
le monde le sait.

C'est comme la loi que nul n'est censé ignorer quand elle a été dûment
affichée.

Vous arrivez après beaucoup d'autres, vous êtes censé le savoir.

Si par impossible vous ne le saviez vraiment pas, écrivez donc un mot à
ce fou de Rochecotte. Sa réponse vous fixera, et je me déclarerai bien
heureux si mon avertissement désintéressé peut vous empêcher de faire
une pareille culbute.

Croyez-moi, écrivez à Rochecotte.


Pièces numéros 4, 5, 6, 7 & 8

Dates échelonnées du 4 au 15 octobre. Toutes lettres anonymes. Écritures
diverses, mais contrefaites uniformément.

_Note de Geoffroy_.--Ces lettres ne contenaient aucun fait nouveau.
Trois d'entre-elles faisaient allusion à l'héritage du dernier vivant
et à la tontine des cinq fournisseurs. Les deux autres engageaient
ironiquement Lucien Thibaut à se renseigner sur le compte de Jeanne
auprès d'Albert de Rochecotte.


Pièce numéro 9

(Lettre écrite et signée par Lucien.)

_À M. le comte Albert de Rochecotte, à Paris._

Yvetot, 15 octobre 1864.

Mon cher Albert.

Je te prie de me répondre courrier pour courrier. La question que je
vais t'adresser te paraîtra singulière. Il m'en coûte beaucoup de te la
faire, surtout par écrit, mais les circonstances me pressent et
m'obligent. Je suis dans l'enfer en attendant ta réponse, qui va décider
de mon sort. Connais-tu Mlle Jeanne Péry, fille de notre ancien
compagnon, le baron Péry de Marannes? Je m'adresse à ta loyauté. Ton
affirmation fera foi pour moi. Je t'embrasse.


Pièce numéro 10

(Écriture d'Albert de Rochecotte. Réponse à la précédente. Lettre signée
et renfermant un billet anonyme qu'on trouvera sous le n°10 bis.)

Paris, le 17 octobre 1864.

Mon pauvre bon Lucien, je ne comprends rien à la lettre.

Ou plutôt, si fait, je comprends très bien que tu vas faire une sottise,
comme me l'annonce le billet ci-joint, reçu dans le courant de la
semaine et que je t'engage à lire attentivement avant d'achever ma
prose....


Pièce numéro 10 bis

(Anonyme. Même écriture que le n°3. Sans date ni désignation de lieu de
départ. Point de timbre postal.)

M. le comte de Rochecotte est prévenu que son ancien camarade et ami L.
Thibaut est sur le point d'épouser une jeune personne peu digne de lui.

Les amis de M. L. Thibaut ont lieu de supposer que M. de Rochecotte
connaît supérieurement ladite jeune personne, et la connaît sous des
rapports qui lui permettront d'éclairer la situation d'un seul mot.

Pour tout dire, un desdits amis de M. L. Thibaut a rencontré à Paris,
non pas une fois, mais plusieurs, ladite jeune personne au bras de
Rochecotte lui-même, et cela dans des endroits où une honnête femme
hésiterait à entrer.

Il est probable que M. L. Thibaut écrira à M. de Rochecotte pour lui
demander des renseignements.

S'il ne le fait pas, il serait peut-être du devoir d'un galant homme de
prendre les devants pour dire à ce malheureux ce qu'est ladite jeune
personne.

La mère et les soeurs de M. L. Thibaut sont dans la consternation.


Suite du numéro 10

As-tu lu? bon! D'abord j'ai trouvé ce billet absolument impertinent. Je
n'ai jamais été avec ma Fanchonnette que dans de très bons endroits.

Et il y a un temps immémorial que je n'ai été nulle part avec une autre
que ma Fanchonnette.

La première idée qui m'est venue, c'est que tu voulais me l'épouser sous
le nez, ce qui aurait été malhonnête de ta part.

Mais je me suis calmé en songeant que tu ne la connaissais seulement
pas. J'ai jeté le chiffon anonyme et je n'y ai plus songé.

Hier soir, parlons désormais sérieusement, ta lettre est arrivée. Elle
m'a expliqué un peu l'hébreu impertinent du billet.

D'après ta lettre «ladite jeune personne» est la fille de ce vieux
Rodrigue de baron. Celui-là, j'ai bien le droit d'en faire les honneurs
puisqu'il était un peu mon cousin par sa femme.

Tiens, justement au même degré, et même plus près, je crois, que la
perfection des perfections, mon autre cousine, la divine Olympe. Tu l'as
donc oubliée depuis qu'elle est marquise?

Mon père ne voyait pas la baronne Péry de Marannes. Ils s'étaient
brouillés, je ne sais pourquoi. Ceci est pour répondre à ta question. La
mère et la fille sont des étrangères pour moi. Je ne les connais ni
d'Ève ni d'Adam, je l'affirme sur l'honneur.

Voilà qui est dit. À ce sujet, le billet anonyme se trompe absolument.
Comment peut-il se tromper tant que cela et me radoter à moi-même qu'il
m'a rencontré avec une personne que je n'ai jamais vue, je n'en sais
rien et m'en bats l'oeil. Je méprise les charades, ne sachant pas les
deviner.

Mais, mon vieux Lucien, il y a autre chose, malheureusement. Je suis
presque marri de ne pouvoir remplir les intentions charitables de
l'anonyme, car tu vas te casser le cou, c'est clair. As-tu idée, entre
parenthèses, de ce que peut être l'anonyme?

Les belles dames prennent souvent ce style de procureur quand elles vous
lancent ainsi des gredineries non signées.

As-tu une belle dame à tes trousses?

Moi, j'ai songé à ta bonne mère. Je l'approuverais palsambleu! Ou à une
de tes soeurs.

La chose sûre, c'est que la fille de mon honoré cousin, le seigneur de
Marannes, ne doit pas valoir très cher.

Il est bien établi que le billet ment: je suis amoureux jusqu'au délire,
et par continuation depuis les temps les plus fabuleux, de mon idole, de
ma houri, de mon délicieux petit bijou, de ma Fanchette chérie, mon
ange, mon diable, ma ruine, mon salut que tout Paris me connaît et
m'envie, et qui me fait enrager en dansant avec tout Paris. Je me moque
donc de toutes les Jeanne de l'univers et principalement de la tienne.

Mais, et sois assez perspicace pour remarquer que ce mot, prononcé pour
la seconde fois, est écrit en lettres capitales, mais, dis-je, cela
n'empêche pas du tout le billet anonyme de mériter considération. Quant
à moi, il m'a beaucoup frappé.

Que diable! je ne suis pas le seul être au monde qui puisse se damner
avec une Jeanne comme la tienne. Il y en a des quantités d'autres, je
t'en donne ma parole d'honneur.

Or, mon brave Lucien, mon cher camarade, tu n'es pas du bois dont on
fait des maris résignés. Non. L'autre mois nous causions encore de toi,
Geoffroy et moi. En voilà un qui fait son chemin! Nous disions que tu
étais la meilleure et la plus noble nature d'entre nous tous: capable,
selon le sort, d'être heureux à titre larigot ou malheureux comme on ne
l'est pas.

Si Geoffroy était à Paris, c'est lui qui filerait son noeud en deux
temps pour courir à ton salut; mais la France, sa patrie et la nôtre, a
besoin de lui dans les contrées étrangères. Allez! j'écrirais aussi bien
qu'un autre, en beau style bête, si je voulais.

Je te dis, moi: réfléchis avant de piquer ta tête. C'est diablement
grave. Ma parole, je regrette presque le renseignement fourni ci-dessus,
tant j'ai le pressentiment que ton affaire n'est pas bonne.

Encore une fois, il était mon parent; je puis parler de lui la bouche
ouverte; il faut avoir tué père et mère pour entrer comme cela
volontairement dans la famille de cet imbécile coquin.

N'y entre pas, vieux Lucien, je t'en prie! Il doit y avoir quelque
mauvaise histoire là-dedans.

Pour un peu, vois-tu, je te dirais que j'ai menti. Et, tiens, s'il faut
cela pour te sauver, ça y est: je connais ta Jeanne, j'ai soupé avec
elle plutôt dix fois qu'une; elle boit le Champagne comme un chérubin du
ciel et lève l'une et l'autre jambe à hauteur de carabinier.

Parole sacrée. Porte-toi bien.

_Post-scriptum_.--Si tu connaissais ma Fanchonnette, tu comprendrais la
vanité de pareils propos. Voilà une jeune personne! Mais, ventre de
biche, je ne l'épouse pas.


Pièce numéro 11

(Lettre écrite et signée par Mme Thibaut.)

_M. Lucien Thibaut, à Yvetot._

Dieppe. 20 octobre 1864.

Mon cher enfant.

Nous avons un automne magnifique ici et cette chère Olympe nous traite
si bien que nous prolongeons un peu notre séjour. La richesse ne fait
pas le bonheur, c'est vrai, ou du moins on le dit, mais il faut pourtant
être à son aise pour avoir, comme notre Olympe, un château aux portes de
la ville.

Tout ça me fait penser à toi, à ton établissement. Tu sais que mon plus
ardent désir est de te voir marié. Tes soeurs et moi, Dieu merci, nous
ne pensons pas à autre chose. Nous nous réveillons la nuit pour en
parler.

Ce n'est pas que j'ajoute foi à ces bruits ridicules qui sont venus
jusqu'à mon oreille, mais enfin, ces bruits-là, tout bêtes qu'ils sont,
ne diminuent pas mon envie de voir ton sort assuré.

Notre Olympe est admirable pour nous. Ah! si la chance avait voulu...
enfin, n'importe. Ce qui est certain, c'est que ta nomination t'a donné
une valeur que tu n'avais pas: j'entends au point de vue matrimonial.

Aussi, tes soeurs et moi nous avons renoncé à la pauvre Ida Moreau que
nous aimions de tout notre coeur, mais qui ferait un parti par trop
ordinaire. Nous pouvons maintenant choisir.

Et puis son père et sa mère se portent comme des charmes. Ce qui lui
reste à avoir, elle l'attendra longtemps.

Moi, les _espérances_, je ne les compte que pour mémoire. (Le mot
espérance était souligné au crayon, sans doute de la main de Lucien.)

Il faut que j'en parle encore: oui j'avais fait un beau rêve autrefois,
et je crois qu'il aurait été assez de ton goût, mon coquin! Notre Olympe
était orpheline, elle avait dix mille livres de rentes en bon bien venu.
Avec ça, jolie comme un coeur! Et des manières! Et une éducation! Et une
conduite! Enfin tout, quoi! C'est le gros lot, celle-là.

Mais elle a fait mieux, on ne peut pas dire le contraire. Ce n'est pas
que le marquis de Chambray fût un petit mari bien mignon, mais il avait
son asthme et ses soixante-sept ans. J'appelle ça un placement en
viager. Je suis drôle, pas vrai, mon chéri?

Eh bien! après? est-ce que nous ne sommes pas tous mortels? Notre Olympe
a soigné son bonhomme mieux qu'une soeur de charité. Et une conduite!
mais je l'ai déjà dit.

Il aurait été le dernier des misérables s'il ne lui avait pas tout donné
à son décès, puisqu'il n'avait que des neveux à la bretonne.

Maintenant, elle est veuve. Elle a soixante mille livres de rentes, un
château, un hôtel; elle est plus jeune et plus jolie que jamais.

Sais-tu qu'on parle d'éventualités, de succession possible, probable
même? Tu n'es pas sans avoir eu vent de la tontine des cinq
fournisseurs. Le début de l'histoire n'est pas très propre, mais on
calomnie toujours l'argent par jalousie. C'est la fable du raisin qui
est trop vert.

Il paraît que le marquis était neveu du dernier vivant de la tontine, le
fournisseur, comme on l'appelle, qui se cache à Paris et qui vit comme
un rat dans une cave. Il a près de cent ans et personne ne sait le
compte absurde des millions qu'il ne pourra emporter dans l'autre monde.

Est-ce vrai? Moi je ne sais pas; Olympe hausse les épaules quand on veut
lui toucher un mot de la chose. En tous cas, qu'est-ce que cela nous
fait, puisque ce serait folie de songer encore à elle dans la position
où elle est pour un morveux de petit magistrat comme toi? On ne se
démarquise pas pour devenir Mme Thibaut, _substitute_. C'est dommage.

Mais sans aller chercher midi à quatorze heures, c'est-à-dire Mme la
marquise de Chambray, tes soeurs et moi nous ne sommes pas au dépourvu.
Nous avons battu les buissons dans tout le voisinage, et je te promets
que nous ne sommes pas revenues sans gibier. On pourrait déjà t'offrir
tout un panier de poulettes à choisir.

Mauvais sujet! vois-tu, ça me rend gaie de penser à tes noces. Tu es si
tranquille! Tu rendras ta petite si heureuse! Seulement, attention à ne
pas te laisser mettre le pied sur la tête. Un homme doit rester le
maître chez lui. Ceux qui donnent leur démission ne sont jamais aimés.
Nous recauserons de ça en temps et lieu.

Pour en revenir, tes soeurs et moi nous avons commencé par trier dans le
bouquet pour ne pas trop t'ennuyer par l'embarras du choix.

Car nous sommes unanimes à ne point nous dissimuler qu'il faudra te
marier à la cuiller, comme on donne la bouillie aux petits enfants.

Ah! je suis gaie quand ce sujet me tient. Je l'ai déjà dit, mais tant
pis.

Il reste trois noms, après triage fait. Et avec quel soin! Célestine et
Julie se sont disputées, il fallait voir! et moi aussi. Nous étions
comme trois harpies. Elles t'aiment tant! Et moi donc!

Fifi, ne va pas nous chanter à présent que tu veux rester garçon, c'est
bête, ni que tu as tes idées à toi comme les Moreau essayent d'en faire
courir le bruit: une petite pécore sans position et dont la mère ne voit
personne à Yvetot. Est-ce que je sais moi! j'ai grondé Julie et
Célestine qui se faisaient du chagrin avec tous ces cancans. Je te
connais, puisque je t'ai fait, pas vrai?

Tu es incapable de mal tourner.

Allons donc! mon Lucien! épouser une aventurière sans le sou!

Les Moreau ont fait des pertes dans le Crédit mobilier. Ça les aigrit.
Ils voudraient voir des désagréments à tout le monde.

Je commence. Il y a donc d'abord Mlle Sidonie de la Saudraye, bien
venu 3.700 francs de rentes, en chiffre rond. Espérances à peu près
autant. Les parents ne sont plus très jeunes et la maman tousse.

Pas jolie de figure, mais taille superbe--elle est aussi grande que
toi;--un peu maigrette et longuette, mais, avec du coton, ni vu ni
connu; les cheveux un petit peu roux, mais les blondes sont à la mode,
un petit peu jaune de teint, mais on aime les pâles à présent, et elle a
une gentille pointe rouge au bout du nez qui la relève: bonne
orthographe, gentille écriture, joli caractère, une voix agréable comme
un flageolet, et bien pensante.

Tu sais? tu lui plairas du premier coup. Tout le monde lui plaît. Il
faut penser à ta timidité. Sidonie est si bonne, si bonne, si bonne
qu'on y entre comme dans du beurre, mais une conduite! Tu vois, je l'ai
mise la première. C'est presque ma candidate.

Passons au n°2, qui est Mlle Maria Mignet, la fille du receveur: une
simple pension de mille écus pour dot et l'héritage de son oncle en
perspective. Ne fais pas la petite bouche, coco: il y a, dans le ventre
du receveur, les moulins du Theil, les trois fermes de la Rivière et
une part dans la forêt de Blené. Je ne lâcherais pas le tout pour deux
cent mille francs, au bas mot. Hé?

Tu peux même mettre deux cent cinquante. Le receveur est veuf. Il a
soixante-cinq ans et cinq mois. Sa goutte a déjà remonté l'année
dernière.

Quant à Maria elle-même, vingt ans juste, toute rose, toute ronde, des
dents de lait, des cheveux de soie, élevée au sacré-coeur de Rouen,
jouant du piano mieux qu'une serinette, apprenant le catéchisme aux
petits enfants du quartier, enfin un joli parti tout à fait.

Je ne parle même pas de la conduite.

C'est la protégée de Julie....

(Ici Mme Thibaut était arrivée au bout de ses quatre grandes feuilles
de papier, mais, en femme de ressources, elle avait continué d'écrire en
croisant les nouvelles lignes par-dessus les anciennes, ce qui est
adroit, mais rend les lettres de ces dames aussi difficiles à déchiffrer
qu'un manuscrit du quatorzième siècle.)

J'arrive à celle que porte ta soeur Célestine, le n°3 et dernier:
Mlle Agathe Desrosiers, dix-huit ans, cent mille écus placés en 4-1/2
pour cent et deux maisons à trois étages, en ville. Est-ce beau? Il y a
un revers. Tu as connu son père qui était--hélas!--huissier, mais il est
mort.

Radicalement orpheline. Tout ce bien là venu. Peu d'orthographe, des
manières plus que simples, mais bonne enfant, de la conduite, et
mignonnette, malgré un léger défaut dans la taille.

Mon coco, on ne peut pas tout avoir. Avec l'orthographe et sans la
déviation, ce parti-là ne serait pas pour ton nez. Je l'évalue à 20.000
livres de rentes. Hein, garçon? Tu roulerais coupé, si tu voulais, et tu
aurais ta campagne.

Voyons, mon Lucien, ne faisons pas l'enfant. Tu as l'âge de te placer
comme il faut, crois-moi, ne te laisse pas rancir. Ces romans de
jeunesse peuvent gâter une position pour toujours. C'est le coup de
pouce sur la poire. Dans deux ans d'ici il faudra peut-être
redégringoler jusqu'à Ida Moreau.

Réfléchis. On ne te met pas le pistolet sous la gorge. Nous te donnons
huit jours pour peser et contrepeser les avantages des unions proposées.

Dès que tu m'auras répondu, je ferai la demande, et puis tu viendras
voir la minette pour ne pas épouser chat en poche.

Et puis encore, six semaines ou deux mois.... Ah! quel agréable moment!
Lucien, c'est le plus beau jour de la vie.

Je t'embrasse comme je t'aime; sois sage et décide-toi.

Ta mère, etc.


Pièce numéro 11 bis

(Petit mot de Mlle Célestine, écrit en travers et signé.)

Mon chéri de Lucien, c'était notre Olympe qui aurait été l'idéal. Quel
coeur! Quand ses grands chevaux piaffent dans la cour, je deviens folle.
Ne va pas croire que je sois si enchantée de cette petite Agathe. C'est
une pensionnaire, et élevée dans une pension-peuple, encore! Je sais
aussi bien que maman qu'elle a un corset mécanique, mais on en ferait ce
qu'on voudrait. Elle nous regarde comme ses supérieures. Tu nous
prêterais ta voiture pour les visites.

La grande Sidonie est insupportable. Maman ne t'a pas dit son âge: je
sais qu'elle passe vingt-neuf ans; elle a moisi. Elle joue à l'ange,
mais méfiance! Toutes ces longues filles fanées mettent la queue en
trompette dès qu'un poil de barbe paraît à l'horizon!

Maria Mignet, encore passe: au moins elle n'est que ridicule.

Prends mon Agathe, va, c'est absolument ce qu'il nous faut, et tu me
remercieras plus tard.


Pièce numéro 11 ter

(Petit mot de Mlle Julie, écrit comme le précédent et signé.)

Mais, du tout, Maria n'est pas ridicule, mon Lucien, seulement Célestine
ne voit jamais que l'argent, les visites, les voitures. Il faut autre
chose pour alimenter l'âme. Je connais Maria et je te connais. Vous
vivrez tous deux par le coeur.

En tous cas, tu es libre; épouse cette bossue dorée d'Agathe, si tu
veux; mais ne nous empoisonne pas de Sainte-Sidonie. Tu ne sauras jamais
comme je pense à ton bonheur. S'il ne fallait que donner ma vie pour que
tu eusses une Olympe... mais ce sont de vains rêves. Prends Maria.


Pièce numéro 12

(Billet écrit et signé par Mme la marquise de Chambray-)

Yvetot, ce mercredi (sans autre date).

Mon cher Lucien, vous vous faites de plus en plus rare. Votre chère mère
et vos soeurs m'avaient chargée d'avoir de vos nouvelles. Comment
puis-je leur en donnerai je ne vous vois pas?

Mme Thibaut est toujours chez moi, là-bas. J'espère aller l'y
retrouver bientôt. Elle paraît préoccupée à votre endroit d'un désir et
d'une crainte. Je ne puis ni la rassurer ni l'aider puisque vous vous
éloignez de moi sans cesse davantage.

Je ne sais si j'ai pu faire quelque chose qui vous ait déplu. Je cherche
en vain, je ne trouve pas. Du vivant de mon mari, j'avais mes devoirs,
mais, depuis que je l'ai perdu, j'avoue que je sais gré à ceux de mes
anciens amis qui n'abandonnent pas la pauvre veuve.

Avez-vous donc oublié tout à fait les jours qui suivirent notre enfance?
Vous n'aviez pas de meilleure amie que moi et vous me disiez tous vos
secrets.

Au milieu du monde qui m'entoure, allez, je suis bien seule. Si vous
veniez me voir, je ne vous demanderais pas votre secret maintenant.

_Note de Geoffroy_.--C'était signé Olympe. Cette belle marquise avait
une écriture anglaise un peu trop renversée, mais charmante.

Je ne sais pas pourquoi, après avoir lu son billet qui gardait encore,
depuis le temps, un parfum pâle et doux, je feuilletai le dossier pour
retrouver les lettres anonymes portant les nos 1.3 et suivants jusqu'à
8.

Je m'arrêtai aux deux premières.

Ces lettres n'étaient pas de la même main, cela sautait aux yeux.

Du moins, cela semblait sauter aux yeux.

L'une était tracée lourdement, sur fort papier, avec une grosse plume
maladroite.

L'autre, sur papier Bath, très faible, pouvait passer pour une série
d'écorchures lisibles. Mais, je l'ai mentionné déjà, les écritures de
ces lettres étaient toutes les deux déguisées.

Et il y avait entre les deux corps d'écriture, en apparence si
différents, un mystérieux lien de famille.

Étais-je déjà prévenu? Le même rapport me parut exister, rapport
excessivement vague assurément et encore plus sujet à contestation,
entre ces écritures si contrastantes et les déliés gracieux de Mme la
marquise.

Remarquez que je ne me donne pas pour un expert juré,--mais je ne veux
pas cacher non plus que je ne suis pas tout à fait un profane au point
de vue de la calligraphie.

J'ai pratiqué un peu cette science--ou cette fantaisie--qui consiste à
juger le caractère des gens d'après leur plume.

De ce travail d'examen--et de comparaison--qui interrompit un instant ma
lecture, il me resta deux impressions:

L'une ayant trait à la ressemblance: très fugitive celle-là et que je
n'oserais pas même appeler un soupçon.

L'autre se rapportant à l'examen technique de l'écriture de Mme de
Chambray: cette impression beaucoup plus accentuée que la première.

Il y avait là, selon ma manière d'interroger la plume, une vigueur sous
la grâce, une puissance sous l'abandon, une volonté intense et une
hardiesse peu commune derrière la mignardise toute féminine d'une
écriture à la mode.

Cette marquise me piquait, voilà le vrai. Elle m'effrayait aussi. Je la
voyais dominer de toute la tête le niveau de ce drame, taillis confus où
j'en étais encore à chercher ma route parmi les broussailles.

Au moment où je remettais en place les lettres anonymes, ma pendule
sonna. Il était onze heures de nuit. Je lisais depuis trois heures. Mon
estomac criait littéralement famine.

Cependant, au lieu de prendre mon chapeau pour descendre au boulevard où
tant de restaurants m'offraient leurs tables hospitalières, mon oeil
d'affamé fit le tour de la chambre.

Il rencontra, sur un guéridon, quelques rogatons du pain à thé qui avait
servi à mon déjeuner du matin.

Je poussai le cri des naufragés de la _Méduse_ apercevant une voile à
l'horizon. D'une main, je m'emparai des bribes desséchées, tandis que
l'autre tournait déjà un nouveau feuillet, et je plongeai tête première
dans mon investigation, dévorant avec une activité pareille mes croûtes
et mes paperasses.


Pièce numéro 13

(Lettre écrite et signée par Albert de Rochecotte).

Paris, lundi soir (sans autre date).

Brave Lucien, où en est l'affaire Jeanne? L'affaire Fanchette périclite
déplorablement. Mon oncle du Havre est mort. J'ai fait un héritage.

Est-ce que nous ramons toujours sur le fleuve de Tendre avec ma petite
cousine Péry? J'en ai peur pour toi. Mon autre cousine, l'incomparable
Olympe, m'a dit que ta maman avait tout plein de peine à te marier.

Tu as tort, il n'y a que le mariage, mon bon. J'ai toujours été de cet
avis-là. Nous sommes ici-bas pour nous marier et pour mourir.

Au reçu de la présente, tu es sommé de te rendre à Lillebonne, au
domicile politique et civil de _mon_ notaire, maître
Béat-et-son-collègue (Solange-Alceste), dépositaire de mes papiers de
famille.

Ne rions jamais: je vais avoir un notaire à moi, un notaire pour de bon.
Je serai un client. Le petit clerc m'honorera par-devant et me fera des
cornes par-derrière. Oh! la vie!

Chez ce maître Béat, tu retireras mon acte de naissance, mon diplôme de
vaccination et généralement toutes les pièces indispensables pour
épouser quelqu'un, autre que ma Fanchonnette.

Ah! le cher coeur, le délicieux amour! Comme je l'épouserais plutôt cent
fois qu'une si c'était seulement une chose possible! Mais c'est de la
voltige, du cancan, de la marche au plafond. La postérité refuserait d'y
croire. Que diable! on n'épouse pas Fanchette! (Ne le dis pas, elle a
rempli jadis les fonctions de marchande de plaisirs.)

J'ai vainement cherché un exemple dans l'histoire, un précédent, une
excuse. Il n'y a que les membres du haut parlement anglais, les rois de
Bavière et mon bottier pour épouser Fanchette. Fanchette elle-même se
moquerait de moi et ce ne serait pas la première fois. (Tu comprends:
marchande de plaisirs, en tout bien tout honneur, diable!)

Si tu savais quels purs diamants il y a dans son sourire! Le monde est
bête à tuer. Au fait, pourquoi n'épouse-t-on pas Fanchette?

Voilà. C'est qu'on en épouse une autre. Je suppose que cette raison-là
te paraîtra péremptoire.

Comme je l'aimais! comme je l'adore! tu vas me demander: qui donc
épouses-tu comme cela? Curieux!

Te divertirait-il de savoir que j'ai demandé Olympe? Tu t'y attendais.
C'est ce qui tombe d'abord sous le sens. On épouse Olympe aussi
fatalement qu'on n'épouse pas Fanchette. Mon pauvre bon oncle était
encore chaud que j'avais déjà la main à la plume. Pas de réponse. J'ai
pris la poste pour Dieppe. Olympe m'a ri au nez. Très bien. Je suis
revenu à Paris.

Je crois qu'Olympe a _un amour au coeur_, comme dit ta soeur Julie que
j'ai vue là-bas et qui vaut à elle seule tout un cabinet de lecture.
Bonne fille, du reste. Célestine aussi. Mais des râpes dans la bouche.

Alors, Olympe m'ayant remis à ma place, je cherche comme un malheureux.
Personne ne m'a dit: «Marie-toi», mais je sens qu'il faut me marier. Il
le faut. C'est la loi.

Songe donc! non seulement je suis riche, comme peut l'être un bon
bourgeois, par mon oncle; mais, par mon oncle encore, il me tombe un
droit éventuel à la succession du fournisseur,--le dernier vivant de la
tontine.

Tu dois bien connaître un peu cette chanson-là. Le bonhomme Jean
Rochecotte était de chez vous, et tous ses héritiers demeurent autour
d'Yvetot. Je prime tout le monde à ce qu'il paraît. Je suis sérieusement
menacé de périr à la fleur de l'âge, étouffé sous une avalanche de
millions.

Et sais-tu que, si je mourais, ton affaire, Jeanne, cesserait d'être une
mauvaise plaisanterie?

Je ne pourrais pas te dire au juste en quel ordre elle vient, mais sa
mère était cousine du fournisseur. Peut-être que Me Béat
(Solange-Alceste) pourrait te renseigner. Vas-y voir.

Moi, je continue de chercher. Je me suis donné quinze jours pour
trouver, car si la situation traînait jusqu'à trois semaines, je parie
un franc que j'épouserais Fanchette.

Or, on ne l'épouse pas.

Donc mon cas est absurde et tu peux souder mon désespoir.

Dis-moi au juste, à l'occasion, comment se porte l'affaire Jeanne. Ça
m'intéresse à cause de Fanchette.

Ma pauvre petite perle! Elle m'idolâtre, quoique je n'en croie rien.
Figure-toi que jamais, au grand jamais, elle n'a été si jolie. Je vais
la faire dîner deux fois par jour à la campagne jusqu'à la catastrophe.

Lucien, je le lui dois!

Hier, elle m'a promis sur la mémoire de sa mère qu'elle me tuerait si
j'étais infidèle, dépêche-toi d'envoyer les pièces.


Pièce numéro 14

(De l'écriture de Lucien Thibaut. Non signé. Sans date.)

J'ai besoin de parler. J'en mourrais. Il y a au fond de moi une voix que
j'étouffe et qui voudrait crier: «Je l'aime, je l'aime!»

Je l'aime comme on respire. Elle est le souffle de ma poitrine. Elle est
ma vie. Oh! je l'aime! En écrivant cela toutes les fibres de mon être
frémissent de volupté.

À qui fais-je mal en l'aimant plus que moi-même? Quels sont les ennemis
inconnus qui s'acharnent à torturer mon bonheur?

Je demandais un frère autrefois. Un frère me dirait que je me perds, ou
peut-être que je le déshonore. Qui sait? je ne veux pas de frère.

Je t'écris encore, Geoffroy, mais c'est parce que tu ne me répondras
pas. Je n'aurai de toi ni conseils accablants, ni reproches amers.

Ce n'est pas à toi que vont mes plaintes, c'est à un Geoffroy que je
crée et que tu ne connais pas, un Geoffroy amoureux et malheureux,
capable de prêter l'oreille au chant délicieux de ma douleur....

Elles demeurent dans une toute petite maison qui dépend d'une ferme, à
laquelle appartient le champ où je la rencontrai pour la première fois.

La ferme s'appelle le Bois-Biot.

La pauvre mère est bien malade, elle s'en va doucement. Jeanne
s'accroche à elle et l'enveloppe d'une longue caresse qui s'efforce en
vain de la retenir dans la vie.

J'ai dû te dire que Mme Péry avait l'air d'être encore toute jeune.
Elle est très belle. Jamais elle ne parle de sa maladie, mais on sent si
bien qu'elle voit sa fin prochaine! Je l'ai surprise mortellement
triste, parce qu'elle ne se savait pas épiée, et j'ai deviné que l'image
de sa Jeanne abandonnée passait alors devant ses grands yeux, qui n'ont
même plus la consolation des pleurs.

Elle sourit dès qu'on la regarde, mais son sourire est plus triste que
sa tristesse.

Est-ce à cause de Jeanne que je l'aime si profondément, cette douce
mourante, belle comme la résignation?

Ou plutôt n'est-ce pas ma tendresse pour elle qui met le comble à
l'amour infini que sa fille m'inspire?

Jamais je ne leur ai parlé de cet amour. Je sais qu'il s'exhale de tout
mon être. À quoi serviraient les paroles? Je reste là entre elles deux
comme si c'était ma place et mon droit.

Que n'est-ce mon devoir!

Hier, notre malade s'était endormie. Quand ses yeux se sont rouverts,
elle a surpris ma main dans celle de Jeanne. Un peu de sang est revenu à
ses joues. J'ai cru qu'elle allait sourire et nous unir dans sa
bénédiction.

Je suis sûr qu'elle y songeait.

Mais le voile de ses longs cils s'est rabattu sur son regard attendri et
plus triste.

Elle a demandé sa potion, quoique ce ne fût point l'heure. Jeanne nous a
quittés aussitôt pour aller dans la chambre à coucher prendre la fiole.

Mme Péry et moi nous sommes restés seuls.

Elle a pris la main que Jeanne tenait tout à l'heure. Je croyais qu'elle
allait parler. Pourquoi ne parlait-elle pas?

Le silence, entre nous, a duré si longtemps que déjà on entendait le pas
de Jeanne, revenant sur la pointe du pied, quand la chère malade a dit
tout bas:

--Lucien, est-ce que vous recevez aussi des lettres anonymes?

Je ne pouvais pas répondre non.

Au moment où Jeanne rouvrait la porte, Mme Péry m'a glissé dans la
main une enveloppe qui semblait contenir plus d'une lettre, en
murmurant:

--Mon cher Lucien, vous avez une mère....


Pièce numéro 15

(Anonyme, écriture inconnue.)

Paris. 13 octobre 1864 (sans timbre de la poste).

_À Mme veuve Péry, à la ferme du Bois-Biot, près et par Yvetot._

Madame.

Vous jouez votre jeu, et personne ne peut vous en vouloir beaucoup pour
cela. Vous n'avez pas de fortune, Mademoiselle votre fille est à marier,
vous essayez de la placer au mieux de vos intérêts, c'est tout simple.

Pour ma part, moi, je suis très éloigné de vous blâmer.

Malheureusement--ce qui est bien naturel aussi.--vous avez pour
adversaires la famille et les amis de l'innocent autour de qui vous
tendez vos filets.

Ceux-là sont plus forts que vous, Madame, non seulement parce qu'ils
sont plus riches, mieux posés, plus nombreux, mais encore parce que leur
mobile est plus désintéressé que le vôtre. Vous entraînez un malheureux
vers le fossé où l'on se casse le cou, ils l'arrêtent et le défendent.

Le monde est avec eux contre vous.

En conséquence, vous allez avoir beaucoup d'ennuis, vous allez vous
donner beaucoup de mal, et vous ne réussirez pas.

Un bon averti en vaut deux, dit le proverbe.

Madame, à votre place, moi, je lâcherais prise et j'irais marier ma
fille ailleurs.


Pièce numéro 15 bis

(Anonyme, jointe à la précédente. Écriture rappelant celle du N°1.)

17 octobre 64 (sans lieu de départ ni timbre postal).

Madame,

Il y a deux sortes de lettres anonymes: celles qui sont lâches et celles
qu'un motif généreux a dictées.

La présente appartient à la seconde catégorie, car elle vient d'une
personne désintéressée. Elle ne vous dira point d'injures; elle vous
donnera au contraire un bon conseil.

Vous êtes mal regardée dans le pays, vous y avez des dettes, la justice
a dû déjà vous dire son mot à différentes reprises, et la mémoire de
feu votre mari n'est pas de celles qui protègent une veuve.--au palais
ni ailleurs.

Quel intérêt sérieux pouvez-vous avoir à rester chez nous dans une
position si mauvaise?

On vous fait savoir, Madame, que si la salutaire pensée vous venait de
quitter l'arrondissement d'Yvetot sans tambour ni trompette, toutes
facilités vous seraient accordées pour cela.

Vos créanciers eux-mêmes n'y mettraient aucun obstacle.

Si, au contraire, Madame, il vous plaisait de rester où vous êtes,
malgré le présent avertissement, la famille respectable que vous menacez
dans ce qu'elle a de plus cher, se regarderait comme autorisée à
prendre immédiatement toutes mesures pour vous empêcher de lui nuire.


Pièce numéro 16

(Note écrite et signée par Lucien Thibaut. Main tremblante, surtout au
début.)

(Sans adresse ni date. Vraisemblablement du mois de novembre 1864.)

Jamais je n'avais rien ressenti qui pût me faire craindre une affection
morbide du cerveau.

Je ne crois pas encore que je sois menacé de folie.

Il y a des accidents isolés que provoque, par exemple, une vive colère,
ou qui viennent à la suite d'une émotion par trop douloureuse.

Il y a huit jours, un soir, chez moi, après avoir pris connaissance de
deux lettres sans signatures, à moi remises par Mme veuve Péry,
j'éprouvai des symptômes singuliers.

Un peu avant minuit, épuisé que j'étais par l'effort qui torturait ma
pensée, car je mesurais, je comptais les obstacles entassés entre moi et
le bonheur, j'éprouvai tout d'un coup une sensation de grand repos comme
quelqu'un qu'on arracherait aux angoisses d'une lutte désespérée.

J'entends d'une lutte physique. La sensation avait lieu _dans le corps_.
Elle était une détente des muscles et des nerfs.

Je ne dormais pas, j'en suis sûr, trop sûr, puisque semblable phénomène
s'est reproduit à plusieurs reprises dans les huit jours qui viennent de
s'écouler.

J'analyse ici mon état une fois pour toutes, désirant n'en plus parler
jamais.

Je répète en outre à Geoffroy de Roeux, mon seul ami, entre les mains de
qui cette déclaration ira tôt ou tard avec le reste des écrits dont
l'ensemble formera mon histoire--ou mon testament,--je répète à Geoffroy
que j'ai conscience absolue de n'être pas fou.

Le soir dont je parle, j'étais bien portant de corps.

Par comparaison avec la misérable fièvre qui m'avait tenu depuis que
j'avais quitté Jeanne et sa mère, j'étais même très bien portant.

Mes idées étaient nettes, plus nettes assurément qu'à aucun autre
instant de cette terrible soirée.

Seulement je ne souffrais plus. Je regardais sans colère _personnelle_
les deux lettres anonymes qui étaient là sur ma table, et la pensée de
Jeanne elle-même ne m'affectait plus que d'une manière indirecte.

Il en était de même pour la pensée de moi.

Me fais-je bien comprendre? J'ai peur que non. J'y mets sans doute trop
de ménagements par la frayeur que j'ai de passer pour un homme en état
de démence.

Et n'est-ce pas déjà folie, Geoffroy, que de compter à ce point sur une
amitié que vous ne m'avez jamais jurée?

Amitié si douteuse, mon Dieu! à mes propres yeux, que je n'ai pas encore
osé vous envoyer mes confessions, écrites pour vous, pour vous seul!

Ô Geoffroy! mon frère! mon espoir unique! si tu me manquais, tout me
manquerait!

Si tu ne m'aimes pas encore comme il faut qu'on m'aime, tâche de
m'aimer. Je mérite d'être aimé autrement que les autres, puisque je
souffre plus que les autres. Je me dis: Il m'aimera quand il aura lu. Je
le crois, je le sais, j'en suis sûr. C'est ma foi et c'est mon salut.
Si tu venais vers moi! si je me réchauffais, serré contre ta
poitrine!... Pour toi, donc, je m'explique entièrement, pauvre créature
qui a honte d'elle-même.

La pensée de Jeanne ne me blessait plus le coeur, parce que j'avais un
autre coeur. Je n'étais plus moi. J'étais un autre. Est-ce clair, à la
fin?

Ah! je ne sais. Je désespère d'exprimer cela par des mots. Essaye de
comprendre, Geoffroy, je t'en prie, car c'est bien cela: j'étais un
autre. Un autre qui? Un autre moi. Je me sentais ému froidement, comme
si on m'eût raconté l'histoire d'autrui.

Écoute bien: j'arrive à peindre exactement mon état. Au lieu de
souffrir au premier degré, je n'avais plus qu'un reflet de souffrance.

Ce reflet s'appelle la pitié. Eh bien, j'avais pitié, dans la mesure
ordinaire des âmes compatissantes, de deux pauvres enfants écrasés par
le malheur et qui s'aimaient saintement dans leur détresse. Le jeune
homme s'appelait Lucien, la jeune fille Jeanne. J'aurais voulu de tout
mon coeur les secourir.

Mais en voyant ce Lucien aux prises avec l'agonie d'amour,
j'éprouvais--et c'est là le repos dont je te parlais tout à
l'heure,--oui j'éprouvais quelque chose de ce sentiment inhumain avoué
par Lucrèce, le poète des égoïsmes païens:

    _Suave_, _mari magno, turbantibus oequora ventis._
    _E terra magnum alterius spectare laborem._

Il est bon, il est doux, quand la tempête bouleverse la grande mer, de
contempler, à l'abri, sur la grève, la grande détresse d'un _autre_...

L'autre, c'est le naufragé, luttant contre les flots.

Il n'y a pas au monde une pensée plus désespérément odieuse.

Mais elle est vraie, et nous le prouvons chaque jour, tous, tant que
nous sommes, en courant à perte d'haleine, comme des chacals en chasse,
après les émotions tragiques.

Oui, elle est vraie,--et je me complaisais dans le bien être de la
vision qui me montrait mon propre supplice, supporté par _un autre_.

Tu verras plus tard, Geoffroy, où me conduisit l'étrange phénomène de
dédoublement qui se produisit en moi pour la première fois, ce jour-là.

Aujourd'hui, j'ai tout dit. Je n'en puis plus. Il me semble que j'ai
soulevé une montagne.


Pièce numéro 17

(Écriture de Lucien Thibaut.)

(Sans date, avec cette mention: _Pour Geoffroy_.)

Je l'ai vue pour la dernière fois. Elle est partie. Je suis seul.

Hier encore, je souffrais cruellement, c'est vrai, mais j'étais si
heureux! Près d'elle, tout était oublié.

Je ne la verrai plus.

Te souviens-tu de notre haie où les chèvrefeuilles verdissaient déjà
au-dessus des ronces quand je vis ma petite Jeanne pour la première
fois?

La haie a fleuri, puis elle s'est dépouillée pour refleurir encore.
C'était notre rendez-vous le plus cher. L'amour nous le consacrait, et
le printemps et tout un essaim de jeunes souvenirs.

C'est là quelle m'avait dit: «Lucien», et que je lui avais répondu:
«Jeanne».

Aucun autre aveu ne s'était échangé entre nous jamais, parce que nous
aimions comme le coeur bat, tout naturellement. C'était notre existence.
Nos âmes s'entendaient sans parler. Nous n'avions qu'une âme.

Ce matin, je me suis trouvé seul sous le grand châtaignier. Hier, elle
m'avait dit: «On est bien qu'ici...»

J'ai attendu. Les branches parfumaient le vent, qui les balançait
doucement. C'est bon d'attendre quand on sait que la bien aimée va
venir.

Mais Jeanne ne venait pas et j'avais longtemps attendu. L'inquiétude m'a
pris. Notre chère malade était si faible hier au soir!

J'ai franchi la haie.

De là on voit toute la route.

La route était déserte.

Oh! Jeanne! Jeanne! Mon anxiété, à peine née, allait déjà grandissant.
Je me suis dirigé vers la petite maison. Les volets étaient fermés, la
porte aussi. Que voulait dire cela?

Le souffle a manqué à ma poitrine.

J'ai frappé, pas de réponse.

Un paysan était à vanner du froment à cinquante pas de là, devant la
porte de la métairie. Comme j'allais frapper encore, il m'a crié:

--Ce n'est pas la peine de cogner, il n'y a plus personne.

Je restai là tout étourdi.

C'était comme si j'eusse reçu un grand coup au-dedans de la poitrine.

La métayère, cependant, était sortie sur le pas de sa porte à la voix du
vanneur. Elle m'appela, disant:

--La pauvre dame a laissé quelque chose pour vous en partant.

--Elles sont donc parties! m'écriai-je.

--Oui, comme ça, de grand matin, dans une carriole.

Et la dame était fièrement pâle.

--Parties pour quel endroit?

--Je ne sais pas. Voilà le paquet. Vous donnerez bien quelque chose pour
la peine.

Je m'éloignai avant de rompre l'enveloppe. Je n'osais pas. J'attendis
plusieurs minutes. Le hasard avait dirigé mes pas vers notre haie, dont
le soleil chauffait maintenant les feuilles odorantes. Je m'assis ou
plutôt je tombai en gémissant à la place même où j'avais vu ma petite
Jeanne cueillir des primevères par ce beau soir de printemps....


Pièce numéro 18

(Lettre de M. Ferrand, président du tribunal de première instance
d'Yvetot, écrite par un secrétaire, mais signée.)

Yvetot. 6 mai 1865.

_À Mme Veuve Péry de Marannes._

Madame.

Je vous aurais évité un dérangement sans la multiplicité de mes
occupations. Vous voudrez donc bien m'excuser si, dans l'impossibilité
où je suis de vous rendre visite, je vous prie de passer à mon cabinet
pour recevoir de moi une communication importante.

Cette communication aura un caractère tout officieux. Elle n'entraînera
pour vous aucun désagrément. Il est, en effet, à espérer que vous
céderez à des conseils que mon âge et l'intérêt que je porte à mon jeune
collègue L. Thibaut m'autorisent à vous offrir.

Veuillez agréer, Madame, mes hommages empressés.


Pièce numéro 18 bis

(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)

Dieppe, 5 mai 1865 (par la poste).

_À Mme veuve Péry de Marannes._

Madame.

Quoique n'ayant en aucune façon l'honneur de vous connaître
personnellement, je prends la liberté de m'adresser à vous pour vous
prier de mettre fin à une situation très pénible, et qui menace de
devenir dangereuse.

Mon fils, M. L. Thibaut, juge au tribunal de première instance, n'a pas
de fortune patrimoniale, mais sa position lui permet de viser à un
mariage avantageux.

J'ajoute que, jusqu'à présent, sa conduite exemplaire doublait les
chances qu'il peut avoir de s'établir honorablement.

Il m'est revenu que des relations se sont nouées, depuis assez longtemps
déjà, entre mon fils et Mademoiselle votre fille, dont je ne veux dire
ici aucun mal, mais que je ne consentirai jamais, je vous le déclare
formellement, à accepter pour ma bru.

Veuillez bien croire, Madame, que je n'ai pas la plus légère intention
de vous blesser; c'est pourquoi je me prive de toute espèce
d'explication.

Notre respectable ami, M. le président Ferrand, dans un esprit de
dévouement pour nous et de conciliation à votre égard, se charge
d'éclaircir près de vous les points qui pourraient vous faire hésiter à
suivre la ligne de conduite que vous devez adopter désormais vis-à-vis
de mon fils.

Je suis mère, Madame, j'accomplis mon devoir de mère.

Indépendamment de ce fait, qu'une union entre deux jeunes gens également
dépourvus d'aisance est une immoralité, je prétends choisir celle qui
sera la soeur de mes filles.

À cet égard, mon parti est irrévocablement pris. Je ne reculerai devant
rien pour sauvegarder l'avenir de mon fils, et s'il n'y avait pas
d'autre moyen, tenez-vous certaine de ceci: c'est que je n'hésiterai pas
à mettre ma malédiction entre lui et la folie qu'on le pousse à faire.

Veuillez agréer, Madame, mes salutations empressées.


Pièce numéro 19

(Écrite et signée par Mme veuve Péry. _Aux soins de la fermière du
Bois-Biot, pour remettre à M. L. Thibaut._ Sans date. Ce devait être le
7 ou le 8 mai.)

Adieu, mon cher enfant, les deux lettres ci-jointes vous donneront les
raisons de notre départ ou plutôt de notre fuite.

On aurait pu, je le crois, user de moyens moins cruels envers nous, mais
n'oubliez pas ceci: la dureté apparente de Madame votre mère n'a d'autre
origine que son affection pour vous. N'essayez pas de nous retrouver. Ce
serait mal, et notre peine en serait aggravée. Entre vous et Jeanne ce
n'était qu'une tendresse d'enfants. Vous oublierez. Adieu. Soyez bien
heureux.

_Note de Geoffroy_.--Au-dessous de la signature qui suivait cette
dernière ligne, il y avait encore une fois le mot: _Adieu._ Mais ce
n'était pas la même écriture, et la pauvre petite main de Jeanne avait
bien tremblé en le traçant.


Pièce numéro 20

(Écriture de Lucien Thibaut, très altéré, avec la mention: _Pour
Geoffroy_. Sans date.)

Je viens d'être bien malade et pendant longtemps. Les médecins disent
que c'est une fièvre nerveuse.

Cela fait souffrir beaucoup, mais les médecins se trompent. Ce ne sont
pas les nerfs qui souffrent dans cette fièvre-là.

Jeanne! ma pauvre petite Jeanne! Voilà mon mal. Il est au coeur. Je
souffre de ne plus la voir, de me sentir séparé d'elle à jamais.

Pas une lettre! pas un mot d'elle ni de sa mère! Je ne sais pas même où
elles sont.

Sa mère disait: «Vous oublierez....» Si Jeanne allait m'oublier! Elle
est si jeune! et il y en aura tant pour lui parler d'amour.

C'est pour le coup que je....

_Note de Geoffroy_.--Il y avait ici plusieurs lignes effacées, après
lesquelles le même numéro continuait:

Se peut-il que ce bas monde contienne un homme si heureux que toi,
Geoffroy? me voilà tout ragaillardi. Je viens de recevoir une lettre de
toi. C'est de l'essence de gaieté. J'essaierai de la respirer quand je
serai trop triste.

Autour de toi ce ne sont que sourires, joyeuses audaces, aimables
aventures. Du haut de tes succès il faut vraiment que tu aies de
l'affection pour moi puisque tu continues à m'écrire, à moi, obscur
robin que tu dois croire engourdi dans l'assouplissement provincial.

Car tu ne sais même pas que je me sauve de l'engourdissement par le
martyre.

Comme tu ris bien! de bon coeur et de tout!

Moi, je ne ris plus jamais, Geoffroy, et pourtant, dans ta lettre, il y
a une chose qui m'a fait sourire, c'est le paragraphe où tu me reproches
mon silence.

Mon silence! Je ne t'écris jamais, dis-tu? Malheureux! si tu recevais
tout d'un coup toutes les mains de papier que j'ai barbouillées à ton
intention! ce serait à submerger ta gaieté sous mes ennuis!

Te souviens-tu? j'étais fort pour _tirer au mur à_ notre salle d'armes
du collège. Je me confesse au mur en me confessant à toi, qui ne
m'entends pas. Cela t'évite un chagrin, et pour moi, c'est peut-être
plus commode....

Je suis chez ma mère à la campagne, sur la route d'Yvetot à Lillebonne.
Mes deux soeurs se relaient auprès de mon chevet.

Tout le monde ici est très bon pour moi, mais le genre de bonté qu'on me
témoigne implique un sentiment de protection. Dans ma famille, chacun
me protège, mes soeurs aussi bien que ma mère, et les domestiques s'en
mêlent à l'unanimité.

Notre vieille cuisinière met du sucre dans mes plats comme si j'étais un
petit enfant.

J'ai dû très certainement, à la suite du coup de massue qui me terrassa
à la ferme du Bois-Biot, donner quelques signes du mal mental auquel il
a été fait allusion. Pendant plusieurs jours, je suis resté sans
connaissance.

On me cache ces défaillances de mon cerveau, on me dit que j'ai eu le
délire, mais j'ai conscience de m'être assis plusieurs fois moi-même à
mon propre chevet, analysant avec une curiosité froide les symptômes de
mon mal moral, me consolant, m'arraisonnant et me grondant.... Quittons
ce sujet qui me donne le vertige.

On ne me cache pas tout, cependant. Ainsi, on me dit qu'en rentrant chez
moi, après cette journée qui me broya le coeur, je trouvai ma mère qui
m'attendait, et que je la maltraitai. Je n'en ai aucun souvenir, mais je
m'en repens sur parole. On m'a pardonné.

On me dit aussi que j'envoyai des injures, avec un cartel en règle, à ce
bon M. Ferrand, le président du tribunal, qui me l'a pardonné également.

Je lui sais gré de sa miséricorde, mais je ne me souviens ni du cartel
ni des injures.

On me dit enfin que vers ce même temps, Olympe quitta Dieppe et le
cercle brillant dont elle est la lumière pour me servir de garde-malade.

Le fait est que j'ai vaguement mémoire de l'avoir vue, plus belle que
jamais, assise au pied de mon lit.

Il parait qu'elle a été bonne, empressée, ravissante de zèle charitable,
et même....

Je peux bien être franc, puisque ma lettre ira où les autres sont
allées: _au mur_.

Il parait même qu'Olympe a été mieux encore que cela.

Ma mère m'a avoué en grandissime confidence que Mme la marquise
daignait se souvenir de nos enfantines amours.

Vois-tu cela?

De leur côté, mes soeurs échangent des regards attendris quand on parle
d'Olympe. Célestine fait des allusions à la voiture de Mme la
marquise qui est un huit-ressorts, s'il vous plaît. Julie lève les yeux
au ciel et murmure des machines sentimentales. On ne me souffle plus
jamais mot ni de la longue Sidonie, ni de Maria plus rose que les roses,
ni d'Agathe, un peu déjetée, mais héritière. Si j'étais fat, je croirais
qu'il dépend de moi, dès à présent, de remplacer M. le marquis de
Chambray.

Jeanne, ma jolie petite Jeanne! mon coeur chéri! Olympe est bien belle
et j'ai vu le temps où je ne plaçais rien au-dessus de la noblesse de
son âme. Mais maintenant, je t'aime, Jeanne, et je n'aimerai jamais que
toi!


Pièce numéro 21

(Note écrite au crayon par Lucien. Sans date.)

Olympe est revenue à Yvetot. Je ne pense pas qu'il y ait ici-bas une
femme plus délicieusement belle.

Beauté de marquise ou plutôt beauté de reine. Mes soeurs ont l'air
d'être ses sujettes.

Serait-il vrai qu'elle pût m'aimer? Que m'importe?

Maman me l'a dit positivement ce matin. Je n'y crois pas. Qu'y a-t-il de
commun entre ce rayon et mon ombre?

Elle me parle peu. Je la trouve pâlie.

Mme Péry est sa parente. Si elle pouvait me procurer des nouvelles de
Jeanne.

Je l'interrogerai le plus adroitement que je pourrai....


Pièce numéro 22

(Billet écrit et signé par M. le Dr Schontz. Tête de lettre imprimée
portant le nom du docteur et cette mention: _Spécialité pour les
affections pulmonaires.)_

Paris, le 24 juin 1865.

_À M. L. Thibaut, juge, etc._

Monsieur,

J'ai confessé une pauvre mourante qui va laisser après elle sur la terre
un ange abandonné. Je vous ai rencontré une fois à Paris, au temps où
vous et moi nous étions des étudiants, chez M. le baron de Marannes. Il
s'agit de sa veuve et de sa fille. On ne vous reproche rien, mais on
souffre et on se meurt. Votre présence ne sauverait pas la malade,
Monsieur, ma conscience, me force à l'avouer, mais la dernière heure
serait adoucie. Faites selon les conseils de votre honneur et de votre
coeur.


Pièce numéro 23

(Écriture de Mme la marquise de Chambray, hâtive et troublée, sans
date ni signature.)

_À M. Louaisot de Méricourt, agent d'affaires, rue Vivienne, à Paris._

Répondez courrier pour courrier.

Je suis dans la banlieue d'Yvetot, chez Mme veuve Thibaut, dont le
fils très malade et _peut-être fou_, vient de s'enfuir.

Il doit être à Paris.

Je jurerais qu'il est à Paris.

Trouvez-le sur-le-champ.

Je dis: Coûte que coûte; trouvez-le, je le veux.


Pièce numéro 24

(Sans signature, mais écrit sur lettre à tête imprimée, ainsi conçue:
Cabinet de M. Louaisot de Méricourt, consultations, démarches,
renseignements, rue Vivienne, près du passage Colbert, Paris.)

Cinq heures moins le quart (pas d'autre date).

_À Mme la marquise de Chambray,_ etc.

M. L. Thibaut, arrivé ce matin à Paris par train de onze heures.

Descendu chez Mme veuve Péry (baronne de Marannes), rue de Verneuil,
31, à midi moins dix.

Baronne décédée à quatre heures, soir.


Pièce numéro 25

(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.)

Yvetot, 28 juin 1865.

_À Mme la supérieure des dames de la Sainte-Espérance, à Paris._

Madame et chère mère,

Vous qui savez consoler tous les deuils, voici une bonne oeuvre à
accomplir.

Mlle Jeanne Péry de Marannes reste absolument seule après la mort de
sa mère à qui j'ai pu faire quelque bien en son vivant. Elle n'a plus
que moi de parente, et encore sommes-nous cousines si éloignées qu'il ne
faut point chercher là l'origine de l'intérêt que je lui porte.

Vous m'avez appris, vénérable et chère mère, à secourir, autant qu'on le
peut, tous ceux qui souffrent, indistinctement. Je voudrais que Mlle
Péry pût trouver un asile et des consolations dans votre sainte maison,
au moins pendant les premiers instants de sa douleur, et je vous prie
d'être assez bonne pour envoyer une de vos respectables compagnes, rue
de Verneuil. 31, au domicile de feu Mme Péry.

Vous donnerez à Mlle Jeanne une chambre convenable et la pension de
2e classe.

Il est bien entendu qu'elle ne devra recevoir aucune visite, sinon des
personnes de notre sexe. Et encore, je m'en fie à votre discernement
pour choisir les visiteuses.

Elle a le malheur d'être belle, et sa mère n'était pas une femme
prudente.

Je m'engage à solder tous frais de quelque nature qu'ils soient, ayant
trait à la mission que je vous donne, sur simple note remise par vous,
et je vous prie bien d'agréer, Madame et chère mère, l'hommage de ma
respectueuse affection.


Pièce numéro 26

(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut)

_À M. Lucien Thibaut, etc., à Paris_ Yvetot,

3 juillet 65.

Que fais-tu donc là-bas, à Paris, mon pauvre garçon? As-tu envie de me
faire mourir de chagrin! Ah! tu m'en as fait, tu m'en as fait depuis la
mort de ton père qui ne s'en privait pas non plus! j'entends de me faire
du chagrin.

Voyons, te crois-tu un collégien en vacances? à ton âge! Qu'est-ce que
c'est que ces polissonneries-là? Tu vas perdre ta place, tout uniment,
et par conséquent, ta carrière. Veux-tu me faire mourir de chagrin? Je
l'ai déjà dit une fois. Tu me fais battre la breloque.

M. le président Ferrand est venu voir si tu étais de retour. Voilà ses
propres paroles: «Si c'est comme ça que votre fils nous récompense de
son avancement sur place! Nous avons remué ciel et terre pour qu'il
monte juge, et il se comporte comme un paltoquet!»

Que veux-tu que je lui réponde, à cet homme-là? Il est bon comme le bon
pain, mais on se lasse, à la fin des fins. Est-ce que je peux lui dire
dans le tuyau de l'oreille: «Mon garçon a un coup de marteau?»....

Vois-tu, c'est tout bonnement terrible. Les mères sont trop
malheureuses. Quand tu auras été mis à pied, de quoi vivras-tu? Je
vendrai bien ma chemise pour toi, c'est sûr, mais on ne va pas loin avec
ça.

Et M. Ferrand me le disait encore hier: «Qu'il ne se fie pas à
l'inamovibilité. Ça peut craquer.» Tu es bien coupable!

Tes soeurs sont furieuses. Si tu n'avais pas notre Olympe pour te
défendre envers et contre tous, même contre moi, ces demoiselles
t'écriraient des lettres qui t'arracheraient les yeux de la tête.

Quel ange que cette femme-là! J'entends notre Olympe, car Célestine et
Julie ne sont pas tout à fait des anges.

Écoute donc! Les partis ne se présentent pas pour elles aussi nombreux
que les marguerites dans les prés. Et c'est toi qui en es la cause.

Si tu t'étais marié avantageusement comme on t'en a donné les moyens,
leurs relations auraient doublé du coup, et leurs chances de se placer
aussi. Dame! elles comptaient là-dessus, les pauvres biches. Sais-tu que
Célestine va sur ses vingt-sept ans? ça commence à n'être plus si tendre
que du poulet. Le matin, quand elle n'est pas encore pomponnée, on ne
peut pas, avec la meilleure volonté du monde, la prendre pour un enfant.

Les mères sont bien malheureuses! Tant pis si je l'ai déjà dit.

Julie passera encore plus vite que sa soeur parce qu'elle a des idées
romanesques. Ça ride, à la longue.

Voilà ou nous en sommes à cause de toi!

Mais il ne s'agit pas de nous, mon pauvre innocent, les femmes, c'est
bon pour souffrir; il s'agit de toi, il ne s'agit que de toi. Quinze
jours d'absence sans congé pour une petite savoyarde qui n'a pas même
d'aisance!

Tu crois peut-être qu'on ne sait pas ton histoire? Raye ça de tes
papiers.

Là, tiens, ce n'est pas propre. Ah! mais non!

Toi qui avais tant de conduite autrefois! M. Ferrand me le disait encore
avant-hier: «Pour avoir inventé la poudre, non! mais il ne faisait
jamais de grosses bévues, et quant à la conduite, un coeur!»

Ah ça! nigaud, tu n'as donc pas un oeil de chaque côté de ton nez? Tu ne
vois donc rien! Célestine et Julie s'en rongent le bout des doigts
jusqu'au coude, et moi je dépéris, ma parole. Je sens que ça me conduit
au tombeau.

Faudra-t-il qu'elle te fasse la cour? J'entends notre Olympe. Et chanter
des sérénades sous ta croisée, avec accompagnement de guitare? Ou
t'envoyer sa déclaration sur timbre par huissier?

Ah! godiche! godiche! un brin de sultane comme ça! je l'ai vue
s'habiller l'autre soir, écoute... ma parole, tu me ferais dire des
choses qui ne sont pas convenables!

Mais c'est aussi par trop fort de voir un grand benêt comme toi passer
devant le bonheur, les yeux tout larges, et ne pas seulement se douter
que la plus charmante femme du pays de Caux languit d'un penchant
qu'elle a pour lui!

Je ne suis pas notaire, pas vrai, mais on peut évaluer, ça divertit
toujours. À combien la comptes-tu? Soixante mille? Et le pouce! Je vas
t'établir ça.

Elle a tout le bien du marquis, tout, tout, tout! à la barbe des
collatéraux! Et je ne parle pas des millions du fournisseur dont on
cause par-dessus les moulins. C'est du roman, ça, le solide me suffit.

Écris en haut cinquante mille. Et la plus-value des terres, encore: tu
peux bien mettre cinquante-cinq.

Écris au-dessous dix mille pour ses biens à elle: ça fait déjà
soixante-cinq.

Attends! la vieille cousine Bezuchon aurait bien pu se souvenir de moi,
c'est sûr, eh bien! non. L'eau va toujours à la rivière. C'est Olympe
qui a eu les oeillets salants de la cousine au Croisie: douze mille à
poser.

En plus, l'oncle de ton ami Albert, le vieux Rochecotte du Havre avait
un faible pour Olympe--comme tout le monde parbleu! excepté toi--et il
lui a laissé un tout petit cadeau de 50 actions de la Banque de France.

À 3.700 francs l'action, ça nous donne un capital de cent quatre-vingt
mille.

Et les économies qu'elle doit faire tout en vivant comme une reine?

As-tu su qu'elle a refusé Albert de Rochecotte? Et pourquoi? Albert est
un garçon de trente à quarante mille depuis la mort de son oncle. Julie
le trouve joliment bien.

Imbécile! Voilà le mot lâché. Elle passe cent mille, j'en mettrais ma
main au feu! Et toi, tu n'as que ta toque. Si j'étais homme, je te
battrais comme plâtre. Tes soeurs, elles, n'y vont pas quatre chemins,
elles veulent te flanquer sur la gazette, aux annonces, comme un chien
perdu et te faire ramener par les gendarmes.

Voyons, sois gentil, mon petit, ton paquet n'est pas long à faire,
reviens, je t'en prie. Ta créature ne peut pas être de moitié si jolie
que notre séraphin d'Olympe.

Olympe! avec sa fortune! le ciel ouvert! et monsieur fait des façons!

Si je l'ai dit, c'est bon, je le radote: les mères sont bien
malheureuses!


Pièce numéro 26 bis

(Écrite et signée par la supérieure des Dames de la Sainte-Espérance.)

Paris, ce 4 juillet 1865.

_À Mme la marquise de Chambray, en son château, près et par Dieppe._

Ma chère fille,

J'ai le regret de vous apprendre que votre charitable intention au sujet
de la demoiselle Jeanne Péry n'a pas eu le résultat qu'elle méritait et
que vous désiriez.

Le nécessaire fut fait en temps pour prendre, rue de Verneuil, 31, et
amener dans notre maison cette jeune personne à laquelle vous aviez la
bonté de vous intéresser.

On lui donna une chambre commode et bien aérée, avec vue sur les arbres
de l'enclos: elle eut la pension de deuxième classe à laquelle on ajouta
quelques douceurs et toutes les consolations imaginables.

Je l'invitai même une fois, à cause de vous, chère fille, à ma modeste
table privée, avec les grandes pensionnaires du premier degré.

Rien n'y a fait. Elle s'est tenue à l'écart pendant tout le temps de son
séjour, rebutant nos mères par son silence boudeur qui ressemblait peu,
en vérité, à la résignation chrétienne.

Puis, le matin du septième jour, elle a pris la clé des champs.

Elle était libre d'aller et de venir. Nous n'avions pas le droit de
fermer sur elle la grille du cloître.

Je vous dirai, chère fille, qu'elle avait des lettres dans son tiroir.
Nous avons cru devoir en parcourir une ou deux. Elles étaient signées de
deux initiales L. T. et toutes remplies _d'amour pur, de jeunes rêves,
d'élans de l'âme_ et autres balivernes ridicules.

Sa fuite ne nous a donc causé aucune surprise.

Je vous rappelle les conditions de notre établissement: le mois commencé
est dû en entier, plus le service et quelques suppléments tels que ports
de lettres, visites de médecin, articles de pharmacie, bains, etc.

Notre mère-économe a pris la liberté de tirer sur vous et la présente
vaut avis.

Je suis, en J. C, ma chère fille, etc.

_P. S._--Nous sommes toujours en pourparlers avec le vieux millionnaire
de la rue du Rocher, pour le terrain où doit être bâtie notre nouvelle
maison. Il possède des hectares dans Paris! Et au prix où il veut
vendre, nul ne saurait évaluer l'immensité de cette fortune.

On dit que vous êtes sa parente; ma chère fille, ne pourriez-vous lui
écrire en notre faveur, faisant valoir avec votre tact précieux et votre
brillante intelligence, que nous sommes un établissement de bienfaisance
et que nos ressources sont bien bornées?

Je ne sais ce qu'il faut croire sur l'origine peu honorable des grands
biens de ce vieillard, qui vit en dehors de l'Église, quoique séparé du
monde.

Son nom est peu connu dans nos quartiers, bien qu'il y possède d'énormes
immeubles, mais son sobriquet, «le Fournisseur», est populaire par
l'envie et la haine qu'il inspire.

Avec un pied dans la tombe, qu'a-t-il besoin d'augmenter encore ses
richesses? Parlez-lui pour nous. Ce qu'il lui faudrait ce sont des
prières.

Vous, chère fille, vous sauriez sanctifier cette fortune si, comme on le
dit encore, elle vous venait en tout ou en partie par voie d'héritage.


Pièce numéro 27

(Anonyme. Écriture inconnue. Main de copiste. Sans date ni lieu de
départ.)

_À M. L. Thibaut, juge au tribunal civil d'Yvetot, Paris._

Ainsi finit l'histoire! La minette a sauté par la fenêtre de son couvent
et rôtit le balai quelque part dans le pays latin ou ailleurs.

Naturellement, on vous accuse de l'avoir enlevée.

C'est bien fait. Tout n'est pas bénéfice dans le métier d'amoureux, vous
verrez çà.

Est-ce que vous n'êtes pas l'ami du nouvel héritier, Albert de
Rochecotte? Avertissez-le de faire attention aux petites pattes de sa
Dulcinée.

Ces Fanchonnettes ont des griffes quelquefois.


Pièce numéro 28

(Écrite et signée par M. Louaisot de Méricourt, agent d'affaires.) Ce
mercredi (sans autre date).

_À M. Lucien Thibaut, juge, etc._

Monsieur et cher compatriote,

Je suis, comme vous, de cet excellent pays de Caux, qui peut passer pour
le jardin de la Normandie.

Sans avoir l'honneur d'être personnellement connu de vous, j'ai nourri
des relations que j'oserais dire assez intimes avec plusieurs membres
de votre respectable famille.

À ces titres, j'ose vous prier de m'accorder un rendez-vous
_d'affaires_, soit chez vous, soit à mon cabinet qui n'est pas sans
jouir d'une certaine notoriété dans la capitale (rue Vivienne, près du
passage Colbert, non loin du Palais-Royal).

J'aurais à vous communiquer de vive voix des particularités concernant
deux personnes _dont l'une s'intéresse à vous et dont l'autre vous
intéresse._

Tout retard pourrait être fâcheux.


Pièce numéro 29

(Écriture de Lucien. Non signée et non datée.)

Je ne sais pas si je suis éveillé. Je crois plutôt que je rêve. Ce qui
m'arrive est tellement étrange que je doute, même après avoir entendu et
vu.

Geoffroy! Je suis bien sûr que tu te serais rendu, comme je l'ai fait, à
l'appel de ce M. Louaisot de Méricourt. Son nom ne m'était pas inconnu.
Il appartenait à une famille de notaires, établi à Méricourt,
arrondissement de Dieppe. On a beau se raisonner, ces rendez-vous
mystérieux, donnés par les gens d'affaires, ont quelque chose
d'irrésistible.

Surtout quand le mystère est déjà entré dans notre vie par quelque porte
que ce soit.

Or, le mystère m'enveloppe et déborde tout autour de moi.

On y va toujours à ces rendez-vous qui sont des promesses ou des
menaces: J'y suis allé.

C'est au cinquième étage d'une grande maison de la rue Vivienne, dont
les fenêtres, ouvertes sur le derrière, dominent le vitrage du passage
Colbert.

J'ai été reçu par une grosse joufflue de servante, portant le costume de
chez nous, un peu amendé à la parisienne. Elle m'a toisé d'un regard
joyeusement effronté et m'a dit en balançant ses boucles d'oreilles d'or
en girandoles:

--Comment vous va? C'est vous qu'êtes le gentil garçon de juge? Je vous
reconnais bien comme ça du premier coup, quoique je ne vous aie encore
jamais vu. Je n'aime pas beaucoup les juges, mais je raffole des
amoureux. Censé, le patron est à déjeuner chez Véfour; mais entrez tout
de même, vous l'attendrez dans sa chapelle.

En parlant ainsi avec le pur accent d'Yvetot, elle m'avait pris par le
bras, sans façon, et me poussait à travers un salon, riche en poussière,
dont les meubles étaient dérangés à la diable.

--C'est moi qui fais le ménage, reprit-elle avec son rire retentissant,
ça se voit, pas vrai? Farceur!

Elle ouvrit une porte et m'en fit passer le seuil.

--Voilà, continua-t-elle, c'est l'atelier, la fabrique et la renommée.
Voulez-vous un coup de sec? ou demi-sec? Vous aimez peut-être mieux le
tout doux? Il y a toujours de quoi dans l'armoire, au goût des messieurs
et des dames.

Cette coquine, un peu trop mûre pourtant, était brutalement jolie avec
sa coiffe normande, surchargée de dentelles, et son jupon court. Elle
tourna la clé d'un placard pour y prendre sans doute du sec ou du
demi-sec, mais mon geste l'arrêta.

--Bah! s'écria-t-elle en riant plus fort, pas même ce qui plaît aux
demoiselles? On nous avait bien dit que vous étiez un agneau. Alors
asseyez-vous et gobez le marmot en pensant à votre bergère. À vous
revoir.

Elle sortit, claquant la porte à tour de bras.

J'étais seul dans le cabinet de M. Louaisot de Méricourt; une grande
pièce basse d'étage, avec châssis régnants, chargés de casiers. Des deux
côtés de la cheminée qui supportait une vilaine pendule, il y avait deux
magnifiques consoles, genre Boule, avec bouquets de fleurs et de fruits
en pierres précieuses.

Mais je ne remarquai point cela dans le premier moment parce que mon
attention fut tout de suite attirée vers un assez vaste bureau flanqué
d'un fauteuil de cuir, forme grenouille, sur lequel un véritable
fouillis de pièces de procédure et de dossiers s'éparpillait.

Un mouvement venait de se produire sur ce bureau. Le vent de la porte
brusquement poussée par la Normande, avait soulevé une feuille de papier
blanc posée sur le devant de la tablette.

Et la feuille, en s'envolant, avait découvert un agenda d'où sortait, en
manière de signet, un portrait-carte photographié.

De la cheminée, près de laquelle j'étais, c'est à peine si on pouvait
distinguer la nature de ce dernier objet; encore bien moins était-il
possible de reconnaître la personne représentée.

Je déclare même que je n'aurais pas su dire, en m'appuyant sur le seul
témoignage de mes yeux, si le portrait représentait un homme ou une
femme.

Et cependant je m'élançai en avant avec un battement de coeur qui
faillit me jeter foudroyé sur le plancher. Je saisis l'agenda, j'en
arrachai la carte, et je reconnus, au travers d'un éblouissement, le
sourire bien aimé de ma petite Jeanne.

Oui, de Jeanne que j'avais tourmentée tant de fois pour avoir son
portrait, et qui jamais ne me l'avait donné!

L'instant d'auparavant j'aurais cru pouvoir affirmer que Jeanne n'avait
jamais posé devant un photographe.

Mais c'était bien elle, vivante, on peut le dire, et parlante.

Au dos de la carte où le nom du photographe avait été effacé par un
grattage, il y avait quelque chose d'écrit au crayon.

Textuellement ceci: _En campagne, tout de suite! 3.000. C'est convenu._

Au moment où je déchiffrais ces mots bizarres il me semblait que
l'écriture ne m'en était pas inconnue, et qu'un nom allait me monter aux
lèvres.

Mais le nom ne vint pas et le souvenir qui voulait naître s'évanouit,
chassé par le flot de pensées qui envahit tumultueusement mon cerveau.

Le portrait de ma Jeanne chez cet homme! Comment? Pourquoi?

Un signalement écrit peut s'obtenir sans le concours du modèle, mais un
portrait photographié--debout--éveillé, souriant!

Je crus entendre un bruit de pas lointain encore, et je rouvris l'agenda
pour y replacer la carte.

Involontairement, mes yeux tombèrent sur la dernière page à demi-remplie
hier et attendant les notes d'aujourd'hui.

Mon nom écrit en toutes lettres arrêta mon regard.

Le fait en lui-même ne pouvait m'étonner que médiocrement puisque
j'étais ici sur l'invitation du maître de l'agenda, mais mon nom était
accolé à un substantif qui me parut inexplicable.

Il y avait, c'était la dernière ligne écrite: _Lucien
Thibaut.--Succession._

Et rien avant, rien après pour servir de clef à ce singulier rébus.

Certes, ma succession ne devait pas être opulente, je vivais surtout des
émoluments de ma charge.

Mais telle qu'elle était, ma succession, je ne la voyais pas encore
ouverte, et il pouvait m'étonner qu'on eût ainsi à s'en occuper chez les
gens d'affaires.

Je n'ai pas besoin d'ajouter que cette surprise était bien loin de
m'impressionner comme la découverte du portrait qui me laissait sous le
coup d'un grand trouble.

Seulement, cette surprise m'avait empêché de reposer l'agenda à la place
même où je l'avais pris et j'étais encore penché au-dessus du bureau
lorsqu'un bruit de porte qu'on ouvrait me redressa en sursaut.

J'attendais ce bruit puisque je savais qu'on approchait, mais je
l'attendais derrière moi et du côté par où j'étais entré moi-même.

Au contraire, il se produisait en face de moi, dans une lacune ménagée
sous le dernier étage des casiers, et que je n'avais point remarquée.

Cette lacune servait au jeu d'une porte dérobée qui venait de rouler sur
ses gonds.

En même temps, une voix de basse-taille fredonna sur un mode
sentimental:

    _Ah! vous dirai-je, maman_
    _Ce qui cause mon tourment...._

La chanson s'arrêta à ce deuxième vers, parce que le chanteur, dépassant
la baie de la petite porte, venait de m'apercevoir en flagrant délit
d'indiscrétion.

Ma main tenait encore l'agenda accusateur.

--Ah! ah! fit le nouvel arrivant, qui resta debout dans l'embrasure de
la porte. Tiens, tiens! Allons! exact au rendez-vous, mon cher
compatriote... car je suppose bien que vous êtes notre bon petit juge?

Je ne me souviens pas d'avoir été jamais plus désagréablement attaqué.

La voix de cet homme, qui était ronde pourtant et possédait un certain
caractère de bonhomie, ou plutôt de vulgaire franchise, me frappa, me
blessa comme un son connu et détesté.

Ma mémoire, rapidement interrogée, m'affirma que nous nous rencontrions
pour la première fois. Je ne pouvais connaître ni sa voix, ni lui. Cette
assurance cependant ne diminua en rien mon irritation, et je fis un pas
en avant, la tête haute, pour demander avec sévérité:

--S'il vous plaît, d'où vous vient ce portrait?

Je pense que mon accent devait être plus que sévère, car le nouveau venu
recula.

Mais ce fut l'affaire d'une seconde. L'instant d'après, il entra tout à
fait et repoussa très délibérément la porte derrière lui.

--Allons, allons, me dit-il, en assurant d'un coup de doigt les lunettes
d'or, qu'il avait sur le nez, je ne déteste pas les questions. Nous
allons causer nous deux, mon prince, je vous ai fait venir pour cela;
causer de tout un peu, et causer encore d'autres choses. Mon temps vaut
cher, c'est vrai, mais vous le payerez son prix.... Dites donc, vous
permettez qu'on se mette à l'aise chez vous?

Il appuya sur ce dernier mot avec une intention comique, mais sans
méchanceté.

Moi, désormais, je gardais le silence, regrettant déjà mon apostrophe
imprudente qui allait mettre obstacle peut-être à l'explication
ardemment souhaitée.

M. Louaisot de Méricourt, sans attendre ma réponse, dépouilla le paletot
noisette qu'il portait en surtout, malgré la chaleur, et m'apparut, vêtu
d'un gilet à manches, en tartan marron, d'une cravate blanche mal nouée
et d'un pantalon noir qui gardait de nombreuses traces de boue, en dépit
du beau fixe.

Il avait sous ce pantalon de vastes bottes difformes, chaussant bien à
l'aise les pieds qu'on rêve au Juif-Errant, devenu facteur de la poste:
pieds montagneux, aux orteils pourvus de robustes oignons, les vrais
pieds du fantassin éternel! Il remarqua sans doute l'attention que
j'accordais à sa base, car il me dit en décrochant dans un coin une robe
de chambre à ramages. Patience et longueur de temps! j'éclabousserai les
autres, à mon tour. Je n'aime pas les brosses. Mon pantalon ne sera
propre que quand il roulera cabriolet. Il endossa sa robe de chambre et
revint vers moi en ajoutant:

--Saperlotte! pas si agneau! Vous savez, Monsieur et cher compatriote,
je vous demandais tout à l'heure s'il était permis de se mettre à l'aise
_chez vous_, parce que je vous surprenais travaillant comme chez vous,
la main et le nez dans mes bibelots. Ce n'est pas un reproche. Je suis
le meilleur enfant de la Terre. Mais au lieu d'être un peu déconcerté et
de me dire avec politesse: «Pardonnez-moi, mon cher M. Louaisot de
Méricourt, si je touche à vos chiffons, c'est le hasard ou la
Providence, ou ci, ou ça», enfin un mot d'excuse, ah bien! ouiche! vous
haussez votre tête à cinquante centimètres au-dessus de vos épaules, et
vous me demandez malhonnêtement où j'ai volé ce qui est bien à moi....
Pas si agneau qu'on me l'avait annoncé, Mylord! Saperlotte, pas si
agneau!

Je balbutiai je ne sais quoi. Il se plongea dans son fauteuil de cuir,
et reprit bonnement:

--Mettons ça dans le coin, contre la muraille et n'en parlons plus. Moi,
je n'ai rien à cacher. Je vous aurais montré de moi-même le petit
portrait, avec tout plein de plaisir. Pauvre chatte! un joli brin! J'ai
connu son papa. Quelle canaille! Ça vous rembrunit, mon juge? Dans le
coin! Je n'ai qu'une envie, c'est de vous plaire.

Depuis qu'il était assis, je trouvais M. Louaisot de Méricourt tout
exigu. C'était, en vérité, un drôle de bonhomme, tout en jambes, avec un
buste court et replet, une tête qui hésitait entre l'épicier et le
pitre.--mais des yeux d'aigle!

Ces yeux-là arrêtaient le rire que toute la personne de M. Louaisot
provoquait au premier aspect. Ils regardaient d'autorité, et parfois,
sous le verre de ses lunettes, on voyait fulgurer de véritables éclairs.

--Monsieur, lui dis-je, désirant éviter tout cas de guerre, c'est bien,
en effet le hasard....

Il m'interrompit d'un coup sec de son couteau à papier dont il frappa
ma manche.

Asseyez-vous, M. Thibaut, fit-il en changeant de ton, je vous tiens pour
incapable d'espionner les gens qui vous ouvrent leur cabinet. Nous
sommes destinés à nous entendre, c'est certain et nécessaire. Ce qui
mène tout chez moi, je suis bien aise de vous le dire, c'est la
conscience, jointe à la minutie dans la délicatesse. Je ne m'en vante
pas: la profession l'exige. Faites-moi l'honneur de vous asseoir.

Je m'assis, il reprit:

--Vous grillez pour l'histoire du petit portrait? Je conçois ça. La
jeunesse! J'en ai éprouvé, à l'âge voulu, les rêves et les douceurs.
Mais ça n'empêche pas la conscience. Sans elle, dans notre état, on
n'aurait pas de l'eau à boire. Authenticité des renseignements, minutie
des informations, délicatesse des rapports. Je ne parle pas même de la
discrétion: c'est l'air qu'on respire en ces lieux. Moi, j'appelle ça
travailler en artiste.

Les avocats, mon cher Monsieur, les avoués, les notaires, c'est le vieux
monde. Il en faut pour donner des positions à un tas de fainéants.
D'ailleurs, en Angleterre, on a essayé de détruire les crapauds et il a
fallu en faire revenir de pleines cargaisons du continent. Historique.

Ne détruisez rien de ce que la nature a créé: même les officiers
ministériels, voilà le fond de ma religion.

Mais il ne faut pas non plus mettre les crapauds dans des cages, comme
des jolis oiseaux. Ils ne sont pas institués pour ça. Si vous soumettez
aux gens qui ont des diplômes, ou qui achètent leurs charges au marché
une difficulté,--une vraie difficulté comme celle qui menace de vous
étrangler, mon juge.--eh bien! autant vaudrait vous nouer un pavé à la
cravate pour piquer une tête du haut du parapet du Pont-Neuf!

Ça nous ramène à nos moutons, j'ai le portrait de la belle enfant, là,
sur ma table, au milieu d'une multitude d'autres objets, parce qu'il y a
une personne, homme, femme, ou militaire, qui désire avoir son adresse,
soit à Paris, soit à la campagne....

--Et qui vous offre 3.000 francs pour cela! m'écriai-je avec toute mon
indignation revenue.

--Juste! 3.000 francs comptant, de la main à la main.

--Et vous l'avez cette adresse?

M. Louaisot de Méricourt m'envoya un signe de tête plein de
bienveillance.

--Jeunesse! fit-il d'un air attendri, je t'ai connue à l'époque! Mon
cabriolet, auquel il était fait allusion tout à l'heure, ne me rendra
pas, quand je l'aurai, tes agréables enivrements!

Causons raison, voulez-vous? et ne lorgnez plus le portrait de la
minette, ou bien je causerais tout seul.

Mon cher Monsieur, vous êtes, sans vous en douter, un de mes meilleurs
clients, et je tiens à vous montrer le bonhomme--moi s'entend--sous ses
aspects les plus flatteurs.

Fin de l'escarmouche préliminaire: j'entre dans le vif. Attention!

Prime, d'abord, M. Thibaut, je vous connais comme ma propre poche. C'est
un point à considérer puisque ça va vous éviter une confession toujours
pas mal ridicule.

Je vous savais par coeur dès le temps du baron de Marannes avec qui il
m'est arrivé de faire, de ci, de là, quelque petite bricole d'affaire.
Bon diable. Pas de tenue. Il a fini comme ça se devait: ni mieux, ni
plus mal. Y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu des nouvelles de notre
ami Rochecotte?...

Je répondis négativement.

--Je pense à lui, reprit M. Louaisot, parce qu'il était de la bande du
baron, et aussi pour autre chose. Le voilà riche, ce bon grand Albert!
Plus riche qu'il ne croit. Avez-vous su qu'il avait des vues sur Mme
la marquise de Chambray? Oui? Et ça ne vous fait rien quand on chasse
sur vos terres?... Bien, bien! ne nous fâchons jamais. C'est vous qui
lui avez écrit une cocasse de lettre, l'année dernière, à ce bon Albert!

L'étonnement me fit sauter sur mon siège.

--La conscience, dit M. Louaisot, évidemment content de l'effet produit.
Faites-moi penser à vous reparler de ce pauvre Rochecotte, avant la fin
de notre conférence. Il lui est arrivé quelque chose.

Quant à votre lettre, j'en ai fait mention pour que vous pussiez voir à
quel point je suis renseigné. Ah! Mylord, vous étiez déjà un jeune
magistrat bien embarrassé! Et j'aurais pu, dès lors, vous offrir tout un
bouquet d'informations. Mais regardez-moi. Est-ce que j'ai l'air de
celui qui court après les pratiques?

Il se frotta les mains en clignant de l'oeil à mon adresse. Je gardai le
silence.

--Vous me direz, reprit-il: «Si vous ne courez pas après la pratique,
mon cher M. Louaisot, pourquoi m'avez-vous écrit?» Ah! voilà! Ça fait
partie d'une règle de conduite: je cueille les poires de mon jardin
quand elles sont mûres.

Il se mit à rire. Le rire éclairait ses traits vulgaires d'une lueur
qu'on pourrait qualifier d'ignoble.

Mais son bel oeil flamboyait héroïquement derrière ses lunettes.

--Après la conscience, reprit-il d'un ton de professeur, ce qu'il faut
dans notre état, c'est la décence. Pélagie vous aura
scandalisé.--Pélagie, c'est mon clerc, vous savez, la Cauchoise?--Elle a
une dégaine un peu folâtre, et je connais les divers sous-officiers
qu'elle fréquente pour le mauvais motif. Mais vous aurez beau regarder
dans une longue-vue, Monsieur, vous ne verrez rien si la lorgnette n'est
pas à votre point. Pélagie fait partie de la règle de conduite; elle a
sa raison d'être.... Je suis bête, moi! Je n'ai qu'à mettre un papier
dessus, parbleu!

Il s'agissait de la photographie que je dévorais toujours des yeux, à
ce qu'il parait.

M. Louaisot cacha ma pauvre petite Jeanne à l'aide d'une signification
sur timbre à laquelle était encore joint le protêt.

Mon oeil, arrêté dans cette direction, reconnut, ou crut reconnaître, au
corps du billet, l'écriture de Mme Péry.

M. Louaisot de Méricourt cligna encore de l'oeil et dit d'un air
aimable:

--Comme vous voyez! profits et pertes! Sans me targuer d'être supérieur
à Saint Vincent de Paul, je n'ai jamais rien refusé à la veuve et à
l'orphelin, quand l'affaire offre quelques garanties. J'avais
confusément l'idée que vous feriez les fonds à l'échéance, mais Mme
Péry refusa _mordicus_ de s'adresser à vous. C'était une nature
insuffisante, sans aucune initiative.... Ne vous apitoyez pas sur mon
sort. L'effet est de 500 francs, sur lesquels j'ai fourni 75 francs écus
et 425 francs d'eau de Contrexeville en cruchons vernis. Je puis vous
affirmer qu'il sera soldé un jour ou l'autre, capital, intérêts et
frais, plus un pourboire.... Pélagie!

La grosse gouvernante parut presque aussitôt, le nez et la coiffe au
vent.

--Apporte-moi une croûte, lui dit M. Louaisot, et quelque chose avec, M.
le juge permet. Regarde bien M. le juge. Pélagie, il est de la maison.
Jamais, au grand jamais, entends-tu, tu ne lui refuseras ma porte,--à
moins que nous n'ayons mieux à faire.

Pélagie exhiba ses trente-deux dents en un gros rire jovial et sortit.

J'avais toujours les yeux fixés sur le pauvre billet de la morte. Je me
disais qu'on l'avait protesté peut-être au chevet de son agonie. Et il
recouvrait maintenant l'adoré sourire de ma Jeanne, perdue pour moi
peut-être à jamais.

Pélagie apporta une assiette sur laquelle il y avait un bon morceau de
pain avec une tranche de rôti froid.

--On n'a donc pas bien déjeuné, ce matin, chez Véfour? demanda-t-elle
d'un air effrontément candide.

--Va voir de l'autre côté si j'y suis, toi! répondit M. Louaisot, la
bouche déjà pleine. Murons la vie privée, si nous ne voulons pas être
flanquée dehors, M. le juge est un jeune homme comme il faut, et tu lui
ferais croire que tu n'as pas été élevée aux Oiseaux!

Pélagie montra pour la seconde fois ses dents d'une blancheur insolente,
et fourra ses mains dodues dans les poches de son tablier de soie. Ce
fut sa seule réponse, mais elle en valait bien une autre. M. Louaisot de
Méricourt, reprit quand elle fut sortie:

--Excusez-la, M. Thibaut, elle sort de chez un conseiller d'État. Je
vous devais cette explication loyale. Où en étions-nous? Je vous disais
que vous étiez mon client sans vous en douter. Farceur! je crois au
contraire que vous vous en doutez supérieurement. Vous ne dites rien,
mais la langue vous démange de m'interroger, parce que vous savez de
science certaine que je peux vous apprendre un tas de machines. C'est
ici le magasin.

Il s'interrompit pour prononcer d'un ton railleur cette phrase que
j'avais lu la veille dans une lettre anonyme.

--_Tout n'est pas rose dans le métier d'amoureux._

Cela me fit relever la tête. Il me regardait fixement. Le rayon aigu de
sa prunelle m'entrait dans les yeux. Il reprit en baissant la voix:

--Avez-vous lu dans les journaux la mort de ce pauvre Albert de
Rochecotte?

Je crus avoir mal entendu.

--Mort! Albert serait mort! m'écriai-je.

--Bien, bien. Ce triste événement m'a aussi donné un coup. Je vous avais
dit que je vous reparlerais de lui avant de nous quitter, et peut-être
que ce fait divers ne sera dans votre journal que demain. Voilà: il
paraît que sa donzelle.... Comment l'appelez-vous?

Je me souvenais du nom de Fanchette qui revenait si souvent dans les
lettres d'Albert.

Je le balbutiai. J'étais atterré.

M. Louaisot, tout en mangeant son rôti sous le pouce, tenait toujours
fixé sur moi son regard tranchant qui me blessait et m'inquiétait.

Il me semblait deviner une menace dans ce regard.

--C'est ça! fit-il avec un singulier sourire, méchant et bonhomme à la
fois, c'est parbleu bien ça! Fanchette!... Quoiqu'elle ait peut-être
encore un autre nom. Il s'arrêta. Évidemment son regard me provoquait.

Je restai muet. J'étais frappé plus que je ne puis dire par l'annonce de
cette mort prématurée, à laquelle ma raison refusait d'ajouter foi.

--Mais que nous importent les autres noms qu'elle peut avoir? poursuivit
M. Louaisot sans perdre un coup de dents. Celui de Fanchette suffit
amplement à caractériser la particulière. À bon entendeur, salut, M.
Thibaut! Donc, Fanchette, puisque Fanchette il y a, se mêlait d'être
jalouse. Ce n'est pas rare, et quand elles ne le sont pas elles font
semblant, c'est leur état. Or, ce pauvre Rochecotte s'était mis en tête
de faire une fin....

--On n'épouse pas Fanchette! murmurai-je involontairement, par souvenir
de la dernière lettre du pauvre Rochecotte.

--Possible, me répondit M. Louaisot, mais alors Fanchette tue.

Ce mot me mit tout debout sur mes pieds. M. Louaisot, me voyant ainsi
levé, me dit avec un geste courtois:

--Ne vous dérangez donc pas, cher Monsieur.

Mais je ne l'entendais pas. Je restais là tout étourdi.

Après toi, Geoffroy, Rochecotte était celui de vous tous que j'aimais le
mieux.

M. Louaisot de Méricourt quitta son pain et son rôti pour prendre sur la
table un paquet de lettres qu'il feuilleta avec son couteau à manger.

--Fanchette tue, répéta-t-il, tout comme la balle d'un fusil ou le
boulet d'un canon. Il y a cent manières de tuer.... Est-ce que vous
n'aviez pas cher M. Thibaut, quelque engagement de jeunesse avec Mme
la marquise de Chambray?

Je dus me redresser très haut, car il enfila aussitôt toute une série de
gestes qui valaient la plus éloquente apologie. Et cela ne l'empêcha
pas d'ajouter:

--Vous comprenez bien qu'on me répond quand on veut. Je ne force
personne. Règle de conduite: quand je me permets d'interroger, c'est
toujours dans l'intérêt du client. Mettez, je vous prie, que je n'ai
rien dit, mon cher M. Thibaut.... Voici le fait-Paris en question.

Il détacha une fiche de papier imprimé qu'on avait coupée dans un
journal et collée, avec deux pains à cacheter, à l'intérieur d'une
lettre. Il me la tendit au bout de son couteau.

Le journal disait:

Encore un assassinat! Hier soir, à dix heures, le pittoresque hameau du
Point-du-Jour, si connu de tous les amateurs de plaisirs champêtres, a
été effrayé par un tragique événement.

Dans un cabinet particulier du restaurant: _les Tilleuls_, où se
réunissent d'ordinaire les joyeuses sociétés de promeneurs, un jeune
homme et une jeune femme s'étaient fait servir à dîner.

Et tous deux, pendant le repas, au dire des garçons qui les ont servis,
avaient fait preuve d'une gaieté folle.

Longtemps après qu'on leur eut monté le café, et quand le maître de
l'établissement s'étonnait déjà de ne plus rien entendre dans leur
cabinet, tout à l'heure si bruyant, une société qui occupait un salon
voisin put saisir quelques sons plaintifs.

On essaya d'ouvrir la porte qui était fermée ou plutôt barricadée en
dedans et force fut d'envoyer chercher un serrurier qui ouvrit enfin.

À l'intérieur, un spectacle horrible s'offrit aux yeux des assistants.

Le jeune homme--M. A. de R... reconnu par le maître de l'établissement
pour un de ses clients habituels--était étendu sur le carreau et baigné
dans son sang.

Il expira au bout de quelques secondes et ne put prononcer une seule
parole de révélation ou d'accusation.

La jeune fille, elle, avait disparu; nul ne peut dire quand ni comment.

Le maître de l'établissement dont elle était également connue la
désigne sous le nom de F....

On a trouvé parterre, auprès de la table--ceci n'est qu'un on-dit--un
mouchoir souillé de sang, ayant appartenu à la fille F... et un petit
étui ou paquet contenant une demi-douzaine de cartes photographiques qui
seraient des portraits de la même fille F....

M. A. de R..., venait de faire un héritage. Il était sur le point de se
marier. On attribue ce meurtre à la jalousie. La justice informe
activement.»

C'était terriblement clair. J'allais pourtant exprimer un doute, fondé
sur ce fait que le journal ne donnait que des initiales, lorsque M.
Louaisot me tendit une seconde fiche plus étroite qu'il venait de
découper délicatement avec des ciseaux dans le corps même de sa lettre.

Je lus ce qui suit:

...Vous avez déjà deviné: R. désigne Rochecotte et F. Fanchette. Je le
sais d'une façon trop certaine.

Ce que le journal ne dit pas, c'est que cette malheureuse a été vue par
un témoin sur le bord de la rivière, tout égarée et comme folle.

Elle tenait encore à la main une paire de ciseaux tout sanglants.--Ce
serait avec des ciseaux que le meurtre aurait été commis!--Elle avait
les mains souillées de taches rouges et des cheveux, arrachés dans la
lutte, se collaient horriblement à ses doigts....

Les uns disent qu'elle s'est noyée entre le Point-du-Jour et le pont de
Grenelle, les autres, qu'elle est parvenue à s'évader...»

Je restai muet de stupeur après cette lecture.

M. Louaisot ayant achevé de dépêcher sa prébende, quitta son fauteuil et
alla ouvrir le placard contenant, au dire de Pélagie, ce qui plaît aux
messieurs, aux dames et aux demoiselles. Il en retira une bouteille de
vin entamée.

--Un petit coup pour vous remettre le coeur? demanda-t-il avec sa bonne
humeur imperturbable. Sur mon geste de refus, il remplit un verre
jusqu'au bord et le huma sans se presser.

Puis il vint se rasseoir vis-à-vis de moi et reprit en s'essuyant la
bouche:

--Très malheureux, Monsieur et cher compatriote, je suis bien éloigné de
dire le contraire. Un charmant garçon, riche dès aujourd'hui, et qui
demain.... Mais bah! demain n'est à personne. Comprenez-vous maintenant
la vérité de ce que je vous disais sur le métier d'amoureux?

Et se figure-t-on chose pareille? avec des ciseaux! Combien cette
Fanchette a-t-elle dû frapper de coups? dix, vingt, trente?... Mais,
après tout, des ciseaux, c'est une arme de pauvre fille. Les grandes
dames tuent autrement. J'en ai connu qui se servaient d'une épingle et
qui frappaient--plus de mille fois--droit au coeur!

La profession a ses chagrins, mais elle est curieuse pour un
observateur.

Le truc, mon cher Monsieur, c'est de savoir tout utiliser. Et, tenez, ce
vieux bébé de baron a tourné l'oeil en me devant 176 fr. 20 c.; c'est de
l'argent. Mais je lui pardonne, parce que, un beau jour de sa vie, ou
peut-être une belle nuit, il a fait une besogne qui me vaudra mon
cabriolet, et mon hôtel aussi, et mon château, et encore, vous allez
rire, ma place au palais Bourbon, car j'ai des idées de politique. Je
m'exprime élégamment, j'aime à discourir, et ça me chatouillerait assez
d'être appelé «l'honorable préopinant».

Il s'arrêta et mit le poing sur la hanche pour ajouter:

--Dites-donc, vous! aussi honorable que bien d'autres! La profession est
délicate, c'est sûr, mais louche-t-elle plus que le commerce à faux
poids et l'industrie frelatée, qui remplissent la chambre d'usuriers et
de faiseurs, gonflés, les uns et les autres, comme des sangsues après
leur dîner rouge?... Et on se relève, chez nous par la conscience!

M. Louaisot enfla ses joues et fourra son pouce dans l'entournure de son
gilet, pour me regarder du haut de sa grandeur.

En somme, où tendait tout cela?

J'écoutais sans trop d'impatience ce débordement de paroles bavardes,
parce que j'y cherchais un sens qui n'était pas celui des mots
prononcés.

Mon instinct me disait que, sous ces verbiages, se dissimulait un but
très habilement poursuivi.

Dans toute la vérité du terme, je me sentais enveloppé par une menace
vague qui allait se resserrant sans cesse autour de moi.

Une fois ou deux, la pensée me vint que j'avais affaire à un maniaque,
mais ce soupçon ne tint pas contre l'évidence qui naissait de mon
émotion même.

Geoffroy, il faut me lire comme j'écoutais: entre les lignes et hors du
texte. C'est sérieux. Je dirai plus: c'est peut-être mortel.

Il y a déjà du sang dans le passé, il y aura encore du sang dans
l'avenir.

--Mon cher M. Thibaut, reprit Louaisot après un court silence, je vous
étonnerais si je vous disais depuis combien de temps j'ai l'avantage de
m'occuper de vous. M. Scribe a fait plus de cent comédies, c'était un
homme de talent, moi aussi,--et je n'en ai fait, qu'une. Jugez si elle
doit être bonne!

Quand j'étais tout petit, là-bas, au pays, j'entendis raconter une fois
l'histoire d'un brave homme qui n'était pas cordonnier et qui vendit
300.000 paires de savates au gouvernement de l'empereur Napoléon 1er,
roi d'Italie et protecteur de la Confédération germanique.

Napoléon n'est pas mon fétiche, à moi, j'aime mieux Franconi.

Devine devinaille! Savez-vous pourquoi les gouvernements qui ont besoin
de chaussures frappent toujours à la porte des boutiques où il n'y a ni
cuir ni ligneul? Et de même pour le reste, achetant leur pain au
boucher, leur viande chez l'horloger et l'avoine de leurs chevaux aux
fabricants de corsets mécaniques?

Dans l'histoire dont je vous parle, on voyait un bedeau de paroisse et
un facteur rural, qui vendirent au grand Napoléon trente-six charretées
de fusils.

Le brave homme aux 300.000 paires de souliers était un maquignon de
Lillebonne qui avait un neveu, brosseur chez un capitaine, lequel
capitaine faisait la cour à une demoiselle qui connaissait une dame dont
la soeur avait une cousine. Comprenez-vous? La cousine était précisément
la tante d'un beau gars qui valsait bien. Et la femme de M. le
secrétaire général du ministère de la Guerre était folle de la valse.

J'ai gazé l'anecdote à cause de vos moeurs.

Voilà comment les choses se font: Mme la secrétaire générale donna la
fourniture au beau gars, qui la vendit à sa tante, qui la passa à la
cousine et ainsi de suite jusqu'à l'oncle du brosseur.

Tout le long du chemin, la fourniture avait sué des pièces de cent sous.
Elle était maigre, maigre quand elle arriva au maquignon de Lillebonne.
S'il avait eu la bête d'idée de livrer des vrais souliers au
gouvernement, il aurait fondu son dernier sou.

Mais c'était un fin finaud de Cauchois. Il se dit: Qu'est-ce que ça
fait? c'est pour des soldats!

Et il acheta un plein magasin d'almanachs qu'il fourra dans les
semelles.

Qui fut bien chaussé? ce fut le fournisseur. Quant aux soldats, ils
allèrent sur leurs plantes, dans la boue, jusqu'à Vienne ou jusqu'à
Moscou, je ne sais pas au juste. Et tout le monde fut content.

Ça vous est égal, mon histoire? vous croyez ça? Peut-être que vous vous
trompez. Moi elle me donna la première idée de ma comédie.

Et j'y pioche depuis le temps.

De rien on ne peut rien faire, ça parait certain, mais il est également
positif qu'avec presque rien on peut faire beaucoup. Voyez les
almanachs, qui deviennent des semelles, portant les conquérants de
l'Europe!

C'est affaire de soins, de peines, et la manière de s'en servir.

Mon histoire, telle que je vous l'ai contée, a tué le pauvre jeune M. de
Rochecotte, à plus de soixante ans de distance.

Et la petite photographie qui est là.... Mais n'embrouillons rien.
C'était pour réveiller votre attention, Monsieur et cher compatriote.
C'est fait.

Nous en étions à ce qu'on peut tirer de presque rien. Dame! consultez la
nature. Le coq est dans l'oeuf, le chêne est dans le gland.

On couve l'oeuf, on arrose le gland; l'affaire sort, on la nourrit, on
l'engraisse.

Mais comment engraisser une affaire? Avec du foin? Non, avec de
l'esprit, de l'adresse--et de la conscience.

J'en ai plein mes poches et encore au grenier.

Aussi, mon affaire se porte comme le Pont-Neuf, M. Scribe en serait
jaloux....

Il reprit haleine. Je passai mon mouchoir sur mon front qui était baigné
de sueur.

Pour tout autre ces choses eussent bourdonné à l'oreille comme un vain
son. Moi, j'en souffrais comme la souris que le chat pelote.

J'aurais payé pour que la griffe jaillît enfin hors de cette patte de
velours.

--Patience! fit M. Louaisot, avec son détestable sourire. Je ne dis rien
d'inutile, et nous en verrons le bout. L'origine de ma brillante
éducation fut donc l'anecdote des souliers militaires, fabriqués avec
des almanachs. Ils étaient, dans notre pays de Caux, cinq fournisseurs
de la même farine.... Mais vous transpirez trop, Monsieur et cher
compatriote. J'abrège. Arrivons au fait et parlons de vous.

--Oui, parlons de moi, répétai-je machinalement, je vous en prie!

C'était de ma part, un véritable cri de détresse. M. Louaisot me jeta un
regard de travers.

--Ma parole, fit-il non sans dépit, je ne suis pourtant pas ici pour
m'amuser. Aviez-vous peur de me voir démonter pour vous toute ma
mécanique? Non pas, non pas, diable!

Il ajouta en tirant sa montre:

--J'ai d'autres clients que vous, mon cher Monsieur, entre autres la
personne qui offre trois mille francs pour la photographie. Elle paye
bien, et comptant. Je la sers pour son argent, ric à rac. Mais quant à
gâter le métier, jamais! Ce n'est pas mon tempérament.

D'ailleurs, qui sait? Peut-être que j'ai une vieille dent de lait
contre cette personne-là. Et peut-être qu'au contraire je vous porte un
intérêt hors ligne. Pourquoi? parce que....

Voyons! si vous étiez l'affaire?

--L'affaire? répétai-je encore, cherchant à lire dans le rayon qui
flambait dans ses yeux.

--Oui, l'affaire! si vous étiez l'affaire, la propre affaire que je
nourris et que j'engraisse pour la vendre de mon mieux à la foire
prochaine? On a vu des choses plus étonnantes, Mylord!

En foi de quoi, ne faites plus l'endormi, et ouvrez vos deux oreilles
toutes grandes....

Il changea de ton et poursuivit avec une emphase soudaine:

--M. Thibaut, vous allez entrer, non, vous êtes entré déjà et jusqu'au
menton encore, dans une charade de tous les diables dont vous chercherez
le mot longtemps, longtemps.

Quand vous trouverez le mot, si jamais vous mettez la main dessus, il
sera peut-être trop tard.

En attendant, vous aurez des hauts et des bas, M. Thibaut. Au moment où
vous vous croirez mort, je vous enverrai du secours, par suite de
l'affection que vous avez su m'inspirer dans cette courte entrevue, ou
bien pour nourrir l'affaire, arrangez cela comme vous voudrez.

Mais aussi, quand vous ouvrirez le bec pour crier victoire, boum! un
coup de canon! C'est moi qui tirerai sur vous à boulet rouge.

L'affaire! Votre victoire tuerait l'affaire tout aussi bien que votre
mort.

Pour le moment, vous êtes à la côte comme disent les marins, aussi je
vous tends la corde. Que souhaitez-vous, cher M. Thibaut? Je gage que
c'est la photographie. En vérité, ça n'en vaudrait pas la peine. Je
ferai mieux, je veux vous rendre l'original du portrait....

Je joignis les mains comme s'il m'eût ouvert le ciel.

--Attendez donc! ajouta-t-il. Et ça se mêle d'être le collègue de M.
Ferrand! Voilà un compagnon dont la peau n'est pas transparente!
L'avez-vous regardé dans l'oeil?... Attendez donc! Que feriez-vous du
pauvre ange si les mêmes obstacles restaient dressés entre elle et vous?
Je ne fais rien à demi. En vous rendant l'original en question, je
prétends vous fournir les moyens de l'épouser bel et bien par-devant M.
le curé et par-devant M. le maire.

Ma tête s'inclina sur ma poitrine. J'étais incapable de trouver une
parole. Mais des paroles, il en avait pour deux.

--Vous croyez que je me moque de vous, jeunesse? reprit-il; vous avez
tort. Je n'ai jamais le temps de me moquer. Je possède un moyen certain
d'obtenir, par des voies de douceur, le consentement de cette farouche
Mme Thibaut. Je suis prêt à mettre ce moyen à votre disposition, et
ça ne vous coûtera que mille écus: juste le prix marqué par l'autre
client sur la photographie.

--Je n'ai pas mille écus, murmurai-je.

--On vous fera crédit, mon prince, dit-il en souriant.

Puis il ajouta ces paroles étranges:

--Voyez-vous, il ne faut jurer de rien. Vous êtes peut-être un
millionnaire, sans le savoir....


Pièce numéro 29 bis

(Écriture de Lucien. Suite du précédent.)

On est venu me demander pendant que j'écrivais. Il m'a été remis un pli
jeté dans la boîte du concierge, et contenant une lettre ou plutôt un
fragment de lettre qui ajoute un point d'interrogation à tant d'autres.

Tu le verras. Je continue tandis que j'ai la mémoire fraîche, désirant
terminer aujourd'hui même le récit de mon entrevue avec M. Louaisot.

Cette phrase bizarre: _Vous êtes peut-être un millionnaire sans le
savoir,_ glissa sur mon entendement au milieu du flux des paroles dont
j'étais littéralement inondé. M. Louaisot poursuivit après une pause,
destinée sans doute à souligner son allusion à mes prétendus millions:

--Vous n'avez pas, Monsieur et cher compatriote, à vous occuper des
réalités ou des rêves sur lesquels je pique mon hypothèque. Ça me
regarde exclusivement: Je suis majeur. Je prendrai votre promesse pour
bonne, voilà le fait. Pas d'écrit, pas de billet! à la normande!
Tapez-moi seulement dans le creux de la main.

Il avança la sienne. Je la touchai du bout de mes doigts.

Je n'espérais pas beaucoup sans doute du moyen mystérieux que M.
Louaisot mettait à ma disposition comme s'il eût été une bonne fée, mais
j'éprouvais une curiosité d'enfant.

Je voudrais en vain le cacher, j'étais sous le coup de ce trouble qui
porte à admettre le merveilleux.

Dans une certaine mesure, M. Louaisot, touchant le but qu'il visait,
avait réussi à me fasciner.

--Tope! fit-il, marché conclu. Trois et trois font six, lié! c'est six
mille francs que je gratte, ce matin. Passons au moyen dont je vais
opérer loyalement la livraison. Vous n'avez pas plus de ruse qu'il ne
faut dans votre sac, mon cher Monsieur, mais vous êtes juge; après tout,
ça forme un jeune homme.

Vous avez vu et entendu, sur le banc des accusés, des gaillards qui ont
le fil, sans compter les avocats: vous savez à peu près ce que parler
veut dire.

Bon! Votre maman, qui est une respectable femme, veut faire votre
fortune par un mariage. Les mères ne sortent pas de là. Pour elles,
c'est le grand chemin. Et ici, la bonne dame est tout spécialement
servie par le hasard. Après avoir jeté ses plombs sur des goujons de
médiocre grosseur, Mlle Sidonie, Mlle Agathe, Mlle Maria...
vous voilà tout ébahi de me voir connaître ces noms-là. Mettez-vous donc
une bonne fois dans la tête que notre métier vit de conscience.

Nos prospectus chantent: «Je sais tout, je sais tout, je sais tout!» Ce
serait donc manquer de conscience si la maison ignorait la moindre des
choses.

Je reprends: La maman Thibaut, en lorgnant ce fretin, a cru voir tout
d'un coup qu'un bien autre poisson rôdait autour de sa nasse.

Un superbe saumon, celui-là! saperlotte! le plus beau poisson du pays à
vingt lieues à la ronde! Mme la marquise de Chambray, la reine de la
localité, l'étoile de l'arrondissement, l'astre du département, et avec
ça le miroir de toutes les vertus, un phénix, quoi, une perle, un
trésor... je ne ris pas, au moins: c'est ma cliente. Me suivez-vous
bien, jeune homme?...

Je fis un geste affirmatif.

--Et vous ne vous offensez pas du ton léger que je prends, hein? On ne
peut pas toujours rester raides comme des bâtons. J'ai un fonds de
gaieté dans le caractère. «Voulez-vous bien me dire maintenant ce que
pouvait peser votre autre petite vis-à-vis de l'incomparable marquise?
Je parle de Jeanne Péry, la pauvre fillette. Vous savez mieux que
personne d'où elle sort. Et pour racheter sa naissance, elle n'a que les
dettes laissées par ses lamentables père et mère.

--Mme Péry, voulus-je dire, était une femme....

--Parbleu! interrompit M. Louaisot, et M. Péry, un homme. Au point de
vue physiologique, il faut cette variété dans les sexes pour constituer
un ménage.

Mais quel homme! et quelle femme! Votre fantaisie de grand enfant pour
l'héritière de ce couple, mon cher Monsieur, n'aurait pas même pu faire
tort à Mlle Maria, ni à Mlle Agathe, ni à Mlle Sidonie. Jugez
donc quand Mme votre maman l'a flanquée en balance avec la marquise
Olympe!

Et encore, votre bonne mère avait à dire ceci: c'est que vous étiez
moins godiche dans votre jeune âge. La susdite marquise Olympe avait été
votre premier rêve. Ne rougissez pas: c'est un fait acquis à l'histoire
générale de notre époque.

Bon! voici quelque chose de moins vraisemblable: de son côté,
l'éblouissante Olympe en tenait pour vous, mon prince. Sous quel
prétexte? Je n'explique pas, je constate. L'Amour a un bandeau dans la
mythologie, et d'ailleurs, en dehors de l'innocence incurable qui fait
le désespoir de vos proches, vous êtes diablement joli garçon!

Enfin n'importe, ça y était: Cupidon l'avait piquée de ses flèches. On
pouvait donc chanter: affaire bâclée! et marchander la corbeille.

Ah! bien, ouiche! pas du tout. Obstination inopinée de l'ancien agneau
qui tourne au bélier pour l'entêtement. L'agneau s'acharne après son
second rêve, le mauvais rêve, celui qui n'a pas le sou!

Dame! maman se fâche, mais là, tout bleu! Les deux soeurs n'ont plus une
goutte de sang qui ne soit vinaigre.... Qu'est-ce que c'est Pélagie?

La porte par où j'étais entré venait de s'ouvrir, et cette large fleur,
Pélagie, s'épanouissait sur le seuil.

--C'est la dame, dit-elle.

--Quelle dame? demanda M. Louaisot avec impatience.

--Parbleu! répliqua Pélagie, la belle, donc! Celle du pays, et que vous
avez dit d'aller lui chercher des gâteaux jusque chez Félix, si elle
veut.

M. Louaisot de Méricourt sourit d'un air discret et fin.

--Emballe dans le boudoir, ma vieille, dit-il, donne le journal et prie
d'attendre. Sois polie, sois même prévenante, mais non pas jusqu'à
offrir l'absinthe. Et souviens-toi bien de ceci: le jeune seigneur ici
présent doit être traité en toutes circonstances avec les mêmes
ménagements. La dame et lui font la paire. Suppose que ma clientèle soit
un panier, ils sont le dessus de ma clientèle. Va!

La Normande l'écoutait comme toujours d'un air moitié obéissant, moitié
goguenard.

Quand elle eut refermé la porte, M. Louaisot reprit:

--Concis et précis, voilà désormais le mot d'ordre. Je supprime toute
une série d'arguments intermédiaires, et je dis: nos prémisses étant
posées comme ci-dessus, il est clair que la maman vous ferait rôtir sur
le bûcher d'Abraham plutôt que de vous laisser convoler avec la
photographie.

C'est certain, c'est net et plus évident que la lumière du jour. Et je
l'approuve, cette mère de famille.

Mais si on démolissait les prémisses de fond en comble, de manière à
n'en pas conserver une miette, qu'arriverait-il? Veuillez me répondre.

Je n'eus garde. Il continua:

--Monsieur et cher compatriote, j'ai rencontré plus d'un modèle
d'ahurissement, mais d'aussi parfait que vous, jamais! J'ai peut-être
en tort de vous parler la langue des artistes et gens du monde. En bon
français d'Yvetot, voyons! Je suppose que Mme la marquise ne veuille
plus de vous?

Je dus faire un mouvement, car il s'écria:

--N'est-ce pas que c'est une idée? J'en ai comme ça par hasard d'assez
mignonnes. Il est manifeste que le refus de la belle Olympe arrangerait
déjà beaucoup nos affaires. Le gros poisson étant parti, on
recommencerait la pêche aux goujons.

Mais c'est que notre pauvre photographie n'est même pas un goujon,
direz-vous?

Elle n'est rien. Elle est moins que rien.

Donc, le refus de la rayonnante Olympe n'aurait pour résultat immédiat
que de nous ramener à Mlle Sidonie, à Mlle Agathe et à Mlle
Maria. Est-ce que nous voulons? Non? Alors, creusons l'idée....

J'écoutais, pour le coup, de toutes mes oreilles. Cela mettait M.
Louaisot en bonne humeur, il continua:

--Ma parole, il a l'air de comprendre, l'élève Thibaut! Je creuse: je
suppose que la situation monétaire de Mlle Jeanne vienne à
s'améliorer. Comment? Je vais vous étonner: par la resplendissante
Olympe elle-même.

Vous faites la grimace, ça m'est égal. Quand on est en train de
supposer, il ne faut jamais s'arrêter à moitié route. Les frais sont
nuls.

Je suppose donc que cette même radieuse Olympe, comparable à la
divinité, abaisse un regard plein de miséricorde sur la
photographie--qui est sa parente, vous savez, et qui pouvait avoir
quelques droits à l'héritage de feu le marquis. Eh! eh! pas si bête, ce
M. de Méricourt! je suppose, dis-je, que la dite Olympe ait l'idée,
spontanée ou suggérée, de prendre ladite photographie sous sa protection
majestueuse, de la relever par son contact purificateur, de la présenter
dans le monde....

--Assez! assez! balbutiai-je avec découragement.

--Comment, assez! non pas, saperlotte! ce n'est pas assez, mon cher
Monsieur.

--Vous me leurrez d'espérances impossibles!

--Est-ce votre avis? Gardez-le pour vous. Personne ne vous a consulté,
pas vrai? Loin que ce soit assez, il faut encore qu'Olympe, déjà
plusieurs fois nommée, et image de la céleste Providence, après avoir
nettoyé notre ange, fournisse une jolie petite dot par-dessus le marché.

Cette fois, je me levai indigné. M. Louaisot me saisit le poignet au
moment où je me dirigeais vers la porte.

Cet homme a la force d'un boeuf. Je restai immobile comme si les deux
moitiés d'un étau s'étaient refermées sur mon bras.

--Il le faut, il le faut, il le faut! répéta-t-il par trois fois. Non
pas seulement pour vous, mais pour moi, pour nourrir l'affaire qui est
en train de maigrir. Et d'ailleurs, croyez-moi, Mylord, l'auguste Olympe
doit bien ça à sa pauvre petite cousinette. Ce ne sera qu'un à
compte....

Mon regard l'interrogea. Il s'interrompit pour ajouter:

--Ne tâchez jamais d'en savoir plus long que je n'en veux dire. C'est
inutile. Ne songez qu'à votre propre cas. Vous l'aimez ou vous ne
l'aimez pas, cette pauvre petiote....

--Jeanne! m'écriai-je. Si j'aime Jeanne!...

--Bien, très bien! interrompit-il. Ça suffit, je n'en doute pas, et
c'est pour cela que je vous dis sans ménager mes expressions: Votre
hésitation est bête comme tout. Pendant que vous hésitez, qui sait si la
pauvre petite chérie est étendue bien à son aise sur un canapé
entièrement bourré de feuilles de roses?

Eh! Biribi! vous ne songiez plus à cela!...

Son terrible regard était sur moi. Il m'entra dans le coeur comme un
couteau.

--Vous savez où elle est! prononçai-je avec effort.

Il me regardait toujours.

--Vous savez qu'elle souffre!...

Il haussa les épaules.

--Je sais tout, mon frère, prononça-t-il durement. La question n'est pas
là. Voici la question: je vous vends moyennant trois mille francs, un
moyen de forcer la marquise de Chambray....

--De forcer! répétai-je malgré moi.

--Dame! écoutez donc, je ne suis pas sorcier au point de tordre une
volonté sans serrer un peu son poignet ou sa gorge.

--Pour forcer, il faut menacer....

--À tous le moins, oui. Quelquefois, on est obligé d'exécuter la
menace.

--Pour menacer, il faut savoir....

--Ça parait plausible, M. Thibaut. Aussi, je comptais vous apprendre....

--Et vous croyez que je voudrais pénétrer dans la vie d'une femme!
Acheter son secret!

Je parlais avec une telle véhémence que ma voix se brisa dans ma gorge.

M. Louaisot me contemplait avec un mépris qui allait jusqu'à
l'admiration.

Il restait là devant moi sans parler.

Enfin, de lui quelque chose remua. Ce fut sa main qui souleva
négligemment la pièce de procédure placée sur le portrait de Jeanne.

Et il se mit à jouer avec la photographie, la faisant tourner et
retourner entre ses doigts.

--Je vois mon cher M. Thibaut, reprit-il après un assez long silence,
que vous n'aimez pas cette enfant-là comme je le croyais. Ceci vous
regarde, et je ne vois plus, en définitive, pourquoi vous ne finiriez
pas par vous entendre avec Madame votre mère.

Quant à moi vous me jugez mal parce que vous ne me connaissez pas. Dans
la profession, jamais on ne trahit un secret, c'est la règle de
conduite,--surtout pour trois mille misérables francs!

Je puis avoir la fantaisie de vous servir. J'y puis avoir intérêt aussi.
Je peux encore, suivant le penchant de ma nature espiègle, ne pas
résister au plaisir de faire une niche à une belle dame qui m'a traité
quelquefois peut-être du haut de sa grandeur. «Mais elle est ma cliente.
Son secret, mon cher Monsieur, repose dans ma poitrine comme au fond
d'un cercueil. «Elle a plusieurs secrets, la magnifique créature, un
surtout, un gros. Vous le connaîtrez peut-être un jour, mais ce ne sera
pas par moi.

Je nourris les affaires, je ne les étrangle pas.

Finissons: vous m'avez acheté pour trois mille francs de marchandise,
reste à opérer la livraison. J'y procède.

Il prit sur son bureau une feuille de papier à lettre et y traça
lestement une ligne,--une seule.

--Maintenant, poursuivit-il en me tendant la feuille pliée en quatre,
vous ferez de ceci l'usage que bon vous semblera. Il vous est même
loisible de le jeter au feu sans l'ouvrir; vous ne m'en devrez pas moins
les trois mille francs convenus.... Je suis attendu par une dame, vous
ne m'en voudrez pas si je vous quitte. Au plaisir de vous revoir, mon
cher M. Thibaut.

Comme je n'avais pas avancé la main pour prendre la feuille de papier
pliée en quatre, il la glissa sur mes genoux. Puis il me laissa seul.


Pièce numéro 30

(Écriture de Lucien, suite du précédent.)

J'ai dormi, cela ne m'a pas reposé. J'ai la fièvre.

Je devrais placer ici, dans mon dossier, des pièces, selon leur numéro
d'ordre, car elles me sont parvenues hier, mais j'aime mieux achever mon
récit sans le morceler.

Quand M. Louaisot me quitta ainsi brusquement, je ne répondis pas à son
salut et ne songeai même point à me retirer.

Tout ce qui m'avait été dit depuis deux grandes heures tourbillonnait
autour de ma cervelle. L'impression que me laissait l'ensemble de
l'entretien était menaçante à un point que je ne peux exprimer.

Il me semblait que le regard affilé de cet homme pesait comme un
couperet sur mon front. Il y laissait une sensation de plaie vive.

Je restais assis à la même place. J'avais encore sur mes genoux la
feuille pliée en quatre qu'il y avait posée. L'agenda, le protêt et la
photographie avaient disparu: M. Louaisot les avait serrés ensemble dans
un tiroir fermant à clé.

Non seulement l'idée de prendre connaissance de l'écrit de M. Louaisot
ne m'était pas venue, mais je ne l'avais ni touché ni même regardé.

Ce qui m'éveilla, ce fut la sonore chanson de la Normande qui avait
entonné le _Sire de Framboisy_ dans l'antichambre, en battant le
par-dessus de son maître, à grand fracas.

Concurremment avec le chant de Pélagie, mon oreille perçut alors le
murmure d'une conversation vive et animée, mais qui très certainement
n'était pas une dispute.

Elle ne ressemblait guère à mon entretien avec M. Louaisot: les
répliques allaient et venaient comme un feu croisé.

Cette conversation ne se tenait point dans la pièce voisine. Je devais
être séparé des interlocuteurs par deux portes dont une restait
entrouverte.

Je ne distinguais, bien entendu, aucune des paroles prononcées, mais le
timbre des voix m'arrivait assez net.

Il y avait un homme et une femme.

Je savais que la femme était Olympe bien que son nom n'eût point été
prononcé. La pensée d'Olympe me ramena au papier qui était sur mes
genoux.

Je le pris. Je crois pouvoir affirmer que c'était pour le jeter au feu.

Il n'y avait pas de feu dans la cheminée.

En toute ma vie je n'avais jamais songé à Olympe sans éprouver un
sentiment d'admiration et de respect, auquel se mêlait une part de
sincère affection.

Je la considérais comme une créature charmante, hautement accomplie,
bonne, spirituelle, heureuse autant qu'on peut l'être ici-bas et
méritant tout ce bonheur.

Si quelque chose m'éloignait d'elle un peu c'était son incontestable
supériorité sur moi. Je me sentais, en vérité, par trop au-dessous
d'elle.

Tu sais bien, Geoffroy, j'étais un garçon honorable, et je le suis
encore. Je crois que je le suis, malgré la conduite que je tins à dater
précisément de cette heure qui commença ma misère.

Ma vraie misère, Geoffroy, car, avant cette heure, je ne faisais que
souffrir.

Et depuis cette heure, le remords est dans ma souffrance.

Le remords! Et pourquoi! Quel mal pouvait-il y avoir à déplier ce
papier?

Ce sont bien là ces lâches questions qui entament un caractère!

Je voudrais tout rejeter sur la maladie de mon cerveau; et peut-être en
aurais-je le droit, selon le monde, mais au-dedans de moi un reproche
s'élève que je ne puis pas étouffer.

Geoffroy, j'ai mal fait....

Je vais te dire: mon regard était fixé sur le bureau, à la place même où
souriait naguère le portrait de ma pauvre petite Jeanne.

J'entendis rire M. Louaisot, et Olympe éleva la voix comme pour
ordonner.

Je savais que c'était elle qui avait offert trois mille francs à M.
Louaisot pour connaître la retraite de Jeanne.

Je le savais, je le sentais: elle était l'ennemie de Jeanne.

Après tout, ce n'était pas pour moi que je combattais. J'étais chargé de
défendre Jeanne. Sa mère m'avait appelé à son lit de mort.

Et Jeanne avait-elle au monde un autre défenseur que moi?

Ah! Geoffroy, Geoffroy, je plaide ma cause. Comment me jugeras-tu?

Car j'ouvris le pli malgré mes mains qui tremblaient et malgré la voix
qui disait au-dedans de moi: tu fais mal.

La ligne tracée par M. Louaisot était ainsi: _Dites-lui seulement: je
sais l'histoire du codicille...._

À peine mon regard eut-il effleuré ces mots que le papier, froissé avec
honte, puis déchiré en pièces, éparpillait ses morceaux sur le parquet.
Il eût fallut agir ainsi quelques secondes auparavant. Maintenant, il
était trop tard. On peut détruire la page dépositaire d'une pensée, on
ne peut pas détruire la pensée.

J'avais lu. Les mots étaient imprimés dans mon souvenir.

Ces mots insignifiants, ces mots, jetés peut-être au hasard, ils
vivaient désormais en moi, ineffaçables.

Je _sais l'histoire du codicille_! c'était bien la forme consacrée du
talisman. Cela ressemblait au «Sésame, ouvre-toi» des contes arabes. Il
y avait là un mystère qui était une menace, une clé, une arme.

La seule idée de me placer en face d'Olympe, l'amie de ma famille, la
compagne de mon enfance, avec cette arme dans la main, fit monter le
rouge de l'humiliation à mon front. Jamais, oh! certes, jamais je ne
devais me servir de cette arme!

--Pardon, excuse, dit la haute et intelligible voix de Pélagie qui
venait de pousser la porte d'entrée d'un bon coup de pied, si ça ne vous
dérangeait pas dans vos patenôtres--car vous parlez tout seul et c'est
drôle, à votre âge--je balaierais à fond le bureau du patron. C'est mon
jour.

Je pris mon chapeau avec précipitation. Pélagie était debout sur le
seuil, tenant son balai comme une lance. Elle s'effaça militairement
pour me laisser passer et me dit:

--Alors, il n'y a rien pour le vent de la porte qui a dérangé le papier
placé sur le portrait de la petiote?

Je m'arrêtai court, elle ajouta:

--La princesse qui est là dans le boudoir ne viendrait jamais sans
cracher au bassinet. Ça se doit.

Elle baisa en riant la pièce de monnaie que je lui mis dans la main.

--Tenez, bel homme, me dit-elle, on s'intéresse à vous. Je mettrai ça de
côté comme un sou percé, parce que l'argent de joli garçon, ça porte
bonheur. Comme vous prendriez vos jambes à votre cou, si vous saviez ce
qui vous attend à votre hôtel!


Pièce numéro 31

(Charmante petite écriture de fillette. Signée «Jeanne» tout court.)

_À M. Thibaut, juge, etc., à Yvetot:_ «Prière de faire suivre en cas
d'absence.»

(Sans indication du lieu de départ.)

7 juillet 1865.

Monsieur et bon ami.

J'espère que ma bien-aimée mère est heureuse aux pieds de Dieu, mais je
suis bien seule depuis qu'elle m'a quittée, et ses conseils me manquent
à ce point que je ne sais plus ni que dire, ni que faire.

Peut-être m'aurait-elle blâmée de vous écrire, et pourtant votre nom
était sur ses lèvres, à l'heure où elle m'a dit au revoir pour un monde
meilleur, et je suis bien sûre de l'avoir entendu dans son dernier
baiser.

Elle vous aimait tant! Je crois bien qu'elle ne sera pas fâchée contre
moi, si elle me voit. Elle avait confiance en vous et je ne peux guère
m'adresser à un autre que vous.

Comment vais-je commencer, cependant? Je ne sais pas où je suis. Et
quelles paroles employer, puisque j'ai à vous dire que vous êtes la
cause bien innocente de ma captivité inexplicable!

Je suis maintenant à peu près certaine que la lettre n'était pas de
vous: la lettre qui m'a mise hors du couvent de la Sainte-Espérance. De
qui est-elle? Ma mère avait des ennemis, puisqu'elle recevait des
lettres qui l'ont tuée.

Mais je ne connaissais aucun de ces ennemis.

Et la lettre ne peut être d'un ami, puisqu'elle n'est pas de vous. Je
l'ai gardée, je vous la montrerai, si je dois avoir jamais le bonheur de
vous revoir.

Assurément, je n'aurais pas dû ajouter foi à cette lettre, ni surtout
obéir à ses prescriptions. Il y avait là-dedans trop de choses qui
n'étaient pas vous.

Mais j'ai cru à ma joie, c'est ma joie qui m'a trompée. Ma joie m'avait
rendue folle.

Est-ce qu'un pareil bonheur serait possible?

Il est au-dessus de mes forces de vous répéter ce qu'il y avait dans
cette lettre, mais je dois vous dire, pour mon excuse, qu'elle me
parlait de Mme Thibaut, votre mère....

C'est ce nom respecté qui m'a décidée.

Une fois décidée, j'ai accompli résolument tout ce que vous
m'ordonniez... tout ce que la lettre, du moins, m'ordonnait de faire.

J'ai confiance en vous, Lucien, je ne crois qu'en vous ici-bas: comment
aurais-je pu désobéir à un ordre qui me venait de vous?

Je ne me déplaisais pas tout à fait chez les Dames de la
Sainte-Espérance. Ce sont des personnes calmes et douces, un peu
froides, même un peu sévères, mais leur austérité convenait justement à
ma mortelle tristesse.

Je ne me plaignais de rien, même au fond de mon coeur. Je vivais en
moi-même. J'étais avec ma mère--et avec vous.

Je savais, on me l'avait dit tout de suite, que ma pension était payée
par ma cousine Olympe. Cela m'inspirait beaucoup de reconnaissance, et
peut-être aussi un peu de chagrin. Je ne pourrais expliquer ce dernier
sentiment que je me reprochais à moi-même.

Maintenant, pour vous apprendre le reste, il faut bien que je fasse
comme si la lettre était de vous. Pardonnez-moi. Vous êtes la bonté même
et vous me jugerez sans rudesse.

En quittant le couvent, je me suis rendue tout de suite à l'endroit que
vous m'aviez indiqué. Est-il besoin d'ajouter que vous n'y étiez pas?

Mais il y avait quelqu'un à m'attendre. Je fus reçue par une femme jeune
encore, très forte de taille et d'un joyeux caractère qui se dit envoyée
par vous.

Tout de suite, je me dis ce doit être une bonne fermière des environs
d'Yvetot.

Elle portait le costume des Cauchoises.

Je fus attristée par votre absence, mais rien de vous ne peut me
blesser. Je ne conservais encore aucun soupçon. Je pris mon repas avec
cette femme. Nos métayères mangent et boivent bien quand elles ont
l'occasion. Je ne m'étonnai ni de son appétit ni de sa soif. Après le
dîner, sa gaieté avait redoublé. Elle se mit à chanter des chansons qui
n'étaient pas toutes de Normandie.

Je fus un peu choquée par certaines de ces chansons et aussi par
quelques plaisanteries. Elle le vit et me dit:

--On est habitué au cidre chez nous, et peut-être que le vin de par ici
aura tapé sous ma coiffe.

La chambre d'auberge était à deux lits. Elle ronfla dans l'un, je
veillai dans l'autre.

Et quand je m'endormis, à la fin, je fis de beaux rêves.

Le lendemain, en s'éveillant, elle mit sur mon lit des vêtements qui
n'étaient pas les miens, donnant pour prétexte que je devais éviter
d'être reconnue.

C'était plausible. Les vêtements me semblaient pourtant d'une élégance
un peu trop parisienne.

Dès que je fus habillée, nous sortîmes. Je lui demandai où nous allions;
elle me répondit:

--Chez Nadar. Quand ma pauvre mère se promenait encore, j'avais regardé
souvent avec envie la devanture de ce palais, où travaille le célèbre
photographe. Je me souvenais du désir que vous aviez de posséder mon
portrait. Mais nous étions si pauvres!

Quoique je n'eusse manifesté aucune surprise, la métayère me dit en
forme d'explication:

--C'est la maman à M. Thibaut qui veut comme ça qu'on lui envoie par la
poste la frimousse de sa future belle-fille. Ma main a tremblé, Lucien,
en traçant ce dernier mot.

La fermière l'avait prononcé avec un bon gros rire.

Je posai en souriant, car je pensais à vous. Le premier cliché réussit.
Ce fut la fermière qui passa au bureau, et je n'entendis pas l'adresse
qu'elle donna pour qu'on y envoyât les épreuves.

Je n'ai plus jamais entendu parler de cela.

En sortant de chez Nadar, nous prîmes une voiture sur le boulevard, et
la métayère en ferma les stores, toujours par précaution, après avoir
parlé bas au cocher.

Nous partîmes aussitôt et nous sortîmes de Paris. La voiture roula
plusieurs heures sans s'arrêter. Nous dînâmes dans un village. Quand la
fermière se fut «mis sa bouteille dans le coffre», comme elle disait,
elle redevint aussi gaie que la veille et me dit:

--Tout ça finira joliment bien, vous verrez, mais M. Thibaut a des
mesures à prendre. On agit dans votre intérêt. Dormez tranquille.

Et en effet, aussitôt remontée en voiture, je me sentis prise d'un
assoupissement irrésistible. J'avais mangé très peu pourtant, et c'est à
peine si le vin trempé d'eau de mon verre avait touché mes lèvres.

Je dormis jusqu'à la nuit tombée, où il me sembla que nous entrions dans
une ville. Je voyais vaguement beaucoup de lumières et j'entendais les
roues sonner sur le pavé.

À en juger par le temps qu'avait duré notre voyage, nous devions être
déjà bien éloignées de Paris. Je songeai à Rouen, qui est sur la route
de chez nous....

Je ne m'éveillai véritablement qu'après être sortie de la voiture.

On m'avait portée dans une allée qui n'était pas large. Je voyais
beaucoup de clarté derrière moi: dans la rue, sans doute.

Le trouble de mes sens était si complet que ce moment m'a laissé de très
vagues souvenirs.

Un homme, qui n'était pas le cocher, aida la fermière à me faire monter
un escalier ciré et éclairé comme ceux de Paris.

Une porte était toute ouverte au haut de l'escalier. Nous entrâmes, la
métayère, l'homme et moi.

L'homme disparut à l'intérieur de la maison. Dans mes souvenirs, il est
vêtu d'une robe de chambre à ramages et porte des lunettes. Je ne l'ai
plus revu.

Je fus tout de suite introduite par la métayère dans ma chambre
actuelle, que je n'ai point quittée depuis lors.

C'est une cellule assez propre dont la petite fenêtre à jalousies ne
voit rien, sinon un coin du ciel, par-dessus des toitures et des tuyaux
de cheminée.

En montant sur une chaise pour me pencher au-dessus de la garde en
treillage de fer qui coupe ma croisée à la hauteur de mon menton, j'ai
pu apercevoir, non pas une cour, mais un passage vitré qui s'illumine le
soir.

La poussière, qui est collée en couche épaisse sur les vitres, m'empêche
de bien distinguer au travers, mais le soir, je vois passer des
quantités de silhouettes, et il me semble que ce doit être une galerie
comme celle des Panoramas.

Je suis là depuis cinq longs jours.

Il me serait impossible de vous indiquer où est située la maison; mais
j'ai abandonné l'idée de Rouen. Les bruits durent jusqu'à deux heures du
matin, et j'ai bien cru reconnaître le grand mouvement de Paris. Les
voitures roulent sans relâche.

Une fois j'ai entendu de l'autre côté de ma porte la voix de basse
taille de l'homme qui a aidé la métayère à me faire monter; mais il a
passé sans entrer.

Je suis servie par la métayère elle-même, que j'appelle toujours ainsi,
mais qui doit être une servante. Je ne vois qu'elle.

Elle me parle encore de vous quelquefois, comme par manière d'acquit. Je
n'y crois plus.

Je ne suis pas mal traitée, mais je suis prisonnière. Ce ne peut être
par votre ordre.

Ma lettre n'a pas d'autre but que de vous informer de cette situation
extraordinaire. Si je parviens à vous la faire remettre, votre coeur
vous dictera la conduite à tenir.

Mon moyen pour arriver là est bien chanceux.

Ma lettre doit subir un examen préalable auquel j'ai consenti; je ne
puis rien vous dire de plus, sinon que je reste votre amie bien dévouée.

_Note de Geoffroy_.--Le papier gardait en plusieurs endroits des traces
de larmes. À la signature qui ne portait que le nom de Jeanne, Lucien
avait ajouté de sa main: «Péry».

Le numéro suivant avait cette mention, également de la main de Lucien:
«La présente pièce, qui est ma prétendue lettre, ne me fut remise que
plus tard et par Jeanne elle-même. C'est un faux.»


Pièce numéro 31 bis

(Écriture imitant assez habilement celle de L. Thibaut. Signature du
même, également contrefaite.)

Paris, 1er juillet 1865.

_À Mlle Jeanne Péry de Marannes, pensionnaire, au couvent de la
Sainte-Espérance, en ville._

Mademoiselle,

Dans les termes où nous sommes ensemble, je me crois autorisé à vous
écrire la présente. J'ai trop d'honnêteté pour saisir l'occasion de vous
y glisser un mot de tendresse, et vous me tiendrez bon compte de cette
réserve qui coûte à mon coeur.

Voici l'exposé sincère de la question: Nous n'étions séparés que par les
préjugés de ma respectable mère, laquelle mettait obstacle à nos projets
d'union dans l'intérêt de mon avenir.

Vous serez bien aise d'apprendre, Mademoiselle, que mes larmes et mes
prières ont enfin fléchi l'entêtement de cette tendre mère qui consent à
faire le bonheur de son fils.

Si donc, comme je l'espère, vous êtes toujours, dans les mêmes
intentions qu'autrefois, Mademoiselle et chère fiancée, je vous prierais
instamment, aussitôt la présente reçue, de quitter la maison où vous
êtes pour le moment, et de venir me trouver à l'hôtel de Beauvais, rue
Legendre, aux Batignolles, où je vous attendrai demain, sur la brune.

Une voiture vous conduira dans les bras de celle qui vous appellera
bientôt sa fille.

Je ne vous en marque pas davantage pour le moment, car mon impatience
paralyse ma plume, et je me borne à vous exprimer que mon sentiment et
ma tendre affection ne font que croître naturellement par la
circonstance.

Croyez-moi bien toujours, je vous prie.

Votre fiancé fidèle,

Lucien Thibaut.

_P. S._--Veuillez ne pas vous étonner de quelques expressions échappées
à mon ardeur, et quant à la précaution de quitter le couvent
brusquement, sans rien dire à personne, croyez qu'elle est dans
l'intérêt bien entendu de votre sécurité, comme cela vous sera expliqué
au long, hôtel de Beauvais.

_Ici, nouvelle mention de la main de Lucien:_

Jeanne était alors une véritable enfant, une pauvre chère enfant sans
défense ni expérience. Il n'y avait pas plus de quinze jours qu'elle
avait perdu son abri: l'aile de sa mère. Et, pourtant, je ne peux pas le
cacher: Au premier abord, je lui en voulus de s'être laissée prendre à
un piège aussi grossier. D'autant que, pour tomber dans ce piège, il lui
avait fallu me croire capable d'écrire une lettre pareille.

La personne qui avait imité ma signature, me regardant comme un idiot,
avait cru faire preuve d'adresse en me prêtant ces platitudes. Mais
Jeanne!...

_Autre mention, également de Lucien:_

Je place à cet ordre l'envoi que je reçus pendant que j'écrivais ma
dernière lettre à Geoffroy. J'en avais reculé le classement pour ne
point interrompre le récit de mon entrevue avec M. Louaisot de
Méricourt.


Pièce numéro 32

(Anonyme, écriture assez courante, inconnue, et ne ressemblant point aux
autres lettres sans signature. Seconde feuille d'une lettre pliée en
deux--la première feuille manque; papier froissé et maculé, mais très
beau. Aucune marque de lieu de départ, aucune adresse: un simple
fragment commençant au beau milieu d'une phrase:)

...assez bien profité de vos leçons: J'écris maintenant aussi lestement
de la main gauche que de la main droite.

Vous m'avez donné ce talent-là avec tous mes autres talents. Je vous
hais. Sans vous, j'aurais été ignorante et bonne. Si le monde pouvait
savoir que je possède, moi, et que vous m'avez donné, vous (!!!), des
talents de faussaire!

Et tant d'autres habiletés redoutables!

Vous voulez vous arrêter maintenant, vous dites que je vous traite en
esclave, vous parlez de mes exigences! Vous vous moquez, n'est-ce pas?
ou vous êtes fou.

Vous arrêter! Avez-vous donc oublié l'histoire de cet homme qui avait
une jeune fille à sa garde, qui était presque son père, tant elle le
respectait pieusement, et qui entra une fois, la nuit, dans la chambre
de l'enfant?...

Vous êtes le diable, mon bon. Vous n'aviez même pas d'amour!

Il est vrai que vous donnâtes en échange à la jeune fille la science de
la vie magnifique et complète. Vous soulevâtes pour elle, vous
déchirâtes le voile qui recouvre les hypocrisies humaines. Ah! vous ne
gardâtes rien pour vous, j'en conviens. Ce fut à pleines mains que vous
versâtes dans ce coeur enfant le précieux poison de votre coeur vieilli.

Avec la manière de l'employer, c'est encore vrai.

L'enfant fut convertie à votre religion des apparences et des
convenances. Elle eut un sépulcre au-dedans de la poitrine, mais un
sépulcre blanchi.

Et vous voulez vous arrêter! Pourquoi? un crime de plus, bien établi,
combiné selon l'art des philosophes, gâte-t-il la convenance ou
gêne-t-il l'apparence?

Il me déplaît d'être la première dans un trou. Je veux Paris, mais non
pas pour y être la seconde.

Partout la première!

Combien faut-il pour payer cette place? Vous m'avez montré vous-même le
chemin où sont les richesses entassées. J'irai, je le veux. Le prix
qu'il faudra mettre, je le mettrai.

Je serai reine, je jouirai un jour. Je m'ennuierai le lendemain
qu'importe!

Venez me voir, il est temps. Hier, j'ai cru que mon coeur allait
ressusciter.

Où conduit votre dogme, prêtre de Satan convenable? Je mourrai, vous
aussi, et après? Le néant? C'est vraisemblable, mais glacé. Je
m'ennuie....

Oui, j'ai revu ce pauvre garçon, candeur splendide! Je ne sais pas si je
l'aime; mais s'il m'aimait, je croirais en Dieu.

Je ne puis me sauver de Dieu qu'en marchant; ne me dites jamais de
m'arrêter. Venez, je veux vous voir.

Il y a une besogne horrible à faire et des apparences à mettre dessus.
Venez!

_Note de Geoffroy_.--À cette feuille était collé un petit carré de
papier écolier, portant quelques lignes dont l'écriture rappelait celle
de deux ou trois lettres anonymes déjà lues.

Il avait dû servir d'envoi à la pièce qui précède. Il était ainsi conçu:


Pièce numéro 32 bis

(Sans mention d'aucune sorte.)

Devine devinaille!

Le mignon morceau qui précède était adressé au plus vénéré des hommes
par la plus respectée des femmes.

Et jolie, et propre, et gantée!

Où mettre le pied, dites donc, pour ne pas marcher sur les coquines et
les coquins?

Devine devinaille!

Ce morceau friand a été trouvé à Yvetot (Seine-Inférieure), patrie du
roi de ce nom, de M. Lucien Thibaut et d'autres personnages éminents,
dans le petit vestiaire où MM. les membres du tribunal de première
instance ont l'habitude de changer leur habit de ville contre la
toge--et réciproquement.

Devine devinaille!

Les juges apprennent, à l'usé, l'art de mettre en perce les problèmes
les plus impossibles. Vous êtes juge. Quel est celui de vos honorés
collègues qui a pu perdre ce chiffon-là?

Allez-y, M. Thibaut.

Devine devinaille!


Pièce numéro 33

(Écrite et signée par M. Ferrand, président du tribunal civil d'Yvetot.)

_À M. Lucien Thibaut, juge, etc., à Paris._

Yvetot, 8 juillet 65.

Mon cher et jeune collègue.

Un peu jeune, en effet, décidément, à ce qu'il paraît.

Que faites-vous à Paris? Rien de bon, répond votre chère mère. Vos
aimables soeurs, rectifiant l'appréciation maternelle, prétendent que
vous y faites beaucoup de mal, surtout à vous-même.

Notre profession exige une tout autre tenue. Les plus fous d'entre nous
ont abandonné la vie de polichinelle en payant le dernier terme de leur
chambre d'étudiant.

Notre esprit de corps est la gravité.

Certes, je ne demande pas qu'un jeune magistrat s'enveloppe jusqu'au cou
dans un manteau de puritanisme, encore moins qu'il pousse l'affectation
de la vertu jusqu'à l'hypocrisie.

Je hais l'hypocrisie.

Mais il y a un milieu, et mon devoir est de vous dire que tout ce qui
porte la robe à Yvetot manifeste tout haut son étonnement de votre
absence prolongée.

L'autre jour, M. Pivert, notre substitut--un garçon d'avenir,
celui-là,--demandait si quelque loi nouvelle, à lui inconnue,
autorisait ainsi les juges de première instance à faire l'école
buissonnière.

Vous comprenez, je le suppose, mon jeune ami, que je prends avec vous ce
ton léger pour rendre la leçon moins amère. Je suis à cent lieues
d'avoir l'intention de vous désobliger.

Cela va même si loin que je m'abstiendrai de vous dire quels
désagréments pourraient résulter pour vous d'une prolongation de séjour
à Paris, et je vous serre la main sans diminution aucune de
bienveillance ni d'amitié.


Pièce numéro 34

(Sur papier timbré. Extrait.)

Copie d'une requête, à fin de perquisition, adressée par M. Lucien
Thibaut à MM. les président et juges du tribunal de première instance de
la Seine, fondée sur l'articulation de ce fait que la demoiselle
Jeanne-Marguerite-Marie Péry de Marannes, fille mineure, âgée de
dix-huit ans, serait retenue en charte privée et contre sa volonté, au
domicile du sieur Louaisot de Méricourt, agent d'affaires, tenant bureau
de renseignements, rue Vivienne, passage Colbert, à Paris, lequel
Louaisot n'est ni le parent, ni le tuteur, ni le mandataire des parents
ou tuteur de ladite demoiselle Jeanne Péry.--Enregistré.


Pièce numéro 35

(Papier timbré. Extrait.)

Mandat de perquisition aux fins de la requête ci-dessus, délivré à M. le
commissaire de police du quartier de la Bourse.


Pièce numéro 36

(Sur papier timbré. Extrait.)

Copie du procès-verbal de la perquisition opérée par M. Blondet,
officier de paix, délégué par M. le commissaire de police du quartier de
la Bourse, au domicile sus-indiqué, constatant que ledit M. Blondet n'a
trouvé audit domicile ni la demoiselle Jeanne Péry, ni aucune trace de
son séjour ou passage.


Pièce numéro 36 bis

(Annexé au précédent. Papier timbré. Extrait.)

Protestation du sieur Louaisot de Méricourt, déclarant qu'il ne connaît
et n'a jamais connu la demoiselle Péry de Marannes
(Jeanne-Marguerite-Marie) et subsidiairement qu'il entend se pourvoir
par toutes voies de droit contre le requérant pour violation de
domicile. Enregistré.


Pièce numéro 37

(Anonyme. Écriture déguisée. Sans date ni autre indication.)

_À M. L. Thibaut, juge en rupture de ban, à Paris_

_Parenthèse de la main de Lucien:_

Ce billet ne passa ni par les bureaux de la poste ni par la loge de mon
concierge. Il fut glissé le soir, très tard, dans le trou de ma serrure.

Fichtre! fichtre! agneau que vous êtes, vous avez tapé joliment près du
rond!

Il n'y avait pas un quart d'heure que la colombe était dénichée. J'en ai
encore la chair de poule! Ah! fichtre, Monsieur, nous l'avons échappé
belle!

Voilà pourtant comme les plus jolies combinaisons peuvent être déjouées
par un coup de maladroit! Je ne me doutais pas que vous alliez vous
fendre à fond, et si j'ai avancé le départ de la minette, c'est que je
voulais aller dîner au Point-du-Jour, au restaurant de ce pauvre
Rochecotte, et peut-être avec la même Fanchette, car elle court encore
les champs.

J'ai la faiblesse de croire mon cuir trop dur pour que de simples
ciseaux en puissent faire une écumoire.

Si, cependant, vous aviez pu mettre la main sur la colombe, l'affaire,
vous savez, l'affaire, nourrie comme un boeuf gras, tombait du coup tête
première dans la rivière.

Mais on ne vous en veut pas pour ça, jeunesse, bien au contraire, on est
content de vous: vous avez montré plus de décision et plus de tête qu'on
ne vous en supposait. Si vous alliez vous déboucher et devenir
quelqu'un? que payeriez-vous?

Seulement, une autre fois, arrivez un quart d'heure plus tôt.

Pour l'instant, c'est un coup raté.

Voulez-vous un bon avis pour finir?

Pas de scrupule ni de vaine faiblesse, croyez-moi. À la guerre, ceux qui
ne tuent pas sont tués.

En avant deux et bonne chance!

P. S.--Vous faut-il un petit _mémento_? Codicille! codicille! codicille!
ce mot est fée.


Pièce numéro 38

(De la main d'un écrivain public et signée d'une croix par François
Bochon, valet de chambre.)

Yvetot, 12 juillet 1865.

_À M. Lucien Thibaut, etc._

Celle-ci est pour faire savoir à Monsieur que la maison est en bon état,
et qu'il n'y a rien de nouveau, sinon que tout est sans dessus dessous
par cause de la prise qu'on a faite, dans l'enclos du Bois-Biot, de
l'assassine du pauvre M. de Rochecotte.

Censé, je ne suis pas bien sûr qu'on l'ait prise tout à fait, mais
n'empêche, M. le président est malade d'une flexion qui le prit à jouer
le boston à la sous-préfecture, pleine de courants d'air, et l'autre
juge a sa dame prête d'accoucher, en mal d'enfants.

Ça fait qu'on attend Monsieur ici, pour commencer ric à rac
l'instruction de l'assassine.

Elle fait clabauder pas mal, j'entends l'absence de Monsieur.

C'est jeune, j'entends l'assassine, et bien mignonne, à ce qu'on dit.
Quel dommage! moi je ne l'ai pas vue. Elle a pincé le portefeuille de
son jeune homme qui venait de toucher la succession de son oncle, un
joli lopin, ils disent ça. Ce n'était donc pas désintéressé de sa part.
Et puis en outre la mauvaise humeur qu'elle avait, qu'il allait se
marier en ville, pas avec elle.

La chose s'est faite avec une paire de ciseaux, pas des grands ciseaux
de couturière, des ciseaux de dame ou de demoiselle, comme dans les
nécessaires, ça fait mal rien que d'y penser.

Mlle Célestine et Mlle Julie sont venues hier avec la bonne;
qu'elles disaient ceci et ça au vis-à-vis de vous comme toujours, pas
mal aigre, et que vous finiriez bien par finir comme M. de Rochecotte,
avec votre démission comme déserteur, en plus sur le marché, n'ayant pas
par-devers vous un congé réglementaire.

À part quoi, rien de nouveau, hormis la grosse cousine Pélagie Bochon
qui est venue au pays, le soir même de l'assassine. Toujours reluisante
et sur sa bouche. Elle est censé gouvernante ou autre à Paris, chez un
monsieur seul, pas loin du Palais-Royal, qui tient boutique
d'espionnages et cancans pour le commerce.

Il y en a des métiers dans ce Paris! Elle dit comme ça, la cousine,
s'entend, que vous connaissez bien son maître et aussi l'assassine à M.
de Rochecotte. Mais c'est une langue, faut voir! Et des couleurs!

En attendant le plaisir de revoir Monsieur....




Récit intermédiaire de Geoffroy


À ce point de ma lecture, je me redressai en sursaut pour écouter ma
pendule qui grondait les douze coups de minuit.

Les débris de mon pain à thé avaient bien un peu amusé ma fringale, mais
pour un instant seulement, et mon estomac recommençait à crier détresse.
Je n'avais plus que le temps si je voulais trouver un restaurant ouvert.

Je repoussai donc brusquement mon dossier, car si j'avais eu le malheur
de jeter les yeux sur le numéro suivant, j'étais perdu.

Je sentais cela.

Pour une raison ou pour une autre, la lecture de ces pièces excitait en
moi une curiosité si vive et si pleine d'émotions, que je fus obligé de
faire un véritable effort pour les emprisonner dans un tiroir dont je
fermai la serrure à double tour.

L'appel timide et si fréquent, fait dans ces pages à une amitié
d'enfance trop oubliée, m'avait plus d'une fois touché jusqu'à
l'angoisse.

Mais à côté de cette impression virile où, Dieu merci, l'élément
cordial dominait et dont la vivacité croissante consolait mes scrupules,
il y avait la pure, la simple envie de savoir.

L'énigme était posée devant moi dans des conditions imprévues. Elle me
provoquait hautement, brutalement.

Une préoccupation me prenait d'assaut. Un besoin qui n'existait pas hier
forçait l'entrée de ma vie et y conquérait une place.

Une place considérable, peut-être énorme.

Je ne m'étais pas interrogé encore sur la question du temps que j'avais
à donner, ni de la brèche que je pouvais faire à mes travaux
professionnels, mais je sentais d'avance que ce devoir nouveau se
plaçait lui-même et d'autorité en première ligne.

À quelque prix que ce fût, il me fallait faire honneur à la lettre de
change que mon pauvre Lucien tirait sur moi.

Je suis de ceux qui n'ont pas des douzaines d'amis, ni même une
demi-douzaine. J'admire les larges coeurs, capables de contenir des
foules, mais je n'en voudrais pas pour amis. Cela sent l'auberge.

Faut-il pousser plus loin ma confession? Pourquoi non, puisque
précisément je vais faire pénitence? Je n'avais jamais eu d'ami dans le
sens admirable que j'attache à ce mot.

Eh bien! ce soir, j'avais un ami. Pour la première fois, mon coeur
battait largement à une pensée qui n'était ni d'ambition ni d'amour.

C'est bien vrai, je me sentais vivre aujourd'hui autrement qu'hier.
Toute mon âme, emportée par un élan inconnu, allait vers ce pauvre être,
ce cher martyr, que j'avais laissé là-bas, à la maison de santé de
Belleville, seul, triste, navré, défiant du monde entier et peut-être de
moi-même.

J'avais devant moi sa pâle figure si douce, si belle aussi, mais marquée
au coin d'une si terrible faiblesse, et d'où le malheur avait banni la
fierté.

Je le voyais,--et je l'écoutais dans les lignes que je venais de lire.
Cette tendresse timide dont il avait si obstinément entouré mon souvenir
s'emparait de moi avec plus de puissance qu'une amitié hautement avouée.

Elle avait deviné en moi, cette tendresse, des qualités que je ne
connaissais pas moi-même.

Lucien s'était-il trompé dans ce rêve non exprimé, mais qui perçait à
chaque page de son récit: ce rêve d'un ami modèle--qui était
moi--vaillant, dévoué, prêt à tout, ne devant reculer devant rien?

Hier, je ne sais pas. Aujourd'hui, non, Lucien ne s'était pas trompé.

--Je suis tout cela! m'écriai-je en moi-même, ou du moins, tout cela, je
veux l'être, et je le serai!

Ainsi, songeais-je en descendant l'escalier de mon entresol.

Et en même temps tous les épisodes de mon étrange lecture passaient
tumultueusement devant mes yeux.

Albert de Rochecotte avait été mon plus intime camarade. Au collège,
assurément, j'étais bien plus lié avec lui qu'avec Lucien.

Je le revis jeune homme avec sa mine éveillée et si franche, sa petite
moustache effrontée, son rire communicatif et les grosses boucles
blondes qui dansaient sous sa casquette d'étudiant.

Je n'avais pas ignoré sa mort prématurée, ni ce fait qu'il avait été
assassiné par sa maîtresse, mais je l'avais appris en Turquie, par une
lettre de ma mère. On comprend que les détails manquaient.

Derrière la gaieté de Rochecotte, je revoyais aussi ce jeune, ce
délicieux sourire de fillette: «la photographie».

Rochecotte n'avait pas connu Jeanne Péry. Ses lettres l'affirmaient.
Pourquoi ma pensée associait-elle d'une façon confuse Jeanne Péry et
Rochecotte?

Et cette femme si belle, si triste qui m'était apparue pendant le
sommeil de Lucien, chez ce charlatan imbécile, le Dr Chapart?...

Mais tout s'effaçait pour moi devant le personnage dominant de cette
comédie bourgeoise dont je n'avais vu représenter encore que les
premières scènes: M. Louaisot de Méricourt.

Celui-là m'apparaissait comme une grosse araignée en embuscade au
centre de sa toile.

Entre tous, celui-là irritait ma curiosité. Je le mettais même avant
Mme la marquise Olympe de Chambray, sa mystérieuse cliente que
certain fragment de lettre, adressée à je ne sais qui, et fournie au
dossier par Louaisot lui-même essayait de poser en soeur de
Méphistophélès.

Au sujet de celle-là je réservais complètement mon appréciation jusqu'au
moment où je devais découvrir le diabolique professeur qui l'avait si
bien éduquée.

D'ailleurs M. Louaisot de Méricourt avait des talents calligraphiques
qui me rendaient suspectes les pièces apportées par lui au débat.

Mais lui-même, le nourrisseur d'affaires, je croyais le saisir
parfaitement de pied en cap. Il était le côté original, énigmatique de
ce prologue désordonné qui sollicitait ma pensée avec une âpreté inouïe.

Jamais roman, jamais drame n'avaient fouetté plus énergiquement mon
imagination. Au fond, le motif en pouvait être bien simple: j'étais
acteur dans la pièce.

L'émotion de mon _entrée_ me tenait.

Je pris le boulevard pour gagner mon restaurant ordinaire, rue
Lepelletier. Dans ce court chemin, je ne rencontrai personne de
connaissance, quoique le trottoir fût encombré autant qu'en plein midi.

Arrivé à la porte de mon restaurant, comme j'avançais la main pour
tourner le bouton, une voix de basse-taille dit auprès de moi.

--Tiens! tiens! le nouveau client! votre serviteur, Monsieur, j'espère
que l'adresse fournie se sera trouvée exacte?

Je me retournai. M. Louaisot de Méricourt était auprès de moi, un peu en
arrière, le chapeau à la main, en grande tenue de soirée et coiffé, ma
foi, par le perruquier.

Quoique apprenti diplomate, j'avoue que mon premier mouvement fut de lui
fausser compagnie. Les gens de son espèce sont beaucoup plus répugnants
quand ils sont bien mis.

Mais je me ravisai aussitôt, et je répondis poliment:

--Très exacte, Monsieur, je vous remercie.

Mon _entrée_ se faisait plus tôt que je ne l'avais pensé.

Précisément à cette heure je quittais la coulisse et j'étais en scène.

M. Louaisot reprit avec moins d'assurance:

--Si je croyais ne pas être indiscret... j'attends ici la sortie de
l'Opéra, et l'idée m'était venue de m'offrir une bavaroise....

Mon regard se tourna pour la première fois vers la façade du théâtre où
le gaz des grandes solennités ruisselait encore malgré l'heure tardive.

--C'est à cause de la représentation de Roger, me dit obligeamment M.
Louaisot. Leurs Majestés y sont, et tout Paris. Il y en a qui sont
revenus des bains de mer tout exprès. Vous avez manqué ça; je sais
pourquoi. Moi, j'avais ma stalle, mais dame, c'est trop long. Vous
savez, je ne peux pas tant m'amuser à la fois. Il y a 22.737 francs de
recette. Je néglige les centimes. On ne finira pas avant deux heures du
matin.

--Entrons donc, fis-je en m'effaçant.

Malgré sa belle tenue, il avait toujours ses grands souliers montueux,
et le bas de son pantalon noir gardait d'importantes marques de crotte.

--Monsieur, répondit-il fort galamment, je n'en ferai rien. Veuillez
passer le premier. La clientèle avant tout! J'obéis et j'allai
m'asseoir à ma place habituelle, dans le premier salon, auprès de la
fenêtre qui regarde le théâtre. M. Louaisot de Méricourt s'assit en face
de moi, non sans m'en avoir demandé la permission.

Je fis le menu de mon souper en homme affamé et pressé. M. Louaisot le
remarqua. Il me dit en pendant son chapeau à la patère.

--Ça me prouve que vous n'avez pas encore achevé.

--Achevé quoi? demandai-je.

Il eut un sourire bienveillant et me répondit:

--Monsieur, j'ai eu tout ça entre les mains avant vous.

Comme je le regardais avec étonnement, il ajouta:

--J'ai même fourni quelques papiers. Vous reconnaîtrez bien les pièces
qui viennent de chez moi. Ce sont les moins insignifiantes.

--Mais les autres?

--Monsieur, la cachette du pauvre garçon était bien naïve. Le Dr Chapart
est mon client quoique, moi, je me prive de ses bouteilles.

Il s'assit et passa ses grosses mains dans la pommade de ses cheveux,
puis il dit encore:

--Je ne prétends pas qu'il n'y a point au monde une personne--et
peut-être plusieurs--dont l'intérêt serait de détruire ce ramassis de
papiers, mais moi, je n'aime pas détruire. Tout sert.... Garçon, ma
bavaroise, quand vous aurez servi Monsieur, et mes trois petits pains.
Il reprit en se penchant au travers de la table et sur le ton de la
confidence la plus intime:

--Le temps est de l'argent, Monsieur. Les Anglais comprennent cet adage,
et c'est ce qui place leur patrie à la tête des nations chrétiennes. Je
suis obligé de prendre ma nourriture à bâtons rompus. Il m'arrive
parfois de me comparer gaiement aux chevaux de fiacre, qui mangent
l'avoine dans un sac, suspendu à leur cou. Ça ne m'empêchera pas d'avoir
mon cabriolet, au contraire... je parie que vous avez trouvé dans le
dossier plus d'une allusion à mon cabriolet?

--Plus d'une, répondis-je en souriant aussi bonnement que possible. Je
dévorais déjà ma première aile de poulet froid.

Le garçon servit à M. Louaisot de Méricourt un large bol plein de
chocolat où les trois petits pains furent émiettés avec un soin
méthodique l'un après l'autre.

--Le pauvre cher jeune homme, reprit-il, se moque de moi de son mieux
dans ces lettres qu'il accumule au lieu de les mettre à la poste. En
avez-vous reçu assez aujourd'hui, Monsieur! Il n'écrit pas encore trop
mal pour son état. Quant à moi, le fait est que mes pantalons sont doués
d'un talent extraordinaire pour attirer la crotte. J'en ai vu de tout
neufs qui arrivaient de chez le tailleur et qui se mouchetaient au mois
d'août, après six semaines de sécheresse. On ne va pas contre la
destinée. Hé! hé! mon cher Monsieur, vous voyez que je prends bien la
plaisanterie, et jamais un client n'a pu m'accuser d'être mauvais
coucheur. M. Lucien Thibaut est un client. Un bon!

Il avala une pleine cuillerée de sa soupe au chocolat avec une
satisfaction évidente, et m'envoya par-dessus ses lunettes une de ces
flambantes oeillades qui donnaient à sa physionomie un caractère si
particulier.

--Une drôle de macédoine, n'est-ce pas, reprit-il rondement, cette
aventure-là! Et embrouillée! Une vache, comme on dit, n'y reconnaîtrait
pas son veau. Eh bien, pas du tout! C'est clair, au fond, comme un petit
verre de genièvre. Seulement, il y a manière de poser la question, et le
pauvre diable n'est pas de première force aux dominos, quoiqu'il ait
porté la robe. Si Mme la marquise, la belle Olympe, comme notre
innocent l'appelle, se donnait la peine d'établir un petit résumé, ce
serait autrement fabriqué, je vous en signe mon mandat à vue!

Il s'arrêta pour piquer ses lunettes d'un coup de doigt et ajouta en me
regardant amicalement:

--Je parie que celle-là, vous ne seriez pas désolé du tout de faire sa
connaissance? Je mis encore toute la bonne grâce possible à confesser
qu'il avait deviné juste.

--J'aime les bons enfants! s'écria-t-il. On me gagne tout de suite quand
on ne fait pas de manières. Où en êtes-vous?

--De mon dépouillement?

--Oui, répéta-t-il en ricanant, de votre dépouillement.

--J'en suis à la lettre de François Bochon, le domestique.

--Au n°38! fit-il. Allons, allons, ce n'est pas mal travaillé pour un
seul soir. Et commencez-vous à comprendre un peu?

--Pas beaucoup.

--J'aime la franchise. Vous avez bien dit ça: «Pas beaucoup!» Eh bien,
cher Monsieur, plus vous avancerez, moins ça se débrouillera.

--Vraiment?

--Oui, c'est comme j'ai l'honneur de vous le spécifier: ça va toujours
en se brouillant.

--Alors, je ne comprendrai jamais?

--J'en ai peur... à moins, toutefois, que vous ne trouviez le dévidoir.

--Quel dévidoir? demandai-je en cessant de manger.

--Mon cher Monsieur, répliqua-t-il gravement, il n'y a pas d'écheveau
saccagé par les chats qu'on ne puisse démêler quand on a un outil avec
la manière de s'en servir.

--Et vous avez le bon outil, vous, M. Louaisot?

--C'est vraisemblable.

--Avec la manière de s'en servir?

--Peut-être. Il y a tant et tant de marchandises au fond de mes tiroirs!
Je n'ai pas besoin de vous dire, car vous l'avez bien vu, que je suis un
peu dans tout ça.... Pas comme vous le croyez! Non, non, non, non!
jamais je ne laisserai mon meilleur ami fourrer sa patte dans un trou
qui peut cacher une souricière. Et mon meilleur ami, c'est moi,
Monsieur!

Il se redressa tout content de m'apprendre cette circonstance, et son
regard sollicita mon approbation.

Je saluai. Il poursuivit:

--Règle générale et de conduite: je reste sur le sentier battu,
bras-dessus bras-dessous avec ma conscience. Ne me cherchez jamais dans
les broussailles. Nous causons, pas vrai? J'ai déjà eu l'avantage de
vous dire que j'aurais pu jeter au feu tous ces papiers-là aussi
facilement que j'avale la dernière cuillerée de ma bavaroise. Pas si
bête! j'ajoute maintenant qu'ayant lu tout ce tohu-bohu depuis la
première ligne jusqu'à la dernière--la profession le veut,--je savais
parfaitement que le pauvre garçon vous appelait comme le Messie;
j'aurais donc pu, au choix, vous cacher son adresse que vous n'aviez su
découvrir nulle part, ou vous envoyer à Chaillot.... Est-ce vrai?

--C'est très vrai.

--Pourquoi faire? moi! gêner les clients! Allons donc! Vous me prenez
pour un autre! J'ai été enchanté de nouer des relations avec vous. Et
je vous dis du meilleur de mon coeur: donnez-vous la peine d'entrer dans
l'embrouillamini, M. Geoffroy de Roeux, il y a place pour tout le monde.
Vous êtes le bien venu. On vous attendait. Je vous ouvre les deux
battants de la porte.

Il reprit haleine pour achever:

--Cher Monsieur, voilà comme je suis. Vous savez mon mot: ça nourrit
l'affaire!

Tout en parlant, il avait trouvé moyen de dépêcher superbement sa pâtée,
dont il ne restait plus trace au fond du bol.

Et il souriait, et il clignait tour à tour des deux yeux, et il tapait
des petits coups triomphants sur ses lunettes d'or au travers
desquelles ses yeux jaillissaient en gerbes d'étincelles. En vérité, cet
homme-là ne pouvait être un gredin à la douzaine. Il grandissait
l'intrigue.

Il attirait le regard vers le côté fantastique--le côté doré du drame.

Dans les nuages, en effet, tout au fond du mystère, j'avais déjà deviné
la fatale influence de l'or qui est partout où il y a du sang. Et je me
rappelais la phrase que M. Louaisot lui-même avait laissé échapper en
parlant à Lucien: «Vous êtes peut-être millionnaire sans le savoir...»
M. Louaisot, comme s'il eût deviné ma pensée, reprit la parole en ces
termes:

--Mon cher Monsieur, il y a de l'argent, un argent énorme! Je ne vais
pas vous mettre les points sur les i comme çà du premier coup, ni vous
verser dans le creux de la main le fond de ma boutique, mais s'il n'y
avait pas d'argent, est-ce que je serais là-dedans?

Vous me demanderez peut-être: où est-il, l'argent?

Ça, c'est de l'enfantillage, du moment que vous ne dites pas: «Je donne
tant pour la consultation.»

L'argent est où il est, en dessus ou en dessous. Dans vos papiers, vous
allez entendre parler de tontine, d'héritage, tout ça est vrai,--mais
tout ça ne signifie rien.

L'argent se pioche, Milord, on ne le cueille pas comme les roses.

Ils m'amusent, ma parole! Et, tout en me laissant amuser, j'ai déjà
pêché quelques bagatelles agréables. J'ai des appointements fixes. Payés
par qui? Voilà. L'or qu'on attaque a bien le droit de se défendre. Les
assiégeants financent aussi. C'est la guerre à coups de pourboire.

Mme la marquise a toujours la main au porte-monnaie. Quelle femme,
instruite, artiste, jolie, elle a tout pour elle....

Ici, M. Louaisot se baisa le bout des doigts pour ponctuer sa phrase, et
ses lunettes s'allumèrent.

--Et riche! poursuivit-il. Mais il faut me comprendre, cher Monsieur, la
fortune que peut avoir celui-ci ou celle-là, ce n'est pas l'argent de
l'affaire. L'affaire a son argent à elle comme chaque arbre a son fruit.
La brave Mme Thibaut qui suppute l'avoir de chacun par livres, sous
et deniers évalue, je crois, la belle Olympe à 80.000 francs de rentes.
C'est aimable, mais il n'y a pas là de quoi donner des cabriolets à ses
pages. Nous avons mieux.

J'ai eu aussi quelques émoluments de ce pauvre M. Thibaut; j'en ai pu
recevoir même de la gentille photographie, indirectement. Ne dédaignons
rien. Il n'y a pas jusqu'à vous, mon gentilhomme, qui ne m'ayez apporté
en hommages six beaux écus de cinq francs, sans compter le picotin de ma
mule.

Et, soyez tranquille, entre nous deux ce n'est pas fini: vous m'en
apporterez bien d'autres!

Il s'arrêta parce qu'il avait vu la fin de la corbeille de gâteaux qu'on
avait mise sur la table avec sa bavaroise.

--Garçon, commanda-t-il, ma paillasse!

--Mais pourquoi vous payerais-je un nouveau tribut? demandai-je.

--Pour savoir, cher Monsieur, me répondit-il.

Le garçon lui apporta «sa paillasse» qui consistait en un grand verre, à
demi plein de curaçao tout versé et une carafe de thé froid.

--Pour savoir quoi? demandai-je encore.

--Il y en a qui ajoutent un peu d'extrait de menthe, dit-il, au lieu de
me répondre, c'est la vraie mixture américaine: la menthe remplace le
thé. Les membres de _la Société Républicaine Nord et Sud contre l'usage
des Spiritueux_ n'ont pas d'autre tisane, mais moi, comme je ne suis pas
compagnon de la Tempérance, j'ai le droit de boire quelques gouttes
d'eau de temps en temps.... Pour savoir quoi? disiez-vous. Parbleu, ceci
ou ça: ce que vous aurez besoin d'apprendre. J'aurais écrit sur mon
enseigne: _résolveur_ de problèmes, si le mot était français.
Conscience, mon cher Monsieur, minutie dans les détails, possibilité de
répondre à toute question quelconque, tel est le prospectus d'une
profession dans laquelle le résultat à atteindre, c'est d'acquérir un
fil comparable à celui du meilleur rasoir anglais, sans jamais perdre la
candeur du lys de la vallée.

Voici comme je m'exprimais l'autre soir en m'adressant à un fin finaud,
obtus comme ma pantoufle qui laissait percer une velléité de se moquer
de moi. C'était dans son intérêt, je lui disais:

--N'essayez jamais de m'englober, bonhomme, c'est au-dessus de vos
moyens! Tempérament robuste, caractère gaillard, mouvements alertes, bon
pied, bon oeil, avancé, il est vrai, et même libéral en politique, mais
sachant respecter le sergent de ville dans l'exercice de son sacerdoce,
je suis l'image du Théâtre-Français, chantant ce beau vers, pour gagner
sa subvention:

Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon sac!

Comptez sur vos doigts, mon neveu, je n'ai ni volé, ni dessiné de
fausses signatures, ni frappé des pièces en étain,--encore moins
assassiné. Fi donc! au dix-neuvième siècle! Bon pour le Moyen âge.

La loi, voilà ma passion. J'en dîne et j'en soupe, tant je l'aime!

La loi ne défend pas d'engraisser un dindon, Monsieur. Et une affaire?
Pas davantage. Il faudrait aussi qu'elle fût toquée, la loi pour
empêcher un citoyen français de se laisser conter des anecdotes
attachantes. On m'en conte, je les collectionne, est-ce un attentat?
Mais alors que devient la liberté, soit des croyances, soit même des
entournures? Je me fais Patagon! Guerre aux tyrans! Pour un esclave
est-il quelque danger? à bas le gouvernement! aux armes! on assassine
nos bénéfices!... Ah! bigre, Monsieur, voilà le monde qui sort du
spectacle.

M. Louaisot de Méricourt s'était sincèrement animé en parlant. Son nez
gesticulait et sa petite bouche s'ouvrait, ronde comme le bec d'un
oisillon qu'on pâte. L'idée de l'injustice atroce qu'on pourrait
commettre en ruinant son industrie, l'avait transporté d'une pieuse
fureur.

Mais il s'apaisa comme il s'était monté à la minute.

Sa paillasse était consommée, et le mouvement de sortie commençait sous
le péristyle de l'Opéra.

--Une soupe au lait, Monsieur, dit-il en tapant la garniture de son
porte-monnaie contre la table pour appeler le garçon; je ne connais pas
d'autre image pour symboliser ma nature. Je m'enlève, je retombe, pas
plus de fiel qu'un enfant. J'espère que vous me pardonnez?

--De tout mon coeur!

--J'ai l'honneur de vous remercier. Enchanté d'avoir passé quelques
instants avec vous. Je vais avoir le regret de prendre congé parce que
je dois reconduire une petite dame.

Je crus voir qu'il se rengorgeait un peu en prononçant ces derniers
mots. Il paya le garçon et jeta un coup d'oeil à la glace qui lui
renvoya son sourire éminemment satisfait.

--Cher Monsieur, reprit-il, maintenant achevez votre lecture tout à
votre aise. Après tout, ce fatras propose un rébus assez piquant pour un
amateur. Quand vous aurez fini, si vous croyez avoir besoin de mon
expérience, vous savez mon adresse. Ma collection de petites histoires
est entièrement à votre service.

J'étais en train de le remercier poliment, lorsque la surprise
m'arracha un cri qui le fit changer de couleur, deux fois dans une
seconde.

--Je suis nerveux comme une douairière... balbutia-t-il en manière
d'explication.

Mais je ne songeais guère à ses nerfs, ni à son trouble, quoiqu'il eût
véritablement fait un saut de côté comme un homme à qui on aurait mis un
revolver sous le nez.

Je venais d'apercevoir, par la fenêtre, au haut du perron de l'Opéra,
cette jeune femme si belle et si triste que j'avais vue, le matin même
dans la chambre de Lucien.

Celle qui guettait son sommeil pour entrouvrir une porte et glisser un
regard; celle qui m'avait dit avec une si douloureuse mélancolie: «Il
n'aurait pas de plaisir à me voir.»

Elle donnait le bras à un homme entre deux âges, grave d'apparence et
portant haut. La figure de cet homme était régulière; le dessin de ses
traits, nettement et finement sculptés avait de la noblesse et sa taille
imposait quoiqu'elle ne fût pas beaucoup au-dessus du niveau ordinaire.
Ses cheveux bouclés avaient ce gris uniforme et brillant qui est presque
une parure.

Son habit noir, ample comme il convenait à l'âge qu'il montrait, me
sauta aux yeux par sa remarquable élégance: élégance simple, presque
austère et qui venait peut-être uniquement de la façon dont il était
porté.

Sa boutonnière avait la rosette de la Légion d'honneur qui est la même
en tenue de ville, pour les simples officiers, pour les commandeurs et
pour les grands-officiers. Il y a d'ailleurs une foule de gens, décorés
par le roi de Barataria, qui s'émaillent de fleurs à peu près
semblables: Cela ne dit donc rien. Mais cela disait sur la poitrine de
cet homme.

Évidemment, il aurait pu être le père de la femme charmante qui
s'appuyait à son bras, et pourtant, l'idée ne venait point qu'il pût
être son père. Il n'avait pas l'air d'un mari.

Cette dernière phrase peut sembler ridicule, mais elle dit mon
impression.

Je me souviens que mon regard resta fixé sur ce visage blanc, mais
d'une belle blancheur de marbre, dont l'expression me frappa comme un
point d'interrogation. Je me demandai: est-ce un homme d'État? est-ce un
penseur? Pour moi, ce ne pouvait être le premier venu, prince des
affaires ou de la propriété. La lumière du gaz glissait sur ses traits
pour éclairer en plein ceux de sa compagne, qui me parut plus
splendidement belle encore que le matin. Ils étaient arrêtés, attendant
sans doute leur voiture. Ils ne se parlaient pas.

M. Louaisot de Méricourt, cependant, s'était remis, parce que son regard
ayant suivi la direction du mien, il avait découvert le motif de mon
exclamation. J'avoue que je ne m'étonnais pas du tout d'avoir à le
ranger dans la catégorie des gens qui ont comme cela des alertes. Il
parlait si souvent de conscience!

--C'est bête, les nerfs, dit-il encore, les miens surtout, un rien les
met en danse; ça vous étonne donc de la rencontrer ici?

--De qui parlez-vous? demandai-je.

--Mais... ah ça! vous ne la connaissez peut-être pas! Allez-vous jouer
au fin avec ce bon M. Louaisot de Méricourt?

--Je l'ai entrevue, une seule fois....

--Où ça?

--Chez le Dr Chapart.

--C'est-à-dire chez M. Lucien Thibaut. Quelle drôle de tocade de la
part d'une personne si bien! Mais il n'y a pas que l'amour pour mener le
monde à la ronde. On peut avoir d'autres raisons.... Vous êtes en train
de deviner son nom pas vrai?

--Serait-ce Mme la marquise de Chambray?

--En propre original. Est-elle assez superbe!

--Et... son cavalier? demandai-je.

--Ce n'est pas un cavalier, ni même un fantassin, c'est un homme assis.
Devine devinaille!...

Il prononça ces deux mots du ton qu'on prend pour souligner une
allusion.

Le tranchant de son regard était sur moi. Un nom vint à mes lèvres, mais
je ne le prononçai pas.

--C'est ça, parbleu! me dit M. Louaisot, tout comme si j'eusse parlé,
c'est bien ça! Et qui voudriez-vous que ce fût, sinon M. le président,
son vieil ami, son ancien tuteur, presque son papa, quoi! Seulement, il
a monté en grade. C'est maintenant M. le conseiller, depuis qu'il
appartient à la cour impériale de Paris. M. le conseiller Ferrand et sa
belle compagne avaient descendu le perron et gagné leur équipage.

--Voilà qui va donner du montant à votre lecture, mon cher Monsieur,
reprit Louaisot en habillant ses grosses mains de gants tout neufs et
mal faits.

--Et celle-ci! Et celle-ci! m'écriai-je encore au lieu de répondre.

À la place occupée naguère par Mme la marquise de Chambray en haut
des marches, et sous le même jet de gaz, une très jeune personne se
tenait debout maintenant et semblait chercher quelqu'un dans la foule.

Pour mieux regarder elle avait soulevé le voile-masque qui cachait ses
traits.

J'aurais juré que je reconnaissais l'original du portrait-carte à moi
montré par Lucien,--ce sourire animé qu'il avait nommé Jeanne Péry.

Seulement, ici, les traits seuls restaient, les traits mignons, jeunes,
charmants: ils n'avaient plus de sourire.

Pouvais-je m'en étonner? Je ne connaissais pas encore l'histoire entière
de cette malheureuse enfant, mais ce que j'en savais suffisait amplement
à expliquer pourquoi le sourire avait disparu de ses yeux et de ses
lèvres.

M. Louaisot n'eut point de tressaillement, cette fois; il regarda sous
la marquise du théâtre et activa la mise en place de ses grands gants.

--Ah! ah! fit-il, celle-ci! Vous êtes diablement curieux, savez-vous?
Allez-vous me demander comme ça l'extrait de baptême de toutes les dames
et demoiselles qui vont sortir ce soir de l'Opéra? Mais je suis de bonne
humeur, et j'en ai motif, vous allez bien le voir! Celle-ci, c'est... ma
foi, oui, c'est cela: le mot de l'énigme en chair et en os, la clé du
mystère, le noeud de l'intrigue. Pas davantage, Monsieur! Elle n'a pas
la beauté de Mme la marquise, il en faut pour tout les goûts, mais
comme elle est plus jolie, hein? Et un petit chic! Moi, elle me va... et
quand à son nom, vous l'avez lu trente-deux fois cette nuit. J'ai
l'honneur de vous présenter la «petite photographie». À vous revoir!
Elle m'attend, le cher bijou! Je n'ai pas encore tout à fait renoncé à
plaire, dites donc!

Il prit son chapeau d'un geste victorieux et ajouta:

--Finissez la lecture. Cassez-vous la tête. Il y a de l'argent en
masse--et il reste des chiens à qui jeter votre langue, Monsieur et cher
client. À l'avantage!

Au moment où il passait la porte, la jeune fille du péristyle
descendait les marches avec son voile baissé, et je les perdis de vue
derrière les voitures.

Dix minutes après, j'étais à l'ouvrage, bien commodément étendu entre
mes draps, ma lampe sur ma table de nuit, mon paquet de papiers sur ma
couverture.

Je ne lisais pas encore, mais, je le répète, j'étais au travail.

Pour une oeuvre du genre de celle que j'avais entreprise, il faut non
seulement rassembler les éléments, mais encore les retourner entre ses
doigts, les rapprocher, les comparer, les briser même, parfois--pour
voir ce qu'il y a dedans.

Lucien m'avait choisi parce que je suis un peu diplomate et un peu
romancier.

Je lui devais de mettre en oeuvre, autant que j'en ai le moyen, les
procédés de l'un et l'autre métier.

Je fermai les yeux avant d'ouvrir le dossier.

Et je regardai en moi-même. J'avais besoin de classer mes souvenirs.

Il y avait d'abord et avant tout M. Louaisot de Méricourt.

Ce soir, en lisant l'entrevue de ce dernier avec mon pauvre Lucien, je
m'étais étonné plus d'une fois de voir que Lucien n'opposait aucune
barrière à la loquacité calculée de l'agent d'affaires.

Je m'étais dit: Si je le tenais, moi, ce Louaisot, il ne m'échapperait
pas comme cela!

Je venais de le tenir, et il m'avait échappé.

Il m'avait échappé depuis la première parole jusqu'à la dernière.

Il avait, ce bonhomme, le singulier talent de parler non pas tout à fait
pour ne rien dire, car il embrouillait, il inquiétait, il déroutait,
mais pour ne jamais dire le mot qui éclaire.

Je fis comparaître M. Louaisot au tribunal de ma mémoire. Je lui
demandai: qui es-tu? que veux-tu? qui sers-tu?

Et son ombre évoquée ne me répondit pas plus catégoriquement qu'il n'eût
fait lui-même.

Il me sembla entendre encore cette phraséologie à la fois commune et
bizarre, aiguisant à plaisir l'envie de savoir, comme certaines épices
irritent le besoin de manger ou de boire.

Était-ce un homme fort ou seulement un bavard un peu plus adroit, un peu
moins imprudent que les autres bavards?

Il y avait ce diabolique regard qui le rehaussait. Je ne peux dire à
quel point les lunettes de ce bonhomme flambaient dans mon souvenir!

Leurs fantastiques rayons éclairaient deux figures de femmes; les deux
héroïnes de la pièce: Mme la marquise Olympe de Chambray, Jeanne
Péry.

Je venais de les voir en quelque sorte l'une à côté de l'autre.

Cette marquise avait, en vérité, grande tournure, à part même sa beauté
sans rivale.

Il m'étonnait de plus en plus, qu'elle eût jeté son dévolu sur mon
pauvre Lucien. Je ne concevais plus du tout, depuis que j'avais vu
«l'incomparable Olympe» cette passion acharnée qui s'adressait justement
au modeste juge du tribunal d'Yvetot.

Il y avait là une invraisemblance, presqu'une impossibilité.

Et l'invraisemblance devenait plus marquée, l'impossibilité plus
flagrante par l'entrée en scène de cette hautaine figure: le conseiller
Ferrand.

Celui-là, je ne me l'étais pas du tout représenté ainsi.

Au début de ma lecture, j'avais vu en lui un brave pasteur de petits
magistrats, menant son tribunal comme une école maternelle.

Puis tout à coup,--devine devinaille,--certain écrit mystérieux me
l'avait montré sous un aspect tout opposé, mais plus grand: j'avais
frémi en me penchant au-dessus d'un abîme.

Rien de tout cela n'était dans le marbre poli--et propre--de cette tête
énergique--mais modérée, élégante, intelligente--et sage.

Quant à Jeanne Péry, oh! elle était, celle là, ravissante de la tête aux
pieds, mais tout autrement que la marquise. Ce n'était pas du tout une
grande dame. C'était... mon Dieu oui, c'était trop le contraire d'une
grande dame pour cadrer avec l'idée que je m'étais faite d'elle.

Selon moi, elle était bien plus l'héritière de notre vieux camarade de
folies, le baron de Marannes, que la fille de cette chère sainte, si
doucement noble dans son martyre, Mme veuve Péry.

Au premier coup d'oeil, et sans hésiter, je l'avais reconnue, mais tout
en la reconnaissant, je gardais comme un étonnement.

Je dirai plus: un désappointement.

Je la cherchais en vain telle que Lucien me l'avait fait rêver.

La photographie justifiait bien le nom de _petit ange_ que Lucien
appliquait si souvent à Jeanne. L'original passait à côté de ce nom.

Pour tout dire, j'éprouvais un chagrin mêlé de dépit à l'idée du culte
si naïf et à la fois si profond que Lucien lui avait conservé.

Et j'éprouvais aussi une sorte d'indignation en songeant que je venais
de la voir sortant de l'Opéra, en toilette d'opéra, elle que son mari
cherchait si douloureusement, elle qui n'avait pas achevé le deuil de sa
mère, elle qui devait être encore, j'avais sujet de le croire, sous le
coup d'une mortelle accusation.

Du moment que Jeanne ne rejoignait pas son mari, il m'eut fallu Jeanne
enlevée violemment ou prisonnière. La force majeure seule pouvait
excuser pour moi l'abandon où elle laissait Lucien.

Et Jeanne était libre, et Jeanne attendait M. Louaisot de Méricourt au
sortir d'un théâtre!

À mesure que je réfléchissais, une voix s'élevait en moi qui criait: «Ce
n'est pas seulement odieux, c'est absurde et _c'est impossible_.»

La pensée que j'étais entouré d'invraisemblances m'apaisait et me
rassurait. Sur le point de condamner Jeanne, je suspendais mon jugement.

M. Louaisot me l'avait dit: «Plus vous pénétrerez au coeur de l'énigme,
plus la solution fuira devant vous...»

Il était deux heures du matin, environ, quand je repris mon travail de
dépouillement.

J'en étais resté au n°38: lettre de François Bochon, dont je supprime la
fin comme étant inutile à l'intelligence de l'histoire.




Suite du dossier de Lucien Thibaut


Pièce numéro 39

(Lettre écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)

Ce mercredi (sans autre désignation de date).

_À Mme la marquise Olympe de Chambray, en son hôtel._

Bonjour bien aimée. Tout un bouquet de baisers, d'abord. Après? encore
des baisers. Mais ça vous ennuie? Alors, assez.

Ah! chère divine, quand je pense au bonheur sans mélange qui pourrait
embellir mon âge mûr, à cet océan de délices où nous nagerions, ces
demoiselles et moi, si certain événement avait lieu, j'ai peur.

Ne me dites pas que j'ai la tête partie. Il y aurait bien de quoi, mais
non, je raisonne. Cette félicité est si fort au-dessus de nos mérites!
Et le Destin est un monsieur qui se gêne si peu pour railler les pauvres
mères!

Les enfants, ma petite, les enfants! Il faudra pourtant bien que vous en
ayez. Et je les dorloterai! Mais c'est horrible. Quand ils sont petits,
encore passe, on leur donne le fouet. Les miens sont tous grands. Quelle
responsabilité!

Si j'étais homme!... Voulez-vous savoir? Mon Lucien n'ose pas, voilà le
vrai. Il n'y a que cela. Vous chercheriez cent dix ans sans trouver
autre chose. Je vous l'affirme; il n'ose pas, le nigaud qu'il est!

Il voudrait bien, parbleu! mais comment s'y prendre? Les garçons timides
comme lui vont tout droit aux femmes avec qui on ose. C'est la nature.
On devrait la supprimer, ça donne trop de tracas aux mères.

Je ne peux pas en vouloir à Lucien, moi. Ça me fait rire, plutôt. On
sait bien qu'il n'est pas une demoiselle. Il a rencontré ce petit
chiffon-là dans un pré fleuri, un jour que le soleil était doux et qu'on
entendait siffler les merles; ça peut arriver à tout le monde.

Et puis vlan! Voilà une passion, attrape! Bah! bah! une passion composée
de primevères, d'aubépines et de coucous! Ça va et ça vient. Mais on a
beau dire, c'est ennuyeux pour les mères.

La minette n'était pas imposante du tout. Ça lui a donné du courage pour
pousser sa pointe. Pourquoi l'a-t-il poussée sa pointe? Chérie, vous
avez été mariée, on peut vous parler entre dames. Il a poussé sa pointe
par rage du véritable amour qu'il nourrit dans le fond de son âme, et
dont le véritable objet lui fait peur.

Aussi, pourquoi avez-vous tant de noblesse, tant d'esprit, tant de
beauté, tant de perfection? Pourquoi ressemblez-vous à une reine? Il
n'ose pas, le cadet, je l'ai déjà dit, mais c'est exprès que je le
répète, il n'ose pas, j'en mettrais ma main au feu.

M. Thibaut, son père, était comme ça. Il a fait un bon mari, ma chérie.
Vous trouverez une larme sur le papier. C'est sa mémoire qui me la tire.

Mon pauvre Antoine! Pendant vingt-deux mois, quel sang il me fit faire!
Mais ça vint à la fin! Assez là-dessus, sauf un mot: Quand ça fut venu,
dame... ah! ma chère!

Il s'agit de Lucien. Est-ce que je ne le connais pas comme ma poche?
Est-ce que je n'ai pas épié le premier éveil de son coeur? En ce
temps-là l'enfant me faisait trembler comme la feuille quand je le
voyais rêvasser à un diamant de votre eau. J'aurais autant aimé qu'il
eût lorgné les étoiles du ciel.

Et c'est à moi la faute, peut-être. Combien de fois ne lui ai-je pas
répété, le matin, le soir, à midi: malheureux! tu vas te brûler
l'imagination à la chandelle. Ce trésor-là n'est pas pour ton pauvre
nez!

J'aurais dû me couper la langue avec mes dents!

Car voilà ce qui arrive, bijou adoré, maintenant qu'il peut espérer et
que nous nous tuons à le lui dire, ces demoiselles et moi, il ne peut
pas croire à tant de bonheur. Moi, je conçois ça.

Vous êtes la divine des divines, Olympe, il n'y en a jamais eu comme
vous. Vous ne voulez pas le croire, mais la chose crève les yeux de tout
le monde. Je le dis tous les jours à Célestine et à Julie, qui ont la
fureur de vous copier, je leur dis: «Écoutez, mes petites bonnes femmes,
n'essayez pas, vous seriez tout uniment ridicules. On peut singer Mme
Chose ou encore Mlle Machin, mais celle-là, je t'en ratisse!»

C'est sûr que je pourrais bien devenir un peu folle à la pensée d'avoir
pour bru un ange du firmament comme vous. Le beau malheur! Je guérirais
après la noce. Je donnerais trois doigts de chaque main pour y être, à
la noce. Voilà comme je dissimule, moi! Tenez! si la santé de mon Lucien
était attaquée, je vous le dirais tout de même, à la bonne franquette.

Sa tête? Sa tête est aussi saine qu'un gland, ma perle. Seulement, il a
ses migraines et on dirait quelquefois qu'il s'absente. Pourquoi? Parce
que son coeur d'agneau est travaillé, tiraillé, tenaillé, quoi! Vous
allez comprendre. Il a osé avec cette Jeanneton qu'il n'aime pas, avec
vous qu'il idolâtre il n'a pas osé. Ça fait qu'il est malheureux et que
sa tête éclate. Voilà l'histoire.

Mais que fait-on pour les possédés? on prie le bon Dieu qui est plus
fort que le diable. J'ai tant prié le bon Dieu que mon garçon se
dépossède petit à petit. Écoutez ça un peu:

Hier, qui était le cinquième jour depuis son retour de Paris, il m'a
dit--et c'était de lui-même, je ne lui ouvrais pas la bouche de vous:
«Olympe est encore plus belle qu'autrefois.» Moi, j'ai répondu en
faisant celle à qui c'est bien égal: «Trouves-tu, garçon?» Il a ajouté
d'un air pensif: «Oh! oui, bien plus belle!»

Il a du goût, c'est certain.

Quelque chose le tenait, et je m'en apercevais bien, mais je ne voulais
pas l'interroger. Pas si bête!

Il faut vous faire observer ici entre parenthèses que, depuis son retour
de Paris, le gars n'a pas prononcé une seule fois le nom de son
orpheline. Il n'y a donc qu'à faire mine de n'y plus penser du tout, et
j'ai dans mon idée que ça s'en ira à la douce, comme c'est venu.

Il y a ma neuvaine, aussi, et le pèlerinage, ces demoiselles n'ont pas
tiré la réussite une seule fois sans vous trouver ensemble: le jeune
homme blond et la dame brune. Les cartes, c'est de la superstition, j'en
conviens, mais le grand jeu ne m'a jamais trompée. Et je vous dis, moi,
que c'est un agneau qui ne savait pas écouter son coeur. Il vous a
toujours adorée, toujours, toujours, à la sournoise, comme un poltron
qu'il est.

Il a donc repris, au bout d'un petit moment, sans avoir l'air d'y
toucher.

--Est-ce que tu crois qu'Olympe serait contrariée de me voir?

--Pourquoi Olympe serait-elle contrariée de te voir? C'est moi qui ai
répondu ça.

--Dame, a-t-il fait, il y a si longtemps... et puis....

--Et puis quoi?

--Les histoires....

J'avais bonne envie de rire, mais je gardai mon grand sérieux.

Allez dire partout que la bonne femme radote, si vous voulez, mais il
n'ose pas. Je le répéterais sur l'échafaud!

Pendant ces derniers jours, il n'a pas quitté le palais. Je lui avais
fait écrire avec de la bonne encre par M. le président. Mais, malgré le
grand zèle que la semonce de son chef lui a donné, hier soir, il était à
la maison dès quatre heures. Jusqu'au dîner il a passé son temps à se
bichonner: eau chaude, pommade, pâte d'amande et tout. Monsieur a fait
recirer trois fois ses bottes qui ne reluisaient pas assez. Il a essayé
onze cols de chemises. Enfin de grands projets!

Devinez-vous, chérie?

Moi, je savais d'avance. Je l'avais entendu marmoter en se fâchant après
le noeud de sa cravate:

--Il faut que je la voie! Il le faut absolument!

Vous savez, mon trésor, pas d'enfantillage! Quand il va se présenter
chez vous, aidez-le un peu, je vous en prie. Souvenez-vous qu'il n'ose
pas.

En voulez-vous une preuve? Après le dîner, il a recommencé sa toilette
sur nouveaux frais. Cette fois, je n'ai pas pu résister: j'ai été le
regarder par le trou de la serrure. Sa chambre était un pillage. Il
houspillait ses chemises blanches pour en trouver une comme il n'y en a
pas. J'aurais donné gros pour que vous fussiez-là.

Rien n'était assez beau. Il a ôté ses bottes pour mettre des chaussures
vernies. Je ne vous en dis pas davantage.

Et puis, au moment de partir, après avoir passé un quart d'heure à
peiner sur ses gants, qui ne voulaient pas entrer, et comme il brossait
son chapeau neuf, patatras! tout son courage a tombé à plat.

Il a ôté ses gants, d'abord en soupirant comme un malheureux. Après ça,
il s'est déshabillé et mis au lit sans crier gare.

Voilà comme il est. Je ne l'ai pas dit à ces demoiselles, elles
l'auraient griffé!

Mais, aujourd'hui, il m'a reparlé. C'est sérieux. Je réponds que ce sera
pour ce soir. Je ne plaisante pas, il a eu toute la journée la figure
qu'il avait quand il passait ses examens de droit. Méfiez-vous.

Chérie, j'ai cru bon de vous en toucher un mot pour que vous soyez
gentille et que vous vous gardiez surtout de le déconcerter.

Oh! bien aimée! oh! divine! ma perle, mon diamant, la plus chère de mes
filles! Si j'apprenais ce soir, avant de me coucher, que Dieu a exaucé
ma neuvaine! si vous étiez à nous enfin! si je m'éveillais demain matin
la plus heureuse des femmes et des mères!

Je vous embrasse mille fois, mais pas comme je vous aime, ce serait à
vous étouffer.

_P. S._--Je n'ai pas dit un traître mot à ces demoiselles, bien entendu.
C'est toujours notre cher mignon secret à nous deux. Célestine et Julie
veulent vous embrasser au bas de ma lettre, je tourne la page; pas de
danger qu'elles lisent. Elles sont la discrétion même et, d'ailleurs, je
reste là pour les surveiller.


Pièce numéro 39 bis

Billet de Mlle Célestine.

Nous ne savons rien, rien de rien. Maman nous traite comme deux bébés.
Il nous est défendu même de deviner.

On veut vous dire seulement, à la hâte, qu'on vous aime bien, bien,
bien, et encore mieux.

Maman ne veut même pas que nous fassions nos noeuds de tour de cou comme
vous. Ce n'était pourtant pas pour vous ressembler, c'est si impossible!

Mon frère ne bouge plus du palais. On jurerait qu'il n'a jamais été à
Paris. Moi, je n'ai jamais cru à l'orpheline.

Des baisers, et laissez tomber quelque part une miette de votre grâce,
j'irai la becqueter.


Pièce numéro 39 ter

Billet de Mlle Julie.

Ma soeur a tout dit, l'égoïste. Le droit d'aînesse est pourtant aboli.
Elle veut jusqu'à la miette. Laissez-en tomber deux.

C'est vrai, pourtant, que nous ne savons rien. L'ignorance ouvre la
porte aux rêves. Moi j'en fais de bien beaux, et vous y êtes toujours.

Quant à Lucien, je ne m'y suis jamais trompée. Des âmes ordinaires
pouvaient concevoir des inquiétudes et se méprendre à cette erreur du
jeune âge, mais moi, je savais quelle empreinte profonde restait gravée
dans le coeur de mon frère. Vous êtes de celles qu'on ne peut oublier,
Olympe, aussi ne craignez pas d'aimer.


Pièce numéro 40

(Écrite et signée par la marquise Olympe de Chambray.)

Yvetot, 23 juillet 1865.

_À M. Ferrand, président, etc._

Cher et digne ami, pour ce qui me regarde, je vous prie en grâce de
laisser en repos M. L. T.... Comme juge, il vous appartient, mais comme
prétendant à ma main, je désire qu'on lui garde sa liberté tout entière.
Je crains le ridicule. Cette excellente Mme T... est justement la
femme qu'il faut pour noyer quelqu'un sous le ridicule. Au lieu de vous
mettre ainsi contre moi, digne ami, venez à mon secours.

Et ne vous représentez pas votre Olympe sous les traits de Phèdre,
brûlant comme un tison pour le bel Hippolyte qui la dédaigne.

_Note de Geoffroy_.--Ce billet m'arrêta et me fit rêver longuement. Je
recherchai dans le dossier le fragment anonyme qui avait été adressé à
Lucien par un correspondant également anonyme, lequel était M. Louaisot,
je croyais le savoir désormais.

Je parle ici de cette demi-feuille où une inconnue--la marquise?--se
confessait en un style froidement dépravé à un inconnu--le président
Ferrand?--et qui était accompagnée de la fameuse légende: «Devine
devinaille», etc.

Cette demi-feuille m'avait laissé une impression presque sinistre. J'y
flairais le crime en une complicité qui épouvantait ma raison.

Je comparai minutieusement l'écriture du fragment avec celle du billet
portant la signature de Mme la marquise.

C'était là un travail qui ne pouvait aboutir à rien de concluant, car le
fragment contenait cette phrase: «J'écris maintenant aussi lestement de
la main gauche que de la main droite.... Vous m'avez donné des talents
de faussaire.»

Il n'y avait aucune espèce de rapport entre l'écriture du billet et
l'écriture du fragment. Aucune.


Pièce numéro 40 bis

(Mention écrite de la main de Lucien.)

J'ai rapproché la pièce qui précède du n°32 (devine devinaille). Je
repousse les pensées que fait naître ce fragment comme on se débarrasse
d'un impur cauchemar. Je ne juge pas Mme de Chambray que j'ai tant
aimée et respectée.

Mais je déclare en conscience que, pour moi, le président Ferrand est
un honnête homme.


Pièce numéro 41

(Écriture de M. Louaisot, sans signature.)

Pas d'adresse. Paris, 23 juillet 65.

Je suis étonné de ne rien recevoir de vous. Est-ce que vous dormez? Le
moment ne serait pas bien choisi.

Je n'ai aucun avis à vous donner, mais si par hasard vous reculez
maintenant devant l'arrestation et ce qui s'ensuit, que faire de la
petite?

Vous m'avez mis en avant, allez-vous me lâcher?

Après la visite domiciliaire, pas moyen de reprendre l'enfant à la
maison.

La police et la justice pataugent, selon leur habitude. Ça fait plaisir,
mais ça ne mène à rien. Il serait grand temps de leur fournir un point
de départ raisonnable, sous main, s'entend, et de les prendre par la
patte pour les conduire tout doucement sur le chemin de la _vérité_ (ce
dernier mot était souligné au crayon.)

Je vous prie de me répondre courrier pour courrier, ça en vaut la peine.
Je suis très ennuyé de cette histoire, indépendamment même de la
descente de police, qui a porté atteinte à la considération dont je
jouis dans mon quartier. Vous aurez à m'en tenir compte.


Pièce numéro 42

(Écrite par la marquise de Chambray, non signée. Réponse à la précédente
sans date ni adresse.)

Ne précipitez rien. Laissez les choses en l'état. J'éprouve un sentiment
de pitié pour cette jeune fille.

Il paraît revenir à d'autres sentiments. On m'annonce sa visite pour ce
soir même. Je veux attendre et voir.

Demain, je vous enverrai mes instructions.


Pièce numéro 43

(Écrite par Lucien Thibaut, non signée.)

Yvetot, 23 juillet 1865, 11 heures du soir.

_Pour Geoffroy._

Tu vas recevoir de mes nouvelles. J'ai mis hier une lettre à la poste
pour toi.

Cette lettre va franchir la mer et aller à Constantinople pour répondre
à tes questions amicales sur ma famille et sur moi. Tu y verras notre
intérieur, car nous demeurons momentanément ensemble, ma mère, mes
soeurs et moi, depuis mon retour de Paris.

Ma lettre d'hier ne te portera aucun mensonge, mais combien elle est
éloignée pourtant de la vérité!

Vas-tu deviner sous le calme de ma prose l'orage que je porte en moi?

Sur mon honneur, je n'avais jusqu'à aujourd'hui, aucune raison pour te
rien cacher. Je me taisais par timidité ou mauvaise honte, mais derrière
mon silence, il y avait l'ardent désir de t'ouvrir mon âme.

Mais il est bien certain que je ne suis pas complètement mon maître. Il
m'arrive d'agir sous une impulsion qui n'est pas mienne, quoiqu'elle
n'émane pas non plus d'une volonté étrangère.

Je t'ai déjà parlé de cela, et les faits vont expliquer malheureusement
ce que ma parole peut avoir d'obscur.

Aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, j'ai commis une action
dont je me repens. Il y a quelque chose entre moi et ma conscience. Ce
que je n'osais pas t'écrire autrefois, j'oserais encore bien moins te le
dire.

Et, cependant, il faut que je me confesse. C'est un impérieux besoin.
J'ai défiance de moi.

Je sais, ou, du moins, je crois encore que ma raison est intacte; mais
il y a autour de ma raison des murmures et des menaces. Je les entends.
J'en suis troublé. Je voudrais chasser ces ombres qui m'importunent.

Il m'est arrivé d'agir sous la pression d'une force que j'appellerai
impersonnelle. Ce n'est plus une crainte, c'est un remords que j'ai.
L'acte est accompli.

Bien plus, il m'est arrivé d'écrire sous la dictée.... Je dis bien: sous
la dictée d'un autre _moi_ que moi.

Je reconnaissais mon écriture, je me voyais tracer les caractères, et
les pensées fixées sur le papier par ma propre main ne m'appartenaient
pas. Non! Elles allaient même contre les pensées qui m'appartenaient.

Cet autre moi vaut mieux que moi. Il est plus sévère que moi, et plus
juste. Il sait des choses que j'ignore.

Aussi ai-je pris déjà depuis longtemps un biais pour assurer ma
confession.

Il n'y a plus, j'en suis sûr, rien d'extravagant ni même de puéril dans
ce fait de t'écrire journellement des lettres qui ne te sont pas
envoyées. Je les garde toutes pour toi.

J'y joins certaines pièces authentiques et explicatives, recueillies par
moi que je classe autant que possible selon leur ordre chronologique.

Cela forme déjà un _dossier_, pour employer le langage de ma
profession.

Et le dossier est gros.

Avec ce dossier, tu instruiras un jour le procès de ma vie.

Je le veux. C'est mon espoir qui n'est pas sans mélange de crainte. Je
t'ai choisi pour cela entre tous ceux que je connais. Tu ne me refuseras
pas.

Jusqu'à cette heure, cependant, une lacune a existé dans la série de ces
pages en apparence détachées, mais qui forment un tout suffisamment
complet. J'ai supprimé, par un sentiment de pudeur--ou de douleur--les
feuilles _écrites par moi quand je ne suis plus moi._

L'idée de passer pour fou me faisait frayeur et honte.

À dater d'aujourd'hui, je ne détournerai plus rien.

Tu nous verras tous deux, moi et mon ombre....

_Minuit_.--Je me suis arrêté, mon pauvre Geoffroy. J'ai hésité, je
tergiverse au moment même où je fais parade de ma sincérité future.
C'est bien vrai: toute cette exposition solennelle a pour but d'apporter
un retard au récit des événements de cette soirée.

Trêve de préliminaires! Je veux parler clairement et brièvement:

Depuis dimanche--nous sommes au jeudi soir,--je sais où est ma petite
Jeanne. La façon dont je l'ai appris te semblera singulière.

J'étais arrivé l'avant-veille de Paris, où toutes mes recherches étaient
restées vaines. Le matin du dimanche, au sortir de la messe, je trempais
mes doigts dans le bénitier, suivant d'assez près ma mère et mes soeurs
qui causaient sous le porche avec leurs amies, quand je me sentis
coudoyer brusquement.

Je me retournai. Il y avait derrière moi, parmi nos autres Cauchoises,
une paysanne encore mieux endimanchée que les autres et dont la figure
écarlate resplendissait sous une immense coiffe, chargée de broderies.

J'avais reconnu d'un coup d'oeil la florissante Hébé du Jupiter des
renseignements, rue Vivienne, au coin du passage Colbert.

Elle me prit de l'eau bénite au doigt.

Au lieu de faire le signe de la croix, elle mit un doigt sur sa bouche
et sortit de l'église.

Je la suivis de loin jusqu'au bout de la ville où elle prit un sentier à
travers champs.

Elle s'arrêta derrière une haie, regarda tout autour d'elle, et, sans
mot dire, me remit une lettre que j'ouvris précipitamment.

La pensée de Jeanne était en moi, comme toujours. Voici la lettre:


Pièce numéro 43 bis

(De la main de M. Louaisot, non signée. Sans date ni adresse.)

Ceci, cher Monsieur, est _gratis et pro Deo_, sauf le picotin de ma mule
qui se trouve par hasard en promenade dans votre localité.

Ne vous évanouissez pas de joie en lisant les lignes suivantes. Votre
tourterelle, à qui ne manque aucun membre et qui jouit même d'une santé
parfaite, est en ce moment au village de Frémetot, site charmant, sur la
route de Lillebonne, dans une maison où Pélagie vous conduira
volontiers, si vous le lui demandez poliment.

Elle irait même, j'en suis certain, car elle est bien bonne fille,
jusqu'à vous prêter la main pour un enlèvement. Est-ce gentil de sa
part?

Soit dit sans vouloir vous effrayer, mon cher Monsieur, il ne faut pas
vous amuser à réfléchir. Le cas est diablement grave. Un danger qu'il ne
m'est pas permis de vous spécifier menace la pauvre enfant: un cruel
danger.

Si vous n'avez pas fait usage encore du _Sésame ouvre-toi_, que j'ai eu
l'honneur de vous céder à crédit, dépêchez-vous. Il n'est que temps, si
vous voulez éviter la catastrophe.

Vous entendez: La catastrophe. Le mot n'est ni trop gros ni trop mince,
il dit juste la chose.

Grâce au talisman que vous savez, la divine O... irait jusqu'à réfugier
chez elle notre petite minette. _J'en suis sûr_.

_Mémento_: le codicille.


Pièce numéro 43 ter

(Suite de la lettre de Lucien.)

Pélagie s'était assise sans façon sur le talus, ses jupes relevées à
l'économie. Elle me regardait lire d'un air bon enfant. Quand j'eus
fini, elle me dit:

--Faut tout de même qu'on ne soit pas méchant pour être encore vos
bienfaiteurs, après que vous nous avez flanqué le commissaire chez nous,
rue Vivienne, dans une maison qui regorge de l'estime de son quartier.
Et qu'on ne détenait l'enfant que pour son avantage, à seule fin de
l'empêcher d'aller en prison tout à fait.

--En prison! m'écriai-je. Et pourquoi irait-elle en prison, grand Dieu!

Pélagie me fit un petit signe de tête caressant.

--Le patron vous appelle toujours comme ça: «l'agneau», dit-elle au lieu
de répondre. Ça vous coiffe assez bien. Mais faut être juste, vous êtes
fièrement joli garçon tout de même pour un juge! Voyez-vous, si j'ai
parlé prison à propos de la petiote, c'est que tout le monde n'est pas
bonnes gens comme nous. Il y a des traîtres et filous qui peuvent avoir
censément l'idée de la persécuter dans leur propre intérêt pécuniaire.

--Est-elle du moins à l'abri, demandai-je, dans cette maison de la route
de Lillebonne?

--Pour ça, pas déjà tant, répondit Pélagie: à l'abri comme qui dirait
sous un chêne qu'a perdu ses feuilles, quand il fait de la pluie.
J'entendais, mais j'avais peine à comprendre.

Pélagie reprit en tirant de sa poche un bon gros talon de pain, coupé en
deux et farci moitié beurre, moitié fromage:

--On serait bien bête aussi de se laisser manquer, pas vrai, M. le juge?
Désormais, je ne déjeunerai guère que dans une heure d'ici. Quant à la
petite, je garantis bien les gens chez qui elle est, mais c'est sous le
rapport qu'ils ne valent pas cher.... Oui, oui, pardienne, tout ça vous
embarrasse, vous aimeriez que quelqu'un vous tirerait de cette
ornière-là. En plus que si vous voulez emmener votre bergère, on ne peut
pas fabriquer ça en plein jour, rapport aux mauvaises langues d'Yvetot,
qui vous en ont, des yeux!

--C'est juste, répliquai-je, travaillant avec désespoir à combiner un
plan qui eût le sens commun. Pouvez-vous me dire comment faire, vous, ma
bonne fille? Pélagie aurait pu servir de modèle pour peindre l'appétit
des consciences pures. Elle avalait sans effort ni douleur des bouchées
véritablement formidables. Un instant, elle resta plantée devant moi à
me regarder en silence. Elle riait bonnement: du beurre à un coin de sa
bouche et du fromage à l'autre.

--Voilà donc ce que c'est, poursuivit-elle tout à coup, je ne peux pas
laisser un jeune homme dans le pétrin, c'est plus fort que moi, risque
à la risque, je vais me fendre! Vous savez bien, mon frère?

Jamais je n'avais ouï parler de son frère.

--Mon frère Nicolas? Il s'est laissé tombé au sort comme un imbécile, et
il nous manque vingt pistoles, comme ils disent ici, pour l'empêcher de
partir soldat. À Paris, ça fait deux cents francs. Si ça vous va
d'obliger notre famille de cette petite somme là, ce soir, à la brune
tombée, sans le moindre dérangement pour vous, je charroierai la petite
à la porte de derrière de chez vous, et vous l'emballerez censé par le
jardin, ni vu ni connu, ça vous chausse-t-il, mon joli magistrat?

J'acceptai avec empressement, et je lus dans les yeux de Pélagie combien
elle regrettait de n'avoir pas demandé davantage.

--Vous payerez bien à souper en sus, pour moi et Nicolas? ajouta-t-elle,
en me tapant dans la main à la Normande: marché fait! Vous en êtes
quitte à bon compte. Espérez jusqu'à ce soir, huit heures, et préparez
le dodo de l'enfant.

Elle s'éloigna en dévorant la dernière bouchée de son pain.

Moi, je restai planté comme un mai derrière ma haie.

C'était absurde, mon pauvre Geoffroy, cet arrangement-là, dix fois plus
absurde encore que tu ne peux l'imaginer. Ma maison est toute petite:
juste ce qu'il faut pour un ménage de garçon, et nous étions quatre
là-dedans: ma mère, mes deux soeurs et moi.

Ces dames m'avaient fait l'amitié de s'établir chez moi momentanément,
tu devines bien pourquoi. Après la fameuse escapade de Paris, on voulait
me surveiller de près et pousser en même temps le grand projet de mon
mariage.

Où mettre ma Jeanne dans cette maison-là, bon Dieu! Où la cacher
seulement pendant une heure? C'était absurde--absurde! Je le sentais
jusqu'à la détresse.

Mon pauvre petit ange! Ma Jeanne! Il me semblait que, du premier coup,
elles allaient flairer sa présence comme une meute évente un gibier.

De toutes les créatures humaines respirant sur la surface du globe,
Jeanne était, après Olympe, celle qui les préoccupait le plus.

Si Olympe était le but, Jeanne était l'obstacle. Pour elle il n'y avait
pas de quartier à espérer.

Et mon étroit logis que ces trois amazones, armées en guerre,
parcouraient en tous sens du matin au soir, n'avait ni cachette ni
recoin.

Et pourtant, Geoffroy, sois juste, pouvais-je reculer? nécessité fait
loi, il fallait prendre un parti.

Après avoir creusé ma misérable cervelle qui n'a jamais été bien fertile
en expédients, voici tout ce que je trouvai:

Je m'enfermai sous prétexte de travail, et je travaillai en effet à
arracher la moitié du contenu de ma paillasse. À l'aide de ces quelques
poignées de paille, avec du linge, avec des habits avec tout ce qui me
tomba sous la main, je fabriquai une manière de lit que je mis... ma
foi, oui, écoute donc, je n'avais pas à choisir, je le mis dans mon
cabinet de toilette.

Ce n'était pas convenable? à qui le dis-tu? Va, ce n'était pas trop
commode non plus, mon pauvre ami, car le cabinet de toilette, ne valait
guère mieux qu'une armoire.

Sans lit, on avait peine à s'y retourner; avec le lit... mais c'est
égal, je fus tout fier de ma trouvaille, et bien heureux surtout.

Il me sembla que le plus fort était fait. J'attendis le soir avec moins
d'inquiétude.

Mais avec plus d'impatience aussi. Car, tu le croiras, si tu peux,
Geoffroy, j'étais heureux comme un roi.--comme un fou!

Huit heures sonnant, je descendis au jardin.

J'y étais déjà descendu dix fois, pressant, gourmandant la marche du
temps.

J'avais bonne chance: ma mère et mes soeurs étaient à la neuvaine.

J'attendis un quart d'heure tout au plus. Il faisait encore jour quand
on gratta à la porte, et je reçus ma Jeanne dans mes bras.

Pélagie fut contente de ce que je lui donnai, car elle baisa l'argent
en me souhaitant du bonheur.

Du bonheur! ah! j'en avais! Ma petite Jeanne était là sur mon coeur.

Nous restâmes sous le berceau jusqu'à ce que la nuit fût tout à fait
tombée. Je la trouvais un peu pâlie, mais beaucoup embellie.

Et comme son sourire plus triste était aussi plus délicieux!

Ce que nous disions, Geoffroy, sous la tonnelle? Ah! je ne sais. Elle
est presque aussi timide que moi. Nous étions serrés l'un contre
l'autre, et nos coeurs se parlaient. Nous nous aimions, vois-tu, jusqu'à
ne plus savoir le dire. Et l'as-tu entendu le merveilleux cantique,
chanté par le silence de deux coeurs!

Il n'y avait plus pour nous ni douleurs dans le passé, ni frayeurs pour
l'avenir. La pure ivresse des jeunes amours nous enveloppait comme le
nuage des enchantements dans la poésie d'Arioste. Nous nous aimions et
Dieu nous regardait.

Je la menai à son petit réduit quand la nuit fut noire. Elle s'assit sur
le lit, mais moi, ici, je restai debout devant elle.

Elle me dit en riant:

--C'est donc ici ma chambre?

Mon Dieu! comme je l'aimais! Et comme je l'aime! Y eut-il jamais au
palais des Tuileries, à Schoenbrunn, à Windsor, fille d'impératrice ou
de reine plus respectée, plus dévotement adorée que ne le fut ma chérie
dans ce trou qui s'ouvrait sur la chambre d'un garçon?

J'ai dit _qui s'ouvrait_, car il ne se fermait point. Il n'avait ni
verrou, ni serrure.

J'en conviens, il y avait là quelque chose de... le mot ne me viens pas,
mais _choquant_ ne dirait peut-être pas assez.

Oui, certes, je suis de cet avis. Et ce qui me blesse davantage, il y
avait aussi quelque chose de ridicule.

Mais si vous étiez scandalisé, Geoffroy, ou s'il vous arrivait de
railler, je ne vous pardonnerais de ma vie.

Je t'en prie, ne raille pas. Quant à te défier de moi, je n'ai pas peur.
Tu le sais bien avant que je te le dise. Elle entra là, elle dormit là,
pure comme un doux petit ange.

Le danger, elle ne le voyait pas: nous avions parlé de sa mère.

Elle avait confiance en moi comme en sa mère.

Si tu l'avais vue! comme elle était heureuse! Comme elle était jolie!
comme elle me remerciait de la «chambre» que je lui donnais!

Il faut te dire qu'elle avait eu de grosses frayeurs. Une fois déjà, on
l'avait trompée à l'aide de mon nom pour la conduire où je n'étais pas,
dans un guet-apens, dans une prison. Aujourd'hui c'était donc avec
défiance qu'elle avait suivi Pélagie.

Mais quand elle me vit, il n'y eut plus rien pour elle que sa joie.

--C'est donc bien vous cette fois! Lucien, Lucien, c'est donc vous!

Elle me regardait à travers les larmes qui baignaient ses pauvres yeux
et dans lesquelles le sourire mettait des étincelles.

C'était moi, cela suffisait.

Elle resta là quatre jours et quatre nuits dans l'étrange réduit que je
lui avais choisi, sans craindre rien, sans même s'étonner de rien.
J'étais là. L'instinct de son coeur lui disait que je la protégeais
contre tous et surtout contre moi-même.

Et tout ce que je lui disais, elle le croyait. Je n'étais pas coupable,
puisque j'étais le premier à le croire. Je lui donnais des espoirs
extravagants qu'elle prenait pour paroles d'évangile. Je lui disais que
ma mère allait consentir à notre bonheur, que ma mère ne tarderait pas à
la nommer sa fille....

Car c'était toujours de ma mère qu'il fallait lui parler. Après moi,
elle ne songeait qu'à ma mère.

Mon Dieu! je ne te défends pas de sourire. Ma pauvre bonne mère
s'acharnait à sa neuvaine. Mes soeurs étaient devenues de bonnes
clientes pour la somnambule. Si quelqu'un leur eût dénoncé le cher petit
serpent qui mordait la queue de leur rêve!...

J'ai quitté la plume un instant, Geoffroy pour essayer de me reposer. Je
me suis étendu tout habillé sur mon lit, mais mes yeux n'ont pas voulu
se fermer, il faut que j'achève.

Ce fut pourtant une bien dure prison que celle de ma Jeanne, pendant ces
quatre jours et ces quatre nuits. C'est à peine si je pouvais la voir
quelques instants à la dérobée. Je lui portais ses repas en cachette et
quels repas! Comme tu le devines, ils ne valaient pas les peines énormes
que j'avais à me les procurer.

Il fallait les voler d'abord, ensuite les dissimuler et les emporter.
Quelles frayeurs j'avais d'être découvert, nanti de ma contrebande!

La nuit, nous étions libres; mais, je vais te dire, comme la porte du
cabinet de toilette ne fermait pas, j'avais imaginé de quitter ma
chambre tout doucement pour aller dormir sur un banc, au fond du jardin.

Elle ne s'en apercevait pas.

Il faisait beau. Je n'étais pas très mal sur mon banc, et je pensais à
elle.

Seulement, la dernière nuit, il fit de la pluie tout le temps. Je me
réfugiai dans l'escalier, où je fus bien.

Je pleure un peu en t'écrivant cela, parce que je n'ai pas eu quatre
autres jours de bonheur en toute ma vie.

Pardonne-moi, c'est fini.

À la maison, personne ne s'aperçut de rien. Il est vrai que j'usai de
ruse pour la première fois depuis ma naissance. Je fis semblant de
m'occuper d'Olympe. Je fis si bien semblant que tout le monde y fut
trompé.

Bien réellement, du reste, je m'occupais d'Olympe, tu ne vas que trop le
voir, mais ce n'était pas tout à fait comme l'entendaient ma mère et mes
soeurs.

Je commençai à parler d'elle le lundi avant dîner.

Toutes les oreilles aussitôt se dressèrent.

Je m'informai de ses habitudes. Je demandai comme par manière d'acquit
si on pensait qu'il ne lui serait pas importun de me revoir.

Trois paires d'yeux se levèrent au ciel. Maman dit: «C'est la
neuvaine...»

Célestine et Julie me semblèrent avoir plus de confiance dans la
somnambule.

Le mardi, je rappelai en passant cette liaison d'enfance qui existait
entre Olympe et moi. En revenant de chez la somnambule, Célestine et
Julie me surprirent croisant sous les fenêtres de l'hôtel de Chambray.

Sous leurs voiles, elles triomphèrent, et maman, ce soir-là, me suivait
dans tous les coins pour m'embrasser.

Le mercredi, après le dîner, je fis grande toilette pour rendre visite à
Olympe, mais le coeur me manqua.

À l'heure où nous sommes, l'idée de ce que devait être cette visite et
de ce qu'il me fallait oser, me fait encore froid dans les veines.

Oh! oui, je pensais à Olympe. Je pensais à elle la nuit, le jour, sans
cesse: presque autant qu'à Jeanne elle-même!

Le jeudi enfin,--qui était hier,--après avoir passé une demi-heure
agenouillé devant la paillasse de Jeanne, je pris mon courage à deux
mains, et je partis pour l'hôtel de Chambray, ganté de frais, mais la
mort dans l'âme.

Je n'ai jamais fait la guerre. Je pense qu'il en doit être ainsi quand
on marche à l'ennemi sans espoir de vaincre.

Au moment où je soulevai le marteau du vieil hôtel, laissé par feu M. le
marquis à sa veuve, ma poitrine était si serrée que j'avais peine à
respirer.

Je ne sais pourquoi le souvenir du mari d'Olympe passa dans mon esprit.
Je l'avais vu à peine trois ou quatre fois. C'était un homme grand et
pâle, d'une santé maladive et qu'on disait très bon.

Le concierge m'accueillit avec un empressement remarquable.

Sa voix sonna comme une fanfare quand il appela sa femme pour garder la
loge pendant qu'il m'accompagnait jusqu'au perron.

Là, je fus reçu par Louette, la femme de chambre qui me connaissait de
longue date, car elle servait déjà Mme la marquise à l'époque où
celle-ci était encore Mlle Barnod et demeurait avec sa mère.

Après la mort de Mme Barnod. Louette avait suivi Olympe dans la
maison de son tuteur. Celui-là, je ne le connaissais pas. Je savais
seulement qu'il demeurait aux environs de Dieppe, non loin du château de
Chambray,--et qu'il avait contribué au mariage d'Olympe, ainsi que le
président Ferrand, également membre du conseil de famille.

Un hasard m'a mis à même d'apprendre, il y a quelques jours à peine, que
le tuteur d'Olympe était notaire à Méricourt et s'appelait Louaisot.
Était-ce mon Louaisot de Paris? Il devait être bien jeune en ce
temps-là.

Je suppose que c'était son père.

Louette écarta d'autorité le valet de chambre qui voulait se mêler de
moi et s'écria joyeusement:

--On vous croyait mort, M. Lucien! Les uns descendent, les autres
montent. Me voilà une vieille femme, moi. Vous et Mme la marquise,
vous vous êtes épanouis comme des roses, ma parole! Savez-vous que voilà
bien des années que c'est passé toutes ces choses-là?

Je pense qu'elle entendait, par «ces choses-là» les visites que je
rendais autrefois à Olympe jeune fille. Elle m'avait toujours encouragé
de son mieux, cette bonne Louette, et j'aurais été un ingrat si je ne me
fusse souvenu de l'excellent visage qu'elle ne manquait jamais de me
faire au temps dont je parle.

--C'est déjà bien loin de nous, en effet, Louette, répondis-je.

Et j'allais enfin demander si Mme la marquise était visible, quand
mon ancienne protectrice m'interrompit impétueusement.

--Pas déjà si loin, dites donc! s'écria-t-elle. Et il ne faut pas avoir
l'air de le regretter. Le temps fait du mal et du bien, c'est sûr.
Qu'étiez-vous? Un marmouset dont on n'aurait su que faire. Et à présent
vous voilà un amour d'homme, grave, soigné, un homme dans tout son beau,
quoi!

Elle leva le flambeau qu'elle tenait à la main, pour me toiser mieux à
son aise.

--Je n'adore pas les robes noires, quant à moi, reprit-elle: mais vous
ne portez pas ce déguisement par les rues, ni surtout dans votre chambre
à coucher, hé, hé, hé! M. Thibaut? D'ailleurs, je me dis ceci: quand on
s'établit avantageusement, on donne sa démission. C'est le cas d'envoyer
sa robe noire à la friperie, où d'autres vont l'acheter. Il faut bien
commencer par quelque chose.

Ici seulement, elle se mit en marche pour me conduire au salon.

En route, elle acheva:

--De son côté, Mademoiselle--je l'appelle comme ça souvent, quand nous
parlons du temps jadis,--Mademoiselle est devenue la plus belle femme de
la Normandie, et même d'ailleurs. Ça lui va si bien d'être une richarde.
Je passe par-dessus la noblesse qui ne rapporte rien. Et pour être une
richarde, il fallait d'abord épouser un richard. Quitte à choisir
après... hé! hé!

Son rire n'aurait pas plu à tous les moralistes, mais ce n'était, en
somme, qu'une servante. Elle tourna le bouton du salon en annonçant:

--Une ancienne connaissance que Mme la marquise n'attend pas!

Ceci fut dit de ce ton emphatique qui souligne les contre-vérités. Puis
Louette effaça son buste tout rond pour me livrer passage.

Olympe était seule dans un petit salon Louis XV que feu M. le marquis
avait orné pour l'amour d'elle avec un soin tout particulier.

M. de Chambray était connu comme amateur. Avant son mariage il possédait
déjà une riche et nombreuse collection d'objets d'art où il puisa
généreusement pour le salon Louis XV.

Il fit en outre pour ce même salon des dépenses déclarées folles par les
gens sages de l'arrondissement et dont il fut parlé jusqu'à satiété dans
les familles.

La chose certaine, c'est que les étrangers de passage à Yvetot
demandaient la permission de visiter les salons et la galerie de l'hôtel
de Chambray.

Moi, je m'y connais peu, et j'étais d'ailleurs absorbé si profondément
dans la pensée qui m'amenait chez Olympe que je ne fis aucune espèce
d'attention aux merveilles du petit salon Louis XV.

Je ne vis qu'Olympe elle-même, et non loin d'elle, incliné, comme pour
la contempler encore, le portrait de feu M. de Chambray, qui me parut
extraordinairement ressemblant.

Olympe était assise à la place qui devait lui être habituelle, auprès du
guéridon-bijou qui supportait son livre et sa broderie.

Je la vis au travers d'une douce lumière qui se colorait de toutes les
nuances heureusement mêlées, de tous les reflets égarés savamment dans
cette retraite gracieuse, dont l'atmosphère chatouillait les sens comme
un velours fluide.

Louette venait de me dire qu'Olympe avait embelli. C'était vrai. Je la
trouvais belle splendidement.

Et quelque chose en moi, dès le premier moment, se révolta contre cette
splendeur de beauté.

Il me semblait qu'elle insultait ainsi à la détresse de Jeanne. Elle
volait Jeanne. J'étais jaloux pour Jeanne.

Est-on assez fou, Geoffroy?

Jeanne, dans sa misère, restait pourtant victorieuse. Elle était
au-dessus de cette femme, elle allait l'opprimer.

L'opprimer, tu entends bien, cette femme noble, heureuse, puissante,
elle, ma pauvre petite Jeanne, du fond de son trou usurpé,--et
l'opprimer terriblement jusqu'à arracher des pleurs de sang à ces grands
yeux où brillait maintenant le calme sourire des reines!

Olympe se leva quand elle m'aperçut sur le seuil, et fit un mouvement
comme pour tendre ses deux bras vers moi.

Je ne sais pourquoi, je cessai aussitôt de marcher.

Peut-être que je l'admirais avec sa taille svelte et hardie, avec les
masses d'un brun opulent qui encadraient l'ovale exquis de sa joue, et
d'où un rayon, glissant à travers le globe dépoli de la lampe tirait
des lueurs fauves, discrètes comme les polis d'un bronze. À l'instant où
je m'arrêtai, les bras d'Olympe retombèrent, mais elle continua de
s'avancer vers moi.

--Il y a bien longtemps que je vous espérais, Lucien, me dit-elle de sa
voix grave et douce, je vous remercie d'être enfin venu.

C'était tout simple, et même il ne se pouvait guère qu'elle me dit autre
chose. Elle me l'avait écrit plusieurs fois.

Et pourtant je me sentis décontenancé comme si elle m'eût compromis ou
qu'elle eût gagné un avantage sur moi. J'aurais voulu parler tout de
suite dans le sens de la préoccupation qui avait déterminé ma visite.
Les mots ne me vinrent pas.

Je pris la main qu'elle me tendait et je restai muet devant elle.

Ce n'était pas à elle que je pensais. J'étais malheureux jusqu'à
l'impuissance. Je me disais: les intérêts de Jeanne sont en mauvaises
mains. Je ne réussirai pas. Olympe sourit, me croyant seulement
déconcerté. Peut-être y avait-il déjà pourtant de la souffrance dans son
sourire. Et de la défiance aussi. Ce fut en me désignant un fauteuil
qu'elle ajouta:

--Êtes-vous donc toujours aussi timide qu'autrefois?

Je m'assis et je répondis:

--Plus timide.

Il y eut une pause. Olympe aussi avait repris son siège.

C'est une chose singulière à dire, j'avais du sang froid dans mon
trouble. Je choisissais ce moment inopportun pour réfléchir, songeant à
tous les points que j'aurais dû régler avec moi-même avant la visite, et
constatant que je m'étais trompé en croyant me préparer.

Je n'étais pas préparé du tout. Je n'avais pensé à rien de ce qu'il me
fallait avoir et savoir.

Je me souvins à cette heure des soupçons qui m'avaient traversé l'esprit
à Paris; je relus en moi-même le «fragment» écrit de la main gauche.

Mais j'eus beau essayer de croire à cela, je ne pus pas.

Le souvenir me revint aussi de ce qui m'avait été suggéré tant de fois
par M. Louaisot, par ma mère, par mes soeurs; était-il possible que
cette femme, si supérieure à moi sous tous les rapports, fut éprise de
moi?

Et si cela était, que faisais-je chez elle?

Une autre idée se fit jour, honteusement et malgré moi, M. Louaisot
m'avait dit une fois: «Vous êtes peut-être millionnaire sans le savoir!»

Olympe avait prouvé déjà qu'elle était ambitieuse....

Oh! que n'était-ce vrai? Que n'avais-je des millions, tous les millions
de la terre à lui offrir pour prix du bizarre secours que je venais
implorer d'elle!

En même temps que tout cela roulait dans ma tête, mon regard ne pouvait
se détacher d'Olympe. Je la voyais, même quand mes yeux se baissaient ou
se détournaient d'elle. Je subissais de plus en plus douloureusement
l'empire de sa beauté.

Je dis douloureusement parce que, tout en admirant malgré moi et avec de
puériles colères, je comparais ou plutôt je combattais.

L'image de Jeanne était là, plein mon coeur. Pauvre petite vaincue! Je
la voyais entre Olympe et moi comme une cause de guerre implacable.

Jeanne était belle aussi, mille fois plus belle à mes yeux que cette
orgueilleuse. C'était vrai, mais ce n'était vrai que pour moi.

J'avais conscience de ce fait qu'entre elles deux moi seul pouvais
donner la préférence à Jeanne.

Tout le reste de l'univers, j'en étais sûr et je m'en indignais
amèrement, eût décerné le prix à Olympe.

Je voudrais en vain expliquer comment je trouvais cela tout à la fois
inique et naturel. Le contraire ne me tombait pas sous le sens, et ma
rancune contre la victorieuse de cette lutte imaginaire
grandissait--grandissait jusqu'à provoquer en moi un fougueux besoin de
vengeance.

Ma pensée énumérait à plaisir les avantages d'Olympe, trônant au milieu
de ce luxe et de ces élégances qui lui allaient si bien. Je les lui
reprochais comme si elle eût tout volé à Jeanne.

À Jeanne, qui n'avait rien, pas même l'abri dont personne ne manque! À
Jeanne qui se cachait comme un pauvre oiseau dans un trou!

Et sa présence dans ce trou, découverte par malheur, lui eût été comptée
pour la dernière des hontes!

Je suis sûr de n'avoir jamais adoré mon cher petit ange si pieusement
qu'à cette heure où je l'écrasais moi-même sous l'insolente victoire de
sa rivale.

Tu vas voir tout à l'heure comme je l'aimais.

J'ai dit d'un coup ici tout ce qui s'agitait dans mon coeur et dans ma
tête, mais il ne faut pas croire que nous fussions silencieux, Olympe et
moi, en face l'un de l'autre pendant que je songeais.

Matériellement, la conversation ne languissait même pas trop, parce que
sa science de femme usagée portait l'entretien vers des sujets qui
m'étaient faciles. Elle parlait de ma mère, de mes soeurs, de leur
affection pour moi, et je répondais à peu près comme il se devait.

Mais mon esprit était si manifestement ailleurs, qu'Olympe, malgré sa
souveraine aisance, laissa percer plus d'une fois un symptôme de gêne.

Voyait-elle au travers de mon front?

Avant l'orage, un malaise court qui souvent a pesé sur mes tempes et
oppressé ma poitrine.

Il y avait de l'électricité dans notre air.

Comme je tarde, Geoffroy! La plume me brûle. Tout à l'heure, je viens de
repousser ma table et de marcher à grands pas comme pour fuir.

Mais ce calice est de ceux qu'on ne peut éloigner. Je veux que tu
saches.

Je ne sais plus quelle transition Olympe employa pour arriver aux
souvenirs de notre adolescence, ce que je puis dire, c'est que l'exquise
mesure de ses prévenances mit le comble à mon irritation.

Chacun de ses regards, chacune de ses paroles étaient empreints d'un
charme inexprimable, et c'était ce charme odieux qui me jetait hors de
moi-même.

N'étais-je pas là, moi, depuis une demi-heure, m'efforçant avec
désespoir et cherchant des mots introuvables pour aborder le sujet
extravagant de ma démarche?

Déjà dix fois, j'avais eu envie de me précipiter à ses genoux et de
briser mon arme, en implorant sa pitié.

Qu'aurait-elle fait si j'eusse capitulé ainsi?

C'est à toi que je le demande, Geoffroy; moi, je l'ignore.

Il y a une brutalité dans la poltronnerie. Ceux qui tremblent sont durs.
Je me souviens que dans un moment où Olympe me rappelait les lettres
enfantines que nous échangions pendant que je faisais ma rhétorique à
Paris, je lui coupai la parole et lui dis, tressaillant moi-même au son
méchant de ma propre voix:

--Madame, je ne suis pas venu pour parler de cela.

Elle pâlit. Crois-tu que je me repentis? Non, je fus content d'avoir
frappé fort.

Et je ne laissai pas le temps de naître au sourire que sa vaillance
rappelait sur ses lèvres.

Je continuai tout de suite.

--Madame, je vous prie de m'écouter. Je suis très malheureux, ce qui me
donne le droit d'être très pressant. J'aime Mlle Jeanne Péry, votre
cousine....

--Et c'est à moi que vous venez la demander en mariage, Lucien?
interrompit-elle d'un ton douloureux qu'elle essayait de rendre
sarcastique.

Je ne répondis pas immédiatement.

Cette question me frappait, et c'est la preuve de l'étrange sang-froid
dont je te parlais tout à l'heure: je voulais voir quel avantage on en
pouvait tirer dans ma situation. J'ai beau être faible de caractère et
sans doute aussi d'esprit, l'habitude d'instruire les affaires et
d'interroger méthodiquement m'a rompu aux feintes de la parole; sans
l'avoir étudiée, je connais l'escrime du langage. Je répliquai après un
court silence:

--Ce n'est pas tout à fait cela, Madame, ou du moins je ne m'étais pas
dit, en entrant ici, que je vous demanderais la main de votre cousine,
mais, en définitive, cette marche me paraît régulière et je vous
remercie de me l'avoir indiquée.

--Ne me remerciez pas, Lucien, prononça-t-elle tout bas. Vous ne pouviez
vous adresser plus mal. Mlle Péry de Marannes est en effet ma
cousine, du côté de M. de Chambray; mais je ne la fréquente pas plus que
je ne fréquentais son père ni sa mère, et je vous prie de croire que je
n'ai aucun droit,--aucun désir non plus, assurément, de me mêler de ses
affaires.

Elle fit un geste qui ajouta au dédain exprimé par cette phrase. Le
rouge me monta au front, mais je me contins et je poursuivis:

--Mme la marquise, notre entretien s'égarerait dans cette voie. Ce
n'est pas à vous que je demande la main de votre cousine, mais c'est sur
vous que je compte pour l'obtenir.... Permettez! je ne refuse pas de
m'expliquer, et veuillez croire que mon envie est de ne pas m'écarter un
seul instant du respect qui vous est dû. Mlle Jeanne Péry se trouve
dans une situation....

--Et que m'importe la situation de cette fille! s'écria Olympe avec une
violence soudaine. Je la connais mieux que vous, sa situation! je lui
ai déjà fait l'aumône! Et c'est pure pitié de ma part si je ménage votre
folie en ne vous disant point ce que je sais sur le compte de Mlle
Jeanne Péry!

Ses yeux brûlaient d'un feu sombre et ses lèvres blêmes tremblaient.

Moi, j'écoutais encore, quoiqu'elle eût déjà cessé de parler.

En écoutant, j'avais laissé mon regard monter jusqu'au portrait de feu
M. le marquis. Il souriait, à ce que je crus.

Ne crains rien, ce n'était pas encore ma folie qui me prenait.

J'écoutais parce que j'étais l'ennemi mortel de cette femme. Que
pouvait-elle inventer contre ma Jeanne? J'aurais eu plaisir à voir
l'éclat superbe de cette bouche, terni par la calomnie.

Cependant, comme elle se taisait, je repris encore:

--Mme la marquise, il ne me convient pas de vous interroger. Je
connais Jeanne comme je connais l'âme qui anime mon propre corps. Ce qui
pourrait être allégué contre Jeanne ne me causerait aucun chagrin parce
que je n'y croirais pas.

Je comprends bien que ma bonne mère et aussi mes soeurs soient chagrines
à cause de moi et s'efforcent de me faire contracter ce qu'elles
appellent une union avantageuse. Je voudrais sincèrement leur donner
cette joie, mais c'est impossible. En ce monde, il n'y a pour moi, et
jamais il n'y aura qu'une femme.

D'autres peuvent être plus brillantes, plus belles, même; d'autres sont
aussi riches qu'elle est pauvre. Je ne vois rien de tout cela, je ne
vois qu'elle.

Vous souriez, Madame? Après la mort de sa mère.... Oh! ne souriez plus.
Quand je prononce le nom de celle-là, je suis tenté de m'agenouiller,
car c'était une sainte. Depuis la mort de sa mère, des personnes dont ce
n'est pas ici le lieu de juger les intentions, se sont approchées de ma
petite Jeanne, soit pour la secourir, soit pour la persécuter. Je ne
connais pas, et que m'importe? La situation à laquelle vous faisiez
allusion tout à l'heure, mais la situation dont je vous parle, moi, est
celle-ci: J'ai pu retirer Jeanne des mains de ses ennemis. Elle est chez
moi....

--Chez vous! fit-elle en bondissant sur son siège. Vous avez dit chez
vous?

--J'ai dit chez moi, Madame.

--Ici, en ville!

--Ici, en ville, dans ma propre chambre.

--Mais votre mère! mais vos soeurs! Elle ose souiller leur toit....

--Madame, interrompis-je avec un calme surprenant, vous ne pouvez ni me
blesser, ni l'insulter. Il est en mon pouvoir de vous réduire au silence
comme par magie.

Elle me regarda fixement.

Je ne puis dire tout ce qu'il y avait d'étonnement et de courroux dans
ce regard. Je repris:

--Mme la marquise, il n'entre point dans mon dessein de vous menacer
sans nécessité. Je serai trop heureux si nous tombons d'accord en
restant dans les termes de la bienveillance, ou du moins de la
courtoisie. Tout à l'heure, quand vous m'avez interrompu, j'allais vous
dire que le pauvre asile de ma Jeanne est respecté par moi à l'égal du
plus saint des temples, mais à quoi bon! cela ne vous intéresserait pas.

Revenons à ce qui est surtout notre affaire. Il est utile, Madame, il
est indispensable que je vous expose ma situation après vous avoir
exposé celle de Jeanne.

Je n'ai pas de courage contre ma mère. Je consentirais à vivre
malheureux le restant de mon existence pour écarter de moi la
malédiction dont elle m'a menacé. Mais, à part cette malédiction, je
suis prêt à tout braver pour conquérir mon bonheur, qui est celui de ma
Jeanne.

Vous seule, en ceci, Madame, pouvez venir à mon aide. Et si je suis ici,
c'est que j'ai compté sur vous. Elle m'avait écouté sans m'interrompre.
Je m'arrêtai de moi-même. Elle se renversa dans son fauteuil en
balbutiant:

--Sur moi! vous avez compté sur moi!

Dès longtemps une crainte s'était éveillée en elle. Je la voyais pâlir.
Mais cela ne m'inspirait aucune pitié. Je me disais: Voilà que les
choses changent bien! c'est à son tour de souffrir.

Et j'étais content. À chaque minute qui s'écoulait, je me sentais plus
impitoyable. Mon amour était en moi comme une férocité.

Olympe n'ajouta rien. Ce fut moi qui repris la parole.

J'expliquai en termes nets et modérés l'engouement sans bornes qui
entraînait ma mère et mes soeurs vers Mme la marquise de Chambray. Je
ne dis point quel était à mes yeux le principal motif de cet
entraînement. Je ne voulais plus blesser, je voulais vaincre.

J'appuyai sur la confiance qu'on avait en Mme la marquise, sur le
culte à la fois frivole et sérieux dont on l'entourait. On avait fait un
rêve féerique, on m'avait vu, moi, Lucien, dans une sorte d'apothéose,
aborder le firmament où brillait l'étoile. On m'avait vu fiancé, puis
époux.

Mais que fallait-il pour faire évanouir ce rêve?

Un mot, un seul mot de Mme la marquise....

Ici, je m'arrêtai encore. Olympe resta muette.

Elle ne protestait pas. Ma vaillance s'en accrut. Je poursuivis:

--Ce mot, vous le prononcerez, j'en suis sûr, Madame. Vous le devez.
Vous devez davantage et je n'ai pas tout dit.

Le fol espoir de ce mariage était le grand obstacle à mon union avec
Jeanne. Nous venons de supprimer cet obstacle.

Mais l'espoir mort, l'espoir qui attirait à vous, restent les craintes
qui éloignent de Jeanne. On lui reproche sa pauvreté, son isolement, son
néant. Vous avez tout ce qu'elle n'a pas, Madame. Vous êtes riche, vous
êtes entourée, vous êtes reine dans ce monde qui la dédaigne parce qu'il
ne la connaît pas.

Elle est votre parente. Rien ne sera plus simple que de lui prêter votre
appui.

Qui donc s'étonnera si vous lui tendez la main, fut-ce un peu
tardivement? Il est toujours temps d'accomplir un devoir. Vous prendrez
l'orpheline sous votre aile. Vous la présenterez, et de votre main le
monde l'acceptera....

Pour la troisième fois, je m'arrêtai.

Je n'avais pas conscience de mon audace, non, j'avais parlé comme si
j'eusse soutenu la plus simple des thèses.

Olympe avait les yeux baissés maintenant. Elle se tut encore.

Et moi--Geoffroy, vas-tu le croire?--je repris:

--Vous serez sa soeur aînée, Madame, presque sa mère, puisqu'elle n'en
a plus. Mais je n'ai pas exprimé toute ma pensée. À l'instant, je vous
disais: vous êtes riche. Vous savez que ma mère tient à la fortune....

--Ah! ah! fit Olympe qui releva la tête.

Elle semblait n'en pas croire ses oreilles.

De fait, M. Louaisot lui-même, au moment où il me vendait son talisman,
n'avait certes pas deviné jusqu'où j'en pousserais l'usage. Je te répète
que les paroles me venaient comme cela. Je discutais en homme qui use
d'un incontestable droit.

Mes souvenirs sont précis comme l'était mon argumentation. Je puis noter
ce détail que je rapprochai familièrement mon fauteuil pour répondre à
l'exclamation de Mme la marquise.

--Ne vous méprenez pas, dis-je en souriant. Vous me connaissez. Ai-je
besoin de spécifier qu'il n'y a ici aucune question d'intérêt matériel?

--Bah! fit-elle. Alors je ne comprends pas.

--Ce que je veux, Madame....

--C'est une donation entre vifs, n'est-ce pas?

--Fi donc! Je n'ai jamais pensé....

--Qu'à mon testament, fait en faveur de Mlle Jeanne? C'est encore
bien de la bonté de votre part!

--Madame, repris-je sévèrement, je n'ai pensé à rien, à rien qui puisse
motiver vos sarcasmes. Il ne s'agit que d'une apparence. En mon nom
comme en celui de Jeanne, je vous déclare que nous n'accepterions rien
de vous. Mais il faut que ma mère consente, et pour qu'elle consente il
faut qu'elle croie Jeanne votre héritière, au moins pour une part.

--Pour une bonne part? demanda-t-elle les lèvres serrées. Je répondis:

--Pour une part convenable.

Sur ce mot elle éclata de rire si brusquement et d'une façon si
provocante, que j'en serais resté décontenancé en tout autre moment.
Mais à cette heure, j'étais d'acier.

--Il le faut! dis-je tout uniment.

Et je reculai mon fauteuil à sa première place.

Elle riait toujours, mais cela ne sonnait déjà plus franchement. Dans sa
méprisante gaieté on aurait pu voir l'inquiétude qui renaissait. Moi,
j'attendais, tranquille, les mains croisées sur mes genoux. Quand elle
fut lasse de rire, elle me demanda, gardant avec peine son accent de
moquerie:

--Et pourquoi le faut-il, cher M. Thibaut?

--Parce que je le veux, répondis-je.

Je ne dis pas autre chose. Ce qu'il y avait dans mes yeux, je n'en sais
rien, mais son regard se déroba sous le mien.

--Ah! fit-elle avec lenteur, vous le voulez!... Alors vous croyez avoir
les moyens de me contraindre?

--Je le crois, répondis-je.

Il est vrai que j'ajoutai un instant après:

--J'en suis sûr.

La contenance d'Olympe avait peu changé jusqu'à ce moment. Son effroi,
si réellement elle en éprouvait, se dissimulant derrière un redoublement
de hauteur.

Elle me dit en relevant les yeux sur moi d'un air de froid défi:

--Voyons vos moyens, M. Thibaut.

--Je n'en ai qu'un, Mme la marquise, répondis-je, mais il est bon: je
sais votre secret.

Elle fit effort pour garder son sourire.

--Vous êtes plus avancé que moi, alors, prononça-t-elle, d'un ton léger
qui n'était plus qu'un reste de fanfaronnade: je ne me connais pas de
secret.

J'avais sur les lèvres les paroles cabalistiques que M. Louaisot de
Méricourt m'avait vendues au prix de 3.000 francs, mais quelque chose me
retenait de les laisser tomber.

Ce n'était pas défiance du talisman: depuis que j'avais parlé de secret,
Mme la marquise de Chambray vibrait sous ma main comme une feuille au
vent.

Je sentais le tremblement de sa conscience.

Oh! certes, cette femme avait un secret, peut-être plusieurs. Les plus
mauvais soupçons que j'avais pu concevoir autrefois d'une façon
passagère, revenaient et prenaient racine en moi.

Non, ce n'était pas défiance, c'était plutôt excès de confiance en
l'efficacité du levier que j'avais dans ma main.

L'arme était trop lourde, l'instinct de ma profession me le disait.
J'avais pudeur d'en écraser une femme....

Geoffroy, je viens de faire allusion à mon état de juge. Ce mot me fait
mal à écrire. Je ne me souviens pas d'avoir commis une autre mauvaise
action en toute ma vie. Ceci était une mauvaise action.

Plus mauvaise parce que j'étais un juge.

Ma profession affilait dans ma main l'arme à moi livrée par l'homme de
la rue Vivienne.

Si j'eusse été dans l'exercice public de ma fonction je n'aurais pas
hésité. Dans l'intérêt social qui lui est confié, un magistrat a droit
d'agir autrement qu'un simple citoyen. L'utilité de tous, opposée au
désastre mérité d'un seul est l'éternelle excuse de certains agissements
judiciaires.

Comment n'aurait-il pas le champ libre, les coudées franches, la
conscience débridée celui qui cherche la vérité pour le compte de tous
les honnêtes gens, à l'encontre d'un seul malfaiteur?

Et pourtant, bien des fois, dans l'exercice public de mes fonctions, la
répugnance m'a saisi au collet.

Bien des fois je me suis dit: Ce sont là d'adultères accommodements. Le
Mal est toujours le Mal, même quand on l'emploie comme outil pour
produire le Bien.

Ici, toute excuse professionnelle me manquait. J'agissais pour moi, pour
mon amour qui était moi-même.

J'hésitai. Ma conscience me criait: «Arrête!» Mais ma passion, parlant
plus haut encore, me montrait l'avenir sous son voile de deuil.

C'était ici une occasion unique. Si je reculais, tout était perdu.

Et là-bas, dans ce pauvre réduit où chaque minute pouvait la dénoncer et
la déshonorer, je vis ma petite adorée qui me regardait à travers ses
larmes souriantes, et qui me disait: «Je n'ai plus que toi pour
défenseur.»

Qu'aurais-tu fait, toi, Geoffroy?

J'avais à proférer un mensonge, car le talisman était vide, comme ces
pistolets non chargés qui effraient les voleurs de nuit.

J'avais à dire: _je sais_, et je ne savais rien.

Geoffroy! est-ce que tu aurais laissé mourir ta Jeanne?...

Voici ce qui arriva:

Depuis que je ne parlais plus, Olympe me guettait de ses grands yeux
avides. Elle voyait bien comme je souffrais; elle pouvait compter les
gouttes de la sueur froide qui baignait mon front.

Elle crut que je m'étais avancé au hasard.

--Lucien, fit-elle tout bas et presque tendrement, n'est-ce qu'un jeu?
un jeu cruel? Avez-vous tendu à votre amie d'enfance le piège qui vous
sert, à vous autres juges, pour prendre les criminels? Lucien,
répondez-moi, je peux encore vous pardonner.

Elle avança la main. De son propre mouchoir, elle essuya l'eau glacée
qui coulait sur mes tempes.

Cela me redressa comme si une main d'homme m'eût sanglé un soufflet au
visage.

--C'est un duel entre vous deux! m'écriai-je, saisi par une exaltation
soudaine, un duel à mort entre celle que j'aime et celle que je hais!
Vous êtes la plus forte, dix fois, cent fois la plus forte! Vous avez
tout ce que prodigue l'enfer: l'or, la beauté, la science de la vie, et
le monde imbécile vous grandit encore de son respect. Elle n'a rien,
elle est seule, le mépris de ce même monde va l'accabler en face de
vous, elle est brisée d'avance! Elle ne saurait se défendre contre vous,
puisqu'elle est la faiblesse et que vous êtes la force. Pourquoi donc ne
me mettrais-je pas au-devant d'elle pour empêcher un assassinat?
Pourquoi ne vous arrêterais-je pas comme un bouclier? Et si ce n'est pas
assez, comme une épée?

--Lucien, Lucien! fit-elle on va vous entendre.

Je la repoussai, car elle s'était levée et venait vers moi plutôt
étonnée qu'effrayée, et comme on s'approche d'un enfant pour le calmer.

Je venais de tomber dans ce qui ne fait jamais peur: la déclamation.

La rage me mordit: la grande, celle qui est froide.

Rien qu'au son changé de ma voix, je vis Olympe redevenir pâle quand je
répliquai:

--Vous avez raison, Madame, il faut parler bas. Si tout le monde était
dans le secret, je ne pourrais plus vous le vendre.

--Le vendre! Et c'est vous qui parlez ainsi! murmura-t-elle, cherchant
éperdument une arme pour parer ce coup qu'elle voyait suspendu dans mes
yeux. Elle crut l'avoir trouvée, car elle ajouta:

--C'est affreux! Si j'en usais comme vous, si je vous dénonçais au
président Ferrand, votre chef et mon ami....

Ce fut à mon tour de rire. Le nom du président Ferrand venait mal.

--Écrivez-lui cela, interrompis-je, écrivez-le lui de _la main gauche_.

Elle recula jusqu'à chanceler contre son fauteuil.

Cela ne m'arrêta pas, j'achevai:

Et dites-lui dans votre lettre: destituez bien vite M. Lucien Thibaut,
car _il sait l'histoire du codicille_... J'aurais voulu continuer que
je n'aurais pas pu. As-tu vu bondir une bête fauve?

Elle se jeta sur moi comme une lionne et ses deux mains pesèrent sur ma
bouche.

Et jamais de ma vie je n'oublierai ce regard,--le regard qu'elle lança,
tout en me bâillonnant, au portrait de feu M. le marquis de Chambray,
dont le visage sévère et pâle pendait à la muraille au-dessus de
nous....

J'ai dû reprendre haleine, Geoffroy, comme un lutteur épuisé.

Geoffroy, je fis cela. J'ai cru que je ne parviendrais pas à te le dire.

Juge-moi comme tu voudras, mais n'abandonne pas Jeanne. Elle ignorait
tout. Elle n'est pas ma complice.

Geoffroy, Geoffroy, je sentais contre mes lèvres les mains de cette
femme, plus froides que celles d'une morte.

Elle tremblait si fort que j'en étais secoué de la tête jusqu'aux pieds.

Et ses yeux, convulsés par un strabisme effrayant, semblaient cloués au
portrait de son mari décédé.

Je la regardais avec une indicible épouvante. Deux cercles se creusaient
sous ses paupières. Ce n'était pas blême qu'elle devenait, c'était
verte.

Et toujours belle--à la façon des tragédiennes qui expirent savamment.

J'eus peur, en conscience j'eus peur de la voir mourir là, devant mes
yeux.

Il me sembla un instant que ma raison vacillait dans mon cerveau, mais
je n'eus pas d'absence mentale.

Au contraire, je restai dur comme un marbre.

Geoffroy, j'ai été un magistrat. Toi, tu as jeté sur la vie humaine le
regard doublement espion du diplomate et du romancier.

À nous deux, saurions-nous répondre à cette question: Qu'y a-t-il dans
la conscience de Mme la marquise de Chambray?

Si elle avait pu me tuer en ce moment, je serais au fond d'un cercueil.

Ses yeux quittèrent enfin le portrait et revinrent me frapper comme deux
poignards.

Elle était belle, toujours plus belle! Comment avoir pitié?

Oh! je ne me repentais pas! Jeanne bien aimée, je t'avais sacrifié la
fierté de mon âme. Tu ne savais même pas l'étendue de mon sacrifice. Tu
pouvais encore sourire.

J'avais envie de revoir Jeanne, maintenant que ma tâche était
accomplie....

On sonna à la porte extérieure.

Olympe se rejeta en arrière et passa la main dans ses cheveux pour
refaire sa coiffure.

Puis elle appela Louette d'une voix que je ne connaissais pas. Elle dit:

--Je n'y suis pour personne.

--C'est que, objecta Louette qui nous dévisageait tous deux, c'est la
mère.... Mme Thibaut.

--Pour personne! répéta Olympe.

--C'est différent, dit Louette, qui se retira, non sans marquer sa
surprise. Je n'avais ni parlé ni bougé.

Quand Louette fut sortie, Olympe essaya quelques pas. D'abord elle
chancelait, puis elle se raffermit. J'épiais ses yeux. Ils ne se
dirigèrent plus une seule fois vers le portrait. Après deux tours de
salon, elle regagna son siège où elle s'installa avec une apparente
tranquillité. L'effort qu'elle faisait sur elle-même ne se voyait
presque plus. Elle disposa les plis de sa robe avec la grâce qui lui
était ordinaire et me dit très doucement.

--Lucien, vous m'avez fait beaucoup de mal.

--Je l'ai vu, répondis-je.

--Refuseriez-vous de m'apprendre qui vous a dit cela?

--Mon Dieu non... commençai-je.

Et le nom de Louaisot me vint à la bouche.

Mais je me ravisai à temps pour achever tout naturellement:

--C'est tout le monde et ce n'est personne. Au palais, nous savons ainsi
beaucoup de choses.

Le mensonge entraîne, c'est certain. Compromettre ma robe en tout ceci
était encore un acte coupable. Mais ma réponse porta coup. Olympe fut
frappée presque aussi violemment que la première fois. Seulement, elle
garda mieux les apparences.

--Pensez-vous, me demanda-t-elle, que M. le président soit aussi
instruit que vous?

--Je n'en sais rien, répliquai-je.

Elle garda un instant le silence, puis elle reprit:

--M. Thibaut, vous avez été ma première et peut-être ma seule affection.
Répondez-moi sans irritation ni forfanterie. Vous croyez avoir une arme
dans la main. Feriez-vous usage de cette arme contre moi?

Je répliquai:

--Je vous réponds avec calme, Madame. J'userai de cette arme si vous ne
faites pas ce que je veux. Les paroles étaient dures, mais ma voix
tremblait. J'étais à bout d'énergie.

Olympe le vit bien. Elle se leva aussi digne, aussi tranquille que si
elle eût été importunée par l'impuissante menace d'un mendiant.

--Vous êtes un lâche, M. Thibaut, me dit-elle. Au palais dont vous
parlez, ils ont un mot pour flétrir le genre de vol que vous essayez de
commettre chez moi. Votre arme ne vaut rien, vous en serez pour votre
honte. C'est uniquement en considération de votre mère que je ne vous
fais pas chasser par mes valets. Sortez d'ici et n'y rentrez jamais!

Son geste impérieux me désignait la porte.

J'obéis sans répondre un seul mot.

Dans la rue, ma bonne mère me guettait en faisant mine de se promener
avec mes deux soeurs.

Elles m'entourèrent aussitôt, et ma mère s'écria:

--Eh bien! Innocent des innocents, était-ce donc si difficile?

Mes soeurs ajoutèrent en passant leurs bras sous le mien:

--Beau fiancé, quand vous êtes là, on barricade les portes. À quand la
noce?


Pièce numéro 44

(Billet écrit par la marquise de Chambray, non signé.)

23 juillet, onze heures du soir.

_À M. Louaisot de Méricourt à Paris._

Prenez le train express, toute affaire cessante. Je vous attends demain.
Pas d'excuse.


Pièce numéro 45

(Dépêche télégraphique. 23 juillet, onze heures et demie du soir.)

_M. Louaisot, rue Vivienne_ n°... _Paris._

Recevrez demain billet, non avenu. Restez.

Olympe.


Pièce numéro 46

(Écriture de Lucien, mais pénible et difficile à lire. Sans signature.
Sans date ni adresse.)

M. Geoffroy de Roeux a toute raison de s'étonner, mais il est prié de
considérer: 1° que M. Lucien T. n'est pas dans un état de santé normal;
2° que l'homme de la rue Vivienne avait donné à entendre au même L. T.
que Mme la marquise de C. avait pu faire, de manière ou d'autre, un
tort considérable à Mlle Jeanne.

On croit pouvoir dire que ce tort, en tant que matériel, avait trait à
la succession de M. le marquis. Mlle Jeanne était héritière au degré
utile.

La carrière judiciaire de M. L. Thibaut a été de tout point honorable.

Sa vie privée est également sans reproche.

Quant à l'affection cérébrale dont il est atteint, elle n'est pas très
bien définie par la faculté. Quelques médecins la désignent sous le nom
de métapsychie.

Ce n'est pas du tout un genre de folie, mais cela diminue la
responsabilité du sujet dans une certaine mesure.

Le fait assurément condamnable qui est confessé ci-dessus par M. L. T.
lui-même, avec une entière franchise, ne doit peut-être pas être jugé
selon la rigueur de la morale ordinaire.

On n'excuse pas ici l'action, qui est mauvaise, on met M. Geoffroy de
Roeux en garde contre l'erreur d'une sévérité absolue.

Il est constant, en effet, que dans les moments de forte émotion les
métapsychiques n'ont pas l'entier usage de leur raison.

D'autre part, la supercherie que M. L. T. s'est laissé entraîner à
employer, s'entoure de circonstances atténuantes que M. Geoffroy de
Roeux saura grouper de lui-même sans qu'on prolonge ici cette
plaidoirie.

M. L. T. a été bien cruellement éprouvé depuis lors. On espère que M.
Geoffroy de Roeux ne lui retirera pas son estime.

_Note de Geoffroy_.--Cette pièce si singulière arrêta un instant ma
lecture. Il était quatre heures du matin, et le sommeil rôdait autour de
mes paupières.

Lucien devait être en état de «métapsychie» quand il avait écrit cela.

Il y parlait de lui-même à la troisième personne, avec la compassion
qu'on éprouve pour un tiers, plus malheureux que coupable.

Après avoir lu cette note, je laissai errer ma pensée en arrière,
rappelant à ma mémoire des faits et des impressions oubliés depuis
longtemps.

Je revis, mieux que je ne l'avais fait encore, le Lucien de notre
enfance, si bon, si naïf, si généreux!

Parmi nos autres compagnons d'étude et de plaisir y en avait-il un seul
capable de plaider avec tant de timidité une cause gagnée?

Non, il fallait être mon pauvre, mon cher Lucien Thibaut pour s'accuser
ainsi amèrement et humblement, d'avoir usé du droit de légitime
défense.

Frapper une femme répugne toujours, mais c'était pour défendre une jeune
fille.

Ce que pouvait être cette jeune fille importait peu puisque sa pureté,
pour Lucien, égalait celle des anges.

Je lui donnai mon absolution de bon coeur. S'il faut le dire, même,
cette aventure qu'il avait menée grand train, en définitive, ajouta
singulièrement à mon affection pour lui.

Je l'en aimai mieux à la fois pour ses remords et pour son crime.

Les remords prouvaient l'exquise délicatesse de son coeur, mais la
bataille avait été rondement livrée--et gagnée, malgré ce dernier geste
de Mme la marquise, cachant sa détresse sous l'insolence et mettant à
la porte son vainqueur.

Je n'étais pas plus sorcier que Lucien par rapport au cas de cette
adorable dame: que diable pouvait-il y avoir dans son passé?

Je m'accuse d'avoir un peu bâillé en songeant ainsi. Morphée était le
plus fort, décidément: et quand je tournai la page, je ne m'en donnais
pas pour un quart d'heure avant de me laisser aller dans ses bras.

Je continuai pourtant:


Pièce numéro 47

(Écriture de M. Louaisot, non déguisée, sans signature, sans date ni
adresse.)

Bien touché, agneau! Au milieu du rond! Vous allez recevoir des
nouvelles de la dame de pique.

Je parie un franc qu'on fera quelque chose de vous. Tenez-vous ferme!


Pièce numéro 48

(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.)

Yvetot, 25 juillet 1865.

_À M. Lucien Thibaut, en ville._

Je vous prie, mon cher M. Lucien, de vouloir bien m'accorder une
entrevue. J'espère encore qu'elle peut être amicale.

J'aurais quelques explications à vous demander avant d'entamer ce procès
qui pourrait avoir pour vous de si graves conséquences. (Les deux mots
_ce procès_ remplaçaient les deux autres mots _cette guerre_ qu'on avait
raturés avec soin.) Veuillez agréer tous mes compliments empressés.

Mention écrite de la main de Lucien au bas de la lettre: «Sans réponse».


Pièce numéro 49

(Écrite et signée par la marquise de Chambray.)

27 juillet,

Mon cher Lucien,

Cette lettre vous sera remise en mains propres par Louette. Vous voudrez
bien au moins m'en accuser réception.

J'ai eu vis-à-vis de vous un mouvement de vivacité que je regrette. Nous
aurions mieux fait l'un et l'autre de discuter froidement.

Mais vous me rendrez cette justice que je n'ai pas abusé de votre
confidence. Mme Thibaut ignore toujours ce que vous cachez dans votre
cabinet de toilette.

Tenez, Lucien, vous avez été le meilleur ami de mon enfance. Je ne puis
m'habituer à vous regarder comme un adversaire (ce dernier mot
remplaçant _ennemi_, raturé).

Je ne me refuse pas du tout à faire quelque chose pour cette malheureuse
enfant à qui, vous ne l'ignorez pas, j'ai déjà témoigné de la
bienveillance.

Venez me voir. Votre mère ne sait rien, pas même notre brouille.

Au bas de la lettre, de la main de Lucien: «Sans réponse».


Pièce numéro 50

(Écrite et signée par Lucien.)

_À Mme Rouxel, fermière au Bois-Biot, près Yvetot._

27 juillet 1865.

Ma bonne dame, Mlle Jeanne Péry, qui a déjà demeuré chez vous avec sa
mère, désire passer quelques jours dans la petite maison qui est pour
elle si pleine de souvenirs. Préparez, je vous prie, son ancienne
chambre. Je vous la conduirai demain. Mlle Péry est en grand deuil et
comptera sur vous pour lui épargner les visites importunes.


Pièce numéro 51

(Écrite par la marquise de Chambray, mais non signée.)

_À M. Louaisot de Méricourt. Paris._

27 juillet 1865.

Sachez au plus vite si votre ancien petit clerc J.-B. Martroy a reparu
en France. Il m'arrive une chose si extraordinaire que j'en perds la
tête. Je ne peux pas vous expliquer cela par écrit.

Répondez, s'il se peut, courrier pour courrier au sujet de Martroy. Il
n'y avait que lui--et vous....

Vous, je ne peux vous soupçonner, puisque votre intérêt....

Mais, brisons là. Il faudrait que vous fussiez atteint de folie.
Répondez.

_P. S._--Où en est l'instruction pour l'affaire du Point-du-Jour? J'ai
peur maintenant d'en être réduite à frapper le grand coup.


Pièce numéro 52

(Écrite et signée par Lucien.)

_À M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne, à Paris._

Yvetot, 27 juillet 1865.

Monsieur,

Vous m'en avez trop dit, ou vous ne m'en avez pas dit assez. Je suis
sans autre fortune que le petit bien de feu mon père, mais je peux
prendre hypothèque et me procurer une somme assez ronde.

Faites-moi savoir, je vous prie, quel prix vous exigeriez pour me
fournir un _renseignement complet_ au sujet des paroles qui ont produit
un si grand effet sur Mme la marquise O. de C.

J'ai l'honneur de vous saluer.


Pièce numéro 53

(Écriture ronde de copiste. Pas de signature. Timbrée à Paris, place de
la Bourse, levée de six heures, soir, 28 juillet.)

_À M. L. Thibaut._

Mon joli juge, le reste du renseignement vous coûterait dans les trois
ou quatre millions, au bas mot, et ça vaut bien ça.

Le petit bien du défunt papa serait trop court, même au prix où est le
beurre.

Dame, je ne dis pas, c'est une histoire bien curieuse, allez, et qui
vous divertirait comme un bossu. Quand vous serez en possession de vos
moulins, de vos étangs, de vos châteaux, polisson de grand
propriétaire-sans-le-savoir, on pourra voir à vous vendre le dénouement
de l'anecdote en question.

Pour le présent, on vous a dit juste ce qu'on voulait vous dire, rien de
plus, rien de moins, et ça suffit.

Vous voyez bien que ça suffit, puisque la princesse de Navarre met les
pouces.

J'ai quelqu'un pour la corbeille de noces. Quand vous en serez là,
n'oubliez pas que je réclame la préférence.

Est-ce que vous n'avez jamais songé à vous faire assurer sur la vie? Ça
dédommage une pauvre petite veuve.--Mais peut-être que ce sera un veuf
qu'il y aura consoler.

L'affaire engraisse. Elle a trois mentons. Ah! Quelles marionnettes nous
sommes entre les mains du hasard! Surtout quand quelqu'un de moins idiot
que ce vieux clampin de Destin prend la peine de tirer nos ficelles!

Je vous salue d'amitié.


Pièce numéro 54

(Écrite et signée par Mme la marquise de Chambray.)

Yvetot, 29 juillet.

_À Mlle Jeanne Péry, au Bois-Biot._

Mademoiselle et chère cousine,

J'apprends que vous habitez tout auprès de nous et je m'en félicite de
bien bon coeur, puisque cela me donne l'occasion d'entrer en rapport
avec vous.

Des circonstances qui ne provenaient ni de mon fait, ni du vôtre, nous
ont séparées du vivant de vos parents, néanmoins je n'ai jamais cessé
d'avoir pour vous une vive et sincère sympathie.

Je crois vous en avoir donné une preuve aussitôt après la mort de votre
chère mère. C'était peu de chose, il est vrai, mais cela suffisait dans
le premier moment de votre deuil, et par la suite je comptais faire
davantage.

J'apprends aujourd'hui seulement le motif qui vous a portée à quitter la
maison de mes respectables amies, les dames de la Sainte-Espérance. Vous
avez voulu vous rapprocher de l'homme que vous aimez et qui vous a
promis mariage.

Je ne suis point de celles qui croient devoir prendre des gants pour
parler de ces choses, Mademoiselle et chère cousine. Je suis du parti de
l'amour quand il est honorable et légitime. J'imite en cela
Notre-Seigneur qui protège l'amour pur et le bénit.

Celui qui a su toucher votre coeur est une noble et belle âme: je le
connais depuis plus longtemps que vous. Cela me donne le droit d'entrer
dans vos affaires à tous les deux plus intimement que s'il ne s'agissait
que de vous.

Car vous ne m'avez rien confié, tandis qu'il m'a rendue dépositaire de
son secret, qui est aussi le vôtre.

Malheureusement, entre vous deux, un obstacle se dresse: la volonté, ou
plutôt le préjugé d'une excellente mère, et l'asile que vous avez choisi
au Bois-Biot, pour attendre des jours plus favorables ne convient, ce me
semble, ni à vous, ni à M. Lucien Thibaut.

Il s'est adressé à moi--et faut-il tout dire, lorsqu'il l'a fait, vous
étiez encore plus mal logée qu'au Bois-Biot;--il s'est adressé à moi, la
compagne de son enfance, et il m'a dit: «Venez à notre secours.»

Quoi de plus simple? Je l'eusse fait pour Lucien tout seul, ma chère
cousine--laissez-moi parler avec cette familiarité qui grandira entre
nous, je l'espère,--car j'ai pour lui une véritable affection, mais je
le ferai plus volontiers encore pour vous,--et surtout pour moi.

Pour moi qui, seule ici-bas désormais, ai si grand besoin d'une amie,
d'une soeur!

Je suis votre aînée, j'essaierai de vous guider dans le monde où est
votre place; le hasard m'a mise à la tête d'une fortune assez
considérable, nous la partagerons; enfin, je crois avoir sur la famille
de Lucien une assez grande influence: je la consacrerai tout entière à
vous concilier l'amitié de sa mère et de ses soeurs.

Je ne pense pas que vous puissiez repousser des offres si naturelles,
faites si cordialement et avec tant de plaisir.

Venez donc quand vous voudrez, et le plus tôt sera le mieux, ma bien
chère petite cousine. L'hôtel de Chambray vous est tout grand ouvert.

Préférez-vous que j'aille vous chercher?

On travaille depuis ce matin à disposer les pièces qui seront votre
appartement.

À bientôt. Je vous espère avec impatience, et en attendant le plaisir de
vous recevoir, je vous prie d'accepter mon baiser de grande soeur.


Pièce numéro 55

(Anonyme. Écriture déguisée, la même que celle de plusieurs numéros
anonymes ci-dessus. Sans date.)

_À M. Louaisot, à Paris._

Je vous avais demandé si Martroy, votre ancien clerc, était de retour en
France. Vous ne m'avez même pas répondu.

Serait-ce donc vous qui m'avez porté ce coup, homme terrible, être
inexplicable? C'est vous, ce doit être vous. Quelqu'un mourra de cela.

J'ai du feu plein le coeur. Je crois que je l'aimais. Est-ce possible?
non. Mais cela est. Je l'aime. Il m'a frappée, savez-vous, avec vigueur
et sans miséricorde. Il est homme, il est fort. Il aime admirablement.

Aussitôt cette lettre reçue, vous ferez le nécessaire auprès du juge qui
tient l'instruction de l'affaire Rochecotte. Que justice se fasse! Plus
de pitié criminelle! Cette fille m'a vaincue et perdue. Je la veux
morte.


Pièce numéro 56

(Écriture de Louaisot, sans signature. Pas d'adresse.) Ce vendredi.

Douce madone,

J'ai bien reçu vos deux honorées à leur date, et j'en ai pris bonne
note.

Ça chauffe donc? Vous voilà mordue? Je plains l'agneau qui a eu le
bonheur de vous plaire. Voilà un métier!

Où diable voulez-vous que je pêche mon Martroy? Je l'ai cherché plus
d'une fois dans les souterrains de Paris, car il avait son utilité--et
son danger, mais je n'ai jamais trouvé trace de lui.

L'absinthe a dû le régler depuis longtemps.

Quant à vos insinuations sous forme d'invectives, je plane au-dessus de
tout ça. Quel est le fond de la profession? La conscience. Qu'est-ce qui
en fait l'ornement? La minutie dans la délicatesse.

C'est vrai, je nourris l'affaire, mais à qui la faute? J'avais proposé
une association loyale. On m'a laissé à mes pièces. Je travaille.

J'ai mis un ruban rose autour du cou de l'affaire et je la mène paître
comme un beau petit mouton.

Quant à l'instruction du Point-du-Jour, c'est fait. Vous êtes obéie, ô
belle reine!

Mais il ne faut pas aller là-dedans comme une corneille qui abat des
noix. Le terrain des cours (d'assises) est glissant. J'ai trouvé quelque
chose de plus important que feu Martroy.

Elles avaient vendu la boîte à ouvrage, pendant la dernière maladie de
la mère. Alors, vous comprenez, le détail des ciseaux tombait dans l'eau
et se noyait comme un plomb.

Mais, pensez-vous, souveraine princesse, que j'aie chez moi, dans mes
écuries, une mule pour ne rien traîner! Pendant que la minette était à
la maison, Pélagie l'a confessée. Nous avons eu le nom du brocanteur qui
avait acheté l'objet. Alors, pas et démarches d'abord infructueux, puis
couronnés de succès.

J'ai la boîte à ouvrage depuis hier. Je l'ai bien reconnue: fabrique
anglaise, jolis petits estampages gravés, marque de la _manufactory_: un
petit chien entre les deux initiales S. W.--Birmingham.

Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage. La boîte voyagera en même
temps que ma lettre.

Qu'est-ce qu'on offrira à papa pour une attention si mignonne?

Allons, soyez tranquille, superbe lionne, aimez, détestez, caressez,
écorchez et dormez sur les deux oreilles. Fiez-vous à moi. La petiote
n'assassinera plus personne, pas même vous.

_P. S._--Vous êtes priée d'envoyer le nerf de la guerre, s.v.p. Confiez
trois ou quatre chiffons à la poste, en attendant que je fasse le compte
de mes frais. Chargez votre lettre pour qu'elle ne passe pas au bureau
des détournements. Admirons la poste comme institution, mais ne nous
fions jamais à ses pontifes.


Pièce numéro 57

(Écrite et signée par la marquise de Chambray.) Yvetot, 1er août 65.

_À M. L. Thibaut,_

Lucien, je ne sais pas pourquoi j'ai mieux aimé capituler devant cette
enfant que devant vous.

Avec elle je n'ai pas eu de peine. Il n'y a rien de sa faute. Sait-elle
seulement le mal qu'elle m'a fait?

Et vous, Lucien, et vous, saurez-vous jamais à quel point vous m'avez
méconnue?

On n'est pas frappée deux fois ainsi. Du premier coup vous m'avez
brisée. Hier encore je vivais par l'ambition, par l'amour, partout ce
qui fait vivre, aujourd'hui, je suis morte.

Ambitieuse, ai-je dit? C'est vrai, mais non pas pour moi: ambitieuse
pour un autre.

À cet autre j'avais lié en rêve mon avenir. Nous sommes des folles, oui,
toutes, même les plus sages. À cet autre j'avais sacrifié ma jeunesse.
Pour lui, pour lui seul je m'étais vendue, presque enfant que j'étais,
à l'homme respectable que j'ai servi, soigné, aimé comme un père.

Cet autre-là, en effet, je le voulais riche, brillant, heureux, le plus
riche, le plus brillant, le plus heureux--tout cela par moi.

On ne doit jamais se vendre. Je suis punie justement. Mais était-ce par
vous que je devais être punie?

Lucien, ceci est ma dernière plainte. Ne craignez plus rien de moi, pas
même un reproche. Je suis morte--morte. Vous avez brisé tout ce qui
était en moi, espoir ou désir. J'ai l'âme broyée, Lucien. Je n'y saurais
même plus trouver de haine.

Ne vous défiez pas de mes offres à cette enfant. C'est à vous que je
les fais, et c'est de l'obéissance. J'agis selon que vous avez ordonné.
Et je n'ai pas de peine à cela. J'abdique mon restant de jeunesse, ma
fortune qui m'a coûté si cher, ce qu'on appelle mes succès du monde, je
renonce à tout cela, Lucien, en renonçant à ma dernière espérance.

Il n'y avait que cette espérance en moi. Le reste n'est rien, je le
donne.

Non pas en apparence comme vous le souhaitiez pour fléchir la résistance
de votre chère mère, je le donne en réalité.

C'est elle--je n'ai pas encore pu écrire son nom--c'est elle qui me
succédera, non pas après ma mort, mais de mon vivant.

Votre mère l'acceptera, je me charge de cette tâche.

En échange de ce que je vais souffrir, je ne vous demande qu'une seule
chose: Lucien, connaissez-moi enfin.

Regardez ce qu'il y avait pour vous dans mon coeur!


Pièce numéro 58

(Écrite et signée par M. Amyntas Pivert, substitut.)

_Cabinet du procureur impérial._

Yvetot, 1er août 1865.

_À M. Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de la
Seine, Paris._

Cher Maître,

Je vous ai minuté ce matin la réponse officielle de notre petit parquet
à l'espèce de mission rogatoire dont Vos Hautes Puissances parisiennes
avaient daigné nous investir, pour l'affaire Fanchette. J'y ajoute
quelques lignes moins graves pour me rafraîchir un peu le sang.

Toujours la bienveillance même, notre cher président! Pensez-vous qu'il
ait eu vingt ans, à l'époque? Il a la distinction de la momie. Au reçu
de votre seconde lettre, qui réclamait un supplément d'enquête, il a
dit:

--Voilà un petit Cressonneau qui va bien! mazette! Il veut gagner un
galon dans cette instruction-là. Tâchez de lui lever son gibier, Pivert.

Il a regardé ensuite la carte photographique, jointe au dossier et il a
ajouté:

--Quelle drôle de petite bonne femme! Ça ne ressemble pourtant ni à
Lacenaire, ni à Papavoine. Les temps sont durs, Messieurs! si ces
demoiselles se mettent à percer leurs Arthurs comme des écumoires avec
leurs ciseaux, le Pays latin ne sera plus tenable. Est-elle assez
gentille, au moins, cette perruche!

Il vous dit ces choses-là du ton de Cicéron embêtant Catilina. C'est un
original. Nous le verrons sous peu à la cour d'appel.

Mais le fait est qu'elle est à croquer, dites-donc, Cressonneau, cette
petite chacalo! Quand vous l'aurez trouvée, n'allez pas vous laisser
empaumer!

Foi de gentilhomme! comme nous disions jadis en sortant de la
Porte-Saint-Martin, les soirs de Mélingue, je n'avais pas besoin de la
permission du patron pour tâcher de vous être agréable. J'ai fait ce que
j'ai pu. Le ban et l'arrière-ban de nos observateurs invalides ont été
mis sur pied. J'ai armé en guerre toute notre police--pauvre régiment,
le Royal-Bancroche! J'ai lâché jusqu'aux gardes-champêtres!

Néant! Royal-Bancroche est rentré bredouille et tout essoufflé. Nous
n'avons pas ici une jeune personne, sédentaire ou voyageuse, qui
ressemble de près ou de loin à la photographie.

Désolé, cher Maître, de n'avoir pu mieux faire. Je ne veux pas du moins
vous leurrer, et je vous dis franchement: il faut chercher ailleurs.
Fanchette n'est pas chez nous.

Je suis d'autant plus triste d'avoir si mal réussi--remarquez l'habileté
de la transition--que j'avais un service à vous demander.

Voyons! soyez clément, heureux Cressonneau, vous qui fleurissez sous les
rayons du soleil, et songez combien il y a loin de notre misérable petit
parquet au ministère de la Justice.

Il s'agit de mon pauvre avancement. Je voudrais «gagner un galon» comme
dit le président Ferrand en parlant de vous.

L'occasion y est.

Hélas! je ne demande pas encore à me rapprocher de Paris, coeur et
cerveau du monde. Mon ambition ne va qu'à gonfler sur place.

J'expose:

Nous avons ici un juge--celui justement qui aurait dû s'occuper de votre
affaire, mais qui, depuis des mois et des mois, ne s'occupe plus de
rien,--un juge, dis-je, M. Thibaut--Lucien,--assez bon garçon, fort
instruit, galant camarade, ayant, dit-on, des protections convenables et
suffisamment bien vu de notre président.

Vous allez croire qu'un pareil gaillard est en passe de me laisser son
siège en grimpant un échelon?

Pas du tout. Au contraire.

Ce que je viens de vous dire doit être mis au passé. Il était tout cela,
il ne l'est plus. Pour le présent, il a reçu sur la tête je ne sais quel
coup de mailloche qui le rend propre à s'en aller, et voilà tout.

On peut dire que notre président le soutient ici à bout de bras, car il
est brûlé au palais de la tête aux pieds.

Vous me demanderez quel est son crime? Il n'y a pas de crime. Ce qu'il a
fait, enfin? Je n'en sais rien, ou plutôt je le sais mal.

Vous n'êtes pas sans connaître, roué que vous êtes, le danger d'avoir
mis sa jeunesse dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.

Tel est d'abord le cas du pauvre diable. Jusqu'à l'âge de vingt-huit
ans, il a vécu comme un ermite. Encore, les ermites commencent-ils à
baisser dans l'opinion, mais le collègue Thibaut était un ermite du bon
temps et de la bonne sorte.

Première qualité d'ermite!

C'est gandilleux, vous savez? Un beau jour saint Antoine est tenté, ça
ne manque jamais.

Ça débuta comme un roman champêtre. On se rencontra derrière une haie.
Il y eut des chèvrefeuilles de cueillis, et l'ermite Thibaut, prenant
le mors aux dents, jeta tout à coup son capuchon par-dessus les moulins.

Le modèle de toutes les vertus se mit en goût subit de cabrioles, laissa
de côté sa besogne, planta là son métier et fit des fugues jusqu'à Paris
pour suivre sa bucolique.

Or, il y a une Mme veuve Thibaut qui voudrait bien marier ce grand
fils-là pour le ranger; et il y a une marquise Olympe de Chambray--ne
rions plus, Cressonneau. Celle-là est une vraie merveille et marquerait
même à Paris,--qui ne demanderait pas mieux que de ranger le même grand
gars.

On dit cela et ce doit être vrai, car c'est étonnant comme ces innocents
ont toujours les mains pleines d'atouts!

Mais rien n'y fait, l'ancien ermite ne veut absolument pas entendre
raison. Il se cramponne à la bucolique qui jouit d'une réputation
détestable, et on dit: Voilà le noeud--en latin _infandum_ ou chose qui
peut provoquer la retraite forcée d'un inamovible,--on dit qu'il a pris
avec lui la bucolique et qu'il la cache à tous les yeux dans le grenier
de son domicile légal.

Je n'y ai pas été voir, et je dois même ajouter que personne n'a vu la
bucolique.

Mais ce bruit court, on ne parle que de cela dans Yvetot. Mme veuve
Thibaut est peut-être la seule qui n'en sache rien.

Cher Maître, vous croyez bien, je suppose, que je ne suis pas capable
d'une dénonciation. Je vous répète, à vous qui êtes mon camarade et mon
ami, des choses vraies ou fausses, qui sont littéralement la fable de la
ville....

J'ai été interrompu par l'arrivée d'un renseignement. La bucolique, qui
s'appelle Mlle Jeanne Péry, a quitté le domicile de M. Thibaut pour
se retirer dans une ferme des environs--où elle est, en quelque sorte,
cloîtrée.

M. Thibaut seul est admis à la voir.

Vous voyez qu'il est difficile de se compromettre plus maladroitement.

Arrivons à la conclusion de cette longue lettre qui vous dira au moins
le fond de ma pensée: je n'ai aucun sentiment d'inimitié contre M. L.
Thibaut; je me regarderais comme le dernier des drôles si je faisais la
moindre des choses, fût-ce un simple _nutus_ pour l'aider à glisser hors
de son siège.

Mais enfin, si les événements tournaient contre lui, comme il y a
apparence, s'il était forcé de donner sa démission ou même simplement de
quitter le ressort....

Je vous rappellerais notre vieille amitié dans un billet courtois et
bien senti, en vous disant: «Cher maître, l'heure est venue. Vous qui
êtes sur les lieux, donnez-moi un coup d'épaule.»


Pièce numéro 59

(Écrite et signée par Mlle Agathe Desrosier.)

_À Mlle Maria Mignet, aux bains de mer d'Étretat (Seine-inférieure)._

Yvetot, le 24 août 1865.

Ma chère Mariquita,

Je vous remercie bien des détails que vous me donnez sur ce paradis
aquatique dont vous devez être le plus joli ange. Je vous vois d'ici sur
votre grève, avec votre capot rouge et votre lorgnon pince-nez, posé à
la crâne--sur l'oreille. Les Parisiens doivent en devenir fous et les
Parisiennes en mourir de rage.

Figurez-vous que M. Pivert, le substitut précieux qui vous déplaît parce
qu'il s'appelle Amyntas, de son petit nom, nous répète tous les soirs à
la promenade qu'Étretat n'est qu'un petit tas de macadam, pris entre
deux pierres percées.

Vous allez le détester bien davantage.

Il dit que la grève, ou plutôt le galet a été jeté là, après avoir servi
pendant des siècles à l'Opéra-Comique.

Il ajoute que le Casino est une masure et qu'on est obligé de mettre des
sabots pour descendre se baigner.

Enfin, selon lui, faut écrire à Paris quand on veut manger des
crevettes fraîches.

Quant à la société, le même précieux M. Pivert (Amyntas) affirme qu'elle
est poivre et sel, moitié _biches_, moitié bonnetières.

Quelle mauvaise langue! Il n'est pas sot. J'aime bien mieux vous croire,
ma chère, puisque vous avez dansé avec un duc.

Mais pour mon compte, si j'avais à me baigner, je préférerais Trouville.
Au moins, les journaux publient le nom des ducs qui y dansent.

Nous avons dansé aussi dans notre humble Yvetot, si désert et si terne,
depuis que vous autres élégantes l'avez abandonné. Il y a eu un, deux,
trois bals pour le mariage de Dorothée. Je ne vous parlerai que du
troisième, donné par la vicomtesse.

C'était tout uniment superbe: orchestre complet, tous les orangers dans
l'escalier, on avait loué jusqu'à des lustres. Et des glaces à gogo!
j'en avais le coeur affadi.

Quand on en mange trop, ce n'est plus bon du tout.

Dorothée avait l'air d'une corbeille. La toilette ne lui va pas.

Son mari n'est pas trop mal pour un blond fade, mais il a les oreilles
désourlées.

Sidonie était en rose passé, avec son matelas de cheveux crépus. Elle
est plus longue que jamais. Elle faisait horreur. M. Pivert a dit
qu'elle avait l'air d'un peuplier qui a un nid de pie. Il est méchant.

La sous-préfète avait sa garniture de point d'Angleterre. L'une portant
l'autre, elles ont beaucoup servi toutes les deux, la garniture et la
sous-préfète.

Les trois Thibaut, mère et filles--je vais vous reparler tout à l'heure
de la famille, ma chère,--s'étaient fagotées de leur mieux. La bonne
femme avait son fameux velours épinglé d'avant la première révolution.
Célestine portait la parure omnibus en petites pierres violettes:
c'était son tour. Julie avait un paquet de myosotis qui criait à tous
les messieurs: pensez à moi, pensez à moi, sur l'air des lampions!

Quand je songe qu'elles se donnaient les gants de nous fiancer toutes
les deux, vous et moi, à leur grand nigaud de frère!

Joli parti! parlons-en! C'est bon pour une perle fine comme Mme la
marquise de Chambray.

Croyez-vous que je plaisante? à moitié tout au plus. Je veux bien rayer
_perle_, mais _fine_, ah! ma chère, demandez plutôt aux héritiers de feu
son bonhomme de mari!

Elle était là dans toute sa gloire. C'est bien étonnant tout de même
qu'une pareille femme ait eu quelque chose pour ce flandrin de Lucien.
Elle avait ses bracelets, son diadème, sa rivière et ses aigrettes.
Fermez les yeux. Sa toilette était arrivée le matin même de Paris. Il y
en a qui n'ont pas besoin de tant d'embarras pour être passables.

Mme la marquise n'était pas seule, elle avait amené avec elle sa
nouvelle amie, habillée aussi par Würtz.

Je vous entends, bonne chérie, vous ne savez plus où nous en sommes. De
qui parle-t-on là? qui est cette nouvelle amie? Écoutez donc, il y a une
histoire. Je l'amène tout doucement.

Nous ne sommes pas à Étretat, nous autres, nous restons chez nous tout
l'été comme des malheureux,--mais nous avons des aventures!

Mariquita, ne faites pas la petite bouche. Je vous préviens que c'est
extraordinairement curieux....

Encore plus curieux que cela, ma chère, surtout pour nous deux qu'on a
mariées tour à tour à ce dadais de juge.

Voyons! laissez là pour un quart d'heure le Casino, revenez en idée à
votre humble pays d'Yvetot, et tâchez de vous bien rappeler l'état de la
question Thibaut au moment de votre départ.

Faut-il vous aider un peu? soit. Quand vous vous êtes envolée, la mère
du plus beau des juges à marier avait déjà tourné casaque à vous, à moi
et à l'interminable Sidonie. Célestine, qui était chargée de me monter
l'imagination, avait fui comme une ombre, la romanesque Julie, qui avait
mission de vous enflammer, était rentrée dans son nuage. Tous les
efforts de la famille s'étaient tournés contre l'opulente Olympe.

Sous quel prétexte? D'où leur venait l'espoir d'escalader cette cime
avec leurs courtes jambes? Était-ce tout simplement la folie
particulière aux mamans enragées?

Non. Il y avait folie, mais ce n'était pas dans la maison Thibaut. La
maison Thibaut a trop grand faim et trop grand soif pour être folle. La
folie était chez cette femme, qui est la plus riche du pays, sans
conteste, et qui attend, par-dessus le marché un héritage comme il n'y
en a pas ailleurs que dans les contes de fées.

Celle-là qui pourrait prétendre à je ne sais quoi et se faire faire un
mari sur commande s'est amourachée de qui? Du nigaud dont nous n'avons
pas voulu, vous ni moi, chérie; elle nourrit, selon le bruit public,
depuis sa première communion, une passion mystérieuse et irrésistible
pour ce dadais de Lucien.

Voilà ce que vous pouviez savoir comme moi.

Mais ce que vous ignorez probablement, c'est que pendant cela, le dadais
nourrissait de son côté, sans faire semblant de rien, une passion
irrésistible et mystérieuse pour une petite personne que maman Thibaut
appelait franchement «une coquine, fille de coquin et de coquine».

C'était sa phrase. Vous savez qu'elle a le parler gras.

Vous étiez au fait? Bon! Je ne me déconcerte pas pour si peu. Il m'en
reste assez à vous apprendre. Vous allez voir qu'une lettre d'Yvetot
peut être aussi bourrée d'événements qu'un courrier d'Étretat.

Patience! Je suis certaine au moins que vous étiez partie bien avant les
cancans qui coururent touchant le séjour de la petite coquine dans la
propre maison du sage Lucien, où demeuraient justement alors sa mère et
ses soeurs.

Vous dressez l'oreille, pour le coup? Cela fit un scandale pitoyable. Un
magistrat! chez lui! Moi, d'abord, je ne voulais pas y croire.

En ville, c'est déjà bien honnête, mais chez soi, ma chère, chez soi!

Eh bien! c'était vrai! allez donc donner le bon Dieu sans confession à
ces saints-n'y-touche! Il lui avait fait un dodo devinez où? Dans son
cabinet de toilette.

M. Pivert a vu le dodo.

Soyez juste, on ne devine pas des inconvenances pareilles, d'autant
mieux qu'une belle après-midi toute la ville sut que M. Lucien Thibaut
s'était rendu en habit noir et en cravate blanche à l'hôtel de Chambray,
où il resta deux heures d'horloge, plutôt plus que moins.--Et les trois
dames Thibaut l'attendaient dans la rue.

Il aurait fallu avoir tué père et mère, n'est-ce pas, pour ne pas
conclure de là que M. Lucien, cédant aux larmes de sa famille, et pour
se faire pardonner ses récents déportements, avait enfin demandé la main
de l'amoureuse Olympe.

Ma foi, pendant vingt-quatre heures, la ville d'Yvetot, un peu à court
de _potins_--c'est le mot nouveau de cette année, M. Pivert l'a rapporté
de Paris--se raconta cette anecdote à elle-même.

On en parla à tous les étages de toutes les maisons, et le dodo de la
petite coquine fut relégué au rang des fables....

Mais huit jours après, la nouvelle amie et cousine de Mme la marquise
faisait son entrée à l'hôtel de Chambray, ma chère!

Ma chère, une entrée solennelle!!!

Et puis?... Pourquoi ces trois points d'exclamation?

Voilà. J'ajoute un mot et vous sautez au plafond:

La nouvelle amie et cousine de Mme la marquise s'appelle Jeanne Péry.

Comprenez-vous? La demoiselle au dodo, la petite coquine, _fille de
coquin et de coquine,_ selon l'évangile de Mme Thibaut?

Attention à retomber sur vos chers petits pieds, Mariquita, ma belle, en
revenant du plafond! Est-ce assez drôlet? N'aurais-je pas pu en mettre
six au lieu de trois, des points d'exclamation?

Mais ce n'est rien encore. Nous sommes chez Nicolet.

Cette Mlle Jeanne, tombant des nues, ou du second étage de la maison
Thibaut chez sa cousine, pensez-vous qu'elle y soit en visite? Erreur.
La demoiselle Jeanne est installée à chaux et à sable; elle ne s'en ira
jamais, jamais, jamais.

C'est un pacte, une société, quelque chose comme une adoption.

Mme la marquise est la maman, Mlle Jeanne est le bijou de fille
unique. On s'adore, on ne se quitte pas d'un instant, et il y a déjà
dans la tenue de la superbe Olympe une petite idée de cette majesté, de
cette résignation aussi,--et même de cette mauvaise humeur qui distingue
certaines physionomies de mamans.

Les mamans qui regrettent.

Enfin, je vais écrire un mot qui sera le point sur l'i.

_Madame la marquise ne danse plus._

Elle regarde danser Mlle Jeanne.

Qui danse avec M. Lucien!

Ouf! maintenant, je vais me relire, car j'ai peur d'avoir raté mon
effet, comme dit M. Pivert. Il n'a pas toujours très bon ton.

Et figurez-vous qu'il est aux cent coups, ces jours-ci. Le parquet de
Paris l'accable de besogne. C'est au point qu'il n'a pas encore vu la
fameuse cousine et amie. Il en sèche....

J'ai relu, Mariquita. Je ne suis pas mécontente de ma chronique.
Seulement, elle demande à être complétée.

Voilà un grand mois que tout cela dure. Mlle Jeanne règne et gouverne
à l'hôtel de Chambray où M. Lucien Thibaut lui fait la cour
ostensiblement, officiellement, au su et vu de toute la ville, avec
l'approbation des autorités et de maman Thibaut qui ne l'appelle plus
coquine.

On a vu des marquises de cinquante ans qui prenaient chez elle des
héritières. Ça sert de chaufferette.

Mais une marquise de vingt-huit ans! mais la belle des belles, Olympe de
Chambray! s'embarrasser d'un semblable outil! Réchauffer dans son giron
une petite couleuvre qui hérite d'elle dès maintenant, qui lui prend
tout--entre vifs,--tout! même son grand bêta de Lucien! Dame!...

Ma chère, il y a quelque chose là-dessous.

Le côté gai, ce sont les trois Thibaudes.

Les premiers jours, elles ne savaient pas du tout si c'était du lard ou
du cochon. Elles flairaient au vent, étonnées, déroutées et très
froides.

Mais cela a changé lestement. Mme la marquise a imposé son amie et
cousine, et peu à peu, la maman, les deux soeurs, tout l'élément Thibaut
enfin, a fait avec ensemble un quart de conversion.

C'est réglé désormais, Mlle Jeanne est l'idole. Mère Thibaut,
Célestine Thibaut, Julie Thibaut, la caressent, l'adorent comme elles
caressaient, comme elles adoraient autrefois la marquise elle-même.

Celle-ci s'est enfoncée d'un cran.

Tout le monde s'y prête, elle la première!

Vous seriez battue comme plâtre si vous parliez dodo ou coquine devant
ces dames. Jour de Dieu! maman Thibaut vous laisserait plutôt tutoyer
Olympe elle-même!

Vous croyez que j'exagère? Vous ne les connaissez pas, ces Thibaut! la
bonne dame à déjà levé le pied à moitié hauteur de son ancien fétiche.
Fiez-vous à elle, son pied fera le reste du chemin et passera par-dessus
la tête de l'idole démissionnaire.

Et, en définitive, Mariquita, pourquoi Mme la marquise se
laisse-t-elle faire? moi, j'ai déjà jeté vingt fois ma langue aux
chiens. Nous ne sommes pas dans le pays des _Mille et une nuits._ Chez
nous, ce qui est a sa raison d'être.

On s'y perd, surtout ceux qui connaissaient, comme nous, l'ancien
caractère d'Olympe.

Cette petite Jeanne a-t-elle de la corde de pendu? Ou bien la conscience
de Mme la marquise?... hein?

M. Pivert ne veut pas donner son avis là-dessus.

Il n'est pas content, ce pauvre précieux substitut. Le parfait Lucien
branlait dans le manche. Le dodo semblait devoir l'achever et M. Pivert
espérait sa place. Peut-être même qu'il l'avait demandée.

Mais maintenant, voilà que tout est régularisé. On parle très
sérieusement de la noce, et Mme la marquise doit faire des avantages
au contrat. Ce n'est pas avoir de la chance, j'entends pour ce pauvre
Pivert.

Cherchez donc un peu, chère Mariquita, vous qui avez tant d'esprit pour
deviner les rébus. Moi, de mon côté, je vous promets de me creuser la
cervelle. S'il y avait un drame!...

Celle qui trouvera la première instruira l'autre. Je vous tiendrai au
courant des événements.

Tous mes respects à M. le duc. À vous du meilleur de mon coeur.

_P. S._--Est-ce qu'on meurt de bonheur? Le dadais garde la chambre. Les
actions Pivert remontent.


Pièce numéro 60

(Écrite et signée par Olympe de Chambray.)

29 août.

_À M. L. Thibaut._

J'apprends avec plaisir que le docteur vous a permis de vous lever
demain.

Je vous envoie une lettre de notre Jeanne. La chère enfant ne pouvant
plus vous voir a voulu vous écrire.

Êtes-vous content, Lucien? J'ai fait de mon mieux.

S'il n'y a pas d'indiscrétion, je voudrais voir le passage de la lettre
de Jeanne où elle vous parle de moi. Je pense qu'elle doit vous parler
de moi.

Ce n'est pas par curiosité. J'ai besoin de récompense.


Pièce numéro 60 bis

(Incluse dans la précédente. Écrite et signée par Jeanne Péry. Même date
et même adresse.)

Cher Lucien,

Je suis si heureuse qu'il me vient des terreurs. Tout m'effraie. Quand
j'ai appris, avant-hier, que vous étiez souffrant et alité, une crainte
égoïste m'a saisie. Je me suis dit: Si j'allais rester seule!

C'est que je ne comprends rien à mon bonheur. Il y a des moments où je
n'y crois pas, Olympe est pour moi plus qu'une soeur. Il me semble que
ma mère elle-même ne m'entourait pas de si exquises tendresses.

J'avais été élevée à penser qu'elle nous méprisait pour notre infortune.
Comme c'était injuste! Combien pauvre maman se trompait! Oh! si elle
l'avait mieux connue, l'aurait-elle assez aimée!

Lucien, nous serions bien ingrats si nous ne lui donnions pas la
première place dans notre coeur.

Mais qu'a-t-elle donc à tant souffrir, le savez-vous? Hier, je l'ai
trouvée au jardin. C'était dans un endroit obscur et solitaire. Elle ne
pouvait s'attendre à m'y rencontrer. Elle était assise sur un banc, elle
avait la tête entre ses mains. Ce que je voyais de son visage me
laissait dans le doute et je n'aurais pas pu dire si elle était
courroucée ou désespérée.

Au bruit de mes pas, elle a retiré ses mains et j'ai vu qu'elle avait
pleuré.

Elle a voulu sourire et me dire que j'étais folle, mais j'en suis bien
sûre, Lucien, ses pauvres beaux grands yeux étaient rouges de larmes.

Elle! Olympe! la marquise de Chambray! si belle! si noble! si enviée!
pleurer!

Que je voudrais avoir le moyen de guérir sa peine! Savez-vous qui cause
son chagrin? Il ne se peut pas qu'elle ait des ennemis.

Nous parlons de vous sans cesse, elle sait qu'aucun autre sujet ne me
plaît. Dimanche, elle me disait: «Je l'aime à cause de vous.»

Est ce vrai? Non. Elle veut dire peut-être qu'elle vous aime encore
davantage; car elle vous aimait auparavant, puisqu'elle vous connaissait
bien avant de me connaître.

Quelquefois aussi, elle amène la conversation sur ma mère. Elle m'écoute
parler de ma chère morte.

Je l'aime tous les jours davantage. Je souffre à la voir triste, triste
jusqu'au découragement. Et que puis-je pour la consoler, ne connaissant
point son mal?

L'idée m'est venue que peut-être elle aime. Mais, en ce cas, serait-il
possible qu'elle ne fût point aimée?

Lucien, mon Lucien, guérissez-vous bien vite et ne restez pas éloigné de
moi. Dès que je ne vous vois plus, je crois faire un rêve. Est-ce bien
croyable, en effet, Lucien? Vais-je être votre femme?

Nous nous sommes aimés dès le premier regard. Mais que d'obstacles il y
avait entre nous! Pauvre maman qui vous aimait pourtant presque aussi
bien que moi, me défendait toujours d'espérer. Nous voit-elle, Lucien?

Si elle nous voit, elle doit être heureuse.

Elle nous voit. Il me semble que je l'entends prier longtemps et
ardemment pour Olympe.

Oh! priez, mère chérie, portez votre prière jusqu'aux pieds de Dieu.
J'ai beau regarder en arrière, je ne vois qu'Olympe qui m'ait été
secourable. Priez, ma mère, payez la dette de votre fille!

C'est si vrai, Lucien! Sans elle, nous serions encore tout au fond de
notre misère.

Aussi, dès que je suis seule, une foule de questions se posent au-dedans
de moi-même. La nuit, je les écoute comme des refrains:

Comment ai-je pu mériter de sa part cet intérêt si subit et si profond?
Cette amitié précieuse qui me relève à mes propres yeux et surtout aux
yeux des autres? Pourquoi ai-je souffert si longtemps loin d'elle?
Pourquoi est-elle venue si soudainement à mon secours?

Je vous ai interrogé déjà bien des fois, jamais vous ne m'avez répondu.

Je croyais lire pourtant dans vos yeux que vous auriez pu me
répondre....

Mais je cause, je cause et j'oublie le principal objet de ma lettre.
Hier, votre chère maman est venue me voir avec vos soeurs.

Je dis me voir, car c'est _moi_ qu'elles ont demandée.

Cela a fait sourire Olympe, qui n'en a témoigné aucun déplaisir.

Moi, j'en ai été un peu blessée.

Votre bonne mère a été charmante, oh! charmante. Et vos soeurs, donc!
moi qui avais tant souhaité avoir une amie; m'en voici deux. Et quelles
amies! Les soeurs de mon Lucien--_mes_ soeurs!

Je vous le dis encore: je suis trop heureuse, cela m'épouvante. Je
voudrais un petit chagrin pour désarmer la destinée, mais j'ai beau
faire, de quelque côté que je retourne mon regard, partout, partout du
bonheur! À bientôt, mon Lucien. Demain, n'est-ce pas?

_Note de Geoffroy_.--Cette lettre avait été lue et relue mille fois.
Elle était presque effacée par les larmes.

Elle portait, au bas, cette mention de la main de Lucien: «Communiquée à
Olympe selon son désir.»

Et en marge, également de l'écriture de Lucien, mais plus récente, cette
autre mention: «Geoffroy est prié d'en avoir bien soin. J'ai eu de la
peine à m'en séparer.»


Pièce numéro 61

(Écriture de la marquise. Sans date ni adresse.)

Je vous renvoie la jolie chère lettre de notre Jeanne. Merci, je suis
récompensée, mais prenez garde à sa curiosité d'enfant.


Pièce numéro 62

(Écriture inconnue.)

Paris, 29 août 65.

_À M. L. Thibaut, juge, etc._

En envoyant un bon de dix louis sur la poste à l'adresse indiquée, M.
L. Thibaut recevra par le retour du courrier un renseignement qui vaut
pour lui plus de dix mille francs. _M. J.-B. Martroy, rentier, poste
restante, à Paris._


Pièce numéro 63

(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)

29 août 1865.

_Mlle Jeanne Péry de Marannes, à l'hôtel de Chambray en ville._

Quelle chère petite enchanteresse êtes-vous donc, Mademoiselle, pour
m'avoir retournée comme cela, comme un gant? C'est que je ne passe pas
pour être trop facile à retourner, au moins! Feu M. Thibaut m'appelait
bien souvent entêtée. Et demandez à notre Lucien--car il est à nous
deux, maintenant, bien plus à vous qu'à moi,--il vous dira si j'ai mon
idée dans ma poche.

Ça se comprend. Quand on est restée veuve de bonne heure avec trois
enfants, une position à soutenir et pas plus de rentes qu'il ne faut, on
apprend à se défendre. Ah! mais oui, ma pauvre belle, j'ai été à rude
école après le décès du papa! Mais ce n'est pas tout ça que je veux vous
dire: nous sommes folles de vous, j'entends moi, Célestine et Julie,
mais folles!

Voilà le mot lâché, faites-en ce que vous voudrez; je suis prête à en
témoigner même en justice.

On s'instruit à tout âge, vous le savez, et la preuve c'est que j'avais
d'affreux préjugés contre vous. Je suis si impressionnable! Je ne dis
pas une pincée de préjugés, non, ni même une poignée, mais un plein
panier.

Ils m'en avaient dit, ah! ils m'en avaient dit sur votre papa, sur votre
maman, sur vous, est-ce que je sais, moi? la société est si mauvaise
langue! Quant au papa et à la maman, le malheur est qu'on ne peut plus
les fréquenter pour les mieux connaître. Je parie qu'il en faut bien
rabattre! un quart, un tiers? Bah! la moitié, même les trois-quarts, et,
peut-être le tout. La société... tiens! J'allais redire que la société
est si mauvaise langue!

Mais, pour ce qui est de vous, ma petite, je mets ma main au feu qu'il
n'y a pas un mot de vrai dans tous ces cancans. Pas un traître mot! Si
ça avait été vrai, est-ce que mon garçon aurait couché dans le jardin, à
la fraîche, quand vous étiez dans le cabinet de toilette, pour ne pas
vous effaroucher la pudeur? Il faut qu'une jeune personne inspire bien
de la considération pour qu'on risque ainsi des rhumatismes, sans parler
des catarrhes et fluxions de poitrine. Il l'a délicate.

J'ai dit tout de suite: on ne fait pas de ces choses-là pour la première
venue. Et ces demoiselles aussi: j'entends Célestine et Julie. Et puis
d'ailleurs, vos manières! Les manières, moi, c'est mon thermomètre pour
savoir le temps qu'il fait sous la camisole d'une jeunesse. Je suis
gaie. Je ne pèse pas mes mots chez l'épicier en passant. Avec des
manières comme vous, pas d'inquiétude pour la conduite!

Je le disais aux minettes, j'entends Célestine et Julie: ces manières-là
ça donnerait envie d'avoir un petit vicomte à lui offrir. Je ne
plaisante pas, je le disais. Mais les vicomtes ne valent pas mieux que
les autres, et nous sommes de la bonne bourgeoisie.

De la vraie, de la vieille. Si nous n'avons pas été aux croisades, c'est
que nous étions libéraux un petit brin déjà dans ce temps-là. Pas des
rouges, mais le drapeau de Voltaire et Louis-Philippe.

Voilà l'authenticité: Les Thibaut étaient échevins de Lillebonne sous
Duguesclin. Mon mari en avait vu les titres chez son grand-père;
malheureusement, la Révolution a tout brûlé sous la Terreur.

Je suis, de mon côté, une Pervanchois, de Bléré, près Tours, le jardin
de la France: j'entends la Touraine. Pourquoi M. Thibaut avait été se
marier si loin, c'est que la magistrature voyage et que je lui avais
donné dans l'oeil.

D'ailleurs, le garçon est juge. De là à conseiller il n'y a que le saut
d'une puce. Et alors, on est décoré aussi forcément que si on en avait
apporté la maladie en naissant. Ça vaudra bien la situation de vos
comtesses et marquises au tas. Quoique je ne méprise pas la noblesse.

Il en faut dans un département.

Voilà donc pour la généalogie.

Quant à la fortune, outre que le garçon est le plus joli cavalier du
ressort, quand il veut s'en donner la peine, nous n'avons jamais rien
demandé à personne. Et pourtant ces demoiselles n'ont pas pour un sou
de coton dans leurs corsets, preuve qu'on les a nourries. Je plaisante,
parce que je suis gaie, mais c'est vrai tout de même. On vit bien à la
maison, et rien à crédit.

Eh bien! quand Dieu me rappellera, vous partagerez, c'est la nature qui
l'exige.

Sans compter les appointements du garçon qui augmentent d'année en
année, par suite de son avancement régulier, au choix ou à l'ancienneté.
Et une conduite! On s'en moque de lui, tant il est étonnant pour la
conduite!

J'y vas carrément, comme vous voyez; je ne connais qu'une chose dans les
affaires, c'est d'aller droit.

On vous racontera que j'ai essayé de marier le garçon. Je parie ma tête
à coiffer qu'on vous a déjà parlé de Mlle Sidonie, de Mlle Maria,
de Mlle Agathe, et peut-être d'une autre....

C'est bien entendu que ma lettre est pour vous, pas vrai, trésor? pour
vous seule? pas d'enfantillages! Je m'épanche et je ne voudrais pas
qu'on lût ma correspondance au prône.

C'est-à-dire, ma petite, qu'elles étaient toutes autour de lui comme des
tigres. Nous ne savions à laquelle entendre. Moi. Célestine et Julie,
nous ne pouvions plus mettre le pied dehors sans risquer d'être
dévorées. Mais je t'en souhaite! Les héritières avaient beau se jeter à
la tête du garçon, il n'y entendait d'aucune oreille. Méchante! vous
savez bien pourquoi. L'aviez-vous coiffé assez serré du premier coup!

Il en a passé pour imbécile, ma petite. Et il y a un Pivert substitut,
qui a demandé sa place pour le jour où on le mettra à la maison des
écervelés. Il est joli, le Pivert, on l'empaillera.

N'écoutez pas les cancans. On me donne bien la migraine à moi, à force
de propos. Ils sont là tous qui me chantent: prenez garde!
renseignez-vous! réfléchissez! et surtout ne lâchez pas votre
consentement avant de savoir au juste ce que la cousine--j'entends
Mme de Chambray--fera au contrat.

Mais, dites donc, trésor, on ne traite pas quelqu'un comme elle vous
traite pour la marier toute nue, pas vrai? Vous ai-je dit qu'il fallait
garder ma lettre pour vous toute seule? Quand je veux qu'Olympe me
lise, c'est à elle que j'écris. Nous causons de mère à fille, personne
n'a à fourrer son nez là-dedans.

Olympe a du bon, c'est certain. Je défie bien qu'on me trouve quelqu'un
pour rapporter que j'aie jamais dit un mot contre elle. Au contraire, je
soutenais Olympe, les minettes aussi; nous disions au garçon: tu n'as
qu'à te baisser pour la prendre. As-tu donc les deux yeux crevés pour ne
pas voir ça? Vas-tu passer auprès de soixante mille livres de rentes--et
elle a mieux!--sans seulement leur ôter ton chapeau?

Mais le garçon est plus fin que nous, avec son air chérubin. Dame! on
n'est pas magistrat, on n'a pas l'estime de ses chefs les plus forts en
droit pour ne pas voir plus clair que trois pauvres femmes.

J'étais coiffée d'Olympe, j'aime mieux vous l'avouer en grand. Et ces
demoiselles, donc! Ça faisait pitié. À la maison, les murs parlaient
d'Olympe. Je lui ai dit une fois--au garçon: Épouse Olympe, ou je meurs
de chagrin sous tes yeux!

C'était à ce point-là.

Eh bien! pas de ça. Lisette! Le coquin m'aurait laissé mourir si j'avais
été assez bête pour tenir ma parole. Il refusa _mordicus_. Il avait son
trésor de petite Jeanne; Olympe ne pouvait qu'avoir tort. Vous voyez
qu'il ne faut pas laisser traîner la lettre.

Quoique j'aie bien le droit de dire ma façon de penser, c'est le
privilège d'un coeur de mère.

Alors donc, ma petite, en un mot comme en mille, je donne mon
consentement des deux mains, risquant le tout pour le tout, dans
l'espérance que votre cousine sera raisonnable. J'entends au contrat.

Il faut bien me comprendre: si je parle intérêt, c'est pour vous, car
moi, il ne m'en reviendra ni froid ni chaud. Ça saute aux yeux.

Et je dois ajouter, parce que c'est mon opinion, que dans le cas où elle
vous doterait convenablement--j'entends Olympe--ce ne serait pas encore
une raison pour vous traîner à ses genoux dans des témoignages de
reconnaissance ridicule.

La place de Mme Lucien Thibaut est de se tenir droite devant
n'importe qui.

Allez! même devant la reine, s'il y en avait. C'est ce que j'appelle
garder son quant à soi.

On accepte, mais on ne s'humilie pas.

Ah ça! ma belle, est-ce que vous croyez qu'Olympe est née d'hier? Elle
en sait long! Quand elle fait quelque chose, ce n'est pas pour le roi de
Prusse.

Vous me direz qu'un grand merci ne déshonore pas. D'accord, mais j'ai
mon idée: la chandelle que vous lui devez n'est peut-être pas si
longue.... Enfin, je m'entends.

Offrez-lui mes plus tendres compliments, mais brûlez la lettre.

Je ne l'aurais pas écrite, si elle n'était pas là toujours en tiers
entre nous, car j'aime mieux parler la bouche ouverte que de barbouiller
du papier. Mais elle ne vous quitte pas plus que votre ombre. C'en est
insupportable. On dirait qu'elle veut empêcher les gens de vous
approcher.

Enfin, qui vivra verra. Après la noce, nous aurons le temps de causer
nous deux.

La noce! quel beau jour! J'arrange déjà dans ma tête les toilettes de
ces demoiselles. Moi, je serai très simple, mais de bon goût. Cher petit
ange! tenez, il n'y a pas à dire, c'est plus fort que moi: cinq nuits
dans le cabinet de toilette, et le garçon sous la tonnelle! Et dans
l'escalier, la fois qu'il fit de la pluie! Quel agneau! si je vous
tenais, je vous mangerais de baisers.

Votre future mère qui vous aime bien, bien, bien.

_P. S._--J'ai l'habitude de laisser une petite place pour Célestine et
Julie. Aujourd'hui, j'ai pris presque tout le papier: elles se
serreront.

Encore un gros baiser, mon amour de petite fille!


Pièce numéro 63 bis

(Mot de Mlle Célestine.)

Ma chère... Écrirai-je soeur?

C'est mon voeu le plus doux. Je n'ai jamais éprouvé pour personne une si
tendre sympathie. Je vous brode un tour de cou, et je vous aime.


Pièce numéro 63 ter

(Mot de Mlle Julie.)

Ma chère soeur,

Moi, je l'écris tout couramment parce que je le souhaite ardemment. Si
mon frère bien-aimé eût donné son coeur à telle jeune personne que je
pourrais nommer, quel deuil pour mon âme! mais il a choisi celle vers
qui d'avance toute ma tendresse s'élançait. Ô Jeanne, soyez la plus
heureuse des femmes comme vous étiez la plus jolie, la plus suave des
jeunes filles! Je vous fais des manches au crochet. Il ne me reste que
la place d'un baiser, je l'y dépose.


Pièce numéro 64

(Anonyme.--Écriture inconnue. Sans date.)

À M. Thibaut,

Vous êtes bien près du précipice, allez-vous y tomber? Ce ne sera pas
faute d'avoir été averti.

Une dernière fois, _prenez garde_. Ce mariage sera votre perte.

Il est temps encore.

Ne vous plongez pas vous-même au fond d'un horrible malheur.


Pièce numéro 65

(Anonyme.--Écriture de copiste.)

Paris, 29 août.

_À M. L. Thibaut, juge, etc., etc._

Mon prince, veillez au gain! Je ne m'appartiens pas, j'appartiens au
_nourrissage_ de l'affaire. L'engraissage de l'affaire exige que je vous
tourne casaque pour aller un peu du côté de la dame de pique. C'est une
gaillarde, Mylord, et vous avez mis un jour votre pied sur sa gorge.
Veillez au grain!


Pièce numéro 66

(Écriture de Lucien Thibaut.)

5 septembre 1865.

_À Geoffroy._

Je devrais écrire plutôt «à moi-même», car c'est à moi que je parle.

Je me marie demain. C'est demain que je serai le plus heureux des
hommes. Dire comment je l'aime est impossible. Jamais femme ne fut
adorée ainsi. Je crois qu'elle m'aime également du plus profond de son
coeur. Elle a peur, et moi je tremble.

Nous sommes fous. À moins que l'excès de la félicité ne ressemble à la
souffrance.

Olympe est là, devenant tous les jours plus pâle. Ses yeux ont
étonnamment grandi. Elle est belle à inspirer de la terreur.

Ma mère... quelle étrange chose! peut-on être à la fois bon et méchant?
ma mère a écrit à Jeanne une lettre qui l'a troublée. Jeanne me l'a
communiquée. Elle ne me cache rien. En lisant cette lettre, j'avais le
rouge au front.

Qu'est-ce que Jeanne doit penser de ma mère?

Mais voilà ce qui me frappe le plus dans cette lettre:

Ma mère semble avoir entrevu quelque chose de la situation où nous
sommes vis-à-vis l'un de l'autre, Olympe et moi.

Comment? Je n'en sais rien et ne puis le savoir. Ma mère a l'air de
connaître, à tout le moins vaguement, l'oppression que je fais peser
sur Olympe.

Elle était l'esclave d'Olympe. Le mois dernier encore, il n'y avait pour
elle qu'Olympe. Maintenant tout cela est changé du blanc au noir. Elle
abandonne Olympe ouvertement, cruellement, Olympe vaincue ne lui inspire
ni sympathie ni pitié.

Pour un peu, elle l'accablerait.

Loin de s'étonner des bontés peut-être excessives qu'Olympe témoigne à
Jeanne, ma mère trouve qu'il en faudrait davantage. Elle est insatiable
et impitoyable. Elle ne s'en cache pas, elle s'en vante.

Hier, c'était la signature du contrat. Olympe, accomplissant à la
lettre, ou plutôt bien au-delà de la lettre les conditions dictées par
moi dans notre fameuse entrevue, a déclaré ses intentions par-devant
notaire.

Elle a assuré à Jeanne des avantages que je ne veux même pas énumérer.

Je fais serment devant Dieu que jamais un centime de cet argent
n'entrera chez nous. Ma femme mangera mon pain et ne mangera que mon
pain.

Pendant que le notaire écrivait, ne réussissant pas toujours à cacher sa
surprise, la sueur froide baignait mes cheveux, et dix fois, j'ai cru
que j'allais me trouver mal.

Eh bien! ma pauvre bonne mère regardait non seulement comme tout simple
qu'Olympe se dépouillât ainsi de son vivant, mais elle aurait voulu
davantage.

Elle ne prenait point souci de le dissimuler. Les signes de son
désappointement étaient visibles.

Elle aurait voulu l'hôtel de Chambray, le jugeant commode et très bien
situé. Nous y eussions demeuré tous ensemble. Je crois que Célestine et
Julie avaient déjà choisi leurs chambres.

Elle aurait voulu le château à la porte de Dieppe. L'été prochain, ces
demoiselles auraient été toutes portées pour prendre les bains de mer.

Est-ce là simplement de l'aberration? ou bien savent-elles ce que
j'ignore moi-même?

En sortant, j'ai dit à ma mère, qui se plaignait tout haut et fort
amèrement:

--Mais enfin, Mme la marquise ne doit rien à sa cousine!

Elle m'a regardé entre les deux yeux. Sa figure était à peindre; mais je
ne saurais dire ce qu'elle exprimait. Mes deux soeurs hochaient la tête
en se pinçant les lèvres. Ma mère a enfin répondu sèchement:

--Ne vous faites pas encore plus innocent que vous ne l'êtes. Mme la
marquise a l'âge de raison, je suppose? Si elle ne devait rien, pourquoi
paierait-elle? Payer! Geoffroy, on me paye! Et moi, du moins, je sais
qu'on ne me doit pas!

La nuit, j'ai rêvé que je voyais mon père et qu'il détournait de moi son
visage. Mon père était un honnête homme.

Et vous aussi, Geoffroy, je vous ai vu. Vous êtes venu dans mon rêve. Je
vous ai reconnu d'abord souriant et heureux, comme vous vous présentez
toujours à ma pensée.--Mais bientôt vos traits se sont rembrunis et vous
vous éloigniez de moi avec une méprisante compassion. J'avais beau vous
crier: «Tout cela n'est qu'une feinte!» Je vivrai avec mon traitement
comme devant. Nous ne garderons pas une parcelle du bien d'Olympe....
Vous ne m'écoutiez pas!

Mes mains jointes se tendaient vers vous; je disais encore: «Il fallait
bien arracher le consentement de ma mère...»

Votre dédaigneux silence m'écrasait....

Oh! Geoffroy, il y a un mot dégradant que nous connaissons bien, nous
autres magistrats, et qui désigne au palais le plus lâche des crimes.

Dans mon rêve des voix murmuraient ce mot ignominieux autour de mon
oreille.

Faut-il le prononcer?... _Chantage...._ Moi! un juge!

Et de quel droit ai-je pesé sur cette femme? Tous les malheurs sont-ils
donc criminels? Cette femme a un secret qui n'est peut-être pas
coupable. Il y a des infortunes que l'on cache. Les lépreux marchaient
sous un voile.

Et je suis venu vers elle qui a joué avec moi enfant, qui m'a aimé jeune
fille, qui, femme, m'aime encore et davantage, je suis venu--j'ai posé
mon doigt sur son malheur, sensible comme une plaie, j'ai appuyé--j'ai
appuyé sans précaution ni mesure, comme les bourreaux du temps passé
donnaient la question à leurs victimes, jusqu'à ce qu'elle m'ait dit:
«Je suis vaincue! Ce que vous exigez, je le ferai!»

Geoffroy, aurais-je donc mieux fait de laisser mourir ma pauvre petite
Jeanne?... car elle se mourait, croyez-moi, lentement et misérablement.

Si vous pouviez la voir relevée, rafraîchie, ressuscitée, on peut le
dire, comme une fleur expirante à qui le Ciel a versé une goutte de sa
rosée!

Elle est joyeuse, elle est heureuse, malgré les pressentiments qui
rôdent autour d'elle et qu'elle traite de chimères.

Seigneur mon Dieu! s'il faut un châtiment, qu'il soit pour moi, pour moi
tout seul!

Elle n'a rien fait, elle n'a rien su, mon Dieu! Mon Dieu! elle est
l'innocence même....

Ce matin, Olympe m'a demandé encore: «Lucien, êtes-vous content?»

Ah! comme elle est changée! Comme ses yeux approfondis évitent de se
fixer sur moi!

Elle a ajouté: «C'est demain, Lucien...»

J'avais envie de tomber à ses genoux pour implorer mon pardon.

Ma mère est entrée. Elle m'a remis une lettre que le facteur venait
d'apporter.

Il m'en vient comme cela tous les jours, des lettres qui menacent et ne
sont pas signées.

Je les cache, quand je ne les détruis pas.

En les lisant, je pense à Olympe--et à cet homme de Paris, celui qui me
vendit l'arme mystérieuse avec laquelle j'ai frappé.

J'ai menacé, je suis menacé: c'est justice.

Mais Jeanne, Jeanne!...

Ils l'avaient attaquée. Elle n'avait pas de protecteur: je l'ai
défendue. Hormis cette action que la nécessité commandait, ma vie a été
celle d'un enfant solitaire. J'ai beau interroger ma conscience, je n'y
trouve rien; jamais je n'ai fait le mal.

Et elle! Depuis que je la connais, je passe mes jours à sonder la
limpidité de son âme. Elle, c'est le Bien. Elle est faite de candeur, de
bonté, de franchise. À toute heure, elle me laisse regarder au travers
de son passé, transparent comme l'histoire d'un ange. Elles mentent les
lettres anonymes puisqu'elles me crient de m'arrêter comme si j'avais le
pied au bord d'un précipice.... Demain, c'est demain. Le vin de ma
félicité est versé, je tiens la coupe pleine. Le proverbe est-il vrai,
Geoffroy? Y a-t-il si loin de la coupe aux lèvres?...


Pièce numéro 67

(Écrite et signée par Mlle Maria Mignet.)

Étretat. 5 septembre 1867.

_À Mlle Agathe Desrosier, à Yvetot._

Ma chère Guéguette,

J'ai supérieurement bien compris vos adorables plaisanteries sachant
par coeur, depuis le couvent, les fables de La Fontaine, et entre autres
le _Renard et les raisins._

Étretat est trop vert, bonne petite, voilà tout.

Je me sens incapable de vous exprimer à quel point je déteste votre
précieux substitut. Il s'appelle Pivert: Dieu m'a vengée.

Il n'y a rien de grandiose au monde comme les deux portes, percées par
la tempête dans les falaises d'Étretat. Honni soit qui mal y pense: la
société y est charmante. Pas un seul Pivert; c'est à peine si on y
trouve trois ou quatre journalistes, dont un est mon duc, je dois bien
l'avouer.

C'est un duc littéraire de la _Revue des Deux-Mondes_.

Il a cinq ou six oncles à l'Académie française, trois au sénat et un à
la Caisse d'épargne,--directeur.

Il ne ressemble en rien à un substitut, espionnant ses collègues pour
passer juge.

Vous trouvez-vous suffisamment payée de votre grève en macadam et des
crevettes pêchées chez Chevet? Moi, cela m'enchante de vous battre sur
le dos du Pivert.

Quant aux _biches_, Mlle Agathe, il y a des mots que vous connaissez
et que j'ignore. Je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire. Passons
à des sujets plus décents, s'il vous plaît.

Tous mes compliments, chère amie, mais cette fois de bon coeur: votre
histoire du beau Thibaut, de Mme la marquise de Chambray et de
Mlle Jeanne Péry est intéressante au suprême degré. Je l'ai lue d'un
bout à l'autre à ces dames, et M. le duc a voulu l'entendre.

Il a applaudi des deux mains. Vous voilà en pied à la _Revue_, si vous
voulez.

Le fait est que vous racontez de main de maître. À l'unanimité, Étretat
vous a pardonné Pivert et vos impertinences.

C'est un succès. J'attendais impatiemment de nouveaux détails, car il
est impossible que le drame n'ait point marché depuis le temps.

Sont-ils mariés? La magnifique Olympe a-t-elle piqué une tête dans un
monastère? Piquer une tête n'est pas de mauvais ton ici, à cause des
bains de mer.

Je parie que Mlle Célestine et Mlle Julie ont écrit à la petite
les deux fameuses lettres qui commencent l'une par: «Ma chère...
oserai-je tracer le mot soeur?» Et la seconde par: «Ma chère soeur, moi,
j'écris le mot couramment, parce que je désire la chose ardemment.»

Quelle jolie paire de pestes! quand je pense qu'elles ont failli nous
monter la tête à toutes les deux--et à toutes deux ensemble encore!

Mais comme les choses se rencontrent, ma chère! Pendant que j'attendais
ici la suite de l'histoire au prochain numéro, l'histoire elle-même
arrivait en tilbury à Étretat, ou du moins un aboutissant de l'histoire.

Si vous n'aviez pas été franche comme l'or avec moi, au sujet des ruses,
mines et souterrains de l'ambitieux Amyntas, je vous aurais tout uniment
foudroyée.

Figurez-vous que nous avons à Étretat un ami, ou plutôt un protecteur du
cher substitut, si soigneux de son petit avenir, un Parisien, juge
d'instruction, je crois, M. Cressonneau aîné.

Ce M. Cressonneau qui n'est pas trop mal appartient à la jeune école
judiciaire. Il protège les arts, et s'empresse beaucoup autour de M. le
duc, à cause de la _Revue_. La _Revue_, en effet, peut être utile à sa
santé--il a pris vacance pour sa santé--qui s'appelle Mlle
Spiegelmeyer, première chanteuse du théâtre royal de quelque part.

C'est une jolie blonde, très bien élevée, qui ne fume pas devant le
monde. Elle voudrait un engagement au grand Opéra de Paris.

Vous concevez que M. Cressonneau traite le Pivert terriblement
par-dessous la jambe, mais il a l'air de lui vouloir du bien au fond. Il
dit qu'Amyntas n'est pas plus bête qu'un autre idiot de sa force.

Il ne sait rien, bien entendu, des aventures de Mlle Jeanne dans le
cabinet de toilette ni à l'hôtel de Chambray, mais il nous a parlé en
grand détail de l'autre affaire: celle pour laquelle le parquet de Paris
s'était mis en rapport avec le parquet d'Yvetot.

Ma chère, voilà un drame! C'est à faire dresser les cheveux! N'envoyez
jamais vos garçons étudier le droit ou la médecine à Paris, si vous en
avez dans vingt ans d'ici. C'est trop dangereux. Quelle ville
abominable!

Vous souvenez-vous de ce beau danseur dont on disait qu'il avait les
mines du Pérou en expectative, M. Albert de Rochecotte? Vous n'avez pu
l'oublier, il vous trouvait jolie. Il vint, la dernière fois, passer
quinze jours justement chez Olympe. Il cousinait avec elle.

Que son exemple lamentable serve de leçon à tous les messieurs qui n'ont
pas honte de fréquenter des couturières!

Oh! Guéguette, ma bonne petite, j'essaye de plaisanter, mais ma main
tremble. Il a été assassiné, chez un traiteur, en dînant, assassiné avec
une paire de ciseaux! Ça va faire une cause célèbre.

Dire que nos frères et nos... oserais-je écrire fiancés--style Célestine
Thibaut--ne rougissent pas de se promener et même de prendre leur
nourriture en cabinet particulier avec ces petites guenons-là! Quel
goût! Les hommes sont vraiment trop pervers!

L'histoire de M. de Rochecotte en corrigera-t-elle au moins
quelques-uns? On devrait lui donner une énorme publicité dans l'intérêt
des familles.

Il parait que dans tout cela l'ambitieux Pivert n'avait pas montré un
coup d'oeil comparable à celui du lynx. On avait eu le tort de lui
donner une mission de confiance et il n'a fait que des sottises.

M. Cressonneau dit que l'instruction a marché sans lui, malgré lui, car
cette horreur de fille est cachée quelque part chez vous, on en est à
peu près certain maintenant, et ce Pivert avait affirmé dans sa réponse
au parquet de Paris qu'aucune jeune personne, ni à Yvetot, ni dans les
environs, ne répondait au signalement envoyé.

C'était même mieux qu'un signalement, c'était une photographie de Nadar.

Sans s'expliquer catégoriquement, car les juges doivent garder une
grande réserve dans ces sortes d'affaires, M. Cressonneau nous a laissé
entrevoir que l'instruction était mûre, et que, sous peu, notre ville
d'Yvetot serait témoin de l'arrestation de cette épouvantable créature.

Ainsi, _my dear_, vous allez encore avoir une histoire à raconter.

Vous avez raison de le dire: ce n'est vraiment plus la peine de courir
le monde pour se procurer des émotions, puisque le hasard vous les sert
à domicile.

En grâce, chérie, écrivez-moi, dès qu'il y aura la moindre des choses.
Tenez-moi surtout au courant de l'arrestation de Mlle
Fanchette--c'est le vrai nom de la tigresse qui se cacherait chez vous,
dit-on, sous une autre étiquette.

Peut-être que vous la connaissez. Elle vous aura peut-être taillé un
corsage ou donné de l'eau bénite à l'église. Non, tenez, ça fait frémir!

Et ne lâchez pas pour cela le drame Thibaut-Péry. La tournure que prend
là-dedans l'incomparable Olympe est tout à fait incompréhensible. Est-ce
qu'elle se serait aussi servie de ses ciseaux, une fois ou l'autre?
Lucien est juge. Ces messieurs savent tant de choses!

Écrivez-moi beaucoup, beaucoup, sans négliger de bien danser à la noce.
Un mot bien senti sur les toilettes qu'il y aura, s'il vous plaît.

_P. S._--On m'apprend à l'instant que M. Cressonneau part pour Paris,
mandé par dépêche télégraphique. Ça brûle.


Pièce numéro 68

(Extrait du journal _Le Moustique_, «courrier de la politique, de la
littérature, du commerce, des arts et des tribunaux». Imprimé. Signé
Midas.)

...Et voilà pourquoi l'administration française et généralement tous nos
services publics inspirent une pitié pleine d'admiration à l'Europe
entière!

Rien ne va, rien ne se fait. Nos bureaux sont si pleins d'employés
inutiles qu'on n'y peut plus bouger.

Dès qu'on donne un ordre, vingt messieurs plus ou moins décorés se
mettent en mouvement, non pas du tout pour exécuter cet ordre, mais pour
trouver un moyen administratifs de charger l'exécution comme un paquet
sur les épaules d'un collègue.

Ledit collègue, aussitôt chargé, cherche un voisin sur qui déposer son
sac.

Et ainsi de suite.

Je connais, et vous aussi, un homme de lettres qui a _fait_ le mois
dernier quarante-sept employés, dix-neuf bureaux, seize escaliers et
onze corridors au ministère des Finances, pour arriver à savoir qu'il ne
saurait rien.

Mais, de temps en temps, nos organes officiels prennent la peine
d'élever leur grande voix pour enseigner au monde cet Évangile: c'est à
savoir que nos administrations sont parfaites, et que tout va pour le
mieux dans le meilleur des gouvernements possibles!

Ces réflexions nous sont suggérées par le mécontentement public qui
commence à se faire jour par rapport aux lenteurs inexplicables de la
justice dans l'instruction du crime du Point-du-Jour: _l'Affaire des
ciseaux,_ comme on la nomme dans le peuple.

Voilà des mois et des mois que cette instruction dure. Au parquet, on ne
parait pas être beaucoup plus avancé que le premier jour.

Ah! s'il s'agissait d'un procès de presse! à la bonne heure!

En Angleterre dont la mode est de blâmer le système judiciaire, il y a
longtemps que ce serait fini,--mais on croirait en vérité que nos
magistrats prolongent à plaisir l'émotion malsaine résultant de certains
drames criminels.

Cela amuse le tapis! disent MM. les profonds politiques.

Voulez-vous savoir comment les choses eussent marché en Angleterre? Le
coroner aurait fait la constatation du meurtre et l'enquête, ici:--un
jour.

L'intendant de police, fonctionnaire responsable, aurait institué trois
agents, quatre au plus,--responsables aussi--avec charge spéciale de
mettre la main sur l'accusée, ci:--un jour.

Les agents spéciaux se seraient mis en campagne et la prochaine session
du comté aurait vu le jury en face d'une coupable ou d'une innocente.

Voilà.

Mais c'est que, à Londres, ils n'ont pas ce congrès de vieilles
perruques immorales qui dorment sur leurs sièges et ne s'éveillent que
chez Mabile.

Vous souriez? Il n'y a pas de quoi. Vous doutez? Allez y voir. Hier,
chez ledit Mabile, Mlle Freluche parlait vert entre deux simarres en
bourgeois.

C'est que, à Londres, ils n'ont pas cette nuée de petits jurisprudents
au biberon qui cotillonnent l'hiver et buvottent, l'été, les eaux de
toutes les fontaines mal fréquentées.

Les juges restent chez eux, en Angleterre, chez nous, les plages
d'Étretat, de Trouville, de Cabourg sont sablées avec l'argent du
budget.

En Angleterre, il y a un homme pour une besogne, en France, il y a une
besogne pour cent paresseux.

Lequel est le plus grand du scandale ou du ridicule?

Et qu'on ne nous taxe pas de malveillance. Notre indignation déborde,
voilà tout.

Vendredi dernier--nous sommes au mercredi--un de nos collaborateurs qui
n'est pourtant ni substitut, ni juge d'instruction, ni même officier de
paix, a parié qu'avant huit jours, par lui-même et avec ses propres
ressources, il verrait le fond de cet insondable mystère: le meurtre du
Point-du-Jour.

Notre collaborateur a gagné son pari. Et il lui restait vingt-quatre
heures de marge.

Avis à MM. du parquet. En trois jours, ni plus, ni moins, _Le Moustique_
a trouvé tout seul ce que les armées combinées de la justice et de la
police françaises cherchent en vain depuis une année.


Pièce numéro 69

(Communication du parquet de Paris.)

5 septembre 1865.

_À M. le procureur impérial près le tribunal de première instance
d'Yvetot._

Monsieur et cher collègue,

J'ai l'honneur de vous recommander très expressément cette affaire, qui
doit être conduite avec énergie, mais aussi avec discrétion et
discernement.

C'est la seconde fois qu'elle vient à votre ressort par délégation. Elle
y avait d'abord été confiée à M. le substitut A. Pivert, dont les
recherches n'eurent pas de résultat.

J'ai le regret de vous dire que ce jeune magistrat nous parait être la
cause du non succès dont les journaux mal pensants abusent aujourd'hui
si cruellement contre nous.

Sa réponse négative à toutes nos questions a, en effet, dérouté nos
recherches, et la mauvaise presse tout entière, trouvant là une occasion
d'assouvir sa haine, a produit un concert d'aboiements contre nous.

La réponse, dis-je, de M. le substitut A. Pivert, a tourné nos efforts
d'un côté où ils devaient être infructueux. Il nous avait affirmé
péremptoirement que la nommée Fanchette n'était pas et n'avait jamais
paru dans votre arrondissement.

C'est une erreur que je n'hésite pas à qualifier de funeste. L'accusée
est bien réellement chez vous. (Voir les dénonciations et avis
ci-joints.)

Néanmoins, et malgré ce qui précède, le soin de l'affaire doit être
laissé provisoirement à M. A. Pivert, attendu qu'il a eu entre les
mains, et qu'il est probablement le seul, chez vous, pour avoir eu entre
les mains le portrait photographié de l'accusée Fanchette, portrait
unique au dossier, et dont l'instruction a dû disposer dans une autre
direction.

Le portrait ne pourrait, par conséquent, pour le moment, être renvoyé à
Yvetot. Ce détail est d'une grande importance.

Vous penserez comme moi, Monsieur et cher collègue, qu'il est urgent de
mettre un terme aux attaques de plus en plus subversives des journaux.
La fâcheuse erreur déjà mentionnée, leur a malheureusement donné prise
en causant tout ce retard. Prenez bien vos mesures, je vous prie, en
conformité des renseignements ci-annexés, et veuillez réfléchir que
cette fois, la responsabilité d'une fausse manoeuvre retomberait
publiquement sur le parquet d'Yvetot. Je joins le mandat d'arrêt et les
deux pièces dont il est question plus haut.

Agréez, etc.


Pièce numéro 70

(Copie du mandat d'arrêt, décerné, le 4 septembre, par le parquet de
Paris contre la nommée Fanchette Hulot, accusée de meurtre sur la
personne du sieur Albert de Rochecotte.)


Pièce numéro 70 bis

(Première pièce annexée au mandat. Anonyme. Écriture ronde de copiste.
Sans date.)

_À M. Cressonneau aîné, juge au tribunal de première instance de la
Seine, chargé de l'instruction dans l'affaire dite des Ciseaux._

_Le Moustique_ vous a drôlement éreinté confrère.

J'éprouve un sentiment d'honorable compassion pour vos embarras.

Désirant y mettre un terme je vous fournis un renseignement assez
précieux que je me trouve posséder par hasard. Voilà la chose:

La nommée Fanchette Hulot, ancienne maîtresse de feu M. A. de
Rochecotte, s'est réfugiée à Yvetot (Seine-Inférieure).

Elle n'a pas quitté cette résidence depuis la fin de juillet, présente
année.

Qu'on la cherche bien, _dans la ville même_, on l'y trouvera, j'en
réponds.

Elle y est trop avantageusement occupée pour s'en aller ailleurs.


Pièce numéro 70 ter

(Deuxième pièce annexée. Anonyme.--Écriture inconnue.--Sans date.)

_À M. le procureur impérial près le tribunal de la Seine._

Monsieur,

Un ami du malheureux jeune homme, assassiné dans un restaurant du
Point-du-Jour, M. Albert de Rochecotte, passant par-dessus la répugnance
qu'éprouve tout galant homme à dénoncer un être humain--surtout une
jeune et jolie femme--vous fait savoir que la fille Fanchette Hulot, se
trouve présentement à Yvetot, sous un nom qui n'est pas le sien.

Envoyez sur-le-champ quelqu'un qui la connaisse de vue ou qui soit nanti
de son portrait.

Que ce quelqu'un ait de bons yeux,--et qu'il passe tout uniment en revue
les personnes qui assisteront au mariage de M. le juge Lucien Thibaut
avec Mlle Jeanne Péry de Marannes.

Ledit mariage est fixé au 6 septembre courant.

Je vous signe mon billet que votre délégué ne sortira pas de l'église
les mains vides.


Pièce numéro 71

(Billet écrit et signé par M. Cressonneau aîné.)

Paris, 5 septembre, matin.

_M. A. Pivert, à Yvetot._

Voici une occasion de vous réhabiliter, saisissez-la aux cheveux, ou
vous êtes un homme démoli à tout jamais, ma vieille.

Ici, on voulait envoyer un agent à Yvetot. J'ai répondu de vous corps
pour corps.

N'allez pas me faire mentir!

En suivant les instructions de la seconde lettre anonyme, c'est plus
simple que bonjour. De l'oeil! et tenez le mandat tout dégainé.


Pièce numéro 72

(Écrite et signée par Mlle Agathe Desrosier.)

Yvetot, le 6 septembre 1865.

_À Mlle Maria Mignet, à Étretat._

Mariquita, ma chère, je tremble comme la feuille. Voyez comme j'écris,
c'est à peine si je peux tenir ma plume.

Oh! quelle incroyable aventure! Qui aurait jamais pu s'attendre à cela!

Nous cherchions le mot du rébus, nous aurions bien pu chercher cent
ans, mille ans aussi, sans le trouver... mais procédons par ordre:

C'est aujourd'hui, aujourd'hui même qu'a eu lieu la noce de M. Thibaut
et de la cousine et amie.

Peut-on dire d'abord qu'elle a eu lieu?

Oui et non, ma chère.

Il serait impossible de prétendre qu'elle n'a pas eu lieu, vous allez
voir.

Tout Yvetot était sous les armes. L'église était comble, jamais je ne
l'avais vue si pleine, même un jour de Pâques, et ceux qui n'avaient pu
entrer inondaient la place.

Nous autres, nous avions notre banc réservé, mais nous étions bien
forcées d'attendre l'entrée de la noce pour nous glisser derrière elle
dans l'église.

On se battait sur le parvis.

Était-ce sympathie pour les mariés, tout cet empressement? Nous n'aimons
pas beaucoup les étrangers à Yvetot, et la petite est étrangère. Quant à
M. Thibaut, c'est un garçon si sage! On ne s'intéresse pas à ceux qui
ont trop bonne conduite. Non, ce n'était pas sympathie.

D'ailleurs on ne peut pas souffrir les trois Thibaudes.

C'était plutôt curiosité. Tenez, il y avait quelque chose dans l'air. Un
temps superbe pourtant, mais est-ce que je sais, moi? ce beau soleil
était à l'orage.

Certes, nul ne pouvait prévoir ni de près ni de loin ce qui est arrivé.
Quant à moi, je ne me déguiserai pas en prophétesse; je n'en avais pas
la plus légère idée, mais il courait dans la foule des frémissements et
des pressentiments.

J'en ai eu. Et froid dans le dos, malgré la chaleur.

On dit que les Parisiens devinent l'émeute, il se peut que les
provinciaux flairent le scandale.

Vous avez remarqué, chérie, que, chez nous, le chemin est court de la
mairie à l'église[1]. Les deux monuments se touchent presque, il n'y a
que la place à traverser.

[Note 1: Ces détails matériels se rapportent à une autre ville de
Normandie. L'auteur ne connaît même pas Yvetot.]

Comme le ciel était radieux, toute la _société_ d'Yvetot faisait comme
nous et stationnait sur la place, en attendant que les nouveaux époux
eussent fini de passer leur examen à la mairie.

On savait que le mariage religieux aurait lieu immédiatement après le
mariage civil.

M. Pivert,--et si je vous parle souvent de lui, ce n'est pas ce que vous
croyez, au moins, quoi qu'il y ait des noms beaucoup plus ridicules que
le sien, c'est qu'il a un rôle, un très grand rôle dans l'histoire.

M. Pivert, donc, était avec nous par hasard.

Je l'aurais cru très curieux de voir la mariée, car les circonstances
avaient fait jusque-là qu'il ne s'était jamais rencontré avec elle, mais
il ne songeait pas du tout à la mariée, ni à rien de tout ce qui nous
mettait en fièvre.

Il avait sa préoccupation à lui tout seul. Il était distrait,
malheureux: sur des épines!

Il faut bien pourtant que je vous dise pourquoi. C'est toujours la
fameuse affaire: l'affaire du Point-du-Jour ou des Ciseaux, comme vous
voudrez l'appeler.

Ah! j'ai beau vous mettre sur la voie, ne cherchez pas à deviner,
Mariquita, ma chère. Moi qui ai vu, vu de mes yeux, je suis tentée de ne
pas croire.

Il y a donc que, ce matin même, par la première levée, M. Pivert avait
reçu de votre Cressonneau, retour d'Étretat, un gros paquet officiel.

Le paquet contenait d'abord une verte semonce d'un des chefs du parquet
de Paris, puis des pièces prouvant la présence de Fanchette Hulot à
Yvetot, puis encore un mandat d'arrêt avec la manière de s'en servir,
puis enfin quelque chose de poli et de précis qui disait à ce malheureux
Pivert que s'il manquait son coup, cette fois, il serait mis à pied.

Vous jugez s'il était à la noce! Je méprise le jeu de mots qui pourrait
jaillir de ce rapprochement.

Dans une des pièces que je viens d'énumérer, il y avait cette indication
un peu bien mystérieuse: «Fanchette Hulot, qui se cache à Yvetot depuis
deux mois sous un nom d'emprunt, _assistera au mariage de M. Lucien
Thibaut.»_

C'était dit sous une forme encore plus affirmative, s'il est possible.

Or, ils n'étaient que deux ici pour avoir vu le fameux portrait
photographié de Fanchette Hulot, envoyé dans le temps par le parquet de
Paris--trois en comptant M. le président, mais celui-là reste dans son
nuage. Il y avait M. Pivert et le commissaire de police.

Le commissaire de police a eu de l'avancement. Il est à Macon, à plus de
cent cinquante lieues d'ici; impossible de le faire venir à temps pour
la cérémonie.

Donc, toute la responsabilité pesait sur ce pauvre M. Pivert. Lui seul
était chargé de regarder sous le nez toutes les demoiselles présentes à
la fête, pour les comparer à quoi? à un souvenir.

On ne lui avait point réexpédié la photographie.

Ma chère, les substituts ne sont pas inamovibles!

Avec l'imagination que vous avez vous pouvez vous figurer l'état violent
d'Amyntas.

Désormais, loin de marcher à la conquête du siège occupé par M.
Thibaut, il sentait chanceler le sien sous lui.

Vraiment, il n'était pas sur un lit de roses et vous comprendrez
désormais que peu lui importaient la figure et la toilette de la mariée.

Il regardait à tous les points de l'horizon, il entrait dans l'église,
attrapant des bordées de malédictions, il en ressortait de même; il nous
suppliait à mains jointes de le prévenir si nous apercevions une figure
étrangère, une tournure qui n'appartint pas notoirement à la localité,
un jupon, un caraco, un chignon....

Moi, vous savez, je suis bonne fille, je cherchais comme pour du pain,
j'ai failli faire arrêter Sidonie, parce qu'elle n'avait pas son chignon
de tous les jours.

Néant, ma chère. Il n'y avait absolument rien de suspect.

Yvetot tout entier était là; c'est vrai, mais il n'y avait qu'Yvetot. La
France et l'étranger n'ayant point été prévenus, n'avaient pu envoyer
chez nous leurs populations empressées.

M. Pivert suait littéralement sang et eau. J'avais envie de lui prêter
mon mouchoir de poche. De temps en temps le malheureux murmurait à mon
oreille, du ton que devait avoir Vatel au moment de se percer le sein:
«Je suis perdu, Mlle Agathe! Je suis déshonoré!»

Mais tout à coup la foule ondule et s'agite sur la place, comme la mer
entre les deux grandioses portes-fenêtres d'Étretat. (Votre lettre est
dure, Mariette, nous en recauserons.) C'est la mairie qui s'ouvre, c'est
la noce qui parait. Immense effet de curiosité. M. Pivert seul reste
plongé dans son désespoir ahuri.

Décidément, cette Jeanne Péry est une bien jolie fille! Toute gracieuse
de la tête aux pieds. Je voudrais trouver un terme de comparaison parmi
nous autres, mais il n'y en a pas. Elle a les traits d'une délicatesse
infinie et d'admirables cheveux blonds. Je crois qu'ils sont à elle.

Vous voulez savoir si elle est mieux que vous? curieuse! Si je vous
disais la vérité, vous croiriez que je veux me venger.

Son costume de mariée lui allait à ravir. Elle a eu un succès.

Vous connaissez notre ancien Thibaut à nous deux, je n'ai pas besoin de
vous le décrire. Il avait l'air un peu d'un lycéen qui a bu trop
d'anisette pour la première fois de sa vie, mais on ne peut pas nier
qu'il soit charmant garçon.

C'est un beau couple. Il n'y avait qu'un avis sur la place.

Au second rang venait la superbe Olympe. Superbe, c'est le mot, mais
triste, mais accablée, mais vaincue. Je n'aurais pas cru qu'une femme
pût être si pâle avant d'être morte.

Ses regrets sautaient aux yeux, ma chère. Elle aurait aussi bien pu
prendre le deuil. Comment peut-on se donner ainsi en spectacle!

Au troisième rang arrivaient les trois Thibaudes....

Mais attendez! à la manière dont je m'exprime, vous pourriez penser que
les mariés étaient ensemble et se donnaient le bras. C'eût été contre
toutes les règles. La mariée avait un père d'occasion. Devinez qui?

M. le président Ferrand en propre original, avec sa figure de
porcelaine. Ah! Monseigneur, quel honneur! Était-elle assez relevée,
cette petite? Tout Yvetot a pu voir cela. Et le président avait l'air
très aimable. Quel âge peut avoir un homme comme ça? Il épouserait
encore qui il voudrait, vous savez?

Mme la marquise avait le bras du marié, bien entendu, puisqu'elle
prend les rôles de mère. C'était le moins qu'on pût faire pour elle.

Où en étais-je? Aux trois Thibaudes, la mère et les filles. Vertuchoux,
ces trois-là n'étaient pas pâles! Elles éclataient en rouge comme une
pivoine entre deux coquelicots et leur insolent coloris faisait
ressortir la blême beauté de cette pauvre Ariane, la marquise Olympe
qu'un destin cruel condamnait à orner le triomphe de sa rivale.

Je ne plaisante pas, Mariquita, Olympe me faisait de la peine. Il me
semblait qu'elle allait s'affaisser sous le poids de son gros chagrin.
Pauvre chatte!

La Thibaudaille ne s'occupait aucunement de ce détail. On leur avait
trouvé à chacune un bras de cousin campagnard. Vous eussiez dit qu'elles
se mariaient aussi toutes les trois, tant il leur poussait de rayons
autour du corps.

Vais-je oublier M. Pivert? C'était ici son suprême espoir: la noce! Il
avait déjà fouillé, criblé et dévisagé l'assistance plutôt dix fois
qu'une. Il ne lui restait plus à passer au sas que les deux ou trois
parentes et amies dont la famille Thibaut s'était nantie pour la
circonstance.

Car, du côté de la mariée, il va sans dire que personne n'était venu. Il
parait que son papa et sa maman n'avaient laissé derrière eux rien qui
ressemblât à une connaissance tolérable.

Je n'ai pas honte de mon bon coeur. J'avoue franchement que je
m'employais de mon mieux à renforcer la surveillance du pauvre
substitut. Ce n'était pas que j'eusse la moindre envie de contribuer à
l'arrestation de cette Fanchette Hulot, non, mais je n'aurais pas été
trop fâchée qu'il y eût quelque anicroche à cette noce-là.

À cause des Thibaudes: une bonne averse pour éteindre leurs rayons.

Je cherchais donc. Eh bien! en conscience, j'aurais fermé les deux yeux
et mis mes poings dessus si j'avais pu prévoir... mais nous arrivons à
la grande surprise!

J'avais remarqué sur la place, tout en furetant pour le compte d'autrui,
un robuste monsieur, étranger au pays, porteur de lunettes d'or et qui
semblait attiré là comme tout le monde par l'attrait du spectacle.

Sa tournure était celle d'un avoué, oui, il était vraiment moins mal
qu'un huissier, mais cela n'allait pas jusqu'à le pouvoir prendre pour
un avocat.

Ceci n'est pas fabriqué après coup; je fus frappée dès l'abord par
l'aspect de cet inconnu. Le soleil brillait singulièrement dans les
verres de ses lunettes, et une fois qu'il se tourna vers nous par
hasard, son regard aigu et coupant comme la lame d'un couteau neuf me
creva les yeux.

Il était assez bien couvert, quoiqu'il eût un pardessus noisette, malgré
la chaleur, mais je le trouvais mal chaussé et son pantalon noir gardait
de la crotte jusqu'au dessus de la cheville.

En vérité, je ne saurais vous dire au juste pourquoi je faisais tant
d'attention à ce brave homme. Il est certain que, pendant tout le
mariage à la mairie, il m'aida à tuer le temps.

Je me demandais d'où il pouvait sortir, ce qu'il venait faire là, et une
fois... non, je ne le pris pas tout à fait pour Fanchette Hulot, mais
enfin, je le mêlai dans mon esprit de manière ou d'autre à toute cette
histoire-là.

Aussi ne fus-je pas étonnée quand je le vis faire un pas en avant au
moment où la noce descendait le perron de la municipalité.

Il se campa bien en évidence au milieu de la place et toussa par deux
fois d'un creux retentissant.

C'était un rôle qui entrait en scène: un rôle mystérieux et à effet.

Plusieurs personnes se retournèrent pour le regarder, entre autres la
marquise Olympe.

Certes, celle-là ne pouvait plus pâlir.

Mais ses traits eurent une contraction quand son regard rencontra les
lunettes d'or de l'inconnu.

Ce fut l'affaire d'une seconde. Les yeux de Mme la marquise se
détournèrent tout de suite.

Il me parut pourtant qu'elle avait eu un mouvement de paupières, signe
presque imperceptible d'intelligence ou tout au moins de
connaissance.--Mais cela, je ne saurais l'affirmer.

Toujours est-il que la mèche prit feu à ce moment: la mèche qui allait
faire sauter la mine.

L'étincelle fut-elle communiquée par Mme la marquise? Je laisse la
question irrésolue.

Elle avait dû terriblement souffrir pour être si pâle!

L'inconnu fit demi-tour à gauche, fendit la foule délibérément et marcha
droit sur nous.

Si droit que je crus qu'il voulait me parler.

Mais ce n'était pas cela.

Il aborda notre cavalier, M. le substitut Pivert, de côté, en lui
lançant tout bonnement un coup de coude, puis il toucha du bout du doigt
le bord de son chapeau, et demanda sans plus de façon:

--Comment vous va, jeunesse?

Vous savez, chère, que M. Pivert est un jeune homme à façons et même un
peu cérémonieux. Il se retourna tout scandalisé pour toiser le quidam
qui l'accostait ainsi.

Mais à peine son regard eut-il rencontré les lunettes flamboyantes de
l'inconnu qu'il changea de contenance, balbutiant un bonjour timide, et
un nom qui me parut être Loiseau ou quelque chose d'approchant.

En définitive, ce brave monsieur aux lunettes d'or, malgré ses
souliers-bateaux et son pantalon crotté, pouvait bien être plus qu'un
avoué ou même qu'un avocat. On dit qu'il y a à Paris, parmi les gros
bonnets de la police, des gaillards bien étonnants.

Toujours est-il que M. Pivert ôta son chapeau et fit son plus joli
salut.

M. Loiseau--prenons que c'est Loiseau--se mit à rire et lui donna un
second coup de coude dans les côtes, mieux appliqué que le premier.

--Est-ce que nous jetons notre langue aux toutous? demanda-t-il.

C'était juste la voix de Levasseur, de l'Opéra, qui vint en tournée à
Rouen dans l'hiver de 64.

La noce, pendant cela, descendait les marches et commençait à traverser
la place pour gagner le portail de l'église.

Je ne sais pas quelle piteuse réponse M. Pivert fit à la question de M.
Loiseau, mais celui-ci se mit à rire en haussant les épaules.

--La poudre est inventée, dit-il, depuis déjà du temps. On n'a plus
besoin de vous pour ça. Vous rappelez-vous bien comme il faut la
photographie? Jetez-moi un coup d'oeil sur ceci.

Il mit sous le nez de M. Pivert quelque chose que je ne vis pas.

--Ce n'est pas là l'embarras, murmura notre substitut, j'avais la
mémoire parfaitement présente.

--Alors, par le flanc droit, jeunesse! et contemplez-moi cet amour de
petite dame qui vient sur vous au bras de votre vénérable président.

M. Pivert leva les yeux machinalement. Il fit un grand haut-le-corps, et
ses jambes flageolèrent sous lui comme s'il voulait tomber à la
renverse.

--La mariée! fit-il d'une voix qui s'étranglait dans sa gorge: La
mariée! c'est elle!

Mes jambes se mirent à trembler aussi quand j'entendis cela.

Je ne veux pas dire que je comprenais tout à fait, mais je sentais bien
qu'il y avait là quelque chose de terrible.

Je me reculai d'instinct parce que l'homme aux lunettes d'or me donnait
le frisson comme si c'eût été le bourreau.

Écoutez-moi, Maria, elle était jolie comme un coeur, en ce moment, il
n'y a pas à dire non. Un peu de sa tristesse passée restait autour de
son bonheur, comme ces brumes légères que le soleil du matin achève de
dissiper.

Elle est plutôt petite, mais si adorablement gracieuse! Et sa taille a
des harmonies si exquises, des flexibilités si douces! mon regard ne
pouvait pas se détacher d'elle. Le vent soulevait légèrement son grand
voile, sous lequel ses cheveux blonds ondulaient, étoiles des fleurs
d'orangers.

Elle ne m'a fait aucun mal à moi, cette enfant.

Heureuse, elle m'eût paru peut-être trop belle....

Sans les trois Thibaudes, je crois que je la plaindrais.

Mais Marie, Marie, est-ce bien possible que, derrière ce sourire,
encadré de boucles d'or il y ait l'âme d'un assassin?

Car c'est elle, Marie, ma chère, vous l'avez deviné de reste, c'est
elle: Fanchette Hulot, la sinistre héroïne de l'Affaire des ciseaux,
c'est elle qui a assassiné son amant à petit feu, presque à coups
d'épingle!

Du moins, on l'accuse de cela, on l'a arrêtée pour cela, elle est en
prison pour cela.

Oh! Marie! ce que j'en pense, moi? Il y a des monstres, c'est certain.

Mais on dit qu'elle aime M. Thibaut ardemment et presque autant qu'elle
est aimée par lui.

Que s'est-il passé en elle au seuil de cette église où l'autel tout paré
l'attendait, où sa félicité allait être consacrée? Que s'est-il passé en
elle quand la main de l'homme de police l'a éveillée de son rêve en la
touchant brutalement, quand elle a entendu, au milieu de toute cette
foule qui écoutait et qui regardait, l'homme de police lui dire: «Je
vous arrête au nom de la loi!»...

Il faut pourtant que je reprenne mon récit, quoique je l'aie gâté en
laissant voir le dénouement trop vite. Je n'ai pas pu me retenir,
Marie. Mon coeur me faisait mal.

Pauvre, pauvre créature!

Le commissaire était là tout près et tout prêt. Comme de raison, M.
Pivert l'avait requis d'avance à tout événement.

Il ne fallut qu'un signe pour le faire arriver, et M. Pivert ne lui dit
qu'un mot en désignant du doigt la mariée.

Le brave M. Loiseau avait disparu déjà avec ses lunettes d'or. On ne l'a
plus revu.

La marquise Olympe était toujours là. Pas un muscle de sa figure n'a
bougé.

M. le président, lui, a laissé quelque petit changement s'opérer dans sa
figure de stuc. Un peu d'étonnement a passé dans ses yeux. Il avait
l'air d'être surpris d'une façon peu agréable. Mais tout cela très
modéré. On parle d'avancement pour lui.

Dans la ville, beaucoup de gens ont blâmé cette arrestation à grand
spectacle, à la porte même d'une église, quand il était si aisé
d'exécuter le mandat à domicile. M. le président s'en lave
ostensiblement les mains. L'ordre venait de Paris.

Mais la ville en parle bien à son aise! M. Pivert, Dieu merci, était
payé pour avoir peur de manquer son coup. Il eut exécuté dans la
sacristie!

Que puis-je vous dire encore, Mariquita? J'étais à deux pas d'elle quand
on lui a mis la main sur l'épaule. Elle a rougi un peu, puis pâli, pas
beaucoup.

Ce qui dominait en elle, c'était l'étonnement....

Mais Lucien!... je ne vous ai pas parlé de Lucien. Un lion, ma chère! Il
a rugi, cet ancien mouton! Il a saisi le commissaire de police à la
gorge; j'ai vu le moment où il allait l'étrangler.

Il a fallu que le président Ferrand lui-même vint au secours du
commissaire, prenant M. Thibaut par les deux bras et répétant:

--Du calme, mon jeune collègue et ami, du calme! cela s'expliquera, cela
s'arrangera. Vous êtes magistrat, vous devez donner l'exemple du respect
aux agents de l'autorité.

Je pense bien que M. Thibaut ne comprenait pas. Vous savez qu'il a le
cerveau entamé. Le docteur prétend qu'il est trois quarts et demi fou.

Il s'est laissé aller dans les bras du président en pleurant comme un
enfant.

Mais ce qui était à peindre, c'était la Thibaudaille! On leur arrachait
le pain de la bouche à celles-là! J'ai cru que la maman allait rosser
l'autorité, le public, Olympe, son fils et surtout sa bru, qu'elle a
appelée tout de suite intrigante, coquine et le reste.

La Célestine et la Julie secouaient l'habit de noces de leur lamentable
frère en criant comme des possédées: «Tu déshonores ta famille!»

Le fait est que ça ne poussera pas à leur établissement. Les voilà bel
et bien emmagasinées dans la cave où moisissent les vieilles filles.
Attrape!

Mme la marquise de Chambray, splendidement froide--en voilà une
commère!--les a fait monter dans sa voiture et les a emmenées toujours
hurlant.

M. Thibaut, que le président Ferrand n'a pas abandonné, a suivi sa femme
à la prison.

Je dis _sa femme_, vous m'entendez bien, car il est marié de pied en
cap, ma chère. L'église n'est que du luxe, c'est la mairie qui fait tout
l'ouvrage aux yeux de la loi.

Moi, je ne pouvais pas le croire, je pensais qu'un pareil événement
cassait tout, mais pas le moins du monde.

C'est fort, un mariage.

M. Pivert, rendu à la vie par son succès, nous a expliqué que ce
mariage-ci était tout aussi bon teint qu'un autre.

Et pour que ce pauvre Lucien Thibaut recouvre sa liberté, il faudra que
la Fanchette soit guillotinée....




Récit intermédiaire de Geoffroy


Je restai sur ce mot _guillotinée_. Il y avait déjà du temps que ma
pendule avait sonné six heures du matin et que j'avais éteint ma lampe,
car il faisait grand jour.

Depuis une heure, au moins, la passion de savoir luttait en moi contre
le sommeil irrésistible. Dans ce combat, le sommeil n'était pas sans
remporter quelques avantages et la péripétie, contenue dans la lettre de
Mlle Agathe, m'arrivait un peu comme en rêve.

Pour excuse, je puis alléguer que je la connaissais d'avance.

Je dois ajouter qu'éveillé ou rêvant, j'étais de plus en plus frappé.

C'était peut-être une jeune personne très recommandable que cette
demoiselle Agathe, mais sa lettre m'avait beaucoup irrité. Elle avait
des prétentions à l'effet épistolaire qui me mettaient hors de moi dans
des circonstances si graves.

Cela n'empêchait pas le drame d'exister. J'y assistais avec un profond
serrement de coeur.

Le drame, pour moi--à ce point de ma lecture, du moins, car j'avais
changé déjà plusieurs fois d'opinions, et plusieurs fois encore j'en
devais changer peut-être--le drame, c'était la lutte trop aisément
victorieuse, engagée par Mme la marquise de Chambray contre Lucien
Thibaut et Jeanne Péry.

Ou contre Jeanne Péry et Lucien: peu m'importait l'ordre de bataille.

J'ai confessé déjà que j'avais mis au jour un roman dont la publication
avait été couronnée de quelque réussite. J'ajoute que la pratique de
certains métiers modifie considérablement notre façon de voir les
choses.

Je ne crois pas du tout que tel romancier du genre «inducteur», en le
supposant même très habile, pût faire un remarquable agent de police. Il
se complairait fatalement dans le côté _curieux de_ sa recherche. Il
mettrait l'algèbre fantastique des probabilités à la place de
l'observation simple qui est le résultat combiné de l'instinct et du bon
sens. Il embrouillerait la piste.

Dans la chasse ordinaire, souvenons-nous qu'il y a le chien à côté du
chasseur: l'instinct brutal, corrigeant sans cesse les écarts de la
science qui déraisonne.

J'avais une défiance instinctive de mes calculs d'écrivain. Le peu, le
très peu que je sais en diplomatie m'avait rendu partisan de ce système
abandonné et méprisé qui consiste à marcher droit devant soi.

De parti pris, je me dirigeais vers ce qui était tout bêtement
plausible.

Il y avait ici deux plausibilités: l'une qui résultait du drame
apparent, au point où j'en étais de la représentation, l'autre qui
devait surgir peut-être d'éclaircissements ultérieurs, mais qui n'était
pas encore née.

Je ne négligeais pas la seconde, je l'ajournais: elle avait trait à
l'argent. Elle se résumait dans le fait d'un immense et mystérieux
héritage, dont les miasmes corrupteurs viciaient l'air autour de moi.
Pour moi, l'Affaire des ciseaux avait odeur d'or encore plus que de
sang.

Je m'arrêtais à la première apparence, à celle qui jaillissait de
l'action même, des intérêts excités ou froissés, des passions mises en
jeu, des événements enfin et de leurs mobiles.

C'était Olympe, il n'y avait qu'Olympe au premier plan. Derrière elle,
les lunettes de Louaisot flambaient. Derrière encore apparaissait très
vaguement ce visage de marbre: M. le conseiller Ferrand.

Notez que je partais d'un point sujet à erreur: l'innocence de Jeanne.
Je voulais Jeanne innocente. Quoique j'en eusse, je restais l'avocat du
pauvre Lucien.

Olympe était donc devant moi, belle, ardente, forte,--ayant un secret
qui la domptait,--amoureuse, vindicative, provoquée imprudemment--et, en
fin de compte, poussée à bout par l'injure odieuse de ce mariage entre
sa rivale et son amant, dont on l'avait fait la complice....

Je ne dormais pas puisque j'interrogeais ainsi ma pensée, puisque je
calculais, puisque je m'efforçais.

Les feuilles du dossier de Lucien s'étaient éparpillées hors de ma main.
Le jour grandissait derrière mes rideaux. J'écoutais les heures
s'écouler dans ce silence étrange qui remplit les matinées du centre de
Paris.

J'embrassais, je m'en souviens, avec une lucidité extraordinaire les
détails aussi bien que l'ensemble de ma lecture. Ceux des personnages de
la pièce qui m'étaient connus venaient s'asseoir à mon chevet;
j'inventais ceux qui m'étaient inconnus.

Tous, même les comparses.

Je me souviens que je créais, par exemple, un petit substitut Pivert si
abominablement frappant qu'il s'accouplait de lui-même avec Mlle
Agathe, la Sévigné d'Yvetot, formant à eux deux une sandwiche
matrimoniale, beurrée par dix mille livres de rentes, plus les
espérances du cimetière.

Ce beau, ce joyeux enfant, c'était mon ami Albert de Rochecotte, riant à
l'idée qu'on aime Fanchette à la folie, mais qu'on ne l'épouse pas....

Fanchette!--Jeanne! Là était le mystère. Il y avait la photographie,
témoin en apparence irrécusable, et qui déposait contre Jeanne....

Et l'image de M. Louaisot de Méricourt s'asseyait dans ma ruelle,
demandant familièrement à Pélagie une tranche de rôti à manger sous le
pouce.

Celui-là seul aurait pu me dire ce que j'avais besoin de savoir: Quel
était le secret de la marquise Olympe.

Je l'entendais murmurer la bouche pleine:

«Quel secret, Monsieur et cher client? car la céleste créature en a
plusieurs...»

J'en demande bien pardon au lecteur, mais je n'ai pas tout dit encore
sur l'incompatibilité des métiers de romancier et de juge d'instruction.

De même qu'en physique il y a deux puissances opposées, gardant
l'équilibre de notre monde matériel: la force centripète ou attraction,
et la force centrifuge ou vitesse acquise, de même, dans la cage à
écureuils où tournent les conteurs, il y a deux éléments contraires: la
vraisemblance qui attache, l'incroyable qui entraîne.

Ce sont là les deux sources éternelles de l'intérêt dans un récit.

Et comme l'intérêt est identique à la vérité, il doit y avoir, par
conséquent, pour arriver à la vérité ou a l'intérêt, deux routes dont
l'une correspond à la vraisemblance et l'autre à l'imprévu.

Dans notre cas, la vraisemblance condamnait Olympe énergiquement et sans
appel.

Mais l'imprévu plaidait pour elle avec un égal succès.

En admettant purement et simplement qu'Olympe était le mauvais génie
planant au-dessus de tous ces malheurs, la _chose allait trop droit_.

Ceci n'implique aucune contradiction avec le principe posé par moi tout
à l'heure.

Les deux routes, en effet, ne se côtoient jamais jusqu'au moment où
elles touchent ensemble le même but....

Le vrai sommeil me prit au milieu de ces méditations flottantes comme
des rêves.

Quand vinrent les véritables rêves, fruits de mes agitations et de mon
effort mental, ils furent en quelque sorte plus précis que mes
réflexions.

Je me souviens que je vis Lucien et Jeanne--ensemble.

Ils étaient dans un endroit où il y avait du gazon et des fleurs.

Quelque part, à l'entour d'eux, un tumulte se faisait, qui avait trait
au meurtre de Rochecotte. On allait, on venait, on criait. La fenêtre du
restaurant s'ouvrait demi-cachée par les branches d'arbres.
J'entrevoyais la forme d'un mort sur un sopha, auprès d'une table,
chargée de liqueurs et de fruits.

La marquise Olympe se tenait debout, au seuil, et regardait impassible,
comme dans la lettre de Mlle Agathe.

Mais tout cela était lointain et confus.

Ce qui était tout près de moi, c'était le couple doux et souriant:
Lucien tenant la main de Jeanne et me le montrant comme pour me dire:

«Tu n'as qu'à la bien regarder, tu sauras tout.»

Et je la contemplais en effet de tous mes yeux, de toute mon âme.

J'avais conscience de l'avoir déjà vue, la photographie animée.

C'était elle, la femme voilée qui m'était apparue sous l'auvent de
l'Opéra, et dont j'avais distingué les traits au moment où elle
descendait les marches.

Certes, c'était bien elle....

Les rêves sont ainsi. La forme de Lucien s'effaça. Jeanne resta seule
auprès de moi, ses jolies mains croisées sur sa poitrine, comme une âme
d'Ary Scheffer.

Je me mis à lui parler comme si je l'avais toujours connue.

Je lui demandai tout franchement si elle aimait Lucien Thibaut comme il
croyait être aimé--et si elle était encore digne de la profonde, de
l'admirable tendresse que Lucien Thibaut lui avait vouée.

Elle me regardait en silence avec ses grands yeux bleus, tristes et
souriants tout à la fois.

Ses yeux me disaient:

«Ami, vous ne savez pas assez, étudiez encore. Le mystère vous échappe
parce que vous ne me connaissez pas. Le mystère, c'est moi-même. Je vaux
la peine d'être devinée.»

J'aurais peine à exprimer le charme douloureux de ce rêve où j'aimais
Jeanne non plus à cause de Lucien, mais pour elle-même et comme une
chère petite soeur.

Quand je m'éveillai, ma chambre était inondée par le soleil de midi.

Je me sentais las et même un peu malade. Ma tête lourde me brûlait.

Mais ma curiosité, éveillée en même temps que moi et bien plus
fortement que la veille, me remit en main les pages du dossier, encore
éparses sur mon lit.

Mon domestique était entré pendant mon sommeil, et il y avait longtemps,
sans doute, car mon chocolat, placé sur ma table de nuit ne fumait plus.

Dans le plateau se trouvaient mes journaux et plusieurs lettres.

Je laissai mon chocolat, bien que je le prenne froid, d'habitude. Ceci
n'était pas un sacrifice puisque l'appétit me manquait, mais ce qui peut
être regardé comme un symptôme majeur d'excitation, c'est que mon
premier mouvement fut de négliger tout net mon courrier pour reprendre
ma lecture.

Cependant, il est une chose qui attire invinciblement ceux qui touchent
à la presse, ne fût-ce que par une imperceptible tangente. Mon oeil
ayant rencontré parmi mes journaux un titre nouveau, je tendis le bras
d'instinct, et mes doigts déchirèrent la bande malgré moi.

Voilà ce que la bande arrachée me laissa lire:

«_Le Pirate_, courrier de la politique, du commerce, des arts, de la
littérature et des tribunaux...»

Je suppose que vous aimez comme moi les journaux dits «d'esprit», qui
plaisantent agréablement sur toutes choses sérieuses et préparent avec
une douce gaieté le terrain où les révolutions glissent dans le sang.

Ces oeuvres quotidiennes et légères sont assurément les plus jolies
fleurs de notre jardin intellectuel.

Sans apprêt, sans prétention, sans études maussades, elles offrent, sous
une forme aimable, tous les avantages d'une encyclopédie. On les voit en
effet tour à tour apprendre l'éloquence à nos Bossuets, l'art de la
scène à nos Talmas, la musique à Mozart et la langue française à
l'Académie.

Ils ne doutent de rien et ils ont bien raison! Un jour, vous les voyez
enseigner au parquet de Paris comment il faut instruire l'affaire
Troppmann, et le lendemain, ils professent pour la Compagnie de Suez
l'art de percer les isthmes. La science infuse bout sous les chapeaux de
leurs articliers. Demandez-leur n'importe quoi et surtout ne vous gênez
pas; soyez sûrs qu'ils n'ignorent pas plus ceci que cela. Ils sont
uniformément en mesure de remontrer la politique à Guizot, la
diplomatie à Talleyrand, la stratégie aux Prussiens et la pharmacie aux
apothicaires.

Et ils ont de l'esprit, avec cela, beaucoup, tous les jours, et quelque
temps qu'il fasse.

J'ouvris _Le Pirate_. Il en tomba un petit carré de papier imprimé,
expliquant que _Le Moustique_, «courrier de la politique, du commerce,
des beaux-arts, de la littérature et des tribunaux», étant obligé de
disparaître par suite de nombreuses condamnations, l'idée avait germé de
le remplacer par _Le Pirate_, pareillement «courrier de la politique, du
commerce, des beaux-arts, etc.»

Ceux des anciens abonnés qui seraient assez rusés pour deviner que
c'était exactement la même chose, étaient priés de ne pas le dire au
gouvernement.

En tête du numéro, la liste des rédacteurs: tout le monde.

Le premier-Paris disait en très bons termes qu'en présence des rigueurs
croissantes du pouvoir, on ne cesserait pas d'être scandaleux, mais
qu'on le serait avec plus d'adresse.

Le second article écorchait vif quelqu'un. (On voit de ces écorchés qui
s'abonnent.)

Le troisième, rédigé par un photographe de mes amis, élucidait la
question du pouvoir temporel des papes.

Le quatrième.... Mais vous en savez aussi long que moi sur _Le Pirate_.
Vous ne le respectez probablement pas beaucoup, mais vous le lirez
jusqu'au dernier jour de votre vie.

J'allais le rejeter après l'avoir parcouru, quand mon regard tomba sur
un _Avis au lecteur_, imprimé en caractères gras et placé bien en vue,
au centre de la première page.

Il était ainsi conçu:

Dès son premier numéro, _Le Pirate_ commence la publication d'une oeuvre
tout à fait hors ligne, due à la plume d'un jeune écrivain que son
premier ouvrage a rendu tout d'un coup célèbre: M. Athanase Morin,
auteur du _Viol de la rue Castiglione_.

_Le Pirate_, qui veut avoir accès dans les familles, aurait reculé
devant ce titre trop significatif, mais M. Athanase Morin a bien voulu
écrire spécialement pour nous un roman de la vie moderne, palpitant sans
être dangereux et qui mettra le sceau à son illustration littéraire.

L'oeuvre nouvelle de notre brillant romancier est intitulée: _La Tontine
des cinq fournisseurs._

C'est une histoire véritable, où les Parisiens de Paris pourront
reconnaître sous leurs noms d'emprunt plusieurs personnages bien connus
du boulevard.

Le récit est écrit sur renseignements authentiques et fournira des
détails d'une vérité saisissante sur une affaire qui a récemment
passionné la curiosité publique: un meurtre horrible, commis dans un
restaurant des environs de Paris par une jeune fille sur la personne de
son amant.

Voir à notre troisième page le premier chapitre ou introduction de ce
remarquable ouvrage.

Je tournai la feuille précipitamment et avec une émotion que je ne
saurais nier.

C'était une pièce nouvelle que le hasard glissait dans mon dossier.

J'allai tout de suite à la troisième page où, sous la rubrique
_Variétés_, je lus ce qui va suivre.

Mais avant de transcrire la prose du _Pirate_, je dois dire qu'il y
avait en marge de l'article variété ces mots écrits à la main:

«Bien le bonjour, Monsieur et cher client, voyez si ça peut vous
servir.»




Extrait du journal «Le Pirate»




Introduction du roman


Il y avait une fois cinq fournisseurs qui étaient tous les cinq Normands
du pays de Caux.

C'était à la fin du Premier Empire,--mais ils n'avaient pas toujours été
fournisseurs.

Avant d'être fournisseurs, l'un était un gentillâtre ruiné, l'autre un
mendiant à besace, le troisième un bedeau de paroisse, le quatrième un
maquignon banqueroutier et le cinquième un soldat déserteur.

Vous voyez que MM. les fournisseurs du Premier Empire étaient déjà des
industriels assez comme il faut. Depuis lors, on a fait mieux.

C'était en 1811, il s'agissait dès lors de monter, d'habiller, de
chausser, d'équiper en un mot la Grande Armée qui devait geler en
Russie.

Il y avait aux Tuileries des embarras de toute sorte qui formaient
l'envers d'une immense gloire: entre autres des embarras d'argent.

Or, c'est la vraie fête des fournisseurs quand le pouvoir n'a pas
d'argent.

Dans tous les coins de la France et même au fond des campagnes, les
fournisseurs sortirent de terre. Ne croyez pas que notre quart de siècle
ait inventé les cocottes-fournisseuses. Il y eut, en 1811, des
demoiselles qui vendirent à l'État bien des chevaux fourbus et bien des
culottes percées.

Ce fut au point que le bon pays de Caux lui-même voulut avoir sa part du
gâteau. Le 12 juin 1811, dans un cabaret de Lillebonne, Jean
Rochecotte-Bocourt, le gentillâtre, réduit au métier de facteur rural,
Jean-Pierre Martin, bedeau de la paroisse, Vincent Malouais, ancien
marchand de chevaux, et Simon Roux, qui se cachait sous le nom de
Duchesne, en sa qualité de déserteur, signèrent, sur papier graisseux,
un acte où ils s'associaient pour fournir au gouvernement tout ce dont
le gouvernement aurait besoin.

Il fut convenu que Jean Rochecotte serait le directeur de la société et
ferait les démarches, parce qu'il parlait et écrivait couramment. On se
cotisa même pour lui fournir un habillement présentable qui fut acheté
seize francs chez un revendeur d'Yvetot.

Avec ce bel habit, Rochecotte devait aller à l'intendance de Rouen et
soumissionner n'importe quoi.

Seulement, l'habit payé, M. le directeur était, il est vrai, superbe,
mais l'association n'avait plus un denier.

Or il fallait un boursicot, non pas pour payer la marchandise--quand on
a la commande, le crédit arrive tout naturellement,--mais pour graisser
la patte à quelqu'un et avoir ainsi la commande.

Bien entendu, nous ne plaçons pas ce quelqu'un-là dans les bureaux de
l'intendance. Le plus souvent! Ça ne s'est jamais vu!

Ah! par exemple! un voleur dans les bureaux!...

Les quatre associés cauchois se réunirent de nouveau au cabaret de
Lillebonne. Il y eut une délibération longue et animée dont le résultat
fut qu'il fallait un banquier à l'association.

Où trouver ce banquier? À eux quatre, ils n'auraient certainement pas pu
cueillir dans l'arrondissement ce qu'il faut de crédit pour emprunter
une pièce de six liards.

Mais il y a un dieu spécial pour les Normands qui ont le goût de la
fourniture. C'est connu.

Pendant qu'ils délibéraient, un de ces mendiants qui vont le long des
grandes routes du pays de Caux, chantant: _La chantais, si vous plaît,
pour l'amour di bon Diais,_ entra dans l'auberge déposa sa besace sur la
table et demanda la soupe.

Les associés ne le virent point, tant ils étaient occupés.

De sorte que le mendiant put entendre toutes les belles choses qui
furent dites, touchant les bénéfices certains de l'affaire.

--Avec un billet de mille francs, dit enfin Rochecotte, je parie que
nous aurions un million avant six mois!

Le mendiant était normand aussi, et la vocation des fournitures dormait
au fond de son âme immortelle.

Il se leva et vint mettre sa besace sur la table de nos quatre associés
tous surpris de cette intrusion.

Il dit:

--Je m'appelle Joseph Huroux. Il y a dans la poche de cuir de ma
gibecière cent soixante-six pièces de six livres, plus un petit écu de
trois livres et une pièce de vingt sous, total mille francs. Je veux
bien les mettre dans votre affaire, pourvu que je sois le caissier de
_notre société_.

Même quand ils se jettent par la fenêtre d'un cinquième étage, ces
braves fils de Rollon n'abandonnent jamais la prudence originelle.

Vous jugez si les quatre associés firent la petite bouche!

Séance tenante, le premier papier graisseux fut déchiré et on en prit un
second pour libeller un nouvel acte où les associés étaient cinq au lieu
de quatre.

Le lendemain, Jean Rochecotte partit pour Rouen avec Joseph Huroux qui
ne lâchait pas sa caisse.

Ce qu'ils firent dans les bureaux de l'intendance, ma foi, je n'en sais
rien, mais ils revinrent sans les pièces de 6 livres et avec un petit
morceau de fourniture, un rien, 50 ou 60.000 francs de chevaux à livrer.

Vincent Malouais, le maquignon, se mit aussitôt en campagne. Au bout de
trois semaines, l'association avait fourni une centaine de rosses à
l'État et gagné dessus cent pour cent.

Jean Rochecotte et Jean Huroux allèrent cette fois jusqu'à Paris.
Toujours même ignorance sur ce qu'ils purent bien faire chez M. le
ministre. Mais ils avaient emporté 25.000 francs et revinrent sans le
sou avec un plein sac de marchés.

Marchés de salaisons, marchés de draps, marchés de chaussures.

Alors, tout le monde se mit à l'oeuvre: le bedeau qui avait été savetier
se chargea des souliers, le maquignon qui connaissait tout des chevaux,
même la viande, prit à son compte les salaisons; le déserteur qui avait
foulé la laine à Saint-Pierre-lès-Louviers, s'occupa des draps, et vogue
la galère! On eut des domestiques, des commis, un bureau comme M.
l'intendant lui-même.

Si bien que, non pas tout à fait au bout de six mois, mais après avoir
comblé pendant deux ans l'armée française de souliers en papier mâché,
de culottes et de vestes en amadou, de jambons de cheval malade et
généralement de toutes autres espèces de friandises, nos cinq associés
normands avaient leur joli million en belles monnaies sonnantes dans la
caisse tenue par Joseph Huroux.

L'idée leur vint de partager. En apparence, ce n'était pas très
difficile. Un million entre cinq donne à chacun deux cents mille francs.

Un petit enfant pourrait faire le calcul.

Mais deux Normands ne peuvent jamais partager quoi que ce soit, même
une pomme de Chatigny sans l'homme de loi. Jugez quand ils sont cinq et
qu'il s'agit de cinquante mille livres de rentes au denier vingt.

On alla chez le notaire.

Chez le notaire, on se disputa tant et si bien qu'on fut sur le point de
se battre.

Il fallut bien se réconcilier. On ne se réconcilie pas sans boire. Il y
eut un fort repas de corps chez l'aubergiste de Lillebonne, et on invita
le notaire.

Je n'étais pas là, mais j'ai connue quelqu'un qui y était.

L'idée vint du notaire qui espérait avoir le dépôt des fonds.

L'idée de la tontine.

Nous voici donc enfin arrivés à cette tontine vaguement connue, et dont
la mystérieuse célébrité trotte dans un si grand nombre d'imaginations!

Cette loterie au dernier vivant qui, en 1858, époque où trois de ses
membres existaient encore, comportait déjà un capital de huit millions
de francs!

Cet amas d'or autour duquel se sont ameutées depuis le temps tant de
passions, dont le pied baigne dans une si profonde mare de sang, et qui
a déjà coûté à l'humanité tant de crimes!

Car outre l'_Affaire des ciseaux_, dont je parlerai tout à l'heure, il
est constant que quatre des associés sont morts ailleurs que dans leur
lit.

Le cinquième existe encore....

_(La suite à demain)._




Suite du récit de Geoffroy


Mes yeux restaient fixés sur la signature de romancier qui terminait ce
fragment. Je cherchais en vain à faire la lumière dans ma pensée. Il me
semblait voir derrière cette signature une personnalité autre que celle
du romancier lui-même.

Cela avait odeur d'attaque. Ce n'était pas seulement l'introduction d'un
récit populaire. Je ne sais quoi de savant et de menaçant se cachait
sous ce début de prologue, lestement troussé.

Contre qui allait être dirigée l'attaque? Rien ne pouvait encore le
faire deviner, à moins que ce fût contre le dernier vivant de la
tontine.

Mais quelque chose me disait que cette machine de guerre dont je ne
pouvais encore mesurer ni la portée ni la puissance avait un autre
objectif.

Ce ne pouvait être ni Lucien, ni Jeanne. Ils étaient trop complètement
vaincus. Inutile assurément de pointer contre eux cette grosse
artillerie.

L'idée me vint que c'était peut-être moi-même qui servait de cible....

Il fallait que le fragment m'eût bien vivement frappé, par ce qu'il
disait, et surtout par ce qu'il promettait de dire, car je ne repris pas
la lecture du dossier de Lucien. Je demeurai là, méditant, cherchant à
deviner quel était le but de l'article, et surtout le but de la
communication qui m'en était faite.

Il y avait trois lettres sur mon plateau: deux de forme ordinaire et
une très grosse qui ne portait pas le timbre de la poste. Par manière
d'acquis, je pris cette dernière et j'en rompis le cachet. Il s'en
échappa des papiers d'imprimerie.

Je sais ce que c'est qu'une «épreuve» ayant corrigé celles de mon livre,
mais je n'avais rien sous presse, et mon premier mouvement fut de croire
que l'imprimeur s'était trompé en m'adressant ce paquet.

Cependant, comme il y avait deux lignes écrites à la main en tête de la
première feuille volante, j'y jetai les yeux pour me bien assurer du
fait.

C'était encore la même écriture: celle de la note trouvée par moi à la
troisième page du journal _Le Pirate_.

Cette fois, M. Louaisot de Méricourt--car j'avais parfaitement reconnu
mon attentionné correspondant--me disait:

«J'ai bien pensé, Monsieur et cher client, qu'il ne vous serait pas
désagréable de devancer la publication du second numéro. Il a du talent,
ce jeune homme-là, hé!»

Je me jetai aussitôt sur les épreuves comme sur une proie.




Épreuves du «Pirate»




Suite de l'introduction du roman


Le cinquième membre de la tontine, disions-nous, existe encore, si l'on
peut appeler existence la misérable végétation de ce cadavre animé qui
se meurt de soif et de faim auprès de sa montagne de richesses!

Mais revenons à l'auberge de Lillebonne où nos cinq fournisseurs
fêtaient leur réconciliation par-devant notaire. Le cidre était bon,
cette année-là, on en but beaucoup, et, après le cidre, vint le
bourguignon, comme on dit là-bas.

Au dessert, ils étaient tous les cinq ronds comme des tonneaux.

Voilà que le notaire, au lieu de chanter des chansons, se met à remuer
des chiffres. C'est bien plus amusant. Un million, ce n'est pas grand
chose, mais, en composant l'intérêt, ça rapporte un autre million en
quatorze ans,--quatre millions en vingt-huit ans,--huit millions en
quarante-trois ans,--seize millions en cinquante-sept ans.

Or, le plus âgé des associés, qui était Jean Rochecotte, allait sur ses
trente-cinq ans. Il pouvait donc voir cela haut la main, rien qu'en
dépassant un peu ses 90 ans, et les autres encore mieux.

Seulement, pour produire ce miracle de la multiplication des millions,
il ne fallait toucher ni au capital ni aux intérêts.

On prit le café, du café qui n'était pas très bon, mais dans lequel on
mit beaucoup d'eau-de-vie.

Et puis, on poussa le café, on le surpoussa. La salle d'auberge était si
pleine de millions qu'on marchait dessus. Le notaire les semait.

Jean Rochecotte, qui était un grand maigre, maladif et pris de la
poitrine, dit au notaire en toussant creux:

--Expliquez-nous ça, la tontine, Me Louaisot.

Le notaire s'appelait Louaisot, et son étude était à Méricourt, auprès
de Dieppe.

C'était un petit vieux qui en savait long. Il expliqua la tontine, et il
versa de l'eau-de-vie dans les tasses.

Après l'explication de Me Louaisot, chacun comprit très bien que la
tontine, c'était l'art de ne pas partager le million et de l'avoir à soi
seul. Que dis-je un million! Deux, quatre, huit, seize millions.

Et pour cela, il ne s'agissait que de vivre; or, aujourd'hui, après tant
de bouteilles vidées, chacun de nos cinq Normands était bien sûr de
durer au moins cent sept ans.

Cependant, on hésitait encore. Se séparer de son argent! quel
crève-coeur!

Me Louaisot se garda bien d'insister, mais il montra un bout de gazette
qui représentait l'empereur comme fou de colère. On ne parlait de rien
moins que de fouiller les fournisseurs!

Vous voyez que ce Me Louaisot n'était pas le premier venu, même en
Normandie, où tout le monde a de l'esprit, jusqu'à Gribouille!

Est-ce régulier? moi, je ne suis pas notaire. Ce qui est sûr, c'est que
ces messieurs ont toujours du bon papier timbré dans leur poche. L'acte
fut libellé sur la table vineuse et daté de Méricourt, pour la due
forme.

Puis les cinq ivrognes signèrent avant de glisser sous la table.

Le roman dont j'offre ici aux lecteurs du _Pirate_ le prologue ou
l'introduction, et qui commencera demain à cette place même, est
l'histoire d'un million placé à intérêts composés pendant quarante-six
années, car la tontine fut liquidée le 30 août 1859 par suite du décès
de l'ancien mendiant Joseph Huroux, qui était l'avant-dernier vivant.

L'histoire de ce million comporte sa croissance, les dangers qu'il a pu
courir, la course au clocher des passions enragées autour de lui, la
série des bassesses, des vols, des meurtres dont il a été l'origine.

La cupidité n'est pas comme l'amour qui engendre le Bien et le Mal:
notre million, dans sa longue vie, ne conseilla pas une bonne action.

C'est peut-être parce qu'il était le fruit du vol.

Fantaisie est venue au _Pirate_ de se renseigner à cet égard, et nous
avons pris des informations sur la biographie des autres millions de
notre connaissance.

Les millions sont nos maîtres comme le gouvernement, ils cousinent avec
le gouvernement, nous les respectons comme le gouvernement.

Nous ne dirons donc pas qu'ils sont tous plus ou moins le fruit du vol,
comme le million qui est le héros de notre drame, mais nous affirmerons
qu'après avoir interrogé séparément des douzaines et des douzaines de
millions, nous n'en avons pas trouvé un seul qui eût un bel
acte--gratuit--à se reprocher.

Pas une tache dans ce livre d'or!

--Ils ne donnent jamais et ils prennent toujours, disait le vieux
maître Louaisot. On n'est million qu'à ce prix-là.

Pour aujourd'hui, il ne me reste qu'à effleurer très légèrement un sujet
qui sera peut-être l'attrait principal de mon livre: je veux parler de
l'_Affaire des ciseaux_.

Ayant mis mon respect très humble aux pieds de l'autorité, de
l'intendance, de l'or et généralement de tout ce que j'ai rencontré de
saint sur mon passage, vous pensez bien que je ne vais pas prendre la
justice au collet pour lui dire maladroitement ses vérités.

Non, je vénère l'habileté, le savoir, le flair, l'infaillibilité et même
les bonnes moeurs de la justice française presque autant que l'héroïsme
des millions, mais cela ne peut m'empêcher de dire au lecteur que
l'affaire du Point-du-Jour est très peu et très mal connue.

L'éminent et jeune magistrat, chargé de l'instruction préliminaire a
paru ignorer, le célèbre avocat général qui a pris la parole aux débats
n'a même pas mentionné un fait de l'importance la plus considérable et
qui présente sous un nouvel aspect le crime de la malheureuse Fanchette
Hulot.

Ce fait est à lui seul un témoignage excellent et une explication
complète.

Comme il rattache étroitement la biographie du million à l'Affaire des
ciseaux, nous allons le révéler d'avance au lecteur:

Fanchette Hulot, ou plutôt Jeanne Péry, femme Thibaut, était non
seulement la maîtresse, mais encore la cousine du comte Albert de
Rochecotte.

Le compte Albert était l'héritier légal de ce Jean Rochecotte,--l'ancien
facteur rural de Lillebonne,--qui reste le dernier vivant des cinq
fournisseurs.

Et à qui appartient par conséquent le montant énorme de la tontine!

En seconde ligne, après le comte Albert venait Jeanne _Péry,--à qui la
mort de son amant constituait ainsi une colossale fortune en
expectative._

La justice française a condamné Jeanne Péry à mort, par contumace, sans
faire mention de cela!

Que sait-elle donc, si elle ignore le fond même des causes qu'elle juge?

Après Jeanne, en troisième ligne, arrive...; mais pourquoi parler de cet
héritier-là qui va probablement être le seul, le véritable héritier?

Nul n'accuse cette personne, placée dans une position très honorable.

Et il faudrait avoir la folie américaine d'Edgar Poe, pour imaginer ici
une main de troisième héritier, tuant le premier par le second, et le
second par la loi qui punit le meurtre du premier....

Ce troisième héritier est encore une femme.

(Fin de l'introduction)




Suite du récit de Geoffroy


Dans ce second article, la griffe de M. Louaisot de Méricourt ne se
cachait plus.

Il entamait ici, ou poursuivait une véritable bataille. Je le
reconnaissais derrière l'auteur comme si le terrible rayon de ses
lunettes eût blessé mon regard.

Le nom de son père, car je supposais bien que le vieux Louaisot était
son père, écrit en toutes lettres sans nécessité, proclamait sa volonté
de se mettre en évidence.

Le second article confirmait pour moi le premier. J'avais bien deviné.
Ce roman était une machine de guerre.

Dès les premières pages, cette machine tirait à tort et à travers, sur
beaucoup de gens, des vivants et des morts.

Elle atteignait Jeanne rudement en la plaçant sous le coup de la fameuse
maxime juridique: _Reus is est cui prodest crimen_ (celui-là est le
coupable à qui profite le crime).

Elle atteignait Lucien dans Jeanne, elle le frappait en outre en jetant
son nom en pâture à la curiosité publique.

Mais ce n'était ni contre Lucien, ni contre Jeanne que l'artillerie de
M. Louaisot était pointée. Elle ne les mitraillait qu'en passant.

On dit que la pensée d'une lettre est dans le post-scriptum.

La pensée de l'article était tout entière dans ses trois derniers
alinéas.

La forteresse que l'on bombardait, c'était le troisième héritier,--_qui
était encore une femme!_

M. Louaisot avait fait écrire l'introduction et peut-être le roman tout
entier pour effrayer--ou pour tuer cette personne, dans une position
très honorable «que nul n'accusait...» jusqu'à présent.

J'avoue que cela me troublait. Quoique je ne fusse pas au bout de ma
lecture, j'avais chiffré déjà les bases d'un calcul de probabilités.
Dans ce calcul, M. Louaisot et Mme la marquise de Chambray étaient
des quantités de même nature et placées du même côté de l'équation.

Fallait-il bouleverser tous mes chiffres et changer complètement la
position du problème, maintenant que M. Louaisot mettait si ouvertement
en joue Mme la marquise de Chambray?

Je mis à part le journal _Le Pirate_ et le paquet d'épreuves sous mon
oreiller, pour les reprendre au besoin, et pendant que j'y étais,
j'ouvris les deux lettres qui restaient sur le plateau.

La première dont l'enveloppe était bordée d'un large liseré noir, ne
contenait que ce peu de mots:

_Mme la baronne de Frénoy présente ses compliments à M. G. de Roeux,
dont elle a appris le retour, et le prie de vouloir bien la favoriser
d'une visite._

Ce nom n'éveilla en moi aucun souvenir.

L'autre lettre était aussi brève et presque semblable. Elle disait:

_Monsieur,_

_Au nom de notre ami commun, M. Thibaut, je vous prie d'être assez bon
pour m'accorder une prochaine entrevue._

_Signé: O. de Chambray._

Ceci répondait à un désir qui était si vif en moi que je sautai hors de
mon lit, éparpillant sur le parquet les pauvres pièces du dossier de
Lucien.

Mon premier mouvement était de partir ainsi du pied gauche pour me
précipiter chez la marquise.

La réflexion seule me suggéra l'idée qu'il était bon de passer au moins
mon pantalon et de chausser mes bottes. Je sonnai.

J'ai un valet de chambre qui s'appelle Guzman. Ce n'est pas ma faute.
J'ai peine à croire qu'il appartienne à l'illustre famille de celui qui
ne connaissait pas d'obstacles. Il est né à Paris, rue Saint-Guillaume,
faubourg Saint-Germain, chez mon père, qu'il servait avant moi. Je ne
lui sais qu'un défaut, c'est de s'échapper un petit instant pour faire
trente points au billard de la rue Taitbout.

Ces petits instants réunis forment à peu près les trois quarts de la
journée.

À part cela, c'est un modèle. Et sincèrement fort à la poule.

Guzman était là par hasard. Mon coup de sonnette l'avait pris entre deux
petits instants, à la minute précise où, ayant achevé trente points, il
n'avait pas encore commencé les trente autres.

La conversation suivante s'engagea entre nous.

--Habillez-moi un peu vite, Guzman, dis-je.

--Oui, Monsieur, me répondit-il; ce n'est pas pour déjeuner en ville,
car il est trois heures passées.

--Ces deux lettres sont-elles arrivées de bon matin?

--Distribution de dix heures.

--Et il n'est venu personne?

--Si fait, Monsieur. Il est venu un homme à lunettes qui savait que je
fais volontiers mes trente points, car il m'a forcé d'en enfiler
soixante quand il a vu que vous n'étiez pas levé. Monsieur prend du
corps. Le sait-il? La ceinture de son pantalon tire.... Il joue
bien.--les lunettes. Elles sont d'or, heureusement. Sans ça, je n'aurais
pas été avec lui au café, rapport à son pantalon dont le bas n'est pas
propre.

--Que me voulait-il?

--Rien. Il a déposé un paquet de papiers que Monsieur a dû trouver.

--Je l'ai trouvé. Après?

--J'ai gagné les trente premiers et lui les trente seconds.

--Personne autre?

--Nous n'avons pas fait la belle. Il est venu aussi la dame de compagnie
de Mme la baronne de Frénoy.

--Connais pas.

--Par exemple! Monsieur a encore moins de mémoire qu'autrefois. Ce n'est
pourtant pas l'âge.

--Ce sont peut-être les infirmités. Guzman. Que voulait la dame de
compagnie?

--Réponse à la lettre de sa maîtresse.

--Qu'est-ce que c'est que sa maîtresse?

--Mme la baronne de Frénoy.

--Et qu'est-ce que c'est que Mme la baronne de Frénoy? fis-je avec
impatience, cette fois.

Guzman, qui avait achevé de brosser mon chapeau, se mit à ramasser les
feuilles du dossier de Lucien, semées sur le parquet. Il me répondit
d'un ton de reproche:

--Monsieur a sorti plus d'une fois chez elle quand il était au lycée.
C'est la mère de feu M. le comte de Rochecotte. Il m'était tout à fait
sorti de l'esprit que la bonne dame avait épousé en secondes noces M. le
baron de Frénoy.

--Elle est re-veuve, continua Guzman, et bien seule, depuis que M.
Albert s'en est allé.

Au lieu de mettre ma redingote, je passai une robe de chambre et je
m'assis à mon bureau.

J'écrivis à Mme la baronne pour lui dire que j'aurais l'honneur de me
présenter à son hôtel le lendemain.

Et j'écrivis à Mme de Chambray pour la prier de m'attendre chez elle,
le soir même, à neuf heures.

--Prenez une voiture. Guzman, et portez ces deux lettres: celle de
Mme la marquise d'abord.

--Ça doit être la plus jeune, fit Guzman.

Je ne le donne pas pour un valet de chambre de la haute espèce.

Il ajouta en sortant:

--J'avais oublié de dire à Monsieur que les lunettes d'or reviendront
demain.

--Pourquoi faire?

--Pour faire la belle.

La plus jeune! ce brave Guzman ne savait guère à quel point de pareilles
pensées étaient loin de moi en ce moment.

Et pourtant, il est certain que l'idée de voir cette belle marquise
m'agitait à un très vif degré.

Il était entré dans mes projets de tout faire pour obtenir une audience
d'elle, mais je croyais y trouver des obstacles, et c'était elle qui
venait au-devant de moi!

La pensée de la mère d'Albert passait aussi à travers mes
préoccupations.

Que de choses, mon Dieu! moi, un oisif de la veille!

Et malgré l'énormité de la besogne qui allait s'amoncelant autour de
moi, j'étais en ce moment comme un désoeuvré, je ne savais que faire.

Depuis mon réveil j'étais en quelque sorte dans un autre drame, ou
plutôt dans un autre acte du même drame.

Le dossier de Lucien ne m'intéressait plus autant. C'était désormais de
l'histoire ancienne.

Je le repris pourtant, mais ce fut par devoir. Je le posai devant moi
sur mon bureau, et j'en remis les diverses pièces en ordre.

À mesure que je rangeais les scènes éparses de cette étrange comédie
qui, la veille, avait si profondément passionné mon attention, il arriva
que je rentrai à mon insu dans la série de mes émotions un instant
distraites.

Je ne saurais pas expliquer pourquoi le fait d'avoir un pied dans le
passé, un pied dans le présent du drame doubla tout à coup l'intérêt que
j'y prenais.

Ma curiosité, réveillée par les faits nouveaux qui facilitaient ou
entravaient mes moyens de la satisfaire, se jeta plus avidement que
jamais sur la pâture offerte par le dossier.

C'étaient là les éléments mêmes du problème. Pour en obtenir la
solution, il était nécessaire de ne rien négliger.

Je repris ma lecture à la fin du n°72, qui était, on s'en souvient, la
lettre où Mlle Agathe racontait le mariage et l'arrestation de
Jeanne.




Suite du dossier de Lucien


Pièce numéro 73

(Billet de Mlle Agathe Desrosiers. Signé.)

6 Septembre, 8 heures du soir.

_À Mlle Maria Mignet,_

C'est encore moi, ma chère. Vous allez vous étonner de recevoir deux
courriers de moi le même jour, mais ma lettre était déjà à la poste, et
il m'est venu quelque chose de nouveau à vous dire:

Quelque chose de vraiment étonnant. Le détail m'a été donné par M.
Pivert. Vous allez voir comme c'est drôle.

Vous vous souvenez bien des ciseaux? La police avait fait photographier
les ciseaux de Fanchette comme Fanchette elle-même.

Voilà une invention que les assassins ne doivent pas prôner, la
photographie!

Figurez-vous que ces ciseaux-là n'étaient pas les premiers venus. Ils
sortaient de fabrique anglaise. J'ai vu leur portrait. Ils ont une
petite estampe damasquinée à la croisure des deux branches, représentant
une double palme, et au centre de l'estampe, une marque poinçonnée,
celle de la fabrique, probablement: un petit lévrier entre les deux
initiales S. W.

Après l'arrestation, M. le président a pris lui-même en main la conduite
de l'affaire. Une perquisition a été ordonnée au domicile de l'accusée,
qui était, vous le savez, l'hôtel même de Mme la marquise de
Chambray.

Là on n'a rien trouvé que des brimborions insignifiants. Vous sentez
bien que Mlle Jeanne Péry--ou plutôt Mme Lucien Thibaut, ma
chère!--n'avait pas été garder par exemple des lettres de son ancien
Rochecotte!

Voyez-vous, mon émotion est passée, et j'ai presque honte de m'être
laissé prendre par la pitié.

Il faut un exemple.

Mais une seconde perquisition ayant été faite dans la chambre que
l'accusée occupait dans la ferme du Bois-Biot, près de la ville, on a
découvert une boîte à ouvrage en chagrin noir, pouvant dater du règne de
Louis XVI, et qui aurait maintenant une certaine valeur comme bibelot.

Pourquoi l'avait-elle laissée-là? On ne sait pas encore. Toutes ses
autres affaires étaient à l'hôtel de Chambray.

La plaque d'acier de la boîte à ouvrage était ornée de l'estampe dont je
viens de vous faire la description, et au centre de l'estampe, il y
avait le petit chien entre les deux initiales S. W.

Hein, chérie? le doigt de Dieu!

Ce n'est pas tout.

On a ouvert la boîte. À l'intérieur, aucune pièce ne manquait, pas même
les ciseaux, mais attendez!

Les ciseaux étaient de fabrique française et tout neufs.

Tandis que toutes les autres pièces, sans exception, le dé, l'étui, le
poinçon, etc., etc., étaient de fabrique anglaise et portaient
l'estampe, la même, encadrant le même petit lévrier, entre les deux
mêmes lettres S. W.

Est-ce clair? et est-ce curieux? moi, ça m'amuserait de mener des
instructions.

M. Pivert dit que ça achève Mme Thibaut,--la jeune.

Selon un bruit qui court, l'autre Mme Thibaut--la mère--et ses deux
demoiselles vont faire enfermer le déplorable Lucien dans une maison de
fous.


Pièce numéro 74

(Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)

7 septembre au matin.

_À M. L. Thibaut,_

Où te caches-tu, malheureux dindon? Tu n'étais pas chez toi, hier au
soir. Je parie que tu rôdais autour de la prison. C'est heureux que je
ne t'aie pas trouvé, car je t'arrachais les yeux. Je l'avais promis à
Célestine et à Julie.

Oh! les pauvres, les pauvres mères! On devrait vous étouffer entre la
paillasse et le matelas de vos berceaux, sacs à chagrin que vous êtes!
Et dire qu'on vous aime tout de même! c'est trop bête aussi, je veux te
détester et j'y parviendrai.

Si ton père n'était pas mort, et qu'il a bien fait, le cher homme! je
lui dirais: casse-lui les deux bras et les deux jambes ou je me sépare
de corps et de biens!

Et je le ferais comme je le dis, Mon Dieu! que je suis malheureuse!

Ah ça! tu ne voyais donc rien, toi! Ce n'est pas moi qui ai été trompée.
Dès le premier coup d'oeil, j'ai vu que c'était une petite rien de rien.
Ça sautait aux yeux, mon pauvre gars. Il fallait être toi pour la gober.
Les mères devraient....

Mais non! elles ne peuvent pourtant pas vous noyer.

Moi qui étais si fière de ta conduite! c'est du propre! j'en donnerais
douze comme toi pour un mauvais sujet qui aurait le fil et qui ne se
laisserait pas prendre à la première gourgandine venue déguisée en
colombe.

Qu'est-ce que je dis, une gourgandine! Toutes les gourgandines
n'assassinent pas. Mon fils, mon Lucien, un juge, le jeune homme le plus
sage d'Yvetot, a été donner son nom à une abomination de guenon qui tue
les hommes en cabinet particulier!

Il faut te remuer, dis donc, et plus vite que ça; il faut soulever ciel
et terre, casser le mariage, piétiner dessus, le hacher en miettes, ou
bien, si ça ne se peut pas, la faire guillotiner en deux temps....
Miséricorde! les mères! c'est mon nom qu'elle porterait sur l'échafaud!

Tu es un coquin! tes soeurs le disent. On ne se conduit pas comme ça
avec ses parents!

Jolie! elle! allons donc! Un chiffon: la beauté du diable! Et des
manières! Je n'ai jamais pu la regarder en face. Des cheveux jaunes, des
yeux de faïence, un nez... enfin, quand même elle aurait été jolie!
après?

Qu'avais-tu fait à Olympe? Tu as donc un tour dans ton sac avec ton air
d'innocent. Si ça avait été seulement pour t'établir avec avantage! Que
lui avais-tu promis? De quoi l'avais-tu menacée? Je veux savoir. Elle
avait quelque chose autour du cou que tu lui avais noué et qui
l'étranglait. Qu'est-ce que c'était? Tu me le diras ou nous verrons!

Olympe! soixante-dix mille livres de rentes! Les mères! Les mères! ça me
revient toujours. J'aimerais mieux être domestique!

Cherche, maintenant! va! fouille! non pas soixante-dix mille francs,
mais soixante-dix mille sous! malheureux! Il ne s'agit plus d'Olympe.
Demande Mlle Agathe, on te tournera le dos, demande Mlle Maria, on
te rira au nez.

Tu n'obtiendrais même pas Sidonie!

D'ailleurs, tu es marié, marié, marié! Je deviens folle.

Écoute, je vais quitter le pays, c'est résolu, reprendre mon nom de
Pervanchois qui n'ira pas du moins à la cour d'assises. Je vais me
cacher quelque part en Touraine, au fond d'un puits. Et ces demoiselles
sécheront vieilles filles! Tu devrais t'empoisonner.

Je ne sais plus ce que je dis. Tu as tué ta mère. Tes soeurs vont
t'arranger, je leur cède la place. Je n'en peux plus de mal de tête.
Pour un peu, je te maudirais, mais à quoi ça servirait-il?


Pièce numéro 74 bis

De Mlle Célestine.

La sympathie ne se commande pas. Je la devinais criminelle à la
répugnance qu'elle m'inspirait. As-tu été assez aveugle! et entêté! Nous
avons pu t'épargner la malédiction de notre mère.

Nous n'avions pas envie de nous marier; si nous en avions eu envie, nous
aurions trouvé, Dieu merci, bien des occasions, mais enfin, nous
n'avions pas prononcé de voeux, et nous voilà condamnées à la solitude.
Nous sommes déshonorées.

Pour mon compte, je te pardonne, mais je ne te reverrai de ma vie.


Pièce numéro 74 ter

De Mlle Julie.

Tu nous a déshonorées, c'est vrai, malheureux frère, mais je fais la
part de ton peu d'intelligence. J'ai souvent souhaité d'être homme pour
te soutenir et te guider dans la vie. Loin de moi la pensée d'écraser
ton infortune, je trouve Célestine trop sévère.

Hier au soir, maman voulait te maudire. Cela appartient à la catégorie
des opinions surannées. Je préfère, moi, te tendre une main secourable.
Si tu m'avais demandé mon avis sur cette fille, je t'aurais dit qu'elle
n'avait rien pour elle. Mais il est trop tard. Tu touches au dernier
degré de la honte. Moi seule te reste fidèle.


Pièce numéro 75

(Écriture de Lucien, sans signature.)

8 septembre 1865, 6 heures du matin. _(Sans suscription.)_

Je suis à Paris depuis une heure. J'ai la tête froide et calme. Je me
porte très bien. Je combattrai vaillamment, j'en suis sûr, et je la
sauverai, je l'espère.

Tout conspire pour l'accuser. Son innocence est pour moi claire comme
l'existence même de Dieu.

J'ai été frappé au milieu de mon bonheur. Je n'ai pas ressenti le coup
aussi cruellement qu'on pourrait le penser. Je ne croyais pas à ce
bonheur.

D'ailleurs, moi, je ne suis rien, elle est tout: je ne songe qu'à elle.

Quand on l'arrêta, je la suivis à la prison. Elle y entra. On ferma la
porte sur moi. Je m'assis auprès de la porte, parce que mes jambes
étaient faibles sous le poids de mon corps.

M. Ferrand voulut m'emmener chez lui, je le remerciai. Je pensais être
là à ma place.

Geoffroy, je suis son mari. La loi nous a joints. Rien ne peut briser
cette union que la mort.

C'est là ma consolation, ma joie, mon espérance.

Ils sont venus trop tard. Jeanne est à moi devant les hommes, nous
étions l'un à l'autre déjà devant Dieu.

Je ne suis pas malheureux: Jeanne est ma femme.

Je pensais à cela, sur ma borne, au seuil de la prison où est Jeanne. Je
me disais: Là-dedans, et plus tard, sur le banc des accusés, elle
portera mon nom.

Et je remerciais Dieu.

Pendant cela, il venait des gens de la ville pour me regarder. On ne
m'insulta pas. Je crois au contraire que tout le monde avait pitié de
moi.

Ma mère m'a écrit des choses incohérentes et cruelles, mais il y a dans
sa lettre qu'elle m'aime toujours. Elle aurait pu me maudire.

Mais c'est trop vite parler de ma bonne mère: je n'eus sa lettre que le
lendemain, c'est-à-dire hier. Je restai à la porte de la prison très
longtemps--jusqu'à la nuit tombée. M. le président envoya trois fois
pour me chercher.

Louette, la femme de chambre d'Olympe vint aussi--plus de trois fois.

À la nuit noire, je frappai au guichet de la prison. Le concierge vint.
Je lui dis:

--Ce n'est pas pour entrer. Je voudrais savoir à quelle heure les
prisonniers se couchent.

Il me répondit:

--Elle est couchée depuis longtemps. Je le remerciai et je partis.

Je sortis dans la campagne et je pris le chemin qui mène à la ferme de
Bois-Biot. J'allais vite, comme si on m'eût attendu à un rendez-vous.

Dans l'aire de la ferme, les gens étaient rassemblés et causaient tous à
la fois. Quelque chose d'insolite s'était passé, je le vis bien et je
m'approchai.

--C'est M. le juge. Il va nous dire pourquoi on a mis la petite
demoiselle en prison!

--Parce qu'on l'accuse d'avoir tué quelqu'un, répondis-je.

Ils se mirent à rire. Puis un gars dit:

--Dame! il y a de si drôles de choses dans ce monde-ci!

Et un autre demanda:

--Est ce que c'est vous qui la condamnerez, M. le juge?

Je me mis rire à mon tour.

Ils me racontèrent que la justice avait opéré une descente dans
l'ancienne chambre de Jeanne. On avait trouvé et emporté une boîte à
ouvrage. Parmi les preuves qui accablent ma chère petite femme, celle-ci
est une des plus lourdes. Mais Jeanne est innocente.

Je quittai ces braves gens, qui ne riaient plus. J'allai à notre haie.
Je m'assis sur l'herbe mouillée.--Pour moi, Jeanne était accroupie parmi
les feuilles et cueillait des primevères. Nous fûmes ensemble toute la
nuit. Je ne dormis pas.

Je me levai sans fatigue, avec le soleil. En repassant devant la ferme,
je dis:

--Non, non, mes amis, ce n'est pas moi qui la condamnerai.

La fermière me demanda:

--Comment ferez-vous, M. le juge, si elle est coupable?

Je me rendis à la porte de la prison pour savoir si Jeanne avait bien
dormi. Le guichetier me fit un salut de connaissance et me répondit:

--C'est elle qui voudrait bien avoir de vos nouvelles!

Je lui mis une pièce d'argent dans la main et il me promit de dire à
Jeanne que je l'aimais toujours bien.

M. le président Ferrand ne se lève guère qu'à neuf heures. J'allai chez
moi où je trouvai les lettres de ma mère et de mes soeurs. Je les lus.
Je préférai bien la colère de maman au pardon de mes soeurs. Je t'assure
qu'elle est très bonne. Mes soeurs ne sont pas méchantes, mais elles
ont envie de se marier. Je trouvai M. Ferrand à son bureau. Il était
entouré des pièces relatives à l'assassinat de Rochecotte.

--Mon pauvre M. Thibaut, dit-il en m'apercevant, c'est épouvantable.
Nous avons tous été trompés indignement.

M. Ferrand a toujours été bon pour moi. Il était l'ami de mon père.

--Le mieux pour vous, ajouta-t-il, serait de faire un voyage. Je me
charge de vous obtenir un congé.

Je ne m'étais pas assis. J'étais auprès de son bureau, la tête penchée
et mes yeux parcouraient la pièce qu'il était en train de lire. C'était
une copie de l'acte d'accusation.

--M. le président, demandai-je, est-ce que vous la croyez coupable?

Il eut un sourire de compassion et garda le silence.

Je pris dans mon portefeuille la lettre d'Albert qu'il m'avait écrite en
réponse à mes questions au sujet de Jeanne. Tu te souviens, Geoffroy?

C'est la seule fois que j'aie en un soupçon. J'étais affolé par ces
dénonciations anonymes, et j'avais écrit à Albert pour lui demander s'il
connaissait ma Jeanne.

Sur ma prière, M. le président eut la bonté de lire la lettre. Quand il
l'eut achevée, il me dit:

--Mon Dieu, cher M. Thibaut, je savais bien que vous étiez de bonne foi.
Je suis content néanmoins d'avoir eu communication de cette pièce, qui
excuse jusqu'à un certain point votre erreur.

Il me rendit la lettre.

Cela me donna un grand coup, car cette lettre était pour moi l'évidence,
et, je croyais qu'après l'avoir lue, M. le président changerait
d'opinion sur Jeanne.

Je demandai encore.

--Est-ce que vous la croyez coupable?

--Mon cher ami, me répondit-il très affectueusement, cela importe peu
puisque je ne suis pas chargé de l'instruction. J'ai ici les pièces
parce que M. Cressonneau est arrivé hier au soir. Il repart aujourd'hui.

Je relevai la tête. Ces choses accablantes me donnaient du courage et je
sentis que ma voix s'affermissait quand je repris:

--M. le président, je vous demande la permission de voir ma femme.

Il répéta ce mot _ma femme_, d'un ton scandalisé, mais doux et plein de
compassion. Son regard était moins froid que d'habitude.

--C'est malheureusement vrai, prononça-t-il tout bas. Si je m'étais cru
hier, j'aurais battu M. Pivert qui a laissé le fait s'accomplir. Une
heure plus tôt, vous étiez sauvé!

Une chaleur monta à mon front et mon coeur battit comme de joie.

--Je remercie Dieu de ce retard, M. le président, puisque ce retard a
donné à Jeanne un protecteur. Je vous ai demandé la permission de voir
ma femme.

Il se leva.

--M. Thibaut, répliqua-t-il, je suis fâché de vous refuser. Ce n'est pas
à vous qu'il faut apprendre la loi. L'accusée est au secret. Il me salua
le premier. Je me dirigeai aussitôt vers la porte.

Pendant que j'étais en chemin, il me dit, retrouvant quelque chose de
son accent affectueux:

--Mon jeune collègue, vous me pardonnerez si j'ai mis fin à cette scène
pénible. Je vous plains de tout mon coeur, et je voudrais vous servir.
Faites un voyage. Vous n'ignorez pas que je quitte le ressort. À Paris,
où je vais, je vous promets de m'employer activement pour vous obtenir
une autre résidence. Désormais, vous ne seriez pas bien ici.

Je l'écoutais, arrêté sur le seuil. J'attendis qu'il eût achevé pour
demander:

--Est-ce aujourd'hui qu'elle part pour Paris?

Il secoua la tête affirmativement.

--À quelle heure?

M. le président me tourna le dos et je sortis.

Je retournai à la prison tout exprès pour avoir réponse à la question
que M. Ferrand avait laissée sans réplique. Le guichetier me donna un
petit bout d'ardoise sur lequel étaient écrits ces mots avec la pointe
d'une épingle:

«Merci, Lucien, je voudrais mourir.»

Le départ avait lieu à dix heures du soir.

Quand je rentrai à la maison, ma mère était venue avec ma soeur Julie.
Célestine me tenait rigueur.

Je n'avais pas mangé depuis la vieille au matin. Je me fis servir une
soupe. Pendant que j'étais à table, Louette, la femme de chambre
d'Olympe, entra sans s'être fait annoncer.

--Eh bien! eh bien! me cria-t-elle dès le seuil, voilà de l'ouvrage!
Mme la marquise deviendra imbécile de tout ça ou folle. Avez-vous
jamais vu rien de pareil? Elle m'a dit: «Louette, il faut que tu le
voies, ce pauvre M. Lucien, quand tu devrais entrer par la fenêtre. Et
dis-lui bien que je ne lui en veux pas pour tout l'ennui que ça me
procure.» Pensez-vous qu'elle soit appelée comme témoin dans l'affaire,
vous M. Thibaut? Vous mangez de bon appétit, oui! ça va lui faire
plaisir de savoir que vous n'avez pas mal au coeur.

J'appelai mon domestique et je lui dis:

--Tu as eu tort de laisser entrer.

--Alors, vous nous renvoyez! s'écria Louette. C'est bien fait! Il ne
faut jamais s'avancer avec certaines gens... À vous revoir tout de même,
M. Thibaut. Quand Mme la marquise me consultera, elle choisira
autrement, voilà tout.

Elle sortit et ne se priva pas de m'appeler grand bêta dans
l'antichambre.

Je bus un verre de vin après ma soupe, je voulais être fort.

La visite de Louette m'avait mis dans l'esprit des pensées dont je
n'avais que faire. Je me mis à rêver. D'abord, je songeai à Olympe,
ensuite au président Ferrand, ensuite à l'homme qui m'avait vendu le
talisman.

Pourquoi mettais-je ici le président en tiers?

Je lui gardais de la rancune pour son refus de ce matin, mais quant à le
soupçonner capable d'une mauvaise action, non.

L'accusation vague--le fameux fragment--que tu auras dû trouver dans le
dossier ne s'appliquait pas à lui nommément.

Pourtant, il avait servi de tuteur à Olympe, mais seulement pendant les
derniers mois de sa minorité, et en remplacement du premier tuteur
nommé, qui avait disparu dans une fâcheuse affaire.

J'écartai M. le président.

Restèrent Olympe et M. Louaisot de Méricourt....

J'ai été juge, Geoffroy. J'ai respecté, je respecte encore sincèrement
les magistrats dignes de ce nom, mais je suis payé pour m'avoir pas
beaucoup de foi dans l'infaillibilité des jugements humains.

En somme, je ne savais rien alors de ce que je sais maintenant. Je
regrettais d'avoir été dur envers Louette, c'est-à-dire envers Olympe.
Il y avait un fait certain: la justice se trompait.

Mais pour se tromper, la justice n'a besoin que d'elle-même.

Ce sont des hommes qui la rendent.

Je suis un pauvre esprit, tu vas bien le voir. Tout en rejetant sur la
justice le fardeau entier de l'erreur, j'étais pris de soudaines et
furieuses colères contre Olympe et son Louaisot.

C'étaient eux qui devaient avoir sur la conscience de ces fardeaux qu'on
décharge à la cour d'assises. J'en étais sûr, je l'aurais juré.

C'étaient eux que le banc des accusés réclamait. Je les y voyais.

J'étais leur juge et je les condamnais....

Puis je m'effrayais de moi-même et j'avais peur d'être fou.

Je dois constater cependant que je n'avais éprouvé, depuis mon malheur,
aucun symptôme du mal mental que tu connais. J'étais absolument
moi-même.--_L'autre moi_ n'avait pas parlé.

À six heures du soir, j'avais achevé de préparer mes bagages. Tu
comprends bien que ma femme partant je ne pouvais pas rester derrière
elle.

À sept heures, je me rendis au chemin de fer pour savoir si la justice
aurait un train spécial. J'éprouvai un grand plaisir à apprendre que
Jeanne devait prendre le convoi public, où on réservait seulement pour
elle et ses gardiens un wagon à part.

J'allais faire le voyage avec elle.

J'avais le temps. Je me rendis encore une fois au Bois-Biot Je priai,
agenouillé au pied de la haie, sous le grand vieux châtaignier.
J'emportai la dernière fleur du chèvrefeuille....

À dix heures, nous partîmes d'Yvetot pour Paris. J'avais bien regardé
tous les wagons composant le train et je m'étais mis le plus près
possible de celui où je supposais Jeanne.

À la gare de Rouen, je crus voir une petite main derrière le rideau du
compartiment fermé.

Ce fut tout. Si le train avait heurté contre un obstacle et s'était
broyé comme il arrive, j'aurais peut-être sauvé Jeanne.

Si nous étions morts tous les deux--ensemble! je songeai à cela.

Mais qu'allais-je donc faire à Paris? Je ne me demandai cela qu'à la
gare Saint-Lazare. Jusque-là, j'allais comme un homme sûr de son fait
qui croit avoir bien conscience de sa conduite et de son devoir.

À la gare, quand je regardai au dedans moi, j'y découvris le vide. Je
voulais faire, faire, faire, mais quoi?

J'essayai en vain d'entrevoir Jeanne. On fit sortir tous les voyageurs
avant d'ouvrir le wagon réservé.

Un terrible découragement me prit dans la rue. Il me semblait que
j'avais oublié pourquoi j'étais venu.

C'était là mon erreur, je ne l'avais jamais su....

Je descendis à mon hôtel ordinaire. Je tâchai de réfléchir. Après quoi,
je me suis mis à t'écrire cette lettre que j'achève.

Cela m'a calmé. Je sais ce que je veux faire.


Pièce numéro 76

(Écrite par Lucien sans signature ni suscription)

Paris. 8 septembre, midi.

Je sors de chez M. Cressonneau aîné, le juge d'instruction. Il est très
bien logé dans une des maisons neuves de la place Saint-Michel auprès de
la fontaine. Il m'a montré tout son appartement et m'a prié de regarder
à sa vue».

Il voit de ses fenêtres le palais, la Sainte-Chapelle et tout un
panorama de monuments.

Il y a vraiment une grande différence entre un juge comme moi et un juge
comme lui. Il a un boudoir, et sa robe de chambre lui donne l'air d'un
petit duc.

J'avais peur d'arriver trop matin à cause du voyage qu'il venait de
faire, mais il ne m'a pas fait attendre du tout.

Je suis entré dans sa salle à manger où il déjeunait d'un oeuf frais et
d'une côtelette.

Il est jeune encore, assez joli garçon, vif, pétulant, spirituel et un
peu bavard. Sous sa calotte de velours il n'y a presque plus de cheveux.
Tu vois si je suis froid, j'ai remarqué tout cela.

--Entrez donc, mon cher collègue, entrez donc, m'a-t-il dit en me
tendant la main sans se lever. On va vous donner un bon fauteuil, car
vous avez passé une mauvaise nuit. Je vous voyais à toutes les gares.
Pauvre cher garçon! vous me faisiez l'effet d'une âme en peine! Quel
singulier cas que le vôtre! Voulez-vous faire comme moi? un oeuf? une
côtelette?

Je remerciai et je pris le fauteuil qu'on avait roulé vers la table à
mon intention. M. Cressonneau aîné, quand je fus assis, me serra de
nouveau la main le plus cordialement du monde.

--Ma parole, reprit-il, je vous attendais presque. Je suis enchanté de
vous voir: sérieusement, je ne mens pas: j'ai beaucoup entendu parler de
vous, comme bien vous pensez, depuis l'affaire, mais aussi auparavant et
autrement, M. Ferrand vous regardait alors comme très fort. Vous savez
que nous l'avons à Paris? Sa nomination doit être au _Moniteur_
d'aujourd'hui.... Connaissez-vous là-bas une demoiselle Agathe? Agathe
Desrosiers?

J'aurais voulu l'interrompre, mais ce n'était pas aisé. Il y allait
d'une telle abondance! Je répondis affirmativement.

--Voilà! poursuivit-il. J'étais à Étretat. C'est l'affaire qui m'a
rappelé ici. Cette demoiselle Agathe est une peste assez réussie. Je
plains Pivert. C'est celui-là un vrai naïf! Il fait des mots! La
demoiselle Agathe nous avait raconté vos fiançailles. Moi, je ne suis
pas de l'école formaliste, vous savez. Les convenances sont du drap dont
on habille la sottise. Je ne m'en sers tout juste que pour ne pas aller
en chemise. Ne craignez donc rien de moi. Je ne vous méprise pas le
moins du monde. Vous êtes un original, eh bien! après?

Il cassa la coque de son oeuf en petits morceaux et se servit la
côtelette.

Je ne peux pas te dire l'air que j'avais, mais je ne ressentais pas
encore trop d'impatience.

Pendant que M. Cressonneau opérait son changement d'assiettes, je saisis
le joint et je dis:

--J'étais venu pour vous demander s'il me serait possible de voir ma
femme.

Il s'arrêta de découper pour me regarder.

--Sa femme! répéta-t-il avec une nuance de reproche amical. Comme il
vous lâche cela la bouche ouverte! Eh bien! ma parole, je ne déteste pas
ça. Nous sommes de la jeune magistrature. Toutes les vieilles
précautions oratoires nous ennuient et nous dégoûtent. Moi, par exemple,
si je l'appelais Mme Thibaut....

Je l'interrompis pour lui dire:

--C'est son vrai nom, c'est son seul nom.

Son couteau sépara la côtelette en deux d'un geste tout gaillard.

--Au fait, collègue, répéta-t-il, c'est ma foi, la vérité! Seulement, je
n'aurais pas cru que la réclamation vint de vous. Mais quant à la voir,
impossible! Le secret est une de ces machines surannées qui font honte à
la jeune école, mais il faut y tenir. L'accusée est au secret ici comme
à Yvetot.

Je courbai la tête.

--Nous changerons tout cela, continua-t-il en manière de consolidation.
Je suis pour la méthode anglaise et toute la jeune école avec moi. Nous
arrivons, les vieux glissent. Je parie qu'avant vingt ans d'ici tout le
code d'instruction criminelle sera démoli. Nous avons déjà bien changé
de façons et de tournures, dites donc! Est-ce que je ressemble, moi qui
vous parle, à un robin du temps de Louis-Philippe? Excepté la barbe....

--Permettez-moi... commençai-je.

--La barbe! répéta-t-il avec énergie. Voilà ce que je ne conseillerai
jamais aux hommes de notre profession. Il faut à chaque état sa
physionomie, son caractère. Avec de la barbe on nous prendrait pour des
artistes ou des gens de lettres! Vous vouliez faire une question?

--J'en voulais faire plusieurs.

--Ne vous gênez pas! J'écoute.

--D'abord....

--Avec moi, ne vous gênez jamais! J'aurai toujours le plus grand plaisir
à vous être agréable, et si vos questions ne me vont pas, je me
dispenserai d'y répondre, voilà. Allez.

Il avala un verre de vin en riant d'un air satisfait.

--Ma première question, dis-je, est probablement de celles que vous
croirez devoir laisser sans réponse. Je désirerais savoir ce que vous
pensez de la position judiciaire de l'accusée.

--Eh bien! collègue, fit-il, en reposant son verre, c'est là ce qui vous
trompe! Jeune école des pieds à la tête! Au Palais, je suis bien obligé
de suivre une routine: les vieux me mangeraient, mais chez moi, j'agis à
ma guise. À quoi bon des cachotteries?... En premier lieu, il n'y a pas
à dire, voyez-vous, elle est délicieusement jolie.... Il parait que
votre président Ferrand avait vu son portrait. Pivert me l'a dit hier,
après la tripotée de reproches qu'il a reçue du même président. C'est
son pain quotidien. Il arrivera à force de verges. Vous voyez comme je
suis sans façon dans mon langage. Jeune école, Pivert m'a dit: «Puisque
M. le président lui servait de témoin, il aurait bien pu la
reconnaître.» Dame! ça parait plausible, mais... à quoi pensez-vous
donc, collègue?

Je pensais à ce qu'il disait. C'était la première fois que j'entendais
parler de cela, car j'eus seulement beaucoup plus tard entre les mains
la lettre où Mlle Agathe racontait le mot prononcé par M. Ferrand à
la vue du portrait de Jeanne. Mais au lieu d'avouer ma préoccupation, je
dis:

--J'attends votre réponse à ma question, Monsieur et cher collègue.

--Alors, fit-il, la... distraction de M. le président ne vous frappe
pas? Tant mieux! c'est sans doute qu'elle n'a aucune importance. Je vous
disais donc que l'accusée est adorable. Mais ceci n'a pas encore été
classé, même par la jeune école, au nombre des circonstances
atténuantes. Mon opinion sur la situation, judiciaire de l'accusée, je
vais vous la dire sans la mâcher. L'accusée est perdue de fond en
comble. Sa culpabilité est plus claire que le jour, ceci ne serait rien,
mais en même temps, ce qui est tout, plus facile à démontrer que deux
et deux font quatre.

Il repoussa son siège et prit un cure-dents.

J'essuyai la sueur de mon front. M. Cressonneau me tendit la main pour
la troisième fois.

--Vous avez voulu savoir et j'ai parlé, me dit-il d'un ton sérieux. Il
est bon de ne pas garder d'illusions. L'affaire est simple comme
bonjour. C'est Fanchette qui a commis le crime, et Jeanne est Fanchette.
Voilà tout.

--Et si Jeanne n'était pas Fanchette? demandai-je.

Il me regarda avec une curiosité qui n'était pas sans inquiétude.

Mais j'avais parlé au hasard.

Il se leva. Je fis aussitôt comme lui. Loin de me renvoyer, il passa son
bras sous le mien, et me conduisit voir ses richesses.

Ses faïences lui donnaient beaucoup de fierté. Il en causait presque
aussi volontiers que de «sa vue».

--Voyons vos autres questions, me dit-il en toquant une terre cuite
qu'il affirma être de Clodion.

--J'ose à peine formuler le désir que j'ai, murmurai-je. Cette fameuse
photographie, je ne l'ai jamais eue....

--Ah! parbleu! interrompit-il, la chose sera originale! Je vais non
seulement vous la montrer, mais vous faire cadeau d'un exemplaire.

--Est-ce vrai! m'écriai-je tout tremblant.

Il prit dans sa poche une enveloppe de lettre qui contenait deux
épreuves du portrait dont il a été si souvent question.

J'en avais déjà vu une chez M. Louaisot, mais il avait refusé de la
mettre en ma possession. Je saisis avidement celle que M. Cressonneau me
tendait. J'avais un espoir. Il y a de si singulières ressemblances! Mais
après avoir fait subir au portrait un minutieux, un douloureux examen,
je laissai retomber mes deux bras.

--Oui, oui, fit M. Cressonneau, je n'étais pas fâché de voir votre
impression, c'est vrai, quoique le plaisir de vous être agréable m'eût
amplement suffi. Vous en étiez toujours à vos idées de séparer Jeanne de
Fanchette? Mais maintenant, c'est bien fini, hein?

Je répondis:

--Du moins, ce portrait est bien parfaitement celui de ma femme.

--Est-ce tout ce que vous aviez à me demander, collègue?

--Non, mais ceci est ma dernière requête. Je vous supplie de m'apprendre
s'il y a pour moi un moyen quelconque de parvenir jusqu'à ma femme.

M. Cressonneau fut un instant avant de me répondre.

--Vous l'aimez bien! murmura-t-il enfin.

Puis il haussa les épaules et poursuivit du ton qu'on prend pour
suggérer les expédients impossibles:

--Je ne vois rien... rien! à moins qu'il ne vous passe par la tête de
donner votre démission, de vous faire inscrire au tableau, et de....

Je ne le laissai pas achever. Je lui serrai la main fortement et je
m'enfuis.


Pièce numéro 77

(Écrite et signée par Lucien. Copie.)

Paris. 8 septembre 1865.

_À M. le président du tribunal civil d'Yvetot._

M. le président,

J'ai l'honneur de remettre entre vos mains, selon l'usage hiérarchique,
ma démission, adressée à M. le garde des Sceaux, et que je vous prie de
vouloir bien lui faire tenir. Veuillez agréer, M. le président, etc.


Pièce numéro 78

(Copie de la démission de L. Thibaut, adressée au ministre de la
justice.)


Pièce numéro 79

(Écrite et signée par L. Thibaut. Copie.)

Paris. 8 septembre 1865.

_À M. le bâtonnier de l'ordre des avocats, à Paris._

Monsieur et très honoré confrère,

En conformité de ma démission envoyée aujourd'hui même à qui de droit,
j'ai l'honneur de solliciter mon inscription au tableau des avocats près
la cour impériale de Paris. Je joins mon diplôme de licencié en droit.

L'acceptation de M. le garde des Sceaux vous sera ultérieurement
adressée, avec les pièces nécessaires que vous voudriez bien me
réclamer. J'ai l'honneur d'être avec respect, etc.


Pièce numéro 80

(Extrait du _Moniteur universel_. Partie officielle du 8 septembre
1865.)

M. C.-B. Ferrand, président du tribunal de première instance d'Yvetot,
est nommé conseiller près la cour impériale de Paris.


Pièce numéro 81

(Écriture de femme, sur papier à tête imprimée, portant: «Hôtel de
Dieppe, rue d'Amsterdam, à Paris».)

10 septembre.

_À M. Louaisot de Méricourt, rue Vivienne._

M. L. Thibaut ne pouvant ni écrire ni quitter sa chambre, prie M.
Louaisot de vouloir bien venir le trouver à l'adresse indiquée
ci-dessus.


Pièce numéro 82

(Écrite par Louaisot.--Sans signature.)

Paris. 11 septembre 65.

_À Mme la marquise de Chambray._

L'agneau est bien malade, mais il guérira. Il cherche, il brûle. Il m'a
proposé beaucoup d'argent, savez-vous pourquoi? _Pour retrouver
Fanchette._ Je vous dis qu'il brûle.

Ce qui reste à fabriquer doit être mis en main lestement.

Et il ne faut pas, croyez-moi, vous faire des ennemis de ceux qui
peuvent, à leur choix, vous donner un coup de coude ou un coup d'épaule.

Une femme adroite attendrait encore un peu pour être ingrate envers un
vieil esclave comme moi.


Pièce numéro 83

(Écriture de copiste. Anonyme. Papier écolier. Pressée et à suivre, si
M. L. Thibaut est absent.)

Paris, 12 septembre.

_À M. L. Thibaut, à Yvetot._

Une personne qui s'est déjà mise en communication avec M. L. Thibaut, en
lui proposant des révélations de première importance contre un envoi de
dix louis, poste restante, revient à la charge, poussée par le
besoin,--et aussi par l'idée qu'elle pourrait empêcher de grands
malheurs. La personne a appris que les événements ont marché. Ce n'est
pas sa faute. Elle avait de quoi sauvegarder ceux qui ont été frappés.
Écrire poste restante à M. J.-B. Martroy, sans même envoyer d'argent. La
personne n'est pas dans une position heureuse. Elle n'a pas non plus
toute liberté dans ses mouvements. Les ennemis de M. L. Thibaut sont ses
ennemis.


Pièce numéro 84

(Écriture de Louaisot. Sans signature.)

Paris. 13 septembre 1865.

_À Mme la marquise de Chambray, en son hôtel, à Yvetot._

Haute et puissante dame, il paraît que vous dédaignez maintenant de
répondre aux missives qu'on se fait l'honneur de vous adresser
humblement. Seriez-vous malade comme l'agneau? Il a bel et bien une
pleuropneumonie. Je l'ai fait visiter par mon illustre ami, le Dr
Chapart, qui est le roi des ânes.

Le Dr Chapart avait reconnu du premier coup l'existence d'un rhume de
cerveau, compliqué d'un point de côté qu'il attribuait, sauf le respect
qui vous est dû, à des gaz. Il a ordonné son sirop-Chapart. L'agneau
n'en savait plus bien long, allez!

Mais il se trouve que ma mule, attendrie par sa beauté touchante, a juré
de le sauver. Pélagie est comme ça: elle a des goûts de marquise.

Parmi ses honorables connaissances, elle compte un aide-vétérinaire,
destiné à un bel avenir. Frauduleusement et sans m'en prévenir, elle a
introduit cet artiste à l'hôtel de Dieppe où demeure l'agneau.

Ce qui est bon pour la remonte n'est sans doute pas mauvais pour
l'homme, créé à l'image de Dieu, car après avoir pris son remède de
cheval, l'agneau s'est repiqué à vue d'oeil.

Il ne s'agit pas du tout de cela, vous savez, ô reine! Envoyez du nerf,
comme disait Talleyrand,--_de la braise_ pour employer l'expression
favorite de cet ignominieux J.-B. Martroy.

Devinez pourquoi je vous parle de celui-là?

C'est que j'ai eu la chance d'éteindre, ce matin, le feu qui était déjà
à la maison, Madame et chère patronne. Non pas chez l'agneau, mais à
l'hôtel de Chambray.

Que payez-vous aux pompiers?

_Martroy est à Paris._

Non seulement Martroy est à Paris, mais il cherche à se mettre en
relation avec l'agneau.

Et ce n'est pas la première fois à ce qu'il paraît. Du moins sa lettre
que j'ai chipée--cachets intacts, rassurez-vous--sur la table de nuit de
l'agneau, et lue d'un bout à l'autre avec le plus vif intérêt, se réfère
à un autre message dont la date m'est inconnue.

Ce premier message dut rester sans réponse. Pourquoi? Je n'en sais rien.
Peut-être parce que Martroy demandait 200 francs. J'ai appris que
l'agneau donnait toutes ses petites rentes et une bonne partie de son
traitement pour la toilette de ses soeurs.--Et puis, si les gens comme
lui savaient s'y prendre, ne fût-ce qu'un peu, on aurait le cou cassé
toutes les trois enjambées.

Ci-joint copie de la missive de Martroy.... Vous avez lu? Qu'en
dites-vous?

Ce serait dommage d'échouer quand on est si près du port.

Le vieux dernier vivant baisse, baisse, baisse!

Il ne veut plus manger de crainte de dépenser. Depuis qu'il a chassé son
dernier domestique, il va chercher son sou de lait, lui-même, dans sa
boîte, avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes.

Son chien lui fait peur, sans ça il le tuerait.

Il ramasse des croûtes de pain dans les chiffons.

Pélagie va toujours le voir et lui porte des petits morceaux de sucre.
Il les met en tas dans son armoire. Il en a haut comme moi.

Et il tousse à faire trembler. Ce n'est plus le squelette d'un vieux
coquin, c'est l'ombre d'un singe.

J'ai l'honneur, Madame et incomparable suzeraine, de solliciter vos
instructions. Faut-il tendre une ratière? Martroy est un retors, mais si
l'argent ne manque pas....

Envoyez donc une bonne fois ce qu'il faut, sans liarder, ô reine!

C'est ce Martroy qui satisferait bien la curiosité de l'agneau au sujet
de Fanchette!...


Pièce numéro 85

(Anonyme. Écriture complètement déguisée. Sans date.)

_À M. Louaisot, à Paris._

Vous aurez été mon mauvais génie depuis mon enfance jusqu'à la fin. Vous
ne manquerez pas d'argent.

Puisque je ne peux pas être heureuse, je veux être riche. Rien ne
m'arrêtera, cette fois, je le veux!


Pièce numéro 86

(De la main d'un écrivain public, signée d'une croix, par François
Bochon, valet de chambre.)

Yvetot, 16 septembre 1865.

_À M. L. Thibaut, démissionnaire, à Paris._

La présente est pour vous faire savoir que ça ne me chausse qu'à moitié
de supporter les raisons de Madame et de ses demoiselles, du matin
jusqu'au soir, par la mauvaise humeur qu'elles ont de ne pas pouvoir
taper sur vous.

J'y mets encore de la patience assez, parce que je ne peux pas dire le
contraire que c'est maladroit à Monsieur d'avoir lâché un bon état pour
se mettre à rien faire à la suite d'une bêtise comme celle que Monsieur
a faite. N'empêche que, trouvant une bonne place en ville, avec un
particulier seul et garçon, pas marié, je prie bien Monsieur de me payer
mon compte en me disant qu'il n'a plus besoin de moi et un certificat.

Rien de nouveau d'ailleurs, si ce n'est que Madame et ses deux
demoiselles parlent du matin au soir de vous faire interdire de vos
droits dans la société. Comme elles n'osent plus sortir dans la rue,
rapport à ce qu'elles croient que les polissons vont les suivre au
doigt, elles sont toujours à la maison, et c'est pour ça que je m'en
vas.

Mme la marquise de Chambray est partie hier avec Louette. En voilà
une qui chante partout que Monsieur n'a point d'esprit. Dame! Elle a ses
raisons pour ça, moi, je ne me mêle que de mes affaires. Et bien juste.

Le nouveau M. le président est arrivé. C'est un petit sec, gravé de la
vérette. Il n'y a plus rien pour ceux de Normandie. C'est un Picard.

Quant à la chose de vos noces, ça ne faiblit pas, on en parlera
longtemps.

De cette histoire-là, ils disent que le petit M. Pivert va enfler et se
marier. Ce qui casse les uns raccommode les autres.

Rien autre à vous marquer que mon dévouement et mes gages à me payer.


Pièce numéro 87

(Écriture de Lucien, pénible et altérée.--Sans adresse.)

Paris. 22 septembre.

J'ai cru que j'allais mourir. C'est toi Geoffroy à qui j'aurais légué la
continuation de ma tâche. J'avais fait, moi-même, à ma dernière heure de
force, le paquet qui devait t'être adressé.

Je le défais aujourd'hui. Le recueil n'est pas complet. Dieu veut que
j'y ajoute encore.

Pendant ma maladie, je n'ai pas eu une minute de trouble mental. Je me
sentais mourir. J'en éprouvais une grande joie--et un inexprimable
chagrin.

Mon chagrin était pour Jeanne que je laissais en péril.

Ma joie était pour moi. Je m'en repens. J'ai bien souffert, mais je n'ai
pas plus souffert que la plupart des autres hommes. Et j'ai fait mon
devoir.

J'ai eu autour de moi, à plusieurs reprises, pendant ma maladie, M.
Louaisot, l'homme de la rue Vivienne, sa gouvernante Pélagie et un
médecin qu'il avait amené. Mes papiers étaient à l'abri. Une seule
lettre m'a manqué que j'avais entrevue sur ma table de nuit.

C'était moi qui avais mandé Louaisot, mais je ne l'avais pas appelé en
qualité de garde malade.

Ma mère et mes soeurs ne m'ont pas écrit. Je n'ai aucune nouvelle de
Jeanne, sinon par M. Cressonneau qui, par deux fois, a eu l'obligeance
de me faire dire que la santé de ma femme bien-aimée n'était pas
mauvaise.

Je ne suis pas encore bien fort. La plume tremble dans ma main.

Et pourtant Geoffroy, l'heure de travailler arrive. Jeanne m'attend. Je
vais me mettre à l'oeuvre. Je sens que je serai courageux et patient.

Dieu est bon de m'avoir conservé pour ma tâche.

Les assises me trouveront prêt, Geoffroy. Jeanne n'y viendra pas seule.


Pièce numéro 88

(Extrait du _Moniteur universel_, partie officielle. Numéro du 24
septembre 1865.)

M. Pivert (A), substitut du procureur impérial à Yvetot, est nommé juge,
près du même siège, en remplacement de M. Lucien Thibaut, dont la
démission est acceptée.


Pièce numéro 89

(Extrait de la _Gazette des Tribunaux_. Numéro du 24 septembre 1863.)

Le tirage du jury pour la prochaine session de la cour d'assises de la
Seine a donné le résultat suivant:

(Liste des jurés.)

C'est à cette session que doit venir, selon toute probabilité, la trop
fameuse affaire du Point-du-Jour dite l'_Affaire des ciseaux_.

On désigne pour présider la cour d'assises, le conseiller nouvellement
nommé, M. Ferrand, qui passe pour un magistrat de haut savoir et
d'avenir.


Pièce numéro 90

(Du bâtonnier de l'ordre des avocats de Paris, signée par lui, écrite
par un expéditionnaire.)

Paris, 26 septembre 1865.

_À M. L. Thibaut, avocat à la Cour impériale._

(Avis officiel de son inscription au tableau.)


Pièce numéro 91

(Écrite par un expéditionnaire. Signée par le président des assises.)

Paris. 28 septembre 1865.

_À M. L. Thibaut, avocat et Cie._

(Envoi d'une carte spéciale pour entrer à la prison.)


Pièce numéro 91 bis

Carte d'admission

Prison de la Conciergerie

Service des accusés au secret

Laissez entrer dans la chambre de l'accusée Jeanne Péry, femme Thibaut,
M. Lucien Thibaut, avocat, son défenseur.




DEUXIÈME PARTIE

Le défenseur de sa femme




Récit de Geoffroy




I

J.-H.-M. Calvaire


Je ne lisais plus. Mes yeux restaient fixés sur le petit carré de papier
qui portait l'estampille de la Conciergerie. Et mes yeux étaient
mouillés.

Se peut-il qu'un laissez-passer libellé selon la formule morne des actes
de cette sorte, produise ainsi une profonde, une enthousiaste émotion!

Mon âme vibrait, je puis le dire, pendant que je lisais le dernier mot,
écrit sur ce pauvre carton: «Défenseur»!

Une fois, Lucien me l'avait dit dans le lyrisme de sa tendresse si
belle. Il m'avait dit: «Rien n'est pour moi au-dessus de cette fable
splendide: Orphée allant chercher sa femme aux enfers!»

Aussi comme cette grande fable nous fait rire à gorge déployée, nous, le
siècle contempteur des géants, nous les impuissants et les railleurs,
nous, les pitres de la décadence!

Et Lucien avait ajouté:

«Ma femme était dans l'enfer, je suis allé l'y chercher.»

À l'heure où il m'avait dit cela, je ne l'avais pas compris, mais je
comprenais, maintenant.

Le mari de l'accusée était le défenseur de l'accusée.

Du bord où marche l'homme d'honneur, il se penchait, devant tous et sous
le soleil, vers le gouffre où l'infamie se débat dans le sombre. Sa main
s'y plongeait, frémissante d'orgueil généreux; il y cherchait, il y
trouvait une main déshonorée et il la ramenait à lui, criant à la
foule:

«Je suis le mari de cette femme, et je suis son défenseur!»

C'est grand, le mariage, allez, les petits ont beau rire!

Et c'est grand aussi l'oeuvre d'avocat, quoi que fassent certains
avocats.

Y eût-il, autour de ces deux nobles choses, plus de misères grotesques
qu'on n'y en amoncelle à plaisir: j'entends les avocats et les maris
eux-mêmes, collaborateurs de toutes les comédies, ces deux choses
seraient grandes encore, parmi ce que le monde garde de plus grand.

J'étais avec Lucien. Je le connaissais si bien depuis vingt-quatre
heures! Je voyais battre à nu son excellent coeur si naïf et si brave!
Je devinais quelle allégresse avait rempli tout son être en lisant ce
mot _défenseur_ à la suite de son nom.

Pour certains, il y a de profondes jouissances dans le sacrifice, mais
pour Lucien, ce n'était pas cela.

Lucien ne sacrifiait rien.

L'héroïsme s'exhalait de son amour comme le souffle sort de nos
poitrines. Il vivait de tendresse. Pour employer son expression qui,
pour nous, serait prétentieuse, mais qui devenait si juste entre ses
lèvres: «Jeanne était son âme.»

Je n'eus pas le temps de poursuivre plus loin ma lecture. Au moment où
j'allais prendre le numéro suivant, mon domestique Guzman rentra. Il
venait me rendre compte des deux commissions que je lui avais données.

Mme la marquise de Chambray me faisait dire qu'elle m'attendrait,
selon mon désir, ce soir, à huit heures.

Ce devait être la fameuse femme de chambre Louette qui avait transmis
cette réponse, du moins je crus la reconnaître à la description que m'en
fit Guzman.

Quant à Mme la baronne de Frénoy. Guzman l'avait vue elle-même.

C'était, au dire de Guzman, une forte femme très brune, au teint presque
gris et aux yeux brillants, pris en quelque sorte dans un réseau de
rides. Il me sembla que je la revoyais. C'était une créole. Les créoles
sont souvent jolies dans leur jeunesse.

Mais l'âge les masque d'une étrange façon.

Mme de Frénoy, veuve de Rochecotte, avait fait entrer Guzman dans sa
chambre à coucher, où elle était étendue sur un canapé.

--Pas belle, pas belle, me dit Guzman. Des rides faites avec de la peau
de serpent, des cheveux gris de fer et des yeux taillés à pointes, comme
les cristaux de lustres. Et tout ça dans du lait, car elle est entourée
de mousseline blanche. Elle m'a dit du premier coup:

--Dites donc, là-bas, vous, ce gamin de Geoffroy aurait bien pu venir
lui-même et tout de suite. Je lui ai assez donné de fessées quand il
faisait le méchant,--et des dîners aussi, les jours de sortie. Mon
pauvre Albert avait de bien mauvais sujets pour amis. Guzman n'était pas
sans éprouver un certain plaisir à me rapporter ces paroles.

--La demoiselle de compagnie, reprit-il, la même qui est venue ici ce
matin chercher la réponse de Monsieur, pauvre diablesse, a voulu mettre
son nez à la porte; Mme la baronne lui a dit d'aller voir à ses
affaires et qu'elle était curieuse comme une pie. J'aimerais mieux être
bourreau que demoiselle de compagnie, ça, c'est sûr. Mme la baronne
m'a donc continué:

«--Vous direz à M. Geoffroy de Roeux que je pleure toujours mon fils
Albert, le jour et la nuit. C'est en automne qu'il aurait eu ses trente
ans. Je suis obligée de partir parce qu'on m'a invitée en vendanges,
mais je compte sur M. de Roeux pour se mettre à la recherche de cette
drôlesse de Fanchette. On l'a laissée partir. La justice est une bête.
M. de Roeux nous doit bien ça à mon fils et à moi. L'autre ami de mon
fils, l'avocat Thibaut, s'est mis du côté de la coquine. Il y a des
hommes bien abominables! Quand je reviendrai de la Bourgogne, je verrai
votre maître. Dites-lui qu'il peut s'adresser à M. le conseiller Ferrand
pour les démarches. C'est un aimable homme, et fort au whist. Si on
retrouve la créature, je la déchirerai de mes propres mains, allez!»

Ce compte-rendu fidèle de la mission de Guzman ne me donna pas beaucoup
à regretter le départ de Mme la baronne pour les vendanges.

Dans mes souvenirs, c'était une très bonne femme, mais fantasque et
impérieuse. Je n'avais ni le temps, ni la volonté de m'atteler à sa
vengeance.

S'il m'eût été donné de la voir, j'aurais essayé de changer son
sentiment par rapport à Jeanne, mais c'aurait été là une rude besogne.

Mon dîner, lestement pris, pourtant, me mena jusqu'à l'heure de partir
pour le rendez-vous de Mme la marquise. Il pleuvait. Guzman mit mon
pardessus dans la voiture fermée qu'il m'avait fait avancer.

Au moment où je traversais le trottoir pour monter, j'aperçus un
malheureux petit homme maigre et plat comme un couteau à papier qui me
tira son vieux chapeau rougeâtre d'un air de connaissance.

Je croyais pourtant être bien sûr de n'avoir jamais rencontré en ma vie
ce pauvre petit homme-là.

Il était vraiment fait de manière à ce qu'on pût se souvenir de lui.

Parmi les marchands de lorgnettes il y a de ces maigreurs, mais le
marchand de lorgnettes prend l'usage du monde, à force d'accoster les
Anglais. Son abord n'est ni emprunté, ni timide.

En outre, il parle généralement la langue de Moïse.

Mon petit homme parlait normand, comme je pus l'entendre au seul mot
qu'il prononça en me tendant discrètement sa carte: un petit carré de
papier écolier, sur lequel étaient tracées, en belle écriture ronde de
copiste, ces trois lettres majuscules: J.-B.-M.

--Calvaire! me disait-il tout bas; Calvaire!

Il avait arrondi ses deux mains autour de sa bouche pour former
porte-voix.

Il y a des heures de danger et d'embarras où les choses qu'on ne
comprend pas font peur. Je regardai le petit homme avec défiance.

C'est bien, en apparence, la plus inoffensive et la plus pauvre créature
qu'on puisse imaginer. Outre son chapeau roussi qui ruisselait de pluie,
il portait un pantalon de casimir gris perle dont les lambeaux faisaient
frange sur des bottes désastreuses, et si longues qu'elles se relevaient
à la poulaine.

Par-dessus son pantalon, il avait, au lieu de redingote, un petit collet
de toile cirée blanche qui avait dû être la partie supérieure d'un
carrick de cocher.

Une assez forte liasse de papiers relevait le pan de ce manteau--comme
une épée.

Avez-vous vu parfois de ces yeux myopes qui s'allongent et se
raccourcissent comme des lunettes d'approche? Mon pauvre petit homme
avait cela de commun avec les escargots.

--Calvaire! murmurait-il en agitant sa carte, Calvaire!

Je voyais sortir d'entre ses paupières et se tendre vers moi, en même
temps que sa carte, deux prunelles ternes qui me semblaient supportées
par des tentacules en caoutchouc. Ces prunelles avaient une expression
suppliante. Quand j'eus pris la carte, les prunelles rentrèrent chez
elles et s'abritèrent derrière deux touffes de cils blondâtres, pendant
que le petit homme répétait:

--Calvaire, mon bon Monsieur. Vous comprendrez l'analogie. Ça fait
partie de la série de mes pseudonymes raisonnés.

Ses mains faisaient toujours porte-voix.

J'étais pressé, je lui offris vingt sous et je montai en voiture.

--Hôtel des Missions étrangères, dis-je au cocher, rue du Bac!

Mon petit homme m'adressa un gracieux salut; mais il n'avait pas encore
tout ce qu'il voulait, car je le vis gesticuler sur le trottoir et, au
moment où ma voiture s'ébranlait, j'entendis sa voix grêle qui
m'envoyait ce mot cabalistique:

--Calvaire!

À dix secondes de là, je ne songeais plus au petit homme. J'essayais de
recueillir ma pensée pour ne pas arriver sans préparation au rendez-vous
de Mme la marquise de Chambray.

Tout d'abord, j'étais bien forcé de m'avouer qu'en risquant cette
démarche, je n'avais aucune intention précise, aucun but qui se pût
formuler.

J'ai écrit le mot _risquer_, non pas assurément que je crusse à la
possibilité d'aucun danger personnel, mais parce que je me sentais
étroitement chargé des intérêts de Lucien Thibaut et que vis-à-vis d'une
femme comme Mme la marquise--comme je la jugeais du moins--il y a
toujours péril à laisser entamer une situation.

J'avoue que j'avais grande idée des capacités diplomatiques de cette
belle Olympe.

Lucien avait eu raison d'elle un jour, mais ç'avait été par un coup de
massue.

En diplomatie, puisque j'ai prononcé le mot, une démarche n'est pas
toujours inopportune parce qu'elle n'a pas de but actuel ni d'utilité
apparente. Il y a des démarches qui coûtent un prix fou sans autre
avantage que de «voir venir». Demandez aux joueurs d'écarté ce que
rapporte le _voir-venir_, quand on a le roi et le valet contre la dame
seconde.

À mes yeux, Mme la marquise de Chambray était une de ces personnes
qu'il est impossible de lire. Il faut les entendre et les voir.

Mon rôle était évidemment la réserve. Ma chasse ne quêtait aucun gibier
particulier: tout m'était bon. Je faisais une battue générale sur les
terres de cette belle Olympe.

Et plus la voiture mangeait de pavés sur la route du faubourg
Saint-Germain, plus je prenais assurance, certain de rapporter quelque
chose dans mon sac, en revenant de cette guerre.





II

Une lettre du comte Albert


L'hôtel des Missions étrangères est un logis de prêtres et de grandes
dames départementales. On y voit des évêques et des duchesses. Les curés
et les châtelaines de seconde qualité vont rue de Grenelle, à l'hôtel du
Bon-Lafontaine, qui est également bien célèbre.

Mais que Dieu me garde de dire ou de penser que dans l'une ou dans
l'autre de ces deux pieuses hôtelleries il y ait beaucoup de clientes
comme Mme la marquise de Chambray!

Je la trouvai dans une grande chambre assez belle, mais singulièrement
triste, et qui me rappela, par le contraste, les enchantements du petit
salon Louis XV, où ce vieillard amoureux, M. le marquis de Chambray,
avait entassé tant de merveilles artistiques.

Il faisait froid là-dedans, malgré le plein Paris et la saison, comme
dans un vieux château du fond de la Bretagne.

Du reste, il y avait du feu dans la cheminée.

Mme la marquise était assise auprès de sa table, un peu en avant, de
manière, à ce que la lueur du flambeau à deux branches qui brûlait à
côté d'elle glissât de biais sur ses traits. Pour les mettre tout à
fait dans l'ombre, elle n'avait à faire qu'un tout petit mouvement en
avant.

Sur la cheminée, il y avait deux autres bougies. En tout quatre. Dans
cette pièce morne et sombre, cela donnait un crépuscule. Les ténèbres
étaient visibles.

Mme la marquise portait le deuil, un deuil très sévère et très
élégant. Je la trouvai moins belle qu'au sortir de l'Opéra, mais plus
jeune.

Ce fut ce qui me frappa en ce moment: son extraordinaire jeunesse.

Elle se leva pour me recevoir et je pus admirer la gracieuse noblesse de
sa taille.

J'ai toujours pensé que certaines femmes peuvent, quand elles le
veulent, mettre une sourdine à leur beauté.

Mais la beauté n'est rien, puisque cette merveilleuse Olympe avait été
vaincue par Jeanne.

--M. de Roeux, me dit-elle quand je fus assis en face d'elle avec les
deux bougies de la table dans les yeux, nous sommes, vous et moi, de
bien vieilles connaissances. J'ai sollicité le plaisir de vous voir
parce que je vous crois le meilleur ami de M. Lucien Thibaut.

--Vous ne vous êtes pas trompée, Mme la marquise, répondis-je.
J'ignore si Lucien a un meilleur ami que moi, mais je sais que je l'aime
de tout mon coeur.

Elle s'inclina. Il me sembla déjà qu'elle cherchait ses paroles.

--Hier matin, reprit-elle, à la maison de santé de Belleville, vous
m'avez surprise au moment où j'accomplissais un singulier pèlerinage. Je
ne me cache pas de cela, ou plutôt je ne me cache de cela que vis-à-vis
de Lucien lui-même. Je suis l'amie de son enfance. Quoi qu'il arrive, je
resterai fidèle à cette tendresse. Puisque je ne peux pas être la femme
de Lucien, M. de Roeux, et j'avoue que c'était là mon rêve le plus cher,
je veux être la soeur de Lucien, toujours.

À mon tour, je m'inclinai.

Ses doigts, qui frémissaient malgré elle, tourmentaient son mouchoir.

--Lucien est bien malade, dit-elle encore, et bien malheureux.

--Je crois qu'il peut guérir, répondis-je. Quant à son malheur, je vous
demande pardon, Madame, mais je n'en connais pas encore toute l'étendue.

--C'était la première fois que vous revoyiez Lucien, M. de Roeux?

--Depuis les jours de notre enfance, oui, Mme la marquise, la
première fois.

--Mais vous saviez tout ce qui le concernait depuis longtemps?

--J'ai commencé cette nuit seulement à lire son histoire.

Elle témoigna de l'étonnement, mais comme si elle se fût dit: il faut
bien être un peu étonnée.

--Oserais-je vous demander, M. de Roeux, poursuivit-elle comment vous
avez trouvé l'adresse de Lucien?

--Par un M. Louaisot de Méricourt qui me l'a vendue trente francs,
répondis-je.

Elle porta son mouchoir à ses lèvres.

--Et que pouvez-vous croire de moi? prononça-t-elle tout à coup à voix
basse, pendant que la lueur oblique des bougies allumait deux étincelles
aux bords de ses paupières, que croit-il lui-même? Que croirais-je si
j'étais à votre place à tous les deux!

Les larmes qui tremblaient à ses cils roulèrent lentement sur sa joue.
Quelque chose remua tout au fond de mon coeur.

Je me raidis. Je sentais l'influence de la sirène.

Mais je ne me raidis pas jusqu'à repousser de parti pris la vérité, si
elle venait en contradiction avec mes impressions ou mes sentiments
acquis. J'avais un doute qui ne naissait pas ici. Il était préexistant.

L'idée que les événements m'imposaient au sujet de cette admirable
créature était si horrible qu'un instinct surgissait au-dedans de moi
pour la repousser. Elle pleurait. J'ai vu des comédiennes pleurer au
théâtre et dans le monde.

Mais elle souffrait si terriblement qu'aucune comédienne n'aurait pu
rendre un pareil martyre, sans paroles ni gestes, en laissant seulement
une goutte d'eau aller le long de la pâleur de ses joues.

--M. de Roeux, reprit-elle en affermissant sa voix par un grand effort,
je ne vous ai pas appelé ici pour vous parler de moi. Je suis enserrée
dans un tel lacet d'apparences mensongères--et calomnieuses, que je
n'espère ramener ni Lucien ni vous qui ne pouvez voir que par lui....

--Vous vous trompez, Mme la marquise, interrompis-je. J'essaye de
voir par mes propres yeux.

--Plût à Dieu! fit-elle, mais sans chaleur ni espoir.

Elle poursuivit:

--Je sais ce que vous valez, M. de Roeux. Outre ce que M. Lucien Thibaut
me disait autrefois, j'avais souvent, bien souvent entendu parler de
vous par un autre ami qui nous fut commun, à vous et à moi: le brave, le
bon, le cher Albert de Rochecotte.

Il me déplut de l'entendre prononcer ce nom. Je restai muet. Le
sentiment qui était en moi se lisait sans doute sur mon visage, car elle
devint plus pâle. Auprès d'elle, sur la table, il y avait une lettre que
je n'avais point remarquée. Elle la prit et me dit:

--Je l'ai cherchée et retrouvée pour vous. Elle fut écrite bien peu de
jours avant la mort d'Albert. Vous savez qu'il avait demandé ma main.
Dans cette lettre, il m'annonçait son mariage prochain. Lisez seulement
le dernier paragraphe. Je pris le papier qu'elle me tendait, et je lus
à l'endroit qu'elle me désignait.

«.... Vous savez de quel coeur je radotais ce cri de guerre: _On
n'épouse pas Fanchette!_ Cela reste vrai, au fond, je ne l'épouserai
pas, puisque j'en épouse une autre; mais il n'en est pas moins vrai que
ma position devient gênante.

Est-ce un coup monté par la cousine Péry, j'entends la mère? ou même par
ce vieux farceur de baron de Marannes? Je parie bien que vous ne
devinerez pas? Il faudra vous mettre les points sur les i....

Fanchette elle-même ne sait pas que je sais cela. Mais je le sais,
morbleu! et cela me met aux cents coups.

Aidez-moi donc, huitième merveille, vous devez bien aussi être un peu
devineresse! Eh bien, Fanchette n'est pas Fanchette. Quoi! voilà le mot
lâché!

Qui est-elle, alors? Voilà que vous devinez.

Mon Dieu, oui, c'est elle! ils ont joué ce jeu. C'était assez facile, je
n'avais jamais vu ma cousine Jeanne.

Et le diable, c'est que la pauvre chérie m'aime comme une folle! Et moi
donc!

Quand je pense que j'avais écrit à ce bon Lucien dans le temps pour lui
dire....

Voulez-vous parier une chose avec moi, cousine? c'est que tout cela
finira mal.

Si je pouvais, comme indemnité, céder à ces Péry--quels coquins!--mes
droits à la succession tontinière et fantastique! Je ris, mais j'ai
envie de pleurer. Après vous, c'est la plus jolie du monde. Et bonne,
comme une petite panthère privée! Mais ma mère ne consentirait jamais!

Je baise le bout de vos doigts, déesse...»

Mes yeux restèrent cloués au papier longtemps après que j'en eus achevé
la lecture.

Le fait révélé dans cette lettre, à savoir que Jeanne et Fanchette ne
faisaient qu'une, m'était venu à l'esprit bien des fois depuis la
veille.

Y croyais-je?

Tout ce que mon cerveau peut comporter d'attention se concentrait dans
l'examen de la lettre.

D'Albert, tout m'était familier: non seulement son écriture, mais son
style, ses plaisanteries courantes--sa façon de commencer la marge
étroite, pour la finir large, ce qui faisait surplomber ses pages comme
des maisons du XVe siècle,--tout, jusqu'à son papier....

C'était bien l'écriture d'Albert, je l'aurais affirmé sous serment.
C'était son style, c'étaient ses plaisanteries. C'était sa façon de
marginer, sa plume, son encre, son papier et sa ponctuation qui
différait bien un peu de celle de tout le monde.

La lettre était d'Albert.

Y croyais-je.

Je la rendis à Mme la marquise qui me dit:

--Vous vous étonnerez après cela de la part que je pris au mariage de
Lucien avec ma cousine Jeanne.

--En effet, murmurai-je, de deux choses l'une....

--Non, M. de Roeux, interrompit-elle. Il y a trois choses: Lucien
m'avait menacée.

Cela était vrai. La parole qu'il eût fallu dire ne me venait pas.

--Oh! fit-elle, Dieu n'a pas voulu me prendre!

--N'avez-vous point fait usage de ceci devant les tribunaux? demandai-je
un peu au hasard.

--Jamais.

--Et vis-à-vis de Lucien?

--Dieu m'en garde! ç'aurait été le tuer.

Cela était vrai encore.

Pendant que je songeais, elle déchira la lettre et en jeta les fragments
dans le foyer.

--Que faites-vous! m'écriai-je.

--Vous l'avez vue, cela me suffit. Je n'ai pas.... Je n'avais pas de
haine contre ma cousine Jeanne, et maintenant, cette lettre est inutile.

Le soupçon qui naissait en moi par rapport à l'authenticité de la lettre
m'empêcha de donner attention à ces paroles dont le sens devait m'être
bientôt expliqué.




III

L'incomparable Olympe


--M. de Roeux continua la marquise après un silence, ce n'est pas
seulement Lucien qui m'a calomniée près de vous.

--Madame, répondis-je, Lucien ne s'appartient plus à lui-même. Moi, je
n'ai qu'un désir, c'est de vous trouver telle que les amis de votre
enfance, Lucien lui-même et Albert, vous dépeignaient à moi autrefois.

Elle eut un sourire fier et triste qui fit tout à coup éclater sa beauté
comme la couche de vernis illumine, sous le noir, les splendeurs
inconnues d'un tableau de maître.

--Je ne suis pas adroite, moi, M. de Roeux, me dit-elle, je n'essayerai
pas de lutter avec vous. J'ai un secret, vous le savez, et il est bien
pesant, puisque j'ai prêté un jour ma maison à ma rivale pour y célébrer
les fêtes de son mariage.... Vous pensez à l'arrestation de Jeanne? Je
lis cela dans vos regards. Vous vous trompez, l'arrestation de Jeanne me
surprit, me frappa tout autant que Jeanne elle-même. Je la croyais à
l'abri: j'avais des raisons de croire cela, Monsieur....

Elle s'interrompit parce que mon regard, peut-être, était incrédule.

--Non! reprit-elle, ne cherchez rien en dehors du secret que je confesse
avoir. Malheur ou faute, ce secret me livre en proie à un tyran sans
pitié, qui ne se contente pas de m'opprimer, qui travestit mes actes et
ma pensée, qui me perd--qui me déshonore!... On vous a dit que j'étais
l'héritière, après cette malheureuse enfant, Jeanne, qui venait
elle-même après Albert de Rochecotte, l'héritière de la tontine, de
cette fortune immense et infâme dont Paris commence à s'occuper... on
vous a dit cela, n'est-ce pas?

--On me l'a dit, Madame.

--On vous a menti. Cela n'est pas vrai. Ou plutôt, s'il est vrai que je
sois l'héritière, il est faux que je poursuive l'héritage. Un autre est
là derrière moi qui fait agir mes mains garrottées.... On vous dira
demain que j'ai fait interdire un vieillard,--le _dernier vivant_... ce
n'est pas vrai! ce n'est pas moi! c'est mon secret qui agit malgré moi.
Moi, je n'ai jamais fait que porter les aliments à la bouche de ce
misérable vieillard, dont la folie consiste à se laisser mourir
d'inanition au milieu de ses richesses. Mais à quoi bon me défendre?
Personne ne m'attaque, n'est-ce pas M. de Roeux?

--Madame, répondis-je avec beaucoup de respect, si je dois apprendre
plus tard les choses auxquelles vous venez de faire allusion, au moins
n'en suis-je pas encore là de ma lecture.

Elle me regardait d'un air vraiment désespéré.

--Que faire? murmura-t-elle, sans savoir qu'elle parlait; vous avez
entre les mains ce que vous croyez être mon écriture! chaque parole qui
tombe de mes lèvres doit être pour vous un mensonge. Il y a quelque
chose de plus odieux que le crime, c'est l'hypocrisie. Moi, pour vous,
je suis à la fois hypocrite et criminelle....

Sa belle tête s'était courbée, elle la redressa.

--Mais dites-moi donc ce que vous pensez de moi, Monsieur!
s'écria-t-elle avec plus de douleur encore que de colère.

Et, sans attendre ma réponse qui, peut-être, aurait été difficile, elle
reprit brusquement:

--Laissons cela. Il y a longtemps que je n'espère plus rien, pas même
justice. J'aurais voulu seulement qu'il fût heureux.... Vous savez de
qui je parle... car le sentiment que j'ai pour lui survit à tout, chez
moi, M. de Roeux, je l'emporterai avec moi hors de ce monde. Je n'ai pas
été exaucée. Il est malheureux et son malheur va s'aggraver jusqu'au
désespoir. J'ai désiré une entrevue avec vous pour savoir si vous
voudriez vous charger d'apprendre à M. Lucien Thibaut une mauvaise, une
cruelle nouvelle.

Son regard qui couvrait le mien s'imprégnait d'une dignité grave.

--Quelle nouvelle? balbutiai-je, car les paroles prononcées naguère me
revenaient et je craignais de deviner.

--C'est bien cela, me répondit-elle, comme si j'eusse exprimé ma
crainte.

Puis elle ajouta d'une voix étouffée, mais sans baisser les yeux.

--Jeanne est morte.

À cette sinistre déclaration mon fauteuil recula malgré moi.

--J'avais fait mon devoir, poursuivit Mme la marquise, vous verrez
plus tard, si vous ne l'avez pas encore vu, que j'avais contribué à
l'évasion... j'avais donné asile à ma cousine, à la femme de mon seul
ami dans mon château près de Dieppe.... Pourquoi je n'avais pas prévenu
Lucien? Ah! c'est bien vrai! mais demandez-moi aussi pourquoi je ne suis
pas depuis un an au fond d'un cloître? Esclave! esclave! j'espérais
pourtant donner cette grande joie à celui qu'un peu de joie ferait
renaître. Je me disais: Je le prendrai par la main, bientôt.... Bientôt,
je le conduirai à celle qu'il aime....

Elle avait des larmes plein la voix. Encore de vraies larmes.

Je l'écoutais, je l'examinais de toute ma faculté de juger. Eh bien!
non, je ne la condamnais pas sans appel! Le juré ne doit compte de ses
impressions qu'à sa conscience. Je gardais un doute....

Mais il y avait quelque chose de plus étrange encore. La mort de Jeanne
qui m'avait d'abord porté un si rude coup, laissait à peine une trace
dans ma pensée. Était-ce que je n'y croyais déjà plus?... Mme la
marquise me tendit une lettre timbrée de Dieppe en ajoutant:

--Voici l'annonce que je reçois du malheureux événement.

Je pris la lettre et je la parcourus des yeux. Je ne crois pas que
Mme la marquise eût conscience du motif de ma froideur.

--Vous chargez-vous de la triste commission, M. de Roeux? me
demanda-t-elle quand je lui eus rendu la lettre mortuaire.

Il me sembla que la lettre était d'un médecin ou du curé: un témoignage
impossible à suspecter. Mais ce n'était ni le curé ni le médecin que je
soupçonnais de mensonge en moi-même.

--Puisque vous le désirez, Madame, répondis-je, je m'en chargerai.

Elle me remercia. Je vis bien que l'entrevue, pour elle, n'avait plus de
raison d'être. Mais moi, je n'avais pas fini.

--Madame, lui dis-je, en continuant de parler dans le diapason ému
qu'elle avait choisi elle-même, auprès de cette pauvre jeune tombe, me
permettrez-vous de vous adresser une question?

--Faites, Monsieur.

--Dans votre pensée, à vous.--avec ou malgré le témoignage apporté par
la lettre de Rochecotte--dans votre conscience, Madame, oui ou non,
cette malheureuse enfant était-elle coupable?

Mme la marquise ne s'attendait pas à cette question; elle fut quelque
temps avant de me répondre. Je la vis, je la sentis encore bien mieux se
recueillir. Je ne me suis pas chargé d'expliquer cette âme. Elle se
détourna pour cacher une larme qui jaillissait de ses yeux.

--Non! répondit-elle avec force et comme si sa conscience eût fait
explosion.

--Non! répétai-je.

Son regard revint à moi. Elle avait déjà l'oeil sec.

--M. de Roeux, poursuivit-elle avec une froideur soudaine, s'il m'était
permis de parler, ce serait la fin de mon supplice. Ne m'interrogez
plus, je ne pourrais pas vous répondre. Personne n'est coupable. Il y a
un démon. Un seul démon suffit pour un monceau de crimes.

Elle se leva. Je l'imitai aussitôt.

--Épargnez Lucien, me dit-elle, pendant que je saluais pour prendre
congé. Qu'il apprenne cela lentement, peu à peu. Un choc trop brusque
pourrait le tuer.

Elle me reconduisit jusqu'à la porte. Ses derniers mots furent ceux-ci:

--M. de Roeux, je voudrais bien être à la place de Jeanne!

Était-ce une comédienne très habile? En regagnant ma voiture, j'avais la
tête pleine. Je cherchais en vain à mettre de l'ordre parmi la révolte
de mes pensées. Avais-je eu tort ou raison de ne point prononcer les
deux noms qui tant de fois étaient venus jusqu'à mes lèvres? Celui du
président Ferrand--et surtout M. Louaisot de Méricourt. J'avais souhaité
cette entrevue. Je m'étais préparé pour une lutte d'où, selon moi, il
était impossible que la lumière ne jaillit pas dans une certaine
mesure. Et en effet, tant que le regard triste de Mme la marquise
Olympe était resté sur moi, il m'avait semblé que je soulevais un coin
du voile. Je croyais comprendre ou du moins deviner.

Une explication voulait naître en moi. J'entrevoyais à tout le moins,
pesant sur le coeur de cette femme, une oppression qui me semblait
lourde comme la fatalité. Mais dès que je fus seul, rien ne resta, sinon
l'image de cette incomparable beauté qui me poursuivait mystérieuse,
énigmatique comme le sphinx. Je sautai dans ma voiture et je dis au
cocher:

--Belleville, rue des Moulins.

Aussitôt assis, je crus entendre un soupir--ou un éclat de rire étouffé
dans l'air qui m'environnait. Pendant mon absence, l'intérieur de la
voiture avait pris une odeur de pipe.--De pipe pauvre. Car l'odeur des
pipes a des degrés. J'ai dit qu'il pleuvait. Je pensai que mon cocher
avait pu chercher un abri dans la voiture. Mon pardessus avait glissé de
la banquette parterre, où il formait tas.

Comme j'avançais la main pour le relever il s'agita.

Je crus qu'il y avait un chien dessous.

--N'ayez pas peur, dit une pauvre voix cassée, pendant que la maigre
figure de mon protégé du trottoir,--celui à qui j'avais donné une pièce
de vingt sous--sortait de dessous le paletot.

Jamais de ma vie je n'ai vu rien de si plat que ce pauvre petit homme.
En vérité, sous le pardessus, un chien eût paru davantage.

--Monsieur, ajouta-t-il quand il fut débarrassé, je ne suis pas ici dans
de mauvaises intentions.

Je le regardais profondément ahuri. L'idée lui vint que je ne le
reconnaissais pas.

--Calvaire! me dit-il d'un ton de professeur bienveillant qui fait la
leçon à son élève. Vous avez ma carte. C'est un pseudonyme analogique
pour remplacer Martroy. Calvaire, Martroy (place du), à Orléans. Loiret,
pour rappeler le supplice de Jeanne d'Arc, dite la Pucelle, qui est la
honte de l'Angleterre!

--Ah! ça, m'écriai-je, qu'est-ce que diable vous me voulez, vous?

Je ne savais, en vérité, si je devais rire ou me fâcher. Ses yeux
myopes, montés sur antennes, jaillirent hors de son front et vinrent me
regarder avec un certain effroi.

--Je ne veux pas de scandale, reprit-il précipitamment. Je n'ai pas le
moyen de le supporter. Ma position est irrégulière et me commande la
prudence la plus scrupuleuse.

Il mit sa main au-devant de sa bouche en manière de porte-voix et
ajouta:

--Vous n'avez donc pas lu ma carte? Je suis obligé d'emprunter le voile
du pseudonyme, Monsieur. Mais je vous en donne la clef:
Calvaire-Martroy!

--Martroy! répétai-je.

Un vague souvenir me reportait au dossier de Lucien.

--J'ai vu ce nom là quelque part! fis-je en me parlant à moi-même.

--Je crois bien! s'écria mon petit homme, qui ramena ses yeux d'escargot
à leur place normale. Monsieur, vous avez vu mon nom; car il est à moi,
soit dans les lettres de M. Mouainot de Barthelémicourt (pseudonyme),
soit dans celles de Mme la marquise (pseudonyme) Ida de Salonay. Ida
pour Olympe, deux montagnes de l'antiquité, Salonay, pour Chambray,
salon, chambre, analogie raisonné série des pseudonymes logiques, tous
inventés par moi, bon monsieur, comprenez-vous?




IV

Le petit clerc


Je comprenais, en effet. Le souvenir me revenait peu à peu. J'avais
devant moi l'homme qui avait écrit à Lucien pour lui proposer dix louis
de renseignements.

Absolument comme un tas de pommes.

Et aussi l'homme qui effrayait tant Louaisot et Mme de Chambray,
celui qu'ils appelaient «le petit clerc». Je n'en restais pas moins tout
stupéfait à contempler mon étrange compagnon de route. Cela le redressa
dans sa propre importance. Mon étonnement, du moment qu'il ne l'effraya
plus, le satisfit.

Il drapa sur ses épaules pointues le quart de carrick en toile cirée
blanche qui lui servait de gilet, d'habit et de paletot, pour prendre, à
ce qu'il me parut, la pose la plus solennellement oratoire dont il fut
capable.

--Il ne s'agit que de s'expliquer, commença-t-il, Monsieur; les
intentions ne sont mauvaises ni d'un côté ni de l'autre. Quand je vous
ai entendu dire à votre cocher: hôtel des Missions étrangères, j'ai
pensé: c'est bon, il va chez elle. C'était l'heure de mon dîner,
puisque vous veniez de me donner vingt sous; eh bien! j'ai mis un frein
à mon appétit et j'ai grimpé sur le siège de derrière.

Quelqu'un ici-bas saurait-il dresser la liste des signes qui nous
servent à juger nos semblables? Souvent nous passons dédaigneux à côte
d'un gros symptôme, tandis qu'une bagatelle décide notre verdict. Il
avait bien dit cela, le pauvre petit hère: «C'était l'heure de mon
dîner, puisque vous veniez de me donner vingt sous.»

Il l'avait dit sans fanfaronnade de mendicité, mais aussi sans aucune
nuance de respect humain. Il m'avait plu en le disant. Il m'avait
presque touché.

--Asseyez-vous, M. Martroy, lui dis-je.

--Monsieur, me répondit-il, je parle avec plus de facilité debout, et
j'ai préparé quelques paroles, dans le but de les prononcer devant
vous.... Monsieur!...

Il toussa sec pour s'éclaircir l'organe.

--Monsieur, je ne me donne pas pour un homme de lettres. Mes humanités
ont été négligées et l'état d'esclavage où s'est écoulée mon
adolescence,--pas dans les colonies, Monsieur, en pleine France!--me
rend excusable de n'avoir pas poussé plus loin les langues mortes. Je ne
veux même pas me targuer de posséder une imagination plus dévorante que
celle de mes semblables.

Non, au contraire, je n'en ai pas du tout. Pourquoi donc ai-je pris la
plume? Parce que je n'ai pas trouvé d'outil meilleur marché, Monsieur,
comprenez-vous?

Il me lança ce dernier mot par-dessous sa main arrondie en porte-voix,
et de la façon la plus confidentielle.

J'écoutais patiemment. C'était ici tout l'opposé de mon entrevue avec
Mme la marquise. D'instinct, je sentais que j'allais faire une
récolte.

--Monsieur, reprit J.-B. Martroy, dissimulé sous le pseudonyme de
Calvaire, pour un sou j'eus quatre plumes d'acier au bas des marches du
passage du Saumon. Et voulez-vous savoir ce que j'ai écrit? Rien que des
choses authentiques. C'est tout simple, manquant d'imagination, je dis
seulement ce que je sais. Et je sais des tas de choses, des grosses!
J'ai été petit-clerc là-dedans. J'ai été esclave,--en France, Monsieur,
le pays de la liberté. Ce serait moins étonnant si c'était à
Saint-Domingue, avant Toussaint Louverture.

Il sourit, et je le félicitais d'un signe de tête sur ses connaissances
historiques.

--C'est comme ça, Monsieur, poursuivit-il, la mémoire est bonne. Mon
raisonnement n'était pas maladroit. Je me disais: les petits journaux me
donneront tout aussi bien quatre sous la ligne qu'à leurs fabricants
ordinaires de crimes. Ils ne sauront même pas que c'est du vrai crime,
le mien, bon teint, tout laine, du crime qui est arrivé. Je gagnerai
honorablement ma vie.

Monsieur, çà paraissait tout simple. Mais je suis un garçon tranquille.
Une première réflexion me chiffonna: je suis seul à savoir toutes ces
histoires-là, seul avec les scélérats que je démasque. Bon! alors les
scélérats devineront du premier coup qui a vendu la mèche. C'est clair.
Et gare à toi, J.-B Martroy!

Oui, mais M. J.-B Calvaire! comment trouvez-vous la parade? À l'instant
même le système des pseudonymes raisonnés analogiques sortit tout
complet de mon cerveau. Oui, Monsieur, tout complet.

Le système englobait non seulement l'auteur, mais encore les
personnages. C'est par suite d'une idée à peu près semblable que je me
suis introduit dans votre voiture pendant que le cocher sifflait un
canon. Je ne le blâme pas. Craignant les curieux, je suis venu ici pour
causer plus à l'aise.

Voilà un point établi, Monsieur. Revenons au système qui me permettait
de mettre mes scélérats dans les feuilletons sans risquer ma peau, car
ils m'étrangleraient comme un poulet, je ne vous le dissimule pas, s'ils
me mettaient la main dessus.

Le système est une clef, je le trouve ingénieux. Vous connaissez déjà
Ida de Salonay. Prenons mon ancien patron: Mouainot, Monsieur, pour
Louaisot. Même genre d'animal, mêmes originalités d'orthographe. Au lieu
de Méricourt, Barthelémicourt. L'allusion saute aux yeux: Méry,
Barthélémy. Ces deux grands poètes, Monsieur, étaient frères en Apollon!

Quelque chose de délicat, tenez: président Ferrand se change chez moi en
président Maréchal.

Maréchal Ferrand. C'est joli.

Et ce vieil olibrius, le baron Péry de Marannes? le baron Mouru,
Monsieur, même participe--inusité,--verbe analogue, _mourir, périr._
Seulement, j'ai été forcé de mettre Étangannes, au lieu de Marannes:
mare-étang.

C'est un peu tiré par les cheveux.

Et ainsi de suite, Monsieur. Vous baillez? C'est un avertissement, j'ai
fini. _Stop!_

Il s'assit brusquement sur la banquette, vis-à-vis de moi. Il avait
l'air d'une petite marionnette taillée dans du carton et vue de profil.
On en aurait mis six comme lui dans la largeur du coussin.

--Et après, M. Martroy? demandai-je: je fais une longue course, et je ne
voudrais pas vous mettre trop loin de chez vous.

--Monsieur, répliqua-t-il, ça ne me dérange pas du tout d'aller à
Belleville, je demeure aux Prés-Saint-Gervais.

Bon air, mais éloigné du centre. Après? Je n'étais pas mécontente du
système, mais je n'ai pas osé aller dans les journaux. Les coquins,
Monsieur, je ne parle pas des journaux, mais de mes ennemis: je les
sentais sur mes talons! Alors, j'ai songé à vous, parce qu'en rôdant
autour de la maison de santé de M. Thibaut, l'autre jour, je vous avais
vu entrer et sortir.

Monsieur, voulez-vous m'acheter en bloc mes histoires à quatre sous la
ligne, comme le _Petit Journal_? ou même à deux sous? ou même....

--Je ne dis pas non, M. Martroy, interrompis-je.

Ses yeux firent une véritable cabriole en dehors de ses paupières.

--Calvaire, s'il vous plaît, Monsieur, rectifia-t-il d'une voix très
émue. Ça m'offre plus de sécurité. J'ai l'honneur de vous remercier de
tout mon coeur. Je vais donc enfin voir luire des jours plus heureux! Je
ne suis pas seul, Monsieur: j'ai Mme Martroy, légitime,
préférablement Mme Calvaire. La pauvreté n'empêche pas l'attachement
réciproque. Je suis encore plus content pour elle que pour moi. Vous
serait-il égal de m'avancer trente francs sur le marché?

Je lui donnai les trente francs et même quelque chose de plus. Il se
redressa aussitôt et me dit d'un air noble:

--Monsieur vous avez mérité le titre de mon bienfaiteur. Grâce à cette
faible somme, Stéphanie pourra passer la tête haute devant notre
propriétaire!

Quand Calvaire-Martroy eut son argent, il souleva sa pèlerine de toile
cirée blanche et exhiba une redoutable liasse de papiers qu'il portait
tout simplement passée entre sa bretelle et sa chemise.

--Mon bienfaiteur, me dit-il, tout cela est à vous. Nous réglerons quand
vous voudrez et comme vous voudrez. Il y a longtemps que Stéphanie
Calvaire n'a vu plusieurs pièces de cinq francs à la fois, pauvre
compagne! Ces papiers demandent à être remis en ordre, vous les
recevrez demain. En attendant, je puis vous offrir un spécimen des
titres, si vous êtes curieux de les connaître.

Sans attendre ma réponse, il déplia un chiffon et se mit à lire, les
yeux sortis tout ronds de leurs orbites:

--_Histoire du baron Mouru d'Étangannes et de la mère d'Ida._ N'oublions
pas les pseudonymes! Ida pour Olympe,--_Histoire du mariage d'Ida..._ à
seize ans; Mme la marquise était un coeur, Monsieur!--_Mémoires d'un
petit clerc,_ ou _Biographie de maître Mouainot de Barthelémicourt,
notaire,--Du sang et des fleurs,--Le testament du marquis de
Salonay,--Le codicille._

J'avançai la main vivement à ce dernier titre.

--Mon bienfaiteur, me dit-il en éloignant de moi les papiers, vous aurez
tout, en bloc, avec un rabais important puisque l'affaire est faite en
gros. Mais je ne veux pas vous livrer cela comme une poignée de
sottises, pas vrai? Ce sera propre et bien rangé.

--Mais vous pouvez me dire, du moins....

--Ça nuirait à l'intérêt, Monsieur! j'ai mon amour-propre tout comme les
autres auteurs!

Ceci fut déclaré d'un ton péremptoire.

--Pendant que j'étais sous votre pardessus, là, reprit Martroy, en
replongeant ses paperasses sous sa pèlerine, vous parliez un petit peu
tout seul, dites donc? J'ai cru deviner....

--Un seul mot, interrompis-je, est-elle complice ou victime?

--Qui ça? la marquise? Dame! le patron est un coquin comme on n'en a
jamais vu, mon bienfaiteur. Complice? victime? Il y a de ci et de ça. Je
parie qu'elle vous aura dit que la petiote Jeanne était morte?

--En effet... serait-ce vrai?

--Je vous dis que c'était un coeur.... Olympe... jusqu'à quinze ans,
quinze ans et demi, mais pas plus tard. Pourquoi tuer la petiote,
puisqu'elle est morte civilement par sa condamnation? Elle ne peut plus
hériter, c'est clair. Seulement, il faut la bien tenir pour qu'elle ne
vienne pas un matin purger sa contumace, comprenez-vous?... Voilà le
haut de la butte, Monsieur, les jambes me grillent d'aller porter à
Mme Calvaire le premier argent que j'aie gagné avec ma plume.
Permettez-moi d'ouvrir la portière; je sais descendre d'omnibus... grand
merci encore, et au plaisir de vous revoir!

--La liste, fis-je, donnez-moi au moins la liste des titres!

--On ne peut rien vous refuser mon bienfaiteur. C'est griffonné, ça fait
pitié... mais vous aurez tout demain et vous en verrez de drôles! Il me
mit la liste dans la main et se laissa glisser dehors.

Je le vis un instant, pauvre chétive créature, sautiller dans la boue à
la lueur des réverbères, puis disparaître dans l'ombre des maisons. Il
était environ dix heures du soir quand ma voiture s'arrêta rue des
Moulins, à la porte de la maison de santé du Dr Chapart. Mon cocher, à
moitié endormi, me demanda:

--Qu'est-ce que vous avez donc jeté tout à l'heure par la portière,
bourgeois? Je ne vous avais vu embarquer ni chat, ni chien.




V

La famille Chapart


Le Dr Chapart était en famille. Ce fut chez lui qu'on m'introduisit,
quoique j'eusse demandé au concierge M. Lucien Thibaut.

--Ah! ah! jeune Talleyrand! s'écria le docteur du plus loin qu'il
m'aperçut. Course inutile! Trop tard! Les pensionnaires sont couchés,
surtout ceux qui ont besoin de calme comme notre ami commun, car j'ai
tout plein de sympathie pour ce garçon là, moi, ces dames aussi. De la
part de leur sexe, c'est tout simple, puisqu'il s'agit de peines
d'amour!

Il s'était levé, roulant, tournant et ronflant, pour venir à ma
rencontre.

Les deux dames Chapart, une mère laide et prétentieuse, une fille laide
et insignifiante, m'adressèrent un cérémonieux salut.

--Quand je dis course inutile, reprit le docteur, ce n'est pas poli pour
ces dames, à qui je vais avoir le plaisir de vous présenter. Léocadie,
ma bonne, et toi, Zuléma, M. Geoffroy de Roeux! Mon cher M. Geoffroy de
Roeux, Mme et Mlle Chapart. C'est fait! à l'anglaise! Vous allez
maintenant l'amitié de prendre une tasse de thé avec nous, du
thé-Chapart, mon cher Monsieur. Ceux qui en ont goûté ne veulent plus
d'autre thé. Ça rime.

Mon premier mouvement avait été de refuser, mais j'étais dans un de ces
cas où l'on ne doit négliger aucune occasion d'écouter ou de voir. Je
m'assis entre Mme Léocadie et Mlle Zuléma.

Le docteur me fit remarquer d'abord une théière qu'il avait inventée et
qui portait naturellement son nom, après quoi il me versa une tasse de
thé-Chapart que je ne trouvai pas bon.

--Parfait! répondis-je à la question qui me fut adressée à ce sujet.

La glace était rompue. Léocadie me dit aussitôt qu'elle se faisait fort
de m'en procurer au même prix que le simple thé de la caravane.

--Voyons, voyons, Mesdames! s'écria Chapart, il ne s'agit pas de
caravane! Profitez de ce que vous avez un des mystérieux sous la main
pour tâcher de savoir quelque petite chose sur le mystère. Figurez-vous,
M. de Roeux que mes deux femmes en perdent le boire et le manger par
rapport à M. Thibaut!

--C'est si drôle aussi! s'écrièrent ensemble les deux dames.

Puis la mère seule:

--Ce jeune homme si doux et si beau, on peut le dire, que personne ne
vient voir, pas même sa famille....

La fille seule:

--Excepté pourtant cette belle dame dont papa ne veut pas dire le nom et
qui vient le regarder dormir....

--Un garçon qui rêve tout éveillé de meurtres, de millions, de cour
d'assises!

--Et qui chante toute la sainte journée sa petite Jeanne chérie....

--Une personne qui le trompait, à ce qu'il parait, Monsieur!

--Excusez! et condamnée pour meurtre!

Ensemble la mère et la fille:

--C'est aussi par trop drôle!

--Pif! paf! brr! conclut le docteur. Ah! elles n'ont pas leurs langues
rue Coquenard! Le fait est que vous devez en savoir joliment long, M. de
Roeux si vous avez lu ce que vous avez emporté hier?

--Lire me fatigue, murmurai-je.

--Prenez les conserves-Chapart!... Mesdames, vous êtes tombées sur un
diplomate discret, vous ne saurez rien, même sur les millions du Dernier
Vivant. Le fait est, mon cher M. de Roeux, que mes pauvres femmes
portent à votre ami un intérêt extraordinaire. Ça ne se paye pas en sus
de la pension, au moins! Zuléma lui brode une chancelière-Chapart à
double concentration de chaleur naturelle. Il est tout à fait de la
famille, et si on venait nous dire... qu'est-ce que c'est, Bruno?

Le domestique à tournure d'infirmier qui m'avait introduit auprès de
Lucien lors de ma première visite, entra et vint parler à l'oreille du
docteur. Celui-ci sauta sur ses pieds en criant:

--Pas possible! Par où aurait-il passé?

Il ajouta:

--Vois le livre, Léocadie; étions-nous en avance avec le pensionnaire?

Cette façon de parler donnait à entendre que la maison Chapart n'avait
pas deux pensionnaires.

Mais, en vérité, je ne songeais guère à cela. L'inquiétude me prenait.

--Serait-il arrivé quelque chose à M. Thibaut! m'écriai-je.

Le docteur haussa les épaules.

Léocadie qui avait consulté le livre dit:

--Il ne doit rien, sauf le mois courant qui a commencé ce soir à dix
heures. Chapart tira sa montre impétueusement.

--Dix heures 25! proclama-t-il d'un accent triomphal. Le mois est dû!
Partez muscade!

Cette gaieté-Chapart achevait de m'épouvanter, mais j'eus toutes les
peines du monde à obtenir réponse à mes questions. Quand on m'eut enfin
avoué que Lucien Thibaut n'était plus dans sa chambre, je m'y fis
conduire d'autorité. Le docteur était là qui tournait, qui boulait, qui
criait de sa voix essoufflée:

--C'est imaginable! j'avais fait mettre une serrure-Chapart à la porte
du pensionnaire. S'est-il envolé par la fenêtre?

Il n'y avait, en effet, aucune trace d'évasion: tous les meubles étaient
dans leur ordre accoutumé. Le lit n'avait pas été défait.

--Est-ce que cette dame est venue ce soir? demandai-je: la dame qui le
regarde dormir?

Les trois membres de la famille Chapart se regardèrent.

Puis Léocadie prit un air déterminé et dit:

--C'est égal, le mois est dû.

--Intégralement, ajouta le docteur.

Il me restait un espoir. Lucien avait pu se réfugier chez moi. Mon
adresse lui était dès longtemps connue.

Je pris congé assez brusquement de la famille Chapart et je me remis
dans ma voiture en recommandant au cocher de brûler le pavé.

Quand j'arrivai chez moi, il était près de minuit. Bébelle, ma petite
amie du cinquième étage était encore dans l'escalier où elle s'occupait
à faire les montagnes russes en se laissant glisser le long de la rampe.

--Bonsoir, Monsieur, me dit-elle, tu rentres tard. Papa et maman ont été
au restaurant et puis au spectacle. Je suis toute seule, ça m'amuse. Le
restaurant et le spectacle venaient ordinairement après la bataille.
Cela faisait partie de la réconciliation.

Bébelle, qui avait regagné le haut de sa montagne, fila près de moi
comme un trait, sur la rampe, et ajouta:

--Il y a une femme chez toi, Monsieur. Tu sais, je ne dis pas une dame.

En effet, je trouvai Guzman en grande conférence avec une superbe coiffe
de dentelles, sous laquelle éclatait la santé de Pélagie. Aussitôt que
la Cauchoise me vit, elle dit à Guzman:

--Vous êtes bien honnête de m'avoir tenu compagnie. On ne s'ennuie pas
avec vous.

Puis s'adressant à moi.

--Le patron m'avait donné ordre de faire faction jusqu'à votre retour.
Vous me remettez bien, pas vrai? C'est moi qui vous ai donné l'adresse
de la rue des Moulins, à Belleville.

Je pris la lettre qu'elle me tendait. Le regard que j'avais jeté à mon
Guzman en entrant n'était pas exempt de défiance. Je n'aimais pas voir
cette brave Pélagie dans ma maison. Sa présence arrêtait d'ailleurs sur
mes lèvres la question qui les brûlait. Je n'osais prononcer le nom de
Lucien devant elle. La lettre de M. Louaisot était ainsi conçue:

«Ci-joint, mon cher Monsieur, quelques épreuves du roman nouveau. Il a
du succès dans un certain monde, et sa publication va engraisser
l'affaire.

Va bien le Dr Chapart? Et l'incomparable voyageuse des Missions
étrangères? Qu'est-ce qu'elle vous aura dit de moi? Vous voyez si on
s'occupe de vous! Vous ne faites pas une enjambée sans que vos amis ne
le sachent.

Vous devez être assez avancé dans votre dépouillement pour qu'on puisse
causer _utilement_. Voulez-vous bien me faire dire par ma mule à quelle
heure je pourrai avoir l'honneur de vous rencontrer demain dans la
journée.

À moins que vous ne préfériez passer chez moi?

J'ai à vous parler de M. L.... T....

Mes respectueux compliments, etc.»

--Voici ma réponse, dis-je à Pélagie: je serai chez moi demain toute la
journée.

--Alors, j'ai campo? fit-elle, bonsoir!

Puis, se tournant vers Guzman, qu'elle enveloppa d'une oeillade
séduisante, mais modeste, elle ajouta:

--Je ne me plains pas d'avoir attendu avec une personne bien élevée,
mais quand vous viendrez faire une commission à la maison, nous offrons
à rafraîchir.

Guzman rougit jusqu'aux oreilles.

Au moment où Pélagie passait la porte, mes voisins du cinquième
remontaient chez eux en chantant des hymnes patriotiques.

--Est-il venu quelqu'un? demandai-je vivement dès que la Normande fut
partie.

--Monsieur, me répondit Guzman, vous avez tout de même de drôles de
connaissances!

Il était tout à fait en colère.

--Si Monsieur me laissait du Vespétro, poursuivit-il, pour rincer le bec
aux demoiselles qui viennent chez lui comme au cabaret à des heures
indues....

Je lui saisis le bras et répétai:

--Est-il venu quelqu'un?

--Oui, il est venu quelqu'un. Encore un drôle de pistolet!... Mais cette
Normande-là, voyez-vous....

--Qui est venu? m'écriai-je en le secouant.

--Croyez-vous qu'ils disent leur nom, ceux qui viennent vous voir! Il a
laissé un mot sur la table de Monsieur.

Je le repoussai et je m'élançai dans ma chambre.

Une lettre cachetée était sur ma table, en effet. Du premier coup
d'oeil, je reconnus l'écriture de Lucien. Guzman poussa la porte
derrière moi, et je l'entendis qui disait:

--Monsieur sait ce qu'il fait, mais, moi, je ne le sais pas!

La lettre de Lucien ne contenait que quelques lignes. Elle disait:

«Ne t'inquiète pas de moi. J'ai la tête froide et calme. Je ne cours
aucun danger.

Demain, tu auras peut-être de mes nouvelles.»

--Guzman! appelai-je.

Car je l'entendais toujours grommeler à travers la porte.

--Monsieur?

--Celui qui a écrit la lettre s'est-il rencontré avec la Normande?

--Non, Monsieur.

--C'est bien, va te coucher.

Je déposai sur ma table de nuit les épreuves dont l'envoi était une
obligeante attention de M. Louaisot, ainsi que la liste des histoires
que mon pauvre petit Martroy devait m'apporter le lendemain. Par-dessus
le tout, je posai le dossier de Lucien,--et je me mis au lit.

J'étais disposé à faire une longue et laborieuse séance. La lettre de
Lucien me disait: «Hâte-toi.» Et j'étais de son avis: pour agir il faut
savoir. Or, j'étais encore loin de savoir.

Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, il y avait sur la liste de
Calvaire-Martroy un titre ainsi conçu: _Histoire de l'enfant d'Ida_.

Ida, c'était Olympe. Je n'avais jamais entendu dire que Mme la
marquise eût un enfant....

Je me remis donc à dévorer mon dossier, désirant ardemment avoir achevé
cette part de travail quand arriverait l'appoint promis par Martroy.

Je me disais: J'en saurai alors plus long que Lucien lui-même, et mon
brave M. Louaisot ne compte pas là-dessus!

_Note de Geoffroy_.--J'en étais resté au n°91 bis, qui était un permis
de visiter l'accusée Jeanne Péry, femme Thibaut, délivré à maître L.
Thibaut, son défenseur.


Pièce numéro 92

(Écriture de Lucien.--Non signé.)

29 septembre.

Geoffroy, j'ai vu Jeanne. Je craignais de la trouver bien plus changée.
Elle m'a grondé parce que je pleurais. Elle veut que j'aie confiance en
Dieu.

J'avais passé toute la soirée d'hier, toute la nuit, toute la matinée
d'aujourd'hui à méditer sur ce grand acte que j'allais accomplir.
Prendre sur moi la défense de Jeanne! J'étais bien heureux, mais j'avais
grand peur.

Je comptais l'interroger minutieusement. Ne savais-je pas que la lumière
sortirait de ses réponses tout naturellement?

Je ne l'ai pas interrogée. Le temps nous a manqué pour cela. Elle a mis
sa tête sur mon épaule et nous avons parlé de sa mère.

Mon Dieu! je ne demande pas mieux que d'avoir confiance en vous! Mais à
voir cette tête suave, miroir d'une âme angélique, prise dans ce sombre
cadre d'une cellule de prison, que croire de votre justice?...

Je disais cela. Elle a posé ses deux mains sur ma bouche. Elle m'a dit:

--Au-delà de ce monde, il y a autre chose....

Et puis elle s'est mise à sourire, ajoutant:

--D'ailleurs, je ne serai pas condamnée, puisque tu es mon avocat.

Et son front a remplacé ses deux mains sur ma bouche, pendant qu'elle
répétait en extase:

--Mon mari, mon mari, mon mari! Tu es mon mari!

Nous nous aimons, Geoffroy, nous sommes heureux. Elle a raison. Il faut
croire à la miséricorde de Dieu.

Changerais-je mon sort contre celui d'un roi?...

Elle est à moi, elle est ma femme. Ils ne peuvent pas faire qu'elle ne
soit pas ma femme. Voilà où Dieu est grand! Voilà où Dieu est bon! Que
son nom soit mille fois béni!

Dans la petite maison du Bois-Biot, du temps de Mme Péry, il y avait
une chambre qui donnait sur l'ancienne avenue du manoir. Le manoir a
disparu, mais les grands chênes restent.

Mme Péry avait son piano dans cette chambre. Elle chantait bien
rarement. Une fois pourtant, j'entendis le piano en passant dans
l'avenue, et la voix de notre chère jeune mère descendit parmi les
branches.

Elle chantait la chanson normande, la pauvre _Chanson du Poirier_.

    _Au bas de not'village,_
    _Ma lon lan la,_
    _Ma tour la-i-la,_
    _Au bas de not'village_
    _Il était un poirier._

    _Il était un poirier (bis)_
    _Tous deux sous son ombrage_
    _Nous venions nous aimer._

    _Perrine, ma Perrine,_
    _Ma lon lan la_
    _Ma tour la-i-la,_
    _Perrine, ma Perrine,_
    _Veux-tu nous épouser?..._

Dans la cellule de la prison où nous étions. Jeanne s'est mise à chanter
cela. Sa mère bien-aimée revivait et souriait entre nous deux.

Nous nous tutoyons maintenant. Jeanne m'a dit:

--Toi, tout te fait pleurer!

Elle n'a plus voulu chanter.

Je n'ai pas insisté. Les gens de la prison trouveraient peut-être que
c'est mal. Il vaut mieux qu'elle ne chante pas.

C'est une histoire touchante que la _Chanson du Poirier_. Perrin et
Perrine sont des fiancés. Ils sont trop pauvres pour faire des noces,
mais ils soupirent sous le poirier. Perrin tire au sort. Il a un bon
billet, quelle joie! Mais il part tout de même parce que François, son
frère de lait est tombé soldat et que la vieille mère de François
pleure.

Le poirier est tout en fleurs. Perrin et Perrine y viennent une dernière
fois. Ô Perrin! mon ami bon et brave! je t'attendrai, je t'attendrai!
C'est Perrine qui dit cela. Et Perrin:

    _Quand ce fut à la guerre,_
    _Ma lon lan la Ma tour la-i-la,_
    _Quand ce fut à la guerre,_
    _Je me sentis trembler_

    _Je me sentis trembler, (bis)_
    _Je voyais par-derrière,_
    _Je voyais le poirier...._

Et sous le poirier tout ce qu'on regrette: la brise du pays, l'herbe de
la prairie, et Perrine si jolie!

Mais une voix a parlé au-dessus du canon. En avant! c'est l'empereur qui
passe.

--Tu as peur, conscrit?

--Non, sire.

--Comment t'appelles-tu?

--Perrin.

--Perrin, je te fais brigadier....

Si Perrine savait cela! Que c'est facile, la guerre! Une, deux, droite,
gauche, et ne jamais reculer! Comme cela, on arrive le premier à la
brèche.

--Tiens, c'est toi, brigadier?

--Oui, sire.

--Ramasse une épaulette, lieutenant!

Oh! Perrine! Perrine! Une, deux, droite, gauche, toujours,
toujours--jusqu'à Moscou!

Mais pas plus loin!

On recule à travers les plaines glacées.

--Capitaine! le dernier à la retraite! Voici ma croix.

--Sire, merci.

Mais reverra-t-il Perrine, après tant de fatigues et de blessures?
Une--mais pas deux!

Droite--mais pas gauche! Il reste une de ses jambes dans la neige, sur
la route qui revient vers la patrie.

Il y serait resté lui-même sans une vision qui réchauffa le sang de ses
veines:

    _Perrine, ma Perrine,_
    _Ma lon lan la,_
    _Ma tour la-i-la_
    _Perrine, ma Perrine,_
    _Priait sous le poirier...._

La guerre est finie. L'heure du retour a sonné. Comme il se hâte! Voici
déjà le village. Mais le poirier?

C'est le printemps. Le poirier devrait être en fleurs.

Ils ont coupé le poirier!

Le clocher est resté debout, lui, car les cloches sonnent. Pourquoi
sonnent-elles? Pour une noce.

--Qui se marie?

--Regardez! Voilà les fiancés.

Les fiancés montaient les marches de l'église: Perrine et François.
C'est triste la guerre.

Perrin entre, clopina clopant, derrière eux dans l'église. Il se cache à
l'ombre d'un pilier. Que va-t-il faire? Essuyer une larme et prier,

    _Prier pour sa Perrine,_
    _Ma lon lan la_
    _Ma tour la-i-la,_
    _Prier pour sa Perrine_
    _Et son frère de lait...._

Geoffroy, Geoffroy, moi, je suis aimé. Ne cherche pas pourquoi je t'ai
dit la chanson normande. C'est pour me vanter de mon bonheur.

Je me trouve si heureux, si heureux!


Pièce numéro 93

(Écriture de Lucien, non signé.)

30 septembre.

J'y suis retourné ce matin. J'y peux aller tous les jours. Les gens de
la prison sont bons pour moi. Dans la pitié qu'on me témoigne, il y a
presque du respect.

Personne, du reste, n'est méchant avec elle. Depuis qu'elle est arrivée
d'Yvetot, elle a subi deux interrogatoires. Le juge lui parle avec
douceur. Seulement il lui laisse voir qu'il ne croit pas à ses réponses.

Elle me disait hier: «Il prétend que j'ai _un système_. Tout ce qui me
sort de la bouche fait partie de mon système. Le greffier, tout en
écrivant, marmotte le mot système entre ses dents...»

_Le système de l'accusée_, Geoffroy! Je connais trop cela. Au Palais,
nous nous blindons sans cesse contre le crime. Si l'innocence entre chez
nous, tant pis pour elle!

Il est bien certain que le crime est savant et que tout criminel a un
système parfois très profondément combiné.

Et ici même, Geoffroy, dès les premiers pas que je fais dans
l'instruction, mon sens de juge démêle la science d'un scélérat hors
ligne.

La pauvre Jeanne n'a pas de système, quoi qu'ils en pensent ou quoi
qu'ils en disent. Mais autour d'elle, un filet à mailles serrées, oeuvre
d'un véritable docteur ès-scélératesses, a été lancé et retombe,
l'enveloppant de ses plis.

Il y a là ce que les Anglais appellent une _regular roguery_, seulement
le _rogue_ n'est pas sous la main de la Justice.

Le docteur ès-crimes a échappé par sa science même aux investigations du
parquet. Il a fui comme le sauvage de l'Amérique du Nord, usant tous les
calculs de sa tactique à dissimuler sa retraite.

Chacun de ses pas en arrière a été un mensonge et une déception.

Il est là quelque part, ce virtuose de l'assassinat. Parmi ceux qui
suivent l'instruction, il est le plus attentif et le plus curieux, sans
doute. Il faut t'en fier à lui, Geoffroy, de tous les détails de la
prison, il n'ignore rien. C'est lui qui voit, c'est lui qui sait. Il rit
du juge, il défie l'avocat et sa compassion railleuse insulte à la
victime.

Oui, le crime est savant, le crime est prudent. De nos jours, il va à
l'école. Des gens se rencontrent qui dépensent à faire leur cours de
crimes autant de volonté, autant d'assiduité que nous mettons de
mollesse et de paresse à suivre notre cours de droit.

Ils connaissent mieux que nous ce que nous connaissons, et nous ne
savons rien de ce qu'ils savent.

Dans notre sac, il n'y a qu'un tour. Aussitôt qu'un accusé est sous
notre main, aussitôt qu'une série de preuves ou de vraisemblances nous
indique _qu'il y a lieu de suivre_, un singulier phénomène s'opère en
nous, magistrats insuffisants, amenés à la routine par la paresse.

Nous voulons bien nous efforcer, mais nous ne voulons rien perdre de
notre premier effort.

Le commencement de notre besogne est sacré, nous élevons un autel à
notre peine, qu'elle ait enfanté la vérité ou l'erreur.

Il est à nous ce travail. Nous défendons qu'on y touche.

Le seul moyen de ne perdre aucune parcelle de nos efforts, c'est d'en
consacrer provisoirement le résultat bon ou mauvais. Ainsi faisons-nous.
Par je ne sais quel travail de chimie intellectuelle, deux choses
absolument opposées se mêlent en nous et se confondent. Nous faisons de
l'hypothèse une réalité pour dormir dessus. Nous avons dit d'abord:
supposons que l'accusé soit coupable. Voilà bientôt un point réglé. Il
n'y a que le subjonctif à remplacer par l'indicatif: _L'accusé est
coupable._

Or, un coupable est nécessairement retors.

Et voilà comme quoi ma pauvre petite Jeanne a un système!

Chaque profession a son écueil. C'est ici l'écueil du juge, chargé d'une
instruction criminelle.

Dès qu'on s'est dit en désignant un être humain: voici le coupable, la
conscience est entraînée sur une pente terrible.

Comme nous avons consenti à tout voir au travers d'un certain milieu qui
est notre hypothèse même, élevée à la hauteur d'un fait, toutes choses
prennent pour nous la couleur de ce fait.

Nous avons mis au-devant de nos yeux des lunettes vertes, bleues ou
jaunes, nous voyons tout jaune, bleu ou vert.

Les faits se façonnent: ils entrent par le trou qu'on leur ouvre, ils se
groupent dans le moule qu'on leur présente....

Et tout cela de bonne foi, Geoffroy, voilà le grand, le vrai malheur. Je
n'ai jamais rencontré dans ma vie un seul juge qui fût de mauvaise foi.
S'il en est, j'affirme qu'ils sont très rares.

Mais ceux qui ne savent pas et qui ne peuvent pas sont nombreux. Or, le
crime est là d'un côté, la Société, de l'autre. La Société paye le juge
pour la garder contre le crime.

Pour chaque crime elle a droit à un coupable.

Ils savent cela, les autres licenciés, les autres docteurs, ceux qui, au
Moyen âge, écoutaient les professeurs de la Cour des Miracles. Crois-tu
donc bonnement, Geoffroy, qu'une institution comme la Cour des Miracles
puisse jamais tomber? Elle s'est transformée comme l'Université, mais
elle existe.

Elle ne mourra pas plus que l'Université. Les grandes choses ne meurent
jamais, surtout les choses gothiques. Certes, on ne passe plus sa thèse
à l'école du grand Coësre d'Égypte en dévalisant un mannequin garni de
clochettes, mais c'est qu'on fait mieux. Il y a de hautes études.
Quelque part, à de mystérieuses profondeurs, le vol a ses conférenciers,
l'assassinat ses philosophes. Pas de paresse ici! On étudie pour sa
peau.

Jamais Toullier ni Delvincourt ne furent écoutés comme les maîtres de
cette faculté redoutable où s'enseigne l'envers de la loi.

Ils sont forts, ils sont habiles, ils sont hardis, ils jouent du code
comme Liszt pétrissait l'ivoire de son piano. Rien ne les arrête
puisqu'ils ne croient à rien. Ils se sont dit, tout comme les autres: Il
faut un coupable. Ils en font un--qu'ils tendent aux autres au bout
d'une ficelle. Et les autres mordent à l'hameçon.

Geoffroy, parlerais-je ainsi si je n'avais pas intérêt? Aurais-je parlé
ainsi hier?

J'ai dépouillé la robe du juge. La femme que j'aime au-dessus de tout en
ce monde est une accusée. Puis-je être impartial?... Quand j'étais
magistrat, j'ai fait de mon mieux, toujours. Je pense que mes collègues
sont de même.

Seulement, ce pauvre être sans défense, Jeanne, ils disent qu'elle a un
système! quelque chose en moi s'est révolté. Qu'on la charge, qu'on
l'accable, tout est possible excepté l'impossible. L'impossible, c'est
que Jeanne ait un système!

Elle m'a accueilli ce matin d'un air tout pensif. C'est à peine si elle
m'a demandé de mes nouvelles.

--Lucien, je voudrais savoir une chose: Qu'est-ce que c'est qu'un
système?

J'ai senti froid dans mon sang, parce que je me suis dit: Si elle osait
leur faire une question de ce genre, comme ils crieraient à
l'hypocrisie! Je lui ai expliqué ce qu'on entend par système quand on
est juge d'instruction. Elle a réfléchi.

--Est-ce que je ferais mieux d'en avoir un? m'a-t-elle demandé.

J'ai repris ma place d'hier, et sa tête est revenue sur mon épaule.

Mais elle n'était plus si gaie. Il y avait de gros embarras dans sa
chère petite cervelle.

--Enfin, a-t-elle répété plusieurs fois, enfin, ils me croient donc
vraiment capable de cela!

J'ai répondu la première fois, et c'était la première fois aussi que
j'essayais de savoir d'elle quelque chose ayant trait au procès:

--Qu'est-ce que cela nous fait, puisque tu n'étais même pas à Paris au
moment où le meurtre a été commis?

--Mais si fait! s'est-elle écriée. Tu ne te souviens pas bien. Nous
étions venues pour les affaires de pauvre papa. Et ce fut pendant ce
voyage qu'on me vola mes ciseaux dans mon vieux nécessaire. Je leur ai
dit cela. M. Cressonneau a souri, et le greffier aussi. Je n'aime pas
quand ils sourient....

--Jeanne, lui ai-je dit, mon bon petit amour, je vais t'interroger, moi
aussi, parce qu'il faut que je sache bien tout pour te défendre. Veux-tu
me répondre?

--C'est donc vrai, alors! s'est-elle écriée. J'irai-là! avec des
gendarmes! maman aurait voulu venir avec moi. Ah! je suis contente
qu'elle soit morte!

Elle n'aurait pas pleuré, je crois, car elle est brave plus que je ne
puis le dire. Mais ses larmes sont venues quand elle a vu les miennes
couler.

Elle a essuyé mes yeux avec son mouchoir.

--Eh bien, après! s'il faut aller, j'irai. Tu seras-là. Mon Dieu! comme
je te fais du chagrin!

J'ai poursuivi mon interrogatoire:

--Jeanne, tu ne connaissais pas du tout le comte Albert de Rochecotte,
n'est-ce pas?

--Si, Lucien, je l'avais vu une fois quand pauvre maman me mena à
l'Opéra. Notre cousin Rochecotte était là avec papa et des dames. Il me
parut qu'ils se moquaient de papa, comme s'ils le trouvaient trop vieux
pour être avec eux. Il y avait d'autres jeunes gens.

--Et Albert te vit-il?

--Oh! non, Maman et moi nous nous mîmes dans un endroit sombre. Maman
était fâchée d'être venue.

--Remarquas-tu la dame qui était avec Albert?

--Quand maman me le montra, elle me dit: «C'est le beau, celui qui est
tout seul.» Il n'avait pas de dame avec lui.

--Tu es bien sûre de cela Jeanne?

Une nuance rosée vint à ses joues pendant qu'elle réprimait un sourire
espiègle.

--Bien sûre, répondit-elle, puisque la dame que papa avait amenée était
pour le comte Albert.

--Toute jeune, celle-là, n'est-ce pas, Jeanne?

--Mais du tout. Une grande brune, très belle, trop forte, et qui
paraissait bien près de ses trente ans. Ce n'était pas Fanchette. Je
repris:

--Jeanne, veux-tu me dire l'histoire de ton enfance?

--Je veux bien, mais elle n'a pas beaucoup d'histoire, mon enfance. Nous
habitions une grande maison de campagne, presque un château, près de
Dieppe. Notre plus proche voisin était le marquis de Chambray qu'Olympe
épousa plus tard.

--Te souviens-tu bien d'Olympe en ce temps-là.

--Non, très peu. J'entendais dire qu'il n'y avait rien de si beau
qu'elle, mais elle était trop grande pour moi.

Nous vivions comme des riches, seulement il arrivait du matin au soir
des gens qui voulaient être payés.

Pauvre papa n'était pas méchant, au moins. Il ne grondait jamais maman
que pour avoir de l'argent. Maman l'aimait bien. Une fois pourtant, elle
se fâcha contre lui. Cela m'est resté. Je la trouvais trop sévère.
Pauvre papa s'en alla, et maman ne mit plus jamais son cachemire de
l'Inde.

--En s'en allant, le baron l'avait emporté?

--Oui, et les bracelets, avec la broche et les boucles d'oreilles. Maman
m'a dit depuis que c'était à lui, tout cela, et qu'il n'avait pas volé.

--Mais qu'avait-il fait pour fâcher ta chère mère?

--Dame... nous ne pûmes pas rester dans le pays.

--Où allâtes-vous, Jeanne?

--Partout. J'étais encore bien petite. J'ai été dans plus de dix
pensions à la queue leu leu. Pauvre papa venait toujours, et alors nous
partions.

--Tu étais déjà grande quand vous vîntes au Bois-Biot?

--Oh! bien grande. Ce fut quinze jours après notre arrivée que pauvre
maman me dit: «Il y a ici un jeune substitut qui est notre ennemi.»
Sais-tu que je te détestais? c'est pauvre maman qui t'excusa près de moi
quand tu nous eus fait condamner. Et puis je te vis, et puis je t'aimai.

Je l'attirai contre mon coeur.

Nous n'en avons pas dit plus long pour aujourd'hui.

Je saurai tout en l'interrogeant ainsi petit à petit.

En la quittant, aujourd'hui, j'ai salué une soeur dans le corridor; elle
m'a dit:

--C'est véritablement une enfant. Est-il vrai, Monsieur, que vous ayez
possibilité d'établir un alibi?

J'ai répondu non.

La soeur a secoué la tête.

--On annonce que ce sera la troisième affaire de la session, a-t-elle
ajouté. Probablement le 17 ou le 18 octobre. Nous ne sommes pas dans les
secrets de Dieu, Monsieur, mais je prie pour vous deux tous les matins
et tous les soirs.

--Eh bien? et cet alibi! m'a demandé la femme du concierge.

Là-bas, le mot _alibi_ jouit d'une grande popularité. Je n'ai pas cru
devoir être aussi explicite qu'avec la soeur. J'ai répondu:

--Nous avons bonne espérance.

--Bravo! mais vous feriez peut-être bien de prendre avec vous, pour vous
aider, un de nos messieurs à la mode. Ça enlève une histoire. Un jury et
une crêpe, voyez-vous, c'est deux choses qui se retournent sur le feu.

Je te l'ai dit, Geoffroy, on est très bon pour nous.


Pièce numéro 94

(Anonyme. Écriture inconnue.)

Paris, 30 septembre.

_À M. L. Thibaut, avocat._

Une personne à qui M. Thibaut a fait du bien pendant qu'il était juge,
désire lui rendre la pareille.

La personne est placée de telle façon qu'elle peut affirmer à coup sûr
que l'accusée Jeanne P., innocente ou coupable est condamnée d'avance.
Plus M. Thibaut étudiera l'affaire, plus il partagera cette malheureuse
conviction. En ce moment les recours en grâce n'ont aucune chance.

La personne pense qu'une évasion ne serait pas impossible dans les
conditions où se trouve l'accusée Jeanne P. La question des frais ne
devra pas arrêter M. Thibaut.

M. Thibaut pourrait faire tenir sa réponse d'une manière sûre à la
personne en employant le moyen suivant:

Écrire une lettre d'avance, aller à Notre-Dame-des-Victoires demain
dimanche à huit heures du soir: se servir de la lettre pour envelopper
une pièce de monnaie, et la jeter dans la bourse de la quêteuse qui se
tiendra à la porte de gauche en entrant. Bien entendre _la porte de
gauche,_ c'est-à-dire la plus voisine du passage des Petits-Pères. Il
serait peut-être encore temps le dimanche suivant, mais des heures
précieuses auraient été perdues.


Pièce numéro 95

(Écriture de Lucien, sans signature.)

1er octobre.

Non, il n'est pas possible que la vérité reste ainsi enfouie!

Ce sont d'honnêtes gens, Geoffroy. Ils se couperaient les deux mains
avant d'accomplir ce crime horrible qui s'appelle un meurtre judiciaire.

Je les éclairerai, je ferai passer dans leur esprit la lumière qui
éblouit le mien. Ce doit être facile.

Une évasion! jamais! je flaire un piège. Et puis, une évasion est un
aveu. Jeanne ne doit pas avouer puisque Jeanne n'est pas coupable.

Les vois-tu autour de nous, dans le noir, ces misérables qui ne trouvent
pas suffisant le mal qu'ils nous ont déjà fait?

Je l'ai bien dit: ce sont des docteurs. Ils ont passé tous leurs
examens. Ils savent le mal comme aucun de nous ne sait le bien.

Quel est leur but? Je l'ai cherché. Chez eux, il n'y a jamais deux
mobiles. Toujours le même: l'argent. Il y a quelque part une montagne
d'argent qui a déjà tué Rochecotte, et qui va me tuer ma petite Jeanne.

Oh! qu'ils le prennent, cet argent maudit! Qu'en a-t-elle besoin?
Aujourd'hui, je l'ai interrogée au sujet de cette succession qui est,
pour moi son malheur. Je croyais qu'elle allait me répondre: «Je ne sais
pas.»

Mais ici, comme pour sa présence à Paris à l'époque du meurtre, comme
aussi pour le fait de s'être rencontrée au moins une fois avec Albert de
Rochecotte, sa réponse a trompé mon espoir.

Elle sait. C'était une de leurs naïves gaietés entre la mère et la
fille: aux heures de misère, elles se moquaient souvent de leurs
millions à venir.

Elles n'y croyaient pas, mais elles savaient.

Et le vieux baron faisait mieux que savoir. Parmi ses dettes il y en
avait bon nombre de contractées à intérêts exorbitants qui étaient
garanties par ses droits éventuels à la succession du dernier vivant de
la tontine.

Mais que prouve cela? s'ils sont des hommes, s'ils sont des juges, ils
verront bien avec moi la toile d'araignée où l'on a pris cette pauvre
petite mouche. Les fils en sont déliés, c'est vrai, les rets ont été
fabriqués par un ouvrier-maître, mais enfin il y a des fils, je les ai
dans ma main et je les montre.

Le plus apparent, c'est celui qui a coûté la plus grande dépense
d'habileté.

Il ne faut pas trop bien faire.

C'est là le défaut des docteurs.

Le détail des ciseaux est _trop bien fait_. À lui tout seul il forme un
roman.

C'est une boîte à ouvrage de la fabrique de Samuel Worms,
Londres-Birmingham, que la mère de Mme Péry avait rapportée de
l'émigration. Selon l'accusation, Jeanne aurait pris les ciseaux de
cette boîte, le jour du meurtre, et s'en serait servie pour assassiner
Albert de Rochecotte pendant son sommeil.

Car une petite fille ne tue pas un grand et fort jeune homme avec une
mignonne paire de ciseaux, quand il a l'usage de ses facultés et de ses
mouvements.

Tu connaissais Albert aussi bien que moi. À ton idée, combien aurait-il
fallu de fillettes pour avoir la fin de lui? De fillettes comme Jeanne?

Il parait établi, d'après l'accusation, qu'un narcotique avait été versé
soit dans le vin d'Albert, soit dans son café, et qu'il s'était endormi
après le dessert.

Mais je dis, moi, que cette circonstance même étant admise, on ne tue
pas avec des petits ciseaux,--à moins d'avoir une raison pour cela.

Et la raison, la voici: elle appartient au docteur ès-crimes, la raison!

La raison, c'est qu'il fallait faire retomber le meurtre sur une jeune
fille.

Suis bien: une paire de ciseaux, c'est une arme de jeune fille.

Tout le monde a dit cela, dès le début.

C'est la comédie.--Voici la réalité: les ciseaux sont volés dans la
boîte à ouvrage de Jeanne, précisément pour que la comédie puisse avoir
lieu.

Par qui, volés?

Est-ce que je sais? Par Louaisot, si Louaisot est le docteur ès-crimes?

Cependant Louaisot n'est pas héritier. Non. Mais il connaît un héritier.

Souviens-toi de la personne pour laquelle il me quitta, le jour où il me
vendit le talisman.

La femme au codicille était là. Elle est héritière, elle!...

Je me suis arrêté, Geoffroy, c'est du délire. Je ne voulais assurément
rien dire de tout cela. Ne crois pas que je le pense. Est-ce ma folie
qui me prend?

Je veux finir mon raisonnement et mon histoire. J'aurai le temps avant
ma crise.

Les ciseaux sont volés, voilà le fait certain. Où? dans la chambre vide
où est morte la pauvre jeune mère. Personne ne défend plus cet asile.
Mme Péry est au cimetière et Jeanne au couvent de la
Sainte-Espérance.

Volés par qui? je répète la question.

Par celui ou par celle qui va s'en servir au restaurant du
Point-du-Jour.

Par Fanchette, si tu veux, car elle existe, après tout, cette Fanchette,
puisque Rochecotte avait une maîtresse, et que cette maîtresse n'était
pas Jeanne.

L'accusation dit le contraire. Il faudra qu'elle le prouve....

Le meurtre est accompli. Les ciseaux restent au pouvoir de l'accusation.

Que devient la boîte?

La boîte est vendue avec le pauvre mobilier. On n'entendra plus jamais
parler de cette boîte, achetée à l'encan, comme le reste par des juifs
inconnus.

Voilà le vrai. Cela aurait dû être ainsi.

Mais la comédie judiciaire a besoin de la boîte, la boîte reparaîtra.

Tu te souviens, quand Jeanne retourna au Bois-Biot en sortant de mon
cabinet de toilette? Elle trouva dans sa chambre une surprise. Elle
croyait, la pauvre chérie, que j'avais eu cette attention délicate de
racheter le petit meuble de famille: son cher nécessaire dont sa mère et
son aïeule s'étaient servies avant elle.

Ce n'était pas moi qui avais eu cette attention délicate.

Quelqu'un avait racheté la boîte à ouvrage tout exprès pour que les
badauds pussent dire, après l'arrestation de Jeanne et au moment de la
perquisition: _le doigt de Dieu est là_!

Et ils n'ont pas manqué de le dire, les badauds! C'est ici la maîtresse
preuve et le principal témoin. L'affaire s'appelait déjà l'_Affaire des
ciseaux_.

Un vrai docteur ès-crime mêle toujours à sa combinaison un élément de
gros drame--pour le public.

Car le public est juge d'instruction aussi. Et l'histoire des pesées que
la foule opère sur la conviction du vrai juge serait une longue suite de
pages en deuil.

Je crois au doigt de Dieu. Il m'est arrivé de le voir en ma vie. Le
doigt de Dieu n'est pas fait ainsi.

Le doigt de Dieu, c'est la foudre. Le doigt de Dieu ne monte pas
péniblement, une à une, les pièces d'une misérable mécanique.

C'est le doigt du démon ici. Je me lèverai seul contre tous et je leur
prouverai cela!

Désormais, je vois ma cause si claire qu'il me suffira d'ouvrir la
bouche pour dissiper les ténèbres. J'ai grandi avec la nécessité. Je
suis éloquent, je suis fort. Je ne me reconnais plus moi-même. Ils
trembleront devant moi. Leur prétendue vérité qui n'est que mensonge et
artifice....

_Note de Geoffroy_.--L'écriture devenait subitement illisible.


Pièce numéro 96

(Écriture de Lucien altérée et méconnaissable. Sans date.)

M. L. Thibaut a toujours eu des sentiments d'estime et même de respect
pour la magistrature française. Depuis qu'il fait partie du barreau
cette opinion n'a pas changé. Sa position particulière est difficile. Sa
santé n'est pas bonne. Depuis sa maladie, il se laisse aller à des
mouvements de violence qu'il déplore ensuite.

Mais M. Geoffroy de R. peut être tranquille. Cet état de fièvre
s'explique par beaucoup de souffrances. Il n'est pas incompatible avec
la mission que M. L. Thibaut a sollicitée, obtenue et acceptée. L'étude
de sa cause est le travail de ses jours et de ses nuits. Sa jeune et
malheureuse cliente sera bien défendue.


Pièce numéro 97

(Écriture ordinaire de Lucien. Sans signature.) Dimanche.

J'ai eu ma crise. J'en laisse ici la marque.

Mes crises sont plus rares et moins fortes. Celle-ci n'a pas duré plus
d'une heure et ne m'a laissé qu'un peu de fatigue. J'ai bien dormi cette
nuit. Jeanne a été à la messe, ce matin. Pauvre chérie! c'est elle qui
dit cela. La soeur lui a prêté un paroissien et elles ont prié ensemble
dans la cellule. Cette soeur est une douce sainte. Je la vois souvent
triste. Quand elle sourit, elle est jeune et très belle.

Jeanne était toute gaie. Elle ne voulait pas causer de l'affaire. Nous
apercevions sur le mur qui fait face un rayon du beau soleil d'octobre.

Notre haie du Bois-Biot doit être riante, ce matin. On a sans doute
labouré les deux champs. Celui où passe le sentier qui descend à la
ferme a de grands pommiers qui doivent perdre leurs feuilles.

--Je parie, m'a dit Jeanne, que les enfants sont sous notre châtaignier
à abattre des châtaignes.

--Il faut travailler, Jeanne, ma petite Jeanne. Les jours passent, et
mon plaidoyer n'est pas achevé. Elle s'est assise auprès de moi. Elle a
mis sa blonde tête à sa place, sur mon coeur.

--Eh bien, travaillons, Lucien, mon mari. Elle sait que ce mot-là me
rend heureux.

--L'année dernière, reprit-elle, à cette époque-ci, il faisait froid.
Pauvre maman et moi nous nous levâmes de bon matin pour porter du
bouillon au vieux Jean Étienne qui avait gagné les fièvres à la battée.
Les prés étaient déjà tout blancs... mais travaille donc, Lucien,
puisque tu veux travailler!

--À quelle date furent volés tes ciseaux, Jeanne?

--Je ne m'en aperçus peut-être pas tout de suite. Je brodais si peu! Je
passais mes jours auprès du lit de pauvre maman; elle voulait toujours
mes mains dans les siennes. Il me semble bien que ce fut le jour où le
Dr Schontz t'écrivit de venir.

--L'avant veille de?...

--Oui. Oh! tu peux bien dire de la mort. Maman ne m'a pas quittée. Elle
vient toutes les nuits.... Ce jour-là, je voulus prendre mes ciseaux
pour arranger une de ses camisoles de malade. Je ne les trouvai plus.

--Qui vous servait alors?

--Une femme de ménage. Nous n'avions plus de domestique.

--Et tu rachetas d'autres ciseaux? quand?

--À l'instant même. J'envoyai la femme de ménage en lui disant d'en
prendre à bon marché. Maman était en train de me parler de toi. Cent
fois par jour, elle prenait la résolution de ne plus prononcer ton nom.
Et elle me défendait bien doucement de penser à toi. Mais ton nom
revenait toujours, toujours.

--Est-ce que tu emportas la boîte à ouvrage avec toi au couvent?

--Tu sais bien que non, puisque tu me la rendis à Yvetot.

--Ce ne fut pas moi. Jeanne.

--Qui donc aurait songé à me faire plaisir?

Elle a de ces mots là qui me navrent tout en faisant que son innocence
est pour moi plus claire que l'évidence. S'ils l'interrogeaient
au-dehors de leur parti pris... mais leur siège est fait. Je connais
cela.

Moi, je tâche de savoir, je fouille les détails, je fais la chasse aux
dates.

Certain que je suis de l'impossibilité du fait principal, je crois à
chaque instant qu'un fait accessoire va venir appuyer ma thèse, ou
plutôt lui fournir un point de départ tangible, qu'on puisse prendre en
main et présenter à la discussion.

Mon espoir est sans cesse trompé. Tout se groupe contre moi. Est-ce le
hasard? Est-ce la perfection même de ce travail diabolique que je
suppose accompli par un scélérat parvenu au _summum_ de la science
criminelle?

J'ai été chez Nadar. J'ai acquis la certitude que les épreuves
photographiques ont été livrées le jour même du crime. Il est donc
naturel que Fanchette les eût sur elle au restaurant.

Qu'espérais-je en prenant ce renseignement? En vérité, je ne saurais le
dire.

J'ai demandé au commis à qui il avait livré les épreuves. Il m'a
répondu: à la personne elle-même.

Dès que l'esprit trouve une voie par où s'échapper dans un champ
d'hypothèses nouvelles, un obstacle sort de terre: un rempart d'acier:
le témoignage de Jeanne elle-même.

Car il est certain qu'une idée s'obstine en moi, depuis qu'elle y est
née. Je cherche Fanchette.--Peut-être sont-elles deux....

Mais alors tous ces témoins qui ont reconnu la photographie! car tous
l'ont reconnue. Tous et moi-même!

Et Jeanne déclare qu'elle a posé!

Il y a pourtant une circonstance. Dans la lettre où Jeanne me racontait
sa sortie du couvent de la Sainte-Espérance, tu dois te souvenir de ce
détail: _on lui avait fait changer d'habits_....

Elle ne m'aide pas. Je ne peux pas dire qu'elle ne se doute de rien,
puisqu'elle sait tout. Elle sait absolument ce dont on l'accuse et ce
qui la menace. Mais elle ne tient état de rien. On dirait qu'elle fait
un mauvais rêve,--et qu'elle n'y croit pas. Tout doit disparaître au
réveil.

C'est avec une résignation fatiguée qu'elle répond à mes inutiles
interrogatoires. Dès qu'elle le peut, elle se réfugie dans les souvenirs
de sa mère et dans la mémoire de nos jeunes amours. Elle me l'a dit une
fois: «Qu'est-ce que cela fait puisque ce n'est pas moi?» C'est bien le
mot de l'enfant qui laisse à Dieu le soin de garder son sommeil.
Qu'est-ce que cela fait?

On pourrait amonceler bien plus de calomnies encore et serrer le réseau
des ruses savamment nouées, certes, l'oeil de Dieu passe au travers de
tout cela. Mais nous sommes devant des juges qui sont hommes.

Geoffroy, j'ai peur. La gaieté de Jeanne et son insouciance me font mal
horriblement. Tout éveillé, j'ai des rêves qui me la montrent condamnée.
Je repousse cependant l'idée d'une évasion. C'était aujourd'hui qu'on
m'avait donné rendez-vous à l'église Notre-Dame-des-Victoires. Je n'irai
pas.


Pièce numéro 97 bis

(Écrit par Lucien.)

Chaque fois que j'interroge Jeanne, je perds un espoir. Ne l'ayant
jamais vue qu'au Bois-Biot, pour moi, elle et sa mère étaient des
habitantes de la campagne d'Yvetot.--ce qui rendait matériellement
impossibles les relations suivies entre elle et Rochecotte.

Cela n'influait en rien sur ma conviction qui existe indépendamment de
tout, mais cela me fournissait des armes.

De loin, je voyais une foule d'obstacles matériels entre elle et le
crime.

De près, je ne vous plus rien. Elle n'est plus gardée que par ma foi
profonde.

En réalité, c'étaient deux pauvres créatures errantes. Elles venaient
d'arriver au Bois-Biot quand je les y rencontrai. Elles étaient là pour
le procès que je leur fis perdre. Elles vivaient d'ordinaire à Paris où
la misère se cache aisément.

Elles travaillaient de leurs mains.

Elles vivaient dans la position exacte où M. Cressonneau aîné doit voir
celle dont le pauvre Albert disait: «On n'épouse pas Fanchette!»

Restait la lettre de ce même Albert, celle où il m'affirmait ne pas
connaître sa cousine Jeanne Péry.

Mais cette lettre laissait voir des répugnances qui avaient pu porter
Jeanne à prendre un masque--pour s'approcher de lui.

Aux yeux de Cressonneau, cette lettre devait précisément expliquer
pourquoi la maîtresse de Rochecotte ne s'appelait pas Jeanne, mais bien
Fanchette!

On en trouverait des traces, d'ailleurs, de cette Fanchette, à moins que
la terre ne se fût ouverte pour l'engloutir!

Jeanne dit: «Il faut bien qu'il y ait contre moi des apparences, mon
pauvre Lucien chéri, sans cela, ils ne m'auraient pas mise en prison.»

Et elle prend mes deux mains qu'elle appuie sur son coeur en appelant
mon regard sur ses yeux, qui laissent voir le fond de son âme.

Pendant que nous restons ainsi, les heures s'écoulent.

Je me vois au banc de la défense. Le jury me regarde et m'écoute.
L'auditoire attend.

Dirai-je à tous ceux-là: elle est innocente précisément parce qu'elle
vous paraît coupable? Il n'y a ici que mes yeux pour ne point porter le
bandeau qui aveugle tous vos regards? Vous subissez l'influence d'un
mauvais génie....

C'est l'exacte vérité, Geoffroy, mais on ne plaide pas ces mystiques
visées. Je passe déjà pour avoir le cerveau frappé. On me taxerait
d'incurable folie.

Et le ministère public viendrait, les mains pleines de preuves
mathématiques. Il jouerait avec les dates qui sont pour lui: il
s'appuierait sur un ensemble concordant de témoignages....

L'entends-tu? moi, il me semble que j'y suis, et que tout mon sang est
parti de mes veines!

Voilà ce qu'il dira:

--Messieurs les jurés, malheureusement, ma tâche est trop facile.
Laissant de côté les antécédents de l'accusée et ceux de sa famille, qui
militeraient contre elle, j'arrive tout de suite aux faits de la cause.
(Ici, le récit du crime.) Depuis que j'ai l'honneur de porter la robe,
il ne m'était pas encore arrivé de rencontrer une cause où l'ensemble
des circonstances produisit une somme d'évidences, équivalente au
flagrant délit.

Voici une jeune fille qui est la cousine et l'héritière d'un jeune
homme, au point de vue d'une immense succession à échoir. Cette jeune
fille se rapproche du jeune homme sous un faux nom; sous un faux nom,
elle devient sa maîtresse.--et le jeune homme est assassiné.

Le jeune homme était de ceux qu'on aime, noble, brillant et beau. La
jeune fille eût consenti à partager: elle se fût contentée du mariage.
Mais le jeune homme avait conservé assez de sens moral pour ne pas
choisir sa femme là où il avait pris sa maîtresse. Il était sur le point
d'épouser une jeune personne pure par elle-même et par sa famille, «On
n'épouse pas Fanchette!» disait-il souvent au rapport des témoins.
Fanchette est jalouse, elle parle de vengeance.--et le jeune homme est
assassiné.

Comment est-il assassiné? Fanchette avait perdu sa mère. Une main
secourable la place dans une maison pieuse. Va-t-elle dire à
l'accusation: «À l'heure du crime je pleurais au pied des autels»?...
Non, il y avait sept jours qu'elle s'était évadée du couvent de la
Sainte-Espérance quand le jeune homme a été assassiné.

Elle est faible, le jeune homme était fort. On a trouvé sous la table de
l'orgie un flacon de substance narcotique, destiné à égaliser les
forces.

Et comme Fanchette était troublée, en sortant le flacon de sa poche,
elle a laissé tomber deux objets:

Un paquet de cartes photographiées représentant Mlle Jeanne Péry.

Un mouchoir taché de rouge aux initiales de Mlle Jeanne Péry.

Est-ce tout? Non. Et déjà, cependant, ne peut-on pas dire que le
flagrant délit existe?

Mais il y a autre chose; je n'ai pas parlé de l'arme qui a servi pour
commettre le crime.

Fanchette est de famille noble. Ses ancêtres avaient émigré en
Angleterre à l'époque de notre glorieuse révolution. De l'émigration,
son aïeule avait rapporté une boîte à ouvrage ou nécessaire, de
fabrication anglaise et remarquable en ceci que toutes les pièces en
étaient burinées au même signe. Ai-je dit Fanchette? C'est Mlle
Jeanne Péry qu'il fallait dire.

Fanchette, en effet, et voilà l'étonnant, a accompli son oeuvre
effroyable, un meurtre ayant nécessité plus de vingt blessures, avec les
ciseaux de Mlle Jeanne Péry comme elle lui avait déjà emprunté son
mouchoir et ses photographies!

Et quand la justice, égarée par ce nom de Fanchette, est arrivée enfin
chez Mlle Jeanne Péry, qui venait, par un déplorable hasard, de
changer son nom contre un autre jusqu'alors universellement estimé, la
justice a trouvé chez elle Mlle Jeanne Péry, la propriétaire du
mouchoir de Fanchette, l'original du portrait de Fanchette et la boîte à
ouvrage de fabrique anglaise où manquaient les ciseaux, arme révoltante,
qui a servi au meurtre accompli par Fanchette!


Pièce numéro 98

(Écriture de Lucien.)

Dimanche, 9 heures du soir.

Je suis sorti: j'étouffais. J'ignore quel est l'avocat général qui
prendra la parole dans ce procès, mais je l'ai entendu d'avance.

Il a tout cela à dire. Il en dira peut-être plus, il n'en dira pas
moins.

C'est trop de preuves, n'est-ce pas, réponds franc? Pour toi qui es de
sang-froid, pour toi qui est un homme du monde, pour toi qui es parmi
les délicats, c'est trop!

Je suis sûr que tu t'es déjà dit: le but est dépassé.

Eh bien! non! le docteur ès-crimes connaît son monde. Il sait que le
public et les juges seront d'accord ici. Après ce festin de preuves,
après cette curée de témoignages accablants, s'il prenait envie au
docteur ès-crimes de leur servir encore quelque grosse pièce, ils
l'avaleraient du même appétit.

La cour d'assises est une bête insatiable, et le public est plus affamé
qu'elle.

Ne crois pas que je récrimine ou que j'insulte. Je suis brisé, je suis
anéanti. Je vais te montrer d'un mot ce qui reste de moi: à leur place,
je penserais peut-être comme eux!

Une machine créée dans le but exprès de trouver des coupables ne peut
pas produire d'autre fonctionnement que celui-là.

Souviens-toi qu'il y a eu un examen préparatoire, et qu'une voix
autorisée a déjà dit: il y a lieu de suivre....

Nous sommes perdus, Geoffroy. Il faudrait un miracle rien que pour nous
obtenir des circonstances atténuantes. Le coeur me manque....

J'ai été regarder la Seine couler, mais je ne veux pas mourir avant
Jeanne.

Deux fois, je suis revenu vers l'église Notre-Dame-des-Victoires. À quoi
bon entrer?

Une évasion de la Conciergerie! Tu connais la prison. C'est purement un
rêve ou un leurre. D'ailleurs, je ne veux pas d'évasion.

Et Jeanne! Est-ce que Jeanne consentirait jamais à une évasion!

Ce n'est pas qu'elle soit gardée aussi étroitement qu'au début. Elle
n'est plus au secret. La soeur l'aime et les employés de la prison la
protègent....

La troisième fois, je suis entré dans l'église--par la porte de droite.
C'est à la porte de gauche que la quêteuse devait m'attendre.

Ceux qui prient sont bien heureux. Les murs de l'église disparaissent
sous les _ex-voto_ de marbre qui disent merci à la Vierge pour une grâce
accordée. Il y en a des milliers et des milliers. Tous ceux-là étaient
aux abois. Ils ont crié à l'aide. L'aide est descendue du ciel. C'est
vrai, puisqu'ils remercient. J'ai eu l'idée de faire un voeu, moi aussi.
Que donnerais-je! Tout, et ma vie!... L'église était pleine. Je me suis
agenouillé derrière un pilier. Le chant des orgues me fendait le coeur.
J'ai traversé le bas de la nef. Mon regard a glissé jusqu'à la quêteuse:
Une femme en deuil dont le visage disparaissait entièrement sous son
voile. Je ne puis dire que j'ai cru reconnaître Olympe. Mais le nom
d'Olympe est tombé dans ma pensée, et j'ai pris la fuite.

Geoffroy, comment serait-il possible de s'évader de la Conciergerie? Et
quel moyen prendre pour amener Jeanne à consentir?

Et moi? Est-ce que je pourrais me résoudre à cela?

J'ai passé une terrible nuit. J'ai vu la cour d'assises en rêve. Tous
ceux qui viennent là se chauffer ou se divertir étaient à leur poste.
Sous le crucifix, les robes rouges siégeaient. Les jurés regardaient
avec un étonnement plein d'horreur une enfant--Jeanne me paraissait
toute petite--qui essayait de se cacher au banc des accusés.

Moi, j'avais aussi ma robe. Et je faisais des efforts sans nom pour
porter haut ma tête qui me pesait comme un fardeau de plomb.

C'était vaste, cette salle, c'était immense, cette foule.

Les juges écarlates me semblaient d'une taille surhumaine.

Tout était grand, presque colossal,--excepté Jeanne, pauvre petite
chérie, qui rapetissait devant ces ennemis géants!

On s'agitait sans accomplir aucun des actes réglementaires qui
constituent une séance, mais la séance allait tout de même. J'entendais
autour de moi un murmure d'une profondeur inouïe qui m'enveloppait de
ces mots:

--Les ciseaux, les ciseaux, les ciseaux!

Et de temps en temps une voix éclatait, criant:

--Elle a tué son amant!

Il y avait des rires qui grinçaient:

--Et c'est son mari qui va la défendre....

Ma mère et mes soeurs étaient là; elles se détournaient de moi.

À côté de ma mère, je voyais un visage de marbre, blême, mais rayonnant
de lueurs étranges et qui rejetait Jeanne dans un abîme de nuit.... La
bouche d'Olympe ne s'ouvrait pas; aucun son ne s'échappait de ses
lèvres, et pourtant je l'entendais qui me disait:

--Comment trouvez-vous que je me venge!

Tout à coup, il y eut un grand mouvement. Quelque chose de long était
sur l'estrade au devant des juges. Cela s'ouvrit. Albert de Rochecotte
était couché, la tête dans ses cheveux blonds épars.

--Les ciseaux, les ciseaux, les ciseaux!

--Comme il était beau!

--Et si jeune!

--Elle a tué son amant, son amant, son amant!

--Et voilà son mari qui parle pour elle!

Jamais je n'entendrai plus ce silence effrayant. Tous les bruits étaient
morts. On m'écoutait. Je parlais. L'attention de cette foule muette
m'écrasait comme le poids d'un monde. Je parlais, mais comment dire
cela? ma parole était muette aussi.

Toutes les facultés de mon être, mon coeur et mon âme s'élançaient
impérieusement hors de moi, mais ne franchissaient pas le seuil de mes
lèvres. Les pensées, les mots, l'éloquence, la colère, la passion
jaillissaient pour retomber inertes et insonores. Mes efforts se
débattaient en vain contre cette impuissance. Le cauchemar, cette
hideuse caricature du désespoir, m'enchaînait dans ses morts
embrassements....

La foule ondula comme une mer. Les murailles de la salle chancelèrent,
et un cri grave s'éleva:

--Condamné! condamnée! condamnée!...


Pièce numéro 99

(Anonyme. Même écriture que celle du n°94.)

Paris, lundi, 2 octobre 1865.

_À M. L. Thibaut, avocat._

La personne qui a écrit à M. L. Th..., vendredi dernier, l'a attendu
toute la soirée d'hier, dimanche, au rendez-vous de l'église
Notre-Dame-des-Victoires. Elle l'a vu s'approcher, mais M. L. Th... a eu
défiance sans doute.

La personne n'a pas dit toute la vérité dans sa première lettre. Elle ne
croyait pas avoir besoin d'insister.

Ce n'est pas à M. L. Th... surtout que la personne porte intérêt, c'est
bien davantage encore à la malheureuse fille du baron Péry de Marannes.
Si M. L. Th... gardait des doutes, s'il voulait s'entretenir avec la
personne--la voir,--il serait sûr de la trouver demain mardi à la
consultation de M. le Dr Schontz, rue de la Pépinière, n°.... Dimanche
prochain il serait désormais trop tard, les événements se précipitent.
M. L. Th... est supplié de ne plus hésiter. Il n'a pas le droit de
refuser. La malheureuse J. P. est perdue sans ressource.


Pièce numéro 100

(Écriture de Lucien.)

Mardi matin.

Je n'ai pas pu écrire hier au soir. La nuit de dimanche à lundi m'a
laissé tellement brisé de corps et d'esprit que je n'ai pu tenir la
plume.

C'est peut-être vrai, Geoffroy. Peut-être n'ai-je pas le droit de
refuser l'offre de cette personne inconnue. Du moins est-il de mon
devoir de m'informer, de savoir, de me rencontrer avec elle.

Le nom du Dr Schontz est fait pour me donner confiance. Je le connais;
je crois que tu le connaissais aussi. C'est lui qui m'avait écrit cette
lettre quand Mme Péry fut à l'article de la mort. C'est grâce à lui
que j'ai pu la revoir une dernière fois.

Qui sait? peut-être que le baron de Marannes a laissé des amis.

Je suis résolu cette fois à ne pas manquer au rendez-vous.

Mais Jeanne? vas-tu demander. Il faudrait le consentement de Jeanne.

Et Jeanne, ne consentirait jamais....

Mon Dieu! c'est une bien faible chance. Je ne crois pas, moi, à la
possibilité d'une évasion.

En outre, je ne suis pas toujours dans mes accès de mortel
découragement. Tout n'est pas perdu. J'ai vu M. Cressonneau. J'ai plaidé
près de lui ma théorie du docteur ès-crimes. Il a ri comme un bossu.
Jamais il n'avait rien entendu de si drôle,--mais j'ai vu qu'il était
frappé dans une certaine mesure.

Quand je lui ai dit: «Il y a trop de preuves», il a repris un instant
son sérieux.

Fais bien attention que c'est là surtout un argument d'homme du métier.
Les jurés n'y entendraient goutte, mais cela fait réfléchir un
magistrat, parce que cela en appelle à son expérience et à sa science.

À son intelligence surtout.

M. Cressonneau est très intelligent. Son intelligence fait mauvaise
route, voilà tout.

Il y a dans la vérité une force latente qui peut éclater à l'improviste.

Elle n'a pas encore éclaté pour M. Cressonneau aîné, c'est certain, car
il m'a dit quand j'ai eu fini:

--Si vous plaidez cela, cher M. Thibaut, on vous mènera tout doucement à
Charenton à l'issue de l'audience.

Mais sous sa fanfaronnade officielle, je te réponds qu'il a été touché.
Il y a trop de preuves. Ce serait à dire que l'accusée a rassemblé à
grands frais pour les déposer bien en vue, derrière elle, sur le chemin,
toutes les circonstances compromettantes qu'il était possible de se
procurer.

Je disais tout à l'heure: Jeanne qui se sent innocente, rejetterait bien
loin toute pensée d'évasion.

Est-ce qu'on sait jamais avec Jeanne? Je le croyais, je me trompais.

Elle me met en colère et je l'admire.

Son innocence est au-dessus de ce qu'on rêve. On pense savoir à quel
point ce coeur enfant est en dehors du Mal et des craintes que le Mal
inspire. On en est à cent lieues.

Hier matin, soucieux, malade, gêné par cette responsabilité nouvelle à
propos d'une entreprise dont je ne connais ni la nature ni les
garanties--s'il y en a,--je l'aurais bien défiée de m'égayer.

Je n'étais pas avec elle depuis trois minutes que je souriais à son
sourire.

Tu penses bien que je n'avais pas le coeur de lui raconter mon rêve.

Mais elle me racontait les siens: de l'herbe verte, du soleil, du vent
de campagne qui a si bonne odeur! Et des fossés sautés, et des sentiers
qui tournent dans les taillis!

--Ils m'ont le jour, ici, disait-elle; mais la nuit, je me sauve.

L'occasion était bonne, j'en ai profité.

--Est-ce que tu te sauverais, Jeanne, si tu en avais le moyen?

Elle s'est arrêtée au milieu d'un sourire argentin qui scandalisait ces
murailles de prison. Puis elle s'est levée brusquement. Elle avait envie
de bondir.

--Écoute, m'a-t-elle dit, essoufflée déjà par la joie, je te connais. Si
tu me parles de cela, c'est que tu y as pensé, mon Lucien chéri, c'est
que c'est une chose possible!

Je restais devant elle tout décontenancé.

--Oh! que tu es bon! que tu es bon! Je ne pense qu'à cela, moi, mais je
n'osais t'en parler. J'aurais bien fini pourtant par te le demander.
J'avais déjà songé à ce que ça coûterait. Je suppose que ça doit coûter
très cher.

--Je ne sais pas, voulus-je dire.

--Qu'est-ce que cela fait? interrompit-elle. Je ne connais pas très bien
cette affaire-là, vois-tu, mon Lucien, mais pauvre maman m'avait dit
souvent que si notre cousin Albert de Rochecotte mourait....

Je devins pâle.

--Qu'as-tu donc? fit-elle. Il est mort, nous n'y pouvons rien, et
puisqu'il est mort, je suis l'héritière du vieil homme qui a des
millions. Eh bien, si tu veux, nous donnerons la succession aux pauvres,
puisqu'on dit que c'est de l'argent mal acquis. Car on dit cela. Nous
donnerons toute la succession, excepté ce qu'il faudra pour payer ma
liberté. Vois-tu, mon Lucien, l'idée d'aller là-bas, devant le monde,
entre les gendarmes, me rend folle. Oh! je ris quand tu es là, mais
c'est pour que tu n'aies pas de la peine. Les gendarmes! les gendarmes!

J'étais émerveillé. Je suis toujours émerveillé près d'elle.

Les paroles ne peuvent pas exprimer pour toi tout ce que cette horreur
des gendarmes avait d'enfantin.

--Mais, dis-je, ce n'est donc pas d'être condamnée que tu as peur
Jeanne?

--Puisque je n'ai rien fait, Lucien.

Elle revint auprès de moi pour ajouter:

--Si fait, pourtant, j'ai peur un peu. Ceux qui m'interrogent ont bien
l'air de me croire coupable. Si je ne t'avais pas pour me défendre...
mais tu ne peux pas m'empêcher d'aller entre deux gendarmes. J'ai vu
passer une fois une pauvre fille qu'ils conduisaient. Oh!...

Elle cacha sa figure dans ses mains. Puis, tout à coup souriant:

--Et le temps que je perds ici sans toi, loin de toi! Et nos champs! Si
je pouvais encore courir, courir avec toi, sous les arbres où pauvre
maman aimait tant à se promener....

Elle mit sa tête sur mon coeur et je vis une larme, un diamant qui
tremblait au bord de sa paupière. Il est deux heures et demie. Je pars
pour mon rendez-vous chez le Dr Schontz.


Pièce numéro 101

(Écriture de Lucien.)

Mardi, 5 heures du soir.

Je reviens de la consultation du Dr Schontz.

Ce n'est pas Olympe. Cette frayeur restait en moi, mais je suis
absolument certain que ce n'est pas Olympe. Elle est beaucoup moins
grande qu'Olympe. Elle serait plutôt de la taille de Jeanne elle-même.
Tu ne l'as donc pas vue? me demanderas-tu. Non, je ne l'ai pas vue.
Alors, rien n'est fait?

Je ne sais que répondre. J'ai confiance un peu. Je crois que cela se
fera. À tout le moins, cela se tentera. Le Dr Schontz est pour
l'évasion.

Il ressemble à la lettre qu'il m'écrivit voici quelques mois, celui-là.
Je ne l'aurais pas reconnu. Le travail l'a vieilli. C'est un vrai
médecin qui a usé son corps, mais gardé la jeunesse de son coeur. Quand
je suis entré, il était là, en compagnie de la quêteuse voilée.

Elle portait le même costume de deuil que la veille, et le même voile
épais qui ne laisse pour ainsi dire rien voir de ses traits.

De près, elle m'a paru très jeune: l'âge de Jeanne. Et je ne sais
pourquoi ce visage invisible était, dans ma pensée, ressemblant au
visage de Jeanne. La voix est bien différente pourtant. Jeanne gazouille
comme un cher petit oiseau. Celle-ci parle d'un accent décidé et presque
viril. Je me suis assis après avoir salué l'inconnue et serré la main du
Dr Schontz. Celui-ci a parlé le premier.

--J'étais l'ami de Mme Péry de Marannes, a-t-il dit. Non seulement je
crois à l'innocence de sa fille, mais j'en suis certain.

Ma main, qui venait de quitter la sienne, s'est avancée de nouveau. Il
l'a serrée.

--En épousant Jeanne Péry, M. Thibaut, a-t-il repris, vous avez risqué
le repos de votre vie, cela est vrai, mais j'espère encore que vous
serez récompensé par un avenir de bonheur.

--J'aime Jeanne, répondis-je, et je ne puis être récompensé que par le
bonheur de Jeanne.

Schontz approuva du geste. La quêteuse dit:

--Avant de songer à son bonheur, il faut l'empêcher de mourir
misérablement.

Schontz s'inclina encore. Il y eut entre nous trois un silence.

--M. Thibaut, reprit la jeune femme, vous voudriez savoir qui je suis?

--Il est vrai, Madame. Votre lettre me disait que je vous entendrais et
que je vous verrais.

--Les promesses de ma lettre ne seront pas tenues, Monsieur, à cet
égard, du moins; j'ai une raison majeure pour vous taire mon nom et pour
vous cacher mon visage. Je vous prie de vous contenter de la garantie du
docteur qui va vous affirmer que cette raison n'est point de nature à
justifier votre défiance.

--Je l'affirme, en effet, sur l'honneur, a dit Schontz.

--Puis-je au moins savoir, ai-je demandé, quel est le motif de l'intérêt
que vous portez à Mme Lucien Thibaut?

Elle m'a tendu à son tour sa main gantée de noir.

--J'aime à vous entendre l'appeler ainsi, Monsieur, a-t-elle dit, et il
y avait de l'émotion dans sa voix. Vous êtes un digne coeur!

Elle a repris après un instant:

--Mon motif, c'est mon devoir. Je voudrais vous parler autrement que par
énigmes: j'aime Jeanne, mais je ne la connais pas. Je lui ai fait du mal
sans le vouloir et même sans le savoir. Je donnerais une part de mon
sang pour guérir le mal que je lui ai fait. J'ai pourtant des raisons
plus compréhensibles. Vous êtes ici, vous, pour votre femme, le docteur
pour Mme Péry, son amie; mettez que, moi, je représente feu M. le
baron Péry de Marannes, ce sera vrai dans toute la force du terme. Mais,
je le répète: ce qui me fait agir, c'est surtout mon devoir: un devoir
impérieux, un devoir sacré!

Sa voix restait grave, mais l'émotion la faisait profondément vibrer. Le
Dr Schontz dit:

--Tout cela est l'expression exacte de la vérité, je l'affirme.

Geoffroy, j'avais confiance. D'ailleurs, que risquais-je à entamer les
préliminaires? On allait sans doute me soumettre un plan, me détailler
les voies et moyens qu'on devait employer pour arriver à un résultat que
la première vue montrait presque impossible. Il y avait en moi plus que
de la curiosité. Je cédai à ce mouvement et je dis:

--Mettons que nous sommes d'accord. J'admets aussi, je suppose que
j'admette la nécessité d'une évasion. Quel genre de concours vient-on
m'offrir?

--M. Thibaut, me répondit la jeune femme, je vous offre plus que mon
concours. Vous n'aurez à vous mêler de rien; je me charge de tout.

Mon visage dut exprimer de la surprise, car la jeune femme reprit
vivement:

--Votre rôle sera de recueillir votre femme après la réussite et de
l'emmener dans l'asile sûr que vous aurez choisi.

Elle appuya sur le mot _sûr_. Son ton était redevenu tranchant.

--Pour le reste, poursuivit-elle, j'agirai seule. C'est une condition
que je pose rigoureusement.

--Cependant, voulus-je dire, je désirerais connaître....

--Mes moyens? je ne vous les dirai pas. Que savez-vous s'il m'est permis
de vous le dire? Il vous importe peu quels soient mes moyens, s'ils
rendent votre femme libre. Et moi, il m'importe de ne pas trahir le
secret d'autrui.

Sais-tu l'idée qui me vint, Geoffroy? Je connais tout ce qui touche au
palais. C'est du palais seulement que peut venir la possibilité d'une
évasion.

Si la femme d'un dignitaire, une de ces femmes-maîtresses qui obtiennent
tout ce qu'elles veulent, se mettait dans la tête de déménager la
Sainte-Chapelle... ma foi....

Que veux-tu? je cherchais. Le dehors ne peut rien, il faut partir de là;
le dedans seul a une faible possibilité de s'entrouvrir lui-même.

Le secret d'autrui! Évidemment la serrure qui devait livrer passage
était attaquée d'avance.

--Du moment que je n'ai pas voix au chapitre, dis-je, et que ma
coopération n'est pas désirée, je ne vois pas pourquoi on a pris mon
avis.

--Cher M. Thibaut, répliqua la quêteuse dont la voix s'adoucit encore
une fois--on devinait le sourire derrière son voile--vous n'avez pas
voix au chapitre, c'est vrai, et je vous en demande bien pardon; mais
votre coopération est fort souhaitée, et même formellement réclamée. Je
vous connais trop pour ne pas savoir que dans une occurrence si grave,
vous mettrez de côté volontiers une vaine curiosité. Je vous déclare que
je ne pourrais pas vous donner le plus léger renseignement sur notre
manière d'opérer, sans tromper la confiance de quelqu'un, d'abord,--de
quelqu'un qui se met en péril pour nous servir, et ensuite sans
compromettre gravement le succès de notre entreprise.

Le Dr Schontz approuva d'un geste qui m'était adressé et qui contenait
une prière.

--Madame, dis-je, tout sera donc comme vous l'exigez. Je pense pouvoir
vous demander maintenant en quoi consistera l'aide que vous attendez de
moi?

--Elle aura trait au rôle de Jeanne. Jeanne n'a rien à faire, sinon à se
tenir prête de nuit comme de jour au premier signal. L'instant propice
sera peut-être court, il faut pouvoir en profiter. Que Jeanne soit donc
toujours habillée. Qu'elle veille, et quand la soeur Marie-Joseph lui
dira: «Suivez-moi»...

--La religieuse! m'écriai-je, sachant quelle est la position de ces
dames dans les prisons, et quelle lourde responsabilité pèserait sur
elle.

--Vous voyez bien! fit la jeune femme, dont la patience n'était
décidément pas le fort, vous ne savez rien et vous voulez déjà discuter!
Que serait-ce si vous saviez? Je veux bien vous dire, mais ce sera le
premier et le dernier éclaircissement, que la soeur Marie-Joseph n'est
pas complice. Elle ne sait rien, elle ne risque rien. Seulement, la
consigne sera de la suivre à n'importe quelle heure du jour ou de la
nuit. Pensez-vous obtenir cela de Jeanne?

--Je l'obtiendrai.

--Merci pour elle, car c'est son salut. Maintenant, passons à ce qui
vous regarde personnellement. Vous ne contribuerez pas à la victoire,
cher M. Thibaut, mais vous en profiterez. Et votre rôle exige au moins
un grand dévouement, une grande patience. Nous sommes aujourd'hui à
mardi. À partir de vendredi soir, souvenez-vous bien de cela, toutes les
heures du jour ou de la nuit peuvent voir se livrer la bataille. Il faut
donc qu'il y ait une voiture, à toute heure, prête à recevoir la
fugitive, en un lieu que nous allons choisir tout de suite si vous
voulez. J'ajoute qu'il y a vingt chances contre une pour la nuit.

La question du lieu où la voiture devait attendre fut agitée à nous
trois. Il fut convenu qu'on choisirait plusieurs places, selon les
heures; pour ne pas donner l'éveil par un stationnement trop prolongé.

Les endroits désignés étaient tous à cinq ou six cents pas de la cour du
palais.

Aussitôt que ceci fut convenu, la jeune femme se leva.

--À dater de vendredi soir, neuf heures, dit-elle en se résumant, Jeanne
prête nuit et jour à suivre la soeur,--à dater du même moment, voiture
stationnant aux places désignées, suivant l'échelle d'heures que nous
avons réglée et qui vous sera adressée par écrit. Je ne sais pas si nous
nous verrons jamais face à face, M. Thibaut, mais je vous offre la main
et je vous dis: vous avez en moi une amie.

Elle secoua ma main d'un mouvement bref, salua le Dr Schontz et se
retira.

Dès qu'elle fut partie, le docteur me dit:

--Vous n'en saurez pas une syllabe de plus, cher M. Thibaut. Ayez bon
courage et faites exactement comme il a été convenu. Excusez-moi, j'ai
déjà pris beaucoup sur l'heure de mes visites.

Il était plus de cinq heures. Je pris congé aussitôt.


Pièce numéro 102

(Écriture de Lucien.)

Mardi, minuit.

Je n'ai pas pu revoir Jeanne. J'aurais voulu me consulter avec elle. Il
y a une pensée qui tourne autour de mon cerveau. Cette personne
accomplit un devoir en travaillant au salut de Jeanne.

Un devoir impérieux!

Elle représente, dit-elle, le père de Jeanne.

Jeanne pourra me dire, peut-être....

Il y a des moments où mon coeur se dilate tout à coup. Je me sens léger
et fort. Cette horrible crainte de la justice, entêtée dans son
égarement, ne pèse plus sur moi. Je viendrai seul devant les juges, je
serai sûr de moi. La vérité jaillira de ma poitrine si haute et si
éclatante, dès que le danger de Jeanne ne sera plus là....

Voici une pensée qui a heurté mon esprit comme un choc: il y a bien
longtemps que je n'ai entendu parler ni de M. Louaisot ni d'Olympe.

Se reposent-ils dans leur victoire?

Je suis terriblement seul, Geoffroy. Je ne connais pas à Paris une
créature humaine à qui je puisse demander conseil!


Pièce numéro 103

(Écriture de copiste. Sans date.)

J.-B.-M. (Calvaire) a déjà eu l'honneur d'offrir ses services à M.
Thibaut. Ce nom de Calvaire est un pseudonyme raisonné analogique. Le
danger qui menace mon existence m'empêche de m'expliquer plus
clairement.

On me traque comme un renard. M. Mouainot de Barthelémicourt et Mme
la marquise Ida de Salonay ont juré de faire la fin de moi. Pour des
prix relativement doux, je mettrais M. Thibaut à même de terrasser ses
ennemis. Écrire poste restante, au nom de Calvaire et mettre un petit
bon dans la lettre.

_Mention de la main de Lucien_.--Doit être le même qu'un nommé Martroy,
qui m'avait déjà écrit. Tout ce fatras doit être d'un intrigant ou fou.


Pièce numéro 104

(Écriture de Lucien.)

Mercredi.

Voilà tout ce que m'a dit Jeanne quand je l'ai priée de bien interroger
ses souvenirs d'enfance:

--Je n'ai pas besoin d'interroger mes souvenirs. Je sais que j'ai une
soeur. Et j'ai pensé bien souvent à ma soeur depuis que je suis accusée.
J'étais debout et je la tenais dans mes bras. Le souffle m'a manqué.
J'ai été obligé de m'asseoir.

--Et quel nom a-t-elle, ta soeur, Jeanne?

--Pour nous, elle n'avait pas de nom. Pauvre maman l'appelait «la fille
de mon mari».

--Tu ne l'as jamais vue?

--Jamais. J'entendais parler d'elle quand père venait chercher de
l'argent pour payer sa pension. Je me souvins alors de cette pension de
600 francs que le baron servait à un enfant. Je ne sais pourquoi j'avais
cru dans le temps que cet enfant était un fils.

--Et c'était Mme Péry qui payait cela! m'écriai-je.

--Pauvre maman était bien bonne.

Geoffroy, le baron avait deux filles. Fanchette doit exister. Fanchette
existe!

Je sais maintenant de quel impérieux devoir me parlait hier la jeune
femme voilée.

J'ai tout raconté à Jeanne, sauf mes soupçons au sujet de sa soeur.

As-tu vu une fillette à l'annonce de son premier bal? Amère tristesse du
présent, menaces accumulées de l'avenir, où étiez-vous?

Jeanne me fait peur souvent avec ce prodigieux enfantillage. Elle qui
est si vaillante et si intelligente! Elle que j'ai vu tenir si dignement
une place si difficile à l'hôtel de Chambray, dans les jours qui
précédèrent notre mariage! Elle qui a toutes les délicatesses, elle qui
devine toutes les sciences qui sont le charme et l'honneur de la femme!

Il y a des instants où je la vois jouant à la poupée.

J'ai cru qu'elle allait m'entraîner à valser autour de sa cellule.

Une évasion! un roman, un mystère, des dangers, la nuit, dans Paris!

Et plus de gendarmes!

Puis elle a cessé tout à coup de sauter, de m'embrasser, de bavarder
pour prendre un air plus grave.

--Mais sais-tu, Lucien, m'a-t-elle dit, qu'il va falloir bien de la
prudence!

À cette découverte qu'elle faisait, je n'ai pu m'empêcher de sourire.
Elle m'a grondé.

--Je suis votre femme, Monsieur, m'a-t-elle dit, c'est mal de me traiter
toujours comme une petite fille. Mais grand Dieu! comment vais-je faire
pour attendre? Je grille déjà. Et la soeur! la bonne soeur! comme je
l'aime! Qui se serait douté?... Je vais la regarder si bien dans le
blanc des yeux.... Mais non, au contraire. Ne faisons semblant de rien,
n'est-ce pas? c'est la consigne. Peut-être qu'on me déguisera en soeur
de charité, moi aussi, ou en porte-clés.... Enfin, on ne sait pas.
Attendons.

Oh! celle-là sera prête à l'heure, elle va compter soixante secondes
dans chaque minute!

Celle-là, c'est Jeanne Péry, Geoffroy, la fille sanglante dont parlent
tous les journaux, le monstre qui fait frissonner les familles!

Quand j'ai été pour m'en aller:

--Dis au docteur que je l'aime bien, et à la dame que je l'adore! Oh! il
y a encore de bons coeurs! mais tâche qu'ils se dépêchent. Qu'est-ce que
ça leur fait d'avancer un petit peu?


Pièce numéro 105

(Même écriture que les deux lettres de la quêteuse. Sans signature. Sans
date.)

_À M. L. Thibaut, avocat, etc._

Rien pour vendredi. Samedi soir au plus tôt.


Pièce numéro 106

(Même écriture que la précédente.)

Samedi. 6 octobre 1865.

C'est pour ce soir, veillez.


Pièce numéro 107

(Écriture de Lucien.)

Samedi, 3 heures du soir.

Je pars, Geoffroy. Il est trop tard pour prévenir Jeanne, mais je sais
que c'est inutile. Depuis qu'il est question de notre tentative, elle
n'a pas eu une heure de sommeil.


Pièce numéro 108

(Écriture de Lucien.)

Dimanche, 1 heure du matin.

Me voilà revenu. Rien.

J'ai veillé dans ma voiture deux heures sur le quai, au coin du
Pont-Neuf, deux heures entre le pont Notre-Dame et l'Hôtel-de-Ville, le
reste du temps autour de la cathédrale. Vers minuit moins le quart, un
homme enveloppé d'un manteau s'est approché. J'étais rue d'Arcole. J'ai
reconnu le Dr Schontz. Il m'a dit:

--Vous pouvez aller vous reposer, mais revenez demain. Je suis très
inquiet.


Pièce numéro 109

(Écriture de Lucien.)

Dimanche, 2 h, de l'après-midi.

Je n'ai rien dit à Jeanne. Ce serait pour la rendre folle. Elle vit de
fièvre.

En quittant Jeanne, je suis monté au palais. Je voulais voir si le
greffe était ouvert, ayant une pièce à y prendre. J'ai passé devant le
cabinet de M. le conseiller Ferrand qui doit présider les assises. Au
moment où je tournais l'angle du corridor, la porte du cabinet s'est
ouverte. Une femme en est sortie. J'ai regardé de tous mes yeux, car je
pensais à Olympe. Mais ce n'était pas Olympe.

Je ne voyais pas le visage de la femme qui portait un voile-masque de
dentelle noire, et qui, d'ailleurs, me tournait le dos, en se dirigeant
rapidement vers l'escalier de sortie. Je n'ai jamais vu le visage de la
quêteuse: c'est pour cela que je la reconnais plus aisément sous le
voile. C'était elle, j'en suis certain. Le son sec de son talon sur les
dalles m'a frappé comme une voix qu'on reconnaît. Et je n'ai pas été
surpris de la rencontrer au palais. C'est quelque chose comme cela que
je m'étais figuré. Je pars pour ma faction. Vais-je encore attendre en
vain? Quelque chose me dit que c'est aujourd'hui le grand jour.


Pièce numéro 110

(Extrait de la _Gazette des Tribunaux_--imprimé.)

Lundi, 3 octobre 1865.

Au moment de mettre sous presse, on nous annonce une nouvelle que nous
accueillons sous toute réserve.

L'accusée Jeanne Péry, femme Thibaut (affaire de l'assassinat du
Point-du-Jour), se serait évadée de la prison de la Conciergerie. Le
fait nous est affirmé par une personne digne de foi, mais le temps nous
manque pour contrôler son dire.

(Même numéro. Coupé dans les faits divers.)

On a trouvé, ce matin, sur le quai de l'Horloge, aux environs de la
maison Lerebours, le cadavre d'un jeune homme paraissant être un
étudiant. La mort parait être le résultat d'une rixe. Il y a des traces
de strangulation. Le corps a été déposé à la Morgue.


Pièce numéro 111

(Extrait de la _Gazette des Tribunaux_--imprimé.)

Mardi, 9 octobre.

La nouvelle que nous avons donnée hier, concernant l'évasion de
l'accusée Jeanne Péry est malheureusement trop exacte et un pareil
événement, survenu à la veille de l'ouverture des assises, n'a pu que
produire une profonde émotion au palais.

Nos lecteurs comprendront l'extrême réserve que nous voulons mettre à
parler de cet incident. La justice informe, l'administration fait une
enquête. Nous n'avons pas à contre-carrer l'une ou l'autre dans leurs
efforts.

Il doit nous être permis, cependant, de consigner les bruits très vagues
et parfois contradictoires qui circulent dans la ville.

Tout d'abord, nous sommes autorisés à démentir le dire d'un journal
d'hier soir, selon lequel une soeur de Saint-Vincent-de-Paul aurait été
arrêtée. La soeur M. J. n'a pas quitté son poste à l'infirmerie de la
prison et n'est compromise en rien dans cette affaire.

Nous donnons ici le résultat de nos informations:

Depuis quelques jours, la surveillance, sans se relâcher, autour de
l'accusée Jeanne Péry, lui laissait la possibilité de traiter une légère
affection des bronches, pour laquelle l'infirmerie lui fournissait des
médicaments par l'entremise de la soeur de service.

Elle était toujours au secret, mais l'instruction se trouvant absolument
complète, les précautions, comme il arrive en pareil cas, ne gardaient
plus le même degré de minutie.

Cependant, elle ne voyait, et elle n'a jamais vu, pendant tout le temps
de son séjour à la prison que, Me Thibaut, son avocat, qui est en même
temps son mari.

Me Thibaut n'est d'ailleurs jamais entré dans sa cellule qu'aux heures
réglementaires et ne parait pas avoir prêté la main à l'évasion.

Dimanche soir, c'est ici le dire intérieur de la prison, l'accusée se
sentit plus souffrante et demanda les soins d'un médecin.--D'autres
prétendent que la soeur Marie-Joseph prit sur elle de la conduire à
l'infirmerie, où M. le Dr Schontz venait justement d'être appelé pour un
cas grave.

L'accusée grelottait la fièvre en arrivant à l'infirmerie. Elle était
gardée par deux employés, dont l'un fut requis pour tenir le malade dont
le docteur s'occupait en ce moment et qui était en proie à un accès de
délire.

L'autre employé a disparu en même temps que l'accusée elle-même.

Maintenant, par quel moyen l'employé et l'accusée, ensemble ou
séparément, sont-ils parvenus à gagner la sortie de la prison, puis
l'une des issues du Palais de justice? nous ne pouvons, à cet égard,
satisfaire la curiosité de nos lecteurs.

La soeur Marie Joseph avait quitté l'infirmerie avant le départ de
l'accusée et vaquait à son service ordinaire.

Le Dr Schontz est sorti seul. Plusieurs témoins sont là pour l'affirmer.

On peut dire, du reste que, l'accusée a glissé comme une ombre à travers
la prison, car personne n'y a rien vu de suspect. Les gardiens des
différentes portes sont unanimes. Personne n'est passé au moyen de leurs
clefs, sinon ceux qui avaient droit.

L'absence de Jeanne Péry n'a pu être constatée qu'à la visite de nuit.

On a pris immédiatement toutes les mesures nécessaires, mais elles sont
restées jusqu'à présent sans résultat.

Dernière information.

On pense que l'accusée a pu sortir par la partie du Palais qui avoisine
la Préfecture de police et qui est en reconstruction.

Une échelle a été trouvée contre le mur, et les maçons ont déclaré ne
l'y avoir point dressée.

Mais resterait toujours à savoir par quel miracle la fugitive aurait pu
voyager sans être aperçue, depuis l'infirmerie jusqu'à cette portion des
bâtiments.


Pièce numéro 112

(Extrait du journal _Le Moustique_--imprimé.)

Mercredi, 10 novembre 1865.

_Morituri te salutant, Caesar!_

César, c'est vous, ô bon public! ceux qui vont mourir vous font la
révérence.

Ceux-là, les moribonds, c'est nous, la rédaction du _Moustique_.

Rendez le salut, car nous allons trépasser pour vous.

La chose triste, c'est que ça vous est bien égal.

Nous agonisons sous les coups du parquet. Le parquet nous traque parce
que nous disons la vérité. Voilà un crime qui ne se pardonne pas en l'an
de grâce 1865.

Tuez votre amant dans un bouge, à petits coups, j'entends dans un bouge
élégant, à Ville-d'Avray ou au Point-du-Jour, et on vous laissera vous
évader, si vous êtes jeune, gentille et de bonne maison, mais imprimez
la vérité, on vous mettra à la lanterne.

Voyons! à quoi va-t-on nous condamner parce que haute et puissante
demoiselle Jeanne-Hildegonde-Ermengarde Péry, dame de Marannes et autres
lieux a jugé à propos de prendre la clé des champs?

Nous ne lui en voulons pas pour cela, mais on va nous condamner à
quelque chose, c'est certain.

Nous avons déjà eu quinze jours de prison et 2.000 francs d'amende pour
avoir osé dire autrefois que dame Justice faisait exprès de ne pas
mettre la main sur cette noble demoiselle.

Quel supplice va-t-on inventer à notre usage! car nous sommes bien
forcés de murmurer que dame Justice a fait exprès d'ouvrir les doigts
pour permettre à l'oiseau en question de prendre sa volée.

Ce n'est pas une pauvre ouvrière de nos faubourgs qu'on aurait mise à
même de pratiquer une si miraculeuse évasion!

Vous savez, personne ne s'en est mêlé. Les employés de la prison sont
tous des anges de vigilance et de fidélité. La soeur Marie-Joseph a fait
pour le mieux. Le Dr Schontz n'avait pas mission de fermer les portes à
double tour, que diable!

C'était dimanche, M. le directeur faisait son whist dans une bonne
maison, M. le sous-directeur mangeait la chasse de M. l'économe, M.
l'inspecteur avait mené quelqu'un--ou quelqu'une--à la seconde de
l'Ambigu. Quoi de plus légitime?

Les concierges? ils dînaient en famille. Défend-on l'oie maintenant?

Et M. le Président des assises... mais chut! veux-tu décidément sauter,
ô ma tête!

Ils ont tous fait leur devoir. Demoiselle Jeanne aussi, qui s'en est
allée, dit-on, finir sa soirée au bal Valentino....

Coups d'aiguillon. (Même numéro.)

--Le _Moustique_ voudrait bien savoir, avant sa dernière heure, s'il est
vrai que M. le Dr Schontz soit entré dans le service de la Conciergerie
par les soins d'un éminent magistrat, arrivé depuis peu de Normandie et
qui va faire ses premières armes, comme président de la cour d'assises à
la prochaine session. Réponse, SVP.

--Le _Moniteur universel_ annonce qu'on va faire à la chambre une
demande de crédit pour remplacer le carreau par où Mlle Jeanne Péry a
passé.

--L'Affaire des ciseaux s'appellera désormais l'Affaire du carreau.

--Il y a une dame en noir dans l'histoire. Elle a été vue dans la cour
du palais.

Soupirait-elle une sérénade sous les balcons de certain conseiller qui
était justement dans son cabinet à cette heure?

--On offre de parier que la dame en noir n'est pas celle qui se glissait
quelquefois le long des corridors austères et qu'on appelait _Mam'zelle
la Présidente_.


Pièce numéro 113

(Extrait du _Moniteur universel_--imprimé.)

12 novembre 1865. _Partie non officielle._

Nous rougirions de mettre en garde nos lecteurs contre les fausses
nouvelles, les insinuations ridicules, les détails controuvés qui
défraient certaine presse à propos de l'évasion de dimanche dernier.

L'enquête sévère à laquelle on se livre découvrira sûrement la vérité.

L'employé fugitif qui était le gardien même du secret, a été manqué de
quelques minutes à la frontière. Tout porte à croire qu'il a reçu une
forte somme d'argent.

Quant à l'accusée elle-même, nos renseignements particuliers nous
permettent d'affirmer qu'il lui a été impossible de quitter Paris, où
elle n'échappera pas longtemps désormais aux investigations de la
police.


Pièce numéro 114

(Extrait de la _Gazette des Tribunaux_--imprimé.)

Paris, 13 novembre 1865.

Le journal _Le Moustique_ vient d'être déféré en parquet, dans la
personne de son gérant, pour un article contenant des outrages à la
magistrature.

On pense que l'affaire du Point-du-Jour (Jeanne Péry) sera renvoyée à
une autre session.

M. L. Thibaut qui devait débuter comme avocat dans cette cause, est,
dit-on, gravement malade. Sa famille l'a fait entrer dans la maison de
santé du Dr Chapart, médecin aliéniste.

(Même numéro. Coupé dans les _faits divers.)_

Le cadavre, trouvé devant la maison Lerebours, et qu'on supposait
appartenir à un étudiant, a été reconnu par les agents du service de
sûreté. C'est celui d'un repris de justice. On ignore la cause de ce
meurtre, qui a été accompli sans armes d'aucune sorte, par simple
strangulation.


Pièce numéro 115

(Écriture de Lucien, très altérée.)

Belleville, 2 décembre.

M. L. Thibaut n'a pas perdu la raison. Il a perdu le repos après une
déception terrible. Voilà bientôt un mois que Jeanne a quitté la prison.
Depuis lors, M. L. Thibaut n'a reçu aucune nouvelle de Jeanne. L'opinion
d'un ami lui serait bien précieuse. Y eut-il de sa faute? Aurait-il pu
prévenir ce grand malheur? Dès qu'il aura un peu de force, il essayera
de raconter, d'expliquer....

Les assises sont closes. C'est aujourd'hui qu'on a jugé Mme Thibaut
par contumace. M. Thibaut n'a pu la défendre. Oh! non, il n'a pas pu!...
Il ne connaît pas le résultat de l'audience. Mais il le devine. Il est
seul horriblement. Ceux qui ont un ami ne sont jamais tout à fait
malheureux.


Pièce numéro 115 bis

(Anonyme.)

Salle des Pas-Perdus, 5 h, du soir, 2 décembre.

_M. L. Thibaut_

_As pas peur!_ Elle est condamnée à mort, mais par contumace. On en
revient.

Nous allons bientôt commencer à nous revoir, Monsieur et cher client.
L'affaire maigrit, il faut mettre ordre à cela. Portez-vous bien.

La santé de notre chère petite amie n'est pas trop mauvaise. Elle vous
dit mille choses aimables.


Pièce numéro 116

(Extrait de la _Gazette des tribunaux_--imprimé.)

Paris. 3 décembre.

La fameuse Affaire des ciseaux, qui menaçait d'encombrer la salle des
assises pendant plusieurs séances et qu'on disait remise à une autre
session, a été jugée aujourd'hui presque à huis-clos. L'absence de
l'accusée avait découragé la curiosité publique. M. L. Thibaut, dont on
dit la santé à tout jamais perdue, ne s'est pas présenté. La défense
avait été confiée d'office à Me Moreau qui n'a pas eu à plaider. La
cour, présidée par M. le conseiller Ferrand, a condamné Jeanne Péry,
femme Thibaut, à la peine capitale par contumace.


Pièce numéro 117

(Écriture de Lucien.)

Belleville, 15 février 1866.

Geoffroy, aujourd'hui, pour la première fois, je suis sorti dans le
jardin. Je pense avoir été bien près de la mort, et cela me fait peur.

Il me semble que je n'ai pas le droit de mourir.

Voici maintenant trois mois que j'ai perdu Jeanne. D'autres à ma place
la croiraient morte, mais je suis sûr qu'elle vit.

Pendant ces trois mois, je me suis éveillé rarement, et chaque fois pour
un instant bien court. Mon état ordinaire était celui que M. le Dr
Chapart désigne sous le nom de _métapsychie_.

Le mot n'est pas mal choisi. En cet état, je ne suis pas moi, je suis à
_côté de moi_.

Je ne puis l'expliquer par moi-même puisque mon retour ne garde aucun
souvenir de mon absence, mais ceux qui m'entourent me renseignent et
j'ai un moyen de contrôler leurs informations.

Dans mon état d'absence, j'écris une considérable quantité de lettres,
où je parle toujours de moi--tu sais déjà cela--à la troisième personne.

Je sais donc que, pour moi, je ne suis pas moi. Qui suis-je? Rien dans
mes lettres ne me l'indique, et il paraît que dans les paroles assez
rares que j'échange avec les gens de la maison, rien non plus ne peut le
faire deviner.

Les premières fois, je me refusais à reconnaître mon écriture, tant elle
est changée en ces moments où la crise physique accompagne sans doute
l'aliénation morale. Il a fallu les assertions de ceux qui m'entourent.

--C'est vous qui avez écrit cela, me disent-ils.

Et une fois, le garçon de chambre m'a demandé:

--Où donc le prenez-vous ce M. Geoffroy, à qui vous écrivez? Dans la
lune?

Car c'est là une chose qui me frappe fortement. Tu es chez moi le lien
entre la réalité et le rêve. Dans l'un et l'autre de ces états tu ne
m'abandonnes jamais.

Quand je suis moi ou quand je suis l'autre, c'est toujours, toujours à
toi que j'écris.

Jeanne qui est ma vie, et toi qui es mon espérance, voilà ce que je
garde.

Cela me donne une foi superstitieuse en toi. Mon amitié s'obstine, mon
espoir grandit au lieu de s'éteindre.

Quand je perds courage, il y a un coin de mon coeur où je me réfugie. Ce
coin, c'est celui qui me parle de toi.

J'ai détruit les innombrables pages où ma plume avait tracé de confus
griffonnages--parfois des hiéroglyphes que je ne pouvais déchiffrer
moi-même.

Je n'ai gardé qu'un seul spécimen, que j'ai classé sous le n°115
ci-dessus et qui remplacera pour toi tous les autres.

Car ils se ressemblaient tous. C'était toujours une timide protestation
contre la folie, un remords exprimé au sujet de la tentative d'évasion.

Et la pensée de Jeanne.

Tu remarqueras que tout ce qui concerne Jeanne est net et lucide. En
moi, l'idée de Jeanne n'a jamais été folle.

Je dois dire pourtant que le billet classé sous le n°115 était de
beaucoup le plus raisonnable. C'est pour cela que je l'ai conservé.

Il y a une chose qui m'effraie, c'est le récit que j'ai à te faire de la
nuit du 7 au 8 octobre,--du dimanche au lundi: la nuit de l'évasion.

Je sens qu'il le faut.

Mais si tu savais combien mes souvenirs sont à la fois vagues et
douloureux?

Cette nuit-là, j'ai tué un homme.

Et j'ai perdu Jeanne!

J'essaierai demain.


Pièce numéro 118

(Écrite et signée par Louaisot de Méricourt.)

Paris. 15 février 66.

_À M. L. Thibaut, maison de santé du Dr Chapart...._

Eh bien! mon pauvre cher Monsieur, vous allez donc un peu mieux? J'en
suis vraiment tout à fait content.

On s'attache, vous savez. J'ai envoyé plus d'une fois ma mule savoir de
vos nouvelles. (Mule, employé ici par métaphrase pour signifier Pélagie
et sa coiffe.) Elle aime monter chez vous parce qu'on passe par la
Courtille. Ça n'a pas fait son éducation première au Sacré-Coeur, mais
c'est libertin tout de même.

Quand vous allez vous repiquer tout à fait, comme je l'espère, passez
donc chez moi, rue Vivienne.

Vous me devez 3.000 francs, mais ce n'est pas pressé, ne vous gênez pas
de cela.

Nous jabotterions tous deux amicalement. On peut avoir besoin l'un de
l'autre. L'affaire se porte diablement bien, la gaillarde! Mon cabriolet
n'est pas loin et il pourrait bien se changer en calèche.

Dame! je ne l'aurais pas volé!

Venez, quand vous aurez un quart d'heure à jeter par la fenêtre. Ce
n'est pas que j'aie rien à vous vendre pour le moment, mais la semaine
prochaine, qui sait? Peut-être demain, dites donc!

Dans les maisons de curiosités comme la mienne, on trouve quelquefois de
drôles d'occasions.

Meilleure santé et à bientôt.

_P. S._--J'ai ouï dire par-dessus les moulins que certaine jeune
personne était établie tranquillement en Amérique, pays tout neuf et
remarquable par la croustillance de ses demoiselles honnêtes. Moi, ça
m'est égal.


Pièce numéro 119

(Écriture de Lucien.)

16 février.

Ce ne sera pas encore pour aujourd'hui, l'histoire de ma terrible nuit.

Je suis trop ébranlé. J'ai eu des visites auxquelles je ne m'attendais
pas.

Ils sont venus tous ensemble. Tu ne devinerais pas qui. Je parie que tu
penses à la quêteuse? Celle-là, je l'ai attendue nuit et jour pendant
trois mois. Elle n'est jamais venue.

Le Dr Schontz, lui, s'est présenté deux fois, pendant que j'étais hors
d'état de le recevoir. Je lui ai écrit depuis, il ne m'a pas répondu. Je
sais qu'il est absent pour un grand voyage.

Non, ceux qui sont venus aujourd'hui, tous ensemble, c'est M. le
conseiller Ferrand, ma mère et mes deux soeurs.

Comment t'exprimer le sentiment que m'a fait éprouver la vue de M.
Ferrand? Quoique ma famille fût là, il était pour moi le personnage
principal.

Te voilà bien avancé dans ta lecture. Tu touches aux dernières pages de
mon dossier. As-tu jugé cet homme comme moi?

Je l'ai sincèrement aimé, et beaucoup estimé.

Tu as pu voir par les articles des journaux qu'il est soupçonné de
n'avoir pas été étranger à l'évasion de Jeanne.

Ces choses me touchent peu. La magistrature qui mérite souvent d'être
blâmée est constamment relevée et sauvée par la calomnie stupide.

Loin de poursuivre certaines feuilles, moi, je leur payerais une prime.
Elles rehaussent si bien ce qu'elles croient outrager!

Tu verras d'ailleurs demain ou après qu'il y a deux choses dans
l'évasion de Jeanne: un effort loyal et secourable d'abord, ensuite une
trahison.

À supposer que M. Ferrand, à son insu, comme cela arrive, ait contribué
à ouvrir une porte, à décrocher une serrure, il était du côté de Schontz
et de la quêteuse, c'est-à-dire du parti loyal et généreux.

Mais je suis bien sûr qu'il n'a rien fait, sinon regarder avec faveur
une jeune et jolie personne.

Comme beaucoup d'hommes graves, il a une façon dangereuse d'être galant.

Je te demandais comment tu le juges. Moi, je le juge ainsi, de ce seul
mot: il est austère et regarde les femmes.

Il n'y a plus de mousquetaires. Pour eux, ce n'était pas péché de boire,
de jouer, d'aimer. Leur vie était une chanson et un éclat de rire.

Mais les gens qui ne chantent pas, les gens graves, les magistrats,
surtout, ces demi-prêtres, j'ai peur d'eux quand ils ont un roman
d'amour.

M. le conseiller Ferrand a été l'esclave d'Olympe. Il l'est peut-être
encore: je jurerais sur mon propre honneur qu'il est resté honnête homme
dans le sens bourgeois du mot.

Quand je dis esclave, cela implique-t-il nécessairement amour? Il fut
fait grand bruit de la passion d'Olympe pour moi, et M. Ferrand ne parut
pas m'en vouloir à cause de cela.

Au contraire, il était partisan de mon mariage avec Olympe.

Tu comprends ces choses-là bien mieux que moi, qui te les explique.

Caprice inamovible, galanterie du XIXe siècle!

Nous ne sommes ni vertueux, ni poètes.

Aussi le _Journal officiel_ est presque toujours aussi coquin que le
journal insulteur. Il ment par l'admiration salariée comme l'autre ment
par l'outrage qui rapporte.

Ni ces excès d'honneur ni cette indignité ne sont mérités par nos pères
conscrits, qui sont parfois de très remarquables esprits, sans avoir
droit par leur caractère, à la moindre statue.

Revenons à la visite que j'ai reçue.

Il y avait de la tendresse vraie dans le baiser théâtral que ma pauvre
maman m'a donné en entrant. Mes soeurs étaient plutôt curieuses
qu'émues. Elles n'ont pu s'empêcher de me dire qu'elles avaient renoncé
au mariage à cause de moi.

Ma mère a mis ses deux mains sur mes épaules pour me regarder
longuement.

--Ton éducation a pourtant coûté les yeux de la tête! a-t-elle fait
entre haut et bas.

--Vas-tu revenir avec nous en Normandie, Lucien? m'a demandé Célestine.

Et Julie a ajouté:

--Tu pourrais trouver peut-être un emploi dans le commerce. M. Ferrand
m'a donné la main comme si nous nous étions quittés de la veille.

La conversation aurait langui sans ma mère qui m'a raconté les
événements d'Yvetot. Mlle Agathe a épousé M. Pivert, mon remplaçant.
Elle a eu deux cachemires, et le meuble de sa chambre à coucher est
lilas. Mlle Maria se marie la semaine prochaine avec un baigneur
d'Étretat, pas le duc. Il n'y a que la longue Sidonie qui reste pendue
au portemanteau.

--Et les deux pauvres minettes! a ajouté ma mère en étouffant un gros
soupir à l'adresse de Célestine et de Julie qui m'ont tendu la main
noblement.

Geoffroy, ce serait une amère tristesse pour moi si je me sentais cause
de leur condamnation au célibat. Mais il n'y avait aucun mariage sur le
tapis.

Je trouve un peu injuste la responsabilité dont on m'accable, et j'avoue
que je supporte impatiemment la clémence de mes deux chères soeurs. Au
moment où ma mère a fait mine de se lever, M. Ferrand l'a prévenue. Il
m'a pris par la main et m'a conduit dans une embrasure.

--Mon cher Thibaut, m'a-t-il dit, nous avons été confrères, et j'espère
que nous sommes toujours amis.

J'ai répondu:

--Du moins n'ai-je aucune haine contre vous, M. Ferrand, je l'affirme.
Il a retiré sa main en murmurant:

--C'est peu dire.

Nous nous regardions en face. Je ne t'ai pas encore assez répété,
Geoffroy, que je tiens M. Ferrand pour un homme d'honneur.

Cela implique-t-il qu'il soit un juge impeccable? Non. Il n'y a point de
juge comme cela.

Nos convictions ne descendent pas du ciel, elles naissent sur la terre.

Tout ce qu'on peut demander à un homme juge ou non, c'est d'agir selon
sa conviction.

M. Ferrand a repris:

--Je ne croyais pas qu'ayant été magistrat et me connaissant, vous
pussiez garder contre moi de la rancune ou de la défiance. J'ai accompli
un devoir.

--C'est ainsi que je l'entends, ai-je répondu. Seulement il doit m'être
permis de déplorer que vous vous soyez trompé en accomplissant votre
devoir.

Il a gardé un instant le silence.

J'entendais ma mère et mes soeurs qui discutaient tout bas, mais avec
énergie, la question de savoir si on irait au sermon ou à la
Porte-Saint-Martin.

Le père Lavigne prêchait, mais on jouait les _Mousquetaires_.

--Mon cher Thibaut, poursuivit M. Ferrand, il est superflu de vous dire
que j'ai écouté ma conscience. Voici maintenant pourquoi j'ai voulu vous
entretenir en particulier. J'ai le désir, le grand désir d'être ramené à
un autre sentiment. La condamnation n'est pas définitive. Il se peut
que, volontairement ou par suite des circonstances, l'accusée Jeanne
Péry revienne devant nous. Savez-vous quelque chose de particulier qui
puisse m'éclairer?

--Oui, répartis-je sans hésiter, je sais beaucoup de choses.

--Voulez-vous me les dire?

Nous nous touchions. Le grand jour nous enveloppait. Mes yeux étaient
dans les siens.

J'aurais surpris dans son regard la plus fugitive des pensées.

Je n'y vis rien, sinon ce qui était exprimé par ces paroles: le loyal
désir de savoir.

Et aussi, peut-être, car ses paroles impliquaient également cela: la
certitude qu'il n'avait plus rien à apprendre.

--M. Ferrand, répliquai-je, je prends votre démarche comme elle doit
être prise, en bonne part. Mais je refuse de vous dire ce que je sais
jusqu'au moment où je jugerai utile ou nécessaire de rompre le silence.
Vous avez raison, je puis vous l'affirmer: l'affaire n'est pas finie. Si
Dieu me laisse l'existence et la faculté de penser, je m'engage à
consacrer ce qui me reste de vie à la manifestation de la vérité.

Je devinai une question sur ses lèvres. Il ne la proféra pas.

--Au revoir donc, mon cher Thibaut, me dit-il en me tendant de nouveau
sa main que je pris, je ne regrette pas ma démarche qui aurait pu être
mieux accueillie. Quand vous jugerez à propos de venir à moi,
souvenez-vous que ma porte--et ma main--vous seront ouvertes à toute
heure.

Je remerciai et nous rejoignîmes ces dames.

Le sermon avait eu tort. On s'était décidé pour la Porte-Saint-Martin.

Mère m'embrassa de bon coeur et sans même m'appeler _imbécile_. Mes deux
soeurs me concédèrent l'accolade chrétienne que le martyr doit à son
bourreau.

Et je restai seul, brisé comme si je m'éveillais d'un cauchemar.


Pièce numéro 120

(Écriture de Lucien.)

18 février.

Je vais réellement beaucoup mieux, M. Chapart, mon docteur, a inventé un
sirop. Il me vend de ce sirop qui n'est pas plus mauvais à boire que les
autres sirops.

Il attribue _ma cure_ à son sirop.

J'en jette un verre le matin et le soir par la fenêtre.

Cela consomme les bouteilles.

Hier, j'ai commencé le récit que je t'avais promis. Je n'ai pas pu. J'ai
lancé au feu trois ou quatre pages.

Je recommence aujourd'hui. Si je ne réussis pas, je n'essaierai plus.




Nuit du 7 au 8 décembre: évasion de Jeanne

Récit fait par Lucien de ce qui se passa sur le Quai de l'Horloge


J'avais pris la même voiture que la veille. Le cocher était déjà habitué
à la manoeuvre. Je lui avais dit qu'il s'agissait d'un enlèvement et je
le payais en conséquence. Depuis trois heures de l'après-midi jusqu'à
onze heures de nuit, nous fîmes quatre stations en gardant notre
distance de cinq ou six cents pas autour de la Conciergerie. Notre
dernière station fut au coin du quai de l'Horloge et du Pont-Neuf,
vis-à-vis de la maison Lerebours. Il faisait un temps froid et noir. La
neige tombait par intervalles. Quoique ce fût dimanche, le pont était
presque désert. Mon cocher me dit:

--C'est à ne pas jeter un étudiant dehors!

Moi, je remerciais le hasard. Pour nous, c'était un bon temps.

Vers minuit moins le quart, les voitures roulèrent. La sortie de l'Odéon
mit une cinquantaine de groupes grelottants sur le pont, puis les autres
théâtres vinrent en sens contraire.

Cela dura une demi-heure. Les cafés de la rue Dauphine et du quai de
l'École s'étaient fermés. À minuit et demi, il ne passait pas une âme
devant la statue.

Ce fut juste à ce moment, l'horloge des bains sonnait la demie de
minuit, que cinq ou six jeunes gens qui me parurent être des étudiants
ou des commis, ayant passé leur soirée du dimanche dans un lieu de
plaisir, arrivèrent de la rue Dauphine, longèrent le pont et tournèrent
l'angle de la maison Lerebours pour prendre le quai de l'Horloge.

Ils allaient le nez dans leurs collets relevés, et ne semblaient pas du
tout d'une gaieté folle.

Ils passèrent. Un seul d'entre eux parut remarquer la voiture.

Moi, je remarquais tout. Je crus voir qu'ils s'arrêtaient le long d'une
maison en réparation, située à égale distance de la rue Harlay-du-Palais
et du magasin Lerebours.

Ils étaient entrés quelque part, peut-être, car j'eus beau écouter et
regarder, je ne vis plus aucun mouvement, je n'entendis plus aucun
bruit.

Dix minutes tout au plus s'écoulèrent.

Au bout de ce temps, et précisément à la hauteur de cette maison du quai
de l'Horloge qui était en réparation, et où j'avais vu les jeunes gens
disparaître, des cris de femmes retentirent.

Un homme s'élança hors de la place Dauphine, dit en passant près de la
voiture: «Ce sont elles!» et disparut au détour du pont, dans la
direction de la rue de la Monnaie.

Cet homme était enveloppé dans un manteau. Je ne suis pas sûr d'avoir
reconnu le Dr Schontz.

Il n'avait pas fini de parler que j'étais déjà hors de la voiture.

Deux femmes, toutes deux vêtues de noir, arrivaient en courant,
poursuivies de près par les six jeunes gens qui se donnaient maintenant
des airs de gens ivres.

L'une des femmes était bien ma Jeanne, car sa pauvre chère voix, brisée
par l'épouvante, criait:

--À moi, Lucien! au secours!

Je n'avais pas d'armes. Je n'ai jamais d'armes. Je méprise et je hais
les armes.

J'aurais donné dix ans de vie, non pas pour tenir en main un pistolet,
mais une massue.

L'autre femme ne criait pas. Elle était voilée. Je savais que c'était la
quêteuse.

Je m'élançai en avant, la tête basse et les poings fermés.

Il me semblait simple et facile de tuer ces six jeunes gens avec mes
mains.

La quêteuse était serrée d'un peu plus près que Jeanne. Son voile volait
au vent derrière elle.

La main de celui qui la poursuivait put saisir la dentelle.

Il tira--mais la dentelle lui resta dans les doigts.

Et la figure de la quêteuse fut découverte.

Elle arrivait juste sous le réverbère.

C'était Jeanne!

Et pourtant, l'autre Jeanne qui venait de trébucher contre un tas de
neige criait de sa pauvre douce voix en détresse:

--Lucien! au secours! au secours!

J'hésitai l'espace d'une seconde, ne sachant à laquelle aller.

Le son peut tromper.

Celle qui avait appelé entra à son tour dans la lueur du réverbère.

C'était Jeanne aussi!

Je les vis toutes deux pendant un instant.

Il y avait deux Jeanne!

Je me crus fou, mais cela ne m'arrêta pas.

Jamais je ne m'étais battu. Je pense que je ne me battrai plus jamais.

Je plantai ma tête dans la poitrine de celui qui avait arraché le voile.
Il fut enlevé de terre et retomba en poussant un râle sourd.

Je me retournai sur celui qui allait atteindre l'autre Jeanne, et je le
précipitai le front sur le pavé.

En ce moment, je me souviens bien que j'entendis la voix de la quêteuse
qui disait, à moi, sans doute:

--Nous sommes trahis! c'est un guet-apens!

Je ne la vis plus après cela.

Je ne vis plus que ma petite Jeanne, entourée par trois hommes.

Le quatrième, car ils restaient quatre debout, me barrait le passage.

Je bondis à sa gorge comme un loup. Nous luttâmes. Il était fort. Il me
mit dessous.

Pendant que nous luttions,--et que je ne voyais plus rien, car le corps
de mon adversaire me couvrait,--j'entendais la voix de Jeanne qui
s'éloignait, criant:

--Au secours, Lucien, au secours!

Mes doigts se crispaient autour de cette gorge que j'avais entre les
mains. Je ne me défendais pas, j'essayais d'étrangler.--La gorge râla.

J'entendis le pavé qui sonnait sous les roues d'une voiture.

Les mains qui me garrottaient se lâchèrent et le corps devint plus
lourd.

Je parvins à le soulever. Il retomba inerte....

Je me remis sur mes pieds.

--Jeanne! Jeanne! où es-tu?

Pas de réponse.

--Jeanne! Jeanne!...

Le silence.

Tout était désert autour de moi.

La voiture elle-même était partie et c'était elle sans doute qui avait
servi à emmener Jeanne.

Il n'y avait plus là que l'homme mort--et moi dont le cerveau chancelait
comme une ruine.

Ma dernière lueur de raison fut d'écouter attentivement pour saisir au
loin le bruit des roues.

Mais je n'entendis rien, sinon ce murmure uniforme que rendent les
quatre aires de vent dans les nuits de Paris.

Je retombai sur le pavé et je restai assis dans la neige à côté du mort.

Je ne tâtai pas si son coeur battait.

Je me souviens que j'entendais sonner les heures.

Quand le jour vint, j'étais encore là. Je vis la figure du mort.

Il me regardait.

Je m'enfuis pour éviter ce regard qui me blessait. Je marchai longtemps
dans les rues,--et je vins tomber au seuil de ma porte où je m'évanouis.


Pièce numéro 121

(Écriture de Lucien.)

30 février.

Je ne reçois aucune nouvelle.

Le plus étrange pour moi, c'est que je n'ai plus entendu parler de cette
femme: La quêteuse.--S'ils l'avaient tuée!

Tu comprends bien que j'ai méfiance de moi-même et que je ne crois pas
complètement au témoignage de mes sens.

Je viens de relire ce récit qui a déjà deux semaines de date. Je n'avais
pas espéré l'écrire si clair, mais ai-je vu réellement deux Jeanne?...

Geoffroy, la question qui va suivre, te l'es-tu adressée?

Si j'ai vu deux Jeanne, l'une d'elles est Fanchette.

L'une d'elles a poignardé Albert de Rochecotte, son amant.

L'une d'elles a réfugié son crime derrière l'innocence de l'autre!

À quoi croire? À qui se fier? Où porter son regard et sa pensée? Le
cercle des menaces se resserre.

Je ne sais rien de plus mortel que de découvrir un ennemi sous
l'apparence d'un bienfaiteur.

S'il y a du sang aux mains de la quêteuse, si elle est Fanchette,
qu'a-t-elle fait de Jeanne?


Pièce numéro 122

(Même écriture que les deux billets anonymes, attribués à la quêteuse de
Notre-Dame des Victoires. Sans signature.)

Londres, 30 février 1866.

_À M. L. Thibaut._

Il se peut, il se doit même que vous ayez défiance de moi. Vous avez vu
mes traits. C'est un très grand malheur _pour vous,--et pour elle._

Vous en savez assez pour condamner. Vous ignorez trop pour juger.

J'avais accompli un acte très difficile, presque impossible, dans la
nuit du 7 au 8 décembre. On m'a volée du résultat de mes efforts.

Ce qui avait été fait pour elle a tourné contre elle.

Je ne me suis pas découragée. Mon devoir reste le même: mon devoir
impérieux.

J'arrive de New York. Une fausse indication m'avait dirigée sur
l'Amérique où je croyais trouver Jeanne.

Jeanne n'a pas quitté la France, peut-être même n'a-t-elle pas quitté
Paris. J'y retourne.

Ne craignez aucune catastrophe immédiate. _Quelque chose protège
Jeanne._

_Et quelqu'un aussi_.

N'avez-vous pas des amis? N'avez-vous pas au moins un ami? Personne
n'est sans avoir un ami.

Appelez à votre aide. Tout n'est pas désespéré.

Il serait de la plus haute importance de trouver un homme du nom de
J.-B. Martroy, qui doit être à Paris en ce moment.

J'ai lieu de croire qu'il se cache. Encore une fois, appelez à votre
aide. Efforcez-vous.

La protection qui couvre Jeanne peut faiblir--ou disparaître.

_Mention de la main de Lucien_.--Cette lettre fut trouvée par moi à mon
ancien logement, lors de ma première sortie. On m'y demandait si j'avais
un ami, Geoffroy, je songeai à toi.


Pièce numéro 123

(Écrite et signée par Lucien.)

Belleville, rue des Moulins, maison de santé du Dr Chapart.

4 avril 1866.

_À M. le chef du personnel au ministère des Affaires étrangères, à
Paris._

Monsieur,

J'ai recours à votre obligeance pour connaître la résidence actuelle de
M. Geoffroy de Roeux, récemment attaché à l'ambassade de Turquie.

J'aurais une communication importante à lui adresser. L'affaire est
urgente.

Veuillez agréer, etc.


Pièce numéro 124

Du ministère des Affaires étrangères. Division du personnel (2e
bureau).

Paris. 9 avril 1866.

_M. L. Thibaut, avocat._

Monsieur,

En réponse à la demande que vous m'avez adressée, j'ai l'honneur de vous
informer que M. Geoffroy de Roeux, attaché à la légation d'Italie, est
rappelé à Paris, où il a reçu l'ordre de se tenir à la disposition de S.
Exc. M. le ministre des Affaires étrangères. Veuillez agréer, etc.


Pièce numéro 125

(Écrite et signée par Lucien.)

Paris, 10 avril 1866.

_À M. Geoffroy de Roeux, attaché à la légation d'Italie, rue du Helder,
à Paris._

Mon cher Geoffroy,

J'ai grand besoin de toi. Tu m'entends: besoin, besoin! Viens _tout de
suite_ ou écris-moi un mot qui me dise où je pourrais te trouver. La
chose presse, malheureusement. Viens vite.

_Note de la main de Geoffroy_.--Cette lettre, exactement semblable à
celle que je reçus en Irlande et qui interrompit mes excursions autour
du lac Corrib, ne fut pas envoyée, puisque je la retrouvais au dossier.
Si elle eût été envoyée chez moi, elle m'eût rencontré lors de mon
passage à Paris où je touchai barre en revenant de Turin, vers le 15
avril. Ce retard va être expliqué dans la suite de la correspondance.


Pièce numéro 126

(Écriture de Lucien.)

14 avril.

J'ai eu trois jours de crise. La crise va revenir. Elle n'est pas loin,
je la sens, elle me guette.--Depuis quinze jours, j'en ai souvent.

Je n'étais pas assez misérablement impuissant! Il me faut ce surcroît.

Ta lettre est encore sur mon bureau: la lettre que je t'ai écrite.

Que vais-je te demander, si tu viens? que peux-tu faire? Tu as une
carrière. Puis-je exiger de toi que tu me donnes ta vie?

Et sur quels indices te mettrais-je en campagne?

Un billet anonyme, écrit par cette femme qui m'a déjà trompé....

Je suis découragé jusqu'à l'agonie.

Ta lettre est là. Elle y reste....

Te souviens-tu? Ce Martroy dont parle la quêteuse s'est présenté à moi
de lui-même au moins deux fois, peut-être trois fois....

Je viens de feuilleter tout le dossier: c'est trois fois.

La dernière fois, qui est assez récente, il prenait le nom de J.-B.
Calvaire et me disait de lui écrire poste restante. C'était vers la fin
de septembre.

J'ai écrit ce matin poste restante et j'ai mis un bon dans la lettre.

Mais de septembre en avril! sept mois! Il a dû se fatiguer d'aller au
bureau de poste sans y jamais rien trouver.

J'ai remords de ma négligence. Que de fautes il y a dans mon malheur!

Et d'un autre côté, puis-je accorder confiance à un avis qui me vient de
cette femme!

Que le bon Dieu ait pitié de moi!


Pièce numéro 127

(Écriture de Lucien.)

16 avril.

Je me suis levé avec l'idée d'aller chez toi, rue du Helder. Cela
vaudrait bien mieux qu'une lettre. Pourquoi ne l'ai-je pas tenté plus
tôt?

Ma détresse a quelque chose de misérable et de ridicule à cause de ma
lâcheté. Je ne m'aide pas. Quand je pense que tu es peut-être à deux pas
de moi, et que j'ai un si ardent désir de te voir!

J'ai demandé une voiture. M. le Dr Chapart est venu lui-même. Il m'a
tâté le pouls. Défense de sortir. Double dose de sirop-Chapart. Calme
absolu. Rien que des potages. Le fait est que je suis cruellement
malade, Geoffroy. Je n'aurais pas pu aller, ma tête se brouille. Je n'ai
pas reçu réponse de J.-B. Martroy.


Pièce numéro 128

(Écriture de Lucien.)

30 avril--Rien de ce Martroy. Plus rien de la quêteuse. La lettre à ton
adresse est toujours là. Mes crises se rapprochent d'une façon
effrayante.

Il me semble que je me sauverais moi-même si je pouvais travailler à la
sauver.

Je ne peux pas. Je ne peux rien. J'ai toujours été un être faible. Même
quand je tue un homme, cela ne sert à rien.

L'homme que j'ai tué, je le revois quelquefois dans la neige, avec sa
face terreuse et presque noire. Il était tout jeune. Il avait les
cheveux blonds. Les journaux ont dit que c'était un malfaiteur. Tant
mieux. Je n'aurais pas eu de remords, même sans cela.

Voici juste vingt jours que ta lettre est là. Je n'ai plus l'idée de te
l'adresser. À quoi bon?


Pièce numéro 129

(Écriture de Lucien.)

1er mai.

À quoi bon! Oh! tu es jeune, toi, tu es fort, tu connais la vie--et tu
as des amis!

Je me déchirerais la poitrine avec mes ongles! _À quoi bon?_ C'est moi
qui ai écrit cela! Mais elle se meurt, peut-être!

Je suis dans mon lit. J'ai soif, je brûle. Je la vois si pâle! Où s'est
envolé son sourire? Il y a de grosses larmes qui roulent lentement le
long de ses joues. Je les vois.... De mon lit je vois Paris par ma
fenêtre. Elle est là. Où? Il y a des moments où mon oeil se dirige comme
si une voix l'appelait. C'est qu'elle m'appelle, va, Geoffroy!

Vais-je mourir sans combattre! Ma force! Ma jeunesse! Moi, je ne me sers
pas d'armes. Que Dieu me montre l'ennemi de Jeanne, j'irai à lui, fût-il
Satan, et je l'étranglerai!


Pièce numéro 130

(Écriture de Lucien, mais pénible et altérée.)

17 mai.

Ces deux semaines ont été comme un rêve douloureux.

Ma mère est venue hier, toute seule. Elle a pleuré en me voyant. Je dois
être bien changé. Elle m'a demandé si je répugnerais à voir un prêtre.
J'ai écrit à Jeanne, comme je t'écris à toi, pour laisser mon coeur
parler. Si nous devions nous retrouver dans l'autre vie....

Voilà maintenant dix-neuf jours que je ne me suis levé. Mes yeux
faiblissent; je ne vois plus bien Paris.

Quand ma mère est partie, elle a parlé au docteur dans l'antichambre.
J'ai entendu qu'il lui disait: «Ça peut durer un mois, deux mois, mais
ça peut finir brusquement.» Il me semble que Jeanne est morte. J'ai hâte
de mourir aussi.


Pièce numéro 131

(Écriture de Lucien.)

18 mai.

Je suis debout! je vois Paris! Jeanne y est. Jeanne m'a écrit, Jeanne
m'a parlé. Bonté de Dieu! moi qui désespérais!

Ce matin, on a laissé entrer chez moi un beau jeune garçon de douze à
treize ans. J'ai cru au premier aspect que c'était Olympe déguisée, tant
il lui ressemble.

Il venait de la part de M. Louaisot de Méricourt, dont il est le neveu.

M. Louaisot m'envoyait des compliments, et désirait avoir de mes
nouvelles.

Le beau jeune garçon n'est pas resté plus de deux minutes. J'étais à me
demander pourquoi M. Louaisot me l'avait envoyé lorsque j'ai vu une
petite enveloppe sur ma table de nuit. Je l'ai prise. Il n'y avait rien
à l'extérieur.

J'ai déchiré le cachet. Tout ce qui me reste de sang s'est précipité
vers mon coeur. J'avais reconnu l'écriture de ma Jeanne.

Rien que deux pauvres petites chères lignes:

_Je ne peux pas te dire où je suis. Je me porte bien. Je t'aime de tout
mon coeur. Je ne serais pas malheureuse, si je n'étais loin de toi...._

Cette lettre ne peut avoir été apportée que par le jeune garçon!

Avant son arrivée je suis sûr qu'il n'y avait aucun papier sur ma table
de nuit.

Olympe n'a pas de frère--ni de fils. Elle est d'ailleurs trop jeune pour
avoir un enfant de cet âge-là.

Il lui ressemble étrangement!

A-t-il apporté cela de lui-même?

Est-ce un envoi de Louaisot qui voyait de loin que la lampe allait
s'éteindre?...

Je crois être sûr qu'il a besoin de moi vivant--pour nourrir l'affaire.

Ce qui est certain, c'est que les deux lignes sont de Jeanne.

Je les défie bien de me tromper en contrefaisant son écriture? Je les ai
baisées, ces deux lignes, cent fois, mille fois. Il reste quelque chose
de son âme à mes lèvres.

Je suis ressuscité.

J'ai recopié ta lettre--ta lettre qui attendait là depuis trente-huit
jours. Je te l'ai adressée.

Elle est à la poste. Tu l'as déjà peut-être.

Tu vas venir, je le devine, je le sens. Un bonheur n'arrive jamais seul.

Ma mère est revenue. J'étais si mal hier qu'elle avait peur de ne pas me
retrouver vivant.

Quand elle m'a vu, elle a crié au miracle.

Le Dr Chapart a brandi la bouteille de médicament qui est toujours sur
ma commode.

--Madame, s'est-il écrié, vous avez dit le mot: c'est un miracle.
J'espère que vous répandrez parmi vos amis et connaissances qu'il est dû
au sirop-Chapart!

C'est une effrontée boule de chair que ce gros petit homme! Il sait que
son sirop me sert à arroser la plate-bande qui est sous ma fenêtre,--et
qu'il n'y vient jamais rien....

Voilà midi. Tu as ma lettre. Je suis seul. Je veux préparer notre
causerie de tantôt.

Car tu vas être ici vers deux heures. C'est si loin, Belleville! Je
changerai de logement pour me rapprocher de toi, quand même je devrais
perdre le sirop Chapart.

Je te disais l'autre jour que j'ignorais ce que tu pourrais faire pour
moi. J'étais mort. Je suis vivant aujourd'hui. Je sais ce que tu feras.

Ou plutôt ce que nous ferons, car je veux travailler avec toi nuit et
jour.

Il y a une Fanchette! Nous possédons un point de départ.

Mais d'abord, retrouvons Jeanne. C'est facile. Quand je tiens quelqu'un
à la gorge, c'est un collier de fer. Louaisot sait où est Jeanne. Je le
lui demanderai dans le langage que j'ai tenu à l'homme étranglé.

Tu verras le trésor de renseignements que j'ai amassé. Nous sommes dans
les délais pour former opposition à l'arrêt du 2 décembre. Jeanne sera
réhabilitée,--quand je devrais traîner Fanchette aux pieds de la Cour!

Et quand même rien de tout cela ne serait possible, quand notre dernière
ressource serait la fuite, partout où elle sera, j'aurai ma patrie.

Deux heures qui sonnent! la route est longue et la grande rue monte. Je
t'attends.

J'ai fermé ma fenêtre. L'air est froid. Ou bien, c'est moi peut-être qui
ai des frissons....

Deux heures et demie! Aujourd'hui tu viendras trop tard, Geoffroy. Je
sens _l'autre moi_ qui pousse ma pensée hors de mon cerveau. Le voilà.
Ma plume tombe....


Pièce numéro 132

(Écriture de Lucien.)

19 mai.

Tu n'es pas venu Geoffroy. Je fais ce que j'aurais dû faire dès hier:
j'envoie chez toi.

Je suis bien, très bien. J'ai la lettre de Jeanne....

Ma crise d'hier a été longue, mais elle ne touchait que l'esprit. Le
corps ne souffre plus.

Pourtant, je ne retrouve pas toute ma vaillance d'hier. Les ennemis que
nous aurons à combattre toi et moi sont bien résolus et bien
puissants....

Mon messager revient de chez toi. Tu n'es pas à Paris. Où ma lettre te
trouvera-t-elle?

Ces gens sont de bien habiles faussaires. Il y a des moments où je me
demande si ma chère lettre est bien de Jeanne....

Le temps est sombre. Ma crise vient à l'heure ordinaire.

Je crois que j'ai espéré pour la dernière fois.


Pièce numéro 133

(Écriture de Lucien.)

7 juin.

Je n'écris plus, même pour moi. Tu étais mon prétexte. Je te parlais....

Je n'aurais jamais cru que mon appel pût rester sans réponse. J'attends
depuis trois semaines!


Pièce numéro 134

(Écriture de Lucien.)

29 juin.

Je n'attends plus.... Adieu!

Fin du dossier de Lucien.

_Note de Geoffroy_.--Ceci était la dernière feuille. Je m'endormis en la
tenant dans mes mains. Il était cinq heures du matin, et c'était ma
seconde nuit sans sommeil. Au moment où je perdais connaissance, je me
souviens que je répétais en moi-même cette parole de Lucien ayant trait
au fait qui m'avait le plus frappé dans ma lecture de cette nuit:--Elles
sont deux Jeanne!




Récit de Geoffroy


Je m'éveillai avec la même pensée. En rassemblant les pièces du dossier,
passablement en désordre, pour les remettre dans leur chemise, je me
surpris à parler tout haut, disant:

--Elles sont deux, c'est certain....

--Parbleu! fit une voix de basse-taille qui partait de l'embrasure de ma
fenêtre.

Je me retournai vivement et je reconnus avec surprise M. Louaisot, assis
commodément à côté de la croisée, et dont les lunettes mettaient deux
ronds de lumière sur le journal qu'il lisait.

--Je n'ai aucune espèce de droit à en user familièrement dans votre
domicile, mon cher Monsieur, me dit-il d'un ton beaucoup plus «homme du
monde» que je ne l'aurais attendu de lui. C'est à peine si je pourrais
me vanter d'être au nombre de vos connaissances, mais comme votre valet
de chambre était absent et que je vous apportais de la pâture....

Au lieu d'achever sa phrase, il allongea le bras et mit un paquet
d'épreuves sur ma table de nuit.

J'avais tôt réprimé un mouvement de fierté blessée.

Ce n'est pas pour peu de chose que j'eusse consenti à me brouiller avec
M. Louaisot!

Il reprit en se levant pour retourner son fauteuil.

--J'ose espérer que vous m'excuserez.

--Mais très volontiers.

--Je vous rends grâce.... Alors nous avons achevé notre lecture?

--Comme vous voyez.

--Et nous n'y avons rien compris du tout?

--Mais, si fait, M. Louaisot. Je crois pouvoir dire au contraire....

--Quant à cela, vous pouvez dire tout ce que vous voudrez!

--Permettez....

--Je permets. Seulement vous n'y voyez goutte.

--Quand ce ne serait que ce fait de l'existence des deux soeurs?

--Elles sont trois, cher Monsieur.

--Comment, trois!

--Pas une de moins!

Je le regardais avec inquiétude, ne sachant s'il se moquait de moi.

--Trois, répéta-t-il, je dis trois soeurs: une, deux, trois! et toutes
trois de beaux brins, quoi qu'il y en ait une qui n'ait plus ses
dix-huit ans.... Et que pensez-vous de l'incident Ferrand? L'histoire de
la quêteuse? et celle de ce douceâtre Dr Schontz?

--Je pense, répondis-je en le couvrant de mon regard fixe, car j'avais
recouvré tout mon sang-froid, je pense que vous avez mis tous ces
pauvres gens-là en avant, vous, M. Louaisot, et qu'ils ont tiré les
marrons du feu pour vous.

Ses lunettes laissèrent passer un rayon de triomphante vanité.

Il ébaucha même le geste de se frotter les mains.

--Moi, M. Louaisot, répéta-t-il, surnommé de Méricourt, je n'aurais pas
du tout honte de vendre des marrons, si ce métier-là était de ceux où
l'on fait fortune. M. Louaisot croisa ses jambes l'une sur l'autre, en
homme qui prend position définitive, et fredonna tout bas, non pas:

    _Ah! vous dirais-je maman,_

c'était bon pour chez lui, mais la romance sentimentale de Bérat:

    _J'aime à revoir ma Normandie,_
    _C'est le pays qui m'a donné le jour._

Ce qu'il trouvait sans doute plus habillé.

C'était vraiment un scélérat de bien bonne humeur.

--Rien, rien, rien, cher Monsieur, reprit-il tout à coup, je vous dis
que vous n'y comprenez rien! L'affaire est simple, voilà ce qui vous
déroute au milieu de toutes les complications dont on l'a entourée. Ce
pauvre bon garçon de Lucien a pourtant raison quand il dit qu'il y a un
homme de talent là-dedans. Mais pourquoi le désigne-t-il sous le nom de
docteur ès-crimes et autres appellations injurieuses? Pourquoi? Je vais
avoir l'honneur de vous le dire. Les gens à courte vue détestent ce
qu'ils ne conçoivent pas. Et ce cher excellent M. Thibaut, avant
d'arriver à l'état de ramollissement où nous avons le chagrin de le voir
réduit, n'avait pas inventé la poudre!

--Lucien, dis-je, n'est pas un adversaire aussi méprisable que vous le
pensez.

--Il étrangle bien! dit M. Louaisot. Ah! saperlotte, quand je me suis
permis de mettre mes lunettes dans son grimoire, j'ai distingué ce
passage. Le gredin du quai de l'Horloge fut proprement étranglé; mais
voilà: cela donne la mesure exacte de son intelligence. Il étrangle un
détail et il laisse le fait principal passer son chemin.

--Quand vous êtes seul contre six, M. Louaisot, tout docteur que vous
êtes....

--Jamais il ne faut être seul contre six!... Mais sur cette pente, notre
discussion deviendrait un assaut de pensées philosophiques, et nous ne
sommes ni l'un ni l'autre des fainéants.... Vous n'avez pas été en
Russie?

--Non. Pourquoi?

--Parce que vous avez inspiré de l'intérêt à la plus jolie femme du
monde, et qu'il manque un attaché à l'ambassade de Saint-Pétersbourg.

--Si on me nomme, je peux donner ma démission.

--Vous êtes nommé, mon cher Monsieur.

Je gardai le silence.

--Voulez-vous que je vous dise? s'écria M. Louaisot en haussant les
épaules. Voilà de la guerre bêtement faite! La femme la plus
intelligente est toujours un très petit homme. Vous n'avez pas cru à la
mort de Jeanne Péry, j'en suis sûr. Quand vous jouez à l'écarté, marquez
vos points, c'est la mode, mais il est d'autres jeux....

--M. Louaisot, interrompis-je, je voudrais avoir une affirmation ou une
négation sur ce sujet: Jeanne est-elle morte?

Il piqua ce coup de doigt qu'il donnait à ses lunettes et il me regarda
d'un air de franche supériorité.

--Quand vous réfléchiriez une fois en votre vie, cher Monsieur, dit-il,
vous n'en mourriez pas. Selon vous, depuis déjà du temps, Jeanne est
entre les mains du démon, n'est-il pas vrai? Eh bien, quand une pauvre
colombe languit dans les griffes du vautour, la question de savoir si
elle a été mangée hier ou si elle sera mangée demain est parfaitement
oiseuse. Cela dépend du vautour.... Je vous dis, moi, que le brave
Thibaut est beaucoup moins convaincu de nos scélératesses qu'il ne le
croit. Nous sommes à Paris, que diable! La France est le pays de
l'univers où il en coûte le moins pour raconter à la justice les bourdes
les plus pitoyables. Suis-je un prince pour qu'on n'ose me dénoncer?
Non. Il y a un fou, là-dedans, voyez-vous, et tout participe un peu de
sa folie. Mme la marquise elle-même, à force d'aimer ce fou, est très
gentiment un peu folle. Mais je suis sage, moi....

Ici, M. Louaisot s'arrêta et prêta l'oreille. On marchait dans mon
antichambre.

J'arrive à raconter un fait qui paraîtra peut-être peu important et même
trivial.

C'est alors que je n'aurai pas su le rendre, car il me frappa
singulièrement.

Il y a des hommes-limiers. Je ne le savais pas, je le vis.

Juste au moment où M. Louaisot s'arrêtait, la porte s'ouvrit lentement
et sans bruit aucun. La maigre figure de J.-B. Martroy se montra sur le
seuil, humble et souriante.

Sur ses lèvres, on devinait qu'il allait dire:

--Mon bienfaiteur, vous voyez que je suis fidèle au rendez-vous!

Mais il ne parla point, parce que son regard rencontra, entre lui et
moi, la titus touffue de M. Louaisot, qui lui tournait le dos.

Jamais je n'ai vu décomposition chimique plus rapide. Il n'y a pas de
poison foudroyant qui puisse produire un semblable effet.

Instantanément, Martroy devint couleur _de mort_.

Il se retint au chambranle pour ne pas tomber, puis il disparut, fermant
la porte sans bruit, comme il l'avait ouverte.

Louaisot s'était remis à parler en disant je ne sais quoi
d'insignifiant.

Il avait, j'en étais sûr, entendu la porte s'ouvrir, puis se refermer.

Il ne s'était pas retourné. Aucune glace n'était posée de manière à lui
montrer les objets placés derrière lui.

La physionomie d'un interlocuteur peut servir de miroir, mais j'étais
sûr de n'avoir pas bronché.

Il cessa de nouveau de parler deux ou trois secondes après la fermeture
de la porte,--juste le temps qu'il aurait fallu au fumet d'un
animal,--d'un gibier pour arriver de l'antichambre jusqu'à lui. Ses yeux
devinrent vagues derrière ses lunettes éteintes. Son nez ondula
positivement, puis ses narines se gonflèrent avec force.

--C'est un fumeur, dit-il, et c'est un pauvre.

--Qui donc? demandai-je.

Sa figure avait déjà repris son aspect ordinaire. Il souriait.

--Je suis docteur, vous savez? fit-il avec bonhomie. Nos examens
comprennent des quantités de matières, et votre baccalauréat n'est rien
auprès du nôtre. Avez-vous remarqué que chaque pipe a son odeur?

--L'odeur d'une pipe, oui.

J'essayais de rire, mais ma poitrine se serrait.

--Je m'exprime mal à ce qu'il parait, reprit M. Louaisot. Je voulais
dire qu'un homme qui fume la pipe est reconnaissable par l'odeur
particulière de sa pipe comme il est reconnaissable par sa voix, par son
pas, par son écriture, par toute chose enfin qui lui est propre. J'ai
beaucoup étudié ces choses-là. Les sauvages d'Amérique ont des
rocamboles encore plus subtiles.... Voilà longtemps que je n'avais senti
cette pipe-là.

J'eus froid pour ce pauvre petit diable de Martroy.

--Guzman! appelai-je.

--Vous souhaitez quelque chose? me demanda M. Louaisot.

--Je voudrais voir si vous connaissez la pipe de mon valet de chambre.

--Ne prenez pas cette peine-là, dit-il en se levant. Guzman est un
garçon bien nourri. Le tabac et la misère combinent un coquin de parfum
qu'on n'oublie plus quand on l'a respiré.... Je vais avoir l'honneur de
prendre congé, car l'estomac me tire. Je vous laisse mes épreuves; le
roman va bien: nous allons faire une réputation à ce vieux cancre, le
Dernier Vivant.... Résumons-nous: vous pataugez, mon cher Monsieur,
parce que vous prenez les almanachs d'un homme qui barbotte. Vous voyez
des démons où il n'y a que d'estimables industriels, et des victimes
dans ceux ou celles qu'on essaye de sauver.

Et puis, je savais bien que j'avais quelque chose à vous dire! et puis,
tout diplomate que vous êtes, vous conservez d'enfantins préjugés.
Voltaire s'entendait quand il voulait inventer le bon Dieu. Vous, «vous
croyez que c'est arrivé», comme dit le militaire de Pélagie.

Le titre de magistrat, de président, de conseiller vous fait quelque
chose. Vous hésitez à vous dire tout franchement à vous-même: «Celui-là
est une canaille!» Pardonnez-moi l'expression. Elle a le mérite de la
simplicité.

Mon cher Monsieur, je ne donnerais pas dix centimes de vos dossiers, ni
de toutes vos instructions pour rire.

Quand vous voudrez savoir le fin mot, j'en tiens boutique. Mais ça coûte
bon. Au plaisir de vous revoir. Il me salua et prit la porte. J'entendis
sa basse-taille dans l'antichambre qui chantait:

    _Quand tout renaît à l'espérance_
    _Et que l'hiver fuit loin de nous_....
     Toujours
    _Ma Normandie_ du feu Bérat.

Je restai sous l'impression d'un sentiment qui ressemblait à de la peur.
M. Louaisot avait-il vraiment reconnu Martroy? J'appelai Guzman.

--M. Louaisot a-t-il parlé?

--Il m'a demandé si je voulais faire trente points en fumant ma pipe!

--Qu'as-tu répondu?

--Que j'en sortais, et que je ne fume que des petits bordeaux.

--Et l'autre, où est-il passé?

--Quel autre? Je n'ai vu personne.

L'habitude de faire trente points ne peut être rangée dans la catégorie
des forfaits qui ne méritent pas de merci, mais elle empêche de bien
garder une maison. Je renvoyai Guzman en lui recommandant de faire
entrer Martroy aussitôt qu'il viendrait.

J'avais ressenti tout à l'heure une impression véritablement pénible et
comparable à celle qu'on éprouverait à voir une bête féroce s'approcher
d'un enfant endormi. Cela s'effaçait peu à peu. Je me taxais moi-même
d'exagération. Et j'essayais de démêler, parmi les discours de Louaisot,
le motif réel de sa visite.

Ce motif se cachait-il dans le _post-scriptum_ de notre entrevue? Il en
voulait beaucoup à M. Ferrand. Cela me rangeait à l'opinion de Lucien,
qui déclarait ce galant magistrat homme d'honneur.

Je pris les épreuves du roman commencé dans _Le Pirate: La Tontine des
cinq fournisseurs._ J'en avais maintenant trois gros paquets à lire.

Au moment où je mettais les feuillets en ordre sur ma couverture, Guzman
introduisit Martroy.

Le pauvre petit homme gardait bien quelque chose de l'aspect effarouché
d'une chouette qui vient d'échapper à l'épervier, mais sous son
désordre, il y avait un naïf triomphe.

--Tout de même, me dit-il en entrant, M. Mouainot de Barthélémicourt n'y
a vu que du feu! Est-ce qu'il vient souvent? Ça rendrait mes visites
plus rares.

J'étais à m'interroger pour savoir s'il fallait l'avertir ou lui laisser
sa sécurité.

--Où vous êtes-vous caché, Martroy? demandai-je. Êtes-vous bien sûr
qu'il ne vous a point reconnu sous la porte cochère ou dans la rue?

Il cligna de l'oeil d'un air malin.

--Quand on est costumé comme cela, répliqua-t-il en touchant sa pèlerine
de toile cirée blanche, il ne faut pas se cacher à moitié. Le patron est
le meilleur chien de chasse que je connaisse, mais je suis son élève et
nous pouvons faire notre partie, tant qu'il ne m'a pas vu. Ce n'est pas
avec lui qu'on se dissimule derrière un fiacre ou dans une allée.

--Comment avez-vous fait?

--Au lieu de descendre, j'ai monté. J'ai été m'asseoir dans le petit
escalier du grenier, au sixième étage. Je n'étais pas sans inquiétude,
car il a un nez de possédé. Mais heureusement, j'en ai été quitte pour
la peur. Il s'en est allé tout droit et je l'ai vu par la lucarne qui
tournait tranquillement le coin du boulevard. Il prit à la place
ordinaire, sous sa toile cirée, entre sa chemise et son unique bretelle,
un gros paquet de papiers, noués avec une faveur rose qu'il déposa sur
mon lit.

--Tiens! fit-il en voyant les épreuves du _Pirate, vous_ donnez
là-dedans?

--Est-ce que vous connaissez cet ouvrage?

--C'est du Louaisot. Pas besoin de connaître. Une cuisine faite avec une
miette de vérité, sautée dans un tas de mensonges!...

--Tandis que moi, poursuivit-il en pointant ses manuscrits du bout du
doigt, rien que du vrai. Pas d'imagination pour un sou!

--Voulez-vous être payé tout de suite? demandai-je.

--Ça me flatterait, rapport à Stéphanie que je veux mettre sur un pied
étonnant! Il y a du temps que je la vois en rêve avec des falbalas! Elle
est toute fraîche relevée de ses couches. Elle voiturera le petit à la
promenade dans une brouette à ressorts, avec une robe en mérinos tout
laine et un tartan, tout laine aussi, rouge, vert, bleu et jaune, que
j'ai lorgné au grand magasin de nouveautés du faubourg du Temple.

J'avais préparé d'avance la somme que je voulais lui allouer. Il prit
sans compter. C'était une manière de petit gentilhomme. Et il m'appela
son bienfaiteur.

De poche, il n'en avait point, mais il avait installé un noeud coulant à
sa bretelle qui servait à tout. Il passa mes quatre billets de cent
francs dans le noeud, donna un tour à la ficelle, et tout fut dit.

--C'est là, déclara-t-il, comme dans une sacoche de la Banque de France!

--Quant à ça, reprit-il en montrant les épreuves que j'étais en train de
mettre de côté pour prendre ses papiers, c'est son fort, la tontine. Il
la connaît comme personne. Il est né dedans. C'est son papa qui l'avait
faite. Au lieu de lui conter des histoires de ma mère l'Oie, le bonhomme
le berçait avec la tontine. La première fois qu'il a pensé, il a pensé à
la tontine. La première fois qu'il a parlé, il a parlé de la tontine.
C'est sa vie, quoi! Il appartient à ça, et ça lui appartient. S'il
voulait dire la vérité... mais je t'en souhaite!

Il fit son geste favori, mettant sa main au-devant de sa bouche, pour
bien marquer le caractère tout confidentiel de l'exclamation.

--Vous en verrez plus dans deux de mes pages, reprit-il, que dans tout
le fatras qu'il a dicté ou commandé à cet écrivailleur du journal. Au
moins, moi, je n'ai pas d'imagination.... Et j'ai été dans la tontine
presque autant que lui, puisqu'il m'y tenait noyé jusque par-dessus la
tête. C'est un homme habile, c'est un homme savant, c'est un homme
terrible! Pas méchant, quand il ne s'agit pas de la tontine... mais
capable de mettre le monde à feu et à sang pour la tontine. Il y en a
là-dedans, du sang!

Son doigt pointait le manuscrit.

--Ah! fit-il en baissant la voix, c'était un joli ange que Mlle
Olympe Barnod, la première fois que je la vis. Entre nous deux, on peut
lâcher de côté les pseudonymes raisonnés. Mais M. Louaisot l'a choisie
pour arriver à l'argent de la tontine, et l'ange est devenue une
diablesse. Vous allez voir, vous allez voir! Je ne veux pas vous gâter
la lecture de mes ouvrages en vous disant d'avance ce qu'il y a dedans.
Et puis, je ne le cache pas, je suis pressé de porter à Stéphanie le
bénéfice de ma littérature.

En l'écoutant, un scrupule me prenait.

J'avais d'abord pensé à ne point troubler sa joie, mais n'était-il pas
plus dangereux de le laisser ainsi dans l'ignorance?

Le lecteur devine que je veux parler des théories de M. Louaisot de
Méricourt touchant l'odeur de la pipe.

À supposer que j'eusse accordé trop d'importance à ce qui n'était
peut-être qu'une fantaisie, Martroy devait être mis au fait. Il était le
meilleur juge.

--Je crois devoir vous prévenir, commençai-je, d'un fait qui vient de se
passer ici.

Le petit homme, qui avait déjà fait un pas vers la porte, revint tout
tremblant.

--Vous n'avez pas prononcé mon nom devant lui! s'écria-t-il.

--Non certes.

--Ni mon pseudonyme analogique.... Il est si rusé!

--Non. Écoutez-moi.

Son regard faisait le tour de la chambre.

--Il n'y a pourtant pas de glace où il ait pu me voir! murmura-t-il, et
le bois du lit ne mire pas.

Je lui racontai la chose exactement comme elle avait eu lieu. À mesure
que je parlais, le sang abandonnait ses pauvres joues. Il devenait vert.

Quand j'eus fini, il dénoua la ficelle qui tenait ses billets.

--Vous enverrez ça à Stéphanie, me dit-il. Je suis un homme mort.

--Voyons, voyons, Martroy....

--Oh! fit-il, c'est réglé... à moins... avez-vous un coin de cave où me
cacher?

--S'il le faut, certainement.

--Non, cela ne se peut pas. Stéphanie m'attend. Il était en proie à une
agitation inexprimable.

--On avait loué notre grenier à d'autres, murmura-t-il. Je ne sais pas
s'il y a beaucoup de malheureux pour avoir souffert comme nous. C'est
vrai que j'avais commis des péchés.... Nous couchions dans la basse-cour
depuis deux semaines. Hier, quand on m'avait vu de l'argent, on m'avait
permis de mettre le lit sur le carré pour que Stéphanie soit un peu à
l'abri. Je vous l'ai dit: elle n'est pas belle, c'est une estropiée,
mais nous nous aimons bien.... Et maintenant elle allait revoir une
chambre! J'étais riche!... Et voilà la mort!

--Voulez-vous rester ici, Martroy?

Il eut des larmes en me prenant les deux mains.

--Merci, mon bienfaiteur. Vous l'auriez fait comme vous le dites, mais
ça ne se peut pas. Nous sommes les derniers des derniers. Nous n'avons
rien, pas même notre conscience. Vous verrez dans ces papiers là que
j'ai été un malheureux enfant... et coupable.... Mais que voulez-vous,
on s'aime comme il faut... et on a beau trembler, on est brave tout de
même, allez! Ce que je voudrais, si c'était un effet de votre bonté et
que ça se pourrait, c'est quelques vieilles hardes pour me déguiser un
petit peu.

Je sautai hors de mon lit. Je ne voulais pas mettre Guzman dans
l'affaire. J'étais d'ailleurs à peu près sûr qu'il était à faire trente
points quelque part. J'entrai dans ma garde-robe et j'en ressortis avec
une brassée d'effets.

C'était quelque chose de touchant que de voir sur les traits du petit
homme le combat de la détresse et de la joie. Il était, j'en suis sûr,
bien plus coquet que Stéphanie.

Du reste, il n'y mit point de façon; il se dépouilla nu comme un ver et
passa un de mes costumes, considérablement trop grand pour lui, mais
dans lequel il se trouvait le supérieur d'Apollon. J'héritai du pantalon
déguenillé, de la bretelle, de la toile cirée blanche et des bottes à la
poulaine. En s'habillant et en acceptant mes soins de valet de chambre
sans aucune espèce de cérémonie, il me disait:

--Si vous vous intéressez à M. Lucien Thibaut et à sa petite femme,
c'est sûr que vous serez récompensé de votre bonne action, car il y a
dans mes ouvrages de quoi tourner la face du procès sans dessus
dessous.... Voilà une culotte qu'on dirait taillée pour moi si elle
n'était pas si longue... et si large! Voyez-vous il ne mangera pas, lui
qui est si gourmand, il ne dormira pas, lui qui aime tant son traversin,
avant de m'avoir mis la main dessus! Ah! c'est un homme de talent! Il
est là quelque part à me guetter. Pas tout seul: il a une demi-douzaine
de bassets et sa mule qui est une rusée commère... ma meilleure chance
c'est qu'il doit croire que j'ai pris mes jambes à mon cou après l'avoir
vu ici: alors ils doivent me chercher entrant et non pas sortant. C'est
un point à marquer de mon côté; mais il y en a tant à marquer du sien!

--Martroy, mon garçon, dis-je en admirant sa toilette achevée, le Diable
ne vous reconnaîtrait pas!

--J'aimerais mieux avoir affaire au Diable qu'à lui, me répondit-il.

Pourtant, quand il se fut regardé dans la grande glace de ma psyché, qui
le montra à lui-même du haut en bas, il ne put retenir l'expression de
sa complète satisfaction.

--Voilà pourquoi on était laid, dit-il, c'est qu'on n'avait pas de
toilette! Avant de lui poser un chapeau presque neuf sur l'oreille, je
lui époussetai les joues avec de la poudre de riz.

--C'est la vie que vous me sauvez, mon bienfaiteur, reprit-il en se
lorgnant toujours du coin de l'oeil. Puis, avec un éclair de gaieté et
en dessinant son geste confidentiel:

--Stéphanie ne va pas oser m'embrasser!

Je me plaçai à distance pour le dernier coup d'oeil:

--Martroy, prononçai-je avec solennité, si vous marchez posément, les
pieds en dehors et que vous ne ramassiez pas de bouts de cigare, je
réponds de votre traversée!

Il prit ma main et la porta rapidement à ses lèvres.

--Puisque vous le dites, je le crois, répliqua-t-il. En tous cas, ils ne
me feront rien aujourd'hui. Pas si bêtes! Ils me suivront, et, en
passant, ils remarqueront le bon endroit....

Le bon endroit, c'est là-bas, à deux cents pas du village de l'Avenir...
il y a un terrain qui s'appelle la Carrière....

Si vous voyez dans les journaux, demain ou après, qu'on a fait un
mauvais coup par là, n'oubliez pas Stéphanie. Je lui donnai une bonne
poignée de main. J'étais entièrement rassuré. J'affirme que je l'aurais
croisé dix fois dans la rue sans le reconnaître.

Dès qu'il fut parti, je fermai ma porte à clé. J'étais vraiment curieux
de parcourir son manuscrit. Je dénouai la faveur rose qui manquait
peut-être au dernier bonnet de la pauvre Stéphanie et j'ouvris le
premier cahier qui portait pour titre:

    OEuvres de J.-B.-M. Calvaire
    romancier sans imagination

Il y avait d'abord un préambule en forme d'avis au lecteur pour établir
que les drames réels sont généralement bien supérieurs à ceux que les
auteurs prennent la peine d'inventer.

Martroy partait de là pour jurer ses grands dieux qu'il n'y avait pas un
seul fait dans «ces pages» qui ne fût de la plus plate exactitude.

Dans chaque scène, il avait été témoin ou acteur.

Il s'excusait en parlant du rôle assez peu recommandable qu'il jouait
dans certaines parties de la pièce, alléguant sa misère, sa faiblesse et
son esclavage.

Il n'avait jamais rien tant désiré en sa vie, prétendait-il, que d'être
un honnête homme à son aise et vivant de ses rentes.

Bien entendu, il expliquait compendieusement son système de pseudonymes
analogiques raisonnés, inventés par lui pour éviter des désagréments
qu'il ne spécifiait point.

Tout cela était d'une belle écriture ronde de copiste, aussi facile à
lire que de l'imprimé.

Pour faire, moi aussi, mon petit bout de préambule, j'annonce que je
supprime le système des pseudonymes analogiques et que je modifie
légèrement le style de J.-B. Martroy, dans l'intérêt raisonné du
lecteur.

Et j'ajoute que nul poète, en le supposant même juge d'instruction,
n'aurait pu résoudre d'une façon plus lumineuse les énigmes posées par
le dossier de Lucien.

Cela dit, je donne son oeuvre telle quelle.




OEuvres de J.-B.-M. Calvaire




I

Le Fils Jacques.


_Avis pour M. de Roeux_.--Vous êtes prié de commencer par le
commencement, dans votre propre intérêt, quand même vous seriez alléché
par quelque titre particulier, comme par exemple l_'Aventure du
codicille_ ou l'_Histoire de l'enfant d'Olympe_. Ça viendra à son tour,
et vous y gagnerez de mieux comprendre.

Je suis natif des environs de Dieppe, dans le département de la
Seine-Inférieure. Mon père était un vieil homme qui s'était marié sur le
tard à une femme presque aussi âgée que lui. Mon père tenait l'emploi de
clerc-expéditionnaire chez M. Louaisot l'ancien. Ma mère polissait des
couteaux à papier d'ivoire en chambre.

Je ne leur en veux pas de ce qu'ils me firent chétif. On va selon ses
moyens. Les voisins croyaient qu'ils ne m'auraient pas fait du tout, et
ma naissance fut regardée comme un tour de force.

Voilà déjà où vous pouvez juger que je ne suis pas un charlatan de
romancier ordinaire, puisque je ne me donne pas une taille de cinq pieds
six pouces, sans souliers et la figure agréable d'un archange.

Le mariage ne réussit pas à mon père qui laissa là au bout d'un an son
buvard et ses fausses manches pour s'en aller en terre. Je l'ai peu
connu à vrai dire. J'avais trois mois quand il décéda; mais je respecte
sa mémoire.

Ma mère, infirme, obtint un lit à l'hôpital et je fus mis dans un asile
de petits pauvres. Ce début-là n'est pas gai, mais j'ai mangé mon pain
encore plus dur par la suite, et plus sec aussi.

M. Louaisot l'ancien vint un fois à notre hospice chercher un petit
saute-ruisseau «pour le pain» comme on dit à Dieppe. Je n'avais jamais
vu d'homme si imposant que lui, quoiqu'il portât un bonnet de coton
blanc par-dessous son chapeau et que ce bonnet ne fût pas propre.

On fit ranger les petits de huit à dix ans dans la cour et M. Louaisot
l'ancien nous passa en revue. Quand il arriva à moi, il me donna un
soufflet parce que je me mouchais avec ma manche.

--Comment s'appelle ce polisson-là?

--Jean-Baptiste Martroy.

--Martroy! J'ai été pendant quarante ans le bienfaiteur de ton père.
Jean-Baptiste, à ton tour, je vais te donner une position. Veux-tu venir
avec moi?

Ça m'était bien égal. Je ne pensais pas qu'on pût être plus mal quelque
part qu'à l'asile. On me fourra dans la carriole de M. Louaisot l'ancien
qui dormit pendant toute la route, parce qu'il avait déjeuné deux fois
et dîné trois--chez des clients.

Moi, j'avais faim, aussi on m'envoya coucher sans souper.

M. Louaisot l'ancien était notaire royal au gros bourg de
Méricourt-lès-Dieppe. J'entrai chez lui maigre comme un coucou et j'y
devins étique. Il faisait de nombreuses affaires dans les campagnes. Il
trouvait toujours que je mangeais trop et que je ne voyageais pas assez.
J'étais en route depuis le point du jour jusqu'au soir. Cela ne me fit
pas grandir à cause de mon ordinaire, qui était le jeûne.

Après avoir tiré la jambe toute la semaine, on me mettait le dimanche,
pour me reposer, à «curer l'étable», comme le bonhomme appelait lui-même
son étude.

Je suppose qu'il pensait aux écuries d'Augias, car il était facétieux et
instruit, autant que pas un notaire de la campagne normande, où ils sont
tous pétris d'esprit.

Le fils Jacques, héritier unique de M. Louaisot, était en ce temps-là au
collège. C'était un grand et beau garçon d'une quinzaine d'années, très
luron, très gai, très gourmand, très voleur, et que les clercs
regardaient comme un demi-dieu.

Le bonhomme l'adorait. Je l'ai vu lui donner dix sous pour son dimanche!

Il lui donnait, mieux encore que cela: il le comblait de leçons dont le
fils Jacques a bien profité depuis.

Je ne comprenais pas beaucoup ces leçons où l'on parlait d'honnêteté;
mais, petit à petit, j'en vins à regarder l'honnêteté comme l'art d'être
filou sans qu'il en résultat aucun désagrément.

Il y avait un nom qui revenait presque aussi souvent que le mot
honnêteté dans les leçons du bonhomme: la Tontine.

Quand le fils Jacques eut fini ses humanités, vers ses dix-huit ou
dix-neuf ans, il vint passer ses vacances à Méricourt, avant de partir
pour l'école de droit, car il fallait qu'il fût reçu _capax pour_
prendre l'étude de son père.

On causa de la Tontine depuis le matin jusqu'au soir.

Qui donc était cette Tontine dont les fonds étaient déposés chez M.
Louaisot? Cela m'intriguait au plus haut point. Vingt fois, j'avais
entendu le bonhomme dire au fils Jacques:

--Il faut que la Tontine fasse ta fortune.

Je pensais que ce devait être une vieille rentière, facile à paumer.

Le plus ancien de mes souvenirs date de cette époque. Je pouvais bien
avoir douze ans. Le fils Jacques était en vacances depuis une quinzaine.
La veille, son père lui avait dit:

--Trouve une combinaison, Fanfan, tu me la soumettras et je te la
corrigerai. Ces mécaniques-là, c'est comme les versions et les thèmes.

Le fils Jacques avait répondu:

--Je chercherai.

Donc, ce soir-là, je venais de monter dans ma soupente, où j'étais à
portée de la voix du vieux. Le vieux s'occupait à compter sa recette
après souper. Tout à coup le fils Jacques fit irruption dans sa cabine
en criant:

--Papa, je viens de trouver le joint!

Le bonhomme ferma sa caisse et rabattit son bonnet de coton sur ses
oreilles en regardant son héritier du coin de l'oeil.

--Si tu as vraiment inventé une mécanique, garçon, dit-il d'un ton
encourageant, je n'y vas pas par quatre chemins: je te flanque trente
sous pour ton dimanche! Le fils Jacques répondit avec fierté:

--Je veux trente francs!

Pour le coup, le vieux se mit à rire. Mais le fils Jacques frappa du
pied, disant:

--Ça vaut un million comme un liard! deux millions! trois millions! et
le reste!

--Alors, garçon, on t'écoute!

--Le saute-ruisseau dort-il dans son trou?

--Comme une marmotte. Cause, je te dis!

J'étais en effet bien près de m'endormir, mais quand je vis qu'ils
craignaient d'être entendus, je me frottai les yeux et j'écoutai de
toutes mes oreilles.

Le fils s'assit auprès de son père. C'était vraiment un joli gars. Il
avait de la flamme dans les yeux.

Ce qu'il conta, je ne le comprenais pas bien alors, et pourtant je m'en
souvins mot pour mot quand il fut temps pour moi de le comprendre.

--Papa, dit le fils Jacques, les jeunes ramassent ce que les vieux
laissent tomber. Tu baisses et moi je monte.

--Prends garde de glisser, Fanfan, dans l'escalier!

--Allons donc! j'ai étudié l'affaire à fond et je la sais mieux que toi.
Sur les cinq membres il n'y en a qu'un de commode pour mon idée. Le
bedeau, le pauvre, le maquignon et le déserteur ont des familles
auxquelles le diable ne connaîtrait goutte. Quand on aurait bien
travaillé, quelque va nu-pieds de cousin ou quelque drôlesse de cousine
sortirait de terre au moment où l'on s'y attendrait le moins, et adieu
mon argent!

--Le fait est, Fanfan, que les familles des malheureux sont bien
gênantes à cause de ça. On les croit seuls ici-bas. Dès qu'ils meurent,
vous voyez tout un régiment autour de leur paillasse,--quand il y a
quelque chose dedans.

--Au contraire, poursuivit Jacques, Jean Rochecotte, tout facteur rural
qu'il a été, est sorti d'une maison de gentilhommerie. Ses parents sont
connus. On les compte, et puis on se dit: «Voilà, c'est tout, il n'y en
a pas d'autres.» Le vieux fit un signe de tête qui voulait dire:
«Fanfan, tu m'étonnes par ta capacité.» Il demanda tout haut:

--Et combien en comptes-tu de parents au facteur rural?

--Rien que trois _têtées_. C'est avantageux.

--Tu trouves?

--Un marquis, un comte, un baron.

--C'est vrai, pourtant! grommela le vieux.

Le fils Jacques poursuivit:

--Première têtée, première ligne, le comte de Rochecotte, à Paris;
seconde ligne et seconde têtée, le baron Péry de Marannes, à Lillebonne;
troisième ligne, M. le marquis de Chambray, à la porte de chez nous.

--Juste, Fanfan, je vois le château de Chambray de ma fenêtre, quand il
fait jour. Après!

--Ça tombe sous le sens, papa. Pour le bien de la combinaison, il faut
que Jean-Pierre Martin, le bedeau; Vincent Malouais, le maquignon; Simon
Roux, dit Duchêne, le déserteur; et Joseph Huroux, le mendiant, passent
de vie à trépas avant Jean Rochecotte.

Le vieux se gratta l'oreille sous son bonnet de coton et dit:

--Diable! diable! tu en juges quatre d'un coup!

--C'est tout simple, papa, puisque Jean Rochecotte doit rester le
dernier vivant.

--J'entends bien, mais....

--Il n'y a pas de mais: tout part de là.

--Soit. Voyons d'abord le thème tout entier, nous marquerons les fautes
après.

--Il n'y a pas de fautes, papa.

--Et ensuite?

--Ensuite, il faut que j'hérite du dernier vivant.

--Vraiment!

--Dame! Sans ça, ce ne serait pas la peine de se creuser la cervelle!

--Et tu as un moyen d'hériter du dernier vivant?

--Parbleu!

--Quel moyen?

--Un mariage.

--Jean Rochecotte n'a pas de fille.

--Je sais bien, et c'est dommage. D'un autre côté, je ne peux pas
épouser M. le comte de Rochecotte à Paris.

--Ça paraît clair, Fanfan. Sais-tu que tu m'amuses?

--Ni le baron Péry non plus.

--Ni le marquis de Chambray, je suppose?

--Celui-là, si fait, papa.

--Comment! s'écria le bonhomme qui se mit à rire.

--Ne riez pas, la langue m'a fourché. Ce n'est pas moi qui épouserai M.
le marquis.

--À la bonne heure!

--Ce sera ma petite amie Olympe Barnod.

--Beaucoup plus tard, alors? Elle n'a que six ans.

--Oui, plus tard, papa. Le temps ne fait rien. Je suis jeune.

--Et puis encore?

--Le reste n'est pourtant pas bien difficile à deviner.

--Tu épouses Olympe Barnod, je parie?

--Parbleu!

--Mais il faut au moins qu'elle soit veuve!

--Ça tombe sous le sens, papa. Elle le sera.

Il y eut un silence pendant lequel ils se regardèrent fixement tous les
deux. Le bonhomme baissa les yeux le premier.

--Mais, reprit-il, d'une voix que je trouvais singulièrement changée:
Olympe Barnod ne sera pas héritière si elle devient veuve.

--Elle aura un enfant, repartit le fils Jacques sans hésiter.

--Si le bon Dieu le veut, oui, mais en ce cas-là même, il y aura
toujours deux lignes entre elle et l'héritage du dernier vivant: la
têtée Rochecotte et la têtée Péry de Marannes.

--Papa, répondit le fils Jacques, il suffira peut-être du temps pour
éteindre ces deux lignes-là.

Le bonhomme, au lieu de répliquer, prit la lampe qui était sur sa table
et monta l'escalier de ma soupente.

Heureusement que j'entendis son pas. Je me retournai le nez contre le
mur. Cette position ne lui permit point de passer la lampe au-devant de
mes yeux.

Il redescendit. Le fils Jacques sifflait auprès de la table. Le vieux se
rassit. Il était tout pensif.

--Garçon, dit-il enfin, tu n'es pas de mon école.

--Non, papa, je suis de la mienne.

--J'ai pourtant assez bien mené ma barque, garçon!

--Dans votre mare, oui, papa, mais moi, je veux aller au large.

--Prends garde de te noyer! Tu as de l'intelligence, mais tu n'as pas de
sens pratique.

--Qu'est-ce que c'est ça, papa, le sens pratique?

--Fanfan, c'est l'intelligence qui ne s'égare pas du côté de la cour
d'assises.

--Tu sais où elle est, papa, la cour d'assises, répondit cet effronté
fils Jacques. Alors, selon toi, ma combinaison ne vaut rien?

--Non.

--Moi, je la trouve bonne; qui vivra verra.

Le vieux lui prit la main et l'attira contre lui.

--Voyons, garçon, fit-il en essayant un peu d'attendrissement paternel.
Je t'ai pourtant donné des principes. Tu m'affliges véritablement. Tu
vas là, et du premier coup en dehors de l'honnêteté, qui est proverbiale
dans notre profession! Le fils Jacques se mit à chanter:

    _Ah! vous dirais-je maman...._

--Réponds, au moins, garçon!

--Ah ça! papa, est-ce que vous avez la prétention d'être honnête, vous?

Le vieux se redressa.

--Fils Jacques, fit-il sévèrement, nous ne nous entendons plus tous
deux. J'ai une prétention, en effet, c'est de mourir dans mon lit. Je ne
suis pas un grand philosophe, moi. J'appelle honnête tout ce qui peut
passer à côté d'un gendarme sans mettre un faux nez et des lunettes
vertes. Tu finiras mal, fils Jacques. Je te souhaite de n'avoir rien de
plus fâcheux en ta vie que les lunettes vertes et l'emplâtre sur
l'oeil.... Ne répliquez pas! Vous êtes un méchant blanc-bec, allez vous
coucher!




II

Les revenus de la tontine.


Quand Louaisot l'ancien le prenait sur ce ton-là, il ne faisait pas bon
continuer de rire. Le fils Jacques alla se coucher l'oreille basse.

Le fils Jacques est devenu avec le temps le grand M. Louaisot de
Méricourt que nous voyons un peu tombé dans sa boutique de
renseignements, mais qui a eu vraiment son jour,--un jour où il a pu
croire que Louaisot l'ancien était une ganache.

Au pays, là-bas, il n'y avait pas beaucoup de gentilshommes qui eussent
une posture meilleure que le jeune M. Louaisot, notaire, membre du
conseil général, maire de Méricourt, tuteur de Mlle Olympe et oracle
de toutes les familles à vingt lieues à la ronde.

Ce jour-là ne dura pas. Le pied de M. Louaisot glissa parce qu'il avait
voulu grimper trop vite, mais il se raccrocha lestement aux branches.

Il ne tomba pas plus bas que mi-côte.

Et jusqu'à ce moment, la prophétie de Louaisot l'ancien ne s'est pas
encore réalisée. Le fils Jacques a passé souvent auprès de la cour
d'assises et n'y est pas entré.

Mais il continue sa route le long de cette haie dangereuse. Il n'a pas
atteint son but. Il y marche sans que rien l'en puisse détourner.

Il se peut encore que Louaisot l'ancien se trouve avoir été bon
prophète.

Cette combinaison, en apparence si folle, dont j'entendis l'exposé sans
le comprendre, ce fut la première idée de M. Louaisot de Méricourt.

Il n'a jamais eu que cette idée-là en toute sa vie.

C'est ce qu'il appelle l'_affaire_ par excellence.

Quand il parle «d'engraisser l'affaire», il s'agit de cette idée là.

Elle a déjà marché considérablement entre ses mains. Elle est parvenue,
on peut le dire, aux trois quarts et demi de la route qui conduit au
succès.

Mais le dernier demi-quart restant est toujours le plus difficile à
faire.

Voyez au mât de cocagne! Combien dégringolent au moment même où ils
avancent la main pour saisir la montre ou la timbale?

J'ai aidé--que pardonne au pauvre esclave!--j'ai aidé parfois à faire
avancer l'idée de quelques pas, mais en ce moment je suis en train de
lui passer la jambe, comme on dit dans les milieux vulgaires.

Ceci, j'espère, servira d'expiation à cela.

Je la connais sur le bout du doigt, l'affaire. Elle est loin d'être
aussi absurde que Louaisot l'ancien le supposait. Elle est une dans sa
complication et si le principal rouage de la mécanique--_la femme_--ne
s'était pas montré rétif dans une certaine mesure, l'idée serait
peut-être parvenue à exécution depuis longtemps.

Elle peut encore réussir. Si je n'étais pas là, moi que je
désignerai--l'expression est assez heureuse--par le nom de vermisseau
providentiel, je dirais qu'elle _doit_ réussir.

En somme, n'exagérons rien: étant donnée la valeur intellectuelle de M.
Louaisot, on pouvait trouver mieux comme idée.

Mais l'idée étant admise pour ce qu'elle vaut, tous ceux qui connaissent
un peu la partie vous diront, s'ils sont de bonne foi, que M. Louaisot
de Méricourt a dépensé pour la réaliser des trésors de patience,
d'audace, d'activité et de scélératesse et même de génie. Vous allez
voir.

Le fils Jacques partit pour l'École de droit sans se réconcilier avec
son père. Son absence ne fit ni chaud ni froid à ma situation, qui était
celle d'un petit noir dans les colonies, avant l'émancipation. Tout y
était, même le fouet. Louaisot l'ancien aimait à donner le fouet quand
sa digestion ne réussissait pas comme il voulait.

Je ne sais comment exprimer cela: je ne me déplaisais pas chez lui--à
cause de la tontine.

La conversation entre le père et le fils m'avait ouvert l'esprit d'une
façon singulière. Je ne prenais plus la tontine pour une vieille dame.
Je savais que c'était un tas d'or qui allait grossissant
incessamment--comme les boules de neige qu'on roule au dégel.

Elle valait déjà, la boule de neige, en l'année où nous étions
alors--1843,--plus de quatre millions.

Avais-je, du fond de ma misère, une notion bien exacte de ce que pouvait
être un million, je n'en sais rien, mais on peut affirmer que chez les
enfants l'idée du million est plutôt au dessus qu'au-dessous de la
réalité.

La première fois qu'on essaie de l'évaluer, on a peur que le monde ne
contienne pas assez d'or pour parfaire cette énormité.

La tontine, quand je voulus la définir, fut donc pour moi une bourse de
quatre millions, devant doubler dans une période de quinze années et qui
avait cinq propriétaires.

Était-ce bien cela? Si c'eût été cela, les cinq propriétaires auraient
pu partager. Or, les cinq propriétaires mouraient de faim en regardant
au loin ce festin, gardé par une barrière magique et auquel leurs
longues dents ne pouvaient atteindre.

Non, ce n'était pas cela. L'essence de la tontine est de n'appartenir
qu'à un seul. Tant qu'ils étaient cinq ayant droit, elle n'appartenait
donc à personne.

Ou plutôt elle appartenait à M. Louaisot l'ancien, dragon de ce trésor,
qui avait mission de le garder captif sous une demi douzaine de clefs.

Mais j'ai déjà dit combien ce vieux Normand de notaire qui faisait
entrer la cour d'assises dans la définition de l'honnêteté, était
fanatique partisan du travail. Je ne me couchais jamais le soir sans
être à moitié expirant de fatigue.

M. Louaisot usait du même système vis-à-vis de ses autres clercs.
Pourquoi, faisant exception pour l'argent de la tontine, l'aurait-il
laissé honteusement se reposer?

Comme il ne se mettait jamais en dehors d'une certaine régularité, rogue
comme le puritanisme coquin, il faisait grand bruit de l'immaculée
candeur de sa caisse. Je penche à croire que sa caisse était en état,
mais il s'y faisait des affaires à la petite semaine sur une échelle
vraiment imposante. On venait lui chercher des sous jusque de l'autre
côté de Rouen.

Les paysans normands sont très fins, mais très nigauds. L'idée de
posséder les affole; ils ne savent pas résister aux attraits d'un lopin
de terre. Aussitôt qu'un paysan a emprunté vingt écus, il est pris. M.
Louaisot le tient par la patte et ne le lâche plus. En Normandie, M.
Louaisot l'ancien se nomme légion. Je ne veux même pas dire ce qu'une
pièce de 5 francs peut rapporter au bout de l'an à ces monts-de-piété
campagnards. On ne me croirait pas.

Mais, soit qu'on les nomme banques, études, agences, soit même qu'on les
appelle cabarets, si le titulaire vend du cidre, échoppes s'il
raccommode des savates ou s'il fait la barbe en foire, je puis bien
constater que ces boutiques de liards pullulent à tel point chez nous
qu'il faut compter au moins un bourreau pour chaque douzaine de
victimes.

Aussi les bourreaux eux-mêmes commencent à maigrir. On rencontre de ces
sangsues toutes plates et qui languissent. Le métier ne va plus.

Le métier allait toujours pour Louaisot l'ancien qui était le dieu de
cette arithmétique rabougrie. Il faisait en grand. Banquiers,
perruquiers, agents, rebouteurs, usuriers de tout poil et de toute
engeance étaient ses tributaires. C'était moi qui faisais circuler les
capitaux, et sous ma petite houppelande en guenilles, je portais une
vieille sacoche où il y avait parfois plus que la recette d'un garçon de
banque.

J'ai souvent galopé derrière la diligence en demandant un petit sou,
avec des paquets de billets de banque entre ma houppelande et ma
peau,--car Louaisot l'ancien disait que les chemises enrhument la
jeunesse.

Quoique le principal du métier soit de prêter aux pauvres, les pauvres
étant la seule espèce humaine qui puisse payer trois ou quatre cents
pour cent d'intérêt par an. Louaisot l'ancien aussi prêtait aux riches.
Je garantis que l'argent de la tontine ne moisissait pas.

Il y avait pourtant quatre gaillards de mauvaise mine à qui M. Louaisot
ne prêtait jamais. Quand ils venaient, on les mettait à la porte,
quoiqu'ils offrissent de donner vingt francs pour cent sous. Je fus du
temps à apprendre leurs noms, parce que ma vie se passait par vaux et
par chemins.

Mais je finis bien pourtant par savoir que ces quatre déshérités à qui
Louaisot l'ancien ne voulait pas prêter--même à la demi-semaine--étaient
Jean-Pierre Martin, l'ancien bedeau, Vincent Malouais, le maquignon
démissionnaire. Simon Roux, dit Duchesne, le soldat déserteur et Joseph
Huroux, le seul des quatre qui eût gardé un état, car il tendait la main
sur les routes:

C'est-à-dire quatre des ayant droit aux millions que M. Louaisot tenait
sous son pressoir et dont il tirait tant de bon jus!

Le cinquième membre de la tontine. Jean Rochecotte, vivait heureux en
comparaison des autres. Son cousin, le Rochecotte de Paris lui faisait
une pension de sept francs par semaine, qui se payait chez nous. Aussi,
à celui-là on avançait tout ce qu'il voulait, jusqu'à concurrence de 3
fr. 30 c, le reste étant pour l'intérêt.

On s'étonnera peut-être que, dans ce pays de tripotage, des héritiers
présomptifs de plusieurs millions ne trouvassent pas à emprunter une
pièce blanche. Il y avait plus d'une raison pour cela. D'abord Louaisot
l'ancien leur tenait la tête sous l'eau tant qu'il pouvait, sachant bien
que si la voix leur poussait une fois, ils hurleraient comme des diables
autour de sa caisse; ensuite, ils avaient pris soin eux-mêmes d'épaissir
un tel brouillard autour de leur association que les trois quarts et
demi du monde regardaient la tontine comme une pure menterie.

Ils avaient eu si grande frayeur au début des poursuites du
gouvernement! Et M. Louaisot avait exploité si savamment leur épouvante!

«Argent volé ne profite pas», dit le proverbe. Je ne sais pas si jamais
on put en rencontrer preuve plus lamentable que celle qui était offerte
par ces quatre malheureux.

Excepté Joseph Huroux qui savait son état de mendiant, les autres
mouraient littéralement de misère. Quoiqu'on ne crût pas à la Tontine,
le souvenir des méfaits qui avaient donné naissance à la rumeur courant
depuis tant d'années, au sujet de cette même prétendue Tontine, s'était
perpétué de père en fils dans la campagne cauchoise. Ces gens-là
étaient, pour tous, des voleurs.

Et non pas des voleurs ordinaires, mais des voleurs sur l'autel!

Des fournisseurs!--chose qui accumule sur soi plus de mépris et plus de
haine que toutes les autres infamies rassemblées en monceau!

Je n'en sais pas bien long. J'ignore si cette haine est méritée et si ce
mépris est toujours équitable. Je suppose qu'il peut se trouver un
honnête homme par ici, par là dans la partie.

Mais quand on songe que dans toutes nos guerres c'est la même farce!
L'ennemi est bien nourri et bien couvert: ah ça! ils n'ont donc pas de
fournisseurs, les Russes ou les Prussiens?

Nos soldats, eux, arrivent à la bataille sans souliers, sans culottes,
l'estomac creux et souvent la giberne vide.

Et c'est bien rare qu'on entende dire qu'il y a eu un fournisseur
écartelé à quatre chevaux. Je n'en ai jamais vu.

J'en connais un, un gros, qui passe pour avoir _fourni_ la dysenterie à
tout un corps d'armée avec de la viande, mort dans son lit. Eh bien!
l'autre jour, il a condamné aux galères, comme juré, un méchant gars qui
avait passé une brèche pour tirer un lièvre dans un bois réservé.

Bien sûr le méchant gars avait eu tort, mais le gros fournisseur!
Peut-être qu'il n'y aura plus de révolutions le jour où on fera juger
les fournisseurs par les braconniers.

Dame! et tenez, je rencontrai, moi, un jour Jean-Pierre Martin, le
bedeau, qui dormait au coin d'un mur. Ce ne fut pas bien brave: je lui
donnai mon pied quelque part.

Que voulez-vous! Quand je vois ces gens-là c'est comme si j'entendais
crier les âmes des tourlourous qui sont morts de froid et de faim tout
exprès pour leur fourrer du foin dans leurs bottes!

Il n'y avait pas que moi à taper sur les quatre fournisseurs.

Ordinairement, ces gens-là sont gardés par leur coquin d'argent. Ceux-ci
n'avaient pas d'argent pour se garder, on les menait à coups de
fourches.

Mais le plus drôle c'est qu'ils se battaient entre eux partout où ils
pouvaient se rencontrer. Ils essayaient de s'entretuer, c'est sûr, et ça
se conçoit puisqu'ils devaient hériter les uns des autres.

Ils se cherchaient quand ils avaient bu par hasard. C'était chez eux une
idée fixe qu'un verre de cidre éveillait. Joseph Huroux qui buvait un
peu plus souvent que les autres parce qu'il était bon mendiant, passa
trois fois à la police correctionnelle d'Yvetot pour avoir essayé
d'assommer avec ses sabots, savoir: Jean-Pierre Martin à deux reprises,
et une fois Simon.

Il faut se rendre compte de ceci que la farce durait déjà depuis _trente
ans,_ en 1843.

Non seulement il n'y en avait pas un de mort, mais ils se portaient tous
comme des charmes, excepté Jean Rochecotte qui s'en allait vieux et qui
était tout malingre.

On aurait dit que leur misère les conservait comme du vinaigre.

C'est sûr qu'ils devaient être enragés.




III

Coup d'oeil sur la belle société des environs de Méricourt


Voilà donc que le fils Jacques resta à Caen deux années au lieu d'une
pour se faire recevoir _capax_. Il mena là une vie assez luronne, et le
vieux se plaignait qu'il dépensait beaucoup d'argent.

Lors de son retour, c'était le plus beau gars que j'aie jamais vu de ma
vie. Il ne faudrait pas le juger par ce qu'il est maintenant. Quand il
quitta le pays, longtemps après, ce ne fut pas tout à fait de bon gré;
il se cacha de ci de là pendant plusieurs années, et _il_ _se fit une
tête_ qu'il a gardée.

Ce qu'il n'a pas pu changer, c'est son polisson de regard qui vous
poignarde derrière ses lunettes. Quand il revint de Caen, tout son
individu était comme ses yeux: brillant et tranchant.

Il portait moustache, s'il vous plaît, et ses cheveux bouclés tombaient
sur ses épaules. Il y avait encore des romantiques en Normandie. Il fut
chez nous l'élégant des élégants.

Mme Barnod, la mère de la petite Olympe, était une très jolie femme,
sévère, dévote, mais qui aimait bien les beaux gars. Elle avait une des
meilleures maisons de campagne du canton. Elle faisait de la musique et
parlait littérature.

Elle attira chez elle le fils Jacques, qui avait grand goût pour les
maisons de gentilhommerie. Le fils Jacques se rencontra là et se lia
avec deux personnages que nous reverrons plus d'une fois: le baron Péry
de Marannes et M. Ferrand, le juge.

Je pense bien que le bonhomme Barnod n'était pas encore défunt. Celui-là
ne faisait pas grand bruit dans le monde. Il avait le goût de la
minéralogie. Je me souviens de l'avoir rencontré souvent avec son sac et
son marteau. Jamais il n'entrait au salon gêner sa femme. Il était de
Genève et protestant. Mme Barnod parlait toujours de lui comme d'un
grand savant, mais elle le laissait aller par les chemins sans
chaussettes.

Il avait un ami, presque aussi original que lui, qui ne ramassait pas
des pierres, mais bien des bahuts et de la faïence: M. le marquis de
Chambray, l'homme riche du pays. Ils allaient parfois ensemble faire des
courses énormes. M. de Chambray pouvait avoir alors la quarantaine bien
sonnée. Il ne fréquentait pas le salon de Mme Barnod.

Le juge Ferrand avait dans les trente ans. C'était aussi un joli homme,
mais pas romantique. Il passait pour avoir devant lui un brillant
avenir.

Mais quelqu'un qui plaisait aux dames, surtout à Mme Barnod, c'était
ce farceur de baron: M. le baron Péry de Marannes. Il devait bien friser
la quarantaine, sinon la dépasser, c'est égal, c'était toujours un
chérubin pour la gaieté et la folie. Il faisait la cour à tout le monde,
même à Mme Louaisot--la propre femme de Louaisot l'ancien, dont je
n'ai pas eu encore occasion de parler.

C'était celle-là qui me coupait mon pain bis et mon petit morceau de
viande. Je ne me souviens pas d'avoir rencontré une plus vilaine bonne
femme en toute ma vie. Le fils Jacques en fit pourtant un beau jour une
manière de grande dame qui mettait de la dentelle sur ses sales cheveux
gris, mais c'était le sorcier des sorciers. Nous verrons la chose en son
lieu.

Pendant que je suis au pain bis et à la viande, je peux bien parler un
peu de moi. Je courais entre quatorze et quinze ans, la deuxième année
du retour du fils Jacques. Je n'avais pas grandi d'un demi-pouce ni
grossi d'une demi-livre. Mon père et ma mère m'avaient peut-être fait
ainsi étant par trop anciens: j'étais de la vieille étoffe. Mais il est
sûr que dans la maison Louaisot on ne me donnait pas assez à manger. Par
contre, ils me faisaient trop travailler. Il y avait des temps de presse
où la bonne femme venait me réveiller la nuit.

Le vieux Louaisot et elle faisaient bon ménage. Elle le respectait
beaucoup pour un motif qu'elle exprimait ainsi:

--Depuis trente ans que nous sommes mariés, M. Louaisot en est encore à
lever la main sur moi!

Son air peignait sa reconnaissance profonde et solennelle quand elle
disait cela. On voyait bien qu'elle pouvait vivre cent ans et qu'elle ne
guérirait jamais de son étonnement.

Elle buvait du cidre avec plaisir, mais sans se déranger, se lavait les
mains les jours où elle allait en ville, et obtenait quelquefois--pas
souvent--des écus de cinq francs pour le fils Jacques qui la traitait
par-dessous la jambe en toute occasion.

Si j'étais maigre comme un petit clou, je n'étais pas faible.
J'accomplissais une somme de besogne qui eût découragé un homme fort.
Outre mon état de petit clerc et mes fonctions de saute-ruisseau,
j'étais le valet de chambre des deux Louaisot père et fils et la
camériste de la bonne femme.

Faut-il l'avouer? Dès cet âge si tendre j'avais un talisman: l'amour.
Stéphanie, jeune paysanne un peu plus âgée que moi et légèrement
disloquée, qui raccommodait le linge et les vêtements tout en faisant la
cuisine, avait su me plaire.

Je n'ai pas un tempérament à m'étendre sur les secrets de ma vie privée.
Qu'il me suffise de dire qu'un coeur content fait passer par-dessus bien
des désagréments matériels, et que Stéphanie, sans manquer à l'honneur,
me donnait bien quelques rogatons et quelques caresses.

Le fils Jacques chantait très bien. Mme Barnod aimait à dire des
morceaux d'opéra devant le baron de Marannes, qui l'écoutait
religieusement en faisant des mines à la femme de chambre. Le fils
Jacques s'insinua surtout en proposant ses services pour le duo de
_Guillaume Tell_. Les choses suisses avaient une plus-value dans le
salon Barnod.

Jacques fut en outre chargé d'apprendre le solfège à la petite Olympe,
qui attrapait ses douze ans et qui était jolie comme les amours.

Je ne saurais pas trop dire comment elle était avec le fils Jacques. Des
fois--c'était beaucoup plus tard, il est vrai,--j'ai cru qu'elle
l'adorait. D'autres fois, il m'a semblé qu'elle le détestait comme la
colique.

Elle avait, en ce temps-là, un petit ami de son âge, un vrai séraphin,
qui s'appelait Lucien Thibaut. Je crois bien qu'ils s'aimaient comme
deux enfants qu'ils étaient, si toutefois Mlle Olympe Barnod a jamais
été un enfant.

Ce Lucien Thibaut est tombé par la suite des temps dans un trou de
malheur qui semble sans fond. J'ai essayé de lui porter secours,
moyennant rétribution, bien entendu, mais il ne me connaissait pas, il
n'a pas voulu de mes services.

Il a eu grand tort.

Pour le moment, il ne s'agit pas de lui, ce que je veux raconter, c'est
le mariage de ce polisson de baron, et je me souviens bien maintenant
que le pauvre bonhomme Barnod n'était pas mort, car on se moquait assez
de lui.

Le baron Péry de Marannes avait beau écouter chanter Mme Barnod, tout
en faisant des signes à sa domestique, cela ne l'empêchait pas de courir
encore ailleurs. C'était un séducteur n°1. Il m'a fait peur une fois au
sujet de Stéphanie.

Pauvre ange, elle était bien au-dessus de cela!

Voilà donc que tout d'un coup Mme Barnod abandonna le duo de
_Guillaume Tell_ pour jaunir et maigrir que ça faisait peine à voir. Je
rencontrais le fils Jacques qui riait sous cape, car il a toujours aimé
plaies et bosses, et un jour, de ma soupente je l'entendis, qui disait à
Louaisot l'ancien:

--Tu es bien heureux d'avoir épousé une honnête femme, toi, papa!

--Le fait est, répondit le bonhomme, que Mme Louaisot, ta mère, ne
m'a jamais donné lieu de concevoir le moindre soupçon. Je suis d'un
caractère vif, garçon, et je n'aurais pas toléré de certaines manières.

Ce gueux de fils Jacques avait grand peine à s'empêcher de rire.

Moi, l'idée ne m'était pas encore venue que Mme Louaisot eût été, en
son temps, une personne du sexe capable d'avoir de certaines manières et
d'inspirer de certaines inquiétudes. C'était pour moi Mme Louaisot:
une laideur à la fois auguste et redoutable. Elle me suffisait comme
cela.

--Papa, reprit le fils Jacques, aimes-tu les cancans?

--Je les ai toujours méprisés, Fanfan, mais, si tu en sais, dis-les moi.

Le fils Jacques se mit à rire.

--Je n'en ai qu'un, dit-il, mais il se porte bien! Tu sais, ma
combinaison? Elle n'est pas cause si tu ne l'as pas comprise. Je la
mûris depuis le temps et je te préviens qu'elle a déjà une certaine
tournure. C'est pour ma combinaison que je fréquente la maison Barnod,
et sans ma combinaison je t'aurais déjà dit de veiller à ta balance avec
le baron Péry... mais tu n'as pas besoin de conseils, papa.... Il y a
donc que Mme Barnod est partie ce matin pour Vichy.

--Avec M. Barnod?

--Ah! mais non!

--Serait-ce avec le baron de Marannes?

Louaisot l'ancien dit cela avec indignation. Il était filou mais chaste.

--Non plus, hélas! répondit le fils Jacques. Ce monstre de baron se
marie.

--Qui épouse-t-il? demanda vivement l'ancien.

--Une jeune personne du pays, qui a une fort jolie fortune et qu'il
rendra malheureuse comme les pierres.

L'ancien dit:

--Ça regarde la jeune personne. D'où est-elle?

--Du côté de Rouen, je crois.

--Et c'est avancé, le mariage?

--On les publie dimanche.

--Fanfan, fit observer M. Louaisot, je ne vois pas là de cancan.

--Ce n'est pas là non plus qu'est le cancan, papa. Il roule sur la route
de Vichy.

--Voudrais-tu me donner à entendre?...

--Voilà. Si tu ne veux pas savoir, papa, il est encore temps de te
boucher les oreilles.

Le bonhomme posa son bonnet de coton sur l'oreille et dit:

--Il est bon d'être au fait de toutes circonstances dans une localité.
Cause mais sois bref. Ces faridondaines là ne valent pas la peine d'être
délayées.

--Eh bien donc, papa, le cancan, c'est cet affreux baron! au moment où
l'affaire de son mariage prenait tournure! Je crois même qu'il a dû
emprunter deux ou trois centaines de louis dans la maison Barnod pour
faire les beaux bras, auprès de sa nouvelle famille!

--Satané farceur! dit l'ancien d'un ton presque caressant. J'aimerais
encore mieux être à la place de Mme Barnod qu'à la place de la pauvre
petite qu'il épouse.

--On dit que c'est l'ange du bon Dieu!

--Raison de plus!

--Mais d'un autre côté, papa, cette pauvre Mme Barnod est bien
empêchée, va! Il paraît que M. Barnod ne donne plus, depuis longtemps,
aucun prétexte de supposer qu'il ait pu contribuer....

--Fanfan, je vous engage à ne pas entrer dans ces détails!

--Papa, c'est Louette, la bonne d'Olympe, qui me les a confiés sous le
sceau du mystère le plus absolu. Tu comprends bien que Mme Barnod a
été obligée d'emmener Olympe avec elle pour garder une contenance....

--Puisque c'est un fait accompli....

--Mais non, papa... j'ai cru pouvoir dire à Louette... je sais que tu
aimes à rendre des services quand ça te procure une influence.... Notre
maison est grande....

--Les points sur les i, s'il vous plaît, Fanfan! interrompit l'ancien.
Qu'est-ce que Mme Barnod va faire à Vichy?

--Ses couches, papa, mais elle n'ira pas jusqu'à Vichy. Louette a trouvé
un nid à deux heures de Dieppe.

--Et sous quelle couleur cette femme coupable dissimule-t-elle le projet
de son voyage?

--Des coliques hépatiques, papa. Les eaux de Vichy font dégringoler les
calculs biliaires....

--Elles en ont la réputation. Fanfan... et alors la fille Louette
viendrait ici pendant ce temps là avec la petite?

--Si tu veux bien le permettre.

--Laisse-moi réfléchir jusqu'à demain, garçon.

--Bien, papa. Je vais les rejoindre au salon. J'ai fait préparer la
chambre bleue, car elles ne peuvent pas coucher dehors... et j'espère
qu'au dîner tu vas être aimable.

Ce terrible baron, pendant cela, était à choisir la corbeille de sa
future. Il fut charmant, il donna des chiffons d'une fraîcheur
étourdissante. Il fit des mots qu'il plaçait comme cela depuis vingt
ans, mais que sa nouvelle famille ne connaissait pas encore.

Nous avions un client à l'étude qui était de ce monde-là et qui disait:

--Voilà une petite demoiselle qui a péché le gros lot à la loterie du
mariage. Avec un pareil homme, on ne peut pas s'ennuyer!

Mme Barnod revint de Vichy le lendemain du mariage.

M. Barnod, en sa qualité de minéralogiste eut quelque envie de voir les
calculs, mais sa femme l'envoya paître.

Olympe dit à sa mère que M. Jacques Louaisot l'avait fait travailler et
promener comme s'il avait été son grand frère.

Ce fut l'origine de la grande influence du fils Jacques dans cette
maison-là.

Au bout de huit jours, cependant, M. le baron était à son poste dans le
salon Barnod, ne pouvant plus écouter Mme Barnod qui n'avait garde de
chanter, mais faisant toujours des signes à Louette.

Il était triste, le salon. M. Ferrand ne savait rien, ou du moins ou ne
lui avait rien confié, mais il devinait et se sentait mal à l'aise.
C'était un véritable ami. Malheureusement, il avait l'air d'avoir été
davantage. Le fils Jacques observait et jouait au professeur avec
Olympe. Mme Barnod se livrait à cette joie rancuneuse des femmes sur
le retour qui croient faire peser l'abandon sur une jeune rivale.

Car ce baron se moquait déjà très agréablement de son petit ménage.

Il avait l'air, le vieil étourdi, de faire l'école buissonnière loin de
sa femme de dix-neuf ans.

Celui-là était-il un fripon ou un misérable vieil enfant?

Je fus choisi une fois, car on me mettait à toute sauce, de conduire la
carriole, prêtée par le fils Jacques à Mme Barnod pour une expédition
tout à fait caractéristique.

Mme Barnod et M. le baron Péry allaient visiter un enfant du sexe
féminin qui était en nourrice dans une ferme de l'autre côté de Dieppe,
tenue par des métayers du nom de Hulot.

J'étais chargé par le fils Jacques, qui passait décidément à l'état de
confident, de dire, au retour, que j'avais conduit Mme Barnod toute
seule faire une visite sur la route.

La mère Hulot, forte nourrice, exhiba une belle petite fille qu'elle
appelait Fanchette. Le baron Péry la dévora de baisers. Mme Barnod
pleurait comme une Madeleine.

En revenant, on causa. Dans les carrioles du pays de Caux, le siège du
cocher est tout bonnement la banquette. J'étais donc avec eux, et cela
gênait bien Mme Barnod.

Rien ne gênait jamais le baron Péry qui avait le plus heureux des
caractères.

Il était à son aise comme s'il se fût appelé M. Barnod ou que Mme
Barnod eût été la baronne Péry.

Il y eut pourtant un moment où il baissa la voix presque aussi bas que
sa compagne. Mme Barnod parlait de l'avenir de cette pauvre petite
créature, placée entre deux familles, mais qui n'aurait point de
famille. Tout à coup, j'entendis le baron qui murmurait d'une voix
religieusement émue:

--Cinquante mille francs! Ah! c'est joli!

Je crus d'abord qu'il promettait, comme on dit chez nous, une
_indépendance_ de cinquante mille francs à la petite, et je pensais en
moi-même: Mon gaillard, voilà deux mille cinq cents livres de rentes qui
ne te coûteront pas cher à payer. Mais je me trompais. L'indépendance
était constituée par Mme Barnod elle-même. Comment elle avait pu se
procurer pareille somme, cela ne me regarde pas. Elle l'avait, la somme,
sur elle, dans un portefeuille, et c'est pour cela que la voix de
l'excellent baron avait tremblé de tendresse. Rien ne put l'empêcher de
se jeter au cou de Mme Barnod. Il l'aurait embrassée devant la terre
entière tant il trouvait son procédé délicat. La pauvre femme se tuait à
dire:

--Cet argent-là m'appartient en propre. Ce n'est pas une fortune, mais
en le plaçant dès aujourd'hui chez un notaire, notre petite Fanchette
aura une aisance à sa majorité.

--Parbleu! répondait le baron. Si elle se plaignait, elle serait bien
difficile! Vous êtes la plus généreuse des mères. Ce qui me vexe, c'est
de n'en pas pouvoir faire autant.

Le portefeuille passa dans sa poche.

Il fut convenu entre Mme Barnod et lui que la somme serait placée dès
le lendemain. Pendant toute la route, le baron se prêta avec une
charmante obligeance à la fantaisie qu'avait Mme Barnod de bâtir des
châteaux en Espagne pour la petite Fanchette. Ce cher baron ne demandait
jamais mieux que de faire plaisir aux dames.

Figurez-vous que le lendemain je guettai à l'étude pour voir arriver le
dépôt. Ça m'intéressait. J'étais un peu de l'affaire.

Mais la dot de Fanchette n'arriva pas ce jour là, ni le lendemain.

Pauvre Mme Barnod! Le baron devenait enragé quand il avait des
billets de banque. Il abandonna en même temps sa jeune femme et sa
vieille maîtresse pour un voyage de Paris, où il mena la vie d'étudiant
tant qu'il y eut un écu dans son escarcelle.

Voilà où fut déposée la dot de Fanchette.

Et c'est ainsi qu'entra dans la vie la soeur cadette de Mme la
marquise Olympe de Chambray, la soeur aînée de Mlle Jeanne Péry.




IV

Changement de règne.


Pendant que le baron éblouissait ainsi le Quartier latin par ses
fredaines, la pauvre petite baronne restait toute seule à la maison. Il
n'y avait aucune mésintelligence entre elle et son mari. Celui-ci ne
l'avait jamais vue que pour l'adorer à genoux.

C'était bien le mari le plus aimable qui se puisse imaginer.

Seulement à quarante et quelques années, il avait juste dix-huit ans, et
je ne sais pas si il y a au monde une infirmité plus fâcheuse que
celle-là.

Il fut dix ou onze mois à manger la dot de Fanchette. Quand il revint,
la jeune baronne avait mis au monde une jolie petite fille que le baron
dévora de baisers.

Il était comme cela, le coeur sur la main.

Quand Mme Barnod voulut lui faire des reproches, il pleura à chaudes
larmes, et je crois qu'elle lui donna dix louis pour qu'il eût du moins
de l'argent de poche.

Il promit du reste, sur son honneur, de faire six cents francs de
pension viagère à Fanchette--qu'il allait voir avec Mme Barnod et à
qui il ne gardait pas la moindre rancune.

Pendant les années qui suivirent, il venait comme cela de temps en temps
voir la petite baronne qu'il aimait beaucoup et Mme Barnod à qui il
témoignait son estime en acceptant d'elle quelques cadeaux. Il
embrassait Fanchette et Jeanne du même coeur innocent et ouvert aux
joies de la nature.

Je ne sais ce qu'il avait conté à sa petite femme, mais c'était
généralement celle-ci qui venait porter à l'étude les deux semestres de
300 francs constituant la pension de Fanchette.

Je me souviens de Jeanne Péry, en ce temps-là comme d'un petit chérubin
de trois ou quatre ans. Elle était gentille à croquer. Mme Barnod la
suivait partout à la promenade pour l'embrasser.

Le fait est qu'on aurait dit Fanchette, habillée en petite demoiselle.

Fanchette était toujours chez maman Hulot sa nourrice, et portait des
habits de paysanne.

Aux environ de 1850, la petite baronne et Jeanne quittèrent le pays. Le
bruit courut que le cher baron les avait saignées à blanc et qu'elles
avaient gagné du côté de Rouen pour cacher la grande gêne où elles
étaient.

Chez nous, les choses avaient bien changé, non pas pour moi: je ne sais
pas quelle révolution il aurait fallu pour qu'on me donnât mon content
de soupe, mais pour les maîtres.

Louaisot l'ancien baissait, le fils Jacques haussait.

La bonne femme tenait son ancien niveau, juste, qui l'avait mise
autrefois au-dessous de l'ancien, au-dessus du fils Jacques, et qui la
mettait maintenant au-dessous du fils Jacques, au-dessus de l'ancien.

Cela ne s'était pas produit sans de terribles batailles intérieures. Le
vieux était titulaire, en définitive et tenait ferme à son autorité. Je
crus un instant qu'il allait gagner la partie.

Mais voyez ce qui se passe quand un roi tombe ou qu'une république s'en
va. C'est toujours de l'intérieur de la boutique que part le mauvais
coup. Et qui nous trahirait si ce n'étaient les nôtres? Quand la bonne
femme vit que l'ancien dégringolait et que le fils Jacques montait elle
se mit à taper sur l'ancien pour le compte du fils Jacques.

Le vieux se débattit puis resta tranquille. On se comporta du reste
décemment avec lui. La bonne femme lui ravaudait toujours ses bonnets de
coton et il restait le maître à la condition de faire tout ce que le
fils Jacques voulait.

La dernière fois que l'ancien se mit en colère pour tout de bon, ce fut
un soir ou le fils Jacques apporta une robe de soie à la bonne femme.

La bonne femme en robe de soie! Le fait est que ça me parut une drôle
d'idée. Du premier coup le vieux parla de les jeter tous deux à la
porte.

Le fils Jacques dit à sa mère de s'en aller, et resta seul avec son
père.

--Papa, demanda-t-il tranquillement, qu'est-ce que vous fîtes jadis
quand feu mon grand-père tomba en enfance?

Le vieux leva la main. Le jeune la lui prit et la serra sans méchanceté.

--Il n'y a rien de bête comme de se fourrer des attaques d'apoplexie
foudroyante, lui dit-il. Voilà vos deux grosses veines qui se gonflent
et votre cou qui enfle comme celui d'un dindon.... Vous dites à feu mon
grand-père, c'est ma grand'mère qui me l'a raconté: «Papa, chacun son
tour. Vous avez mené l'attelage tant que vous avez eu bon oeil et bon
poignet. Maintenant vos lunettes n'y voient goutte et votre moignon
tremble. Vous verseriez la diligence, papa, je prends les guides et le
fouet.» Il paraît tout de même que c'était vrai car le père mit son
menton dans son giron.

--Moi je ne vous dis pas ça, papa, reprit le fils Jacques, parce que je
vaux mieux que vous. Je vous dis: restez sur votre siège, mais
laissez-moi manier le fouet et tenir les chevaux en bride. Comme ça,
vous vivrez et vous mourrez tranquillement.

L'ancien ne répondit pas tout de suite. Il savait bien que la résistance
était impossible à cause de la défection de sa bonne femme. Aussi sa
rancune alla contre la bonne femme.

--Je veux bien que tu mènes les affaires, Fanfan, dit-il, mais pourquoi
acheter de la soie à la vieille?

Le fils Jacques se redressa.

--Papa, fit-il, vous n'avez jamais été en état de me comprendre. Vous
souvenez-vous d'un soir où vous me refusâtes trente sous d'une mécanique
que j'avais inventée? C'était pour la tontine.... Oui? Vous vous en
souvenez, pas vrai? C'est vrai qu'il y manquait quelque petite chose. Un
premier jet n'est pas complet. Mais voilà sept ans que j'y travaille et
que je la perfectionne. C'est déjà un joli ouvrage maintenant et ça
deviendra encore un plus joli ouvrage plus tard. Le temps importe peu
quand on est jeune. J'y mettrai tout le temps qu'il faudra, et toutes
les herbes de la Saint-Jean aussi pour que l'affaire devienne la reine
des affaires. La robe de soie que j'ai donnée à Mme Louaisot, mon
papa, est une herbe de la Saint-Jean destinée à nourrir l'affaire.

Depuis ce soir-là, le vieux ne remua plus. Je n'y gagnai pas, car
n'ayant plus personne à mener il prit l'habitude de me battre. Le fils
Jacques et la bonne femme pensèrent qu'on ne pouvait lui refuser cette
satisfaction-là.

Mais d'un autre côté, comme je fus bientôt seul à le servir, l'idée me
vint de lui voler une part de son manger, et je ne m'étais jamais vu à
pareille fête. Je sus vers cette époque ce que c'était qu'un blanc de
poulet!

Le fils Jacques menait l'étude quoique Louaisot l'ancien fût toujours
assis devant son grand bureau de bois noir. Mais le fils Jacques faisait
encore bien d'autres choses.

Depuis son retour au logis, il s'amusait assez bien avec des mauvais
sujets venus de Dieppe: cela ne l'empêchait pas de travailler beaucoup.
Il était savant. Je l'ai vu passer des nuits entières sur des livres de
philosophie ou de mathématiques. Il lisait cinq ou six langues aussi
couramment que le français. La bonne femme qui l'adorait, le grondait
souvent au sujet de ses veilles. Il répondait:

--Les gens qui dirigent les fouilles dans les mines sont obligés d'aller
à l'École polytechnique; moi, je fouille quelque chose de bien plus
profond et de bien plus riche qu'une mine. Pour installer ma mécanique,
il faut tout savoir. Je saurai tout!

Sa chambre était encombrée de livres, il y en avait un grand nombre dont
je ne peux pas dire les titres parce qu'ils étaient en langues
étrangères, mais je me souviens d'un tas de bouquins sur la police, de
la collection complète des _causes célèbres_--j'y fourrais bien, moi
aussi, le nez quelquefois,--de traités allemands et anglais sur
l'_Induction_, la _Déduction_, le _Calcul des probables_ et _l'Échelle
des présomptions._

Il avait usé à force de le lire un ouvrage écrit en anglais, par un
auteur dont j'ai vu le nom, longtemps après affiché aux devantures des
libraires parisiens: Edgar Poe.

C'était pour faire le Mal qu'il étudiait ainsi, mais il n'y a pas
beaucoup d'hommes qui se donnent autant de peine pour faire le Bien.

J'ai vu depuis des jeunes savants qui travaillaient pour passer leurs
examens. Ce n'était rien auprès du fils Jacques. Aussi quand il était de
bonne humeur, il disait:

--Je passe mes examens vis-à-vis de moi-même. Rien ne me résistera.
Quand il en sera temps, je ferai dire au diable qu'il peut venir, et il
me recevra docteur.

M. Louaisot l'ancien mourut tout seul et sans secours un soir que
j'étais en course. Sa bonne femme, qui avait bu trop de cidre, s'était
endormie auprès du feu de la cuisine.

On trouva le vieux à moitié hors de son lit. Il avait crié, puis il
avait essayé de se lever. C'est la fin ordinaire des rois dégommés.

L'enterrement fut superbe: la vieille mit sa robe de soie pour la
première fois pour recevoir les visites du deuil.

Le fils Jacques se fit nommer titulaire sans difficulté. Il devint Me
Louaisot. Dans le pays, on vit bien tout de suite qu'il irait plus vite
que son père.

Au bout de dix mois la bonne femme fut installée à la moderne et tint
maison. Ça ne lui allait pas beaucoup dans les commencements, mais peu à
peu elle s'habitua à boire du bordeaux au lieu de cidre.

--On se fait à tout, disait-elle.

Nous verrons bien plus tard pourquoi le nouveau Louaisot régnant donnait
toutes ces belles façons à sa reine-mère.

Le voisinage ne se fit pas du tout prier pour venir chez nous. En
définitive, nous étions une vieille boutique. Les secrets de tout le
pays dormaient dans nos cartons. On s'étonna bien un peu de voir M.
Louaisot prendre tout à coup un train de gentilhomme, mais on pensait
qu'il était bien assez riche pour cela. M. Barnod était mort, je ne
saurais pas trop dire quand, car les gens comme lui vont et viennent
sans qu'on s'en aperçoive. Je me souviens seulement que sa collection
minéralogique fut vendue à l'encan parce qu'elle encombrait trois
chambres. Il avait employé sa vie à la former. On en eut 25 fr. 50 c.

Mme Barnod fut tutrice d'Olympe, selon le droit. On nomma pour
subrogé tuteur M. le juge Ferrand.

Olympe était une petite demoiselle. Il n'y a jamais eu rien au monde de
si joli qu'elle en ce temps-là. Bien entendu. Louaisot ne pouvait plus
jouer au professeur avec elle, mais il avait gagné entièrement la
confiance de Mme Barnod, qui le consultait en tout. Il avait pris un
air grave et tout à fait notaire. Ses ennemis eux-mêmes disaient qu'il
aurait pu épouser n'importe qui dans le pays.

Mais souvenons-nous de la mécanique expliquée au vieux pendant que je
faisais semblant de dormir dans ma soupente.

Pour la mécanique, Louaisot ne pouvait épouser qu'Olympe.

Non pas Olympe Barnod, mais Olympe, veuve de M. le marquis de Chambray.

C'était écrit.--Seulement, M. le marquis de Chambray vivait comme un
loup, et Olympe ne sortait guère de l'enclos de sa mère.

Olympe et le marquis ne s'étaient jamais vus.

Patience. Il y avait autre chose à régler avant cela.

Qui dit mécanique parle naturellement de précision et surtout de
régularité. Ce n'est pas dans ces choses-là qu'on peut mettre la charrue
avant les boeufs.

Mme Barnod mourut au mois de juin 1852. Olympe avait seize ans.

On raconta, dans le pays, que M. Louaisot avait mené au lit de mort de
la bonne dame une petite fille de six ou sept ans, du nom de Fanchette.
Le fait est probable, mais je n'en eus point connaissance personnelle.

Ce qui est sûr, c'est que le testament donna une preuve bien certaine de
la confiance que la défunte avait en M. Louaisot.

Ce testament désigna expressément M. Louaisot comme devant être le
tuteur d'Olympe.

La chose était évidemment en dehors du droit; aussi le conseil de
famille avait à sanctionner ou à repousser ce désir maternel.

M. le juge Ferrand, qui était subrogé-tuteur du vivant de la mère, se
posa ici tout franchement en adversaire de M. Louaisot. Il fit valoir
devant le conseil de famille, dans un discours où perçait quelque
rancune de n'avoir pas été désigné par la mère,--lui, l'ancien
subrogé-tuteur,--il fit valoir un assez grand nombre de considérations
parmi lesquelles l'âge du jeune notaire était placé en première ligne.

Mlle Olympe Barnod était maintenant une fille nubile. Comment lui
donner pour retraite la maison d'un jeune homme qui atteignait à peine
ses trente ans?

Cette considération parut impressionner assez vivement le conseil.

Mais M. Louaisot prit la parole à son tour, disant qu'il croirait
manquer à son devoir envers la défunte s'il désertait sans combattre le
poste d'honneur qu'elle lui avait confié.

M. Ferrand était connu comme orateur; personne ne savait encore si M.
Louaisot parlait bien ou mal. Son succès fut d'autant plus grand que
l'étonnement de l'entendre discourir beaucoup mieux que M. Ferrand vint
à tout le monde.

Il rendit justice tout d'abord aux excellentes intentions de son
adversaire qui parlait uniquement, sans doute dans l'intérêt de la
mineure, et ajouta tout de suite que, si sa maison était choisie par le
conseil pour y abriter Olympe, il supplierait M. Ferrand d'en apprendre
bien vite le chemin.

Ayant ensuite combattu les diverses considérations présentées par le
juge et qu'il écarta comme en se jouant, il arriva à la question d'âge.

--Messieurs, dit-il, faisant comme s'il n'eût pu retenir un sourire, les
choses se présentent en vérité comme si M. Ferrand et moi nous étions
deux compétiteurs. Prenons-le donc ainsi. Il sera tuteur de Mlle
Barnod, au cas où vous me jugeriez indigne de l'être moi-même. Eh bien!
M. Ferrand est garçon comme moi, à moins qu'il ne nous déclare
aujourd'hui un mariage secret; M. Ferrand est jeune comme moi, car une
différence de quatre ou cinq ans est insignifiante dans l'espèce. M.
Ferrand aurait-il donc à présenter des garanties que je ne puis fournir?

Il en est une, Messieurs, la meilleure de toutes. L'un de nous deux peut
l'offrir, en effet, mais il se trouve que ce n'est pas M. Ferrand.

Moi, _j'ai une mère_, avec laquelle je vis et vivrai jusqu'à ce que Dieu
me la prenne, une mère respectable, femme du monde, entretenant des
relations avec les premières familles de la contrée, une mère qui
gouverne ma maison, qui éclaire ma conduite et qui sera pour ma pupille
non seulement un guide, mais un porte-respect.

J'en suis fâché pour M. Ferrand. Il mettrait donc sa pupille au couvent,
puisque pour la garder il n'a ni femme ni mère!

Louaisot l'ancien n'avait pas deviné cela, mais vous comprenez
maintenant pourquoi le fils Jacques avait _acheté de la soie à la
vieille._

À l'unanimité, le conseil de famille adjugea la tutelle à M. Louaisot.

La justice ratifia cette décision. C'était un grand pas de fait.

La mécanique inventée par le fils Jacques commençait à dessiner ses
rouages. Un homme habile aurait déjà deviné son mouvement. Le juge
Ferrand était un homme habile, mais il eut le tort de bouder. Il se
retira.

M. Louaisot resta seul en face d'Olympe.

Voici que nous entrons dans le vif de l'affaire.

Jusqu'à présent M. Louaisot avait travaillé comme un nègre on peut le
dire, autour de la tontine, sans se préoccuper autrement de la tontine
elle-même.

Il établissait, à des distances inouïes, les premiers travaux d'un siège
régulier qui menaçait non pas le dernier vivant quelconque de la
tontine, ou du moins son héritage, mais un dernier vivant dénommé, qu'il
avait choisi entre les cinq.

Je n'ai pas besoin de faire remarquer que si le cours de la nature ou la
volonté de la Providence venait à déranger l'ordre des décès fixé par M.
Louaisot lui-même, la mécanique dudit M. Louaisot se détraquait aussitôt
et n'était plus bonne qu'à mettre au grenier.

Il n'avait pas l'air, en vérité, de craindre le moindre achoppement de
ce côté. On eût dit qu'il avait fait un pacte avec la destinée.

Il laissait les membres de la tontine végéter comme ils l'entendaient au
fond d'une misère, devenue si normale qu'elle n'excitait même plus la
curiosité.

Peu de jours après l'entrée d'Olympe à la maison, j'appris dans mes
courses que le premier des cinq fournisseurs associés avait payé son
tribut à la nature.

Jean-Pierre Martin, l'ancien bedeau, avait été trouvé mort dans le fossé
de la grand'route qui mène d'Yvetot à Rouen. Les constatations médicales
dénonçaient une congestion au cerveau, occasionnée par l'ivresse.

Je me hâtai de rentrer chez nous pour apprendre la nouvelle au patron.

--Tiens, tiens, fit-il, on ne parle pas de traces de lutte?

--Quelque chose comme une poussée entre ivrognes, mais pas de blessures
ayant pu occasionner la mort.

Louaisot réfléchit un instant, puis il dit:

--Ça commence! Joseph Huroux est un malin. Je le surveillerai.

J'étais dépossédé de ma soupente parce qu'on avait donné l'ancien
appartement du vieux Louaisot à Mlle Olympe-Barnod.

Elle reposait là, bien tranquille, sous l'aile même de la vieille mère
Louaisot dont la chambre à coucher s'ouvrait à deux pas du lit de la
fillette.

Toutes les convenances étaient du reste gardées admirablement. La bonne
femme ne bougeait pas de la maison et c'était un va et vient perpétuel
des familles du voisinage qui avaient décidément adopté le salon
Louaisot comme centre de la bonne compagnie du canton.

Olympe était triste de la mort de sa mère, mais ce n'était pas une de
ces tristesses qui fuient le bruit. Elle aimait le monde. Il est vrai
que le monde l'adorait.

Ce noble ermite du château voisin, le sauvage marquis de Chambray
s'était attiré hors de son trou petit à petit. Il était venu d'abord
sous prétexte d'affaires, car tous ses dossiers de famille étaient à
l'étude. Maintenant il ne se passait pas de semaine sans qu'il arrivât
au salon avec un gros bouquet cueilli dans sa serre magnifique.

La première apparition du marquis fit à Louaisot l'effet joyeux que
produit sur l'araignée la mouche imprudente effleurant de sa patte un
fil de la toile tendue, précisément à son intention.

Certes, la mort de Jean Pierre Martin ne l'avait pas frappé si
agréablement.

Les rouages s'engrenaient. On allait voir le premier tour de manivelle.

Souvenez-vous que j'avais entendu le plan explicatif de la machine. Je
possédais la clé, je pouvais juger.

Olympe n'entretenait de correspondance avec personne, sinon avec un
jeune garçon, ami de son enfance et dont j'ai dû parler déjà: M. Lucien
Thibaut qui faisait alors ses études à Paris. La veille de Noël de cette
année 1852, elle avait reçu une lettre de ce Lucien, et elle était tout
heureuse.

Entre eux, je ne saurais pas dire si c'était de l'amour, mais Olympe l'a
aimé plus tard avec passion. Elle l'aime encore.

Dans la maison Louaisot, depuis son arrivée, elle était traitée comme
une petite reine. Personne ne lui demandait compte de ses actions et
tout le monde s'attachait à lui plaire. Elle était gardée mieux qu'un
trésor: la bonne femme couchait d'un côté d'elle et Louette de l'autre.

Ce soir là, Mme veuve Louaisot fit la partie d'aller à la messe de
minuit. Louette demanda la permission de l'accompagner. Elles partirent
vers onze heures parce que l'église était loin. On mit pour gardienne, à
la place de Louette, une jeune paysanne des environs d'Yvetot qui était
depuis peu au service des Louaisot et qui s'appelait Pélagie.

Olympe était heureuse d'être seule, parce qu'elle voulait répondre à
Lucien. Vers minuit, au moment où elle appartenait tout entière au
plaisir de sa correspondance, elle entendit le parquet de sa chambre
craquer.

Elle leva les yeux avec un sentiment de frayeur irréfléchie et vit un
homme debout devant elle.

Elle appela Louette, sans songer que Louette était absente.

Un ronflement sonore lui répondit de la chambre voisine où Pélagie
dormait à triple carillon.

Du reste, Olympe ne renouvela point son cri, car elle avait reconnu M.
Louaisot son tuteur.

Si elle ne l'avait pas reconnu tout de suite, c'est que le beau notaire
était, en vérité, ce soir, différent de lui-même. Un gros paletot de
campagne l'alourdissait et l'épaississait. Au lieu du galant jeune homme
qui l'entourait, tant que durait le jour, de courtoisie et de respects
affectueux, elle voyait ici quelque chose comme un surveillant fâcheux:
un vrai tuteur de comédie.

--Ma chère demoiselle, dit Louaisot d'un ton qu'elle trouva sévère, je
suis rentré tard. On m'a dit que vous receviez des lettres d'un jeune
homme.... Olympe se mit à trembler. Peut-être était-ce de colère, car
c'était une impérieuse enfant.

M. Louaisot se rapprocha comme s'il eût voulu saisir la lettre qu'elle
écrivait. Elle la retira avec indignation.

Louaisot se mit à sourire. Je ne sais comment le lourd paletot écarta
ses revers laissant voir un élégant costume de ville.

Ceux qui me lisent auront occasion bientôt de voir à quel point cet
homme était comédien.

--Vous voilà toute bouleversée, ma chère enfant, dit-il avec douceur.
Vous retirez votre lettre comme si vous aviez crainte de me voir vous
l'arracher. Avez-vous donc eu à vous plaindre de la manière dont vous
êtes traitée chez moi?

Olympe rougit et courba la tête. Louaisot prit un siège auprès d'elle.

Ceci était joué supérieurement. L'effet voulu était produit. Olympe,
déroutée, n'avait pas trouvé le joint pour dire: «Monsieur, que venez
vous faire chez moi à cette heure?»

Et c'était exactement tout ce que Louaisot voulait.

Quand Louaisot fut assis, le campagnard avait disparu avec le gros
paletot, jeté sur le dos d'une chaise. Le beau jeune homme était revenu.

--J'ai donc l'air d'un tyran? demanda-t-il avec sa gaieté ordinaire, où
il mettait une nuance de sensibilité. De mes droits cependant, je ne
réclame que celui de dire à ma chère pupille que la nuit est faite pour
dormir et que notre bel étudiant Lucien Thibaut peut bien attendre sa
réponse jusqu'à demain.

--Je n'avais pas sommeil... balbutia Olympe qui n'avait qu'une pensée:
excuser son empressement.

Puis prise de ce besoin particulier aux femmes qui nient comme elles
respirent; elle ajouta:

--Ce n'est pas ce que vous croyez, Monsieur!

--Est-ce que vous savez ce que je crois, Olympe? demanda Louaisot.

Il souriait toujours. Il avait des yeux comme je n'en ai vu à personne.
Il se pencha un peu en avant. Les boucles brillantes de ses cheveux
jouèrent autour de son sourire.

Olympe se sentit rougir.

Ceux qui connaissent maintenant cet homme-là et qui ne l'ont pas connu
au temps dont je parle, croiront que je me moque. Il était beau jusqu'à
produire chez la jeune fille un sentiment de malaise magnétique.

Pélagie ronflait, mais elle ne dormait pas.

Il y avait trois femmes à la maison, et Dieu sait que cette aventure
extraordinaire leur fut un sujet de conversation pendant bien des jours.

J'ai vu ce que je raconte par ma pauvre Stéphanie qui faisait tous les
soirs la veillée avec Louette et Pélagie.

--Je crois, reprit Louaisot dont la voix grave vibrait comme les cordes
basses d'une harpe, que vous êtes belle, divinement pure, et que votre
coeur va s'éveiller. Vous n'avez plus de mère, et c'est moi que votre
mère a choisi pour la remplacer.

--C'est vrai, murmura Olympe. Ma mère avait confiance en vous.

--C'est qu'elle savait le fond de mon âme, et que tous deux--votre mère
et moi--nous avions causé bien souvent de ce qui arrive aujourd'hui.

--Quoi! de Lucien?

--Non pas de Lucien... ou plutôt, si fait, je crois bien que le nom de
votre jeune camarade d'enfance est venu, et même plus d'une fois dans
nos entretiens....

--Ma mère l'aimait, interrompit Olympe.

--Je crois me souvenir de cela. Et il parait que le jeune homme le
mérite à tous égards.

--Oh! oui, fit Olympe.

--Oh! oui! répéta Louaisot, contrefaisant l'accent de sa pupille avec
une moquerie tout imprégnée d'exquise bonté. Moquerie de jeune mère ou
de soeur aînée.

Olympe qui avait les larmes aux yeux se mit à sourire.

Elle lui tendit la main.

M. Louaisot la toucha du bout de ses doigts.

--Mais ce n'était pourtant pas, continua-t-il, de M. Lucien en
particulier que nous causions, votre chère mère et moi, quand nous
étions seuls le soir et que notre veillée se prolongeait si tard. Nous
causions--en général--de celui qui serait assez heureux pour mettre
entre vos paupières la première larme.

Olympe essuya ses yeux précipitamment.

--C'est vous qui m'avez fait pleurer! dit-elle avec vivacité.

Les cils du beau tuteur s'abaissèrent pour cacher l'éclair de son
regard. Ceci était-il un augure de triomphe?

Il venait de parler du premier pleur d'amour et l'enfant s'était écriée:
«C'est vous qui l'avez fait couler!»

Elle devait être plus tard une femme habile et redoutable, précisément
par le fait de ce maître qui allait lui donner des leçons.

Mais ce n'était alors qu'une petite fille. Le maître la dominait de
toute sa funeste science.

Il avait amené l'entretien juste au point où il le voulait. Désormais
l'entretien lui appartenait.

--Admettons donc que ce soit M. Lucien, poursuivit-il, et si c'est
Lucien, enfant chérie, Lucien devient aussitôt le plus aimé de mes amis.
Je n'ai qu'un but dans la vie: me dévouer à vous, remplacer pour vous
celle qui vous aimait si tendrement.

--Ma chère! ma bonne mère! murmura Olympe.

--Et ce n'est pas au hasard, ma fille que je suis venu près de vous à
l'heure où personne ne m'écoute. Personne ne doit écouter les
confidences qu'une fille fait à sa mère.

Olympe devint froide. On n'est pas parfait. Louaisot avait dépassé le
but. Mais son adresse de chat le rattrapa aux branches.

--Les mamans grondent, dit-il en quittant le ton sentimental. Les
petites filles raisonnent. Il n'est pas bon que tout le monde entende
ces choses-là.

Olympe réconciliée, lui tendit la main en disant:

--Soyez mon frère. Je sens que ma mère a bien fait de se confier en
vous.

...Les messes de Noël sont longues en Normandie. Une grande heure
s'était écoulée. Le jeune tuteur et sa pupille étaient toujours assis
l'un auprès de l'autre.

Seulement on n'entendait plus Pélagie ronfler parce que la porte qui
communiquait avec sa chambre avait été fermée.

Cela s'était fait dans un de ces jeux de scène auxquels Louaisot
excellait.

La porte avait été fermée sur le désir exprimé par Olympe elle-même.

On est ému parfois même auprès d'une soeur, même auprès d'une mère,
quand on s'entretient de certains sujets. Olympe était émue très émue.
Son coeur avait ce spasme charmant et inquiet qui étonne si doucement
les jeunes filles. Mais son émotion ne l'effrayait plus. Elle se sentait
en sûreté comme si elle eût été auprès de sa mère ou de sa soeur.

Encore une fois Louaisot avait produit avec une exactitude mathématique
l'impression qui lui faisait besoin.

Cette impression là et non pas une autre. C'était un savant coquin et le
diable avait bien pu le recevoir à tous ses examens.

--Olympe, si vous l'aimez, reprit-il au bout de cette heure qui avait
passé comme une minute, à quoi sert de discuter? C'est moi qui le
prendrai par la main pour l'amener dans vos bras. Votre mère aurait fait
cela, je le ferai; c'est ma mission. Est-ce que j'aurai seulement une
seule pensée pour moi, chère, chère enfant? Non, vous ne saurez même pas
qu'au fond de mon coeur... mais, pour que vous ne le sachiez pas, je
dois me taire.

Il réprima un soupir.

--Lucien! continua-t-il, c'est Lucien! Lucien mérite d'être heureux,
puisqu'il a su vous plaire. Était-ce lui que votre mère rêvait? je n'en
sais rien. Qu'importe? C'est de vous qu'il s'agit. Vous seule devez
choisir.--Oh! certes, elle se faisait un tableau délicieux de votre
bonheur, votre excellente mère. Si elle ne songeait pas à Lucien, c'est
qu'il n'est qu'un enfant à côté de vous: l'homme reste toujours plus
jeune que la femme. Elle voyait, elle voulait votre tête charmante
appuyée contre un sein viril, contre un coeur fort! Les mères savent la
vie. Les mots: _Je t'aime_ quand ils sont dits par un homme doivent
venir d'en haut et non pas d'en bas....

--Lucien est un noble coeur, dit Olympe sans colère. Lucien est
au-dessus de moi. J'aime Lucien.

--Qu'il soit donc le plus heureux des hommes! mais qu'il vous aime,
Olympe, comme vous méritez d'être aimée! qu'il vous donne ce paradis
d'amour auquel nulle femme autant que vous n'a droit sur la Terre! qu'il
sache entraîner votre jeunesse dans ces jardins de volupté où Dieu veut
que soit consommée la sainte union des coeurs! Olympe, Olympe, il faut
un divin amour pour une divine créature! Olympe! fille du ciel!...

Il était pâle et ses yeux brûlaient.

Elle était plus pâle que lui.

Quelque chose de plus fort qu'elle-même rivait sa prunelle à ce regard
de serpent qui pénétrait jusqu'au fond de son être.

Il avait glissé son bras derrière la taille d'Olympe. Le savait-elle?

Il ne parlait plus. Elle écoutait encore ce nom de Lucien, si ardent et
si doux quand il tombait des lèvres de cet homme.

Lucien! Lucien! sa pensée entière était à Lucien.

--Je me sens mal, murmura-t-elle. Pourquoi me regardez-vous ainsi? Vos
yeux me blessent....

Elle porta la main à son front, puis à son coeur. Louaisot se pencha en
avant et les boucles de leurs cheveux se touchèrent....

Elle eut comme un grand effroi qui était le réveil.

Elle voulait s'enfuir. Les bras de Louaisot l'enlaçaient en même temps
que sa prunelle l'enveloppait comme un incendie.

Il approcha lentement,--lentement ses lèvres.

Pour fuir, elle se renversa dans ses bras....

La fascination est-elle une violence?

Quand la bonne femme Louaisot revint de la messe de minuit, Olympe était
seule dans sa chambre auprès de sa table où s'éparpillaient les morceaux
d'une lettre déchirée.

Louette rencontra Louaisot dans le corridor.

Louaisot lui donna dix louis.

À l'automne suivant, Olympe fit une absence. Elle n'avait plus jamais
écrit à Lucien Thibaut.

M. Ferrand avait repris à la venir voir quelquefois.

C'était celui-là qui avait pour elle le coeur d'un père.

Mais Olympe ne dit son secret à personne.

Haïssait-elle Louaisot? Elle lui obéissait.

L'absence d'Olympe se prolongea deux semaines seulement, et nul n'y put
rien trouver à redire. Mme Louaisot mère l'avait accompagnée.

Dans la ferme même où la petite Fanchette avait été élevée, un enfant du
sexe masculin resta après le départ d'Olympe et fut nourri par maman
Hulot.

Nul ne s'aperçut dans le pays qu'Olympe allât jamais le voir.

Jusqu'à l'hiver, Olympe resta triste mortellement. M. Ferrand était
comme une âme en peine. Il eut des inquiétudes pour sa vie.

À l'hiver, Olympe retourna tout à coup dans le monde.

M. Ferrand la revit sourire.

Pour voir Olympe, M. Ferrand était forcé de voir Louaisot.

Je ne sais pourquoi ce fut à M. Ferrand que le marquis de Chambray
s'adressa quand il prit la détermination de solliciter la main d'Olympe.
M. Ferrand le trouva trop âgé. Ils étaient amis, le marquis et lui.

M. Ferrand parla à Louaisot qui porta parole à Olympe. Stéphanie sut par
Louette qu'Olympe ne voulait pas épouser le marquis, mais Olympe dit oui
tout de même parce que Louaisot le voulait.

Il y avait l'enfant, désormais Louaisot était le maître.

Le fils Jacques avait dit à Louaisot l'ancien, dix ans auparavant:
Olympe aura un enfant du marquis de Chambray, _son premier mari_.

Olympe avait un enfant,--car toutes les portions du plan s'exécutaient
une à une avec une rigueur mathématique.

Rouage à rouage, la machine se montait.

Il fallait maintenant que M. de Chambray fût le mari d'Olympe et que
l'enfant fût à M. de Chambray.

L'enfant de Louaisot. C'était là le principal. Dans la main de Louaisot
l'enfant était un noeud coulant, passé autour du cou d'Olympe.

L'enfant se nommait Lucien, par une effrayante moquerie--et il
ressemblait à Lucien Thibaut, en même temps qu'à Olympe.

C'était le fils d'un rêve.

M. le marquis de Chambray était déjà un vieillard, mais un très beau
vieillard. Par sa naissance et par sa fortune il avait droit à être
considéré comme le personnage important du pays. Sa passion pour Olympe
datait de plusieurs mois déjà. Il aimait Olympe jusqu'à l'excès, comme
on aime à son âge quand on aime une Olympe. Tous les préliminaires du
mariage furent réglés aisément. Le marquis ne demandait qu'à combler sa
fiancée.

La veille de la signature du contrat Louaisot me mit entre une fenêtre
et lui et me demanda:

--Petiot, est-ce que je suis bien pâle?

--Oui, patron, bien pâle.

C'était vrai. Sauf son regard qui restait clair comme celui d'un aigle,
il avait l'air d'un condamné à mort.

--Je ne peux pourtant pas me farder! grommela-t-il entre ses dents.

Puis il ajouta:

--J'ai beau faire, je sais que cette fois, je risque ma peau!

On sonna à la porte de l'étude.

--C'est lui, fit Louaisot qui se redressa de son haut, tout tremblant
qu'il était. Jouons serré. Jacques ma vieille....

Il s'interrompit pour me dire rudement:

--Allons! ouvre et file!

J'ouvris--mais je restai à portée de voir et d'entendre.

Pour se cacher, c'est commode d'être gros comme un rat.

C'était M. le marquis de Chambray. Il tendit la main à Louaisot qui
retira la sienne.

Et comme le marquis s'étonnait, Louaisot tomba sur ses deux genoux,
disant:

--M. de Chambray, faites de moi ce que vous voudrez, je vous appartiens!

Le vieillard resta tout interdit.

--Je vous supplie de parler, M. Louaisot, dit-il, si je devais la
perdre, il ne me resterait qu'à mourir. Louaisot murmura d'une voix
sourde:

--C'est moi qui dois mourir.

Et il ajouta en courbant la tête jusqu'à terre.

--Il y a un enfant....

Le marquis chancela. Je crus qu'il allait tomber à la renverse.

Dans sa stupéfaction, cependant, il ne comprenait pas tout à fait, car
Louaisot fut obligé d'ajouter:

--Si on ne reconnaît pas l'enfant, elle se tuera!

Le marquis s'appuya au dossier d'un fauteuil et resta muet.

La foudre l'avait touché.

Tout à coup. Louaisot entrouvrit sa redingote, prit un pistolet sous le
revers et le mit dans la main du vieillard en criant:

--Punissez-moi!

--Toi! fit le marquis, reculant comme s'il avait en devant lui un
reptile. Ce serait toi.... Elle!!!

--C'est moi, mais je suis plus infâme que vous ne le croyez.... C'est
moi... moi seul... elle est pure comme les anges!

Le marquis dont la main tremblait convulsivement, appuya le pistolet sur
la tempe de Louaisot.

En sentant le froid de l'acier, Louaisot eut une grimace autour de la
bouche, cela ne dura pas la dixième partie d'une seconde. Il se
redressa, regarda le marquis en face et croisa ses bras sur sa poitrine.
Le souffle me manqua.

Je ne croyais pas qu'une chose pareille fût possible.

Et pourtant, Louaisot devait faire encore plus fort que cela dans
l'affaire du codicille. C'était un grand, un immense comédien! Au moment
où j'attendais l'explosion, voyant déjà la cervelle du patron jaillir
contre la muraille. M. de Chambray jeta au loin le pistolet.

Louaisot avait joué son va-tout avec une audace sans nom.

Mais il avait gagné.

Le fils d'Olympe allait être le légitime héritier du marquis.

Et les huit millions de la tontine marchaient, lointains encore, mais se
rapprochant à vue d'oeil.

Le marquis resta un instant silencieux, puis, sans demander aucune sorte
d'explication, il dit:

--Vous allez vendre immédiatement votre étude.

--Oui, répondit Louaisot.

--Donner votre démission de maire.

--Oui, M. le marquis.

--Et de conseiller général.

--Oui, M. le marquis.

--Quitter le pays....

--Oui, M. le marquis.

--La France....

--Oui, M. le marquis.

M. de Chambray aurait pu continuer sa litanie, Louaisot n'eût rien
refusé. Mais M. de Chambray se borna à conclure:

--Et si jamais vous reparaissez, je vous tue comme un chien!

--Oui, M. le marquis.

Voilà pourquoi Louaisot n'assista point au mariage d'Olympe. Il avait
conquis ce qu'il voulait. Son étude et le reste lui importaient peu.

Ce fut M. Ferrand qui servit de père à Mlle Barnod.

Quand le marquis reconnut et par conséquent légitima l'enfant, Olympe
resta froide comme un marbre.

Il n'y avait eu aucune explication auparavant, il n'y en eut aucune
après.

Olympe fut avec son mari indifférente et douce. Elle ne remercia même
pas.

La chose fit du reste peu de bruit. Les efforts de M. de Chambray pour
l'étouffer réussirent dans la mesure du possible.

Le soir des noces, M. Ferrand dit tout bas à Olympe en l'embrassant:

--Soyez maintenant une bonne femme. Elle répondit:

--Mon père n'était pas là pour me défendre.

Et M. Ferrand chancela comme si une main l'eût frappé au visage. Olympe
dansa. On ne l'avait jamais admirée si belle.

Entre les divers concurrents qui se disputèrent l'étude dès que
l'intention du patron fut connue, celui qui l'emporta fut un clerc entre
deux âges, nommé Pouleux qui passait pour un parfait imbécile.

Le patron avait pensé à moi un instant, car je savais mon affaire sur le
bout du doigt et il croyait me tenir dans ses mains. Je n'aurais eu que
les inscriptions à prendre et l'examen à passer, mais la bonne femme dit
que je ne pesais pas assez lourd.

D'ailleurs, on me destinait d'autres fonctions.

Quand M. Louaisot eût choisi entre tous et pour cause cet imbécile de
Pouleux, il exécuta loyalement son engagement. Il laissa la bonne femme
à Méricourt, gardienne de l'enfant qui ne mit jamais les pieds au
château de Chambray, mais que sa mère, désormais, pouvait voir autant
qu'elle le voulait.

M. Louaisot, lui, partit pour Paris, après avoir résigné ses fonctions
de maire et de conseiller général.

Il n'emmena que moi et Pélagie.

De nature, c'était un assez bon vivant qui s'amusait de peu. Il se mit
d'abord tout uniment à vivre de ses rentes, et les fredaines qu'il
faisait ne le ruinaient pas.

Mais son activité le mordit bientôt. Il fonda son bureau de
renseignements où j'ai été commis principal et dont je n'ai rien à dire.
L'argent qu'on gagne là-dedans n'entre jamais que par les portes de
derrière.

C'est du patron lui-même que je veux parler.

J'ai ouï dire que certaines gens se balafraient à coups de bistouri ou
se brûlaient le visage avec de l'acide prussique pour changer leur
physionomie. Ça ne m'irait pas du tout.

Et ce n'est pas nécessaire.

On avait promis à Louaisot qu'on le tuerait comme un loup partout où on
le rencontrerait. Il se doutait bien que la nouvelle marquise ne
diminuerait pas par ses caresses la rancune de son mari. En conséquence,
Louaisot avait besoin de changer de peau, surtout pour le cas où il
voudrait pousser une pointe du côté de Méricourt.

Ce fut pour lui la chose du monde la plus simple. Il ne se fit pas le
moindre bobo, n'arbora aucun emplâtre et garda tout jusqu'à son nom.

Le lendemain de notre arrivée, je vis un homme à côté de moi dans ma
chambre d'hôtel, et je lui demandai ce qu'il faisait là.

C'était M. Louaisot.

Quand il me l'eût dit, j'eus encore peine à le reconnaître.

C'était M. Louaisot qui avait rasé sa beauté en un tour de main, comme
on se fait la barbe.

Il avait arraché son grand air, éteint sa jeunesse, alourdi sa grâce et
mis je ne sais quoi d'épais à la place de son élégance.

Tout cela par sa volonté plus que par aucune transformation matérielle.

C'était, en dehors du _grimage_ moral dont l'habitude s'établit chez lui
en quelques jours, c'était surtout une affaire de coiffure et de
toilette.

Ses yeux seuls se cachèrent derrière des lunettes qui flamboyaient d'une
façon singulière. L'éclair même de son regard--par sa volonté,--était
devenu ridicule.

Pendant cela, le ménage de M. le marquis allait comme il pouvait. Je ne
sais pas si la belle Olympe ignorait une partie de ce qu'elle devait à
son mari, mais elle ne pouvait passer pour l'ange de la reconnaissance.

Aux yeux du monde elle se conduisait bien, elle rendait même la quantité
suffisante de soins à son vieil époux; mais elle ne lui donnait rien de
son coeur.

Rien. Quelques-unes font semblant. Elle ne daignait pas.

C'était dans toute la rigueur du terme, une soeur de charité qui
s'asseyait au chevet du pauvre homme.

Car au bout de quelques mois, la maladie le mit au lit ou peut-être le
chagrin.

Nous recevions des nouvelles fort exactement. Louaisot avait un
chroniqueur à Méricourt: Louette, la femme de chambre qui était une
peste perfectionnée.

J'ai peu de choses à raconter sur notre vie à Paris. Pélagie me donnait
un peu plus à manger que la bonne femme, mais quand elle allait d'un
côté et le patron de l'autre, il n'y avait qu'à se coucher sans souper.

Pour me faire partir avec lui, Louaisot m'avait pourtant promis des
appointements superbes.

Ce n'est pas qu'il fût avare. Un jour je l'ai vu donner un billet de
mille francs à l'Homme à la poupée pour une seule leçon de ventriloquie.
Il voulait tout savoir.

Le lendemain de ce jour là il me fit courir cinq fois de suite à la
cuisine où j'entendais le porteur d'eau lancer des _fouchtrrra_!

Aussitôt que j'étais à la cuisine où je ne trouvais personne, une
dispute s'élevait dans la salle à manger entre le patron et Pouleux, son
successeur à l'étude.

J'arrivais, étonné que Pouleux eût quitté Méricourt et je trouvais le
patron mangeant tranquillement son talon de pain avec son veau rôti sous
le pouce.

C'était lui qui faisait sur moi l'épreuve de son nouveau talent. Il
était trois fois plus fort ventriloque que l'Homme à la poupée.

--À quoi ça pourra-t-il bien vous servir, patron?

--L'affaire mange de tout, petiot. Ça lui fera son souper un jour ou
l'autre. Et ça ne manqua pas. Un rude souper! vous verrez bien.

Louette écrivit vers ce temps-là que Simon Roux, l'ancien soldat
déserteur, était venu à l'étude dans un triste état. Il avait eu toutes
les dents de devant cassées dans une bagarre, et il se plaignait de ses
entrailles, disant qu'on l'avait soigné dans une grange où Joseph Huroux
venait coucher, et qu'il avait crié deux nuits durant, demandant le
repos de la mort, parce que quelqu'un avait jeté du verre pilé dans sa
soupe.

Le _post-scriptum_ de la lettre ajoutait que le déserteur n'avait pas
été bien loin au sortir de la maison. Il était mort contre le banc qui
est au coin de la mairie.

Le bruit courait bel et bien qu'il avait fini empoisonné, mais c'était
un si pauvre malheureux qu'on le jeta tranquillement dans la fosse.

«Si on ouvrait tous les chiens crevés pour voir s'ils ont avalé des
boulettes, ajoutait gaiement la femme de chambre de Mme la marquise,
ça serait encore un bel embarras!»

Louaisot rit de cela, mais il dit:

--Ce Joseph Huroux va bien! Je vais lui mettre un fil à la patte, sans
ça il m'abîmerait mon oncle Rochecotte. Voici un autre incident qui me
revient.

Une après-dînée que nous traversions le jardin du Palais-Royal, le
patron, les mains dans ses poches, et moi chargé comme un mulet, car je
portais les registres de sa nouvelle administration, je reconnus tout
d'un coup la petite baronne Péry qui était toujours bien jolie, mais
toute maigre et toute pâle. Je la montrai au patron qui s'écria en même
temps:

--Est-ce que le baron les aurait mises si bas que cela! Voici la
fillette qui est marchande de plaisirs!

--Mais du tout, fis-je, sa fillette est avec elle.

À quelques pas de la baronne, la petite Jeanne jouait en effet avec
d'autres enfants. Elle était très bien mise, quoique le costume de la
mère annonçât déjà quelque gêne,--et jolie! mais jolie à croquer! Le
regard du patron suivit mon indication, tandis que le mien cherchait ce
qui avait pu causer son erreur. Nous nous écriâmes en même temps:

--Elles sont deux!

Le patron venait de découvrir la petite Jeanne, sautant à la corde comme
une fée, et moi, mes yeux étaient tombés sur une petite marchande de
plaisirs, coquettement habillée à la cauchoise et portant avec une
gracieuse crânerie sa corbeille enrubannée. La petite marchande de
plaisirs et Jeanne se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Louaisot
s'arrêta et mit la main à son gousset. La petite marchande s'approcha
aussitôt. Louaisot prit dans sa corbeille une poignée de plaisirs et lui
dit:

--Comment que ça va, Fanchette?

L'enfant le regarda en riant:

--C'est donc que vous êtes aussi de là-bas par _chais_ nous?
demanda-t-elle avec le pur accent de la campagne de Dieppe.

Louaisot voulut savoir où elle demeurait et si quelqu'un lui servait de
père ou de mère, mais Fanchette prit son argent et alla à d'autres
pratiques en chantant.

--Voilà le plaisir, Mesdames, voilà le plaisir!

Le patron prit sa mine de mathématicien qui hache des chiffres.

--Est-ce que c'est encore un souper pour l'affaire cette rencontre-là?
demandai-je.

Il me répondit:

--Cette rencontre-là peut fournir un dîner à trois services, petiot, me
répondit-il.

Les circonstances qui entourèrent l'événement dont je vais parler
n'étaient pas nées. Je ne dis pas même que ce fût M. Louaisot qui les
fit naître, car j'affirme seulement ce que je sais.--Mais ce qui est
bien certain c'est qu'il emmagasina cette ressemblance dans le tiroir de
son cerveau où étaient les provisions à l'usage de _l'affaire_.

Et qu'un jour venant, cette rencontre au Palais-Royal, soigneusement
gardée dans sa mémoire, fut le point de départ de la combinaison
diabolique dont Paris n'a vu que les apparences et que tout le monde
connaît sous le nom de l'Affaire des ciseaux.

J'aurai à revenir, dans un autre récit, sur l'assassinat du jeune M.
Albert de Rochecotte.




Quatrième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire

Le Codicille


Depuis deux semaines environ, les bulletins de Louette constataient que
la santé de M. de Chambray déclinait.

Selon Louette, le médecin augurait très mal de la maladie, dont il ne
désignait point clairement la nature.

Moi qui n'étais ni médecin, ni présent sur les lieux, j'aurais pu aider
le médecin, je connaissais la maladie de M. le marquis. M. le marquis
avait tout uniment changé une vie tranquille et un peu végétative contre
une existence pleine d'humiliations, de désappointements, et de
douleurs.

La maladie de M. le marquis s'appelait le chagrin. Louaisot, en lui
révélant le funeste secret d'Olympe, l'avait frappé au coeur. Et cette
blessure, la froideur d'Olympe l'avait envenimée au lieu de la guérir.

M. le marquis aimait sa femme à l'adoration, mais il la haïssait à la
folie.

On meurt de cela.

Personne ne me demandant mon avis, je le gardai pour moi.

Un dimanche du mois de novembre au matin, l'employé du télégraphe
apporta la dépêche suivante:

«Marquis plus mal a mandé Pouleux. Testament dicté. Madame ne veut
s'occuper de rien. Arrivez. _Signé_: Louette.»

Bien entendu, le patron ne me communiquait pas ses dépêches, mais je les
lisais tout de même.

M. Louaisot ne réfléchit pas longtemps. Il me fit faire sa valise.
Pendant que j'y travaillais, il se promenait de long en large et je
l'entendais qui pensait tout haut:

--Olympe a tout gâté! Ce sera dur. Plus dur encore que l'histoire de
l'enfant!

Ordinairement M. Louaisot ne faisait jamais allusion à l'histoire de
l'enfant. En parlant ainsi il était tout défait, comme ce soir où il
m'avait demandé: Petiot, est-ce que je suis bien pâle? Mais sa
physionomie exprimait une indomptable résolution. Tout à coup, il me
dit:

--Mets une chemise à toi et une paire de bas dans la valise. Je
t'emmène.

Je ne sais pas pourquoi je me mis à trembler comme la feuille. Je
n'aurais pas pu expliquer mon impression, mais j'avais idée qu'il allait
se passer là-bas quelque chose de terrible.

--Patron, répliquai-je humblement, je ne suis pas bon pour les choses où
il y a du danger.

--Qui t'a dit qu'il y aurait du danger?

Sa voix menaçait. C'était rare. Je ne l'avais jamais vu bon, mais il ne
se montrait pas souvent dur. Comme je ne répondais pas il ajouta:

--Est-ce que tu as à choisir ta besogne à présent?

--Pour ce qu'on me paye... murmurai-je.

Il s'approcha de moi et m'attrapa par le cou avant que je pusse me
garer. Il était agile comme un tigre sous son air de lourde bonhomie.

--Petiot, me dit-il en faisant de ses deux mains un collier, j'ai
l'intention de t'assurer une jolie aisance quand je vais être un homme
riche. Je serai un homme très riche. J'ai de l'affection pour toi. Je
suis une bête d'habitude, et voilà longtemps que tu es dans la boutique.
Ne me résiste pas, vois-tu petit, parce que, tu sens bien que je ne peux
pas te mettre à la porte, tu en sais beaucoup trop pour cela.... Et
alors, je serais obligé de te placer dans le coin où ceux qui savent
trop ne peuvent plus rien dire.

Il me parlait posément, mais son oeil m'aveuglait. Je me mis à grelotter
convulsivement.

--N'aie donc pas peur! reprit-il. Tu sais bien que je suis un bon
enfant. Mais il y avait ta soupente là-bas dans la chambre du papa; et
puis, je cause quelquefois tout seul: et puis ta Stéphanie bavardait
dans tous les coins avec Pélagie et Louette, après cette nuit de Noël...
tu sais?

Je ne peux pas dire jusqu'où m'entraient ses yeux.

--Tu sais? répéta-t-il. C'est dangereux de savoir.... Et puis il se
trouve justement que nous avons à faire là-bas une besogne pour laquelle
tu es particulièrement propre. Tu m'entends: tout particulièrement.
C'est-à-dire qu'il n'y en a pas six dans tout l'univers qui soient aussi
propres que toi à cette besogne. Et, sois juste, petiot, je suis pris de
trop court pour me mettre à courir ce matin après un des cinq autres.

Il me tenait toujours à la gorge, mais sans me faire aucun mal.

--Tu n'es pas sans intelligence, petiot, poursuivit-il encore, tu
comprends tout ça parfaitement, j'en suis sûr. Voyons, sois sage,
dis-moi: «Patron, je ferai tout ce que vous voudrez», sinon....

Il n'acheva pas la phrase, mais il resserra ses mains--un peu.

Et il vous a des mains!

C'était la terreur qui m'empêchait de répondre, car je déclare que je
n'avais pas la moindre idée de lui résister.

--As-tu vu, gronda-t-il, tandis que ses sourcils se rabattaient sur ses
yeux, mettant du noir dans ses lunettes, as-tu vu tordre le cou d'un
canard?

--J'irai, j'irai! m'écriai-je!

Car j'étais positivement certain qu'il allait m'assassiner Il lâcha
prise aussitôt et me donna un petit coup sur la joue.

--À la bonne heure, fit-il. Tu ne seras pas fâché de ton expédition,
c'est moi qui te le dis. Je mettrai la main à la pâte comme toi, plus
que toi, et ce sera excessivement curieux.

Il jeta un trousseau de clefs dans la valise au moment où j'allais la
fermer. Je reconnus très bien ces clefs pour celles qu'il portait quand
il était notaire à Méricourt.

Nous fîmes le voyage en train express. Il pouvait être quatre heures du
soir quand nous descendîmes à la station de Méricourt.

Je fus chargé d'aller chercher la marquise au château où M. Louaisot ne
voulut pas entrer de jour.

Mme la marquise quitta le chevet de son mari pour me suivre; Louaisot
et elle se rencontrèrent dans le parc, au milieu d'un fourré.

Je faisais sentinelle.

Louaisot dit en commençant:

--Le petit Lucien ne va pas mal, je viens de le voir en passant. C'est
un beau gamin. La bonne femme prétend que vous l'aimez comme une folle.
Moi, je refoule un peu mes sentiments, c'est une nécessité de situation.
Mais j'ai le coeur tendre au fond, Madame et chère ancienne pupille.

Olympe demanda d'une voix sourde:

--Que voulez-vous de moi?

--D'abord des nouvelles de ce bon M. de Chambray.

--Il se meurt.

--Bien. Nous en arriverons tous là un jour ou l'autre. Savez-vous
quelque chose du testament qu'il a fait?

--Je ne sais rien.

--C'est un tort. Il faut toujours savoir. Votre ignorance rend notre
présente entrevue inutile. Avant de vous dire comme vous m'avez fait
l'honneur de me le demander, _ce que je veux de vous_--il appuya
fortement sur ces mots,--il faut de toute nécessité que je sache le
contenu de ce divin testament. Vous pouvez donc retourner à votre pieux
devoir, Mme la marquise. J'aurai l'avantage de vous revoir dans la
soirée, ou dans la nuit.

Il salua. La marquise Olympe se retira sans répondre.

Elle n'avait pas du tout changé pendant notre absence de plus de deux
ans. C'était toujours la même beauté incomparable mais froide et triste.

Aussitôt qu'elle fut partie, Louaisot me dit:

--Je n'ai pas menti de beaucoup, car nous allons maintenant faire une
visite au gamin et à la bonne femme.... Bonjour Louette, comment va?

Le brun de nuit tombait. Une femme venait de paraître au détour du
sentier. Le patron m'ordonna de m'éloigner et de me remettre en faction.
Cette fois, on causa tout bas et j'entendis seulement ça et là quelques
paroles.

Louette dit:

--Monsieur a trop souffert. Il se serait tué de ses mains si la maladie
n'avait pas pris les devants.... Elle n'a plus de goût à rien. Je ne
crois pas qu'elle ait revu ce Lucien Thibaut, qui est revenu au pays et
qui vraiment est un beau brin d'imbécile. Il n'y a que l'enfant, sans
l'enfant, ce serait une morte.

Louaisot bâilla.

--J'ai des crampes d'estomac, dit-il. Je vais me faire une bonne soupe
normande par maman. Dépêchons! Le testament....

Ici on baissa la voix tout à fait. Le premier mot que je pus entendre
vint au bout de deux ou trois minutes seulement. Louette disait:

--.... Il a été nommé président du tribunal d'Yvetot. Il est venu voici
quinze jours. Il a supplié M. le marquis de ne pas déshériter Mme la
marquise....

--Et le marquis a répondu? demanda Louaisot.

--Le marquis a gardé le silence.

--On n'a pas parlé du gamin?

--Pas un mot.

--Le testament a-t-il été long à faire?

--.... M. Pouleux l'a emporté. Il est à l'étude j'en suis sûre.

--Nous ne dormirons pas beaucoup d'ici demain matin, ma bonne
Louette!... Impossible qu'il passe la nuit.

--En route petiot!

C'était à moi que ce dernier ordre s'adressait.

Louette avait disparu. Nous nous éloignâmes à grands pas.

La vieille mère Louaisot était maintenant une manière de grosse momie
lourde et impotente, mais elle buvait toujours du cidre avec plaisir.
Elle avait repris ses habits du temps de Louaisot l'ancien: un costume
qui ressemblait beaucoup à celui d'une paysanne.

Elle fut contente de voir son fils qui mangea un morceau sous le pouce
avec elle à la cuisine sans préjudice du plantureux souper qu'il
commanda pour neuf heures du soir. Louaisot prit sur ses genoux le petit
Lucien, qui était un charmant démon. Il lui chanta des chansons et le
fit aller au pas, au trot, au galop sur sa cuisse. Avant d'entrer, il
avait ordonné qu'on mît le cheval à la carriole. Quand on vint le
prévenir que c'était fait, la bonne femme demanda:

--Où vas-tu donc si tard, garçon?

--Faire une promenade au gamin, répondit Louaisot.

Le petit Lucien se mit à danser de joie. La vieille mère ne questionna
pas davantage. Quand je me levai pour suivre le patron, il me dit:

--Reste et repose-toi. Tu vas fatiguer plus tard.

Et il partit emportant le petit Lucien dans ses bras.

Dès qu'il fut dehors, l'idée me vint de me sauver. J'aurais bien fait.
Mais ma bourse était si plate! Et puis, où aller dans ce pays? À Paris,
quand on fuit, il suffit de tourner le coin de la rue pour être dans un
autre monde.

À Méricourt, il fallait des lieues pour être hors du voisinage.

L'hiver me fit peur.

M. Louaisot revint comme il l'avait annoncé, entre huit et neuf heures
du soir.

Il n'avait plus l'enfant.

Personne ne lui demanda ce qu'il en avait fait, parce que la bonne femme
seule aurait eu ce droit, et qu'elle s'était endormie, sous le manteau
de la cheminée.

Quand elle s'éveilla pour souper, c'était l'heure où le petit Lucien
était couché depuis longtemps d'ordinaire.

Elle le crut au lit, ou plutôt elle ne s'inquiéta point de lui. Et ce
fut tout.

Louaisot mangea comme un ogre et but à proportion. C'était un vrai
souper cauchois. Le patron me soignait et me caressait à ce point que je
connus une fois ce que c'est que de quitter la table avec un poids sur
l'estomac.

Après le repas, Louaisot me mena dans sa chambre et me donna un cigare à
fumer. Je prenais une espèce d'importance.

Il était agité, inquiet.

Il avait absolument besoin de parler à quelqu'un.

--Est-ce que tu serais bien à plaindre, petiot, me dit-il, d'épouser
cette bonne Stéphanie, avec mille écus de rente à vous deux? Elle
_bambane_ comme un canard en marchant, mais tu n'es pas le plus bel
homme de ton siècle, dis donc! Eh bien, c'est possible que, sous trois
ou quatre mois d'ici, on te flanque soixante mille francs dans le creux
de la main.

J'essayai de me réjouir à cette proposition vraiment féerique, mais je
ne pus pas. J'avais sur la poitrine un poids qui
m'étouffait,--indépendamment même de mon premier souper de Gargantua. Le
patron ne parlait point de se coucher. Qu'allions-nous faire cette nuit?
Au moment où onze heures sonnèrent à la pendule, M. Louaisot se leva
brusquement, rabattit son gilet, remonta son col et donna le coup de
doigt à ses lunettes.

Chacun a sa façon de «retrousser ses manches».

--En avant marche! dit-il, c'est l'instant, c'est le moment! le
spectacle va commencer!

Il prit dans la valise le trousseau de clefs et une petite trousse
microscopique qu'il glissa dans sa poche, puis nous sortîmes.

Maman Louaisot habitait l'ancienne maison de campagne de la famille,
située à quelque distance du bourg.

L'étude, occupée maintenant par Me Pouleux, était sur la place de la
mairie.

Ce fut vers cet endroit que Louaisot dirigea notre course.

La nuit était très noire. Il n'y avait pas une seule fenêtre éclairée
dans tout le village.

Comme nous passions au bout de l'avenue de Chambray, nous vîmes au
contraire des lumières briller à la façade du château.

Louaisot pressa le pas, mais il s'arrêta tout à coup en me faisant signe
de l'imiter: on courait précipitamment sur les feuilles sèches de
l'avenue.

C'était Louette qui se jeta presque sur nous, tant elle était troublée.

--Où vas-tu? lui demanda M. Louaisot.

--Jésus Dieu! Jésus Dieu! fit la chambrière, quelle nuit!

--Est-ce que ce serait déjà fini, ma fille?

--Je viens chercher le vicaire pour la veillée des morts.

Elle voulut poursuivre sa route, tout essoufflée, et tremblante qu'elle
était. Louaisot l'arrêta par le bras.

--Ta commission est faite, dit-il. Retourne au château.

--Et que dirai-je à Mme la marquise?

--Tu lui diras que tu m'as rencontré et que je t'ai dit: il n'est pas
temps encore d'amener le vicaire.

--Mais il est mort! s'écria Louette, faisant effort pour se dégager,
vous ne me comprenez donc pas: il est mort! mort!

Je pense que Louaisot lui serra le bras un peu dur, car elle ajouta en
baissant la voix:

--Vous savez bien qu'on fera ce que vous voulez!

Louaisot l'attira sur le bord de la grande route et se mit à lui parler
tout bas.

C'était par habitude de cachotterie ou pour la frime, car, cette nuit,
je devais avoir sa confidence toute entière.

Pour mon malheur, il le fallait bien. J'étais un outil. Le voleur ne
peut rien cacher à la clef qui lui sert pour forcer la serrure.

J'étais la clef cette nuit.

Louette était une fille forte qui ne s'épouvantait de rien, sauf de la
mort.

Mais l'idée de la mort la tenait à la gorge.

--Quand Madame est revenue du bois, dit-elle, elle l'a trouvé sur son
séant, tout dressé. Il cherchait sur ses draps des deux mains, ramenant,
des choses invisibles.... C'est la fin cela, vous savez bien: quand ils
ramassent leurs draps, c'est pour se raccrocher à quelque chose. Que
Dieu ait pitié de nous quand nous en serons-là!

Madame lui a donné sa potion et l'a recouché plus tranquille. Puis elle
s'est assise à sa place.

Le _grolet_[2] a commencé vers huit heures, et le bain de sueur en même
temps. Il n'y voyait plus rien depuis le midi.

[Note 2: Le râle.]

On ne pouvait pas savoir s'il avait perdu la parole, car voilà bien huit
jours qu'il n'avait prononcé un mot, sauf pour son testament et sa
confession.

À dix heures le grolet a cessé. Il a essayé encore de se mettre sur son
séant et il a parlé.

Ça peut-il s'appeler parler? Jésus Dieu! ce que c'est que de nous! J'ai
vu cet homme-là si vivant! J'ai compris qu'il demandait le grand tiroir
où il mettait ses médailles. J'ai couru le chercher. Il n'a pas vu. J'ai
dit: «Voilà le médailler.» Il n'a pas entendu.

Il a pris ses draps à poignées.

Sa figure a ressuscité un petit peu et il a soulevé sa tête à plus d'un
pied de l'oreiller; alors il a dit presque avec sa voix de vivant:
«--Madame, Dieu me fait la grâce de ne pas vous maudire!»

Et sa tête a retombé comme coupée, car elle a rebondi sur le traversin
deux fois.

--Et bonsoir! il n'y avait plus personne? interrompit Louaisot qui avait
donné des marques d'impatience pendant le récit. Louette se détourna
pour faire un signe de croix.

--Que Dieu ait pitié de nous à notre heure! répéta-t-elle.

--Mais d'ici là, ma grosse, interrompit encore Louaisot, faisons notre
ouvrage comme de jolis enfants. Tu n'as qu'à retourner à la maison.
J'espère que Mme la marquise sera sage. Si elle n'est pas sage, tu
lui diras que j'ai fait une petite course en carriole avec l'enfant, ce
soir.... Un joli petit gars, ma parole!

--Et où l'avez-vous mené?

--Voilà ce que je dirai moi-même, si ça me plaît de le dire. Pour le
moment, il lui suffira de savoir que son garçonnet n'est plus à
Méricourt.

--Elle qui disait déjà, soupira Louette, que l'enfant coucherait au
château demain soir!

--Ça dépendra d'elle. Dans une heure d'ici, j'aurai fait une fière
besogne. Je verrai Mme la marquise dans une heure. Qu'elle m'attende.
Va.

Louette remonta l'avenue.

Je n'étais pas sans me douter de l'endroit où nous allions, car j'avais
reconnu le trousseau de clefs: nous étions sur le chemin de l'étude.

Mais au lieu d'y arriver par-devant, du côté de la place de l'Église où
sont les deux écussons dorés. M. Louaisot fit un grand détour par les
ruelles. Il aborda ainsi le mur du jardin. La clef de la petite porte de
derrière était dans le trousseau, nous entrâmes. La nuit se gâtait. Il
tombait une neige fine qui fondait à mesure. M. Louaisot regarda le
jardin et dit:

--C'est mal tenu. Cet imbécile-là a abîmé mes espaliers! Et il haussa
les épaules avec une véritable colère.

Nous traversâmes le jardin sans bruit. Un chien aboya.

--Loup! fit Louaisot assez haut, ici, mâtin!

Quelque chose rampa entre les buissons et une vieille, vieille bête vint
se frotter contre Louaisot en remuant la queue.

--Je n'y avais pas pensé, tout de même! dit-il, si l'animal avait été
remplacé, nous étions frits. Est-ce que je baisse?

Il caressa le chien et passa.

Le trousseau ouvrit encore deux portes. Nous montâmes un escalier de
service, puis une quatrième clef joua. Nous étions dans l'étude.

Je reconnus l'odeur de renfermé qui emplissait d'un bout de l'année à
l'autre cette grande pièce poudreuse où j'avais passé des heures si
tristes. Le portrait de M. Louaisot l'ancien, oeuvre d'une cliente qui
avait eu le prix de dessin aux Oiseaux de Rouen, pendait encore à la
place d'honneur. Nous le vîmes dès que le patron eût allumé de la
lumière.

Car aussitôt entré, il fit comme chez lui.

Et réellement, il courait peu de risques. Toutes les chambres à coucher
étaient de l'autre côté de la maison.

Quant à la lumière, les volets bien clos de l'étude la mettaient à
l'abri de tous regards venant du dehors.

Louaisot fit un signe de tête amical au portrait et lui dit:

--Salut, papa. C'est cette nuit qu'on va voir lequel de nous deux avait
raison pour la mécanique.

Nous connaissions les êtres de l'étude. Sur l'ordre du patron,
j'atteignis le carton de la famille de Chambray qui fut ouvert et
fouillé. Nous n'y trouvâmes pas l'ombre d'un testament.

--Je m'en doutais fit Louaisot. C'est trop récent. La pièce est encore
dans le tiroir de Pouleux.

Une cinquième clef fit jouer la serrure du cabinet. Louaisot, que
l'impatience commençait à prendre, marcha droit au bureau du titulaire
et introduisit la sixième clef dans la serrure d'un tiroir. Elle entra
franc,--mais elle tourna sans rien rencontrer. Un juron gros comme toute
la maison jaillit de la bouche de Louaisot. Ses deux bras tombèrent.

--Gredin de sort! s'écria-t-il avec un désespoir mêlé de rage:
l'imbécile a changé la serrure! Ce n'était pourtant pas la plus grande
preuve de sottise que pût donner ce Pouleux.

Si un regard flamboyant pouvait incendier un meuble en noyer, je jure
que le bureau de Pouleux aurait pris feu. Mais les terribles lunettes
eurent beau lancer des chandelles romaines, le bureau ne fuma même pas.
Et ce puissant Louaisot restait là, jurant et geignant comme un simple
apprenti.

Il avait bien une petite trousse, mais nous allons voir tout à l'heure
que ce n'était point un nécessaire de serrurier. Le bon La Fontaine a
montré dans ses fables le rat venant au secours du lion. Je ne me vante
pas d'être un homme de génie comme le patron, mais je sais regarder
autour de moi.

--Sous la pomme!... dis-je.

Je désignais en même temps du doigt une pomme de marbre qui avait servi
de presse-papier à la dynastie des Louaisot de père en fils.

Les yeux du patron ne firent qu'effleurer la pomme. Il se précipita sur
moi, il m'enleva dans ses bras et me serra sur son coeur.

Il y avait, en effet, sous le presse-papier et dissimulée par un
fragment de lettre destiné à la protéger contre la poussière, une large
enveloppe scellée de trois cachets: celui du centre aux armes de
Chambray, ceux des côtés au timbre de l'étude.

Ce fut alors que vit le jour la trousse qui ne contenait pas d'outils de
serrurier.

C'était un nécessaire de _décacheteur_. Louaisot prétendait l'avoir
acquis d'un employé du Cabinet Noir, ce laboratoire mystérieux situé
dans le septième dessous de l'hôtel des postes, cet autre que les
républiques reprochent à bon droit aux monarchies et les monarchies aux
républiques avec la même juste raison.

La politique est une belle chose pour laquelle on a bien raison de se
faire tuer!

Il y avait dans cette trousse tout ce qu'il fallait pour faire
l'autopsie d'une enveloppe et recoudre le cadavre.

En dix minutes, Louaisot, qui était maître à ce jeu comme à tous autres,
eut mis à jour et fermé de nouveau le testament dont il me montra
l'enveloppe qui paraissait intacte et toute neuve.

Le testament déshéritait, dans toute la mesure du possible, Mme la
marquise et son fils. Il disposait en faveur de la jeune Jeanne Péry,
fille de M. le baron Péry de Marannes, qui était la nièce de M. de
Chambray à la mode de Bretagne.

Il spécifiait «que les droits éventuels à la succession des Rochecotte
et des Péry étaient dans sa volonté, réservés exclusivement à ses
_véritables héritiers_, les collatéraux».

Or, les droits éventuels à la succession des Rochecotte et des Péry,
c'était précisément ce que voulait M. Louaisot, puisque les Rochecotte
d'abord et les Péry ensuite se trouvaient placés entre M. le marquis de
Chambray et ce futur-contingent, encore enveloppé de nuages: les
millions du vieux Jean Rochecotte-Bocourt, dernier vivant présomptif de
la tontine.

La machine Louaisot craquait misérablement, attaquée dans ses oeuvres
vives.

Et pourtant Louaisot ne paraissait pas malheureux du tout; quand il eut
replacé l'enveloppe sous le presse-papier, il se frotta les mains en me
regardant.

--Hein! fit-il. Si nous avions découvert ce pot aux roses après
l'arrivée du vicaire! On n'éloigne pas ces oiseaux-là comme on veut.
Nous allons fabriquer de la bonne besogne cette nuit, petiot, et demain
matin ta fortune sera faite.

Le cabinet fut refermé, la lumière éteinte et nous laissâmes l'étude
dans l'état exact où nous l'avions trouvée.

Quand Louaisot repassa la petite porte du potager après avoir donné une
dernière caresse au vieux Loup, minuit sonnait à l'horloge de la
paroisse. Notre expédition avait duré un peu plus d'une demi-heure.
Méricourt tout entier dormait comme un seul Normand. Nous prîmes par la
traverse et en cinq minutes nous avions atteint le château. Louette vint
nous ouvrir à la grille du parc. Louaisot se fit introduire aussitôt
auprès de la marquise Olympe qui était dans la chambre du mort.

Ici, et pour la première fois, je cesse d'être un témoin ayant vu de ses
propres yeux, entendu de ses propres oreilles.

La lacune va être courte et ne comprendra que la scène entre la marquise
Olympe et Louaisot.

Je la raconte sommairement, d'après ce que je sus par Louaisot lui-même
que son émotion et l'extrême besoin qu'il avait de moi rendaient
communicatif, cette nuit.

Le défunt était sur son lit, la tête couverte d'une mousseline.

Olympe restait assise à la place qu'elle avait tenue fidèlement pendant
la maladie.

En entrant, Louaisot lui dit:

--Chère Madame, je viens de prendre connaissance du testament: ceci
entre nous, car je me suis passé de l'aide de M. Pouleux. Vous et votre
fils, vous êtes déshérités.

La marquise resta froide. Louaisot ajouta:

--Chère Madame, je ne veux pas que cela soit.

--Et comment pourrez-vous l'empêcher maintenant? demanda Olympe.

--Maintenant? répéta Louaisot. Vous voulez dire: Maintenant qu'il est
mort, je suppose?

Elle répondit oui d'un signe de tête.

--Voilà, fit le patron. Je suis un garçon de ressources. Ce n'est pas
pour le roi de Prusse que j'ai empêché le vicaire de venir.

Elle leva sur lui son regard inquiet où il y avait déjà de l'horreur.

--Vous comprenez bien, reprit Louaisot, que si ce pauvre homme qui est
là ne m'avait pas forcé de vendre mon étude et chassé du pays, tout se
serait passé autrement. D'abord, je vous aurais guidée de mes conseils,
et je veux être pendu si vous eussiez commis la faiblesse de vous faire
prendre en grippe par un si excellent mari! Mais ne parlons point du
passé. Ce qui est fait est fait. Il s'agit uniquement de faire autre
chose--à côté--qui nous remette dans la très bonne position où nous
étions avant ce scélérat de testament.

--Expliquez-vous, prononça tout bas la marquise. Sa voix tremblait.

--Je n'ai pas besoin de m'expliquer, répartit le patron. Je vous demande
seulement de quitter cette chambre et de m'y laisser libre pendant une
heure ou deux.

Olympe frissonna.

--Vous allez commettre un sacrilège! balbutia-t-elle.

--Je vais commettre ce que je voudrai. J'ai mon plan établi, ma route
tracée, un obstacle la barre, je l'écarte.

Olympe demeurait immobile.

--Qu'avez-vous fait de mon fils? demanda-t-elle avec des larmes dans la
voix.

--Vous le saurez demain matin, si vous m'obéissez tant que durera cette
nuit.

--Et qu'aurai-je à faire?

--Rien.

--Et si je ne vous obéissais pas?

--Le petit Lucien est frais comme une rose. C'est pitié de voir comme
ces chérubins sont emportés par le croup....

--Jacques! fit la marquise qui se leva toute droite, l'éclair de la
haine dans les yeux, vous venez de l'enfer!

--Non pas! je viens de la rue Vivienne où j'ai monté un établissement
utile pour remplacer mon étude que je vous ai sacrifiée. Je veux que mon
fils soit riche, Mme la marquise, je veux que vous soyez riche, et je
veux être riche. C'est réglé. Riches, entendez-vous, et heureux,
ensemble, tous les trois!

Olympe se dirigea vers la porte avec lenteur.

--Je crois au mal que vous sauriez me faire, dit-elle avant de passer le
seuil, j'ai peur de vous. Mais si jamais j'ai la main sur vous, ne me
demandez pas pitié!

Louaisot salua et sourit.

--Feu Mlle Rachel, de la Comédie-Française, n'aurait pas mieux piqué
cette menace! dit-il. Chère Madame, ayez la bonté, je vous prie, de ne
pas vous coucher. J'aurai absolument besoin de vous dans une heure.

Louette vint me chercher dans la cuisine où j'attendais en cassant une
croûte. On me comblait, cette nuit-là.

À mon tour, je fus introduit dans la chambre du mort.

Je trouvai M. Louaisot occupé à découper un drap de lit avec des
ciseaux. Il y taillait des fentes disposées selon une certaine fantaisie
bizarre et il rapprochait ces fentes de trous, taillés, également aux
ciseaux, dans une chemise de nuit et dans un gilet de laine marqués au
chiffre du défunt.

--Allons! allons! fit-il en me voyant, a-t-on bien pansé ce bijou-là?
Apporte-nous une bouteille de vieille eau-de-vie, Louette, mon trésor.
Il faut de l'avoine aux bons chevaux.

Louette apporta de l'eau-de-vie et voulut se retirer.

Ce n'était pas le compte du patron qui lui dit:

--Ma poule, tu vas mettre la main à la pâte, ou tu diras pourquoi! Nous
jouons pour gagner ou pour perdre. Je payerai bien, mais je ne veux pas
qu'on raisonne!

Il tira de sa poche, à demi, un revolver de bonne taille.

Je crois bien que Louette était comme moi, sûre qu'il ne lui en
coûterait pas plus de faire sauter une cervelle humaine que de casser
les reins à un lapin. Elle fit pourtant meilleure contenance que moi:

--Pas besoin de menacer, M. Louaisot, dit-elle. C'est la fortune de
Mlle Olympe et de l'enfant. J'appartiens à Mlle Olympe.

Louette appelait souvent la marquise par son nom de demoiselle.

Louaisot lui envoya un baiser et demanda:

--Combien y a-t-il de temps que tu as fait coucher le dernier
domestique?

--Au moins une heure.

--C'est bien, tout le monde ronfle. Travaillons!

Je suis un pauvre misérable. Je n'ai pas reçu d'éducation. Je n'ai pas
connu mon père; c'est à peine si ma mère m'a dit, quand j'étais tout
enfant: ceci est bien ou ceci est mal.

J'ai vécu depuis ma plus petite jeunesse dans cette maison de notaire
campagnard où personne n'avait ni foi ni loi. Le père était un coquin
prudent, le fils un scélérat audacieux, voilà toute la différence. Je ne
connais pas d'être qui ait été plus cruellement abandonné que moi.

Et pourtant, si le patron m'avait dit tout de suite à quel rôle il me
destinait dans cette téméraire, dans cette extravagante tragédie où la
profanation allait être poussée jusqu'à l'incroyable, j'aurais tendu mon
front au canon de son revolver.

Mais il se garda bien d'expliquer son plan tout de suite. Cela vint
petit à petit, et tout le temps il me fit boire de l'eau-de-vie.

D'abord, on ne parla que de changer les draps du mort.

Pourquoi? Louette s'en doutait peut-être, moi je ne devinais pas.

On se mit à cette tâche avec une activité singulière. Le corps du
marquis fut pris par Louaisot et Louette qui le déposèrent sur un sopha.

Mais au lieu de changer les draps tout simplement, les matelas furent
enlevés et Louette fut chargée de les échancrer tous les deux selon un
dessin que Louaisot traça sur la toile avec de la craie.

Je puis donner une idée de ce crénelage en le comparant au trou
semi-circulaire pratiqué dans certaines tables de travail de l'état de
peaussier.

L'ouvrier peut agir ainsi au centre de la table. Il est encastré dans la
table.

Aussitôt que cet ouvrage fut fait, on mit le drap découpé sur les
matelas recousus et reposés en place, de façon à ce que l'échancrure fût
à la tête du lit.

Le traversin et l'oreiller étant aussi replacés, l'échancrure laissait
un trou dépassant l'oreiller qui fut lui-même évidé dans une proportion
correspondante.

Ces diverses retouches mettaient une véritable ouverture sous le corps
de la personne couchée. Cette ouverture prenait à un pied de la chute
des reins et remontait jusqu'au dessus de la nuque.

Le traversin était jeté comme un pont sur ce trou, et maintenu
par-dessous à l'aide d'une planchette pour qu'il ne s'infléchît pas au
milieu sous le poids d'une tête.

Cela fait, on étendit le drap taillé qui était le drap inférieur, bien
entendu, et dont les découpures restèrent béantes aux deux côtés du
trou, celle de droite plus large que celle de gauche.

Puis on reprit haleine.

Louette dit en caressant un verre de cognac:

--Si le diable veut savoir son métier, il n'a qu'à venir ici à l'école!

Elle suait à grosses gouttes, mais elle allait bravement. Moi, le coeur
me manquait. Commençais-je à comprendre? En vérité, je ne sais.

Mais était-il besoin de comprendre? je m'en fiais au patron pour être
sûr qu'il s'agissait de quelque effrayant blasphème, mis en scène comme
une charade.

En tous cas, si je ne comprenais point encore, l'intelligence n'allait
pas tarder à me venir.

--Les fers au feu! cria le patron qui ne perdit pas un seul instant son
entrain satanique. Nous avons assez soufflé. Ôte-moi encore ce
traversin, Louette. Ce n'était que pour essayer; toi, petiot, apporte la
boîte aux outils.

Louette avait monté une boîte de menuisier en même temps que
l'eau-de-vie.

--Donne ici, petiot, et reste là. Tu me serviras de coterie. Tu vas voir
comment on saborde un lit d'ébène de mille écus sans le faire crier.
Belle pièce, parole d'honneur! et curieuse! Ce vieux marquis-là va bien
manquer à nos marchands de bric-à-brac!

Je tenais la boîte. Il pratiqua d'abord au ciseau et au marteau un trou
carré, juste assez large pour laisser passer la lame d'une scie à main.
Et tout en coignant il disait:

--Ceux qui s'éveilleront croiront qu'on cloue déjà le cercueil. Minute!
nous n'y sommes pas encore, mes mignons! M. le marquis a encore quelque
chose à faire ici-bas.

Il prit la scie à main et la fit jouer avec une vigueur, avec une
précision qu'un maître ouvrier lui aurait enviée. Il était bon à tout
excepté au Bien.

En quatre traits de scie qui ne prirent pas un demi-quart d'heure, une
large ouverture quadrangulaire fut pratiquée au bois du lit,
immédiatement au-dessous de la place où s'appuyait l'oreiller. Il me
demanda en retirant le carré d'ébène qui était net comme un dessus de
table.

--Petiot, je suppose que tu pourras entrer par cette porte-là? Oh! pour
le coup je compris.

Et tout mon sang se figea dans mes veines:

--Moi! là! balbutiai-je.

--Est-ce que tu n'auras pas assez de place?

--Mais je serai sous le corps!

--Juste, c'est ce qu'il faut.

Je me laissai aller sur un siège.

Louaisot et Louette se mirent à rire tous les deux.

Cela me transporta de fureur.

--Par le nom de Dieu! m'écriai-je, vous avez raison de rire! Je suis un
lâche! Eh bien! frayeur pour frayeur, j'aime mieux avoir la tête écrasée
que d'entrer là-dedans quand le mort y sera! Tuez-moi, patron, je ne
vous obéirai pas!

Il me pinça la joue avec bonté.

--Mais fais donc attention, petit bêta, me dit-il du ton que prend un
papa pour extirper une erreur enfantine du cerveau d'un bambin, que nous
serons là, autour de toi, nous tes bons amis, et qu'il ne pourra rien
t'arriver du tout. Parbleu! il y aura de la société assez, va! Que
diable veux-tu que le mort te fasse? Voyons, nous n'avons pas le temps
de nous amuser. Tu es précisément la petite bête qu'il faut pour
manoeuvrer dans ce trou à rat. Je pourrais te remplacer à la rigueur en
élargissant le trou, mais d'abord, j'ai mon rôle aussi dans la comédie,
et ensuite, je ne pourrais pas te reprendre mon secret. Il faut être
complice ou avaler ta langue.

Il prit un verre d'eau-de-vie d'une main et son revolver de l'autre.

Si j'avais réfléchi, j'aurais bien pensé qu'il ne pouvait s'exposer à
réveiller toute la maison en tirant un coup de pistolet à cette heure de
la nuit. Mais il m'aurait tué autrement, voilà tout. Ses yeux le
criaient.

J'eus peur. Que ceux qui liront ces tristes lignes aient compassion d'un
pauvre petit malheureux. L'image de Stéphanie passa devant moi...; enfin
pas tant de paroles! J'eus peur. Et je bus le verre d'eau-de-vie.

Boire, c'était accepter le rôle qu'on m'imposait. Le patron fit
disparaître son revolver et me dit:

--Voilà un garçon raisonnable!

On remit en place lestement drap, traversin, oreiller, puis on fit la
toilette du mort qui fut recouché avec sa chemise et son gilet, percés
de fentes qui correspondaient avec celles du drap. J'entrai dans le trou
où j'étais à l'aise.

Je passai mes deux mains dans les fentes et ma tête s'appuya sous la
planchette qui soutenait le traversin. Comme cela je pouvais faire
mouvoir les deux bras du défunt, avec mes bras--et sa tête aussi, avec
ma tête. Ma main droite qui était complètement libre, d'après la
disposition des fentes, pouvait même faire verser le corps sur le côté
gauche et le tourner vers la ruelle.

On fit une répétition. Cela allait bien. M. Louaisot pourtant dit qu'on
pouvait faire mieux.

Il replia le bras du défunt sous le corps, et ce fut ma propre main
droite qui entra dans la manche de la chemise.

--Comme ça, tu pourras signer, dit Louaisot, à tâtons, c'est vrai, mais
qu'importe? Dans l'état où est le pauvre monsieur, on n'a pas une belle
écriture. Plus tu barbouilleras, mieux cela vaudra. D'ailleurs, je te
tiendrai la main.... Sors de là, petiot, tu n'as pas besoin de te
fatiguer d'avance.

Si j'avais de l'imagination, j'aurais arrangé toute cette histoire-là,
et je n'aurais pas montré les ficelles de mes marionnettes avant de les
mettre en scène, mais je ne sais pas raconter autrement qu'en suivant
l'ordre et la marche de ce qui se passa sous mes yeux.

Louaisot paraissait content. Il passa un instant derrière le rideau, et
nous entendîmes quelqu'un qui appelait Louette d'une voix faible.

Louette tenait je ne sais quoi à la main et cela tomba.

Elle se mit à trembler si fort que sa jupe allait et venait, et son
bonnet se souleva sur ses cheveux qui se hérissaient.

--Jésus Seigneur! fit-elle, notre monsieur a parlé!

Moi, je me doutais bien que c'était le patron, mais la voix était si
miraculeusement imitée et sortait si bien de la bouche entrouverte du
marquis que tout mon corps n'était qu'un frisson.

Je me souvins de la leçon que le patron avait prise avec le ventriloque
et qu'il avait payée un billet de mille francs.

Il ressortit de derrière le rideau. Louette et moi nous reculâmes.

C'était un vieil homme à cheveux blancs qui venait à nous d'un pas
vénérable et nous demanda:

--Pensez-vous que cet imbécile de Pouleux me reconnaisse?

--Le diable! dit Louette. Le diable en personne! À quel métier
pourra-t-on faire pénitence après tout ça!

--Alors, reprit le patron, vous pensez que je ne vas pas trop mal jouer
mon petit bout de rôle.... Quelle heure avons-nous? La pendule marquait
deux heures et demie après minuit. Il y avait deux grandes heures que
nous étions au travail.

--Nous avons du temps devant nous, dit Louaisot. En cette saison, il ne
fait pas jour avant sept heures. Voyons! avant de lever le rideau, une
dernière fois, Louette, ma commère, tu n'avais dit à personne au château
que ton maître avait _passé_?

--Je ne suis pas sortie par la cuisine pour aller au presbytère,
répondit Louette.

--Et tu es bien sûre de n'avoir rencontré personne en chemin?

--Personne que vous.

--Nous sommes des bons! alors, va me chercher ta maîtresse, et toi,
petiot, à ton poste!

Quand Mme la marquise de Chambray rentra dans la chambre de son mari.
Louaisot était debout auprès du lit.

Louette avait prévenu sa maîtresse sans doute, car celle-ci ne se méprit
point au déguisement de Louaisot, qui était parfait, je l'affirme, au
point de tromper sa propre mère, si elle l'eût vu costumé ainsi.

Olympe dit dès le seuil:

--M. Louaisot, qu'est-ce que c'est que cette farce infâme?

--Belle dame, répondit le patron, vous êtes sévère dans vos expressions.
Je ne suis pas M. Louaisot. Je suis le célèbre médecin de Paris que
toute autre marquise dans votre position aurait mandé par le télégraphe.
Il est bon de pouvoir se dire plus tard: Je n'ai rien négligé!

--Si j'ai commis une faute... commença Olympe.

--La voilà réparée! interrompit Louaisot. Le célèbre médecin de Paris
est arrivé à temps, Dieu merci! M. le marquis de Chambray n'est pas
mort!

La marquise voulut parler. Je crois que son indignation était sincère,
mais Louette lui dit tout bas:

--C'est pour votre bien... et songez à l'enfant!

--Madame, reprit Louaisot, il va se passer ici quelque chose de
solennel. Nous ne craignons ni les témoins ni la lumière. Il faut que
tous les domestiques du château et les gens de la ferme soient éveillés
à l'instant même pour assister à la cérémonie....

--Et vous avez cru que je me prêterais à cela! s'écria Olympe qui
repoussa Louette loin d'elle.

--Oui, Madame, j'en suis sûr. Ce soir, votre petit Lucien me l'a promis
de votre part.

Olympe courba la tête. Louaisot poursuivit:

--Il faut que Me Pouleux, le notaire de Méricourt soit mandé, à
l'instant même aussi; qu'on le fasse lever de force s'il est besoin,
qu'on l'arrache de son lit. La mort n'attend pas et M. le marquis est
bien malade! Il m'a confié son désir de changer quelque chose à l'acte
authentique qui contient ses dispositions dernières.

La poitrine d'Olympe rendit un gémissement, mais elle ne fit aucune
résistance.

--Avant de partir pour faire exécuter avec la plus extrême diligence,
les ordres de Mme la marquise, dit Louaisot à Louette, je vous serais
obligé, ma bonne fille, de m'apporter une légère collation; n'importe
quoi: de la viande froide et un verre de vin. Les glaces de l'âge,
figurées par ma perruque, ont rendu mon estomac exigeant.

Louette sortit et revint l'instant d'après avec un plateau.

Quand elle fut partie définitivement pour accomplir les ordres qu'elle
avait reçus, nous restâmes seuls dans la chambre mortuaire la marquise,
Louaisot et moi.

Du fond de mon trou, j'entendais la marquise, sangloter et Louaisot
manger.

Il mangeait avec cette sonore activité de mâchoires qui appartient aux
ruminants et aux bonnes consciences.

Aucune parole ne fut échangée entre la marquise et lui.

Elle connaissait bien son Louaisot: elle n'essaya ni menaces ni prières.

Au bout de dix minutes à peine, les premiers valets arrivèrent effarés,
inquiets--surtout curieux.

Les larmes de la marquise faisaient bien. Louaisot avait brusqué la fin
de son réveillon.

Il se tenait debout au chevet de _son malade_. Les bonnes gens le
regardaient avec une superstitieuse terreur. Louette leur avait dit:
«Vous verrez un médecin de Paris!»

Valets et servantes faisaient le signe de la croix en entrant. Quant aux
gens de la ferme ils s'agenouillèrent sur le plancher. Et de tout ce
monde qui allait sans cesse augmentant, car on avait prévenu les voisins
comme pour une fête, un murmure sourd se dégageait disant:

--Il est comme s'il était déjà un défunt!

Le célèbre médecin de Paris se pencha et demanda d'une voix basse, mais
intelligible:

--M. le marquis, sentez-vous l'effet de votre potion?

Le marquis ne répondit pas, mais sa tête remua si ostensiblement que la
foule des serviteurs et des fermiers ondula. Il y eut une paysanne qui
dit:

--Ça a l'air d'un bon sorcier tout de même, ce vieux-là.

Me Pouleux arriva, suivi de son clerc et d'une fournée de paysans qu'on
avait réveillés en route.

Dans la campagne normande, l'agonie d'un être humain est un irrésistible
attrait. Ces braves gens, hommes et femmes, étaient tous reconnaissants
du service qu'on leur avait rendu en les amenant.

Me Pouleux avait sa grosse face couleur de chandelle toute bouffie de
sommeil. Il traversa la foule des assistants avec l'air d'importance que
lui donnait sa position sociale et vint s'aplatir devant le fauteuil de
la marquise, qui avait sa tête entre ses mains et ne le voyait pas.

--C'est donc bien pressé? demanda-t-il.

Olympe le regarda d'un oeil égaré et resta muette. Me Pouleux se
retourna du côté du lit et dit:

--Eh bien! M. le marquis, vous voilà qui avez meilleure mine....

Il s'arrêta bouche béante parce qu'il venait de rencontrer l'oeil
vitreux du cadavre.

Les notaires sont comme les prêtres et les médecins: ils connaissent
intimement la mort.

--Mais... mais... mais... fit-il par trois fois.

Les paysans comprirent. Il y en eut qui dirent.

--Oh! allez, il bouge encore bien!

Le médecin de Paris s'était incliné jusqu'à mettre son oreille sur la
bouche du mort. En se relevant il dit:

--M. le marquis demande qu'on éloigne un peu les lumières. Et la tête de
M. le marquis remua en signe d'assentiment.

--Ma foi, oui, ma foi oui, dit Pouleux, il bouge encore bien.

La voix du célèbre médecin ne ressemblait pas à celle de M. Louaisot. Il
la prenait je ne sais où dans sa tête. C'était la voix que les ténors
ont en parlant. Me Pouleux appela son clerc qui portait sous le bras une
serviette de cuir.

--Alors, Madame, dit-il, M. le marquis a manifesté le désir de me voir?

--Me Pouleux! appela en ce moment le marquis.

Ce fut un son très faible, mais on l'entendit de toutes les extrémités
de la chambre. Dans mon trou, je reconnus la voix du mort.

Le notaire s'était vivement retourné.

Le marquis ne parlait plus, mais sa main droite, qui était sur le devant
du lit, fit un mouvement comme pour désigner le docteur de Paris.

Celui-ci prit aussitôt la parole.

--Mme la marquise, dit-il depuis mon arrivée, est dans un état de
prostration qui doit inquiéter. Quand on m'a montré pour la première
fois le malade, j'ai cru qu'il était trop tard, mais le spasme a cédé à
une médication énergique.

--Puis-je demander le nom de M. le docteur? interrogea timidement
Pouleux.

--Chapart, Dr Chapart, directeur de la maison Chapart, rue des Moulins à
Belleville. C'est un établissement qui jouit de quelque notoriété.

--J'en ai beaucoup entendu parler, dit Pouleux qui salua d'un air
aimable.

Le médecin de Paris rendit le salut et reprit.

--Au lieu et place de Mme la marquise, dont la santé personnelle va
nécessiter tout à l'heure de grands soins, puis-je rendre compte de ce
qui a nécessité l'envoi d'un message à M. le notaire? Est-ce légal?

--Mais parfaitement, mais parfaitement, répondit Pouleux. Ah! je crois
bien! Pourquoi pas?

--D'ailleurs poursuivit le médecin, Mme la marquise pourra me
rectifier si ma mémoire s'égare. Et il y avait en outre ici une
servante... je ne la vois plus.

--Si fait présent! dit Louette en masculin.

--Très bien. Voici donc les faits: Aussitôt que M. le marquis de
Chambray a repris connaissance, c'était il y a une heure environ, il a
regardé tout autour de lui, disant--si on peut appeler cela
_dire_,--murmurant plutôt:

--Ai-je rêvé que j'ai fait mon testament?

Je ne pouvais pas répondre, puisque je l'ignorais. D'un autre côté,
Mme la marquise restait muette et insensible, comme vous la voyez.
C'est la servante qui a répondu:

--Vous n'avez pas rêvé M. le marquis; vous avez fait votre testament.

Je serais bien aise que la servante déclarât si mon souvenir est fidèle.

--Ça y est! fit Louette.

--Merci, ma fille. Mon rôle ici est délicat. Je me mêle de choses qui ne
me regardent absolument pas, mais je le fais dans le pur intérêt de la
vérité.

--Quant à ça, c'est certain, dit-on de toute part. Il ne lui en
reviendra ni froid ni chaud à ce vieux bonhomme-là! Avant de poursuivre,
le médecin tâta le pouls du malade,--c'est-à-dire mon propre pouls, à
moi, J.-B-. M. Calvaire.

--Il y a des moments dit-il à Pouleux, où la circulation est presque
normale. Voyez! On ne voyait qu'un coin de mon poignet, ma main était
sous la couverture.

Pouleux me tâta le pouls d'un air entendu.

--Quel pauvre poignet maigre! chuchotait l'assistance. Lui qui était si
bien en point quand il venait fureter pour les bahuts ou les vieux
plats.

--Ma parole, ma parole! s'écria Pouleux, ça bat encore assez raide!

--Parlez moins haut, je vous prie, continua le docteur. Où en étais-je?
à la réponse de la servante. Bien. Cette idée d'avoir fait un testament
paraissait préoccuper M. le marquis excessivement; je dirai presque
jusqu'à l'angoisse. Cela ne valait rien. Il fallait le calmer. Je lui
demandai s'il voulait du papier, une plume et de l'encre. Il secoua la
tête. Alors je songeai au notaire....

--Il faut toujours en venir là! dit Pouleux. Pensez-vous qu'on puisse
adresser une question au malade?

--Attendez!

Le docteur prit dans sa poche une petite fiole et un pinceau.

Il trempa le pinceau dans la fiole après l'avoir secoué énergiquement et
promena les poils de blaireau ainsi humectés sur les lèvres du malade.

Dans la chambre tous les yeux étaient ronds à force de s'écarquiller.

Pouleux cligna de l'oeil en regardant l'assistance.

Toute sa physionomie disait:

--Les docteurs de Paris sont comme ça!

--Interrogez! dit alors le médecin.

En même temps, il se pencha pour mettre ses deux mains en bandeau sur le
front du marquis, dont la figure fut ainsi plongée dans l'ombre.

--Voilà le notaire demandé, dit aussitôt Pouleux. J'ai le testament avec
moi. M. le marquis voudrait-il y ajouter ou en retrancher quelque chose?
Le mot _codicille_ partit comme une explosion faible et sourde. On
voyait que ce pauvre homme de marquis avait fait grand effort pour le
prononcer. Olympe se leva. Tout le monde crut qu'elle allait parler.

Mais le docteur parisien se tourna vers elle, et Olympe retomba sur son
fauteuil.

Il y a des mots qui chantent dans l'oreille des notaires. Du moment que
le mot _codicille_ eût été prononcé, Me Pouleux ne vit plus rien et
n'entendit plus rien. Son clerc et lui étaient déjà à la besogne. Le
testament fut ouvert. Le clerc se mit à une table et trempa sa plume
dans l'écritoire.

--Permettez! dit le médecin de Paris, Mme la marquise vient de faire
un mouvement qui pourrait être interprété comme une protestation. Je
marche ici à l'aveugle. Je suis arrivé de cette nuit. Peut-être le
testament qu'il est question de changer était-il en faveur de Mme la
marquise....

--Mais du tout! mais du tout! interrompit Pouleux. Au contraire! y
sommes-nous?

Le docteur renouvela la scène du pinceau. L'assistance était
positivement aux anges. Chacun retenait son souffle pour écouter mieux.
De mémoire de Normand méricourtin, jamais personne n'avait pénétré dans
la chambre d'un marquis à l'heure où il testait. Et ici tout le monde y
était. Liesse!

--Parlez, Monsieur dit le médecin qui imposa les mains de nouveau,
remettant ainsi tout naturellement le visage du malade dans l'ombre. Il
y eut un silence.

--Il ne peut pas! Il ne peut pas! disaient les bons Cauchois dont le
coeur battait.

--La paix! fit le notaire. Eh bien! M. le marquis... un peu de courage!

--Je donne... et lègue, prononça faiblement, mais nettement le malade,
tout... tout... à ma femme... et à mon fils. Un immense soupir souleva
les poitrines.

--La paix, bonnes gens, répéta le notaire, on va rédiger.

La plume du clerc grinça sur le papier et il lut d'une petite voix
aigrelette qu'il avait, la formule qui précède le codicille, puis le
codicille lui-même, ainsi conçu: «.... A déclaré donner et léguer par le
présent à la dame Olympe-Marguerite-Émilie Barnod, marquise de Chambray
et audit mineur légitimé Lucien de Chambray, la totalité de ses biens
meubles et immeubles.»

--Est-ce bien cela? demanda Pouleux.

M. de Chambray ne répondit pas.

--Diable! fit le notaire, s'il est parti, ce sera comme on dit, de la
bouillie pour les chats!

--Est-ce cela que vous voulez, M. le marquis? demanda le docteur à son
tour.

Et il se pencha pour approcher son oreille de cette bouche immobile qui
était froide déjà depuis longtemps. Il écouta faisant signe à tous de
retenir leur respiration,--et tous obéirent.

La partie que jouait ce Louaisot était audacieuse à un degré qui dépasse
la raison. Il eût suffi d'une main qui eût frôlé le cadavre par hasard
pour faire écrouler tout l'échafaudage de ses supercheries.... Oui, nous
pouvons croire cela.--Mais je parie bien qu'à cette botte-là ou à toute
autre, ce démon de Louaisot aurait eu la parade. Quoi qu'il en soit, il
dit en se relevant, et au milieu du silence absolu qui régnait dans la
chambre:

--M. le marquis est las. Il demande qu'on ajoute après «biens, meubles
et immeubles» les mots «présents et à venir».

Pouleux sourit finement.

--Ça n'a pas grand sens grommela-t-il, mais je sais bien ce qu'il veut
dire.... C'est la Tontine... et, de fait, ils ne sont plus que deux.
Vincent Malouais est décédé hier.... On va mettre la chose puisqu'il le
désire. Mais pourra-t-il signer, seulement?

--Je l'espère, répondit le médecin.

Ce galant homme avait tressailli visiblement à l'annonce du décès de
Malouais, mais ce mouvement avait passé inaperçu.

Il demanda, en se penchant au-dessus du malade:

--M. le marquis, voulez-vous signer?

M. le marquis remua la tête affirmativement.

Il n'y eut pas dans la salle une seule paire d'yeux qui ne le vit.

Le clerc se leva de son tabouret.

C'était ici l'instant critique.

L'assistance n'était plus agenouillée. Elle se tenait au contraire sur
ses pointes. Tout le monde voulait voir la main de «notre monsieur» qui
devait être si maigre!

Jamais les coeurs simples qui étaient là rassemblés ne s'étaient tant
amusés que cette nuit. Il y en avait pour longtemps à raconter aux
veillées.

C'était le cas ou jamais de faire usage du pinceau et du petit flaconnet
que les coeurs simples appelaient déjà «la bouteille à la malice».

Toutes les ménagères, toutes les jeunesses à bonnet de coton auraient
donné un péché mortel pour voir de près ce brimborion-là.

Et pour savoir au juste ce que ça coûtait d'argent pour faire venir de
Paris un médecin pareil!

Le célèbre docteur arrêta le clerc d'un geste et opéra sa mise en scène
du blaireau avec un redoublement de gravité.

Dès que les lèvres du malade furent imbibées, sa main remua.

Tout le monde aurait bien pu en jurer au tribunal: la main remua comme
si elle allait sortir de dessous la couverture.

Néanmoins le docteur fut obligé d'aider un peu.

On la vit enfin, cette main. Elle était très suffisamment maigre, car en
ce temps-là comme aujourd'hui, je n'avais que la peau et les os.

--Elle est déjà grise! dit-on tout bas. Lui qui l'avait si blanchette!

Presque tout le monde avait vu cette main-là de près, car M. le marquis
allait souvent dans les fermes marchander un coucou du temps de Louis
XIII, un bahut à personnages ou quelque saladier de vieux-croyant. Ils
la trouvaient rapetissée. Ils disaient:

--Ce que c'est que la fin d'un quelqu'un!

Telle qu'elle était, cette main-là fut tirée tout doucement hors du lit
et on lui mit entre les doigts la plume trempée dans l'encre.

Le clerc fit à haute voix la lecture du codicille.

Puis le papier timbré fut étendu sur la chemise de cuir que le clerc
agenouillé tint juste sous le poignet du malade.

Vous eussiez entendu une mouche voler et même marcher au plafond! Toutes
les respirations étaient arrêtées, tous les yeux s'écarquillaient.

La main se «mit en mouvance» pour employer l'expression d'une ménagère
qui n'aurait pas donné sa place au spectacle pour dix potées de cidre.

J'étais plus mort que vif au fond de mon trou; mais quand le docteur eût
dit: «Signez, M. le marquis», je fis aller mes doigts du mieux que je
pus,--puis ma main retomba, comme épuisée par ce suprême effort, et je
laissai aller la plume.

Pour le coup, il fut impossible de retenir la curiosité générale: on
rompit les rangs, et tout le monde se précipita pour voir.

Pour voir cette signature qui venait presque de l'autre monde!

Il n'y avait pas à espérer qu'elle ressemblât beaucoup à celle du
marquis en bonne santé. Il avait écrit son nom à tâtons, puisque sa tête
n'avait pu quitter l'oreiller.

Elle ne ressemblait pas, en effet, au seing large et hardi du vieux
gentilhomme, elle ne ressemblait même à rien du tout, sinon à la
maculature que laisserait sur un papier blanc la griffe noircie d'un
chat.

Et pourtant, il se trouva là, nombre de gens pour la reconnaître,
surtout ceux qui ne savaient pas lire, et Me Pouleux lui-même, essuyant
ses bésicles en amateur, déclara qu'il y avait «quelque chose».

Mais le savant médecin de Paris fut plus sévère.

--Puisque je me suis mêlé de cette affaire-là, dit-il, je veux qu'elle
soit bien faite. Nous avons ici les témoins et le notaire. Je désire, et
ce sera l'opinion de M. le marquis, qu'un acte de notoriété soit dressé
pour appuyer cette informe signature. Ces braves gens ne refuseront pas
d'affirmer par écrit ce qu'ils ont vu.

--Ah! dame non! firent trente voix empressées, pour quant à ça, je
_sons_ des vrais témoins pour du coup! Me Pouleux ne put faire
d'objection, c'était un article de plus à ajouter à son mémoire.

Le clerc se remit à sa place et bâcla un acte à joindre au testament qui
était une sorte de procès-verbal et certifiait véritable la signature
hiéroglyphique de M. le marquis de Chambray. Après lecture, tous ceux
qui savaient signer signèrent. Les autres firent leur croix. Seule,
Mme la marquise repoussa l'acte en détournant la tête.

--Êtes-vous satisfait, M. le marquis? demanda le célèbre docteur.

M. de Chambray remua la tête.

Puis on vit son corps verser lentement sur le côté gauche, tournant son
visage vers la ruelle, comme s'il eût donné congé à tous ceux qui
étaient là. La foule s'écoula lentement et silencieusement, mais elle
retrouva la voix dans l'escalier qui retentit d'exclamations normandes.
Ah! dame! Ah! dame! on n'espérait pas se divertir davantage, même à
l'enterrement de «Notre Monsieur!»

Pouleux et son clerc se retirèrent à leur tour, après avoir souhaité
meilleure santé à M. le marquis et témoigné au célèbre médecin le
plaisir qu'ils avaient eu à faire sa connaissance.

Nous restâmes seuls, Mme la marquise, Louaisot, Louette et moi.

J'étais sorti de mon trou aux trois quarts asphyxié et complètement
abêti par l'excès de ma terreur.

Ce que je viens de raconter vient surtout de Stéphanie ma femme, qui
était parmi les assistants.

Pendant toute la cérémonie--qui avait duré trois heures
d'horloge!--Mme la marquise était restée morne comme une pierre.
Louette avait les joues défaites et les yeux creux comme après un mois
de maladie.

Pour n'avoir point changé, il n'y avait que le patron et le mort. M.
Louaisot était frais comme une rose.

--Mes petits enfants, dit-il, voilà une histoire qui a joliment marché!
J'avais peur que notre chère belle Olympe ne commît quelque
inconséquence, mais quand je la regardais, je mettais quelque chose dans
mon oeil qui disait: «Amour, vous tenez dans vos jolies mains la vie et
la mort de votre Lucien!» Le jeune, s'entend, car le grand dadais du
même nom vient d'être nommé substitut à Yvetot, et je ne l'ai pas si
complètement sous ma coupe..., mais il y viendra.... Dites donc, je
grignoterais bien quelque chose, vous autres!

Louette sortit.

Le patron me prit l'oreille amicalement.

--Toi, petiot, me dit-il, tu as été superbe! On fera quelque chose de
toi. Seulement, tu as mis trop de force quand tu as retourné le pauvre
monsieur dans la ruelle. Un gaillard qui se relève comme ça tout seul
aurait pu s'asseoir sur son séant et signer quatre douzaines de
codicilles. Mais une autre fois mieux.

Quand Louette fut revenue, M. Louaisot recommença son éternel repas.
Rien ne diminuait jamais son implacable appétit.

--Mes enfants, reprit-il la bouche pleine, nous allons régler nos
comptes. Je vous ai promis beaucoup, mais je ne vous dois rien parce que
désormais vous êtes mes complices et que vous ne pouvez rien contre moi
sans vous casser les reins à vous-mêmes; j'ai mis un très grand soin à
tout cela: je suis l'homme qui ne néglige aucun détail. Un clou mal
attaché peut faire tomber toute une charpente.

Il alla vers le secrétaire de M. de Chambray. La clef était à la
serrure. Il ouvrit en disant:

--Ce soir, on mettra les scellés. Il y a un mineur. Chère Madame, vous
n'êtes donc pas contente de voir ce bébé-là un des héritiers les plus
calés du département Je ne sais pas pourquoi ces gens-là trouvent
toujours le tiroir où est l'argent.

--Chère Madame, continua-t-il, je prends cinq mille francs pour moi, pas
un centime de plus. J'ai un peu négligé nos tontiniers depuis quelque
temps pour m'occuper de vos intérêts plus prochains, mais ces braves-là
y vont trop bon jeu, trop bon argent! Peste! Vincent Malouais mort, il
n'en reste plus que deux. Il ne faut pas que ce gueux de Joseph Huroux
nous mange notre oncle Jean, dites donc! Nous ne sommes pas les
héritiers de Joseph Huroux!

Il fit sonner des pièces d'or dans le creux de sa main.

--Avance! me dit-il.

J'étais incapable de lui désobéir en face. Je m'approchai.

--Je t'avais promis trois mille livres de rentes, poursuivit-il, ce qui
au denier vingt doit nous donner un capital de soixante mille francs. Je
te rachète ça pour cinq louis, et une augmentation d'appointements de
cinq francs par mois.... Tiens donc!

Il frappa du pied parce que j'hésitais. Je pris les cinq louis, et je
les mis dans ma poche.

--Est-ce que vous comptez vous moquer de moi de la même manière? demanda
Louette qui mit les deux poings sur ses hanches.

Louaisot referma le secrétaire.

--Toi, dit-il, tu es une bonne fille et une madrée commère. Je te
promets que si les huit millions nous viennent, tu auras un bureau de
tabac. Louette l'appela coquin. Il éleva un billet de mille francs
au-dessus de sa tête et Louette sauta comme une levrette pour l'avoir.
Puis il revint vers la marquise Olympe dont il prit la main.

--Chère Madame, dit-il d'un ton sec, si vous êtes bien sage, dans
quarante-huit heures, je vous amènerai notre Lucien. Je me nomme
moi-même son subrogé-tuteur, arrangez-vous pour que ce soit ratifié par
le conseil de famille. Je ne vous fatigue pas de la peinture de mes
sentiments pour vous, mais vous voilà veuve....

Il porta la main d'Olympe jusqu'à un pouce de ses lèvres.

Elle ne leva point les yeux sur lui, mais il me semblait que je voyais
sourdre le feu sombre de ses prunelles à travers ses paupières baissées.

S'il serre trop fort, la lionne le mordra, un jour ou l'autre....

Nous sortîmes du château, M. Louaisot et moi, une demi-heure avant le
jour, mais il arriva tout seul à la maison de la bonne femme.

En chemin je m'enfuis et jamais depuis lors, il ne m'a revu.

Mais j'ai le privilège de ceux qui sont tout petits: il m'arrive parfois
de voir ceux qui ne me voient pas.

Moi, j'ai revu M. Louaisot.




Sixième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire

La nourriture de l'affaire


Avant de passer à la dernière série de ces récits où je n'avais plus le
patron sous la main, mais où je le suivais toujours comme un espion
honoraire, aidé dans ma tâche par Stéphanie, qui resta encore un peu de
temps chez la bonne femme Louaisot, je veux rassembler ici quelques
faits et quelques observations utiles.

J'ai toujours idée que ceci servira soit à M. L. Thibaut, soit à Jeanne
Péry, les deux principales victimes vivantes de ce merveilleux scélérat.

Je suis à peu près sûr que la mort des trois premiers membres de la
tontine, Jean-Pierre Martin, Simon Roux dit Duchesne et Vincent
Malouais, lui est étrangère.

Vincent Malouais décéda, du reste, dans un lit de l'hôpital général de
Rouen. Son cas fut regardé comme curieux par les professeurs:

Il avait la morve du cheval.

En sa qualité d'ancien maquignon, devenu vagabond et presque mendiant,
il couchait souvent dans des écuries de village.

Mais lors de la visite du corps, on trouva deux petites cicatrices, une
derrière chacune de ses oreilles. Toutes les deux étaient noires et
environnées d'un cercle gangréneux.

Ce pouvaient être des piqûres de mouches à cheval.

Un interne de l'hôpital fit observer néanmoins que les deux plaies
originaires, très petites, étaient en long et avaient des lèvres comme
celles que produit la lancette du médecin qui vaccine....

Joseph Huroux commençait à se former, et le patron avait raison de
craindre pour son vieux Jean Rochecotte.

D'autant mieux que, du côté du vieux Jean, le patron était dès lors
parfaitement en règle.

Le codicille établissait à chaux et à sable la position de Mme la
marquise et de son fils.

Or, dans l'idée de Louaisot, il était chef prédestiné de cette famille,
composée de lui-même, d'Olympe et du petit Lucien.

Et je suis bien loin de dire qu'il n'en arrivera pas à réaliser ce plan.

Il a exécuté, Dieu merci! des tours de force bien plus difficiles.

Il est l'Encyclopédie vivante de la science scélérate.

C'est le docteur, le grand docteur polytechnique du crime!

L'affaire du codicille produisit sur moi un effet de terreur que je suis
incapable d'exprimer. Je me demandai en moi-même à quelles besognes cet
homme-là que rien n'arrêtait ne pouvait pas me destiner, et je trouvai
le courage de fuir.

Il restait entre M. Louaisot et les millions de la tontine d'abord
Joseph Huroux, scélérat comme lui, et qui pouvait, soit d'un coup de
couteau, soit à l'aide d'une pilule, déchirer sa toile d'araignée en
envoyant le vieux Rochecotte dans l'autre monde.

Jean Huroux aurait été alors le _dernier vivant_, et adieu paniers! la
vendange était faite.

Il y avait ensuite Jean Rochecotte lui-même qu'il fallait garder
précieusement, mais dont, en somme, dans un temps donné, il fallait
hériter.

En troisième lieu, entre le vieux Jean et M. Louaisot, il y avait:

1° La famille des comtes de Rochecotte, représentée par le jeune M.
Albert qui venait de perdre son père.

2° La famille Péry de Marannes, représentée par trois têtes: le baron,
la baronne et Jeanne.

Le baron achevait sa vie dans l'ornière où il l'avait versée. La
baronne, attaquée de la poitrine, et minée par le chagrin, ne devait
pas, selon l'apparence, fournir une bien longue carrière.--Mais Jeanne
était toute brillante de jeunesse et de santé.

Il y avait enfin, toujours entre le patron et le trésor, objet de sa
passion, deux personnes qu'il faut bien faire entrer en ligne de compte
pour éclairer le jeu extraordinaire de cet homme:

La marquise Olympe qu'il tenait par l'enfant, mais dont la fière nature
était susceptible de révolte, et M. Lucien Thibaut pour qui la même
Olympe conservait au fond de son coeur un amour entêté et--selon M.
Louaisot--absolument inexplicable.

Moi, telle n'est pas mon opinion. Je comprends très bien l'obstination
d'une sympathie enfantine qui a pour objet un homme remarquablement
beau, noble d'intelligence, grand de coeur et n'ayant contre lui qu'une
candeur de caractère qui peut inspirer de la pitié à M. Louaisot mais
caresser au contraire ce qu'il y a de tendre dans l'imagination d'une
femme.

Je raisonne, moi aussi, et Stéphanie m'aide: Mme la marquise de
Chambray, étant donnés le secret de son adolescence, les douleurs, les
dangers de sa jeunesse, devait laisser précisément son coeur aller vers
ce rêve d'amour pur qui, pour elle, s'appelait Lucien Thibaut....

Quoi qu'il en soit, M. Thibaut, à son insu, était dans l'affaire.

Son nom se trouvait couché sur la liste des obstacles vivants qui
gênaient la mécanique de M. Louaisot.

Mais en même temps, comme le fils d'Olympe lui-même, il pouvait être
utile en qualité de mors à fourrer dans la bouche de la belle révoltée.

Aussi Louaisot, donnant les cartes d'une main sûre, a servi parfois des
atouts à ce pauvre M. Thibaut, qui jouait à l'aveuglette.

Et maintenant que penser d'Olympe, ce miraculeux trésor de beauté?
Faut-il la plaindre comme une martyre? Faut-il l'exécrer comme la
principale complice du bourreau?

Voilà qui passe un peu ma philosophie.

Il y a de ceci et de cela dans son fait.

Louaisot reçut un jour des mains de Mme Barnod mourante, cette enfant
chez qui toutes les généreuses passions étaient en germe.

Il fit évidemment plus que la flétrir. Il la perdit.

J'ai surpris dans ce temps-là des lambeaux de leur correspondance.

Louaisot était le maître, Olympe était l'élève.

Élève qui combattait, c'est vrai, les tendances empoisonnées de son
professeur, mais qui ne refusait pas d'apprendre de lui cette escrime
dont on se sert pour parer les coups du monde.

Du monde qu'on lui avait représenté comme une immense caverne de
brigands.

Olympe possédait des talents qui salissent. Je n'en citerai qu'un:
Olympe avait plusieurs écritures; j'ai vu de ses lettres tracées de la
main gauche....

Cette éducation diabolique devait porter ses fruits.

Un jour, poussée par la jalousie qui devenait torture, Olympe, pour tuer
sa rivale, profita d'un crime commis et commit un autre crime, plus
grand peut-être: elle favorisa l'erreur des juges dans une cause où il
s'agissait de vie ou de mort.

Oui, ce crime-là est, à mes yeux, plus grand même que le brutal
assassinat!

S'arrête-t-on dans cette voie?

On essaye quelquefois. Olympe a eu de cruels remords.

Mais elle ne s'est pas encore arrêtée.

Il me reste à parler du fils d'Olympe, le petit Lucien, et de Fanchette,
avant de reprendre ces récits dramatiques qui ne sont autre chose que
le procès-verbal de faits accomplis.

Deux mots seulement:

L'enfant de la nuit de Noël grandit. Il marche vers l'adolescence. C'est
une charmante et douce créature qui _aime son père_ jusqu'à l'adoration.

Son père, c'est Louaisot.

Quant à Fanchette, la soeur aînée de Jeanne Péry, femme Thibaut, la main
du patron doit être là-dedans pour beaucoup ou pour peu.

Elle devint jeune fille. Elle avait 600 francs de pension qui lui
étaient servis, Dieu sait comme, par le baron Péry, son père.

Le baron l'aimait énormément, à ce qu'il disait, et l'abandonnait du
meilleur de son coeur. Il la faisait dîner quelquefois au restaurant et
je ne pense pas qu'il l'inondât de morale au dessert.

Fanchette était toujours marchande de plaisirs. C'était une intelligence
assez remarquable. Elle s'était fait toute seule une manière
d'éducation. Beaucoup plus tard, je l'ai vue dame un instant.

Et par l'apparence c'était une vraie dame.

M. Albert de Rochecotte avait tort quand il disait, comme cela a été
rapporté dans l'acte d'accusation:

«On n'épouse pas Fanchette.»

Si fait vraiment. Il y a des Fanchette qu'il faut relever et épouser.
Quand on meurt pour avoir payé avec une moquerie la tendresse d'une
jeune fille, c'est bien fait, M. le comte! Je ne vous plains pas.

Fanchette était encore marchande de plaisirs quand Albert de Rochecotte
la vit et l'aima.

La rencontra-t-il par hasard, ou par les soins de M. Louaisot, qui
prenait les mécaniques de loin, nous le savons, ou bien par l'imprudence
de ce vieil étourneau de baron? Je l'ignore....




Septième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire

Du sang et des fleurs




Avant-propos


Ce titre-là a l'air prétentieux, mais il est encore bien loin de dire
tout ce qu'il y aura dessous. C'est ici comme chez Nicolet, toujours de
plus carabiné en plus carabiné! Le mérite n'en est pas à moi, mais aux
événements dont je suis le fidèle rapporteur.

Je n'ai rien contre les romanciers, mais je ne peux m'empêcher de dire
ceci: les histoires inventées par le hasard sont autrement originales
que les rengaines prétendues habiles qu'on pipe en fouillant cette hotte
creuse que ces messieurs appellent leur imagination. Attrape!




I

La Couronne


J'ai omis à dessein de parler d'une visite que le patron fit à la
Salpêtrière, quartier des folles, pendant notre premier voyage de Paris.
Je désirais ne mentionner cette circonstance qu'au moment voulu, crainte
qu'elle ne fût oubliée par le lecteur.

On sait que M. Louaisot affichait la prétention de tout connaître et
d'être plus savant que les almanachs. Je pense bien qu'ici il avait son
idée. Il cherchait un rouage pour sa mécanique, ou plutôt un outil:
_l'outil qui tue_.

Le diable sema un instrument sur son chemin, et vous pensez que M.
Louaisot ne le laissa pas traîner.

Il y avait à la Salpêtrière une folle nommée Laura Cantù. Elle était née
à Paris, malgré son nom italien, mais ses parents venaient de Catane en
Sicile.

Son père et sa mère étaient morts.

On l'appelait la Couronne. Voici pourquoi: elle s'évadait très souvent,
malgré la surveillance spéciale dont on l'entourait, on peut même dire
qu'elle s'évadait quand elle voulait, par suite d'un merveilleux don
d'agilité qu'elle avait. On prétendait qu'elle était veuve d'un
saltimbanque et ancienne danseuse de corde elle-même.

Dès qu'elle était libre elle volait. Cela lui était d'autant plus facile
qu'elle avait une physionomie douce et remarquablement honnête.

Avec le produit de ses vols, elle achetait des fleurs qu'elle arrangeait
en couronnes pour les porter au cimetière,--non point sur une tombe
aimée ou tout au moins connue d'avance, mais sur n'importe quelle tombe,
pourvu que le gazon d'alentour recouvrit le corps d'un enfant.

C'était là sa folie. Elle disait qu'on lui avait pris son petit enfant
pour le mettre dans la terre, et elle voulait couvrir la terre de
fleurs.

Laura Cantù ou la Couronne pouvait avoir vingt-cinq ans. Elle était
assez grande et trop mince, à cause de sa maigreur, mais vous n'avez pas
vu souvent de taille plus gracieuse que la sienne. Elle prenait tout
naturellement des poses charmantes et la souplesse inouïe de son corps
donnait à ses mouvements une harmonie singulière.

Elle avait dû être jolie tout à fait. Ses traits pâlis et flétris
retrouvaient encore de la beauté dans le sourire. Je l'ai vue plus d'une
fois dans sa pose indolente et qu'un peintre eût voulu saisir, bercer le
vent dans ses bras vides, tandis que ses grands cheveux noirs tombaient
comme un voile sur son visage reposé dans un rêve.

C'était son rêve qu'elle berçait en chantant sur un air lent et triste
une chanson interminable qui commençait ainsi:

    _Le petit enfant_
    _Sourit, dans ses langes,_
    _C'est qu'il voit les anges.--_
    _Le soleil couchant_
    _À des yeux étranges...._

    _Le petit enfant_
    _Se plaît sur la terre_
    _Auprès de sa mère.--_
    _J'ai pleuré souvent_
    _La nuit tout entière...._




II

Une pièce de la mécanique Louaisot


M. Louaisot, en ce temps-là, étudiait surtout la phrénologie. Que
n'étudiait-il pas? Il disait que lui, M. Louaisot, avait toutes les
bosses du fameux diplomate M. de Talleyrand-Périgord, et que moi je
n'étais pas beaucoup mieux monté qu'un singe ouistiti.

La phrénologie, toujours selon lui, était pour beaucoup dans sa visite à
la Salpêtrière. Il me parla de la Couronne pendant toute une semaine et
finit par me la mener voir.

Je la trouvai telle que je l'ai décrite, assise sur l'herbe, dans le
bosquet.

Quand nous lui parlâmes, elle ne nous répondit point.

Son regard, qui passait à travers les boucles ruisselantes de ses
cheveux, avait une douceur infinie. Elle se laissa palper le derrière de
la tête. M. Louaisot me montra, vers la nuque, la bosse qui était cause
de son amour passionné pour les enfants, et derrière les oreilles, deux
autres bosses qui la prédisposaient fatalement à tuer.

Elle se mit à bercer et à chanter pendant cela:

    _Le petit enfant_
    _Aimait sa demeure,_
    _Dans le ciel il pleure.--_
    _L'écho lentement_
    _A murmuré l'heure...._

Tuer! Cette pauvre créature! Sa voix me remuait le coeur.

Une gardienne nous dit:

--Elle est bien tranquille aujourd'hui, mais hier elle a sauté de cette
branche que vous voyez là-haut dans le grand marronnier. Heureusement
qu'elle a manqué son élan et qu'elle est retombée de ce côté-ci du mur,
car elle aurait porté l'argent des voisins au cimetière!

--Est-elle méchante? demanda Louaisot.

--Des fois, mais pas souvent. Elle dit qu'on voulait faire danser son
petit sur la corde quand il était encore trop jeune. Plus on les fait
danser petits, plus ça attire la foule. Alors, il tomba et se cassa.
Elle cherche toujours l'homme qui fit ce coup-là et si elle le trouve
jamais, gare à lui! Vous ne savez pas comme elle est forte!

La Couronne berçait le vide et chantait:

    _Le petit enfant_
    _À la tête ronde,_
    _Souriante et blonde.--_
    _L'eau coule en chantant_
    _Sa chanson profonde...._

Cette chose-là une fois écrite ne sonne plus. Il aurait fallu entendre
la Couronne elle-même.

--Il n'y a pas bien longtemps, reprit la gardienne, il vint un visiteur
qui déplut à une de nos vieilles, je ne sais pas pourquoi. Elles ont de
la malice comme des démons. La vieille alla trouver la Couronne qui
était à bêcher son petit cimetière là-bas au bout du bosquet et lui
montra le visiteur en disant:

--Le voilà! celui qui a tué l'enfant!

La Couronne ne fit qu'une demi-douzaine de bonds pour traverser tout cet
espace que vous voyez. Elle tomba sur le malheureux monsieur comme une
tigresse. Ah! Ah! vous ne l'auriez pas reconnue! Le diable était dans
ses yeux! Ses cheveux se hérissaient. On entendait ce qui râle dans la
gorge des bêtes féroces. Le pauvre monsieur ne mourut pas sur le coup,
mais les médecins disent qu'il n'en relèvera pas....

Le patron cligna de l'oeil en me regardant. Simple histoire d'avoir
raison en phrénologie.

--Elle a donc un petit cimetière à elle? demanda-t-il.

--Si vous voulez lui payer quelques fleurs, vous allez bien voir.

La gardienne vendait des fleurs, à cause de la folle, comme elle aurait
vendu des petits pains si elle eût gardé, de l'autre côté du boulevard,
les ours du jardin des Plantes. Le patron acheta un bouquet qu'il jeta
sur les genoux de Laura.

Celle-ci ne leva même pas les yeux. Elle se mit tout de suite, avec une
activité incroyable, à fabriquer une couronne qui fut achevée en un clin
d'oeil. En travaillant, elle égrenait les couplets de sa chanson.

Dès que la couronne fut achevée, elle se leva, et sans nous accorder la
moindre attention, elle se dirigea, de son pas indolent et gracieux,
vers l'une des extrémités du bosquet. La gardienne nous dit:

--Elle ne remercie jamais. Dans son idée, c'est le bon Dieu qui lui
envoie les fleurs. Elle va remercier le bon Dieu là-bas.

Nous la suivîmes. La gardienne continuait.

--Ce n'est pas qu'elle aime le bon Dieu, il lui a pris son enfant; mais
elle le craint parce qu'il a son enfant.

La Couronne s'arrêta tout au bout du bosquet devant un petit tertre
gazonné qu'elle avait dû élever elle-même. Il y avait une pierre plate
et une croix.

Elle mit la guirlande au bras de la croix qui avait déjà des fleurs,
puis elle s'agenouilla et colla ses lèvres contre la terre.

J'avais le coeur plein.

En rentrant chez nous, le patron me dit:

--Tout peut se placer, même cette bonne femme-là: la mécanique a une
pièce de plus.




III

La petite Pologne


Quelques semaines après, je fus l'homme le plus étonné du monde en
voyant arriver chez nous Laura Cantù en costume très décent et l'air
aussi posé qu'une dame de charité.

Le patron était absent. Je la fis asseoir dans le bureau. Elle me dit
avec beaucoup de calme qu'elle était la Couronne, une folle de la
Salpêtrière et qu'elle s'était évadée tout exprès pour venir trouver M.
Louaisot de Méricourt qui devait lui vendre des renseignements sur
l'homme qui avait tué son pauvre petit enfant.

Louaisot avait dû la travailler déjà depuis notre visite.

Laura Cantù me raconta quelques bribes de sa mélancolique histoire. Il y
avait en elle une poésie douce qui charmait. Je fus obligé de la quitter
pour aller à un autre client.

Elle fit, pendant mon absence, deux couronnes avec les fleurs qui
étaient dans les vases de la cheminée.

Et quand je revins, elle me dit qu'elle allait avoir une grosse brassée
de roses avec deux louis qu'elle avait volés dans une maison de l'avenue
d'Italie. Elle comptait bien prendre le temps de porter ses fleurs au
Père-Lachaise avant de rentrer à la Salpêtrière.

Car elle ne s'échappait pas pour autre chose que pour visiter les
cimetières. Elle rentrait toujours.

Franchissons maintenant les mois et les années. Arrivons au moment où
séparé de M. Louaisot déjà depuis longtemps, je continuais néanmoins
d'éclairer sa conduite, poussé par un sentiment de curiosité
irrésistible.

On n'assiste pas au prologue d'un tel drame sans rester mordu par le
besoin d'en connaître le dénouement.

Jean Rochecotte-Bocourt, l'un des deux survivants de l'association
tontinière établie plus de quarante ans en ça entre les cinq
fournisseurs du pays de Caux, était maintenant un vieillard souffreteux,
tout tremblant de corps et d'esprit qui végétait dans un état de
perpétuelle terreur.

Il avait quitté la Normandie quelques mois après la mort du troisième
tontinier, et je suppose que M. Louaisot n'était pas étranger à cette
fuite.

Car, en s'expatriant, le vieux Jean fuyait positivement le terrible
voisinage de Joseph Huroux.

L'étude Pouleux était toujours dépositaire des fonds de la tontine, qui
dépassaient désormais de beaucoup quatre millions, puisque la troisième
période de quinze années était entamée.

Me Pouleux n'avait pas les mêmes raisons que Louaisot pour tenir la
dragée haute à Joseph Huroux qui avait maintenant une chance sur deux
d'entrer en possession du trésor: une très grosse chance contre une très
petite, car il était bien portant, malgré ses excès, et le vieux Jean ne
tenait plus sur ses jambes.

En outre, Joseph Huroux passait pour avoir un moyen à lui d'amender les
tables de mortalité, et le vieux Jean, à cet égard, n'était plus capable
de lui rendre la monnaie de sa pièce.

Aussi Me Pouleux s'était-il fait sans scrupule aucun le banquier de
l'ancien mendiant qui ne gueusait plus et courait les foires et
assemblées, aussi cossu que pas un marchand de boeufs.

Plus Joseph Huroux vieillissait, et mieux il buvait. Quand il avait bu,
il se posait en gros capitaliste, comme si déjà la clef de la caisse
tontinière eût été dans la poche de côté de sa peau de bique.

Seulement, il avait la fanfaronnade normande, et ne disait jamais rien
qui pût compromettre ni le passé ni l'avenir.

Le vieux Jean, pauvre et malade, n'aurait pas duré beaucoup en face de
ce robuste matador qui avait déjà de terribles ressources au temps de sa
misère, et qui aujourd'hui faisait sonner des poignées de pièces de cent
sous dans son sac.

Mais, aux faibles, il reste la Providence. Ici, la Providence eut la
bizarre idée de marcher dans les grands souliers crottés de M. Louaisot,
qui donna au pauvre vieux Jean les moyens de venir à Paris.

M. Louaisot l'aurait mis bien volontiers dans sa propre maison, mais le
vieux Jean avait défiance. Les gens de campagne se croient plus en
sûreté dans la solitude qu'auprès d'un chrétien de certaine espèce.

Je partage un peu leur avis.

On chercha donc tout bonnement un trou pour bien cacher le vieux Jean.

Dans la rue du Rocher, à quelques centaines de pas de la barrière
Monceaux, il y avait alors une petite allée humide et tortueuse, qui
courait entre deux grands murs et rejoignait d'immenses terrains vagues,
où le quartier de Laborde a été bâti depuis.

Cela confinait à la Petite-Pologne, forêt de Bondy parisienne, aussi
célèbre jadis que le furent plus tard les Carrières d'Amérique.

Ce lieu s'appelait la plaine Bochet. Bien peu de gens savaient son nom.

Au bout de la ruelle, il y avait une masure en complet désarroi,
entourée, comme une tombe, d'un terrain de deux mètres en tous sens.
Elle avait appartenu à un rétameur qui travaillait en ville et ne venait
là que pour dormir.

On y installa le bonhomme Jean Rochecotte.

De prix d'achat, ce palais coûta cinq cents francs, et le vieux vécut là
au milieu de son futur domaine, car il devait acquérir bien peu de temps
après tous les terrains et toutes les maisons qui entouraient sa misère.

Ce ne fut pas moi qui le cherchai. Vous allez voir que ce fut lui qui
vint à moi, car je nichais dans une hutte encore plus misérable que la
sienne, faite avec une douzaine de planches pourries et de vieux volets,
dont la location me coûtait quatorze sous par semaine, payables dix
centimes chaque soir.

Je succédais à un tueur de rats qui avait fait banqueroute.

Moi, dans ma hutte, je n'avais même pas d'entourage comme au cimetière,
et quand mes pieds s'allongeaient en dormant, ils passaient à travers
mes murs.

Ce fut là que je commençai la rédaction de mes oeuvres littéraires.

J'avais vu M. Louaisot venir plusieurs fois dans le taudis du vieux Jean
qui m'inspirait une certaine envie par le confortable dont il jouissait.
On lui avait installé un poêle de fonte et il faisait sa soupe en plein
air, vêtu d'un manteau de chasseur d'Afrique qui m'aurait été comme un
gant.

Avec ce même petit manteau gris d'ardoise, dont les déchirures étaient
très bien recousues de fil blanc, il allait, le matin, chercher son sou
de lait dans la rue du Rocher sous une porte cochère. Pour tout dire
enfin, il prenait son café le soir avec une larme d'eau-de-vie.

Auprès de moi, c'était un gros bourgeois.

On pense si je guettais M. Louaisot! Je l'avais reconnu dès sa première
visite. Mais on devine en même temps quelles précautions je prenais pour
n'être point vu de lui.

En vérité, ce n'était pas difficile. Les pentes des Montagnes Rocheuses
ne peuvent pas être plus sauvages ni plus accidentées que ne l'étaient
les abords de mon domaine.

C'étaient partout des décombres, d'immenses tas de plâtras, des steppes
de cette grande vilaine herbe bleuâtre qui croit sans culture, dans tous
les terrains vagues de Paris.

On aurait mis là-dedans du chevreuil! Et j'avais arrangé--car mon goût
pour la poésie a résisté à tous mes malheurs--un petit jardinet entre
trois pans de mur en ruines, où je cultivais des chrysanthèmes arrachés
sur les talus des fortifications, des pissenlits, deux pieds de digitale
et même un lilas, ramassé dans les rebuts du marché aux fleurs. Il était
devenu superbe, mon lilas,--comme ces condamnés de la médecine qui ont
le tort de reprendre et d'engraisser à la barbe de la faculté.

Un jour que j'étais à mon travail d'auteur, je vis M. Louaisot déboucher
de l'allée avec une jeune femme, et du premier coup d'oeil je reconnus
la folle de la Salpêtrière: Laura Cantù, dite la Couronne.

Elle allait derrière lui, ou plutôt autour de lui comme un enfant qui
joue en marchant. Elle cueillait des herbes et quelques pauvres vilaines
fleurs.

Parfois, d'un bond de chamois, elle franchissait un décombre--ou bien
grimpait sur une ruine--pour voir de plus loin.

D'où j'étais, je la trouvais toute jeune: l'air d'une fillette.

Le bonhomme Jean prenait le soleil sur le pas de sa porte.

Dès que Laura l'aperçut, elle courut à lui. Il se trouvait que la pauvre
créature aimait les vieillards presque autant que les enfants.

Elle bondit sur les genoux de Jean Rochecotte et s'y blottit, caressante
comme si elle eût trouvé là le sein de son père.




IV

L'outil est-il bon?


Je ne sais pas ce que se dirent le vieux Jean et le patron. J'étais bien
trop loin pour les entendre causer mais il fut évident pour moi que M.
Louaisot apportait une communication à la fois importante et fâcheuse,
car le vieux se prit bientôt à trembler de tous ses membres.

Il n'y aura pas beaucoup de dialogue dans le drame qui va suivre,
puisque mes oreilles m'étaient inutiles. J'espère cependant rendre les
scènes aussi claires pour le lecteur qu'elles le furent pour moi qui
assistai, toute cette journée durant, à une véritable pantomime.

Louaisot ne resta pas plus d'un quart d'heure. En s'en allant, il laissa
Laura endormie aux pieds du vieillard qui la regardait avec un espoir
mêlé de terreur.

Je traduisais déjà l'expression de cette physionomie ravagée. Elle me
semblait dire:

«Est-ce bien vrai que cette pauvre fille soit en état de me porter
secours?»

Mais le véritable mot de l'énigme me fut donné une heure environ après
le départ de Louaisot.

Le bonhomme s'était assoupi à son tour. C'était vraiment une misérable
créature, sa tête pendait sur sa poitrine creuse, laissant saillir les
os de sa nuque, dentée comme une scie.

Un coup de poing aurait brisé cela comme verre.

Tout d'un coup, je vis paraître au bout de la ruelle une peau de bique,
un brûle-gueule et un nez couleur de tomate.

Jamais je n'avais vu Joseph Huroux. J'ignorais même qu'il fût en état de
se payer une toilette aussi étoffée.

Et pourtant je le reconnus tout de suite, comme si quelqu'un l'eût nommé
derrière moi.

Ma pensée marcha aussitôt. Je ne dis pas mon imagination, j'en manque
absolument; je dis ma pensée: ce qui chez nous devine et déduit par le
calcul.

Que venait faire là l'ancien mendiant, si véhémentement soupçonné
d'avoir guéri de leur misère les trois premiers membres de la tontine?

Ceci n'était pas même une question pour moi.

Joseph Huroux venait rendre au vieux Jean le même service qu'il avait
déjà rendu successivement à Jean-Pierre Martin, le bedeau, à Simon Roux,
dit Duchêne le déserteur, et à Vincent Malouais, le maquignon.

Mauvaise figure, du reste, ce Joseph Huroux, et qui disait assez bien
son dessein.

Mais comment était-il là? Le trou du bonhomme ne pouvait, en vérité,
passer pour une cachette facile à découvrir.

Le vieux Jean ne sortait jamais, sinon dans un petit périmètre de cent
cinquante mètres au plus pour se procurer ses aliments et son tabac. Son
chauffage, il le ramassait dans le désert qui environnait nos deux
huttes, la sienne et la mienne.

Et même, quand une de mes planches laissait tomber ses coins moisis, il
ramassait le bois pour le brûler.

Un limier de Paris, un vrai limier serait venu ici peut-être tout
justement parce que personne n'y venait, mais un bouledogue campagnard!

Non. Ce devait être M. Louaisot qui avait attiré là Joseph Huroux par
son industrie.

La présence de Laura,--l'outil,--donnait pour moi à cette supposition le
caractère de l'évidence.

M. Louaisot avait pris les devants, parce que l'homme à la peau de bique
l'inquiétait. Ce n'était pas, après tout, un adversaire méprisable. Il
avait fait trois fois ses preuves.

Un coup d'heureuse chance pouvait lui fournir beau jeu pour la partie
suprême. Avec beau jeu, il devait gagner. Et alors, le plan de M.
Louaisot, qui avait déjà coûté si cher, était ruiné à jamais.

Il n'était pas dans la nature du patron de s'en rapporter au sort. Lui
qui trichait toujours, pourquoi aurait-il mené loyalement cette partie
d'où dépendait tout son avenir?

Il avait, comme à l'ordinaire, voulu choisir son terrain, son heure et
ses armes.

Il avait amené Joseph Huroux ici--lui-même.

Ici, où le piège était tendu.

J'allais voir la lutte, moi, la plume derrière l'oreille et commodément
assis sur la bûche qui me servait de fauteuil à la Voltaire.

Je ne sais pas si mon admiration pour ce roi des coquins me rend
partial, mais je suis bien forcé d'avouer qu'ici encore sa combinaison
me paraît mériter les plus grands éloges.

Rien que le choix de l'outil trahit la main d'un maître.

Voici un scélérat campagnard qu'on a été pêcher dans son cabaret
d'habitude, là-bas, au fond du pays de Caux pour lui dire:

«L'homme que tu cherches et qui vaut pour toi une demi-douzaine de
millions est à Paris.»

Ce n'est pas mal, mais cela rentre dans les moyens vulgaires.

Le rustre part. À Paris, il cherche et ne trouve pas. On le prend par la
main et on le conduit au seuil de la cachette.

Ça devient plus original. Il y a en effet, là, une difficulté.

Pour tendre une embuscade à l'ennemi, il faut des soldats. Et l'ennemi,
quand il s'appelle Joseph Huroux, ancien mendiant à besace du pays
cauchois, a un flair capable de dépister le gendarme à trois lieues à la
ronde.

D'ailleurs, dans notre cas spécial le gendarme n'est bon que pour
arrêter, empêcher, il ne tranche pas la question de survivance, qui est
la principale.

Tout est donc dans le choix du soldat qui va garder ce vieil homme,
inhabile à se garder lui-même.

Tout est dans le choix de l'outil.

Or voici un outil qu'on ne voit pas, une arme qui n'a pas l'air d'une
arme: une gracieuse jeune femme dont l'indolence ne peut qu'ajouter aux
embarras du vieillard.

Le rustre peut approcher sans défiance. Tout au plus lui en coûtera-t-il
deux coups au lieu d'un, et il n'est pas à cela près.

Ah! certes, la trappe est bien tendue. C'est une arme invisible,
celle-là.--Reste à savoir si elle est assez fortement trempée pour
remplacer les armes qui se voient.

C'est à peine si Joseph Huroux se montra au bout du mur qui fermait
l'extrémité de la ruelle, débouchant dans la plaine Bochet.

Je dis _fermait_ parce que la ruelle venait sur nous de biais. Pour se
cacher il suffisait de faire un pas en arrière.

Joseph Huroux avait un chapeau de cuir rabattu jusque sur ses yeux. Il
tenait à la main une monstrueuse cravache dont le cuir était tout pelé,
mais qui devait avoir dans sa pomme une balle pesant au moins une once.

Il regarda le vieux et je vis ses grosses lèvres sourire.

La vue de Laura endormie parut l'enchanter beaucoup moins. Je devinai
sur sa bouche une question qui devait être celle-ci:

--Où diable la vieille bête a-t-il volé cela?

Il réfléchit pendant la moitié d'une minute, puis il disparut.

J'étais sûr qu'il ne s'en était pas allé bien loin.




V

Ce que valait l'outil


Le dimanche, dans ces halliers parisiens plus sauvages que les solitudes
de la Sonora et d'une laideur désolée à laquelle rien au monde ne se
peut comparer, quelques Pawnies de la rue Saint-Lazare, quelques
O-jibbewas de la barrière Monceaux venaient quelquefois vaguer.

On voyait là de pauvres honnêtes familles si peu habituées au vert
qu'elles prenaient les souillures du sol pour de l'herbe, et nos cahutes
pour des chaumières,--on voyait aussi quelques couples prodigieux, don
Juan de retour du bagne et sa dona Anna fourrageant dans cette misère et
essayant de ruiner les ruines.

Mais les jours de semaine, personne! jamais!

On arrivait pourtant dans ce Sahara de deux hectares par trois
différents côtés, la ruelle d'abord, un couloir descendant du boulevard
extérieur ensuite, enfin une sorte de boyau tortueux qui montait de la
rue de Laborde.

Mais excepté le dimanche, où Paris descendrait à la cave plutôt que de
ne pas sortir de chez lui, ces trois défilés semblaient des barrières
infranchissables entre notre barbarie et la civilisation indigente des
alentours.

Le lieu était véritablement propice pour un mauvais coup. Point de
fenêtres donnant sur les terrains. Entre la rue du Rocher, qui était la
plus voisine de nous et nos huttes il y avait toute la longueur de la
ruelle, occupée par deux grands jardins dont les murs avaient vingt
pieds de hauteur.

Je ne crois pas qu'il se fût jamais commis là beaucoup de crimes, mais
c'était parce que personne n'y venait qui valût la peine d'être assommé.

Un soir de dimanche, j'y ai entendu deux philosophes dont l'un disait à
l'autre avec mélancolie:

--S'il venait seulement quelqu'un de trois francs!...

Mais l'autre ne répondit seulement pas à la hardiesse de cette
hypothèse.

Une heure se passa. La Couronne s'éveilla la première. Elle secoua
doucement la main du vieillard qui ouvrit les yeux en sursaut. Il avait
dormi tranquille parce qu'il se sentait gardé, on comprenait cela à la
terreur soudaine que le réveil amenait.

La Couronne demanda à manger, car le vieux entra dans sa maison et en
ressortit avec une tartine de pain et une pomme.

Laura se mit aussitôt à faire son repas.

Il n'y avait pas à s'y tromper, elle était là en sentinelle. Louaisot
avait obtenu d'elle promesse d'y rester un temps donné. Et d'autre part,
il s'était arrangé de façon que Joseph Huroux arrivât pendant qu'elle
faisait faction.

Le patron excellait à ces arrangements presque puérils et fournissant
des conséquences tragiques.

Dès que la Couronne eut achevé son repas qu'elle prit, accroupie,
mangeant tour à tour une petite bouchée de pain et une petite bouchée de
pomme, elle sauta sur les genoux du vieux Jean et l'embrassa à plusieurs
reprises.

Elle était gaie, elle riait si bruyamment que l'écho de sa joie venait
jusqu'à moi par les trous de mes planches.

Puis elle prit tout à coup sa course à travers les herbes desséchées,
fouillant les maigres broussailles et cherchant je ne sais quoi.

Tantôt elle parlait toute seule, tantôt elle chantait sa chanson.

Je guettais l'embouchure de la ruelle.

Joseph Huroux n'avait point reparu.

Le soleil s'était couché derrière les maisons lointaines de la rue de la
Bienfaisance dont les derrières bordaient le terrain du côté de l'ouest.

Le brun de nuit approchait.

Laura se mit à bercer le cher petit fantôme que son rêve mettait entre
ses bras si souvent. Aux lueurs du crépuscule vous eussiez dit la jeune
mère heureuse qui presse contre son sein l'espoir bien aimé de sa vie.

Elle était belle et douce comme l'amour des madones.

En berçant, elle chantait. Elle vint si près de ma hutte que j'entendais
sa mélodie plaintive:

    _Le petit enfant_
    _Était dans sa cage_
    _L'oiseau de passage.--_
    _La lune à présent_
    _Est sous le nuage...._

Elle s'interrompit à dix pas de moi pour cueillir un liseron fané.

Et la nature du pacte conclu entre elle et Louaisot me fut
catégoriquement expliquée, car elle dit:

--Il m'a promis de me donner tout ce que je pourrais porter de fleurs!

Voilà pourquoi elle gardait fidèlement sa faction. Pour récompense, elle
aurait de pleines brassées de fleurs; de quoi fleurir beaucoup, beaucoup
de petites tombes.

Elle passa derrière ma cahute:

    _Mon petit enfant,_
    _Où s'en est allée_
    _Ton âme envolée?--_
    _J'écoute le vent_
    _Qui suit la vallée...._

Ce fut le dernier couplet que j'entendis: Laura s'était perdue dans les
décombres.

Le vieux Jean avait repassé le seuil de sa maison.

Mon regard, qui avait quitté un instant l'extrémité de la ruelle, y
revint. Je vis quelque chose de sombre au coin du grand mur.

Cela remuait--et avançait.

La brune était tombée tout à fait, mais je n'avais pas besoin d'y voir.
Je savais quel était cet objet sombre qui semblait glisser vers la
cabane du vieux Jean.

Celui-ci était en train d'allumer sa chandelle. Je venais d'apercevoir
cette lueur rapide qui suit l'explosion d'une allumette chimique.

Il ne devait pas être sur ses gardes.

Tout cela ne me concernait point, et pourtant j'avais la poitrine
serrée.

Ce n'était pas pour les millions. Ces deux vieux hommes jouaient une
partie dont l'enjeu aurait couvert d'or les trois quarts de la plaine
Bochet, mais que m'importait cet enjeu, dont, en aucun cas, je ne devais
avoir ma part?

Ma poitrine se serrait parce que je devinais un couteau sous la peau de
bique de l'ancien mendiant, et parce que ce vieillard tremblotant, qui
ne saurait point se défendre, était mon voisin, mon seul voisin depuis
plusieurs semaines.

Et puis qu'allait faire la Couronne?

Elle était loin. On ne la voyait plus. L'écho de son chant n'arrivait
même pas jusqu'à moi.

Joseph Huroux avançait toujours.

Il était arrivé à un pli de terrain où les herbes avaient eu plus
d'humidité et s'étaient multipliées.

Il avait désormais de quoi masquer son approche.

Je n'aurai jamais honte de ma sensibilité. Cédant à un mouvement
généreux, je soulevai la planche qui me servait de porte et je sortis.

Je pouvais prévenir le vieux sans trop de danger parce que sa cahute
avait une manière de fenêtre qui donnait juste en face de moi et qui se
trouvait ouverte.

Mais je n'eus pas le temps d'accomplir mon dessein.

L'événement marcha comme la foudre.

Au moment où je sortais en prenant les précautions dictées par la
prudence, le vieux Jean qui ne se doutait encore de rien, mais qui
voulait clore sa devanture à l'heure ordinaire, passa sa tête à la
fenêtre, ouverte de mon côté et cria de sa voix chevrotante:

--Hé! là-bas! ma bonne fille, il faut rentrer.

Elle entendit, car son pas remua les herbes à une centaine de mètres
derrière moi. Mais Jean Huroux entendit aussi. Il avait avancé bien plus
que je ne croyais à l'abri de la coulée. Je le vis se dresser à vingt
mètres tout au plus de la porte du vieux Jean.

Celui-ci l'aperçut en même temps que moi. Il était debout au seuil de sa
porte et tenait la barre à la main. Je suppose qu'il reconnut son mortel
ennemi, car il jeta la barre dont il n'avait plus le temps de se servir
et, faisant le tour de sa cabane, il s'enfuit vers ma hutte. On
entendait le râle de terreur qui s'échappait de sa gorge. Pourtant, il
n'avait pas perdu son sang-froid, car en courant, il criait:

--Laura, ma fille! c'est lui! au secours!

C'était encore un rude gaillard que ce Joseph Huroux.

Il avait dépouillé sa peau de bique pour mieux aller et il faisait des
enjambées de loup.

Moi, j'avais laissé retomber ma planche. Mon taudis avait bien assez de
trous sans cela.

La Couronne venait, mais elle ne se pressait pas. Le vieux n'avait pas
encore prononcé le mot sacramentel.

Et il faillit bien ne pas le prononcer, car Joseph Huroux gagnait
terriblement.

Au risque de radoter, je répète qu'on était ici aussi loin de tout
secours, quoique dans Paris, et aussi à l'aise pour commettre un meurtre
que si une forêt vierge vous eût entouré à dix lieues à la ronde. Huroux
atteignit Jean au moment où celui-ci passait devant ma hutte. Jean
venait de butter et de tomber.

Ce fut ce qui le sauva, car en tombant et probablement sans le savoir,
il prononça le mot-talisman.

--Viens! s'écria-t-il avec détresse, voilà l'homme! celui qui a tué le
petit enfant!

Quelque chose de plus rapide qu'un cerf au plus fort de sa course passa
devant ma hutte. À travers les planches, je sentis le vent de ce
projectile humain. C'était la Couronne qui bondissait.

Jean Huroux, saisi à la gorge, poussa une clameur étranglée.

Il y eut une lutte courte, pendant laquelle je vis la folle s'enlacer
comme un serpent autour de ce gros corps aux formes athlétiques. Puis la
folle se mit à gambader de ci de là, tandis que Joseph Huroux gisait la
face contre terre. L'outil était bon.

Le vieux Jean se releva péniblement. Quand il fut debout, il redressa
ses reins que toujours j'avais vus courbés, et d'une voix que je n'avais
jamais entendue, il dit:

--_Je suis le dernier vivant!_

J'attendais le patron.

Le patron vint avec sa charge de fleurs que la Couronne emporta en
triomphe.

Celle-là n'était pas embarrassée pour entrer au cimetière après la
fermeture des grilles. La hauteur des murailles ne l'inquiétait point.

M. Louaisot voulut prendre avec le vieux Jean son ton ordinaire, mais
celui-ci ne le permit point.

--Mon brave M. Louaisot, lui dit-il, gardons nos distances, s'il vous
plaît. Je ne refuse pas de vous prendre pour mon homme d'affaires: vous
savez votre métier, vous ferez les diligences voulues pour que les fonds
de la tontine me soient immédiatement délivrés. En attendant, quoique je
sois bien innocent du meurtre de cette bête brute, on pourrait m'en
accuser, à cause du grand intérêt que j'y avais. Si vous voulez traîner
le cadavre jusqu'au bout de la ruelle qui va place Laborde, il y a là un
cabaret mal famé dont le voisinage expliquera au besoin la fin violente
de Joseph Huroux. Attendez, si vous voulez, que la nuit soit plus noire.
Ici, nous n'avons pas à craindre la curiosité des passants, et mon
voisin, mon seul voisin--il parlait de moi,--ne rentre guère que vers
dix heures. S'il s'était trouvé là, malheureusement, nous aurions été
obligés de nous occuper de lui.

--Vous êtes sûr qu'il n'y est pas? demanda Louaisot. On juge si j'étais
sur un lit de roses!

J'avais une sortie de derrière, ou plutôt chaque planche de mon taudis
pouvait être poussée et servir de porte.

Je n'attendis même pas la réponse du vieux Jean. Je fourrai mes papiers
sous ma pèlerine, et je me glissai dehors.

Il était temps. Le vieux Jean répondit:

--On peut toujours voir.

Et, sans plus de façon, le patron entra chez moi en poussant ma porte
d'un coup de pied.

Je m'étais blotti dehors dans une brousse qui avait prospéré à l'abri du
mur, et je ne bougeais pas plus qu'un lapin dans son terrier.

Il n'y est pas, dit le patron, mais....

--Il s'interrompit pour respirer fortement et acheva:

--Oui, de par le diable! Je connais cette odeur-là: c'est du gibier à
moi!

Je ne sais pas si j'ai noté parmi les qualités naturelles de M. Louaisot
le flair qu'il avait: un flair qui valait celui d'un limier. Je l'ai vu
dix fois, à Méricourt, me dire le nom du client qui l'avait attendu en
fumant sa pipe dans la cuisine. Et cela sans jamais se tromper.

--Comment s'appelle votre voisin, puissant et respectable millionnaire?
demanda-t-il au vieux Jean.

--Est-ce que je sais le nom d'une pareille espèce! répondit le bonhomme,
prenant pour sérieuse la formule ironique du patron.

--L'avez-vous vu, au moins, noble capitaliste?

--Deux ou trois fois, oui.

--Est-il grand ou petit?

--Il est haut comme ma botte.

--C'est bien cela. Je vais passer la nuit chez vous, tant pour porter ce
qui reste de Joseph Huroux à une distance convenable que pour établir
une souricière où se prendra votre avorton de voisin. J'ai un compte
personnel à régler avec ce moucheron-là.

Mais le compte ne fut pas réglé. Pendant que M. Louaisot allait chercher
de la lumière dans la cahute du vieux, je gagnai au large en rampant
comme un sauvage. Du coup, je perdis mon mobilier, car je ne suis jamais
rentré depuis dans mon domicile de la plaine Bochet.




Neuvième ouvrage de J.-B.-M. Calvaire

Le dessous des cartes dans l'Affaire des ciseaux


Cette affaire-là, je la connais comme ma poche. Je ne vais pas m'amuser
à repasser tout ce que les journaux ont dit, mais il y a beaucoup de
choses que personne n'a pu dire, parce que tout le monde les ignore,
excepté le patron et moi.

Et encore une belle dame à qui je puis donner un nom, grâce à mon
système de pseudonymes raisonnés analogiques: la marquise Ida de Salonay
(Olympe de Chambray).

Quand un outil est bon, c'est le cas de ne pas le jeter de côté après
s'en être servi une fois. Louaisot avait une besogne encore plus
importante que l'exécution de Joseph Huroux. En définitive, il y avait
vingt moyens d'éloigner l'ancien mendiant de son chemin.

Le genre de vie de Huroux rendait explicables tous les genres de mort
violente.

Il n'en était pas de même du jeune comte Albert de Rochecotte et de
Jeanne Péry. Tous les deux devaient disparaître puisque tous les deux
barraient la route, mais ici, un double meurtre, accompli dans des
circonstances ordinaires, aurait donné naissance à de trop faciles
soupçons.

Car on commençait à parler du dernier vivant de la tontine normande et
de ses héritiers présomptifs. Bien des gens savaient l'ordre légal dans
lequel venaient les têtes aptes à succéder: Rochecotte premier, Péry de
Marannes second, marquise de Chambray troisième. (Celle-ci du chef du
jeune marquis Lucien de Chambray, son fils mineur.)

Il s'agissait d'apporter ici des raffinements tout particuliers. La mort
devait jouer un jeu savant.

La maxime: _reus is est cui prodest crimen_[3] qui, dans le cas d'une
double disparition, devait peser si lourdement sur la marquise Olympe,
pouvait-elle être retournée à son avantage? la couvrir, en quelque sorte
comme une irrécusable preuve d'innocence?

[Note 3: «Celui-là est le coupable à qui profite le crime.»]

Déjà de mon temps, le patron travaillait à résoudre ce problème de haute
algèbre-coquine.

Il avait trouvé cette formule mathématique: _détruire la première tête
par la seconde et la seconde par la loi qui aurait à châtier le meurtre
de la première._

Cartouche et Mandrin étaient en vérité de bien naïfs scélérats à côté de
nos calculateurs modernes.

Car ce problème étant proprement résolu, la troisième ligne devenait
première et pouvait se laver les mains de l'accident qui fauchait les
deux autres.

On dira tout ce qu'on voudra, le patron avait du talent.

Le lecteur peut se souvenir d'une double rencontre que nous fîmes, M.
Louaisot et moi, dans le jardin du Palais-Royal: la petite Jeanne Péry
d'un côté, conduite par sa mère, et de l'autre la petite Fanchette, plus
âgée d'un an, émancipée par l'abandon et la misère, et faisant toute
seule son métier de revendeuse de plaisirs.

M. Louaisot n'avait alors que faire de Jeanne ni de Mme Péry, mais il
s'était donné le soin d'acheter des plaisirs à Fanchette.

Et en le voyant causer avec l'enfant, je m'étais dit tout de suite: Ce
n'est pas pour le roi de Prusse que le patron gaspille ainsi dix sous et
dix minutes!

Cette Fanchette était vraiment une jolie petite fille, résolue et gaie,
qui prenait son sort en joyeuse part.

M. Louaisot, depuis ce jour-là, s'arrangea de manière à ne la plus
perdre de vue, et même quand elle eut monté--ou descendu--en grade,
quand elle fut devenue la maîtresse de cet Albert de Rochecotte dont la
devise était «on n'épouse pas Fanchette», M. Louaisot l'accostait encore
partout où il la rencontrait pour lui donner ou lui demander des
nouvelles du pays.

Ils se traitaient tous deux en amis. Louaisot avait raconté à la jeune
fille qu'il l'avait embrassée autrefois toute petite enfant chez les
bons fermiers des environs de Dieppe.

Il savait leur nom pour avoir eu lui-même affaire à eux--pour le petit
Lucien, le fils d'Olympe. Il rappelait la grande écuelle du père Hulot,
toujours pleine de fort cidre, et les aiguilles à tricoter qui
hérissaient du soir au matin la coiffe de la maman Hulot.

Bref, il prenait juste le diapason qu'il fallait pour avoir le droit
d'appeler Fanchette:

«Ma jolie payse».

À Paris, on a des connaissances comme cela et des amis du même numéro.
Ce sont des familiarités de rencontre qui ne mènent à rien, mais les
gens qui ont une grande quantité de ces relations savent tout.

Le patron était homme à cultiver avec soin un pareil commerce pour s'en
servir à l'occasion, ne fût-ce qu'une seule fois.

Fanchette n'était pas pour lui un _outil de_ premier ordre comme la
Couronne, c'était un de ces objets qu'on use d'un coup: une allumette,
un timbre, un cigare.

Ces choses on les porte quelquefois longtemps sans y toucher. Puis vient
l'heure et on les consomme.

Ce fut Fanchette qui donna au patron, l'heure étant venue, le moyen de
préparer la mise en scène du drame.

Pour cela, cette pauvre Fanchette ne se mit pas en frais. Elle répondit
à une question banale par une parole insignifiante.

Et tout fut dit. Le patron se paya de ses cinq ou six ans d'attente.

Voici la demande de Louaisot et la réponse de Fanchette:

--Est-ce que vous allez demain à la première du _Gymnase_?

--Non, je dîne à la campagne.

Louaisot était prêt. Il cherchait son terrain pour livrer la bataille.
La veille, il avait appris que Jeanne était au couvent de la
Sainte-Espérance. Le matin il avait trouvé un moyen de l'en faire
sortir.

Depuis huit jours il portait dans sa poche la paire de ciseaux de
fabrique anglaise, aux initiales S. W., qu'une main exercée avait
soustraite dans la boîte à ouvrage de Jeanne. Ses canons étaient en
batterie. Il dressa l'oreille à ce mot _campagne_.

--On ne dîne plus bien à la grille de Ville-d'Avray, dit-il au hasard.
Si rien n'avait mordu à l'hameçon il en aurait jeté un autre.

Mais quelque chose mordit, Fanchette répartit:

--Oh! nous n'allons pas à Ville-d'Avray. C'est un anniversaire. Nous
fêtons, Albert et moi, le souvenir de notre premier tête à tête, et il
faut bien choisir pour cela le restaurant où le dîner eut lieu.

--Le nom du temple, s'il vous plaît? demanda Louaisot en riant.

--Nous n'étions pas riches alors. Nous dînâmes aux _Tilleuls_, au
Point-du-Jour. C'est devenu depuis un restaurant très convenable.

--Bon appétit, ma jolie payse!

Si fort qu'on soit, il est impossible de tout faire par soi-même.
Louaisot avait des aides peu nombreux, mais éprouvés, qu'il employait le
plus rarement possible. Je ne lui en ai jamais connu que deux, et c'est
à peine si je les ai vus deux ou trois fois en besogne. L'un de ces
aides était un mauvais sujet du nom de François Riant, ancien garçon de
café. Louaisot rentra chez lui raide comme balle. François Riant fut
appelé, Louaisot lui demanda:

--Connais-tu des garçons aux _Tilleuls_, du Point-du-Jour?

--Berthoud, Laurent et Nicolas, répliqua Riant. Il n'y en a pas des
masses.

--Si tu veux gagner cinquante louis... tu m'entends? cinquante, tu
remplaceras demain de trois heures de l'après-midi à dix heures Nicolas,
Laurent ou Berthoud.

--Lequel?

--Celui qui sert les cabinets.

--Il y en a deux.

--Celui qui sert les meilleurs cabinets.

--C'est Laurent... mais comment faire?

--Laurent a-t-il encore sa mère?

--Oui, la brave femme.

--Où demeure-t-elle?

--À l'Isle-Adam.

--Tu vas partir tout de suite pour l'Isle-Adam.

--Ça se peut. Après?

--À la poste de l'Isle-Adam tu jetteras à la boîte une lettre ainsi
conçue ou à peu près: «Mon cher frère....» Il a des soeurs?

--Trois.

--«Mon cher frère, si tu veux arriver à temps pour voir et embrasser
notre mère...»

--Compris, mais après?

--Après, tu calculeras l'heure où la lettre devra être distribuée, et tu
iras demain, au Point-du-Jour, juste à cette même heure... un peu avant
pour que ta demande soit faite quand la lettre arrivera.

--Demande d'emploi?

--Parbleu! on te refuse d'abord....

--Et puis, on me rappellera quand Laurent aura lu sa lettre. C'est
possible.

--C'est certain. Qu'en dis-tu?

--Je ne dis pas non. Et aux _Tilleuls_, quelle besogne?

--Demain, quand tu seras revenu, avant de partir pour le Point-du-Jour,
tu viendras me voir.

La dernière escapade de la Couronne avait fait grand scandale à la
Salpêtrière. Elle avait passé dehors la nuit tout entière. On l'avait
mise en prison, et la surveillance s'était resserrée autour d'elle.

Mais il y avait déjà bien du temps que cela était passé, et depuis son
aventure de la plaine Bochet, la Couronne avait pris une folie plus
tranquille. L'avis du médecin en chef était que si on pouvait lui éviter
toute excitation, elle serait bientôt en voie de guérison.

Le patron savait cela. Car il continuait de faire à sa _protégée_ des
visites sobres et rares. Les médecins causaient volontiers avec lui. Ils
voyaient en lui un philanthrope et un homme du monde désireux de
s'instruire.

Bien entendu, personne à l'hôpital ne se doutait de la lugubre aventure
qui avait marqué la dernière fugue de Laura Cantù. Le corps de Joseph
Huroux avait été relevé en un lieu où de pareilles épaves ne sont pas
rares. On avait fait autour de lui cette enquête décente et résignée qui
semble conclure toujours ainsi: «Où trouverait-on des pommes, sinon sous
les pommiers?»

Et comme il avait ses papiers sur lui, on l'avait régulièrement mis en
terre.

Au moment où nous sommes arrivés, nul ne se souvenait de cela, et Laura
Cantù moins que personne.

J'ai dit que les batteries de M. Louaisot étaient prêtes. Depuis
quelques semaines en effet, il avait recommencé à agir sur la pauvre
imagination de la Couronne. Il lui parlait à mots couverts d'une rumeur
bizarre qui courait dans Paris: il y avait un démon, ennemi des jeunes
mères, un Vampire qui avait deux existences et qu'il faudrait tuer deux
fois.

La Couronne écoutait cela. Son cerveau travaillait.

Elle gardait le secret comme un conspirateur à qui on a confié l'espoir
de la lutte prochaine....

Dès que François Riant fut parti pour l'Isle-Adam, M. Louaisot se rendit
à la Salpêtrière. Il causa un quart d'heure avec Laura qui était ce
jour-là très calme, avant sa venue.

En la quittant, il lui serra la main et lui dit:

--Voici bien longtemps que le petit enfant n'a eu de fleurs....

Laura s'échappa le soir même par-dessus le mur du préau.

Elle alla droit au logis de la rue Vivienne. Pélagie lui fit un lit dans
sa chambre. Elles parlèrent du Vampire.

Pélagie n'était pas absolument rassurée, mais elle avait ses ordres.

Le lendemain, dès le matin, M. Louaisot mena Laura au cimetière. En
vérité, ce n'était plus une folle: elle savait très bien que son enfant
n'était pas là.

Il ne restait qu'un coin malade dans son cerveau, mais dans ce coin
vivait la manie terrible et sanguinaire.

Ce fut le long des allées qui vont et viennent dans le champ des morts
que le patron lui redit, avec plus de détails, la légende du Vampire.
Chacun sait bien que ces monstres à visage humain habitent la campagne
hongroise entre Szeged et Belgrade, mais qu'ils s'échappent parfois pour
franchir le Danube et porter l'effroi dans le centre de l'Europe.

Il y en a qui boivent la vie des jeunes filles, d'autres qui cherchent
ces petits lits blancs où dort la joie des mères.

Il faut leur ôter deux fois l'existence.

Pendant que le patron parlait, la Couronne était suspendue à ses lèvres.
Elle dit: «Je le tuerai deux fois!»

Dès que Louaisot la vit résolue à tenter la lutte, il lui expliqua
comment il faudrait combattre. On devait la conduire jusqu'au lieu où
elle trouverait le vampire endormi, ivre de son hideux festin.

Il faudrait d'abord l'étrangler dans son sommeil, sans hésitation ni
pitié, car s'il s'éveillait tout serait perdu.

Ensuite, il était nécessaire de lui porter un grand nombre de coups avec
la seule arme qui eût le pouvoir de percer sa chair maudite: une paire
de ciseaux enchantée qu'une pauvre mère en deuil avait fait bénir par le
saint archevêque de Grant, primat de Hongrie....

Or, racontez donc de pareilles faridondaine à des juges en robes noires
ou rouges! Ils aiment bien mieux croire aux vraisemblances que M.
Louaisot leur sert toutes hachées dans une assiette avec du persil
par-dessus.

Les juges qui ont sous leur bonnet carré une tradition vieille de tant
de siècles, une expérience perfectionnée à travers tous les âges du
monde, ne savent pas encore que les virtuoses du mal n'ont qu'un but:
abriter leurs actes derrière l'impossible.

Les docteurs ès-crime ne se servent jamais de la vraisemblance que pour
mentir.

Et l'entêtement des gens raisonnables, des esprits droits, des
imaginations correctes, de tous les hommes comme il faut, enfin,
attachés à cette routine qu'ils ont l'obligeance d'appeler le _bon
sens_, font, hélas! souvent la partie trop belle aux malfaiteurs bien
appris....

Vénérés maîtres, en fait de chasse, il y a aussi deux bons sens: le bon
sens de M. le vicomte dont le gibier court encore quoique ce gentilhomme
ait des culottes de chez Geiger, et le bon sens de Gros Pierre,
l'affûteur de nuit, qui n'a pas de culottes, mais qui tue le gibier.

La Couronne écoutait ce que lui disait Louaisot avec une curiosité
avide. Elle baisa les ciseaux bénis et les glissa sous les plis de son
corsage.

François Riant était de retour de son voyage quand Laura et le patron
revinrent à la maison. Riant avait mis sa lettre à la poste de
l'Isle-Adam. La lettre devait arriver au bureau d'Auteuil à neuf heures.
Le patron s'enferma avec Riant.

Pour gagner ses cinquante louis. Riant devait glisser une préparation
opiacée, que le patron lui donna, dans le chambertin, débouché au
dessert pour le comte Albert de Rochecotte et Fanchette sa maîtresse. La
préparation était dans un flacon portant l'étiquette du pharmacien. Ce
n'était pas du poison. Riant s'y connaissait. Il demanda selon sa
coutume.

--Et après?

Le patron lui remit un mouchoir et un étui contenant six cartes
photographiques qui devaient être jetés, le mouchoir sous la table, et
l'étui sur la nappe. Riant demanda encore:

--Et après?

--Tu ouvriras la fenêtre, répondit le patron, et tu les laisseras
dormir.

Ils partirent tous les trois, mais non pas ensemble, pour le
Point-du-Jour. Riant alla par les omnibus. La Couronne et le patron
prirent une voiture de place.

Quand Riant arriva. Laurent, le garçon qui avait sa mère à l'Isle-Adam,
venait de recevoir la lettre. Il était en train de demander un congé.

Riant fut reçu comme une providence. Il prit tout de suite le veston et
la serviette. Les déjeuners commençaient. Le maître du restaurant
surveilla Riant pendant une demi-heure; puis, voyant que le nouveau
garçon était au fait du service, il rentra dans son comptoir.

Le restaurant des Tilleuls est situé à mi-côte, à l'angle des chemins
qui remontent en tournant vers Auteuil.

On a beaucoup bâti depuis lors. En ce temps-là, le chemin de ceinture
n'avait pas encore jeté sur la Seine le pont viaduc qui change tout
l'aspect du pays. La devanture du restaurant regardait la rivière
par-dessus la grande route, et ses derrières donnaient sur une façon de
petit parc qu'on était en train de dépecer en lots pour le vendre au
détail.

Le terrain du parc allait en montant; il était planté de beaux arbres.
Le mur qui le séparait du restaurant était bas et tapissé de lierre, de
sorte que, de ce côté, les cabinets avaient une jolie vue de campagne.

En dedans du mur et tout près de la maison, il y avait deux grands
tilleuls qui avaient donné leur nom à l'établissement.

Louaisot et sa compagne étaient arrivés au Point-du-Jour presque en même
temps que François Riant. En longeant la grande route, M. Louaisot put
assister au départ de Laurent et à l'installation de François, son
remplaçant.

Il était près de midi. Désormais le train le plus prochain, dépassant
Pontoise, était à trois heures. Quoi qu'il arrivât, Laurent ne pouvait
revenir que le lendemain matin, ou tout au plus tôt par le dernier
convoi de nuit.

On avait à soi la soirée tout entière.

Pélagie avait procuré à Laura une toilette simple et décente qu'elle
portait à merveille. En elle il n'y avait rien absolument qui dénotât
son état mental. Pour quiconque ne la connaissait point, c'était une
jolie personne, ayant passé la première jeunesse et portant sur son
visage la trace d'une souffrance physique ou d'un chagrin.

Aujourd'hui, il y avait en elle quelque chose de grave et de recueilli.
Elle était un peu comme les anciens chevaliers à la veille des armes.

Louaisot avait remué les cendres de sa folie qui couvait, prête à
s'éteindre peut-être. Le feu prenait de nouveau à sa pensée. Une
solennelle obligation pesait sur elle.

En chemin, elle avait dit plusieurs fois:

--Je voudrais prier dans une église.

Louaisot n'était pas à la noce, comme on dit, et cette journée devait
lui sembler longue. Il lui fallait, en effet, soutenir son rôle jusqu'à
la nuit et ne pas laisser refroidir un seul instant le mystique
enthousiasme de la Couronne.

Mais nous savons bien qu'il avait le diable au corps: le diable de
patience et de ruse. Il causait vampires, petites tombes violées et
autres lugubres farces de la même espèce, comme s'il eût été payé à
l'heure. Et il disait de temps en temps avec un accent de profonde
conviction:

--Ma fille, Dieu vous a choisie pour une sainte tâche!

La malheureuse créature répondait:

--Dieu me donnera la force de l'accomplir.

En arrivant, Louaisot fit d'abord le tour du restaurant et entra dans le
terrain, comme s'il eût voulu acheter quelqu'un des lots qui étaient en
vente. Il se plaça vis-à-vis de l'arrière-façade du restaurant et
examina les lieux avec soin.

Plusieurs cabinets ouvraient leurs fenêtres sur une petite terrasse dont
la balustrade touchait presque les branches des deux grands tilleuls.

De l'endroit où Louaisot se tenait et qui était une sorte de tertre, on
voyait parfaitement l'intérieur du cabinet du milieu, l'espace compris,
entre les deux tilleuls laissant une échappée au regard. Laura demanda:

--Ne me conduirez-vous point à une église?

--Si fait, répondit Louaisot, vous aurez tout le temps de prier, ma
fille.

Puis il demanda à son tour:

--Ce mur qui est là devant nous est-il trop haut pour que vous puissiez
le franchir?

La Couronne eut un sourire dédaigneux.

--Les murailles de l'hôpital ont le double de hauteur, répliqua-t-elle.
Je franchirais le rempart d'une forteresse, s'il se dressait entre moi
et l'agent du démon!

Louaisot lui serra la main doucement.

--Vous êtes la vengeresse prédestinée! prononça-t-il tout bas avec
emphase.

Puis il ajouta, revenant à sa nature:

--Mais il faut soutenir le corps pour que l'âme garde toutes ses forces.
Nous allons entrer là-dedans et commander un léger repas.

--Mangez, si vous avez faim, dit-elle. Pour moi, c'est jour de jeune.

Louaisot revint à la grande route et entra au restaurant par la grille.
François Riant vint lui-même à sa rencontre, et Louaisot demanda le
cabinet qui voyait la campagne entre les deux tilleuls. On le lui donna.
Il mangea comme un loup affamé, tout en débitant de nuageuses tirades.
La Couronne ne voulut rien accepter, pas même une bouchée de pain. Vers
la fin du déjeuner, Louaisot lui montra celui des deux tilleuls qui
était planté à gauche de la croisée. Ses branches pendaient sur la
terrasse.

--Est-ce que vous monteriez bien par là, s'il le fallait? demanda-t-il.

La Couronne eut encore son orgueilleux sourire. Elle ne daigna même pas
répondre. En sortant, Louaisot dit à François Riant:

--Quand les deux jeunes gens vont venir, vous donnerez ce cabinet et non
pas un autre, je le veux.

--Et vous n'avez rien autre à m'ordonner?

--Rien, sinon ce que j'ai dit déjà: le flacon, le mouchoir, les
photographies, et ne pas oublier d'ouvrir la fenêtre pour qu'ils
respirent à l'aise.

Il était deux heures. Le patron et sa compagne remontèrent le chemin
d'Auteuil.

Laura devenait agitée, la fièvre la prenait.

Louaisot était un peu à bout de légendes, mais le transport qui montait
lentement et sûrement au cerveau de la pauvre folle rendait sa besogne
aisée.

Il aurait aussi bien pu se taire désormais. Ce que Laura voulait,
c'était prier. Louaisot la conduisit à l'église d'Auteuil.

--Moi, dit-il, je vais battre le pays et fouiller les profondeurs du
bois pour savoir où se cache le vampire, après quoi je reviendrai vous
chercher. Laura entra dans l'église solitaire. Elle y chercha un coin
bien sombre et s'y prosterna, la face contre les dalles.

Louaisot alla à l'estaminet fumer une pipe, boire une chope et lire le
_Siècle_, car il avait des opinions éclairées.

Vers six heures du soir, sous le beau soleil d'été qui allait
s'inclinant déjà parmi les nuées roses, vers les coteaux de Meudon, un
nuage de poussière arriva du côté de Paris.

C'était une calèche attelée de deux fringants chevaux qui s'arrêta
devant la porte des _Tilleuls_.

Le maître du restaurant quitta son comptoir et vint faire accueil à M.
le comte Albert de Rochecotte qui était un client de choix. Albert
portait le deuil. Fanchette, sa maîtresse, avait une toilette ravissante
de fraîcheur. Elle était jolie à miracle. François Riant leur offrit le
cabinet que nous savons.

--Où donc est passé Laurent? demanda Albert.

Mais comme cela lui était égal, il n'attendit pas la réponse et se mit à
combiner le plan d'un petit dîner transcendant. Fanchette donnait son
avis. C'était une luronne. Son charmant visage pétillait d'esprit et de
gaieté.

François Riant, car je tiens de lui une partie de ces détails, disait
que M. le comte avait encore l'air fort amoureux. Fanchette et lui
dînèrent bien et longtemps. Entre eux tout était sympathique même
l'appétit.

En allant et en venant. François Riant entendait quelques bribes de leur
entretien. Une fois, M. le comte dit en montrant le terrain voisin:

--Si je t'achetais un de ces lots pour y bâtir le chalet de tes rêves?

--Viendrais-tu y demeurer avec moi? demanda Fanchette.

--Et le décorum, ma chère!

--Alors, ça aurait l'air d'un cadeau de congé. Je n'en veux pas.

Une autre fois, François n'avait pas entendu la demande de M. le comte,
mais la réplique de Fanchette fut:

--Je veux bien que tu ne m'épouses pas, mais si tu en épouses une autre,
je ne te prends pas en traître, tu mourras étranglé.

Et c'étaient des rires!...

Vers huit heures, comme le vent du soir fraîchissait, François fut prié
de fermer la croisée. Il venait justement de servir la bouteille de Clos
Vougeot, préparé à l'aide du petit flacon et selon la formule du patron.

Une demi-heure après, on servit le café et on se retira discrètement.

Une demi-heure après encore, et toujours discrètement, François mit son
oeil à la serrure.

M. le comte dormait profondément. Son cigare en tombant avait mis le feu
à la nappe qui fumait. Fanchette avait renversé sa jolie tête dans ses
cheveux et sommeillait aussi.

François entra sans bruit. Il éteignit la lampe, jeta sous la table le
mouchoir avec l'étui à photographies qui contenait tout uniment six
portraits de Mlle Fanchette--et rouvrit la fenêtre.

Un des châssis craqua.

M. le comte, qui avait probablement bu la meilleure part de la
bouteille, ne broncha pas, mais Fanchette s'agita et un murmure passa
entre ses lèvres roses.

Elle ne devait pas être difficile à éveiller....

François s'enfuit sur la pointe des pieds et referma la porte.

C'était jour de semaine. Il y avait peu de monde aux _Tilleuls_ et le
Point-du-Jour était à peu près désert déjà.

Certes, les rares passants qui descendaient le chemin d'Auteuil
n'auraient point soupçonné qu'il restât des promeneurs dans l'ancien
parc dont les terrains étaient à vendre par lots. Il en restait deux
pourtant.

M. Louaisot et la Couronne étaient assis sur l'herbe au sommet du
tertre.

Entre eux le silence régnait. Louaisot avait beau se creuser la
cervelle, il ne trouvait plus rien à dire. Laura songeait et souffrait.
Elle avait quitté l'église seulement quand le bedeau était venu fermer
les portes. Sa pauvre cervelle s'était exaltée dans la solitude bien
autrement que par l'éloquence du patron. Sa tête brûlait, son corps
grelottait. Elle tremblait la fièvre.

Quand François Riant ouvrit la fenêtre, Laura n'y prit pas garde tant
elle était absorbée. Mais il n'en pouvait être de même du patron, qui
guettait depuis longtemps ce signal.

Aussitôt après l'ouverture de la croisée, son regard plongea dans le
cabinet, dont l'intérieur était vivement éclairé.

Il vit ce qu'avait vu François Riant: au second plan, Fanchette,
gracieusement renversée sur le dos de son fauteuil; au premier, M. le
comte Albert de Rochecotte la tête penchée en avant et plongé dans un
profond sommeil. Ce qu'il ne put voir, ce fut l'oeil de François, qui,
intrigué au plus haut degré, regardait tant qu'il pouvait par le trou de
la serrure. Le patron saisit le bras de la Couronne et le serra
fortement:

--L'heure est sonnée! dit-il.

La malheureuse femme frémit de la tête aux pieds, mais elle se leva:

--Êtes-vous prête, ma fille? demanda Louaisot.

--Je suis prête, répondit-elle?

Ses jambes chancelaient sous le poids de son corps. Louaisot dit encore:

--Aurez-vous la force d'accomplir votre devoir? La tête de Laura se
redressa.

--J'aurai la force, répliqua-t-elle. Montrez-moi mon devoir.

Alors. Louaisot tendit le doigt vers la fenêtre éclairée du cabinet. Le
regard de la folle suivit la direction indiquée par ce mouvement. Elle
frissonna de nouveau, mais non point de la même façon que la première
fois. C'était le transport qui montait. Elle venait d'apercevoir le
comte Albert. Sa main se glissa dans son sein et y chercha l'arme
enchantée: les ciseaux bénis par l'archevêque primat de Grant.

--Est-ce lui? prononça-t-elle à voix basse.

Et déjà sa figure transformée était terrible à voir.

--C'est lui, répondit M. Louaisot.

Elle resta un instant immobile, suffoquée par un spasme.

--Lui! répéta Louaisot, le vampire qui boit le sang des petits enfants!

Un rauquement s'échappa de la gorge de Laura. Elle bondit. En trois
sauts, elle atteignit le mur au-dessus duquel sa silhouette noire se
profila un moment.

Puis les feuilles du tilleul omirent.

Puis encore la silhouette reparut sur l'appui de la croisée, se
dessinant en sombre au-devant de la lumière.

La Couronne était dans le cabinet. Elle ne vit même pas Fanchette. Ses
deux mains se nouèrent autour du cou du jeune comte, étouffant ainsi son
premier cri.

Elle avait, aux heures de sa folie, cette science instinctive
d'étrangler qui appartient à toutes les bêtes féroces.

Son entrée, son effort, la lutte n'avaient produit aucun bruit.
François, l'oeil au trou de la serrure, croyait être en proie à un rêve.

Quand elle lâcha la gorge du comte Albert, la tête de celui-ci, qu'elle
avait relevée, pendit de côté sur le dos de son siège.

S'il n'était pas mort encore, il avait perdu tout sentiment.

La Couronne prit alors les ciseaux qu'elle porta pieusement à ses
lèvres.

Et elle frappa: d'abord au coeur, puis en vingt endroits, car le délire
du sang s'était emparé d'elle....

Enfin, jetant son arme sanglante, elle poussa un cri de triomphe et
sauta dans le jardin sans même s'aider des branches de tilleul.

Ce fut ce cri qui réveilla Fanchette dont les yeux troublés aperçurent
en s'ouvrant cette forme noire qui sembla disparaître comme un énorme
oiseau dans l'espace.

Son second regard découvrit le cadavre de son amant. Elle voulut crier,
sa voix s'étouffa dans sa gorge.

Elle se jeta sur le comte Albert, croyant le ranimer ou trouver en lui
un signe de vie: le contact de ce cadavre tout sanglant la fit reculer
épouvantée.

Et la glace lui renvoya son image: une femme folle dont la fraîche
toilette était toute souillée de rouge....

Alors, l'épouvante la prit, écrasant sa douleur. Elle se dit: c'est moi
qui vais être accusée!

Et enveloppée de son burnous d'été qui cachait au moins les taches
rouges, elle s'enfuit le long des corridors où personne ne lui barra le
passage.

Voilà ce qui est vrai sur le meurtre du Point-du-Jour.

Ce que les journaux ont radoté à l'envi les uns des autres est, comme à
l'ordinaire, invention ou erreur.

Quant aux juges, ils se sont trompés, je ne répéterai pas, comme à
l'ordinaire, mais du moins comme cela leur arrive beaucoup trop souvent.

J'ai dit que je tenais une partie de ces détails de François Riant qui
subit un interrogatoire et fut même incarcéré dans le premier moment.

Les autres détails me viennent d'une source plus sûre encore: je les ai
eus par Laura Cantù elle-même.

Laura n'a jamais été inquiétée. Elle a quitté la Salpêtrière. Elle est
notre voisine aux Prés-Saint-Gervais.

Ma Stéphanie l'a prise en affection; elles travaillent ensemble et Laura
ne manque pas de pain quand il y en a chez nous.

Elle n'est plus folle.

Mais elle redeviendra folle dès que M. Louaisot le voudra.

Et M. Louaisot le voudra dès qu'il aura besoin de sa folie.

L'outil est trop excellent pour qu'on y renonce.

La Couronne a tué, elle tuera.




Annexe aux oeuvres de J.-B. Martroy

L'évasion de l'accusée--Les deux soeurs


_(détails incomplets)_

Ici finissent les oeuvres proprement dites de J.-B.-M. (Calvaire),
romancier sans imagination.

Ce qui me reste à dire n'est pas un roman vrai, comme mes autres récits,
ni même une nouvelle authentique. Je n'écris pas cela pour les journaux,
mais bien pour M. Thibaut, l'ancien juge d'Yvetot, qui ne sera peut-être
pas toujours assez simple pour repousser mes services.

On dirait que d'avoir été magistrat ça suffit pour boucher l'oeil d'un
homme.

Je ne sais rien sur le rôdeur qui fut assassiné la nuit de l'évasion,
devant la boutique Le Rebours, mais je n'ai pas de peine à deviner qu'il
était un des hommes apostés par Louaisot pour couper l'herbe sous le
pied de M. Thibaut.

La marquise Olympe était là-dedans, jusqu'au cou. Elle avait commencé à
travailler avec Louaisot après l'Affaire des ciseaux, ou du moins elle
avait profité sans scrupule de l'affreuse position où se trouvait sa
rivale pour l'écraser.

Lors du scandale cruel qui eut lieu à la porte de l'église d'Yvetot,
l'arrestation de Jeanne Péry, la marquise était complice, sinon mieux
encore. Elle avait une blessure cuisante à venger.

Lors de l'évasion elle était à la tête du complot. L'avis de Louaisot
était qu'il fallait laisser aller les choses. Il tenait par amour-propre
d'auteur à ce chef-d'oeuvre du genre: le réseau d'apparences et de
preuves qui enlaçait Jeanne et la jetait d'avance, ficelée comme un
colis, dans le tombereau de la guillotine.

La marquise ne voulait pas que Jeanne mourût.

Aussi ai-je pu affirmer à mon cher bienfaiteur, que la marquise a menti
quand elle a dit: «Jeanne est morte».

Seulement, il y a deux genres de mort, au point de vue des successions
qui s'ouvrent: la mort naturelle et la mort civile. L'une vaut l'autre
devant la loi.

La marquise Olympe qui ne _pouvait_ pas tuer Jeanne dans le sens naturel
du mot, _voulait_ la tuer civilement.

Or, pour cela, il suffisait de laisser à l'arrêt par défaut qui frappe
Jeanne le temps de devenir définitif.

Voilà pourquoi Jeanne a disparu.

Je ne crois pas que, désormais, les mouvements de Mme la marquise
soient guidés par l'amour ni même par la jalousie. Je ne sais si l'amour
est mort, mais je suis sûr que l'espoir est perdu.

Mme la marquise a tourné sa passion d'un autre côté.

Cette fière Sicambre adore ce qu'elle avait dédaigné si longtemps:
d'amoureuse, elle s'est faite ambitieuse.

J'ai dit une fois qu'après avoir été ange, elle était devenue démon. Ce
sont des mots qui viennent sous la plume des auteurs. D'abord, je n'ai
aucune raison de penser qu'elle ait jamais été ange, ensuite, est-elle
démon? je n'en sais rien.

Elle est malheureuse, bien malheureuse, je vais bientôt expliquer
pourquoi.

C'est bien plutôt une damnée qu'une diablesse, car le démon, le vrai
démon la tourmente.

Maintenant pourquoi ai-je dit que la marquise Olympe ne _pouvait_ pas
tuer Jeanne Péry? C'est que Jeanne Péry est la soeur de Fanchette.

Et que Fanchette est la soeur de Mme la marquise.

La soeur tendrement et sincèrement aimée.

J'en dirais bien plus long, mais quelque chose me manque. Je n'ai pas
deviné tout à fait.

Ce que je pourrais dire a trait au pauvre M. Barnod qui chassait déjà
aux petits cailloux, dès le temps de la naissance d'Olympe. Ça refroidit
un ménage.

Ma confiance en cette bonne Mme Barnod n'est pas aveugle; j'ai des
raisons pour penser que M. le baron Péry n'était pas le premier...
enfin, suffit!

Si quelqu'un trouve que mes suppositions sont risquées, je ferai
observer que Mme Barnod avait une excuse comme les criminels de la
tragédie antique: la fatalité.

Elle venait de Genève où l'austérité indigène lève la jambe trois fois
plus haut que l'étourderie des autres pays.

La marquise Olympe et Fanchette s'étaient rapprochées un peu avant
l'évasion et peut-être même à l'occasion de l'évasion. Depuis lors,
elles ne se quittent plus.

C'est par Mme la marquise que Fanchette eut accès auprès de M. le
conseiller Ferrand. (Encore un mystère, celui-là, mais pas bien gros, et
à son égard je jette ma langue aux chiens.)

Fanchette, du reste, n'est plus la fille des _Tilleuls_. Vous la
prendriez elle-même pour une marquise et le pauvre Rochecotte
l'épouserait des deux mains.

Ai-je besoin de dire pourquoi Fanchette voulait sauver Jeanne?

Jeanne est sa soeur, d'abord.

Ensuite Jeanne expie, non pas le crime de Fanchette, il est vrai, mais
un crime dont Fanchette devrait être accusée.

Jeanne paye pour Fanchette; les yeux de lynx de la justice prennent la
soeur cadette pour la soeur aînée.

Je vais finir maintenant par le plus important, au point de vue de
l'avenir: la guerre déclarée entre M. Louaisot de Méricourt et son
ancienne pupille, Olympe.

Cette guerre a pour origine l'implacable obstination du patron qui
_veut_ les millions de la tontine, et qui ne peut les avoir légitimement
qu'en devenant l'époux de Mme la marquise.

Celle-ci lui a dit non une fois. Elle n'est pas de celles qui
reviennent.

Alors le patron s'est remis à travailler sur de nouveaux frais. Voilà un
homme laborieux et que rien ne décourage!

Il a filé, il a tissé, il a tendu une seconde toile d'araignée pour y
prendre la marquise elle-même.

Ceci explique plusieurs de ses démarches qui ont pu paraître au moins
singulières. Après avoir été l'homme lige de Mme de Chambray, il
l'attaque sournoisement souvent, parfois ouvertement. C'est un siège en
règle.

Le feuilleton--est-ce assez mauvais!--du journal _Le Pirate_ fait partie
de l'artillerie de siège.

Je termine ici cette espèce de chronique à laquelle je viens d'ajouter
quelques paragraphes, expressément pour M. Geoffroy de Roeux.

Je dois lui porter mes oeuvres aujourd'hui même, sans cela et si l'heure
ne me talonnait pas, j'ajouterais tout ce que je sais sur la position
prise par Mme de Chambray dans la maison du pauvre vieux Jean
Rochecotte, le dernier vivant qui est plus qu'aux trois quarts mort.

Elle l'a fait interdire pour parer à toute idée de testament. Et son
avocat a eu beau jeu. Il a prouvé que le bonhomme se laissait
littéralement mourir de faim.

Mme la marquise peut se donner les gants d'un acte d'humanité, car
elle force le vieux à manger deux soupes tous les jours.

Mais quelle malédiction, Monsieur, sur tous ces hommes qui avaient volé
la patrie et spéculé sur la santé, sur le bien-être, sur la vie même de
pauvres soldats qui étaient leurs frères!

Il n'y a pas eu un centime de cet argent mal acquis dépensé par eux et
pour eux!

Les quatre premiers sont morts misérablement; le cinquième, le dernier
vivant.--cette momie,--dès qu'il a eu les millions de la tontine, a
supprimé jusqu'à son sou de lait!

Je l'ai rencontré, le soir, cherchant sa vie comme les rats dans les
monceaux d'ordure.

Et il a acheté toute la plaine Bochet, et vingt maisons, et....

Mais je bavarde, au risque d'être en retard avec vous; à une autre fois
le reste. Nous sommes, Dieu merci, gens de revue.

(Fin des oeuvres de J.-B.-M. Calvaire)




Récit de Geoffroy


Je mis deux jours entiers à lire le manuscrit de Martroy, que j'ai du
reste abrégé considérablement.

Je m'étais reporté bien souvent pendant cette lecture aux passages
correspondants du dossier de Lucien.

Ces deux recueils pouvaient mutuellement se servir de clef. L'un
complétait l'autre.

Cette comparaison, qui aboutissait presque toujours pour moi à une
clarté complète, m'avait fourni l'occasion de prendre des notes
nombreuses et assez étendues.

J'avais maintenant un troisième dossier: le mien.

Je l'épargnerai au lecteur, qui a dû se former, comme moi et sans mon
aide, une certitude bien près d'être absolue.

Le travail de Martroy m'a paru si important et si concluant que je n'ai
point voulu en scinder l'intérêt.

Nous serons donc obligés de revenir sur nos pas un instant pour
dépouiller la partie de ma correspondance, reçue pendant ces deux jours
et ayant trait à notre histoire.




CORRESPONDANCE


N°1

_Mme la baronne de Frénoy à M. Geoffroy de Roeux_

Paris 29 juillet 1866.

Mon cher M. Geoffroy,

Je n'aurais pas été fâchée de vous revoir. Mon pauvre Albert avait de
l'amitié pour vous et vous n'étiez pas du tout le plus mauvais parmi les
godelureaux qu'il fréquentait. Je vous réitère que je pars en vendanges
et qu'à mon retour je causerai sérieusement avec vous. Il faut que cette
fille se retrouve et qu'elle soit guillotinée; je n'ai pas de haine,
mais je songe à la tranquillité des familles. Je m'y suis du reste
engagée auprès de toutes mes connaissances.

J'écris à M. Ferrand et à M. Cressonneau qui est nommé avocat général de
ce matin. Il marche, ce gamin-là!

Le but de la présente est de vous dire que je ferais volontiers un
sacrifice, et que dans le cas où vos idées tourneraient au mariage--cela
vaut mieux que d'aller se faire piquer comme un devant de chemise, aux
_Tilleuls_ ou ailleurs--mes relations me permettraient de vous donner un
joli coup d'épaule. Justement, dans la maison où je vais en vendanges,
il y a une jeune personne qui vous conviendrait sous tous les rapports.

À vous revoir après les vendanges.


N°2

_Mme veuve Thibaut à M. G. de Roeux_ Paris, 29 juillet 1866.

Monsieur,

J'apprends par l'excellent Dr Chapart, dont les soins ont eu une
influence si favorable sur l'état de mon malheureux fils que vous êtes
allé le voir et qu'il vous a confié la collection de papiers qu'il
appelle son dossier. Pauvre enfant! Je n'ai jamais eu l'avantage de me
rencontrer avec vous, mais Julie, ma fille cadette, a eu un de vos
ouvrages qui lui a laissé dans le coeur et dans l'esprit des sensations
profondes; on ne se repent jamais de nouer des relations avec les hommes
de talent et même de génie. D'ailleurs, je sais que vous êtes
sincèrement l'ami de mon Lucien.

Eh bien! Monsieur, c'est le cas de lui rendre service. Sa santé ne va
pas trop mal. La dernière fois que nous l'avons vu, sa pauvre tête ne
nous a pas paru vraiment beaucoup plus détraquée qu'au temps où il était
juge. Vous savez qu'il n'a jamais été fou; seulement il battait la
campagne. Quel malheur! Après les sacrifices qu'on s'était imposés pour
son éducation! Monsieur, les mères sont bien à plaindre.

Voici ce que nous attendrions de vous; car mes deux filles, Célestine et
Julie, qui sont pour Lucien, non pas des soeurs, mais des anges,
approuvent complètement la démarche que je fais. Mais d'abord je dois
vous dire que notre admirable et chère amie, Mme la marquise de
Chambray, vient d'avoir enfin la récompense de ses vertus en recevant du
ciel une position vraiment royale. Ce n'est pas encore fait, puisque
l'oncle est en vie et qu'elle le soigne comme une providence du bon
Dieu; mais enfin il est déjà interdit judiciairement, et son âge, joint
à sa santé, ne permet pas d'espérer qu'il aille loin. Je parle de la
personne dont elle hérite.

Quand cette circonstance, que je ne désigne pas autrement, aura lieu,
notre Olympe pourra compter parmi les plus grandes fortunes de France,
tout uniment.

Ce n'est pas ce qui nous guide, Monsieur, mais elle a tant de qualités!
Et une conduite! Enfin, renseigné comme vous l'êtes, vous ne pouvez pas
ignorer que mon Lucien a fait son malheur en s'attachant à une personne
dont je ne veux même pas prononcer le nom. Oui, Monsieur, si cet
enfant-là avait voulu, il serait maintenant dans le cas d'attendre
d'heure en heure la catastrophe qui doit apporter le Pactole--on dit
huit à dix millions au moins--au modèle de beauté qu'il aurait conduit à
l'autel!

Quand je songe à cela, j'ai de fortes migraines, sans compter que ça a
pris sur le caractère de Célestine et de Julie, comme vous pouvez
penser. Mais je ne veux pas vous ennuyer de mes radotages maternels.

Revenons à l'affaire du service que je prends la liberté de vous
demander. Vous avez, Monsieur, de grandes relations dans les cours
étrangères, par suite de la carrière diplomatique où vous êtes engagé
brillamment. En France, on nous a dépouillées du divorce, et qui
m'aurait dit que je me rangerais un jour parmi les partisans de cette
loi qui n'est pas généralement soutenue par les gens bien pensants?

Mais je ne tiendrais pas à ce que le divorce fût rétabli en général,
j'en reconnais l'immoralité. Seulement, dans notre cas spécial, il est
nécessaire.

Or, le divorce existe dans les pays voisins. Je désirerais savoir de
vous, Monsieur, la marche à suivre pour nous en appliquer les bénéfices.
Nous ferions volontiers les frais d'un voyage en Belgique: j'ai une
cousine issue de germains, établie à Namur. J'attends de votre bonne
obligeance une réponse qui me dise si l'affaire peut être traitée par
correspondance, s'il est d'usage de faire des cadeaux là-bas comme ici,
et généralement sur quelle dépense à peu près il faudrait compter pour
rendre notre Lucien apte à contracter valablement avec la plus riche
héritière de France!

Je suis, en attendant le plaisir de vous lire, etc.


N°3

_Le Dr Chapart à M. de Roeux_

Établissement Chapart, rue des Moulins, à Belleville Paris. Sirop
Chapart recommandé par tous les spécialistes dont l'intérêt n'oblitère
pas la bonne foi. Douches Chapart. Thé Chapart (médicinal). Librairie:
OEuvres choisies du Dr Chapart. Remise aux courtiers. 29 juillet 1860.

Honoré Monsieur,

Mme et Mlle Chapart, gardant un souvenir distingué de la visite
que vous avez bien voulu nous faire, m'ont suggéré l'idée de m'adresser
à vous pour obtenir satisfaction de nos diverses créances sur la
personne de M. L. Thibaut, votre estimable ami qui a quitté notre maison
en me restant redevable d'un mois de pension et de diverses fournitures
dont la note est ci-jointe.

Ma sympathie pour un ancien client et pour un nouvel ami--c'est à vous,
Monsieur, que je me permets de faire allusion en ces termes--m'a conduit
tout naturellement à porter les objets aux plus doux prix qui se
puissent demander sans y mettre du sien.

Je suis, Monsieur, espérant la persistance d'une relation qui m'honore,
etc.


N°4

_Lucien à Geoffroy_

29 juillet.

Ne m'attends pas encore aujourd'hui. Mon cerveau est dans un état de
lucidité splendide. Je comprends tout, je sais tout. Je suis au centre
même de cette machination inouïe. Sois prêt quand j'arriverai.


N°5

_M. Louaisot de Méricourt à M. G._ de Paris, 29 juillet 1866

Mon cher Monsieur,

Je vous envoie sous ce pli une lettre adressée par moi à M. Lucien
Thibaut. J'ai fait en vain tous mes efforts, et vous savez que j'ai mes
petits talents en ce genre, pour trouver un moyen de joindre M. L.
Thibaut. Je n'ai pas réussi.

J'ai tout lieu de penser que vous serez plus heureux que moi.

La communication contenue dans la lettre ci-incluse est d'une telle
importance que je vous prie d'employer tous vos soins à la faire
remettre.

J'ajoute que si, dans vingt-quatre heures, vous n'avez pas réussi à
placer ma missive sous les yeux de M. L. Thibaut, _votre devoir sera de
rompre vous-même le cachet et de faire comme il eut fait._

Vous comprendrez la signification de cette dernière phrase quand vous
aurez pris connaissance de la lettre incluse.

N'attendez pas plus tard que demain.

Du reste, un _mémento_ vivant viendra, en cas de besoin, rafraîchir
votre mémoire.

Cher Monsieur, les événements ont marché à la vapeur. L'affaire, trop
bien nourrie peut-être, a pris le mors aux dents et s'est précipitée
comme une folle. Gare la culbute! je suis positivement très inquiet.

Les choses en sont à ce point qu'il faut, de nécessité, jouer le tout
pour le tout. Ce n'est pas mon caractère, qui penche naturellement vers
la douceur: mais il le faut.

Désormais le dénouement de cet imbroglio où les amateurs reconnaîtront
qu'il avait été prodigué beaucoup d'intelligence et beaucoup d'art, ne
peut pas se faire attendre plus de vingt-quatre heures.

Peut-être, cher Monsieur, ne nous reverrons-nous jamais. J'en suis
fâché, car les courtes relations que j'ai eu l'honneur d'entretenir avec
vous, m'avaient donné très bonne idée de votre esprit et de votre
caractère.

Je crois que si je vous avais eu en face de moi dès le début, au lieu de
ce pauvre M. L. Thibaut, les choses auraient marché plus droit et versé
moins court.

Le dédain absolu où je tenais mon adversaire a pu endormir plus d'une
fois mon énergie. Je sens cela maintenant qu'il n'est plus temps d'y
remédier.

Mais j'ai encore les mains pleines d'atouts, et ma dernière partie, du
moins, sera menée en beau joueur, je vous en réponds.

Souvenez-vous que la lettre doit être ouverte demain matin, au plus tard
par L. Thibaut--ou par vous.

Et à demain--ou à jamais!


N°6

_J.-B.-M. Calvaire à M. Geoffroy de Roeux_ Prés-Saint-Gervais, 29
juillet

Cher bienfaiteur,

Car je vous dois tout, depuis mes pieds chaussés de vos souliers,
jusqu'à ma tête qui est encore, grâce à vous, sur mes épaules.

Je l'ai véritablement échappé belle. Nous avions bien raison; le patron
m'avait reconnu. Quel homme! Supposez des sens pareils et un instinct
semblable à Napoléon 1er, il est certain que la coalition européenne
était tordue! Et alors, nous n'avions pas l'invasion!

Je passe les autres conséquences qui sont incalculables.

Figurez-vous que le ban et l'arrière-ban étaient sur pied. François
Riant avait son poste devant Tortore. Il m'a regardé sous le nez, mais
sans me reconnaître.

Ma taille est contre moi, je ne suis pas si sûr de n'avoir pas été remis
par mon ancien voisin de bureau, rue Vivienne. Il m'a suivi depuis le
passage de l'Opéra jusqu'au _Gymnase_.

Je n'osais pas prendre les rues, de peur d'être accosté.

Au coin du faubourg du Temple où j'ai tourné, je me suis trouvé nez à
nez avec Pélagie. Elle serait bonne chienne de chasse sans les
militaires. Heureusement qu'elle en avait trouvé un, dont le képi tout
entier disparaissait à l'ombre de sa coiffe.

Enfin, je suis arrivé sain et sauf à la maison, sans autre accident
qu'une peur affreuse que j'ai eue à l'endroit dit: la Carrière, en avant
du village de l'Avenir. Je vous ai déjà parlé de ce coupe-gorge.

C'est un vilain trou et qui a mauvaise renommée. C'est là que je suis
obligé de quitter la grande route pour gagner mon pauvre gîte, et
pendant un demi-quart de lieue, je longe des fouilles de sable dont la
mine n'est pas rassurante. Il y est plus d'une fois arrivé malheur.

Je m'en allais en rasant la haie du côté opposé au trou, et ne faisant
pas plus de bruit qu'une belette, quand j'ai entendu causer dans la
carrière.

La voix m'a sauté à l'oreille. C'était le patron qui parlait!

Je me suis couché dans le chemin, mettant ma tête au bord du talus.
Entre deux tas de gravats, j'ai vu un homme et une femme qui causaient,
abrités par la rampe taillée à pic.

Il faisait noir. Si je n'avais pas entendu sa voix, je n'aurais pu
reconnaître M. Louaisot; quant à la femme, elle n'a pas prononcé une
parole tout le temps que j'étais là, mais je suis sûr que c'était Laura
Cantù--la Couronne.

Je ne suis pas resté longtemps: je serais mort de peur.

Voici ce que j'ai entendu, le temps que j'ai écouté; c'était le patron
qui parlait:

--.... Il y en avait une des deux qui était endormie auprès du vampire,
le jour où vous avez fait justice, au Point-du-Jour. _Elles sont la
femelle du monstre._ Je dis _elles_ au pluriel et _la_ au singulier,
parce que, par un infernal mystère, elles sont deux, et ne font qu'une.
Vous les reconnaîtrez à ceci que leurs deux corps n'ont qu'un visage....

Comme je vous le disais, La Couronne n'a pas répondu.

Le patron s'est mis à marcher. Je me suis relevé et j'ai pris la fuite.

Au moment où je m'éloignais, j'ai encore entendu:

--.... Mais auparavant, et sans sortir d'ici, il faut....

Le patron et la Couronne ont tourné le tas de sable.

Que «faut-il?» et «sans sortir d'ici»?

Je suis bien sûr que la Couronne ne voudrait pas me frapper. Elle me
connaît trop bien. Elle a eu du pain de moi....

Un bonheur ne vient jamais seul, dit-on. En rentrant à la maison, je
trouvai ma femme tout heureuse. Elle venait d'être gagée comme bonne à
tout faire chez le bonhomme Jean Rochecotte par Mme la marquise de
Chambray.

Là-bas, ils ignorent, tout aussi bien que M. Louaisot lui-même, que
Stéphanie et moi nous sommes mariés.

En apparence, et vous comprenez bien pourquoi, j'avais rompu toutes
relations avec Stéphanie en quittant le service de M. Louaisot.

Ça va être une séparation bien pénible, c'est vrai. Je n'aurais plus
près de moi la compagne chérie qui mit tant de consolation dans ma
misère, mais d'un autre côté, la misère a disparu. Je pourrai me donner
des douceurs qui diminueront l'amertume de l'absence.

Et d'ailleurs il y a une raison qui m'a déterminé tout d'un coup à
accepter cette situation nouvelle: ça pourra vous être utile.

Très utile. Pendant quelques heures, passées par ma Stéphanie dans le
grand Capharnaüm de la rue du Rocher, elle a déjà levé bien des lièvres.
Quoique légèrement contrefaite, elle est souple comme une anguille. Elle
se glisse dans des fentes où d'autres ne pourraient pas entrer le doigt.

Je vais vous marquer ici ce que je sais par elle. Ce n'est pas encore
grand chose, mais ça ouvre des percées et on y mettra l'oeil.

D'abord, vous souvenez-vous de la topographie de la plaine Bochet,
tracée par moi dans celui de mes romans vrais qui porte ce titre
saisissant: _Du sang et des fleurs_? (Voir mes oeuvres complètes.)

Depuis ce temps-là, la plaine Bochet a bien changé. Elle appartient dans
toute son étendue, et beaucoup d'autres choses avec, au dernier vivant
de la tontine qui a fait là une spéculation à quintupler son capital en
quelques années.

Il a eu ces immenses terrains pour un morceau de pain. Je suis sûr que
ses huit millions sont presque intacts,--s'ils ne se sont pas augmentés.

Il y avait, vous le savez, la ruelle qui passait entre deux murs. Le mur
du nord, celui derrière lequel Joseph Huroux s'était caché pour guetter
la cahute du vieux Jean, le jour où la Couronne _travailla_, enfermait
une vaste propriété dont le jardin ressemblait à une forêt vierge, et,
dans le jardin, il y avait un immeuble connu sous le nom de: la Grande
Maison.

C'était, par moitié, un château ou du moins un très vieil hôtel, par
moitié une fabrique plus moderne, mais qui datait pourtant d'avant la
première révolution.

Il ne reste plus guère de la Grande Maison aujourd'hui que des pans de
muraille qu'on va démolir et des caves immenses qui vont être comblées.

Les pierres de la fabrique ont déjà servi à bâtir la maison neuve du
Dernier Vivant dont Mme la marquise de Chambray a fait sa demeure
depuis deux jours.

Notez ceci: _depuis deux jours_, et soyez sûr qu'on prépare du nouveau.

Le patron n'habite pas là, mais il y a une chambre et on l'y voit
plusieurs fois par jour.

Il y est venu entre autres, aujourd'hui, avec un jeune homme
remarquablement beau, _qui ressemble à Mme la marquise._

Une entrevue a eu lieu entre Mme la marquise, Louaisot et ce jeune
homme.

Puis le jeune homme s'est retiré avec Louaisot.

Les domestiques disent que Mme la marquise a pleuré.

Mais revenons aux caves. Ces caves ont pour moi une odeur de gibier. J'y
sens une piste. Ne serait-ce pas là «qu'on cache la femelle du vampire»,
cet être bizarre qui n'a qu'une figure pour deux corps?...

C'est assez bien le signalement de Jeanne et de Fanchette, dites donc!
ces Siamoises dont la ressemblance a déjà tant servi le patron....

Ce sont de véritables souterrains. Le château avait précédé la fabrique;
avant le château peut-être y avait-il un monastère, je ne sais pas, moi,
mais sous ces voûtes interminables on pourrait loger un drame en cinq
actes et en douze tableaux, plus noir que les _Mystères d'Udolphe_.

Je les connais, en partie du moins. Du temps où je rôdais encore par-là
et quand on a commencé à ravager le jardin de la Grand-Maison, je suis
entré plus d'une fois par les brèches. Les ouvriers s'amusaient à
chercher le bout de ces arceaux demi ruinés qui auraient pu contenir des
provisions pour toute une ville assiégée.

J'y retournerai.

En attendant, je puis vous dire que, la nuit dernière, Mme la
marquise de Chambray est descendue dans ces caves toute seule.

Voilà tout ce que Stéphanie m'a dit, et vous savez que je n'invente
jamais rien.

Ici, cependant, la tentation serait forte. Quelles diableries
l'imagination ne devine-t-elle pas derrière ce voile?

Le vieux Jean est superbe, il engraisse, mais il rage, parce qu'on le
force à manger de bons morceaux qui coûtent cher. On l'a surpris dans le
quartier cherchant à revendre son pain et sa viande qu'il emportait dans
son mouchoir.

Mme la marquise a voulu lui faire quitter son vieux manteau de
chasseur d'Afrique, mais elle a échoué complètement. Il a menacé de se
tuer si on le forçait à mettre du linge propre.

Je rouvre ma lettre pour vous dire que la Couronne n'a pas couché dans
son lit de cette nuit.

Il y a quelque chose en l'air, je vous en signe mon billet!

Stéphanie part pour son nouveau service. Elle emporte ma lettre.

À demain ce que j'aurai pu savoir.




Suite du récit de Geoffroy


J'étais singulièrement agité. Il y avait dans la lettre de Martroy,
venant après celle de Louaisot, des choses qui m'effrayaient jusqu'à
l'angoisse.

On ne pouvait plus en douter: le dénouement était là, tout près.

J'étais entré dans cette étrange histoire au moment précis de sa
maturité.

Je sentais qu'il y avait quelque chose à faire, mais quoi?

Les doigts me démangeaient en touchant le pli adressé à Lucien, et qui
ne pouvait être décacheté par moi que le lendemain.

Cent fois je me mis à la fenêtre pour voir si Lucien venait,--mais
Lucien ne venait pas.

Une idée naquit enfin dans la fièvre de mon cerveau, fièvre intense,
mais qui m'accablait au lieu de m'exalter. Je l'accueillis avec une
véritable joie.

Je crois que je serais mort s'il m'avait fallu rester en place.

J'appelai Guzman et je lui ordonnai de garder la maison en mon absence,
sans s'éloigner d'un pas, même pour faire ses trente points. Il me le
promit.

Je lui donnai l'ordre aussi de faire attendre M. Lucien Thibaut, si
celui-ci venait enfin, et de lui remettre la clé de mon secrétaire où le
manuscrit de Martroy était cacheté sous bande, à son adresse.

Puis, je sortis, n'emportant rien des papiers à moi confiés, mais muni
de toutes mes notes, prises au cours de ma lecture.

Je me fis conduire au domicile du nouvel avocat général près la cour
impériale de Paris, M. Cressonneau aîné.

Il était chez lui et voulut bien mettre un gracieux empressement à me
faire entrer, dès qu'on lui eut porté ma carte.

Je le trouvai dans un cabinet charmant, ah! charmant. Depuis que le
pauvre Lucien lui avait fait visite, le luxe de M. Cressonneau aîné
avait beaucoup augmenté,--surtout dans le sens artistique.

Ce n'étaient partout qu'objets rares, ou soi-disant tels, et tableaux
qu'avec un peu de bonne volonté on pouvait attribuer à des maîtres.

Don Juan de troisième volée aurait respiré, non sans plaisir, l'air un
peu trop chargé de glycérine qui embaumait ce gracieux séjour; il aurait
lorgné avec sympathie les drôleries rococo et les galantines de
duchesses qui ornaient le fumoir boudoir, ouvert à la suite du cabinet.

Moi, je ne vis à tout cela aucune espèce de mal. On ne peut pas toujours
être jugé par d'austères perruques à la Molé ou à la d'Aguesseau. M. de
Lamoignon est mort et bien mort.

--Est-ce que je serais assez heureux, s'écria M. Cressonneau aîné, avant
même que j'eusse passé le seuil, pour pouvoir quelque chose qui vous fût
agréable? Nous sommes croisés si souvent dans le monde! Et je regrettais
de ne pas vous avoir été présenté. Je suis un de vos lecteurs, vous
savez! La littérature me délasse énormément.

Il me montra d'un geste arrondi un coin de son bureau où la dernière
pièce de Dumas fils caressait la dernière pièce de Sardou, assises
toutes les deux sur le dernier roman d'Edmond About. Ces choses
charmantes paraissaient être là un peu comme les autres bibelots: pour
la montre.

--Mais, reprit-il, vous avez peut-être honte d'avoir écrit une des
jolies pages de ces temps-ci? (Ce fut seulement ici que M. Cressonneau
aîné me serra la main.) Vous auriez grand tort. Dans le roman, il y a
beaucoup de diplomatie, et, dans la diplomatie, encore plus de roman.

Pour le coup, il respira, pensant avoir fait un mot.

Il était assez joli garçon, ce magistrat de la jeune école. Il avait
bien un peu le verbe offensant de l'avocat, mais cela passait, tant il
avait franchement envie de plaire et tant il sentait bon de loin. Je
tirai mes notes de ma poche, mais il n'avait pas fini.

--Plaisanterie à part, continua-t-il comme si jusque-là il n'eût débité
que des gaietés folles, votre roman m'a _pincé_ tout à fait. Il y a
là-dedans une étude extrajudiciaire extrêmement subtile. Nous autres de
la jeune école, nous prenons nos renseignements où nous les trouvons.
C'est original. On y apprend beaucoup.... Parbleu! je ne veux pas dire
que vous n'ayez pas lu l'_institutionnelle_ anglais Wilkie Collins,--et
l'auteur d_'Est Linné_ dont je ne me rappelle plus le nom,--et cette
grosse bonne femme de miss Bradons,--et surtout ce fou qui est si
intéressant quand il ne vous asphyxie pas sous l'ennui, l'Américain
Edgard Phi, mais enfin je ne m'en dédis pas: c'est original, malgré la
banalité de votre thèse: _l'erreur judiciaire_. Voulez-vous la vraie
vérité? Vous la savez aussi bien que moi: il n'y a jamais eu d'erreur
judiciaire. L'affaire Lesurques elle-même fut un «bien jugé»; à plus
forte raison, les autres. Seulement cela sert à faire tous les ans
beaucoup de drames et beaucoup de romans qui désennuient les oisifs. Et
nous sommes tous des oisifs, cher M. de Roeux, aux heures où nous
faisons des romans et où nous en lisons. J'ai vraiment hâte de savoir ce
que vous allez m'ordonner.

J'avais plus de hâte que M. Cressonneau, car son éloquence me paraissait
un peu prodigue.

--M. l'avocat général... dis-je.

--Ah! interrompit-il, très bien! vous me donnez une leçon à la
Talleyrand. Pourquoi vais-je me frotter à un diplomate? J'ai compris: je
redeviens avocat général des pieds à la tête!

Il prit une pleine poignée de papiers timbrés et en couvrit le coin du
roman et de la comédie, après quoi il se frotta les mains.

Je n'ai jamais vu d'homme plus enchanté de ce qu'il faisait. Soit qu'il
parlât, soit qu'il agit, tout en lui avait l'air de dire: Voilà comme
nous sommes dans la nouvelle école!

--Je n'avais pas du tout l'intention de vous donner une leçon, dis-je,
mais je venais justement vous parler de ce qui me parait être une erreur
judiciaire.

--Oh! oh! fit-il sans perdre son sourire, vous vous occupez de cela
autrement qu'en fictions! De quelle cause s'agit-il?

--De l'affaire Jeanne Péry.

Il frappa dans ses mains.

--C'est vrai! s'écria-t-il, je l'avais oublié: vous êtes l'ami de ce
pauvre diable de Thibaut. Quel malheur! Avoir les reins cassés à trente
ans! Il avait des protections, savez-vous? Et M. le conseiller Ferrand
qui va passer président de chambre au 15 août lui porte encore un
véritable intérêt. Mais voyons, cher M. de Roeux comment pourriez-vous
connaître cette affaire-là mieux que moi qui l'ai instruite de fond en
comble!

--Voulez-vous me faire l'honneur de m'écouter un instant?

--Deux instants... dix instants... toute une journée, si vous voulez.
Mais pouvez-vous supprimer les ciseaux? et faire que Jeanne Péry ne fût
pas l'héritière du comte Albert de Rochecotte? Répondez!

--Sans vous prendre au mot tout à fait, répliquai-je, je vous demande au
moins une demi-heure d'attention, mais d'attention sérieuse, sans
commentaires ni interruption.

J'avais parlé ainsi sans élever la voix, mais de cet accent qui coupe
court aux divagations les plus obstinées. Il croisa ses mains sur ses
genoux, et me regarda avec beaucoup de bienveillance.

--De tout mon coeur, répondit-il, vous n'allez pas vous fâcher! Je suis
vraiment curieux de voir le roman que vous avez trouvé dans cette
aventure si pleine de palpitant imprévu!

Je ne me fâchai pas, ou du moins je ne le laissais pas voir.

Au contraire, je pris la parole d'un air reconnaissant, et je la gardai
juste trente minutes.

C'était suffisant pour résumer, vis-à-vis d'un homme qui avait étudié la
question, toute la substance de la contre enquête contenue dans mes
notes.

Je déclare que je parlai clairement à M. Cressonneau--et qu'il me
comprit.

--J'admire, me dit-il quand j'eus achevé, quel avocat vous auriez fait.
C'est un _épisome_ admirable. Il y avait là de quoi plaider quatre
heures durant sans éternuer ni cracher.... Eh bien, cher Monsieur, je
suis forcé de vous dire que je savais cela tout aussi bien que vous. Le
président des assises, M. Ferrand, connaît personnellement le docteur
ès-crime dont vous parlez, et qui ferait fureur dans un livre comme _Les
Habits Noirs._ Il le regarde comme un déterminé filou. Mais de là à
perdre pied au bord d'une fable aussi invraisemblable, il y a loin,
permettez-moi de vous le dire. Nous tenons les hommes pour ce qu'ils
valent, mais nous prenons les faits pour ce qu'ils sont. Vous m'avez
intéressé, mon cher Monsieur, mais vous ne m'avez pas converti.

Je rassemblai mes notes.

Pendant que je me livrais à ce travail, Me Cressonneau poursuivait:

--Vous n'êtes pas content, c'est clair. J'en suis sincèrement peiné.
Mais si Jeanne Péry était innocente, pourquoi s'est-elle évadée?

--Tout le monde n'est pas comme vous, M. l'avocat général, répondis-je.
Il y a des gens assez peu éclairés pour croire aux erreurs judiciaires.

--Bien riposté! mais voyons, maintenant que vous avez les mains pleines
d'éléments nouveaux qui, selon vous, éclairent la question comme si un
rayon de soleil passait au travers, pourquoi Jeanne Péry ne se
présente-t-elle pas pour purger sa contumace?

--Ignorez-vous donc, Monsieur, demandai-je avec étonnement que Jeanne
Péry a disparu, qu'elle n'est pas libre, et que, selon toute
probabilité, elle est aux mains de ceux qui....

Il m'interrompit d'un geste amical.

--Les hommes d'imagination! fit-il. Cela réussit jusqu'à un certain
point devant le jury, ces choses-là, parce que le jury est composé de
bourgeois qui vont au théâtre. Voyons! nous sommes ici de bonne foi tous
les deux, n'est-ce pas? et dans une situation toute amicale vis-à-vis
l'un de l'autre. Je vous passe le docteur ès-crime, et j'accorderai, si
vous voulez, qu'il a une salle à 150 pieds au-dessous du niveau de la
Seine, où il fait dans Paris des cours de scélératesse au cachet; je
vous passe aussi les ressemblances, je vous passerais presque la folle
transformée en poignard mécanique, quoique on ne s'échappe pas comme
cela à volonté de la Salpêtrière, et quoique les ciseaux, bénis par
l'archevêque primat de Grant, me paraissent pendre à un cheveu gros
comme un câble, mais raisonnons! vous avez des arguments de cette
force-ci. Les preuves, dites-vous, sont trop abondantes et trop bien
disposées: il y a _excès de vraisemblance_....

Excès de vraisemblance! mon cher Monsieur, permettez-moi de m'étonner
qu'un homme de votre incontestable valeur puisse tomber dans de pareils
solécismes de logique! Je ne me donne pas pour un très grand
métaphysicien, et je m'occupe assez peu de ces formules surannées à
l'aide desquelles les Allemands et les Écossais, résumés dans ce qu'on
appelle la _philosophie_ du brave M. Cousin, enfilent des pois chiches
qu'ils vendent pour des perles, mais enfin j'ai passé, comme tout le
monde, mon examen de bachelier, je sais qu'une abstraction est une
abstraction, un absolu un absolu. Il peut y avoir plus ou moins de
vraisemblances accumulées autour d'un fait, cela dépend du soin et j'ose
le dire, de l'habileté du juge instructeur, mais jamais il ne peut y
avoir _trop_ de vraisemblance, car, alors, ce ne serait plus _la
vraisemblance._

--Je n'ai pas dit autre chose, M. l'avocat général....

Mais il m'interrompit parce qu'il tenait à placer sa tirade.

--Permettez! je vous ai laissé parler. Vous me répondrez si vous voulez.
L'absolu est-il l'absolu? Changeons le substantif: oseriez-vous affirmer
que beaucoup de vérités puissent produire _trop de vérité_? Ce sont, mon
cher Monsieur, de vaines logomachies. Il suffit, pour répondre à cela,
de distinguer entre le singulier et le pluriel: une multitude de biens
c'est peut-être trop de biens, au pluriel, mais ce n'est pas assurément
trop de bien, au singulier, parce que le bien est un absolu....

Je vous demande bien pardon d'avoir raison, cher Monsieur, et je suis
sincèrement désolé de n'être pas de votre avis. Croyez-moi, la jeune
école est sérieuse, très sérieuse, sous des apparences, je ne dirai pas
frivoles, mais au moins dépourvues de toute pédanterie scolastique. Nous
savons nos auteurs, en tapinois, et vous trouveriez au fond de notre sac
jusqu'à des croûtons du latin de Cujas. Seulement, nous ne les
mâchonnons point devant le monde, comme faisaient les vieux qui savaient
trop peu pour s'aviser de cacher leur savoir....

Je m'étais levé.

Quand sa phrase fut finie, je saluai.

Il me reconduisit jusqu'à la porte de l'escalier avec une rare
bienveillance, protestant qu'il se mettait tout entier à mon service et
me demandant s'il n'aurait pas bientôt le plaisir de lire un nouveau
roman de moi.

Moi, je ne le cache pas, j'aime un peu de gravité chez le juge, un peu
de hâle sur la joue du soldat, comme il me faut un peu de modestie chez
la jeune fille et un peu d'accord dans mon piano.

Mais je mentirais lâchement à ma conscience si je n'avouais pas que M.
Cressonneau aîné était un joli avocat général et qu'il ne déparait point
la jeune école.

Ma démarche se trouvait être si carrément inutile que je l'oubliai
presque aussitôt que je fus dans la rue. Je me fis reconduire chez moi
au galop. La nuit était tombée quand j'arrivai rue du Helder.

Je trouvai Lucien installé dans ma chambre à coucher et occupé à
parcourir les oeuvres de J. B. M. Martroy.

Mon premier regard le toisa de la tête aux pieds avec inquiétude, car, à
cette heure de crise suprême, j'eusse bien mieux aimé agir seul que
d'avoir près de moi un malade ou un fou.

Il était rasé de frais, coiffé avec soin, vêtu selon la plus rigoureuse
élégance. On n'eût pas trouvé, le long du boulevard, à l'endroit
propice, entre le café Foy et Tortoni, beaucoup de jeunes messieurs
possédant au même degré que Lucien la tenue du vrai gentleman.

Il avait beau être un homme de loi d'Yvetot; dès qu'il voulait, Paris
brillait en lui, et je ne pus m'empêcher de comparer cette fière
élégance à la petite _fashion_ de M. Cressonneau aîné.

Ce qui m'importait davantage encore, l'expression du visage de Lucien
était mâle et tranquille.

--As-tu tout lu? me demanda-t-il après m'avoir serré la main plutôt
froidement.

--J'ai tout lu, répondis-je.

--Ton opinion est-elle formée?

--Parfaitement, d'autant que tu tiens là un manuscrit qui explique et
complète ton dossier.

--Oui, fit-il avec distraction, mais je n'aurai pas le temps de le lire.

Il me tendit tout ouverte la lettre contenue dans la missive que M.
Louaisot m'avait adressée.

--Prends connaissance de ceci, ajouta-t-il.

Et il continua sa lecture.

Ce calme avait de la force. Je fus content.

La lettre de M Louaisot était ainsi conçue:

Cher M. Thibaut,

Ne connaissant pas votre nouvelle adresse, j'ai recours à M. G. de Roeux
pour vous faire tenir cette communication qui, comme vous allez le voir,
a son importance.

Je vous ai fait beaucoup de mal, mais ce n'est pas ma faute. Je n'avais
rien personnellement contre vous.

Du reste, vous me l'avez rendu avec usure. Sans le vouloir et même sans
le savoir, vous avez été le bâton qui sans cesse enrayait mes roues. Par
vous peut-être va se trouver ruinée une combinaison admirable qui
m'avait coûté vingt années de travail.

L'oeuvre de toute ma vie, on peut le dire, et cela au moment où le
succès allait couronner mes efforts.

Vous comprenez bien que je ne vous aime pas, cher Monsieur. Le
contretemps le plus funeste qui puisse entraver la marche du génie,
c'est d'avoir un imbécile à combattre. Mieux vaudrait toute une armée de
gens d'esprit!

Donc, je vous déteste, ou plutôt vous m'irritez comme ferait un
maladroit sans parti pris qui ravagerait du coude, sur l'échiquier, les
calculs d'un joueur de première force.

Et, cependant, je m'adresse à vous, parce que vous êtes la seule
personne au monde qui puisse me venger comme il faut.

Si, comme je commence à le craindre, j'ai besoin d'être vengé.

Vous n'allez guère au théâtre. Connaissez-vous _La Tour de Nesle?_ Votre
ami, M. de Roeux pourra vous expliquer ce que c'est que Buridan.

Buridan avait, comme vous et moi, affaire à une terrible coquine.
Poursuivi par l'idée que cette coquine, qui est une reine, pourra lui
faire tôt ou tard un mauvais parti, Buridan creuse et charge une mine
qui doit faire explosion après sa mort.

Je suis dans la position de Buridan--ou de Carter, le dompteur, quand il
entre dans la cage de sa lionne.

J'ai creusé, j'ai chargé ma mine. Je vous enverrai la mèche allumée. Et
tout est arrangé pour que vous soyez forcé de mettre le feu si je meurs.

À l'instant où j'achève cette lettre j'entame une partie suprême. Nous
sommes au 29 juillet, neuf heures du soir; si demain, 30 juillet, à neuf
heures du soir, je n'ai pas réussi, c'est que je serai mort.

À cette heure donc, vous recevrez la mèche des mains d'une personne que
vous connaissez bien. Je vous fais mon héritier, et mon héritage, _c'est
votre femme_, qui valait pour moi huit millions.

À demain, neuf heures.

Je consultai ma montre, il était neuf heures et cinq minutes. Lucien vit
mon mouvement et me dit:

--Il faut un quart d'heure pour venir ici de la rue Vivienne. Elle n'est
pas en retard.

--Qui, elle?

--Pélagie, qui va m'apporter _la mèche_.

Il ferma le cahier qu'il était en train de lire et le jeta sur la table.

--Résume-moi en peu de mots ce qu'il y a là-dedans, dit-il.

Je fis aussitôt ce qu'il désirait; quand j'eus achevé, il me dit:

--J'aurais su tout cela que je n'aurais pas agi davantage. J'étais mort.
Ma dernière lueur de vie était en toi. En venant, tu m'as ressuscité. Il
me prit de nouveau la main qu'il serra, cette fois, avec chaleur.

Quoi que j'eusse pu faire, mon résumé avait pris du temps. La demie de
neuf heures sonna à la pendule. Lucien sembla se recueillir.

--Si elle ne vient pas, prononça-t-il tout bas, nous allons tenter un
effort par nous-mêmes.

--Quel effort?

--Je suis juge, répondit Lucien, dont l'oeil devint sombre, non pas
parce que l'empereur m'avait nommé, mais parce que ma conscience me
crie: Tu es juge!

--Franc-juge, alors? fis-je en essayant de sourire. Il prononça plus bas
encore:

--Cette femme a mérité de mourir! Je savais qu'il parlait d'Olympe.

En ce moment, nous entendîmes dans l'antichambre une voix pleurarde qui
parlementait avec Guzman. Je m'élançai, j'ouvris la porte et la grande
coiffe de Pélagie se montra, encadrant un visage qui, littéralement,
était inondé de larmes.

--À quoi que ça rime, s'écria-t-elle, avant même d'avoir passé le seuil,
de s'entêter à une idée de même!

Vouloir épouser quelqu'un de force! N'avait-il pas à la maison tout ce
qu'il lui fallait? Et maintenant le voilà fini, le pauvre monsieur, car
il m'avait bien dit: «Si tu ne reçois pas contrordre avant neuf heures,
c'est qu'elle m'aura fait avaler ma langue, et alors porte la lettre rue
du Helder!»

Les sanglots secouaient la richesse de sa vaste poitrine. Elle était
sincèrement et profondément affligée.

--Donnez la lettre, dit Lucien.

--Je l'avais toujours bien prévenu! gémit-elle. Je lui avais dit: «Ne
poussez pas celle-là à bout, ou bien il vous arrivera du chagrin! Je
l'ai vue sur la place d'Yvetot le jour où on arrêta la mariée. J'ai peur
des pâles! Prenez garde à elle!...» Mais il n'écoutait rien! Il se
croyait si fort!

--Donnez la lettre, répéta Lucien.

--La voilà, mon brave Monsieur, et vengez-le bien comme il faut. Moi, je
n'ai même pas la consolation de m'occuper de ça. L'adjudant m'attend en
bas, et il n'est pas patient. Ce n'est pas au moment où j'en perds un
que je vas risquer l'autre, n'est-ce pas?

Elle remit la lettre, bouchonna ses yeux avec son tablier et sortit en
levant les bras vers le ciel. Dans l'antichambre, j'entendis Guzman qui
lui disait:

--Ce n'est donc plus le maréchal des logis d'artillerie?

--J'ai de la mort plein le coeur, répondit Pélagie, et penser qu'il faut
qu'on danse à la barrière! La lettre de M. Louaisot disait:

«M. Lucien Thibaut,

Mon métier a été de mentir. J'avais du talent dans cette partie-là. Je
parle de moi au passé, parce que je suis mort.

Les morts ne mentent plus. Elle m'a tué parce que je voulais sauver
votre femme.

Votre femme est prisonnière dans les caves de la Grande-Maison, rue du
Rocher, n°9. Elle n'y est pas seule. Fanchette était pour Mme la
marquise aussi dangereuse que Jeanne elle-même, car si la justice avait
mis la main sur Fanchette, la condamnation de Jeanne tombait.

En cela, et pour la seconde fois, la justice se serait encore trompée,
mais qu'importe, une fois de plus ou de moins.

En tenant Jeanne et Fanchette captives, nous rendions définitive la
condamnation de la première, nous devenions héritiers, le bonhomme--le
Dernier Vivant--s'éteignait doucement et tout était dit. Mais ça ne
suffisait pas. Olympe a dit: «Il n'y a que les morts qui ne gênent
jamais...»

Vengez-moi. Pour récompense, je vous rends votre femme.

Voici mes instructions pour arriver jusqu'à elle.

Prenez des hommes de police, si vous voulez, ce sera plus sûr.
Munissez-vous de lanternes, car la route souterraine est longue.

Il ne s'agit pas d'entrer par la rue du Rocher et la maison du vieux:
vous trouveriez là de bons obstacles, c'est moi qui les ai disposés.

Arrivez par la rue de Laborde, prenez le terrain où l'on bâtit:
l'ancienne plaine Bochet: entrez dans le jardin de la Grande-Maison, il
n'a plus de clôture.

À la droite du dernier acacia qui reste debout et à trente pas environ
des ruines de la Grande-Maison, vous trouverez un pavillon dont il ne
reste plus que les quatre murs.

Entrez, dérangez la paille qui est à gauche de la porte, vous verrez
dessous une trappe et vous la lèverez par son anneau.

Sous la trappe, il y a un escalier, vous allumerez vos lanternes et vous
descendrez.

Marchez alors droit devant vous.

Au bout de quarante pas, tournez à gauche.--puis faites douze pas et
tournez à gauche encore.

Vous serez alors dans un cellier très vaste où vous verrez des
foudres,--une vingtaine--qui s'alignent contre le mur.

Le dernier foudre, en allant toujours sur votre gauche, masque une porte
voûtée dont la clé est pendue à un clou à l'intérieur du tonneau,
immédiatement au-dessous de la bonde.

Ah! elle se croit bien gardée aussi de ce côté!

Vous ouvrez la porte, et vous êtes arrivé, car devant vous s'étend un
couloir, large comme une route charretière, qui vous conduit tout droit
à la cachette.

Seulement, le couloir est long, cinq cents pas au moins; je n'ai pas le
temps de vous dire à quoi tout cela servait dans le temps. Allez, sauvez
votre femme--et vengez-moi.»

Lucien avait lu cette étrange missive à haute voix.

--Est-ce que tu crois à cela? demandai-je.

--Viens, fit-il au lieu de répondre.

Il prit son chapeau.

--Le piège tendu par ce misérable est grossier, dis-je encore. Prends
garde!

--Viens, répéta Lucien. Ce misérable ment, mais il n'y a pas de piège.
Il est mort, Olympe vit, et je suis juge. Viens.

À mon tour, je pris mon chapeau.

J'avais l'idée qu'en le suivant je pourrais empêcher un malheur.

En passant, il demanda à Guzman des allumettes et un paquet de bougies.

--Ne prendras-tu pas au moins des hommes de police? demandai-je. Il me
répondit:

--Non; j'aurai mieux que cela.

Nous montâmes en voiture devant le café anglais. Il donna au cocher une
adresse que je connaissais: celle de M. le conseiller Ferrand.

Je voulus lui parler en route, mais il ne me répondit pas.

Quand la voiture s'arrêta il me dit:

--Reste à m'attendre, je ne serai pas longtemps.

Je lui demandai ce qu'il allait faire. Je n'eus point de réponse encore.

Il passa la porte cochère.

Mon rôle me pesait terriblement. Il me semblait que dans cette barque où
j'étais, la responsabilité tout entière était sur moi qui ne tenais
pourtant pas le gouvernail.

Dès le premier pas que je fis sur le trottoir, je vis venir à moi une
femme pauvrement habillée qui boitait en marchant et qui tenait son
mouchoir sur sa bouche.

Elle m'accosta tout essoufflée et fut quelque temps avant de pouvoir
parler.

--Vous êtes M. de Roeux, me dit-elle enfin, je vous suis en courant
depuis la rue de Helder. Je n'ai pas perdu de vue le fiacre. Ah! si vous
saviez le malheur! Je vis alors seulement que ses yeux étaient tout
sanglants de larmes.

Je ne comprenais pas encore pourtant. Elle reprit:

--Il est mort, Monsieur! Ils me l'ont tué! C'est la folle! La
Couronne....

--Martroy! m'écriai-je.

Stéphanie, la pauvre créature, chancela et je la soutins dans mes bras.

--Sa dernière pensée a été pour son bienfaiteur, comme il vous appelait,
dit-elle, il m'a dit: «Porte-lui ma lettre, je ne lui écrirai plus...»
et pourtant, il a pu mettre encore un petit mot au bas avant de mourir.
Voici la lettre... et je retourne là-bas, Monsieur, car mon vieux maître
n'est pas un bon malade.

Elle me quitta en effet, courant par cahots et s'épongeant les yeux.

Je m'approchai d'un magasin, et je lus la lettre de Martroy à la lueur
du gaz.

Elle commençait gaillardement; il ne se doutait pas de son sort.




Dernière lettre de Martroy


Cher bienfaiteur,

Voilà: je vous ai fourni dans ma dernière de faux renseignements sur la
Grande-Maison, dont je viens à l'instant d'apprendre l'histoire par ma
Stéphanie, qui est un trésor. Elle vous a une oreille, vous allez voir
tout à l'heure.

La Grande-Maison n'est ni un ancien couvent, ni un ancien château, ni un
ancien hôtel, c'est tout bonnement un ex-entrepôt de contrebande, monté
sur un pied tout à fait monumental.

C'est là qu'on a dû faire tort à la Douane!

Non seulement, les caves sont immenses, comme je vous l'ai dit, mais il
y a un chemin voûté, assez large pour donner passage à des charrettes
attelées, et qui reliait le magasin principal à un second entrepôt,
situé hors de la barrière.

Cet entrepôt occupait tous les derrières d'une des plus considérables
maisons de la rue de Levis.

Tout cela était devenu inutile depuis qu'on a reculé le mur d'octroi
jusqu'aux fortifications. Comme la bouche du souterrain se trouve
maintenant à plus d'un quart de lieue de l'enceinte, l'administration ne
s'est même pas souciée de le combler.

Hein? ce Paris! Et comme le vieux fournisseur qui a tant volé l'État est
bien là dans ce logis de voleurs!

Il fallait que le métier fût bon pour payer les frais d'une pareille
installation. Ce qu'il a dû passer d'alcool dans ce monstrueux siphon
est incalculable. Et pendant ce temps, les hommes verts, institués pour
empêcher un pauvre diable comme moi de faire entrer plus d'une chopine
de vin bleu, veillaient!

Là-bas, quand nous étions auprès de Dieppe, j'ai connu un brave douanier
qui racontait toujours l'histoire d'une caisse de porcelaine de Jersey
qui fut prise par ses soins en 1820. Je lui demandai une fois pourquoi
il radotait sans cesse la même anecdote, il me répondit:

--En quarante ans de service je n'ai jamais vu faire une autre prise!

La douane fait pourtant vivre un état-major bien dodu. On dit qu'elle
est utile à la manière de ces matous paresseux qui ne prennent pas de
souris, mais qui les éloignent par leur seule odeur.

Je suis tout gai aujourd'hui et je bavarde. Tous mes sinistres
pressentiments d'hier sont partis. J'irai voir ce souterrain de
contrebande, large comme une voie romaine qui laissait passer des
foudres de vingt barriques sous la barrière où les préposés, brandissant
la sonde municipale, arrêtaient vaillamment les demi litres.

Mais revenons à nos affaires. Le vieux est malade. Il lui est arrivé un
accident. Depuis que la guerre entre l'Autriche et la Prusse est
déclarée et qu'on parle de la possibilité d'une conflagration générale
en Europe, le vieux a la fièvre. Il rêve fournitures.

Hier soir, il s'est échappé pour aller faire débauche ou plutôt pourvoir
à fonder quelque bonne affaire de pillage administratif. Son cercle est
de l'autre côté du boulevard extérieur, dans un cabaret plus que borgne
où se réunissent les raccommodeurs de souliers ambulants.

Ce sont, vous le savez, de forts gaillards qui parcourent les bas
quartiers et la banlieue la hotte sur le dos et ne ressemblent pas du
tout aux savetiers en guérite.

Avec son vieux manteau de chasseur de Vincennes, le Dernier Vivant ne
faisait point tache dans cette assemblée sans prétention. Il y était
connu. On l'appelait Papa-Turco.

Hier soir donc, ayant bu un gloria de deux sous, sa tête s'est montée.
Il a rassemblé autour de lui les savetiers ambulants et leur a proposé
une association pour fournir à toute l'armée française d'excellents
souliers sur lesquels l'entreprise gagnerait cinq cents pour cent. Il ne
s'agissait que de centraliser les cuirs des bêtes crevées pour
l'empeigne, et les fonds de boutique de certains journaux, également
morts de maladie, pour la semelle.

Les bonnes gens ont d'abord trouvé cela très drôle, on a beaucoup ri,
mais le vieux s'est fâché tout rouge en jurant qu'il ne plaisantait pas:
à l'appui de quoi il a eu l'imprudence de raconter quelques-uns des bons
tours joués par l'association des cinq fournisseurs normands à
l'administration de la guerre, sous le Premier Empire.

Bref, on l'a reconnu pour le vieux damné de la plaine Bochet. Il a été
porté en triomphe et roué de coups. Ça pourrait bien être sa fin.

Et à ce propos, il y a eu une grande scène entre Louaisot et la marquise
Olympe. Ce sera la partie importante de ma lettre. Stéphanie n'a pas
tout entendu, mais ce qu'elle a surpris vaut bien la peine de vous être
rapporté.

M. Louaisot et Mme la marquise étaient dans la chambre à coucher de
cette dernière.

On avait parlé d'abord du petit jeune homme, Lucien, de Chambray,
l'enfant dont M. Louaisot se sert depuis si longtemps comme d'un mors
qu'il a introduit de force dans la bouche de la malheureuse mère.

Car elle a péché, c'est vrai, mais on peut dire que celle-là fait son
purgatoire sur la Terre!

Stéphanie n'a commencé à entendre qu'au moment où la colère a élevé les
voix.

--.... Vous m'appartenez! disait Louaisot. J'ai dépensé ma jeunesse
entière et une partie de mon âge mûr à vous acheter. Vous serez ma femme
ou vous serez une mère sans enfant.

--Je sais que vous êtes capable d'assassiner votre propre fils, a
répondu Olympe, mais vous ne le ferez pas, car il vous sert de garrot
pour me serrer la gorge.

--Madame, a reprit Louaisot, l'heure vient où serrer ne suffit plus.
Pensez-vous que je veuille attendre le bien-être jusqu'à ma soixantième
année? Je crois avoir temporisé suffisamment; je veux agir.

La voix d'Olympe, nette et froide, a prononcé ces mots:

--Jamais je ne serai votre femme.

Après cette réponse, il y a eu un silence, puis Louaisot a repris:

--C'est donc la guerre déclarée! Vous serez brisée, je vous en préviens.
Je le regrette. Je vous aurais rendue heureuse. Vous êtes
merveilleusement belle. Jeanne morte, il est impossible que M. Lucien
Thibaut ne revienne pas à vous. C'est une affaire de temps.

La marquise a dit:

--Vous me faites horreur.

--Les moeurs modernes, continua Louaisot, admettent de plus en plus ce
genre de compromis. Je ne vous gênerais pas, j'ai mes habitudes. Vous
seriez entre l'ami de votre enfance et votre fils, à qui, d'avance, j'ai
donné son nom....

--Vous me faites horreur! répéta la marquise Olympe.

--Moi, vous me faites pitié! s'écria Louaisot, se fâchant de nouveau.
D'où sortons-nous donc, s'il vous plaît, ma pupille, pour afficher de
semblables pruderies? Je croyais que nous avions été élevée à une
école... oh! vous avez beau me foudroyer du regard, la patience a des
bornes, et l'excellent M. Barnod savait à quoi s'en tenir sur les dames
d'apparence sévère....

...Vous avez rompu la glace vous-même. Adieu va! Parlons en français: si
je suis, comme vous me faites l'honneur de me le dire, le dernier degré
de l'infamie, vous êtes, vous, le crime sans courage et la damnation
sans grandeur. Au moins, moi, je me tiens droit, je marche droit, rien
ne m'arrête. Vous, votre coeur et votre main tremblent toujours.

Vous avez fait subir à Jeanne Péry un supplice monstrueux, et vous
hésitez quand il s'agit de terminer son martyre avec sa vie....

...Du danger? aucun. Elle est censée en fuite. Rien de plus aisé que de
supprimer les personnes qui se cachent. On ne fait que continuer de les
cacher dans la terre....

Stéphanie n'entendit pas ce que répondait la marquise. Stéphanie a
pourtant l'oreille fine.

Mais Olympe dut parler, car Louaisot répliqua:

--Vos soeurs! Ah! vous les appelez vos soeurs! Osez-vous bien employer
des mots pareils! Alors, donnez tout de suite le nom de famille à ce
bouquet de fleurs cultivées dans le jardin de l'adultère!... Je vous
l'ai dit, Olympe, et je vous le répète; vous m'appartenez, non pas
seulement parce que je vous ai conquise, mais encore, mais surtout parce
que vous êtes à mon niveau par vos actes et au-dessous de moi par votre
origine. Ma mère était une honnête femme....

Ici, il y eut un silence.

Le dernier mot entendu fut celui-ci, prononcé par Olympe:

--Pourtant de sang répandu, vous n'aurez rien de l'héritage, car je
n'aurai pas l'héritage. Est-ce que les morts héritent? _Vous ne pouvez
pas m'empêcher de me tuer...._ Ainsi, le patron est au bout de son
rouleau. Je le connais: il doit voir rouge à travers le feu d'artifice
de ses lunettes.

La menace est une bonne chose, mais quand elle fait long feu, tout rate.
J'aurais cru que la pensée de son fils aurait dompté la marquise. Du
moment qu'elle ne cède pas, il faut que Louaisot frappe ou qu'il donne
sa démission. Il ne donnera pas sa démission, donc il frappera. Il y a
dans l'air que je respire ici une odeur de sang.

Je pars à l'instant même pour rôder autour de cette tragédie. Je veux
voir ce curieux monument de l'industrie française: les caves de la
Grande-Maison. Rien ne m'ôterait de l'idée que _l'outil_ du
patron,--Laura Cantù--est embusquée là-dedans quelque part....

_Note de Geoffroy_.--Il y avait au-dessous de cette dernière ligne une
vingtaine de mots, tracés d'une main défaillante:

«Je me meurs. La folle m'a tué... _l'outil_! Hâtez-vous, elle en tuera
d'autres. Ayez pitié de ma femme et de mon petit.»

Comme j'achevais, tout frissonnant, cette lecture, la porte cochère de
la maison voisine s'ouvrit.

M. Ferrand sortit le premier, le visage couvert d'une mortelle pâleur.

Lucien, qui le suivait, le fit monter dans la voiture et m'appela.

Je suis obligé de dire ici, pour laisser de l'ordre dans les événements,
ce qui s'était passé chez le conseiller.

M. Ferrand lui-même me fit ce récit à quelques jours de là.




Récit du conseiller Ferrand


Il y a bien longtemps que ma santé est profondément altérée. La
souffrance morale a réagi sur moi physiquement. Je me sens fatigué. Je
suis un vieillard.

Je venais de me mettre au lit, quoiqu'il ne fût pas plus de neuf heures
du soir. Mon domestique m'annonça M. Lucien Thibaut. Je fis entrer tout
de suite. J'ai beaucoup aimé Lucien, que je traitais autrefois en élève.
Mon attachement pour lui avait encore un autre motif. Son malheur et sa
maladie m'avaient causé une très sincère affliction.

Lucien entra et vint jusqu'à mon lit sans me saluer ni me demander des
nouvelles de ma santé.

Il n'y avait rien en lui pourtant qui indiquât la volonté de me traiter
avec violence.

Seulement, son regard était sombre et ses traits contractés.

--M. Ferrand, me dit-il presque à voix basse, vous êtes un honnête
homme, je le sais maintenant, et je regrette de vous avoir calomnié dans
ma pensée, mais vous allez, je vous prie, vous lèvera l'instant même et
me suivre, car vous avez condamné une innocente, et il faut que la
lumière se fasse en vous, je le veux.

Je fus blessé de ce dernier mot.

--M. Thibaut, répondis-je, vous voyez que je suis souffrant. Vous avez
vos convictions, que je respecte, j'ai droit d'exiger que vous
respectiez les miennes....

Il m'interrompit disant:

--Je n'ai pas le temps de discuter, levez-vous et partons.

--Mais, Monsieur, répliquai-je, je ne permets pas qu'on me parle comme
vous le faites.

--Vous refusez?

--Je refuse.

--Vous me regardez comme un fou?

--Vous agissez comme un fou.

Il fit un pas en arrière.

--M. Ferrand, me dit-il, et son accent était glacial, je ne suis pas
fou, je vous l'affirme. Je vous affirme également que si vous ne me
suivez pas, je vais vous tuer.

Ses yeux étaient baissés. Son visage devenait blême. Moi aussi, je me
sentais pâlir.

Les gens qui parlent ainsi ont, d'ordinaire, à la main, un pistolet, un
couteau, une arme. Il avait, lui, les mains vides; des mains blanches et
fines comme celles d'une femme. Je crois que je suis brave. Je n'aurais
pas peur d'une arme. Ces mains vides et frémissantes menaçaient
autrement qu'une arme. Et le regard de M. Thibaut me donna une sensation
de frayeur. Il faudrait dire de terreur, car je me sentis trembler sous
mes couvertures. Cependant, j'eus honte de céder.

--Est-ce donc ainsi que vous deviez finir, Lucien! m'écriai-je.

--Je ne finis pas, me répondit-il, je commence.

--Vous! un assassin!

--Un juge! je suis juge.

Il fit un pas vers moi, la tête haute, le regard noir et froid.

--Et je suis investi en outre, ajouta-t-il, de la mission la plus grande
qui puisse sacrer le caractère d'un homme: je suis le défenseur de ma
femme. Sa voix, sans s'élever, avait pris une emphase extraordinaire.

Dans sa bouche, ces mots: _le défenseur de ma femme_ étaient grands
comme les quelques paroles sublimes de la poésie ou de l'histoire qui
ont traversé les siècles.

Mon coeur battait. Ce n'était déjà plus de frayeur.

J'ai aussi un amour en moi, un grand amour, n'est pas de la même nature;
mais tous les amours comprennent.

Et pourtant, je résistais encore, car précisément la voix de cet amour
me criait de ne pas aller là où Lucien voulait m'entraîner.

--Je vais appeler, dis-je. N'approchez pas davantage....

--Que votre sang retombe sur votre tête! murmura-t-il en faisant un pas
de plus.

--Mais avec quoi me tuerez-vous, insensé! m'écriai-je, prêt à me
défendre.

--Je ne sais pas... avec moi!

En même temps qu'il prononçait ce mot étrange dont l'accent faisait une
menace véritablement mortelle, il me toucha le bras.

Ce fut si faible qu'on eût dit l'étreinte d'un enfant. Mais ce fut
terrible.

Écoutez: terrible! je sentis que la vie défaillait dans ma poitrine.

Ma tête se renversa sur mon oreiller et malgré moi ces paroles passèrent
entre mes lèvres:

--Si elle est innocente, qui donc est coupable?

Lucien prit cela pour une acceptation. Il lâcha mon bras et serra
doucement ma main.

--Courage, me dit-il, M. Ferrand. Vous allez beaucoup souffrir. Je lui
rendis son étreinte et je sortis de mon lit.

Il m'aida à m'habiller.

--Où allons-nous? lui demandai-je.

--Rue du Rocher. Je répétai:

--Rue du Rocher?

--Oui, dans la maison où habite maintenant Mme la marquise de
Chambray. Je passai la main sur mon front. Il ajouta:

--C'est le devoir. Et je répétai:

--Peut-être que c'est le devoir.

--Marchez devant, me dit-il au moment où nous sortions, et souvenez-vous
que je ne m'appartiens pas. Je défends ma femme. Si vous tentez de vous
soustraire à votre tâche, vous êtes mort!




Récit de Geoffroy


Ce fut à la suite de cette scène que M. Ferrand et Lucien me
rejoignirent. Ils montèrent dans le fiacre.

M. le conseiller Ferrand était seul, au fond du fiacre, affaissé dans
une encoignure. Lucien s'était assis auprès de moi sur le devant.

Je lui communiquai à voix basse et sommairement le contenu de la lettre
de Martroy.

--Tout cela, me dit-il, je le savais. Je suis ressuscité. Nous gardâmes
ensuite le silence.

Pendant tout le trajet, M. Ferrand ne prononça pas une parole.

Quand nous passâmes devant la gare Saint-Lazare, le cadran marquait dix
heures.

Au lieu de monter la rue du Rocher, nous tournâmes à gauche et notre
fiacre s'arrêta au coin de la place Laborde.

Là, sous un réverbère, nous relûmes les instructions de M. Louaisot et
nous nous engageâmes dans la ruelle qui conduisait encore au nouveau
quartier qu'on était en train de construire sur l'ancien emplacement de
la place Bochet.

La nuit était noire. Nous eûmes quelque peine à trouver notre chemin
parmi les tas de sable, les trous à mortier et les moellons, mais enfin,
nous franchîmes ce qui avait été le mur du grand jardin et nous
découvrîmes aisément les quatre pans de maçonnerie toute nue, restes du
pavillon.

C'était à une trentaine de pas à peine de la maison neuve, bâtie par le
Dernier Vivant. À cinquante autres pas, sur la gauche, c'est-à-dire en
allant vers Monceaux-Batignolles, on voyait un amas de décombres, qui
étaient les ruines de la Grande-Maison.

Le tas de paille fut dérangé; nous ouvrîmes la trappe qui recouvrait
l'escalier.

Chacun de nous alluma une bougie et nous descendîmes.

L'itinéraire tracé par M. Louaisot était bon. En le suivant exactement
nous arrivâmes d'abord au cellier, grand comme une place de village, qui
contenait encore les gigantesques tonneaux--puis à l'artère principale
de cette ville souterraine: le chemin charretier conduisant jadis de
l'entrepôt Bochet à l'entrepôt de la rue de Levis, situé alors _extra
muros._

Pendant que nous étions dans le passage allant du cellier au grand
chemin souterrain, il nous sembla entendre un bruit soudain et violent,
suivi de cris qui se mêlaient répercutés par les voûtes.

Nous pressâmes le pas, mais en arrivant au bout du couloir, nous
écoutâmes en vain.

Le bruit avait cessé.

L'énorme galerie dont la voûte humide et sombre pendait maintenant sur
nos têtes s'emplissait d'un morne silence.

Nous nous étions arrêtés pour prêter l'oreille et pour regarder. Dès que
nous marchions, en effet, quoique le sol fût très doux, le bruit de nos
pas faisait tapage.

D'abord nous ne vîmes rien, j'entends Lucien et moi, car M. Ferrand
semblait littéralement anéanti. Il ne regardait même pas.

Puis, tout à coup, au moment où nous allions reprendre notre marche, une
voix d'homme parla.

C'était à la fois lointain et tout proche. La voix venait à nous
nettement comme dans un tuyau acoustique.

Elle était faible pourtant, mais si altérée qu'elle fût, je reconnus
parfaitement la basse taille de M. Louaisot. Elle disait:

--Voilà! J'ai mon compte. L'outil était trop bon! Il n'y a pas eu faute:
qui diable aurait pu croire qu'une mère sacrifiât son enfant? J'ai bien
joué mon jeu, mais j'ai perdu. Bonsoir, les voisins!--Mais je suis vengé
déjà une fois, ma pupille, vous n'avez plus de fils!--et je serai vengé
deux fois, voici l'autre Lucien qui arrive: regardez là-bas!

Ces derniers mots nous parvinrent comme un chuchotement qu'on eût
murmuré à notre oreille.

--Là-bas, c'est ici, me dit Lucien. Ils nous voient.

--Pas lui, répondis-je, car il est mort.

Une voix de femme s'éleva dans le silence:

--_Laura_, disait-elle, _je t'ai trompée ce n'est pas cet homme-là qui a
tué le petit enfant._

M. Ferrand laissa tomber sa bougie et s'affaissa sur moi.

--Mon Dieu! dit-il, ayez pitié de moi! Éloignez de moi cet horrible
rêve!

La voix qui avait parlé était celle de la marquise Olympe. Nous la
connaissions bien tous les trois.

Une sorte de rauquement lui répondit dans la nuit.

Puis une autre voix, haletante, celle-là, et brisée, demanda:

--Qui donc a tué l'enfant? qui donc? La voix d'Olympe répondit:

--_C'est moi_! Et tout aussitôt un grand cri de rage courut en s'enflant
sous les voûtes.

Puis un gémissement d'agonie....

--Olympe! mon Olympe! gémit M. Ferrand d'un accent déchirant. Ce fut
tout. Il resta inanimé entre mes bras.

L'instant d'après quelque chose de rapide comme le vol d'une flèche
passa au milieu de nous. C'était Laura qui brandissait au-dessus de sa
tête un gros bouquet de fleurs....

Nous entendîmes alors le bruit de quelqu'un qui se traînait sur le
sable. On reconnaissait le frôlement de la soie. Je ne puis dire à quel
point tous ces bruits étaient distincts.

--Elle n'est pas morte! balbutia M. Ferrand qui se redressa et se mit en
marche le premier, plus chancelant qu'un homme ivre. Lucien et moi nous
le soutenions de chaque côté.

Quand nous le suivîmes on n'entendait plus rien.

Nous marchâmes pendant deux longues minutes au moins, et à mesure que
nous avancions, nous pressions le pas.

Nous arrivâmes ainsi à un carrefour où se croisaient deux routes: la
nôtre et une beaucoup plus étroite.

À l'angle de cette dernière, à droite, c'est-à-dire en tournant vers la
rue du Rocher, il y avait des débris de fleurs et de feuillage, sur
lesquels un homme était étendu tout de son long sur le dos. Il portait
un paletot noisette, et ses lunettes nous renvoyèrent dans l'ombre la
flamme de nos bougies.

Nous nous approchâmes. C'était M. Louaisot, dont les souliers se
dressaient à pic, sortant de son pantalon noir, moucheté de boue.

Il tenait à la main un long couteau tout neuf dont il n'avait pas eu le
temps de se servir, car la lame était brillante et intacte.

Sa tête portait de côté. Il y avait à son cou les marques d'une pression
si terrible qu'on aurait dit les traces laissées par les griffes d'un
tigre.

Il était mort par la désarticulation de la colonne vertébrale.

Derrière lui, dans une cavité de la paroi, on voyait un véritable
fouillis de fleurs, deux couronnes tressées et une autre qui était à
moitié.

Lucien mit sa bougie sous le menton du mort et dit à M. Ferrand:

--Avant d'être poignardé, Albert de Rochecotte avait été étranglé.
Voyez-vous clair?

M. Ferrand ne répondit que par un gémissement.

En cet instant où toutes nos bougies étaient dans le chemin de droite,
le hasard me fit jeter un regard dans le lointain de la galerie
principale et j'y crus apercevoir une lueur. Je la signalai aussitôt.

Nous éteignîmes nos bougies pour mieux voir.

La lueur existait réellement et semblait sortir d'une seconde percée,
ouverte sur la droite aussi, à une cinquantaine de mètres plus loin.

--Portez-moi jusque-là! s'écria M. Ferrand. Elle est là!

Je le soutins de mon mieux. Lucien s'était déjà élancé en avant. Nous le
vîmes entrer dans le champ lumineux et disparaître au coude de la route.

Quelques secondes plus tard, nous entrions dans la lueur et un spectacle
étrange frappait nos regards.

La seconde voie transversale, parallèle à la première où nous avions
trouvé le corps de M. Louaisot, aboutissait presque immédiatement à une
salle de forme ronde où régnait, dans toute son étendue, un double
cercle de mangeoires et de râteliers. C'avait dû être la grande écurie
des fraudeurs.

Çà et là pendaient encore aux parois des harnais moisis.

Au centre se trouvait une sorte de tabernacle, ouvert de notre côté, et
formé de rideaux de soie. Dans cette tente, éclairée par une grande
lampe de salon à globe de verre dépoli, il y avait deux pauvres petites
couchettes en fer, quelques fauteuils de velours brodé d'une rare
élégance et un canapé dont la couverture en tapisserie des Gobelins
éclatait des plus riches couleurs.

Sur le canapé, deux jeunes femmes, qui semblaient être deux épreuves
tirées de la même beauté, entouraient de leurs bras une troisième femme
prosternée et comme affaissée à leurs pieds.

Sur le guéridon en laque de Chine, qui supportait la lampe, il y avait
des ouvrages d'aiguille.

À l'instant où nous tournions, M. Ferrand et moi, l'angle de la galerie,
une des jeunes femmes du canapé se levait en poussant un cri et se
pendait au cou de Lucien, foudroyé par la joie.

M. Ferrand me quitta et prit un élan suprême qui le porta jusqu'au
centre de la tente, où il tomba brisé, portant à ses lèvres, de ses deux
pauvres mains qui tremblaient, le vêtement de la femme prosternée.

Celle-ci ne prit même pas garde à lui.

Elle releva la tête pour regarder Lucien, rien que Lucien, et je
reconnus l'admirable beauté de la marquise Olympe de Chambray.

Lucien détourna d'elle son regard.

La marquise Olympe pencha sa tête de nouveau, et je vis une larme au
bord de sa paupière.

Dire à quel point elle était belle est au-dessus de mon pouvoir. Cette
larme la transfigurait à mes yeux. Mon coeur s'élançait avec une
inexprimable passion vers cette mourante que j'aurais voulu ressusciter
au prix du bonheur de ma vie.

Elle portait au cou les mêmes traces que Louaisot.

Les mêmes traces qu'Albert de Rochecotte.

--Lucien, murmura-t-elle, d'une voix qui allait déjà s'éteignant, j'ai
été bien malheureuse... et bien coupable.... Mais demandez-lui...
demandez-leur!...

Elle montrait les deux jeunes femmes qui se ressemblaient.

Jeanne s'était arrachée déjà aux embrassements de son mari. Elle
pressait les deux mains d'Olympe sur son coeur.

Toutes trois, elles formaient un groupe exquis dans sa mortelle
tristesse.

Ensemble, Jeanne et Fanchette disaient:

--Ma soeur, ma soeur chérie, tu nous as défendues, tu nous as protégées,
nous ne vivons que par toi!

--Lucien, reprit Olympe, en remerciant Jeanne du regard, j'avais un
fils, je l'ai donné pour elle, c'est-à-dire pour vous!

Les jarrets de Lucien fléchirent, il entra dans le groupe en
s'agenouillant.

Je restais seul debout, et j'étais peut-être le plus bas prosterné au
fond de mon coeur.

--Lucien, dit-elle encore, voulez-vous me pardonner?

Il se pencha et mit un baiser sur son front.

La marquise Olympe mourut sous le contact de cette lèvre qui jamais
n'avait touché la sienne, et la mort la fit plus divinement belle....
Personne ne prenait garde à M. Ferrand qui gisait inanimé, la tête dans
les plis de la robe d'Olympe.




Récit de Fanchette


_Nota_.--Ceux qui ont compris la scène _invisible_ de la mort de
Louaisot peuvent passer les pages suivantes.

J'ai cru devoir au lecteur l'explication complète de ce mystère, telle
qu'elle nous fut donnée par l'une des habitantes de la grande écurie des
fraudeurs, transformée en prison-salon.

C'est Fanchette qui parle.

Je n'étais pour rien assurément dans l'affreuse mort d'Albert de
Rochecotte qui m'aurait très certainement épousée, et dont je possède
une promesse écrite en tels termes qu'il n'aurait pu y mentir sans se
déshonorer.

Or, Albert était la loyauté même.

Mais tout en n'ayant point contribué à la catastrophe qui termina sa
vie, je ne pouvais manquer de comprendre que Jeanne Péry, ma soeur--je
ne la connaissais pas encore, mais je l'aimais déjà--était accusée en
mon lieu et place.

J'étais innocente, c'est vrai, mais c'était moi que la justice croyait
tenir en fermant sur Jeanne les verrous d'une prison.

J'aurais dû me livrer peut-être. J'en eus le désir plus d'une fois, car
le récit de l'arrestation de Jeanne au seuil de l'église, où le prêtre
l'attendait pour bénir son bonheur, m'avait navrée,--mais j'écoutais
alors les conseils d'un homme dont la profonde perversité m'était encore
inconnue.

M. Louaisot me disait: «Vous vous perdrez sans la sauver», et je le
croyais,--peut-être parce que mon intérêt égoïste était de le croire.

Il faut songera la jeunesse que j'ai eue. Jamais je n'ai connu ma mère.
Elle m'avait assuré une petite fortune que mon père m'a dérobée. Je tais
les enseignements plus que frivoles qu'il essaya de m'inculquer au temps
où j'étais une petite marchande de plaisirs. Il trouvait cette position
excellente comme point de départ. J'étais, me disait-il, mieux placée
que Fanchon-la-Vielleuse ou que la célèbre marchande de violettes qui
eût épousé, si elle l'eût voulu, le prince de Courtenay, cousin des rois
de France.

Mais laissons cela. L'idée de l'évasion de Jeanne me fut suggérée par M.
Louaisot. Je l'accueillis avec passion, comme un moyen d'apaiser mes
remords, et j'en fis bientôt l'unique affaire de ma vie. Je ne pourrais,
sans compromettre des personnes qui vivent de leur emploi, détailler le
plan de cette évasion, mais je dois dire que M. le conseiller Ferrand,
dont je reçus l'accueil le plus bienveillant à la recommandation de
Mme la marquise de Chambray, ne fit rien, absolument rien qui sortit
des bornes strictes de son devoir.

En ce temps je ne connaissais pas plus Mme la marquise de Chambray
que Jeanne Péry elle-même.

La lettre par laquelle Mme la marquise m'introduisait auprès du
président de la cour d'assises me fut donnée par M. Louaisot.

L'évasion réussit, et cela fut regardé comme un miracle par tous ceux
qui connaissent l'organisation de la Conciergerie;--mais elle ne réussit
pas au profit de cet excellent et cher jeune homme, M. Lucien Thibaut
qui attendait sa femme dans une voiture au coin du quai de l'Horloge.

J'avais été jouée par M. Louaisot, et,--je l'ai cru longtemps,--par
Mme de Chambray elle-même.

Ils avaient peur du résultat final de ce procès où la vérité pouvait
jaillir du nuage même dans lequel on l'avait si savamment enveloppée.

J'ai à peine besoin de dire que j'ignorais complètement la part prise
par Louaisot à l'assassinat de mon pauvre Albert.

Je n'avais rien vu dans cette nuit funeste, qui restait en moi comme le
souvenir d'un épouvantable rêve.

Quant à cette autre nuit où Jeanne, que je venais d'arracher à ses
geôliers, me fut enlevée sur le quai de l'Horloge, je fus plusieurs mois
avant d'en comprendre le mystère.

Je savais une seule chose, c'est que j'avais été jouée par M. Louaisot,
et ce fut à M. Louaisot que je m'en pris.

Mais M. Louaisot était plus fort que moi. On dit qu'un homme, luttant de
ruse avec une femme, est toujours sûr d'être vaincu. Cela peut être vrai
pour les autres hommes; M. Louaisot faisait exception à la règle.

Et pourtant c'est une ruse de femme qui l'a jeté mort sur la terre
humide d'une cave, au moment où il allait moissonner son champ,
engraissé par tant de crimes!

Le grand moyen employé vis-à-vis de moi par M. Louaisot était celui-ci:
la marquise de Chambray, disait-il, avait tout fait; il n'était que son
instrument ou plutôt son esclave.

Jeanne Péry était aux mains de la marquise et probablement hors de
France.

La marquise avait un double intérêt à la faire disparaître.

Toute démarche qui inquiéterait la marquise aurait pour résultat de
précipiter la catastrophe.

Car chez nous, en plein XIXe siècle, il y a des cas où la loi est
aussi impuissante à vous protéger que si vous voyagiez dans les steppes
de la Tartarie. On a beau se gendarmer contre cela: je mets n'importe
qui, fût-ce le souverain sur son trône, au défi de me dire ce qu'on peut
faire contre un scélérat qui pose la question ainsi:

«La personne qui vous est chère est en mon pouvoir, hors de l'atteinte
de la loi; si vous appelez la loi à votre secours contre moi, je n'ai
qu'un geste à faire pour supprimer la personne que vous voulez sauver.»

C'est clair, on peut passer outre, mais à quel prix?

Un beau jour, cependant, Louaisot eut peur de me voir passer outre, ou
plutôt il se dit que, moi aussi, j'étais bonne à supprimer. Je le
gênais.

Tout ce qui touchait à cette affaire du Point-du-Jour le gênait.

Il fit semblant de céder à mes désirs; on me conduisit enfin près de
Jeanne.

Mais on m'enferma avec elle.

Jeanne n'était pas à l'étranger. Elle n'avait jamais quitté Paris,
malgré les divers changes que Louaisot avait donnés à moi et à d'autres.

Cette nuit même où M. Louaisot m'avait assigné un rendez-vous à la
sortie de l'opéra, je trouvai Jeanne dans la retraite étrange où nous
avons vécu depuis lors ensemble.

Olympe y avait mis les meubles de son propre boudoir.

J'arrivai les yeux bandés, après une route assez longue faite hors de
Paris. Je ne savais pas du tout où j'étais. Jeanne restait dans la même
ignorance. À cet égard, nous ne fûmes instruites que par Olympe
elle-même.

Il est temps que j'appelle ainsi familièrement par son nom, celle-là,
qui est morte notre amie--notre soeur, et dont les derniers moments ont
expié des fautes qui appartenaient encore plus à la fatalité qu'à son
coeur.

J'ai été heureuse dans cette retraite où j'ai trouvé la caressante
affection de ma soeur cadette, la noble, la vaillante tendresse de ma
soeur aînée.

La mort nous menaçait, c'est vrai, mais nous nous aimions tant!

Et j'assistais à un beau spectacle: la renaissance d'une âme.

Au commencement, Louaisot regardait encore Olympe comme sa complice, non
pas volontaire, assurément, mais forcée; il avait obtenu d'elle tant de
choses à l'aide de son moyen, toujours le même, la menace!

La menace appropriée, choisie, la menace spéciale à chaque cas.

Ici la menace était l'enfant,--le jeune Lucien,--un splendide adolescent
qui aimait Louaisot, son père, jusqu'à l'adoration.

Et je pense que Louaisot aussi l'aimait à sa manière. Dans un coin de
son égoïsme il voyait peut-être ce beau jeune homme compléter sa gloire,
élevé qu'il serait sur le piédestal d'une immense fortune.

Chaque fois qu'Olympe résistait, Louaisot disait comme Jean Bart
brandissait la mèche allumée: «Je ferai sauter ce qui me reste de coeur;
je tuerai l'enfant!»

L'a-t-il fait? Olympe est morte en croyant qu'elle le retrouverait au
ciel....

Un jour, en effet, Olympe résista en face.

Louaisot lui avait posé son atroce _ultimatum_: le mariage avec lui,
Louaisot, la mort de Jeanne et la mienne.

Ce jour-là, Olympe se donna à nous tout entière.

Elle nous dit toute sa vie si jalousée, mais si funeste. Ses larmes
demandèrent pardon à Jeanne, qui la serrait contre son coeur.

Et ce jour-là aussi, elle fut prisonnière. La porte du souterrain se
ferma sur elle comme sur nous.

En haut, dans la maison de ce vieil homme qu'on appelait le Dernier
Vivant et qui se mourait, il n'y avait plus que M. Louaisot.

Et M. Louaisot avait peur. Il ne pouvait rien contre la vie d'Olympe. La
vie d'Olympe, c'était l'héritage du vieil homme.

Il avait mis le pied sur ce front ardent et fort.

Mais il tremblait. L'arme qui l'avait rendu victorieux si longtemps
était brisée dans ses mains.

On avait bravé sa menace.

De la menace que l'on brave il ne reste rien.

C'est un fourreau qui ne contient plus d'épée.

Il espérait encore pourtant, car il suivait sa route impitoyable, il se
disait: les deux soeurs mortes, elle cédera. Ce sont elles qui
contrebalancent le pouvoir de l'enfant....

Et nous fûmes condamnées.

L'instrument de notre supplice était là: _l'outil_, comme l'appelait
Louaisot dans ses gaietés lugubres.

Un outil humain, vivant, une pauvre folle qu'il savait monter comme ces
jouets qui ont à l'intérieur un ressort d'horlogerie,--et qui partent,
quand on presse du doigt le ressort. Laura Cantù était dans le
souterrain, Olympe le savait. Elle savait aussi l'histoire du restaurant
des Tilleuls. Louaisot s'était vanté.

Olympe connaissait l'outil et comment il fallait s'y prendre pour que
l'outil frappât. Elle vola l'outil.

Dans une niche, la folle travaillait à ses couronnes. C'est le symptôme
de sa crise qui monte. Et sa crise montait dès que Louaisot le voulait.

Jeanne et moi nous avions bien entendu un bruit dans la grande galerie,
mais comment aurions-nous deviné?... Olympe nous a tout épargné, jusqu'à
la terreur.

Nous n'avons su la menace suspendue sur notre tête qu'à l'heure où nous
étions déjà sauvées. Mais Olympe, elle, avait compris la signification
de ce bruit. Elle avait fait son choix et son sacrifice. Comme nous lui
demandions où elle allait, quand elle sortit de la tente, elle nous
répondit avec un douloureux sourire:

--Je vais gagner le pardon de Lucien.

Elle chercha, elle trouva Laura Cantù qui tressait ses fleurs à la lueur
du dehors filtrant par une fissure.

Il ne faisait pas encore tout à fait nuit.

Olympe s'assit auprès de la folle et lui parla de son enfant.

Elle resta là longtemps, bien plus de temps qu'il n'en fallait pour
faire de Laura son esclave.

Et quand Louaisot descendit pour en finir avec nous, Olympe prononçant
les paroles sacramentelles, dit à Laura:

--Le voilà! c'est lui qui a tué l'enfant! La folle s'élança tête
baissée.

L'outil était retourné contre son maître. Louaisot tomba étranglé. Mais
pourquoi Olympe fut-elle frappée à son tour? Parce qu'elle le voulut.

Louaisot expirant lui avait dit en parlant de Lucien: je l'ai appelé, il
me vengera! Elle eut horreur de mourir par les mains de Lucien. On doit
croire que sa raison chancelait.

Quand elle vit de loin, dans la perspective de la galerie les trois
hommes s'avancer et qu'elle reconnut le visage de Lucien, sévère comme
celui d'un juge,--c'est elle qui nous l'a dit: elle se sentit condamnée.
Son fils, l'autre Lucien, l'appelait....

Elle dit à la folle, comme on approche de son sein, le poignard, rouge
d'un autre sang: «Je t'ai trompée: c'est moi, c'est moi, qui ai tué...»
C'était presser le ressort. Le ressort joua. Olympe sentit les doigts de
Laura pénétrer dans sa chair, puis tordre son cou....




Dernier récit de Geoffroy


Un instant après qu'Olympe eut rendu son dernier soupir, nous entendîmes
une voix qui appelait dans le lointain de la galerie: «Madame! Madame!»

Lucien et moi nous étions en train d'arranger un fauteuil en civière
pour porter le corps de la marquise de Chambray dans sa maison.

La personne qui appelait était Stéphanie. Le vieux Jean Rochecotte était
à l'article de la mort. Il demandait instamment sa nièce Olympe, ou,
pour employer ses expressions, répétées par Stéphanie: «Quelqu'un de sa
famille.»

Nous nous mîmes en marche. Stéphanie nous éclairait. Lucien et moi nous
portions la civière.

M. Ferrand nous suivait de tout près, plié en deux et vieilli de vingt
ans.

Derrière venaient Jeanne et Fanchette qui se tenaient par la main.

Stéphanie nous fit trouver, par une route plus courte, l'escalier qui
montait à la maison neuve.

En chemin, nous entendîmes deux fois la voix douce de la folle qui
disait sa chanson, perdue dans ces vastes ténèbres:

    _Mon petit enfant,_
    _Où s'en est allée_
    _Ton âme envolée?..._

Quand nous arrivâmes au premier étage de la Maison neuve, le vieux Jean
Rochecotte était couché dans une chambre richement meublée, mais sur son
lit, autour duquel se drapaient des rideaux de lampas, il avait voulu
ses haillons sordides.

Il y avait entre autres son petit manteau de chasseur de Vincennes
qu'il ramenait jusqu'à sa face et que ses dernières convulsions
semblaient caresser.

Nous entrâmes dans la chambre du vieil homme, nous n'étions plus que
quatre: Lucien, les deux soeurs et moi.

M. Ferrand était resté auprès du lit où l'on avait étendu Olympe.

Il la contemplait, toujours à genoux, les mains jointes en cherchant
dans sa mémoire des lambeaux de prières....

Les yeux vitreux du moribond se fixèrent sur nous. Il y avait déjà
plusieurs heures que son agonie était commencée.

Et pourtant sa voix, qui venait par saccades lentement espacées, avait
encore de la force. Il dit:

--Ah! Ah!... Vous voilà?... Je ne vous reconnais pas.... Je ne mourrai
pas de sitôt.... C'est moi le Dernier Vivant!

En prononçant ce mot avec une orgueilleuse emphase, il souleva sa tête
hâve.

Nous étions muets autour de lui.

Il dit encore:

--Où sont les autres?... Je ne vois pas Olympe.... Le notaire l'a-t-il
tué, le notaire Louaisot?... Cet or-là a bu son pesant de sang!... L'or
ne boit que cela.... Aussi comme on l'aime!... Je veux le notaire... mon
ami Louaisot de Méricourt.... Celui-là n'a ni coeur ni âme.... Il saura
se servir du tas d'or pour mal faire....

Sa tête se souleva davantage, pendant que ses doigts crispés
s'accrochaient au drap du manteau.

Il était effrayant à voir.

Ses yeux semblaient grandir dans le blême hideux de son visage décharné.

À chacune des pauses que je figure par des traits de plume, un râle
profond, mais sonore, jaillissait de sa poitrine.

Et sa tête montait toujours comme si elle eût été hissée par un
mouvement mécanique.

Il reprit d'une voix plus forte:

--Celui-là saura se servir de mon bien.... Il m'a promis de nourrir les
soldats... d'habiller les soldats... les soldats... les braves
soldats!... Je suppose cinq cent mille soldats... prenez quarante sous à
chacun... vous aurez un million!... quatre francs, deux millions... huit
francs, quatre millions... et s'ils se plaignent... moi, j'en ai fait
fusiller... qui se plaignaient!

Sa bouche se contracta en une grimace qui voulait être un rire.

Il était maintenant tout à fait droit sur son séant.

Sa face cadavéreuse semblait pendre à une hauteur énorme au-dessus du
lit.

Son râle sortait violemment avec un bruit de crécelle.

--C'est moi le Dernier Vivant, prononça-t-il en plongeant dans le vide
la morne fixité de son regard. C'est à moi, tout.... Pas un soldat ne
m'échappera... si je veux!... Ils mangeront mon pain, et j'aurai de
l'or... ils boiront mon vin, et j'aurai de l'or.... Ils deviendront
maigres... faibles... lâches!... mais j'aurai de l'or!... de l'or pour
le frisson qui passe à travers le drap de leur tunique... de l'or pour
l'eau glacée qui noiera leurs pieds dans leurs souliers.... Moi je n'ai
pas froid!... et je porte un manteau... du drap que j'ai fourni!...
J'aime les soldats... les soldats sont à moi... affranchissez vos
lettres... à Monsieur, M. Jean Rochecotte... fournisseur... fournisseur
général... seul fournisseur... de tous les soldats du monde!...
allez-vous-en... vous n'aurez rien.... Je ne veux pas mourir... je
resterai le dernier... avec tout l'or de la terre... le _dernier
vivant_!

Il tomba de son haut.

Et son râle fit silence. Il était mort.

Lucien prit la main de Jeanne et la porta à ses lèvres.

--Je mourrais s'il me fallait renoncer à toi maintenant, dit-il; mais je
renoncerais à toi si l'héritage de cet homme devait entrer avec toi dans
ma maison.

Jeanne lui jeta ses deux bras autour du cou en répondant:

--Oh! je te connais bien! Mais que je suis heureuse et que je t'aime!

Le lendemain, Lucien reçut de M. le conseiller Ferrand la lettre
suivante:

«Monsieur--je n'ose plus dire ami,

J'ai cru, je jure que j'ai cru!

Mais je n'aurais pas dû croire. Pour nous, magistrats, l'erreur est un
crime.

Jamais plus je ne m'assoierai sur le siège du juge.

Je vous dois l'explication de l'influence exercée sur moi par cette
chère, par cette infortunée femme. Vous avez peut-être deviné. Peu
importe.

J'avais vingt ans. J'étais un étudiant. M. Barnod n'était pas mon ami.
Il ne m'avait pas confié sa femme....

Pour cette faute, j'ai été malheureux toute ma vie.

Et je n'ai même plus ma fille....

Adieu!»

En immeubles, titres, valeurs mobilières et argent comptant la
succession de Jean Rochecotte fut évaluée judiciairement à 11.500.000
francs; mais avec la plus-value des terrains, on peut hardiment porter
ce chiffre au double.

Lucien vécut pendant deux ans bien pauvre, avec le produit de son
cabinet d'avocat.

Au bout de deux ans, Mme la baronne de Frenoy--la mère du comte
Albert, celle-là même qui voulait guillotiner Jeanne,--mourut et
institua Jeanne sa légataire universelle.

Ce livre, je l'ai dit dès le début, a été écrit pour répondre à une
calomnie.

L'orateur éminent, le jurisconsulte respecté qui porte dans ces pages le
nom de Lucien Thibaut a soulevé bien des jalousies par son glorieux
succès.

On l'a accusé de devoir sa fortune à cette source impure: la succession
du dernier vivant de la tontine des fournisseurs.

Moi qui m'honore si profondément d'être son ami, j'affirme sur l'honneur
qu'à l'heure même de sa pauvreté, il a rejeté loin de lui cette fortune
avec dégoût.

Et je déclare, les mains pleines de preuves, que le fruit du vol,--du
vol le plus monstrueux qui se puisse punir ici-bas, _le vol des
fournisseurs,_ le vol qui dépouille et qui désarme nos soldats en face
de l'ennemi, le vol, car c'est un vol pareil (et qu'il soit à jamais
maudit!) qui nous coûte peut-être, à l'heure présente, deux provinces
françaises et dix milliards,--je déclare, dis-je, que la succession de
Jean Rochecotte, le dernier vivant des cinq fournisseurs _a fait retour
intégral à l'état,_ dès l'année 1866.

Il me reste à dire en peu de mots comment notre bien-aimée Jeanne fut
réhabilitée.

Lucien, comme de raison, se hâta d'introduire une opposition à l'arrêt
par défaut qui condamnait sa femme.

Le jour de l'audience, car il n'y eut qu'une audience et qui ne fut pas
longue, deux avocats prirent place au banc de la défense.

Le premier était Lucien lui-même, le _défenseur de sa femme_, comme la
sympathie du barreau tout entier l'avait déjà surnommé.

Le second était Me Ferrand, un débutant à cheveux gris, qui avait donné
sa démission le 1er août, jour où le _Moniteur Universel_ inscrivait sa
nomination en qualité de président de chambre à la cour impériale de
Paris.

Mais la tâche de Lucien et de M. Ferrand fut à peu près nulle.

Tout l'honneur de la journée revint à M. Cressonneau aîné, avocat
général, qui occupait le siège du ministre public.

Bien entendu, l'accusée faisait de nouveau défaut.

M. Cressonneau aîné prit texte de cette absence pour effeuiller tout un
bouquet de roses sur la place que l'accusée aurait dû occuper.

Il fut très éloquent, surtout quand il rappela que c'était lui,
Cressonneau, qui avait établi la première instruction.

Il est, dit-il, de telles accumulations de preuves, écrasant de si
hautes innocences qu'une ordonnance de non-lieu ne peut être regardée
comme une suffisante réparation. Je voyais ce monstrueux amas
d'apparences accusatrices avec l'oeil de la justice, ce regard perçant
auquel rien n'échappe. Je découvrais, ou du moins, je devinais, derrière
ce mirage, la main habile qui le produisait....

Car, Messieurs, en vain les esprits routiniers se révoltent contre
l'évidence; nos moeurs modernes ont tout perfectionné, même la science
du Mal. Nous avons, dans les bas-fonds de notre société, des écoles
spéciales de scélératesses, on y passe les examens d'un sinistre
baccalauréat, on y reçoit des _docteurs ès-crimes_!...

Il m'est arrivé de le dire une fois--et il ne voulait pas me croire!--à
l'avocat éminent qui s'est donné la mission la plus belle, la plus
véritablement noble, qui puisse honorer un homme de coeur, à Me Lucien
Thibaut, le _défenseur de sa femme_...»

Ici, le président fut obligé de réprimer les applaudissements.

Je supprime le reste de la tirade qui posa M. Cressonneau aîné sur un
très joli piédestal et le mit décidément à la tête de la jeune école.

L'accusation fut abandonnée.

Lucien n'a plus jamais entendu parler de la métapsychie. La santé de sa
belle intelligence est robuste et complète.

On paya néanmoins le mois commencé du Dr Chapart.

Jeanne est heureuse, et si belle! je suis l'oncle de ses deux chers
enfants.

FIN






End of the Project Gutenberg EBook of Le dernier vivant, by Paul Féval

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DERNIER VIVANT ***

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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