Cruelle Énigme

By Paul Bourget

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Title: Cruelle Enigme

Author: Paul Bourget

Release Date: February 14, 2014 [EBook #44911]

Language: French


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Produced by Laurent Vogel









_PAUL BOURGET_

CRUELLE ÉNIGME

NEUVIÈME ÉDITION


_PARIS_

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31

M DCCC LXXXV




_DU MÊME AUTEUR_

_A la même Librairie:_

POÉSIE

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EN PRÉPARATION

  NOUVEAUX ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE

5000-85.--Imprimerie C. BARDIN et Cie, à Saint-Germain.




DÉDICACE

A MONSIEUR HENRY JAMES.


Permettez-moi, mon cher Henry James, de placer votre nom à la première
page de ce livre, en souvenir du temps où je commençai de l'écrire, qui
fut le temps aussi où nous nous sommes connus. Dans nos conversations de
l'été dernier, en Angleterre, prolongées tantôt à une des tables de
l'hospitalier _Athenoeum-club_, tantôt sous les ombrages des arbres de
quelque vaste parc, tantôt sur cette esplanade de Douvres, retentissante
du fracas des lames, nous avons souvent discuté au sujet de cet art du
roman, le plus moderne de tous, parce qu'il est le plus souple, le plus
capable de s'accommoder aux nécessités variées de chaque tempérament.
Nous tombions d'accord que les lois imposées au romancier par les
diverses esthétiques se ramènent en définitive à une seule: donner une
impression personnelle de la Vie. Trouverez-vous cette impression-là
dans _Cruelle Énigme_? Je le souhaite, afin que cette oeuvre soit
vraiment digne de vous être offerte, à vous dont j'ai pu apprécier,
comme lecteur, le rare et subtil talent, comme confrère, la sympathie
intelligente, et comme ami le noble caractère.

P. B.

Paris, 9 février 1885...




CRUELLE ÉNIGME




I


Tous les hommes habitués à sentir avec leur imagination connaissent bien
la sorte de mélancolie sans analogue qu'inflige une trop complète
ressemblance entre une mère et sa fille, lorsque cette mère a cinquante
ans, que cette fille en a vingt-cinq, et que l'une se trouve ainsi
présenter le spectre anticipé de la vieillesse de l'autre. Qu'elle est
féconde en amertumes, pour un amoureux, cette vision de l'inévitable
flétrissure réservée à la beauté qu'il chérit! Au regard d'un
observateur désintéressé, de telles ressemblances abondent en réflexions
singulièrement suggestives. Il est rare en effet que l'analogie des
traits des deux visages aille jusqu'à l'identité, plus rare encore que
l'expression en soit tout à fait pareille. D'une génération à l'autre,
d'ordinaire, il y a eu comme une marche en avant du tempérament commun.
La qualité dominante de la physionomie est devenue plus
dominante,--symbole visible d'un développement du caractère produit par
l'hérédité. Trop fin déjà, le visage s'est affiné davantage; sensuel, il
s'est matérialisé; volontaire, il s'est durci et séché. Mais surtout à
l'époque où la vie a fait son oeuvre, lorsque la mère a passé la
soixantième année et la fille la quarantième, cette gradation dans les
ressemblances devient comme palpable au contemplateur, et avec elle
l'histoire des circonstances morales où s'est débattue cette âme de la
race dont ces deux êtres marquent deux étapes. L'aperception des
fatalités du sang est si lucide alors, que parfois elle tourne à
l'angoisse. C'est dans de telles rencontres que se révèle, même aux
esprits les plus dépourvus du sens des idées générales, l'implacable, la
tragique action des lois de la nature; et, pour peu que cette action
s'exerce contre des créatures qui nous tiennent au coeur, même en dehors
de l'amour, cela fait si mal de la constater!

Bien qu'à soixante et douze ans, avec une maladie du foie contractée en
Afrique, cinq blessures et quinze campagnes, un homme parti jadis comme
simple soldat et retraité comme divisionnaire ne soit pas très disposé
aux songeries philosophiques, c'est pourtant à des impressions de cet
ordre que le général comte Alexandre Scilly s'abandonnait, ce soir-là,
au sortir du salon d'un petit hôtel de la rue Vaneau, où il avait laissé
en tête à tête sa vieille amie Mme Castel et la fille de cette amie, Mme
Liauran. Onze heures venaient de sonner à la pendule du plus pur style
Empire,--un cadeau de Napoléon Ier au père de Mme Castel,--posée sur la
cheminée de ce salon. Le général s'était levé comme d'habitude,
exactement au premier coup, afin de gagner sa voiture annoncée. A vrai
dire, le comte avait les plus fortes raisons du monde pour être
obscurément et profondément troublé. Après la campagne de 1870, qui lui
avait valu ses dernières épaulettes, mais dans laquelle sa santé avait
achevé de se ruiner, cet homme s'était trouvé à Paris sans autres
parents que des cousins éloignés et qu'il n'aimait pas, ayant eu à se
plaindre d'eux lors de la succession d'une cousine commune.
N'avaient-ils pas attaqué le testament de la vieille dame, et accusé de
captation, qui? Lui, le comte Scilly, le propre fils du héros de
Leipsick! Avec ce besoin de remplacer par des habitudes fixes la
sécurité de la famille absente, qui distingue les célibataires de tout
âge, le général avait été conduit à se créer un intérieur en dehors de
son appartement de soldat au repos. Les circonstances avaient ainsi fait
de lui le commensal quasi quotidien de l'hôtel de la rue Vaneau où
habitaient deux femmes auxquelles il était attaché depuis longtemps. La
plus âgée, Mme Marie-Alice Castel, était la veuve de son premier
protecteur, du capitaine Hubert Castel, tué à ses côtés en Algérie,
quand il n'était encore, lui, Scilly, que simple sergent. La seconde,
Mme Marie-Alice Liauran, était veuve de son plus cher protégé, du
capitaine Alfred Liauran, tué en Italie. Toutes les personnes qui ont un
peu étudié le caractère du vieux garçon et du vieil officier,--cela fait
comme deux célibats l'un sur l'autre,--comprendront, au simple énoncé de
ces faits, quelle place cette mère et cette fille occupaient dans
l'existence du général. Chaque fois qu'il sortait de chez elles, et
durant tout le temps que mettait sa voiture à le ramener chez lui, son
unique préoccupation était de revenir sur tous les incidents de sa
visite,--et ce temps était long, car le général habitait, au quai
d'Orléans, le rez-de-chaussée d'une antique maison, léguée précisément
par sa cousine. La voiture n'allait pas vite: elle était attelée d'un
ancien cheval de régiment, très âgé, très doux, et débonnairement
conduit par un ancien soldat d'ordonnance, le fidèle Bertrand, qui
n'aurait pas fouetté la bête pour un tonneau d'eau-de-vie de marc, sa
boisson favorite. La voiture elle-même ne roulait pas aisément, basse et
lourde comme elle était,--un véritable coupé de douairière que le
général avait gardé, tel quel, avec le cuir vert pâle de la garniture et
la nuance vert sombre de ses panneaux. Est-il besoin d'ajouter que
Scilly avait hérité cette voiture en même temps que la maison? Dans son
ignorance de vieux grognard habitué aux rudesses d'un métier qu'il avait
pris très au sérieux, il considérait naïvement ce pesant véhicule comme
un comble de confortable, et, la main passée dans une des brassières,
assis sur le bord des coussins où sa cousine s'allongeait
voluptueusement autrefois, ce qu'il revoyait sans cesse c'était le salon
de la rue Vaneau et les deux habitantes de ce calme asile,--oh! si
calme, avec ses hautes fenêtres fermées, derrière lesquelles s'étend le
princier jardin qui va de la rue de Varenne à la rue de Babylone;--oui
si calme et si connu de lui, Scilly, dans les moindres détails! Sur les
murs étaient appendus trois grands portraits attestant que, depuis la
Révolution, tous les hommes de cette famille avaient été soldats.
C'était d'abord le colonel Hubert Castel, le grand-père, représenté par
le peintre Gros dans le sombre uniforme des cuirassiers de l'Empire, la
tête nue, sa robuste nuque prise dans le collet d'un bleu noir, son
torse revêtu de la cuirasse, ses bras serrés dans le drap sombre des
manches et ses mains couvertes du gantelet à crispin blanc. Napoléon
était tombé du trône trop tôt pour récompenser, comme il le voulait, cet
officier qui lui sauva la vie dans la campagne de Russie. C'était
ensuite le fils de ce dur cavalier, le capitaine de l'armée d'Afrique,
peint par Delacroix avec la tunique bleue à pans plissés et le large
pantalon rouge serré aux pieds;--puis le portrait, peint par Flandrin,
d'Alfred Liauran dans la tenue d'officier de la ligne, telle que Scilly
l'avait portée lui-même. De-ci de-là, des miniatures représentaient le
colonel Castel encore, mais avant qu'il n'eût atteint son grade, et
aussi des hommes et des femmes de l'ancien régime; car Mme Castel est
une demoiselle de Trans,--des Trans de Provence, une très nombreuse et
très noble famille des environs d'Aix. Le père du colonel Castel, simple
intendant du père de Marie-Alice, avait sauvé les biens de cette
famille, à la vérité assez peu considérables, pendant la tourmente de
1792, et lorsqu'en 1829 Mlle de Trans avait voulu épouser le petit-fils
de cet honnête homme, lequel se trouvait être le fils d'un soldat
célèbre, elle n'avait rencontré aucune résistance. Tout le passé de Mme
Castel et de sa fille était donc épars sur les murs de ce salon, sévère
à la fois et intime, comme toutes les pièces habitées beaucoup, et par
des personnes qui ont le culte des souvenirs. L'ameublement, composé
d'un curieux mélange d'objets du premier Empire, de la Restauration et
de la monarchie de Juillet, ne correspondait certes pas à la fortune des
deux femmes, devenue très grande par suite de la modestie de leur genre
d'existence; mais il n'était pas un de ces meubles qui ne parlât d'un
être cher, et à elles, et à Scilly, qui se trouvait, depuis son enfance,
ne rien ignorer des choses de cette famille. Son père n'avait-il pas été
fait comte le jour même où Castel, son compagnon d'armes, avait été fait
colonel? Et justement c'était cette connaissance profonde de la vie de
ces deux femmes, cette connaissance par les causes, qui rendait le
vieillard si étrangement sensible à leur endroit. Il s'était identifié
avec elles au point de ne pouvoir dormir de la nuit lorsqu'il les avait
laissées visiblement préoccupées. Cet homme maigre et comme tassé sur
lui-même, chez qui tout révélait la stricte discipline, depuis
l'effacement de son regard jusqu'à la régularité de sa démarche et la
rigueur ponctuelle de sa tenue, découvrait en lui, lorsqu'il s'agissait
de ses deux amies, tous les trésors de sensibilité que son genre
d'existence ne lui avait guère permis de dépenser; et, par ce soir du
mois de Février 1880, il se trouvait dans l'état d'agitation d'un amant
qui a vu les yeux de sa maîtresse noyés de larmes, sans en savoir le
motif.

--«Quel sujet de chagrin peuvent-elles avoir qu'elles ne me disent pas?»
Cette question passait et repassait dans la tête du général tandis que
sa voiture allait, battue par le vent et fouettée par la pluie. Il
faisait un «prussien de temps», ainsi que s'exprimait le cocher du
comte; mais ce dernier ne songeait même pas à lever la vitre de la
portière, par la baie de laquelle des rafales entraient, de cinq minutes
en cinq minutes, et toujours il en revenait à sa question, car ses
pauvres amies avaient été mortellement tristes toute la soirée, et le
général les voyait toutes les deux en esprit telles que son dernier
regard les avait saisies. La mère était assise au coin du feu, dans une
bergère, avec ses cheveux tout blancs, son profil demeuré fier, et ses
yeux étrangement noirs dans un visage ridé de ces longues rides
verticales qui disent la noblesse de la vie. En tout moment la pâleur
extraordinaire de son teint, décoloré, comme vidé de sang, révélait les
immenses chagrins d'un veuvage qu'aucune distraction n'avait consolé.
Mais cette pâleur avait paru au comte plus saisissante encore ce
soir-là, de même que l'inquiétude de la physionomie de la fille. Quoique
Mme Liauran eût quarante ans passés, pas un fil d'argent ne se mêlait
encore à ses bandeaux noirs qui couronnaient un visage, fané sans être
flétri, où tous les traits de sa mère se retrouvaient, mais émaciés
davantage, et endoloris. Une maladie nerveuse la tenait presque toujours
couchée sur sa chaise longue qui faisait, ce soir-là exactement face à
la bergère de Mme Castel, en sorte que le général, en sortant du salon,
avait pu voir à la fois les deux femmes, et sentir confusément que sur
la seconde pesait un double veuvage. Non, il n'y avait plus dans cette
créature de quoi supporter la vie sans en saigner. Pour Scilly, qui
connaissait dans quelle atmosphère de tendresse et de chagrin la seconde
Marie-Alice avait grandi, avant d'entrer elle-même dans une atmosphère
de nouvelles peines, cette sorte de redoublement de veuvage expliquait
bien l'exagération chez la fille d'une sensibilité déjà aiguë chez la
mère. Mais aussi, n'y avait-il pas des années que la mélancolie des deux
veuves s'égayait, ou plutôt se parait, de la présence d'un enfant, de
cet Alexandre-Hubert Liauran, né quelques mois avant la guerre
d'Italie,--charmant être, un peu trop frêle au gré de son parrain le
général qui l'appelait volontiers «mademoiselle Hubert», et si gracieux,
comme tous les jeunes gens élevés uniquement par des femmes? Dans les
conditions où sa mère et sa grand'mère se trouvaient, comment ce garçon
n'aurait-il pas été le monde entier pour elles? «Si elles sont si
tristes, ce ne peut être qu'à cause de lui, se dit le comte; il ne
s'agit pourtant pas de guerre...» car le vieux soldat se rappelait la
promesse que le jeune homme lui avait faite de s'engager aussitôt, si
jamais une nouvelle lutte mettait aux prises l'Allemagne et la France.
Cette condition seule l'avait décidé à ne pas combattre le désir
épouvanté des deux femmes qui avaient voulu garder leur fils auprès
d'elles. Le jeune homme en effet avait été attiré d'abord par le métier
militaire; mais la seule idée de voir cet enfant revêtu d'un uniforme
avait été pour Mme Castel et Mme Liauran un trop dur martyre et l'enfant
était demeuré auprès d'elles, sans autre carrière que de les aimer et
d'en être aimé.

Le souvenir de son filleul Hubert éveilla chez le comte une nouvelle
suite de rêveries. Son coupé, après avoir descendu la rue du Bac,
s'engageait maintenant sur les quais. Un paquet de pluie s'abattit sur
la joue du vieux soldat, qui ferma le carreau resté ouvert. La sensation
soudaine du froid le fit se recroqueviller davantage dans le coin de sa
voiture et dans ses pensées. La sorte de reploiement que produit une
contrariété physique a souvent cet étrange effet d'aviver en nous la
puissance du souvenir. Ce fut le cas pour le général, qui se prit
soudain à réfléchir que depuis plusieurs semaines son filleul avait
rarement passé la soirée rue Vaneau. Il ne s'en était pas inquiété,
sachant que Mme Liauran tenait beaucoup à ce que son fils allât dans le
monde. Elle avait si peur qu'il ne se lassât de leur vie étroite. Un
instinct secret forçait maintenant Scilly à rattacher ces absences et
l'inexplicable tristesse répandue sur le visage des deux femmes. Il
comprenait si bien que toutes les forces vives du coeur de la grand'mère
et de celui de la mère avaient pour aboutissement suprême l'existence de
cet enfant! Et pêle-mêle il se représentait les mille scènes d'affection
passionnée auxquelles il avait assisté depuis l'époque où Hubert était
né. Il se rappelait les recrudescences de pâleur de Mme Castel et les
migraines meurtrières de Mme Liauran au moindre malaise de l'enfant. Il
revoyait les journées de son éducation, que sa mère avait suivie
elle-même. Que de fois il avait admiré la jeune femme, accoudée sur une
petite table et employant ses heures du soir à étudier dans un livre de
latin ou de grec la page que le petit garçon devait réciter le
lendemain! Par une de ces touchantes folies de tendresse propres à
certaines mères que ferait souffrir le moindre divorce survenu entre
leur esprit et celui de leur fils, Mme Liauran avait voulu s'associer,
heure par heure, au développement de l'intelligence de son enfant.
Hubert n'avait pas pris une leçon dans la chambre d'en haut du petit
hôtel sans que la mère ne fût là, travaillant à quelque ouvrage de
charité, tricotant une couverture, ourlant des mouchoirs de pauvres,
mais écoutant avec toute son attention ce que disait le maître. Elle
avait poussé la divine susceptibilité de sa jalousie d'âme jusqu'à ne
pas vouloir d'un précepteur. Hubert avait donc reçu les enseignements de
professeurs particuliers, que Mme Liauran avait pris sur les
recommandations du curé de Sainte-Clotilde, son directeur, et aucun
d'eux n'avait pu lui disputer une influence dont elle n'admettait le
partage qu'avec l'aïeule. Quand il avait fallu que le jeune homme apprît
l'équitation et l'escrime, la malheureuse femme, pour laquelle une heure
passée loin de son fils était une période d'angoisse à peine dissimulée,
avait mis des mois et des mois à se décider. Elle avait enfin consenti à
disposer en salle d'armes une chambre du rez-de-chaussée de l'hôtel. Un
ancien prévôt de régiment, établi à Paris, et que le général Scilly
avait eu sous ses ordres au service, venait trois fois par semaine. La
mère n'osait pas dire que le seul bruit du battement des épées, en
éveillant chez elle la crainte de quelque accident, lui causait une
émotion presque insurmontable. Le comte avait de même décidé Mme Liauran
à lui confier son fils pour le conduire au manège; mais ç'avait été sous
la condition qu'il ne le quitterait pas d'une minute, et chaque départ
pour cette séance de cheval avait encore été une occasion de secrète
agonie. Toutes ces nuances de sentiments, qui avaient fait de
l'éducation du jeune homme un mystérieux poème de folles terreurs, de
félicités douloureuses, de continuelle effusion, le comte Scilly les
avait comprises, si étrangères qu'elles fussent à son caractère, grâce à
l'intelligence de l'affection la plus dévouée, et il savait que Mme
Castel, pour être en apparence plus maîtresse d'elle-même que sa fille,
n'était guère plus sage. Que de regards n'avait-il pas surpris de cette
femme si pâle, enveloppant Marie-Alice Liauran et Hubert d'une trop
ardente, d'une trop absolue idolâtrie?...

Les jours avaient passé; leur enfant atteignait sa vingt-deuxième année,
et les deux veuves continuaient à l'enlacer, à l'étreindre de ces mille
prévenances par lesquelles, ou mères, ou épouses, ou amantes, les femmes
passionnées savent retenir auprès d'elles l'être qui fait l'objet de
leur passion. Avec une minutie de soin féconde en intimes délices, elles
s'étaient complu à ménager pour Hubert le plus adorable appartement de
garçon qui se pût rêver. Elles avaient fait agrandir un pavillon qui se
trouvait par derrière l'hôtel, en retour sur un petit jardin contigu
lui-même au jardin immense de la rue de Varenne. Des fenêtres de sa
chambre à coucher, Mme Liauran pouvait voir les fenêtres de son fils,
qui avait ainsi à lui un petit univers indépendant. Les deux femmes
avaient eu l'esprit de comprendre qu'elles ne retiendraient Hubert tout
à fait auprès d'elles qu'en allant au-devant du désir d'une existence
personnelle, inévitable chez un homme de vingt ans. Au rez-de-chaussée
de ce pavillon, deux vastes salles, de plain pied avec le jardin,
renfermaient, l'une un billard, l'autre tout l'appareil nécessaire à
l'escrime. C'est là qu'Hubert recevait ses amis, lesquels se composaient
de quelques gens du faubourg Saint-Germain, car Mme Castel et Mme
Liauran, quoiqu'elles ne fissent pas de visites, avaient conservé des
relations suivies avec toutes les personnes du faubourg qui s'occupent
d'oeuvres de charité. Cela fait une société à part, très différente du
clan mondain et unie d'une manière d'autant plus étroite que les
rapports y sont très fréquents, très sérieux et très personnels. Mais
certes aucun des jeunes amis d'Hubert ne se mouvait dans une
installation comparable à celle que les deux femmes avaient organisée au
premier étage du pavillon. Elles qui vivaient dans une simplicité de
veuves sans espérance, et qui n'auraient pour rien au monde modifié quoi
que ce fût à l'antique mobilier de l'hôtel, leur sentiment pour Hubert
leur avait soudain révélé le luxe et le confort moderne. La chambre à
coucher du jeune homme était tendue d'étoffe du Japon, d'une jolie et
coquette fantaisie, et tous les meubles venaient d'Angleterre. Mme
Castel et Mme Liauran avaient vu chez un de leurs parents éloignés,
anglomane forcené, quelques modèles qui les avaient séduites, et elles
s'étaient offert, comme un caprice d'amour, le plaisir de donner à leur
enfant cette élégance originale. Il y avait ainsi dans cette pièce,
située au midi et toujours ensoleillée, une charmante armoire à triple
panneau, un revêtement de bois et une glace à étagère au-dessus de la
cheminée, deux gracieuses encoignures, un lit bas et carré, des
fauteuils à ne jamais pouvoir s'en relever;--enfin c'était bien
réellement ce _home_ d'une commodité raffinée que tout Anglais riche
aime à se procurer. Une salle de bain attenait à cette chambre et un
fumoir. Bien qu'Hubert ne fût pas encore adonné au tabac, les deux
femmes avaient prévu jusqu'à cette habitude, et ce leur avait été un
prétexte pour disposer une petite pièce tout orientale, avec une
profusion de tapis de Perse, un large divan drapé d'étoffes algériennes
que le général avait rapportées de ses campagnes; des étoffes pareilles
garnissaient le plafond et les murs, sur lesquels se voyaient toutes les
armes laissées par trois générations d'officiers. Des sabres égyptiens
rappelaient la première campagne faite par Hubert Castel à la suite de
Bonaparte. Le capitaine de l'armée d'Afrique avait possédé ces armes
arabes, et ces souvenirs de Crimée témoignaient de la présence du
sous-lieutenant Liauran sous les murs de Sébastopol. En sortant du
fumoir, on entrait dans le cabinet de travail, dont les croisées étaient
doubles, et celles du dedans en vitraux coloriés, si bien que, par les
journées tristes, on pouvait ne pas s'apercevoir de la nuance de
l'heure. Les deux femmes avaient subi de si affreuses récurrences de
leurs mélancolies par des après-midi brouillées et sous des cieux
cruels! Un grand bureau posé au milieu de la pièce avait devant lui un
de ces fauteuils à pivot qui permettent au travailleur de se retourner
vers la cheminée sans même se lever. Une petite table Tronchin offrait
son pupitre dressé, si la fantaisie prenait le jeune homme d'écrire
debout, comme une chaise longue attendait ses paresses. Un piano droit
était posé dans l'angle, et tout au fond de la pièce régnait une
bibliothèque longue et basse.

Peut-être le choix des livres qui garnissaient les tablettes de ce
dernier meuble traduisait-il, mieux encore que tous les autres détails,
la sollicitude craintive avec laquelle Mme Castel et Mme Liauran avaient
tout disposé pour demeurer maîtresses de leur fils pendant ces
difficiles années qui vont de la vingtième à la trentième. Comme elles
avaient toutes les deux, en leur qualité de veuves de soldat, conservé
le culte de la vie d'action, en même temps que leur excessive tendresse
pour Hubert les rendait incapables de supporter qu'il l'affrontât, elles
avaient trouvé un compromis de leur conscience dans le rêve, formé pour
lui, d'une existence d'études. Elles caressaient naïvement le désir
qu'il entreprît un grand et long travail d'histoire militaire, comme un
des Trans du XVIIIe siècle en a laissé un. N'était-ce pas le plus sûr
moyen qu'il restât beaucoup chez lui, c'est-à-dire beaucoup chez elles?
Aussi avaient-elles, grâce aux conseils de Scilly, réuni une assez bonne
collection de livres utiles à ce projet. La correspondance complète de
l'Empereur, la suite des mémoires relatifs à l'histoire de France, une
profusion de volumes de voyages formaient le fond de cette bibliothèque.
Quelques ouvrages de religion, un petit nombre de romans, et, parmi les
écrivains modernes, les oeuvres du seul Lamartine achevaient de garnir
les rayons. Il est juste de dire que, dans ce coin du monde où l'on ne
recevait aucun journal, la littérature contemporaine était parfaitement
inconnue. Les idées du général et celles des deux femmes étaient
identiques sur ce point. Et il en était du monde contemporain tout
entier à peu près comme de la littérature. On aurait pu entendre, dans
ce salon de la rue Vaneau, des conversations étonnantes, où le comte
expliquait à ses amies que la France était gouvernée par les délégués
des sociétés secrètes et d'autres théories politiques de la même portée.
Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Comme dans les
très petites villes de province, la monotonie des habitudes avait abouti
chez les deux veuves à une monotonie de la pensée. Les sentiments
étaient très profonds et les idées très étroites, dans ce vieil hôtel
dont la porte cochère s'ouvrait rarement. Le promeneur apercevait alors
au fond d'une cour un bâtiment sur le fronton duquel se lisait une
devise latine, jadis gravée en l'honneur du maréchal de Créquy, premier
propriétaire de la maison: _Marti invicto atque indefesso_--à Mars
invaincu et infatigable. Les hautes fenêtres du premier étage et du
rez-de-chaussée, la couleur ancienne de la pierre, le silence propre de
la cour, tout s'harmonisait au caractère des deux habitantes dont les
préjugés étaient infinis. Mme Castel et sa fille croyaient aux
pressentiments, à la double vue, aux somnambules. Elles étaient
persuadées que l'empereur Napoléon III avait entrepris la guerre
d'Italie pour obéir à un serment de carbonaro. Jamais ces deux femmes,
si divinement bonnes, n'eussent accordé leur amitié à un protestant ou à
un israélite. La seule idée qu'il y eût un libre penseur de bonne foi
les eût bouleversées comme si on leur avait parlé de la sainteté d'un
criminel. Enfin, même le général les jugeait naïves. Mais, comme il
arrive à quelques officiers que leur vie errante et des timidités
cachées sous une apparence martiale ont condamnés à des amours de
passage, Scilly connaissait trop peu les femmes pour apprécier combien
cette naïveté était réelle, et à quelle profondeur d'ignorance du mal
vivaient les deux Marie-Alice. Il supposait que toutes les femmes
honnêtes étaient ainsi, et il confondait toutes les autres sous le terme
de «gueuses». Il lui arrivait de prononcer ce mot, quand son foie le
faisait par trop souffrir, d'un ton qui laissait soupçonner dans son
passé quelque déception amère. Mais qu'il eût été ou non trompé par
quelque aventurière de garnison, qui songeait à s'en inquiéter parmi les
rares personnes qu'il rencontrait chez «ses deux saintes», ainsi qu'il
appelait Mme Castel et sa fille?

Toujours bercé par le roulement de sa voiture, le général continuait de
s'abandonner à la crise de mémoire qu'il subissait depuis son départ de
la rue Vaneau et qui venait de lui faire repasser en un quart d'heure
l'existence entière de ses amies; et voici qu'autour de ces deux figures
d'autres visages s'évoquaient, ceux par exemple de la cousine germaine
de Mme Castel, une Mme de Trans qui habitait la province une partie de
l'année, et qui venait, avec ses trois filles, Yolande, Yseult et
Ysabeau, passer l'hiver à Paris. Ces quatre dames s'installaient dans un
appartement de la rue de Monsieur, et leur vie parisienne consistait à
entendre, dès sept heures du matin, une messe basse dans la chapelle
privée d'un couvent situé rue de la Barouillère, à visiter d'autres
couvents, ou à travailler dans des ouvroirs durant l'après-midi. Elles
se couchaient vers huit heures et demie, après avoir dîné à midi et
soupé à six. Deux fois la semaine, «ces dames De Trans», comme disait le
général, passaient la soirée chez leurs cousines. Elles rentraient ces
soirs-là rue de Monsieur à dix heures, et leur domestique venait les
chercher avec le paquet de leurs socques et une lanterne, afin qu'elles
pussent traverser la cour de l'hôtel Castel sans danger. La comtesse de
Trans et ses trois filles avaient des visages de paysannes, tout hâlés
et semés de taches de rousseur, des costumes faits à la maison par des
couturières que leur désignaient des religieuses, des goûts de
parcimonie écrits dans la mesquinerie de tout leur être, et, détail où
se révélait leur aristocratie native, des mains charmantes et des pieds
délicieux que ne parvenaient pas à déshonorer des chaussures de
confection, achetées dans une pieuse maison de la rue de Sèvres. Le
contraste le plus singulier s'établissait entre ces quatre femmes et un
autre cousin, venu celui-là du côté de la seconde Marie-Alice, George
Liauran. Ce dernier représentait, dans le salon de la rue Vaneau, toutes
les élégances. C'était un homme de quarante-cinq ans, lancé dans un
monde très riche avec une fortune d'abord moyenne, et grossie par de
savantes spéculations de Bourse. Il avait son appartement à son cercle,
où il déjeunait, et, chaque soir, son couvert mis dans une des maisons
dont il était le familier. Il était petit, maigre et très brun. S'il
entretenait la jeunesse de sa barbe taillée en pointe et de ses cheveux
coupés très courts par quelque artifice de teinture, c'était une
question débattue depuis longtemps entre les trois demoiselles De Trans
qui s'hébétaient à voir la tenue supérieure de George, ses souliers du
soir vernis sous la semelle, les baguettes brodées de ses chaussettes de
soie, les boutons d'or guilloché de ses manchettes, la perle unique de
son plastron de chemise, en un mot les moindres brimborions de cet
homme, aux yeux bridés et fins, dont la toilette leur représentait une
existence d'une prodigalité saisissante. Il était convenu entre elles
qu'il exerçait une fatale influence sur Hubert. Tel n'était sans doute
pas l'avis de Mme Liauran, car elle avait chargé George de servir au
jeune homme de chaperon dans la vie mondaine, lorsqu'elle avait désiré
que son fils cultivât leurs relations de famille. La noble femme
récompensait par cette marque de confiance la longue assiduité de son
cousin. Il venait dans le paisible hôtel très régulièrement et depuis
des années, soit que la sécurité de cette affection lui fût une douceur
parmi les mensonges de la société parisienne, soit qu'il eût conçu
depuis longtemps pour Marie-Alice Liauran un de ces cultes secrets comme
les femmes très pures en inspirent parfois à leur insu aux misanthropes,
et George avait cette nuance de pessimisme qui se rencontre chez presque
tous les viveurs de cercle. Le genre de caractère de cet homme, qui en
toute matière était toujours incliné à croire au mal, faisait pour le
général l'objet d'un étonnement que l'habitude n'avait pas calmé; mais
ce soir-là il négligeait d'y réfléchir; le souvenir de George Liauran ne
faisait qu'aviver davantage celui d'Hubert. Invinciblement le digne
homme en arrivait à l'évidence de ce fait que ses deux amies ne
pouvaient être si cruellement tristes qu'à cause de leur enfant,--oui,
mais pourquoi? Ce point d'interrogation, où se résumait toute cette
rêverie, était plus présent que jamais à l'esprit du comte lorsque son
équipage de douairière s'arrêta devant sa maison. De l'autre côté de la
porte cochère une autre voiture stationnait, dans laquelle Scilly crut
reconnaître le petit coupé que Mme Liauran avait donné à son fils.
«Est-ce vous, Jean?» cria-t-il au cocher à travers la pluie. «Monsieur
le comte?...» répondit une voix que Scilly reconnut avec saisissement.
«Hubert m'attend chez moi,» se dit-il; et il franchit le seuil de la
porte en proie à une curiosité qu'il n'avait pas éprouvée depuis des
années.




II


En dépit de cette curiosité cependant, le général ne fit pas un geste
plus rapide. L'habitude de la minutie militaire était trop forte chez
lui pour qu'aucune émotion en triomphât. Il remit lui-même sa canne dans
le porte-cannes, ôta ses gants fourrés l'un après l'autre, et les posa
sur la table de l'antichambre à côté de son chapeau soigneusement placé
sur le côté. Son domestique lui enleva son pardessus avec la même
lenteur. Alors seulement il entra dans la pièce où ce domestique venait
de lui dire que le jeune homme l'attendait depuis une demi-heure.
C'était une salle d'un aspect triste et qui indiquait la simplicité
d'une existence réduite à ses besoins les plus stricts. Des rayons de
bois de chêne, surchargés de livres dont la seule apparence révélait des
publications officielles, couraient sur deux des côtés. Des cartes et
quelques trophées d'armes décoraient le reste. Un bureau placé au milieu
de la pièce, étalait des papiers classés par groupes, notes du grand
ouvrage que le comte préparait indéfiniment sur la réorganisation de
l'armée. Deux manches de lustrine pliées avec méthode étaient posées
entre les équerres et les règles. Un buste du maréchal Bugeaud ornait la
cheminée garnie d'une grille où un feu de coke achevait de brûler. Cette
pièce carrelée était passée au rouge et le tapis sur lequel portaient
les pieds de la table les dépassait à peine. Sur cette table posait une
lampe de cuivre poli, allumée en ce moment, et l'abat-jour de carton
vert faisait tomber la clarté sur le visage du jeune Liauran, qui
regardait le feu, assis de côté sur le fauteuil de paille et son menton
appuyé sur sa main. Il était à ce point absorbé dans sa rêverie qu'il
paraissait n'avoir entendu ni le roulement de la voiture, ni l'entrée du
général dans la pièce. Jamais non plus ce dernier n'avait été frappé,
comme à cette minute, de l'étonnante ressemblance qu'offrait la
physionomie de cet enfant avec celle des deux femmes qui l'avaient
élevé. Si Mme Liauran paraissait déjà plus frêle que sa mère, moins
capable de suffire aux amertumes de la vie, cette fragilité s'exagérait
encore chez Hubert. Son frac de drap mince, car il était en tenue de
soirée avec un bouquet blanc à la boutonnière, dessinait ses minces
épaules. Les doigts qu'il allongeait contre sa tempe avaient la finesse
de ceux d'une femme. La pâleur de son teint, que l'extrême régularité de
sa vie teintait d'ordinaire de rose, trahissait, en cette heure de
tristesse, la profondeur du retentissement que toute émotion éveillait
dans cet organisme trop délicat. Un cercle de nacre se creusait autour
de ses beaux yeux noirs; mais, en même temps, un je ne sais quoi de très
fier dans la ligne du front coupé noblement et du nez à peine busqué, le
pli de la lèvre où s'effilait une moustache sombre, l'arrêt du menton
frappé d'une mâle fossette, d'autres signes encore tels que la barre des
sourcils froncés, trahissaient l'hérédité d'une race d'action chez
l'enfant trop câliné des deux femmes solitaires. Si le général avait été
aussi bon connaisseur en peinture qu'il était expert en armes, il eût
certainement songé devant ce visage, à ces portraits de jeunes princes,
peints par Van Dyck, où la finesse presque morbide d'une race vieillie
se mélange à la persistante fierté d'un sang héroïque. Le général, après
s'être arrêté quelques secondes à cette contemplation, marcha vers la
table. Hubert releva cette tête charmante que ses boucles brunes, en ce
moment dérangées, achevaient de rendre pareille aux portraits exécutés
par le peintre de Charles Ier; il vit son parrain et se leva pour le
saluer. Il était bien pris dans une taille petite, et rien qu'à la façon
gracieuse dont il tendait la main, on devinait la longue surveillance
des yeux maternels. Nos manières ne sont-elles pas l'oeuvre
indestructible des regards qui nous ont suivis et jugés durant notre
enfance?

--«Tu as donc à me parler d'affaires bien graves, dit le général, allant
droit au fait. Je m'en doutais, ajouta-t-il; j'ai laissé ta mère et ta
grand'mère plus tristes que je ne les avais vues depuis la guerre
d'Italie. Pourquoi n'étais-tu pas auprès d'elles ce soir?... Si tu ne
rends pas ces deux femmes heureuses, Hubert, tu es cruellement ingrat,
car elles donneraient leur vie pour ton bonheur.--Enfin, que se
passe-t-il?...»

Le général avait prononcé cette phrase en continuant à voix haute les
pensées qui l'avaient tourmenté durant le trajet de la rue Vaneau à son
logis. Il put voir, à mesure qu'il parlait, les traits du jeune homme
s'altérer visiblement. C'était une des fatalités héréditaires du
tempérament de cet enfant trop aimé, qu'un son de voix dure lui donnât
toujours un petit spasme douloureux au coeur. Mais, sans doute, à la
dureté de l'accent du comte Scilly s'ajoutait la dureté de la
signification de ses paroles. Elles mettaient à nu, brutalement, une
plaie trop vive. Hubert s'assit comme brisé; puis il répondit, d'une
voix qui, un peu voilée par nature, s'assourdissait encore à cette
minute. Il n'essaya même pas de nier qu'il fût la cause du chagrin des
deux femmes.

--«Ne m'interrogez pas, mon parrain; je vous donne ma parole d'honneur
que je ne suis pas coupable; seulement, je ne peux pas vous expliquer le
malentendu qui fait que je leur suis un objet de peine. Je ne le peux
pas... Je suis sorti plus souvent que d'habitude, et c'est là mon seul
crime...

--«Tu ne me dis pas toute la vérité, répliqua Scilly, adouci, bien qu'il
en eût, par l'évidente douleur du jeune homme. Ta mère et ta grand'mère
te veulent par trop dans leurs jupons, cela, je l'ai toujours pensé. On
t'aurait élevé plus durement si j'avais été ton père. Les femmes ne s'y
entendent pas à former un homme. Mais depuis deux ans, est-ce qu'elles
ne te poussent pas à aller dans le monde? Ce ne sont donc pas tes
sorties qui leur font de la peine, c'est leur motif...»

En prononçant cette phrase, qu'il considérait comme très habile, le
comte regardait son filleul à travers la fumée d'une petite pipe de bois
de bruyère qu'il venait d'allumer,--machinale habitude qui expliquait
suffisamment l'âcre atmosphère dont la chambre était saturée. Il vit les
joues d'Hubert se colorer d'un soudain afflux de sang qui eût été, pour
un observateur plus perspicace, un indéniable aveu. Il n'y a qu'une
allusion, ou la crainte d'une allusion sur une femme aimée, qui ait le
pouvoir de troubler ainsi un jeune homme aussi évidemment pur que
l'était celui-ci. Après quelques instants de cette émotion soudaine, il
reprit:

--«Je vous affirme, mon parrain, qu'il n'y a dans ma conduite rien dont
je doive avoir honte. C'est la première fois que ni ma mère ni ma
grand'mère ne me comprennent... mais je ne leur céderai pas sur le point
où nous sommes en lutte. Elles y sont injustes, affreusement injustes,»
continua-t-il en se levant et faisant quelques pas. Cette fois son
visage exprimait non plus la souffrance, mais l'orgueil indomptable que
l'hérédité militaire avait mis dans son sang. Il ne laissa pas au
général le temps de relever ces paroles qui, dans sa bouche de fils
ordinairement trop soumis, décelaient une extraordinaire intensité de
passion. Il contracta son sourcil, secoua la tête comme pour chasser une
obsédante idée, et, redevenu maître de lui:

--«Je ne suis pas venu ici pour me plaindre à vous, mon parrain, dit-il;
vous me recevriez mal, et vous n'auriez pas tort... J'ai à vous demander
un service, un grand service. Mais je voudrais que tout restât entre
nous de ce que je vais vous confier.

--«Je ne prends pas de ces engagements-là, fit le comte. On n'a pas
toujours le droit de se taire, ajouta-t-il. Tout ce que je peux te
promettre, c'est de garder ton secret, si mon affection pour qui tu sais
ne me fait pas un devoir de parler. Va, maintenant, et décide
toi-même...

--«Soit, repartit le jeune homme après un silence durant lequel il
avait, sans doute, jugé la situation où il se trouvait; vous agirez
comme vous voudrez... Ce que j'ai à vous dire tient dans une courte
phrase. Mon parrain, pouvez-vous me prêter trois mille francs?»

Cette question était tellement inattendue pour le comte qu'elle changea,
du coup, la suite de ses idées. Depuis le début de l'entretien, il
cherchait à deviner le secret du jeune homme, qui était aussi le secret
de ses deux amies, et il avait nécessairement pensé qu'il s'agissait de
quelque aventure de femme. A vrai dire, cela n'était point pour le
choquer. Bien que très dévot, Scilly était demeuré trop essentiellement
soldat pour n'avoir pas sur l'amour des théories d'une entière
indulgence. La vie militaire conduit ceux qui la mènent à une
simplification de pensée qui leur fait admettre tous les faits, quels
qu'ils soient, dans leur vérité. Une «gueuse», aux yeux de Scilly,
c'était pour un jeune homme la maladie nécessaire. Il suffisait que
cette maladie ne se prolongeât point, et que le jeune homme n'y laissât
pas trop de lui-même. Il eut soudain un doute, pour lui plus affreux,
car il considérait, sur son expérience de régiment, les cartes comme
plus dangereuses de beaucoup que les femmes.

--«Tu as joué? fit-il brusquement.

--«Non, mon parrain, répondit le jeune homme. J'ai tout simplement
dépensé ces mois-ci plus que ma pension; j'ai des dettes à régler, et,
ajouta-t-il, je pars après-demain pour l'Angleterre.

--«Et ta mère sait ce voyage?

--«Sans doute; je vais passer quinze jours à Londres chez mon ami de
l'ambassade, Emmanuel Deroy, que vous connaissez.

--«Si ta mère te laisse partir, reprit le vieillard qui continuait de
poursuivre son enquête avec logique, c'est que ta conduite à Paris la
fait cruellement souffrir. Réponds-moi avec franchise. Tu as une
maîtresse?

--«Non, répondit Hubert avec un nouveau passage de pourpre sur ses
joues; je n'ai pas de maîtresse.

--«Si ce n'est ni la dame de pique ni celle de coeur, fit le général,
qui ne douta pas une minute de la véracité de son filleul,--il le savait
incapable d'un mensonge,--me feras-tu l'honneur de me dire où s'en sont
allés les cinq cents francs par mois que ta mère te donne, une paye de
colonel, et pour ton argent de poche?

--«Ah! mon parrain, reprit le jeune homme visiblement soulagé, vous ne
connaissez pas les exigences de la vie du monde. Tenez, hier, j'ai rendu
à dîner au café Anglais à trois amis; c'est tout près de six louis. J'ai
envoyé plusieurs bouquets, pris des voitures pour aller à la campagne,
donné quelques souvenirs. On est si vite à bout de ces cinq billets de
banque! Bref, je vous le répète, j'ai des dettes que je veux payer, j'ai
à suffire aux frais de mon voyage, et je ne veux pas m'adresser à ma
mère en ce moment, ni à ma grand'mère. Elles ne savent pas ce que c'est
que l'existence d'un jeune homme à Paris. A un premier malentendu, je ne
veux pas en ajouter un second. Dans les rapports que nous avons
aujourd'hui ensemble, elles verraient des fautes où il n'y a eu que des
nécessités inévitables. Et puis, une scène avec ma mère, je ne peux pas
la supporter physiquement.

--«Et si je refuse?... interrogea Scilly.

--«Je m'adresserai ailleurs, fit Alexandre-Hubert; cela me sera
terriblement pénible, mais je le ferai.»

Il y eut un silence entre les deux hommes. Toute l'histoire
s'obscurcissait encore au regard du général, comme la fumée qu'il
envoyait de sa pipe par bouffées méthodiques. Mais ce qu'il voyait
nettement, c'était le caractère définitif de la résolution d'Hubert,
quelle qu'en fût la cause secrète. Lui répondre non, c'était l'envoyer à
un usurier peut-être, ou tout au moins le contraindre à quelque démarche
cruelle pour son amour-propre. Avancer cette somme à son filleul,
c'était acquérir, au contraire, un droit à suivre de plus près le
mystère qui se cachait au fond de son exaltation comme derrière la
mélancolie des deux femmes. Et puis, pour tout dire, le comte aimait
Hubert d'une affection bien voisine de la faiblesse. S'il avait été
remué profondément par le désespoir morne de Mme Liauran et de Mme
Castel, il était maintenant tout bouleversé par la visible angoisse
écrite sur le visage de cet enfant, qui était dans sa pensée un fils
adoptif aussi cher que l'eût été un fils véritable.

--«Mon ami, dit-il enfin en prenant la main d'Hubert et avec un son de
voix où il ne transparaissait plus rien de la dureté du commencement de
leur conversation, je t'estime trop pour croire que tu m'associerais à
quelque action qui déplût à ta mère. Je ferai ce que tu désires, mais à
une condition...»

Les yeux d'Hubert trahirent une inquiétude nouvelle.

--«C'est tout simplement que tu me fixes la date où tu comptes me
rembourser cet argent. Je veux bien t'obliger, continua le vieux soldat;
mais il ne serait digne, ni de toi d'emprunter une somme que tu croirais
ne pas pouvoir rendre, ni de moi de me prêter à un calcul de cet
ordre... Veux-tu revenir demain dans l'après-midi? Tu m'apporteras le
tableau de ce que tu peux distraire chaque mois de ta pension... Ah! il
ne faudra plus offrir de bouquets, de dîners au café Anglais et de
souvenirs... Mais n'as-tu pas vécu si longtemps sans ces sottes
dépenses?...»

Ce petit discours, où l'esprit d'ordre essentiel au général, sa bonté de
coeur et son sentiment de la régularité de la vie se mélangeaient en
égale proportion, toucha Hubert si profondément qu'il serra les doigts
de son parrain sans répondre, comme brisé par des émotions qu'il n'avait
pas dites. Il se doutait bien, tandis que cette entrevue avait lieu au
quai d'Orléans, que la veillée se prolongeait à l'hôtel de la rue Vaneau
et que les deux êtres qu'il aimait si profondément y commentaient son
absence. Comme si un fil mystérieux l'eût uni à ces deux femmes assises
au coin de leur feu solitaire, il souffrait des douleurs qu'il
causait... Et, en effet, dans le petit salon paisible, une fois le
général parti, les «deux saintes» étaient demeurées longtemps
silencieuses. De tout le fracas de la vie parisienne, il n'arrivait à
elles qu'un vaste et confus bourdonnement, analogue à celui d'une mer
entendue de très loin. C'était le symbole de ce qu'avait été si
longtemps la destinée de Mme Castel et de sa fille, que l'intimité de
cette pièce close,--avec cette rumeur de la vie au dehors. Marie-Alice
Liauran, couchée sur sa chaise longue, toute mince dans ses vêtements
noirs, semblait écouter cette rumeur,--ou ses pensées, car elle avait
abandonné l'ouvrage auquel elle travaillait, tandis que sa mère
continuait de faire aller et venir le crochet d'écaille de son tricot,
assise dans sa bergère, tout en noir aussi; et, quelquefois, elle levait
les yeux sur sa fille, avec un regard où se lisait une double
inquiétude. Les sensations que sa fille ressentait, elle les éprouvait,
elle, et pour Hubert, et pour cette fille dont elle connaissait la
délicatesse presque morbide. Ce ne fut pas elle, cependant, qui rompit
la première le silence, mais Mme Liauran, qui, tout d'un coup et comme
prolongeant tout haut sa rêverie, se prit à gémir:

--«Ce qui rend ma peine plus intolérable encore, c'est qu'il voit la
blessure qu'il m'a faite au coeur, et que cela ne l'arrête pas, lui qui
toujours, depuis son enfance jusqu'à ces derniers six mois, ne pouvait
pas rencontrer une ombre dans mes yeux, un pli sur mon front, sans que
son visage s'altérât. Voilà ce qui me démontre la profondeur de sa
passion pour cette femme... Quelle passion et quelle femme!...

--«Ne t'exalte pas, dit Mme Castel en se levant et s'agenouillant devant
la chaise longue de sa fille. Tu as la fièvre,» fit-elle en lui prenant
la main. Puis, d'une voix abaissée et comme descendant au fond de sa
conscience: «Hélas! mon enfant, tu es jalouse de ton fils, comme j'ai
été jalouse de toi. J'ai mis tant de jours, je peux bien te le dire
maintenant, à aimer ton mari...

--«Ah! ma mère, reprit Mme Liauran, ce n'était pas la même douleur. Je
ne me dégradais pas en donnant une partie de mon coeur à l'homme que
vous aviez choisi, tandis que vous savez ce que notre cousin George nous
a dit de cette Mme de Sauve et de son éducation par cette mère indigne,
et de sa réputation depuis qu'elle est mariée, et de ce mari qui tolère
que sa femme tienne un salon d'une conversation plus que libre, et de ce
père, cet ancien préfet, qui, devenu veuf, a élevé sa fille pêle-mêle
avec ses maîtresses. Je l'avoue, maman, si c'est un égoïsme de l'amour
maternel, j'ai eu cet égoïsme; j'ai souffert d'avance à l'idée qu'Hubert
se marierait, qu'il continuerait sa vie en dehors de la mienne. Mais je
me donnais si tort de sentir ainsi,--au lieu que maintenant on me l'a
pris, et on me l'a pris pour le flétrir!...»

Pendant quelques minutes encore elle prolongea cette violente
lamentation, dans laquelle se révélait l'espèce de frénésie passionnée
qui avait fait se concentrer autour de son fils toutes les forces vives
de son coeur. Ce n'était pas seulement la mère qui souffrait en elle,
c'était la mère pieuse et pour qui les fautes humaines étaient des
crimes abominables; c'était la mère isolée et triste, à qui la rivalité
avec une femme élégante, riche et jeune, infligeait une secrète
humiliation; enfin, tout son coeur saignait à toutes ses places. Le
spectacle de cette souffrance poignait si cruellement Mme Castel, et ses
yeux exprimaient une si douloureuse pitié, que Marie-Alice Liauran
s'interrompit pourtant de sa plainte. Elle se pencha sur sa chaise
longue, mit un baiser sur ces pauvres yeux,--si pareils aux siens,--et
dit: «Pardonne-moi, maman, mais à qui dirais-je mon mal, si ce n'est à
toi? Et puis, ne le verrais-tu pas?... Hubert ne rentre pas, fit-elle en
regardant la pendule dont le balancier continuait d'aller et de venir
paisiblement. Est-ce que vous croyez que je n'aurais pas dû m'opposer à
ce voyage en Angleterre?

--«Non, mon enfant. S'il va rendre visite à son ami, pourquoi user ton
pouvoir en vain? Et s'il partait pour quelque autre motif, il ne
t'obéirait pas. Songe qu'il a vingt-deux ans et qu'il est un homme.

--«Je deviens folle, ma mère. Il y a longtemps que ce voyage était
arrêté. J'ai vu les lettres d'Emmanuel. Mais quand je souffre, je ne
peux plus raisonner. Je ne vois que mon chagrin, qui me bouche toute ma
pensée... Ah! comme je suis malheureuse!...»




III


S'il fallait une preuve de la multiplicité foncière de notre personne,
on la trouverait dans cette loi, habituel objet de l'indignation des
moralistes, qui veut que la vision du chagrin des êtres les plus aimés
ne puisse, à de certaines minutes, nous empêcher d'être heureux. Il
semble que nos sentiments soutiennent dans notre coeur, et les uns
contre les autres, une sorte de lutte pour la vie. L'intensité
d'existence de l'un d'entre eux, même momentanée, ne s'obtient qu'au
prix de l'exténuation de tous les autres. Il est certain qu'Hubert
Liauran chérissait éperdument ses deux mères,--comme il appelait
toujours les deux femmes qui l'avaient élevé. Il est certain qu'il avait
deviné qu'elles tenaient ensemble, depuis bien des jours, des
conversations analogues à celle de ce soir où il avait emprunté à son
parrain les trois mille francs dont il avait besoin pour régler ses
dettes et suffire à son voyage. Et cependant, lorsqu'il fut monté, au
surlendemain de ce soir, dans le train qui l'emportait vers Boulogne, il
lui fut impossible de ne pas se sentir l'âme comme noyée dans une
félicité divine. Il ne se demandait pas si le comte Scilly parlerait ou
non de sa démarche. Il écartait cette appréhension, comme il éloignait
le souvenir des yeux de Mme Liauran à l'instant de son départ, comme il
étouffait tous les scrupules que pouvait lui donner sa piété
intransigeante. S'il n'avait pas menti absolument à sa mère en lui
disant qu'il allait rejoindre à Londres son ami Emmanuel Deroy, il avait
pourtant trompé cette mère jalouse, en lui cachant qu'à Folkestone il
retrouverait Mme de Sauve. Or, Mme de Sauve n'était pas libre. Mme de
Sauve était mariée, et, pour un jeune homme élevé comme l'avait été le
pieux Hubert, aimer une femme mariée constituait une faute inexpiable.
Hubert devait se croire et se croyait en état de péché mortel. Son
catholicisme, qui n'était pas une religion de mode et d'attitude, ne lui
laissait aucun doute sur ce point. Mais, religion, famille, devoir de
franchise, crainte de l'avenir, tous ces fantômes de la conscience ne
lui apparaissaient,--qu'à l'état de fantômes, vaines images sans
puissance et qui s'évanouissaient devant l'évocation vivante de la
beauté de la femme qui, depuis cinq mois, était entrée dans son coeur
pour tout y renouveler, de la femme qu'il aimait et dont il se savait
aimé. En répondant à son parrain qu'il n'avait pas de maîtresse, Hubert
avait dit vrai, en ceci qu'il n'était pas l'amant de Mme de Sauve, au
sens de possession physique et entière où notre langue prend ce terme.
Elle ne lui avait jamais appartenu, et c'était la première fois qu'il
allait se trouver réellement seul avec elle, dans cette solitude d'un
pays étranger, rêve secret de tout être qui aime. Tandis que le train
courait à toute vapeur parmi les plaines tour à tour ondulées de
collines, coupées de cours d'eau, hérissées d'arbres dénudés, le jeune
homme se laissait aller à égrener le rosaire de ses souvenirs. Le charme
des heures passées lui était rendu plus cher par l'attente d'il ne
savait quel immense bonheur. Quoique le fils de Mme Liauran eût
vingt-deux ans, le genre de son éducation l'avait maintenu dans cet état
de pureté si rare parmi les jeunes gens de Paris, lesquels ont pour la
plupart épuisé le plaisir avant d'avoir même soupçonné l'amour. Mais ce
dont cet enfant ne se rendait pas compte, c'est que, précisément, cette
pureté avait agi, mieux que les roueries les plus savantes, sur
l'imagination romanesque de la femme dont le profil passait et repassait
devant ses regards au gré des mouvements du wagon, se détachant tour à
tour sur les bois, sur les coteaux et sur les dunes. Combien d'images
emporte ainsi un train qui passe et, avec elles, combien de destinées
précipitées vers le bonheur ou vers le malheur, dans le lointain et
l'inconnu!...

C'est au commencement du mois d'octobre de l'année précédente qu'Hubert
avait vu Mme de Sauve pour la première fois. A cause de la santé de Mme
Liauran, pour laquelle le moindre voyage eût été dangereux, les deux
femmes ne quittaient jamais Paris; mais le jeune homme allait parfois,
durant l'été ou l'automne, passer une moitié de semaine dans quelque
château. Il revenait d'une de ces visites, en compagnie de son cousin
George. A une station située sur cette même ligne du Nord qu'il suivait
maintenant, il avait, en montant dans un wagon, rencontré la jeune femme
avec son mari. Les De Sauve étaient de la connaissance de George, et
c'est ainsi qu'Alexandre-Hubert avait été présenté. M. de Sauve était un
homme d'environ quarante-cinq ans, très grand et fort, avec un visage
déjà trop rouge, et les traces, à travers sa vigueur, d'une usure qui
s'expliquait, rien qu'à écouter sa conversation, par sa manière
d'entendre la vie. Exister, pour lui, c'était se prodiguer, et il
réalisait ce programme dans tous les sens. Chef de cabinet d'un ministre
en 1869, jeté après la guerre dans la campagne de propagande
bonapartiste, député depuis lors et toujours réélu, mais député agissant
et qui pratiquait ses électeurs, il s'était en même temps de plus en
plus lancé dans le monde. Il avait un salon, donnait des dîners,
s'occupait de sport, et trouvait encore le loisir de s'intéresser avec
compétence et succès à des entreprises financières. Ajoutez à cela
qu'avant son mariage il avait beaucoup fréquenté le corps de ballet, les
coulisses des petits théâtres et les cabinets particuliers. Il y a ainsi
des tempéraments dont la nature fait des machines à grosses dépenses, et
par suite à grosses recettes. Tout, dans André de Sauve, révélait le
goût de ce qui est ample et puissant, depuis la construction de son
grand corps jusqu'à sa manière de se vêtir et jusqu'au geste par lequel
il prenait un long et noir cigare dans son étui, pour le fumer. Hubert
se souvenait très bien d'avoir éprouvé pour cet homme aux mains et aux
oreilles velues, aux larges pieds, à l'encolure de dragon, la sorte de
répulsion physique dont nous souffrons tous à la rencontre d'une
physiologie exactement contraire à la nôtre. N'y a-t-il pas des
respirations, des circulations du sang, des jeux de muscles qui nous
sont hostiles, probablement grâce à cet indéfinissable instinct de la
vie qui pousse deux animaux d'espèce différente à se déchirer aussitôt
qu'ils s'affrontent? A vrai dire, l'antipathie du délicat Hubert pouvait
s'expliquer plus simplement par une inconsciente et subite jalousie
envers le mari de Mme de Sauve; car Thérèse, comme ce mari l'appelait en
la tutoyant, avait aussitôt exercé sur le jeune homme une sorte
d'attrait irrésistible. Il avait souvent feuilleté, durant son enfance,
un portefeuille de gravures rapportées d'Italie par son grand aïeul, le
soldat de Bonaparte, et, au premier regard jeté sur cette femme, il ne
put s'empêcher de se souvenir des têtes dessinées par les maîtres de
l'école lombarde, tant la ressemblance était frappante entre ce visage
et celui des Hérodiades et des madones familières à Luini et à ses
élèves. C'était le même front plein et large, les mêmes grands yeux
chargés de paupières un peu lourdes, le même ovale délicieux du bas des
joues terminé sur un menton presque carré, la même sinuosité des lèvres,
la même suave attache des sourcils à la naissance du nez, et sur tous
ces traits charmants comme une suffusion de lenteur, de grâce et de
mystère. Mme de Sauve avait aussi, des femmes de cette école lombarde,
le cou vigoureux, les épaules larges, tous les signes d'une race à la
fois fine et forte, avec une taille mince, des mains et des pieds
d'enfant. Ce qui la distinguait de ce type traditionnel, c'était la
couleur de ses cheveux, qu'elle avait, non pas roux et dorés, mais très
noirs, et de ses prunelles, dont le gris brouillé tirait sur le vert. La
pâleur ambrée de son teint achevait, ainsi que la lenteur languissante
qu'elle mettait à tous ses mouvements, de donner à sa beauté un
caractère singulier. Il était impossible, devant cette créature, de ne
pas penser à quelque portrait du temps passé, quoiqu'elle respirât la
jeunesse, avec la pourpre de sa bouche et le fluide vivant de ses yeux,
et quoiqu'elle fût habillée à la mode du jour, le buste serré dans une
jaquette ajustée de nuance sombre. La jupe de sa robe taillée dans une
étoffe anglaise d'une teinte grise, ses pieds chaussés de bottines à
lacets, son petit col d'homme, sa cravate droite piquée d'une épingle
garnie d'un même fer à cheval en diamants, ses gants de Suède et son
chapeau rond ne rappelaient guère la toilette des princesses du XVIe
siècle; et cependant elle offrait au regard le modèle accompli de la
beauté milanaise, même sous ce costume d'une Parisienne élégante. Par
quel mystère? Elle était la fille de Mme Lussac, née Bressuire, dont les
parents n'avaient pas quitté la rue Saint-Honoré depuis trois
générations, et d'Adolphe Lussac, le préfet de l'Empire, venu d'Auvergne
à la suite de M. Rouher. La chronique des salons aurait répondu à cette
question en rappelant le passage à Paris, aux environs de 1855, du beau
comte Branciforte, ses yeux d'un gris verdâtre, sa pâleur mate, son
assiduité auprès de Mme Lussac et sa disparition soudaine de ce milieu
où, pendant des mois et des mois, il avait été toujours présent. Mais
ces renseignements-là, Hubert ne devait jamais les avoir. Il
appartenait, de par son éducation et de par sa nature, à la race de ceux
qui acceptent les données officielles de la vie et en ignorent les
causes profondes, l'animalité foncière, la tragique doublure,--race
heureuse, car à elle appartient la jouissance de la fleur des choses,
race vouée d'avance aux catastrophes, car, seule, la vue nette du réel
permet de manier un peu le réel.

Non; ce qu'Hubert Liauran se rappelait de cette première entrevue, ce
n'était pas des questions sur la singularité du charme de Mme de Sauve.
Il ne s'était pas davantage interrogé sur la nuance de caractère que
pouvaient indiquer les mouvements de cette femme. Au lieu d'étudier ce
visage, il en avait joui, comme un enfant goûte la fraîcheur d'une
atmosphère, avec une sorte de délice inconscient. L'absence complète
d'ironie qui distinguait Thérèse et se reconnaissait au lent sourire, au
calme regard, à la voix égale, aux gestes tranquilles, lui avait été
aussitôt une douceur. Il n'avait pas senti devant elle ces angoisses de
la timidité douloureuse que le coup d'oeil incisif de la plupart des
Parisiennes inflige aux tout jeunes gens. Durant le trajet qu'ils
avaient fait ensemble, placé en face d'elle, et tandis que De Sauve et
George Liauran parlaient d'une loi sur les congrégations religieuses
dont la teneur remuait alors tous les partis, il avait pu causer avec
Thérèse lentement, et, sans qu'il comprît pourquoi, intimement. Lui qui
se taisait d'ordinaire sur lui-même, avec l'obscure idée que
l'excitabilité presque folle de son être faisait de lui une exception
sans analogue, il s'était ouvert à cette femme de vingt-cinq ans et
qu'il connaissait depuis une demi-heure, plus que cela ne lui était
jamais arrivé avec des personnes chez lesquelles il dînait tous les
quinze jours. A propos d'une question de Thérèse sur ses voyages de
l'été, il avait comme naturellement parlé de sa mère, de sa maladie,
puis de sa grand'mère, puis de leur vie en commun. Il avait entr'ouvert
pour cette étrangère le secret asile de l'hôtel de la rue Vaneau,--non
pas sans remords; mais le remords était venu plus tard et moins d'un
sentiment de pudeur profanée que de la crainte d'avoir déplu, et
lorsqu'il était sorti du cercle de ses regards. Qu'ils étaient
captivants, en effet, ces lents regards! Il émanait d'eux une
inexprimable caresse; et, quand ils se posaient sur vos yeux, bien en
face, c'était comme un attouchement tendre et presque une volupté
physique. Après des jours, Hubert se souvenait encore de la sorte de
bien-être enivrant qu'il avait éprouvé dès cette première causerie, rien
qu'à se sentir regardé ainsi; et ce bien-être n'avait fait que grandir
aux entrevues suivantes, jusqu'à devenir presque aussitôt un vrai besoin
pour lui, comme de respirer et comme de dormir. Elle lui avait dit, en
descendant du wagon, qu'elle était chez elle chaque jeudi, et il avait
bientôt appris le chemin de l'appartement du boulevard Haussmann, où
elle habitait. Dans quel recoin de son coeur avait-il trouvé l'énergie
de faire cette visite qui tombait le surlendemain de leur rencontre?
Presque aussitôt, il avait été prié à dîner. Il se rappelait si vivement
l'enfantin plaisir qu'il avait eu à lire et à relire l'insignifiant
billet d'invitation, à en respirer le parfum léger, à suivre le détail
des lettres de son nom écrites par la main de Thérèse. C'était une
écriture à laquelle l'abondance des petits traits inutiles donnait un
aspect particulier, léger et fantasque, où un graphologue aurait voulu
lire le signe d'une nature romanesque. Mais, en même temps, la large
façon dont les lignes étaient jetées et la fermeté des pleins, où la
plume appuyait un peu grassement, indiquaient une façon de vivre
volontiers pratique et presque matérielle. Hubert ne raisonna pas tant;
mais dès ce premier billet, chaque lettre de cette écriture devint pour
lui une personne qu'il aurait reconnue entre des milliers d'autres. Avec
quelle félicité il s'était habillé pour se rendre à ce dîner, en se
disant qu'il allait voir Mme de Sauve pendant de longues heures,--des
heures qui, comptées par avance, lui paraissaient infinies! Il avait eu
un étonnement un peu fâché lorsque sa mère, au moment où il prenait
congé d'elle, avait émis une observation critique sur les habitudes de
familiarité du monde d'aujourd'hui; puis, séparé de ces événements par
des mois, il retrouvait, grâce à l'imagination spéciale dont il était
doué, comme toutes les créatures très sensibles, l'exacte nuance de
l'émotion que lui avait causée et ce dîner, et la soirée, l'attitude des
convives et celle de Thérèse. C'est le plus ou moins de puissance que
nous avons de nous figurer à nouveau les peines et les plaisirs passés,
qui fait de nous des êtres capables de froid calcul, ou des esclaves de
notre vie sentimentale. Hélas! toutes les facultés d'Hubert conspiraient
pour river autour de son coeur la chaîne meurtrissante des trop chers
souvenirs!

Thérèse avait, ce premier soir, une robe de dentelle noire avec des
noeuds roses, et nul autre bijou qu'un lourd bracelet d'or massif à l'un
de ses poignets. Elle était à demi décolletée, trop peu pour que le
jeune homme, dont la pudeur était, sur ce point, d'une susceptibilité
virginale, en fût choqué. Il y avait dans le salon, lorsqu'il y entra,
quelques personnes, dont pas une, à l'exception de George Liauran, ne
lui était connue. C'étaient, pour la plupart, des hommes, célèbres à des
titres divers dans la société plus particulièrement nommée parisienne
par les journaux qui se piquent de suivre la mode. La première sensation
d'Hubert avait été un léger froissement, par ce seul fait que
quelques-uns de ces hommes offraient à l'observateur malveillant
plusieurs des petites hérésies de toilette familières aux plus
méticuleux s'ils sont allés trop tard dans le monde. C'est un habit
d'une coupe ancienne, un col de chemise mal taillé, plus mal blanchi,
une cravate d'un blanc qui tourne au bleu, et nouée d'une main
maladroite. Ces misères devaient apparaître comme les signes d'un rien
de bohême,--le mot sous lequel les gens corrects confondent toutes les
irrégularités sociales,--au regard d'un jeune homme habitué à vivre sous
la surveillance continue de deux femmes d'une rare éducation, qui
avaient voulu faire de lui quelque chose d'irréprochable. Mais ces menus
signes d'une tenue insuffisante avaient rendu plus gracieuse encore à
ses yeux la distinction accomplie de Thérèse, de même que la liberté
parfois cynique des discours débités à table avait donné pour lui une
signification charmante au silence de la maîtresse de la maison. Mme
Liauran ne s'était pas trompée en affirmant qu'il se tenait chez les De
Sauve des propos tout à fait hardis. Le soir où Hubert dînait là pour la
première fois, il fut question, dans la demi-heure du début, d'un procès
en adultère, et un grand avocat donna quelques détails inédits du
dossier;--des moeurs abominables d'un homme politique, arrêté aux
Champs-Elysées;--des deux maîtresses d'un autre politicien et de leur
rivalité; mais tout cela raconté comme on raconte seulement à Paris,
avec ces demi-mots qui permettent de tout dire. Beaucoup d'allusions
échappaient à Hubert; aussi était-il moins choqué de pareils récits
qu'il ne l'était d'autres discours portant sur les idées, tels que ce
paradoxe lancé par un des plus fameux romanciers de ce temps: «Hé! le
divorce! le divorce!--disait cet homme, dont la renommée de hardi
réaliste avait franchi même le seuil de l'hôtel de la rue Vaneau,--il a
du bon; mais c'est une solution beaucoup trop simple pour un problème
très compliqué... Ici, comme ailleurs, le catholicisme a faussé toutes
nos idées... Le propre des sociétés avancées est de produire beaucoup
d'hommes d'espèces très différentes, et le problème consiste à fabriquer
un aussi grand nombre de morales qu'il y a de ces espèces... Je
voudrais, moi, que la loi reconnût des mariages de cinq, de dix, de
vingt catégories, suivant le degré de délicatesse des conjoints... Nous
aurions ainsi des unions pour la vie, destinées aux personnes d'un
scrupule aristocratique... Pour les personnes d'une conscience moins
raffinée, nous établirions des contrats avec facilité pour un, pour
deux, pour trois divorces. Pour des personnes encore inférieures, nous
aurions les liaisons temporaires de cinq ans, de trois ans, d'un an.

--«On se marierait comme on fait un bail, dit un mauvais plaisant.

--«Pourquoi pas? continua l'autre; le siècle se vante d'être
révolutionnaire, et il n'a jamais osé ce que le plus petit législateur
de l'antiquité entreprenait sans hésitation: toucher aux moeurs.

--«Je vous vois venir, répliqua André de Sauve; vous voudriez assimiler
les mariages aux enterrements: première, seconde, troisième classe...»

Aucun des convives, que cette tirade et la réponse divertissaient parmi
l'éclat des cristaux, les parures des femmes, les pyramides des fruits
et les touffes de fleurs, ne se doutait de l'indignation qu'une pareille
causerie soulevait chez Hubert. Qui donc aurait pris garde à ce tout
jeune homme, silencieux et modeste, à l'un des bouts de la table? Il se
sentait, lui, cependant, froissé jusqu'à l'âme dans les convictions
intimes de son enfance et de sa jeunesse, et il jetait à la dérobée le
regard sur Thérèse. Elle ne prononça pas cinquante paroles durant ce
dîner. Elle semblait être partie, en idée, bien loin de cette
conversation qu'elle était censée gouverner; et, comme si on eût été
habitué à ces absences, personne n'essayait d'interrompre sa rêverie.
Elle avait ainsi des heures entières où elle s'absorbait en elle-même.
La pâleur de son visage devenait plus chaude; l'éclat de ses yeux se
retournait en dedans, pour ainsi dire; ses dents apparaissaient, toutes
minces et serrées, à travers ses lèvres qui s'entr'ouvraient. A quoi
pensait-elle, en ces minutes, et par quelle secrète magie ces mêmes
minutes étaient-elles celles où elle agissait le plus fortement sur
l'imagination de ceux qui subissaient son charme? Un physiologiste
aurait sans doute attribué ces soudaines torpeurs à des passages
d'émotion nerveuse. N'y avait-il pas là le signe d'un égarement de
sensualité contre lequel la pauvre créature luttait de toutes ses
forces? Hubert Liauran n'avait vu dans le silence de ce soir que la
désapprobation d'une femme délicate contre les discours des amis de son
mari, et ç'avait été pour lui une suprême douceur de se rapprocher
d'elle et de lui parler au sortir de ce dîner où ses plus chères
croyances avaient été blessées. Il s'était assis sous le regard de ses
yeux, redevenus limpides, et dans un des coins du salon,--une pièce
toute meublée à la moderne, et dont l'opulence de petit musée, les
peluches, les étoffes anciennes, les bibelots japonais contrastaient
aussi absolument avec les appartements sévères de la rue Vaneau, que
l'existence de Mme Castel et de Mme Liauran pouvait contraster avec
celle de Mme de Sauve. Au lieu de reconnaître cette évidente différence
et de partir de là pour étudier la nouveauté du monde où il se trouvait,
Hubert s'abandonnait à un sentiment trop naturel à ceux dont l'enfance a
grandi dans un atmosphère de féminine gâterie. Habitué par les deux
nobles créatures qui avaient veillé sur sa jeunesse à toujours associer
l'idée de la femme à quelque chose d'inexprimablement délicat et pur, il
était immanquable que l'éveil de l'amour s'accomplît chez lui dans une
sorte de religieuse et de respectueuse émotion. Il devait étendre sur la
personne qu'il chérirait, quelle qu'elle fût, toute la dévotion conçue
par lui pour les saintes dont il était le fils. En proie à cette étrange
confusion d'idées, il avait, dès ce premier soir, et rentré chez lui,
parlé de Thérèse à sa mère et à sa grand'mère qui l'attendaient, dans
des termes qui avaient dû nécessairement éveiller la défiance des deux
femmes. Il le comprenait aujourd'hui. Mais quel est le jeune homme qui a
pu commencer d'aimer sans être précipité, par la douce ivresse des
débuts d'une passion, à des confidences irréparables, et trop souvent
meurtrières à l'avenir même de son sentiment?

De quelle manière et par quelles étapes ce sentiment avait-il pénétré en
lui? Cela, il n'aurait pas su le dire. Lorsqu'une fois on aime, ne
semble-t-il pas qu'on ait aimé toujours? Des scènes s'évoquaient
cependant, et rappelaient à Hubert l'insensible accoutumance qui l'avait
conduit à voir Thérèse plusieurs fois par semaine. Mais n'avait-il pas
été présenté peu à peu chez elle à toutes ses amies, et, aussitôt ses
cartes déposées, ne s'était-il pas trouvé prié de toutes parts dans ce
monde qu'il connaissait à peine et qui se composait, pour une partie, de
hauts fonctionnaires du régime tombé; pour une autre partie, de grands
industriels et de financiers politiciens; pour un tiers enfin,
d'artistes célèbres et de riches étrangers? Cela faisait une libre
société de luxe, de plaisir et de mouvement, dont le ton devait beaucoup
déplaire au jeune homme, car il n'en pouvait comprendre les qualités
d'élégance et de finesse, et il en sentait bien le terrible défaut, le
manque de silence, de vie morale et de longues habitudes. Ah! il
s'agissait bien pour lui d'observations de ce genre, préoccupé qu'il
était uniquement de savoir où il apercevrait Mme de Sauve et ses yeux.
D'innombrables heures se représentaient à lui où il l'avait
rencontrée,--tantôt chez elle, assise au coin de son feu vers la tombée
de l'après-midi et abîmée dans une de ses taciturnes rêveries,--tantôt
en visite, habillée d'une toilette de ville et souriant, avec sa bouche
d'Hérodiade, à des conversations de robes ou de chapeaux,--tantôt, sur
le devant d'une loge de théâtre, et causant à mi-voix durant un
entr'acte,--tantôt dans le tumulte de la rue, emportée par son cheval
bai-cerise et inclinant sa tête à la portière par un geste gracieux. Le
souvenir de cette voiture déterminait chez Hubert une nouvelle
association d'idées, et il revoyait l'instant où il avait, pour la
première fois, avoué le secret de ses sentiments. Mme de Sauve et lui
s'étaient, ce jour-là, rencontrés vers les cinq heures dans un salon de
l'avenue du bois de Boulogne, et comme la pluie commençait à s'abattre,
intarissable, la jeune femme avait proposé à Hubert, venu à pied, de le
prendre dans sa voiture, ayant, disait-elle, une visite à faire près de
la rue Vaneau qui lui permettrait de le déposer sur le chemin, à sa
porte. Il avait pris place, en effet, auprès d'elle, dans l'étroit coupé
doublé de cuir vert où traînait un peu de cette atmosphère subtile qui
fait de la voiture d'une femme élégante une sorte de petit boudoir
roulant, avec tous les menus objets d'une jolie installation. La boule
d'eau chaude tiédissait sous les pieds; sur le devant, la glace posée
dans sa gaine attendait un regard; le carnet placé dans la coupe avec
son crayon et ses cartes de visite parlait de corvées mondaines; la
pendule accrochée à droite marquait la rapidité de la fuite de ces
minutes douces; un livre entr'ouvert et glissé à la place où l'on met
d'ordinaire les emplettes portatives, révélait que Thérèse avait pris
chez le libraire le roman à la mode. Au dehors, c'était, dans les rues
où les lumières commençaient de s'allumer, le déchaînement d'un glacial
orage d'hiver. Thérèse, enveloppée d'un long manteau qui dessinait sa
taille, se taisait. Au triple reflet des lanternes de la voiture, du gaz
de la rue et du jour mourant, elle était si divinement pâle et belle,
qu'à bout d'émotion Hubert lui prit la main. Elle ne la retira pas; elle
le regardait avec des yeux immobiles, et comme noyés de larmes qu'elle
n'eût pas osé répandre. Il lui dit, sans même entendre le son de ses
propres paroles, tant ce regard le grisait: «Ah! comme je vous aime!...»
Elle pâlit davantage encore, et lui mit sur la bouche sa main gantée,
pour le faire taire. Il se mit à baiser cette main follement, en
cherchant la place où l'échancrure du gant permettait de sentir la
chaleur vivante du poignet. Elle répondit à cette caresse par ce mot que
toutes les femmes prononcent dans des minutes pareilles,--mot si simple,
mais dans lequel tant d'inflexions se glissent, depuis la plus mortelle
indifférence jusqu'à la tendresse la plus émue: «Vous êtes un enfant...»
Il l'interrogea: «M'aimez-vous un peu?...» Et alors, comme elle le
regardait avec ces mêmes yeux par lesquels un rayon de félicité
s'échappait, il put l'entendre qui, d'une voix étouffée, murmurait:
«Beaucoup.»

Pour la plupart des jeunes gens de Paris, une telle scène aurait été le
prélude d'un effort vers la complète possession d'une femme aussi
évidemment éprise,--effort qui eût peut-être échoué, car une femme du
monde qui veut se défendre trouve bien des moyens de ne pas se donner,
même après des aveux de ce genre, ou des marques plus compromettantes
d'attachement,--pour peu qu'elle soit coquette. Mais la coquetterie
n'était pas plus le cas de Mme de Sauve que l'audace physique n'était le
cas de l'enfant de vingt-deux ans dont elle était aimée. Ces deux êtres
ne se voyaient-ils point placés par le hasard dans une situation de la
plus étrange délicatesse? Il était, lui, incapable d'entreprendre
davantage, à cause de son entière pureté. Quant à elle, comment
n'aurait-elle pas compris que s'offrir à lui, c'était risquer d'être
aimée moins? De telles difficultés sont moins rares que la fatuité des
hommes ne l'avoue, dans les conditions faites aux sentiments par les
moeurs modernes. Entre deux personnes qui s'aiment, dans l'état présent
des moeurs, toute action devient en même temps un signe; et comment une
femme qui sait cela n'hésiterait-elle pas à compromettre pour jamais son
bonheur en voulant l'étreindre trop vite? Thérèse obéissait-elle à cette
raison de prudence, ou bien trouvait-elle dans les respects brûlants de
son ami un plaisir de coeur d'une nouveauté délicieuse? Chez tous les
hommes qu'elle avait rencontrés avant celui-ci, l'amour n'était qu'une
forme déguisée du désir, et le désir lui-même une forme enivrée de
l'amour-propre. Toujours est-il que, durant les mois qui suivirent ce
premier aveu, elle accorda au jeune homme tous les rendez-vous qu'il lui
demanda, et que tous ces rendez-vous demeurèrent aussi essentiellement
innocents qu'ils étaient clandestins. Tandis que le train de Boulogne
emportait Hubert vers la plus désirée de ces rencontres, il se
ressouvenait des anciennes, de ces passionnantes et dangereuses
promenades, hasardées presque toutes à travers le Paris matinal. Ils
avaient ainsi aventuré leur naïve et coupable idylle dans tous les
endroits où il semblait invraisemblable qu'une personne de leur monde
pût les rencontrer. Combien de fois avaient-ils visité, par exemple, les
tours de Notre-Dame, où Thérèse aimait à promener sa grâce jeune parmi
les vieux monstres de pierre sculptés sur les balustrades? A travers les
minces fenêtres en ogive de la montée, ils regardaient tour à tour
l'horizon du fleuve encaissé entre ses quais et de la rue encaissée
entre ses maisons. Il y avait dans une des bâtisses tapies à l'ombre de
la cathédrale, du côté de la rue Chanoinesse, un petit appartement au
cinquième étage, prolongé par une terrasse, derrière les vitres duquel
ils imaginaient un roman pareil au leur, parce qu'ils y avaient vu deux
fois une jeune femme et un jeune homme qui déjeunaient, assis à une même
table ronde et la fenêtre entr'ouverte. Quelquefois les rafales du vent
de décembre grondaient autour de la basilique, des tourmentes de neige
fondue battaient les murs. Thérèse n'en était pas moins exacte au
rendez-vous, descendant de son fiacre devant le grand portail,
traversant l'église pour sortir sur le côté, puis retrouver Hubert dans
le sombre péristyle qui précède les tours. Ses fines dents brillaient
dans son joli sourire, sa taille mince paraissait plus élégante encore
dans ce décor de l'ancienne cité. Sa grâce heureuse semblait agir même
sur la vieille gardienne qui distribue les cartes du fond de sa loge et
parmi ses chats, car elle lui envoyait un sourire de reconnaissance.
C'est dans l'escalier de ces antiques tours qu'Hubert s'était hasardé à
mettre pour la première fois un baiser sur ce pâle visage, pour lui
divin. Thérèse gravissait devant lui, ce matin-là, les marches creusées
qui tournent autour du pilier de pierre. Elle s'arrêta une minute pour
respirer; il la soutint dans ses bras, et comme elle se renversait
doucement en appuyant la tête sur son épaule, leurs lèvres se
rencontrèrent. L'émotion fut si forte qu'il pensa mourir. Ce premier
baiser avait été suivi d'un autre, puis de dix, puis d'autres encore, si
nombreux qu'ils n'en savaient plus le nombre. Oh! les longs, les
angoissants, les profonds baisers, et dont elle disait tendrement, comme
pour se justifier dans la pensée de son doux complice: «J'aime les
baisers comme une petite fille!...» De ces adorables baisers, ils
avaient ainsi peuplé follement tous les asiles où leur imprudent amour
s'était abrité. Hubert se souvenait d'avoir embrassé Thérèse, assis tous
les deux sur une pierre de tombeau, dans une allée déserte d'un des
cimetières de Paris, tandis que le jardin des morts étendait autour
d'eux, par une matinée bleue et tiède, son funèbre paysage d'arbres
toujours verts et de sépulcres. Il l'avait embrassée encore sur un des
bancs de ce parc lointain de Montsouris, un des plus inconnus de la
ville, parc tout nouvellement planté qu'un chemin de fer traverse, que
domine un pavillon d'architecture chinoise et autour duquel s'étend
l'horizon d'usines du lamentable quartier de la Glacière. D'autres fois,
ils s'étaient promenés, indéfiniment, en voiture, le long du morne talus
des fortifications, et, lorsque l'heure arrivait de rentrer, c'était
toujours Thérèse qui partait la première. Il la voyait, caché lui-même
dans le fiacre arrêté, qui, de son pied svelte, franchissait les
ruisseaux. Elle marchait sur le trottoir sans qu'une tache de boue
déshonorât sa robe et se retournait comme involontairement pour
l'envelopper d'un dernier regard. C'est dans ces occasions-là qu'il
sentait trop bien quels dangers il faisait courir à cette femme; mais,
quand il lui parlait de ses craintes, elle répondait en secouant sa tête
d'une expression si aisément tragique: «Je n'ai pas d'enfants... Quel
mal peut-on me faire, sinon de te prendre à moi?» Ils en étaient venus,
bien qu'ils continuassent de n'être point l'un à l'autre entièrement,
aux familiarités de langage dont s'accompagne la passion partagée. Ils
s'écrivaient presque tous les matins des billets dont un seul aurait
suffi pour établir que Thérèse était la maîtresse d'Hubert, et cependant
elle ne l'était point. Mais, à quelque détail que s'arrêtât le souvenir
du jeune homme, il trouvait toujours qu'elle ne lui avait disputé aucune
des marques de tendresse qu'il lui avait demandées. Seulement il n'osait
rien concevoir au delà de lui prendre les mains, la taille, le visage,
et de s'appuyer, comme un enfant, sur son coeur. Elle avait avec lui cet
abandon de l'âme, si entier, si confiant, si indulgent, le seul signe du
véritable amour que la plus habile coquetterie ne puisse imiter. Et, par
contraste à cette tendresse, pour en mieux encore aviver la douceur, à
chacune des scènes de cette idylle avait correspondu quelque douloureuse
explication du jeune homme avec sa mère, ou quelque cruelle angoisse à
retrouver Mme de Sauve, le soir, auprès de son mari. Ce dernier ne
faisait réellement aucune attention à Hubert, mais le fils de Mme
Liauran n'était pas encore habitué aux déshonorants mensonges des
cordiales poignées de main offertes à l'homme que l'on trompe...
Qu'importaient ces misères cependant, puisqu'ils allaient, lui la
retrouver, elle l'attendre, dans la petite ville anglaise où ils
devaient passer ensemble deux jours? Était-ce d'Hubert, était-ce de
Thérèse que venait cette idée? Le jeune homme n'eût pas su le dire.
André de Sauve se trouvait en Algérie pour une enquête parlementaire.
Thérèse avait une amie de couvent et qui habitait la province, assez
sûre pour qu'elle pût se donner comme étant allée chez elle. Elle
prétendait, d'autre part, que la position sur le chemin de Paris à
Londres fait de Folkestone, en hiver, le plus sûr abri, parce que les
voyageurs français traversent cette ville sans jamais s'y arrêter. A la
seule idée de la revoir, le coeur d'Hubert se fondait dans sa poitrine,
et il se sentait, avec un frémissement impossible à définir, sur le
point de rouler dans un gouffre de mystère, d'enivrant oubli et de
félicité.




IV


Le paquebot approchait de la jetée de Folkestone. La mer toute verte, à
peine striée d'écume d'argent, soulevait la coque svelte. Les deux
cheminées blanches lançaient une fumée qui s'incurvait en arrière sous
la pression de l'air déchiré par la course. Les deux énormes roues,
toutes rouges, battaient les lames; et, derrière le bateau, se creusait
un mouvant sillage, sorte de chemin glauque et frangé de mousse. C'était
par un jour d'un bleu tiède et voilé, comme il en fait parfois sur la
côte anglaise par les fins d'hiver,--jour de tendresse et qui
s'associait divinement aux pensées du jeune homme. Il s'était accoudé
sur le bastingage de l'avant, et il n'en avait pas bougé depuis le
commencement de la traversée, laquelle avait été d'une rare douceur. Il
voyait maintenant les moindres détails de l'approche du port: la ligne
crayeuse de la côte à droite, avec son revêtement de maigre gazon, à
gauche la jetée soutenue par ses pilotis, et par delà cette jetée, plus
à gauche encore, la petite ville qui échelonne ses maisons depuis la
base de la falaise jusqu'à sa crête. Il les examinait une par une, ces
maisons qui se détachaient avec une netteté de plus en plus précise.
Laquelle d'entre toutes pouvait bien être l'asile où son bonheur
l'attendait sous les traits aimés de Thérèse de Sauve; laquelle ce _Star
hotel_ que son amie avait choisi dans le guide, à cause de ce nom de
_Star_ qui veut dire étoile? «Je suis superstitieuse, avait-elle dit
enfantinement, et puis, n'es-tu pas ma chère étoile?...» Elle avait
ainsi de ces caresses soudaines de langage auxquelles Hubert songeait
ensuite indéfiniment. Il savait bien qu'elle ne serait pas sur le quai à
l'attendre, et il la cherchait des yeux malgré lui. Mais elle avait
multiplié les précautions, jusqu'à être arrivée, elle, la veille, par
Calais et Douvres. Le paquebot approche toujours. On distingue le visage
de quelques habitants de la ville, dont l'unique distraction consiste à
venir au bout de cette jetée afin d'assister à l'arrivée du bateau de
marée. Encore quelques minutes, et Hubert sera auprès de Thérèse. Ah! si
elle allait manquer au rendez-vous? Si elle avait été malade ou bien
surprise? Si elle était morte en route?... Toute la légion des folles
hypothèses défile devant la pensée de l'amant inquiet. Le bateau est
dans le port, les passagers débarquent et se précipitent vers les
wagons. Hubert est presque le seul à s'arrêter dans la petite ville. Il
laisse sa malle partir pour Londres, et il prend place avec sa valise
dans une des voitures qui stationnent devant la gare. Il a bien eu comme
un passage de mélancolie, en parlant au cocher, et en constatant,
quoiqu'il en soit à son premier voyage en Angleterre, combien son
anglais est correct et intelligible. Il se rappelle son enfance, sa
gouvernante venue du Yorkshire, le soin que sa mère avait de le faire
causer tous les jours. Si elle le voyait pourtant, cette pauvre mère?...
Puis, ce souvenir s'efface, à mesure que la légère calèche, enlevée au
trot d'un petit cheval, gravit allégrement la rampe rude par laquelle on
va jusqu'à la ville haute. L'admirable paysage de mer se développe à la
gauche du jeune homme, gouffre démesuré d'un vert pâle, confondu à sa
ligne extrême avec un gouffre bleu, et tout semé de barques, de
goëlettes, de bateaux à vapeur. Sur la hauteur, le chemin tourne. La
voiture abandonne la falaise, entre dans une rue, puis dans une seconde,
puis dans une troisième, toutes bordées de maisons basses dont les
fenêtres en saillie laissent apercevoir derrière leurs vitres des
rangées de géraniums rouges et de fougères. A un détour, Hubert aperçoit
la porte d'un vaste bâtiment gothique et une plaque noire, dont la seule
inscription en lettres dorées lui fait sauter le coeur. Il se trouve
devant le _Star hotel_. Le temps de demander au bureau si Mme Sylvie est
arrivée,--c'est le nom que Thérèse a voulu prendre à cause des initiales
gravées sur tous ses objets de toilette, et elle a dû être inscrite sur
le livre comme artiste dramatique;--le temps encore de monter deux
étages, de suivre un long corridor; le domestique ouvre la porte d'un
petit appartement, et, assise à une table, dans un salon, avec son
visage dont la pâleur est augmentée par l'émotion profonde, la taille
prise dans un vêtement en étoffe de soie rouge dont les plis gracieux
dessinent son buste sans s'y ajuster, c'est Thérèse. Le feu de charbon
rougeoie dans la cheminée, dont les parois intérieures sont garnies de
faïence coloriée. Une fenêtre en rotonde, du genre de celles que les
Anglais appellent _bow-windows_, termine la pièce, à laquelle
l'ameublement ordinaire de ces sortes de salles dans la Grande-Bretagne
donne un aspect de paisible intimité. «Ah! c'est bien toi,» fait le
jeune homme en s'approchant de Thérèse qui lui sourit, et il met la main
sur la poitrine de son amie comme pour se convaincre de son existence.
Cette douce pression lui fit sentir les battements affolés, sous la
mince étoffe, de ce coeur de femme heureuse: «Oui! c'est bien moi,»
répondit-elle avec plus de langueur que d'habitude. Il s'assit auprès
d'elle et leurs bouches se cherchèrent. Ce fut un de ces baisers d'une
suprême douceur, où deux amants qui se retrouvent après une absence
s'efforcent de mettre avec la tendresse de l'heure présente, toutes les
tendresses inexprimées des heures perdues. Un léger coup frappé à la
porte les sépara.

--«C'est pour tes bagages, dit Thérèse en repoussant son ami d'un geste
de regret; et avec un fin sourire: veux-tu voir ta chambre? Je suis ici
depuis hier soir; j'espère que tout te plaira. J'ai tant pensé à toi en
faisant préparer le petit appartement...»

Elle l'entraîna par la main dans une pièce contiguë au salon, dont la
fenêtre donnait sur le jardin de l'hôtel. Le feu était allumé dans la
cheminée. Des fleurs égayaient les vases posés sur l'encoignure et aussi
la table, sur laquelle Thérèse avait déployé, pour lui donner un air
plus à eux, une étoffe japonaise apportée par elle. Elle y avait placé
trois cadres avec les portraits d'elle que le jeune homme préférait. Il
se retourna pour la remercier, et il rencontra un de ces regards qui
font défaillir tout le coeur, par lesquels une femme attendrie semble
remercier celui qu'elle aime du plaisir qu'il a bien voulu recevoir
d'elle. Mais la présence du domestique, en train de déposer et d'ouvrir
la valise, l'empêcha de répondre à ce regard par un baiser.

--«Tu dois être lassé, fit-elle; tandis que tu achèves de t'installer,
je vais dire qu'on prépare le thé dans le salon. Si tu savais comme il
m'est doux de te servir!...

--«Va» dit-il, sans pouvoir trouver une phrase à répondre, tant
l'émotion heureuse lui envahissait toute l'âme. «Mais comme je l'aime!»
ajouta-t-il tout bas, et pour lui seul, tandis qu'il la regardait
disparaître par la porte, avec cette taille et cette démarche de très
jeune fille que lui avait laissée son mariage sans enfants; et il fut
obligé de s'asseoir pour ne pas s'évanouir devant l'évidence de son
bonheur. La créature humaine est si naturellement organisée pour
l'infortune, qu'il y a dans la réalisation complète du désir un je ne
sais quoi d'affolant, comme la soudaine entrée dans le miracle et dans
le songe, et, à un certain degré d'intensité, il semble que la joie ne
soit pas vraie. Et puis, l'étrangeté de la situation ne devait-elle pas
agir comme une sorte d'opium sur le cerveau de cet enfant, qui ne
pouvait pas comprendre que son amie avait saisi cette circonstance pour
sauver justement par cette étrangeté les difficiles préliminaires d'un
plus complet abandon de sa personne?

Oui, cette joie était-elle vraie?... Hubert se le demandait, un quart
d'heure plus tard, assis auprès de Mme de Sauve devant la table carrée
du petit salon sur laquelle était disposé tout l'appareil nécessaire
pour le goûter: la théière d'argent, l'aiguière d'eau chaude, les fines
tasses. N'avait-elle pas encore emporté ces deux tasses de Paris avec
elle, afin, sans doute, de les garder toujours? Elle le servait, comme
elle avait dit, de ses jolies mains d'où elle avait retiré son anneau
d'alliance, afin d'éloigner de la pensée du jeune homme toute occasion
de se rappeler qu'elle n'était pas libre. Durant ces heures de
l'après-midi, le silence de la petite ville se faisait comme palpable
autour d'eux, et la sensation de la solitude partagée s'approfondissait
dans leurs coeurs, si intense qu'ils ne se parlaient pas, comme s'ils
eussent craint que leurs paroles ne les réveillassent de la sorte de
sommeil enivré qui gagnait leurs âmes. Hubert appuyait sa tête sur sa
main et regardait Thérèse. Il la sentait si parfaitement à lui dans
cette minute, si voisine de son être le plus secret, qu'il ne ressentait
même plus le besoin de ses caresses. Ce fut elle qui, la première,
rompit ce silence dont elle eut subitement peur. Elle se leva de sa
chaise et vint s'asseoir à terre, aux pieds du jeune homme, la tête sur
ses genoux; et, comme il continuait à ne pas bouger, elle eut une
inquiétude dans ses yeux; puis, docilement, avec ce son de voix vaincu
auquel nul amant n'a jamais résisté: «Si tu savais, dit-elle comme je
tremble de te déplaire? J'ai pleuré, hier au soir, toute seule, au coin
de ce feu, dans cette chambre où je t'attendais, en songeant que tu
m'aimerais sans doute moins après être venu ici. Ah! tu m'en voudras de
t'aimer trop, et d'avoir osé ce que j'ai osé pour toi!...» L'angoisse à
laquelle la charmante femme se trouvait en proie était si forte,
qu'Hubert vit ses traits s'altérer un peu, tandis qu'elle prononçait
cette phrase. Tout le drame qui s'était joué en elle depuis le
commencement de cette liaison se formulait pour la première fois.
Surtout à cette minute, le voyant si jeune, si pur, si dépourvu de
brutalité, si selon son rêve, elle éprouvait un insensé besoin de lui
prodiguer des marques de sa tendresse et elle tremblait plus que jamais
de l'effaroucher, et peut-être, car il y a de ces replis étranges dans
les consciences féminines, de le corrompre. Elle continuait, se livrant
au plaisir de penser tout haut sur ces choses pour la première fois:
«Nous autres femmes, nous ne savons rien qu'aimer, lorsque nous aimons.
Du jour où je t'ai rencontré, en revenant de la campagne, je t'ai
appartenu. Je t'aurais suivi où tu m'aurais demandé de te suivre. Rien
n'a plus existé pour moi, rien, si ce n'est toi: non, ajouta-t-elle avec
un regard fixe, ni bien, ni mal, ni devoirs, ni souvenirs. Mais peux-tu
comprendre cela, toi qui penses, comme tous les hommes, que c'est un
crime d'aimer quand on n'est pas libre?

--«Je ne sais plus rien, répondit Hubert en se penchant vers elle pour
la relever, sinon que tu es pour moi la plus noble des femmes et la plus
chère.

--«Non! laisse-moi rester à tes pieds, comme ta petite esclave,
reprit-elle avec une expression d'extase; mais est-ce vraiment vrai? Ah!
Jure-moi que jamais tu ne te diras de mal de cette heure.

--«Je te le jure» dit le jeune homme, que l'émotion de son amie gagnait
sans qu'il pût bien se l'expliquer. Cette simple parole la fit se
redresser; légère comme une jeune fille, elle se releva, et, penchée sur
Hubert, elle commença de lui couvrir le visage de baisers passionnés,
puis, fronçant le sourcil et comme par un effort sur elle-même, elle le
quitta, passa ses mains sur ses yeux, et, d'une voix encore mal assurée,
mais plus calme: «Je suis folle, dit-elle, il faut sortir. Je vais
mettre mon chapeau et nous allons faire une promenade. _Will you be so
kind as to ask for a carriage, will you?_» ajouta-t-elle en anglais.
Quand elle parlait cette langue, sa prononciation devenait quelque chose
de tout à fait gracieux et de presque enfantin; et elle sortit du salon
par une porte opposée à celle de la chambre d'Hubert, en lui envoyant un
petit salut de la main, coquettement.

Ce même mélange de caressante inquiétude, de soudaine exaltation, et
d'enfantillage tendre, continua de sa part durant toute cette promenade
qui se composa, pour l'un et pour l'autre, d'une suite d'émotions
suprêmes. Par un hasard comme il ne s'en produit pas deux au cours d'une
vie humaine, ils se trouvaient placés exactement dans les circonstances
qui devaient porter leurs âmes au plus haut degré possible d'amour. Le
monde social, avec ses devoirs meurtriers, se trouvait écarté. Il
existait aussi peu pour leur pensée que le cocher qui, juché haut par
derrière et invisible, conduisait le léger cab où ils se trouvaient en
tête à tête, le long de la route de Folkestone à Sandgate et à Hythe. Le
monde de l'espérance s'ouvrait devant eux, en revanche, comme un jardin
paré des plus belles fleurs. Ils se voyaient récompensés, lui de son
innocence, elle de la réserve que sa raison lui avait imposée, par une
impression aussi délicieuse que rare: ils jouissaient de l'intimité de
coeur qui ne s'obtient d'ordinaire qu'après une longue possession, et
ils en jouissaient dans toute la fraîcheur du désir timide. Mais ce
désir timide avait pour arrière-fonds chez tous les deux une enivrante
certitude, perspicace chez Thérèse, obscure encore chez Hubert, et
c'était dans un vaste et noble paysage qu'ils promenaient ces sensations
rares. Ils suivaient donc cette route, de Folkestone à Hythe, mince
ruban qui court au long de la mer. La verte falaise est sans rochers,
mais sa hauteur suffit pour donner à la route qu'elle surplombe cette
physionomie d'asile abrité, reposant attrait des vallées au pied des
montagnes. La plage de galets était recouverte par la marée haute. Elle
remuait, cette large mer, sans qu'un oiseau volât au-dessus d'elle. Son
immensité verdâtre se fonçait jusqu'au violet à mesure que le jour
tombant assombrissait l'azur froid du ciel. La voiture allait vite sur
ses deux roues, traînée par un cheval fortement râblé, que son mors trop
gros forçait par instants à relever sa tête en tordant sa bouche.
Thérèse et Hubert, serrés l'un contre l'autre dans la sorte de petite
guérite roulante ouverte à moitié, se tenaient la main sous le plaid de
voyage qui les enveloppait. Ils laissaient leur passion se dilater comme
cet océan, frémir en eux avec la plénitude de ces houles, s'ensauvager
comme cette côte stérile. Depuis que la jeune femme avait demandé à son
ami ce singulier serment, elle semblait un peu plus calme, malgré des
passages de soudaine rêverie qui se résolvaient en effusions muettes.
Lui, de son côté, ne l'avait jamais si absolument aimée. Il lui fallait
sans cesse la prendre contre lui, la serrer dans ses bras. Un infini
besoin de se rapprocher d'elle encore davantage montait à sa tête et le
grisait; et, cependant, il appréhendait l'arrivée du soir avec cette
mortelle angoisse de ceux pour qui l'univers féminin est un mystère.
Malgré les preuves de passion que lui donnait Thérèse, il se sentait
devant elle en proie à une défaillance de sa volonté, insurmontable, qui
serait devenue de la douleur s'il n'avait pas eu en même temps une
immense confiance dans l'âme de cette femme. Cette impression de l'abîme
inconnu dans lequel allait se plonger leur amour et qui l'eût épouvanté
d'une terreur presque animale, se faisait plus tranquille parce qu'il
descendait dans cet abîme avec elle. Véritablement elle avait une
intelligence adorable des troubles qui devaient traverser celui qu'elle
aimait. N'était-ce pas pour ménager ses nerfs trop vibrants qu'elle
l'avait entraîné à cette promenade, durant laquelle le grandiose
spectacle, le vent du large et les marches à pied à de certaines
minutes, maintenaient, et lui et elle, au-dessus des troubles
inévitables du trop ardent désir? Ils allèrent ainsi, jusqu'à l'heure
tragique où les astres éclatent dans le ciel nocturne, tantôt cheminant
sur les galets, tantôt remontant dans la petite voiture, prenant et
reprenant sans cesse les mêmes sentiers, sans pouvoir se décider à
retourner, comme s'ils eussent compris qu'ils retrouveraient d'autres
instants de bonheur, mais d'un bonheur comme celui-là, jamais! L'obscure
intuition de l'âme universelle, dont les visibles formes et les
invisibles sentiments sont le commun effet, leur révélait, sans qu'ils
s'en rendissent compte, une mystérieuse analogie et comme une
correspondance divine entre la face particulière de ce coin de nature et
l'essence indéfinie de leur tendresse. Elle lui disait: «Être auprès de
toi ici, c'est un bonheur à ne pouvoir ensuite rentrer dans la vie»; et
il ne souriait pas d'incrédulité à cette phrase, comme elle ne doutait
pas lorsqu'il lui disait: «Il me semble que je n'ai jamais ouvert les
yeux sur un paysage avant cette minute.» Et, quand ils marchaient, c'est
lui qui prenait le bras de Thérèse et qui s'y appuyait câlinement. Il
symbolisait ainsi, sans le savoir, l'étrange renversement des rôles qui
voulait que, dans cette liaison, il eût toujours représenté l'élément
féminin, avec sa frêle personne, son innocence entière, la candeur de
ses émotions craintives. Certes, elle était bien femme aussi, par sa
démarche souple, par la finesse féline de ses manières, par ses yeux
fondus qui se donnaient à chaque regard. Elle paraissait pourtant une
créature plus forte, mieux armée pour la vie que le délicat enfant,
oeuvre fragile de la tendresse de deux femmes pures, qu'elle avait
enlacé d'un si léger tissu de séduction, et qui, à peine plus grand
qu'elle de trois lignes du front, s'abandonnait avec une fraternelle
confiance; et le mouvement même de leur démarche, d'une parfaite
harmonie de rythme, disait assez la complète union des coeurs qui les
faisait vibrer ensemble à ce moment d'une étroite manière.

Ils rentrèrent. Le dîner qui suivit cet après-midi de songe fut
silencieux et presque sombre. Il semblait que tous deux eussent peur
l'un de l'autre. Ou bien seulement était-ce chez elle une recrudescence
de cette crainte de déplaire qui lui avait fait différer jusqu'à cette
heure l'abandon de sa personne, et chez lui la sorte de farouche
mélancolie, dernier signe de l'animalité primitive, qui précède chez
l'homme toute entrée dans le complet amour? Comme il arrive à des
moments pareils, leurs discours se faisaient d'autant plus calmes et
indifférents que leurs coeurs étaient plus troublés. Ces deux amants,
qui avaient passé la journée dans la plus romanesque exaltation, et qui
se retrouvaient dans la solitude de cet asile étranger, semblaient
n'avoir à se dire que des phrases sur le monde qu'ils avaient quitté.
Ils se séparèrent de bonne heure, et comme s'ils se fussent dit adieu
pour ne se voir que le lendemain, quoiqu'ils sentissent bien tous les
deux que dormir séparés l'un de l'autre ne leur était pas possible.
Aussi Hubert ne fut-il pas étonné, quoique son coeur battît à se rompre,
lorsque au moment où il allait lui-même se rendre auprès d'elle, il
entendit la clef tourner dans la porte; Thérèse entra, vêtue d'un long
peignoir souple de dentelles blanches, et dans ses yeux une douceur
passionnée: «Ah! dit-elle en fermant de sa main parfumée les paupières
d'Hubert, je voudrais tant reposer sur ton coeur!»--... Vers le milieu
de la nuit, le jeune homme s'éveilla, et cherchant des lèvres le visage
de sa maîtresse, il trouva que ses joues qu'il ne voyait pas étaient
inondées de pleurs. «Tu souffres?» lui dit-il. «Non, répondit-elle, ce
sont des larmes de reconnaissance. Ah! continua-t-elle, comment a-t-on
pu ne pas te prendre à moi par avance, mon ange, et comme je suis
indigne de toi!...» Énigmatiques paroles qu'Hubert devait se rappeler si
souvent plus tard, et qui, même à cette minute, et sous ces baisers,
firent soudain se lever en lui la vapeur de tristesse, accompagnement
habituel du plaisir. A travers cette vapeur de tristesse, il aperçut,
comme dans un éclair, une maison de lui bien connue, et les visages
penchés sous la lampe, parmi les portraits de famille, des deux femmes
qui l'avaient élevé. Ce ne fut qu'une seconde, et il posa sa tête sur la
poitrine de Thérèse pour y oublier toute pensée tandis que la vague
plainte de la mer arrivait jusqu'à lui, adoucie par la distance,--rumeur
mystérieuse et lointaine comme l'approche de la destinée.




V


Quinze jours plus tard, Hubert Liauran descendait sur le quai de la gare
du Nord, vers cinq heures du soir, revenant de Londres par le train de
jour. Le comte Scilly et Mme Castel l'attendaient. Mais que devint-il
lorsqu'il aperçut, parmi les visages qui se pressaient autour des
portes, celui de Thérèse? Ils avaient arrêté par lettres qu'ils se
rencontreraient, le soir de ce jour qui était un mardi, au
Théâtre-Français, dans sa loge. Elle, pourtant, n'avait pas résisté au
désir de le revoir quelques heures plus tôt; et dans ses yeux éclatait
une émotion suprême, faite du bonheur de le contempler et du chagrin
d'être séparée de lui; car ils ne purent échanger qu'un salut, qui
échappa heureusement à la grand'mère. Thérèse disparut, et tandis que le
jeune homme se tenait dans la salle des bagages, un involontaire
mouvement de mauvaise humeur s'élevait en lui, qui lui faisait se dire
que les deux vieilles gens, dont il était pourtant si aimé, auraient
bien dû n'être pas là. Cette petite impression pénible, qui lui
montrait, à la minute même de son retour, le poids de la chaîne des
tendresses de famille, se renouvela aussitôt qu'il se retrouva en face
de sa mère. Dès le premier regard, il se sentit étudié, et, comme il
n'avait guère l'habitude des dissimulations, il se crut deviné. C'est
qu'en effet ses yeux, à lui, avaient changé, comme changent ceux d'une
jeune fille devenue femme, d'un de ces changements imperceptibles qui
résident dans une nuance d'expression. Mais comment la mère s'y
serait-elle trompée, elle qui depuis tant d'années suivait tous les
reflets de ces prunelles noires, et qui maintenant y saisissait un fond
de félicité enivrée et insondable? Mais poser une question à ce sujet,
la pauvre femme ne le pouvait pas. Les nuances, ces évènements
principaux de la vie du coeur, échappent aux formules des phrases, et de
là naissent les pires malentendus. Hubert fut très gai durant le dîner,
d'une gaieté que rendait un peu nerveuse la prévision d'une difficulté
toute prochaine. Comment sa mère allait-elle prendre sa sortie du soir?
Il n'y avait pas une demi-heure qu'on avait quitté la table, lorsqu'il
se leva, comme quelqu'un qui va dire adieu.

--«Tu nous laisses? fit Mme Liauran.

--«Oui, maman, répondit-il avec une légère rougeur à ses joues; Emmanuel
Deroy m'a chargé d'une commission extrêmement pressée et que je dois
exécuter dès ce soir...

--«Tu ne peux pas la remettre à demain et nous donner ta première
soirée?» fit Mme Castel qui voulut épargner à sa fille l'humiliation
d'un refus qu'elle prévoyait.

--«Véritablement non, grand'mère, répliqua-t-il avec un ton de badinage
enfantin; ce ne serait pas gracieux pour mon ami, qui a été si gentil à
Londres...

--«Il nous ment», se dit Mme Liauran; et, comme le silence s'était fait
parmi les hôtes du salon après le départ d'Hubert, elle écouta si la
porte d'entrée de l'hôtel allait s'ouvrir aussitôt. Il s'écoula une
demi-heure sans qu'elle n'entendît le bruit du battant. Elle n'y put
tenir et pria le général d'aller jusque dans l'appartement du jeune
homme, sous le prétexte de prendre un livre, afin de savoir s'il s'était
habillé ce soir. Il s'était habillé en effet. Il allait donc chez Mme de
Sauve, ou bien dans le monde, afin de l'y revoir. Ce fut la conclusion
que tira de cet indice la mère jalouse, qui, pour la première fois,
avoua au comte ses longues inquiétudes. L'accent dont elle parlait
empêcha ce dernier d'avouer à son tour l'emprunt qu'Hubert avait fait
auprès de lui des trois mille francs, dépensés sans doute, songea-t-il,
à suivre cette femme.

--«Il m'a menti une fois encore, s'écria Mme Liauran, lui qui avait une
telle horreur du mensonge. Ah! comme elle me l'a changé!»

Ainsi, l'évidence d'une métamorphose de caractère subie par son fils la
torturait dès ce premier jour. Ce fut pis encore durant ceux qui
suivirent. Elle ne voulut cependant pas admettre tout de suite que son
cher, son candide Hubert fût l'amant de Mme de Sauve. Elle ne se
résignait pas à l'idée qu'il pût se rendre coupable d'une faute de cet
ordre sans de terribles remords. Elle l'avait élevé dans de si étroits
principes de religion! Elle ignorait que précisément le premier soin de
Thérèse avait été d'endormir tous les scrupules de conscience de son
jeune ami, en le conduisant, par d'insensibles degrés, de la tendresse
timide à la passion brûlante. Pris au lacet de ce doux piège, Hubert
n'avait à la lettre jamais jugé sa vie depuis ces cinq mois, et la
nature s'était faite la complice de la femme aimante. Nous nous
repentons bien de nos plaisirs, mais il est malaisé d'avoir des remords
du bonheur, et l'enfant était heureux d'une de ces félicités absolues
qui ne voient même pas les souffrances qu'elles causent. C'était
cependant sur le pouvoir de sa souffrance que Mme Liauran comptait
presque uniquement dans la campagne qu'elle avait entreprise, elle, une
simple femme qui ne savait de la vie que ses devoirs, contre une
créature qu'elle imaginait à la fois prestigieuse et fatale,
ensorcelante et meurtrière. Elle avait adopté le naïf système commun à
toutes les jalousies tendres, et qui consiste à montrer sa peine. Elle
se disait: «Il verra que j'agonise. Est-ce que cela ne suffira pas?» Le
malheur était qu'Hubert, enivré par sa passion, n'apercevait dans la
peine de sa mère qu'une injustice tyrannique à l'égard d'une femme qu'il
considérait comme divine, et d'un amour qu'il estimait sublime.
Lorsqu'il revenait du bois de Boulogne, le matin, après avoir monté à
cheval et vu passer Mme de Sauve dans la voiture attelée de deux
ponettes grises qu'elle conduisait elle-même, il rencontrait à déjeuner
le profil attristé de sa mère, et il se disait: «Elle n'a pas le droit
d'être triste. Je ne lui ai rien pris de mon affection.» Il raisonnait,
au lieu de sentir. Sa mère lui mettait son coeur saignant sur son
chemin, et il passait outre. Quand il devait dîner au dehors, et qu'à
l'instant du départ l'adieu de sa mère lui présageait que Mme Liauran
passerait à le regretter une soirée de mélancolie, il songeait: «Si elle
savait pourtant que Thérèse me reproche de consacrer à notre amour trop
de mes heures!» Et c'était vrai. La maîtresse avait cette générosité
facile des femmes qui se savent immensément préférées, et qui se gardent
bien de demander à celui qui les aime d'agir comme elles le désirent. Le
plaisir est si délicat de laisser son amant libre, de l'encourager même
à vous sacrifier, quand on est certaine de ce que sera sa décision! Il
arrivait aussi qu'Hubert revînt à l'hôtel de la rue Vaneau ayant eu avec
Thérèse un rendez-vous secret dans la journée,--Emmanuel Deroy avait mis
à la disposition de son ami le petit appartement de garçon qu'il
conservait avenue Friedland.--Mais alors, soit que la tristesse nerveuse
dont s'accompagnent les trop vifs plaisirs le rendît cruel, soit que de
secrets remords de conscience vinssent le tourmenter, soit que le
contraste fût trop fort entre les formes charmantes que prenait la
tendresse de Thérèse et les formes tristes que revêtait celle de Mme
Liauran, le jeune homme devenait réellement ingrat. L'irritation
grandissait en lui, et non la pitié, devant le chagrin de celle dont il
était pourtant le fils idolâtré. Marie-Alice saisissait cette nuance, et
elle en souffrait plus que de tout le reste, sans deviner que l'excès de
sa douleur était une faute irréparable de conduite et qu'une comparaison
démoralisante s'établissait dans l'esprit d'Alexandre-Hubert entre les
sévérités de la famille et les caressantes délices de l'affection
choisie.

La mère, épuisée par une inquiétude continuelle, était à bout de forces,
quand un événement inattendu, quoique facile à prévoir, mit davantage
encore en saillie l'antagonisme qui la faisait se heurter sans cesse
contre son fils. On était dans la semaine sainte. Elle avait compté sur
la confession et la communion d'Hubert pour hasarder une tentative
suprême et le décider à rompre des relations qu'elle jugeait encore
incomplètement coupables, mais si dangereuses. Il ne pouvait pas entrer
dans sa tête de fervente chrétienne que son fils manquât au devoir
pascal. Aussi n'avait-elle aucun doute sur sa réponse, en lui demandant
à un moment où ils se trouvaient seuls:

--«Quel jour feras-tu tes pâques cette année?

--«Maman, répondit Hubert avec un sensible embarras, je vous demande
pardon du chagrin que je vais vous causer; il faut que je vous l'avoue
cependant, des doutes me sont venus, et, en toute conscience, je ne
crois pas pouvoir m'approcher de la sainte table.»

Cette réponse fut l'éclair qui montra soudain à Marie-Alice l'abîme où
son fils avait roulé, tandis qu'elle le croyait seulement sur le bord.
Elle ne fut pas dupe une minute du prétexte imaginé par Hubert. Et d'où
lui seraient venus des doutes religieux, à lui qui depuis des mois ne
lisait aucun livre? Elle connaissait d'ailleurs la simplicité d'âme de
cet enfant, à l'instruction de qui elle avait présidé. Non; s'il ne
voulait pas communier, c'est qu'il ne voulait pas se confesser. Il avait
horreur d'avouer une faute inavouable. Laquelle, sinon celle qui avait
été l'oeuvre mauvaise de ces six mois?... Adultère! Son fils était
adultère! Mot terrible et qui lui représentait, à elle, si loyale, si
pure, si pieuse, la plus répugnante des bassesses, l'ignominie du
mensonge mélangée aux turpitudes de la chair. Elle trouva dans son
indignation l'énergie d'ouvrir enfin tout son coeur à Hubert. Elle lui
dit, bouleversée comme elle était par ses craintes religieuses pour le
salut de cet enfant aimé, des phrases qu'elle n'aurait jamais cru
pouvoir prononcer, nommant Mme de Sauve, l'accablant des plus durs
reproches, la flétrissant de tout ce qu'une femme honnête peut trouver
en elle de mépris pour une femme qui ne l'est pas, invoquant le souvenir
du passé commun, menaçante tour à tour et suppliante, déchaînée enfin et
ne calculant plus.

--«Vous vous trompez, maman, répondit Hubert qui avait subi ce premier
assaut sans parler. Mme de Sauve n'est rien de ce que vous dites; mais
comme je n'admets pas qu'on insulte mes amies devant moi, à la prochaine
conversation de ce genre que nous aurons ensemble, je vous préviens que
je quitterai la maison...» Et sur cette réplique, prononcée avec tout le
sang-froid que lui avait laissé le sentiment de l'injustice de sa mère,
il sortit de la chambre, sans ajouter un mot.

--«Elle lui a perverti le coeur, elle en a fait un monstre», disait Mme
Liauran à Mme Castel en lui racontant cette scène, qui fut suivie de
vingt jours de silence entre la mère et le fils. Ce dernier se montrait
au déjeuner, baisait sa mère au front et lui demandait de ses nouvelles,
s'asseyait à table et n'ouvrait pas la bouche de tout le repas. Le plus
souvent, il n'assistait pas au dîner. Il avait confié ce chagrin, comme
il confiait tous ses chagrins, à Thérèse, qui l'avait supplié de céder.

--«Fais cela, disait-elle, quand ce ne serait que pour moi. Il m'est si
cruel de songer que je suis dans ta vie le principe d'une mauvaise
action...

--«Noble amie!» avait dit le jeune homme en lui couvrant les mains de
baisers et se noyant sous le regard de ces yeux, pour lui si doux. Mais
s'il avait mieux aimé sa maîtresse à cause de cette générosité, il avait
ressenti davantage la rancune que les phrases de leur pénible querelle
avaient soulevée en lui contre sa mère. Celle-ci cependant avait été
secouée par cette brouille au point d'en avoir une recrudescence de sa
maladie nerveuse, qu'elle put cacher à celui qui en était la cause. Il
lui fut presque absolument interdit de bouger, ce qui ne l'empêchait
pas, la nuit, et au prix d'atroces souffrances, de se traîner jusqu'à sa
fenêtre. Elle ouvrait les carreaux, puis les volets, avec une précaution
de criminelle, silencieusement, afin de voir, au moment de la rentrée
d'Hubert, ses croisées à lui s'éclairer, et devant cette lumière qui
filtrait par un mince filet, attestant la présence de ce fils à la fois
si cher et si perdu, elle sentait sa colère se détendre et le désespoir
l'envahir.

Ils se réconcilièrent, grâce à l'entremise de Mme Castel, qui souffrait
entre ces deux hostilités un double martyre. Elle obtint de la mère la
promesse qu'il ne serait plus jamais parlé de Mme de Sauve, et du fils
des excuses pour sa bouderie de tant de jours. Une nouvelle période
commença, où Marie-Alice essaya de retenir Hubert à la maison en
modifiant un peu son train de vie. Acharnée à espérer même dans le
désespoir, comme il arrive toutes les fois qu'on a dans le coeur un trop
passionné désir, elle se dit que la puissance de cette femme sur son
fils devait tenir beaucoup aux distractions que sa société lui
procurait. L'intérieur de la rue Vaneau n'était-il pas bien monotone
pour un jeune homme inoccupé? Elle sentait maintenant qu'elle avait été
très imprudente, trouvant Hubert de santé trop délicate et d'ailleurs si
désireuse de sa présence, de ne l'attacher à aucune carrière. Elle eut
la naïveté de se dire qu'il fallait égayer un peu leur solitude, et,
pour la première fois depuis son veuvage, elle donna de grands dîners.
Les portes de l'hôtel s'ouvrirent. Les lustres s'allumèrent. La vieille
argenterie aux armes des de Trans orna la table, autour de laquelle se
pressèrent quelques vieilles gens, et quelques charmantes jeunes filles,
aussi élégantes et jolies que les cousines de Trans étaient provinciales
et gauches. Mais Hubert, depuis qu'il aimait Thérèse, s'était interdit,
par une douce exagération de fidélité, de regarder jamais une autre
femme qu'elle. Et puis, on était au mois de mai. Les journées se
faisaient tièdes et claires. Sa maîtresse et lui s'étaient hasardés à
faire des promenades dans quelques-uns des bois qui environnent Paris, à
Saint-Cloud, à Chaville, dans la forêt de Marly. Assis dans la salle à
manger de la rue Vaneau, Hubert se rappelait le sourire de Thérèse lui
offrant une fleur, l'alternance sur son front de la lumière du soleil et
de l'ombre des feuillages, la pâleur de son teint parmi les verdures, un
geste qu'elle avait eu, la pose de son pied sur l'herbe d'un sentier.
S'il écoutait la conversation, c'était pour comparer les propos des
convives de Mme Liauran aux reparties des convives de Mme de Sauve. Les
premiers abondaient en préjugés; c'est là l'inévitable rançon de toute
vie morale très profonde. Les seconds étaient imprégnés de cet esprit
parisien dont le jeune homme n'apercevait plus la triste vacuité. Il
assistait donc aux dîners de sa mère avec le visage de quelqu'un dont
l'âme est ailleurs.

--«Ah! que faire? que faire?» sanglotait Mme Liauran; tout l'ennuie de
nous et tout l'amuse de cette femme.»

--«Attendre», répondait Mme Castel.

Attendre! C'est le mot dernier de la sagesse; mais, dans l'attente,
l'âme passionnée se dévore douloureusement. Pour Marie-Alice, dont la
vie était tout entière concentrée sur son enfant, chaque heure
maintenant retournait le couteau dans la plaie. Il lui était impossible
de ne pas se livrer sans cesse à cette inquisition du petit détail dont
les plus nobles jalousies sont victimes. Elle remarquait chaque nouveau
brimborion de jeune homme que son fils portait, et elle se demandait
s'il ne s'y rattachait pas quelque souvenir de son coupable amour. Il
avait ainsi au petit doigt une alliance d'or qu'elle ne lui connaissait
point. Ah! ce qu'elle aurait donné pour savoir s'il y avait une date et
des mots gravés à l'intérieur! Il lui arrivait, lorsqu'elle
l'embrassait, de respirer sur lui un parfum dont elle ne connaissait pas
le nom, et qui était certainement celui qu'employait sa maîtresse.
Toutes les fois que Mme Liauran retrouvait cette odeur, d'une finesse
pénétrante et voluptueuse, c'était comme si une main lui eût
physiquement serré le coeur. Enfin, au degré de passion où elle était
montée, tout devait faire et faisait blessure. Si elle constatait qu'il
avait les yeux battus, le teint pâli, elle disait à sa mère: «Elle me le
tuera.» Ç'avait toujours été l'habitude, dans cette maison de moeurs
simples, que les lettres fussent remises en mains propres à Mme Liauran,
qui les distribuait ensuite à chacun. Hubert n'avait pas osé demander à
Firmin, le concierge, de faire infraction pour lui à cette règle.
N'aurait-ce pas été mettre ce domestique dans le secret des
dissentiments qui le séparaient de sa mère? Or, sa maîtresse et lui
s'écrivaient tous les jours, qu'ils se fussent ou non rencontrés déjà,
par cette prodigalité de coeur des nouveaux amants qui ne savent de
quelle manière se donner l'un à l'autre davantage. Hubert parvenait
souvent à éviter que sa mère ne vît ces lettres, en convenant bien
exactement de l'heure où Thérèse mettrait son billet à la poste, et il
se hâtait de descendre de chez lui à temps pour prendre le courrier
lui-même des mains du concierge. Souvent aussi la lettre arrivait
inexactement, et il fallait qu'elle passât par Mme Liauran. Cette
dernière ne s'y trompait jamais. Elle reconnaissait l'écriture, pour
elle la plus haïssable qui fût au monde. Souvent encore Thérèse
envoyait, au lieu d'une lettre, une de ces petites dépêches bleues qui
vont si vite, et la sensation que ce papier avait été manié, une heure
auparavant, par les mains de la maîtresse de son fils, était intolérable
à la pauvre femme. Afin d'éviter à Hubert des ruses déshonorantes, et à
elle-même une si horrible palpitation du coeur, elle prit le parti de
donner l'ordre que les lettres de son fils lui fussent données
directement. Mais alors elle perdit les seuls signes qu'elle eût de la
réalité des relations du jeune homme et de Mme de Sauve, et cela fut une
source de nouvelles espérances, par suite de nouvelles désillusions. Au
mois de juillet, Hubert ayant cessé de sortir le soir, elle s'imagina
qu'ils étaient brouillés; puis George Liauran, qu'elle avait pris pour
confident de ses inquiétudes, parce qu'elle savait qu'il connaissait
Thérèse, lui apprit qu'elle était partie pour Trouville, et cette
déception lui fut un coup de plus. C'est le privilège et le fléau des
organismes où les nerfs prédominent, que les douleurs, au lieu de
s'assoupir par l'accoutumance, s'exagèrent et s'exaspèrent
infatigablement. Les plus menus détails renferment en eux un infini de
chagrin, comme une goutte d'eau l'infini du ciel.




VI


Des quelques personnes qui composaient l'intimité de la rue Vaneau,
celle qui s'inquiétait le plus des chagrins de Marie-Alice était
précisément George Liauran, parce qu'il était aussi celui auquel cette
femme montrait le plus complètement sa peine. Elle comprenait qu'il
était le seul à pouvoir un jour la servir. A chaque visite nouvelle, il
mesurait le ravage produit chez elle par l'idée fixe. Ses traits
s'atténuaient, ses joues se creusaient, son teint se plombait, ses
cheveux, demeurés si noirs jusque-là, blanchissaient par touffes. Il
arrivait parfois à George d'aller dans le monde au sortir d'une de ces
visites et d'y rencontrer son cousin Hubert, presque toujours dans le
même cercle que Mme de Sauve, élégant, joli, les yeux brillants, la
bouche heureuse. Ce contraste soulevait dans cet homme d'étranges
sentiments, tout mélangés de bien et de mal. D'une part, en effet,
George aimait beaucoup Marie-Alice, et d'une affection qui avait été
autrefois très romanesque, durant les premiers jours de leur jeunesse à
tous deux. D'autre part, la liaison, pour lui certaine, de ce charmant
Hubert et de Thérèse, l'irritait, sans qu'il comprît bien pourquoi,
d'une colère nerveuse. Il éprouvait à l'égard de son cousin,
l'invincible malveillance que les hommes de plus de quarante ans et de
moins de cinquante professent pour les très jeunes gens qu'ils voient se
pousser dans le monde, et, en définitive, prendre leur place. Et puis,
il était de ces viveurs finissants qui haïssent l'amour, soit qu'ils en
aient trop souffert, soit qu'ils le regrettent trop. Cette haine de
l'amour se compliquait d'un entier mépris pour les femmes qui commettent
des fautes, et il soupçonnait Thérèse d'avoir eu déjà deux intrigues;
l'une avec un jeune député du nom de Frédéric Luzel, l'autre avec un
écrivain célèbre, Alfred Fanières. Il était de ceux qui jugent d'une
femme par ses amants,--ce en quoi il avait tort, car les raisons pour
lesquelles une pauvre créature se donne sont le plus souvent
personnelles, étrangères à la nature et au caractère de celui qui fait
l'occasion de cet abandon. Or, Frédéric Luzel cachait sous sa grande
franchise de manières une brutalité complète, et Alfred Fanières était
un assez joli garçon aux manières fines, dont la câlinerie dissimulait à
peine le féroce égoïsme de l'artiste adroit, pour lequel tout n'est
qu'un moyen de parvenir, depuis ses habiletés de prosateur jusqu'à ses
succès d'alcôve. C'était sur le germe de corruption déposé dans le coeur
de Thérèse par ces deux personnages que George comptait secrètement
lorsqu'il imaginait une fin probable à la liaison d'Hubert. Il se disait
que Mme de Sauve avait dû contracter auprès de ces deux hommes, dont il
connaissait le cynisme et les moeurs, des habitudes de plaisir et des
exigences de sensations. Il calculait que la pureté d'Hubert devait un
jour la laisser inassouvie,--et, ce jour-là, il était presque
immanquable qu'elle le trompât. «Après tout, se disait-il, cela lui fera
de la peine, mais il apprendra la vie.» George Liauran, pareil sur ce
point aux trois quarts des personnes de son âge et de son monde, était
persuadé qu'un jeune homme doit se former, le plus tôt possible, une
philosophie pratique, c'est-à-dire, suivant les vieilles formules
misanthropiques, peu croire à l'amitié, considérer la plupart des femmes
comme des coquines, et interpréter par l'intérêt, avoué ou déguisé,
toutes les actions humaines. Le pessimisme mondain n'a pas beaucoup plus
d'originalité que cela. Le malheur veut qu'il ait presque toujours
raison.

Telles étaient les dispositions du cousin de Mme Liauran, à l'endroit du
sentiment d'Hubert et de Thérèse, lorsqu'il lui arriva, au mois
d'octobre de cette même année, de se trouver dans un cabinet particulier
du café Anglais, en train de dîner avec cinq autres personnes. Le repas
avait été délicat et bien entendu, les vins exquis, et l'on bavardait,
entre hommes, le café servi, les cigares allumés; et voici le bout de
dialogue que George surprit entre son voisin de gauche et un des
convives,--cela au moment où lui-même venait de causer avec son voisin
de droite, de sorte que toute la portée de la phrase lui échappa
d'abord:

--«Nous les voyions, disait le conteur, de la chambre d'en haut du
chalet d'Arthur, celle qui lui sert d'atelier, en regardant avec la
longue-vue, comme si nous avions été à trois mètres. Elle entra, en
effet, comme on nous avait dit qu'elle avait fait la veille; à peine
entrée, il lui donna un baiser, mais un de ces baisers!...» et il fit
claquer ses lèvres en humant une dernière goutte de liqueur restée au
fond de son verre.

--«Qui? Il? demanda George Liauran.

--«La Croix-Firmin.

--«Et qui? Elle?

--«Mme de Sauve.

--«Par exemple, se dit George en lui-même, voilà qui est singulier et
qui valait la peine d'accepter l'invitation de cet imbécile.

Et ce pensant, il regardait l'amphitryon, élégant de bas étage, qui
exultait de joie de traiter quelques hommes de club très à la mode.

--«Nous nous attendions à mieux, continuait l'autre, mais elle voulut
absolument baisser les rideaux... Ce que nous avons taquiné Ludovic sur
son teint fatigué, le soir!... On n'a parlé que de cela entre Trouville
et Deauville pendant une semaine. Elle s'en est doutée, car elle est
partie bien vite. Mais je parie vingt-cinq louis qu'elle n'en sera pas
moins reçue partout cet hiver... La société devient d'une tolérance...

--«De maison...» fit l'interlocuteur; et les propos continuèrent
d'aller, les cigares de se consumer, le kummel et la fine champagne de
remplir les petits verres, et ces moralistes de juger la vie. Le jeune
homme qui avait raconté au cours de la conversation l'anecdote
scandaleuse sur Mme de Sauve, était un garçon d'environ trente ans,
pâle, mince, déjà usé, très aimable d'ailleurs, et du nombre de ceux
dont le nom attire universellement l'épithète de «brave garçon». De
fait, il se serait brûlé la cervelle plutôt que de ne pas payer une
dette de jeu dans le délai fixé. Il n'avait jamais refusé une affaire
d'honneur, et ses amis pouvaient compter sur lui pour une démarche, même
difficile, ou un service d'argent, même considérable. Mais dire ce que
l'on sait des intrigues d'une femme du monde, après boire, où en
serait-on, s'il fallait s'interdire ce sujet de causerie, ainsi que les
hypothèses sur le secret de la naissance des enfants adultérins?
Peut-être même le bavard qui avait ainsi affirmé, comme témoin oculaire,
les légèretés de Thérèse de Sauve, aurait-il versé de réelles larmes de
chagrin s'il avait su que son discours servirait d'arme contre le
bonheur de la jeune femme. C'est un inépuisable sujet de mélancolie pour
celui qui va dans le monde sans se pervertir le coeur, que de voir
comment les férocités s'y accomplissent parfois avec une entière
sécurité de conscience. Mais d'ailleurs, est-ce que George Liauran
n'aurait pas appris de quelqu'autre source tous les détails que
l'indiscrétion de son compagnon de table venait de lui révéler si
soudainement et avec cette indiscutable précision? A vrai dire, il ne
s'en étonna pas une minute. Il se répéta bien deux ou trois fois, en
rentrant chez lui: «Pauvre Hubert!» mais il éprouvait secrètement le
vilain et irrésistible chatouillement d'égoïsme que procure neuf fois
sur dix la vision du malheur d'autrui. Ses pronostics ne se
trouvaient-ils pas vérifiés? Et cela aussi n'allait pas sans une
certaine douceur. La misanthropie vulgaire a beaucoup de ces
satisfactions, lesquelles endurcissent le coeur qui les éprouve. On
finit, lorsqu'on méprise l'humanité d'un mépris sans nuance, par
s'applaudir de sa misère, au lieu d'en saigner. Quant au doute, il ne
l'admit pas une minute, surtout en se rappelant ce qu'il savait de
Ludovic de La Croix-Firmin. C'était une espèce de fat, qui pouvait, à la
réflexion, paraître dépourvu de toute supériorité; mais il plaisait aux
femmes par ces motifs mystérieux que nous ne comprenons pas plus, nous
autres hommes, que les femmes ne comprennent le secret de la puissance
sur nous de quelques-unes d'entre elles. Il est probable qu'il entre
dans ces motifs beaucoup de cette bestialité toujours présente au fond
de nos relations de personne à personne. La Croix-Firmin avait
vingt-sept ans, l'âge de la pleine vigueur, des cheveux blonds et tirant
sur le roux, avec des yeux bleus dans un teint clair, et des dents qui
luisaient à chacun de ses sourires, toutes blanches entre des lèvres
très fraîches. Quand il souriait ainsi, avec son menton creusé d'une
fossette, avec son nez carré, avec les boucles frisées de sa chevelure,
il rappelait ce type, immortel à travers les races, du visage du Faune,
où les anciens ont incarné la sensualité heureuse. Ce qui achevait de
lui donner ce caractère de charme physique auquel il devait d'avoir
inspiré beaucoup de fantaisies, c'était une souplesse de mouvements
particulière aux êtres chez lesquels la force vitale est très complète.
Il était de moyenne taille, mais athlétique. Quoiqu'il fût parfaitement
ignorant et d'une intelligence très médiocre, il possédait le don qui
fait d'un homme ainsi bâti un personnage dangereux; il avait, à un rare
degré, ce tact et ce flair qui révèlent la minute où l'on peut oser,
celle où la femme, créature en rapides passages, en fugitives émotions,
appartient au libertin qui la devine. La Croix-Firmin avait donc eu
beaucoup d'aventures, et, quoique sa naissance et sa fortune dussent
faire de lui un parfait gentleman, il les racontait volontiers; ces
indiscrétions, au lieu de le perdre, lui servaient, si l'on peut dire,
de réclame. En dépit de ses légers discours et de sa fatuité, ce jeune
homme n'avait pour ennemie aucune des femmes qui s'étaient compromises
pour lui, peut-être parce qu'il ne représentait à leur mémoire que de la
sensation heureuse,--c'est l'étoffe des meilleurs souvenirs, disent les
cyniques, et pour les âmes sans hauteur, quoi de plus vrai?

Ce fut précisément sur l'indiscrétion de La Croix-Firmin que George
compta pour réunir quelques preuves nouvelles à l'appui du fait qu'il
avait appris dans le dîner du café Anglais. En sa qualité de vieux
garçon, il avait l'imagination triste et prévoyait plutôt la mauvaise
fortune que la bonne. Par suite, il s'était habitué depuis longtemps à y
voir clair dans les dessous du monde social. Il savait l'art d'aller à
la chasse de la vérité secrète, et il excellait à ramasser en un corps
les propos épars qui flottent dans l'atmosphère des conversations de
Paris. Dans la circonstance, il n'était pas besoin de tant d'efforts. Il
s'agissait uniquement de trouver de quoi corroborer un détail par
lui-même indiscutable. Quelques visites à des femmes du monde qui
avaient passé la saison à Trouville, et une seule à une femme du
demi-monde, Ella Virieux, maîtresse en titre du meilleur camarade de La
Croix-Firmin, suffirent à cette enquête. Il était bien certain que
Ludovic avait été l'amant de Mme de Sauve, et cela de notoriété
publique, ainsi que de son propre aveu, à lui, aux bains de mer. Un
départ hâtif avait seul préservé Thérèse d'une avanie inévitable, et
maintenant que l'existence parisienne recommençait, dix scandales
nouveaux faisaient déjà oublier ce scandale d'été, destiné à devenir
douteux comme tant d'autres. George Liauran y aperçut un sûr moyen de
rompre enfin la liaison d'Hubert et de Thérèse. Il suffisait pour cela
de prévenir Marie-Alice. Il eut bien une minute d'hésitation, car enfin
il se mêlait d'une histoire qui ne le regardait en rien; mais le fond
inavoué de haine qu'il cachait en lui, à l'égard des deux amants,
l'emporta sur ce scrupule de délicatesse, et aussi le réel désir de
délivrer d'un chagrin mortel une femme qu'il chérissait. Le soir même du
jour où il avait causé avec Ella Virieux, qui lui avait rapporté, sans y
attacher d'autre importance, les confidences de Ludovic à son amant, il
était à l'hôtel de la rue Vaneau, et il racontait à Mme Liauran, couchée
auprès de la bergère de Mme Castel, l'inattendue nouvelle qui devait
changer du coup la face de la lutte entre la mère et la maîtresse.

--«Ah! la malheureuse! s'écria cette femme à demi mourante de ses
longues angoisses; elle n'était même pas capable de l'aimer...»--Elle
dit cette phrase avec un accent profond, où se résumaient toutes les
idées qu'elle s'était faites depuis tant de jours sur la maîtresse de
son fils. Elle avait tant pensé à ce que pouvait être cette passion
d'une créature coupable, pour qu'elle fût plus forte sur le coeur
d'Hubert que son amour à elle, qu'elle sentait pourtant infini! Elle
continua, en secouant sa tête blanchie que la rêverie avait tant lassée:
«Et c'est pour une pareille femme qu'il nous a torturées?... Ah! maman,
lorsqu'il comparera ce qu'il a sacrifié à ce qu'il a préféré, il ne se
comprendra plus lui-même.» Et, tendant la main à George: «Merci, mon
cousin, fit-elle, vous m'avez sauvée. Si cette horrible aventure avait
duré, je serais morte.

--«Hélas! ma pauvre fille, dit Mme Castel en lui caressant les cheveux,
ne te nourris pas de vaines espérances. Si Hubert l'a aimée, il l'aime
encore. Rien n'est changé. Il n'y a qu'une mauvaise action de plus,
commise par cette femme, et elle doit y être habituée...

--«Vous croyez donc qu'il ne saura pas tout cela?» dit Marie-Alice en se
redressant. Mais je serais la dernière des dernières si je n'ouvrais pas
les yeux à ce misérable enfant. Tant que j'ai cru qu'elle l'aimait, je
pouvais me taire. Si coupable que fût cet amour, c'était de la passion
encore, quelque chose de sincère après tout, d'égaré, mais d'exalté...
Maintenant, de quel nom appelez-vous ces vilenies-là?

--«Soyez prudente, ma cousine, fit George Liauran, un peu inquiété par
la colère avec laquelle ces derniers mots avaient été prononcés; songez
que nous n'avons pas à donner au pauvre Hubert de ces preuves palpables
et indéniables qui déconcertent toute discussion.

--«Mais quelle preuve vous faut-il donc de plus, interrompit-elle, que
l'affirmation de quelqu'un qui a vu?

--«Bah! dit George, pour ceux qui aiment!...

--«Vous ne connaissez pas mon fils, reprit la mère fièrement. Il n'a pas
de ces complaisances-là. Je ne veux de vous, avant d'agir, qu'une
promesse: vous lui raconterez ce que vous nous avez dit, comme vous nous
l'avez dit, s'il vous le demande.

--«Certes! fit George après un silence; je lui dirai ce que je sais, et
il conclura comme il voudra.

--«Et s'il allait chercher querelle à ce M. de La Croix-Firmin?
interrogea Mme Castel.

--«Il ne le peut pas, repartit la mère, que sa surexcitation d'espérance
rendait à cette minute perspicace, comme George lui-même eût pu l'être,
des lois du monde; notre Hubert est trop galant homme pour vouloir que
le nom d'une femme soit prononcé à son sujet, fût-ce le nom de
celle-là...»

Oui, le pauvre Hubert!--Elle se rapprochait ainsi de lui, heure par
heure, cette destinée dont la rumeur de la mer, entendue la nuit, lui
aurait été le symbole durant sa veillée divine de Folkestone,--s'il
avait su la vie davantage. Elle se rapprochait, cette destinée, prenant
pour instrument, tour à tour, l'indifférence malveillante de George
Liauran et l'aveugle passion de Marie-Alice. Cette dernière, du moins,
croyait travailler au bonheur de son fils, sans comprendre qu'il vaut
mieux, lorsqu'on aime, être trompé même beaucoup, que de le soupçonner
un peu. Et cependant, quoiqu'elle eût dit dans son entretien avec son
cousin, elle ne se sentit pas la force de parler elle-même à son fils.
Elle était incapable de supporter le premier éclat de sa douleur.
Assurément, les preuves données par George lui paraissaient impossibles
à réfuter, et, d'autre part, elle considérait, dans sa conscience de
mère pieuse, que son devoir absolu était d'arracher son fils au monstre
qui le corrompait. Mais recevoir le contre-coup de révolte qui suivrait
cette révélation, comment l'eût-elle pu? Elle espérait cependant qu'il
reviendrait à elle dans les minutes de son désespoir; elle lui ouvrirait
ses bras, et tout ce cauchemar de malentendus se fondrait en une
effusion,--comme autrefois. Involontairement et par un mirage familier à
toutes les mères, comme à tous les pères, elle ne se rendait pas un
compte exact du changement d'âme qui avait pu s'accomplir dans son fils.
Elle le revoyait toujours, tel qu'enfant elle l'avait connu, se
rapprochant d'elle à la moindre de ses peines. Il lui semblait, par une
fausse logique de sa tendresse, qu'une fois l'obstacle enlevé qui les
avait séparés, ils se retrouveraient en face l'un de l'autre et les
mêmes qu'auparavant. Sa première pensée fut de l'envoyer aussitôt chez
George; puis elle réfléchit, avec son délicat esprit de femme, qu'il y
aurait là pour lui une inévitable blessure d'amour-propre. Elle eut donc
recours, encore une fois, à la vieille amitié du général Scilly, à qui
elle demanda de tout raconter au jeune homme.

--«Vous me donnez là une commission terriblement difficile, répondit ce
dernier quand elle lui eut tout expliqué. J'obéirai si vous l'exigez.
Mais, croyez-moi, il vaudrait mieux vous taire. J'ai passé par là, moi
qui vous parle, ajouta-t-il, et dans des conditions presque pareilles.
Une gueuse est une gueuse, et toutes se ressemblent. Mais le premier qui
m'en aurait touché un mot aurait passé un mauvais quart d'heure. On n'a
pas eu à m'en parler, d'ailleurs, j'ai tout su moi-même.

--«Et qu'avez-vous fait? interrogea Marie-Alice.

--«Ce que l'on fait quand on a une jambe brisée par un éclat d'obus, dit
le vieux soldat; je me suis amputé bravement le coeur. Ç'a été dur, mais
j'ai coupé net.

--«Vous voyez bien qu'il faut que mon fils apprenne tout,» répondit la
mère avec un accent de triomphe à la fois et de pitié.




VII


Ce fut au sortir d'un déjeuner chez une amie de Mme de Sauve, et après
avoir goûté le plaisir de voir sa maîtresse entrer au moment du café,
qu'Hubert Liauran se rendit au quai d'Orléans, où un mot du général
l'avait prié de se trouver vers les trois heures. Le jeune homme s'était
imaginé, au reçu du billet de son parrain, qu'il s'agissait des arriérés
de sa dette. Il savait le comte méticuleux, et deux mois s'étaient
écoulés sans qu'il se fût acquitté de la dette promise. L'entretien
commença donc par quelques paroles d'excuse, qu'il balbutia aussitôt
entré dans la pièce du rez-de-chaussée, où il n'était pas revenu depuis
la veille de son départ pour Folkestone. Il éprouva en pensée toutes ses
sensations d'alors, à retrouver le visage de la chambre exactement tel
qu'il l'avait laissé. Les notes sur la réorganisation de l'armée
couvraient toujours la table; le buste du maréchal Bugeaud ornait la
cheminée, et le général, habillé d'une veste de chambre taillée en forme
de dolman, fumait avec méthode dans sa courte pipe de bois de bruyère.
Aux premiers mots prononcés par son filleul, il répondit simplement: «Il
ne s'agit pas de cela, mon ami,» d'une voix tout ensemble grave et
triste. A cette intonation seule, Hubert comprit trop bien qu'il se
préparait une scène d'une importance pour lui capitale. S'il est puéril
de croire aux pressentiments, dans la nuance où les gens du peuple
prennent ce terme, aucune créature finement douée ne saurait nier que de
tout petits détails suffisent à provoquer la vision précise d'un
prochain danger. Le général se taisait, et Hubert voyait dans ses yeux
et sur ses lèvres le nom de Mme de Sauve, quoique jamais ce nom n'eût
été prononcé entre lui et son parrain. Il attendit donc que la
conversation reprît, avec ce battement affolé du coeur qui fait de
l'impatience un supplice presque intolérable pour les êtres trop
vibrants. Scilly, dont toute l'expérience sentimentale se résumait,
depuis sa jeunesse, dans une déception d'amour, se trouvait maintenant
saisi d'une grande pitié devant le coup qu'il allait porter à cet enfant
si cher, et les phrases qu'il avait combinées, tout ce matin durant, lui
paraissaient n'avoir pas le sens commun. Il fallait parler, cependant.
Aux minutes de suprême incertitude, c'est le trait imprimé en nous par
notre métier qui se manifeste d'ordinaire et gouverne notre action.
Scilly était un soldat, courageux et précis. Il devait aller et il alla
droit au fait.

--«Mon enfant, dit-il avec une certaine solennité, tu dois savoir
d'abord que je connais ta vie. Tu es l'amant d'une femme mariée, qui
s'appelle Mme de Sauve. Ne nie pas. L'honneur te défend de me dire la
vérité. Mais l'essentiel est de mettre tout de suite les points sur les
i.

--«Pourquoi me parlez-vous de cela, répondit le jeune homme en se levant
et prenant son chapeau, puisque vous avouez que l'honneur me commande de
ne pas même vous écouter? Tenez, mon parrain, si vous m'avez fait venir
pour entamer ce sujet, brisons là. J'aime mieux vous dire adieu avant de
m'être brouillé avec vous.

--«Aussi n'est-ce pas pour te questionner ni te sermonner que je t'ai
demandé cet entretien, répliqua le comte en prenant dans sa main la main
crispée que lui avait tendue sèchement Hubert. C'est pour te dire un
fait très grave et dont il faut, oui, il faut que tu sois informé. Mme
de Sauve a un autre amant, Hubert, et qui n'est pas toi.

--«Mon parrain, fit le jeune homme en dégageant ses doigts de ceux du
vieillard et pâlissant d'une subite colère, je ne sais pas pourquoi vous
voulez que je cesse de vous respecter. C'est une infamie que de dire
d'une femme ce que vous venez de dire de celle-là.

--«S'il ne s'agissait de toi, répondit le comte en se levant,--et le
sérieux triste de son visage contrastait étrangement avec les traits
égarés de son filleul, tu le sais bien, je ne te parlerais ni de Mme de
Sauve ni d'une autre femme. Mais je t'aime comme j'aimerais mon fils, et
je te dis ce que je dirais à mon fils: tu as mal placé ton amour; cette
femme a un autre amant.

--«Qui? Quand? Où? Quelles sont vos preuves? répondit Hubert, exaspéré
au-delà de toutes limites par l'insistance et le sang-froid du général;
mais, dites, dites...

--«Quand? cet été... Qui? un monsieur de La Croix-Firmin... Où? à
Trouville... Mais c'est le bruit de tous les salons, continua Scilly et
il raconta, sans nommer George, les détails si indiscutables que ce
dernier avait confiés à Mme Liauran, depuis le récit du témoin oculaire
jusqu'aux indiscrétions de La Croix-Firmin. Le jeune homme écoutait sans
interrompre; mais pour quelqu'un qui le connaissait, l'expression de son
visage était terrible. Une colère faite de douleur et d'indignation
pâlissait jusqu'à sa bouche.

--«Et de qui tenez-vous cette histoire? interrogea-t-il.

--«Que t'importe? dit le général, lequel comprit qu'indiquer en ce
premier moment le véritable auteur de tout ce récit à Hubert, c'était
exposer George à une scène dont l'issue pouvait être tragique. Oui, que
t'importe, puisque tu n'es pas l'amant de Mme de Sauve?

--«Je suis son ami, répliqua Hubert, et j'ai le droit de la défendre,
comme je vous défendrais, contre d'odieuses calomnies... D'ailleurs,
ajouta-t-il en regardant fixement son parrain, si vous refusez de
répondre à ma question, je vous donne ma parole d'honneur que d'ici à
deux jours j'aurai trouvé ce M. de La Croix-Firmin qui se permet les
coquineries de ces calomnies-là et que j'aurai une affaire avec lui sans
qu'aucun nom de femme soit prononcé.

Le général, voyant l'état de surexcitation où se trouvait Hubert, et ne
sachant par quelles paroles combattre une fureur qu'il n'avait pas
prévue, car elle était fondée sur la plus absolue incrédulité, se dit en
lui-même que Mme Liauran seule possédait le pouvoir de calmer son fils.

--«Je t'ai dit ce que j'avais à te dire, reprit-il mélancoliquement; si
tu veux en savoir davantage, demande à ta mère...

--«Ma mère? fit le jeune homme avec violence, j'aurais dû m'en douter.
Hé bien! j'y vais.» Et une demi-heure plus tard il entrait dans le petit
salon de la rue Vaneau, où Mme Liauran se tenait seule, à cette minute.
Elle attendait son fils, en effet, mais dans une mortelle angoisse. Elle
savait que c'était l'instant de son explication avec Scilly, et l'issue
l'en épouvantait maintenant. La vue de la physionomie d'Hubert redoubla
encore ses craintes. Il était livide, avec un cercle de bistre sous les
yeux, et Marie-Alice ressentit aussitôt le contre-coup de cette émotion
visible.

--«Je viens de chez mon parrain, ma mère, commença le jeune homme, et il
m'a dit des choses que je ne lui pardonnerai de ma vie. Ce qui m'a peiné
davantage encore, c'est qu'il a prétendu tenir de vous les calomnies
qu'il m'a répétées sur le compte d'une personne que vous pouvez ne pas
aimer... Mais je ne vous reconnais pas le droit de la flétrir auprès de
moi, pour qui elle a toujours été parfaite...

--«Ne me parle pas avec cette voix, Hubert, dit Mme Liauran, tu me fais
si mal. C'est comme si tu m'enfonçais un couteau ici...»; elle montrait
son sein. Ah! ce n'était pas la voix seule d'Hubert, cette voix brève et
dure, qui la torturait, c'était par-dessus tout, et une fois de plus,
l'évidence du sentiment qui l'attachait à Mme de Sauve. «Entre elle et
moi, songeait-elle, il la choisirait.» Sa douleur eut aussitôt pour
résultat de raviver sa haine contre la cause de cette douleur, qui était
cette femme; elle trouva dans ce mouvement d'aversion la force de
continuer l'entretien: «Tu as perdu le sentiment de notre intérieur, mon
enfant, fit-elle d'un ton plus calme; tu ne comprends plus quelle
tendresse nous attache à toi, et quels devoirs elle nous impose.

--«Étranges devoirs, s'ils consistent à vous faire l'écho de bruits
avilissants pour quelqu'un dont le seul tort est de m'avoir inspiré une
affection profonde.

--«Non, dit Mme Liauran, qui s'exaltait à son tour; il ne s'agit pas de
reprendre une discussion qui déjà nous a mis l'un en face de l'autre
comme pour un duel», et en ce moment le regard du fils et celui de la
mère se croisaient comme deux lames d'épées. «Il s'agit de ceci: que tu
aimes une créature indigne de toi, et que moi, ta mère, je te l'ai fait
dire et je te le redis.

--«Et moi, votre fils, je vous réponds...», et il eut le mot de mensonge
sur la bouche; puis, comme effrayé de ce qu'il allait dire... «que vous
vous trompez, ma mère. Je vous demande pardon de vous parler sur ce ton,
ajouta-t-il en lui prenant la main qu'il baisa; je ne suis pas maître de
moi...

--«Écoute, mon enfant, dit Marie-Alice dans les yeux de laquelle la
douceur inattendue de ce geste fit courir des larmes, je ne peux pas
entrer avec toi dans tout ce triste détail»; elle lui touchait les
cheveux en ce moment comme aux jours où il était petit: «Va trouver ton
cousin George. Il te répétera tout ce qu'il nous a raconté. Car c'est
lui qui, dans sa sollicitude, a cru devoir nous prévenir. Mais retiens
ce que ta mère te dit maintenant. Je crois à la double vue du coeur. Je
n'aurais pas haï cette femme comme j'ai fait dès les premiers jours, si
elle ne devait pas t'être fatale. Allons, adieu, mon enfant.
Embrasse-moi», dit-elle avec un accent brisé.--Comprenait-elle que
depuis cette heure les baisers de son fils ne seraient plus jamais pour
elle ce qu'ils avaient été?

Hubert s'élança de l'appartement, sauta dans un fiacre et donna au
cocher l'adresse du club où il espérait trouver George,--un petit cercle
très aristocratique situé rue du Cirque. Mais tandis que cet homme,
stimulé par la promesse d'un fort pourboire, fouettait son cheval, le
malheureux enfant commençait à réfléchir sur le coup si entièrement
inattendu qui venait de le frapper. Le caractère de la race d'action de
laquelle il était se manifesta par une reprise de possession de
lui-même. Il écarta dès l'abord toute idée d'une invention calomnieuse
de la part de sa mère et de son parrain. Que ces deux êtres détestassent
Thérèse, il le savait. Qu'ils fussent capables d'oser beaucoup pour le
détacher d'elle, il venait d'en avoir la preuve. Oui, Mme Liauran et le
comte pouvaient tout oser, tout, excepté mentir.--Ils croyaient donc à
ce qu'ils avaient dit, et ils le croyaient sur la foi de George Liauran,
lequel avait colporté un des mille bruits infâmes de Paris; mais dans
quel but? L'esprit d'Hubert, en ce moment, n'admettait pas qu'il y eût
un atome de vérité dans l'histoire des relations de sa maîtresse et d'un
autre homme. Il ne s'attarda pas à discuter le fait en lui-même, il
pensa uniquement au personnage de la bouche de qui venait le récit. A
quel mobile avait donc obéi ce cousin auquel il allait maintenant
demander une explication? Il le vit en imagination avec son visage
mince, sa barbe en pointe, ses cheveux courts et son fin regard. Cette
vision suscita en lui un singulier sentiment de malaise qui était, sans
qu'il s'en doutât, l'oeuvre de Mme de Sauve. Jamais George n'avait
jusqu'ici parlé d'elle à Hubert d'une manière qui comportât une allusion
ou une moquerie. Mais les femmes ont un sûr instinct de défiance, et
celle-ci s'était rendu compte, dès les premiers temps, que son amour
était nécessairement antipathique au cousin d'Hubert. Elle devinait
qu'il voyait seulement une fantaisie de femme blasée, là où elle voyait,
elle, une religion. Une femme pardonne des médisances précises plutôt
encore qu'elle ne pardonne le ton avec lequel on parle d'elle, et elle
comprenait que le simple accent de la voix de George prononçant son nom
était en désaccord absolu avec les sentiments qu'elle souhaitait
inspirer à Hubert. Et puis, pour tout dire, elle avait un passé, et
George pouvait connaître ce passé. Un frisson la parcourait tout entière
à cette seule idée. Pour ces diverses raisons, elle avait employé sa
plus fine et sa plus secrète diplomatie à détacher les deux cousins l'un
de l'autre. Ce travail portait aujourd'hui ses fruits, et c'était la
cause qui inspirait à Hubert une invincible défiance, tandis que le
fiacre l'emportait vers le cercle de la rue du Cirque. «Par quel moyen,
songeait-il, questionner George? Je ne peux cependant lui dire: Je suis
l'amant de Mme de Sauve, vous l'avez accusée de m'avoir trompé,
prouvez-le-moi...» L'impossibilité morale d'un tel entretien était
devenue, à la minute où la voiture s'arrêta devant le cercle, une
impossibilité physique. Hubert se dit: «Après tout, je suis bien enfant
de m'occuper de ce que croit ou ne croit pas M. George Liauran». Il
renvoya son fiacre, et, au lieu d'entrer au club, il marcha dans la
direction des Champs-Elysées.

Ce qui constitue l'essence merveilleuse de l'amour et son charme unique,
c'est qu'il ramasse comme en un faisceau et fait vibrer à l'unisson les
trois êtres qui sont en nous, celui de pensée, celui de sentiment et
celui d'instinct,--le cerveau, le coeur et toute la chair. Mais c'est
aussi cet unisson qui est sa terrible infirmité. Il demeure sans défense
contre l'envahissement de l'imagination physique, et cette faiblesse
apparaît surtout dans la naissance de la jalousie. Ainsi s'explique la
monstrueuse facilité avec laquelle le soupçon surgit dans l'âme de
l'homme qui se sait le plus aimé, si un détail quelconque fait se former
devant les yeux de son esprit un tableau où il voit sa maîtresse le
trompant. Sans doute, l'amoureux ne croit pas à la vérité de ce tableau,
et il ne peut pas non plus l'oublier entièrement, et il en souffre,
jusqu'à ce qu'une preuve vienne rendre cette image de tous points
absurde. Mais comme il entre dans la formation de ce tableau une grande
part de vie physique, plus la preuve sera matérielle, plus la guérison
sera complète. C'est exactement ce qui arrive à celui qui se réveille
d'un cauchemar, lorsque l'assaut des sensations environnantes vient
dissiper le mirage torturant qui l'hallucinait dans son sommeil. Certes,
Hubert Liauran, depuis une année qu'il aimait Thérèse de Sauve, n'avait
jamais eu un doute, même d'une minute, sur cet amour, dont, par une
délicatesse qui se trouvait être de la prudence, il n'avait jamais parlé
à personne; et encore maintenant, après les accusations formulées contre
elle par le comte Scilly et Mme Liauran, il ne la croyait pas capable
d'une trahison. Cependant ces accusations emportaient avec elles une
réalité possible, et tandis qu'il remontait vers l'Arc-de-Triomphe,
voici que le souvenir des phrases prononcées par son parrain et sa mère
évoqua en lui le spectacle de Thérèse s'abandonnant à un autre homme. Ce
ne fut qu'un éclair, et à peine cette vision de hideur eut-elle frappé
l'esprit d'Hubert, qu'elle détermina une réaction. Par un violent
effort, il chassa cette image, qui s'effaça pour quelques minutes, puis
reparut, accompagnée cette fois de tout un cortège d'idées probatrices.
Hubert se rappela soudain que, durant le voyage à Trouville, et d'un
jour à l'autre, plusieurs lettres de sa maîtresse s'étaient trouvées
écrites d'une écriture un peu changée. Il semblait qu'elle se fût mise à
sa table en toute hâte, pour s'acquitter de sa douce corvée d'amour
comme d'une tâche précipitamment accomplie. Hubert avait été peiné de ce
petit changement momentané, puis il s'était reproché comme une
ingratitude cette tendre susceptibilité de coeur. Oui, mais n'était-ce
pas aussitôt après cette courte période des lettres négligées que
Thérèse avait quitté Trouville, sous le prétexte que l'air de la mer ne
lui valait rien? Ce départ avait été décidé en vingt-quatre heures.
Hubert ressentait encore le mouvement de joie étonnée que lui avait
procuré ce retour subit. Il ne s'attendait pas à voir sa maîtresse
rentrer à Paris avant le mois d'octobre, et il la retrouvait dans la
première semaine de septembre. Cette joie d'alors se transformait
rétrospectivement en une vague inquiétude. Est-ce qu'il n'y avait aucun
rapport entre le trouble évident des lettres écrites avant ce départ, ce
départ même, et l'abominable action dont Thérèse avait été accusée? Mais
c'était une infamie à lui que d'admettre, même en imagination, des idées
pareilles. Il rejeta sa tête en arrière, ferma ses yeux, plissa son
front, et réunissant toute son énergie d'âme, il put encore une fois
chasser le soupçon.

Il était maintenant dans la plus haute partie de l'avenue. Il se sentit
tellement las, qu'il fit une action pour lui extraordinaire. Il chercha
un café où il pût s'arrêter et se reposer. Il avisa une petite taverne
anglaise perdue dans ce coin du Paris élégant pour l'usage des cochers
et des bookmakers. Il y entra. Deux hommes à face rouge, à forte
encolure, et que l'on devinait devoir sentir l'écurie, se tenaient
debout devant le comptoir. Par cette fin d'une après-midi d'automne,
l'ombre envahissait sinistrement ce coin désert. En face du bar courait
une banquette vide, et une longue table de bois était chargée d'un
numéro de journal anglais à plusieurs feuilles. Hubert s'assit là et se
laissa servir un verre de vin de Porto, qu'il but machinalement, et qui
eut, sur ses nerfs tendus, un effet d'excitation nouvelle. La vision lui
revint pour la troisième fois, accompagnée d'un nombre d'idées plus
grand encore qui, d'elles-mêmes, se classaient en un corps de
raisonnement. Thérèse était donc revenue à Paris, si vite, et elle
s'était rendue à l'un de leurs rendez-vous clandestins. Pourquoi donc
avait-elle eu, entre ses bras même, un si violent accès de sanglots?
Elle était souvent mélancolique dans la volupté. Les ivresses de l'amour
aboutissaient d'ordinaire en elle à l'attendrissement triste. Mais qu'il
y avait loin de son habituelle et rêveuse langueur à cette frénésie de
désespoir! Hubert en était demeuré comme épouvanté, puis elle lui avait
répondu: «Il y avait si longtemps que je n'avais goûté tes baisers. Ils
me sont si doux qu'ils me font mal. Mais c'est un cher mal...»
avait-elle ajouté en l'attirant sur son coeur et le berçant entre ses
bras. Ce désespoir ne s'était pourtant dissipé entièrement, ni le
lendemain, ni durant les semaines suivantes, qu'elle avait passées dans
une maison de campagne des environs de Paris chez une de ses amies
qu'Hubert connaissait. Il était allé l'y voir, et il l'avait trouvée
plus silencieuse que jamais, et par instants presque morne. Elle était
revenue à Paris dans le même état, le visage un peu altéré; mais il
avait attribué ce changement à un malaise physique. Une subite et
nouvelle association d'idées lui faisait se dire maintenant: «Si c'était
un remords?... Quel remords?... Mais de cette infamie!...» Il se leva,
sortit du café, reprit sa marche et secoua cette affreuse hypothèse.
«Insensé que je suis, pensa-t-il. Si elle m'avait trompé, c'est qu'elle
ne m'aimerait pas, et quel motif aurait-elle alors de me mentir?...»
Cette objection qui lui parut irréfutable chassa le soupçon pour
quelques minutes. Puis le soupçon revint, comme il revient toujours.
«Mais qui est ce comte de La Croix-Firmin? M'en a-t-elle jamais parlé?»
se demanda-t-il. En fouillant anxieusement tous ses souvenirs, il ne put
trouver que ce nom eût jamais été prononcé par elle... Si, cependant...
Il aperçut soudain, et dans un coin perdu de sa mémoire, les syllabes de
ce nom haï déjà. Il les avait vues imprimées dans un article de journal
sur les fêtes de Trouville. C'était dans une feuille du boulevard,
certainement, et dans une série où il avait remarqué aussi le nom de sa
maîtresse. Par quel hasard ce petit fait, insignifiant en lui-même,
revenait-il le tourmenter à ce moment? Il douta de son exactitude, et
prit une voiture pour aller jusqu'aux bureaux du seul journal qu'il lût
d'habitude. Il feuilleta la collection et remit la main sur
l'entrefilet, dont il se souvenait sans doute parce qu'il l'avait lu
plusieurs fois à cause de Thérèse. C'était le compte rendu d'une _garden
party_, organisée chez une marquise de Jussat. Est-ce que cela prouvait
seulement que ce M. de La Croix-Firmin eût été présenté à Mme de Sauve?
«Ah! s'écria le pauvre enfant à la suite de ces meurtrières réflexions,
est-ce que je vais devenir jaloux?» Cela lui représentait une idée
insupportable, car rien, plus que la défiance, n'était contraire à la
loyauté innée de toute sa nature. Il se ressouvint alors de la chaude
tendresse que son amie lui avait prodiguée depuis le premier jour, et,
comme il avait dès lors pris l'habitude douce de lui ouvrir tout son
coeur, il se dit qu'il avait un moyen assuré d'éloigner pour toujours
cette mauvaise vision. Il fallait simplement voir Thérèse et tout lui
dire. D'abord, c'était la prévenir d'une calomnie à laquelle elle avait
à couper court aussitôt. Puis il sentait qu'un seul mot sorti de la
bouche de cette femme dissiperait immédiatement jusqu'à l'ombre de
l'inquiétude dans sa pensée. Il entra dans un bureau de poste et
griffonna sur le papier bleu d'une petite dépêche pneumatique: «_Mardi,
cinq heures_,--l'ami est triste et ne peut se passer de son amie. Des
méchants lui ont parlé d'elle en lui faisant mal. A qui dire tout cela
sinon à la chère confidente de toute douleur et de tout bonheur?
Peut-elle venir demain où elle sait, à dix heures dans la matinée?
Qu'elle le puisse et elle sera plus aimée encore, s'il est possible, de
son H. L., qui signifie par cette fin d'après-midi: Horrible Lassitude.»
C'est sur ce ton d'enfantillage tendre qu'il lui écrivait, avec la
mignardise de mots où la passion dissimule souvent sa violence native.
Il glissa la fine dépêche dans la boîte, et fut étonné de se sentir
redevenu presque paisible. Il avait agi, et la présence du réel avait
chassé la vision.




VIII


Au moment où Thérèse de Sauve reçut la dépêche d'Hubert, elle se
préparait à s'habiller pour sortir et dîner en ville. Elle décommanda
aussitôt sa voiture, et elle écrivit un mot en hâte pour mettre son
absence sur le compte d'une migraine. Elle venait, à la lecture des
simples phrases de ce billet bleu, d'être prise d'une sueur glacée et
d'un tremblement. Elle consigna sa porte et s'accroupit sur une chaise
basse, la tête dans ses mains, devant le feu de la cheminée de sa
chambre à coucher. Depuis son retour de Trouville, elle vivait dans une
continuelle angoisse, et ce qu'elle redoutait à l'égal de la mort était
arrivé. Pour que son ami tant aimé, qu'elle avait quitté à deux heures
si parfaitement tranquille et joyeux, fût tombé dans l'état d'esprit
qu'elle pressentait derrière l'enfantillage gracieux de son billet, il
fallait qu'une catastrophe fût survenue. Quelle catastrophe? Thérèse le
devinait trop. On n'avait pas menti à George Liauran. Pendant le séjour
de la malheureuse femme aux bains de mer, il s'était joué dans sa vie un
de ces drames secrets d'infidélité comme il s'en joue en effet beaucoup
dans la vie des femmes qui sont une fois sorties du droit chemin. Mais
nos actions, si coupables soient-elles, ne donnent pas toujours la
mesure de notre âme. Il y avait dans la nature de Mme de Sauve des
portions très hautes à côté de portions très basses, un mélange
singulier de corruption et de noblesse. Elle pouvait bien commettre des
fautes abominables, mais se les pardonner, comme c'est l'habitude
heureuse de la plupart des femmes de ce genre, elle ne le pouvait pas,
et maintenant moins que jamais, après ce qu'avait représenté dans sa vie
cette passion de plusieurs mois pour Hubert.

Ah! sa vie! sa vie! C'est elle que Thérèse de Sauve apercevait dans les
flammes tremblantes de la cheminée, par cette fin d'une journée
d'automne, le coeur bourrelé d'appréhensions. Tout le poids des erreurs
anciennes, des criminelles erreurs, lui retombait maintenant sur le
coeur, et elle se souvenait de l'état de morne agonie où elle se
trouvait lorsqu'elle avait rencontré Hubert. Thérèse de Sauve avait été
douée par la nature des dispositions qui sont les plus funestes à une
femme dans la société moderne, à moins qu'elle ne se marie dans des
conditions rares, ou bien que la maternité ne la sauve d'elle-même en
brisant les énergies de sa vitalité physique et en accaparant les
ardeurs de sa vitalité morale. Elle avait le coeur romanesque, et son
tempérament faisait d'elle une créature passionnée, c'est-à-dire qu'elle
nourrissait tout à la fois des rêveries de sentiments et d'invincibles
appétits de sensations. Lorsque les personnes de ce genre rencontrent,
au début de leur existence, un homme qui satisfait les doubles besoins
de leur être, c'est entre elles et cet homme de ces fêtes mystérieuses
de l'amour comme les poètes en conçoivent sans jamais les étreindre.
Lorsque leur destinée veut qu'elles soient livrées, ainsi que l'avait
été Thérèse à son mari, à un homme qui les traite dès l'abord en
courtisanes et les initie, en fait et en pensée, à toute la science du
plaisir, sans avoir assez de poésie pour contenter l'autre moitié de
leur âme, ces femmes-là deviennent nécessairement des curieuses,
capables de tomber dans les pires expériences,--et alors leur stérilité
même devient un bonheur, car du moins elles ne transmettent pas cette
flamme de vie sentimentale et sensuelle qu'elles ont d'ordinaire héritée
de la faute d'une mère. C'était de sa mère, en effet, misérable créature
conduite par l'ennui et l'abandon, toute froide qu'elle fût, à de
coupables égarements, que Thérèse tenait son imagination rêveuse, tandis
qu'il coulait dans ses veines le sang brûlant de son vrai père, le beau
comte Branciforte. Avec cela, cette enfant d'un libertin et d'une
affolée avait été élevée sans principes religieux ni frein d'aucune
sorte, par Adolphe Lussac, homme très immoral que les vivacités de la
petite fille amusaient et qui, de bonne heure, avait fait d'elle la
convive de bien des dîners où elle entendait tout ce qu'elle n'aurait
pas dû entendre, où elle devinait tout ce qu'elle aurait dû ignorer. Qui
calculera la part d'influence attribuable, dans les chutes d'une femme
de vingt-cinq ans, aux discours écoutés ou surpris par la fillette en
robe courte?

Thérèse, cependant, mariée très jeune, était arrivée jusqu'au moment de
sa rencontre de hasard avec Hubert n'ayant eu que deux intrigues, et ces
deux aventures avaient été pour elle l'occasion de tels dégoûts qu'elle
s'était juré de ne jamais plus retomber dans la folie de prendre un
amant. Il en est des bonnes résolutions d'une femme qui est tombée, et
qui a souffert de sa faute, comme des fermes propos d'un joueur qui a
perdu deux mille louis et d'un ivrogne qui a dit ses secrets durant son
ivresse. Les causes profondes qui ont produit le premier adultère
continuent de subsister après que la faute a cruellement abreuvé la
coupable de toutes les amertumes. La femme qui prend un amant aime moins
cet amant qu'elle n'aime l'amour, et elle continue à aimer encore
l'amour quand l'amant choisi l'a déçue, jusqu'à ce qu'elle arrive, de
désillusions en désillusions, à aimer le plaisir sans amour, et
quelquefois le plus dégradant plaisir. Thérèse de Sauve ne devait jamais
en descendre là, parce qu'un sentiment de l'idéal persistait en elle,
trop faible pour contre-balancer les fièvres des sens, assez fort pour
éclairer à ses propres yeux l'abîme de ses défaillances. Cette
taciturne, dans laquelle passaient par instants les frissons d'un désir
presque brutal, n'était pas une épicurienne, une légère et gaie
courtisane du monde. Conçue parmi les remords de sa mère, Thérèse avait
l'âme tragique. Elle était capable de dépravation, mais incapable de cet
oubli amusé qui cueille l'heure fugitive et ne retrouve qu'avec effort
le nom du premier amant parmi tant d'autres. Non, ce premier amant, ce
Frédéric Luzel, soupçonné avec justice par George Liauran, jamais elle
ne devait songer à lui sans une nausée intime, en se rappelant quels
tristes motifs l'avaient livrée à lui. C'était un homme gai jusqu'à la
bouffonnerie et spirituel jusqu'au cynisme, de la sorte d'esprit
parisien qui a cours entre l'Opéra, Tortoni et le café Anglais. Il avait
eu, en faisant la cour à Thérèse, le bon sens de ne pas se perdre, comme
les nombreux rivaux qu'il avait alors auprès d'elle, troupe de bêtes de
proie en train de flairer une victime, dans les mièvreries des
flirtations à la mode. Il lui avait nettement, avec une grande adresse
de discours et une certaine profondeur dans le vice, offert d'arranger
avec lui une sorte d'association pour le plaisir, secrète, sûre, et sans
avenir, et l'infortunée avait accepté,--pourquoi? Parce qu'elle
s'ennuyait mortellement, parce qu'elle enlevait Luzel à une de ses
amies, parce qu'elle était avide de sensations nouvelles et que ce
personnage au parler flétrissant avait autour de lui une sorte d'étrange
prestige de libertinage. De cette liaison, dans laquelle Frédéric avait
du moins été fidèle à sa parole en n'essayant pas de la prolonger,
Thérèse avait eu bientôt une honte profonde et elle s'en était échappée
comme d'un bagne. Après une année passée à subir ses remords et à se
sentir souillée par tout ce que l'intimité de cet homme lui avait révélé
de science du mal, elle avait cru trouver de quoi satisfaire ses besoins
de coeur dans la personne d'Alfred Fanières, l'un des romanciers les
plus subtils de ce temps. Est-ce que tous les livres de ce charmant
conteur, depuis son premier et unique volume de poésie jusqu'à son
dernier recueil de nouvelles, ne révélaient pas l'entente la plus
minutieuse et la plus attendrie du doux esprit féminin? Dans cette
seconde liaison commencée sur la plus enivrante espérance, celle de
consoler toutes les déceptions d'un artiste admiré, Thérèse s'était
bientôt heurtée au fond d'implacable sécheresse du littérateur usé, chez
lequel le divorce est absolu entre le sentiment et son expression
écrite. Elle s'était pourtant obstinée à rester la maîtresse de cet
homme, même détrompée, par cette raison qui veut que, de tous les amours
de femmes, le deuxième soit le plus long à finir. Elles veulent bien
admettre que le premier ait été une erreur, mais l'erreur du mariage et
l'erreur de ce premier amour, cela fait deux; à la troisième faute,
elles se rendent compte que la cause de leur inconduite est en elles et
non pas dans les circonstances de leur vie, et c'est là un aveu cruel
pour l'orgueil intérieur. Puis, l'égoïsme de l'écrivain s'était révélé
avec une telle dureté, quand il s'était cru sûr d'elle, que la révolte
avait été trop forte, et Thérèse avait brisé.

C'est dans la période de sèche détresse postérieure à cette rupture,
qu'elle avait rencontré Hubert Liauran. Ce qu'avait été pour elle la
découverte de ce coeur d'enfant tendre, du coin de son feu solitaire,
auprès duquel elle s'obstinait à veiller, elle le voyait si nettement.
Dans cette existence où tout n'avait été que blessure ou
flétrissure,--même ses plus vives douleurs n'étaient-elles point
déshonorées à l'avance par leur cause?--avec quelle émotion ravie elle
avait mesuré la pureté de ce coeur de jeune homme! Quelle inquiétude
elle avait ressentie, et quelle crainte de ne pas lui plaire! Quelle
crainte encore, sachant qu'elle lui avait plu, de se perdre dans son
esprit! Comme elle avait tremblé qu'un des cruels indiscrets du monde ne
révélât son passé à Hubert! Comme elle avait employé tout son art de
femme à faire de cet amour un adorable poème où rien ne manquât de ce
qui peut enchanter une âme innocente et neuve à la vie! Comme elle avait
joui de ses respects et comme elle les avait laissé se prolonger! Ah!
ces deux journées à Folkestone, quand elle y songeait maintenant, à
peine pouvait-elle croire qu'elles eussent été réelles et qu'elle eût eu
le courage de leur survivre. Elle se rappelait avoir conduit Hubert à la
gare, en dépit de toutes les prudences; elle l'avait vu disparaître du
côté de Londres, penché à la portière du wagon pour la regarder plus
longtemps; elle était rentrée dans l'appartement qu'ils avaient occupé
tous les deux, avant de prendre elle-même le train de Douvres; elle
avait passé là deux heures dans le mortel abandon d'une âme comblée de
désespoir à la fois et de félicité. Sous le poids des souvenirs, cette
âme penchait, comme une fleur chargée de trop de rosée. C'est qu'elle
avait connu là une complète union de ses deux natures, la vibration
presque affolante de son être tout entier. Elle s'était à demi pardonné
son passé, en s'excusant elle-même par cette phrase qu'elle disait
mentalement à Hubert, comme tant de femmes l'ont dite tout haut à des
hommes jaloux d'un autrefois qui fut à d'autres: «Je ne te connaissais
pas!» Rentrés à Paris ensuite, durant le printemps et l'été, qu'elle
s'était soigneusement, pieusement, appliquée à vivre de manière à ne pas
démériter de lui une seule minute! Elle avait retrouvé toutes les
pudeurs que comporte l'amour complet, mais ennobli par l'âme. Elle
tremblait toujours que ses caresses ne fussent une cause de corruption
pour cet être si jeune de coeur, si jeune de corps, qu'elle voulait
enivrer sans le profaner. Quoiqu'elle fût éperdument éprise, elle avait
voulu que les rendez-vous se fissent rares dans le petit appartement de
l'avenue Friedland, de peur de ne pas conserver assez longtemps à ses
yeux son charme de divine nouveauté. Elles n'avaient pas été bien
nombreuses,--elle aurait pu les compter, et goûter en songe la douceur
distincte de chacune,--les après-midi où elle avait retrouvé les délices
des heures de Folkestone, tous volets clos, sans lumière, ensevelie dans
les bras de son amant et morte à ce qui n'était pas cette minute et
cette ivresse. Elle en était venue à ce point d'idolâtrie pour Hubert
qu'elle adorait Mme Liauran, quoiqu'elle sût bien qu'elle en était haïe.
Elle l'adorait d'avoir élevé ce fils dans cette atmosphère de
sensibilité frémissante et pure. Elle l'adorait de le lui avoir gardé à
travers les années de l'adolescence et de la jeunesse, si délicat, si
gracieux, si tendre, si à elle, si uniquement à elle dans le passé, dans
le présent et dans l'avenir. Car elle avait l'orgueil, presque la folie
de son propre amour. Elle lui disait. «Ta vie commence, la mienne finit.
Oui, enfant, à vingt-six ans une femme est presque à la fin de sa
jeunesse, et toi, tu as tant d'années devant toi! Mais jamais, jamais on
ne t'aimera comme je t'aime, et jamais tu ne m'oublieras, jamais,
jamais...» Et d'autres fois: «Tu te marieras, disait-elle; elle vit
pourtant, elle respire, et je ne la connais pas, celle qui doit te
prendre à moi, celle qui dormira sur ton coeur, toutes les nuits, comme
moi à Folkestone. Ah! faut-il que je t'aie rencontré si tard et que je
ne puisse pas te lier à mes baisers...» Et elle lui entourait le cou
avec les tresses défaites de ses longs cheveux noirs. Elle avait repris,
depuis qu'elle était à lui, l'habitude qu'elle avait eue, petite fille,
de se coiffer elle-même, afin qu'il pût manier ces beaux cheveux. Puis,
quand elle s'était ainsi recoiffée toute seule, qu'elle s'était habillée
et voilée, elle revenait auprès de lui, ne voulant pas lui dire adieu
ailleurs que dans la chambre où ils s'étaient aimés, et aucune sensation
n'était plus forte sur Hubert, elle le comprenait aux palpitations de
son coeur, que ce baiser d'adieu qu'elle lui donnait avec des lèvres
presque froides. Elle s'en allait, en proie à une tristesse sans nom,
mais qu'elle disait du moins à son ami. Car elle ne lui disait pas
toutes ses tristesses. Elle était mariée, et, quoiqu'elle eût de tout
temps possédé sa chambre à elle, il fallait qu'elle y reçût quelquefois
son mari. Hélas! il le fallait d'autant plus qu'elle avait un amant.
Sinistre expiation de son grand amour, dont elle se justifiait en se
disant qu'elle devait cela à Hubert! Si jamais elle devenait mère,
pouvait-elle s'enfuir avec lui et lui prendre toute sa vie? Et
l'implacable nécessité des meurtriers mensonges et des avilissants
partages venait ainsi la torturer en plein bonheur. Elle s'en absolvait
cependant, puisque c'était pour lui, son bien aimé, qu'elle mentait...

Oui, mais quelle monstrueuse énigme se dressait soudain devant elle? Oh!
la cruelle, cruelle énigme! Comment, avec cet amour divin dans son
coeur, avait-elle pu faire ce qu'elle avait fait? Car c'était bien elle
et non pas une autre, elle, avec ses pieds qu'elle sentait glacés, avec
ses mains qui pressaient son front où battait la fièvre, elle, avec tout
son être physique enfin, qui était partie pour Trouville à la fin du
mois de juillet, elle, Thérèse de Sauve, qui s'était installée pour la
saison dans une villa sur la hauteur. Oui, c'était elle... Et pourtant
non! Il n'était pas possible que la maîtresse d'Hubert eût fait cela...
Quoi? cela? Oh! cruelle, cruelle énigme!... De quelles profondeurs de la
mémoire de ses sens étaient donc sortis ces passages étranges, ces
sourdes tentations de luxure qui avaient commencé de l'assaillir? Mais
est-ce que les sens ont vraiment une mémoire? Est-ce que les coupables
fièvres ne veulent pas s'en aller pour toujours du sang qu'elles ont
brûlé dans des heures mauvaises? Une fois établie en sa villa, elle
avait retrouvé des amies d'autrefois, très négligées depuis le
commencement de sa liaison avec Hubert. Elle avait fait avec ces femmes
et leurs attentifs, leurs _fancy men_,--comme disait une lady mêlée à ce
cercle,--plusieurs parties de campagne, très gaies et très
innocentes,--et voici que, jour à jour, elle se prenait, non pas à moins
aimer Hubert, mais à vivre un peu à côté de cet amour, à se complaire de
nouveau dans des habitudes de familiarités masculines qu'elle s'était
interdites depuis une année. Elle était si oisive dans sa villa, sans
occupation d'intérieur, sans lecture même. Car elle n'avait jamais
beaucoup aimé les livres, et sa liaison avec Alfred Fanières l'avait
dégoûtée à jamais du mensonge des belles phrases. Quand elle avait écrit
à Hubert longuement, puis brièvement à son mari qui venait d'ailleurs la
voir chaque semaine, il lui fallait bien tromper l'ennui, et par moments
il lui arrivait comme des bouffées d'idées qu'elle n'osait pas s'avouer
à elle-même. Des besoins de sensations s'élevaient en elle, qui
l'étonnaient. Elle savait, pour l'avoir entendu dire, que presque tous
les hommes, si tendres soient-ils, ne demeurent pas longtemps loin de
leur maîtresse, si aimée soit-elle, sans éprouver des tentations
irrésistibles de la tromper avec la première fille venue. Mais cela
était vrai des hommes et non des femmes. Pourquoi donc se trouvait-elle
en proie à ces troubles inexplicables, à cette ardeur intime, à cette
soif d'ivresses sensuelles dont elle s'était crue à jamais guérie par
l'influence de son ennoblissant, de son idéal amour? La créature
dépravée qu'elle avait été autrefois se réveillait peu à peu. La nuit,
durant son sommeil, elle était hantée par les visions de son passé. En
vain elle avait lutté, en vain maudit sa perversion secrète. Puis elle
s'était laissé faire la cour par le jeune comte de La Croix-Firmin. Elle
se rappelait avec horreur la sorte de fascination nerveuse que la
présence de cet homme, son sourire, ses yeux, avaient exercée sur elle.
Puis,--elle aurait voulu mourir à ce souvenir,--une après-midi qu'il
était monté chez elle, qu'il faisait une de ces torrides chaleurs par
lesquelles la volonté se sent comme malade, il avait été audacieux, et
elle s'était donnée à lui, d'abord lâchement puis fougueusement,
rageusement. Pendant trois jours elle avait été sa maîtresse, en proie à
l'égarement de la passion physique, chassant, chassant toujours le
souvenir d'Hubert, se sentant rouler dans un gouffre d'infamie et s'y
précipitant plus avant encore, jusqu'au jour où elle s'était réveillée
de cette fureur sensuelle ainsi que d'un songe.--Elle avait ouvert les
yeux, elle avait jugé sa honte, et, comme une blessée, comme une
agonisante, elle avait fui cet endroit maudit, ce complice exécré, pour
revenir--à quoi? et à qui?

Mélancolique et navrant retour vers ce qui avait été la réparation de sa
vie entière et qu'elle avait flétri à jamais! Elle était rentrée dans
l'appartement des heures douces, et elle avait retrouvé Hubert, son
Hubert,--mais pouvait-elle encore l'appeler ainsi?--plus tendre, plus
aimant, plus aimé encore. Hélas! hélas! son inexpiable tromperie
l'avait-elle rendue pour toujours impuissante à goûter ce dont elle
n'était plus digne? Entre les bras du jeune homme et sur son coeur, elle
s'était souvenue de l'autre, et l'extase d'autrefois, la délicieuse et
ineffable défaillance dans le trop sentir, l'avait fuie. C'est alors
qu'Hubert l'avait vue sangloter désespérément, et une immense tristesse
l'avait envahie, une torpeur de mort, traversée de l'inquiétude atroce
qu'une indiscrétion quelconque n'arrivât jusqu'à son ami et n'éveillât
ses soupçons. De sa réputation, à elle, elle ne se souciait guère; elle
savait bien qu'après s'être conduite comme elle avait fait avec La
Croix-Firmin, elle ne pouvait guère compter que sur son mépris et sa
haine. Elle savait aussi ce que vaut l'honneur des hommes dont c'est la
profession d'avoir des femmes. Ce qui la torturait, pourtant, ce n'était
pas la crainte qu'en parlant il ne compromît sa sécurité personnelle.
Après tout, sans enfants, et riche d'une fortune indépendante,
qu'avait-elle à redouter de son mari? Mais une défiance dans les yeux
d'Hubert, elle sentait qu'elle ne pourrait pas la supporter. Peut-être,
néanmoins, vaudrait-il mieux qu'il sût l'affreuse vérité? Il la
chasserait comme une malheureuse; mais tout lui semblait, par instants,
préférable au supplice d'avoir ce remords sur le coeur et de mentir sans
cesse à ce noble enfant. Elle s'était remise à l'aimer avec une frénésie
désespérée, et comme sa révolte contre la partie basse de sa nature la
précipitait à l'excès dans l'autre sens, c'est-à-dire dans le
romanesque, un insensé désir l'envahissait de tout lui dire, afin que du
moins l'humiliation volontaire de son aveu fût comme un rachat de son
infamie. Et cependant, quoique le silence fût bien un mensonge, ce
mensonge-là, elle avait encore la force de le soutenir; mais un mensonge
effectif, si jamais il l'interrogeait, elle souffrait trop pour en avoir
la honteuse énergie. Et cette interrogation, elle allait avoir à
l'affronter; elle la lisait entre les lignes de la dépêche. Ah!
qu'allait-elle faire, maintenant, si elle avait deviné juste? Elle avait
bu du fiel de la honte tout ce qu'elle en pouvait supporter. Aurait-elle
le coeur de boire cette goutte encore, la plus amère, et de trahir une
fois de plus son unique amour par une nouvelle tromperie? Du moins, si
elle était franche, il faudrait bien qu'Hubert l'estimât de cette
franchise, et si elle ne l'était pas, comment elle-même se
supporterait-elle?--Oui; mais parler, c'était la mort de son bonheur.
Hélas! est-ce qu'il n'était pas mort déjà depuis son retour? Est-ce
qu'elle retrouverait jamais ce qu'elle avait senti autrefois? A quoi bon
disputer au sort ce reste mutilé, souillé, d'un divin songe?... Et toute
cette nuit, elle plia sous l'agonie de ces pensées, pauvre créature née
pour toutes les noblesses de l'amour unique et fidèle, qui avait
entrevu, possédé son rêve, et qui en avait été dépossédée par la faute
d'un être caché en elle, mais qui, cependant, n'était pas elle tout
entière.




IX


Dans le fiacre qui l'emportait vers l'avenue Friedland, au lendemain de
cette nuit d'agonie, Thérèse de Sauve ne prit aucune des précautions qui
lui étaient habituelles, comme de changer de voiture en route, de nouer
sur son visage une double voilette, d'épier au détour des rues, par la
petite vitre de derrière, si rien de suspect n'accompagnait sa promenade
clandestine. Toute cette craintive cachotterie de l'amour défendu lui
plaisait autrefois délicieusement, à cause d'Hubert. Assurer le mystère
de leur intrigue, n'était-ce pas en assurer la durée? Il s'agissait bien
de cela, maintenant! Elle tenait dans sa main non gantée une petite clef
d'or pendue à la chaînette d'un bracelet,--joli bijou de tendresse que
son amant avait fait arranger pour elle. Cette clef, qui ne quittait
jamais son poignet, servait à ouvrir la porte du rez-de-chaussée prêté
par Emmanuel Deroy, asile adoré des quelques journées où elle avait
vraiment vécu sa vie, oasis de rêve vers laquelle la malheureuse allait
à présent comme vers un cimetière. Il devait y avoir de l'orage dans la
journée, car l'atmosphère de ce matin d'automne était lourde et toute
chargée d'une sorte de torpeur électrique, dont l'influence exaspérait
encore ces nerfs malades de femme. Elle ne dit pas à son cocher, comme
elle faisait toujours, de pousser la voiture dans l'allée, car la maison
avait deux issues, et la porte cochère grande ouverte lui permettait
d'arriver avec le fiacre devant la porte même de l'appartement, sans
être vue du concierge dont la discrétion était d'ailleurs garantie par
les profits que rapportait la liaison de l'ami de son locataire. Tout le
long du chemin, elle avait fixé les yeux sur les moindres détails des
rues successivement traversées; elle les connaissait si bien, depuis les
enseignes des boutiques jusqu'à la physionomie des maisons, parce que
ces images étaient associées aux plus heureux souvenirs de son trop
court roman. Elle leur disait en pensée le même adieu funèbre qu'à son
bonheur. Elle aussi, en proie aux hallucinations de l'épouvante, elle ne
distinguait plus le possible du réel, elle ne doutait plus qu'Hubert ne
sût tout. Elle relisait le billet reçu la veille et dont tous les mots,
pour elle qui connaissait si bien le caractère du jeune homme,
trahissaient une profonde angoisse. D'où cette angoisse serait-elle
venue, sinon d'un évènement relatif à leur amour? Et de quel évènement,
sinon d'une révélation sur l'horrible tromperie, sur l'acte infâme
commis par elle, oui, par elle-même? Ah! s'il était quelque part une eau
lustrale pour se laver le sang et, avec lui, le souvenir de toutes les
fièvres mauvaises! Mais non; il continue de courir dans nos veines, ce
sang chargé de nos péchés les plus honteux. Il n'y a pas eu
d'interruption entre le battement de notre pouls à l'heure du remords et
son battement à l'heure de la faute. Et Thérèse sentait de nouveau
s'appuyer sur son visage les baisers de l'homme avec lequel elle avait
trahi Hubert. Elle les avait rendus, cependant, ces affreux baisers.

--«Ah! s'il m'interroge, comment trouver la force de lui mentir, et à
quoi bon?...» Cette phrase à laquelle aboutissaient depuis la veille
toutes ses méditations, elle se la disait encore à la minute où elle se
trouvait devant la porte, derrière laquelle allait sans doute se jouer
une des scènes les plus tragiques pour elle du drame de sa vie. Elle eut
du mal à glisser la petite clef d'or dans la serrure, tant ses doigts
tremblaient,--cette clef donnée pour être maniée avec d'autres
sentiments! Elle savait, à n'en pas douter, qu'au seul bruit de cette
clef tournant sur le pêne, Hubert serait là, derrière cette porte, à
l'attendre. Il était là, en effet, qui la reçut dans ses bras. Il sentit
ses lèvres toutes froides. Il la regarda, ainsi qu'il faisait chaque
fois, après l'avoir pressée contre lui. On eût dit qu'il voulait se
persuader de la vérité de sa présence. Ce premier baiser infligeait
toujours à Thérèse un spasme au coeur, et il lui fallait toute sa
crainte de déplaire à son ami pour se détacher de ses bras. Encore à ce
moment, et malgré les tortures de la nuit, elle tressaillit jusqu'au
fond de l'être, et comme un désir fou s'empara d'elle de griser Hubert
par tant de caresses qu'ils oubliassent tous deux, lui, ce qu'il avait à
demander, elle, ce qu'elle avait à répondre. Ce ne fut qu'un frisson,
pourtant, et qui tomba rien qu'à entendre la voix du jeune homme la
questionner avec anxiété. «Tu es malade?» disait-il. La voyant toute
pâlie, le tendre enfant se reprochait de l'avoir fait venir par cette
matinée, et devant cette évidente souffrance, il avait déjà oublié le
motif du rendez-vous. D'ailleurs, sa confiance dans l'issue de
l'entretien était telle, qu'il n'avait pas eu de reprise de ses soupçons
depuis la veille. «Tu es malade?» répéta-t-il en l'entraînant dans
l'autre pièce et la faisant s'asseoir sur un divan. Comme Emmanuel Deroy
avait été attaché à l'ambassade de Constantinople avant d'aller à
Londres, son appartement était tout garni d'étoffes d'Orient, et ce
grand divan, drapé de tapis, placé juste en face de la porte d'un petit
jardin, était particulièrement chéri d'Hubert et de Thérèse. Ils avaient
tant causé parmi ces coussins où reposaient leurs têtes unies, dans ces
minutes de l'intimité qui suivent les ivresses de l'amour,--intimité que
lui, du moins, préférait à ces ivresses; il avait beau aimer Thérèse
jusqu'à tout lui sacrifier, il n'en était pas moins demeuré catholique
au fond de sa conscience, et un obscur remords mêlait sa secrète
amertume à la douceur que lui versaient les baisers. Il pensait à sa
propre faute et surtout au péché qu'il faisait commettre à Thérèse; car,
dans la naïveté de son coeur, il s'imaginait l'avoir séduite. Elle
s'affaissa plutôt qu'elle ne s'assit sur ce profond divan, et il
commença de lui ôter sa voilette, son chapeau et son manteau. Elle le
laissait faire en lui souriant avec un attendrissement infini. Au sortir
de ses heures de tourmentante insomnie, c'était pour elle quelque chose
de si amer tout à la fois et de si pénétrant que l'impression de la
câlinerie du jeune homme! Elle le trouvait si affectueux, si
délicatement intime, si pareil à lui-même, qu'elle songea que, sans
doute, elle s'était trompée sur le sens du billet, et à la question sur
sa santé, afin de sortir d'incertitude tout de suite, elle répondit:

--«Non, je ne suis pas malade; mais le ton de ta dépêche était si
étrange qu'il m'a inquiétée.

--«Ma dépêche? reprit Hubert en lui serrant les mains, qu'elle avait
froides, pour les réchauffer. Ah! ce n'était pas la peine... Tiens,
maintenant je n'ose plus même t'avouer pourquoi je l'ai écrite.

--«Avoue tout de même, fit-elle avec une insistance déjà angoissée, car
l'embarras d'Hubert venait de lui rendre l'inquiétude dont elle avait
tant souffert.

--«On est si étrange! reprit le jeune homme en secouant la tête. On a
des heures où l'on doute malgré soi de ce que l'on sait le mieux... Mais
il faut d'abord que tu me pardonnes d'avance.

--«Te pardonner, dit-elle, mon ange! Ah! Je t'aime trop!... Te
pardonner?» répéta-t-elle; et ces syllabes, qu'elle entendait sa propre
voix prononcer, retentissaient dans sa conscience d'une façon presque
intolérable. Qu'elle aurait voulu en effet avoir à pardonner et non pas
à être pardonnée! «Mais quoi?...» interrogea-t-elle d'une voix plus
basse et qui révélait le recommencement de son trouble intérieur.

--«D'avoir pu me laisser troubler une minute par une infâme calomnie,
que des personnes qui haïssent notre amour m'ont rapportée sur ta vie à
Trouville... Mais qu'as-tu?...»--Cette phrase, et plus encore le son de
voix avec lequel elle avait été prononcée, était entrée dans le coeur de
Thérèse comme une lame. Peut-être si Hubert l'avait accueillie dès son
arrivée, par des paroles de soupçon, ainsi que les hommes savent en
inventer, dont chaque mot suppose une absence de foi qui devance les
preuves, aurait-elle trouvé dans son orgueil de femme l'énergie
d'affronter le soupçon et de nier. Mais il y avait dans toute l'attitude
du jeune homme, depuis le début de cette explication, cette sorte de
confiance tendre et candide qui impose la sincérité à toute âme demeurée
un peu noble; et malgré ses défaillances, Thérèse n'était pas née pour
les compromis des adultères, ni surtout pour les complications des
trahisons. Elle était de ces créatures capables de grands mouvements de
conscience, de soudains reflux de générosité, qui, descendues à un
certain degré, disent: «C'est assez d'abjection» et préfèrent se perdre
tout à fait que de s'abaisser davantage. Les remords des dernières
semaines l'avaient d'ailleurs amenée à cet état de sensibilité
souffrante qui pousse aux actes les plus déraisonnables, pourvu que ces
actes fassent finir la souffrance. Et puis, l'énervement de la nuit
d'insomnie, augmenté encore par le malaise du jour orageux, lui rendait
aussi impossible de dissimuler ses émotions qu'il l'est à un soldat,
frappé de panique, de dissimuler sa peur. En ce moment, son visage était
à la lettre bouleversé par l'effet de ce qu'elle venait d'écouter, et
par l'attente de ce que son bourreau inconscient allait dire. Il y eut
une minute d'un silence plus que pénible pour tous les deux. Le jeune
homme, assis sur le divan à côté de sa maîtresse, la regardait, avec ses
paupières baissées, sa bouche entr'ouverte, sa face de morte. L'excès de
ce trouble avait quelque chose de si étonnamment significatif, que tous
les soupçons, soulevés et chassés la veille, se réveillèrent à la fois
dans la pensée de l'enfant. Il vit soudain devant lui des gouffres, dans
l'éclair d'une de ces intuitions instantanées qui nous illuminent
parfois tout le cerveau, à des heures d'émotion suprême.

--«Thérèse! cria-t-il, épouvanté de sa propre vision et de l'horreur
subite qui l'envahissait. Non, ce n'est pas vrai, ce n'est pas
possible...

--«Quoi? fit-elle encore; parlez, je vous répondrai.»

Le passage du tendre «tu» de leur intimité à ce «vous», que son accent
vaincu rendait si humble, acheva d'affoler Hubert:--«Mais non!
continua-t-il en se levant et se mettant à marcher à travers la chambre
d'un pas brusque dont le bruit piétinait le coeur de la pauvre femme; je
ne peux même pas formuler cela... je ne peux pas... Eh bien! si!...
fit-il en s'arrêtant devant elle: «On m'a dit que tu avais été à
Trouville la maîtresse d'un comte de La Croix-Firmin, que c'était la
fable de l'endroit, que des jeunes gens t'avaient vu entrer chez lui et
l'embrasser, que lui-même s'était vanté d'avoir été ton amant... Voilà
ce qu'on m'a dit, et dit avec une telle insistance que j'ai subi une
minute l'affolement de cette calomnie; et alors j'ai éprouvé le besoin
maladif de te voir, de t'entendre m'affirmer seulement que ce n'est pas
vrai. Cela suffira pour que je n'y pense plus jamais... Réponds, mon
amour, que tu me pardonnes d'avoir pu douter de toi, que tu m'aimes, que
tu m'as aimé, que tout cela n'est qu'un odieux mensonge!...» Il s'était
jeté à ses genoux en disant ces paroles; il lui prenait les mains, les
bras, la taille; il se suspendait à elle, comme, au moment de se noyer,
il se serait accroché au corps de celui qui se fût jeté à l'eau pour le
sauver.

--«Que je vous aime, cela est vrai, lui répondit-elle d'une voix à peine
distincte.

--«Et tout le reste est un mensonge?» supplia-t-il éperdu. Ah! pour un
mot sorti de cette bouche, il eût donné sa vie à cette seconde. Mais la
bouche restait muette, et, sur les joues si pâles de cette femme, des
larmes se mirent à couler, lentes et longues, sans un sanglot, sans un
soupir, comme si c'eût été son âme qui pleurait ainsi. Un tel silence,
de telles larmes, dans un tel instant, n'était-ce pas la plus claire, la
plus cruelle de toutes les réponses?

--«C'est donc vrai?...» interrogea-t-il encore. Et comme elle continuait
à se taire: «Mais réponds, réponds, réponds,» reprit-il avec une
violence effrayante, qui arracha à cette bouche, dans les coins de
laquelle continuaient à couler ces larmes lentes, un «oui» si faible
qu'il l'entendit à peine,--et cependant il devait l'entendre
toujours!--Il se releva d'un bond et tourna les yeux autour de lui avec
égarement. Il y avait des armes appendues aux murs. Une tentation de
lacérer cette femme avec une des lames qui brillaient s'empara de ce
fils de soldat,--si forte qu'il recula. Il regarda de nouveau ce visage
sur lequel les mêmes larmes coulaient, intarissables. Il jeta ce «ah!»
d'agonie, sorte de cri de bête blessée à mort qu'arrache un spectacle
d'horreur, et, comme s'il eût eu peur de tout, de ce spectacle, de ces
murs, de cette femme, de lui-même, il s'enfuit de la chambre et de
l'appartement, la tête nue, l'âme affolée. Il avait eu assez de force
pour sentir qu'après cinq minutes il serait devenu un meurtrier.

Il s'enfuit, où? comment? par quels chemins? Jamais il ne sut avec
netteté ce qu'il avait fait durant cette journée. Il se rappela, le
lendemain, et parce qu'il en eut la preuve palpable auprès de lui, qu'à
un moment il s'était vu dans la glace d'une devanture, la face hagarde,
les cheveux au vent, et que, par une bizarre survivance du sentiment de
la tenue, il était entré dans une boutique pour y acheter un chapeau.
Puis il avait marché droit devant lui, traversant d'interminables
quartiers de Paris. Les maisons succédaient aux maisons, indéfiniment. A
une minute, il fut dans la campagne de la banlieue. L'orage éclata, et
il put s'abriter sous un pont de chemin de fer. Combien de temps
resta-t-il ainsi? La pluie tombait par torrents. Il était appuyé contre
une des parois du pont. D'intervalle en intervalle des trains passaient,
ébranlant toutes les pierres. La pluie cessa. Il reprit sa marche,
s'éclaboussant aux flaques d'eau, n'ayant pas mangé depuis le matin, et
n'y prenant pas garde. Le mouvement automatique de son corps lui était
nécessaire pour ne pas sombrer dans la folie, et, instinctivement, il
allait. La monstrueuse chose qu'il avait aperçue à travers le
saisissement d'une foudroyante épouvante, était là, devant ses yeux, il
la voyait, il la savait réelle, et il ne la comprenait pas. Il était
comme un homme assommé. Il éprouvait une sensation si insupportable
qu'elle n'était même plus de la douleur, tant elle dépassait les forces
de son être en les écrasant. Le soir tombait. Il se retrouva sur la
route de sa maison, conduit par l'impulsion machinale qui ramène
l'animal saignant du côté de sa tanière. Vers dix heures, il sonnait à
la porte de l'hôtel de la rue Vaneau.

--«Il n'est rien arrivé à M. Hubert? fit le concierge; ces dames étaient
si inquiètes...

--«Fais-leur dire que je suis rentré, dit le jeune homme, mais que je
suis souffrant et que je désire être seul, absolument seul, tu entends,
Firmin.»

Le ton avec lequel cette phrase était dite coupa toute question sur la
bouche du vieux domestique. Il suivit Hubert, comme hébété de l'éclair
de fureur qu'il venait de surprendre dans les yeux de son jeune maître
et du désordre de sa toilette. Il le vit traverser le vestibule, entrer
dans le pavillon, et il monta lui-même jusqu'au salon pour transmettre à
sa maîtresse l'étrange commission dont il était chargé. La mère avait
attendu le fils pour le déjeuner. Hubert n'était pas rentré. Quoique
cela ne lui fût jamais arrivé de manquer sans prévenir, elle s'était
efforcée de ne pas trop s'inquiéter. L'après-midi s'était passée sans
nouvelles, puis l'heure du dîner avait sonné. Pas de nouvelles encore.

--«Maman, avait dit Mme Liauran à Mme Castel, il est arrivé un malheur.
Qui sait où le désespoir l'aura entraîné?»

--«Il aura été retenu par des amis,» avait répondu la vieille dame,
dissimulant sa propre inquiétude pour dominer celle de sa fille.

Lorsque la porte s'était ouverte à dix heures, avec sa finesse d'ouïe et
du fond du salon, Mme Liauran avait entendu le bruit, et elle avait dit
à sa mère et au comte Scilly, prévenu depuis le dîner: «C'est Hubert.»
Quand Firmin eut rapporté la phrase du jeune homme: «Il faut que je lui
parle,» s'était écriée la malade. Et elle s'était redressée sur son
séant, comme ne se souvenant pas qu'elle ne pouvait plus marcher.

--«Le comte va se rendre auprès de lui, fit Mme Castel, et nous le
ramener.»

Au bout de dix minutes, Scilly revint, mais seul. Il avait frappé à la
porte, puis essayé de l'ouvrir. Elle était fermée à double tour. Il
avait appelé Hubert plusieurs fois; ce dernier l'avait enfin supplié de
le laisser.

--«Et pas un mot pour nous? demanda Mme Liauran.

--«Pas un mot, répondit le général.

--«Qu'avons-nous fait? reprit la mère. A quoi cela m'aurait-il servi de
le détacher de cette femme, si j'ai perdu son coeur?

--«Demain, répliqua Scilly, vous le verrez revenir à vous plus tendre
que jamais. Au premier moment, cela vous terrasse. Il a cherché des
preuves de ce que nous lui avions dit, et il en a trouvé: voilà
l'explication de son absence et de sa conduite.

--«Et il n'est pas venu souffrir auprès de moi! fit la mère. Mon Dieu!
est-ce qu'en croyant l'aimer pour lui, je ne l'aurais aimé que pour moi?
Voulez-vous sonner, général, qu'on me porte dans ma chambre?» Et
lorsqu'on eut roulé dans l'autre pièce le fauteuil qu'elle ne quittait
plus maintenant, et qu'elle fut couchée dans son lit: «Maman, dit-elle à
Mme Castel, écarte le rideau, que je regarde ses fenêtres.» Puis, comme
Hubert n'avait pas fermé ses volets et qu'on voyait passer et repasser
son ombre: «Ah! maman, dit-elle encore, pourquoi les enfants
grandissent-ils? Autrefois, il n'aurait pas eu une peine sans venir la
pleurer sur mon épaule, comme je fais sur la vôtre, et maintenant...

--«Maintenant, il n'est pas plus raisonnable que sa mère, dit la vieille
dame qui n'avait presque point parlé de la soirée et qui, mettant un
baiser sur les cheveux de sa fille, la fit se taire en laissant tomber
cette phrase où se révélait son propre martyre: «J'ai mal à vos deux
coeurs.»




X


Quand, au matin, Mme Liauran fit prendre des nouvelles de son fils, ce
dernier répondit qu'il descendrait pour déjeuner. A midi, en effet, il
parut. Sa mère et lui n'échangèrent qu'un regard, et, aussitôt elle
comprit l'étendue de la souffrance qu'il avait ressentie, rien qu'à la
sorte de frisson dont il fut saisi en la revoyant. Elle était associée
comme occasion, sinon comme cause, à cette souffrance, et il ne devait
jamais l'oublier. Ses yeux avaient un je ne sais quoi de si
particulièrement distant, sa bouche un pli de lèvres si fermé, tout son
visage exprimait si bien la volonté de n'admettre aucune explication
d'aucune sorte, que ni Mme Liauran ni Mme Castel n'osèrent l'interroger.
Ces trois êtres avaient eu, depuis une année, bien des repas silencieux
dans la salle à manger toute revêtue d'anciennes boiseries, vaste salle
qui faisait paraître petite la table ronde placée au milieu. Mais tous
les trois n'avaient jamais ressenti, comme ce jour-là, l'impression
qu'il y aurait entre eux dorénavant, même s'ils se parlaient, un silence
impossible à briser, quelque chose qui ne se formulerait pas et qui
mettrait, pour bien longtemps, un arrière-fonds de mutisme, même sous
leurs plus cordiales expansions. Quand, après le déjeuner, Hubert, qui
n'avait fait que toucher aux plats, prit le bouton de la porte pour
sortir du petit salon où il s'était à peine tenu cinq minutes, sa mère
éprouva un désir timide et presque repentant de lui demander pardon pour
la peine qu'elle lisait sur son visage taciturne.

--«Hubert? dit-elle.

--«Maman? répondit-il en se retournant.

--«Tu vas tout à fait bien aujourd'hui? interrogea-t-elle.

--«Tout à fait bien,» répondit-il d'une voix blanche,--une de ces voix
qui suppriment du coup toute possibilité de conversation;--et il ajouta:
«Je serai exact à l'heure du dîner, ce soir.»

Une préoccupation singulière s'était emparée du jeune homme. Après une
nuit d'une torture si continuement aiguë qu'il ne se souvenait pas
d'avoir jamais rien subi de pareil, il était redevenu maître de lui. Il
avait traversé la première crise de son chagrin, celle après quoi on ne
meurt plus de désespoir, parce qu'on a réellement touché le fond du fond
de la douleur. Puis il avait repris ce calme momentané qui succède aux
prodigieuses déperditions de force nerveuse, et il avait pu penser.
C'est alors qu'une inquiétude l'avait saisi à l'endroit de Mme de
Sauve,--inquiétude dépourvue de tendresse, car à cette minute, après
l'assaut de chagrin qu'il venait de soutenir, il avait l'âme tarie, sa
léthargie intérieure était absolue, il ne lui restait plus de quoi
sentir. Mais il s'était souvenu tout d'un coup d'avoir laissé Thérèse
dans le petit rez-de-chaussée de l'avenue Friedland, et son imagination
n'osait pas former de conjectures sur ce qui s'était passé après son
départ. C'est précisément à la fin du déjeuner que cette idée l'avait
assailli; elle lui avait aussitôt donné, par-dessus sa douleur
fondamentale, la seule émotion dont il fût capable, un frisson de
terreur nerveuse. Il alla directement de la rue Vaneau à l'avenue, et
quand il se trouva devant la maison, il n'osa pas entrer, bien qu'il eût
la clef dans sa main. Il appela le concierge, vilain personnage auquel
il ne parlait jamais sans répulsion, tant il haïssait sa face effrontée
et glabre, son oeil servile à la fois et insolent, et son ton de
complice grassement payé:

--«Je fais toutes mes excuses à Monsieur, dit cet homme avant même
qu'Hubert ne l'eût interrogé. Je ne savais pas que Madame fût encore là.
J'avais vu sortir Monsieur; je suis entré, dans l'après-midi, pour
donner un coup d'oeil au ménage, comme je fais tous les jours. J'ai
trouvé Madame assise sur le canapé. Elle semblait bien souffrante.
Est-ce qu'elle va mieux aujourd'hui, Monsieur? ajouta-t-il.

--«Elle va très bien, répondit Hubert», et comme il éprouvait subitement
une invincible répugnance à entrer dans l'appartement, et que d'autre
part il voulait à tout prix ne pas mettre cet homme, pour lui si
antipathique, à même de rien soupçonner du drame de sa vie, il reprit:
«Je suis venu régler votre note. Je pars en voyage...

--«Mais Monsieur m'a déjà payé au commencement du mois, dit l'autre.

--«Je serai peut-être absent longtemps, fit Hubert, qui tira un billet
de banque de son portefeuille. Vous mettrez cela en compte.

--«Monsieur n'entre pas? reprit le concierge.

--«Non», dit Hubert qui s'éloigna en se disant: «Je suis un innocent.
Est-ce que ces femmes-là se tuent?»

Ces femmes-là!--Cette formule, qui lui était venue naturellement à
l'esprit, à lui l'enfant jusque-là si naïf, si doux, si délicat,
traduisait bien la sorte de sensation qui le dominait à cette heure, et
qui dura plusieurs jours. C'était un immense dégoût, une nausée intime;
mais si entière, si profonde, qu'elle ne laissait la place à rien
d'autre dans son coeur. Il n'aurait même pas su dire s'il souffrait,
tant le mépris absorbait toutes les forces vives de son être. Il
apercevait cette femme, qu'il avait si religieusement idolâtrée et avec
une ferveur si noble, comme plongée, comme vautrée dans un tel abîme de
malpropreté, qu'il se faisait à lui-même l'impression de s'être, en
l'aimant, roulé dans de la boue. C'était la vision physique dont il
était la victime maintenant, d'un bout à l'autre du jour; à ce point
qu'il ne pouvait l'interpréter et former quelque hypothèse sur le
caractère de Thérèse. Cette vision s'infligeait à lui avec une précision
matérielle qui touchait à l'hallucination. Oui, il voyait l'acte, et
l'acte seul, sans avoir la force de secouer cette hideuse, cette
obsédante hantise. Cela le paralysait d'horreur, et il ne pouvait penser
qu'à cela. Une sorte de mirage ininterrompu lui montrait la prostitution
de sa maîtresse, l'exécrable souillure, et, comme un homme atteint de la
jaunisse regarde tous les objets à travers la bile qui lui injecte les
yeux, c'est à travers ce dégoût que toute la vie lui apparaissait. Son
âme était comme saturée d'amertume et cependant affreusement sèche. Il
n'était pas une impression qui ne se transformât pour lui dans ce
sentiment du sale et du triste. Il se levait, passait la matinée parmi
ses livres, les ouvrait, ne les lisait pas. Il déjeunait, et la vue de
sa mère, au lieu de l'attendrir, le crispait. Il rentrait dans sa
chambre et reprenait son oisiveté morne de la matinée. Il dînait, puis,
aussitôt après le dîner, quittait le salon, pour ne rencontrer ni le
général ni son cousin, de qui la présence lui était insupportable. La
nuit, s'il s'éveillait, il continuait de voir la scène maudite, avec la
même impossibilité de parvenir à la douleur détendue. S'il s'endormait,
il lui fallait, une fois sur deux, supporter le cauchemar de cette même
vision. Comme il n'avait aucune idée sur la physionomie de l'homme avec
lequel sa maîtresse l'avait trompé, ce qui surgissait devant son sommeil
morbide, c'était d'horribles songes où toutes sortes de visages
différents étaient mêlés. Le mal que lui faisait cette imagination le
réveillait. La sueur inondait son corps, il éprouvait un déchirement au
sein, comme si son coeur qui battait si vite allait se décrocher, et, à
travers cette souffrance, c'était la même prostration de ses puissances
affectueuses, si complète qu'il ne s'inquiétait même plus de savoir ce
que Thérèse était devenue.

--«Après tout, se disait-il un matin en se levant, je vivais bien avant
de la connaître! Je n'ai qu'à me remettre en pensée dans l'état où je me
trouvais avant ce 12 octobre...»--Il se rappelait exactement la
date.--«Il n'y a pas beaucoup plus d'un an; j'étais si paisible alors!
J'aurai fait un mauvais rêve, voilà tout. Mais il faut détruire tout ce
qui pourrait me rappeler ce souvenir.»

Il s'assit devant son bureau, après avoir mis de nouveau du bois dans le
feu afin d'activer la flambée et fermé la porte à double tour. Il se
rappela involontairement qu'il agissait ainsi autrefois, lorsqu'il
voulait revoir le cher trésor de ses reliques d'amour. Il ouvrit le
tiroir où ce trésor était caché: il consistait en un coffret de maroquin
noir sur lequel étaient entrelacées deux initiales, un T et une H.
Thérèse et lui avaient échangé deux de ces coffrets pour y conserver
leurs lettres. Sur celui qu'il avait donné à son amie, il avait fait, à
défaut des deux initiales, autographier le nom de Thérèse en entier.
«Ai-je été enfant!» songea-t-il à l'idée des mille petites délicatesses
de cet ordre auxquelles il s'était livré. Il y a toujours de la
puérilité en effet dans les extrêmes délicatesses; mais c'est du jour où
l'on est sur le chemin de la dureté de coeur que l'on pense ainsi. A
côté de ce coffret gisaient deux objets qu'Hubert avait jetés là, le
soir même du jour où il avait appris la trahison de sa maîtresse: l'un
était sa bague, l'autre une fine chaîne d'or à laquelle était suspendue
une clef toute mince. Il prit dans sa main le petit anneau, et regarda
malgré lui sur la surface intérieure. Thérèse y avait fait graver une
étoile et la date de leur séjour à Folkestone. Ce simple signe évoqua
soudain devant Hubert une perspective indéfinie de réminiscences; il
revit la porte de l'hôtel, l'escalier et son tapis rouge, le salon où
ils avaient dîné, le garçon qui les servait avec son visage d'une
respectabilité britannique, sa lèvre rasée, son menton trop long. Il
l'entendit qui disait: _I beg your pardon_, et le sourire de Thérèse lui
apparut. Quelle langueur flottait dans ses yeux alors, ces yeux dont la
nuance d'un gris vert était en ces moments-là toute fondue, toute noyée
d'un complet abandonnement de l'être intime, ces yeux où dormait un
sommeil qui semblait l'inviter à en être le rêve! Hubert passa la bague
à son doigt machinalement, puis la lança presque avec colère dans le
tiroir, contre le bois duquel le métal rebondit. Pour ouvrir le coffret,
il dut manier la chaîne. C'était un jaseron ancien qui lui venait de
Thérèse. Il lui avait donné, lui, le bracelet auquel était attachée la
clef de l'appartement, et elle lui avait, elle, donné cette chaînette
pour qu'il pût porter à son cou la clef du coffret. Il avait gardé ce
scapulaire d'amour des mois et des mois, et bien souvent il lui était
arrivé de chercher avec la main le petit bijou sous sa chemise, pour se
faire un peu de mal en se l'enfonçant contre la poitrine et se rappeler
ainsi le tendre mystère de son cher bonheur. Que toute cette ivresse
était loin aujourd'hui, ah! combien loin, combien perdue dans l'abîme du
passé d'où il s'échappe une si affreuse odeur de mort! Quand il eut
soulevé le couvercle du coffret, il s'accouda, et, le front dans sa
main, il contempla ce qui restait de son bonheur, les quelques riens si
parfaitement insignifiants pour tout autre, pour lui si pénétrés d'âme:
un mouchoir brodé, un gant, une voilette, un paquet de lettres, un
paquet de petites dépêches bleues, mises les unes dans les autres et
formant comme un menu livre de tendresse. Et les enveloppes des lettres
avaient été ouvertes avec tant de soin, le papier des dépêches déchiré
si exactement. Les moindres détails remémoraient à Hubert les scrupules
de piété amoureuse qu'il avait ressentis pour tout ce qui venait de sa
maîtresse. Il y avait encore par-dessous les lettres et les dépêches un
portrait d'elle, où elle était représentée dans le costume qu'elle
portait à Folkestone: une simple jaquette ajustée en drap et un chapeau
avancé dont l'ombre tombait un peu sur le haut du visage. Elle avait
fait faire ce portrait pour le seul Hubert, et, en le lui donnant, elle
lui avait dit: «Je pensais tant à nous, pendant que je posais... Si tu
savais comme ce portrait t'aime!...» Et Hubert se sentait réellement
aimé par ce portrait. Il lui semblait que de cet ovale du visage, que de
cette bouche fine, que de ces yeux baignés de rêve, un effluve tendre se
détachait et l'enveloppait; et c'est alors qu'à côté de la vision de la
perfidie commença de nouveau à se dresser la vision de l'amour de
Thérèse. Aussi évidemment qu'il savait, par son aveu, que cette femme
l'avait trompé, il savait par ses souvenirs qu'elle l'avait aimé,
qu'elle l'aimait encore. Il la revit telle qu'il l'avait laissée sur le
canapé de leur cher asile, avec sa face convulsée et ses larmes surtout,
ah! quelles larmes! Pour la première fois depuis cette heure fatale, il
se rendit compte de la noblesse avec laquelle elle s'était confessée de
sa faute, quand il lui était si aisé de mentir, et il laissa soudain
échapper ce cri qui ne lui était pas encore venu à travers ses journées
de douleur desséchée et déchirante: «Mais pourquoi? pourquoi?»

Oui, pourquoi? pourquoi? Cette angoisse d'ordre tout moral accompagna
dès cette minute l'angoisse de la vision physique. Hubert commença de
penser, non plus seulement à son mal, mais à la cause de son mal. Brûler
ces lettres, déchirer ce portrait, briser, jeter la chaîne, la bague,
détruire ce résidu suprême de son amour, cela lui aurait été aussi
impossible que de déchirer avec le fer le corps frémissant de sa
maîtresse. C'étaient, ces objets, des personnes vivantes, avec des
regards, des caresses, des palpitations, une voix. Il referma le tiroir,
incapable de supporter plus longtemps la présence de ces choses qui lui
semblaient faites de la substance même de son coeur. Il se jeta sur la
chaise longue et il se perdit dans le gouffre de ses réflexions. Oui,
Thérèse l'avait aimé, Thérèse l'aimait. Il y a des larmes, des
étreintes, une chaleur d'âme qui ne mentent pas. Elle l'aimait et elle
l'avait trahi! Elle s'était donnée à un autre, avec son nom à lui dans
le coeur, moins de six semaines après l'avoir quitté! Mais pourquoi?
pourquoi? Poussée par quelle force? Entraînée par quel vertige? Envahie
par quelle ivresse? Qu'était-ce donc que la nature, non plus de ces
femmes-là,--il n'avait plus de ces férocités de pensée maintenant,--mais
de la femme, pour qu'une aussi monstrueuse action fût seulement
possible? De quelle chair était-elle donc pétrie, cette créature
décevante, pour qu'avec toutes les apparences, avec toutes les réalités
du sentiment, on ne pût pas faire plus de fond sur elle que sur de
l'eau? Qu'elles étaient douces, ces mains de la femme, et qu'elles
semblaient loyales! et cependant leur confier son coeur, dans la
sécurité de l'affection partagée, c'était la plus folle des folies! Elle
vous sourit, elle vous pleure, et déjà elle a remarqué celui qui passe,
celui auquel, s'il l'amuse une heure, elle sacrifiera toute votre
tendresse, une flamme aux yeux, la grâce aux lèvres! Ah! pourquoi?
pourquoi? Qu'y a-t-il pourtant de vrai au monde, si même l'amour n'est
pas vrai? Et quel amour? Hubert scrutait son passé intime maintenant; il
faisait l'examen de conscience de son attachement pour Thérèse, et il se
rendait cette justice qu'il n'avait pas eu depuis des mois une pensée
qui ne fût pour elle. Certes il avait commis des fautes, mais pour elle
toujours, et, à cette heure pourtant si triste, il ne pouvait pas se
repentir de ces fautes-là. Il aurait éprouvé un soulagement de toute sa
peine à s'agenouiller devant le prêtre qui l'avait élevé, à lui dire:
«Mon père, j'ai péché.» Mais non; il était au-dessus de ses forces de
regretter les actions auxquelles Thérèse, sa Thérèse, était mêlée. Oui,
il l'avait idolâtrée avec une ferveur sans défaillance, et c'était son
premier amour, et ce serait le dernier, du moins il le croyait ainsi, et
il lui avait montré cette confiance dans la durée de leur sentiment avec
une ingénuité sans calcul. Rien de tout cela n'avait eu sur elle assez
d'influence pour l'arrêter au moment de commettre son infamie,--avec le
même corps! Il en respirait l'arome subitement, il en retrouvait
l'impression sur tout son être; puis c'était une résurrection de la
jalousie, douloureuse jusqu'à la torture, et toujours il reprenait le
«pourquoi? pourquoi?»--désespéré lui, chétif, après tant d'autres, de se
heurter à cette charade sans mot, qui est l'âme de la femme, coupable
une fois, coupable deux fois, coupable jusqu'à ses cheveux blancs et
jusqu'à sa mort.

Cette nouvelle forme de chagrin dura des jours encore et des jours. Le
jeune homme donnait plein accès en lui à un sentiment nouveau qu'il
n'avait jamais soupçonné jusque-là, qu'il devait toujours subir
désormais,--la défiance. Il avait vécu depuis ses premières années dans
une foi complète aux apparences qui l'entouraient. Il avait cru en sa
mère. Il avait cru en Dieu. Il avait cru en la sincérité de toutes les
paroles et de toutes les caresses. Il avait cru, par-dessus tout, en
Thérèse de Sauve. Il l'avait, dans sa pensée, assimilée au reste de sa
vie. Autour de lui tout était vérité; aussi l'amour de Thérèse lui
était-il apparu comme une vérité suprême, et voici que maintenant, par
une révolution d'esprit où se trahissait le vice originel de son
éducation, il assimilait à cette femme de mensonge tout le reste de sa
vie. Il avait été façonné par sa mère à ne faire aucune part au
scepticisme. C'est probablement le procédé le plus sûr pour que la
première déception transforme le trop croyant en un négateur absolu. Il
n'est jamais bon d'attendre beaucoup des hommes et de la nature, car ils
sont, eux, des animaux féroces à peine masqués de convenances; et quant
à elle, son apparente harmonie est faite d'une injustice qui ne connaît
pas de rémission. Pour garder de l'idéal en soi, jusqu'à ce que la mort
nous délivre enfin du dangereux esclavage des autres et de nous-mêmes,
il faut s'être habitué de bonne heure à considérer l'univers de la
beauté morale comme le fumeur d'opium considère les songes de son
ivresse. Ce qui constitue leur charme, c'est d'être des songes, partant
de ne correspondre à rien de réel. Hubert était si accoutumé, bien au
contraire, à remuer son intelligence tout d'une pièce, qu'il ne pouvait
pas douter ou croire à moitié. Si Thérèse lui avait menti, pourquoi tout
ne mentirait-il point aussi? Cette idée ne se formulait pas sous une
forme abstraite, et il n'y arrivait pas avec l'aide du raisonnement:
c'était une façon de sentir qui se substituait à une autre. Il se
surprenait, durant cette cruelle période, à douter de Thérèse dans leur
passé commun. Il se demandait si sa trahison de Trouville était la
première, si elle n'avait pas eu d'autre amant que lui au temps de leur
passion la plus enivrée. La perfidie de cette femme lui corrompait
jusqu'à ses souvenirs. Elle faisait pire. Sous cette influence de
misanthropie, il commettait le plus grand des crimes moraux, il doutait
de la tendresse de sa mère. Oui, dans cette affection passionnée de Mme
Liauran, le malheureux ne voyait plus qu'un égoïsme jaloux. «Si elle
m'aimait vraiment, elle ne m'aurait pas appris, se disait-il, ce qu'elle
m'a appris.» Il se trouvait ainsi dans cet état de coeur auquel le
langage populaire a donné le nom si expressif de désenchantement. Il
avait fini de voir la beauté de l'âme humaine, et il commençait d'en
constater la misère, et toujours il retombait sur cette question comme
sur une pointe d'épée: «Mais pourquoi? pourquoi?» Et il creusait le
caractère de Thérèse sans aboutir à une réponse. Autant valait demander
pourquoi Thérèse avait des sens en même temps qu'un coeur, et pourquoi
le divorce s'établissait à de certaines heures entre les besoins de ce
coeur et la tyrannie de ces sens, comme chez les hommes. Les débauchés
en qui le libertinage n'a pas tué le sentimentalisme connaissent le
secret de ces divorces; mais Hubert n'était pas un débauché. Il devait
rester pur, même dans son désespoir, et jamais il ne lui vint à la
pensée de demander l'oubli de son mal aux enivrements des baisers sans
amour. Il ignora toujours les tentations des alcôves vénales et
consolatrices,--où l'on perd en effet ses regrets, mais en perdant son
rêve.

Et cependant, comme il était jeune, comme dans son intimité avec Thérèse
il avait contracté l'habitude du plus ardent plaisir, celui qui exalte à
la fois l'esprit et le corps dans une communion divine, après quelques
semaines de ces douleurs et de ces réflexions, il commença de ressentir
l'obscur désir, l'appétit inavoué de cette femme, dont il ne voulait
plus rien savoir, qu'il devait considérer comme morte et qu'il méprisait
si absolument. Cet étrange et inconscient retour vers les délices de son
amour, mais un retour qu'aucun idéal n'ennoblissait plus, se manifesta
par une de ces curiosités qui sortent des profondeurs insondables de
notre être. Il éprouva un besoin maladif de voir de ses yeux cet homme
qui avait été l'amant de Thérèse, ce La Croix-Firmin auquel sa maîtresse
s'était donnée, dans les bras duquel elle avait frémi de volupté, comme
dans ses bras, à lui. Pour un directeur de conscience qui aurait suivi,
période par période, le ravage qu'accomplissait dans cette âme le
ferment de corruption inoculé par la trahison de Thérèse, cette
curiosité eût sans doute paru le symptôme le plus décisif d'une
métamorphose de cet enfant grandi parmi toutes les pudeurs. N'était-ce
point le passage de l'horreur absolue devant le mal, tourment et gloire
des êtres vierges, à cette sorte d'attrait encore épouvanté si voisin de
la dépravation? Mais surtout, c'était l'affreuse complaisance de
l'imagination autour de l'impureté d'une femme désirée, qui veut que,
par une des plus tristes lois de notre nature, la constatation de
l'infidélité, en avilissant l'amant, en déshonorant la maîtresse, avive
si souvent l'amour. Il est probable que, dans ce cas, l'idée de la
perfidie agit à l'état de tableau infâme, et ainsi s'expliquent ces
accès de sensualité dans la haine qui étonnent le moraliste au cours de
certains procès fondés sur les drames de la jalousie. Certes, le pauvre
Hubert n'en était pas à donner place en lui à des instincts de cette
bassesse; et cependant sa curiosité de connaître son rival de Trouville
était déjà bien malsaine. Il en était d'elle comme de la faute de
Thérèse. C'est la ténébreuse, l'indestructible mémoire de la chair qui
agit à l'insu de l'être qu'elle domine. Il y avait un peu du souvenir de
toutes les caresses données et reçues depuis la nuit de Folkestone, dans
ce désir de repaître ses regards de l'existence réelle de l'homme haï.
Cela devint quelque chose de si âpre et de si cuisant, qu'après avoir
lutté longtemps et avec la sensation qu'il se diminuait étrangement,
Hubert n'y put résister; et voici quel procédé presque enfantin il
employa pour réaliser son singulier désir: il calcula que La
Croix-Firmin devait appartenir à un cercle à la mode, et il eut tôt fait
de découvrir son nom et son adresse dans l'annuaire d'un club élégant.
C'est à ce club qu'il recourut pour savoir si le personnage était à
Paris. La réponse fut affirmative. Hubert fit la reconnaissance de la
rue de La Peyrouse, au numéro 14 _ter_ de laquelle habitait son rival,
et il se convainquit aussitôt qu'en se tenant sur le trottoir d'une des
places que coupe cette rue, il pourrait surveiller la maison, un hôtel à
deux étages qui ne contenait certainement qu'un très petit nombre de
locataires. Il s'était dit qu'il se posterait là un matin: il attendrait
jusqu'au moment où il verrait sortir un homme qui lui parût être celui
qu'il cherchait. Il questionnerait alors le concierge, sous un prétexte
quelconque, et il serait sans doute renseigné. C'était un moyen d'une
simplicité primitive, dans lequel tous ceux qui ont eu en leur jeunesse
le culte passionné de quelque écrivain célèbre retrouveront la naïveté
des ruses employées pour voir leur grand homme. Si ce plan échouait,
Hubert se réservait de s'adresser à une des personnes qu'il connaissait
parmi les membres du cercle; mais sa répugnance était grande à une telle
démarche... Il était donc là, par un froid de décembre, dès neuf heures.
Le temps était sec et clair, le ciel d'un bleu pâle, et ce quartier à
demi élégant, à demi exotique, traversé par son peuple de fournisseurs
et de palefreniers. De la maison qu'il examinait, Hubert vit sortir
successivement des domestiques, une vieille dame, un petit garçon suivi
d'un abbé, puis enfin, sur les onze heures et demie, un homme encore
jeune, de taille moyenne, élégant de tournure, mince et robuste dans son
pardessus doublé de loutre. Cet homme achevait de boutonner son collet
en se dirigeant droit du côté d'Hubert. Ce dernier s'avança aussi et
frôla l'inconnu. Il vit un profil un peu lourd, des moustaches de la
couleur de l'or bruni, et dans un teint que le saisissement du froid
colorait déjà, un oeil légèrement bridé, l'oeil d'un viveur qui s'est
couché trop tard, après une nuit passée au jeu, ou ailleurs. Un
serrement de coeur inexprimable précipita l'amant jaloux vers l'hôtel.

--«M. de La Croix-Firmin? demanda-t-il.

--«M. le comte n'est pas à la maison, répondit le concierge.

--«Il m'avait cependant donné rendez-vous à onze heures et demie, et je
suis exact, fit Hubert en tirant sa montre; y a-t-il longtemps qu'il est
sorti?

--«Mais Monsieur aurait dû rencontrer M. le comte. M. le comte était là,
voici cinq minutes; il n'a pas détourné la rue.»

Hubert savait ce qu'il voulait savoir. Il se précipita du côté où il
avait croisé La Croix-Firmin, et après quelques pas, il l'aperçut de
nouveau qui se préparait à prendre le trottoir de l'avenue, du côté de
l'Arc de Triomphe. C'était donc lui! Hubert le suivait d'un peu loin,
lentement, et le regardait avec une sorte d'angoisse dévorante. Il le
voyait marcher d'une jolie manière, avec une souplesse tout ensemble
robuste et fine. Il se rappelait ce qui s'était passé à Trouville, et
chacun des mouvements de La Croix-Firmin ravivait la vision physique.
Hubert se comparait mentalement, frêle et mince comme il était, à ce
solide et fier garçon, qui, plus haut que lui de la moitié de la tête,
s'en allait ainsi, tenant sa canne à la façon anglaise, par le milieu et
à quelque distance de son corps, sous le joli ciel de ce matin d'hiver,
d'un pas qui disait la certitude de la force. La comparaison expliquait
très bien les causes déterminantes de la faute de Thérèse, et pour la
première fois le jeune homme les aperçut, ces causes meurtrières, dans
leur brutalité vraie. «Ah! le pourquoi? Le pourquoi? Mais le voilà!»
songeait-il en considérant avec une envie douloureuse cet être si
animalement énergique. Cette première émotion fut trop amère, et le
misérable enfant allait renoncer à sa poursuite, lorsqu'il vit La
Croix-Firmin monter dans un fiacre. Il en héla un lui-même.

--«Suivez cette voiture,» fit-il au cocher.

L'idée que son ennemi allait chez Thérèse venait de rendre à Hubert
toute sa frénésie. Il se penchait de temps à autre à la portière de son
coupé de rencontre et il voyait rouler celui qui emportait son rival.
C'était un fiacre de couleur jaune, qui descendit les Champs-Élysées,
suivit la rue Royale, s'engagea dans la rue Saint-Honoré, puis s'arrêta
devant le café Voisin. La Croix-Firmin allait tout simplement déjeuner.
Hubert ne put s'empêcher de sourire du piteux résultat de sa curiosité.
Machinalement il entra, lui aussi, dans le restaurant. Le jeune comte
était assis déjà devant une table, avec deux amis qui l'avaient attendu.
A une autre extrémité de la salle une seule table était libre, à
laquelle Hubert prit place. Il pouvait de là, non pas entendre la
conversation des trois convives,--le bruit du restaurant était trop
fort,--mais étudier la physionomie de l'homme qu'il détestait. Il
commanda au hasard son propre repas et s'abîma dans une sorte d'analyse
que connaissent les observateurs de goût et de profession, ceux qui
entrent dans un théâtre, un estaminet, un wagon, avec le seul désir de
voir fonctionner des physiologies humaines, de suivre dans des gestes et
des regards, dans des bruits de souffle et dans des attitudes, les
instinctives manifestations des tempéraments. Il arrivait bien qu'un
éclat de voix apportait à Hubert quelque lambeau de phrase. Il n'y
prenait pas garde, abîmé qu'il était dans la contemplation de l'homme
lui-même, qu'il voyait presque en face, avec ses yeux hardis, son cou un
peu court, ses fortes mâchoires. La Croix-Firmin était entré le teint
battu et couperosé: mais, dès la première moitié du déjeuner, le travail
de la digestion commença de lui pousser à la face un afflux de sang. Il
mangeait posément et beaucoup, avec une lenteur puissante. Il riait
haut. Ses mains, qui tenaient la fourchette et le couteau, étaient
fortes et montraient deux bagues. Sur son front, que des boucles courtes
découvraient dans son étroitesse, jamais une flamme de pensée n'avait dû
briller. Tout cela faisait un ensemble qui, même au regard hostile
d'Hubert, ne manquait pas d'une beauté mâle et saine; mais c'était la
beauté brutale d'un être de chair et de sang, sur le compte duquel il
était impossible qu'une personne délicate se fît illusion une heure.
Dire d'une femme qu'elle s'était donnée à cet homme, c'était dire
qu'elle avait cédé à un instinct d'un ordre tout physique. Plus Hubert
s'identifiait à ce tempérament par l'observation, plus cela lui devenait
évident. Il interprétait la nature de Thérèse à cette minute mieux qu'il
ne l'avait jamais fait. Il en saisissait l'ambiguïté avec une certitude
affreuse; et c'est alors que s'éleva dans son coeur le plus triste, mais
aussi le plus noble des sentiments qu'il eût éprouvés depuis son
aventure, le seul qui fût vraiment digne de ce qu'avait été autrefois
son âme, celui par lequel l'homme trouve, devant les perfidies de la
femme, de quoi ne pas se perdre tout à fait le coeur:--la pitié. Un
attendrissement, d'une amertume tout ensemble et d'une mélancolie
infinies, l'envahit à l'idée que la créature charmante qu'il avait
connue, sa chère silencieuse, comme il l'appelait, celle qui s'était
montrée si délicatement fine dans l'art de lui plaire, se fût livrée aux
caresses de cet homme. Il se rappela tout d'un coup les larmes de la
nuit de Folkestone, les larmes aussi de la dernière entrevue; et comme
s'il en eût enfin compris le sens, il ne trouva plus en lui-même qu'un
seul mot qu'il prononça tout bas dans cette salle de restaurant emplie
de la fumée des cigares, puis sous les arbres défeuillés des Tuileries,
puis dans la solitude de la chambre de la rue Vaneau,--un seul mot, mais
rempli de la perception des fatalités avilissantes de la vie: «Quelle
misère! mon Dieu, quelle misère!»




XI


Que faisait Thérèse tandis qu'il souffrait ainsi, et pourquoi ne lui
donnait-elle aucun signe de son existence? Quoique le jeune homme se fût
interdit de penser à elle, il y pensait cependant, et cette question
venait ajouter une inquiétude à ses autres angoisses. Des hypothèses
contradictoires lui traversaient l'esprit tour à tour. Thérèse
était-elle malade de remords? Avait-elle cessé de l'aimer? Avait-elle
gardé La Croix-Firmin comme amant? Suivait-elle une nouvelle intrigue?
Tout semblait possible à Hubert, le pire comme le meilleur, de la part
de cette femme qu'il avait pu connaître si étrangement mêlée de
délicatesse et de libertinage, de perfidie et de noblesse. Il constatait
alors, à la brûlure de coeur que lui donnaient certaines de ses
hypothèses, par quelles fibres vivantes il tenait à cet être dont il se
voulait détaché. Il était sur le point de faire quelque démarche pour
apprendre du moins quelles étaient ses dispositions d'âme, à elle, en ce
moment; puis il se méprisait de cette faiblesse; et, pour se
réconforter, il se répétait quelques vers qui correspondaient à son état
d'esprit. Il les avait trouvés, étrange ironie de la destinée qu'il ne
soupçonnait pas, dans l'unique recueil de poésies d'Alfred Fanières. Ce
volume, réimprimé depuis que les romans du poète l'avaient rendu
célèbre, s'appelait d'un titre qui, à lui seul, révélait la jeunesse:
_les Premières Fiertés_. Hubert avait dîné avec l'écrivain chez Mme de
Sauve, sans se douter de ce que la pauvre femme éprouvait à être
contrainte, par son mari, de recevoir à sa table l'amant qu'elle
idolâtrait et celui avec qui elle avait rompu. Fanières avait causé avec
esprit ce soir-là, et c'est à la suite de ce dîner que le jeune homme,
par une curiosité toute naturelle, avait pris chez un libraire le livre
de vers. Le poème qui lui plaisait aujourd'hui était un sonnet assez
prétentieusement appelé _Cruauté tendre_.

    Tais-toi, mon coeur. Orgueil féroce, parle, toi.
    Dis-moi qu'où j'ai passé je dois seul rester maître,
    Et ne point pardonner qui m'a su méconnaître
    Jusqu'à dormir au lit d'un autre, étant à moi.

    Du moins je l'aurai vue, aussi muet qu'un roi,
    Se traîner à mes pieds, et, du fond de son être,
    Pleurer, chercher mes yeux où j'ai pu ne rien mettre;
    Et je m'en suis allé sans avoir dit pourquoi.

    Elle ne savait pas qu'à l'heure où, comme folle,
    Plaintive, elle implorait une seule parole,
    Je souffrais autant qu'elle, et que je l'adorais.

    L'homme outragé n'a rien de mieux que le silence,
    Car se venger est un aveu des maux secrets,
    Et je veux qu'on me croie au-dessus de l'offense.

--«Oui, se disait Hubert, il a raison:--le silence...» Ces vers le
remuaient, enfantinement, comme il arrive aux lecteurs ordinaires de
poésie qui demandent à une oeuvre de littérature seulement d'aviver ou
d'apaiser la plaie intérieure. «Le silence..., reprenait-il. Est-ce
qu'on parle à une morte? Eh bien, Thérèse est une morte pour moi.»

En s'exprimant ainsi dans la solitude de la chambre de travail où il
passait maintenant presque toutes ses journées, Hubert n'avait plus de
rancune contre sa maîtresse. Comme aucun fait récent ne venait susciter
en lui des sentiments nouveaux, les anciens reparaissaient, ceux d'avant
la trahison. Ces images de ses souvenirs abondaient en lui sans qu'il
les chassât, et, petit à petit, sous cette influence, sa colère devenait
quelque chose d'abstrait et de rationnel, si l'on peut dire, de convenu
à ses yeux; mais, en réalité, il n'avait jamais tant aimé cette femme
que dans ces heures où il se croyait sûr de ne plus la revoir. Il
l'aimait comme une morte en effet; mais qui ne sait que ce sont là les
plus indestructibles, les plus frénétiques tendresses? Quand
l'irrévocable séparation n'a pas pour premier résultat de tuer l'amour,
elle l'exalte au contraire d'une façon étrange. Impossible à étreindre,
si présente et si lointaine, la vague forme du fantôme désiré flotte
devant notre regard avec sa beauté que la vie ne flétrira plus, et toute
notre âme s'en va vers lui, tristement et passionnément. La durée des
jours s'abolit. La douceur du passé reflue tout entière en nous; et
alors commence une sorte d'enchantement rétrospectif et singulier, qui
est comme l'hallucination du coeur. Thérèse de Sauve eût été une femme
ensevelie, cousue dans le linceul, couchée dans la froideur du caveau
funèbre et pour toujours, qu'Hubert ne se serait pas abandonné davantage
aux endolorissements de sa mémoire, à la folle ardeur de l'amour sans
espérance, sans désir, tout fait de l'extase de ce qui fut une fois,--de
ce qui ne saurait plus être jamais. Heure par heure, au moyen des
billets qu'il avait gardés d'elle, et qu'il relisait jusqu'à en savoir
par coeur chaque mot, il reconstituait les délicieux mois de son ivresse
finie. Thérèse avait l'habitude de ne jamais dater ses lettres et
d'écrire simplement en tête le nom du jour: «ce jeudi..., ce
vendredi..., ce samedi...» Hubert retrouvait le quantième du mois au
timbre de la poste, grâce au soin pieux qu'il avait eu de conserver
toutes les enveloppes, pour l'enfantine raison qu'il n'aurait pas
détruit, sans douleur, une ligne de cette écriture. Il n'avait pu, après
tant et tant de semaines, se blaser sur l'émotion que lui procurait la
vue des lettres de son nom tracées de la main de Thérèse.--Oui, heure
par heure, il revivait sa vie vécue déjà. Le charme des minutes écoulées
se représentait si complet, si ravissant, si navrant! Cela s'était en
allé comme tout s'en va, et le jeune homme en arrivait à ne plus se
révolter contre l'énigme dont il était victime. A la notion chrétienne
de responsabilité succédait en lui un obscur fatalisme. La fin de son
bonheur s'expliquait maintenant à ses yeux par l'inévitable misère
humaine. Il absolvait presque son fantôme d'une faute qui lui semblait
tenir à des fatalités naturelles; puis il se prenait à songer que ce
fantôme était non pas celui d'une femme morte aux yeux clos, à la
poitrine immobile, à la bouche fermée, mais celui d'une créature
vivante, de qui les paupières battaient, de qui le coeur palpitait, de
qui la bouche s'ouvrait, fraîche et tiède; et, malgré lui, tourmenté par
il ne savait quel obscur désir, il se reprenait à murmurer: «Que
fait-elle?»

Que faisait donc Thérèse, et comment n'avait-elle tenté aucun effort
pour revoir celui qu'elle aimait? Quelles idées, quelles sensations
avait-elle traversées depuis la terrible scène qui l'avait séparée
d'Hubert? Pour elle aussi les journées avaient succédé aux journées;
mais tandis que le jeune homme, en proie à une métamorphose d'âme
provoquée par la plus inattendue et la plus tragique des déceptions, les
laissait s'en aller, ces journées, rapides et brûlantes, passant d'une
extrémité à l'autre de l'univers du sentiment,--elle, la coupable, elle,
la vaincue, s'absorbait en une pensée unique. En cela pareille à toutes
les femmes qui aiment, elle aurait donné les gouttes de son sang, les
unes après les autres, pour guérir la douleur qu'elle avait causée à son
amant. Ce n'est pas que les détails visibles de son existence fussent
modifiés. Sauf la première semaine, durant laquelle une continue et
lancinante migraine l'avait, pour ainsi dire, terrassée, par suite du
contre-coup de tant d'émotions ressenties, elle avait repris son métier
de femme du monde, son train accoutumé de courses et de visites, de
grands dîners et de réceptions, de séances au théâtre ou dans des
soirées. Mais ce mouvement tout extérieur n'a jamais plus empêché le
rêve, que ne fait le travail de l'aiguille à tapisserie. Chose étrange
au premier abord: il s'était produit dans cette âme, après l'explication
de l'avenue Friedland, une détente à demi apaisée, tout simplement parce
que l'aveu volontaire avait, comme toujours, diminué le remords. C'est
bien aussi sur cette loi inexpliquée de notre conscience que la fine
psychologie de l'Église catholique a fondé le principe de la confession.
Si Thérèse ne se pardonnait pas tout à fait sa faute, du moins, en y
songeant, n'avait-elle plus à subir la vision d'une bassesse absolue.
L'idée d'une certaine hauteur morale s'y trouvait associée et
l'ennoblissait elle-même à ses propres yeux. Ce sommeil de ses remords
la rendait libre de s'abîmer dans le souvenir d'Hubert. Elle vivait
maintenant dans une mortelle inquiétude à son endroit, dominée par le
fixe désir de le revoir, non qu'elle espérât obtenir de lui son pardon,
mais elle savait qu'il était malheureux, et elle sentait un tel amour en
son être pour cet enfant blessé par elle, qu'elle trouverait bien le
moyen de panser, de fermer cette plaie. Comment? Elle n'aurait su le
dire; mais il n'était pas possible qu'une telle tendresse, et si
profondément repentante, fût inefficace. En tout cas, il fallait qu'elle
montrât du moins à Hubert l'étendue de la passion qu'elle ressentait
pour lui. Est-ce que cela ne le toucherait pas, ne le pénétrerait pas,
ne l'arracherait pas au désespoir? Maintenant qu'elle ne se trouvait
plus sous l'accablement immédiat de son infidélité, elle ne la jugeait
pas du point de vue essentiellement masculin, c'est-à-dire comme quelque
chose d'absolu et d'irréparable. Chez la femme, créature beaucoup plus
instinctive que nous autres hommes, beaucoup plus voisine de la nature,
les puissances de renouveau sont beaucoup plus intactes. Une femme
trompée pardonne, pourvu qu'elle se sente aimée, et une femme qui a
trompé ne comprend guère qu'on ne lui pardonne pas, pourvu qu'elle
aime... La faute commise, c'est une idée, une ombre, une chimère.
L'amour éprouvé, c'est un fait, une réalité. Thérèse était donc sortie
entièrement de la période de dépression morale dont son aveu avait
marqué l'extrême limite. Certes, elle ne regrettait pas cet aveu, ainsi
que tant d'autres femmes eussent fait dans des circonstances semblables;
mais elle désirait, elle espérait, elle voulait que cet aveu n'eût pas
marqué la fin de son bonheur, car, après tout, elle aimait et elle était
aimée.

Cependant son désir ne l'aveuglait pas au point de lui faire oublier ce
qu'elle savait du caractère de son ami. Fier et pur comme elle le
connaissait, que ce rapprochement était difficile! Et d'ailleurs quels
moyens employer pour se trouver avec lui, ne fût-ce qu'une heure?
Écrire? elle le fit, non pas une fois, mais dix. La lettre cachetée,
elle la jetait dans un tiroir et ne l'envoyait point. D'abord aucune
phrase ne lui paraissait suffisamment câline et humble, enlaçante et
tendre. Puis elle appréhendait avec épouvante qu'Hubert n'ouvrît même
pas l'enveloppe et ne la lui retournât sans répondre. Le retrouver dans
le monde? Elle redoutait un tel hasard, affreusement. De quel coeur
supporter son regard, qui serait cruel, et qu'elle ne pourrait même pas
essayer de désarmer? Aller rue Vaneau et obtenir de lui un entretien?
Elle savait trop que ce n'était pas possible. Lui faire parler? Par qui?
La seule personne qu'elle eût mise dans la confidence de son amour était
l'amie de province qu'elle avait chargée de jeter ses lettres à la poste
pour son mari, tandis qu'elle-même était à Folkestone. Parmi tous les
hommes qu'elle rencontrait dans le monde, celui qui était assez dans
l'intimité d'Hubert pour servir de messager dans une pareille ambassade
était aussi celui dans lequel son instinct de femme lui montrait
l'auteur probable de l'indiscrétion qui l'avait perdue, George Liauran.
Elle était liée des mille menus fils que le monde attache aux membres de
ses esclaves. Elle finit, sans calcul et en obéissant aux impulsions de
son propre coeur, par trouver un moyen qui lui parut presque infaillible
pour arriver à une explication. Elle éprouva un besoin irrésistible de
se rendre au petit appartement de l'avenue Friedland, et elle se dit
qu'Hubert ressentirait, tôt ou tard, ce besoin comme elle. Il fallait de
toute nécessité qu'elle se rencontrât face à face avec lui à une de ces
visites. Sous l'influence de cette idée, elle commença de faire de
longues séances solitaires dans ce rez-de-chaussée dont chaque recoin
lui parlait de son bonheur perdu. La première fois qu'elle y vint ainsi,
l'heure qu'elle passa parmi ces meubles fut pour elle le principe d'une
émotion si intolérable qu'elle faillit retomber dans l'excès de son
premier désespoir. Elle y revint cependant, et, peu à peu, ce lui fut
une étrange douceur que d'accomplir presque chaque jour ce pélerinage
d'amour. Le concierge allumait le feu; elle laissait la flamme éclairer
le petit salon d'une lueur vacillante qui luttait contre l'envahissement
du crépuscule; elle se couchait sur le divan, et c'était pour elle une
sensation à la fois torturante et délicieuse, toute mélangée d'attente,
de mélancolie et de souvenirs. A chaque fois, elle avait soin de
demander d'abord: «Monsieur est-il venu?» et la réponse négative lui
rendait l'espoir que le hasard ferait coïncider la visite du jeune homme
avec la sienne. Elle épiait le plus léger bruit, le coeur battant.
L'ombre noyait autour d'elle tous les objets que la flambée du foyer ne
colorait pas. L'appartement était parfumé de l'exhalaison des fleurs
dont elle parait elle-même les vases et les coupes, et, tour à tour,
elle redoutait, elle souhaitait l'entrée d'Hubert. Lui pardonnerait-il?
La repousserait-il? Et enfin, elle devait quitter cet asile de son
suprême espoir, et elle s'en allait, la voilette baissée, l'âme noyée de
la même tristesse qu'autrefois, lorsqu'elle sentait encore les baisers
d'Hubert sur ses lèvres, à la fois consolée et épouvantée par cette
idée: «Quand le reverrai-je?... Sera-ce demain?...»

Un après-midi qu'elle était ainsi étendue sur le divan et abîmée parmi
ses songes, il lui sembla entendre qu'une clef tournait dans la serrure
de la porte d'entrée. Elle se redressa soudain avec une palpitation
affolée du coeur... Oui, la porte s'ouvrait, se refermait. Un pas
résonnait dans l'antichambre. Une main ouvrait la seconde porte. Elle se
renversa de nouveau sur les coussins du divan, incapable de supporter
l'approche de ce qu'elle avait tant espéré, trouvant ainsi, à force de
sincérité, l'attitude vaincue que la plus raffinée coquetterie aurait
choisie, celle qui pouvait agir avec le plus de force sur son amant,--si
c'était lui?... Mais quel autre pouvait venir, et ne reconnaissait-elle
point aussitôt son pas? Oui, c'était bien Hubert qui entrait à cette
minute. Depuis leur rupture, il avait désiré souvent, lui aussi,
retourner dans le petit rez-de-chaussée dont la pendule lui avait sonné
de si douces heures,--cette pendule sur laquelle Thérèse jetait
gracieusement la dentelle noire de sa seconde voilette «pour mieux
voiler le temps,» disait-elle. Puis il n'avait pas osé. Les trop chers
souvenirs rendent timide. On a peur tout à la fois, en y touchant à
nouveau, de trop sentir et de sentir trop peu. Cette après-midi,
cependant,--était-ce l'influence du ciel brouillé d'hiver et de son
ensorcelante mélancolie? Était-ce la lecture, faite la veille, d'un des
plus adorables billets de Thérèse, daté précisément du même jour, à une
année de distance?--Hubert s'était trouvé, sans y avoir pensé, sur le
chemin de l'avenue Friedland. Il avait suivi, pour s'y rendre, un lacis
de rues détournées, machinalement, comme il faisait jadis afin d'éviter
les espions. Quel besoin de ces ruses aujourd'hui? Et le contraste lui
avait serré le coeur. Sur sa route, il dut passer devant un bureau
télégraphique dans lequel il entrait autrefois au sortir de ses
rendez-vous afin de prolonger leur volupté en écrivant à Thérèse un
billet, qui la surprît à peine revenue chez elle,--écho étouffé,
lointain et si tendre, des soupirs enivrés du jour! Il vit la porte du
bureau, sa couleur sombre, son inscription, l'ouverture de la boîte
réservée aux cartes-télégrammes, et il manqua de défaillir. Mais déjà il
suivait le trottoir de la fatale avenue, il apercevait la maison, les
persiennes closes des pièces de devant du rez-de-chaussée, l'allée
commandée par la porte cochère. Que devint-il lorsque le concierge après
lui avoir demandé si «Monsieur avait fait un bon voyage», ajouta de son
accent haïssable d'obséquiosité: «Madame est là...?» Il n'avait pas
encore pris la clef dans sa poche lorsque cette nouvelle, peut-être
moins inattendue qu'il ne voulait se l'avouer, le frappa comme un coup
droit, en pleine poitrine. Que faire? La dignité lui ordonnait de s'en
aller tout de suite. Mais le désir inconscient et profond qu'il avait de
revoir Thérèse lui suggéra un de ces sophismes, grâce auxquels nous
trouvons toujours le moyen de préférer avec notre raison ce que nous
désirons le plus avec notre instinct. «Si je n'entre pas, se dit-il en
regardant du côté de la loge, ce personnage odieux comprendra qu'elle et
moi nous sommes brouillés. Il est capable de pousser l'effronterie
jusqu'à parler à Thérèse de ma visite interrompue... Je lui dois de lui
épargner cette humiliation, et, d'ailleurs, il faut régler cette
question de l'appartement, une fois pour toutes... Je ne serai donc
jamais un homme?...» C'est à cette minute, et après l'éclair de ce
raisonnement subit, qu'il ouvrit la porte, se rendant bien compte qu'il
y avait dans la pièce voisine une créature que ce simple bruit
bouleversait depuis les pieds jusqu'aux cheveux. Il les avait réchauffés
de tant de baisers, ces pieds si fins, et si souvent maniés, ces longs
cheveux noirs! «Si elle est venue, c'est qu'elle m'aime encore.» Cette
idée le remuait malgré lui, et il tremblait lorsqu'il pénétra dans le
salon, où l'agonie du crépuscule luttait contre les flammes du foyer. Il
fut surpris par l'arome caressant des fleurs posées dans les vases de la
cheminée, auquel se mêlait la senteur d'un parfum qu'il connaissait
trop. Il vit sur le divan, au fond de la chambre, la forme prostrée d'un
corps, puis le mouvement d'un buste, la pâleur d'un visage, et il se
trouva face à face avec Thérèse, maintenant assise et qui le regardait.
Leur silence à tous les deux était tel, qu'il entendait les coups secs
de son propre coeur et le souffle de cette femme, évidemment éperdue
d'émotion. Cette présence de sa maîtresse lui avait tout d'un coup rendu
toute sa colère nerveuse. Ce qu'il sentait à ce moment, c'était
l'affreux besoin de brutaliser la femme, l'être de ruse et de mensonge,
qui s'empare de l'homme, être de force et de férocité, toutes les fois
que la jalousie physique réveille en lui le mâle primitif, placé
vis-à-vis de la femelle dans la vérité de la nature. A une certaine
profondeur, toutes les différences des éducations et des caractères
s'abolissent devant les nécessités inévitables des lois du sexe.

Ce fut Thérèse qui rompit la première le silence. Elle comprenait trop
bien la gravité de l'explication qui allait suivre, pour que toutes ses
facultés de finesse féminine ne fussent pas mises en jeu. Elle aimait
Hubert, à cette seconde, aussi passionnément qu'au jour où elle s'était
confessée à lui de son inexplicable faute; mais elle était maîtresse
d'elle-même à présent et pouvait mesurer la portée de ses paroles.
D'ailleurs, elle n'avait pas de comédie à jouer. Il lui suffisait de se
montrer telle qu'elle était, dans l'humilité infinie de la plus
repentante des tendresses, et ce fut d'une voix presque basse qu'elle
commença de parler, du coin d'ombre où elle se tenait assise.

--«Je vous demande pardon de me trouver ici, dit-elle; je vais partir.
En me permettant de venir dans cet appartement, quelquefois, toute
seule, je n'ai cru rien faire qui vous déplût... C'était un pèlerinage
vers ce qui a été le seul bonheur de ma vie, mais je ne le recommencerai
plus, je vous le promets...

--«C'est à moi de me retirer, madame,» répondit Hubert que le son de
cette voix troublait d'une émotion impossible à définir. «Elle est venue
plusieurs fois,» songea-t-il, et cette idée l'irritait, comme il arrive
quand on ne veut pas s'abandonner à une sensation tendre. «J'avoue,
continua-t-il tout haut, que je ne m'attendais pas à vous revoir ici
après ce qui s'est passé. Il me semblait que vous deviez fuir certains
souvenirs plutôt que les rechercher...

--«Ne me parlez pas avec dureté, reprit-elle avec plus de douceur
encore. Mais pourquoi me parleriez-vous autrement? ajouta-t-elle d'un
ton mélancolique; je ne peux pas me justifier à vos yeux. Réfléchissez
pourtant que, si je n'avais pas tenu, comme j'y tenais, à la beauté du
sentiment qui nous a unis, je n'aurais pas été sincère avec vous comme
je l'ai été. Hélas! c'est que je vous aimais, comme je vous aime, comme
je vous aimerai toujours.

--«N'employez pas le mot d'amour, répliqua Hubert, vous n'en avez plus
le droit.

--«Ah! répondit-elle avec une exaltation grandissante, vous ne pouvez
pas m'empêcher de sentir. Oui, Hubert, je vous aime, et si je n'ai plus
d'espoir que cet amour soit partagé, il n'en est pas moins vivant
ici,--et elle se frappa la poitrine,--et il faut que vous le sachiez,
continua-t-elle, c'est ma seule consolation dans le plus complet
malheur, de penser que j'aurai pu vous dire une dernière fois ce que je
vous ai tant dit en des jours heureux: je vous aime. Ne voyez pas là un
rêve de pardon; je n'essayerai pas de vous fléchir et vous ne me
condamnerez jamais autant que je me condamne. Mais il n'en est pas moins
vrai que je vous aime,--plus que jamais.

--«Hé bien! reprit Hubert, cet amour sera la seule vengeance que je
veuille tirer de vous... Sachez-le donc, cet homme que vous aimez, vous
lui avez fait supporter un martyre à ne pas y survivre; vous lui avez
déchiré le coeur, vous avez été son bourreau, bourreau de toutes les
heures, de toutes les minutes... Il n'y a plus en moi qu'une plaie, et
c'est vous, vous qui l'avez ouverte... Je ne crois plus à rien, je
n'espère plus rien, je n'aime plus rien, et c'est vous qui en êtes la
cause... Et cela durera longtemps, longtemps, et tous les matins il
faudra que vous vous disiez et tous les soirs: Celui que j'aime est dans
l'agonie, et c'est moi qui le tue...» Et il continuait, soulageant son
âme de sa douleur de tant de jours avec tout ce que la colère lui
fournissait de paroles cruelles pour cette femme qui l'écoutait, les
paupières baissées, le visage décomposé, effrayante de pâleur dans
l'ombre où résonnait cette voix pour elle terrible. Ne lui infligeait-il
pas, rien qu'en obéissant à sa passion, le plus torturant des supplices,
celui de saigner devant elle d'une blessure qu'elle lui avait faite, et
qu'elle ne pouvait guérir?

--«Frappez-moi, répondit-elle simplement, j'ai tout mérité.

--«Ce sont là des phrases inutiles, dit Hubert après un nouveau silence,
durant lequel il avait marché d'un bout à l'autre de la pièce pour user
sa fureur. Venons aux faits. Il faut que cette entrevue ait du moins une
conclusion pratique. Nous devons nous revoir dans le monde et chez vous.
Ai-je besoin de vous dire que je me conduirai comme un honnête homme et
que personne ne soupçonnera rien de ce qui a pu se passer entre nous? Il
reste la question de cet appartement. Je vais écrire à Emmanuel Deroy
pour le prévenir que je n'y viendrai plus. Il est inutile que nous nous
retrouvions ici, n'est-ce pas? Nous n'avons plus rien à nous dire.

--«Vous avez raison,» fit Thérèse d'un accent brisé; puis, comme prenant
une résolution suprême, elle se leva. Elle passa ses deux mains sur ses
yeux, et, détachant de son poignet le bracelet auquel était appendue la
petite clef, elle tendit ce bijou à Hubert sans prononcer une parole. Il
prit la chaînette d'or et ses doigts rencontrèrent ceux de la jeune
femme. Ni l'un ni l'autre ne retira sa main. Ils se regardèrent, et il
la vit bien en face pour la première fois depuis son entrée dans
l'appartement. Elle était à cet instant d'une beauté sublime. Sa bouche
s'entr'ouvrait comme si la respiration lui eût manqué, ses yeux étaient
chargés de langueur, ses doigts pressèrent ceux du jeune homme d'une
caresse lente, et une flamme subtile courut soudain en lui. Comme pris
d'ivresse, il se rapprocha d'elle et la prit dans ses bras en lui
donnant un baiser. Elle défaillit et tous les deux tombèrent sur le
divan noyé d'ombre et ils s'enlacèrent d'une de ces étreintes affolées
et silencieuses, dans lesquelles se fondent toutes les rancunes, justes
et injustes, mais aussi toutes les dignités. Ce sont des minutes où ni
l'homme ni la femme ne prononcent le mot: je t'aime, comme s'ils
éprouvaient que ces égarements-là n'ont en effet plus rien de commun
avec l'amour.

Quand ils reprirent leurs sens, elle le regarda. Elle tremblait de le
voir céder à l'horrible mouvement, familier aux hommes au sortir de
chutes pareilles, et qui les pousse à punir leur complice de leur propre
faiblesse, en l'accablant de mépris. Si Hubert fut saisi d'un frisson de
révolte, il eut du moins la générosité d'en épargner la vue à Thérèse;
et alors, d'une voix que la crainte rendait si captivante: «Ah! mon
Hubert, disait-elle, je t'ai donc de nouveau à moi... Si tu savais! Je
n'aurais pas survécu à notre séparation. J'en serais morte; je t'aime
trop... Je serai si douce, si douce pour toi, je te rendrai si
heureux... Mais ne me quitte pas. Si tu ne m'aimes plus, laisse-moi
t'aimer. Prends-moi, renvoie-moi, au gré de ton caprice. Je suis ton
esclave, ta chose, ton bien. Ah! si je pouvais mourir maintenant?...» Et
elle couvrait le visage amaigri de son amant de baisers passionnés. Lui
cependant restait immobile, la bouche et les yeux clos, et il songeait
où il en était tombé. Maintenant que l'ivresse était dissipée, il
pouvait comparer ce qu'il venait de ressentir à ce qu'il avait ressenti
autrefois. Le symbole du changement accompli était dans le contraste
entre la brutalité de ce plaisir, pris ainsi sur ce divan, et la divine
pudeur des anciens jours. Il n'avait point pardonné à Thérèse, et il
n'avait pu lui résister; mais par cela même il avait à jamais perdu le
droit de lui reprocher sa trahison. Et puis, l'aurait-il eu de nouveau
ce droit, comment en user? Il y avait dans les caresses de cette femme
un ensorcellement trop fort. Il devina qu'il allait le subir à partir de
ce jour, et que c'en était fait de son rêve. Il avait aimé cette femme
du plus sublime amour; elle le tenait maintenant par ce qu'il y avait de
plus obscur et de moins noble en lui. Quelque chose était mort dans sa
vie morale, qu'il ne devait plus jamais retrouver. C'était un de ces
naufrages d'âme que ceux qui les subissent sentent irrémédiables. Il
avait cessé de s'estimer, après avoir cessé d'estimer sa maîtresse. La
Dalila éternelle avait une fois de plus accompli son oeuvre, et, comme
les lèvres de la femme étaient frémissantes et caressantes, il lui
rendit ses baisers.




XII


Quinze jours environ après cette scène, Hubert avait recommencé de dîner
en ville et de sortir presque tous les soirs, à la grande stupeur de sa
mère, qui, après s'être tue devant un chagrin sur lequel elle était
impuissante, rencontrait maintenant chez son fils un air de fièvre
enivrée qui l'épouvantait. Elle ne put s'empêcher de s'ouvrir de cet
étonnement à George Liauran, un soir que ce dernier était venu, comme de
coutume, prendre sa place dans le petit salon témoin de tant d'agonies
de la pauvre femme. Le vent soufflait au dehors, comme dans la nuit où
le général Scilly avait commencé de songer au malheur de ses amies; et
le vieux soldat, qui était, lui aussi, sur son fauteuil ordinaire, ne
put s'empêcher de constater combien ces quelques dix mois avaient
produit de ravages sur les deux veuves.

--«Je n'y comprends rien, répondit George à l'interrogation de sa
cousine; Hubert et moi nous n'avons pas eu d'entretien; il est certain
que son désespoir est inexplicable s'il n'a pas cru à la faute de Mme de
Sauve, et il est certain qu'il est de nouveau au mieux avec elle.

--«Après ce qu'il sait, dit le comte, il n'est pas fier.

--«Que voulez-vous? reprit George, il est comme les autres.»

Mme Liauran, couchée sur sa chaise longue, tenait la main de Mme Castel,
tandis que son cousin prononçait cette parole, dont il ne mesurait pas
la portée. Les doigts de la mère et ceux de la vieille grand'mère
échangèrent une pression par laquelle les deux femmes se dirent l'une à
l'autre la souffrance dont ni l'une ni l'autre ne devaient jamais
guérir. Elles n'avaient pas élevé leur enfant pour qu'il devînt comme
les autres. Elles entrevoyaient la métamorphose inévitable qui allait
s'accomplir dans Hubert, à présent... Hélas! c'est une profonde vérité,
que «l'homme est tel que son amour;» mais cet amour, pourquoi et d'où
nous vient-il? Question sans réponse, et, comme la trahison de la femme,
comme la faiblesse de l'homme, comme la vie même, cruelle, cruelle
énigme!

Londres.--_Juillet-Septembre 1884._




SAINT-GERMAIN.--IMPRIMERIE D. BARDIN ET Cie.





End of the Project Gutenberg EBook of Cruelle Enigme, by Paul Bourget

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and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation information page at www.gutenberg.org


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
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The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
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Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact

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