Le thé chez Miranda

By Paul Adam and Jean Moréas

Project Gutenberg's Le thé chez Miranda, by Jean Moréas and Paul Adam

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Title: Le thé chez Miranda

Author: Jean Moréas
        Paul Adam

Release Date: September 10, 2020 [EBook #63167]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE THÉ CHEZ MIRANDA ***




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  JEAN MORÉAS ET PAUL ADAM

  LE THÉ
  CHEZ
  MIRANDA

  PARIS
  TRESSE ET STOCK, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  8, 9, 10, 11, Galerie du Théâtre-Français
  PALAIS-ROYAL

  1886
  Tous droits réservés




_Les auteurs et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
traduction et de reproduction._

_Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (section de la
librairie) en Juillet 1886._


OUVRAGES DE JEAN MORÉAS:

LES SYRTES.

LES CANTILÈNES.


OUVRAGES DE PAUL ADAM:

CHAIR MOLLE.

SOI.


_Pour paraître prochainement_:

LES DEMOISELLES GOUBERT

MOEURS DE PARIS

par

JEAN MORÉAS ET PAUL ADAM


3694.--ABBEVILLE, TYP. ET STÉR. A. RETAUX.--1886.




_Il a été tiré de cet ouvrage sur papier de Hollande dix exemplaires
numérotés à la presse._




_Première Soirée_




_C'est l'hiémale nuit et ses buées et leurs doux comas._

_Quartier Malesherbes._

_Boudoir oblong._

_En la profondeur violâtre du tapis, des cycloïdes bigarrures._

_En les froncis des tentures, l'inflexion des voix s'apitoie; en les
froncis des tentures lourdes, sombres, à plumetis._

_C'est l'hiémale nuit et ses buées et leurs doux comas._

_Dehors, la blancheur pacifiante des neiges._

_Au foyer, la flamme s'allonge, s'allonge et se recroqueville, s'aplatit
et se renfle,--facétieuse._

_Et des émanations défaillent par le boudoir oblong, des émanations
comme d'une guimpe attiédie, d'une guimpe attiédie au contact du derme._

_Le jour froid des lampes filtre et se réfracte. Le jour des lampes se
réfracte en la profondeur violâtre du tapis aux cycloïdes bigarrures; il
se réfracte contre les tentures sombres, à plumetis._

_Au-dessus du sofa brodé de lames, dans son cadre d'or bruni, un
PAYSAGE_: Perse stagne la mare; les joncs flexueux où des engoulevents
volètent, la ceignent. A gauche, des peupliers que le cadre étronçonne,
et tout au fond, par les ciels dégradés, dans la grivelure argentée de
leurs ailes éployées, un vol tumultueux de grèbes.

_En face du sofa brodé de lames, sur un meuble bas, pentagone, que des
télamons supportent, de hautes feuilles de parchemins vêtues de
poult-de-soie blanc, aux agrafes d'un métal précieusement oxydé,
s'étalent._

_Et ce sont là devis et contes, devis et contes futiles et sentencieux,
écrits pour l'agrément de la Dame par ses deux sigisbées._

_C'est l'hiémale nuit et ses buées et leurs doux comas._

_Dehors, la blancheur pacifiante des neiges._

_Au foyer, la flamme s'allonge, s'allonge et se recroqueville, s'aplatit
et se renfle,--facétieuse._

_... Miranda, toute droite, à l'aise en une sorte de canezou d'escot aux
passements de jais et de soie écarlate, verse du thé de ses mains bien
fardées._




AMOURETTE


I

Aux Tuileries, contre la terrasse qui longe la Seine, elle se tient
assise, en brodant. Et se détache à peine sa toilette sobre sur le vert
noir du lierre.

Paul Doriaste est revenu là pour lui découvrir les imperfections peu
visibles, mais décevantes, qu'elle doit avoir. Ainsi espère-t-il
esquiver la hantise d'elle. Chose bête: il a soumis plusieurs jours son
tympan aux cacophonies des musiques militaires afin de la voir. Cette
élégance de dame à médiocres revenus, la plus discrète et délicate des
élégances, le charme. En paysanne, en grande mondaine, en mystérieuse
courtisane, en bourgeoise lettrée, il l'a décrite déjà, au cours de
plusieurs nouvelles qu'il fit pour son journal, _le Sphinx_. Elle
accapare son esprit; il la désire, et il ne l'aura point.

Cela se devine tout de suite qu'il ne l'aura point. Elle est honnête
fatalement par sa blondeur tendre d'anémique, la matité du teint pur, la
tendance à rester clapie très longtemps dans la même attitude.

Elle le regarde venir. Sur l'orbe de son oeil levé une nacrure luit,
humide, puis se voile des cils baissés vite. Et cette luisance le
pénètre, se darde par ses entrailles qui frémissent. Il la veut. Sans
doute elle n'osera se livrer; mais ce geste du regard est certainement
un aveu d'amour. Ou non, peut-être. Aux sourires des gens semblent
bizarres son costume de sportsman, ses bottines pointues et ses culottes
collantes; à elle aussi pourquoi ne paraîtrait-il point ridicule. Une
simple curiosité peut-être incita la moqueuse à l'examiner. Et tout
désir se dissipe en lui. Il se résout à rentrer. Intimement un spleen
l'abat.

Le possède depuis quelque temps un besoin de femme, pas un besoin
charnel, mais une envie de frôler des jupes, de laisser, en une
infiniment douce caresse, ses lèvres effleurer l'odorant duveteux d'un
épiderme de blonde, de sentir sous ses doigts l'incurve et plastique
roideur du corset, à travers la soie.

Le manque de cette satisfaction le rend veule, presque malade. Davantage
l'obsède son scepticisme. Il s'échafaude en la cervelle des plaidoiries
également probantes pour des principes contradictoires. Des dégoûts lui
affluent. Il prévoit tout à l'heure, chez Sylvain, devant l'absinthe,
ses camarades nantis de raisonnements pareils. On déversera sans trêve
de pessimistes radotages. Et puis il regagnera son logis en discutant le
suicide; ou bien, dans quelque boudoir public, il ira s'anuiter et
accroître, par le contact de chairs urbaines, la regrettance du rêve
féminin qu'il veut oublier. Rien autre en but. Lassitude d'être.

Au reste, pourquoi ne point tenter cette aventure,--distrayante, qui
sait? S'arrêterait-il à la crainte d'échouer? Non. L'insuccès dans ce
genre de tentative indique seulement une erreur sur la minute propice,
une inaptitude à graduer ses paroles selon l'inintelligence de la femme.
Aurait-il honte de ne pas réussir là où triomphe la bêtise suprême des
lieutenants et des coiffeurs?... Le dépit s'en offrirait bizarre à
étudier sur soi.

Et Paul Doriaste repasse devant elle. Un autre regard le trouble encore.
Une bestiale envie d'étreindre le surexcite... Il se décide. La pâleur
lui resserre la peau, son coeur bat; mais comme il s'estime brave de
l'effort qui l'amène près elle! Il s'assied; et, bien qu'elle feigne une
complète indifférence, il espère.

Elle demeure toujours immobile, comme malicieuse dans sa pose
énigmatique. Elle pense,--devine-t-il: S'il se montre impertinent je le
remettrai à sa place; et s'il n'ose pas c'est un sot. Ce le tracasse
fort de comprendre cette pensée. Il remarque les dessins de la broderie
qu'elle achève: une fleur, une étoile, une rosace dans un cercle, et
puis une fleur, une étoile...; ça recommence ainsi indéfiniment. Un bout
de jupon frais qui dépasse la robe laisse évoquer le linge de dessous et
le corps. Oh! si ce teint se retrouve sur la poitrine autour des pointes
roses, et entrevu par les vides de la guipure!... Et l'odeur chaude qui
émanera, nourrissante presque. Son minuscule soulier vernis tout plat
semble ne rien contenir jusque la bouffette de rubans qui lace.
Par-dessus se courbe un renflement gras, linéaire dans un bas uni et
violâtre.

Et les lois conventionnelles qui entravent la sincère et brusque
manifestation de l'amour?... Quels imbéciles préjugés!...

Une balle crasseuse roule vers la chaise de Doriaste. Apparaît le
propriétaire: un baby, un gnôme bouffi, chancelant, hâve, chevelu de
jaune clair, et qui fixe le chroniqueur de ses gros yeux lactescents.
Doriaste ramasse le jouet, car la voisine, tout de suite, a coulé l'oeil
vers l'enfant. Lui le caresse et lui parle, sûr que l'instinct de
maternité la tiendra forcément attentive à leur mimique et à leurs
dires. Il tarabuste l'enfant lourd, ballonné d'étoffe blanche, et dont
la laideur l'irrite. Il lui serine des inepties que le petit répète
en bégayant et bavant. Tout à coup le mioche de pleurer à
sanglots.--«Monsieur, prie-t-elle, mais laissez-le donc;... viens, va!
mon petit garçon.»

Elle a chanté, cette voix, sur une inflexion parisienne impérieuse,
donnant la sensation d'avoir été perçue lors de querelles. Et, cependant
qu'il conduit à la dame le pleurnicheur, il ne trouve rien de spirituel
à énoncer, tant l'absorbe la désillusion de son ouïe. Au hasard, il
lâche, avec un espoir de pitoyante réponse:--«Madame, vous aurez sans
doute plus de chance que moi! je fais pleurer tous ceux que je veux
aimer...»

Elle sourit, moqueuse.

C'est une grue, juge Doriaste. Le subit intérêt pris à ses paroles
dénonce l'envie de se livrer; et la façon rapide dont elle l'exprime
décèle que cette envie lui est coutumière. Il s'enhardit avec, déjà, la
prévision d'un souper, d'une baignoire de petit théâtre. Justement il
garde en poche les vingt louis de ses derniers articles. Et, tout en
calculant la dépense probable de cette fredaine, il conte à la jeune
femme l'histoire d'une maîtresse suicidée, bien convaincu qu'elle n'y
veut croire, mais pensant la flatter par la peine qu'il se donne.

Silencieuse, elle essuie de son fin mouchoir les joues de l'enfant, puis
elle l'embrasse. Doriaste pousse alors un profond soupir tout en
s'avouant à lui-même cette comédie ridicule. Elle hausse les épaules. Ce
qui le froisse: elle l'ennuie à la fin avec ses manières! Il débite des
sottises, soit; mais les femmes sont si nulles. Pour varier il la
complimente. Il lui déclare comment sa toilette, harmonisée par un art
dilettante, la désigne l'amie de goût que l'on rêve. Il décline sa
position sociale, comptant sur ce titre d'homme de lettres pour la
fasciner. Elle, pâlie un peu, se lève, s'en va.

Ne point s'opposer à son départ? le jeune homme estime excellente cette
tactique. A la regarder filant parmi la foule badaude, avec sa taille
svelte qui s'érige hors le gonflement de la jupe, il la trouve plus
désirable encore et son esprit s'opiniâtre à imaginer tout ce corps sans
robe, sur un lit. La lumière qui se filtre par la verdure tendre des
marronniers s'en vient voluter autour de ses formes que la marche
ondule. Et l'oeil de Doriaste longtemps vise l'épaisse torsade blonde où
se contourne toute la chevelure qui monte dans le faîtage du chapeau.

Il la suit. Bientôt il marche à côté d'elle et il prie qu'on l'excuse,
et il proteste que seule une attirance _mystérieuse et invincible_
l'attache à elle. Comme elle ne répond, gardant l'immutable indifférence
de ses yeux froids, l'impassibilité de sa peau mate, Doriaste cite son
nom bien connu et interroge si elle lit quelquefois _le Sphinx_: les
cinq derniers articles, il les a consacrés à décrire l'image d'elle.

Et elle s'étonne d'entendre sa voix chevroter pendant qu'il dit cela. Et
ce chevrotement la pénètre, lui secoue le coeur. Subitement, elle
stationne et déclame cette phrase qu'elle a vue quelque part:

--Donnez-moi votre parole d'honneur que vous ne serez que mon ami, rien
que mon ami.

Au désir d'héroïne dramatique il accède, devenu stupide de bonheur parce
qu'il la flaire, parce qu'il calque du regard ses formes proches, elle
consentante. Il ajoute à son serment:

--Jusqu'au jour où vous-même m'en relèverez.

--Jamais, cela.

La face du chroniqueur s'étire en un sourire triste, amer, incrédule.
Vers la grille elle reprend sa route. Lui, à mots émus, confesse sa
présente extase. Muette, elle l'écoute, la bouche gaie, pourtant.

A l'appel de sa main, un cocher blanc dirige près elle son fiacre. Et
Doriaste:

--Laissez-moi vous accompagner.

--Non, je ne suis pas libre... je suis mariée.

--Quand vous reverrai-je.

--Vous avez bien su me trouver; vous le saurez encore, à moins que
l'oubli...

--Oh! non. Me direz-vous comment vous vous appelez, afin que...

--Supposez que je m'appelle... Marceline...; oui, Marceline...

Du fiacre où elle s'installe en tapotant ses jupons, elle a pour
Doriaste un franc regard, très long.

Et la voiture cahote, jaune, par les rosâtres grisailles de la vesprée.

En vain le journaliste espère-t-il qu'elle soulèvera le voile capitonné
qui ferme le judas dans le panneau du fiacre... Rien.

Marceline? Marceline! songe-t-il, prénom cher à la littérature
bourgeoise. Le père, il l'imagine ingénieur, ou sous-chef, ou magistrat,
honnête homme certes, grand lecteur du _Temps_ et des discours
académiques, et croyant aux destinées du pays. Sans doute il psalmodiait
le soir, sous la lueur cuivreuse de la lampe, les phrases sentimentales
de George Sand, devant sa femme, et, par-dessus la nappe, ils se
serraient la main. A la suite d'une telle lecture Marceline a dû être
conçue dans un lit d'acajou linceulé de cretonne bleue.


II

Premier rendez-vous au concert.

Sur la scène, un violoniste enlève les symphonies de Max Bruch, du
coude, de la tête, avec des mouvements de lutteur agile; et le gaz
crûment inonde son habit noir, ses cheveux noirs.

Paul Doriaste se mélancolise à percevoir ces sonorités fuyantes, et qui,
lentement, reviennent. A son côté, Marceline se serre parmi
l'entassement d'un public nombreux. Et il la sent très loin de lui comme
une impassible vision. La rectitude de cette pose où pas une flexion ne
s'affaisse, le vague de ce regard qui flotte par le lustre, et se fixe
aux pendeloques que les feux décomposés teintent de lueurs joaillières,
tout cela semble cacher une âme mystérieuse, intangible. Il lui en veut
d'avoir accepté ces relations platoniques. Une comédie qu'elle joue là;
une comédie qui, lui, l'absorbe et l'agace. Voici qu'il n'entend même
plus Max Bruch. Elle finira, cette femme, par lui tuer le sens
artistique.

Derrière leurs pupitres, les musiciens s'étagent en face, adossés au
décor: figures communes, épanouies dans l'évasement des faux-cols; corps
tassés dans les fracs larges, dans les bosselures des plastrons blancs.
En bas, les choristes femelles avec les taches claires de leurs
collerettes sur la terneur minable des corsages. Dans le haut, tout à
fait, le timbalier s'amplifie en allures pontifiantes, tandis que le
cymbalier ne cesse de faire reluire son binocle et le replacer sur sa
face qui sue. Et ce monde s'encastre entre les cuivres énormes,
s'accoude à l'acajou de contrebasses, s'enrage sous les cordes des
harpes monumentales. Des toiles peintes et défraîchies, du plafond que
traverse une ligne d'usure, les torchères saillent, le lustre pend.
Seules dorures.

Vibre une note isolément, comme le pleur prolongé d'une vierge, et
Doriaste conquis ne remarque plus rien. La mesure s'active, et
s'alanguit tout à coup, râle. Comme un sanglot alors, et puis de
cristallines notes ruissellent, et des notes, et encore. Il en sourd des
soupirs, des étirances lamentantes, de spasmatiques arpèges. Tantôt
l'harmonie se pâme humide, s'expire. Puis elle s'élance avec de
déterminés vouloirs, des violences de rut. Les cordes des violons
craquent comme des soieries et hocquètent comme des gorges jouissantes.
D'une accalmie douce, murmurée, surgit une sautillante phrase qui croît.
Elle domine, triomphe en une impudique danse. De lentes ondulations
l'enserrent par une spirale qui monte et s'évase. Les dièzes reluisent
comme des gemmes, des gemmes qui parent une chevelure longue, une
chevelure qui se dénoue et flotte dans un aboutement de gammes. Et
s'évoque la toute-puissante femme. Il est une mugissante mesure pour le
fauve des aisselles, une mesure plane pour le front pur, une note coulée
pour la gouttelante améthyste qui pendeloque sur le front, deux mesures
ronflantes pour les seins arrondis; ensuite une rapide infinité de sons
qui disent tout, décrivent tout et le clament: ce sont les cassures de
gaze d'or autour des hanches, et le galbe recourbé des bras sur la tête
qui se renverse, et le poli du ventre avec les mystiques profondeurs du
nombril, et les yeux, pastilles d'encens où fulgure une minuscule
étincelle. Le rythme s'exaspère. La Salomé bondit avec un éclat de
trilles et un scintillement de pierreries. Les croches se dardent comme
des diamants et se fluidifient en collier comme une rivière d'ambre sur
la poitrine. Deux notes brèves saillissent comme les escarboucles des
seins.

Et Paul Doriaste ne perçoit plus que les multiples voluptés d'un corps
féminin harmonique en danse harmonieuse. Il y voit la nudité de
Marceline; il se retient pour ne pas l'étreindre. Et, par la salle, les
bravos croulent, rebondissant sur les banquettes écarlates.

--C'est délicieux, émet-elle: toutes ces notes s'épanouissent comme les
fleurs d'un jardin féerique.

Elle a dû composer cette sentence avec un extrême soin, pendant toute
une moitié du morceau. Le chroniqueur s'enrage à l'entendre, il se
contente d'affirmer:

--Parfaitement, madame.

Lamoureux, le chef d'orchestre, gravit l'estrade. Il inspecte le public
à travers la luisance de son binocle, avec un lent tournoiement de sa
carrure pesante. Levant l'archet, il fait signe.

Du Wagner: le premier acte de _Tristan et Yseult_. La gigantesque rumeur
d'un océan enfle par les cordes, hurle dans les cuivres, se lamente dans
les contrebasses, s'écroule avec le choc grave de la grosse caisse, avec
l'éclatante sonorité des cymbales. Et, par un moutonnement de notes
minimes, la vague rétrogradante bruisse. Les tonalités énormes et
balbutiantes de la grande mer s'épanchent dans l'ampleur de cette phrase
musicale toujours reprise, toujours elle-même et jamais identique. Cela
institue d'immenses perspectives d'eau verte montuant sous un ciel
froid, quelque chose de terrifiant et de squameux; et l'inopinée chanson
du mousse se déverse des hunes pâles: sensation de l'humain infime perdu
dans l'immensité du large.

Doriaste, très empoigné, abandonne sa rancune contre le béotisme de
Marceline. Un instant, à peine, le gagne un dédain pour l'écrivaillerie
sentimentale dont elle copie les piteuses héroïnes. Ailleurs l'emporte
un rythme.

Fatiguée de s'être tenue si longtemps roide, Marceline fléchit vers le
dossier de son fauteuil, et un reflet rouge, le reflet d'une tenture de
loge se pose dans sa pupille bleue. A la contempler, Doriaste ressent un
nouvel afflux de désirs. Une chaleur parfumée l'imprègne et affadit sa
rage. Marceline s'affaisse toujours en courbes molles. Il a bientôt de
sa jupe dans les jambes. Entre sa taille et le dossier du fauteuil il
glisse la main. Ce lui procure une sensation d'exquis énervement
effleurer le tissu un peu rêche du corsage. Elle ne bouge, elle ne
parle, elle ne se meut. Vaniteuse joie du jeune homme qui suppose
acquiescente cette immobilité. Mais à la fin du morceau, levée
brusquement, elle profère:

--Adieu, par votre faute.

C'est comme un soufflet sur la joue de Doriaste, une leçon qu'elle
donne. Et tout son mépris pour cette bécasse platonique s'exhale en une
populacière injure murmurée, qu'il entendit naguère sur le boulevard et
dont la gouailleuse intonation l'obsède:

--Hé va donc, morue!

Jusque la dernière note du concert, il se soûle d'harmonie. Il s'avoue
soulagé de ne l'avoir plus là, elle.


III

Au _Sphinx_, dans la salle de rédaction, Paul Doriaste narre en
plaisantant son duel du matin.

--Mais pas du tout; je sais à peine comment cela se fit. Vergex s'est
reculé: il avait une grande égratignure là, au biceps. Alors j'ai
abaissé mon épée.

--Et en refrain, une gibelotte délicieuse.

--Où ça?

--A _la Cascade_, parbleu. Le patron m'a dit qu'il allait faire
installer une salle de pansement entre la cuisine et les closets. J'ai
vu le plan.

--Il est fumiste ce Doriaste! Et vous êtes amis tout de même.

--Je ne pense pas. Nous ne nous saluons plus.

Un monsieur très chauve s'exclame en déposant un journal sur la table
drapée de vert.

--Eh bien, il va être content Caufières.

--Le témoin de Vergex? interroge Doriaste.

--Lui-même. Je ne sais si c'est une coquille ou une méchanceté de
Macette, dans le compte rendu de _l'Éclair_ on a supprimé l'_a_ de son
nom. Voyez.

--Cufières, Cufières, ça fait Cu-fier. Elle est mauvaise celle-là.

--Du coup, sa maîtresse va le lâcher.

--Il a une maîtresse?

--Oui, la baronne de Terse. Elle ne lui pardonnera pas ce ridicule.

--Il couchait avec?

--Dame, une maîtresse?... généralement! Il prenait ses repas chez elle.
C'est un garçon pratique, ça lui économisait les restaurants.

--Ah! il couchait... Eh oui! je suis bête, répond Paul.

Et l'image de Marceline qu'il n'a vue depuis le concert se dresse en sa
mémoire, vision maligne insaisissable. De ce regret il construit une
chronique.

--Monsieur, vient lui dire le garçon, tandis qu'il achève un paragraphe,
il y a une dame pour vous dans le salon.

Elle, debout devant une croquade de Forain, et sa toilette sombre
l'enveloppe de plastiques roideurs.

L'émotion rend Doriaste tout tremblant, et, pour éviter à Marceline
l'embarras de parler:

--Que vous êtes bonne! Vous vous intéressez donc à moi!

--J'avais craint qu'il ne vous fût arrivé quelque malheur.

--Vous ne m'en voulez plus alors?

--Si.

L'humidité profonde de son regard mire le visage du jeune homme.

--Je m'en vais, maintenant, dit-elle.

--Moi aussi, je m'en vais. Me permettez-vous de vous accompagner?

--Oh! non. D'abord je craindrais de vous déranger; et puis, si j'étais
vue...

Et le ton de ces paroles prouve qu'elle se soumet à lui, repentante. Il
commande en cachette un coupé de remise. La conversation butine sur des
banalités vagues; et il exerce son esprit à inventer de quelconques
traîtrises qui la puissent mettre en ses bras. Ils descendent. Dans la
rue Drouot étroite, où le monde grouille, elle n'ose s'arrêter longtemps
pour se défendre de monter en voiture. Près elle un vieux monsieur
bougonne contre les gens qui obstruent la voie publique. Doriaste,
doucement, l'amène jusque sur les coussins.

--Ce n'est pas bien, fait-elle.

Au capitonnage elle s'adosse, les yeux perdus en quelque infini
souvenir.

Du duel, il parle. Peu à peu elle lui sert de discrètes exclamations. Il
invente des détails, il énumère des dangers. Insinuant que le vrai motif
de cette rencontre n'est pas celui publié par les gazettes, il se pose
en redresseur de torts, il lâche ses indignations contre la canaillerie
de _certaines gens_. Puis il se piédestale sceptique, rassasié de vie,
de choses, d'êtres. Un moment, Marceline lui a rendu ses croyances, les
bonnes pensées qui retrempent et encouragent. Mais, après son abandon,
il a requis ce duel, voulant la mort. Sur le terrain, quelque chose,
subitement, lui prédit qu'elle reviendrait, et il s'est défendu pour
pouvoir l'aimer, l'adorer, lui poser un baiser.

Elle le laisse prendre si froidement qu'il se reproche l'avoir pris. Et
cependant il questionne si elle l'aime un peu. Très bas, elle affirme
«oui». Et sa main, sa longue main gantée se crispe sur les doigts de
Doriaste.

Devant la maison du chroniqueur le coupé s'arrête. En gentilhomme
heureux, il donne un louis au cocher; et cette crainte le harcèle: la
blanchisseuse n'a peut-être point rapporté les serviettes fines.

Mais déjà, dans la lumière blonde du soleil automnal, Marceline
s'éloigne grave.

Lui murmure: «Ah! non, pas de lapin, ma vieille!» Comme il l'a rejointe,
comme il la supplie, elle révèle son mari, courageux militaire, officier
de la Légion d'Honneur. Le tromper serait lâche tant il se confie en
elle; Paul Doriaste, un galant homme, ne voudrait pas cette forfaiture.
Toute rose elle s'anime, parlant haut presque. Les grands mots
«honneur», «paroles engagées», passent entre ses lèvres avec des sons
sévères, superbes.

Il est convaincu; il l'estime pour ces reproches. Il prévoit vilipendé,
moqué ce mari, un brave homme. Et c'est en lui une déchirante lutte
entre son amour paroxysé par le goût du baiser conquis, par les longs
frôlements en voiture, et l'hésitation à commettre une infamie. Mais
s'impose l'idée soudaine qu'elle blague peut-être, que tout cela est
manège pour accroître la valeur de sa défaite. Alors il ruse:

--Oui, vous avez raison. Un ange comme vous ne peut pas tromper; et
pourtant vous m'aimez et je vous aime comme on ne le saurait dire.

L'un l'autre ils se crispent encore leurs mains enlacées; et, de cette
partielle étreinte, un énervement délicieux jaillit jusqu'au fond de
lui-même. Elle, pour ne pas pleurer, regarde fixement au loin, devant.
Rue pâlement ensoleillée; trottoirs gris perle, propres; l'activité
calme de la grande ville dévale avec les passants muets. Si
régulièrement palpite le tapage qu'il semble la respiration d'une
personne saine, et un vent doux caresse la peau, met une légère
ondulance aux bâches rayées des boutiques. Sur le visage mat de
Marceline deux larmes qu'elle essuie vite.

Lui, très ému, ne doute pas maintenant que ses protestations ne soient
sincères. Irrévocablement il l'aime.

--Tenez, demande-t-il, je vous jure d'être raisonnable. Mais je voudrais
vous voir chez moi, Marceline, vous voir une seule fois dans le cadre de
mon intérieur. Il me semble qu'ensuite votre image y demeurerait
toujours. Sans cesse je l'y pourrais adorer et je serais heureux. Votre
souvenir revêtirait auprès de moi une forme plus réelle. Vous seriez
comme un délicat fantôme, chérie, visible toujours et vous laisseriez
une ombre parfumée de vous sur les choses que vous auriez touchées. Et
vous seriez là, jusque ma mort, pour me garantir des désespérances.
Venez, voulez-vous?

Elle s'arrête de pleurer. Des gens qui marchent la dévisagent avec des
mines pitoyantes ou ironiques. Elle s'en trouve confuse et se laisse
conduire.


IV

Dans la pièce tendue de mauve, elle s'assied triste. A peine
effleure-t-il le baiser de Doriaste vers ces lèvres chaudes. Elle se
laisse enlacer. Ils restent ainsi longtemps sans dire, lui, s'imprégnant
d'elle. Il songe que cette femme il la doit avoir, que son honneur de
mâle serait compromis s'il ne manifestait pas sa virilité. Peu à peu, il
approche son visage de celui de Marceline et multiplie les baisers, de
minuscules baisers qui pleuvent. Elle s'étire, comme prise d'un malaise
et vainement se débat sous l'étreinte triomphante. Par saccades sa gorge
gonfle le drap bleu du corsage. Des tiédeurs en émanent qui pénètrent
l'amant, font vibrer ses reins et ses entrailles, tendent jusqu'à sa
gorge, voluptueusement. Elle ne le repousse plus et s'abandonne. Les
baisers secouent leurs épaules. De la robe dégrafée les seins s'érectent
et renflent la peau blanche. Il la possède.

Le soleil tamisé par la soie des rideaux épanche une clarté mauve.
Marceline, les yeux fermés, la bouche tordue, tressaille, et elle brise
les cordons de ses vêtements et elle force les agrafes. Puis nue
divinement. Et lui la broie dans son étreinte; il mord ces mâchoires qui
râlent.

C'est, avec des sanglots, une lutte cruelle de leurs corps, des
embrassements et des chocs comme s'ils se voulaient confondre jusqu'aux
moelles. Ils s'aiment infiniment.

Sonnent les argentines heures, rieuses.

Les lèvres de Marceline exhalent une odeur de violette.

Au soir. Un dernier rayon roule dans les ors pâles de la chevelure
épandue et les membres épars de l'amante s'ombrent d'ambre.


V

Tous les jours elle vient chez lui pour aimer.

Et cette liaison se raffine de senteurs discrètes de linge sobrement
dentellé, sans ostentation de faveurs bleues ou roses.

D'elle, cependant, Paul Doriaste ne possède que l'extérieur; il en
ignore l'intime psychologie. On dirait qu'elle tâche à paraître une
créature d'âme banale. Devant les questions qui la sonderaient, elle se
dérobe et s'efface. Jamais elle ne compte une aventure marquante qui
permette d'induire une croyance sur son esprit. Surtout elle s'offre
très bonne. Elle a pour le chroniqueur de simples éloges qui flattent
délicatement et pour quelques prosateurs modernes qui la délectent,
elle-même se défend de soutenir une opinion littéraire ou artistique.
Tout ce qu'il désire, elle l'aime. La vie des boulevards, l'après-midi,
l'amuse. Aux courses, la correction anglaise des équipages, les gestes
secs des sportsmen, les faces impassibles des Parisiens cachant des
angoisses, des joies, des navrances devinables, tout ce luxe de passions
et de choses la captive. Par contre, lui répugne la semi-familiarité des
restaurants; elle abhorre ces hommes qui la fixent en mangeant aux
tables voisines ou crient des théories par pose, pour lui plaire.
Doriaste et son mari, c'est là, semble-t-il, ses uniques affections.

Le mari de Marceline, un noble de légende. Il fut bénédictin. En 1870 il
quitta le froc et s'engagea. Par ses relations, par son mérite, il
atteignit de hauts grades. Elle qui, jusque leur rencontre dans un
salon, voulait vivre fille, l'aima, l'épousa. Aujourd'hui elle déplore
ne pas l'avoir accompagné en Afrique. Elle prévoit des catastrophes s'il
vient à savoir...

Mieux qu'il ne la connaît, Doriaste s'imagine le mari, tant elle en
parle, et il garde au fond de soi une respectueuse pitié pour le malheur
de ce noble, qu'il cause.

Maintes fois, la silencieuse Marceline se laisse glisser près Doriaste
et, toute blanche, la figure encadrée par ses lourds cheveux blonds, à
genoux sur le velours violet du divan, elle s'immobilise, les yeux
vagues humant la lumière. Et, dans la pièce mauve, parmi les vieilles
guipures aux tons fauves, sous les plats de cuivre rouge qui retiennent
des lueurs dormantes dans leurs ciselures, la jeune femme apparaît à son
amant comme la frêle réalisation des mystiques donatrices que peint
Memling dans les panneaux de ses triptyques.


VI

Ils vont, calmes de bonheur, parmi la foule active. Au loin, l'Opéra
assis dans les brumes rosâtres se révèle encore par les dorures qui, de
place en place, s'irradient. Et la double file des lampadaires en bronze
s'allonge, s'étrécit dans la perspective crépusculaire.

Paul Doriaste, tout au charme des féminilités frôlantes, s'abandonne au
bercement vague des réminiscentes rêveries. Contre son coude, le sein de
sa maîtresse palpite.

Ils doublent l'angle du boulevard. En teintes sobres s'harmonisent le
miroitement limpide des étalages, les vêtements des promeneurs, les
feuillages des arbres. Par delà les équipages glissent avec la fuite
brillante de leurs lanternes, des gourmettes et les luisances noires des
voitures. Jusqu'aux mors, les steppers arrondissent leurs jambes grêles.

--Marceline! clame subitement une voix impérieuse.

Le chroniqueur se retourne. Une colère l'a surpris... Mais, aussitôt, il
réprime la semonce qu'il voulait servir à l'interrupteur de leur joie.
Ce monsieur sec, brun, aux moustaches aiguës, ce monsieur ombré d'un
chapeau gris, sans doute, c'est le mari. Il a pris le bras de la jeune
femme et, tout bas, il répète:

--C'est votre amant, n'est-ce pas?

Et Doriaste sort à peine de son angoisse hébétée pour livrer sa carte en
échange de celle offerte.

Et puis Marceline jetée dans une voiture; le monsieur parlant au cocher,
s'installant, reclaquant la portière; et le fiacre perdu dans
l'enchevêtrement des fiacres; le chapeau blanc du cocher perçu seul
longtemps encore, jusque là-bas, dans le fouillis des fouets minces.


VII

En la bienheureuse caresse des draps frais, Doriaste repose ses membres
raidis par trois heures successives d'escrime. La clarté discrète qui
choit de la veilleuse en verre bleu, pose sur le divan où gît la chemise
de soie qu'il endossera demain matin pour se battre. Des mélancoliques
lueurs.

Et il vérifie par mémoire s'il n'oublia aucune des courses à faire dans
cette circonstance, des emplettes. Cette affaire lui coûtera encore cent
francs. Ses calculs, qu'il les fasse et refasse, atteignent
inévitablement ce total.

Jusque la fin du mois il sera contraint à vivre chichement. En somme, il
dépensa beaucoup pour cette liaison: dîners et fleurs, parties de
campagnes et théâtres, voyages et voitures de remise, duel. Il eût à ce
prix entretenu trois grisettes pendant le même nombre de semaines. Mais
que d'heures exquises passées avec elle, si aimante et si douce! Elle
doit bien souffrir en ce moment aux amers reproches de son mari. Cette
supposition l'attendrit: toute la journée il y songea tristement.
Marceline s'évoque en visions délicieuses de charme et de bonté; et ces
visions se dissipent et renaissent... Ou bien, qui sait, peut-être, la
finaude a-t-elle déjà reconquis l'époux, et lui la supplie-t-il, en
larmoyant, de l'aimer. Car elle est forte en volonté, même son amant,
jamais ne put connaître ce qu'elle pensait...

Si le mari le blesse elle aimera davantage celui qui aura _versé son
sang pour elle_: et la charmeuse blonde s'exaltera en faveur de la
victime. N'est-ce pas un premier duel et son auréole de bravoure qui la
conquit. Au contraire, s'il blesse le mari, elle l'aimera pour son
triomphe. Oh! la logique des femmes, comme il la connaît.

Machinalement, sous les couvertures, il refait du poignet, du pouce, les
feintes apprises. Sans doute l'adversaire aura le jeu sec de l'armée et
l'épée théorique. Par ce dégagé il lui joindra la poitrine, le ventre
par cet autre. Et s'il commet la sottise de se découvrir par un coupé,
on lui ménage certaine riposte...

Puis, défile le rappel de ses combats d'honneur, Cluseret faillit le
transpercer il y a deux ans... Si le mari de Marceline le tuait? Non,
c'est une chose rare ces accidents. D'ailleurs, il aura mené joyeuse vie
ces cinq dernières années. Que de maîtresses, mes enfants, que de cocus
et quelles noces!...

La mort? Le nirvana sans doute, le complet repos des phénomènes. Ou,
avenir terrifiant, une multitude de petites existences, d'êtres
minuscules qui naissent de la décomposition; et la mort ce sera la vie
infiniment multiple, avec toutes les douleurs, atténuées pourtant, et
mises au point psychologique de ces larves. Quelle destinée: des joies
et des désespoirs de microbes!

La mort, est-ce la négation absolue? L'inconcevable, alors? Car, si
l'absolu se pouvait concevoir, il s'établirait un rapport entre lui et
le concevant, c'est-à-dire que l'absolu serait relatif, proposition
contradictoire. Oh! stupidité immense des hommes.

Penser que la philosophie officielle raisonne encore dans son ineptie
béate, sur l'absolu inconnaissable...

Sonne deux fois le cartel. Il reste encore quatre heures à dormir; et le
sommeil s'impose absolument nécessaire pour se trouver dispos le matin.
Au reste, il est très calme, très brave. Une dernière fois Doriaste mime
dans le vide la botte sur laquelle il compte. Il s'y peut fier
décidément, et, comme il ne se découvre jamais...

Et il s'estime un très chic type: des amours, des duels, du talent et
une complète indifférence pour les hochets de gloire.


VIII

Longchamps, le matin. La pluie striant de rayures fragmentées l'enfilade
des tribunes vides. Et la pelouse pâlotte. Doriaste éprouve son épée. Le
mari enlève ses manchettes et, fébrile, ne parvient pas à boutonner son
gant. Il dut souffrir affreusement, ce noble. Ses yeux paraissent
glauques; ses cheveux gris sont tout ébouriffés et, dans sa figure, les
rides frissonnent.

Le jeune homme remarque qu'il le gêne à l'examiner ainsi. Lui-même se
sent très vigoureux, un robuste mâle, et il se compare en soi aux héros
écossais de Walter Scott; et son épée, il la nomme muettement claymore.
Puis, tout entier, l'accapare le soin de prévoir quelles seront les
premières passes. Et les préparatifs ne se terminent pas. Les témoins
causent sans agir.

Un léger malaise lui resserre les entrailles et la gorge. Alors, pour se
distraire d'appréhensions vagues qui, subrepticement, l'envahissent, il
s'intéresse aux passants matineux, groupés proche. Il y a un garçon
boucher robuste, les hanches enveloppées de toiles sanglantes, la tête
fixe sous une corbeille grasse. Un hussard, en petite tenue, maintient,
par le licol, deux chevaux dont les yeux noirs roulent inquiètement. Sur
la route, près le moulin, un maraîcher arrête sa voiture et le vent
souffle dans sa blouse que brunit l'averse. Et les témoins:--Allez,
messieurs!

La figure verdâtre du noble perçue à travers le très rapide cliquetis
des armes. Et sa lame qui, sans cesse se dérobe, et repasse, et remonte,
menaçante, et vue seulement par un reflet mince qui vire.

Doriaste s'encolère impatiemment; son amour-propre se blesse à chacune
de ses bottes parée. La sensation d'un coup violent et froid dans le
coeur. Et les tribunes accourent tournoyantes pour l'écraser. Et du
noir. Plus rien, sinon une morsure à gauche. Naît un calme doux. Vers
l'infini, une lueur pâlotte, fulgure, diminue, s'éteint.


IX

... Dans _le Sphinx_, l'article de première colonne intitulé: _Paul
Doriaste_, est encadré de noir.




LE LÉVRIER


I

Depuis la mort de son mari,--il y aura un an vienne la vendange,--la
comtesse Diane de Gorde vivait solitaire et inconsolée dans le vieux
château tristement assis au bord de l'étang. Servie par des domestiques
taciturnes, assistée par son confesseur qui lui prêchait, mais en vain,
la résignation évangélique, elle passait sa vie à pleurer son bonheur
irrévocablement évanoui, le coeur percé de sept glaives.

De haute lignée et d'une beauté fine de pastel ancien, elle s'était
mariée un peu tardivement, à vingt-quatre ans, au comte de Gorde, beau
jeune homme d'une trentaine d'années, galant à la mode exquise
d'autrefois, amateur enragé de vénerie, vrai gentilhomme français et
point anglomane. Courtisée plus que toute autre, à cause de son rang et
de sa beauté, la comtesse de Gorde sut par un tact subtil et une
conduite irréprochable décourager la fatuité des hommes et désarmer la
médisance des femmes.

Elle ne cachait pourtant pas, la belle Diane, sous sa gorge divinement
moulée, la glaciale indifférence pour les amoureuses extases, de son
homonyme l'antique chasseresse. Se sentant du sang de bacchide dans les
veines et trop d'orgueil et de dévotion dans l'âme pour se salir
d'adultère, elle préféra tuer littéralement son mari par ses caresses
inexorables. Ce fut pendant cinq ans une vie d'affres et de délices: les
flambeaux de l'amour brûlèrent jusques à la torchère autour d'un
catafalque. Elle le regarda s'éteindre, le coeur ulcéré de remords, mais
impuissante à commander à la rébellion de ses sens. Et lui, déjà touché
par la mort, il revenait encore, un mélancolique sourire sur ses lèvres
pâlies et du bonheur au fond de ses yeux agrandis par la fièvre, il
revenait, encore et toujours, respirer les lys de ce corps de déesse,
ces lys plus mortels que la fleur du mancenillier. Ainsi par un
crépuscule d'automne, comme les feuilles mortes commençaient à tournoyer
le long des boulingrins jaunis, il rendit l'âme dans un dernier baiser.


II

Pendant les premiers mois qui suivirent la mort du comte, le désespoir
de Diane fut tel qu'on eut à craindre pour sa raison. Peu à peu pourtant
sa douleur s'apaisa, et une prostration muette suivit l'exaltation
délirante. Avec l'accalmie relative des regrets, la nature reprit ses
droits: l'exaspérée fermentation des lancinants désirs se mit à battre
de nouveau dans ses veines de femme _chaude_, ses nuits furent hantées
par de hideux cauchemars que d'exténuantes mortifications monastiques ne
parvinrent pas à exorciser. Souvent, réveillée en sursaut, en butte à
des tentations hallucinantes, elle tombait à genoux devant la niche de
la Madone, implorant, avec des sanglots, l'absolution de l'inconsciente
frénésie qui lui brûlait le sang, ou bien encore, après avoir erré comme
une apparition désolée par les sombres corridors du château, elle
passait la nuit jusqu'aux premiers rosissements de l'aube, dans le large
périptère ouvert sur l'étang où pleurent les sarcelles, debout, son
front fiévreux contre le marbre des colonnades, aspirant avec avidité le
vent chargé de brume. Honteuse, elle se surprenait à convoiter les bras
musculeux des jardiniers ou les mollets charnus des valets de chambre.
Parfois, elle pensait aussi à se remarier. Alors un fantôme connu, très
pâle, avec un doux sourire plein de reproches, se dressait devant ses
yeux épouvantés, pour lui rappeler qu'elle lui avait juré à son lit de
mort de ne jamais laisser souiller sa couche par un autre homme.

Ainsi, l'oeil cerclé de bistre, le facies torturé par de névriques
spasmes, elle languissait et s'étiolait, cette Mimalone condamnée au
célibat par un serment irrévocable.


III

C'était par un après-midi de la fin-printemps. Le ciel, dans la chaleur
torride, semblait une fournaise chauffée à blanc; les libellules
maraudaient par les nymphéas des eaux figées, les nids s'égosillaient
dans les claires frondaisons; une langueur amoureuse passait dans l'air
alourdi.

La comtesse Diane, mélancoliquement accoudée à sa fenêtre, laissait
errer ses regards distraits par la campagne verte. Soudain une scène
inopinée attira son attention. Derrière un buisson bas de caryophylées,
Tom et Giselle, ses lévriers favoris, se copulaient librement au soleil.

La comtesse ferma la fenêtre et rentra rêveuse.

Depuis ce jour-là, Tom, le beau lévrier d'Écosse, gorgé de friandises,
ne quitte plus sa maîtresse. Diane a presque repris ses fraîches
couleurs d'autrefois. Et, lorsqu'elle va, deux fois par jour, orner de
thyrses de roses blanches la tombe de son mari, elle s'agenouille et
prie, en répétant avec conviction: «Je jure que jamais un autre homme ne
souillera notre couche.»




_Deuxième Soirée_




_La Haye gris de perle où se fondent les façades closes. Poudroye au
zénith la blanche incandescence d'un soleil pierrot. A travers les
mirances du lac, coeur de la ville, les maisons doublées à pic se
fusèlent vers les aqueuses profondeurs._

_Casqué de cuir, la face ronde, bistre et rase, sauf l'unique barbiche
en pinceau, un pêcheur offre aux replètes boutiquières des phoques
vivants. Et dans les mannes qu'il désigne, c'est d'huileuses luisances
sur les bêtes oblongues, sur leur pelage de souris, et de petits yeux
doux qui s'effarent, et de félines moustaches._

_Au fond du landau pers se ploye Miranda gisante, songeuse: des formes
graciles, insexuées. Elle laisse pendre au dehors une de ses mains haut
gantées de chamois; l'autre effile l'ultime mèche de sa natte blonde,
blonde ainsi que du chanvre nouvellement roui. Et la natte épaisse lui
sinue près le cou, près l'oreille exsangue, minuscule, où pas un bijou
ne se darde. Mais deux saphirs agrafent le col roide de sa robe en
peluche couleur de fer. Et, aux cassures des plis, l'étoffe émet des
lueurs de clair acier. Ce qui la sertit comme d'une armure jusque son
énigmatique visage éburnéen. N'apparaissent point ses pieds sous la peau
d'ours brun qui, depuis les genoux, la couvre._

_Hors la ville. Les juvéniles bouleaux s'érigent blancs sur le tapis
roux des pelouses. Un feuillage poudrederizé qui de haut, coquettement,
et semble voir, et frissonne. Comme un boudoir aux multiples colonnes
blanches, aux moquettes rousses. Sans oiseaux. Silencieusement._

_Dedans. Le Vyverberg. Ses arbres massifs qu'unissent les branches
touffues. Le soleil s'y tamise, choit, macule le sol de taches
violettes, d'un violet violet si peu, mauve presque. Et les maisons
rougeâtres regardent par les châssis de leurs fenêtres blanches ainsi
que par des yeux quadrangulaires, des yeux de statue, sans pupilles._

_Sous une vitrine de musée, les émaux de Limoges et leur électrique
blafardise, et leurs ciels orageux aux tons d'encre écrasée; plus loin,
la canne d'un historique monsieur avec pomme en porcelaine de Saxe._

_De Rembrandt: un rayon saure qui glisse dans un temple fantastiquement
brun, un rayon saure où se lève la main du grand prêtre en dalmatique
d'orfroi, où paraît la Vierge en habit d'azur, et Siméon qui offre un
Jésus chair, et saint Joseph porteur de colombes._

_Les dunes. De montueuses ondulances blondissantes; accroupies et rondes
comme les croupes d'un bétail gras; et pressées en un grand troupeau;
innombrables._

_La mer. L'immense nue; et qui bave. Dans sa peau d'argent des madrures
s'étalent émeraude, comme des prés; où parfois surgissent des crêtes
savonneuses qui vont et s'épanchent._

_Et par-dessus s'incurve le firmament, la toujours incommencée page
blanche._

_Miranda descend. Aux bras de ses chers initiés elle s'appuye et ses
lèvres rosâtres sourient à la fraîcheur bruissante de l'air; et ses
sourcils broussailleux, pâles, se froncent à la gifle salée de l'embrun.
Elle dit. Sa voix de l'Ailleurs, très basse, domine la grondante mer._

_«--Il me plaît que ci nous seyons et que nos yeux se prélassent à
contempler cette bouillonnante folle qui veut sortir toujours
d'elle-même, s'efforce et ne peut... l'humaine! tandis que vous me lirez
des contes dans le blanc Eucologe. Voici que je vous ai conviés à la
symphonie des septentrionales blancheurs.»_

_Et c'est la transfiguration blanche des choses. Un illuminement s'élève
à l'extrême limite des flots; et il s'épand. En toutes les teintes il
s'immisce et transparaît. Même les brumes gris de perle, vers la ville,
il les gouache de blancheurs lactescentes. L'écume des vagues semble des
éclaboussures de craie, et des lueurs blanches se glissent aux flancs
rebondis des barques goudronnées, aux rondeurs des vergues et des mâts.
Elles posent lourdes sur les cornettes empesées des matelotes; elles
ternissent l'argent qui brille au loin étendu sur la nappe de mer
ensoleillée._

_Parmi les maisonnettes de plaisance construites en bois dans les dunes
et dont les maigres jardinets s'étiolent derrière les paillassons qui
les protègent des sables, il se présente une demeure basse, à
péristyle._

_Miranda pousse la barrière de bronze ouvragé, et aux fleurs
marcescentes du minuscule parterre elle laisse un pitoyant regard._

_L'intérieur de l'unique salle tout en sapin vernis qui mire comme une
laque. Miroir froid et sombre, aux perspectives crépusculaires où
s'étrécissent les profils des êtres._

_Des fourrures blanches, blanches et grises de monstres polaires cachent
le plancher. Les pas y plongent. Une portière de velours blanc lamé
d'argent tombe et se plisse pleine d'ombres bleuissantes._

_Du côté de la mer ce n'est qu'une glace sans tain encadrée de soie
neige. Et sur des tréteaux de sapin vernis, des fourrures encore, des
lits de fourrure pour le repos._

_Miranda retire ses gants qui tombent ainsi que des oiseaux tués; et
gisent._




LA FAËNZA


I

Elle se faisait appeler, dans le monde de la haute noce, du nom
italianisant de la Faënza, à cause de son teint qui semblait bruni par
le soleil de Naples et de ses larges prunelles noires qui vous
assassinaient, au coin des carrefours, comme des escopettes dans les
fourrés des Abruzzes. Elle était née pourtant dans le département de
l'Indre-et-Loire, où on la maria âgée de seize ans à peine à un certain
Verdal, avoué honorable et quinquagénaire, qui la laissa, au bout de
quatorze mois de mariage, veuve avec un petit garçon sur les bras et
dans une situation de fortune très problématique. Quelque temps après,
lasse de cette vie de province triste et monotone, hantée par des rêves
de luxe et de jouissances faciles, elle se laissa emmener à Paris par un
sous-préfet dégommé, qui bientôt l'abandonna pour épouser la fille d'un
riche marchand de la rue du Sentier.

Comme ses vingt ans venaient d'éclore, que ses grands yeux piquants
emportaient le coeur, que sa chevelure, sans lui battre les talons, lui
devait bien descendre plus bas que les hanches qu'elle avait rondes et
dansantes, les occasions de jeter le peu de bonnet qui lui restait
par-dessus les cabarets à la mode, ne lui manquèrent pas. Elle fut tout
de suite cotée très haut à la Bourse de la galanterie, et les
respectables baronnes, qui font si fructueusement la traite des blanches
au nez et à la barbe de la police, lui proposèrent des affaires d'or.
Bientôt tout pacha fuyant la pendaison, tout boyard en train de manger
ses terres, tout rastaquouère et tout philosophe du tapis vert ayant
quelques prétentions au respect de ses contemporains, brigua l'honneur
de déposer des poignées de louis sur le marbre rose de la cheminée de sa
chambre à coucher. Elle eut son hôtel tout comme une actrice à _onze
cents_ francs d'appointements, des valets en culotte courte et des
cochers d'une obésité invraisemblable.

Alors commença pour la belle Faënza une période de splendeur qui dura
plus de dix ans. Ce fut l'histoire banale de toute jolie fille tombée
sur le pavé parisien avec très peu de scrupules et beaucoup de poitrine.
Elle eut des toilettes ruineuses, des chapeaux extravagants, des étoffes
orientales à faire loucher un shah, dans son salon, et dans son boudoir,
des glaces de Venise bordées de pierreries pour y admirer la chute
majestueuse de ses reins. Elle eut même de l'esprit, de cet esprit
soi-disant parisien qu'on trouve en suçant des écrevisses dans
l'atmosphère fade des cabinets particuliers. Les jeunes pschutteux,
avides de gagner leurs éperons, et les vieux viveurs, jaloux de leur
renommée conquise, se disputaient la gloire de payer ses notes de
couturier, ses villas à Nice et ses cottages en Normandie. Bref, au
milieu de toutes ces griseries de la victoire, elle doubla, sans s'en
douter, l'époque lamentable des rides opiniâtres, des dents branlantes,
et des cheveux qui s'en vont tristes comme les feuilles d'automne. A
vrai dire, elle avait pleinement le droit de ne pas s'en douter, car,
malgré ses trente-quatre ans, sa peau était parfaitement lisse et
marmoréenne, ses dents d'une blancheur insolente, et, de sa charmante
tête de vierge du Giorgione, tombaient des cascades de cheveux capables
de défier les peignes les plus meurtriers.

On se souvient que la Faënza avait un fils de son mariage. Cet enfant
fut élevé par une vieille tante. Sa mère le vit une seule fois à l'âge
de huit ans, puis elle ne s'occupa de lui que pour envoyer quelque
argent et des lettres pleines de cette fausse sentimentalité commune aux
filles. La vieille tante, voulant cacher au fils la conduite de sa mère,
l'avait fait engager dans un régiment d'Afrique, où il était à dix-neuf
ans sous-officier. S'étant distingué lors de la dernière insurrection,
il obtint la médaille militaire, mais par malheur ses blessures
l'obligèrent de quitter l'armée. A cette nouvelle, la Faënza se sentit
prise d'une subite et incommensurable tendresse maternelle, et elle
résolut de renoncer aux douceurs de l'amour salarié pour consacrer le
reste de son existence au bonheur de cet enfant abandonné. Après avoir
vendu son hôtel, ses bijoux et ses attelages, elle se retira, en
Touraine, dans une propriété offerte jadis par un député de la droite.
Voilà comment la belle Faënza redevint Madame Verdal, veuve d'un honnête
avoué, mère de famille exemplaire, dame pieuse et charitable.


II

Philippe était un beau jeune homme de dix-neuf à vingt ans, à la
moustache fine, avec une taille de demoiselle, et des yeux de colombe.
Ne se doutant guère du passé de sa mère, qui inventa mille ingénieux
mensonges pour lui expliquer leur trop longue séparation, il se mit à
l'adorer avec toute l'ardeur d'un coeur resté fermé jusque-là aux
expansions familiales. La Faënza, de son côté, était littéralement folle
de son fils, de son beau Philippe.

La propriété où l'ancienne courtisane résolut d'expier ses péchés
mignons était une charmante villa aux contrevents verts autour desquels
couraient comme des reptiles les volubilis et les capucines au calice
sanglant. Un petit bois croissant à l'aventure l'enveloppait du mystère
exquis de ses ombres fuyantes. Dans le recoin le plus obscur, sous le
parasol d'un grand polonia, les gazouillis des piverts se mêlaient au
tintement de l'eau que l'urne d'une nymphe versait dans le petit bassin
de marbre rongé de mousse et de jaunes lichens.

La mère et le fils menaient là depuis plusieurs mois une vie douce et
paisible. Ils avaient l'un pour l'autre des petits soins frisant parfois
le ridicule, des tendresses excessives entrecoupées de feintises de
bouderie. La Faënza avait complétement oublié son existence d'autrefois:
les tribunes des courses et les baignoires des petits théâtres, les
cavalcades dans les Pyrénées et les parties de yacht à Trouville, les
grands dîners dans son splendide hôtel du parc Monceau, et les petits
soupers au cabaret, où les carafes de champagne et les chartreuses de
toutes couleurs rendaient les inénarrables boudinés plus bêtes que
nature. Elle avait même fini par se figurer très sincèrement avoir été
toute sa vie une sainte femme.

Cependant, malgré toute leur tendresse mutuelle, l'intimité, cette
intimité franche et pleine d'abandon, entre la mère qui a fessé son
enfant et l'enfant grandi sous les jupes de sa mère, ne venait pas. Et
c'était naturel. La Faënza avait vu son fils, depuis sa fugue avec le
sous-préfet, une seule fois comme on sait, à une époque où l'enfant
n'était encore qu'un moutard. Elle le revoyait tout à coup grand jeune
homme avec des moustaches terribles et une balafre martiale sur la
tempe. Pour le fils, la mère était une étrangère, on aurait pu dire
qu'il la voyait pour la première fois. Après cela, on s'expliquera
facilement pourquoi se surprenaient-ils par moment à se dire _vous_, à
avoir dans leurs relations des réserves incompréhensibles et des
politesses inutiles.

Madame Verdal avait dépouillé la Faënza, l'hétaïre était définitivement
morte en elle. Sa toilette fut sévère: des robes de soie noire avec
garniture de jais. Très peu de bagues et des boucles d'oreille d'une
ravissante modestie. Elle adopta pour coiffure les bandeaux plats et eut
pour tout fard l'honnête poudre de riz. Avec une pareille conduite et
des rentes très sérieuses, on s'imagine que les voisins de campagne ne
pouvaient pas lui refuser leur estime.

Parmi les belles relations de l'ex-courtisane, il faut placer, au
premier rang, la famille Mouflet, composée du papa Évariste Mouflet,
ancien notaire, provincial insipide atteint d'une manie incurable de
calembredaine; de la maman Olympe, femme honnête et respectée, qui
n'avait eu pour amant que les trois ou quatre clercs de son mari, et de
leurs trois filles, pas mal tournées, ma foi, pour des filles de
notaire.

Mademoiselle Clémentine surtout, l'aînée du couple Mouflet, eût été même
fort bien de sa gracile personne, sans ces odieuses robes de vigogne
caca d'oie sorties de la boutique de quelque Worth de sous-préfecture.
Deux grands yeux effarés sous un casque de cheveux d'un châtain
convenable; avec ça, une gorge de dix-sept ans qui avait l'air de
vouloir tenir ses promesses.

L'ex-courtisane et la famille du notaire allèrent souvent les uns chez
les autres pour prendre des tasses de thé, jouer aux jeux innocents et
fausser quelques airs d'opéra sur des pianos plus ou moins mal accordés.
Philippe, qui n'avait pas appris à être difficile en matière de toilette
dans ses chasses au Kroumir, trouvait fort à son goût la robe vigogne de
Mademoiselle Clémentine, tout en lui préférant les trésors qu'elle
cachait. Mademoiselle Clémentine, de son côté, ne se sentait pas une
insurmontable aversion pour les moustaches brunes. Inutile de dire que
le couple Mouflet découvrait tous les jours de nouvelles qualités au
fils unique d'une mère jouissant d'une rente de cinquante mille livres.
On se faisait donc la cour honnêtement, sous les yeux de la Faënza, qui
ne se doutait de rien.

Un soir de juillet, la famille Mouflet se trouvait réunie au grand
complet, dans la salle à manger de l'ex-courtisane. Après quelques
polkas tapotées par la cadette et des propos oiseusement échangés, le
tabellion proposa, vu la chaleur insupportable de l'atmosphère, une
flânerie sous les frondaisons rafraîchissantes du jardin. Toute la
société accepta avec empressement.

La soirée était superbe. La pleine lune brillait comme un louis d'or
fantastique dans un ciel sans nuages. Ils se dispersèrent par les allées
où s'allumaient parfois, dans la mousse, des vers luisants.

La Faënza cherchait son fils depuis quelques minutes, lorsqu'elle crut
distinguer dans le recoin le plus sombre du jardin, sur un banc de
pierre, deux ombres enlacées. Elle s'arrêta, aux aguets. On aurait dit
vraiment qu'un bruit de baisers se mêlait au clapotis de l'eau tombant
dans les vasques de marbre. Retenant son souffle, elle avança jusqu'au
banc de pierre, derrière une haie de rosiers rouges. Son fils Philippe
était en train de murmurer les choses les plus douces à l'oreille de
Mademoiselle Clémentine.

Alors un sentiment étrange envahit le coeur de l'ex-courtisane; elle eut
un moment de vertige, puis ses prunelles se dilatèrent et, suffoquée de
colère, se dressant de toute sa hauteur devant les pauvres amoureux
complètement ahuris, elle apostropha Mademoiselle Mouflet en des termes
virulents:

--Elle était vraiment bête pour ne pas s'être aperçue depuis longtemps
qu'on venait là pour lui voler son fils. Avec ça qu'elle donnerait son
argent pour nourrir un notaire taré et ses traînées de filles. Et la
mère Mouflet donc, une pas grand'chose qui couchait avec ses
domestiques! Tout le monde le savait dans le pays. Ils feraient bien
tous ces panés de ne plus mettre le pied chez elle, elle les flanquerait
à la porte à coups de balai...

S'oubliant complétement dans sa colère, Madame Verdal redevint la
cascadeuse d'autrefois et accabla la famille Mouflet accourue au bruit
de la dispute des plus ordurières invectives.

M. Mouflet emmena sa femme et ses filles mortes de peur, après avoir
répondu par une tirade indignée.

Philippe se tenait debout, les yeux hagards, ne comprenant pas.

La Faënza rentra chez elle dans un état d'exaspération indescriptible.
Elle pleura, sanglota, se roula sur le tapis, la bave aux dents. Puis,
se levant soudain, elle se mit à embrasser son fils à pleine lèvre, en
riant comme une folle.


III

Après une bouderie de quelques jours la mère et le fils se
réconcilièrent avec un regain de tendresse. Et ce furent tous les jours
de longues promenades à travers champs d'où l'on revenait pareils à des
amoureux de la veille, avec des touffes de genêts plein les mains. Le
matin, ils partaient des heures entières à cheval, sous bois, et le soir
par les clairs de lune romantiques, ils allaient rayer en canot les eaux
calmes d'un étang voisin. Chose curieuse! Depuis l'aventure du jardin,
un changement notable s'opéra dans les habitudes de la Faënza. Brisant
avec l'attitude sévère adoptée depuis sa conversion, elle jeta aux
orties le froc inélégant de la femme honnête pour arborer de nouveau les
étoffes ruineuses aux couleurs voyantes, les chapeaux aux plumes
d'autruche et les gants de peau de daim très montants. Les bijoux dont
elle n'avait pas voulu se défaire, furent retirés de leurs écrins de
velours grenat pour parer ces mains longues et fines et son cou royal.
La poudre de riz ne suffisant plus à son embellissement, elle s'est
souvenue des fards subtils et des aromates précieux qui donnent la
jeunesse. Elle eut des soins particuliers pour la toilette des dessous
dont elle savait toutes les perfidies: des dentelles anciennes sur des
chemises de soie, des bas rose pâle à bouffettes où les diamants dardent
les feux de leurs facettes. Le mobilier modeste de sa chambre à coucher
et de son boudoir fut complétement changé. Se ressouvenant du faste
excitant de son alcôve de courtisane, elle s'entoura de meubles bas et
moelleux qui enlacent comme des bras voluptueux, de tissus syriens, de
tapis de Karamanie et de peaux mouchetées de tigre où frétillent les
pieds nus tendus aux baisers vibrants. Des parfums brûlèrent
continuellement dans des cassolettes aux riches ciselures et des
brassées de roses blanches mêlèrent leur dernier souffle aux tiédeurs
des troncs d'arbres crépitant dans la haute cheminée.

La toilette de son fils l'occupait aussi énormément. Elle disait: ça
n'est pas chic, ou, ça t'habille bien; cette redingote fait des plis
dans le dos, ou, ce veston te sangle bien. Elle lui faisait la raie et
lui passait ses moustaches au cosmétique tout comme à ses amants de
coeur du temps qu'elle était entretenue par des financiers obèses.

Parfois, le soir à des heures indues, elle l'appelait dans sa chambre à
coucher, et là, aux clartés vacillantes des bougies roses, son corps
sculptural à peine abrité par la chemise de batiste aux échancrures
hardies, se campant d'aplomb devant la haute glace de son armoire en
bois des îles et faisant saillir ses seins éblouissants et la courbe
insolente de ses reins de statue elle disait à son fils, avec des
regards incitants:

--N'est-ce pas que je suis belle encore! N'est-ce pas que tu serais fou
de moi si je n'étais pas ta mère?

Puis elle riait aux éclats en faisant scintiller la splendeur éburnéenne
de ses dents de fauve. Nonchalante, enlaçante, onduleuse et féline, elle
venait s'asseoir sur les genoux de Philippe, qui, la rougeur au front et
de la luxure inconsciente dans l'oeil, osait à peine la regarder. Après
avoir pendant quelques minutes tortillé les moustaches de son fils,
baisé ses lèvres pâlies et ses cheveux soigneusement calamistrés, elle
se roulait sur la peau de tigre qui lui servait de descente de lit,
croquait quelques biscuits, vidait d'un trait un verre de porto, puis
d'un bond de gazelle s'élançant sous les draps bordés de points
d'Angleterre, elle fermait délicieusement ses paupières lisses aux cils
longs et frisottants, disant avec un léger remuement de lèvres:

--Allez vous coucher, monsieur, il est tard et j'ai sommeil!

Quant au pauvre petit coeur de Philippe et à ses nerfs révoltés, leur
tranquillité était définitivement troublée. Il partait souvent, avant
l'aurore, sur des chevaux rétifs, par les plaines, sans trop savoir le
but de ses courses aventureuses, ou il allait tirer les canards sauvages
pendant des journées entières dans des marais typhoïdes. Inquiet,
fantasque et irritable, il cherchait depuis quelque temps des motifs
ridicules de fâcherie à sa mère, disant que cette vie d'oisiveté
finissait par l'exaspérer, que c'était honteux pour un jeune homme de
son âge, qu'il retournerait au régiment _pour sûr_! Puis, c'étaient des
scènes attendrissantes, des larmes, des pardons implorés, des
protestations d'amour filial suivis de longues caresses et de baisers
pâmés sur la bouche.


IV

Ce jour-là, ils avaient dîné--une fantaisie de la Faënza--dans le petit
boudoir tendu de satin mauve. Un triste crépuscule pâle filtrait à
travers les vitres de l'étroite fenêtre. La Faënza avait dit: N'allumons
pas les bougies, cette pénombre est bien douce. Lui s'était tu avec un
sourcillement vague. Des senteurs de magnolia flottaient dans l'air
épaissi. Elle alluma une cigarette de dubèque, lui sa pipe de troubade.
Près de dix minutes s'écoulèrent dans un silence embarrassé.

La Faënza, sans détourner la tête, dit:

--Vous êtes soucieux?

--Non.

Quelques minutes de silence encore. Soudain, raidissant ses membres dans
un effort suprême, la Faënza tomba sur les genoux de son fils et,
l'enlaçant furieusement, elle lui dit presque sur les lèvres:

--Philippe, tu ne m'aimes pas!

Il baissa la tête sans répondre. Alors, elle se leva d'une secousse
brusque, marcha fiévreusement par la chambre; puis, s'arrêtant net, elle
dit d'une voix sourde:

--Oh! mon Dieu, que c'est affreux! Il faut que ça finisse. Écoute-moi,
Philippe; tu le vois, tu le sens, je t'aime; et ce n'est pas l'amour
d'une mère que j'ai pour toi, mais d'une femme éprise, d'une maîtresse,
entends-tu? Oh! oui, je te veux et tu seras à moi!

Elle ricana comme une insensée, puis elle reprit:

--Je suis ta mère; après? la belle affaire! Est-ce que je te connais,
moi? Je t'ai vu à sept ans une seule fois; tu es un étranger, un joli
garçon, et tu m'as tourné la tête... Avec ça que tu ne me désires pas,
toi! Mais regarde-moi donc, je suis belle comme à vingt ans! Ah mais, il
y a la morale. Oh! la morale! Je m'en moque! D'ailleurs tu ne sais pas,
ta tante t'a tout caché... j'ai été... entretenue, j'ai été... cocotte,
comme on dit! Tous mes biens, tes biens viennent de là... Tu n'aurais
pas le droit de faire le scrupuleux. Nous sommes dans la boue, Philippe,
restons-y...

Il la regarda stupéfait. Elle continua, de plus en plus surexcitée:

--Tu m'as vue en chemise, tu sais que j'ai une poitrine superbe que des
princes payeraient au poids de l'or... Nous allons être heureux, mon
Philippe. Veux-tu? Oh! je t'aimerai va, et nous mourrons ensemble...
d'amour...

Elle se rua sur son fils avec des gestes de Ménade, et, l'emportant dans
ses bras nerveux, elle se roula avec lui sur la chaise longue, lui
soufflant au visage la griserie de son haleine. Il se sentit perdu dans
un anéantissement voluptueux. Puis, soudain, se dégageant de cette
étreinte dans une crispation désespérée de sa volonté, debout et
roidissant le jarret, il regarda autour de lui avec des yeux hagards.

La Faënza absolument hors d'elle se rejeta sur son fils. Alors, les
traits contractés, la bouche effroyablement crispée, Philippe saisit un
poignard japonais dont la lame effilée brillait sur un guéridon aux
plaquis bizarres, et la frappa violemment au cou.

Elle tomba sur le tapis, sans un cri, en perdant des flots de sang.




EN GARE


Encore quatre minutes.

Le brigadier glissa sa montre d'argent entre deux boutons; l'autre
gendarme se leva, balancé par le mouvement du train, forcé à se
maintenir contre le matelassage du compartiment. Au prévenu, le
professeur Lucien Tordrel, cette annonce de la gare proche fut un
soulagement. Douai, la cour d'assises, cela voulait dire la fin de la
détention préventive, des angoisses. Il résume en lui-même son
plaidoyer, il reprend les phrases chefs qui en seront les points de
repère. Amplement construites à la manière de Bossuet, elles résonneront
puissantes sous le plafond sonore des grandes salles judiciaires. Elles
diront d'abord la passion folle pour Alice, l'élève riche, les hardis
espoirs du répétiteur pauvre, ses respectueuses timidités. Alors les
périodes narratives iront amollies avec des tendresses dans les
substantifs, des émotions dans les épithètes à la Zola, genre _Faute de
l'abbé Mouret_. Lucien Tordrel s'imagine déjà les débitant, pâle, droit
dans sa redingote sévère, blanchie d'usure. Et il égarera ce geste lent
vers l'auditoire, pour les dames.

Quant aux jurés, des parvenus, enfants de leurs oeuvres, eux aussi, ils
sympathiseront à ses obligatoires humilités de pédagogue misérable. Là,
des amertumes, deux ou trois propositions mordantes à la Vallès.--Sur
l'enlèvement, peu de chose. En quelques mots très simples, concis, il
s'avouera coupable: il appuiera ironiquement sur le terme technique
«détournement de mineure» en homme qui estime la justice humaine une
stupidité inévitable comme les averses imprévues ou... la chute bête
d'une tuile sur un chapeau neuf.--Pour le reste, la fin du plaidoyer, du
Proudhon, rien que du Proudhon, du Proudhon de toutes les oeuvres. Ce
passage débutera par une croquade magistrale de la société actuelle:
«une moisissure.» Il flétrira la réprobation hypocrite des amours
libres; et alors s'élèveront les grandioses prosopopées de la
Prostitution et de l'Adultère. Et tout se conclura par un dilemme, le
fameux dilemme, un dilemme triomphal posé avec une fatigue dans la
gorge, en approchant le mouchoir des lèvres par un geste automatique,
quasi-somnambulesque.

Certes, Tordrel ne laissera pas à l'ami Peyrebrune le soin de sa
plaidoirie. Cet avocassier sans talent bafouillerait en d'obscures
chicanes. Une condamnation d'ailleurs serait profitable: l'affaire
s'ébruitera, la presse reproduira sa défense; il entrera dans le
journalisme par la grande porte. Avenir superbe. Et il achèvera _les
Veules_, des poésies. Ce livre le posera, l'enrichira. Alice partagera
avec lui la gloire, le bien-être, elle qui a tout sacrifié, famille,
réputation pour son amour. Peut-être sera-ce un asservissement pénible:
traîner partout cette femme avec soi?--Mais non: elle se montre
intelligente et dévouée.--A quand les délices des premiers revoirs et
les frémissements infinis de leurs chairs nues?...

Après une succession de sourds tamponnements le train pose. Le brigadier
se penche à la portière; puis il prévient Tordrel:

--M. Peyrebrune est là.

Peyrebrune, le grand Peyrebrune, l'homme aux favoris blonds se
précipite, serre la main de son ami, criant:

--Excellentes nouvelles, mon cher, une ordonnance de non-lieu.

--Comment?

--Eh! oui. La petite Alice a couché avec Bergelette, avec de Bovardy, tu
sais, le lieutenant de chasseurs, le pschutt du pschutt. Dans la
perquisition on a trouvé des lettres d'un brûlant, d'un incendiaire! tu
n'as pas idée...

Et il narre toutes les démarches faites par lui pour obtenir cette
perquisition. Il parle, il parle, fier de son succès.

Lucien Tordrel sourit par contenance.

Aux premiers mots qui anéantissaient l'arrangement de sa vie, son unique
passion, il s'est senti hors les choses, très loin de tout, dans un
abandon. Les racontars prolixes de l'avocat sur les cascades de sa
maîtresse l'abrutissent, lui tuent l'avenir. Parfois il proteste:
«Allons donc!» aux débauches trop invraisemblables. Et bientôt il
n'écoute plus, les paroles de son ami lui semblent adressées à un autre.

Cependant dans sa poitrine, dans ses membres un énervement s'exaspère,
rapide. Pris de rage, il projette:

--Sacrée garce!

Et un spasme le secoue des pieds aux mâchoires, se vient loger là, dans
les dents qu'il maintient serrées. Tordrel se navre du discours et du
travail perdus, puis cette désespérance, à la suite d'un pareil
scandale, il ne pourra plus donner de leçons. La misère alors; ou bien,
après le triste voyage par les océans mornes, la classe faite aux
négrillons là-bas, entre quatre murs blanchis, loin de l'art, de la
célébrité, irrémédiablement.

Mais ces images très vite se dissipent. Il ne pense plus qu'à elle, à
son air languissant, à son enfantine moue. D'autres maintenant possèdent
cette chair d'amante. Dans les garnis d'officiers, tendant sa bouche aux
moustaches aiguës, il la voit, et il souffre de chaque pose qu'elle a dû
prendre, de chaque membre qu'elle a découvert, impudique... soûle
d'après les dires... Elle se dessine moqueuse devant son regard, sur la
bielle terne de la locomotive, dans l'eau qui pisse dru de la chaudière,
elle éclate de rire avec le grésillement d'un charbon qui choit,
s'éteint.

Une rage envahit Tordrel. Il lui pousse des envies de meurtre. Et
toujours la vision acharnée d'Alice se laissant trousser les jupes.

Peyrebrune conte sans fin. Une histoire d'auberge, maintenant, où elle a
été surprise.

Lucien pense: Elle retira son corset en dégrafant le busc par le bas; et
sur le ventre, la chemise toute plissée apparut avec les seins pointant
au-dessus. Une odeur de propre, d'élégance s'est émise et, dans cette
chambre qu'il se représente toute imprégnée d'elle, il ne se trouve pas,
lui. Elle, bête en rut, se livre aux embrassements d'un monsieur gêné et
content de soi.

La poitrine de l'amant s'enfle et s'affaisse avec une douloureuse
précipitation. De mauvaises sueurs le baignent, fluent de sa nuque le
long du dos. Ses articulations se contractent en un ramassis, en un
tassement de nerfs, en une tension de rage pour quelque effort énorme.

--Sacrée garce!

Ça le soulage ces _r_ qui sifflent entre ses mâchoires serrées. C'est un
peu l'épuisement de cette inutile contraction qui l'étreint, torturante.

En lui-même un drame si vivant se joue que le monde externe lui semble
factice, artificiel, arrangé: la verdure, terne; les arbres, bleus comme
dans les antiques paysages; le ciel, une lumière fausse, chimique; le
mâchefer de la voie, un peinturlurage noir; les rails, des traits de
plume; les tunnels, une bâtisse de carton, un jouet.

Et il s'efforce à tendre ses idées ailleurs, à fuir l'épouvantable
fantôme de sa maîtresse pâmée sur un divan sale près un noceur en joie.

--Sacrée garce!

Ensuite il s'attarde à lui deviner des tares, à la trouver laide pour se
bâtir un motif d'indifférence. Des taches rousses lui maculaient la
gorge, le visage; son front avait des rides; mais ses yeux, mais ses
hanches, mais ses lèvres, ses lèvres dans la moustache du soudard!

Peyrebrune conte encore. Sous l'immensité vide du hangar les moineaux
batailleurs volètent, pépient. Il résonne un cliquetis de clefs, le
roulement d'un chariot à bagages et, continue toujours, l'activité
agaçante de la sonnerie électrique.




_Troisième Soirée_




_Au couchant, devers la «Roche du Dragon», un dernier sillage ocre et
crête de coq. Puis la nuit sur les aulnes, les barques amarrées, l'eau
virante et métallique._

_La terrasse est en surplomb sur le fleuve qui la mine._

_Incitatrice et muette rampe l'ombre. Sur la rive et sur l'eau rampe
l'ombre incitatrice et muette._

_Des fredons là-bas_:

    _Fliesse, fliesse, lieber Fluss!
    Nimmer werd' ich froh!..._

_Un bateau remonte vers Cologne._

_Mélancolique le limbe de son fanal en l'eau virante se brise._

_Mélancolique le son fêlé de sa cloche contre les échos des combes se
brise._

_La terrasse est en surplomb sur le fleuve qui la mine._

_Des fredons là-bas_:

    _So verrauschte Scherz und Kuss,
    Und die Treue so!..._

_Incitatrice et muette rampe la nuit._

_Des fioles de vin du Rhin encombrent la table de noyer._

_--Voici notre thé, cette vesprée, dit Miranda en remplissant les coupes
dichromes à tige grêle._




CRESCENDO


_MI_

Satisfait d'avoir vécu sans ennui les jours de sa permission, et
tracassé pourtant de son retour à la caserne, Gustave Prescieux pénètre
dans la gare et s'achemine par les groupes de voyageurs qui causent.

Sous les arcades de fer très hautes, roulent les chariots à bagages et
bourdonnent les recommandations dernières; parfois claque le bruit
humide d'un baiser. Et la sensation d'un vide point le jeune soldat, la
navrance d'être seul parmi la foule, sans un camarade pour les adieux.

Même l'ami Léon a repris son travail le matin, malgré les fatigues de
leur nuit noceuse. Alors la vision reparaît des filles qu'ils pilotèrent
ensemble à la Boule-Noire, Augusta et Clémentine, deux belles brunes
très drôles et pas rapaces. Afin de perpétrer cette fredaine, Gustave a
quitté son père vingt-quatre heures plus tôt que ne le contraignait son
ordre de route. Maintenant, de cette vigoureuse débauche, de cette
manifestation virile qui l'enorgueillit, seuls les déplaisants souvenirs
le hantent: le tenace rappel d'une tare scrofuleuse en sillon sur le cou
d'Augusta. A peine, d'ailleurs, la remarqua-t-il dans l'intimité du
plaisir. Et il imagine encore son embêtement chez le mastroquet du
boulevard Clichy, tandis que Léon, un ardent politique, grimaçait de sa
face pâlotte et hurlait des injures contre les patrons, avec menaces de
les coller à la muraille, une fois pour toutes, au jour très prochain de
la revanche. Lui, Prescieux, une fois libéré du service, régira sa
petite ferme en compagnie de son père, sans autre maître. Et de la
révolution il se moque. Vaines diatribes, cela, bonnes au plus à gueuler
devant les zincs pour se montrer crâne.

Arrivé à la consigne, Gustave s'explore les poches: un décime est
exigible pour solder le dépôt de sa valise qu'ils firent Léon et lui,
avant les ripailles, se trouvant déjà soûls. Même il ne se rappelle plus
ce qui se passa; mais il n'a point dû omettre son habitude de confier là
son bagage, chaque fois qu'il vient flâner quelques heures à Paris.
Cette conviction le rassure, bien qu'il ne réussisse pas à découvrir
dans sa veste neuve de civil le reçu de la consigne. La percale des
poches encore empesée et glissante aux doigts recèle sans doute, en
quelques plis inaccessibles, le bulletin. Et, malgré tout, ce costume
accapare son admiration. Une fameuse emplette. Le pantalon bleuâtre,
très large du bas, moule gracieusement ses cuisses solides et rondes, et
la veste commence par un grand collet rabattu qui dégage le cou.
Cependant, il ne retrouve rien; et il commence à s'énerver, à craindre.
La valise renferme son uniforme. Rentrer à la caserne en civil, c'est
encourir une punition sévère.

Éperdu, agitant dans les goussets ses pouces et ses index, il ne ramène
que des enchevêtrements d'inutiles objets. Sa feuille de permission lui
remémore les peines disciplinaires dont il deviendra passible. Il
retourne ses poches: des sous roulent jusqu'au milieu du hall près les
guichets, sous les falbalas d'une dame. A leur poursuite il court; et,
comme il se baisse pour les ramasser, la dame a peur, sursaute,
l'appelle imbécile.

Cette insulte le peine.

Enfin, après beaucoup d'hésitations, il se détermine à interroger le
garde des dépôts, et il lui conte sa mésaventure. Le garde, un gros dont
le ventre se bombe sous un gilet à boutons d'étain, se montre très
obligeant. Gustave, invité à franchir l'établi pour rechercher lui-même
son bagage, s'élance avec la certitude de recouvrer son uniforme.
Rapidement d'abord, minutieusement ensuite, il furète dans les casiers.
D'envieuses vénérations le pâlissent devant les coffres luxueux décorés
de métal poli. Après, il s'égare dans un dédale de caisses, d'énormes
cadres en bois brut. Il se faufile, s'amincit, oublieux des précautions
à prendre pour son costume dont le drap s'érafle aux coins saillants et
aux têtes de clous. L'image de sa valise, reconstruite très exacte dans
son esprit, ne l'aide pas à l'apercevoir réelle, et cependant il remue
de lourds fardeaux et il se congestionne le visage pour inspecter à
terre les colis quelque peu analogues au sien. Peines perdues. Il faut
sortir moulu, tout en sueur et inaugurer un autre genre de recherches.

Dans les estaminets, il passe et se renseigne, dans tous ceux où il a
séjourné la nuit. Par delà les armures brillantes des zincs; par delà
les carafons fixés dans les sextuples casiers de maillechort, les
limonadiers l'accueillent affablement, lui tendent pour une amicale
poignée de main leurs gros bras velus qui saillissent des chemises
blanches. A ses questions, tous s'intéressent; quelques-uns se
témoignent si aimables que Gustave juge obligatoire de consommer. On ne
retrouve rien.

Cependant une défiance à l'égard de ces commerçants réputés filous
s'engendre des espoirs déçus. Sous les empressements, le simple désir de
conquérir la pratique se devine. Et cette idée s'implante dans l'esprit
du militaire: on lui garde son uniforme pour le contraindre à rester à
Paris et à renouveler la noce qui enrichira ces gens. Aux dénégations
continuelles et pareilles, il répond avec colère. On finit par le mettre
à la porte d'un café de Montmartre, brutalement.

Et l'heure du départ immine; Gustave, désolé, court à l'embarcadère. Là,
des terreurs l'empoignent. Il se trace le sergent délateur, le colonel
brusque, le conseil de guerre impitoyable. Retourner chez son père,
déserter, ce lui semble être le préférable parti.

Et passent deux gendarmes flanquant un tringlot qui tire sur son
brûle-gueule, flegmatique. Prescieux songe: sa fuite servirait seulement
à accroître la rigueur de la punition.

Abattu, terrifié, il s'affale au banc d'un wagon de troisième.--Le train
crache, siffle et tout cahote, par secousses.


_SOL_

La comparution devant le conseil de guerre s'impose certaine,
inévitable, fatale. Pourtant, dans la vie civile, sa peccadille ferait
sourire sans courroucer. Et les institutions sociales qui astreignent au
dur asservissement de la loi militaire, il les maudit. Si encore ses
parents étaient plus riches, il ne souffrirait qu'un an.

Il regarde défiler les murs noircis et abrupts au long desquels
stationnent des suites de wagons. Des bâtisses surplombent jaunes,
minables, sans ornements, percées de fenêtres où des femmes cousent, où
fument des vieillards hâves. Et il regrette n'être pas femme ou
vieillard. La fumée de la locomotive qui charrie des parcelles de
houille vers son visage le force à rentrer la tête.

Le compartiment lui apparaît triste, pauvre. Les boiseries brunes se
tachent au fond de femmes en deuil et d'enfants barbouillés; dans les
box établis par les dossiers des bancs, des ouvriers s'endorment
recroquevillés, le derrière tendant leurs culottes de velours. Aux
vasistas s'encadrent des coins de banlieue, des terres montueuses,
lépreuses de craie, hirsutes d'herbes roussâtres; et des toits neufs
tout roses s'amassent jusque l'horizon sous des cheminées industrielles
qui soufflent noir. La désespérance affaisse Gustave dans son coin.
Tout, par ici, se découvre laid. Bien plus attrayante la ferme familiale
avec les caquetages raisonneurs des volailles qui picorent. Et sa
cousine au visage de propreté miroitante, aux yeux de limpide faïence se
dresse, vision charmeuse, liant les gerbes dans la pénombre de la
grange. Puis il l'imagine à l'écurie, et ses bras blancs qui soutiennent
les seaux de barbotage. Et ses caresses sur les croupes chaudes des
chevaux qui piétinent. Puis encore il l'imagine au seuil de la maison,
tricotant, très calme. On la lui promet en mariage pour plus tard, après
le service. Il l'aime bien. A se ressouvenir d'elle ainsi, d'elle, douce
et propre, il lui prend une envie de l'embrasser. C'est impossible, à
présent. Les ordres brutaux, les injures des sous-off vont de nouveau
lui secouer ces chères indolences qui le prennent partout et le
possèdent insensible par l'admiration muette de ses souvenances.

Une pluie striante gaze de gris les villages plats et les clochers
pointus, les rideaux d'arbres. Et la crainte du châtiment attendu
étreint le jeune soldat. Un malaise engourdissant lui enfle la poitrine:
rester là, se laisser engourdir par une vague faiblesse qui le
séparerait du monde cruel, qui l'endormirait pendant les deux années de
service encore à vivre, ce lui semble désirable. Car l'existence est
dure... Léon ne se trompe pas tout à fait: un gouvernement aussi
canaille devrait être abattu. Chose ignoble: par la seule impuissance de
payer un maître qui instruise, une somme qui dispense, il faut se faire
tuer pour les autres, les riches, les lâches. Des indignations
surexcitent le soldat. Tout pour quelques-uns! Et lui, rien. De même,
son costume si joli paraît commun, tandis que les collants anglais, les
chapeaux ridicules, les savates pointues et les petits paletots si laids
s'offrent élégants et superbes par cela seul qu'ils vêtent l'opulence.
L'argent vaut tout, décidément.

Et le soleil dore la trame pluvieuse. Les écorchures des carrières
s'éclaircissent. Au loin de lourds nuages mauves fuient. La campagne
s'égaie. Les herbes se redressent en secouant des gouttes brillantes.
Aux fils du télégraphe des gemmes hyalines s'irisent. Gustave remet la
tête à la portière. Sur la voie élargie les rails s'unissent par de
luisantes courbes, vont se perdre sous le hangar en verre où la lumière
s'écrase, éclabousse le bleu du soleil. A gauche, dans les feuillages,
les ardoises des toits et des clochers qui s'irradient dénoncent la
ville, la garnison.

Tout de suite, il descend, ayant réfléchi: d'autres, avant lui,
commirent la même faute. En expliquant la chose, on l'excusera sans
doute; c'est si simple. Et il se remémore l'allure insouciante du
tringlot qu'il vit entre les gendarmes, lors de son départ. Il faut
imiter ce sang-froid, car on n'est plus un gamin.

Par hasard, le sergent Berdot, un compatriote, flâne devant la buvette,
portant sous le bras le cahier du rapport. Prescieux l'aborde avec la
certitude de lui entendre communiquer un bon conseil.

--Eh bien, tu n'as pas de toupet! s'exclame le sergent.

--Si j'suis pas en tenue, c'est toujours pas l'envie qui m'en manque.

Et il narre. A mesure qu'il avance dans le récit il juge sa faute plus
grave. Les gestes et les grimaces de Berdot, qu'il guette anxieusement,
signifient des blâmes ou d'amusantes réflexions suscités par les
épisodes comiques, ils ne rassurent pas.

--Ce qu'il y a de plus simple, vois-tu, conclut le sergent, c'est
d'aller trouver le lieutenant. Justement je vais lui porter le rapport;
tu n'as qu'à venir avec moi. Mais, tu sais, tu t'es fichu dans un sale
pétrin.

Plusieurs fois encore, Gustave Prescieux sollicite une réponse
encourageante. L'autre ne la donne pas, mais il émet des potins de
régiment; il cite des cas disciplinaires; il dit ses chances
d'avancement et commente les lubies des supérieurs. Le jeune soldat
ressent une haine pour cet homme arrivé, certain d'être reçu à
Saint-Maixent. Il y a des caractères comme ça, capables de tout endurer,
et bas. Par malheur, lui, se trouve être d'une autre pâte; il ne fera
point de platitudes, lui. Les diatribes du révolutionnaire Léon affluent
en sa mémoire: un fameux bougre, ce Léon; aussi tous les patrons le
harcèlent comme le harcèlent, lui, tous les chefs. Et il évoque les
nuits passées à la salle de police, les consignes au quartier pendant
lesquelles on arrache l'herbe des cours en regardant sortir tout
flambants les permissionnaires.

Les deux soldats longent les boutiques pleines de femmes bavardes et
gesticulantes. Au coin de la place, la claire vitrine d'une pâtisserie
protège des gâteaux crémeux, appétissants, des sacs de bonbons à faveurs
soyeuses, qui présentent, sur leurs panses, des figures de dames
décolletées et riantes. Et ce spectacle lui fait naître l'image d'un
intérieur en fête, la réminiscence de sages ivresses en l'honneur d'une
première communion, celle de sa cousine. Il songe à la table illuminée,
au gâteau de Savoie supportant une figurine en plâtre, nantie d'un
cierge et d'un missel. Un attendrissement lui brouille la vue des choses
et assourdit l'intermittente réflexion de Berdot: «C'est tout de même
une sale histoire.» Maintenant, le jeune homme se complaît à réunir pour
un ensemble délicieux les traits mièvres de la première communiante
toute pâle en sa blanche robe, coiffée d'un bonnet vieillot qui enserre
la mince frimousse de fillette obstinément grave.

--Tiens, voilà le lieutenant!

Et Berdot indique devant un café des officiers qui causent et qui rient.


_DO_

Gustave Prescieux laisse le sergent s'avancer. Un très jeune
sous-lieutenant reçoit le rapport sans mouvoir la tête ni rompre la
conversation qui hilare ses collègues; puis, les épaules encore
tressautantes, il feuillette. Quand il a fini, Berdot désigne son
compagnon et s'explique, militairement immobile.

Et Prescieux, en tremblant, suppute les motifs capables de pallier sa
faute et ceux qui justifieraient son châtiment. Et toujours, la peine
lui semble inévitable, par logique, bien qu'il possède la très intime
persuasion d'une délivrance.

Subitement, l'officier sourit et il lance cette exclamation méprisante:

--En voilà un imbécile! Mais je n'y peux rien, moi, rien du tout. Que
voulez-vous? Tant pis!

Il lève en l'air ses bras galonnés, nie que puissent être utiles ses
bonnes intentions. Il appelle le fautif.

Aux questions de ses supérieurs, Prescieux répond à peine. Son malheur
l'ahurit. Tout lui semble égal maintenant, rien ne le pouvant plus
secourir. Sans tenter une excuse il s'embarrasse en des explications
sincères. Et il se dérobe aux regards apitoyés, aux interrogations
bienveillantes, car il calcule qu'y répondre serait un surcroît de
pénibles efforts sans but. Obstinément il fixe les yeux sur les
officiers en joie. A remarquer leur atroce indifférence une rage
vindicative le mord. Ce lui est un soulagement lorsqu'il entend
conclure:

--Alors, qu'il aille se mettre en tenue et puis vous le conduirez en
prison: j'en suis fâché pour lui.

Gustave repasse devant la pâtisserie. Comme il regrette les heures où il
embrassait les paupières de sa cousine pleurant après les gronderies, et
dont les fines narines frémissaient. Il la revit plus jeune encore,
blotti dans la molle poitrine de sa mère, où, mordant des tartines de
confiture. Et leur goût odorant revient à son palais; il éprouve
l'instinct de s'en vouloir repaître. Par intervalle, il hoche un
acquiescement aux consolantes recommandations de son camarade, mais il
reste tout à fait inattentif aux descriptions de cellules, aux moyens de
frauder la consigne que le sergent confie en les ponctuant de
restrictions prudentes: «Surtout ne dis pas que c'est moi qui te l'ai
dit.»

Son existence d'antan dénuée de désirs irréalisables comme de chagrins
réels il la voudrait encore passer. Et depuis, de successifs déboires.
Son arrivée au régiment, une joie: enfin, se présentait la noce tant
désirée, tant rêvée alors que la lui défendait son père. Et la noce
n'avait valu que fatigues, embêtements, punitions, maladies,
fastidieuses élaborations de carottes pour avoir de l'argent. Hormis
cela on l'excède de manoeuvres; ses camarades plus forts lui empruntent
et le dépouillent; ses camarades riches le dénigrent et le bernent; les
chefs le brutalisent, les fillasses le ruinent, l'infectent et le
blasent. Aujourd'hui, il va encore subir d'inédites rigueurs, de plus
nombreuses injures. Elles résonneront bientôt à ses oreilles, les voix
méchantes des sous-officiers enrouées par les habituelles soûleries.

A sa vue, dès le seuil de la caserne, on se gausse: «Mince de chic! Où
diable a-t-il été pêcher l'autorisation de se balader en pékin dans la
cour du quartier?»

--Ah! foutez-moi la paix, nom de Dieu! hurle Prescieux empoigné d'une
fureur subite.

Berdot parle au chef de poste; celui-ci grogne un commandement. Quatre
hommes se lèvent du banc où ils somnolaient; ils abaissent les
jugulaires de leurs schakos et se traînent jusqu'aux fusils.

Gustave appréhende la torture qui va commencer sans révolte possible:
oser une protection de soi paraîtrait grotesque. Quels êtres! Berdot
sait bien cependant à quelle peccadille se réduit le crime; mais
l'arrestation de Prescieux vaudra d'influentes apostilles à cet individu
sur la liste d'avancement. Canaille!...

Et il précède dans les couloirs le sergent qui l'a rejoint. Il ne
s'oublie plus en de vains regrets; un énergique vouloir de se montrer
ferme et supérieur à ces sales tracasseries persiste seul. En lui-même,
muet, il se redresse et se rebiffe.

A la chambrée, le conditionnel Auriol, un garçon très drôle, simule une
profonde admiration pour le costume neuf:

--Oh, Prescieux, chic! le complet quarante-cinq. Élégance et solidité!
En un tour de main le plus vulgaire des tourlourous est transformé en
mec irréprochable. Entrée libre, on rend l'argent.

Gustave hausse les épaules, feignant l'indifférence pour cette raillerie
qui le navre. S'il manifeste une colère, on redoublera de quolibets
stupides. Mais sa chair, plus âpre encore que sa volonté, se révolte; sa
poitrine s'oppresse et halète; tous ses nerfs lui semblent se pincer et
se tordre de l'insulte. Son regard se brouille davantage. Il souffre
d'un trop plein d'excitation qui lui agace le corps; sa nervosité lui
commande la vengeance et lutte à toute force contre sa raison. Elle le
vainc; elle le torture pour qu'il obéisse. De douleur, il plonge sur son
lit et se prend à sangloter, la tête dans les bras, furieux de sa honte.
Chacun de ses sanglots lui étrangle les entrailles; et ce qu'il souffre,
il le doit à la méchanceté d'Auriol, de tous. Pour compenser la perte du
calme familial, il a voulu au moins être un mâle séduisant: il atteint
au ridicule. Auriol a deviné le prix de son costume et détruit l'espoir
d'en exagérer la value. Il ne sera donc jamais l'égal des autres en
bonheur; et pourtant il y a droit, lui aussi. Et la rage le prend plus
violente; ses entrailles s'étranglent plus étroitement, ses mâchoires
glissent l'une contre l'autre et grincent; ses doigts se recourbent et
ses poings se crispent.

Derrière lui, des rires, des esclaffements, des plaisanteries. On le
prend sous les bras, on le soulève pour voir sa face en pleurs.

Lui, se laisse tomber inerte. Et s'il voulait cependant les battre! Ces
efforts, ces torsions de membres n'indiquent-ils pas une surexcitation
extrême accumulée en lui et qui veut se détendre? N'est-il pas un homme
aussi.

Il se dresse!

Sur la blancheur nue des murailles, le groupe des hommes ricane. Lui,
les fixe un instant de ses yeux qui voient trouble et qui lui semblent
se dilater à l'extrême. Tout son être est si douloureusement étréci par
la souffrance qu'il ne peut respirer. C'est comme une force interne
immense qui l'emplit et tend à le projeter. Il lui résiste à peine. Et
il comprend que s'il cède ce sera la plus entière des satisfactions.
Tout à coup un spasme imprévu le lance sur Berdot qui l'a touché. Au
contact algide d'un pommeau de bayonnette une juste férocité domine
Prescieux, le pousse. Il dégaîne cette lame et exulte en la sentant si
légère à son poing. Aveugle, heureux, les yeux crispés et clignés, il
l'enfonce droit devant.

Et c'est pour lui un assouvissement extatique: percevoir des chairs qui
s'abîment sous la pression de son arme victorieuse. Il se rue encore,
jouissant, perdu, doublant, triplant, multipliant les coups.




BABIOLES


Regardez, écoutez mes babioles, ce sont des papiers peints, ce sont des
violes:


I

LE MASQUE JAPONAIS

Yédo. L'on dirait. Tant elle est de potiches trapues et de stores
bariolés pleine la chambre. La chambre aux rideaux bleus où
fleurissaient les yeux de _l'absente_, plus bleus que les fleurs bleues
s'étiolant dans des vases bleus. Et les grands éventails palpitent
cloués sur les panneaux comme des papillons, les grands éventails où des
papillons sont peints, les grands éventails diaprés comme des perruches,
les grands éventails où des perruches sont peintes.

Et le petit masque japonais, don de _l'absente_, rêve sur le mur blanc
juste en face du lit, du grand lit froid comme un catafalque, où sur les
taies fleurant les parfums aimés de _l'absente_, tristement accoudé,
_il_ songe. Il songe que les nuits veuves s'entassent, que l'hallali des
désirs sonne dans ses nerfs exaspérés; il songe au cabaret grouillant
là-bas sous la flambée du gaz, il songe à la petite brune, fine et futée
jusques au bout de l'orteil, à la grande rousse, grasse comme une oie,
et bête donc! Et cependant que la roue du fiacre attardé chante sur la
chaussée, _il_ regarde ses bas de soie rouge traînant sur le tapis, ses
bas de soie rouge qui le fixent de leurs prunelles rouges avec un air de
_viens-nous-en_. Et sa _fidélité_ sombre, sombre comme la carène prise
dans un ressac, et la tunique de lin des chères _remembrances_ va être
souillée.

Et, ses yeux tombent sur le masque japonais, don de _l'absente_, pâle
sur le mur blanc, juste en face du lit. Et le pauvre petit _masque_ le
regarde si tristement, si tristement que l'hallali des désirs ne sonne
plus dans ses nerfs exaspérés, si tristement qu'il ne songe plus à la
petite brune, fine et futée jusques au bout de l'orteil, qu'il ne songe
plus à la grande rousse, grasse comme une oie, et bête donc! Si
tristement que la tunique de lin des chères _remembrances_ ne sera pas
souillée--encore.


II

AUBE

Les maisons sont tristes comme des bêtes.

A leurs vitres glacées le jour indistinct indistinctement se réverbère;
en les buées leurs vitres obscures s'emboivent.

Les maisons sont tristes comme des bêtes.

_Deuil et modes_, _Liquidateur judiciaire_, _Docteur-médecin_...
Implacable Destinée! Les enseignes, les implacables enseignes marquent
leur flanc suranné, tels des stigmates de lys sur l'épaule des
prostituées. _Deuil et modes_, _Liquidateur judiciaire_,
_Docteur-médecin_...

Les maisons sont tristes comme des bêtes.

Leurs portes s'entrebâillent; aux tintamarres des timbres par les
couloirs leurs portes s'entrebâillent; au labeur superflu, à la débauche
superflue, à la superflue et irrémédiable Vie, leurs portes
s'entrebâillent.

Les maisons sont tristes comme des bêtes.

Et elles regardent résignées dans la rue pleine de boue et sur la place
morne où le vent siffle; elles regardent vers le square au bassin plein
de feuilles mortes, vers le lamentable square plein de feuilles mortes,
elles regardent résignées.

Les maisons sont tristes comme des bêtes.


III

ROMANCE

Les subtils, les très vagues parfums des mouchoirs qu'on retrouve au
fond des malles poussiéreuses rappellent les serments emportés aux
jours,--telles des fleurs aux bises hiémales,--les serments de nos
amourettes d'autrefois.

Doucement surgissent les anciennes souvenances, souvenances de bonheur
et de tourment; doucement du fond poussiéreux des malles, douces et
dépouillées,--telles des ramures aux bises hiémales,--elles surgissent
les anciennes souvenances.

Et mélancoliquement se plaignent les souvenances délaissées, souvenances
de bonheur et de tourment; mélancoliquement du fond poussiéreux des
malles, mélancoliques,--telles parmi les ramures les bises
hiémales,--des replis des anciens mouchoirs aux surannés parfums, elles
se plaignent les souvenances délaissées.


IV

MALÉFICE

Ils avaient bu toute la nuit, Styx le poète désolé et Laas le poète
calme, ils avaient bu à la coupe d'or de la fée Eaudevie, cette
compatissante qui change les cailloux en pierreries,

    Qui porte la lune
    Dans son tablier,

comme a dit un autre poète, leur aîné.

Adoncques, à l'heure où, sous le clignotement de la dernière lanterne,
le dernier ribleur rase les murs suintants, ils passèrent la rivière
Sequane sur le Pont-au-Double, en face le parvis de la Cathédrale.

Les pieds dans la boue et le front dans les étoiles--absentes,--ils
allèrent d'aguet, par la ruelle torte aux pavés disjoints, chez les
Villotières adextres à tenir amoureuses lysses, où l'on a sadinet cy
pris, cy mis.

Muets, à la lueur blafarde de la chandelle chassieuse, ils grimpèrent
les marches vermoulues de l'escalier branlant, jusques à la haute
chambre aux poutres enfumées, aux escabeaux cul-de-jatte, où les
maléfiques Circés du bas mestier étalaient leurs reins monstrueux et
leurs torses lubriques sous les courtines de percale des lits
craquetants.

Là, bientôt énervés par les caresses savantes des filles, les deux
poètes voulurent chanter Priape. Mais lorsqu'ils ouvrirent leur bouche
idoine à lancer l'ample alexandrin aux sonorités de cuivre,--ils
grognèrent comme des pourceaux.




_Quatrième Soirée_




_La mer, d'un jade qui écumerait. Et le tissu métallique des pluies
voile le ciel morose._

_Jusqu'aux flots du golfe, le vieux palais génois étend ses balustres à
travers les bosquets de myrtes. Pétale à pétale s'effeuillent les roses
pourpres trop chétives pour soutenir les gouttes pesantes de l'averse;
et les pétales pourpres jonchent la pelouse._

_Et la mer geint, la mer d'un jade qui écumerait._

_Les dames transies des fresques anciennes croisent leurs bras anguleux
sur leurs poitrines liturgiques. Les chevaliers foulent de leurs pieds
de fer les échines des lions armoriaux, et l'impassibilité rébarbative
de leurs visages glace. En une ombre caligineuse, humide, les dalles des
larges escaliers dégradent. Vers où?_

_Là-bas s'érige l'amphithéâtre des collines olivâtres; et les maisons
s'y étagent, assises en cercle au spectacle des eaux, comme un peuple._

_Et le tissu métallique des pluies voile le ciel morose._

_Les vaisseaux ivres titubent à la surface du golfe qui moutonne, et
monte, et se dérobe._

_Et les grands môles se courbent dans les flots, les grands môles qui
guettent au loin, de leurs phares._

_Une mouette. L'éclair oblique de son ventre blanc, et l'aigu de sa tête
grise, dans le terne espace._

_Miranda soulève sa face exsangue et la ruisselante blondeur de sa
chevelure éparse où brillent quelques saphirs perdus dans l'emmêlement
des tresses. Elle se dresse des coussins écarlates fiorés
d'aigues-marines. Ses bras nus, graciles, l'étayent; ses bras nus,
graciles, et blancs comme les vieilles soies blanches, et ses longues
mains rubéfiées par l'écarlate des étoffes. Sur sa gorge plate
s'effondre en plis mous une chlamyde couleur d'aventurine où se révèlent
de très distantes et minuscules paillettes d'or vert. Sur sa gorge
plate, et blanche comme les vieilles soies blanches, la chlamyde couleur
d'aventurine s'ouvre en longue fente sans bordure._

_Elle se tient à genoux dans une posture attentive, le regard au golfe.
Et sous ses sourcils broussailleux de chanvre pâle, et sous la paupière
exsangue qui presque recouvre l'orbite, seul l'iris obscur._

_A genoux. Et ses bras l'étayent, et sa jambe fluette s'enfonce par les
coussins, sa jambe gaînée d'un bas teinte de fleuve, où des chimères
d'argent butinent parmi des fleurs magiques, et se lovent._

_Et jusqu'aux flots du golfe le vieux palais génois étend ses balustres
à travers les bosquets de myrtes._

_Pétale à pétale s'effeuillent les roses pourpres._

_Des tentures blanches à paysages peints suspendues de pilier à pilier
sur des tringles de cuivre comblent le vide des arcades, sauf une._

_Par elle Miranda regarde le vol elliptique de la mouette, et la mer._

_L'harmonieuse pluie chante. Elle brode sa cristalline mélodie de
clochettes sur le gémissement uniforme du reflux._

_Gènes se noye dans la liquescence de l'air et des sons, Gènes et ses
maisons assises comme un peuple, et les fresques olympiques du palais,
et les myrtes._

_L'atmosphère se glauque avec des teintes d'aquarium._

_Pétale à pétale s'effeuillent les roses pourpres._




LE CAS DE MONSIEUR DE LORN


I

Ah! mais! C'est qu'il n'était pas du tout rassuré, le beau Fernand de
Lorn, en entrant pour la première fois dans la chambre nuptiale. Pensez
donc! Effeuiller une couronne d'oranger! ce n'est pas si commode,
surtout pour un viveur de trente-six ans, à qui la patte d'oie arrive,
escortée d'une longue séquelle de vilaines choses. Il faisait encore
vaillamment ses preuves chez la grosse Tata, ou chez la maigre Toto;
mais là, c'était autre chose: vins généreux, écrevisses diantrement
poivrées et propos plus poivrés encore. Et puis on avait l'habitude,
cette sacrée habitude si précieuse. Et l'on pouvait se mettre à son aise
avec Tata, et avec Toto, donc; cette petite friponne de Toto, savante à
vous émoustiller le plus vanné des académiciens. Mais allez donc vous
faire comprendre par une jeune fille de dix-neuf ans, élevée sous les
jupes roides de sa maman, et la première nuit de vos noces encore!

C'est à toutes ces bêtises qu'il pensait avec inquiétude, Fernand de
Lorn, correct et pâle dans son habit noir sous la douce lueur de la
veilleuse, tandis que la mariée faisait semblant de s'occuper de sa
traîne pour cacher son embarras.

Il regarda sa femme à la dérobée. Pour gentille, elle l'était, Madame
Blanche de Lorn. Gentille et très gentille, avec son corsage frêle et
pas maigre, avec ses grands yeux de pervenche mouillée.

Fernand résolut d'être brave. Il invita sa femme à s'asseoir à ses côtés
sur la chaise longue, puis il se mit à l'embrasser doucement sur la
bouche.

Elle fermait voluptueusement, en rougissant un peu, ses yeux aux cils
frangés. Il la délaça méthodiquement. Après avoir fait tomber un à un
tous les voiles importuns, il la prit dans ses bras et la porta au lit.
Hélas! une fois sous les draps fins parfumés d'iris de Florence, il eut
de nouveau le trac, comme un acteur à une première:

--Commencer par un four, se disait-il, c'est dangereux pour l'avenir.

Il parla de choses indifférentes, puis fixant sur sa femme des regards
qui voulaient paraître langoureux, il dit:

--Vous devez être bien fatiguée, mon amie...

Elle répondit simplement:

--Non.

Et cacha sa tête blonde dans les dentelles des taies d'oreillers.

Alors il commença des caresses prudentes, en lui murmurant les banalités
exquises des amoureux. Il parla avec passion de l'avenir, de la
tendresse qu'il lui avait vouée.

Elle l'écoutait, visiblement désappointée. La veilleuse se mourait, et
les premières lueurs de l'aube filtraient déjà à travers les lourds
rideaux des hautes fenêtres.

Blanche s'assoupit légèrement.

Fernand de Lorn poussa un soupir de soulagement.

Hélas! la pauvre couronne d'oranger n'avait pas perdu un seul pétale.


II

Deux nuits suivirent dans un calme aussi plat. La troisième il résolut
d'être plus hardi:

--Après tout, se disait-il, pourquoi avoir de telles appréhensions?
C'est absurde.

Il perdit la bataille, et l'honneur aussi.

Pendant plusieurs semaines des tentatives fréquemment renouvelées furent
absolument désastreuses. La situation devenait tendue. Les époux
commençaient à échanger des paroles aigres-douces. Ils s'en voulaient
mutuellement. Fernand retourna au cercle, où les plaisanteries banales
de ses amis, à propos de son bonheur conjugal, lui entraient au coeur
comme des dagues. Il perdait des sommes folles sans arriver à se
distraire. L'humeur de Blanche devenait de jour en jour plus acariâtre,
ses nerfs exaspérés battaient la charge. Elle passait sa vie à massacrer
des statuettes de Saxe et à renvoyer ses femmes de chambre. Ce qui la
faisait rager surtout, c'étaient ses amies intimes, la comtesse de Luc,
Madame de Baixas, et les autres, mariées peu de temps avant elle, avec
leurs conversations indiscrètes, telles que:

--Eh! bien, dis, est-ce si terrible que ça un mari?

Ou:

--Pauvre petite comme tu as les yeux battus.

Ou encore:

--A quand le baptême, ma mignonne?

Elle tâchait de prendre des mines effarouchées, très vexée au fond, et
finissait par se fâcher tout rouge.

A quoi les petites amies répliquaient en choeur:

--La voyez-vous, l'hypocrite!


III

Plaisanterie à part, ce pauvre Monsieur de Lorn était vraiment à
plaindre. Songez donc! ça n'était pas gai. Quelle déveine! Oh! si l'on
pouvait se douter de son malheur chez la grosse Tata, quelle fête! Et le
petit d'Anglar à qui il avait enlevé Toto, c'est lui qui s'amuserait à
colporter la nouvelle dans tous les cercles de Paris. Et puis, c'est que
ça devenait inquiétant. Si c'était pour tout de bon! C'est que ces
choses-là arrivent quelquefois, tout d'un coup, à son âge, surtout quand
on a brûlé la mèche par tous les bouts. Il aurait bien voulu essayer
avec une ancienne _amie_, pour savoir à quoi s'en tenir. Mais ces filles
sont si bavardes! Il y aurait peut-être un autre moyen. Ah! mais oui,
Madame de Saint-Baume. Était-il assez bête de n'y pas avoir pensé plus
tôt! La baronne de Saint-Baume, cette vieille dame si discrète et qui
protégeait de si jolis tendrons!

Le lendemain, vers dix heures du soir, il sortit, la figure abritée sous
le haut collet de sa pelisse. Il bruinait légèrement. Par la chaussée le
gaz flambait roux, dans les flaques d'eau. Les fiacres roulaient
assourdissants; les passants se heurtaient, hâtifs. Aux coins des rues
sombres, les pierreuses faisaient: Pstt! Il fut tenté de monter avec une
de ces filles à cause de la discrétion. Le dégoût l'en empêcha. Il
continua son chemin, rasant les murs.

Arrivé devant la large porte cochère de l'hôtel connu, il sonna
timidement, puis il grimpa d'un pas furtif les marches moelleusement
tapissées.

Madame de Saint-Baume le reçut dans son petit salon aux tentures sévères
avec la cordialité due à un ancien ami, doublé d'un bon client. C'était
une femme de cinquante et quelques ans, grande et osseuse, aux manières
distinguées. Figure longue, aux méplats secs, encadrée de boucles
grisonnantes. Des yeux gris très perçants. Un sourire factice entr'ouvre
la lèvre mince sous laquelle éclate la blancheur du râtelier.

Il fait bon dans le petit salon. Un petit feu attiédit l'air saturé
d'aromates. La grande pendule en bronze repoussé tictaque berceusement.
La flamme bleue du samovar veille sur le guéridon couvert d'une nappe
brodée.

--Ah! monsieur de Lorn! Quelle agréable surprise! Je vous croyais
définitivement perdu pour nous, tout à vos devoirs de mari.

Il eut un petit rire saccadé.

--Je passais devant votre porte, chère baronne, et le désir de causer un
instant avec vous du passé conduisit ma main vers la sonnette.

--C'est bien, cela, et je vous remercie de ne m'avoir pas complétement
oubliée.

Ils causèrent de mille choses diverses: sport, politique, potins du
jour. La petite Niniche était partie en Amérique avec un riche
fabricant. Quelle roublarde! Les républicains, tous des Robert-Macaire.
Cet imbécile de X... s'était fait sauter la cervelle après avoir perdu
au baccarat toute sa fortune et celle des autres. Le banquier Z...
venait de surprendre sa femme avec un clown du cirque, etc., etc.

Un coup de sonnette retentit dans l'air apaisé de l'hôtel.

--A propos, dit la baronne. Mademoiselle Louise de Fasols, cette belle
brune qui vous aimait tant, mon cher Fernand, est de retour depuis
quelques jours, et je l'attends ce soir. Si vous avez quelques instants
à nous donner nous allons prendre une tasse de thé ensemble.

Il regarda sa montre machinalement et dit:

--Avec plaisir. Précisément, ma femme est allée passer une semaine chez
sa mère, à Nice; je suis garçon.

--C'est à merveille, dit Madame de Saint-Baume en se levant. Voilà
Mademoiselle Louise qui monte l'escalier. Elle sera enchantée de vous
rencontrer.

Mademoiselle Louise de Fasols entra avec un froufrou de robes,
emmitoufflée dans ses belles fourrures de loutre, les joues rosées sous
sa voilette. C'était une belle fille à la gorge rebondie, aux hanches
superbement cambrées.

--Tiens, un revenant, dit-elle, en apercevant Monsieur de Lorn. A quel
heureux hasard devons-nous le plaisir de vous voir, homme rangé?

--Votre retour à Paris, mademoiselle, y est pour beaucoup, répondit
Fernand en souriant.

--Flatteur, va! reprit Louise très câline, en lui tirant amicalement le
bout de sa barbe en pointe.

Ils causèrent en sirotant du thé copieusement désaffadi de cognac. Les
petits verres d'eckau vinrent après, très fréquents.

De Lorn sentait se réveiller en lui tous ses vices d'hier. Les petits
verres d'eckau faisaient déjà leur effet. Il dit en effleurant de ses
lèvres la nuque de Louise:

--Dites donc, si nous soupions!

Madame de Saint-Baume se leva avec un sourire protecteur.

--Mes enfants, dit-elle, j'ai un peu de migraine, et il se fait tard.
Permettez-moi de me retirer. Je vais donner des ordres pour que vous
soyez servis comme de simples Khédives. Ne vous gênez pas, vous savez
que ma maison est vôtre.

Elle se retira digne et roide dans sa robe de soie sombre.

Au bout d'un quart d'heure, une vieille bonne typique apporta sur un
grand plateau d'argent un petit souper extra-fin.

Les écrevisses furent éventrées, les pâtés saccagés, le Chandon moutonna
dans les coupes.

--Ah! ça, dit Louise, à cheval sur la cuisse de Fernand, t'es donc
marié, petit singe?

--Mais oui.

--Et ça va bien, les petites amours légitimes?

--Hum!

--Comment? Déjà!

--Je n'ai pas dit.

--Tu fais: hum!

--C'est que...

--C'est que?

--Tu sais, les jeunes mariées...

--Les jeunes mariées?

--C'est un peu...

--Innocent, n'est-ce pas?

--Oui.

--Je comprends, dit Louise, en risquant des gestes définitifs. A des...
comme toi il faut...

--Des... comme toi, riposta Fernand, en lui passant la main sous le
corset.

Alors Louise en fit sauter les agrafes. Ses beaux seins fermes bondirent
comme des cavales fringantes. Elle dénoua sa lourde chevelure et colla
sa bouche fardée sur les lèvres de Fernand, l'excitant de la morve de
ses baisers.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure après, M. de Lorn sortait de l'hôtel Saint-Baume,
épouvantablement gris, mais la tête haute et le chapeau sur l'oreille.

L'honneur était sauf.

Tout en marchant il se répétait avec satisfaction:

--C'est égal, je suis content. Ce n'était pas pour tout de bon. C'est
que cette pensée me donnait la chair de poule. Songez donc: trente-six
ans et plus rien! Oh! non, pas encore! Et mais, dites donc, ça a marché
avec cette petite grue de Louise, mais là très bien. Au bout du compte,
je m'en lave les mains. Que ma femme s'arrange: c'est de sa faute. J'ai
la preuve de ma vaillance. O ces jeunes filles du noble faubourg
sont-elles godiches!


IV

Quelques jours après. Vers neuf heures du soir. Ils se trouvent en tête
à tête dans le petit boudoir chaud comme un nid, devant le feu pétillant
parmi les chenets. Fernand regarde sa femme qui lit un volume de
Feuillet: très pâle, à la lueur tamisée de la lampe, son corps se
dessine amoureusement sous la soie du peignoir clair à bouffettes roses.
On voit le bras blanc jusqu'au coude. Les cheveux longs et soyeux
traînent négligemment sur ses épaules. Le pied,--bas noir et mule
blanche,--frétille nerveusement sur un pouf en tissu du Daghestan.
Fernand la regarde toujours et la trouve gentille à croquer. Il se sent
un appétit d'enfer et pourtant son estomac refuse toute nourriture.

--Nom d'un chien! pense-t-il, il faut que cela finisse. Tout ça, c'est
de l'appréhension. Puis, il me semble qu'après ma victoire de l'autre
nuit, à l'hôtel Saint-Baume, je serais bien bête de ne pas essayer...

Il essaya...

Bernique!

Alors il se mit dans une fureur de fauve: il allait et venait par la
chambre, sacrant comme un goujat, se campant fièrement devant la haute
glace, retroussant les pointes féroces de ses moustaches, bombant son
torse.

Il alluma un gros cigare, et,--tel un maroufle sur un sofa de bouge,--il
se vautra sur un canapé.

Là, d'un air d'indifférence, avec des ricanements, il dit, entre deux
bouffées de cigare:

--Tu sais, ma chère, c'est absolument ridicule, et je tiens à te dire
une fois pour toutes que c'est de ta faute.

Blanche lança un rire aigu plein de mépris.

Il reprit tranquillement, sans se laisser déconcerter:

--Oui, c'est de ta faute, je le répète; j'ai des preuves certaines que
je ne suis pour rien dans le désagrément qui nous arrive; des preuves,
entendez-vous, madame!

Il prononça le mot _preuves_ en appuyant, avec un sourire fat.

Elle eut un haussement d'épaules, sans répondre. Alors il se leva et
sortit en sifflant un air d'opérette.

Après le départ de son mari, Madame de Lorn laissa éclater ses sanglots
et ses pleurs: dire qu'elle avait espéré le bonheur entre les bras de
cet homme! Où sont ces rêves bleus, ces illusions aux ailes d'or! Des
querelles, des injures même. Et dire qu'ils venaient de se marier à
peine! Quel enfer! Comment finirait-elle cette situation aussi lugubre
que grotesque? C'était sa faute, disait-il, sa faute à elle? L'imbécile!
Sa faute! Pourquoi? Elle était jolie, vraiment jolie, et désirable! Oh!
c'était trop fort! Elle avouerait tout à sa mère, elle se séparerait.
Non. Elle le rendrait plutôt ridicule. Elle se laisserait courtiser,
courtiser _jusqu'au bout_, par le vicomte de Cazal, qui avait demandé
autrefois sa main, ou par Monsieur Maffei, ce jeune diplomate italien si
joli garçon. Oui, mais c'est qu'elle l'aimait toujours, et quand même ce
grand diable d'homme avec ces moustaches fines, sa main aristocratique,
ses yeux qui vous allaient droit au coeur. Oh! si ça pouvait s'arranger!
Comme elle vivrait heureuse entre ses bras! Le posséder, le posséder
_complétement_ une semaine, et puis mourir! Et elle sanglotait,
sanglotait à fendre l'âme, la pauvre petite, et elle pleurait, pleurait
toutes les larmes de son corps.

Soudain, un objet blanc, tranchant sur le fond brun du tapis, attira son
regard. C'était une carte de visite. Elle la ramassa et lut:

  _Madame la Baronne de Saint-Baume,_
  Rue...... nº...

La baronne de Saint-Baume! Ce nom ne lui était pas inconnu. Où diable
avait-elle entendu parler de cette femme? Mais oui. C'est son oncle, le
marquis de Matas, ce vieux gâteux qui racontait des choses si
inconvenantes devant les jeunes filles. C'est lui qui parlait souvent de
Madame de Saint-Baume, quand il allait dîner chez ses parents. Elle se
rappelait maintenant. Sa mère se montrait très scandalisée toutes les
fois qu'on entamait cette conversation.

Elle sentit son coeur saigner. La jalousie l'étreignit de ses griffes.
Puis, une idée subite lui traversa l'esprit et elle sourit
malicieusement.

--C'est à essayer, pensa-t-elle. Qui sait? Mon bonheur est là,
peut-être.


V

Le lendemain, une dame long voilée se présentait à l'hôtel Saint-Baume.
La baronne la reçut avec une courtoisie exquise de douairière.

--Madame, dit l'inconnue d'une voix mourante au bout de quelques
instants de silence embarrassé, je fais auprès de vous une démarche très
grave, comptant sur votre discrétion inattaquable.

La baronne remercia de la tête avec dignité.

--J'aime, reprit l'inconnue d'une voix de plus en plus faible, j'aime
follement un de vos amis, Monsieur de Lorn. Après avoir vainement lutté,
je me sens vaincue. Je désirerais néanmoins, à cause de mon rang dans le
monde, et pour des motifs qu'il serait inutile d'expliquer, le voir en
cachette et sans qu'il sache qui je suis, pour le moment du moins. Je
vous ai choisie, madame la baronne, comme la seule digne de ma
confiance.

--Madame, répondit la vieille proxénète d'un ton grave, je n'ai pas
l'honneur de vous connaître; mais je sens, rien qu'à vos paroles, une
personne de ce monde, le grand monde qui m'est cher et auquel
j'appartiens par droit de naissance. Mon dévouement vous est acquis de
ce moment, madame. Revenez après-demain vers dix heures du soir. Vous
trouverez de bonnes nouvelles, je l'espère, et peut-être davantage.

Elle souligna ce dernier mot d'un sourire malin.

L'inconnue, après avoir déposé trois billets de mille sur la cheminée,
sortit de l'hôtel Saint-Baume toute tremblante.

Le lendemain, M. de Lorn trouva, en dépouillant sa correspondance, la
lettre suivante:

  «Mon cher ami,

  «Une femme charmante et du plus grand monde, qui vous aime en secret
  depuis longtemps, vous attendra demain soir, vers dix heures, chez
  moi. Accourez donc, Lovelace.

  «Votre dévouée,

  «Baronne de SAINT-BAUME.»

--Tiens, tiens! se dit-il, un roman! On me propose un roman, à moi, un
homme marié! Il est vrai que je le suis si peu!

Il rit d'un rire amer.

--Tant pis! j'irai. J'ai besoin d'oublier et de me prouver encore que ce
n'est pas tout à fait ma faute, si...

Il se leva et se regarda dans la glace.

--Hé! hé! Elle n'a pas tort, la dame, j'ai encore de beaux restes.

Le lendemain, Fernand fut fidèle au rendez-vous. La baronne le reçut
mystérieusement.

--La dame va venir d'un moment à l'autre, dit-elle. Me promettez-vous de
ne pas chercher à la reconnaître? Elle tient à garder l'incognito, pour
le moment du moins. C'est dans l'obscurité propice que vous allez être
heureux, don Juan...

--Ho! ho! interrompit Fernand, quelque vieille sorcière, sans doute,
ayant peur du jour.

--Je vous promets que non: fiez-vous à moi; laissez-vous faire.

--Soit, dit Fernand en riant, va pour l'obscurité. Bientôt je finirai
par me croire à l'Ambigu.


VI

Ç'avait été un grand triomphe pour Fernand. Dans l'espace, relativement
court, d'une heure, il avait accompli des prodiges de vaillance.
Maintenant, un peu fatigué, sa tête amoureusement posée sur l'épaule de
l'inconnue qui ne soufflait mot, il se disait:

--Ah! si je pouvais être comme ça avec ma pauvre petite femme!

Et il soupirait légèrement.

Puis il se disait encore:

--Ah! ça, serait-ce à une _demoiselle_, à une demoiselle authentique que
j'eus à faire? C'est que... il m'a semblé... ah! par exemple! ça serait
drôle!

Tout à coup, il fut troublé dans ses méditations d'une façon
inattendue... Il se sentit mordu si cruellement que le sang coula.

Il sauta du lit en poussant un cri de douleur, stupéfait, ahuri.

L'inconnue se leva à son tour, et après lui avoir appliqué une
vigoureuse paire de gifles, elle dit:

--Allume donc la bougie, imbécile!

Le son de cette voix le troubla tellement qu'il resta pendant deux
secondes cloué sur place, puis il alla machinalement allumer une bougie
sur la cheminée.

La lumière éclata aveuglante.

L'inconnue se tenait là, debout, immobile dans une nudité presque
absolue, sa chemise aux fines dentelles glissant le long des hanches.

C'était Madame Blanche de Lorn.

Les deux époux se regardèrent un instant sans une parole, puis ils
s'étreignirent longuement, toujours muets, très émus.

Fernand risqua une question sur cette aventure invraisemblable, mais sa
femme lui fermant la bouche avec sa fine main pâle, lui dit:

--Pas ici. Chez nous. Maintenant va-t-en vite avant moi, pour éviter
tout scandale.

Il s'habilla à la hâte et sortit de la chambre.

Madame de Saint-Baume l'attendait dans son petit salon.

--Eh bien, interrogea-t-elle avec son sourire malin, sommes-nous
content?

--Ravi, ma chère baronne, vous êtes la Providence des amoureux.

--Quand je vous le disais!

Il passa à l'annulaire crochu de la proxénète une bague de haut prix, et
quitta l'hôtel le paradis dans l'âme.


VII

Depuis ce jour la vaillance de Fernand ne se démentit pas un seul
instant. Blanche est la plus heureuse des femmes, et lorsque ses petites
amies la plaisantent sur ses yeux battus, au lieu de se fâcher comme
autrefois, elle égrène le chapelet de perles de ses rires argentins.




LA TARE


I

De la fenêtre, par l'écran de papier, s'épanche un rayon clair qui vient
illuminer l'eau-forte de Paul Grimail. Le très jeune artiste contemple
son oeuvre, indécis: sous le col ondulant du cygne, Léda se pâme en une
torsion enlaçante, et l'aile toute blanche, affaissée sur l'amante,
explique les cambrures de ce corps énervé par la caresse duveteuse.
Ainsi doivent s'exprimer les transports de la passion, ainsi ont-ils
toujours apparu dans ses rêves;--car l'éphèbe les ignore réels: nulle ne
lui offrit l'amour; jamais il n'osa le mendier, et il lui répugne
d'imposer son désir à la vendeuse en besoin.

Il pense. Machinalement il frôle le bandeau qui couvre en partie sa
figure et son front; dessous se cache une horrible bouffissure violâtre.
Aussi loin que peut remonter sa mémoire, l'artiste revoit sa tête
d'enfant bridée par le triste bandeau et sa mère lui défendant de le
retirer: «cela ferait pleurer la sainte Vierge.»

Aux murs de l'atelier, entre les costumes orientaux, les panoplies et
les dressoirs à céramiques, des plâtres suspendus ou piédestalés. Pour
lui, Sémiramis et Minerve semblent faire valoir leurs formes graciles ou
majestueuses. Il les considère ayant pour ses désirs une pitié ironique.
Ne connaître de la femme que cette artistique immobilité! Il ne saura
jamais les étreintes ni les baisers! Mythes, les voluptés ressenties par
de plus heureux, par tous!--Bah! Il est fou! C'est démence se complaire
en des souhaits irréalisables.

Il s'approche à la croisée.

Dans la rue, le carnaval bruit. Les trompes hurlent une invite aux
viriles ivresses. Paul Grimail déchire l'écran et voit. Les fiacres
cahotent des cartonnages grimaçants, de voyantes étoffes et des faces
plâtrées; de chez le perruquier voisin une fille s'échappe, la chevelure
toute piquée de noeuds roses et de fleurs; et, au milieu de la cohue en
tumulte, un polichinelle énorme, cramoisi, marche; deux cocottes se
frottent à ses flancs afin de partager sa gloire.

Lui, arrache son bandeau, surpris par une idée, encore vague, mais
grosse de conséquences heureuses. Il court à un coffre étrange donné par
son maître, le célèbre Voméra. C'était le présent d'un samouraï qui fut
à Yeddo l'hôte du peintre des jaunes. Paul Grimail fait baver au coffre
un flot de tissus chatoyants; et longuement en choisit.


II

Il va par les boulevards illuminés. Une rumeur étonnée accueille sa
venue, une rumeur vénérante suit ses pas. Les «chienlits» se figent dans
les bouches et la foule s'enfle autour de lui, chuchotante et
solennelle. L'éphèbe, d'abord, se figure être ridicule. Il lui paraît
que derrière son dos des ironies s'esclaffent. Par les trous visuels du
masque, il examine. Et c'est un bonheur, ne plus heurter son regard au
bandeau dont l'aspect navrant a jusqu'alors interrompu l'inspection de
sa personne: à quoi bon se voir tout entier? cette tare déparerait la
plus évidente perfection. Maintenant, au contraire, il prend plaisir à
cet examen: sa robe azurée, son surtout couleur de safran avec, partout,
de gros oiseaux brodés en relief qui chatoyent aux mouvements de la
marche, et, tout près, les bouts balancés d'une flasque moustache sous
un nez très pâle. Pour la première fois, il perçoit en son être une
harmonie et, aussi, le spectacle de la soie aux cassures flambantes le
ravit.

--C'est probablement le prince de Galles.

Des grisettes le dévisagent. On l'admire, sans restriction. Enfin on ne
fixe plus sur sa face ces regards commisérants qui lui étaient si lourds
à supporter. Il marche heureux, humant l'air très pur. Et subitement, un
arrêt: une multitude grouillante et noire piquée par les splendeurs des
déguisements; tout en haut la bâtisse de l'Opéra aux baies enjaunies de
lumières où des ombres se heurtent; sur le faîte, l'Apollon verdi par un
feu de Bengale.

L'artiste s'avance hardiment. Il dévisage les hommes en haussant les
épaules aux ingracieux costumes. Il se sent très robuste avec une idée
de querelles. Car, dans cette fête, il va être un des mille acteurs
contemplés, sûrement un des plus magnifiques: on l'acclame déjà.

Comme tous lui font place, il a bientôt gravi quelques marches du grand
escalier. Alors l'enthousiasme crève. Vers lui se penchent des gorges
nues se mouvant dans les dentelles et les raides plastrons où miroitent
d'uniques pastilles d'or.--Des femmes? Pour l'adorer, il en descend des
galeries, il en monte du péristyle, il en sort des portes béantes: de
petites qui se haussent pour effleurer du doigt les sourcils de son
masque, et, dans leurs yeux, il lit des promesses lascives; de grandes
qui se baissent pour palper le crêpe de sa ceinture, et il voudrait
enfouir ses lèvres dans les sillons de leurs dos flexibles; de grasses
qui s'éventent, et il lui semble que plonger dans leurs molles rondeurs
serait à son rut un assouvissement délicieux; de minces dont les seins
sautillent dans les cuirasses de satin, et, en un souhait de les y
sentir se reposer, il arrondit ses mains frémissantes.

Le torrent des admirateurs le roule dans la salle:

--Mikado! Mikado! Bravo Mikado!

Pour leur hocher un signe remerciant, Paul Grimail cherche qui répète ce
mot. Ses yeux se lèvent, et c'est le lustre énorme, le cru du gaz, les
loges gorgées de femmes en clairs dominos et de gants blancs
applaudisseurs; ses yeux se baissent, et c'est un enchevêtrement de
corps assombris: le trille de ces deux teintes adverses accotées.

Et les bravos le déclarent le plus splendide des mâles.


III

--Mikado!

--Savonnette!

Deux cohues rivales proclament les noms de leurs idoles.

Une rage fait pâlir l'artiste: quel autre tente lui ravir sa gloire et
discuter son triomphe? Le caprice d'un passant anéantirait-il ce bonheur
unique. Il lui faudrait renoncer aux adulations des femmes comme aux
envieuses exclamations des hommes? Cela ne se peut. Il aura entière
cette nuit de joie, dût-il affirmer sa suprématie par la violence.

Gronde une sédition. Un moment les casques des municipaux étincellent.
Des protestations murmurantes montent sous la coupole après qu'un des
vocables beuglé par un plus grand ensemble de voix est parvenu à
étouffer l'autre. L'artiste, aux premiers rangs de ses partisans,
s'affermit la main sur les poignées de jade de ses sabres. Une
bousculade houle, quelques cris, des injures mugissent et l'éphèbe, prêt
à s'élancer, se retient, émerveillé:

C'est une femme.

Ses formes se moulent à cru dans un collant d'émeraude; en les calices
des fleurs étranges qui l'enlacent, des pierreries s'embrasent.

--Il est rien pschutt, tu sais, ton costume. Paies-tu quelque chose au
buffet?

Elle prend son bras. Sa voix gracieuse se note d'un exquis enjouement.
Elle s'appuie à lui, et, parfois, avec une gentille curiosité, elle
soulève de ses doigts minces les lourdes soieries qui habillent
l'artiste. Elle en fait le tour, rieuse, montrant les ivoires de sa
denture dans l'écarlate des lèvres. Ses grands yeux noirs sont humides;
des luxures dorment dans sa crinière d'or; sa poitrine semble, à chaque
instant, devoir saillir du corsage, et les pointes rosées découvertes
par les sursauts des hilarités réclament les caresses de bouches
aimantes. Il émane d'elle un parfum qui fait songer l'éphèbe aux
dévêtements ultimes, aux spasmes furieux et alanguissants. Il n'ose
presque la regarder tant il sent irrésistible le pouvoir de ses sens en
fougue. Et, tout à l'heure, il va la tenir dans ses bras, elle
frissonnera sous ses baisers. Il sait maintenant pourquoi son talent
sommeille encore: il s'éveillera grandiose à la manifestation de sa
virilité. Il sera un fort.


IV

On verse du champagne à pleines flûtes. Libéralement l'aqua-fortiste
jette les louis dans les mains tendues des sommeliers en fracs. Quand la
fille a fini d'étancher sa soif, elle demande:

--Allons vite chez Baratte, dis, tu veux? Il ne va plus rester de
salons.

Sur l'escalier de marbre, la foule leur fait cortège. Lui, presque pâmé
de bonheur, s'enivre des flatteries qu'elle susurre à l'adresse du
couple merveilleux.

Subitement une bande se précipite, calicots déguisés d'une pièce de
percale, gadoues en débardeurs crottés. Comme l'un deux regarde trop
près Savonnette, lui le repousse doucement de la main. L'homme se
rebiffe, crache des invectives, et, d'un soufflet, démasque Paul
Grimail.

Un vide se fait, bruyamment. L'artiste s'affaisse, sans une idée, près
la balustrade. Un municipal le pousse hors des degrés. Sur le large
palier le calicot clame:

--Oh! mince, alors! Reluque un peu sa gueule.


V

La Seine est noire... Il y grelotte des bigarrures de lumière diffuse.

Lui, va le long des quais.

Dans sa fièvre, il arrache une à une les parties de son costume et les
jette par-dessus le parapet.

Bientôt il les ira rejoindre, ces oripeaux qui lui ont valu la seule
félicité de sa vie. A quoi bon vouloir encore tenter l'impossible,
décrire et imiter l'inconnu? Insanité! Et sans le travail, son existence
est sans but, puisqu'il n'en peut jouir.

Jusqu'au loin, s'alignent, en file, des rangées de tonneaux, des tas de
pierres, des empilements de planches. Puis un pont: un chapelet de
lampadaires, le falot vert d'un fiacre qui semble glisser sur le
garde-fou.

Se tuer c'est imposer la douleur sans fin à un être excellent, une mère
qui par ses caresses, par ses regards et ses moindres paroles demande à
son fils pardon d'avoir produit.--Il ne peut mourir.

Des rues étroites se percent entre les pâtés de bâtisses neuves. Paul
Grimail en aperçoit une plus éclairée: la lanterne d'un bouge rayonne
avec son numéro énorme, ombrant les vitres.




_Cinquième Soirée_




_Au pied de la montagne à la chevelure frondante, la villa blanche et
enguirlandée._

_Sur les gazons ras des pelouses et parmi les hauts tulipiers aux
branches se bifurquant,--tel un blanc gypaète les ailes toutes
grandes,--la blanche et enguirlandée villa se pose._

_La nuit est pâle d'étoiles._

_L'air torride est tout embaumé de la sève des branches frondantes de la
forêt, et de l'arome des rhododendrons, et de la saveur des mûres._

_Au pied de la montagne, sur les gazons ras des pelouses,--tel un blanc
gypaète les ailes toutes grandes,--la villa se pose._

_La nuit est pâle d'étoiles._

_La rue close de baraques foraines s'aveugle de lumière, s'assourdit de
claquements de fouet, de cris et de sonnailles._

_Là-bas, par-dessus les toits ardoisés, l'orchestre du casino clangore._

_Là-bas, dans l'obscurité humide de l'allée, on entend le gave qui saute
le barrage..._

_Parmi les hauts tulipiers aux branches se bifurquant, la blanche et
enguirlandée villa._

_L'air torride embaume la sève de la forêt, l'arome des rhododendrons,
la saveur des mûres._

_Des fouets qui claquent._

_Des sonnailles qui tintinnabulent._

_Des roues qui roulent._

_Des cuivres qui clangorent._

_De l'eau qui bruit._

_La nuit est pâle sur la villa aux guirlandes..._

_En robe claire à pois, Miranda se renverse, le cou nu et des rubacelles
aux oreilles._




LE CUL-DE-JATTE


I

Une grosse pluie d'orage s'épanche dans la cour du Louvre, soulève des
stalagmites liquides et polit l'asphalte. A sentir cette fluide tiédeur
imprégner le col de sa chemise, Éphraïm Samuel s'irrite: «Sacrée
infirmité! Pas même pouvoir se servir d'un pépin!» Et, violemment, le
cul-de-jatte balance son torse, le projette, les yeux clignés sous la
gifle de l'eau. Il s'arc-boute des mains pour faire courir ses fesses
redondantes, ligotées dans un siège à roulettes. Et sa demi-personne
s'éjouit quand, par une grande vitesse acquise, elle fend l'air avec un
bruit ronronnant d'express.

Mais son tape-cul, tout neuf étrenné ce jour-là même, à l'occasion d'un
mariage, lui vaut une obsédante inquiétude. Déjà, le matin, à la
synagogue, au moment où le verre symbolique lancé par-dessus le couple
nuptial vint se rompre contre les dalles, un craquement a gémi sous les
reins tendus d'Éphraïm qui se haussait pour voir. Après la cérémonie, au
zinc de la rue d'Aboukir, comme il levait haut le coude, pour boire du
bitter, le véhicule vagit. Et, au début du déjeuner, un déchirement se
lamenta pendant qu'on hissait l'infirme sur une chaise. La mère Salomon,
sa voisine de droite, était un peu sourde, et sa voisine de gauche, la
gantière Rachel, flirta avec Bernheim, le marchand de lorgnettes,
jusqu'après le dessert; lui, forcément se tut. D'exquises boissons et
d'exquises mangeailles le consolèrent abondamment.

Puis, très aise, il s'en était revenu le long du boulevard Sébastopol,
le long de la rue Rivoli, tantôt filant vite pour contraindre à se garer
précipitamment les lourds promeneurs du dimanche, tantôt stationnant au
plus compact de la foule pour empêcher de leurs courses les poursuivants
d'omnibus. Malices impunies, tout le monde manifestant une déférence
pour sa difformité.

Maintenant l'orage se déverse dru: Éphraïm s'empresse; mais un nouveau
craquement lui suggère: «Ce ne serait pas drôle de rester là, en plan,
le derrière dans l'eau.» Et il s'efforce vers une arcade où s'engouffre
un public humide et morose. Dessous, bée une porte olivâtre, que
couronne l'indication: Musée Égyptien. Éphraïm la franchit.


II

Il se bouscule dans la salle une grouillante cohue. Le nez du juif
s'enfouit dans les basques des jaquettes ou se froisse au rude contact
des fausses tournures. Un empuantement de malsains parfums s'affadit.
Les coudes font choir sa casquette. Virer, partir; nul moyen: il est
pris comme dans une vivante cage. A chaque heurt de pieds inattentifs,
il perçoit son siège s'affaisser. Et ses reins s'encastrent plus
profondément dans les coussins où il repose.

Soudain, au-dessus de lui, une mère gifle son mioche. Pour esquiver
d'autres coups, l'enfant se roule, ahuri, pèse du talon sur le chariot
du cul-de-jatte qu'il ne voit pas. Catastrophe. Une commotion ébranle
Éphraïm qui s'effondre avec son assise. Les poignées où ses mains
prenaient appui roulent au loin. Cependant il tente une fuite, mais un
éclat aigu de planche brisée raye les dalles et s'oppose à la
progression des roues. Un désespoir: calculer la dépense d'un tape-cul
neuf et le prix de la course en fiacre pour rentrer. Et puis, la crainte
d'être piétiné! Par malheur, là-haut, des disputes se clament; de
furieuses gesticulations se détendent, il se bave de rageuses injures,
et des enfants pleurent. Bientôt le juif s'épouvante à parer en vain des
horions indus; des poings le frôlent et l'accrochent, des genoux cognent
son dos. Il s'exaspère, il redoute qu'on ne lui marche sur les doigts et
ne cesse de crier, mêlant des invectives à ses requêtes de secours.
Alors, peu à peu on s'apaise. Des oreilles s'inclinent vers l'infirme;
il y verse des récriminations pleurardes, apitoyantes, avec l'intonation
qu'il suppose devoir le plus facilement toucher. A grands soins, on le
porte dans le chambranle d'une fenêtre, entre des stèles entamées de
nombreux hiéroglyphes. Éphraïm Samuel s'enorgueillit de ces prévenances
unanimes. Il se laisse faire, plaignard avec une muette espérance de
ripailles qu'on paiera pour le réconforter. Seul, un jeune homme propose
aller quérir un fiacre. A peine le juif déçu de ses voeux remercie-t-il.
Il maudit son infirmité et l'indifférence égoïste des valides.

Puis les gens recommencent à circuler, bavards. Un brave homme à la
blouse roide, un provincial égaré dans Paris, reste encore; et, mettant
à profit l'aide prêtée, il se renseigne sans fin sur l'itinéraire à
suivre pour gagner le boulevard Barbès. Ensuite il part.


III

--C'est rien chien, tout de même, murmure le juif, de ne pas laisser un
sou pour la casse! Quant à Tabourdel, l'ébéniste, il peut fouiller ses
profondes, pour sûr. On ne se fiche pas ainsi du monde!

Et il détache les courroies qui le tiennent encore lié aux débris du
chariot: du bois perdu, et mauvais!--Il repose ses membres éreintés par
la course fournie. Au dehors, l'averse s'écrase toujours sur les vitres.
Entre les colosses de granit et les tombeaux de marbre noir, la cohue se
fait plus dense, piétine, laisse pisser partout les parapluies.

Du déjeuner, il demeure au juif une ivresse qui lui montre les choses
fluides. La tête pèse. Le bruit monotone des pas et des conversations
susurrées ronflent autour de lui et bercent.--Pas de voiture.--Pendant
cette inoccupation, un dégoût pour l'égoïsme des autres inspire à
Éphraïm Samuel des projets de revanche; mais, bizarrement, l'enfilade de
ses idées s'embranche de digressions et se troue de subites lacunes:
venue du sommeil. A plusieurs reprises il lève ses paupières qui
tombent, et se décolle péniblement les cils. Il songe qu'on le saura
bien avertir à l'arrivée du fiacre. Il s'ensommeille, heureux de cette
torpeur, contrarié seulement de la prévoir trop brève.

Plus rien. Longtemps.

Et des souvenirs se cherchent, s'unissent. Une à une s'éliminent les
perceptions flottantes du rêve, elles laissent place à de plus réels
fantômes. Se retracent l'orage, l'accident.

Une inquiète avidité de savoir si on pense à lui éveille Éphraïm. Il
écoute et il regarde: nul pas, nulle voix, nul être. Une bleuâtre clarté
ruisselle par les murs, par les stèles, par les sarcophages, par les
colosses qui se dressent rigides, les poings collés aux cuisses, dans
une attitude de violence résolue. Et sur le parquet ces masses se
projettent en grandes ombres nettes. Clair de lune.

Appeler, le juif n'ose: peut-être l'emprisonnerait-on pour avoir dormi
là, car on en veut toujours à la race d'Adonaï.--A se voir dans cette
antique Égypte, un effroi le saisit. Sa haine des persécuteurs fut
adulée depuis l'enfance. Il voua surtout de vindicatives colères à ces
Égyptiens que, tout jeune, il criblait de coups de crayon sur les images
de la Bible.

Maintenant, seul parmi toutes ces figures énormes et surplombantes, il
redoute, lui si infime, des vengeances, des niches surnaturelles de
gnômes outragés.

Il se tasse sur lui-même et frissonne; mais l'oeil très large d'un dieu
le fixe, froid, immobile. Dans le vide du musée, continûment, une
sonorité fantastique vibre, creuse et sourde. Et il paraît au fond de la
salle que les sphinx et les sarcophages avec leurs théories de prêtres
gravés s'approchent lentement et s'assemblent, dans un rythme de marche
funéraire. Une angoisse.

Au dehors, un nuage qui passe ombre tout. Le cul-de-jatte s'estime
encore plus abandonné sans cette lumière qui espionnait en sa faveur. Il
s'affole à l'appréhension tenace de sentir sur ses épaules des chocs
glacés, des étreintes inébranlables et lisses.

Mais de nouveau la lumière bleute le musée. Les monstres ne se sont
point mus.


IV

Sa bêtise devient évidente à Éphraïm: ces affreux magots ne s'imposent
que ridicules. Certainement, les sculpteurs travaillent bien mieux
aujourd'hui; et les anciens étaient des imbéciles, ignorant l'art tout à
fait. Ce jugement sévère le raffermit en la confiance de soi.

Une statuette de marbre appuyée au mur adverse s'offre très élégante
avec ses formes graciles, son corps svelte, sa taille de fillette et ses
petits seins pointus. Par dommage, une tête de tigresse y culmine; et
cette stupide déformance gâte tout l'ensemble de la fluette membrure.

A contempler dans ses plus fines rondeurs le menu des hanches; à suivre
les volutes dérobées de la gorge et les cambrures des flancs aux plis
courts, un érotique appétit s'accroît en Éphraïm. Et s'évoque la série
des femmes qu'il posséda. La dernière, Madame Jules, l'épouse d'un
ouvrier, d'un camarade, auquel il a prêté deux cents francs. Elle se
livra, pitoyante un peu pour sa timidité d'infirme, certaine aussi
d'obtenir une prolongation d'échéance. Et cette échéance retombe demain;
il songe à l'emploi de cette rentrée. Selon l'avis du médecin, son
métier de graveur le tue. Souvent des crises de toux le torturent, et la
douleur lui raidit le dos comme si une plaque de plomb s'appliquait
entre ses épaules. Ces deux cents francs garantiront tout un mois de
repos. Dans la suite, il reprendra son travail, bien portant. Les
meubles des Jules représentent une valeur suffisant au solde du billet;
et, cette fois, il ne se laissera plus circonvenir bêtement par une
cajoleuse drôlesse de trente-cinq ans, fanée déjà.

De nouveau le regard d'Éphraïm se heurte à la statue. Malgré les efforts
qu'il tente pour l'esquiver, son érotisme flambe par ses entrailles.

Une enfant des Jules, une fillette, aperçue se débarbouillant au matin,
est très ronde de formes, toute semblable à cette Égyptienne. Il la
désire.

Pour l'avoir il reculerait bien encore le paiement de ce qu'on lui doit.
Pourtant cet acte serait ignoble. Des romans où de vieux riches
obtiennent par de tels moyens les filles du peuple lui reviennent au
souvenir. Ces débauchés il les méprise. A la vue du sphinx allongé dans
le fond de la salle, il se rappelle un dessin autrefois gravé par lui:
des israélites élevant un monstre pareil sur une plate-forme au moyen de
cordes et de machines; un tassement de torses courbés par l'effort et de
muscles gonflés que fustigent les soldats.

Alors toutes les persécutions souffertes par la Race le hantent. Il la
suit par l'histoire peinant sous tous les peuples, esclave toujours. Il
se remémore les antiques massacres. Femmes violées, enfants éventrés,
torches humaines. Et ces tortures, ces boucheries, ces atrocités
séculaires lui apparaissent comme la lugubre préface de sa propre
existence, existence de mutilé, existence de méprisé. A lui,
certainement échoient le summum des dédains et l'ironie suprême. Témoins
ce dernier accident et la dédaigneuse indifférence des gens. De cette
exaltation son érotisme s'avive et s'irrite. Il se complaît à vouloir
cette petite Jules: en même temps que la cause des plus extatiques
joies, cette possession sera pour Israël un triomphe, et le droit
légitime du vainqueur en cette guerre de l'or prêchée par les rabbins
comme la seule revanche possible. Et la dernière homélie entendue
conseillait la prolification comme le plus sûr moyen de répandre à
l'infini les germes de vengeance. N'est-ce pas pour ses projets la
consécration religieuse?

Mais, au moment où son imagination prévoit les voluptés de cet
assouvissement, la crainte de la mort s'associe, conseillant le repos
des sens. Il devine des délices à rester au lit et à dormir tout un mois
sans l'inquiétude de l'heure. Dans le jour il lira, fainéantise
inéprouvée depuis longtemps. De vieux feuilletons coupés au bas de
journaux et reliés de ficelles gisent au fond de ses tiroirs, provision
pour l'époque toujours reculée du loisir. Il l'épuisera. Oubliant toutes
ses colères, ses ruts et ses fanatismes, il se perd à repasser les
romans parcourus jadis, à revivre dans les pampas américaines, dans les
catacombes de Rome et dans les égouts de Paris avec les énergiques héros
qu'il aima. Et il s'enorgueillit se félicitant de ses aspirations
littéraires, supérieures.

Peu à peu ses souvenirs deviennent vagues et s'emmêlent. Les évocations
se colorent, prennent des formes presque tangibles, mouvantes; puis
elles s'obscurcissent, s'effacent. Éphraïm s'endort.


V

--Voyez-vous, monsieur Samuel, quand votre assignation est arrivée hier,
je me suis dit: c'est pas possible, on aura fait cela sans le
prévenir... Et puis, voilà... Ah, c'est pas bien ça, surtout...
surtout...

Madame Jules hésite, sanglotante. De la main elle relève ses cheveux qui
s'affaissent au long de son visage et se collent dans les larmes.

Éphraïm s'adosse commodément au poêle encore tiède de récents cuisinages
et tâche à retenir le flux de toux qui lui écorche la gorge.

--Surtout après ce qui s'est passé entre nous!... ajoute-t-elle.

Elle va jusqu'au lit, où elle range du linge nouvellement rapporté.

Éphraïm ne répond pas. Depuis la nuit du Louvre tout l'amas des rancunes
ataviques l'exaspère. Il exploitera les chrétiens avec une persévérance
sacrée. Et il persiste à croire une lâche insulte cette séquestration en
compagnie des bourreaux de la Race. Tout bas, il ressasse les insultes
dont l'inondèrent les gardiens du musée en le retrouvant endormi, le
matin.

Maintenant il sifflote, expertise les meubles en affectant ne pas
regarder la jeune femme. Et la honte d'avoir succombé avec cette impure,
de se sentir comme débiteur envers elle, c'est une dernière humiliation
qui paroxyse sa haine.

Un effleurement le contraint à voir Madame Jules qui met ses lèvres près
les siennes, s'agenouille, et se diminue pour être semblable à lui. Il
bougonne:

--Non, non, c'est inutile: c'était bon pour une fois.

Alors elle l'enlève riant, l'embrassant, et elle proteste:

--Nous allons bien voir.

Éphraïm s'effondre dans la mollesse des couvertures. Les courroies de
son chariot sont précipitamment dénouées. Une voix aigrelette lance:

--Bonjour, maman.

--Hé, va te promener!

Éphraïm s'irrite contre cette interruption du plaisir enfin consenti;
mais sa colère tombe quand il reconnaît l'enfant semblable à la déesse
égyptienne. Des yeux, des bras, il la redemande, rendu fou par les
caresses inachevées de Madame Jules.

--Console Monsieur Samuel, Agathe; moi je vais chez la fruitière. Sois
bien gentille, n'est-ce pas?

--Oui, maman.

Et la petite console le cul-de-jatte. Elle lui tend sa joue, ses cheveux
volontiers. Elle l'interroge, gentille, sur les causes de son chagrin.
Il la fait asseoir près lui et chevrote à peine de courtes phrases, tout
ému. Très vite il se grise de cette présence et se rappelle les violents
désirs qui le harcelèrent durant la nuit. Et, fermant les yeux, il lui
semble qu'il embrasse les lèvres félines de cette face de tigresse; il
lui semble que ces petites mains qui le repoussent sont ces doigts de
marbre noir étendus naguère au long des cuisses de la gracile divinité.

--Oh! la canaille! Le saligaud! Un pareil monstre! Pauvre enfant!

On le saisit, on l'arrache de la fillette. Des figures bavantes de
mégères blêmes, la face triomphalement pâle de Madame Jules grimacent
autour de lui, hurlantes, vociférantes.




L'INNOUCENTO


Elle s'en va, toute droite, et longue, longue et poudreuse sous le
soleil ardent, l'unique rue du village, avec sa bordure de masures
blanchies à la chaux et recouvertes de chaume, avec, tout au bout, sa
petite église très délabrée, où le cadran postiche marque toujours la
même heure depuis tant d'années. Au-dessus, la montagne aux sapinières
crêpues comme des têtes de nègre où, tout au fond, bleuissent les
glaciers vierges; au delà, le gave plein de truites, s'acharnant contre
les tas de rocs de son lit sous le petit pont que les lourds chariots
débordants de fourrages font trembler de leur poids.

Elle avait grandi là, l'Innoucento, comme on l'appelait familièrement,
entre les pourceaux et les poules, grognant et gloussant avec eux sur le
fumier et dans la boue. Une grosse tête difforme, engoncée dans des
épaules mal équarries, des yeux trop petits falotement brillants, de
vrais yeux de crétin; la bouche fendue jusqu'aux oreilles, avec des
lèvres minces et des dents déjà toutes moussues. Les bras trop longs, la
main trop large, le pied s'aplatissant dans l'espadrille.

Ainsi, gambadant par les champs de maïs et les carrés de légumes, le
corps difforme et l'esprit embrumé, la pauvre idiote attrapa ses vingt
ans.

Ses parents étant morts, une vieille femme, Madame Lafont, l'avait prise
à son service. Elle gardait les bestiaux et allait blanchir le linge au
torrent.

Les gars du village se moquaient d'elle en lui prenant le menton avec
des mines comiques et les jeunes filles lui demandaient
confidentiellement, histoire de rire un brin, si elle avait un amant:
_As oun galan, Innoucento?_ Et la pauvre idiote écarquillait ses petits
yeux, ne comprenant pas, et gloussait comme ses poules.

C'était un après-midi de juillet. Un soleil fauve dardait ses rayons
rouges dans le ciel blanc. Les mouches bourdonnaient au-dessus des eaux
stagnantes, les guêpes picoraient sur la haie, les gélinottes
roucoulaient dans les branches, et les petits lézards verts rampaient
dans les buissons creux. L'Innoucento qui paissait ses bestiaux par les
champs sentit sa tête lourde de somnolence et s'endormit à l'ombre des
peupliers.

En ce moment le garde champêtre Miquelas passait dans le sentier, ivre.
Il vit l'Innoucento endormie sous les peupliers, et une idée baroque
traversa sa tête alourdie par la boisson.

--Tiens, comme c'est drôle! se dit-il.

Puis il réveilla d'un coup de pied la pauvre idiote. Elle se frotta les
yeux en grognant. Alors il la prit dans ses bras et l'emporta dans le
taillis prochain où l'herbe poussait haute.

Et les mouches bourdonnaient au-dessus des eaux stagnantes, et les
guêpes picoraient sur la haie, et les petits lézards verts rampaient
dans les buissons creux.

Depuis ce jour là, lorsque les jeunes filles lui demandaient: _As oun
galan, Innoucento?_ l'idiote ne gloussait plus comme ses poules et son
regard devenait sérieux.

Quelques mois après, sa taille s'épaissit visiblement et les gars du
village, en la rencontrant, disaient avec des éclats de rires:

--Comme tu engraisses, l'Innoucento? Serais-tu enceinte?

Mais elle ne répondait pas, et s'enfuyait en courant par les carrés de
betteraves.

Souvent le soir, en se déshabillant, elle fixait des yeux inquiets sur
son ventre gonflé et se rappelait en rougissant le jour où elle
s'endormit sous les grands peupliers.

Dans le village, on souriait en la voyant passer, et les commères se
chuchotaient avec des mines étonnées:

--Mais qui diable a pu faire ça?

La vieille Madame Lafont, très intriguée, appela un empirique de
passage, et lui fit examiner sa servante. L'empirique déclara que la
jeune fille était enceinte.

Alors la vieille femme entra dans une colère effroyable et intima à sa
servante de quitter la maison au plus vite: Je ne veux pas de _puto_
chez moi, disait-elle.

La pauvre idiote fit un paquet de ses hardes et partit en pleurant par
la campagne sans savoir où elle allait. A la tombée de la nuit, elle
s'arrêta, brisée de fatigue, sur un petit pont en bois jeté sur la
rivière qui s'engouffrait avec un fracas lugubre au fond des rocs
pointus.

La nuit était délicieuse. La lune nimbée d'argent brillait sur la
montagne apaisée. On entendait les chiens hurler au loin et l'eau
clapoter sous le pont. Une douce brise parfumée de framboises bruissait
dans les lamelles des pins. L'esprit de la pauvre Innoucento revint
encore à ce jour où le garde champêtre l'emporta dans le taillis, et sur
ses lèvres minces un sourire doux et amer à la fois passa furtivement.
Elle regarda son ventre gonflé et le palpa avec curiosité.

Puis, comme si un éclair subit eût traversé son cerveau enténébré, elle
se mit à sangloter.

La lune s'était cachée derrière les hautes futaies.

L'Innoucento regarda un instant l'eau brunie s'engouffrant avec un
lugubre fracas au fond des rocs pointus, puis elle escalada le parapet,
et se jeta sans un cri dans la rivière.




_Sixième Soirée_




_Gît la plaine brune, étendue, rase._

_Au bord, la trace du soleil parti stagne rouge._

_Et le ciel s'élève avec des courbes immenses de palmes, et des teintes
citrines qui montent, qui montent et se nacrent de blanc, et se
bleutent, se bleutent comme un ruban de blonde. Une étoile fichée là,
minuscule, la tête d'une épingle, dans ce bleu lisse._

_Miranda descend par la plaine. Droite et grêle. Droite, en sa blouse
lâche à fermoirs de missel. Grêle en ses hautes guêtres qui sanglent.
Droite et grêle._

_Luisent les canons de son fusil, roses un peu du couchant, rouges un
peu du sang des bêtes. Et se rose aussi la torsade la plus lointaine de
sa chevelure massée, et se rose encore la brindille de houx qui
retrousse sa toque large._

_Les perdrix rappellent._


_Par les sillons aigus comme des vagues, les grands chiens flairent.
Gueules haletantes. Et leurs oreilles traînent sur le sol épilé de
moissons._

_Le vent effleure les nappes illimitées de betteraves. Les betteraves
frissonnent de leurs panaches verts et de leurs panaches mauves.
Semblables à des piles d'écus, les lointaines cheminées de fabriques._

_Les perdrix rappellent._


_L'église du proche village lève au ciel sa tour de prières, son clocher
bleu. Son clocher assis sur les rondes cimes des pommiers et dans les
feuilles ténues des saules._

_Voici que des buées sourdent et rampent; des buées grises qui glissent
au ras des éteules et des trèfles. L'ampleur du vide s'accroît. Le ciel
se hausse et s'éteint. La nuit violette plane sur la plaine, plane et
s'accroupit. Et les lueurs des fermes transparaissent à peine suspendues
parmi les brumes denses: des taches d'or._

_Par les sillons aigus comme des vagues, les grands chiens flairent. Et
leurs flancs roulent aux sursauts de l'infatigable course._

_Les perdrix rappellent._


_Dans l'ombre rousse de la salle où les murs se perdent, rien que les
torses des hermès, cariatides de la cheminée profonde, rougeoyent au feu
des bûches. La flamme danse et pétille. La flamme danse, et son ombre
jaune sur la tête pensive des chiens allongés._

_Miranda se repose toute mince dans l'antique fauteuil aux fleurages
défunts. Et saillent ses jambes rondes croisées dans la courte jupe de
velours sombre. Sa chevelure dénouée inonde de pâleur les pâleurs
exsangues de sa face sérieuse. Trop petite dans le fauteuil trop grand;
trop blanche dans le fauteuil usé._

_Pour un sourire de sa mémoire, ses lèvres rosâtres s'étirent. Et la
flamme qui se tend jusqu'à elle lèche ses yeux obscurs d'ombres
flambantes._




OEIL-CHINOIS


Après le dîner, on s'installa pour prendre le café dans le jardin, sous
des berceaux de capucines. Il y avait là, autour de la maîtresse de
céans, la délicieuse Blanche d'Étanges, Léonie Clauss avec sa face
blafarde de pierrot vicieux et Julia Lebreton, une brune massive, au
regard têtu. Cavaliers: Hanser, le financier obèse, le jeune de Tretel,
et le fameux reporter Gros-Renaud. La nuit était tombée douce et
susurrante sur la Seine dont le cours fuyait, imperceptible, sous le
pont instantanément ébranlé par le passage du train de Paris.

Les six convives goûtaient l'exquise torpeur de la digestion. Une bonne
digestion de dîner fin. Les bouteilles ventrues, les fioles allongées
pleines de liqueurs multicolores encombraient la table parmi les petits
verres de cristal, les tasses de Sèvres, les boîtes à cigares et les
mignonnes cigarettes blondes et opiacées.

De l'autre côté de la rive, là-bas, des appels,--comme d'une voix de
ventriloque,--coupaient tout à coup le silence de la nuit. Plus près, de
la route, des refrains expirés, puis repris, montaient.

Une lampe à abat-jour lilas lunait à peine l'obscurité que le feu des
cigares cloutait d'or. La nuque grêle de Léonie Clauss, la toilette
estivale de Julia, l'énorme nez de de Tretel surgissaient
fantastiquement de cette pénombre nimbée.

On parla potins.

--Ainsi, demanda de Tretel, Madame Gimary vient de déserter
définitivement le toit conjugal.

--C'est son mari qui doit être embêté, remarqua Léonie.

--Je vous crois, fit le gros Hanser en se renversant sur sa chaise.
C'est sa femme qui est riche. Lui a toujours fait de mauvaises affaires
à la Bourse et avec ses maîtresses. Il a encore perdu dernièrement une
forte somme avec le Panama.

--Il paraît que la petite OEil-Chinois lui a coûté près de deux cent
mille francs, reprit de Tretel.

--Quel imbécile! lança dédaigneusement Hanser; moi, les femmes ne me
coûtent presque rien.

--Tourné comme vous l'êtes, ça se comprend, remarqua malicieusement
Léonie Clauss.

--Vous, vous allez vous taire, petite futée, répondit le gros Hanser,
menaçant du doigt, et visiblement piqué malgré son air plaisant.

--Pas de querelles, cria la maîtresse de céans.

Puis s'adressant à Gros-Renaud:

--Dites: vous la connaissez bien, vous, cette OEil-Chinois? Contez-nous
donc quelques détails.

--Peuh! une petite rousse chiffonnée, interrompit la brune Julia
Lebreton.

--C'est elle qui est la cause de tout ce scandale, pas? continua Blanche
d'Étanges.

--Évidemment, firent en même temps de Tretel et Hanser.

--Messieurs, prononça avec autorité le reporter, vous avez deviné que la
brouille du ménage Gimary est l'oeuvre de Mademoiselle OEil-Chinois.
C'est le secret de Polichinelle. Mais je parie que vous ignorez
complétement le fin mot de cette aventure.

--Le fin mot de cette aventure! s'exclama le financier qui détestait la
contradiction, le fin mot de cette aventure? C'est bien simple: Gimary
était en train de se ruiner, de se couvrir de ridicule; Madame Gimary
l'a trouvée mauvaise, et elle a eu raison.

--Vous n'y êtes pas, monsieur Hanser, répliqua froidement le
journaliste.

--Assez, cria de nouveau Blanche d'Étanges, est-il ennuyeux avec ses
piques, ce Hanser.

--Avec mes piques?... bougonna le financier.

--Voyons, Gros-Renaud, continua Blanche, je vous ai demandé des
renseignements sur OEil-Chinois. Est-il vrai qu'elle ait vendu des
fleurs au quartier Latin?

--Parfaitement. Il y a cinq ou six ans de cela. Et si vous voulez
connaître son portrait à cette époque, permettez-moi de vous réciter une
pièce de vers qu'un de mes amis publia jadis en l'honneur de la
bouquetière dans une feuille de chou de la rive gauche.

--Moi je n'aime pas les vers, observa Hanser de plus en plus dépité.

--On ne vous demande pas votre avis, clamèrent à la fois ces dames.

--Voici les vers, dit Gros-Renaud, en prenant une pose, et il récita:

    Par les brouillards violets,
    Qu'il bruine ou bien qu'il neige,
    Sous sa jupe de barège,
    Laisse trotter ses mollets--
    La petite bouquetière.

    Des roses blêmes dans sa
    Corbeille, roussette et blanche,
    S'en va, tanguant de la hanche,
    Faisant des yeux comme ça--
    La petite bouquetière.

    Et ses rêves familiers
    La montrent déjà parée
    D'une robe mordorée
    Avec de jolis souliers--
    La petite bouquetière.

--Pas mal, épilogua Léonie Clauss.

--Il y a des mots que je ne comprends pas, avoua naïvement Julia
Lebreton.

Hanser et de Tretel restèrent cois.

--Connaissez-vous son vrai nom? car OEil-Chinois ne peut être qu'un
sobriquet, insista Blanche d'Étanges.

--Notre ami Guy Bouffard la baptisa ainsi à cause de ses yeux qui
rappellent les dames des kakémonos.

--Caqué, caqué... quoi? s'esclaffa Julia.

--Les kakémonos, ma chère, c'est des articles japonais; c'est des bandes
d'étoffes avec de la peinture dessus.

--Peste! Quelle érudition, mademoiselle.

--Vous saurez, monsieur Gros-Renaud, que j'ai été employée dans un
magasin de japoneries... du temps de mon honnêteté.

--Je vous vois d'ici parmi les magots, fit le lourd financier qui
cherchait à se venger de Léonie.

Gros-Renaud continua:

--OEil-Chinois s'appelle tout bêtement Clara Thureaux. Sur son père, je
ne sais rien de précis. Sa mère, une ancienne blanchisseuse, pensa que
la fillette, avec sa frimousse bizarre, ses crins roux sur le dos, et
son coup de hanche shocking, pourrait rapporter gros en vendant des
violettes et des roses le long du Boul'Mich, et dans les brasseries où
des futurs notaires et des dondons à sacoches marivaudent. Elle avait
raison la brave femme. Le succès de la petite Clara fut immense. L'un
lui achetait une rose pour lui prendre le menton, l'autre un bouquet de
violettes pour lui passer la main dans ses cheveux dénoués. Sa
conversation était très amusante. Elle avait de ces reparties ingénûment
perverses qui émoustillent. Il paraît même que bientôt le sexe faible la
disputa au sexe fort, la gentille bouquetière n'ayant pas manqué de
toucher le coeur de mainte verseuse de bocks. L'une voulait remplacer
ses chaussettes d'estame par des bas de soie fine; l'autre la comblait
de présents en chrysocale; une troisième la faisait calamistrer par son
coiffeur...

--Et ce fin mot? interrompit Hanser avec un bâillement ironique.

--Oui, ce fin mot, répercuta de Tretel.

--Pas d'interruptions! commanda Blanche.

--Nous y arrivons, messieurs:

A dix-sept ans, la bouquetière se laissa enlever par un étudiant
exotique quelconque. Elle fréquenta Bullier, le restaurant Boulant et
l'arbre de Robinson. Il serait superflu de la suivre à travers les
diverses étapes qui constituent l'histoire banale de...

--Vous toutes, mesdames, interrompit de nouveau le financier
metteur-dans-le-plat.

--Malhonnête! dit Blanche.

--Idiot! fit Léonie.

--Veau! gronda Julia.

Le narrateur feignit l'indignation:

--Je reprends, monsieur Hanser, vous m'avez empêché de placer un mot
spirituel.

--... Il serait superflu de la suivre à travers les diverses _étapes_
qui constituent l'histoire banale de toute jolie fille dont la vertu
rend les clefs à la première sommation d'une agrafe diamantée; néanmoins
il faut croire qu'elle _les_ brûla, car la haute galanterie parisienne
ne tarda pas à s'enrichir de Mademoiselle OEil-Chinois, une rousse
adorablement évaporée et fringante comme une cavale de race.

--Brûla quoi? demanda Julia.

--Les étapes.

--Les étapes? Ah! bien.

Hanser trouva le mot faible. De Tretel le nota pour le répéter à son
cercle.

--... Gimary qui venait de se brouiller avec la petite Louisette, des
Nouveautés, rencontra un soir OEil-Chinois à l'Hippodrome. La folle
rousse était ravissante, tout en noir, coiffée d'une mantille à la
milanaise. Gimary fut très empressé et finit par faire des propositions
quasi-officielles. Au moment le plus pathétique de la déclaration,
OEil-Chinois qui n'avait pas cessé d'examiner avec une curiosité
narquoise le crâne de Gimary, dont la calvitie est légendaire, dit sur
un ton de sérieux imperturbable: «Eh ben, vous avez un joli genou,
vous.» Cette espièglerie ne découragea pas l'amoureux; et, au bout d'une
cour assidue de plus d'un mois, la miséricordieuse enfant finit par
accepter un joli petit hôtel rue Daubigny, richement meublé de l'écurie
aux mansardes. On parla beaucoup d'un lit à colonnades dont les
draperies avaient coûté près de quinze mille francs. Eh bien, il paraît
que le malheureux Gimary n'a jamais couché dans ce lit-là.

De Tretel gloussa un rire méprisant, se trouvant fort supérieur.

--... L'amoureux crut d'abord à un caprice passager; puis il s'exaspéra.
Il se trouvait ridicule. Rompre? Mais comment, quand on est fou de désir
et de dépit? La cause de cette rigueur inaccoutumée? Sans doute un
rival. Un amant de coeur, étudiant, ancienne connaissance du quartier
Latin, un cabotin, un bookmaker, un rapin de Montmartre... Il espionna
longtemps sans résultat. Enfin, il finit par découvrir que l'inhumaine
se rendait fréquemment dans une maison de la rue Pasquier. Les scrupules
de la concierge capitulèrent devant une liasse de billets de banque et,
un après-midi, Gimary put pénétrer dans l'entresol à gauche. Un vrai nid
d'amoureux aux meubles intimes et parfumés. Il était furieux, résolu de
ne pas reculer devant le plus épouvantable scandale. La porte de la
chambre à coucher céda. Il se trouva en face de deux femmes. Horreur!...
Il reconnut OEil-Chinois et Madame Gimary. On prétend que leur tenue
était peu convenable...

--Le pauvre homme! soupira Léonie Clauss.

--Pouah! fit Julia Lebreton.

De Tretel trépignait.

Hanser traita _ça_ d'invention de journaliste.

--Elle n'a pas mauvais goût, Madame Gimary, épilogua Blanche d'Étanges,
rêveuse.




OPHICLÉIDE FLAMAND


AUBADE

Lille.

Les maisons sont grises et hautes, leurs fenêtres blanchement linceulées
de rideaux mornes. De faîte à faîte ondoye le violet pâle des brumes.
Plus haut, surgissent les pinacles de vieilles églises dans les nues
cendreuses qui vont, lentes. La ternissure du jour choit vers les
trottoirs où la pluie a laissé des marbrures sombres. Il pullule des
passants silencieux et le bruit de leurs pas a d'inquiétantes sonorités
qui vibrent. Les fillettes étreignent leurs corsets emmaillotés de
journaux; elles trottinent, blêmes, la main crispée sur le louis
d'amour.--Enloqués de velours flasque, jauni, les travailleurs se
dandinent, lourds. Et les chaussures bossuées des bureaucrates luisent
seules dans le pianissime des teintes fades. Sur les rails noirs, les
tramways glissent sans tapage au trot des petits chevaux qui s'agitent
dans les traits lâches, tandis que des gamins au teint vert étouffent
tous les tumultes par la psalmodie continue de leurs voix aigres:
«Demandez _le Petit Nord_», et passent, rapides, décollant de leur pouce
ensalivé les feuilles humides du journal.

Impérieusement, un roquet aboie.


CONCERTO

Le beffroi carillonne ses notes hésitantes. Des heures. Elles tombent
lourdes de sa couronne en pierres, de sa couronne fermée comme celle des
princes. Au pinacle de l'édifice, que noircirent les âges, le lion
héraldique dressé mire le soleil en ses flancs d'or. Et les maisons sont
coiffées de faîtes à gradins; et dans l'angle suprême des façades les
oeils-de-boeuf semblent voir.

Vieille cité flamande.

                   *       *       *       *       *

Sous les panonceaux, portant en lettres vertes: «Robes et Confections»,

Sous l'exergue brillant du magasin: «A la Dame-d'Honneur»,

Elles jacassent les petites couturières, les petites couturières
engaînées de minces robes noires.

Elles jacassent et elles sautillent--et leurs bras grêles; et leurs
saclets en cuir roussi. Et leurs échines se penchent devant la vitrine,
leurs échines qui font luire les corsages par places. Admirations pour
les toilettes de Paris tendues sur les mannequins rigides.

Deux à deux arrivent les retardataires, deux à deux. Une à une.

Et la dernière vêtue de rouge, elle court.

Elle court la main soutenant sa tournure qui sursaute. Elle court, ayant
sa frimousse encore moite du lit, et les mèches noires de sa chevelure
croulant malgré la morsure du peigne. D'un rire elle salue, tandis que
des friandises, en sa bouche, lui gonflent la joue. Elle salue d'un rire
sans pensée.

Et les petites couturières se pressent dans le couloir de l'atelier. La
grande salle claire.

La grande salle claire où plane l'aigre puanteur des failles neuves.
Elles s'installent; et elles se bousculent; et des claques malicieuses
rebondissent sur les omoplates en saillie, sur les croupes futures. Des
disputes crèvent pour occuper les meilleures places, très loin du poêle
où chauffent les fers, très loin de la coupeuse surveillante qui
taillade sans fin des étoffes de toutes nuances sur le transparent jaune
du modèle.

Et s'inclinent, les têtes attentives, sur les doublures à faufiler, les
têtes attentives des petites couturières si bien coiffées.

Agilement s'agitent les minces doigts, piqués noir par l'aiguille. Et
les bavardages piaillent. Des potins d'amour. Aux frisures brunes
s'emmêlent des frisures blondes; et les cheveux échappés des tempes
tremblotent à l'haleine des confidences chuchotées. Les dos palpitent
par saccades, en une grande envie de s'esclaffer.

Et la quinte des rires trop longtemps contenue résonne.

Elle résonne, elle monte dans la grande pièce claire; elle étouffe la
cliquetante mastication des ciseaux.

Et des restes de pudeurs rougissantes se cachent dans la claire-voie des
mains ramenées sur le visage, des mains blanches aux minces doigts,
piqués noir par l'aiguille. Et la joie met en danse les seins grêles
perdus dans l'ampleur du mérinos.

Une joie qu'elles lâchent au nez des garçons, une fois sorties.

Au nez des jeunes garçons, qui les rattrapent et les embrassent, les
petites couturières, bien contentes, sous les grandes portes.

Mais ils les abandonnent soudain, les jeunes garçons, à l'aspect
terrifiant d'un chapeau haute forme.

                   *       *       *       *       *

Le beffroi carillonne ses notes hésitantes. Cinq heures. Elles tombent
lourdes de sa couronne en pierres, de sa couronne fermée comme celle des
princes.

                   *       *       *       *       *

Aux bosselures du pavage, cahotent les coupés déteints des hobereaux en
visite.

La «Dame-d'Honneur» tressaille.

Elle tressaille de ses escaliers qui trépident sous l'avalanche des
petits pieds.

Les petits pieds des grisettes qui envahissent le trottoir.

Et les unes, gourmandes, déroulent des papiers gras recéleurs de
charcuteries.

Et les autres assaillent la voisine épicerie et chipent des cornichons
dans le baril où plonge une grosse cuillère en bois.

Mais la petite rouge, non rieuse, reste immobile.

Un doigt dans la bouche, attentive, écoutante.

Au loin ronronne un étrange bruit.

Un étrange bruit où se mêle le titillement d'un grelot.

Cela grandit, enfle et ronfle.

Brille sur la chaussée un bicycle, un bicycle dont les orbes dardent de
pâles étincelles.

Là haut, un éphèbe juché.

Et ses cuisses se moulent dans un collant gris de perle et ses mollets
en de superbes guêtres jaunes.

Elles se sont tues les petites couturières. Elles se sont tues et elles
le contemplent.

Seule, la petite rouge continue rire et narrer. Seule.

L'éphèbe avec un geste de calme souplesse a sauté de son véhicule. Se
dirige vers la ruelle du Palais.

La petite rouge quitte ses compagnes et pénètre sournoise dans la ruelle
du Palais.

                   *       *       *       *       *

Au pinacle du beffroi que noircirent les âges, le lion héraldique dressé
mire le soleil en ses flancs d'or.

Et tout droits dans leurs chars rougis, aux criardes ferrailles, les
très robustes garçons bouchers passent sanglants, ainsi que les
triomphateurs antiques.

Ils passent et font claquer la chambrière au-dessus de leurs poneys qui
galopent.

    P'tite Lucie n'est plus pucelle,
        Tant pis pour elle!
    C'est Lucien qui l' lui a pris,
        Tant mieux pour lui!

Elle pleura d'abord la petite rouge, elle pleura quand ses compagnes la
chansonnèrent.

Elle rit ensuite, elle a ri quand ses compagnes la chansonnèrent.

Puis, tous les jours, la petite rouge laisse paraître à son oreille une
touche de poudre de riz.

Bientôt la touche s'étend, s'étend à givrer tout son visage.

Et ses joues n'ont plus que des roseurs marcescentes comme celles de
l'anémone du Japon.

Et puis l'épiderme se voile de blanc, d'une transparence blanche sous
laquelle il se devine encore, de même que le vert se devine encore au
verso blanc des feuilles du peuplier blanc.

Et puis il se linceule de blanc: on dirait d'une marmoréenne statue où
seuls les yeux vivent.

Mais les yeux s'auréolent de noir; et les lèvres se vernissent de
carmin; et les mouches noires notent une recherche d'élégance.

Et le sourire, l'immuable sourire, se fige à la commissure des lèvres,
découvrant la denture bêtasse.

Et l'oeil dans son auréole noire stagne, avec la classique polissonnerie
qui bonimente l'alcôve.

Et toute, elle donne l'impression d'une étiquette, comme les toilettes
de Paris derrière la provinciale vitrine.

                   *       *       *       *       *

Les maisons sont coiffées de faîtes à gradins. Dans l'angle suprême des
façades, les oeils-de-boeuf semblent voir.

                   *       *       *       *       *

Leurs saillies se capuchonnent de neige, de neige qu'illumine la lune
bleue. La vitrine de la «Dame-d'Honneur» larmoie des gouttes de vapeur.
Le pavé sec et gris, le ruisseau solide.

Entre le manteau soyeux et bordé de loutre que dépassent les volants
d'une robe en velours, entre le manteau et le chapeau chargé de plumes
frissonnantes, la figure de Lucie resplendit comme un masque neuf.

Et ses mains gantées de noir où saignent de larges piqûres écarlates,
ses mains gantées de noir tiennent un petit manchon.

Elle regarde la vitrine et sa poitrine exhale de gros soupirs.

Une autre femme semblablement mise l'accoste. Et les: «Bonjour, madame!»
chantent un prétentieux duo.

Les petites mains gantées de noir et les petites mains gantées de jaune
indiquent une foule d'objets derrière la glace. Elles s'agitent, elles
vont des mannequins pancartés de blanc aux chapeaux piédestalés de
palissandre, des rubans enroulés sur les supports de globes à gaz,
jusqu'aux cravates indigo et vermillon qui semblent nager en des flots
de dentelles rêches.

Et les têtes hochent, et les plumes frémissent, et d'une poitrine à
l'autre les gestes oscillent, volubiles.

Mais voici deux ombres toussotantes, crachotantes, bedonnantes.

Elles traînent sur le trottoir sec et gris des sabres qui résonnent et
des éperons qui cliquètent.

Et leurs faces renfrognées, rougeaudes, moustachues, grognent sous les
képis garance.

Et très penaudes, se taisent les petites femmes qui suivent les
officiers.

Sans dire, elles subissent les remontrances; et les moustaches en
brosse, balayent leurs petites figures, les pauvres petites figures qui
resplendissent comme des masques neufs.

                   *       *       *       *       *

Le beffroi carillonne ses notes hésitantes. Des heures. Elles tombent
lourdes de sa couronne en pierres, de sa couronne fermée comme celle des
princes. Au pinacle de l'édifice que noircirent les âges, le lion
héraldique dressé mire la lune en ses flancs d'or. Et les maisons sont
coiffées de faîtes à gradins; et, dans l'angle suprême des façades, les
oeils-de-boeuf semblent voir.

Vieille cité flamande.


SÉRÉNADE

Arras.

Le café blanc et or, ses banquettes de velours grenat. De pilier à
pilier, ondoye la bleuâtre fumée des pipes qui sinue et s'élève. Plus
haut, le plafond a revêtu la teinte saure des vieux tableaux. Dans les
globes dépolis, le gaz flambe comme un oeil; sa lumière s'épand et
cuivre. Elle s'épand et elle cuivre les tables de marbre blanc, et les
verres et les liquides. Elle s'épand et cuivre les glaces adverses, où
s'enfoncent d'infinies perspectives de la salle, réfléchies et
réfléchies toujours dans leurs multiples mirances. De même, au théâtre,
la galerie sans bout du palatial décor. Des têtes pommadées et des
crânes chauves. Et, proférés, des mots étranges de jeux. Bruit des
dominos grattant les tables. Des éphèbes étreignent leurs cartes, les
Rois impassibles trônant avec le sceptre, les Reines à figure ronde, et
les As solitaires. Ils tremblent blêmes, la main frémissant au bord du
tapis rouge, où s'enlacent sataniquement les noires initiales du patron.
Un sou la fiche. Autour des billards, verts comme des prairies
anglaises, les messieurs grisonnants s'appuient sur les queues, en
silence, dans l'attitude du hallebardier royal. Et les blancheurs des
tabliers qui ceignent les garçons lâchent seuls une note crue dans la
symphonie des couleurs cuivrées. La très laide caissière, à peine
découvrable au milieu des flacons à pans et des maillechorts, inscrit.
Ses gros doigts courent sur la page, courent avec une bague à chaton
d'émeraude. Tandis que de jeunes hommes étouffent de criailleries le
bruissement qui plane: «Tu as une veine de cocu! Le roi! Tu es baisé!»
et jettent les cartes sur le marbre avec une bestiale rage.

Magistralement un notaire impose: Whist veut dire silence.




TABLE DES MATIÈRES


  Première Soirée:

    _C'est l'hiémale nuit_ (J. M.)           7
    Amourette (P. A.)                       11
    Le lévrier (J. M.)                      45

  Deuxième Soirée:

    _La Haye gris de perle_ (P. A.)         53
    La Faënza (J. M.)                       59
    En gare (P. A.)                         77

  Troisième Soirée:

    _Au couchant, devers_ (J. M.)           87
    Crescendo (P. A.)                       89
    Babioles (J. M.)                       107

  Quatrième Soirée:

    _La mer, d'un jade qui_ (P. A.)        117
    Le cas de Monsieur de Lorn (J. M.)     121
    La tare (J. M.)                        143

  Cinquième Soirée:

    _Au pied de la montagne_ (J. M.)       157
    Le cul-de-jatte (P. A.)                159
    L'Innoucento (J. M.)                   175

  Sixième Soirée:

    _Gît la plaine brune_ (P. A.)          183
    OEil-Chinois (J. M.)                   187
    Ophicléide flamand (P. A.)             197


3694.--ABBEVILLE, TYP. ET STÉR. A. RETAUX.--1886.





End of Project Gutenberg's Le thé chez Miranda, by Jean Moréas and Paul Adam

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Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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