La fée des grèves

By Paul Féval

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Title: La fée des grèves

Author: Paul H.C. Féval

Release Date: December 20, 2004 [EBook #14398]

Language: French


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Paul Féval (père)

LA FÉE DES GRÈVES

Publication en 1850



Table des matières

I. La cavalcade.
II. Deux porte-bannières.
III. Fratricide.
IV. Veillée de la Saint-Jean.
V. Un Breton, un Français, un Normand.
VI. Ce que Julien avait appris au marché de Dol.
VII. À la guerre comme à la guerre.
VIII. L'apparition.
IX. Maître Gueffès.
X. Douze lévriers.
XI. Course à la fée.
XII. Les mirages.
XIII. Où l'on parle pour la première fois de maître Loys.
XIV. Prouesses de maître Loys.
XV. À quand la noce?
XVI. Amel et Penhor.
XVII. La faim.
XVIII. Jeannin et Simonnette.
XIX. Le départ.
XX. Deux cousins.
XXI. La rubrique du chevalier Méloir.
XXII. Frère Bruno.
XXIII. Comment Joson Drelin but la rivière de Rance.
XXIV. Dits et gestes de frère Bruno.
XXV. Gueffès s'en va en guerre.
XXVI. Avant la bataille.
XXVII. Le siège.
XXVIII. Où Jeannin a une idée.
XXIX. Le brouillard.
XXX. Où maître Vincent Gueffès est forcé d'admettre l'existence de
la Fée des Grèves.
XXXI. Où l'on voit revenir maître Loys, lévrier noir.
XXXII. Le tube miraculeux.
XXXIII. Les lises.
Épilogue: Le repentir.




I. La cavalcade.

Si vous descendez de nuit la dernière côte de la route de
Saint-Malo à Dol, entre Saint-Benoît-des-Ondes et Cancale, pour
peu qu'il y ait un léger voile de brume sur le sol plat du Marais,
vous ne savez de quel côté de la digue est la grève, de quel côté
la terre ferme. À droite et à gauche, c'est la même intensité
morne et muette. Nul mouvement de terrain n'indique la campagne
habitée; vous diriez que la route court entre deux grandes mers.

C'est que les choses passées ont leurs spectres comme les hommes
décédés; c'est que la nuit évoque le fantôme des mondes
transformés aussi bien que les ombres humaines.

Où passe à présent le chemin, la mer roula ses flots rapides. Ce
marais de Dol, aux moissons opulentes, qui étend à perte de vue
son horizon de pommiers trapus, c'était une baie. Le mont Dol et
Lîlemer étaient deux îles, tout comme Saint-Michel et Tombelène.
Pour trouver le village, il fallait gagner les abords de
Châteauneuf, où la mare de Saint-Coulman reste comme une
protestation de la mer expulsée.

Et, chose merveilleuse, car ce pays est tout plein de miracles,
avant d'être une baie, c'était une forêt sauvage!

Une forêt qui n'arrêtait pas sa lisière à la ligne du rivage
actuel, mais qui descendait la grève et plantait ses chênes géants
jusque par delà les îles Chaussey.

La tradition et les antiquaires sont d'accord; les manuscrits font
foi: la forêt de Scissy couvrait dix lieues de mer, reliant la
falaise de Cancale, en Bretagne, à la pointe normande de Carolles,
par un arc de cercle qui englobait le petit archipel.

Quelque jour, on fera peut-être l'histoire de ces prodigieuses
batailles où la mer, tout à tour victorieuse et vaincue, envahit
le domaine terrestre en conquérant, puis se dérobe, fugitive, et
se creuse dans les mystères de l'abîme une retraite plus profonde.

Au soleil, la digue fuit devant le voyageur, selon une ligne
courbe qui attaque la terre ferme au village du Vivier.

Pour quiconque est étranger à la mer, cette digue semble ou
superflue, ou impuissante. Le bas de l'eau est si loin et les
marées sont si hautes! Peut-on se figurer que cette barre bleuâtre
qui ferme l'horizon va s'enfler, glisser sur le sable marneux,
franchir des lieues et venir!

Venir de si loin, la mer! pour s'arrêter, docile, devant quelques
pierres amoncelées et clapoter au pied de la chaussée comme la
bourgeoise naïade d'un étang!

Involontairement on se dit: Si la marée fait une fois ce grand
voyage du bas de l'eau à la digue, que seront quatre ou cinq pieds
de sable et de roche pour arrêter son élan?

Mais la mer vient choquer les roches de la digue, et la digue
reste debout depuis des siècles, protégeant toute une contrée
conquise sur l'Océan.

Vers le centre de la courbe on aperçoit au lointain, comme dans un
mirage, le Mont-Saint-Michel et Tombelène. Huit lieues de grève
sont entre ce point de la digue et le Mont.

De ce lieu, qui s'élève à peine de quelques mètres au-dessus du
niveau de la mer, l'horizon est large comme au faîte des plus
hautes montagnes. Au nord, c'est Cancale avec ses pêcheries qui
courent en zig-zag dans les lagunes; à l'est, la chaîne des
collines allant de Châteauneuf au bout du promontoire breton; au
sud-est, le magnifique château de Bonnaban, bâti avec l'or des
flottes malouines et tombé depuis en de nobles mains; au sud, le
Marais, Dol, la ville druidique, le mont Dol; à l'ouest, les côtes
normandes, par delà Cherrueix, si connu des habitués de Chevet, et
Pontorson le vieux fief de Bertrand Du Guesclin.

Oeuvre des siècles intermédiaires, la digue semble placée là
symboliquement, entre le château moderne et la forteresse antique.
Au Mont-Saint-Michel, vieux suzerain des grèves, la gloire du
passé; au brillant manoir qui n'a point d'archives, le bien-être
de la civilisation présente. Au milieu de ses riches futaies le
roi des guérets regarde le roi tout nu des sables. Tous deux ont
la mer à leurs pieds.

Mais le château moderne, prudent comme notre âge, s'est mis du bon
côté de la digue.

Personne n'ignore que les abords du Mont-Saint-Michel ont été, de
tout temps, fertiles en tragiques aventures.

Son nom lui-même _(le Mont-Saint-Michel au péril de la mer)_ en
dit plus qu'une longue dissertation.

Les gens du pays portent, de nos jours, à trente ou quarante le
nombre des victimes ensevelies annuellement sous les sables.

Peut-être y a-t-il exagération. Jadis la croyance commune triplait
ce chiffre.

La chose certaine, c'est que les routes qui rayonnent autour du
Mont, variant d'une marée à l'autre et ne gardant pas plus la
trace des pas que l'Océan ne conserve sur sa surface mobile la
marque du sillage d'un navire, il faut toujours se fier à la
douteuse intelligence d'un guide, et mettre son âme aux mains de
Dieu.

On va de Cherrueix au Mont-Saint-Michel à travers les _tangues,_
les _lises_ et les _paumelles_[1], coupées d'innombrables cours
d'eau qui rayent l'étendue des grèves; on y va des Quatre-Salines
et de Pontorson: ceci pour la Bretagne.

[Note 1: Les _tangues_ sont généralement le sol de la grève, les
_lises_ sont des sables délayés par l'eau des rivières ou des
courants souterrains, les _paumelles_, au contraire, sont des
portions de grèves solides où le reflux imprime des rides
régulières.]

Les routes principales de Normandie sont celles des Pontaubault,
d'Avranches et de Genêt.

Suivant les _coquetiers_ et les pêcheurs, la route de Pontorson
est seule sans danger.

Encore y a-t-il plus d'une triste histoire qui prouve que cette
route-là même, en temps de marée, ne rend pas tous les voyageurs
que sa renommée de sécurité lui donne.

Le 8 juin 1450, toutes les cloches de la ville d'Avranches
sonnèrent à grande volée, pendant que les portes du château
s'ouvraient pour donner issue à une nombreuse et noble cavalcade.

Il était onze heures du matin.

Tout ce qu'Avranches avait de dames et de bourgeoises se penchait
aux fenêtres pour voir passer le duc François de Bretagne, se
rendant au pèlerinage du Mont-Saint-Michel.

Un coup de canon, tiré du Mont, à l'aide d'une de ces pièces
énormes en fer soudé et cerclé, qui lançaient des boulets de
granit, avait annoncé le bas de l'eau, tout exprès pour
monseigneur le duc et sa suite.

Et ce n'était pas trop faire, que de mettre ces canons au service
du riche duc, car ceux qui les avaient pris aux Anglais étaient
des gens de Bretagne.

Bien peu de temps auparavant, le duc François avait envoyé les
sieurs de Montauban et de Chateaubriand, avec René de Coëtquen,
sire de Combourg, au secours du Mont-Saint-Michel, assiégé par les
Anglais. À cette époque, le roi Charles VII, de France, avait déjà
regagné une bonne part de son royaume, et rejeté Henri
d'Angleterre loin du centre. Mais les côtes de la Manche restaient
au pouvoir des hommes d'outre-mer, et le Mont-Saint-Michel était,
depuis Granville jusqu'à Pontorson, le seul point où flottât
encore la bannière des fleurs de lis.

Montauban, Chateaubriand, Combourg et bien d'autres Bretons
passèrent le Couesnon, pendant que cinq navires malouins,
commandés par Hue de Maurever, doublaient la pointe de Cancale et
entraient dans la baie. Il resta deux mille Anglais morts sur les
tangues, entre le Mont et Tombelène.

À l'heure où le duc François sortait du château d'Avranches, les
Anglais ne gardaient plus en France que Calais, le comté de Guines
et le petit rocher de Tombelène où ils avaient bâti une forteresse
imprenable.

Mais ce n'était point pour célébrer une victoire déjà ancienne que
le duc de Bretagne se rendait au monastère du Mont-Saint-Michel,
comblé de ses bienfaits. François faisait le pèlerinage pour
obtenir du ciel le repos et le salut de l'âme de monsieur Gilles,
son frère, mort à quelque temps de là au château de la
Hardouinays. Un service solennel se préparait dans l'église placée
sous l'invocation de l'archange. Guillaume Robert, procureur du
cardinal d'Estouteville, trente-deuxième abbé de Saint-Michel,
avait promis de faire de son mieux pour cette fête de la piété
fraternelle.

Le service était commandé pour midi.

François, ayant à ses côtés son favori Arthur de Montauban,
Malestroit, Jean Budes, le sire de Rieux et Yvon Porhoët, bâtard
de Bretagne, descendit la ville au pas de son cheval et gagna la
porte qui s'ouvrait sur la rivière de Sée. Les sires de Thorigny
et Du Homme, chevaliers normands, l'accompagnaient pour l'honneur
de la province.

Derrière le duc, à peu près au centre de l'escorte, six nobles
demoiselles, trois Normandes, trois Bretonnes, chevauchaient en
grand deuil. Parmi elles nous ne citerons que Reine de Maurever,
la fille unique du vaillant capitaine Hue, vainqueur des Anglais.

Le visage de Reine était voilé comme celui de ses compagnes. Mais
quand la gaze funèbre se soulevait au vent qui venait du large, on
apercevait l'ovale exquis de ses joues un peu pâles et la douce
mélancolie de son sourire.

Reine avait seize ans. Elle était belle comme les anges.

Une fois son regard croisa celui d'un jeune gentilhomme, fièrement
campé sur un cheval du Rouennais, à la housse d'hermine, et qui
portait la bannière du deuil, aux armes voilées de Bretagne, avec
le chiffre de feu monsieur Gilles.

Ce gentilhomme avait nom Aubry de Kergariou, bonne noblesse de
Basse-Bretagne, et tenait une lance dans la compagnie du bâtard de
Porhoët.

Quand le voile de Reine retomba, Aubry donna de l'éperon et gagna
d'un temps la tête du cortège où était sa place marquée auprès du
porte-étendard ducal.

On arrivait à la barrière de la ville. Ceux qui étaient
superstitieux remarquèrent ceci; Aubry ne put arrêter sa monture
assez à temps pour garder le passage libre à son compagnon,
l'homme à la cotte d'hermine. Ce fut la bannière funèbre qui passa
la première.

Sur les remparts et dans la rue, la foule criait:

--Bretagne-Malo! Bretagne-Malo! Et quatre gentilshommes, portant à
l'arçon de leurs selles de vastes aumônières, jetaient de temps à
autre des poignées de monnaies d'argent et répondaient:

--Largesse du riche Duc! On dit que les bonnes gens de Normandie
ont toujours fidèlement aimé le numéraire. En cette occasion, ils
firent grand accueil à la munificence ducale et se battirent à
coups de poings dans le ruisseau, comme de braves coeurs qu'ils
étaient. Tout le monde fut content, excepté un laid païen à la
tête embéguinée de guenilles, qui n'avait eu pour sa part de
l'aubaine que des horions et pas un carolus. Le pauvre homme se
releva en colère.

--Duc! dit-il au moment où François passait devant lui, encore une
poignée d'écus pour que Dieu t'oublie! François tourna la tête et
poussa son cheval.

D'ordinaire et pour moindre irrévérence, il eût donné de son
gantelet sur la tête du pataud.

--Les six hommes d'armes du corps! cria Goulaine, sénéchal de
Bretagne, en s'arrêtant au dedans de la porte.

Les six hommes d'armes du corps étaient en quelque sorte les
chevaliers d'honneur de la cérémonie. Ils devaient suivre
immédiatement la bannière et mener le deuil.

C'étaient Hue de Maurever, père de Reine, qui avait été l'écuyer
et l'ami du prince défunt; Porhoët, pour le sang de Bretagne;
Thorigny, pour la Normandie; La Hire, pour le roi Charles;
Chateaubriand, Le Bègue et Mauny.

Les cinq derniers se présentèrent.

--Où est le sire de Maurever? demanda Goulaine. Il se fit un
mouvement dans l'escorte, car cela semblait étrange à chacun que
Monsieur Hue, le vaillant et le fidèle, manquât à l'heure sainte
sous la bannière de son maître trépassé. Un murmure courut de rang
en rang. Chacun répétait tout bas la question du sénéchal:

--Où est le sire de Maurever? Son absence était comme une
accusation terrible. Contre qui? Personne n'osait le dire ni
peut-être le penser. Mais du sein de la foule, la voix du vieux
païen normand s'éleva de nouveau aigre et moqueuse.

Le grigou disait:

--Que Dieu t'oublie, duc! que Dieu t'oublie! Le duc François eut
le frisson sur sa selle. Reine, tremblante, avait serré son voile
autour de son visage. François se redressa tout pâle, il fit signe
à Montauban de prendre la place vide de Maurever, et le cortège
passa au milieu des acclamations redoublées.




II. Deux porte-bannières.

Au sortir de la porte d'Avranches, ce fut un spectacle magique et
comme il n'est donné d'en offrir qu'à ces rivages merveilleux.

Un brouillard blanc, opaque, cotonneux, estompé d'ombres comme les
nuages du ciel, s'étendait aux pieds des pèlerins depuis le bas de
la colline jusqu'à l'autre rive de la baie, où les maisons de
Cancale se montraient au lointain perdu.

De ce brouillard, le Mont semblait surgir tout entier,
resplendissant de la base au faîte, sous l'or ruisselant du soleil
de juin.

Vous eussiez dit qu'il était bercé mollement dans son lit de
nuées, cet édifice unique au monde! et quand la brume s'agitait,
baissant son niveau sous la pression d'un souffle de brise, vous
eussiez dit que le colosse, grandi tout à coup, allait toucher du
front la voûte bleue:

La ville de Saint-Michel, collée au roc et surmontant le mur
d'enceinte, la plate-forme dominant la ville, la muraille du
château couronnant la plate-forme, le château hardiment lancé
par-dessus la muraille, l'église perchée sur le château, et sur
l'église l'audacieux campanile égaré dans le ciel!

Mais il est des instants où l'oeil s'arrête avec indifférence sur
la plus splendide de toutes les féeries. On ne voit pas, parce que
l'esprit est ailleurs.

Le cortège qui accompagnait François de Bretagne au monastère
descendait la montagne lentement. Chacun était silencieux et
morne.

Ces mots bizarres, prononcés par le grigou, coiffé de lambeaux:
«Duc, que Dieu t'oublie!» étaient dans la mémoire de tous.

Et tous remarquaient l'absence de Monsieur Hue de Maurever, écuyer
du prince défunt, absence qui était d'autant plus inexplicable que
les domaines de Maurever se trouvaient dans le voisinage immédiat
de Pontorson, à quelques lieues d'Avranches.

Or, en ce monde, il y a presque toujours une clef pour les choses
inexplicables.

Quand il s'agit de criminels ordinaires, cette clef se dépose sur
la table d'un greffe. Des juges s'assemblent. On pend un homme.

Quand il s'agit des puissants de la terre, personne n'ose toucher
à cette clef, et le mot de l'énigme reste enfoui dans les
consciences.

Si l'escorte du duc François se taisait, ce n'était pas qu'on n'y
eût rien à se dire. C'est que nul n'osait ouvrir la bouche sur le
sujet qui occupait tous les esprits.

Une partie de la foule avait suivi le cortège; la foule n'avait
pas pour se taire les mêmes raisons que les hommes d'armes.

Et Dieu sait qu'elle s'occupait du riche duc pour son argent!

Il y en avait, dans la foule, qui prononçaient le mot _sacrilège_
en parlant de ce somptueux pèlerinage.

À l'entrée de la grève, douze guides prirent les devants pour
sonder les lises et reconnaître les cours d'eau.

Le brouillard s'éclaircissait. Un coup de vent balaya les sables.

La cavalcade prit le trot, comme cela se fait sur les tangues, où
la rapidité de la marche diminue toujours le danger.

Aubry de Kergariou et l'homme à la cotte d'hermine, qui se nommait
Méloir, tenaient toujours la tête de la procession.

--...Si mon frère me gênait, dit Méloir, continuant une
conversation à voix basse, mon frère serait mon ennemi. Et mes
ennemis, je les tue. Le duc a bien fait!

--Tais-toi, cousin, tais-toi! murmura Aubry scandalisé.

Les chevaux, lourdement équipés, hésitaient sur les sables
mouvants de la Sée. Les guides crièrent:

--Au galop! messeigneurs! La cavalcade se lança et franchit
l'obstacle. Méloir était toujours aux côtés d'Aubry de Kergariou.

--Moi, dit-il, j'ai le double de ton âge, mon cousin. On me traite
toujours en jouvenceau, parce que j'aime trop les dés et le vin de
Guienne. Mais demain mes cheveux vont grisonner; je suis sage.
Écoute: pour la dame de mes pensées, je ferais tout, excepté
trahir mon seigneur, voilà ma morale!

--Elle est donc bien belle, ta dame, mon cousin Méloir? demanda
Aubry avec distraction.

Les yeux du porte-étendard brillèrent sous la visière de son
casque.

--C'est la plus belle! répliqua-t-il avec emphase. C'était un
homme de haute taille et de robuste apparence, qui portait comme
il faut sa pesante armure. Sa figure eût été belle sans
l'expression de brutale effronterie qui déparait son regard. Du
reste, il se faisait tort à lui-même en disant qu'il commencerait
à grisonner demain, car sa chevelure abondante et bouclée
s'échappait de son casque en mèches plus noires que le jais.

Il pouvait avoir trente-cinq ans.

Aubry atteignait sa vingtième année.

Aubry était grand, et l'étroite cotte de mailles qui sonnait sur
ses reins n'ôtait rien à la gracieuse souplesse de sa taille. Ses
cheveux châtains, soyeux et doux tombaient en boucles molles sur
ses épaules. Sa moustache naissait à peine, et la rude atmosphère
des camps n'avait pas encore hâlé sa joue. Aubry était beau. Il
avait le coeur d'un chevalier.

Méloir avait un père normand et une mère bretonne, Méloir ne
valait pas beaucoup moins que le commun des hommes d'armes. La
lance était légère comme une plume dans sa main. Quant à la
chevalerie, ma foi! Méloir ne s'en souciait pas plus que d'un
gobelet vide.

Nous disons un gobelet d'étain. Il était brave parce que ses
muscles étaient forts, et fidèle parce que son maître était
puissant. En prononçant ces mots: _C'est la plus belle,_ Méloir
s'était retourné involontairement et son regard avait cherché dans
la cavalcade le groupe de six jeunes filles qui suivait
immédiatement le duc. Aubry fit comme lui.

Puis Aubry et lui se regardèrent.

--Elles sont six, dit Méloir, exprimant la pensée commune; nous
avons cinq chances contre une de ne pas nous rencontrer!

--Tu as dit que c'était la plus belle! repartit Aubry à voix
basse.

--Je l'ai dit. Et je te dis, mon cousin Aubry, que je serais fâché
de te trouver sur mon chemin.

Les cloches du Mont s'ébranlèrent, en même temps que les portes du
monastère s'ouvraient pour donner passage aux moines qui venaient
au-devant de François de Bretagne.

La portion des curieux qui était restée sur les remparts
d'Avranches voyait maintenant le cortège ducal, et la foule qui le
suivait comme une tache sombre sur la brillante immensité des
grèves.

Il restait un quart de lieue à faire pour atteindre la base du
roc.

--Haut les bannières, hommes d'armes! cria monsieur le sénéchal de
Bretagne.

On était devant le Mont; Méloir et Aubry relevèrent brusquement
leurs hampes qui s'étaient inclinées dans le feu de la discussion.
La bannière du couvent, qui portait la figure de l'archange,
brodée sur fond d'or et l'écusson au revers, avec la fameuse
devise du Mont-Saint-Michel: _Immensi tremor Ocean_[2], s'abaissa
par trois fois. Guillaume Robert, procureur du cardinal-abbé, mit
ses pieds dans le sable de la grève pour recevoir le prince, et
les moines firent haie sur le roc.

[Note 2: Quelques années plus tard, le roi Louis XI devait prendre
cette devise pour l'ordre de la chevalerie qu'il fonda sous
l'invocation de Saint-Michel.]

En ce moment, où chacun descendait de cheval, il y eut dans
l'escorte beaucoup de confusion; la cohue qui était à la suite
poussait en avant pour sortir de la grève. Le sable foulé se
couvrait d'eau, et c'est à peine si les dames du deuil trouvèrent
chacune un cavalier galant pour préserver leurs pieds délicats.

Aubry sentit une main légère qui touchait son épaule.

Il se retourna, Reine de Maurever était auprès de lui.

--Que Dieu vous bénisse, Aubry, dit la jeune fille dont la voix
était triste et douce. Je sais que vous m'aimez... Écoutez-moi.
Avant qu'il soit une heure, mon père va risquer sa vie pour
remplir son devoir.

--Sa vie! répéta Aubry; votre père! Et ses yeux couraient dans la
foule pour chercher l'absent.

--Ne cherchez pas, Aubry, reprit encore la jeune fille; vous ne
trouveriez point. Mais écoutez ceci: celui qui défendra mon père
sera mon chevalier.

--Hommes d'armes! en avant! dit monsieur le sénéchal. Reine sauta
sur le sable et se confondit avec ses compagnes. Aubry chancelait
comme un homme ivre.

--Allons, mon petit cousin, lui dit Méloir: il n'y a pas de quoi
tomber malade. N'est-ce pas que c'est bien la plus belle?

Ce grand Méloir avait sous sa moustache un sourire méchant.

--Que veux-tu dire? balbutia Aubry.

--Rien, rien, mon cousin.

--Est-ce que ce serait?...

--Mort diable! tu as une épée. Quand nous serons en terre ferme,
il sera temps de causer de tout cela. Aubry le regarda en face.

--Il y a deux moyens d'être heureux, reprit le porte-enseigne d'un
ton doctoral: se faire aimer et se faire craindre. Un brave garçon
n'a pas toujours le choix. Mais quand l'un des deux moyens lui
échappe, il garde l'autre. Attention, mon cousin; baisse ta hampe
et rêve tout seul. Moi, j'ai à réfléchir.

Méloir prit les devants. On passait sous la herse. Le choeur des
moines chantait le _Dies irae_ en montant l'escalier à pic qui
donne entrée dans le château.




III. Fratricide.

François de Bretagne et sa suite, arrivés à la porte d'entrée du
couvent de Saint-Michel, étaient à vingt-cinq toises environ du
niveau de la grève.

François prit la tête du cortège et posa le premier son pied sur
les marches de l'escalier.

Cet escalier, dont les degrés de pierre vont se plongeant dans un
demi-jour obscur, s'ouvre entre les deux tourelles de défense,
droites et hautes, percées chacune de deux créneaux séparés par
une embrasure couverte, et conduit à la salle des gardes.

Il faut parler au passé quand il s'agit des hommes. Mais, pour les
pierres, on peut employer le présent, car ces merveilles en granit
sont debout, et c'est à peine si les fous furieux de 93, les
Vandales de tous les âges, et quatre siècles accumulés ont pu
mutiler quelques statues pieuses, écorcher quelques saints
contours. Par exemple, le plâtre, plus fort que les révolutions et
que les années; le plâtre, arme favorite d'Attila-directeur, et
d'Erostrate-entrepreneur de maçonnerie; a _rafraîchi_ bien des
_vieilleries._

Mais il n'est pas besoin d'aller si loin de Paris pour voir de
quoi le plâtre est capable!

Laissons le plâtre. Et pour cela, décidément, parlons au passé.

Vis-à-vis de l'escalier, une vaste cheminée que surmontait
l'écusson abbatial, tenait le centre de la salle des gardes.

L'écusson du cardinal Guillaume d'Estouteville, trente-deuxième
abbé de Saint-Michel, existe encore dans la nef et dans la salle
des chevaliers. Il était écartelé: aux premier et dernier, burellé
d'argent et de sable, au lion rampant du même, accolé d'or, armé
et lampassé de gueules sur le tout; aux deuxième et troisième, de
gueules à deux fasces d'or,-- l'écu timbré d'un chapeau de
cardinal de gueules et lambrequins de même, surmonté de la croix
archiépiscopale. En coeur, l'écu de France à la bande de gueules
pour brisure.

Dans cette salle des gardes, monseigneur l'évêque de Dol, qui
devait officier, attendait son souverain avec le prieur de
Saint-Michel et les chanoines de Coutances.

Le prieur prit la gauche de Guillaume Robert, qui représentait le
cardinal-abbé, et livra les clés au servant chargé d'ouvrir les
portes.

Pour arriver à l'église de l'abbaye de Saint-Michel, on ne
marchait pas, on montait toujours.

Il fallut d'abord traverser le grand réfectoire, énorme pièce de
style roman, où la sobriété des détails fait naître une sorte de
grandeur pesante qui impose et qui étonne, les dortoirs, de même
style, qui règnent au-dessus, et la salle des chevaliers.

Elle était bien nommée, celle-là! fière et robuste comme ces
géants qui s'habillaient de fer! lourde, mais bien campée sur ses
vigoureux piliers et respirant, du sol à sa voûte, la majesté rude
du soldat chrétien.

Comme style, c'était le roman arrivant au gothique, le pilier
obèse se faisant plus musculeux, le cintre caressant la naissance
de l'ogive.

Ils montèrent encore, lentement, les moines chantant les hymnes de
mort, les hommes d'armes silencieux et recueillis, les femmes
voilées, le duc pâle.

Le duc pâle, qui tremblait sous les voûtes froides, et qui
murmurait au hasard une prière.

Son coeur ne savait pas que sa bouche parlait à Dieu.

Et Dieu n'écoutait pas.

Au-dessus de la salle des chevaliers, le cloître.

_L'Aire de Plomb,_ comme on l'appelait, parce que la cour,
comprise entre les quatre galeries, était recouverte en plomb,
pour protéger la voûte de la salle inférieure.

À mesure qu'on montait, le roman disparaissait pour faire place au
gothique, car l'histoire architecturale du Mont-Saint-Michel a ses
pages en ordre, dont les feuillets se déroulent suivant
l'exactitude chronologique.

Le soleil de midi éclairait le cloître, qui apparut aux pèlerins
dans toute sa riche efflorescence: Un carré parfait, à trois rangs
de colonnettes isolées ou reliées en faisceaux qui se couronnent
de voûtes ogivales, arrêtées par des nervures délicates et
hardies.

Le prodige ici, c'est la variété des ornements dont le motif,
toujours le même, se modifie à l'infini dans l'exécution, et brode
ses feuilles ou ses fleurs de mille façons différentes, de telle
sorte que la symétrie respectée laisse le champ libre à la plus
aimée de nos sensations artistiques: celle que fait naître la
fantaisie.

Aussi, cette échelle de soixante pieds que nous venons de gravir,
depuis la base des tourelles jusqu'à l_'aire de plomb,_ en passant
par la salle des gardes, le grand réfectoire, le dortoir, la salle
des chevaliers, le cloître, avait-elle reçu, des visiteurs
éblouis, le nom générique de la _Merveille._

À l'angle nord du cloître, il y avait un tronc de bois sculpté,
devant lequel monsieur le prieur s'arrêta en faisant sonner son
bât.

--Monsieur Gilles de Bretagne dit-il, dont Dieu ait l'âme en sa
miséricorde, mit dans ce tronc quarante écus nantais, en l'an
trente-sept, le quatrième jour de février.

François prit une poignée d'or dans son escarcelle, la jeta dans
le tronc, se signa et passa.

La procession tourna l'angle du cloître pour gagner la basilique.

Mais ce n'est pas le grand soleil qu'il faut à cette architecture
sarrasine pour qu'elle répande tout ce qui est en elle de
mystérieux et de pieux. Ses grâces un peu bizarres, ses effets
imprévus en quelque sorte romanesques, ont plus besoin d'ombre
encore que de lumière.

Et cela est si vrai, que nous assombrissons à plaisir les vitraux
de nos cathédrales, afin que le jour glisse à la fois moins clair
et plus chaud dans ces forêts de granit qui ont leurs racines sous
le marbre de la nef et qui entrelacent à la voûte leurs branches
feuillées ou fleuries.

La basilique de Saint-Michel n'était pas entièrement bâtie à
l'époque où se passe notre histoire. Le couronnement du choeur
manquait; mais la nef et les bas côtés étaient déjà clos. L'autel
se dressait sous la charpente même du choeur qui communiquait avec
le dehors par les travaux et les échafaudages.

Le duc François s'arrêta là. Il ne monta point l'escalier du
clocher qui conduit aux galeries, au grand et au petit _Tour des
fous_ et enfin à cette flèche audacieuse où l'archange saint
Michel, tournant sur sa boule d'or, terrassait le dragon à quatre
cents pieds au-dessus des grèves[3].

[Note 3: Le campanile et l'archange qu'il supportait ont été
détruits par la foudre.]

Les tentures funèbres cachaient la partie du choeur inachevée. Les
moines se rangèrent en demi-cercle, autour de l'autel.

La grosse cloche du monastère tinta le glas.

Les six dames du deuil s'agenouillèrent sur des coussins de
velours, derrière le dais qu'on avait tendu pour le duc François.

Jeanne de Bruc et Yvonne-Marie de Coëtlogon occupèrent les deux
premiers coussins. Elles représentaient madame Isabelle d'Écosse,
duchesse régnante et Françoise de Dinan, veuve du prince décédé.

Parmi les gentilshommes, Malestroit représentait monsieur Pierre
de Bretagne, frère du duc, et le vaillant Jean Budes, souche de la
maison de Guébriant, se mit aux lieu et place d'Arthur de
Bretagne, connétable de Richemont, absent pour le service du roi
de France.

Aux frises tendues de noir, la devise de Bretagne courait en
festons sans fin, montrant, tantôt l'un, tantôt l'autre de ses
quatre mots héroïques: _Malo mori quam faedari_.[4]

[Note 4: Allusion au blanc écusson d'hermine: _J'aime mieux mourir
que me salir._]

La foule emplissait les bas côtés.

Dans la nef, les hommes d'armes étaient debout, séparés de leur
souverain et des religieux par la balustrade du choeur.

Cette obscurité que nous demandions tout à l'heure pour les
oeuvres de l'art gothique, la basilique de Saint-Michel l'avait à
profusion ce jour-là. Le noir des tentures, couvrant la
demi-transparence des vitraux, laissait à peine passer quelques
rayons, et la lueur des cierges luttait victorieusement contre ces
pâles clartés.

Il régnait sous la voûte une tristesse grave et profonde.

Et aussi, mais nul n'aurait su dire pourquoi, une sorte de
mystique terreur.

L'office commença.

François était juste en face du cercueil vide qui figurait la
bière absente, pour les besoins de la cérémonie.

On dit qu'il tint les yeux baissés constamment et que son regard
ne se tourna pas une seule fois vers le drap noir où des lettres
d'argent dessinaient le chiffre de son frère.

Les moines récitaient les oraisons d'une voix lente et cadencée.
La foule et les chevaliers répondaient.

On dit que pas une fois les lèvres décolorées de François ne
s'ouvrirent pour laisser tomber les répons.

On dit encore qu'à plusieurs reprises son corps chancela sur le
noble siège que lui avaient préparé les moines.

On dit enfin que lors de l'absoute sa main laissa échapper le
goupillon bénit...

Mais ce fut pendant l'absoute que se passa la scène étrange et
mémorable qui sans doute fit oublier les détails qui l'avaient
précédée.

Cette scène, la basilique de Saint-Michel en gardera éternellement
le souvenir.

Le doigt de Dieu toucha ce front que ne pouvait atteindre le doigt
de la justice humaine.

Au moment où le duc François se levait pour jeter l'eau sainte sur
le catafalque, et comme monsieur le sénéchal de Bretagne jetait ce
cri sous la voûte sonore:

--Hommes d'armes! à genoux! Au moment où les six chevaliers du
deuil, baissant la pointe de l'épée, entraient dans le choeur pour
se ranger autour du cénotaphe, un moine parut tout à coup derrière
le cercueil vide. Personne n'aurait su dire d'où sortait ce
religieux, car toutes les stalles restaient remplies et nul
mouvement ne s'était fait à l'entour du choeur. Le moine se dressa
de toute sa hauteur, développant la bure raide de sa robe et ne
montrant qu'une main qui tenait un crucifix de bois.

--Arrière, duc! prononça-t-il d'une voix retentissante. Le duc
François s'arrêta. Reine de Maurever trembla sous son voile. Aubry
tressaillit. Il avait reconnu cette voix. Dans le choeur et dans
la nef on se regardait. La stupéfaction était sur tous les
visages. Cependant monseigneur l'évêque de Dol ne bougeait pas.
Procureur, prieur et religieux durent imiter son exemple. Le moine
inconnu tourna le cénotaphe et vint à la rencontre du duc.

--Que veux-tu? balbutia ce dernier.

--Je viens à toi de la part de ton frère mort, répondit le moine.
Un frisson courut dans toutes les veines.

Méloir seul semblait curieux plutôt qu'effrayé. Il s'avança
jusqu'à la balustrade pour mieux voir. Aubry l'y avait précédé.

--Qui es-tu? prononça encore le duc François, dont la voix
défaillait.

Le moine, au lieu de répondre cette fois, jeta en arrière le large
capuchon de son froc et découvrit une tête de vieillard, énergique
et calme, couronnée de longs cheveux blancs.

Un nom passa aussitôt de bouche en bouche. On disait:

--Hue de Maurever! l'écuyer de M. Gilles! Méloir hocha sa tête
coiffée de fer, comme on fait quand le mot longtemps cherché d'une
énigme vous apparaît à l'improviste. Aubry, qui respirait à peine,
se tourna vers l'endroit de la nef où les dames étaient
agenouillées. Reine était immobile. Les draperies de son voile
semblaient taillées dans le marbre. Le prétendu moine, cependant,
avait le front haut et l'oeil assuré. Il regardait en face
François de Bretagne dont les paupières se baissaient. Sa voix se
fit grave, et son accent plus solennel.

--En présence de la Trinité sainte, reprit-il, et devant tous ceux
qui sont ici, prêtres, moines, chevaliers, écuyers, hommes-liges,
servant d'armes, bourgeois et manants, moi, Hugues de Maurever,
seigneur du Roz, de l'Aumône et de Saint-Jean-des-Grèves, parlant
pour ton frère Gilles, assassiné lâchement, je te cite, François
de Bretagne, mon seigneur, à comparaître, dans le délai de
quarante jours, devant le tribunal de Dieu!

Le vieillard se tut. Sa main droite, qui tenait un crucifix,
s'éleva. Sa main gauche sortit du froc entrouvert et jeta aux
pieds de François un gantelet de buffle que chacun put reconnaître
pour avoir appartenu au malheureux prince dont on fêtait les
funérailles.

Pour se rendre compte de l'effet foudroyant produit par cette
scène, il faut quitter le milieu sceptique où nous vivons et
secouer l'atmosphère de prose lourde qui nous entoure; il faut se
reporter au lieu et au temps. Le quinzième siècle croyait: la
religion entrait alors dans la vie de tous, et il n'était guère de
coeur qui ne se serrât au seul mot de miracle.

Cela se passait au Mont-Saint-Michel, le rocher lugubre, cerné par
la mort.

Cela se passait dans la basilique en deuil, devant le cercueil de
celui-là même qui appelait son frère assassin aux pieds de la
justice suprême.

Autour du cénotaphe, flanqué de ses quatre rangées de cierges,
cinquante moines s'alignaient, impassibles, montrant leurs rigides
visages dans cette ombre étrange que fait la profonde cagoule.

L'autel seul rayonnait sur le fond mat des draperies noires.

Et dans la nuit de la nef, parmi la cohue confuse des colonnes,
sous les ogives enchevêtrant à l'infini leurs nervures, éclairées
vaguement par quelques rayons rougeâtres échappés aux vitraux,
l'acier des armures jetait çà et là ses austères reflets...

Il y eut deux ou trois secondes de silence morne, pendant
lesquelles une terreur écrasante pesa sur l'assemblée.

Allait-on voir le spectre soulever ses funèbres voiles?

Puis il se fit un grand mouvement. Les armures sonnèrent dans la
nef; les six chevaliers escaladèrent la balustrade, et les moines
quittant leurs stalles en désordre, s'élancèrent au milieu du
choeur.

Cela, parce que le duc de Bretagne, après avoir chancelé comme
s'il eût reçu un coup de masse sur le crâne, était tombé à la
renverse sur le marbre.

On le releva.

Quand il rouvrit les yeux, Hue de Maurever avait disparu; et tout
ce que nous venons de raconter aurait pu passer pour un songe,
sans le gantelet de buffle qui était toujours là, témoin
irrécusable du terrible ajournement.

Par où le faux moine s'était-il enfui?

Chacun se fit cette question, mais nul n'y sut répondre.

Le duc François, livide comme un cadavre, parcourut des yeux sa
suite frémissante.

--Cet homme a menti, messieurs, dit-il, je le jure à la face de
Saint-Michel! Une voix tomba de la voûte et répondit:

--C'est toi qui mens, mon seigneur, je le jure à la face de Dieu!
On vit un objet sombre qui se mouvait dans la galerie conduisant à
l'escalier du clocher. Le sang monta aux yeux de François qui se
redressa.

--Cent écus d'or à qui me l'amènera! s'écria-t-il.

Reine sentit son coeur s'arrêter. Personne ne bougea. Le duc
repoussa du pied le gantelet avec fureur. Son regard qui cherchait
un aide, tomba sur Aubry de Kergariou, debout derrière la
balustrade.

--Avance ici, toi! commanda-t-il.

Aubry ficha sa bannière dans les degrés qui séparaient la nef du
choeur et franchit la balustrade.

--Mon cousin de Poroët, reprit le duc, m'a dit souvent que tu
étais la meilleure lance de sa compagnie. Veux-tu être chevalier?

--Mon père l'était; je le deviendrai avec l'aide de mon patron,
répliqua Aubry.

--Tu le seras ce soir, si tu m'amènes cet homme mort ou vivant.

Les yeux d'Aubry se tournèrent vers la nef. Il vit Méloir qui
souriait méchamment. Il vit les deux blanches mains de Reine qui
se joignaient sous son voile.

Aubry tira son épée, la baisa et la jeta devant le duc. Après
quoi, il croisa ses bras sur sa poitrine. Le duc recula. Ce coup
le frappa presque aussi violemment que l'accusation même de
fratricide. On entendit glisser entre ses lèvres blêmes ces mots
prophétiques:

--Je mourrai abandonné! Mais avant qu'il eût eu le temps de
reprendre la parole, le bruit d'une seconde bannière, fichée dans
le bois des marches, retentit sous la voûte silencieuse.

Méloir franchit la balustrade à son tour.

Il mit un genou en terre devant le duc.

--Mon seigneur, dit-il, celui-là est un enfant; moi je suis un
homme; je poursuivrai le traître Maurever, et je le trouverai,
fût-il chez Satan!

--Donc tu seras chevalier! s'écria le duc.

Le soir, en traversant les grèves pour regagner Avranches, le
futur chevalier Méloir avait pour mission de garder le pauvre
Aubry qui était prisonnier d'État.

--Mon cousin, disait-il, nous voilà en partie. Elle t'aime, mais
elle me craint. Je ne changerais pas mes dés contre les tiens.




IV. Veillée de la Saint-Jean.

Le manoir de Saint-Jean-des-Grèves était situé entre le bourg de
Saint-Georges, sur le Couesnon, et le bourg de Cherrueix.

Sous le manoir, comme c'était la coutume, quelques maisons se
groupaient.

Le manoir occupait le faîte d'un petit mamelon. Un taillis de
chênes le séparait du village.

Le Bief-Neuf coulait derrière le manoir.

On nomme _biefs_ les ruisseaux marneux à berges escarpées, au
cours manquant de pente, qui dorment tristement dans l'étendue du
Marais.

La principale maison du village appartenait à Simon Le Priol,
laboureur et fermier de Maurever.

C'était une bâtisse en marne battue et séchée, que soutenaient des
pans de bois croisés en X. La toiture de roseaux était haute et
svelte, comme si elle eût essayé de relever le style épais de la
maison.

Dans ce pays plat et gras, le pittoresque fait défaut; alors comme
aujourd'hui, c'était du blé dru et bien venu sous des pommiers
difformes et sur de la marne labourée.

Terre grisâtre comme du savon de ménage ou noire comme du brai en
fusion; moulins à vent qui ne tournent guère; masures ennuyées
derrière leur haie jaune et portant leur toiture de _roz_ près du
sol, comme un gars innocent et frileux qui rabat jusqu'au menton
son gros bonnet de laine.

Bon pain, cidre gluant, sang de Bretagne mêlé à sang de Normandie,
querelles au bâton, querelles à l'écritoire: deux hommes de loi
pour un médecin, un médecin pour un quart de malade, quatre
malades pour un homme en santé.

Tournez la tête, faites trois cents pas, vous quittez la boue,
vous trouvez le sable, la grève, le vent vif, les pêcheurs
découplés comme des héros: la vraie Bretagne.

On est enfoui sous ces odieux pommiers. Mais ils sont si bas! Pour
voir l'horizon immense, il suffit de se hausser sur un trou de
taupe.

Dol! heureux pays de gros marrons et des procès incurables!
Contrée sans prétention, à l'abri de toute poésie! Dol! ville
naïve qui possède un joyau pour cathédrale, et qui entend la messe
dans une grange! Dol! cité druidique d'où les épiciers
raisonnables ont chassé les bardes fous!

Salut et prospérité! Bon pain, cidre gluant, pommes de terre
guéries, voilà les souhaits qu'on forme pour ton bonheur!

Le village de Saint-Jean était trop près de la grève, bien qu'il
ne la vît point, aveuglé qu'il était par six châtaigniers et trois
douzaines de pommiers, pour ne pas secouer cette torpeur
lymphatique qui endort le Marais. Il y avait autant de
_coquetiers_ que de garçons de charrue au village de Saint-Jean,
et le Bief-Neuf y amenait l'eau de la mer aux grandes marées,
jusqu'à la porte de la grange.

Simon Le Priol était à la tête du village de plein droit et sans
conteste. Après lui venait maître Gueffès, être hybride, moitié
mendiant, moitié maquignon, un peu clerc, un peu païen, Normand
triple avec un nom breton.

Après maître Gueffès, le commun des mortels.

C'était une quinzaine de jours après le service célébré au
Mont-Saint-Michel pour le repos et le salut de monsieur Gilles de
Bretagne.

Il y avait grande veillée chez Simon Le Priol pour la fête de la
Saint-Jean, qui était en même temps la fête de manoir et celle du
village.

On avait brûlé vingt-cinq fagots de châtaignier sur l'aire, des
fagots qui pétillent gaiement dans la flamme et qui lancent au
vent des fusées de folles étincelles.

Le souper cuisait dans le chaudron massif, suspendu à la
crémaillère.

Dans l'unique pièce qui composait le rez-de-chaussée de la ferme,
le village entier était réuni.

Dix à douze gars, autant de filles, deux ménagères et maître
Vincent Gueffès, lequel n'appartenait à aucun sexe: ce n'était pas
un homme, en effet, puisqu'il ne savait ni labourer, ni pêcher, ni
se battre; ce n'était pas une femme, puisqu'il s'appelait maître
Vincent Gueffès, et qu'il mendiait à Dol ou à Avranches dans un
vieux sac d'échevin.

L'assemblée était présidée par Simon Le Priol et sa métayère
Fanchon la Fileuse, bonne grosse Doloise, rouge, forte, franche,
buvant son coup de cidre comme une luronne qu'elle était, et ne
disant jamais non quand un pauvre quémandait à sa porte.

Fanchon la Fileuse était, ma foi, la fille d'un valet de notre
sieur le pro-secrétaire de l'évêché, ce qui lui donnait un peu
d'orgueil.

Simon Le Priol, lui, avait une honnête figure un peu sèche sous
une forêt de cheveux gris. C'était un grand bonhomme ayant la
conscience de sa valeur, et sachant garder son _quant à soi_ parmi
les petites gens du village.

Il tenait sa ferme à fief, non à bail, et comme Hue de Maurever
était bien la perle des maîtres, Simon Le Priol avait _de quoi_
dans quelque coin. Il passait pour riche. Quand un homme est
riche, on l'accuse d'être avare: Simon subissait le sort commun.

Cela n'empêchait pas sa fille Simonnette de rire et de chanter
comme une bienheureuse, et d'aller, plus rouge qu'une cerise,
toujours courant, toujours sautant, babillant ici, là, mordant une
pomme, grimpant au talus, passant pardessus les haies, se signant
au-devant des croix, et rêvant parfois, quand son grand oeil noir
plongeait à l'horizon.

Du reste, Simonnette ne rêvait pas souvent.

Elle avait autre chose à faire.

Elle avait deux belles vaches à soigner, une rousse et une noire:
cornes évasées, mufle court, regards fixes; gaies toutes deux et
bonnes laitières: des vaches qu'on aurait payées trois anges d'or
la pièce au marché de Pontorson!

Des vaches comme il en fallait pour fournir la crème exquise du
déjeuner de mademoiselle Reine.

Car Reine de Maurever habitait presque toujours le manoir de
Saint-Jean.

Pas maintenant, hélas! Maintenant Reine était Dieu savait où,
depuis que son vieux père menait la vie d'un proscrit.

Pauvre demoiselle! si douce, si charitable, si aimée!

Quand Simonnette allait par les chemins, les bras passés autour du
cou de la Rousse ou de la Noire, elle pensait bien souvent à
mademoiselle Reine.

Elles étaient du même âge, la fille du gentilhomme et la fille du
paysan. Elles avaient joué ensemble sur la pelouse du manoir.
Ensemble elles étaient devenues belles.

Reine avait la noble beauté de sa race. Plus tard, nous la verrons
bien plus belle encore sous son voile de deuil.

Simonnette... franchement, vous n'avez jamais pu rencontrer de
plus mignonne créature! Un sourire contagieux, un sourire
irrésistible. À la voir les fronts se déridaient. Simonnette!
Simonnette! rien que ce nom-là, c'était de la gaieté pour ceux qui
l'avaient vue.

Excepté pourtant pour ce pauvre petit Jeannin, le coquetier.[5]

[Note 5: Pêcheurs de coques: les coques (palourdes) sont une sorte
de diminutif des coquilles de Saint-Jacques. Elles abondent dans
la baie de Cancale et autour du Mont.]

Jeannin pleurait quand les autres souriaient.

Il se cachait pour voir passer Simonnette, et quand Simonnette
était passée, il se prenait le front à deux mains.

S'il avait osé, le petit Jeannin, il se serait vraiment cassé la
tête contre un pommier. Mais il aurait eu peur de se faire trop de
mal.

Figurez-vous une tête de chérubin avec des cheveux bouclés à
profusion, des grands yeux bleus, tendres et timides, et sous sa
peau de mouton, hélas! bien usée, cette gaucherie gracieuse des
adolescents.

Il était fait comme cela, le petit Jeannin, et il allait avoir
dix-huit ans.

Par exemple, pas un denier vaillant! Des pieds nus, des chausses
trouées, pas seulement une _devantière_ de grosse toile pour
remplacer sa peau de mouton qui s'en allait.

Simon Le Priol ne l'avait jamais peut-être regardé. Ce n'était pas
un _parti._ Simon voulait pour sa fille un homme de cinquante écus
nantais.

Cinquante écus, grand Dieu! Chaque écu valant douze livres de
vingt sols royaux, à douze deniers tournois le sol (s'il n'est
rogné).

Le petit Jeannin n'avait jamais vu tant d'argent, même en songe.

Et, en conscience, est-ce bon pour faire des maris, ces séraphins
aux yeux de saphir et aux cheveux d'or?

Maître Vincent Gueffès disait non.

Parlons de maître Vincent Gueffès.

Front étroit, vaste nez, bouche fendue avec une hallebarde. Dans
cette bouche, une mâchoire monumentale, haute, large, solide et
ressemblant à ces belles mâchoires antédiluviennes, à l'aide
desquelles, quatre cents ans plus tard, les savants devaient
reconstruire tout un monde.

La mâchoire de maître Vincent Gueffès, retrouvée par hasard, a dû
conduire tout droit à l'idée du mastodonte.

Beaux petits yeux ronds, doucement frangés de rouge, cheveux
couleur de poussière, longue taille maigre et droite dans une
houppelande faite pour autrui: tel se présentait maître Vincent
Gueffès.

Simon Le Priol avait coutume de dire qu'il n'était point laid.
Simon Le Priol avait raison, en ce sens que maître Gueffès était
affreux.

Du reste, point d'âge. Vous savez, ces bonnes gens ont de
vingt-cinq à soixante ans. Passé soixante ans, ils rajeunissent.

Eh bien! avec cela, maître Gueffès était bas-normand des pieds à
la tête. Il avait de l'esprit comme quatre malins de Domfront, sa
patrie. Or, un malin de Domfront vaut quatre finauds de Vire qui
valent chacun quatre citrouilles de Condé-sur-Noireau, ville où
les huîtres naissent à vingt lieues de la mer!

Maître Gueffès était le rival du petit Jeannin, le coquetier. Il
trouvait Simonnette charmante, et quand il songeait à la dot de
Simonnette, sa mâchoire toute entière se montrait en un
épouvantable sourire.

Maître Gueffès ne mendiait jamais aux environs de Saint-Jean.
D'ailleurs, mendier, en ce temps, c'était tout bonnement prendre
sa part de certaines largesses périodiques. Maître Vincent Gueffès
allait quérir sa soupe à la distribution du monastère; il criait
noël sur le passage des seigneurs; mais ce n'était pas un gueux.

On savait bien qu'il avait quelque part un sac de cuir qui
motivait amplement la bienveillance de Simon Le Priol.

Le pauvre petit Jeannin était peureux comme un lièvre. Oh! sans
cela maître Gueffès aurait eu son compte!

Et maintenant, reste-t-il quelqu'un à décrire autour de la grande
cheminée? À part Simon le métayer, Fanchon la métayère,
Simonnette. Gueffès et le petit Jeannin, il n'y a guère que des
comparses: Joson le vannier, Michon la buandière, quatre Mathurin,
autant de Gothon, une Scolastique et deux Catiche. N'oublions pas
cependant la Rousse et la Noire, les deux belles vaches,
commodément vautrées à l'autre bout de la chambre, et trois
_gorets_[6] (sauf respect), grognant sous la table même.

[Note 6: Porcs.]

La veillée allait bien. La cruche au cidre circulait assez
vivement, escortée de l'écuelle commune. Fanchon, la digne
métayère, à cause de la solennité de la Saint-Jean, savourait
toute seule une tasse d'hypocras.

Les rouets chômaient, les fuseaux de même. Les quatre Gothon
étaient lasses de jouer à la main chaude avec les quatre Mathurin.

Le petit Jeannin, les pieds nus dans les cendres, laissait passer
l'écuelle sans y mouiller ses lèvres et regardait Simonnette tant
qu'il pouvait.

Dans sa blonde tête, il brodait de mille manières diverses ce
thème invariable: Si j'avais cinquante écus nantais!

Maître Vincent Gueffès se taisait, comme devraient faire tous les
bas-normands d'esprit.

Simonnette riait avec l'un, avec l'autre, avec tous, l'heureuse
fille. En ce moment, elle écoutait Simon Le Priol, son père, qui
contait une histoire.

Une belle histoire, car vous eussiez entendu la souris courir dans
la salle basse de la ferme.

--Voilà donc qu'est comme ça, mes vrais amis, disait Simon; le
chevalier était de quelque part par là en Léon ou en Cornouailles,
du côté de la Bretagne bretonnante, comme on l'appelle, à cause
qu'on y parle baragouin.

Il venait en la ville de Dol pour voir sa mère ou autre chose, je
ne sais pas. Voilà qu'est comme ça.

Ils couchaient trois dans la même chambre, à l'hôtellerie des
_Quatre Besans d'Or,_ sous le couvent des Minimes, au bout de la
Rue-qui-Tourne: un Français, un Normand et le chevalier breton,
qui fait trois, comme je vous le dis.

Avant de s'endormir, c'est pourtant vrai, ce que je vous fais là,
le Français chanta une antienne luronne, le Normand compta les
angelots de son escarcelle, et le Breton récita ses prières.

Faut pas mentir! le Français dit au Normand:

--Combien as-tu dans ton sac, mon compagnon?

--Cent sols de la monnaie de Rouen et trois ducats de Flandre,
répondit le Normand.

--Veux-tu les jouer aux dés en quinze passes contre cent sols
parisis et trois anneaux de ma chaîne d'or?

Le Normand ferma son escarcelle et la mit sous son oreiller.

--Tu ne veux pas? repris l'enragé Français; eh bien! buvons-les
s'il ne te plaît pas de les jouer.

--Mes chers compagnons, interrompit ici le Breton, je vous prie de
me laisser dire mes oraisons... Passe-moi l'écuelle, Mathurin!

Ce n'était autour du cercle, que bouches béantes et regards
curieux. Simon Le Priol but un large coup et poursuivit:

--Nous n'y sommes pas, mes bonnes gens! Oh! mais non! Vous allez
voir bientôt ce que fit la Fée des Grèves. Attention!




V. Un Breton, un Français, un Normand.

Simon Le Priol continua ainsi:

--Voilà donc qu'est comme ça, vous autres! Le chevalier breton
leur dit: Mes compagnons, je vous prie de me laisser dire mes
oraisons.

Mais les Français, mes petits enfants, ça a le diable dans le
corps, faut pas mentir! Le Français reprit:

--Ta prière sera bonne demain comme ce soir, sire Baragoin. Si tu
as quelque chose dans ton escarcelle, je te propose la même partie
qu'au Normand.

Le Breton se signa et dit _amen;_ sa prière était finie.

--Tu dis _amen,_ s'écria le Français; donc tu consens! J'ai des
dés dans ma bourse comme un honnête homme. Normand! lève-toi et
sois témoin!

Mes petits enfants, qui fut embarrassé? Ce fut le chevalier
breton, car il n'avait dans son aumônière qu'une pauvre piécette
de vingt-quatre sous, percée au milieu et rognée tout à l'entour.
Cependant, il avait dit _amen,_ et pour l'honneur de la Bretagne
il ne pouvait point se dédire.

--Pour si futile objet, pensait-il, Dieu et la Vierge ne me
viendront point en aide. À moi la bonne Fée des Grèves!

Il y eut à ce nom un long soupir de contentement autour de la
cheminée.

Les escabelles se rapprochèrent. Tous les yeux dévorèrent le
conteur.

Simon Le Priol, sûr de son effet, réclama la cruche et l'écuelle.

Et tout le monde de murmurer:

--Oh! maître Simon, dites vite! dites vite!

Maître Simon prit son temps, lampa une terrible rasade et
poursuivit:

--Vous me demanderez ce que pouvait faire la Fée des Grèves dans
une partie de dés, jouée en terre ferme?

Attendez, mes petits enfants. Vous allez voir. Voilà donc qu'est
comme ça!

--Mon compagnon, dit le chevalier breton, dans mon pays de
Cornouailles, on ne sait point jouer aux dés.

--Quel jeu joue-t-on dans ton pays de Cornouailles?

--Le jeu du bois de cormier, mon compagnon.

--Et comment le joue-t-on ce jeu du bois de cormier?

--On le joue sans table ni tapis, dans l'aire avec deux gaules
d'une toise: Bon pied, bon oeil, et à la grâce de Dieu!

Le Français comprit et fit la grimace. L'assemblée eut ici un gros
rire franc et joyeux.

--Il n'était pas gaucher, le Breton! dit un Mathurin.

--En voilà un malin, le Breton! s'écrièrent plusieurs Gothon.

Et entre voisins on se pinça le gras des bras jusqu'au sang par
jubilation et sans malice.

Le pauvre petit Jeannin seul n'écoutait guère et ne pinçait
personne. Il en était toujours à penser:

--Si j'avais seulement cinquante écus nantais!

--Quoi donc! voilà qu'est comme ça, reprit encore Simon Le Priol;
le Breton n'était pas bête, c'est la vérité, faut pas mentir!

Ce fut au tour du Français d'être embarrassé. Le Normand, lui,
avait son idée.

--Mes bons chrétiens, dit-il, on peut arranger ça, et je serai,
s'il vous plaît, de la partie. Ni dés, ni bâtons! Faisons un
pèlerinage à la maison de saint Michel, archange, et partons en
même temps. Le premier arrivé sera le maître.

--Tope! s'écria le Français, qui avait vu le Mont de loin, en
passant sur la route.

--Tope! dit le Breton qui ne voulait pas reculer. Le Normand
sourit dans sa barbe, parce qu'il connaissait les _tangues,_ étant
du gros bourg de Genest, de l'autre côté d'Avranches. Ils se
donnèrent la main et descendirent tous trois à l'écurie. Vous dire
l'avide curiosité excitée par cette simple légende dans
l'auditoire du maître Simon Le Priol, serait chose impossible.
D'abord la lutte était bien établie entre les trois races rivales:
Bretons, Normands, Français; ensuite il s'agissait des tangues,
ces déserts sans routes tracées, aux dangers connus et toujours
mystérieux; enfin, on voyait apparaître dans le lointain du récit
la _Fée des Grèves,_ la mythologie du pays, l'élément surnaturel
si cher aux imaginations bretonnes.

La Fée des Grèves allait jouer son rôle.

La Fée des Grèves! l'être étrange dont le nom revenait toujours
dans les épopées rustiques, racontées au coin du foyer.

Le lutin caché dans les grands brouillards.

Le feu follet des nuits d'automne.

L'esprit qui danse parmi la poudre éblouissante des mirages de
midi.

Le fantôme qui glisse sur les _lises_ dans les ténèbres de minuit.

La Fée des Grèves! avec son manteau d'azur et sa couronne
d'étoiles!

--Ah! dam! poursuivit Simon Le Priol, ah! dam! ah! dam! Voilà donc
qu'est comme ça, pour de vrai, les gars et les filles, je ne mens
pas.

Le Breton sella son cheval noir; le Français sella son cheval
blanc; le Normand sella son cheval qui n'était ni blanc ni noir,
parce que, dans son pays, tout est pie, blanc et noir, chèvre et
chou, un petit peu chair, un petit peu poisson. Quoi! un pied chez
le bon Dieu, un pied chez le diable.

Et en route!

--Bon voyage, mes vrais amis, leur cria le Normand qui prit la
route de Pontorson. Le Français répondit: Bon voyage! et piqua
droit aux sables. Le Breton dit aussi: Bon voyage! mais il retint
son cheval.

Que fit-il? C'est à présent que la Fée pouvait le perdre ou le
sauver.

--Ah! dam, oui, par exemple! interrompit l'assistance tout d'une
voix.

Simon flatté de cet élan naïf, fit un signe amical à la ronde et
poursuivit:

--Pas moins, le Normand courait en faisant le grand tour et le
Français galopait vers les Grèves.

Mon Breton, ayant réfléchi, vrai comme je vous le dis, entra chez
un marchand d'épices et acheta des friandises pour toute sa
piécette de vingt-quatre sous.

Il savait que la bonne Fée aimait les doudoux parce qu'elle est
une femme.

Et il partit semant ses épices au bord du rivage, en disant: Bonne
Fée, bonne Fée, prends pitié de moi!

On vous l'a dit et c'est la vérité: la Fée descend dans le
brouillard, mais elle se laisse aussi glisser le long des rayons
de la lune.

Le Breton la vit venir ainsi.

Ah! grand Dieu! c'était un brave homme, vous allez voir!

La Fée courut aux épices. Le Breton se coula jusqu'à elle et comme
la Fée s'amusait aux friandises, il la saisit à bras-le-corps...

--Voyez-vous ça! fit-on dans l'assistance. Et l'attention de
redoubler. Le petit Jeannin lui-même tournait maintenant ses
grands yeux bleus vers Simon Le Priol.

--Ma foi! dam! oui, les gars et les filles! continua Simon: le
Breton la saisit à la brassée, et si vous ne savez pas
grand'chose, vous savez bien sûr, qu'une fois prise, la Fée fait
tout ce qu'on veut et donne tout ce qu'on demande.

--Oh! fit le petit Jeannin qui n'avait peut-être jamais osé
prendre la parole devant une si imposante assemblée, est-ce bien
vrai, ça?

--Si c'est vrai... commença Simon scandalisé.

--Donne-t-elle des écus nantais? interrompit encore le petit
Jeannin. Tout le monde éclata de rire. Le pauvre enfant, rouge et
confus, baissa la tête.

Simonnette, toute seule, comprit le sens détourné de cette
question, et son regard remercia le petit coquetier.

--Toi, disait cependant Simon Le Priol, tu vas te taire, pêcheur
de coques vides! La Fée donne des écus nantais comme elle
donnerait des perles, des diamants et de tout; ça ne lui coûterait
pas davantage, puisqu'elle voit au fond de la mer!

Voilà qu'est donc comme ça! Le Breton, lui, dit à la Fée:

--Bonne Fée, je ne veux ni or ni argent. Je veux passer au Mont à
pied sec, en droite ligne. Il n'avait pas fini de parler, que la
Fée était assise gracieusement sur le cou de son cheval, et lui en
selle. Eh! hop! Le cheval noir prit le galop tout seul.

Ah! dam! fallait voir ça. Au bout d'une lieue, le Breton, vit le
Français qui était en train de s'ensabler avec son cheval blanc
dans une coquine de _lise_ au beau milieu du cours de Couesnon.

Eh! hop! C'est tout au plus si le Breton eut le temps de dire:
Dieu ait son âme! Le cheval noir allait, allait!

Et la Fée, demi-couchée sur l'encolure, laissait flotter au vent
la gaze blanche de son voile.

Tant que le cheval noir eut la grève sous les pieds, ce ne fut
rien; mais on était en marée et la mer montait.

Bientôt le flot passa entre les jambes du cheval.

Eh! hop! Le cheval se mit à courir sur la mer, effleurant à peine
l'écume de la pointe de son sabot.

Les vagues dansaient. Le Breton fermait les yeux pour ne pas
devenir fou.

Eh! hop! eh! hop!...

Toutes les respirations s'étaient arrêtées. On perdait le souffle
à suivre cette course fantastique.

Simon Le Priol reprit haleine et essuya la sueur de son front.

Car il contait cela de grand coeur, comme il faut conter quand on
veut passionner son auditoire.

On peut dire qu'autour de la cheminée chacun voyait le cheval noir
courir sur la pointe des lames, et le voile de la Fée flottant à
la brise nocturne.

Fanchon la ménagère plongea sa cuiller de bois dans le chaudron où
cuisait la bouillie d'avoine, et emplit une pleine écuellée.

--La part de la bonne Fée! murmura-t-on à la ronde. Maître Vincent
Gueffès, le vilain Normand, fut tout seul à hausser les épaules.
Ce ne fut pas long, mes petits enfants, poursuivit Simon Le Priol;
le Breton commençait un _Ave_ dévotement, parce qu'il se
reconnaissait en faute pour s'être mis sous une protection autre
que celle de la vierge Marie, lorsqu'il sentit un grand choc.

C'était le cheval noir qui prenait pied sur le rocher du Mont.

Le Breton rouvrit les yeux. La Fée se balançait comme une vapeur
aux rayons de la lune.

Elle se jeta tête première dans la mer bleue qui rendit des
étincelles.

Le chevalier breton passa la nuit en prières dans la chapelle du
couvent. Le lendemain, au bas de l'eau, il vit arriver le fin
Normand par la route de Pontaubault. Le Normand donna ses cent
sous de la monnaie de Rouen, et ses trois écus royaux, bien à
contrecoeur.

Quant au Français, Satan sait de ses nouvelles.

Voilà ce que c'est, mes petits enfants; tout est vrai comme ma
mère me l'a dit. N, i, ni, j'ai fini.

Il y eut une bruyante explosion, parce que chacun avait retenu son
souffle. Les observations se croisèrent. Les langues des quatre
Gothon surtout, trop longtemps immobiles, avaient absolument
besoin de fonctionner.

--Ah! Jésus Dieu! s'écria Gothon Lecerf, le pauvre Français fut
bien puni tout de même!

--Pourquoi chantait-il les vêpres luronnes! riposta Gothon Legris.

--Et le Normand! reprit Gothon Lenoir.

--Ah! dam! conclut Gothon Ledoux, le Normand fut dindon, ça c'est
vrai, et bien fait. Et chacun de rire.

Pourquoi rit-on toujours quand un Normand se casse le cou?

Maître Gueffès haussa encore les épaules.

--Et vous allez mettre à présent une bonne écuellée de gruau sur
le pas de votre porte, n'est-ce pas, dame Fanchon? dit-il d'un air
narquois.

--Oui, maître Gueffès, répondit la ménagère, qui ajouta en
s'adressant à Simonnette: Tiens, fillette, porte la part de la
bonne Fée.

Simonnette prit l'écuelle fumante et la déposa sur le pas de la
porte, en dehors.

--Et vous croyez que la Fée va venir lécher votre écuelle? dit
encore maître Gueffès, la mâchoire sceptique.

--Si je le crois! s'écria Fanchon scandalisée.

--Et qui ne le croirait? demanda Simon Le Priol; nos pères et nos
mères l'ont bien cru avant nous!

--Vos pères et vos mères, répliqua Gueffès, perdaient leur
bouillie; vous aussi. C'est pitié de voir jeter ainsi de bonne
farine à la gloutonnerie des vagabonds ou des chiens égarés.

--Si on peut parler comme ça! s'écrièrent les quatre Gothon tout
d'une voix.

Les quatre Mathurin agitèrent en eux-mêmes la question de savoir
s'il n'était pas convenable et opportun de jeter le vilain Gueffès
dans la mare.

--Moi, je vous dis, reprit Gueffès, qu'il n'y a pas plus de fée
dans les Grèves que dans le creux de ma main. Quelqu'un de vous
l'a-t-il vue?

Cette question fut faite d'un ton de triomphe. On se regarda à la
ronde un peu déconcerté.

--Vous voyez bien... commença maître Gueffès.

Mais il fut interrompu par le petit Jeannin qui dit d'une voix
ferme et claire:

--Moi, je l'ai vue!




VI. Ce que Julien avait appris au marché de Dol.

Les partisans de la bonne Fée, déconcertée par la question de
maître Gueffès, ne s'attendaient pas à cet auxiliaire qui leur
venait tout à coup en aide.

Le petit Jeannin était plutôt toléré qu'accueilli dans l'assemblée
des notables du village de Saint-Jean, et d'habitude on ne lui
accordait point la parole.

Mais l'homme qui a une idée grandit tout à coup, et depuis le
moment où Simon Le Priol avait dit: «La bonne Fée donne tout ce
qu'on lui demande», Jeannin avait une idée.

Il était debout devant l'âtre, le front rouge et haut, mais les
yeux baissés.

Tous les regards étonnés se fixaient sur lui.

--Ah! tu l'as vue, toi, petiot? dit Gueffès, avec son air moqueur.

--Oui, moi, je l'ai vue, répondit Jeannin.

--Il l'a vue! il l'a vue! répétait-on à la ronde.

--Et où l'as-tu vue? demanda Gueffès.

--Ici, devant la porte.

--Quand?

--Hier.

--À quelle heure?

--À minuit.

Toutes ces réponses furent faites rondement et d'un ton assuré.

Mais Vincent Gueffès allongea sa mâchoire en un sourire méchant.

--Ah! ah! petiot! dit-il, et que fais-tu à minuit, si loin de ton
trou, devant la porte de Simon Le Priol? Détourner la question est
le fort de la diplomatie normande.

Le petit Jeannin se campa crânement devant Gueffès et répondit:

--Là, ou ailleurs, je fais ce que je veux. Et souvenez-vous du jeu
que le Breton proposa au Français, dans l'auberge des _Quatre
Besans d'or:_ du jeu qui se joue sans table ni tapis, maître
Vincent Gueffès, avec deux gaules d'une toise. Bon pied, bon oeil,
main alerte, et à la grâce de Dieu!

Ma foi, Simon Le Priol ne put s'empêcher de rire, et ce ne fut pas
aux dépens du petit Jeannin. Simonnette était toute rose de
plaisir. Fanchon, la ménagère, but un coup d'hypocras pour cacher
sa gaieté. Les quatre Mathurin écrasèrent, dans leur contentement,
les pieds des quatre Gothon. Maître Gueffès ne broncha pas.

--Un bâton d'une toise ne prouve pas que mensonge soit parole
d'Évangile, dit-il. Que faisait la fée quand tu l'as vue!

--Elle se baissait sur le seuil pour ramasser un gâteau de
froment.

--Ça, c'est la vérité, appuya la ménagère; j'avais mis un gâteau
de froment sur la porte.

--Et comment est-elle faite, la Fée, petiot? demanda encore maître
Gueffès. Jeannin hésita.

--Elle est belle, répliqua-t-il enfin, belle comme un ange...
presque aussi belle que la fille de Simon Le Priol. Simon et sa
femme froncèrent le sourcil à la fois.

Maître Vincent Gueffès ouvrait sa large bouche pour lancer quelque
trait envenimé qui pût venger sa défaite, car il était vaincu,
lorsque le pas d'un cheval se fit entendre sur le chemin.

Tout le monde se leva.

--Julien! Julien! s'écria-t-on, Julien Le Priol! nous allons avoir
des nouvelles de la ville! Le cheval s'arrêta en dehors de la
porte qui s'ouvrit. Julien Le Priol, fils de Simon, entra.

C'était un beau gars de vingt ans, fortement découplé: cheveux
noirs, oeil vif et franc, un gars qui s'était plus souvent tourné,
pour respirer, du côté du bon air des grèves que du côté de
l'atmosphère lourde et tiède du Marais. Il baisa sa mère et
Simonnette.

--Quelles nouvelles, garçon? demanda le père.

--Mauvaises! répliqua Julien, en jetant sur la table les lames de
faux qu'il était allé acheter chez le taillandier de Dol;
mauvaises! Ce ne sont pas des malfaiteurs qui ont saccagé le
manoir de Saint-Jean et ce n'est pas par dérision qu'on a planté
au bas du perron le poteau de la justice ducale. Monsieur Hue de
Maurever, notre seigneur, est accusé de haute trahison.

--De haute trahison! répéta Le Priol stupéfait.

Les nouvelles, en ce temps-là, ne couraient point la poste. Le
hameau de Saint-Jean, qui était situé en vue du Mont, à cinq ou
six lieues d'Avranches, ne savait pas encore ce qui s'était passé,
à quinze jours de là, dans la basilique du monastère.

Une nuit de la semaine qui venait de s'écouler, le manoir de
Saint-Jean avait été saccagé de fond en comble par des mains
invisibles. Les villageois effrayés avaient entendu des chants et
des cris. Le lendemain, il n'y avait plus un seul serviteur au
manoir désolé.

Et, devant la grand'porte, un écriteau aux armes de Bretagne
portait ces mots que Vincent Gueffès avait déchiffrés: _Justice
ducale._

Du reste, les maîtres étaient absents depuis du temps, et, quand
les pillards étaient venus, ils n'avaient trouvé que des valets au
manoir.

Le lendemain, à travers les fenêtres désemparées, les gens du
village avaient jeté leurs regards à l'intérieur du château. Il
n'y avait plus que les murailles nues.

Julien était assis entre son père et sa mère. Tout le monde
l'interrogeait des yeux. Il y avait sur son visage une émotion
grave et triste.

--Quand monsieur Hue de Maurever, commença-t-il avec lenteur, me
conduisit au château du Guildo, apanage de monsieur Gilles de
Bretagne, je vis de belles fêtes, mon père et ma mère! Il était
jeune, monsieur Gilles de Bretagne et fier, et brillant.

Maintenant, il est couché dans un cercueil de plomb, sous les
dalles de quelque chapelle. Et tout le monde sait bien qu'il est
mort empoisonné!

--Mon fils Julien, dit Simon Le Priol, nous avons prié Dieu pour
le salut de son âme. Que peuvent faire de plus des chrétiens?

--Nous autres! répliqua le jeune homme en jetant un regard sur son
habit de paysan, rien... mais monsieur Hue de Maurever est un
chevalier!

Voilà ce qu'ils disent, mon père et ma mère, sur le marché de Dol:

Notre seigneur François était jaloux de monsieur Gilles, son
frère. Il le fit enlever nuitamment du manoir du Guildo par Jean,
sire de la Haise, qui n'est pas un Breton, et Olivier de Méel qui
est un lâche! Jean de la Haise enferma monsieur Gilles dans la
tour de Dinan. Et comme le pauvre jeune seigneur, prisonnier,
faisait des signaux au travers de la Rance, Robert Roussel-- un
damné!-- l'emmena jusqu'à Châteaubriant où les cachots sont sous
la terre.

Les cachots de Châteaubriant ne parurent point pourtant assez
profonds. Jean de la Haise et Robert Roussel mirent leurs hommes
d'armes à cheval par une nuit d'hiver, et conduisirent monsieur
Gilles à Moncontour.

À Moncontour, il y a des hommes. On plaignait monsieur Gilles.
Jean de la Haise et Robert Roussel fermèrent sur lui les portes de
la forteresse de Touffon.

Et comme Touffon est trop près d'un village, on chercha encore. On
trouva, au milieu d'une forêt déserte, le château de la
Hardouinays, où monsieur Gilles a rendu son âme à Dieu...

Mon père et ma mère, je ne suis qu'un vilain, mais mon coeur se
soulève à la pensée de ce qu'a dû souffrir le fils de Bretagne
avant de mourir. Jean de la Haise et Robert Roussel se fatiguaient
de garder le captif. Ils voulurent d'abord le tuer par la faim...

--Oh! interrompit Fanchon, la métayère, qui ne put retenir un cri
d'horreur.

Le même cri s'échappa de toutes les poitrines oppressées. Maître
Gueffès tout seul garda un silence glacé.

--Gilles de Bretagne, reprit Julien, était dans un cachot dont le
soupirail donnait dans des broussailles, au ras du sol. On fut
deux jours sans lui porter à manger, puis trois jours, puis toute
une semaine. Au bout de ce temps, Jean de la Haise et Robert
Roussel descendirent au cachot pour fournir la sépulture
chrétienne au cadavre.

Mais il n'y avait pas de cadavre. Gilles de Bretagne vivait
encore. Un ange avait veillé sur les jours de la pauvre victime.

Un ange! Et vous l'avez vu, ce bel ange aux blonds cheveux et au
doux sourire, cet ange qui porta si longtemps dans notre pays la
consolation charitable...

--Mademoiselle Reine! murmura Simonnette, dont les beaux yeux
noirs se mouillèrent.

--Oh! la chère demoiselle! que Dieu la bénisse! s'écria-t-on tout
d'une voix.

La vilaine voix de maître Gueffès manquait seule à ce concert.

--Reine de Maurever! répéta Julien d'un accent enthousiaste; oui,
c'était elle, c'était Reine de Maurever! Chaque soir elle venait,
bravant le carreau des arbalètes ou la balle des arquebuses, elle
venait apporter du pain au captif. Mais quand les deux bourreaux
geôliers virent que la faim ne tuait pas monsieur Gilles assez
vite, ils achetèrent trois paquets de poison au Milanais Marco
Bastardi, l'âme damnée du sire de Montauban.

Olivier de Méel lui-même recula devant la pensée de ce crime, et
s'enfuit alors du château de la Hardouinays. Robert Roussel et
Jean de la Haise restèrent. Ces deux-là sont maudits; l'enfer les
soutient.

Un soir, Reine de Maurever vint, comme de coutume, déguisée en
paysanne. Elle frappa aux barreaux. Nul ne répondit. Monsieur
Gilles était couché tout de son long sur la paille humide.

Reine devina. Elle courut chercher son père qui se cachait dans
les environs, et un prêtre.

Monsieur Gilles put se lever sur son séant et se confessa à
travers le soupirail.

Quand il eut fini de se confesser, le prêtre lui demanda:

--Gilles de Bretagne, pardonnez-vous à vos ennemis?[7]

[Note 7: _Histoire de Bretagne._]

--Je pardonne à tous excepté à François de Bretagne, mon frère,
répondit le mourant, qui trouva un dernier éclair de vie; Abel n'a
point pardonné à Caïn. Pour le fratricide, point de pardon, car le
pardon serait une impiété!

Je ne sais pas s'il se trompait en disant cela. Il se leva sur ses
jambes chancelantes et vint jusqu'au soupirail dont il saisit les
barreaux.

--Prêtre, dit-il, tes pareils sont sans peur, parce qu'ils sont
sans reproche. Va vers le duc François, mon frère, mon seigneur et
mon assassin. Dis-lui que Gilles de Bretagne meurt en le citant au
tribunal de Dieu. Le feras-tu?

Le prêtre hésitait.

--Moi, je le ferai, prononça Hue de Maurever parmi ses sanglots.
Car il aimait monsieur Gilles comme son fils. Celui-ci tendit sa
main à travers les barreaux. Hue de Maurever la baisa en pleurant.
Puis monsieur Gilles murmura: Merci et tomba à la renverse.

Les uns disent que Jean de la Haise et Robert Roussel, lorsqu'ils
vinrent le soir, ne trouvèrent plus qu'un cadavre. Les autres
affirment que Gilles de Bretagne n'était pas encore défunt, et que
les deux infâmes l'achevèrent en l'étranglant de leurs mains.

Julien Le Priol fit une pause. Personne ne prit la parole. Chacun
était frappé de stupeur.

Julien raconta ensuite comme quoi Monsieur Hue de Maurever,
accomplissant la promesse faite au mourant, était venu, déguisé en
moine, dans la basilique de Saint-Michel, et avait arrêté le duc
François au moment où il allait jeter l'eau sainte sur le
cénotaphe.

Comme quoi Monsieur Hue avait disparu. Comme quoi le jeune homme
d'armes Aubry de Kergariou avait jeté son épée aux pieds du duc et
refusé de poursuivre Maurever.

--Maintenant, reprit Julien, Monsieur Hue se cache on ne sait où.
Le duc a mis sa tête au prix de cinquante écus nantais.
Mademoiselle Reine a disparu, et Aubry de Kergariou est dans les
cachots souterrains du Mont. Voilà ce qui se dit sur le marché de
Dol, mon père et ma mère.

À ces mots: _Cinquante écus nantais,_ deux personnes avaient
dressé l'oreille.

C'était d'abord le petit Jeannin, dont les grands yeux brillèrent
à ces paroles magiques.

Ce fut ensuite maître Vincent Gueffès, lequel gratta sa longue
oreille, et se prit à réfléchir profondément.

--Et l'on ne sait pas où notre demoiselle Reine s'est réfugiée?
demanda Simon. Julien secoua la tête.

--On dit qu'elle a été d'abord au domaine du Roz, puis au domaine
de l'Aumône. Les vassaux ont eut peur et l'ont chassée.

--Chassée! notre demoiselle!

--On dit qu'elle a eu peur d'être chassée aussi du domaine de
Saint-Jean, car les hérauts de la cour vont partout dans les
campagnes, sonnant de la trompe le jour et la nuit, et promettant
male mort à qui abritera le sang de Maurever!

--Mais où est-elle? où est-elle? Julien fut bien une minute avant
de répondre.

--J'ai rencontré, dit-il enfin avec effort, le vieux vicaire du
Roz sous le porche de l'église. Il pleurait...

--Il pleurait!

--Et il m'a dit: «Julien, n'oublie pas la fille de ton maître
quand tu réciteras le _De Profundis_ du soir». Les yeux de
Simonnette s'inondèrent de larmes.

La grosse métayère Fanchon essaya de se soulever et retomba
suffoquée.

--Morte! morte! répéta Julien Le Priol. Puis il ajouta en se
signant:

--Et je crois que j'ai déjà vu son _esprit!_

Une frayeur vague remplaça l'expression douloureuse qui était sur
tous les visages.

--Tout à l'heure, en passant sous le manoir, poursuivit Julien, je
regardais les fenêtres qui n'ont plus de vitraux. Les murailles
étaient éclairées par la lumière de la lune, et chaque croisée
faisait comme un trou noir. Dans l'un de ces trous noirs, j'ai vu
saillir une blanche figure... et j'ai dit ma première oraison pour
que Dieu ait l'âme de notre demoiselle.

Le silence se fit. La cruche au cidre et l'écuelle chômaient sur
la table. À la crémaillère, la bouillie d'avoine brûlait sans que
personne s'en aperçût.

De grosses larmes roulaient sur les joues de Simonnette. Il n'y
avait plus de trace de cette bonne joie de la Saint-Jean qui
emplissait la ferme naguère. Dans ce silence où l'on n'entendait
que le bruit des respirations oppressées, un bruit éclata tout à
coup. C'était le son d'une trompe disant les trois mots de l'appel
ducal.

--Écoutez! s'écria Julien, qui se leva tout pâle.

--Qu'est-ce que cela? demanda le vieux Simon.

--C'est le héraut de Monseigneur François qui vient crier le prix
de la tête de Maurever.

--À cette heure de nuit?

--La vengeance ne dort pas, mon père, et François de Bretagne a
déjà vieilli de dix ans depuis dix jours. Il faut bien qu'il se
dépêche, s'il veut tuer encore un homme avant de mourir!




VII. À la guerre comme à la guerre.

Les gens de la veillée pensaient:

--L_'esprit_ de la pauvre demoiselle Reine revient chez nous parce
qu'on l'a chassée de ses autres manoirs. C'étaient de bonnes âmes,
depuis les quatre Gothon jusqu'au petit coquetier, en passant par
les quatre Mathurin.

Ce que nous ne saurions point dire, c'est la pensée de maître
Vincent Gueffès, le Normand, dont le front se plissait sous les
mèches rudes et bas plantées de ses cheveux.

Devant la chapelle, dans le cimetière servant de place publique au
pauvre village de Saint-Jean, il y avait un grand fracas de fer et
de chevaux. Des torches allumées secouaient leurs crinières de
feu. Les trompes sonnaient, appelant les fidèles sujets de
Monseigneur le duc François.

Il pouvait être onze heures de nuit. Les cabanes et les fermes se
vidèrent. Pas un ne resta dans son lit ni au coin du foyer. Les
hôtes de Simon Le Priol et Simon Le Priol lui-même, avec sa femme,
son fils et sa fille, se rendirent sur la place, car il y avait
amende contre ceux qui faisaient la sourde oreille aux mandements
de la cour. En tout, hommes, femmes, enfants, le village de
Saint-Jean comptait soixante ou quatre-vingts habitants qui se
rangèrent en cercle autour des torches plantées en terre.

C'était un chevalier avec six lances et une douzaine de soudards
qui escortaient le héraut du prince breton.

Le chevalier avait une armure toute neuve qui reluisait au rouge
éclat des torches. Sa visière était baissée.

Les trompes sonnèrent un dernier appel, et le héraut leva son
guidon d'hermine.

Le silence n'était guère troublé que par les chiens du village,
qui hurlaient à qui mieux mieux, n'ayant jamais vu pareille fête.

«-- Or, écoutez, gens de Bretagne, dit le héraut.

«De par notre seigneur, haut et puissant prince François, premier
du nom, monsieur le sénéchal fait savoir à tous sujets du duché de
Bretagne, grands vassaux, vavasseurs, hommes-liges, bourgeois et
vilains, que monsieur Hue de Maurever, chevalier, seigneur du Roz,
de l'Aumône et de Saint-Jean-des-Grèves, s'est rendu coupable du
crime de haute trahison.

«Par quoi la volonté de mondit seigneur François est que: ledit
Hue de Maurever avoir la tête tranchée de la main du bourreau, et
voir ses biens et domaines confisqués pour le profit de la
sentence.

«À quiconque livrera ledit traître Hue de Maurever à la justice
ducale, cinquante écus d'or être comptés sur les finances de
mondit seigneur.

«Ladite sentence pour que nul n'en ignore, criée à son de trompe
dans toutes les villes, bourgs, villages, hameaux et lieux de
l'évêché de Dol, et le double être cloué sur la porte de
l'église.»

Le héraut déplia un petit carré de parchemin qu'un soudard alla
clouer à la porte de la chapelle.

Toute cette mise en scène frappait de terreur les pauvres
habitants du village de Saint-Jean.

Quand les soudards reprirent les torches plantées en terre, et que
l'escorte s'ébranla, chacun voulut s'en retourner au plus vite.

Mais on n'était pas au bout. C'était seulement la parade
solennelle qui venait de finir.

Le chevalier, qui semblait assez fier de son armure toute neuve,
et qui s'était tenu raide sur son grand cheval pendant la
proclamation, prit la parole à son tour.

--Holà! mes garçons, dit-il aux soudards, faites-vous des amis
parmi ces bonnes gens qui s'éparpillent là comme une volée de
canards. Ils vont vous donner l'hospitalité cette nuit.

Aussitôt chaque soudard courut après un paysan. Les hommes d'armes
restèrent avec le héraut et leur chef. Celui-ci tenait déjà le
petit Jeannin par une oreille.

--Petit gars, lui demanda-t-il, sais-tu la route du manoir de
Saint-Jean? Jeannin avait grand'peur, quoique la voix du chevalier
fût pleine de rondeur et de bonhomie. Il répondit pourtant:

--Le manoir est près d'ici.

--Eh bien! petit gars, prends une torche et mène-nous au manoir.
Jeannin prit une torche.

--Holà! Conan! Merry! Kervoz! cria le chevalier en s'adressant à
quelques archers, au nombre de six, restés dans le cimetière, vous
nous apporterez au manoir du pain, des poules et du vin; petiot,
marche devant.

Jeannin leva la torche et obéit.

Le chevalier, suivi des six hommes et du héraut, chevauchait
derrière lui.

La lumière de la torche éclairait vivement la taille gracieuse de
Jeannin, et mettait des reflets parmi les boucles de ses longs
cheveux blonds.

--Voilà un gentil garçonnet! dit le chevalier. Petiot, tu n'as pas
envie de monter à cheval et de faire la guerre?

--Non, Monseigneur, répliqua Jeannin en tremblant.

--Pourquoi cela?

--Tout le monde dit que je suis poltron comme les poules,
Monseigneur. Le chevalier éclata de rire.

--À la bonne heure? s'écria-t-il, voilà une raison. Et tu n'as pas
envie non plus de gagner les cinquante écus nantais?

--Ah! Monseigneur! interrompit Jeannin, oubliant tout à coup ses
craintes, si on était sûr de gagner cinquante écus nantais en
faisant la guerre, je tuerais un Anglais par écu et un Français
par-dessus le marché!

--Diable! diable! fit le chevalier, qui riait toujours; tu aimes
donc bien les écus nantais, petiot?

Dans l'idée de Jeannin, les cinquante écus nantais, c'était la
main de la jolie Simonnette. Aussi répondit-il sans balancer:

--Cinquante fois plus que ma vie, Monseigneur!

Le chevalier se tenait les côtes, et sa suite riait aussi de bon
coeur.

--Oh! le drôle de garçonnet! s'écria-t-il; petiot! si tu n'es pas
poltron comme tu le dis, tu es du moins avare et l'avarice ne
vient guère à ton âge.

Jeannin se retourna et montra son joli visage souriant.

--Je ne suis pas avare, Monseigneur, dit-il. Le chevalier était un
bon diable, paraîtrait-il, car il s'amusait franchement à cette
naïve aventure. En continuant de causer avec Jeannin, il lui
montra qu'il savait fort bien pourquoi le jeune homme désirait les
cinquante écus nantais.

--Oh! fit Jeannin étonné, vous avez donc écouté à la porte du père
Le Priol, vous?

--Non, mon fils, répliqua le chevalier, mais je sais cela et bien
d'autres choses encore. Est-ce que nous sommes arrivés?

Le chemin tournait en cet endroit et démasquait le manoir de
Saint-Jean, dont les murailles blanchissaient aux rayons de la
pleine lune.

Au moment où l'escorte dépassait la grande haie qui bordait le
chemin, un vague mouvement se fit à l'une des fenêtres du manoir.
On eût dit qu'une ombre rentrait dans la nuit.

--Écoute! dit le chevalier au petit Jeannin, en prenant un ton
plus sérieux, tu es bien pauvre mon mignonnet, mais le duc
François est bien riche. Moi, qui sais tout, je sais que le
traître Hue de Maurever est caché dans le pays. Conduis-nous à sa
retraite, et, foi de chevalier, je te jure que tu épouseras la
fille de Simon Le Priol!

Jeannin demeura un instant comme étourdi.

Puis il se signa et recula de trois pas.

Puis encore, sans répondre, il jeta sa torche dans le fossé et
prit sa course à travers champs.

--Il a jeté sa torche comme mon cousin Aubry jeta son épée!
grommela le chevalier sous sa visière. Il resta un instant pensif,
puis reprit tout haut et gaiement:

--Allons! mes compagnons, nous aurons bon gîte et bon souper cette
nuit... au manoir!

Ils gravirent le petit mamelon et n'eurent pas besoin de frapper à
la porte pour entrer dans la maison de Hue de Maurever, car il n'y
avait plus de porte.

Le chevalier regarda d'un air de mauvaise humeur les premiers
signes de dévastation qui se montraient au dehors.

--Sarpebleu! grommela-t-il en descendant de cheval, je ne veux pas
qu'ils me gâtent comme cela mes domaines! On entra. Le vestibule
était plein de flacons vides et d'assiettes brisées. La porte de
la grande salle avait servi à faire du feu.

--Sarpebleu! sarpebleu! répéta le chevalier. Les meubles de la
grande salle étaient en miettes: sarpebleu! Dans la salle à
manger, le vaisselier était vide: sarpebleu! sarpebleu! Et ce fut
à grand'peine que, dans tout le reste du manoir, on trouva un
fauteuil boiteux pour asseoir le pauvre chevalier.

--Sarpebleu! sarpebleu! sarpebleu! Il n'était pas content, ce
chevalier! Du tout, mais du tout!

--Les meubles de monsieur Hue de Maurever n'étaient pas coupables!
se disait-il avec mélancolie, et sa vaisselle n'avait jamais fait
de mal à notre seigneur le duc François.

Voilà des coquins qui me ruineront en frais d'achats et
réparations!

Il s'assit et ôta son casque.

Ce casque seul nous a empêchés jusqu'ici de reconnaître notre bon
camarade Méloir, ancien porte-bannière ducal.

Il n'avait pas encore accompli la promesse qu'il avait faite de
trouver le sire de Maurever, mais il s'y était employé de si grand
coeur, que François l'avait récompensé d'avance en lui chaussant
les éperons.

Et comme il faut laisser un aiguillon au dévouement même le plus
ardent, François lui avait promis, en cas de réussite, les
domaines confisqués du Roz, de l'Aumône et de
Saint-Jean-des-Grèves.

De sorte que notre excellent compagnon Méloir avait, dès ce
moment, toutes les sollicitudes du propriétaire.

C'était son bien que les soldats de François avaient dévasté.

Maurever lui-même n'aurait pas jeté un regard plus triste sur sa
maison saccagée.

Heureusement, Méloir n'était pas homme à rester longtemps de
mauvaise humeur.

Il lança un dernier sarpebleu, moitié comique, et déboucla son
ceinturon.

--Trouvez des sièges, mes enfants, dit-il en se carrant dans
l'unique fauteuil, ou asseyez-vous par terre, à votre choix. Je
suis désespéré de ne pouvoir vous offrir une hospitalité
meilleure. Mais voyons! on peut amender cela; Keravel, toi qui es
un vieux soudard, va voir à la cave s'il reste en quelque coin des
bouteilles oubliées; Rochemesnil, descends à l'écurie et apporte
ta charge de bottes de foin pour faire des sièges; Péan, tâche de
trouver quelques volets, nous en ferons une table; et toi,
Fontébraut, cherche une brassée de bois pour combattre le vent des
grèves qui vient par les fenêtres défoncées.

Les quatre hommes d'armes sortirent et revinrent bientôt les mains
pleines. En même temps, Merry, Conan, Kervoz et d'autres archers
arrivèrent, apportant une paire d'oies, des poules et des canards
avec d'énormes pichés[8] de cidre.

[Note 8: Autre orthographe du mot: pichet [NduC]]

La situation s'améliorait à vue d'oeil.

Keravel avait trouvé dans un trou de la cave une douzaine de vieux
flacons qui semblaient dater du déluge. Les bottes de foin
faisaient d'excellents sièges. Les volets appareillés, donnaient
une table vaste et fort commode. Il n'y avait pas de nappe, mais à
la guerre comme à la guerre!

Un grand feu s'alluma dans la cheminée au-dessus de laquelle
l'écusson de Maurever, martelé par les soudards, montrait encore
ses émaux: _d'or à la fasce d'azur._

À mesure que le bois vert pétillait joyeusement dans l'âtre, la
gaieté s'allumait dans tous les regards.

Hommes d'armes et archers se mirent à plumer la belle paire
d'oies, les canards et les poules. Le héraut prêta sa longue et
mince épée de parade pour faire une broche, tandis que le sieur de
Keravel, lance de Clisson, et Artus de Fontebrault, hommes d'armes
de Rohan, deux beaux soldats, ma foi! battaient des omelettes dans
leurs casques.

Méloir regrettait que sa nouvelle et haute dignité ne lui permit
point de partager ces appétissants labeurs. Il avait quelque
teinture de la cuisine. Il donna de bons conseils.

Et, pour faire quelque chose, il vida deux flacons de vin du midi
qui achevèrent la déroute de sa mélancolie.

Au diable les soucis! l'immense rôti tournait devant le brasier
par les soins de Conan et de Kervoz. La table était dressée. Et
après tout, le vent qui venait par la croisée n'était que la bonne
brise du mois de juin.

On devisait:

--Ah! ça! disait Keravel, savez-vous le nom de cette maladie-là,
vous autres? Depuis que le duc François, notre cher seigneur, est
rentré en Bretagne, il enfle, il enfle...

--Je l'ai vu, voilà trois jours passés, en la ville de Rennes,
répliqua Fontebrault, au palais ducal de la Tour-le-bât. S'il
n'avait pas eu sa couronne tréflée, je ne l'aurais pas reconnu.

--Couronne tréflée! s'écria le héraut qui avait nom Jean de
Corson; où vîtes-vous cela, Messire? croix tréflée je ne dis pas,
mais il n'entra jamais de trèfle en une couronne, si ce n'est en
celles de David et d'Assuérus. La couronne, Messire, est le signe
ou l'enseigne des dignités de nos seigneurs: fermée et croisée
pour souverains, coiffant le casque de face, la grille haute; aux
barons le simple diadème; aux comtes les perles sans nombre, aux
ducs les feuilles d'ache, d'acanthe ou de persil...

--Donc, sa couronne persillée, messire de Corson, rectifia
gravement Artus de Fontebrault.

--Sans compter, dit Méloir, qu'un bouquet de persil ne serait pas
de trop dans la sauce de ces oies. Mais voyez donc quelles nobles
bêtes!

Elles étaient déjà dorées, et leur parfum violent dilatait toutes
les narines.

--La maladie de notre seigneur François, reprit Méloir, a un nom
de deux aunes, qui commence comme le mot hydromel, et qui finit en
grec à la manière de tous les noms païens inventés par les
fainéants qui savent lire. Nous sommes de fidèles sujets, n'est-ce
pas? Eh bien! prions saint François de guérir le seigneur duc et
soupons à sa santé comme des Bretons!

La proposition était trop loyale pour n'être point accueillie avec
faveur.

Les deux oies, les canards, les poules et peut-être un paon que
nous avions oublié dans le dénombrement des volailles assassinées,
furent placées fumants sur la table, et tout le monde fit son
devoir.




VIII. L'apparition.

C'était merveille de voir le vaillant appétit de ces honnêtes
soldats. Ils mangeaient, ils buvaient sans relâche, imitant
l'exemple de leur vénéré chef, le chevalier Méloir, qui révéla en
cette occasion des capacités de goinfrerie au-dessus de tout
éloge.

Ce peuple de volatiles, dont les plumes formaient un véritable
monceau au milieu de la chambre, fut englouti à l'exception d'une
demi-douzaine de poulets.

Il suffit d'un grain de sable pour borner les fureurs de l'Océan.

Quelques poulets du bourg de Saint-Jean firent reculer l'appétit
fougueux de nos gens de Bretagne qui dirent pour s'excuser:

--Il faudra bien déjeuner demain. Car il y a de grands estomacs
qui déjeunent, même après ces soupers épiques! Le feu couvait sous
la cendre, au fond de la cheminée. La nuit avançait. Méloir dit:

--Mes compagnons, bon sommeil je vous souhaite! Et il se mit à
ronfler dans son fauteuil, une main sur son épée, l'autre sur son
escarcelle. Chacun fit comme lui.

Dans la salle que remplissaient tout à l'heure les chants
gaillards et les mille fracas de l'orgie, on n'entendit plus que
le bruit rauque et sourd des respirations embarrassées.

Tous étaient couchés pêle-mêle, hommes d'armes et archers. Les
pieds de l'un s'appuyaient contre la tête de l'autre. Corson, le
savant héraut, dormait étendu sur le dos, les jambes écartées
symétriquement. S'il était possible à un docte homme de se
regarder dormir et que Corson se fût donné ce passe-temps, il
n'eût point manqué de dire qu'il ressemblait ainsi à _un
pairle_.[9]

[Note 9: Figure héraldique qui a la forme de l'Y grec.]

Mais Corson, tout fatigant qu'il était, ne pouvait pas se regarder
dormir. D'ailleurs, il rêvait qu'il nageait dans une mer de
_sinople,_ fréquentée par des sirènes de _carnation._ Et cela le
divertissait, cet ennuyeux jeune homme.

Les autres rêvaient ou ne rêvaient point.

Les torches, accrochées au manteau de la cheminée, s'étaient
éteintes. Deux résines à demi consumées luttaient seules contre la
lune, qui lançait obliquement dans la chambre ses rayons
cristallins et limpides.

Alors une jeune fille apparut sur le seuil.

Aux lueurs indécises des deux résines, les contours de son visage
fuyaient. Quelque chose de vague et de surnaturel était autour
d'elle.

Il n'y avait pas de poètes parmi ces hommes de fer qui dormaient,
vautrés sur le sol. À voir cette apparition pleine de grâces, un
poète eût pensé tout de suite à l'ange qui est l'âme des ruines, à
la fée qui est le souffle des grèves...

Ange ou fée, elle tremblait.

Pendant une minute, elle regarda cet étrange dortoir de l'orgie.

Puis un éclair s'alluma dans ses grands yeux d'un bleu obscur.

Elle fit un pas en avant. Elle entra dans la lumière de la lune
qui jeta des reflets azurés dans l'or ruisselant de ses cheveux.

Vous l'eussiez alors reconnue.

Pauvre Reine! que de larmes dans ses beaux yeux depuis le jour où
nous l'avons entrevue derrière les plis de son voile de deuil!

Ce jour avait commencé sa misère. Depuis ce jour-là, son vieux
père luttait contre le ressentiment d'un prince outragé; lutte
terrible et inégale! Depuis ce jour, le pauvre Aubry était captif
dans les cachots souterrains du Mont-Saint-Michel.

Et son père n'avait qu'elle au monde pour le secourir et le
protéger!

Et Aubry! Oh! que pouvaient les mains blanches de Reine contre
l'acier des barreaux ou le massif granit des murailles?

Elle avait pleuré, mon Dieu!

Mais il y avait une audace latente sous les grâces de cette frêle
enveloppe.

Et toute hardiesse a sa gaieté, parce que la gaieté, qui est un
mode de l'enthousiasme, se dégage de tout effort moral, comme la
chaleur de tout effort physique.

Les pleurs de Reine se séchaient souvent dans un sourire.

Elle était si jeune! et Dieu lui faisait de si surprenantes
aventures!

Cette nuit, par exemple, au milieu de ces soudards qui ronflaient,
elle avait peur, c'est vrai; mais un malicieux sourire vint à sa
lèvre quand elle reconnut, trônant sur le fauteuil d'honneur,
Méloir, le chevalier de nouvelle fabrique.

Naguère, dans les fêtes d'Avranches, cet homme lui avait demandé
la permission de porter ses couleurs. Plus tard, il s'était offert
de lui-même, sur le noble refus d'Aubry, à poursuivre Hue de
Maurever. C'était maintenant un chevalier. Et pourtant Reine
souriait, parce qu'il est des hommes qu'on ne peut haïr
sérieusement.

La salle était grande. Reine voulait parvenir jusqu'à la table.
Elle avait un panier au bras, et son regard convoitait naïvement
les débris du souper.

Elle avançait avec lenteur parmi ces obstacles humains. Il lui
fallait à chaque instant éviter une tête, enjamber un bras, sauter
par-dessus une poitrine bardée de fer.

Parfois, lorsque l'un des dormeurs faisait un mouvement, Reine
s'arrêtait effrayée. Mais elle reprenait bientôt sa tâche, et à
mesure qu'elle approchait de la table, le sourire se faisait plus
espiègle autour de sa lèvre.

Enfin, elle atteignit la table en passant sur le corps mal bâti du
sieur de Corson, qui ruminait chevrons, bandes, barres, pals,
sautoirs, burelles, lions rampants ou issants, besans,
quintefeuilles et merlettes: toutes les figures du blason.

Elle mit dans son panier deux poulets, un gros morceau de pain et
un flacon de vin vieux qui restait intact par fortune.

Puis elle se redressa, toute heureuse de sa victoire, en secouant
ses blonds cheveux d'un air mutin.

Comme elle s'apprêtait à traverser de nouveau la salle, cette
fois, pour s'enfuir avec les trophées de son triomphe, elle laissa
tomber un regard sur le bon chevalier.

Le chevalier Méloir avait toujours la main sur son escarcelle
rebondie.

Les sourcils délicats de Reine se froncèrent et son oeil brilla
d'un éclair hautain.

--L'or qui doit payer la tête de mon père! murmura-t-elle. Il faut
croire que, dans ce temps-là, les châtelaines portaient déjà des
ciseaux, car on eût pu voir dans la main de Reine un reflet
d'acier qui passa entre les doigts de Méloir. Le cordon qui
retenait l'escarcelle fut tranché en un clin d'oeil. Mais
l'escarcelle ne tomba point. La main de Méloir était toujours
dessus.

Ces soldats sont vigilants, même dans le sommeil.

Quand Méloir imposait à son repos la condition de garder un objet,
Méloir s'éveillait, comme il s'était endormi, la main sur l'objet
gardé, que ce fût une bourse ou une épée.

Reine tira l'escarcelle bien doucement, puis plus fort. Impossible
de faire lâcher prise à Méloir. Reine essaya d'ouvrir l'escarcelle
entre ses doigts. Impossible encore! Pourtant elle la voulait!

Non pas peut-être pour se procurer un peu de cet argent si
nécessaire au proscrit qui se cache; non pas assurément pour
s'indemniser des ravages commis sur les domaines de Maurever:
Reine n'avait pas un écu vaillant, mais elle savait où prendre le
pain qui soutenait l'existence du vieillard.

Non, pour rien de tout ce qui eût pu déterminer un homme à
s'emparer du trésor, disons plus; non, pas même dans le but de
s'en servir.

Mais bien parce que cette escarcelle contenait, à son sens,
l'odieuse récompense qui devait payer la trahison: les cinquante
écus nantais promis à quiconque livrerait monsieur Hue.

Elle voulait,-- et c'était bien quelque chose que la volonté de
cette blonde enfant, si mignonne et si frêle!

Cette blonde enfant, si frêle et si mignonne, avait bravé naguères
pendant dix nuits les balles et les traits d'arbalètes pour aller
porter du pain à Gilles de Bretagne prisonnier. Et Dieu sait que
les archers de Jean de la Haise avaient ordre de viser juste
autour de la grille du cachot.

Cette blonde enfant, depuis dix autres jours, traversait chaque
nuit les grèves, où tant d'hommes forts ont laissé leurs os, pour
porter encore du pain,-- du pain à son père, cette fois.

Quand elle voulait, il fallait.

Méloir grondait dans son sommeil. Il sentait confusément l'effort
de la jeune fille. Sa main se raidissait sur l'escarcelle, bien
qu'il ne fût point réveillé encore.

L'impatience prenait Reine, dont le petit pied frappa le sol avec
colère.

Puis, comme si ce n'était pas assez d'imprudence, la téméraire
enfant, par un dernier mouvement brusque et vigoureux, arracha
l'escarcelle.

--Alarme! cria Méloir, qui s'éveilla en sursaut. En une seconde,
toute l'escorte fut sur pied.

Mais une seconde! c'était dix fois plus qu'il n'en fallait à Reine
de Maurever pour opérer sa retraite.

Leste comme un oiseau, elle bondit parmi les dormeurs qui
s'agitaient; elle sauta d'un seul élan sur l'appui de la fenêtre
ouverte, et les soldats se frottaient encore les yeux qu'elle
avait déjà franchi le seuil de la cour.

En passant près de la table, elle avait soufflé les deux résines.

La lune était sous un nuage.

Ce fut, dans la salle, une scène de désordre inexprimable. Au
milieu de l'obscurité complète, on se démenait, on se choquait.
Les jambes engourdies des dormeurs s'embarrassaient dans le foin
qui leur servait de lit, et plus d'un tomba lourdement, mêlant aux
cris confus un son retentissant de ferraille.

On eût dit qu'une lutte acharnée avait lieu.

--Allumez les résines! commanda Méloir. Et chacun de répéter:

--Allumez les résines! Mais quand toute le monde commande,
personne n'obéit. On continua de s'agiter à vide. Le sieur de
Corson s'était remis _en pal,_ comme il disait quand il était de
très joyeuse humeur. _En pal,_ pour lui, signifiait debout.

Oh! les sinistres joies de la science!

Quand un docte homme plaisante, fuyez! Il n'y a qu'une
plaisanterie de mathématicien, qui puisse être plus funeste qu'une
plaisanterie d'archiviste-paléographe!

Les autres cherchaient leurs armes, juraient, se bourraient,
trébuchaient contre les flacons vides et donnaient leurs âmes au
diable, qui ne s'en souciait point.

Le chevalier Méloir était comme ébahi.

Il fallut que la lune sortît de son nuage pour mettre fin à la
mêlée. Un rayon argenté inonda un instant la salle, pour
s'éteindre bientôt après. Mais on avait eu le temps de se
reconnaître. Conan et Kervoz battaient déjà le briquet.

--Avez-vous vu?... commença Méloir.

--Un fantôme? interrompit Kéravel.

--Quelque chose, continua Fontebrault, qui a glissé dans la nuit
comme un brouillard léger.

--Une vision...

--Un esprit...

--Quelque chose, s'écria Méloir, qui a coupé les cordons de ma
bourse!

--En vérité! fit-on de toutes parts.

--Quelque chose, ajouta Kéravel, en soulevant une des résines
allumées, qui a emporté deux de nos poules et notre dernier
flacon.

--C'est pourtant vrai! répéta-t-on à la ronde.

--Sarpebleu! gronda Méloir, au diable les poules! mon escarcelle
contenait la rançon d'un chevalier! On peut monter à cheval et le
chercher. Ce quelque chose-là, mes compagnons, il me le faut!

Les hommes d'armes s'entre-regardèrent.

--Chercher, murmurèrent-ils, c'est possible, mais trouver...

--Il faut trouver, mes compagnons! dit Méloir.

--Si c'est un voleur, répliqua Kéravel, il est adroit, messire, et
il a de l'avance. Si c'est un esprit...

--Quand ce serait Satan, sarpebleu! On chuchota. Méloir
poursuivait:

--Sellez les chevaux, Conan et les autres. Notre nuit est finie.
Vous, mes compères, écoutez, s'il vous plaît, je vais vous donner
le signalement du prétendu fantôme.

--Vous l'avez donc bien vu, messire?

--Pas trop, mais juste pour le reconnaître. De sa taille, je ne
saurais rien dire, sinon qu'il est plus leste que les lévriers de
Rieux. Sa figure, je ne l'ai pas aperçue, puisqu'il me tournait le
dos en fuyant. Mais ses cheveux blonds, bouclés et flottants...

--C'est une femme?

--Peut-être. Vous souvenez-vous du garçonnet qui nous a conduits
jusqu'ici, messieurs?

--Oh! oh! s'écria-t-on, c'est vrai! il a des cheveux blonds.

--Et vous souvenez-vous comme il avait envie des cinquante écus
nantais?

--Oui! Oui!

--Voilà la piste, mes compagnons. À vous de la suivre. Un bruit
soudain se fit dehors.

--Sus! sus! criaient Conan, Merry, Kervez et les autres archers.

Et ils donnaient chasse dans la cour à un être qui fuyait avec une
merveilleuse rapidité.

--Sus! sus!

--Mon bon Seigneur, disait le pauvre diable perdant déjà le
souffle, ayez pitié de moi. Je venais pour parler à votre maître,
le noble chevalier Méloir.

--Au milieu de la nuit? Attention, Conan! Barre-lui la route,
Merry! Nous allons l'acoller contre le mur!... Les hommes d'armes
et Méloir s'étaient mis aux fenêtres.

--Oh! mes bons seigneurs! oh! criait le fugitif à bout de forces.

--Messire, dit Fontebrault, je crois que cet honnête gaillard va
nous donner des nouvelles de votre bourse.

--Ne lui faites pas de mal, ordonna Méloir aux archers. Le fuyard
s'arrêta au son de cette voix.

--Merci, mon cher seigneur, dit-il, que Dieu vous récompense!

--Amenez-le! commanda Méloir. L'instant d'après, les archers
poussaient dans la salle un individu qui ne ressemblait vraiment
point au signalement donné par Méloir. Ce signalement, tout
imparfait qu'il était, parlait du moins d'une taille souple et de
longs cheveux blonds soyeux. Notre fugitif avait au contraire tout
ce qu'il fallait pour n'être confondu de près ni de loin avec ce
signalement. C'était un grand garçon d'une laideur très avancée et
pourvu d'une chevelure dont chaque crin était rude comme la dent
d'une étrille.

--Messire, dit l'archer Merry, nous avons surpris ce vilain
oiseau-là au moment où il se glissait hors de la cour.

--Que venais-tu faire dans la cour? demanda Méloir qui avait
repris place dans son fauteuil.

--Je venais vous parler, mon bon seigneur.

--Comment t'appelles-tu?

--Vincent Gueffès, fidèle sujet du duc François, et le plus humble
de vos serviteurs, monseigneur.




IX. Maître Gueffès.

C'était bien maître Gueffès, le digne maître Gueffès, le
mendiant-maquignon-clerc-normand, le prétendu de la belle
Simonnette, le rival du petit Jeannin, maître Vincent Gueffès avec
sa large mâchoire, son front étroit, ses bras de deux aunes.

Et maître Gueffès disait vrai par impossible: il était réellement
venu au château pour parler au chevalier Méloir.

Le chevalier Méloir le considéra longtemps avec attention.

--Mes compagnons, dit-il ensuite, il est rare de trouver un animal
plus laid que ce pataud-là. Tout le monde approuva de bon coeur.

--Mais vous savez, continua Méloir, quand on s'éveille comme cela
en sursaut, on a la vue trouble et le sens engourdi. Peut-être
avais-je la berlue, mes compagnons, peut-être ai-je vu de beaux
cheveux blonds à la place de ces crins de sangliers, et une taille
fine à la place de ce corps mal bâti...

Les hommes d'armes riaient. Gueffès tremblait de tous ses membres.

--Dieu me pardonne, acheva Méloir, je crois que c'est ce coquin
qui m'a volé mon escarcelle!

--Oh! mon bon seigneur, mon bon seigneur! s'écria maître Gueffès;
je vous jure...

--Bien! bien, mon homme, interrompit Méloir, tu vas jurer tout ce
qu'on voudra, mais moi, je vais te faire pendre! Gueffès se jeta à
genoux.

--Mon cher seigneur, dit-il, les larmes aux yeux, et c'était la
première fois de sa vie qu'il donnait de pareilles marques
d'attendrissement, mon cher seigneur, la mort d'un pauvre innocent
ne vous rendra point votre escarcelle, et si vous me laissez la
vie sauve, je vous fournirai de quoi gagner les bonnes grâces du
riche duc.

--Saurais-tu où se cache le traître Maurever? demanda vivement
Méloir.

--Oui, mon cher seigneur, répliqua Gueffès sans hésiter. Gueffès
était trop homme d'affaires pour ne pas voir que la crise était
passée. Il se redressa un petit peu, et son oeil fit le tour du
cercle.

--La vie sauve! répéta-t-il; vous êtes bien trop généreux, mon
cher seigneur, pour ne pas ajouter quelque petite chose à cela.

--Allons! parle! s'écria Méloir. Gueffès se redressa tout à fait.

--Au clair de la lune, là-bas, sur le tertre, dit-il,
tranquillement cette fois, j'ai vu passer votre escarcelle, mon
cher seigneur. Oh! les beaux cheveux blonds et le gracieux
sourire!

--Parle donc!

--Quatre jambes vont plus vite que deux. Hommes d'armes! montez à
cheval, si vous voulez suivre le conseil d'un pauvre honnête
chrétien, descendez par le village et piquez droit aux Grèves.
Vous trouverez l'escarcelle... et quand vous serez partis,
ajouta-t-il en regardant Méloir en face, moi je parlerai à mon
cher seigneur.

--En route! cria Méloir.

--Et, si c'est un sorcier? insinua Kervoz, et qu'il vous étrangle,
messire? Méloir regarda maître Gueffès en-dessous.

--Bah! fit-il, le jour va se lever, et j'aurai la main sur ma
dague. En route!

Homme d'armes et archers s'ébranlèrent. Les chevaux étaient tous
préparés dans la cour. On entendit la grand'porte s'ouvrir, puis
le bruit de la cavalcade, puis le silence se fit.

--Sarpebleu! grommela Méloir; ils vont revenir les mains vides!
Ah! si j'avais mes douze lévriers de Rieux! Ma patience! ils
doivent être à Dinan à cette heure, et nous les aurons demain.

--C'est donc vrai, monseigneur? dit bien respectueusement Gueffès.

--Quoi?

--Que vous chasserez Maurever dans les Grèves avec des lévriers de
race?

--Que t'importe?

--Cela m'importe beaucoup, mon cher seigneur, attendu que j'ai mis
dans ma tête de gagner les cinquante écus nantais, promis par
François de Bretagne à celui qui...

--Ah! ah! dit Méloir; est-ce aussi pour la fillette à Simon Le
Priol? Gueffès devint tout jaune.

--Il y a donc quelqu'un, murmura-t-il, qui veut aussi gagner les
cinquante écus nantais pour la fillette à Simon Le Priol?

--Est-elle jolie? demanda Méloir au lieu de répondre.

--Elle est riche, répliqua Gueffès. Méloir lui frappa sur
l'épaule.

--Le bon compagnon que tu fais, ami Gueffès! s'écria-t-il. Mais
j'y songe! nous n'aurons guère besoin de mes lévriers de Rieux,
puisque tu sais où se cache M. Hue.

--Ai-je dit que je le savais?

--Oui, sarpebleu! sans cela...

--Ah! monseigneur! quand on a la corde au cou...

--Tu ne le sais donc pas?

--Je le saurai, monseigneur.

Maître Gueffès avait un sourire assez irrévérencieux autour de son
énorme mâchoire.

--Causons raison, reprit-il; moi, je vis dans ce pauvre trou de
Saint-Jean-des-Grèves, et je ne sais pas les nouvelles. Pourtant
on m'a dit que vous vouliez épouser Reine de Maurever.

--Ah! on t'a dit cela?

--Mauvaise dot, monseigneur, pour un galant chevalier comme vous,
que trois manoirs ruinés où il ne reste que des murailles.

--Et les tenances, mon ami Vincent.

--Et les tenances... mais les tenances et les murailles, vous les
aurez sans la fille, puisque les domaines sont confisqués et que
le duc François vous les a promis.

--Comment! s'écria Méloir, tu sais aussi cela!

--Mon Dieu, messire, j'ai passé la soirée à écouter vos soudards
ivres. Ils disent... mais je ne voudrais pas vous fâcher, mon cher
seigneur.

--Que disent-ils?

--Ils disent que la fille de Maurever veut épouser le gentilhomme
d'armes, Aubry de Kergariou.

--C'est bien possible, cela, maître Vincent.

--Est-ce que vous êtes philosophe comme le pauvre Gueffès? demanda
humblement le Normand.

--Sarpebleu! s'écria Méloir en riant, voilà un coquin qui a de
l'esprit comme quatre! Non, non! je ne suis pas si philosophe que
cela, mon homme! Mais mon cousin Aubry est en prison... et, s'il
plaît à Dieu, il y restera longtemps.

--S'il plaît à Dieu! répéta Gueffès d'un air goguenard.

--Que veux-tu dire?

--Ce que femme veut... commença le Normand.

--Bah! interrompit Méloir, vieux dicton moisi.

--...Dieu le veut, acheva paisiblement maître Gueffès, et si j'ai
de l'esprit comme quatre, c'est mon cher seigneur qui a eu la
bonté de me le dire, la fille de Maurever en a quatre fois plus
que moi encore.

--Tu la connais?

--Je gagne ma vie ici et là; je vais un peu partout à l'occasion
et, au besoin, je connais un peu tout le monde.

Méloir lui prit les deux bras et le mit en face de la résine pour
le considérer plus attentivement.

--Il me semble que je t'ai déjà vu, murmura-t-il.

--Ce n'est pas impossible, répondit Gueffès, dont la lumière trop
voisine faisait clignoter les yeux gris.

--À Avranches?

--Peut-être à Avranches.

--Sur le passage du duc François un grigou cria...

--Duc! que Dieu t'oublie! prononça tout bas Gueffès.

--Par le ciel! maître Vincent, c'est toi qui était ce grigou!

--Mon bon seigneur, je n'avais pas pu ramasser un seul carolus
dans la largesse de François de Bretagne.

--Et tu te vengeais?

--Une pauvre espièglerie, mon bon seigneur! Méloir lui lâcha les
deux bras et se mit à réfléchir.

--À ce jeu-là, continua tranquillement maître Gueffès, on gagne
parfois autre chose que des piécettes blanches. Connaissez-vous le
manoir du Guildo, monseigneur?

--L'ancien fief de Gilles de Bretagne?

--Un beau domaine, celui-là! Et qui vous irait bien, messire
Méloir! Mais François l'a donné à Jean de la Haise. Ah! ce n'est
pas pour dire que messire Jean ne l'a pas bien gagné! Pour en
revenir à mon histoire, une fois, je criai aussi sur le passage de
monsieur Gilles. C'était en la ville de Plancoët. Monsieur Gilles
faisait largesse et je n'avais pu avoir qu'un denier breton dont
il faut six pour faire un denier royal à douze du sol tournois. Je
criai: «Monsieur Gilles a le feu Saint-Antoine sous sa belle cotte
à mailles d'or».

--Méchant drôle! fit Méloir en riant.

--Un gentil petit page que je n'avais pas aperçu, poursuivit
maître Gueffès, dont la joue jaunâtre prit une teinte plus chaude,
me sangla un coup de gaule à travers la figure. Tenez, voyez
plutôt!

Il montra sa joue rougie, où une ligne blanche se dessinait en
effet, nettement.

--Un bon coup de houssine! dit Méloir.

--Oui, répondit Gueffès; il y a bien dix ans de cela. Le coup
paraît toujours, et le mire m'a dit qu'il paraîtrait jusqu'à ce
que le page soit en terre.

--Le page a dû devenir un homme?

--Un gentilhomme, monseigneur, portant une lance presque aussi
bien que vous.

--Tu l'appelles?

--Aubry de Kergariou. Il y eut encore un silence. Au dehors l'aube
blanchissait l'horizon. Méloir reprit le premier la parole.

--Maître Gueffès, dit-il avec une certaine noblesse, Aubry de
Kergariou est mon cousin, et je suis chevalier, je vous défends de
rien entreprendre contre lui.

--Contre lui! moi! s'écria Gueffès de la meilleure foi du monde;
ah! vous ne me connaissez guère. Je souhaite que messire Aubry
aille en terre, c'est vrai, mais pour l'y mettre moi-même,
incapable, mon cher seigneur! Seulement si vous aviez pensé comme
moi qu'un cercueil ferme toujours mieux qu'un cachot, j'aurais
dit: _Amen._

_--_ Assez sur ce sujet, maître Gueffès!

--Comme vous voudrez, monseigneur. Mais moi qui ne suis pas
chevalier, il m'est permis d'avoir d'autres idées... pour mon
compte, j'entends! J'ai aussi un rival auprès de Simonnette. Il
n'est pas même en prison, et le plus tôt que vous pourrez le faire
pendre sera le mieux.

--Comment! le faire pendre! se récria Méloir.

--C'est un petit cadeau que je vous demande par-dessus le marché
des cinquante écus nantais.

--Pendre mon petit Jeannin! dit Méloir en souriant.

--Oh! oh! vous le connaissez! Un joli enfant, n'est-ce pas?

--Un enfant charmant!

--Eh bien! quand vous m'aurez promis qu'il sera pendu, nous
finirons ensemble l'affaire du Maurever.

--Mais il ne sera jamais pendu, maître Gueffès.

--Assommé alors, je ne tiens pas au détail.

--Ni assommé.

--Étouffé dans les tangues.

--Ni étouffé.

--Noyé dans la mer.

--Ni noyé! Le chevalier Méloir, à ces derniers mots, fronça un peu
le sourcil. Maître Gueffès força sa mâchoire à sourire avec
beaucoup d'amabilité.

--Mon cher seigneur, dit-il, vous êtes le maître et moi le
serviteur. Il fait bon être de vos amis, je vois cela. Chez nous,
vous savez, en Normandie, on marchande tant qu'on peut; je suis de
mon pays, laissez-moi marchander. Puisque vous ne voulez pas que
le jeune coquin soit pendu, ni assommé, ni étouffé, ni noyé, on
pourrait prendre un biais. Votre cousin Aubry doit avoir grand
besoin d'un page, là-bas, dans sa prison. Ce serait une oeuvre
charitable que de lui donner ce Jeannin. Cela vous plaît-il,
monseigneur?

--Cela ne me plaît pas.

--Alors, mettons-lui une jaquette sur le corps, et faisons-le
soldat. Qui sait? il deviendra peut-être un jour capitaine.

--Il ne veut pas être soldat!

--Ah! fit Gueffès, c'est bien différent! Du moment que messire
Jeannin ne veut pas... Il commençait à se fâcher, l'honnête
Gueffès.

--Mon cher seigneur, reprit-il, le destin s'est amusé à nous
mettre dans une situation à peu près pareille, vous, l'illustre
chevalier, moi, le pauvre hère. Vous avez un rival préféré qui
s'appelle Aubry, moi j'ai une épine dans le pied qui s'appelle
Jeannin.

--Et tu voudrais l'arracher?

--J'allais y venir, répliqua tout naturellement Gueffès. Quand on
ne peut manger ni chair, ni poisson, ni froment, ni rien de ce qui
se mange, on grignote le bout de ses doigts pour tromper sa faim,
c'est de la philosophie. Quand le renard est trop bas, et que les
raisins sont trop hauts, le renard serait bien fâché d'y mordre,
c'est encore de la philosophie.

--Quand le Normand enrage, poursuivit Méloir du même ton, et qu'il
est obligé de rentrer les ongles, le Normand récite des apologues.

--C'est toujours de la philosophie, conclut maître Gueffès.

--Allons, maraud! s'écria le chevalier en se levant tout à coup,
l'air est frais ce matin, allume-moi mon feu, et trêve de
bavardages! Si tu sais où se cache le traître Maurever, tu me
l'apprendras pour remplir ton devoir de vassal. Si tu ne remplis
pas ton devoir de vassal, c'est toi qui seras pendu!

Gueffès n'était pas homme à s'insurger contre ce brusque
changement.

Il s'inclina jusqu'à terre et alluma le feu.

Mais il savait d'autres fables que celle du _Renard et les
Raisins._ Le vieil Ésope n'avait pas attendu notre La Fontaine
pour mettre en action la logique bourgeoise.

Gueffès, tout en soufflant le brasier, se disait comme le
moissonneur d'Ésope: «Ne compte que sur toi-même».

Méloir, lui, se promenait de long en large dans la chambre et
secouait ses membres engourdis.

Pendant que le feu flambait déjà dans l'âtre, il s'approcha d'une
fenêtre et jeta ses regards sur la campagne.

Le monticule où s'asseyait le manoir de Saint-Jean avait à peine
quatre ou cinq toises d'élévation au-dessus du niveau des Grèves,
mais dans ce pays cinq toises suffisent pour constituer une
montagne et donner à la vue le plus vaste des horizons.

La fenêtre tournait le dos à la Normandie. Méloir voyait une
échappée des grèves dans la direction de Cherrueix et de Cancale,
et, en face de lui, le Marais, océan de verdure, au milieu duquel
le mon Dol apparaît comme une île.

Le soleil s'élevait de l'autre côté du château, derrière les
collines de l'Avranchin. Une teinte rosée montait au zénith et
laissait le couchant perdu dans ces nuages grisâtres qui
rejoignent nos brouillards de Bretagne et confondent en quelque
sorte la terre avec le ciel.

Sur la route de Dol, au loin, un point noir se mouvait.

Et le vent d'ouest apporta comme l'écho perdu d'une fanfare.

--Vive Dieu! s'écria Méloir, voilà Bellissan, le veneur, avec mes
lévriers de Rieux! Maître Gueffès! nous trouverons bien la piste
sans toi!

Maître Gueffès ôta son bonnet de laine:

--Si monseigneur veut se mettre les pieds au feu, dit-il, je vais
lui servir son déjeuner; j'ai encore quelques petites choses à
dire à monseigneur.




X. Douze lévriers.

Quand le chevalier Méloir se fut mis les pieds au feu et qu'il eut
entamé l'attaque des volailles froides, absolument comme s'il
n'avait point soupé la veille, Gueffès, debout à ses côtés, le
bonnet à la main et la mâchoire inclinée, reprit respectueusement
la parole.

--Mon cher seigneur, dit-il, je ne sais pas pourquoi je me sens
porté vers vous si tendrement. Je vous aime comme un chien aime
son maître.

--J'ai eu autrefois un mâtin qui me mordait, grommela Méloir entre
deux bouchées.

--Moi, mon cher seigneur, poursuivit Gueffès, je n'ai jamais
rencontré de gentilhomme qui m'ait traité si favorablement que
vous.

--Allons maître Vincent, vous n'êtes pas difficile.

--Je crois, sur ma foi, que si vous m'ordonniez d'aimer le petit
Jeannin, je l'aimerais. Méloir bâilla la bouche pleine.

--Ceci est pour vous faire comprendre, mon cher seigneur, continua
encore Gueffès, toute l'étendue de mon dévouement. On dit que je
suis un païen, mais qui dit cela? des gens qui croient à la Fée
des Grèves et autres sornettes, au lieu de se fier à la vierge
Marie!

--Ah ça! dit Méloir, au fait, qu'est-ce que c'est que la Fée des
Grèves?

--C'est une jeune fille, monseigneur, qui pourrait, si elle le
voulait, vous mener tout droit à la retraite de Maurever.

--Vrai?

--Très vrai.

--Où la trouve-t-on, cette jolie fée?

--Ici et là, tantôt à droite, tantôt à gauche. Vous l'avez vue
cette nuit.

Méloir porta la main à sa ceinture, où pendait encore le cordon
coupé de son escarcelle.

--Quoi! s'écria-t-il, ce serait?... Gueffès eut un sourire.

--La fée des Grèves, ni plus ni moins, monseigneur,
interrompit-il. Méloir cessa de manger.

--Est-ce que tu voudrais te moquer de moi? gronda-t-il en fronçant
le sourcil.

Le vent apporta le son le plus rapproché d'une seconde fanfare.

--À Dieu ne plaise! monseigneur, répondit Gueffès; mais voici vos
lévriers qui arrivent. Quand ils seront là, vous ne voudrez plus
m'écouter. Permettez-moi de mettre à profit le temps qui me reste.
Si je ne peux pas faire mieux, je tiens au moins à gagner mes
cinquante écus nantais. Comme je vous le disais, je vais de côté
et d'autre pour avoir du pain. Partout où l'on parle, j'écoute. Y
a-t-il longtemps que vous n'avez vu la cour?

--Tout au plus une semaine.

--Un siècle, mon pauvre seigneur! Combien de fois le vent peut-il
tourner en une semaine? François de Bretagne enfle et pâlit. À la
cour du roi Charles, on commence à prononcer le mot de fratricide.
Et monsieur Pierre de Bretagne, notre futur duc, a juré qu'il
ferait pendre messire Jean de la Haise à la plus haute tour de son
manoir du Guildo.

--Tu es sûr de cela? murmura Méloir.

--Comme je suis sûr de voir devant moi un vaillant chevalier,
répondit maître Vincent Gueffès. Quant à Robert Roussel, on le
rôtira sur un feu de bois vert dans la cour du château de la
Hardouinays.

Méloir était tout pensif.

--Vous n'avez rien à voir à tout cela, monseigneur, reprit
négligemment Gueffès. Aussi, je ne vous dis même pas ce qu'on fera
du Milanais Bastardi, de messire Olivier de Meel et des autres.
Seulement, il faut vous hâter, si vous voulez conquérir Reine de
Maurever, car, dans une autre semaine, souvenez-vous de ceci,
monsieur Hue ne sera plus fugitif. Le vent aura tourné. Monsieur
Hue trouvera protection auprès des Normands et jusque dans
l'enceinte du Mont-Saint-Michel.

Une troisième fanfare éclata au pied du tertre même. Méloir ne
bougea pas. La mâchoire de Gueffès souriait malgré lui.

--Voilà vos chiens, mon cher seigneur, dit-il; je vous laisse.
Quand vous aurez besoin de moi, vous me trouverez à la ferme de
Simon Le Priol.

Il fit mine de sortir. Mais il revint.

--Voyons, dit-il encore de sa voix la plus caressante: Si par mon
industrie, sans que mon cher seigneur s'en mêlât, le petit Jeannin
était pendu...

--Va-t'en au diable, misérable coquin! s'écria Méloir d'une voix
tonnante.

Gueffès se hâta d'obéir. Cependant sur le seuil, il s'arrêta pour
ajouter:

--Pendu, assommé, étouffé ou noyé, j'entends... Méloir saisit une
cruche à cidre. La cruche alla s'écraser contre la porte où maître
Gueffès n'était plus.

Mais Méloir entendit sa voix de damné qui disait dans la cour:

--C'est convenu, mon cher seigneur, vous ne vous en mêlerez pas!

Bellissan, le veneur, entrait à ce moment dans la cour avec trois
valets de chiens menant douze lévriers de la _grande origine._

Merveilleuses bêtes de tous poils, sortant du chenil de l'aîné de
Rieux, sieur d'Acérac et de Sourdéac, dans le pays de Vannes et
seigneur des îles.

Ces lévriers étaient dressés à la chasse d'Ouessant, à la chasse
des naufragés dans les Grèves.

Car le sang de Rieux était un bon et noble sang. Là-bas, au bout
du vieux monde, derrière les rochers de Penmar'ch, Rieux chassait
au naufragé, comme, de nos jours, les religieux du mont
Saint-Bernard chassent au voyageur égaré dans les neiges.

Hauts sur leurs jambes, musculeux, frileux, le museau allongé, les
côtes à l'air, les douze lévriers, malgré la fatigue de la route,
bondissaient dans la cour, jetant ça et là leur aboiement rare et
plaintif.

Bellissan, la trompe au dos, les découplait et les caressait.

Le chevalier Méloir descendit.

Les lévriers sautèrent follement, puis vinrent, à la voix de
Bellissan qui les appelait par leurs noms.

--Rougeot, Tarot, Noirot! messire, dit-il en les présentant à tour
de rôle et chacun par son nom; Nantois, Grégeois, Pivois, Ardois!
Ravageux et Merlin! Léopard et Linot! Quant à ce dernier,
ajouta-t-il en montrant une admirable bête de poil noir sans
tache, il ne vient pas de Rieux; je l'ai acheté à Dol pour
remplacer le pauvre Ravot, qui est mort de la poitrine en route.

--Ils seront bons pour la chasse que nous allons entreprendre?
demanda Méloir.

--Ils sont habitués à dépister un homme, vivant ou mort, dans les
rocs ou sur la grève, à une lieue de distance, messire.
Donnez-leur seulement un jour de repos, et vous aurez de leurs
nouvelles!

--Nous les mettrons en grève cette nuit, dit Méloir qui tourna le
dos.

Bellissan avait compté sur un autre succès. Recevoir ainsi douze
lévriers de Rieux! sans une caresse! Un regard froid et puis
bonsoir!

Il fallait que le chevalier Méloir fût malade. De fait, le
chevalier Méloir songeait aux paroles de Gueffès. Le duc enflait
et pâlissait. On prononçait le mot _fratricide_ à la cour du roi
Charles VII, et monsieur Pierre, le futur maître de la Bretagne,
avait juré que messire Jean de la Haise serait pendu à la plus
haute tour de son manoir du Guildo.

Le vent tournait.

Désormais, la partie devait être jouée d'un seul coup.

À moins qu'on ne se fit des amis dans les deux camps.

Or, le chevalier Méloir était Normand à demi.

Quand notre beau petit Jeannin prit congé des hommes d'armes, au
pas de course, sous le manoir de Saint-Jean-des-Grèves, ce fut
pour retourner à la ferme de Simon Le Priol.

Mais la ferme de Simon Le Priol était close.

L'arrivée des soudards avait mis fin à la veillée. Le métayer et
sa femme dormaient; Simonnette était dans son petit lit en
soupente. Les deux vaches, la Rousse et la Noire, ruminaient
auprès du lit commun. Quant aux quatre Gothon et aux quatre
Mathurin, les Mémoires du temps ne disent pas ce qu'il faisaient à
cette heure.

Le petit Jeannin courait volontiers au clair de lune. Les nuits
passées à la belle étoile ne l'effrayaient point, bien qu'il fût
au dire de tout le monde, _poltron comme les poules._

Les trous de sa peau de mouton laissaient passer le vent froid,
mais sa peau, à lui, ne s'en souciait guère.

Plus d'une fois, et plus de cent fois aussi, le petit Jeannin
était venu à pareille heure, à cette même place, l'hiver ou l'été,
par le beau temps ou par la pluie.

Il s'asseyait sous un gros pommier, dont le tronc, tout plein de
blessures et de verrues, lançait encore vaillamment ses branches
en parasol.

Un pommier de _douce-au-bec_ ma foi!

Ce sont de bonnes pommes, oh! oui, sucrées comme les becs-d'anges
(bédanges) et goûtées comme les pigeonnets.

Mais le petit Jeannin n'était presque plus gourmand depuis qu'il
songeait à Simonnette.

Donc, c'était par une belle nuit de juin que notre Jeannin, assis
sous son pommier et rêvant tout éveillé, avait aperçu la fée, la
bonne fée.

Il s'amusait à bâtir toutes sortes de châteaux, faisant de
l'avenir un joyeux paradis où Simonnette avait, bien entendu, la
meilleure place, lorsqu'un pas léger effleura les cailloux du
chemin.

Jeannin vit une jeune fille. Il ne dormait pas, pour sûr! La jeune
fille passa devant la porte de Simon Le Priol et prit le gâteau de
froment que Fanchon la ménagère n'oubliait jamais de déposer sur
le seuil, quand il n'y avait pas de bouillie fraîche.

Cela s'était passé la veille.

Jeannin avait eu peur, il s'était bien douté que cette jeune fille
était une fée des Grèves.

Et certes, pendant que le frisson lui courait par tout le corps,
pendant que ses petites dents claquaient dans sa bouche, il
n'avait point songé à poursuivre la fée.

Bien au contraire, il avait fermé les yeux et caché sa tête entre
ses deux mains.

Mais c'est qu'il ne savait pas encore, cette nuit-là, l'histoire
du chevalier breton dans l'embarras.

Il ne savait pas que ceux qui parvenaient à saisir la bonne fée au
corps pouvaient lui demander tout ce qu'ils voulaient.

Aujourd'hui, le petit Jeannin était plus savant que la veille.

Et ce n'était plus tout à fait pour rêver qu'il se cachait sous le
vieux pommier à l'écorce rugueuse.

Il guettait la fée.

Il tremblait d'avance à l'idée de ce qu'il allait faire, c'est
vrai, mais il était bien résolu.

Rien de tel que ces petits poltrons pour tenter l'impossible.

Jeannin attendait, le coeur gros et la respiration haletante.

Il s'était assuré que l'écuellée de gruau était intacte sur le
seuil.

La fée allait venir.

Il attendit longtemps. La lune marquait plus de minuit lorsqu'un
murmure confus vint à ses oreilles, du côté du manoir.

Presque aussitôt après, les cailloux du chemin bruirent.

La jeune fille de la veille arrivait en courant.

Il s'était dit:

--Quand la fée se baissera pour prendre l'écuelle, je la saisirai.
Mais la fée passa, légère et rapide. Elle ne se baissa point pour
prendre l'écuelle. Le petit Jeannin resta un instant abasourdi.

Puis, ma foi, il jeta son bonnet par-dessus les moulins et se mit
bravement à courir après la fée.




XI. Course à la fée.

Jeannin était le meilleur coureur du pays, mais la fée allait
comme le vent. L'hésitation du petit coquetier avait laissé à la
fée une centaine de pas d'avance. Après dix minutes de course,
elle ne semblait pas avoir perdu un pouce de terrain.

Elle allait droit à la grève.

Jeannin jeta ses sabots. Il était déjà tout en sueur.

Mais il redoublait d'efforts.

--Heureusement que la mer est basse, se disait-il; car la fée
marche sur l'eau aussi bien que sur le sable, et sur l'eau je ne
pourrais pas la suivre...

--Mais pourquoi n'a-t-elle pas pris l'écuellée de gruau? se
demandait-il l'instant d'après. Le gruau était bon pourtant, ce
soir! Peut-être qu'elle aime mieux la galette de froment.

Et ces méditations sérieuses ne l'empêchaient pas d'avaler la
route, comme on dit, le long du Couesnon. Maintenant qu'il avait
les pieds nus, Dieu sait qu'il faisait du chemin!

Le sentier qu'ils suivaient, lui et la fée, descendait à la grève
et décrivait mille détours entre les haies. La lune était
brillante. Chaque fois que la fée disparaissait à un coude de la
route, Jeannin, tournant le coude à son tour, l'apercevait de
nouveau, légère comme une vision.

Elle ne faisait point de bruit en courant; du moins, Jeannin
n'entendait plus son pas.

Une fois, il crut la voir se retourner pour jeter un regard en
arrière.

C'était tout près de la grève, sous un moulin à vent ruiné qui
s'entourait de broussailles et de petites pousses de tremble au
blanc feuillage.

La fée qui, sans doute, jusqu'à ce moment, ne se savait pas
poursuivie, sauta brusquement dans les broussailles.

Jeannin la perdit de vue.

Il fit le tour du moulin. Derrière le moulin, c'était la grève
uniformément éclairée par la lune, et où personne ne pouvait
certes se cacher.

Il n'y avait point de brume. On voyait au loin, noir tous deux et
distincts sur l'azur du laiteux ciel, le Mont-Saint-Michel et
Tombelène.

Jeannin tourna autour du moulin ruiné. Puis, sans perdre son temps
à battre les broussailles, il se jeta sur le ventre et colla son
oreille contre le sable.

Il entendit trois choses: à l'ouest, du côté de Saint-Jean, des
pas de chevaux sonnant sur les cailloux du chemin, au nord, la
voix sourde de la mer, vers l'orient, un pas léger.

Ce dernier bruit était si faible, qu'il fallait l'oreille du petit
Jeannin pour le saisir.

Il se leva radieux.

--Elle est à moi! pensa-t-il. Et il bondit comme un faon dans la
direction du bruit léger qui était celui du pas de la fée.

La fée était rentrée dans les terres au moment où Jeannin tournait
le moulin. Pour protéger une fuite, la grève est trop découverte.
La fée ne savait probablement pas à quel genre d'ennemi elle avait
affaire.

Elle songeait à bien d'autres qu'au petit Jeannin!

Quand elle avait regardé en arrière, elle avait vu quelque chose
qui se mouvait sur la route. Voilà tout. Car la lune était au
couchant et prenait Jeannin à revers, tandis qu'elle éclairait en
plein la fée.

La pauvre fée s'était dit:

--Celui-là est en avant parce qu'il court plus vite, mais les
autres viennent après!

Les autres, c'étaient les hommes d'armes et les soudards endormis
naguères dans la grand'salle du manoir de Saint-Jean.

Elle les avait bravés dans sa témérité folle. Ils venaient la
punir.

La fée ne se trompait pas de beaucoup, car, en ce moment même,
huit ou dix cavaliers descendaient le tertre de Saint-Jean et
prenaient au galop le chemin de la grève.

Seulement, le petit Jeannin ne servait point d'avant-garde à cette
troupe de cavaliers. Il chassait pour son propre compte.

La fée avait jugé tout de suite qu'elle ne pourrait échapper que
par la ruse. Or, bon Dieu! Depuis quand les fées ont-elles besoin
de ruse? Ne savait-elle plus, cette fée, enfourcher les rayons
d'argent de la lune qui étaient sa monture ordinaire?

Ne pouvait-elle bondir en se jouant par-dessus les chênes
ébranchés du Marais, par-dessus les pommiers, par-dessus les
trembles aux feuilles de neige?

Ou glisser, plus rapide que l'éclair, sur la grève mouillée,
franchir les lises et plonger sous le flot, jusqu'à ces grottes
diamantées qui sont, comme chacun sait, au fond de la mer?

Vraiment, ce n'est pas la peine d'être fée quand il faut
s'essouffler par les chemins battus, donner le change comme un
lièvre aux abois et se cacher dans les broussailles!

Ce raisonnement était à la portée du petit Jeannin; s'il l'eût
fait, peut-être aurait-il arrêté sa course, car c'était une vraie
fée qu'il lui fallait, une fée pouvant changer sa misère en
opulence.

Et non point une fée de hasard, tremblant la peur comme une
fillette.

Mais il ne fit pas ce raisonnement. Il avait confiance.

--Elle est à moi! avait-il dit. Il se croyait désormais sûr de son
fait. Le bruit léger que saisissait son oreille collée contre
terre était dans la direction du Couesnon. En coupant droit au
Couesnon sans quitter les bords de la grève, Jeannin s'épargnait
tous les détours des sentiers qui serpentent à travers les champs.
Il s'élança dans cette voie nouvelle avec ardeur.

Il ne se souvenait même pas d'avoir eu peur. Il souriait.

La fée n'avait qu'à se bien garer!

Ce sont d'étranges rivières que les cours d'eau qui sillonnent les
grèves. Le Couesnon surtout, la _Rivière de Bretagne._

Aucun fleuve ne tient son urne d'une main plus capricieuse.
Torrent aujourd'hui, humble ruisseau demain, le Couesnon étonne
ses riverains eux-mêmes par la bizarre soudaineté de ses
fantaisies. On aurait dû lui donner un nom féminin, car cette
fantasque humeur ne sied point à un dieu barbu, à moins qu'il ne
soit en puissance de naïade.

Parfois, en arrivant sur les bords du Couesnon, vous diriez un
étang desséché. Ses berges, creusées à pic par le flot qui s'est
retiré, semblent des murailles de marne verdâtre. Loin des rives,
au milieu du lit, un étroit canal passe; le Couesnon y coule en
bavardant sur des galets.

La veille, sous le pont pittoresque, le Couesnon grondait, blanc
comme les fleuves puissants qui tourmentent le limon de leur lit;
le Couesnon tonnait contre les piles du pont. Le Couesnon était
fier.

Ce jour-là, il prodigua l'eau de son urne, sans souci du
lendemain.

Comme ces fils de famille qui éblouissent la ville avant de lui
inspirer de la compassion, le Couesnon a fait des folies.

Et le voilà aujourd'hui tout humble, tout petit, tout réduit,
encore comme un pauvre diable entre la dernière nuit d'orgie et le
premier jour d'hôpital.

Mais ce n'est rien tant qu'il reste en terre ferme.

Quand il attaque la grève, le caprice des sables s'ajoute au
caprice de l'eau, et c'est entre eux une lutte folle.

Le Couesnon est le plus fort. La grève lui appartient toute
entière. Il y choisit sa place, aujourd'hui à droite, demain à
gauche. Ne le cherchez jamais où il était la semaine passée.

Il coulait ici; c'est une raison pour qu'il soit ailleurs. D'une
marée à l'autre il déménage.

Ce filet d'eau qui raie la grève et qui la tranche en quelque
sorte comme le soc d'une charrue, c'est le Couesnon.

Il est vrai que cette grande rivière, large comme la Loire, on la
passe sans mouiller ses jarretières.

Dans ce cas-là, le Couesnon étale sur le sable une immense nappe
d'eau de trois pouces d'épaisseur; le soleil s'y mire,
éblouissant. Vous diriez une mer.

Et cette mer a ses naufrages, ses sables tremblent sous les pas du
voyageur; ils brillent, ils s'ouvrent, on s'enfonce; ils se
referment et brillent.

Elle doit être terrible, la mort qui vient ainsi lentement et que
chaque effort rend plus sûre, la mort qui creuse peu à peu la
tombe sous les pieds même de l'agonisant, la mort dans les
tangues.

Et que de trépassés dans ce large sépulcre!

Les gens de la rive disent que le deuxième jour de novembre, le
lendemain de la Toussaint, un brouillard blanc se lève à la tombée
de la nuit.

C'est la fête des morts.

Ce brouillard blanc est fait avec les âmes de ceux qui dorment
sous les tangues.

Et comme ces âmes sont innombrables, le brouillard s'étend sur
toute la baie, enveloppant dans ces plis funèbres Tombelène et le
Mont-Saint-Michel.

Au matin, des plaintes courent dans cette brume animée; ceux qui
passent sur la rive entendent:

--Dans un an! Dans un an!

Ce sont les esprits qui se donnent rendez-vous pour l'année
suivante.

On se signe. L'aube naît. La grande tombe se rouvre, le brouillard
a disparu.

Au moment où le petit Jeannin arrivait sur les bords du Couesnon,
la cavalcade partie du manoir de Saint-Jean s'arrêtait aussi
devant la rivière. On sembla se consulter un instant parmi les
hommes d'armes, puis la troupe se sépara en deux.

L'une remonta le cours du Couesnon, du côté de Pontorson, l'autre
poursuivait sa route vers la grève.

Jeannin ne savait pas quel était le motif de cette marche
nocturne.

Il se tapit dans un buisson pour laisser passer les cavaliers qui
descendaient à la grève.

Les cavaliers passèrent.-- Mais la fée?

Le pauvre Jeannin avait perdu sa trace.

Hélas! hélas! les cinquante écus nantais!

Jeannin mit encore son oreille contre terre. Peine inutile. Le pas
lourd des chevaux étouffait tout autre bruit.

La fée s'était-elle cachée comme lui pour éviter les soudards?

La fée avait-elle franchi le Couesnon?

Il ne savait. Pour comble de malheur, la lune était sous un nuage.

On ne voyait rien en grève.

Jeannin était consterné. Il avait bien envie de pleurer.
Désormais, la fée allait se défier de lui. Jamais, au grand
jamais, il ne devait trouver l'occasion si belle.

Il s'assit, de guerre lasse, et mit sa tête entre ses mains.

Comme il était ainsi, quelque chose frôla ses cheveux. Il se leva
en sursaut et poussa un cri.

Un autre cri faible lui répondit.

C'était la fée qui sautait dans le courant du Couesnon.

Elle ne savait donc plus courir sur l'eau sans mouiller la pointe
de ses pieds, la fée?

Jeannin n'eut garde de se faire à lui-même cette indiscrète
question.

Il reprit sa course.

La fée avait déjà gravi l'autre rive.

Bonté du Ciel! ce qui avait frôlé les cheveux du petit Jeannin,
c'était le voile de la fée. S'il avait eu l'esprit seulement
d'avancer le bras!

De l'autre côté du Couesnon, il fallait décidément entrer en grève
ou prendre le chemin des bourgs normands qui avoisinent la côte.
Ce chemin tourne le dos au Mont-Saint-Michel; et, d'après la
première direction suivie, Jeannin pensait bien que la fée allait
vers le Mont-Saint-Michel.

Il n'y eut pas longtemps à douter. La fée, après avoir jeté encore
un regard derrière elle, fit un brusque détour et se lança dans
les sables à pleine course.

Les sables! c'était l'élément de Jeannin. Il serra la corde qui
lui servait de ceinture, et se remit à jouer des jambes.

La lune sortait des nuages. La grève s'illuminait. On pouvait voir
la cavalcade du manoir de Saint-Jean qui allait ça et là au
hasard, sur les tangues, tantôt s'éloignant, tantôt se rapprochant
du Couesnon. Jeannin et celle qu'il poursuivait étaient déjà trop
loin pour qu'il y eût pour eux grand danger d'être aperçus.

Ils couraient maintenant, à cinquante pas l'un de l'autre, sur un
terrain uni comme une glace.

Et il n'y avait pas à dire, le petit Jeannin gagnait à vue d'oeil.

Le pas de la fée était toujours léger et rapide, mais Jeannin, qui
la dévorait des yeux, croyait découvrir déjà quelques symptômes de
fatigue. Son courage en devenait double, et il se disait encore:

--Elle est à moi! elle est à moi! Il ne savait pas que les fées
sont généralement d'un naturel assez moqueur. Simon Le Priol, qui
était très fort sur les fées, aurait pu lui dire cela. Les fées se
laissent approcher par le pauvre garçon qui les poursuit: elles
l'encouragent par une fatigue feinte: elles l'amorcent: quand il
va se lasser, elles trouvent moyen de le piquer au jeu.

Tant qu'il a un souffle, il court.

Puis, au moment où il croit saisir la fée, la fée s'envole en
riant.

Et il tombe à plat ventre, suant et geignant.

Bien heureux si le lutin mignon ne l'a pas attiré dans quelque
trou!

C'était un ignorant que ce petit Jeannin.

Prendre une fée à la course; prendre la lune avec ses dents! On
surprend les fées, on ne les prend pas. Voilà ce que tout le monde
sait bien.

Si le père Le Priol avait entendu le petit coquetier répéter en
courant: Elle est à moi! elle est à moi! il aurait ri comme un
bossu.

Pourquoi le chevalier breton de la légende avait-il réussi? C'est
qu'il avait saisi la fée au moment où elle se baissait pour
ramasser les friandises achetées chez le marchand d'épices de la
ville de Dol...

Tout cela est évident. Mais le petit Jeannin gagnait du terrain.

Il n'y avait plus guère entre lui et la fée qu'une trentaine de
pas.

Le vent vint plus frais à son front.

--La mer monte, se dit-il. Et d'un regard connaisseur, il
interrogea la grève. Il se vit à moitié route du Mont, dans la
ligne de Pontorson. Tout en courant, il arrangeait un stratagème
que lui suggérait sa parfaite connaissance des grèves et des
marées. Les tangues sont plates, mais il y a des canaux dont la
pente est presque imperceptible à l'oeil et où la mer monte bien
longtemps avant de couvrir les sables. Le petit Jeannin étudia le
terrain pendant quelques secondes. Puis il changea brusquement de
direction. Vous eussiez dit qu'il cessait de poursuivre la fée.
Tandis que celle-ci courait au nord, sur le Mont que l'on voyait
comme en plein jour, Jeannin prenait à l'est, sans ralentir son
pas le moins du monde. C'est ici que Simon Le Priol, les quatre
Mathurin et les quatre Gothon auraient ri de bon coeur.

Tout à coup la fée s'arrêta devant une mare qu'elle n'avait pas
soupçonnée.

Puis, elle voulut en faire le tour et se trouva naturellement en
face de Jeannin qui l'attendait de l'autre côté.

Elle rabaissa son voile sur son visage.

--Que voulez-vous de moi? dit-elle d'une voix qui tremblait un
peu. Le coeur de Jeannin battait, battait!

Il répondit pourtant résolument, dans toute la naïveté de sa foi
superstitieuse.

--Bonne fée, pardonnez-moi! Je veux cinquante écus nantais pour me
marier avec Simonnette.

Et afin que la bonne fée ne lui jouât pas de mauvais tour (en ceci
les quatre Mathurin et les quatre Gothon l'auraient hautement
approuvé, ainsi que Simon Le Priol), il saisit la fée, tout en lui
témoignant le plus grand respect, et la serra ferme.




XII. Les mirages.

--Oses-tu bien m'arrêter, malheureux enfant! dit la fée en
grossissant sa douce voix.

--Oh! bonne dame! bonne dame! répliqua Jeannin d'un accent
larmoyant, mais en la serrant plus fort, tout le monde sait que je
ne suis pas brave. Si je risque ma vie, c'est que je ne peux pas
faire autrement, allez!

--Et je si te la prenais, ta vie?

--Bonne fée! je suis un poltron, c'est connu, mais on ne meurt
qu'une fois, et j'aime mieux mourir que de voir Simonnette mariée
à ce vilain coquin de Gueffès.

--Lâche-moi!

--Non pas, bonne fée! s'écria Jeannin, vivement; si je vous
lâchais, vous vous changeriez en brouillard!

--Mais je puis me venger sur Simonnette. Jeannin frémit de tous
ses membres.

--Voilà, par exemple, qui serait bien méchant de votre part!
murmura-t-il, car Simonnette ne vous a rien fait, la pauvre fille!

--Lâche-moi, te dis-je!

--Écoutez, bonne fée, une fois pour toutes, je ne vous lâcherai
pas que vous ne m'ayez donné cinquante écus nantais. C'est dit.

La fée avait laissé tomber son panier sur le sable. L'escarcelle
du chevalier Méloir était à sa ceinture.

Le petit Jeannin avait prononcé ces dernières paroles d'un ton
respectueux, mais déterminé.

Il y eut un court silence, pendant lequel on n'entendit que le
sifflement du vent du large et la trompe lointaine des cavaliers
bretons qui se ralliaient dans la nuit.

--Ce vent annonce que la mer monte, n'est-ce pas? demanda
brusquement la fée.

--Oh! dit Jeannin qui se mit à sourire; vous connaissez les grèves
aussi bien que moi, bonne dame... quoique je vous aie attrapée,
ajouta-t-il, comme si une idée lui fût venue tout à coup, à la
mare de Cayeu, qui n'arrêterait pas un enfant de huit ans. Enfin,
n'importe; ça vous amuse de faire l'ignorante. Oui, bonne fée, ce
vent annonce que la mer monte.

--Montera-t-elle vite, aujourd'hui?

--Assez.

--Combien faut-il de temps pour aller d'ici au Mont-Saint-Michel?

--Vous me le demandez? La fée frappa son petit pied contre le
sable.

--Un gros quart d'heure, en courant comme nous le faisions, ajouta
Jeannin.

--Et la mer fermera la route?

--À peu près dans une demi-heure. La fée prit l'escarcelle à sa
ceinture et la jeta sur le sable, où les écus parlèrent leur
langage joyeux. Jeannin poussa un grand cri d'allégresse, lâcha la
fée et se précipita sur l'escarcelle. Mais un doute le prit
soudain.

--Si c'était de la monnaie du diable! se dit-il. Il se retourna
vivement, pensant bien que la fée était déjà à mi-chemin des
nuages. La fée était debout à la même place. Et le petit Jeannin
remarqua pour la première fois combien sa taille était fine, noble
et gracieuse. On ne voyait point son visage, mais Jeannin, en ce
moment, la devina bien belle.

--Enfant, dit-elle, d'une voix triste et si douce que le petit
coquetier se rapprocha d'elle involontairement, ne montre cette
escarcelle à personne, car elle pourrait te porter malheur.

--Il faudra pourtant bien la porter à Simon Le Priol, pensa
Jeannin.

--Simonnette est belle et bonne, reprit la fée; rends-la heureuse.

--Oh! quant à ça, soyez tranquille!

--Prie Dieu pour monsieur Hue de Maurever, ton seigneur, qui est
dans la peine, poursuivit encore la fée, et s'il a besoin de toi,
sois prêt!

--Dam! fit Jeannin avec embarras, je ne suis pas bien brave, vous
savez, bonne dame! Mais c'est égal, je commence à croire que je
deviendrai un homme un jour ou l'autre! Et, tenez, j'avais bonne
envie des cinquante écus nantais, n'est-ce pas, puisque j'ai osé
courir après vous pour les avoir? Eh bien! ce soir, le chevalier
qui est là-bas m'a dit: «Si tu veux me livrer le traître Maurever,
tu auras cinquante écus nantais». Moi, j'ai pris mes jambes à mon
cou...

--Est-ce que tu sais où se cache monsieur Hue? demanda la fée.

--Je pêche quelquefois du côté de Tombelène, répondit Jeannin qui
eut un sourire sournois.

La fée tressaillit, puis elle lui prit la main. Jeannin trembla
bien un peu, mais ce fut par habitude.

--Si on t'appelait au nom de la Fée des Grèves, dit-elle,
viendrais-tu?

--Par ma foi, oui! répondit Jeannin sans hésiter; maintenant,
j'irais!

--C'est bien... souviens-toi et attends. Adieu! La fée franchit
d'un bond la queue de la mare Cayeu. Le vent du large prit son
voile qui flotta gracieusement derrière elle. Jeannin resta frappé
à la même place.

C'était à présent que lui venait la terreur superstitieuse.

Un instant, lorsque la fée avait prononcé le nom de Hue de
Maurever, une idée avait voulu entrer dans l'esprit du petit
Jeannin.

--Mademoiselle Reine... s'était-il dit.

--Ou son _Esprit_ peut-être, avait-il ajouté, puisqu'on dit
qu'elle est défunte! Nous avons glissé à dessein sur la partie
prosaïque de la scène. Par exemple, nous n'avons parlé qu'une
seule fois du panier de la fée.

Jeannin n'avait sans doute pas vu ce panier, qui n'allait pas bien
à une fée, mais qui eût été tout à fait mal séant pour un
_Esprit._

Un _Esprit_ n'ira jamais porter un panier contenant des poulets (ô
poésie!), un pain et un flacon de bon vin vieux.

Non. Un _Esprit_ est incapable de cela.

Jeannin, cependant, renonça bien plus vite à l'idée de Reine de
Maurever vivante qu'à l'idée de Reine fantôme.

Et vraiment, il ne faut pas voir les choses sur ces grèves si l'on
veut rester dans la réalité.

Tout y revêt un cachet fantastique. La lumière, source et agent de
tout spectacle, s'y comporte autrement qu'en terre ferme. De même
que l'objet le plus commun placé au centre du kaléidoscope brille
tout à coup et se teint de couleurs imprévues, de même les
conditions de l'atmosphère, la nature du sol, quelque chose enfin
qu'il importe peu de définir ici, font de ces grèves un immense
appareil où la dioptrique et la catoptrique...

Hélas! bon Dieu, où allons-nous? L'auteur affirme sous serment
qu'il a trouvé ces deux mots redoutables dans un almanach.

Pour en revenir aux merveilles de nos grèves, aux mille jeux de
lumière qui trompent l'oeil des riverains eux-mêmes et des
Montois, il faut dire qu'aucun appareil de physique n'en pourrait
donner une idée. Pas n'est besoin d'aller au Sahara pour voir de
splendides mirages.

Les sables de la baie de Cancale reflètent des fantaisies aussi
brillantes, aussi variées que les sables d'Afrique. La pâle lune
des rivages bretons évoque des féeries comme le brûlant soleil de
Numidie.

Ce sont là des miraculeuses visions, des rêves inouïs que nulle
imagination n'inventerait, même dans le délire de la fièvre.

La grève, comme un magique miroir, trahit alors les secrets d'un
monde qui n'est pas le monde des hommes.

J'ai vu là des bocages enchantés voguant parmi les nuées qui
bercent mollement l'île d'Armide plus belle que dans les songes du
Tasse; j'ai vu les froides et nobles lignes du paysage grec, la
perspective sans fin des Champs-Élysées; j'ai vu Babylone et ses
terrasses orgueilleuses portant des orangers plus hauts que les
chênes de nos bois.

J'ai vu, et c'était un fantôme, la forêt morte, la vieille forêt
de Scissy, prolongeant ses massifs dans la mer et couvrant de son
ombre sacrée Tombelène, le lieu des sacrifices humains.

Plus loin, c'était une flotte qui allait toutes voiles déployées,
cinglant sur les tangues à sec. Plus loin une procession muette
déroulant la pourpre et l'or de ses anneaux infinis.

Plus loin encore, un pauvre rideau de peupliers, devant la maison
aimée...

Illusions! illusions! mensonges qui ravissent ou qui font pleurer!

Mais sous lesquels il n'y a que les sables nus attendant leur
proie.

Oh! non, ce n'était pas une femme mortelle, l'être que voyait le
petit Jeannin aux rayons de la lune!

Elle courait. Mais Jeannin voyait bien que son pied n'effleurait
pas même les lises brillantes, où le pied d'un chrétien se serait
enfoncé jusqu'à la cheville.

Elle courait, mais c'était son écharpe et son voile, déployés au
vent, qui la portaient.

Parmi ces étincelles que la lune arrache aux tangues mouillées,
elle passait comme dans une pluie d'or...

Et tout à coup le sol s'abaissa. La fée monta. Elle glissait dans
les nuages.

Puis ce fut autre chose:

Jeannin se repentit amèrement de lui avoir dit que la mer mettait
une demi-heure à revenir.

Car la mer venait.

La mer passait, lisse comme une lame de cristal, sous les pieds de
la jeune fille.

Mais les pieds de la jeune fille ne s'y mouillaient point.

Oh! que c'était bien la fée, la fée du récit de Simon Le Priol! la
fée du chevalier breton qui courait sur les vagues...

Un nuage cacha la lune. La fée disparut.

Le petit Jeannin pesa l'escarcelle dans sa main, et reprit tout
pensif le chemin du village de Saint-Jean.

Il possédait cette fortune qu'il avait souhaitée avec tant de
passion, les cinquante écus nantais qui devaient le rendre si
heureux; et pourtant sa tête pendait sur sa poitrine.

Ce n'était pas la mer que le petit Jeannin avait vu sous les pieds
de la fée, c'était le mirage de la nuit.

Jeannin connaissait trop bien les marées, lui qui vivait les
jambes dans l'eau depuis sa première enfance, pour s'être trompé
d'une demi-heure.

On a dit souvent que, dans les grèves de la baie de Cancale, la
mer monte avec la vitesse d'un cheval au galop.

Ceci mérite explication.

Si l'on a voulu dire que la marée partant des basses eaux, gagnait
avec la rapidité d'un cheval qui galope, on s'est assurément
trompé.

Si l'on a voulu dire, au contraire, qu'un cheval, partant du bas
de l'eau en grande marée, aurait besoin de prendre le galop pour
n'être point submergé, on n'a avancé que l'exacte vérité.

Cela tient à ce que la grève, plate en apparence, a, comme nous
l'avons déjà dit, des rides,-- des _plans,_ suivant le langage des
sculpteurs,-- des endroits où la tangue cède d'une manière presque
insensible, mais suffisante pour attirer le flot, justement à
cause de l'absence de pente générale.

Ces défauts de la grève forment quand la mer monte, des espèces de
rivières sinueuses qui s'emplissent tout d'abord et qu'il est très
difficile d'apercevoir dès la tombée de la brune, parce que ces
rivières n'ont point de bords.

L'eau qui se trouve là ne fait que combler les défauts de la
grève.

De telle sorte qu'on peut courir, bien loin devant le flot, sur
une surface sèche et être déjà condamné. Car la mer invisible
s'est épanchée sans bruit dans quelque canal circulaire, et l'on
est dans une île qui va disparaître à son tour sous les eaux.

C'est là un des principaux dangers des _lises_ ou sables mouvants
que détrempent les lacs souterrains.

À vue d'oeil, la mer monte, au contraire, avec une certaine
lenteur, égale et patiente, excepté dans les grandes marées.

Cela ne ressemble en rien au flux fougueux et bruyant qui a lieu
sur les côtes.

Ici, on ne voit à proprement parler, ni _vague_ ni _ressac,_ parce
que la lame a été brisée mille fois depuis l'entrée de la baie
jusqu'aux grèves et aussi sans doute parce que la marée ne
rencontre aucune espèce d'obstacle.

C'est tout simplement le niveau qui monte et l'eau qui s'épanche
en vertu des lois de la gravité.

Point d'efforts, point de luttes, point de montagnes chevelues,
creusant leur ventre d'émeraude et jetant leur écume folle vers le
ciel.

Pour peindre la grande mer et sa fureur, un peintre ne choisira
certes jamais les alentours du Mont-Saint-Michel.

Mais qu'importe le mouvement, le fracas, la colère? Les gens qui
frappent froidement et en silence tuent tout aussi bien et mieux
que si la rage les emportait.

Le mouvement désordonné, le fracas, les menaces, en un mot, sont
des avertissements, tandis que la tranquillité attire et trompe.

Plus d'un parmi ceux qui sont morts sous les sables a dû sourire
en voyant la mer monter entre Avranches et le Mont. Pourquoi
prendre garde à ce lac bénin qui s'enfle peu à peu et qui vient
vous caresser les pieds si doucement.

Ce lac bénin a de longs bras qu'il étend et referme derrière vous.
Prenez garde!

Il était plus de deux heures de nuit lorsque la fée atteignit les
roches noires qui forment la base du Mont-Saint-Michel.

La mer venait derrière elle. On l'entendait rouler de l'autre côté
du Mont.

La fée s'assit sur un quartier de roc afin de reprendre haleine.
Elle appuya ses deux mains contre sa poitrine pour comprimer les
battements de son coeur.

De Saint-Jean-des-Grèves au Mont, il y a une grande lieue et
demie. La fée, en parcourant cette distance, n'avait pas cessé un
seul instant de courir.

Elle releva son voile pour étancher la sueur de son front et
montra aux rayons de la lune cette douce et noble figure que nous
avons admirée déjà dans la grande salle du manoir de Saint-Jean.

Puis elle tourna la base du roc et entra dans l'ombre sous la
muraille méridionale de la ville.

Elle pouvait entendre en haut du rempart le pas lourd et mesuré du
soldat de la garde de nuit qui veillait.

Ce n'était pas pour s'introduire dans la ville que notre fée
prenait ce chemin, car elle passa derrière la Tour-du-Moulin, qui
était la dernière entrée de la ville, et s'engagea dans des roches
à pic où nul sentier n'était tracé.

Bien que la nuit fût claire, elle avait grand'peine à se guider
parmi ces dents de pierre qui déchirent les mains et où le pied
peut à peine se poser.

Elle allait avec courage, mais elle ne faisait guère de chemin.

Elle atteignit enfin une sorte de petite plate-forme au-dessus de
laquelle un pan de pierre coupé verticalement rejoignait la
muraille du château. Impossible de faire un pas de plus.

Mais la fée n'avait pas besoin d'aller plus loin, à ce qu'il
paraît, car elle posa son panier sur le roc et s'approcha du pan
de pierre.

Une sorte de meurtrière, taillée dans le granit même défendue par
un fort barreau de fer, s'ouvrait sur la plate-forme.

La fée mit sa blonde tête contre le barreau.

--Messire Aubry! dit-elle tout bas.

--Est-ce vous, Reine? répondit une voix lointaine et qui semblait
sortir des entrailles mêmes de la terre.




XIII. Où l'on parle pour la première fois de maître Loys.

L'endroit du Mont où se trouvait maintenant Reine de Maurever
était à peine assez large pour qu'une personne pût s'y asseoir à
l'aise. Immédiatement au-dessus s'élevait la grande plate-forme du
château que surmonte la basilique. Reine avait à sa gauche les
murs inclinés de la Montgomerie, par où l'on monte au cloître et à
toute cette partie des bâtiments appelée la _Merveille._

Il y avait un archer de garde dans la guérite de pierre qui
flanquait la plate-forme. Reine le savait; ce n'était pas la
première fois qu'elle venait là. Elle savait aussi que la consigne
des archers était de tirer sans crier gare, partout où ils
apercevaient un mouvement dans les rochers.

Et cette consigne, soit dit en passant, n'était point superflue,
car les Anglais tentèrent plus d'une fois, en ce siècle, de
s'introduire nuitamment et par trahison dans l'enceinte du
couvent-forteresse.

Reine de Maurever, dans sa vie ordinaire, était une enfant timide.

Mais Reine avait le coeur d'un chevalier quand il s'agissait de
bien faire.

La mort, elle n'y songeait même pas! C'était chose convenue avec
elle-même que, dans ses courses hasardeuses, la mort était
partout, sur les Grèves comme autour du Mont.

Les sables mouvants, la mer, les balles ou les carreaux des
arbalétriers, tout cela tue. Reine bravait tout cela.

Nous sommes au siècle des vierges inspirées, des dentelles de
granit et de splendides cathédrales.

Jeanne d'Arc, une autre jeune fille possédée de Dieu, venait
d'accomplir le miracle qui reste comme un diamant éblouissant dans
l'écrin de nos annales.

Jeanne d'Arc, que Voltaire a insultée, afin qu'aucun honneur ne
manquât à la mémoire de Jeanne d'Arc.

La pauvre Reine n'était point une Jeanne d'Arc. Peut-être que son
bras eût fléchi sous l'armure. Mais elle n'avait pas un trône à
sauver.

Sa force était à la hauteur de son dévouement modeste.

La vengeance du duc François la faisait plus pauvre et plus dénuée
que la plus indigente parmi les filles des vassaux de son père.
Elle n'avait plus à donner que sa vie. Elle donnait sa vie
simplement, nous allions dire gaiement.

C'était une jeune fille, ce n'était rien qu'une jeune fille,
supportant sa peine avec courage, mais aspirant ardemment au
bonheur.

Aubry était bien le fiancé qu'il fallait à cette blonde enfant des
Grèves. Brave comme un lion, vif, bouillant, sincère; un vrai
chevalier en herbe.

Il y avait quinze jours qu'Aubry était captif. François de
Bretagne l'avait fait arrêter le soir même de l'événement raconté
aux premières pages de ce livre. Depuis lors, Aubry n'avait vu que
le frère-convers, chargé de lui apporter sa provende, et Reine,
qui était venue parfois le visiter.

La fenêtre de son cachot était taillée de façon à ce qu'il ne pût
apercevoir que le ciel. Le sol où il reposait restait à six pieds
au-dessous de la fenêtre-meurtrière.

Ce cachot avait été creusé, avec trois autres pareils, sous la
plate-forme, par Nicolas Famigot, ancien prieur claustral et
vingt-quatrième abbé de Saint-Michel. L'intérieur était tout roc.
Le dessus de la porte avait un carré taillé au ciseau dans la
pierre, avec la date: A. D. 1276.

Les ouvriers, en creusant cette cellule carrée dans le roc vif,
avaient ménagé un petit cube de granit destiné à soutenir la tête
du prisonnier.

À part cette attention, les quatre cachots étaient entièrement
nus.

Ce fut quelques années plus tard seulement que Louis XI, le roi
démocrate, s'arrêta émerveillé à la vue de ces prisons modèles,
Louis XI savait les dangers de la guerre qu'il avait déclarée à
ses grands vassaux. Il aimait les cachots bien établis. Le
Mont-Saint-Michel lui plut au-delà de tout dire.

Il y revint et il utilisa du mieux qu'il put ces cachots si
recommandables.

À l'époque où se passe notre histoire, aucun captif politique
n'avait encore illustré les dessous du Mont-Saint-Michel. Ces
cachots étaient bonnement le pénitentiaire du couvent. On y
mettait des moines ou des vassaux de l'abbaye, il avait fallu la
requête du duc François pour qu'Aubry de Kergariou y pût trouver
place.

Par autre grâce spéciale, le frère gardien avait été autorisé à
lui délivrer quatre bottes de paille: de sorte qu'Aubry était à
son aise.

Au moment où la voix de Reine se fit entendre sur la petite
saillie qui était sous la fenêtre-meurtrière, Aubry dormait,
couché sur la paille. Mais le sommeil des captifs est léger. Il ne
fallut qu'un appel pour mettre Aubry sur ses pieds.

D'un bond il atteignit l'appui de la meurtrière et s'y tint
suspendu.

--Pauvre Aubry! dit Reine. Et ils causèrent. Au bout de quelques
minutes, la main droite d'Aubry qui tenait l'appui de la
meurtrière lâcha prise, parce qu'elle commençait à s'engourdir;
ses pieds touchèrent le sol et rebondirent: sa main gauche saisit
l'arête de granit et supporta tout le poids de son corps à son
tour.

--Vous souvenez-vous de maître Loys, Reine? dit-il.

--Votre beau lévrier noir?

--Oui, mon beau lévrier! mon pauvre ami si cher! Reine convint que
maître Loys était un parfait lévrier.

En ce moment, Aubry disparut pour reparaître aussitôt après, et,
cette fois, ce fut sa main droite qui saisit l'appui de la
meurtrière.

--Il est bien heureux, ce maître Loys! dit Reine en riant.

--Cela vous étonne que je pense à lui? demanda Aubry. Quand vous
serez ma femme, Reine, vous verrez comme il vous aimera! Mais vous
ne pouvez pas l'aller chercher à Dinan...

--J'ai un messager tout trouvé, interrompit Reine.

Elle songeait au petit coquetier Jeannin qui avait de si bonnes
jambes...

--Merci! merci! s'écria Aubry avec chaleur; il me semble que rien
ne me manquerait ici si je savais que mon beau Loys est en bonnes
mains et traité comme il faut. Mais parlons de vous. Y a-t-il du
nouveau?

Reine secoua la tête.

--Il y a que le pays est rempli de soldats, répondit-elle; nous
aurons de la peine à nous défendre et à nous cacher désormais.
Hier on a crié la somme promise à qui livrera la tête de mon père.

--Elle n'est pas encore gagnée, cette somme-là, Dieu merci!

--Ils sont nombreux. Une douzaine d'hommes d'armes, sans compter
le chef, qui est un chevalier... et beaucoup de soldats.

--Ah! dit Aubry, notre seigneur François a trouvé un chevalier
pour s'avilir à ce métier-là!

--Il n'en a pas trouvé, répliqua Reine; il en a fait un.

--À la bonne heure! et quel est le croquant?...

--Un de vos parents, Aubry...

--Méloir! s'écria le jeune homme avec cette indignation mêlée de
mépris qui ne peut tuer tout à fait le sourire; Méloir... mon
rival, vous savez, Reine...

Reine se redressa.

--Oh! ne vous offensez pas! Il était bon autrefois, mais vous
verrez qu'il sera pendu quelque jour comme un vilain, si je ne lui
donne pas de ma dague dans la poitrine.

--Pauvre Aubry! dit Reine, entre sa poitrine et votre dague il y a
loin!

Aubry disparut, comme si cette observation, cruelle dans sa
vérité, l'eût foudroyé.

Ce n'était que sa main droite qui se fatiguait.

Ces plongeons soudains du pauvre prisonnier mettaient le comble à
la bizarrerie de cette scène, où la gaieté de deux coeurs
vaillants et jeunes luttait presque victorieusement contre une
profonde détresse.

Quand la tête d'Aubry se remontra, Reine vit qu'il secouait ses
cheveux bouclés avec colère.

--Patience! dit-il; je sais que je ne suis bon à rien... Mais je
payerai toutes nos dettes d'un seul coup, si Dieu le veut.
Revenons à vous, Reine, vous parliez de la suite de ce coquin de
Méloir...

--Je disais que leur nombre m'épouvante, Aubry, et j'allais
ajouter que le secret de la retraite de mon père n'est plus à moi.

--Comment! vous auriez confié...

--À vous seul, Aubry! interrompit la jeune fille; et si j'ai eu
tort, ce n'est pas vous qui devez me le reprocher. Mais il y a
deux nuits, en traversant la grève, j'ai vu qu'on me suivait. Je
suis revenue sur mes pas; j'ai fait tout ce que j'ai pu pour
tromper cette surveillance... j'ai cru avoir réussi; je me
trompais: en mettant le pied sur le roc de Tombelène, j'ai revu la
grande ombre maigre et difforme qui sortait du brouillard en même
temps que moi...

--Vous avez reconnu l'espion?

--J'ai reconnu le Normand Vincent Gueffès, qui habite depuis
quelques mois sur le domaine de Saint-Jean-des-Grèves.

--Est-ce un brave homme?

--On dit dans le village qu'il vendrait bien son âme pour un écu.
Aubry garda le silence.

--Il y en a encore un autre, poursuivit Reine; mais celui-là est
un enfant loyal et dévoué. Je ne crains que Gueffès.

--Vous souvenez-vous, Aubry? reprit-elle encore après une pause,
la semaine passée nous étions tout pleins d'espoir, nous nous
disions: notre peine ne durera, au pis aller, que quarante jours,
puisque François de Bretagne n'a plus que quarante jours à vivre.
Dieu m'est témoin que je prie chaque soir pour que monseigneur le
duc se repente et non pas pour qu'il meure, mais enfin ce sont là
des choses que mes prières ne changeront point. Monsieur Gilles a
dit: «dans quarante jours»! je l'ai entendu; sa voix mourante
sonne encore à mon oreille. Aujourd'hui, deux semaines sont
écoulées; nous n'avons plus que vingt-cinq jours de peine. Nous
parlions ainsi... Eh bien! Aubry, mon espoir s'en va!

--Ne dites pas cela. Reine, où vous me ferez devenir fou dans
cette cage maudite!

--Hélas! continua mademoiselle de Maurever: un vieillard et une
jeune fille pour combattre tant de soldats! Je ne vous ai pas tout
appris. Si Vincent Gueffès ne nous vend pas, ils sauront se passer
de lui. Avez-vous entendu parler, Aubry, de ces lévriers qui
chassent les naufragés sur les grèves d'Audierne et de Douarnenez,
autour des rochers de Penmarch? Méloir attend douze de ces
lévriers.

--Le misérable! s'écria Aubry.

--Demain, en traversant la grève pour porter le repas de mon père,
acheva Reine, je serai chassée par la meute de Rieux comme une
bête fauve.

La main d'Aubry se tendit jusqu'au barreau qu'il secoua avec
furie. Le barreau, scellé dans le roc, ne remua même pas.

--Il faudra bien qu'il cède, râla le pauvre porte-bannière,
emporté par un accès de délire; je l'arracherai! oh! je
l'arracherai! et si je ne peux pas, j'userai le roc avec mes
ongles. Reine, je mourrai enragé dans ce trou, maintenant! et si
le vent m'apporte cette nuit les cris de cette meute infernale...

Il n'acheva pas. Un gémissement sortit de sa poitrine. Sa main
ensanglantée lâcha du même coup le barreau et la saillie de
pierre. Reine l'entendit tomber comme une masse au fond du cachot.

--Aubry! dit la jeune fille effrayée. Point de réponse.

--Aubry! murmura-t-elle encore. Elle n'osait élever la voix, à
cause de l'archer qui veillait sur la plate-forme.

Aubry garda le silence.

Reine joignit ses mains, et sa prière désespérée s'élança vers le
ciel.

--Mon Dieu! Et vous, sainte Vierge! dit-elle, ayez pitié de nous!

--Aubry! murmura-t-elle pour la troisième fois; revenez! revenez!
j'ai été à Dol, je vous apporte une lime d'acier...

Ces mots n'étaient pas achevés, que la tête d'Aubry rayonnait à la
meurtrière.

--Une lime! s'écria-t-il, délirant de joie comme il délirait
naguère de douleur: une lime d'acier! nous sommes sauvés, Reine,
sauvés! sauvés!

Un bruit rauque se fit à l'intérieur de la cellule, qui s'illumina
soudain.

--Baissez-vous! murmura Aubry qui se laissa choir aussitôt.

Reine obéit; elle avait eu le temps de voir à l'intérieur du
cachot, une tête chauve dont le front plombé recevait en plein la
lumière d'une lampe.




XIV. Prouesses de maître Loys.

Reine n'eut que le temps de se rejeter en arrière vivement et de
se coller à la paroi extérieure du cachot.

À l'intérieur, elle entendit une grosse et joyeuse voix qui
disait:

--On vous y prend, messire Aubry! toujours bâillant à la lune! Par
saint Bruno, mon patron, n'avez-vous pas assez du jour pour songer
creux? Allez! si mon devoir ne m'appelait pas ici à cette heure,
je ronflerais comme le maître serpent du choeur, moi qui vous
parle.

--Moi, je n'ai pas sommeil, mon bon frère Bruno, répondit Aubry,
qui aurait voulu le voir à cent pieds sous terre.

--Eh bien! je ne m'y connais plus! s'écria le convers; de mon
temps, les jeunes gens dormaient mieux que les vieillards! Mais,
après tout, c'est la tristesse qui vous pique, mon gentilhomme, et
je conçois cela. Que saint Michel me garde! j'ai été soldat avant
d'être moine, et je dis que vous avez bien fait de jeter votre
épée aux pieds de ce pâle coquin qui a empoisonné son frère.

--Bruno! interrompit sévèrement le jeune homme d'armes, il ne faut
pas parler ainsi devant moi de mon seigneur le duc!

--Bien! bien! je sais que vous êtes loyal comme l'acier, messire
Aubry. Je vous aime, moi, voyez-vous, et si j'étais le maître,
vous auriez la clef des champs à l'heure même, car c'est une honte
à l'abbaye de Saint-Michel de servir de prison à ce damné de
François. Bien! bien! je retiens ma langue, messire. Je disais
donc que vous êtes un joli homme d'armes, mon fils, et que pour
tout au monde je ne voudrais pas vous faire de la peine. Et tenez,
ajouta-t-il d'un accent tout à fait paternel, si vous me disiez
quelquefois: Frère Bruno, je boirais bien un flacon de vin de
Gascogne, pourvu que ce ne fut ni quatre-temps ni vigiles, je ne
me fâcherais pas contre vous.

L'excellent frère Bruno parlait ainsi avec une volubilité superbe,
sans virgules ni points, et pendant qu'il parlait son franc visage
souriait bonnement.

C'était presque un vieillard: une tête chauve, mais joyeuse et
pleine, qui avait bien pu être au temps jadis, la tête d'un vrai
luron.

Depuis qu'Aubry était prisonnier dans les cachots de l'abbaye,
frère Bruno faisait son possible pour adoucir la rigueur de sa
captivité.

À l'heure des rondes il ne passait jamais devant la cellule
d'Aubry sans y entrer pour faire un doigt de causette. Aubry
l'aimait parce qu'il avait reconnu en lui un digne coeur.

Il laissait le frère Bruno lui conter les détails du dernier siège
du Mont. Le bon moine s'était refait un peu soldat pour la
circonstance. Il aurait voulu que le Mont fût assiégé toujours.

Mais les Anglais vaincus avaient abandonné jusqu'à leur forteresse
de Tombelène, après l'avoir préalablement ruinée. Les jours de
fête étaient passés.

D'ordinaire, Aubry recevait avec plaisir et cordialité les visites
du moine; mais aujourd'hui, nous savons bien qu'il ne pouvait être
à la conversation. Pendant que frère Bruno parlait, il rêvait.

Bruno s'en aperçut et se prit à rire.

--Je ne veux pourtant pas vous déranger, dit-il, car je pense que
vous ne recevez pas de visites. Aubry s'efforça de garder un
visage serein.

--Mais j'y pense, reprit le moine en riant plus fort, on dit que
le lutin de nos grèves, qui avait disparu depuis cent ans, est
revenu. Les pêcheurs du Mont ne parlent plus que de la bonne fée,
depuis quinze jours. Vous étiez là perché à votre lucarne quand je
suis entré... peut-être que la Fée des Grèves était venue vous
voir à cheval sur son rayon de lune.

Assurément, le frère Bruno ne croyait pas si bien dire. Aubry
rêvait toujours.

--À propos de cette Fée des Grèves, poursuivit le moine, il y a
des milliers de légendes toutes plus divertissantes les unes que
les autres. Vous qui aimez tant les vieilles légendes, messire
Aubry, vous plairait-il que je vous en récite une?

Ce disant, le frère Bruno s'asseyait sur la paille du lit et
déposait sa lampe à terre. L'idée de conter une légende le mettait
évidemment en joie.

Aubry le donnait au diable du meilleur de son coeur.

--Au temps de la première croisade, commença frère Bruno, le
seigneur de Châteauneuf, qui était Jean de Rieux, vendit tout,
jusqu'à la chaîne d'or de sa femme, pour équiper cent lances.
M'écoutez-vous, messire Aubry?

--Pas beaucoup, mon bon frère Bruno.

--La légende que je vous conte là s'appelle la _Grotte des
Saphirs,_ et montre tous les trésors cachés au fond de la mer.

--Je n'irai point les y quérir, mon frère Bruno.

--Jean de Rieux ayant donc équipé ses cent lances, reprit le moine
convers, poussa jusqu'à Dinan suspendre un médaillon bénit à
l'autel de Notre-Dame, puis il partit, laissant sa dame, la belle
Aliénor, aux soins de son sénéchal.

Aubry bâilla.

--Jamais je ne vis chrétien bâiller en écoutant cette légende,
messire Aubry, dit le moine un peu piqué, et cela me rappelle une
autre aventure...

--Oh! mon bon frère Bruno! si vous saviez comme j'ai sommeil!

--Tout à l'heure vous prétendiez...

--Sans doute, mais depuis...

--C'est donc moi qui vous endors, messire! demanda le moine en se
levant.

--Vous ne le croyez pas, mon excellent frère! Aubry lui tendit la
main. Le moine la prit sans rancune et la secoua rondement.

--Allons, s'écria-t-il; pour votre peine vous ne m'entendrez
jamais vous conter la légende de la grotte des Saphirs, qui est au
fond de la mer. Bonne nuit donc, messire Aubry, n'oubliez pas vos
oraisons, et faites de bons rêves.

À peine la porte était-elle refermée qu'Aubry se suspendait de
nouveau à l'appui de la meurtrière.

--Reine! oh! Reine! dit-il; que Dieu vous bénisse pour avoir eu
cette pensée d'acheter une lime! Nous sommes sauvés!

--Puissiez-vous ne point vous tromper, Aubry!

--Demain soir, ce barreau sera tranché...

--Mais pourriez-vous passer par cette fente étroite!

--J'y passerai, dussé-je y laisser la peau de mes épaules et de
mes reins!

--Et une fois que vous serez passé, mon pauvre Aubry, aurons-nous
seulement un ennemi de moins?

--Vous aurez un défenseur de plus, Reine! s'écria le jeune homme
avec enthousiasme. Écoutez! pendant que ce bon moine était là, je
rêvais et je me souvenais. Sait-on ce que peut un homme de coeur,
même contre une multitude? Avec Loys pour combattre les lévriers
de Rieux, et moi pour combattre les hommes d'armes du mécréant
Méloir, par saint Brieuc! j'irai à la bataille d'une âme bien
contente!

--Je ne sais... voulut dire la jeune fille.

--Écoutez! écoutez, Reine, poursuivit Aubry avec une chaleur
croissante; vous ne connaissez pas maître Loys! C'est un preux à
sa façon, j'en fais serment! Une fois, il y a deux ans de cela,
mon noble père, qui était malade à la mort, eut envie de manger
des lombes de daim. Les daims s'en vont de notre Bretagne, mais il
y en a encore dans la forêt de Jugon.

Je dis à mon père: Messire, je vais vous quérir un daim. Il sourit
et me donna sa main pâlie: quand un homme va mourir, il a des
désirs fous comme les enfants ou les femmes. Je pris maître Loys,
et je descendis vers Lamballe. Nous marchâmes lui et moi tout un
jour. Au revers de la forêt du Jugon s'élève le manoir des anciens
seigneurs de Kermel, habité maintenant par le juif Isaac Hellès,
argentier du dernier duc.

Isaac avait six fils qui se prétendaient maîtres de la forêt. Tous
grands et robustes, bruns de poil, la bouche rentrée, le nez en
bec d'aigle comme les gens d'Orient. Si quelqu'un, gentilhomme ou
vilain, chassait dans la forêt, les fils d'Isaac Hellès venaient
et le tuaient.

On savait cela.

Ils avaient une meute dressée à fondre sur les braconniers et
leurs chiens.

J'arrivai à la nuit tombante sur la lisière de la forêt de Jugon.
Maître Loys releva piste dès les premiers pas, mais il était trop
tard pour chasser.

Je connus les traces et je fis une lieue dans la forêt pour
choisir un affût.

J'avais pour armes mon épieu et mon couteau.

Un bon épieu, Reine, fort comme une lance et pointu comme une
aiguille.

J'attachai maître Loys au tronc d'un châtaignier, et je lui dis:
«Couche!», il ne bougea plus.

Le daim arriva, trottant dans le taillis; maître Loys faisait le
mort.

Quand le daim passa, je lui plantai mon épieu sous l'épaule; il
tomba sur ses genoux, et je l'achevai d'un coup de couteau dans la
gorge.

Maître Loys poussa un long hurlement de joie.

Et alors! comme si ce cri eut évoqué une armée de démons, la forêt
s'illumina soudain. Des torches brillèrent à travers les arbres,
la trompe sonna. Je vis des cavaliers qui accouraient au galop,
excitant des chiens lancés ventre à terre.

Je me dis:

--Voici les fils d'Isaac Hellès le juif, qui viennent avec leur
meute pour me tuer.

D'un revers, je coupai la courroie qui retenait Loys, et je pris
mon épieu à la main. Loys ne s'élança pas. Il resta devant moi,
les jarrets tendus, la tête haute. Les juifs criaient déjà de
loin: Sus! sus!

Il y avait un grand chêne qui s'élevait à la droite de la voie;
j'allai m'y adosser, pour ne pas être massacré par derrière.

À ce moment-là même, les fils d'Isaac, avec leur meute et leurs
valets, tombèrent sur nous comme la foudre.

Je vois encore leurs visages longs et cuivrés à la rouge lueur des
torches.

Vous dire exactement ce qui se passa, Reine je ne le pourrais pas,
car je ne le sais guère moi-même.

Un tourbillon s'agitait autour de moi. Je recevais à la fois des
coups par tout le corps. Mon front s'inondait de sang et de sueur.

Je me souviens seulement que je disais de temps en temps,
machinalement et sans savoir:

--Hardi! maître Loys! Je me souviens aussi que je le voyais
toujours devant moi, muet au milieu de la meute hurlante, et
travaillant Dieu sait comme! Mon épieu se levait et retombait. Je
commençais à ne plus sentir mes blessures, ce qui est signe qu'on
va s'évanouir ou mourir... Aubry s'arrêta pour reprendre haleine.

En ces temps où toute vie traversait des dangers violents, la
délicatesse des femmes, loin de répugner à de pareils récits,
doublait l'intérêt qu'elles y portaient. Elles n'avaient plus
horreur du sang pour avoir pansé trop de plaies.

Reine écoutait, haletante.

Elle était avec Aubry dans la forêt, au pied du grand chêne. Les
torches l'éblouissaient; le bruit l'étourdissait; elle saignait
par les blessures d'Aubry.

Hardi! maître Loys! défends ton maître!

--Pourtant, reprit Aubry, dans la simplicité de sa vaillance, je
voulais rapporter les lombes du daim à monsieur mon père, qui en
avait désir.

Comme je sentais bien que j'allais tomber, je me dis:

--Allons, Aubry! un dernier coup de boutoir! Et je quittai mon
poste comme une garnison assiégée qui fait une sortie. Et je
brandis mon épieu! et je frappai, merci de moi, tant que je pus!
Il me sembla que les torches s'étaient éteintes, et qu'il n'y
avait plus personne devant moi. Je crus que c'était le voile de la
dernière heure qui s'étendait sous mes yeux.

Je me laissai choir.

Je restai là bien longtemps. Quand je m'éveillai, le soleil se
jouait dans les hautes branches des arbres.

Maître Loys, le poil sanglant, léchait mes blessures.

Autour de moi, gisant sur l'herbe, il y avait six cadavres, qui
étaient les six fils d'Isaac Hellès. Pour sa part, maître Loys
avait étranglé deux juifs et une demi-douzaine de chiens.

C'est une bonne bête que maître Loys!

Je dépeçai le daim; ne pouvant l'emporter tout entier, je pris le
filet avec les lombes, et je revins au manoir, un peu maltraité,
mais content.

Mon vieux père, qui n'y voyait plus, ne sut pas que j'étais
blessé. Il fit en souriant, avec les lombes du daim, son dernier
repas qu'il trouva fort bon, et puis mourut.

Telle fut la conclusion du récit d'Aubry.

Comme Reine écoutait encore, il ajouta:

--Que Dieu me donne cette joie de me voir, avec maître Loys à mes
côtés et une arme dans la main, au milieu des soudards de mon
cousin Méloir, je ne lui demande pas autre chose!

--Vous êtes brave, Aubry! dit Reine doucement; vous serez un
capitaine! Oui, vous avez raison, si vous étiez libre, nous
pourrions sauver mon père.

--Eh bien donc, s'écria le jeune homme en donnant le premier coup
de lime au barreau, travaillons à ma liberté! L'acier grinça sur
le fer.

Aubry était bien mal à l'aise, mais il y allait de si grand coeur!

--Et maintenant, Aubry, dit Reine après quelques instants, que
Dieu soit avec vous; je vais me retirer.

--Déjà!

--Il y a deux jours que mon père m'attend.

--Mais la mer est haute!

--Elle baisse. Et s'il reste de l'eau entre Tombelène et le Mont
au point du jour, il faudra bien que je la traverse à la nage.

--À la nage! se récria Aubry? ne faites pas cela, Reine, le
courant est si terrible!

--Si je traversais de jour, on me verrait, et la retraite de mon
père serait découverte. Aubry ne trouva pas d'objection, mais
toute son allégresse avait disparu.

La lune tournait en ce moment l'angle des fortifications. Un
reflet vint à l'épaule de Reine, puis la lumière monta lentement,
se jouant dans les plis de son voile noir et parmi ses cheveux
blonds.

--Quand je traverserai la mer à la nage, dit Reine, je serai moins
en danger qu'ici, mon pauvre Aubry.

--Pourquoi?

--Parce que la lune luit pour tout le monde, répliqua Reine.
L'archer qui est sur la plate-forme...

--Il vous voit? interrompit Aubry d'une voix étouffée par la
terreur.

--Oui, répondit Reine, le voilà qui tend son arbalète.

--Fuyez! oh! fuyez! Reine lui fit un adieu de la main et se
baissa. Un trait siffla et rebondit sur les roches. Aubry se
laissa choir au fond de son cachot. Puis il se reprit encore à la
saillie de pierre.

--Reine! Reine! cria-t-il; un mot par pitié... Un second trait
vint frapper l'extrême pointe du rocher, la brisa et fit jaillir
une gerbe d'étincelles. Aubry sentit son coeur s'arrêter.

En ce moment, dans le silence de la nuit, une voix déjà lointaine
s'éleva et monta jusqu'à sa cellule.

Elle disait:

--Au revoir!

Aubry se mit à genoux et remercia Dieu comme il ne l'avait jamais
fait en sa vie.




XV. À quand la noce?

Le petit Jeannin était resté longtemps à regarder la fée courir
sur le miroir des grèves.

Quand la fée disparut enfin dans l'ombre du Mont, le petit Jeannin
sembla s'éveiller.

Il secoua sa jolie tête chevelue, pesa l'escarcelle, et fit une
gambade. Sa joie s'enflait et grandissait à mesure qu'il marchait,
le nez au vent et la tête fière, comme un homme opulent peut
marcher. L'allégresse lui montait au cerveau. Il était ivre.

Tantôt il gesticulait follement, tantôt il entonnait à pleine
gorge un noël appris à la paroisse de Cherrueix, tantôt encore il
prenait son élan, touchait le sable de ses deux mains étendues,
retombait sur ses pieds et poursuivait cet exercice durant des
demi-lieues.

Quiconque a voyagé sur nos routes de l'Ouest a pu voir de jeunes
citoyens exécuter ce naïf tour de force sous le poitrail des
chevaux. Cela s'appelle _faire la roue._ Jeannin faisait la roue
comme un dieu.

Quand il avait bien fait la roue, il rejetait en arrière la masse
de ses cheveux qui l'aveuglait, et c'étaient des éclats de rire,
des sauts, des cabrioles.

Il s'en donnait, il s'en donnait le petit Jeannin!

Puis tout à coup il mettait le poing sur la hanche, comme le
hallebardier de la cathédrale de Dol. Il marchait à pas comptés.
Voyez quel homme grand cela faisait!

Avec une soutanelle de laine brune au lieu de sa peau de mouton,
il eût ressemblé à un clerc.

Mais cette gravité-là ne durait point.

Jeannin demeurait aux Quatre-Salines. Sa vieille mère avait une
petite cabane où le vent venait par tous les bouts. Cette nuit, le
rêve de Jeannin bâtit une bonne maison de marne à sa vieille mère.

Quant à lui, nous savons qu'il couchait rarement au logis.

À l'extrémité du village des Quatre-Salines, il y avait une ferme
riche; devant la ferme, dans le verger, une belle meule de paille
six fois grande comme la cabane de la mère de Jeannin.

C'était là le vrai domicile du petit coquetier. Il s'était creusé
un trou bien commode dans la paille, et il dormait là mieux que
vous et moi.

Sa mère avait une bique (chèvre). La bique tenait dans la cabane
la place du petit Jeannin: il lui fallait bien trouver son gîte
ailleurs.

Par delà le mont Dol et les coteaux de Saint-Méloir-des-Ondes,
l'aube teintait de blanc les contours de l'horizon, quand Jeannin
arriva au bout de la grève. Il était trop tôt pour se présenter
chez Simon Le Priol. Jeannin sauta tête première dans sa meule de
paille et s'endormit tout d'un temps.

Le bon somme qu'il fit! et les bons rêves!

Il vit des cierges allumés pour ses noces dans l'église du bourg
de Saint-Georges. Fanchon la ménagère tenait sa fillette par la
main et la conduisait à l'autel. Simon Le Priol avait son
pourpoint de fêtes gardées.

Quand le petit Jeannin dormait une fois, c'était pour tout de bon.
Le soleil se leva et se coucha pendant qu'il dormait. À son
réveil, la brune était déjà tombée.

--Oh! dà! se dit-il, le jour tarde bien à se montrer ce matin!

Il sortit de sa meule attendant toujours le soleil. Ce fut la lune
qui vint.

--Allons! se dit le petit Jeannin, j'ai fait un joli somme. Il
faut courir chez Simon Le Priol pour demander Simonnette en
mariage!

La route se fit gaiement. Jeannin avait son escarcelle sous sa
peau de mouton. Il frappa à la porte de Simon.

--Holà! petiot, lui dit le bonhomme quand il fut entré, depuis
quand frappes-tu aux portes comme si tu étais quelque chose?

De fait, le petit Jeannin n'avait point coutume de frapper. Il
faisait comme les chats: il entrait tout doucement sans dire gare.

S'il avait frappé ce soir, c'est qu'en effet, sans se rendre
compte de cela, il se sentait devenu _quelque chose._

_--_ Bonjour, Simon Le Priol, dit-il avec un pied de rouge sur la
joue; bonjour, dame Fanchon et la maisonnée.

La maisonnée se composait de deux vaches et de quatre _gorets,_
car Simonnette était dehors, ainsi que tous les Mathurin et toutes
les Gothon.

Fanchon et Simon se regardèrent.

--Qu'a-t-il donc, ce petit gars-là? demanda la métayère; il a
l'air tout affolé!

--Est-ce que tu es malade, petiot? interrompit Simon avec bonté.
Jeannin ne savait pas s'il était bien portant ou malade.

Sa langue était paralysée. Simon Le Priol et sa ménagère lui
semblaient, en ce moment, plus imposants qu'un roi et une reine.

Il n'avait point préparé son discours. Tout à l'heure, cela lui
paraissait si simple de dire en entrant:

--Bonjours à trétous, je viens pour épouser Simonnette. Maintenant
il ne pouvait plus.

--Femme, dit Simon, il est tout pâle et il tremble les fièvres.
Donne-lui une écuellée de cidre bien chaud pour lui recaler le
coeur.

--Oh! merci tout de même, murmura Jeannin; mais dam, je n'ai point
froid au coeur. Bien du contraire quoique l'écuellée de cidre ne
soit pas de refus. Mais, je vais vous dire: faut que vous sachiez
ça tous deux. Il m'est tombé un bonheur.

La porte grinça sur ses gonds. La mâchoire de maître Vincent
Gueffès se montra sur le seuil. Ce fut dommage, car le petit
Jeannin était lancé: il allait défiler son chapelet tout d'un
coup. Vincent Gueffès tira la mèche de cheveux qui pendait sur son
front. C'était sa manière de saluer. Puis il s'assit, dans le
foyer, sur un billot. Il fit à Jeannin un signe de tête amical.

Depuis le matin, maître Vincent Gueffès ruminait pour trouver un
moyen honnête de faire pendre le petit coquetier. Jeannin resta la
bouche ouverte.

--Eh bien! dit Fanchon, qu'est-ce que c'est que ce bonheur-là qui
t'est tombé, mon petit gars?

Jeannin se mit à tortiller les poils de sa peau de mouton. Gueffès
vit qu'il gênait. Cela lui fit un véritable plaisir.

--Allons! cause vite! s'écria Simon; crois-tu qu'on a le temps de
s'occuper de toi toute la soirée?

--Oh! que non fait! maître Simon, répliqua Jeannin avec humilité,
quoique je n'en aurais pas eu l'idée sans vous, bien sûr et bien
vrai.

--Quelle idée?

--L'idée des cinquante écus nantais...

--Est-ce que tu voudrais vendre la tête de notre bon seigneur!
s'écria Fanchon déjà rouge d'indignation.

Maître Vincent Gueffès dressa l'oreille. Il l'avait longue.

--Pas de moitié! dit Jeannin, employant ainsi la plus énergique
négation qui soit dans le langage du pays; le chef des soudards me
l'a bien proposé, mais je n'entends pas de cette oreille-là!

--À la bonne heure!

--C'est d'autres écus, reprit Jeannin, des écus qui... que...
enfin, je vas vous dire... C'est des écus, quoi!

Il releva la tête, tout satisfait d'avoir pu donner une
explication aussi catégorique.

--Ça ne nous apprend pas... commença maître Vincent Gueffès. Mais
Jeannin ne le laissa pas achever.

--Pour ce qui est de vous, l'homme, dit-il rudement, on ne vous
parle point! Et si vous voulez causer tous deux, allez m'attendre
à la porte!

Simon et sa femme se regardèrent encore. Ce petit Jeannin, plus
poltron que les poules! Maître Gueffès essaya de sourire, ce qui
produisit une grimace très laide. Jeannin se retourna de nouveau
vers le métayer et la métayère.

--Voyez-vous, dit-il en forme d'explication, je n'aime pas ce
Normand-là, parce qu'il rôde toujours autour de Simonnette.

--Et qu'est-ce que ça te fait, petiot? demanda Simon en riant.

La figure de Jeannin exprima l'étonnement le plus sincère.

--Ce que ça me fait! répéta-t-il; mais je ne vous ai donc rien dit
depuis que nous bavardons là! Ça me fait que Simonnette est ma
promise...

Simon et sa femme éclatèrent de rire pour le coup.

--Oh! le pauvre Jeannin! s'écria Fanchon, en se tenant les côtes,
il a bien sûr marché sur le trèfle à quatre feuilles!

Il n'en fallait pas tant pour déconcerter le petit Jeannin. Toute
sa vaillance tomba, et les larmes lui vinrent aux yeux.

--Dam! fit-il, puisqu'il ne faut que cinquante écus nantais.

--Et où les pêcheras-tu, garçonnet, les cinquante écus nantais?
Jean tira de dessous sa peau de mouton l'escarcelle de fines
mailles, qui scintilla aux lueurs du foyer.

Simon et sa ménagère ouvrirent de grands yeux. Maître Gueffès
allongea le cou pour mieux voir.

--Qu'est-ce que c'est que ça? demandèrent à la fois Simon et
Fanchon. Jeannin souriait.

--Ah! mais! répondit-il, quand on tient la Fée des Grèves, elle
donne tout ce qu'on demande!

--La Fée des Grèves! répétèrent les deux bonnes gens stupéfaits.

Maître Simon Le Priol était un peu dans la situation d'un
charlatan qui évoquerait des fantômes de carton pour amuser son
public et qui verrait surgir un vrai spectre.

--La Fée des Grèves! répéta-t-il une seconde fois; mais c'est des
contes de veillée, tout ça, petiot!

--Comment? l'histoire du chevalier breton?...

--Un conte!

Jeannin fit sonner les pièces d'or qui étaient dans l'escarcelle.

--Et ça, est-ce des contes? demanda-t-il d'un accent de triomphe;
la Fée des Grèves a bien pu transporter le chevalier au Mont, à la
marée haute, puisqu'elle m'a donné de quoi épouser Simonnette!

Ce disant, le petit Jeannin ouvrit l'escarcelle et fit ruisseler
les écus sur la table de la ferme. Il y en avait bien plus de
cinquante. Simon et Fanchon étaient littéralement éblouis.

Vincent Gueffès restait immobile dans son coin.

Il se disait:

--J'ai pourtant failli être pendu pour ces beaux écus tout neufs,
moi! Il se dit encore:

--La demoiselle aurait pris l'escarcelle; le petit falot, la tête
pleine des contes de maître Simon, aura couru après la
demoiselle... Et puis, voilà.

Maître Vincent Gueffès, comme on voit, était un homme de beaucoup
de sens. Impossible de mieux résumer l'histoire que nous avons
racontée en tant de chapitres! Simon et sa femme étaient bien loin
de voir aussi clair dans ces mystérieuses ténèbres. Ils
regardaient les écus d'un air peu rassuré. Mais c'étaient des
écus. Simon les aimait; Fanchon aussi. Simon interrogea Fanchon de
l'oeil et Fanchon répondit:

--Dam! notre homme. Jeannin est un beau petit gars, tout de même!

--Pour ça, c'est vrai! appuya Simon Le Priol en considérant
Jeannin avec attention, ce qu'il n'avait jamais fait en sa vie.

--Il a de beaux yeux bleus, ce petit-là, ajouta Fanchon d'une voix
presque caressante déjà.

--Et des cheveux comme une gloire! renchérit Simon.

Le petit Jeannin, rouge de plaisir, se laissait chatouiller.
Maître Vincent Gueffès s'était levé bien doucement. Il était au
centre du groupe avant qu'on n'eût songé à lui.

--À quand la noce? dit-il.

Son air était si narquois que les deux bonnes gens en
tressaillirent.

--Ça ne te fait rien, à toi, répliqua Jeannin, puisque tu n'en
seras pas de la noce. Va t'en!

Maître Gueffès tira sa mèche et s'en alla, mais sur le seuil il se
retourna:

--Si fait! si fait! petit Jeannin, dit-il sans se fâcher, tu
épouseras la hart, mon mignon... et j'en serai, de la noce! Il
disparut. On entendit au dehors son aigre éclat de rire.

--Bah! dit la ménagère Fanchon, jalousie!

--Rancune! ajouta Simon Le Priol. Et l'on fit asseoir le petit
Jeannin à la bonne place, pour causer du mariage.

Car le mariage était désormais affaire conclue.

Les écus restaient sur la table auprès de l'escarcelle ouverte.

Il se fit tout à coup un grand bruit dans la campagne.

Le cor sonnait, et le pas lourd des chevaux retentissait sur les
cailloux. En même temps, de vagues et lointaines clameurs
arrivaient par le tuyau de la cheminée. Simon, sa femme et le
petit Jeannin continuaient de causer mariage. On heurta rudement à
la porte, et l'on dit:

--De par notre seigneur le duc! Simon, tout effaré, courut ouvrir.
La Noire et la Rousse beuglaient d'effroi sur la paille. Les
hommes d'armes de Méloir entrèrent, commandés par Kéravel et
conduits par maître Vincent Gueffès. Derrière eux venait tout le
village, les quatre Mathurin, les quatre Gothon, la Scholastique,
trois Catiche, une Perrine et deux Joson. Simonnette et son frère
Julien étaient toujours dehors.

--Que voulez-vous? demanda Simon Le Priol.

L'archer Merry le jeta sans beaucoup de façon à l'autre bout de la
chambre.

--Messeigneurs, dit Vincent Gueffès, voici l'escarcelle et voilà
le voleur! Il montrait le petit Jeannin. Tous les hommes d'armes
reconnurent l'escarcelle du chevalier Méloir. On se saisit du
pauvre Jeannin et Kéravel dit:

--Attachez la hart haut et cours au pommier qui est en face!

On attacha la hart pour pendre le voleur. Maître Vincent Gueffès
était derrière Jeannin.

--Je t'avais bien dit, petiot, murmura-t-il, que j'en serais de la
noce!




XVI. Amel et Penhor.

On dit que parfois, quand le vent du nord-ouest laboure
profondément les eaux de la baie, on dit que l'oeil du matelot
découvre d'étranges mystères entre les deux monts et les îles de
Chaussey.

Ce sont des villages entiers, ensevelis sous les flots, des
villages avec leurs chaumières et le clocher de leur église.

Des villages dont les noms sont:

Bourgneuf, Tommen, Saint-Étienne-en-Paluel, Saint-Louis, Mauny,
Épiniac, la Feillette, et d'autres encore.

Des villages noyés dont les cadavres pâles gisent dans le sable
avec les débris des naufrages et les grands troncs de la forêt de
Scissy.

L'Océan a mis des siècles dans sa lutte sans pardon contre la
pauvre terre de Bretagne. L'Océan, vainqueur, dort maintenant sur
le champ de bataille.

Et ce n'est pas la tradition seulement qui a conservé souvenir de
ces mortels combats. Les chartriers des familles et des
monastères, les archives des villes, les cartons poudreux des
gardes-notes renferment une foule de titres authentiques
constatant des droits de propriété sur ces domaines défunts, sur
ces moissons submergées.

Tel pauvre homme court les chemins avec son bâton et sa besace,
qui possède sous ces grands lacs un apanage de prince.

Des châteaux, des prairies, des futaies, de gais moulins qui
caquetaient sur le bord des rivières,-- des cabanes paisibles dont
la fumée lointaine pressait le pas fatigué du voyageur.

Les navires passent maintenant, toutes voiles déployées, à cent
pieds au-dessus des demeures hospitalières. La mer a étendu sur le
manoir et sur la chaumière, sur le chêne et sur le roseau, son
niveau terrible, qui est la mort.

Sombre et prophétique image qui dit à l'homme Titan le néant de
ses hardiesses, immense raillerie des railleries du siècle,
montrant le linceul comme unique et dernière expression de
l'égalité rêvée.

Tout le long de nos côtes, depuis Granville jusqu'au cap Frehel,
derrière Saint-Malo, la mer conquérante a porté ses sables
stériles sur l'opulence féconde des guérets.

Ça et là, un rocher reste debout, dressant sa tête noire au-dessus
des vagues, et gardant son ancien nom de fief, de château, de
village. Car la terre a ses ossements comme nous, et la montagne
décédée laisse après soi un squelette de pierre.

Les Malouins jettent leurs filets de pêche sur les belles prairies
de Césambre, et ce lieu austère où Chateaubriand a voulu son
tombeau, le Grand-Bé, était autrefois le centre d'un jardin
magnifique.

Nul ne saurait dire exactement le temps que la mer a mis à couvrir
ces contrées. La lutte était commencée avant l'ère chrétienne. On
sait que les bocages druidiques s'étendaient à huit ou dix lieues
en avant de nos côtes.

Plus tard, la forêt de Scissy planta ses derniers chênes sur les
falaises de Chaussey.

En ce temps-là, le Couesnon était un grand fleuve que Ptolémée et
Ammien Marcellin confondaient en vérité avec la Seine.

Ce Couesnon marneux, ce Couesnon grisâtre, cette rivière folle qui
s'égare dans les grèves comme une coquetière ivre.

C'était un fleuve fier, suzerain de la Selune et suzerain de la
Sée, qui lui apportaient le tribut de leurs eaux. Son embouchure
était au-delà des montagnes de Chaussey, qui forment maintenant un
archipel.

Il passait alors à droite du Mont-Saint-Michel, longeant les côtes
actuelles de la Manche.

Ce fut bien longtemps après qu'il fit sa première _folie_ sautant
de l'est à l'ouest, enlevant le Mont à la Bretagne pour le donner
à la Normandie.

_«Li Couësnon a fait folie:_

_«Si est le mont en Normandie...»_

Aimez-vous les légendes? Penhor, fille de Bud, était la femme
d'Amel, le pasteur des troupeaux d'Annan. Annan était seigneur et
comte dans le Chezé au delà du mont Tombelène.

Il avait son château au milieu de sept villages qui lui payaient
l'ost quand il mettait ses hommes d'armes en campagne.

L'un de ces villages avait nom Saint-Vinol; Amel et Penhor y
faisaient leur demeure.

Penhor avait dix-huit ans; Amel atteignait sa vingt-cinquième
année.

Amel était grand, souple et robuste. Un hiver que le loup rayé de
Chezé était sorti de la forêt pour trouver sa pâture en plaine,
Amel se coucha dans la plaine pour attendre le loup.

Ces loups rayés sont plus grands que des poulains de six mois; ils
tuent les chevaux et boivent le sang des boeufs endormis.

Ces loups rayés ne fuient pas devant l'homme. La pointe des
flèches ne sait pas entamer leur cuir. Si on les frappe avec
l'épieu, l'épieu se brise dans la main.

Amel saisit le loup rayé entre ses bras nerveux et l'étouffa.

Mais avant de partir pour attendre le loup, Amel avait suspendu
dans l'église du village, sous la niche où souriait la bonne
Vierge, une quenouille de fin lin, arrondie par les belles mains
de Penhor.

Amel et Penhor n'avaient point d'enfants.

Quand Amel gardait les troupeaux et que Penhor restait seule dans
la chaumière, elle était bien triste. Elle se disait:

--Si j'avais un beau petit chérubin sur mes genoux, le portrait
vivant de son père, j'attendrais gaiement le retour d'Amel.

Et de son côté Amel pensait:

--Si Penhor, ma bien-aimée, me donnait un cher petit, son vivant
portrait, comme je rentrerais heureux à la maison!

--Penhor, ma chère femme, dit-il un jour, tisse un voile à sainte
Marie, mère de Dieu, et nous aurons peut-être un petit enfant.

Penhor tissa un voile à sainte Marie, mère de Dieu, un voile blanc
comme la neige, et plus transparent que la brume légère des
soirées d'août.

La mère de Dieu fut contente, Amel et Penhor eurent un petit
enfant. Ils s'aimèrent davantage auprès de son berceau.

Quand l'enfant eut neuf jours et que Penhor fut relevée, Amel prit
le berceau dans ses bras pour porter l'enfant au baptême.

Le baptême reçu, Penhor souleva le berceau à son tour. Elle fit le
tour de l'église et gagna l'autel de la Vierge.

--Marie! ô sainte Marie, dit-elle agenouillée, l'enfant que tu
nous as donné, je te le rends; qu'il soit à toi et qu'il grandisse
voué à ta couleur divine. Regarde-le, sainte Marie; il s'appelle
Raoul, comme le père de son père. Regarde-le, afin que tu le
reconnaisses au jour du péril.

Amel répondit:

--Ainsi soit-il. La couleur de Marie est le bleu du ciel. L'enfant
Raoul grandit sous cette pieuse livrée. Il était beau; il avait
les blonds cheveux de sa mère et l'oeil noir d'Amel, le vaillant
pasteur, son père.

On ne sait si ce fut à cause des péchés des gens de Saint-Vinol ou
à cause des péchés de toutes les paroisses de la côte. Une nuit,
nuit de grand malheur, l'eau du Couesnon s'enfla comme le lait
bouillant qui franchit les bords du vase.

Le vent soufflait du nord-ouest; la pluie tombait, la terre
tremblait.

La plaine était couverte d'eau.

Quand vint le matin, on vit que le Couesnon débordé, c'était la
mer. La mer qui avait rompu les barrières posées par la main de
Dieu. Elle arrivait, sombre, houleuse, charriant des arbres
déracinés et des cadavres de bestiaux. L'église de Saint-Vinol
était située sur une hauteur. Les gens du bourg s'y réfugièrent.
Amel et Penhor, qui avaient emmené leur enfant, restèrent à la
porte, parce qu'il n'y avait plus de place dans la nef. L'eau
montait, montait. Amel prit sa femme dans ses bras. Ils avaient de
l'eau jusqu'à la ceinture. Il dit:

--Adieu, ma chère femme. Soutiens-toi sur moi; peut-être que l'eau
s'arrêtera enfin. Si je meurs et que tu sois sauvée, ce sera bien.

Penhor obéit. L'eau montait. Quand l'eau toucha sa ceinture,
Penhor éleva le petit Raoul, disant:

--Adieu, mon enfant chéri. Soutiens-toi sur moi; peut-être que
l'eau s'arrêtera enfin. Si je meurs et que tu sois sauvé, ce sera
bien.

L'enfant fit ce que lui disait sa mère. L'eau montait toujours,
toujours. Bientôt, il ne resta plus au-dessus des vagues
courroucées que la tête blonde du petit Raoul, et un pan de sa
robe bleue qui flottait.

Or, la Vierge de l'église de Saint-Vinol quittait en ce moment sa
niche submergée, afin de s'en retourner au ciel.

Elle emportait toutes ses offrandes dans ses mains.

En passant au-dessus du cimetière, elle aperçut la tête blonde du
petit Raoul et le pan de sa robe bleue.

La Vierge arrêta son vol et dit:

--Cet enfant est à moi. Je veux l'emporter à Dieu. Elle le prit
par ses blonds cheveux. L'enfant était lourd, bien lourd, pour un
si petit corps. La sainte Vierge fut obligée de lâcher ses
offrandes une à une, et d'y mettre ses deux mains. Quand elle eût
lâché ses offrandes, le lin, les fleurs et les fruits mûrs, elle
put soulever l'enfant. Elle vit bien alors pourquoi le petit Raoul
était si lourd. Sa mère le tenait de ses doigts mourants et
crispés. De ses doigts crispés et mourants, le père tenait la
mère. Oh! le saint amour des familles! La Vierge sourit. Elle dit:

--Ils s'aimaient bien. Elle emporta le père avec la mère, la mère
avec l'enfant, trois âmes heureuses dans l'éternité de Dieu!

On raconte cette histoire aux veillées entre Saint-Georges et
Cherrueix.

Le mont Tombelène est plus large et moins haut que le
Mont-Saint-Michel, son illustre voisin.

À l'époque où se passe notre histoire, les troupes de François de
Bretagne avaient réussi à déloger les Anglais des fortifications
qui tinrent si longtemps le Mont-Saint-Michel en échec. Ces
fortifications étaient en partie rasées. Il n'y avait plus
personne à Tombelène.

Sur la question de savoir si ce mont doit son nom à Jupiter ou à
la douce victime du géant venu d'Espagne, Hélène, la nièce de
Hoël, les opinions sont diverses.

Le roman de Brut, père de tous les poèmes chevaleresques, assigne
au mot Tombelène cette dernière étymologie.

C'est parce qu'Artus trouva là un tombeau de la nièce de Hoël,
déshonorée et immolée par le perfide géant espagnol, que le mont
s'appela Tombelène: _Tumba Helenae_.

_«Del tombe ù sî cors fu mis_

_A tombe Hélaine c'est nom pris.»_

Les historiens et les antiquaires prétendent par contre que
Tombelène vient de _Tumba-Beleni._

Il faut laisser aux antiquaires et aux historiens le plaisir de
développer leurs thèses respectives.

Ce qui est certain, c'est que Tombelène a sa chronique comme le
Mont-Saint-Michel: seulement, sa chronique est plus vieille.
Tombelène se mourait déjà quand saint Aubert vint fonder la gloire
du Mont-Saint-Michel.

C'était sur le rocher de Tombelène, parmi les ruines des
fortifications anglaises, que monsieur Hue de Maurever avait
trouvé un asile, après la citation au tribunal de Dieu, donnée en
la basilique du monastère.

On ne sut jamais comment Hue de Maurever s'était procuré l'habit
monacal, on ne sut pas davantage comment il avait obtenu l'entrée
du choeur au moment de l'absoute.

Enfin on s'expliqua difficilement comment il avait pu disparaître
devant tant de regards ouverts, gagner l'escalier des galeries et
fuir par cette voie si périlleuse.

Il avait fui, voilà ce qui n'était pas douteux.

Le procureur de l'abbé, le prieur des moines et toutes les
autorités du monastère s'étaient mis à la disposition du prince
breton pour retrouver le fugitif.

Méloir avait fouillé le jour même tous les recoins des bâtiments
claustraux, toutes les maisons de la ville, tous les trous du roc.

Peine inutile.

L'aventure devait finir mystérieusement, comme elle avait
commencé.

Il faut pourtant dire que si Méloir avait encore mieux cherché, il
ne fût point revenu les mains vides auprès de son seigneur; car
monsieur Hue n'était rien de moins qu'un esprit follet.

À l'éperon occidental du Mont, il y avait une petite chapelle,
restaurée depuis, et qui est placée aujourd'hui comme elle l'était
alors sous l'invocation de saint Aubert.

Cette chapelle est complètement isolée.

Hue de Maurever s'y était caché derrière l'autel.

Quand la nuit fut venue, il traversa le bras de grève mouillée qui
sépare les deux monts, et gagna Tombelène.




XVII. La faim.

C'était l'intérieur d'une tour désemparée, formant l'extrême corne
des ouvrages anglais à Tombelène, du côté opposé au
Mont-Saint-Michel.

Il n'y avait plus de couverture.

Les rayons de la lune frappaient obliquement le haut des
murailles, et ne pouvaient descendre jusqu'au sol encaissé que
leurs reflets éclairaient néanmoins de lueurs confuses et
douteuses.

Sur le sol, il y avait une pierre recouverte avec de l'herbe
arrachée aux maigres pâturages de Tombelène; sur la pierre, un
vieillard de haute taille était assis et dormait, sa grande épée
entre les jambes.

Devant lui, deux meurtrières écorchées par les balles et les
traits de toute sorte s'ouvraient. L'un commandait la grève,
l'autre voyait le Mont-Saint-Michel.

Le vieillard, qui était monsieur Hue de Maurever, chevalier,
seigneur du Roz, de l'Aumône et de Saint-Jean-des-Grèves, s'était
adossé à la muraille même de la tour. Il avait la tête nue, et les
reflets qui tombaient d'en haut mettaient des teintes argentées
dans les masses de ses cheveux blancs. Sa longue barbe, blanche
aussi, descendait sur sa poitrine.

Il dormait tout droit et semblait un bloc de pierre, tombé de la
voûte, mais tombé debout.

Ou mieux encore, dans ces ténèbres vaguement éclairées, vous
auriez cru voir la statue d'un chevalier, taillée dans le granit
noir, et dont les contours supérieurs sortaient, blanchis par la
neige.

C'était cette même nuit où nous avons suivi la course de la Fée
des Grèves, depuis le manoir de Saint-Jean jusqu'à la prison
d'Aubry de Kergariou, sous les fondements du monastère.

Le ciel était pur, et c'est à peine si un souffle d'air ridait la
mer à son reflux.

On n'entendait aucun bruit, sinon le flot murmurant sur le sable
du rivage.

Le sommeil du vieillard était tranquille.

Les heures de nuit passaient. Bientôt les reflets de la lune
tournèrent et pâlirent. Le crépuscule du matin envoya ces lueurs
livides qui creusent les joues et enfoncent l'oeil dans l'ombre
des orbites agrandies.

La figure du vieillard s'éclaira peu à peu.

Elle était belle, noble, austère.

Mais il y avait de la souffrance dans ces lignes fouillées
profondément. Les traits étaient durs à force de maigreur. L'ombre
des rides s'accusait, profonde.

Monsieur Hue de Maurever était âgé de soixante ans. Quatre ans
auparavant, Gilles de Bretagne, son seigneur, l'avait exilé de sa
présence, pour conseils inopportuns et remontrances trop sévères;
car monsieur Hue avait essayé maintes fois d'arrêter le jeune et
malheureux prince sur cette pente de débauches et d'intrigues
politiques qui devaient servir de prétexte à son frère.

L'arrestation de Gilles de Bretagne fut, en effet, bien regardée
d'abord par le peuple.

Monsieur Hue, dès qu'il sut le prince enfermé, revint à lui sans
ordres. Il lui servit d'écuyer dans les diverses prisons où la
haine de François poursuivit le malheureux jeune homme, et ne le
quitta que contraint par la force, au moment où Gilles
franchissait le seuil funeste du château de la Hardouinays.

Hue de Maurever était un Breton de la vieille souche: dur et
fidèle comme l'acier.

Dans cette retraite qu'il s'était choisie pour fuir la vengeance
de François, il n'y avait rien, ni meubles, ni vivres.

Une cruche sans eau et une croix qu'il avait fabriquée lui-même
avec deux morceaux de bois, voilà quelles étaient ses richesses.

Au moment où le crépuscule du matin commençait à dessiner les
objets au dehors, Hue de Maurever se réveilla en sursaut et serra
son épée.

Son regard interrogea l'entrée de la tour qui était barricadée à
l'aide de quelques planches, et il fit un pas en avant, l'épée
haute, comme pour repousser des assaillants invisibles.

Un rêve lui avait montré, sans doute, sa retraite attaquée.

Le silence profond qui régnait sur le mont Tombelène mit bien vite
fin à son erreur; son épée retomba.

--Ce n'est pas encore pour cette nuit, murmura-t-il.

Cela fut dit sans regret, assurément, mais aussi sans joie, sur le
ton de l'indifférence la plus parfaite.

Il étira ses membres fatigués et engourdis par la pose qu'il avait
gardée dans son sommeil.

Puis il s'agenouilla devant la croix de bois et dit ses oraisons.

Parmi ses oraisons, il y en avait une qui était ainsi:

--» Mon Dieu! pardonnez-moi de m'être élevé contre mon seigneur
légitime le duc François de Bretagne. «Donnez à mondit seigneur le
repentir. «Qu'il aille en votre miséricorde à l'heure de sa mort.»

Longtemps après qu'il eut achevé ces prières prononcées à haute
voix, il resta sur ses genoux, la tête inclinée, un murmure aux
lèvres.

Dans ce murmure revenait souvent le nom de Reine.

Reine, sa fille, son amour unique, son espoir chéri.

Hue de Maurever se leva enfin. Le jour avait grandi, mais la brume
matinière enveloppait le Mont-Saint-Michel, Hue pouvait sortir
comme s'il eût fait nuit noire.

Il jeta de côté les planches qui barricadaient la brèche de sa
tour et mit le pied dehors.

La mer baissait avec lenteur. Il y avait encore un large et rapide
courant entre le Mont et Tombelène. La brume qui était légère
laissait voir le flot bleuâtre à cent pas de distance.

Hue de Maurever marcha vers la rive.

--Elle n'est pas venue hier, pensait-il, ni avant-hier non plus.
Mon Dieu! lui serait-il arrivé malheur!

Disant cela, sa main se porta involontairement vers sa poitrine
qu'il pressa.

Ce geste n'appartenait pas à son inquiétude de père. C'était une
souffrance physique qui le lui arrachait. Il avait faim.

Ses provisions étaient épuisées depuis l'avant-veille.

Reine devait le savoir, et Reine ne venait pas.

Reine qui était la fille courageuse et dévouée!

Il ne sentit pas longtemps ce mal de la faim qui brise les plus
forts, car son coeur saigna tout de suite à la pensée de sa fille.

Et la douleur morale tue bientôt la douleur physique.

Mais cette absence de Reine pouvait être expliquée. Depuis deux
nuits, la mer se trouvait haute à l'heure où la jeune fille
traversait d'ordinaire l'espace qui sépare les deux monts.
Peut-être attendait-elle, cachée quelque part dans les Rochers du
Mont-Saint-Michel.

Hue de Maurever allait lentement, suivant le cours de l'eau.

À mesure que la raison lui donnait des motifs de penser qu'aucun
malheur n'était tombé sur Reine, la faim parlait de nouveau et
plus fort.

Ce n'était pas un gourmet que ce chevalier austère.

Et pourtant des rêves sensuels voltigeaient en ce moment autour de
son cerveau fatigué.

Qui de vous a eu faim? J'entends la faim qui tord les muscles de
la poitrine et fait monter à la tête le délire furieux.

La faim qui est à votre faim quotidienne ce que la mort est au
sommeil, ce que le gril des martyrs est au foyer qui chauffe
doucement la semelle de vos souliers.

La faim, le grand supplice!

Vous n'avez jamais eu faim? tant mieux! que Dieu vous en préserve!

Celui qui écrit ces pages a eu faim. Il sait quelques-unes des
phases de cette lente et terrible agonie.

Il est un moment bizarre où la faim raille et joue. On est encore
bien loin de la mort. On souffre, mais la force n'est presque pas
entamée, les jambes restent fermes, et c'est à peine si quelques
éblouissements courent au-devant des yeux.

On a des rêves, tout éveillé; entre quatre murs, le phénomène du
mirage se produit.

Le vide se meuble. Tout ce qui se mange vient se ranger sur la
pauvre table nue. L'étalage d'un marchand de victuailles n'est
rien auprès du magnifique buffet que sait vous dresser la faim.

Hue de Maurever en était là.

Il ne demandait qu'un morceau de pain, et la faim généreuse lui
prodiguait un festin de roi.

Oh! les riches pièces de venaison fumantes! Les jambons, les
langues de boeuf, le faisan qui garde son noble plumage!

Les pâtés, dressant sur le lin blanc leur fantasque architecture!

Et les épices, et les pyramides de fruits: la poire dorée, la
pêche de velours, le raisin transparent et blond!

Et le vin vermeil qui brille dans l'or ciselé des grandes coupes!

Monsieur Hue voyait toutes ces belles choses en marchant le long
de la grève.

Un morceau de pain!

Au manoir de l'Aumône,-- un beau nom pour la maison d'un
gentilhomme,-- la table était loin d'être somptueuse; mais il y
avait simple et noble abondance.

La dernière fois que monsieur Hue avait soupé au manoir de
l'Aumône, on mit sur la table un certain haut-côté de sanglier,
large, dodu, énorme.

Monsieur Hue s'en souvenait de ce généreux plat: il le voyait, il
avait l'eau à sa bouche.

Un morceau de pain! un morceau de pain!...

Ce fut comme un miracle. Au moment où monsieur Hue se retournait
pour regagner sa retraite, car il lui semblait que le voile
protecteur de la brume allait s'éclaircir; au moment où, répondant
à la fois à son anxiété de père et aux cris de son estomac en
révolte, il murmurait: «Ce soir, elle viendra!» la manne lui
apparut.

Elle ne tombait point du ciel, la manne; elle glissait sur la mer.

C'était un panier, un joli petit panier, tressé délicatement, d'où
sortait le bout d'un pain de froment.

Cette fois, point d'illusion, c'était bien un pain, un bon gros
pain, comme on les fait du côté de Saint-Jean.

Le panier allait, entraîné par le reflux.

Monsieur Hue se mit vraiment à courir comme un jouvenceau. En
approchant, il put voir que le bon pain était en compagnie.

Le panier contenait en outre un flacon de vin et deux volailles
d'un aspect enchanteur.

Monsieur Hue mit ses pieds dans l'eau et se disposa à saisir le
bienheureux panier au passage avec la croix de son épée.

Mais ses doigts se détendirent tout à coup; son épée lui échappa:
il devint plus pâle qu'un mort et poussa un cri de détresse.

Il avait reconnu le panier de Reine!

Reine! Sans doute, elle avait essayé de traverser le bras de mer à
la nage.

Elle savait que son père l'attendait.

Reine! oh! Reine!

Le vieillard mit ses deux mains sur son visage, et des larmes
coulèrent entre ses doigts tremblants.

Pendant cela le petit panier mignon allait à la dérive, emportant
le pain, le flacon et le reste.

Monsieur Hue avait manqué l'occasion.

Maintenant, lors même qu'il l'eût voulu, il n'aurait pu se saisir
du panier, qui commençait à s'alourdir et qui allait bientôt
sombrer avec sa précieuse cargaison.

Mais monsieur Hue songeait bien à cela.

Sa fille! sa pauvre belle Reine!

Son coeur se déchirait.

Il craignait, en levant les yeux, de voir un lambeau de robe, un
voile, un débris,-- quelque chose d'horrible!

La brume s'était complètement éclaircie.

Monsieur Hue prit son grand courage et regarda devant lui.

Devant lui, l'eau coulait paisiblement, découvrant de plus en plus
la grève.

Au loin, le Mont-Saint-Michel sortait du brouillard, majestueux et
fier, avec sa couronne d'édifices hardis.

Entre lui et le Mont,-- dans un rayon de soleil,-- une jeune fille
courait, gracieuse comme une sylphide.

--Reine! Reine! La sylphide se retourna et lança un baiser à
travers le bras de mer. Le vieux Maurever leva au ciel ses yeux
mouillés, et remercia Dieu. C'était bien Reine qui courait là-bas,
en s'éloignant de lui, et c'était bien le panier de Reine que le
vieux Maurever avait été sur le point de saisir avec la croix de
son épée. Reine, après avoir échappé aux deux décharges de la
sentinelle qui veillait sur la plate-forme du couvent, s'était
perdue dans les rochers qui descendent à la mer du côté de la
chapelle Saint-Aubert. Elle avait attendu là quelque temps; puis,
voyant venir les premières lueurs de l'aube, elle avait tourné le
Mont pour se rapprocher de Tombelène. Le reflux n'avait pas encore
débarrassé le bras de grève qui est entre les deux rochers. Reine
se trouva en face d'une sorte de fleuve au courant rapide. Le jour
approchait. Elle voulut profiter de la brume et se mit vaillamment
à la nage. Mais le courant la prit dès les premières brasses. Elle
fut obligée de lâcher son panier et de rebrousser chemin.

C'était vingt-quatre heures d'attente pour le vieillard qui
souffrait.

Reine le savait.

Elle avait le coeur bien gros, la pauvre fille, en traversant la
grève; mais, outre que le reflux avait emporté ses provisions,
elle ne pouvait aller à Tombelène en plein jour, sans trahir le
secret de la retraite de son père.

La route qui lui restait à faire pour regagner le village de
Saint-Jean était longue, car elle ne pouvait traverser la grève
bretonne à cause de la présence des soldats de Méloir. Il lui
fallait rester en Normandie jusqu'à la terre ferme, où les haies
pourraient alors protéger sa marche.

Elle était lasse et presque découragée.

Si le petit Jeannin ne lui eût point pris l'escarcelle de Méloir,
elle aurait attendu la nuit de l'autre côté d'Avranches, au bourg
de Genest ou ailleurs, elle aurait acheté des provisions, et
profité du bas de l'eau, vers le commencement de la nuit, pour
passer à Tombelène.

Mais elle n'avait rien; elle avait tout donné, pressée qu'elle
était de s'enfuir.

Le seul moyen qu'elle eût désormais de se procurer des vivres,
c'était de rôder la nuit prochaine, autour des maisons de
Saint-Jean, et de prendre, au seuil des portes closes, les
offrandes déposées pour la fée des Grèves.

Le jour, il fallait qu'elle errât dans la campagne de Normandie.

Il n'était pas encore midi lorsqu'elle arriva au bourg d'Ardevon,
à une demi-lieue de la rive normande du Couesnon. Elle s'enfonça
dans les guérets, et le sommeil la prit, accablée de fatigue, au
milieu d'un champ de froment.

Elle ne fit pas comme le petit Jeannin, qui dormit douze heures ce
jour-là dans sa meule de paille. Elle s'éveilla longtemps avant le
coucher du soleil, et fit le grand tour pour arriver au village de
Saint-Jean à la nuit tombante.

Le manoir était désert lorsqu'elle parvint au pied du tertre.
Méloir avait parcouru les bourgs des environs pour publier, à son
de trompe, l'édit ducal. La meute de Rieux reposait en attendant
la chasse de cette nuit. Reine descendit jusqu'au village. À
mesure qu'elle avançait, il lui semblait entendre un grand bruit
de clameurs et de rires. Au détour d'une haie, elle vit les
pommiers du verger de maître Simon Le Priol s'éclairer d'une lueur
rougeâtre. Elle s'approcha; la haie la protégeait contre les
regards. Elle distingua bientôt, à la lumière des torches, une
foule assemblée: des paysans, des femmes et des soudards. Un
archer nouait une corde à la branche du pommier qui était devant
la maison de Simon Le Priol. Elle s'approcha encore. Elle entendit
que les soudards disaient:

--Voler l'escarcelle d'un chevalier! c'est bien le moins qu'on le
pende! Reine s'arrêta toute tremblante. Elle avait deviné.

L'enfant qui l'avait poursuivie sur la grève allait mourir-- et
mourir à cause d'elle.




XVIII. Jeannin et Simonnette.

La Bretagne a regretté longtemps le pouvoir national de ses ducs.
Maintenant qu'elle est française, elle aime encore à se rappeler
ce temps où, placée entre deux grands royaumes, elle maintenait
son indépendance à beaux coups d'épée.

La Bretagne, on le sait, n'a pas été conquise. On la glissa la
noble et fière nation, comme un colifichet, dans une corbeille de
mariage.

Et si elle a gardé bon souvenir à sa duchesse Anne, c'est que la
Bretagne n'a point de rancune.

La Bretagne des ducs avait la liberté féodale. La Bretagne des
rois fut opprimée par le trône et défendit le trône attaqué de
toutes parts.

Nous n'avons point à faire ici le panégyrique du quinzième siècle
en Bretagne ou ailleurs; mais il ne faudrait pas juger une
civilisation par quelques excès isolés, par quelques crimes, qui
étaient des crimes alors comme aujourd'hui.

Si l'on jugeait ainsi, notre _Gazette des Tribunaux_ nous vouerait
tout net à la malédiction et au mépris des siècles futurs.

Car les crimes pullulent parmi notre orgueilleuse lumière, autant
et plus que dans les ténèbres antiques.

Et des crimes d'élite, des crimes qui effraieront l'impudeur des
dramaturges à venir!

Nous parlons ainsi en songeant à ce pauvre petit Jeannin qui
allait être bel et bien pendu par les soldats de Méloir.

Tout le village de Saint-Jean était rassemblé devant la porte de
Simon Le Priol. La maison était fermée. Elle servait de prison au
petit Jeannin.

Le petit Jeannin avait les mains liées. Il était couché auprès des
deux vaches.

Kéravel avait dit qu'il fallait attendre le retour de messire
Méloir, au moins jusqu'à l'heure ordinaire du couvre-feu.

Gueffès n'était pas de cet avis, mais il n'avait pas voix au
chapitre.

Le petit Jeannin était littéralement foudroyé. Il ne bougeait non
plus que s'il eût été mort déjà. Ce coup qui le frappait au milieu
de son bonheur l'avait anéanti.

Au dehors, on s'agitait, on parlait, les soldats riaient. Les gens
du village, saisis d'effroi, n'avaient pas même l'idée de
protester.

Simon et sa femme se tenaient immobiles au seuil de leur maison.

Tous sentaient que la disgrâce de monsieur Hue de Maurever, leur
seigneur, leur enlevait les moyens de résister.

Derrière le compartiment de la ferme où se tenaient les bestiaux,
une petite porte communiquait avec la basse-cour.

Cette porte s'ouvrit doucement et Simonnette entra dans la salle
commune.

Elle avait les yeux gros de larmes et les sanglots étouffaient sa
poitrine.

--Oh! pauvre petit Jeannin! s'écria-t-elle en tombant sur la
paille auprès de lui, pourquoi allais-tu après cette méchante fée!

Elle lui saisit les deux mains et se prit à le regarder,
désespérée.

--Mourir! mourir! balbutia-t-elle parmi ses larmes, mourir! oh! je
ne veux pas que tu meures, Jeannin, mon petit Jeannin! je t'en
prie!

Elle était comme folle. Jeannin eut pitié.

--Écoute, dit-il, il faut te faire une raison, ma fille. Dans
notre métier, tu sais bien, souvent on va en grève le matin, et le
soir on ne revient pas. Songe donc! si tu m'avais attendu en vain,
pauvre Simonnette, auprès des petits enfants orphelins, c'est
alors que tu aurais eu raison de pleurer!

Il était sublime de sérénité simple et douce, Jeannin qu'on
accusait d'être _plus poltron que les poules._ Parmi les soldats
qui raillaient au dehors, pas un n'eût vu d'un coeur si calme
approcher sa dernière heure.

Ce qui l'occupait, c'était de consoler Simonnette. Mais Simonnette
ne pouvait pas être consolée. À travers la porte, on entendait les
soldats qui disaient:

--Oh ça! messire Méloir tarde bien à venir. Nous faudra-t-il donc
attendre pour souper qu'on ait pendu ce petit homme?

--Mes bons garçons, répondait maître Gueffès qui était, ce soir,
aimable et gai, m'est avis que messire Méloir aimerait autant
trouver la besogne faite.

Simonnette s'était retenue de pleurer pour écouter.

--Ils vont venir! murmura-t-elle.

Jeannin baissa la tête pour essuyer une larme à la dérobée.

--Je sais que tu es bonne, Simonnette, dit-il timidement; là-bas,
aux Quatre-Salines, il y a une pauvre vieille femme...

--Ta mère, Jeannin!

--Ma mère... c'est vrai... et j'aurais dû penser plus tôt à elle.
Ma mère qui est presque aveugle et qui n'a que moi pour soutien.

--Je serai sa fille! s'écria Simonnette.

--Le promets-tu? demanda Jeannin qui gardait un peu d'inquiétude.

--Je le jure! Le front de Jeannin se rasséréna aussitôt.

--Puisque c'est comme ça, dit-il, tu iras chez nous demain matin.
Tu ne diras pas tout de suite à la vieille femme: «Dame Renée, le
petit Jeannin est mort», parce que ça lui donnerait un coup, et
elle n'est pas forte. Tu lui prendras les deux mains, et tu
commenceras ainsi: «Dame Renée, dame Renée, c'est un métier bien
dangereux que de courir les tangues». Elle arrêtera son rouet pour
te regarder. Tu l'embrasseras, Simonnette, et tu reprendras comme
ça: «Dame Renée; oh! dame Renée!...»

Il s'arrêta et laissa échapper un gros soupir. Le coeur de
Simonnette se fendait.

--Oui, poursuivit encore l'enfant, qui luttait contre le navrant
de cette scène avec un courage héroïque; oui... je ne sais pas,
moi, Simonnette, comment tu tourneras cela; tu es plus habile que
moi, pour sûr. Ce qu'il faut, c'est la ménager, car elle aime bien
son petiot, va! Et... et... oh! mon Dieu! Je voudrais bien qu'ils
vinssent me prendre et me tuer, car cela fait trop souffrir
d'attendre!

Au dehors, les soudards causaient pour passer le temps.

--La fée des Grèves, disait Kervoz, les laveuses de nuit. Les
Korrigans, les femmes blanches et le reste, ce sont des mensonges,
et les nigauds s'y prennent.

--Mensonges, mensonges, grommelait Merry, quand on a vu pourtant!

--Est-ce que tu as vu, toi?

--Sur l'échalier qui est à droite de la maison de mon père, en
Tréguier, répondit Merry, j'ai vu les chats courtauds tenir
conseil; ils étaient deux, un roux et un _gâre_ (blanc et noir).
Le gâre avait les yeux verts.

--Et qu'est-ce qu'ils faisaient sur l'échalier?

--Ils parlaient en latin, je ne les ai pas compris. Un éclat de
rire général accueillit cette réponse.

--Quant aux _femmes blanches,_ dit l'archer Couan, dans l'évêché
de Vannes, d'où je suis, j'en connais par douzaines. Il y a celle
du marais de Glenac, auprès de Carentoir, qui prend les chalands
par les deux bouts et les fait tourner comme des toupies, jusqu'à
ce qu'elle les mette au fond de l'eau.

--Je n'ai jamais vu ni chats courtauds, ni femmes blanches, reprit
un autre soldat, mais mon oncle Renot est mort de la peur que lui
fit une lavandière à la lune.

On ne riait plus qu'à demi, parce qu'il ne faut pas parler
longtemps de choses surnaturelles, quand on veut que les vrais
Bretons restent gaillards.

Ils sont faits comme cela. Au bout de dix minutes, ils ont froid;
au bout d'un quart d'heure, leurs dents claquent.

Aussi aiment-ils de passion à entendre parler de choses
surnaturelles.

--Et les corniquets! poursuivit Merry, qui ne les a vus danser
autour des croix sur la lande? Une fois, Merry de Poulven, mon
parrain, était dans son courtil à gauler les pommes. C'était
dimanche et il avait tort. À l'heure de la fin des vêpres un
gentilhomme entra dans le courtil, par où? je ne sais pas, et dit
à mon parrain:

--Mieux vaut gauler des pommes à cidre que de braire au lutrin,
mon homme, pas vrai?

--Oh! oui, tout de même, répondit mon parrain, qui ne songeait pas
à mal.

Le gentilhomme, qui était un Corniquet, prit une gaule et se mit à
gauler des pommes avec mon parrain. Mon parrain pensait:

--Voilà, de vrai, un bon seigneur! Les pommes tombaient par
boissées. Quand tout fut tombé, le gentilhomme tendit sa perche à
mon parrain, qui n'avait guère de malice, oh! non.

Mon parrain prit la perche.

Aussi vrai comme Poulven est en Poulbalay, devers la rivière de
Rance, mon parrain se sentit emporté par-dessus ses pommiers. Le
gentilhomme tenait l'autre bout de la perche et il nageait dans
l'air comme un poisson dans l'eau.

Ce qu'il arriva? que mon parrain eut l'idée de dire un _Ave,_ et
que le malin lâcha la perche, en criant: Tu me brûles!

Quoi! mon parrain se réveilla avec une côte défoncée, sur les
pierres de Saint-Suliac, de l'autre côté de la Rance...

Il y eut un murmure sourd parmi les soldats et les villageois qui
s'étaient rapprochés pour entendre l'histoire.

--Mais la Fée des Grèves? reprit Kervoz, qui n'était déjà plus
fanfaron qu'à moitié. Un Mathurin se chargea de répondre.

--Y avait des années qu'on ne l'avait pas entr'aperçue, dit-il,
ornant son langage à cause de la circonstance; mais depuis
quelques jours approchant, elle a reparu de par ici, car les
écuellées de gruau s'en vont toutes les nuits, écuelles et tout.

Un Mathurin ayant ainsi parlé, les quatre langues des Gothon
brûlèrent.

--Ça, c'est vrai! s'écrièrent-elles toutes quatre à la fois; et
chacun sait bien que quand on la rencontre en mauvais état qu'on
est de péché mortel, on ne voit pas le soleil levant le lendemain
matin!

Parmi les soudards, il n'y en avait guère qui ne fussent en
mauvais état de péché mortel. Plus d'un regard furtif fouilla la
nuit avec terreur.

Il y eut un silence.

Pendant le silence, le malaise général augmenta. Messire Méloir
tardait trop.

Les torches pâlissaient, à bout de résine.

L'archer Conan ayant secoué la sienne pour en raviver la flamme,
on vit une ombre noire glisser derrière le pommier où pendait déjà
la hart. Chacun écarquilla ses yeux.

Quand le jet de flamme mourut, l'ombre sembla rentrer en terre.

Soudards et paysans, tous frissonnèrent jusque dans la moelle de
leur os.

--Allons, enfants! dit de loin Morgan, l'homme d'armes qui
remplaçait Kéravel, finissons-en. Allez chercher le petit gars et
mettez-lui la corde au cou vivement!




XIX. Le départ.

Les soldats se mirent en devoir d'obéir à l'ordre de Morgan, mais
ce fut à contrecoeur. Ils avaient l'esprit frappé.

Dans la ferme, Jeannin et Simonnette étaient à genoux côte à côte.

Jeannin avait prié Simonnette de l'aider à dire sa dernière
prière.

Simonnette pleurait, à chaudes larmes, mais Jeannin avait encore
la force de sourire, quand il la regardait.

Il priait de son mieux, demandant que sa mère eût une douce
vieillesse, et Simonnette une longue vie de bonheur.

Et vraiment, ainsi agenouillé, les yeux au ciel, ce petit Jeannin
avait la figure d'un ange.

Lorsque les soldats entrèrent il se releva.

--Adieu, Simonnette, dit-il, pense un petit peu à moi, et
souviens-toi de ce que tu m'as juré pour ma mère.

--Oh! Jeannin! ne t'en va pas! criait la jeune fille qui
s'attachait à lui avec désespoir. Simon et sa ménagère regardaient
cela du dehors. Ils voyaient bien que le bonheur de leur foyer
n'était plus. Les soldats prirent Jeannin et le menèrent vers le
pommier qui devait servir de potence.

Maître Vincent Gueffès se cachait derrière les Gothon. Sa mâchoire
souriait diaboliquement.

--Mon joli petit Jeannin, cria-t-il comme l'enfant passait, je
t'avais bien dit que je serais de la noce!

Une main se posa sur l'épaule du Normand. C'était la main de Simon
Le Priol.

--Vincent Gueffès, dit le bonhomme, je te défends de passer jamais
le seuil de ma maison. Gueffès se recula et grommela entre ses
dents:

--Voilà qui est bien, maître Simon! Il y avait une agitation
singulière parmi les soudards qui attendaient sous le pommier. Ils
se parlaient à voix basse et d'un accent effrayé. On entendait:

--Je te dis que je l'ai vue... une grande figure blanche et pâle
sur un corps tout noir.

--Elle est là, balbutia un autre; elle nous guette...

--Où ça?

--Derrière la haie.

--Saint Guinou! c'est vrai! Je vois ses yeux briller entre les
feuilles. Les torches jetaient des lueurs ternes et mourantes qui
faisaient tous les visages livides.

La lune, énorme et rouge, montrait la moitié de son disque sur le
talus du chemin.

--Est-ce fait? cria Morgan. Les deux soldats qui prirent le petit
Jeannin pour passer son cou dans le noeud de la hart, tremblaient
de la tête aux pieds. Jeannin murmura:

--Ah! bonne fée! bonne fée! Elle m'avait pourtant bien dit que ces
écus-là me porteraient malheur!

--Il appelle la fée! balbutia l'un des soldats.

L'autre lâcha prise. Le cou de Jeannin était pris dans la hart.

--Est-ce fait? demanda encore Morgan.

--C'est fait.

--Agitez les torches, que je voie cela! Les torches s'agitèrent et
lancèrent de longs jets de flammes.

On vit le pauvre Jeannin suspendu au pommier.

Mais on vit aussi une belle jeune fille qui soutenait ses pieds et
portait le poids de son corps. Jeannin souriait, au lieu de rouler
ses yeux et de tirer la langue comme font les patients de la hart.
Les torches avaient jeté leurs dernières lueurs. Elles
s'éteignirent. Dans cette obscurité soudaine, la panique prit les
soldats de Méloir, qui s'enfuirent en criant. Ils avaient vu le
pendu sourire et la Fée des Grèves qui le soutenait par les pieds!
Pas n'est besoin de dire que les Mathurin, les Gothon, les
Catiche, la Scholastique et les Joson avaient devancé les
soudards. Quelques minutes après, dans la ferme barricadée,
Fanchon la ménagère, et Simonnette s'empressaient autour du petit
Jeannin évanoui.

Simon Le Priol et Julien, son fils, étaient pensifs auprès du
foyer.

Dans un coin, une femme vêtue de noir se tenait immobile.

--Il revient à lui, le pauvre gars, dit Fanchon.

--Jeannin, mon petit Jeannin! répétait Simonnette, qui souriait et
pleurait.

--On ne peut pas le rendre à ses coquins de soudards, maintenant,
murmura Julien, c'est bien sûr! Simon secoua la tête.

--J'avais dit que mon gendre aurait cinquante écus nantais,
pensa-t-il tout haut; mais j'avais compté sans ma fillette. Le
petit gars n'a pas un denier vaillant, mais c'est tout de même,
puisque ma fillette le veut, il sera mon gendre.

--Le petit gars aura les cinquante écus nantais, s'il plaît à
Dieu! dit une douce voix dans l'ombre. Jeannin se leva tout droit.

--C'est la voix de la bonne fée! s'écria-t-il. Julien et
Simonnette disaient en même temps:

--C'est la voix de notre demoiselle! Ils demeurèrent un instant
interdits, parce que Reine avait passé pour morte, et que l'idée
d'un fantôme vient toujours la première à l'esprit du paysan
breton.

Il fallut que Reine se montrât à visage découvert.

Le petit Jeannin, tout chancelant encore, vint se mettre à genoux
devant elle.

--Fée ou femme, dit-il, morte ou vivante, que Dieu vous bénisse!

Reine lui prit la main.

--Oh! notre chère demoiselle est en vie, s'écria Julien,
puisqu'elle prend la main du petiot! Simonnette tenait déjà
l'autre main de Reine et la baisait.

--Je vous aimais bien déjà, murmura-t-elle, avant que vous
l'eussiez sauvé...

--Et tu m'aimes deux fois plus à présent? interrompit Reine, qui
souriait. Simon et Fanchon, mes bonnes gens, nous ferons ce
mariage-là pour la Sainte-Anne.

Le Priol et sa femme se tenaient inclinés respectueusement.

--Il me fallait bien sauver, continua Reine, ce beau petit
homme-là, puisque c'était moi qui lui avais mis la corde au cou.

Tous les regards l'interrogèrent, tandis que Jeannin murmurait
confus:

--Si j'avais su que c'était vous, là-bas, sur la grève, notre
demoiselle, je n'aurais pas serré si fort!

--Mes amis, dit Reine, je vais vous expliquer l'énigme en deux
mots: c'est moi qui avait enlevé l'escarcelle du chevalier Méloir,
parce que l'escarcelle contenait le prix maudit de la vie de mon
père. Jeannin qui me prenait pour la Fée des Grèves, a exigé de
moi cinquante écus d'or. J'étais pressée, car je portais des
vivres à monsieur Hue de Maurever: j'ai jeté l'escarcelle en lui
disant de bien prendre garde...

--C'est vrai, ça, interrompit Jeannin, et je ne méritais guère un
si bon conseil en ce moment-là!

--C'était donc vous, noble demoiselle, que j'avais aperçue hier, à
la brune, par les fenêtres brisées du manoir? demanda Julien.

--C'était moi.

--Et c'était vous aussi, notre maîtresse, ajouta Fanchon, qui
emportiez le gruau que nous placions sur le seuil de nos maisons
pour la Fée des Grèves?

--C'était moi.

--Et pourquoi notre chère demoiselle, murmura Simonnette, en
caressant la main de sa maîtresse et amie, n'entrait-elle pas chez
ses vassaux dévoués?

--Parce qu'il s'agissait de vie et de mort, fillette, répondit
Reine qui, cette fois, ne souriait plus.

--Notre demoiselle se défiait de nous, ma soeur, dit Julien, avec
un peu d'amertume; elle se faisait passer pour morte, afin que les
Le Priol ne puissent point la trahir!

--Votre demoiselle, ami Julien, répliqua Reine, a partagé vos jeux
quand vous étiez enfant. Elle vous aurait confié de bon coeur sa
propre vie, mais...

Julien l'interrompit d'un geste plein de respect et mit un genou
en terre auprès de Jeannin.

--Ce que notre demoiselle a fait est bien fait, dit-il; ma langue
a trahi mon coeur. Reine lui tendit la main, tout émue. Il y avait
l'étoffe d'un beau soldat dans ce grand et fier jeune homme qui
était à genoux devant elle.

La main qu'on lui tendait, Julien Le Priol la baisa avec un
enthousiasme chevaleresque.

--Je ne suis qu'un paysan, s'écria-t-il, mais je sais un lieu où
il y a des épées, et si Maurever, mon seigneur, et sa fille ont
besoin de mon sang, me voilà!

--Et moi aussi, me voilà! répéta gaillardement le petit Jeannin.

--Comment, toi, petiot! dit Reine, qui riait, attendrie, toi qui
es plus poltron que les poules!

--Je ne suis plus poltron, notre demoiselle, répliqua Jeannin de
la meilleure foi du monde; je crois même que je suis brave! Depuis
que j'ai vu la mort face à face, je sais ce que c'est; je ne
crains plus que le bon Dieu. Quant au diable et aux soudards, eh
bien, tenez, je m'en moque!

Il rejetait en arrière ses cheveux blonds d'un air mutin et ses
yeux pétillaient. Simonnette fut si contente de ce discours,
qu'elle lui planta un gros baiser sur la joue.

--Et moi aussi, me voilà! s'écria-t-elle ensuite, et mon père, et
ma mère, et tout le monde ici! et tout le monde dans le village!
Ah! Seigneur Jésus! que je me battrais bien pour ma chère
demoiselle!

--Donc, me voici à la tête d'une armée, dit Reine gaiement, ma
première opération militaire sera de diriger un convoi de vivres
vers la retraite de monsieur Hue, que je n'ai pu joindre depuis
trois jours.

--Prenons tout ce qu'il y a dans la maison et partons! dit Julien.
Simon Le Priol et Fanchon s'étaient mutuellement interrogés du
regard. Ils étaient dévoués aussi, mais ils étaient gens d'âge.

--Bien parlé, fils, prononça Simon d'un ton ferme, quoique
peut-être il eût été mieux de consulter ton père.

--Mon père ne sait pas ce que je sais, répondit le jeune homme en
se tournant vers le vieux Le Priol; je me suis mêlé aux soldats
tout à l'heure. Cette vipère de Vincent Gueffès les a excités au
mal. Ils disaient que le village de Saint-Jean était un nid de
traîtres, et que le mieux serait d'y mettre le feu une de ces
nuits.

--Ils sont les plus forts, murmura le vieillard en baissant la
tête.

--Pas pour longtemps peut-être, poursuivit Julien, car je sais
encore autre chose. Pendant que le chevalier Méloir repose sa
meute et s'apprête à mal faire, il se dit d'étranges nouvelles du
côté de la ville. Le duc François est malade et chacun regarde sa
maladie comme un châtiment infligé par Dieu au fratricide. Un
prêtre l'a dit en chaire dans l'église de Combourg. Si monsieur
Hue voulait, demain, il serait à la tête de dix mille bourgeois et
paysans...

--Monsieur Hue ne voudra pas! interrompit Reine; Hue de Maurever
est un gentilhomme et un Breton. Il aimerait mieux mourir mille
fois que de lever sa bannière contre son souverain légitime!

--Je vous le dis, notre demoiselle, reprit Julien, les choses
iront alors sans lui, et les soudards n'ont qu'à se presser s'ils
veulent avoir le temps d'incendier nos demeures. En attendant, si
mon père et ma mère acceptent pour fils ce petit gars-là (il
tendit la main à Jeannin), et j'en serai content, car il a un bon
coeur sous sa peau de mouton percée, m'est avis qu'il nous faut
prendre le large, car, demain, il fera jour, et toute cette
ribaudaille, sonnant le vieux fer, n'a peur des lutins que la
nuit.

Fanchon, la ménagère, parcourut la ferme d'un regard triste.

--Voilà trente ans que je dors sous ce toit, murmura-t-elle: c'est
ici que vous êtes nés tous deux, mes chers enfants.

--C'est ici que mon père est mort, dit à son tour Simon Le Priol,
et aussi le père de mon père. Sur ce lit, qui est là, j'ai fermé
les yeux de ma mère. Écoute-moi, fils Julien, et crois-moi: par
intérêt, pour tout l'or de la terre, par crainte, avec la mort
devant mes yeux, je ne quitterais point la pauvre maison des Le
Priol. Je m'en vais hors d'ici parce que je veux montrer mes vieux
bras à mon seigneur Hue de Maurever, et lui dire: Voilà ce qui est
à vous!

Reine sauta au cou du vieillard et l'embrassa comme s'il eût été
son père. Puis elle embrassa la ménagère Fanchon, qui essuyait ses
yeux pleins de larmes.

Simonnette, le coeur gros et la main tremblante, caressait les
deux belles vaches, la Rousse et la Noire.

--Allons! Allons! dit le petit Jeannin qui grandissait en
importance et prenait voix au conseil, nous reviendrons, maître
Simon, nous reviendrons, dame Fanchon. Simonnette, ma mie, nous
retrouverons la Noire et la Rousse. En route avant que la chasse
ne commence, ou nous pourrions bien rester en chemin!

Ce mot frappa tout le monde. Julien s'élança vers la partie de la
salle qui servait d'étable. Il appela de bonne amitié le petit
Jeannin, son nouveau frère, et tous deux revinrent bientôt avec
trois arbalètes et trois épées. Les paniers des femmes
s'emplirent. Tout ce que la ferme avait de provisions y passa.

Tubleu! si vous saviez comme le petit Jeannin était considérable
avec sa grande épée au côté et son arbalète à l'épaule!

Il cherchait d'instinct quelque chose à friser au coin de sa
lèvre.

Il est vrai qu'il n'y trouvait rien.

Quand tout fut prêt, Julien ôta les barricades de la porte.

C'était une caravane, vraiment, qui partait:

Le père, la mère, Reine, Julien, Simonnette et le petit Jeannin
équipé en guerre.

On fut bien encore un quart d'heure à tourner pour ne rien
oublier.

Puis le père Simon dit de sa plus grosse voix:

--Partons! Mais il avait les yeux mouillés, le vieil homme. Quant
à Fanchon, la ménagère, on fut obligé de l'entraîner. Elle s'était
agenouillée devant le crucifix de bois qui pendait à la ruelle du
lit. Elle disait:

--Une minute encore, que j'achève ma prière. C'était comme si on
l'eût menée au supplice. Et le petit Jeannin n'avait point fait
tant de façons pour aller sous le pommier. Enfin, tout le monde
était dehors. Simon referma sa porte et donna sa maison à la garde
de Dieu. Les bestiaux étaient libres dans le pâtis. La caravane se
mit en marche.

Jeannin faisait l'avant-garde, comme de raison. Les trois femmes
venaient ensuite. Simon et Julien formaient l'arrière-garde.

Au premier détour du chemin, Jeannin reconnut, contre la haie,
l'ombre longue et mal bâtie de maître Vincent Gueffès.

Il épaula vivement son arbalète. Mais le Normand perça la haie et
se sauva en criant:

--Bon voyage!




XX. Deux cousins.

Ce Vincent Gueffès était un gaillard sans préjugés comme sans
faiblesse. Son malheur était de vivre en ces temps ténébreux où de
larges épaules valaient mieux que la philosophie. Au sein de notre
âge éblouissant, maître Gueffès aurait fait son chemin.

Il faut plaindre ces siècles gothiques où des gens de talent comme
Vincent Gueffès étaient réduits à commettre des perfidies inédites
au fond d'une bourgade. Perles dans un fumier!

Vincent Gueffès compta nos voyageurs de nuit. Ils étaient six.

Vincent Gueffès ne croyait pas à la Fée des Grèves. Il savait
parfaitement le vrai nom de la fée prétendue.

Il lui en voulait à mort pour avoir sauvé le petit coquetier
Jeannin.

Il en voulait au vieux Simon Le Priol, qui lui avait interdit le
seuil de sa demeure. Il en voulait à Simonnette qui l'avait
méprisé, il en voulait à Julien qui était beau et brave: il en
voulait à tout le monde.

D'un saut, il gagna le manoir de Saint-Jean, où les soldats
s'étaient installés, et pria qu'on l'introduisît auprès du
chevalier Méloir.

Le chevalier Méloir venait de rentrer à son quartier-général,
après avoir couru les bourgs environnants pour crier l'édit ducal.

Il était las et de mauvaise humeur.

Pour le distraire, Bellissan le veneur découplait les lévriers
devant lui, dans la cour du manoir.

--Oh! Tarot! oh! Voirot! _Fa-hi!_ Rougeot! _Fa-hi!_ Voyez Nantois,
messire, quel jarret! et Pivois! et Ardois!

--Mais ce grand noir? demanda le chevalier en montrant un énorme
lévrier magnifiquement venu, qui se couchait à l'écart.

--Une belle bête, messire, répondit Bellissan, mais paresseuse et
couarde, je crois.

--Comment l'appelles-tu?

--Je l'ai acheté d'un manant qui le tenait par le cou et qui ne
savait pas son nom. Il y a bien quelque chose de griffonné sur son
collier, mais du diable si j'ai appris à lire!

--Il aura nom Reinot, pour l'amour de ma dame, dit Méloir.

--Reinot, soit. Ici, Reinot! Reinot, ici, chien! Le lévrier noir,
assis sur la hanche, les deux jambes de devant croisées, gardait
une superbe immobilité.

Bellissan fit claquer son fouet.

Le lévrier se leva, tira ses jambes, bâilla de toute la fente de
sa gueule et poussa un hurlement plaintif, en allongeant le cou.

--Voilà tout ce qu'il sait faire? demanda Méloir d'un ton de
mépris.

En ce moment, Grégeois et Pivois, les deux plus fortes bêtes de la
meute s'approchèrent de leur nouveau compagnon pour le
reconnaître. Entre chiens, la connaissance ne se fait guère
autrement que par un coup de gueule. Il y eut des grognements
échangés. Pivois et Grégeois voulurent mordre. Le lévrier noir
bondit par deux fois.

Grégeois et Pivois roulèrent en hurlant sur le pavé de la cour.

--Bon là! Reinot, mon filleul! cria Méloir enchanté; voilà un
brave camarade, Bellissan, et nous allons le mettre à la besogne
cette nuit même. Or ça, soupons lestement, et puis en route!

--C'est encore toi? se reprit-il, en voyant qu'on lui amenait
maître Vincent Gueffès.

--C'est encore moi, mon cher seigneur.

--Que veux-tu?

--Je veux vous dire que vous allez vous mettre en route d'abord,
quitte à souper ensuite.

--Explique-toi. Gueffès ne demandait pas mieux. Il raconta la
fuite de la famille et prononça le nom de Reine. Méloir ne le
laissa pas achever.

--Quel chemin ont-ils pris? demanda-t-il.

--La route de Normandie, mon cher seigneur.

--À cheval, têtebleu! à cheval! cria Méloir; si nous arrivons
avant eux au Couesnon, la fille du traître Maurever est à nous!

Le souper, cuit aux trois quarts, flairait bon pour l'appétit.
Hommes d'armes et archers s'ébranlèrent avec un regret manifeste.

Méloir laissa au château la moitié de sa troupe, sous les ordres
de Morgan.

Bien entendu qu'on n'avait pas même dit à Méloir l'histoire du
petit Jeannin pendu au pommier. C'était là un détail de trop mince
importance.

On partit. La meute s'élança au-devant des chevaux, et le lévrier
noir au-devant de la meute.

Au manoir restaient Corson, le héraut, Morgan et huit ou dix
soldats.

Corson soupa, bâilla et s'endormit; Morgan fit de même.

Maître Gueffès dit alors aux soudards:

--Il y a du cidre, du vin et de l'hypocras à la ferme du vieux
Simon Le Priol. Les soldats descendirent sans bruit la colline. On
enfonça la porte de Le Priol et l'on se mit à faire bombance. De
ce qui se passa en ce lieu entre Gueffès et les soldats ivres,
nous ne donnerons point le détail.

Mais quand nos fugitifs, qui avaient poussé leur pointe dans les
terres jusqu'au delà d'Ardevon pour éviter les poursuites,
descendirent dans le village de la Rive et entrèrent en grève, le
petit Jeannin s'arrêta tout à coup. Son bras étendu montra la côte
de Bretagne, dans la direction de Saint-Georges.

On voyait une grande flambée parmi les arbres. Les Le Priol et
Reine se retournèrent. Reine poussa un cri.

--Qu'est cela? demanda-t-elle. Le vieux Simon fit un signe de
croix.

--Que Dieu nous assiste, balbutia-t-il; c'est au village de
Saint-Jean-des-Grèves.

Fanchon fut obligé de s'asseoir sur le sable. Le coeur lui
manquait.

--Femme, lui dit Simon, la maison de mon père est brûlée. Nous
n'avons plus rien sur la terre, mais nous avons fait notre devoir.

Les doigts de Julien se crispaient autour du bois de son arbalète.

Les fugitifs restèrent là cinq minutes. Puis le petit Jeannin dit:
En avant!

On tourna le dos à l'incendie, et l'on se dirigea sur Tombelène.

Le vieux Simon ne se trompait point. C'était bien au village de
Saint-Jean qu'avait lieu l'incendie, et c'était bien sa maison qui
brûlait.

Seulement, il y avait d'autres maisons que la sienne. Maître
Vincent Gueffès ne faisait jamais le mal à demi.

Pendant toute cette nuit-là, Aubry travailla de son mieux. Il
avait travaillé la nuit précédente et la journée entière.

La lime était bonne. Aubry avançait à la besogne.

N'eût été la posture intolérable qu'il était obligé de garder,
limant d'une main, et de l'autre se soutenant à l'embrasure de la
meurtrière, sa tâche aurait été vite à fin.

Mais à chaque instant, ses doigts fatigués lâchaient prise. Il
retombait au fond de sa cellule, suant à grosses gouttes, épuisé,
haletant.

Pour retrouver du coeur, il lui fallait évoquer l'image de Reine.

Mais aussi, quelle vaillance nouvelle dès que ce nom chéri venait
à sa lèvre!

Il la voyait; elle était là, le soutenant et l'encourageant.

Il l'entendait qui disait:

--Nous avons besoin de votre bras, Aubry, pour nous défendre
contre nos persécuteurs. Courage!

Ce fut une nuit de fièvre, pendant laquelle plus d'une imagination
folle visita la solitude du captif. Vers le matin, la plus étrange
de toutes le prit au milieu de son travail.

Ce qu'il avait prévu la veille, dans sa conversation avec Reine,
arrivait. Il croyait entendre les aboiements lointains d'une meute
chassant sur la grève.

C'était une illusion, sans doute. Et pourtant, chaque fois que le
vent donnait, il apportait les aboiements plus distincts.

Et une fois, parmi ces aboiements, Aubry crut reconnaître celui de
maître Loys, son beau lévrier noir.

La fièvre amène comme cela de bizarres illusions. Aubry reprit sa
lime et travailla. La barre de fer était presque coupée.

Pourtant, elle tenait encore. L'aube se leva. Aubry se coucha sur
la paille et voulut prendre un instant de sommeil.

À peine était-il endormi que le bruit de la clé de frère Bruno,
tournant dans la serrure, le réveilla en sursaut. Frère Bruno
était pourtant déjà venu faire sa ronde et raconter son histoire.
Ordinairement, il ne venait qu'une fois.

Allait-il prendre l'habitude de faire deux rondes par nuit, et de
raconter deux histoires?

Ou bien le travail nocturne d'Aubry avait-il éveillé les soupçons?

Avant que notre prisonnier eût eu le temps de répondre en lui-même
à ces questions, un pas lourd et sonnant la ferraille succéda au
bruit des verrous.

--Eh bien! mon cousin Aubry, dit une grosse voix à la porte, nous
dormons encore! par mon patron, il paraît que nous faisons ici la
grâce matinée?

Aubry se leva vivement.

--Méloir! s'écria-t-il.

--Entrez, entrez, sire chevalier, dit le frère Bruno à son tour;
ce n'est pas très grand ces cellules, mais pour ce qu'on y fait,
voyez-vous, ça suffit. Je me souviens qu'en l'an trente-cinq, peu
de temps après mon arrivée au monastère, il y avait un prisonnier
nommé Olivier Triquetaine, lequel prisonnier était si gros qu'on
eut bien du mal à lui faire passer la porte pour entrer. Quant à
sortir, il n'en sortit que dans sa bière. Cet Olivier Triquetaine
était un assez joyeux compagnon. Il disait toujours le samedi
soir...

--Quand vous me reconduirez, mon frère, dit Méloir en le
congédiant, vous m'apprendrez au long ce que disait Olivier
Triquetaine les samedis soirs.

--Bon! fit Bruno, je n'y manquerai pas, puisque ça vous intéresse,
sire chevalier. Il sortit et ferma la porte à triple tour.

--Sire chevalier, cria-t-il à travers la planche de chêne, à
l'heure où il vous plaira de vous en aller, frappez et ne vous
impatientez pas, je vais à matines.

--Peste! dit Méloir en se tournant vers Aubry, mon cousin, tu as
un geôlier de bonne humeur! Et comment te portes-tu, depuis le
temps?

--Bien, répliqua Aubry.

--Le fait est que tu n'as pas encore trop mauvaise mine.

--Que viens-tu faire ici?

--Savoir de tes nouvelles en passant, mon cousin Aubry, et te
donner une bonne poignée de main. Il tendit sa main à Aubry, qui
la repoussa.

--Oh! oh! fit Méloir; sais-tu que c'est la main d'un chevalier,
mon cousin?

--Je le sais, et j'ai grande honte pour la chevalerie.

--Qu'est-ce à dire! s'écria Méloir qui fronça le sourcil. Mais il
se ravisa tout de suite.

--De temps immémorial, continua-t-il, les vaincus ont eu droit
d'insolence. Ne te gêne pas, mon cousin, ces murs de granit
doivent bien aigrir un peu le caractère. Des captifs, des enfants
et des femmes, un chevalier sait tout souffrir.

--Un chevalier! répéta Aubry qui haussa les épaules. Et l'on se
plaint que la chevalerie s'en va! Par Notre-Dame, mon cousin, s'il
y a beaucoup de gens comme toi portant éperons d'or et coeurs de
coquins...

Méloir pâlit.

--J'ai dit _coeurs de coquins,_ appuya Aubry, dont la voix était
calme et froide; si tu as quelque chose dans l'âme, va-t-en; car
je n'aurai pour toi que des paroles de mépris.

--Eh bien! mon cousin Aubry, dit Méloir en riant de mauvaise
grâce, j'en prends mon parti et je reste. Accable-moi, cela te
soulagera. Et moi, je prierai Dieu de me compter cette
humiliation, chrétiennement supportée, quand il s'agira de passer
la grande épreuve.

Que diable! ajouta-t-il, changeant de ton brusquement; ne peut-on
se faire la guerre et vivre en amis pendant la trêve? Allons!
cousin Aubry, laisse là ta gourme d'Amadis et causons comme
d'honnêtes parents que nous sommes.

Nous ferons remarquer ici que le type normand se divise en trois
catégories bien distinctes, mais également sujettes à caution.

Et il est entendu ici que ce mot _normand_ ne s'applique pas du
tout dans notre bouche aux habitants d'une province aussi célèbre
par son beurre que recommandable par son cidre. Le mot _normand_
est passé dans la langue usuelle au même titre que le mot
_gascon,_ que le mot _juif,_ et autres vocables exprimant des
nuances de moeurs ou de caractères.

Le _Juif_ est un _Arabe_ double; _l'Arabe_ est un coquin sans
malice qui fait la petite usure et devient rarement ministre des
finances. Le _Gascon_ ment pour mentir, c'est un artiste en
mensonges; le _Normand_ n'a garde de faire ainsi de l'art pour
l'art: il ment pour de l'argent.

Chez le Gascon, il n'y a pas beaucoup de bon, tandis que chez le
Normand, il n'y a rigoureusement que du détestable.

Voici du reste les trois catégories normandes:

1° Le _Normand-_finaud: type connu surabondamment; le maquignon
ordinaire des naturalistes.

2° Le _Normand-_doux, bien gentil garçon, mais plat comme ces
insectes dont le nom est proscrit, et qui troublent le sommeil du
pauvre.

3° Le _Normand-_brusque: un brave homme, un peu rustique, un peu
rude, mais le coeur sur la main.

Un franc luron, grosse voix, gros corps, gros mots.

Ah! un bien digne coeur, allez! trop probe peut-être pour nos
siècles corrompus, trop intègre, trop pur, à ce qu'il dit.

Néanmoins, veillez à vos poches!

Le chevalier Méloir n'était qu'une moitié de Normand collé à une
moitié de Breton.

La moitié bretonne déterminait son genre; il était
_Norman_d-brusque.

Maître Gueffès appartenait à une quatrième espèce, le
_Norman_d-vipère.

Mais, encore une fois, la patrie de Corneille, le moins _normand_
des grands poètes, est en dehors de tout cela, et nos _normands_
typiques naissent à Paris aussi souvent, pour le moins, qu'en
Normandie.

Méloir avait repris son air sans gêne.

--Songe donc, mon cousin Aubry, continua-t-il gaiement, je suis
las comme un malheureux, j'entre au couvent pour me reposer, le
prieur, comme de raison, m'offre sa table; mais moi je lui
réponds: «Mon révérend, vous avez ici un jeune homme d'armes qui
est mon cousin et que j'aime comme s'il était mon frère cadet, il
est prisonnier, permettez-moi de l'aller voir.» On me fait
descendre des escaliers du diable, au lieu de m'asseoir devant un
bon pâté de venaison, je m'enfouis dans un trou humide; et, pour
me récompenser, tu me dis des injures!

--Je ne t'avais pas prié de venir.

--C'est vrai, mais si je venais pour t'apporter de bonnes
nouvelles?

--Je n'aimerais pas à les recevoir de toi.

--Peste! mais c'est décidément de la haine!

--Non, prononça Aubry sans s'émouvoir; ce n'est que du mépris.

Méloir eut encore un petit mouvement de colère. Ce fut le dernier.
On s'habitue à l'insulte comme à autre chose.

--Haine ou mépris, mon cousin Aubry, dit-il, peu m'importe; je
suis venu ici pour causer, et, de par tous les diables, nous
causerons! prête-moi la moitié de ta paille.

Aubry ne répondit pas. Méloir prit une brassée de paille et la
jeta à l'autre bout du cachot.

--Comme cela, poursuivit-il en s'asseyant le dos contre le roc,
nous serons tous les deux à notre aise et nous ne pourrons pas
nous mordre.

Il avait débouclé son ceinturon pour s'asseoir, et son épée était
près de lui.




XXI. La rubrique du chevalier Méloir.

Il faisait grand jour maintenant, et, bien que le sol du cachot
fût encaissé profondément, Aubry et le chevalier pouvaient se
voir.

Le chevalier s'était arrangé de son mieux sur la paille et
paraissait bien décidé à ne point abréger sa visite.

--Te souviens-tu, mon cousin Aubry, dit-il, d'une conversation que
nous eûmes ensemble non loin d'ici, sur la route d'Avranches au
Mont? Tu portais la bannière de monsieur Gilles; moi, je portais
la bannière de Bretagne. Tu jugeais sévèrement notre seigneur le
duc; moi qui ai plus d'âge et d'expérience, j'étais plus
indulgent. Nous en vînmes à parler de nos dames, car il faut
toujours en venir là, et nous nous aperçûmes que nous étions
rivaux. Eh bien! Aubry, la main sur le coeur, cela me fit de la
peine pour toi.

Aubry eut un dédaigneux sourire.

--Il ne s'agit pas de cela, dit Méloir, ton sourire fait bien sous
ta moustache naissante, mais comme ELLE n'est pas là, ton sourire
est perdu. Il ne s'agit pas du tout, entre deux hommes qui se
disputent une belle, de savoir lequel des deux elle aimera.

--De quoi s'agit-il donc?

--Il s'agit de savoir lequel des deux en définitive sera son
seigneur et maître. Or, j'avais de la peine pour toi, mon cousin
Aubry, parce que je savais d'avance que tu ne gagnerais pas la
partie.

--Je ne l'ai pas perdue encore, murmura Aubry. Le regard du
chevalier se fixa sur lui à la dérobée, vif et perçant. Puis il
examina le cachot en détail comme s'il eût voulu guérir une
crainte fâcheuse qui lui était venue tout à coup.

Cette boîte de granit était bien faite pour chasser toute
inquiétude.

--Figure-toi, cousin Aubry, dit-il, qu'une idée folle vient de me
traverser la cervelle. La manière dont tu as prononcé ces paroles:
«Je ne l'ai pas encore perdue!» m'a sonné à l'oreille comme une
menace. J'ai pensé que tu avais peut-être un moyen de trouver la
clé des champs. Or, si tu la trouvais, la clé des champs, ta
partie ne serait vraiment pas trop mauvaise.

Le regard d'Aubry se releva lentement.

--Voilà qui commence à piquer ta curiosité, n'est-ce pas?
interrompit Méloir. Je pourrais te tenir rigueur à présent, car tu
n'as pas été aimable avec moi, mais je suis bon prince et n'ai
point de rancune. Je vais te parler absolument comme si tu m'avais
reçu à bras ouverts. Oui, mon cousin Aubry, la chance tourne, et
si tu étais en liberté, tu aurais, comme on dit, les quatre as de
la quinte de grande séquence, qui marquent, (ensemble le point)
quatre-vingt-dix sans jouer. Et alors, moi, je me trouverais repic
avec ma fameuse maxime: il vaut mieux se faire craindre qu'aimer,
car je n'aurais plus même le moyen de me faire craindre.

Aubry écoutait de toutes ses oreilles.

Méloir fit une pause.

Il semblait jouir de l'attention nouvelle que lui prêtait son
compagnon.

--Mais, reprit-il avec un gros rire railleur, il te manque
justement la clé des champs, mon cousin Aubry, et ce n'est pas moi
qui te la donnerai! Voilà de bonnes murailles, ma foi! mon jeu
vaut mieux que le tien. On t'aime, mais j'épouserai. N'y a-t-il
pas de quoi rire?

--Quand on est un mécréant sans foi ni honneur... commença Aubry.

--Fi donc! tu en arrives tout de suite aux gros mots. Ta position
te protège, mon cousin, ce n'est pas généreux.

--Fais-moi descendre en grève, s'écria Aubry, donne-moi une épée,
et prends avec toi deux ou trois de tes routiers, tu verras si je
soutiens mes paroles!

--Bien riposté! Mais nous sommes trop vieux, mon cousin, pour nous
laisser prendre ainsi. Je te tiens quitte de toute réparation. Tu
es le plus vaillant écuyer du monde, voilà qui est dit. Si nous
étions tous deux en grève, tu me pourfendrais, comme Arthur de
Bretagne pourfendit le géant du mont Tombelène, voilà qui est
convenu... En attendant, causons raison; il me reste à t'apprendre
pourquoi ta partie serait si belle, si une bonne fée venait, par
aventure, briser tes fers et percer les murailles de ton cachot.
Les choses ont bien marché depuis le huitième jour du présent mois
de juin qui va finir. François de Bretagne est demeuré frappé de
la citation solennelle à lui portée par le vieux Maurever. Il a
vieilli de dix années en deux semaines. Sans cesse il pense au
dix-huitième jour de juillet, qui est le jour fixé pour sa
comparution devant le tribunal de Dieu. Et ses médecins ne savent
pas s'il atteindra ce terme, tant la vie s'use vite en lui. Or, le
soleil couchant n'a plus guère d'adorateurs: les mages vont au
soleil qui se lève; en ce moment où je te parle, un homme résolu
qui déploierait au vent un chiffon armorié en criant le nom de
monsieur Pierre, le futur duc, mettrait en fuite mes cavaliers et
mes soudards, comme une troupe d'oies effrayées.

Aubry baissait la tête pour cacher le feu qu'il sentait dans ses
yeux.

Il songeait à son barreau de fer coupé aux trois quarts.

Dans quelques heures il pouvait être libre.

Il avait besoin de toute sa force pour contenir le cri de joie qui
voulait s'échapper de son coeur.

Méloir qui lui voyait ainsi la tête basse, triomphait à part soi.

Il poursuivit:

--Mais qui diable songerait à jouer ce jeu, sinon toi, mon cousin
Aubry? Le vieux Maurever, qui est un saint,-- cela, je le
proclame!-- aimerait mieux se faire tuer cent fois que de lever la
bannière de la révolte. Et notre petite Reine n'est qu'une femme,
après tout.

--Oh! gronda Aubry, feignant le désespoir et la rage, être obligé
de rester là comme une bête fauve dans sa cage de fer!

--C'est désolant, je ne dis pas non, car je travaille, moi,
pendant ce temps-là, mon cousin Aubry. Si bas que soit le duc
François, j'ai toujours bien une quinzaine devant moi, et je m'en
demande pas tant, par Dieu! Dans trois jours j'aurai fait mon
affaire...

--Trois jours! répéta Aubry plaintivement.

--Au plus tard. J'oubliais de te le dire: cette fatigue qui
m'oblige à m'asseoir sur ta paille vient de ce que j'ai fait un
petit tour de chasse cette nuit dans les grèves.

--Ah! fit Aubry qui se redressa; j'avais bien cru entendre...

--Les cris de ma meute? interrompit Méloir; ah! les chiens
endiablés! Quelle vie ils ont menée! Figure-toi qu'ils sont venus
jusque dans les roches au pied du Mont. Cette nuit nous les
mènerons à Tombelène.

Un frisson courut dans le sang d'Aubry, mais il garda le silence.

--D'ailleurs, poursuivit Méloir, c'est du luxe que cette meute. Je
l'ai fait venir pour me donner des airs de grandissime zèle, car
je sais un coquin qui me mènera, dès que je le voudrai, à la
retraite de Maurever.

Aubry ne respirait plus. Le chevalier s'arrangea sur la paille et
chercha ses aises.

--Ce n'est pas là le principal, dit-il; ce que je veux
t'apprendre, c'est ce qui a trait à notre fameuse partie, c'est le
moyen que j'emploierai pour obtenir la main de notre belle Reine.

--La violence? murmura Aubry.

--Fi donc! tu ne me connais pas. La belle avance de se faire
craindre, pour en arriver à menacer comme un brutal! Ce ne serait
vraiment pas la peine. Se faire craindre, mon cousin Aubry, c'est
comme je te l'ai dit déjà, le grand secret d'amour, mais à la
condition d'avoir en soi, quand on use de ce cher talisman, tout
ce qu'il faut pour plaire. Or, malgré les quinze ou vingt années
que j'aie de plus que toi, Aubry, mon ami, je porte encore assez
galamment mon panache; ma jambe n'enfle pas trop le cuissard:
regarde! et dans ce corselet d'acier, ma taille conserve sa
souplesse. La violence! sarpebleu! les voilà bien, ces
jouvenceaux, qui frapperaient les femmes s'ils ne soupiraient pas
en esclaves à leurs pieds! Nous autres chevaliers,-- et Méloir se
redressa, ma foi, d'un grand sérieux,-- nous avons d'autres
rubriques. Et pour ton édification, mon cousin Aubry, je vais t'en
enseigner une.

Il s'interrompit et son gros rire le reprit.

--Oh! oh! s'écria-t-il, pour le coup, te voilà qui dresses
l'oreille! Il faut, en vérité, que je sois un bien bon parent, ou
que j'aie confiance majeure dans les verrous de messer Jean
Gonnault, prieur des moines du mont Saint-Michel, pour te montrer
comme cela le fond de mon sac. Mais je ne me souviens pas d'avoir
vu jamais une figure plus drôle que la tienne, mon cousin Aubry:
je m'amuse à te contempler comme on s'amuse à regarder un
_mystère_ ou une _sotie,_ représentée par d'habiles histrions.

Ce fut au tour du prisonnier de froncer le sourcil. Méloir prenait
rondement sa revanche.

--Ne te fâche pas, continua-t-il, et laisse-moi me divertir. Voici
donc la rubrique annoncée: J'arrive à la retraite de monsieur Hue
de Maurever, mon futur et vénéré beau-père, je l'arrête au nom du
duc François, lui, sa fille et sa suite, s'il en a, par fortune,
ce que je ne crois guère. Je les emmène. Tu suis bien, n'est-ce
pas? En chemin, je pousse mon cheval aux côtés du sien et je lui
dis:

--Sire chevalier, je fus de vos amis, et vous avez dû vous étonner
grandement de me voir prendre le rôle qui est présentement le
mien.

Il ne répond que par un regard de dédain. J'insiste. Il m'envoie
au diable.

Tu vois que je mets tout au pis, mon cousin.

J'insiste encore et je lui dis avec tristesse:

--Vous m'avez bien mal jugé, Hue de Maurever. Tout ce que j'ai
fait, je l'ai fait pour vous. Dès la première heure où vous avez
été en danger, j'ai voulu vous sauver, fût-ce au péril de ma
propre vie!

Naturellement il ouvre une oreille, car enfin, dès qu'une énigme
est posée, on aime à en savoir le mot. Moi, je salue
respectueusement, et je fais mine de vouloir me retirer. Il me
retient en disant:

--Je ne vous comprends pas. À moins qu'il ne préfère dire:

--Expliquez-vous. Je lui laisse le choix entre les deux tournures.
Je reviens aussitôt d'un air humble et affectueux. Je reprends:

--Messire Hue, j'aime votre fille...

--Et à ce coup, il te tourne le dos, malandrin que tu es!
interrompit Aubry.

--Je crois que tu as raison, répondit tranquillement Méloir; à cet
aveu il devra me tourner le dos. C'est la crise. Mais je ne me
démonte pas, et j'ajoute d'un ton pénétré:

--Pensez-vous, messire Hue, qu'avec un pareil amour, j'aie pu, un
seul instant?... Il m'interrompt par un rude:

--En voilà assez!

Car il faut faire la part de sa mauvaise humeur. Moi, je m'écrie:

--Ah! messire Hue! l'accusé a du moins le droit de la défense; au
moment où je vous ai dit: j'aime votre fille, vous avez cru
deviner le mobile de ma conduite, vous avez pensé: le chevalier
Méloir veut nous conduire aux pieds du duc François, livrer ma
tête et demander pour récompense la main de ma fille...

Si je puis verser une larme en cet endroit, mon cousin Aubry, tout
est dit! Si je ne peux pas verser une larme, je ferai semblant de
m'essuyer les yeux et je poursuivrai avec chaleur:

--Hélas! messire Hue, tel n'est point mon dessein. Je ne suis
qu'un pauvre gentilhomme, c'est vrai, mais j'ai le coeur aussi
haut qu'un roi. Mon dessein, c'était de prendre l'emploi de vous
pourchasser, afin qu'un autre, moins ami, n'en fût point chargé.
Mon dessein était, le premier jour comme aujourd'hui, de venir à
vous et de vous dire: «La terre Normande est là, sous vos pieds,
messire Hue; vous êtes libre. Que Dieu vous garde...»

--Ah! scélérat maudit! s'écria Aubry, qui avait de la sueur aux
tempes.

--Aimerais-tu mieux me voir te livrer au grand prévôt du duc
François? demanda Méloir en ricanant.

--Je voudrais te voir en champ clos et l'épée à la main, charlatan
d'honneur!

--Puisque tu te fâches ainsi, mon cousin Aubry, interrompit Méloir
en se levant, c'est que ma recette est bonne et qu'elle doit
réussir.

Aubry se leva également.

--Oui, elle est bonne, ta recette! balbutia-t-il d'une voix
entrecoupée par la fureur; Hue de Maurever, qui est la générosité
même. Et peut-être que Reine pour sauver la vie de son père...

--Par saint Méloir! s'écria le chevalier, chacune de tes paroles
me ravit d'aise, mon cousin. Il paraît décidément que j'ai touché
le joint.

La colère bouillait dans le coeur d'Aubry. L'effort même qu'il
faisait pour se contenir était un aliment à sa fureur. Méloir le
regardait d'un air provocant.

--Et maintenant, reprit-il, je n'ai plus rien à te dire, mon
pauvre cousin. Au revoir, et bien de la résignation je te
souhaite. Quand nous nous retrouverons, je te présenterai à ma
dame.

La rage du jeune homme fit explosion en ce moment. Toute idée de
prudence avait disparu en lui.

--Lâche! lâche! lâche! s'écria-t-il par trois fois en s'adossant
contre la porte; tu me retrouveras plus tôt que tu ne penses... et
quand tu ouvriras la bouche pour tromper le noble vieillard et sa
fille, mon épée te fera rentrer le mensonge dans la gorge!

--Ah!... fit Méloir qui recula jusque sous la fenêtre. Aubry
aurait voulu rappeler les paroles prononcées. Mais il n'était plus
temps.

--Sarpebleu! dit Méloir, j'étais venu un peu pour cela. Il paraît
que nous avons, nous aussi, des rubriques? Il regarda tout autour
du cachot une seconde fois et plus attentivement. Aubry s'était
recouché sur sa paille; il ne parlait plus.

Aubry avait les mains libres; plus d'une fois l'idée lui était
venue de s'élancer sur le chevalier; mais celui-ci était armé
jusqu'aux dents, et Aubry n'avait rien pour se défendre.

Après qu'il eut fait son examen, Méloir grommela:

--Pas une fente où passer le doigt! ce petit-là n'est pas un
farfadet, pourtant!

--Ah! fit-il en se ravisant; la meurtrière! Aubry tressaillit de
la tête aux pieds. Méloir redressa sa grande taille, et comme sa
tête n'atteignait pas encore la meurtrière, il sauta.

--Un lapin passerait bien là! murmura-t-il.

Son regard sembla faire la comparaison de la largeur de la fenêtre
avec l'épaisseur du corps d'Aubry.

--Si le barreau était coupé... pensa-t-il tout haut.

Il ôta son gantelet de fer, se haussa sur ses pointes et le lança
violemment contre le barreau qui rendit un son fêlé.

--Ah! sarpebleu! sarpebleu! s'écria-t-il, mon cousin, j'ai bien
fait de venir!

Mais il n'acheva pas, parce que le jeune homme se voyant perdu et
prenant une résolution soudaine, avait profité du moment où Méloir
attaquait le barreau pour s'élancer sur lui.

En un clin d'oeil, Méloir fut terrassé.

Aubry, qui appuyait son genou contre sa poitrine, lui mit sa
propre épée sur la gorge.

--Un cri, un mot, dit-il à voix basse, et je te tue comme un
chien!

--Et bien tu ferais, mon cousin Aubry, repartit Méloir qui ne se
déconcertait pas pour si peu; tu as agi de bonne guerre... Et je
n'ai pas déjà si bien fait de venir! Mais tu peux serrer ma gorge
un peu moins fort si tu veux. Je t'engage ma parole de chevalier
que je n'appellerai pas au secours.




XXII. Frère Bruno.

Quand Aubry eut un peu lâché prise, Méloir avala une lampée d'air
avec une satisfaction manifeste.

--Tu as un bon poignet, mon cousin, dit-il, et moi, je suis un
sot. Ta rubrique vaut beaucoup mieux que la mienne. Voilà tout. Il
n'y a pas de quoi se fâcher pour cela.

--Écoute, Méloir, lui répondit le jeune homme d'armes, tu étais un
brave soldat autrefois, et un bon compagnon... Je n'ai pas le
courage de te tuer...

--Peste! interrompit Méloir, me tuer! Tu n'y vas pas par quatre
chemins, toi, mon cousin Aubry!

--Je le devrais pour monsieur Hue de Maurever et pour sa fille...

--Du tout, interrompit encore Méloir; tu sais bien, je suis
incapable...

La main d'Aubry s'appesantit un peu plus sur la gorge du
chevalier.

--Tais-toi! dit-il rudement; je n'ai pas le loisir d'écouter tes
billevesées. Je veux bien t'épargner, mais c'est à condition que
tu ne me gêneras point dans l'accomplissement de mon dessein.

--Foi de chevalier! s'écria Méloir; tu n'as qu'à scier ton barreau
devant moi; si tu veux, je te ferais la courte échelle.

--Bien obligé. Cette voie me semble désormais incommode et
dangereuse. Pourquoi sortir par la fenêtre, quand la porte est là?

--Je te fais observer, mon cousin Aubry, que tu me serres le cou
sans y songer. Je déteste les demi-mesures. Étrangle-moi comme il
faut, morbleu! ou lâche-moi!

--Je te lâcherai dès que nous serons d'accord.

--Je ne peux pourtant pas t'ouvrir cette porte, moi! s'écria
Méloir d'un ton dolent.

--Me promets-tu qu'une fois libre, tu ne tenteras contre moi
aucune résistance?

--Je le promets.

--Me promets-tu que tu te laisseras lier les mains et les jambes?

--À quoi bon, mon cousin?

--Et mettre un bâillon sur la bouche? acheva Aubry, dont les
doigts firent un petit mouvement.

--Je le promets! je le promets! je le promets! dit Méloir
précipitamment.

--T'engages-tu à me céder ton armure pour que je m'en revête sous
tes yeux?

--Mon armure?

--Depuis les éperonnières jusqu'à la salade.

--Ah! cousin Aubry! mon cousin Aubry, grommela le pauvre
chevalier, je ne t'aurais jamais cru si madré que cela!

--T'y engages-tu?

--Je m'y engage.

--Sous serment?

--Sous serment.

--À la bonne heure! Relève-toi donc et tiens ta parole comme un
gentilhomme.

Pour ce qui était de se relever, Méloir ne se le fit point dire
deux fois. Quant à tenir sa parole, peut-être aurait-il trouvé
quelque _exception,_ comme on dit au Palais, s'il n'avait pas vu
sa bonne épée toute nue entre les mains d'Aubry.

Sa dague restait bien encore au fourreau, mais Aubry de Kergariou
était un fier homme d'armes. L'attaquer avec une dague quand il
avait l'épée à la main, c'eût été folie.

Méloir se secoua, s'étira, se tâta.

--Allons, dit Aubry, en besogne! Méloir fit un pas vers lui. Aubry
lui mit sans façon la pointe de l'épée entre les deux yeux.

--À distance! dit-il; les bons comptes font les bons amis; ne
m'approche pas, ou je te pique!

--Tu as donc défiance?

--J'ai hâte. En besogne.

--J'y suis, mon cousin Aubry, j'y suis! Méloir se mit en effet à
délacer son armure. Il n'avait que les pièces légères et non point
la carapace en fer que le quinzième siècle portait encore au
combat. Son équipement consistait en éperonnières d'acier, vissées
aux cuissards de gros buffle, corselet de mailles, manches de
buffle, salade sans visière, à plumail. Aubry le suivait de
l'oeil.

Quand Méloir eut achevé de se désarmer, ne gardant que ses
chausses et son justaucorps, Aubry prit sous la paille de son lit
une corde qui devait lui servir dans son évasion projetée.

--Donne tes poignets! commanda-t-il.

--Attends au moins que tu sois armé. Aubry eut un sourire.

--Je m'armerai quand tu seras lié, répliqua-t-il; donne tes
poignets!

Méloir obéit enfin, mais bien à contrecoeur. Ce bon chevalier
avait espéré véritablement rétablir sa partie pendant qu'Aubry
ferait sa toilette.

Il grommela en tendant ses poignets:

--Qui diable aurait pensé que ce petit homme-là pût jouer si
serré?

--Voilà, dit Aubry, qui avait fait un beau noeud; je te tiens
quitte des pieds. Assieds-toi maintenant à ma place et réfléchis,
si tu veux, aux vicissitudes du sort.

Méloir s'assit. Il avait beaucoup l'air d'un renard qu'une poule
aurait pris. En un clin d'oeil, Aubry fut armé de pied en cap.

--Suis-je bien comme cela? demanda-t-il.

--Sarpebleu! s'écria Méloir en colère, ne faut-il encore que je te
serve de miroir?

--Allons! allons! ne te fâche pas, cousin Méloir. Une fois ou
l'autre, je te rendrai tes armes. À présent, nous n'avons plus que
le bâillon à mettre.

Il était trop tard pour faire résistance.

Méloir se laissa bâillonner.

Mais il ne restait plus trace de son excellent caractère. Il
roulait dans sa tête de féroces pensées de vengeance.

Aubry lui souhaita courtoisement le bonjour et donna du gantelet
dans la porte.

Il frappait à tour de bras, se souvenant que le bon frère Bruno
avait dit: «Je vais à matines».

Mais il paraît que le bon frère Bruno s'était ravisé, car au
premier coup la porte s'ouvrit.

Aubry ne put s'empêcher de faire un pas en arrière.

--Il était là! pensa-t-il; il a dû tout entendre. Et comme, au
même instant, Méloir se leva brusquement, poussant des cris
inarticulés sous son bâillon, Aubry se vit perdu.

--Qu'a donc ce maître fou? s'écria cependant le bon frère Bruno.
Sire chevalier, donnez-lui du plat de votre épée entre les deux
épaules!

Méloir s'était élancé vers la porte. Il cherchait à mettre son
visage en lumière et à se faire reconnaître du moine convers.

Mais celui-ci se tournant vers Aubry:

--Je n'ai jamais vu le prisonnier comme cela! dit-il, vous l'aurez
donc fait boire, sire chevalier? En l'an trente-neuf, nous avions
un captif du nom de Thomas Gréveleur, qui devint maniaque dans ce
même cachot. J'ai envie de vous conter son histoire. Figurez-vous
que ce Thomas Gréveleur...

Méloir se démenait furieusement.

--Sortons! dit Aubry qui était tout pâle et qui s'étonnait que la
méprise du frère pût se prolonger ainsi.

Le bon Bruno fit retraite aussitôt, et comme Méloir s'attachait à
lui, le bon Bruno ne crut pouvoir moins faire que de communiquer à
ce prisonnier récalcitrant un coup de poing paternel.

C'était un digne poignet que celui du bon moine. La poitrine de
Méloir sonna comme un tambour. Il chancela et tomba sur la paille.

--Voire! dit Bruno indigné, ce n'est pas ma besogne que de
caresser les fous! je m'en suis fait mal à la deuxième phalange du
doigt _annularius..._

Aubry avait passé le seuil. Bruno le suivit, parlant toujours et
grondant de plus belle. Il ferma la porte avec soin. Cela fait, il
se prit les côtes à deux mains et regarda Aubry en éclatant de
rire. Aubry ne savait que penser.

--Oh!... oh!... oh!... disait le frère Bruno, dont les yeux se
remplissaient de larmes; j'en mourrai, messire Aubry, j'en
mourrai! Voilà une histoire, seigneur Dieu! une histoire comme on
n'en a jamais raconté!

--Vous m'aviez donc reconnu? balbutia Aubry déconcerté.

--Bon Jésus! pensez-vous que j'aie la berlue! Oh! oh! les côtes!
les côtes! il s'est déshabillé de lui-même! il a été bien
obéissant!

--Ah ça, est-ce que vous le voyiez?

--Le trou de la serrure, donc, messire Aubry! Je le voyais comme
je vous ai vu toute la journée d'hier limer votre barreau, et
j'avais bonne envie de vous apporter une escabelle pour tenir vos
pieds, car vous deviez fatiguer dans cette position-là.

Aubry le regardait ébaubi.

--Eh bien! mon jeune seigneur, reprit Bruno, quand vous m'aurez
regardé avec des yeux d'une toise! J'aime les bonnes histoires,
moi! Et je raconterai encore celle-là dans vingt ans si je vis.
D'ailleurs, vous savez bien: j'étais un soldat entier, vertubleu!
avant d'être une moitié de moine. Le vieux Maurever m'a gagné le
coeur en venant jusqu'ici rabattre l'orgueil d'un meurtrier. Vous
m'avez gagné le coeur, vous, en brisant votre épée pour ne la
point déshonorer. Et ce coquin de Méloir, au contraire, m'échauffa
les oreilles quand il fit le chien couchant, ce jour-là. Or, tout
ceci me rappelle une assez gaillarde histoire qui se passa en l'an
vingt-huit, derrière Bellesmes, en Normandie...

--Mon bon frère Bruno, interrompit Aubry, le plus pressé est que
je sorte de l'enceinte du monastère; vous me conterez votre
histoire dehors.

--Je puis vous la conter en chemin, messire Aubry. C'était le
chevalier Pothon de Xaintrailles qui voulait entrer dans
Bellesmes, de nuit, malgré l'Anglais. Durham était dans Bellesmes
avec quatre cents archers du Nord, qui auraient tué une alouette à
cinquante toises...

Aubry serra tout à coup le bras du frère convers. Ils étaient
sortis du corridor et débouchaient dans le cloître, où quantité de
moines se promenaient. Bruno changea de ton soudain.

--Oui, sire chevalier, dit-il avec toutes les apparences d'un
respect profond; les trois cachots se font suite l'un à l'autre et
sont creusés dans le roc vif. Dom Nicolas Famigot, vingt-quatrième
abbé du saint monastère, fit, en outre, redorer la statue
tournante de saint Michel, archange, qui est au sommet du
campanile. Son décès eut lieu le dix-neuvième jour de mars, en
l'an 1272, et le cartulaire rapporte...

Le cloître était traversé.

--Du diable si je sais ce que rapporte le cartulaire, messire
Aubry, reprit Bruno; le cartulaire ne contient point de bonnes
aventures comme celle dont j'ai été témoin aujourd'hui. Ah!
laissez-moi rire encore un petit peu, je vous en prie. Quelle
figure il avait ce Méloir! et ses regards piteux!... Ah!... ah!...
ah!... Et maintenant, je donnerais bien deux ou trois deniers pour
savoir quelle vie il mène tout seul dans votre cachot!

Aubry ne pouvait partager l'expansive hilarité du frère servant.
Son casque n'avait pas de visière. Méloir avait dû amener quelque
suite avec lui au couvent: Aubry craignait de rencontrer des
hommes d'armes sur son passage et d'être reconnu.

Mais Bruno avait contre sa crainte des arguments sans réplique.

--Les soudards, disait-il; ah! ah! je les ai vus, ce sont d'assez
bons drilles. C'est moi qui les ai menés au réfectoire des
laïques. Ils y sont entrés sur leurs jambes; mais il faudra les en
tirer sur des civières, oui bien! Ah! ah! j'ai été soldat, et je
fais pénitence!

Frère Bruno passa sa langue sur ses lèvres, ému au souvenir de
quelque bonne aventure.

Ils descendirent le grand escalier, traversèrent la salle des
chevaliers, le réfectoire des moines, et arrivèrent au seuil de la
salle des gardes.

--La tête haute! dit frère Bruno qui était un observateur; l'air
insolent, le poing sur la hanche, c'est comme cela que marche le
Méloir!

Les gardes firent avec respect le salut des armes. La porte
extérieure s'ouvrit.

--Je suis chargé, dit le moine servant au portier, de montrer la
chapelle Saint-Aubert au digne chevalier Méloir.

--Que Dieu vous accompagne! souhaita le frère tourier. Et ils
passèrent. Aubry respira bruyamment. Le frère Bruno était aussi
content de lui.

--Maintenant, reprit-il, où allez-vous, mon jeune seigneur?

--Je ne puis vous le dire, répliqua Aubry.

--Ah! si fait, si fait! s'écria Bruno, puisque je vais avec vous.

--Comment! vous venez avec moi?

--Je vous suis au bout du monde!

--Mais votre habit, mon frère?...

--Je n'ai pas fait des voeux, messire Aubry, je vous l'ai dit: je
ne suis qu'une moitié de moine, et je ne me soucie pas beaucoup de
vous remplacer dans le cachot creusé par dom Nicolas Famigot,
vingt-quatrième abbé du mont Saint-Michel,-- bien que ce soit un
fort bel ouvrage.

--Vous croyez qu'on vous rendrait responsable?...

--Le chevalier Méloir parlerait du coup de poing. Un beau coup de
poing, messire, avez-vous vu? Et ce soir je coucherais sur la
paille. À ce sujet-là je sais une histoire qui va véritablement
vous bien divertir, du moins je l'espère. C'était en l'an...
attendez donc!... l'année m'échappe, mais c'était bien sûr avant
l'an quarante, parce que j'avais encore mes trois dents de devant
qui me furent cassées d'un méchant coup de masse d'armes sous
Hennebon. Et celui qui me gâta ainsi la mâchoire en mourut. Il
arriva que le sire de Vilaine qui tenait la seigneurie de
Landevan...

--Mon frère Bruno, interrompit Aubry, je vais en un lieu où je
n'ai pas le droit de vous emmener.

--Tournez ici, messire Aubry, répondit le convers; mieux vaut
entrer un peu en grève que de marcher dans ces roches diaboliques
qui usent en deux jours de temps la meilleure paire de sandales.
Comme ça, vous ne voulez pas de mon histoire? C'est bon messire
Aubry; quant au lieu où vous allez, si vous ne m'y menez pas, moi,
je vous y mènerai.

--Vous sauriez?...

--Croyez-vous que le troisième carreau de mon compagnon Alain,
l'archer qui veillait sur la plate-forme, il y a deux nuits,
n'aurait pas mieux touché but que les deux premiers? Mon compagnon
Alain n'a jamais manqué trois coups de suite en sa vie. Et Dieu
merci, on voyait la jeune fille au clair de lune comme je vous
vois, messire Aubry. Heureusement, j'avais écouté au trou de la
serrure, pendant que vous causiez avec elle...

--Ah ça! tu es un diable, toi! s'écria le jeune homme d'armes,
moitié riant, moitié fâché.

--Plaignez-vous! Je saisis le bras d'Alain, mon compagnon, et je
lui dis: Voici un gobelet de vin que saint Michel archange envoie
à son fidèle gardien. Et maître Alain de relever son arbalète pour
prendre la tasse. La tasse était profonde. Quand Alain, mon
compagnon, l'eut retournée, la demoiselle Reine de Maurever était
à l'abri derrière l'angle de la muraille.

Aubry lui prit la main et la serra vivement. Frère Bruno s'arrêta
et releva les manches larges de son froc.

--Regardez-moi ça, dit-il en montrant des bras d'athlète; quand
les soudards de Méloir viendront chercher le vieux Hue de Maurever
là-bas, à Tombelène, ces bras-là pourront leur faire encore bien
du chagrin. Je tiens joliment une épée. Quand je n'ai pas d'épée,
j'aime assez un gourdin. Quand je n'ai pas de gourdin, tenez, je
m'en tire comme je peux.

Il avait saisi à deux mains une grosse roche qu'il balança un
instant au-dessus de sa tête. La roche partit comme si elle eût
été lancée par une machine de guerre, et s'en alla briser un
poteau planté dans le sable à trente pas delà.

Frère Bruno sourit bonnement.

--Supposez le Méloir en place du poteau, dit-il, ça lui aurait,
bien sûr, ôté l'appétit pour longtemps.

--Mais dites-moi, mon jeune seigneur, reprit-il soudainement,
avez-vous jamais ouï conter l'aventure de Joson Drelin, bedeau de
la paroisse de Saint-Jouan-des-Guérets?




XXIII. Comment Joson Drelin but la rivière de Rance.

Tout en parlant, Aubry de Kergariou et frère Bruno avaient fait le
tour du Mont. Ils se trouvaient à peu près en face de Tombelène.

Aubry réfléchissait.

Bruno racontait.

--Joson Drelin, disait-il, en son vivant bedeau de la paroisse de
Saint-Jouan-des-Guérets, était un vrai compère qui se connaissait
en cidre, comme le pauvre monsieur Gilles de Bretagne, dont Dieu
ait l'âme, se connaissait en vins de France.

Et après tout, messire Aubry, se connaître en rubis gascons est le
fait d'un chevalier, comme se connaître en jus de pommes est le
fait d'un bedeau, c'est moi qui dis cela, sauf le respect d'un
chacun et la révérence-parler.

Donc, au baptême des cloches de Saint-Jouan-des-Guérets, en l'an
quarante-trois, ou quatre, car la mémoire n'y est plus. Ah dam! je
n'ai plus vingt-cinq ans, non, ni trente non plus: être et avoir
été, ça fait deux!

Je disais donc qu'en l'an quarante-trois ou quatre, Joson Drelin
sonna tant qu'il but beaucoup.

S'il sonna tant, c'est que le sonneur était malade; s'il but
beaucoup, c'est qu'il avait grand'soif, pas vrai? M'écoutez-vous,
messire Aubry?

Aubry ne répondit point. Il pressait le pas, car il avait grande
hâte de voir ceux qu'il aimait.

Et après tout, il ne pouvait pas renvoyer ce brave homme, qui
s'était compromis pour le sauver.

Pourtant, introduire un étranger dans la retraite du proscrit!
Aubry hésitait parfois.

--C'est bon! je vois bien que vous m'écoutez, cette fois,
continuait le bon frère servant, qui suait, qui soufflait, qui
bavardait tant qu'il pouvait; et ça ne m'étonne point, l'histoire
étant agréable, quoique véridique en tout point. Pour avoir bu
beaucoup, il advint qu'un soir, Joson Drelin se trouva un peu
ivre. Sa ménagère lui dit: Couche-toi, Joson, mon bonhomme; comme
ça tu seras sûr de ne point battre et de n'être point battu.

Joson Drelin, justement, n'avait pas sommeil.

--Holà! dit-il, la femme, donne-moi la paix ou je vais reboire!

--Reboire! Tu n'avalerais pas seulement plein mon dé de cidre,
tant tu es rond, mon pauvre bonhomme Joson! Quant à cela, chacun
sait bien que les femmes sont sur la terre pour nos péchés. Défier
un homme de boire! Avez-vous vu chose pareille?

Joson Drelin, ainsi tenté par le démon de son chez soi, prit la
rage; il appela des métayers qui passaient sur le chemin et leur
dit:

--Hé! les chrétiens! voulez-vous voir un homme boire toute l'eau
de la rivière de Rance? Les métayers s'approchèrent.

--Voilà ce que c'est, reprit Joson Drelin, mes vrais amis,
écoutez-moi bien. La femme dit que je ne boirais pas plein un dé
de cidre; moi, je parie boire toute l'eau qui, présentement, coule
en rivière de Rance, de Plouër jusqu'à Saint-Suliac...

Les métayers haussèrent les épaules. L'un d'eux avait un sac de
cuir plein de pièces d'argent, parce qu'il avait vendu ses vaches
au marché de Châteauneuf. Joson Drelin lui dit:

--Ton argent contre ma maison! Qui poussa les hauts cris? Ce fut
la ménagère. Mais l'homme au sac de cuir regarda la maison, qui
était bonne, et répondit bien vite:

--Tope! Ta maison contre mon argent! Les autres métayers dirent:

--C'est topé la main dans la main! Qui renie est un failli coq!

--Au fait, s'écria Aubry répondant à ses propres réflexions, un
brave soldat de plus, dans la bagarre, c'est quelquefois le salut.

--Oh! sur ma foi, messire Aubry, repartit Bruno, Joson Drelin
était bedeau, non point soldat du tout, je vous l'assure.

--Allons! marchons ferme, frère Bruno! La mer monte, et il nous
faut passer à Tombelène.

--Je sais bien, messire, je sais bien. Mais vous n'avez donc pas
fantaisie de connaître comment fit Joson Drelin pour boire toute
l'eau qui coulait en rivière de Rance, depuis Plouër jusqu'à
Saint-Suliac?

C'est pourtant là le merveilleux de l'histoire. Et je me souviens
que le frère Pacôme, second sommelier du temps de l'abbé défunt...
Oh! oh! mais c'est ce frère Pacôme qui eut une bonne aventure en
l'an trente-sept! Figurez-vous que la veille de Noël, il était
allé quérir le vin des trois messes...

--Allons! disait Aubry qui voyait venir la mer; pressons le pas!

--Saint-Sauveur! je vais pourtant de mon mieux! frère Pacôme se
trouvait être sourd d'une oreille depuis l'an vingt-huit, qu'il
avait été piqué d'un insecte malfaisant dans les blés normands.

En allant chercher le vin des trois messes il rencontra maître
Olivier Chouesnel, syndic des peaussiers et mégisseurs de la ville
d'Avranches. Savez-vous comment il s'était marié, ce maître
Olivier Chouesnel? Mais il ne s'agit pas de maître Olivier
Chouesnel. Revenons à frère Pacôme... c'est-à-dire, finissons
auparavant, afin de procéder par ordre, l'histoire de Joson
Drelin, bedeau de Saint-Jouan-des-Guérets; les autres viendront
ensuite à leur tour.

Une belle paroisse, messire Aubry, où j'ai connu un vicaire qui se
nommait Mélin Moreau, et qui fatiguait bellement les chantres au
lutrin quand il voulait.

Son frère cadet vendait du lard au Pré-Botté de Rennes, du lard et
des oeufs cuits durs, saindoux, savons, fromage et beurre
assaisonné. Il mourut des coups que lui avait donnés sa troisième
femme.

Oh! la maîtresse femme! L'année qu'il trépassa, je me souviens que
le feu prit en l'église Saint-Sulpice, à Fougères, et que mon
oncle Mathieu, hallebardier de la chanoirie, eut la jambe cassée
par un cheval fou.

Donc, Joson Drelin était bien empêché quand il fallut tenir sa
gageure de boire la rivière.

Sa ménagère se lamentait et pleurait, disant: Que Dieu ait pitié
de nos vieux jours! Nous voilà sans maison et sur la paille!...

Frère Bruno en était là de son récit, lorsque Aubry le saisit
rudement par les épaules et le poussa en avant.

La mer arrivait dans le lit du ruisseau qui sépare les deux monts,
et frère Bruno avait déjà de l'eau jusqu'aux mollets.

Or, dans ces sables, quand on a de l'eau jusqu'aux mollets, la
tête y passe souvent.

Frère Bruno se mit à rire quand il fut à pied sec.

--Messire Aubry, dit-il, je vous rends grâce. Voilà ce que c'est
que de bavarder: je ne regardais pas mon chemin. Cela me rappelle
l'histoire du vieux Martin de Saint-Jacut, qui fut noyé en
chantant _ma mère l'Oie..._ Donc, la femme de Joson Drelin...

--Morbleu! mon frère! s'écria Aubry, nous allons nous fâcher si
vous ne laissez là une bonne fois Joson Drelin et sa femme!

Bruno le regarda stupéfait.

--L'histoire ne vous plaît pas, messire? dit-il; c'est surprenant.
Mais des goûts, il ne faut point discuter, et je vais alors, vous
achever l'aventure de Pacôme, second sommelier de l'abbé défunt.

--Ni cette aventure ni d'autres, mon frère! Avalez votre langue et
mettez vos jambes au trot, car la mer va nous entourer.

--Oh! répliqua le moine servant, j'aurai toujours bien le temps de
vous conter ce qui advint à maître Olivier Chouesnel, syndic des
peaussiers et mégisseurs de la ville d'Avranches, le jour de ses
noces.

--Un mot de plus, et je vous laisse là, mon frère!

--Bon, bon, messire Aubry, ne vous fâchez pas! Je ne conte mes
anecdotes qu'à ceux qui me les demandent. Et encore, bien souvent,
je me fais prier, témoin ce qui m'arriva en l'an quarante-cinq, au
pardon de Noyal-sur-Seiche...

Aubry n'en voulut point entendre davantage. Il prit sa course, et
le frère Bruno resta seul dans les tangues.

--Oh! oh! fit-il: pareille chose m'advint en Basse-Bretagne avant
la guerre. Je voulus raconter l'histoire du meunier Rouan, qui
vendit son âme au Malin pour une paire de meules, mais...

--Oh! oh! fit-il encore en sursaut, voici la mer pour tout de bon!

Cette fois, il n'entama aucune histoire, et prit ses jambes à son
cou.

La forteresse que les Anglais avaient construite au mont Tombelène
était considérable, et pouvait contenir nombreuse garnison. En
partant, quelques mois avant les événements que nous mettons sous
les yeux du lecteur, Knolle ou Kernol, le lieutenant de Bembroc,
qui était resté le dernier à Tombelène, avec cent ou cent
cinquante hommes d'armes, fit sauter les ouvrages de défense, rasa
le château et mit le mont à nu.

Il ne restait debout que la partie occidentale des murailles,
flanquée par la tour démantelée où nous avons vu monsieur Hue de
Maurever dormir, son épée entre les jambes.

Ces murailles, la tour, une courtine élevée de plusieurs pieds
au-dessus du sol, et le bâtiment intérieur dont le rez-de-chaussée
n'avait été démoli qu'en partie, formaient encore une retraite
assez vaste, qu'il était très facile de clore et de mettre à
l'abri d'un coup de main, surtout à cause de cette circonstance,
que le reste de l'île était complètement découvert.

Au moment où Aubry de Kergariou et le frère Bruno traversaient la
Grève, il y avait bien des yeux inquiets fixés sur eux derrière le
mur en ruine. Monsieur Hue de Maurever, qui était resté si
longtemps seul sur le roc abandonné, avait maintenant de la
compagnie, plus qu'il n'en eût voulu peut-être.

Outre sa fille Reine, les Le Priol et le petit Jeannin qui étaient
arrivés au milieu de la nuit, nous trouvons à Tombelène tout le
village de Saint-Jean: les quatre Gothon, les quatre Mathurin,
Scholastique, les trois Catiche, les deux Joson et d'autres, dont
nous ferions le dénombrement avec zèle si ces humbles pages
étaient une épopée.

Nous dirions l'âge, le poil et la généalogie de tous ces braves
fils du Marais, de toutes ces vierges laides ou belles. Et après
avoir invoqué la muse Calliope, fille de Jupiter et de Mnémosyne
(patronne antique des plagiaires), nous prêterions à nos Bretons
des actions grecques ou latines.

Mais les brouillards salés de l'Armorique détendraient vite les
cordes de la vieille guitare d'Apollon. Le _biniou_ seul, avec sa
poche de cuir et sa nasillarde embouchure, supporte le rhume
chronique de ces contrées.

Chantons au biniou!

Les paysans du village de Saint-Jean-des-Grèves avaient émigré,
parce que leurs demeures n'étaient plus qu'un monceau de cendres.

Maître Vincent Gueffès avait payé ainsi l'hospitalité reçue.

Il avait dit aux soudards ivres:

--Le traître Maurever se cache dans une des maisons du village.
J'en suis sûr.

Les soldats avaient enfoncé les portes. Quand on enfonce la porte
du paysan breton, si faible qu'il soit, il frappe. Les bonnes gens
avaient tapé de leur mieux. Il y avait eu la bataille.

Puis l'incendie.

Car c'était bien le village de Saint-Jean que Reine et les Le
Priol avaient vu flamber en entrant dans la grève, de l'autre côté
d'Ardevon.

Hommes, femmes, enfants, ils étaient là une quarantaine derrière
les débris de la forteresse anglaise.

Comme ils se doutaient bien qu'on avait reconnu leurs traces et
qu'on les relancerait, toute la nuit avait été employée au
travail. Des pierres amoncelées bouchaient déjà les brèches, et
une nouvelle enceinte s'élevait du côté de l'intérieur.

On se préparait à un siège.

Le vieux Maurever ne s'occupait point de tout cela. Il était dans
sa tour; Reine, assise à ses pieds, mettait sa belle tête blonde
sur ses genoux. Maurever était plus heureux qu'un roi.

--Reine, dit-il en caressant les doux cheveux de la jeune fille,
j'ai cru que je ne te verrais plus. Quand ton panier a passé sous
mes yeux emporté par le courant, mon coeur est devenu froid et
comme mort. Oh! que je t'aime, ma fille chérie! Pour les travaux
de ma longue vie, je ne demande à Dieu qu'une récompense, ton
bonheur!

Reine couvrait ses mains de baisers.

--Toi, reprenait Maurever avec mélancolie, tu m'aimes bien aussi,
je le sais. Mais l'amour des jeunes gens pleins d'espérances ne
ressemble point à l'amour triste des vieillards. À mesure qu'on
vieillit, Reine, la tendresse se concentre et se resserre, parce
que les objets aimés deviennent plus rares. Ainsi, moi, j'ai perdu
ma femme qui était une sainte, j'ai perdu tes frères qui étaient
de nobles coeurs. Il ne me reste que toi. Toi, au contraire, tu
prendras un mari et tu l'aimeras. Tu auras des enfants et tu les
adoreras. Que restera-t-il pour ton pauvre vieux père?

--Ce qui restait à votre mère tant aimée quand vous fûtes époux et
que vous devîntes père. Une larme tomba sur la barbe blanche du
chevalier.

--Ma mère! murmura-t-il; Dieu m'est témoin que je l'aimais. Oh!
Reine! pourtant ma mère est morte seule au manoir du Roz, pendant
que j'étais en guerre. Promets-moi que tu seras là pour me fermer
les yeux!

Reine ne répondit que par des baisers plus tendres. Ç'avait été
une scène touchante, lorsque le vieux proscrit, après trois jours
entiers d'attente, avait revu enfin sa fille, escortée par ses
fidèles vassaux.

Avant de la baiser, il avait mis un genou en terre pour remercier
Dieu.

Puis, il l'avait serrée contre sa poitrine déjà creusée par la
faim.

Puis encore, il avait mangé avidement, au milieu des Le Priol, qui
avaient des larmes plein les yeux à l'idée de ce qu'avait souffert
leur pauvre seigneur.

Reine le servait, lui présentant le pain et la coupe pleine.

On les avait laissés seuls après le repas.

Il y avait déjà longtemps qu'ils s'entretenaient ainsi.

Un silence se fit. Le chevalier contemplait sa fille. Un sourire
vint à sa lèvre austère.

--Je suis jaloux de lui! murmura-t-il.

--Lui qui vous aime tant, mon père!

--Et crois-tu que je ne l'aime pas, moi, pour lui donner ainsi mon
cher trésor! s'écria le proscrit qui enleva Reine dans ses bras et
la posa sur ses genoux comme un enfant. C'est un bon soldat, c'est
un coeur généreux; je veux bien qu'il soit mon fils. Mais je te le
dis, ma Reine bien-aimée, la vieillesse est un long supplice. Nous
n'acquérons plus jamais, et toujours nous perdons jusqu'au seuil
de la tombe. Voici un homme fort, jeune, heureux, souriant aux
promesses que l'avenir prodigue. Le monde est à lui! que fait-il?
Il vient demander au vieillard dépossédé une part de son bien
suprême. Le riche a besoin de l'obole du pauvre: ainsi est la vie!

Il baissa la tête, et ses cheveux blancs inondèrent son front.
Reine était devenue triste à l'écouter.

--Tu l'aimes donc bien! demanda-t-il brusquement. Reine se
redressa.

--Oui, mon père, dit-elle d'une voix grave et lente.

--Et lui?

--Mon père, il m'aime assez pour renoncer à moi si je lui dis:
Monsieur Hue de Maurever a besoin de sa fille et la veut garder.

Elle n'acheva pas, parce que le vieillard l'étouffait en un baiser
passionné.

--Folle! folle! disait-il. Oh! le cher coeur! Oh! la bonne fille
qui aime bien son père! Écoutes-tu les paroles d'un fiévreux! Je
rêve, tu vois bien, je rêve! Ce qu'il me faut, ma Reine, c'est ton
bonheur, c'est le sourire à ta lèvre rose. Écoute, la vieillesse
n'est si malheureuse que par son égoïsme ombrageux. Nous ne
gagnons rien, disais-je. Ingrat et insensé! Ce fils, Aubry, qui va
venir remplacer mes fils décédés, n'est-ce rien? Et ces beaux
anges blonds qui ressembleront à leur mère, les enfants de ma
Reine, mes petits-enfants, mes jolis amours!

Reine cacha dans son sein son front rougissant. Il lui prit la
tête à pleines mains et la baisa.

--Dieu est bon, dit-il en extase; ce sont de beaux jours qui me
restent!

À ce moment, les planches qui fermaient la tour tombèrent en
dedans.

--Le chevalier Méloir avec un moine! cria Julien Le Priol,
essoufflé.

--Le chevalier Méloir! répéta Maurever, qui s'élança vers la
meurtrière.

On se souvient qu'Aubry avait endossé l'armure de l'ancien
porte-bannière de Bretagne.

--Noir et argent, murmura le vieux seigneur après avoir regardé;
ce sont bien ses couleurs! Julien posa un carreau sur son
arbalète.

--Je ne manque guère mon coup, messire, dit-il en épaulant son
arme, et j'attends vos ordres.




XXIV. Dits et gestes de frère Bruno.

Heureusement Reine avait de bons yeux. Elle abattit vivement, de
sa blanche main, l'arbalète de Julien Le Priol qui cherchait déjà
son point de mire.

--Ce n'est pas le chevalier Méloir, dit-elle.

--Et qui est-ce donc, notre demoiselle?

--C'est Aubry de Kergariou.

--Déjà! murmura Maurever. Julien sourit, débanda son arbalète et
sortit.

--Si j'étais seulement gentilhomme, pensait-il en regagnant l'abri
de sa famille, je voudrais qu'elle ne reconnût personne d'aussi
loin que cela!

Il soupira un petit peu.

Et ce fut tout, car Julien était un vaillant gars dont la pensée
pouvait se montrer tout entière.

L'instant d'après, Aubry entrait dans la tour.

Maurever lui tendit les bras et l'appela son fils.

Reine lui donna sa main.

Il fallut savoir l'histoire de ce déguisement. Aubry s'assit entre
sa fiancée et son père. Cet instant-là compensait toutes les
heures cruelles passées dans la cage de pierre.

--Mes fils, disait cependant Bruno aux émigrés du village de
Saint-Jean, nous avons vu vos maisons brûler, du haut de la
plate-forme, ici près, au monastère. Moi qui ai été soldat avant
d'être moine, je connais cela. Si vous avez un verre de cidre, je
boirai à votre santé, bien volontiers, mes fils, car, tout le long
du chemin, messire Aubry m'a forcé de lui conter des histoires.

Jeannin lui emplit une écuelle.

--Toi, reprit Bruno en caressant la joue du petit coquetier, tu
ressembles comme deux gouttes d'eau au saint Jean-Baptiste de
l'église de Tinténiac, mon pays natal, et je vais te conter une
histoire qui te fera grand plaisir.

--Si vous avez été soldat comme vous le dites, repartit Jeannin,
mieux vaudrait nous aider dans nos travaux.

--Bien parlé, mon neveu! s'écria Bruno, comme disait Malestroit,
mon capitaine, qui eut le bras coupé par un boulet de pierre au
bas de Bécherel, en l'an trente et un. Quant à vous aider, ce sera
de bon coeur; je suis ici pour cela, ne pouvant rentrer au
monastère sans une immunité du prieur claustral. Voyons votre
besogne.

Il rejeta son froc en arrière et retroussa ses manches, en homme
de vert travail. Jeannin, Julien, quelques Mathurin et les Joson
lui montrèrent le commencement d'enceinte. Frère Bruno approuva le
tracé et se mit immédiatement à l'oeuvre.

Dans la courtine, étaient Simon Le Priol, sa femme, Simonnette,
toutes les Gothon et autres Catiche; Scholastique préparait le
repas commun. On était triste en cet endroit-là. Simonnette avait
la larme à l'oeil, parce que le petit Jeannin, étant devenu un
homme de guerre, ne s'occupait plus d'elle autant qu'elle l'aurait
voulu.

Les choses étaient bien changées, rien que depuis l'avant-veille,
jour de la Saint-Jean. Ce soir-là, souvenez-vous-en, le petit
Jeannin avait ses pieds nus dans les cendres si humblement! Et,
pour une fois qu'il osa prendre la parole, on le fit taire.

Mais il avait été pendu depuis lors, et cela forme un jeune homme.

Son importance grandissait à vue d'oeil, les Gothon le
regardaient; les Mathurin le jalousaient. On prétendait que deux
Suzon, dont nous n'avons point parlé encore à cause de l'abondance
des matières, l'avaient effrontément demandé en mariage.

C'était un personnage.

--Peau-de-Mouton, mon joli blondin, lui dit frère Bruno, je me
fais maître-maçon, et je te prends pour ma coterie. À ce coup
Jeannin se redressa; sa position était désormais officielle.

Il jeta un regard vers la courtine, où les femmes étaient
rassemblées, et prit le pas sur tous les Mathurin.

--Je ferai de mon mieux, frère Bruno, répliqua-t-il avec une
orgueilleuse modestie.

--Apporte-moi cette roche, mon garçonnet, reprit le moine en
montrant un pierre presque aussi grosse que Jeannin. Jeannin s'y
prit vaillamment, mais son effort n'ébranla pas même la roche. Les
Mathurin se mirent à rire.

--Vous qui riez, dit le moine, mettez-vous quatre et faites ce que
le blondin n'a pu faire. Les Mathurin suèrent sang et eau; la
pierre ne bougea pas.

--Oh! oh! s'écria le frère Bruno; on dit que les gars du Marais
ont des mains de beurre. Voyez ce que vaut la moitié d'un moine!

Il saisit la roche et la porta, l'espace de dix pas, jusqu'à
l'enceinte improvisée.

Tout en la portant, il disait:

--Personne de vous n'a connu Robin de Ploërmel, qui écrasa la
queue du diable? Je vous réciterai sa légende au souper. À
présent, travaillons, mes mignons, car nous aurons du nouveau
cette nuit.

Les Mathurin le contemplaient avec admiration. Frère Bruno leur
assigna leur poste de travail et entonna la ronde du pays de
Vannes:

_La beauté, de quoi sert-elle_

_Ligèrement belle hirondelle,_

_Ligèrement?_

_El' sert à porter en terre,_

_Ligèrement, blanche bergère._

_Ligèrement!_

Il chantait cela, le frère Bruno, d'une belle voix de vêpres, sur
un de ces airs tristes et bizarrement rythmés que l'on ne trouve
qu'en Bretagne.

C'était de la gaieté, mais de la gaieté bretonne, qui donne aux
noces même une bonne couleur d'enterrement.

Les gars se prirent à travailler en mesure comme les matelots au
cabestan.

La besogne allait, le moine chantait:

_As-tu la chanson nouvelle,_

_Ligèrement, belle hirondelle,_

_Ligèrement? La chanson du cimetière,_

_Ligèrement, blanche bergère,_

_Ligèrement!_

La fable d'Orphée se renouvelait. Les pierres dansaient au son de
cette musique. Les gars se démenaient.

--Holà! les filles! cria le frère Bruno, je ne peux pas tout
faire, moi! Venez donc chanter pendant que nous peinons.

Les filles qui s'ennuyaient toutes seules ne demandaient pas
mieux. Le troisième couplet, un peu plus lugubre que les deux
premiers, s'entonna en choeur, bien joyeusement. Le quatrième, ou
_bière_ rime avec _bergère,_ fut chanté en sautant. Au cinquième,
on ne se sentait plus d'allégresse.

Au sixième, les Gothon, les Catiche, la Scholastique, les Suzon,
Simon Le Priol et sa grave ménagère elle-même remuaient la terre
en gavottant comme des bienheureux.

L'enceinte s'élevait. Quand le vieux Maurever, Aubry et Reine
sortirent de la tour, ils étaient dans une véritable forteresse.
Le frère Bruno s'approcha respectueusement de monsieur Hue.

--Que Dieu vous bénisse, mon bon seigneur, dit-il, et la jolie
demoiselle, et même messire Aubry, mon ami, qui m'a planté là en
pleine grève, quoique je prisse la peine de lui raconter une
histoire ou deux pour abréger le chemin. Je viens ici dérouiller
mes pauvres bras, qui s'engourdissaient là-haut.

--Mais si le prieur s'aperçoit de votre fuite, répliqua monsieur
Hue, il enverra ses hommes d'armes après vous.

--Quel prieur? Il faut distinguer: le prieur claustral, je ne dis
pas; mais il ne s'occupe pas du dehors. Quant au prieur des
moines, il a porté l'armure comme moi, et la main lui démange trop
souvent pour qu'il ne comprenne point mon cas. D'ailleurs, je n'ai
point prononcé de voeu, mon bon seigneur, et à mon retour je
n'aurai que la discipline simple, qui est donnée par frère
Eustache, mon compère.

Le vieux Maurever fronça le sourcil.

--Je n'aime pas qu'on plaisante, même innocemment, des choses de
la religion, mon frère, dit-il avec sévérité.

--Bon! s'écria Bruno désespéré, voilà qu'on va me renvoyer avant
la bagarre! J'aurai la discipline tout de même et je ne me serai
point battu! Mon bon seigneur, ayez pitié de moi!

--Père, murmura la douce voix de Reine, il a aidé Aubry à se
sauver.

--Et j'ai donné trois tours de clé sur ce coquin de Méloir, ajouta
Bruno; saint patron, monseigneur, si vous aviez vu sa figure!

--C'est un excellent homme, dit Aubry, à son tour; sans lui, les
jours de ma captivité auraient été bien durs.

--Oui, oui, s'écria Bruno; je lui ai conté de fières histoires au
jeune seigneur...

--Et tenez, interrompit-il en prenant sans façon monsieur Hue par
la manche, ce frère Eustache, dont je vous parlais, a eu, avant
d'entrer en religion, vers l'an trente-trois, au mois d'avril, une
bien gaillarde aventure dans la ville de Guichen, entre Rennes et
Redon.

Il venait de vendre des poules au marché de Guer, car il tenait
une métairie pour la douairière de La Bourdonnaye, là-bas, sous
Pont-Réan. Il était à cheval, jambe de ci, jambe de là, sur son
bât et il allait chantant:

_Dansons la litra,_

_Litra litanrire,_

_Dansons la litra,_

_Litra lilanla!_

Vous savez, la _litra_ se danse à reculons, en se tapant les
talons devant derrière. Et j'ai connu au bourg de Bains un
tailleur de cercles en châtaignier pour les fûts, poinçons et
barriques, qu'on venait voir danser la _litra_ de dix lieues à la
ronde. Il était borgne d'un oeil et se nommait Pelo Halluin. Sa
soeur Matheline piquait la toile à voile à la Roche-Bernard et fut
mariée à Juillon le Guennec, qu'on appelait le Bancal, à cause de
ses jambes qu'il avait de travers.

Ce Pelo Halluin... mais c'est de frère Eustache que je veux vous
entretenir, mon bon seigneur.

--Que vous disais-je? murmura Aubry à l'oreille de monsieur Hue.

Le vieillard se prit à sourire. Il paraît qu'Aubry lui avait déjà
parlé du digne frère Bruno et de ses histoires.

--Donc, reprit ce dernier, frère Eustache était alors un jeune
gars, éveillé comme un ver luisant...

--Assez! frère Bruno, interrompit monsieur Hue.

Le pauvre moine s'arrêta court.

--Aurai-je offensé mon bon seigneur? balbutia-t-il.

--Assez! vous dis-je, je vous permets de rester ici avec nous.

Bruno frappa ses mains l'une contre l'autre et poussa un long cri
de joie.

--Mais à une condition, ajouta Maurever.

--Laquelle, monseigneur, laquelle?

--C'est que, pendant votre séjour, vous ne raconterez pas une
seule histoire.

--Ah! s'écria le moine en riant de tout son coeur; voilà, par
exemple, qui n'est pas difficile! Croyez-vous que je sois un
bavard, Seigneur Dieu! Cela me rappelle une aventure qui m'arriva
en l'an quarante-quatre dans une auberge de la Guerche. Nous
étions trois: mon cousin Jean, Michel Legris et moi. Je dis à
Michel Legris: Michel, mon fils, as-tu ouï conter l'aventure du
gruyer-juré de Lamballe qui...

Il fut interrompu par un éclat de rire que poussa en choeur toute
l'assistance. Pourquoi riait-on? Frère Bruno ne le devina point.

--Si vous aviez attendu un petit peu, dit-il, c'est mon histoire
qui vous aurait fait rire!

Le chevalier Méloir, enfermé dans la prison d'Aubry, supporta
d'abord assez gaiement son infortune. Il était philosophe. Le
pis-aller, c'était quelques heures passées dans ce fâcheux état.

Mais les heures se succédaient et la philosophie du chevalier
Méloir s'usait. Il était environ dix heures du matin quand Aubry
lui avait emprunté de force son costume. Midi sonna au beffroi du
monastère. Puis une heure, puis deux heures, puis trois.

Sarpebleu! le chevalier Méloir perdait patience.

S'il n'avait pas eu ce diable de bâillon, il aurait appelé; mais
son bâillon était très bien attaché.

Ses jambes seules étaient libres. Il s'en servit d'abord pour
arpenter son cachot étroit à grands pas, puis pour lancer des
coups furieux dans le chêne de la porte.

Mais c'est bien le moins que les prisonniers aient le droit de
passer leur mauvaise humeur sur les portes ou les murs de leurs
cabanons.

Des coups de pieds du chevalier Méloir personne ne s'inquiétait.

Vers quatre heures de l'après-midi, une clef tourna pourtant dans
la serrure.

--Eh bien! Bruno! dit une voix sur le seuil, est-ce toi qui fais
tout ce tapage? Pourquoi tes clefs sont-elles au dehors?... Mais
Bruno n'est pas là... où est-il?

Le malheureux Méloir n'avait garde de répondre. Il se mit
au-devant du nouveau venu qui était frère Eustache, et qui pensa:

--Bruno a lié les mains du prisonnier avec une corde et lui a mis
un bâillon sur la bouche... c'est peut-être parce qu'il est
enragé.

Méloir poussait des sons inarticulés sous son bâillon.

--Bien sûr qu'il est enragé! reprit Eustache; je voudrais bien
savoir ce qu'il a fait du pauvre Bruno!

Eustache était partagé entre l'envie de faire retraite et le désir
de savoir.

La curiosité finit par l'emporter.

Il s'approcha de Méloir et lui dit:

--Ne me mordez pas, l'homme, ou je vous assomme avec mon trousseau
de clefs.

Cette précaution oratoire une fois prise, il détacha le bâillon du
chevalier.

--Votre Bruno, s'écria aussitôt Méloir, qui écumait de rage, votre
Bruno est un coquin; vous aussi et tous ceux qui habitent ce
monastère maudit. Jour de Dieu! nous verrons si monseigneur
François de Bretagne ne tirera point vengeance de cette indignité!

--Messire, dit Eustache étonné, n'est-ce point monseigneur
François de Bretagne qui vous fait détenir en cette prison?

Méloir le poussa violemment au lieu de répondre, monta les
escaliers quatre à quatre, et força l'entrée du réfectoire où le
procureur de l'abbé dînait au milieu de ses moines.

Méloir montra ses mains liées, et demanda raison au nom du duc de
Bretagne. Guillaume Robert le regarda en face.

--Je vous ai déjà vu dans le choeur de la basilique, messire,
dit-il froidement, le jour où le fratricide fut confondu devant
Dieu et devant les hommes.

--Le fratricide! répéta Méloir qui recula stupéfait; est-ce de
monseigneur François que vous parlez ainsi? Guillaume Robert ne
répondit point.

--Déliez les mains de cet homme, dit-il; si le village qu'il a
incendié hier était de Normandie au lieu d'être de Bretagne, je
fais serment qu'il ne sortirait pas vivant du monastère de
Saint-Michel!

--Un village incendié! balbutia Méloir.

--Va-t'en! lui dit encore le procureur; ton duc a le pied droit
dans la tombe. Je prie Dieu qu'il lui inspire des sentiments de
pénitence.

--Il faut, en effet, que monseigneur François de Bretagne soit aux
trois quarts mort et un peu plus, pour que ce moine parle de lui
en ces termes, pensa Méloir; j'ai gâté ma partie, le diable soit
de moi!

En arrivant dans la cour, il trouva ses hommes d'armes qui
l'attendaient.

Comme il allait passer la porte, son regard tomba sur deux ou
trois douzaines de pauvres hères qui recevaient des aumônes de
vivres sous la tour.

Parmi eux, il reconnut maître Gueffès, lequel faisait bois de
toutes flèches et empochait bravement le pain de Dieu.

--Viens avec moi, lui dit Méloir. Vincent Gueffès s'inclina et
obéit. Méloir lui fit donner un cheval. On prit au galop la route
du manoir de Saint-Jean. Pendant la route, Gueffès dit bien des
fois à Méloir:

--Mon cher seigneur m'a ordonné de le suivre, pourquoi? Méloir ne
répondait pas et restait enfoncé dans sa sombre rêverie.

Arrivé en terre ferme, il se tourna brusquement vers Gueffès:

--C'est toi qui a mis le feu au village, dit-il.

--Non, messire, ce sont vos braves soldats.

--Ce doit être toi! tu ne seras pas puni, si tu me dis où est
Maurever.

--Je dirais à mon cher seigneur où est Maurever, répondit Gueffès
avec assurance, à condition qu'on me donnera: 1° cent écus d'or;
2° la tête de ce petit malheureux, Jeannin le coquetier; 3° la
fille de Simon Le Priol, Simonnette, dont je prétends me venger
quand elle sera ma femme.




XXV. Gueffès s'en va en guerre.

Méloir arrêta son cheval et regarda Vincent Gueffès. Celui-ci ne
baissa point les yeux. Méloir était pâle; des gouttes de sueurs
perlaient à ses tempes.

--C'est comme si je vendais mon âme à Satan, murmura-t-il; mais
peu importe! Tu auras les cent écus d'or, la tête du petit Jeannin
et la jolie Simonnette.

--Quels sont mes gages?

--Ma foi de chevalier que je te donne.

Vincent Gueffès aurait peut-être préféré autre chose, mais il
n'osa pas le dire.

--La foi d'un illustre chevalier tel que vous, répliqua-t-il, vaut
toutes les garanties du monde.

Il toucha son cheval pour se mettre sur la même ligne que Méloir
et reprit:

--Le traître Maurever a maintenant de la compagnie. Les gens du
village ont été le rejoindre, après que vos soldats... car ce sont
bien vos soldats qui ont mis le feu, messire! Moi, j'ai fait tout
ce que j'ai pu pour les en empêcher...

--Je m'en fie à toi, maître Vincent!

--Je suis un homme de paix, messire, et cette catastrophe m'a
gravement saigné le coeur. Nous trouverons donc, disais-je, auprès
du traître Maurever, les manants du village de Saint-Jean, plus sa
fille Reine, qui se moqua si bien de vous l'autre nuit, en coupant
les cordons de votre escarcelle...

--C'était Reine! s'écria Méloir.

--Elle aurait pu vous donner de votre propre dague dans la gorge,
messire, et les rieurs seraient restés de son côté. Je continue:
nous trouverons probablement aussi cette bouture de chevalier,
messire Aubry de Kergariou.

--Celui-là, que Dieu le confonde!

--_Amen!_ mon cher seigneur! En conséquence, ce n'est plus une
meute qu'il nous faut, mais une armée.

--Une armée! dit Méloir en haussant les épaules, une armée pour
réduire deux douzaines de patauds et quelques femmes. Sont-ils
donc dans une forteresse?

--Oui, messire, répondit Gueffès.

--Ils ne sont pas au couvent du mont Saint-Michel, je pense!
s'écria Méloir. Gueffès secoua la tête en ricanant.

--Ma foi, répondit-il, s'ils n'y sont pas, c'est qu'ils n'y
veulent point être; car votre duc François est terriblement en
baisse parmi les bons moines. Mais, enfin, ils n'y sont pas.
Seulement, des murs du couvent qui dominent la ville, on les voit
assez bien...

--Ils sont à Tombelène!

--Vous l'avez dit, messire. On les voit assez bien remuer leurs
roches et clore leur enceinte. Il y a de bons bras parmi eux, mon
cher seigneur, et de bonnes têtes, car leur petit fort prend
tournure.

--Hommes d'armes! cria Méloir: au galop!

Les lourds chevaux frappèrent le sable en mesure. On passait
devant le bourg de Saint-Georges.

Gueffès, quoique un peu maquignon, n'était pas un écuyer de
première force.

Il se prit à la crinière de sa monture et galopa ainsi aux côtés
de Méloir.

Plusieurs fois il voulut poursuivre la conversation, mais le
mouvement de son cheval et le vent de la grève lui coupaient la
parole.

Quand la cavalcade traversa le lieu où le pauvre village de
Saint-Jean élevait naguère ses huit ou dix chaumines, Méloir
détourna la tête.

Vincent Gueffès pensait:

--Toutes ces bonnes gens se moquaient de moi. On riait quand je
passais. Les enfants disaient: voici venir la mâchoire du
Normand... la mâchoire avait des dents, elle a mordu, voilà tout.

Et il regardait les places noires qui marquaient l'incendie.
C'était un coquin sans faiblesse, n'ayant pas plus de nerfs que de
coeur. Placé comme il faut, au temps qui court, il eût été loin,
ce maître Vincent Gueffès! La troupe de Méloir était campée
maintenant dans la cour du manoir de Saint-Jean. Les hommes
d'armes occupaient la salle où nous avons assisté à ce triomphant
souper de la première nuit. Les choses avaient beaucoup changé
depuis lors, à ce qu'il paraît, bien qu'on ne fût séparé de ce
fâcheux souper que par quarante-huit heures à peine.

Dans la cour, les soudards et archers vous avaient une contenance
mélancolique. Bellissan, le veneur, lui-même grondait, sans motif
aucun, ses grands lévriers de Rieux.

Il était pourtant arrivé dans la journée sept ou huit lances de
Saint-Brieuc avec leur suite.

--Holà, qu'on se prépare à partir! cria Méloir en entrant dans la
cour.

D'ordinaire, ce commandement trouvait tous les soldats alertes et
joyeux. Ce soir, ils s'ébranlèrent lentement et comme à
contrecoeur.

Était-ce conscience de leur méfait de la nuit précédente? On
n'oserait point l'affirmer. En tout temps, le soldat se pardonna
bien des choses à lui-même, mais ces hommes d'armes qui venaient
d'arriver apportaient des nouvelles.

La main de Dieu était sur le duc François de Bretagne.

Tout le monde l'abandonnait à la fois.

Et tout le monde attendait avec une sévère impatience le moment
fatal, fixé par la citation de monsieur Gilles.

Personne, d'ailleurs, ne doutait que François ne dût aller, avant
quarante jours écoulés, devant le terrible tribunal où l'appelait
son frère.

Car, l'histoire, si variable en ses autres enseignements, ne s'est
jamais démentie sur ce fait: les princes à qui la Pensée
religieuse a déclaré la guerre sont perdus:

Soit qu'une excommunication tombe sur leur tête rebelle des
hauteurs du Vatican, soit que la conscience populaire se mette aux
lieu et place des foudres de l'Église.

Ici, c'était la voix du sépulcre qui s'était élevée, et la voix
des morts, comme la voix du pape ou la voix du peuple, est la voix
de Dieu.

Au moment où le chevalier Méloir passait le seuil de la salle où
étaient rassemblés ses hommes d'armes, une discussion très vive et
très échauffée cessa brusquement.

Méloir n'en put entendre que quelques mots; mais ce qui suivit fut
une explication parfaitement suffisante.

Kéravel et Fontebrault se levèrent en même temps à son approche.

--Messire, lui dit Kéravel; je m'en vais retourner à mon manoir du
Huelduc, devers Hennebon, sauf votre bon vouloir.

--Et pourquoi cela? demanda le chevalier en fronçant le sourcil.

--Parce que mes moissons se font mûres, répondit le brave homme
d'armes avec embarras.

--Du diable si tu te soucies de tes moissons, toi, Kéravel! Mais
va-t'en où tu voudras, tu es libre.

--En vous remerciant, messire. Kéravel tourna les talons-- Et toi,
Fontebrault, dit Méloir, est-ce que tu aurais aussi fantaisie
d'aller voir mûrir tes seigles?

--J'ai reçu avis, répliqua gravement Fontebrault, que madame ma
femme est en voie de délivrance.

--Sarpebleu! s'écria Méloir; c'est affaire du médecin-chirurgien,
mon compagnon.

--Sauf votre bon vouloir, messire, je vais m'en retourner du côté
de Lamballe, où est ma demeure.

--Sarpebleu! sarpebleu! Fontebrault prit congé. Méloir jeta un
regard oblique sur les hommes d'armes qui restaient. Il vit
Rochemesnil qui se levait.

--Toi, tu n'as ni moissons ni femme, Rochemesnil! s'écria-t-il; je
te préviens qu'il y a bataille cette nuit. Si tu veux t'en aller
après cela, honte à toi!

--S'il y a bataille, je reste, repartit Rochemesnil; mais après la
bataille, je m'en vais.

--Où ça?

--Devers Guérande, où feu monsieur mon cousin Foulcher m'a laissé
des salines sous son beau château de Carheil.

Méloir se laissa choir sur l'unique fauteuil qui fût dans la
salle.

--Sarpebleu! sarpebleu! sarpebleu! grommela-t-il par trois fois.
Et c'était preuve d'embarras majeur.

--En sommes-nous donc là déjà? reprit-il; je croyais que nous
avions encore, au moins, une vingtaine de jours devant nous.

Comme on le voit, entre lui et les autres, ce n'était qu'une
question de semaines. Il demeura un instant pensif; puis il se
redressa tout à coup.

--Allons! Rochemesnil, dit-il, va-t'en voir les salines que t'a
laissées feu monsieur ton cousin Foulcher de Carheil et que le
diable t'emporte!

Rochemesnil ne se le fit pas répéter.

Méloir regarda ceux qui restaient.

--Voilà les brebis parties, s'écria-t-il. Il ne reste plus céans
que les loups. Sarpebleu! mes fils, une dernière danse et qu'elle
soit bonne! Après, s'il le faut, nous aurons toute une quinzaine
pour faire notre paix avec le futur duc, que saint Sauveur
protège! ajouta-t-il en touchant la toque qui remplaçait, sur sa
tête, le casque conquis par Aubry de Kergariou.

Ce bout de harangue fit un assez bon effet. Péan, Coëtaudon,
Kerbehel, Corson, Hercoat et d'autres encore se levèrent et
dirent:

--Nous sommes prêts.

--Donc, commençons le bal! ordonna Méloir. Chacun s'arma. On ne
laissa pas un seul soldat au manoir. Bellissan fut chargé
d'emmener les lévriers qu'on devait parquer sous la chapelle
Saint-Aubert au mont Saint-Michel, afin de couper la retraite aux
proscrits s'il s'avisaient de vouloir tenter la fuite à travers
les grèves.

À la nuit tombante, la cavalcade sortit du manoir, suivie par les
archers et les soldats en bon ordre.

Maître Gueffès était de la partie.

Son souhait se trouvait, du reste, accompli. C'était une véritable
armée, une armée trois fois plus forte qu'il ne fallait, selon
toute apparence, pour réduire les pauvres gens réfugiés à
Tombelène.




XXVI. Avant la bataille.

À Tombelène, on avait dîné gaiement, car la gaieté se fourre
partout, même dans une retraite de proscrits. Seulement, il y
avait là tant de bouches largement fendues en communication
directe avec d'excellents estomacs, qu'un seul repas suffit pour
engloutir la presque totalité des provisions apportées.

Les quatre Gothon dévoraient. Les Mathurin étaient des gouffres.
Quant aux Joson, il n'y avait guère que les Catiche qui
mangeassent plus gloutonnement qu'eux.

Les Catiche étaient nées en juin, et Mathieu Laensberg dit:

«Femme née en juin aura le teint et les cheveux rouges, sera
robuste, aimera la bonne chère, mais point le travail entre ses
repas».

Or, qui oserait prétendre que Mathieu Laensberg se soit trompé ou
ait jamais trompé?

La grande famille formée par tous les ménages de Saint-Jean réunis
se prit à réfléchir en regardant les débris du festin.

Et le résultat des réflexions de chacun fut ceci:

--Il n'y a pas de quoi faire un autre repas.

--J'ai vu le temps, dit frère Bruno, répondant au sentiment
général, le temps où nous prenions de beaux mulets (le _lupus_ de
Pline) au nord de Tombelène. L'abbé Gontran, un rude amateur de
poissons, les appelait des surmulets, et à cet égard, je sais une
aventure...

--Mais, se reprit-il précipitamment, monsieur Hue m'a défendu de
conter des histoires!

--Dites-nous plutôt comment nous prendrions bien des mulets!
s'écria le petit Jeannin.

--Avec des filets, mon fils, c'est bien simple.

--Mais où prendre des filets?

--Voilà, mon garçonnet, ou j'en voulais venir. Nous n'avons pas de
filets, par conséquent, nous ne pouvons prendre de mulets ou
surmulets, suivant l'abbé Gontran, en latin _lupus._

_--_ C'est bien la peine de nous mettre l'eau à la bouche,
s'écrièrent trois Gothon.

Le quatrième dormait, comme font encore de nos jours beaucoup de
Gothon, tout de suite après la soupe.

--Ah, ah! dit le frère Bruno, on est goulu sur la côte bretonne;
je sais bien ça, et l'histoire de Toinon Basselet, la mailletière,
le prouve du reste!

--Voyons l'histoire de Toinon la mailletière, crièrent en choeur
les filles et les gars.

Pour la première fois de sa vie, le frère Bruno comprit le
mystérieux plaisir de la résistance. Pour la première fois de sa
vie, il put entrevoir la valeur que donne à une chose ou à un
homme le «se faire prier», cette qualité qui est le seul mérite de
tant d'esprits graves et de tant de chanteurs légers!

D'ordinaire, quand il voulait conter, on lui coupait la parole.

Aujourd'hui qu'il était muet, on le suppliait d'ouvrir la bouche.

On s'instruit à tout âge. Le frère Bruno, qui était un homme
avisé, fit peut-être son profit de cette leçon. Nos
renseignements, recueillis sur les lieux mêmes, ne nous donnent,
néanmoins, aucune certitude à cet égard.

--Je vous dirai l'histoire de Toinon la mailletière à la veillée
de la mi-août, répliqua-t-il; et quant aux mulets ou surmulets, le
nom n'y fait rien, je sais quelque chose qui les remplacerait avec
avantage.

--Quoi donc? quoi donc?

--Sautés dans le beurre frais, avec ciboule, persil, casse-pierre
et civettes à la reine, les lapins de Tombelène sont un manger de
chevalier.

--Chassons le lapin! s'écria Jeannin. Chacune des quatre Gothon
pensa au fond de son coeur:

--Je mangerais bien du lapin! Scholastique, depuis qu'elle avait
atteint l'âge de garder les oies, avait envie de manger du lapin!

Le petit Jeannin s'était levé, fier comme Artaban, et enjambait
déjà le mur d'enceinte, l'arbalète à la main.

--Attends, mon fils, attends! dit le frère Bruno; les lapins de
Tombelène sont bons, c'est vrai, mais il n'y en a plus, depuis que
les Anglais ont tenu garnison dans l'île.

--Oh! les coquins d'Anglais! gronda le choeur.

--Ils aiment le gibier comme s'ils étaient des chrétiens, repartit
Bruno, le mieux est de gratter le sable pour trouver des coques,
si nous voulons souper ce soir.

--Nous autres, ça ne fait pas grand'chose, dit Jeannin, qui
n'obtint point cette fois l'approbation des Gothon; mais monsieur
Hue, mademoiselle Reine et Simonnette ne doivent manquer de rien.
Hé! ho! les Mathurin! aux coques! aux coques!

--Eh bien! se disait le bon moine convers, je raconterai cette
histoire-là: Le petit Jeannin du village de Saint-Jean, sous la
ville de Dol, qui portait une peau de mouton comme saint
Jean-Baptiste... en l'an cinquante...

Ces détails principaux se gravaient dans un des mille casiers de
sa redoutable mémoire. C'était de la matière pour plus tard.

Les Mathurin, Bruno et Jeannin sortirent de l'enceinte pour aller
chercher des coques au revers de Tombelène.

Pendant cela, Aubry était seul avec le vieux sire de Maurever dans
la tour démantelée. À deux pas de là, dans un angle saillant de
l'ancienne ligne des murailles, Jeannin avait bâti à l'aide de
pierres et de planches apportées par le flot, une petite cabane où
Reine et Simonnette étaient assises l'une auprès de l'autre.

Simon Le Priol, sa femme Fanchon et le reste de l'émigration
s'abritaient du mieux qu'ils pouvaient et faisaient leurs
préparatifs de nuit.

--Mon fils, disait le vieux Maurever à Aubry, ce me fut un grand
crève-coeur, quand je vous vis jeter votre épée aux pieds de notre
seigneur François. C'était pour l'amour de Reine qui est ma fille
que vous faisiez cela, et je pensais: Me voilà, moi, Hugues de
Maurever, chevalier breton, qui enlève une bonne épée à mon duc de
Bretagne!

--Monsieur mon père, répondit Aubry, ce que je fis ce jour-là,
tous les nobles du duché le feront demain. Maurever courba sa tête
blanche.

--Alors, puisse Dieu m'épargner le châtiment que j'ai mérité
peut-être! murmura-t-il. Et comme Aubry le regardait, étonné, le
vieillard reprit:

--J'ai cru faire mon devoir, mais le crime de l'homme est entre
l'homme et Dieu. Le crime ne change pas le droit de notre seigneur
duc à qui appartient la vie de notre corps. J'ai mal fait, mon
fils Aubry, j'ai mal fait, j'ai mal fait!

Il se frappa la poitrine durement.

--J'aurais dû rester à genoux sur la dalle du choeur,
continua-t-il, et tendre mes vieilles mains aux fers. Au lieu de
cela, traître que je suis, j'ai pris la fuite parce que je
devinais derrière son voile de deuil le doux visage de Reine, ma
fille, et que je voulais l'embrasser encore.

--Vous! un traître! s'écria Aubry; vous, le saint et le loyal!

--Tais-toi enfant! tais-toi! ne blasphème pas! Oui, je suis un
traître, et Dieu m'a puni en livrant aux flammes les demeures de
mes vassaux de Saint-Jean. Dans ma solitude, n'ai-je pas entendu
comme un écho funeste? Coëtivy est mort devant Cherbourg, Coëtivy,
notre grand homme de guerre! Ainsi s'en vont les Bretons
vaillants, laissant leurs dépouilles dans les champs de la
Normandie. Je te le dis, Aubry, je te le dis: la Bretagne commence
son agonie dans la victoire, comme le duc François lui-même. Un
vent souffle de l'est, qui sera une tempête. La France allongera
son bras de fer... et l'on dira: «C'était autrefois une noble
nation que la Bretagne...»

Aubry ne comprenait pas.

Maurever poursuivait avec une exaltation croissante, les cheveux
épars et les yeux au ciel:

--Maudit soit, entre tous les jours maudits, le jour où tu
mourras, ô Bretagne! Maudite soit la main qui touchera l'or de ta
couronne ducale! Maudit soit le Breton qui ne donnera pas tout son
sang avant de dire: «le roi de France est mon roi!»

--Où est-il, ce Breton? s'écria Aubry. Maurever le regarda d'un
air sombre.

--Tu es jeune; tu verras cela! dit-il; une malédiction est sortie
de cette tombe où dort monsieur Gilles. Tu verras cela! Nantes, la
riche, et Rennes, l'illustre, et Brest, et Vannes, et le vieux
Pontivy, et Fougères, et Vitré, seront des villes françaises.

--Jamais!

--Bientôt! Il mit sa tête entre ses mains et ne parla plus. Aubry
n'osait l'interroger. Au bout de quelques minutes, le vieillard
s'agenouilla devant sa croix de bois et pria. Quand il eut achevé
sa prière, il se retourna vers Aubry qui demeurait immobile à la
même place.

--Enfant, dit-il, si nous étions seuls tous les deux, je te
prendrais par la main et nous irions ensemble vers notre seigneur,
lui porter notre vie. Mais nous ne sommes pas seuls. Et peut-être
vaut-il mieux que cela soit ainsi, car le sang ne lave pas le
sang, et l'esprit de révolte s'exalterait davantage tout autour de
nos têtes tranchées. Nous allons être attaqués, sans doute: fais
suivant ta conscience; moi, je laisserai mon épée dans le
fourreau.

--Moi, je défendrai Reine! s'écria Aubry, fallût-il mettre en
terre Méloir et tous ses hommes d'armes. Maurever croisa ses bras
sur sa poitrine.

--Nous en sommes là, dit-il, chacun pour soi!... Et qui sait si ce
n'est pas la loi de l'homme!

* * * *

À ce moment, la nuit était tout à fait tombée.

Le ciel n'était point clair comme la nuit précédente. La grande
marée approchait, amenant avec soi les bourrasques sur terre et
les nuages au ciel.

Il faisait vent capricieux, soufflant par brusques rafales. Le
firmament d'un bleu vif, semé d'étoiles qui brillaient
extraordinairement, se couvrait à chaque instant de nuées noires.
Les nuées allaient comme d'énormes vaisseaux, toutes voiles
dehors. Elles _mangeaient les étoiles,_ suivant l'expression
bretonne.

À l'Orient, quand l'horizon se découvrait, on voyait le disque
énorme et rougeâtre de la pleine lune qui sortait à moitié de la
mer.

Cela était sombre, mais plein de mouvement. Quand la lumière de la
lune fut assez forte pour argenter le rebord des nuages, tout ce
mouvement s'accusa violemment, et le ciel présenta l'image du
chaos révolté.

Dans leur petite cabane improvisée, Reine et Simonnette étaient
seules. Simonnette s'asseyait aux pieds de Reine, à qui on avait
fait un banc d'herbes et de goémons desséchés.

--Tu l'aimes donc bien, ma pauvre Simonnette? disait Reine en
souriant.

--Oh! chère demoiselle, je ne le savais pas hier. C'est quand j'ai
appris qu'on allait le pendre, que mon coeur s'est brisé. Lui, il
y a longtemps, longtemps qu'il m'aime; bien souvent, je me levais
la nuit pour regarder par la croisée de la ferme, et toujours je
le voyais guettant sous le grand pommier qui est de l'autre côté
du chemin. Le croiriez-vous, cela me faisait rire et je me disais:
Le drôle de petit gars! le drôle de petit gars! Mais hier! ah!
Seigneur mon Dieu! que j'ai pleuré!

Ses yeux étaient encore tout pleins de larmes. Reine l'attira
contre elle et la baisa.

--Ah! mais j'ai pleuré, poursuivait Simonnette, qui riait parmi
ses larmes, j'ai pleuré! que je n'y voyais plus du tout, notre
bonne demoiselle! Ce que c'est que de nous! Je n'avais pas pleuré
beaucoup plus quand on nous a dit que vous étiez morte.

Elle porta la main de Reine à ses lèvres en ajoutant:

--Et pourtant je donnerais mille fois ma vie pour l'amour de notre
chère maîtresse! vous le croyez bien, n'est-ce pas?

--Je le crois, ma bonne Simonnette.

--Mais quand on ne sait pas qu'on aime, voyez-vous, et que ça
vient comme ça, tout d'une fois, il paraît que c'est plus fort.
Figurez-vous que c'était justement aux branches du grand pommier
qu'ils voulaient pendre mon pauvre Jeannin. Et si vous n'étiez pas
venue...

--Ah! mon Dieu! fit-elle en s'interrompant, je le disais tantôt à
Jeannin, qui fait l'homme, oui-da, depuis qu'il a été pendu à
moitié; je lui disais: Si tu ne te fais pas couper en morceaux
pour notre demoiselle, toi, tu peux chercher une autre promise! Et
savez-vous ce qu'il m'a répondu, car c'est étonnant comme il
devient faraud!

--Que t'a-t-il répondu, ma fille?

--Il m'a répondu: Si tu ne parlais pas comme ça, toi, quand il
s'agit de notre demoiselle, tu pourrais bien chercher un autre
promis!

--En vérité?

--Vrai, comme je vous le dis. Ça vous change fièrement un jeune
gars, de lui mettre la corde au cou. Et vous pensez si ça m'a fait
plaisir de le voir vous aimer autant que je vous aime,
mademoiselle Reine!

Reine était distraite. Simonnette se tut et se prit à la regarder
d'un air malicieusement ingénu.

--Notre demoiselle, poursuivit-elle tout à coup, comme si une idée
lui fût venue, vous ne savez pas, quand il est arrivé, les filles
et les gars disaient: Oh! le beau jeune seigneur! le beau jeune
seigneur!

Reine rougit légèrement.

--De qui parles-tu, ma fille? demanda-t-elle.

Nous ajoutons pour mémoire qu'elle savait parfaitement de qui
parlait Simonnette.

--Eh mais! répondit celle-ci; de messire Aubry, donc! avec son
casque à plume et sa cotte brillante. Les gars et les filles
disaient encore: C'est le fiancé de notre demoiselle... Est-ce
vrai, ça?

--C'est vrai.

--Oh! tant mieux! s'écria Simonnette; je voudrais tant vous voir
heureuse! Comme il doit vous aimer, le jeune gentilhomme! et comme
ce sera beau de vous voir tous deux à la chapelle du manoir! Dieu
merci, les temps durs passeront, et la joie reviendra. Voulez-vous
m'accorder une grâce, mademoiselle Reine?

--Une grâce, ma pauvre enfant, répondit Reine en secouant sa jolie
tête blonde; je ne suis guère en position d'accorder des grâces.

--Aujourd'hui, non, mais demain. C'est pour demain la grâce que
j'implore.

Reine ne put s'empêcher de sourire, tant il y avait de caressante
confiance dans la voix de Simonnette.

--Eh bien, répliqua-t-elle presque gaiement, nous t'octroyons la
grâce que tu sollicites, ma fille.

Simonnette lui couvrit les mains de baisers. Elle était joyeuse
autant que si ces paroles fussent tombées de la belle bouche de
madame Isabeau, duchesse de Bretagne.

--Merci, ma chère demoiselle, mille fois merci, dit-elle; la grâce
que je vous demande, ce n'est pas pour moi, mais pour Jeannin, mon
ami, qui ne gagnera guère à devenir mon mari, puisque notre maison
est brûlée. Hélas! mon Dieu! ajouta-t-elle entre parenthèse, qui
sait ce que sont devenues la Noire et la Rousse dans tous ces
malheurs-là?

--Et que puis-je faire pour ton ami Jeannin, ma pauvre Simonnette?

--Quand le noble Aubry sera chevalier, répondit la jeune fille, il
aura besoin d'une suite. Je sais ce que vous allez me répondre: On
dit que Jeannin est poltron comme les poules. C'est menti, allez,
ma bonne demoiselle! Si vous aviez vu Jeannin quand il allait
mourir! Il pensait à sa vieille mère et à moi; il priait le bon
Dieu bien doucement, comme s'il eût récité son oraison de tous les
soirs, mais il ne tremblait pas. Oh! il est brave, mon ami
Jeannin! et je n'oublierai jamais l'heure que j'ai passée avec
lui; c'était moi qui pleurais; c'était lui qui me consolait.

--Quand Aubry de Kergariou sera chevalier, dit Reine, nous ferons
un bel écuyer du petit Jeannin.

Simonnette, qui n'avait pourtant pas sa langue dans sa poche, ne
trouvait plus de paroles pour remercier, tant elle était heureuse.

Reine se pencha et lui mit un baiser sur le front. Les boucles
légères et cendrées de ses cheveux blonds se mêlèrent à l'opulente
chevelure noire de la jeune vassale. C'était un tableau gracieux
et charmant.

--Écoutez! dit Simonnette, qui tressaillit avec violence et se
leva. Elle s'élança sur une pierre qui était en dehors du seuil,
et sa tête dépassa l'enceinte. Reine était déjà auprès d'elle.

Leurs joues, qui naguère brillaient de jeunesse et de fraîcheur,
étaient pareillement pâles. Tout leur corps tremblait.

Sur le sable blanc de la grève, on voyait des objets noirs qui
avançaient et semblaient ramper. La lune passa entre deux nuages.
Au pied même de l'enceinte, une forme sombre se dressa lentement.




XXVII. Le siège.

Reine de Maurever et Simonnette étaient comme pétrifiées.

Au moment où Reine, qui se remit la première, ouvrait la bouche
pour jeter un cri d'alarme, une main de fer la saisit par
derrière.

Un homme de haute taille, que l'obscurité revenue l'empêchait de
reconnaître, était debout à ses côtés.

--Silence! murmura-t-il.

--Mon père! dit Reine. Les formes noires continuaient de ramper
sur le sable.

--Où est Aubry? demanda Reine, dont le souffle s'arrêtait dans sa
poitrine.

--Il dort.

--Et les gens du village?

--Ils dorment. L'homme qui était au bas de la muraille, en dehors
de l'enceinte, commençait à escalader. On l'entendait ficher sa
dague entre les pierres et monter.

--Fillette, dit le vieux Maurever à Simonnette, va éveiller les
tiens, mais ne fais pas de bruit.

Simonnette se glissa le long du mur et disparut. Elle pensait:

--Mon pauvre Jeannin qui est en dehors!

--Toi, dit Maurever à Reine, va éveiller Aubry dans la tour.

--Vous resterez seul, mon père?

--Je resterai seul.

--Tirez au moins votre épée.

--J'ai juré par le nom de Dieu que je ne tirerais pas mon épée.

--Mais cet homme qui est dehors monte, monte!

--Il descendra. Va, ma fille. Reine obéit. En ce moment, la tête
de l'assiégeant dépassa la muraille. Il jeta un regard au-dedans
de l'enceinte. La nuit était obscure à cause des nuages opaques et
lourds qui couvraient la lune levante. L'homme d'armes ne vit
rien. Il se tourna du côté de la grève et dit tout bas:

--Avancez! Les objets noirs qui rampaient sur le sable
accélérèrent aussitôt leur mouvement. Il y avait du temps déjà que
monsieur Hue de Maurever voyait ces taches noires sur le sable.
Pendant qu'il faisait sa prière, Aubry, succombant à la fatigue de
trois nuits passées au travail, s'était endormi. Le vieillard, à
genoux devant sa croix de bois, prolongeait son oraison, parce
qu'il y avait eu en lui un doute poignant et un cruel remords.

Son oeil, habitué à la vigilance, interrogeait la grève par l'une
des meurtrières percées dans sa tour. Tout en priant, il veillait.

Longtemps il ne vit que l'ombre vague, du sein de laquelle
s'élançait comme un géant debout la masse du monastère de
Saint-Michel.

Aux croisées et meurtrières du couvent les lumières s'étaient
éteintes l'une après l'autre, et le vent d'ouest avait apporté
comme un écho perdu le son de la cloche du couvre-feu.

Ce fut alors que, pour la première fois, Hue de Maurever aperçut
au loin, par une échappée de lune, l'approche menaçante de
l'ennemi.

Car, pour un vieux soldat, il n'y avait point à s'y méprendre.

Chaque siècle a son défaut dominant. Le nôtre ne peut point,
assurément, s'accuser d'un excès de courage chevaleresque. Mais en
1450, l'esprit des preux n'était point mort tout à fait. Tout
homme de guerre, malgré le progrès de l'art des batailles, gardait
un peu cette confiance orgueilleuse en sa vaillance isolée, qui
était le fond même de l'ancienne chevalerie.

L'âge n'y faisait rien. Ces témérités n'allaient point mal aux
cheveux blancs des vieillards.

Monsieur Hue de Maurever mit instinctivement la main à son épée,
mais il la repoussa aussitôt à cause de son serment.

Il sortit de la tour sans songer à troubler le sommeil d'Aubry. On
avait encore dix minutes. Aubry pouvait dormir.

Monsieur Hue fit le tour de l'enceinte et jeta un coup d'oeil
satisfait sur les défenses improvisées.

--Ce moine conteur d'histoires est un précieux soldat, pensa-t-il;
les limiers ébrécheront leurs dents contre ces pierres!

Il est arrivé ainsi derrière Reine et Simonnette au moment où les
deux jeunes filles, paralysées par la terreur, cherchaient la
force de crier au secours.

Maintenant, depuis que Simonnette et Reine n'étaient plus là, il
restait seul, collé au mur de la cabane.

L'homme d'armes enjamba le parapet de l'enceinte, puis il chercha
à s'orienter, tandis que ses compagnons montaient.

Comme il descendait le long de la cabane, Hue de Maurever lui mit
brusquement la main sur la bouche. L'homme d'armes voulut crier.
La main du vieux Hue était un fier bâillon: la voix de l'homme
d'armes s'étouffa dans son gosier.

De son autre main, monsieur Hue le saisit à la ceinture et le
souleva comme un paquet.

--Or ça, dit-il, en se montrant sur le mur avec son fardeau, et en
s'adressant à ceux qui grimpaient à l'escalade: Pensez-vous avoir
affaire à de vieilles femmes endormies? J'ai juré Dieu que je ne
me servirais point de mon épée contre les sujets de mon seigneur
François de Bretagne; mais avec des coquins tels que vous, pas
n'est besoin d'épées: on vous chasse avec des ordures!

Ce disant, il lança le pauvre homme d'armes sur la tête des
assaillants qui tombèrent pêle-mêle au pied du roc.

--Oh! le digne et brave seigneur! s'écria le frère Bruno qui
revenait avec un sac plein de coques; oh! le joyeux soldat! Voilà
une histoire que je conterai longtemps!

Et faisant son travail mnémotechnique, il ajouta entre ses dents:

«En l'an cinquante, à Tombelène, Hue de Maurever, qui soutient un
siège avec des ordures, contre des malandrins, lesquelles ordures
sont une partie des malandrins eux-mêmes, que monsieur Hue prend à
poignée et jette à la tête les uns des autres malandrins.»

L'alarme était cependant donnée. Tous les réfugiés étaient aux
murailles. Les assiégeants tirèrent quelques coups d'arquebuse et
s'enfuirent en désordre. L'homme d'armes qui avait servi de
projectile fut emporté par ses compagnons. Aubry reconnut la voix
de Méloir qui disait:

--La nuit est longue. D'ici au soleil levant, nous avons le temps
de leur rendre plus d'une fois la monnaie de leur pièce.

--En vous attendant, mes bons seigneurs, cria frère Bruno, qui
était debout sur la muraille, nous allons passer au réfectoire.

--Je connais cette voix, dit Méloir en s'arrêtant. Conan!

un coup d'arquebuse à ce braillard. Un éclair s'alluma, et
l'arquebuse de Conan retentit.

--Oh! le vilain, gronda Bruno en colère; il a troué mon froc tout
neuf. Dis donc, poursuivit-il à pleine voix, toi qu'on appelle
Conan, serais-tu pas du bourg de Lesneven, auprès de Landerneau?

--Juste! répliqua Conan, qui rechargeait son arquebuse.

--Eh bien nous sommes de vieux amis, Conan; si tu reviens, je te
casserai la tête.

Second coup d'arquebuse. Frère Bruno dégringola et tomba dans
l'enceinte.

--Il a toujours bien tiré, ce Conan de Lesneven! dit-il en
essuyant sa joue qui saignait; un peu plus, il me coupait
l'oreille. Allons! les filles, faites bouillir les coques. Et
vous, garçons, en sentinelles!

Hue de Maurever était rentré dans sa tour, refusant de prendre le
commandement de la petite garnison.

Ce fut Aubry qui le remplaça.

Frère Bruno s'institua commandant en second. Il choisit pour
écuyer le petit Jeannin, qui avait fourni les coques du souper et
qui prit pour arme son long bâton de pêcheur, terminé par une
corne de boeuf.

On établit les postes de combat. Hommes et femmes eurent de la
besogne taillée en cas d'attaque. Et vraiment, il ne s'agit que de
s'y mettre. Les Gothon étaient transformées en autant d'héroïnes,
les Catiches frémissaient d'ardeur; Scholastique parlait de faire
une sortie.

Vers une heure du matin, les assiégeants reparurent: mais ils ne
venaient plus de la grève, où la mer était maintenant. Ils
faisaient leurs approches par l'intérieur de l'île, du côté de la
nouvelle enceinte, élevée à la hâte par le frère Bruno.

Il y avait dans le petit fort quatre ou cinq arbalétriers, dirigés
par Julien Le Priol. Le vieux Simon combattait dans cette
escouade.

Reine, Fanchon et Simonnette étaient seules dispensées de mettre
la main à l'oeuvre.

Encore, Simonnette se trouvait-elle plus souvent aux murailles que
dans la cabane, parce qu'elle voulait voir travailler le petit
Jeannin.

Le petit Jeannin était à côté du frère Bruno, juste en face de
l'ennemi. Il avait à la main sa lance à pointe de corne et ne
baissait point les yeux, je vous assure.

Méloir, bien certain de ne pouvoir surprendre désormais la place,
s'approchait à découvert. Ses archers et arquebusiers commencèrent
à travailler quand ils furent à cinquante pas des murailles.

--Courbez vos têtes! dit frère Bruno; les balles et les carreaux
ne font pas de mal aux pierres.

Mais il ne fut bientôt plus temps de plaisanter. Méloir et ses
hommes d'armes s'élancèrent furieusement aux murailles.

C'étaient de bons soldats, durs aux coups et jouant leur vie de
grand coeur. Il y eut un instant de terrible mêlée. Sans Aubry de
Kergariou et Bruno, qui se battaient comme de vrais diables, la
place eût été emportée du premier assaut.-- Au dire de Simonnette,
qui raconta souvent, depuis, ce combat mémorable, Jeannin
contribua beaucoup aussi au salut de la citadelle.

Mais, ô Muse! comment dire les exploits surprenants des quatre
Mathurin, qui se couvrirent, cette nuit, d'une gloire immortelle!

Gothon Lecerf, l'aînée des Gothon, la plus rousse et celle qui
avait aux mains le plus de verrues, déshonora son sexe et le lieu
qui l'avait vu naître, dès le commencement de l'action.

Elle déserta son poste, prise qu'elle fût de frayeur, en voyant
aux rayons de la lune la figure jaunâtre de maître Vincent
Gueffès, qui essayait de s'introduire dans la citadelle par les
derrières.

Il n'y avait personne de ce côté. Gueffès, au contraire, était
accompagné de quatre ou cinq soudards qu'il avait embauchés pour
cette entreprise.

Gothon Lecerf, pâle et toute tremblante, vint se réfugier dans
l'asile où étaient réunies Reine de Maurever, Fanchon, la ménagère
et Simonnette. Simonnette et Fanchon se portèrent vaillamment à la
rencontre de l'ennemi.

La chaudière où avaient bouilli les coques était encore sur le
feu. Fanchon et sa fille la prirent chacune par une anse, et
maître Vincent Gueffès fut échaudé de la bonne façon.

Cet homme adroit et rempli d'astuce reçut le contenu de la
chaudière sur le crâne au moment où il s'applaudissait du succès
de sa ruse. Il s'enfuit en hurlant et ne revint pas.

Simonnette et Fanchon reprirent leurs places dans la cabane avec
la fierté légitime que donne une action d'éclat.

Mais les Mathurin, ô Muse! les quatre Mathurin! n'oublions pas ces
intrépides Mathurin, non plus que les deux Joson, Pelo, les
Catiche, Scholastique et le reste des Gothon; car aucune autre
Gothon n'imita le fatal exemple de Gothon Lecerf dont nous ne
prononcerons plus jamais le nom souillé par la honte.

Frère Bruno s'était fait une jolie massue avec la tête du mât d'un
bateau pêcheur qu'il avait trouvée sur la grève. Chaque fois que
son esparre touchait un homme d'armes ou un archer, l'archer ou
l'homme d'armes tombait.

Quand l'assaut se ralentissait et que les assiégeants se tenaient
au bas des murailles, frère Bruno déposait sa massue et prenait
des quartiers de roc qu'il lançait avec une vigueur homérique.

Il y avait déjà pas mal de soudards hors de combat. Aucun
Mathurin, au contraire, n'avait subi le moindre accroc, et le
petit Jeannin, qui manoeuvrait sa lance à découvert, n'avait pas
reçu une égratignure.

--Holà! Péan! Kerbehel! Hercoat! Coëtaudon! Corson et les autres!
criait incessamment Méloir: à la rescousse! à la rescousse!

--Holà! Corson, Coëtaudon, Hercoat, Kerbehel, Péan et les autres!
répondait le bon frère Bruno, venez faire connaissance avec
Joséphine!

À l'exemple de tous les paladins fameux, il avait baptisé son
arme.

Joséphine, c'était sa jolie massue.

Il la maniait avec une aisance inconcevable. Tête nue, les manches
retroussées, le sourire à la bouche, il rassemblait des matériaux
pour une foule d'histoires, datées de l'an cinquante.

Il frappait, il parlait. Jamais vous ne vîtes d'homme si
sincèrement occupé.

--Bien touché, Peau-de-Mouton, mon petit, disait-il à Jeannin;
nous ferons quelque chose de toi, c'est moi qui te le dis! Hé!
Mathurin, le gros Mathurin! attention à ta gauche! Voici un
routier qui grimpe comme il faut... Ma parole! Mathurin lui a
donné son compte. À toi, Mathurin, l'autre Mathurin,
Mathurin-le-Roux! On s'y perd dans ces Mathurin! Saint Michel
Archange! ce sont des figues sèches qu'ils lancent avec leurs
arbalètes. Voici un carreau qui s'est aplati sur Joséphine, et
Joséphine n'a seulement pas dit: Seigneur Dieu! Hé! ho! Conan de
Lesneven! Te souviens-tu de Jacqueline Tréfeu, qui nous fit une
omelette aux rognons de faon en l'an vingt-deux, l'avant-veille de
la Chandeleur?

Conan, qui montait à l'assaut, lui porta un grand coup de sa
courte épée; frère Bruno para, saisit Conan par les cheveux et
l'attira tout près de lui.

--Hélas! Saint Jésus! dit-il, comme te voilà vilain et changé, mon
pauvre Conan, toi qui étais si gaillard en ce temps!

--Ne me tue pas, Bruno! murmura Conan.

--Te tuer, mon fils chéri! non, du tout point. J'ai le coeur trop
tendre! Et quant à l'omelette de Jacqueline Tréfeu, il n'y
manquait que le beurre!

Il avait déposé Joséphine, sa jolie massue, et tenait le
malheureux Conan par les deux aisselles.

--Tiens! tiens! s'écria-t-il; voici Kervoz, et voici Merry... tous
nos chers camarades! à toi, Merry, mon compère! Il lui donna un
_coup de Conan:_ Merry tomba au pied du mur, assommé aux trois
quarts. Conan criait lamentablement.

--À toi, Kervoz! reprit frère Bruno en lui assénant un autre _coup
de Conan,_ qu'il employait au lieu et place de Joséphine; oh! les
vrais gaillards! Et comme on est bien aise de se retrouver
ensemble après si longtemps! car il y a longtemps que nous ne nous
sommes vus, mes compères!

Il déposa Conan, qui chancela comme un homme ivre.

--Ma foi de Dieu! s'écria-t-il, employant le juron favori des
Bas-Bretons, tu chancelais tout comme cela chez Jacqueline Tréfeu,
mon pauvre Conan! Mais c'était le vin que tu lui avais volé.
Jacqueline est morte de la fièvre tierce en l'an trente-cinq et sa
fille est la ménagère du cornet à bouquin de Saint-Pol-de-Léon.
Bien des choses à nos amis: je te donne congé en souvenir de nos
honnêtes ripailles du temps jadis.

Il le fit tourner comme une toupie et le lança dehors. Les gens de
Méloir disaient:

--C'est le diable déguisé en moine!

--Es-tu malade, Conan? demanda frère Bruno. Pour réponse, il reçut
une arquebusade dans le bras gauche. Son bras tomba le long de son
flanc.

--Bien reparti, mon compagnon, s'écria-t-il, mais ce sera ta
dernière réplique!

Il avait saisi de la main droite un quartier de roc qui traversa
la nuit en sifflant et alla écraser la tête de l'archer dans son
casque.

--C'est le diable! c'est le diable! répétèrent les soudards
épouvantés.

--En l'an vingt-neuf, dit Bruno, je fus frappé d'un coup d'estoc
par un grand coquin d'Anglais qui avait les yeux de travers.
Chacun sait bien que si on répand le sang de ceux qui louchent, on
devient borgne. Souviens-toi de ça, petit Jeannin... et pique de
ta lance ce taupin qui monte à droite. Bien travaillé, mon
enfançon! Je voulais tuer l'Anglais, mais non pas devenir borgne.
Gare à toi, Mathurin, le troisième Mathurin!... Où en étais-je?
Ah! je ne voulais pas devenir borgne. Comment faire? Et
qu'aurais-tu fait, toi, petit Jeannin?

Petit Jeannin était aux prises avec l'homme d'armes Kerbehel, qui
le tenait déjà à bras-le-corps.

Bruno déchargea un coup de Joséphine sur la tête de Kerbehel, qui
tomba foudroyé, puis il reprit:

--Qu'aurais-tu fait, toi, petit Jeannin?

--Jarnigod! s'écria Jeannin, croyez-vous que j'aie besoin de vous
pour faire mes affaires! Ce taupin était à moi!

--Je t'en donnerai un autre, mon fils... Moi, je connaissais un
puits à un quart de lieue de là. Je pris mon Anglais par le cou et
j'allai le noyer. Il était lourd... mais j'ai gardé mes deux yeux.

--Gare! gare! Mathurin! le quatrième Mathurin! interrompit-il
précipitamment; oh! le fainéant! il s'est laissé assommer.

Il s'élança vers l'angle de l'enceinte où l'un des paysans venait
en effet d'être tué. Sept ou huit hommes d'armes et soldats
avaient déjà franchi le mur.




XXVIII. Où Jeannin a une idée.

Pour le coup, la mêlée devint terrible. La place était forcée.
Frère Bruno garda le silence pendant dix bonnes minutes.

Mais Joséphine, sa jolie massue, parla pour lui.

--Salut, mon cousin Aubry, dit Méloir qui était dans l'enceinte,
je crois que nous voilà encore en partie!

--Je te provoque en combat singulier, traître et lâche que tu es!
s'écria Aubry en se posant devant lui.

--Provoque si tu veux, mon cousin Aubry, répondit Méloir en riant;
moi, j'ai autre chose à faire. Je vais voir si ma belle Reine
pense un peu à son chevalier.

--Toi! son chevalier! s'écria Aubry furieux; tu en as menti par la
gorge! Défends-toi!

Il lui porta en même temps un coup d'épée au visage, mais Méloir
avait sa visière à demi rabattue. L'épée, frappant à faux contre
l'acier, se brisa par la violence même du coup.

Méloir leva le fer à son tour.

--Il faut donc te payer ma dette tout de suite, mon cousin Aubry?
dit-il.

Mais au moment où son arme retombait sur Aubry sans défense, une
forme blanche glissa entre les deux combattants. L'épée de Méloir
se teignit de sang.

Ce n'était pas celui d'Aubry.

--Reine! s'écrièrent en même temps les deux adversaires.

Reine se laissa choir sur ses genoux.

--Tiens, Aubry, dit-elle d'une voix faible, je t'apporte l'épée de
mon père!

--Reine! Reine! vous êtes blessée...

--Que Dieu soit béni, si je meurs pour toi, mon ami et mon
seigneur! murmura la jeune fille. Sa tête s'inclina, pâle, et sa
taille s'affaissa.

Aubry, fou de douleur, se précipita sur Méloir. En même temps,
Jeannin, Bruno, Julien et Simon Le Priol, tout le monde enfin,
hommes et femmes, tentant un suprême effort, se ruèrent contre les
assiégeants.

Un instant, au milieu de la nuit obscure, on n'aurait pu voir
qu'une masse confuse et compacte, une sorte de monstre, agitant
ses cent bras. Puis des plaintes s'élevèrent. Des râles sourds
gémirent.

--Ferme! ferme! commanda Bruno, dont la tête et le bras droit
s'élevèrent au-dessus de la masse, par deux ou trois fois.

Par deux ou trois fois l'acier cria, broyé sous le poids de son
esparre. Il avait fait un large cercle autour d'Aubry, dont la
bonne épée ruisselait.

Aubry, dégagé, fondit à son tour sur le gros des hommes d'armes
qui plièrent et se retirèrent vers l'angle de l'enceinte qui leur
avait donné entrée.

--Ils sont à nous! ils sont à nous! hurlait Bruno, ivre de joie.

Et Dieu sait que les gens du village incendié n'avaient pas besoin
d'être excités.

Mais au moment où les hommes d'armes et les soldats qui avaient
pénétré dans l'enceinte se trouvaient acculés au mur, la grande
taille de monsieur Hue de Maurever se dressa entre eux et les
défenseurs de la place.

--Assez! dit le vieux chevalier, en étendant sa main désarmée--
Ils ont tué mademoiselle Reine! s'écrièrent Jeannin, Julien et les
autres.

--Assez, répéta le vieillard, dont la voix austère ne trembla pas.
Tout le monde s'arrêta, bien à contrecoeur. Les assaillants
sautèrent par-dessus le mur et s'enfuirent en menaçant. Bruno
grommela:

--En l'an cinquante, le vieux Hue de Maurever qui ouvre le piège à
loup et laisse échapper la bête. Mauvaise histoire!

--Jeannin, mon petit Peau-de-Mouton, ajouta-t-il, le loup qu'on
laisse échapper va aiguiser ses dents, revient et mord. Mais
Jeannin était déjà, avec Simonnette, auprès de Reine évanouie.

On porta la jeune fille dans la tour. L'épée de Méloir avait
entamé la chair de son épaule, et le sang coulait sur son bras
blanc.

Aubry était agenouillé près d'elle et pleurait comme une femme.
Quand elle rouvrit ses beaux yeux bleus, elle tendit l'une de ses
mains à son père, l'autre à son fiancé. Son sourire était doux et
heureux.

--Dieu m'a gardé tous ceux que j'aime, murmura-t-elle; que son
saint nom soit béni!

Ses yeux se refermèrent. Elle s'endormit pendant qu'on lui posait
le premier appareil.

--Or ça, vient ici, Peau-de-Mouton! dit frère Bruno; c'est à mon
tour d'être soigné un petit peu. J'ai un bras endommagé légèrement
(il montrait son bras gauche où s'ouvrait une énorme blessure);
j'ai un carreau d'arbalète dans la cuisse droite, et un coup de
coutelas à la hanche. Je prie mon saint patron pour que les
pauvres garçons qui m'ont fait ces divers cadeaux, car ils sont
trépassés à cette heure. Dis aux Gothon de m'apporter de l'eau. Ce
sont d'honnêtes filles qui tapent vertueusement et mieux que bien
des hommes. Quant à des herbes médicinales ou simples, comme on
les appelle dans l'usage, on n'en trouverait pas une seule sur ce
rocher. Sais-tu l'histoire du roi Artus, de la belle Hélène et du
géant, Peau-de-Mouton?

--Ne parlez pas tant, mon frère Bruno, répliqua Jeannin qui
coupait une chemise en bandes pour faire des ligatures.

--Que je ne parle pas, graine de taupin! s'écria Bruno en colère,
tu veux donc que j'aie la male fièvre! À présent que les
malandrins sont partis et que j'ai quatre ou cinq trous dans le
corps, j'espère bien que le vieux Maurever lèvera l'interdit qui
pèse sur moi. Laisse ces chiffons, Peau-de-Mouton, mon ami, et va
bien vite demander à monsieur Hue s'il veut me donner licence de
conter quelque histoire.

--Vous vous fatiguerez, mon frère Bruno.

--Tais-toi, petit coquin, tu ne connais rien à la chirurgie.
Parler fait toujours du bien. Apporte-moi cette pierre qui est
là-bas et que j'ai eu grand tort de ne pas leur jeter à la tête.

Jeannin alla vers la pierre et tâcha d'obéir. Mais il ne put
seulement pas la remuer.

Frère Bruno se leva en chancelant, prit la pierre avec la seule
main qu'il eût de libre, et la lança à sa place pour s'en faire un
siège.

--Vous êtes tout de même un fier homme! dit Jeannin avec
admiration.

--Oh! mon pauvre petit! répliqua Bruno plaintivement; demain, en
rentrant au couvent, j'aurai la discipline double! Mais il faut
dire que je l'ai bien gagnée, ajouta-t-il en riant dans sa barbe.

--Holà! les Gothon! s'écria-t-il tout à coup, voulez-vous que je
meure au bout de mon sang? De l'eau et du linge, mes bonnes
chrétiennes? vite! vite!

Il était devenu tout pâle, et la vaillante vigueur de son corps
fléchissait.

Les Gothon, les Mathurin, les Catiche, Scolastique et le reste,
s'empressèrent aussitôt autour de lui, car il était évidemment le
roi de la partie plébéienne de la garnison.

Ses blessures furent lavées et pansées tant bien que mal.

--Nous voilà bien! dit-il; maintenant, je recommencerais de bon
coeur. Oh! oh! mes vrais amis, j'en ai vu bien d'autres!
Savez-vous l'histoire de Tête-d'Anguille, le meunier de l'Île-Yon,
en rivière de Vilaine? Tête-d'Anguille était père de dix-neuf
enfants, huit fils et onze filles, qu'il avait eus de sa femme
Monique, laquelle était du bourg d'Acigné. Une nuit qu'il ne
dormait point, il entendit son moulin parler.

Son moulin disait:

--Valaô! Valaô! Valaô!

Comme disent tous les moulins, vous savez bien, pendant que le
blutoir fait: cot-cot-cot-cot-cot-cot!...

Tête-d'Anguille comprit bien que son moulin voulait dire:

--Va là-haut! va là-haut. Il éveilla sa ménagère, et lui
recommanda d'écouter le moulin. La ménagère écouta.

--Que dit-il? demanda Tête-d'Anguille.

--Il dit: Vahalô! vahalô! vahalô! comme qui serait: Va à l'eau, va
à l'eau, va à l'eau!

Or, Tête-d'Anguille avait eu un songe qui lui annonçait un grand
trésor, et Tête-d'Anguille devait deux annuités à son seigneur,
qui était justement Jean de Kerbraz, le bègue, dont je comptais
vous dire l'histoire après celle-ci...

À cet endroit, un Gothon laissa échapper un ronflement timide.

Scolastique y répondit par un son de trompe mieux accusé.

Trois Mathurin prirent le diapason et sonnèrent en choeur la
fanfare nasale.

Les Joson, les Catiche et les deux autres Gothon (car nous ne
parlerons plus jamais de Gothon Lecerf, vouée à un opprobre
éternel!) ripostèrent aussitôt et la symphonie s'organisa
sérieusement.

Le frère Bruno regarda d'un oeil stupéfait son auditoire endormi.
Jusqu'au petit Jeannin qui avait sa jolie tête blonde sur son
épaule et qui sommeillait comme un bienheureux.

--C'est bon, gronda frère Bruno avec rancune; ils ne sauront pas
la fin de l'histoire de Tête-d'Anguille, voilà tout! Il arrangea
sa roche en oreiller et mêla sa basse-taille au sommeil général.

De tous les gens rassemblés dans la petite forteresse de
Tombelène, il n'y en avait qu'un seul qui gardât ses yeux ouverts.

C'était monsieur Hue. Pendant tout le reste de la nuit, on eût pu
le voir faire sentinelle autour de l'enceinte, désarmé, tête nue,
la prière aux lèvres. Le crépuscule se leva. Le mont Saint-Michel
sortit le premier de l'ombre, offrant aux reflets de l'aube
naissante les ailes d'or de son archange; puis les côtes de la
Normandie et de Bretagne s'éclairèrent tour à tour. Puis encore
une sorte de vapeur légère sembla monter de la mer qui se retirait
et tout se voila, sauf la statue de saint Michel qui dominait ce
large océan de brume. Hue de Maurever était debout et immobile du
côté de l'enceinte où l'escalade nocturne avait eu lieu. En dedans
des murailles, il y avait trois cadavres; il y en avait cinq au
dehors. Hue de Maurever pensait:

--Huit chrétiens! huit Bretons mis à mort à cause de moi! Quand on
s'éveilla dans la forteresse, monsieur Hue dit:

--Je ne passerai point une nuit de plus ici. Il y a eu trop de
sang de répandu déjà. Quand viendra la brume, j'irai sur la côte
de Normandie, qui voudra me suivra.

Hue de Maurever était de ces hommes à qui on ne réplique point.

Pourtant Aubry fit cette objection:

--Si Reine est trop faible pour le voyage?

--On la portera, dit monsieur Hue.

--Voilà qui est bien, mon bon seigneur, reprit le frère Bruno avec
respect; vous regardez mon bras et ma cuisse, c'est de la charité
de votre part. Mon bras et ma cuisse sont en bon bois, Dieu merci,
comme on dit, et dans une semaine il n'y paraîtra plus. J'avais
justement besoin d'une saignée contre l'apoplexie qui me guette.
Quant à passer en Normandie, nous y sommes, et ces coquins, en
tirant l'épée sur le territoire du roi Charles, ont soulevé un
_casus belli,_ comme parlerait messire Jean Connault, notre
prieur, qui est un grand politique, mais ils ne s'en inquiètent
guère. M'est-il permis de donner un humble conseil?

--Donne, l'ami, répliqua monsieur Hue, quoique j'eusse aimé voir
l'esprit des batailles sous un autre habit que le tien.

--Eh, Monseigneur! chacun fait comme il peut, murmura frère Bruno;
je suis valet de moines et non point moine, n'ayant pas été admis
encore à prononcer mes voeux. D'ailleurs, quand madame Jeanne
d'Arc sacra le roi dans Reims, on ne lui reprocha point son habit,
que je sache! Mon conseil, le voici: les grèves, par ce troisième
quartier de la lune junienne (qui signifie de juin), sont aussi
claires que le jour, et souvent davantage. En cette saison, les
brouillards sont diurnes (qui signifie de jour), et si j'avais à
prendre la fuite, je ne choisirais certes pas les heures de nuit.

--Quel moment choisirais-tu?

--L'heure où nous sommes.

--Où penses-tu que soit l'ennemi?

--L'ennemi n'aura pas laissé un seul traînard à Tombelène. Il est
à son repaire de Saint-Jean, de l'autre côté des grèves, ou bien
il se cache parmi les rochers qui sont autour de la chapelle
Saint-Aubert, à la pointe du mont Saint-Michel. Si mon digne
seigneur me le permet, j'ajouterai une autre considération...

--Parle, mais parle vite.

--Je peux bien dire que je n'ai point le défaut de bavardage. La
considération que je voulais ajouter est celle-ci: ils ont une
meute qui fera merveille après vous par la nuit claire, tandis que
chacun sait bien que les lévriers, comme les limiers et autres
chiens de courre, perdent les trois quarts de leur flair dans la
brume.

--Je n'ai jamais ouï parler de cette meute, dit monsieur Hue.
Aubry s'approcha.

--Monsieur mon père, répliqua-t-il, tout ce que vient d'avancer le
brave frère Bruno est la vérité même. Il connaît les grèves mieux
que nous, et je crois que nous pourrions, à la faveur du
brouillard...

--Mais si le brouillard se lève? objecta Maurever.

Bruno monta sur le mur, afin d'examiner l'atmosphère
attentivement.

--Le vent est tombé, dit-il; la mer baisse, nous en avons jusqu'au
flux.

--Soit donc fait suivant cet avis, conclut Maurever; allons
visiter ma fille.

Aubry n'avait pas attendu si longtemps pour cela. Quand il avait
pris la parole pour soutenir l'avis du moine convers, c'est qu'il
avait déjà rendu visite à Reine.

Reine était un peu pâle, mais sa blessure, assez légère, ne
pouvait réellement faire obstacle au départ.

Son père la trouva souriante et gaie, faisant ses préparatifs qui
ne devaient pas être bien longs.

Monsieur Hue planta la croix de bois qui lui avait servi pour ses
dévotions au point culminant du roc de Tombelène. Nous ne pouvons
dire qu'elle y soit encore, mais le petit mamelon qui est au
versant occidental du mont porte de nos jours le nom de
Croix-Mauvers.

Le frère Bruno songeait bien un peu à déjeuner, seulement, c'était
peine perdue. La brume s'épaississait. Il fallait profiter de
l'occasion.

Comme on allait se mettre en marche, Simonnette entra dans la tour
avec son père, sa mère et le petit Jeannin, qu'elle tenait par la
main.

--Que voulez-vous, bonnes gens? demanda monsieur Hue.

--Monseigneur, répondit le vieux Simon, vous nous connaissez bien,
nous sommes vos vassaux fidèles, les Le Priol, du village de
Saint-Jean. Notre fille Simonnette que voilà est fiancée au jeune
gars Jeannin.

--Ce n'est pas le moment... commença Maurever.

--C'est étonnant, pensa frère Bruno, comme il y a des gens qui
sont verbeux!

--Je ne veux pas vous parler de fiançailles, Monseigneur, reprit
Simon; mais le jeune Jeannin est venu à nous et nous a fait part
d'une bonne idée qu'il a pour le salut de mademoiselle Reine,
notre maîtresse, et nous l'amenons, bien qu'il ne soit point votre
vassal. Parle, mon fils Jeannin.

Jeannin était rouge comme une pomme d'api.

--Voilà, dit-il, en tournant son bonnet dans ses doigts; on assure
que c'est pour la demoiselle que le chevalier Méloir fait tout ce
tapage-là. Dans le brouillard, qui sait ce qui peut arriver? Moi,
j'ai pensé: j'ai les cheveux comme la demoiselle, et ma barbe
n'est pas encore poussée. Je pourrais bien mettre les habits de la
demoiselle, et alors, en cas de malheur, ils me prendraient pour
elle...

--Et s'ils te tuaient, enfant! dit Maurever.

--Oh! ça pourrait arriver, répliqua Jeannin en souriant, car ils
seraient en colère de s'être trompés. Mais ça ne fait rien.

--Je vous dis que c'est un vrai bijou, ce Peau-de-Mouton! s'écria
Bruno enthousiasmé.

--La demoiselle serait sauvée, reprit Jeannin, voilà le principal.

Reine de Maurever et le vieux Hue lui-même voulurent s'opposer à
ce déguisement, mais il y eut contrainte, parce qu'Aubry fit un
signe.

Toutes les filles, Simonnette en tête (elle avait pourtant la
larme à l'oeil), s'emparèrent de Reine, Jeannin passa derrière le
mur.

L'instant d'après, Reine revint vêtue de la peau de mouton.
Jeannin, lui, avait le costume de la Fée des Grèves. Et il était
joli comme un coeur, au dire de toutes les Gothon!

Il arrangea le voile de dentelles sur ses cheveux blonds, envoya
un baiser à Simonnette, qui riait et qui pleurait, et franchit le
premier l'enceinte pour entrer en grève.




XXIX. Le brouillard.

Il était environ sept heures du matin quand la mer permit de se
mettre en marche.

Ces brouillards de grèves forment une couche très peu profonde, et
qui souvent n'a pas deux fois la hauteur d'un homme.

En général, moins la couche de brume a d'épaisseur, plus elle est
dense et impénétrable aux regards.

Nous avons montré une fois déjà, au début de ce récit, le
monastère de Saint-Michel voguant comme une gigantesque nef au
milieu de cette mer de vapeurs. Nous avons montré la brume,
arrondissant ses vagues cotonneuses, balançant ses sillons
estompés et laissant au radieux soleil de juin, qui dorait le
sommet du Mont, toutes ses éblouissantes ardeurs.

Au printemps et en automne, cet aspect, qui arrête le voyageur
ébahi, se représente fréquemment. Les gens du pays, blasés sur ces
merveilles, jettent au prodigieux paysage un regard distrait et
passent.

Ce qui les occupe, et ils ont raison, c'est le fond de cet océan
de brume.

De tous les dangers de la grève celui-là est, en effet, le plus
terrible.

Le brouillard des grèves est assez compact pour former autour de
l'homme qui marche une sorte de barrière mouvante, possédant à
peine la transparence d'un verre dépoli. Figurez-vous un
malheureux, errant parmi ces sables où nulle route n'est frayée,
avec un bandeau sur la vue, avec un masque qui laisse passer les
rayons lumineux, mais qui les disperse, qui les confond, qui les
brouille comme ferait un épais et triple voile de mousseline.

On y voit, la lumière est même la plupart du temps vive et
blessante pour l'oeil, répercutée qu'elle est à l'infini par les
molécules blanchâtres de la brume. Mais cette sensation de la vue
est vaine; on perçoit le vide brillant, le néant éclairé.

Les objets échappent; toute forme accusée se noie dans ce milieu
mou et nuageux.

Nous avons dit le mot, du reste, et aucune comparaison ne peut
rendre plus précisément la réalité. Collez votre oeil à la vitre
dépolie et regardez le grand jour au travers.

Vous serez ébloui sans rien voir.

La nuit, le peu de lumière qui descend du firmament suffit
toujours à guider les pas. Dans le brouillard, rien ne guide,
rien, et le vertige nage dans ce blanc duvet qui provoque et lasse
les paupières.

La nuit, le son se propage avec une grande netteté. Or, quand la
vue fait défaut, l'ouïe peut la remplacer à la rigueur.

Dans le brouillard, le son s'égare, s'étouffe et meurt.

C'est quelque chose d'inerte et de lourd, qui endort l'élasticité
de l'air; c'est quelque chose de redoutable comme cette toile,
blanche aussi, qui s'appelle le suaire. Ici, le courage même a la
conscience de son impuissance. Le sang se fige, la force cède. On
est à la fois submergé et fasciné.

Ceux qui ont échappé à cette terrible mort racontent des choses
étranges. Ils disent que la cloche du Mont sonnant la détresse
arrive parfois tout à coup à l'oreille et fait tressaillir
l'agonie. Elle vibre plaintivement, et l'oreille étonnée croit
l'entendre sortir des profondeurs des tangues.

Puis la cloche se tait. Un silence pesant succède à ses tristes
tintements. Puis tout à coup le sable, devenu sonore comme par
enchantement, apporte le bruit de la mer qui monte.

Oh! comme elle va vite! la mer, la mort! Comme elle court,
invisible, là-bas! De quel côté? On ne sait.

Près ou loin? On ne sait.

Mais elle court, elle glisse, elle arrive.

Elle est là cachée derrière l'inconnu, au fond de ces espaces
mystérieux et voilés. On l'entend qui approche et qui gronde.

Oh! comme elle va vite!

N'est-ce pas elle déjà, ce froid qui vous glace les pieds?

On ne sait, je le dis encore, on ne sait, car le sang s'est
précipité au cerveau. La fièvre tremble, puis brûle.

Et cette morne solitude, ce brouillard lugubre et gris vont se
peupler de visions folles.

Écoutez! ce n'est plus la mer, c'est le rêve. On chante vêpres à
la paroisse aimée. Ils sont tous là, les parents, les amis.
Derrière le pilier, voici la préférée qui est là et qui prie.

Douce fille! que Dieu te fasse heureuse!-- N'a-t-elle pas tourné
sa tête brune, coiffée de la dentelle normande, pour lancer à la
dérobée un regard au fiancé?

Un seul regard, car deux distractions annulent une prière.

Mais ce ne sont pas les vêpres, non. Matheline a des fleurs
d'oranger sur le front. A-t-on des fleurs d'oranger un autre jour
que le jour du mariage?

Quoi! c'est la messe des noces! le père avec ses cheveux blancs,
la mère qui a les yeux mouillés de larmes heureuses.

Et la petite soeur espiègle, Rose, la fillette aux yeux malins.

Quelque jour tu te marieras, toi aussi, petite soeur.

--Merci, mes amis; oui; je suis bien content, oui, ma fiancée est
bien belle! Merci Pierre, merci René... vertubleu! puisque voici
la messe finie, à table! et buvons à ma douce Matheline!

Elle est émue; le rouge lui vient à la joue. Elle cache sa tête
dans le sein de sa mère.

On n'a ces chères angoisses qu'une fois dans la vie. Une fois dans
la vie seulement on porte la couronne d'oranger.

Rougis, jeune fille, et souris derrière tes larmes.

Oh!... mais la table oscille et tombe. Où sont les convives
joyeux?

Où est Matheline, l'épousée? Pierre, René, le père avec ses
cheveux blancs? la mère pleurant et riant, Rose, la petite soeur
aux yeux malins?

Le brouillard gris, silencieux, livide...

--Au secours! Seigneur, mon Dieu! au secours! Hélas! la voix tombe
à terre, brisée. Dieu n'entend pas. C'est la dernière heure. Il y
a dans la brume des éclats de rire lointains. Des gémissements
leur répondent. Le sable gonflé pousse ces bizarres soupirs qui
semblent l'appel des victimes d'hier à la victime d'aujourd'hui.

Et ne voyez-vous pas ici,-- ici!-- ces danseurs pâles qui mènent
tout à l'entour leur ronde insensée?

Les bras enlacés, les cheveux au vent, des lambeaux de linceul qui
flottent, des yeux profonds et vides...

--Au secours! Seigneur Dieu! au secours! Personne ne vient. La mer
monte. Ou bien la lise molle cède sous les pieds avec lenteur. Ils
sont rares ceux qui racontent ce rêve du malheureux perdu dans les
brouillards. Bien peu sont revenus pour dire ce qu'invente la
fièvre à l'instant suprême.

* * * *

Les réfugiés du village de Saint-Jean qui avaient passé la nuit à
Tombelène n'auraient pas même dû hésiter à fuir, car il était
mille fois probable que Méloir et ses soldats profiteraient du
brouillard pour renouveler leur attaque.

Or, la partie du rocher où Bruno et sa petite armée s'étaient
défendus si vaillamment sortait presque tout entière de la brume,
qui l'entourait comme une ceinture. Les assaillants eussent
attaqué cette fois à coup sûr, car ils auraient vu et seraient
restés invisibles.

Au contraire, en se mettant résolument en grève, les assiégés qui
connaissaient, pour la plupart, les cours d'eau et tous les
secrets des tangues, n'avaient contre eux que le brouillard.

Le brouillard devait, suivant toute vraisemblance, les protéger
contre la poursuite de leurs ennemis.

La route la plus sûre, par rapport aux dangers de la chasse,
aurait été celle qui mène directement à Avranches et au bourg de
Genest; mais cette partie de la grève, sillonnée par
d'innombrables ruisseaux, affluents de la Sée et de l'Hordée,
présente des difficultés si graves qu'on s'y hasarde à regret,
même par le grand soleil. Par la brume, c'eût été folie.

Le petit Jeannin, qui avait pris d'autorité l'emploi de guide,
marcha sans hésiter à l'est du mont Saint-Michel, dans la
direction du bourg d'Ardevon, limite extrême de la Normandie.

Nous sommes bien forcés d'avouer que le petit Jeannin avait les
jambes un peu trop longues pour la robe de Reine, et que ses
mouvements hardis et découplés n'allaient pas au mieux avec le
chaste voile qui descendait sur ses cheveux blonds.

Mais, à part ces détails, le petit Jeannin faisait une Fée des
Grèves très présentable, et d'ailleurs il n'est pas mauvais qu'une
fée ait en sa personne quelque chose d'excentrique. Ce serait bien
la peine d'avoir un charme dans son petit doigt et de chevaucher
sur des rayons de lune, si on ressemblait trait pour trait à une
demoiselle de bonne maison!

Jeannin avait de beaux cheveux bouclés, de grands yeux bleus et un
sourire espiègle. C'était plus qu'il ne fallait.

N'eût-il rien eu de tout cela, le brouillard, en ce moment, aurait
encore suffi à déguiser la supercherie.

C'était un vrai brouillard, un brouillard _à ne pas voir son nez,_
comme on dit entre Avranches et Cherrueix.

À peine les gens qui composaient la caravane eurent-ils quitté le
sommet de Tombelène pour entrer dans cet immense nuage, qu'ils
cessèrent incontinent de s'apercevoir les uns et les autres.

Ils marchaient côte à côte cependant. Chacun d'eux pouvait
entendre le pas de son voisin et sentir le vent de son haleine.
Mais l'oeil était pour tous un organe désormais inutile.

On ne distinguait rien. Pour apercevoir le sol vaguement et comme
à travers une gaze, il fallait s'agenouiller.

Frère Bruno étendit son bras et sa main disparut dans la brume.

--Allons! dit-il, voilà qui est bon! ça me rappelle l'aventure du
bailli de Carolles et de son âne. Ils se cherchaient tous deux
dans le brouillard, devant le rocher de Champeaux. L'âne et le
bailli firent soixante-dix-huit fois le tour de la pierre, jusqu'à
ce que M. le bailli s'avisa de faire: Hi! han...

--Silence! ordonna la voix de Maurever.

--Seigneur Jésus! on se tait, on se tait! répliqua le moine
convers; je pense que je ne suis pas un bavard!

Et il ajouta en se penchant à l'oreille d'un Mathurin quelconque:

--Devinez ce que répondit l'âne? Mais le Mathurin n'était pas en
humeur de rire.

--Nous approchons de la rivière, dit en ce moment le petit
Jeannin; prenez-vous par la main et ne vous quittez pas. Les mains
se cherchèrent et se réunirent au hasard.

Il y avait à peine dix minutes qu'on avait abandonné Tombelène et
déjà les rangs étaient intervertis. On fut obligé de parler pour
se reconnaître.

Voici comment la caravane était disposée: Après le petit Jeannin,
qui marchait en tête avec sa gaule à corne de boeuf, venaient
monsieur Hue de Maurever et Aubry de Kergariou, escortant Reine.

Derrière ce groupe c'étaient les Le Priol, Simon, Fanchon,
Simonnette et Julien, qui avait l'arbalète sur l'épaule.

Suivaient les Gothon, dont trois avaient eu une belle conduite,
tandis qu'il nous faudra pleurer éternellement sur la faiblesse de
la quatrième. Les Gothon étaient accompagnées de Scholastique, des
Suzon et des Catiche.

Les Mathurin, les Joson, etc., formaient l'arrière-garde avec
frère Bruno, qui s'était placé là dans l'espoir de conter à
l'occasion quelque bonne aventure. Mais son espérance se trouvait
cruellement déçue. Le silence était de rigueur.

La caravane marcha dans cet ordre pendant un quart d'heure
environ.

Au bout d'un quart d'heure, chacun sentit l'eau à ses pieds.

En même temps, un bruit sourd se fit entendre sur le sable.

--Les hommes d'armes! dit tout bas le petit Jeannin. Halte!

On s'arrêta, et il y eut un moment d'anxiété terrible, car c'était
ici un coup de dés. Les hommes d'armes pouvaient passer à droite
ou à gauche de la caravane, comme ils pouvaient y donner en plein
sans le savoir.

La petite troupe se tenait immobile et silencieuse. Les chevaux
approchaient. On entendit bientôt la voix de Méloir qui disait:

--De l'éperon, mes enfants, de l'éperon! Ce brouillard-là nous la
baille belle! Nous allons prendre notre revanche cette fois!

--Excepté Reine, qui est votre dame, et le traître Maurever que
nous mènerons à Nantes pieds et poings liés, répondit un homme
d'armes, il ne faut qu'il en reste un seul pour voir le soleil de
midi!

Reine tremblait. Les filles de Saint-Jean se serraient les unes
contre les autres. Frère Bruno fit claquer les doigts de sa main
droite et grommela:

--Ça me rappelle plus d'une histoire, mais chut! il y a temps pour
tout. Quand ils seront passés, on pourra délier un peu sa pauvre
langue.

--Allons! Bellissan! criait Méloir; découple tes lévriers, ils
vont quêter dans le brouillard; et qui sait ce qu'ils trouveront!

Aubry serra la main de Maurever et tira son épée. Chacun crut que
l'heure était venue de mourir. Bellissan répondit:

--Je ferai tout ce que vous voudrez, sire chevalier; mais du
diable si les chiens ont du nez par ce temps-là! Ils détaleraient
à dix pas d'un homme ou d'un renard sans s'en douter.

La cavalcade passait. Elle passa si près que chacun, dans la
petite troupe, crut sentir le vent de la course. Bruno affirma
même depuis qu'il avait vu glisser un cavalier dans la brume, mais
Bruno aimait tant à parler! Chacun retint son souffle.

--Holà! cria Méloir, ceci est la rivière; dans dix minutes, nous
serons à Tombelène... Mais j'ai entendu quelque chose! La
cavalcade s'arrêta brusquement à vingt pas des fugitifs.

Frère Bruno caressa Joséphine, sa jolie massue, qu'il n'avait eu
garde de laisser dans le fort.

--C'est un de mes lévriers qui est parti, dit Bellissan; je n'en
ai plus que onze en laisse. Ho! ho! ho! Noirot! ho! Une sorte de
gémissement lui répondit:

--Ho! ho! ho! Noirot! ho! cria encore le veneur. Cette fois il
n'eut point de réponse.

--Si nous restons là, dit Méloir, nous nous ensablerons; les pieds
de mon cheval sont déjà de trois pouces dans la tangue. En avant!

La cavalcade reprit le galop. Les gens de notre petite troupe
étaient absolument dans la même situation que le cheval de Méloir.
Partout, le long de ces grèves, mais surtout dans le voisinage des
cours d'eau, où se trouvent les _lises_ ou sables mouvants,
l'immobilité est périlleuse. Le sable cède sous les pieds, l'eau
souterraine monte par l'effet de la pression, et l'on enfonce avec
lenteur. Rien ne peut donner l'idée de cette substance tremblante
et molle qu'on appelle la _tangue._ La surface présente une assez
grande résistance, pourvu que la pression soit instantanée et
rapide. Notre boue terrestre, les corps gras, toutes choses que
nous connaissons et qui tiennent le milieu entre les matières
solides et les matières liquides, ont un caractère commun; le pied
y enfonce au moment même où il s'y pose.

Ici, non. Le pied marque à peine au premier instant, il soulève
une manière d'ourlet sablonneux et relativement sec, tandis qu'à
l'endroit même où la pression s'opère, l'eau monte et remplace le
sable.

Si le pied quitte lestement le sol, comme cela a lieu dans une
marche légère, on voit sa trace peu profonde former une petite
mare qui s'efface bientôt parce que la tangue reprend aisément son
niveau.

Mais si le pied reste, il enfonce indéfiniment et plus vite à
mesure que _l'immersion_ (la langue n'a pas d'autre mot) a lieu.

On dit qu'un homme met bien un quart d'heure à disparaître
entièrement dans les lises.




XXX. Où maître Vincent Gueffès est forcé d'admettre l'existence de
la Fée des Grèves.

Un quart d'heure à disparaître!

Certes, il est difficile de se représenter une plus terrible
agonie!

Car une fois que les jambes sont prises à une certaine hauteur,
les efforts de l'homme le plus robuste sont vains et ne servent
qu'à hâter l'immersion complète.

Le corps fait son trou lentement... lentement!

Le sable monte, emprisonnant les membres, moulant chaque pli de la
chair, les jambes, le torse, la tête.

On dit encore, car il y a bien des on-dit sur ces côtes, qu'il
suffirait d'étendre ses deux bras en croix pour arrêter la
submersion à la hauteur des aisselles. Mais la mer est là-bas. Un
demi-pied de mer va noyer cette pauvre tête qui respire encore
au-dessus des sables.

Ce bruit qui avait arrêté le chevalier Méloir dans sa marche, les
fugitifs l'avaient entendu tout comme lui.

Quand la cavalcade se fut éloignée, le petit Jeannin prit la
parole avec précaution.

--Jamais je n'avais vu d'animal pareil! dit-il.

--Quel animal? demanda Aubry.

--Voyez! répliqua Jeannin. Mais il n'était pas facile de voir.

Aubry s'approcha en tâtonnant, et sa main rencontra le corps tout
chaud d'un énorme lévrier blanc et noir qui était étendu sur le
sable.

--Maître Loys était plus grand et plus beau que cela,
murmura-t-il.

--Quand Méloir a dit à son veneur de découpler les chiens, reprit
Jeannin, celui-là qui était sous le vent de moi n'a fait qu'un
bond et m'a pris à la gorge en grondant, mais je me méfiais.
J'avais la main sur mon couteau que je lui ai plongé entre les
côtes.

--Et tu n'as pas poussé un cri, petit homme! dit Aubry en lui
frappant sur l'épaule; c'est bien, tu feras un maître soldat!
Jeannin rougit de plaisir.

Quelque part, dans le brouillard, Simonnette était là qui devait
entendre.

--Oui, oui, dit frère Bruno, Peau-de-Mouton sera un fier soldat,
c'est vrai. Il a tué un chien, à ce que je comprends, mais il en
reste onze, et si monsieur Hue veut me permettre de parler, je
vais donner un bon conseil.

--Parle, répliqua le vieux Maurever, que ces divers événements
semblaient préoccuper très peu.

--Parle! grommela Bruno; le vieux seigneur est dans ses
méditations jusqu'au cou. Et les méditations, c'est comme les
tangues, on s'y noie! mais il ne m'appartient pas de juger un
seigneur.

--Eh bien? fit monsieur Hue.

--Voilà! maintenant il s'impatiente parce que je ne parle pas
assez vite. Eh bien! messire, reprit-il tout haut, je déclare que
je vous regarde comme notre chef, tant à cause de votre âge
respectable que pour le titre de chevalier banneret que vous
avez...

--Incorrigible bavard! interrompit Maurever.

--Ah! par exemple! s'écria Bruno en colère, depuis cinquante-deux
ans que je vis, et je pourrais dire cinquante-trois ans, vienne la
Saint-Mathieu, car je suis né trois ans avant le siècle, oui-da!
et mes dents ne branlent pas encore, voici la première fois qu'on
m'appelle bavard! Mais c'est égal, je n'ai pas de rancune: mon bon
conseil, je vous le donne _gratis et pro Deo,_ comme disait
Quentin de la Villegille, porte-lance de M. le connétable. Les
soudards et cavaliers de ce Méloir sont maintenant à Tombelène ou
bien près, pas vrai? Eh bien! quand ils vont voir les oiseaux
dénichés, ils seront de méchante humeur. Ils ont des chiens et les
chevaux vont plus vite que les hommes. Les chiens n'ont guère de
nez dans le brouillard, c'est le veneur lui-même qui l'a dit; mais
on leur mettra le museau dans nos traces fraîches, et alors...

--C'est vrai! s'écria Aubry.

--Bon! bon! fit Bruno; maintenant, chacun va me couper la parole,
je m'y attendais!

--Que faire? demanda Maurever.

--Voilà! J'ai vu plus d'une poursuite dans les grèves. Olivier de
Plugastel, chevalier, seigneur de Plougaz, échappa aux Anglais
tenant garnison à Tombelène, pas plus tard qu'en l'an
quarante-deux, en suivant le cours de cette rivière où nous
sommes. L'eau qui coulait sur le sable effaçait, à mesure, la
trace de ses pas.

--Suivons donc la rivière! dit Aubry.

--La rivière, en descendant, est pleine de _lises,_ fit observer
Jeannin; en remontant, elle nous mène dans la partie la plus
dangereuse des grèves. Et si nous ne nous hâtons pas de gagner la
terre, ce brouillard se lèvera. Nous resterons à découvert au
milieu des grèves.

Cela était si complètement évident, que personne n'y trouva de
réplique. Le frère Bruno lui-même se gratta l'oreille et ne
répondit point.

--Marchons à reculons, reprit Jeannin, le plus vite que nous
pourrons. Le veneur collera son oeil contre terre et voudra
connaître nos traces. Ils font toujours comme cela. Quand le
veneur aura connu nos traces, il voudra mettre sa raison à la
place de l'instinct des chiens, et nous serons sauvés.

--Oh! Peau-de-Mouton! Peau-de-Mouton! s'écria Bruno, tu ne vivras
pas: tu as trop d'esprit! Allons! vous autres, à reculons!

On se remit en marche, selon l'avis du petit coquetier.-- Dix ou
douze minutes se passèrent,-- Maurever avait de nouveau commandé
le silence.

Au bout de ce temps, Bruno quitta son poste d'arrière-garde, et,
sans dire un mot cette fois, traversa toute la troupe pour se
rapprocher de Jeannin.

Sans le brouillard, on aurait pu voir sur la figure du frère
convers une inquiétude grave. Et il ne fallait pas peu de chose
pour produire cet effet-là!

--Où es-tu, petit? demanda-t-il à voix basse, quand il se crut
auprès de Jeannin.

--Ici, répliqua ce dernier.

Bruno s'avança encore jusqu'à ce qu'il pût lui prendre la main.

--Es-tu bien sûr du chemin que tu suis? dit-il.

--Non, répondit Jeannin, dont la main était froide et la
respiration haletante; depuis deux ou trois minutes je vais à la
grâce de Dieu.

--Où crois-tu être?

--À l'orient du Mont.

--Moi, je crois que nous sommes à l'ouest; la tangue mollit; le
vent vient de l'ouest, et si nous étions de l'autre côté, nous ne
le sentirions guère.

--C'est vrai. Tournons à gauche.

--Avertis, au moins, avant de tourner.

--Tournons à gauche! répéta Jeannin à haute voix. Il n'y eut point
de réponse. Jeannin pâlit et se prit à trembler.

--Monsieur Hue! dit-il doucement d'abord. Puis il cria de toute sa
force:

--Monsieur Hue! Le silence! Sa voix tremblait comme si elle eût
rencontré au passage un obstacle inerte et sourd. Il était arrivé
ceci: Tout en parlant et sans y songer le frère Bruno et Jeannin
s'étaient arrêtés. Pendant cela, les fugitifs, continuant leur
route, avaient passé à droite ou à gauche, et ils étaient loin
déjà. Les bras de Jeannin s'affaissèrent le long de ses flancs.

--Simonnette! et la demoiselle! murmura-t-il.

--Allons, petit! du courage! reprit Bruno; si l'un de nous les
retrouve, cela suffira; prends à gauche; moi j'irai à droite. Et
des jambes!

Ils s'élancèrent chacun dans la direction indiquée. Deux minutes
après, il leur eût été impossible de se retrouver mutuellement.
Vers ce même instant, Méloir et ses hommes d'armes arrivaient à
Tombelène qu'ils avaient manqué plusieurs fois dans le brouillard.
Bruno avait deviné juste. Dès que Méloir reconnut que les fugitifs
avaient quitté leur retraite, il mit ses lévriers sur leur trace,
et ouvrit la chasse gaiement.

--Par mon patron, dit-il; j'aime mieux la chose ainsi! nous allons
les forcer comme des lièvres en plaine.

Péan, Kerbehel, Hercoat, Corson, Coëtaudon, suivis des archers et
soudards à pied, s'élancèrent dans la voie. Bellissan, le veneur,
tenait son meilleur lévrier en laisse et ouvrait la marche.

Le brouillard était toujours aussi intense, les hommes d'armes,
montés sur leurs chevaux, ne voyaient point le sol; mais chacun
d'eux tenait la laisse d'un lévrier et ils allaient en ligne
droite, comme s'il eût fait beau soleil.

Les chiens s'arrêtèrent sur les bords de la rivière qui passe
entre le mont Saint-Michel et Tombelène. Bellissan n'était pas
homme à s'embarrasser pour si peu. Il passa l'eau et connut les
traces nouvelles comme s'il se fût agi d'un cerf ou d'un sanglier,
puis il caressa doucement son lévrier en disant:

--Vellecy! allez! Le chien donna de la voix à bas bruit. La chasse
recommença. Mais bientôt un obstacle d'un nouveau genre se
présenta.

Nous ne voulons point parler de la marche à reculons. Ceci eût été
bon peut-être pour tromper des hommes, mais les chiens vont au
flair et ne raisonnent guère, les heureux!

À cause de quoi, ils ne commettent point d'erreurs.

L'obstacle dont il s'agit, c'était la divergence des routes
suivies par le petit Jeannin d'abord, frère Bruno ensuite, et
enfin le gros de la caravane.

Les chiens quêtèrent un instant, soufflant au vent, éternuant,
reniflant, et attendant l'indication bonne ou mauvaise qui leur
vient de l'homme, quand leur instinct fait défaut.

Mais ici les hommes étaient encore plus empêchés que les chiens.

Tout le monde mit pied à terre. On s'accroupit sur le sable, on
regarda la tangue de près; on fit de son mieux.

On ne fit rien de bon.

La brume semblait se rire de tout effort.

Maître Vincent Gueffès, car il était là, maître Vincent Gueffès
fut le premier qui se releva. Il avait le nez tout barbouillé de
sable, tant il avait approché de la tangue ses yeux clignotants et
gris.

--M'est avis qu'ils se sont séparés en trois troupes, dit-il,
volontairement ou par l'effet du hasard.

--Après? demanda Méloir.

--Après, mon bon seigneur? on prétend que le sire d'Estouteville a
reçu ordre du roi de France de s'opposer à toute poursuite armée
sur le territoire du royaume.

--Qui prétend cela?

--De gens bien informés, mon cher seigneur. Le vieux Maurever est
un matois. Il aura pris à gauche du Mont pour se trouver tout de
suite le plus près possible de la protection française.

--Oh! hé! cria Bellissan, le gros de la bande a pris à droite du
mont Saint-Michel. Allez, chiens, allez!

Il pouvait y avoir du bon dans l'avis de maître Vincent Gueffès;
mais le lévrier de Bellissan le veneur entraîna tous les autres,
et maître Gueffès resta seul. Il s'arrêta un instant indécis.

Dans les sables, par le brouillard, il n'est pas permis de
réfléchir.

Quand maître Vincent Gueffès se ravisa et voulut suivre la troupe
de Méloir, il n'était déjà plus temps. Aucun bruit n'arrivait à
son oreille.

Il tourna sur lui-même pour s'orienter! Seconde imprudence.

Par le brouillard, dans les sables, il ne faut jamais tourner sur
soi-même, à moins qu'on n'ait dans sa poche une boussole.

On perd, en effet, absolument le sens de la direction et dès qu'on
l'a perdu, rien ne peut le rendre. Il n'y a là aucun objet
extérieur qui puisse servir de guide. Les gens du pays égarés dans
la brume se dirigent quelquefois, quand ils se voient réduits à
ces extrémités, par l'inclinaison des _paumelles_ ou petites rides
de sable que le reflux laisse sur la grève. Ils ont remarqué que
ces paumelles s'élèvent à pic du côté de la terre, et gardent au
contraire du côté de l'eau une pente douce et presque insensible.

Mais outre que cette règle est fort loin d'être générale, il n'y a
que certains endroits des grèves où le sable soit assez pur pour
former ces paumelles.

La marne, qui est presque partout un des éléments de la tangue,
résiste au flot et garde son plan.

Maître Gueffès était justement en un lieu où il n'y avait point de
paumelles.

Il se baissa pour examiner les traces. Les traces se mêlaient
maintenant en tous sens; chaque pas formait un trou arrondi dans
ce sable mou et prompt à s'affaisser.

Maître Gueffès était absolument dans la position d'un homme qui
joue à colin-maillard.

La bravoure n'était pas son fait.

Il eut peur, et se prit à courir en suivant au hasard une des
lignes de pas qui partaient du centre où les deux troupes, les
fugitifs d'abord, puis les hommes de Méloir, s'étaient
successivement arrêtées.

Oh! le pauvre Normand! s'il avait su ce qui l'attendait au bout du
chemin, il n'aurait pas couru si vite!

Il est notoire que la Fée des Grèves n'aime pas ceux qui doutent
d'elle.

Il est connu que la Fée des Grèves étrangle volontiers dans un
coin ceux qu'elle n'aime pas.

Les fées sont du reste presque toutes comme cela, les fées
bretonnes surtout.

Or, la Fée des Grèves glisse dans le brouillard comme dans la
nuit.

La trace que suivait maître Vincent Gueffès se trouvait être par
hasard celle du petit Jeannin, Fée des Grèves par intérim.

Tout en marchant, maître Vincent Gueffès se rassurait un peu et il
se disait:

--C'est une journée de cent écus nantais, plus Simonnette, sans
parler du petit scélérat de coquetier, qui sera pendu cette fois
pour tout de bon! Le chevalier Méloir m'a promis tout cela.
Laissons faire, l'heure du déjeuner vient. Si je gagne le Mont,
j'ôterai mon bonnet, et je mangerai la soupe des bons moines pour
l'amour de Dieu.

Justement, un son grave et vibrant perça le brouillard. Maître
Vincent poussa un cri de joie. C'était la cloche du monastère. Il
était à cent pas du Mont.

--Laissons faire! laissons faire! reprit-il, en se frottant les
mains: Jeannin pendu, Simonnette que voilà devenue ma femme, et
cent écus d'or!

Une forme indécise passa près de lui, si près qu'il sentit comme
un frôlement.

Une robe de femme! il n'y avait pas à s'y tromper!

On peut fuir un homme, quand on a le caractère prudent. Mais une
femme!

Maître Gueffès, devenu brave tout à coup, s'élança en avant. Ce
pouvait être Simonnette, ce pouvait être mademoiselle Reine.

Bonne prise, dans tous les cas!

Au bout d'une vingtaine d'enjambées, il vit le brouillard
s'ouvrir. Le roc noir de Saint-Michel était devant lui.

C'était hors des murailles de la ville, en un lieu sauvage et
sombre que surplombent les contreforts du monastère.

Sous les fondations, entre les roches énormes, il y avait une
femme, la forme que maître Gueffès avait vue passer dans la brume.

Bonne prise! oh! bonne prise! maître Vincent Gueffès reconnut les
vêtements de Reine de Maurever.

Et derrière son voile, il reconnut aussi ses cheveux blonds
bouclés, qui brillaient au soleil.

Il s'approcha tortueusement.

De l'autre côté des rochers, il y avait de pauvres pêcheurs qui
faisaient sécher leur filets. Ils avaient bien reconnu la Fée des
Grèves pour l'avoir vue souvent glisser, la nuit, sur le sable,
depuis que monsieur était caché à Tombelène.

Ils se dirent:

--Voilà le Normand Gueffès qui va attaquer la Fée. Sorcier contre
lutin: voyons la bataille! La bataille ne fut pas longue. Il
paraît que les fées sont plus fortes que les Normands.

Dès le commencement du combat, maître Gueffès devint fou, car on
l'entendit crier:

--Jeannin, petit Jeannin! pitié! pitié! Qu'avait-il à faire
là-dedans Jeannin, le petit coquetier des Quatre-Salines?

La Fée prit, cependant, Gueffès par le cou et l'entraîna dans le
brouillard.

Il se débattait, le malheureux! La Fée et lui disparurent derrière
la brume.

Quand le brouillard se leva, vers midi, les pêcheurs trouvèrent
maître Vincent Gueffès étendu sur le sable, la Fée lui avait tordu
le cou.

Il faut se méfier. Chacun savait que maître Gueffès, quand il
avait les pieds dans les cendres, et le _piché_ au coude, parlait
trop à son aise de la Fée des Grèves.

Il faut se méfier. Se taire est le mieux. Mais si vous avez à
parler d'elle, dites toujours _la bonne fée,_ ou ne passez jamais
en grève...




XXXI. Où l'on voit revenir maître Loys, lévrier noir.

C'est à peine si nous avons le temps de verser une larme sur le
sort malheureux de Vincent Gueffès, Normand. Il était maquignon
comme ceux de son pays; il avait une mâchoire mémorable; il ne
disait jamais ni oui ni non; il possédait quelque teinture de
philosophie éclectique, bien que cette gaie science ne fût point
encore inventée.

Il était païen à l'instar de tous les beaux esprits.

Il était même un peu voleur.

En le quittant pour jamais, nous aimons à jeter ces quelques
fleurs sur la tombe d'un homme qui, devançant le progrès, secoua
si vite les préjugés idiots où croupissait son siècle.

Cela dit, Vincent Gueffès, adieu!

À deux ou trois reprises différentes, Méloir et ses hommes d'armes
furent obligés de s'arrêter dans leur chasse devant des obstacles
absolument pareils à celui que nous avons décrit naguère, et qui
fut la cause du tant regrettable trépas de maître Vincent Gueffès.

Deux ou trois fois la troupe fugitive s'était divisée, soit de
parti pris, soit par l'effet du hasard. Suivant toute apparence,
les émigrés du village de Saint-Jean et monsieur Hue avaient
essayé de marcher ensemble et quelque incident les avait séparés.

Ils s'étaient perdus dans la brume et se cherchaient peut-être.

Mais le proverbe: _Chercher une aiguille dans une charretée de
foin_ est de beaucoup trop faible pour exprimer la folie qu'il y
aurait à courir après un homme dans ces immenses ténèbres.

Méloir et sa troupe avaient leurs lévriers.

Encore ne trouvaient-ils rien.

Ils continuaient néanmoins la chasse. Désormais Méloir ne pouvait
plus reculer.

Méloir avait passé la moitié de sa vie à se battre comme il faut.
C'était une brave lance; mais ce n'était que cela. Les gens de
cette espèce arrivent tout à coup au mal, parce que leur bonne
conduite ne fut jamais le résultat d'un principe.

Si le hasard les sert, ils peuvent fournir la plus honorable
carrière du monde et demeurer fermes jusqu'au bout dans le droit
chemin, parce qu'ils ne sont essentiellement ni vicieux ni
méchants.

Mais comme ils ne sont pas essentiellement bons et qu'ils n'ont
d'autre mobile que l'intérêt humain, vous les voyez glisser
aussitôt que leur pied touche une pente facile.

Et dès qu'ils glissent, ils aident la pente. Leur sagesse menteuse
érige en système le hasard de leur chute.

S'ils ont déjà de la fange jusqu'à la ceinture, ils s'écrient: On
a calomnié la fange! La fange est un bon lit! C'est exprès que je
suis dans la fange!

Vive la fange!

Les chiens se détournent quand ils s'aperçoivent qu'ils font
fausse route; les hommes, non.

Il y avait, au temps des druides, dans l'Armor, un fou qui mettait
une citrouille au bout d'une pique, et qui se prosternait devant
cet emblème auguste en disant:

--Ceci est le soleil. Les druides qui n'entendaient pas la
plaisanterie, invitèrent ce fou à rentrer dans le giron de
Belenus. Le fou ne voulut pas. Les druides le placèrent sur un tas
de fagots qu'ils allumèrent. Le fou mourut comme un héros en
criant à tue-tête:

--Imposteurs, vous pouvez tuez mon corps, mais ma citrouille était
bien le soleil! Méloir avait regardé un jour ses cheveux qui
grisonnaient. Il s'était dit: Je veux un manoir, une femme, des
vassaux, etc. Et il avait fait choix de ce triomphant moyen,
expliqué par lui à Aubry de Kergariou, au début de ce récit: la
terreur. Au fond, ce n'était qu'un épouvantail: l'escopette du
mendiant espagnol qui n'a ni poudre ni balles.

Mais à l'heure où nous sommes, Méloir avait chargé son arme
jusqu'à la gueule. Il ne demandait pas mieux que de tuer. C'était
un parfait coquin.

Tant la logique est une irrésistible et belle chose! Posez les
prémisses, le diable tirera la conséquence. Ceci étant accepté
qu'il fallait se venger d'Aubry, faire disparaître le vieux
Maurever et s'emparer de Reine à tout prix, le temps pressait.
Méloir sentait que le terrain politique tremblait sous ses pas.
Son zèle qui lui valait aujourd'hui la faveur du prince régnant
pouvait, demain, le mener au supplice.

Mais, en 1450, comme de nos jours, les esprits pratiques
connaissent le mérite du fait accompli.

_Ce qui est fait est fait,_ dit l'odieux proverbe.

Et croyez-nous bien, sur douze proverbes, il y en a onze
d'abominables; de même que sur cent almanachs, ces évangiles de
l'ignorance impie, il y a quatre-vingt-dix-neuf turpitudes.

Méloir pensait: Si je me hâte, tout sera fini avant la mort du duc
François. Je serai en possession de l'héritière et de l'héritage.
On me montrera les dents peut-être, mais on ne mordra pas!

--Et allons! Rougeot, Tarot! Allons! Nantois, Grégeois, Pivois,
Ardois! Allons, Léopard et Finot!

Le pauvre Noirot était couché là-bas sous la tangue, on ne
l'appelait plus.

--Allons, bons chiens, dressés à secourir les naufragés, en
chasse! en chasse! Ils allaient, en vérité! les chevaux ne
quittaient pas le petit trot. Les soudards couraient derrière. Les
fugitifs ne pouvaient se soustraire désormais bien longtemps à
cette poursuite acharnée.

Il est même probable que, sans les retards occasionnés par
l'hésitation des lévriers, aux endroits de la grève où les traces
se bifurquaient tout à coup, quelques traînards fussent tombés
déjà au pouvoir des hommes d'armes.

Voici cependant ce qui était advenu de monsieur Hue et de sa
suite.

Aubry s'était mis à la tête de la caravane lorsqu'il avait reconnu
l'absence du petit Jeannin. Aubry ne savait guère son chemin dans
les sables; il allait droit devant lui, ce qui est quelquefois le
mieux.

Au bout d'une heure de marche, le bruit de la mer se fit entendre
si distinctement qu'il n'y eût point à douter. Ils avaient fait
fausse route. Reine souffrait de sa blessure. La fatigue et le
découragement venaient.

Et le brouillard ne diminuait point.

La troupe se trouvait engagée dans cette partie des grèves qui est
au nord-ouest du Mont, et où les mares abondent.

En retournant sur ses pas, Aubry laissa fléchir vers le sud la
ligne qu'il suivait. Ce n'était plus du sable, c'était de la marne
délayée que la troupe avait sous les pieds.

Pour éviter les mares, à fond de lises, on faisait de nombreux
circuits. Les uns passaient à droite, les autres à gauche.

De temps en temps, un homme ou une femme se perdait.

Une fois, Maurever appela Reine qui ne répondit pas.

Une horrible angoisse serra le coeur du vieillard.

Et à dater de cet instant, tout fut confusion parmi les fugitifs.

Chacun voulut chercher Reine.

On tourna; on perdit la voie. Puis, les groupes se détachèrent. Il
y avait maintenant impossibilité de se rallier.

Hue de Maurever marchait avec son vieux vassal Simon Le Priol qui
tenait sa femme par la main.

Fanchon pleurait à chaudes larmes, la pauvre femme, parce que ses
deux enfants, Julien et Simonnette, n'étaient plus là pour
répondre à sa voix.

Aubry allait tout seul, fou de douleur, courant dans cette nuit
éclairée, sans but, sans direction, presque sans espoir.

Les filles et les gars de Saint-Jean erraient ça et là à
l'aventure.

Dans la brume, tous ces différents groupes se croisaient
maintenant sans se voir. Tout était à la débandade. Et la besogne
des hommes d'armes du chevalier Méloir n'en valait pas mieux pour
cela. Cette foule dispersée des fugitifs n'était bonne qu'à donner
le change aux chasseurs.

Aubry avait quitté ses compagnons depuis un quart d'heure,
lorsqu'il crut ouïr un bruit léger derrière lui.

Il s'arrêta et colla son oreille contre la tangue.

Son coeur battait bien fort.

Mais quand il se releva, le rayon d'espoir qui brillait naguère à
son front avait disparu.

Ce bruit qu'il entendait, c'était le pas des chevaux de Méloir.

Aubry chercha de quel côté il prendrait la fuite, car son premier
besoin était de vivre, afin de protéger Reine.

Les pas approchaient.

Aubry pouvait ouïr déjà la voix des hommes d'armes.

--Holà! disait Péan, qu'a-t-il donc ce brigand d'Ardois, il va
rompre sa laisse!

--Et Rougeot! répliquait Goëtaudon; ah ça, ils deviennent enragés,
Bellissan, vos lévriers!

--Chut! fit le veneur; ne voyez-vous pas qu'ils rencontrent? J'ai
de la peine à tenir ce grand diable de chien que j'ai acheté sur
la route. Bellemont, Reinot, coquin, bellement! Le chevalier
Méloir est-il là?

--Messire Méloir! appelèrent discrètement plusieurs voix.

Messire Méloir était ailleurs, car il ne donna point de réponse.

--Voilà qui est grand dommage! dit encore Bellissan, car je suis
bien sûr que nous allons avoir un relancé. Bellement, Reinot,
coquin, bellement!

--Hé bien! hé bien! cria Corson, le héraut, voilà Pivois qui
m'entraîne. À bas, Pivois! à bas, de par le ciel! Bon! sa laisse
s'est rompue dans ma main et Dieu sait où est le chien à cette
heure.

Pivois s'était élancé en poussant cet aboiement court et plaintif
des lévriers de race, qui ressemble au cri d'un sourd-muet.

Les autres chiens se démenèrent avec fureur.

Deux ou trois d'entre eux parvinrent successivement à rompre leurs
laisses et se précipitèrent en avant sur les traces de Pivois.

Pivois était une belle et noble bête, nourrie dans l'héroïque
chenil de Rieux; gris de fer foncé, le museau pointu comme un
poignard, le corps musculeux, les griffes tranchantes.

En trois bonds, il fut auprès d'Aubry.

C'était une sorte de tumulus ou renflement à peine sensible. Le
brouillard y était moins opaque que dans les fonds. On distinguait
parfaitement le sol; on voyait même à trois pieds à la ronde.

Au centre du mamelon, il y avait un poteau humide et gluant,
couvert de mousse marine et qui, à marée haute, indiquait le
bas-fond aux petites barques de pêcheurs montois.

Aubry s'était adossé contre ce poteau.

Il avait à la main son épée nue.

Dès l'instant où il avait entendu la conversation des hommes
d'armes et senti, en quelque sorte, la fringale des chiens qui le
flairaient, il avait dû renoncer à toute idée de fuir.

Une seule ressource restait: le combat.

Le combat se présentait, certes, bien inégal; mais Aubry avait foi
en sa force, et ces soldats du vieux temps, un contre dix, ne
désespéraient pas de la victoire.

Tant que leurs doigts d'acier pressaient la croix d'une épée, ils
taillaient de leur mieux.

Il y avait ici quelque chose de plus terrible que les hommes,
c'étaient les lévriers. Mais Aubry devinait là des hommes d'armes
qui serraient la laisse de chaque chien au lieu de lâcher à la
fois la meute tout entière.

Il se disait:

--Ah! si j'avais seulement avec moi maître Loys! vrai Dieu! ce
serait une belle équipée! Dix chiens pour maître Loys, dix hommes
pour moi: c'est notre mesure.

--Mais, se reprenait-il en soupirant; pauvre maître Loys!... où
est-il?

Une masse sombre saillit hors du brouillard. Aubry sentit une
haleine de feu et son épaule saigna sous la griffe de Pivois.

Mais Pivois tomba éventré d'un coup d'épée à bras raccourci, que
lui donna Aubry.

--Belle bête! murmura-t-il; c'est dommage! Ardois, lancé comme une
flèche, passa par-dessus le corps de Pivois. Aubry lui fendit la
tête à la volée d'un coup de revers. Rougeot, magnifique animal,
brun de cotte à pèlerine rousse, avec deux feux pourpres sous la
paupière, roula sur ses deux compagnons morts. Il avait le col
tranché aux trois quarts.

--Vrai Dieu! grondait maître Aubry qui s'échauffait à la besogne,
les hommes ne viendront-ils pas à la fin! Les hommes venaient. On
entendait parfaitement le pas sourd des chevaux. Aubry vit la
silhouette d'un cavalier qui passait à sa gauche sans
l'apercevoir.

Comme il ouvrait la bouche pour l'appeler, car il était en train
et il avait hâte de sentir une épée grincer contre la sienne, un
quatrième lévrier sortit du brouillard et fondit sur lui.

Énorme, celui-là! noir de la tête aux pieds! beau comme on se
représente les chiens fabuleux qui mènent l'éternelle course de
Diane chasseresse.

L'Achille des chiens!

Il bondit littéralement par-dessus l'épée d'Aubry, tomba de
l'autre côté, rebondit avant qu'Aubry eût le temps de faire
volte-face et le saisit à la gorge.

Mais non point pour l'étrangler, oh! non! Pour le caresser plutôt,
doucement et tendrement, comme l'épagneul favori vient mêler ses
longues soies aux longs cheveux de la châtelaine aimée.

Pour le chérir, pour le baiser en gémissant de joie. Loys! maître
Loys! le grand, le fier, l'intrépide! L'Achille des chiens, on
vous le dit. C'était lui que Bellissan avait acheté à Dinan, par
hasard, pour remplacer le pauvre Ravot, mort de la poitrine.
C'était lui qu'on appelait Reinot, c'était maître Loys! Écoutez,
Aubry le baisa sur le museau, comme un enfant, comme un ami. Aubry
avait une larme à la paupière.

--Seigneur Dieu! vous êtes avec moi! s'écria-t-il sans plus se
cacher, grand merci! Hardi, Loys!

Puis, donnant sa voix qui vibra comme un clairon dans la brume:

--À moi, taupins! ajouta-t-il, à moi, traîtres maudits! Méloir,
Péan! Coëtaudon! Corson et d'autres, s'il y en a! Venez! venez!
venez!

Une clameur, lointaine déjà, répondit à cet appel. Aubry était
dépassé; il aurait pu éviter la lutte. Mais ce n'était pas ce
qu'il voulait. Pendant qu'il allait combattre, qui sait si Reine
n'aurait pas le temps de se sauver? C'était quelques minutes de
gagnées: le salut peut-être!

Et puis, avec maître Loys, Aubry se croyait sûr de vaincre.

Les pas des chevaux se rapprochaient. Loys se mit à côté de son
maître, les jarrets ramassés, le museau dans le sable.

Le nom de Reine vint encore une fois aux lèvres d'Aubry, puis il
serra sa bonne épée.

--Hardi, Loys! Il y eut tout à coup un grand cliquetis de fer. Le
sable se rougit autour du vieux poteau, vert de goémon. Les chiens
étranglés hurlèrent. Les hommes d'armes repoussés blasphémèrent.
Hardi, Loys! maître Loys! ils sont à nous!




XXXII. Le tube miraculeux.

C'était un étrange combat.

Aubry, à pied, avait, il faut le dire, tout l'avantage sur les
hommes d'armes à cheval.

Leste et jeune, il se servait du brouillard comme d'une machine de
guerre.

Il avait quitté le mamelon où la brume était trop claire, et les
hommes d'armes l'avaient suivi dans un fond, sur la tangue molle,
où les sabots de leurs montures enfonçaient à chaque pas.

Aubry était pour eux comme un fantôme qui paraissait à
l'improviste, qui disparaissait tout à coup pour reparaître
encore.

Mais l'épée d'Aubry n'était pas un fantôme d'épée; elle taillait
bel et bien, Péan le savait, Corson aussi, Kerbehel de même, car
ils avaient tous les trois de profondes blessures.

Le pauvre héraut Corson grommelait:

--Le buffle de mon justaucorps est devenu _de gueules!_

_--_ L'épée haute, Corson! lui dit Kerbehel, ou bien on pourra
blasonner le lieu où nous sommes: «De sable au corps de héraut,
couché, de carnation...»

--» ...Accompagné de quatre malandrins de même», acheva Corson
plaintivement.

Kerbehel voulut répondre; mais Loys, qui en avait fini avec
Nantois, Léopard, Varot et les autres, s'élança sur lui, la gueule
rouge, et le malmena cruellement.

En même temps, Péan tombait, la gorge traversée par l'épée
d'Aubry-- Hardi, Loys! maître Loys! ils sont à nous!

--Cet homme est le diable! s'écria Coëtaudon qui donnait de grands
coups de lance dans le vide.

--Non pas! c'est le chien qui est le diable! balbutia Kerbehel,
désarçonné à demi.

--Ô mes compagnons! pleura Corson, il n'y a pour nous ici ni
profit, ni gloire! Ce n'est pas celui-là que nous cherchons. Sus
au vieux Maurever! et laissons ce ragot qui nous donne le change.

L'avis était bon.

--Sus! sus! clama Kerbehel, enchanté de ce biais.

--Sus! sus! Et les éperons s'enfoncèrent dans le cuir des chevaux.
En ce temps déjà, les mots prenaient, à l'occasion, des
significations très subtilement détournées.

Sus! voulait dire ici: sauve qui peut!

Mais la gloire était sauvegardée.

Maître Loys fournit encore une charge; Aubry se lança une dernière
fois dans le brouillard, puis ils s'étendirent fraternellement,
l'un près de l'autre, haletants, harassés,-- mais vainqueurs!

Il était neuf heures du matin. Le soleil prenait de la force et
pompait lentement le brouillard.

Un vent léger venait du large, annonçant le flux.

Le moment s'approchait où ce rideau immense, qui cachait les
grèves allait se déchirer.

Soit qu'il s'évanouit subitement avec la prestesse d'un changement
à vue, soit qu'il dût s'éclaircir peu à peu, faisant sa gaze de
plus en plus transparente, découvrant les objets un à un, et
luttant jusqu'à la dernière seconde contre le jour enfin
victorieux.

Dans l'un et l'autre cas, les différentes troupes, dispersées sur
les tangues, allaient se chercher, à coup sûr, se voir et se
combattre.

Sur les rochers qui bordent le mont Saint-Michel, du côté de la
Bretagne, une troupe d'hommes armés était rangée en bon ordre.

À la tête de cette troupe, se trouvait un chevalier banneret,
portant à son haubert l'écusson vairé-contrevairé d'or et de sable
des sires de Ligneville en Cotentin.

Son petit bataillon et lui demeuraient immobiles, comme s'ils
eussent été chargés de garder le Mont contre une attaque
prochaine.

Vers cette heure, Corson, Coëtaudon et les autres, qui avaient
rallié une douzaine de soudards, suivaient, dans la brume
éclaircie, la piste de monsieur Hue de Maurever.

Derrière la troupe cantonnée sur les rochers, l'étendard de
Saint-Michel était planté en terre, au-dessous de la bannière de
France.

Un coup de vent chassa la brume qui enveloppait encore la base du
roc.

On vit dans les sables un vieillard entouré de quelques femmes et
de quelques paysans. Presque au même instant, les hommes d'armes
de Méloir sortirent de la brume refermée.

--En avant! dit le sire de Ligneville. La bannière de France fit
flotter au soleil ses longs plis d'argent.

La troupe descendit sur la grève. Elle se mit entre les fugitifs
et les hommes d'armes.

--Que venez-vous quérir sur les domaines du Roi? demanda monsieur
de Ligneville.

--Nous venons, par la volonté de notre seigneur le duc, répondit
Corson, quérir monsieur Hue de Maurever, coupable de trahison.

--Et portez-vous licence de franchir la frontière?

--De par Dieu! monsieur de Ligneville, riposta Corson, quand notre
seigneur François a sauvé votre sire des griffes de l'Anglais, il
a franchi la frontière sans licence.

Ligneville fit un geste. Ses soldats se rangèrent en bataille. Hue
de Maurever perça les rangs.

--Messire, dit-il, si ces gens de Bretagne veulent s'en retourner
chez eux en se contentant de ma personne et en laissant libres
tous les pauvres paysans de mes anciens domaines, je suis prêt à
me livrer en leurs mains.

--Donc, pour ce, franchissez la rivière de Couesnon, messire,
répliqua Ligneville; sur la terre du Roi, on ne se rend qu'au Roi.

Le sire de Ligneville demanda ensuite aux Bretons:

--Qui est votre chef? Kerbehel, Corson et Coëtaudon se
consultèrent.

--Notre chef est le chevalier Méloir, dirent-ils.

--J'ai entendu parler de ce chevalier Méloir, répondit M. de
Ligneville; dites-lui, pour l'honneur de la chevalerie, qu'il
évite de passer à portée de ma lance, car monsieur l'abbé du mont
Saint-Michel m'a donné l'ordre de le faire pendre.

Le rouge vint au front du vieux Maurever.

--Par mon salut! messire, s'écria-t-il; le duc François l'a fait
chevalier. Je vous prie de me faire raison de ce qui est une
insulte au duché de Bretagne tout entier.

--Allons! disaient en riant les soldats du monastère; voici le
vieux chevalier qui va se mettre avec ses assassins contre nous.

Mais Ligneville avait pris la main de Maurever et l'avait serrée
avec respect.

--Si mes paroles vous ont causé de la colère, monsieur mon digne
ami, avait-il dit, de grand coeur je rétracte mes paroles.

Mais je ne vous laisserai point, ajouta-t-il en souriant, faire de
l'héroïsme avec de pareils coquins. Ce serait jeter des perles aux
animaux que vous savez. Monsieur Hue de Maurever, vous êtes le
prisonnier du Roi!

Avant que le vieillard pût répondre, on l'avait saisi et conduit
derrière les rangs.

--Holà! maraudaille! s'écria Ligneville, avec rudesse; maintenant,
hors d'ici et vitement! Il s'adressait ainsi aux hommes d'armes de
Méloir.

Ceux-ci pouvaient être en effet des gens de conscience large et
peu délicats sur le choix de leur besogne. Mais c'étaient des
Bretons.

Ligneville n'avait pas fini de parler, qu'un carreau d'arbalète
faisait sonner l'acier de son casque. Les Bretons chargèrent
résolument et se firent tuer ou prendre tous jusqu'au dernier.

Monsieur Hue, cependant, avait demandé aux soldats du monastère si
quelques fugitifs n'avaient point déjà touché le Mont. Les
réponses des soldats l'avaient à peu près rassuré sur le sort de
sa fille, qui devait être en ce moment dans l'enceinte des
murailles avec Aubry et les enfants de Simon Le Priol.

On monta la rampe.

Aubry et le petit Jeannin, arrivés, en effet, les premiers au
monastère, attendaient avec anxiété. Ils espéraient que Reine et
Simonnette étaient avec le gros de la troupe.

Hélas! le pauvre Bruno avait l'oreille basse.

Il était rentré au bercail et s'était mis à la disposition du
frère pénitencier. Ils avaient causé tous deux discipline et bien
sérieusement.

Frère Bruno avait le bras gauche cassé, ce qui retardait
l'exécution.

--Mon frère Eustache, disait-il au pénitencier, cela me rappelle
l'histoire de Jacob Malteste du bourg de Cesson, auprès de Rennes.
Il était bien malade quand il fut condamné à la peine de la hart.
On lui fit prendre de bons remèdes, on le guérit, et puis on le
pendit.

Heureusement pour Bruno que l'influence du duc de Bretagne était
fort mince au monastère en ce moment, et que le secours apporté à
monsieur Hue de Maurever lui fut compté comme oeuvre pie.

Ce fut lui qui aperçut le premier monsieur Hue gravissant la
rampe.

Il courut avertir Aubry qui s'élança au-devant du vieillard.

--Reine! prononcèrent tous deux, en même temps, monsieur Hue et
Aubry.

--Elle n'est pas au monastère? demanda le vieux chevalier.

--Vous ne la ramenez pas? demanda Aubry à son tour. Ce fut un
moment d'angoisse cruelle. Jeannin, l'heureux petit Jeannin, avait
Simonnette dans ses bras. Mais quand il entendit que mademoiselle
Reine était perdue, il s'arracha des bras de Simonnette.

--Je vais rentrer en grève, dit-il; la mer monte, il faut se
hâter! Maurever et Aubry avaient du froid dans les veines.

Ce mot: «_la mer monte»_ les frappait au coeur. Aubry serra la
main de Jeannin, et lui dit:

--Viens avec moi! Mais, au lieu de descendre à la grève, il gravit
précipitamment la rampe et s'élança dans l'escalier de la salle
des gardes. Jeannin et Bruno le suivaient.

De la salle des gardes à la plate-forme, il y a bien des marches.
Aubry fut sur la plate-forme en quelques secondes. Jeannin ne
l'avait pas quitté d'une semelle, mais le frère Bruno soufflait
encore dans les escaliers.

--Ouf! disait-il; ou... ouf! cela me rappelle l'histoire de Jean
Miolaine, le maître gantier, qui paria de monter au beffroi de
Coutances pendant que Perrin Langérier, son compère, boirait une
double pinte de vin d'Anjou... ou-ou-ouf!

Quand il arriva sur la plate-forme, Aubry et Jeannin dévoraient
déjà l'espace du regard.

Le brouillard s'était levé. L'oeil planait sur l'immensité des
sables. Au nord-ouest, on voyait la ligne bleue de la mer qui
montait. Sur la grève, rien.

Rien, sinon un point sombre et perceptible à peine qui se montrait
de l'autre côté du Couesnon, à la hauteur du bourg de
Saint-Georges.

Aubry le désigna du doigt à Jeannin.

--C'est trop loin, dit le petit coquetier; on ne peut pas
savoir... Puis il ajouta:

--Dans dix minutes, la mer couvrira ce point noir. Aubry avait au
front des gouttes de sueur glacée.

--Messer Jean Connault, le prieur des moines, qui est un savant
physicien, murmura le frère Bruno, a ici près, dans le clocher, un
tube de bois garni de verres. J'ai mis mon oeil une fois dans ce
tube, et j'ai vu,-- n'est-ce point magie?-- j'ai vu les femmes de
Cancale avec leurs coiffes et leurs gorgerettes plissées, comme si
Cancale se fût avancé vers moi tout à coup, jusqu'au pied du mur à
travers la mer.

--Ce bonhomme rêve! s'écria Aubry qui frappa du pied. Bruno
s'élança vers le clocher et redescendit l'instant d'après avec une
sorte de bâton creux, formé d'anneaux cylindriques qui
s'emboîtaient les uns dans les autres.

Aubry mit son oeil au hasard à l'une des extrémités.

Il vit distinctement les vaches qui passaient sur le Mont-Dol, à
quatre lieues de là.

Un cri de stupéfaction s'étouffa dans sa poitrine.

Le tube fut dirigé vers le point sombre qui tranchait sur le sable
étincelant. Cette fois, Aubry laissa tomber le tube et saisit sa
poitrine à deux mains.

--Reine! Reine! dit-il; Julien et Méloir!!! Au risque de se briser
le crâne, il se précipita à corps perdu dans l'escalier de la
plate-forme. Ceux qui le virent passer dans le réfectoire et
traverser la salle des gardes en courant, le prirent pour un fou.
Le cheval du sire de Ligneville était attaché au bas de la rampe.
Aubry sauta en selle sans dire une parole et piqua des deux.
Bientôt, on put le voir galoper à fond de train sur la grève. Il
tenait à la main la lance de Ligneville. Devant lui, un grand
lévrier noir bondissait. Ils allaient, ils allaient.-- C'était un
tourbillon! Jeannin avait dit:

--Dans dix minutes, la mer couvrira ce point noir. Ce point noir,
c'était Reine. Du sang aux éperons! hope! hope! Reine-- et Méloir!
Car pour Julien, Aubry avait vu, à l'aide du tube, l'épée de
Méloir se plonger dans sa chair. Pauvre Julien! Hope! hope! hardi,
maître Loys! Sur la plate-forme, il y avait maintenant grande
foule. Grande foule autour de monsieur Hue de Maurever qui était
agenouillé sur la pierre et qui levait au ciel ses mains
tremblantes. On suivait du regard la course d'Aubry. Arriverait-il
à temps? Jeannin se demandait:

--Mais pourquoi le chevalier et la demoiselle restent-ils
immobiles, si près de la mer qui monte? Il prit le tube à son tour
et devint plus pâle qu'un mort.

--Ils sont _enlisés!_ balbutia-t-il; le chevalier a du sable
jusqu'à la ceinture, et demoiselle Reine disparaît... disparaît...
La cloche du monastère tinta le glas.

Une voix tomba des galeries supérieures. Cette voix disait:

--Il y a deux malheureux en détresse dans les tangues. Priez pour
ceux qui vont mourir!




XXXIII. Les lises.

Quand le brouillard avait enfin cédé la place aux clairs rayons du
soleil de juin, le chevalier Méloir s'était trouvé seul, aux
environs de la rivière de Couesnon, à deux lieues au moins de la
terre ferme.

Ce que son escorte était devenue, le chevalier Méloir ne le savait
point.

Il était de terrible humeur.

Quelque chose comme un remords grondait au fond de sa conscience,
car rien n'appelle si bien le remords que l'insuccès.

Or, le chevalier Méloir était un homme trop sage pour ne pas
s'avouer qu'il avait échoué honteusement.

Siège et chasse avaient eu un résultat pareil.

Sarpebleu! comme il disait le bon Méloir; damner son âme, encore
passe s'il s'agit d'un bon prix! Mais se donner à Satan gratis,
quelle école! et que ce maître Satan devait bien rire!

En vérité, dans ce moment de fatigue et de défaite, sa philosophie
fléchissait. Il n'était pas très éloigné d'avouer sa faute et de
dire son _meâ culpâ._

D'autant qu'il pensait à l'avenir, où il voyait des nuages
formidables.

L'occasion était manquée. Un crime qui n'a pas réussi se punit
double.

Et c'est bien fait!

Hélas! hélas! tout n'est donc pas rose dans la vie d'un brave
homme qui veut la tranquillité pour ses vieux jours, un ou deux
manoirs, quelques rentes, une femme à son gré, _l'aurea
mediocritas_ enfin, et qui dévie un peu de la ligne droite pour
atteindre ce joyeux résultat?

Hélas! il y a tant de coquins, pourtant, qui réussissent! Le ciel
était injuste envers ce pauvre chevalier Méloir!

Tout à coup, de l'autre côté du Couesnon, il aperçut deux paysans
qui cheminaient.

Il s'était trop hâté de désespérer.

L'un de ces paysans, en effet, avait une arbalète sur l'épaule, et
l'autre portait un costume qui réveilla quelques vagues souvenirs
dans l'esprit du chevalier Méloir.

Une peau de mouton, nouée en écharpe et qui semblait avoir fourni
de longs services.

Méloir se rappela ce jeune guide aux blonds cheveux qu'il avait
interrogé en vain quelques jours auparavant, et que maître Vincent
Gueffès voulait si bien faire pendre.

Le pauvre enfant marchait avec peine. La fatigue paraissait
l'accabler.

Son compagnon et lui étaient évidemment des fugitifs du village de
Saint-Jean-des-Grèves. Méloir songea qu'ils pourraient le
renseigner. Il leur ordonna d'arrêter.

L'enfant à la peau de mouton et le paysan qui portait une arbalète
n'eurent garde d'obéir. Ils pressèrent, au contraire, leur marche.

Méloir choisit un endroit où le Couesnon _étalait_ sur le sable,
c'est-à-dire coulait sur une large surface, sans rives et à fleur
de grève.

Ces passages sont les gués les plus sûrs.

Méloir lança son cheval.

Le jeune garçon et son compagnon semblèrent se consulter. Le
premier fit un geste de lassitude désespérée. Ils s'arrêtèrent.

Le paysan banda son arbalète et se mit au devant du jeune garçon.

--Que diable veut dire ceci? gronda Méloir. Puis il ajouta tout
haut:

--Bonnes gens, je ne vous ferai point de mal.

Un carreau d'acier vint frapper le front de son cheval, qui se
leva sur ses pieds de derrière et retomba mort.

--Maintenant fuyons! s'écria Julien Le Priol; ses armes le gênent;
il ne nous atteindra pas.

Oh! certes, sans sa blessure, Reine de Maurever, qui avait trompé
naguère si longtemps la poursuite du petit Jeannin, Reine eût
échappé en se jouant au chevalier Méloir.

Mais elle souffrait cruellement, mais elle était accablée. Elle
essaya de suivre Julien. Elle ne put et s'affaissa sur le sable.

--Sarpebleu! s'écria Méloir exaspéré; est-ce comme cela, manant
endiablé? Dix drôles comme toi ne payeraient pas mon bon cheval!
Attends!

Il prit son élan et vint l'épée haute sur Julien.

C'était à ce moment qu'Aubry de Kergariou mettait l'oeil au
télescope élémentaire, fabriqué par Messer Jean Connault, prieur
des moines et amateur de physique.

Julien attendit le chevalier de pied ferme et le blessa d'un
second coup d'arbalète.

Mais il n'avait que son couteau court pour détourner la longue
épée de Méloir. Il fut renversé du premier choc.

--Adieu, mademoiselle Reine, dit-il en mourant; que Dieu vous
protège! moi, j'ai fait ce que j'ai pu.

--Reine! s'écria Méloir qui n'en pouvait croire ses oreilles.

Il regarda le prétendu jeune garçon, et reconnut en effet la fille
de Maurever.

--Oh! oh! dit-il, voilà donc pourquoi ce rustre prétendait
résister à un chevalier!

--Damoiselle, ajouta-t-il en s'inclinant courtoisement, vous ne
faites que changer de serviteur.

En ce moment Aubry entrait en grève, monté sur le cheval du sire
de Ligneville.

Maître Loys volait, le ventre sur le sable.

Vers le nord-ouest, la ligne bleue courait aussi. Elle galopait.
C'était la mer.

Le chevalier Méloir s'était approché de Reine et cherchait à la
relever. Bien qu'il ne connût pas exactement les dangers de ces
grèves, il ne pouvait pas manquer de voir et d'entendre la mer.

Reine était presque évanouie.

Le chevalier, dans les efforts qu'il fit pour la remettre debout,
ne s'aperçut point d'abord que la tangue cédait sous ses pieds.

Il était armé lourdement.

Quand il s'en aperçut, le sable humide touchait les agrafes de ses
genouillères.

Il lâcha Reine et voulut se dégager.

Comme il arrive toujours, ses efforts ne servirent qu'à creuser
davantage le trou qui allait être son tombeau.

Il vit le sable au-dessus de ses genoux et devint livide.

--Est-ce qu'il me faudra mourir ici! pensa-t-il tout haut. Reine
l'entendit. Elle se redressa galvanisée. Couchée comme elle
l'était, et occupant une grande surface, son poids avait à peine
attaqué le sable.

Pour se lever et s'enfuir, elle n'avait qu'un effort à faire, car
ses pieds n'étaient point emprisonnés comme ceux du chevalier dans
la tangue lourde et molle.

L'espoir lui monta au coeur avec violence.

La pensée d'Aubry, qui tout à l'heure la navrait, vint lui donner
une force nouvelle. Elle jeta un coup d'oeil sur Méloir qui
enfonçait à vue d'oeil.

--Je ne peux pas le sauver, murmura-t-elle. Et sa belle main
blanche s'appuya sur le sable pour aider le mouvement de son
corps.

Mais une autre main, une main de fer, se referma sur sa belle main
blanche.

Méloir avait aux lèvres un sourire sinistre. Il dit:

--Ceci est notre couche nuptiale, Reine de Maurever, dit-il;
j'avais juré que tu serais ma femme. Reine poussa un cri
d'horreur.

Ce fut en ce moment que, du haut des galeries supérieures, une
voix tomba sur la plate-forme du monastère et dit:

--Priez pour ceux qui vont mourir! Sur la plate-forme tout le
monde s'était agenouillé. Le glas tinta. Le vieux Maurever, plus
pâle qu'un mort, mais les yeux secs et la voix ferme, répondait
l'oraison dite par les moines pour les condamnés du _periculum
maris._ Jeannin, Simonnette, son père et les autres vassaux de
Maurever pleuraient silencieusement. Au nord-ouest, la grande
ligne bleue avançait, étincelante, sous les rayons du soleil. Le
cheval d'Aubry dévorait les sables, précédé toujours par maître
Loys, le grand lévrier noir. Qui de la mer ou du cavalier, de la
mort ou de la vie, allait arriver le premier?

Reine n'avait poussé qu'un cri.

Puis sa charmante tête blonde s'était renversée, tandis que ses
grands yeux bleus se tournaient vers le ciel.

Elle aussi priait.

Elle priait pour son père et pour Aubry avant de prier pour
elle-même.

Méloir la couvrait d'un regard de damné.

Méloir avait du sable au-dessus de la ceinture.

Une fois le vent apporta le son lointain de la cloche de
Saint-Michel.

Méloir sourit.

Reine détourna la tête.

Elle jeta un regard aux rives bretonnes. Un léger renflement du
terrain lui indiqua le lieu où le manoir de Saint-Jean-des-Grèves
se cachait derrière les arbres.

C'était là que son enfance heureuse s'était écoulée. C'était là
qu'elle avait vu Aubry pour la première fois.

--Vous pensez à lui, damoiselle? dit Méloir qui voulait railler,
mais dont les dents grinçaient.

--Pensez à Dieu! répliqua la jeune fille, sereine et calme, en
face de la dernière heure. On entendait le sourd grondement du
flot.

Méloir avait du sable jusqu'aux seins. Sa main de fer se rivait
sur le bras de Reine...

Il tourna la tête tout à coup à un bruit qui se faisait. Maître
Loys bondissait dans le cours du Couesnon, où était déjà la mer.

Et Aubry était derrière maître Loys.

--Aubry! Aubry! à moi! cria Reine. Par un effort désespéré, Méloir
essaya de l'attirer à lui. Ses yeux hagards disaient quel était
son dessein horrible.

La vengeance qui lui échappait, il voulait la ressaisir, et jeter
à son rival vainqueur un cadavre pour fiancée.

--À moi, Aubry! à moi! répéta la jeune fille qui résistait, mais
qui se sentait entraînée invinciblement.

--Je ne mourrai pas seul! cria Méloir. Au moment où son autre main
allait toucher le col de Reine, Aubry passa, plus rapide qu'une
flèche. Sa lance avait traversé de part en part la gorge de
Méloir. Méloir blasphéma et lâcha prise. Le sable cacha sa
blessure. Il n'avait plus que la tête au-dessus de la tangue. Et
la mer mouillait déjà les vêtements de Reine qui, elle aussi,
_s'enlisait_ lentement. Aubry sauta sur le sable, et mit sa lance
en travers pour assurer ses pieds.

--Tu n'auras pas le temps! dit Méloir en souriant au flot qui vint
lui baigner le visage. Un visage de réprouvé! Le cheval, dès qu'il
sentit l'eau à ses pieds, souffla et mit le nez au vent, cherchant
la direction de sa fuite.

Aubry se sentit défaillir, car l'imagination ne peut rêver un
danger plus terrible et plus prochain que celui qui l'écrasait de
toutes parts.

Si le cheval partait, Reine était perdue sans ressource. Aubry la
quitta, saisit la bride du cheval et la mit dans la gueule de
maître Loys en commandant:

--Ne bouge pas! Le cheval révolté fit un bond.

--Hope! hope! cria Méloir d'une voix étranglée et mourante. Maître
Loys se pendit à la bride. Le flot passa par-dessus la tête de
Méloir. Aubry tenait Reine dans ses bras. Il sauta en selle avec
son fardeau.

Et maître Loys de bondir, fou de joie, dans la mer montante.

--Hope! hope! cria Aubry à son tour. L'eau jaillit sous le sabot
du bon cheval. Du chevalier Méloir, il n'était plus question. Son
dernier soupir mit une bulle d'air à la surface du flot. La bulle
creva. Ce fut tout. Reine souriait dans les bras de son fiancé.
Elle remerciait Dieu ardemment.

Sauvée! sauvée par Aubry! Deux immenses joies!

Sur la plate-forme de Saint-Michel, monsieur Hue de Maurever
remerciait Dieu, lui aussi, car grâce à la lunette miraculeuse, il
assistait réellement à ce drame lointain et rapide que nous venons
de dénouer.

Pas par ses yeux à lui, les larmes l'aveuglaient, mais par les
yeux du petit Jeannin, qui avait saisi d'autorité le tube de
Messer Jean Connault, et qui ne l'eût pas cédé au roi de France en
personne.

Le petit Jeannin avait dit toutes les péripéties de la course et
de la lutte.

Seigneur Jésus! au moment où les doigts crispés du réprouvé
avaient touché le cou de la pauvre Reine, le petit Jeannin avait
failli tomber à la renverse.

Mais la lance d'Aubry! oh! le bon coup de lance!

Et le lévrier noir, qui tenait dans sa gueule la bride du cheval!
c'était cela un chien!

Frère Bruno se disait, le matois: «En l'an cinquante, le lévrier
de messire Aubry, qui est plus avisé que bien des chrétiens, etc.,
etc.»

Une histoire de plus, enfin, dans le grenier d'abondance de sa
mémoire!

Et à mesure que le petit Jeannin parlait, l'assistance écoutait,
bouche béante.

Quand Reine et Aubry furent en selle, ce fut un long cri de joie.

Jeannin trépignait et la fièvre le prenait, car un ennemi restait
à combattre: la mer.

--Oh! disait-il, comme si Aubry eût pu l'entendre; à droite,
messire, à droite, au nom de Dieu! Devant vous est le fond de
Courtils. Saint Jésus! le chien a deviné! Ils tournent à droite!

--Allons, vous autres, reprenait-il en s'adressant à l'assistance,
un _Ave,_ vite, vite, pour qu'ils passent les lises du Haut-Mené.
Mais vous n'aurez pas le temps... Oh! le brave chien!... il les
conduit tout droit, comme s'il avait péché des coques toute sa vie
dans les tangues. Tenez! tenez! les voilà qui sortent du flot...
s'ils peuvent tourner la mare d'Anguil, tout est dit... Bonne
Vierge! bonne Vierge! le flot les reprend!... mais piquez donc,
messire Aubry; de l'éperon! de l'éperon!

Il essuya la sueur de son front.

--Eh bien, enfant? murmura Maurever qui ne respirait plus. Jeannin
fut une seconde avant de répondre.

Puis il quitta la lunette et se prit à cabrioler comme un fou sur
la plate-forme.

--La mare est tournée, dit-il. Oh! le brave chien! Maintenant,
vous pouvez bien aller à l'église remercier le bon Dieu.

Une demi-heure après, Reine était sur le sein de son père. Petit
Jeannin embrassa maître Loys d'importance et lui jura une
éternelle amitié.

--Voilà qui est bien, dit le frère Bruno, tout le monde est
content, excepté moi. Messire Aubry sera chevalier, et
Peau-de-Mouton sera écuyer de messire Aubry.

--Que demandes-tu? s'écria monsieur Hue, qui avait ses lèvres sur
le front de Reine; tu es un vaillant homme!

--Je ne suis qu'un pauvre moine, messire, et cela me rappelle
l'aventure de Domineuc, le fouacier du Vieux-Bourg, qui chantait à
sa femme, Francine Horain, la cousine du petit Tiennet de la ferme
brûlée (qui avait les yeux en croix comme Barrabas), qui lui
chantait... Mais ne vous fâchez pas, messire. Je fais réflexion
que vous n'aimez point les histoires, et je ne vous dirai pas ce
que Domineuc chantait à sa femme. Seulement, pour le silence
rigoureux que j'ai gardé depuis vingt-quatre heures, je vous prie
d'intercéder auprès du Messer Jean Connault, afin qu'il me tienne
quitte de la discipline.

Frère Bruno eut sa grâce.

En montant l'escalier de l'infirmerie, il se disait:

--Je me suis bien battu pour un seul bras cassé! Saint-Michel
archange! la bonne nuit! Si on avait pu conter, par-ci par-là, une
petite aventure, je dis que la fête n'aurait pas eu sa pareille!
Et cela me fait souvenir de l'histoire d'Olivier Jicquel, le bossu
de Plestin, que je vais narrer par le menu au frère infirmier pour
me refaire un peu la langue!




Épilogue: Le repentir.

Le dix-huit juillet de l'an 1450, vers neuf heures du matin, une
cavalcade suivait la route d'Ancenis à Nantes, le long des bords
de la Loire.

Il faisait un temps sombre et pluvieux. La magnifique rivière
coulait morne et sans reflet sous le ciel noir. La cavalcade se
composait d'un chevalier, d'un homme d'armes et d'une jeune dame.
Quelques gens de service suivaient.

Quand la cavalcade arriva aux portes de Nantes, les gardes
inclinèrent leurs hallebardes avec respect devant le chevalier,
qui était d'un grand âge.

La cavalcade passa.

Les gardes se dirent:

--Voici monsieur Hue de Maurever qui vient prendre sa revanche
contre le duc François.

Et le moment était bien favorable, en vérité. Le duc François se
mourait d'un mal inconnu, dont les premières atteintes s'étaient
déclarées en la ville d'Avranches, le soir du service funèbre
célébré dans la basilique du mont Saint-Michel, pour le repos et
le salut de l'âme de monsieur Gilles de Bretagne.

Le 6 juin de la même année de grâce, quarante jours en ça. Le duc
François avait tenu cour plus brillante que jamais prince breton.

Mais par la ville on disait que la cour du duc François entourait
maintenant monsieur Pierre de Bretagne, son frère et son
successeur.

Quelques vieux serviteurs restaient auprès du lit où le malheureux
souverain se mourait, avec madame Isabelle d'Écosse, sa femme et
ses deux filles.

Par la ville, on disait encore que le doigt de Dieu était là.

Devant la justice du châtiment, l'ingratitude des courtisans
disparaissait aux yeux de la foule.

Nantes était alors la capitale de ce rude et vaillant pays qui
gardait son indépendance entre deux empires ennemis: la France et
l'Angleterre.

Nantes était une ville noble, mirant dans la Loire ses pignons
gothiques, et fière d'être reine parmi les cités bretonnes.

La cavalcade allait sous la pluie, dans les rues bordées de riches
demeures.

Monsieur Pierre de Bretagne habitait l'hôtel de Richemont, ancien
fief de son frère Gilles.

À la porte de l'hôtel, il y avait foule d'hommes d'armes et de
seigneurs, qui se tournaient, comme il convient à la sagesse
humaine, du côté du soleil levant.

Hommes d'armes et seigneurs se dirent aussi en voyant passer la
cavalcade:

--Voici monsieur Hue de Maurever qui vient prendre sa revanche
contre le duc François. Et n'était-ce pas justice?

Le duc François l'avait traqué comme une bête fauve. Le duc
François avait mis sa tête à prix!

La ville était triste. Les ruisseaux fangeux roulaient à flots une
eau grisâtre. Les murs des maisons, détrempés par la pluie,
donnaient aux rues un aspect lugubre.

Les cloches de la cathédrale tintaient un carillon à basse volée
qui prolongeait ses vibrations monotones et funèbres.

À peine voyait-on, à de larges intervalles, un pauvre homme ou un
bourgeois emmitouflé se risquer sur le pavé mouillé.

Mais, sur le pas des portes et sous les porches, les commérages
allaient leur train, et partout on entendait, comme si ç'avaient
été les _paroles_ de ce chant dolent radoté par les cloches:

--Le duc se meurt! le duc se meurt! Monsieur Hue pressait la
marche de sa monture. À ses côtés chevauchait Reine, qui était
bien pâle encore de sa blessure, mais qui était belle comme les
anges de Dieu.

Aubry suivait Reine.

À deux jours de là, l'église d'Avranches s'était illuminée pour
une douce fête: le mariage d'Aubry de Kergariou avec Reine de
Maurever. Mais la bénédiction nuptiale n'avait point été
prononcée. Une heure avant la messe, un religieux du couvent de
Dol avait dit à monsieur Hue:

--J'arrive de Bretagne. Notre seigneur le duc François attend sa
fin le dix-huitième jour de juillet, terme de l'appel qui lui fut
donné par vous au nom de feu son frère. Notre seigneur souffre
bien pour mourir. Ses amis l'ont abandonné. Sa dernière heure sera
dure.

Monsieur Hue ordonna qu'on éteignît les cierges, et fit seller son
cheval-- Enfants, dit-il à Reine et à Aubry, vous avez le temps
d'être heureux. Il partit. Et il arrivait à Nantes juste le
dix-huitième jour de juillet, terme de l'appel. Il était dix
heures du matin quand la cavalcade passa devant le palais ducal.
Monsieur Hue mit pied à terre au bas du perron avec sa fille et
Aubry de Kergariou. Il entra sans prononcer une parole et prit
tout droit le chemin connu de la chambre ducale.

Sur les marches de l'escalier où jadis sonnait, tout le jour
durant, le pied de fer des sentinelles, il y avait un petit enfant
qui pleurait.

Le petit enfant pleurait, parce que deux beaux chiens de courre,
de ceux qu'on appelait _fidéliens,_ et dont les statues de marbre
sont aux pieds des ducs de Bretagne, couchés sur leurs tombeaux,
refusaient de jouer avec lui.

Les deux chiens étaient étendus, le col allongé, la tête
renversée, et hurlaient plaintivement.

Hue de Maurever s'arrêta. Son coeur se serrait. Cette solitude
avait quelque chose de poignant et de terrible, pour l'homme qui
avait vu à d'autres époques le palais ducal encombré d'or et
d'acier retentir de bruits si joyeux.

--Monseigneur le duc est-il en son réduit ordinaire? demanda-t-il
à l'enfant.

--Monseigneur le duc est à l'hôtel de Richemont, répondit celui-ci
sans hésiter; quand il va venir ici, les chiens sauteront et l'on
pourra jouer. Je parle du duc Pierre, qui se porte bien, oui!

--Le duc François est-il donc déjà mort?

--Oh! non! répliqua l'enfant avec un soupir; on disait qu'il
mourrait ce matin, mais il ne meurt pas encore! Monsieur Hue monta
les degrés.

Aubry et Reine le suivirent, la tête baissée. L'enfant disait:

--Oui, oui, le duc Pierre se porte bien! Il amènera des soudards;
il leur donnera du vin. Les soudards chanteront; les chiens
sauteront, et l'on rira!

Tout ragaillardi par cette pensée, le blond chérubin fit la
cabriole sur les dalles du vestibule et cria:

--Maître Guinguené! as-tu bientôt fini de souder le cercueil?
Maître Guinguené était plombier juré de la cour. Monsieur Hue le
trouva sur le palier, soudant avec soin le cercueil où l'on allait
mettre le duc François. Le duc François, de sa chambre, pouvait
entendre le marteau du maître Guinguené, plombier de la cour.
Monsieur Hue poussa la porte des appartements.

Les ducs de Bretagne étaient des souverains puissants, plus
puissants que ces fameux ducs de Bourgogne, dont le roman
historique et l'histoire romanesque ont enflé à l'envi
l'importance.

La cour de Bretagne était une des plus brillantes cours du monde.

Ce palais silencieux et désert, où le plombier soudait sa boîte
mortuaire en fredonnant, parlait si haut des vanités humaines que
toute réflexion serait superflue.

Dans les appartements, ornés avec magnificence, il n'y avait
personne.

Seulement, trois femmes priaient devant l'autel du petit oratoire
gothique.

C'étaient Isabelle d'Écosse, la duchesse régnante, et ses deux
filles.

Au bruit que firent en entrant monsieur Hue, Reine et Aubry,
madame Isabelle se retourna.

Elle laissa échapper un geste d'effroi.

--Oh! messire Hue, dit-elle en pleurant, c'est le quarantième
jour. Vous n'aurez pas besoin de répéter votre appel impitoyable!

Les deux jeunes filles se cachaient derrière leur mère. Cet homme
était pour elles le messager de la colère de Dieu. Hue de Maurever
prit la main de la duchesse et la baisa respectueusement.

--Madame, répliqua-t-il, j'ai suivi les ordres de mon maître
mourant. Maintenant, je suis l'ordre de Dieu, qui m'a dit par la
voix de ma conscience: Va vers ton seigneur abandonné. Fais avec
ta famille une cour à son agonie.

--Est-ce vrai, cela, messire? s'écria Isabelle, qui se redressa.

--Je suis bien vieux, madame, et je n'ai jamais menti.

Par un mouvement plus rapide que la pensée, la duchesse, se
baissant à son tour, mit ses lèvres sur la rude main du chevalier.

--Allez! allez, dit-elle; notre seigneur a grand besoin d'aide à
l'heure de sa mort.

Dans la pièce qui précédait la retraite du malade, Jacques Huiron,
médecin, composait des vers latins en l'honneur de Françoise
d'Amboise, femme du duc Pierre.

--Il en a bien encore pour une heure avant de trépasser,
grommela-t-il; c'est long! La fin de l'hexamètre est évidemment
_Francesca, coronam... Fran-cesca co-ro-nam!_ Tout le monde
s'appelle Françoise, Françoise de Dinan, Françoise d'Amboise,
Françoise la Chantepie... C'est égal:

_Ille ego qui medicus primun,_

_Francesca coronam,_

_Carmin cantabam..._

C'est contourné, subtil, joli. «Je suis, ô Françoise, le premier
médecin dont les vers aient chanté votre couronne!» _Francesca
coronam._ Ca, co... Enfin n'importe!

Monsieur Hue, Aubry et Reine étaient auprès du lit de leur
souverain.

François ouvrit les yeux. Son meilleur ami ne l'eût pas reconnu.

--Gilles, mon frère, prononça-t-il d'une voix brève et haletante;
c'est à l'heure de midi que votre appel me fut dénoncé. À l'heure
de midi, je serai à votre face, sous la main de notre Seigneur
Dieu!

Aubry et Reine s'agenouillèrent. Monsieur Hue resta debout.

--Gilles, mon frère, reprit le moribond, je te le jure sur le
restant d'espoir que je garde de fléchir la justice divine: Je
t'aimais. Ce sont les méchants conseillers qui m'ont perdu,
Olivier de Méel, Arthur de Montauban et d'autres... et d'autres...
car ils fourmillent autour des princes!

--Holà! s'écria-t-il en apercevant monsieur Hue; gardes! à moi!

Monsieur Hue inclinait en silence sa tête vénérable. François
tremblait. Ses draps se mouillaient de sueur.

--Que veux-tu? murmura-t-il.

--Faire hommage à mon seigneur, répondit Maurever, et lui apporter
ma vie. François se souleva sur le coude:

--Je te connais... tu es un chrétien et un chevalier; tu ne mens
pas, toi! parle-moi de mon frère!

--Je vous parlerai de vous, s'il vous plaît, mon seigneur, et de
la miséricorde infinie du ciel.

--Approche, dit le duc avec brusquerie; quand je vais mourir,
veux-tu sauver mon âme?

--Oui, sur le salut de la mienne!

--Donne-moi ta main. Maurever obéit. Les doigts de François
étaient de marbre.

--Qui est ce jeune soldat? demanda-t-il en regardant Aubry.

Puis, avant qu'on eût le temps de lui répondre, il ajouta en
fronçant le sourcil:

--Je le reconnais! je le reconnais! J'entends encore le bruit de
son épée tombant sur les dalles de la basilique. C'est le premier
qui m'ait abandonné!

--C'est le dernier qui vous abandonnera, monseigneur, murmura
Reine doucement. Aubry avait la main sur son coeur. Il ne répondit
point.

--Lève-toi, lui dit le duc. Aubry se leva.

--De par Dieu et monsieur saint Michel, reprit le mourant, je te
fais chevalier, Aubry de Kergariou!

--Monseigneur... voulut s'écrier Aubry.

--Silence! Soulève cette draperie qui est au-dessus du prie-Dieu.
Le rideau glissa sur sa tringle, et l'on vit le portrait en pied
de Gilles de Bretagne en costume de guerre.

Le duc fit le signe de la croix. Tout le monde restait muet.

--Écoute-moi, messire Hugues, dit le duc, dont la voix s'affermit;
il t'aimait parce que tu l'aimais. Quand mon dernier souffle
s'arrêtera sur ma lèvre, et ce sera bientôt, va! tu iras à ce
portrait et tu diras: Gilles de Bretagne, au nom de Dieu, je
t'adjure de pardonner à ton frère. Le feras-tu?

--Je le ferai. François remit sa tête sur l'oreiller. Reine lui
passa au cou son reliquaire. Monsieur Hue et Aubry priaient à
haute voix.

Les prêtres vinrent, puis le médecin, qui cherchait son second
distique. Puis la duchesse Isabelle avec ses deux enfants.

Au premier coup de midi, François poussa un long soupir.

--Gilles de Bretagne! prononça Maurever, avec force, au nom de
Dieu, je t'adjure de pardonner à ton frère! Le mort eut comme un
sourire.

* * * *

On disait aux abords de l'hôtel de Richemont:

--Monsieur Hue aura ce qu'il voudra du duc Pierre. Mais monsieur
Hue ne voulait rien.

Trois jours après, Reine de Maurever était dame de Kergariou.

Le festin de noces eut lieu au manoir de Saint-Jean, dans cette
salle où la Fée des Grèves avait enlevé l'escarcelle du chevalier
Méloir, entouré de ses hommes d'armes.

Simonnette devient, le même jour, la femme du petit Jeannin.

Et le frère Bruno fut de la noce, par licence spéciale.

Cela lui rappela tant et tant de bonnes aventures, que les
oreilles des convives en tintaient encore au bout de deux
semaines.





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1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.