La Chèvre Jaune

By Paul de Musset

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Title: La Chèvre Jaune

Author: Paul De Musset

Release Date: December 31, 2004 [EBook #14539]

Language: French


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SOUVENIRS DE SICILE.


LA CHÈVRE JAUNE

PAR PAUL DE MUSSET.

1848.




TOME PREMIER.




CHAPITRE I.

On fait, en Sicile, une grande consommation de lait de chèvre. Tous les
matins, quantité de troupeaux descendent des montagnes et parcourent les
villes en distribuant le lait de maison en maison. Le dormeur, réveillé
par le son joyeux des clochettes, ouvre sa fenêtre et s'amuse à regarder
ces escadrons de nourrices qui apportent dans leurs mamelles le remède
des poitrines malades et le déjeuner des enfants sevrés. Les chèvres
possèdent la mémoire spéciale des localités. Le troupeau s'arrête avec
un instinct merveilleux devant chaque porte où il y a un chaland, et la
nourrice chargée d'alimenter la maison se détache aussitôt de la bande
pour venir se faire traire avec un air soumis et grave, comme si elle
comprenait l'importance de ses fonctions. Les chevriers, n'ayant pas de
coups à donner ni de cris à pousser comme les conducteurs de boeufs,
sont des gens d'humeur douce qui gagnent leur vie sans beaucoup de
fatigue, finissent leur journée de bonne heure, et vivent plutôt en
associés qu'en maîtres avec leurs compagnes cornues.

En 1842, il y avait, dans la pauvre ville de Syracuse, un petit chevrier
âgé de seize ans, qu'on appelait Cicio, par diminutif de Francesco. Il
conduisait six mères chèvres, et comme chacune lui fournissait trois
verres de lait à un _grano_, il gagnait dix-huit _grani_ par jour,
c'est-à-dire à peu près quinze sous de France. C'eût été un fort gros
revenu si ses pratiques l'eussent payé exactement; mais il fallait faire
crédit, sous peine de ne rien vendre, et le numéraire étant rare en
Sicile, un bon tiers des consommateurs remettaient le paiement de
semaine en semaine. Ajoutez à ces banqueroutes l'obligation où était
Cicio de nourrir sa vieille mère, et vous comprendrez pourquoi il
n'était pas vêtu comme un prince et ne mangeait point d'ortolans.
Habitué au régime sobre de la montagne, le petit chevrier mordait avec
appétit dans un morceau de pain assaisonné d'un oignon. Son costume se
composait d'un pantalon de toile si court des jambes, qu'on pouvait à
la rigueur l'appeler culotte, et d'une veste qu'il portait pliée sur
l'épaule en manière de manteau à l'espagnole. Ses chaussures étaient
deux semelles en peau de buffle attachées par des ficelles, et son
unique coiffure la forêt de cheveux hoirs que la nature lui avait
donnée. Avec si peu de recherche dans sa mise, Cicio plaisait cependant
à cause de sa bonne mine, car il descendait d'une race moitié grecque
et moitié normande, renommée pour sa beauté. Quand il s'arrêtait sur le
seuil d'une porte à causer avec quelque femme de chambre, il s'appuyait
du coude sur la muraille, en croisant ses jambes comme le _Joueur de
flûte_ antique, et ses attitudes offraient cette grâce naturelle dont
les arts cherchent sans cesse l'imitation. Sans aucune éducation, Cicio
savait un peu par ouï-dire l'histoire de son pays, et logeait pêle-mêle,
dans les magasins déserts de sa mémoire, les noms du siècle de Hiéron,
les récits des marins de Catane, ceux des paysans du mont Rosso, et les
instructions paternelles de son curé. Il était heureux, sans désirs et
sans soucis. Le choléra de 1837 lui avait enlevé son père, et depuis ce
jour il avait accepté, quoique enfant, les charges et le travail d'un
homme. Avant l'aurore, il appelait ses chèvres et descendait du hameau
de Floridia, pour aller vendre son lait à Syracuse. Les fillettes
alertes qu'il rencontrait l'agaçaient souvent au passage.

--Qu'est-ce que tu me rapporteras de la ville? lui criait-on.

--Je te rapporterai des nouvelles de l'amphithéâtre, et je te dirai si
les soldats de Naples gardent toujours la porte.

--Don Cicio, disait une autre plus hardie, quand donc commenceras-tu à
faire ton lit de noces?

--Quand j'aurai usé autant de nattes de jonc que tu as de dents de
sagesse.

Et il poursuivait son chemin sans regarder à droite ni à gauche.

Cicio avait une amie. C'était une petite chèvre jaune qui se prélassait
en marchant comme si elle eût porté des souliers de satin. Elle
s'appelait Gheta, c'est-à-dire Marguerite. Gheta aimait passionnément
son jeune maître; tantôt elle le suivait comme un chien, tantôt elle
prenait les devants au galop, comme si elle eût voulu fuir bien loin,
puis elle s'arrêtait pour attendre son ami. Elle jouait avec les
chevreaux et respectait les nourrices, mais elle n'avait pas encore
voulu des embarras de la maternité. Cette position exceptionnelle dans
une société où tout le monde avait des devoirs à remplir n'eût pas
convenu à tous les chevriers de la montagne. C'était par une permission
particulière du maître que Gheta n'était pas sollicitée de renoncer à
un état contraire aux intérêts de la maison. Touchée sans doute de
l'indulgence de Cicio, qui ne voulait pas contraindre ses inclinations,
elle payait en gentillesse et en gaîté, l'écot plus sérieux et plus
utile que fournissaient les autres chèvres; aussi apprenait-elle à faire
de jolis tours, comme de se dresser sur ses pieds de derrière, ou de
sauter par dessus un bâton. Personne ne lui enviait sa position de
favorite, tant il y avait de sagesse dans le troupeau. Cicio avait des
faiblesses marquées pour Gheta. Il cueillait pour elle les feuilles de
vigne les plus vertes, et lui peignait la crinière avec plus de soin
qu'il n'en mettait à se coiffer lui-même. Peut-être cette tendresse
réciproque était-elle cause à la fois de l'indifférence du petit
chevrier pour les agaceries des jeunes filles, et de l'éloignement de
Gheta pour le mariage; car le coeur n'est jamais plus en sûreté contre
le trouble des passions que lorsqu'il trouve dans un sentiment doux et
pur une occupation suffisante.

Un jour de printemps, Cicio descendait de la montagne pour aller vendre
son lait, et saluait le soleil levant à la façon des oiseaux, en
chantant à plein gosier. La pluie avait changé en torrents les ruisseaux
qui se jettent dans l'Anapo. Un bourgeois de Syracuse, qui revenait
de la campagne sur son âne, se trouva pris dans l'un de ces ruisseaux
débordés, et sans pouvoir ni avancer ni reculer. Avec l'entêtement et
la patience qui caractérisent son espèce, l'âne, immobile au milieu de
l'eau, recevait les coups sans broncher, bien décidé à attendre que le
torrent se fût retiré. Le bourgeois ayant brisé sa baguette sur le cou
de la bête, ne savait plus quel parti prendre, lorsqu'il aperçut au loin
notre chevrier, suivi de son petit troupeau. Cicio, entendant des cris
de détresse, accourut au secours du voyageur malheureux. Il releva son
pantalon au-dessus des genoux et vint prendre l'âne par la bride pour
l'obliger à passer le torrent, après quoi le _signor_ et le chevrier se
mirent à causer ensemble tout en cheminant.

Mast'-André, c'était le nom du bourgeois, exerçait à Syracuse la
profession de notaire. Sa charge lui rapportait par année quatre mille
_tari_, c'est-à-dire dix-huit cents livres; aussi avait-il maison de
ville, maison de campagne, et boutique dans la rue _Maestranza_. Il
avait en outre deux servantes à ses gages, deux clercs mal payés, plus
un âne en toute propriété. D'ailleurs, au large chapeau de paille qui
couvrait son énorme tête, à son ventre proéminent, qui sortait de son
manteau, à ses jambes courtes, à ses souliers de castor, à son air
majestueux, on le reconnaissait à cinquante pas de distance pour un
homme riche et bien nourri.

--Puisque la Madone, disait Cicio, m'a procuré l'honneur de servir
votre seigneurie, ce ne doit pas être sans dessein. Votre seigneurie a
certainement une femme et des enfants, et l'on voit bien qu'elle est un
heureux père.

--Je suis un heureux père, en effet, répondit Mast'-André, car ma fille
est la plus belle et la plus sage créature qui ait jamais porté le nom
d'Angélica; mais pour le reste tu as deviné tout de travers, puisque ma
femme est morte.

--C'est un grand malheur. Votre seigneurie a dû éprouver beaucoup de
chagrin de cette mort, et la belle Angélica aura versé bien des larmes.
Le chagrin et les larmes font du mal. Il faut boire du lait de chèvre,
excellence.

--Si je le voulais, je pourrais boire du lait de chèvre et même du vin;
mais le matin j'ai l'habitude de prendre du café, avant d'entrer dans ma
boutique où m'attendent mes clercs.

--Votre seigneurie doit avoir un bel état?

--Le premier de tous: je suis notaire.

--Excusez mon ignorance; je ne sais ce que c'est.

--Un notaire est un officier public, qui dresse les contrats de mariage
ou de vente, et prête son ministère à certaines transactions entre
les particuliers; quant à ton ignorance, c'est un effet de ton peu
d'éducation.

--Et de ma naissance obscure, seigneur notaire. Cependant, ma vieille
mère m'a raconté bien des choses. Elle m'a dit que, du temps du roi
Hiéron, il existait un million et demi d'habitants à Syracuse, où l'on
en compte à peine quinze mille aujourd'hui. Je sais encore que, dans ce
vaste chaos de ruines sur lequel nous marchons, était jadis le palais du
seigneur Jupiter et celui de la riche princesse Junon. Je sais que les
Athéniens, sous la conduite du calife Almanzor, ont ravagé trois fois
notre pays et brûlé la maison de la belle Diane, malgré les prodiges
de valeur du général Archimède et les prières de Saint-Agathocle, qui
devait être un évêque fameux; c'est pourquoi je déteste les Napolitains,
les Athéniens, et généralement tous les adorateurs de Mahomet.

--Je crois que tu es dans l'erreur, répondit Mast'-André. Le calife
Almanzor commandait une armée de Sarrazins et non pas d'Athéniens. Quant
aux gens de Naples, je ne pense pas qu'ils soient musulmans, puisque
leur ville est sous la protection de saint Janvier. Tu peux regretter
néanmoins qu'il n'y ait plus, comme autrefois, un million et demi
d'habitants à Syracuse, car les notaires gagneraient bien plus d'argent.

--Et les chevriers vendraient mieux leur lait. Au lieu de mourir de
faim, ils ne songeraient qu'à chanter et faire l'amour, comme du temps
de Théocrite, ce gentil poète qui fréquentait les bergers.

Cicio se mit à réciter en dialecte sicilien quelques passages des
idylles de Théocrite, et Mast'-André ne s'aperçut point qu'il estropiait
souvent les vers de la traduction. En devisant ainsi, le notaire et le
chevrier arrivèrent au quartier d'Ortigia, triste et dernier reste de la
magnifique Syracuse. Mast'-André s'arrêta devant un café: un garçon lui
servit du café noir, qu'il but sans descendre de son âne, suivant la
mode du pays. Il se rendit ensuite à sa maison de la rue Maestranza, sur
le devant de laquelle était située sa boutique de notaire. Une table
ronde couverte de papiers, quelques rayons chargés de cartons poudreux
et trois chaises de paille composaient tout le mobilier de cette
boutique. Au-dessus de la porte vitrée, deux énormes cornes de boeuf
présentaient leurs pointes menaçantes, préservatifs nécessaires de
la _jettatura_ et de toutes les influences pernicieuses. Il était à
peine sept heures du matin, et déjà les clercs assidus feignaient
de travailler sur leurs pupitres, fixés au mur par des crochets. La
grand'porte de la maison était ouverte, et Mast'-André entra dans la
cour, où un myrthe centenaire couvrait de son ombre des résédas,
des aloës et beaucoup d'orties. Une servante vint aider le patron à
descendre de son âne, et se mit à crier d'une voix glapissante:

--Cangia, voici votre papa qui arrive de la campagne.

Aussitôt une jeune fille pétulante s'élança dans les bras du vieux
Mast'-André. Angélica, ou, par diminutif, Cangia, était une de ces
fleurs précoces que la force des climats méridionaux développe avec
impatience. Sur son visage de quatorze ans et dans ses yeux d'une
grandeur démesurée, l'enfance et la puberté se disputaient encore.
Sa taille haute et les lignes régulières de ses formes contrastaient
singulièrement avec la vivacité de ses mouvements. A sa peau brune et
à la longueur un peu étrange de ses dents, on reconnaissait que huit
siècles n'avaient pas encore effacé en Sicile les traces du sang arabe.
Comme si elle eût deviné les moeurs des femmes orientales, la belle
Angélica aimait à cacher son visage dans les plis de sa mante noire,
et, quand elle allait à l'église, on l'aurait prise volontiers pour une
héroïne de Dervis Moclès courant à quelque aventure mystérieuse.

Mast'-André n'avait point remarqué que le petit chevrier l'avait suivi
jusque dans la cour de sa maison. Tandis que le bonhomme embrassait sa
fille, Cicio ayant demandé un verre à la servante, trayait paisiblement
une de ses chèvres. Il mit ensuite le verre plein de lait sur une
assiette, et l'offrit à la jeune fille, en prenant, sans y songer, une
de ces poses de bas-relief antique.

--Qui est ce garçon-là? dit la belle Cangia en rougissant.

--On n'a que faire de ton lait de chèvre, s'écria le père.

Mais Cicio, avec son obstination sicilienne, gardait sa pose académique
et continuait à présenter l'assiette d'un air impassible.

--Signorina, dit-il, sans moi votre papa, au lieu de vous embrasser,
serait encore à cette heure dans les eaux débordées de l'Anapo. Tout
service mérite une récompense: faites-moi la grâce de boire ce verre de
lait.

La jeune fille prit le verre et le vida lentement en regardant le
chevrier. De son côté Cicio tenait ses regards invariablement attachés
au visage de la belle Cangia, épiant avec une attention extrême les
moindres jeux de cette physionomie mobile. On ne saurait imaginer
jusqu'où peut aller le langage des yeux lorsqu'on n'a pas vu des
Siciliens converser ainsi entre eux. C'est tout une science qui échappe
à l'homme du Nord, dont les sens endormis n'ont qu'un vocabulaire borné.
Entre deux Siciliens des étincelles semblent jaillir et porter d'une
cervelle à l'autre des idées que nous ne pourrions exprimer sans le
secours de la parole. Un meurtre, un vol, une fourberie sont proposés,
acceptés et convenus tacitement par un clignement d'yeux, à la barbe
d'un étranger, avant qu'il en ait le plus léger soupçon. Cette faculté
du langage muet engendre en Sicile bien des petites conspirations et
fait marcher en poste l'amour, cet éternel conspirateur. Mast'-André,
qui était du pays, remarqua des signes d'intelligence entre sa fille et
le chevrier; mais il ne devina point ce qu'avaient rapidement échangé
Cicio et Cangia. Comment pourrais-je savoir ce que s'étaient dit ces
enfants, si le regard intéressé d'un père ne l'avait pas compris? Il est
certain qu'une complicité soudaine s'était établie entre eux. Quant à
leurs sentiments, il faut espérer que la suite de cette histoire les
fera connaître.



CHAPITRE II.

Tandis que la belle Angélica et le jeune chevrier conversaient ensemble
par le regard, les sourcils courroucés de Mast'-André avaient pris
l'aspect effrayant d'une grosse accolade renversée. Le notaire tira de
sa poche une pièce de 2 sous, qu'il déposa dans la main de Cicio, en lui
disant d'un ton brusque:

--Le service que tu m'as rendu et le verre de lait sont payés. Tu peux
t'en aller.

--Je n'ai point envie de rester ici plus longtemps, répondit Cicio, car
mes pratiques m'attendent. Cependant, je ferai volontiers voir à la
signorina quelques-unes des gentillesses de ma chèvre jaune.

--Au diable la chèvre jaune! je me soucie fort peu de ses gentillesses.

--C'est que vous ne la connaissez pas, reprit le chevrier. On vient de
quatre lieues à Floridia pour la voir danser, et elle fait la joie de
mon village.

--Si tu ne sors, je te vais mettre à la porte, interrompit Mast'-André.

--Excellence, quand j'ai le bonheur d'acquérir une pratique nouvelle,
je considère comme un devoir de lui donner une petite représentation
gratis. Le spectacle curieux que je vais vous offrir ne vous coûtera
rien.

--Il faudra donc que je prenne un bâton pour te faire sortir?

Comme s'il n'eût pas même entendu les menaces de Mast'-André, Cicio
appela sa chèvre jaune par un cri guttural. La chèvre accourut en
secouant ses cornes, et se dressa sur ses pieds de derrière.

--Allons, Gheta, lui dit son maître, dansons pour réjouir le seigneur
notaire et sa divine fille.

Cicio fit claquer ses doigts en manière de castagnettes, et se mit à
danser une saltarelle romantique à l'usage de la chèvre jaune. Tantôt
il prenait Gheta par la taille comme une femme, tantôt il la soutenait
d'une main pour l'empêcher de choir sur ses pieds de devant; puis, il
tournait autour de sa danseuse, et faisait les passes et gambades de la
saltarelle. La belle Angélica commença par rire de tout son coeur,
et, l'envie de danser la gagnant, elle courut chercher son tambour de
basque. On dansa la saltarelle à trois. Cicio déploya ses jarrets et mit
des ailes à ses talons pour s'élever à deux coudées au-dessus du sol,
quand il eut en face de lui deux danseuses à la fois. Il voltigeait de
l'une à l'autre, animant la pauvre Gheta du geste et de la voix, et
poursuivant ensuite la jeune fille, qui lui échappait en faisant des
pirouettes. Tous trois, observant le _crescendo_ d'usage, doublaient la
vitesse du rhythme, et s'excitaient réciproquement. Pendant ce temps-là,
Mast'-André, qui prenait plaisir à voir le rare talent de la chèvre
jaune et le contentement de sa fille, s'était adouci peu à peu. Le
sourire avait remplacé sur sa large face l'expression du courroux. Il
commençait à fredonner tout bas, en sautillant d'un pied sur l'autre.
Enfin, l'enthousiasme lui montant à la gorge, il se souvint du beau
temps de sa jeunesse, et se lança dans le tourbillon de la saltarelle.
A peine eut-il fait quatre passes que son gros corps se fondit en eau;
mais il tint ferme jusqu'au bout, et ne s'arrêta qu'au moment où tous
les danseurs, épuisés de fatigue, se couchèrent sur le sable pour se
reposer.

--Par Bacchus! s'écria le notaire, je ne savais point que j'eusse les
jambes si robustes. Il y a vingt ans que je n'ai fait tant de besogne;
mais, Dieu merci, on n'a pas encore perdu sa vigueur. Tu avais raison,
Cicio, ta chèvre est un prodige. Elle danse comme une blanchisseuse de
San-Nicolo. Ma cuisinière va te servir un verre de vin.

--Combien veux-tu me vendre ta chèvre? demanda la jeune fille.

--Elle n'est pas à vendre, répondit Cicio.

--Je t'en offre dix ducats.

--Elle n'est pas à vendre.

--Quinze ducats.

--Signorina, je vous amènerai demain de jeunes chevreaux parmi lesquels
vous pourrez choisir.

--C'est Gheta que je veux et non une autre.

--Je ne la donnerais pas pour son poids d'or, ni pour douze acres
de terre, ni même pour le bâtiment de l'hôpital; mais puisque votre
seigneurie honore Gheta de son amitié, je viendrai chaque matin
vous faire une visite, et je vous montrerai bien autre chose que la
saltarelle, si votre papa veut le permettre.

--Viens tant que tu voudras, mon garçon, répondit le père, car ta chèvre
m'a mis en joie, et je vois qu'elle est plus savante que mes clercs.

La jeune fille adressa au petit chevrier un regard plein de malice pour
le féliciter d'avoir si bien gagné le coeur de Mast'-André. Cicio but
le vin que lui servit la cuisinière, et après avoir salué poliment la
compagnie, il appela ses chèvres et sortit d'un pas nonchalant.

Il n'y a point d'être plus passionné que le Sicilien. Sa passion peut le
conduire en quelques heures jusqu'à la folie, et cependant il cache le
serpent qui le ronge sous une triple cuirasse de dissimulation, comme
si l'aveu de son trouble le devait conduire aux galères. Quand il eut
quitté le notaire et sa fille, Cicio parcourut la ville et porta son
lait à ses pratiques, en recueillant les nouvelles du jour et causant
avec les chambrières d'un ton dégagé. Vers dix heures, sa tournée étant
achevée, il se composa un maintien diplomatique pour passer devant le
factionnaire de la porte d'Ortigia, et prit le chemin de son village;
mais lorsqu'il fut seul avec son troupeau dans le désert de marbre du
quartier de Neapolis, il leva ses bras en l'air et poussa des cris
déchirants.

--Misérable que je suis! dit-il. Qu'avais-je besoin de suivre ce damné
notaire et de voir cette fille plus belle que la façade d'un temple? ô
saint François, saint Thimoléon! secourez-moi. Éteignez le feu qui me
brûle. Adieu la paix de mon âme! ma gaîté, mon repos, ma vie paisible! ô
ruines de la mourante Syracuse, contemplez mon désespoir. L'amour, comme
un impitoyable Sarrasin, s'est glissé dans mon coeur, et porte la flamme
et le fer dans tous les coins. Affreux ravage, accident lamentable!
Qu'on me jette sur la tête un de ces blocs de pierre. O Cicio, pauvre
Cicio! te voilà dans l'enfer! Enlèveras-tu ta maîtresse pour la conduire
dans ta cabane, et la faire coucher avec son linge fin sur une botte de
paille? Quel curé voudra jamais bénir un époux en guenilles? Verras-tu
celle que tu adores se marier avec un autre? Meurs plutôt mille
fois avant que ce jour sanglant se lève! Qu'un tremblement de terre
t'engloutisse en même temps que le notaire, sa fille, et Syracuse
entière!

Deux laveuses qui passaient le long du grand aqueduc entendirent les
cris et les imprécations du pauvre Cicio.

--C'est un amoureux, dit l'une d'elles, et sa demi-folie le travaille.
N'approchons pas; son mal est contagieux.

Les deux laveuses dirigèrent du côté de Cicio l'index et le petit doigt
de la main gauche, afin de chasser la mauvaise influence.

--Que la peste d'amour lui soit douce! dirent-elles ensuite; c'est un
joli garçon.

Cicio, qui entendit des voix, reprit aussitôt sa contenance diplomatique
et, renfonçant la douleur dans les replis cachés de son coeur, il se
rendit au village de Floridia.

Le lendemain et les jours suivants, le petit chevrier ne manqua pas
de revenir à sept heures du matin chez le notaire, et jamais on n'eût
deviné qu'il fût capable d'adresser des discours pathétiques aux objets
inanimés, tant il paraissait maître de lui-même. Gheta déploya son
savoir et ses grâces, en sautant dans un cerceau, en désignant la plus
belle personne de la compagnie, le plus riche seigneur ou la servante
la plus paresseuse, au grand divertissement de toute la maison de
Mast'-André. Elle marqua même l'heure qui sonnait à la pendule, en
frappant la terre de son pied droit, si bien que Cicio aurait pu
se faire passer pour un sorcier. Quand le répertoire des tours et
gentillesses était épuisé, on y revenait avec un plaisir toujours
nouveau, et à la fin de chaque séance la belle Angélica donnait une
récompense au petit chevrier, en le priant de ramener le lendemain la
chèvre merveilleuse.

Un jour que Cicio arriva chez Mast'-André plus tôt qu'à l'ordinaire,
il trouva la jeune fille assise sous le vieux myrthe. Sans doute ce
tête-à-tête n'était pas l'effet du hasard seul, et les dialogues muets
avaient préparé l'occasion, car Cicio ne parut pas étonné de cette
rencontre. Il courut tout droit à sa maîtresse, et lui dit avec un
accent plein d'énergie:

--Cangia, un mot de votre bouche pour confirmer ce que m'ont dit vos
yeux.

--Cent mots ne seraient pas assez, répondit la jeune fille. Mes yeux
n'ont point menti: je suis à toi.

--Et mes haillons, ma misère, mon ignorance, mon vil métier?

--Tes haillons, je ne les vois pas. Mire-toi dans mon âme, et tu te
verras avec le manteau d'Alexandre et la couronne de César. A quoi donc
penses-tu? je suis assise sur une chaise de paille, et tu me parais
monté sur un trône d'ivoire. Non, ce n'est point un vil métier que le
tien. De grands hommes ont mené leurs chèvres aux champs du temps de nos
pères. Ton ignorance, dis-tu? ne t'en embarrasse pas: je t'apprendrai
à lire quand tu seras mon mari. Je te peignerai les cheveux; je te
donnerai un habit noir, une cravate rouge et un pantalon de nankin.
Qu'ya-t-il entre nous? la volonté de Mast-André: rien de plus.
Reculerons-nous devant un seul obstacle? Tu as une mère; dis-lui
de venir demander ma main. Nous saurons par là jusqu'où vont les
difficultés. Qu'on m'oppose une barrière, je monterai sur les toits; une
montagne, je m'élèverai par dessus les nuages. Je te le répète: je suis
à toi. S'il n'y a pas d'autre ressource, je te suivrai comme ta chèvre
jaune, car tu m'as apprivoisée aussi bien qu'elle. Mais nous n'en sommes
pas là. Voici mon père qui vient; ne bouge pas, et garde notre secret.

Tandis que sa maîtresse débitait cette tirade avec une pétulance
passionnée, Cicio eût merveilleusement représenté la figure du jeune
David triomphant, car au fond de son coeur sonnaient le sistre et les
clairons. Au dernier mot prononcé par Angélica, il reprit sa mine
impassible et se retourna pour saluer Mast'-André. Quand la chèvre jaune
eut donné sa représentation quotidienne, la jeune fille cueillit une
petite branche de myrte dont elle forma une couronne, et reconduisant
Cicio jusqu'à la porte de la rue:

--Ne parle plus, lui dit-elle, de misère et de vil métier. Reconnais à
ce signe ce que tu es dans ma pensée.

Angélica déposa la couronne de myrte sur la tête de son amant et rentra
dans la maison en courant.

De retour à son village, le petit chevrier employa tous les ambages et
précautions imaginables pour raconter à sa mère ce qui venait de se
passer. Dona Barbara n'était pas sortie quatre fois de ses montagnes
pour descendre à Syracuse et n'avait pas une idée nette de ce qu'on fait
dans une ville. Les rares pièces de monnaie qu'elle avait maniées en sa
vie étaient toujours venues de cet amas de maisons qu'on apercevait au
loin dans la plaine, en sorte que dans son esprit, tout citadin était
riche en naissant, mais facile à duper, puisqu'il était assez fou pour
donner son argent en échange d'un peu de lait; tout montagnard, au
contraire, était supérieur aux autres hommes, et assuré d'aller
en paradis. Quant aux intendants civils, gouverneurs, juges et
fonctionnaires, envoyés de Naples, c'étaient des Carthaginois, contre
lesquels la révolte était légitime.

--Mon fils, dit la vieille à Cicio, s'il est vrai que ta maîtresse soit
aussi sage que belle, je puis consentir à demander sa main à ce notaire
que tu as sauvé à la nage; mais j'exige que ta femme te suive dans la
montagne où tu demeures, comme le doit une épouse honnête et fidèle.

--Pour l'amour de Dieu, répondit Cicio, n'allez pas imposer des
conditions. Il y aura bien assez d'obstacles à mon bonheur. Faites
seulement que je me marie, et laissez-moi ensuite le soin d'emmener ma
femme où il me plaira.

--Ne crains rien, reprit la mère; je saurai m'y prendre avec l'habileté
nécessaire. Tu es beau, la jeune fille t'aime; le plus difficile est
fait.

Le lendemain dona Barbara, qui ne mettait jamais de chaussures, tira
d'une armoire, pour cette occasion solennelle, une paire de demi-bottes
qui lui venaient de son défunt mari. C'était une façon recherchée
de couvrir la moitié de ses jambes; quelques loques déchirées qui
descendaient à peine jusqu'aux genoux, lui tenaient lieu de robe. Un
morceau de serge verte enveloppait à peu près la poitrine et les épaules
de la vieille montagnarde. Elle planta sur sa tête un chapeau d'homme;
son bras nu et brûlé par le soleil fut armé d'un bâton de chêne vert, et
dans cet équipage presque masculin, dona Barbara partit pour la ville,
accompagnée de son fils. Les gens qu'elle rencontra sur son chemin ne
firent aucune attention à son accoutrement, car la misère est chose
sainte et respectable en Sicile. Le soldat qui montait la garde à la
porte d'Ortigia se permit un léger sourire; mais la vieille lui lança
un regard si terrible et si fier, qu'il baissa les yeux. Cicio ayant
indiqué à sa mère la maison de Mast'-André, partit suivi de ses chèvres
pour distribuer son lait, en attendant la fin de la conférence. La
vieille montagnarde traversa la cour et vint frapper à la porte de la
cuisine. Une servante sortit sa tête par une lucarne, et voyant une
personne mal vêtue, prit dona Barbara pour une mendiante et ne répondit
point. Au bout d'une minute, la vieille frappa de son bâton contre la
porte en criant d'une voix sinistre:

--Est-ce la mort ou le sommeil qui règne ici?

--Bonne femme, dit la servante, point de malédictions, s'il vous plaît;
vous pourriez attirer sur nous quelque accident. Allez en paix: on vous
donnera du pain un autre jour.

--Accident sur vous! répondit la vieille. Je ne demande point l'aumône,
fille insolente. Appelez votre patron et dites-lui que je viens du
Mont-Rosso pour lui parler d'affaires de conséquence.

La cuisinière, subjuguée par le ton impérieux de la montagnarde, courut
chercher son patron, et Mast'-André arriva les mains dans les poches et
le cure-dent à la bouche.



CHAPITRE III.

Sans avoir la conscience de son origine, Dona Barbara était un rejeton
de cette race civilisée qui rendit la liberté à des prisonniers par
admiration pour les vers d'Euripide. Le culte de l'éloquence est inné en
Sicile, et le guide qui fait un marché avec un étranger ne croirait pas
mériter son pourboire s'il ne l'enlevait par un effort de rhétorique.

--Seigneur notaire, dit la vieille, vous dont la sagesse est fameuse
dans le monde entier, vous qui exercez la noble profession de donner des
conseils aux mères de famille, prêtez-moi les lumières de votre esprit.

--Volontiers, interrompit Mast'-André; mais il faut me payer mes
consultations, car j'ai acheté fort cher mon privilège. Si vous avez
quatre _tari_ à m'offrir, je vous donnerai tant de bons avis que vos
affaires en iront bien.

--Ce serait grand dommage, reprit la vieille, si, faute de quatre
_tari_, ma bouche se fermait et vos oreilles refusaient d'entendre des
révélations qu'il vous importe de connaître. Apprenez, seigneur notaire,
qu'une jeune fille de cette ville est éperduement amoureuse d'un garçon
de nos montagnes. Le père de la demoiselle ne voudra point d'un
gendre sans argent, et la mère du jeune homme craint pour son fils la
corruption des villes. Cependant l'amour va croissant, et si les parents
ne s'entendent, ils perdront leurs enfants et se trouveront seuls sur la
terre. Que doivent-ils résoudre, sage Mast'-André? prononcez vous-même,
et ce que vous ordonnerez sera fait.

Liona Barbara employait le subterfuge par lequel Annibal avait annoncé
à son gouvernement sa première défaite; mais le notaire, au rebours du
sénat de Carthage, ne donna point dans le piège oratoire:

--Que la mère, dit-il, retienne son fils dans les montagnes, et que le
père enferme sa fille dans un couvent. Voilà ce que ma sagesse ordonne.
Payez-moi ma consultation, et que Dieu vous conduise.

--Point d'argent, s'écria la vieille avec véhémence; point d'argent pour
un avis aussi mauvais, car le jeune homme est Cicio, le beau chevrier,
et la jeune fille est la tendre Cangia, cette douce colombe blessée que
rien ne saurait plus guérir de son amour.

--Je m'en doutais, reprit Mast'-André; mais il y a remède à tout, hormis
à la mort. J'enverrai ma fille à Taormine, et je donnerai tant de coups
de bâton à l'amoureux que je le guérirai de sa passion.

Cicio, qui venait d'entrer dans la cour avec ses chèvres, entendit cette
sentence accablante, et la belle Cangia, debout derrière son père, se
mit à pleurer.

--Qu'on m'enferme dans un couvent, s'écria la jeune fille, qu'on me
creuse une tombe et qu'on m'arrache le coeur, je t'aimerai encore, ô mon
cher Cicio. Tu es trop beau, tu as trop de grâce, ton parler est trop
doux pour que je t'oublie jamais.

--Moi, dit Cicio en levant une main vers le ciel et posant l'autre sur
son coeur, je veux qu'on me pende à un gibet, que tous les fusils de
Naples soient ajustés sur ma poitrine, qu'on me brûle tout vif, qu'on me
mette à la question, et que mon corps soit partagé en mille portions;
je veux que l'on me tue, et je sortirai du cimetière pour répéter aux
oreilles de mes bourreaux: J'adore la charmante Cangia.

C'est la chose la plus commune du monde, dans les fictions du théâtre et
la plus rare dans la réalité, que de voir deux amants se jeter dans les
bras l'un de l'autre, et se tenir embrassés jusqu'à ce que leurs tyrans
les séparent. Il faut que la passion soit bien grande pour que la
jeunesse en vienne à cette extrémité de surmonter le respect, la crainte
et la pudeur; mais, sous le 38e degré, les coeurs sont brûlants, et
l'amour, les yeux couverts de son bandeau, marche guidé par un autre
aveugle, le délire. La belle Cangia courut à son amant; Cicio la reçut
éperdue entre ses bras, et tous deux pleurèrent à chaudes larmes, en se
prodiguant les serments et les caresses. Mast'-André criait comme un
aigle en furie, et la vieille montagnarde riait aux éclats en dansant un
pas de sorcière.

--Ils seront unis, chantait Barbara, ils seront unis les jeunes amants.
Bénissez-les, sainte Venus; protégez-les, sainte Proserpine! ô merveille
de l'amour: la fille d'un puissant notaire pressée sur le coeur d'un
simple chevrier! A la mort seule il n'est point de remède; il en est à
tous les autres maux. Le notaire l'a dit lui-même, et c'est la vérité;
car il mourra, l'injuste père, et je mourrai aussi, vieille Barbara;
mais les enfants vivront pour s'aimer, et la marmite sera toujours
pleine, et les jeunes époux danseront à se briser les reins, tandis que
je dormirai avec une grosse pierre sur l'estomac. Aujourd'hui on crie
et on pleure; mais la mort ramènera le silence et puis la paix et le
bonheur.--Partons, mon fils; retournons dans nos montagnes, et si ton
coeur est malade, console-toi en songeant que ta maîtresse a bu comme
toi dans la coupe empoisonnée.

--Va-t-en, Cicio, dit la belle Cangia, car mon père pourrait te battre,
et j'en mourrais de douleur.

La jeune fille tira violemment l'épingle d'argent qui ornait ses
cheveux, détacha le ruban de sa ceinture et donna ces gages de sa
tendresse au petit chevrier; puis elle remonta dans sa chambre en
poussant des sanglots à fendre les pierres. Cicio, emporté par son
désespoir, se sauva en courant comme un fou, et chercha un coin
solitaire où il pût se lamenter commodément. La chose n'était pas
difficile à trouver: depuis quelque mille ans on n'a pas vu de foule
dans les rues de la pauvre Syracuse. Notre héros souleva des tourbillons
de poussière en passant le long des remparts; des chiens couchés à
l'ombre d'un mur aboyèrent après lui; des enfants qui jouaient sur le
seuil d'une maisonnette délabrée le suivirent du regard avec étonnement,
et il arriva au bord de ce bassin tout encombré de ruines qui porte
encore le nom de fontaine Arétuse. Deux nymphes en chemise, plongées
dans l'eau jusqu'aux genoux, lavaient du linge qui avait grand besoin de
cette opération. Cicio reprit sa course et acheva le tour de la ville,
toujours éperonné par son désespoir. Il tomba enfin accablé de douleur
dans l'enceinte du Prytanée. Quand il eut bien pleuré, la face contre
terre, le petit chevrier se sentit touché à l'épaule. Il releva la tête
et vit auprès de lui sa chèvre jaune qui le regardait d'un air de blâme
et de reproche.

--Tu as raison, Gheta, lui dit-il: cette conduite est indigne de ton
maître. Ce n'est pas en pleurant comme une femme que j'apprivoiserai
la fortune. Courons ensemble après elle. Cherchons-la dans les grandes
villes qu'elle habite. Fuyons bien loin de l'ingrate Syracuse. Voyageons
par tout l'univers, c'est-à-dire d'un bout à l'autre de la Sicile, et
nous reviendrons peut-être aussi riche que Mast'-André lui-même.

L'espérance s'étant glissée dans le coeur de Cicio, il se releva plus
calme et s'achemina vers son village en préparant dans sa tête les
entreprises les plus hardies.

Pendant ce temps-là, Mast'-André, ému par sa querelle avec la vieille
Barbara, laissait ses clercs et sa boutique, et prenait son chapeau pour
aller se distraire. Chez un limonadier qu'il fréquentait depuis dix
ans, il rencontra un juge _ordinateur_ de ses amis, qui lui proposa une
partie de _bazzica_, et comme Mast'-André poussait des soupirs en mêlant
les cartes, le seigneur juge lui demanda la cause de son chagrin. Le
notaire raconta en confidence le sujet de ses peines et la triste
obligation où il était d'envoyer sa fille à Taormine pour l'éloigner
d'un misérable chevrier qu'elle aimait follement.

--Par le Christ! vous n'êtes guère ingénieux, Mast'-André, s'écria le
juge, de ne pas savoir vous défaire d'un chevrier qui vous gêne, lorsque
vous avez pour ami un homme puissant. Ignorez-vous que si je dis à un
gendarme: «Faites ceci; arrêtez telle personne; mettez-la en prison;
serrez-lui les pouces jusqu'au sang,» à l'instant la personne est
saisie, appréhendée au corps, mise au secret, et que le sang jaillit
de ses pouces selon mon commandement? Regardez-moi là, entre les deux
sourcils, et vous verrez celui qui a le pouvoir de vous délivrer de
votre inquiétude. La belle Angélica n'ira pas à Taormine; c'est votre
chevrier qui sera conduit sous bonne escorte à Noto, où est le siège de
l'intendance.

--Mais, dit le notaire, encore faudrait-il accuser Cicio de quelque
délit.

--Vous commencez à comprendre, reprit le juge. Ne suis-je pas votre
compère et votre ami, et de plus un homme serviable et accommodant?
Choisissez vous-même le délit: voulez-vous que j'accuse ce drôle de
vous avoir séduit votre fille? de l'avoir ensorcelée? Dans l'intérêt de
l'aimable Angélica, il serait mieux d'imaginer un vol. Ne manque-t-il
rien chez vous? une pièce d'argenterie, un mouchoir de poche, ou quelque
autre objet?

--J'y songe, s'écria Mast-André: ce pendard possède l'épingle d'argent
que ma fille portait dans ses cheveux, plus un ruban de ceinture, mais
la vérité est que Cangia lui a donné volontairement ces deux objets
comme des gages de son amour.

--Nous y voilà, reprit le seigneur juge: adressez-moi une lettre en
manière de plainte, et je me charge du reste.

Depuis le postillon qui menait _l'ordinario_, jus-qu'au
gouverneur-général, tous les fonctionnaires de la Sicile étaient des
Napolitains et se considéraient comme en pays conquis: c'était un
excellent moyen d'entretenir la haine entre deux peuples qui auraient pu
s'entendre et s'aimer. Mast'-André goûta fort l'expédient du seigneur
juge. Il demanda une feuille de papier sur laquelle il écrivit une
plainte en bonne forme, et Cicio fut accusé d'avoir volé une épingle
d'argent et une ceinture, en s'introduisant dans la maison du seigneur
Mast'-André, notaire privilégié, sous le prétexte de fournir du lait de
chèvre.

Le lendemain, dona Barbara se chauffait au soleil sur son balcon de
bois (car la plus chétive chaumière de la Sicile est encore ornée d'un
balcon) lorsqu'elle aperçut de loin trois gendarmes qui montaient par un
sentier. La vieille montagnarde appela Cicio à grands cris, et, grimpant
sur un escabeau, elle décrocha la carabine de son défunt mari, qu'elle
chargea elle-même, en femme exercée au maniement des armes:

--Mon fils, dit-elle, jamais les uniformes ne viennent dans ce désert.
N'en doute pas, tu vas être arrêté. Il y a là dessous une vengeance
et une machination des étrangers. Tu as le temps de tuer les trois
Carthaginois par cette fenêtre. Ne perds pas une minute, ajuste d'abord
celui qui marche devant, et qui paraît conduire les deux autres.

Cicio prit la carabine et courut la cacher dans un grenier:

--Je ne suis point coupable, dit-il à sa mère, et ne le deviendrai pas,
à moins qu'on ne me pousse à la dernière extrémité. Si c'est à moi qu'en
veulent ces uniformes, je saurai jusqu'où peut aller l'injustice des
étrangers.

Au bout d'un quart-d'heure les gendarmes entrèrent dans la maisonnette.

--Tu vas nous suivre, dit le sergent à Cicio. Où est ta chèvre jaune?

--La voici.

--Il faut qu'elle nous accompagne.

--Est-elle accusée d'un crime?

--Assurément. Elle amuse les gens tandis que tu fais tes coups.

--Et quels coups est-ce donc que je fais?

--Les _ordinateurs_ te l'apprendront. Je vais examiner un peu
l'intérieur de cette armoire.

--Une épingle d'argent! c'est justement ce que nous cherchons.--Un ruban
vert avec une boucle de ceinture!--Ton affaire est claire.

--Que vois-je encore là? Une vieille montre d'argent.

--C'est l'héritage de mon père, dit Cicio.

--Un misérable comme toi possède une montre quand je n'en ai point!

Le sergent mit la montre dans sa poche.

--Qu'as-tu sur toi? dit-il ensuite; un couteau, cela peut figurer au
procès; quatre _grani_, ce sera pour ma peine. A présent, marchons.

Dona Barbara se tordait les bras et reprochait amèrement à son fils de
se laisser dépouiller par les Carthaginois; mais, comme le sergent la
menaça de l'arrêter si elle ne se taisait, la vieille prit son rouet et
se mit à filer en chantant d'une voix lugubre la complainte sicilienne
de _Dona Carmina._

Le petit chevrier appela sa chèvre jaune, et sortit entouré des
gendarmes. En descendant le sentier, il se retourna pour regarder encore
une fois sa maisonnette, et il aperçut la vieille Barbara qui, par une
lucarne du grenier, essayait de coucher en joue le sergent avec son
antique carabine de famille; mais Cicio, sans changer de visage, se
plaça derrière l'étranger, de façon à le couvrir de son corps, jusqu'à
ce qu'un détour du chemin eût mis les gendarmes à l'abri de tout danger.

Ce n'était pas par résignation ni par faiblesse que Cicio ne murmurait
point, encore moins par confiance dans la justice. De la part des
étrangers, il n'attendait au contraire que des iniquités. Il n'obéissait
qu'à sa dissimulation naturelle, et avant de prendre une résolution,
il voulait avoir la mesure de son malheur. Cette conduite prudente fut
prise pour de la douceur et lui épargna les mauvais traitements dont les
agents de la force publique n'étaient pas avares dans le pays du pauvre
Cicio. Il fit donc tranquillement son entrée à Syracuse, au milieu des
gendarmes et suivi de sa chèvre jaune. On le conduisit chez le juge
ordinateur.

--Scélérat! s'écria impétueusement le seigneur juge, dont la modération
n'était pas la plus belle vertu; je te ferai lier avec des cordes; je te
ferai donner cinquante coups de bâton, et enfermer dans une prison où tu
n'auras point d'eau à boire que tu n'aies avoué ton crime; ainsi parle
vitement; je n'ai pas de temps à perdre.

--Excellence, répondit Cicio avec sang-froid, je ne sais pas de quel
crime je suis accusé.

--Il ne s'agit pas de savoir si tu connais ton crime, mais bien si
tu l'as commis. Entends-tu, impie, brigand, vagabond? Je te commande
d'avouer que tu l'as commis, et prends garde à ce que tu vas répondre.

--Votre excellence se trompe en m'appelant impie: je fais mes prières et
je vais à l'église. Je n'ai volé personne, et, pour un vagabond, comment
le serais je, puisque j'ai une chaumière à cinq milles d'ici, dans la
montagne?

--Le gueux m'interroge, je crois! dit le seigneur juge. C'est moi qui
dois t'interroger. Dépêche-toi d'avouer, afin qu'on te punisse.

--Je n'ai mérité aucune punition.

--Et qu'importe, pourvu que tu serves d'exemple?

--Je supplie votre excellence d'avoir pitié de moi.

--Ne me fais pas parler de choses étrangères au procès.

--Seigneur, je suis innocent.

--Tu vas bien voir que tu n'es pas innocent. Qu'on le mène en prison et
qu'on enferme aussi la chèvre.

Les gendarmes emmenèrent Cicio, et après le départ du prévenu, le
seigneur juge, encore agité par la colère, répéta vingt fois, en
rangeant ses papiers et ses plumes:

--Qu'on le mène en prison!... Il verra bien qu'il n'est pas innocent...
Qu'on enferme aussi la chèvre...

Au seul accent napolitain de son interrogateur, le petit chevrier
s'était senti au pouvoir de l'ennemi, et il avait pensé que son
innocence ne lui servirait à rien; aussi ne songea-t-il plus qu'aux
moyens d'échapper à la fureur des Carthaginois.



CHAPITRE IV.

Dans le sud de la Sicile, les routes n'existent point. On passe à
travers des bras de mer, des torrents et des ravins, et le voyageur est
étonné de trouver au bout de ces déserts des villes considérables,
d'où on ne sort pas sans péril. Quant aux modes de transport, ils se
réduisent à deux, les mulets et la _lettiga_, espèce de boîte incommode,
exposée à verser, et qu'on suspend sur le dos des mules au moyen de deux
traverses. La seule manière vraiment sûre d'aller d'un lieu à un autre
c'est de se servir de ses jambes. Cette manière étant aussi la plus
économique, ce fut celle que le seigneur juge adopta pour expédier le
petit chevrier à Noto entre deux fantassins.

Quand une passion ne trouble point son caractère, le Napolitain est
le meilleur homme du monde. Si son naturel n'est pas endommagé par la
vengeance, ni par le fanatisme, ni par la cupidité, ni par l'instinct du
vol et de la fourberie, ni par l'intérêt personnel ou les préjugés de
l'ignorance, vous le trouvez toujours gracieux, ouvert, et volontiers
disposé à lier conversation. La facilité de moeurs est telle dans le
royaume de Naples, que les galériens eux-mêmes vivent doucement et
familièrement avec leurs gardiens; sauf l'obligation de porter l'habit
jaune et la chaîne au pied, les condamnés mènent la vie de tout le
monde, et il n'est pas rare de voir des soldats attendre patiemment
devant un café que le _galant'uomo_ confié à leur garde ait achevé de
prendre une glace.

Les deux fantassins chargés de conduire le petit chevrier n'avaient pas
contre le prévenu la même animosité que les gendarmes. On ne leur avait
point défendu de parler à leur prisonnier, et d'ailleurs, c'eût été une
recommandation inutile, attendu que la langue d'un bon Napolitain ne se
repose jamais. Le voyage était de huit lieues, et déjà, au bout d'une
heure de marche, les deux soldats causaient avec Cicio, en riant
bonnement de la peine qu'ils avaient à comprendre son dialecte
mélodieux.

De Syracuse à Noto, le rivage de la mer sert à la fois de guide et de
chemin. On ne voit devant soi que des sables, coupés par des rivières
qui descendent des montagnes.

Les sons d'une cornemuse ou les clochettes des vaches vous indiquent de
temps à autre que ce pays n'est pas absolument abandonné; mais vous ne
trouvez pas une maison ni un arbre pour vous abriter contre l'ardeur du
soleil. Cicio, suivi de sa chèvre, marchait résolument entre les deux
fantassins par vingt degrés de chaleur, et faisait sortir des touffes
d'herbes, dont la plage était marquetée, des milliers de lézards et
d'insectes bourdonnants. La mer, endormie, traînait mollement ses lames
sur le sable en produisant un bruit semblable à l'explosion d'une fusée
volante. L'un des soldats napolitains, entendant des grelots résonner
derrière lui, dit à son camarade d'un air satisfait:

--Nous allons avoir de la compagnie.

En effet, un vieux muletier de Noto, qui avait conduit du monde à
Syracuse la veille, retournait chez lui avec ses deux mules chargées
d'une _lettiga_. Quand il eut rejoint les trois voyageurs, il marcha au
pas militaire à côté d'eux, et dit gaîment aux soldats:

--Signori, je vous souhaite une heureuse journée. Il me paraît que vous
menez ce joli garçon où il n'a pas envie d'aller.

--Eh! répondit l'un des fantassins, nous faisons ce qu'on nous commande.

--Vous avez raison. Quel crime a donc commis ce bambin?

--Il dit qu'il ne sait point son crime; mais la chose est consignée sur
des papiers que j'ai dans ma poche, et je connaîtrais déjà le cas si je
savais lire. Que voulez-vous? Un fantassin n'est pas un docteur?

--Et les docteurs seraient de mauvais fantassins. Afin d'amuser le
chemin, je vous conterais bien l'histoire de la dame Coletta, pour peu
que vous m'en fissiez la demande.

--Contez-nous cela, quoiqu'un verre de limonade fût plus à propos qu'une
histoire.

--De la limonade, reprit le muletier, par cette chaleur, ce serait fait
pour vous ôter les jambes. Prenez cette gourde, et vous y trouverez un
vin _del Greco_ qui vous pousse un homme fatigué à quinze milles sans
qu'il sache comment.

Les deux soldats burent quelques gorgées de vin et passèrent la gourde
à Cicio, après quoi le muletier commença le récit diffus et
incompréhensible de l'aventure de la dame Coletta. Lorsqu'il vit les
deux fantassins occupés à suive avec application le fil embrouillé de
son histoire, le narrateur, qui n'avait point encore regardé Cicio,
tourna son visage du côté du prisonnier en fermant son oeil gauche, ce
qui voulait dire:

--Je me moque de tes gardiens. Entendons-nous ensemble.

Cicio abaissa imperceptiblement l'une de ses paupières, et ce fut comme
s'il eût répondu:

--J'ai compris.

Le muletier, regarda les montagnes, comme pour demander au prisonnier
s'il voulait tenter de s'évader, et Cicio frappa sur son genou pour
assurer qu'il avait de bonnes jambes. Après ce dialogue muet, l'histoire
de la dame Coletta se trouva finie un peu brusquement.

--Signori, dit le muletier, quand nous serons à deux milles d'Avolo, il
ne faudra point bavarder, car le passage est mauvais. On y a tué un de
mes confrères la semaine dernière.

Les soldats ouvrirent de grand yeux, et le nez du muletier, en se
tordant d'un air narquois, dit clairement à Cicio que ses gardiens
n'étaient pas fort braves.

--Mais, reprit le vieux Sicilien, je ne vous quitte point, et je
passerai à l'ombre de vos fusils. Ça, dites-moi: sont-ils _animés_, ces
fusils?

--Le mien, répondit l'un des Napolitains, est animé par une charge de
poudre et une balle; mais celui de Giovanni est _endormi_.

--Eh bien! signor Giovanni, je vous avertirai du moment où il sera
prudent de briser une cartouche.

Un oiseau de mer s'approchait de la côte en volant lourdement; le
muletier le coucha en joue avec la longue perche qui lui servait à
aiguillonner ses mules.

--Signor soldat, dit-il, voilà une bonne pièce à faire bouillir dans un
pot. Tirez un peu en ajustant l'oiseau à la tête, et vous le toucherez
dans les ailes.

Le Napolitain tira sur l'oiseau et le manqua.

--Par Bacchus! s'écria le Sicilien, la balle a glissé sur les plumes,
aussi vrai comme il l'est que je m'appelle Trajan. Armes à feu, armes
peu sûres; il y a toujours dans une charge de poudre vingt grains qui
appartiennent au hasard.

Cicio, qui ne perdait pas un mot de la conversation, voyant l'occasion
favorable, interrogea le muletier du regard pour savoir s'il devait
tenter de s'enfuir; mais don Trajan lui fit signe d'attendre encore; le
muletier posa le bout de sa perche sur le numéro de la _lettiga_, ce qui
signifiait: «Il ne faut pas me compromettre», et il entonna la chanson
catanaise: _Talé cornu mi penninu_, que tout le monde chantait alors
en Sicile. La chèvre jaune, habituée à danser sur l'air de cette
_popolana,_ se dressa sur ses pieds de derrière en secouant ses cornes.
Don Trajan s'arrêta, comme frappé d'étonnement, et prit à part les deux
soldats.

--Signori, leur dit-il, vous ne savez pas qui vous menez à Noto. Ce
garçon-là est un sorcier, et sa chèvre n'est autre que le diable auquel
il a vendu son âme.

Le muletier appuya cette révélation d'un signe de croix.

--Jeune homme, dit-il ensuite à Cicio avec un clignement d'yeux
significatif, je gage que tu n'as pas fait asperger ta chèvre d'eau
bénite le jour de Pâques, comme le doit un chevrier bon chrétien.

--Il est vrai, répondit Cicio, ma chèvre est savante et n'a pas besoin
d'aller au catéchisme. L'eau bénite l'incommode: mais, si je voulais
traverser la mer Ionienne sur son dos, ce serait l'affaire d'un moment.

--Et pourquoi te laisses-tu conduire à l'intendance?

--Parce qu'il ne me convient pas de m'échapper; car je le pourrais
assurément. Je pourrais être au sommet du mont Rosso, ou de l'Etna
dans cinq minutes; je pourrais vous dire, ainsi qu'à ces deux honnêtes
militaires, ce que vous avez dans l'esprit, ou bien les noms de vos
parrains et marraines, ou encore quelle année et quel jour vous mourrez.

--Quoi! comment! reprit le vieux Sicilien en feignant la plus grande
surprise, est-ce que tu saurais me dire ce que j'ai là dans la poche de
ma veste?

Don Trajan fit avec ses lèvres la moue d'un homme qui fume; et Cicio,
appliquant son oreille contre le museau de sa chèvre, répondit aussitôt:

--Gheta dit que vous avez dans votre poche une pipe.

--O l'étrange chèvre! s'écria le muletier, en montrant sa pipe. En
vérité, je n'aime pas ces sortes de prodiges. Cela confond toutes mes
idées. Jeune homme, je ne t'envie point tes connaissances; elles te
coûteront trop cher. Mais tu ne pourrais pas deviner le nom de mon
cousin le contrebandier.

Cicio causa tout bas avec sa chèvre, et dit avec assurance:

--Si votre cousin ne s'appelle pas Joseph, il ne s'en manque pas de plus
de deux notes; et, quanta sa profession, Gheta certifie qu'elle est mal
vue des gens du roi.

--Vive Dieu! s'écria le muletier, c'est cela même; sauf les deux notes,
le nom de mon cousin est bien Joseph, et la contrebande est un métier
périlleux, comme le dit la chèvre. Seigneurs fantassins, je vous demande
pardon de vous fausser compagnie; mais les chemins sont assez mauvais
sans qu'on s'amuse encore à voyager avec le diable. Le gouvernement de
là bas vous paie pour avoir plus de courage qu'un muletier. Que le ciel
vous conduise! moi je crains la chèvre jaune et je m'en vais.

Le vieux Trajan fit trois signes de croix, piqua ses mules du bout de sa
perche, et partit en courant; à peine avait-il cent pas d'avance, que
Cicio se tourna vers ses deux gardiens et leur dit avec la fierté d'un
véritable magicien:

--Étrangers, si vous n'étiez forcés d'obéir à vos maîtres, je vous
changerais en poissons et je vous jetterais dans cette mer. Retournez à
Syracuse, et dites au Carthaginois ordinateur qu'on priera Dieu pour lui
le jour des Morts de cette année.

Cicio poussa le cri guttural auquel sa chèvre obéissait, et courut
de toutes ses jambes vers les montagnes. L'un des soldats voulut le
poursuivre; mais en moins d'une minute, il comprit que ses efforts
étaient inutiles, et revint vers son compagnon. L'autre soldat essaya de
charger son fusil; mais le fuyard était déjà hors de portée. Les deux
fantassins s'arrêtèrent paisiblement à regarder le petit chevrier sauter
par dessus les buissons et les cactus; ils le virent bientôt grimper
parmi des rochers et s'enfoncer dans un ravin, où il disparut, toujours
suivi de la fidèle Gheta qui galopait derrière lui.

--Par saint Janvier! dit l'un des soldats, si l'on nous donne un sorcier
à mener en prison, et que le diable nous l'enlève, ce n'est point notre
faute.

--Le seigneur juge n'avait pas songé que cette chèvre jaune était Satan
lui-même, et à présent la chose n'est plus douteuse.

--Si peu douteuse que j'ai vu le sorcier à plus de mille coudées dans
les airs, à cheval sur sa chèvre qui avait des ailes longues comme ce
fusil.

--Et moi, ne l'ai-je pas vu, comme je te vois, se précipiter du haut des
nuages dans un trou d'où sortaient des flammes.

--Notre rapport établira le fait, et si l'on nous met en prison, nous
jouerons à la _murra_.

--Et la petite Cattina nous apportera des figues d'Inde et des graines
de citrouille.

Les deux fantassins retournèrent tout doucement à Syracuse, en préparant
leur véridique rapport. Sans trouver leur récit absolument dénué de
vraisemblance, le seigneur-juge les appela sots et maladroits. Il envoya
le dossier de Cicio à Noto, avec l'épingle d'argent et la ceinture, plus
un procès-verbal des circonstances de l'évasion. Les deux soldats furent
mis en prison, et la petite Cattina leur apporta des figues d'Inde
et des graines de citrouille, qui les consolèrent amplement de leur
disgrâce. Mast'-André apprit ces détails chez le limonadier, de la
bouche même du seigneur-juge, et il se caressa le menton d'un air
satisfait en répétant plusieurs fois:

--Contumace, voleur, sorcier, peu importe le titre que mérite ce pendard
de chevrier, pourvu qu'il ne puisse plus reparaître à Syracuse.

--C'est à moi que vous devez votre tranquillité, lui dit le juge. C'est
de cette tête-là qu'est sorti l'heureux expédient. Réjouissez-vous donc
d'avoir pour ami et compère un homme ingénieux, car, sans moi, Dieu sait
ce qu'allait devenir la belle Angélica.

--Seigneur juge, répondit Mast-André, Angélica aurait toujours été
ma fille; je dis la fille de Mast'-André, le plus riche notaire de
Syracuse. Je l'ai engendrée et fait mettre au monde par ma femme.
Laissons à chacun son mérite, s'il vous plaît. Si vous êtes un habile
magistrat, je suis un hardi notaire; vous êtes un ami complaisant, et
moi un père sage. L'un vaut bien l'autre.

Tandis que les deux compères se décernaient à eux-mêmes ces justes
éloges, Cicio était revenu à Floridia. Devant la porte de la chaumière,
il trouva la vieille Barbara, chaussée de ses demi-bottes, coiffée de
son chapeau d'homme et la carabine sur l'épaule.

--Mon fils, dit la vieille, tu arrives à propos. Je pars pour Syracuse
dans le dessein de tuer l'Athénien ordinateur. Le ciel a pitié de nous,
puisque tu as réussi à t'échapper. J'ai vendu nos chèvres et notre
mobilier, pour la somme de six piastres, au voisin Benedetto. Prends cet
argent et va chercher fortune à Catane. Embrasse-moi: dans deux heures
nous serons vengés; mais tu vas perdre ta mère.

Cicio connaissait trop bien l'entêtement et l'exaltation de dona
Barbara, pour combattre de front cette belle entreprise.

--J'approuve votre projet, dit le chevrier; mais qui vous indiquera ce
Carthaginois que vous n'avez jamais vu? Comment pénétrerez-vous jusqu'à
lui? Quelle figure allez-vous faire dans les rues de la ville avec votre
carabine? Vous laissera-t-on seulement passer sur le pont-levis? C'est
à moi qu'il appartient de tuer un homme, et je saurai m'échapper encore
sur les ailes de la vengeance. Gardez les six piastres et partez pour
Catane. Vous m'attendrez au village de Priolo, où je vous rejoindrai
demain au point du jour. Emmenez avec vous Gheta, et donnez-moi votre
bénédiction.

--Oui, s'écria la vieille en battant des mains, tu as dans les veines le
pur sang de la Sicile. Prends cette carabine, ces deux balles de plomb,
cette boite à poudre et ce couteau. A présent, je te bénis. Et toi,
pauvre maisonnette où sont morts mon mari et les aïeux de mon fils, sois
aussi bénie de celle qui a dormi sous ton chaume pendant quarante ans.
Puisses-tu dire à ceux qui te verront: «J'appartenais à la vieille
Barbara: j'étais le patrimoine du jeune Cicio; mais la persécution et
l'injustice m'ont fait changer de maîtres.»

Cicio et sa mère descendirent le sentier de Floridia et traversèrent
la plaine en silence. Au pied du grand aqueduc, dona Barbara se mit à
genoux pour demander au ciel avec ferveur d'accorder à son fils une
bonne et facile vengeance; elle prit ensuite le chemin de Priolo en
traversant les ruines d'Epipolis, et Cicio se dirigea vers la porte de
Syracuse.



CHAPITRE V.

A peine le petit chevrier eut-il perdu de vue la vieille Barbara, qu'il
ralentit le pas et s'arrêta pour délibérer avec lui-même. L'amour lui
tenait au coeur, bien plus que la vengeance, et son envie était de
revoir sa maîtresse avant de quitter son pays. Il chercha donc un
endroit couvert de ronces où il pût cacher sa carabine, et il se mit à
l'ombre dans le tombeau d'Archimède pour y attendre le soir. Les églises
sonnaient l'Angélus et on allait fermer les portes de la ville, lorsque
Cicio entra dans Syracuse. La boutique du notaire était close; mais on
voyait de la lumière à la fenêtre d'Angélica. Cicio s'arrêta au pied de
cette fenêtre et chanta les deux premiers vers de la chanson populaire:
«_N'es-tu donc née, ô Philis, que pour me briser le coeur_?» Aussitôt la
belle Cangia, devinant que ces paroles s'adressaient à elle, parut sur
son balcon; et, malgré l'obscurité, elle reconnut celui qu'elle aimait,
à ses haillons et à son air d'empereur romain.

--Alerte! lui dit-elle à voix basse; il ne faut pas rester là.

--Alerte! vous aussi, répondit Cicio; car je vais pénétrer dans la
maison.

Et il partit comme un trait. Une petite ruelle qu'il trouva sur sa
droite le conduisit derrière les jardins. Il grimpa sans peine sur les
murs délabrés; le myrte centenaire lui servant d'indice, il entra dans
le domicile de Mast'-André par le chemin des amants et des voleurs. La
servante, occupée à laver la vaisselle, ne le vit point passer devant la
porte de la cuisine. Cicio franchit lestement l'escalier, se jeta dans
un grenier et monta sur le toit de la maison. Angélica était encore sur
le balcon, rassemblant ses idées pour trouver un moyen d'introduire près
d'elle son amoureux, lorsqu'une branche de giroflée, qui lui tomba sur
la main, vint l'avertir que le problème était résolu. Au printemps,
les toits de Syracuse ressemblent à des parterres, tant il y pousse de
fleurs entre les pierres et le ciment. La belle Cangia ne fit qu'un bond
de sa chambre au grenier; Cicio lui tendit la main pour l'aider à monter
sur le toit; et, le plus pressé pour des amants malheureux étant de se
témoigner leur tendresse, ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre;
après quoi ils s'assirent sur les tuiles comme dans un boudoir, pour y
causer de leurs affaires.

--Ne nous le dissimulons pas, dit la jeune fille: les obstacles qui nous
séparent sont plus grands que je ne l'avais supposé d'abord.

--Je m'en aperçois, répondit Cicio, puisque votre père me fait
poursuivre par les bonnets carrés et les gendarmes.

--De quel crime es-tu donc accusé?

--Ils ne peuvent pas seulement le dire.

--Je ne connais point les lois, mais il me semble impossible qu'elles
ordonnent d'arrêter un homme parce qu'il est amoureux.

--Que sais-je? je suis seul et je ne possède rien. Mes ennemis sont
puissants et nombreux; ils m'accableront si Dieu ne vient à mon secours.

--Il y viendra. Notre plus grand malheur, c'est ta pauvreté. Fais
fortune et tout ira bien.

--Sans doute: si j'avais un habit noir et si j'étais notaire, votre papa
s'adoucirait; mais comment devenir notaire et avoir un habit noir?

--Apprends à lire et à écrire.

--Ce serait trop long; je mourrai cent fois d'impatience. J'avais bien
songé à me faire domestique de quelque Anglais.

--Il t'emmènerait dans son pays: cela ne vaut rien.

--Si j'en croyais ma mère, j'irais sur la route de Palerme ou celle de
Messine dévaliser les voyageurs, et dans leurs bagages je trouverais des
habits et de l'argent.

--Fi! Cicio, je ne veux pas que tu sois brigand.

--Je pensais encore à m'installer devant l'auberge _Del Sole_ avec une
boîte en carton, pour vendre aux étrangers des médailles, des morceaux
de mosaïques, du corail et de l'ambre vert.

--Tu gagnerais peu de chose à ce commerce-là.

--Si je m'embarquais sur le navire d'un pirate?

--On te pendrait.

--Si j'allais de porte en porte avec la robe de capucin?

--On te donnerait plus de croûtes de pain que de monnaie.

--Je ne vois plus qu'une ressource; c'est de parcourir les grandes
villes et d'y montrer ma chèvre savante sur les places publiques pour de
l'argent.

--Ceci vaut mieux; c'est un moyen sûr et honnête de faire fortune. Gheta
est un prodige. Ne cherche pas autre chose; tu as trouvé le chemin du
bonheur. On dit qu'il y a quarante mille habitants à Catane et quatre
fois davantage à Palerme; si chacun d'eux te donnait un _grano_, je
ne sais pas combien cela ferait; mais assurément ce serait une somme
considérable. Or, tout le monde à Catane et à Palerme voudra voir ta
chèvre savante.

--Et combien de temps me faut-il pour montrer ma chèvre à tant de gens?

--Peut-être trois mois.

--Grand Dieu! ne peut-on faire fortune en moins de trois mois? Ce seront
trois siècles; et que deviendra votre amour pour moi?

--Il se fortifiera dans l'attente et l'espérance.

--Et comment allez-vous rassurer mon pauvre coeur?

--Je jure de te rester fidèle par ce ciel et ces étoiles qui nous
regardent, par ces fleurs et ces herbes qui vivent sur ce toit, où je
reviendrai tous les jours m'asseoir pendant ton absence. Va, ne perds
pas une minute. Fais fortune, et dans trois mois, Cicio transformé se
présentera chez mon père, vêtu comme un prince et suivi d'un mulet
chargé d'or et de pierres précieuses.

--Mais, si l'ordinateur m'accuse de quelque nouveau crime?

--Y penses-tu? Lorsqu'il te verra riche, il voudra te marier avec sa
fille, et ce sera mon tour d'avoir peur que tu ne m'oublies.

--Vous avez raison. Mon plan est fait: dans trois mois je serai ici avec
le mulet chargé d'or et de bijoux. Votre père m'accueillera bien, et on
nous mariera.

Les deux enfants, bercés par leurs illusions, se mirent à faire des
châteaux en Espagne. Ils y seraient encore si la cuisinière ne se fût
avisée de crier à tue-tête que le souper était servi, et que le patron
attendait la signorina. Le petit chevrier reçut de son amie le baiser
d'adieu, et tous deux descendirent à pas de loup du toit dans le
grenier, et du grenier dans la cour. Cicio, ayant escaladé les murs, se
retrouva ensuite dans la ruelle déserte, où il chanta encore, en manière
de salut, l'air populaire:

Dunca nascisti, ô Fillidi, Pii divideri stu eori?

Et il s'éloigna plein de confiance en sa fortune, sans autre souci que
la longueur insupportable du délai de trois mois. Comme les portes de
la place étaient fermées, Cicio, qui ne voulait pas attendre le jour à
Syracuse, se rendit à la pointe de la presqu'île d'Ortigia. Un vieux
puits desséché, duquel on avait jadis tiré de l'eau par le moyen d'une
poutre, lui fournit un expédient pour descendre au pied des remparts;
il posa l'_as'a_ du puits du haut des murailles sur un terrassement, et
parvint, en se laissant glisser le long de la poutre, jusqu'au rivage
delà mer. Afin de ni point gâter sa veste et son caleçon de toile, il
fit du tout un turban qu'il posa sur sa tête, et, traversant à la nage
le Petit-Port, il n'eut pas soixante brasses à faire pour aborder sur
la rive d'Acradine, plage désolée, dont les fondrières représentent la
chaussée d'Antin de l'antique Syracuse.

Le carillon de minuit n'était pas sonné quand notre chevrier tira des
ronces sa carabine, et se mit en marche pour Priolo. La route n'avait
pas été restaurée depuis le voyage en Sicile de Cicéron; mais elle
n'est point encore méconnaissable à cette heure, tant les ingénieurs
d'autrefois étaient d'habiles gens. En arrivant au village, Cicio trouva
sa mère assise au pied d'un chêne vert, et Gheta endormie sous un
buisson de grenadiers. Il était aisé de voir, à la mine de Barbara,
quelles sinistres pensées elle roulait dans sa tête, car elle avait
enfoncé son chapeau jusqu'à moitié de son long nez. La vieille se leva
impétueusement et courut vers son fils.

--Tu es un homme! lui dit-elle. Puissent tous les Carthaginois qui
dévorent cette terre opprimée finir comme celui dont tu viens de régler
les comptes. Embrasse-moi, et partons pour Cutané.

Dona Barbara traça une croix dans la poussière avec le bout de son
bâton, pour indiquer aux passants qu'à cette place on avait parlé
de mort. Cicio se garda bien de dire que l'ordinateur se portait à
merveille; il appela sa chèvre, qui accourut en bondissant d'un air
espiègle, et on reprit en silence le chemin de Catane.

Au-delà de Priolo, la rente, qui est presque achevée aujourd'hui, n'était
pas même commencée en 1842. Les trois voyageurs suivirent le bord de la
mer sans remarquer la beauté des sites, la fraîcheur des bois, le charme
et la variété d'une nature vivace excitée par la fièvre du printemps;
ils troublèrent des rossignols qui donnaient un concert dans un ravin où
coulait un ruisseau; ils traversèrent des champs de blé, des bataillons
de cactus, des lits pierreux de torrents et des bosquets d'orangers en
fleurs. Quand le soleil sortit tout nu de la mer, ils le saluèrent en
faisant leur prière du matin; mais sans songer qu'ils jouissaient du
plus beau spectacle du monde. Derrière eux étaient les regrets, leur vie
passée, et devant, l'inquiétude et l'inconnu. La chèvre jaune elle-même,
comprenant la situation, avait cessé ses gambades matinales et cheminait
à pas comptés le museau penché sur les talons de son jeune maître.

A dix heures, la chaleur devenant intolérable, nos aventuriers se
couchèrent sous le feuillage noir d'un bois de citronniers et de
figuiers sauvages, pour manger de la citrouille grillée, avec un peu de
pain que dona Barbara portait dans une besace. Ils dormirent jusqu'à
l'heure des vêpres. La nuit tombait lorsqu'ils entrèrent dans le village
de Lagnone, composé d'une douzaine de maisons qui n'avaient, pour la
plupart, que trois murs au lieu de quatre. L'hospitalité ne se refuse
pas dans ces pays-là; il y a si peu de différence entre la belle étoile
et l'intérieur d'une habitation, que la misère vous invite à entrer
comme chez vous par la brèche, qui tient lieu de porte. Cicio, sa
mère, et la chèvre Gheta, s'installèrent chez de bons paysans, et
ils occupèrent un coin dans une chambre, à l'autre bout de laquelle
reposaient le maître de la maison, sa femme, ses enfants, des chiens et
des pourceaux. Quelques poules, grimpées sur un perchoir complétaient
ce tableau domestique. Le lendemain, au point du jour, on se remit en
route, et, avant le soir, on arriva dans la riche cité de Catane.

Cinq fois victime des brutalités de l'Etna, Catane est habituée
à renaître, comme le phénix, toujours plus belle à chacun de ses
désastres. En 1669, deux fleuves de lave en fusion descendirent sur la
ville et en brûlèrent la moitié. Quatre ans après, un tremblement de
terre engloutit le reste, et, au bout de dix ans, Catane ressuscitée
comptait cinquante mille habitants. Lorsque Cicio et sa mère virent ces
rues symétriquement alignées, ces vastes palais en belles pierres, ces
places publiques ornées par l'art antique et le moderne, ces églises,
les unes vieilles, les autres toutes neuves, élevées en moins de deux
siècles, ils se crurent transportés au temps de leurs traditions
populaires. Le brillant siècle de Hiéron se montrait avec les agréments
de la civilisation nouvelle. Cicio ouvrait de grands yeux lorsqu'un
fiacre venait à passer; les cafés lui semblaient des salons remplis de
gens de cour, et il évaluait à vol d'oiseau les richesses de cette cité
par le nombre prodigieux des sybarites qui allaient sur des ânes afin de
ménager leurs jambes. Il couvait du regard sa chèvre jaune, et tremblait
qu'un accident ne lui enlevât cette précieuse amie. Nos trois voyageurs
eurent quelque peine à trouver une maison où l'on voulût bien recevoir
des hôtes aussi pauvres qu'eux. Ils se logèrent dans un faubourg,
derrière le couvent des Bénédictins, en payant d'avance une quinzaine
de leur loyer. Cicio, pressé de tenter la fortune, se décida enfin à
communiquer à sa mère ses vastes desseins. Dona Barbara ayant approuvé
l'ambition du jeune homme, tint conseil avec lui pour aviser aux moyens
de l'aider dans son entreprise. Il fut résolu qu'afin de frapper les
imaginations et de lancer Gheta dans le grand monde avec tous ses
avantages, on lui ferait des cornes d'or, et qu'on chercherait à étendre
le répertoire de ses gentillesses. Une feuille de papier doré et un peu
de colle suffirent pour changer la chèvre montagnarde en bête coquette
et citadine. Un collier de grelots qu'on lui mit au cou compléta sa
parure et servit d'accompagnement à ses espiègleries. Dona Barbara,
pourvue d'un tambour de basque, se transforma en orchestre. Cicio lava
ses mains, sépara ses cheveux sur le milieu du front, acheta de belles
boucles d'oreilles en argent, et posa sur sa tête une couronne
de feuilles de myrte. Tant de luxe avait exigé une mise de fonds
considérable; deux piastres y avaient été absorbées en un tour de main.
Ou descendit donc dans la rue en grand équipage pour demander à la
curiosité publique la juste indemnité de ces frais de toilette.

Aussitôt, que les passants virent nos trois aventuriers, ils comprirent
à leur accoutrement que c'étaient des acteurs de la place publique. Le
Sicilien est spectateur ardent, précisément à cause de l'extrême rareté
des spectacles. Une bande de polissons, suivit la troupe ambulante
dans le plus profond recueillement. La vieille Barbara n'excita pas un
sourire, et les polissons regardaient ses bottes et son chapeau d'homme
avec respect, tant ils craignaient d'indisposer ou de troubler ces
artistes, qui se vouaient au plaisir de leurs contemporains! Arrivé
sur la place du Dôme, Cicio fit un signe à sa mère pour lui indiquer
l'emplacement favorable à une représentation. Il s'arrêta près du grand
perron de l'église, et un cercle de curieux se forma autour de lui. Les
hommes cédèrent le premier rang aux _toppatelles_ (c'est le nom des
jeunes filles catanaises enveloppées de leurs dominos noirs), et Cicio
ayant fait d'une voix émue l'annonce du spectacle, le tambour de Barbara
donna le signal de la danse. La saltarelle accommodée à l'usage de
la chèvre excita un enthousiasme général. Les grâces de Gheta furent
appréciées, et une triple salve d'applaudissements éclata dès les
premiers pas de la danseuse. Les épithètes _divine_, _chère_,
_adorable_, furent répétées cent fois avec l'accent passionné du Midi.
Une belle dame qui passait en calèche de place, fit arrêter le fiacre et
regarda le spectacle du haut de sa voiture. Des moines souriaient d'un
air paterne, et les gens du peuple bénissaient la chèvre, le jeune
danseur et l'heureuse mère qui avait mis au monde un garçon si
intelligent. Quand on eut bien admiré la bravoure de la Taglioni aux
cornes d'or, Cicio, pour battre le fer chaud, dit à sa mère de faire la
collecte, et la vieille Barbara présenta son tambour aux assistants.
Chacun porta la main à sa poche, bien disposé à en tirer ce qu'il y
trouverait; mais le plus grand nombre n'y trouva rien. Cependant les
plus riches payèrent pour les pauvres, et une pluie sonore vint tomber
dans le tambour de basque. La belle dame ouvrit sa bourse de joie et
jeta de loin une pièce de deux carlins, que Cicio reçut au vol. Gheta
fit une révérence à cette beauté généreuse, et on passa des danses aux
tours de divination et de magie blanche. Quand Cicio demanda où était la
personne la plus amoureuse de la compagnie, la chèvre marcha tout droit
vers une toppatelle jeune et charmante, qui se voila en rougissant
sous son capuchon noir; une explosion de gros rires partit des larges
poitrines des muletiers et des matelots. Cicio demanda quel était le
plus riche seigneur, et Gheta vint saluer un bourgeois portant un
parasol et monté sur un âne. Le cavalier, flatté du compliment, fouilla
dans sa poche et jeta une pièce de cuivre large comme la main, de la
valeur de cinq _grani_. Après divers autres tours non moins subtils que
les précédents, la recette commençant à baisser, la vieille Barbara mit
le tambour sous son bras en s'écriant:

--C'est assez pour aujourd'hui, mon fils. Il ne faut pas tout montrer en
un jour. Demain la chèvre savante en dira davantage, car elle en sait
plus long qu'un docteur.

Cicio appela sa chèvre, que les toppatelles accabliaient de caresses
et les artistes ambulants retournèrent chez eux, emportant des sous à
remuer à la pelle et des bénédictions à ne savoir qu'en faire.



CHAPITRE VI.

Rentré dans sa maison, Cicio compta son argent; il crut rêver en
se voyant possesseur d'une somme de six carlins, c'est-à-dire une
demi-piastre. En supposant que les recettes de chaque jour fussent aussi
brillantes, il calcula que les talents de Gheta lui fourniraient un
gain de quinze piastres par mois, et à force de chercher, aidé par les
lumières de Barbara, il trouva qu'au bout de trois mois il aurait en sa
possession quarante-cinq piastres. Comme il ne savait point se rendre
compte de la valeur de ce capital, son imagination déroutée se rejeta
sur les assurances de l'aimable Cangia. Sa maîtresse lui avait dit que
trois mois devaient suffire pour faire fortune, et il en conclut sans
hésiter que quarante-cinq piastres étaient une fortune avec laquelle on
pouvait raisonnablement prétendre à l'alliance d'un notaire de Syracuse.
Le spectacle du lendemain fut aussi lucratif que le premier. Cicio
exploita successivement les divers quartiers de la ville. Un jour il
s'installait dans le _Corso_, un autre jour dans la rue de l'Etna, sur
la place de l'Éléphant, à la porte de l'arc de triomphe, sur le môle,
devant les cafés. Les sous pleuvaient, et la réputation de Gheta
était si belle, que du plus loin qu'on voyait ses cornes dorées, les
toppatelles s'approchaient comme des nonnes en procession; les polissons
accouraient à toutes jambes, et les gendarmes faisaient ranger le monde
sans qu'on les en priât.

Un matin, la troupe, suivie de ses _dilettanti_, avait établi son
spectacle volant sur la grand'place, au pied de l'éléphant de marbre
noir. Avec sa grâce accoutumée, la chèvre savante prédisait à une jolie
fille qu'elle se marierait bientôt, lorsque Cicio aperçut au milieu
de la foule la figure rusée du vieux muletier de Noto. Malgré la
reconnaissance qu'il devait à don Trajan pour l'avoir aidé à s'enfuir,
cette apparition donna de l'inquiétude au petit chevrier. Tandis que
Barbara faisait sa collecte, Cicio s'approcha du muletier et lui dit à
voix basse:

--Qu'y a-t-il?

--Du danger, répondit Trajan.

Le spectacle terminé, Cicio et le muletier se retirèrent dans le coin
de la place de l'Eléphant, où se tiennent les loueurs de mules et de
litières.

--Il faut quitter ce pays, dit le vieux Trajan.

--Qu'est-il donc arrivé?

--Le voici: après ta fuite, l'ordinateur a envoyé ton dossier
à l'intendance. Un ordre de t'arrêter a dû partir ce matin par
l'_ordinario_: il sera tout-à-l'heure à Catane, et ce soir les gendarmes
se mettront à ta poursuite.

--Malheur à moi! s'écria Cicio; et que leur ai-je donc fait?

--Tu vas le savoir. On parle à Syracuse de la fille d'un notaire que tu
as rendue demi-folle. Son amour a passé. Elle veut se marier avec un
autre, et, pour se défaire de toi, elle t'accuse de lui avoir volé une
épingle d'argent.

--Impossible! dit Cicio en pâlissant. Que le notaire ait inventé cette
calomnie; je le conçois; mais Angélica n'a point prêté les mains à cette
injustice. Elle m'aime; elle me le répétait encore, il y a huit jours,
sur le toit de sa maison.

--La demi-folie amoureuse peut se guérir en huit jours.

--Mais si Cangia ne m'aime plus, au moins ne doit-elle pas m'accuser
d'une bassesse. C'est elle qui m'a donné son épingle d'argent et sa
ceinture verte.

--Amour, changement, trahison, trois anneaux d'une seule chaîne, dit le
muletier d'un ton solennel.

Cicio s'appuya contre une borne. Il brisa en morceaux sa baguette de
commandement, à laquelle obéissait la docile Gheta, puis il saisit entre
ses bras sa chèvre savante en s'écriant:

--Il n'y a donc de fidèle que les bêtes?

--Rien que les bêtes, répéta le vieux Trajan, les chèvres et les mules.
Il faut partir, mon garçon.

--Où aller et que faire?

--Monte dans l'Etna. Au village de Nicolosi, tu demanderas mon confrère
don Gaëtan le muletier. Tu l'aborderas en lui disant ces paroles: _Ave
Maria_. Il te reconnaîtra pour un ami et te donnera des avis utiles sur
les moyens d'échapper à la fureur des Carthaginois, peut-être aussi sur
les moyens de te venger. Adieu; ne soyons pas plus longtemps ensemble
dans ce lieu public. Sainte-Agathe de l'Etna, protégez cet enfant!

Trajan posa sa large main sur la tête du petit chevrier, en manière de
bénédiction, et il entra dans le cabaret des muletiers.

--Que sainte Agathe me protège en effet, murmura Cicio, car je suis,
perdu.

La vieille Barbara, ne voyant plus son fils, était retournée seule à la
maison. Cicio, plongé dans ses tristes pensées, marcha tout droit devant
lui sans savoir où il allait.

Voilà donc, disait-il, ce crime dont on me faisait un mystère? on
m'accusait d'avoir volé l'épingle d'argent et la ceinture de ma
maîtresse! Lâche que je suis! si j'avais obéi aux ordres de ma mère en
tuant le juge athénien d'un coup de carabine, j'aurais purgé la Sicile
de l'un de ses oppresseurs, et je mourrais moins accablé. Et toi,
perfide Cangia, tu te réjouis d'avoir imaginé cet expédient pour te
débarrasser de moi. Déshonorer celui que tu aimais! que cela excuse bien
ton infidélité!

En se plaignant ainsi, Cicio arriva devant l'église des Bénédictins. La
porte était ouverte; on célébrait une grand'messe de mariage, et les
voûtes frémissaient aux sons puissants de l'orgue, chef-d'oeuvre du
célèbre Donato, et qui surpasse en beauté les orgues de Trêves et de
Fribourg. Le charme de la musique et la sainteté du lieu éveillant
en lui le sentiment de la piété, Cieio se prosterna sur le parvis de
l'église, à deux genoux, pour implorer la démence du ciel; un torrent de
larmes jaillit de ses yeux. Peu à peu sa posture devint plus humble, sa
tête s'inclina vers le sol; il s'appuya des mains sur la pierre, puis
des deux coudes, et finalement il se coucha, le front posé sur ses bras
en cercle, une jambe étendue, l'autre pliée, ses longs cheveux plongés
dans la poussière.

Un vieux bénédictin s'arrêta, sous le portail de l'église, à contempler
cette image vivante de la douleur. Les mains croisées sur sa longue
robe, la tête penchée, le bon moine souriait d'un air d'indulgence et de
pitié.

Il allait rentrer dans le cloître, lorsqu'un sanglot profond du petit
chevrier lui remua le coeur. Le bénédictin attendit avec patience que
Cicio se fût relevé.

--Mon enfant, dit-il, si c'est le repentir d'un crime qui cause ta
peine, que ne vas-tu chercher des consolations au confessionnal?

--Je suis innocent, répondit le jeune homme.

--Tu es donc bien malheureux?

--Au désespoir, mon père. Je suis persécuté par les étrangers, et demain
on me mettra en prison, quoique je n'aie commis aucun crime.

Le vieux moine posa un doigt sur sa bouche pour commander à Cicio le
silence, et il s'éloigna en faisant signe au petit chevrier de le
suivre. Il tira ensuite une clé de sa poche, ouvrit la porte du jardin
du couvent, et introduisit Cicio et la fidèle Gheta dans un parterre
orné de rosiers grimpants, d'orangers en fleurs et de néfliers du Japon.
Le riche couvent des bénédictins de Catane est habité par des moines
instruits et charitables. On a pour eux une grande vénération dans le
pays, à cause de leurs vertus et surtout à cause d'un miracle opéré en
leur faveur, dont on peut voir les preuves. Dans la grande éruption de
1669, la lave de l'Etna s'arrêta court à quatre pas des murs du couvent,
et se détourna subitement pour se diriger vers la mer. La bibliothèque,
les collections de manuscrits, de marbres et de bronzes antiques des
bénédictins de Catane sont les plus belles et les plus curieuses de
la Sicile. Mais Cicio fut particulièrement charmé par les délices des
jardins, où l'ombre et l'eau vive rafraîchissent l'air, et où poussent
la canne à sucre et le papyrus.

--Mon fils, dit le moine quand il fut seul avec Cicio, je ne suis pas
un ministre des vengeances de la loi. Mes questions ne sont point
insidieuses. La main que je tends aux faibles est celle d'un consolateur
et d'un père. Elle les conduit vers le Dieu de miséricorde, et non pas
à l'échafaud. Tes réponses ne seront pas inscrites sur ces papiers d'où
elles ne sortent que pour accabler le repentir lui-même. Tu peux me
parler avec franchise. Raconte-moi tes peines et tes fautes; j'y
chercherai un remède.

Cette exhortation paternelle triompha de la dissimulation du petit
chevrier. Il ouvrit son coeur et confia ses secrets au bénédictin, en
lui racontant ses amours, son arrestation, sa fuite, son arrivée à
Catane et ses projets de fortune. Le moine souriait bénignement; mais
lorsque Cicio en vint à parler de sa dernière rencontre avec don Trajan,
et de l'injuste accusation de l'ordinateur, le visage du saint vieillard
devint plus sévère. Le moine fixa sur Cicio un regard pénétrant:

--Jeune homme, dit-il, cette épingle d'argent et cette ceinture, les
as-tu vraiment reçues et non pas volées?

--Je le jure par mon salut, et je ne voudrais point risquer mon âme pour
si peu de chose: la belle Cangia m'a donné ces objets en présence de son
père.

Le moine frappa ses deux mains l'une contre l'autre.

--O justice! s'écria-t-il, est-ce ainsi qu'on te respecte! Les insensés!
Pardonne-leur, grand Dieu! ils ne savent ce qu'ils font; mais ne
pardonneras-tu pas aussi le mal causé par leur folie et leur méchanceté?
Mon enfant, ajouta le bénédictin, je te sauverai. Je vais parler de toi
au père supérieur, et j'obtiendrai la permission de te cacher dans ce
couvent; mais nous ne pouvons pas donner asile à ta mère.

--Et moi, dit Cicio, je ne puis abandonner cette pauvre vieille entre
les mains de ses persécuteurs. Il faut la sauver ou succomber avec elle.

--As-tu du courage? reprit le moine: laisse toi conduire à Noto. Je te
recommanderai à un avocat, et ton innocence sera reconnue.

--Mon innocence! ils s'en embarrassent fort peu. Il n'est point
d'innocent aux yeux des juges carthaginois.

--Sicilien que tu es! N'oublieras-tu jamais ta haine et tes préjugés?

--Ma haine? répondit Cicio avec exaltation, je n'y songeais pas, et ce
sont eux qui m'en ont fait souvenir. Ne pouvait-on me refuser la main
de ma maîtresse sans m'accuser d'un vol que je n'ai pas commis?
Dois-je aimer ceux qui en veulent à mon honneur, à ma vie? A quoi me
réduisent-ils? à me laisser jeter en prison, ou à me faire brigand. Je
le serai, mon père.

Le moine baissa la tête:

--Mon fils, dit-il après un moment de silence, c'est assez d'être
fugitif et contumace, sans te faire brigand. Garde au moins ton
innocence. Ne donne pas raison à tes ennemis en commettant des crimes.
Cette crise passera, et des temps meilleurs viendront. Retire-toi dans
les montagnes. Je vais écrire au père supérieur d'un couvent de Nicosia.
Tu trouveras dans ce couvent secours et protection.

Le bon Bénédictin remit à Cicio une lettre de recommandation, et lui
souhaita un heureux voyage en lui promettant de prier Dieu pour lui.

Dona Barbara commençait à s'inquiéter de l'absence de son fils; elle
attendait devant sa maison, lorsqu'elle vit accourir Cicio suivi de la
fidèle Gheta.

--Partons, dit le petit chevrier; ne perdons pas une minute. Je viens de
rencontrer près de la porte Ferdinanda l'_ordinario_ qui apporte de Noto
l'ordre de nous arrêter. Prenez les devants. Montez dans l'Etna. J'ai
une lettre de recommandation d'un bon moine Bénédictin; n'oublions pas
non plus l'_Ave Maria_ de l'honnête Trajan; avec cela nous échapperons à
l'ennemi.

--Que parles-tu de lettre et d'_Ave Maria_? demanda la vieille.

--Je vous expliquerai la chose en voyageant. Ne vous amusez pas à
bavarder. Je vous rejoindrai par un détour sur la route de Nicolosi, car
Gheta et ses cornes d'or sont trop connues pour que je la mène par les
rues.

Au milieu des discours incohérents de son fils, Barbara comprit qu'il
fallait partir. Quoiqu'il lui parût incroyable que la justice pût
l'atteindre à quinze lieues de distance, la pensée du meurtre de
l'ordinateur lui revint à l'esprit, et la vieille jugea prudent de
s'éloigner encore de quelques milles. Tout en murmurant elle se mit
en route, son bâton de chêne à la main. Lorsqu'elle fut partie, Cicio
s'arma de sa carabine, seul meuble qu'il eût apporté de Florida; il
sortit ensuite avec sa chèvre et se cacha dans le cabaret des muletiers
pour y attendre la nuit. Bien lui prit d'avoir abandonné son domicile,
car au bout d'une heure deux gendarmes s'y présentèrent. Les voisins
s'assemblèrent devant la porte et rirent de tout leur coeur, en voyant
que le gibier s'était enfui.

--Seigneurs gendarmes, dit une commère, la chèvre aux cornes d'or prédit
l'avenir, et sait les remèdes de toutes les maladies; comment avez-vous
pu croire qu'elle se laisserait conduire en prison?

--Vous pensez donc, demanda un gendarme, que la commission est
périlleuse?

--Si périlleuse, répondit un marchand de fromage, que je ne voudrais pas
la faire pour six écus à colonnes.

--Eh bien, allons-nous-en. Nous dirons que la chèvre s'est encore
envolée, comme sur la route de Noto. Ce n'est point notre faute si cette
bête a le diable au corps.

--Et nous sommes prêts à certifier qu'elle y a une légion de diables,
dirent les assistants.

Les gendarmes, sentant leur conscience en repos, s'en retournèrent comme
ils étaient venus. Cependant, à la chute du jour, l'un d'eux, en se
promenant dans la rue de l'Etna, vit un garçon qui se glissait le long
des murs, suivi d'une chèvre qu'il était facile de reconnaître à ses
cornes dorées. Ne consultant que son courage, le gendarme se jeta sur
le jeune homme, et le saisit par la manche de sa chemise. Au lieu de
chercher à s'enfuir, Cicio prit l'ennemi entre ses bras, et lui appuya
son menton sur la poitrine, afin de le renverser. Une lutte acharnée
s'engagea. Le gendarme était robuste; mais le petit chevrier était plus
souple et plus adroit. Pendant la bataille, l'intelligente Gheta comprit
le danger de son maître; elle recula de trois pas en se cabrant, passa
derrière le gendarme, et lui donna dans le jarret un coup de corne si
furieux qu'elle lui fit perdre l'équilibre. Cicio, ayant terrassé
son ennemi, lui administra deux coups de poing dans le visage, qui
l'obligèrent à lâcher prise; le petit chevrier se dégagea, saisit sa
veste et sa carabine, qui étaient tombés pendant le combat, et joua des
jambes avec son agilité de seize ans. Les rues de Catane sont larges
et droites; on y peut suivre des yeux pendant longtemps un homme qui
s'enfuit; mais, comme dans toutes les grandes villes de la Sicile,
Catane n'a pas de banlieue: on passe sans transition d'une suite de
palais à un désert de lave ou à un champ. Des gens qui s'étaient arrêtés
au bruit de la lutte reconnurent Cicio, emporté sur les ailes de la
peur. Au bout de la rue de l'Etna, on le vit sauter par-dessus une haie,
et se lancer dans un dédale de sentiers, où il devenait inutile de le
poursuivre. Le gendarme n'avait d'ailleurs aucune envie de courir après
le fugitif. Il retourna en boitant à sa caserne, où il raconta le
terrible combat qu'il venait de soutenir, et comme quoi la chèvre
endiablée l'avait presque percé de part en part avec ses cornes de
métal.

La cloche de Sainte-Agathe de Catane sonnait le carillon de minuit, qui
ressemble à un glas funèbre, lorsque Cicio et sa mère, assis sur le
penchant de l'Etna, regardèrent du haut de la rampe de Nicolosi, les
lumières qui brillaient encore dans la ville, comme des étincelles sur
la cendre d'un papier. Cicio étendit son bras d'une façon tragique, en
s'écriant:

--J'en prends à témoin le ciel et la nature entière: je voulais
vivre honnêtement et sans péché; mais puisque la rage des méchants,
l'injustice des étrangers et l'infidélité de ma maîtresse m'ont réduit
au désespoir, j'accepte la guerre.

--La guerre, la guerre! répéta la vieille Barbara en agitant son bâton
d'un air forcené. La guerre est déclarée aux Carthaginois, la guerre
avec le fer et le feu, le couteau et la carabine.



CHAPITRE VII.

Le charmant village de Nicolosi est situé entre la partie cultivée de
l'Etna et la zone appelée Bosco, pays sauvage et couvert de bois. Les
habitants de Nicolosi sont les cultivateurs de ces jardins productifs et
de ces riches vignobles qui couvrent la base de la montagne. Cicio et
sa mère, accompagnés de la chèvre jaune, trouvèrent le village entier
plongé dans le sommeil. La nuit était chaude et belle; ils se couchèrent
sous un hangar public, espèce de caravansérail toujours ouvert, où les
bestiaux et leurs guides viennent chercher l'hospitalité en se rendant
des pâturages aux marchés des grandes villes. Le jour commençait à
colorer de rouge la tête blanche de l'Etna, quand nos trois aventuriers
demandèrent à un paysan la maison du muletier Gaëtan. On les conduisit
à une écurie dans laquelle ils ne virent d'abord que six mules et un
chien. Cicio, pour se conformer aux instructions du vieux Trajan, dit à
haute voix:

_Ave Maria_!

Du milieu d'un tas de paille sortit une figure d'homme à moitié
endormie, qui répondit en se frottant les yeux:

--_Gratia plena_! Que me veux-tu, jeune homme?

--Je viens vous parler de la part de don Trajan de Noto.

--Sois le bien venu; je suis à toi dans un moment.

Le muletier se lava le visage et les mains dans une _secchia_, et, se
tournant vers le petit chevrier:

--Je te connais, lui dit-il; tu es Cicio. Cette respectable dame est
ta mère, brave Sicilienne, s'il en fut, et voici ta fameuse chèvre aux
cornes d'or. Je m'attends depuis huit jours à te voir arriver ici. Tu
as fait une imprudence en t'arrêtant à Catane. Ne sais tu pas que la
justice a le bras long et le nez fin? Elle te suivra pas à pas comme un
limier suit un loup; mais nous te trouverons des gîtes où les limiers
ne t'atteindront point. Il y a un Dieu pour les gens simples; ton
imprudence t'a servi. La chèvre aux cornes d'or a frappé d'étonnement le
vulgaire et de crainte les gendarmes. Sa réputation de sorcellerie
nous sera profitable. Bien des petits tours passeront sur son compte.
Illusions, viandes creuses, jeune homme; tant que les ordinateurs et
autres oiseaux de proie nous viendront de _là-bas_, tu n'as point de
quartier à espérer. Cinq ans de galères, voilà ton lot si tu es pris.
Une fois qu'on a volé une épingle d'argent d'un écu, autant vaut
détrousser un archevêque; il y a plus de bénéfice.

Mais je n'ai pas volé cette épingle d'argent, interrompit Cicio en
rougissant.

--C'est vrai, je me rappelle ton affaire: on t'a injustement accusé:
mais il n'importe, on te prouvera, si on le veut, que tu as emporté dans
ta poche l'éléphant de Catane et le pont-levis de Syracuse. Si tu dois
être condamné, que ce soit au moins pour quelque chose. N'ai-je pas
raison, sage dame Barbara?

--Oui, s'écria la vieille avec exaltation, trois fois raison, éloquent
Gaetano. Pour cette épingle que nous n'avons pas volée, rendons-leur
cent lames de stylet dans le ventre et cent balles de plomb dans la
tête.

--Mieux que cela, reprit Gaétan, ne leur rendons rien, et prenons dans
leur poche cent écus, mille écus et davantage, s'il se peut. Modérez
votre ardeur, dame impétueuse. Il faut aller doucement. Un corps mort
embarrasse, et nous devons éviter autant que possible les taches rouges
aux mains. Tant qu'il n'y a que procès-verbaux, chiffons de procédure,
flâneries de gendarmes, ce sont des bagatelles qui ne tirent pas à
conséquence; mais quand les compagnies de fantassins viennent faire la
_villegiatura_ dans nos montagnes, l'opéra devient _seria_, la musique
mal sonnante et les potences font de nos carcasses des balanciers
de pendule. _Basta!_ c'est assez causé. Vous n'êtes pas en sûreté à
Nicolosi; reposez-vous sur cette paille, et partez ensuite pour Aderno.
Vous dormirez à l'auberge _della Gallina_. Demain vous ferez une
longue marche; et ne manquez pas de vous rendre le soir à
Saint-Philippe-d'Argyre. Là vous demanderez don Polyphême au cabaret
_del Faggiano_. Don Polyphême est notre maître à tous. N'allez pas
l'ennuyer avec des paroles inutiles. S'il vous parle un peu brusquement,
ne vous en fâchez pas. Obéissez à tous ses commandements. Ayez l'oeil
aux aguets, l'oreille ouverte, le pied léger, et vous verrez ce que vous
verrez. N'oubliez pas surtout de le saluer par le mot d'ordre: _Ave
Maria_. Dormez une heure, et n'attendez pas que les uniformes paraissent
sur la route de Nicolosi.

Barbara, transportée d'enthousiasme en pensant que son fils allait
devenir brigand, déclara qu'elle ne sentait pas la fatigue, et voulut
partir immédiatement pour Aderno. En conduisant ses mules à l'abreuvoir,
Gaëtan mit les trois voyageurs dans leur chemin, et leur souhaita bonne
chance. Ce chemin n'était qu'un mauvais sentier, encombré de pierres et
de ronces, envahi par des masses compactes de cactus, et coupé par des
ruisseaux; mais comme il descendait sur le versant occidental de l'Etna,
nos aventuriers marchaient assez vite. Ils voyagèrent de compagnie
avec un ânier qui leur servit de guide pendant une heure, puis avec un
charbonnier qui sortait du _Bosco_, et finalement, après s'être égarés
deux ou trois fois, ils arrivèrent avant le soir au bourg d'Aderno.
Grâce à la protection de don Gaëtan, l'hôte de la _Gallina_ se mit en
frais de politesse. Il servit à nos aventuriers un plat copieux de choux
et une fiasque de vin de l'Etna. Cicio dormit dans une auge dont on fit
un lit moelleux en l'emplissant de paille; Barbara eut pour chambre une
soupente noire dans laquelle on étala un superbe tas de filasse, et
Gheta coucha sur la litière à côté de son maître. Cette nuit de délices
remit à neuf les jambes des trois voyageurs, et le lendemain avant
l'aurore, ils partirent pour Saint-Philippe, dispos et en belle humeur.
Vers le milieu de la journée ils quittèrent le penchant de l'Etna pour
entrer dans les montagnes de l'intérieur de la Sicile. Après le village
de Regalbuto, où ils se reposèrent pendant la chaleur, ils trouvèrent
ces sites sauvages et magnifiques, ces gorges et ces vallées charmantes
où la nature a pris à tâche de réunir ses appâts les plus variés.
La végétation du nord mêlée à celle du midi forme les plus étranges
contrastes. Le chêne étend ses branches vigoureuses non loin des rameaux
de l'oranger; le platane et le tulipier vivent en bons voisins avec le
châtaigner. Sur les hauteurs, on aperçoit quelques pins-parasols, et
plus bas le laurier rose et le grenadier ouvrent leurs fleurs délicates.
Les figuiers d'Inde s'entrelacent comme des serpents, et leurs larges
raquettes forment des groupes bizarres comme les batailles de Callot.
Cicio et sa mère grimpaient avec ardeur dans ces déserts montueux en
suivant les bords d'un torrent; et la chèvre, animée par un vague parfum
de liberté, dépensait en gambades le superflu de ses forces.

L'Angélus était sonné depuis longtemps, quand les trois voyageurs
arrivèrent au cabaret _del Foggiano_, situé hors des murs de
Saint-Philippe d'Argyre. Cicio ayant demandé don Polyphême, l'hôte du
cabaret indiqua du pouce de sa main droite une table devant laquelle
étaient assis quatre gaillards de tailles athlétiques. Le petit chevrier
s'avança d'un air résolu, en prononçant à voix basse _l'Ave Maria_ qui
lui servait de passeport. L'un des quatre buveurs se leva, en répondant
_gracia plena_, et Cicio vit en face de lui le personnage respectable de
don Polyphême. C'était un colosse couleur de réglisse, avec des yeux de
taureau, des épaules d'éléphant et une barbe de bouc. Sa large bouche,
à demi voilée par une épaisse moustache rousse, avait une expression
singulière de férocité épicurienne. Une forêt de cheveux crépus lui
poussait jusqu'à moitié du front. Son nez aquilin et ses mains petites
comme celles d'une femme corrigeaient par un peu de distinction la
brutalité de sa personne. A travers sa chemise entrebâillée, on voyait
sa poitrine velue. A son dos était attaché un fragment de robe de
chambre grossièrement taillé en manière de manteau, et qu'il avait volé
dans quelque bagage. Un couteau de chasse à poignée de corne pendait à
son côté, fixé dans la ceinture de laine rouge au moyen d'un bout de
ficelle. La gaine de ce couteau était d'écorce d'arbre, et se terminait
à la pointe par un gros dé à coudre. Des bandelettes de drap vert
croisées sur les jambes et des chaussures en forme de coquilles
complétaient cette rare toilette. Les trois compagnons de don Polyphême
étaient vêtus d'une façon non moins hétéroclite. L'un portait un chapeau
de soie luisant, l'autre un gilet de velours, et le troisième un habit
fait à Paris ou à Londres; mais dont il avait coupé les manches pour
être plus à l'aise. Ce mélange de neuf et de guenilles, où le butin
jurait à côté du dénûment, témoignait de la profession de ces galants
hommes, et composait, en somme, la réunion la plus brigande qui fut
jamais.

Don Polyphême examina Cicio des pieds à la tête, en fronçant le sourcil,
et comme s'il eût voulu lire au fond de l'âme de ce novice, il pria l'un
de ses compagnons d'approcher la lumière. L'un des bandits prit sur la
table une mauvaise lampe à deux becs et la soutint à la hauteur du front
du petit chevrier.

--Jeune homme, dit le chef avec ironie, tu es un nigaud. Tu as donné
dans un panneau à attraper les lapins. Notre compère Ignace, le sorcier,
a besoin du sang d'un garçon de seize ans pour faire un baume magique,
et on va te couper la gorge dans un moment.

--Nous verrons, répondit Cicio sans changer de visage.

--Cependant je te ferai grâce de la vie, si tu veux nous abandonner ta
vieille mère, pour qu'on la saigne en ton lieu et place.

--Vous ne toucherez Barbara du bout du doigt qu'après m'avoir coupé en
morceaux. Tout grand que vous êtes, je ne vous crains pas.

--Cette réponse-là vaut mieux qu'un sermon en trois points. Maître
Ignace, que penses-tu de ce petit compère?

--Il paraît sage comme Ulysse et fier comme Bajazet, répondit maître
Ignace.

--Jeune homme, reprit le chef, je vois que tu as du coeur. Mais si on te
serrait les pouces avec une corde en le demandant ce que tu ne voudrais
pas dire, comment se comporterait ta langue?

--Ma langue serait liée du même cordon que mes pouces, ou si elle cédait
au mal, ma volonté resterait derrière elle, qui lui soufflerait ses
réponses, et si la vérité était jaune comme un citron, je saurais la
montrer blanche comme le lait, ou tout au moins de couleur douteuse
comme un fruit vert.

--Tu as mis le doigt sur le noeud, jeune homme. Si j'avais un fils, je
le voudrais comme toi, beau, robuste et savant de naissance. Nous te
dispensons de l'apprentissage et tu auras part à la première capture.

Don Polyphême se tourna vers ses compagnons.

--Seigneurs cavaliers, leur dit-il, je présente à vos excellences le
jeune Cicio, garçon plein de courage, qui vient de répondre à mes
questions comme un livre ouvert. Pour frapper les imaginations
sensibles, il nous manquait un brin de sorcellerie; le voilà trouvé.
Cette chèvre aux cornes d'or est déjà célèbre dans la plaine de Catane
et l'intendance de Noto. Elle répandra la terreur dans nos montagnes.
A notre première expédition, nous la mettrons à l'avant-garde. J'ai
ouï-dire qu'autrefois des brigands ont ainsi tiré un grand parti d'un
taureau que le général Thésée prit la peine de venir tuer lui-même par
le bateau-poste de Naples; si bien donc que nous allons vider quelques
fiasques en l'honneur du jeune Cicio, de la digne mère qui l'a mis au
monde, et de sa chère philosophie.

On apporta des fiasques d'excellent Marsala, de Calabrese et de
Moscatelle de Syracuse. Cicio n'en eut pas plus tôt avalé trois verres,
qu'il se sentit le feu aux oreilles, le brigandage dans le coeur, et
autant d'estime pour don Polyphême que si ce bandit eût été Pluton en
personne.

Maître Ignace, échauffé par le vin, voulut à son tour faire la leçon au
novice, et lui enseigna d'une façon diffuse et peu claire comment on s'y
prenait pour arrêter une chaise de poste, comme quoi on se comportait
poliment à l'égard des femmes, sans cruauté à l'égard des hommes
dociles, et impitoyablement envers ceux qui s'avisaient de résister;
comme quoi on ne devait point voler de bestiaux, à moins qu'ils ne
fussent bien connus pour appartenir à un fonctionnaire public.

--Le paysan, ajouta maître Ignace, étant notre Sauveur dans les moments
de danger, il ne faut jamais le molester, ni faire la cour à sa femme.
Un honnête brigand doit payer comptant ce qu'il dépense à l'_osteria_,
laisser passer le piéton et les ânes, n'arrêter les mules qu'à bon
escient, baiser la main aux jolies filles, et respecter les curés pour
obtenir l'absolution le jour où on le mène à reculons vers le poteau
suprême.

Les autres compagnons de don Polyphême voulurent aussi faire les beaux
esprits; mais ils ne dirent que de lourdes plaisanteries qui auraient
inspiré du dégoût à Cicio, si le vin n'eût troublé ses sens. Pour
le divertissement de ses nouveaux amis, le petit chevrier donna une
représentation des gentillesses de Gheta. La chèvre jaune eut un succès
plus brillant que la première danseuse d'un théâtre royal; il ne lui
manqua, pour être rappelée vingt fois sur la scène au milieu d'une pluie
de bouquets, que des spectateurs d'une condition plus élevée.

Il restait à peine quelques gouttes au fond des bouteilles lorsqu'un
cinquième bandit entra tout hors d'haleine dans le cabaret:

--Seigneurs cavaliers, dit-il, des feux sont allumés sur les hauteurs
dans la direction de Stilla. Ce sont des voyageurs de Catane qu'on nous
annonce.

--_Va bene_! dit le chef en chargeant sa pipe, Cicio le mignon fera ses
premières armes demain.



CHAPITRE VIII.

Laissons pour un moment Cicio dans la compagnie peu chrétienne où il
s'était introduit avec tant d'avantages, et revenons à la pauvre Cangia,
toujours assise sur le toit de la maison paternelle. Depuis le départ
de son amant, elle s'ennuyait comme Calypso. Son inquiétude lui
représentait le petit chevrier faisant l'admiration des grandes villes
et inspirant de l'amour à toutes les riches héritières de Palerme. Les
bonnes gens du voisinage, en voyant la fille de Mast'-André dans son
boudoir aérien, les cheveux ornés de giroflées sauvages, le visage
rêveur et mélancolique, haussaient les épaules avec compassion et
disaient dans leur style poétique que c'était grand dommage qu'une si
belle personne fût mariée avec le chagrin. On donnait avis au notaire de
la _demi-folie_ qui travaillait visiblement sa fille, et on engageait en
place publique! Ah! si un tel malheur m'arrive, il faudra en mourir.

La jeune fille saisit entre ses petites mains la grosse main de don
Trajan:

--Ecoute-moi, reprit-elle avec passion: tu m'as ruinée; tu dois me
secourir. Au milieu de la douleur qui m'accable, je me félicite encore
d'avoir découvert la vérité. Je ne puis souffrir que Cicio me croie
infidèle, ni qu'on l'accuse de m'a voir volé ce que je lui ai donné
volontairement. Il faut que je sois à ses côtés pour répondre à ses
juges. Je veux qu'on m'arrête avec lui. Conduis-moi dans les montagnes.
Courons à sa recherche. Prépare tes mules et partons.

--Hélas! signorina, courir, partir, cela est bientôt dit. Vous êtes une
enfant, et si je vous enlève ainsi à votre papa, j'aurai des démêlés
avec les robes noires. Cependant je voudrais vous satisfaire. Vous voyez
bien là bas ces deux étrangers qui ont l'air de dormir debout: ce sont
des Anglais et je leur propose une excursion dans les montagnes. L'un
veut aller en _lettiga_ et l'autre sur un mulet. S'ils acceptent ma
proposition, je vous donnerai la seconde place de la lettiga, et je
feindrai de croire que vous êtes de leur compagnie[1]. Malheureusement,
depuis une heure que je prêche ces deux statues, il ne leur est pas
sorti quatre paroles du gosier. Ne bougez; je vais faire un dernier
Effort.

[Note 1: La _lettiga_ ne contient que deux personnes assises en face
l'une de l'autre.]

Le vieux Trajan s'approcha, le chapeau à la main, d'un Anglais qui
fumait son cigare sous le portique de l'auberge _del Sole_.

--Eh bien, signor, dit-il, avez-vous réfléchi? Avez-vous enfin compris
que vous ne trouverez jamais une occasion meilleure de visiter nos
superbes montagnes? Bonne lettiga, excellentes mules, brave guide!
Trajan (c'est mon nom) sait faire la cuisine, pourvoir à tout, choisir
les gîtes pour le dormir et le _rinfresco_, prédire comme un almanach le
beau et le mauvais temps, cirer les bottes, allumer le feu, déterrer de
la neige en plein midi pour rafraîchir les boissons...

L'Anglais, qui n'entendait pas un mot d'italien, regarda le muletier
d'un air soupçonneux, et appela dans sa langue son compagnon de voyage,
qui se nettoyait les ongles avec le plus grand calme. Don Trajan
répéta vivement sa harangue, dont le second Anglais fit au premier une
traduction abrégée.

--Cet homme sait-il faire le thé? demanda l'Anglais qui fumait un
cigare.

--Il n'a point parlé de thé, répondit l'Anglais qui se curait les
ongles.

--A-t-il dit si l'on pouvait mettre dans la lettiga, sans en être
incommodé, deux parapluies et deux cannes-fauteuils.

--Il n'a rien dit sur les parapluies et les cannes-fauteuils.

--Alors je ne pars point.

--Ni moi non plus.

Les deux Anglais recommencèrent paisiblement l'un à fumer son cigare
et l'autre à se curer les ongles. Don Trajan, avec cette patience
infatigable que donne la fourberie, demeura immobile et le chapeau à la
main en face des deux étrangers. Tout à coup son regard de lynx perça
les écorces imperméables et saisit au vol la pensée qui se traînait
comme une tortue dans ces cervelles glacées. Sans faire un mouvement, le
vieux muletier dit à voix basse à la jeune fille:

--En route! je vois dans leurs yeux que nous allons partir.

En effet, l'Anglais qui fumait son cigare appela celui qui se curait les
ongles, et lui dit:

--On pourrait demander à cet homme s'il sait faire le thé, et s'il y
a de la place dans la _lettiga_ pour les deux parapluies et les deux
cannes-fauteuils.

Le second Anglais traduisit comme il put en italien cette importante
question:

«_Altro!_ s'écria Trajan, je sais faire le thé, le café, le chocolat,
la soupe, l'omelette et le riz aux _piselli_ mieux que le cuisinier du
Saint-Père. Quant aux cannes et ombrelles, je vous prouverai qu'il en
peut tenir trois douzaines dans ma _lettiga_ sans qu'il y paraisse.»

--Georges, dit l'Anglais qui se curait les ongles, qu'en pensez-vous?

--Nous pouvons partir, William, répondit celui qui fumait son cigare, à
moins pourtant qu'il n'y ait des brigands dans les montagnes.

Lorsqu'on parla de brigands au muletier, il ouvrit de grands yeux
étonnés comme s'il n'eût jamais entendu ce mot-là. Cette ignorance parut
aux deux étrangers la meilleure garantie de la sûreté des routes. Sir
George ne demanda que le temps de lacer ses souliers de voyage, et
sir William ne réclama qu'un quart d'heure de loisir pour fermer son
nécessaire de toilette. Cangia était partie pour chercher son petit
bagage et tout ce qu'elle possédait en argent et en bijoux. Don Trajan
chargea sur le dos d'un mulet les coffres, boîtes, sacs et cartons des
deux voyageurs.

Il était neuf heures du matin; le grand café de la rue Maëstranza
se remplissait de monde, et Mast'-André en personne y jouait à la
_bazzica_, en buvant une limonade, lorsqu'une jeune fille enveloppée
jusqu'aux yeux dans sa mante noire passa tout auprès de l'illustre
notaire:

--Voilà, dit un jeune homme, une fière toppatelle qui ne va pas à
confesse.

--Elle va au bain, dit un autre, puisqu'elle porte sous sa mante un
paquet.

--De ce pas là et avec cet air agité? dit un troisième, je gagerais bien
que c'est à l'amour qu'elle va faire ses dévotions.

--Confesse, bain, amour, murmura Mast'-André en abattant ses cartes,
moi, j'ai gagné la partie, et je vais à mes affaires et à ma boutique,
comme la fine toppatelle.

Don Trajan avait achevé les préparatifs de départ. Sir William avait
enfourché son mulet et prenait déjà les devants. Sir George, grimpé sur
une chaise, mettait un pied dans la _lettiga_ et le retirait aussitôt,
craignant qu'un mouvement des mules ne le fît tomber avant qu'il pût
s'introduire dans cette boîte. Il maugréait entre ses dents contre cette
façon de voyager du temps de Charles-Quint, et soupirait en pensant aux
chemins de fer et aux routes à la Mac-Adam. Don Trajan mit fin à ses
hésitations en le poussant dans la _lettiga_ comme un paquet. Le vieux
muletier souleva ensuit Angélica par la taille, et l'installa, sans
dire mot à la seconde place, en face de l'Anglais stupéfait de tant de
hardiesse. Un coup de perche dans le flanc des mules et le _hura!_ de
Trajan firent partir l'équipage.

Il faut avouer que la lettiga est un véhicule peu agréable; si les deux
mules qui la portent ne marchent point au même pas, il résulte de ce
défaut d'ensemble un double mouvement d'oscillation que tout le monde ne
peut pas endurer. En outre, si l'une des mules vient à tomber, il y a
beaucoup de chances pour que la boîte s'échappe de ses deux supports,
et ce _déraillement_ n'est pas sans danger quand il arrive au bord des
précipices ou des torrents; cependant, les accidents sont rares,
grâce aux jambes excellentes des mulets et à l'expérience des guides.
L'Anglais fut d'abord distrait de son indignation par la brusquerie du
départ et le _ballotement_ de la lettiga; mais à la porte de la ville,
sir George sortit sa tête par la portière et appela de toutes ses forces
son compagnon de voyage. Il se plaignit amèrement de l'audace de
Trajan, qui avait introduit une seconde personne dans la lettiga sans
permission. Sir William, transporté de fureur à cette découverte, se
tourna vers le muletier en le menaçant de sa canne.

--Pourquoi, lui dit-il en italien, avez-vous donné une place dans cette
lettiga?

--Regardez donc, répondit Trajan, les beaux yeux de cette jeunesse,
et dites un peu si vous n'êtes pas fortuné de voyager dans cette
compagnie-là?

--Il n'y a ni beaux yeux ni jeune fille qui tienne, reprit l'Anglais;
nous avons payé, il nous faut la lettiga entière.

--Signor, répliqua Trajan, ne vous fâchez pas; j'ai voulu prouver à vos
Excellences qu'il y avait de la place pour bien autre chose que deux
parapluies et deux cannes-fauteuils.

--Vous êtes un insolent et un fourbe, s'écria l'Anglais. Nous avons
payé, faites descendre cette personne.

--Comme il vous plaira, signor, dit Trajan; mais je vous avertis que
cette jeune fille nous est nécessaire. Vous vous êtes décidés à partir
trop tard pour arriver aujourd'hui à Catane. Nous serons obligés de
passer la nuit dans un village, ou au _Fondaco della Palma_, espèce de
grange où l'on ne trouve pas de vivres. J'achèterai des volailles et
d'autres provisions en route. La petite fille plumera les poulets,
dressera le couvert, tandis que j'allumerai le feu. Elle sera mon aide
de cuisine; elle changera les assiettes et vous servira le thé, car je
ne pourrais tout faire à la fois; si nous la laissons à Syracuse, vous
attendrez le dîner pendant une heure ou deux, et les plats ne suivront
pas sans de longs intervalles. Si vous arrachez un bouton de votre gilet
ou si vos bretelles viennent à se rompre, la petite a du fil et des
aiguilles pour raccommoder la chose. Une femme est utile en voyage, et
je sais bien ce que je fais.

--Je crois que cet homme a raison, dit sir William.

--Sans nul doute, reprit Trajan. Votre seigneurie aime-t-elle la
_ricotta_, ce fromage blanc si estimé dont tous les étrangers se
régalent en Sicile?

--J'aime beaucoup la ricotta.

--Eh bien, cette jeune fille sait la faire admirablement; et dans les
montagnes, où nous aurons du lait excellent, elle vous préparera des
fromages à vous lécher les doigts.

--George, dit sir William en anglais, nous pouvons garder la jeune
fille; elle changera les assiettes et nous fera de la _ricotta_.

Sir George rentra dans la lettiga sans insister davantage, et se
contenta de lancer à sa compagne de voyage des regards sévères, où le
reproche était tempéré par la pensée du fromage blanc et des assiettes
changées.

Les deux routes de Syracuse à Catane, si on peut appeler routes des
champs et des déserts, passaient, en 1842, l'une par Lentini et l'autre
par Lagnone. Don Trajan, qui n'était pas sans inquiétude au sujet de
l'équipée de Cangia, imagina de conduire ses Anglais par un troisième
chemin qu'il n'eut pas de peine à improviser. C'était un moyen sûr
d'échapper aux gendarmes en cas de poursuite. Il dirigea la petite
caravane sur Mililli, et s'arrêta le soir dans un village appelé
Bagnara, situé au-delà des marais de Lentini. A force d'industrie, le
muletier vint à bout de préparer un souper mangeable. Les deux Anglais
eurent la ricotta qu'ils désiraient, du vin de Marsala, des lits un
peu durs, mais presque propres, et Cangia leur servit les plat et les
assiettes, Don Trajan, craignant que l'_ordinario_ n'apportât dans
la nuit un ordre d'arrêter à Catane la belle fugitive, trouva les
meilleures raisons pour persuader à ses voyageurs de ne pas entrer dans
cette ville.

Son éloquence et sa logique démontrèrent clairement qu'il était plus
agréable et plus prompt de laisser Catane sur la droite pour marcher
vers Paterno et Stilla, où commencent les montagnes. Quand il eut
réussi à faire accepter cet arrangement, le vieux muletier sortit de
l'_osteria_ et se rendit à la nuit hors du village. Du bout de sa perche
il frappa doucement à la fenêtre d'une maisonnette couverte en chaume.
Un paysan ouvrit la lucarne et demanda qui était là?

--_Ave Maria_! dit Trajan à voix basse. J'ai de la pâte étrangère avec
moi.

--Des gens riches? demanda le paysan.

--Riches assez. Le bagage est copieux; les malles sont pesantes.

--Je vais envoyer Bernardino allumer le feu sur la colline.

--N'y manque pas. Don Polyphème te gardera scrupuleusement ta part du
butin.

--Dites lui que j'irai chercher cette part dimanche à Saint-Philippe, et
bonne chance!

Don Trajan cueillit des citrons sur le bord du sentier et en rapporta
une provision à l'_osteria_, afin d'expliquer la courte absence qu'il
venait de faire. Les deux Anglais, aux prises avec le Marsala, causaient
ensemble sur un banc de bois, et Cangia dormait dans la chambre de la
fille du cabaretier. Vers neuf heures du soir, Trajan vit plusieurs feux
allumés sur les montagnes dans la direction de Stilla; il souhaita une
heureuse nuit à ses voyageurs, et se coucha dans la mangeoire de ses
mules, où il s'endormit bientôt d'un sommeil à faire envie au plus
honnête homme du monde.



CHAPITRE IX.

La caravane se remit en route le lendemain de grand matin, sir George
enfoncé dans sa lettiga et ne disant mot, sir William sur son mulet et
ne pensant à rien, Cangia rêvant à ses amours, et le muletier chantant
des airs du pays, accompagné par les clochettes de l'équipage. On
s'arrêta pour déjeûner à Paterno, et on laissa Stilla sur la droite pour
arriver plus tôt à Saint-Philippe-d'Argyre. Vers le milieu du jour nos
voyageurs entrèrent dans ce pays sauvage où Cicio et sa mère avaient
passé la veille. A la vue de cette végétation puissante et de ces
solitudes, où la nature mettait à nu ses charmes, comme Diane au bain,
les deux Anglais éprouvèrent peut-être un semblant d'émotion, car sir
William, qui n'avait encore rien dit, s'écria:

--Très joli!

A quoi sir George répondit avec beaucoup de justesse:

--Très joli, en vérité!

Dans un défilé étroit, don Trajan posa le bout de sa perche devant le
nez de la première mule; le convoi s'arrêta, et le muletier, après avoir
fait une douzaine de signes de croix, tourna vers sir William un visage
si bouleversé que l'Anglais en conçut de l'inquiétude et demanda s'il y
avait quelque danger. Sans pouvoir répondre, Trajan montra du doigt une
petite esplanade éclairée par le soleil et sur laquelle on voyait une
chèvre jaune dont les cornes brillaient comme de l'or.

--Eh bien? dit sir William.

--Signor, la chèvre... hélas!... c'est un signe d'accident, dit le
muletier en bégayant.

--Comment l'entendez-vous? demanda l'Anglais. Est-ce un présage, une
superstition, une chose surnaturelle?

--Surnaturelle s'il en fut, reprit Trajan, superstition si vous voulez;
mais quand on rencontre la chèvre jaune on n'arrive pas à Saint-Philippe
pour une cause ou pour une autre. Signor, il convient de retourner en
arrière.

--Si nous retournons en arrière, dit l'Anglais, il est certain que nous
n'arriverons pas à Saint-Philippe. Nous avons fait avec vous un contrat,
et nous avons payé d'avance la moitié du prix; vous devez marcher.

--Jésus! s'écria le muletier, voilà comme sont tous ces étrangers:
ils ne croient à rien; ils n'ont point de religion; ils ne font leurs
prières ni soir ni matin, et quand le ciel les avertit d'un malheur, ils
vous ordonnent de marcher.

Don Trajan tremblait de tous ses membres; et son masque surpassait en
grimaces ceux du Pancrace et du Pascariello, ces types napolitains de la
poltronnerie. Sir William en perdit son sérieux.

--George, cria-t-il, voyez donc la plaisante mine de notre guide.

La face de sir George sortit de la lettiga, et les deux Anglais firent
un de ces rires homériques dont retentissent les tavernes de Londres.

--Vous le voulez, Excellence, dit Trajan, ne vous en prenez qu'à
vous-mêmes de ce qui arrivera. Nous tomberons dans quelque précipice,
nous perdrons nos bagages; mes mules périront; je serai ruiné, et si
vous en êtes quittes pour une jambe cassée, vous devrez un cadeau à la
madone des muletiers.

--Tout cela parce que nous avons vu une chèvre! dit sir William.

--La belle finesse! répondit Trajan. Je vois aussi bien que vous que
c'est une chèvre; mais si l'on vous dit que cette chèvre est ensorcelée,
qu'elle a été arrêtée deux fois, et qu'elle a échappé aux soldats,
blessé un gendarme, enlevé son maître dans les airs, dansé sur les
places publiques, ordonné des remèdes aux malades, et prédit l'avenir,
vos Excellences riront sans doute encore.

Les deux Anglais rirent en effet, et de si bon coeur que leurs grosses
poitrines en tremblaient.

--Allez en avant, muletier, répéta sir William, et ne craignez rien.
Nous paierons le dégât s'il arrive malheur.

--Et le dégât de mon âme, et mon salut si je meurs?

--Nous paierons tout.

--A la bonne heure. Je ne résiste plus.

Don Trajan releva sa perche, et le convoi se remit en marche. Au bout de
cent pas, la chèvre jaune apparut sur un autre point du paysage; on la
vit traverser un sentier, descendre le long d'un torrent, et sauter par
dessus des buissons. Trajan récitait ses litanies en poussant de gros
soupirs; mais comme sir William lui criait de marcher toujours, il
n'osait s'arrêter. On arriva ainsi jusqu'au milieu du défilé. Tout à
coup le muletier se jeta la face contre terre, et cette fois, les deux
Anglais firent des grimaces presqu'aussi belles que celles de Trajan.
De chaque côté du sentier où grimpait le convoi étaient deux hommes mal
vêtus, la carabine sur l'épaule, le visage couvert d'un crêpe noir, à
travers lequel on ne voyait que le blanc de leurs yeux. A dix pas de la
lettiga sortit des broussailles une espèce de colosse, accoutré comme
ses compagnons, qui s'avança au devant des voyageurs, en cherchant à
se donner des airs de civilité auxquels sa sauvage personne avait
grand'peine à se prêter.

--Très illustres seigneurs, dit-il en italien presque pur, je vous
supplie de ne pas vous effrayer. Nous n'en voulons, mes amis et moi,
qu'à votre argent et à vos bagages. Si vous êtes complaisants, je jure
Dieu qu'il ne vous sera pas arraché un cheveu de la tête. Ayez seulement
la bonté de mettre pied à terre et de vider vos poches.

--Au nom du ciel! s'écria Trajan, messieurs les Anglais, ne vous avisez
pas de résister, vous nous feriez tous massacrer.

Mais sir William releva fièrement la tête et apostropha le brigand du
ton le plus énergique:

--Si vous touchez à nos bagages, dit-il, je me plaindrai à l'ambassadeur
d'Angleterre, et vous serez poursuivis et punis comme vous le méritez.
Retirez-vous, brigands; je vous défends d'approcher de moi.

--Puisque vos seigneuries le prennent sur ce ton, répondit Polyphème,
car c'était lui, je suis dispensé des égards et de la politesse, et je
vais exercer mon métier dans toute sa rigueur.

En parlant ainsi le chef donna un coup de sifflet. Aussitôt, les quatre
bandits postés aux deux côtés du chemin, s'élancèrent vivement sur
le mulet aux bagages, en détachèrent les malles et cartons, qu'ils
emportèrent sur leurs épaules. Deux des voleurs saisirent ensuite sir
William par le bras, tandis qu'un troisième lui ôtait son habit et son
gilet, s'emparait de sa montre et vidait les poches du pantalon. En un
tour de main, l'Anglais récalcitrant se trouva en manches de chemise,
tant les brigands étaient d'habiles valets de chambre. La toilette de
sir George fut achevée avec promptitude, ses poches retournées, sa
montre et ses bagues enlevées. La lettiga fut fouillée; mais on y laissa
les cannes et parapluies comme des meubles inutiles, ainsi qu'un étui de
cuir, contenant un drapeau roulé, dont les bandits n'avaient que faire;
c'était le pavillon de sa majesté Britannique. Sir William ne voyageait
point sans porter avec lui les couleurs de son gouvernement, en manière
de supplément au passeport. Sir George, dans un mouvement d'indignation,
adressa aux voleurs un discours plein de violence, où il les traita de
bélitres et de canailles, mais comme il s'exprimait en anglais, ses
frais d'éloquence furent perdus. Quant au vieux Trajan, il poussait des
gémissements à émouvoir les pierres, et se lamentait sur sa réputation
compromise de guide heureux et de brave muletier. Don Polyphème, ennuyé
de ses cris, le frappa d'un coup de crosse de fusil, en lui ordonnant de
se taire, et sir William, touché de sa douleur, essaya de le consoler,
en lui promettant une gratification et un certificat de bonne conduite,
malgré cette fâcheuse aventure.

Pendant tout ce désordre, Cangia, qui avait compris la comédie jouée par
le guide, cherchait des yeux son cher Cicio, annoncé par l'apparition
de la chèvre jaune. Ne le voyant pas parmi les bandits, elle sauta
légèrement hors de la lettiga et s'approcha de don Polyphème.

--Seigneur capitaine, lui dit-elle, n'avez-vous pas dans votre troupe un
gentil garçon appelé Cicio, nouvellement arrivé dans ces montagnes avec
la vielle Barbara, sa mère?

--Oui-dà, ma belle enfant, répondit le brigand; vous êtes la fille de
Mast'-André le notaire, et vous venez tout exprès de Syracuse pour dire
à Cicio que vous l'aimez encore.

--Précisément, seigneur capitaine.

--Eh bien, allez là-bas, derrière ce gros rocher; vous y trouverez votre
amoureux.

Cangia revint à la lettiga, prit son petit paquet de nippes, rajusta sa
mante de l'air d'une personne parvenue au terme de son voyage et courut
en sautillant vers le quartier général des bandits. Les deux Anglais,
complètement dévalisés, étaient remontés, l'un sur son mulet, l'autre
dans la lettiga, et Trajan allait faire partir le convoi, lorsque sir
George demanda où était sa compagne de voyage.

--Ne vous en embarrassez pas, répondit le guide; les brigands
considèrent les jolies filles comme du butin.

--Je suis fâché, dit sir William, très fâché que les voleurs aient
enlevé cette petite; elle préparait bien le thé, et servait comme il
faut les plats et les assiettes.

Trajan fit observer que les brigands ayant emporté la provision de thé,
la jeune fille devenait inutile; cette remarque calma les regrets des
deux Anglais. Un coup de perche dans le flanc des mules mit l'équipage
au grand trot, et bientôt le bruit des clochettes s'éteignit dans la
direction de Saint-Philippe d'Argyre.

Toute autre fille de notaire que la belle Cangia eût éprouvé quelque
frayeur dans la compagnie des brigands; mais l'amour ne laissait pas de
place à la peur dans l'âme de notre héroïne. En arrivant derrière le
quartier de roche où l'on avait transporté le butin, Cangia trouva Cicio
et sa mère avec la réserve de la troupe. Le petit chevrier saisit son
amie entre ses bras; la jeune fille prit dans ses deux mains la tête de
son amant, et tous deux se mirent à pleurer et à parler à la fois, sans
prendre garde aux témoins qui les regardaient:

--Ingrat, disait Cangia, injuste coeur, tu as douté de ma tendresse;
tu m'as crue infidèle. Tu t'es laissé tromper par les mensonges des
méchants. Vois à quelles extrémités tu m'as poussée. Je devrais te
gronder; mais je n'en ai pas le courage, parce que je t'aime trop, et je
t'aime parce que tu es beau. C'est ce qui fait mon malheur et ma folie.
Dieu sait ce qu'on va penser de la pauvre Cangia qui a quitté son père!
Je viens partager ta misère, et te défendre contre tes juges; il faudra
bien que l'on m'écoute quand j'attesterai que c'est moi qui t'ai donné
l'épingle d'argent.

--Chère Cangia, disait en même temps Cicio avec non moins de volubilité,
vous voilà donc auprès de moi! En voulant me perdre, mes ennemis ont
fait de moi le plus heureux des hommes. Vous ne me quitterez plus.
Nous vivrons dans les montagnes avec ces honnêtes brigands, et nous
chercherons un curé pour bénir notre union...

Don Polyphème interrompit Cicio en lui frappant sur l'épaule.

--Mes enfants, dit le capitaine en souriant, vos amours m'intéressent et
je regrette de vous ôter vos illusions; mais nous ne sommes pas au temps
de Pyrame et Sigisbé, ces amants fidèles qu'un lion a dévorés. La fille
de Mast'-André, le notaire, ne peut pas rester parmi nous.

--Et pourquoi? demanda Cangia.

--Parce que les fatigues et les dangers de notre profession ne
conviennent pas à une signorina élevée dans du coton; parce que
d'ailleurs, elle serait pour nous un sujet d'inquiétudes.

--Vous ne connaissez point les femmes, s'écria la vieille Barbara; quand
l'amour est au fond de leur coeur, il n'y a pas de héros qui puisse les
égaler en courage et en patience. La belle, la divine Angélica, cette
créature si tendre et si délicate, sera brigande comme moi, brigande
acharnée, implacable aux Carthaginois.

--Tâchez donc de me comprendre, reprit don Polyphême: on se console
d'avoir été volé; on achète d'autres habits et des bagages neufs; on
écrit à sa famille pour avoir de l'argent; mais un père n'oublie pas
la perte de sa fille; il s'adresse aux autorités; il crie et tempête
jusqu'à ce qu'on lui rende son enfant, et les fantassins viendraient
nous redemander ce gibier trop mignon pour des coquins comme nous. La
divine Cangia mangera du pain des brigands pendant deux ou trois jours;
je ne lui refuse pas le plaisir de voir son amant; mais il faudra être
raisonnable et retourner ensuite chez le papa. Quant au vaillant Cicio,
il raffermira son coeur contre les faiblesses de l'amour et triomphera
de lui-même, comme Titus, cet empereur d'Orient qui aimait la belle
Bérénice, et qui eut le courage de s'en séparer. Voilà qui est dit, et
silence là-dessus! à présent, mes amis, partageons le butin en tout bien
et toute justice.

On ouvrit les malles, et les bandits se partagèrent les dépouilles des
deux Anglais avec plus de bonne foi que des héritiers accompagnés du
juge de paix. On trouva une somme considérable en pièces d'or de Naples,
et Cicio reçut pour sa part douze ducats. On procéda ensuite à la
distribution du linge et des habits. Le petit chevrier eut encore des
chemises, des mouchoirs, et un habit noir qui avait figuré, le mois
précédent, à Chiala, dans le salua de l'ambassade d'Angleterre à Naples.
L'un des brigands prit les objets de toilette et autres articles
inutiles pour les aller vendre pendant la nuit à un receleur domicilié à
Stilla. Le partage achevé, don Polyphême prit la parole:

--Seigneurs cavaliers, dit-il, quoique les autorités de Saint-Philippe
ne soient pas à craindre, il est sage, après une expédition comme
celle-ci, de changer de théâtre. Nous irons coucher ce soir à Léonforte,
dans le coeur des montagnes, et notre premier exploit aura lieu sur la
route de Messine à Palerme. Maintenant, faites avancer les bêtes de
somme pour transporter le butin, et qu'on donne un âne à la divine fille
du notaire Mast'-André.

La belle Cangia monta sur l'âne si galamment offert par le bandit, et
on se dirigea vers Léonforte. Cette petite ville est située au point de
jonction des deux grandes chaînes qui s'étendent l'une vers Messine et
l'autre vers le cap Passaro, en formant un vaste triangle entre les
côtés duquel l'Etna se trouve embrassé. Une troisième chaîne part du
même centre pour descendre vers Palerme et Trapani. Ces montagnes ont
servi de refuge aux Siciliens poursuivis ou insurgés sous les diverses
dominations des Arabes, des Normands ou des Espagnols; aussi don
Polyphême et ses amis y dormaient-ils avec sécurité, loin de la police
de Naples. Des paysans que la bande avait affiliés reçurent en dépôt le
butin et donnèrent des lits aux brigands pour la nuit. Cangia partagea
la chambre de la fille d'un bûcheron, et Cicio coucha sur la paille
avec la fidèle Gheta étendue à ses pieds. Avant de s'endormir, le petit
chevrier jeta un regard d'admiration et de crainte sur l'habit noir
dérobé aux Anglais, et sur ses pièces d'or.

--J'ai tout ce que mon coeur a désiré, dit-il en soupirant: je possède
un bel habit et de l'argent dans ma poche; je repose sous le même toit
que ma maîtresse; mais, hélas! tout cela, maîtresse, habit noir et
argent, c'est du bien volé!



CHAPITRE X.

Cependant sir George et sir William, en arrivant à Saint-Philippe
d'Argyre, ne manquèrent pas de faire grand bruit de leur mésaventure.
Ils commencèrent par s'installer dans une _osteria_ et par y arborer à
leur fenêtre le pavillon d'Angleterre, comme si leur bagage enlevé eût
été le cas d'une guerre européenne. Cette énergique démonstration amusa
les habitants du bourg, qui vinrent considérer le drapeau déployé; mais
il n'en résulta pas d'autre effet. La maréchaussée de l'endroit refusa
de courir après les voleurs, de peur de mauvaise rencontre; elle
conseilla sagement aux deux voyageurs de prendre patience et d'aller en
pèlerinage remercier Sainte-Rosalie de Palerme de leur avoir sauvé la
vie par grâce particulière. Les autorités avaient fermé leurs bureaux
à l'heure de l'Angelus, et remirent au lendemain le procès-verbal, en
souhaitant aux seigneurs anglais le _felicissima notte_. Sir George et
sir William eurent beau crier, on ne les écouta point; c'est pourquoi
ils changèrent leurs batteries. Il y a de Catane à Messine une grande
route en bon état, avec service de poste; un exprès largement payé
partit avec une lettre pour le consul d'Angleterre, et se rendit à
Jaci-Reale, où il attendit le courrier de nuit, qui le conduisit à
Messine en neuf heures. Le consul anglais renvoya l'exprès avec du
linge, des habits et quelque argent, puis il courut à l'intendance
demander justice Le gouverneur militaire fut appelé: il promit de faire
poursuivre à outrance les malfaiteurs. Le courrier de jour rapporta
l'ordre de détacher des garnisons de Catane et d'Augusta deux pelotons
d'infanterie légère, et de les expédier sur Saint-Philippe et Léonforte
pour y cerner don Polyphême et sa bande. Le recéleur de Stilla, en
se rendant à Taormine, dans le dessein de passer en Calabre, afin de
dépayser un peu les objets volés, rencontra l'un des détachements
militaires à l'entrée des montagnes, et rebroussa chemin aussitôt pour
avertir ses bons amis du danger qui les menaçait.

Cicio et Cangia vivaient depuis deux jours chez un bucheron des environs
de Léonforte, parmi des voleurs bienveillants, et dans les sites les
plus pittoresques du monde. La puissance du moment présent est grande
sur les organisations méridionales, et nos amants avaient oublié qu'il
existait des notaires, des juges et une Syracuse, tant le plaisir d'être
ensemble absorbait leurs pensées. Don Polyphême et Barbara souriaient de
leurs amours naïves, et comme le seigneur capitaine ne parlait plus de
renvoyer la jeune fille à son père, les deux amants se croyaient réunis
pour toujours. La troupe entière des brigands s'endormait dans les
délices de Léonforte, lorsque le receleur de Stilla vint annoncer que
l'infanterie légère n'était qu'à six lieues de marche. A cette nouvelle,
aucun signe d'altération ne parut sur le visage de don Polyphême. Le
capitaine se promena de long en large. Il vida une fiasque de vin noir,
caressa le manche de sa carabine, et se donna un coup de poing sur le
front. Ce fut assez pour faire sortir de sa cervelle un projet hardi,
comme Minerve toute armée sortit du crâne de Jupiter. Le brigand fit
retentir son sifflet pour assembler ses amis:

--Seigneurs cavaliers, leur dit-il, notre crédit et notre fortune
dépendent de la conduite que vous allez tenir. Il serait insensé de
livrer un combat à un ennemi nombreux et mieux armé que nous; mais avant
de fuir et de nous disperser comme des poltrons, il faut nous montrer
aux soldats royaux, les braver en face, leur laisser la persuasion que
l'enfer nous protège, et que nous échappons par des moyens surnaturels.
Si nous réussissons, un jour viendra où ma seule présence à votre tête
et la seule vue de la chèvre jaune, dont la réputation est déjà grande,
suffiront pour mettre en déroute les détachements d'infanterie, et pour
les dégoûter de venir dans ces montagnes. Je vais m'entretenir à ce
sujet avec le vaillant Cicio; mais d'abord, il faut nous défaire des
femmes en les envoyant loin du danger.

--Un moment! s'écria la vieille Barbara; je ne crains pas les fusils des
Carthaginois, et vous pouvez vous servir de moi, pour vos projets, aussi
bien que de la chèvre jaune.

--Vous avez raison, dame Barbara, reprit le bandit; on vous prendra
volontiers pour une sorcière; quant à la divine fille de Mast'-André,
elle va partir immédiatement pour Syracuse, où son papa l'attend avec
impatience. Elle servira nos intérêts et les siens en répandant quelques
petites histoires merveilleuses sur sa fuite, son séjour parmi nous et
son retour à la maison paternelle. La chèvre infernale lui sera un sujet
inépuisable de récits; ce sera sur le dos de cette bête prodigieuse
qu'elle aura voyagé; en sorte que Mast'-André n'osera point lui faire de
reproches.

Cangia voulait rester près de son ami et courir les mêmes hasards que
lui; Cicio pleura de douleur en suppliant don Polyphême de lui laisser
sa maîtresse; mais le chef imposa silence aux amoureux et leur promit
que bientôt il s'occuperait de faire leur bonheur en les mariant. Cette
assurance, de la part d'un homme si ferme et si puissant, apaisa les
cris et les sanglots. Cangia embrassa son amant, monta sur un âne et
partit pour Syracuse, accompagnée d'un paysan qui lui servit de guide.

Après le départ de la jeune fille, le capitaine tint conseil avec Cicio
et Barbara. Il daigna leur confier son projet, et pour animer leur
courage, d'où dépendait le succès de l'entreprise, il leur cita quantité
d'exemples héroïques tirés de l'histoire ancienne, dont il était fort
pénétré, comme le lecteur l'a pu voir. Il estropia les noms d'Horatius
Coelès, de Scévola et de Cynégire, il confondit ensemble les siècles,
les nations et les pays; mais, comme il n'y avait pas là de savant
capable de relever ses fautes, il atteignit son but en inspirant à ses
auditeurs l'envie de se signaler par l'intrépidité. Quelques rasades de
Calabrese et de Moscatelle achevèrent d'exalter Cicio et Barbara, et les
brigands se mirent en marche avec confiance pour exécuter le plan conçu
par Polyphême.

Sur la route qui descend de Léonforte à Saint-Philippe-d'Argyre, était
alors un vieux reste de château fort qui ressemblait de loin aux débris
d'un pâté. On l'a fait sauter depuis par une mine. Le sommet en était
masqué par des arbres en certains endroits, et découvert en d'autres
parties. Dix hommes y pouvaient tenir aisément et s'y cacher ou se
montrer à volonté, de façon à défendre le passage avec avantage contre
des troupes nombreuses. C'était ce lieu escarpé que don Polyphême avait
choisi pour théâtre de ses exploits. En abattant avec la hache des
ronces, des cactus et des aloès, en attachant des cordes à certains
troncs d'arbres on parvint à escalader cette citadelle, et on se ménagea
en même temps un moyen de retraite précipitée que le feuillage et les
broussailles dissimulaient.

Le sergent d'infanterie légère, qui conduisait un peloton de seize
hommes, montait avec précaution dans le lit d'un torrent desséché, en se
faisant précéder par un guide et des éclaireurs. Tout à-coup une balle
perça son schako, et trois de ses voltigeurs tombèrent blessés à la
tête. Un nuage de fumée qui couronnait la redoute des brigands indiqua
d'où partait le feu, et le sergent vit, au sommet du bloc de pierre, la
chèvre jaune et son maître dansant une saltarelle infernale, tandis que
Barbara jouait du tambour de basque en faisant des gestes d'énergumène.
Le sergent riposta par un feu de peloton; mais on sait que les soldats
napolitains, gênés par l'émotion du combat, ne tirent juste qu'à la
cible. La plupart des voltigeurs, persuadés qu'ils avaient affaire à des
diables, détournèrent la tête en pressant la détente du fusil; de sorte
que Cicio et Gheta poursuivirent leur danse et la vieille Barbara sa
musique, comme s'ils eussent donné une représentation sur la grande
place de Catane, ce qui prouvait clairement qu'ils étaient tous trois
invulnérables. Une seconde décharge partie du sommet de la redoute
abattit encore deux fantassins. Le désordre se mit dans les troupes
royales, et les soldats se débandèrent pour chercher un abri derrière
les arbres qui bordaient le lit du torrent. Cependant le sergent, en
homme de coeur, resta sur le terrain; il ajusta la vieille Barbara, et
après avoir tiré, il mit une main sur ses yeux en guise de visière,
certain que le coup avait porté. Le sergent devint pâle: la sorcière
continuait à danser avec son fils et la chèvre jaune, en poussant des
rires forcenés. Les troupes allaient battre en retraite, lorsqu'on
entendit un feu vif de mousqueterie. C'était le détachement d'Augusta
qui attaquait les brigands par un autre côté. Une voix de Stentor cria:
«Sauve qui peut!» Les bandits se laissèrent glisser le long des cordes
et disparurent sous les broussailles. En un moment, la bande entière
s'évanouit, et Cicio, sa mère, et la chèvre jaune se trouvèrent seuls au
sommet de la redoute.

Le coup de feu du sergent avait atteint Barbara au milieu du corps. Dans
l'exaltation du combat, la vieille montagnarde n'avait qu'à peine senti
la blessure. Après la fuite des brigands, Cicio vit bientôt sa mère
chanceler, s'affaisser sur ses genoux et tomber la face dans les
bruyères; il essaya de la soulever entre ses bras sans pouvoir y
réussir: les membres avaient déjà cet abandon et cette pesanteur que
donne la mort. Barbara ouvrit encore une fois les yeux; mais son regard
pénétrait dans un monde nouveau, et ses lèvres frémissantes laissèrent
échapper, avec le dernier soupir, quelques mots incohérents de la
chanson de _Syracuse ravagée_.

Le petit chevrier, assis à côté de sa mère, demeurait immobile, refusant
de croire à l'horreur de sa situation, lorsque don Polyphême accourut
tout hors d'haleine:

--N'en doute pas, dit le brigand, Barbara est au ciel, puisqu'une balle
étrangère l'a frappée. Il ne faut pas qu'elle tombe dans les mains des
infidèles. Arme-toi de courage et suis-moi.

Le capitaine enleva le corps de la défunte, le chargea sur ses épaules
et descendit à reculons en se tenant à une corde. Un groupe épais de
cactus qui se trouvait à mi-côte du rocher, lui fournit une cachette
sûre où il déposa le cadavre, en l'introduisant par force au milieu des
épines. Quelques feuilles sèches, ramassées à la hâte, complétèrent
cette tombe improvisée. Don Polyphême déposa sur la poitrine de la morte
deux petits bâtons en forme de croix, et il appela trois fois Barbara;
puis il ajouta à voix basse:

--Elle ne répond point: elle est partie. Seigneur, recevez son âme!

Le bandit saisit Cicio par la main et l'entraîna en courant dans un
ravin profond, où ils furent bientôt hors de danger.

--Mon fils, dit alors Polyphême, l'affaire a été grave. Il faut changer
nos dispositions. Tandis que je rechercherai les débris de la bande,
tu te rendras à Palerme par Nicosia, Gangi et Vicari; n'oublie pas cet
itinéraire, qui est le plus sûr pour nous. En arrivant à Palerme, où tu
entreras de nuit, tu ne manqueras pas d'aller au quartier du Borgo, à
l'auberge _del Falcone_. J'y serai dans quatre jours avec nos amis. Nous
y ferons dire des messes pour le repos de Barbara. Les cloches mèneront
son âme en Paradis à grandes volées. Ne crains rien pour elle; veille
à présent sur toi-même. Sois prudent; ôte ces ornements dorés qui
embellissent les cornes de ta chèvre merveilleuse, de peur qu'on ne la
reconnaisse; songe au Borgo, à l'auberge del Falcone, moi, je m'en vais.

Don Polyphême s'éloigna, laissant le pauvre Cicio étourdi de son
malheur. Des coups de feu lointains annonçaient que la chasse aux
brigands n'était pas achevée. Le petit chevrier suivit machinalement
le chemin que lui avait indiqué le capitaine, et il arriva le soir à
Nicosia. Comme il ne savait à quelle auberge chercher un gîte, il se
souvint de la lettre que lui avait donnée le bénédictin de Catane, et il
se rendit au couvent des ***, dont il demanda le père supérieur. Tandis
que le saint homme prenait lecture de la lettre, Cicio, qui le regardait
avec crainte et respect, vit la figure austère du moine se contracter
douloureusement, et ses sourcils gris se rapprocher l'un de l'autre.

--Mon enfant, dit le vieillard, cette lettre a huit jours de date,
qu'as-tu fait pendant cette semaine?

Le petit chevrier raconta naïvement son voyage à Saint-Philippe, son
enrôlement parmi les bandits, et la catastrophe qui venait de lui
enlever sa mère.

--O Sicile! murmura le supérieur, est-ce assez de misère! est-ce assez
de blessures dans ton sein flétri! Pauvre nourrice, tu n'as plus de
lait, et bientôt tu n'auras plus de sang à donner.

Le vieillard conduisit Cicio dans une cellule, et lui montrant une robe
de l'ordre des ***:

--Mets cet habit, dit-il, et si la police vient jusqu'ici, tu passeras
pour un frère novice de notre couvent. Tu habiteras cette chambre et tu
suivras nos offices. Tu seras libre de nous quitter quand les troupes
royales auront abandonné nos montagnes. Ne fais point de confidences aux
autres frères; moi seul j'aurai ton secret.

--Et ma chèvre, demanda Cicio, que deviendra-t-elle?

--Nous la mettrons dans l'étable, où elle sera en pays de connaissance.
Dans une heure, la cloche t'appellera au réfectoire. Donne-moi cette
carabine: c'est un meuble inutile dans la maison de Dieu. Je te la
rendrai à ta sortie.

Le père supérieur prit la carabine, emmena la chèvre, et laissa Cicio
dans la cellule. Lorsqu'il fut seul, le petit chevrier jeta autour de
lui des regards d'étonnement. Tous les objets qui meublaient sa modeste
chambre de moine respiraient la piété, le recueillement et la solitude.
Un jardin, à peine large de dix pas et de plein pied avec la cellule,
envoyait un parfum délicieux de roses et de fleurs d'oranger. Chaque
cénobite du couvent avait ainsi son parterre clos de murs, dont il
finissait par connaître et aimer jusqu'au plus simple brin d'herbe. Une
bêche et un râteau posés dans un coin engageaient le novice à jouir
de la récréation du jardinage. Le lit un peu étroit promettait à une
conscience agitée de rappeler bientôt le sommeil avec les secours de
la méditation, de la patience et du temps. Cicio leva les yeux sur le
crucifix attaché à la muraille, et le sentiment de la dévotion s'élevant
dans son âme à la hauteur de son amour, de ses regrets et de son
désespoir, de grosses larmes coulèrent sur ses joues rondes, et il
murmura une prière où le nom de sa maîtresse, celui de sa mère, les mots
de vengeance, de fortune et de Carthaginois se heurtaient ensemble.
Lorsqu'il se fut habillé du vêtement claustral, un saisissement profond
s'empara de lui. L'étrangeté du costume, les longs plis de la robe
donnaient à ses attitudes une solennité qu'il ne connaissait pas et dont
la surprise n'était pas sans charme. Une organisation italienne eût
peut-être cédé à l'envie de se fixer dans ce couvent; mais Cicio était
Sicilien, et à l'idée de reculer devant l'avenir effrayant que lui
avaient fait ses passions, ses fautes et les injustices de ses ennemis,
les larmes s'arrêtèrent au bord de ses paupières. Il étendit la main
vers le crucifix en s'écriant:

--Ma mère dort sous les feuilles, et son meurtrier est vivant. Ma
maîtresse compte sur mon amour et ma constance. Pas encore, seigneur; je
ne puis pas être à vous aujourd'hui.



CHAPITRE XI.

Palerme jouit du privilège de ces beautés parfaites qui peuvent se
montrer à toute heure du jour et dans toutes les toilettes imaginables.
Le voyageur qui l'aperçoit au loin du pont d'un navire ou des collines
d'Ogliastro, s'écrie, comme le prince Calaf au moment où Turandot
soulève son voile: «O Bellezza! ô splendor!» On la citerait parmi
les merveilles du monde si elle n'était effacée par une rivale plus
magnifique et plus illustre, Constantinople.

Notre ami Cicio avait échappé, sous son déguisement de moine, aux
perquisitions de la police. Le bon supérieur des ***, qui l'avait pris
en amitié, s'était efforcé de le consoler de ses peines. Après la
retraite des troupes royales, deux frères servants, guidés par Cicio,
vinrent sur le lieu du combat, retirer le corps de Barbara des
broussailles où il était caché. On enterra la vieille montagnarde dans
le cimetière du couvent, et une messe fut célébrée dans la chapelle pour
le repos de son âme. Cependant l'ennui et le besoin d'affronter son
destin avaient bientôt rendu la vie monacale insupportable au petit
chevrier; il avait redemandé sa carabine et sa chèvre, et s'était mis
en route avec la bénédiction du père supérieur. Après quatre jours de
marche, Cicio reconnut, du haut des montagnes de _Piana dei greci_, la
blanche Palerme assise au bord de la mer, comme une odalisque endormie.
C'était le soir. Le soleil dorait encore les sommets de Monreale, la
grotte de Sainte-Rosalie et les tourelles du fort de la Garita. Les
formes bizarres et gothiques de la citadelle de Castellamare se
dessinaient en noir sur le couchant embrasé. Les églises de la ville
saluaient la fin du jour par des carillons harmonieux, car tout est
voluptueux à Palerme, même le son des cloches.

Quand la nuit fut venue, Cicio fit son entrée dans la rue de Tolède
par la porte de Charles-Quint. Il ouvrit de grands yeux en voyant ce
monument étrange et ces figures colossales qui représentent les chefs
barbaresques vaincus par le puissant empereur. L'architecture arabe de
la cathédrale inspira au petit chevrier un étonnement profond;
mais lorsqu'il se trouva dans le centre de Tolède, au milieu de la
fourmilières des passants, devant ces cafés splendides, ces boutiques
illuminées, ces palais ornés de larges auvents dont la brise agitait les
festons, notre héros se crut plongé dans un rêve délicieux. La variété
des costumes donnait à la ville un air de fête, car Cicio ne connaissait
d'autres modes que les haillons syracusains et les dominos noirs de
Catane. Il eût pris volontiers toutes les femmes pour des princesses et
les hommes pour des grands seigneurs allant au bal. L'éclat des lumières
et le roulement des carrosses l'étourdissaient si bien qu'il oublia les
sages avis de don Polyphême: il parcourut le beau quartier des quatre
Cantoni, en conduisant sa chèvre par la crinière.

Le hasard et la curiosité lui servant de guides, Cicio arriva, sans
savoir comment, au bord de la mer. Les pêcheurs et les matelots
assemblés sur le môle écoutaient les conteurs d'histoires pour se
reposer des travaux de la journée. Le peuple de Palerme, plus romanesque
et moins poète que celui de Naples, préfère les contes merveilleux et
les récits de voyages au charme des vers. Le Napolitain ne se lasse
jamais d'entendre le seizième chant de la _Jérusalem_ du Tasse. Les
amours et la délivrance de Renaud ont l'avantage de l'émouvoir depuis
trois siècles; de là vient que ses orateurs de places publiques ont reçu
le nom de _Rinaldi_. Le Palermitain demande plus de variété; il tient
moins à la perfection de la forme qu'à l'intérêt du sujet, et, pour
cette raison, les orateurs de Palerme s'appellent _contastorie_. Cicio
s'approcha d'un parleur, dont l'auditoire nombreux attestait le talent
et la vogue. Un vaste cercle de pêcheurs assis à terre écoutait la
nouveauté du jour. Le conteur, monté sur une pierre, la face tournée
du côté de la lune, déclamait à haute voix en faisant une quantité
de gestes et force réflexions superflues. «Mes gentilshommes, disait
l'orateur, lorsqu'on vous raconte un fait surnaturel où figurent les
magiciens et les fées, on ne manque jamais de vous dire que l'aventure
remonte aux temps les plus reculés; celle-ci n'est point une histoire
des siècles passés: elle n'a pas plus de huit jours, et les personnages
en sont vivants. Un témoin qui arrive du lieu même de la scène vient
de m'en fournir les détails, et il se peut que bientôt de nouveaux
événements m'obligent à faire une suite à ce récit terrible et
véritable.

» Comme je vous le disais donc, le diable se présenta devant le jeune
chevrier de Syracuse sous la forme d'une chèvre jaune, et il lui tint
à peu près ce discours: «Si tu veux signer ce papier avec ton sang,
considère les grands bénéfices dont tu jouiras jusqu'à ta mort: aucune
arme meurtrière, depuis le mousquet jusqu'au couteau, ne pourra entamer
tes chairs. En un mot, tu seras invulnérable; mais comme la vie n'est
rien sans la liberté, il n'y aura ni cordes qui puissent lier tes mains,
ni murailles de prison qui te puissent enfermer. Je t'accompagnerai
partout, et, si tu viens à tomber dans quelque embûche, je t'emporterai
sur mon dos et te mènerai où tu voudras, en voyageant dans les airs; tu
ne manqueras jamais d'argent, car tu auras en moi une compagne savante
et bien avisée qui prédira l'avenir, guérira les malades et fera
pleuvoir plus d'écus dans ton escarcelle que tu n'en pourras porter. Que
désires-tu encore? Je le devine. On ne vit pas heureux sans amour. Je te
promets que pas une jolie fille ne te verra d'un air d'indifférence; tu
donneras en tous lieux un démenti formel à notre proverbe sicilien: une
belle femme se reconnaît à son orgueil. La plus fière et la plus humble
se prendront comme de pauvres poissons dans tes filets.

» Si bien donc, poursuivit le _contastorie_, que le jeune chevrier,
ébloui par des offres si séduisantes, se laissa piquer une veine du bras
et signa de son sang le traité infernal. Le lendemain, il quitta son
village et descendit du mont Rosso dans la plaine. En se promenant au
bord de la mer, il passa devant un magnifique palais qui appartenait à
un notaire riche comme Crésus. A peine la fille de ce notaire eut-elle
aperçu le chevrier par la fenêtre de sa chambre, qu'elle en tomba
éperduement amoureuse. La charmante Angélica, c'était son nom, plus
belle que Vénus et plus modeste que Vesta, n'hésita point à déclarer sa
passion à l'heureux chevrier. Elle introduisit le jeune homme dans
le palais de son père, et l'accabla de présents, de caresses et de
friandises, préparant de ses mains divines les pâtes au fromage, la
_ricotta_ et la citrouille grillée, dont elle régalait son bien-aimé. Il
aurait pu vivre ainsi dans la joie et l'abondance, le fortuné chevrier;
mais la chèvre jaune lui souffla tant de mauvais conseils que l'ingrat
résolut d'abandonner sa maîtresse, et il la laissa en effet _demi folle_
d'amour et de douleur. Pour comble d'horreur le monstre eut la bassesse
de dérober à cette aimable fille l'épingle d'argent qu'elle portait dans
ses cheveux, la boucle de sa ceinture, garnie d'émeraudes, ses bagues et
ses pendants d'oreille.»

A ces paroles du _cantastorie_, un murmure d'indignation s'éleva dans
l'auditoire.

«Oui, mes gentilshommes, reprit le narrateur, c'est ainsi que le
chevrier, mal conseillé par le diable, répondit aux témoignages de
tendresse d'une fille adorable. Cependant, le père de la belle Angélica
se plaignit à la justice. Un ordre d'arrêter le voleur fut lancé contre
lui; les gendarmes s'emparèrent de sa personne. On lui lia les mains
avec des cordes, et une compagnie de cent hommes armés jusqu'aux dents
le conduisit avec sa chèvre maudite à l'intendance de Noto. Le capitaine
napolitain, qui sentait l'importance de cette capture, surveillait le
prisonnier et le suivait pas à pas, tenant à la main son pistolet, afin
de tuer le coupable sur la place s'il tentait de s'enfuir. Mais le
diable veillait sur son protégé. Tout-à-coup les cordes se rompent.
Le chevrier saute sur le dos de sa chèvre, s'envole avec elle bien
au-dessus des nuages, et disparaît comme une ombre.

» A quelques jours de là, des voyageurs anglais, en passant dans
les montagnes de Léonforte, furent attaqués par des brigands, qui
s'emparèrent des bagages et laissèrent les pauvres voyageurs tout nus
au milieu d'une forêt. Les troupes royales se mirent à la poursuite des
voleurs. Une bataille effroyable eut lieu dans les environs de Nicosia;
les soldats de Naples furent mis en déroute; et, pendant le carnage, on
vit la chèvre jaune, coiffée d'un casque d'or, danser sur la pointe d'un
rocher en animant les brigands au combat.

--Par ma foi! interrompit un pêcheur, c'est une brave chèvre; et, si
elle n'avait pas commis d'autre crime je lui donnerais l'absolution.

«Mais, hélas! reprit l'orateur, la chèvre jaune et son damné conducteur
ont commis des crimes bien plus affreux. La pauvre Angélica, tout-à-fait
folle d'amour et de douleur, pleurait comme Ariane abandonnée. De ses
beaux yeux coulaient des flots de larmes à faire déborder l'Anapo.
N'écoutant plus que son désespoir, elle quitta son père pour courir
après son infidèle amant. O lamentable histoire! ô fatal exemple des
maléfices du démon! La fille d'un riche notaire s'enfonça toute seule
dans les montagnes, sans connaître son chemin. Les ronces et les épines
déchiraient ses pieds délicats. La soif et la fatigue l'accablaient, et
sans doute elle allait périr dans le désert, si son bon ange ne l'eût
amenée sous un ombrage frais, au bord d'une fontaine. La madone, qui
veillait aussi sur elle du haut des cieux, conduisit au même endroit le
chevrier avec sa bande féroce. L'infidèle amant, touché de compassion,
prend sa maîtresse dans ses bras et lui jette sur le visage quelques
gouttes d'eau fraîche. Elle ouvre ses beaux yeux; et, reconnaissant son
ami: «Apprends, lui dit-elle, que tu avais abandonné deux personnes au
lieu d'une, homme barbare, je suis mère!...

--C'est une imposture! s'écria Cicio en s'élançant dans le cercle
des auditeurs. Jamais je n'ai abusé de la tendresse d'Angélica. Son
innocence est aussi pure qu'au jour de sa naissance. Quant aux sottises
que vous osez débiter publiquement au sujet de ma chèvre savante, je
déclare en présence de ces honnêtes pêcheurs que ce sont autant de
mensonges et de calomnies dont je vous ferai repentir.

Le contastorie, monté sur sa pierre, demeura stupéfait, le bras étendu,
la bouche ouverte et les yeux fixés sur le héros de son histoire. A la
vue de la chèvre jaune, l'assemblée se dispersa et Cicio se trouva seul
en face du narrateur. Aux cris d'effroi que poussaient les pêcheurs,
quelques douaniers s'approchèrent. Un éclaircissement aurait pu mal
tourner pour notre héros. Une lourde main posée sur son épaule vint
à propos lui rappeler le danger auquel il s'exposait. Cicio reconnut
maître Ignace, le lieutenant de la bande de voleurs.

--Jeune homme, lui dit le brigand, tu songeras demain à ta réputation
compromise. Suis-moi, si tu ne veux pas coucher en prison.

En parlant ainsi, maître Ignace prit la fuite; Cicio le suivit en
courant et ils s'enfoncèrent dans le faubourg appelé Borgo, où demeurent
les _bonacchini._ La population de ce faubourg n'a pas l'humeur facile
des lazzaroni de Naples. Le mélange du sang mauresque lui a inoculé les
passions et le caractère espagnols. Le lazzarone est majestueux dans ses
poses comme un empereur romain; mais au dedans la dignité fait défaut;
tandis que la fierté du bonacehino de Palerme existe dans son âme comme
dans sa contenance. Il ne menace pas deux fois son ennemi avant de le
frapper. La jalousie le mène loin, aussi est-elle considérée souvent par
les tribunaux comme une excuse.

Après avoir fait mille évolutions à travers le dédale du Borgo, maître
Ignace entra enfin dans le cabaret _del Falcone_. Don Polyphême s'y
trouvait avec ses acolytes. Comme leur toilette de brigands n'eût pas
été de mise dans une ville où il existait une police, ils avaient quitté
leurs armes et leurs vêtements de fantaisie pour prendre la _bonacca_,
d'où les pêcheurs palermitains ont tiré leur nom. Messieurs les voleurs
tenaient conseil dans une salle particulière du cabaret dont la porte
s'ouvrit pour Cicio. La réunion était fort nombreuse et le petit
chevrier, voyant une quantité de visages inconnus, se tenait modestement
à l'écart. Don Polyphême le prit par la main et le présenta aux voleurs
de la ville, qui posaient les bases d'une association avec ceux des
grands chemins.

--Approche, mon ami, dit Polyphême; j'ai parlé de toi au seigneur
Zefirino et aux seigneurs cavaliers dont il est le chef. Ta chèvre
savante est un bijou dont la valeur est appréciée. Tu es mon ami, et si
je deviens l'ami du seigneur Zefirino, tu seras du même coup l'ami de
tous ces amis réunis.

Don Zefirino souriait de la rudesse du brigand campagnard, en homme
pénétré de sa supériorité. Il daigna jeter un regard d'indulgence sur le
petit chevrier.

--Mon garçon, dit-il à Cicio, tu as l'air intelligent, et les talents
que tu as su donner à ta chèvre jaune seront utiles à notre compagnie
si nous nous accordons avec ton capitaine; mais il convient d'abord de
discuter les conditions de cet accord. Ecoute bien ce que nous allons
dire, et fais-en ton profit.

Le chef des voleurs citadins était un beau jeune homme, de manières
douces, qui affectait autant d'élégance dans son langage que dans sa
mise. On le reconnaissait, à perte de vue, pour une personne du grand
monde, car il portait l'habit à longs pans, en velours de coton, le
gilet à boutons d'or, et le pantalon en poil de chamois, le tout à la
façon de Paris, mais d'une coupe un peu romantique. Les sept couleurs de
l'arc-en-ciel brillaient dans sa toilette, et il ressemblait assez à une
gravure du journal des modes, enluminée par un enfant. Ce luxe et cette
recherche exerçaient un ascendant remarquable sur l'assemblée. Cicio, en
examinant cet homme si riche, conçut une haute opinion des voleurs de
la ville. Il partageait ses regards d'admiration entre les breloques de
similor et les sous-pieds du personnage. Polyphême ne lui paraissait
plus qu'un mal appris. Le petit chevrier se retira donc, tout ébloui,
dans un coin de la salle, et prêta aux discours de don Zefirino une
oreille aussi attentive que si ce filou eût été le sage Nestor ou le
divin Minos.


FIN DU TOME PREMIER.




CHAPITRE XII.

Tandis que Cicio était perdu dans la contemplation des breloques de
clinquant et des sous-pieds du voleur de ville, le très-illustre
seigneur Zefirino, unissant le pouce et l'index de sa main droite
couverte de bagues, adressait à don Polyphême ce raisonnement plein de
logique:

--Que votre seigneurie, disait-il, me fasse l'honneur de m'écouter: Dans
toute entreprise, une juste balance doit mesurer, parmi les associés,
les services que chacun rend à la communauté avec la part qui lui
revient dans les bénéfices. Je ne refuse point de yous admettre au
partage égal avec les cavaliers que je commande, si vous réussissez à me
prouver que vos gains sont aussi considérables que les nôtres. Mais,
je vois avec peine que votre société ne tient pas de registres de ses
opérations. Vous ne m'offrez, par conséquent, que des suppositions,
des probabilités et des évaluations approximatives, au lieu de calculs
certains. Vos captures sont importantes, j'en conviens; mais elles sont
rares. Vous n'avez pas tous les jours des Anglais à dévaliser. Le vice
de votre industrie est précisément ceci, qu'une opération avantageuse
entraîne des suites funestes, et que vous êtes obligés de vous cacher ou
de changer de place lorsque vous avez fait une heureuse rencontre. Nous
autres, au contraire, nous travaillons toujours dans les mêmes lieux,
et nous finissons par en connaître toutes les ressources. La ville nous
fournit un revenu constant. Nous ne chômons jamais. Si nous partageons
en frères avec vous, ce sera donc une avance de fonds sur des services
à venir; car vous êtes aujourd'hui sans emploi. Il faut que vous
consentiez à _exercer_ avec nous à la ville, et, par un juste retour,
nous vous donnerons un coup de main sur les grandes routes, lorsqu'il en
sera besoin. Plusieurs articles de notre industrie sont praticables pour
vos seigneuries. Ceux des vengeances, des jalousies, guet-apens, coups
de bâton et effusions de sang, ne vous sont pas étrangers. Je ne vois
pas pourquoi vos seigneuries ne se livreraient pas, dans l'intérêt
général, à cette branche de notre commerce.

Pendant ce discours, don Polyphême tirait sa barbe et ses moustaches
d'un air d'impatience:

--Ce n'est pas, répondit-il, la science ni l'habileté qui nous manquent;
mais bien la volonté de couper des jarrets au coin des rues. Nous avons
tous pratiqué la vengeance et le guet-apens pour notre compte et non
pour de l'argent. Si les gens de la ville n'ont pas le courage de tuer
eux-mêmes les amants de leurs femmes, tant pis pour eux; je ne veux
point me charger de cette besogne-là.

--Vous ne savez pas, reprit Zefirino, l'utilité de cette industrie. Ce
n'est pas tant l'argent que la considération et les bons procédés qu'on
y gagne. Du temps de nos pères, ces services-là étaient d'un immense
profit; le coup de stylet se payait cinq cents ducats, et la simple
taillade au visage vingt-cinq piastres fortes. Aujourd'hui on défigure
un homme par une balafre de douze points pour la bagatelle de six
ducats; mais en obligeant les jaloux on se fait des amis. Prête-moi un
doigt de ficelle, et je te rendrai un bras de corde, dit notre proverbe.
Service pour service, et c'est ainsi que nous trouvons de l'indulgence
dans les cas malheureux, des yeux fermés où il serait funeste de les
voir s'ouvrir, et la potence vouée au célibat quand nous lui fournissons
cent occasions de nous demander en mariage; tandis que vos seigneuries
vivant dans les bois, n'ayant point d'amis, ne rencontreront jamais que
des soldats armés, une police intolérante et des juges sévères.

--Je confesse que cela est à considérer, dit Polyphême, en se grattant
la tête.

--Notre société, reprit Zefirino, est admirablement constituée. L'ordre
le plus parfait y règne. Jetez les yeux sur ma comptabilité. Vous y
verrez que la rue de Tolède seule nous fournit, en mouchoirs de poche,
bourses, montres et autres objets portatifs la somme de trois cent vingt
ducats par semaine. A moins que par mégarde, nous ne volions un abbé, on
ne nous inquiète jamais pour ces petites opérations. Les vols dans
les maisons de campagne non habitées ne nous attirent pas non plus de
désagréments. Ceux à main armée ou par escalade, et à la ville, donnent
lieu à des poursuites, aussi ne les exécutons-nous qu'à de longs
intervalles et quand nous avons pesé le pour et le contre. Regardez à la
page des articles de galanterie, et vous serez flatté du total imposant
des produits de la semaine. Quant au chapitre des meurtres, blessures et
taillades, ne vous en faites pas un monstre; ce sont des choses rares,
et le plus souvent des actes de bonne justice. Je vais vous en citer un
exemple:

«Un seigneur marquis de cette ville a épousé, l'an dernier, une
demoiselle de la bourgeoisie, et pour les beaux yeux de cette jeune
fille, il lui a donné, avec sa main, soixante mille ducats de rente. Ce
ménage, béni par l'amour, jouissait d'un bonheur sans mélange; mais il
n'est pas de félicité durable en ce monde. Depuis trois mois un voyageur
étranger a troublé le repos du mari en inspirant à la femme une passion
qu'elle n'a pu vaincre. Le seigneur marquis, justement irrité, s'est
retiré à Naples, en déclarant qu'il reviendrait auprès de la marquise
lorsque son honneur serait vengé d'une manière ou d'une autre. Or, la
fortune appartenant au mari, la femme se trouve réduite à une maigre
pension alimentaire. Les parents de la marquise ont résolu de satisfaire
l'époux offensé, afin de l'obliger à un rapprochement. Ils sont venus me
trouver ce matin même, et ils m'ont dit en pleurant: «Seigneur Zefirino,
secourez-nous. Voilà des époux brouillés, séparés pour la vie; voilà
un scandale public, une maison entière dans les querelles et dans les
larmes: vous seul au monde, vous pouvez rendre au mari le contentement,
à la femme sa position et sa fortune, et à nous la paix que nous avons
perdue. Nous ne sommes pas riches, mais nous ferons, sans hésiter, le
sacrifice de six piastres, car nous savons que c'est le prix du tarif,
pour obtenir le retour de notre gendre et beau-frère bien-aimé. Faites
administrer à cet étranger, qui cause tous nos malheurs, une simple
taillade au visage, et vous aurez droit à nos bénédictions. Un homme
n'est pas perdu pour avoir une balafre sur la joue, et puisque le mari
borne sa vengeance à si peu de chose, on doit encore se louer de sa
modération. «Qu'auriez-vous répondu si vous eussiez été à ma place, je
vous le demande?

--Par Bacchus! s'écria don Polyphême, j'aurais répondu: Donnez vous-même
un coup de stylet ou une taillade à votre ennemi. Je ne frapperai pas un
homme qui ne m'a point offensé; mais je vois bien que j'aurais fait une
faute en répondant ainsi.

--Une faute capitale, seigneur cavalier, reprit don Zefirino; moi qui
sais mon monde, j'ai répondu au contraire qu'on pouvait écrire à l'époux
offensé de revenir auprès de sa femme, et qu'avant le soleil de
demain son honneur serait vengé. Il le sera dès ce soir, non pas en
considération du salaire, mais parce que nous compterons désormais deux
familles entières parmi nos amis et protecteurs.

--Vous êtes un habile homme, dit Polyphême en s'inclinant, et je
commence à goûter votre système. C'est de la fleur de politique. Je n'ai
plus d'objection à faire, et je suis prêt à pratiquer votre industrie
dans l'intérêt général.

--Je vais vous en fournir l'occasion. Pour administrer la taillade en
question, j'ai besoin d'un compère. Le jeune étranger doit passer ce
soir à dix heures par la porte _Felice_, en revenant du jardin de la
_Flora_, où il est en ce moment. Votre petit Cicio, dont je fais grand
cas, se trouvera par hasard devant cette porte et dansera la saltarelle
avec sa chèvre prodigieuse. Nous lui composerons un cercle de
spectateurs. L'étranger ne manquera pas de s'arrêter, et je me charge du
reste. La taillade sera donnée en moins de temps qu'il n'en faut pour
prononcer notre mot d'ordre: _Ave Maria._

--Tu as entendu, Cicio? dit Polyphême; tout à l'heure tu vas entrer en
fonctions.

L'édifiante conversation que notre héros venait d'écouter était de
l'hébreu pour lui. Ces enfantements de la civilisation dépassaient les
bornes de ses faibles connaissances. Il comprit vaguement qu'on allait
employer ses services et les talents de l'innocente Gheta dans un
attentat contre la personne d'un étranger; mais il ne devina pas toute
la gravité de l'expédition. Le mot de vengeance, qu'il avait remarqué
dans ce discours, lui avait rappelé sa vieille mère, dont l'âme irritée
demandait du sang; ceux de guet-apens et de _taillade_ sonnaient moins
agréablement à ses oreilles novices; mais lorsqu'il vit don Polyphême
revenir de ses scrupules, il jugea qu'apparemment l'homme aux sous-pieds
avait puisé dans la raison et la morale une bonne réponse à ce cas de
conscience. Cicio suivit donc machinalement l'opinion de son capitaine,
et déclara qu'il était prêt à obéir au commandement. Don Zefirino lui
caressa le menton d'un air de protection affectueuse, lui fit compliment
de sa jolie figure et lui promit l'avenir le plus brillant. Le chef des
voleurs citadins regarda ensuite l'heure à sa montre d'argent:

--Il est temps, dit-il, de nous préparer à notre petite opération. Que
chacun de vous soit à la porte _Felice_ dans un quart d'heure. Vous vous
y rendrez par des chemins divers. Maître Ignace conduira le jeune Cicio
et sa chèvre. Le Bicco (louche) ira monter la garde à la Flora, pour
y épier l'étranger et nous avertir de son approche. Aussitôt après le
coup, éparpillez-vous comme des mouches... Où donc est mon _temperino_?
Sang de la madone! je n'ai pas mon _temperino_!

Don Zefirino fouilla dans toutes ses poches, et il en tira enfin une
espèce de scalpel à manche de corne, parfaitement aiguisé.

--Le voici, reprit-il, je l'ai trouvé. Vous voyez, seigneur Polyphême,
que cet ustensile n'a rien de terrible. C'est une pièce fine à mettre
sur la toilette d'une petite maîtresse. Venez avec moi. Je vous donnerai
le divertissement d'une taillade lestement servie.

Le seigneur Zefirino prit le bras de Polyphême et l'entraîna hors du
cabaret. Maître Ignace emmena Cicio. Les autres voleurs sortirent un
à un, et toute la bande peu chrétienne se répandit dans les rues
tortueuses du Borgo.

De huit à dix heures du soir, le beau monde de Palerme vient
habituellement respirer la brise de mer au joli jardin de la Flora, et
sous les tulipiers qui bordent le rivage. Une estrade est élevée au
milieu de la promenade publique, pour la musique de la garnison. Les
équipages, les toilettes et la beauté remarquable des femmes de Palerme
font de cette promenade un lieu de délices, où les oeillades et la
galanterie vont grand train, car le climat de la Sicile met l'amour en
possession de toutes les cervelles.

La soirée était magnifique. Du haut du cap Zaferano, la lune, pleine
et brillante, répandait sa lumière argentée sur le feuillage verni des
orangers. La musique jouait des morceaux extraits des opéras de Bellini,
ce maëstro charmant que la Sicile est fière d'avoir produit.

Il était neuf heures et demie lorsque Cicio vint s'installer avec sa
chèvre savante près la porte Felice. Les brigands ne tardèrent pas à
paraître. Ils arrivaient l'un après l'autre par des rues différentes, et
feignaient de ne point se connaître. Un cercle nombreux se forma autour
du petit chevrier, et don Zefirino fit signe à notre héros de commencer
la représentation. Le pauvre Cicio prit ses castagnettes et se mit à
danser la saltarelle; mais il n'avait pas sa souplesse accoutumée. Sa
respiration était brève et son coeur tout gonflé. Quant à l'innocente
Gheta, comme elle ne se doutait point des mauvais desseins des brigands,
elle dansait de bonne grâce, et les applaudissements ne lui manquaient
pas.

A dix heures, la foule des curieux diminua. Quelques promeneurs
nonchalants s'arrêtaient à regarder la chèvre jaune par dessus les
épaules des voleurs, et rentraient ensuite dans la ville par la rue
de Tolède. Cicio se troublait davantage à mesure que l'instant fatal
approchait. Parmi les spectateurs, il aperçut les gros traits de don
Polyphême bouleversés par l'inquiétude. Le petit chevrier commençait à
comprendre qu'il se perdait à demeurer parmi ces coquins. Cependant
il n'y avait plus à reculer. Bientôt arriva le bandit appelé Bieco,
précédant de quelques pas un jeune homme qu'on reconnaissait à son air
pour un Français. Le signor aux sous-pieds tira doucement de sa poche le
_temperino_. Tout à coup l'un des brigands heurta violemment l'étranger,
comme par maladresse. Cicio vit la main ornée de bagues de don Zefirino
passer rapidement devant le visage du jeune homme; il entendit un
cri perçant et une imprécation prononcée dans une langue qu'il ne
connaissait pas. En un moment, la troupe entière des spectateurs
s'évanouit, et Cicio se trouva seul en face d'un homme couvert de sang.



CHAPITRE XIII.

En voyant le visage inondé de sang du jeune étranger, Cicio eut d'abord
l'idée de prendre le large, comme les autres bandits. L'instinct de la
conservation était l'excuse de ce premier mouvement; mais, au bout de
dix pas, il se retourna, et comme il vit le blessé chanceler sur
ses jambes, il courut à lui pour l'aider à se soutenir. La blessure
paraissait plus grave que don Zefirino ne l'avait annoncé: elle
traversait la joue dans toute sa longueur. La lame du fatal _temperino_
avait pénétré jusqu'à l'intérieur de la bouche; en sorte que le sang
coulait, non-seulement de la plaie, mais encore des lèvres du malheureux
jeune homme. Cicio se mit à pleurer, et il appela du secours à grands
cris. Une femme sortit enfin d'une maison, et apporta du linge et de
l'eau. Elle fit asseoir à terre le blessé, lava le sang et posa une
compresse sur la plaie. Pendant cette opération, le blessé s'était
évanoui.

--Ne voilà-t-il pas un pauvre seigneur bien accommodé! s'écria la bonne
femme. O hommes, soyez maudits, avec votre jalousie et vos vengeances!
Défigurer ainsi un étranger! la belle hospitalité, la belle courtoisie
qu'on trouve dans notre pays! Est-ce savoir vivre que de renvoyer un
jeune homme à sa famille avec le visage ainsi meurtri? Que dira sa mère?
Que pensera-t-elle des Siciliens? Et toi, petit misérable, avec ta
chèvre et tes danses, si tu as trempé dans le complot, regarde ces flots
de sang, afin qu'ils retombent sur ta tête; regarde cette figure pâle,
et, si tu n'as pas le coeur d'un tigre, grave bien dans ta mémoire ce
spectacle pitoyable. Tes remords te le représenteront encore dans dix
ans.

Cicio arma son visage d'un double masque de dissimulation et de fierté:

--Je ne sais, dit-il froidement, pourquoi vous m'accusez.

--Parce que je devine la vérité, reprit la bonne femme. Si tu es
innocent, pose ta main sur cette croix d'or que je porte à mon cou, et
jure par le divin fils de la madone que tu n'étais pas du complot.

--Je jure que je vois aujourd'hui cet étranger pour la première fois de
ma vie, répondit Cicio.

---Ce n'est pas cela qu'on te demande. Il faut jurer que tu n'étais pas
du complot. Tu ne l'oses pas, tu es coupable. Holà! honnêtes passants,
arrêtez ce petit scélérat, c'est lui qui vient de blesser ce pauvre
seigneur que vous voyez mourant.

Quelques passants se retournèrent aux cris de cette femme; mais ils
s'éloignèrent bien vite en murmurant tout bas les mots d'_accidente_ et
de _tagliada_.

--Puisque le ciel le permet, reprit la femme, va-t'en donc et sois
maudit; que le remords empoisonne ton sommeil, ton pain et l'air que tu
respires.

--Il n'est pas en votre pouvoir de répandre tant de poison, répondit
Cicio.

Et le petit chevrier partit en courant.

Notre héros avait de grands défauts, comme le lecteur a pu s'en
convaincre. C'était un vrai montagnard sans éducation, obtus sans des
préjugés, violent dans ses passions, et facile à égarer au moyen de
sophismes. Avec l'idée fixe de venger sa mère, il aurait vu égorger sans
s'émouvoir cent mille soldats napolitains, et généralement tous les
individus qu'il appelait Athéniens ou Carthaginois, sans savoir au juste
ce qu'il entendait par ces deux mots. Mais, au fond, il avait le coeur
honnête. La scène de la taillade l'avait remué profondément. Les paroles
de la bonne femme achevèrent de porter le trouble dans son esprit; et
comme il passait aisément d'un extrême à l'autre, l'image du blessé
inondé de sang le pénétra de terreur et de pitié. Les clameurs de la
ville lui semblaient autant de malédictions lointaines, comme si ses
crimes eussent ameuté le monde entier coutre lui; et il fuyait au
hasard, à perdre haleine, épouvanté par le bruit de ses pas et le galop
de l'innocente Gheta. Il courut ainsi jusqu'au cabaret _del Falcone_;
mais la compagnie de ses amis les brigands, au lieu de lui rendre le
calme, ne fit qu'augmenter son dégoût et ses remords.

--Arrive donc, petit paresseux, lui dit le chef aux sous-pieds; je
craignais que la police ne t'eût confisqué, ce qui m'aurait obligé à des
démarches fâcheuses.

--Épargnez-vous les démarches en ma faveur, répondit Cicio; je viens
vous déclarer que je me sépare de la bande.

--Un moment! reprit don Zefirino; il est écrit dans nos statuts qu'une
fois engagé dans notre société, on n'en sort plus sans le consentement
du chef, et je n'accorde mon consentement que pour trois motifs, le
mariage, la retraite au couvent, ou l'embarquement sur un navire.
Marie-toi, fais-toi moine ou matelot, sinon tu resteras parmi nous.

--Je ne connaissais point vos statuts, répondit Cicio; je n'ai prononcé
aucun serment. Je suis libre et je vous quitte.

--Mon mignon, dit l'homme aux sous-pieds, la révolte ici est punie par
le stylet.

--Et moi, je me défends avec ma carabine. Cicio saisit en effet sa
carabine et se retira dans un angle de la salle, l'arme haute, le pied
gauche en avant et le jarret tendu. Don Polyphême éclata de rire:

--Que pensez-vous, dit-il, de nos petits montagnards, seigneur Zefirino?
Regardez cet air sombre et résolu. Ne vous fiez pas à sa jeunesse et
à son ingénuité: il vous tuerait comme un lièvre au gîte. Abaisse ton
arme, Cicio, et ne l'emporte pas. Je ne souffrirai point qu'on te
moleste. Tu veux être libre, tu le seras. Je t'avertis seulement que
tu perdras ta part de butin déposée entre les mains des paysans de
Léonforte.

--Je vous l'abandonne sans regrets, répondit Cicio.

--Il faut aussi promettre, avant de nous quitter, de ne jamais nous
vendre ni déposer en justice contre nous.

--Par l'âme vénérée de saint Caraccioli, je jure de ne pas vous trahir;
et quand même on rétablirait pour moi seul l'ancienne torture, je
laisserais mettre mes chairs en lambeaux plutôt que de dire un mot de ce
que j'ai vu et entendu dans votre compagnie[2].

[Note 2: La torture fut abolie en Sicile par le marquis de Caraccioli,
en 1780, et pour cette raison il est considéré comme un saint.]

--Cela suffit, reprit Polyphême. Si quelqu'un doute de ta parole, il
aura affaire à moi. Tu peux aller où tu voudras.

Cicio fit un salut et sortit. Le danger qu'il venait de courir ayant
excité son courage, il ne s'effraya pas à l'idée d'être sans asile et
sans amis dans une ville qu'il ne connaissait point. Une nuit en plein
air n'était pas une nouveauté pour lui. Après l'heure de la rosée, il
n'y a point d'alcove où l'on soit mieux que sous le ciel de Palerme.
Cicio vit d'ailleurs, dans les rues du Borgo, quantité de gens étendus
sur des dalles, et qui dormaient profondément. Il chercha donc un recoin
isolé pour s'y établir avec sa chèvre. Un banc de bois s'offrit à lui
devant la porte du couvent _delle Stimmate_. Il s'y étendit sur le côté
en faisant un oreiller de son bras droit et une couverture de sa veste,
et il ferma les yeux après avoir récité sa prière. Mais les émotions de
la journée avaient échauffé ses esprits; le sommeil s'approchait, amené
par la fatigue, et s'enfuyait aussitôt, repoussé bien loin par l'image
horrible de l'étranger nageant dans son sang.

--Dieu puissant, s'écria Cicio, c'est dans ma conscience que le
_temperino_ a porté le coup funeste. La malédiction de la bonne femme
pèse sur ma tête. Je suis empoisonné dans mon sommeil, mon pain et l'air
que je respire. Malheur à moi si je ne trouve un moyen d'apaiser le
courroux du ciel! Ma chère Angélica n'épouserait pas un garçon dévoré de
remords. Amour, conseille-moi!

--J'entends l'accent de Syracuse, dit une voix nasillarde. Qui donc se
lamente ainsi dans l'obscurité?

Cicio vit approcher de lui un vieux père capucin qui sortait du couvent
des _Stimmate_.

--C'est moi, Cicio le chevrier, répondit-il; ô mon père, ayez pitié d'un
compatriote, et dites une prière en faveur d'un pécheur au désespoir.

--Je te reconnais, mon enfant, dit le moine. Tu as fait bien du bruit
pour un garçon si jeune encore. Calme-toi. J'ai ouï parler de tes
malheurs, et j'y veux porter remède. Au lieu de courir le pays
et d'aller parmi des voleurs, il fallait rester dans notre chère
_Sceragusa_ et venir demander un asile et des consolations au couvent
des capucins. Mais au diable le passé! songeons au présent. Tu es un
pécheur au désespoir, dis-tu? Eh! mon garçon, je le crois bien; il n'y a
rien comme la belle étoile et la faim pour rendre lourds les péchés. Que
ton estomac s'emplisse d'un bon souper, que tes membres s'étendent dans
un bon lit, et tu me donneras ensuite des nouvelles de ta conscience.
Viens avec moi _hors des murs_. Quittons cette grande ville, et tout en
cheminant, tu me raconteras tes infortunes.

Cicio se leva de son banc, et partit avec le capucin. Il lui fit en
marchant le récit fidèle de ses aventures depuis la rencontre du notaire
Mast'-André dans les eaux de l'Anapo, jusqu'à la taillade inclusivement.

--Saint-Christophe, s'écria le moine, ayez pitié de nous! Une taillade
au visage, deux Anglais dévalisés! ce ne sont plus de simples péchés,
mon fils, ce sont des crimes. Il faut rompre avec cette vie-là, sans
quoi tu es perdu dans ce monde et dans l'autre.

--Hélas! mon père, répondit Cicio, je sens bien que vous avez raison, et
je voudrais, en effet, changer de vie; mais comment reconquérir ma
bonne réputation? Comment faire pour me réconcilier avec la justice?
En m'accusant d'un crime dont j'étais innocent, on m'a forcé à devenir
criminel.

--Ecoute-moi, mon garçon, reprit le capucin: avec une absolution du
confesseur, la paix sera bientôt signée entre le ciel et ta conscience,
puisque je te vois touché d'un repentir sincère. La clémence du seigneur
va vite en besogne quand on l'implore du fond de son âme, Si les hommes
étaient aussi généreux que le bon Dieu, on s'en trouverait mieux sur
cette terre malheureuse. Cependant, dis un mot, et je tâcherai d'obtenir
ta grâce de la justice humaine au moyen de protecteurs puissants.
Fais-toi capucin; entre dans notre excellent couvent, dont le séjour
délicieux et les beaux jardins sont l'ornement de notre chère Syracuse,
et tu es sauvé.

--Impossible, mon père: je n'ai pas la vocation nécessaire.

--C'est que tu ne sais pas, mon enfant, combien la vie est douce pour un
honnête religieux. Notre règle n'est point aussi sévère qu'on l'imagine.
Il n'y a pas de portes à notre couvent: ce qui prouve que ce n'est pas
une prison. Nous voyageons, à tour de rôle, par toute la Sicile; nous
recevons l'hospitalité la plus cordiale en tous lieux. Nous faisons
souvent bonne chère, quelquefois avec trop de gourmandise; mais le
samedi arrive, nous allons à confesse, et, si nous avons le bonheur
de mourir un dimanche, le Paradis s'ouvre à deux battants pour nous
recevoir. Il n'y a d'effrayant que les mots dans notre ordre. Qu'importe
la pauvreté si l'on n'a besoin de rien? l'obéissance lorsqu'on ne vous
commande rien de pénible? Quant à la chasteté, mon âge ne m'en fait pas
une privation. Toi, qui es jeune, réfléchis un moment, et, si tu es
homme de bon sens, reconnais que les rapports avec la femme ne sont
qu'une source de maux et de regrets amers.

--Mon père, répondit Cicio, je ne suis pas un libertin; si j'hésite à
faire le voeu de chasteté, c'est que j'ai jeté les yeux sur une femme de
qui j'attends le bonheur de ma vie. Je porte en moi deux passions qui
ne peuvent se cacher sous une robe de moine: la haine et l'amour. Je
déteste les meurtriers de ma vieille mère; je ne puis leur pardonner, et
j'aime de toute mon âme la divine fille de Mast'-André. Arrachez de mon
âme ces deux passions, et je suis à vous.

--Eh bien! mon enfant, tu es à nous, car ces deux passions sortiront de
ton coeur dès demain; cela est aussi sûr qu'il est vrai que je suis le
père Chistophe.

--O ciel! s'écria Cicio, vous m'épouvantez! Que va donc devenir ma
tendresse pour Angélica? qu'est-il donc arrivé de funeste?

--Nous en reparlerons demain.

--Mon père, mon père, dit le petit chevrier, pour que je sois à vous
demain, il faut donc que mes espérances soient ruinées et que mon coeur
se brise. Parlez; achevez-moi tout de suite. Ma maîtresse est-elle morte
ou mariée? ne m'aime-t-elle plus? O Sauveur des hommes, s'il en est
ainsi, je ne veux point d'une robe de laine pour y envelopper ma
douleur; je ne veux point d'une cellule et d'un lit. Donnez-moi un
linceul blanc et une fosse pour y dormir du sommeil éternel.

--Chut! dit le père Christophe; le bon Dieu n'aime pas qu'on lui fasse
de ces apostrophes véhémentes. Heureusement il ne t'écoute pas. Regarde
ces milliers d'étoiles, cette nuit splendide; admire le Créateur et
respecte en toi-même son sublime ouvrage.

En discourant ainsi, le capucin et son compagnon arrivèrent à
Saint-Philippe-de-Neri, petite paroisse située hors des murs de Palerme,
à peu de distance de la porte Carini. Le moine tira la sonnette
du presbytère. Une vieille servante vint ouvrir et gronda le père
Christophe en disant que le souper serait froid. Le curé reçut avec
bonté le petit chevrier, fit mettre un couvert de plus pour lui, et
demanda le macaroni. Cicio n'eut pas plutôt une large portion de pâte
et deux verres de vin dans l'estomac, qu'il se sentit moins exalté.
Le jovial père Christophe l'ayant mené dans une petite chambre que
la servante venait de préparer, il se coucha docilement sans oser se
plaindre, et comme il le trouva endormi:

--Dieu bon! dit-il avec attendrissement, si jeune encore et déjà si
malheureux! Donnez-lui assez de forces pour supporter ce qui l'attend
demain, et inspirez-moi les moyens de consoler cette pauvre âme.



CHAPITRE XIV.

A peu de distance de Païenne, sur la route de Monreale, est une belle
maison de campagne dont on aperçoit les toits à l'italienne au milieu
d'un bouquet d'arbres et dans le site le plus riant du monde. Des
rosiers grimpants s'élèvent le long des murs jusqu'à la hauteur du
second étage. La façade est ornée de sculptures, et l'entrée, en forme
de portique, présente l'aspect riche et séduisant de ces antiques
séjours où les Lépide et les Cicéron venaient se reposer du tracas des
affaires. Cependant une impression pénible gâte un peu le charme de
cette villa. Des grillages sont placés à toutes les fenêtres, et la
porte, hermétiquement fermée, oppose de larges plaques de tôle aux
regards des curieux, comme si un jaloux gardait avec vigilance, dans
cette prison fleurie, quelque Vénus ennuyée.

C'est à cette maison que le bon père Christophe et Cicio vinrent sonner
vers huit heures du matin. Le concierge leur ouvrit la petite porte et
les introduisit sous le portique, en disant au capucin de se promener
dans le parterre tandis qu'on irait appeler le docteur.

--Ce palais, demanda Cicio, appartient donc à un médecin?

--Oui, mon fils, répondit le moine, à un médecin qui, pour habiter un
palais, n'en est pas moins un homme simple et modeste.

--Mon père, dit le petit chevrier, que signifient ces chaînes de fer
pendues à la muraille? Voilà un singulier ornement dans une villa de
luxe.

--Si tu savais lire, répondit le capucin, tu verrais que l'inscription
placée au-dessous de ces chaînes contient ces mots: «La science et
l'humanité les ont brisées.»

--Le docteur est donc un bienfaiteur des malheureux, comme le grand
Caraccioli?

--Précisément, mon fils: il a aboli certaines tortures auxquelles on
appliquait encore une classe particulière de pauvres gens.

--Et qui sont ces pauvres gens?

--On te l'apprendra tout à l'heure.

Le père Christophe emmena Cicio dans le jardin. Quelques personnages
bizarrement vêtus se promenaient dans les allées, un livre à la main;
d'autres, assis sur des bancs, paraissaient plongés dans la méditation
ou la tristesse; d'autres encore regardaient les deux visiteurs d'un air
inquiet ou hébété.

--Ce sont donc des philosophes? demanda Cicio.

--Ce sont des malades, répondit le moine. Au milieu d'un bosquet de
grenadiers était un théâtre en plein air, avec un demi cirque de gradins
en marbre blanc, destiné à recevoir les spectateurs.

--On joue donc la comédie pour divertir les malades? dit Cicio.

--Ils sont eux-mêmes les acteurs, répondit le capucin. C'est un des
moyens qu'on emploie pour dissiper leur mélancolie.

Sur ces entrefaites arriva le docteur; il paraissait âgé de quarante
ans. On voyait sur son visage et dans ses yeux animés, l'intelligence,
la bonté, l'énergie, et les qualités opposées qui caractérisent le
savant profond et l'administrateur habile.

Il avait une de ces constitutions robustes qui se reposent d'une fatigue
par une autre. La vie active du praticien, en faisant un contraste
avec les travaux du cabinet, le préservait des ravages dont la science
accable ses amants trop passionnés; aussi n'avait-il pas un cheveu blanc
sur la tête. Le père Christophe prit à partie docteur. Cicio les vit
causer ensemble et tourner leurs regards de son côté, comme s'il eût
été le sujet de leur conversation. Au bout de cinq minutes, le docteur
appela le petit chevrier.

--Mon ami, lui dit-il, tu es ici dans une maison d'aliénés. Ceux que
tu as pris pour des philosophes ne sont que de pauvres diables dont la
raison est égarée. Tu n'as peut-être jamais vu de fous: il faut que tu
saches ce que c'est. Viens avec moi dans le quartier des hommes.

Ce directeur introduisit ses deux hôtes dans une vaste cour entourée
de cellules dont la plupart étaient ouvertes. Au milieu de l'une des
cellules était un homme de cinquante ans, assis sur un banc, et qui
pétrissait de la mie de pain entre ses doigts avec une application
extrême.

--Celui-ci, dit le docteur, est un père de famille qui avait amassé en
travaillant une dot pour sa fille aînée. On lui a volé cette dot, et il
est devenu fou de douleur. Sa manie consiste à fabriquer avec du pain
des pièces de monnaie qu'il croit d'une valeur égale à celle de l'or.

Le fou avait levé les yeux et caché ses pièces dans une corbeille
d'osier, à l'approche des étrangers.

--Jean, lui dit le médecin, continue ton ouvrage; ne te dérange pas,
mon ami. Tu sais que le roi doit venir te voir, un de ces jours, pour
s'entendre avec toi sur la réforme des monnaies du royaume. Aussitôt que
ton trésor sera au complet, je ferai dire à Sa Majesté que tu es à ses
ordres. Quand ce beau jour arrivera, tu deviendras riche, mon cher Jean;
tu sortiras d'ici et tu iras marier ta fille, qui attend avec impatience
ton retour à la maison.

--Les filles ne se marient plus, répondit le fou d'un ton bourru.

--Avec chacun de mes malades, dit tout bas le docteur, je prépare
d'avance une crise violente, dont je fais naître ensuite l'occasion,
quand le moment me paraît favorable. La folie du pauvre Jean sera
difficile à guérir, parée qu'elle est calme et enracinée. Je vais vous
montrer un autre sujet plus exalté, de qui j'espère davantage.

Le docteur ordonna au gardien d'ouvrir la cellule suivante et de
demander avec respect au personnage qui l'habitait s'il lui plaisait de
recevoir deux étrangers.

--Vous allez voir, reprit le médecin, l'empereur du Mogol en négligé. La
contradiction et les mauvais traitements avaient augmenté son mal.
Quand on me l'a amené, je me suis bien gardé de lui nier sa qualité
d'empereur; je me suis prosterné à ses augustes genoux, et maintenant je
possède toute sa confiance. L'instant approche où je lui dirai nettement
qu'il n'a point de royaume et qu'il doit en croire son visir et son ami.

On revint annoncer que le monarque voulait bien donner audience aux
étrangers; la porte de la cellule s'ouvrit, et Cicio aperçut un petit
vieillard assis sur une natte de jonc.

--Puissant empereur, dit le médecin en saluant à la mode orientale, deux
voyageurs européens, qui passent dans ces contrées, ont désiré
vous contempler dans votre gloire, afin de pouvoir assurer à leurs
compatriotes qu'ils ont joui du bonheur d'approcher de votre personne.

--Je reçois leurs hommages avec plaisir, répondit le fou. Je regrette
amèrement de ne pouvoir leur montrer mes plus beaux habits. Mon cher
visir, ayez le soin de faire punir ce domestique maladroit, qui vient de
renverser ma cruche d'eau sur ce tapis de velours cramoisi.

--On lui donnera cent coups de bâton, reprit le médecin: mais une chose
m'étonne dans le discours de Votre Majesté. Si elle est assise sur un
tapis de velours, comment peut-elle se servir d'une simple cruche, au
lieu d'un vase d'or?

--Je ne sais, dit le fou. Il est certain que ceci est une cruche: ne le
vois-tu pas comme moi?

--Sans doute. C'est bien une cruche, en effet, et il me semble que ce
tapis n'est qu'une natte de jonc.

--Tu pourrais avoir raison. Je n'y prenais pas garde. Peut-être est ce
du jonc et non du velours cramoisi.

--Que Votre Majesté ne s'en tourmente pas. Je lui expliquerai ce mystère
demain, en lui faisant, sous le plus grand secret, une importante
révélation.

--Il y a du mieux, ajouta le docteur à voix basse. Demain, je tenterai
de lui ôter sa couronne, et j'espère qu'il prendra doucement la chose.
En attendant, vous allez voir un autre personnage plus curieux: c'est un
jeune patriote qui a donné beaucoup de soucis aux gens du roi pendant
les émeutes de 1837. Il a commandé un détachement d'insurgés; on l'a
pris les armes à la main, et jeté dans une prison si dure et si cruelle
qu'il y est devenu fou. Sa folie l'a du moins sauvé de la peine de mort;
mais, par un effet singulier de la maladie, ce malheureux croit avoir
perdu la tête sur l'échafaud. Un délire qu'il eut dans son cachot lui
représenta la scène de son exécution capitale avec tant de vivacité que
l'image en est devenue pour lui une chose réelle. Après avoir essayé par
cent moyens divers de lui ôter ce souvenir terrible, j'ai enfin imaginé,
ces jours passés, un traitement tout-à-fait matériel qui me paraît
excellent. Mon homme est sur le point de retrouver cette tête que la
hache a tranchée, il y a cinq ans.

On ouvrit la cellule où demeurait le fou décapité. Cicio et le père
Christophe virent avec étonnement que cet homme portait un casque en
plomb, solidement attaché sous le menton par un cadenas fermé. Cette
coiffure avait un poids si considérable que le pauvre jeune homme
cherchait à soutenir sa tête en l'appuyant contre les murs.

--Eh bien, don Paolo, lui dit le docteur, comment allez-vous ce matin?

--Très-mal, répondit le fou. Je souffre beaucoup.

--Où est le siège de la douleur?

--Dans les muscles du cou, cela vient sans doute de ma blessure.

--Et cette douleur ne s'étend pas plus haut que le cou?

--Si fait; elle monte jusque dans; la tête.

--Vous n'y songez pas, mon cher. Comment pourriez-vous souffrir de la
tête, si vous avez été décapité en 1857?

--Apparemment c'est une de ces douleurs factices que l'on croit
ressentir dans un membre coupé.

--Sans doute il y a quelque chose comme cela.

--Par grâce, docteur, ne pouvez-vous m'ôter ce poids énorme que j'ai sur
la tête?

--Vous parlez encore de votre tête. Tâchons de nous entendre: Vous
l'a-t-on coupée, oui ou non?

--Je veux dire qu'on m'a mis je ne sais quoi de lourd sur les épaules.

--Gardez ce que vous y avez, mon ami. Dans trois ou quatre jours vous
vous en trouverez bien.

--Voilà un malade, ajouta le médecin, que je considère comme guéri; mais
ce sujet-là sera pour moi une source perpétuelle de chagrins. Depuis
cinq ans qu'il est entre mes mains, je l'ai laissé languir sans pouvoir
imaginer le moyen qui devait le sauver, et pourtant vous voyez combien
ce moyen curatif était simple. Peut-on guérir de même tous ces autres
malheureux? Ne s'agit-il que de savoir inventer le traitement spécial
qui convient à chaque cas particulier? Est-ce par défaut d'intelligence
que j'échoue? Cette-idée est accablante. O mon Dieu, donnez-moi le génie
de Galilée pour surprendre vos secrets; je ne l'exercerai que dans la
pratique de l'art le plus louable et le plus pur.

Cicio et le père Cristophe visitèrent toutes les cellules, et virent
plusieurs autres espèces de fous. Lorsqu'on eut achevé le tour du
quartier des hommes, le docteur posa sa main sur l'épaule du petit
chevrier:

--Mon garçon, lui dit-il, je vais à présent me servir de toi pour
mesurer jusqu'où va le degré de folie de l'une de mes pensionnaires. Une
jeune fille, belle comme un ange, a été contrariée dans ses amours. Un
père stupide a imaginé des mensonges odieux pour la guérir d'une passion
honnête dont le mariage était le seul remède. La pauvre fille s'est
enfuie de la maison paternelle, et à son retour on l'a maltraitée; on
lui a fait tant de reproches et d'affronts, tant d'autres mensonges lui
ont été dits, que la tête lui a tourné. Aujourd'hui elle n'est plus
_mezza-amtta,_ elle est folle tout-à-fait, et son père l'a amenée de
Syracuse pour la mettre entre mes mains.

--C'est Cangia! s'écria Cicio, en se couchant sur le sable.

--Du courage, mon garçon, reprit le médecin. Tu as vu quel soin je
prends d'étudier mes malades. Il y en a peu d'incurables. Nous tâcherons
de te rendre ta maîtresse. Ce n'est pas le moment de la pleurer; nous
devons songer à la guérir, et tu vas m'y aider. Je n'ai pas encore la
mesure de la folie de Cangia. Nous allons te présenter à elle; si ta
maîtresse te reconnaît, ce sera bon signe, et je réponds de sa guérison;
si elle ne te reconnaît point, j'en augurerai mal; mais il ne faudra pas
encore désespérer pour cela.

--Ah! docteur, s'écria Cicio, vous ne pensez qu'à votre science, et
parce que je ne suis pas fou, vous me brisez le coeur sans pitié.

--Cela est un peu vrai, dit le père Christophe.

--Et vous, reprit Cicio, avec votre couvent que vous mettez au-dessus de
tout, vous me verriez sans regret plus misérable encore pourvu que ma
douleur s'enveloppât de votre froc de capucin.

--Ne t'exalte pas, mon garçon, dit le médecin, je reconnais la justesse
de tes reproches. L'esprit humain est borné. C'est beaucoup pour moi que
de me donner tout entier à mes malades. Cependant je puis t'offrir une
pensée consolante: les desseins de la Providence sont impénétrables. Le
malheur de Cangia aura vaincu l'orgueil et la sottise de son père. Nous
dirons à Mast'-André que le seul moyen de sauver sa fille est de te
l'accorder. Qui sait s'il ne sortira pas de tout cela quelque chance
favorable à tes amours? Tu es jeune, et quand le coeur se brise, à
ton âge, il se raccommode facilement. Allons, point de faiblesse:
relève-toi; sois homme. Seconde-moi, et marchons!

Cicio tremblait de tous ses membres. Il suivit le docteur comme un
condamné qu'on mène au supplice, et le bon père Christophe, pâle de
crainte et d'émotion, ressemblait assez à l'aumônier des prisons, chargé
d'assister le patient. Au moment d'ouvrir la porte du quartier des
femmes, le docteur aperçut Mast'-André, qui accourait tout essoufflé.
Une grimace de douleur crispait sa large face et produisait le plus
étrange contraste avec l'indélébile expression de la sottise et de la
vanité.

--Ne vous pressez pas tant, lui cria le médecin avec brusquerie; vous ne
verrez point votre fille aujourd'hui.

--Je veux savoir ce qu'on fait de mon enfant, dit le notaire.

--Tout beau, signor, reprit le docteur. Nous ne sommes pas à Syracuse.
Je commande seul ici. Votre présence pourrait nuire à mes opérations.
Le père a mal usé de son autorité; qu'il reste à la porte. Quand votre
fille sera guérie vous serez libre de la rendre folle une seconde fois
par vos mauvais traitements.

--Hélas! dit Mast'-André, en cherchant au bord de sa paupière une larme
qui ne voulut pas sortir, ne savez-vous pas mon repentir et mon chagrin?

--Seigneur notaire, je ne fais pas grande attention aux paroles
inutiles. Vous engagez-vous à donner votre fille à Cicio!

--De tout mon coeur, répondit Mast-André. Le médecin tira de sa poche un
crayon et du papier.

--Il nous faut une promesse par écrit, dit-il, et je la signerai comme
témoin, ainsi que le père Christophe.

Mast'-André prit le crayon, et il écrivit sous la dictée du médecin une
promesse de mariage en bonne forme. Le docteur et le capucin signèrent,
et Cicio mit le papier dans sa poche.

--A présent, reprit le médecin, suivez-moi tous trois, et obéissez
fidèlement à mes ordres.



CONCLUSION.

Les femmes de la Sicile ne se piquent pas de dissimulation comme les
hommes; elles ne sont pas moins passionnées qu'eux; mais au lieu
d'enfermer en elles-mêmes ce qu'elles sentent, elles le témoignent au
contraire avec une expansion et une vivacité extrêmes; c'est pourquoi
Cicio et ses compagnons ne retrouvèrent pas dans le quartier des femmes
le silence édifiant qui régnait dans l'autre partie de la maison. La
plupart des pensionnaires se querellaient entre elles ou avec les
personnes chargées de la surveillance. On entendait un concert de cris,
de chansons, de rires et d'injures. Le docteur commença par rétablir la
discipline, et après avoir prié ses hôtes de l'attendre, il entra dans
la cellule où demeurait Cangia. Au bout d'un quart d'heure, il revint
avec une mine consternée.

--Tout va mal, dit-il; la jeune fille n'a pas la moindre lucidité. Sa
cervelle est dans un tel état de confusion que pas un souvenir n'y peut
reprendre sa place. Approchez-vous et voyez si vous réussirez mieux que
moi.

Cicio s'avança doucement jusque sur le seuil de la cellule, et
détourna la tête avec effroi, tant le visage de sa maîtresse était
méconnaissable. Une pâleur maladive avait remplacé le velouté charmant
de la jeunesse et de la santé. Ce n'était plus ces belles joues
fraîches, ce regard angélique, ce sourire agaçant, qui avaient enflammé
le petit chevrier sous le myrte centenaire de Syracuse. Cicio n'avait
plus devant les yeux qu'une pauvre fille sans beauté, sans physionomie,
dont le regard morne et les traits décomposés annonçaient les ravages de
la folie. Cangia s'occupait à mettre en ordre le mobilier de sa cellule,
et ne faisait aucune attention aux visiteurs.

--Sa manie, dit tout bas le médecin, paraît être depuis quelques jours
le goût de la symétrie.

--Mon cher patron, demanda la jeune fille, ne trouvez-vous pas que les
meubles de cette chambre sont rangés comme il faut?

--Oui, mon enfant, répondit le docteur.

--Eh bien, pourquoi donc a-t-en décidé que je n'étais plus bonne à
marier? N'est-ce pas pour me nuire dans l'esprit du roi, dont le fils
est mon fiancé? Je saurai confondre les imposteurs.

--Ils sont déjà confondus. Ne vous fâchez pas et regardez un peu ces
trois personnes que j'ai amenées ici. Reconnaissez-vous Mast'-André,
votre père?

--Mast'-André, répondit Cangia, s'est noyé dans le _Porto grande_, à
Syracuse. On ne m'en fait point accroire. Cet homme-ci est un cuisinier
que l'on m'envoie.

--Et ce garçon-là, ne voyez-vous pas que c'est Cicio, votre amant?

--Je sais à qui je parle: c'est le _facchino_ qui doit porter mes
bagages. Mais voici un homme d'église: ne serait-ce pas le confesseur du
roi?

--Lui-même, répondit le capucin.

--Ah! mon père, s'écria Cangia en se jetant à genoux, vous venez à
propos pour m'arracher à mes bourreaux. On m'a battue, injuriée,
enfermée comme une voleuse. Si cela dure, je n'ai pas longtemps à vivre.
Emmenez-moi, au nom du ciel! Ne me laissez pas dans cette prison.

--Vous n'êtes pas en prison, ma fille, répondit le capucin. Je ne puis
vous emmener.

--Mon père, je n'ai plus de forces; je suis perdue si vous m'abandonnez.
Retournez à Naples. Dites au roi que je le supplie de me secourir. Dites
surtout à l'héritier du trône, au prince qui a demandé ma main, que je
l'adore, que je suis à lui pour la vie, que ma tendresse est immense
comme le monde, mais qu'elle sera bientôt ensevelie avec moi. Huit jours
encore; c'est le délai que je puis supporter. Passé cela, je dormirai
dans la terre, et la pluie, en ruisselant sur mon corps, éteindra le feu
qui dévore mon pauvre coeur.

--Point de scènes pathétiques, interrompit le docteur; point de cris ni
de pleurs! éloignez-vous tous.

Le médecin enferma la fille de Mast-André dans la cellule; aussitôt
Cangia monta sur la serrure de la porte, et poursuivit ses discours, en
sortant ses bras et sa tête par une lucarne. Deux ruisseaux de larmes
coulaient sur ses joues, et elle tendait ses mains suppliantes vers le
père Christophe, en poussant des sanglots lamentables.

--Ingrate Cangia, lui dit le petit chevrier, tu as donc oublié Cicio,
ton amant, et l'aimable Gheta, ma fidèle et savante chèvre jaune?

La jeune fille regarda notre héros d'un air de mépris:

--Cicio? répondit-elle: j'ai cru l'aimer autrefois; mais mon coeur
s'était trompé. Je ne l'aime plus.

A ce mot cruel prononcé avec l'accent accablant de la vérité, Cicio fit
deux pas en arrière, comme un soldat frappé d'une balle. Il posa une
main sur ses yeux, comme le gladiateur mourant, et par un effort
prodigieux de l'orgueil offensé, il releva la tête en s'écriant:

--Je suis à vous, mon père. Partons pour Syracuse.

Trois mois après, notre héros était assis sur un banc de gazon dans le
magnifique jardin des capucins de Syracuse, situé sur le terrain de
l'antique Acradine. Les formes élégantes du jeune novice se perdaient
sous les plis de la robe de laine brune. Déjà les habitudes de la
vie contemplative avaient donné à son visage une expression grave et
solennelle. La fidèle chèvre jaune broutait l'herbe sous les bosquets
de citronniers, en personne satisfaite du régime claustral. Le père
Christophe, appuyé contre un palmier, regardait Cicio d'un air inquiet
et préoccupé:

--Mon fils, dit le moine en hésitant, j'ai des nouvelles importantes
à te communiquer. J'arrive de Noto, où j'ai remué ciel et terre en ta
faveur. J'y ai dépensé autant de paroles que Pierre l'Hermite à prêcher
la croisade. Un évêque, deux curés et le supérieur du séminaire ont
plaidé ta cause auprès des autorités civiles. Nous avons réussi: ton
dossier a été brûlé. Tes fautes sont oubliées pour deux motifs que j'ai
su faire valoir: le premier est l'injuste accusation de vol qui t'avait
poussé malgré toi dans le dérèglement; le second est la résolution que
tu as prise d'expier tes erreurs sous l'habit de notre ordre. Cependant
un événement imprévu va peut-être changer tes projets et m'obliger à de
nouvelles démarches: une lettre du médecin de Palerme m'apprend ce matin
que ta maîtresse est revenue à la raison et à la santé. Mast'-André
reconnaît la validité de sa promesse de mariage et ne s'oppose plus à
ton bonheur. Il dépend de toi d'obtenir tout ce que ton coeur a désiré.

--Il est trop tard, répondit Cicio. Je n'ai plus de coeur. On me l'a
déchiré. Je ne retirerai pas à Dieu ce que je lui ai donné, car ce
serait lui manquer de parole, comme d'autres ont fait envers moi. Je
suis capucin, parce que j'ai voulu l'être.

Le père Christophe pressa les mains du novice entre les siennes.

--Mon fils, dit-il avec émotion, Dieu te tiendra compte de tant
d'abnégation. Mais ce n'est pas tout: en te voyant cette sagesse
au-dessus de ton âge, j'éprouve un regret amer à t'apprendre le dernier
sacrifice qu'on exige encore de toi. Des rumeurs populaires... des
préjugés... des accusations de sortilège...

--Quoi! s'écria Cicio, s'agit-il de ma pauvre chèvre?

--Hélas! oui, mon enfant. On l'a condamnée à un supplice barbare, afin
de satisfaire de grossières superstitions. Elle sera brûlée en place
publique.

--Des sots, murmura Cicio, qui, voyant que je leur échappe, veulent se
donner le divertissement d'une mort. Ah! ce dernier coup est fait pour
m'achever.

Le frère novice, oubliant la gravité de son nouvel habit, se mit à
courir sur le gazon en appelant sa chèvre. Gheta, qui n'avait pas vu son
jeune maître en belle humeur depuis trois mois, bondissait avec joie.
Elle n'avait pas, comme les hommes, le don fatal de la prévoyance et
ne soupçonnait point qu'on dût jamais l'arracher à son ami. Tous deux
jouèrent comme des enfants, se poursuivant et se fuyant l'un l'autre;
Cicio feignait de s'endormir sur l'herbe, Gheta le touchait du bout de
ses cornes pour l'éveiller, et puis ils recommençaient à courir, et la
chèvre exprimait son plaisir par mille gambades.

--Qu'ils sont plaisants! s'écria le capucin, et qu'on est heureux d'être
jeune! c'est grand dommage de tuer cette innocente bête.

Cicio interrompit tout à coup les jeux; il embrassa sa chèvre en
pleurant, et courut à la chapelle, où il demeura en prières jusqu'au
soir. A l'heure où les capucins rentraient dans leurs cellules, notre
héros prit le père Christophe par la manche de sa robe, et le pria
d'entrer chez lui.

--Écoutez-moi, mon père, dit-il: demain au point du jour, vous aurez
soin de livrer ma chèvre aux assassins, afin que je ne la voie plus. Ils
m'ont tout enlevé jusqu'à mon amitié pour ce pauvre animal. J'ai
perdu ma maîtresse; j'ai tenu entre mes bras ma vieille mère frappée
mortellement. Je donne au ciel ma jeunesse; je lui sacrifie mes
passions, mes espérances, un avenir qui paraissait vouloir s'adoucir.
Tout ce que j'avais de bon, de respectable dans le coeur on me l'a sali,
détruit, extirpé comme de mauvaises plantes. Mais je dois vous
l'avouer, il reste encore une plante empoisonnée dont les racines sont
indestructibles, ma haine pour nos oppresseurs. Il n'y aura ni grâce
divine, ni pratiques religieuses, ni étude, ni conseils qui puissent
m'empêcher de la satisfaire si jamais l'occasion s'en présente. C'est
une passion profonde que je prétends assouvir tôt ou tard. Si vous
croyez qu'elle ne doive pas habiter sous la robe que je porte, dites-le
sincèrement, car pour elle je serais forcé de déposer le froc.

--Mon fils, répondit le capucin, donne à cette passion un autre nom,
celui d'amour de la patrie, et ne t'embarrasse pas de ce qu'en pensera
ton froc. Il y en a autant sous le mien. Je n'aime pas moins que toi la
malheureuse Sicile.

--J'entends bien, reprit Cicio; mais vous vous bornez à prier Dieu pour
elle, tandis que moi, je prétends faire davantage: je veux mourir pour
la défendre.

--Comment! s'écria le père Christophe, tu veux combattre sous cet habit?

Cicio souleva le matelas de son lit et montra sa carabine déposée
dans cette cachette. Le bon capucin posa un doigt sur sa bouche pour
recommander au jeune novice la discrétion et la prudence, et il lui dit
à l'oreille:

--Mon fils, le jour où tu reprendras cette arme, je marcherai à côté de
toi, le crucifix à la main.

Le novice posa aussi un doigt sur sa bouche, et depuis ce moment, le
père Christophe et le frère Cicio eurent souvent ensemble de longues
conférences nocturnes, tandis que le reste du couvent dormait.

Le notaire Mast'-André ne se chagrina pas beaucoup du peu d'empressement
du petit chevrier à faire valoir sa promesse de mariage. Cangia, au
sortir de sa longue maladie, eut tant de peine à remettre en ordre ses
souvenirs et ses idées, que son amour pour Cicio se trouva égaré. Un
jeune avocat de Noto, qui plaida pour une famille de Syracuse, eut
affaire au seigneur notaire, et s'enflamma pour la fille de Mast'-André.
On n'eut garde de refuser à ce jeune homme la main de Cangia, car il
avait de la fortune et de l'esprit de conduite. La romanesque jeune
fille se maria par raison et par obéissance. Elle s'occupa de son ménage
et vécut bien avec son mari. On m'a dit à Syracuse qu'elle avait eu
des moments de tristesse qui rappelaient le temps ou elle était _mezzi
mutla_; cependant, j'ai su depuis que le ciel avait béni son union avec
le jeune avocat, en lui accordant deux beaux enfants. Les jours de
mélancolie devinrent plus rares, et à présent on peut considérer la
belle Angélica comme une heureuse mère. Mast'-André se félicite de ce
beau résultat, et continue à jouer à la _Bazzica_, avec son voisin
l'ordinateur.

Les autres personnages de cette histoire ont fini diversement. Malgré
les hautes protections dont il se croyait assuré, le seigneur Zefirino
fut pendu avec son habit de velours et ses sous-pieds, non pas à propos
de la taillade, qui ne fit aucun bruit, mais pour avoir déplu à la
maîtresse d'un sous-intendant napolitain[3].

[Note 3: Au sujet de la taillade, le consul-général de France adressa
une plainte à l'intendance de Palerme. Il n'obtint d'autre satisfaction
que cette réponse: «Que voulez-vous? c'est une affaire de femme.»
(_Historique._)]

Don Polyphème et ses amis dégoûtèrent par leurs exploits les étrangers
de parcourir l'intérieur de la Sicile, et ne trouvèrent plus d'Anglais à
dévaliser. Ils s'ennuyèrent d'une vie de brigandage qui n'offrait plus
de bénéfices, et se convertirent par désoeuvrement. Les dangers de la
pêche du corail, en Barbarie, leur fournirent assez d'émotions pour
occuper leur esprit, et ils s'embarquèrent sur des speronares.

Quant à la pauvre Gheta, semblable à l'âne de la fable, elle paya pour
les fautes d'autrui. On l'accusa de toutes sortes de crimes dont elle
ne sut pas se défendre. On la mena solennellement au bûcher, tambours
battants. Elle mourut innocente et vierge, comme Jeanne d'Arc; mais son
âme irritée ne pardonna pas aux hommes leur lâche injustice. Le fantôme
de la chèvre jaune est devenu lutin des chemins, et revient encore
à cette heure épouvanter les passants dans les montagnes de
Saint-Philippe-d'Argyre, en dansant des saltarelles infernales sur les
rochers, au clair de la lune. Un muletier de Messine, dont je fis la
connaissance en avril 1843, m'a assuré que la rencontre de la chèvre
jaune lui avait plus d'une fois porté malheur. Ce muletier me procura
l'honneur d'être présenté à un brigand retiré du monde, et c'est de ces
deux personnes dignes de foi que je tiens le récit qu'on vient de lire.

FIN.





End of the Project Gutenberg EBook of La Chèvre Jaune, by Paul De Musset

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHÈVRE JAUNE ***

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your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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