Nouveaux Pastels (Dix portraits d'hommes)

By Paul Bourget

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Title: Nouveaux Pastels
       Dix portraits d'hommes

Author: Paul Bourget

Release Date: July 1, 2018 [EBook #57429]

Language: French


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  PAUL BOURGET

  NOUVEAUX
  PASTELS

  (DIX PORTRAITS D'HOMMES)

  [Marque d'imprimeur: FAC ET SPERA--A L]

  _PARIS_

  ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
  23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31

  M DCCC XCI




OEUVRES

DE

Paul Bourget


Édition elzévirienne

  Poésies (1872-1876). _Au bord de la mer.--La Vie
      inquiète.--Petits Poèmes._ 1 vol.                        6 f.
  Poésies (1876-1882). _Edel.--Les Aveux._ 1 vol.              6  »
  L'Irréparable. _L'Irréparable.--Deuxième Amour.--Profils
      perdus._ 1 vol.                                          6  »
  Cruelle Énigme. 1 vol.                                       6  »


Édition in-18

CRITIQUE

  Essais de Psychologie contemporaine. (_Baudelaire.--M.
      Renan.--Flaubert.--M. Taine.--Stendhal._) 1 vol.         3 50
  Nouveaux Essais de Psychologie contemporaine. (_M.
      Dumas fils.--M. Leconte de Lisle.--MM. de
      Goncourt.--Tourguéniev.--Amiel._) 1 vol.                 3 50
  Études et Portraits. (_I. Portraits d'écrivains.--II.
      Notes d'esthétique.--III. Études Anglaises.--IV.
      Fantaisies._) 2 vol.                                     7  »

ROMAN

  L'Irréparable. _L'Irréparable.--Deuxième Amour.--Profils
      perdus._ 1 vol.                                          3 50
  Pastels. (_Dix portraits de femmes_). 1 vol.                 3 50
  Nouveaux Pastels. (_Dix portraits d'hommes_)                 3 50
  Cruelle Énigme. 1 vol.                                       3 50
  Un Crime d'Amour. 1 vol.                                     3 50
  André Cornélis. 1 vol.                                       3 50
  Mensonges. 1 vol.                                            3 50
  Le Disciple. 1 vol.                                          3 50
  Un Coeur de femme. 1 vol.                                    3 50
  Physiologie de l'Amour moderne. 1 vol.                       3 50

EN PRÉPARATION

  Une Idylle tragique, roman. 1 vol.                           3 50

_Tous droits réservés._




I

Un Saint

_A MADAME GEORGE S. R. T._


Je me trouvais, au mois d'octobre 188., voyager en Italie, sans autre
but que de tromper quelques semaines en revoyant à mon aise plusieurs
des chefs-d'oeuvre que je préfère. Ce plaisir de la seconde impression a
toujours été, chez moi, plus vif que celui de la première, sans doute
parce que j'ai toujours senti la beauté des arts en littérateur, autant
dire en homme qui demande d'abord à un tableau ou à une statue d'être un
prétexte à _pensée_. C'est là une raison peu esthétique, et dont tout
peintre, véritablement peintre, sourirait. Elle seule cependant m'avait
amené, dans le mois d'octobre dont je parle, à passer plusieurs jours à
Pise. J'y voulais revivre à loisir avec le rêve de Benozzo Gozzoli et
d'Orcagna.--Entre parenthèses, et pour ne point paraître trop ignorant
aux connaisseurs en histoire de la peinture, j'appelle de ce nom
d'Orcagna l'auteur du _Triomphe de la Mort_ au _Campo Santo_ de cette
vieille Pise, en sachant très bien que la critique moderne discute à ce
maître la paternité de ce travail. Mais pour moi et pour tous ceux qui
gardent dans leur mémoire les admirables vers du _Pianto_ sur cette
fresque tragique, Orcagna en est, il en restera le seul auteur.--Et puis
Benozzo n'a pas perdu, devant cette douteuse et fatale critique de
catalogues, son titre à la décoration du mur de l'Ouest dans ce
cimetière. Mon Dieu! que j'aurai éprouvé, dans ce petit coin du monde,
des sensations intenses, à me souvenir que Byron et Shelley ont habité
la vieille cité toscane; que mon cher maître, M. Taine, a décrit la
place avoisinante dans sa page la plus éloquente; que ce grand lyrique
du _Pianto_ est venu ici; enfin que Benozzo Gozzoli, le laborieux
ouvrier de poésie peinte, repose enseveli au pied de ce mur où
s'effacent doucement ses fresques. J'ai vu, dans cet enclos du _Campo
Santo_ pisan, et sur cette terre rapportée de Palestine en des siècles
pieux, le printemps nouveau faire s'épanouir des narcisses si pâles au
pied des noirs cyprès; j'ai vu des hivers y semer des flocons si légers
d'une neige aussitôt dissoute; j'ai vu le ciel torride d'un été italien
peser sur cet enclos sans ombre d'un poids si dur!... Et je n'en suis
pas blasé puisque j'y revenais cette automne-là sans m'attendre au drame
moral auquel cette visite devait m'associer sinon comme acteur, du moins
comme spectateur très ému, et presque malgré moi.

                   *       *       *       *       *

Le premier épisode de ce drame fut, comme celui de beaucoup d'autres, un
incident assez vulgaire et que je rapporte pourtant avec plaisir,
quoiqu'il ne tienne au reste de l'histoire que par un lien très frêle.
Mais il évoque pour moi deux figures plaisantes de vieilles filles
anglaises. Au cours de mes visites au Campo Santo, j'avais remarqué ce
couple qui, par son étrange laideur et par la singularité utilitaire du
costume, semblait une illustration vivante et caricaturale du vers si
touchant d'un poète à une morte:

    _Tu n'as plus de sexe ni d'âge..._

La plus rousse des deux,--à la rigueur l'autre pouvait passer pour une
blonde un peu ardente,--s'acharnait à laver une aquarelle d'après la
femme du _Triomphe de la Mort_: celle qui, dans la cavalcade de gauche,
se tient de face avec ses yeux candides et sa bouche fine, des yeux et
une bouche qui n'ont jamais pu mentir et que l'on n'oublie pas lorsqu'on
les a aimés. La pauvre Anglaise ne possédait pas le moindre talent, mais
le choix de ce modèle et la conscience de son labeur m'avaient
intéressé. Puis, comme ces demoiselles habitaient le même hôtel que moi,
j'avais assez indiscrètement cédé à ma curiosité en cherchant leurs noms
sur la pancarte destinée aux étrangers. J'y avais vu que l'une des deux
s'appelait miss Mary Dobson et l'autre miss Clara Roberts. C'étaient
deux filles d'environ cinquante ans, en train d'exécuter cette tournée
«abroad,» comme elles disent, que des milliers de leurs courageuses
collègues en célibat forcé ou volontaire entreprennent chaque année hors
de la Grande Ile. Elles se mettent à deux, à trois, quelquefois à
quatre, et les voilà parties seules pour des quinze et des vingt mois,
s'installant dans des pensions clandestines dont toute une
franc-maçonnerie de voyageuses comme elles se transmet l'adresse,
apprenant des langues nouvelles malgré leurs mèches grises, s'appliquant
à comprendre les arts avec une héroïque persévérance, traversant les
pires milieux avec leur pureté d'anges, et partout elles retrouvent une
église anglaise, un cimetière anglais, une pharmacie anglaise, sans
compter qu'elles n'ont pas cessé un jour, fût-ce au fond des Calabres ou
sur le Nil, de se préparer leur thé à l'anglaise et aux heures où elles
étaient habituées de le déguster dans leur salon du Devonshire ou du
Kent. J'ai une telle admiration pour l'énergie morale qui se cache
derrière les ridicules extérieurs de ces créatures, qu'au cours de mes
trop nombreux vagabondages j'ai toujours lié conversation avec elles,
ayant d'ailleurs éprouvé que le goût du fait précis qui domine leur race
les rend souvent précieuses à consulter. Elles ont toujours vérifié
toutes les assertions du guide, et quiconque a erré, un Bædeker à la
main, dans une province perdue d'Italie, avouera que ces
vérifications-là sont trop utiles. Aussi, le troisième soir de mon
séjour à Pise, le départ de quelques convives ayant, à la table d'hôte,
rapproché mon couvert de celui des deux vieilles filles, je commençai de
leur parler, sûr d'avance qu'elles ne perdraient pas cette occasion de
_pratiquer_ leur français.

Vous voyez d'ici le décor et la scène, n'est-ce pas? une pièce d'un
ancien palais transformée en salle à manger d'hôtel et plus ou moins
meublée à la moderne, un plafond peint de couleurs vives, une longue
table avec un petit nombre de couverts, car la saison d'hiver n'est pas
commencée. Sur cette table se balancent dans leurs appuis de cuivre des
_fiaschi_, de ces délicieuses bouteilles au col long, à la panse garnie
d'osier où l'on enferme le vin dit de Chianti. Si la petite montagne de
ce nom fournissait de quoi remplir les flacons étiquetés à son enseigne,
elle devrait donner une récolte par semaine!... Mais ce faux Chianti est
du vrai vin tout de même, dont la saveur un peu âpre sent bien le
raisin, et sa chaleur colore les teints des sept à huit personnes
échouées à cette table: un couple allemand qui accomplit de ce côté-ci
des Alpes le classique voyage de noce; un négociant milanais, avec une
figure à la fois sensuelle et chafouine; deux bourgeois liguriens venus
en visite dans les environs et qui se sont arrêtés ici pour embrasser un
neveu, officier de cavalerie. Il est à table, avec nous, ce neveu, en
costume de capitaine, élégant, jovial, et qui parle haut avec l'accent
un peu guttural de la Rivière. Ses discours, coupés de grands rires,
m'apprennent l'odyssée de ses parents, à laquelle je m'intéresserais
davantage si miss Mary Dobson n'avait commencé un récit qui passionne en
moi le quattrocentiste, l'amoureux des fresques et des tableaux sur bois
d'avant 1500. C'est la plus rousse des deux Anglaises, celle dont le
pinceau d'aquarelliste affadissait si gauchement le rude dessin du
maître primitif; et, après une longue dissertation sur le problème de
savoir si le fameux _Triomphe_ doit être attribué à Buonamico Buffalmaco
ou à Nardo Daddi, voici qu'elle me demande:

--«Vous êtes allé au couvent du Monte-Chiaro?»

--«Celui qui est entre Pise et Lucques, dans la montagne, de l'autre
côté de la Verruca?» lui répondis-je; «mais non. J'ai vu dans le guide
qu'il fallait six heures de voiture, et, pour deux malheureuses terres
cuites de Luca della Robbia qu'il signale et quelques peintures de
l'école de Bologne...»

--«De quand est votre guide?» me demanda sèchement miss Clara.

--«Je ne sais trop,» fis-je un peu interloqué par l'ironie avec laquelle
cette bouche aux longues dents m'interrogeait: «J'ai la superstition de
garder toujours le même depuis que je suis descendu en Italie pour la
première fois. Il y a déjà un peu de temps, c'est vrai...»

--«Voilà qui est bien français...,» reprit miss Clara. Le
préraphaélitisme de celle-là, je le compris aussitôt, n'était qu'une
forme de sa vanité. Je ne relevai pourtant pas cette épigramme
nationale, comme j'eusse pu le faire, du tac au tac, en soulignant
simplement la bienveillance par trop britannique de cette remarque. En
présence des Anglais de l'espèce agressive, le silence est l'arme
véritable et qui les blesse au vif de leur défaut. Ils ont soif et faim
de contradiction, par cet instinct de combativité propre à leur sang et
qui précipite cette race à toutes les conquêtes comme à tous les
prosélytismes. Je subis donc avec la magnanimité d'un sage le regard
aigu des yeux bleus de miss Clara, qui défiait en champ clos le peuple
entier des Gallo-Romains, d'autant plus que miss Mary continuait:

--«C'est qu'on y a découvert, il y a deux ans, de si belles fresques de
votre cher Benozzo, et aussi fraîches, aussi brillantes de coloris que
celles de la chapelle Riccardi, à Florence... On savait bien qu'il avait
travaillé dans le couvent et qu'il y avait peint, entre autres choses,
la légende de saint Thomas. Ce calomniateur de Vasari le raconte. Mais
de ce travail que le maître exécuta environ à la même époque que celui
de Pise, pas de trace, et voyez le hasard... Le Père Griffi, le vieux
bénédictin qui garde le monument depuis que le cloître a été
_nationalisé_, ordonne un jour au domestique de nettoyer une toile
d'araignée tendue dans l'angle d'une des cellules qui servent
aujourd'hui à loger les hôtes... Un morceau de plâtre se détache sous le
premier coup de balai donné trop fort. L'abbé demande une échelle. Il
grimpe en haut malgré ses soixante-dix ans passés.--Il faut vous dire
que ce couvent c'est son amour, sa passion. Il l'a vu peuplé de deux
cents moines, et il a accepté cette mission d'y rester comme gardien,
lors du décret, avec la certitude qu'il le reverra de même. Sa seule
idée est qu'au jour de la rentrée les Pères trouvent l'antique bâtiment
sauvé de toute souillure. C'est pour cela qu'il a consenti à cette
pénible charge de prendre en pension les touristes de passage. Il a eu
peur qu'il ne s'établît une auberge à la porte, comme au Mont-Cassin, et
cette auberge à côté de son couvent, avec des Américaines qui auraient
dansé au piano le soir, il n'en a pas supporté l'idée!...»

--«Mais quand il fut au haut de l'échelle?...» dis-je pour couper ce
panégyrique de dom Griffi. J'appréhendais qu'il n'aboutît par réaction à
quelque attaque d'un protestantisme intolérant, et miss Clara n'y manqua
point:

--«Le fait est,» dit-elle en profitant de cette interruption, «que je
n'aurais jamais cru, avant de le connaître, qu'on pût être aussi
intelligent et aussi actif sous un tel habit.»

--«Quand il fut au haut de l'échelle,» reprit miss Mary, «il gratta avec
beaucoup de soin un peu de plâtre encore tout autour. Il put distinguer
un front et des yeux, puis une bouche, enfin le visage entier d'un
Christ. Tous ces Italiens sont des artistes. Ils ont cela dans leurs
veines. L'abbé se rendit compte qu'il y avait une fresque de grande
valeur sous ce badigeon de plâtre...»

--«Les moines,» interrompit de nouveau miss Clara, «n'ont rien eu de
plus pressé que de passer à la chaux tous les chefs-d'oeuvre du XVe
siècle ou de remplacer par des ornements de style baroque et des
fresques de décadence les décorations des vieux maîtres...»

--«Ils les avaient commandées pourtant,» dis-je, «ces décorations, ce
qui prouve que le bon et le mauvais goût ne tiennent aucunement aux
convictions que l'on professe...»

--«Naturellement,» reprit la terrible Anglaise, «étant Parisien, vous
êtes sceptique...»

--«Laissez-moi finir mon histoire,» fit miss Mary, dont je constatai
qu'elle n'était pas simplement préraphaélite; elle était bonne aussi, ce
qui, par notre temps de cabotinage esthétique, est plus rare. Elle
souffrait visiblement des dispositions trop militantes de sa compagne à
mon égard. «Chère miss Roberts, vous discuterez ensuite... Comment donc
faire, se demanda le brave abbé, pour débarrasser ce mur de son
revêtement de chaux sans endommager la fresque?... Voici le procédé
qu'il a employé: coller une serviette sur le plâtre, et la laisser
sécher jusqu'à ce que la toile adhère fortement; alors arracher le tout,
puis gratter, gratter pouce à pouce... Il lui a fallu des mois, au bon
vieil homme, pour découvrir ainsi tout un premier pan du mur où se
trouve représenté le saint Thomas justement qui met son doigt dans la
plaie du Sauveur, et puis un second où l'on voit l'apôtre reçu en
audience par le roi des Indes Gondoforus...»

--«Mais connaissez-vous cette légende?» me demanda brusquement miss
Clara. Cette fois je ne lui donnai pas la satisfaction de constater
derechef la superficialité française. J'avais lu ce récit,--oh! bien par
hasard, dans le livre de Voragine, un jour que j'y cherchais un sujet de
conte et pour un journal du boulevard, faut-il l'avouer?--Je m'en
souvenais à cause du noble symbolisme qu'il renferme, en même temps que
son caractère exotique lui donne un charme de pittoresque. Comme saint
Thomas se trouvait à Césarée, Notre-Seigneur lui apparut et lui ordonna
de se rendre chez Gondoforus, attendu que ce roi cherchait un architecte
afin de se bâtir une demeure plus belle que le palais de l'empereur de
Rome. Thomas obéit; il arrive à la cour du prince; il offre ses
services; il est agréé. Gondoforus, sur le point de partir pour une
guerre lointaine, lui donne une énorme quantité d'or et d'argent
destinée à la construction du palais. A son retour, il demande au Saint
où en est le travail. Thomas avait distribué aux pauvres tous les
trésors qui lui avaient été confiés, jusqu'au dernier sou, et pas une
pierre du palais promis n'avait été seulement remuée. Le roi, furieux,
fait emprisonner cet étrange architecte et il commence à méditer sur les
supplices raffinés qu'il réserve au traître. Mais voici que la même nuit
il voit se dresser au pied de son lit le spectre de son frère, mort
depuis quatre jours, et qui lui dit: «L'homme que tu veux torturer est
un serviteur de Dieu. Les anges m'ont montré une merveilleuse demeure
d'or et d'argent et de pierres précieuses qu'il a bâtie pour toi dans le
Paradis...» Bouleversé par cette apparition et par ce discours,
Gondoforus court se jeter aux pieds du prisonnier, qui le relève en lui
répondant: «Ne savais-tu donc pas, ô roi, que les seules maisons qui
durent sont celles qu'élèvent pour nous au ciel notre Foi et notre
Charité?...»

--«Il est certain,» dis-je après avoir rappelé cette légende non sans
une complaisance maligne, «que c'est là un sujet très intéressant pour
un peintre épris, comme Benozzo, des somptueux costumes, des
architectures compliquées, des paysages aux flores démesurées, des
animaux chimériques...»

--«Ah!» s'écria miss Dobson en repoussant dans son exaltation le plat de
figues noires et vertes que lui offrait le garçon, un drôle à la joue
raide d'une barbe de six jours et dont l'habit noir râpé s'ouvrait sur
d'étonnants boutons de corail rose piqués dans un plastron de chemise
élimé. «Vous ne vous imaginez pas la magnificence du Gondoforus, une
espèce de Maure, avec une robe de soie verte relevée d'or et en relief,
avec des bottes jaunes garnies d'éperons qui sont en or aussi; et un
coloris fluide et d'une fraîcheur!... Pensez donc, ce badigeon de plâtre
a dû être appliqué sur ce mur vers la fin du XVIe siècle. Pas une
dégradation, pas une retouche. Et il reste dans cette cellule, qui fut,
paraît-il, l'oratoire des évêques en visite, un grand mur à découvrir et
le dessus d'une fenêtre...»

Nous en étions là de notre entretien et je demandais à miss Mary
quelques détails sur les moyens de communication entre Pise et ce
couvent,--il m'attirait déjà à n'y pas résister par cette révélation sur
ces oeuvres inédites de mon peintre favori,--quand la porte s'ouvrit et
donna passage à un couple sans doute déjà connu des deux Anglaises, car
je vis miss Mary rougir et baisser les yeux, tandis que miss Clara
disait en anglais à son amie:

--«Mais c'est ce Français et cette femme que nous avons rencontrés à
Florence à la trattoria. Comment un hôtel respectable reçoit-il des
personnes pareilles?...»

Je regardai à mon tour et je vis en effet s'asseoir à une des petites
tables placées à côté de la grande un ménage dont l'irrégularité était
trop flagrante pour que je pusse accuser de calomnie ma redoutable
voisine. Nier la nationalité du jeune homme m'était également
impossible. Il pouvait avoir vingt-cinq ans, mais ses traits tirés, son
teint pâle, ses épaules maigriotes et la nervosité visible de tout son
être, lui donnaient une physionomie un peu vieillotte, que corrigeaient
deux yeux noirs très vifs et très beaux. Il était vêtu avec une
demi-élégance qui sentait à la fois la prétention et un rien de
bohémianisme. Comment? Je ne saurais pas rendre cette nuance avec des
mots, pas plus que je ne saurais expliquer le caractère général qui
faisait de cet inconnu un type exclusivement, inévitablement français.
C'est une coupe d'habit et c'est un geste, c'est une manière de
s'asseoir à table et de prendre la carte pour commander, et vous savez
que vous avez à deux pas de vous un compatriote. J'aurai le courage de
l'avouer, dussé-je blesser ce qu'un humoriste appelle plaisamment le
patriotisme d'antichambre: une telle rencontre doit plutôt effrayer que
charmer. Il semble que le Français en voyage mette au dehors ses pires
défauts, comme l'Anglais et l'Allemand, d'ailleurs. Seulement, ceux de
l'Anglais me sont indifférents, ceux de l'Allemand me divertissent, et
ceux du Français me font souffrir, parce que je sais combien ils
calomnient notre cher et brave pays. Je n'ai jamais entendu dans un café
d'Italie un Parisien de passage parler haut et «blaguer» la ville où il
se trouvait et celle d'où il venait, avec des phrases malicieusement
dépréciantes, sans songer qu'il y a autour du causeur vingt oreilles à
comprendre ses plaisanteries,--ou du moins la lettre de ces
plaisanteries. Car cinq étrangers sur dix savent notre langue, et
combien savent son esprit, je veux dire l'innocence foncière de sa
moquerie? Un sur cent peut-être. Que d'absurdes malentendus nationaux
s'entretiennent et s'enveniment de la sorte par ces inconsidérés
bavardages en public, comme par des articles griffonnés, sans mauvaise
intention, dans un coin de bureau de journal, pour faire de la _copie_?
Mon inconnu appartenait, heureusement pour mes nerfs, à l'espèce qui
existe aussi, grâce au ciel, des Français silencieux. D'ailleurs sa
compagne de ce soir-là absorbait son attention d'une manière qui
justifiait presque la violente sortie de miss Roberts. Elle pouvait,
cette amie mystérieuse, avoir près de trente-cinq ans, et s'il était,
lui, par tout son aspect, un Français de la classe bourgeoise, elle
était, elle, Italienne, de sa petite tête à ses petits pieds, depuis son
visage un peu trop marqué jusqu'aux fanfreluches de sa robe, et depuis
l'extrémité de son bras chargé de bracelets jusqu'à la pointe de son
soulier au talon un peu haut. Ses yeux très noirs traduisaient, de leur
côté, en regardant le jeune homme, une passion qui ne devait pas être
jouée. Ni l'un ni l'autre ne paraissait se douter qu'ils pussent être
l'objet d'une observation quelconque, et, bien qu'un je ne sais quoi lui
donnât, à lui, une vague expression de sournoiserie et de défiance, cet
air d'un sentiment partagé me les rendit du coup assez sympathiques pour
que j'entreprisse de les défendre contre miss Roberts qui insistait:

--«Avec cela qu'elle a au moins vingt ans de plus que lui...»

--«Mettons en dix,» interrompis-je en riant; «elle est très jolie...»

--«Chez nous, jamais un _gentleman_ ne s'afficherait ainsi avec une
créature qui est aussi peu une _lady_...»

Je lui sus gré d'avoir prononcé cette phrase en anglais, que mon jeune
compatriote ne comprenait peut-être pas, d'autant qu'elle l'avait lancée
d'une voix très claire. Je ne pus cependant m'empêcher de lui répondre
dans le même idiome, un peu par vanité, j'en conviens.

--«Mais comment savez-vous que ce n'est pas une lady?...»

--«Comment je le sais?» Ah! ma petite vanité de lui prouver que je
parlais sa langue, j'en fus puni aussitôt, car elle rectifia
ironiquement ma prononciation en répétant mes propres termes: «Mais
regardez-la manger...»

Je suis obligé de confesser qu'en ce moment-là ces deux exemplaires de
la race latine offraient un spectacle qui ne réalisait aucun des
préceptes enseignés par les gouvernantes d'outre-Manche. En attendant
que le potage fût servi, il avait attaqué, lui, le flacon de Chianti et
le pain posé sur la table. Il s'amusait à tremper son pain dans son vin,
tandis qu'elle, elle suçait à même un morceau de citron pris dans une
des assiettes du couvert! Le contraste entre la fille d'Albion,--comme
on disait dans les romans de 1830,--et ces enfants de la nature était un
peu trop fort. J'eus peur de mon rire, et, comme le dîner était achevé,
je quittai la table en même temps que les Allemands, le Milanais, les
parents de l'officier et l'officier lui-même. Je pensais que mes deux
voisines auraient tôt fait de partir après moi, ce qui ne manqua point,
et de laisser les deux amoureux en tête-à-tête sous la protection
indulgente du «camérier» aux boutons de corail. Peut-être eus-je quelque
mérite à ce départ un peu précipité, car j'avais flairé un petit roman
dans la rencontre paradoxale de ce jeune Français et de cette Italienne.
Mais je mourrai avant d'avoir pu pratiquer sans remords ce rôle d'espion
que les écrivains modernes appellent la recherche du document, et dont
ils se vantent comme d'une vertu professionnelle!

                   *       *       *       *       *

J'avais donc à peu près oublié ces deux convives plus ou moins
morganatiques, pour ne penser qu'aux fresques découvertes par dom Griffi
et au moyen d'aller au couvent de Monte-Chiaro. J'étais dans le bureau
de l'hôtel à discuter ce petit voyage avec le secrétaire, un
ex-garibaldien si fier d'avoir porté la blouse rouge des Mille qu'il en
demeurait hébété de révolutionnarisme outrancier, tout en s'occupant
avec la plus recommandable activité de l'eau chaude à envoyer au «6» ou
du thé commandé au «11.»

--«On est trop indulgent pour ces conspirateurs,» disait-il en me
parlant des pauvres moines, au lieu de me répondre sur le chemin à
suivre, le véhicule à prendre et le prix à offrir. Mes amies les
Anglaises avaient, elles, profité d'une diligence, puis fait une partie
de la route à pied. Je finis cependant par arracher au cavalier Dante
Annibale Cornacchini,--ainsi s'appelait cet ancien compagnon du
héros,--la promesse qu'un cocher de son choix m'attendrait avec une
voiture légère, pour le _tocco_. Quelle jolie expression que celle-là et
digne de ce peuple, tout de sensation! Cela veut dire un coup de marteau
et aussi une heure après midi, l'heure d'un seul coup de sonnerie dans
l'horloge! Quel fut mon étonnement, lorsque je quittai le bureau où la
statuette bronzée du général en blouse et celle de Mazzini en redingote
trônaient sous des annonces d'hôtels, et que je me trouvai en face du
jeune homme de la veille. Il paraissait m'attendre et il m'aborda, non
sans grâce. D'ailleurs quel écrivain ne serait indulgent à la démarche
d'un inconnu qui lui débite une phrase dans le goût de celle-ci:

--«Monsieur, j'ai vu votre nom sur la liste des étrangers, et comme j'ai
lu tous vos ouvrages, je me permets?...»

Il suffit d'être entré dans la publicité à un titre quelconque pour
savoir le peu que valent ces compliments. Mais l'enfantine vanité de
l'homme de lettres est telle qu'il s'y laisse toujours prendre, et l'on
fait comme je fis; car, après m'être bien juré de ne pas gâter ma
sensation de la chère et morne Pise par des causeries oisives et des
connaissances nouvelles, j'étais dix minutes plus tard à me promener le
long du quai avec ce jeune homme; une demi-heure plus tard j'errais,
encore avec lui, sous les voûtes du Campo Santo; à une heure je l'avais
décidé à m'accompagner jusqu'au couvent, et nous montions ensemble dans
la _carrozzella_ à un cheval qui devait nous conduire au
Monte-Chiaro.--Cette soudaine intimité de voyage s'était organisée sans
que j'eusse l'excuse de me rapprocher au moins de la jolie et naturelle
Italienne qui dînait avec lui la veille. Un de ses premiers soins avait
été, bien entendu, de m'en parler. J'appris ainsi que cette inconnue aux
traits si expressifs, à la pâleur si passionnée, aux gestes presque
populaires, était une actrice d'une troupe en tournée à Florence,
qu'elle avait dû repartir le matin pour jouer la comédie ce soir même,
et qu'il n'avait pu la suivre. Il ne m'en donna pas la raison. Je la
devinai par tout le reste de son histoire qu'il me raconta dès la
première demi-heure. Même sans l'attrait romanesque de cette petite
aventure, le personnage m'eût assez vivement saisi comme le type très
nettement dessiné de toute une classe de jeunes gens que je crois
pourtant connaître assez bien. Mais on ne fréquente jamais trop les
représentants de la génération qui vient. Comment leur être secourable,
ce qui est notre devoir à nous tous qui tenons une plume, sans causer
avec eux, et beaucoup? Hélas! ce n'est pas des impressions de cet ordre
que j'étais venu chercher sur le bord du glauque et mélancolique Arno.
Devrai-je donc retrouver ainsi un peu de ce que j'aime le moins dans
Paris, toujours et partout, sans pouvoir me retenir de m'y intéresser
comme si je l'aimais, et ma curiosité de l'âme humaine ne cessera-t-elle
jamais d'être plus forte que mes sages projets d'existence tout idéale
parmi les belles oeuvres d'art?

Ce jeune homme s'appelait simplement du nom peu aristocratique de
Philippe Dubois. Il était le quatrième fils d'un universitaire assez
haut placé, mais peu fortuné. Après des études brillantes dans son lycée
de province, il était venu à Paris, comme boursier, d'abord de licence,
puis d'agrégation. Il avait passé ses deux examens, et la protection
d'un des amis de son père lui avait fait obtenir une mission en Italie,
en vue de recherches archéologiques. Cette mission était terminée du
mois présent, et il rentrait en France. J'ai trop vécu durant ma
jeunesse dans un milieu analogue à celui-là pour ne pas m'être rendu
aussitôt compte de ce que les conditions faites par sa famille à
Philippe devaient représenter de médiocrité serrée. Il devait ne lui
rester que juste assez d'argent pour son retour. Voilà pourquoi
l'actrice était partie sans qu'il la suivît. En résumant ici l'ensemble
de ces confidences je reconnais, une fois de plus, combien les faits
extérieurs ne sont rien et comme tout réside dans l'âme qui en ressent
le contre-coup. Elle prend déjà une physionomie de jolie idylle
sentimentale, n'est-ce pas? cette aventure survenue entre un jeune
savant, épris de ce monde antique où tout n'est que beauté, et une bonne
fille d'artiste passionnée et désintéressée. Il a fallu se quitter. On a
beaucoup pleuré. Puis on a accepté d'aller chacun où la destinée vous
appelle. C'est tout le romanesque du caprice, cela, et toute sa poésie.
Je n'eus pas de peine à constater que Philippe Dubois n'éprouvait aucune
des émotions tristes et touchantes que comportait son petit roman. Il
n'y avait pas la moindre nuance de tendresse dans les phrases par
lesquelles il m'initiait à cette facile intrigue. Il ne laissait
transparaître que la vanité d'avoir été aimé par une femme que j'ai su
depuis être assez en vue. Mais quoi! S'il eût été l'amoureux naïf qu'il
aurait dû être, aurait-il captivé mon attention, comme il fit, lorsque
je découvris que toute cette existence de studieuse jeunesse n'avait été
qu'un décor, de même que cette amourette n'était pour lui qu'un
accident? Ce qui constituait le fond même de l'être chez ce garçon,
c'était l'une des plus violentes ambitions littéraires que j'aie
rencontrées depuis que je fréquente des débutants, et une ambition
d'autant plus âpre que son orgueil, joint à une certaine timidité
farouche, l'avait jusqu'alors empêché précisément de débuter. A travers
les quatre ou cinq années d'arides études qui le séparaient de sa sortie
du collège, il avait ainsi cultivé en lui le _monstre littéraire_ dans
toute la candeur cruelle que cette maladie représente. Il y avait en
lui, distinctement, deux personnes: l'une officielle et soumise, le fils
de l'universitaire, en mission; l'autre, le romancier et le poète
inédit, avec toutes les âpretés de rancune précoce que suppose la
vocation comprimée. Cette dualité attestait une nature volontaire, mieux
encore, supérieure par la souplesse et par la puissance de se dominer
soi-même. Mais cette âcreté décelait en même temps une âme sans amour,
et qui rêvait surtout, dans la carrière d'écrivain, les satisfactions
brutales de la renommée et de l'argent.

--«Vous comprenez bien,» me disait-il après m'avoir détaillé plusieurs
scènes de ses relations avec la pauvre actrice, où il jouait un rôle
suffisamment Juanesque pour se complaire à ce souvenir, «vous comprenez
bien que je n'ai pas laissé perdre ces émotions-là... J'ai presque fini
un petit volume de vers que je vous montrerai... Ah! Ce que j'en ai
assez des tombeaux étrusques, des inscriptions grecques et de ce travail
de cuistre auquel je n'ai consenti que pour avoir un gagne-pain... Mais,
aussitôt docteur, je demande un congé et je débute. J'ai dans la tête
une série d'articles... J'en ai envoyé déjà quelques-uns à plusieurs
journaux, signés d'un pseudonyme... Ils n'ont pas paru... Je sais, ce
sont des envieux qui les lisent...»

--«Il faut excuser les malheureux directeurs de n'avoir pas le temps de
tout examiner eux-mêmes,» lui dis-je. «Ils ont des engagements pris, et
puis il faut bien admettre les situations acquises, les talents
connus...»

--«Parlons-en,» fit-il en riant avec un rire amer, où j'achevai de
reconnaître la colère sourde de l'écrivain inédit, déjà empoisonné par
l'envie, avant même de s'être mesuré à ses rivaux; et il commença de me
prendre un par un les écrivains les plus en renom de l'heure actuelle.
Celui-ci n'était qu'un anecdotier sans pensée; celui-là qu'un imagier
d'Épinal pour ouvriers; cet autre un Paul de Kock modernisé; ce
quatrième un intrigant de salon, habile à sucrer Stendhal et Balzac pour
l'estomac affadi des femmes du monde... A tous il accolait de ces basses
anecdotes comme il s'en colporte par milliers à Paris, dans ce petit
monde enfantinement cruel des débutants littéraires. Je le laissais
aller avec une profonde tristesse; non que j'attache une importance
extrême à ces sévérités des nouveaux venus pour leurs aînés, dont je
suis déjà. Elles ont existé de tout temps et elles ont leur valeur
bienfaisante: c'est le sarcasme de Méphistophélès qui contraint Faust à
travailler. Mais je devinais sous cette espèce de dureté par laquelle il
s'imaginait peut-être me plaire, en critiquant mes confrères,--le pauvre
enfant!--une souffrance réelle. J'y retrouvais surtout cette excessive
fureur d'orgueil prématuré propre à notre âge,--j'entends dans le monde
de ceux qui pensent. Car autrefois la dureté des ambitions était
pareille, seulement elle sévissait moins chez les lettrés. Aujourd'hui
que l'universel nivellement donne à l'artiste connu une situation plus
brillante, au moins en apparence, les lettres apparaissent à beaucoup
comme une chance de fortune rapide. Ils les abordent donc, comme
d'autres entrent à la Bourse, exactement pour les mêmes motifs. Il y a
pourtant une différence. Le «féroce» de la coulisse ou de la remise se
sait un homme d'argent. Le «féroce» de lettres prend volontiers sa
fièvre de parvenir pour une fièvre d'apostolat. Cela fait, vers quarante
ans, si le succès n'est pas venu, des âmes terribles où les passions les
plus douloureuses et les plus viles saignent à la fois. On l'a trop vu
parmi certains écrivains de la Commune. Tout en écoutant discourir ce
jeune homme, je sentais percer en lui le réfractaire enragé pauvre; mais
c'était un réfractaire à la date du jour et de l'heure. Il s'était gardé
à carreau, par un fond de prudence bourgeoise et aussi par un goût de la
haute culture qui eût dû le sauver, qui le sauverait peut-être.
N'avait-il pas eu assez d'intelligence et de patience pour acquérir,
malgré sa fièvre d'artiste cupide, une science, un métier? Et cela me
donnait l'idée qu'une lutte devait s'être livrée, se livrer encore en
lui.

--«Vous êtes bien sévère pour vos aînés,» lui dis-je pour l'arrêter dans
sa nomenclature de calomnies parisiennes. Je les connais toutes. Elles
sont si monotonement misérables et fausses!

--«Vous verrez quand j'écrirai!» fit-il avec une fatuité à la fois naïve
et scélérate; «hé! hé! il faut traiter nos devanciers comme on traite
les vieillards en Océanie. On les fait monter sur un arbre que l'on
secoue. Tant qu'ils ont la force de se tenir, tout va bien. S'ils
tombent, on les assomme et on les mange...»

Je ne relevai pas la jeune sauvagerie de ce paradoxe. Philippe Dubois me
«faisait poser,» pour employer un mot très expressif d'un argot un peu
démodé. Je ripostai en l'interrogeant sur ses travaux d'archéologie, ce
qui le mit visiblement d'assez mauvaise humeur; puis je lui donnai
nettement le conseil, sitôt rentré en France, de ne pas commencer par le
journalisme et d'accepter une place en province, où il fût utile et d'où
il débutât par quelque grand livre. Hélas! on m'a donné, à moi aussi,
des conseils pareils, quand j'avais son âge, et je ne les ai pas suivis.
Ce qui prouve que cette loterie de misère et de gloire qu'on appelle la
profession d'homme de lettres tentera toujours de même certaines âmes de
jeunes gens. Faut-il l'avouer? Je trouvai une certaine ironie, presque
une hypocrisie, dans ce rôle de moraliste que je jouais auprès de lui.
Cela me donna quelque remords, et puis, comme le fonds de mécontentement
intérieur sur lequel il paraissait vivre m'apitoyait, malgré tout, je
finis par lui proposer cette excursion au couvent. Elle devait amener ce
drame rapide à l'explication duquel ces trop longs préparatifs étaient
pourtant nécessaires. Il ne s'agissait pour Philippe que de reculer son
voyage de deux jours; il accepta, et nous partions comme une heure
sonnait, suivant la promesse de l'ex-Mille dont je ne puis m'empêcher de
citer encore un mot délicieux. Comme nous attendions le cocher, il
saisit cette occasion de me communiquer ses idées sur le Parlement
français actuel: «Ils ont perdu les traditions des révolutionnaires,» me
dit-il, et, après un discours terroriste que je ne transcris pas, il
conclut, avec la plus comique mélancolie: «Enfin, je les crois même
capitalistes!...»

                   *       *       *       *       *

Grâce à cette phrase, dont Philippe se divertit autant que moi, nous
partîmes _in high spirits_, comme eût dit miss Mary Dobson, moi très
disposé, et lui de même, à jouir de la route. Celle qui conduit de Pise
à Monte-Chiaro court d'abord parmi le plus gracieux paysage de vignes
entrelacées à des mûriers. Des roseaux gigantesques frémissent au vent,
des villas entourées de cyprès montrent des lions de marbre sur les
colonnes de leur entrée, et toujours au fond se creusent les gorges de
cette montagne dont parle Dante, et qui empêche les Pisans de voir
Lucques:

    _Cacciando 'l lupo e i lupicini al monte,
    Per che i Pisan veder Lucca non ponno[1]._

  [1] _Inf._, c. XXXIII, v. 29-30.

--«Voilà ce qui nous manque en France,» dis-je à mon compagnon après lui
avoir cité ces deux vers. «Un poète qui ait attaché une légende de
gloire aux moindres coins de la terre natale.»

--«Vous trouvez?» répliqua-t-il; «moi, ce côté guide Joanne m'a toujours
dégoûté de la _Divine Comédie_.»

Sur cette réponse et voyant que sa gaieté de tout à l'heure était déjà
passée, je commençai à regretter de l'avoir emmené. Je prévoyais que
s'il se mettait à jouer du paradoxe, il ne désarmerait pas, et un jeune
homme de cette sorte, une fois engoncé dans une attitude de vanité, s'y
raidit de plus en plus, dût-il se faire très mal à lui-même. Je tombai
donc dans le silence et je m'efforçai de m'absorber davantage dans la
nature qui déjà s'ensauvageait. La légère voiture allait au pas
maintenant. Nous nous engagions dans une contrée presque sans
végétation. Des mamelons nus se dressaient de toutes parts, énormes
boursouflures d'argile grise, ravinées par les pluies. Plus de
ruisseaux, plus de vignes, plus d'oliviers, plus de villas: mais une
véritable approche de désert. Le cocher était descendu de son siège.
C'était un petit homme à la face carrée et fine qui interpellait sa
jument grise du nom de Zara, et il transformait, comme tous les Toscans,
le _c_ dur du commencement des mots en _h_ aspirée: _Huesta havalla_,
disait-il en parlant de sa bête au lieu de _questa cavalla_, «cette
jument.»

--«Je l'ai achetée à Livourne, cher monsieur,» me racontait-il, «elle
m'a coûté deux cents francs parce qu'on la croyait boiteuse... Vous
voyez si elle boite.--Hé! Zara, courage!--Elle me suit, cher monsieur,
comme un chien. Aussi je l'aime, je l'aime!... Ma femme en est jalouse,
mais je lui réponds: «La Zara me gagne mon pain, et toi, tu me le
manges...» Tenez, cher monsieur, regardez ces rochers, c'est là que
Laurent de Médicis faillit être assassiné après le massacre des
Pazzi...»

--«Est-ce assez curieux,» dis-je à mon compagnon, «cet homme qui n'est
qu'un cocher de louage, et, dans la même phrase, il nous parle de sa
jument Zara et de Laurent de Médicis?... Ah! ces Italiens!... Comme ils
savent l'histoire de leur cher pays et comme ils en sont fiers!...»

--«Oui, je sais,» dit Philippe en haussant les épaules, «il y a un mot
d'Alfieri sur eux: «La plante humaine naît plus verte ici
qu'ailleurs...» La vérité, c'est qu'ils apprennent dès leur bas âge à
exploiter l'étranger... On les dresse à la chasse au pourboire. Ça n'a
pas fini de téter que c'est déjà _cicerone_... Ah! j'en écrirai un roman
sur l'Italie moderne et sa colossale mystification!... J'ai toutes mes
notes... Je montrerai ce que c'est que ce peuple...»

Et il s'engagea dans une violente diatribe contre la douce contrée où
résonne le _si_ et que je continuerai, pour ma part, à voir toujours
comme elle m'est apparue en 1874 pour la première fois, la patrie unique
de la Beauté! Cette sortie me rappela davantage encore les conversations
que j'entendais dans mes années de début, quand je fréquentais les
cénacles des poètes et des romanciers à venir. Presque tous employés de
ministère et cruellement enragés de leur vie médiocre, ils dépensaient
des heures à s'injecter l'âme de fiel, inondant de leur mépris choses et
gens, avec une espèce d'âcre éloquence qui, en ces temps-là, me faisait
douter de tout et de moi-même. J'ignorais alors, ce que j'ai trop
constaté à l'user, que cette éloquence est une forme de l'envie
impuissante et qui déjà se sait telle. Tout grand talent commence et
finit par l'amour et l'enthousiasme. Les dégoûtés précoces sont des
malheureux qui perçoivent d'avance leur stérilité future et ils s'en
vengent déjà. Mon Dieu! Comme j'aurais voulu que ce garçon me parlât,
fût-ce avec une exaltation un peu ridicule, de cette Florence où il
avait travaillé, où il avait été aimé, qu'il me parlât de cet amour
surtout!... Il avait si bien l'air de l'oublier, et au lieu de cela, il
s'engageait, à propos de son livre sur l'Italie, dans des questions
nouvelles sur le salaire des principaux auteurs.

--«Est-il vrai que Jacques Molan ait un franc cinquante par volume? on
m'a dit que Vincy est payé deux francs la ligne... Ah! le misérable!...»
Ce que je discernais maintenant derrière cette critique aiguë et cette
dureté excessive de désillusion, c'était le furieux désir de l'argent,
et, par une inconséquence pourtant explicable, je lui pardonnais ce
sentiment-là plus que son ironie. Elle pèse si dure, la main de fer de
la nécessité, sur une tête dans laquelle fermentent toutes les énergies
de la jeunesse et qui voit dans un peu d'or l'affranchissement de sa
personne intime!

--«Et dire,» conclut-il avec une amertume infinie, «que mon père ne me
donnera seulement pas les trois premiers mille francs qu'il me faudrait
pour passer six mois à Paris avant de débuter. Oui, cela me suffirait
pour connaître mon terrain et livrer la première bataille. Trois mille
francs! ce que rapportent à un médiocre comme *** (ici nouveau nom d'un
auteur en vogue) cinquante pages de copie!»

J'ai négligé de dire que dans l'entre-temps il m'avait esquissé de son
père et de sa mère un portrait peu flatté. Comment expliquer qu'avec
tout cela il continuât de m'intéresser? Il m'énonçait précisément les
idées que je déteste. Il me montrait les sentiments qui me paraissent
les plus opposés à ceux qu'un artiste jeune doit éprouver. Mais je le
sentais souffrir et je comptais sur le retour, une fois son premier
effet produit, pour reprendre mes sages conseils et rectifier, s'il
était possible, deux ou trois de ses absurdes points de vue; d'autant
que sa manière de s'exprimer et ses références achevaient de révéler une
véritable culture et une intelligence plus que fine,--forte et
originale. Cependant l'horizon était devenu plus farouche encore. Nous
avions laissé derrière nous, très au loin, l'immense plaine où repose
Pise. Le dôme et la tour penchée reparaissaient par moments, entre deux
pics, comme sculptés sur une carte en relief. Livourne alors se
profilait là-bas et la mer toute bleue, tandis qu'autour de nous
s'ouvraient en abîmes ces grands trous creusés dans cette terre friable
et que l'on appelle dans le pays des _balze_. Des cimes surplombaient,
nues et menaçantes. Les boeufs qui paissaient, plus rares maintenant,
n'étaient plus ces belles bêtes blanches de la Maremme, aux longues
cornes. Leurs cornes, à ceux-là, étaient courtes et retournées, leur
robe, grisâtre comme le sol. Pour la première fois depuis notre départ,
Philippe Dubois dit quelques mots qui révélaient un abandon à la
sensation présente:

--«Ne trouvez-vous pas que c'est un paysage couleur de bure et vraiment
fait pour y construire un cloître?»

Presque au même instant le cocher, dressé sur son siège, m'interpellait
pour me crier:

--«Monsieur, voici Monte-Chiaro.»

Et du bout de son fouet tendu il nous montrait dans un détour de la
montagne une vallée plus ravinée encore que les autres, au milieu de
laquelle se dressait sur un monticule planté de cyprès une longue
bâtisse construite en brique rouge. Par ce jour tout bleu, cette couleur
des murs contrastait d'une manière si vive avec le noir des feuillages
qu'elle justifiait aussitôt ce surnom de Monte-Chiaro. Je n'ai vu qu'au
mont Olivet, près de Sienne, un sanctuaire de retraite aussi
farouchement placé loin de toute approche de vie humaine. D'après les
renseignements du garibaldien de Pise, qui complétaient ceux des
Anglaises, je savais que l'abbé avait accepté, dans ses plus humbles
détails, la charge d'héberger les hôtes venus pour visiter le couvent,
sécularisé depuis 1867.

--«Quelle cuisine va-t-on nous faire dans cette thébaïde?» dis-je à mon
compagnon, à qui j'avais expliqué les conditions d'après lesquelles nous
allions passer cette soirée et le lendemain.

--«Puisqu'il y a un tarif de cinq francs par jour,» répondit-il, «ce
prêtre ne serait pas de ce pays s'il n'en mettait pas trois dans sa
poche.»

--«Enfin, un beau Benozzo Gozzoli vaut bien un mauvais dîner,»
répliquai-je en riant.

                   *       *       *       *       *

Une demi-heure après avoir ainsi aperçu du haut de la route cet ancien
asile de bénédictins, autrefois célèbre dans toute la Toscane et
aujourd'hui si tristement solitaire, la blanche jument Zara commençait à
gravir la colline plantée de cyprès. Nous étions descendus pour mieux
regarder les petites chapelles construites de cinquante pas en cinquante
pas, au bord de l'allée, saisis, mon compagnon comme moi, et quoiqu'il
en eût, par la majesté mélancolique de cette approche de cloître. Je
revoyais en pensée les innombrables frocs de laine blanche qui avaient
défilé dans ces sombres avenues, les bénédictins du Monte-Chiaro
s'étant, comme ceux du Monte-Oliveto, voués à la Vierge.--Mon Anglaise
m'avait renseigné encore sur ce petit point de costume.--Je songeais aux
âmes simples pour lesquelles ce farouche horizon avait marqué le terme
du monde, aux âmes lasses et qui s'y étaient reposées, aux âmes
violentes, et rongées, ici comme ailleurs, par l'envie, par l'ambition,
par tous ces appétits d'orgueil que l'apôtre range avec tant de justesse
entre les oeuvres de chair. Mon absorption dans cette rêverie se fit si
profonde que je fus comme réveillé en sursaut, lorsque le cocher, qui
marchait à cette dernière montée en tenant sa Zara par la bride pour
l'aider et qui causait avec elle pour l'encourager, m'interpella tout
d'un coup:

--«Cher monsieur, voici le Père abbé qui vient au-devant de nous. Il
aura entendu la voiture.»

--«Mais c'est feu Hyacinthe du Palais-Royal!» s'écria Philippe; et
c'était vrai qu'ainsi aperçu sur le seuil du couvent et à l'extrémité de
l'allée, le pauvre moine se présentait sous un aspect bien minable. Il
portait une soutane délabrée, dont la nuance, primitivement noire,
tournait au verdâtre. J'ai su depuis par lui-même qu'il avait été
reconnu par l'État comme administrateur du couvent confisqué à la
condition de renoncer au beau costume blanc de son ordre. Son grand long
corps, que l'âge voûtait un peu, s'appuyait sur un bâton, et son chapeau
montrait la corde. Son visage, en ce moment tendu vers les nouveaux
venus, et tout glabre, ressemblait vaguement en effet à celui d'un
acteur comique, et un nez infini s'y développait, un vrai nez de priseur
de tabac, rendu encore plus long par la maigreur des joues et par le pli
de la bouche où manquaient les dents de devant. Mais le regard du
vieillard corrigeait aussitôt cette première impression. Quoique ses
yeux ne fussent pas grands et que la couleur d'un vert brouillé en fût
indécise, une flamme y brûlait qui eût arrêté toute plaisanterie chez
mon jeune compatriote, s'il avait eu la moindre expérience de ce que
vaut une physionomie humaine. Sa phrase impertinente de mauvais plaisant
me choqua d'autant plus qu'il l'avait prononcée à voix très claire dans
le grand silence de cette fin d'après-midi d'automne. Mais dom Gabriele
Griffi savait-il le français, et, le sût-il, que lui représentait le nom
du pauvre comédien qui jouait si drôlement Marasquin dans le _Mari de la
débutante_? Dans un éclair, à cause de cette maudite plaisanterie, les
scènes de cette pièce délicieuse s'évoquèrent devant moi,--quel
contraste!--et les quatre petites filles qui disaient si gaiement sous
le nez désespéré du même Hyacinthe en levant leur joli pied en l'air
toutes à la fois: «... Sa femme l'a quitté... pour aller faire la
noce... et allez donc...» Et cependant l'ermite dont nous allions
devenir les hôtes nous disait, lui, dans un italien excessivement
élégant et pur:

--«Vous venez visiter le couvent, messieurs; mais pourquoi ne pas
m'avoir prévenu par un mot? Tu n'as donc pas averti ces messieurs,
Pasquale, qu'il faut m'écrire à l'avance?...» ajouta-t-il en s'adressant
au cocher.

--«Mais j'ai cru que ces messieurs l'avaient fait, Père abbé, quand le
secrétaire de leur hôtel me les a confiés pour les conduire ici.»

--«Enfin, ils mangeront ce qu'il y aura;» et, s'adressant à nous avec un
bon sourire et montrant le ciel: «Quand les choses vont mal, il faut
fermer les yeux et se recommander là-haut...»

Je balbutiai, moi, dans un italien médiocrement correct, une excuse que
le Père coupa d'un geste:

--«Venez d'abord voir vos chambres. Pour vous consoler du repas que vous
serez obligés de manger, je vais vous faire abbés généraux.»

Il riait de nouveau en hasardant cette innocente plaisanterie que, sur
le moment, je ne saisis pas bien. J'étais d'ailleurs pris trop
complètement par le spectacle singulier qu'offrait, aux clartés du
soleil baissé, ce vaste édifice tout rouge, et dont je pouvais mesurer
la grandeur en même temps que j'en constatais la solitude. Monte-Chiaro
a été bâti en plusieurs époques, depuis le jour où le chef de la famille
della Gherardesca, l'oncle même du tragique Ugolin, se retira dans cette
vallée perdue, pour y faire pénitence, avec neuf compagnons, en 1259. Au
dernier siècle, plus de trois cents moines y logeaient à l'aise, et
l'abbaye se suffisait à elle seule avec son four à pain, son vivier, ses
pressoirs, ses écuries. Mais les innombrables fenêtres de cette grande
ferme pieuse étaient maintenant toutes closes, et la couleur blanchâtre
de leurs volets, jadis peints en vert, attestait l'abandon, comme
l'herbe poussée sur la terrasse devant l'église, comme le voile de
poussière tendu sur les murs des corridors dans lesquels nous nous
engageâmes à la suite de dom Griffi. Les moindres détails de
l'ornementation disaient l'ancienne puissance de l'abbaye, depuis le
vaste lavabo de marbre à têtes de lions, placé à l'entrée du réfectoire,
jusqu'à l'architecture des trois cloîtres successifs et tous les trois
décorés de fresques. Mais ce premier coup d'oeil suffisait pour
reconnaître dans ces peintures le goût pédant du XVIIe siècle italien,
et peut-être ce coloriage académique recouvrait-il quelque autre
chef-d'oeuvre spontané d'un Gozzoli ou d'un Orcagna. Nous gravîmes les
marches d'un escalier le long duquel pendaient des toiles noircies par
le temps, entre autres un charmant chevalier de Timoteo della Vite, le
vrai maître de Raphaël, échoué là, par quelle aventure? Puis nous
enfilâmes un nouveau corridor, au premier étage, cette fois, troué de
portes de cellules, avec les inscriptions: _Visitator primus_,
_Visitator secundus_, et ainsi de suite, pour nous arrêter devant une
dernière en haut de laquelle se voyaient une mitre et une crosse. Le
Père, qui n'avait pas prononcé un mot depuis le seuil, sinon pour nous
indiquer le Timoteo, nous dit en français, cette fois, avec un léger
italianisme et très peu d'accent:

--«C'est ici un des _quartiers_ que je donne aux hôtes;» et, nous
introduisant: «Voici les pièces que tous les supérieurs ont occupées
pendant cinq cents ans.»

Je regardai du coin de l'oeil le sieur Philippe, qui avait pris une
physionomie assez penaude en constatant chez notre guide une
connaissance aussi complète de notre langue. Il s'était de nouveau
permis, le long des corridors, deux ou trois plaisanteries d'un goût
très douteux. L'abbé les avait-il remarquées et tenait-il à nous
prévenir qu'il comprenait nos moindres paroles? Ou bien voulait-il, par
une simple attention d'hospitalité, nous éviter l'effort de chercher nos
mots? Il me fut impossible de le deviner aux grands traits immobiles de
son visage. Il paraissait tout entier absorbé par les souvenirs que
l'aspect de cette vaste pièce voûtée éveillait en lui. Quelques chaises
modernes, une table carrée et un canapé la meublaient pauvrement. Une
porte entr'ouverte à l'un des angles laissait voir un autel avec des
toiles enfumées, sans doute celui où le supérieur disait ses prières.
Une autre porte, en face, et grande ouverte, montrait deux autres
chambres en enfilade, chacune avec un lit de fer, des chaises aussi et
des cuvettes posées à même sur de chétives commodes. Le carreau n'était
même pas passé au rouge. Des fentes lézardaient le bois de ces portes et
celui des fenêtres. Mais un paysage se découvrait, véritablement
sublime. C'était, sur une hauteur, en face, un hameau aux maisons
serrées, et de ce hameau jusqu'au monastère une végétation descendait,
merveilleuse, non plus de mornes cyprès, mais de chênes dont le
feuillage vert s'empourprait par places. D'autres traces de culture se
découvraient dans le bas de ce vallon, placé au midi, où des oliviers
alternaient avec les chênes. Là, évidemment, avait porté tout l'effort
des moines exilés dans cette thébaïde. Au delà de cette oasis, la
solitude recommençait, plus sévère encore, et dominée par le pic le plus
élevé de ces montagnes pisanes, par cette Verruca où s'écroule un
château ruiné, repaire de quelque seigneur contre lequel avait dû être
construit le bastion carré qui défendait le couvent de ce côté-là. Ce
petit fortin carré profilait aussi derrière cette fenêtre le renflement
de son crénelage en pierre rousse, détaché sur le bleu du ciel semé de
nuages roses. Mon compagnon ne songeait plus à plaisanter, frappé, comme
moi, au plus vif de sa nature artiste, par la sévérité gracieuse de cet
horizon qu'avaient dû regarder, dans des heures pareilles, les yeux
aujourd'hui fermés de tant de moines; les uns occupés uniquement de
l'autre monde,--et ceux-là entrevoyaient, dans des ciels rosés de ce
doux rose, les mirages de roses paradis, au lieu que d'autres, des
ambitieux et des dominateurs, rêvaient, à cette place et dans ce
silence, le chapeau de cardinal, la tiare peut-être.

    _Puis le vaste et profond silence de la mort..._

Ce vers des _Contemplations_ me revint à la mémoire comme à chaque
rencontre avec le passé, quand je subis cette sensation presque
douloureuse que donne un contact trop immédiat avec ce qui fut et qui ne
sera plus jamais. Cela dura une minute à peine, mais, pendant cette
minute, la vie ancienne du monastère s'évoqua, pour moi, tout entière,
incarnée dans les songes humbles ou superbes de ceux qui en avaient été
les princes, et qui maintenant avaient pour successeur unique le vieil
abbé, à la soutane usée, aux souliers non cirés, qui, rompant le premier
le silence, nous disait:

--«N'est-ce pas que cette vue est admirable? Il y a quarante ans que
j'habite le couvent, sans en sortir, et je ne m'en suis pas lassé...»

--«Quarante ans!» m'écriai-je presque malgré moi. «Et sans en sortir!...
Mais vous avez fait quelques voyages?»

--«C'est vrai, deux en tout,» répondit-il, «chacun de six jours... Je
suis retourné à Milan, dans mon pays, à la mort de ma soeur qui m'a
demandé pour lui porter les sacrements. Pauvre sainte âme d'ange! et je
suis allé à Rome pour la remise du chapeau à mon vieux maître, le
cardinal Peloro... Oui,» continua-t-il, en fixant dans l'espace un point
imaginaire, «je suis arrivé ici en 1845. Comme Monte-Chiaro était beau
alors, et quelles messes chantées! Avoir vu ce couvent comme je l'ai vu
et le voir comme je le vois, c'est retrouver un corps sans âme là où on
avait connu la jeunesse et la vie... Mais patience, patience!

    _Multa renascentur quæ jam cecidere, cadentque
    Quæ nunc sunt in honore..._

«Allons, messieurs, je vous quitte pour aller commander votre dîner...
Luigi vous apporte vos valises. Avec lui, vous savez, patience,
patience... Il faut fermer les yeux et se recommander à Dieu!...»

                   *       *       *       *       *

Dom Gabriele Griffi sortit sur ce conseil et cette citation. Il n'eut
pas plutôt passé le seuil de la porte que Philippe se laissa tomber sur
un des fauteuils, en riant de son éternel mauvais rire:

--«Ma foi,» dit-il, «ce grotesque-là valait le voyage...»

--«Je ne sais pas où vous voyez du grotesque dans ce que vous a dit ce
prêtre,» lui répondis-je; «il vous a raconté fort simplement l'histoire
de son couvent qui ne peut pas ne pas être une grande douleur pour lui,
et il la supporte avec l'espérance d'un vrai croyant. J'ai près de
quinze ans de plus que vous, j'ai couru le monde comme vous le courrez
sans doute, à la poursuite de bien des chimères, et je sais, hélas!
qu'il n'y a rien de plus sage et de plus beau ici-bas qu'un homme qui
travaille à la même oeuvre, avec le même Idéal, dans un même coin de
terre...»

--«_Amen_,» conclut mon jeune compagnon en riant davantage. «Que
voulez-vous? Ses belles messes chantées, son maître le cardinal, l'âme
d'ange de sa soeur, et, brochant sur le tout, ces citations d'Horace et
ces fonctions de maître d'hôtel!... Car enfin nous la payons bien, son
hospitalité, et ça vaut bien une lire à la nuit, ce taudis-là,»
continua-t-il en me prenant la main pour m'entraîner dans la première
des deux chambres à coucher. «Mais,» conclut-il avec ironie, «puisque
cela vous déplaît, cher maître...»

L'étrange garçon! Je ne puis mieux comparer la sensation qu'il me
causait qu'à celle d'un volet qui grince à tous les vents. A chaque
nouvelle impression de la vie, il semblait que ses nerfs rendissent un
son faux. Mais ce qu'il y avait de déconcertant et que je ne crois pas
avoir assez vanté chez lui, c'était la flamme d'intelligence qui courait
à travers ses boutades d'un enfant de méchante humeur et peu élevé. J'ai
négligé de dire que le long de la route il m'avait étonné par deux ou
trois remarques sur la composition géologique du pays que nous
parcourions, et, s'étant avancé sur un balcon qui desservait nos deux
chambres, voici qu'il commença, devant le petit fortin qui défendait
l'abbaye, à me parler de l'architecture florentine comme quelqu'un qui a
bien lu et bien regardé,--ces deux actions trop rares!--Ces
connaissances, si étrangères à celles qui révélaient ses diplômes,
achevaient de me prouver une étonnante souplesse d'intelligence, à moi
qui avais déjà constaté son énorme érudition de la haute et basse
littérature contemporaine. Mais cette intelligence paraissait lui
appartenir comme un bijou, ou mieux comme une machine. Elle était
extérieure à lui. Elle n'était pas lui. Il la possédait et elle ne le
possédait pas. Elle ne lui servait ni à croire ni à aimer.
Involontairement je le comparai à ce dom Gabriele Griffi qu'il venait de
railler. Certes, ce pauvre moine ne semblait guère briller par la
subtilité intellectuelle, mais je l'avais aussitôt senti si vrai, si
sincèrement dévoué à sa mission, à cette surveillance de son cher
couvent jusqu'au retour espéré de ses frères. Des deux, quel était le
jeune homme, quel était le vieillard, si la jeunesse consiste à
embrasser son Idéal d'une forte, d'une invincible étreinte? Mais tout
consumé d'ironie et de nihilisme précoce, mon jeune compagnon était du
moins de son propre avis. S'il formait une antithèse avec le pauvre
prêtre préposé à la garde du monastère vide, c'était une antithèse
franche, l'opposition de cette moitié de siècle à l'esprit simple et
pieux des temps anciens. N'étais-je pas plus malheureux encore, moi qui
aurai passé ma vie à comprendre également l'attrait criminel de la
négation et la splendeur de la foi profonde, sans jamais m'arrêter ni à
l'un ni à l'autre de ces deux pôles de l'âme humaine?

Ces réflexions s'imposèrent à moi davantage lorsque je me trouvai assis,
vers les sept heures, au repas que l'abbé avait fait préparer pour nous,
dans une grande salle qui servait autrefois, nous dit-il, de réfectoire
aux novices. Une lampe de cuivre à quatre becs et d'ancienne forme, avec
son accessoire de mouchettes, d'aiguilles et d'éteignoirs pendus à des
chaînettes du même métal, éclairait d'un jour un peu fumeux le coin
d'une énorme table, garnie de carafes aux armes du couvent. Chacun de
nous en avait deux à côté de lui, une remplie de vin et l'autre d'eau.
C'étaient les bouteilles qui mesuraient aux moines la parcimonieuse
quantité de liquide accordée à leur soif. Un plat de figues fraîches et
un plat de raisins étaient là pour notre dessert. Des assiettes déjà
remplies de potage nous attendaient, et du fromage de chèvre dans une
assiette. Du jambon cru dans une autre, du pain rassis dans une
troisième et des châtaignes bouillies complétaient ce menu, dont la
frugalité provoqua chez le vieux moine une citation latine du même ordre
que la précédente. Il avait dit le _Benedicite_ en s'asseyant avec nous.

    «_Castaneæ molles et pressi copia lactis_,»

fit-il en nous montrant les assiettes auxquelles s'appliquait le vers de
Virgile.

--«Je l'attendais,» me chuchota Philippe, qui, de son plus grand
sérieux, commença de discuter avec notre hôte sur la nourriture des
anciens. J'appréhendais, non sans raison, que cette amabilité apparente
ne servît d'acheminement à quelque mystification.

--«Mais quand vous n'avez pas d'hôtes de passage, vous mangez seul ici,
mon Père?» demandait-il.

--«Non,» dit l'abbé, «il y a encore deux autres frères dans le couvent.
On nous avait laissés sept. Quatre sont morts de chagrin tout de suite
après la suppression. Nous avons tous été malades les uns et les autres,
et nous nous soignions entre nous comme nous pouvions... Mais Dieu n'a
pas voulu que nous disparaissions tous...»

--«Et quand vous et les deux frères ne serez plus là?» insista Philippe.

--«_Con gallo e senza gallo, Dio fa giorno_,» dit en italien le prêtre
sur le front duquel passa un nuage aussitôt dissipé; cette question le
touchait cruellement à la place la plus sensible de son être: «Avec ou
sans coq, Dieu fait le jour,» traduisit-il.

--«Mais à quoi occupez-vous votre temps, mon Père?» repris-je à mon
tour, en proie à la curiosité la plus vive devant l'évidence d'une foi
si profonde, que je m'imaginais être en présence d'un homme du
moyen-âge.

--«Ah! je n'ai le loisir de rien,» fit dom Griffi. «J'ai pris à ferme,
tel que vous me voyez, le couvent et toutes les terres autour. J'emploie
quinze familles de paysans à les cultiver. Depuis le matin, c'est un
défilé chez moi, dans ma cellule, qui ne me laisse pas une heure; et
c'est des comptes à régler, c'est des confessions à recevoir, c'est un
remède qu'ils viennent me demander... Je suis un peu médecin, un peu
pharmacien, un peu juge, un peu instituteur.--Oui, c'est encore des
enfants à qui je donne des leçons. Ainsi Luigi est un de mes élèves. Il
ne me fait pas honneur, mais c'est un bon garçon...--Et cicerone, et
c'est des étrangers à qui montrer le couvent. Oh! pas beaucoup...»

--«J'ai rencontré justement à Pise deux demoiselles anglaises, miss
Dobson et miss Roberts, qui venaient de Monte-Chiaro,» lui dis-je.

--«Hé!» fit-il en riant, «ce sont mes deux rougets. Je les appelle comme
cela, à cause de leurs cheveux rouges... Ce sont des protestantes, mais
de bonnes âmes tout de même. _Lascia fare a Dio ch'è santo vecchio[2]._
Elles vont à Rome. Je leur ai dit: Saint Pierre est un pêcheur,
puisse-t-il prendre mes deux rougets dans son filet... L'Angleterre se
rapproche de Dieu, chaque jour, depuis le Puséisme,» continua-t-il en se
frottant les mains. «Vous verrez peut-être ce beau spectacle, vous qui
êtes jeunes: tous les chrétiens sous un même père. Ensuite viendra
l'Antéchrist, ensuite le Jugement dernier, et puis ce sera la grande
paix...»

  [2] Laissez faire Dieu, c'est le plus vieux des saints.

Ses yeux brillaient d'un feu de vision tandis qu'il prononçait ces mots.
Un des croyants de l'An mil n'était pas plus fervent. Nous nous
regardâmes, Philippe et moi. Je vis dans son regard à lui une malice, et
je l'écoutai, avec stupeur, répondre:

--«Chez nous aussi, mon Père, le catholicisme fait beaucoup de progrès.
Nous avons eu quelques bien édifiants exemples de sainteté. Notamment,
un écrivain, M. Baudelaire, et quelques-uns de ses disciples. Ils sont
si humbles qu'ils s'appellent eux-mêmes décadents. Ils écrivent des
hymnes qu'ils récitent en commun. Ils ont des journaux qui prêchent la
bonne parole. Et rien n'est plus édifiant qu'une pareille foi dans un
âge si jeune...»

--«Voilà ce que je ne savais pas,» répondit le Père. «Décadents,
avez-vous dit?»

--«Oui,» continua Philippe, «qui descendent, qui cherchent ceux d'en
bas...»

--«Je comprends,» fit le Père, «ils se repentent, ils ont raison. Nous
avons un proverbe en Italie: _Non bisogna aver paura che de' suoi
peccati._ Il ne faut avoir peur que de ses péchés.»

--«Cher Père,» dis-je pour couper court à l'absurde plaisanterie de mon
jeune compagnon et comme notre sobre souper s'achevait, «ne verrons-nous
pas dès ce soir les fresques de Gozzoli dont ces demoiselles anglaises
m'ont parlé?»

--«Vous ne les jugerez peut-être pas très bien à la lumière,» fit dom
Griffi; puis, le plaisir de montrer sa découverte l'emportant: «Mais
vous les reverrez encore demain. Ah! Quand les moines reviendront, comme
ils seront heureux de ces belles peintures! J'espère avoir le temps de
les nettoyer entièrement cet hiver. Luigi, va chercher le bâton avec la
cire, tiens, à la chapelle, avec cette clef;» et il tira de sa poche un
trousseau d'énormes clefs. «Il faut beaucoup fermer de portes ici,»
dit-il, «avec ces paysans qui vont et qui viennent à toute heure. C'est
de braves gens, mais il ne faut pas tenter le pauvre.»

Luigi revint bientôt, apportant une espèce de rat-de-cave attaché à
l'extrémité d'un bâton qui servait visiblement à allumer les cierges. Le
moine se leva et redit le _Benedicite_, puis, avec une gaieté d'enfant,
il prit la lampe par l'anneau d'en haut. «Je marche devant vous,»
reprit-il en riant, «et, comme nous allons entrer dans un vrai
labyrinthe, vous pouvez dire avec Dante:

    _Per la impacciata via, retro al mio duca[3]..._»

  [3] Par la voie embarrassée derrière mon guide. (_Purg._ Ch. XXI, v.
    5.)

--«Encore le Dante!» me soufflait Philippe à l'oreille; «ces animaux-là
ne peuvent rien faire, pas même manger un morceau de gorgonzola, de leur
infâme fromage vert, sans qu'il leur vienne un vers de leur grand niais
de Florentin qui s'appelait Durante, c'est-à-dire Durand. Saviez-vous
cela? C'est Vallès qui a trouvé cette bonne plaisanterie. La Divine
Comédie signée Durand!... J'ai envie de servir cette fumisterie à notre
hôte.»

--«Vous tombez mal,» repris-je, «je vous ai déjà dit mon admiration pour
ce grand poète.»

--«Je sais,» fit-il, «c'est votre côté idolâtre, dévotieux et
sacrificateur. Mais moi, voyez-vous, je suis d'une génération
d'iconoclastes, voilà toute la différence entre nos deux bateaux...»

Tandis que nous échangions ces propos à mi-voix, la soutane de notre
guide, fantastiquement éclairée par la lampe dont les flammes sans
protection tremblaient à l'air, s'enfonçait dans d'interminables
corridors. Nous montions un escalier. Nous en descendions un autre. Nous
contournions les arceaux d'un cloître. Parfois un oiseau de nuit
s'envolait à notre approche, ou bien un chat courait, silencieux et
effrayé. S'il eût fait un rien de clair de lune, c'eût été un extrême
atteint dans le romantisme, à en subir le cauchemar, que cette promenade
à travers cet énorme couvent. J'y évoquais en pensée les religieux des
autres siècles qui avaient passé là, aux heures des ténèbres, pour les
offices de nuit. Notre guide lui-même m'apparaissait à quarante ans en
arrière, suivant les mêmes corridors dans la file de ses frères, jeune,
fervent de croyance, épris de son ordre. Quels souvenirs devaient
s'agiter en lui, maintenant qu'il survivait presque seul dans le vaste
bâtiment abandonné? Hé bien, non! Non, il était gai dans ce désastre,
presque jovial, par la fermeté de sa foi. Quelle puissance dans ce
phénomène si mystérieux qui constitue la croyance absolue, entière,
inattaquable?... Mais déjà dom Griffi s'était arrêté à une porte. Il
cherchait de nouveau une clef dans le trousseau de geôlier qu'il tenait
de sa main libre. La vieille serrure cria sur ses gonds, et nous
entrâmes dans une haute pièce où la lumière tremblotante des quatre becs
de la lampe éclaira vaguement deux murs peints à fresque et un quatrième
qui, au premier regard, me parut encore tout blanc de chaux.

--«Mon enfant,» disait l'abbé à Luigi, «donne-moi le rat-de-cave, que je
l'allume. Tu ferais encore tomber de la cire sur ma soutane qui n'en a
pas besoin.»

Il avait en effet posé la lampe à terre, et soigneusement vérifié
l'attache du lumignon au bout de la gaule. Puis, ayant mis le feu à la
petite mèche, il commença de faire aller et venir cette flamme le long
du mur, et, comme par magie, les divers morceaux de la peinture du vieux
maître se remirent à vivre à cette clarté. Le vieux moine la promena,
cette petite flamme, sur un premier mur, et nous vîmes la plaie
saignante du Christ, la main de l'apôtre blessant encore cette blessure,
le douloureux regard du Sauveur, et sur le visage de saint Thomas un
mélange de remords et de curiosité; et des anges emportaient au ciel les
instruments de la Passion avec des larmes sur leurs fines joues. Nous
vîmes, sur un autre mur, détail par détail, les broderies d'or et la
tunique verte de Gondoforus; les pierreries précieuses débordaient des
vases offerts à l'apôtre, tandis que des paons déployaient leurs queues
ocellées sur des balcons, que des perroquets bariolés perchaient aux
branches des arbres et que des seigneurs chassaient, traînant des
guépards à la chaîne, dans des chemins de montagnes. Et la petite flamme
continuait d'errer, pareille à un feu follet. Quand elle avait passé, le
coin tiré de l'ombre vague y rentrait soudain. Juger l'ensemble de cette
oeuvre était impossible, mais, entrevue ainsi, elle avait un charme de
fantastique étrangement approprié au lieu et à l'heure, d'autant plus
que dom Griffi, en nous montrant ainsi ces deux fresques, obéissait
enfantinement au passionné plaisir qu'elles lui procuraient. Il
jouissait de les revoir, comme un avare qui manie les diamants de son
trésor. N'était-ce pas sa création, à lui, le précieux joyau dont il
avait enrichi son cher couvent? Et il parlait, mimant ses phrases avec
les rides de sa vieille face expressive:

--«Voyez le doigt de l'apôtre, comme il hésite, et le geste de
Notre-Seigneur, et sa bouche... On fait ainsi, voyez, quand on a très
mal et que le médecin vous touche... Et le paysage, dans le fond,
reconnaissez-vous la Verruca et la colline de Monte-Chiaro?... Tenez, à
droite, là, ce sont vos chambres, et ces anges, comme leurs yeux sont
devenus plus petits!... Ils pleurent, mais ils ne veulent pas pleurer,
comme cela, et leur nez se fronce un peu, comme ceci... Et le roi
noir?... Regardez ces boucles d'oreilles. Un de nos Pères, qui est mort
ici, après la suppression,--Dieu ait son âme!--avait fait quelques
fouilles dans le voisinage d'un de nos couvents près de Volterra. Il a
trouvé un tombeau étrusque et des boucles d'oreilles toutes semblables,
à côté d'une tête de squelette... Je les ai gardées, je vous les
montrerai... Et ceci?...» En ce moment il se retourna, et je vis qu'il
dirigeait la lumière vers un coin à droite, sur le mur que j'avais
d'abord jugé tout blanc. La flamme magique éclaira sur cette blancheur
une place, grande comme la moitié de la main. Le hasard avait voulu
qu'en commençant un essai de nettoyage, aussitôt interrompu, le vieux
moine eût découvert juste la moitié d'un visage de madone: la ligne du
menton, la bouche, le nez et les yeux. Ce sourire et ce regard de la
Vierge ainsi dévoilés, sur ce large mur passé à la chaux, saisissaient,
comme une apparition surnaturelle. La petite flamme vacillait un peu,
attachée comme elle était à un bâton tenu par des mains de vieillard, et
il semblait que les lèvres de la Madone remuaient, que ses joues
respiraient, que ses prunelles tremblaient. On eût dit qu'une femme
réelle était là, qui allait secouer ce linceul de plâtre et se révéler à
nous dans la libre grâce de sa jeunesse. Notre hôte se taisait
maintenant, mais sa physionomie, à lui, exprimait une piété d'admiration
si profonde que je compris pourquoi il ne se hâtait pas de débarrasser
du badigeon le reste de la fresque. Son sens d'artiste ingénu et la
ferveur de sa foi lui faisaient sentir la poésie de ce divin sourire et
de ces divins yeux, comme emprisonnés dans ce revêtement brutal. Nous
nous taisions. Philippe était maintenant vaincu par la force de
l'impression, et je l'entendis qui murmurait:

--«Mais c'est de l'Edgar Poe, c'est du Shelley...»

Le Père abbé, qui ne connaissait certes de nom ni l'un ni l'autre de ces
deux auteurs, répondit naïvement, sans se douter qu'il formulait une
trop juste critique sur la phrase et la sensation de son jeune voisin:

--«Mais non, c'est du Gozzoli... Je vous montrerai la preuve dans
Vasari; et savez-vous ce qu'il y a derrière? Certainement le miracle de
la ceinture...»

--«Quel miracle?» lui demandai-je.

--«Comment,» fit-il avec une stupéfaction visible, «vous n'avez pas vu,
au dôme de Pistoie, la ceinture de la bienheureuse Sainte Vierge qu'elle
a jetée à saint Thomas après son ascension?... Il était absent
lorsqu'elle monta au ciel en présence des autres apôtres. Il revint au
bout de trois jours, et, comme il doutait encore de la vérité de ce
qu'il n'avait pas vu, la Madone eut la bonté de laisser tomber devant
lui cette ceinture pour qu'il ne doutât plus jamais.»

Il nous racontait cette légende,--qui prouve, entre parenthèses, que la
vieille religion chrétienne avait prévu même les analystes et leur salut
possible,--tout en soufflant le rat-de-cave qu'il rendit à Luigi et en
verrouillant de nouveau la porte. La simplicité de conviction avec
laquelle il parlait de ce miracle finit de m'attester qu'il vivait dans
le surnaturel comme nous autres, enfants du siècle, nous vivons dans
l'inquiétude et la moquerie. Je ne pus m'empêcher de le comparer en
imagination au menu fragment de fresque qu'il venait de nous montrer sur
le troisième mur. Ce coin de peinture suffisait pour animer ce vaste
morceau de plâtre blanc, et lui seul, dom Gabriele, suffisait par sa
seule présence pour animer ce vaste couvent désert. Il en était
réellement l'âme, je le sentais à présent, et une âme qui
_représentait_, au sens exact du mot, toutes les âmes de ses frères
absents. J'ai vu, dans mon enfance, un officier de la Grande Armée
passer sur un des trottoirs de la ville où je grandissais. Ce vieux
brave traînait la jambe, ayant été blessé à Leipzig; il était pauvre, et
sa rosette ornait un habit bien râpé. Il était cependant, pour moi,
l'épopée entière de l'Empire, parce que je savais que l'Empereur l'avait
décoré de sa main! J'éprouvais une impression analogue à suivre
maintenant dom Griffi. Il portait tout son ordre dans le pli de sa
vieille soutane que Luigi soignait si mal. Telle est la grandeur que
nous donnent les abdications absolues de notre personnalité au profit de
quelque oeuvre très large et très haute. Nous nous renonçons et nous
nous grandissons à la fois, par une loi que les sociétés modernes,
éprises d'individualisme grossier, méconnaissent étrangement. L'homme ne
vaut que par son immolation à une idée, et qu'est-ce qu'une armée,
qu'est-ce qu'un ordre, sinon une idée organisée et qui s'est assimilé
ainsi des milliers d'existences? Chacune de ces existences participe à
son tour aux forces réunies de toutes les autres. Qu'eût été dom Griffi
sans son couvent? Sans doute un antiquaire à petit esprit et qui eût
catalogué quelque musée. Car, son exaltation à peine passée, et tandis
que nous remontions vers notre appartement, il nous tenait, lui aussi,
de ces discours de collectionneurs qui oublient le fond de l'oeuvre
d'art pour discuter seulement ses alentours, ses ressemblances et son
authenticité.

--«Il a été traité souvent,» disait-il, «ce sujet de la Madone à la
ceinture et de saint Thomas. Vous trouverez à l'Académie de Florence un
charmant bas-relief de Luca della Robbia, où la Madone entourée d'anges
donne cette ceinture à l'apôtre... Francesco Granacci a traité ce même
motif deux fois, et Fra Paolino de Pistoie, et Taddeo Gaddi, et Giovanni
Antonio Sogliani, et Bastiano Mainardi,--ce dernier à Santa Croce... Les
rougets m'ont déjà envoyé des photographies de toutes ces peintures.
Rien qu'à la tête de la Vierge je suis sûr que celle de notre Benozzino
sera la meilleure... Mais voulez-vous entrer dans ma cellule, je vous
montrerai les boucles d'oreilles et la petite collection de dom Pio
Schedone...»

Nous acceptâmes, poussés, Philippe Dubois peut-être par un fonds
d'archéologue qui persistait en lui sous le futur écrivain, et moi par
la curiosité de voir la figure des objets parmi lesquels vivait notre
hôte. La première pièce où il nous introduisit trahissait par son
désordre l'incurie du falot serviteur qui répondait au nom de Luigi. Des
livres s'y empilaient, dont la grosseur et la reliure révélaient des
Pères de l'Église. A côté, une paire de tenailles, des marteaux et une
boîte remplie de vis, de clous et de ferraille, témoignaient que dom
Griffi savait au besoin se passer d'ouvriers pour quelque raccommodage
de meuble ou de serrure. Des citrons séchaient dans une assiette. Des
fiaschi à la paille noircie et souillée devaient contenir les
échantillons des dernières récoltes en huiles et en vins. Un de ces
vases de terre brune que les femmes de Toscane appellent un _scaldino_
et qu'elles remplissent de braise pour s'y chauffer les mains en le
tenant par son anse, représentait le confort unique de ce cabinet
carrelé, où un chat très noir se prélassait paresseusement. Sans doute
quelque voyageuse anglaise reconnaissante avait envoyé au pauvre moine
le petit appareil d'argent à faire le thé, seule élégance de ce rustique
capharnaüm. Mais Luigi s'étant bien gardé de nettoyer le métal de la
cafetière, même ce petit ustensile noircissait sur son étagère. Un grand
crucifix, posé sur son pied, dominait la table où des feuillets
s'entassaient, couverts d'une large et ferme écriture.

--«Ce sont les sermons de mon maître que je me suis chargé de recopier,»
dit dom Gabriele. «Le bon cardinal est aveugle, et il voudrait que son
oeuvre fût achevée d'imprimer avant sa mort... Il a quatre-vingt-sept
ans... Ah! son écriture est terriblement _perfide_,» ajouta-t-il avec un
nouvel italianisme, «et puis, j'ai si peu de temps... Heureusement je ne
dors que quatre heures par nuit. Voyons, Nero, laisse cette chaise,
laisse cette chaise, mon _micino_, mon _mutzi_...» Il parlait au chat
comme Pasquale à sa jument, et, comme s'il eût compris, Nero s'élança de
la chaise sur les papiers qui contenaient les titres du vieux cardinal à
la gloire. «Bon, asseyez-vous là,» me dit-il, «et vous, seigneur
Filippo.» Il nous avait demandé nos prénoms dès le commencement du dîner
pour ne plus nous nommer qu'ainsi, avec l'aimable familiarité de son
pays. «Voyons,» continua-t-il, «où est cette diablesse de cassette? Bon,
sous ce volume des Pères où j'ai cherché l'autre jour cette citation
dans le traité de saint Irénée contre les Gnostiques... Il s'agissait de
Basilidiens qui prétendaient se dérober au martyre sous le prétexte que
nous ne devons pas faire connaître nos idées au vulgaire. Ah! l'orgueil!
l'orgueil! Vous le trouverez à la base de toutes les hérésies et de tous
les sophismes. Et c'est si bon de croire, c'est si simple surtout!...
Mais, tenez, voilà la boîte. Elle est tout ouverte... Je ne ferme rien
de ce qui est ici, parce que c'est à moi et non pas au couvent. Allons,
où sont ces anneaux?...»

Il avait, en effet, durant ce discours, dégagé un coffret de cuir, dont
la fermeture avait dû être assez compliquée pour qu'une fois faussée
elle eût défié les pauvres ouvriers de ce trou perdu. Le couvercle levé,
nous pûmes voir que l'intérieur contenait un assez grand nombre de menus
objets soigneusement recouverts d'enveloppes de papier toutes
étiquetées. La forme ronde de la plupart de ces plis indiquait
suffisamment que la collection de feu dom Pio Schedone se composait
surtout de médailles. Je constatai avec étonnement que le travail des
boucles d'oreilles étrusques était très fin. Je pris au hasard un des
petits paquets ronds, et je lus sur son papier: _Julii Cæsarius aureus_.
Je crus reconnaître, en examinant la pièce d'or, qu'elle était
absolument authentique. Je la tendis à Philippe qui me fit remarquer la
tête de Marc-Antoine sur le revers et qui me dit:

--«C'est une très belle monnaie, extrêmement rare...»

J'en pris une seconde, une troisième, et je tombai avec un étonnement
encore plus grand sur un Brutus dont je me trouvais par hasard savoir la
valeur. Voici comment. Ayant, l'année précédente, à faire mes cadeaux de
1er janvier, j'avais eu l'idée d'offrir, à quelques-unes des dames chez
lesquelles j'avais dîné, de petites médailles pour les suspendre à leurs
bracelets, et mon cher ami Gustave S***, un des plus distingués
numismates de l'heure présente, avait bien voulu m'accompagner à cet
effet chez un marchand spécial. Là j'avais beaucoup admiré cette pièce
d'or qui porte d'un côté la tête de Brutus le Jeune et de l'autre celle
de Brutus l'Ancien. Mon ami S*** n'avait pu s'empêcher de sourire de mon
ignorance quand, ayant dit: «Je prendrais volontiers celle-là,»
l'antiquaire me répondit: «Pour vous, monsieur, à cause de Monsieur, ce
sera treize cents francs.» Et cette pièce, cotée de la sorte sur la
place, elle était là, parmi soixante autres, dans le coffret de dom Pio.
Je ne pus retenir une exclamation et je montrai la monnaie à Philippe en
lui racontant ce que je savais de son prix.

--«Je m'en serais douté,» me dit-il, «car j'ai un peu étudié aussi la
numismatique; et remarquez qu'elle est en parfait état et à fleur de
coin...»

--«Mais vous avez là un trésor, mon Père,» dis-je à dom Griffi, qui
m'avait écouté sans avoir trop l'air de prendre au sérieux mes paroles,
et j'insistai, lui expliquant les raisons pour lesquelles je croyais
pouvoir lui affirmer la valeur d'une au moins de ses pièces, et la
compétence de mon compagnon.

--«C'est ce que me répétait dom Pio,» fit-il en changeant peu à peu
d'expression. «Il avait ramassé ces monnaies de côté et d'autre, dans
ses fouilles... Quand le pauvre Pio est mort, c'était le temps le plus
dur, nous venions d'être frappés, et j'ai eu tant à faire que j'ai
négligé de faire examiner sa collection par le professeur Marchetti que
vous aurez vu à Pise. Je l'avais tout à fait oublié, et, sans le roi
Gondoforus, je n'aurais jamais songé à les regarder seulement... C'est
l'autre jour, en dérangeant ces bouquins, que je me suis souvenu d'avoir
vu entre les mains de dom Pio une paire de boucles d'oreilles assez
étranges. Je cherche dans le coffret, je les trouve, je vous en parle.
Ma foi,» ajouta-t-il en se frottant joyeusement les mains, «je voudrais
beaucoup que vous eussiez raison. Il y a une terrasse qui menace ruine
près du donjon et le gouvernement me refuse de l'argent; avec quatre
mille francs on en viendrait à bout; mais quatre mille francs!...» Et il
hocha la tête avec incrédulité en montrant le coffret.

--«Mon Dieu,» lui répondis-je, «à votre place, je consulterais vraiment
le professeur dont vous parlez, mon Père, car je trouve encore là un
aureus de Domitien avec un temple à son revers, que je crois bien avoir
vu aussi parmi les pièces rares...»

--«Rarissime,» dit Philippe, qui examina la monnaie de très près, «et ce
Dide Julien, rarissime aussi, et cette Didia Clara... Ce sont de
magnifiques échantillons. Il est probable qu'un paysan aura tout
simplement trouvé près de Volterra quelque trésor d'une légion perdue à
la suite d'une déroute et vendu le tout à dom Pio...»

--«Si c'était vrai,» dit l'abbé en se frottant de nouveau les mains, «ça
prouverait une fois de plus que le cher cardinal a bien raison de
répéter: _Dio non manda mai bocca, che non mandi cibo_[4]. J'ai tant
prié pour cette terrasse! C'est là que les frères malades allaient
prendre le soleil à leur convalescence. J'écrirai donc à M. Marchetti de
venir me rendre visite aussitôt qu'il pourra. Ah! c'est un de mes amis,
et qui se plaît tant à Monte-Chiaro!... Demain matin, à ma messe, je
remercierai le Seigneur et je prierai aussi pour vous... Bon, j'allais
oublier de prévenir Luigi qu'il doit être prêt à me la servir à six
heures, à sept j'ai des rendez-vous...»

  [4] «Dieu n'envoie jamais de bouche sans envoyer aussi de la
    nourriture.»

--«Savez-vous,» disais-je un peu plus tard à Philippe en lui souhaitant
le bonsoir à mon tour, «que l'on comprend avec quelle facilité certaines
circonstances prennent une apparence providentielle, quand on voit des
aventures comme celle-là... Ce pauvre moine a besoin d'argent pour son
couvent. Il prie Dieu de toutes ses forces, et deux étrangers lui
découvrent qu'il le possède, cet argent, là, sous sa main...»

--«C'est la bêtise du hasard,» dit Philippe en haussant les épaules;
«avez-vous jamais entendu raconter qu'un jeune homme de talent et auquel
il ne manquerait qu'une petite somme pour être mis à même de montrer son
talent, ait trouvé cette somme? Qu'un grand écrivain ait gagné un
centime à une loterie? Tenez, j'ai connu des bourgeois riches et
stupides, dans ma province, qui ont vu leurs obligations de la Ville de
Paris sortir aux tirages et leur rapporter des deux cent mille francs.
Un mien cousin m'en avait laissé une, à moi, de ces obligations-là. Je
l'ai vendue, fort heureusement. En dix ans, vous croyez qu'elle est
seulement sortie une fois! Pas même pour me rapporter six mille francs,
deux mille francs, mille.--Et voilà ce frocard imbécile qui va les
avoir, lui, ces six mille francs, plus peut-être, et il les
emploiera,--à quoi? A consolider une terrasse pour des moines qui ne
reviendront jamais... Chamfort disait que le monde est l'oeuvre du
diable devenu fou. S'il avait dit: devenu gâteux!»

--«En attendant,» fis-je avec une humeur jouée et comme si j'eusse parlé
à un petit garçon malade, pour ne pas avoir à me fâcher contre ce qui
n'était après tout qu'une plainte trop justifiée, «allez dormir et
laissez-moi en faire autant.»

Comme le vent s'était levé,--un mélancolique vent d'automne qui
tournait, doux et plaintif, autour du monastère, j'éprouvai une certaine
difficulté à réaliser moi-même ce programme et à m'endormir dans le lit
un peu dur des anciens abbés généraux. J'entendais Philippe Dubois aller
et venir dans sa chambre, et je me demandais si, malgré son ironie, trop
outrée pour n'être pas factice, il ne se sentait pas troublé, lui aussi,
par le beau spectacle d'une vie si résignée, si pieuse, que notre hôte
nous avait donné, tout ce soir. Les phrases du prêtre sur le caractère
providentiel de certaines rencontres me revenaient. Est-il possible de
réfléchir profondément, sincèrement à sa propre destinée et à celle de
ses proches sans subir cette obscure intuition qu'un esprit plane en
effet sur nous tous, qui nous mène, par des chemins quelquefois très
détournés, vers des fins que nous ne comprenons pas? Mais surtout dans
le châtiment de nos fautes, ce mystérieux esprit révèle sa présence
reconnue par les moralistes de tous les temps, depuis les poètes grecs
qui adoraient la _Némésis_, l'obscure équité universelle, jusqu'à
Shakespeare et Balzac, les maîtres de l'art moderne. Leur oeuvre
n'est-elle pas dominée par cette vision d'une grande justice finale
enveloppant l'existence humaine? Puis je me faisais des objections par
cette triste habitude du pour et du contre que l'on ne dépouille pas
avec tant de simplicité, quoi qu'en pensât notre hôte. Je songeais à
cette autre loi de décroissance qui veut que tout meure des plus belles
parmi les choses humaines, depuis un être moral comme est un couvent,
jusqu'aux chefs-d'oeuvre des arts. Les fresques de Benozzo venaient
d'être retrouvées, après quatre cents ans, pour disparaître à nouveau
dans quelques autres centaines d'années, mais détruites par l'invincible
travail du Temps. Oui, tout meurt, et tout recommence... Dom Gabriele
Griffi a parlé tout à l'heure des Basilidiens, de leurs théories
subtiles et de l'orgueil qui est à la base de toutes les hérésies. Je me
souvins de l'étonnante analogie qui éclata pour moi, lorsque j'étudiai
les doctrines d'Alexandrie, entre ces paradoxes et nos maladies morales
d'aujourd'hui. Mon jeune compagnon n'en était-il pas la preuve, lui qui
m'avait énoncé, à propos des relations des écrivains et du public,
exactement ce sophisme du mensonge par mépris cher aux Gnostiques? Et je
l'entendais marcher toujours,--en proie à quelle agitation?--jusqu'à ce
qu'à travers ces raisonnements contradictoires je finis par fermer les
yeux, et quand je me réveillai le matin, ce fut pour voir au chevet de
mon lit l'innocent Luigi, les bras chargés d'un plateau sur lequel était
préparé du café au lait, et presque aussitôt le moine entrait dans ma
chambre:

--«Ah! bravo,» me dit-il, avec son bon rire, «vous avez pu bien reposer,
et vous avez fait mentir le proverbe: _Chi dorme non piglia pesci_[5].
Car un paysan vous a apporté des truites toutes fraîches pour votre
déjeuner... Quant au seigneur Filippo, il est déjà à courir la montagne.
Quand je suis revenu de la messe, à six heures et demie, je l'ai vu qui
grimpait du côté du village, leste comme un chat... Quand vous serez
levé, nous irons revoir les Benozzo au grand jour... Le seigneur Filippo
sera revenu, sans doute... Vous verrez aussi la bibliothèque du
couvent... Ah! si vous saviez comme elle était riche avant la première
suppression, celle de Napoléon Ier... Mais patience, puisqu'il paraît
que nous allons déjà ravoir notre terrasse. _Multa renascentur..._»

  [5] «Qui dort ne prend pas de poissons.»

Une heure plus tard, j'étais levé, j'avais bu, sans trop faire la
grimace, le café à base de chicorée passé par Luigi; le Père et moi nous
rendions de nouveau visite au roi indien Gondoforus et au sourire de la
Vierge. Dom Griffi eut le temps de me montrer les réfectoires, le grand
et le petit, les bibliothèques, les chapelles, le vivier, les citernes,
l'étroit jardin où il élevait des cyprès minuscules, en attendant de les
planter. Philippe était toujours absent. S'était-il égaré, ou bien
éprouvait-il pour la conversation et la société du Père une de ces
antipathies dont les nerveux comme lui subissent les irrésistibles
atteintes? Je me serais posé ces questions avec une certaine
indifférence, je l'avoue, tant son continuel persiflage m'avait agacé,
si, vers les onze heures, et à notre retour de la visite à travers le
couvent, je n'avais été littéralement frappé d'épouvante par un petit
fait très inattendu et que je provoquai sans en avoir le moindre
pressentiment. Dom Griffi venait de s'excuser. Il était obligé de me
laisser seul jusqu'au déjeuner. Je n'avais pas de livres avec moi. Ma
correspondance était, par extraordinaire, au courant. «Si je revoyais
ces médailles d'hier?» pensai-je, et voici que je demande le coffret au
Père, qui me l'apporte lui-même. Installé paisiblement dans ma chambre,
je déploie les papiers, les uns après les autres, admirant ici un profil
d'empereur lauré, là une Victoire. Je ne sais pourquoi la fantaisie me
prend de revoir l'_aureus_ de César avec la tête d'Antoine. Je cherche
cette pièce parmi les autres. J'ai de la peine à la trouver. Je prends
les médailles une par une, et je ne vois plus le nom du dictateur écrit
sur aucune des enveloppes. «Nous les avons mal remises,» me dis-je, et
j'ai la patience de les défaire toutes. Pas de médaille de César. Pas de
médaille de Brutus non plus. Je ne crois pas avoir éprouvé dans ma vie
une angoisse comparable à celle qui me serra le coeur quand je constatai
cette absence de deux monnaies qui valaient certainement près de deux
mille francs, et qui étaient là, encore hier au soir. Je les avais
tenues dans ma main. J'en avais regardé le détail comme à la loupe. J'en
avais moi-même indiqué le prix approximatif au Père, et elles avaient
disparu. J'eus l'espérance qu'il les avait mises de côté, sur cette
indication, pour les expédier à Pise aussitôt, et faire contrôler plus
vite leur authenticité, et je courus à sa cellule, au risque de le
déranger. Il m'eût été impossible de ne pas vérifier sur-le-champ cette
hypothèse. Dom Griffi était occupé, avec un grand pendard de paysan
roux, à recouvrer quelque créance, car le paysan tenait à la main un
portefeuille de cuir des poches duquel sa main calleuse tirait, avec le
plus comique regret, des coupures de cinq et de dix francs. L'abbé vit à
ma figure que j'avais une nouvelle importante à lui annoncer:

--«Votre ami n'est pas malade?...» me demanda-t-il vivement.

--«Non,» lui répondis-je. «Mais je voudrais me permettre de vous poser
une question, mon Père. Avez-vous retiré du coffret de dom Pio
quelques-unes des pièces d'or que nous avons maniées hier?»

--«Aucune,» fit le bonhomme ingénument, «le coffret est demeuré là, tel
que nous l'avions laissé.»

--«Ah! mon Dieu!» m'écriai-je avec terreur, «c'est qu'il en manque au
moins deux, et des plus importantes, le César et le Brutus...»

Je n'eus pas plutôt prononcé cette phrase que j'en sentis la terrible
portée. Personne, jusqu'à notre arrivée, n'avait soupçonné ce que
représentait d'argent la collection de dom Pio. Ce César et ce Brutus
étaient justement, parmi les monnaies, celles que nous avions le plus
remarquées. Elles avaient été dérobées. Ce n'était pas Luigi qui avait
pu les choisir ainsi entre les autres, ni un des paysans pareils au
rustre que je voyais en ce moment compter de nouveau avec son doigt
calleux ses malpropres petits billets de banque. D'autre part, je ne
pouvais pas être soupçonné. J'étais au lit au moment où le Père disait
sa messe et où sa chambre était vide. Depuis, nous ne nous étions plus
quittés. L'éclair d'une atroce évidence me fit dire tout haut:

--«Non, non, ce n'est pas possible...»

Je venais de voir Philippe tenté, aussitôt après notre conversation
d'hier, par le voisinage si proche de ce petit trésor. Le bruit de ses
pas, la veille, très tard dans la nuit, me résonna dans la mémoire et
s'expliqua pour moi d'une manière affreuse. Il m'avait tant parlé,
durant la route, de son besoin d'une petite somme qui lui servît à
débuter à Paris. Il avait vu cette somme à sa portée. Il avait lutté,
lutté...,--et puis, il avait cédé. Il avait accompli ce vol si facile et
deux fois infâme, puisque le pauvre vieux moine était notre hôte. Il lui
avait suffi de se lever un peu avant l'heure de la messe. Il était sorti
de sa chambre. Il s'était glissé jusqu'à celle du Père. Il avait pris
les deux médailles qu'il savait les plus précieuses, sans doute d'autres
encore. Puis il s'était en allé dans la campagne, afin de donner un
prétexte d'une part à sa disparition matinale et aussi pour dompter le
trouble dont il devait être bouleversé. Entre les paradoxes les plus
hardis d'immoralité intellectuelle et une action honteuse comme
celle-là, il y a un abîme. Je me sentis, devant cette accablante
probabilité, saisi d'une telle émotion que les jambes me manquèrent et
je dus m'asseoir tandis que dom Griffi disait à son paysan avec sa
douceur habituelle:

--«Va m'attendre dans le corridor, Peppe. Je t'appellerai.»

Puis quand nous fûmes tous les deux seuls:

--«Voyons, mon enfant,» commença-t-il d'une voix que je ne lui
connaissais pas encore, celle non plus de l'hôte amical, mais du prêtre,
et en me prenant les mains. «Regardez-moi bien en face. Vous sentez que
je sais que ce n'est pas vous, n'est-ce pas? Ne me dites rien, ne
m'expliquez rien, et faites-moi une promesse...»

--«De forcer ce malheureux à vous rendre ces pièces... Ah! mon Père,
quand je devrais les lui arracher de mes mains ou le livrer moi-même aux
gendarmes...»

--«Vous ne m'avez pas deviné,» reprit-il en secouant la tête, «et je
veux au contraire que vous me promettiez sur l'honneur de ne pas
prononcer un mot qui laisse soupçonner que vous avez découvert la
disparition de ces médailles... Pas un mot, entendez-vous, et pas un
geste... C'est mon droit de vous le demander, n'est-il pas vrai?...»

--«Je ne comprends pas,» l'interrompis-je.

--«_Pazienza_,» dit-il en employant son mot favori, «promettez-moi
seulement et laissez-moi finir avec ce terrible Peppe... Ah! ces gens-là
me feront mourir avant que je n'aie pu revoir les frères ici... Ils
disputent, cinq francs par cinq francs, le paiement de leurs fermages;
mais, vous savez, fermer les yeux et se recommander à Dieu... J'ai votre
promesse?»

--«Vous l'avez,» répondis-je, vaincu par une espèce d'autorité qui
émanait de toute sa personne en ce moment.

--«Et voulez-vous me rapporter le coffret tout de suite?»

--«Je vais vous le chercher, mon Père...»

Malgré la parole donnée, j'eus une peine infinie à me contenir quand,
une demi-heure après cet entretien, je me retrouvai avec Philippe
Dubois, enfin revenu de sa promenade. Je dois reconnaître, à son
honneur, que son visage traduisait, à cette minute, une anxiété
intérieure qui eût achevé de me convaincre si j'avais gardé le moindre
doute sur sa culpabilité. Il devait cependant se croire assuré du
secret, car c'était un bien étrange hasard que mon second examen du
coffret, et, moi excepté, qui pouvait constater l'absence des médailles
dérobées? Nous les avions mentionnées trop vite pour que dom Griffi eût
eu le temps d'en retenir les noms. Aussi ce n'était pas la crainte d'une
découverte de ce vol qui mettait sur ce front intelligent et dans ces
yeux, si vifs encore la veille, cette sombre expression d'inquiétude. Je
devinai que le remords et la honte le déchiraient, tout simplement. Il
était si jeune, malgré son masque de cynisme, si voisin, malgré sa
corruption intellectuelle, du chaud foyer de sa famille, si nourri
encore de loyauté provinciale! Il remarqua bien la tristesse de mon
regard, mais s'il l'attribua d'abord à la véritable cause, le silence
que j'observai, d'après ma promesse, dut le rassurer.

--«J'ai fait une magnifique promenade,» me dit-il sans que je lui
demandasse aucun détail sur l'emploi de sa matinée; «seulement, je me
suis égaré, et j'arrive trop tard pour visiter le couvent... Je ne le
regrette pas, car j'aurais peur de gâter ma sensation d'hier en revoyant
ces fresques au grand jour. A quelle heure repartons-nous?»

--«Vers les deux heures et demie,» lui dis-je.

--«Alors,» fit-il, «si vous me permettez, je vais boucler ma valise.»

Il passa dans sa chambre sous ce prétexte. Je l'entendais qui allait et
qui venait de nouveau comme cette nuit. Ma présence lui était, malgré
tout, insupportable. Que serait-ce quand il reverrait l'abbé?...
J'appréhendais, avec une inquiétude qui allait jusqu'à la douleur,
l'instant où, tous les trois assis derechef à la vieille table des
novices, nous devrions causer, sachant, le prêtre et moi, ce que nous
savions, et lui avec ce poids sur le coeur. Une curiosité se mélangeait
à cette inquiétude. En me demandant le silence absolu auprès de
Philippe, dom Griffi avait certainement son plan. Allait-il essayer de
confesser le jeune homme sans trop l'humilier, en tête-à-tête? Ou bien,
dans la divine bonté que révélaient ses yeux de vrai croyant, s'était-il
décidé à pardonner en silence, comptant que le reste du trésor de dom
Pio suffirait à payer la réparation de la fameuse terrasse? Toujours
est-il que l'heure du déjeuner arriva,--toutes les heures arrivent,--et
dom Gabriele vint nous appeler, avec sa même voix gaie et cordiale:

--«Hé bien! seigneur Filippo,» dit-il, «vous avez pris faim, dans votre
promenade?...»

--«Non, mon Père,» répondit Philippe à qui le Père avait saisi les deux
mains affectueusement et que cette chaude étreinte paraissait gêner,
«j'ai peur d'avoir eu un peu froid.»

--«Alors vous boirez un peu de mon _vino santo_,» reprit le moine, «vous
savez pourquoi nous l'appelons ainsi? Nous suspendons des raisins à
sécher jusqu'au jour de Pâques, et alors nous les pressons. Il y a un
proverbe toscan qui dit: _Nell' uva sono tre vinaccioli_, dans le raisin
il y a trois pépins; _uno di sanità, uno di letizia, e uno di
ubriachezza_, un de santé, un de gaieté, un d'ivresse. Mais, dans mon
_vino santo_, il ne reste que les deux premiers.»

Et ce fut ainsi de sa part une suite de phrases doucement enjouées tout
le long du repas, qui se composait cette fois des truites promises, de
châtaignes grillées, d'oeufs en omelette qualifiés de frits, et de
grives,--de ces grives gorgées de raisins et de genièvre, qui font le
régal d'automne dans ce coin béni d'Italie.

--«Je n'ai jamais pu toucher à un de ces petits oiseaux,» nous dit le
Père, «je les vois voler de trop près ici. Mais nos paysans les chassent
à la glu. Les avez-vous vus passer avec une chouette apprivoisée? Ils
disposent le long de la vigne des bâtons enduits de cette glu. Puis ils
posent la chouette à terre, attachée à un autre bâton. Elle volète çà et
là. Les oiseaux s'approchent par curiosité. Ils touchent aux baguettes,
et les voilà pris. Je me suis toujours étonné qu'un poète n'ait pas fait
une fable avec ce joli tableau...»

Mais d'allusion aux pièces disparues, pas un mot. Pas un mot non plus
qui marquât une différence entre ses dispositions à mon égard et à
l'égard de mon compagnon,--peut-être un peu plus de câlinerie cependant
pour lui, que je voyais comme brisé par cette sympathie presque
affectueuse de notre hôte si indignement trahi. Vingt fois je distinguai
des larmes sur le bord des yeux de ce garçon, qui n'était évidemment pas
né pour le mal. Vingt fois je fus sur le point de lui dire: «Allons,
demande pardon à ce saint prêtre, et que ce soit fini...» Puis Philippe
fronçait les sourcils, ses narines se crispaient. Le feu de l'orgueil
séchait ses prunelles, et la conversation continuait, ou plutôt les
monologues de dom Griffi, qui comparait maintenant son Monte-Chiaro au
Monte-Oliveto, et il parlait avec tendresse de son ami qui est aussi le
mien, le cher abbé de N***, préposé à une besogne de garde toute
pareille. Puis il nous racontait toutes sortes d'anecdotes sur le
couvent, les unes infiniment intéressantes,--une visite, par exemple, du
connétable de Bourbon en marche sur Rome, et commandant en secret au
prieur une messe pour le lendemain de sa mort;--d'autres, enfantines et
relatives à des légendes naïves... Ce ne fut qu'après ce repas et une
fois remontés dans notre salon, que je compris son intention et quelle
idée lui avait suggérée une connaissance de coeur humain, qu'un
confesseur peut seul avoir. Nous ayant quittés quelques minutes, il
rentra, tenant à la main la cassette de dom Pio. Je regardais Philippe.
Il était devenu livide. Mais le visage ridé de notre hôte n'annonçait
cependant aucune sévère interrogation:

--«Vous m'avez enseigné le prix de ces médailles,» nous dit-il
simplement en posant le coffret sur la table. «Il y en a bien trop pour
ce que j'ai à faire reconstruire. Permettez-moi de vous demander d'en
choisir pour vous, chacun deux ou trois, que vous garderez en souvenir
du vieux moine, qui a prié pour vous deux ce matin...»

Il m'avait regardé, en prononçant ces quelques mots, d'un regard où je
pus lire le rappel de ma promesse. Il était sorti, que nous étions là,
Philippe Dubois et moi-même, immobiles. Je tremblais qu'il ne devinât,
que je savais son secret. La sublime indulgence de dom Griffi, destinée
à produire un repentir presque foudroyant par l'excès de la honte, ne
pouvait avoir son plein effet sur cette âme en détresse que si
l'amour-propre blessé n'y mêlait pas son fiel.

--«Que c'est bon, un bon prêtre!...» dis-je simplement pour rompre le
silence. Philippe ne répondit rien. Il s'était vivement retourné contre
la fenêtre et il regardait le vert paysage que nous avions admiré le
soir en entrant, plongé dans une rêverie profonde. J'avais ouvert le
coffret, et pris au hasard une des médailles pour obéir à notre hôte,
puis je passai dans ma chambre. Mon coeur battit, je venais d'entendre
le jeune homme qui sortait en courant, et ses pas qui se dirigeaient
vite, vite, vers la cellule du vieux moine. L'orgueilleux était vaincu.
Il allait rendre les pièces volées et avouer sa faute. En quels termes
parla-t-il à celui qu'il avait d'abord comparé si insolemment à feu
Hyacinthe, et que lui répondit ce dernier? Je ne le saurai jamais.
Seulement, lorsque nous fûmes remontés tous deux en voiture et que
Pasquale eut dit à sa jument: «Allons, Zara, cherche tes jambes...,» je
me retournai pour revoir le couvent que nous quittions et saluer l'abbé,
venu jusqu'au seuil, et je reconnus, dans le regard que mon compagnon
jetait de son côté sur le simple moine, _l'aube d'une autre âme_.--Non,
l'ère des miracles n'est pas close, mais il y faut des saints,--et ils
sont trop rares.


_Pérouse, novembre 1890._




II

Monsieur Legrimaudet

_A FRANCIS MAGNARD._




I

SA VIE


J'ai pu étudier, depuis mon entrée dans ce pays bizarre qui s'appelle le
Monde des Lettres, bien des figures originales, bien des existences de
paradoxe, à faire trouver tout simple le Z. Marcas de Balzac et tout
simple aussi ce neveu de Rameau, croqué sur le vif par le plus hardi
prosateur du dix-huitième siècle. Je ne crois pas avoir connu de
personnage aussi étrange qu'un parasite professionnel, ennemi justement
du grand Diderot, mais ennemi personnel et fielleux comme le pire des
rivaux, M. Jean Legrimaudet. Il est mort aujourd'hui, et son livre de
calomnies contre les Encyclopédistes, qui obtint un succès de réaction
vers 1855, est bien oublié. Bien oubliés ses deux volumes contre Victor
Hugo, répertoire de racontars fantastiques, d'anecdotes aussi sottes et
fausses que scandaleuses. Je ne sais qui disait de lui plaisamment:
«Legrimaudet! On est préservé de sa diffamation par son style...,» et,
de fait, la phraséologie de ce cacographe, sa rhétorique vague et
prétentieuse, la badauderie de son information toujours puérile et
inexacte, les naïves iniquités d'un soi-disant catholicisme qui consiste
à mettre hors la loi humaine tout adversaire suspect de libre pensée,
rien, en un mot, dans les quelques livres qu'il a laissés, ne donne la
moindre idée de l'originalité animale, si l'on peut dire, du
pamphlétaire lui-même. Par un singulier caprice du hasard, chaque
nouveau tournant d'année,--je dirai tout à l'heure pourquoi,--me rend
présente à nouveau cette physionomie disparue d'un authentique Diogène
et que j'ai pu voir de mes yeux, écouter de mes oreilles. Et voici que
la tentation m'est venue d'esquisser en deux études le portrait de ce
solitaire qui vivait plus abandonné dans Paris que Robinson dans son
île. Je raconterai d'abord l'anecdote qui, pour moi, rattache
bizarrement ce souvenir à cette fin du mois de décembre. Peut-être les
curieux d'excentricités consulteront-ils avec intérêt ces deux «crayons
d'après nature.» Peut-être aussi quelque lecteur, soucieux de
conclusions pratiques, trouvera-t-il dans ce simple récit une preuve de
plus à l'appui du grand précepte de l'Évangile, si profond, si méconnu:
«Vous ne jugerez pas.» Il m'a semblé souvent que la plus haute moralité
d'une oeuvre d'art, j'entends d'une oeuvre littéraire, consistait à
redoubler en nous le sentiment du mystère caché au fond de tout être
humain, du plus lamentable et du plus comique comme du plus sublime.
«L'âme d'autrui,» disait Tourguéniev, «c'est une forêt obscure...» Ah!
la belle parole! et qui l'aurait vivante en soi s'épargnerait tant de
ces injustices quotidiennes, tant de ces meurtrissures du coeur des
autres qui ne sont jamais que des ignorances!

                   *       *       *       *       *

Quand je rencontrai Legrimaudet pour la première fois, c'était en 1874,
vers la fin de l'automne, chez mon plus ancien camarade de jeunesse,
André Mareuil, qui fut, pendant une époque, chroniqueur à la mode,--et
depuis!... Mais en ces temps-là il remplissait les modestes fonctions de
simple employé à la Bibliothèque nationale. Dès lors il professait une
espèce de goût enfantin pour ce qu'il croyait être la vie élégante. Avec
ses dix-huit cents francs d'appointements, il habitait près du parc
Monceau, sous les combles d'une grande diablesse de maison neuve. Je
vis, ce jour-là, installé au coin du feu, dans le petit cabinet de
travail de mon ami, un homme d'environ soixante ans, d'aspect minable et
qui appuyait aux chenets deux pieds monstrueux de gibbosités, deux
horribles pieds, déformés par les oignons et les engelures comme ceux
d'un goutteux, et suppliciés dans des bottines évidemment achetées
d'occasion ou données par quelque bienfaiteur peu généreux. La tête du
personnage aurait fait dire au Philistin le plus ignorant des choses de
l'art: «C'est un Daumier,» tant elle reproduisait le type favori de ce
tragique dessinateur. Des cheveux grisonnants, verdâtres par place,
encadraient une face terreuse, une face grise et flétrie où clignotaient
entre des paupières rougies de petits yeux vairons d'une malice presque
sauvage. Une bouche flétrie, une barbe sale, des rides pareilles à des
raies noires s'harmonisaient à la misère du chapeau à haute forme que
l'inconnu tenait sur ses genoux et qui montrait une soie délavée par
d'innombrables averses. Cet homme portait un habit de soirée, échoué sur
ses épaules--après quels hasards?... Un habit? Non, un souffle d'habit,
un tissu arachnéen, dont chaque fil était usé, dont la trame semblait
devoir se déchirer au moindre geste, et qui croisait sur un gilet de
tricot jadis marron. Une cravate bleue nouée autour d'un col de chemise
effiloché, un pantalon en guenille, achevaient de lui donner cet aspect
de délabrement auquel se reconnaît dans notre société le réfractaire
définitif et inguérissable, le vaincu de la vie qui s'est résigné à
subsister d'aumônes; et cependant il garde, même dans sa détresse, une
je ne sais quelle tenue bourgeoise qui le distingue encore de l'ouvrier
déchu. Quoique je fusse très jeune alors et mal renseigné sur les
variétés de cette vaste espèce: les mendiants de lettres, je n'hésitai
pas à reconnaître, dans l'hôte singulier qui chauffait ses loques au
foyer de Mareuil, un parasite de bas étage. Mon ami ne me le nomma pas
tout d'abord; il jouissait visiblement de la curiosité que m'inspirait
le pittoresque inconnu qui, lui, ne semblait pas s'apercevoir de mon
existence. Il avait, répandu sur toute sa personne, un air d'insolence
outrageante, comme une carrure dans l'ignominie, qui déconcertait la
pitié. J'ai su depuis qu'il lui échappait de dire en parlant de son
frac:

--«Je suis l'homme de France qui porte le mieux l'habit. Voilà quinze
ans que je n'ai pas quitté celui-ci...»

Et il était de bonne foi! Toute son attitude révélait d'ailleurs son
terrible orgueil, condensé en un mépris pour ce qui l'entourait dont
j'eus le témoignage dès cette première entrevue. Tout en causant, André
et moi, nous en étions venus à parler du _Journal de Lestoile_ que mon
ami lisait alors, et il m'en montrait un curieux exemplaire, avec
annotations marginales du temps, emprunté à sa Bibliothèque. L'inconnu,
qui n'avait pas ouvert la bouche depuis un quart d'heure, sinon pour
cracher bruyamment dans le foyer, demanda tout d'un coup à Mareuil:

--«Voulez-vous me laisser regarder ce livre?»

Il le prit de sa main décharnée, à la maigreur de laquelle on devinait
le dépérissement de tout son pauvre corps, feuilleta quelques pages, et,
rendant le volume à André:

--«Savez-vous, monsieur,» fit-il, «que c'est un mauvais métier que celui
de bibliothécaire? Ils sont trop tentés. Ils finissent tous par voler
les ouvrages qui leur sont confiés. Adieu, monsieur.»

Il se levait, en effet, pour prendre congé sur cette extraordinaire
impertinence. Je vis que Mareuil réprimait la plus violente envie de
rire.

--«Attendez,» dit-il, «je veux vous présenter l'un à l'autre.» Et il me
nomma. Puis, avec solennité:--«Monsieur Jean Legrimaudet, l'ennemi
personnel de Diderot et de Hugo, l'auteur de l'_Histoire de l'ivrognerie
en littérature_.»

--«Monsieur est homme de lettres?» demanda Legrimaudet.

--«Poète,» répondit Mareuil.

--«Ah! monsieur est poète» (il prononçait poâte). «Faites-moi une ode,
alors, monsieur, faites-moi une ode. Savez-vous comment M. Veuillot
appelle le poète, monsieur? Un moineau lascif. Et quand il a publié ses
vers, moi j'ai fait sur lui cette épigramme:

    _Veuillot,
    Tardif
    Moineau
    Lascif..._

Je suis donc votre confrère en Apollon. Monsieur et cher confrère,
adieu...»

                   *       *       *       *       *

Et il sortit sur cette bouffonnerie, débitée avec une voix âcre, qui ne
permettait pas de savoir s'il était sérieux ou plaisant, s'il divaguait
de bonne foi ou si son affectation de plaisanterie,--et quelle
plaisanterie!--cachait une intention de bas persiflage. Il n'eut pas
plutôt passé le seuil de la porte que Mareuil s'abandonna enfin à son
fou rire, tandis que je lui demandais:

--«Qu'est-ce que c'est que cet homme-là? Il ressemble vraiment trop à
ses livres!... Et pourquoi reçois-tu des drôles pareils?»

--«Pour un drôle,» dit André, «c'en est un. Mais que veux-tu? J'ai pour
lui un goût malsain. Il me divertit, et puis chacun a sa marotte en ce
bas monde. La mienne, c'est de vouloir lui faire dire merci. Ça
t'étonne? Mais je te jure que je suis sérieux. Voilà deux ans que j'y
travaille. Il n'y a pas moyen. J'ai fait pour lui vingt-cinq démarches.
Je lui ai payé son terme. Je l'ai habillé. Je lui ai envoyé du vin quand
il était malade, un médecin, fourni des remèdes... Jamais, tu m'entends,
jamais autre chose qu'une insolence comme celle de tout à l'heure. Tu
connais notre grand ami d'Altaï et tu sais que sa faiblesse est de
cacher son âge. Hé bien! Il a nourri Legrimaudet pendant vingt ans.
Devine ce que celui-ci a imaginé l'année dernière? Il écrivit à la
mairie de la ville natale du pauvre d'Altaï pour avoir l'acte de
naissance de son ancien bienfaiteur. Ci trois ou quatre francs, et il en
est à deux sous près. Il s'est procuré des lettres en cuivre découpé,
comme les enfants en ont pour leurs jeux, et nous avons été cent dans
Paris à recevoir une carte sur laquelle M. Legrimaudet avait imprimé:--2
novembre 1810. Naissance du jeune monsieur d'Altaï.--C'est un rien, mais
exquis. Ah! je crois que c'est le scélérat complet, sans crime,
entendons-nous! On devrait créer pour lui un titre: Grand Ingrat de
France... Et c'est si naturel. Depuis son _Hugo_, il se croit un célèbre
écrivain persécuté... Vrai! Je te jure que c'est un homme!»

                   *       *       *       *       *

Je me souviens que je ne répondis pas un mot à cette sortie de mon
camarade. Il professait dès cette époque un dandysme de misanthropie que
j'ai encore aujourd'hui beaucoup de peine à comprendre. L'infamie
humaine l'égayait d'une gaieté que je jugeais affreuse et qui se
conciliait en lui avec les plus rares délicatesses d'amitié. En lisant,
depuis, la correspondance de Gustave Flaubert, j'y ai rencontré un
sentiment identique, l'aveu d'une féroce allégresse devant la vilenie
morale. Y a-t-il là un simple phénomène d'énervement, la souffrance
d'une sensibilité froissée, mais qui, ne voulant pas s'avouer froissée,
dissimule sa blessure sous une ironie d'une nature spéciale? Est-ce la
triste satisfaction d'un pessimisme qui se complaît à vérifier ses
doctrines au spectacle de la bassesse où peut descendre cet animal
prétentieux qui est l'homme? Ou bien reste-t-il dans certains civilisés,
enseveli au fond d'eux-mêmes, un sentiment analogue à ce goût du monstre
qui se manifeste dans certains cultes primitifs, goût presque cruel et
qui, plus près de nous, explique seul la présence autour des rois de
nains difformes comme ceux dont Velasquez a immortalisé la laideur au
musée du Prado? Quand je grondais André sur cette disposition d'esprit,
que je ne pouvais m'empêcher de trouver un peu avilissante, en lui
disant: «Il faut s'indigner,» il me répondait un: «Oui, Prudhomme,» qui
me désarmait. Je ne lui reprochai donc pas son Legrimaudet. Je pensai en
moi-même que mon paradoxal ami avait une fois de plus bien mal placé sa
fantaisie en s'engouant d'un grotesque et d'un misérable, et, malgré la
silhouette si caractérisée de ce gueux de lettres, j'aurais sans doute
perdu jusqu'à son souvenir, si le hasard ne m'avait mis de nouveau en
présence du Grand Ingrat de France, comme disait baroquement Mareuil,
dans des circonstances que, cette fois, je ne pouvais pas aussi vite
oublier.

                   *       *       *       *       *

Quinze jours s'étaient écoulés depuis cette visite chez André. On était
dans la dernière moitié de novembre. Il faisait une de ces après-midi
froides, claires et sèches, où les plus paresseux aiment à marcher sur
le pavé si net et à respirer sous le ciel si bleu. Je revenais d'un pied
leste par une des rues qui avoisinent la vieille Sorbonne où je suivais
en ces temps-là une conférence de philologie grecque à l'École des
Hautes Études, et je m'arrêtai devant l'étalage d'un bouquiniste en
plein vent à feuilleter quelques livres. Ai-je besoin de dire que ma
vocation d'helléniste n'était guère sérieuse, et que je ne cherchais
pas, dans les casiers ouverts aux passants, les ouvrages de Sophocle ou
de Démosthène? Mes trouvailles à moi étaient des volumes édités par des
libraires du romantisme. L'estampille d'Urbain Canel m'était plus
précieuse que celle d'Elzévir. J'ai récolté ainsi, dans cette glane le
long des ruelles du quartier Latin, quelques livres qui me rappellent
aujourd'hui mes plus naïves, mes plus douces joies de ces années
d'apprentissage: la _Jacquerie_, de Mérimée, sortie des presses d'Honoré
Balzac, imprimeur rue Visconti;--l'_Anglais mangeur d'opium_, par A. D.
M., la première plaquette qu'ait donnée Musset avant les _Contes
d'Espagne_;--un _Rouge et Noir_, de Beyle, publié par Levavasseur, avec
un changement continu du titre, page à page et qui suit le texte de
cette page. Par ce beau jour froid de novembre ma chasse aux premières
éditions m'intéressait sans doute moins qu'à l'ordinaire, car je me
laissai aller à examiner, au lieu du casier placé devant moi,
l'intérieur de la boutique où les livres d'occasion s'entassaient par
piles croulantes, puis, à droite et à gauche, mes voisins et confrères
en bibliomanie. Ils étaient là quatre ou cinq, tous pauvrement et
décemment mis, surveillés par un gardien de l'étalage dans lequel je
reconnus avec stupeur le parasite d'André Mareuil, le mendiant qui
n'avait jamais dit merci, M. Jean Legrimaudet lui-même! Je ne me
trompais pas. Quand la ligne générale du personnage eût permis l'erreur,
chaque détail m'eût convaincu que je ne rêvais pas, que c'était bien lui
en train de surveiller la boutique, lui avec son chapeau roussâtre sur
ses cheveux d'un blanc vert, lui avec ses pieds chaussés de bottines
éculées et montueuses, lui avec sa cravate bleue nouée autour de son col
de chemise en guenillon, lui avec son visage étique et insulteur,
terreux et amer, inexpressif et rogue, lui enfin dans cet habit presque
transparent d'usure, boutonné sur ce tricot fané. Les mains enfoncées
dans les manches trop longues de ce frac comme dans un manchon, il
allait et venait devant l'étalage. De temps à autre, ces deux mains
crevassées sortaient du drap élimé pour reprendre quelque volume à un de
ces humbles lecteurs comme il en foisonne autour de ces boutiques en
plein vent, qui hument un livre au passage comme les affamés reniflent
un repas à travers les soupiraux d'un restaurant. Durant cette opération
de police, la face décolorée de M. Legrimaudet semblait plus arrogante
encore. Pas un mot ne tombait de sa bouche dégoûtée, et il recommençait
sa lente promenade. Certes, je n'étais pas suspect d'une sympathie
analogue à celle de Mareuil pour le détestable pamphlétaire, pour le
calomniateur d'un grand mort et d'un grand vivant, de Diderot et de
Hugo. Je ne pus cependant me défendre d'un serrement de coeur à le voir,
exerçant ce métier de misère, lui, l'auteur de sept à huit volumes, un
homme de lettres, après tout. Et, d'autre part, comment l'exerçait-il
sans que son protecteur Mareuil en sût rien? Il continuait d'aller et de
venir sans daigner me reconnaître, sans même me regarder, avec une
espèce d'impassibilité dans l'extrême détresse qui me rappela une
anecdote, racontée par l'abbé de Pradt, je crois, sur un soldat de la
garde impériale. Après la retraite de Russie, l'abbé voit ce grenadier
appuyé sur son fusil, dans la cour de l'ambassade, à Varsovie, et en
train de dormir debout. Il le réveille doucement et lui dit: «Il faut
aller vous coucher, mon brave...»--«Ah!» répond l'autre, «on m'a trop
fait lever.» Et il se rendort, toujours debout. L'immobile visage de
Legrimaudet reflétait une endurance égale, toutes proportions gardées, à
celle du vétéran de l'empereur. Mais comment se trouvait-il là, dans ce
poste de surveillant d'un bouquiniste? L'avait-il accepté, ce poste,
depuis peu de jours, afin de ne plus mendier? Dissimulait-il cette
fonction à ses bienfaiteurs afin de cumuler ce maigre profit et leurs
aumônes?... J'eus bientôt l'explication de ce mystère, en voyant
s'approcher de Legrimaudet un autre vieillard, cossu celui-là, le corps
protégé par un pardessus en peau de bique, les mains prises dans des
moufles attachées à son cou par un solide cordon, le chef coiffé d'une
casquette à oreillettes, les pieds à l'aise dans des chaussons de laine
et des galoches. Son teint rouge et les veines dessinées en bleu sur sa
trogne témoignaient de libations fréquentes et de copieux repas. Aux
premiers mots prononcés par ce nouveau venu, je compris que j'avais
devant moi le véritable propriétaire de la boutique, suppléé par la
complaisance de l'autre pour une petite heure.

--«Voilà! monsieur Legrimaudet,» dit-il gaiement, «je ne vous ai pas
trop fait languir?»

--«Donnez-moi l'ouvrage dont j'ai besoin,» répliqua le vieil écrivain
sans daigner répondre à la demi-excuse du libraire. «Par ces mois
d'hiver la nuit tombe vite, et je n'ai pas trop de temps pour mes
études... Je me couche à six heures... Ce n'est pas comme vous...»

--«Oh! moi,» dit le bouquiniste, «une petite partie de rems avec des
amis, une fois les volets bouclés et le dîner mangé... Et puis à onze
heures, bonsoir, plus personne... Tenez, voici vos deux volumes.»

--«Allons, adieu,» reprit Legrimaudet en prenant les livres.
«Soignez-vous, monsieur, soignez-vous... Votre frère est mort d'une
attaque. C'est dans la famille, ces choses-là, et cette vie de café, à
votre âge, hum! il faut vous en défier. Adieu, monsieur.»

                   *       *       *       *       *

Remarqua-t-il que je m'étais approché, pendant cet entretien, et me
reconnut-il alors seulement? Ou bien, ayant attendu mon salut, tandis
qu'il gardait les livres, éprouvait-il le besoin de me décocher
quelqu'une de ces épigrammes goguenardes dont la cocasserie
s'empoisonnait de fiel. Il n'avait pas plutôt pris congé du libraire
qu'il s'avançait vers moi, et, me tirant un grand coup de chapeau:

--«Salut! monsieur le poète,» fit-il; «comment se porte votre Muse? Et
votre ami M. Mareuil, est-il toujours aussi triste? Je ne sais pas ce
qu'ont ces jeunes gens d'aujourd'hui à être là mornes comme des bonnets
de nuit. Moi, monsieur, à votre âge, mais j'étais fou de gaieté... C'est
l'ode à ma louange que vous avez là?» dit-il, en avisant un cahier que
je tenais sous mon bras.

--«Non,» répondis-je naïvement, «c'est le cahier des notes prises à mon
cours de la Sorbonne.»

--«Alors, vous êtes étudiant là-bas?... Dites-moi, monsieur l'étudiant,
avez-vous toujours le même recteur que l'année passée?»

--«Toujours,» lui répondis-je. «Vous le connaissez?»

--«C'est un âne,» dit-il simplement. «Voulez-vous que je vous le
prouve?»

--«Je l'ai toujours entendu vanter, au contraire, comme un savant très
distingué.»

--«Distingué, monsieur, distingué!... Vous allez en juger.»--Et je lui
emboîtai le pas, entraîné par une invincible curiosité, tandis qu'il
continuait:--«Vous savez, monsieur, quel bruit a fait dans le monde mon
_Ménage et finances de Victor Hugo_. Ah! j'ai vécu là deux ans
d'ivresse. Je ne pouvais pas ouvrir un journal sans y lire mon nom.»
C'était vrai, mais il oubliait d'ajouter que d'ordinaire ce nom
s'accolait de quelque épithète, telle que drôle, cuistre, vermine,
abjecte canaille, maître-chanteur, galfâtre et autres aménités.
«Monsieur, j'ai une malle pleine de ces articles. Quand je suis seul
chez moi, il m'arrive d'en relire quelques-uns. Je peux mesurer ma
gloire aux injures de mes envieux. J'ai des lettres, monsieur, des plus
hauts personnages. Un grand fonctionnaire du Japon m'a complimenté.
L'évêque d'Orléans m'a remercié de mon dernier livre en m'adressant ses
dévoués hommages, ce qu'aucun évêque n'avait fait pour aucun laïque...
Hé bien! monsieur, je reçois, l'an dernier, une lettre de votre recteur
qui me convoque à son cabinet pour affaire me concernant. Je me
consulte: «Que peut-il me vouloir? Ce sera pour la croix, sans doute.
Avec mes opinions, puis-je l'accepter de la République? Bah! Je la
porterai en voyage...» Enfin, je me décide, et je vais à ce rendez-vous.
J'arrive dans cette Sorbonne où vous prenez vos cours. On me fait
attendre. Les professeurs ne savent pas ce que valent nos heures, à nous
autres écrivains. On m'introduit. Savez-vous ce qu'il me dit, votre
recteur distingué: «Monsieur Legrimaudet, vous avez demandé un secours
au ministère de l'instruction publique comme homme de lettres, avez-vous
publié quelques ouvrages?»

--«Qu'avez-vous répondu?» lui dis-je, comme il se taisait; et il épiait
dans mes yeux l'éclair d'indignation que devait y allumer cette
méconnaissance de son génie.

--«Je me suis levé,» reprit-il, «et je lui ai dit: «Monsieur le recteur,
vous ne lisez donc pas les livres de votre bibliothèque? Tous les miens
y sont, allez les lire. Ça vous instruira...» Et je suis parti.»

--«Et votre secours?» lui demandai-je.

--«Monsieur, cet ignorant me l'a naturellement fait refuser. Mais j'y
suis habitué. C'est l'envie. N'ayez pas de talent, monsieur. Soyez comme
votre ami, M. Mareuil. C'est un médiocre, il réussit déjà. Il n'offusque
personne. Moi, monsieur, il y a cinq mois, tous mes Mécènes étaient
absents. Je n'avais pas un centime. J'ai dû acheter pour deux sous de
pommes de terre frites à crédit. C'est dur, quand on est illustre, de
faire de si petits crédits...»

Il jeta cette phrase d'un ton si passionné, que je ne pensai pas à en
sourire, d'autant que, sous cette incroyable folie d'orgueil,
j'apercevais un de ces abîmes de misère devant lesquels tous les dégoûts
s'effacent et toutes les moqueries, et, presque étourdiment, je
l'interrogeai, en continuant à le suivre. Nous remontions la rue
Soufflot, et le Panthéon dressait devant nous son dôme et l'inscription
de sa façade que Legrimaudet regardait d'un étrange regard. Je
commençais à trouver Mareuil moins inexplicable de s'intéresser à ce
réfractaire qui, dans sa pensée, jugeait évidemment que la patrie
manquerait à sa mission si, une fois mort, on ne lui réservait pas une
place dans ce temple destiné aux grands hommes, et je lui dis:

--«Mais vous êtes donc seul au monde? Vous n'avez pas de famille? Pas un
parent? De quel pays êtes-vous?»

--«Vous êtes bien superficiel, monsieur,» répondit-il solennellement;
«et de quel pays voulez-vous que je sois, sinon de celui de Bossuet?
Monsieur, je suis de Dijon. Mon père était boulanger comme le père du
général Drouot. A dix ans, j'étonnais la ville par la précocité de mon
intelligence. J'entrai au petit séminaire d'abord, puis au grand. J'ai
trop bien prêché, monsieur, j'ai excité la jalousie de l'évêque, et j'ai
dû quitter avant la fin. Sans cela, j'aurais le chapeau maintenant...
Mais je ne le regrette pas. Je n'aurais pas écrit mon _Diderot_ avec
cette verve, si je n'étais pas venu à Paris.»

--«Vous y êtes arrivé aussitôt après votre sortie du séminaire? Il y a
longtemps?» l'interrompis-je.

--«Très longtemps,» répliqua-t-il évasivement. «Je fus admis d'abord
comme clerc dans une étude d'avoué, grâce à un de mes cousins qui est
mort.--Pauvre tête, mais bon coeur!...--Cette cléricature m'a été très
utile pour mon _Hugo_, monsieur. J'ai appris là les affaires et j'ai été
tout préparé à mettre au net les comptes du soi-disant poète avec ses
éditeurs. J'aurais pu rester dans la basoche. J'y excellais. Mais le
talent d'écrire ne pardonne pas. La plume me démangeait. Quand mon père
est mort, j'ai eu quinze mille francs; je me suis lancé dans les
lettres. J'ai débuté par une _Histoire des Grands Hommes_. Je cherchais
encore ma voie. Puis j'ai attaqué mon _Diderot_. C'était à l'époque du
coup d'État. Je l'ai publié, monsieur. Malgré la politique, il a fait un
bruit! C'est alors que l'envie a commencé de s'acharner sur moi. Elle ne
m'a plus lâché. On m'a fermé tous les journaux et tous les libraires.
Mon parti m'a trahi. On veut me faire taire, monsieur, et on a choisi un
moyen sûr: la faim...»

--«Vous n'avez pas pensé à prendre quelque place pour travailler à
côté?»

--«Une place? Et mon temps, monsieur? Je n'en ai déjà pas assez pour
composer. D'ailleurs, je n'ai pas peur de l'avenir. Ce n'est qu'une
question de patience.»

--«Vous avez quelque héritage à recueillir?» repris-je, étonné du ton
mystérieux avec lequel ce loqueteux à cheveux blancs parlait de
l'avenir. L'avenir, c'était l'hôpital, la table de dissection, et au
mieux la fosse commune! Mais un indicible éclair de chimérique espérance
éclairait sa physionomie hargneuse. L'infâme cédait la place à
l'illuminé.

--«Monsieur,» me dit-il, «coupez-moi de vos cheveux, je vous ferai tirer
votre horoscope. Je connais une somnambule qui a prédit son succès à
l'empereur Napoléon III. Il est allé la consulter déguisé en jockey. Je
le sais. C'est moi qui endormais cette femme en 1855. Je suis un
magnétiseur extraordinaire. Elle me donnait le déjeuner et j'y allais de
midi à trois heures. Nous nous sommes brouillés à cette époque, parce
qu'elle me déconseillait de publier mon _Hugo_. Elle avait raison,
monsieur, pour ma tranquillité. Elle m'a prédit que je mourrai riche et
sénateur. Aussi, je peux emprunter sans honte. Tout est noté. Tout sera
rendu. Votre ami M. Mareuil a son compte chez moi. Oui, tout, je payerai
tout, à un centime près... Sinon,» ajouta-t-il d'une voix sourde, «je
renie Dieu, et je meurs damné...»

Nous avions quitté la place du Panthéon et nous arrivions sur le
trottoir à l'angle de la rue de la Vieille-Estrapade quand M.
Legrimaudet s'arrêta pour proférer cette phrase. Il faut croire qu'il y
a dans l'orgueil avoué, avéré, poussé à son paroxysme, une force de
fascination, car ce cri, où éclatait de la manière la plus extravagante
la confiance indomptable de ce misérable dans sa destinée de gloire, me
saisit à cette minute par je ne sais quelle sinistre poésie. Les appels
des écoliers en train de jouer dans le préau d'un collège voisin
troublaient seuls le silence de ce coin provincial de Paris,--ce Paris
où mon compagnon avait su se construire une si étrange demeure
d'illusions et d'infamie. Sans doute il éprouvait le besoin de penser
tout haut, car, reprenant sa marche et m'entraînant du côté de la rue
Tournefort, puis par un lacis de ruelles que je ne connaissais pas, il
continuait:

--«Monsieur, il y a cinq mois, à l'époque de cette détresse,--la plus
dure que j'aie traversée,--j'ai failli désespérer. J'ai voulu me tuer.
J'ai pensé au moyen. Je me serais pendu à la statue du chef des
Encyclopédistes, de Voltaire, monsieur, pour déshonorer mon parti. Juste
en ce moment j'ai fait un héritage. Une veuve qui avait été ma voisine
autrefois m'a donné toute la défroque de son mari. Les marchands
d'habits sont des voleurs. Mais de ces hardes j'ai tiré tout de même
assez d'argent pour attendre. On réimprime mon _Hugo_. C'est une affaire
superbe, malgré la cabale. Monsieur, je ne suis pourtant pas bien
exigeant. Avec cinq cents francs par an je suis riche. Ça vous étonne,
parce que vous ne savez pas vivre. Comptons. J'ai une très bonne chambre
pour quinze francs par mois, dans un hôtel de la rue de la Clef, tout
près d'ici. C'est une maison d'ouvriers. Voilà qui m'est bien égal. On
ne m'y connaît que sous le nom de M. Jean. Je me réserve de faire savoir
plus tard, quand je serai riche, à quelle habitation un Legrimaudet fut
réduit par l'envie de ses contemporains. J'ai une cheminée, qui m'est
très utile pour ma cuisine. Voilà pourquoi je conserve cette chambre
malgré son grand défaut. Par les temps de neige, comme la fenêtre est en
tabatière, et que je ne peux l'ouvrir pour la nettoyer, il fait noir
toute la journée; mais c'est quelque chose que de manger chaud, et puis
le quartier est rempli de rôtisseurs, à cause des ouvriers. Le matin,
monsieur, si vous me voyiez passer quand je vais aux provisions, tenant
sous mon bras la boîte en fer-blanc qui me sert à mes emplettes, j'ai
l'air de porter un pâté de six francs. Par exemple, il faut savoir
acheter, et connaître les adresses et les jours. Ainsi, monsieur, rue du
Pot-de-Fer-Saint-Marcel, il y a un traiteur. Le mercredi, c'est le
patron qui sert lui-même, et il est généreux,--comme un voleur. Pour
sept sous j'ai là une portion qui me dure deux jours. Le samedi, à cause
de la paye, la viande rôtie abonde. Mais on doit choisir ses
fournisseurs. En allant rue du faubourg Saint-Jacques, un peu haut, à
une adresse que je vous donnerai, et si vous avez soin d'arriver avant
neuf heures, vous aurez une tranche de boeuf saignant!... Ces matins-là,
je déjeune mieux que M. Hugo, malgré ses millions mal gagnés et son
avarice. Deux sous de pain, et me voilà lesté pour le travail. A dix
heures, si je n'ai pas eu de courses forcées, j'arrive à la
Bibliothèque; j'en ai pour jusqu'à quatre heures à lire et à prendre mes
notes. Je lis beaucoup. J'ai lu tout Bayle l'année dernière. Il est bien
surfait. Vers cinq heures je rentre, et je me fais ma soupe au vin ou
mon lait-thé. Ce n'est que du lait et du thé, mais j'aime ce jeu de
mots. C'est mon léthé, à moi, puisque je vais dormir. Dans la belle
saison, je retourne d'abord à la bibliothèque Sainte-Geneviève. En
hiver, je me couche tout de suite à cause du froid. Les nuits sont
longues. Je me réveille vers deux heures. Ce quartier est plein de
couvents. C'est très commode. On n'a pas besoin de montre. J'allume ma
pipe et je fume dans mon lit, sans lumière. Ce sont là mes heures
d'inspiration. J'ai trouvé ainsi le plan de mon prochain livre, pour
lequel j'avais besoin de ces deux volumes.»

--«Et peut-on en savoir le sujet?» lui demandai-je.

--«Non, monsieur, je connais trop la vie littéraire pour raconter un
sujet à qui que ce soit avant d'avoir publié l'ouvrage.»

                   *       *       *       *       *

Ce discours, pris et repris à travers les cent embarras de ces étroits
passages, nous avait conduits jusqu'au paquet de maisons qui avoisinent
Sainte-Pélagie, et je pus lire sur une plaque le nom de la rue de la
Clef. Je ne suis pas retourné dans ce quartier depuis bien des années.
J'ignore s'il foisonne, comme alors, en pensions bourgeoises d'aspect
sinistre, et en boutiques d'Auvergnats remplies de ces détritus informes
dont les enfants du Cantal savent encore tirer des gros sous. La
présence dans cette rue d'une population de revendeurs avait décidé un
de leurs compatriotes à installer l'hôtel meublé devant lequel
Legrimaudet m'arrêta. Il portait sur sa façade l'inscription suivante:
«Hôtel de l'Écu et de Saint-Flour réunis,» et le débit de vins qui
occupait la moitié du rez-de-chaussée étalait cette autre enseigne,
dépourvue de sens pour tout autre que pour un compatriote de
Vercingétorix et de Pascal: «Vins de Coran et de Chanturgue.» De l'autre
côté, une boutique de blanchisserie déployait les fraîcheurs douteuses
d'un pauvre linge bleuâtre, et l'entrée béait, garnie d'une porte à
claire-voie peinte en vert. Un escalier humide se dessinait au bout d'un
couloir, et, à en juger par la façade jaune, qui suintait la saleté, par
les fenêtres sans volets, par le tassement de toute la bâtisse comme
affaissée sur elle-même, les chambres de ce coupe-gorge devaient être
des tanières à forçats. Que c'était bien la demeure naturelle d'un
Legrimaudet, le taudis fatal de ce galérien du livre diffamateur! Il se
taisait depuis l'angle de sa rue et ne paraissait pas se rappeler ma
présence. Je l'avais vu, à peine arrivé devant cette maison borgne,
fouiller soigneusement dans les poches de son habit et en tirer quelque
chose que je reconnus être un gâteau enveloppé dans du papier. Il prit
ce gâteau entre ses mains, et, avec un sourire que je n'aurais jamais
attendu de cette bouche venimeuse, il s'approcha d'un enfant, de six ans
peut-être, qui jouait devant la blanchisserie,--ah! le chétif garçonnet,
tout pâlot, tout maigriot, et qui serrait le coeur à le voir sautiller
comme un insecte malade! Il boitait et, pour courir, manoeuvrait une
mince béquille assez adroitement:

--«Bonjour, Henri,» disait Legrimaudet; «comment ça va-t-il aujourd'hui?
Je t'ai apporté un bon gâteau.»

L'enfant regarda le vieil écrivain avec un air de cruelle répugnance. Il
prit le gâteau et le flaira. Les doigts maladroits du bonhomme avaient
laissé leur trace sur le sucre glacé.

--«Il est presque aussi sale que toi,» dit-il, et il recommença de
courir avec ses deux compagnons de jeu, en mordant à même la friandise,
et sans faire plus attention à Legrimaudet qui, revenant vers moi et me
montrant l'hôtel, me dit, d'une voix plus mordante encore et avec un
clignement d'yeux plus menaçant:

--«Voilà où m'a mené tout ce qu'on a écrit pour et contre moi; je suis
_Monsieur Beaucoup de bruit pour rien_ tourmenté par faute d'argent;»
puis, après un instant de calme, et me tendant la main d'un geste humble
et morose: «Vous n'auriez pas une pièce blanche, pour la petite
chapelle?» Puis, comme je lui glissais vingt sous pris dans mon
porte-monnaie bien mal garni d'étudiant: «Qu'est-ce que vous voulez que
je fasse de ça?» répondit-il en enfouissant avec un inexprimable mépris
cette trop faible aumône dans la poche de son tricot, et, ce singulier
remerciement une fois lancé, il poussa la porte à claire-voie qui fit
entendre un grêle tintement, et il s'enfonça sans se retourner dans le
corridor aux murs détrempés.

                   *       *       *       *       *

Je suis très certain de n'avoir pas altéré dix mots de cette
conversation, que je consignai le soir même dans mon journal de cette
époque. Dès la minute où je quittai M. Legrimaudet,--essayez donc de
nier après cela qu'il y ait un destin dans la physionomie des
noms!--j'eus le sentiment que je venais de voir dans sa vérité, comme je
le disais en commençant ce récit, un personnage unique, un exemplaire
d'humanité enragée et souffrante sans comparaison possible avec aucun
autre. Oui, j'avais pu regarder dans son fond l'âme d'un damné social,
toute en misère, en orgueil, en haine et en démence, une âme de
grotesque en même temps et d'avorté définitif. Et dans cette âme de
laideur une délicatesse survivait, cette pitié pour cet enfant estropié,
et cet enfant, ingrat à son tour, méprisait ce grand méprisant. Cette
suprême, cette seule sensibilité de ce malheureux était méconnue. Qui
sait pourtant s'il n'y avait pas là, dans cette dernière tendresse de ce
coeur gangrené, la trace d'un salut possible? Un de ces sublimes
guérisseurs des consciences troublées, comme nous imaginons que serait
un vrai prêtre, trouverait là sans doute matière à ne pas désespérer de
cet homme. Cet entretien m'avait si profondément saisi, et ces questions
se rattachaient d'une manière si étroite aux idées philosophiques qui
passionnaient alors ma jeunesse, que je ne pus m'empêcher de raconter à
André Mareuil cette découverte d'un bon sentiment chez l'homme qui
n'avait jamais dit merci. Mon camarade se mit à rire méchamment:

--«Allons donc,» fit-il, «tu as mal vu, ou c'est que Legrimaudet tape la
blanchisseuse d'une pièce ou deux, de temps à autre. Je t'en prie, ne me
le diminue pas. Il est plus complet que tu ne peux même l'imaginer. Je
suis tout de même content de savoir qu'il t'a outragé, sitôt ses vingt
sous demandés et reçus. Il ressemble à ces instruments de métal qu'on
voit dans les foires. On met deux sous dans une petite fente, il vient
un caramel. Chez lui, c'est un affront et plus immanquable encore.»

--«Mettons que je suis un naïf, et n'en parlons plus,» répondis-je sans
insister davantage.

Je blâmais à part moi la gouaillerie de Mareuil, et cependant cette
gouaillerie m'intimidait. J'étais à l'âge où les jeunes gens rougissent
volontiers de leurs meilleurs instincts. Ils ont l'impression confuse
d'être dupes au jeu de la vie s'ils s'abandonnent à la naïveté de leurs
premières croyances. Ils recherchent alors parmi leurs amis, ceux dont
le précoce cynisme les fait le plus souffrir, et ils n'osent donner
libre cours à ces élans du coeur dont on ne reconnaît le prix que plus
tard, quand ils ont cédé la place à l'égoïsme atone et calculateur. La
loi du développement de notre personne veut que nous traversions cette
crise singulière dont l'extrême acuité se marque par la fanfaronnade de
vices si familière à la vingt-deuxième année. Je ne me sentis pas la
force de dire à Mareuil que j'étais sûr, très sûr de la sincérité de son
infâme parasite dans ce mouvement de pitié affectueuse envers le petit
boiteux. Je n'osai pas ajouter que son devoir à lui, André, eût été de
montrer au pauvre homme, non pas cette charité ironique et moqueuse,
mais un peu de sympathie émue. Nous cessâmes de parler, en effet, de M.
Legrimaudet ce jour-là. Puis d'autres jours, et d'autres jours
encore,--en grand nombre,--passèrent sans que nous pussions reprendre
cette conversation-là ou une autre. Le hasard voulut que, très peu de
semaines après cette longue causerie avec le cynique habitant de la rue
de la Clef, je quittasse Paris pendant plusieurs mois. J'allai pour la
première fois en Italie et en Grèce. Quand je revins, Mareuil était
lancé dans un tourbillon d'existence qui rendit nos relations presque
impossibles. Il avait quitté la Bibliothèque, et ses premiers rêves de
littérature désintéressée s'étaient transformés en un désir plus
pratique de battre monnaie tout de suite avec son réel talent d'écrire.
Il avait donc accepté le poste de rédacteur parlementaire dans un
journal du soir. Nous nous rencontrions maintenant, comme on se
rencontre à Paris, une fois tous les trois mois: «Bonjour.--Tu vas
bien?--Il faudra prendre un rendez-vous pour dîner ensemble un de ces
jours.» On est de bonne foi, et pourtant on ne le prend jamais, ce
rendez-vous, si bien que l'on se trouve être demeuré des quatre et des
cinq ans dans la même ville sans avoir passé une couple d'heures avec un
ami que l'on aime encore de tout son coeur. Quoique je n'eusse, depuis
cette fameuse après-midi, jamais revu M. Legrimaudet, cette figure
énigmatique m'était demeurée présente jusqu'à l'obsession, et à chacune
de ces causeries avec André je ne manquais guère de le questionner sur
le vieil écrivain. J'étais sûr d'amener sur les lèvres de mon ancien
camarade son rire de jadis, rien qu'à prononcer le nom de son parasite
favori, et c'était chaque fois quelque anecdote caractéristique et qui
précisait quelque trait de l'étrange personnage.

--«M. Legrimaudet? Toujours aussi ingrat. Je continue à ne pas pouvoir
lui arracher un merci. L'autre semaine, je pars pour la campagne. Je
laisse l'ordre à ma bonne de le nipper des pieds à la tête: chapeau,
bottines, pantalon, jaquette, chemise. Il m'écrit. Je tremble en ouvrant
sa lettre. Allait-il enfin se démentir et me remercier de ce cadeau
inattendu? Il me chargeait d'une commission auprès d'un directeur de
journal, et sa seule allusion à mon présent d'habits était la
suscription de la fin de sa lettre: Tout à vous, sauf les chaussettes...
Ma bonne avait oublié de lui en donner, et il me le rappelait avec sa
sévérité habituelle.»

Ou encore:

--«M. Legrimaudet? Toujours aussi goguenard. A mon retour d'Angleterre,
il vient me voir. «Vous n'avez pas une pièce blanche pour la petite
chapelle?» Tu connais la formule. Je donne la pièce blanche. «Monsieur,»
répond-il en l'empochant, «vous êtes revenu d'Angleterre beaucoup mieux
élevé. Les voyages vous profitent. Adieu.»

Ou encore:

--«M. Legrimaudet? Toujours aussi prodigieux d'orgueil chimérique. Il a
touché, voici huit jours, un peu d'argent d'un mauvais pamphlet sur les
maladies des libres penseurs. Quel sujet pour lui!--Sais-tu ce qu'il a
fait de cet argent? Ce malheureux, ce grabataire, cet affamé s'est
acheté une bague d'évêque,--tu as bien entendu, une bague d'évêque avec
une améthyste énorme. Il la porte à la main, cette main que tu te
rappelles! «Monsieur,» m'a-t-il dit, «je les suis toutes depuis des
années. Il y en a vingt-trois chez les brocanteurs de mon quartier.
C'est la plus belle...» Hein! le séminaire, c'est comme l'Université,
crois-tu qu'on les chasse jamais de son sang?...»

Ou encore:

--«M. Legrimaudet? Toujours aussi famélique et des mots de pauvre!--Des
phrases où il passe des sensualités de mendiant qui ne s'est pas assis à
un bon repas depuis sa jeunesse: «L'été a été bon,» m'a-t-il dit. «A
cause du choléra, les fruits étaient pour rien. Je m'en suis régalé. Ils
valaient de la viande.»

Ou encore:

--«M. Legrimaudet? Il s'émancipe. Ce vertueux justicier de l'obscène
Diderot tourne à l'égrillard. Il m'a parlé de ses amours à propos d'une
capeline en laine bleue que lui a tricotée une voisine charitable. «Le
sexe aime les gens célèbres,» m'a-t-il dit d'un air fat, et dans son
style... «Ainsi, monsieur, quand j'étais jeune, avec trois sous de café,
je ne rencontrais pas de cruelles. M. Paul de Kock m'a peint sans me
connaître dans son _Gustave_.» Puis il m'a tiré de sa poche un article
de journal où l'on rapportait ce que coûterait en hommes la prochaine
guerre. «Je m'en réjouis,» a-t-il conclu d'un air scélérat, «ça me fera
plus de femmes.» Et de nouveau, la petite pièce pour la petite chapelle,
et de nouveau un affront... Je te le répète, il est absolu.»

                   *       *       *       *       *

J'en étais là de mes renseignements sur l'individu, quand je me trouvai,
six ans après le jour où j'avais fait connaissance avec lui, assis avec
André Mareuil à une table de souper, le 31 décembre 1880. Me rappelai-je
la date à cause de l'anecdote, ou l'anecdote à cause de la date? Je ne
sais pas. J'étais moi-même entré dans la presse, et j'écrivais des
feuilletons de théâtre dans un journal aujourd'hui disparu. André
Mareuil, qui, de rédacteur parlementaire, était devenu chroniqueur, puis
critique, tenait le même emploi dans une feuille à la mode. Nous nous
étions «accrochés» de nouveau, comme on dit, et nous fraternisions de
notre mieux dans l'entr'acte des vaudevilles à couplets grivois et des
drames à scènes retentissantes. Nous avions donc fait la partie de
souper cette nuit-là, d'après l'ironique coutume qui transforme en une
occasion d'orgie ces diverses fêtes de la fin d'année. Mais notre orgie
à nous devait être surtout une causerie, les coudes sur la nappe, dans
un coin de restaurant, avec une demi-douzaine de natives et un perdreau
froid,--une longue et gaie causerie, comme dans l'ancien temps. Nous en
étions au milieu de ce frugal repas, passablement égayés par les allées
et venues des autres convives qui débarquaient dans ce restaurant de
nuit. Nous nous amusions à les observer du coin de l'oeil, et lui, le
moqueur incorrigible, les caricaturait d'un mot. Tout d'un coup, il se
frappe la tête comme un homme qui s'aperçoit d'une distraction
impardonnable. Il demande son pardessus au garçon, en tire son
portefeuille, et de ce portefeuille extrait une lettre, tout en disant:

--«Et moi qui oubliais de te parler de Lui!»

--«Je parie que je devine,» lui dis-je, «rien qu'au son de ta voix. Il
s'agit du sieur Legrimaudet?»

--«C'est toi qui l'as nommé,» reprit-il en bouffonnant. «Hé bien! je te
fais toutes mes excuses. Tu avais raison. La perfection n'est pas de ce
monde. Le drôle m'a dit merci, ce matin! Entends-tu? Merci,»--il épela
le mot: «m, e, r: mer, c, i: ci, merci!--pour la première et la dernière
fois! Mais d'abord, lis cette lettre,»--et il me tendit un morceau de
papier,--de ce papier dit écolier, en style de collège, sur lequel se
développait, écrite en caractères énormes, presque enfantins, l'épître
suivante:


_«Paris, 23 décembre._

«Jeune, beau et fortuné chroniqueur,

«J'ai su par un avocat que vous étiez revenu de province. Je vous
croyais encore parti, quand le jeune avocat Barré-Desminières, un de mes
Mécènes, m'a dit vous avoir été présenté cette semaine. Vous lui avez
plu. Vous a-t-il plu? Vous avez le même goût pour la toilette.

«Salut à vos succès incroyables! J'irai vous voir demain, veille de
Noël. Serez-vous aussi invisible que vos confrères en journalisme? Jeune
et inconnu, j'ai fait ma visite d'admiration à Chateaubriand, Lamartine,
Lacordaire, Berryer, Paul de Kock, Montalembert. J'ai été reçu
immédiatement et fort bien. J'aurais dû voir les princes de la presse.
Ils vivaient inaccessibles et introuvables à cause de Clichy. Il paraît
que le créancier continue à épouvanter ces messieurs. Ils n'ont plus
peur cependant d'être envoyés en prison sur la plainte de ceux qu'ils
ont floués, comme autrefois où une dette de deux cents francs suffisait.
Demandez plutôt à votre cher ami M. d'Altaï.

«Le paletot d'octobre que m'a donné le modèle des _serviteuses_,--j'aime
ce vieux mot,--me _mareuilise_ très bien. Il a été aimable, cet avocat.
Il m'a remis deux magnifiques paires de chaussures. Je les ai placées
sur une forme que m'a faite, à la mesure de mon pied, un cordonnier de
la rue. Saint Crépin protège le triomphateur de l'impie Diderot. Si
elles avaient des ailes, je les appellerais les chaussures de Mercure.
Je les prendrai demain pour aller vous demander mon cadeau de jour de
l'an.

«La pièce blanche d'habitude ne me suffira pas. Je compte sur un louis
qui sera sans doute ma dernière demande. Il est question pour moi au
ministère d'une pension qui me distinguerait de la cohue des inconnus à
qui l'on donne cent francs. Ce louis m'est très nécessaire, et tout de
suite. Je vous dirai le pourquoi.

«Encore salut. Êtes-vous toujours aussi morose, vous qui avez tous les
trésors de la vie? Le talent est gai. Regardez-moi.

«JEAN LEGRIMAUDET.»


--«En effet, c'est un document,» dis-je en rendant la lettre à Mareuil;
«et quel était le pourquoi du louis?»

--«C'est ici que tu vas triompher,» repartit Mareuil avec un geste de
découragement. «Te rappelles-tu m'avoir parlé d'un petit garçon boiteux
auquel M. Legrimaudet donnait des gâteaux? Tu prétendais que ce
misérable avait dans le coeur un coin de pitié pour cet infirme...»

--«Et tu te moquais de moi,» fis-je en riant.

--«J'avais tort,» reprit André d'un ton découragé, «j'avais grand tort.
Je voyais Legrimaudet plus grand que nature. C'était du romantisme,
comme dit notre ami Zola. La vie est plus médiocre. Le pourquoi du
louis, c'était ce petit garçon boiteux. Ce matin, vers les dix heures,
je vois arriver M. Legrimaudet, et il me raconte, après m'avoir débité
ses impertinences ordinaires, que cet enfant est malade, très malade. Il
ajoute qu'il voudrait, lui, Legrimaudet, faire la surprise de belles
étrennes à ce pauvre petit. Il m'explique comment il s'intéresse à ce
jeune Henri. La mère, une blanchisseuse établie au rez-de-chaussée, lui
soigne son linge pour rien depuis des années. L'enfant est très
intelligent, et si vif! C'est si triste de le voir couché dans son lit,
blanc comme ses draps, avec des yeux qui vont mourir. Enfin, je ne
reconnaissais plus mon Legrimaudet dans cet attendrissement subit. Une
idée diabolique me vient. Il faut te dire que j'ai joué hier au cercle.
C'était Casal qui tenait la banque, et une guigne! Bref, j'ai gagné à la
ponte une cinquantaine de louis. Mon homme me paraissait sincère.
C'était le cas ou jamais de sonder la profondeur de son ingratitude. Je
prends dans mon portefeuille un billet de cent francs et je le lui mets
dans la main en lui disant: «Voyons, messire Legrimaudet, faisons-le à
nous deux, ce cadeau à votre petit malade. Voilà votre louis et quatre
de plus. Achetez-lui un jouet comme il n'en a jamais rêvé...» Tu ne peux
pas imaginer la mine de l'animal pendant que je lui tenais ce discours.
C'était dans ses yeux, sur sa bouche, dans toutes les rides crasseuses
de l'affreux parchemin qui lui sert de visage, une lutte étonnante entre
le saisissement de plaisir que lui causait mon offre, d'une part, et, de
l'autre, la haine féroce que je lui inspire depuis des années...»

--«Soyons franc,» l'interrompis-je, «tu la mérites. Avoue qu'il y a
quelque chose de presque atroce dans l'ironie de ta charité pour lui.»

--«Oui, belle âme,» continua Mareuil; «enfin, spectacle inouï,
invraisemblable, incroyable, j'ai vu de mes yeux la reconnaissance
l'emporter sur cette haine dans ce coeur que je croyais plus fort! Oh!
Ce fut court et simple! Ses prunelles exprimèrent une espèce d'effort
indicible. Son visage grimaça. Sa bouche édentée s'ouvrit, et j'en
entendis sortir un merci, qui lui écorchait la gorge, en même temps
qu'il me prenait la main... Je te le répète, une seconde! Et il partit
en disant: «Je vais de ce pas chez le marchand.»

--«C'est toi que j'aurais voulu voir pendant ce temps-là,» repris-je en
riant à mon tour. J'étais à la fois touché de ce que mon ami me
racontait et un peu irrité contre lui qui affectait, même devant moi, de
railler sa propre émotion. Car je le sentais remué, lui aussi, par cette
aventure. Mais il n'en eût pas convenu pour un empire.

--«Moi,» fit-il, «je devais avoir la figure du baron dans _On ne badine
pas_, quand Blasius lui annonce que Perdican s'amuse à jouer aux
ricochets avec les filles du village... «Allons nous enfermer dans notre
cabinet pour penser à ces choses...» Mons. Legrimaudet n'eut pas plutôt
passé le seuil de ma porte que je me trouvai stupide d'avoir cru à cette
fantastique histoire... Cet enfant malade, ce louis demandé pour ce
jouet du premier de l'an, cette blanchisseuse philanthrope...--Mareuil,
mon ami, me dis-je, vous n'êtes qu'un niais.--Sur quoi je passe mon
pardessus, je coiffe mon chapeau, et me voici dans la rue à la poursuite
de M. Legrimaudet. J'allais bien voir s'il m'avait menti en prétendant
aller de ce pas chez le marchand. Je n'eus pas de peine à l'apercevoir
qui traînait sa patte à l'extrémité de ma rue. Il tourne à gauche. Je
tourne à gauche. Il descend le boulevard Haussmann. Je le descends
derrière lui. Un quart d'heure plus tard, je voyais mon homme entrer
dans un magasin de jouets de la rue de Rivoli... Positivement, il y
entrait. J'eus là un moment de pure joie à contempler la tête effarée du
commis en présence de ce haillonneux qui demandait un objet de cinq
louis. Le commis va parler au patron, qui vient lui-même parler à
Legrimaudet, puis qui retourne en causer avec sa femme. Je me prépare à
entrer à mon tour afin de justifier le pauvre diable, si on l'accuse
d'avoir volé le billet bleu qu'il tient à la main et que le commis, le
patron et la patronne regardent l'un après l'autre à contre-jour avec la
plus insultante défiance. A la fin, on se décide à lui montrer des
boîtes de soldats de plomb,--tu sais, de ces boîtes comme nous en avons
tous rêvé, avec canons qui se tirent, cavaliers qui se séparent de leurs
chevaux, voitures qui s'ouvrent, tentes qui se démontent? Il choisit, on
lui empaquette sa boîte, et il sort, ce fardeau sous le bras, après
avoir laissé son billet, tout son billet, et le marchand ne lui a pas
rendu un sou de monnaie. Ce qui prouve que ce sportulaire, cet affamé,
ce lamentable a bien donné ses cent francs, tous ses cent francs, sans
que personne pût le vérifier, pour apporter ce cadeau absurde à ce petit
garçon malade,--et cet enfant l'aura peut-être reçu, d'après ce que tu
m'as conté autrefois, sans lui dire merci.»

--«Malheureux Legrimaudet!» ne pus-je m'empêcher de dire.

--«Hé bien! moi,» conclut Mareuil avec une indignation comique, «j'ai
envie de le consigner à ma porte maintenant... Qu'est-ce que tu veux?
Voilà huit ans qu'il me trompe. J'ai cru nourrir le parfait ingrat, le
monstre littéraire dans toute sa splendeur. Je le voyais en marbre, en
airain, en ce que tu voudras..., d'un seul bloc... Et puis, ce côté
petit-manteau bleu!... Non, vrai, ça me le gâte!»




II

SA MORT


Des mois et des mois avaient passé depuis ce soir du 31 décembre, où
nous soupions si gaiement, André Mareuil et moi, pour nous reposer de
notre corvée de critiques dramatiques incompétents, et s'il y avait un
personnage que je fusse assuré de ne plus jamais rencontrer, c'était
bien cet étrange et contradictoire Jean Legrimaudet. Voici pourquoi:
André, le seul homme qui pût servir de lien entre nous, s'était marié
dans des conditions un peu délicates, et il avait fini par quitter
presque définitivement Paris. Ayant pris comme maîtresse la jolie et
fine Christine Anroux, il en avait eu un enfant, et cette paternité
avait affolé ce sceptique, au point de lui faire épouser la mère, ce qui
n'était pas bien raisonnable. Mais, après tout, ce pouvait être un joli
sentiment de générosité qui ne lui eût nui auprès d'aucun de nous, si
Christine avait été une brave femme d'écrivain, sans autre ambition que
d'aider son bohémien de mari à mieux travailler. Hélas! elle était
précisément le contraire. Mareuil ne l'avait pas épousée depuis trois
mois, que nous observâmes, nous tous qui goûtions en lui le Parisien
fringant et froufroutant, le railleur léger, le dilettante humoriste,
une étrange modification dans sa manière. Il s'essayait au portrait
politique, lui, André, l'auteur inédit de _L'Art de Rompre_ et le
conteur de ce chef-d'oeuvre immoral: _Le Jupon d'Hortense_! Ce brin de
plume, trempé autrefois dans une encre de si petite vertu, s'appliquait
à quoi? à nous dessiner les profils d'apprentis ministres, arrivés au
pouvoir par la sottise des électeurs et en train de s'y maintenir par de
basses roueries entre les centres et l'extrême gauche! Et le malheureux
gardait son talent d'écrire au cours de cette ingrate besogne, qu'il ne
pouvait pas justifier, comme son courrier parlementaire d'autrefois, par
le besoin d'argent. Il la remplaça bientôt par une pire. Il quitta la
feuille du boulevard, où il chroniquait depuis des années, pour
commencer dans un journal grave une suite d'_Études sociales_, et, par
une bizarrerie qui me fut, pour ma part, plus inexplicable encore, il
releva, pour signer ces articles d'un radicalisme aux apparences à la
fois scientifiques et gouvernementales, un titre très mince et peu
élégant, qu'il avait autrefois laissé tomber par antipathie pour son
père: Mareuil des Herbiers! Je me souviens que peu de jours après
l'apparition de cette signature presque ridicule au bas d'une colonne de
prose plus déplorable encore de tendances,--et le joli style pourtant,
si aigu, si vif, si vraiment français!--j'avais chez moi à déjeuner mon
pauvre Claude Larcher, sur le point de partir pour notre chère Auvergne,
où il est mort. C'est même la dernière fois que j'aie vu ce meilleur ami
de mon enfance et de ma jeunesse, qui avait été l'ami aussi d'André.
Nous en vînmes tout naturellement à parler des _Études sociales_ et de
leur auteur.

--«Quelle diable d'idée a-t-il eue là?» dis-je à un moment. «Aller
sortir le des Herbiers dont il s'est tant moqué du vivant de son père,
de son bâtard, comme il l'appelait pour le renier, à la manière de
Beyle? Et cela, quand il est en train de tourner au rouge ponceau! Tu as
lu son apologie de la persécution religieuse? Il se fait républicain et
il ramasse sa particule le même jour? Ça n'a pas de sens.»

--«Patience,» répondit Claude, «il y a de la Christine là-dessous. Je ne
sais pas quelle cuisine cette sorcière mijote. Mais ce des Herbiers
n'est qu'un commencement...»

--«Le commencement de quoi?» fis-je en haussant les épaules.

--«Mais,» dit Claude, «d'un secrétariat d'ambassade, d'une maîtrise des
requêtes au conseil d'État, d'une trésorerie générale, d'une
préfecture...» Et comme je l'interrompais par des: «oh! oh!» il
continua, en proie à l'irritation nerveuse qui le prenait dans ces
derniers temps au moindre prétexte. «Et pourquoi pas? Je te trouve
étonnant encore! Avec cela qu'il ne ferait pas honneur à toutes ces
places. N'a-t-il pas dans son petit doigt plus de talent que tous les
titulaires réunis de ces belles fonctions qui t'en imposent toujours, ma
parole d'honneur?...»

--«Va pour le talent,» repris-je, afin de lui couper sa tirade.
J'appréhendais le morceau sur la supériorité de l'homme de lettres, que
je connais trop. Je le débite aussi de temps à autre devant la
scandaleuse sottise de certaines fortunes, et à quoi bon? «Mais la
tenue?...»

--«La tenue! La tenue! Et la surveillance de Christine? Tu la comptes
pour rien?--André!... Elle a une manière de prononcer ces deux
syllabes... C'est d'un froid, d'un froid à geler le mercure du
thermomètre qu'il a dans son cabinet de travail maintenant... Elle ne
veut pas qu'il se congestionne. Et elle vient vérifier le degré,--et,
par la même occasion, avec quel ami André s'attarde. Croirais-tu qu'elle
l'a brouillé avec moi en lui racontant que je lui avais fait la cour?
Elle s'est défiée. Comme elle a eu tort! Je l'adorais, moi, leur
idylle... Lorsqu'on apportait Bébé, comme elle dit, et qu'elle lui
faisait faire risette à Papa, me vois-tu, moi, entre eux, quand je me
souvenais des soupers avec elle, Gladys et Casal, d'une part, et de nos
dévotions, avec André, à l'autel de la Vénus commode? Non. C'était à
payer ma place. Mais voilà, je vais tout droit lui citer un mot de ce
Casal justement l'autre jour, qui m'a tant fait rire. J'avais déjeuné
chez lui, avec lord Herbert Bohun, et nous étions au fumoir, où Casal me
montrait des photographies de leur dernier voyage dans les Montagnes
Rocheuses. Il se trompe d'album et en ouvre un où je reconnais plusieurs
de ses anciennes maîtresses... «Ça,» dit-il en tournant rapidement les
feuillets, «c'est une collection de portraits de femmes dont la plupart
se détestent.»

--«Le fait est qu'aller citer ce propos chez Madame Mareuil!»

--«Ma foi,» dit Claude ingénument, «je l'avais oublié. Elle a si peu
l'air d'être la même femme que j'en arrive à ne plus la reconnaître.
Toujours est-il qu'elle riposta et me parla avec aigreur de mon dernier
recueil de nouvelles. «Vous ne pourrez donc jamais écrire une page où il
y ait du sentiment,» disait-elle, «quelque chose qui fasse du bien, qui
rafraîchisse.»--«Je ne tiens pas l'article pruneaux,» lui répondis-je.»

--«Et Mareuil, là dedans?»

--«Des Herbiers? Un peu penaud, comme tu penses, de ces mots amers, et
depuis, il détourne la tête quand il m'aperçoit. A peine un bonjour,
bonsoir, quand nous nous heurtons nez à nez, comme il nous est arrivé
l'autre jour chez notre tailleur. Enfin, pour nous deux, c'est la
brouille... C'est égal, quand Mme des Herbiers sera conseillère
d'ambassade, ou maîtresse des requêtes, ou trésorière générale, ce sera
considérable, très considérable!...»

J'étais trop habitué aux exagérations de Claude pour attacher la moindre
importance à son pronostic, qui se trouva cependant vérifié, à ma grande
stupeur, je l'avoue. D'abord, je jugeais absolument impossible cette
transformation du plus fantaisiste de nos amis en un fonctionnaire
respectable. Et puis, il y avait le passé de Christine Anroux. J'avais
tort deux fois, et Claude avait raison pour André, et surtout pour
Christine. Ce qui fait la force des femmes, c'est qu'elles osent tout
entreprendre, persuadées qu'elles sont, avec justesse, de la puissance
invincible des petits moyens et de l'universel oubli. Ce n'était rien,
ce des Herbiers. C'était l'abolition de tout le bagage littéraire de
Mareuil, passablement compromettant, et puis c'était aussi une petite
barrière de plus contre l'enquête rétrospective. Ah! elle le conseilla
supérieurement. Suivez les étapes: il fallait éviter le ridicule de cet
ennoblissement, ou réennoblissement tardif. Comme on devait s'y
attendre, un chroniqueur du boulevard qui n'aimait pas Mareuil se moqua
de cette prétention nouvelle, et, par une sanglante et grossière
allusion au passé de la pauvre Christine, il déclara qu'André aurait dû
signer «des Herbages.» Mareuil envoie ses témoins au personnage, et il a
la bonne chance de lui camper une balle dans le côté gauche, qui faillit
débarrasser la presse d'un des plus infâmes sycophantes de la
corporation. Il profite du mouvement de sympathie soulevée par cette
exécution d'un confrère aussi redouté que haï, pour publier son acte de
naissance à lui-même et démontrer, pièces en mains, son droit à la
particule, et il abdique du coup le Mareuil, car l'article où il
«demandait la parole pour un fait personnel,» suivant la formule, se
terminait par le Des Herbiers tout court, et ce fut ainsi les jours qui
suivirent. Sur quoi sa collaboration aux journaux doctrinaires de gauche
se fonce encore. Il se présente comme candidat ministériel dans un
département de l'Ouest, d'où il est originaire. Il échoue, mais le voilà
passé politicien, et quand, sept petits mois après cette élection
manquée, l'_Officiel_ enregistra la nomination de M. des Herbiers à une
des préfectures du centre, il ne se trouva personne pour s'étonner de
cette aventure, qui me valut la dernière dépêche que j'aie reçue de
Claude et que je copie sous sa forme ironique, en ne supprimant que
l'adresse, et en respectant la signature, où se trouve un mauvais jeu de
mots sur le titre d'un beau livre dont Claude raffolait. «Ai-je eu
raison? Prie lire dernier mouvement administratif et si possible me
réconcilier avec préfète pour qui professe admiration définitive.
Amitiés.--Frère Ivre.» Qu'a dû penser de cette rédaction le receveur du
bureau de Saint-Amand-Tallende (Puy-de-Dôme) près Saint-Saturnin, d'où
elle est datée?--Et il eut raison après sa mort, ce charmant et absurde
ami, car je tiens de source autorisée que M. des Herbiers est un des
préfets le mieux notés et que Mme des Herbiers a réconcilié la
préfecture et l'évêché. Elle a trouvé sa voie et lui la sienne! Ce qui
prouve, entre parenthèses, que les unions les plus déraisonnables sont
quelquefois les plus sages. S'il n'avait épousé la jolie petite Anroux
dans une heure de folie paradoxale, que ferait André, je vous prie? Des
dettes et des chroniques, les unes payant les autres, et de la mauvaise
hygiène, au lieu qu'il est rajeuni, un peu engraissé, pas trop, décoré,
assez sceptique à la fois et assez disert pour présider avec bonne grâce
au «grand ralliement des conservateurs à la forme républicaine, etc...,»
qui constitue le programme de son ministre. Il n'y a qu'une chose qui
m'intrigue: aux temps de sa vie galante, Christine, qui ne savait pas
l'orthographe, se faisait écrire ses lettres d'amour par une personne
extraordinaire dont elle était affublée, une ancienne élève de
Saint-Denis, devenue secrétaire pour grandes cocottes peu éduquées.
L'a-t-elle gardée? Et est-ce la même qui écrit les lettres à l'évêque?

                   *       *       *       *       *

Si j'ai rappelé ce détour un peu étrange de la destinée du préfet actuel
de... (cherchez dans l'Annuaire), ce n'est pas, comme on pense bien,
pour le simple plaisir de railler doucement un ancien camarade, tombé de
la bohème dans les honneurs. Ce n'est pas non plus pour critiquer le
recrutement du personnel administratif de la troisième République.
L'événement est là qui, dans l'espèce, donne raison au choix du
ministre. Je me suis laissé aller à me souvenir, la plume à la main,
alors que je ne voulais qu'expliquer pourquoi je ne m'attendais guère à
retrouver sur ma route l'ancien parasite de mon ancien ami. Car l'entrée
de Mareuil dans sa nouvelle carrière supprimait les occasions naturelles
de nous voir, et nous ne les provoquâmes ni l'un ni l'autre, ce en quoi
nous fûmes et sommes très sages. Entre deux compagnons de jeunesse
devenus absolument dissemblables sous l'influence de la vie, le rappel
de l'intimité passée n'est jamais qu'un principe de souffrance. Tandis
donc qu'il reposait tranquillement sa barque dans son havre officiel, je
m'appliquais, moi, à diriger de mon mieux la mienne sur les vagues
remuées de ce dangereux océan littéraire qui justifie à tout le moins
cette vieille métaphore par son inconstance et la nécessité de l'effort
quotidien. Pour parler plus prosaïquement, je continuais à écrire des
volumes après des volumes, à subir des articles plus ou moins hostiles,
à vérifier les vieilles remarques des moralistes sur les haines
furieuses que soulève le moindre succès, à m'y résigner ou à m'en
attrister, suivant l'humeur. Après tout, c'est un sort heureux, entre
les divers sorts de ce monde d'épreuve, que celui d'un homme qui exerce
un métier conforme aux goûts profonds de sa première jeunesse. Il a de
mauvaises heures, ce métier, celles par exemple où l'on est calomnié par
un confrère envers lequel on n'eut que de gracieux procédés. Il en a de
bonnes, de délicieuses même, celles où l'on sent venir à soi quelque
chaude effusion de sympathie jeune, et c'est à une de ces bonnes
heures-là que je dois d'avoir retrouvé la trace de l'énigmatique
Legrimaudet. Il s'en est fallu de bien peu qu'il ne fût trop tard; mais
il était dit que cette figure d'un damné de lettres plutôt silhouettée
que dessinée dans ma mémoire par nos deux entrevues et les confidences
d'André, s'y graverait en traits ineffaçables avant de disparaître pour
toujours.

J'avais donc reçu, l'année dernière, en décembre, une de ces lettres
d'inconnus qui caressent invinciblement l'amour-propre d'un auteur, même
lorsque l'expérience lui a démontré que ces sortes de missives servent
de prologue habituel à d'autres lettres moins désintéressées. Celle-là,
signée du nom de Juste Dolomieu, me demandait simplement de vouloir bien
lire un assez copieux manuscrit qui s'appelait de ce titre un peu
juvénile: _La Mort du Siècle_. J'ouvris ce cahier avec défiance, et je
le fermai avec une curiosité presque émue. C'était un roman où l'auteur
avait essayé d'incarner, dans trois ou quatre personnages, les tendances
contradictoires de notre âge: le socialisme et le dilettantisme,
l'esprit cosmopolite et celui d'analyse, le découragement pessimiste et
le réveil de la mysticité. Cette simple indication me dispenserait
d'ajouter qu'un tel ouvrage manquait des qualités indispensables, malgré
tout, à cet art du roman qui ne saurait se réduire à la dissertation
pure. Mais si le drame était absent de cette oeuvre incohérente, et
absente la couleur de la vie, l'éloquence y abondait, ainsi que la
passion intellectuelle et que la pensée. Le jeune homme qui avait
composé ces pages ne deviendrait sans doute pas un romancier. A coup
sûr, il serait un écrivain. Je n'en doutai plus lorsque je vis ce garçon
lui-même qui saisit aussitôt ma sympathie par une des plus captivantes
physionomies de grand artiste jeune que j'eusse rencontrées. Mince et
presque frêle, cet enfant de vingt-trois ans peut-être avait une manière
de pencher la tête en avant qui attestait les longues séances à la table
de travail, comme ses joues pâlies attestaient la nourriture
insuffisante, et ses vêtements propres, mais râpés jusqu'à la corde, une
pauvreté soigneuse. Ses dents blanches, que découvrait son sourire naïf,
et le bel éclat de ses yeux bleus annonçaient en revanche un fond
inattaqué de sève vitale. Ses cheveux longs étaient d'une finesse
presque féminine et les modestes manches de son tricot de laine
laissaient passer des mains jolies et bien tenues. Quand il parlait, son
front éclatait d'idées, et sa voix, un peu basse, plaisait par un charme
analogue à celui de son regard et de son écriture dont j'avais tant aimé
l'élégance nerveuse. Enfin, pour employer un terme devenu banal par
l'abus, mais qui exprime seul une indéfinissable nuance, si jamais
visage mérita l'adjectif d'_intéressant_, c'était celui-là, et ce
premier entretien me prouva bien vite qu'une âme d'élite se cachait
derrière ces apparences de délicatesse. Après avoir discuté avec moi,
sans présomption et sans flatterie, les critiques formulées dans la
lettre que je lui avais adressée sur son roman, il conclut avec une
grâce de modestie fière qui me ravit.--Elle me changeait du ton habituel
à messieurs les nouveaux venus d'aujourd'hui, et puis j'avais eu, très
peu de temps auparavant, une si douloureuse impression de ce que la
férocité de l'ambition précoce peut produire de ravage dans un coeur de
vingt-cinq ans, au cours d'un récent voyage que j'ai raconté
déjà.--(Voir _Un Saint_.)--De rencontrer un vrai jeune homme de lettres
me faisait tant de bien!--Il disait donc:

--«D'ailleurs ce n'est là qu'un livre d'étude. C'est mon second, et je
ne compte imprimer que le huitième ou le neuvième, si j'en suis content
ou moins mécontent. Ai-je raison?...»

--«Mon Dieu!» répliquai-je, «il est assez malaisé de donner un conseil
précis à ce sujet. Certains génies se sont formés au contact du public,
ainsi Hugo et Balzac. D'autres s'y sont déformés tout de suite. Et puis
il y a une première condition qui semble tout à fait secondaire en
pareille matière, et cependant elle domine et a dominé de tout temps une
destinée d'homme de lettres. Vous entendez bien que je veux parler de
l'argent. Laissez-moi vous poser une question un peu indiscrète. Quel
métier avez-vous à côté de votre travail d'écrivain?»

Le costume de Juste Dolomieu trahissait, comme je l'ai dit, une pauvreté
décente qui justifiait ma demande, aussi ne fus-je pas médiocrement
étonné de sa réponse:

--«Mais aucun. Ma vie est assurée pour cinq années.»

--«Je comprends,» fis-je, «votre famille consent à vous servir une
pension pour ce temps-là.»

--«Hélas!» reprit-il avec une expression de grande tristesse, «je n'ai
plus de famille. J'ai perdu mon père il y a trois ans et ma mère l'an
passé...»

--«Pardonnez-moi,» repris-je, «d'avoir touché à ces souvenirs. Mais,»
insistai-je, «c'était la traduction la plus naturelle de votre phrase
sur vos cinq années assurées...»

--«Oh!» dit-il, «ce n'est pas cinq années, c'est toute ma vie que
j'aurais devant moi, si mon pauvre père était là!... Nous ne sommes pas
de Paris, monsieur, vous avez dû vous en apercevoir tout de suite.» Il
avait bien des mouvements un peu gauches qui pouvaient passer pour du
provincialisme, mais ils s'expliquaient aussi par la timidité de la
jeunesse. «J'ai fait mes études,» continua-t-il, «au lycée d'Amiens. Mon
père était notaire à Beaucamps-le-Vieux, une bourgade toute voisine
d'Aumale et de Tréport. Comment l'idée m'est-elle venue d'être homme de
lettres? Je ne pourrais pas vous le dire. Je sais seulement que je l'ai
toujours eue depuis ma onzième ou douzième année. Monsieur, mon père
était si bon, si intelligent. Il ne s'opposait pas à ma vocation. Il
voulait que je vécusse à la campagne, chez nous, voilà tout. Il avait
beaucoup d'instruction, beaucoup de culture. Il avait réfléchi beaucoup,
et il ne croyait qu'à la littérature locale. J'avais projeté, d'après
ses conseils, une suite de romans où j'aurais appliqué à l'histoire de
ma province le procédé que M. Zola a employé pour son tableau des
diverses classes sociales: suivre une famille Gallo-Romaine à travers
les âges. J'avais devant moi des milieux si nouveaux à peindre, je veux
dire si renouvelés, car la Science nous permet aujourd'hui de
reconstruire le moyen-âge, le seizième siècle et le dix-septième, pour
ne citer que trois époques, comme nos aînés ne le pouvaient pas. Et
quelle ampleur que celle de ce cadre qui permettait un livre sur les
croisades, un sur la guerre de cent ans, un sur l'invasion de l'Italie,
puis sur les guerres de la Révolution, celles de l'Empire! Enfin,
c'était un travail qui eût représenté la formation, couches par couches,
de l'Ame du nord de la France... Ne me croyez pas orgueilleux si je vous
parle ainsi. En vous exposant ce projet qui me fut suggéré par mon père,
je voulais vous montrer quel conseiller j'ai perdu en le perdant... Ce
fut une tragédie bien simple, mais navrante. La fuite d'un banquier
d'Aumale et le désastre financier qui en résulta pour tout le pays
forcèrent mon pauvre père à vendre son étude précipitamment. Il serait
trop long de vous expliquer comment il avait engagé sa signature par
excès de bonté. Enfin, nous étions ruinés. Il en mourut de chagrin, et
ma mère le suivit bientôt. Il ne fallait plus songer aux longs loisirs
que supposait l'exécution du vaste plan caressé dans nos causeries
d'autrefois. D'autre part, le séjour de Beaucamps m'était devenu trop
pénible. Je réalisai les débris de ce qui avait été une petite fortune
de campagne et je me résolus à venir ici. J'avais devant mes yeux
l'exemple du d'Arthez de Balzac, l'exemple de Balzac lui-même. Je me
suis donné ces cinq ans pour apprendre mon métier de romancier et
produire un ouvrage qui me permette de vivre de ma plume en m'ouvrant
l'entrée des feuilletons des journaux. Mon calcul est simple: il faut
bien qu'ils s'alimentent, ces feuilletons, et il est impossible que les
directeurs ne préfèrent pas des romans travaillés aux romans qu'ils
publient et qui sont si peu soignés. D'autre part, si j'ai vraiment
quelque chose là, je ferai mon oeuvre à travers cette besogne, comme nos
maîtres.»

Ce petit discours avait été débité sur un ton à la fois énergique et
tranquille qui me plut beaucoup. Le projet qu'il m'avait tracé d'une
suite de romans sur l'histoire de sa province aurait pu donner prétexte
au déploiement d'une prétention extravagante. Un charme de naïveté s'en
dégageait au contraire. L'image de ce père intéressé jusqu'à la passion
par l'avenir littéraire de son fils et songeant à diriger sa vocation
sans la contrarier, me touchait profondément. Le culte dont le fils
entourait cette chère mémoire ne me remuait pas moins. Enfin, je
trouvais une raison d'estimer le caractère de ce jeune homme aussi haut
que je faisais déjà son précoce talent d'écrire dans l'acceptation
courageuse du métier. Mais ce courage s'accompagnait-il d'une
connaissance exacte des difficultés contre lesquelles il allait se
heurter? Et je lui demandai, après l'avoir complimenté sur la sagesse de
ce projet:

--«Me permettez-vous, maintenant, comme à votre aîné, de pousser
l'indiscrétion plus loin encore? Vous venez d'arriver à Paris, me
dites-vous?»

--«J'y suis depuis cinq mois,» répondit-il.

--«Hé bien! en ces cinq mois, combien avez-vous déjà dépensé d'argent?»

--«Cinq cents francs,» fit-il simplement.

--«Cinq cents francs pour cinq mois?» m'écriai-je, «mais c'est
impossible.»

--«C'est bien vrai, cependant,» reprit-il avec un sourire où il y avait
presque une enfantine gaieté. «Je paie ma chambre quinze francs par mois
et trois francs de service. Je mange à la portion dans une petite
crèmerie fréquentée par des ouvriers et où mon dîner ne me coûte pas
vingt sous. Je prends le repas du matin chez moi avec un peu de
charcuterie, du pain, du fromage, et une tasse de café que je me prépare
moi-même, je n'en ai pas pour quinze sous. J'ai du linge et des habits
pour plusieurs années. Le soir, je travaille à la bibliothèque
Sainte-Geneviève et je me lève avec le jour. J'économise ainsi la
lumière. Contre le froid, j'ai une petite chaufferette comme les bonnes
femmes de chez moi. Or mon budget est établi sur le pied de cent vingt
francs par mois. Mille cinq cents francs par an pour ces cinq ans... Je
suis donc en avance de ce moment de plus de cent francs.»

--«Mais si par hasard une des valeurs qui composent votre petite réserve
diminuait? Si on vous les volait? Dans quelle société les avez-vous
déposées?»

--«Dans aucune,» dit-il avec un air avisé. «J'avais l'exemple de mon
pauvre père. Je me suis fait fabriquer par le charron de Beaucamps,
avant de partir, une ceinture de cuir comme en portaient autrefois les
voyageurs, garnie de petites poches tout autour. J'y ai serré mon
argent, et je la garde à même la peau, sous mes vêtements.»

--«Et vous avez pu dénicher cette chambre à quinze francs, rue
Princesse, si près du faubourg Saint-Germain?» C'était l'adresse qu'il
m'avait mise sur la feuille de garde de son manuscrit. Cette rue
débouche parallèlement à la rue Bonaparte dans le paquet de vieilles
maisons ramassé entre Saint-Sulpice et Saint-Germain-des-Prés. Je me
trouvais la connaître, y ayant eu autrefois mon relieur. Si étroite
qu'elle soit et peu digne de son nom aristocratique, je ne la voyais pas
dans mon souvenir assez misérable pour fournir des logements de cette
exiguïté de prix. Juste Dolomieu eut de nouveau son joli sourire de
triomphe.

--«Ah!» s'écria-t-il, «ça n'a pas été facile. Je voulais me loger dans
le quartier Latin pour être plus près des deux bibliothèques, celle de
la Sorbonne et celle de Sainte-Geneviève. Je n'ai rien trouvé. Les
logements meublés y sont devenus inabordables depuis que l'institution
des bourses de licence a encore multiplié le nombre des étudiants qui
peuvent payer leur chambre des quarante, des cinquante francs sans
presque s'en apercevoir. Pour trente francs, vous n'avez qu'une
soupente, au lieu que ma thébaïde de la rue Princesse est relativement
spacieuse, quoique juchée un peu haut. Mais j'ai une échappée de vue sur
la vieille abbaye de Saint-Germain-des-Prés, et chaque soir je peux me
répéter les vers de Baudelaire:

    _Et, voisin des clochers, écouter en rêvant
    Leurs hymnes solennels emportés par le vent._

«Il m'a déjà porté bonheur, ce petit logis, car j'y ai composé tout le
roman que vous avez lu. Trois cents pages en cinq mois. C'est quelque
chose. Et puis, ces hôtels de troisième ordre, à Paris, sont pleins de
mystères, et maintenant que j'ai achevé la besogne que je m'étais fixée
pour cette fin d'année, je vais me mettre en observation. A tout instant
je heurte dans l'escalier des femmes élégantes qui sont venues à quelque
rendez-vous. Et puis, j'ai pour voisin un vieux monsieur qui
m'intrigue!... Imaginez-vous un personnage de Dickens, tout petit, tout
blanc, et toujours en habit. Il avait commencé de causer avec moi, mais
depuis qu'il sait que je m'occupe de littérature, il m'évite. Il a sans
doute peur que je ne le mette dans quelque livre, le pauvre bonhomme! Je
n'ai pas besoin de vous dire que j'aurais soin, si je l'utilisais, de le
démarquer au point de le rendre méconnaissable. Oui, le pauvre homme!
Ah! qu'il est pauvre! Mais il a dû se trouver autrefois dans une
meilleure position, et appartenir à une famille mieux qu'aisée. Il
possède des bijoux qui ne peuvent être arrivés à quelqu'un comme lui que
par héritage. Ainsi, pas plus tard que l'autre semaine, j'entends des
voix qui disputaient sur notre carré. J'ouvre ma porte et je le
reconnais qui pressait le garçon de lui rendre un petit objet. C'était
une bague d'évêque en or, avec une énorme améthyste. Ce garçon l'avait
prise au vieillard, et il lui disait: «Et vous, rendez-moi les dix
francs que vous me devez depuis un mois, ou je la porte au
mont-de-piété,» et le vieux répondait:--«Rendez la bague. Vous savez
bien que je n'ai pas touché l'argent que j'attendais. C'est pour dans
huit jours, rendez la bague.»--«Mes dix francs, ou plus de bague,»
reprenait l'autre, avec une mauvaise figure d'Hercule roux. Si vous
aviez vu le désespoir de M. Jean,--c'est le nom de mon voisin,--l'espèce
de rage désolée qui crispait sa misérable face, vous auriez fait comme
j'ai fait...»

--«Vous avez donné les dix francs au garçon et vous avez remis la bague
au pauvre diable.»

--«Naturellement,» dit-il.

--«Et M. Jean vous a immédiatement insulté avec cet accent...» Et je
contrefis de mon mieux l'inimitable voix du sire Legrimaudet que je
venais de deviner à ces trois signes encore plus inimitables que cette
voix: son éternel habit, l'_incognito_ de son prénom et cette bague
d'évêque, achetée sur ses économies de meurt-de-faim par un dernier
ressouvenir du séminaire.

--«Vous le connaissez donc?» répondit Jules Dolomieu. «En effet, comme
je lui disais: «Vous me rendrez cela, mon voisin, quand vous
pourrez.»--«Monsieur,» a-t-il repris, «dans une maison comme celle-ci il
n'est pas difficile de gagner de l'argent quand on est jeune. Ce garçon
en a beaucoup. Vous aussi, sans doute. Ces dames ne sont pas gâtées...»
Je n'ai compris qu'après son départ qu'il me soupçonnait de recevoir de
l'argent d'une de ces femmes élégantes qui viennent souvent.»

--«C'est lui!» m'écriai-je. «C'est bien lui!... Je reconnais la manière
du Maître. De petits yeux vairons, n'est-ce pas? Une bouche
affreuse,--et amère? Une jambe qui traîne en marchant, avec un énorme
oignon au pied gauche?... Des cheveux d'un gris vert comme ceux des
portraits anciens?» Et voyant que Juste répondait par un geste
affirmatif à chacune de mes questions. «Il n'y a pas de doute,» fis-je,
«c'est M. Jean Legrimaudet.» Quand j'eus prononcé avec une emphase
intentionnelle ce nom célèbre dans les fastes de la littérature
diffamatoire, je pus lire sur le visage transparent de mon jeune
visiteur un dégoût indigné que n'effaça pas même l'anecdote du jouet de
cent francs donné au petit garçon malade. Cette indignation, je la lui
enviai. Moi aussi je l'avais éprouvée autrefois à ma première rencontre
avec le bas pamphlétaire. Dieu! Qu'elle était loin de moi! C'est
toujours cette vérité si éloquemment, si mélancoliquement formulée par
le philosophe antique: nous mourons humiliés par la vie. Elle ne nous
laisse aucun des nobles sentiments qui seuls la rendaient
supportable.--Pourquoi la vivre, alors?--Vingt années d'existence
parisienne ne permettent plus guère à un homme de lettres qui les a
subies qu'un seul étonnement: celui de ne pas rencontrer les pires
rancunes de la haine jalouse chez nos compagnons de jeunesse demeurés un
peu en arrière, chez nos obligés la calomnie, chez nos cadets la fureur
de la précoce envie, et chez nos maîtres les plus chers souvent cette
même envie quand les hasards de la vogue nous mettent en concurrence
avec eux. Ah! Cette affreuse passion d'envie, cette maladie commune à
tous, mais qui semble propre à la gent artiste, tant elle rencontre un
terrain approprié dans ces coeurs amoureux de gloire, comment garder en
soi la force de s'indigner contre elle, après avoir tant constaté
qu'elle ne se connaît pas elle-même? C'est la pire des tristesses,
celle-là. Il est rare que l'envieux s'avoue son horrible vice. Le plus
souvent il cherche à l'antipathie furieuse qu'il éprouve pour l'objet de
sa funeste passion des motifs honorables. Il n'a pas de peine à
découvrir les communes faiblesses humaines chez celui qu'il envie. Il
les enfle de toute la rage qui le tourmente. Il ne voit plus qu'elles et
il en arrive à prendre sa sincérité de haine pour une conviction, sa
brutalité pour une franchise, et ses calomnies pour un devoir. Je ne
suis pas sûr qu'un Legrimaudet ne s'imagine pas faire oeuvre d'honnête
homme en insultant avec cette âcreté de bile tant d'écrivains illustres.
J'essayai vainement d'expliquer ces raisons de mon indulgence à mon
intransigeant interlocuteur. Il avait l'âge des belles révoltes, et moi,
je l'avais passé. Quand il m'eut quitté, je me souvins que je ne pus
reprendre le travail interrompu de la matinée. J'admirais une fois de
plus les étranges rencontres du hasard et l'intensité des antithèses
auxquels il semble se complaire. En réunissant ainsi Juste Dolomieu et
Jean Legrimaudet sur un même palier d'hôtel borgne, ne semblait-il pas
avoir voulu symboliser à mon regard les deux pôles extrêmes de la vie
littéraire, l'artiste à l'aurore du talent et de la vie, d'une part, et,
de l'autre, le vaincu de la plume à sa dernière étape dans la sinistre
déroute de toutes ses espérances? L'un et l'autre m'avaient exposé une
même misère de budget, un même effort de lutte contre la destinée, une
même résolution de ne pas se rendre. Le jeune homme si fier
d'aujourd'hui finirait-il comme le vieillard? Ce vieillard avait-il eu,
à vingt-deux ans, lorsqu'il débarquait de Dijon à Paris pour écrire son
_Histoire des Grands Hommes_, quelques-unes des fiertés du jeune
romancier? «Quel dommage,» songeai-je, «que Mareuil ne soit plus
Mareuil! A quelles _méditations_ nous serions-nous livrés
ensemble?»--C'était son mot favori à une époque pour se moquer de Claude
Larcher en train d'écrire sa _Physiologie de l'Amour_, sous cette forme
naïvement renouvelée de Brillat et de Balzac!--J'imaginais les sarcasmes
auxquels ce rieur d'André se fût abandonné, dans sa verve d'avant
l'habit brodé. Puis je me demandais, avec un renouveau de curiosité, à
la suite de quelles aventures le Grand Ingrat de France avait déserté
son asile de la rue de la Clef. Pour ces grabataires aux abois qui
vivent d'une incertaine aumône, la question du gîte est cruellement
importante. Un coin où ils soient connus, où ils puissent, au besoin,
obtenir un crédit de quelques jours, de quelques semaines, mais c'est le
salut, par ces mois d'hiver surtout dont nous ne soupçonnons pas les
meurtrières rigueurs, nous tous qui, depuis octobre jusqu'à mai, avons
des bûches blanches de cendre dans notre cheminée et le loisir de
tisonner en suivant notre rêve. Mais un Legrimaudet, c'est, à Paris, une
bête dans son bois. Il lui faut son terrier d'abord, le trou dans lequel
se tapir par les nuits glacées où la mort le guette, la hideuse mort au
coin d'un quai ou sur le banc d'un boulevard désert. D'ailleurs une
affection vraie, la seule de ce douloureux et sinistre coeur, le
retenait dans la maison devant laquelle j'avais vu jouer sur le trottoir
le petit garçon boiteux. Cet enfant était-il mort, comme Legrimaudet
avait paru le craindre lors de sa conversation avec André à la veille du
jour de l'an,--de ce jour de l'an déjà si lointain que nous avions fêté,
mon ami et moi, avec une gaieté à jamais perdue? Toutes ces questions se
posaient devant mon esprit, pêle-mêle, et elles aboutirent, huit jours
environ après cette première conversation avec Juste Dolomieu, à une
visite rue Princesse qui me secoue encore d'un frisson lorsque j'y
songe. Mais l'esquisse que j'ai commencée de ce maudit ne serait pas
complète sans le récit de cette nouvelle rencontre et de l'événement qui
en résulta.

                   *       *       *       *       *

Je la retrouvai, la petite rue, aussi étroite, aussi pauvre, aussi
laborieuse que je me la rappelais, avec ses humbles boutiques et sa
population hâve, ses enfants pâlots, ses ouvrières mal nourries, enfin
toujours aussi «petite rue» du vieux Paris. Je n'eus pas de peine à
découvrir l'hôtel qui avait l'honneur de loger à la fois en ce moment
deux exemplaires assez notables de l'espèce gendelettre. Il était le
seul de la rue et tout à fait conforme à ce que j'avais imaginé d'après
les indications de Juste Dolomieu, sauf qu'il ne portait aucune autre
enseigne que le nom du propriétaire écrit sur une lanterne dressée
au-dessus de la porte: «Maison meublée--Isidore Cordaboeuf,
propriétaire.» La bâtisse devait dater de bien loin, car elle était
comme affaissée sur un de ses côtés, et les mots: «Maison meublée,»
peints de nouveau en grandes lettres noires, marquaient encore cette
ligne d'affaissement. La porte, à claire-voie, et dans le style de
l'hôtel de Saint-Flour, était à demi ouverte; je la poussai, et je me
trouvai dans un corridor sur le mur duquel je pus lire: «Bureau au
premier.» L'escalier avait été revêtu d'un tapis aujourd'hui si usé, si
flétri, si rapiécé, qu'il était impossible de discerner sa couleur
primitive. Malgré la sordidité suspecte de cette entrée, je ne
m'attendais guère au spectacle que m'offrit ce bureau où se trouvaient
en ce moment deux femmes en train de jouer au bezigue chinois entre des
chopes sur une table encore servie, quoique l'aiguille de la pendule
marquât près de trois heures. «Quatre-vingts de patrons,» disait l'une
des deux femmes, la plus grosse, en abattant quatre rois, dont les
couleurs disparaissaient sous la crasse. Elle étalait une poitrine digne
d'une néréide de Rubens, qui ballottait à chaque mouvement dans une
sorte de robe de chambre en flanelle bleue, et tout en jouant elle
fumait une cigarette mal roulée avec une bouche outrageusement passée au
rouge. Un pied de rouge s'épaississait aussi sur ses joues. Le crayon
noir lui avait mangé les cils, et les bandeaux plaqués de ses cheveux
noirs luisaient de pommade, tandis que ses mains qui tenaient les cartes
montraient des bagues de pacotille assez nombreuses pour recouvrir
presque toutes leurs arrière-phalanges. Sa partenaire, elle, portait une
robe de ville très claire et très fanfreluchée et que je jugeai
redoutable à promener avec soi dans la rue d'après la simple inspection
des manches, soutachées jusqu'à l'épaule et fantastiquement
bouffantes;--et du même goût, un chapeau de feutre blanc à énormes
plumes reposait sur la commode entre des bouteilles de liqueurs.
Celle-là était blonde, avec un teint comme vidé de son sang, ce teint
fané, fripé, délavé, de la créature qui a traversé d'innombrables fêtes.
Elle fumait aussi, renvoyant la fumée par ses minces narines qui se
fronçaient nerveusement, et ses yeux luisaient d'un bleu si clair, si
froid et si faux! Elle fut la première à me dévisager, de son masque
impassible où chaque trait était marqué en une ride comme tracée avec la
pointe aiguë d'un couteau. L'autre eut, au contraire, pour m'accueillir,
un sourire mielleux de cette bouche rouge, et avec sa voix la plus
adoucie, elle répondit à ma demande:--«M. Dolomieu est-il chez
lui?»--«Le numéro 47? Non, monsieur, sa clef est à son clou. Il est
sorti. Mais, si vous voulez l'attendre, il ne peut pas tarder...»

L'obséquiosité de cette douteuse matrone, la toilette bizarre et le
crapuleux visage de sa compagne me fixèrent du coup sur la catégorie
d'auberges à laquelle appartenait la maison. Je m'en étais bien un peu
douté, pour tout dire, quand Dolomieu m'avait parlé de visiteuses
élégantes et surtout quand il m'avait rapporté la boutade de Legrimaudet
contre les beaux jeunes gens et leurs ressources assurées. Mais ni
alors, ni en ce moment même, je ne soupçonnais la spéculation
particulière au sieur Cordaboeuf, et l'industrie officielle de cet homme
au nom truculent. Je ne devais pas rester longtemps sur cette ignorance,
comme on va voir.

--«Je n'ai pas trop le temps d'attendre,» répondis-je à la grosse femme.
«Mais si M. Jean est chez lui, je monterai...»

--«Ah! vous connaissez M. Jean,» reprit vivement mon interlocutrice.
«Quel dommage que Monsieur ne soit pas là pour vous en parler! C'est que
nous sommes un peu inquiets de lui, et si nous pouvions savoir l'adresse
de sa famille...»

--«Je ne la connais pas plus que vous,» dis-je. «Mais il est donc
malade?»

--«S'il ne part pas d'ici les pieds en avant,» fit à son tour la femme
blonde, «il aura de la chance.»--Dieu! quelle voix, et sortant toute
rauque d'une mince poitrine évidemment cassée d'alcool, et comme elle
était bien celle qui devait annoncer l'agonie d'un Legrimaudet! J'en eus
le coeur serré et j'insistai:

--«Et qu'a-t-il donc?»

--«La misère,» dit la fille, répondant de cette même voix terrible, et
elle souffla une bouffée de sa cigarette de caporal en haussant ses
maigres épaules, tandis que l'autre reprenait, insinuante:

--«Vous devez comprendre, monsieur, que s'il arrivait un malheur...»

--«Et que dit le médecin?» fis-je en l'interrompant.

--«Le médecin?» répondit-elle. «Ah bien! Oui! Il ne laisse seulement pas
le garçon entrer dans sa chambre plus d'une fois par jour. Et c'est une
odeur, là dedans, depuis une semaine qu'il est dans cet état!... Si
j'étais Monsieur, moi, je l'aurais expédié à l'hôpital, et sans
traîner.»

--«Il est plus malin que toi, le père Cordaboeuf,» reprit la fille
blonde. «Les types comme Jean, vois-tu, ça cache quelquefois des billets
de mille dans la doublure de ses habits et ça se laisse mourir de faim.
Le patron veut y voir, si l'autre tourne l'oeil...»

--«Tu n'as pas raison de parler ainsi, Rosette,» répliqua la matrone.
«Si Madame était là, oui, ce serait possible. Monsieur, lui, est bien
comme ça, un j'te casse tout et j'te bouscule! Mais le fond, c'est tout
coeur. La preuve, c'est que M. Jean lui doit quatre mois et qu'il ne le
tourmente pas...»

--«Je vais toujours monter,» dis-je; «s'il ne m'ouvre pas, je
redescendrai. Voilà tout. Quel est son numéro?»

--«49, à côté de M. Dolomieu, au quatrième, à droite...» Et, sans plus
s'inquiéter de moi, elle rangea de nouveau les cartes posées devant
elle. Je l'entendis qui reprenait: «Quatre-vingts de monarques...,» et
je m'engageai derechef dans l'escalier au tapis immonde. Deux ou trois
portes s'ouvrirent sur mon passage, dans l'entre-bâillement desquelles
j'aperçus d'autres visages de femmes aussi maquillés que celui de la
gérante, petit détail qui continua de m'édifier sur les moeurs de ce
bouge. Il fallait l'innocence et le somnambulisme littéraire de Juste
Dolomieu pour ne s'en être pas aperçu, ce soi-disant hôtel était
simplement une de ces maisons interlopes auxquelles il ne manque guère
qu'un numéro de taille pour être qualifiées d'un nom plus cru. Et
c'était là, dans ce repaire de prostitution clandestine, que ce jeune
homme caressait ses premiers rêves d'art, là que M. Legrimaudet allait
peut-être mourir, en reniant Dieu, comme il me l'avait prophétisé
autrefois. Il avait, certes, fait un sinistre métier de parasite et de
sycophante, mais l'agonie ici et dans ces conditions, c'était vraiment
trop. Je ne sais pourquoi, dans cette cage d'escalier toute sombre
malgré le jour bleu du dehors, une phrase de Michelet me revint à la
mémoire. Il est vrai de dire que j'en ai toujours tant aimé l'étrange
pitié. L'historien vient de raconter le Neuf Thermidor, et la chute du
cuistre sanguinaire dans lequel s'est manifestée à son plus haut degré
la scélératesse imbécile de la Terreur. Tout d'un coup: «Robespierre,»
dit-il, «avait bu, du fiel, tout ce qu'en contient le monde...» On a
beau haïr ce bourreau d'André Chénier et de tant d'autres, quand on
songe à lui, en effet, dans cette heure où le peuple l'insulte comme il
l'acclamait, avec la même lâcheté, où ses infâmes courtisans
l'abandonnent, où il souffre dans sa chair, ayant la mâchoire fracassée,
dans son orgueil, se voyant vaincu et à jamais, dans ses idées, sentant
s'écrouler l'absurde échafaudage de ses projets politiques,--oui, quand
on se le représente étendu sur cette table, parmi ces outrages et dans
cette ruine, la pitié vient, et l'on répète avec Michelet: «... Tout ce
qu'en contient le monde!...» Qu'est-ce donc lorsqu'il s'agit, non pas
d'un des pires tyrans de l'histoire, mais d'un pauvre diable de
parasite, hébété d'orgueil et coupable de quelques mauvais bouquins,
aussitôt oubliés qu'imprimés, comme il arrive à tous les livres de
personnalités. Quelle coupe de fiel la destinée lui avait versée aussi,
à celui-là! En réfléchissant de la sorte, j'étais arrivé à ce quatrième
étage, où le tapis finissait tout d'un coup. Le carreau sinistre et
disjoint n'avait pas été passé au rouge depuis des années. Le corridor
sur lequel donnaient les portes des chambres, tournait sur lui-même, car
la maison, avec ses deux ailes en arrière, enserrait une cour. Une cour?
non, un puits d'humidité et de puanteur que j'apercevais par les
fenêtres auxquelles manquaient des vitres. Évidemment le propriétaire
avait renoncé à tirer parti de ces combles où il devait reléguer ses
domestiques et les malheureux, comme mon jeune ami et comme Legrimaudet,
à qui l'extrême bon marché du loyer devait tout faire accepter. Je
regarde: 42, 43, 45..., voici la chambre de l'émule naïf de d'Arthez;
49, voici l'antre du monstre. Je frappe. On ne répond pas. Je frappe
encore, et deux coups si nets, qu'ils auraient réveillé le plus dur
dormeur. Même silence. Deux nouveaux coups. Enfin, j'entends une voix,
que je reconnais, gémir plutôt que crier un furieux: «Qui est là?» Le
passionné désir que j'avais de revoir Legrimaudet me suggéra la réponse
évidemment la plus propre à forcer cette porte fermée:

--«Un ami de M. André Mareuil,» fis-je en appuyant sur ce nom, que je
répétai: «de M. Mareuil...»

--«Attendez, je vais ouvrir,» reprit la voix après une minute. Sans
doute Legrimaudet avait délibéré en lui-même s'il accueillerait ou non
le messager de son ancien protecteur. Puis il s'était décidé à se
départir de sa consigne habituelle, «vraisemblablement,» pensai-je,
«parce qu'il s'attend à quelque secours en argent et en nature.» Je me
trompais sur le motif, et je crois aujourd'hui qu'il céda, même dans sa
suprême détresse, au désir, presque au besoin physique d'outrager encore
André dans son représentant. Il avait dû tant le haïr, et rien n'avait
bougé dans cette âme, énergique, à sa manière, comme celle d'un héros ou
d'un martyr. Je pus m'en convaincre au regard qu'il me jeta lorsqu'il
eut, en effet, tiré le verrou de sa porte et que je me trouvai devant
lui. Il était en chemise, si l'on peut donner ce nom à la malpropre
loque de flanelle trouée qui drapait son corps; et combien ce corps
était desséché, les deux misérables jambes flageolantes de fièvre qui
sortaient nues de cette loque le disaient assez. Jamais peintre
primitif, affolé de mysticité douloureuse, n'a donné à ses Christs des
membres aussi émaciés, aussi dépouillés de chair et presque de muscles.
Les cheveux devenus plus blancs encadraient de leurs mèches désordonnées
cette face, plus ridée qu'autrefois, plus parcheminée, toujours terreuse
avec des plaques rouges, et j'y lus distinctement la Mort dans la
décomposition des traits hagards. Il me regardait avec l'espèce
d'étonnement hargneux auquel je m'attendais, et, sans lui donner le
temps de réfléchir davantage, je le poussai vers son lit:

--«Allons,» disais-je, «vous allez prendre froid; recouchez-vous.» Il
m'obéit, et, avec des gémissements qui trahissaient sa souffrance, il
remonta sur le grabat où il avait amoncelé toutes ses hardes,--un
véritable tas de haillons par-dessus lesquels l'habit, le célèbre habit
déployait sa forme démodée et son tissu plus arachnéen qu'autrefois.
Était-ce le même et s'était-il conservé ainsi par un miracle de la
déesse Misère, ou bien Legrimaudet croyait-il de sa dignité de troquer
contre un frac de représentation tous les vêtements que lui octroyaient
ses Mécènes? Il a emporté ce secret dans sa tombe, le terrible homme, de
même que celui de la provenance des objets qui meublaient sa tanière. Sa
malle d'abord, celle où il entassait les articles publiés pour ou contre
lui depuis son _Diderot_, où l'avait-il eue? Pour quelles raisons
conservait-il sur sa commode ce trousseau de clefs rouillées, ce buste
en plâtre d'Homère, cet étui à couteaux ouvert et dégarni, un carton à
chapeaux? Dans une assiette ébréchée des bouts de cigare traînaient,
ramassés sur le trottoir de la rue. La forme faite à son pied par le
cordonnier charitable se montrait à côté, montueuse et grossière, et il
y avait encore deux pains entiers dont il ne restait que la croûte, la
mie ayant été enlevée à coups d'ongles malpropres. Des bouteilles vides,
des boîtes à sardines vides aussi, des livres, des pipes, se voyaient
encore de-ci de-là, et parmi ce fouillis j'aperçus, posée à plat, sur la
commode, une béquille d'enfant! Cette relique du petit garçon boiteux,
de ce seul être que le pamphlétaire eût aimé, m'attendrit plus que je ne
peux dire, et je me sentis disposé à recevoir avec indulgence le jet de
sépia que le malade ne manquerait de me darder. Son oeil aigu me
dévisageait du fond du lit. Il cherchait à démêler mes traits par delà
les années. Cette observation me laissa le loisir de finir l'inventaire
du mobilier, qui se composait d'une table à écrire chargée de papiers,
d'un tapis plus déchiré que celui de l'escalier, de trois chaises et
d'une table de nuit avec un pot à eau égueulé près d'un verre. Pas de
cheminée. Un trou rond, ménagé dans le carreau supérieur de la fenêtre
et bouché d'un papier huilé, attestait l'établissement d'un poêle, aux
temps somptueux d'un prédécesseur de M. Legrimaudet. Tout d'un coup, je
vis à sa lippe qu'il me reconnaissait, ce qui ne m'étonna guère. Les
mendiants, obligés de scruter le visage de leurs tributaires avec une
perspicacité d'où dépend toute leur subsistance, ont cette étonnante
mémoire des physionomies qui se retrouve à l'autre terme de l'univers
social, chez les princes, dont elle est le métier. Cela lui permit de
faire d'une pierre deux coups, comme on dit, et de m'associer dans
l'outrage destiné à André dès sa première phrase:

--«Mais, monsieur,» commença-t-il, «vous êtes le poète.» Il prononça
_poâte_ comme à son ordinaire. «Faites-vous toujours des vers? Avez-vous
composé un épithalame pour le mariage du nouveau M. Mareuil des
Herbiers? Il paraît, monsieur, qu'on avait sa femme autrefois pour cinq
francs. Moi, monsieur, j'ai pris pour devise: pas d'argent, pas de
cuisse... C'est dommage. Il avait du bon, cet ancien ami. Et pourquoi
n'est-il pas venu lui-même prendre de mes nouvelles?... Sa femme le lui
aura défendu. Monsieur, ces créatures craignent les observateurs. Elles
aiment mieux les naïfs. Vous devez être bien avec elle.»

Une quinte de toux déchirante interrompit ce discours où je retrouvai,
malgré l'éraillement de la voix épuisée, la spontanéité d'insulte
presque géniale et qu'André admirait tant. Ah! c'était bien toujours le
Grand Ingrat de France, et qui, même à son lit de mort, ne désarmait
pas. Pour la première fois, je compris vraiment l'étrange et diabolique
fascination dont j'avais vu mon camarade possédé. Que répondre, sinon,
comme je fis, une phrase quelconque:

--«Mareuil n'est pas à Paris,» dis-je, «il est dans sa préfecture; sans
cela...»

--«Il réside donc,» interrompit le malade; «c'est étonnant, lui qui
aimait tant voyager. Ça le formait un peu, monsieur, il était revenu
d'Angleterre beaucoup mieux élevé. Je le lui ai dit, à l'époque...» Ici
nouvelle quinte de toux, puis de la même bouche arrogante: «Si ce n'est
pas de sa part que vous venez, monsieur le _poâte_, qui vous envoie?
Quelque éditeur, peut-être. Monsieur, je vous avertis que je serai dur
pour les conditions. Il y a assez longtemps qu'on me fait attendre...»

Ainsi ses illusions de gloire ne l'avaient pas encore quitté! Fallait-il
rire, fallait-il pleurer de cet orgueil insensé? Après tout, il en avait
vécu. Lorsque je songe à lui maintenant, il me semble que ce mot, dans
cet endroit et à cette minute, est un des plus significatifs qu'il ait
prononcés. Il était de bonne foi quand il parlait de son propre génie et
de son triomphe définitif. Il l'attendait, ce triomphe, avec la
certitude de l'astronome qui attend l'étoile annoncée par ses calculs.
Il fallait cependant lui expliquer ma présence, ne fût-ce que pour ne
pas le mettre dans une colère qui lui eût été fatale. Je pris le parti
de lui raconter simplement la vérité:

--«Non,» lui dis-je, «personne ne m'a envoyé chez vous. C'est un simple
hasard qui m'envoie. J'ai reçu la visite de votre jeune voisin, M. Juste
Dolomieu, je suis venu la lui rendre, et, comme j'ai su que vous étiez
un peu malade, je suis monté...»

--«Ah!» gémit-il avec un accent d'amour-propre blessé qui me prouva
combien je venais d'être imprudent. «Ce monsieur vous a dit qu'il était
mon voisin. Il sait donc mon nom. Je lui donnerai une leçon, monsieur.
Je lui apprendrai à s'occuper de ses affaires au lieu d'aller répéter où
j'habite. Il n'est pas fier, d'ailleurs. Car moi, monsieur, si je loge
ici, c'est la pauvreté où m'ont réduit mes envieux. Mais lui, à son âge,
et quand on peut gagner de l'argent par son travail, faut-il être déjà
perdu pour rester dans cette maison et s'y faire entretenir!»

--«Le fait est,» repris-je, «que l'endroit n'a pas très bon air...»

--«Pas bon air, monsieur,» s'écria-t-il. «Mais votre ami ne vous a donc
pas dit que c'est tout simplement la succursale d'une maison publique
établie dans la rue des Canettes, tout à côté?... Oui, monsieur, le
patron a eu cette idée fructueuse de prendre cet hôtel, il y a cinq ans,
pour ses pensionnaires qui sont en promenade. Vous comprenez, monsieur,
il y a des hommes auxquels il répugne de coucher là-bas, dans le lit de
tout le monde. La fille leur parle alors d'un petit hôtel qu'elle
connaît, bien tranquille, tenu par de braves gens. L'imbécile paie la
sortie. Dix francs, monsieur. Et qui vont à qui? A Cordaboeuf. On arrive
ici, et c'est cinq francs pour la chambre, et c'est des dix et des
quinze pour les consommations, le champagne, les cigarettes, un petit
souper. Pour qui tout cet argent encore? Pour Cordaboeuf. Si vous
saviez, monsieur, quand on s'appelle Legrimaudet, ce que c'est que de
devoir à une pareille canaille! Les femmes valent mieux que lui. Il y en
a toujours une pour demander un paquet de tabac à quelque amant et me le
donner... Une fois même, monsieur, une nuit que j'avais très froid, une
que son homme avait quittée de bonne heure est venue me chercher pour me
demander si je voulais coucher dans son lit, à cause du feu. Seulement,
monsieur, elle était fatiguée. Nous avons été sages. Ah! J'ai bien dormi
cette nuit-là, réchauffé par la chaleur de ce jeune corps!... A propos,
monsieur, pourquoi les femmes d'aujourd'hui sont-elles si indifférentes
qu'elles vous refusent toutes le baiser de la bouche?...»

--«Mais,» lui répondis-je, terrassé par cette épouvantable confidence
d'une charité triste à faire pleurer, «comment êtes-vous venu vous loger
dans ce mauvais lieu?...»

--«J'ai soif,» fit-il. «Voulez-vous me passer le pot à eau?» Puis,
lorsque je lui eus rempli un verre et qu'il l'eut vidé: «Monsieur, on
voit bien que vous n'avez jamais connu la misère. On n'a pas de talent
sans ça, rappelez-vous ce que je vous dis. Mais, pour moi, l'épreuve
dure trop. C'est mon garçon de l'hôtel de Saint-Flour qui m'a décidé.
Douze francs au lieu de quinze. C'était une grosse économie, et puis la
blanchisseuse était partie, à cause de la mort de son fils, un enfant si
intelligent, monsieur. Je comptais faire son éducation. Il m'aurait
vengé des envieux. N'en parlons pas. Les propriétaires allaient vendre
et retourner dans leur pays. Bref, j'ai déménagé... Les premiers temps,
ça marchait encore, à cause de mon garçon qui me racontait des histoires
de femmes.--Monsieur, il y a un sénateur qui vient ici tous les samedis
avec une fausse barbe, et un journaliste qui m'a attaqué autrefois. Je
l'ai reconnu. Je lui prépare une note dans la préface de la nouvelle
édition de mon _Hugo_. Je n'attends que d'être rétabli pour rentrer en
campagne. Et puis, mon garçon a été renvoyé. On en a pris un autre qui
me déteste. Entre nous, je crois que ce journaliste m'a reconnu aussi et
qu'il paye pour qu'on me chasse à force de mauvais procédés. Non,
monsieur, je ne leur céderai pas.--Ah!...» conclut-il en montrant sa
poitrine de sa main tremblante où je vis luire l'améthyste de sa bague
d'évêque, «comme j'ai chaud là!... A boire, à boire encore!...»

--«Voyons,» lui dis-je, «vous ne pouvez continuer à boire cette eau
froide qui vous fera du mal. Permettez-moi de vous envoyer du lait?»

--«J'en ai plus qu'il ne m'en faut,» répondit-il; «une des femmes m'en
monte, depuis que je suis malade, tous les soirs à cinq heures.»

--«Voulez-vous que je vous fasse tenir une couverture, alors?»
insistai-je.

--«Non, monsieur, j'étouffe déjà dans mon lit.»

--«Vous ne refuserez pas du moins,» repris-je, «une pièce blanche pour
la petite chapelle?»

--«J'ai de l'argent, monsieur,» répliqua-t-il avec une colère
croissante. «Le tiroir de ma table de nuit en est plein. Mon éditeur m'a
payé d'avance la réédition de mon _Hugo_ la veille où j'ai attrapé ce
petit rhume.» Il toussa de nouveau à rendre son âme. «Il me devait bien
cela,» continua-t-il; «sur la précédente il m'a assez volé!...»

--«Alors,» lui dis-je, «demain je vous enverrai mon médecin, pour en
finir plus vite avec ce bobo?...»

--«Un médecin!» s'écria-t-il. «Non, monsieur, je ne recevrai pas de
médecin. Ce sont tous des charlatans. Si j'en désirais un, sachez que
Mlle Gransart m'aurait donné le sien, et, si je voulais, elle serait ici
elle-même à me soigner... Ce dimanche-ci aura été le premier où je ne
sois pas allé déjeuner chez elle à Passy, depuis vingt-cinq ans. Son
père m'appréciait, monsieur. C'était un homme de goût, quoique un
pédant. Il était conservateur au Louvre. Il m'a été très utile pour mon
_Diderot_. Il ne savait pas écrire, mais c'était un bon rat de
bibliothèque. Il est mort à quatre-vingts ans, voici trois mois, d'une
chute qu'il a faite en descendant seul de l'omnibus. Je lui disais:
«Vous vous écoutez, monsieur Gransart, donnez-vous de l'exercice;
marchez comme moi.» C'était un vieil égoïste, il préférait dépenser son
argent en voitures au lieu d'économiser pour sa fille qu'il aurait
laissée plus riche. Et elle le méritait, monsieur, car c'est une sainte.
J'en peux parler. Je la connais, je vous répète, depuis vingt-cinq ans.
Vous devinez que je lui ai toujours caché mon adresse. Je ne veux pas
qu'elle vienne jamais me voir ici. Elle doit m'avoir attendu ce dimanche
dernier et être inquiète. Je suis son meilleur ami. J'y allais tous les
jours les premiers temps qui ont suivi la mort de son père. Elle m'a
toujours reçu avec une bonté d'ange. Les femmes comprennent le talent
malheureux. Elles sont moins envieuses que les hommes.»

Quoique cette dernière petite phrase fût tout à fait
_Legrimaudesque_,--comme disait volontiers André,--le reste du discours
relatif à Mlle Gransart révélait des sentiments si extraordinaires chez
l'infortuné, que cela seul m'avait donné une envie démesurée de
connaître cette vieille fille. L'âge où était mort le père et les
vingt-cinq ans de parasitisme avoués par Legrimaudet la classaient dans
cette catégorie où se rencontrent les plus intéressants exemplaires des
caractères féminins. Devait-elle être en effet une sainte créature pour
avoir su dompter ce chien enragé qui mordait toutes les mains par
lesquelles il était nourri! Cette curiosité ne m'aurait cependant pas
décidé à la démarche que je tentai, aussitôt sorti du bouge de la rue
Princesse, si je n'avais jugé urgente l'intervention de cette unique
amie du mourant. Car il était bien malade et il fallait, à tout prix, le
faire transporter ailleurs, pour tenter de lui adoucir au moins ses
derniers jours. J'avais trop vu de quel geste il recevait les offres de
service pour renouveler les miennes, et je ne voyais personne qui pût
mieux réussir. L'autorité de Mlle Gransart serait-elle plus forte? En
tout cas, il était de mon devoir d'essayer. Je saurais sans doute
l'adresse de la vieille fille chez le concierge du Louvre. Me voici donc
hélant un fiacre devant Saint-Germain-des-Prés, et, tandis que la
voiture descendait la longue rue des Saints-Pères, pour gagner la Seine,
je me rappelle être tombé dans une mélancolie plus profonde. Le coeur
étrange de ce terrible homme s'éclairait pour moi jusque dans son plus
intime repli, et c'était justement son geste de refus à mon assistance
qui me le faisait apercevoir ainsi tout entier. Oui, l'orgueil l'avait
perdu, mais d'abord le plus noble orgueil, celui du littérateur qui se
croit élu pour une besogne de gloire. Sous l'influence de cette illusion
déraisonnable, de cette fierté folle de son talent,--et qui s'appelle
chez un véritable grand homme une sublime constance,--il s'était
soustrait au métier. Sans métier, il avait eu faim. Acculé à ce dilemme
tragique: mourir ou mendier, il avait mendié, et de tendre la main lui
avait déchiré, chaque fois, toute l'âme! Sa littérature avait suivi. Les
diverses pièces de cette machine à haine m'apparaissaient jouant les
unes sur les autres avec une logique effrayante. Car s'expliquer avec
cette précision la genèse du mal, c'est toujours risquer d'aboutir au
doute sur la Providence, et quand on est parvenu, après des années de
lutte, à retrouver, sous les arides analyses de la science, la foi dans
l'interprétation consolante de l'Inconnaissable, on a si peur de la
perdre, cette foi et cette espérance, si peur de ne plus prononcer avec
la même certitude la seule oraison qui permette de vivre: «Notre Père
qui êtes aux cieux...» Qu'il est troublant alors de se rencontrer devant
un problème de laideur morale et de douleur physique aussi cruellement
posé que celui-là! Il faut croire qu'il y a un sens mystérieux à ce
douloureux univers, croire que les angoissantes ténèbres de la vie
s'éclaireront un jour, après la mort. Mais comme on est tenté de nouveau
par l'horrible nihilisme en présence de certains naufrages d'âme et de
destinée! Ces réflexions philosophiques me poursuivirent, plus anxieuses
encore, dans le long trajet que j'eus à faire du Louvre où l'on me donna
bien l'adresse de Mlle Gransart jusqu'à la rue Boulainvilliers, à Passy,
où elle demeurait. A mesure que j'approchais et le long des silencieuses
avenues de ce paisible quartier, je voyais se multiplier les petites
maisons, isolées dans leur jardinet, asiles de félicité bourgeoise qui
contrastaient ironiquement avec l'atroce endroit où agonisait le protégé
de la vieille fille; puis je pensais à cette dernière, aux procédés de
délicatesse qu'elle avait dû employer vis-à-vis du monstre pour tant
l'obliger sans jamais le blesser. Je me demandais quelle image cet
esprit innocent se formait du plus venimeux réfractaire de notre âge.
J'allais bientôt être renseigné, car j'approchais du numéro désigné par
le concierge du Louvre. Le fiacre s'arrêta. Ce n'était pas tout à fait
le petit hôtel avec sa marge de gazon tel que ceux dont je venais de
comparer l'élégance confortable à l'infâme gîte de Legrimaudet,--mais
une maison plus modeste, à quatre étages, de celles qui supposent chez
leurs locataires la sécurité de six, de sept, de dix, de douze mille
francs de rente au plus. Le portier, tailleur de son état, comme
l'indiquait une petite affiche écrite à la main, travaillait, quand je
frappai au carreau de la loge, au raccommodage d'une redingote qui
appartenait sans doute à quelque autre ami plus aisé de la vieille
fille. Au ton avec lequel il prononça son nom pour répondre à ma
question: «Mlle Gransart est-elle chez elle?...» je voulus reconnaître
la preuve d'un respect infini, presque d'une vénération:

--«Mlle Gransart est sortie,» me dit-il, «et comme c'est le jour où
Mademoiselle va chez son frère, aux Batignolles, elle ne rentrera pas
avant dix heures...»

--«Et elle n'a laissé personne à la maison?»

--«Non, monsieur. Mlle Annette accompagne toujours Mademoiselle, quand
Mademoiselle dîne dehors...»

--«Voulez-vous me donner de quoi lui écrire un mot?» demandai-je, tant
j'étais persuadé de la gravité des circonstances et que la bienfaitrice
du malade devait être prévenue aussitôt. Ce ne fut donc pas un mot, ce
fut une vraie lettre que je griffonnai ainsi, sur les deux feuilles de
papier écolier que le portier-tailleur finit par découvrir dans ses
placards, tout en grommelant: «Si ma femme était là! Elle sait où sont
les affaires du petit. Mais elle est allée justement le prendre à sa
classe...» Dans cette lettre, j'expliquais à Mlle Gransart la situation
de M. Legrimaudet, dont je lui donnais l'adresse, sans révéler, bien
entendu, la variété d'hôtel garni qu'habitait le misérable. Je lui
disais, en termes qui durent être émus, car je l'étais moi-même au plus
haut degré, qu'elle seule pouvait avoir assez d'influence sur le malade
pour le décider à un transfert dans quelque maison de santé. Je lui
indiquais, en outre, mon adresse à moi et celle des deux ou trois
hospices payants et décents que je connaissais. Enfin, je mettais mes
modestes ressources à la disposition de cette bonne oeuvre. Hélas! je ne
rapporte tous ces détails que pour arriver à un aveu qui n'est guère en
rapport avec la chaleur de cette missive. Mais je tiens à le faire,
quand ce ne serait que pour caractériser la sorte de charité dont ce
pauvre Legrimaudet avait toujours vécu. Ah! Cette charité parisienne
qu'aucune croyance ne soutient et qui n'est qu'un mouvement de la chair
et du sang, comme elle a tôt fait de s'interrompre quand l'objet de
notre émotion n'est plus sous nos yeux! Quoi d'étonnant si la
sensibilité suraiguë des pauvres a tôt fait, elle aussi, de mesurer le
peu de profondeur de cette pitié dont nous sommes si honteusement fiers?
Ils discernent ce qu'il entre d'égoïste hypocrisie dans nos
attendrissements superficiels et momentanés, et ils sont ingrats parce
qu'ils sont perspicaces, avec une dureté qui ne prouve sans doute pas la
noblesse de leur coeur, et que cependant nous méritons. Je devais dîner
en ville et aller au théâtre le soir de cette après-midi, employée du
moins utilement. Je m'absorbai si bien dans cette double distraction,
que l'image de M. Legrimaudet s'effaça presque de ma pensée, et le
lendemain j'oubliai d'aller demander de ses nouvelles. Le surlendemain
de même, en proie à ces inutiles et multiples occupations auxquelles les
meilleurs de nous sacrifient sans cesse le soin de ce que les moralistes
chrétiens appellent si justement le Salut, ce travail sérieux et continu
sur notre être intime. Bref, j'avais laissé passer quatre fois
vingt-quatre heures, sans plus m'inquiéter du malade de l'hôtel
Cordaboeuf. Aussi fus-je saisi d'une espèce de honte bien voisine du
remords quand, revenant du théâtre encore dans la nuit de ce quatrième
jour, je trouvai parmi mon courrier la lettre suivante, que je transcris
sans en changer une syllabe, car certains compliments immérités sont
quelquefois la plus dure des satires, et, d'autre part, ce petit
document peut servir à montrer combien le vieux proverbe a raison qui
dit que toute chose est pure pour les purs.


«_Passy, 25 mai._

«Monsieur,

«Vous avez montré un si touchant intérêt à ce digne et malheureux M.
Legrimaudet, que je m'excuse de n'avoir pas renseigné plus tôt votre
sollicitude sur ce cher ami, que nous avons eu, hélas! la douleur de
perdre hier, à la maison des Frères Saint-Jean-de-Dieu, rue Oudinot, où
je l'avais fait transporter l'avant-veille, d'après vos bonnes
indications. La misère et l'injustice avaient depuis longtemps miné
cette nature qui cachait sous des dehors parfois irrités une touchante
fidélité à ses anciennes amitiés, et une foi profonde. Aussi Dieu a-t-il
fait à notre ami la grâce de conserver sa connaissance et de mourir en
bon et fervent chrétien. Je crois correspondre à vos désirs en vous
prévenant que le service funèbre sera célébré à l'église
Saint-François-Xavier, demain matin à neuf heures. Le corps sera
transporté ensuite au cimetière Montparnasse.

«Recevez, monsieur, mes compliments empressés,

«ÉVELINE GRANSART.

«P.-S.--J'oubliais de vous remercier de votre offre généreuse dont M.
Legrimaudet aurait été certainement si touché. Je me réservais de la lui
communiquer aussitôt qu'il pourrait supporter une émotion.»



Je me souviens. Je demeurai longtemps à lire et relire cette lettre, au
lieu de me mettre au lit. N'évoquait-elle pas pour moi tout un drame
comme la vie seule en compose, avec des personnages venus de toutes les
provinces du monde des âmes? Mareuil et sa paradoxale gouaillerie, Juste
Dolomieu et sa ferveur de brave artiste jeune, le petit Henri et son
enfantine férocité, m'apparaissaient tour à tour, puis les pensionnaires
de l'honorable Cordaboeuf, enfin la noble inconnue à la charité
véritable de laquelle Jean Legrimaudet avait dû de ne pas réaliser le
funeste projet de son blasphème final. Et moi-même, avec mon
indifférence tour à tour attristée et distraite, un bon mouvement
m'avait fait contribuer à cette rédemption de la dernière heure, puisque
Mlle Gransart n'avait été prévenue que par moi de la maladie de son
protégé. Allons, je réparerai du moins mon oubli de ces quatre jours en
me levant de bonne heure le lendemain et en assistant au convoi du
malheureux. D'ailleurs, n'y aurais-je pas assisté, même sans cette idée
d'un devoir à remplir, rien que pour voir de près la mystérieuse vieille
fille qui avait trouvé dans son coeur de quoi plaindre et aimer un
Legrimaudet? Dès ce lendemain donc, j'étais à l'église, accompagné de
Juste Dolomieu que j'avais envoyé chercher par mon domestique avec un
mot, pour qu'il y eût du moins deux hommes de lettres à l'enterrement de
cet écrivain qui s'en allait dans une telle misère. Je dois dire que mon
jeune ami s'était prêté de bonne grâce, et malgré ses répugnances
vis-à-vis du pamphlétaire, à cette corvée d'humanité. Nous étions donc
là, debout, les bras croisés, à suivre dans une des chapelles de cette
église, la plus laide, certes, de ce Paris où il en est de si laides,
l'office des morts dépêché par un prêtre pressé, devant le triste
cercueil. Il y avait à quelques pas de nous, agenouillées, deux femmes,
dont l'une était visiblement la servante de l'autre, et cette autre,
tout en noir, montrait en priant un visage doux et mortifié, d'une piété
si sincère que sa laideur un peu commune en était transfigurée. Les yeux
bleus de Mlle Gransart étaient si frais, si tendrement frais et purs,
ils révélaient une telle candeur d'innocence, qu'une femme ne pouvait
plus être laide avec ces prunelles-là. Mais, faut-il l'avouer? c'était
Mlle Gransart que j'étais venu regarder, et je n'avais d'attention que
pour un cinquième personnage qui occupait une chaise à côté d'elle: un
homme d'environ quarante ans, la face rasée, la joue fleurie, l'oeil
autoritaire, la bouche importante, un homme considérable enfin, bien en
point, avec des épaules d'athlète moulées dans une redingote d'un drap
solide, la vraie redingote classique du propriétaire. Sa large main
gantée de noir tenait un petit paroissien, sans doute celui d'une des
femmes de sa maison,--ou de ses maisons,--car j'avais reconnu Cordaboeuf
au geste tout à la fois réservé, recueilli et protecteur qu'il avait
fait à Juste Dolomieu, son locataire. Nous étions debout, comme je l'ai
dit, ce dernier et moi, les bras croisés, qui gardions une attitude,
respectueuse mais peu édifiante, de libres penseurs égarés dans une
église. Cordaboeuf, lui, ne perdait pas une ligne des prières qu'il
lisait dans le paroissien, et il suivait avec une ponctualité
irréprochable les moindres mouvements de sa voisine. Mlle Gransart
s'agenouillait, il s'agenouillait. Elle se signait, il se signait. Elle
baissait la tête, il baissait la tête, montrant entre son col très blanc
et la racine de son épaisse chevelure une nuque de boucher, rouge et
puissante. L'ironie, cette fois, dépassait la mesure. Il était écrit
pourtant que M. Legrimaudet s'acheminerait vers son dernier gîte dans
une ironie encore plus étrange, car, la messe une fois dite, et quand
Mlle Gransart, après avoir suivi le cercueil la première, se fut
retournée vers nous pour nous saluer d'une légère inclinaison de tête,
je pus voir Cordaboeuf arrondir son bras et l'offrir à la sainte fille
qui accepta cet appui pour gagner sa voiture où elle monta, suivie de sa
bonne. Le corbillard de la dernière classe s'ébranlait, escorté de ce
fiacre, et comme nous nous préparions, Juste et moi, à prendre notre
voiture à notre tour, afin d'accompagner aussi le convoi, l'étonnant
personnage s'avança vers nous:

--«Vous allez jusque là-bas, messieurs?» nous dit-il; «je regrette de ne
pouvoir en faire autant! Vous savez, les affaires... Ce n'est pas pour
me plaindre, car cette bonne demoiselle a tout payé, mais c'est ça qui a
fait mourir le vieux, tout de même, de quitter sa chambre... Il était si
tranquille chez nous, et gai, et boute-en-train! Les femmes l'aimaient
bien... Tous les matins en descendant il avait toujours à nous pousser
quelque petite blague...»

                   *       *       *       *       *

Telle fut l'oraison funèbre de M. Jean Legrimaudet venu de Dijon pour
rivaliser avec la gloire de Bossuet, auteur de plusieurs volumes, à qui
la somnambule avait prédit qu'il mourrait millionnaire, sénateur,
officier de la Légion d'honneur et célèbre, et qui l'avait cru.--Pauvre
monstre!


_Paris, décembre 1889.--Palerme, janvier 1891._




III

Maurice Olivier

_A MON BEAU-FRÈRE GERVAIS DESMANÈCHES._




I


Sur la terrasse de la villa Wérékiew,--la Folie Wérékiew, comme on
l'appelait depuis la ruine du prince,--les invités se pressaient les uns
après les autres. La fête que donnait la jeune comtesse de Nançay, la
locataire actuelle de cet étrange palais de marbre, construit par une
fantaisie de maniaque à une heure de Florence, se trouvait coïncider
avec la plus lumineuse, la plus fraîche journée du printemps nouveau. Un
ciel d'un bleu intense enveloppait la campagne semée d'oliviers pâles et
de cyprès noirs, où d'autres villas surgissaient par intervalles. Très
au loin, l'ondulation des collines laissait apparaître le dôme de la
vieille cité toscane, le Campanile, et, à l'extrémité de l'horizon,
l'eau de l'Arno luisait au soleil parmi la verdure des Cascines, comme
une plaque de métal brisée en morceaux épars.

Cent personnes environ allaient et venaient, les unes en plein air, les
autres sous la large tente dressée à l'une des extrémités de la terrasse
et qui abritait une grande table chargée de tout l'appareil du goûter
parmi des touffes de fleurs. En face de cette tente, quatre musiciens
napolitains chantaient des airs de leur pays. Ils étaient gras,
luisants, vêtus d'une manière à la fois sordide et prétentieuse, avec
des pantalons et des jaquettes donnés par quelque généreux dilettante,
des cravates de couleur vive, des bagues où flamboyaient de grosses
pierres fausses, et ils portaient des chapeaux de haute forme. L'un
touchait de la mandoline, deux tenaient le violon et le quatrième le
violoncelle. Et ils chantaient avec une ardeur infatigable, non pas
comme des mercenaires, mais pour eux, pour le plaisir de donner de la
voix, exagérant la mimique des paroles prononcées. Quelquefois l'un
d'eux dansait en mesure, et les mélodies populaires paraissaient plus
chaudes, plus vibrantes sur cette terrasse, devant la façade claire de
la maison, au bord de ce jardin où frémissaient des lilas, où des
statues brillaient, blanches parmi les premières verdures si tendres.
Mais l'assemblée de gens du monde qui se trouvait là, toute mêlée
d'hommes et de femmes de dix nationalités différentes,--comme il arrive
dans cette Cosmopolis qui est Florence,--continuait son papotage de
chaque jour. On causait par cinq et par six, par deux aussi, mais dans
les allées du jardin. Cela donnait l'impression d'une sorte de journée
d'un décaméron moderne, auquel manquaient seulement les fiers costumes,
la poésie d'âme des décamérons d'autrefois et leur charme de naïveté.

--«Quelles nouvelles avez-vous du différend entre la Russie et
l'Angleterre, sir Arthur?» disait, en prenant une tasse de thé, un des
plus élégants parmi les hommes qui se trouvaient là. Il était grand,
mince, merveilleusement pris dans sa redingote ajustée, et il avait une
de ces physionomies sans âge que conserve des années et des années un
art de la toilette poussé jusqu'à son plus extrême raffinement. Son
profil busqué rappelait vaguement, même sous le chapeau moderne, quelque
ancien portrait de seigneur du XVIe siècle, et, de fait, ce personnage
n'était rien de moins que le marquis Hercule-Henri de Bonnivet, un des
descendants les plus authentiques du célèbre ami de François Ier. Le
personnage qu'il avait appelé sir Arthur était, lui, un long et bizarre
Anglais, au visage glabre, aux os énormes, ainsi qu'en témoignaient ses
pieds et ses mains, vêtu d'une façon trop originale et qui eût paru
excentrique s'il n'avait eu si grand air, avec des pantalons trop
larges, une jaquette d'une coupe ancienne, un col très haut, qui le
faisait ressembler à une figure du temps du Directoire, et, répandu sur
tout cela, un air d'impertinence qui attestait, chez cet homme de trente
ans, une conscience absolue de sa supériorité.--«Regardez-moi bien,»
semblait-il dire, «je suis Sir Arthur Strabane, baronnet, j'ai
vingt-cinq mille livres sterling de revenu, je suis apparenté à deux
ducs et je ne sais combien d'autres barons. J'ai pris mes degrés à
Oxford et j'ai des muscles d'athlète. Comment ne vous serais-je pas
supérieur?»

--«Non, marquis,» répondit-il dans le plus pur français, «aucune
nouvelle, sinon le mot de l'ambassadeur de Russie à Londres, chez lady
Banbury: Si l'Angleterre nous prête de l'argent et si nous lui prêtons
des hommes, on pourra se battre... Voilà où nous a mis, en quelques
années, la politique de ces scélérats... Pauvre lord Beaconsfield! Ah!
si l'Angleterre n'était pas le premier pays du monde, elle serait déjà
morte de ce Gladstone...»

--«Vous êtes aimable pour la France,» fit en riant une jeune femme qui
venait de se rapprocher, «mais croyez-vous que je vous donne ce thé pour
que vous parliez politique dans un coin et comme au club? Regardez la
comtesse Sonia qui ne peut plus se débarrasser de ce terrible Karéguine.
Il lui raconte toute l'histoire de l'empereur Nicolas. Courez la sauver,
sir Arthur, sous prétexte de la conduire au buffet.--Et vous, marquis,
dites-moi ce que vous pensez de la petite fête organisée par votre
élève, mon cher maître?...»

En parlant ainsi, elle fumait une cigarette de tabac d'Orient enfilée
dans un petit bout d'ambre noire sur lequel était incrusté un trèfle en
diamant. Quoiqu'elle eût vingt-cinq ans passés et qu'elle fut veuve
depuis trois ans déjà, Mme de Nançay avait l'aspect délicat d'une toute
jeune fille. Blonde et frêle avec de gais yeux bleus qui luisaient de
malice, sa taille fine prise dans une robe de printemps de nuance
claire, elle se tenait devant Bonnivet réellement comme une écolière qui
mendie un éloge. C'était sa grâce irrésistible que ces soudains
enfantillages, si sincères que leur maniérisme plaisait au lieu de
choquer. Les instruments continuaient de jouer et enveloppaient de leur
musique le brouhaha des conversations. Mme de Nançay se rapprochait
encore du marquis, fermant à demi les yeux, une main posée sur sa hanche
et lançant par petites bouffées la fumée blanche de sa cigarette qui lui
faisait une vague auréole.

--«Maintenant que l'amour-propre de l'Anglais ne va pas s'en fâcher,»
répondit Bonnivet, «on peut bien vous dire qu'il n'y a au monde qu'une
Parisienne pour organiser une fête comme celle-ci, tout en surveiller,
tout en conduire et n'en avoir pas l'air.»

--«C'est que le jour est divinement bleu,» fit la jeune femme,--et une
impression poétique succéda sur son menu visage au sourire de fierté
naïve que le compliment du marquis y avait éveillé.--«C'est le beau ciel
qui arrange tout... Vous regardez ce porte-cigarettes,» ajouta-t-elle en
remettant cet objet dans son étui, «reconnaissez-vous le style russe?...
Des diamants et encore des diamants... C'est une philippine que j'ai
gagnée à Nicolas Labanoff... Y a-t-il un autre pays que l'Italie pour
avoir de ces horizons-là et de cette musique?...» Et elle fredonna
l'accompagnement de la romance que les Napolitains chantaient, puis,
changeant d'idée, comme à son ordinaire, sans transition:

--«Voyons, mon petit marquis, soyez gentil: racontez-moi le dernier
potin de Florence.»

--«Mais c'est l'aventure de votre ami, le prince Vitale,» dit le
marquis; «il paraît qu'il porte toute sa fortune, ou ce qui lui en
reste, dans un coffret qui ne le quitte jamais... Il change
d'appartement avant-hier, et déménage tout, excepté le coffret. Le
maître de l'hôtel installe ce même jour deux étrangers, un monsieur et
une dame, dans cet appartement devenu libre du matin... Et voilà qu'à
onze heures du soir, au cercle, notre Vitale s'avise de sa
distraction... Et de courir à cet hôtel. Il frappe à la porte de son
ex-appartement. Pas de réponse. Il frappe encore et encore. Enfin un
homme sort, très pâle. Le voyage du personnage et de sa compagne était
tout à fait illégitime. Excuses et explications. Vous devinez la scène.
Et le prince est rentré avec sa cassette, mais sans avoir vu la dame,
qui a été malade de frayeur toute la nuit. Vingt-cinq mille francs
environ en billets de banque. S'il les avait perdus, comment les
retrouver?...»

--«Madame de Nançay... Madame de Nançay...,» crièrent plusieurs voix
tandis que la jeune femme riait aux éclats de cette anecdote sur un des
jeunes hommes de sa société qu'elle goûtait le plus pour la fantaisie
extravagante de sa vie et de son esprit.

--«Ils ne me laisseront pas m'amuser pour moi cinq minutes,» dit-elle.
«Qu'y a-t-il?»

--«Le photographe attend pour le groupe.»

--«Hé bien, nous y courons,» fit-elle. «Voyons, Bonnivet, ici, et vous,
Strabane, et vous... et vous...»--Et elle disposait les assistants. «Ah!
ici, Vitale,» cria-t-elle au prince qui venait d'arriver: «Voulez-vous
que je vous envoie chercher un coffret pour le tenir sur vos genoux?...»

--«Ah! On vous a déjà dit?...»

--«Silence dans le rang,» s'écria-t-elle...

En ce moment tous les invités s'étaient groupés au bord de la tente;
chacun avec l'expression qu'il croyait devoir le mieux lui convenir:
celui-ci rêveur, cet autre souriant. Des types de toutes les races se
trouvaient là, reconnaissables à des formes de visage, des couleurs de
cheveux, de prunelles et de teint. Des Espagnols et des Polonais, des
Anglais et des Russes, jusqu'à des Danois et des Américains se tenaient
coude à coude devant l'objectif braqué sur eux et qui allait immobiliser
le joli souvenir de cette claire après-midi. Les chanteurs napolitains
s'étaient placés dans un des coins, faisant des mines qu'ils jugeaient
dramatiques et gracieuses. Il y eut quelques minutes d'un entier
silence.

--«C'est fait,» cria le photographe.--«Une seconde épreuve,» dit-il
encore.--«C'est fait,» cria-t-il de nouveau.

Et aussitôt le faisceau du groupe se rompit et la fête recommença, les
musiciens ayant repris leurs chansons, et les causeurs leur entretien.
Des calèches arrivaient, amenant des retardataires qu'un coup de cloche
annonçait. D'autres s'avançaient jusqu'au pied du perron et emportaient
ceux qui, venus plus tôt, s'en allaient plus tôt. C'étaient alors des
adieux qui révélaient toute la furie de divertissement propre à cette
gaie Florence.--«Vous verra-t-on à la casa Radesky ce soir?--Oui, vers
dix heures. Je dîne chez lady Ardrahan, et puis j'ai accepté chez Mme
Chiaravalle. J'irai dans l'intervalle.--Voulez-vous que je vous enlève
jusqu'aux Cascines?--Jetez-moi en route chez la baronne de Nürnberg.»

--«Et dire que c'est ainsi tous les jours,» faisait Bonnivet après avoir
pris place dans le duc de sir Arthur Strabane. Ce dernier conduisait
lui-même ses magnifiques chevaux noirs qui steppaient le long de la
route déjà bordée de rosiers et de champs d'iris, blancs ou violets.
«Oui,» continuait le marquis, «cette vie de Florence est un carnaval
perpétuel. Je ne comprends pas que nous ne mourions pas tous de
fatigue.»

--«Et moi qui passerai peut-être la saison à Londres,» fit l'Anglais.
«Mais, nous autres, nous sommes entraînés à cela. Un de nos voyageurs
disait qu'il se sentait moins fatigué après avoir traversé le désert,
qu'après avoir vécu à Londres juin, juillet et août... Dites donc,»
ajouta-t-il après un silence, «avez-vous remarqué les aparté de Mme de
Nançay et de Vitale?...»

--«Il est bien joli garçon,» répondit le marquis. «Avez-vous un cigare?»

--«Prenez l'étui dans ma poche à droite,» fit Strabane.

Il venait, en effet, comme violemment contrarié par la phrase de son
compagnon, de donner un coup de fouet un peu vif à ses chevaux, et ses
deux mains s'occupaient à les retenir. Il continua cependant:

--«Il y a dans le compartiment d'en haut des allumettes qui brûlent dans
le vent et sans odeur. C'est une nouvelle invention de Londres... Est-ce
que vous trouvez le prince vraiment aussi joli garçon que cela?...»




II


Le dernier des invités était parti, justement ce prince Vitale, par
l'éloge duquel le marquis de Bonnivet s'amusait d'ordinaire à piquer
Strabane. Mme de Nançay restait seule dans le petit salon où elle
recevait ses intimes,--petit?... Pour une villa italienne, car le
plafond étalait son ciel de fresque à huit mètres au moins du tapis, et
toutes sortes de meubles anciens s'y groupaient à l'aise, révélant
l'extravagance du grand seigneur russe qui avait précédé la nouvelle
locataire. Elle avait modifié la physionomie de cette pièce par des
étoffes jetées un peu partout, par la profusion de menus bibelots
apportés avec elle, par la dispersion de-ci de-là de photographies dans
des cadres modernes, par l'installation, dans un coin, d'une
bibliothèque basse, où s'entremêlaient à côté de reliures précieuses les
cartonnages estampillés des romans empruntés au cabinet de lecture de
Vieusseux. Sur les murs étaient appendus en grand nombre des tableaux
attribués à des maîtres illustres et achetés par Wérékiew avec une telle
absence de discernement que des oeuvres excellentes s'y déshonoraient à
côté de honteuses enluminures. Parmi ces toiles, auxquelles le temps ou
une savante préparation avait donné une patine passée et vieillie, un
portrait surprenait par le tapage de ses couleurs fraîches. C'était
celui de Mme de Nançay, exécuté par Mirant, le maître français alors à
la mode. Elle y était représentée en grande toilette, et de dos,
tournant la tête de manière à montrer son joli profil, légèrement menu
et busqué.--Lucie de Nançay aimait cette peinture qui lui rappelait la
toute jeune femme qu'elle n'était déjà plus, et, ce soir, elle la
regardait, couchée sur un divan dans l'ombre grandissante. Elle se
plaisait toujours à ces longues immobilités silencieuses dans le
crépuscule, et ne sonnait pour avoir de la lumière qu'à la dernière
minute. L'enivrement de la gaieté physique déployée toute la journée se
résolvait en une fatigue alanguie qui la faisait rêver--indéfiniment.

Elle se revoyait dans ce portrait... Elle n'avait pas vingt ans alors.
C'était presque au lendemain de son mariage avec M. de Nançay, un grand
et beau jeune homme qu'elle avait épousé quoiqu'il fût beaucoup moins
riche qu'elle; un peu pour sa belle mine et aussi parce qu'il portait un
nom ancien. Elle-même n'était qu'une demoiselle Olivier, et ce mariage
la faisait la petite-cousine par exemple de Mme de Tillières, l'amie
intime de la comtesse de Caudale. On s'était étonné du consentement
donné par la famille de Nançay à cette union, parce qu'on ignorait le
terrible secret, que la mère du jeune homme savait, elle, trop bien. Ce
malheureux n'avait pas toute sa raison. Ce hardi cavalier, aux manières
toujours un peu brusques, était hanté par une idée fixe. Il savait que
la manie du suicide s'était rencontrée chez quelques membres de sa
famille maternelle. Il en avait peur, et, quand cette pensée devenait
trop forte, il buvait pour l'abolir. Son ivresse aboutissait à des accès
de colère furieuse, durant lesquels il ne se possédait plus et menaçait
de mort quiconque lui résistait. Maintenant encore, Lucie éprouvait un
frisson de terreur à se rappeler la première des affreuses scènes où
elle avait dû affronter ce tragique maniaque. C'était précisément au
retour d'une des séances durant lesquelles elle posait pour ce portrait.
Il lui avait serré le bras avec une force si brutale qu'elle en avait
porté la marque pendant quinze jours, et, depuis lors, les scènes
s'étaient succédé sans interruption, elle, malade de frayeur, et lui, la
menaçant de la tuer si elle parlait à qui que ce fût de ces accès
d'égarement. Elle l'avait cru, tant son regard était féroce, et des mois
et des mois elle avait vécu dans cette épouvante, maltraitée jusqu'aux
coups par cet homme auquel elle se trouvait liée, pensant au suicide
elle-même tour à tour et à une retraite dans un couvent. Les pires
expédients lui semblaient faciles qui l'auraient arrachée à cet enfer.
Puis, tout d'un coup, elle s'était trouvée libre, sans avoir même osé le
désirer. On rapportait Victor de Nançay sans connaissance. Son cheval
l'avait jeté par terre dans une promenade. Il mourait quelques heures
plus tard. Elle avait pourtant fondu en larmes. Était-ce de joie,
était-ce d'épouvante?... Elle n'en savait rien... Mais ce qu'elle
savait, c'est qu'elle était libre!

Libre! Vingt-deux ans et tout près de quatre millions de fortune, car
deux héritages successifs l'avaient enrichie encore. Lucie avait donc
passé tout d'un coup du plus dur malheur à la situation sinon la plus
heureuse, du moins la plus capable de donner les conditions du bonheur.
La chance de recommencer sa vie s'offrait devant elle. Cette fois, elle
se fit à elle-même le serment de ne point la laisser échapper. Avec des
apparences de grande légèreté, c'était une très honnête femme. Elle ne
se dit point qu'elle aurait des aventures, et cela lui était pourtant
bien aisé. Non, elle voulait se marier de nouveau, mais, éclairée par sa
première expérience, elle comptait ne pas se tromper, et elle avait
commencé de regarder autour d'elle avec ses beaux yeux bleus de jeune
fille que le chagrin n'avait pu ternir. Tout au plus l'azur de sa
prunelle s'était-il teinté d'un rien de mélancolie. Depuis quatre
années, cependant, ni ces yeux ni le coeur de celle à qui appartenaient
ces yeux de saphir étoilé n'avaient fixé leur choix. Mme de Nançay
était, sans qu'elle s'en doutât, dans des circonstances dangereuses.
Elle avait assez connu la vie pour n'être plus la naïve enfant de sa
seizième année qui dansait au bal avec une si gaie étourderie. Elle
n'avait pourtant pas acquis une véritable expérience. La crise tout
exceptionnelle de son mariage lui avait donné une appréhension de
l'homme, une excessive facilité à s'effaroucher. En même temps, comme
elle avait été très comprimée, elle devait être très sensible à la
moindre douceur câline. Elle courait le danger de méconnaître des
passions sincères à cause des brusqueries de leur sincérité, tandis
qu'une hypocrisie prudente pouvait aisément trouver grâce devant son
ignorance.

L'ombre noyait le portrait davantage et davantage encore. Lucie de
Nançay rêvait toujours. L'arôme d'un bouquet de roses, posé dans un vase
en verre de Venise, la caressait sans l'entêter. Elle se revoyait dans
les premiers temps qui avaient suivi son veuvage, et qu'elle avait
passés à Paris, chez sa mère, Mme Olivier.--Lucie ne s'était jamais bien
entendue avec cette mère, veuve aussi de très bonne heure et toute
mondaine, qui ne soupçonnait pas le secret tourment du mariage de sa
fille. Elle plaignait la jeune femme de ce que cette dernière ne
pouvait, elle, s'empêcher de considérer comme une délivrance, et puis le
grand hôtel vide que Mme Olivier habitait dans le faubourg
Saint-Germain, exactement en face du dôme des Invalides, exhalait une
mortelle atmosphère d'ennui. Lucie avait donc saisi avec enthousiasme
l'occasion de partir pour l'Italie, avec une de ses tantes et un cousin
malade, Maurice, un enfant de vingt ans, qu'elle avait toujours
considéré comme un petit frère, et qui souffrait de la poitrine. Ils
avaient passé tout un hiver à Rome, puis la santé de Maurice
s'améliorant, ils étaient venus s'établir à Florence, dans cette villa
que Mme de Nançay avait louée au prince Wérékiew. Elle aimait le
mouvement étourdissant de l'existence florentine. Cette liberté
Italienne d'aller et de venir la ravissait, et elle avait eu dès le
premier jour autour d'elle une légion de soupirants. Ils accouraient,
attirés par ses millions et aussi par son joli profil, qui se busquait
si finement dans le sourire. Puis ils se retiraient, les uns après les
autres, découragés, elle s'en rendait à demi compte, comme amants, par
sa ferme façon de rompre à la première familiarité; comme maris, par sa
gaieté, son indépendance entière et ce goût du flirt qu'elle affectait
plus encore qu'elle n'en était possédée:--«Si mon mari est jaloux avant
le mariage,» disait-elle plaisamment, «que sera-ce après?»

A l'heure présente, ces soupirants se réduisaient à trois.--Il y avait
d'abord l'Anglais, sir Arthur Strabane, un très grand nom, une très
grande fortune. Mais pourquoi s'habillait-il comme son grand ancêtre du
temps de Georges III, et pourquoi aussi ce géant roux, au visage osseux,
avait-il dans ses yeux, d'un bleu si clair, ces passages de dureté qui
faisaient peur? N'importe! Il était loyal et vraiment bon. Ce grand
corps se remuait avec une grâce agile qui révélait une vie mâle, les
violents exercices, les longs voyages, l'habitude des robustes efforts,
et puis, quelle indiscutable supériorité dans la tenue de ses chevaux et
de sa maison! Il n'habitait Florence que depuis deux ans, et le vaste
palais qu'il avait acheté, réparé, meublé, avec l'énergie volontaire
d'un Anglais très riche, passait pour un des plus beaux de la ville.
Lady Strabane?... Ce nom sonnait bien. Elle aurait une existence
magnifique... Oui, mais l'aimait-elle? Tout d'un coup, elle se
représenta plus nettement les yeux du jeune homme, et la sauvagerie qui
se lisait dans leur arrière-fond lui fit courir un frisson dans les
épaules. Elle se souvint de son mari.--«Que je suis sotte,»
songea-t-elle, «celui-ci est un _teetotaller_, comme ils disent; il ne
boit que de l'eau; jamais une goutte de brandy, ni même de vin. Pourquoi
ces cols, et pourquoi ce regard?»

Sir Arthur Strabane imposait l'estime. Mais le prince Vitale? Ah! le
prince Vitale était charmant. Ce Napolitain au front si blanc, avec
cette ombre bleue que sa barbe rasée mettait sur sa joue, avait les yeux
noirs les plus délicieusement tendres et caressants que Lucie eût
rencontrés, et quelle fantaisie dans la conversation, quelle bonne
humeur jamais interrompue, et quelle voix! Lorsqu'il chantait, lui
aussi, des romances de son pays, il remuait en elle une émotion qu'elle
n'aurait pas su définir, et puis encore, sous des allures de joyeux
compagnon, quelle finesse Italienne!... Quand il clignait son oeil
droit, comme cela, si peu, elle était sûre qu'un piège de conversation
était tendu où d'autres tomberaient, mais le prince Antonio, jamais. Il
était de cette race de voluptueux qui séduisent ou désarment par leur
indolence poussée jusqu'au plus absolu, jusqu'au plus héroïque
désintéressement. Ce n'était un mystère pour personne qu'après avoir
gaspillé, prodigué plutôt, à des vingtaines de parasites un opulent
patrimoine, il finissait de manger sa fortune à même, comme un
personnage d'Alfred de Musset, auquel la naïve imagination de Lucie le
comparait toujours. N'était-elle pas assez riche pour s'offrir le luxe
d'épouser un homme ruiné, si cet homme lui plaisait beaucoup, et le
prince n'était-il pas celui avec lequel sa vie s'écoulerait le plus
légèrement, dans une fête ininterrompue? Il y avait des heures où l'idée
de traverser l'existence, comme un bal, parmi les rires, l'animation et
la musique, lui paraissait la seule raisonnable, et alors son coeur
penchait pour Vitale;--mais Lucie se piquait d'Idéal, elle voulait
souvent passer aux yeux des autres et aux siens propres pour une grande
âme et capable de nobles aspirations. Ces jours-là elle ne songeait pas
tendrement au prince Vitale:--«Je ne l'aime pas,» se disait-elle,
«puisque je ne l'aime pas le matin et le soir, le lendemain, comme la
veille.»

Restait le marquis de Bonnivet. Celui-là était-il amoureux d'elle? A de
certains jours elle se prenait à le penser, tant il lui parlait avec un
intérêt inexplicable sans la passion. A d'autres moments, la réserve du
gentilhomme la faisait revenir sur cette idée. D'ailleurs lui-même
semblait considérer comme impossibles, de lui à elle, d'autres rapports
que ceux de l'amitié. Il se plaisantait sur le privilège de camaraderie
que lui donnaient ses quarante ans passés,--passés de combien? Elle
n'aurait su le dire, tant il avait gardé une jolie et fière tournure, un
visage d'une beauté fine et mâle. Les aventures Parisiennes dont elle
avait entendu si souvent parler avant de le connaître, ne se marquaient
pas en rides sur ce visage impassible. Bonnivet avait été une espèce de
Don Juan, s'il fallait en croire la chronique, mais le Commandeur était
déjà venu sous la forme de la dette. Du moins c'était la version
officielle qu'un matin, le marquis avait réuni ses créanciers, réglé
tout ce qu'il pouvait, et obtenu crédit sur le reste. Il vivait à
Florence par économie, disait-il souvent, afin d'achever de se libérer.
Il négligeait d'ajouter qu'il avait dû donner sa parole à quatre membres
du _Jockey_ de ne plus remettre les pieds à Paris, à la suite d'une
indélicatesse au jeu que ces Messieurs avaient surprise et qu'ils
avaient tue, par respect pour un nom de cette noblesse-là.--«Je veux
vieillir en patriarche,» disait Bonnivet avec une grâce simple et
touchante. Pour le moment, l'existence de cet ancien prince de la mode
était irréprochable de dignité, quoiqu'elle n'eût rien perdu en
supériorité d'élégance. Les deux pièces qu'il occupait dans un vieux
palais sur l'Arno étaient meublées d'une manière exquise, simplement
avec les débris du décor magnifique de son ancienne installation. Une
entente approfondie de toutes les choses de la vie sociale faisait de
cet homme un arbitre presque vénéré des principales maisons de Florence.
Il ne recherchait pas ce rôle. Il ne le fuyait pas. C'était comme sa
fonction naturelle de discerner, en toute circonstance, la règle
d'aristocratie. Pourquoi Lucie de Nançay s'attardait-elle à se dénombrer
les qualités de ce viveur ruiné? Elle était très femme, quoique très
honnête femme, et peut-être la légende de séduction dont une intrigue
avec une princesse de sang royal avait enveloppé Bonnivet, agissait-elle
sur sa pensée. Elle se sentait vaguement curieuse de connaître le
prestige qui avait valu à cet homme des passions comme celle encore de
cette pauvre duchesse de Loré. Tous les salons de Paris avaient retenti
du désespoir de cette pauvre martyre, devenue folle par l'abandon du
marquis. Était-ce le souvenir de ce crime inconscient qui voilait
parfois de son ombre les prunelles du dandy vieillissant?...

Un bruit de pas tira Mme de Nançay de sa rêverie. Un jeune homme entrait
dans la chambre, dont le demi-jour laissait deviner plutôt que voir la
minceur, les membres grêles, le teint souffrant. Il s'était arrêté
quelques minutes pour regarder Lucie, dont la forme blanche faisait une
tache de clarté sur l'ombre de cette heure. Puis, quand elle avait
relevé la tête, si cette ombre n'eût pas été déjà épaisse, elle aurait,
aperçu rougir son cousin,--car c'était lui qui s'approchait d'elle
ainsi.

--«Tu m'as fait peur, Maurice,» dit la songeuse avec un éclat de rire.
«Ah! sauvage, tu n'as pas tenu ta parole, tu as manqué à ma petite
fête.--Tiens,» ajouta-t-elle, «veux-tu sonner pour la lampe?... Chez
quelle Anglaise esthétique as tu passé l'après-midi?--Mais, les belles
fleurs!...» fit-elle en remarquant un gros bouquet d'oeillets blancs que
son cousin tenait à la main.

--«Je les ai cueillies pour toi dans le jardin de lady Rylstone,»
répondit-il.

--«Comme tu as chaud,» reprit Mme de Nançay, en touchant le front du
jeune homme avec un geste de soeur. «Voyons, il faut monter tout de
suite et te changer. Enfant,» continua-t-elle en lui caressant les
cheveux avec la main.--Elle s'était levée et le domestique venait
d'entrer avec une première lampe dont l'unique clarté tombait sur cette
taille souple et gracieuse.--«Oui, enfant, tu n'as pas trop de deux
mères pour te soigner. J'entends ta vraie maman qui rentre. Sauve-toi,
pour ne pas être grondé.--Bonjour, ma tante,» fit-elle en se précipitant
vers une des portes, celle qui donnait sur la villa, tandis que,
machinalement, Maurice Olivier sortait par l'autre. Il tenait de nouveau
dans sa main le bouquet d'oeillets que sa cousine lui avait rendu sans
réflexion, à l'approche de la vieille mère. A peine entré dans sa
chambre où le feu brûlait doucement, où les bougies allumées, les
vêtements préparés sur le lit, les rideaux baissés attestaient le
confort quotidien dont on l'entourait, il se jeta sur son lit en
sanglotant:

--«Elle n'a pas pris mes fleurs, et comme elle s'est amusée
aujourd'hui!...»

Les visages des rivaux qu'il savait avoir auprès d'elle lui apparurent.

--«Si elle soupçonnait seulement combien je l'aime,» soupirait-il à
travers ses larmes. «Mais elle me l'a dit. Je suis un enfant pour elle.
Comme je l'aime!... Et que cela fait mal!»




III


Le marquis de Bonnivet s'était fait déposer par sir John Strabane à la
porte du palais habité par l'Anglais, une grandiose demeure construite
par Michel-Ange pour le neveu d'un pape, ainsi qu'en témoignait
l'inscription encore lisible sur le fronton. Puis il avait marché, comme
d'habitude, jusqu'au club, non sans avoir fait un crochet vers une
maison dont l'enseigne portait: «Michel Heurtebise, maître d'armes
français.» A coup sûr, la réponse à la question qu'il était allé poser à
ce prévôt réjouissait le vieux mauvais sujet,--comme l'appelait le
prince Vitale par une plaisanterie peu goûtée de celui qui en était le
prétexte.--Car il se souriait à lui-même en montant au cercle ou il fit
une partie de rubicon avec un jeune Français de passage à Florence, qui
lui était recommandé particulièrement par un de ses parents. C'était un
jeune bourgeois de vingt-quatre ans, fils d'un négociant, et qui ne se
tenait pas de joie sur sa chaise de jouer aux cartes avec un homme qui
portait un des plus beaux noms de France. Le marquis gagna trente louis
à M. Louis Servin de Figon, c'était ainsi que s'appelait ce jeune snob,
qui n'avait pas encore osé réduire son vrai nom de Servin à une S
invisible et destinée à disparaître devant le Figon à particule.

--«Je vous dévalise,» fit l'heureux joueur avec un de ces jolis sourires
qu'il savait avoir.

--«Vous jouez, marquis, comme vos pères se battaient,» répliqua l'autre
qui, rentré le soir dans sa chambre d'hôtel, devait écrire à sa mère le
bulletin de son voyage et lui annoncer sa familiarité avec un Bonnivet!
Le prudent gentilhomme, guéri à jamais du goût de corriger la fortune
par d'adroites finesses,--comme on disait autrefois,--ne jouait plus
guère qu'avec les étrangers et comme par condescendance. Sa supériorité
d'attention était telle qu'il gagnait presque toujours. Qui donc aurait
pu croire que ces quelques pièces d'or, ainsi récoltées au hasard des
cercles, et si rarement, formaient le plus clair de ses revenus? Il
n'avait l'air ni plus gai, ni plus soucieux que d'ordinaire quand il
avait perdu ou ramassé une somme insignifiante pour le Bonnivet
d'autrefois, considérable pour celui de maintenant. Le soir de sa partie
avec M. Servin, il rentra, comme il faisait chaque soir, pour s'habiller
avant l'heure du dîner en ville. Il était invité ainsi quotidiennement.
Le matin il déjeunait _at home_ de deux oeufs à la coque et d'une tasse
de thé, soi-disant afin de maigrir, quoiqu'il ne pût donner cette raison
de son économie sans quelque invraisemblance. De son luxe de jadis il
avait gardé les divers brimborions en argent ciselé d'un nécessaire de
voyage qui avait été, comme il le disait, ridiculement complet. Le valet
de chambre, qui était en même temps son cuisinier, le servait avec une
dévotion singulière qui se manifestait dans un accent et des tours de
phrase copiés sur ceux de son maître d'une façon presque comique.

--«Monsieur le marquis paraît tout content, ce soir,» disait ce
domestique en le coiffant avec une science que seul il possédait pour
faire valoir les restes d'une chevelure déjà un peu dévastée et le tour
d'une moustache demeurée charmante.

--«Tu le seras moins,» répondit le gentilhomme qui tutoyait son valet,
suivant l'ancienne mode, «quand tu sauras qu'il te faut aller ce soir
même à la villa Wérékiew pour y porter ce billet, ainsi que chez sir
John.»

--«Cela me fera marcher,» répondit Placide. «Je fais si peu
d'exercice... Je deviendrai goutteux au service de Monsieur le marquis.»

--«Tu n'es pas digne d'avoir la goutte,» répliqua Bonnivet qui ne put
s'empêcher de sourire en retrouvant dans la bouche de son familier une
formule qu'il employait souvent lui-même pour justifier l'habitude
économique de ne jamais prendre un fiacre. Après tout, peut-être
l'économie se trouvait-elle en rapport avec l'hygiène. Le marquis le
pensa en se regardant, maintenant que sa toilette était finie, dans une
grande glace encadrée de fleurs peintes qui formait un des murs du
cabinet où il s'habillait. Sa sveltesse, dessinée par l'habit noir,
faisait de lui le rival de n'importe quel jeune homme. Il reconnaissait
bien le Bonnivet qui tenait autrefois conseil de costume et que les
débutants venaient visiter quand il s'habillait, comme ils font
aujourd'hui pour un Raymond Casal ou pour un Philippe de Vardes.
«Surtout,» leur disait-il, «n'ayez pas l'air pioché.» Et lui-même,
quoique les détails de sa mise fussent examinés et calculés par le menu,
ne semblait avoir cherché ni le large ruban de moire suspendu à son
gilet par un mince crochet d'or qui soutenait son lorgnon de forme
ancienne, ni la coupe spéciale de son col et de ses manchettes, ni la
fine cambrure de son gilet blanc que des boutons d'or mobiles fermaient
coquettement. Ce soir-là, un je ne sais quoi de presque triomphant
éclatait en lui, qui le rendait réellement si jeune que Placide ne put
s'empêcher de le lui dire:

--«Ah! Monsieur le marquis est toujours leur maître à tous. Avec un
tailleur et de l'argent, moi je serais comme eux, et, sans tailleur, ils
seraient comme un de nous...»

De quels personnages mystérieux parlait ainsi le valet de chambre, et
qui désignait-il par ces «ils» et ces «eux?» Le marquis ne chercha pas à
le savoir, mais ce compliment naïf lui fit plaisir, et ce fut en
fredonnant un air d'Offenbach,--souvenir de sa jeunesse,--avec un
visible entrain, qu'il s'assit à sa table pour écrire deux petits
billets: l'un informant Mme de Nançay que les fleurets et les gants
étaient arrivés, que le rendez-vous chez le maître d'armes était pour
dix heures et qu'elle prévînt le prince Vitale;--l'autre adressé à sir
John Strabane et lui demandant s'il lui plaisait de monter à cheval à
huit heures et demie pour aller de compagnie aux Cascines. Ces deux
billets si simples avaient-ils l'un avec l'autre une énigmatique
corrélation? Toujours est-il qu'en les fermant et apposant sur la cire
le chaton de sa bague,--une bague donnée par François Ier à l'amiral
Bonnivet, le vieux mauvais sujet avait dans sa moustache blonde un
sourire qui n'eût rassuré ni Lucie de Nançay ni sir John sur ses
intentions. Mais quel intérêt pouvait-il avoir à les brouiller puisqu'il
était l'ami de sir John? Avait-il donc l'intention secrète d'épouser
Lucie? Et cependant c'est avec une malice aiguë dans l'éclair de ses
yeux qu'il s'achemina vers la maison où il allait dîner, maniant de sa
main fine une canne au pommeau de laquelle était ciselé un combat de
Titans, chef-d'oeuvre d'un rival de Cellini. Un homme si évidemment
préoccupé de tous ses devoirs de fatuité que le moindre objet à son
usage était choisi avec un soin jaloux, pouvait-il suivre un plan de
conduite dans la vie? A coup sûr, Lucie de Nançay, en recevant son
billet deux heures plus tard, ne le pensa pas une minute, et pas
davantage sir John quand on vint lui transmettre l'invitation du marquis
dans le petit salon où il s'était retiré.

L'Anglais était rentré chez lui sous une impression de grande tristesse.
Il avait réellement souffert des aparté de Lucie et du prince Vitale, il
avait ressenti à cette occasion cette sorte de malaise physique dont
tous les jaloux connaissent trop bien le supplice, et la simple petite
phrase du marquis sur la beauté de son rival avait encore augmenté cette
angoisse. Il donna l'ordre qu'on dételât les chevaux, écrivit un billet
pour se dégager d'un dîner auquel il était prié, passa un costume de
fumoir,--car, en sa qualité de sujet de Sa Majesté la reine Victoria, il
poussait jusqu'à la manie l'habitude d'une tenue spéciale pour chaque
nouveau rite de la vie,--et, couché sur un grand divan de cuir de sa
pièce favorite, celle où il se renfermait quand il avait l'âme noire, il
commença de fumer du tabac très fort et très brun dans une courte pipe
de bois de bruyère. C'était une mauvaise habitude contractée dans son
collège de Christ-Church, à Oxford, et il la reprenait dans toutes ses
tristes heures. De moment en moment, il faisait sauter le bouchon d'une
bouteille de soda, en versait le contenu dans un grand verre, et coupait
le tout d'une forte dose de whisky. Lui qui ne touchait, dans le monde
et à sa table, ni à un verre de vin, ni à un verre de liqueur, il aimait
à s'intoxiquer seul ainsi avec cette boisson Irlandaise qui sent la
fumée et qui grise durement.

--«Cette idée,» s'écriait-il par moment, «est intolérable.»

C'était durant les minutes où l'image du sourire de Lucie au prince
Vitale se faisait trop précise. Il apercevait, comme s'il eût eu tous
ces détails, là, devant lui, et la coupe de la joue de la jeune veuve,
et le fin duvet dont s'adombrait cette fine joue, et un signe brun
qu'elle avait au coin de la bouche, à gauche, et son regard. Puis il
évoquait le prince Vitale, avec son mâle et blanc visage qui faisait
songer aux nobles portraits du Titien et du Moro. Il voyait les yeux du
jeune homme, et dans ces yeux un désir de la personne de Mme de Nançay.
Rien qu'à penser que le prince respirait, sir John avait quelquefois un
serrement de coeur, mais quand il croyait constater chez Vitale la
volonté de se faire aimer de Lucie et de l'épouser, la colère le
saisissait, aveugle et cruelle. Il venait de vider son verre rempli de
l'âcre mélange; il le jeta violemment par terre au lieu de le reposer.
Le verre sauta en morceaux.

--«Quel enfantillage!» se dit-il, et il se sentit plus triste encore. Il
venait de s'humilier lui-même, sensation particulièrement insupportable
à un Anglais élevé, comme il l'avait été, dans le respect absolu de soi
pour soi. Ce fut à cet instant qu'on lui apporta le billet de Bonnivet,
auquel il fit répondre qu'il l'attendrait à l'heure dite. Cette petite
interruption détourna le cours de ses pensées du côté du marquis. Il
éprouvait pour cet homme une sympathie à causes complexes. Jeune encore,
et durant son premier séjour à Paris, il avait eu l'honneur de faire
adopter à Bonnivet une mode anglaise pour les chemises d'été: un col
blanc et des manchettes blanches avec le corps d'une toile de couleur.
Durant son actuel séjour à Florence, le marquis avait eu le tact de
recevoir ses demi-confidences sans le blesser. Et puis Bonnivet lui
semblait avoir une bonne influence sur Mme de Nançay. De cette
influence-là, pourquoi sir John aurait-il été jaloux? Il se croyait bien
sûr que jamais le marquis n'avait pensé à demander la main de Lucie.
Elle le disait elle-même en riant: «Il sait si bien vieillir...» Pour
sir John Strabane, le marquis n'était pas un prétendant possible, et
c'était un allié probable. La pensée des services que cet ami pouvait
lui rendre dans sa passion, l'attendrissait malgré lui:--«Oui,»
murmura-t-il, «je le chargerai de lui dire qu'il faut choisir, et tout
de suite.»

Il marchait dans la chambre en parlant ainsi. Non, il ne pouvait pas
supporter plus longtemps cette situation. Il aimait follement, et il
était follement jaloux. De toutes les passions, c'était de celle-là, de
la mortelle et sauvage jalousie, qu'il avait toujours le plus souffert.
L'extrême pureté de sa première jeunesse, jointe aux excès auxquels il
s'était adonné, par genre, à Paris, avait fait de lui une sorte de
barbare corrompu. Du barbare, de l'homme de race intacte et rude, il
gardait, avec la forte charpente, avec le gros appétit, avec la
physiologie violente, une imagination toute physique. Le sang lui
portait au cerveau des visions d'une surprenante intensité. En même
temps, la triste expérience des femmes qui lui restait de sa vie galante
le rendait soupçonneux, comme un animal une fois maltraité.

--«Et si elle refuse de choisir?...» se demandait-il en continuant sa
marche et son raisonnement... «Si elle refuse? Alors, c'est une
coquette, je le lui dirai, je la fuirai pour toujours... J'irai
rejoindre Herbert en Afrique...»

Il se mit aussitôt à penser à cet ami préféré, lord Herbert Bohun, son
compagnon de première enfance et de jeunesse: Celui-là était franchement
un _women-hater_, un haïsseur de femmes, comme on dit à Oxford, qui
menait une existence bizarre entre Paris où il s'assommait d'alcool, et
les Indes ou bien l'Afrique où il voyageait et chassait. Mais quels
voyages et quelles chasses! Bohun avait fait trois fois le tour du monde
et maintenant il était en Égypte, à la veille d'une excursion sur la
côte de Zanzibar. Dans les salles d'en bas d'une vieille abbaye qu'il
possédait au bord d'un des lacs de Westmoreland, et qu'il n'habitait
jamais, il avait toute une galerie de grosses pièces tirées par lui: de
gigantesques oiseaux, des tigres, deux lions, plusieurs panthères. Sir
John avait reçu de lui tout récemment une lettre d'invitation à le venir
rejoindre. Il revit en souvenir la grosse figure hâlée de son ami, les
rudes journées passées ensemble sur le yacht qui les avait menés tous
deux en Islande. Qui donc lui eût dit en ce temps-là qu'il achèterait
dans un moment d'ennui un palais à Florence, qu'il s'y installerait
comme dans sa maison de Hanover-Square, à Londres, et qu'il finirait par
y mourir d'amour pour les yeux bleus d'une de ces Françaises que lord
Herbert méprisait plus encore que les autres femmes? Une coquette, oui,
une coquette, et qui se moquait de lui avec un fat dont on ne pouvait
même pas dire qu'il fût un gentleman. Une coquette! C'est bientôt dit,
cependant. Et si elle est simplement une gaie et légère enfant?
Quoiqu'elle eût été mariée, n'avait-elle pas une physionomie de jeune
fille qui donnait l'envie de l'appeler: mademoiselle? Une coquette? Non;
tout au plus une étourdie, mais d'un charme si puissant. Il revit ce
délicieux sourire. Hélas! elle l'avait pour Vitale comme pour lui.

A travers toutes ces volte-face d'une imagination souffrante, la soirée
tombait, la nuit venait, la bouteille de whisky se vidait. Mais l'alcool
n'avait pas raison des nerfs du malheureux jaloux. Avec un grand soupir
il ouvrit la boîte où se trouvait sa pharmacie de voyage. Il choisit une
fiole noire qui contenait du laudanum. C'était sa dernière ressource
dans ces soirées véritablement meurtrières. Il sonna, demanda son valet
de chambre, et à neuf heures il dormait, comme écrasé par le double
empoisonnement auquel il se soumettait pour ne plus subir l'assaut de la
jalousie. C'était le moment même où Bonnivet se levait de table chez la
comtesse Ardenza, plus spirituel que jamais, tandis que le prince Vitale
prenait place au fond d'une loge au théâtre, derrière la jolie Mme de
Nançay, pour entendre un nouveau docteur Faust dans le _Mefistofele_ de
Boïto, et que Maurice Olivier lisait, accoudé sur un oreiller, le
délicieux sonnet de Cino de Pistoie:

    «_Dove l'Onesta pose la sua fronte._»

Les quatre hommes avaient Lucie dans leur coeur, et pour chacun elle
était une chose différente: pour Bonnivet un objet d'intrigue, pour le
prince Vitale un charme de plaisir, pour Maurice un tendre rêve, pour
sir John, hélas! un sombre cauchemar.




IV


A huit heures, le domestique de Strabane eut de la peine à éveiller son
maître de ce dur sommeil. Sir John en sortit, comme toujours, les nerfs
plus malades, avec une lourdeur de tête que ne put dissiper l'eau froide
dont il s'inondait chaque matin. Pour s'éveiller tout à fait, il but un
large bol d'un café très fort et très noir qui exaspéra encore son
énervement. Il y avait des journées où ce malaise était si intense qu'il
songeait au suicide. Tout en montant à cheval et gagnant le lieu de
rendez-vous fixé par son ami, les petits faits de la veille qui avaient
déterminé sa crise de jalousie lui revenaient aussi présents. Il eut de
nouveau cette angoisse au coeur, insupportable, dont il avait tenté de
se débarrasser avec l'opium. Seulement auprès du marquis et lorsque
leurs chevaux galopèrent dans la grande allée des Cascines, il goûta
quelque répit, grâce à la hâte de la course et au coup de fouet du grand
air.

Il faisait une de ces claires matinées du premier printemps, qui sont
réellement divines à Florence. Comme une poussière verte saupoudrait
toutes les branches des arbres. La ligne des collines à gauche courait
sur un ciel d'un azur tout ensemble profond et léger, une brise fraîche
et chaude à la fois frissonnait dans l'atmosphère, et c'était le long de
l'allée principale un défilé de cavaliers et de voitures sur lequel
Bonnivet lançait une remarque, puis une autre. Il était en veine de
misanthropie, et chacune de ses observations augmentait l'étrange
malaise dont sir John était tour à tour repris et quitté. On eût dit que
le marquis se faisait un jeu de faire revenir toutes les pensées de son
compagnon sur ce fatal chemin de la défiance où il s'ensanglantait si
aisément le coeur.

--«Bon, voici la comtesse Nina qui galope avec le prince André. Il
paraît que les actions de ce pauvre Peppe ont baissé...--Emilia est bien
jolie ce matin, à quarante ans passés et après tant de campagnes! Comme
votre cousin lord Randolph Ramsey était amoureux d'elle! Il a été
heureux et elle fidèle six semaines. Un long bail pour cette
inconstante!...--Votre ami James vous salue. Il aura trouvé le moyen de
ne pas réussir auprès de Natacha... Vous pouvez lui dire qu'il est le
seul...»

Qu'étaient-ce que tous ces discours et d'autres semblables, sinon la
menue monnaie des propos débités chaque soir dans cinquante salons de
Florence,--propos dont les uns étaient des médisances, les autres des
calomnies? Mais sir John se trouvait dans une humeur à sentir la vie
avec amertume, et tout en poussant son cheval comme pour fuir son
compagnon, il se sentait saisi d'un farouche désir de s'en aller au
loin, oui, très au loin, pour n'avoir plus rien de commun avec cette
société de mensonge, dont Lucie de Nançay faisait partie. Et puis,
comment savoir si quelques-uns de ces promeneurs des Cascines
n'échangeaient pas, eux aussi, sur lui et sur elle, des phrases toutes
semblables:--«Pauvre Strabane!... La petite de Nançay se moque-t-elle
assez de lui!...» Non, il ne serait pas le jouet d'une coquette, d'une
de ces femmes au coeur altéré de perfidie, qui se réjouissent de
décevoir un homme sincère, comme le joueur d'échecs qui gagne une partie
se réjouit d'un mat habilement donné. Dévoré de mélancolie, il écoutait
à peine Bonnivet, lorsque celui-ci, consultant sa montre, le fit
pourtant s'arrêter en lui criant:

--«Il faut retourner, mon cher, j'ai tout juste le temps d'être exact à
mon rendez-vous avec votre flirt...»

Rien n'irritait davantage sir John que cette appellation légère donnée à
celle dont il voulait faire sa femme.

--«Mme de Nançay vous attend?» demanda-t-il.

--«Je ne vous ai pas conté sa nouvelle folie?» fit le marquis,
naïvement.

--«Non,» répondit sir John, avec un battement de coeur.

--«Imaginez-vous qu'elle fait des armes chez Heurtebise et qu'elle
commence aujourd'hui. Venez-y donc, cela nous amusera toujours une
heure.»

--«Allons,» fit sir John en brusquant son cheval pour le faire tourner.
Et trois quarts d'heure plus tard, ayant confié leurs bêtes, le marquis
à l'homme du manège où la sienne était en pension, sir John au
domestique dont il était suivi, les deux compagnons entraient dans la
maison où Bonnivet avait fait une si courte et si souriante apparition
la veille.

La pièce du rez-de-chaussée qui donnait sur la rue présentait l'aspect
habituel des salles d'armes. Des fleurets étaient appendus le long du
mur, chacun à son clou. Il y avait aussi là des gants, des savates, des
masques et des plastrons. Deux planches longues marquaient la place où
les élèves prenaient leur leçon. Mais cette vaste pièce était toute
vide. Elle se terminait par une porte vitrée du côté de laquelle
arrivaient des bruits d'appels de pieds, des froissements de fleurets,
et les mots: «engagez..., dégagez..., parez quarte..., parez sixte...,
la pointe plus haute..., fendez-vous...» Des éclats de rire
s'entremêlaient à ce jargon d'escrime. Sir John Strabane reconnut le
rire de Lucie et la voix du prince Vitale.

La première porte, en s'entr'ouvrant, avait fait résonner un timbre. La
porte vitrée s'ouvrit comme en réponse, donnant passage à Michel
Heurtebise lui-même, un grand diable d'homme tout en jambes, avec un
visage osseux, que terminait une impériale tournée de côté, comme si
elle fût elle-même allée à la parade. Il n'y avait dans cet étrange
corps que juste ce qu'il fallait pour l'exercice de sa noble profession:
de longues jambes pour mieux se fendre, de longs bras pour mieux filer
un dégagé, et de torse presque rien, de quoi éviter le coup de bouton.
C'était le marquis de Bonnivet qui le protégeait à Florence où l'ancien
prévôt de régiment s'était installé, depuis l'évacuation de Rome par nos
troupes.

--«Mme la comtesse est là,» dit le maître d'armes aussitôt qu'il eut
salué ses visiteurs, «elle prend sa leçon dans la salle réservée avec M.
le prince Vitale. Ah! Elle ira bien, si elle travaille... Elle avait
déjà pris leçon du vivant de M. le comte, à ce qu'elle m'a dit... Elle
n'a rien désappris... Mais voyez...»

Sir John et le marquis entraient en effet dans la seconde pièce, plus
petite que l'autre, et ils s'arrêtèrent quelques minutes à regarder un
spectacle d'une grâce singulière. Lucie était là, vêtue d'une de ces
robes en flanelle blanche, à large col, que les Anglaises adoptent pour
jouer au tennis. Ses pieds fins étaient chaussés de minces souliers de
cuir jaune, dont la couleur contrastait joliment avec ce que l'on voyait
de la soie noire de ses bas. Son chapeau, sa voilette, son ombrelle à
gros pommeau, un cache-poussière en étoffe grise étaient posés sur une
chaise. Quelques-unes des mèches de ses beaux cheveux blonds étaient
défaites et remuaient autour de son masque sous lequel on devinait son
joli visage, animé d'une joie enfantine. Ses yeux brillaient, ses dents
blanches luisaient à travers le treillis de fil de fer, et l'on voyait
qu'un peu de rose teintait ses joues, d'ordinaire trop pâles. La
souplesse aisée de ses gestes, tandis que son bras droit allait et
venait, armé du fleuret, laissait deviner, sous sa toilette, un corps
jeune et leste, d'une vigueur de muscles qu'on n'eût pas attendue de
cette femme à la taille presque trop menue, aux poignets si frêles. En
face d'elle, le prince Vitale, le visage masqué aussi, le torse pris
dans une veste à plastron de peau blanche, bien assis sur ses jambes, la
main gauche relevée pour faire balancier, s'acquittait avec une adresse
accomplie de ses fonctions de professeur improvisé.

--«Bonjour, vous autres,» fit Lucie en continuant de raccourcir et de
tendre le bras pour parer et riposter; «le temps de finir la reprise, et
je suis à vous.»

Les deux arrivants s'assirent et la leçon continua. Le marquis de
Bonnivet donnait à son visage cet air à la fois railleur et indulgent,
avec lequel un frère aîné accueille les innocentes folies de sa soeur,
toujours traitée en enfant gâtée.

--«Brava!» disait-il. «Voyons, votre pied gauche ne tient pas assez à
terre... Vous permettez?...» Et il se levait pour assurer de sa main la
petite bottine jaune sans talon.--«Le torse plus immobile, la tête plus
droite... Vous permettez?...»

Et respectueusement, de sa main, il inclinait un peu en arrière le front
de la jeune femme. Ce n'était pas de ces familiarités que souffrait sir
John, et cependant sa crise de douleur était plus intense encore qu'à la
minute où il avait vidé dans un petit verre les gouttes noires de
l'endormeuse drogue. Non, mais la fantaisie, cette fois, dépassait les
bornes. Était-ce l'action d'une lady de venir dans une salle d'armes
croiser le fer avec un prétendant à sa main? Il regardait le prince,
dont le corps bien d'aplomb gardait une élégance si mâle sous le costume
d'escrime, et plus il constatait la beauté de ce fier garçon, plus il
haïssait Lucie de sa nouvelle escapade.

--«Qu'en dites-vous?» fit la jeune femme, lorsque son partner eut lancé
le traditionnel:--En place, repos.--«Je n'ai pas trop perdu,»
ajouta-t-elle en enlevant son masque; puis elle glissa sous son bras
gauche son fleuret à poignée nickelée, et tendant aux nouveaux venus sa
main droite, dont la joliesse n'était plus visible sous le gros gant de
peau grise à crispin verni: «Les fleurets sont excellents et si légers,»
dit-elle au marquis. «Est-ce que vous allez être des nôtres, sir John?
Ce serait si amusant!... Mais vous autres, Anglais, vous méprisez le
_fencing_.--C'est trop fin pour eux,» ajouta-t-elle avec un sourire
malicieux, en se tournant vers Vitale, «il leur faut de violents et
pénibles exercices d'athlète.»

--«Un coup droit, sir John,» interrompit Bonnivet en riant.

--«Je ne riposterai pas,» fit l'Anglais, «je ne suis pas de force.--Me
permettez-vous seulement de vous dire un mot, madame?»

--«Cent, si vous voulez.»

--«Mais un mot à part, pour la petite commission dont vous m'avez
chargé.»

--«Que de mystère!...» répondit Lucie, dont le sourcil venait de se
contracter. «Allons.»

Et elle passa dans la pièce voisine.

--«Que signifie cette liberté?» fit-elle aussitôt qu'elle fut seule avec
Strabane, et à voix basse; mais on sentait la colère dans cet accent
étouffé.

--«Rien, madame,» répliqua le jeune homme, «sinon que je ne peux pas
supporter de vous voir vous compromettre ainsi, et comme personne ne
vous dira la vérité, il faut que vous l'écoutiez... Je vous en supplie,
retournez à la villa tout de suite et que cette folle leçon d'armes soit
la dernière... Voulez-vous être la fable de Florence?»

Elle le regarda, partit d'un éclat de rire strident, et tout en lui
jetant un «merci,» elle rentra dans la seconde salle et dit au prince:

--«Une autre reprise, voulez-vous?»

Et sir John en s'en allant put entendre la voix de son rival qui faisait
de nouveau:

--«Engagez... une, deux... Parez tierce..., bon... Parez quarte...»

--«Ah! sans coeur, sans coeur!» grommelait le malheureux homme en
regagnant à pied son palais. Et tout haut:--«Il faut en finir!»




V


Mme de Nançay, une fois sir John parti, continua de faire des armes
comme auparavant, peut-être même avec plus de vivacité, pendant quelque
deux ou trois minutes, puis brusquement elle jeta son fleuret.

--«Voyez donc si ma voiture est là,» dit-elle au marquis.

Et sur la réponse affirmative de ce dernier, elle regarda la petite
montre qui pendait à sa ceinture de cuir, en forme de breloque:

--«Onze heures passées. Je me sauve,» dit-elle.

Et en un tour de main elle eut posé son chapeau sur ses cheveux, noué sa
voilette, enveloppé de son long manteau gris son excentrique toilette.
Ses cils trop longs soulevaient sa voilette blanche nouée un peu trop
près.

--«Adieu, messieurs,» dit-elle avec un sourire énervé.

--«Elle n'est pas contente,» fit le prince Vitale, quand elle fut
remontée dans sa victoria.

--«Querelle d'amoureux entre sir John et elle,» répondit Bonnivet.

--«Bah!» répliqua l'autre, «il se trouvera bien quelqu'un pour les
raccommoder.»

Ce disant, il regardait son interlocuteur de ses yeux si noirs, si fins:
«Ah! monsieur le marquis,» disaient ces yeux, «vous voudriez bien nous
faire croire cela et nous rendre jaloux et savoir nos intentions. Vous
ne saurez rien, sinon que nous nous moquons de votre petit manège et que
nous le connaissons comme vous-même.»

Et, tout haut:

--«Tirez-vous, ce matin?»

La victoria de Mme de Nançay courait maintenant le long des rues de la
ville, où les barres bleuâtres d'ombre froide et les barres blanches de
brûlant soleil alternaient sur le pavé clair. Elle passait devant les
vieux palais dont les rudes blocs, les fenêtres grillées, les murs
garnis d'énormes anneaux révélaient l'existence dangereuse d'autrefois.
A la base de ces palais, c'était comme une bordure de printemps mise par
l'étalage des marchands de fleurs qui avaient déposé là par gerbes des
oeillets blancs, des tulipes rouges, des roses rouges et blanches, des
narcisses pâles au coeur jaune. Le contraste de ces éclatantes couleurs
avec le ton noirâtre des pierres n'amusa pas une minute les yeux bleus
de Lucie qui se fixaient ailleurs sous la ligne de leurs sourcils
froncés. Un des traits enfantins de ce caractère était la préoccupation
excessive de l'opinion d'autrui. Comme il arrive à beaucoup de personnes
victimes de ce sentiment pusillanime, elle bravait et froissait
volontiers cette opinion, puis elle souffrait des critiques ainsi
provoquées. C'est le sort habituel de la vanité naïve: elle se
singularise pour être remarquée, et le blâme qui suit toute singularité
lui est une blessure.

--«De quel droit sir John se permet-il de me juger,» pensait-elle, «et
de me le dire? Oui, de quel droit? Est-ce que j'ai fait quelque chose de
mal, et, quand je l'aurais fait, est-ce qu'il est mon mari, ou mon
fiancé?...»

L'évidence de ce raisonnement ne prévalait pas contre une colère
insupportable, celle de subir une dépréciation dans l'esprit du jeune
Anglais. Une des places invisibles de son amour-propre s'était mise à
saigner.

--«Mais est-ce que je l'aime,» se demanda subitement Lucie, «qu'une
opinion de lui ait le pouvoir de me jeter dans un tel état?»

Elle s'étudia tout de suite avec le mélange d'angoisse et d'espérance
qu'elle apportait à cette sorte d'examen. Elle le renouvelait souvent,
et paralysait ainsi son coeur, sans même s'en douter, par l'effort des
réflexions qu'elle faisait sur elle-même. Elle se regardait dans le fond
de l'âme, et chaque fois elle constatait les insuffisances d'un
sentiment qui, pour grandir, eût dû s'ignorer et se développer dans le
mystère. Puis elle se disait: «Non, ce n'est pas cela,» et elle
recommençait, comme ce matin où, dans sa voiture maintenant lancée sur
la route, parmi les haies de roses, elle se demandait:--«Voyons, est-ce
que j'aimerais sir John?»

Elle s'abandonnait au bercement des roues, les yeux fermés à demi pour
mieux ramener sa pensée sur elle-même:

--«Quel est le signe le plus certain de l'amour?» se disait-elle. «Que
la présence de ce qu'on aime soit indispensable au bonheur... Mais la
présence de sir John ne me manquait pas ce matin... Je faisais des armes
avec Vitale, sans plus penser que l'autre existât... Non, je ne l'aime
pas.»

Et tout de suite elle se posa la question, qui, dans la tête d'une
femme, accompagne inévitablement ce genre d'enquête:

--«Et lui, m'aime-t-il? Comme ses yeux s'allument quand il me regarde!
Mais, chez les hommes, le désir et la jalousie produisent des effets
pareils à ceux de l'amour.»

Involontairement elle se rappela, en pensant aux yeux de sir John, les
yeux de son mari, lorsqu'il se préparait à lui faire une de ces
tragiques scènes dont elle avait failli mourir. Elle eut un petit
frisson de peur:

--«C'est assez d'une fois. Je ne serai jamais lady Strabane,»
conclut-elle à la porte de sa villa. Elle descendit pour marcher un peu
avant de rentrer. Il était midi. Le vert jardin dormait sous le soleil
qui faisait étinceler le marbre des statues et qui avivait les couleurs
sur la façade peinte de la maison. Mme de Nançay s'engagea sous un
massif qui conduisait à une allée de lilas. Ces arbustes n'étaient pas
encore en pleine floraison. Çà et là, une grappe plus ouverte que les
autres commençait de s'épanouir. Lucie cueillit quelques branches et les
respira, tout en regardant l'azur lumineux du ciel. L'émotion
désagréable que la tyrannique sortie de sir John lui avait infligée s'en
allait, lui laissant seulement le souvenir de ne pas s'être ennuyée ce
matin-ci. Le parfum des fleurs était si doux qu'un attendrissement
s'empara d'elle qui changea la nuance de ses réflexions:--«Malgré tout,
comme il est sincère!» En disant ces mots, elle songeait à
l'Anglais.--«Il m'aime vraiment... Viendra-t-il aujourd'hui s'excuser de
son algarade?» Elle regarda sa montre, et, comme une pensionnaire, elle
battit des mains:--«S'il vient avant deux heures et demie, c'est un
signe qu'il m'aime, et je serai très douce. S'il vient après, je serai
très mauvaise...» Et, toute souriante de ce pacte enfantinement conclu
avec sa propre coquetterie, elle rentra dans la villa, où Maurice et Mme
Olivier l'attendaient pour le déjeuner.

Le repas se passa, comme tous les autres, à gronder Maurice de ce qu'il
ne mangeait pas, à rendre compte de son équipée matinale, à plaisanter
le pauvre cousin sur ses mines effarouchées quand il s'agissait de
quelque excentricité un peu trop forte, à questionner Mme Olivier sur
les nouvelles données par les journaux français. Puis Maurice sortit, la
tante remonta dans sa chambre, où elle se tenait, au coin de la fenêtre,
des journées entières, à faire des ouvrages infiniment compliqués et
dont elle préparait la surprise à sa nièce,--mais une véritable surprise
et qu'elle avait l'art de dissimuler jusqu'à la dernière heure. Mme de
Nançay, sous le prétexte d'écrire quelques-unes de ses innombrables
lettres en retard, se retira dans son petit salon. Là, elle commença de
fumer ses cigarettes en regardant l'aiguille de la petite pendule de
voyage à parois de cristal, posée entre un cendrier japonais, un roman
français à demi coupé et les deux portraits d'elle qui lui déplaisaient
le moins. Elle avait pris au sérieux son engagement du jardin et elle
calculait la fuite du temps le plus gravement du monde: «deux
heures;--deux heures cinq;--deux heures dix...» Par une instinctive
rouerie, elle avait revêtu, au lieu de sa toilette masculine du matin,
une sorte de robe faite pour la chambre, toute en dentelle blanche sur
un fond d'un rose mort, avec une ceinture et des noeuds de la même
couleur, qui découvrait son bras jusqu'au coude, et ce bras joli et
ferme révélait la solide organisation physique de cet être d'apparence
menue, si réellement robuste et si capable de se dominer... «Deux heures
dix-huit..., deux heures vingt...» L'aiguille allait marquer la demie,
lorsqu'un coup de sonnette retentit, et le domestique vint demander si
Madame voulait recevoir sir John Strabane. La jeune femme eut un petit
sourire de triomphe en répondant: «Certainement,» et un sourire de
câlinerie lorsque Strabane entra, ayant lui-même sur le visage et dans
les yeux cet air de résolution prise que même les moins calculatrices
aiment tant à changer en un air d'obéissance heureuse.

--«C'est gentil, très gentil à vous,» dit-elle, «de ne pas bouder et de
m'apporter vos excuses tout de suite. Voyons,» ajouta-t-elle en se
redressant parmi ses coussins et montrant un siège du bout d'un crochet
qu'elle venait de prendre dans son panier à ouvrage avec une pelote de
laine brune, «asseyez-vous là; ne dites rien, ce n'est pas la peine...
Vous m'avez trouvée _fast_ une fois de plus, n'est-il pas vrai? Vous me
l'avez laissé voir et vous en avez des remords... Je vous tiens quitte
de toute pénitence... Allez en paix, mais ne péchez plus,» ajouta-t-elle
en menaçant le jeune homme du bout de son crochet, coquettement.

--«Vous vous trompez, madame,» répondit sir John d'un ton grave et qui
contrastait avec la légèreté d'accent adoptée par Lucie. «Je ne viens
pas vous faire d'excuses. Je n'ai le sentiment d'aucune espèce de faute
commise envers vous.»

--«Fort bien,» répondit Lucie en posant son crochet et allumant une
nouvelle cigarette, avec une physionomie mutine, «vous venez me faire
une seconde scène.--Une scène ou des excuses, c'est la seule alternative
offerte à un homme qui s'est mis dans son tort... Je vous écoute...»

--«Les Parisiennes ont beaucoup d'esprit,» articula sir John lentement.

Il se rappelait ce qu'il s'était dit avec sa décision enfin reconquise:
«Il faut en finir. Ou bien elle m'aime, ou bien elle ne m'aime pas.
C'est une chose à savoir une fois pour toutes.» Le rire de Lucie
l'énervait au delà de toute expression. Il lui semblait que la jeune
femme eût dû comprendre la crise de jalousie presque tragique dont il
avait été la victime. L'antithèse était insoutenable pour lui entre le
sérieux de sa douleur et le joli accent de plaisanterie mondaine avec
lequel Mme de Nançay l'accueillait.

--«... Oui,» continua-t-il, «vous avez beaucoup d'esprit, mais vous
rappelez-vous le titre d'une comédie de votre Alfred de Musset?»

--«_Entre la coupe et les lèvres_?...» interrogea Mme de Nançay
malicieusement.

Elle rencontra de nouveau dans les yeux de sir John ce regard de
violence qu'elle avait tant haï chez son premier mari. Ses dispositions
conciliantes changèrent aussitôt.

--«Où avais-je la tête?» se dit-elle. «Ah! messieurs les Anglais, vous
tirez les premiers, on va vous répondre. Il vous faut une leçon. Hé
bien! vous l'aurez...»

--«Non,» reprit sir John sans se départir de son ton sérieux et triste.
«Ce n'est pas: _Entre la coupe et les lèvres_... C'est: _On ne badine
pas avec l'amour_. Permettez-moi, madame, de vous rappeler une
conversation que nous avons eue ensemble, lorsque j'eus l'honneur de
vous demander votre main, il y a trois mois... Vous m'avez répondu...»

--«D'en attendre six,» interrompit Lucie. «Nous ne sommes pas en
juillet, que je sache.»

--«J'ai accepté cette réponse,» continua Strabane, «parce que j'ai cru
que vous vouliez vraiment consulter votre coeur. Mais je n'admets pas
que vous m'ayez fixé ce délai uniquement pour me faire souffrir.»

--«Je suis bonne princesse,» répondit Lucie; «cette séance d'escrime
avec Vitale m'a mise en gaieté. Je vous laisse aller... Pour vous faire
souffrir? Et par quoi?»

--«Par votre intimité avec des hommes dont le seul regard devrait vous
offenser. Lucie,» continua-t-il avec véhémence, «si vous n'avez aucune
intention de devenir ma femme, dites-le-moi, ce sera charité. Si vous
l'avez, sacrifiez-moi ceux qui me portent ombrage. Je sens que je
deviendrai fou de jalousie.»

--«Est-ce du marquis de Bonnivet que vous êtes ainsi jaloux?»
demanda-t-elle.

--«Ah! vous savez bien que je vous parle du prince,» reprit sir John.
«Il vous fait la cour, je le sais, je le sens, je le vois. Que vous
traversiez cette cour avant d'être ma femme, non, je ne le souffrirai
pas.»

Et l'expression de sa bouche devint à la fois douloureuse et cruelle.
Mais cette douleur ne toucha pas Mme de Nançay, elle vit seulement la
cruauté de cette jalousie, et, appréhendant que cet homme, évidemment
hors de lui, ne se livrât à quelque violence, elle se leva. Il se leva
aussi. Elle marcha vers la sonnette, et, le doigt sur le timbre:

--«Vous réfléchirez,» fit-elle, «à ce qu'il y a d'injurieux dans la
manière dont vous venez de me parler. Je vous demande pardon de vous
quitter si vite. J'ai demandé ma voiture pour trois heures, et j'ai à
peine le temps de m'habiller... _Good bye_,» acheva-t-elle en pressant
le timbre.

--«Adieu,» répondit sir John en s'inclinant. L'évidente froideur de Mme
de Nançay venait de lui donner le coup de grâce:

--«Ce n'est qu'une coquette,» se disait-il en regagnant Florence. «Je me
donne ma parole d'honneur d'avoir tout quitté après-demain, sans la
revoir.»

Et il ordonna au cocher de l'arrêter au bureau du télégraphe; le temps
d'annoncer sa prochaine arrivée à lord Herbert.

--«Quel sauvage!» se répétait Lucie, tandis que sa femme de chambre lui
préparait sa toilette des Cascines, «quel sauvage!... Il m'a dit:
Adieu... Bon, je le verrai à mes pieds demain, repentant, soumis. Mais
cela finira mal...»

Et un petit frisson secouait ses jolies épaules.




VI


«Et d'un!» soupirait le marquis de Bonnivet en revenant chez lui de la
gare, où il avait accompagné sir John Strabane, soi-disant rappelé en
Angleterre par une dépêche urgente. «Je connais le pèlerin. Il n'écrira
pas. Je connais Lucie. Elle ne remuera pas son petit doigt pour le
rappeler. Avec deux orgueils brouillés, on romprait le mariage le mieux
assorti. A l'autre maintenant...»

Il se mit à songer profondément au jeune prince napolitain. Il lui
suffisait de se rappeler ces yeux noirs aussi impénétrables qu'aimables
pour comprendre que Vitale n'avait rien de commun avec le violent mais
sincère Strabane.

--«Il faudra jouer serré,» se dit-il. «Nous nous sommes devinés depuis
longtemps...»

Il pleuvait, et le marquis s'abritait sous son parapluie, tout en
songeant. Il manoeuvrait ses fines bottines à travers la boue et les
flaques d'eau avec l'adresse d'un chat qui se promène sur une table
encombrée de bibelots. Une éclaboussure que lui jeta une roue maladroite
ramena son souvenir vers l'époque de son opulence:

--«Quand je serai le mari de Mme de Nançay, je ne connaîtrai plus ces
misères,» pensait-il.

Certes, il y avait bien d'autres mariages opulents auxquels il pouvait
prétendre en vendant son nom. C'était là un marché qu'il ne ferait
cependant qu'à la dernière extrémité. Par un contraste inexplicable, il
n'avait pas hésité à commettre une indélicatesse au jeu pour avoir de
l'argent, et il répugnait à son amour-propre de faire dire qu'il avait
épousé une guenon deux fois millionnaire. Sa vanité d'homme à bonnes
fortunes se révoltait contre l'existence possible d'une marquise de
Bonnivet outrageusement laide. Il n'était venu à Florence que pour
guetter justement au passage une femme qui joignît à des conditions de
richesse et d'indépendance un grand charme personnel. Toutes ces
qualités, Lucie se trouvait les réunir. Aussi faisait-il le siège de la
jeune veuve avec une suite et une prudence accomplies.

--«Vitale a beau être fin,» se dit-il encore, «si je ne l'enfonce pas,
je ne suis plus le Bonnivet d'autrefois, et puis Mme Annerkow est si
jolie!...»

La femme associée ainsi au plan de campagne du marquis se trouvait être
une grande dame russe, séparée de son second mari, et qui venait
d'arriver à Florence depuis quinze jours. Elle avait rencontré le jeune
Vitale dans le monde, et elle en était devenue éperdument amoureuse.
Elle avait fait la confidence de cette passion à une de ses
compatriotes, Mme Denisow, une blonde et gaie créature, toujours en
mouvement, toujours en train de rire et de causer. Pâle et mince, l'air
romanesque, avec des yeux gris qui étincelaient, Mme Denisow ne pensait
qu'à des intrigues de galanterie, qu'elle prenait toutes au sérieux,
sous le prétexte de sentiments. Elle adorait Bonnivet à cause de sa
réputation d'autrefois.

--«C'est idéal, mon cher,» lui avait-elle dit, en prononçant _idéhalle_,
«c'est adorable..., c'est le coup de foudre de votre écrivain... Je ne
trouve plus son nom, j'adore ses romans pourtant..., ravissants!... Elle
l'a vu deux fois et elle l'aime, elle l'aime...--Je suis donc en folie
de lui, me racontait-elle; faites-le-moi connaître...--Quel métier, mon
doux marquis, quel métier!...»

--«A-t-elle déjà eu des aventures?» avait demandé Bonnivet.

--«Si elle en a eu,» avait répondu Mme Denisow en s'exaltant, «mais, mon
cher, c'est pour elle que s'est tué Boris, vous savez donc bien, Boris,
de la table... Boris Fedorovitch, enfin, Karatiew, dont je vous ai conté
l'histoire... Nous étions chez la princesse Sofia, et nous nous amusions
à faire tourner des tables... Il y avait là des sceptiques comme vous...
Hé bien, mon cher, la table a dit:--Je suis l'âme de Boris...--Quel
Boris? demande mon frère.--Boris Fedorovitch, reprend la table.--Pas
possible, s'écrie mon frère, je l'ai quitté cette après-midi...--C'était
à Pétersbourg, nous envoyons chez Karatiew, il s'était brûlé la cervelle
à huit heures, il en était dix... Et la cause!... Irène Annerkow, mon
cher, qui l'avait quitté pour un de mes amis, un charmant garçon.»

Ces étranges phrases de Mme Denisow revenaient au souvenir du marquis,
tandis qu'il achevait de gagner son appartement. Elles le poursuivirent
à la table où il dîna, puis le soir encore chez la comtesse Ardenza, où
son protégé, le futur de Figon (sans S.), eut un succès prodigieux, en
donnant dix-sept imitations d'acteurs parisiens sur la célèbre chanson
de Musset: «_Si vous croyez que je vais dire..._» C'était là un des
procédés par lesquels ce jeune homme se poussait dans le monde.

--«Moi-même,» avait-il commencé,--«_si vous croyez que je vais dire..._»

Et il avait récité le couplet simplement... «Mlle Sarah Bernhardt,» et
penchant la tête, flûtant sa voix, il avait reproduit la mimique et
l'accent de la célèbre tragédienne... «M. Baron... M. Delaunay... M.
Got...» Et pour finir, il avait tiré de sa poche un faux-nez qu'il
s'était collé adroitement,--«M. Hyacinthe...»

--«Ah! ces Français!» s'écriait Mme Denisow au milieu des
applaudissements, «je les adore! Mon doux marquis, présentez-moi
celui-là, que je l'aie à ma soirée d'après-demain. Croyez-vous qu'il
voudra bien recommencer pour nous ces ravissantes imitations?...»

Tout en amenant Servin de Figon auprès de Mme Denisow, le marquis
entrevoyait une possibilité de mettre à profit ce qu'il savait du
caprice de Mme Annerkow pour Vitale. Il avait consenti, comme patron du
jeune Français, à organiser un souper que Servin désirait offrir chez
Doney avant son départ. Mme Denisow et son amie seraient de ce souper.
On placerait la belle Mme Annerkow à côté du prince. Oui, elle était
bien belle, peu scrupuleuse, et lui bien jeune. Une bonne petite
infidélité, dûment constatée par tous les potins de la ville,
n'avancerait pas beaucoup ses affaires auprès de Lucie... «Ce sera
toujours autant de fait,» se disait le marquis, «et nous trouverons
autre chose ensuite...» Il se rendait compte que Mme de Nançay serait,
avant tout, déterminée dans le choix de son second mari par la croyance
dans la profondeur du sentiment qu'elle inspirait. Aussi avait-il eu
toujours bien soin, depuis qu'il avait commencé son investissement, de
ne pas donner lieu sur lui-même au moindre racontar. Cette sagesse ne
lui coûtait plus guère. Le prince Vitale avait d'autres tentations à
vaincre.

Le résultat de ces calculs fut que, dix jours après la soirée de la
comtesse Ardenza et le départ de sir John, vers onze heures et demie du
soir, le prince Vitale se rendait à pied au restaurant de la rue
Tornabuoni, invité par M. Louis Servin de Figon (une couronne de baron
en haut de la carte, simplement). Le jeune Napolitain se sentait en
avance, et par cette belle nuit de printemps il longeait le quai de
l'Arno avec ravissement. La rivière coulait si douce, et le bruit de
l'eau contre un barrage pratiqué du côté des Cascines arrivait, continu
et sourd. Les boutiques, juchées sur les arcades du Pont Vieux, se
détachaient sous un clair de lune qui faisait aussi ressortir en
noirceur la petite colline de San-Miniato. Le fourmillement des étoiles
emplissait le vaste espace. Le prince jouissait avec délices de sa
promenade par cette admirable nuit. Il s'arrêtait, s'accoudait sur le
parapet, regardait le paysage. Il fumait un de ces longs cigares percés
d'une paille que l'on allume en les plaçant au-dessus d'une bougie sur
un instrument de cuivre. Tout en dégustant ce cigare de Virginie, très
noir et très fort, il fredonnait l'air d'une des chansons populaires de
son pays, entendues chez Mme de Nançay: «Beau chasseur qui vas à la
chasse,--cette caille est une impertinente, oui,--elle en a déjà trompé
tant d'autres,--peut-être, peut-être, elle te trompera...»

--«Non,» pensa le prince, «elle ne me trompera pas, la jolie caille,
mais il voudrait bien me tromper, l'autre chasseur.» Le profil
diplomatique de Bonnivet, dont les moindres rides révélaient la ruse et
la surveillance de soi, occupa une minute cette vive imagination de
Méridional, et il raisonnait: «Depuis que l'Anglais est parti, le sire
est tout sucre et miel. Mais si on ne prend pas les mouches avec du
vinaigre, on ne prend pas don Antonio Vitale avec du miel et du
sucre...» Et tout en prononçant cette phrase au dedans de lui, le prince
cligna son oeil, comme cela lui arrivait dans ses minutes d'ironie, et
l'expression de son regard devenait alors inexprimable. Il s'y lisait de
la défiance et de l'ironie, de la dureté avec de l'hypocrisie, ce qui
faisait dire méchamment à Bonnivet:--«Je vois bien que Vitale a le
mauvais oeil, mais je ne sais pas lequel!...»--«Bah!» fit le jeune homme
en humant une bouffée de tabac, «je serais bien naïf de me tourmenter
maintenant. Soyons calme et voyons venir, comme le conseille toujours le
père Heurtebise... Quelle nuit divine!...» C'était un trait bien italien
du caractère du prince qu'il pût jouir sans arrière-pensée de la
sensation présente à la minute même où il était le plus intéressé par un
but à poursuivre.

--«Si j'épouse Lucie,» continuait-il à se répéter intérieurement, «je
retourne là-bas six mois de l'année,» il pensait à Naples et à la terre
d'Otrante, les deux pays entre lesquels s'était écoulée sa première
jeunesse, «et nous y vivons sans aucun souci... Ah! fils de ma mère,
pourquoi n'y suis-je pas dès aujourd'hui?--Mais parce qu'il vous reste
vingt-deux mille trois cents et quelques francs, mon prince, et pas un
centime de plus... Avant les événements, cela m'eût suffi. Mon oncle
aurait-il raison de prétendre que tout le génie de Cavour n'était rien,
puisqu'il n'a pas appliqué à l'Italie entière le code de Naples? Cher
homme d'oncle! Quelle idée de lui avoir soufflé Bianca, sa danseuse, et
de m'en être fait un ennemi à jamais? Qu'importe? Lucie est bien jolie,
elle sera princesse, et notre marquis y perdra sa peine.»

L'heure sonna à une prochaine église de cette claire sonnerie qui vibre
si finement dans l'atmosphère florentine.--«Encore dix minutes de
flânerie,» se dit le prince, «et nous irons souper. J'ai une faim de
loup, ce soir. Pourquoi Bonnivet m'a-t-il fait inviter par ce petit
imbécile de Français auquel il gagne une poignée de louis par jour sous
prétexte de le protéger? Pour m'empêcher d'y voir clair dans son jeu en
se montrant tout aimable?... Il me croit terriblement bête. _Meno male._
C'est la finesse des finesses de passer pour un nigaud.» Et Vitale,
ayant jeté son cigare, monta l'escalier du restaurant le sourire aux
lèvres. Qui le voyait, ce joli sourire, songeait involontairement à ces
délicieux seigneurs du XVIIIe siècle dont l'unique affaire était de
s'amuser d'abord et d'amuser ensuite, et il fredonnait un autre couplet
de la même chanson: «A Pausilippe--je veux aller ce soir,--avec la
meilleure jeunesse...»

--«Exact comme un soldat,» lui dit Bonnivet en le recevant sur le seuil
du petit salon d'attente qui précédait la pièce où l'on devait dîner.

--«Marquis, l'exactitude est la politesse des princes,» dit l'étonnant
Servin en serrant la main du nouveau venu. Rien qu'à la manière dont il
prononçait ces deux mots: «marquis,--prince...,» on eût deviné la joie
profonde qu'il éprouvait à traiter des personnages authentiquement nés.
Ce souper, les parties de rubicon avec Bonnivet, une demi-bonne fortune
avec une vicomtesse,--âgée de cinquante ans!--qu'il n'avait pas voulu
inviter ce soir par discrétion, ce devaient être là les principaux
événements de son séjour à Florence qui lui avait coûté cher cependant.
Il y était venu avec une demi-mondaine, cette Pauline Marly que ses
relations avec plusieurs grands seigneurs ont fait surnommer par Casal
«la Gothon du Gotha.» Servin l'avait emmenée de Paris par vanité et
renvoyée de même, moyennant un cadeau considérable, pour aller dans un
monde titré. Il avait osé la faire passer, confidentiellement, auprès de
ceux qui les avait vus ensemble, pour une grande dame. On pense s'il
avait trompé un Bonnivet!

--«Mais, cher comte,» répondait-il à un homme d'un certain âge qui lui
conseillait de s'arrêter à Sienne pour y voir les Pinturicchio de la
cathédrale, «je n'ai même pas eu le temps de visiter ici la chapelle des
Médicis. Invitation par-ci, invitation par-là, vous êtes si aimables
qu'on n'a pas une minute dans sa journée... Et puis je ne peux pas
manquer les courses de Pise, et tout de suite après je dois être à Paris
pour la représentation de la duchesse de Nade.»--Il ne la connaissait
que par les journaux!--«Est-ce que vous ne l'avez pas vue, il y a deux
ans, ici, cette bonne Yolande?... Pardon, voici Mme Annerkow avec Mme
Denisow... Vous m'excuserez, comte... Et Mme Ardenza...»

Cette dernière arrivait accompagnée de Vanini, son ami, qui ne la
quittait jamais. Il faisait ses commissions, s'occupait des dépenses de
la maison, de l'éducation du fils, et cette liaison qui durait depuis
quatre ans avec une fidélité absolue, avait rendu peu à peu à la
comtesse Ardenza son rang dans le monde, compromis autrefois par une
série d'inconstances.

--«Mon mari vous fait ses excuses,» dit-elle à Servin, «il ne peut pas
veiller à cause de ses migraines.--Cencio,» dit-elle en s'adressant à
son sigisbée, «avez-vous dit au cocher pour une heure et demie?»

--«Nous sommes tous là,» dit Bonnivet à son protégé, «offrez votre bras
à la comtesse.»

Le petit salon présentait alors un tableau en raccourci de toute la
portion cosmopolite de la société florentine. Il y avait là dix
personnes: les deux Russes d'abord, Mmes Annerkow et Denisow,--puis une
Anglaise, l'honorable mistress Brown, une femme de quarante ans, au
teint couperosé, férocement rousse et plus grande de la tête que la
moitié des hommes,--une Italienne, la comtesse Ardenza,--un Hollandais
qui passait pour l'attentif de Mme Denisow, Vincenzio Vanini qui était
le patito de Mme Ardenza, le comte polonais, admirateur de Sienne et des
peintres primitifs, qui prétendait à la main de Mme Brown, Bonnivet, le
descendant d'un connétable, compagnon de François Ier, Vitale,
l'héritier d'un grand nom Italien,--et l'amphitryon, pour représenter
dans ce milieu d'aristocratie composite l'intrusion de la démocratie
moderne. Car le grand-père Servin, qui labourait la terre en pleine
Beauce, voici soixante ans, eût été passablement étonné de voir son
petit-fils offrir à souper à des convives de cette variété de rang et
d'origine. Les portes s'ouvrirent et la table apparut toute garnie de
fleurs, avec le miroitement de ses cristaux et de son argenterie.

--«Dix personnes à souper, c'est le meilleur nombre,» disait Servin de
Figon à sa voisine. «On peut causer chacun à part et généralement... Le
marquis est de cet avis... Ah! comtesse, que je suis heureux qu'il ait
bien voulu devenir mon ami...»

Tandis que le brouhaha d'un commencement de souper, avec sa gaieté un
peu forcée, retentissait autour de lui, le prince, qui avait l'habitude
des regards des femmes, reconnaissait sans peine qu'il plaisait beaucoup
à Mme Annerkow. Il l'avait rencontrée un très petit nombre de fois, mais
sa fatuité naturelle ne s'étonnait guère que ces entrevues eussent suffi
à lui conquérir le coeur de la jeune Russe.

--«Est-ce que vous habitez toujours Florence, mon prince,» lui
disait-elle. Et rien que dans l'accent dont elle détachait ces deux
syllabes «mon prince,» elle avait mis cette indiscernable nuance de
flatterie tendre par laquelle les femmes qui veulent plaire spécialement
savent montrer leur désir. D'autres questions et d'autres réponses
partaient de tous côtés autour d'eux:--«Étiez-vous hier à la _Cavalleria
Rusticana_?...--Vous a-t-on raconté le poisson d'avril qu'on prépare au
capitaine Guardi? Une dépêche signée de son colonel et qui le rappelle
immédiatement!... Il est en Sicile...--Est-ce que la partie était belle
au cercle, hier au soir?»

--«Mon Dieu, madame,» répondit le jeune Vitale, «je ne peux pas dire si
j'habite ou non Florence, non plus qu'une autre ville... Je m'ennuie
ici, je vais là... Je m'ennuie là, je reviens ici.»

--«Alors,» reprit-elle, «vous ennuyez-vous ou vous amusez-vous à
Florence?»

La conversation ainsi engagée en était arrivée, après le premier
service, à un tel degré d'expansion, que la jeune Russe exposait au
prince sa théorie sur l'amour.

--«Je n'admets pas,» disait-elle, «tous les compromis de l'hypocrite
morale du monde. L'amour est complet ou il n'est pas... Je n'ai jamais
lu qu'un vrai livre de passion, c'est l'_Abbé Mouret_, de Zola... Le
connaissez-vous?»

Au moment même où il écoutait cette phrase en se laissant aller au
charme des yeux caressants de sa voisine, Vitale aperçut un sourire de
Mme Denisow, qui, par-dessus la table, indiquait à Bonnivet le groupe
qu'il formait avec Mme Annerkow. Le marquis répondit par un sourire
aussi et par un haussement des paupières, comme pour dire:

--«Que voulez-vous, c'était fatal.»

--«Nous y voici,» pensa Vitale dans un éclair. Et il reposa son verre
plein de vin qu'il se préparait à boire:--«Nous ne tomberons pas dans ce
grossier piège, monsieur le marquis. Vous n'irez pas demain raconter
hypocritement à Mme de Nançay ma bonne fortune avec la belle Russe.»
Puis, à voix haute, déplaçant du coup la conversation:

--«Je ne lis jamais de romans, madame. Nous autres, malheureux Italiens,
nous avons eu, depuis vingt ans, notre chère patrie à refaire... Vous
savez, l'action et la littérature ne vont guère ensemble.--Avez-vous vu
le volume des lettres de la marquise d'Azeglio?»

Et il commença d'entretenir Mme Annerkow du magnifique rôle des femmes
piémontaises dans le _risorgimento_, entremêlant ses discours
d'anecdotes sur Cavour, sur Victor-Emmanuel, sur Garibaldi, si bien
qu'en se levant de table, ils en étaient, elle et lui, au même point
qu'en s'y asseyant.

--«Bataille gagnée?» fit Mme Denisow en s'approchant de son amie.

--«Pas même livrée,» répondit l'autre en riant d'un mauvais rire. «C'est
un beau garçon, mais ces Italiens ne savent plus ce que c'est qu'une
femme. La politique, le comte Camille, le roi, l'alliance allemande...
Il est ennuyeux comme un journal.»

--«Vitale!... De la politique!... Pas possible!... On me l'a changé.»




VII


Le prince était content de lui en rentrant vers deux heures du matin
dans le petit logement meublé qu'il occupait au Borgo Ognissanti et
qu'il avait longtemps visé avant de l'obtenir. Il y avait connu un
peintre américain en train de copier les Fra Angelico de Saint-Marc et
qui avait séjourné là plusieurs années. Quatre étages à monter et il se
trouvait chez lui: deux chambres qui donnaient au midi sur l'Arno, avec
un balcon d'où le regard découvrait le plus merveilleux horizon de
clochers, de palais et de villas très au loin, toutes blanches dans la
verdure noire des cyprès. Le service était fait par une servante aux
traits rudes qui prononçait les _c_ à la manière florentine, comme des
_h_ aspirées. La propriétaire de ce petit appartement était une vieille
dame, veuve d'un officier tué dans la guerre de 1866. Elle avait été
riche, et les restes de son opulence passée lui avaient permis de
meubler coquettement le petit salon et la chambre à coucher qui
coûtaient, le service compris, quatre francs par jour. Vitale prenait
cette somme, ainsi que tout son argent, à même la légendaire cassette
posée sur la commode, à côté des objets de son nécessaire de voyage. Il
était là, réellement, comme l'oiseau sur la branche. En quelques heures,
il pouvait avoir fini ses préparatifs et partir pour le tour du monde.
Ce soir-là, il regardait, en se disposant à se coucher, le détail de ce
tranquille appartement, et il souriait de la déconvenue de Bonnivet.

--«Dormirai-je mieux,» se dit-il, «quand je serai le maître et seigneur
de la Folie Wérékiew? Car je le serai, marquis, en dépit de votre
finesse.»

Ce contentement d'un soir s'augmenta encore d'un trait que Lucie lui
décocha par plaisanterie quelques jours plus tard. Il avait fait très
froid le matin, et le prince était venu à la villa en simple redingote.

--«C'est vrai,» dit-elle, «vous n'avez plus de manteau, maintenant que
vous avez laissé le vôtre aux mains de la belle Mme Annerkow.»

--«Ah! madame,» répondit-il, «si j'ai été Joseph, je vous jure que ç'a
été un Joseph sans le savoir.»

--«Elle est bien jolie, pourtant,» reprit Mme de Nançay.

--«Oui, bien jolie, mais, tout Italien que je suis, j'ai le ridicule
d'être fidèle, et quand j'aime une femme, aucune autre n'existe pour
moi.»

Lucie avait rougi un peu, d'une de ces adorables rougeurs des blondes
qui font paraître le bleu de leurs yeux encore plus délicatement bleu.
Cette rougeur avait ravi le prince, d'autant plus que l'amabilité du
marquis diminuait de jour en jour. C'était comme le thermomètre auquel
Vitale rapportait, son succès. «Cette caille est une impertinente,»
chantonnait-il,--et il ajoutait mentalement: «mais nous savons l'art de
la chasser.» Il faisait maintenant des armes avec Mme de Nançay trois ou
quatre fois par semaine, toujours en présence de Bonnivet. Ce dernier,
très adroit tireur, boutonnait son rival à chaque assaut, mais le prince
mettait une grâce diplomatique à se reconnaître inférieur. S'il était
moins habile, il se savait plus souple et plus fort, et il excellait à
le montrer. Sous le costume d'escrime qui moulait son torse et lui
permettait de déployer toute son agilité, il avait un air de jeunesse
avec lequel Bonnivet, si bien conservé qu'il fût, ne pouvait entrer en
lutte. La différence du teint des deux hommes suffisait à révéler leur
âge, ainsi que la prodigalité de mouvements que faisait le prince, et
Lucie ne pouvait se retenir de cette comparaison.

--«Allons, Prince Charmant,» disait-elle au jeune homme entre deux
passes d'armes, «chantez la romance à Madame.»

Le prince alors s'asseyait à terre sans s'aider de ses mains, comme il
se relevait d'ailleurs,--jeu enfantin auquel il aurait pu défier son
rival un peu trop mûr pour ces souplesses,--et, les jambes croisées, se
servant de son fleuret comme d'une guitare, il imitait avec un art de
comédien le son des cordes touchées. Puis il commençait une de ces
folles chansons de Naples que Lucie aimait tant. Il avait une voix pure
et spirituelle, et la plus fantaisiste des mimiques,--une mimique de
jeune fat, cependant, car il ne lui arrivait jamais d'outrer les jeux de
physionomie jusqu'à la grimace, ni la bouffonnerie des gestes jusqu'à la
caricature.

--«C'est la meilleure minute de ma journée,» s'écriait Mme de Nançay.
«Encore une fois ce couplet, Prince Charmant, et comme tout à
l'heure...»

Il était, en effet, charmant, le prince, et, qui plus est, entièrement
charmé. La facilité de caractère qui lui permettait d'être joyeux, comme
un écolier, de la joie de chaque jour, tout en calculant le lendemain
comme un froid ambitieux, lui rendait plus douces les impressions de ce
printemps florentin; et, pêle-mêle, le sourire de Lucie, les espérances
de fortune, le plaisir du soleil, la gaieté de la belle vie physique
s'unissaient en lui pour le faire heureux,--même sa chance aux cartes.
Il s'était remis à jouer, bien que la dame de pique l'eût déjà dépouillé
d'une grosse portion de sa fortune, mais une partie d'écarté à cinq
francs le point, est-ce que cela compte?

Un soir que Lucie avait été plus coquette avec lui que d'habitude,--ils
avaient fait ensemble une promenade en victoria jusqu'à la chartreuse
d'Ema où se voit l'admirable tombeau d'un évêque sculpté pieds nus, la
mitre au front, et couché sur une pierre,--ce soir donc, Vitale monta au
cercle. Il y entrait au moment même où un nouveau venu, diplomate turc,
de passage à Florence, offrait une partie de rubicon au marquis, lequel
s'excusait sur la nécessité d'une visite. Pourquoi le prince ne put-il
pas résister au désir d'humilier son rival? On disait au cercle,--avec
beaucoup de justesse,--que Bonnivet, aussi pauvre que Vitale, sinon
davantage, ne s'asseyait devant le tapis vert qu'avec la certitude de
gagner.

--«Voulez-vous de moi comme partner?» dit le prince à l'étranger; puis,
quand ils furent assis l'un en face de l'autre:

--«A combien le point?» demanda-t-il.

--«Voulez-vous un louis?» fit le Turc. Il était venu en Europe hypnotisé
par Khalil-bey, de fastueuse mémoire, et il devait traverser les clubs
d'Italie, de France, d'Angleterre et d'Espagne avec ce modèle constant
devant les yeux. Un louis le point, c'était le chiffre de Khalil. Ce
serait le sien.

--«Va pour un louis.»

Le prince avait mis dans sa manière d'accepter ainsi les conditions de
son adversaire, vraiment excessives pour un homme ruiné, une coquetterie
qui n'échappa point au marquis.

--«Est-ce qu'il serait sûr du mariage,» se demanda ce dernier, «pour ne
plus compter?»

Il lui fallut sortir sans voir le résultat de la partie engagée, et la
visible contrariété qui se peignait sur ses traits fut pour Vitale un de
ces petits triomphes d'amour-propre qui, dans les rivalités de ce genre,
procurent une sensation délicieuse. Cependant le diplomate turc
commençait de battre les cartes. Il remuait agilement de fines mains
blanches, et les bougies placées sur la table éclairaient étrangement
son long visage creusé, où le reflet de la barbe rasée avait des tons
verdâtres, comme dans quelques anciens portraits.

--«Cet Arabe m'a donné d'affreuses cartes,» se dit le prince en
regardant son jeu, «pas un carreau et pas un as... et le talon est pire
encore... J'y suis de quatre-vingt-dix points pour ce premier coup...
C'est amusant d'embêter Bonnivet, mais j'ai fait une sottise.»

--«Sept cartes, une dix-septième, quatorze d'as,» annonçait l'autre.

--«Plus de deux cents louis d'un coup,» songeait Vitale. «Allons, jouons
serré, mais je m'enfonce.»

Et il joua serré, le Prince Charmant, il venait d'avoir la vision très
nette de son petit trésor, des quelque vingt-quatre billets de banque
enfermés dans sa cassette. C'était à lui de donner, cette fois.

--«C'est comme un fait exprès,» dit son adversaire après les écarts,
«six cartes, une seizième, un quatorze de dames, trois as...»

A la quatrième partie, et quand ils additionnèrent, Vitale était
fortement rubiconné. Il devait un peu plus de cinq cents louis. Ils
firent encore deux tours avec les mêmes chances, et c'est sur une perte
de quinze mille francs que le prince leva la séance à une heure du
matin.

--«Il n'y a pas d'autre moyen,» se disait-il le lendemain, en sortant de
l'hôtel où il venait de régler sa dette à son adversaire de la veille,
«non, il n'y a pas d'autre moyen. Ou bien écrire à mon oncle et me faire
marier par lui à une héritière de là-bas après réconciliation... Ou bien
Mme de Nançay.--Mais je n'ai plus le loisir de marivauder... Encore un
peu de temps et je tomberai dans les dettes, dans les ruses ignobles à
la Bonnivet. A l'action, Iago.»

Et il héla un fiacre qui passait. Ce n'était pas un homme très
scrupuleux que le prince Vitale. Avec ses dehors abandonnés, il y voyait
droit et juste.

--«Je lui ai demandé sa main une fois déjà,» songeait-il, tandis que sa
voiture filait au trot d'un petit cheval leste sur la route de la villa
Wérékiew, «elle a remis la réponse à six mois, et j'ai de quoi les
attendre et au delà. Mais d'ici à six mois, tout peut changer.
Aujourd'hui je me trouve en faveur; profitons-en pour essayer.»

Depuis qu'il connaissait Lucie, le jeune homme avait profondément
réfléchi sur ce caractère de femme: «Si elle avait un amant à l'heure
présente,» s'était-il dit, «elle l'épouserait... Un amant? Et pourquoi
non?...» Il se rappelait leur intimité de ces derniers jours, celle de
la veille. Ne s'était-elle pas gentiment appuyée sur son bras pour
descendre l'escalier en spirale qui mène à la crypte de la Chartreuse?
Et comme elle avait, avec son joli sourire, mis à son corsage les fleurs
qu'il lui avait cueillies dans le petit cimetière abandonné, au milieu
du cloître! A ce souvenir, le prince Vitale se sentait plus décidé. Il
faisait une après-midi un peu orageuse et lourde, «un temps à mal de
nerfs, comme dans les romans français,» se dit le prince en riant... «Si
elle est toute seule, osons.»

Toute seule? Oui, Mme de Nançay était toute seule quand Vitale entra
dans le petit salon de la villa. Elle se tenait assise à une menue table
mobile, écrivant une lettre, et l'extrême finesse de ses traits était
rendue plus sensible par une sorte de fraise qui encadrait son cou
délicat. Elle portait une robe toute en dentelle noire avec des noeuds
orange aux bras, à l'épaule une ceinture de même nuance, et quelque
chose de la langueur du jour flottait dans ses yeux et son sourire.

--«Que vous êtes gentil d'être venu,» fit-elle en tendant la main au
jeune homme, «je suis aujourd'hui dans mes _blue devils_...»

--«J'en ai autant à vous offrir,» fit le prince en prenant place à côté
d'elle sur le divan très bas où elle était assise, et lui baisant la
main.--«La seule différence, hélas! est que vous avez des raisons
imaginaires, et que moi j'en ai de véritables.»

--«Ah!» dit-elle vivement, «comprend-on jamais les souffrances d'un
autre?»

--«Mais,» répondit le prince, «je crois que je vous comprends très bien.
Vous souffrez de mener une vie contraire à la vérité de la nature...
Regardez ce ciel...,» et il lui montrait le profond azur qu'on
apercevait à travers la fine guipure du long rideau,--«regardez ces
fleurs...,» et il touchait de la main à de frêles roses-thé qui
achevaient de mourir dans leurs vases de verre de Venise en embaumant
l'air de la chambre,--«regardez toutes choses autour de vous, dans la
lumière de cet heureux printemps. Ah! madame, tout vous parle d'aimer et
votre coeur aussi... Vous lui dites de se taire et il étouffe... Voilà
tout le secret de vos heures tristes.»

--«L'amour,» dit-elle, d'un ton accablé, «toujours l'amour!... Il semble
que ce soit là toute l'existence de la femme, d'après vous autres.»

--«Je vous plains,» reprit Vitale avec un accent très sérieux. Le
contraste entre cet accent et le ton habituel de sa causerie donnait
plus de valeur à ces paroles qui convenaient du reste à sa beauté. Avec
son front pâle, ses boucles fières, l'éclat de ses yeux, sa jolie bouche
aux dents si blanches, il pouvait prononcer sans ridicule de ces phrases
d'exaltation romanesque qui exercent un attrait tout puissant sur les
femmes, même lorsqu'elles sont débitées avec des physionomies d'hommes
d'affaires.

--«Oui, je vous plains, et malgré les atroces mélancolies que je peux
cacher sous ma gaieté, combien je trouve mon sort préférable au vôtre!
Je souffre, moi aussi, mais je vis, du moins... Je vous aime tant!...»
continua-t-il en lui prenant la main.

Elle se retournait vers lui, touchée par la musique de cette voix, et
son regard se fit doux et caressant à rencontrer celui du jeune homme.
Celui-ci n'attendait que ce moment pour agir. Tout en prononçant ses
phrases tendres et s'abandonnant, lui aussi, à l'émotion qu'il
exprimait, il ne perdait pas de vue la résolution prise. Il passa la
main qu'il avait libre autour de la taille de Lucie et il l'attira vers
lui, si faiblement d'abord qu'elle ne résista point. Ce ne fut qu'à la
seconde où elle sentit le souffle de cet homme sur son visage, où elle
l'entendit lui dire: «Ah! Lucie, aimez-moi...» qu'elle se leva, comme
d'un bond, et repoussa Vitale. Ce dernier, au lieu de la laisser s'en
aller, se leva à son tour et l'attira sur le divan, d'une étreinte plus
forte. Elle se débattit. Le prince, perdant à cette lutte son sang-froid
de tout à l'heure, la prit par les poignets, et la renversa d'un
mouvement si brusque qu'il lui fit mal. Elle jeta un cri, et la colère
qui se lisait sur son joli visage fit comprendre à cet homme que cette
défense n'était pas jouée.

--«Je n'ai pas mérité cela,» disait-elle, «je n'ai pas mérité cela...»

Et se dégageant, avec un effort suprême, elle s'enfuit à l'autre bout de
la pièce. Mais, là, au lieu d'appeler, et comme si la dépense d'énergie
nerveuse qu'elle venait de faire l'avait épuisée, elle se mit à fondre
en larmes en jetant ces mots:

--«Vous vous êtes conduit comme un drôle. Ne me parlez plus jamais,
jamais, de votre amour...»

--«Encore une partie de perdue,» se dit le prince, «c'est une série.»

Et tout haut:

--«Ah! madame, comment me faire pardonner ma conduite?--Si je fais un
pas en avant,» songeait-il, «elle sonne, et je suis perdu.»

--«Je ne vous la pardonnerai jamais,» lui répondit-on.

La colère de Lucie était d'autant plus forte qu'elle avait ressenti un
mouvement de véritable émotion à écouter les discours du prince. Mais à
travers toutes ses inconséquences, elle était une très honnête femme,
très pure, et surtout, comme beaucoup de femmes mariées dans des
conditions douloureuses, elle avait une horreur de la brutalité de
l'homme, une répugnance pour le délire auquel elle venait de voir Vitale
en proie qui détruisaient du coup le charme dont elle s'était laissé
envelopper depuis le départ de sir John. Un coup de cloche vint
interrompre un tête-à-tête du plus cruel silence. Lucie regarda le
prince comme pour lui dire: «Vous voyez à quelles surprises vous
m'exposez...» C'était la comtesse Ardenza qui arrivait toute
languissante à cause de la chaleur et qui commença son gentil
papotage:--«Cencio m'a dit... Cencio m'a montré... Cencio par-ci, Cencio
par-là...»--On voyait que son _patito_ et son fils étaient ses seules
préoccupations, et aussi que Cencio était réellement pour elle une
espèce de factotum. Il y a dans les liaisons italiennes comme un côté
bourgeois et pot-au-feu qui ne ressemble ni de près ni de loin à ce que
nous entendons, de ce côté-ci des Alpes, par amour et par intrigue. Mais
bien loin d'être choquée par ces détails d'une intimité de cet ordre,
Lucie s'en trouva touchée.

--«Cencio l'aime,» songeait-elle, «il ne peut pas l'épouser et il la
traite comme sa femme. Et Vitale qui peut m'épouser me traite comme une
fille.»

Son dégoût augmenta le lendemain quand Bonnivet lui révéla les pertes au
jeu qu'avait éprouvées le prince.

--«Ah!» se dit-elle, «ce n'était même pas de la passion, c'était du
calcul! Et je me suis brouillée avec sir John pour ce misérable!...»




VIII


--«Que penses-tu du marquis de Bonnivet?» disait, à quelques semaines de
là, Lucie de Nançay s'adressant à son cousin, Maurice Olivier. Tous les
deux se promenaient dans le jardin de la villa par une après-midi du
commencement de juillet, bleue et déjà brûlante. De sir John Strabane
aucune nouvelle. Vitale avait quitté Florence à la suite de sa déception
et rejoint son oncle à héritage dans son château de Manduria, pas très
loin de Lecce. Bonnivet, devenu l'hôte quotidien de la maison, ne
cachait déjà plus son désir. A la question posée par Lucie, Maurice
sentit une soudaine angoisse lui serrer le coeur. Les passions
absolument cachées et silencieuses, comme celle qu'il éprouvait pour sa
cousine, sont douées d'une étrange lucidité. Leur méditative solitude
est remplie par des réflexions continues sur les moindres faits qui se
rapportent à l'être aimé. Ces réflexions se ramassent en un corps de
raisonnement, et il en résulte des phénomènes de sagacité qui
ressemblent à ceux de la double vue. On dirait que celui qui aime a des
sens particuliers pour observer et interpréter la vie de la personne
qu'il aime. Maurice était bien rarement présent aux visites que recevait
Mme de Nançay, et cependant il avait assisté en pensée aux péripéties
diverses qui, durant ces derniers mois, avaient tour à tour éloigné,
puis rapproché d'elle sir John Strabane et le prince Vitale.
Aujourd'hui, et grâce à des indices de toutes sortes, il se rendait
compte que le marquis s'imposait davantage, et d'heure en heure, à la
sympathie de Lucie. Cet habile homme avait enveloppé la jeune femme de
si délicates prévenances, il avait eu un art si doux de la plaindre à
l'occasion des violences de l'Anglais et des perfidies du Napolitain, il
avait su la convaincre de son culte avec une si rare entente des
moindres effarouchements d'une âme souffrante, qu'elle commençait à
concevoir un mariage avec lui comme la meilleure solution d'une
existence qui ne pouvait se prolonger. L'audacieuse tentative du prince,
en lui montrant le danger des familiarités irraisonnées, l'avait guérie
pour toujours de ce goût innocent du flirt, auquel s'était tant complue
sa fantaisie de jeune veuve, demeurée à demi jeune fille.

--«Hé bien,» s'était-elle dit, «Bonnivet n'a plus trente ans, il n'en a
même plus quarante, ni quarante-cinq, mais il est charmant. Il sait la
vie d'une façon supérieure et il est bon, si bon! Il m'aimera un peu
comme un père, mais du moins sans la brutalité que je hais tant. Je ne
serai peut-être pas heureuse. Je serai contente... Être aimée comme dans
les livres, cela n'est qu'un rêve. Il faut redevenir pratique et
raisonnable...»

Sous l'influence de ces idées, elle s'était abandonnée avec délices à
l'intimité du marquis. Quoique aucune parole définitive n'eût été
prononcée entre eux, l'un et l'autre sentaient trop bien vers quel but
ils marchaient, et Bonnivet, au contact de cette femme si fine et si
jeune encore, s'attendrissait autant que sa sèche nature de Don Juan
vieilli et peu scrupuleux pouvait lui permettre un attendrissement. Il
se surprenait à être ému de la félicité qu'il prévoyait, pour les années
de sa décadence. Lucie était aussi candide qu'elle était riche et jolie.

--«Ce sera,» songeait-il, «une fin digne de moi...»

Sans que Maurice eût aperçu toute la profondeur de ce caractère, les
nuances des relations de cet homme avec Lucie ne lui échappaient pas, et
il souffrit plus encore de l'entendre répéter avec insistance:

--«Oui, que penses-tu du marquis?... Il me semble que tu ne l'aimes
pas...»

--«Qui te fait croire?...» dit le jeune homme en rougissant. Il s'était
habitué aux ivresses et aux tourments de la passion silencieuse, et
maintenant il souffrait le martyre rien qu'à penser à une révélation
possible de son sentiment. Avouer l'antipathie qu'il éprouvait pour le
marquis, n'était-ce pas en avouer la cause secrète? Et il répondit:

--«Je ne connais pas assez M. de Bonnivet pour le juger, mais il me
paraît un très charmant et très galant homme.»

Le joli visage de Lucie s'éclaira d'une lumière, comme il lui arrivait
lorsqu'elle était joyeuse. Par un de ces gestes d'une grâce enfantine
que son rôle de grande soeur aimait à prodiguer à son cousin, elle lui
prit la main et la caressa.

--«Que tu me fais plaisir de parler ainsi,» dit-elle, «j'avais si
peur!... Alors,» continua-t-elle en rougissant à son tour, «tu ne serais
pas trop malheureux s'il devenait ton cousin?»

Il la regarda et il lut dans ses yeux bleus toute l'importance qu'elle
attachait à cette question. Depuis bien des jours,--il n'aurait pu en
dire le compte, pas plus qu'il n'aurait pu dire quand il avait commencé
de l'aimer,--oui, depuis bien des jours il était préparé à cette fatale
minute où elle lui dirait: Je me marie. Mais il en est de ces
préparations-là comme du courage des parents qui veillent sur l'agonie
d'un poitrinaire. Ils le savent condamné, puis cette agonie les frappe
en pleine espérance. Maurice crut, à l'extrême douleur ressentie, qu'il
allait défaillir. Il prononça pourtant ces mots:

--«Hé quoi! notre douce vie va finir?...»

--«Non, non, jamais,» fit Lucie comme avec emportement, «tu continueras
à demeurer avec moi, comme par le passé. Ah! mon frère aimé,»
ajouta-t-elle en l'attirant et lui donnant un baiser sur le front,
«peux-tu croire que je te quitterais?... La première condition du
contrat, si je me marie, sera que je garde avec moi mon cher Maurice.»

--«Tu le dis,» répliqua le jeune homme, «et puis ton mari dira
autrement.»

--«Mais, bête, c'est pour cela que je choisirai le marquis. Si tu savais
comme il parle de toi avec délicatesse!»

Cette sympathie de Bonnivet blessa le jeune homme au coeur plus encore
que tout le reste. Les bons procédés de ceux que nous haïssons,
lorsqu'ils ne désarment pas notre haine, l'exaspèrent singulièrement. Il
se détourna pour cacher l'altération que son visage devait subir et il
cueillit deux roses qu'il tendit à Lucie sans la regarder. Celle-ci
s'aperçut bien du trouble de son pauvre cousin, mais comment
l'aurait-elle attribué à sa véritable cause? Comment aurait-elle cru que
le jeune homme d'aujourd'hui, l'enfant d'hier, grandi avec elle,
l'aimait d'un sentiment autre que celui d'un frère pour sa soeur? Elle
le savait d'une susceptibilité de coeur presque maladive. Elle se disait
que leur existence intime, passée, depuis des mois et des mois, tout
entière entre Mme Olivier, son fils et elle, devrait forcément se
modifier un peu par l'introduction d'un nouvel hôte, et elle se disait
aussi que Maurice voyait cette modification inévitable et qu'il en
souffrait.

--«Allons, sois sage,» dit-elle en l'embrassant de nouveau, «sois sage.
Et puis,» dit-elle encore avec un sourire, «rien n'est fait.»

--«Non, rien n'est fait, et il faut que rien ne se fasse,» répétait le
jeune homme, resté seul après cet entretien. Comme machinalement, il
était rentré à la villa lorsqu'on était venu pour appeler Lucie qu'une
visite réclamait. Puis il était sorti et il marchait sur la grande
route.

--«Oui, cela ne se fera pas, mais comment l'empêcher? Puis-je lui dire
que je l'aime? Elle rirait. Elle ne me croirait pas... Si elle me
croyait, ce serait pire. Elle ne m'aime pas... Elle ne voudrait plus de
ma présence... Ah! si seulement elle épousait quelqu'un qui fût digne
d'elle, mais ce scélérat de Bonnivet!...»

Maurice, halluciné par la plus frénétique des jalousies, apercevait en
ce moment le marquis sous un jour affreux. Quoiqu'il ignorât la
véritable tache qui souillait l'honneur de Bonnivet, il en savait trop
sur le passé galant de cet homme pour ne pas le mépriser, lui qui était
demeuré presque pur, à travers les chutes de conscience que la curiosité
inflige aux jeunes gens les plus scrupuleux. La seule idée d'une
existence uniquement dépensée en bonnes fortunes lui causait donc une
espèce d'horreur. Il détestait de même l'esprit du marquis, tout en
papotages mondains ou en épigrammes. Vingt raisons d'antipathie et de
situation se réunissaient pour lui rendre insupportable la pensée du
mariage de son ennemi avec sa cousine. Mais comment agir?

Toute cette après-midi, Maurice erra, en proie à cette anxiété, dans les
chemins qui avoisinent Fiesole. Il s'asseyait sous des oliviers dont la
blanche verdure brillait au soleil. Il traversait des allées de cyprès
dont le morne feuillage s'harmonisait avec la couleur de sa pensée. Il
passait devant les villas dans les jardins desquelles les statues de
marbre étincelaient sur l'intense azur. Les résolutions les plus folles
succédaient en lui à des accès de larmes. Il finit par s'arrêter à un
projet dont le caractère déraisonnable avait du moins cet avantage de ne
pas offrir une impossibilité absolue.

--«Le marquis,» se disait-il, «est avant tout un homme du monde... Si je
l'insulte gravement en public, il faudra de toute nécessité qu'il se
batte avec moi. Qu'il me blesse ou que je le blesse, le mariage est
rendu bien difficile, car enfin Lucie m'aime trop et ne l'aime pas assez
pour me sacrifier tout à fait... L'insulter gravement?... Il est
indispensable que le vrai motif de mon antipathie ne soit pas deviné,
par elle au moins... Bonnivet a bien toujours cet air d'impertinence,
même avec moi, dont je puis prendre prétexte...»

En songeant ainsi, Maurice se sentait troublé par cette horreur de
l'action qui est commune à tous les solitaires et particulièrement aux
amoureux chez qui la maladie habituelle de la sensibilité tarit
profondément les énergies. Une agonie le terrassait à l'idée de
l'affront qu'il devrait infliger à son rival, devant des spectateurs.
Ces accès de timidité aboutissent, chez ceux qui les traversent, ou bien
à une paralysie entière du vouloir ou bien à des fureurs de résolution
effrénée. Ce fut le cas pour le cousin de Lucie, qui finit par se
diriger du côté de Florence en proie à la fixe idée de rencontrer son
ennemi et d'en finir ce soir même avec ses doutes:

--«Je le verrai et la circonstance m'inspirera.»

Il alla d'abord tout droit au cercle. Ce fut avec un battement de coeur
qu'il poussa la porte qui donnait entrée dans la salle de jeu. Il venait
d'entendre la voix de Bonnivet qui disait:--«Le roi...»--Le marquis
jouait à l'écarté avec un autre Français de passage à Florence comme M.
Louis Servin, recommandé à Bonnivet comme M. Servin, et comme lui
tributaire de l'adroit joueur. Cinq autres personnes se trouvaient dans
le salon, qui causaient, suivaient les détails de la partie, dépliaient
et repliaient des journaux.

--«Bonjour, Maurice,» fit le marquis avec son plus amical sourire dès
qu'il vit entrer le jeune homme. Ce dernier répondit à cet accueil de la
façon la plus froide, et il se mit à lire un journal à son tour, afin de
se donner une contenance. Tenant droite devant lui la hampe autour de
laquelle s'enroulait l'imprimé, il réfléchissait, avec une ardeur de
fièvre, à la façon dont il exécuterait son projet:

--«Le frapper au visage devant tout ce monde, je ne le peux pas, on
m'enfermerait comme fou et il refuserait de se battre...»

Il regardait alors son ennemi par derrière, cette tête joliment coiffée,
le col blanc, un peu haut, pour cacher les rides, la ligne bien tombante
des épaules. Un geste que le marquis faisait avec sa belle main, au
petit doigt de laquelle luisait une large émeraude et un serpent d'or,
donna soudain une tentation à Maurice. Bonnivet, tout en jouant, fumait
un cigare qu'il posait parfois, pour donner les cartes, sur un cendrier
de métal placé à côté de lui. Maurice se leva, passa tout près de la
table et du bout de la hampe qui tenait son journal, fit tomber le
cigare à terre. Puis il se retourna et regarda le marquis fixement sans
prononcer une phrase d'excuse. Bonnivet, qui crut à une distraction,
sortit simplement un nouveau cigare de sa poche, l'alluma et recommença
de jouer. Au moment où il venait de poser ce second cigare sur le
cendrier, comme le précédent, Maurice repassa du même côté; du bout de
la hampe, il fit encore rouler le cigare. Bonnivet ne put retenir un
geste d'impatience.

--«Maladroit...,» dit-il en ses dents.

Et tout haut:

--«Voyons, Maurice, on dirait que vous le faites exprès.»

--«Monsieur le marquis,» répliqua Maurice avec un tremblement dans la
voix, «je vous défends, entendez-vous bien, je vous défends de me parler
sur ce ton.»

L'accent dont cette phrase fut prononcée contrastait si fort avec les
manières connues de Maurice, et d'autre part le marquis passait pour un
homme si chatouilleux sur le point d'honneur, que toutes les personnes
présentes attendirent avec une curiosité singulière la réponse et
l'issue de cette altercation subite. Bonnivet avait été surpris lui-même
de telle sorte, qu'il demeura une minute sans pouvoir articuler une
parole. Il aperçut la vérité comme dans un éclair: Maurice aimait sa
cousine, et lui cherchait querelle pour empêcher le mariage.

--«Essayons de voir où il en veut venir,» se dit le marquis. «J'ai fait
mes preuves... Pour une fois, soyons endurant.»

Ce fut donc avec une douceur extraordinaire qu'il répliqua, comme un
maître indulgent qui parle à un élève:

--«Vous ne vous possédez pas, Maurice, ou bien vous m'avez mal entendu.»

--«Je vous ai entendu parfaitement, je me possède parfaitement,»
repartit l'autre, «je vous répète que votre ton me déplaît, et ce n'est
pas d'aujourd'hui. Je vois que vous commencez à en changer... C'est fort
heureux... On s'instruit à tout âge...»

--«Messieurs,» dit le marquis que la colère gagnait, quoiqu'il en eût,
et qui voyait le jeune homme décidé à pousser l'algarade jusqu'au bout,
«je vous demande pardon de cette scène regrettable.--Dans une heure,
monsieur,» continua-t-il en s'adressant à Maurice, «deux de mes amis
auront l'honneur d'aller vous demander sur quel ton vous désirez que je
vous parle.»

--«Et j'aurai l'honneur de les faire se rencontrer avec deux des miens,»
dit Maurice en s'inclinant et se retirant.

--«C'était à moi de donner,» fit le marquis à son partner en rallumant
un troisième cigare; «finissons notre partie, voulez-vous?»

Et tout en battant les cartes, il se disait à lui-même: «La sotte
aventure! Ce jeune insensé n'en voudra pas démordre. Il faudra se
battre. Est-ce triste? Bah! Monsieur mon futur cousin en sera quitte
pour quelques gouttes de sang. Nous nous réconcilierons sur le terrain.
J'expliquerai à Lucie que je l'ai ménagé à cause d'elle. Mais les coups
d'épée ont de tels hasards! J'aurais dû prévoir cette folie. Ce gamin la
dévorait des yeux,--un enfant!... On ne saurait penser à tout, dit le
proverbe... N'importe,--je réussirai...» Et la partie finie, il se leva
pour s'entendre avec deux des personnes qui étaient là et qui avaient
tout vu.--«L'épée, le gant de ville, au premier sang et demain matin.»
C'est par ces mots qu'il leur résuma toutes ses intentions au cas où ils
échoueraient dans toute tentation conciliatrice, et toujours il en
revenait à cette phrase:--«La sotte aventure!»




IX


C'était un mardi que cette scène avait eu lieu, et, le jeudi soir, deux
femmes allaient et venaient presque affolées dans la villa Wérékiew.
L'une était Mme Olivier, l'autre Lucie. Le marquis avait eu raison de
redouter les hasards des coups d'épée. Dans ce malheureux duel, une
charge à fond de Maurice, assez bon tireur quoiqu'il ne pratiquât guère,
avait contraint Bonnivet à une riposte aussi vigoureuse que l'attaque.
Le jeune homme était tombé, frappé gravement. La mère, folle de douleur,
trouvait à peine la force de vaquer aux soins ordonnés par le docteur
qui avait déclaré ne pouvoir encore se prononcer. Elle venait de se
trouver mal au moment d'aller dans la chambre de son fils afin de le
veiller.--«J'irai,» avait dit Lucie. Le sommeil, lorsqu'elle y pénétra,
avait clos les yeux du jeune homme, qu'elle regarda longtemps, si pâle
du sang qu'il avait perdu: «Et pourquoi s'est-il battu?» se demandait la
jeune femme. Prévenue par un mot du marquis, elle avait en vain supplié
Maurice de laisser arranger l'affaire, et elle n'osait pas voir en face
la terrible vérité. Tandis qu'elle regardait autour d'elle, le visage
même de la pièce paraissait répondre à cette question. Sur les murs
encombrés de photographies, que retrouvait-elle? Des souvenirs de
voyages faits avec elle. Sur la table posée en travers et devant la
fenêtre, de façon à pouvoir regarder le jardin où elle se promenait si
souvent, quels portraits étaient placés, dans les cadres qu'elle lui
avait donnés? Des portraits d'elle, une dizaine, correspondant aux
diverses phases de sa vie. Elle était là toute petite fille, en cheveux
flottants, de profil,--puis de face, et jeune fille dans un petit
déguisement où elle avait joué la comédie, «en Pierrette triste,» disait
Maurice,--et puis encore jeune fille, et puis jeune femme, et puis telle
qu'elle était à Florence. Aucun des objets qui garnissaient cette table
n'était étranger à son souvenir. Elle reconnut un porte-plume, qui avait
été un accessoire de bal dans une fête où elle avait justement dansé le
cotillon avec son cousin. Un noeud de ruban qu'elle avait porté se
fanait, suspendu au-dessus du petit cadre à marquer les jours. Elle
s'assit à cette table et ouvrit le buvard distraitement. La première
chose qu'elle vit fut une lettre fermée sur laquelle Maurice avait écrit
son nom à elle. Le coeur serré, presque avec épouvante, elle brisa le
cachet, un cachet où elle pouvait encore se retrouver, car elle avait
choisi pour Maurice la pierre gravée dont l'empreinte, une Diane
chasseresse, se voyait sur la cire, et elle lut cette lettre, dont
l'écriture hâtive lui fit mal:


«_Mercredi, une heure du matin._

«Si tes yeux tombent jamais sur ces lignes, Lucie, hé bien! c'est que
jamais, jamais plus ces beaux yeux que j'ai tant aimés, ne rencontreront
les miens, et alors tu ne pourras pas m'en vouloir de t'avoir écrit ce
que je t'écris, et, pour une fois, pour la première et la dernière, il
m'aura été permis de sentir tout haut devant toi. Ah! _sweet lady of my
heart_,--vois, je n'ose pas te dire dans notre langue de chaque jour le
nom que je t'ai donné dans ma pensée,--ce que je t'écris là, je serais
mort avant que ma bouche en pût proférer seulement une syllabe. Mais si
je suis mort quand tu liras cette lettre, et mort à ton service, comme
les chevaliers d'autrefois mouraient pour leur dame, il faudra bien que
tu penses à moi un peu autrement qu'à un enfant malade,--oui, mon aimée,
il le faudra, et cette seule idée me rend presque douce la perspective
de la rencontre de demain.

«Vois, je t'écris sans fièvre,--bien posément,--pour t'expliquer le
secret de ma vie; et, de toute cette longue souffrance répandue sur des
années, je ne peux rien, presque rien exprimer maintenant. Tout me
paraît contenu dans une phrase que je te dis parce qu'elle est au passé,
que je n'aurais jamais osé te dire au présent: je t'ai aimée, Lucie,
depuis tant de jours!--Te rappelles-tu ton mariage? Tu traversais
l'église avec ton visage sérieux et fier. L'orgue entonnait une marche
triomphale. Tu n'as pas cherché du regard le jeune homme qui n'avait pas
voulu prendre place dans le cortège, parce qu'il savait qu'il pleurerait
trop; et que ces larmes-là devaient couler, comme coulaient les miennes,
dans l'ombre de l'église, et non sous les yeux des indifférents!--Oui,
je t'aimais, alors comme aujourd'hui, avec adoration et avec désespoir.
Ce qui faisait mon supplice, ah! ma chère âme, comprends-moi un peu,
c'est que tu m'aimais, toi aussi, d'une manière qui ne devait jamais
changer. Quand tu me souriais si doucement, quand tu me caressais les
cheveux avec la main, quand tu venais dans ma chambre, quand tu
m'emmenais partout avec toi dans ta voiture, ce que je sentais avec une
douleur mêlée de si folles délices, c'était une tendresse venue de toi,
qui devait demeurer celle d'une soeur. Mais, moi, ce n'était pas comme
un frère que je t'aimais. Et que je t'aimais! Avec quels bonheurs,
malgré tout, j'ai vécu auprès de toi depuis ton veuvage,--oui, malgré
tout,--car si tu ne m'aimais pas, tu n'aimais personne! Je souffrais
certes de jalousie, mais je savais bien, au fond, que tu restais
libre.--C'est parce que je ne peux pas supporter l'idée que tu cesses de
l'être que j'ai fait ce que j'ai fait.

«Allons, il faut que je rassemble mes pensées... Oui, c'est la
conversation que nous avons eue l'autre jour qui m'a décidé. L'amour
rend étrangement perspicace, Lucie, on l'a dit souvent, et c'est du
premier jour que j'ai deviné dans l'homme avec qui je me battrai demain,
le plus dangereux des rivaux. Heure par heure, j'ai suivi son plan pour
s'approcher de toi, la tactique habile par laquelle il s'est tour à tour
débarrassé de ceux qui pouvaient gêner, non pas son amour, mais son
ambition!... Que tu fusses mariée à un autre, c'était déjà une douleur à
ne pas la supporter; mais mariée à un homme qui ne voulait de toi que ta
fortune! Non, ma douce aimée, tu ne te rends pas compte de l'étude que
j'ai faite du caractère et du passé du marquis pour arriver à cette
certitude. Et c'est lui que tu aurais épousé, que tu épouserais si je
n'agissais! Il fallait mettre entre lui et toi quelque chose
d'irréparable. J'ai pris le moyen le plus rapide. Dans quelque douze
heures, ma cousine, et qui m'aime, ne pourra se marier avec l'homme que
j'aurai blessé ou qui m'aura blessé,--qui m'aura tué peut-être. Mais si
tu savais la joie profonde que j'éprouve à exposer ma vie pour que tu ne
sois pas la proie de celui qui allait s'emparer de toute la tienne! Tu
te moquais souvent de mon caractère romanesque, et c'est vrai que je
n'ai pas été absolument pareil aux autres. Mon existence, à moi, s'est
tout entière dépensée à rêver de toi, auprès de toi, à t'aimer dans des
agonies et des extases dont tu n'as rien soupçonné.--Du moins, si je
meurs, mon secret ne sera pas mort avec moi et je ne t'aurai pas vue
emmenée loin de notre intimité par quelqu'un que je méprise.--Hélas!
demeurée seule, peut-être la révélation du sentiment que j'aurai eu pour
toi, te touchera-t-elle assez pour que jamais, jamais plus tu ne te
laisses prendre à ces hypocrisies de coeur, qui n'ont de commun avec
l'amour que les paroles. Moi, ton pauvre Hamlet, comme tu m'appelais en
me plaisantant, j'aurai lutté pour toi, mon Ophélie.--Et si je
reviens,--peut-être aurai-je alors le courage de te montrer tout mon
coeur, et toi, tu ne riras pas de l'enfant qui t'aura prouvé qu'il est
un homme et qu'il saurait mourir pour tes chers yeux.--Ah! qu'ils
étaient beaux, et que je les aurai aimés!»



Lucie de Nançay lut et relut cette étrange lettre, dont l'enfantillage
ne pouvait plus la faire sourire après le dangereux duel qui avait
suivi, et elle s'abandonna en arrière sur le fauteuil. Comme un éclair
illumine tout un horizon, toute leur vie commune lui apparut à la clarté
de cette confidence qui avait failli être un aveu d'outre-tombe, et sous
un autre jour. Elle comprit que cet amour dont elle était éprise, dévoué
jusqu'à la mort, respectueux jusqu'à là piété, délicat jusqu'au silence,
elle l'avait eu auprès d'elle et qu'elle n'en avait rien su, et
reprenant la lettre, elle la couvrit de baisers en fondant en larmes.
Elle retourna auprès du jeune homme qui dormait toujours et elle le
regarda longuement en lui touchant les cheveux d'une main si légère que,
même éveillé, il ne l'eût pas sentie. Puis elle marcha de nouveau vers
la table et, dans un buvard qu'elle avait apporté elle-même pour écrire,
elle prit une autre lettre, très longue celle-là, et qui portait sur son
cachet les armes des Bonnivet. C'était celle que le marquis lui avait
envoyée le jour même et par laquelle il lui demandait de la revoir pour
lui expliquer de vive voix l'état d'angoisse où il se trouvait lui-même.
Elle approcha cette lettre de la bougie et la brûla,--puis, revenant
vers le lit du blessé:--«Ah!» dit-elle, «il est bien jeune. Je
vieillirai avant lui... Et cependant!...» Et sentant les larmes lui
venir de nouveau, elle mit la main sur son coeur comme pour en contenir
le battement et elle dit tout bas: «Ah! mon Dieu! ne le laissez pas
mourir... Je sens que je l'aime!»


_Houlgate, août 1885._




IV

Un Joueur

_A GEORGES BRINQUANT._


J'étais entré au cercle en sortant du théâtre, et je m'attardai devant
la table de baccarat. Je regardais, juché sur une de ces chaises hautes
à l'usage des joueurs qui n'ont pas trouvé de place près du tapis vert,
ou des simples curieux comme moi. C'était ce que l'on appelle, en termes
de _club_, une belle partie. Le banquier, un joli jeune homme en tenue
de soirée, la boutonnière fleurie d'un gardénia, perdait environ trois
mille louis, mais sa physionomie de viveur de vingt-cinq ans se tendait
à ne trahir aucune émotion. Seulement le coin de la bouche d'où
tombaient les sacramentels: «J'en donne... En cartes... Bac... Voilà le
point...,» n'aurait pas mâchonné avec tant de nervosité un bout de
cigare éteint, si la frénésie froide du jeu ne lui eût serré le coeur.
En face de lui un personnage en cheveux blancs, joueur professionnel
celui-là, faisait le croupier, et il manifestait sans hypocrisie sa
mauvaise humeur contre la déveine, qui, de coup en coup, diminuait le
tas des jetons et des plaques entassés devant lui. En revanche, la plus
joyeuse allégresse illuminait les visages des pontes qui, assis autour
de la table, allongeaient leurs mises et marquaient sur le papier, avec
la pointe du crayon, les alternances de la passe, cet «esprit de la
taille» auquel les moins superstitieux ne sauraient s'empêcher de croire
aussitôt qu'ils touchent une carte. Il y a, certes, dans le spectacle de
toute lutte, fût-ce le combat d'un sept contre un huit et d'un roi
contre un as, une je ne sais quelle fascination qui intéresse bien
profondément la curiosité; car nous étions là, autour de ces joueurs,
moi cinquantième, à suivre cette partie sans nous apercevoir que la nuit
avançait. Quel philosophe expliquera ce phénomène encore, cette inertie
d'après minuit qui, à Paris, immobilise tant de gens, n'importe où, mais
hors de chez eux où ils se reposeraient du travail et du plaisir? Pour
ma part, je ne regrette pas d'avoir cédé, cette nuit-là, au charme
malsain du noctambulisme, car si j'étais sagement rentré à une heure
convenable, je n'aurais pas rencontré, dans le salon où l'on soupe, mon
ami le peintre Miraut en train de boire une tasse de bouillon, seul à sa
petite table. Il ne m'aurait pas proposé de me mettre devant ma porte
dans sa voiture, et je ne l'aurais pas entendu me raconter une histoire
de jeu que j'ai transcrite de mon mieux le lendemain matin et qu'il m'a
donné la permission de raconter à mon tour, la plume en main.

--«Que diable faisiez-vous au cercle passé minuit,» me demanda-t-il,
«puisque vous ne soupiez pas?»

--«Je regardais jouer,» lui répondis-je; «j'ai laissé le petit Lautrec
en bonne voie. Il perdait dans les soixante mille...»

Le coupé s'ébranlait comme je prononçais cette phrase. Je voyais Miraut
bien de profil, qui allumait sa cigarette avec cet air à la François
Ier,--le François du Titien au Louvre,--dont ses cinquante ans bien
sonnés ont seulement amplifié, comme étoffé la beauté. Est-ce assez
étrange qu'avec ses épaules de lansquenet, l'opulence de sa carrure et
son masque de sensualité gourmande, presque gloutonne, ce géant demeure
le plus délicat, le plus nuancé de nos peintres de fleurs et de
portraits de femmes? Il convient d'ajouter qu'une voix musicalement
douce sort de ce coffre de gladiateur, et que les mains, je les
remarquais de nouveau tandis qu'elles maniaient la petite bougie et la
cigarette, ont une finesse incomparable. Je sais en outre, par
expérience, que ce soudard est d'une vraie bonté de coeur, et je ne
m'étonnai pas trop de la mélancolique confidence involontairement
provoquée par ma phrase sur le jeu. Il eut par bonheur tout le temps de
me détailler son récit. A mesure que nous approchions de la Seine, le
brouillard s'épaississait, et notre voiture avançait au pas, tandis que
mon compagnon se laissait aller à se souvenir tout haut d'une histoire
déjà ancienne. Des sergents de ville erraient portant des torches.
D'autres torches brûlaient à l'angle d'un pont que nous traversions,
posées à même la pierre et répandant comme un ruisseau de résine en feu.
La fantastique silhouette des autres coupés qui croisaient le nôtre dans
cette brume acre, presque noire, trouée par places de flammes mouvantes,
ajoutait sans doute à cette impression du passé qui envahissait
l'artiste, car sa voix se faisait plus adoucie et plus basse, comme s'il
s'en allait, en esprit, loin, bien loin de moi qui l'interrompais juste
assez pour susciter sa mémoire:

--«Moi,» avait-il commencé, «je n'ai jamais joué que deux fois, et, me
croirez-vous? aujourd'hui, je ne puis même pas regarder jouer... Il y a
des heures, vous savez, de ces heures où on n'a pas les nerfs bien en
place, dans lesquelles la vue seule d'une carte me force à sortir de la
chambre... Ah! c'est qu'elles me représentent, ces deux seules parties,
un si terrible souvenir...»

--«Qui n'en a pas de cet ordre?» interrompis-je. «Et moi qui étais
présent quand notre pauvre Paul Durieu se prit de querelle, pour un coup
douteux, dans ce même cercle dont nous sortons, et puis ce fut cet
absurde duel, et nous l'enterrions quatre fois vingt-quatre heures après
que je lui avais serré la main, là, devant cette table verte. Il y a
toujours un peu de tragédie autour des cartes, et des crimes, et des
déshonneurs, et des suicides. Mais tout cela n'empêche pas qu'on y
retourne, comme on retourne en Espagne aux courses de taureaux, malgré
les chevaux éventrés, les picadors blessés et le taureau massacré.»

--«Soit,» reprit Miraut, «mais il ne faut pas avoir été soi-même la
cause d'une de ces tragédies, et voilà ce qui m'est arrivé, dans des
circonstances toutes simples. Mais quand je vous les aurai dites, vous
comprendrez pourquoi le plus innocent des bésigues m'inflige ce petit
frisson d'horreur que ressentirait, devant un tir de campagne, un homme
qui aurait tué quelqu'un par mégarde en nettoyant une arme. C'était
justement l'année de mon entrée au cercle, en 1872, qui fut celle aussi
de mon premier succès au Salon...»

--«Votre _Ophélie parmi les fleurs_?... Si je me la rappelle?... Je vois
encore la touffe de roses blondes, près des cheveux blonds, des roses
d'un blond si pâle, si tendre, et puis sur le coeur ces roses noires,
comme tachées de sang... Qui a ce tableau, maintenant?»

--«Un banquier de New-York,» fit le peintre en poussant un soupir, «et
qui l'a payé quarante mille francs. Moi je l'ai vendu quinze cents à
l'époque... Vous voyez, je n'étais pas encore l'artiste fortuné dont
votre _alter ego_ Claude Larcher disait méchamment: «Heureux Miraut! son
métier «consiste à regarder toute la journée une Américaine qui lui
rapporte quinze mille francs...» Entre nous, il aurait pu faire des mots
sur d'autres que sur ses vieux amis... Enfin, Dieu ait son âme.--Mais si
je vous parle argent,» continua-t-il en me touchant le bras, il sentait
que j'allais répondre et défendre la mémoire de mon vieux Claude,
«croyez bien que ce n'est pas pour vanter ma valeur commerciale. Non.
Seulement, ces quinze cents francs se rattachent à mon aventure.
Imaginez-vous que je n'avais jamais eu à moi d'un coup une somme
pareille. Mes débuts ont été si durs. J'étais arrivé à Paris avec un
secours de ma ville natale, mille francs par an, et pendant six ans je
m'en suis contenté... ou presque.»

--«J'ai connu ces misères-là,» dis-je, «mais pas longtemps. Mangiez-vous
chez Polydore, comme nous, rue Monsieur-le-Prince, où pour dix-huit sous
on arrivait à déjeuner? Lorsque vous verrez Jacques Molan et qu'il vous
ennuiera avec ses femmes du monde et les élégances de son prochain
roman, parlez-lui de cette crèmerie. Ça ne traînera pas, et en cinq
minutes vous en serez débarrassé...»

--«Nous avions résolu le problème, nous autres, par le phalanstère,»
reprit le peintre; «quelques camarades et moi, nous faisions la popote
ensemble. La petite amie d'un de nous, qui avait été cuisinière,--telles
étaient nos élégances, à nous,--préparait nos deux repas par jour, pour
quarante-cinq francs par mois et par tête. Quinze francs de chambre. Pas
de service. Je faisais mon lit moi-même. Ci: soixante francs pour
l'essentiel. J'étais fagoté comme un voleur, mais je ne savais pas ce
que c'était que de prendre l'omnibus. Mes camarades vivaient comme moi,
et nous ne nous en sommes pas trop mal trouvés. Il y avait là Tardif le
sculpteur, Sudre l'animalier, Rivals le graveur, et puis, le mieux doué
de tous, le cantinier de notre cantinière, comme nous les appelions,
Ladrat...»

--«Ladrat? Ladrat?» fis-je, en cherchant dans ma mémoire, «je connais ce
nom.»

--«Vous l'aurez lu dans les journaux,» continua Miraut, dont le visage
s'assombrit; «mais, j'y arrive. Ce Ladrat, qui remportait tous les prix
d'atelier à l'école, était dès lors la victime du terrible vice. Il
buvait. Que voulez-vous? Dans l'existence trop libre que nous menions, à
demi ouvriers et sans cesse mêlés à des modèles ou à des ouvriers, nous
étions exposés à bien des tentations, et, tout d'abord, à celle-là.
Ladrat y avait cédé. Il faut que je vous dise cela pour que vous ne me
jugiez pas trop sévèrement tout à l'heure. Cette triste habitude lui fit
même manquer son prix de Rome. Il s'alcoolisa si bien en loge qu'il
acheva follement, à la diable, une composition commencée de main de
maître. Bref, en 1872, il était le seul de nous qui fut demeuré dans la
bohème, et dans la plus basse. Il était devenu ce que nous nommons un
tapeur, l'homme qui va d'atelier en atelier, empruntant cent sous ici,
davantage ailleurs, avec l'intention bien arrêtée de ne jamais rendre.
Ça dure des années, une vie pareille.»

--«Remerciait-il au moins par un peu d'outrage,» repris-je, «comme ce
Legrimaudet que j'ai connu et qui n'entrait jamais chez Mareuil sans lui
demander quelque chose pour la petite chapelle,--c'était sa formule,--et
sans l'insulter ensuite, pour sauvegarder sa dignité? Un jour, il le
trouve en train de corriger les épreuves d'un article qui allait
paraître. Il mendie. André lui donne. «Monsieur,» fait-il en glissant la
pièce blanche dans sa poche, «voulez-vous reconnaître si un écrivain a
du talent, vous n'avez qu'à savoir si on reçoit sa copie dans un
journal. Si on la reçoit, il est jugé, c'est un médiocre. Adieu...»
Voilà un beau pauvre!»

--«Non,» dit Miraut, «ce n'était pas le genre de Ladrat. Il remerciait,
il fondait en larmes, il jurait de travailler, puis il sortait pour
entrer au café et s'assommer d'absinthe. Il avait honte alors et ne
reparaissait plus de quelques jours. Ses emprunts étaient d'ailleurs
minimes. Cela ne dépassait guère les cent sous. Aussi ne fus-je pas peu
étonné, une après-midi, en rentrant, de trouver une longue lettre de lui
où il ne me demandait pas moins de deux cents francs. Il s'était bien
écoulé six mois depuis que je ne l'avais vu, et il me racontait que
depuis ces six mois il avait lutté contre son vice, qu'il n'avait pas
bu, qu'il avait voulu travailler, que ses forces l'avaient trahi, que sa
femme était malade,--il vivait toujours avec la cantinière,--enfin une
de ces lettres de mendicité navrantes qui vous font mal à recevoir...»

--«Quand on y croit,» insinuai-je, «car, après dix ans de Paris, on a
tant reçu de missives pareilles, et, sur le tas, s'il y en avait deux de
sincères...»

--«Il vaut mieux risquer d'être dupe toutes les autres fois que de
manquer ces deux-là,» repartit le peintre. «D'ailleurs, sur le moment,
je ne mis pas en doute la sincérité de Ladrat. Le hasard voulait que
j'eusse touché le jour même les quinze cents francs de l'_Ophélie_. J'ai
toujours été très méticuleux dans mes affaires d'argent. Je n'avais pas
de dettes, et je gardais une somme à peu près égale dans mon tiroir. Mon
atelier était installé, ma garde-robe fournie pour toute l'année. Je me
souviens que je dressai en idée le bilan de ma position, tout en
brossant mon habit pour me rendre à un de mes premiers dîners dans le
monde, un de ces dîners de triomphateur où l'on apporte un appétit
d'affamé et un amour-propre d'écolier. On croit également à
l'authenticité des vins et à celle des éloges! Je comparai ma situation
à celle de mon ancien copain du Quartier, et j'eus un de ces bons
mouvements, naturels à la jeunesse comme la souplesse et la gaieté. Je
pris dix louis que je mis dans une enveloppe, j'écrivis l'adresse de
Ladrat, puis j'appelai mon concierge. Si cet homme avait été là, mon
vieux camarade aurait eu l'argent dès le soir même. L'homme était en
course. «Ce sera pour demain,» me dis-je, et je partis en laissant
l'enveloppe toute préparée sur ma table. Ma résolution était si bien
prise, que j'éprouvai par avance ce chatouillement de petite vanité que
nous procure la conscience d'une action généreuse. Elle n'est pas très
jolie, cette vanité, mais elle est humaine, et il y en a tant d'autres
qui n'ont pas ce prétexte élevé, témoin celle qui succéda pour moi à
celle-là, presque tout de suite! Je me trouvai assis, dans la maison où
je dînais, entre deux femmes très élégantes qui rivalisèrent à mon égard
de flatterie et de coquetterie. Bref, je sortis de là vers les onze
heures, en proie à une de ces crises de fatuité où l'on se sent le
maître du monde, et je débarquai dans notre cercle, qui occupait alors
l'hôtel de la place Vendôme, conduit par un des convives qui s'était
offert à m'en faire les honneurs. N'y connaissant guère personne, je n'y
avais pas mis les pieds depuis six semaines que j'avais été reçu. Deux
peintres m'avaient servi de parrains, et la perspective de l'Exposition
annuelle m'avait seule décidé à cette candidature, malgré la cotisation
qui me semblait alors très forte. Nous arrivons dans la grande salle.
J'étais si naïf que je demandai à mon guide le nom du jeu qui ramassait
tant de personnes autour de la table. Il se mit à rire et me démontra en
deux mots les règles du baccarat: «Ça ne vous tente pas?» me
dit-il.--«Pourquoi non?» répondis-je, un peu vexé de mon ignorance,
«mais je n'ai pas d'argent sur moi.» Il m'expliqua, en riant toujours,
comment il me suffisait de signer un bon pour avoir sur parole jusqu'à
trois mille francs, quitte à les rendre dans les vingt-quatre heures.
J'ai compris depuis que ce garçon m'avait tenté pour jouer lui-même sur
la chance d'un débutant. Mais je me serais tenté tout seul. J'étais dans
une de ces minutes où l'on crierait, comme l'autre, au batelier dans la
tempête: «Tu portes César et sa fortune...» Oh! un très petit César et
une très petite fortune, car je pris place à la table en disant à mon
compagnon: «Je vais signer un bon de cinq louis, et, si je perds, je
m'en vais...»

--«Et vous avez perdu, et vous êtes resté. Il y a de l'écho dans mon
portefeuille,» interrompis-je; «je me souviens d'avoir tant de fois
formé ces sages résolutions et de ne pas les avoir tenues!...»

--«Ce ne fut pas aussi simple que cela,» reprit Miraut. «Mon tentateur,
qui s'était assis près de moi, me dit d'attendre ma main. Je lui obéis.
La main m'arrive. J'abats neuf. J'avais risqué mes cinq louis. «Faites
paroli,» me souffle mon conseiller. J'abats huit. Je parolise encore,
sept, et je gagne. Enfin, de neuf en huit et de huit en sept, et
parolisant toujours, je passe six fois de suite. Au septième coup et
toujours soufflé par mon compagnon, je fais un louis seulement. Je
perds. Mais j'avais environ trois mille francs devant moi. Mon guide,
qui en avait gagné presque autant, se lève et me dit: «Si vous êtes
raisonnable, faites comme moi.» Mais, à présent, je ne l'écoutais pas.
Je venais d'éprouver une sensation trop forte pour m'en détacher ainsi.
Je ne suis pas de l'école de ceux que vous appelez les analystes, et que
j'appelle, moi, passez-moi le mot, des coupeurs de cheveux en quatre et
des égoïstes. Je ne passe pas ma vie à me regarder penser et sentir.
Pardonnez-moi donc si je ne vous exprime qu'en gros et par des images ce
qui se passait en moi. Durant les courts instants où j'avais gagné, il
s'était fait dans tout mon être comme une subite invasion d'un enivrant
orgueil. Un sentiment exalté de ma personne me remuait, me soulevait.
J'ai ressenti une émotion analogue en nageant par une grosse mer. Cette
vaste houle mouvante qui vous menace, qui vous balance et que l'on
domine de sa force, oui, c'est bien le symbole exact de ce que fut le
jeu pour moi dans cette première période, celle du gain; car je gagnai
de nouveau dans les mêmes proportions que tout à l'heure, et puis de
nouveau encore. Je ne risquais de grosses sommes que sur ma main, et,
sur celle des autres, des enjeux insignifiants; mais, à chaque fois que
je touchais les cartes, ma veine était si insolente que c'était autour
de moi un silence d'abord, puis, quand j'abattais, comme un frémissement
d'admiration. Peut-être, sans cette admiration, aurais-je eu le courage
de ne pas continuer. Hélas! j'ai toujours eu un amour-propre de tous les
diables, qui m'a fait commettre cent sottises, et, avec mes cheveux
gris, il m'en fera sans doute commettre d'autres encore. Je le connais,
je m'en rends compte, et puis, va te promener, quand la galerie me
regarde, je ne peux pas supporter qu'on dise: Il a reculé. C'est sublime
d'être ainsi quand la scène se passe sur le pont d'Arcole; mais à une
table de baccarat, et devant le hasard d'une carte, c'est imbécile.
Pourtant cet orgueil d'enfant fut la cause qu'après m'être étalé dans ma
bonne chance, je ne voulus pas plier devant la mauvaise, quand je la
sentis approcher. Car je la sentis. Il vint une seconde où je compris
que j'allais perdre, et l'espèce de lucidité victorieuse qui m'avait
fait prendre les cartes avec une confiance absolue s'éclipsa tout d'un
coup. Il était dit que je traverserais dans une même séance toutes les
émotions que le jeu procure à ses dévots, car, après avoir connu
l'ivresse de la veine, j'ai connu la sèche et cuisante ivresse de la
guigne. Oui, c'en est une. Vous savez le mot célèbre: «Au jeu, après le
plaisir de gagner, il y a celui de perdre...» Je ne trouve pas d'autre
phrase pour vous expliquer cette espèce d'ardeur empoisonnée, ce mélange
d'espoir et de désespoir, de lâcheté et d'acharnement. On compte vaincre
la mauvaise fortune, et l'on est certain que l'on sera vaincu. On perd
la faculté de raisonner, et l'on joue des coups que l'on sait absurdes.
Et le gain file, les plaques d'abord, puis les jetons rouges, puis les
blancs, et l'on signe des bons nouveaux.--Après avoir eu, dix années
durant, la force de regarder aux six sous d'un tramway, comme moi, on
joue des cinq cents, des mille francs sans hésiter. Mais je vous
résumerai tout d'un mot: j'étais entré au cercle à onze heures, à deux
je tournais la clef de ma porte ayant perdu sur parole les trois mille
francs de mon crédit, et c'était, comme je vous l'ai dit, à peu près
tout ce que je possédais.»

--«Hé bien!» fis-je, «si vous n'êtes pas devenu joueur après cette
secousse-là, c'est que vous n'étiez pas doué. C'était à se perdre pour
jamais.»

--«Vous avez raison,» reprit Miraut. «Quand je me réveillai le lendemain
du sommeil accablé qui suit de pareilles sensations, la scène de la
veille ressuscita devant ma pensée, et je n'eus plus que deux idées:
celle de prendre ma revanche le soir même, et celle de combiner mes
paris d'après l'expérience que j'avais acquise. Je reconstituais
mentalement certains coups que j'avais perdus et que j'aurais dû gagner,
les uns en tirant, les autres en ne tirant pas à cinq. Tout à coup mes
yeux tombent sur l'enveloppe à l'adresse de Ladrat laissée la veille sur
la table. Un involontaire calcul s'accomplit en moi, qui me montre dans
le don de cet argent un sacrifice insensé. Quand j'aurais payé les trois
mille francs de ma dette, il ne me resterait presque rien. Pour me
refaire une mise qui me permît de retourner là-bas le soir,--et je
sentais que je ne pouvais pas ne pas y retourner,--il me fallait
emprunter au marchand de tableaux, brocanter quelques études. Je
ramasserais bien cinquante louis ainsi, et sur ces cinquante louis
j'allais en distraire dix pour ce paresseux, pour cet ivrogne, pour ce
menteur!--Car j'essayai de me démontrer à moi-même que sa lettre n'était
qu'un tissu de faussetés. Je la pris et je la relus. Son accent me
déchira de nouveau le coeur. Mais, non. Je ne voulus pas entendre cette
voix, et je me jetai à bas de mon lit pour écrire précipitamment un
billet de refus. Je le fis rapide et sec, afin de mettre l'irréparable
entre mon vieux camarade et ma pitié. Mon billet parti, j'en eus bien un
peu de honte et de remords; mais je m'étourdis de mon mieux à travers
les démarches que je dus faire. «D'ailleurs,» me disais-je pour achever
d'apaiser ma conscience, «si je gagne, je serai toujours à temps
d'envoyer la somme à Ladrat demain,--et je gagnerai.»

--«Et avez-vous gagné?» lui dis-je comme il se taisait.

--«Oui,» répondit-il d'une voix tout à fait altérée, «et plus de cinq
cents louis; mais, le lendemain, il était trop tard. Aussitôt après
avoir reçu mon billet de refus, Ladrat, qui ne m'avait pas menti, fut
saisi de la folie du désespoir. Sa compagne et lui prirent la fatale
résolution de s'asphyxier. On les trouva morts dans leur lit,--et c'est
moi, vous entendez bien, moi, qui fis forcer la porte. J'arrivais avec
les deux cents francs... Oui, c'était trop tard!... Voilà comment vous
vous rappelez avoir lu ce nom de Ladrat dans les journaux.
Comprenez-vous maintenant pourquoi la vue seule d'une carte me fait
horreur?»

--«Allons,» lui dis-je, «si vous lui aviez envoyé l'argent la veille, ça
l'aurait sauvé un mois, deux mois. Il serait retombé, le vice l'aurait
repris, et il aurait fini de même.»

--«C'est possible,» reprit le peintre; «mais, voyez-vous, dans la vie,
il ne faut jamais être la goutte d'eau qui fait déborder le vase.»


_Paris, février 1889._




V

Autre Joueur

_A HENRY RIDGWAY._

SOUVENIR DE NOËL


«Quoiqu'il fût ton cousin germain,» dis-je à Claude, après avoir lu le
télégramme qu'il venait de me tendre, «je suis sûr que tu ne pleureras
pas sa mort. Il s'est fait justice, et je n'attendais pas tant de lui.
Son suicide épargne à ton vieil oncle le scandale d'un affreux procès.
Mais quelle histoire!... Cette vieille femme assassinée, et pour lui
voler ses misérables économies. En être venu là, de dégradations en
dégradations, lui que nous avons connu si fier, si élégant!... Je le
vois encore, et son arrivée dans notre vieille ville de province,
lorsqu'il eut été nommé lieutenant d'artillerie. Nous le suivions à la
promenade avec tant d'orgueil naïf. Il avait vingt-sept ans, et toi et
moi à peine le tiers... Ah! malgré tout, pauvre, pauvre Lucien!»

--«La destinée est parfois bien étrange,» répondit mon compagnon. En
prononçant cette phrase d'un ton extrêmement sérieux et qui excluait
toute idée de banalité, il tisonnait le feu et y regardait... quoi?...
C'était le 24 décembre. Nous avions formé le projet d'une soirée au
théâtre, puis d'un souper dans un restaurant du boulevard. J'étais venu
à cette intention, et voici qu'au lieu de sortir, nous demeurions à
deviser. Le silence de la nuit d'hiver était infini autour de ce vieil
hôtel Saint-Euverte dont mon ami occupait toute l'aile droite.--«Oui,
bien étrange,» répéta-t-il, «et c'est une coïncidence à faire croire aux
causes occultes, que j'apprenne cette mort aujourd'hui, veille de Noël,
et à cette heure,» il regarda la pendule.--«Que penserais-tu,»
continua-t-il, «si je t'avouais qu'à de certains moments j'ai comme
l'hallucination que toute la responsabilité de la vie de Lucien pèse sur
moi? Le plus inexplicable des hasards a voulu que je fusse mêlé d'une
façon très mystérieuse, presque fantastique et pourtant très étroite, à
la première grosse faute de cette vie, à cette tricherie de jeu au
cercle Desaix, à Clermont, qui le fit chasser de la ville et le
contraignit de donner sa démission... Tu sais le reste, et comment il a
roulé depuis lors.»

--«Oui, je me souviens de tout cela,» repris-je à mon tour, «ton oncle
blanchit en quelques jours après cette histoire. Lorsqu'il passait sur
le cours, cet hiver-là, et que nous nous y promenions aussi, tu me
faisais éviter son côté, de peur de rencontrer ses yeux, tant il était
triste. Il descendait de sa maison par la rue qui tourne, là où se
dressait le mur de la fabrique d'eaux gazeuses. Je voudrais savoir si
les petits garçons d'aujourd'hui s'amusent encore à y chercher, comme
nous, dans le ruisseau, des morceaux de verre de couleur. En avons-nous
ramassé quand ta bonne Miette et ma bonne Mion causaient sur le banc qui
est à trois arbres de là!...»

--«Si je ne pouvais pas soutenir la mélancolie du regard de mon vieil
oncle,» continua Claude, «c'était pour des raisons plus fortes que tu ne
l'as jamais soupçonné. Ah! ce sont d'anciennes, de très anciennes
choses; j'ai eu si souvent la tentation de te les raconter alors, puis
je n'ai pas osé,» et, comme mon visage exprima sans doute une muette
curiosité, il s'accouda au bras de son fauteuil, le front sur sa main,
les yeux perdus, dans l'attitude de quelqu'un qui rassemble des
impressions lointaines: «Tu te rappelles,» fit-il, «la boutique du père
Commolet, le marchand de jouets?...»

--«Derrière la cathédrale, au bout de la rue des Notaires. On obliquait
à gauche et c'était une étroite, une longue ruelle, tout assombrie par
les arceaux gothiques. Nous l'appelions _la rue Froide_. Des gargouilles
surplombaient, avec des sculptures d'une laideur terrible. Il tombait de
là de longues cascades d'eau par les jours de pluie, et, par les jours
d'orage, aussitôt le coin passé, quel soufflet vous donnait le vent,
embusqué le long du chevet de la vieille église!»

--«Oui, mais tu te souviens que la devanture de la boutique de Commolet
illuminait pour tous les enfants de la ville ce coin sinistre. Il
jaillissait de cette boutique une source de tentations, intarissable. Il
y avait derrière ces vitres, toujours brouillées, d'idéales bergeries,
des troupeaux de boeufs et de moutons coloriés, rangés sur des prairies
factices, des forteresses défendues par des fantassins tout ronds, au
lieu que les soldats de plomb des autres marchands étaient plats. Les
cavaliers contre lesquels luttaient ces fantassins se démontaient de
leurs chevaux et ce simple détail les rendait vivants comme de
véritables dragons et des cuirassiers réels. Il y avait là aussi des
bateaux pontés avec des écoutilles, d'autres qui marchaient par la
vapeur, et de microscopiques canons de cuivre qui se chargeaient à
poudre. Moi, l'imperceptible trou percé dans leur culasse pour mettre le
feu à la poudre me poursuivait avec la fascination d'un regard.
Revois-tu, comme je fais, Commolet en train de se promener au milieu de
ces prestigieux objets, dans ce paradis surnaturel, et sa casquette de
drap jaunâtre à oreillières qui ne quittait jamais sa tête? Ce mince
personnage, avec une face grise en lame de couteau, son nez infini et
deux yeux d'un bleu pâle, me semblait un jouet de plus, quelque bizarre
et compliqué pantin, parmi les autres. Quand nous pouvions décider nos
bonnes à revenir du cours par cette rue, aujourd'hui démolie et qui
méritait bien son surnom, tu te rappelles que le coeur nous battait dès
l'apparition de l'église par-dessus les toits des maisons. Mais, cette
année-là, c'était en 1861, l'année où l'on te mit pensionnaire, j'étais
seul à faire cette route quand je revenais du collège, et il y avait à
cet ensorcelant étalage un objet qui effaçait pour moi tous les
autres,--un sabre de cuivre doré. Littéralement, ce sabre me remplissait
cette rue Froide d'un éclat de soleil. Comment j'en étais arrivé à un
désir frénétique de posséder ce jouet, cela ne t'étonnera pas, toi qui
sais l'ardeur de mon imagination d'alors et que j'ai vécu à l'état de
fièvre chaude jusqu'à ma quinzième année. L'or de ce fourreau fulgurait
pour moi dans cette ruelle grise; il éclaboussait de rayons les teintes
sombres des pierres. Le ceinturon était de cuir rouge, la poignée
incrustée de nacre. Boucler ce cuir rouge autour de ma taille, manier la
nacre de cette poignée, tirer cette lame de ce fourreau damasquiné,
constituait pour ma tête de neuf ans un de ces rêves de félicité, si
violemment caressés qu'ils deviennent invraisemblables. Hélas! le sabre
d'or coûtait vingt-quatre francs. Ma soeur Blanche, qui me donnait
toujours des livres, m'avait bien dit: «Si tu arrives à avoir dix francs
d'économie, je te compléterai la somme.» Économiser ces dix francs sur
nos chétives semaines d'écolier, tu sais si nous le pouvions. Ma seule
chance était qu'à Noël de cette année, mon oncle m'octroyât, comme cela
lui était arrivé une fois déjà, une petite pièce; mais lui aussi était
pour les livres. Mon espoir était donc bien faible, et cette faiblesse
augmentait encore l'ardeur de ma convoitise.»

--«Ce que je t'en ai connu de ces émotions-là, mon pauvre Claude,»
interrompis-je; «mais je ne savais pas l'histoire du sabre. Je t'ai vu
en revanche amoureux, je ne peux pas employer un autre mot, d'un
horrible petit diadème de madone, tout garni de pierreries fausses, qui
rutilait chez un marchand d'objets religieux, et tu rêvais d'en
couronner Aline Verrier, la jolie et blonde Aline, qui jouait aux
épingles avec nous chez ta soeur quand j'allais y goûter.»

--«Était-il si horrible que cela?» fit-il en hochant la tête. «Je le
vois, pour ma part, aussi beau que le diadème de la reine Constance
qu'on montre à Palerme, dans le trésor!... Mais, puisque tu n'as pas
oublié la rage de mes fantaisies, tu comprendras mieux le drame moral
qui se joua en moi durant cette nuit de Noël d'il y a vingt ans. Ma
soeur Blanche était souffrante comme toujours, elle avait eu dans la
journée une migraine si forte qu'elle avait dû se coucher. Mon
beau-frère, qui prévoyait la catastrophe prochaine, ne la quittait plus
et tous les deux avaient consenti à ce que j'allasse dîner chez mon
oncle. «Il faut pourtant bien qu'il s'amuse un peu,» disait-elle en
caressant mes boucles avec sa main maigre, dont la moiteur froide me
faisait une si saisissante impression. Elle ne devinait pas, chère
soeur, que sa chambre de malade, si tiède et si calme, était l'endroit
où je me plaisais le mieux du monde. Tu sais comme depuis la mort de
notre père et de notre mère elle avait été bonne pour moi, et, si elle
avait vécu, que j'aurais été autre!... Cette chambre, tu t'en souviens,
donnait sur la place d'Armes. Par les fenêtres, on voyait la statue d'un
maréchal du premier Empire, en grand costume et le bras tendu pour
donner un ordre. N'ayant d'autre ami que toi qui ne pouvais pas venir
chez nous parce que l'on craignait notre bruit pour ma soeur, cette
pièce tendue de bleu, où je jouais seul et silencieusement durant des
heures, s'animait et se métamorphosait au gré de mon caprice. Les
meubles devenaient des personnes auxquelles je prêtais des gestes, des
discours, des intentions, des actes. Une des chaises était toi, une
autre Aline. Je me livrais, en votre compagnie, à des jeux imaginaires,
tandis que Blanche lisait, couchée sur sa chaise longue, auprès du feu,
avec son pauvre visage d'une poitrinaire de vingt-cinq ans. Elle était
mon aînée de tout cela. Par les fenêtres closes, arrivaient les cris des
gamins de la rue en train de jouer autour du bronze du soldat célèbre...
Je n'aimais donc pas beaucoup à sortir, et cependant, par ce soir de
Noël, l'idée de dîner chez l'oncle Gaspard Larcher me souriait.
N'avais-je pas la secrète espérance qu'il me donnerait une piécette
d'or, de la couleur du sabre qui miroitait à la devanture connue?
«_Ch'est que ch'est un richeu chouchou..._» J'entendais d'avance
l'accent auvergnat du père Commolet et je le voyais approcher du
fourreau convoité sa main cordée de rides. A cette seule image, j'étais
presque obligé de fermer les yeux.»

--«Oui, c'est bien sa phrase,» dis-je en riant, «et quand il débattait
la vente avec son «_à che prix ch'est donné_!...» Mais pardon de te
couper ton récit et arrivons chez l'oncle Gaspard. Qu'y avait-il là?»

--«Tous nos morts,» répondit-il avec une mélancolie qui était aussi la
mienne, car notre passé d'enfants fut si commun. «Vois-tu la salle à
manger avec son dressoir et son meuble en bois tourné? Mon oncle
présidait, très maigre et très grand, le front bien pris dans ses
cheveux demeurés noirs, au petit doigt la large émeraude verte que nous
lui enviions tant, en redingote marron. Si je m'étais baissé, moi qui
étais tout à côté de lui, pour ramasser ma fourchette ou mon couteau,
j'aurais pu voir ses pieds cambrés dans ces fameuses bottes qu'il ne
quittait jamais, habitude à laquelle il prétendait devoir une exemption
absolue de rhumes et de douleurs. Ma tante Laure se tenait en face de
lui, avec ses mitaines noires et les deux anglaises grises qui, sous son
bonnet à rubans lilas, pendaient le long de son visage tout plissé,
passé et lassé, qu'éclairaient ses doux yeux noirs. Il y avait là aussi
M. Optat Viple, l'ancien inspecteur, qui était représenté dans nos
albums de famille par une photographie dans laquelle il regardait une
fleur posée sur son chapeau. Il avait colorié la fleur lui-même, en
rouge dans l'album de tes parents, en blanc dans le nôtre,--et c'était
la même fleur! ce qui nous causait un étonnement jamais dissipé. Il y
avait Mme Alexis, Greslou l'ingénieur, le capitaine Hippolyte Morin, le
vieux M. Largeyx, Mlle Élisa, mon autre tante Claudia, venue de
Saint-Saturnin pour les fêtes. C'est la seule de tous les convives qui
soit encore de ce monde avec l'oncle Gaspard et moi-même. Il y avait mon
cousin surtout, qui fut durant le repas singulièrement capricieux,
tantôt taciturne, tantôt rieur et buveur. Quoiqu'il ne fût pas en
uniforme, son visage martial révélait du coup l'officier. Depuis lors et
à distance, j'ai compris qu'il flottait dans ses yeux bruns quelque
chose d'ambigu et aussi que les coins de sa bouche, qui tombaient un
peu, révélaient un fond de crapule. Tu comprendras tout à l'heure
pourquoi le sujet de la causerie m'est demeuré présent à la mémoire.
J'étais, à table, le seul enfant, et trop petit pour qu'on prît garde si
je comprenais ou non les discours échangés. On parlait des
pressentiments et, à ce propos, des superstitions, au sujet du maréchal
dont la statue se dressait sur la place d'Armes, devant la maison de ma
mère. A Eylau, et avant de lancer ses dragons à la charge, cet homme si
brave avait reculé deux fois, comme s'il eût vu la mort face à face. Il
avait cravaché son cheval alors avec emportement et dit à l'officier le
plus proche: «Je suis comme mon pauvre Desaix, aujourd'hui, je sens que
les boulets ne me connaissent plus.» Cinq minutes plus tard il tombait,
frappé en pleine poitrine. Cette anecdote servit de point de départ à
vingt autres. Mme Alexis raconta qu'ayant vu en rêve le facteur entrer
et lui remettre une lettre funèbre, la lettre lui avait été, en effet,
donnée le lendemain dans des circonstances identiques. Le capitaine
avait entendu distinctement la voix d'un de ses amis l'appeler; à cette
même heure cet ami, qu'il ne savait pas malade, se mourait. M. Largeyx,
qui devait se mettre en voyage, avait été supplié par sa femme de ne
point partir, et ce conseil lui avait sans doute sauvé la vie, car le
train qu'il voulait prendre avait déraillé. De telles histoires se
répètent dans toutes les conversations de ce genre, toujours analogues,
toujours affirmées avec une pareille bonne foi, et toujours impossibles
à vérifier, tant notre besoin de merveilleux donne aisément le coup de
pouce à nos souvenirs. Mon oncle et M. Viple écoutaient ces propos avec
le sourire d'incrédulité que tu devines. C'étaient deux vieux diables,
nés sous l'Empereur et grandis dans la philosophie du dix-huitième
siècle. Ils avaient beaucoup fréquenté un interne de Dupuytren dans leur
première jeunesse, et leur réponse, lorsqu'on leur parlait du
Surnaturel, était cette simple phrase qu'ils prononçaient en se
regardant: «Ils n'ont donc jamais vu disséquer?» Ils furent, ce soir-là,
comme d'ordinaire, parfaitement incrédules et ironiques, et clignant des
yeux pour faire tour à tour parler les convives.--«Et vous, Lucien?»
interrogea M. Viple à un moment.--«Moi,» fit le jeune homme, «je n'ai
pas vu disséquer, comme vous dites, mais j'ai mes superstitions; je me
suis battu et je crois aux pressentiments; j'ai joué et vu jouer et je
crois aux fétiches.»

--«Jurerais-tu qu'il eût tort,» fis-je en riant, «toi qui ne pouvais
plus passer une fois au baccarat, aussitôt que Molan te regardait
jouer?...»

--«Que savons-nous, en effet, de ce que nous appelons le hasard?» dit
Claude. «Mais, sur le moment, ce ne fut pas l'idée qui me frappa, ce fut
le mot. A cette époque, les termes inconnus et à demi compréhensibles
exerçaient sur moi un véritable ensorcellement. Quel frisson firent
courir en moi ces deux syllabes jusqu'alors inentendues: fétiche, je
renoncerais à l'expliquer devant quelqu'un qui ne serait pas toi. A
quelques phrases de mon cousin, je devinai à peu près, comme un enfant
en est capable, ce que le terme signifiait, et je m'amusai à me répéter
ce mot: fétiche, une fois sorti de table et rentré au salon. J'étais
assis comme d'habitude sur cette petite chaise très basse que tu aimais
aussi, dans le dossier de laquelle une sculpture en bois configurait la
fable du _Renard et de la Cigogne_; messire Renard, accroupi et le
museau dressé, regardait dame Cigogne fouiller de son long bec un vase à
col étroit. Tout dans cette pièce, en ce moment éclairée par les quatre
hautes lampes, s'accordait si bien à la physionomie des personnes
rassemblées là pour y prononcer les mêmes discours parmi les mêmes
meubles du plus pur style Empire,--les meubles de mon grand-père, le
vieux notaire et le voltairien. Son portrait, appendu à la muraille,
ressemblait à mon oncle avec une exactitude extraordinaire. «C'était un
bon homme, mais un païen,» me répétait souvent ma tante; autre mot qui
me laissait rêveur. Il avait eu mon oncle très jeune et mon père très
vieux. Je songeais qu'il avait connu, lui, le maréchal, notre
compatriote, et dans ma tête, que le sommeil gagnait, toutes les phrases
écoutées se mélangeaient étrangement au souvenir de ce que je savais de
cet aïeul au portrait énigmatique. Tout cela ne m'empêchait pas d'être
profondément anxieux à l'endroit du cadeau que me ferait mon oncle, et
lorsqu'on annonça, vers neuf heures, que ma bonne m'attendait, ce fut le
coeur battant que je présentai ma joue à l'accolade de toutes les
vieilles gens pour finir par cet oncle Gaspard qui tira de sa poche un
petit volume enveloppé d'un papier de soie.--«Tu l'ouvriras à la
maison,» me dit-il. C'était cet adorable livre sur les papillons, tout
illustré de dessins coloriés, qui nous servit de prétexte durant les
vacances à torturer tant de ces délicats insectes, pour les comparer aux
planches du recueil. Mais en recevant ce présent, et tandis que je
disais merci, ma déception était grande. Ah! que j'eusse mieux aimé de
quoi augmenter le trésor enfermé dans ma tirelire, pareille à la tienne,
une pomme de grès teintée en vert que je secouais une fois par jour au
moins pour entendre le bruit de mes gros sous. Le rêve du sabre doré
dormait dans cette tirelire et il me fallait l'y laisser! Que devins-je,
lorsque mon cousin me dit: «Moi aussi, je veux te faire mon cadeau;
suis-moi dans ma chambre.» Il m'emmena, et cherchant dans son
porte-monnaie deux pièces, une blanche et une jaune: «Voilà qui est pour
toi,» fit-il en me montrant celle d'argent qui valait quarante sous;
«quant à celle-ci,» ajouta-t-il en me montrant la jaune qui valait,
elle, les dix francs, mes dix francs, «regarde-la bien, c'est elle qui
va me servir de fétiche. Il faut que j'aie la veine au jeu, ce soir, tu
m'entends?... Tu la donneras au premier pauvre que tu vas rencontrer
d'ici à la maison. N'y manque pas, sinon tu me porteras une guigne
noire.» J'entends encore ces mots, qui étaient fort obscurs pour moi, de
par delà ces vingt années. Je pris les deux pièces dans ma main déjà
gantée de son gros gant de laine tricotée, je promis à mon cousin
d'exécuter fidèlement sa commission, et il me remit aux soins de Miette,
qui, sa cape brune sur la tête, ses galoches aux pieds, sa lanterne à la
main, m'attendait au bas du grand escalier.»

--«Voilà un vrai trait de joueur,» l'interrompis-je. «C'est comme en
Italie, où l'on fait tirer les numéros du _lotto_, le samedi, par un
petit garçon, vêtu de blanc pour la circonstance...»

--«Il était tombé beaucoup de neige la veille,» continua Claude, sans
relever mon exclamation, «en sorte que, pour ne pas glisser, nous
marchions très lentement par les rues silencieuses. Miette me tenait la
main gauche, et avec les doigts de ma main droite je serrais fortement
les deux pièces que je sentais de grandeur très inégale. Les boutiques
étaient presque toutes fermées, mais à la plupart des fenêtres on voyait
de la lumière. Pour rentrer à la maison, nous devions contourner le
chevet de la cathédrale et passer précisément devant le magasin du père
Commolet. Ma bonne, que nous appelions la Fourmi, c'est toi qui l'avais
baptisée, parce que tu lui trouvais une inexprimable ressemblance avec
cet industrieux animal, ne causait guère, et moi je regardais ce coin de
la vieille ville qui formait à cette heure un paysage singulier. Les
sveltes arceaux se détachaient en noir sous la couche de neige blanche
qui les recouvrait. Le ciel étincelait d'étoiles et la maison de
Commolet montait, droite, close et sombre. L'image du jouet rêvé
flamboya soudain devant moi avec plus d'intensité que jamais, et je
songeai qu'il serait à moi, si la pièce d'or que je sentais si mince
sous ma main m'appartenait. A peine ces deux idées furent-elles entrées
à la fois dans mon esprit qu'elles se lièrent d'elles-mêmes. Si la pièce
d'or m'appartenait? Mais, si je veux, elle m'appartient. Qui m'empêche
de donner au premier pauvre, non pas celle-là, mais l'autre? Qui le
verra? Si j'avais dit tout cela au cousin, c'est à moi qu'il aurait
donné les dix francs. C'est un si bon, un si excellent garçon... J'en
étais là de mes réflexions quand nous passâmes sous les fenêtres du
cercle dont mon cousin faisait partie lorsqu'il était chez mon oncle.
J'avais entendu ma soeur dire un jour qu'on jouait là «un jeu d'enfer.»
Cette expression me revint et avec elle la vision subite de l'enfer, en
effet, dont l'abbé Martel, tu te souviens encore, nous faisait en chaire
des descriptions terribles. «Si je prends ces dix francs,» me dis-je
tout d'un coup, «c'est un vol; or le vol est un péché mortel.» Je me vis
damné. Je lâchai aussitôt la petite pièce d'or pour ne plus manier que
la grande. «Je donnerai les dix francs au premier pauvre,» pensai-je;
«mais s'il ne s'en rencontre pas?» Je n'en avais pas vu un seul depuis
la maison de mon oncle. «Hé bien, s'il ne s'en rencontre pas, je le
dirai demain à mon cousin, et il ne me reprendra pas la pièce.» Je
raisonnais ainsi, mais je savais trop que mon raisonnement était un
mensonge. Nous devions passer devant le portail de la chapelle des
Capucins. C'était le rendez-vous ordinaire des mendiants et, par cette
veille de Noël, ils seraient là tous qui attendraient l'arrivée des
fidèles à la messe de minuit. C'était un des coins de notre ville que
nous connaissions le mieux, car là se tenait la mère Girard, la
marchande qui nous vendait des pommes en automne, en hiver des sucres
d'orge, et des cerises au printemps, attachées par du fil à un petit
bâton. L'angle de ce portail, à droite, servait de niche à un aveugle
dans le masque flétri duquel s'ouvraient des yeux blancs à demi cachés
par des paupières sanguinolentes. Ne l'aperçois-tu pas, remuant la tête,
tout droit et sec dans sa blouse bleue? Il tenait par une chaîne
rouillée un caniche d'un blanc sale et tendait aux passants, en guise de
sébile, l'intérieur d'un chapeau de feutre noir, privé de sa coiffe? Je
n'étais pas arrivé à dix pas de la chapelle que j'entendais sa plainte:
«La charité, bonnes gens...» A peine la voix eut-elle frappé mon oreille
que de nouveau la tentation de m'attribuer la pièce d'or se présenta
devant ma pensée, irrésistible cette fois. Aucune autre idée n'eut le
loisir de paraître et de chasser celle-là qui me fit, machinalement,
quitter la main de ma bonne et déposer dans le chapeau de l'aveugle...»

--«La pièce d'argent?» lui demandai-je comme il hésitait.

--«Oui,» fit-il avec un soupir, «la pièce d'argent. La chapelle des
Capucins était dépassée, le trottoir de la place du Taureau longé, le
coude de l'impasse de l'Hôpital tourné. Nous étions devant notre maison.
Un étrange calme avait succédé en moi à ma première agitation. Le simple
fait de la faute commise, et irréparablement, m'avait tiré de
l'incertitude, et, du coup, apaisé pour quelques instants. J'ai compris
depuis, par le souvenir de ces minutes-là, pourquoi la plupart des
criminels, aussitôt l'action exécutée, entrent dans une période de repos
intime qui leur permet quelquefois de dormir à la place même où ils ont
tué. Cependant, la mystérieuse voix intérieure qui nous dit: «c'est
mal,» commença de s'éveiller en moi lorsque je me trouvai devant ma
soeur. Je n'avais jamais eu, depuis deux ans que j'étais chez elle, une
pensée qu'elle ne connût, et, dans mon existence d'enfant sage, mon seul
méfait sérieux avait consisté à faire, l'année d'auparavant et malgré sa
défense, une cueillette des plus belles fleurs de notre jardin. Je les
avais plantées par la tige dans ma petite brouette, au préalable remplie
de terre, afin d'avoir un jardinet à moi. Surpris par un domestique,
j'avais pris la brouette entre mes bras, escaladé l'escalier quatre à
quatre, jeté le tout, sable et fleurs, dans une armoire à charbon située
au fond d'un corridor, et je n'avais plus osé passer là qu'en tremblant,
quoique personne ne me parlât jamais de cette équipée. Mais, à deux ou
trois reprises, ma soeur Blanche m'avait regardé si singulièrement,
qu'un jour je fondis tout à coup en larmes, et j'avouai mon forfait.
Elle me boucla les cheveux avec les doigts, comme c'était son habitude
quand elle me gardait auprès d'elle un peu longtemps, et elle me dit,
avec un sourire: «Est-ce que tu crois que tu pourras jamais rien me
cacher?» Allait-elle voir dans mes yeux que j'avais cette fois une faute
à cacher, plus grave que ma première peccadille,--elle ou mon
beau-frère, le médecin, cet homme si sérieux dont les silences m'avaient
toujours un peu gêné? Mais non, soit que Blanche se sentît plus
souffrante encore que d'habitude, et mon beau-frère plus préoccupé, soit
qu'avec l'âge j'eusse fait quelques progrès dans l'art de l'hypocrisie,
ils se contentèrent, ce soir-là, de me questionner sur mon oncle et ma
tante, feuilletèrent mon livre et me renvoyèrent dans ma chambre. Mon
premier soin, tandis que Miette allumait les bougies et qu'elle avivait
la flamme du foyer, fut de rouler la pièce d'or dans mon mouchoir. Je la
glissai sous mon oreiller, afin qu'en me déshabillant la brave fille ne
pût s'apercevoir de rien. Elle me dévêtit comme chaque soir, me fit
mettre à genoux au pied de mon lit pour dire ma prière, et posa
elle-même mon soulier au coin de la cheminée, tout prêt pour recevoir le
cadeau de Noël. Le vent s'était levé. Il commençait de souffler autour
de la place d'Armes, avec ce frémissement que nous avons tant de fois
écouté ensemble. Pourquoi Miette, qui ne prononçait pas vingt paroles
par heure, me dit-elle tout à coup: «Les pauvres gens, qui sont sans
abri par une nuit pareille!...» En parlant ainsi, elle retirait de ma
couchette la bassinoire de cuivre. A travers le couvercle je voyais la
braise rougeoyer. Mes rideaux baissés, ma couverture préparée, la flamme
claire de ma cheminée, tout dans ma petite chambre exprimait la douceur
de l'existence que je menais à cette époque auprès de ma chère Blanche.
Ce n'était pas la première fois que la sensation de la sécurité
profonde, rendue comme perceptible par l'aspect de ces objets familiers,
m'engourdissait délicieusement le coeur; mais, tandis que je me coulais
entre mes draps chauffés, voici qu'au lieu de me fixer dans cette
sensation, je laissai mon esprit évoquer, par contraste, l'image de
l'aveugle debout sous le portail et fouetté par la bise: «La charité,
bonnes gens...,» disait sa voix. «C'est égal,» songeai-je tout à coup,
«j'ai volé ce pauvre homme..., volé, volé...» Je me répétai ces syllabes
à plusieurs reprises. Ma bonne avait soufflé la lumière et quitté la
chambre, que la flambée dernière des bûches croulantes éclairait
fantastiquement. Je dépliai mon mouchoir et je pris la piécette d'or
dans ma main pour chasser, par cette impression, le sentiment de honte
qui venait de me faire monter le sang au visage, quoique je fusse tout
seul et que personne ne pût me voir. Oui, _elle_ était là, je la tenais,
et avec elle, c'était comme si j'eusse tenu le jouet tant convoité. Pas
tout à fait cependant. Il faudrait d'abord expliquer à ma soeur comment
ces dix francs étaient en ma possession. Lui raconter que mon oncle me
les avait donnés? Impossible. Elle lui en parlerait. Il dirait que non,
et je serais perdu. Attendre quelques semaines et soutenir que c'était
le résultat de mes économies? Je comptai sur les doigts de ma main
demeurée libre, il fallait plus d'une demi-année pour que cette fable
devînt vraisemblable, et d'ici là le sabre serait peut-être vendu. Bah,
étais-je simple de ne pas avoir songé tout de suite au plus sûr moyen?
Une après-midi que je sortirais avec ma bonne, je cacherais les dix
francs dans le creux de ma main, et, à un moment de la promenade,
j'aurais tout uniment l'air d'avoir ramassé la pièce par terre. J'étais
minutieux et j'observais beaucoup. J'avais, plusieurs fois déjà, trouvé
ainsi quelques petits objets. La pièce d'or serait une trouvaille de
plus... Oui, c'était là un plan raisonnable, je m'y arrêtai, et je me
retournai sur le côté droit pour dormir. Je ne pus pas. Je me vis en
présence de ma soeur, et lui débitant ce mensonge. Je sentais d'avance
que les joues me brûleraient et que tout en moi crierait,--quoi? Mon
vol. Oui, un vol. Car voler, c'est prendre ce qui n'est pas à nous, et
cette pièce n'était pas à moi. Elle était au premier pauvre rencontré
sur mon chemin, et ce pauvre était l'aveugle des Capucins. Je l'entendis
soudain qui me disait de sa même voix traînante: «Voleur..., voleur...»
J'étais un voleur. Cela me causa une contraction au coeur presque
insupportable. Un voleur, mais cela me représentait un comble
d'abjection! Un voleur, comme les deux hommes que nous avions vus
traverser la place, un soir d'été, entre des gendarmes, en haillons, la
face souillée de poussière et de sueur, l'oeil farouche, les mains liées
avec des chaînettes!»

--«Ton cousin était pourtant avec nous, ce jour-là,» m'écriai-je.

--«Hé bien!» dit Claude, «cette image de honte m'envahit, m'oppressa,
m'écrasa, et avec elle un si intense dégoût de mon action, qu'ayant
pensé au sabre doré, j'aperçus nettement que je n'aurais plus aucun
plaisir à le porter. Je m'imaginai l'avoir au côté. Toi ou un autre,
vous m'en faisiez des compliments. De quel front les recevrais-je? Je
tirai mon bras du lit et je posai la piécette volée sur ma table de
nuit. Elle me semblait brûlante maintenant.--«Non,» me dis-je, «non, je
ne la garderai pas. Je la jetterai demain ou je la donnerai à quelque
autre mendiant.» Cette résolution prise, je fis un signe de la croix et
je dis un _Ave_ pour m'y confirmer. Dans l'ombre, je cachai simplement
la maudite pièce au fond du tiroir de ma table de nuit, et j'essayai de
dormir. Mais ces troubles m'avaient donné une sorte de fièvre. Mes idées
étaient en éveil. Je n'avais jamais pensé aussi vite. Les phrases
entendues chez mon oncle se mirent à tourbillonner en moi. La
conversation sur les pressentiments et les influences occultes reparut
dans mon esprit, et avec elle l'image de mon cousin Lucien. «Celle-ci,»
avait-il dit, «regarde-la bien, c'est mon fétiche.» L'étrange impression
de mystère que ce mot m'avait infligée déjà se ranima, et je raisonnai
sur elle. En ne remettant pas la pièce d'or à l'aveugle, je n'avais pas
seulement commis un vol, j'avais manqué à ma promesse envers Lucien. Je
lui avais peut-être porté malheur. C'était une formule qui avait passé
et repassé dans la causerie. J'aperçus alors, en pensée, et presque avec
l'exactitude d'une hallucination, mon cousin qui sortait de chez lui et
suivait le chemin que j'avais suivi. Sa jambe gauche traînait un peu. Le
col de loutre de son pardessus était relevé, son gant fourré maniait sa
canne à épée, une canne droite qu'il suffisait de lancer en avant d'un
petit mouvement sec pour qu'il en jaillît cinq pouces d'acier aigu. Je
l'entendais siffler son air favori de cette année-là: «Je suis le
major...» Il contournait le chevet de la cathédrale, il montait au
cercle... Là mes images se brouillaient. Je n'avais jamais vu de salle
de jeu que sur la couverture d'un de nos livres.»

--«Place des Petits-Arbres, à la devanture du père Duchier?»

--«Précisément. Tu te souviens comme la gravure était effrayante. Elle
représentait un amoncellement, sur une table, de billets de banque et de
louis que plusieurs personnes se partageaient avec fureur, tandis que,
dans un coin, un jeune homme appuyait sur sa tempe le canon d'un
pistolet. J'étais incapable, en ce moment, de lutter contre cette
vision. Pour les enfants comme plus tard pour les amoureux, ce qui est
conçu comme possible est admis aussitôt comme réel. Je me tournai et me
retournai dans mon lit en proie à une anxiété si forte que je finis par
me relever sur mon séant. J'allumai ma bougie et je regardai ma montre.
Il n'y avait pas plus d'une heure que j'étais couché. Je réfléchis. «Il
ne faut pas que _cela_ arrive,» dis-je tout haut, et ma propre voix me
fit peur. Quoi, cela? Je n'aurais pas pu répondre, mais je me trouvais
accablé par l'attente de quelque épouvantable malheur. «Ce sera un
pressentiment,» songeai-je, et je me rappelai la mort du maréchal dont
j'avais tant regardé le profil héroïque. Ce souvenir d'un fait vrai
donna un caractère de réalité absolue à mes appréhensions. J'étais
bouleversé comme si la chose redoutée était là, présente et vivante.
«Mais qu'y faire? qu'y faire?» me répétai-je avec désespoir. A la
lumière de la bougie, je regardai la pièce d'or pour la première fois.
Elle était à l'effigie de la République de 1848 et marquée d'une croix,
que le joueur s'était sans doute amusé à tracer avec la pointe d'un
canif. Dans l'état d'énervement où je me trouvais, ce signe cabalistique
me frappa soudain d'une terreur superstitieuse dont, à cette minute, je
retrouve encore l'impression. Probablement cette image me suggéra celle
de la chapelle. Je revis le caniche et sa chaînette, les paupières de
l'aveugle, le chapeau tendu, et alors une idée s'imposa, irrésistible.
Il fallait à tout prix réparer ce que j'avais fait, et cette nuit même.
Il le _fallait_, et pour cela retourner à la chapelle, et remettre la
pièce d'or dans le chapeau du pauvre... Résolution folle, et cependant
réalisable. Je ne pensai pas une minute à charger ma bonne de cette
commission. J'aurais dû m'expliquer, et j'eusse préféré la mort... Mon
beau-frère et ma soeur étaient couchés, nos domestiques attendaient dans
la cuisine le moment d'aller à la messe de minuit. Elle était au
rez-de-chaussée, cette cuisine, et sur le devant. A l'autre bout du
corridor, et faisant face à l'entrée, se trouvait la porte du jardin,
fermée au loquet. Le jardin lui-même communiquait avec la rue par une
porte basse dont la clef était pendue sous le hangar. Il m'était donc
aisé d'exécuter une évasion, pourvu que je ne fisse aucun bruit. En un
quart d'heure j'allais et je revenais. Et si j'étais surpris? Bon, je
dirai que j'ai voulu entendre la messe de minuit. Je serai terriblement
grondé. Mais un sentiment de justice, commun aux enfants et aux animaux,
me faisait accepter, sans trop de révolte, la crainte d'un châtiment si
mérité pour ma vilaine action. D'ailleurs il me suffisait d'apercevoir
la possibilité de réparer ma faute pour que cela devînt, à mes yeux, une
nécessité impérative. L'angoisse avait été trop forte, le soulagement
était trop certain. Me voici donc me glissant à bas de mon lit,
reprenant un à un mes vêtements que Miette avait posés sur la chaise,
mes deux souliers, au risque de n'avoir pas de cadeau de Noël si le
petit Jésus descendait par la cheminée durant mon absence, rampant
l'escalier avec un battement affolé du coeur à la moindre crépitation,
ouvrant la porte du jardin dont le grincement faillit me faire tomber
sans connaissance... Encore une minute, et j'étais dans la rue, tout
seul, pour la première fois de ma vie, à près d'onze heures du soir...
Tu sais combien j'étais alors susceptible de frayeur, grâce à la
nervosité maladive qui nous était commune à ma pauvre soeur et à moi.
Laquelle n'avais-je pas subie de toutes les paniques dont les enfants
sont victimes? Êtres et idées m'avaient également hanté. J'avais eu peur
de l'homme caché sous le lit et qui va vous saisir par la jambe, peur de
la léthargie qui va permettre qu'on vous enterre vivant, peur des
revenants et peur des démons, peur des voleurs et peur des fées, que
sais-je? Mais, à ce moment-là, et tandis que je trottais sur la neige
par les rues désertes, l'idée fixe me rendait insensible à mes
préoccupations habituelles. J'allais, courant sur le tapis glissant et
glacé, la maudite pièce serrée dans la main, mon chapeau baissé sur mes
yeux, et préoccupé seulement d'arriver vite. Ah! je vivrais bien vieux
que je n'oublierai jamais l'immense désespoir dont je fus pris au
tournant de l'hôpital. Je fais un faux pas, le pied me manque, je tombe
sur la neige, et, dans ma chute, la pièce d'or m'échappe des doigts;
vainement je gratte cette neige avec mes ongles, vainement je sanglote
en fouillant tout autour. Onze heures sonnent dans le clocher de
l'hôpital. Il me faut rentrer les mains vides, le coeur bourrelé des
plus invincibles remords. Du moins, un dernier malheur me fut évité, je
pus revenir sans être surpris...»

                   *       *       *       *       *

--«Et la suite?» insistai-je comme il se taisait.

--«Tu la connais trop,» répondit-il, «ce fut cette nuit même que Lucien,
au cercle, ayant perdu au baccarat une somme pour lui énorme, perdit la
tête et tricha. Ce fut la moins savante des tricheries, celle qui
s'appelle en argot de joueurs la _poussette_, et qui consiste à pousser
en avant un billet de banque, posé à cheval sur la ligne du tableau,
quand le tableau gagne, et à le retirer quand il perd. Lucien fut pris,
exécuté... Que te dire? Je sais tout ce que tu pourras répondre, et que
le hasard d'une coïncidence a tout fait, et que mon cousin n'en était
sans doute pas à son premier coup, et que la passion du jeu suffit à
perdre un homme. Pourquoi cependant n'ai-je jamais pu détruire
entièrement le remords de cette unique improbité de mon enfance, qui m'a
rendu honnête homme pour le reste de ma vie? Et pourquoi cette veillée
de Noël si heureuse et gaie pour tous, n'a-t-elle jamais pu être pour
moi que le plus mélancolique, le plus déprimant des anniversaires?»

--«Alors,» lui dis-je après un nouveau silence, «notre réveillon de
cette nuit, tu n'y tiens pas beaucoup?...

--«Et toi?» fit-il.

--«Après ton histoire, plus du tout,» lui répondis-je. «Donne-moi du thé
et parlons encore de l'Auvergne, de nos courses dans la montagne, cette
fois, pour chasser un peu ce triste souvenir...»

                   *       *       *       *       *

Et il fallait qu'il fût bien triste en effet, car cette conversation sur
notre enfance, qui avait le privilège de le distraire dans ses plus
mauvais moments, ne réussit pas à chasser le nuage que ce souvenir avait
amassé sur son front, et, comme la superstition est contagieuse! j'ai
beau moi-même me démontrer qu'il n'y a là qu'un scrupule maladif, je
n'arrive non plus à me convaincre tout à fait qu'il n'a pas été un peu
la cause du malheur de Lucien!


_Paris, décembre 1884._




VI

Jacques Molan

_A FERDINAND DE GIORGI._


Ce soir-là, Thérèse de Sauve était cruellement triste. C'était dans la
semaine qui suivit sa première rupture avec Hubert Liauran. Elle avait
trompé ce garçon qu'elle adorait,--entraînée par un caprice de
sensualité qu'elle ne comprenait plus elle-même. Par suite de quelles
indiscrétions Hubert avait-il soupçonné cette aventure? Elle ne le
savait pas. Mais il l'avait soupçonnée, et elle la lui avait avouée, en
proie à un de ces délires de sincérité, comme en ont les femmes
véritablement éprises. Maintenant tout était fini entre eux. Elle le
croyait du moins, et elle en était désespérée. Sous le prétexte d'une
migraine, elle avait laissé son mari se rendre sans elle à un dîner où
ils étaient priés, et, demeurée seule, elle vaquait à cette mélancolique
occupation de reprendre une par une les lettres qu'elle gardait de son
cher, de son pauvre ami. Par quelle étrange association d'idées ce passé
tout vivant et encore tout saignant la fit-il songer à un autre passé,
mort celui-là, et à son intrigue avec le célèbre romancier Jacques
Molan, qui avait précédé de deux années cette passion pour Hubert? Ah!
si ce dernier, qui, lui aussi à cette même heure, agonisait de désespoir
parmi ses souvenirs, avait pu voir cette maîtresse, qu'il savait
pourtant infidèle, chercher ce qu'elle cherchait parmi ses papiers!
Hélas! Nous avons beau fouiller et fouiller dans le coeur d'une femme
que nous aimons, il y a toujours un secret à y découvrir après un autre,
et le plus cruel de ces secrets est encore celui-ci, qu'en nous disant
après toutes ces hontes qu'elle nous aime, elle ne nous ment pas. Car en
bouleversant le tiroir où elle était sûre de retrouver le seul souvenir
qu'elle eût conservé de Jacques, la malheureuse ne pensait qu'à Liauran!
C'était, ce souvenir, une espèce de nouvelle autobiographique composé
«pour elle seule,» comme il était écrit sur la feuille de garde,--ce qui
n'avait pas empêché l'écrivain de la publier, en changeant seulement les
noms, dans un recueil vendu à vingt-cinq mille exemplaires, sous ce
titre à la Jacques Molan: «_Tristes nuances!_» Mais quand il avait
apporté à Mme de Sauve ce petit manuscrit, elle n'était pas encore sa
maîtresse, et il s'ingéniait, l'adroit et félin séducteur, à remuer en
elle cette corde de poétisme vaguement littéraire que beaucoup de femmes
du monde, restées naïves sur ce point malgré leurs fautes, portent en
elles. Mon Dieu! comme Thérèse s'était sentie autrefois doucement
caressée par cette confidence que le sycophante avait appelée
mélancoliquement: «Mon grand Remords.»


MON GRAND REMORDS

_Pour Elle seule._

J'aimais beaucoup ma petite chambre dans le chalet de ma tante, à
Gérardmer. Par la croisée je voyais le lac et les bois. A chacun des
meubles disparates, fauteuil Voltaire, chauffeuse, bergère garnie d'une
housse, chaise cannée, un souvenir se rattachait pour moi, indéfini et
attendrissant. Dans ma première jeunesse, aussitôt les vacances venues,
j'accourais. Je prenais le chemin de fer jusqu'à Saint-Dié, puis le
courrier, une diligence jadis peinte en bleu, que tiraient trois chevaux
attelés avec des cordes. Le plancher du coupé garni de paille
connaissait les battements d'impatience de mes pieds chaussés de
souliers à clous, tandis que le conducteur s'arrêtait à l'auberge de la
_Truite-Dorée_, sur la route. Je le voyais, lui et ses amis de
l'impériale, s'asseoir à table, racler de la lame du couteau le «Géromé»
dans sa boîte, beurrer un chanteau de pain avec cette pâte blanche et
grasse que piquaient des grains d'anis, puis arroser le tout d'une
topette de vin gris. Et des courses commençaient, au ras de la montagne,
qui lançaient la colossale voiture au grand galop sur les pentes boisées
de sapins. Il fallait bien rattraper le retard de la _Truite-Dorée_. Et
nous n'avons jamais versé!

A peine débarqué, ma tante me conduisait à la petite chambre et, après
un silence:

--«Comment trouves-tu le papier, mon Jacques?» faisait-elle.

--«Ce n'est donc pas le même?...» et j'ouvrais mes yeux pour admirer les
bouquets roses ou les fleurs bleues, tandis que ma tante, dont
l'innocente manie consistait à combiner infatigablement des
emménagements nouveaux de son chalet, riait toute une minute en montrant
ses longues dents jaunies de buveuse de thé. Avec quelle religion elle
préparait elle-même sa tasse du matin, celle d'après-dîner et celle
d'après souper, dosant les feuilles séchées au moyen d'un verre à
liqueur de vermeil dédoré! Elle riait, puis m'offrait sa joue en
s'écriant: «A-t-il, Dieu, peu de tête! Donnez-vous donc la peine de
penser à eux, ils ne s'en apercevront seulement pas.» Sur quoi mon oncle
m'attirait à part:

--«Ta tata est folle avec ses papiers...,» et il m'entraînait au grenier
où des quantités de rouleaux poussiéreux gisaient soigneusement empilés,
comme des rondins dans un bûcher.

--«Cent vingt-quatre espèces!» exclamait-il. Ah! c'étaient un oncle et
une tante à les mettre dans un roman, si je n'avais pas eu toujours un
naïf respect pour des souvenirs de cette intimité douce! Et leur
existence solitaire au bord de ce lac silencieux achevait de les
revêtir, pour mon imagination, d'un caractère chimérique de créatures en
dehors de l'humanité. Lorsque ma tante tricotait auprès de moi, dans son
fauteuil en tapisserie, elle posait ses pieds, dont elle ôtait parfois
la pantoufle, pour frictionner du plat de sa main un rhumatisme
persistant, sur le barreau de ma chaise à moi,--une chaise en paille
très basse et dans le dossier de laquelle était sculptée la façade de la
cathédrale de Strasbourg. Je l'ai reconnue quand je suis allé depuis en
pèlerinage dans cette antique cité d'où mon oncle était originaire.
C'était dans la salle d'en bas, qui servait à toutes fins. Nous y
mangions, nous y tenions salon, nous y prolongions notre veillée,
habitude des hivers rigoureux qu'expliquait la présence du haut poêle en
blanche faïence fendillée. En été, la porte-fenêtre s'ouvrait sur le
jardin mi-potager, mi-fleuri. Là, je faisais la lecture à ma tante. Dans
l'entre-deux des phrases du livre je regardais ses lunettes posées sur
son nez carré, les tire-bouchons grisonnants de ses cheveux, le ruban
jaune de son bonnet, les bagues de ses mains en train de parfaire un bas
de laine bleue que mon oncle porterait l'hiver, dans un sabot à
l'épreuve de la neige. Une de ces bagues avait un chaton en forme de
coeur, et je me rappelais qu'un jour ma vieille tante m'avait conté une
vague et douce histoire de sa jeunesse, qu'un capitaine Renard avait dû
l'épouser, puis qu'au dernier moment on avait découvert que ce capitaine
«entretenait une liaison!» Mes idées se mettaient à s'enfuir, à propos
de ce terme énigmatique, loin de la tranquille salle dont le buffet bien
rangé révélait à lui seul la confortable sécurité. Ma langue fourchait.
Les lignes de l'exemplaire d'_Ivanhoë_ se brouillaient étrangement et je
lisais: «Lady Rowena qui entretenait une liaison...» Ma tante levait les
yeux vers moi. Je me sentais rougir jusqu'au bout de mes oreilles qui
s'écartaient si comiquement de ma tête tondue de collégien, et je
continuais de lire avec une effrayante rapidité.

Je songeais à mon oncle que ma tante avait épousé sur le tard. «Ah! ce
n'était pas mon idéal...,» faisait-elle quelquefois en souriant du même
air dont elle me chantait dans mon enfance:

    «_Il le faut, disait un guerrier
    A la belle et tendre Imogine..._»

et le fait est que mon oncle n'était pas beau. Son nez infini, son
ventre bedonnant, son pied surtout, très court et très cambré, lui
dessinaient une silhouette de personnage de caricature. Dans les heures
d'hésitation, lesquelles étaient fréquentes chez cet homme demeuré naïf
malgré ses soixante ans, ce pied s'avançait et se cambrait davantage, ce
nez et ce ventre bedonnant se mettaient sur une ligne droite. C'était
pour se justifier le plus souvent auprès de ma tante de s'être attardé à
boire un verre d'eau-de-vie de quetsch avec un de ses voisins, et cette
justification commençait d'habitude par cette phrase, prononcée à
l'alsacienne, sans liaisons et d'une façon plus traînante encore que de
coutume: «Quand on est avec son ami...,» et, derechef, les lignes de
l'exemplaire illustré d'_Ivanhoë_ se brouillaient étrangement, et je
mettais dans la bouche de Cédric le Saxon la formule du bonhomme: «Quand
on est avec son ami...» Ma tante derechef levait les yeux. Mes oreilles
cette fois tintaient d'émotion. Je savais trop qu'elle avait compris ma
coupable moquerie. Je disais: «Non, je me trompe...,» et je mangeais mes
syllabes en recommençant la phrase malencontreuse.

C'était le tour de la grande horloge. Posée à terre, dans sa gaine de
bois bruni et sculpté, cette horloge vénérable, sur le cadran de
laquelle j'épelais le nom à demi effacé de «...mann, horloger à Épinal»,
remuait son balancier de cuivre, suspendu au bout d'une tige d'acier
cannelé, avec la monotonie la plus rythmique. Et ce bruit monotone,
invinciblement, finissait par se résoudre en un discours, et ce
discours, par une étrangeté inconcevable, devenait précisément celui que
ma tante débitait à sa cuisinière, quand il s'agissait de partir pour le
marché. «Alors, vous m'achèterez...,» disait-elle, et sa phrase
s'interrompait sur une onomatopée gutturale où se traduisait son anxiété
de ménagère, puis elle parlait et c'était «du veau,» ou «un gigot,» ou
quelque autre mets aussi vulgaire sur lequel se fixait sa phrase et son
goût. Voici que l'horloge, comme si une âme de bourgeoise habitait les
ressorts agencés jadis par Schumann, Lehmann, Riemann?--combien ce nom
m'avait inquiété de fois!--se prenait à tictaquer un nom de plat de
ménage, elle aussi: «Du veau!... Du veau!...» me criait-elle à travers
le silence de la salle, si bien que je lisais distinctement: «Vous
m'achèterez!... Vous m'achèterez!...» Ma tante alors piquait son
aiguille à tricoter dans ses cheveux gris, et, de sa main devenue libre,
elle caressait ma tête tondue en murmurant: «A-t-il, Dieu, peu de tête
pour être si grandet!»

Et vraiment, je crois que ma tante avait raison, et que ma pauvre tête
me manquait souvent. Sans cela, eussé-je passé des heures dans ma petite
chambre du premier, un livre ouvert sur mes genoux, mais ne le lisant
pas, et l'âme comme dispersée dans le paysage que je regardais
interminablement. Le petit lac bleuissait entre les arbres du jardin.
Par derrière lui, une montagne dressait sa masse noire de sapins, et par
derrière cette montagne, une seconde se profilait, violette celle-là et
baignée de soleil. Deux ou trois barques glissaient sur l'eau
frissonnante dont la nuance bleue se fonçait comme le saphir, pâlissait
comme l'opale, miroitait comme l'acier, suivant l'heure du jour et la
couleur du ciel. Le soir, un enchantement commençait. Des brumes
traînaient sur ce lac, se déchiquetant aux pointes des branches des
sapins et se brisant au soleil qui se couchait. Elles devenaient, pour
moi, ces brumes changeantes, des formes impalpables de sylphes et de
fées. Des êtres d'une matérialité vague et prête à se fondre en vapeur
me paraissaient sortir des cavernes profondes de ce lac enchanté. Petit
à petit les formes se précisaient, les contours devenaient
reconnaissables, et depuis que j'avais doublé le cap de la dix-huitième
année, la fée ou le sylphe avait d'ordinaire la figure fine, les yeux
bleu de roi et les cheveux blonds de Mme de Jardres, laquelle possédait
justement le chalet sis en face du nôtre. En me penchant bien, sous un
certain angle, je pouvais la voir, lisant ou travaillant sur son balcon
de bois découpé à jour. Je connaissais cette jeune femme pour l'avoir
rencontrée souvent à la promenade et lui avoir été présenté par mon
oncle, c'était dans le premier mois de ma dix-huitième année, en
septembre.

--«Aimez-vous la musique?» avait-elle dit de sa voix gaie en me
regardant bien en face, comme c'était son habitude.

--«Beaucoup, madame.»

--«Hé bien! venez quelquefois le soir, ma belle-soeur Germaine et moi
nous jouons du piano, nous chantons, on boit une tasse de thé, puis, à
dix heures et demie, bonsoir, plus personne! C'est promis?...» et elle
m'avait tendu sa main gantée, ce qui n'avait pas été sans troubler un
peu mes idées de provincial sur les convenances féminines. C'était la
première Parisienne que je voyais de ma vie, et l'élégance de sa robe de
campagne, faite d'une étoffe anglaise à carreaux contrariés, et coupée
avec une complication singulière, son sourire qui découvrait des dents
éclatantes, son chapeau de paille démesurément avancé sur son front, de
telle manière que l'ombre noyait sa figure, et ces gants sans boutons
qui montaient à moitié de son bras avec une profusion de bracelets d'or,
et sa grâce en maniant l'extrémité de son ombrelle-canne, et ses pieds
chaussés, par-dessus la bottine, de guêtres pareilles à l'étoffe de la
robe,--bref, le peu de tête que me reconnaissait encore ma tante, s'en
alla tout à fait après la troisième et dernière visite au chalet de
Jardres.

Cependant je restai trois longues années sans revenir à Gérardmer, par
suite d'une brouille de ma tante et de mon père à mon sujet. Elle
voulait que je fusse médecin et me voir établi auprès d'elle. Mon père
me réservait sa place au barreau de Nancy. J'obéis à mon père, je fis
mon droit à Paris, parce que c'était ne rien faire, ou presque, et je
commençai d'écrire, mais en cachette. Hélas! elles ne sont pas propices
au coeur, ces années d'apprentissage, qui consistent à mélanger les
pires affectations du vice à d'enfantines allures de carabin. Je fumai
énormément de cigares, je laissai pousser mes moustaches, je me
prétendis blasé avant d'avoir vécu, et lorsque ma tante, résignée et
réconciliée, me pria de revenir passer mes vacances de quatrième année
dans ma petite chambre de son chalet,--tendue d'un papier vert d'eau,
cette fois,--j'arrivai avec les idées les plus conquérantes,
parfaitement décidé à faire une cour sérieuse et suivie à la belle
Mme de Jardres, si elle était encore là. Et elle y était, mais
les meubles de ma chambre étaient là aussi, toujours les mêmes:
les mêmes pelotes à épingles, le même portrait du duc d'Orléans, la même
bibliothèque-étagère, suspendue à un ruban de soie bleue, et voici que,
sous l'influence de ces objets familiers, mon assurance d'habitué des
cafés du quartier Latin s'en alla pièce par pièce, voici que mon âme
d'enfant, hésitante, timide et vagabonde, recommença de songer en moi,
surtout lorsque je me fus assis sur la chaise basse et que je sentis
contre mon dos la cathédrale sculptée. Mon oncle fumait gravement sa
pipe en jouant au piquet avec le cousin Doridant. Le poêle de faïence
fendillée était toujours à sa place, le buffet aussi. Ma tante tricotait
un bas de laine. «Ah!» fit-elle en retrouvant dans mon regard ma
distraction d'autrefois, «il n'a jamais eu beaucoup de tête,» et
l'horloge machinalement répétait: «Beaucoup de tête! beaucoup de tête!»

                   *       *       *       *       *

Mon cousin Doridant était un singulier homme, petit, si pâle, si mince,
et avec des cheveux si blancs quoiqu'il eût à peine quarante-deux ans.
Il semblait que la nature eût économisé en le fabriquant, et le son
assourdi de sa voix ajoutait à cette impression de parcimonie.

--«Bonjour, cousin Jacques,» me disait-il en me tendant sa main fluette;
«et vous travaillez toujours beaucoup?...» Puis, sans attendre ma
réponse: «Très bien! Très bien!» sifflait-il en humant une prise de
tabac qu'il avait cueillie au fond de sa tabatière à queue de rat. Il la
cueillait, en effet, cette prise, comme une fleur, tant ses doigts
mettaient de délicatesse à serrer juste ce qu'il fallait de poudre
noire. Et comme il la humait d'une narine savante, sans qu'un seul grain
en fût jamais perdu! Il gardait sur sa tête une casquette en drap sombre
dont le bourrelet pouvait se rabattre à volonté, ainsi que l'indiquaient
deux cordons, noués par-dessus la visière, avec une précision parfaite.
Doridant avait neuf cents francs de rente et il en vivait. Il habitait
une chambre dans le village, où il faisait sa cuisine, menuisait ses
meubles, raccommodait ses habits, en un mot, le campement complet d'un
Robinson campagnard. En été, sa pêche; toute l'année, ce qu'il gagnait
de sous à mon oncle, au jeu de piquet, augmentaient bien son revenu
d'une centaine de francs. Il n'était pas rare que je le rencontrasse
dans la campagne, ou vers le soir ou vers le très grand matin, tenant
une poignée de bois mort qu'il rapportait chez lui, en vertu du grand
principe éloquemment formulé par l'assassin qui, trouvant un sou
seulement dans la bourse de sa victime, s'écriait: «Cent comme ça, ça
fait cent sous.» Mais cette stricte et redoutable entente du détail
infiniment petit, cette diplomatie supérieure du doit et avoir,
éclataient au jeu en des traits d'une minutie infatigable. Mon oncle,
l'ancien avoué, ne se croyait pas obligé de se contenir devant Doridant,
qui avait été son clerc pendant tant d'années. Il criait, il soufflait,
il frappait la table, il tripotait son écart, et dans les moments de
déveine, il jurait: «Sac à papier! Il n'y a donc pas de Providence!...»
à l'épouvante de sa femme, qui le regardait avec le même étonnement que
si elle n'eût pas entendu cet inoffensif blasphème dix fois par jour
depuis qu'il y avait, dans la maison, une table à jeu et des cartes à
coins dorés. Le visage en lame de couteau du cousin Doridant demeurait
cruellement pâle, ses yeux bruns se détachaient sur ce teint flétri avec
l'éclat immobile des yeux d'une ancienne peinture, et ils gardaient bien
la tranquillité impénétrable du regard d'un portrait. Les manches de
serge verte qu'il mettait pour jouer, par une habitude de bureau et afin
de préserver son inusable veste en drap gris de fer, serraient ses
poignets trop minces; et ses doigts maniaient les cartes avec une
dextérité qui leur donnait le caractère d'un mécanisme impersonnel. Ils
enlevaient les cartes de l'écart, ces doigts de magicien, avec une
décision souveraine, et les rangeaient sur le tapis sans que celles de
dessous dépassassent d'une ligne celles de dessus. A côté de ce premier
paquet, les levées se dressaient, les unes après les autres, avec la
rigueur d'une figure de géométrie, et ce joueur impeccable avait, aux
annonces de mon oncle, une façon de répondre: «qui valent?...» ou: «ça
ne vaut pas,» ou: «c'est bon,» d'une telle prudence que ces simples
syllabes m'inspiraient l'idée d'un pouvoir surnaturel et d'une sorte de
sorcellerie.

Auprès de cette table de piquet, par la belle après-midi du mois d'août,
ma tante n'est pas la seule assise. Une autre figure de femme apparaît
auprès d'elle: un col plat encadre un menu visage de jeune fille.
Celle-là n'a guère plus de dix-huit ans. Une clarté réfléchie
s'approfondit dans ses yeux modestes. Ses cheveux bruns sont simplement
noués derrière sa tête, qui se penche sur l'ouvrage plus qu'il ne
faudrait, parce qu'elle est un peu myope. Ses doigts poussent
l'aiguille, ses dents coupent le fil sans que la bouche dise un mot, et
tandis que je lis tout bas, non plus du Walter Scott, mais un volume de
Balzac, tandis que Doridant répond: «qui valent?...» tandis que ma tante
compte les mailles de son bas et mon oncle les cartes de son «point,» il
me semble que, par moment, un regard curieux pèse sur moi, celui de Mlle
Annette, la fille de l'amie de ma tante, venue de Remiremont pour un
mois: «une fille charmante...,» a dit ma tante. «Une fille
charmante...,» répète l'horloge que je m'amuse à faire parler à volonté,
cette fois. Mais que m'importe ce regard curieux d'Annette? Je songe,
moi, que les vitres du chalet de Jardres sont nettoyées, que les
jardiniers ont ratissé les allées, que les deux bateaux ont été tirés du
hangar et remis à l'eau dans l'embarcadère, que le «_village-cart_» et
le poney de Madame sont arrivés par le train: «Ah! vive l'amour dans le
luxe, parce que lui-même est un luxe peut-être!» dit le héros du roman
que je lis et dans lequel je retrouve toutes mes sensations de jeune
homme, avec cette différence qu'il possède une peau de chagrin au moyen
de laquelle il satisfait tous ses désirs, au lieu que moi... Décidément,
je n'ai plus du tout ma tête.

                   *       *       *       *       *

Si Mme Henriette de Jardres n'avait pas été la femme d'un des plus
élégants parmi les conseillers d'État de l'Empire, elle n'aurait pas été
lassée du monde jusqu'au dégoût, et elle n'aurait pas préféré à sa villa
de Deauville la solitude de ce coin des Vosges. Si elle avait eu le pied
moins joli, elle n'aurait pas chaussé des souliers vernis dont les
cordons se dénouaient si souvent qu'il lui fallait, le long des
promenades, prier Mlle Annette de les rattacher, et les bas de soie
vert-pâle à coins vert-sombre qui moulaient la fine attache de ce pied,
n'auraient pas apparu au bord de sa robe. Et si je n'avais pas
considéré, avec une attention d'autant plus absorbée qu'elle était plus
hypocrite, ces menus détails et vingt autres encore, j'aurais peut-être
remarqué combien il passait de tristesse dans les yeux d'Annette à
chacun des mouvements de mes yeux à moi vers Mme Henriette. Mais les
journées de ce mois d'août tendaient le ciel d'un si clair azur, les
soirées prolongeaient sur le petit lac de si troublantes agonies de
lumière, j'avais toujours eu si peu de tête, et le relent de mon enfance
passée traînait si langoureusement dans ma chambre que ma sensibilité
romanesque s'exaspéra et que je devins éperdument amoureux de la belle
Parisienne.

Pour l'instant, elle se trouvait seule à sa maison, avec ses deux
enfants, son petit garçon Lucien et sa petite fille Marie: elle, toute
blonde, et dans ses yeux le regard et sur sa bouche le sourire de sa
mère; lui, tout brun, avec un profil décidé, presque dur. Quelque chose
du bec de l'oiseau de proie se dessinait dans la ligne de son nez, où
mon républicanisme naïf d'alors voulait voir un signe d'hérédité.--Le
conseiller d'État n'avait-il pas pris part au coup d'État du Deux
Décembre?--Quand leur mère partait à la promenade dans la minuscule
charrette à deux roues, vernissée et lustrée, qu'elle conduisait
elle-même, le poney corse trottait lestement sur le chemin qui fait
comme une marge au joli lac. Le valet de pied s'asseyait, en livrée de
ville et les bras croisés, sur le siège de derrière, tournant le dos au
cheval et regardant la route avec un flegme imperturbable. L'un des deux
enfants montait à côté de la mère, l'autre à côté du domestique. Si la
charrette passait devant le chalet de ma tante, et que je fusse accoudé
à ma fenêtre,--j'y étais toujours,--la mère m'envoyait un salut avec le
bout de son fouet, les enfants un baiser avec le bout de leurs doigts
gantés. Même le valet de pied, avec sa face rasée, sa lèvre supérieure
éternellement abaissée et sa cocarde au coin de son chapeau, me semblait
moins un être qu'un objet sympathique, comme le harnais à incrustations
d'argent du poney, comme le moyeu en argent des roues de la voiture,
comme le drap bleu des coussins, comme l'éclat jaune du bois flambant
neuf, et je me jurais d'avouer mon amour à cette personne dont
l'élégance se sauvait de la banalité par une délicieuse bonhomie...--la
première fois que nous serions seuls!

Seuls? Hélas! nous ne l'étions jamais. Quel charme cette belle et
coquette grande dame pouvait-elle bien goûter dans la compagnie de cette
provinciale et gauche Annette? Toujours est-il qu'elle ne sortait jamais
à pied sans la venir prendre à la maison. Et comment Annette ne
comprenait-elle pas que sa place eût été bien plutôt à côté de ma tante
qui demeurait sans compagnie des heures entières, pendant que nous
courions la montagne avec Mme de Jardres, et que l'oncle visitait ses
prés? «Allez, ma fille. Va, mon neveu,» disait la bonne dame, «et
amusez-vous bien! Vous ne vous amuserez pas plus jeunes,» et nous
partions, mes deux amies et moi, le long des routes qui avoisinent
Gérardmer. Ces routes sont entaillées à mi-côte et en pleines forêts.
D'un côté la montagne se dresse, hérissée d'arbres centenaires qui
enchevêtrent, dans une épaisseur d'obscurité fraîche, leurs grandes
branches chargées de végétations parasites, et les rochers que ces
arbres déchirent de leurs racines dégouttent l'eau par toutes leurs
fissures. De l'autre côté, la vallée se creuse à pic, foisonnante aussi
de branches de sapins et de rochers âpres, et tout au fond, l'eau d'un
lac paisible frémit doucement. C'est le lac de Gérardmer, celui de
Longemer, celui de Retournemer. Par delà cette eau sommeillante le
versant de la vallée se relève avec brusquerie, les sapins étagent leur
verdure noire égayée par places de la verdure pâle du bouleau à tige
blanche. De l'air bleu s'insinue dans tous les replis de cette vallée,
adoucissant l'eau, veloutant les mousses, détachant les aiguilles des
sapins qui vibrent, éclairant les cloches des digitales roses qui
palpitent, amollissant la courbe déjà si molle de ces collines dont les
feuillages dissimulent l'arête trop sèche. Le fin sourire des yeux de
Mme Henriette s'associait si bien au charme de ce paysage que je perdais
toute capacité d'étudier son caractère, rien qu'à la voir marcher dans
ce décor d'une idylle demi-mondaine et demi-sauvage. La simple action de
toucher sa main lorsque nous franchissions quelque ruisselet semé de
pierres et qu'il me fallait la soutenir, me tournait le coeur sens
dessus dessous, si bien que j'oubliais de rendre le même service à Mlle
Annette.

--«Mais à quoi songez-vous donc, monsieur Jacques?» disait Mme de
Jardres en riant gaiement. «Il faut lui pardonner, ma chère. Vraiment,
je crois qu'il n'a pas sa tête...» Et elle riait plus haut encore, d'un
rire qui tintait dans le silence de la forêt. J'avais dix phrases à
répondre pour une, mais le tintement clair de ce rire désarçonnait mes
plus hardies résolutions, et, à peine rentré, je m'enfermais dans ma
chambre. Je devenais de plus en plus triste. Le cousin Doridant prenait
un air narquois en me regardant par-dessous la visière de sa casquette.
L'oncle me versait des verres de vin gris à table. Il me disait: «Il
faut qu'un jeune homme soit gai, à ton âge...,» en mettant un accent
circonflexe du plus pur dialecte strasbourgeois sur chaque voyelle. Ma
tante avait de longs entretiens avec Annette, qui se terminaient
toujours par une sortie de sa part. Je restais seul avec la jeune fille,
et nous causions d'objets parfaitement insignifiants, de l'avenir de la
journée, d'une promenade faite ou à faire, de Paris dont elle me
demandait curieusement des nouvelles, de Mme de Jardres jamais, et
c'étaient, au milieu de cette causerie, des mutismes interminables
coupés pour mon oreille par la voix de cette bavarde horloge qui
maintenant répétait: «Henriette de Jardres! Henriette de Jardres!...» et
je roulais dans d'infinies songeries.

                   *       *       *       *       *

Ce fut un soir. Toujours sous le prétexte qu'un jeune homme doit être
gai, mon oncle m'avait versé tant et tant de verres de ce vin gris de
Lorraine, que ma mélancolie n'eut plus de bornes. Je sortis et je
m'assis sur un banc dans le jardin, derrière la maison. Il faisait nuit
noire et sans clair de lune. J'entendis une voix qui me disait:

--«Vous souffrez, monsieur Jacques?...» Mlle Annette venait de s'asseoir
auprès de moi. Je vois encore les étoiles de cette nuit-là, et surtout
le chariot de la grande ourse qui se trouvait placé sur l'horizon, assez
bas pour qu'il eût l'air de cheminer sur la crête de la montagne; et
voilà que doucement, oh! bien doucement, comme de l'eau tombe goutte par
goutte par la fêlure d'un vase, je laisse mon secret s'en aller par le
coin fêlé de mon coeur, et je raconte ma passion déraisonnable. Petit à
petit, je m'imagine que je suis auprès de Mme de Jardres, je prends une
main que je sens brûlante dans la mienne, je prononce des phrases d'une
folie tendre, je vois une figure se pencher comme sous le poids de
l'émotion, j'embrasse une joue que je sens trempée de larmes en
prononçant le nom de la belle dame dont je suis fou. Puis un cri me
réveille, Mlle Annette s'est enfuie. Qu'ai-je fait, et comment oser la
revoir?

Cette audace me fut épargnée. A neuf heures du matin, quand je
descendis, suivant mon habitude de paresseux, je trouvai ma tante avec
une figure que je ne lui avais jamais vue. Elle avait oublié de
tirebouchonner ses cheveux gris, et son serre-tête de nuit tenait la
place du bonnet à rubans jaunes: «Partie! Elle est partie ce matin pour
Remiremont, par le courrier de cinq heures!...» Et mon oncle: «Partie
sans nous dire adieu, avec un mot seulement pour annoncer qu'elle
écrira.»

--«Voyons, que lui as-tu dit?...» fait ma tante en me tirant à part.

--«Ce que je lui ai dit? Mais rien, ma tante, je n'ai pas causé avec
elle de la journée!» Et sur ce mensonge, je quitte la maison, mes pieds
me dirigent vers le chalet de Jardres, et je rencontre sur la route Mme
Henriette, au bras d'un homme, qu'à première vue je reconnais, à sa
ressemblance avec le petit garçon qui courait devant avec sa soeur. Mme
de Jardres me présente à son mari. L'air de certitude répandu sur le
visage de l'homme d'État commence de m'intimider. Une question de sa
femme à propos d'Annette achève de me troubler, et je réponds
machinalement qu'elle est partie.

--«Ah! vous l'avez laissée partir,» fait vivement Mme de Jardres.
«Pauvre petite!»

--«Mais qu'ont-ils donc tous à la plaindre?» me demandais-je.

La lettre promise arriva, expliquant qu'Annette entrait au couvent. Les
de Jardres quittèrent Gérardmer huit jours après, et moi je ne retourne
plus jamais auprès de ma tante. J'aurais trop peur que l'horloge ne se
mît à répéter le nom de la personne à laquelle je pense avec le plus
profond remords. Ce nom n'est pas «Henriette,» et si ce remords est une
fatuité, c'est une nuance bien spéciale de ce mauvais sentiment d'homme
vaniteux, car c'est de la fatuité tendre et triste, toute faite de la
navrante impression d'avoir méconnu la chose la plus rare de ce triste
monde:--Un vrai sentiment!

                   *       *       *       *       *

... Quand Mme de Sauve eut lu ces pages, elle resta longtemps à songer.
Toutes les émotions qu'elle avait éprouvées plusieurs années auparavant
lui revinrent à la pensée et aussi la suite de scènes douloureuses par
lesquelles elle était arrivée à découvrir l'égoïsme atroce de cet homme
de lettres qui paraissait à ce point préoccupé des finesses du coeur. Si
elle s'était doutée, alors et même maintenant, que l'oncle et la tante
de Jacques étaient deux campagnards dont il rougissait,--qu'à l'époque
de la jeunesse de Jacques, Mme de Jardres n'avait pas encore son chalet
dans les Vosges,--enfin que la soi-disant malheureuse Annette était une
cousine, en effet, que le drôle avait séduite sans l'ombre d'aucun
scrupule! Mais quoi! Elle en savait bien assez, et elle se rappela
quelle joie de délivrance elle avait éprouvée après avoir rompu avec ce
romancier-cabotin au coeur encore plus dur que son imagination n'était
tendre. Avec quelle joie plus vive encore elle s'était attachée à ce si
jeune, à ce si délicat Hubert qui devait, hélas! penser d'elle à cette
heure ce qu'elle-même elle pensait de Jacques. Et elle se prit à fondre
en larmes devant cette cruelle évidence que la vie du coeur oscille
toujours entre celui qu'on martyrise et celui qui vous martyrise. Ou
victime ou bourreau? Est-ce donc là une loi qui ne souffre pas
d'exception? «Et cependant...,» disait-elle en secouant sa tête lasse,
«vivre sans aimer, est-ce vivre?»


_Palerme, février 1891._




VII

Un Humble

_A ROGER GALICHON._


La lourde voiture du tramway qui unit la gare Montparnasse à l'Arc de
l'Étoile va s'ébranler. Il ne reste plus de libre à l'intérieur, par
cette aigre et froide après-midi de février, que l'avant-dernière place
du fond, à gauche,--place étroite, à peine visible entre une énorme
bourgeoise qui tient un sac de cuir noir sur ses gros genoux, et un
vieillard décoré de la rosette, sans doute un ancien officier, dont le
visage brouillé de bile, les yeux d'un bleu dur, la bouche amère, disent
assez le mauvais coucheur, celui qui doit inévitablement prononcer le
premier la phrase: «On ne part donc pas?...» Et juste à la seconde où il
vient de lancer ces mots d'une voix âcre, la voiture, qui remuait déjà,
s'arrête de nouveau. Un homme court et corpulent, plutôt porté que
poussé par le conducteur, se précipite. D'une main il s'aide aux
courroies du plafond, de l'autre il retient une serviette d'avocat
bourrée de livres et verdie par l'usure. Entre les genoux qu'il heurte,
les pieds qu'il froisse, les parapluies qu'il déplace, il roule jusqu'au
vieillard et jusqu'à la bourgeoise. Avec un «excusez» auquel on ne
daigne pas répondre, il prend place entre ces deux redoutables voisins.
Le premier lui donne un coup de coude tout sec et dur, la seconde le
déborde de ses formes. «Pardon,» dit le nouveau venu à gauche, «pardon,»
dit-il à droite, et la voiture glisse au trot de ses deux chevaux gris
de fer, sur ce boulevard d'artistes, de petits rentiers et d'ouvriers,
qui étale dans ses innombrables, boutiques de bric-à-brac un millier de
gravures et de bustes représentant le premier Empereur.--Oh! la cruelle
ironie des fins de gloires!

Cependant l'homme à la serviette s'est installé tant bien que mal, et il
l'a ouverte, cette serviette à son dernier période d'emploi. Il en a
extrait une trentaine de feuilles de papier pliées par le milieu et sur
le côté. De la poche de son pardessus grossièrement bordé de galon aux
manches et tout gras au col, il a tiré un crayon, posé un peu en arrière
son chapeau haut de forme, un chapeau de satin aussi fatigué de ressorts
qu'élimé d'étoffe. Il porte des cheveux trop longs, une barbe inculte.
Ses lourdes bottines sont tachées de boue, son pantalon gondole aux
genoux, sa cravate noire se fripe autour d'un faux col en papier qui
joue mal la toile. Les taches d'une de ses mains décèlent l'usage récent
du porte-plume, et quand il tourne une par une les feuilles sur
lesquelles son crayon trace des signes cabalistiques, les regards des
curieux du tramway peuvent lire les mots: _Institution Vanaboste,
Version latine_. L'homme à la serviette est un professeur et de la
variété la plus mélancolique dans la docte espèce, un professeur libre.

                   *       *       *       *       *

Il n'a que cinquante-deux ans, le professeur libre. Vous lui en
donneriez soixante, tant il porte sur toute sa personne les traces de sa
vie toute faite d'un continuel, d'un irrésistible épuisement. Jugez un
peu. Il s'est levé à cinq heures, ce matin,--sans bruit, pour ne pas
réveiller sa femme. Il a fait sa toilette à l'aveugle, avec l'unique pot
à eau, l'unique savon et l'unique peigne du ménage. Avant six heures il
s'était rendu à pied de l'avenue des Gobelins, où il habite, par
économie, jusqu'à une pension de la rue de la Vieille-Estrapade. De ces
six heures à sept heures et demie, il a fait répéter leurs leçons et
leurs devoirs à quelques élèves qui suivent le cours du lycée
Louis-le-Grand. A huit heures il s'asseyait dans une des chaires de
l'Institution Vanaboste, récemment transférée, depuis qu'elle a grandi,
dans un ancien hôtel de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, «entre
cour et jardin,» disent les prospectus, qui négligent d'ajouter que ce
jardin consiste en un carré de terre grand comme un mouchoir, où
poussent trois acacias malades et où le soleil ne pénètre jamais, tant
les maisons avoisinantes surplombent. Le professeur a pris pour tout
déjeuner, entre ces deux séances, un croissant d'un sou grignoté en
courant le long des murs tristes du Panthéon. Vers dix heures il
rentrera chez lui. Quatre élèves à servir, deux par deux, jusqu'à midi
et demi. Il est trois heures, et il a eu le temps, depuis son déjeuner,
de donner un autre cours à l'école Sainte-Cécile, un pensionnat de
jeunes filles où son âge le fait admettre. Encore cinq leçons, trois
avant le dîner, deux après, et sa journée sera finie.

La voiture va, s'arrête, reprend, se ralentit, s'arrête, reprend encore.
Le crayon du professeur continue, lui, à courir dans les marges des
copies, d'y tracer les _cs_ qui signifient _contre-sens_, les _ffr_, qui
signifient _fautes de français_, les _fs_, qui signifient _faux sens_,
et les _fo_,--les très nombreux _fo_,--qui signifient _fautes
d'orthographe_. Et tout en corrigeant ces copies, le vieux forçat de
l'enseignement libre pense au cachet qu'il va gagner. Son ancien
collègue de la pension Vanaboste, Claude Larcher, l'écrivain aujourd'hui
connu, lui a procuré une leçon chez une dame russe de passage à Paris,
une heure quatre fois la semaine, auprès d'un petit garçon un peu trop
pâle, très doux, qui doit seulement lire et écrire sous la dictée, et on
donne trente francs pour cette heure! Jamais le professeur libre n'a été
payé comme cela, et il caresse un rêve: profiter de l'occasion pour
mettre quelque argent de côté et réaliser enfin son désir de ses
vingt-sept années de mariage, quinze jours au bord de la mer avec sa
femme. Il n'a jamais pu. Ses charges sont si lourdes, et il a toujours
peiné. A dix-neuf ans, refusé à l'École normale, il se faisait maître
d'étude pour préparer sa licence. Licencié, il épousait la fille d'un de
ses collègues, et, tout de suite, c'était le mobilier à payer, c'était
le premier enfant à élever, puis le second, puis le troisième, puis le
quatrième. Aujourd'hui ses deux filles aînées sont mariées, l'une à un
commerçant, l'autre à un avocat, deux anciens élèves. Comme on n'a pas
eu de dot à leur donner, le père leur assure à chacune, par contrat,
mille francs par an,--ci, deux mille francs.--Des deux garçons, l'un est
sorti de Saint-Cyr cette année, et le père lui sert aussi mille francs
par an. C'est la mère qui l'a décidé à cette pension, pour qu'il n'y ait
pas d'injustice. Il a quelque part une vieille tante de province qui
mourrait de faim sans les trois cents francs qu'il lui envoie, et il a
recueilli chez lui la mère de sa femme. Tout cela compte, et le
professeur n'est guère payé en moyenne que quatre francs le
cachet,--trois quelquefois, quelquefois cinq, moins souvent six et sept
rarement, très rarement. La leçon du Russe, c'est l'aubaine inespérée,
d'autant plus que la correspondance du tramway de Montparnasse lui
permet de se rendre chez son élève et d'en revenir pour soixante
centimes sans perdre trop de temps, grâce au système des rails qui, en
évitant les secousses, permet d'écrire. Aussi a-t-il un bon sourire,
l'excellent père «H2O,» comme l'appellent les Vanaboste, qui se moquent
de son incurie personnelle en lui appliquant la formule chimique de
l'eau. Il se soucie peu que ses deux voisins le serrent à qui mieux
mieux, que les autres voyageurs le regardent avec dédain ou moquerie,
lui, son chapeau, sa serviette et ses copies. Il voit en pensée un petit
coin de plage normande,--d'après des dessins de journaux illustrés,
n'ayant jamais quitté Paris. Il voit l'Océan, il voit la «maman,»--c'est
sa femme,--assise sur les coquillages au bord des flots, _purpureum
mare_, comme dit son cher Virgile... Et quand la voiture du tramway
s'arrête à l'Arc, après avoir franchi la Seine et monté au pas la rude
et longue avenue Marceau, c'est d'une allure guillerette qu'il sautille
jusqu'à la porte de l'hôtel, loué tout meublé, rue du Bel-Respiro, où
habite la grande dame russe, mère du petit André. Il en oublie d'essuyer
ses semelles sous la marquise, et le portier en livrée qui vient de
l'annoncer, comme les fournisseurs, par deux coups de cloche, dit à un
valet de pied attardé dans la loge:

--«Ça gagne de l'argent comme ça veut, sans rien faire, et ça ne se
payerait seulement pas un fiacre pour arriver propre... Vieux grigou,
va!»

Ah! le brave homme!


_Toblach, juin 1888._




VIII

Deux petits Garçons

_A HENRY LAURENT._




I

_LE FRÈRE DE M. VIPLE_


Une des impressions les plus saisissantes de mon enfance fut le séjour
dans la cité provinciale où je grandissais alors, des soldats
autrichiens faits prisonniers au cours de la campagne de 1859. Nous
n'étions pas gâtés par les voyageurs, dans cette sombre ville de
Clermont en Auvergne où le chemin de fer arrivait depuis quelques années
à peine; ils se réduisaient à de rares malades, en route pour Royat
encore sauvage, ou pour le Mont-Dore et la Bourboule difficilement
accessibles. L'entrée de ces ennemis vaincus, avec leurs blancs
uniformes salis par l'usure, avec leur physionomie de race étrangère,
fut un événement pour toute la population, et en particulier pour les
garçonnets de mon âge,--j'avais sept ans alors,--et avec quelle
curiosité naïvement cruelle nous nous approchions des nouveaux venus,
tandis qu'ils se promenaient sur cette terrasse de la Poterne célébrée
par Chateaubriand, d'où l'on voit la ligne admirable des montagnes
depuis le plateau des Côtes jusqu'à la masse boisée de Grave-Noire. Je
ne sais pas quels rêves confus de vie guerrière s'agitent dans les
cerveaux des enfants qui font courir leurs cerceaux en 1889 sur cette
place, aujourd'hui très changée.--Où sont les chaînes attachées à de
grosses bornes de pierre qui la fermaient du côté de la cathédrale? Où
le talus sauvage qui dévalait à son pied et servait de forteresse aux
galopins, objet de ma secrète envie?--Ils sont, ces garçons d'à présent,
les fils d'un peuple sur qui pèse l'ombre d'une grande défaite, et nous
étions, nous, des enfants encore voisins de l'épopée impériale. Les
vieux qui passaient leurs mains de soixante-dix ans sur nos têtes
bouclées avaient vu défiler les aigles victorieuses à leur retour de
l'Europe, et la légende de la gloire napoléonienne était si forte,
qu'elle se traduisait dans nos imaginations par les plus touchantes et
les plus comiques chimères. Nous étions persuadés, par exemple, mes
quatre meilleurs amis, Émile C***, Arthur B***, Joseph C*** et Claude
L***, et moi-même, qu'un petit garçon français était plus fort que deux
petits garçons de n'importe quel pays. Notre étonnement fut grand de
comparer les braves et vigoureux soldats autrichiens aux soldats de
notre pays qui passaient sur les mêmes trottoirs et sous les mêmes
arbres. Nous demeurions stupéfiés qu'ils eussent la même taille, la même
apparence de muscles. Telle était la forme puérile que revêtait notre
foi dans la supériorité de notre race. Onze ans après, nous devions
payer trop cher d'autres illusions et plus graves, mais fondées sur une
foi presque aussi naïvement pareille.

                   *       *       *       *       *

Si je me rappelle ce séjour, d'ailleurs assez bref, que firent dans
notre ville ces prisonniers aux uniformes pour nous singuliers, c'est
qu'il s'y rattache un autre souvenir, celui d'une anecdote restée
longtemps mystérieuse dans ma pensée et à laquelle je songe avec le même
intérêt passionné, chaque fois que j'entends quelque discussion sur le
caractère des enfants. Il faut ajouter que le personnage qui me la conta
est demeuré dans ma mémoire comme un des types les plus originaux que
j'aie rencontrés dans cette ville de province, où j'ouvrais déjà mes
yeux fureteurs à toutes les originalités des visages, et aux moindres
bizarreries des habitudes. C'était un vieil ami de ma famille, ancien
universitaire et retraité comme inspecteur, qui répondait au nom presque
fantastique de M. Optat Viple, et l'homme était aussi fantastique que
son nom. Je le revois, par delà ces trente ans écoulés, comme s'il
allait sortir du cimetière pour suivre de nouveau le Cours Sablon, sa
promenade favorite, à l'heure du soleil: très grand, très sec, son
chapeau à la main, avec un crâne pointu et chauve, des lunettes sur un
nez infini, sa redingote serrée autour de sa longue taille, été comme
hiver, et, hiver comme été, ses pieds pris dans des bottes à double
semelle qu'il ne quittait même pas au logis de peur de s'enrhumer. Il
s'était gracieusement chargé de m'enseigner les premiers éléments du
latin et du grec, pour le plaisir d'appliquer une méthode à lui, et
j'allais chaque jour vers neuf heures travailler dans son cabinet, avant
son dîner qu'il prenait invariablement à dix, pour souper,--comme on
disait dans le pays,--à cinq et demie.

Pas une fois, depuis la mort de sa femme, l'inspecteur en retraite
n'avait manqué à cette règle de ses deux repas, dosés par lui d'après
les conseils hygiéniques d'un médecin de ses amis, de qui il tenait
l'horreur de l'alcool, du tabac et du café. Une bouteille de vin,--du
vrai vin de Chanturge qu'il tirait de sa propre vigne,--suffisait à sa
consommation d'une semaine. Mais dix bibliothèques n'auraient pas suffi
à sa fringale de lecture. Je n'ai jamais connu d'homme à ce point
possédé par la manie de la lettre imprimée. Tout lui était bon, depuis
les journaux de la contrée jusqu'aux revues locales, et depuis les plus
beaux auteurs latins jusqu'aux pires romans contemporains, le tout sans
cesse coupé par une reprise quotidienne d'un Voltaire, édition de Kehl,
qui remplissait deux énormes rayons de sa bibliothèque. M. Optat Viple
était,--j'ai à peine besoin de le dire après ce détail,--outrageusement
irréligieux et jacobin, à peu près au même degré que son ami, le vieux
M. Gaspard Larcher, et ces deux braves mécréants ne s'abordaient guère
sans que l'un dît à l'autre:

--«Homme noir, d'où sortez-vous?...» Sur quoi ils riaient tous deux avec
la même juvénile bonne humeur. Pour M. Viple, la chose s'expliquait
d'elle-même: un de ses très proches parents, le frère de sa mère, avait
siégé à la Convention et voté la mort du Roi. Comment conciliait-il le
républicanisme et l'horreur que lui inspirait le régime actuel avec une
admiration de mameluck pour le premier Bonaparte? C'était, cela, un des
mystères du bonhomme qui avait l'innocente manie de célébrer la Nature
dans le style de Rousseau, à propos de cette sauvage et chère Auvergne
qu'il avait parcourue à pied dans tous les sens. Il prononçait ce nom:
Jean-Jacques, avec un tremblement dans la voix. Quand j'y songe, ce
n'était guère raisonnable de me confier à ce Voltairien, quoiqu'il ne se
permît pas de contredire en rien l'enseignement religieux qu'on me
donnait alors. Mais il me parlait avec exaltation, tout jeune que je
fusse, des encyclopédistes et des révolutionnaires. Professeur à Langres
à sa sortie de l'École normale, il avait connu là un parent de Diderot.
Tous les noms des écrivains du XVIIIe siècle défilaient dans les
interminables conversations qu'il avait avec moi quand il venait me
chercher pour la promenade. Car, dans les beaux jours, il me prenait à
la maison et on le laissait m'emmener le long des routes, toutes
jonchées des scories des anciens volcans. Nous passions là des heures,
moi à le questionner sur mille choses enfantines ou sérieuses, lui à me
répondre avec une bonté jamais lassée, tandis qu'au lointain les dômes
profilaient leurs masses découpées en forme de cônes entiers ou
tronqués, et les vignes verdoyaient autour de nous, avec leurs raisins
tout petits et verts ou tout gros et noirs suivant la saison, et les
ruisseaux couraient entre les saules, et les invisibles oiseaux
chantaient.--O mélancolie des printemps d'autrefois!

                   *       *       *       *       *

Je me rappelle, comme si cette conversation datait d'hier, le jour où
mon vieil ami me raconta l'anecdote à laquelle j'ai fait allusion tout à
l'heure. Comme le temps paraissait incertain, nous étions sortis pour
aller aux Bughes, une sorte de carrefour planté d'arbres, très voisin de
la ville et que l'on gagnait par le faubourg Saint-Allyre. Nous allions
croiser sur la Poterne un groupe de ces prisonniers autrichiens en
uniforme blanc. M. Viple me fit brusquement prendre, afin de les éviter,
la rue détournée, qui descend près de Notre-Dame-du-Port, l'antique
basilique romane à la sombre crypte. Il demeura silencieux assez
longtemps. Je regardais son visage tout en rides, sur lequel mordait la
pointe arrondie de son col, et je lui demandai tout d'un coup:

--«Monsieur Viple, vous n'avez donc pas envie de les voir de près, ces
Autrichiens?»

--«Non, mon enfant,» fit-il avec un regard que je ne lui connaissais
guère, comme plein de l'ombre d'un noir souvenir, «la dernière fois que
j'ai vu leur uniforme, c'était trop triste...»

--«Et quand donc, ça?» insistai-je.

--«A l'invasion,» dit-il. Puis, comme calculant dans sa tête: «Il y a de
cela quarante-cinq ans...»

--«Ils sont venus jusqu'à Issoire?» interrogeai-je, sachant qu'il était
de cette ville.

--«Jusqu'à Issoire,» répondit-il; et comme nous descendions ensemble
maintenant sur la route qui mène vers la gare, il ajouta, me montrant
l'autre route, parallèle, et qui porte précisément le nom de route
d'Issoire:--«Ils sont arrivés à Clermont d'abord, puis tout droit chez
nous. Ah! notre maison a bien failli être brûlée alors... C'est vrai.
Nous ne les attendions pas. Nous savions bien que l'empereur avait été
battu, mais nous ne pouvions pas croire que ce fût fini. Ce diable
d'homme avait si longtemps gagné la partie. Et puis nous l'aimions, mon
père l'aimait. Il l'avait vu une fois, qui passait une revue à Paris
dans le Carrousel, après la campagne d'Austerlitz. Qu'il nous a parlé
souvent de cet oeil bleu qu'avait Bonaparte et qui vous forçait de
crier: «Vive l'empereur!» rien qu'en vous regardant. Et puis, vois-tu,
cet empereur-là, ce n'était pas comme celui-ci. C'était un homme de la
Révolution, un jacobin au fond et qui n'avait pas peur des hommes noirs.
Suffit... Suffit...»

--«Mais pourquoi les Autrichiens voulaient-ils brûler la maison?»
repris-je avec la persistance d'un petit garçon qui pressent une
histoire et n'entend pas la laisser échapper.

--«Ces envahisseurs arrivèrent donc chez nous un soir,» continua le
vieillard qui semblait m'avoir oublié et suivre seulement les visions
qui affluaient dans le champ de sa mémoire.--«Ils n'étaient pas très
nombreux: un simple détachement de cavaliers que commandait un grand
officier au visage insolent, très jeune, avec des moustaches blondes
très longues, qui flottaient presque au vent... Nous avions passé la
journée entière dans la plus affreuse anxiété. Nous les savions à
Clermont. Viendraient-ils? Ne viendraient-ils pas? Comment les
recevrions-nous? Il y avait eu conseil chez mon père, qui était à cette
époque le maire de la ville. Ma foi! s'il n'avait pas été malade, il
était homme à se mettre à la tête d'une troupe déterminée, et à
barricader les rues. Qui sait? si tous les villages en avaient fait
autant, les alliés auraient eu le sort de nos grognards en Espagne. Il
n'y a qu'une politique pour un peuple envahi, chouannerie ou guérilla,
une chasse à l'ennemi tête par tête. Oui, nous aurions pu nous défendre.
Nous avions des vivres, et tous les paysans dans notre pays gardent un
fusil accroché au clou derrière la cheminée... Mais le pauvre homme
était au lit, grelottant les fièvres qu'il avait prises à guetter des
oiseaux sur les marais de Courpières. Bref, les conseils de sagesse
avaient prévalu... Une sonnerie de trompettes éclate: c'étaient les
ennemis. Ah! petit, puisses-tu ne jamais savoir ce que c'est que
d'entendre des clairons sonner une marche étrangère de cette façon-là...
Il passait une telle superbe dans cette sonnerie, un tel mépris pour
nous et tant de haine! Je me souviens. Je l'entendais dans la chambre de
mon père, le front contre la fenêtre et regardant l'officier cavalcader
à la tête des siens; et quand je me retournai, je vis le vieil homme qui
pleurait...»

--«Alors ça devrait vous faire plaisir, monsieur Viple, de voir que
ceux-ci sont vaincus maintenant...»

--«Plaisir? plaisir?... Je n'ai pas trop confiance dans cet
empereur-ci... Mais suffit, suffit.»--C'était le mot du vieux jacobin
quand il ne voulait rien me dire qui, répété par moi, pût déplaire à ma
famille; et il reprenait déjà son récit:--«Il n'y avait pas un quart
d'heure que les Autrichiens étaient dans la ville que l'on frappait
bruyamment à notre porte. Le bel officier à longues moustaches venait
s'installer chez le maire en compagnie de deux autres, et ordre m'était
donné de déménager ma chambre. Je me vois encore pestant contre eux, et
cachant un pistolet que j'avais chargé pour faire la défense, dans une
espèce de petite soupente qui me servait de chiffonnier. J'étais furieux
de la quitter, cette chambre, qui était la plus jolie de la
maison,--elle donnait sur une petite terrasse où j'ai tant joué,--et
l'on descendait de cette terrasse dans le jardin par un petit escalier
de pierre tout verdoyant d'herbe sauvage. Au-dessous s'étendait la salle
de billard, et au-dessus une espèce de mansarde où l'on me relégua pour
le temps que les officiers devaient passer dans la maison. Ils
commandèrent aussitôt le dîner. Ils étaient fatigués de l'étape, et il
fallut que tout le monde mît la main à la pâte pour que le repas fût
prêt à temps. Eux trois, et six personnes avec eux, cela faisait neuf et
c'était beaucoup. Enfin nous vînmes à bout de composer ce repas, que ma
mère voulut succulent.--«Il faut les adoucir,» disait la pauvre femme,
qui me força d'aller au vivier prendre des truites pour eux, de ces
belles et fraîches truites que j'aimais tant à sentir toutes
frémissantes entre mes doigts serrés. Je dus descendre à la cave et leur
chercher du champagne, quatre des bouteilles que mon père débouchait
autrefois à l'annonce d'une victoire de l'empereur. La provision était
presque épuisée! Je ne peux pas te dire ma tristesse de préparer ainsi
une fête pour eux avec ces choses qui étaient à nous, dans notre maison
que commençait de remplir le tapage de leur violente gaieté, et ce
tapage allait grandissant, grandissant, parmi les rires et le choc des
verres, à mesure que le repas avançait. Et c'étaient des toasts, dans
une langue que je ne comprenais pas. Car j'écoutais tout, assis dans la
cuisine où il avait été arrêté que nous mangerions, au coin de la haute
cheminée. A quoi buvaient-ils? Sans doute à nos défaites, à la mort de
notre pauvre empereur! Je n'avais pas plus de douze ans alors, mais je
te jure que l'on ne peut pas souffrir d'indignation et de colère plus
que je ne souffrais assis sur ma petite chaise, en face de ma mère. En
bonne maîtresse de maison, elle était surtout préoccupée du bris des
verres et des assiettes:--«Il ne leur manque rien?» disait-elle
anxieusement au domestique.--«Ils veulent ceci, ils veulent cela,»
répondait ce brave Michel,--et on leur donnait cela, on leur donnait
ceci, jusqu'à une minute où Michel entra, la figure bouleversée, et dit
simplement:--«Ils veulent du café!»

--«C'était pourtant bien facile de leur en préparer,» l'interrompis-je.

--«Tu crois,» répliqua M. Viple, «tu ne sais pas, mon pauvre enfant, ce
que représentaient de rareté en ce temps-là le café et le sucre. On t'a
raconté que l'empereur avait eu l'idée du blocus continental, n'est-ce
pas, afin d'empêcher tout commerce de l'Europe avec l'Angleterre?...
Oui, c'était une idée, une grande idée, quoiqu'elle n'ait pas abouti.
Enfin!... Elle eut ce résultat immédiat pour nous autres, petits
bourgeois, de diminuer, de supprimer presque un certain nombre de
denrées qui nous venaient de l'étranger. Aussi, quand le domestique
rapporta cette réponse à ma mère, la malheureuse femme demeura
terrassée:--«Du café!» s'écria-t-elle, «mais nous n'en avons pas un
grain à la maison. Va le leur dire.»--Deux minutes après le domestique
revint, plus pâle encore:--«Ils sont ivres, madame,» dit-il, «et ils
prétendent qu'ils auront du café ou qu'ils casseront tout.»--«Ah! mon
Dieu,» fit ma mère en tordant ses mains, «et moi qui ai laissé mon
service de Sèvres sur le buffet!»--Cependant le vacarme augmentait dans
la salle à manger. Les officiers, auprès de qui le domestique était
retourné, frappaient maintenant le plancher de leurs sabres, et criaient
à faire frémir les vitres. Trois fois ce bon Michel alla essayer de leur
faire entendre raison, trois fois il nous revint, chassé par des bordées
d'outrages. Ils hurlaient: «Du café..., du café!...» et ces mots si
simples, prononcés à l'allemande, prenaient comme un rauque accent de
cruauté. Enfin le tumulte devint si fort qu'il monta jusqu'à la chambre
de mon père, et voici qu'à la porte de la cuisine nous le vîmes
apparaître, grand et les yeux brillants, qui serrait autour de lui une
robe de chambre en drap brun, avec un foulard noué autour de sa tête:
«Que se passe-t-il?...» Je remarquai comme ses lèvres tremblaient en
posant cette question. Était-ce de fièvre? Était-ce de colère? On le lui
explique.--«Je vais leur parler,» répond-il, et il marche vers la salle
à manger. Je le suivais. Je verrai toute ma vie cette scène: les
officiers autrichiens en uniforme, leurs faces allumées par la boisson,
des morceaux d'assiettes cassées, des bouteilles jetées çà et là par
terre, la nappe tachée, et une vapeur de tabac autour de ces impudents
vainqueurs. Oui, toute ma vie j'entendrai mon père leur
dire:--«Messieurs, je n'ai pas ce que vous me demandez, je vous en donne
ma parole d'honneur, et je me suis levé de mon lit de malade pour venir
vous demander de respecter le foyer où je vous ai reçus comme des
hôtes...»--Il n'avait pas fini que l'homme aux longues moustaches, dont
les yeux bleus luisaient d'un mauvais regard, se lève, et prenant un
verre de champagne qui était devant lui, il s'avance vers nous:--«Hé
bien!» dit-il avec un assez pur accent, et qui témoignait d'une
éducation supérieure à celle de ses compagnons, «nous vous croirons,
monsieur, si vous voulez nous faire le plaisir de porter la santé de
notre maître qui vient sauver votre pays... Monsieur, à la santé de
notre empereur.» Je regardai mon père avec angoisse, et, moi qui le
connaissais, je vis qu'il était dans une crise d'effroyable fureur. Il
prit le verre, puis, avec une voix retentissante, levant ce verre du
côté d'un portrait de Napoléon, que ces barbares n'avaient pas remarqué,
il dit:--«En effet, messieurs, vive l'empereur!...»--L'officier aux
longues moustaches avait suivi la direction des yeux de mon père. Il
aperçut le portrait, une simple gravure; il en fit voler le cadre en
éclats d'un coup de fourreau de sabre, et, remplissant de nouveau le
verre que mon père avait pris, il dit brutalement:--«Allons, crie: Vive
l'empereur d'Autriche! et plus vite que ça.»--Mon père reprit le verre,
le souleva de nouveau, et dit:--«Vive l'empereur!...»--«Ah! chien de
Français!» hurla l'officier, et empoignant la chaise qui était auprès de
lui, il en asséna un coup dans la poitrine du malade qui tomba en
arrière la tête contre l'angle de la porte, tandis que nous poussions
tous, ma mère, les domestiques et moi, des cris d'horreur...»

--«Et il était mort?» interrogeai-je.

--«Nous le crûmes,» répondit M. Viple, «sur le moment, quand nous vîmes
le sang tremper de rouge le foulard blanc de sa tête. Mais non...
Seulement il mit six mois à se remettre.»

--«Et qu'avez-vous fait, vous, monsieur Viple?» continuai-je.

--«Moi,» dit-il comme hésitant, «rien, vraiment rien..., mais mon
frère...»

--«Vous aviez donc un frère? Vous ne m'en avez jamais parlé?»

--«Oui, que j'ai perdu tout jeune et qui avait presque mon âge, à peine
un an de plus... Quand il se fut couché dans sa mansarde,--la même que
la mienne,--nous avions la même chambre et on nous avait exilés
ensemble,--il se mit à penser, penser... Les petits garçons de ce
temps-là, vois-tu, voulaient tous devenir soldats, ils entendaient tant
parler de combats, de dangers, de coups de canon, de coups de fusil,
qu'ils n'avaient pas peur de grand'chose. Celui-là pensait donc à la
cruelle journée, à l'arrivée des ennemis, à leur entrée dans la maison,
aux préparatifs du dîner, à son père frappé, à l'empereur insulté. Il
voyait l'officier étranger dormant dans son lit, à lui, le fils de ce
vieillard lâchement blessé, et voilà qu'une idée de vengeance se mit à
grandir, grandir dans sa petite tête... Il connaissait la vieille maison
comme tu connais la tienne, dans tous ses recoins. Elle avait été
construite en plusieurs fois; et la fenêtre en tabatière de la chambre
mansardée, où couchait l'enfant, donnait sur un toit en pente douce qui,
à deux mètres plus bas, avait un rebord. En marchant le long de ce
rebord, on arrivait à un mur vêtu de lierre. Dans ce mur étaient scellés
des barreaux de fer qui faisaient comme une échelle pour aller jusqu'au
haut d'une cheminée dans un sens, et dans l'autre ces barreaux
rejoignaient un second rebord de toit, grâce auquel on pouvait arriver
en deux pas sur la terrasse dont je t'ai parlé. C'était celle qui
attenait à la chambre où couchait l'officier... Voilà mon frère se
levant, s'habillant en hâte, se glissant comme un chat sur la pente du
toit, puis sur le rebord, puis descendant par les échelons de fer, puis
sautant sur la terrasse et s'approchant de la fenêtre... C'était une
nuit très chaude d'été. L'officier avait seulement fermé les volets sans
fermer la fenêtre. Mon frère s'en rendit compte tout de suite en passant
sa petite main à travers un coeur découpé dans le bois du volet. Il
allongea le bras sans rencontrer la vitre. Il y avait près de ce coeur
une petite ficelle qui servait à ouvrir le battant du volet. Il eut le
courage de la tirer...--«Le pire qu'il puisse m'arriver,» songeait-il,
«c'est d'être surpris... Hé bien! je dirai que j'avais oublié quelque
chose dans ma chambre...»--C'était une excuse insensée. Mais l'enfant
avait son idée... Le volet s'ouvre en grinçant, personne ne bouge.
L'officier dormait profondément, alourdi sans doute par le vin et les
liqueurs. Son ronflement remplissait la pièce d'une espèce de râle
régulier. Avec des précautions de voleur, mon frère se glisse sur le
parquet jusqu'au chiffonnier où il m'avait vu cacher le pistolet. Il le
prend. Tu penses si à chacun de ses mouvements son coeur battait vite.
Il resta un quart d'heure peut-être, accroupi par terre, étreignant son
arme sans savoir ce qu'il allait faire. La lune qui entrait de biais par
la fenêtre éclairait un peu la chambre, juste assez pour qu'après un
certain temps on distinguât les formes vagues des objets. L'officier
dormait toujours d'un sommeil que ce même râle monotone révélait si
calme, si entier... L'image de son père se présente à l'enfant. Il
revoit la scène, le vieillard soulevant vers le portrait son verre de
champagne, et puis la chaise lancée, et la chute du corps, et le sang.
L'enfant se lève, il rampe jusqu'au lit. Il distingue presque les traits
du dormeur, il arme le pistolet...--Que ces petits bruits deviennent
énormes dans ces minutes-là!--Il dirige le canon dans le coin de
l'oreille, là, au bas des cheveux, et il tire...»

--«Et alors?» fis-je, comme il s'interrompait.

--«Alors,» reprit le vieillard, «comme un fou, il court à la fenêtre,
franchit la balustrade de la terrasse, se glisse de nouveau sur le
rebord du toit, grimpe le long de l'échelle, puis sur l'autre toit. Il
entre dans sa chambre, rabat la fenêtre à tabatière, cache le pistolet
sous son matelas, et se recouche en faisant semblant de dormir, tandis
qu'un tumulte soudain emplissait la maison, témoignant que le coup de
pistolet avait éveillé les gens et qu'on cherchait sans doute le
meurtrier.»

--«Et l'a-t-on trouvé?»

--«Jamais... Toutes les perquisitions, toutes les menaces, rien n'y a
fait... On a voulu nous brûler, arrêter nos domestiques l'un après
l'autre. Mais il y avait un alibi pour tout le monde, heureusement,--mon
frère y compris. Et d'ailleurs, comment aurait-on pensé à un enfant? Et
puis, l'officier mort était, par bonheur pour nous, détesté également de
ses soldats et de ses chefs...»

--«Ah! il était mort, lui... Ça, par exemple, c'était juste!»
m'écriai-je.

--«N'est-ce pas? Tu trouves que c'était juste,» interrogea le vieil
inspecteur, et ses yeux brillaient d'un éclat de fièvre à ce lointain et
toujours présent souvenir...

--«Et votre frère?» insistai-je... «Qu'est-il devenu?»

--«Je t'ai déjà dit que je l'ai perdu tout jeune,» répondit-il.

                   *       *       *       *       *

... Passant par Issoire, il y a quelques années, je me rencontrai chez
une de mes parentes éloignées, avec une vieille dame de quatre-vingts
ans qui était un peu la cousine de mon vieil ami l'inspecteur. Nous en
parlâmes longuement, et à une minute je lui demandai:

--«Est-ce que vous avez connu son frère?»

--«Quel frère?» dit-elle.

--«Celui qui est mort tout jeune.»

--«Vous faites erreur,» reprit-elle. «Optat était fils unique, je le
sais bien. J'ai été élevée avec lui.»

Je comprends aujourd'hui pourquoi M. Viple ne voulait pas passer sur la
place où se trouvaient les prisonniers autrichiens. C'était lui l'enfant
qui avait vengé son père outragé, lui le vieil universitaire, qui depuis
lors n'avait peut-être jamais touché une arme. Quels étranges mystères
se cachent parfois dans les plus paisibles et les plus humbles
destinées!


_Paris, avril 1889._




II

_MARCEL_

(EXTRAIT DU JOURNAL DE FRANÇOIS VERNANTES)


J'ai déjà donné ailleurs, sous le titre de _Madame Bressuire_ (voir la
première série des _Pastels_), un fragment choisi parmi les papiers que
m'a légués mon aimable ami, feu François Vernantes. Quelques personnes
ayant été intéressées par ces pages, je crois répondre à leur désir en
détachant d'un autre cahier un souvenir d'enfance de ce même ami. Elles
y retrouveront ce goût de raffiner sur ses propres émotions qui n'a
guère réussi à ce malheureux homme. J'ai expliqué pourquoi, dans les
quelques lignes où j'ai raconté sa courte biographie et que je ne
rappellerai pas davantage ici, ce petit préambule n'ayant d'autre
prétention que de mettre sous son vrai jour de confidence personnelle ce
court récit dont tout l'intérêt, s'il en a un, réside dans l'étude, trop
rarement essayée, d'une nuance de sensibilité d'enfant.

                   *       *       *       *       *

_Paris, septembre 187..._

... C'est une étrange chose, et malgré tout inexplicable, que la place
occupée dans la mémoire de notre coeur par certaines amitiés d'enfance
qui durèrent une saison à peine et contre lesquelles rien ne
prévaut,--ni les séparations de la vie, ni les passions nouvelles et les
plus sincères, ni même de retrouver si autres, si différents d'eux-mêmes
et de notre souvenir ceux qui nous furent tellement chers dans ces
années lointaines. Ils ont changé, eux, mais non pas la tendresse qu'ils
surent nous inspirer autrefois, et elle demeure empreinte dans un pli
mystérieux de notre être intime, au point que nous continuons de les
aimer dans ce qu'ils étaient et qu'ils ne sont plus, dans ce que nous
étions et que nous avons cessé d'être,--pareils à ces soldats mutilés,
qui souffrent encore au bras qu'on leur a coupé. Peut-être l'enfance,
avec son désintéressement et son ingénuité, avec la candeur de ses
puissances affectives qui n'ont pas subi l'âcre empoisonnement des sens,
avec sa force d'illusion et son ignorance de l'avenir, est-elle à
l'amitié ce que la première puberté est à l'amour. Plus avancé dans la
vie, on a des amis dont on sait mieux pourquoi on les aime, comme on a
des maîtresses auxquelles on s'attache avec le sérieux presque tragique
de l'âge mûr. Mais il y a du passé derrière ces amitiés et derrière ces
amours, de ce passé qui nous contraint à comparer, à regretter
parfois,--même dans le bonheur. Notre âme, dépouillée de son élasticité
native, ne marche plus sur les nouvelles routes avec cet élan qui
n'imagine pas un terme aux beaux chemins. Elle en a tant suivi, de ces
sentiers du sentiment qui semblaient si longs et qui furent si courts,
qui promettaient la joie et qui conduisirent à la douleur! Et elle
recommence pourtant d'aller. Oui, elle recommence. Autrefois, elle
commençait simplement. Il n'y a qu'une syllabe de différence entre ces
deux mots, et c'est un infini qui les sépare.

                   *       *       *       *       *

Ces réflexions, je m'en rends trop compte, n'offrent rien de très
original,--mais qu'y a-t-il d'original à être fils, frère, amant ou
père, à vieillir et à se sentir vieillir, enfin, à être homme dans ce
que notre humanité comporte d'éternellement simple, triste et tendre? Je
les consigne pourtant,--_per sfogarmi_, comme disait mon cher
Stendhal,--au retour d'un petit voyage dans une vieille ville de
l'Ile-de-France, où je me promettais d'aller, depuis combien de temps!
Et j'y ai passé six semaines seulement, en 1855... Elle est située,
cette ville grise et solitaire, au bord d'une grande forêt. Une rivière
la traverse et deux canaux. Pourquoi écrire son nom, même ici? Tout
inconnues que doivent rester ces pages, elles peuvent tomber sous des
yeux indifférents, et de penser à une curiosité possible me dégoûterait
de les noircir. J'avais gardé, de cette cité en décadence et des
journées de vacances qu'il me fut donné d'y vivre, un délicieux souvenir
d'eaux paresseuses et transparentes, épanchées sur des lits d'herbes
vertes à peine courbées. Ce nom, dont je m'interdis de tracer les
lettres, évoquait pour moi, quand je le rencontrais dans un journal, sur
un indicateur de chemins de fer, au hasard d'un livre, des profils de
maisons anciennes avec des toits bruns, et, surplombant le canal ou la
rivière, d'antiques balcons de bois brunâtre garnis de fleurs. Je
revoyais la roue noire d'un moulin, en train de tourner d'un mouvement
doux, et, à chaque fois, ses palettes secouaient une pluie de gouttes,
brillantes comme des diamants. La tour à demi détruite du château, les
débris des remparts couronnés de jardins, le clocher à jour de l'église
et sa flèche inachevée, que j'ai souvent contemplé en pensée ces
détails, et le paysage à l'entour, avec sa couleur d'été,--c'est le seul
mot qui rende pour moi l'impression que m'ont laissée les champs de blé
à demi moissonnés, la luxuriance des herbes et des feuillages, l'haleine
chaude qui sortait de la terre et le lumineux apaisement qui tombait du
ciel! C'est encore là un effet de cette virginité de sensation propre à
l'enfance. J'ai traversé depuis tant de contrées, passé tant d'étés à
fuir Paris au bord de la mer, sur les montagnes, dans des coins isolés
d'Angleterre ou d'Italie. Pourtant, l'été, c'est toujours, quand j'y
songe, ces six semaines de séjour dans la vieille ville si française,
près des canaux, de la rivière et de la forêt,--premières semaines d'une
libre vie pour un enfant emprisonné jusque-là dans un appartement de la
rue Saint-Honoré,--semaines enchantées par la rencontre d'une de ces
amitiés d'adolescence que l'on n'oublie plus. Et voilà pourquoi je
débarquais l'autre jour sur le quai de la gare, dans cette ville perdue,
pour y retrouver et le paysage d'autrefois et l'ami que j'y avais
laissé, s'il vivait encore,--et ma jeune âme!

                   *       *       *       *       *

Il convient d'ajouter que cette amitié de ces six semaines, presque
aussitôt interrompue que nouée, fut marquée par un drame intime, dont
les scènes diverses me reviennent en ce moment avec un détail si précis
qu'aucun de mes souvenirs d'hier ne l'est davantage. Au fond, c'est pour
me raconter à moi-même ce petit drame que j'ai pris la plume, bien plus
que pour philosopher sur la mémoire du coeur, sa puissance et ses
déceptions. Il faut profiter, à partir de trente ans, des heures de
_souvenirs vivants_ pour en fixer les images, si vite redevenues vagues
et flottantes. Et vivant, il l'est à un tel degré durant cette minute,
le souvenir de Marcel,--c'était le nom de mon petit ami de 1855.--Je
m'aperçois, comme on voit son _double_ dans les contes de sorcellerie,
marchant avec le cousin chez lequel on m'envoyait passer les vacances,
vers la maison où j'allais rencontrer ce premier véritable ami que j'aie
eu. Pourquoi mon père et ma mère s'étaient-ils décidés à se séparer de
moi au lieu de m'emmener aux eaux avec eux? C'est une question que je ne
me posais même pas alors et que je résous aujourd'hui, je dois l'avouer,
par la plus intéressée des combinaisons bourgeoises. Mon cousin n'était
pas marié, il avait servi dans la marine avec un grade qui ne justifiait
pas le sobriquet d'«amiral» dont on le décorait dans ma famille, mais
assez élevé cependant pour contenter toute son ambition, et sa retraite
du service coïncidant avec un bel héritage, donnaient beaucoup à faire à
l'imagination de mes parents.

--«A moins qu'il ne jette son argent dans la rivière,» avais-je entendu
dire cent fois autour de moi, «il doit en avoir un fier magot! Notre
oncle lui a laissé vingt mille francs de rente. Sa pension, sa croix...
Dans cette petite ville de province il ne dépense pas six mille francs
par an et il y a quinze ans qu'il mène cette vie-là.»

On se taisait d'ordinaire après ces phrases. Je ne doute pas aujourd'hui
que l'espérance de m'assurer une bonne place sur le testament du cousin
Henry n'ait contribué pour beaucoup à mon envoi chez lui. Et, de son
côté, je comprends qu'il voulut payer en une fois par cette hospitalité
les prévenances dont le comblaient les miens. Il descendait toujours
chez nous lors de ses voyages à Paris. Cet ancien marin aux prunelles
grises, d'un regard si fin entre des paupières plissées, n'était pas
sans avoir deviné le secret calcul de mes parents. J'imagine qu'il le
leur pardonnait, comme je pardonne à ceux de mes cousins qui cultivent
en moi, dans le personnage de quarante ans, touché au foie et décidément
célibataire, un codicille probable dans mon testament. Puissent-ils,
eux, me pardonner, plus tard, de les avoir frustrés, comme je fais si
volontiers pour l'amiral, qui a disposé de ses huit cent mille francs en
faveur d'un hôpital maritime. J'aurais cet argent aujourd'hui. A quoi
bon, et de quoi me servirait-il? En revanche, il ne m'aurait sans doute
pas invité dans sa maison du bord de l'eau, et je n'aurais pas connu
Marcel. Une liasse d'obligations vaudra-t-elle jamais le souvenir d'un
chaud enthousiasme de coeur?

Je l'éprouvai, cet enthousiasme, dès cette première après-midi où je fus
conduit par mon cousin à la maison de Mme Amélie. C'est ainsi que
l'amiral appelait la grand'mère de mon nouveau camarade. Qu'elle était
ombreuse, l'allée d'acacias que nous suivions pour y arriver, et comme
le feuillage se faisait intense sur le bleu du ciel de ce jour-là! Je
respire encore l'arôme sucré des fleurs qui tremblaient en grappes
toutes roses ou blanches dans ce feuillage, les dernières, de la saison.
Mon cousin Henry m'expliquait, tout en marchant, l'histoire de Marcel et
de sa grand'mère. Le petit n'avait plus qu'elle au monde, il était
orphelin depuis six mois. Mais ce que l'amiral n'ajoutait pas, c'était
d'abord que lui-même avait voulu épouser autrefois Mme Amélie. Sans
doute il lui gardait ce romanesque dévouement qu'inspirent de très
honnêtes femmes sur le tard de leur vie à ceux qui les ont aimées toutes
jeunes. Ils leur restent si reconnaissants de ce qu'elles ont, par une
existence irréprochable, respecté l'Idéal qu'ils s'étaient formé
d'elles. Il est si dur de voir s'avilir celle dont on a rêvé à
vingt-cinq ans de se faire une compagne de toute sa destinée!--Il ne me
racontait pas non plus, le cousin Henry, que Mme Amélie et son mari,
mort depuis quelques années à peine, s'étaient brouillés à ne jamais le
revoir avec leur fils unique à l'époque de son mariage. Ce garçon avait
donné leur nom et le sien, contre leur volonté, à une créature,
rencontrée à Paris, et qui était justement la mère de Marcel. Des divers
personnages autour desquels s'était jouée cette tragédie domestique, le
petit-fils et la grand'mère survivaient seuls. La sévérité de la veuve
isolée contre cet indigne mariage n'avait pu tenir devant l'idée
d'abandonner à des étrangers l'enfant dans les veines duquel il coulait
un peu de son sang. Mais il y coulait aussi du sang de l'_autre_, de
cette fille qu'elle et son mari avaient tant maudite, et j'allais
assister, sans me rendre compte de la cause, aux terribles effets de
cette rancune d'après la mort,--de tous les mauvais sentiments du coeur,
le plus inexpiable, le plus dur. A ceux qui ne sont plus, nous devons
cet oubli des offenses, qui est la grande piété humaine, la communion
dans la misère de notre pauvre nature! Et Mme Amélie était pieuse de
toutes manières; mais dix ans de souffrances endurées pesaient sur elle,
et cela ne pouvait pas plus s'effacer que les rides de son mince visage
jauni où brillaient deux yeux bruns d'un si vif éclat. Les bandeaux gris
dont s'encadrait ce front creusé aux tempes, la nerveuse crispation de
sa bouche triste, la maigreur de ses doigts que des mitaines de dentelle
noire faisaient paraître plus desséchés encore et plus décolorés, la
minceur ascétique de sa taille, la sévérité de ses vêtements de deuil,
tout contribuait à transformer cette digne et respectable veuve d'un
simple notaire en une apparition de mélancolie. Je me rappelle le
frisson d'effroi qui me saisit à la voir s'avancer vers nous sur la
terrasse de la maison où elle logeait. Des tilleuls aux branches
émondées et taillées en couvert arrondissaient au-dessus de cette
austère figure un dôme de feuillages remplis de soleil. La maison
apparaissait, toute basse et revêtue d'une vigne en espalier. Il y avait
un contraste à la fois et une harmonie entre cette veuve douloureuse et
ce cadre d'apaisement: un contraste, car elle symbolisait trop bien les
troubles de l'âme dans ce décor d'heureuse nature; une harmonie, car une
atmosphère claustrale émanait de ces charmilles immobiles et de cette
façade close, d'où sortit, à l'appel de la vieille dame, criant par
trois fois: «Marcel!» un garçon de mon âge, mais si chétif et si pâle
lui-même, avec une gracilité si souffreteuse de ses pauvres membres,
qu'il paraissait mon cadet de plusieurs années. Ses beaux yeux, trop
grands et d'un bleu comme noyé, lançaient un regard qui disait la
précoce expérience de la douleur morale. Il n'avait de blanc sur lui que
le linge de son col et de ses manchettes. Je le vois s'avancer vers nous
sans courir, à la voix de sa grand'mère, et j'entends cette dernière lui
dire d'un accent dur:

--«Où étiez-vous donc?»

--«Je lisais dans le salon,» répondit l'enfant.

--«Vous savez bien que je vous ai défendu de lire après votre déjeuner.
Vous vous faites du mal. Voilà M. Henry; vous ne lui dites pas bonjour?»

--«Bonjour, monsieur,» fit l'enfant.

--«Et voilà son cousin, François Vernantes, avec qui vous allez jouer.»

--«Oui, madame,» fit encore l'enfant.

Elle lui disait _vous_--et elle était sa grand'mère!--Il l'appelait
_madame_!... Tout en cheminant avec mon nouveau camarade du côté du
jardin, qu'il m'avait aussitôt et fort gracieusement offert de me
montrer, je me souviens que je m'abîmai en réflexions sur cette
circonstance, pour moi inexplicable. J'étais si gâté par mes deux bonnes
mamans, si habitué à rencontrer chez elles la divine indulgence d'une
affection sans une gronderie! Ma curiosité fut si fort éveillée que je
n'y tins pas, et après une demi-heure durant laquelle nous avions tour à
tour frayé connaissance avec les rosiers du rond-point et les lapins de
la basse-cour, avec l'allée des arbres à fruits et les marches disposées
près du canal pour y laver le linge, avec les aboiements du chien de
garde enchaîné et le roucoulement des pigeons dans le colombier, je
demandai brusquement à Marcel:

--«Mme Amélie était bien fâchée tout à l'heure?»

--«Elle est toujours comme cela,» répondit-il.

--«Elle vous dit toujours _vous_?» lui demandai-je.

--«Toujours,» reprit-il.

--«Et vous, Madame?...»

--«Oui,» fit-il.

--«C'est drôle...,» insistai-je.

Tout d'un coup, et tandis que je prononçais cette enfantine remarque, je
vis avec stupeur le front de Marcel se plisser, ses lèvres trembler, un
flot de sang empourprer ses joues. Deux grosses larmes jaillirent de ses
yeux:

--«Ah!» me dit-il avec un sanglot, «pourquoi êtes-vous méchant, vous
aussi? Pourquoi me parlez-vous de cela?... Je ne veux plus que vous
restiez avec moi. Allez-vous-en! Allez-vous-en!...»

Je me souviens. Nous étions, lorsque la bouche frémissante de mon petit
compagnon me lança ces phrases de colère, dans le fond du jardin, au
pied d'un épicéa gigantesque, à la base duquel s'étalait un tapis de
fines aiguilles séchées. Il en tombait cette chaude odeur de résine que
je n'ai jamais respirée depuis sans que cette étrange scène me redevînt
présente, et l'irraisonné, le naïf élan de pitié par lequel je me pris à
pleurer à mon tour. Et je tenais les mains de Marcel, je le suppliais de
ne pas m'en vouloir, je lui jurais que j'avais parlé sans intention, je
lui promettais de ne pas recommencer. Encore à présent, et quand je
cherche à comprendre, avec mon expérience d'homme fait, ce qui se passa
en moi à cette seconde, je ne trouve qu'une explication à cette violence
soudaine de ma sympathie pour le petit-fils de Mme Amélie. Évidemment il
se produisit dans mon coeur de onze ans un coup de foudre
d'amitié,--comme des coups de foudre d'amour éclatent dans des coeurs de
vingt ans. Ce fut une frénésie de pure affection qui déborda sans doute
en phrases d'une sincérité touchante, car le pauvre enfant cessa de
sangloter. Un sourire de douceur revint à ses lèvres fines. Son visage
aux traits minces s'anima d'un rayon de reconnaissance. Il avait si mal
à toute l'âme, cet orphelin aux yeux trop profonds, que cet élan de
généreuse affection lui fut une douceur infinie! Il me parla, lui aussi,
avec une sympathie émue, et juste une demi-heure après qu'il s'était
déchaîné si furieusement contre moi, nous étions assis de nouveau sous
le grand arbre, moi à lui dire:

--«Voulez-vous être mon ami?...»

Et lui à répondre:

--«Je veux bien, mais vous n'en aurez pas d'autre...»

Nous nous embrassâmes pour le sceller, ce pacte d'amitié subite, et
aussitôt, avec l'incroyable rapidité de sensation propre à cet âge trop
vibrant, nous voilà tous deux, à fixer des arrangements pour l'avenir.
Nous convînmes de nous tutoyer, de n'avoir pas de secrets entre nous, de
nous défendre à chaque occasion, de nous voir tous les jours et de ne
voir que nous, pendant les vacances. Enfin ce fut une de ces subites
entrées dans une idylle de fraternité élective, comme nous en avons tous
connu dans cette nouveauté de tout notre coeur... Dieu! Qu'il est cruel
et qu'il est juste, ce mot d'un célèbre écrivain, quand il parle de son
âme _déveloutée_ de cinquante ans! De cinquante ans? C'est à quinze ans,
nous autres enfants du milieu du siècle, et grâce à de coupables
lectures, que le velours de notre être intime commença de se faner pour
ne plus repousser jamais. Comme l'usure chez moi est arrivée vite!

                   *       *       *       *       *

J'ai parlé de fraternité. Je n'avais, en effet, pas de frère. Aussi
donnai-je presque tout de suite ce beau titre à mon ami, et avec ce
titre la part d'affection que j'eusse vouée à un frère, mais plus jeune
et plus petit, et qu'il fallût envelopper d'une chaude tendresse
protectrice. Ce fils d'un père et d'une mère morts si jeunes, apportait
aux exercices physiques qui constituent pour des garçons le fond de tous
les jeux, des muscles trop délicats et comme une indigence de vie
corporelle. Durant les six heureuses semaines où l'on nous laissa errer
l'un et l'autre, comme deux inoffensifs animaux en liberté, entre le
jardin de Mme Amélie et le parc de mon cousin l'amiral, c'était moi
toujours qui mettais mon orgueil à lui épargner tout effort trop rude;
moi qui soulevais les lourdes pierres quand il s'agissait de construire
une digue dans quelque ruisselet; moi qui maniais les rames quand nous
glissions en bateau sur le canal, malgré les défenses répétées du cousin
et de la grand'mère; moi qui grimpais aux arbres pour cueillir des
fruits ou détacher un nid abandonné; moi qui escaladais les rochers pour
rapporter une touffe de fleurs sauvages. Je triomphais de ma vigueur, et
dans les chimères d'aventures lointaines que nous ébauchions d'après de
mauvais livres de voyages reçus en prix, c'était moi encore qui devais
subvenir, par mon industrie, aux besoins de la communauté:

--«Nous vivrons de ma chasse,» disais-je à Marcel.

--«Quel bonheur!» répondait-il. «Quand ce temps arrivera-t-il? Je
souffre tant ici.»

Et c'était vrai que cet enfant trop frêle souffrait, dans cette maison
et auprès de sa grand'mère, d'une de ces souffrances subtiles dont la
première jeunesse semble incapable. A mon humble avis, elle en est au
contraire plus capable que les autres âges, lorsque son effrénée
puissance d'imagination se tourne en torture. Durant les interminables
causeries qui marquaient l'intervalle de nos jeux, Marcel retrouvait sur
moi sa supériorité, qui résidait dans cet art prématuré de sentir,
auquel l'avait initié sa délicatesse morbide. Que d'heures nous avons
passées, étendus à l'ombre d'un plongeon, ou tapis sur les marches de
l'escalier de pierre qui descendait au canal et regardant l'eau
paresseuse, lui, à me raconter ses misères, et moi, à les écouter! Elles
procédaient toutes d'un attachement passionné qu'il gardait à sa mère,
morte quand il avait neuf ans, juste quatorze mois avant son père. Il me
disait la chambre de la malade,--elle avait succombé à une consomption
de poitrine,--ses longues séances, à lui, d'un silencieux amusement dans
cette chambre fermée, pour ne pas la réveiller quand elle sommeillait.
Il me l'évoquait si pâle, ne sortant plus de son lit, et toussant,
toussant toujours. Il disait les larmes de son père, et comment il avait
surpris, lui, Marcel, une conversation entre les bonnes, qui
prétendaient savoir du médecin que la mourante n'en avait plus que pour
huit jours. Il se décrivait, le front appuyé aux carreaux, et regardant
la rue,--une des rues de ce Paris que je connaissais aussi, bruyantes
d'ordinaire et bien vivantes; mais il y avait une jonchée de paille sur
les pavés pour que les voitures, en passant, ne troublassent pas le
repos de la malheureuse. Avec quelle tristesse il me faisait assister
ensuite à sa veillée devant le lit de la morte, et aux détails du
funèbre convoi! J'ai lu depuis par centaines des récits analogues, avec
mon goût passionné des mémoires intimes et des correspondances. Aucun ne
m'a touché comme les simples phrases que trouvait mon petit ami pour me
peindre cette agonie, dont ses yeux bleus fixaient dans l'espace les
mélancoliques images. Puis c'étaient les dîners d'après la mort, en
tête-à-tête avec le père qui soudain se prenait à pleurer en le
regardant et qui, parfois, venait l'embrasser dans la nuit avec ces
mots: «Ah! pauvre, pauvre Marcel!»

--«Oui,» disait cet étrange enfant, «pauvre Marcel! Quand papa aussi fut
mort et que ma grand'mère est venue, tu ne sais pas comme je tremblais?
Si souvent j'avais entendu maman parler d'elle et répéter que jamais
grand'mère ne m'aimerait.--Elle me déteste tant!--disait-elle. Pourquoi?
Si tu avais connu maman, et comme elle était belle, même très malade,
avec ses cheveux d'or si longs, si longs, et ses yeux si bleus, si
bleus, tu n'aurais jamais pensé qu'on pût la haïr... Hé bien! c'est
vrai, ma grand'mère la déteste même maintenant, et moi aussi, parce que
je lui ressemble... Vois-tu, dès le premier jour, et quand elle a
dit:--Enlevez ces portraits!--au domestique, en montrant les
photographies de ma pauvre maman sur une table, j'ai compris cela... Et
à cause de ce mot, jamais je ne pourrai lui dire merci, de bon coeur,
jamais je n'ai pu... Elle est bonne pour moi, je le sais, très, très
bonne. Mais, quand elle me regarde, lorsque nous sommes seuls, je sens
qu'elle voit maman, et j'ai froid. Ah! Comme j'ai froid!... Et j'ai
envie de me sauver, d'aller à Paris, voir le cimetière où ils l'ont
mise... Mon père n'est pas avec elle, ils l'ont porté ici.--C'est ma
grand'mère qui l'a voulu, et je suis sûr qu'il revient la nuit pour le
lui reprocher, car elle ne peut pas reposer... Elle vient dans ma
chambre. Elle croit que je dors. J'ai si peur! Je ferme mes yeux. Je
sais qu'elle me regarde et je pense qu'elle va entendre mon coeur
battre, tant il fait un bruit!... Si tu pouvais voir le jardin qu'il y a
sur le tombeau de maman, et les belles roses. Nous y allions deux fois
la semaine avec mon père. C'est sur une colline, dans le cimetière du
Père-Lachaise. L'as-tu visité?--Oh! que je voudrais y retourner!...»

                   *       *       *       *       *

Il me faut être bien assuré que mon souvenir est exact pour croire que
réellement Marcel parlait et sentait ainsi, et il me faut faire appel à
toutes mes connaissances sur l'esprit de superstition propre à la
jeunesse pour comprendre que de pareilles causeries, renouvelées sans
cesse, aient abouti, vers la fin de mon séjour, au projet que nous
conçûmes, Marcel et moi. Ou plutôt il le conçut tout seul en m'y
associant, comme Oreste associe Pylade, dans la mythologie dont nous
étions pleins, à sa résolution d'enlever Iphigénie. La fête de Mme
Amélie approchait. Mon petit ami me confia, quelques jours avant cette
date, qu'il avait tant, tant prié Dieu de l'aider, et qu'une inspiration
lui était venue à la suite d'une de ces prières.--Dois-je ajouter que
nous venions tous les deux de faire notre première communion et notre
ferveur religieuse était si intense que notre chimère d'aller vivre de
notre chasse en Amérique alternait avec celle d'entrer dans un même
couvent, sitôt devenus hommes?--Cette inspiration d'en haut ressemblait
terriblement à une escapade de gamin en congé, car il ne s'agissait de
rien moins que de fuir de la maison, mais pour un but qui n'avait aucun
caractère de gaminerie. Nous devions aller à Paris, visiter le cimetière
du Père-Lachaise et de façon à être revenus le matin de la fête.

--«Et alors,» ajoutait Marcel, «je rapporterai à ma grand'mère un
bouquet de roses cueillies là-bas sur la tombe de maman. Je lui dirai
que c'est elle qui le lui envoie et qui lui demande de me rendre ses
portraits et de m'aimer.»

--«Oui, je t'accompagnerai,» lui dis-je sans discuter l'efficacité de ce
romanesque procédé qui m'enthousiasma. Marcel avait-il davantage discuté
ma résolution de le suivre? Et nous voilà tous les deux à calculer le
moyen pratique de nous sauver hors de la vieille ville pour gagner
Paris. Il y avait vingt lieues à franchir. En ce temps-là le service
était fait par une diligence jaune attelée de quatre chevaux. Nous la
voyions filer dans la poussière chaque matin avec son impériale garnie
de paysans en blouse bleue et les bourgeois de son coupé ou de son
intérieur. Nous ne songeâmes pas à prendre cette antique patache,
d'abord parce que le conducteur connaissait nos parents, et puis nous ne
possédions pas à nous deux plus de quatre francs. Nous étions des petits
garçons trop honnêtes pour penser, ne fût-ce qu'une minute, à nous
procurer de l'argent par des moyens illicites. Je soumis donc à Marcel,
toutes réflexions faites, un raisonnement qui nous parut irréfutable.

--«Nous mettons une heure à faire une lieue, n'est-ce pas? Nous avons
essayé l'autre jour. Il nous faut donc vingt heures pour faire vingt
lieues. Par conséquent, si nous partons le soir à neuf heures, nous
serons à Paris le lendemain dans l'après-midi. Tu fais ton bouquet. Nous
allons coucher chez nous. Il n'y a que ma vieille bonne Augustine qui ne
nous chassera pas. Nous repartons, bien reposés, à deux heures, après
avoir déjeuné, et nous sommes ici pour le matin de la fête de ta
grand'mère...»

                   *       *       *       *       *

Je ne crois pas avoir, de ma vie, éprouvé une exaltation comparable à
celle qui soulevait mon jeune courage par cette nuit de septembre,
chaude et douce, où je me glissai hors de mon lit, puis de la maison,
puis du parc de l'amiral, pour rejoindre mon complice. Je le trouvai
assis sur une borne kilométrique, choisie comme point de rendez-vous.
Nous nous prîmes la main sans parler et nous partîmes. La lune éclairait
le vaste paysage de cet éclat presque surnaturel qui découpe avec relief
les sombres contours des objets. En toute autre circonstance, mon
compagnon et moi-même, nous n'aurions pas été très rassurés de cheminer
seuls ainsi à travers la grande forêt qu'il fallait traverser et qu'un
vent très doux, mais ininterrompu, remplissait d'un murmure de mystère.
Les voituriers attardés et les piétons que nous croisions, nous eussent
paru des brigands prêts à nous attaquer. Même en plein jour, nous
n'étions ni l'un ni l'autre très braves en présence d'un chien rencontré
dans la rue, et nous en vîmes plus de dix qui couraient, le nez à terre,
cherchant pâture. Mais il s'agissait bien de fantômes, de voleurs ou de
bêtes méchantes. Nous ne voyions que notre but, et pendant les premières
heures, c'est-à-dire jusque vers l'aube, nous tînmes fidèlement notre
programme, au point que, dans la première lueur blafarde du jour, je pus
lire sur un poteau indicateur que soixante kilomètres seulement nous
séparaient de Paris. Ce ne fut pas, en effet, une rencontre dangereuse
qui nous arrêta sur cette route grise dont le long ruban se déroulait
maintenant devant nos regards. Nous avions compté sans l'immense fatigue
dont cette nuit sans sommeil et cette marche forcée devaient nous
accabler tous les deux. Encore quatre kilomètres, et nous étions
contraints de nous asseoir sur un tas de foin. Encore quatre autres, et
nos jambes de onze ans nous refusaient le service. Je nous vois,
affaissés de nouveau l'un auprès de l'autre, et Marcel sanglotant de
désespoir. Mais à quoi bon raconter les ridicules déboires de cette
épopée qui se termina, comme la célèbre première sortie de l'ingénieux
hidalgo, le chevalier à la Triste Figure, et de son fidèle écuyer, par
un retour vers la vieille ville,--et vers le châtiment,--dans une des
voitures envoyées à notre recherche dès le matin par l'amiral quand
notre absence avait été découverte? Comme ils nous effrayaient
maintenant, ces inconnus de la route qui nous laissaient si calmes,
cette nuit! Il nous semblait qu'ils savaient notre histoire, et comment
donner la vraie raison de notre fuite, nous que ce tilbury de louage,
conduit par un cocher narquois, ramenait comme des voleurs? Cette
émotion pourtant n'était rien, comparée à l'attente de notre entrevue
avec Mme Amélie et avec mon cousin. Lorsque je fus, moi, en face de ce
dernier et que je l'entendis me dire:

--«M'expliqueras-tu ta conduite, avant que je te renvoie à ton père?...»
je devins lâche, si lâche que, pour la première et heureusement la
dernière fois de ma vie, cette lâcheté me conduisit à la trahison. Oui,
je trahis mon ami. Je lui avais juré solennellement de ne jamais révéler
à personne ses confidences sur ses relations avec sa grand'mère. Je les
révélai pourtant, et nos conversations sur la morte et sur le mort, et
le secret de notre départ, et notre projet de retour après la visite au
cimetière. Le visage de mon juge,--ce rude et bronzé visage où il tenait
vingt-cinq ans de mer,--exprimait, en m'écoutant, un étonnement ému qui
m'encouragea à le supplier:

--«Que Mme Amélie pardonne à Marcel,» implorais-je, «dites-lui que j'ai
tout fait, trouvez un prétexte, je vous en conjure, mon cousin, et
qu'elle ne sache rien de tout cela! J'ai promis à Marcel, et elle lui en
voudrait davantage encore... Et moi, punissez-moi autant que vous
voudrez, mais ne me renvoyez pas à Paris. Ne me séparez pas de lui
maintenant. Laissez-moi finir mes vacances avec lui. Il n'a que moi...»

--«Je ferai ce que bon me semblera,» dit l'amiral d'une voix adoucie où
je voulus saisir une promesse d'indulgence. Aussi, quand je fus retiré
dans ma chambre, et couché dans mon lit, après un repas auquel mon
appétit de marcheur fatigué fit honneur malgré mon angoisse, je
m'endormis plus apaisé. Mais quel réveil lorsque au lendemain matin les
premiers rais de lumière, filtrant par l'interstice des rideaux, me
rappelèrent à la conscience de ma double faute: celle envers mon cousin,
dont j'avais fui la maison,--et l'autre, la plus grave, envers mon ami
dont j'avais vendu le secret! Mon imagination, qui, dans la vie, m'a
toujours infligé la pire vue des événements, avait, quand je me
retrouvai vers les dix heures en face de l'amiral, épuisé tous les
possibles. Oui, j'avais tout prévu, excepté toutefois ce qui
m'attendait.

--«Allons,» me dit mon cousin Henry après avoir, suivant son habitude,
caressé de sa main cordée de muscles ma tête tondue, «tu vas courir chez
Mme Amélie prendre des nouvelles de Marcel.»

--«Il est malade?» m'écriai-je.

--«Ce n'est rien,» répondit-il, «un peu de lassitude. Il y a de quoi,
garnement... Vas-y vite, il t'espère...»

Et de notre escapade, pas un traître mot. De la punition à subir, pas un
mot non plus. J'eus l'explication de ce mystère quand j'entrai dans la
chambre de mon petit ami, au chevet duquel était assise Mme Amélie, mais
une Mme Amélie transfigurée, avec un sourire de pitié sur ses lèvres
pâles, avec une lueur d'attendrissement dans ses yeux bruns, avec une
douceur dans le geste par lequel elle flattait les joues de l'enfant, et
elle lui disait:

--«Tu te sens mieux?»

--«Oui, grand'mère,» répondit-il.

Et il regardait, avec extase, un portrait placé sur le drap de son lit,
un de ces portraits au daguerréotype, comme nous en retrouvons tous
parmi nos reliques de famille, qui brillent et s'effacent à la fois dans
le plein jour. Une expression de joie indicible et de piété illuminait
cette physionomie souffrante. Tous les deux, la grand'mère et le
petit-fils étaient si occupés, elle à toucher ces pauvres joues
amaigries, lui à contempler le portrait, qu'ils ne m'avaient pas entendu
entrer. Mais avais-je besoin de leurs confidences pour deviner que
l'amiral avait tout raconté de mon récit à la grand'mère, que dans ce
coeur de vieille femme la vue des muettes douleurs de cet enfant jugé
jusque-là si ingrat l'avait emporté sur la haine impie envers la morte,
et ce petit portrait au daguerréotype, posé sur le drap, c'était l'image
de cette morte et le gage de la réconciliation suprême.

                   *       *       *       *       *

... Et voilà quels souvenirs j'allais chercher après tant d'années dans
cette vieille ville de l'Ile-de-France dont pas une pierre n'a changé.
Le petit fleuve roule toujours son eau claire où tournent les poissons
noirs entre les berges gazonnées. Les deux canaux s'en vont toujours
aussi paisibles entre les chemins de halage, et les chalands, avec leur
maison de bois intime et basse dont les fenêtres garnies de géraniums
nous faisaient tant rêver, les descendent toujours, ces canaux
monotones, de leur même mouvement sans hâte. J'ai pu, dès la gare,--la
seule nouvelle construction de cette cité perdue, mais heureusement hors
des murs,--revoir la tour du château, le clocher à jour de l'église, et
puis c'est le pont et c'est la maison du cousin, et c'est l'autre
maison, celle de Mme Amélie. A qui sont ces demeures aujourd'hui? De
celle où l'amiral abrita ses dernières années, je suis sûr qu'elle a
passé en des mains étrangères. L'excellent homme mourut quatre mois
après mon départ de chez lui, douloureux départ qui nous fit verser tant
de larmes, à Marcel et à moi, et échanger tant de promesses d'une
correspondance qui n'a pas duré un an! Je ne l'ai jamais revu, mon ami
de ces six semaines; et les mois ont passé, puis les années, sans que
j'aie reçu de lui ou que je lui aie donné un signe d'existence. Vit-il
encore? Est-ce lui qui habite la maison de Mme Amélie dont je vois les
volets toujours peints en gris par delà le couvert de tilleuls toujours
bien taillés? Et s'il vit, qu'est-il devenu? Que reste-t-il en lui de
son âme romanesque de onze ans qui me l'a rendu si profondément cher dès
la première heure? J'ai tant changé, moi, depuis cette époque,--tant
changé en noir, en triste, en moindre, pour tout avouer.--Au lieu de
tirer la sonnette à la grille fermée, je me suis assis sur un banc au
bord du canal d'où je voyais la terrasse, notre terrasse d'autrefois,
l'eau couler,--comme a coulé la vie,--en courbant à peine les herbes,
notre eau et nos herbes! Et puis, je suis parti sans avoir cherché à
savoir ni si Marcel est encore de ce monde, ni s'il habite là, ni rien
de sa personne d'aujourd'hui. A quoi bon rencontrer là où j'ai laissé un
charmant enfant, quelque bourgeois de province rongé de manies? A quoi
bon me démontrer que le plus délicat des poètes a trop raison lorsqu'il
dit:

    _Je redoute l'adieu moqueur
    Que font les hommes de mon âge
    Aux premiers rêves de leur coeur?_

C'est une triste loi, mais bien vraie, qu'en amitié comme en amour, il
ne faut pas se souvenir à deux quand on veut se souvenir tendrement!


_Nemours, juillet 1890._




IX

Corsègues

_A FRÉDÉRIC DE ROBERTO._

SOUVENIR DE NOËL


Il existe à Paris, et surtout dans un certain monde, des traditions de
plaisir auxquelles nous nous obstinons tous, vous comme moi, même quand
ces traditions nous représentent presque avec certitude la pire des
corvées: celle de l'amusement avorté. C'est ainsi que je me trouvais
cette nuit-là, qui était celle de Noël, réveillonner en nombreuse
compagnie dans un salon d'un restaurant à la mode. Je désignerai assez
l'endroit aux connaisseurs en géographie boulevardière, quand j'aurai
dit qu'un petit groupe de monarchistes intransigeants s'y réunit
d'habitude. Aussi le propriétaire du restaurant ne cède-t-il que
rarement et aux personnes de sa clientèle préférée cette pièce,
d'ailleurs étroite, et tour à tour étouffante ou glacée, que préside un
buste de monseigneur le comte de Chambord placé en permanence sur la
cheminée. Durant la nuit dont je parle et qui ne remonte pas à beaucoup
d'années, ce marbre, sculpté à l'effigie mélancolique du plus pur et du
plus inefficace des princes, contemplait un spectacle moins pur mais
aussi mélancolique, certes, que lui:--un souper triste! Nous avions tous
été priés par une excellente fille, la petite Marguerite Percy, qui
gagne aujourd'hui ses quarante mille francs par mois, à courir les
théâtres des États-Unis. Elle se contentait alors d'être au Palais-Royal
la plus gamine des divettes, une vraie comédienne, capable de jouer tous
les rôles et tous avec un je ne sais quoi très à elle, et les tendres et
les moqueurs et les spirituels et les bouffons. Elle venait de remporter
un de ces triomphes, comme on en remporte à Paris, aussitôt oubliés mais
retentissants comme un scandale, en mimant, dans une Revue de fin
d'année, l'_Armée du Salut_. Vous la rappelez-vous avec son visage où il
y a du gavroche et du songe triste, avec l'ombre d'un grand chapeau
fermé sur ce visage, et sa robe blanche de souple étoffe qui moulait son
corps d'éphèbe, et sur cette robe blanche l'effet des gants noirs et ses
fines jambes prises dans leurs bas noirs et la sveltesse de ses pieds
dans leurs souliers vernis,--et cette gigue qu'elle dansait avec une
espèce de furie froide? C'était bien la plus délicieuse parodie de
l'Anglaise que l'on ait jamais vue. Il y avait foule dans la petite loge
où elle rentrait au sortir de ce frénétique exercice, morte de fatigue,
trempée de sueur, le coeur défaillant, pâle sous son rouge à effrayer.
Mais la vanité de la comédienne la soutenait et elle répondait par un
sourire aux compliments, par une malice aux épigrammes. Voilà pourquoi
elle avait, dans les derniers huit jours, prié à ce réveillon non pas
vingt personnes, mais cinquante, cent peut-être, elle n'en savait plus
rien elle-même, à peu près toutes celles qui étaient venues dans cette
loge depuis le jour où elle avait dit à son amant:

--«Veux-tu, mon vieux Gustave? Si nous faisions une fête avec les
camarades, pour Noël, on mangerait du boudin blanc, ça porte bonheur
pour toute l'année, et on rirait!»

L'a-t-elle prononcée de fois durant la semaine, cette dernière phrase!
Les camarades! C'est d'abord pour elle la rivale, la petite comédienne
des _Variétés_, des _Bouffes_ ou des _Nouveautés_, qui n'a pu y tenir et
qui s'est échappée de son théâtre, entre le un où elle joue et le quatre
où elle reparaît, pour venir voir Percy danser son pas:

--«Étonnante, Margot, tu es étonnante... Tu sais, moi, je suis franche,
je ne t'aimais pas dans la pièce d'avant... Mais cette fois, ça y est,
et en plein...»

--«Tu es gentille, toi,» répond Marguerite, d'un air moitié figue et
moitié raisin. Puis un coup de griffe pour ne pas être en retard:
«Est-ce que c'est vrai qu'Alfred se marie?»--Alfred est l'ancien amant,
toujours aimé, de la petite actrice.--Puis un remords de cette question
méchante: «Qu'est-ce que tu fais de ton soir de Noël? Viens donc
réveillonner avec nous. On mangera du boudin blanc et on rira avec les
camarades!...»

Les camarades? C'est encore le clubman, plus ou moins lié avec Gustave,
qui débarque dans la loge, le bouquet à la boutonnière, astiqué, lustré,
cosmétiqué, mais le chapeau en arrière et roulant un peu pour avoir bu à
dîner une bouteille de léoville en trop. C'est le journaliste auquel on
sourit pour obtenir un nouvel «écho» très aimable. C'est un écrivain
auquel on voudrait beaucoup extorquer un rôle. C'est un ancien
«caprice.» C'est un véritable ami, de ceux qui demeurent, comment?
pourquoi? dévoués à ces bohémiennes sans leur avoir jamais baisé le bout
du doigt. Et c'est la connaissance de hasard comme moi. Et c'est l'amant
possible de demain, quand Gustave n'aura plus assez d'argent pour
suffire à la maison.--«Il faut bien qu'on vive, n'est-ce pas?...» Et à
tous, elle débite la même phrase modulée avec d'autres nuances, ici
gaiement, là coquettement, «... le soir de Noël..., du boudin blanc...
On rira...» Sur les cinquante qui ont promis, vingt ont eu la naïveté ou
la faiblesse de tenir. On mange bien du boudin blanc, mais de rire,
c'est une autre affaire! Les bougies électriques qui simulent d'étranges
pistils, dans les calices de cristal du lustre, éclairent d'un jour dur
les physionomies rongées de ces forçats de Paris, pressés autour de
cette table où les fleurs trop ouvertes vont se faner, où les bouteilles
d'eau minérale montrent leur étiquette pharmaceutique à côté des carafes
de tisane frappée.--Truffe et Vichy, c'est la vraie devise du «fêtard»
moderne.--Marguerite Percy, elle, est de la couleur de la nappe. Elle a
joué deux fois depuis vingt-quatre heures, en matinée d'abord, puis le
soir, et joué, comme elle joue, avec tous ses nerfs. Elle tient bon
pourtant, mais on dirait qu'il ne lui coule plus une goutte de sang dans
les veines, tant elle reste pâle, même en se versant verres de champagne
sur verres de champagne. Gustave Verdet, qui lui fait face, mordille sa
moustache noire, défrisée d'un côté, avec l'air d'un homme qui a subi,
avant le souper, un gros coup de perte au poker. Cinq ou six petites
grues d'actrices, venues dans l'espérance d'une rencontre fructueuse, ne
cachent guère leur déception: elles n'ont autour d'elles que des
vétérans de la presse ou des coulisses, ou des messieurs aussi peu
lancés dans la fête que le père Ebstein, le changeur, pourquoi diable
est-il ici, celui-là?--Noirot, le médecin de Marguerite, pourquoi
encore?--Machault, l'escrimeur, pourquoi toujours?... C'est autour de ce
repas des silences glacés où partent des rires faux, presque un souper
de théâtre, tant c'est lugubre, jusqu'à ce qu'un des convives, le
musicien Rochette, a l'idée délicieuse de se mettre au piano et
d'entonner une chanson:

    «_Dans l' courant d' la s'main' prochaine,
          Si le temps est beau,
    Nous partirons pour Fontaine-
                  bleau..._»

Le bruit de la musique supprime du moins les inutiles efforts vers une
conversation générale, et elle permet aux apartés de naître. Le souper
s'anime un peu, tous commençant de causer à mi voix de leurs affaires
particulières. On n'entend plus la voix fatiguée de Marguerite
interpeller tour à tour les convives. «Dis donc, Machault, raconte-nous
donc ton duel avec Figon, c'était si drôle.--Dites donc, père Ebstein,
racontez-nous l'histoire de l'Alsacien qui avait mal à l'estomac, c'est
à mourir.» Et puis, l'interpellé s'exécute et personne ne rit... Avec
l'accompagnement tour à tour tintamarresque et sentimental du piano et
de la voix qui chante, les soupeurs fatigués se raniment. D'autres
femmes arrivent, des comédiennes qui réveillonnaient, elles aussi, dans
un autre salon. Ayant appris que Percy est là, elles ont quitté une
table où elles s'ennuyaient sans doute autant que nous. Il n'est pas
jusqu'à la fumée des cigarettes et des cigares enfin allumés qui ne
contribue à réchauffer la fin de cette fête si mal commencée, en ouatant
d'une atmosphère bleuâtre et transparente la clarté crue de
l'électricité. Malheureusement, il est plus d'une heure, et les gens qui
ont à travailler le lendemain matin,--j'en suis, hélas!--profitent du
petit tumulte produit par l'entrée des nouvelles venues pour s'esquiver
sans être aperçus de Marguerite. Au vestiaire, et tandis que j'attends
mon pardessus, je me heurte au docteur Noirot qui s'échappe aussi, et,
comme nous descendons l'escalier de compagnie, je ne peux me retenir de
soulager ma mauvaise humeur:

--«Ah! docteur,» lui dis-je, «penser que c'est vous la cause de cet
absurde souper! Était-il assez raté, l'était-il!»

--«Moi la cause?» demanda-t-il, étonné.

--«Mais oui. Mais oui... Voyons, vous êtes le médecin de la petite
Percy, et vous lui permettez de passer les nuits, et vous vous faites
son complice en venant souper à côté d'elle, avec la mine qu'elle a!
C'était une morte ce soir, positivement une morte...»

--«C'est vrai,» répondit Noirot en hochant la tête. «Je n'étais guère à
ma place, mais elle avait l'air de tant y tenir! Elle me l'a demandé si
gentiment; et puis, elle est malade, c'est encore vrai, mais si on
changeait quoi que ce soit à son existence actuelle, savez-vous le
résultat? Elle mourrait du coup. Ces habitudes parisiennes, c'est comme
la morphine. Cela tue à la longue, mais supprimez-les, et crac! C'est la
fin... Être malade, c'est toujours une façon de vivre.»

--«Je vous vois venir,» repris-je en riant, «vous êtes le médecin qui
conseille l'eau-de-vie à l'ivrogne, le tabac au fumeur, les femmes au
débauché...»

--«Pas tout à fait,» répondit-il sérieusement, «mais presque... Le
proverbe n'a pas si tort: une habitude est ce qui ressemble le plus à
une nature... Il en vaudrait mieux de bonnes. Les mauvaises sont encore
une force qui soutient la bête.»

--«Au moins, vous êtes un original, vous,» lui dis-je. «J'ai mis du
temps à m'en apercevoir, mais aujourd'hui j'aime beaucoup à causer avec
vous.»

Nous étions sur le boulevard, comme je lui servais ce maladroit
compliment, exprimé, pour comble de gaucherie, avec une brusquerie
équivoque. Ni ma phrase ni mon ton ne parurent lui plaire, car, à la
lumière du bec de gaz sous lequel nous nous préparions à prendre congé
l'un de l'autre, je vis un froissement de susceptibilité courir sur son
visage: ses sourcils trop fournis se contractèrent un peu, sa bouche
rasée aux lèvres longues se serra, et ses yeux d'un gris si vif me
fixèrent. Ce ne fut qu'un passage, mais, pour ne pas quitter cet homme
que j'estime vraiment de toutes manières sur une aussi déplaisante
impression, je lui pris le bras, et, marchant avec lui, le long des
boutiques maintenant fermées, dont le 1er janvier tout proche garnissait
le boulevard:

--«Oui,» insistai-je, «vous êtes un original. Voyons, un médecin
qui n'a jamais voulu être décoré, qui n'essaie les remèdes nouveaux
que lorsqu'il en est sûr, qui soigne des comédiennes sans jamais
accepter un coupon de loges, ni toucher ses honoraires en nature,
et qui ose proférer devant un profane les théories que vous venez
d'énoncer!...--C'est-à-dire que vous êtes une bonne fortune pour un
romancier... Vous n'y échapperez pas, je vous le promets...» Et, par un
retour involontaire sur la fête manquée de laquelle nous sortions:
«Savez-vous, docteur, que c'est là ce qui nous manque aujourd'hui, des
êtres vraiment personnels à peindre, des individus qui soient des
individus, de petits univers à part?... On trouve encore du tempérament
de-ci de-là, de la grosse fougue instinctive qui se prend pour de la
nature. Mais des caractères qui aient une saveur intense, c'est comme du
bordeaux authentique, on n'en fait plus... Tout se banalise, jusqu'à la
débauche. Les viveurs, tous les mêmes. Les filles, toutes les mêmes. Les
amours d'aujourd'hui, tous les mêmes. Voyez les joujoux que l'on vendra
demain dans ces baraques. La veille du jour de l'an, vingt mille petits
Parisiens s'amuseront avec le même pantin... Ce monde contemporain,
quelle usine à médiocrités!...»

--«Vous avez eu tort de manger du foie gras,» répondit le docteur avec
flegme: «Vous ne le digérez pas... Au lieu de rentrer chez vous en
voiture, voulez-vous que nous marchions, puisque nous sommes à peu près
voisins?... Cela vous permettra de dormir sans trop de cauchemars...
D'ailleurs vous venez de toucher là, chez moi, une corde sensible...
J'ai le regret d'être d'un avis absolument contraire au vôtre et de
croire que les passions fortes sont tout aussi fortes, davantage
peut-être, j'irai jusque-là, dans nos races soi-disant épuisées, les
caractères tranchés aussi tranchés, les personnalités vives aussi vives
et les tragédies privées aussi fréquentes qu'aux temps préconisés par
votre romantisme et celui de vos amis. Seulement, il y a plus de tenue
et plus de silence sur tout ce qui s'étalait autrefois au grand jour...
Si vous saviez combien vous en coudoyez de ces drames vivants auprès
desquels vos drames imaginés sont des enfantillages, et vous ne les
soupçonnez pas!...»

                   *       *       *       *       *

Quand un homme qui n'est pas de la profession laisse tomber une phrase
pareille, gare à l'anecdote et au «sujet de roman!» Il se ménage
d'ordinaire son petit récit, lequel est, quatre-vingt-dix-neuf fois sur
cent, d'une redoutable insignifiance. Mais avec son masque de sorcier à
lunettes, tout en os, en maxillaires, en menton et en nez, le docteur
Noirot m'a paru depuis longtemps un de ces physiologistes qui savent
voir l'animal humain tel qu'il est. Je lui ai dû, à diverses reprises,
des notes précieuses, et je l'encourageai au «document.»

--«Vous n'êtes pas le premier médecin à qui j'entends tenir un pareil
discours,» insinuai-je, «puis, quand il s'agit de vous détailler un de
ces drames extraordinaires, plus personne...»

--«Et le secret professionnel?» dit Noirot. «Pourtant,» ajouta-t-il
après une pose dont je ne devinai pas si elle était sincère et s'il
réfléchissait, ou jouée et s'il amorçait ma curiosité, «il y en a un,
parmi ces drames de la vie réelle, que j'ai l'envie de vous conter.
C'est sans doute l'anniversaire qui veut cela. Je n'ai que cette
histoire dans la tête depuis quelques heures. C'est un peu pour ne pas y
penser que j'étais venu à ce souper. Et voilà que je vous en parle. Vous
souriez de cette logique... Vous sourirez moins tout à l'heure...
N'avez-vous jamais rencontré de par le monde un certain baron de
Corsègues?»

--«Comment donc?» répondis-je, «un petit, l'air mauvais, couleur de
cigare, toujours rageur, un pilier de tripot avec cela... Nous avons
même failli nous brouiller parce qu'à une partie au cercle, où je me
trouvais auprès de lui, je me permis de plaisanter à haute voix. Il
prétendit que j'avais porté la guigne au tableau. Nous échangeâmes
quelques mots aigres, et puis Machault justement m'expliqua qu'il était
devenu tout à fait braque depuis une atroce aventure: une jeune femme
qu'il adorait, dont la sortie de bal avait pris feu et qui fut brûlée
toute vive... Je suis renseigné, vous voyez...»

--«En effet,» reprit le docteur avec ironie; «et vous n'avez rien
déchiffré d'autre dans le personnage, ô psychologue!... Peut-être
savez-vous aussi que Corsègues est mort l'an dernier d'une maladie de
foie? Et voilà enterré un des hommes les plus sinistrement passionnés
que j'aie connus et dont je suis sûr, vous entendez, sûr, comme vous
êtes là, qu'il avait deux meurtres sur la conscience, pas un de moins.»

--«Vous n'allez pas me raconter qu'il avait mis le feu lui-même à la
robe de bal de sa femme,» m'écriai-je.

--«Vous en jugerez,» dit Noirot, sans répondre directement à ma
question. «Il y a de cela quinze années. C'est long, quinze années de
clientèle à Paris, et l'on en voit des misères!... Pourtant, je
n'oublierai jamais comme j'eus le coeur serré lorsque, par une nuit
toute pareille à celle-ci, un domestique vint de l'hôtel Corsègues pour
m'emmener tout de suite et qu'il me raconta le terrible accident. La
jeune baronne avait donné ce soir-là une fête intime à ses deux petites
filles et à leurs amies. Vers onze heures, et son monde parti, elle
avait distraitement passé près de l'arbre de Noël, dressé au milieu du
grand salon, afin d'éteindre une des bougies. Sa robe de dentelles
s'était enflammée à une des bougies qui descendaient jusqu'à terre. En
une minute, le feu l'avait enveloppée et maintenant elle était à
l'agonie. Oui, voilà ce que me raconta cet homme dans le coupé qui nous
emportait. Je l'avais fait monter avec moi pour avoir tous ces détails,
que vous auriez pu lire dans les journaux de l'époque, et sur lesquels,
à cet instant, il ne me vint pas un doute.--«Et les enfants?»
demandai-je.--«Ils dorment,» répondit le domestique.--«Et M. de
Corsègues?»--«Monsieur ne quitte pas la chambre de Madame. Il est debout
à la cheminée. Il ne dit pas un mot. Je ne serais pas étonné s'il
devenait fou...» Pour vous faire comprendre quelles émotions soulevaient
en moi ces quelques phrases, il faut vous avertir que j'avais toujours
été un peu amoureux de la baronne Alice,--c'était son nom,--depuis le
jour où le docteur Chargebras, mon maître, m'avait envoyé chez eux,
comme tout jeune médecin... Quand je dis amoureux! Ce sentiment d'un
ex-interne à peine sorti de la salle de garde avait surtout consisté
dans une admiration intimidée pour cette grande dame aux yeux d'un bleu
si clair dans un visage si fin, et joli, et des mains comme fragiles, et
une grâce même dans cette demi-familiarité des indispositions, si peu
propice à la grâce! Et puis, je l'avais plainte, la pauvre femme, d'être
mariée à ce mari. Non qu'il fût mauvais pour elle; au contraire, il
semblait l'aimer... Vous me comprendrez, trop l'aimer, et c'était
justement le genre d'hommes qu'il ne faut pas unir à ce genre de femmes.
Lui, vous l'avez connu, brun, velu comme un ours, l'haleine âcre, un
fauve. Elle, vous allez rire de mon vieux mot: une sensitive. Je ne sais
pas, entre parenthèses, de comparaison plus scientifiquement exacte que
celle de cette plante qui frémit au moindre contact avec ces créatures
si nerveuses et qu'un geste brusque, un son de voix dur, une brutalité
quelconque remuent des pieds à la tête. Les paupières battent, les
lèvres tressaillent, une pâleur subite décolore le visage. Le mari ne le
remarque même pas, mais nous autres médecins, nous savons qu'en ce
moment toute la circulation de la pauvre femme est arrêtée, que son
coeur lui fait mal, que sa gorge se serre à l'étouffer, et il a suffi de
cette interpellation du même mari: «Ah! docteur, vous arrivez bien...
Vous allez me gronder cette malade-là...»

--«C'est délicieux à fréquenter, des femmes de cette espèce,» dis-je en
riant...

--«Ah! si vous aviez connu la baronne Alice!» reprit Noirot. «Si vous
l'aviez vue marcher légère dans la chambre d'une de ses petites filles
quand l'enfant était malade, et si vous l'aviez retrouvée, comme je la
retrouvai, par la nuit de Noël dont je vous parle, tordant son pauvre
corps dans les souffrances de la plus atroce des agonies! Cette chambre,
où les moindres détails attestaient le raffinement d'une existence
comblée, étalait maintenant le désordre des heures de panique. Les
lambeaux de la toilette que la mourante avait portée dans la soirée
gisaient çà et là, arrachés par des mains affolées, et une odeur
d'étoffe brûlée me saisit à la gorge aussitôt entré. Plus rien des
pudeurs coquettes dont la femme élégante entourait ses moindres bobos.
Le corset coupé avec des ciseaux traînait dans un coin, les bas de soie
déchirés dans un autre. On l'avait enveloppée de linges pour étouffer
l'incendie, puis aussitôt dévêtue au milieu des cris terribles que
l'atrocité des brûlures dont elle était couverte avait dû lui arracher.
Ses heures étaient comptées. On ne pouvait plus que lui adoucir sa
mort!... Tandis que je vaquais à ce devoir avec l'espèce de tremblement
intérieur qui nous remue plus souvent que vous ne le croiriez, devant
certaines extrémités de douleur humaine, je fus saisi d'une seconde
impression, très différente de la première, mais peut-être aussi
tragique. Je sentis que le drame matériel et visible, ce drame d'agonie
où j'étais acteur, se doublait d'un autre, et que cette femme si
effroyablement atteinte dans sa chair, était la victime d'une
épouvantable crise intérieure. C'est l'_a b c_ du diagnostic, de
discerner dans un malade la force de réaction morale. Mme de Corsègues
était secrètement en proie à une lutte de sentiments si violente que
même l'angoisse physique la plus affreuse qui soit n'en triomphait pas.
Quelle lutte? Quels sentiments? Que son mari s'y trouvât mêlé, je n'en
pouvais douter à voir l'expression de ses regards, lorsqu'elle
rencontrait les yeux du baron qui, debout contre la cheminée, et tel que
l'avait décrit le domestique, semblait immobilisé dans une attitude de
sombre attente. Il m'avait dit à peine deux mots quand j'étais arrivé,
et d'une voix si sourde qu'elle n'avait plus d'accent. Il continuait de
se taire, les bras croisés, la face comme durcie et serrée. Non, ce
n'était pas l'homme que j'avais vu à mes autres visites, lorsqu'il me
faisait venir pour une simple migraine de la jeune femme, toujours
brusque, toujours quinteux, mais montrant une sollicitude bonasse et
grondeuse, et si inquiet qu'il en était gênant. Il voulait, il exigeait
que je lui expliquasse l'effet des moindres remèdes. La foudroyante
soudaineté de la catastrophe l'avait-elle en effet bouleversé au point
de lui donner un de ces accès de stupeur, espèce de coma momentané qui
s'observe dans certaines crises? J'ai ainsi entendu un de mes
amis,--vous l'avez bien connu, ce pauvre Chazel, le grand
mathématicien,--qui avait perdu en trois jours une femme idolâtrée, ne
prononcer qu'une phrase, toujours la même: «On enterre Hélène demain
matin... C'est extraordinaire...» Mais non, les prunelles de Corsègues,
ces prunelles si noires dans ce teint bistré que vous vous rappelez,
brillaient d'un sauvage éclat qui, à de certaines secondes, ressemblait
à du défi, à du triomphe! La baronne avait demandé un prêtre qui tardait
à venir; par instants elle le nommait encore. A la première de ces
demandes, Corsègues avait rompu le silence dont il était comme enveloppé
pour me dire, de sa même voix sourde: «Il a fait répondre qu'il
venait...» Et il n'avait pas bougé, lui que je savais pratiquant,
presque dévot. Cela me parut prodigieux qu'il vît sa femme si mal et
qu'il ne se souciât pas davantage de lui assurer les derniers secours...
Cependant, l'agitation de la mourante augmentait à mesure que les
narcotiques dont j'avais fait usage pour la calmer commençaient leur
oeuvre. Elle luttait contre eux, je le sentais. Je sentais aussi qu'elle
voulait parler, qu'elle avait besoin de crier une certaine phrase et je
l'entendais qui retombait sur son lit en disant: «Je ne peux pas...» Ce
que je vous raconte aujourd'hui dans ce détail, je ne le saisis pas
ainsi dans cette sinistre veillée. J'étais trop occupé par des soins
immédiats pour que ma sensation aboutît à un raisonnement très net. Les
narcotiques, d'ailleurs, gagnaient du terrain. L'anxiété affolée de
cette âme cédait comme la douleur du corps, et la pauvre femme
s'assoupissait peu à peu. Je vous passe la description de ses dernières
heures, durant lesquelles elle ne reprit pas connaissance. Je lui évitai
du moins le retour des tortures auxquelles je l'avais trouvée en proie.
J'aimerais mon métier, voyez-vous, quand il n'aurait pour lui que cela,
d'adoucir l'horreur du suprême passage, dans les circonstances
désespérées...»

--«Je comprends,» lui dis-je. Comme de raison, ce que j'apercevais
surtout dans son histoire, c'était l'acte, cet acte féroce qu'il avait
prêtée au baron, et je l'y ramenais pour qu'il ne s'en écartât pas, sous
l'influence d'une crise de sentimentalisme professionnel, «dans son
délire, elle a dénoncé son mari qui l'avait brûlée par vengeance...»

--«Vous n'y êtes pas,» reprit Noirot. «Lorsque je quittai l'hôtel, cette
nuit-là, et que je passai dans le grand salon devant l'arbre de Noël,
maintenant éteint, auquel la robe de la malheureuse femme avait pris
feu, pas un seul mot ne s'était échappé de sa bouche qui pût me mettre
sur la voie de la vérité. Je ne la soupçonnais même pas, cette vérité.
Je me disais: «Ce ménage allait mal. Elle aimait sans doute quelqu'un.
Elle avait un amant, le baron le savait et le supportait à cause des
petites filles. Il s'est vengé en empêchant qu'elle ne revît cet homme
avant de mourir ou qu'elle ne lui fît tenir un adieu.» Puis, je
repoussais même cette idée. Bien qu'un ancien carabin ne doive guère
nourrir de préjugés sur la vertu des femmes, j'avais trop profondément
respecté Mme de Corsègues, pour admettre ainsi, sans preuves, qu'elle se
fût donnée à quelqu'un. Que voulez-vous? Précisément, parce que nous ne
nous payons pas de phrases, nous autres, et que ce grand mot: l'Amour,
nous représente l'acte physiologique dans sa simplicité animale, nous
éprouvons devant ce que vous appelez, vous, du nom magnifique de
passion, de ces dégoûts qui vous étonnent. Mais ce que j'ai pensé ou
senti à la suite de cette cruelle agonie, n'intéresse pas la suite de
mon histoire. Soyez patient. J'y arrive... Pas beaucoup de temps après
la mort tragique de Mme de Corsègues, je commençai de voir venir assez
assidûment à mes consultations un client qui m'avait été envoyé par le
baron lui-même, six ou sept mois auparavant. Il n'eut pas besoin de me
rappeler ce détail. Son nom m'avait frappé, par un air de rareté. Vous
savez, on dit: «Tiens, un nom de héros de roman...,» et puis, neuf fois
sur dix, on se trouve en présence d'un gros et lourd garçon, qui vous
fait penser à une bouchère qui porterait comme prénom Yseult!...»

--«J'ai bien connu,» l'interrompis-je, «chez un sculpteur, une bonne à
tout faire qui s'appelait Yolande Rosemonde, et une patronne de
brasserie, à Montmartre, qui répondait au nom de Paule Meure...»

--«Mon client était moins poétiquement baptisé,» reprit le docteur. «Il
s'appelait Pierre de Créance, et, quoiqu'il ne portât pas de titre, il
appartenait à une assez vieille famille dont Montluc parle dans ses
mémoires. C'est lui-même qui me raconta cela, je ne me souviens plus
dans quelle occasion, au cours des causeries que nous commençâmes
aussitôt d'avoir ensemble. Voici comment. M. de Créance arriva donc un
jour, dans mon cabinet, le dernier de toute ma consultation. Je vous le
répète, il n'y avait pas deux semaines que Mme de Corsègues était morte.
Il ne me fallut pas un grand effort pour reconnaître que sa visite était
presque inutile. Il venait m'interroger sur des troubles nerveux que je
jugeai imaginaires d'abord, puis simulés quand je le vis traîner un peu
une fois la consultation finie... J'étais un peu pressé cette
après-midi-là, et je me rappelle mon impatience devant son obstination à
rester, jusqu'au moment où il prononça le nom de la baronne Alice. Dans
l'éclair d'une intuition irrésistible, je compris alors qu'il n'était
venu que pour cela, poussé par quel sentiment? Toutes les imaginations
qui m'avaient traversé la tête depuis ma veillée au chevet de la
mourante, me saisirent de nouveau devant la curiosité de ce jeune homme.
Je le regardais tandis qu'il me parlait de cette tragédie où je m'étais
trouvé mêlé, un peu comme les choeurs de théâtre,--mais mêlé tout de
même. Avec sa nature si évidemment fine et un peu appauvrie, avec ses
manières délicates, sa voix douce, avec le charme féminin qui émanait de
tout son être, avec ses yeux bleus dans un visage au teint fragile, à la
barbe rare, il aurait presque pu être un frère, un cousin au moins de la
pauvre morte. C'était physiquement le mâle de cette femelle, une
créature qu'elle devait aimer d'instinct, comme elle devait d'instinct
haïr Corsègues. A des systèmes nerveux comme avait été le sien, il faut
plus de caresse que de force, plus de tendresse que de désir, enfin, un
mari ou un amant doit être un peu un ami, presque une amie. Mme de
Corsègues avait-elle eu un roman avec M. de Créance? Ce roman avait-il
été innocent ou coupable? La première visite du jeune homme et surtout
celles qui suivirent n'étaient explicables que s'il l'avait, lui, aimée?
Mais je me heurtai tout de suite à un fait qui ne me permettait pas de
mettre ensemble mes diverses hypothèses. J'avais diagnostiqué, dans la
chambre de l'agonisante, un mystère de vengeance entre elle et son mari.
Puis ce que je savais des éléments de divorce cachés dans l'animalité de
ce ménage, m'avait conduit à supposer un amour défendu chez la jeune
femme et la connaissance de cet amour chez le mari. M. de Créance venait
de m'apparaître comme le troisième personnage de ce drame,--et tel que
mon induction l'eût supposé si j'avais dû dépeindre l'amant de Mme de
Corsègues. Je comprenais qu'il avait besoin, oui, besoin, comme on a
faim et comme on a soif, de savoir jusqu'aux plus petites circonstances
de cette mort affreuse. Mais s'il y avait eu un véritable drame, s'il
avait été, lui, soit l'amant, soit l'ami passionnément aimé de la morte,
et si le mari l'avait su, comment continuait-il, une fois la femme
morte, d'être le familier de la maison, l'ami intime du mari? Je le
constatais à chacun de nos entretiens. Car je vous répète que, tantôt
sous un prétexte et tantôt sous un autre, il arrivait sans cesse à mes
consultations. Sans cesse aussi il essayait de m'attirer, par quelque
politesse que mon existence de travail ne me permettait guère
d'accepter: c'était une invitation à dîner, une loge au théâtre, des
gracieusetés à ma vieille mère qui vivait encore, enfin tout le manège
d'un homme qui rêve de s'introduire dans l'amitié d'un autre, et vous
pensez bien que je n'avais pas la naïveté de croire ces gentillesses
d'attentions désintéressées...»

--«Vous aviez peut-être tort,» lui dis-je; «un homme qui a aimé une
femme et qui l'a perdue, est quelquefois sincère dans ses effusions pour
ceux qui la lui rappellent. Et ç'aurait pu être là une explication
encore pour l'amitié qui unissait ce Pierre de Créance à Corsègues. Un
de mes confrères, le plus sensitif des humoristes, Henri Lavedan, a fait
une nouvelle délicieuse avec ce culte de deux hommes pour la même morte.
Cela s'appelle, je crois, _les Inconsolables_...»

--«Soit,» dit le docteur, «mais un de ces deux inconsolables-là n'était
pas Corsègues. J'ai su depuis que cette face noire ne mentait pas. Il y
avait du Maure dans son affaire. Son grand-père, officier de l'Empereur,
avait épousé une Andalouse, d'une famille originaire de Grenade, et
l'atavisme, voyez-vous, n'est pas un mensonge, quoique les romanciers en
aient abusé au point que vous-même vous n'oseriez plus vous en servir.
La nature aura toujours ceci de supérieur à l'art qu'elle ne raffine pas
sur les moyens et qu'elle emploie les mêmes indéfiniment... Un matin
donc, je reçois un mot de M. de Créance qui me disait qu'étant très
souffrant il me priait de passer chez lui le plus tôt possible.
L'écriture très tremblée du billet me donna une appréhension. Je
m'intéressais à ce jeune homme. Son amitié pour moi, quoiqu'elle eût un
mobile tout autre que moi-même, m'avait touché. Il avait su être
gracieux pour ma pauvre maman. J'aimais aussi le culte discret et
douloureux que je sentais si vivant en lui pour la baronne Alice. Mettez
qu'il y eût, par-dessus le marché, dans mon cas, un intérêt
d'observateur. Il me représentait ma seule chance d'avoir le fin mot de
cette sinistre énigme. Bref, je commence mes visites par lui. J'arrive
et je le trouve couché dans son lit, et pâle, pâle! Vous parliez de la
pâleur de la petite Percy, tout à l'heure. Vous n'avez pas vu ce visage!
Nous ne fûmes pas plutôt seuls qu'il rejeta son drap sans rien me dire.
Il avait là, entre les deux côtes, une affreuse blessure. Il avait reçu
une balle tirée dans la direction du coeur et qui l'aurait tué sur place
si, par bonheur, ou par malheur, un tout petit détail ne l'avait sauvé,
qui ne ferait pas bien dans un livre, mais c'est ainsi. Le jeune homme
portait des bretelles anglaises d'un cuir assez épais qui avait
légèrement détourné le coup. L'hémorragie avait dû être extrêmement
abondante, car le pauvre garçon avait à peine la force de me parler. On
a beau avoir été, pendant la guerre, aide-major dans une ambulance,
comme les camarades, et servi de médecin dans quelques duels, dont un
suivi de mort, celui de Paul Durieu,--je vous le raconterai un autre
jour,--on ne peut pas voir sans émotion une plaie comme celle-là, et
sans une demande que vous devinez: «Qu'est-il arrivé? Expliquez-moi...»
Le jeune homme mit son doigt sur sa bouche par un mouvement qui lui fut
très pénible, car sa bouche se contracta plus douloureusement encore.
Ses yeux se tournèrent vers la porte, pour m'indiquer qu'il avait peur
d'être écouté: «Plus près... Venez plus près...,» dit-il, et c'est là,
penché sur son lit, que je l'entendis me parler d'une voix qui n'était
presque qu'un souffle: «Pour tout le monde, je dois être simplement
malade... Pour mon valet de chambre, j'ai été blessé en duel...
Pouvez-vous me donner votre parole que si je vous dis la vérité, à vous,
vous ne dénoncerez personne?...»--«S'il y a assassinat, c'est
impossible,» lui dis-je.--«Ah!» fit-il, avec un râle que j'entends
encore, «impossible... Je mourrai donc sans avoir pu confier l'enfant au
seul homme qui l'aurait défendue...» Vous pensez si cette étrange
phrase, prononcée d'un accent de douleur, me remua jusqu'aux entrailles.
Je voulus, en ce moment, donner un dérivatif à l'état d'exaltation où je
le voyais et procéder au pansement de sa blessure. Il eut l'énergie de
me repousser: «Non,» gémissait-il, «laissez-moi mourir...» Il fallut
tout essayer pour le sauver; je lui donnai cette parole qu'il m'avait
demandée...--Tenez,» ajouta le docteur, «permettez-moi cette parenthèse.
Voilà un des cas de conscience de notre métier. Qu'auriez-vous fait à ma
place?»

--«Comme vous,» lui dis-je. «Mais c'est ensuite que la difficulté morale
aurait commencé pour moi. Doit-on tenir une parole ainsi donnée, quand
il s'agit d'un crime? Et si c'est Corsègues qui, après avoir brûlé sa
femme, avait encore voulu tuer le jeune homme. Franchement, cette bête
sauvage de jaloux méritait les assises...»

--«Oui,» répondit le docteur avec un accent qui me prouva combien, en me
racontant cette histoire, sous un prétexte plus ou moins philosophique,
il avait surtout cédé au besoin de soulager d'anciennes et toujours
douloureuses anxiétés de conscience. «Oui,» répéta-t-il, «Corsègues
méritait les assises. Mais les enfants? Pensez qu'il y avait deux
filles, deux petites filles que j'avais vues hautes comme cela. Pensez
que leurs jolis yeux bleus, de la couleur de ceux de la mère, m'avaient
regardé tour à tour avec tristesse, avec sympathie, avec malice, quand
elles étaient malades, convalescentes ou guéries. Pensez que je les
savais si frêles de santé, si peu capables de vivre parmi des soins
mercenaires. Et cette bête sauvage les aimait à la passion, comme un
barbare qu'il était sous sa redingote de civilisé. Que de fois il
m'avait répondu lorsque je lui reprochais de trop les gâter: «Je suis
jaloux de ceux qui les épouseront, je veux qu'elles regrettent toujours
la maison...» Si vous vous les étiez représentées comme moi, couchées
dans leur lit de bois de rose, si vous aviez vu en pensée leur chambre à
coucher tendue d'une étoffe de nuance bleu-pâle, qui était déjà une
chambre à coucher de jeunes filles avec mille brimborions épars et les
pièces d'argent de leur toilette qui attestaient cette gâterie,--enfin,
si vous les aviez senties si heureuses, je vous le jure, vous auriez
tenu votre parole à ce bonheur-là, comme j'ai tenu la mienne... Songez
aux révélations irréparables que de parler seulement faisait éclater sur
ces deux pauvres têtes innocentes: oui, Pierre de Créance avait été
l'amant de leur mère. Oui, mes divinations avaient eu raison, une
tragédie effrayante se jouait au chevet du lit de la baronne mourante.
Corsègues avait acquis la preuve de la trahison de sa femme, comment?
Par une lettre surprise? Par une dénonciation de domestique ou
d'envieux? Par un hasard? Par un espionnage? L'amant l'ignorait
lui-même. Tant il y a que, décidé à se venger et ne voulant à aucun prix
que les enfants soupçonnassent la vérité, cet homme à face d'Arabe avait
imaginé cette infernale combinaison: au sortir de cette fête de Noël, et
après s'être montré à tous, à l'amant lui-même, qui y avait assisté,
père joyeux, époux attentif, hôte empressé, il avait en quelques mots
écrasé sa femme devant l'évidence de sa faute, puis, avec sa force de
torero,--c'était un de ces corps noués de muscles sur des os où il n'y a
pas un kilo de chair,--il l'avait saisie et portée vers cet arbre de
Noël jusqu'à ce que la robe de dentelles de la malheureuse fût tout en
flammes, et puis il lui avait dit: «Dénoncez-moi, maintenant, que vos
filles sachent qui vous êtes...»

--«Mais comment Créance a-t-il su cette scène, car ce n'est que de lui
que vous la tenez?» interrogeai-je, _empoigné_ par ce récit, pour
employer ce mot si banal, mais si juste, au point de ne pouvoir
supporter le silence où le docteur était tombé tout d'un coup. Il ne
cherchait point à piquer mon attention par cette suspension, je le
sentis. Mais l'image de la baronne Alice, comme il l'appelait avec une
tendresse cachée, venait sans doute de s'emparer de lui et elle lui
faisait un peu de mal.

--«Comment?» répondit-il. «Ne devinez-vous pas que la vengeance de
Corsègues n'était pas complète tant qu'il ne l'avait pas dite à l'amant
de sa femme. Voilà le mot du problème auquel je m'étais heurté
naïvement, niaisement: pourquoi ces deux hommes se fréquentent-ils? Je
manquais de la donnée première. On n'imagine pas des férocités de cet
ordre chez un personnage que l'on voit aller et venir dans les rues,
vêtu comme vous et comme moi, parlant de la politique, des valeurs
étrangères, de la pièce en vogue, du froid ou du chaud qu'il fait, comme
vous et moi. On a tort, je vous le répète, il n'y a ni comme vous ni
comme moi qui tiennent. Il y a des passions aussi violentes, aussi
effrénées, aussi implacables, qu'aux temps où les grands singes des
cavernes dont nous descendons se faisaient sauter la cervelle les uns
aux autres à coups de troncs d'arbres pour les beaux yeux d'une guenuche
en train de manger des noix de coco en haut d'un arbre, pendant ce
temps-là...»

--«Oh! docteur, vous redevenez par trop docteur...,» fis-je en riant.

--«Enfin,» reprit-il sans me répondre, «les six mois qui suivirent la
mort de sa femme furent soigneusement employés par Corsègues à bien
convaincre le pauvre Créance de son parfait aveuglement. Il avait son
idée, le sombre personnage. L'hiver avait passé, puis le printemps. On
était au milieu de l'été. Le veuf était venu prendre l'autre pour dîner
ensemble à la campagne dans un coin quelconque. La nuit était divinement
belle. Il propose à son compagnon de revenir à pied. Il fallait
traverser tout le bois de Boulogne pour rentrer. Et là, dans une allée
perdue, il saisit à la gorge ce garçon sans défense, et, acculé contre
un tronc d'arbre, il le força d'entendre le récit de tout ce que je
viens de vous dire avant de lui tirer en pleine poitrine le coup de
pistolet qui devait l'étendre raide mort et faire croire à une agression
de rôdeurs. Et voulez-vous savoir ce que c'est que la race tout de même,
le pouvoir d'un sang de gentilhomme transmis par des ancêtres qui ont
été des soldats? Ce frêle Pierre de Créance, ce jeune homme qui n'était
qu'un souffle, trouva l'énergie, n'étant pas mort sur le coup et revenu
à lui, de se relever, de gagner une allée où il put héler un fiacre, et
il se fit conduire à son appartement, où il raconta cette histoire de
duel, pour que même l'ombre d'un soupçon ne pût atteindre son assassin
et à travers cet assassin la morte qu'il avait aimée.»

--«Permettez,» lui dis-je, «pourquoi vous a-t-il parlé, alors?»

--«Pourquoi?» fit Noirot. «Parce que la seconde des petites filles était
la sienne, et il voulait lui léguer un protecteur au cas où le mari
étendrait la cruauté de sa vengeance jusqu'à l'enfant? Il est mort
tranquille sur ma promesse que j'ouvrirais les yeux et qu'au moindre
signe, j'agirais... Et je suis resté le médecin de cet assassin quand je
savais ce double crime, et je suis retourné dans cette maison, et c'est
moi qui étais là quand il a passé.--Dieu, souffrait-il!--Mais je n'ai
pas eu à m'acquitter de la mission que m'avait donnée le jeune homme.
Jamais Corsègues n'a soupçonné le secret de la naissance de cette
enfant; il la préférait à l'autre. Quelle ironie!»

--«Mais,» fis-je à mon tour, «peut-être l'a-t-il soupçonné, ce secret,
et a-t-il considéré sa bonté pour cette fille qui n'était pas la sienne
comme une expiation. Car, enfin, il avait bel et bien commis deux
crimes, comme vous dites, et si la vengeance d'une heure d'affolement a
son excuse, cette vengeance-là, si féroce et si calculée, est une
scélératesse tout simplement.»

--«Lui, des remords!» reprit Noirot. «S'il avait pensé que la fille fût
de Créance, il aurait plutôt coupé cette petite en morceaux que de lui
pardonner... Je vous répète qu'il ne s'est pas défié. Par quelle
contradiction singulière?... Je n'en sais rien. Vous le regretterez
peut-être pour la beauté du drame, mais, tel qu'il est, ce drame,
direz-vous encore que les docteurs vous promettent toujours des récits
tragiques et qu'ils ne tiennent pas leur engagement?...»


_Palerme, décembre 1890._




Table


  I.    Un Saint                           1
  II.   Monsieur Legrimaudet              91
  III.  Maurice Olivier                  199
  IV.   Un Joueur                        310
  V.    Autre Joueur                     331
  VI.   Jacques Molan                    365
  VII.  Un Humble                        395
  VIII. Deux petits Garçons              405
          I.  Le frère de M. Viple       407
          II. Marcel                     429
  IX.   Corsègues                        461




_Achevé d'imprimer_

le cinq mai mil huit cent quatre-vingt-onze

PAR

ALPHONSE LEMERRE

25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25

_A PARIS_






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START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
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The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
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While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

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ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
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