Vingt jours en Tunisie

By Paul Arène

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Title: Vingt jours en Tunisie

Author: Paul Arène

Release date: March 3, 2025 [eBook #75517]

Language: French

Original publication: Paris: Alphonse Lemerre, 1884

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VINGT JOURS EN TUNISIE ***






  VINGT JOURS
  EN TUNISIE
  (Août 1882)




DU MÊME AUTEUR


Nouvelles et Contes

  La Gueuse parfumée.
  Au bon soleil.
  Paris ingénu.
  La Vraie Tentation du Grand Saint Antoine.


Théâtre en vers:

  Pierrot héritier.
  Le Duel aux lanternes.
  Les comédiens errants, (en collaboration avec M. Valery Vernier).
  Le Char (en collaboration avec M. Alphonse Daudet).
  L’Ilote, (en collaboration avec M. Charles Monselet).


3069.--ABBEVILLE.--TYP. ET STÉR. A. RETAUX.




  PAUL ARÈNE

  VINGT JOURS
  EN TUNISIE


  PARIS
  ALPHONSE LEMERRE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31

  MDCCCLXXXIV




A MON FRERE

JULES ARÈNE

VICE-CONSUL DE FRANCE

à SOUSSE




VINGT JOURS EN TUNISIE




LE PUITS DES SARRAZINES


--... Les théâtres ne rouvrent pas encore, j’ai quinze ou vingt jours
devant moi, je viens d’apprendre que la Goulette est à trente-six heures
du fort Saint-Jean, et je m’en vais en Tunisie.

--Bonne idée, au mois d’août!

--Le mois du Ramadan...

--Oui! avec quarante-deux degrés à l’ombre.

Là-dessus, Marius, qui connaît les États barbaresques pour y avoir placé
d’innombrables pelotes de fil au tambour, m’emmena chez un chapelier et
me fit acheter un casque blanc en moelle de sureau.

--Maintenant, tu peux marcher. Coiffé comme cela, on se fiche du soleil
et l’on est respecté des Arabes.

En attendant, ce casque m’a fort rendu service dans une suprême partie
de pêche organisée pour solenniser mes adieux par le brave Rabastoul, un
vieil ami à Marius et à moi qui, bien plus loin que Montredon, sur
l’aride côte marseillaise, possède un cabanon croulant et délicieusement
solitaire.

Une après-midi presque africain déjà, tant à cause de l’enragé soleil
que des étonnantes histoires turques dont nous régale Rabastoul.

--«... Oui, disait-il, vous vous plairez là-bas, très certainement, chez
ces braves Turcs de Tunisie! De tout temps nous avons eu en Provence
comme qui dirait un faible pour les Turcs.»

Rabastoul se tut, préoccupé qu’il était de donner le suprême tour de
main à la bouillabaisse; et, pendant un moment,--sous l’abri de roseaux
secs où s’entortille une courge en fleurs, dans cette calanque perdue
dont le sable est si blanc et l’eau si claire qu’on y voit circuler la
dorade, et les oursins avec les langoustes se promener au fond--un
silence régna, troublé seulement par les pétarades des pommes de pins
s’enflammant, le murmure de la marmite et le glou-glou des rochers creux
qui s’emplissent et se dégorgent au lent va-et-vient de la mer.

Puis, quand la bouillabaisse fut à point, et tandis que, dans un nuage
de safran, sur la coquille de grande nacre qui sert de plat chez nos
pêcheurs, les tranches molles et bien taillées s’imbibaient d’un jus
couleur d’or, Rabastoul, s’étant servi avec discrétion les deux moitiés
d’une rascasse, recommença, sans perdre un coup de dents ni une lampée
de vin, à nous exposer ses idées:

                   *       *       *       *       *

--«... Les Turcs? de braves gens, en Alger surtout. On fut longtemps
amis avec eux, puis, un beau jour, on s’est brouillé. Toujours des
histoires de femmes!»

                   *       *       *       *       *

Et comme je contestais son point de vue historique, lui faisant
remarquer qu’après tout les femmes avaient été pour peu de chose dans le
coup d’éventail de 1830, dans la déclaration de guerre, le bombardement
d’Alger et la prise de la Smala:

                   *       *       *       *       *

--«Il s’agit bien, s’écria Rabastoul, de votre Abd-el-Kader et de
Louis-Philippe? C’est de nous autres que je parle, de nous autres les
Provençaux; et nous avions, de Mounègue jusqu’à Marseille, rompu la
paille avec les Turcs pour notre compte, des années et des années avant
que votre Louis-Philippe et Abd-el-Kader fussent nés.»

                   *       *       *       *       *

Il y avait, près de l’endroit où nous déjeunions, un puits recouvert
d’une tourelle, au bord des flots, presque en pleine grève, d’une eau
bonne à boire cependant, et supérieure, tant le seau la remontait
glacée, pour y mettre le vin fraîchir.

                   *       *       *       *       *

--«Vous voyez ce puits? continua Rabastoul, c’est un vieux puits. Des
tuiles manquent à son toit que le mistral a épointé, et les pierres en
sont rongées par l’air marin et le clair de lune.

Dans les anciens, très anciens temps, ce puits était l’unique puits d’un
village qui existait alors et qui n’existe plus sur le coqueluchon du
Cap.

De sorte que chaque soir, à la bonne du jour, quand le soleil couchant
fait souffler la brise du large, les femmes et les filles descendaient
remplir leur cruche au puits et causer autour de choses ou d’autres.

Mais voilà: les Turcs, qui sont des malins, connaissaient cette
habitude; et tous les mois, tous les deux mois, selon les besoins, ils
envoyaient une tartane avec des pirates qui, arrivant sans mener bruit,
se tenaient cachés tant qu’il fallait, tranquilles leur mât abattu,
là-bas derrière cette îlette, et ensuite l’heure venue, se précipitaient
vers le puits, poignard aux dents et en poussant des cris sauvages,
crevaient les cruches à grands coups de pied, et emportaient femmes et
filles par delà le golfe du Lion dans des capitales barbaresques.

Ceux du village, un peu froissés les premières fois, ne se fâchaient
plus maintenant; vous allez comprendre pour quoi.

D’abord, chacun savait que là-bas les Provençales n’étaient pas à
plaindre. Bien traitées, bien nourries, parfumées à l’essence de rose,
et habillées de colliers en or, souvent on les nommait sultanes. Tout
cela, comme on peut penser, flattait l’amour-propre des familles. Sans
compter que, de temps en temps, quand une occasion se présentait, elles
écrivaient de belles lettres avec de l’argent turc dedans pour consoler
parents ou maris en leur permettant de vivre bourgeois. Ils s’achetaient
alors des olivettes et des vignes. Une fille enlevée, assez jolie,
c’était quasiment la fortune...

Et d’autres avantages encore!

Par exemple, si une jeunesse un peu trop coureuse avait, comme une
cavale débridée, laissé tomber un fer en route, et que son galant
refusât de le ramasser:

--C’est bien, Tistet, j’irai au puits.

--Va au puits, Myette...

Et elle allait au puits, pécaïre! et les Turcs étaient bien contents.

De même pour les demoiselles sans dot, les veuves qui ne renoncent pas,
et les ménagères mal en ménage.

A cette bienheureuse époque on ne connaissait par ici ni femmes séparées
ni vieilles filles. Le monde vivait dans le contentement et la concorde.
Pas besoin d’huissiers, de juges de paix ou de notaires! Ces honnêtes
brigands de Turcs étaient chargés d’arranger tout.

Bientôt le puits devint célèbre. Toujours quelque femme, quelque
fillette rôdait autour, s’attardant, espérant les Turcs. Même à la fin,
pour simplifier, les Turcs avaient la politesse d’annoncer leurs coups
huit jours à l’avance en hissant à la cime d’un pin le terrible drapeau
vert et rouge surmonté d’une tranche de pastèque, qui est le croissant
comme chacun sait.

Ce fut alors une vraie foire. Voulez-vous des filles? en voilà des
filles! Il en venait d’un peu partout, la cruche au bras, sous prétexte
de chercher de l’eau. Il en venait de la plaine et de la montagne:
d’Arles avec le ruban flottant qui fait si bien contre les joues brunes;
de Nice avec le petit chapeau plat pareil à un champignon blanc; et des
Avignonnaises coiffées de la catalane, et des Marseillaises qui toujours
rient, le front encadré de frisons noirs dessous le bonnet en coquille.
Ils n’avaient plus assez de barques, les Turcs! Les Turcs ne savaient
plus où donner de la tête.

En ce monde, tout s’use, hélas! les fils les plus longs ont un bout, et
il arriva un moment où l’affaire se gâta. Entre nous, il y eut de la
faute des Turcs.

Jamais on ne leur avait rien dit, bien loin de là: tous amis, tous
frères. Chacun se faisait un plaisir d’offrir la tournée de muscat quand
ils passaient devant une bastide.

Que voulez-vous? Les gredins abusèrent!

Un jour--ils n’étaient pas venus depuis longtemps--un jour, sur le bleu
de la mer, on distingua des voiles blanches:

Les Turcs! ce doit être les Turcs!...

Grand remue-ménage là-haut. Les plus pressées sautent sur la cruche et
dégringolent du côté du puits.

C’étaient bien les Turcs, en effet. Seulement, pour cette fois-là, les
Turcs ne venaient pas chercher des femmes. Au contraire! Il y avait chez
eux un trop-plein, et l’idée leur était poussée de nous rapporter en une
fois toutes les vieilles, celles qu’ils avaient enlevées vingt ans,
trente ans auparavant. Vous voyez d’ici le cadeau!

Ah! mes amis de Dieu, ce fut une belle bataille. Mon saint homme d’oncle
n’avait que cent ans alors qu’il me la raconta. Sitôt qu’on sut de quoi
il retournait, avec des fusils et des haches tout le village descendit.
On en tua des Turcs et des Turcs! Le puits fut comblé de corps sans
têtes; et il y avait sur le sable tant de têtes coupées et de turbans
que la plage, disent les anciens, ressemblait à un champ de citrouilles.
Les Turcs durent se rembarquer, ramenant au pays d’où ils étaient venus
leur chargement de vieilles femmes. Et même à partir de ce moment, plus
jamais on n’a revu de Turcs!

Comme souvenir de l’événement, le puits garde encore aujourd’hui le nom
de _Puits des Sarrazines_.

                   *       *       *       *       *

--Parce que, conclut Marius en soulignant d’un verre de vin la fin
du récit et de la bouillabaisse, parce que, du temps des
arrière-grands-pères, les Turcs, quand ils allaient sur mer,
s’appelaient plutôt Sarrazins.




EN MER


Le cadran des Accoules marquait six heures du soir. Quelques minutes
après, non sans un certain chatouillement intérieur d’orgueil, tempéré,
à vrai dire, par de vagues appréhensions de mal de mer, je m’accoudais,
dominant les quais et la fourmilière des nouveaux ports, à l’arrière de
la _Ville de Naples_, qui soufflait la vapeur par toutes les bouches de
sa machine et carillonnait le départ.

Adieu Marius, adieu Marseille!

Marius n’est déjà plus qu’un point noir. Marseille, au contraire, à
mesure que le navire s’éloigne et prend du champ, Marseille avec sa
forêt de mâts, ses clochers, ses tours, semble grandir et se hausser sur
l’eau. Des collines, invisibles jusque-là, apparaissent derrière les
maisons; et, comme le soleil va plongeant, les longues jetées régulières
barrent la mer bleue de lignes rouges. Puis, plus vite qu’elle n’avait
grandi, la ville se fit petite; lointaine déjà, je ne la distinguais
plus qu’avec peine, quand, subitement, comme derrière un rideau qu’on
tire, elle disparut au tournant d’un cap.

                   *       *       *       *       *

Premier repas à bord, charmant et tout parfumé de sensations nouvelles,
dans une de ces magnifiques salles à manger de la Compagnie générale
transatlantique, dressées au-dessus du pont comme un château d’arrière,
et dont le toit, qui forme terrasse, sert de promenoir aux passagers.
Des lustres, un piano, des tapis, des lambris de marbre, avec--ce qui
vaut mieux pour l’appétit--l’air de la mer et de la lumière circulant
partout librement. Le commandant Baudin, qui préside, prodigue à sa
voisine, novice comme moi en fait de navigation et tout enthousiasmée,
une foule de renseignements dont je fais sournoisement mon profit. Peu à
peu les langues se délient. Tandis qu’à droite un jeune Tunisien me
parle de Paris où il vient de passer trois semaines; tandis qu’à gauche
un brave Marseillais, ancien capitaine caboteur, maintenant «retiré dans
le commerce», me donne son adresse et me charge de le renseigner à mon
retour, puisque je compte aller jusque-là, sur le prix que valent les
_cornes et onglons_ à Kairouan; en face de moi, dans l’encadrement, pas
plus grand que la portière des wagons, d’une fenêtre ouverte, le roulis
me montre alternativement un pan de ciel bleu, une lieue de mer et les
rocs blancs et nus qui sont la côte de Provence. Ce jeu de cache-cache
entre l’azur uni du ciel et l’azur pailleté de la mer, ces crêtes
dentelées qui, de trois secondes en trois secondes, ont l’air de venir
regarder dans votre assiette, produisent d’abord un effet quelque peu
troublant; mais à la fin l’estomac s’y habitue.

Quand on remonte sur le promenoir, les côtes ont disparu et la nuit
tombe. La nuit, voilà qui m’inquiète! Aussi est-ce avec un peu de vague
à l’âme qu’après une heure ou deux passées à contempler les flots et les
étoiles, après un thé somnolent où la plupart des convives manquent, je
regagne ma cabine et mon lit.

Elle est confortable, la cabine, on n’est pas trop mal dans ce lit. Sur
la lampe, qui m’éclaire de l’extérieur et que défend un grillage, j’ai
rabattu les deux petits battants en cuivre pareils aux volets d’un
triptyque; mais un rayon de lune arrive par la lentille du hublot. La
mer, avec son large bercement, amène vite un sommeil léger, transparent,
au travers duquel, entendant l’hélice ronfler, je rêve confusément de
rouets monstrueux et de gigantesques nourrices.

                   *       *       *       *       *

Des bruits me réveillent, il est onze heures.

--Bien le bonjour! me crie le négociant en cornes et onglons, qui sort
de la cabine d’à côté; tout de même sans nous en apercevoir, nous avons
déjà fait la moitié du voyage.

                   *       *       *       *       *

L’après-midi est longue, et le spectacle, au milieu de cet immuable rond
bleu, finirait par devenir monotone, bien que les flots varient d’aspect
suivant que le soleil monte ou que le vent change, tantôt immobiles et
lourds, tantôt s’éclaboussant de bulles d’or, puis agités, frisés,
neigeux, rebroussés en claires poussières où jouent des reflets
d’arc-en-ciel. Mais il y a les surprises du voyage: un mât à l’extrême
horizon, une fumée entrevue, un verdier émigrant, sorti on ne sait d’où,
qui vient se reposer sur les vergues, un goëland qui plane rasant l’eau
et, retourné d’un subit coup d’aile, montre son ventre blanc, s’argente
et se fait invisible au milieu des blancheurs d’écume. Et les marsouins!
Oh les marsouins! Ils ont d’abord cabriolé au large, et, navigateur sans
expérience, je les prenais pour de gros thons. Ensuite ils se sont
rapprochés, faisant mine de vouloir défier en vitesse la _Ville de
Naples_.

Tout le monde, afin de mieux voir, était passé sur le gaillard d’avant.
Vous vous figurez peut-être le marsouin comme un poisson ondoyant et
souple, pareil à ces dauphins classiques qu’on sculpte aux bas-reliefs
des fontaines? Pas du tout: rigides et taillés droit comme un cuirassé,
la queue en V, le nez en groin, ils sont trois qui courent sous la proue
sans qu’on voie frémir leurs nageoires. De temps en temps ils sautent
hors de l’eau, d’un saut balourd, tout d’une pièce. A la fin pourtant
ils se fatiguent à filer ainsi tant de nœuds. Un d’eux lâche pied, si
j’ose m’exprimer ainsi, aussitôt un autre l’imite. Le troisième, par pur
amour-propre, persiste quelques instants encore; mais à son tour il
plonge et disparaît, au moment précis où la cloche du bord sonnant pour
le dîner semble annoncer la fin de la lutte et la victoire du paquebot.

Le soleil tombait, et ses rayons horizontaux éclairaient au loin, sur
notre gauche, les côtes sauvages de Sardaigne.

--Demain matin, me dit le commandant, si vous êtes sur le pont de bonne
heure, vous pourrez voir l’Afrique se lever.

Le lendemain, un matelot pieds nus est en train d’éponger le pont. Je
lui demande:

--Qu’aperçoit-on là-bas dans la brume?

Il me répond:

--C’est la terre en grand.

Des hauteurs arrondies, boisées de myrtes bas qui prolongent jusque dans
la mer leur tapis de verdure sombre; çà et là, des traces de culture, un
carré rougeâtre... Voilà donc l’Afrique! J’avais rêvé d’un abord plus
farouche cette vieille terre, mère des monstres. Il fait d’ailleurs très
frais, et je cherche le soleil. Maintenant la _Ville de Naples_ suit les
côtes, sa proue tournée vers l’Orient. Quelques points blancs qui sont
des marabouts, des lignes blanches qui sont des villes. On nomme
Bizerte, Porto-Farina. Puis nous doublons une pointe, et un village
m’apparaît en l’air, au milieu d’oliviers, avec des toits plats, des
coupoles, le tout d’un éclat vif et doux, dans la gaie lumière du matin,
comme de la neige teintée d’un peu de rose.

Ce village est Sidi-bou-Saïd, et ce cap est le cap Carthage. Plus loin
et plus bas, au ras de l’eau bleue, des bastions, un minaret, un
clocher: la Goulette; et derrière, Tunis, qu’il faut deviner au fond de
son lac.




LA GOULETTE


J’essaye de débarquer, non sans peine! car la Tunisie n’a pas de ports
et les navires sont obligés de mouiller l’ancre en rade assez loin du
rivage. Le passager qui veut se faire conduire à terre devient alors la
proie de bateliers braillards et bariolés qui, avant même que l’escalier
mobile fût descendu, avant que la _Ville de Naples_ fût arrêtée,
accrochaient à ses flancs leurs embarcations, criant comme des sourds et
se disputant la bonne place à coups de rames, au risque de chavirer dans
les derniers remous de l’hélice. Un fonctionnaire malpropre et digne,
avec la redingote à innombrables boutons et la chechia timbrée d’un
ornement en cuivre repoussé--insigne des administrations beylicales--qui
représente un croissant entre deux drapeaux, tapait dans le tas, à tour
de bras, pour mettre un peu d’ordre. La politique du bâton a quelque
chose qui d’abord répugne à notre délicatesse française, et pourtant, il
faut bien le dire, sans le bâton de l’homme en redingote, nous serions
tous encore à bord.

Je me trouve assis dans une barque à côté d’une jeune femme, d’une
modiste, missionnaire du chiffon et du ruban fripé, qui vient prêcher à
Tunis la bonne nouvelle de nos élégances. En proie aux mélancolies du
premier exil, elle contemple avec un dégoût mêlé d’effroi, touchant ses
genoux, sur le banc transversal où les rameurs s’accotent, un orteil
monstrueux, l’orteil nu d’un nègre. Près du nègre, les pieds nus
toujours, rament un vieil Arabe et un garçonnet de quinze ans. Très
brun, il a des yeux bleu clair et de beaux cheveux blonds frisés.
«Pauvre petit!» soupire la modiste. Enfant de l’amour et du hasard, né à
Malte de quelque matelot anglais, l’ardent soleil n’a pu lui noircir que
la peau.

Détails frivoles, si l’on veut, et indignes d’être enregistrés par un
voyageur qui se respecte. Mais qu’y faire? C’est ainsi que d’abord la
Tunisie s’est révélée à moi, avec la bizarrerie de ses procédés
administratifs et son curieux mélange de races.

                   *       *       *       *       *

Nous voici enfin dans la Goulette, large canal gorgé d’eau noire qui
joint la mer au lac et sert de port. La Goulette a pour garde les murs
blancs d’un fort armé d’énormes canons en fonte, soigneusement passés au
goudron, mais de forme antique et paradoxale, qui doivent pour le moins
remonter aux temps de Charles-Quint et du corsaire Barberousse. En
verrons-nous de ces inutiles canons, dans notre voyage! La côte
tunisienne en est toute hérissée.

On nous débarque; il s’agit de payer au chef des rameurs le prix de
cette courte traversée. «Dites que vous êtes passager de troisième
classe», me souffle à l’oreille le marchand de cornes et onglons.
«Pourquoi?--Vous verrez.» Un peu par loyauté, beaucoup par vanité
française, car la modiste est toujours là, je déclare ma qualité de
voyageur en première. C’est 3 francs! Pour le même voyage, fait sur le
même banc, sur le même bateau, le prudent Marseillais, grâce à un petit
mensonge, s’en tire moyennant 50 centimes. Il m’explique qu’en Tunisie
marchandise et travail n’ont pas de prix bien arrêté. Un couffin de
dattes, un panier de figues vaudront indifféremment une piastre si vous
avez le gousset garni, ou deux caroubes, c’est-à-dire moins de deux
sous, si vos habits montrent la corde. Le tout en conscience, sans que
le marchand pense à mal, par une vague conception de communisme oriental
et de fraternité musulmane qui veut que, tout étant à tous, les plus
riches payent pour les plus pauvres.

Ayant laissé mon bagage à bord, je ne fais que passer devant la douane,
où un nègre,--toujours des nègres!--un nègre en magnifique turban de
soie fouille et retourne de ses mains couleur de charbon une malle de
femme pleine de chemisettes brodées.

Le soleil, supportable en mer, semble s’être fait brûlant tout à coup.
Un pont-levis, enjambant le canal, traversé, je me réfugie dans un café,
sur une placette qu’ombragent des arbres assez verts alignés à
l’européenne, et où un maigre filet d’eau pleure dans une vasque en
simili-bronze. Il est onze heures du matin à peine, et le commissaire du
bord a affiché le départ pour six heures du soir. Mais les bateliers et
manœuvres indigènes n’auront pas terminé leur besogne de sitôt, exténués
qu’ils sont par le jeûne du Ramadan. J’aurais donc tout le temps d’aller
jusqu’à Tunis. Mais on est bien ici à regarder la foule et son agitation
paresseuse, cohue de burnous blancs et de dalmatiques à ramages que
traversent un âne, un chameau, une chiourme de forçats balayeurs joyeux
et bien portants malgré leurs bruyantes entraves, un soldat du bey
triste et mal nourri, des Mauresques voilées, des Juives coquettes et
grasses dans leur original et troublant costume de ville, une grande
_carrossa_ délabrée que mène un cocher tout en or, ou une corvée de
troupiers français vêtus de toile blanche et portant des gamelles.

Au résumé, sur un fond de couleur locale, on sent trop ici le voisinage
de la cour mi-européenne du Bardo, de nos casernes et du port. Ce n’est
qu’un à-peu-près d’Orient, l’Orient frelaté des Échelles.

Il sera sage de réserver ma fraîcheur d’impressions pour l’Orient
presque intact, encore endormi, que cache là-bas le cap Bon, couché en
travers de l’immense rade éblouissante où la _Ville de Naples_ fait sa
vapeur, mouillée un peu en avant des cuirassés de notre flotte de
guerre, et que sillonnent quelques speronares légers et une tartane
adriatique dont la voile brune porte, visible au loin dans l’air
transparent, l’image barbare d’un saint.

Vains projets! J’ai manqué le bateau: je l’ai manqué, parce que, dans ce
pays étrange et nouveau, dans cette émotion de l’arrivée, on perd comme
en un rêve le sentiment du temps et de l’heure; parce que le soleil, en
tournant, m’a chassé de la table que j’occupais; parce que la flânerie
est douce à travers l’imprévu des rues de la Goulette; parce que je me
suis arrêté plus longtemps qu’il n’aurait fallu, inconscient, le dos
dans un coin d’ombre, à contempler, avec ses murs blanchis à la chaux,
son escalier de pierre sans rampe où une femme est assise, son puits en
faïence et son figuier, une cour de maison si blanche qu’elle en
paraissait légèrement bleue, comme si dans la claire atmosphère un peu
de l’azur du ciel s’était dissous et flottait; parce que, ô contraste!
j’ai fait la découverte originale de ce que l’Orient peut contenir de
comique en m’égarant dans l’arsenal encombré d’une invraisemblable
artillerie, où la flotte de la Régence est représentée par une chaloupe
en train de pourrir sur son chantier, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un
amiral pour elle seule; parce que j’ai suivi un jeune eunuque noir, une
serviette d’avocat sous le bras, correct et grave sous sa redingote, se
dirigeant à grandes enjambées vers le mignon palais d’été que le bey
Mohammed s’est bâti au milieu de l’eau; parce que j’ai voulu dîner,
séduit par la beauté du paysage et aussi par une assiette d’énormes
crevettes rouges dix fois grandes comme les nôtres, sur la terrasse d’un
restaurant en vue de la mer; parce que le batelier mal blanchi qui
devait me prendre et m’avertir de l’heure est arrivé en retard,
abominablement gris d’absinthe et de vin de palme; parce que cela était
écrit, et pour une foule de raisons encore!

                   *       *       *       *       *

D’ailleurs, tout s’arrangera pour le mieux. Des passagers m’ont vu; ils
pourront rassurer le commandant et certifier que je ne suis point mort.
Mes malles sont dans ma cabine; on songera certainement à les déposer à
Sousse, où j’arriverai par le prochain bateau, c’est-à-dire dans trois
jours.

En attendant, j’ai trouvé tout de suite ici pour passer ma nuit une
installation originale. C’est la coutume à Tunis, parmi les gens riches,
de venir, quand ils en ont le temps, à la Goulette respirer la brise de
mer. Beaucoup de négociants y possèdent un pied-à-terre; ceux qui ne
sont pas propriétaires ont la ressource de louer pour la saison dans
l’établissement des bains une cabine que chacun meuble à sa guise. Un
aimable Maugrabin, à qui on me présente, veut bien me céder la sienne
pour un soir. Je serai à souhait dans cette baraque en bois, sur ce
divan couvert de tapis dont la bigarrure violente me dépayse et me
charme. La fenêtre donne sur la mer et une trappe pratiquée dans le
plancher permet de descendre jusqu’à l’eau salée que j’entends clapoter
entre les pilotis, sous ma couchette. La lumière éteinte, la chambre
éclairée vaguement par le reflet de la mer et des étoiles, sommeillant à
moitié, je me figure voir la trappe se soulever, tandis que des sirènes
africaines, des sirènes noires, se dressent en riant sur leur queue
écaillée pour regarder l’étranger dormir.

Au réveil, mon premier soin est d’ouvrir la trappe; et cela m’amuse
d’aller au bain comme un bon bourgeois irait à sa cave.




TUNIS, HAMMAN-LIF


Le voyage est plaisant de la Goulette à Tunis, par ce chemin de fer
improvisé, sorte de tramway à vapeur primitif et commode, avec ses
lourds wagons disgracieux mais ouverts au grand air et munis de
plates-formes où l’on circule. A gauche, la lagune aux bords sablonneux
peuplés d’oiseaux d’eau; à droite, des coteaux bas sur lesquels de
nuages promènent leurs ombres, plantés d’oliviers trapus au feuillage
dur et qui ne s’argente pas au vent comme nos oliviers de Provence.
Derrière nous, la Goulette, ligne mince et blanche entre le lac et la
mer.

                   *       *       *       *       *

A Tunis, où sans que la locomotive s’essouffle, on arrive en une
demi-heure, j’ai tout de suite trouvé le bon endroit pour voir la
population défiler. C’est une petite place entourée d’arcades, dans
l’ombre d’une haute porte à créneaux, très historiée, que décore une
inscription arabe gravée sur le marbre: _Bab-el-Bahr_, la porte Marine.

Un pittoresque fort mêlé! Deux grandes maisons à l’italienne, le toit
couronné de balustres, la façade superposant les colonnes fines de deux
loggias; à côté, une maison mauresque aux murailles nues, portant,
collée à ses parois comme un gigantesque nid d’hirondelle, la grille
ventrue d’un moucharabi. Sous les arcades, une sorte de boutique qui est
la Bourse, et, me tirant l’œil par son enseigne en français et
l’antithèse de deux mots hurlant de se rencontrer: la _Pharmacie
carthaginoise_!

On dirait que le vieux Tunis tout entier, Européens, Maltais, Arabes et
Juifs, se vide par cette unique porte. Voici l’Orient pacifique: un
indigène à turban vert, le nez chaussé de grandes lunettes rondes; jambe
de ci, jambe de là, sur une selle en belle tapisserie, et tranquille
comme à son comptoir, il s’en va doucement, Allah sait où, au trot de sa
mule. Quelque négociant! car on trouverait, en y regardant, pas mal
d’épicerie au fond de ces âmes barbaresques. Seulement, fils heureux
d’un pays de lumière, ils éprouvent le besoin de s’habiller de couleurs
tendres pour piler leur poivre et débiter leur cannelle.

                   *       *       *       *       *

Et voici l’Orient guerrier! Un vulgaire banc de bois peint en vert
sépare le café où je me suis assis d’un autre établissement qui se
trouve être un poste de soldats; un homme trop brun, à barbe grise, à
figure de doux forban en sort, grignotant des gâteaux. Il a une veste
brodée et trois poignards démesurés, gaine d’argent, manche d’ivoire,
dans une ceinture de soie. C’est, paraît-il, le chef de la police; à son
air férocement débonnaire, j’eusse parié pour le bourreau.

Achetons, avant d’entreprendre notre promenade, un de ces bouquets à
l’odeur délicieuse, mi-naturels, mi-artificiels, faits de corolles de
jasmin enfilées sur des fibres de palmier, et que l’on vend enveloppés
d’une fraîche feuille de vigne. Les gens d’ici, riches ou pauvres,
bourgeois ou soldats, ce voleur qui passe et les zaptiés qui l’emmènent,
portent tous un de ces bouquets sur l’oreille, un peu penché, à portée
des narines. Mais je n’ai pas de turban, et, malgré mon envie, je n’ose
pas faire comme eux.

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Maintenant, au hasard de la découverte!

C’est une bizarre et particulière émotion que de se savoir citoyen pour
un jour de cette fabuleuse Thunes, dont rêvaient comme d’une Mecque
bohème les tire-laine du vieux Paris. Et, de fait, il y a du vieux
Paris, il y a quelque chose d’un moyen âge transporté sous le ciel
africain, dans cet enchevêtrement labyrinthique de rues tournant court
et d’impasses, de longs couloirs coupés d’arcades où l’ombre et le
soleil vont par tranches et se suivent sans se mêler, comme le vinaigre
et l’huile dans l’unique burette d’un pauvre homme. Portes basses et
murs aveugles; fenêtres en garde-manger où des houris, invisibles et qui
vous voient, arrosent un pot d’œillets ou de basilic; puis, au sortir de
ce silence, brusquement, avec un bruit d’écluse qui s’ouvrirait tout à
coup, les souks arabes ou juifs,--car je ne suis pas encore assez ferré
pour distinguer dans tout cela,--marchés couverts aux voûtes basses, aux
piliers enrubannés de jaune et de rouge, et, dessous, des brodeurs, des
selliers, des tisseurs, des marchands de fruits, de parfums et d’épices.
Le souk du Bey, avec ses boutiques régulières en bois découpé, jadis
marché aux esclaves, est aujourd’hui habité par des Juifs qui vendent
des tapis, des étoffes, ou bien fabriquent des calottes rouges foulées,
feutrées, tondues au ciseau et pressées dans des pressoirs à vis, sous
le regard du passant. Voici le souk aux vieux habits; un bric-à-brac des
_Mille et une Nuits_, une foule hurlante de gens à faces de pirates qui
se poussent, les bras levés, offrant aux amateurs des djebas, des
kmesas, des sourias, toutes sortes de costumes bariolés et de radieuses
guenilles. Parmi le vacarme, mendiant et quêtant à la porte d’odorantes
gargotes qui ont leur fourneau de terre sur la rue, un santon se promène
en habit de pénitent bleu avec des amulettes au cou. Il est roux,
fanatique et jeune, il me fait penser à Jésus-Christ.

Comment me retrouvai-je en plein soleil sur un chemin jaune et brûlé
longeant une pente que surmontent les murs effrités de la kasbah?
Au-dessous, va dégringolant en cascade blanche le faubourg arabe de
Bab-el-Djzira.

Décidément Allah me gâte et Tunis fait des frais pour moi! J’entends des
chants, des cris rythmés, des lamentations sur-aiguës. Je gravis un
talus en glaise sèche, et comme il se trouve de plain-pied avec l’étage
supérieur des maisons qui y sont adossées, je puis, passant de terrasse
en terrasse et me donnant le plaisir nouveau d’une promenade sur les
toits, arriver jusqu’à l’endroit d’où part l’étrange et mystérieuse
symphonie. Dans une étroite cour, une vingtaine de femmes se lamentent,
avec des salutations réglées et de grands gestes, devant une porte
ouverte d’où sortent les pieds raidis d’un cadavre. Deux d’entre elles
soutiennent par-dessous les bras une vieille femme échevelée. C’est une
cérémonie de funérailles. Je jette un regard et me retire, ne voulant
pas troubler d’une indiscrète curiosité ces bons musulmans dans leur
deuil. D’ailleurs, de tous côtés les chiens aboient, et un teinturier en
train d’étendre au soleil, sous les remparts, de longues pièces de
cotonnade bleue, vocifère de loin, à l’adresse du sacrilége roumi que je
suis, les plus épouvantables injures.

                   *       *       *       *       *

Montons toujours; le soleil pique, et voici justement, oasis rêvée, un
petit square aménagé à l’européenne autour du bassin où arrivent,
sortant de l’aqueduc en grosse gerbe bouillonnante, les eaux fraîches et
vierges du Zaghouan. La fontaine déborde et chante, un arbre fait ombre,
des gamins noirs et nus se baignent ingénument dans le bassin.

Une porte en fer à cheval, gardée par de pacifiques douaniers élevant un
mouton et des poules, ouvre sur la campagne. Mais des monticules pelés
interceptent la vue; je veux jouir du paysage et me décide à pénétrer
dans la kasbah. Nos soldats y campent. Ces grands murs en pisé, lézardés
fort pittoresquement, ont le ton et l’aspect de ruines romaines. Sous la
voûte en arabesque d’un marabout écroulé, mangent deux chevaux
d’officiers. Une large voie en plan incliné conduit sur des dessus de
casemates se prolongeant en bastion où poussent des herbes et des
ronces.

Enfin, la Tunisie m’apparaît: des minarets, des terrasses, des coupoles;
le Bardo, solitaire au milieu d’une plaine triste coupée d’un aqueduc et
semée de petits cubes blancs; à nos pieds, dans l’étendue déserte, entre
des plages basses et rouges, la Sebkha desséchée, incrustée de sel, a
l’éclat blanc et mat d’un grand plat d’argent non poli.

J’essaie de regagner l’hôtel. Encore des souks, encore des ruelles! et
des routes sombres, de douteux passages bordés de cabarets maltais et
d’habitations juives, où de grasses filles d’Israël, penchées derrière
les volets de leurs fenêtres ou debout à l’entrée d’un couloir revêtu de
faïences bleues, ont des regards d’une bienveillance troublante. Puis,
tout à coup, c’est un morceau de rue de village où le coq chante, un
jardin avec des dattiers qui regardent par-dessus le mur, des bananiers
aux feuilles molles, effiloquées, laissant pendre une fleur énorme,
violette et rouge, au bout du régime à moitié formé.

Évidemment je m’égare; mais dans cette lumière douce, cette fraîcheur,
ce silencieux va-et-vient d’ombres blanches, puisse mon égarement
longtemps durer!

Hélas! voici du bruit, de la poussière, une insupportable chaleur: c’est
le progrès, la civilisation, la ville européenne nouvelle, et l’hôtel de
Paris où, compensation insuffisante, la cloche sonne l’heure du
déjeuner... Car il paraît, chose invraisemblable, que j’ai fait cette
course folle en moins de deux heures.

                   *       *       *       *       *

Que devenir l’après-midi? Je ne voudrais pas recommencer ma promenade;
on gâte une sensation en insistant trop. D’un autre côté, ce grand hôtel
froid, d’un cosmopolitisme décoloré, et qui ressemble à tous les hôtels
du monde, est un triste séjour pour un affamé d’Orient. Si je faisais la
sieste? Mais ne fait pas la sieste qui veut, et je n’ai pas encore
appris à faire la sieste.

Tandis que je prends ma demi-tasse,--à l’européenne, ô rougeur!--sous
les arcades poussiéreuses d’un café neuf, peuplé de garçons rasés, et
qui affiche pour toute originalité d’avoir sa terrasse assiégée par une
quinzaine de cicerones décrotteurs, de douze à quinze ans, plus ou moins
juifs ou nègres, et d’employer en guise de chasseur un officier tunisien
lamentable et poli dont on garde le sabre au comptoir quand il va en
course, quelqu’un s’approche et me salue. Je reconnais Dario, l’ami
Dario Attia, le jeune Tunisien de la _Ville de Naples_, qui me croyait à
Sousse depuis deux jours et se montre affectueusement ravi de ma
mésaventure. Remuant et fin, d’une aimable et vive intelligence, mélange
d’Italien et d’Asiatique, car sa mère est des environs de Naples et son
grand-père venait d’Alep, quelque peu Israélite aussi, autant qu’on peut
l’induire de son profil très pur et de son regard noir, mais Israélite
sans fanatisme, Dario présente un fort sympathique spécimen de la fusion
des races en Tunisie, et de ce métal de Corinthe que l’on appelle un
Levantin.

Dario trouve tout de suite l’emploi de la journée. N’est-ce pas fête?
C’est fête, en effet; tout à l’heure, je me le rappelle, j’ai failli
assister à une grand’messe, étant entré,--comme je suivais, sans penser
à mal, un groupe de Maltaises brunes, à mâchoire solide, à pommettes
saillantes, belles sous leur cape de satin noir, quoique d’une beauté un
peu masculine,--dans une église d’aspect très catholique à l’intérieur,
mais précédée, en guise de parvis, d’une petite cour mauresque où les
fidèles, en attendant l’heure, marchandaient des souvenirs de Jérusalem,
menus objets en nacre et en bois d’olivier familièrement étalés sur le
pavé. C’est fête! Or un Tunisien qui se respecte va, les fêtes et le
dimanche, à Hammam-Lif, quand il ne va pas à la Goulette. Dario Attia me
donne, d’ailleurs, à entendre que le patriotisme au besoin me ferait un
devoir d’opter pour Hammam-Lif. Le chemin de fer de la Goulette,
sommairement construit par les Anglais, a été acheté, comme on sait, par
une Compagnie italienne, la Compagnie Rubbatino. Aussi les employés
affectent-ils de ne parler que l’italien et les affiches sont-elles
exclusivement rédigées dans la langue du Dante, ce qui ne laisse pas que
d’être gênant et même quelque peu vexatoire. Mais la ligne de Hammam-Lif
est française; et, comme lieu de plaisir et de bain de mer dominical,
Hammam-Lif commence à faire une sérieuse concurrence à la Goulette. Les
amis des Français vont à Hammam-Lif de préférence: Vivent la France et
Hammam-Lif!

Nous trouvons à la gare une foule endimanchée qui attend. Sauf quelques
chechias, quelques turbans, la note éclatante d’un costume juif, on
pourrait se croire un jour d’été à une gare de banlieue. Le train
contourne d’abord le lac, puis il suit la mer et vous dépose en plein
sable, sur une plage, au pied de montagnes arrondies, couvertes de
myrtes ras et se creusant en vallons agréables. Quelques maisons, un
café maure, un dar-el-Bey transformé en caserne, et l’établissement des
bains que je commets l’imprudence de visiter. Les étuves souterraines où
jaillissent des sources d’eau, bouillantes et fumantes, datent du temps
des Romains. Mais si les constructions paraissent romaines, les puces
qui y pullulent sont certainement d’importation arabe; seule la puce
arabe peut donner ainsi la sensation d’une aiguille de fin acier
s’enfonçant soudain dans la chair. Ces puces maigres et nerveuses
m’empêcheront longtemps d’oublier ma visite aux thermes d’Hammam-Lif.

J’ai pourtant essayé de les noyer. On se baigne là-bas, le long de la
plage, joyeusement, comme en famille; puis on mange et boit sur le
sable, mets quelconques et boissons tièdes que vend un mercanti, à
l’ombre de cabanes improvisées. L’installation est encore assez
primitive; mais le sable fin descend sous l’eau à très douce pente; le
paysage, entre la montagne et la mer, avec cet horizon de caps pareils à
des îles, rappelle, par la grandeur et l’intimité, le golfe de Naples et
le golfe de Juan. Sans même compter les eaux thermales, Tunis, aisément,
peut se faire là, pour remplacer la Goulette envahie et devenue ville,
un vrai paradis de baigneurs.

                   *       *       *       *       *

Le soir, de six à sept heures, tout le monde se promène sur la Marine,
qui est une superbe et large allée filant droit de la porte Bab-el-Bahr
au lac et aux Docks. A l’entrée, sont les constructions neuves de la
colonie européenne, de grands hôtels et des cafés, la Compagnie
transatlantique, la poste, les consulats, le palais du résident
français, une église. Mais les maisons s’abaissent peu à peu, et l’on
est bientôt dans une espèce de campagne çà et là bordée de bicoques et
de débits, quelque chose, moins les villas somptueuses et les platanes,
comme ce Prado de Marseille que je parcourais il y a quatre jours. La
ressemblance est même frappante, à cause de cette colline excoriée,
portant à son faîte les constructions blanches d’un petit fort, flanqué
d’un marabout, qui ne sont pas sans rappeler la chapelle et le fort de
Notre-Dame-de-la-Garde. Quelques haies en roseaux, bordant la route,
ajoutent à l’illusion. Et c’est là, sans doute, ce qui a inspiré cette
enseigne touchante: _Café Provençal_, posée à l’entrée d’une rustique
guinguette où, toute l’après-midi, de braves gens, exilés comme moi de
Sisteron ou de Barbantane, jouent aux boules dans la poussière en se
rafraîchissant de limonades et de sirops.

Derrière les grilles de l’Entrepôt se profilent les mâtures des petits
bateaux plats qui naviguent de Tunis à la Goulette. Tournant à gauche et
franchissant la ligne du chemin de fer, que ne défend aucune barrière,
je me suis trouvé au bord du lac. Dans la nuit tombante, des voiles se
voyaient encore. Le ciel et l’eau, d’un même ton, étaient d’un violet
gris plein de mélancolie. La plage, faite de détritus innommés, exhalait
une odeur de sentine et d’égout; et, au lieu des flamants roses dont
parlent les voyageurs, des milliers de chauves-souris, avec des cris
aigus, voletaient de leur vol palpitant d’oiseaux blessés.

Et c’est en me pressant que j’ai repris le chemin de Tunis, qui m’est
subitement apparu noir sur fond d’or, avec ses remparts, ses minarets et
ses dômes, comme toutes les cités barbaresques regardées au soleil
couchant.

                   *       *       *       *       *

Il y avait musique et foule sur la Marine.

Je n’ai pas voulu me laisser entraîner aux délices du Tunis nocturne
dont j’ai, d’ailleurs, entrevu en plein jour les ruelles mystérieuses et
grouillantes. J’ai même refusé d’entrer dans les brasseries nouvelles,
où l’on boit à l’instar de Paris une bière exécrable, servie par des
Hébé de douteuse fraîcheur, débarquées la veille de Marseille ou
d’Alger.

Le _Giardino Paradiso_ me tente un instant: on y joue la comédie en
italien, au fond d’une longue cour que recouvre une treille, de sorte
que les spectateurs ont sur la tête un plafond de feuilles vertes et de
raisins ambrés. Mais je m’aperçois avec terreur que la pièce, _Il Gobbo
alla corte_, n’est autre chose qu’une adaptation du _Bossu_. Je ne suis
pas venu à Tunis pour y retrouver Lagardère!

Enfin, le dieu du hasard et des voyages, prenant en pitié mon destin, me
fait découvrir un café grec, un peu de couleur locale. Une jeune femme,
vêtue de rouge et portant la calotte ionienne reluisante d’or, secoue
nonchalamment un tambour de basque et chante des couplets à la fois très
rythmés et très mélancoliques. Ce n’est point précisément la musique
grecque comme je l’avais rêvée. Les Turcs, depuis Orphée, ont
malheureusement passé par là. Je n’en veux d’autre preuve que l’air de
profonde satisfaction avec lequel l’auditoire, tout musulman, écoute, en
respirant ses petits bouquets de jasmin et en se chatouillant la plante
des pieds. La chanteuse n’est pas seule. Un violoniste maigre et noir,
coiffé du fez grec en forme de pot à fleurs, un vieillard à grand nez, à
moustaches de pallikare, grattant sur ses genoux une guitare à gros
ventre, constituent l’orchestre. Après chaque chanson, un long entr’acte
silencieux et désolé. Les spectateurs sont alors comme s’ils
n’existaient plus. La femme joue avec le chien. Le violon et la guitare,
les yeux levés au ciel, se perdent en rêveries, immobiles sur leur
estrade, derrière une table portant pour tout ornement un bocal où
circulent, tristes aussi, deux poissons rouges. Puis la femme renvoie le
chien, secoue les plaques en cuivre de son tambour, pousse une note
gutturale, et le concert recommence.

A minuit, j’écoutais encore, envahi de je ne sais quelle paresseuse
extase, et regardant, pendant les intervalles de silence, une vue
photographique de l’Acropole d’Athènes accrochée au mur.




CARTHAGE.--LA MARSA


On n’échappe pas à sa destinée! Il était écrit qu’après Tunis je verrais
Carthage. Voici comment la chose s’est faite. M. Cambon, notre ministre
résident, à qui, me rappelant des relations déjà lointaines, j’ai cru
devoir faire visite, m’invite ce matin à déjeuner dans son palais de la
Marsa. Il se rappelle, lui aussi, que nous nous sommes un peu connus,
dans les environs du Luxembourg, au temps de la verte jeunesse. De sorte
que, par une rencontre imprévue, nous pourrons, après vingt ans, en pays
barbaresque, causer des amis d’autrefois morts ou dispersés, et redire
quelques-uns des sonnets printaniers que Mérat et Valade publiaient
alors.

J’ai tout mon temps: le bateau qui doit me recueillir, arrivé de tantôt,
ne repartira que ce soir à six heures. Seulement, cette fois, il ne
s’agit pas de le manquer. Ayant transporté mon quartier général à la
Goulette, je loue, et la précaution n’est pas inutile, un carrossa pour
la journée. Quelles aventures a dû traverser ce carrosse,--car c’en fut
un!--avant de devenir carrossa et de s’échouer ainsi au fin fond de la
Tunisie? De fort grand air quoique délabré, roussi par le soleil, terni
par la poussière, on dirait d’un vieux gentilhomme en guenilles. Il a
des poignées ciselées où reste encore un peu d’argent, et des petits
singes musiciens exécutent un concert galant sur le vernis écaillé de la
portière. Hélas! Mais il faut savoir prendre son parti des choses: pour
visiter Carthage dans ce carrosse de Cendrillon, j’aurai, au lieu du
cocher poudré que réclamerait l’harmonie, un effronté Maltais de treize
ans, les pieds nus, brun comme une caroube, et qu’un invisible petit
bonnet garantit seul du grand soleil. Détail charmant: la rosse blanche
qui nous traîne a le bout de sa queue teinte en rouge vif.

Voilà donc Carthage! ce grand coteau pelé, fouillé, plâtreux, couleur de
ruine, où poussent des chardons et des fenouils, où, parmi l’herbe
sèche, à des fragments de marbre et de mosaïque se mêlent les crottins
menus, luisants et noirs des maigres moutons que garde là-bas un pâtre
en guenilles. Comme on côtoie le bord, j’entrevois sous l’eau des quais
noyés, des restants de môle, de grands murs, des talus de pierre qui
furent des escaliers, débris de ville pareils à un éboulement de
falaise. Avec les citernes, c’est à peu près tout ce qui reste de la
Carthage romaine, car, de la Carthage punique, les ruines mêmes ont
péri.

Les plus grandes citernes, situées vers le lac et que remplissait
l’aqueduc, sont habitées, paraît-il, et devenues un village arabe. Je me
contenterai, puisque aussi bien nous passons tout à côté, de visiter les
plus petites sans doute alimentées jadis par les eaux pluviales et dont
on aperçoit le sommet des voûtes affleurant le sol, près d’un petit fort
tunisien perché sur l’escarpement de la côte. Bien qu’aucun dallage ou
terrassement ne les recouvre, il fait frais à l’intérieur des citernes.
De ces immenses réservoirs carrés, souterrains dont l’enfilade se perd
dans la nuit, les uns sont obstrués de ronces, de figuiers sauvages, et
laissent voir, par leur plafond crevé, des trous de ciel bleu; d’autres
conservent un peu d’eau croupissante avec des reflets irisés qui
palpitent sur leurs parois. Des couples de pigeons viennent y boire; au
dehors, les cigales chantent et l’on entend le bruit tout voisin de la
mer. Les bassins, à mesure que j’avance, sont de moins en moins ruinés,
les couloirs plus sombres; et j’éprouve une terreur à la Robinson en
heurtant, près d’un orifice mystérieux plein de sonorités et de
ténèbres, des seaux, des cordes humides, un tonneau et un entonnoir.

Mon Maltais, qui attend à l’entrée en fumant sa cigarette au soleil,
m’explique que ces cordes, ces seaux, ce tonneau et cet entonnoir
appartiennent aux Pères blancs de la chapelle de Saint-Louis perchée en
haut de la colline. Il ajoute qu’ils ont un musée. Un musée? Des
étiquettes sur de vieilles pierres? Non! je n’irai pas voir les Pères
blancs, je n’irai pas voir leur musée.

Il se fait temps, d’ailleurs, de gagner la Marsa.

La Marsa est aujourd’hui pour Tunis, comme elle l’était pour Carthage,
la banlieue aristocratique, l’endroit préféré des élégantes
villégiatures. Un bouquet de cyprès, arbres de Grèce et d’Asie, rappelle
çà et là le souvenir des conquérants turcs. Mon conducteur nomme en
passant des villas de beys, de pachas et de kasnadars. C’est un de ces
palais que le ministre de France habite l’été.

Nous entrons: un vaste jardin où des lauriers-roses s’étiolent; une cour
revêtue de faïence, recouverte d’un grillage en fer qui laisse voir sur
le bleu du ciel des hirondelles perchées et les roses d’un rosier
grimpant, au tronc noir et noueux comme celui d’une vigne centenaire. M.
Cambon m’attend en haut d’un escalier superbe que décorent deux lions de
l’école de Canova et qui devraient être en brioche.

On se reconnaît, on déjeune en causant des choses de France et de jadis,
sous un de ces jolis plafonds arabes travaillés en gâteau de miel que
les ouvriers d’ici ne savent plus faire; puis on va fumer sur la
terrasse, assis à l’ombre, regardant la mer bleue jusqu’à l’horizon et
les ricochets du soleil dans l’eau. Tout à coup, notre béatitude est
troublée: des gémissements plaintifs, grinçants, monotones, déchirent
l’air. Encore l’envers du progrès! C’est la noria perfectionnée
installée depuis peu chez un seigneur du voisinage qui moud cruellement,
dans l’ennui des après-midi, cette insupportable musique. Combien me
semble préférable le vieux système carthaginois dont j’ai pu admirer
quelques spécimens sur la route: l’outre énorme, noire, pareille à un
redoutable dieu phallique, qui, silencieuse, puise l’eau et la dégorge
au lent va-et-vient d’un chameau.

Il paraît que j’ai passé auprès du Cothon sans le remarquer. Ce petit
port intérieur est, d’après M. Cambon qui l’a un peu découvert, le seul
vestige appréciable à l’œil nu de la Carthage primitive. Je promets et
me promets de lui rendre visite au retour.

C’est maintenant une lagune ronde, reluisante et blanche de sel, dans
une ceinture de cactus. Tout autour, à l’endroit où sont les cactus, se
rangeaient jadis les galères de la République. Au milieu, on voit encore
la petite île où étaient les bureaux du capitaine de port Hamilcar. Je
me rappelle avec stupeur la description démesurée que Flaubert en donne
dans _Salammbô_. Mais les rêves de l’art ne sont pas la réalité; et tant
mieux que Flaubert ait vu Carthage avec ses yeux grossissants de taureau
de Normandie.




ARRIVÉE A SOUSSE


On frappe: «Qui va là?» La porte s’ouvre; et, par l’entrebâillement,
m’apparaît un Maure souriant, noblement enturbané, qui porte la main à
son cœur, à sa bouche, et me fait signe qu’il est temps de me lever.

La porte se referme et je suis de nouveau dans l’ombre. Mais cette
vision a suffi, et, subitement, me reviennent,--vagues dans leurs
contours et colorés pourtant des plus vives couleurs comme certains
souvenirs de rêve,--tous les détails de ces vingt dernières heures:
notre départ de la Goulette à la nuit; l’avant du paquebot se peuplant
d’une pittoresque cohue d’Arabes étendus en travers du pont, la tête
sous le burnous, les pieds nus tournés vers les étoiles, et de tribus
juives installées par groupes, pour manger et dormir, sur des nattes et
des tapis; Sousse, vue du large au soleil levant, dans ses remparts
carrés que dentellent de fins créneaux, élégante, farouche et blanche,
d’aspect curieusement barbaresque, et se montrant tout à la fois, avec
le dessin de son enceinte, de ses maisons et de ses murs, comme les
Antioche et les Jérusalem d’une miniature moyen âge, ou comme une boîte
à joujoux dont on aurait enlevé le couvercle; mon débarquement sur
l’estacade fourmillante de soldats français et d’indigènes, mais où
personne ne m’attend; ma flânerie le long du môle; le marché en plein
air où l’on vend des poissons blancs, des poissons aiguilles, des
castagnores bariolées, des chiens de mer noirs et chagrinés, des thons
qu’on débite au couteau par larges tranches rouges, et aussi d’énormes
tortues à bec d’aigle pleurant le sang de leurs yeux crevés, sentant la
mer qu’elles ne voient pas et ramant dans le sable désespérément avec
des mouvements maladroits de phoque; et ces hommes demi-nus dans l’eau
qui taquinent le poulpe tapi entre les pierres, pêchent la crevette et
récoltent, pour en amorcer leurs nasses, de fraîches algues
transparentes, tandis que, près de là, quelques paysans en burnous, gros
bonnets de la haute ville ou des villages, tâtent, retournent, grattent
de l’ongle et font sonner, à l’aide d’un bâton promené sur la paroi
intérieure, de grandes jarres à l’huile, de forme antique, provenant de
l’île de Djerba. Puis l’entrée en ville par la porte Marine, dans une
épaisse poussière qui sent le musc et parsemée de queues de poissons et
d’arêtes; mon arrivée au consulat, où les deux janissaires Mahmoud et
Younès m’ont reconnu à l’air de famille et m’ont serré la main avec de
graves saluts; les embrassades fraternelles; le déjeuner succinct et la
sieste imposée, car, ici, paraît-il, le soleil, pire qu’à Tunis,
n’admettrait guère qu’un nouveau débarqué se promenât par les rues entre
dix et cinq heures.

--Sortons-nous?

--Un peu de patience, nous avons le temps d’ici à ce soir.

D’ailleurs nos voisins, gens fort aimables qui ont bien voulu
m’improviser une installation, viennent, pendant que je m’habillais, de
m’envoyer une tasse d’exquis café maure; je leur dois ma première
visite.

                   *       *       *       *       *

Ce sont de vieux Français établis à Sousse depuis quatre générations. Me
voilà tout de suite leur ami. En rien de temps, je connais l’histoire de
la famille. Ils s’appellent d’un nom très provençal, étant venus de la
Pène, petit village aux environs de Marseille, pour faire le commerce de
l’huile. D’abord, on logeait au _fondouk_, sorte de caravansérail, de
vaste auberge sans cuisine où les étrangers se cantonnaient, et c’est là
que les enfants et les arrière-petits-enfants naquirent. Plus tard, on
put bâtir une maison, s’acheter une campagne. La maison est belle,
plutôt française que mauresque, un peu mauresque cependant,--il y a là
une délicate nuance,--avec ses murs, blancs de chaux à l’extérieur, à
l’intérieur revêtus de faïences, sa citerne au coin de la petite cour
dallée, et les arceaux de sa galerie où se dessine un peu, mais si peu!
le caractéristique fer à cheval des architectures orientales. «Nous
irons un matin jusqu’à notre campagne, du côté de l’oued Laya, sur la
route de Kairouan. C’était charmant avant l’insurrection; il y avait un
moulin d’huile, des centaines de pieds d’oliviers, des champs qu’on
faisait cultiver par les Arabes des villages qui venaient s’installer
là, pour la durée du travail, avec leurs tentes. Et le verger! Oh! le
verger! des pêchers, des poiriers, du raisin, des grenadiers, des
roses,--ici un verger ne va pas sans roses,--et puis des herbages
(traduisez légumes), des herbages tant qu’on en voulait, grâce à un
puits intarissable qu’une source souterraine alimente. Mais
l’insurrection a brûlé, coupé, saccagé tout cela...» A travers les
descriptions et les regrets, je devine un idéal de cabanon, un rêve
marseillais réalisé en terre d’exil par l’aïeul.

Le fils de la maison, grand garçon souriant et doux, d’un flegme déjà
levantin, me raconte à ce propos ses belles peurs d’il y a deux ans,
quand les dissidents, par groupes de huit ou de dix, venaient galoper
jusque sous les remparts où se promenaient pour toute défense une
centaine de soldats tunisiens aussi peu belliqueux que des juifs. Un
jour, dans la haute ville, un Marocain fanatique avait poignardé un
Maltais en criant la guerre sainte. Ce jour-là on redouta un massacre,
on poussa les grands verrous de la porte donnant sur la rue, et les
enfants ne sortirent point.

C’est le grand souvenir!

A part cela, ils avaient toujours vécu d’une vie monotone comme celle
des vieilles provinces, dans leur cercle de famille patriarcalement
resserré.

Le père, qui a pour coiffure, lorsqu’il sort, la chechia rouge, et qui
garde chez lui la petite calotte blanche tricotée à jour qu’on porte
sous la chechia, me parle des choses antérieures à l’arrivée des
Français comme d’un temps vague et lointain. Vous diriez des gens
subitement réveillés et un peu endormis encore.

Je me laisserais aisément conquérir aux douceurs de la vie soussaine
dans ce grand salon meublé d’un sopha et de fauteuils Empire, dont la
majesté surannée contraste assez bizarrement avec les tapis aux vives
couleurs, les encoignures en bois découpé et les briques bariolées des
murs reluisant sous le demi-jour des étroites fenêtres grillées qui
s’ouvrent là-haut près du plafond.

Il y a dans l’air un parfum qui m’est inconnu; et ce parfum d’un pays
nouveau me pénètre délicieusement, comme l’âme même des choses.

Quand j’ai fait mine de partir, la petite Hersilie, _la Papouna_, comme
l’appelle sa vieille nourrice italienne et sourde, Hersilie qui, seule
en un coin, sans rien dire, couvait l’étranger de ses grands yeux noirs,
a voulu tout à coup, malgré sa mère, grimper sur mes genoux et mettre un
brin de henné à ma boutonnière. Je vois une fleur frêle et grise et je
reconnais l’odeur qui, depuis un instant, m’enivrait. C’est avec le
henné que les femmes arabes et juives se rougissent les ongles; l’eau,
en effet, est toute rouge dans le verre où trempe la fleur.




L’HEURE DES TERRASSES

SOIRÉE A LA MARINE


Cinq heures! Quelques Européens, quelques officiers, commencent à se
répandre dans les rues. Ces derniers descendent du camp où la sieste a
dû être tiède sous la tente; mais le bain de mer accoutumé en paraîtra
d’autant plus délicieux, là-bas, derrière le vieux môle. A côté des
bains, il y a un café dressé sur pilotis. Si le bateau de Malte est
arrivé avec sa provision de neige, ou si la machine à glace établie par
un israélite industrieux ne s’est pas une fois de plus détraquée, on
pourra boire frais en regardant les flots qu’un dernier rayon éclabousse
d’or et que fouette une brise légère.

C’est le plaisir de tous les soirs, lorsqu’on attend l’heure
d’avant-dîner, l’heure charmante des terrasses.

Ce matin,--car les jours ressemblent aux jours, et bien qu’ayant l’air
de continuer uniment le récit de mon arrivée, je suis ici depuis
quarante-huit heures,--ce matin, vue des toits, Sousse était comme un
champ de neige. Des dômes ronds, deux minarets, et dans les cours
quelques dattiers dont on n’aperçoit que la cime. Puis, le soleil
s’étant levé, tout soudain s’est teinté en rose, et des colombes qui
paraissaient roses voletaient autour des petits poteaux portant le fil
télégraphique qui court vers Kairouan, par-dessus la ville.

Maintenant, Sousse est redevenue blanche; seulement, derrière ses
créneaux en dentelle, le fond d’or uni des couchants d’Afrique a
remplacé le vibrant azur matinal. Un vague crépuscule descend. Dans les
rues étroites, passent et repassent avec mille cris des bandes pressées
d’hirondelles.

Cependant, peu à peu, les terrasses se sont peuplées. Sur leurs parapets
bas que des tapis recouvrent, à leurs angles où parfois un maigre
figuier pousse, couchées, accoudées, assises les jambes pendantes, se
tiennent des groupes de femmes qui causent, respirant la mer. D’aucunes
voisinent, font des visites, passent d’une terrasse à l’autre. Le
commandant, qui a apporté sa lorgnette, détaille leurs yeux noirs, leur
teint brun et pâle, la forme originale de leurs bijoux d’argent et
l’amusant bariolage de leurs costumes. «Voulez-vous les voir?--Non,
merci! je préfère les rêver un peu.» Mon sacrifice n’est pas grand:
depuis l’arrivée des Français, depuis que nous avons transformé le haut
de l’hôtel en galant observatoire, les femmes arabes se méfient et ne se
montrent guère. On en est généralement réduit à lorgner des juives,
belles sans doute, mais visibles le jour à l’œil nu.

Cet hôtel est tenu par deux sœurs, deux énigmatiques Bas-Alpins qu’il me
semble avoir déjà rencontrés quelque part, au pays peut-être, du côté de
Manosque, ou plutôt en 1870 dans une buvette autour d’un camp.

On dîne à sept heures, habitude apportée de France par nos officiers. Je
préférerais, si je m’installais ici pour longtemps, adopter l’usage
local du souper fait très tard en rentrant, vers dix ou onze heures du
soir, de façon à ne pas perdre sottement entre quatre murs l’agréable
fraîcheur des premières heures de nuit.

Le dessert dépêché, le moka aspiré brûlant, on allume un cigare,--très
sec et très fort comme tous ceux de la régie tunisienne,--et nous voilà
recommençant notre éternelle promenade, nous voilà revenant à
l’éternelle Marine par l’éternelle porte Bab-el-Bahr éternellement
encombrée. Plusieurs fois la journée, le matin et le soir, avec une
régularité de marée, Sousse passe et repasse par cette porte. Sans
places ni jardins, Sousse étouffe, et sort de ses remparts quand elle
veut respirer.

                   *       *       *       *       *

Il y a musique militaire au Bordj, décidément devenu depuis l’occupation
française le centre de tous les plaisirs. L’endroit n’est pas trop mal
choisi, et je ne sais rien de charmant comme cette placette ronde qui
fut un fort, tout au bout de la jetée, en pleine eau bleue, avec sa
petite tourelle d’angle, guérite où un fusil ne tiendrait pas debout,
mais assez haute, paraît-il, pour une sentinelle accroupie à
l’orientale. Tout autour, un rempart bas, coupé de larges créneaux, où
sont assis des Arabes, des femmes juives; de sorte que, entre un turban
et une chechia, entre deux casques d’or voilés légèrement de mousseline
blanche, on voit les flots luisants et le ciel profond criblé d’étoiles.
Quatre ou cinq canons de fer, aussi innocents que rébarbatifs,
s’allongent sans ordre, leurs vieux affûts chargés d’une grappe de
gamins et le dos tourné à l’embrasure. Tout cela dans l’ombre, l’ombre
claire des nuits d’Afrique, mais que fait par comparaison paraître noire
la lampe d’un café d’officiers et le petit cercle éblouissant projeté
sur les pupitres des musiciens. Un programme illustré, signé A. de
Neuville, m’apprend que la musique est celle du 27e bataillon de
chasseurs à pied.

La Marine est déjà tout en joie, bruyante et grouillante au bas des
remparts qu’argente le reflet des lumières, et par-dessus lesquels
palpite doucement, dans les étoiles, l’illumination des minarets. Chaque
soir, vers sept heures un quart, au moment précis, disent les vieilles
femmes, où il devient impossible de distinguer un fil blanc d’un fil
noir, le canon du Ramadan, bourré à éclater, annonce aux croyants la fin
du jeûne. Alors on boit, on mange, on fume, et c’est fête jusqu’à
l’aurore.

Dans l’ombre, près du bastion, des Maugrabins de toutes couleurs
entourent les fourneaux des débitants de viandes grillées. Un petit
Maltais parcourt les groupes et vend des graines de melon et des pois
chiches passés au four. Sous un toit carré que soutiennent quatre
piliers, résonne un orchestre si discret que, même écouté de près, il ne
couvre pas l’imperceptible soupir de la mer. Jasmin sur l’oreille,
fumant la pipe ou la cigarette et savourant leur épais café, les bons
Tunisiens se régalent de cette musique endormie, mais qui se réveille
parfois, car voici un rythme rapide et vif, pareil à nos airs de
bourrée.

Ici même, hélas! dans ce coin tout oriental et musulman, on sent
l’invasion européenne. Au café grec, généralement à ciel ouvert, mais
caché sous une tente pour la circonstance, une chanteuse d’aventure,
qu’un virtuose à longs cheveux accompagne sur le piano, détaille, avec
des gestes d’Alcazar et d’Eldorado, la chanson nouvelle de l’an dernier.
Du dehors, des enfants en burnous, des fillettes en casaquins roses,
soulèvent la toile, essayant de voir. Plus loin, retentit le vacarme
enragé d’un cirque. Un clown italien, funèbre avec son sarrau blanc
constellé de rats en drap noir, un montreur de chiens dressés, une
écuyère étique qui, entre chaque exercice de cheval, exécute comme
supplément un pas de ballet dans le sable, s’y offrent pour quelques
caroubes à l’admiration silencieuse des indigènes et à celle plus
expansive de la colonie. Les Arabes sont en nombre, regardant de tous
leurs yeux, pendant l’entr’acte, les premières où minaudent plusieurs
dames et la loge du général toute reluisante d’officiers... Décidément,
la couleur s’en va! Ainsi, j’imagine, devaient dire les lettrés romains
quand, pour récréer les soldats des légions, dans Sousse,--qui
s’appelait alors Hadrumetum,--arrivèrent les premiers mimes.

A la sortie, je salue nos voisins qui rentrent un peu inquiets de s’être
ainsi attardés. Quand je suis rentré à mon tour, après une assez longue
flânerie, la maison ne dormait pas encore, et les fenêtres grandes
ouvertes illuminaient la petite cour. Une lampe de cuivre à quatre becs
éclairait les murs blancs, les marches émaillées, le plafond en rondins
de l’escalier. Le domestique attendait, couché sur un tapis en travers
de la porte.

Des amis sont venus, après la musique et le cirque. On a prolongé la
soirée, causant, sujet intarissable, de tant de changement dans Sousse:
les chercheurs de fortune débarquant par chaque paquebot; les femmes
légères qu’attire l’armée; les cafés qui s’ouvrent à tous les
carrefours, café Républicain, café Parisien, café de la Lune; les
magasins nouveaux; une maison qui se bâtit; une photographie qui
s’installe.

On a rappelé aussi, avec une nuance de regrets, le temps si rapproché et
si lointain où l’on sortait par les rues en robe de chambre et en
pantoufles, où ces braves gens ne connaissaient de l’Europe que quelques
boulets, souvenirs d’antiques bombardements, et, de temps en temps, un
bateau marseillais s’arrêtant au large, vers lequel se dirigeait,
semblable à un grand serpent noir, le long chapelet des barriques
d’huile.




LE SCHILLI

UN BRIN DE POLITIQUE


Il fait étouffant; le jour se glisse blafard entre les lames des
persiennes. J’ouvre ma fenêtre: une chaleur lourde m’arrive, comme si
j’avais ouvert la gueule d’un four. En face,--car nous logeons sur
l’extrême bord de la ville,--le rempart est rouge, d’un rouge sombre,
couleur d’incendie qui s’éteint. De la terrasse, l’horizon apparaît tout
proche, la mer métallique, la plaine triste, grise, effacée. Sur un ciel
bas, chargé de nuages sans forme et d’une transparence de veilleuse à
l’endroit où est caché le soleil, les créneaux des tours se détachent en
silhouette dure. C’est le Schilli, m’a dit Mahmoud, le vent du Sud venu
du désert. Vent mort, continu, enveloppant, sans rafale ni bruit de
feuillage. Sous sa longue et énervante caresse, les palmiers des cours
et les oliviers de la plaine se courbent et ne se balancent pas. Le long
des mâts consulaires, plus nombreux dans Sousse que les palmiers, les
cordes flottent détendues avec un claquement lent et mou. D’une terrasse
à l’autre, paresseusement, courent des lignes de poussière d’ocre.

Le hasard, pour ma bienvenue, me réservait cette surprise d’une journée
particulièrement africaine.

Il y aurait folie à sortir; mais une fois les fenêtres closes à l’air et
au sable dont il est chargé, la chaleur, pour peu que vous évitiez tout
mouvement, est, à l’intérieur, fort supportable.

Mes voisins m’ont rendu ma visite; on a repris la conversation de
l’autre jour, causé politique locale. Tout ce qui se dit, je l’avais
déjà lu plus ou moins, ou entendu en France. Mais dans ce cadre oriental
les moindres détails prennent une saveur nouvelle. Assimilons-nous au
milieu et tâchons d’être, avec ses naïves impressions, quelques heures
durant, un bourgeois de Sousse.

                   *       *       *       *       *

Décidément, il faudra faire son deuil de l’Orient héroïque! La Tunisie,
dans ces conversations dont la familiarité m’étonne, tant l’accoutumance
en bannit tout charlatanisme de couleur locale et ce romanesque
préalable que le plus sincère voyageur apporte toujours bouclé dans un
coin de sa valise, la Tunisie se révèle d’abord sous un aspect bonhomme,
agricole et provincial. C’est un pays tout petit, très-fertile, et, dans
l’endroit où je me trouve, sérieusement et immémorialement cultivé.
L’humanité, partout, reste identique à elle-même; et je serai tout
étonné demain de trouver, coiffés de turbans, ces paysans d’Afrique qui,
à travers les phrases, m’apparaissent avec la figure tannée et résignée
de nos paysans français.

D’ailleurs tous ces Arabes,--et non-seulement les petits propriétaires
installés sur la parcelle du sol qu’ils cultivent, mais ceux aussi qui,
à travers la plaine, et dans un cercle relativement restreint, mènent
l’existence pastorale,--sont timides et doux, accoutumés à se laisser
tondre.

Un Bey, dont on m’a conté l’histoire, disait:

«Il est bon que le paysan reste pauvre; quand il a trop d’argent, il
réfléchit et se révolte.»

A la suite d’un fort impôt, ce Bey envoya un espion dans les villages.

«Que font-ils là-bas?

--Ils pensent, ils ont l’air de calculer en se promenant dans les rues.

--C’est qu’on ne leur a pas assez pris, c’est qu’il leur reste de
l’argent; l’argent seul donne le souci.»

Nouvel impôt.

«Que font-ils?

--Quelques-uns chantent, d’autres ne chantent pas encore.»

Troisième impôt.

«Et maintenant?

--Maintenant tout le monde est gai, plus de mines préoccupées.

--Bon! les voilà tranquilles jusqu’à la prochaine récolte; c’est ainsi
qu’il faut gouverner.»

Admirable façon d’encourager l’agriculture! Vous en devinez les
résultats. Ils cultivent pourtant, ils cultivent encore malgré tout,
tant la propriété, même peu sûre, tient son homme. Leur travail, à vrai
dire, se réduit à peu de chose: deux labours à l’araire pour les
oliviers comme pour le blé, et les réparations indispensables aux
relèvements de terre surmontés d’une haie qui séparent les propriétés.

Mon voisin, qui a des idées générales, résume la question en ces termes:
«Le paysan tunisien aime trois choses plus qu’Allah: l’argent, l’eau et
la justice. L’argent, nos colons, nos soldats surtout en dépensent, ce
qui ne contribue pas peu à l’effectueux respect dont les Franzis sont
entourés. Le plus pressant et le plus sûr pour s’attacher à jamais les
indigènes serait de les désaltérer une fois pour toutes de leur soif dix
fois séculaire d’eau et de justice. L’eau reviendra quand il plaira à
nos ingénieurs. Pour la justice, c’est plus difficile. Les khalifas, qui
remplissent l’office de préfets du bey, ont de mauvaises et fâcheuses
habitudes qu’ils ne changeront pas de sitôt. La juridiction consulaire
des capitulations n’a plus de raison d’être dans un pays où notre
présence constitue une garantie suffisante. Quant aux bureaux arabes,
qui s’infiltrent sous le nom de bureaux de renseignements, ils sont
peut-être utiles aux frontières, mais on y garde trop la tradition
d’Algérie, on y est trop porté à traiter en loup de l’Atlas ces doux
moutons bêlants du Sahel tunisien. En attendant mieux, le rachat de la
dette nous permettrait, chose énorme, de lever et contrôler l’impôt. Le
fisc beylical, très compliqué et très oriental au fond, malgré
l’apparence d’organisation européenne dont le pare la commission
financière, augmente volontiers les tailles chaque fois qu’il peut, et
ses agents subalternes, complices des regrets des khalifas et des
rancunes italiennes, ne se gênent guère pour dire que, s’il faut payer
toujours davantage, c’est par notre faute et pour subvenir aux frais de
notre occupation.

Pourtant à en juger par des détails humbles, le jour se fait peu à peu.
Une vieille Arabe qui, deux fois la semaine, lave notre maison à grande
eau, n’a plus peur des Français et dit qu’ils ne sont pas méchants. Une
femme des tentes, venue l’autre jour pour le marché, racontait que les
Français ont beaucoup d’argent, qu’ils ne volent pas, et que, grâce à
eux, un homme qu’elle connaît et qui, au début de la campagne, n’avait
qu’un chameau pour tout bien, est maintenant riche, très riche.

Par exemple, nos amis particuliers, ce sont les Juifs. Quoique le
Tunisien, fort tolérant de sa nature, ne les ait jamais beaucoup
maltraités, ils ont considéré l’occupation française comme une
délivrance. Très actifs sous leur apparence de fumeurs d’opium et très
riches, ils sont presque tous nos protégés. Ils se disent Français
fièrement, et volontiers renieraient Abraham pour M. Grévy. Il y a deux
petits drapeaux tricolores sur l’enseigne de leurs boucheries, et leurs
gamins, en mangeant une tranche de pastèque, dans le chemin de l’école,
s’essayent à chanter la _Marseillaise_. Si nous avions ici un
instituteur, officiel ou non, tout ce monde parlerait français avant un
an. Notre arrivée semble avoir fortement relevé les Juifs aux yeux des
Arabes. Hier, on a invité un Juif dans une maison maure; on l’a appelé
«Sidi-Mouchi» et les femmes se sont montrées. C’est le bruit du jour.
Toute la ville ne parle que de cette réception et de Sidi-Mouchi. Chacun
s’en étonne, lui plus que les autres.

Les pauvres Arabes d’ailleurs auraient toute raison de respecter les
Juifs: à force d’emprunter pour payer l’impôt, ils leur doivent tout. Si
les Juifs continuent, d’ici à peu les champs seront dépeuplés et les
prisons pleines. Nous voici au mois de la récolte; toute la cavalerie
beylicale, vingt spahis s’il vous plaît, est en campagne pour faire
rentrer les créances et emprisonner les gens endettés...

Ceci nous ramène aux Arabes.

--«Êtes-vous allé au Ksar? Il faudra voir ça. C’est, tout près d’ici,
dans l’autre rue, une sorte de cloître fortifié. On y descend par un
escalier de vingt marches auquel succède un grand couloir sombre. Tout
cela très ancien et très noir, d’aspect byzantin. Au milieu du cloître
il y a un puits mystérieux recouvert par une grosse pierre, et,
au-dessus du puits, un gigantesque poivrier. Autour, sous les arcades
blanches, de petites logettes fermées d’une porte, mais inhabitées. Les
Arabes ont grand’peur du Ksar, et, bien qu’on y ait mis le tombeau d’un
santon, ils ne s’y hasardent pas la nuit. Les murs en sont barbouillés
de henné. Mahmoud, à qui on demande l’explication de ces barbouillages
cabalistiques, détourne la conversation; il finit pourtant par avouer
que c’est pour chasser _ceux de dessous terre_. Toutes les nuits des
_mounégas_, des religieuses blanches, y reviennent en procession; un
chien fantôme rôde autour. Vers le milieu du IVe siècle, cet
édifice,--où les savants retrouvent, paraît-il, une tradition du système
de fortification phénicien et carthaginois,--fut un couvent de
moines-soldats. Sa légende, l’atmosphère de terreur qui flotte autour de
ses vieux murs, doivent se rapporter au souvenir de quelque antique
massacre.

«Les Arabes sont très superstitieux: les mains peintes en rouge sur
leurs portes sont destinées à éloigner les diables. Le poisson, symbole
mystique du Christ pour les premiers chrétiens, jouit du même privilége
et figure sur tous les bras, en tatouage. Il y a des chevaux, des
chameaux qui portent malheur; on les reconnaît à certaine marque: un
creux sous le ventre est signe de mort; une touffe de poils disposée de
certaine façon sous le cou indique que le propriétaire de la bête sera
étranglé par le destin. Superstitieux plus que religieux, et même
relativement sceptiques,--disant volontiers avec un fin sourire: Allah
est grand, Mahomet un peu moins!--les années de sécheresse, ils font des
processions pour obtenir la pluie, et, si la pluie n’arrive pas, alors
ils célèbrent une sorte de messe du diable, lisant le Koran au rebours,
mettant le burnous à l’envers et tournant le dos à la Mecque...»

                   *       *       *       *       *

Je suis remonté sur mon toit. La nuit était venue, apportant un peu de
fraîcheur. De grands nuages noirs, très bas, barraient le ciel et
pendaient comme une draperie débordante d’étoiles. Un chat a miaulé
là-bas, derrière une maison mauresque dont j’aperçois distinctement dans
la nuit claire la terrasse couverte d’herbes folles et la cour à fines
arcades. C’est une maison frappée d’un sort; son seuil est mauvais et a
procuré malheur, faillite ou mort à tous ceux qui l’ont habitée. Alors
on a muré sa porte et on la laisse tomber en ruines. Il y a ainsi dans
Sousse beaucoup de ces maisons abandonnées.




LA PLAGE


La première semaine, je me levais trop tard, vers six heures. A six
heures, le soleil est haut et les femmes reviennent déjà de la lessive
et du bain.

Maintenant, voici comment s’arrangent mes journées.

A la première aube, des chants de coqs, un braiement d’âne, les
grognements d’un porc maltais me réveillent; poussant mes volets,
j’aperçois en face de moi, si près que je pourrais y toucher de la main,
le rempart, son chemin de ronde que soutiennent des arcades pleines, et
ses créneaux blancs, dont un rayon colore soudain la tranche en rose.

Au bas, la rue solitaire et poudreuse entre le mur et la maison. C’est
d’abord le charbonnier, sorte d’Auvergnat d’Afrique, encapuchonné d’un
sac et s’annonçant avec un cri rauque. Puis le marchand de marée, qui
promène trois petits poissons blancs au bout d’une ficelle. Puis une
carrossa conduite par un cocher nègre,--la carrossa du «Cadi des Juifs»,
m’a dit Mahmoud,--roulant sans autre bruit que celui des grelots,
doucement, dans la poussière molle. Puis trois Juives, les lèvres
peintes, les sourcils rejoints d’un trait noir, le bout des doigts rougi
jusqu’à la seconde phalange comme si elles avaient écossé des cerneaux.
Lentes et grasses, à trois elles tiennent l’en-plein de ma rue.

D’autres suivent, nombreuses; car cette petite voie étroite et pleine
d’ombre est le chemin qu’elles préfèrent pour aller à la mer et en
revenir. Les voilà toutes: Kahmouna, Mariem, Daya, Kémisa, Semah, Kaïl,
Kouka, Luna, Ziza, Leïla, Messaouda, Marzouka, Sultana, Lala, Schelbia,
revêtues de la chemise transparente, serrée; par-dessus, une tunique en
soie voyante qui, arrêtée à la hauteur du caleçon et des hanches, laisse
l’œil jouir de tout leur épanouissement, et que retient une ceinture
souple, rayée d’argent, avec deux glands, qui, légèrement, se
brimbalent. Elles ont encore un bonnet phrygien tout doré d’où retombe
un long voile, ce qui fait que, multicolores par devant, elles
ressemblent par derrière à de gigantesques toupies blanches. C’est le
costume des simples jours; les jours de fêtes elles ajoutent: des
jambières d’argent ou d’or, des babouches encroûtées d’or, et une
cuirasse de brocart ornée de broderies en relief luisantes et griffantes
comme un corselet d’insecte. Elles vont ainsi lentement, d’une démarche
chinoise, traînant dans des sandales que surélèvent des patins de bois
leurs pieds nus frottés de henné, et laissant sur leur passage, avec le
bruit des éclats de rire et l’éblouissement des vives étoffes, une odeur
de musc, de jasmin et de rose.

Oh! sans penser à mal et sans intentions provocatrices, car ce sont les
plus respectables dames de la bourgeoisie israélite. Mais, d’abord,
l’Européen s’y trompe et a quelque peine à prendre son parti de leur
costume d’une si troublante étrangeté, qui les fait ressembler tout à la
fois à des sultanes et à des danseuses de corde.

D’ailleurs, rassurez-vous; les maris suivent: Haïm, Aroun, Nessim et
Brahm, très fiers de la permission nouvelle qu’ils ont de porter le
turban; et, avec les maris, les gamins et les gamines: Bichi, Moumon,
Sisi, Kiki, Mardochi, Sloma, tous en costume national, et tous, malgré
leurs noms d’oiseaux, graves comme de petits patriarches.

Cependant, les femmes arabes, hermétiquement voilées de leur m’laffah,
grand linceul noir ou blanc dont elles s’enveloppent, et portant sur la
tête un paquet de linge, glissent le long des murs, fantômes anonymes.

La plage est très animée; déjà Israël s’y baigne en famille autour des
cabines. Plus loin, les femmes arabes, tout à l’heure si bien voilées et
maintenant en simple chemisette, procèdent, au bord de la mer, à leurs
savonnages quotidiens. Les unes, accroupies, battent la laine dans le
sable à l’aide de la raquette d’un cactus, battoir économique et
primitif; d’autres, troussées jusqu’au-dessus du genou, montrant sans
vaine pudeur des cuisses dorées de statues, piétinent le linge en
dansant et font jaillir l’eau sous leurs pieds nus.

Les types sont très variés. Je voudrais, peintre, croquer en passant
cette grande femme à profil de matrone et d’impératrice, avec des
cheveux massés et drus, d’un blond brûlé, couleur d’or rouge ou d’épi
trop mûr; et, à côté, la pure Arabe, sans aucun mélange de romain, très
ambrée, très fine, qui porte, deux à l’oreille droite, six à l’oreille
gauche, comme pour narguer la symétrie, de lourds pendants d’argent
pareils à des bracelets, et, au cou, un collier de vieilles monnaies et
de coquillages.

Malgré mes airs discrets et distraits, à la fin pourtant ma présence
finit par être remarquée. Comme j’approchais du marabout de Sidi-Giafr,
qui dresse son dôme non loin de la mer au milieu des dunes, un vieil
Arabe s’est mis à crier. Alors trois femmes qui se baignaient sont
vivement sorties de l’eau et se sont accroupies sous un haïck, à l’abri
des regards de l’Infidèle. Le haïck remuait, et, par-dessous, je les
devinais s’habillant. Puis, ce petit tas de linge blanc s’est ouvert,
et, comme d’un œuf cassé, j’en ai vu éclore, éclatantes dans leurs
habits de soie, une femme bleue, une femme orange, une femme rouge,
presque aussitôt entortillées, hélas! de leur insupportable linceul. Au
retour, seulement, lorsque je repassais devant elles, leur voile s’étant
soulevé,--oh! très peu, et sans doute par hasard,--j’aperçus six yeux
noirs, trois fronts tatoués d’une fleur sous des boucles frisées, et
trois bouches jeunes qui riaient.

                   *       *       *       *       *

En haut de la plage, à l’endroit où commencent les dunes et où des
sources, restes probables d’une antique aiguade, viennent affleurer le
sol, aussitôt recueillies, il y a un puits rond, un puits à margelles.
Des négresses aux dents brillantes, simiesques de profil et d’allure,
vaguent autour, sous le soleil. Pour toute coiffure, leurs cheveux
crépus, nattés, luisants d’huile; pour tout costume, une _fouta_ rayée
moulant des splendeurs hottentotes. Elles lavent et savonnent debout
devant la margelle, ou bien filent assises dans le sable. Celles qui
filent tiennent de la main gauche une courte quenouille chargée d’une
boule de laine blanche, et, de la main droite, le fuseau. Au lieu du
coup de pouce de nos filandières, elles font, avec la paume de la main
droite, rouler rapidement le fuseau sur l’avant-bras gauche; le fuseau
s’échappe en tournant, la laine se tord, le fil s’allonge, et rien n’est
gracieux comme cette antique façon de filer.

Ces négresses ne sont pas du pays. Esclaves évadées pour la plupart et
venues du fin fond des Nigrities, elles exercent à Sousse l’état de
blanchisseuses et filent de la laine quand le blanchissage ne donne
point. Subissant eux aussi l’attraction de la blancheur, leurs frères et
maris se font volontiers gâcheurs de plâtre. Toute l’heureuse et noire
colonie habite en commun, dans la ville, une grande maison qui s’appelle
Dar-Egmaa.

Mais le soleil pique un peu fort pour un simple voyageur qui n’a pas sur
la face la patine de bronze éthiopienne. Je m’assieds un instant dans
l’ombre étroite du môle romain. La plage peu à peu devient déserte.
Là-bas, dans le ciel bleu, par-dessus les dunes, se dressent des
montagnes sœurs, régulières, géométriques, pareilles à deux forts
immenses; derrière, violettes et se voilant de chaude brume, les cimes
dentelées du Zaghouan. Dans le sable courent de grosses fourmis noires,
hautes sur pattes et bossues. De petits échassiers gris, à collier
blanc, voltigent le long de l’eau sur les plantes marines rejetées où le
va-et-vient du flot creuse de minuscules falaises... Et ce serait
charmant, sans l’insupportable odeur de barége que dégagent au soleil
l’algue pourrissant, et ces balles d’alfa qu’on a mis rouir dans la mer.




LE MARCHÉ RUSTIQUE


Bab-el-Bahr, la porte de mer, est à cette heure fort encombrée. Sous
l’ogive rouge et verte de sa voûte se presse une foule, hommes et
bêtes.--_Arri! Arri!..._ ce sont les âniers poussant leurs ânes;--_Dja!_
les chameliers poussant leurs chameaux. Et tous, âniers et chameliers,
ne cessent de crier:--_Barra! Barra!_ d’un accent cruellement guttural.
_Barra!_ veut dire: place! garez-vous! Seulement personne ne se gare,
car les chameaux, comme les ânes, sachant combien les gens du pays ont
le coup de bâton facile, mettent une prudente discrétion à ne frôler de
trop près ni burnous ni dalmatique brodée.

Il faudrait écrire un poème sur ces bourriquets à museau blanc tatoué
d’une fleur, plus petits et plus nerveux que les nôtres, et si
naturellement chanteurs qu’on a coutume de leur fendre les naseaux afin
que leur voix soit moins sonore.

Voici l’âne d’un marchand d’eau promenant tout le long du jour, des
citernes de Sidi-Giafr à la ville, ses quatre amphores de terre blanche
bouchées d’un tampon d’alfa. En voici un autre que trique un apprenti
boucher: des caillots de sang sur son poil, ployant sous une charge de
têtes de moutons qui pendent les yeux grands ouverts, et de viande
tremblotante et rose. Mais la plupart arrivent des champs; ils trottent
gaiement sans bridon et portent dans leur double sac en sparterie des
bananes, des pastèques, des courges et toutes sortes de produits
paysans.

Les chameaux, avec un lent roulis, balancent par-dessus les turbans et
les chechias leur tête triste et leur long cou orné de pendeloques en
bois. Les chameliers, vêtus du sarrau brun qui est l’unique costume des
pauvres gens, tiennent leur bête par la queue et se laissent remorquer
tout en braillant. Il y a aussi des chamelles à la mamelle maigre et
noire, suivies de leurs chamelots déjà compassés, déjà graves, portant
déjà dans leur œil rond l’ennui du fardeau et du désert.

Derrière viennent ces moutons de race indigène dont la grosse queue,
vraie poche de graisse, étonne d’abord quand on arrive en Tunisie; puis,
dans un bruit argentin de sonnailles, des chèvres jaunes au poil soyeux
et long, couleur de cocon non filé, qui font songer à la chèvre d’or des
légendes arabo-provençales.

Tout cela monte vers le centre de la ville au milieu d’un flot toujours
plus serré de burnous, de ghedrouns et de djebbas, où ne détonnent pas
trop quelques rares costumes européens, officiers et bourgeois en veston
de flanelle blanche.

C’est en pleine rue que se tient le marché rustique et familier comme
une foire de village. Les paysans venus pour vendre leurs denrées sont
assis par terre, le long des maisons, ayant chacun devant soi un petit
tas de poivrons, de fèves, de tomates, de raisins, de figues d’Europe et
de figues de Barbarie, qu’on appelle ici des figues d’Inde. Ils les
pèsent avec grand soin dans des romaines primitives, faites d’une
planche, de trois bouts de ficelle et d’un bâton encoché au couteau qui
remplit l’office de levier. D’autres se promènent, un chapelet de
gousses d’ail autour du cou ou bien tenant à la main un lièvre, deux
poulets liés par la patte, une perdrix dans une cage, des œufs frais, un
jeune hérisson. Résignés et doux, le bouquet de jasmin sur l’oreille,
ils attendent l’acheteur sans rien dire, tandis qu’à côté la spéculation
mène grand bruit autour de la petite table d’un Juif qui fait le change
des caroubes, et du chevalet où les agents du fisc mesurent les grains.

Une chose frappe d’abord: l’absence d’un type général; partout, au
contraire, des traits travaillés, fatigués, divers, une complication de
physionomie indiquant le mélange des races et un héritage séculaire de
civilisation. Il y a encore autant de latin que d’arabe chez ces pauvres
gens, dont la coutume est faite de débris de droit romain. Sous le
rouleau de l’islamisme, si lourd qu’il fût, la colonie antique,
évidemment, a gardé quelque chose de son puissant relief.

A travers une porte encombrée de bâts, dans une cour ancienne à fines
arcades, pleine d’ânes et de mulets piétinant la grasse litière,
j’aperçois,--tableau d’un orientalisme imprévu que colore superbement un
oblique coup de soleil,--des poules et des coqs picorant, comme ils
feraient d’un tas de fumier, la bosse bourrue d’un chameau agenouillé.
C’est la cour d’un fondouk dont les trente chambres sont maintenant
accaparées par les Maltais, seuls étrangers qui s’accommodent encore de
cette existence en commun; les jours de marché, elle sert aux Arabes
paysans pour enfermer leurs bêtes. L’établage coûte une caroube,
c’est-à-dire un peu moins d’un sou. C’est encore trop cher, paraît-il;
nombres d’ânes appartenant à des maîtres moins riches ou plus avares
stationnent attachés gratis à des anneaux de fer le long du mur de la
mosquée, le bout du nez à l’ombre et la croupe au brûlant soleil. Çà et
là, des chameaux, un jarret lié, restent immobiles sur trois pattes.

Les bêtes, pécaïre! ont besoin de s’approvisionner de patience; car
leurs maîtres, une fois le marché fait, ne voudront pas quitter la ville
et reprendre, soit par la plage, soit dans les oliviers, le chemin des
champs, sans avoir fait au Souk, lieu de délices, paradis de béatitude
musulmane, dont toute la semaine ils ont rêvé, une station de quelques
heures.




LES SOUKS


Le souk, ou marché couvert, ne rappelle en rien la magnificence tant
vantée des bazars d’Orient. C’est un souk modeste, le souk d’une petite
ville à demi paysanne. Un ami, que je rencontre vers les trois heures de
l’après-midi, ce qui est pour les gens du pays le moment des affaires,
me dissuade de diriger là ma promenade. «Que diantre espérez-vous
trouver? Quelque ruelle en ogive, très sombre, où, par les mille trous
de la voûte, quand les toiles d’araignées ne les obstruent point,
tombent des barres de soleil. A droite et à gauche, un double rang de
logettes d’un mètre carré pratiquées dans l’épaisseur du mur. En arrière
un banc de pierre à hauteur d’appui qui court tout le long de la galerie
et sert à la fois de comptoir pour les marchandises et de siége pour
l’acheteur. Dans ces logettes, des marchands se tiennent, les jambes
croisées. Voilà le souk, tous les souks se ressemblent; seulement, vous
avez dû voir beaucoup mieux en ce genre à Tunis.» J’ai envie de répondre
que c’est précisément cette simplicité qui me charme. Un Orient
éblouissant, brodé, l’Orient des peintres orientalistes et des
costumiers d’opéra, me donnerait trop l’impression d’une chose connue
d’avance. Ici je me sens vivre en pleine ingénuité musulmane; je fais
partie de la foule: marchands d’herbes ou marchands d’huile, pareils à
ceux qui grouillent à l’arrière-plan des _Mille et une Nuits_, ne voyant
passer que de très loin et au-dessus d’eux, aujourd’hui comme il y a
douze cents ans, le train chamarré des kalifes.

Les Arabes de la ville haute et des villages, nos Arabes de ce matin, je
les retrouve ici reconnaissables à leur air paysan, l’œil triste et
doux, la peau tannée. Ils sont couchés, méditent ou dorment, heureux,
avant de retourner à la petite maison blanche et basse où les attend une
invincible pauvreté, heureux de s’offrir ainsi un avant-goût des joies
par Mahomet promises, dans cet endroit frais, plein de bonnes odeurs, de
couleurs voyantes, où circulent des femmes voilées.

Les bourgeois de Sousse, les Maures, comme les appelle une ethnographie
fantaisiste, viennent au souk également et y passent de longues heures
en causeries avec les marchands. Ils ont de belles djebbas brodées qui
ressemblent à des dalmatiques, un double gilet aux tons vifs, une
chechia toujours neuve, un turban fait de belle étoffe et des babouches
en cuir verni qui, lorsqu’on les quitte, et on les quitte pour un rien,
laissent voir des bas fins d’une blancheur immaculée. Plus encore que le
costume, un teint mat et reposé, une certaine tendance à l’embonpoint
indiquent chez eux l’aisance héréditaire et des habitudes de bien vivre.

                   *       *       *       *       *

D’un bout à l’autre du marché, sur le pavé inégal, bossu, creusé à son
milieu d’un profond caniveau qui coule plein dans la saison des pluies,
circule une foule compacte mêlée d’Arabes et de Juifs. Beaucoup
d’aveugles qui vont droit et vite, agitant leur bâton et murmurant je ne
sais quoi; devant eux, respectueusement, les burnous et les djebbas
s’écartent. Un beau vieillard à turban rouge me salue: c’est le
crieur-public, homme considéré, qui est allé trois fois à la Mecque; il
préside aux encans et proclame dans les carrefours les objets perdus et
les bêtes volées. Je reconnais aussi un vieux fou juif pour l’avoir
trouvé l’autre soir à minuit tranquillement endormi sur les marches de
mon escalier; on le laisse vaguer librement et s’introduire dans les
maisons sans que personne l’inquiète; mais les gamins lui font des
niches, une de ses oreilles est même beaucoup plus longue que l’autre à
force d’avoir été tirée. Plus loin, le chapelet aux doigts et
familièrement adossé à l’angle d’une boutique, le khalifa,--c’est-à-dire
la première autorité beylicale de la ville en l’absence du caïd
gouverneur qui ne réside guère,--s’entretient avec un colonel tunisien
dont le pantalon de calicot, la tunique de drap à jupon plissé sont les
seuls objets qui fassent tache sur ce fond noblement oriental.

Le souk ou les souks, car il y a plusieurs de ces ruelles voûtées
s’enchevêtrant l’une dans l’autre et se coupant sans préoccupation de
l’angle droit, ne sont pas longs à visiter.

Voici le souk aux «herbages» où les ménagères soussaines
s’approvisionnent également de poivre rouge, de henné, de garance, de
cassonade et d’un mélange de pois grillés et de raisins secs, régal
favori des gamins arabes. Il exhale une bonne odeur de légumes, de
fruits mûrs et d’épiceries.

Au souk des Arabes, on vend les babouches jaunes et les tapis de
Kairouan, des couvertures de Gafsa, des tromblons damasquinés, des
miroirs à dos incrustés de nacre, et aussi pas mal de ces menus objets à
paillettes qui viennent de Constantinople et de Paris. Des tailleurs
sont en train de tailler, de coudre des costumes, ou bien dévident un
écheveau de soie qu’ils retiennent avec l’orteil de leur pied droit.

Le souk des Juifs, noir et tout petit, est habité par deux ou trois
brodeurs de ceintures d’or et quatre ou cinq orfèvres à figure
d’alchimiste qui, presque sans outils, avec un simple fourneau de terre
glaise qu’active une outre servant de soufflet, fabriquent en argent
très allié les bouclés d’oreilles, les colliers, les bracelets et les
anneaux de pied des élégantes du pays. Ils font aussi commerce de
curiosités; un d’eux me tire précieusement de son coffre-fort, de
provenance européenne et décoré d’amours en fonte dorée, tout un rare et
précieux bric-à-brac d’un art bizarrement mélangé de raffinement et de
barbarie: babouches d’argent relevées en pointe, colliers féminins très
anciens, paraît-il, et composés d’un assemblage joyeux à l’œil de perles
multicolores, de fragments de verre enfilés, de pièces de monnaie, de
coquillages percés d’un trou, de losanges, d’ornements en filigrane où
s’incrustent des cabochons rouges, le tout se terminant par une énorme
plaque ronde et lourde qui doit pendre entre les seins nus. Ces parures
authentiques et longtemps portées conservent une odeur de musc.

Il y a encore, mais à ciel ouvert, dans des ruelles, le marché des
vanniers, encombré de tamis, de cages à perdreaux, de corbeilles, et
celui des revendeurs: poteries ébréchées, outils hors d’usage, haillons
pendants, étoffes déteintes, tout un Orient lamentable dont nos
chiffonniers ne voudraient pas.

                   *       *       *       *       *

Autour des souks se concentrent quelques petites industries. Sur un
métier primitif, d’habiles ouvriers composent le dessin d’un tapis aux
riches nuances et fabriquent ces tissus légers, transparents, en coton
ou en soie lamée, dont s’enveloppent les beautés soussaines. Le dernier
représentant d’une industrie qui s’en va découpe et colorie les étagères
à jours ornées d’arabesques et de fleurs qui, dans les intérieurs
devenus peu à peu européens, restent encore comme un souvenir de
l’ancienne fantaisie orientale. A côté, la boutique d’un médecin: ici,
le médecin ne fait qu’un avec le pharmacien et se tient en boutique;
cette boutique a pour unique ornement une carte de géographie arabe.
Celle du barbier, plus luxueuse, est fermée d’un rideau en filet qui
laisse voir l’intérieur. Au fond, une glace à cadre sculpté, du plus pur
style Louis XV et que je marchanderai un de ces jours. Le long des murs,
des rasoirs en panoplie, des miroirs nacrés, des plats à barbe en
cuivre, et,--détail qui renverse mes idées à l’endroit de l’horreur que
tout bon musulman est censé avoir pour l’imitation de la figure
humaine,--quelques gravures d’un Épinal évidemment asiatique ou
africain, représentant des soldats turcs et des sultanes à cheval. Tout
autour, des bancs où les clients attendent, tandis que dans le grand
fauteuil du milieu un gamin de huit ans est en train de se faire raser
la tête.

Un café! mais nous n’y boirons point; il faut respecter le Ramadan.

                   *       *       *       *       *

J’aurais plutôt envie d’entrer, tant l’aspect est engageant, dans cette
mosquée minuscule qui se compose d’un dôme blanc posé sur un cube comme
la moitié d’une orange sur un pavé. Une terrasse triangulaire s’en
détache et porte à sa pointe un minaret léger en forme de campanile. Ce
doit être un tableau bien oriental à la tombée du jour, quand le muezzin
apparaît entre ces huit colonnettes blanches.

Pas bien loin de là, car autour des souks les endroits consacrés
abondent, une porte s’ouvre dans une haute muraille bleu de ciel, ornée,
en violente et barbare peinture, de fleurs fantasques au milieu
desquelles on voit un lion rouge portant le drapeau rouge et vert entre
ses pattes. C’est la chapelle du protecteur de l’endroit, un «sidi»
quelconque qui fait des miracles. Sur le seuil que le soleil brûle, un
grand jeune homme en pagne brun, pieds et jambes nus, avec un restant de
calotte usée pour seule coiffure, se tient immobile, regardant devant
lui d’un regard vague qui ne daigne même pas s’arrêter sur nous. Il
aura, me dit-on, fait un mauvais coup, tué ou volé; mais la porte du
marabout est lieu de refuge, et les soldats du bey ne se hasarderaient
pas à l’arrêter là.

Est-ce vrai? Dans le gâchis de juridictions qui caractérise la Tunisie,
le fait n’aurait rien d’étonnant. J’ai bien vu hier un autre Arabe,
ancien assassin et pour le quart d’heure accusé de vol, dormir, dans
l’attente de temps meilleurs, roulé dans son manteau, sur le paillasson
d’un consul européen qui le «protége».




AU HASARD DES RUES


J’essaye un peu chaque jour de prendre l’hygiénique habitude de la
sieste.

Mais toute cette après-midi, sous mes fenêtres, des camionneurs
indigènes ont chargé de barils d’huile leurs charrettes courtes qu’ils
appellent des arabas.

Sans compter l’odeur âcre et rance s’infiltrant à travers les lames des
jalousies, c’est un vacarme à rendre fou. Qui donc inventa l’Orient
silencieux? Pour un rien, cheval qui s’ébroue, barrique mal équilibrée
qui roule, les gens d’ici ont la rage de brailler; le tout d’un accent
étrange, guttural et dur comme si un peu de carthaginois leur était
resté dans la gorge. A la saison de l’huile, c’est pire encore: Sousse
ruisselante, assourdie de cris, encombrée de chameaux, d’ânes et de
véhicules chargés d’outres, devient pour deux mois inhabitable.

Avec un pareil voisinage, travailler serait aussi difficile que dormir!

Je descends, j’entre chez le voisin, un riche Juif propriétaire
d’oliviers et cause de tout ce beau tapage. Grands magasins voûtés
recouvrant les citernes à huile, qui sont d’immenses réservoirs en
maçonnerie. Sous l’œil du maître, deux vieillards à turban manœuvrent la
pompe, doucement, comme s’il s’agissait de tirer l’eau d’un puits. A
chaque coup, par une moitié d’outre dont le col sert de robinet, un
épais flot d’or se dégorge et tombe avec un bruit amolli dans des
mesures en brillant métal. Deux autres vieillards, à tour de rôle,
comptent ces mesures en chantant sur un rythme traînant et plaintif une
chanson interminable, et puis les versent dans les tonneaux qu’on va
mener au quai et qui demain partiront pour Marseille.

La rue éblouit, toute blanche! Le soleil perpendiculaire laisse le long
des maisons, d’un seul côté, à peine un mince trottoir d’ombre.
Personne! Un grand silence à l’heure où nos villes européennes ont
coutume de voir ruisseler la vie. Pompéï au clair de lune, avec ses rues
étroites, ses maisons basses, sans fenêtres comme celles-ci, ne me parut
pas, quand je la visitai, plus profondément endormie.

Sauf deux voies assez larges et relativement modernes, allant l’une de
la porte Marine à la porte Neuve, et l’autre, qui lui est
perpendiculaire, coupant par le milieu la haute ville dans la direction
de la kasbah, Sousse, comme toutes les bourgades barbaresques, n’est
qu’un enchevêtrement confus de ruelles et d’impasses en zigzag,
compliquées d’arcades et de voûtes. Après huit jours, je ne m’y
reconnais pas encore et m’y égare régulièrement.

Peu de rencontres, et toujours les mêmes!

Toujours, devant la maison qu’on bâtit, le même nègre gâcheur de
mortier, en train de patauger dans la chaux vive, les pieds entortillés
de chiffons, ce qui lui donne l’apparence monstrueuse d’un homme atteint
d’éléphantiasis. Toujours, pour me barrer le passage près du même tas
d’écorces de pastèques, à l’endroit où des Maltais habitent, le même
porc noir, maigre et haut sur pattes. Comme il ne se dérange pas, je le
frappe, il grogne, son maître arrive, et, tout en jurant, le réintègre
au domicile déserté.

Les portes des maisons arabes restent closes, et le regard n’y pénètre
guère; celles des maisons juives, grandes ouvertes ou entre-bâillées,
laissent voir un corridor aux murs reluisants d’émail, et par terre, des
femmes, des filles couchées, paquets de chiffons colorés, avec une main
ambrée et brune, un pied orné d’un bracelet d’argent qui dépassent.

Les rues sont propres relativement, grâce à la pression énergique
exercée sur l’administration beylicale par le consulat français et
l’autorité militaire. Le fumier a disparu, sinon la poussière. Çà et là,
cependant, une outre vide, souillée de sable et imprégnée d’huile chaude
et malodorante, une peau de mouton, de chevreau récemment écorché,
recouverte de gros sel et en train de se tanner sous un vol bourdonnant
de grosses mouches, rappellent qu’on est en pays musulman.

La promenade ainsi comprise me paraît charmante. C’est la solitude d’une
course de nuit avec les agréments du plein jour. On flâne sans être
dérangé, et l’on recueille comme en se jouant toutes sortes
d’observations délicieusement inutiles.

Voici un moulin d’huile en réparation. Il est construit d’après le même
système que dans nos villages provençaux: une meule que fait rouler,
dans un bassin où s’écrasent les olives, le chameau ou l’âne attelé; un
pressoir à vis de forme primitive sous lequel, tandis qu’en geignant les
hommes poussent à la barre, la pulpe broyée rend son huile à travers le
treillis des «escourtins» en sparterie.

Voici un four, pareil lui aussi au four banal de quelque village du Var
ou des Alpes. L’Arabe, gravement, y apporte sur une planche, pour les
cuire, trois ou quatre pains de froment et d’orge que les femmes ont
pétris à la maison; il y apporte aussi son grain, car ici le moulin et
le four fonctionnent sous la même voûte sombre et noire.

Le hasard des ruelles me conduit jusqu’à «la Sofra», une des curiosités
de Sousse. C’est au milieu d’une placette, une citerne antique
recouverte d’un massif en maçonnerie rond et surélevé, dont le tour se
creuse en abreuvoir. Par l’orifice, fait d’un chapiteau corinthien évidé
que les cordes ont marqué de profondes stries, un homme tire de l’eau,
et le seau qui s’égoutte en remontant éveille sous terre comme un bruit
de voix lointaines et mystérieuses. La Sofra inspire un grand respect
aux habitants de Sousse, et aussi un peu de terreur. Il court sur elle
des légendes où le souvenir des Romains se mêle à des histoires de
génies.

Plus bas est une source jaillissante, venant de loin, du côté des
Montagnes-Sœurs. Mais le Musulman, qui ne boit guère que de l’eau, en
boit beaucoup, et la source ni la Sofra ne sauraient suffire à soulager
l’inextinguible soif de la population soussaine. Aussi, longtemps avant
que Richard Wallace eût doté Paris de ses fontaines, avait-on ici dans
les souks et au coin des rues nombre de fontaines Wallace d’un caractère
économique et original. Figurez-vous des réservoirs pratiqués dans
l’épaisseur d’un mur et que, chaque matin, les âniers de Sidi-Giafr
remplissent. Le canon de cuivre ne laisse point jaillir l’eau: par une
combinaison hydrostatique que je laisserai expliquer à plus savant que
moi, il faut téter pour qu’elle monte. Il paraît que c’est fort commode;
mais d’abord je ne pouvais comprendre ce que faisaient ces paysans
courbés en deux, les mains et la figure collées au mur dans une attitude
d’adoration.

Quelquefois ces fontaines ont des proportions monumentales. Près de la
mosquée, j’en ai remarqué une assez belle, revêtue de faïences anciennes
dans un encadrement de pierre ciselé à la mauresque et portant une
inscription destinée sans doute à perpétuer le nom d’un généreux
fondateur. Sous la voûte de la porte Bab-el-Garbi, qui s’ouvre du côté
de Kairouan, on en rencontre une plus curieuse encore: c’est un
sarcophage de marbre où quelques mots latins se déchiffrent. Quand je
suis passé, un petit Arabe en manteau bleu, en chechia rouge, crispant
ses orteils nus sur deux cailloux superposés, se haussait pour y boire.
Le peu d’eau qui reste en ces pays est dû à des travaux d’origine
romaine; un poète verrait un symbole dans cet enfant qui se désaltère à
un tombeau.

                   *       *       *       *       *

D’ailleurs, on trouve ici du romain partout; et, si j’étais archéologue,
je choisirais Sousse pour mon paradis. Aux angles des rues et des
maisons, des colonnes antiques debout! Au seuil des portes, des colonnes
antiques couchées! M’étant assis sur un banc de pierre, à un carrefour,
un voisin s’est approché de moi et m’a parlé, par gestes, d’un homme
très grand, très fort, qui avait des cornes. Je ne comprenais pas; alors
il m’a montré le banc, et je me suis aperçu que ce banc était tout
simplement le torse en marbre, à cuirasse magnifiquement ouvragée, d’un
guerrier. Au bas de l’escalier d’une école arabe, la dernière marche est
formée d’un fragment de corniche du plus précieux travail; les babouches
et les pieds nus des petits épeleurs de Coran ont fini par en user les
ornementations délicates.

Quelques résidents qui s’amusent à collectionner m’ont montré maints
objets curieux: des pierres gravées, des intailles, une brique
carthaginoise portant un rhinocéros en relief, des médailles frappées
d’un seul côté représentant des groupes érotiques et satyriques, des
monnaies romaines, grecques, du Bas-Empire, puniques, coufiques,
marocaines, espagnoles, françaises, génoises,--bref, l’histoire monnayée
et l’étonnante fricassée de guerres, d’invasions et de races de cet
admirable pays. Le tout découvert autour de la ville ou dans la ville au
hasard d’un canal creusé, des fondations d’une maison neuve: car, sauf
un commencement de fouilles savantes exécutées, sous le patronage de
Napoléon III, alors féru de sa vie de César, du côté de l’ancien port,
une si riche mine est encore vierge.

Et moi-même, sans penser à mal, j’ai fait ma trouvaille. Oui! derrière
la kasbah, sous le rempart, à l’endroit où apparaissent quelques restes
de constructions antiques, près d’un trou que des Arabes avaient creusé
pour y prendre de la pierre à bâtir, j’ai ramassé, au milieu des
cailloux et des débris de poterie, un petit cône à pointe arrondie
portant encore des traces de peinture rouge. Est-ce un dieu carthaginois
ou simplement un bouchon d’amphore? Je penche pour le dieu et me
rappelle cette phrase de Salammbô: «Il y avait à l’entrée, entre une
stèle d’or et une stèle d’émeraude, un cône de pierre. Mâtho, en passant
à côté, se baisa la main droite.» Dans la joie naïve de ma découverte,
j’ai failli me baiser la main droite comme Mâtho.

                   *       *       *       *       *

Maintenant on me soupçonne de donner dans l’archéologie. Mon ami
Marteroy, qui voyage dans le Sud, explorant les plateaux d’alfa, m’écrit
qu’il m’attend à Maharès, où il y a une voie romaine, des citernes
antiques peuplées d’hirondelles, une forteresse bâtie par les chevaliers
de Malte, et une admirable porte de mosquée encadrée de carreaux
émaillés, vrai chef-d’œuvre de céramique. Des officiers me signalent des
aqueducs, des colonnades, des tombeaux et même des alignements de
pierres druidiques. Il y a surtout l’amphithéâtre d’El-Djem, comparable,
paraît-il, au Colisée, et que je ne saurais me dispenser de visiter. Je
dis «oui!» mais sans conviction. Voyager par ces chaleurs d’août? Je
franchirai peut-être un de ces matins la ceinture de remparts blancs où
le Baal dévorateur m’assiége; seulement ce sera, pèlerinage obligé, pour
voir Kairouan la ville sainte, ou, plus près, la côte rocheuse de
Monastir, riche en oursins et en clovisses roses, et, puisque Djerba et
Gabès sont trop loin, la minuscule oasis d’El-Kantara, où mûrissent la
figue et le raisin sous une forêt de dattiers frissonnant au vent de la
mer.




DINER AU CAMP


--«Montez-vous au camp?» m’a dit le capitaine Huart.

--«Pourquoi pas?» ai-je répondu, bien que l’offre, après déjeuner, n’ait
rien de tentant. Lui, fait deux fois le jour ce voyage du camp à l’hôtel
et de l’hôtel au camp, par le plateau poudreux, brûlé du soleil et par
les ruelles chauffées à blanc qui avoisinent la kasbah.

Le capitaine, dont le regard bleu-clair énergique et doux et les
moustaches en vieil or où se mêlent des fils d’argent dénoncent
l’origine gauloise, est resté blanc comme le lait, malgré son mépris du
soleil. Moi, en ma qualité d’homme brun, je suis devenu noir, mais noir
pour tout de bon. Il y a là une question d’atavisme: sous notre peau
d’hommes du Midi, se cacherait-il un nègre oublié que les rayons
africains réveillent?

Antoine est venu à notre rencontre: c’est un sanglier apprivoisé qui
s’entend mieux que personne à faire les honneurs du camp. Nous n’avons
qu’à le suivre. Informé sans doute de mon goût nouveau pour
l’archéologie, il me conduit tout droit aux «Grosses Pierres», débris
d’un cirque que les Romains avaient élevé là, en vue de la mer dont nous
regardons l’azur et dont nous respirons avec plaisir la fraîche brise.

Les soldats reposent sous la tente ou bien à l’ombre maigre et trouée
des oliviers; quelques-uns, plus heureux, ont pour abri un grand
caroubier au dru feuillage, d’où pendent les caroubes mûres en cette
saison et pareilles à de longues lames de bronze. Pour tout bruit, les
cigales qui chantent, innombrables. On se croirait seul dans ce
campement endormi qui, tout à l’heure, retentira de vibrantes sonneries
militaires.

Au milieu des soldats couchés, un vieillard à barbe d’Abraham, superbe
sous sa belle djebba bleue, fait couper à coups de hache, par son
domestique nègre, le bois mort d’un arbre qui lui appartient. Le camp
est établi sur des propriétés particulières, et, pour la première fois,
je puis contrôler de près et par mes yeux ce qu’on m’a raconté sur la
culture arabe dans la région.

                   *       *       *       *       *

Chez les bons Tunisiens, race agricole où persiste, avec un peu de sang
romain, le goût de la propriété morcelée, chaque carré en culture, si
petit soit-il, s’entoure,--ce qui fait du pays un vaste échiquier, comme
le Bocage ou certains coins de la Normandie,--de hauts relèvements de
terre couronnés par une haie vive. Seulement, ici, le relèvement sans
gazon ni mousse est triste et sec, et l’aloès aux hampes rigides, les
grands figuiers de Barbarie y remplacent plus ou moins agréablement les
aubépines et les viornes.

A la saison des pluies, les cases de l’échiquier deviennent par surcroît
autant de réservoirs recueillant au pied des arbres, groupés en nombre
qui varie suivant la disposition du terrain ou les convenances des
partages, cette précieuse eau du ciel dont pas une goutte ne doit être
perdue.

Quelquefois même, un tronc centenaire est seul dans son enclos comme au
fond d’une coupe.

Partout des travaux d’irrigation, partout des canaux tracés dans la
terre rougeâtre et qu’obstruent maintenant les herbes desséchées. Il y a
aussi des puits avec le chemin de halage en pente, battu et durci au
lent va-et-vient des chameaux. Mais tout cela est, pour le quart
d’heure, bouleversé par l’occupation militaire. Le capitaine me
dit:--«Avec leurs sacrés petits murs, le pays cultivé n’est qu’une série
de redoutes, et notre campagne par ici n’eût pas été commode si on avait
voulu s’y défendre pied à pied comme autrefois en Vendée.»

L’après-midi se passe à boire des citronnades, tièdes, hélas! Antoine
ayant eu l’ingénieuse idée de renverser sur le sol de la tente, pour s’y
vautrer dans un à peu près de bauge, la gargoulette où l’eau
fraîchissait.

                   *       *       *       *       *

Décidément, je ne redescendrai pas à la ville. Antoine, désormais revêtu
d’une carapace terreuse et jaune, mais tout frétillant depuis qu’il
s’imagine s’être baigné, veut à toute force me conduire chez ses amis
les artilleurs. Il passe entre les jambes des chevaux et les roues des
canons alignés. Antoine a eu là une idée heureuse! Les artilleurs
m’apprennent que je suis invité à dîner précisément pour ce jour-là, et
que ces messieurs doivent attendre à l’appontement avec deux chevaux
pour mon frère et moi. Ces messieurs sont le capitaine Courtès, qui est
des bords du Rhône et presque mon compatriote; le lieutenant
Courbebaisse, à qui m’a recommandé son cousin Paul Armand, le bon
géographe marseillais; enfin M. Massenet, commandant de la canonnière
_l’Étendard_, que j’aperçois au loin, imperceptible point noir sur le
bleu du golfe, à travers la fumée des cuisines de soldats qui s’allument
en plein air.

Nos amis arrivent, amenant mon frère; Sousse est petit et quelqu’un les
a avertis. Tandis que le dîner se prépare, on me présente les hôtes de
la batterie: deux caméléons mélancoliques et ridés, deux canards
sauvages pour qui un seau d’eau bourbeuse remplace médiocrement le
marécage natal; et un jeune chacal aux yeux gonflés comme s’il avait
versé des larmes. Le chacal est triste, en effet; il a des peines de
cœur, la solitude lui pèse. Et c’est pour cela qu’on le tient à
l’attache: libre, il affolait de ses sauvages avances toutes les
chiennes du camp.

                   *       *       *       *       *

A table maintenant, sous les oliviers, devant la tente, au milieu d’une
enceinte improvisée de troncs de cactus énormes comme des troncs de
chênes et qui, renversés, sans racines, végètent cependant, égayant leur
bois mort de belles feuilles fraîches et jeunes. Le soleil descend dans
le ciel rouge. A mesure qu’il disparaît, en face de nous, les remparts
de Sousse se colorent des plus délicates teintes violettes. C’est
l’heure mélancolique. Tout en faisant honneur à un repas de volaille et
de gibier qu’arrosent les vins amers de Sicile, on parle de Paris, de la
France, de ce qu’on aime et qui est loin. Puis la nuit tombe,
subitement. Les grands lévriers d’Afrique allongés à nos pieds se
dressent dans leur haute taille et commencent à rôder inquiets. Le café
arrive. Un soldat suspend sur nos têtes à la branche d’un olivier une
lanterne arabe dont les mille trous coloriés éclairent d’étincelles un
dôme argenté de feuillage...

La même lanterne, portée par le même soldat, va nous conduire hors du
camp et jusqu’à la ville, par de vagues chemins, le long du cimetière
qui, avec ses talus et ses tombes, prend sous la clarté des étoiles la
douceur blanche et poétique d’un grand paysage neigeux.




KARAGOUZ


Que faire de notre soirée? Le samedi est jour de repos: il n’y a pas de
musique militaire au Bordj; d’un autre côté, les belles Juives, ornement
féminin des cafés en plein air de la Marine, ayant allumé leurs lampes
dès ce matin, gardent la maison.

Mais les souks sont illuminés, et la ruelle qui y conduit nous attire
par de vagues musiques, le bourdonnement doux d’un orchestre arabe.
Trois instruments; la clarinette, la tarabouka de poterie où court la
caresse des doigts, et le tambourin nonchalamment secoué, dont les
crotales frémissent à peine avec un bruit de feuilles mortes. Tout cela
léger comme un souffle, énervant et délicieux comme un chœur lointain de
cigales. Sur un air triste, rendu plus triste encore par l’étrangeté
paysanne de sa voix de tête, un nègre détaille en strophes très courtes
le blason des beautés de la femme; puis il fait silence, et l’orchestre,
qui s’était tu pour l’écouter, scande d’une brève ritournelle chaque
repos de sa litanie amoureuse.

Si nous allions voir Karagouz?

                   *       *       *       *       *

Une première fois, il y a deux jours, l’impresario qui dormait en
travers de sa porte a refusé de se déranger pour moi. Mais ce soir, nous
sommes avec un officier qui parle un peu d’arabe, de sorte qu’il devient
facile de s’entendre.

La salle, noire et sans autre ornement que les toiles d’araignée tombant
du plafond en draperies, est une simple boutique de tisserand dont on a
appliqué le long des murs le métier démonté. La porte une fois refermée,
il y règne une chaleur étouffante. Quelques indigènes ont suivi en se
glissant sur nos talons. Du reste, pas de siéges; nous devrons assister
au spectacle debout.

Au fond, dans une cloison en planches, s’ouvre un cadre de mousseline
derrière lequel on voit danser la flamme d’une lampe à huile. Par une
porte pratiquée sur un des côtés de la cloison, l’homme de Karagouz, à
la fois directeur et unique artiste, pénètre mystérieusement dans les
coulisses. Il débute, invisible, par un long discours préliminaire,
destiné sans doute à expliquer la pièce, et que pour mon malheur je ne
comprends point.

Bientôt une silhouette apparaît, noire et se démenant des jambes et des
bras sur le fond du cadre éclairé. Mais ce n’est pas encore Karagouz,
c’est un habitant de la ville, bourgeois enturbané qui a envie d’un beau
poisson et qui en fait la commande à un nègre. Sur ce, Karagouz entre,
monstrueux, armé d’impudeur et tout de suite reconnaissable, tant il est
pareil à ce Dieu rustique, taillé dans un tronc de figuier, dont les
anciens voilaient de verdure aux endroits déserts de leur jardin l’image
obscène et consacrée! Karagouz a surpris la conversation du bourgeois et
du nègre. Il déclare que c’est lui, Karagouz, qui mangera le poisson. Et
voilà le premier acte.

                   *       *       *       *       *

Au deuxième, Karagouz ne paraît pas. Nous sommes sur mer dans une barque
à plusieurs rameurs très ingénieusement ajustée. Le nègre tient la
barre. A l’avant, le patron pêcheur jette sa ligne dans ce qui est censé
les profondeurs salées. Un thon énorme, l’œil blanc et rond, la gueule
ouverte, rôde sous l’eau et flaire l’hameçon. Mais le nègre parle
toujours et empêche le poisson de mordre. Interminable discours du
patron au nègre, à la suite de quoi le nègre promet de ne plus parler.
En effet, il ne parle plus; mais, autrement que par la bouche, il fait
entendre,--à la grande joie de l’auditoire, très sympathique aux grasses
facéties de ce Pierrot couleur de suie,--un bruit incongru,
retentissant, formidable comme un coup de tonnerre. Le thon, effaré, se
sauve aux abîmes. Nouveau discours du patron, accompagné de
gesticulations furieuses. Nouveaux serments du nègre, qui jure de rester
silencieux de toute façon. Enfin le thon est pris, on le hisse à bord,
les rameurs rament, la barque disparaît dans la coulisse, et le deuxième
acte finit.

                   *       *       *       *       *

Au troisième acte, le bourgeois arrive, portant sous le bras son poisson
qu’il dépose par terre. Il se couche auprès, du côté de la tête;
Karagouz survenant se couche du côté de la queue. Inquiet, le bourgeois
surveille Karagouz. Mais Karagouz dort, Karagouz ronfle; le bourgeois
rassuré croit pouvoir s’absenter un instant, et sort, laissant le
poisson à la garde des étoiles. Quand il revient, accompagné d’amis qui
veulent admirer son achat, Karagouz a enlevé le poisson; il s’est mis à
la place, étendu sur le dos, et vous devinez ce que les bourgeois
flairent dans la nuit sombre, en croyant flairer un thon nouvellement
pêché. Première bataille, à la suite de laquelle Karagouz reste maître
du terrain, non sans avoir, selon ses habitudes, passé l’ennemi vaincu
au fil de son étrange épée.

                   *       *       *       *       *

Quatrième acte et deuxième bataille, cette fois-ci avec le nègre, qui
veut que Karagouz rende le poisson. Le nègre est tué. Karagouz le traîne
devant la porte du bourgeois. Le bourgeois, qui ne tient pas au
compromettant voisinage d’un cadavre, traîne à son tour le nègre devant
la porte de Karagouz. On trimballe un bon moment ce malheureux nègre.
Enfin, on s’arrête à une transaction: le nègre sera placé au milieu de
la rue, à égale distance des deux maisons. Karagouz mesure le terrain,
avec quelle aune étrange, ô Mahomet! Mais comme il ne se pique pas de
grande suite dans les idées, ou plutôt comme il médite d’autres farces,
une fois le bourgeois parti il se substitue au nègre qu’il fait
disparaître.

                   *       *       *       *       *

Cinquième et dernier acte. Les femmes prévenues entourent Karagouz
qu’elles prennent pour le nègre mort. Elles poussent des you! you!
plaintifs; elles entonnent des chants funèbres. Soudain le mort se
redresse: ce n’est pas le nègre, c’est Karagouz, c’est l’ennemi! Moins
fort contre les femmes que contre les hommes, Karagouz se voit sur le
point de subir le sort d’Orphée. Assailli, déchiré, griffé, mordu au nez
et encore ailleurs, l’infortuné reste sur le carreau, gémissant et
crachant dans ses mains «prt... prt... prt...» pour oindre ses
blessures. Des Juifs arrivent et veulent l’enterrer. Ils le placent sur
une litière, et ce sont des lamentations nasillées en hébreu, des _amin_
et des _adonaï_ dont l’imitation très comiquement caricaturée fait
beaucoup rire les spectateurs. Déjà le convoi s’est mis en marche quand
tout à coup Karagouz se dresse, farouche! Emporté par son éternelle idée
fixe, il déshonore en les poussant vers la coulisse ceux qui venaient
l’ensevelir.

Le cadre reste un instant vide; puis Karagouz réapparaît, mais un
Karagouz énorme, idéal, dix fois plus grand que dans la pièce, le
Gargantua des Karagouz. Gambadant et gesticulant en vrai polichinelle
sémite, il baragouine un chant triomphal. La lampe s’éteint, la farce
est jouée!

                   *       *       *       *       *

Toutes les pièces se ressemblent un peu et se terminent invariablement
par une bousculade de Juifs venus, selon la tradition qui remonte à
Tobie, pour ensevelir Karagouz. Ces Juifs ont de longues houppelandes,
des chapeaux et la barbe en pointe. Ils étaient peut-être ainsi
autrefois. Mais aujourd’hui les Israélites de Tunis et de Sousse portent
le costume oriental, le turban, la djebba brodée et d’élégants souliers
vernis traînés en galoche. Plusieurs ont adopté l’habit européen, et,
encadrant de favoris leurs grasses et intelligentes figures, ils se
donnent sans effort, aux Bourses de Marseille ou de Paris, le type du
financier moderne.

On joue plusieurs pièces dans la même soirée. Pour quelques caroubes
supplémentaires, nous nous sommes offert le luxe de voir successivement:
_Karagouz à la maison des fous_ (car, malgré le respect religieux dont
les musulmans entourent les pauvres d’esprit, il y a des maisons de fous
en Tunisie), et _Karagouz père de famille_. Dans cette dernière comédie
nous assistons à une scène d’accouchement du naturalisme le plus pur.
Rien n’y manque: le lit dressé en hâte, les hauts cris, les
encouragements des matrones, et un petit Karagouz qu’on voit naître déjà
bruyant, déjà féroce et joyeux, et abondamment pourvu déjà, malgré son
jeune âge, de tous les avantages paternels. Ne connaissant pas l’arabe,
évidemment bien des finesses ont dû nous échapper. Mais la pantomime
suffit à faire suivre les grandes lignes de l’intrigue; et même un
profane comme nous est frappé du talent spécial de l’acteur pour
reproduire les bruits extérieurs, les cris de la foule, pour varier son
parler, sa voix et son accent suivant l’âge, le sexe et la nationalité
du personnage en scène.

Il serait à désirer que quelque traducteur homme d’esprit recueillît et
publiât en belle édition le répertoire de Karagouz. Mais où
trouvera-t-on ce Nodier orientaliste?

                   *       *       *       *       *

La série des représentations terminées, l’impresario a bien voulu nous
introduire dans ses coulisses, et nous avons pu admirer, en bel ordre
tout autour du mur, les pantins et les accessoires découpés, articulés,
et fixés au bout de petits bâtons. Ces bâtonnets manœuvrés
horizontalement remplacent nos ficelles. L’opérateur, debout sur un
tabouret, appuie à plat la silhouette en carton sur la toile éclairée,
et les bâtonnets sur sa poitrine. Il a ainsi les deux mains libres et
peut faire mouvoir, comme en tricotant, les jambes et les bras de
plusieurs marionnettes à la fois. Nous recommandons aux amateurs
d’ombres chinoises ce procédé commode et ingénieux.




MONASTIR

LES RUINES DE LEPTIS


Agréable surprise: l’agent de la Compagnie transatlantique,--c’est là
décidément une fort aimable compagnie,--a mis pour toute la journée de
demain sa chaloupe à notre service. On s’en ira par le chemin bleu, un
peu plus au sud, jusqu’à Monastir. Ce départ improvisé, à la barbe d’un
soleil de feu, prend le charme d’une évasion.

Rendez-vous avec mon frère, le consul et l’aumônier militaire, sur
l’appontement, dès la première heure. Mais l’abbé n’est pas là, l’abbé
retarde, et nous avons tout loisir en l’attendant de boire plusieurs
tasses de café maure, tandis qu’une escouade de pêcheurs tirent un filet
immense, barrant la baie, aux mailles duquel des poissons reluisent
accrochés. Enfin, un grand rond blanc apparaît dans l’ombre de la porte
de mer, et nous reconnaissons le couvre-chef de l’abbé, hygiénique
compromis entre le casque en sureau et la coiffure à larges bords qui
sied aux ecclésiastiques.

Le ciel est gris clair, ce qui nous change un peu de l’éternel azur.
Invisible et présent comme Agrippine aux conseils de Néron, le soleil,
sans réussir à nous incommoder, avive de reflets la transparence des
nuages.

La traversée ne dure guère que deux heures. A peine le temps de perdre
de vue le sablonneux rivage de Sousse, et tout de suite un autre rivage
apparaît, solide, relevé en falaise, avec des anfractuosités fraîches où
chante la vague.

Trois îles, un cap; sur le cap, un marabout. Monastir est derrière. Mais
on ne trouverait pas assez de fond dans la passe étroite qui sépare le
cap d’avec les îles, et force nous est de les doubler. Cette
circumnavigation est d’ailleurs pittoresque. L’île la plus avancée en
mer nous apparaît déchiquetée, rongée, corrodée, comme si les flots,
depuis mille ans, avaient éclaboussé ses rocs de gouttes d’eau-forte.
Celle du milieu, large et plate, porte une habitation. La troisième,
l’île Tonnara, où fut jadis une madrague, se dresse comme un bloc de
grès rouge troué d’autant de grottes qu’une ruche aurait d’alvéoles. Une
de ces grottes,--probablement creusées, de main d’homme au beau temps de
la piraterie,--a sa légende: on l’appelle «le Bain de la Princesse».
Notre chaloupe la rase de si près que nous voyons à son plafond
frissonner les reflets ensoleillés de l’eau.

Ici, comme partout le long de cette côte, depuis les Romains veuve de
ses ports, il faut jeter l’ancre à quelques encablures au large. La mer,
pénétrée de lumière et transparente sur un fond d’algues et d’éponges,
est, autour de la barquette qui vient nous prendre, d’un vert clair et
fin à s’y tailler des émeraudes; un peu plus loin, par nuances
insensibles, elle devient d’un bleu intense à faire croire que des
contrebandiers ont noyé là une cargaison d’indigo.

Au bord de la mer, des femmes lavent. Monastir est sur la hauteur. Nous
y grimpons par quelque chose qui rappelle un sentier, à travers les
tombes ruinées de l’éternel cimetière arabe. Les remparts barbouillés de
chaux, avec le cou noir des canons qui passe, ont l’air suffisamment
rébarbatif; mais, autour, il y a des maisonnettes à terrasse et de
petites bastides musulmanes dans des clos de figuiers d’Europe et de
dattiers.

                   *       *       *       *       *

La rue principale est propre et large. On y remarque un certain nombre
de belles maisons qui laissent voir par les fenêtres de leur
rez-de-chaussée de grands magasins frais et voûtés que portent de forts
piliers. Le premier aspect est celui d’une ville commerçante et riche.
C’est sans doute à cause de cela et de leur aptitude à gagner l’argent
que les gens de Monastir passent pour avares. Il y a des histoires sur
eux. Ainsi on raconte que, chez le barbier, les gamins qui se font raser
la tête payent en nature avec un œuf. Un marchand ambulant venu de
Sousse, ayant voulu introduire la mode de gâteaux nouveaux, se vit
chasser, comme corrupteur des mœurs, par la population irritée. Ce sont
là, d’ailleurs, méchancetés assez ordinaires entre petites villes
rivales.

N’allez pas croire, cependant, que tout pittoresque ait disparu. A peine
arrivé, je m’arrête devant un coquet minaret sculpté, ciselé, avec des
entrelacs et des quadrillages, et je remarque plusieurs portes arabes,
très vieilles, encadrées de fines colonnettes, dont le fer à cheval
s’agrémente d’ornements en dents de scie. Le tout taillé librement, à
plein ciseau, dans un grès jaunâtre particulier au pays, qui doit être
le même que celui où se creusent les grottes de l’île Tonnara. Nous
faisons avec mon frère le rêve d’emporter la moins effritée de ces
portes et de l’incruster, fantaisie maugrabine, à Sisteron, dans notre
cabanon des Oulettes, cubique et blanc comme les maisonnettes d’ici.
Cela ne coûterait pas cher, le transport par mer de quelques pierres!

Déjà l’invasion européenne se fait sentir, mais la couleur locale tient
bon encore. Dans un café tout neuf, qui n’a de maure que le nom et dont
les murs, dans l’attente de nos soldats et de nos colons, se décorent de
criardes chromolithographies, nous découvrons derrière un banc un
scorpion noir d’assez belle taille. On veut l’écraser; un paysan
s’approche, le réclame en riant, souffle dans le creux de sa main, pose
dessus le hideux insecte et l’emporte. Cet agriculteur basané fait
partie, paraît-il, d’une confrérie d’Aïssouas. On trouve ici des
Aïssouas dans tous les bourgs et villages; c’est un peu comme les
Pénitents en Provence.

                   *       *       *       *       *

Déjeuner chez M. Hirisson, directeur du télégraphe et notre agent
consulaire. Après déjeuner, en manière de promenade digestive, nous
allons visiter la forteresse sous la direction du fidèle Sala, un
Tunisien turco, qui a rapporté de Crimée d’inguérissables rhumatismes,
et qui nous précède en boitant, le turban abrité d’un parasol.

Sous la porte, les soldats du Bey, le jasmin à l’oreille, tricotent.
Dans la cour carrée, éblouissante de soleil, nous voyons aux grilles
d’une fenêtre des têtes tristes de prisonniers. Autour,--car toutes les
kasbahs de Tunisie se ressemblent,--règne une terrasse fortifiée où l’on
accède, non par des escaliers, mais par une large rampe à pente douce.
Des figuiers d’Europe, des grenadiers et des rosiers y poussent, Allah
sait comment! en pleine chaux, s’alignant entre les canons sur
l’esplanade maçonnée. Sala exige encore que nous montions à la tour.
Sala n’a pas tort: la vue qu’on a du haut de la tour est merveilleuse. A
nos pieds, Monastir, blanche et muette, coupée de jardins. D’un côté, la
Méditerranée et les îles; de l’autre, et plus loin que l’horizon, une
mer de verdure sombre: l’interminable forêt des oliviers du Sahel.

                   *       *       *       *       *

M. Hirisson est un enragé d’archéologie. Il a chez lui un vrai musée:
des dalles tombales romano-chrétiennes du IIIe ou IVe siècle, avec
dessins et inscriptions en mosaïque; puis, toutes sortes de menus
objets: des urnes, des coupes en argile, des fioles lacrymales dont le
verre s’est admirablement irisé dans le sec terrain de la Byzacène; que
sais-je encore? des anneaux, des colliers, des aiguilles d’ivoire, et
tout un assortiment de ces figurines naïvement impudiques que les dames
romaines portaient au cou.

--Prenez, mais, prenez donc! tout près d’ici, à Lempta, on en découvre
tant qu’on veut.

A Lempta, sur l’emplacement de l’ancienne Leptis Minor, M. Hirisson a
entrepris des fouilles pour son compte et les conduit avec une ardeur et
une intelligence que n’ont pas toujours les savants en mission. Nous
pourrions aller jusqu’à Lempta; la chaleur est presque supportable;
l’ex-turco sait conduire, et le khalifa se fera un plaisir de nous
prêter sa carrossa.

                   *       *       *       *       *

Nous voilà chez le khalifa, beau vieillard, souriant et fort, portant le
turban vert, une robe de soie rouge, et que nous trouvons dans son
salon, en train de rendre la justice. Étrange, ce salon, mi-parti de
greffe et d’alhambra, d’où s’exhale une double odeur d’Orient et de
patrocine. Des plafonds sculptés, des tapis, des coussins aux vives
couleurs; et, à côté, l’odieuse table en bois noir, un encrier, des
registres, et des papiers froissés dans un coin. Ici, les huissiers
écrivent leur grimoire de droite à gauche, avec un roseau taillé au lieu
de plume, mais ce sont tout de même des huissiers.

Cependant, le khalifa radieux, car il est grand ami de la France, nous
offre,--non sans s’excuser, à cause du Ramadan de n’en point boire,--un
verre d’orgeat à la mode arabe, très blanc, très frais, très sucré, très
parfumé de fleur d’oranger. Je me rappelle avoir bu, dans son atelier de
la rue Lepic, une mixture analogue que Ziem, en gourmet orientaliste,
fabriquait avec des graines de melon pilées.

La carrossa est prête; nous y montons avec l’abbé. Un négociant français
du pays, qui veut être de la partie, amène un char à bancs où M.
Hirisson prend place. Le consul s’est procuré un cheval et fera la
fantasia aux portières.

                   *       *       *       *       *

On s’en va trottant par une grève stérile, reluisante de cristaux et
bordée d’une écume lourde et saline, le long de chotts ou étangs en
chapelets que sépare de la vraie mer un ruban de sable où poussent des
palmiers.

Puis, nous tournons à droite pour nous enfoncer dans les cultures. La
route se dessine et se rétrécit. Elle court maintenant entre les deux
classiques levées de terre rouge que surmonte une haie. Les aloès en
fleur dressent dans le ciel d’un bleu éblouissant leurs hampes rigides,
pareilles à des candélabres de métal, et les figuiers de Barbarie leurs
raquettes couleur de cendre sur la tranche desquelles les nouvelles
pousses sont posées comme des papillons d’or.

Près d’une colonne couchée, deux chapiteaux corinthiens, énormes et d’un
travail admirable, indiquent qu’il faut s’arrêter. Plus bas, à côté d’un
déblai pétri de verre et de poterie, sont des tombes en mosaïque
extraites de la veille, dont, au grand désespoir de M. Hirisson, la main
sacrilége d’un gamin arabe a, pendant la nuit, avec un caillou pour
outil, déchaussé déjà quelques cubes bleus. Dans la tranchée de la
fouille, qui a un demi-mètre de profondeur, d’autres tombes, des sols
stuqués apparaissent, mêlés à des fragments d’urnes, à des débris de
lampes.

En plein dans les champs, émergent des pans de murs, des ruines
d’aqueducs et de maisons. Un guerrier en marbre blanc, gigantesque et
décapité, reste debout, solitaire, au milieu d’un chaume.

Chacun va à sa fantaisie, improvisant des découvertes. Pour ma part, je
gravis un petit monticule conique et tronqué comme un cratère de volcan,
qui se trouve être l’amphithéâtre. Le cratère s’évase en coupe. Entre
les buissons et les herbes, on reconnaît des restes de couloir, les
loges, les gradins. Un groupe de vieux oliviers occupe le rond de
l’arène.

Près d’un puits maçonné de pierres antiques, le consul a ramassé un
angle de corniche portant en creux profond des lettres latines. L’abbé
me montre des lames de verre fondu, un petit lingot de cuivre ou d’or
qui fut sans doute une médaille. Tout cela prouve abondamment que Leptis
a dû périr dans un incendie.

Nos joies archéologiques épuisées, nous regagnons les voitures en
suivant à travers de maigres roseaux le lit, pour le quart d’heure
desséché, de l’Oued el-Souk. La ville autrefois bordait ces deux rives
jusqu’à la mer. Aujourd’hui encore, comme le nom d’Oued el-Souk
l’indique, la tradition y perpétue un marché.

Des Arabes à bonne figure de paysan, des polissons gardeurs de chèvres,
tête nue, les cheveux roussis, nous accompagnent, sympathiques et
visiblement heureux du plaisir que nous manifestons. Ils cueillent des
figues et nous les offrent. Je veux leur donner quelque monnaie, ils la
refusent. Mais ils acceptent des cigarettes, qu’ils fumeront ce soir
quand le canon du Ramadan aura tonné.

«... Voyez-vous, disait M. Hirisson, rien n’est plus simple que de
réussir des fouilles. Seulement, il faut tomber sur les ruines d’une
ville qu’aucune autre ville n’ait remplacée; sans quoi la ville nouvelle
est construite avec la démolition de l’ancienne. C’est ainsi que Tunis a
fait de Carthage sa carrière à moellons et à chaux, et que Kairouan pour
ses mosquées n’a pas laissé pierre sur pierre des temples de Sabra. Les
savants devraient tenir compte de ces choses. Leptis par bonheur n’a que
Lempta pour proche voisin, et Lempta est un petit village qui n’a jamais
trop abusé de la bâtisse...»

                   *       *       *       *       *

Nous arrivons à Lempta vers cinq heures. Les habitants, en paisibles
villageois, causent de choses et d’autres à l’entrée du village, dans la
fraîche brise de mer qui commence à souffler. Ils nous entourent, nous
saluent. Le cheik, maire et riche homme du pays, prévenant, beau
parleur, l’œil plein de finesse, manœuvre pour nous accaparer et nous
faire seul les honneurs de la localité par lui administrée.

D’abord, il veut nous montrer la maison qu’il habite avec ses deux
femmes. A vrai dire, depuis longtemps j’avais fort envie de pénétrer
dans un de ces rustiques intérieurs.

Une porte charretière au fond d’une impasse, puis une grande cour
commune entourée de petits logis en rez-de-chaussée qu’occupent
différents ménages, avec un hangar, un puits dans l’angle, et trois
dattiers entre les troncs desquels sont tendues des ficelles où pendent
des poulpes en train de sécher. C’est là que le soir on enferme les
bestiaux. Nous attendons la clef; une des femmes, prévenue, l’apporte et
nous introduit dans une chambre étroite et toute en longueur, sans
fenêtres, mais blanche et reluisante de propreté. Le mur est tapissé de
petites assiettes et soucoupes peintes, italiennes ou du pays, au milieu
desquelles, à la belle place, brille un plat de Sarreguemines. A gauche,
cachée d’un rideau, l’alcôve et son divan recouvert de nattes; à droite
s’alignent, dans un ordre parfait, de grands paquets de laine lavée, des
jarres où sont le blé, l’orge et l’huile. Par terre: une quenouille
toute garnie, tombée avec son fuseau à côté d’une de ces hautes lampes
en poterie verte, ornement obligé des maisons arabes. La femme se tient
debout derrière le battant de la porte, un peu dans l’ombre et non
voilée. Elle est brune et maigre, vieillie avant l’âge; elle nous
regarde d’un air timide et curieux.

Nous sortons, nous suivons le sable de la plage semée d’éponges et d’os
de seiche, ourlée du côté des champs par un tapis d’herbes rampantes, à
feuillage gras et menu qu’étoilent de petites fleurs d’un violet bleu
très tendre, pareilles aux myosotis et aux véroniques. Cette promenade a
un but: notre nouvel ami ne nous tient pas quittes, et il s’agit de
visiter son jardin. Des vignes en rangées, aux feuilles solides et drues
quoique déjà rougies sur les bords par la sécheresse; des grenadiers et
des dattiers; des tomates, des laitues, des jasmins, des roses; un
amusant fouillis de fruits, de légumes et de fleurs, au milieu duquel,
avec des pierres blanches arrachées aux ruines, le propriétaire se fait
bâtir une maison où il compte être heureux et dont il explique le plan,
non sans orgueil.

                   *       *       *       *       *

Il serait temps de repartir. Mais nos deux cochers, qui ont sans doute
flairé le couscouss des hôtes, déclarent qu’il serait déraisonnable de
se mettre en route sans manger. D’un autre côté, bons musulmans, ils ne
peuvent, à cause du Ramadan, manger avant sept heures. Ce serait peine
perdue que d’essayer de les convaincre. D’ailleurs nos deux gaillards
ont eu, au préalable, la précaution de dételer les chevaux.

Peu tentés par la cuisine indigène et comptant dîner à Monastir, nous ne
voulons accepter qu’une tasse de moka et des raisins comme apéritifs. On
nous conduit près d’une tente en poil de chameau, dressée sur le rivage
à l’abri de l’ourlet bas des dunes et au fond de laquelle luit un petit
feu. Des nattes ont été étendues sur le sable. Le cheik et quelques
seigneurs d’importance s’y installent en notre compagnie. Le reste du
village, hommes et enfants, reste à distance.

Raisins exquis, moka parfumé, eau très fraîche dans la gargoulette; mais
cela nous ennuie d’être ainsi seuls à festoyer.

Tout à coup le bruit assourdi d’un coup de canon nous arrive. J’offre un
cigare au cheik qui, sans refuser, le pose à côté de lui sur la natte:
«C’est le canon de Sousse, en avance de cinq minutes; il faut attendre
le vrai canon, celui de Monastir.» Attendons cinq minutes! Deuxième
coup, plus rapproché, arrivant par-dessus le golfe. Aussitôt les cigares
flambent, les petites pipes s’allument, on fait circuler les assiettes
de raisins et les tasses. Deux enfants, deux frères, le plus grand
s’appuyant sur l’épaule du plus petit, assurés et beaux comme deux
jeunes Romains, l’un en toge blanche, l’autre tout de rouge habillé,
s’approchent et regardent. Des cris aigus arrivent du côté des maisons;
nos hôtes sourient: «Ce n’est rien, une querelle de femmes!...»

Puis un grand silence à peine accentué d’un frisson de palmier, d’un
soupir de vague, tandis que trois flamants roses passent sur le ciel,
fuyant l’ombre et la nuit qui déjà enveloppent la mer, et volant
éperdus, pattes en arrière, vers l’illumination pourpre du couchant.

                   *       *       *       *       *

Comme il fait tout à fait noir par les chemins, on est revenu en
longeant la plage où flotte un reste de clarté. C’est un voyage plein
d’imprévu. Les roues dans l’eau, toujours à la veille d’une culbute, et
n’ayant pour nous guider que les genoux des chevaux ruisselants de
phosphorescence, nous cheminons à l’aveuglette, moitié trottant, moitié
nageant. Peu brave aussitôt qu’il fait nuit, de loin en loin le cocher
du khalifa hèle Sala pour se donner du courage. Sala lui-même ne semble
pas fort rassuré. A droite, par delà les chotts, comme en pleine mer,
brille une lumière. C’est la maisonnette de Sala dans la langue de terre
où sont les palmiers. Sala devait y rentrer ce soir, comme tous les
soirs, à gué sur son âne; la femme l’attend: mais il est trop tard, il
fait trop noir, Sala couchera à Monastir.

Nous arrivons sous les remparts juste au moment de la fermeture des
portes. Les habitants prennent le frais devant leurs maisons, pêle-mêle
avec des chameaux couchés qui passent ainsi la nuit au grand air.

Cette fois encore, le hasard nous ménageait une surprise. Là-bas tout à
coup, en face des souks, au bout de la ville, éclate un bruit
d’instruments. Des torches apparaissent au tournant, et la rue
subitement incendiée nous montre une foule qui se presse, les terrasses
et les balcons chargés de costumes multicolores, tandis que là-haut,
dans le ciel bleu pailleté, la couronne de lampions du minaret brille
doucement. C’est un cortége, un mariage. Les pauvres gens d’ici
attendent volontiers pour se marier que les figues des haies, ayant
achevé de mûrir, fournissent le repas de noces. Au milieu d’un
assourdissant vacarme de galoubets, de musettes, de taraboukas, que
domine le ronflement continu d’un grand tambour plat, semblable à un van
et dont trois cordes tendues augmentent la résonnance, le fiancé
s’avance entouré de ses amis, de ses parents, entre deux lignes
d’enfants qui, portant chacun une bougie, se tiennent tous ensemble par
la main, ce qui fait une pittoresque guirlande de petits turbans et de
flammes vacillantes. Le fiancé marche les yeux fermés et ne doit les
ouvrir sous aucun prétexte; la coutume exige qu’il aille ainsi jusqu’à
la maison de sa fiancée. Des camarades, pour lui donner courage, brûlent
des parfums sous son nez et répandent du café devant ses pas. On prend
ici le mariage au sérieux! Jamais je n’oublierai, dans le flamboiement
des couleurs, parmi les cris, les musiques, ce grand jeune homme pâle,
maigre, la figure comme morte d’émotion.

A minuit, paraît-il, les femmes accompagneront la fiancée avec des
cérémonies analogues. Mais la chaloupe attend depuis six heures, il va
bientôt en être dix; il s’agit de manger un morceau sur le pouce et de
sortir de Monastir, presque à quatre pattes, par une poterne basse,
écroulée, que nous ouvre à grand renfort de verrous poussés et de
chaînes un soldat tunisien endormi.

                   *       *       *       *       *

Au retour, la mer scintillante et blonde, toute en phosphore, brisée par
la proue, fouettée par l’hélice, éclabousse de lueurs la chaloupe et
nous donne l’illusion de naviguer sous les étoiles dans une tempête de
rayons de lune. Nous nous taisons. En effet, à quoi bon parler? Il me
semble que je viens d’assister à une féerie, et qu’entre les
enchantements d’aujourd’hui et les réalités de demain, la nuit retombe
comme un grand rideau en claire étoffe orientale, lamée d’argent, semée
de points d’or.




NOCES MAUGRABINES


La tête encore pleine de nos impressions d’hier, on cause en déjeunant
mariages tunisiens,--pittoresque des cérémonies, singularité des
coutumes--et, comme le comique se mêle à toutes choses, on s’égaie de
l’aventure arrivée naguère au vieil Hamouda qui eut deux torts,
paraît-il: d’abord de se mettre en colère contre sa jeune femme Aïché,
puis de vouloir la répudier, et la répudiant, d’employer la deuxième
formule.

Avec la première, où le nom de Mahomet n’est prononcé qu’une fois, il y
a moyen de s’arranger: l’époux, si les regrets viennent, peut dès le
lendemain, reprendre l’épouse que, la veille, il a renvoyée. Avec la
deuxième formule, c’est plus grave: Mahomet y est attesté trois fois, ce
qui fait de la chose un serment aussi inviolable que celui des Dieux
grecs, alors qu’ils avaient juré par le Styx.

A moins cependant--et c’est là l’originalité de la coutume tunisienne--à
moins que la femme se soit remariée dans l’intervalle et qu’un nouveau
mari l’ait à son tour répudiée, auquel cas l’ancien a parfaitement le
droit de l’épouser encore, sans remords aucun, et comme si elle était
veuve.

                   *       *       *       *       *

Hélas! Hamouda avait employé la deuxième formule, à voix claire, devant
témoins, et personne, pas même le marabout de la Zaouia de Sidi-Giafr,
personnage des plus vénérés, pas même celui quasi-centenaire, qui garde
à Kairouan les portes de la Mosquée peinte où dort le barbier du
prophète, dans un tombeau revêtu de brocart, sous la lueur de grands
cierges roses, non, personne ne pouvait désormais empêcher que les
fatales paroles n’eussent été prononcées, ni faire que ce qui était ne
fût pas.

Et pourtant Aïché n’était pas bien coupable. Est-ce un si grand crime,
pour qui se sait belle, de laisser la brise écarter les plis de son
voile, montrant aux insolents chrétiens, dans cette vision d’une
seconde, rapide comme un éclair d’été, qu’on a de grands et beaux yeux
noirs en territoire maugrabin, et que les perles de vos dents ne
redoutent pas le sourire.

D’ailleurs, un repentir sincère! Aïché n’osait plus aller au Hammam,
gazouillant à l’heure des femmes et bariolé comme une volière, ni monter
le soir sur les terrasses, ni se montrer au cimetière où l’on babille en
grignotant des gâteaux au sucre et des nougats, dans l’air frais qui
vient de la mer, tandis que le soleil couchant colore en rose tendre les
murs blanc de chaux des remparts.

Et comme elle pleurait, la pauvre petite Aïché, cheveux épars, roulée
dans des tapis, en songeant que bientôt ses parents viendraient la
reprendre et qu’il lui faudrait retourner au village, laissant pour
celle qu’Hamouda appellerait à lui succéder ses bracelets d’argent, son
beau collier d’ambre, sa djebba en soie mi-partie de rouge et de bleu,
sa kmedja aux manches transparentes, sa farmla richement brodée, son
casque d’or, ses babouches d’or; sans compter la chambrette à plafond
sculpté toute revêtue de faïences aux couleurs vives, la petite cour
entourée d’un portique avec un jasmin près du puits, où viennent percher
les hirondelles.

Hamouda non plus ne s’amusait guère. Depuis son acte d’énergie
inconsidérée, quelque chose positivement lui manquait. Il n’avait goût à
rien de bon, Hamouda, ni aux longues stations silencieuses sous les
fraîches voûtes du marché couvert quand le soleil flambe par les rues,
ni aux grêles et douces musiques qu’on écoute le soir autour des cafés
en plein air, ni aux hebdomadaires parties d’échecs en compagnie de
quelque autre paisible bourgeois maure, à sa bastide, sous les dattiers,
près de l’antique noria qui mélancoliquement, du matin au soir
glougloute et grince.

                   *       *       *       *       *

Aussi quand arriva le jour du marché, et que les parents, ayant vendu
leur charge de pastèques, se présentèrent avec le petit bourriquet qui
devait ramener Aïché, le bon Hamouda eut beau affecter l’impassibilité
musulmane, et Aïché se voiler, pour cacher des larmes à fleur de
paupières, dans les plis de sa m’laffah de laine blanche, on vit bien
que ni l’un ni l’autre n’était joyeux.

Hamouda parla le premier; l’homme est lâche!

«--Aïché!...

--Seigneur!...

--Tu t’en vas, Aïché?

--Je m’en vais puisque tu l’as voulu.

--Sans un baiser d’adieu?

--De quel droit un baiser, tu n’es plus mon mari.»

Néanmoins Aïché--la femme est bonne!--daigna entr’ouvrir la draperie qui
l’enveloppait et tendre aux lèvres de Hamouda une délicieuse petite main
rougie de henné autour des ongles; après quoi elle partit, sans un mot
de plus, au pas de son âne.

«--Gentille, se disait Hamouda, très gentille quoique un brin coquette!
mais le moule n’est pas perdu. Au premier jour je me chercherai une
autre femme; voici justement que les figues vont mûrir. Mes invités de
cette façon trouveront leur dîner servi le long des haies.»

                   *       *       *       *       *

Et, quand les figues furent mûres, quand, autour de chaque champ, aux
raquettes de tous les buissons, apparurent les fruits innombrables
pareils à des pelotes de soie jaune où resteraient quelques aiguilles,
plein de désirs, presque consolé, alors Hamouda se mit en quête.

Il était riche, vert encore, les fiancées ne lui manquèrent point. Mais
quoique une longue expérience, indispensable dans ces pays, lui permît
d’induire au simple examen d’un coin de cil ou d’un bout de poignet les
beautés cachées d’une femme; et malgré les renseignements de rusées
commères dont c’est le métier, renseignements enthousiastes comparant
toujours à un élégant palmier la taille de la personne proposée, et ses
seins à un couple de ramiers palpitants et blancs avec des becs roses,
rien, ni renseignements poétiquement colorés, ni constatations
personnelles, ne peut faire oublier Aïché au bon Hamouda.

Si bien qu’un jour, après une interminable et mystérieuse conversation
avec le voisin Mourad, riche marchand d’huiles, Hamouda enfourcha sa
mule, et, trottant sous les oliviers, son bouquet de jasmin à l’oreille,
gagna le village où Aïché vivait retirée.

--«Aïché!...

--Seigneur!...

--M’aimes-tu encore?

--Je m’ennuie ici, au village.

--Ne voudrais-tu pas, Aïché, revoir notre petite maison? Depuis ton
départ le vieux jasmin ne fleurit plus et les hirondelles sont tristes.

--Je voudrais revoir la maison, le jasmin et les hirondelles.

--Aïché, les figues vont mûrir, voici la saison des mariages, j’ai
trouvé quelqu’un qui t’épousera pour un jour, et puis après te
répudiera, afin que nous puissions nous marier encore.

--Et ce quelqu’un est?...

--Un homme honorable, mon voisin Mourad.

--Mourad le neveu?

--Non pas, l’oncle.»

Ici Aïché éclata de rire sous son voile.

--«Mais, il est très laid, le voisin Mourad, tout le monde se moquerait
de moi. Quant au neveu, je ne dis pas non; il est jeune, beau cavalier,
en somme un mari convenable.»

Vainement Hamouda voulut protester, vainement la famille s’interposa,
Aïché s’obstinait de plus en plus, répétant de sa voix câline:

--«Mais qu’est-ce que la chose peut donc vous faire, puisque ce n’est
que pour un jour!»

Il fallut en passer par son caprice et proposer l’affaire à Mourad, le
neveu, lequel accepta galamment, promettant au surplus d’être époux
d’Aïché le moins longtemps possible et de la répudier au petit jour.

                   *       *       *       *       *

Heureux gredin! la nuit du mariage, quand ses parents et ses amis le
conduisaient à la maison nuptiale, entre deux rangs de torches, avec des
musiques, il se laissait faire, impassible, cheminant les yeux fermés,
suivant la coutume; mais un sourire de joyeuse espérance retroussait
parfois sa lèvre, que déjà un brin de moustache ombrageait.

                   *       *       *       *       *

Et le matin--pas très matin pourtant, car malgré ses belles promesses,
Mourad le neveu ne se pressait guère!--le matin, sous le moucharabi de
la maison d’Aïché, à jour et fleuri d’œillets rouges, devant la porte
ornée de clous dessinant des fers à cheval et des croissants, on put
voir le bon Hamouda tranquillement assis en habits de noces et qui
attendait avec ses témoins.

                   *       *       *       *       *

Voilà certes, avec ce décor lumineux, ces costumes originaux et le
dénouement tout trouvé, un superbe sujet d’opérette!




VOYAGE A KAIROUAN


Sousse respire au bord de la mer, Kairouan se rôtit en plaine à 50 ou 60
kilomètres de là. Mais, entre l’Hadrumète des vieux Romains et la
capitale des Aglabites bâtie par Okbah-ben-Nafi l’an 55 de l’hégire,
entre le port barbaresque et la Mecque maugrabine, se dresse un vaste
plateau relevé sur les bords, légèrement creux à son milieu, et dont
l’étendue mouvementée représente assez bien le fond d’une immense coupe
argileuse gondolée au feu par endroits. D’où, sans compter la grande
montée en partant de Sousse et la grande descente aux approches de
Kairouan, une série non interrompue de montées et descentes
supplémentaires qui ne contribuent pas peu, comme on va le voir, au
pittoresque du voyage.

Ce voyage, naguère encore difficile et coûteux, n’a plus aujourd’hui,
grâce au gentil joujou qui s’appelle le chemin de fer Decauville, rien
de particulièrement héroïque.

Muni de mon autorisation galamment accordée par le colonel Corréard,
représentant l’autorité militaire, je me transporte de grand matin tout
près des chantiers d’alfa, à la gare, où déjà sont rendus un certain
nombre d’officiers et de soldats.

Je prends place, moi cinquième et dos à dos avec un capitaine et un
intendant, dans un petit wagonnet ouvert, à roues très basses, qui roule
au bas du sol sur de petits rails très rapprochés: quelque chose comme
le tramway miniature qui mène de la Porte Maillot au Jardin
d’Acclimatation. Seulement, ici la course sera plus longue; parti à
l’aube, nous n’arriverons qu’après midi. Il est vrai qu’on ne fait pas
mal de stations en route: au camp de l’oued Laya, à la redoute du col
d’El-Onk, à Sidi el-Hani, à l’oued Zeroud... et je ne parle pas des
stations accidentelles causées par les déraillements et les rencontres.

Le train réglementaire se compose de trois véhicules qui doivent
toujours garder entre eux une distance de 50 mètres, soit un wagonnet
pour les officiers, un autre pour les simples soldats et une plate-forme
réservée aux bagages, au milieu desquels, jambes croisées, s’installe un
Arabe, le chef de la police de Kairouan, venu pour témoigner devant le
conseil de guerre dans une affaire d’assassinat. Wagonnets et
plate-forme sont traînés chacun par deux chevaux galopant sur le côté de
la voie, avec un artilleur en manière de postillon. A l’avant de chaque
voiture, se tient un soldat de la ligne, la main sur un frein qu’il est
toujours prêt à serrer. La précaution n’a rien d’inutile; car, aux
descentes, on décroche la chaîne d’attelage, et les chevaux continuent à
galoper libres, laissant traîner derrière eux, dans un nuage couleur
chocolat, la chaîne avec son palonnier, bientôt dépassés d’ailleurs par
le wagonnet qui, obéissant à son propre poids, dégringole les pentes
d’une vitesse de plus en plus vertigineuse. C’est un peu effrayant
d’abord, d’autant qu’en cette saison les rails dilatés se soulèvent bout
à bout et font redouter au voyageur novice un déraillement qui semble
inévitable. Mais ces «flèches» ne sont pas dangereuses, car elles
s’abaissent sous le wagon emporté qui passe, doucement, sans secousse,
comme le plus souple des ressorts.

                   *       *       *       *       *

Pour atteindre au plateau qui se trouve de plain-pied avec la kasbah et
les remparts du haut de la ville, le chemin de fer contourne Sousse
entre le cimetière arabe qu’il écorne légèrement et les dunes blanches
où s’adosse la zaouia de Sidi Giafr.

D’abord des oliviers,--de quelque côté que l’on sorte, c’est toujours
les oliviers qu’on rencontre,--superbes encore, mais trapus et sentant
déjà la montagne. Puis, à mesure que le train file et que les tours de
la kasbah s’effacent à l’horizon, les oliviers deviennent plus rares;
leur forêt s’émiette en bouquets, taches d’un vert sombre sur le fond
rougeâtre du sol soulevé çà et là par des blocs calcaires; vers l’oued
Laya, les oliviers finissent, et nos soldats campent sous le ciel.

A partir de l’oued Laya, jusqu’à la descente sur Kairouan, ce sera
toujours le même plateau nu laissant voir l’argile du sol à travers un
feutrage d’herbes sèches. Les buissons du jujubier épineux, les touffes
blondes de l’alfa, de grands fenouils et un arbuste bas qui, rôti par le
soleil, sert ici de bois de chauffage, y dominent mais pas de très haut,
l’humble peuple des graminées. Çà et là, des traces de culture, le carré
jaune d’un chaume resté sur pied, ou bien de larges espaces incendiés
après moisson à la mode arabe et couverts de cendres d’un noir bleu, du
milieu desquelles se dresse, à peine recroquevillée par la course rapide
des flammes, la tige d’un artichaut sauvage tout praliné et comme fleuri
d’escargots blancs. Ces grappes d’escargots sont les seules fleurs qui
réjouissent la tristesse du paysage, et, de même, la graine duveteuse du
chardon flottant dans l’air sans brise donne par moments l’illusion d’un
papillon qui passerait. Nul parfum. Le soleil, haut déjà, cerne
l’horizon de chaudes vapeurs. Au loin chemine lentement la fumée d’un
champ qui brûle.

                   *       *       *       *       *

Pourtant toute vie n’est pas absente. A une halte faite, en attendant
que les chevaux dételés nous rattrapent, au bas d’une raide et très
longue côte, je remarque des fourmis qui processionnent, d’innombrables
petits lézards surexcités par le coup de fouet du soleil; et, mes
instincts de collectionneur se réveillant, je capture une mante
religieuse d’un vert tendre zébré de brun, portant deux aigrettes au
front, mais n’ayant pas les grandes griffes acérées des mantes de nos
pays; de plus, un magnifique saurien mat et rugueux, à large gueule, que
nous prenons d’abord pour un caméléon, mais qui n’est pas, hélas! un
caméléon, vu qu’il lui manque une crête au dos et ces yeux mobiles,
roulant sur pivot, pareils aux deux moitiés d’une grosse perle percées
en leur milieu d’un trou d’aiguille où s’incrusterait un fin diamant
noir. Le long de la route, le galop des chevaux et le bruit des roues
font lever des tourterelles, des huppes, des vols d’alouettes casquées
et des compagnies de perdrix que, du haut de l’air, un faucon guette.
Vienne mars, la saison des pluies, et en quelques jours la plaine va se
couvrir de fourrages drus et fleuris où le Petit Poucet et ses frères
plus grands que lui se perdraient dans des forêts de marguerites.

Le sol est fertile évidemment et peut redevenir riche par la culture. Il
l’était bien pour les Romains! Car, dans ma description, j’allais
oublier un trait caractéristique du paysage: partout des débris
antiques, ruines de tours, arches d’aqueducs, entrées de citernes. A
chaque pas, dans ce pays aujourd’hui désert, on marche sur des cadavres
de villes.

                   *       *       *       *       *

Quelques hirondelles annoncent l’approche de l’eau. A notre gauche, en
contre-bas, miroite et danse une immense étendue bleue. C’est,--entre le
plateau que nous parcourons et les montagnes des Souassi, violettes,
transparentes, comme vaporisées,--la grande sebkha de Sidi-el-Hani,
desséchée en cette saison. Mais tout près, sur la droite, voici un
marabout au bord d’une autre nappe d’un azur moins vague et moins
flottant. C’est la chapelle musulmane de Fekira-Fathma et la sebkha
Kelibia, lac minuscule. Les poteaux du télégraphe traversent le lac;
tout autour, des troupeaux font au soleil des ombres noires; au milieu
luisent immobiles des milliers de points blancs qui sont des flamants
endormis.

Déjeuner de conserves chez un mercanti. Puis nous visitons le camp, les
potagers improvisés où déjà des légumes poussent et les maisonnettes
dont il faut admirer d’abord le plafond fait de débris de boîtes à
biscuits. La boîte à biscuits, dans ce pays privé de bois, joue en
architecture militaire un rôle énorme. Quant à la pierre, le camp se
trouvant situé sur l’emplacement de ruines romaines, on n’a qu’à
égratigner le sol pour la trouver toute taillée; et deux colonnes de
marbre dignes d’un palais forment les angles de façade de la baraque
toute neuve où un jeune sous-officier est en train de dresser les
comptes de sa compagnie.

                   *       *       *       *       *

Nouveau départ: encore la poussière, encore les montées, encore les
descentes, encore les horizons violets, les herbes grises, le sol rouge.
Du reste, peu d’incidents. A la redoute d’El-Onck, sous un ricin faisant
corbeille devant le corps de garde, se promène une tortue mélancolique.
Désœuvrés, les soldats de ce petit poste perdu, en pantalon et blouse de
toile, vont à la rage du soleil cueillant des artichauts sauvages.

Nous arrivons sur le bord extrême du plateau, à la lèvre même de la
coupe. La grande plaine se découvre, bornée au lointain par les lignes
nettes et noblement classiques des monts Zaghouan. Kairouan brille au
milieu comme une tache blanche. On dételle les chevaux encore une fois,
on lance les wagonnets sur la pente, et, après une dernière et plus
vertigineuse dégringolade, le pays soudain tourne au marécage. Mais
c’est pour le quart d’heure un marécage brûlé où mille crevasses crient
la soif, avec un enchevêtrement d’oued sans eau que les rails
franchissent sur des ponts de bois. Il reste pourtant là comme un
souvenir de fraîcheur: on ne voit partout que buissons de tamaris et
touffes de sauges, parmi lesquels sautillent et vivotent des myriades de
maigres petits crapauds.

Kairouan est encore loin, et nous passons une bonne heure, tandis que
les chevaux du relais final, sentant l’écurie, galopent furieusement, à
suivre d’un regard impatienté le minaret de la grande mosquée seul
visible maintenant et qui, selon les dépressions du terrain, semble
jouer à cache-cache derrière une ligne de collines basses. Enfin
Kairouan tout entier nous apparaît, avec les tours carrées et les dômes,
non pas unis comme à Tunis, Monastir et Sousse, mais taillés à côtes de
melon, de ses soixante et quinze zaouias ou mosquées.

J’ai la bonne fortune de rencontrer dans la gare même le capitaine
Longuet, auquel me recommande par lettre le capitaine Gibault; et je
franchis non sans émotion les murs remarquablement décrépis de la cité
sainte, après avoir traversé d’un pied montagnard la chaîne de petites
collines qui, si longtemps, nous les cachèrent et dont je m’explique
enfin l’étrange formation géologique. Ce sont simplement de séculaires
dépôts d’immondices; les Kairouanais en sont très fiers et n’aimeraient
pas qu’on y touchât, les considérant, vu leur importance, comme preuve
de noblesse et d’antiquité pour leur ville.

Après quatorze lieues en plaine, la chaleur des rues n’effraye point.
Sans vouloir entendre parler de sieste, et pour me libérer au plus tôt
de mes devoirs de touriste, je visiterai d’abord cette grande mosquée
tant vantée qui est comme une ville dans la ville avec son enceinte de
remparts accotés d’épais et lourds contreforts pareils à ceux de nos
églises du XIe siècle.

                   *       *       *       *       *

A l’entrée, deux colonnes dont l’énormité m’étonnerait ainsi que le
contraste de leurs proportions classiques et de l’originalité tourmentée
de l’arc en fer à cheval qu’elles portent, si je n’étais édifié déjà sur
la façon dont les farouches conquérants du Maugreb ont compris en
architecture l’art d’accommoder les restes.

Le «garçon Marabot», comme l’appelle le spahi du bureau de
renseignements que l’on m’a donné pour guide, nous précède, sérieux et
la clef au cou, dans l’intérieur de l’édifice. Un enchevêtrement de
colonnes que relient des poutres en bois, transversales; un plafond bas
ou plutôt une collection de petits plafonds bizarrement variés et de
coupoles, le demi-jour, des nattes qui éteignent le bruit des pas, çà et
là quelques formes blanches prosternées. Vue ainsi, la mosquée paraît
féerique. Il faut la réflexion pour secouer l’enchantement et
s’apercevoir que ces fûts en marbres précieux portent parfois quand ils
se trouvent trop courts deux chapiteaux superposés, et que ces
chapiteaux dont chacun mériterait une étude à part et dans les ornements
desquels l’art grec et romain semble parfois rejoindre le mystérieux art
punique, n’ont d’arabe que le badigeon blanc qui en empâte les détails.
Ces colonnes furent volées à des ruines, aux ruines de Sabra où il en
reste deux encore qui saignèrent quand on voulut les renverser, dit la
légende apportant soudainement, comme sur une bouffée d’air de France,
le souvenir de Musset, de Versailles, et de trois marches de marbre rose
au milieu de ces sauvageries maugrabines. L’ensemble pourtant ne manque
pas d’une certaine grandeur barbare, et sent la prodigalité fastueuse du
pillard armé, l’improvisation de la conquête. Mais l’Orient pur s’y
révèle surtout dans la chaire ciselée curieusement avec une enfantine
richesse d’imagination; et aussi, pour ne rien oublier, dans les grands
lustres de bois violemment coloriés, dont les degrés en pyramide portent
une infinité de vulgaires lampions en verre débordant d’huile épaisse et
mal odorante.

La cour, grand cloître où l’herbe pousse, car la ruine se met dans ce
monument fait de ruines! s’entoure, elle aussi, des mêmes colonnes. Le
pavé est tout en débris antiques: frises, rosaces, caissons de plafond.
Sur le mur, à côté de la porte étroite qui conduit à l’escalier du
minaret, je remarque deux inscriptions latines, l’une scellée la tête en
bas et que je n’essaye pas de lire, l’autre parfaitement conservée et
portant une dédicace à Nerva.

                   *       *       *       *       *

Située hors des remparts, par delà les vastes citernes à ciel ouvert
pleines d’eau croupie où Kairouan s’abreuve, et non loin des tombeaux
ruinés des rois Aglabites, la zaouia de Sidi Sahab, barbier du prophète,
nous débarbouille fort à propos de cette poussière d’antiquités.

Dans l’avant-cour,--est-ce une relique, un ex-voto?--le spahi m’indique
en passant l’armature en bois d’une de ces logettes drapées où
s’enferment les femmes pour voyager à dos de chameau. Puis une porte
s’ouvre, et nous voilà dans un vrai palais des Génies, plâtre fouillé,
faïence peinte, verni et brodé comme un coffret. C’est bien là la
fantaisie fine et l’élégance nerveuse de l’art arabe. Un peu ébloui, je
traverse de petites salles entourées de bancs, sans doute des salles
d’école, où, par les mille ouvertures de dômes repercés à jour comme une
pièce d’orfévrerie, tombe une lumière discrète et fraîche; et j’arrive
dans une cour blanche, reluisante, entourée de sveltes colonnettes, au
pavé recouvert de tapis anciens sur lesquels, agenouillés et les mains à
plat, des fidèles prient. Le «garçon Marabot» du lieu nous accueille
assez maussadement: il est tout jeune, de seize à dix-huit ans, et
fanatique. Il réclame la _carta_, la permission de visiter signée par
l’autorité militaire. Nous n’avons pas la _carta_, mais nous insistons,
étant dans la place, pour pénétrer jusqu’à l’endroit où repose le corps
du saint. Nous montrons un papier quelconque, on pousse une porte, on
soulève les nattes; nous pouvons faire quelques pas dans l’intérieur de
la chapelle et contempler derrière ses grilles le tombeau, voilé
d’étoffes de soie brodées d’or, au-dessus duquel sont de gros cierges
suspendus et des drapeaux en trophée.

                   *       *       *       *       *

Décidément, il fait chaud dans les rues, plus chaud qu’à Sousse...
J’essaye néanmoins, en suivant le côté de l’ombre, d’admirer quelques
curieux coins de maison: c’est, vieille déjà, une construction de style
étrange, loggia italienne ou _souleïaire_ provençal, aperçue tout à coup
dans l’uniformité des bâtisses arabes; c’est une porte, ancienne aussi,
où se reconnaît le coup d’outil de l’ouvrier européen qui la fit, captif
ou bien aventurier renégat. Nous traversons le faubourg des Slass, vide
à moitié dans ses remparts, car les Slass révoltés boudent encore
derrière les déserts salins des sebkhas, là-bas, vers la Tripolitaine.
Sur le seuil des maisons, des fillettes aux grands yeux noirs nous
regardent, l’air souffreteux, le front tatoué d’une croix. La croix et
le poisson, symboles chrétiens, sont en Tunisie un tatouage très commun;
sous la couche de limon musulman que l’invasion a déposée, on retrouve
partout ici à fleur de sol, comme les mosaïques à Lempta, la province
affolée de théologie, la terre d’Augustin et des grands hérésiarques.

                   *       *       *       *       *

Désespérant de voir en détail les innombrables zaouias ou mosquées de
Kairouan, je m’étais décidé à n’en plus visiter aucune; mais j’ai le
malheur de m’arrêter devant une porte au marteau de laquelle sont
attachés des petits chiffons multicolores, des brins de laine et de
soie. Aussitôt quelques citadins, qui dormaient là roulés dans leurs
manteaux, se dressent, m’entourent, m’expliquent que ces chiffons sont
autant d’hommages à un santon des plus illustres et que cette porte est
la porte d’un lieu extraordinairement saint. Pendant ce temps le «garçon
Marabot», qu’on est allé avertir, arrive souriant... et nous entrons
pour faire plaisir au brave homme.

Cette mosquée, célèbre dans les récits des voyageurs sous le nom de
_Mosquée des Sabres_, n’est pas précisément une mosquée. C’est peut-être
une zaouia, peut-être un marabout, peu importe! D’ailleurs, impossible
de déterminer si elle est inachevée ou si elle tombe en ruines. Du
dehors, avec ses sept coupoles à côtes, elle fait encore bel effet; mais
à l’intérieur, sous les coupoles, on marche dans un détritus de plâtras
et de briques cassées.

Au fond d’un renfoncement sombre, où se dresse une sorte de catafalque
en bois sculpté, le «garçon Marabot», à la lueur d’un cierge, nous fait
les honneurs d’un étrange musée: des sabres, vrais lingots de fer,
lourds et courts, dégrossis à peine, mais couverts d’inscriptions en
creux ainsi que leurs poignées et leurs informes fourreaux de bois. Tout
est ici gravé, brodé de caractères arabes: le tabouret sur lequel je
m’assieds, quatre monstrueux lampadaires attendant aux quatre coins
qu’on les allume, jusqu’à un fût de marbre antique couvert de versets du
Coran, jusqu’à une pipe gigantesque posée sur le tombeau, le fourneau
vaste comme une marmite, le tuyau épais comme le bras. Les bons
Kairouanais m’insinuent bravement que cette pipe est la pipe de Mahomet;
et ceci, après bien d’autres choses, éveille en moi le soupçon d’une
mystification.

Renseignements pris, c’en est une. Habitués, nous autres races de
chrétiens, à l’idée de saints séculairement légendaires, nous ne nous
faisons pas aisément à la conception toute musulmane de saints
contemporains, voisins et familiers. Or, le saint vénéré ici n’est pas
mort depuis fort longtemps et quelques vieillards à Tunis peuvent se
rappeler avoir fait avec lui des affaires. Son héritier, fils ou neveu,
bâtit le marabout après sa mort et inventa cette admirable spéculation
des sabres «écrits» et des pipes. Un peu prophète, un peu poète, au gré
de l’inspiration du jour, il improvisait un tas de légendes biscornues
qu’il donnait à graver par des forgerons et des menuisiers à gages. Le
tout ne signifie pas grand’chose; mais comme les sabres sont énormes,
comme les tabourets, les chandeliers, les tableaux noirs partout
suspendus aux murs et les caractères sont énormes, cela suffit pour
frapper les imaginations.

Les indigènes admirent; et plus d’un naïf officier, plus d’un
journaliste suivant l’armée, a emporté moyennant un louis ou deux, comme
une précieuse relique, de cette ferraille et de cette ébénisterie dans
sa malle. Le bonhomme a du reste trouvé un moyen fort ingénieux pour
exercer son commerce sans sacrilége. Il fait croire aux Kairouanais,
ravis de la bonne farce ainsi jouée à ces chiens d’infidèles, que les
sabres vendus reviennent la nuit se remettre dans leurs fourreaux. Et en
effet, ils y reviennent; car les forgerons, une fois l’un parti, ont
bientôt fait d’en forger un autre.

Cet illuminé doublé d’un Gaudissart a tout de même prédit l’entrée des
Français dans Kairouan.--«Les Français entreront et vous les aimerez!»
dit textuellement une inscription que notre guide nous montre en
répétant:--«Franzis!... Franzis!...» L’inscription est authentique;
c’est peut-être à cause d’elle que Kairouan ne s’est pas défendue le
jour où, toute la population couvrant les remparts, un cavalier
gouailleur vint cogner à la porte du pommeau de sa cravache et
cria:--«Cordon, s’il vous plaît!» et non pas, comme les journaux le
racontèrent alors:--«Ouvrez, au nom de la France!»

Entre nous, le Voyant n’eut pas grand mérite à prédire; car
l’inscription remonte précisément aux environs de 1830, époque où les
Français ayant abattu après Alger le bey de Constantine, ennemi
héréditaire et pillard par destination des bons et paisibles Tunisiens,
il y eut pour nous dans le pays une explosion d’enthousiasme telle que
l’armée adopta et conserve depuis la tenue traditionnelle des gardes
nationaux du temps de Louis-Philippe.

Hors de la mosquée, dans un bordj abandonné, petit clos ceint de murs
croulants, hérissé de chardons et qui a un bourriquot pour locataire, on
veut encore me faire admirer trois ancres énormes prises sur saint
Louis, paraît-il, et apportées de Carthage à dos de chameau. Mais la
pipe m’a rendu sceptique; ces ancres démesurées, dont la présence au
sein du désert étonne, n’ont sans doute pas plus appartenu aux galères
de saint Louis que les sabres à ses chevaliers et que la grosse pipe à
Mahomet!

                   *       *       *       *       *

On a beau lutter, se défendre, le soleil est le plus fort et la sieste
s’impose. Résignons-nous donc à la sieste. Mais il faut auparavant que
j’aille présenter mes devoirs au colonel commandant le cercle, et lui
faire viser mon permis de retour.

Le colonel de Faucanberge habite le Dar-el-Bey. Comme toutes les kasbah,
tous les Dar-el-Bey et toutes les entrées de Dar-el-Bey se ressemblent.
A droite et à gauche, quelque chose qui peut être indifféremment corps
de garde ou prison: prison plutôt, car les verrous, énormes, se poussent
de l’extérieur. Une cour au rez-de-chaussée, avec le puits dans un coin
et des niches qui servaient d’étagères, la cour, dans la vie fermée
arabe, étant considérée comme un appartement. Au premier étage, une
seconde cour plus luxueuse et plus élégante: de fines colonnes de marbre
à haut chapiteau y supportent une corniche en bois ciselé sur laquelle
s’appuie,--découpant le bleu du ciel à grands carrés,--une grille. Les
parois tout autour sont revêtues à mi-hauteur, selon la mode du pays, de
vieilles et admirables faïences où se jouent, d’un ton plus doux sous
l’émail usé, le jaune, le rouge et le vert. Au-dessus court une frise en
plâtre, poème de lumière et d’ombre dont la matière est ennoblie et
rendue précieuse par la fantaisie du dessin. Dans le mur, en arrière des
colonnes, plusieurs portes mystérieuses conduisent à des réduits
étroits, délabrés un peu, mais qui devaient en leur beau temps être
dignes des _Mille et une Nuits_. Ces réduits servaient au logement des
femmes. Poussant la porte d’une des chambrettes, le colonel me montre
une cinquantaine de jeunes perdrix achetées vivantes à des Arabes et
qu’il élève. Rien n’est charmant et rien n’est français comme cette
couvée rustique pépiant dans un alhambra. Le pavage est le même que
celui de la cour: en briques alternativement blanches et noires. Des
carreaux vernissés et peints, à hauteur d’homme, représentent des
châteaux d’Orient flanqués de minarets que surmontent des drapeaux.
Au-dessus, toujours la corniche en bois sculpté et peint formant
étagère, toujours la large frise en plâtre chargée d’inscriptions et
d’arabesques, et, de plus en plus riche, le plafond, thème charmant où
se donne carrière l’imagination de l’architecte.

La chambre à côté de celle aux perdrix possède une alcôve demeurée telle
quelle, avec sa couchette en estrade que recouvrent quelques tapis. Un
employé du Trésor, à qui la pièce sert de bureau, me dit avec un fort
accent méridional révélant un compatriote:--«Puisque vous êtes fatigué,
on va vous laisser seul ici, et vous vous endormirez en contrôlant une
découverte esthétique que j’ai faite.--Et quelle est cette
découverte?--Que les constructions arabes, à l’intérieur bien entendu,
sont combinées pour être vues de couché...» En effet, une fois sur le
dos, regardant à travers le clair tissu qui me défend des moustiques, je
comprends le pourquoi de ces appartements étroits et hauts, de ces murs
de plus en plus travaillés et riches à mesure qu’ils se rapprochent du
plafond, de ce plafond gaufré, doré, aux tons harmonieux et pâlis de
cuir de Cordoue et de vieille reliure, s’épanouissant dans la joie de
ses arabesques et de ses couleurs ainsi qu’une fleur géométrique
renversée.

Je rêve les yeux ouverts... Mon attention se fixe obstinément sur les
faïences. Celles-ci du moins ne proviennent pas de l’importation
italienne. Que sont-elles? hispano-arabes peut-être? peut-être aussi
cypriotes. Il faudrait s’informer. Mais ici tout est vague et les gens
ont tout désappris. Il n’y a plus qu’un homme à Kairouan qui sache
découper, grossièrement d’ailleurs, dans le plâtre, les meneaux
contournés de ces fenêtres à jour dont les vitraux de couleur me versent
une si douce et si paresseuse lumière... Oui! il a raison, l’employé du
Trésor: c’est de cette façon qu’il faut comprendre l’art arabe, c’est
dans cette posture qu’il faut le regarder aux heures endormantes
d’après-midi faites pour les voluptés du demi-jour et du demi-sommeil,
la sieste, la rêverie!...

                   *       *       *       *       *

... Lorsqu’on me réveille, il est nuit. Allah, qui, certainement, veille
sur moi m’a préservé d’un grand danger. Le capitaine Longuet, homme
charmant mais fort épris d’art dramatique, voulait pendant mon sommeil
organiser une représentation en mon honneur. Car il y a un théâtre à
Kairouan, bâti et dirigé par le capitaine, un théâtre en plein air
auquel la logique des besoins a donné la disposition des théâtres
antiques. Les gradins y sont creusés comme à celui d’Arles dans le
terrain rapporté d’une colline artificielle. Par exemple, le rideau se
lève au lieu de descendre dans les dessous. Mais les officiers et les
soldats, indifférents à l’archéologie, se préoccupent peu du détail. Et
les graves bédouins, sans rien comprendre, ne dédaignent pas de venir
rire aux joyeuses farces de quelques loustics parisiens qui se font
acteurs et actrices entre deux corvées, deux factions, deux marches en
colonne. Il paraîtrait que l’ingénue est de garde, ce qui, au fond, me
comble de joie; voir jouer à Kairouan: _Une Corneille qui abat des
noix_, m’eût trop cruellement rappelé mes tristes devoirs de critique.

Je me résigne donc à passer la soirée chez Ernesto, un Italien qui tient
le cercle militaire. Et quel remords ce souvenir éveille en moi! En
voyant les quelques pauvres volumes dépareillés qui constituent la
bibliothèque des officiers, j’avais promis et je m’étais promis
d’envoyer là-bas un ballot de ces livres dont on a de reste à Paris.
J’ai oublié cela, sottement, comme on oublie! Sur le mur il y a un plan
curieux de Kairouan dressé par un capitaine du génie. Ce même capitaine
a relevé la mosquée du barbier, travail à la fois artistique et très
exact, avec chiffres, dessins, estampages, qui sans doute ira s’enfouir
inutile et jamais connu dans un carton vert de ministère.

                   *       *       *       *       *

Après dîner, nous sommes montés sur la terrasse. La grande distraction
est de s’attarder là en regardant les incendies. Il n’y a pas d’incendie
ce soir; mais dans le ciel, criblé de points d’or et presque tout entier
blanc de la blancheur laiteuse des nébuleuses descendent ou plutôt
coulent doucement des milliers d’étoiles filantes.

Kairouan luit à nos pieds, au milieu de la plaine noire, avec ses
minarets et ses koubas. Pourquoi faut-il que tous ces minarets, toutes
ces koubas indiquent des lieux de sépulture! Et pourquoi la brise
m’apporte-t-elle cette odeur de mort et de choux pourris qui, d’après
Stendhal, alors qu’à Rome on enterrait encore dans les églises,
remplissait, certains soirs d’été, les rues de la Ville Éternelle!

                   *       *       *       *       *

A la porte d’Ernesto, entre les lanternes d’un café qui pousse ses bancs
de bois en pleine rue, un conteur récite ses histoires, d’une belle voix
grave, avec des gestes pleins d’onction, des inflexions étudiées,
frappant de temps en temps dans ses mains pour réveiller l’attention de
l’auditoire. J’apprends, non sans tristesse, que ce conteur est
surveillé, la corporation, paraît-il, mettant volontiers son éloquence
au service du fanatisme musulman; il a près de lui un surveillant,
espion à nous dévoué, qui représente la censure. Çà et là, au fond d’une
rue, sous une voûte sombre, s’encadrent, en tableaux très clairs,
d’autres cafés peuplés de burnous.

                   *       *       *       *       *

On m’a conduit sur un bastion où, dans une baraque improvisée, de jeunes
soldats télégraphistes manœuvrant leur petite lampe essayent de se
mettre en communication avec le poste du Zaghouan, deux vers luisants
qui se comprennent dans la nuit à travers un espace de trente et
quarante lieues.

Puis on s’en retourne en suivant les remparts, l’ombre énorme de la
mosquée, et le dédale des ruelles désertes. Des grillons chantent, un
chien enfermé aboie furieusement, des chouettes nombreuses comme dans
les cimetières nous frôlent de leur vol silencieux. Aucun bruit humain,
aucune lumière. Seulement, de loin en loin, quelques portes basses de
moulins à blé d’où sort un rayon, où tinte un grelot. Un âne étique
tourne la meule; un homme veille, ensommeillé, la trique à la main, prêt
à taper sur l’âne si la meule s’arrête et si le grelot cesse un instant
de bercer la ville de son tintement mélancolique.

Il y a un moulin derrière le mur de ma chambre; jusqu’à l’heure où
s’ouvre la porte des rêves j’ai entendu le bruit du grelot.

                   *       *       *       *       *

... Dès l’aube, tous les clairons sonnant la diane, nous repartons pour
Sousse...

Le ciel est gris, la plaine est grise. Un courrier passe à cheval, les
pieds dans de grands étriers, et coiffé du large chapeau de paille
bédouin. On côtoie le campement d’une tribu nomade: un berger regarde
passer les wagonnets, son bâton sur le cou, les mains sur le bâton;
autour des tentes en poil de chameau, les femmes rôdent curieuses et
craintives; deux enfants s’enfuient à notre approche parmi les herbes,
tout nus, tout noirs et ventrus comme de jeunes moineaux. Plus loin, des
chameaux vont au pâturage, en file tranquille. Le soleil se montre un
instant, rond et rouge, sans un rayon, gros bloc d’or au ras de la
plaine, puis il disparaît dans les nuages.

Il va reparaître tout à l’heure, dorant les tamaris de sa lumière
frisante et colorant la masse lointaine des montagnes. En attendant, le
train galope, et Kairouan, hier blanche comme argent sous le
flamboiement de midi, se montre à nous, pour le coup d’œil d’adieu, pâle
et sans couleur sous un voile de brume.

Aspect fugitif, paradoxal, mais dont la tristesse ne messied pas à cette
Rome musulmane faite de temples et de tombeaux!




UNE OASIS

L’APRÈS-MIDI AU VILLAGE


Depuis mon arrivée à Sousse, chaque jour, du haut de la terrasse
barbouillée de chaux qui, dans le pays, sert de toit et de promenoir, je
regardais d’un œil d’envie là-bas, vers le Sud, à plusieurs lieues, une
longue ligne de palmiers droits entre le ciel et la mer, sur une langue
de terre si basse qu’ils semblaient par moments, à l’heure où le soleil
poudroie, avoir leurs racines dans l’eau bleue.

On m’avait dit: «C’est une oasis.» Et cette idée d’oasis hantait mes
rêves. Je ne pouvais décemment quitter la terre d’Afrique avant d’avoir
visité au moins une oasis.

Nous partons un matin, l’aumônier toujours prêt, le consul et moi,
trottant en carrossa le long d’une superbe route à la mode barbaresque,
c’est-à-dire large, capricieuse, se ramifiant comme un fleuve, tracée
qu’elle est un peu au hasard par le pied des chameaux, des ânes et des
hommes, à travers la forêt d’oliviers centenaires qui, cent kilomètres
durant, jusqu’au delà de Medhia, borde d’un ourlet vert la côte du Sahel
tunisien. Puis nous quittons les oliviers, nous traversons un «oued», où
rôtissent des joncs desséchés au bord d’un restant d’eau croupissante,
et des terrains sablonneux, inondés l’hiver, mais couverts maintenant
d’herbes salines. En face, la plaine qui flambe et la ligne violette des
montagnes; à gauche, des dunes stériles qui cachent la vue de la mer; à
droite, les oliviers profonds et noirs dont, malgré casques et parasols,
on commence à regretter l’ombre.

Heureusement, voici l’oasis!

Mon enthousiasme à l’aspect des premiers dattiers fait sourire l’abbé
qui, en sa qualité de militaire, a, du côté de Gabès ou de Gafsa, connu
des oasis véritables. Celle-ci, n’ayant guère que deux lieues de tour,
est une oasis pour rire, un à peu près, un diminutif d’oasis.

Je voudrais descendre: pas encore! Au loin, entre les troncs
enchevêtrés, la mer luit par mille trous bleus. La carrossa tourne
l’oasis, enfonçant dans le sable jusqu’au moyeu des roues, et nous
dépose en pleine plage. Bain délicieux, mais sommaire; car le roi des
astres, autour de nos dos nus et sans défense, éclabousse les flots
d’innombrables rayons aigus et vibrants comme des flèches. Patience!
l’abri n’est pas loin, et, tandis qu’on se rhabille en hâte, notre jeune
cocher maltais a déjà transporté les provisions sous les arbres.

Le système des murs en terre et des haies règne ici comme partout.

Il nous faut donc, l’abbé retroussant sa soutane, emporter l’oasis
d’assaut par une brèche où les cactus manquent. Et maintenant, cherchons
un endroit propice au déjeuner.

Nous ne sommes pas seuls: à quelques pas, dans un autre jardinet entouré
aussi de sa haie, des bourgeois maures, venus de la ville sur leurs
bourriquots à nez blanc tatoué d’une fleur, fument silencieusement, un
bouquet de jasmin derrière l’oreille. Les bourriquots, laissés au
soleil, cherchent leur vie parmi des choses épineuses; les bourgeois,
avec leurs turbans neufs, leurs chechias de fête et leurs dalmatiques
brodées, font dans l’ombre un groupe oriental, de couleur brillante et
reposée. Plus loin, un Arabe laboure en courant, penché sur son araire
primitif que traînent deux bœufs maigres.

La question de l’eau m’inquiète un peu; en route, le soleil dardait au
point de liquéfier l’antique vernis de la voiture, et le champagne
ecclésiastique du brave abbé a dû tiédir. Je sais bien, ayant lu ce
renseignement dans les livres, que qui dit oasis dit puits: le dattier,
pour fructifier, ayant besoin de vivre les pieds dans l’eau et la tête
dans la flamme. Ceux-ci, j’en suis certain, ont bien la tête dans la
flamme, mais c’est l’eau que je voudrais voir.

Un gamin paraît, tout noir, à moitié nu, portant à deux bras, sans doute
en signe d’amitié, une amphore plus haute que lui; une de ces amphores à
fond pointu dont la forme ultra-classique étonne d’abord ceux qui n’ont
pas éprouvé combien la disposition en est commode et appropriée pour la
planter droit dans le sable tant qu’elle est pleine, ou pour la faire
basculer et pencher, en équilibre sur son gros ventre, alors qu’elle
commence à se vider.

Nous suivons l’enfant. Un vieux, probablement le père, qui par timidité
regardait de loin, vient cette fois à notre rencontre. Il a le sayon
brun des pauvres, court, sans manches, ceint d’une corde, qui laisse les
bras et les jambes cuire et se durcir au soleil. Avec un bon sourire
édenté dans sa barbe grise, il nous montre son petit clos: la cabane en
pisé où il serre ses outils, ses légumes; tout autour, verdissant à
l’ombre protectrice des grands dattiers, les grenadiers, les figuiers
d’Europe, les vignes, les melons, les tomates; et, dans un coin, le
puits sans margelle, cratère ouvert au ras du sol d’où monte, à travers
l’air torride, une éruption de fraîcheur.

Nos victuailles déballées, le vieux puise pour nous de l’eau glacée;
l’enfant apporte une pastèque, des figues, des raisins dans un plat de
bois. Et l’on est bien ainsi, assis en rond sur le sable fin, au pied de
ces admirables arbres: les uns minces, le tronc gris régulièrement
guilloché par les losanges des feuilles coupées, s’élançant droit de
terre au milieu d’un bouquet de jeunes palmes; les autres, trapus,
noirs, rugueux, s’enveloppant jusqu’à mi-corps d’un feutrage de
radicelles mortes; mais tous entremêlant à la broderie transparente de
leur feuillage de longs et lourds régimes pareils à des grappes d’olives
d’or.

Ah! sans vous, abbé Trihidèz, quelle complète après-midi, quel déjeuner
charmant et quelle sieste incomparable! Mais l’abbé s’accuse, l’abbé est
coupable, l’abbé a oublié le café dans la précipitation du départ. Un
déjeuner non suivi de café? en Afrique? C’est impossible! Plutôt que de
s’y résigner, on renoncera à la sieste, on bravera l’insolation. Au
loin, sur la hauteur, le village de Saalin reluit comme une lessive
étendue. En voiture! C’était écrit: on prendra le café à Saalin.

                   *       *       *       *       *

Pur village arabe, Saalin! Traçant l’unique rue assez large, deux
longues murailles blanches qui ressembleraient à la clôture d’un
cimetière sans les petites portes basses, en fer à cheval, par où, de
loin en loin, une femme se glisse, voilée de la tête aux pieds, mais
laissant apercevoir, lorsqu’elle tire le loquet, un bras d’ambre.

Une de ces portes est le café.

Quelques habitués sont là: nous les saluons, ils nous saluent.

Le jour ne vient que par la porte. Entrant tout d’une pièce, il éblouit
d’abord plus qu’il n’éclaire; pourtant l’œil s’habitue assez vite à
l’obscurité fraîche du réduit. Le sol troué, bosselé, rugueux, est en
terre battue. Les murs, d’un crépi grossier, mais soigneusement blanchi
au lait de chaux, font paraître plus noir le plafond en branches
d’oliviers mêlées de torchis que, par goût des contrastes pittoresques
ou par paresse, on laisse brunir et se culotter.

Dès notre arrivée, un grand sec à barbe blanche s’est mis à gratter des
boîtes, à remuer de petites casseroles, à taquiner le charbon et les
cendres d’un fourneau d’alchimiste qui luit tout au fond, dans un angle.

Assis sur la maigre estrade commune, dont une natte usée, des fragments
de tapis, recouvrent mal les planches vermoulues, nous offrons, non sans
échanger des compliments, des salamalecs la main sur le cœur, une
tournée générale à l’assistance. Ces messieurs ne refusent point.
Seulement il faut à notre tour accepter d’une pastèque qu’on est allé
chercher en grande hâte au jardin. De la pastèque sur le café! Mais, à
vrai dire, leur pastèque est parfaite; et sa pulpe où les dents se
glacent, sa pulpe rouge, fondante, incrustée de graines noires, ne
paraît pas autrement indigeste qu’un sorbet.

Tout à coup, un grand brouhaha. Très poliment, mon voisin de face me
fait signe d’avoir à m’écarter un peu. J’obéis et je m’aperçois que le
poteau contre lequel je m’appuyais,--un de ces poteaux qui calent le
plafond,--est garni à son pied de carcans et d’entraves. Il y a foule au
dehors. Dans le cadre obscurci de la porte se dessine la silhouette d’un
fort gaillard lié de cordes. On le pousse, il s’assied à la place que
j’abandonne et, tranquillement, se laisse ferrer par le cou.

Un de nos récents amis, un chamelier, messager entre Kairouan et Sousse,
et qui, à fréquenter les soldats français, a retenu quelques mots d’un
vague sabir, explique avec abondance que l’homme ainsi enchaîné est un
voleur, et que, vu la pauvreté du village, le café y sert de prison.

O mœurs férocement patriarcales!

Je demande, par signes bien entendu, s’il est convenable que j’offre une
tasse au prisonnier. Tout le monde hoche la tête, le prisonnier
s’incline et sourit: il paraît que c’est convenable. De nouveau, le
cafetier fourgonne; de nouveau, les charbons s’allument dans l’ombre, et
les dés de marc noir, sucré de cassonade, vont circulant de main en
main. Mais le soleil tombe vite en cette saison; notre Maltais, peureux,
attelle, déclarant qu’il ne veut pas voyager la nuit. Allons, du café
encore une fois; et à la santé du voleur! ce sera la dernière tournée.

                   *       *       *       *       *

Je ne reconnais plus les endroits que nous avons traversés ce matin.
Sous les rayons de l’ardent soleil, la réalité des choses semble s’être
évaporée. Tout flotte et palpite; la terre, le ciel, tout se confond
dans une atmosphère éblouissante. Autour de nous, des étendues d’un azur
extraordinairement tendre et comme imprégné de blancheur, où les arbres
se doublent, où les koubas se mirent. Est-ce de l’eau? Les paysans
rient: c’est du sel. En regardant bien, à la place de ce qui paraissait
de l’eau, nous distinguons, au ras du sol, le sel qui luit et l’air qui
danse.

Sousse, à l’horizon, se dresse immense, suspendue entre terre et ciel
ainsi qu’une cité de rêve. Mais à mesure qu’on approche, le relief des
terrains, les détails des toits et des tours, puis, dominant le tout, la
kasbah, massive et fortement piétée, prennent consistance et se
dessinent. Au bas, la mer d’un bleu si réel, après ces flottantes
féeries, qu’il nous paraît féroce et dur... Nous arrivons! Cependant le
soleil darde encore, et l’heure de la sieste fait planer son silence
au-dessus de Sousse endormie. Rangées en lignes le long des fils du
télégraphe, des hirondelles nous regardent passer; d’autres, plus
actives ou plus affamées, mais craignant la grande chaleur, volent avec
de petits cris, sans s’écarter, sans en sortir, dans l’ombre étroite qui
cerne d’un trait net les remparts.




UNE PARENTHÈSE


Un scrupule me vient: en recopiant ces notes écrites, persiennes
fermées, suivant l’impression du jour, dans la grande chambre obscure et
blanche où l’ardent soleil d’août m’emprisonnait chaque après-midi, je
crains de calomnier la Tunisie.

La Tunisie ne reste pas toujours ainsi à l’état de fournaise!

Il arrive un moment où le ciel reluisant et dur, d’un bleu de pierre
précieuse, se voile d’humides nuages, où la pluie descend à longs flots
sur les champs altérés, les terrasses, ressuscitant les oueds taris,
emplissant de nouveau les citernes épuisées, et, du soir au matin,
vêtant de fleurs et de verdure les immenses plaines rougeâtres et sèches
comme l’amadou.

Les gens en font de tentantes descriptions, dont il serait peut-être bon
de tenir compte pour ne pas donner du pays une idée exagérée et fausse.
Mais quoi! les pluies ne commencent qu’aux approches d’octobre, et,
Parisien en escapade, je n’ai guère loisir d’attendre jusque-là.

Heureusement, j’ai conservé les lettres que mon frère m’a écrites depuis
mon retour en France; rien ne m’empêche d’en intercaler ici quelques
lignes qui, sans que j’aie besoin de mentir ni de raconter ce que je
n’ai pu voir, combleront la lacune et rétabliront la vérité des choses.

Une, datée du 20 octobre, dit ceci:

  Les raisins touchent à leur fin, les grenades sont mûres et les
  premières dattes font leur apparition... Sous les oliviers, dans un
  bas-fond où séjourne l’eau des dernières pluies, j’ai tué un bel
  étourneau. D’ailleurs, ce coin mouillé servait de hammam à toute une
  population d’oisillons gazouillante et ébouriffée...

Voilà qui peut sembler rafraîchissant déjà; en janvier, on aura mieux
encore.

  Il a plu et venté toute la nuit!

  C’est l’hiver printanier d’Afrique que, dans l’intérêt de ton livre
  projeté, tu aurais dû voir.

  Les étourneaux descendent par bandes; les bois d’oliviers sont peuplés
  de grives passant prudemment d’une branche à l’autre; les
  chardonnerets, les alouettes huppées, les moineaux volettent dans les
  thyms, la lavande en épis et le gazon jeune et fort qui pousse aux
  endroits abrités. A l’ombre des figuiers de Barbarie, il y a des
  scilles, des arums et d’énormes touffes d’asperges sauvages.

  J’ai cueilli en rentrant deux rameaux d’amandiers en fleurs.
  Par-dessus tous les murs, embaumant délicieusement, frissonnent les
  grelots d’or des cassies.

  La campagne se fait vivante. Partout des femmes, des enfants,
  ramassant les olives qui tombent en grêle sur des draps étendus par
  terre au pied des arbres, tandis que les hommes gaulent, ou bien,
  perchés dans les branches, arrachent à même le fruit de leurs dix
  doigts coiffés, en guise de dés, de bouts de cornes de mouton pareils
  à des griffes de diable.

  Des gamins chantent sur les routes, poussant devant eux l’âne qui
  porte la récolte.

  Les chameaux entrent dans la ville, venant des villages, par longues
  files, tous chargés d’outres pleines de l’huile nouvelle.

  A Sousse, les moulins fonctionnent, colorant les ruisseaux en jaune et
  empestant les rues de leur âcre odeur.

  Les _piles_ (c’est ainsi qu’on appelle les réservoirs à huile)
  débordent, les tonneaux sont prêts à crever.

  Avec tout cela, on sent dans l’air comme un sentiment de détente.

  L’indigène n’a plus ce caractère irrité que lui font, pendant les
  interminables mois de chaleur, l’attente de la pluie et la crainte des
  sécheresses. Quand vous passez auprès du champ où il travaille,
  volontiers il s’arrête pour vous saluer d’un amical bonjour.

  Les chameaux eux-mêmes ont perdu quelque chose de leur ordinaire
  impassibilité, et, fantastiques, le cou tendu, avec je ne sais quoi
  d’un dindon énorme et antédiluvien, poussent d’aimables
  gloussements...

Telle est Sousse en hiver.

Et maintenant que nous voilà tant bien que mal en règle avec notre
conscience de voyageur, n’oublions pas que le soleil d’août flambe
toujours et que le Ramadan dure encore!




LA PETITE FÊTE


Hier soir, avant sept heures, j’ai vu rentrer par la porte de mer le
khalifa accompagné d’un tabellion et d’un notable, tous les trois en
superbe djebba de soie rouge, souriants, mais avec un air de solennité.
Ils étaient allés hors de la ville, sur les dunes, assister au coucher
du soleil et accomplir, comme tous les ans, je ne sais quelle cérémonie
à la fois astronomique et religieuse. Quelques instants après, bourré à
éclater, le canon tonna annonçant la fin du Ramadan et du jeûne.

Ce matin, trois autres coups de canon me réveillent; monté sur le toit
pour voir l’air du temps, j’aperçois de tous côtés, au faîte des
minarets, des marabouts et des mosquées, de grands drapeaux ornés du
croissant qui flottent dans l’aurore rose.

C’est l’_Ayd-Serir_, la petite fête, le jour des cadeaux et des
friandises, des visites, des embrassades familiales, le jour qui, pour
la gent porte-turban, est un peu ce que sont pour nous le premier de
l’an et la Noël.

                   *       *       *       *       *

Rien n’est triste d’ordinaire comme les cimetières qui s’étendent, tache
blanche chaque jour élargie, aux abords des villes et des villages
arabes, sans ombre, sans clôture, se confondant avec les champs cultivés
et les bosquets d’oliviers sous lesquels leur lisière indéterminée
s’égare! A un bout,--où l’on ensevelit encore,--les tombes sont neuves,
fraîches crépies; à l’autre extrémité, le blocage grossier se disloque,
montrant à fleur de terre des crânes, des débris de squelette. Les
turbans de pierre taillée, que le musulman paresseux remplace
aujourd’hui par une simple brique posée sur champ, gisent dans les
herbes stériles. Tout sent la ruine et l’abandon. Rarement on aperçoit
un homme qui prie ou deux femmes, veuves d’un même mari, en train de
balayer la poussière d’une dalle.

Mais aujourd’hui la funèbre colline est en joie. Les femmes, ombres
blanches et noires, y circulent, nombreuses, ou causent assises en rond.
Dans quelques petites enceintes particulières, closes d’un mur si bas et
si facile à enjamber qu’on n’y a pas pratiqué de porte, des familles
sont réunies; les pères ont l’habit des grands jours, les enfants vêtus
de bleu, de blanc, de rose, se poursuivent et chevauchent le mur...
Derrière, comme fond au tableau, une pente d’oliviers, puis les dunes et
la mer frissonnant dans la claire lumière matinale.

Les souks sont déserts: marchands absents et volets fermés! Mon pas
sonne sous leurs voûtes sombres où, de loin en loin, par une ouverture
que festonnent des toiles d’araignées, descend un rayon perpendiculaire
comme un poteau d’or.

Dans les rues, tout le monde s’embrasse, l’œillet ou le jasmin sur
l’oreille. Tout le monde a sa djebba de fête, rouge, bleu clair, et
brodée ton sur ton sur la poitrine, sur le dos, sur les coutures et
autour des manches; le double gilet: l’un fermé montant jusqu’au cou,
l’autre accompagnant en manière de transparent l’ouverture de la djebba,
et orné d’un encadrement de boutons serrés, pareils à des grelots; la
ceinture de soie roulée autour du caleçon; le burnous souple et blanc
porté en besace, sans compter le turban neuf et la calotte réjouissante
à voir comme un coquelicot frais éclos. Mahmoud le janissaire, que je
rencontre, a des souliers vernis, bizarrement agrémentés sur le
cou-de-pied de languettes à jour inutiles mais décoratives. Devant la
porte de la mosquée, où de gros clous dessinent des arabesques autour de
ferrures en forme de croissant, un bel Arabe se met pieds nus et confie
ses sandales à un jeune décrotteur maltais. Il suit l’opération
évidemment nouvelle pour lui avec un intérêt joyeux qui n’est pas exempt
d’inquiétude.

Les plus gentils sont les enfants. Il y a là un tas de fillettes, vraies
miniatures de leurs mères, en robe mi-partie, avec des gilets
compliqués, une superposition de chemisettes, des bracelets et des
colliers, des casques d’or et des barrettes d’où tombe, encadrant les
joues brunes, une mentonnière de sequins. A six ou huit ans on ne se
voile pas encore: belle occasion, si j’en avais le loisir, pour étudier
dans ses détails le costume des femmes arabes! Les gamins portent des
vestes brodées d’or et chargées de galons en cannetille argentée. Leurs
pères les mènent par la main ou les promènent sur les bras, très fiers
quand on les trouve beaux et qu’on les caresse. Ils leur achètent des
joujoux européens, mirlitons, sifflets de bois et trompettes;
quelquefois aussi des joujoux indigènes: une femme des tentes, très
jeune, endimanchée, passe ayant sur le dos son poupon lié en paquet; le
poupon tient dans ses petites mains une tarabouka minuscule.

                   *       *       *       *       *

Tout à l’heure, le long des quais, j’ai vu un bateau chargé de petites
djebbas, de petits turbans: troupe d’enfants, sans doute une école,
partie pour une promenade en mer. Ailleurs sont installées des
balançoires tournantes, comme on en voit dans nos fêtes foraines, mais
construites barbarement et pareilles à la roue d’une noria primitive
dont chaque seau monterait un petit maugrabin au lieu d’eau.

Et puis les pâtissiers, assis jambes croisées, roulant leurs pâtes sur
une table basse; les confituriers ambulants, très entourés, distribuant
avec la même cuiller à cinquante bouches ouvertes une becquée de
confitures; les vieilles qui vendent des pains semés de grains d’anis,
des macarons et des gâteaux couleur de neige sur lesquels tremble une
feuille d’or.

Quel est ce vacarme? Des nègres en vestes rayées, en caleçon blanc
tranchant sur leurs mollets d’ébène, donnent des aubades par la ville.
Cinq en tout, mais qui font du bruit comme quarante: un joueur de
musette, deux joueurs de tambour de basque et deux autres qui sont armés
de bizarres castagnettes doubles, en fer battu, pareilles à une énorme
cosse de caroube. Ils m’aperçoivent, accourent, me bloquent dans un coin
en m’appelant «Kébir!» Les nègres à castagnettes viennent sur moi, puis
se reculent, esquissant des pas gracieux avec d’effroyables sourires.
Ils s’animent de plus en plus, m’assourdissant d’un bruit de casseroles
entre-choquées. Les trois autres restent impassibles. A la fin seulement
le joueur de musette, patriarche à barbe frisée qui ressemble aux Juifs
de Rembrandt, se met à marquer la mesure, dodelinant de la tête et
dansant des genoux.

Un homme les suit, porteur d’un grand cabas dans lequel, religieusement,
ils versent la moitié de la recette. C’est le collecteur de l’impôt.
Ici, le bey remplace l’agence Rollot et prélève un droit sur la musique.

Je donne vingt sous, espérant me délivrer d’eux, à ces enragés
musiciens. Imprudente libéralité! car les voilà qui recommencent.

                   *       *       *       *       *

Par bonheur, j’aperçois un café maure à portée. Les consommateurs, en
train de fumer, se dérangent pour me faire place sur leur natte. Un
descendant de Mahomet, reconnaissable à son turban vert, mais portant le
sarrau des pauvres gens, entre timidement pour boire le verre d’eau
fraîche qu’on trouve gratis partout en Tunisie. Je lui offre une tasse
de café qu’il accepte, un cigare de la régie beylicale qu’il accepte
également, et nous voilà assis côte-à-côte, échangeant par gestes
d’obscures pensées et des congratulations vagues, tandis que les
colombes familières roucoulent sur la planche d’un petit colombier
accroché au mur, et qu’une pendule, horrible objet d’importation
italienne, fait mouvoir en haut de son cadran, au va-et-vient de son
balancier, les yeux en émail d’une figure de prima-donna.




CHOSES TRISTES


J’éprouve de l’ennui à l’idée que dans trois jours il me faudra quitter
Sousse; pourtant, je voudrais déjà être parti: cette impression, amère
et douce comme certains adieux, jette sur le paysage éclatant un voile
de mélancolie. Le hasard lui-même, les rencontres semblent vouloir se
mettre au diapason de mon âme; décidément elle s’attriste en prévision
de mon départ la chère cité barbaresque au ciel rose traversé d’oiseaux,
où, dans l’enthousiasme de l’arrivée, pour ne pas troubler un ensemble
harmonieux et joyeux, je rêvais, adoptant turban et djebba, de
m’habiller de couleur tendre...

                   *       *       *       *       *

Hier soir, j’étais monté sur le plateau, derrière les dunes, par la
large route sablonneuse et jaune qui s’en va du côté d’Hammamet. Les
cigales chantaient, le soleil se coucha, et, dans ce moment d’infinie
splendeur qui précède l’arrivée rapide du crépuscule, le Zaghouan,
devenu d’une éblouissante transparence, parut se volatiliser et
disparaître dans un poudroiement de soleil rouge. J’étais au milieu des
ruines d’Hadrumète, sol antique, bouleversé, tombeau d’une ville
ensevelie, dont l’écroulement silencieux se continue après des siècles,
avec des effondrements ronds où la terre descend d’un bloc entraînant
les oliviers centenaires qui continuent à verdoyer au fond de ces
fosses. Soudain, je m’arrêtai: un puits énorme, sans margelle, s’ouvrait
devant moi. Et, dans le mystère de la nuit tombante, ce puits au fond
duquel--reflet du ciel sur l’eau invisible--flottait une lueur,
m’effraya. Je n’osai pas aller plus loin, et ne me sentis rassuré qu’en
retrouvant la route jaune et en répondant au rauque salut d’un bon Arabe
qui rentrait des champs derrière son bourriquot.

A gauche, un enclos blanc en maçonnerie; tout autour, sous les oliviers,
des masses sans forme, un ruisseau de pourpre coagulée, une odeur âcre,
et, quand je m’approche, un grand oiseau noir qui s’envole. L’abattoir,
à cette heure funèbre, avec ses débris, ses paquets d’entrailles, avait
un aspect de champ de massacre. Je m’éloignai vite et pressai le pas,
désireux de rentrer à la ville avant la nuit.

                   *       *       *       *       *

Ce matin, nous sommes sortis à sept heures. Un semblant de pluie a
réjoui l’air, laissant derrière soi un semblant de brume, de sorte qu’on
n’a pas trop chaud à suivre la plage dans la direction de Monastir.

Sous les remparts, autour des jardins semés d’habitations blanches, un
Européen, Marseillais sans doute, s’amuse à tirer les petits oiseaux.
D’une tente d’Arabes cultivateurs, basse et cachée derrière un talus, un
grand chien maigre sort et aboie après nous. Tout en haut, vers le camp,
sous la kasbah, passe une musique militaire.

Asseyons-nous dans l’angle d’ombre que projette la chapelle du cimetière
chrétien. Devant la porte, en dehors de l’enceinte close de murs,
s’alignent des tertres de sable surmontés de petites croix noires,
neuves, et fraîchement vernies. Je lis des noms français, des noms
paysans, avec cette indication monotone: âgé de vingt ans, de vingt-deux
ans, de vingt-trois ans. Ce sont des sépultures de soldats. Devant, une
avenue triste, abandonnée, semée de soudes à noire verdure, s’allonge
entre les cactus jusqu’à la mer, jusqu’au chemin bleu de la patrie.

                   *       *       *       *       *

Presque tous les jours, rentrant chez moi après déjeuner par les rues de
traverse étroites et fraîches, je rencontrais, trottant, avec sa petite
ombre qui avait peine à la suivre, une maigre et proprette petite
vieille, souriante, l’œil fin et doux, dont la robe noire à pèlerine,
usée, rapiécée, et je ne sais quoi dans les tuyaux de tulle du bonnet,
avaient quelque chose de lointainement, de très lointainement
ecclésiastique.

Je vous présente en sa personne la meilleure Française de Sousse: sœur
Joséphine, _la Mouniga_, comme l’appellent, avec une affectueuse
familiarité, les Maltais, les Arabes et les Juifs. Sœur Joséphine habite
Sousse depuis plus de quarante ans sans avoir jamais revu la France. «Je
suis née dans l’Ariége, me disait-elle l’autre jour, avec un soupir
résigné et un fort accent du terroir, mais qu’est-ce que j’irais y faire
maintenant, noire et sèche comme je suis? personne ne me reconnaîtrait
plus.» Puis, changeant de conversation et me montrant sur le plat de sa
main un peu de viande dans un bout de journal: «Je cours lui porter ça,
au pauvre!... il n’y a que moi pour le décider à manger... ici, personne
ne sait rien faire... si je venais à lui manquer il serait tout de suite
mort.» _Le pauvre_, c’était le R. Padre Agostino del Reggio di Emilia,
franciscain, un homme fort distingué, paraît-il, ami de Cavour et de
Cialdini, et qui, d’après la légende soussaine, se serait fait moine à
la suite de chagrins d’amour.

Il habite Sousse depuis fort longtemps, lui aussi, disant la messe pour
les Maltais catholiques et se bâtissant, à force de sacrifices et
d’économies, une petite église dont la croix se dresse fièrement au
milieu des croissants de minarets. Elle, la Mouniga, active comme une
fourmi d’Europe, tient une espèce d’école où viennent les gamines
maltaises et juives. Elle fait aussi un peu de médecine, un peu de
pharmacie, et soigne les femmes des Arabes, qui la tiennent en grand
respect et lui ouvrent leur maison. C’est elle qui ne s’effrayait pas au
moment des troubles. «L’insurrection? Qu’est-ce qu’ils nous chantent
avec l’insurrection? Qu’on me donne seulement un petit âne et je m’en
irai toute seule jusqu’à Gabès.» Et elle y serait allée, sans rien
craindre, sur son petit âne, la Mouniga!

Aujourd’hui, j’ai rencontré la Mouniga devant l’église. Elle me montre
ses mains vides: «Plus besoin maintenant de lui porter des côtelettes,
au pauvre!» Ses petits yeux luisent, luisent comme si des larmes
voulaient couler. «Il est mort; vous pouvez aller le voir, là dedans,
couché sur les dalles!»

Je suis entré dans l’église, très claire, ayant pour tout décor un
tableau, et, sous une cage de verre, un buste d’_Ecce homo_ en robe
écarlate. Au fond du chœur, derrière l’autel voilé de noir, quelques
galopins de douze ans, distraits et déguenillés, psalmodient sous la
direction d’un frate ventru. Au milieu de l’unique nef que le jour
extérieur inonde, entre deux rangs de Maltaises agenouillées dont la
cape en satin raide cache les visages, un linceul recouvre l’échiquier
blanc et noir des dalles; et, sur le linceul, les mains jointes et liées
d’un mouchoir, les pieds nus, un christ de cuivre sur la poitrine, un
grand missel ouvert sur le ventre, le R. Padre Agostino est étendu. Sa
tête maigre, à barbe blanche, encadrée du capuchon de bure, et qu’aucun
coussin ne supporte, laisse voir le noir des narines. Tout autour, des
mouches volent dans la lumière joyeuse et se posent sur ses yeux
ouverts.

Le Père a voulu être exposé ainsi, enterré sans bière dans son étole aux
ors ternis, et la Mouniga, que cela désole, accomplira néanmoins
jusqu’au bout les volontés du Père.

                   *       *       *       *       *

C’est sans doute un effet de l’air ambiant, et peut-être ai-je tort de
me laisser aller ainsi à des idées de tolérance musulmane; mais je
confesse,--dût pour un tel méfait Voltaire me faire attendre à la porte
du paradis des incrédules,--je confesse avoir trouvé quelque grandeur à
cet humble roman de la vieille Mouniga et du vieux moine!




QUESTIONS DE FEMMES


Mahmoud fait ma malle, enveloppant avec un religieux respect, soit dans
un linge lorsqu’ils sont gros et lourds, soit dans un carton rempli de
grains d’avoine lorsqu’ils sont petits et fragiles, les quelques menus
objets,--maigre et fantaisiste butin de ma campagne en Byzacène,--devant
lesquels j’espère me souvenir là-haut, à Paris.

Cependant, sur un coin de table mes yeux parcouraient machinalement un
livre entr’ouvert: les _Annales Tunisiennes_; et j’y lisais ceci qu’en
1823, à Tunis, un jeune boulanger sarde se fit aimer d’une musulmane.
Surpris et dénoncés, la populace furieuse conduisit les deux amoureux au
Bardo. Le boulanger eut le cou coupé; la femme, cousue dans un sac, fut
noyée, et le Maure qui avait servi leur intrigue fut pendu à la porte
Bab-el-Souika... En 1823!

Ceci éveille en moi des regrets, et je m’aperçois, mais trop tard,
qu’envahi par la douceur du climat, distrait par la nouveauté et la
variété des choses, j’ai, voyageur coupable, négligé complétement ou à
peu près ce qui se rapporte au beau sexe. Pas une conquête, pas une
aventure, rien dont je puisse me faire gloire au retour, dans un cercle
d’amis étonnés, avec un air de mystère.

J’avais pourtant des occasions, tout comme les autres, et même l’autre
jour, dans ma déplorable indifférence, j’ai refusé énergiquement
d’assister à une représentation d’almées. Entre nous, le jeu n’en valait
pas la chandelle, de tels spectacles organisés pour nous tournant
immédiatement au cabotinage et perdant la naïveté locale qui en fait
l’originalité et la saveur. D’ailleurs, en ce genre, n’avais-je pas vu
ce qu’il y a de mieux, avec Aubanel et Mistral, à Beaucaire où, naguère
encore, des troupes de saltimbanques tunisiens et turcs venaient
exécuter leurs exercices, ni plus ni moins que si la foire était
toujours le marché de l’Orient?

Résumons pourtant les événements de de ces vingts jours. Peut-être, en
cherchant bien, trouverons-nous quelque chose qui, embelli et amplifié,
pourra paraître d’un suffisant romanesque.

                   *       *       *       *       *

Un riche Juif m’amena une après-midi dans sa maison et m’y régala de
liqueurs douces et de frangipanes à l’eau de roses. Notre arrivée
surprit les femmes en train de chiffonner, accroupies, des étoffes et
des broderies d’or, au milieu d’un salon meublé à l’européenne, avec
deux armoires à glace, deux pianos, deux pendules et une grande quantité
de fauteuils tout neufs et de chaises, sur lesquels on ne s’assied
jamais.

Une fiole à parfums en argent ciselé, posée sur une commode vulgaire,
représentait seule et assez maigrement la couleur orientale.

En revanche, tant que notre collation dura, les curieuses Juives surent
trouver mille prétextes pour monter et descendre l’escalier sans rampe
et tout égayé de faïences qui conduit du salon aux étages supérieurs. La
contemplation prolongée de cette échelle de Jacob avec son va-et-vient
d’anges femelles aux sourcils rejoints, aux yeux ardents et doux,
revêtues, pour comble de tentation! du paradoxal costume que j’ai déjà
eu l’occasion de décrire, me plongea, pourquoi craindrais-je de
l’avouer? dans le plus troublant et le plus agréable des rêves. Mais
tout se passa en songeries: je n’y gagnai que le droit de saluer la mère
et les filles, quand plus tard je les rencontrais par les rues.

                   *       *       *       *       *

Une autre fois, il me fut donné de voir une jeune Arabe quittant son
voile devant moi. C’était chez des amis: une vieille qui venait chaque
semaine laver à grande eau, comme c’est la coutume, les carreaux des
escaliers et des corridors, avait bien voulu nous montrer sa fille dans
tous ses atours. La fille avait quatorze ou quinze ans; mais, là-bas,
une enfant de quatorze ou quinze ans commence à ressembler
singulièrement à une femme.

Je pus observer de près et en détail cet amusant costume à peine entrevu
entre les plis de la m’laffah blanche ou noire dont les Soussaines
s’enveloppent. Mes yeux d’infidèle se régalèrent à contempler les bijoux
en argent,--broches, pendants, colliers, bracelets, anneaux de
pied,--barbares, compliqués et lourds comme des bijoux d’idole; la
souria, chemisette de crêpe uni à manches transparentes qu’il est de bon
ton d’appeler kmedja, la farmla qui est un gilet ouvert chargé de
boutons et de broderies, la djebba courte et mi-partie, la douka ou
petit casque d’or pareille au bonnet recourbé des dogaresses, et le
caleçon, le séroual, moins impudique que celui des Juives, mais encore
suffisamment plastique, et les chebrellas au bout élargi, où sont à
l’aise les pieds nus frottés de henné. Ajoutez de grands yeux, un teint
pâle et mat, cette démarche nonchalante, voluptueusement balancée, où se
combinent en un irritant mélange la coquetterie avec le dédain, et
certes vous comprendrez, si sa bien-aimée ressemblait à cette
fillette-là, que l’infortuné boulanger sarde ait affronté le yatagan.

                   *       *       *       *       *

Aujourd’hui, on ne risquerait plus grand’chose,--tant les mœurs se sont
adoucies!--pas même la trique d’un mari jaloux. C’est pour cela
peut-être que les aventures ont si peu d’attrait, depuis qu’elles se
résument fatalement pour l’étranger en quelque banale et répugnante
entremise.

Je n’ai jamais bien compris l’agrément de ces amours exotiques
improvisées. Que dire, même en supposant qu’on sache un peu d’arabe, à
des femmes dont toute l’occupation consiste à se peindre les ongles et
les yeux, si elles sont riches; pauvres, à préparer le messous sucré
fait de beurre, de dattes et de raisins secs, à laver, à coudre, puis à
courir les hammam et les cimetières, à s’entre-visiter par le chemin
aérien des terrasses pour causer de mariages, de fiançailles, de
querelles conjugales, ou de quelque étoffe nouvelle apportée par un
marchand roumi. Leurs grandes disputes, c’est quand le mari a une
concubine à la maison, et que, la concubine voulant porter la soie, la
femme légitime prétend lui imposer la laine; leur grande affaire, c’est
de mander le médecin maure, afin qu’à l’aide de remèdes mystérieux il
réchauffe l’affection maritale toujours, en ces pays de polygamie,
légèrement languissante.

A Tunis autrefois (peut-être en est-il de même aujourd’hui), les femmes
de la haute classe s’occupaient de vague politique, et, grâce aux
complaisances de quelques marchandes à la toilette, poursuivaient de
cancanières enquêtes les faits et gestes des Européens.

Mais ici, il n’y a que des créatures enfantines et résignées, que leurs
maris méprisent, aussi durs pour elles qu’ils se montrent galants et
dépensiers pour la maîtresse du dehors dont elles n’osent même pas être
jalouses.

                   *       *       *       *       *

Elle est charmante, certes! la fille de la vieille laveuse d’escaliers.
Avec ses regards inquiets et doux, sa parure aux couleurs voyantes, elle
me fait l’effet d’un bel oiseau. Mais, comme le disait un sacripant de
ma connaissance qui a sur les femmes d’Orient des idées remarquablement
musulmanes, à tant faire que d’aimer ces oiseaux rouges et bleus, il
faudrait être le Grand Turc et en avoir sa pleine volière!




LE LYS DES SABLES


Eh bien, non, j’avais tort: cette sèche et blanche Tunisie, après
m’avoir empli le cœur de la nostalgie de ses ruines, se fait coquette le
dernier jour pour me laisser l’ivresse du regret, comme ces galantes
filles d’auberge qui, au cavalier arrivé du soir et repartant pour
l’aventure ou la bataille, versent le dernier coup de l’étrier
accompagné du dernier regard, qui est inoubliable et qui grise.

Dans ce voyage autour d’une petite ville barbaresque dont,--assiégé que
j’étais par l’infernal soleil, et sauf mes pointes hardies à Monastir, à
Lempta, à Saalin, à Kairouan,--je n’avais jamais perdu de vue les
remparts blancs ou roses, une exploration manquait: celle d’être allé en
voyage d’au moins quinze minutes, jusqu’à la kouba de Sidi Giafr et
jusqu’aux jardinets verdoyant sous les dunes.

                   *       *       *       *       *

Ayant quelques heures devant moi, j’ai voulu les employer à ce
pèlerinage suprême. Tandis que Mahmoud et Younès se chargeaient de faire
emporter à bord mon léger bagage, je me suis amusé à suivre les
bourriquots qui trottaient vers le marabout et les sources avec leurs
amphores vides.

Avant d’arriver au marabout, il y a bien quelques citernes, celles par
exemple où lavaient les négresses dont le pittoresque africain m’avait
si agréablement surpris le jour de mon débarquement, et d’autres encore
réparties entre les indigènes et la troupe. Mais les indigènes ne s’y
arrêtent guère; ils préfèrent faire quelques pas de plus et se fournir à
un puits monumental, orné d’une inscription arabe, situé en contre-bas
du marabout, non loin de la porte rouge et verte laissant voir une cour
où circulent des femmes, et du bloc de maçonnerie barbouillé d’une chaux
épaisse figée en stalactites qui est le tombeau du saint homme vénéré
là.

Auprès du puits, dont l’eau est douce si près de la mer, un petit café
était installé. De bons Tunisiens, prolongeant les fêtes du Ramadan,
fumaient, buvaient de l’eau fraîche et du café noir, mangeaient des
melons blancs et des pastèques.

J’ai fait le tour du marabout et suis allé voir les jardins, improvisés
au pied des grandes dunes, à l’abri d’une digue naturelle constituée par
l’amas des sables plus récents. La fertilité y est grande; quelques
gouttes d’eau suffisent pour que, de ce sable aride, salin, brillant
comme du verre broyé, sortent les plus magnifiques herbages. Un Arabe se
promenait autour des jardins, entre-choquant deux fragments de brique et
poussant de temps à autre un cri rauque pour éloigner des vols de
moineaux qui venaient piller le millet et le maïs.

Il n’était pas six heures et le soleil oblique déjà jetait sur les
dunes, hautes à l’endroit où je me trouvais et se donnant des airs de
montagnes, l’ombre géométrique du marabout et de son dôme. Je m’étais
étendu, contemplant la mer, sur le sable où verdissent, ensevelis
jusqu’à mi-tronc, des mûriers d’Espagne, quelques figuiers sentant le
bouc, et une solanée chargée de baies rouges que les Arabes respectent,
croyant sa présence favorable à la fécondation du figuier.

Tout à coup un papillon bleu me frôla, le premier et le seul que j’aie
vu dans ces climats brûlés, flocon d’azur, morceau de turquoise, pareil
à ceux qui voltigent par bandes, dans nos villages, autour des
fontaines.

En même temps, je sentis une odeur de fleur! Et tout de suite j’aperçus
la fleur, sorte de lis à double corolle, sans feuillage, dont la neige
se confondait avec la blancheur éblouissante du sol. En même temps
aussi, dans le mur de la kouba haut et carré comme la tour des chansons
de chevalerie, derrière une fenêtre mystérieuse si petite qu’on ne
l’avait pas grillée, j’aperçus, brune et pâle sous son bonnet d’or, une
jeune femme, le visage nu, qui regardait l’infidèle. Elle se retira
précipitamment, se voyant vue; mais sa curiosité avait duré deux
secondes de plus que sa crainte. Je feignis de m’éloigner, elle revint;
et,--ce fut sans doute une illusion,--je crus deviner un geste léger de
sa main, un sourire, puis une moue enfantine à l’arrivée de la duègne
irritée et ridée qui, elle aussi, me regarda.

Je compris que c’était fini et qu’elle ne se montrerait plus.

Alors, rêvant de croisades et de filles de khalife prisonnières, enviant
presque, le dirai-je? le sort du mitron de Sardaigne, j’allai cueillir
le lis des dunes, et ce fut une sensation triste délicieusement quand,
de mes doigts plongés dans le sable brûlant, je cassai sa tige glacée...

                   *       *       *       *       *

Nous sommes au large, la nuit tombe. Les terrasses de Sousse paraissent
déjà noires, tandis que son enceinte s’avive de reflets; et Sousse a
l’air ainsi, diminuée par la distance, d’un collier d’argent oublié au
bord de la mer. Une lumière, une flamme de bougie rose, allumée
peut-être par la main d’ambre naguère entrevue, brille dans le marabout
de Sidi-Giafr.

La petite flamme s’éteint: plus rien maintenant que le croissant de la
lune et une étoile. Elles descendent rapidement. Bientôt l’étoile
tremble et s’éclipse; et la lune, trempant dans la mer sa fine pointe,
semble un instant, à fleur d’horizon, une voile latine s’éclairant de
quelque illumination féerique.

Puis, c’est l’infini de la nuit, le bruit de l’hélice et des flots
roulant sur les flancs du navire, comme si nous remontions dans l’ombre
un grand fleuve monstrueusement remué.

Cette nuit passée, puis encore un jour, une nuit encore, et, au second
lever de soleil, je me réveillerai en vue de Marseille!


FIN




TABLE DES MATIÈRES


                                             Pages.
  Le puits des Sarrazines                         5
  En mer                                         17
  La Goulette                                    27
  Tunis, Hammam-Lif                              39
  Carthage.--La Marsa                            61
  Arrivée à Sousse                               69
  L’heure des terrasses.--Soirée à la marine     79
  Le Schilli.--Un brin de politique              89
  La plage                                      103
  Le marché rustique                            115
  Les souks                                     121
  Au hasard des rues                            133
  Dîner au camp                                 147
  Karagouz                                      154
  Monastir.--Les ruines de Leptis               167
  Noces Maugrabines                             193
  Voyage à Kairouan                             207
  Une oasis.--L’après-midi au village           241
  Une parenthèse                                256
  La petite fête                                261
  Choses tristes                                271
  Questions de femmes                           281
  Le lys des sables                             291


3036.--ABBEVILLE.--TYP. ET STÉR. A. RETAUX.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VINGT JOURS EN TUNISIE ***


    

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opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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