Picounoc le maudit

By Pamphile Lemay

The Project Gutenberg EBook of Picounoc le maudit, by Pamphile Lemay

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Picounoc le maudit

Author: Pamphile Lemay

Release Date: February 18, 2008 [EBook #24636]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PICOUNOC LE MAUDIT ***




Produced by Rénald Lévesque, Carlo Traverso, and the Online
Distributed Proofreading Canada Team at
http://www.pgdpcanada.net. This document is available in
PDF format from the BNQ (Bibliothèque Nationale du Québec).







                              PICOUNOC LE MAUDIT


                                   P. LEMAY



                                    TOME I


                                    QUÉBEC
                          TYPOGRAPHIE DE C. DARVEAU
                            82, rue de la Montagne.

                                     1878




                                   PROLOGUE

                                  LE MEURTRE




                                      I

                     OU LE BOUT DE L'OREILLE SE MONTRE.


--_Salve, domine_, dit l'ex-élève.

--Bonjour! bonjour! répondit Picounoc.

--Tu jardines?

--Je sarcle mes allées.

--_Quid novi_? quelles nouvelles?

--Je me marie.

--Tu te maries? _Tu quoque_!

--Oui, répliqua Picounoc en s'appuyant sur sa gratte.

--Avec qui?

--Avec Aglaé Larose.

--_Rosa, Rosae_, Larose de la Rose... quand?

--Vers la Toussaint.

--Je t'en souhaite!

--Merci.

--Elle est bien!

--Pas mal: blanche, fraîche....

--Je veux dire qu'elle est riche.

--Riche? non; mais elle a une terre et un bon _roulant_.

--Il paraît que tu ne l'aimes pas?

--Elle m'aime, elle, et, veut devenir ma femme: je me laisse faire....

Tu comprends qu'il n'est pas facile de résister au désir de posséder une
belle... ferme.

--Tu es bien toujours le même, Picounoc.

--Ecoute un peu, Paul, je n'ai pas de secret pour toi. J'ai aimé, j'aime
et j'aimerai toujours. Celle que j'aime, tu la connais, c'est Noémie...
Elle est la femme d'un autre.... Eh bien! puisque de ce côté le bonheur
m'est ravi, je n'estime plus les femmes que d'après leur dot, et je
voudrais devenir veuf tous les ans pour me remarier toujours avec des
filles avantageuses.

--Si tu parlais sérieusement je te mépriserais, et j'irais de suite
avertir ta fiancée.

--Mais je suis sérieux.... Je suis un maudit, tu sais, et le fils d'un
maudit... donc il faut que je fasse mon oeuvre.

En parlant ainsi Picounoc s'animait, sa voix devenait aigre et ses yeux
s'injectaient de sang. L'ex-élève s'éloigna lentement, la tête basse, et
prit le chemin de la concession de St. Eustache. Aux premières maisons
du village il rencontra Aglaé Larose vêtue de sa robe des dimanches.
Elle s'en allait à confesse.

--Bonjour, la mariée! dit-il avec un sourire triste.

Une rougeur subite monta au front de la jeune fille, et sa démarche
parut plus gauche.

--Arrête-donc, reprit l'ex-élève, j'ai quelque chose à te dire.

Se doutant bien qu'il allait lui parler de son bien-aimé, elle se
retourna et un sourire éclaira ses yeux.

--Qu'est-ce donc? dit-elle, dépêche-toi; je veux me rendre à l'église
avant qu'il fasse noir.

Il était cinq heures et demie du soir, alors, et elle avait une lieue à
faire pour atteindre l'église, car elle se trouvait près du calvaire, à
Lotbinière--C'est à Lotbinière que nous sommes toujours.

--Voudrais-tu épouser un homme qui ne t'aimerait pas sincèrement? dit
brusquement l'ex-élève.

Aglaé parut surprise de cette question.

--Pourquoi me demandes-tu cela? répondit-elle après un moment.

--Parce que je m'intéresse à toi.

--Est-ce que l'on peut se marier sans aimer profondément?

--Je viens de rencontrer un garçon sur le point de prendre femme, et qui
ne cache pas du tout son indifférence à l'égard de sa future.

--Qui donc? fit Aglaé légèrement anxieuse.

--Je ne le dis pas, cela te chagrinerait.

La jeune fille pâlit et pencha la tête. L'ex-élève reprit:

--Aglaé, tu es une bonne fille; ta mère est à l'aise; tu aurais pu... tu
pourrais trouver un autre parti que Picounoc....

--Il me semble que l'on ne peut dire grand'chose contre lui. S'il
fallait écouter tous les propos....

--Picounoc ne t'aime pas; il vient de me le dire.

--Il n'est pas obligé de dire qu'il m'aime.

--Tu ne seras pas heureuse avec lui.

--Quand on aime on est toujours heureux.

--Il t'épouse pour ton bien.

--Qui m'assure qu'un autre aura de meilleurs motifs?

--Sais-tu que ce garçon-là est maudit?

--Tais-toi donc, Paul, tu me fais peur.

--Je voudrais t'effrayer assez pour t'empêcher de l'épouser. Il a été
maudit de son père.... Et tu sais qu'un enfant maudit de son père est
maudit de Dieu....

--Tu plaisantes, Paul; qui t'a raconté ces histoires? As-tu jamais connu
son père? Personne dans la paroisse n'a jamais su son nom!

--Aglaé, te souviens-tu de ce vieillard qui fut trouvé mort, l'an
dernier, sous les décombres de la cave à patates de Joseph Letellier, et
qui fut enterré, comme un chien, dans le ruisseau?

--Eh bien?

--Eh bien! ce vieillard, un chef de voleurs, un assassin, un maudit
lui-même--ce vieillard était le père de Picounoc.

--Mon Dieu! est-ce vrai? s'écria la jeune fille en joignant les mains.

--Dieu m'entend: je dis la vérité. Et tu sais qu'une femme qui n'a
jamais laissé ses habits de deuil, est morte quelques mois après, d'une
maladie étrange que le médecin n'a pas connue. Cette femme, c'était la
veuve du chef des voleurs, la mère de Picounoc, la maladie, c'était la
honte et la douleur.

--C'est affreux ce que tu me dis là; mais toi, tu vas bien épouser la
fille et la soeur d'un maudit, pourquoi ne crains-tu pas pour toi-même
le malheur que tu m'annonces?

--Non, Aglaé; c'est fini entre Emmélie et moi.

--Vraiment?

--Elle va mourir la pauvre enfant, car le mal qui a tué sa mère
l'emporte elle aussi. Avant six mois, peut-être, elle sera dans la
tombe. Pauvre Emmélie!

Et une larme roula dans les yeux de l'ex-élève.

--Ce n'est donc pas à cause de la malédiction qui pèse sur elle que tu
ne la prends pas pour femme? reprit Aglaé, contente d'affaiblir
l'argument de son ami.

--J'avoue que je l'aime tant.... Et puis c'est une fille vertueuse que
la malédiction de son père n'a pas voulu atteindre, tandis que son
frère.... Si tu l'avais connu comme moi alors qu'il était dans les
chantiers!

--J'aime aussi moi, murmura la jeune fille. Et, comme honteuse de cet
aveu, elle reprit: J'en parlerai à mon confesseur. Adieu, Paul, merci de
tes conseils.

Paul Hamel venait de Deschambeault pour voir Djos son ami de chantier.
Joseph Letellier s'appelait toujours Djos pour les intimes. Quelquefois
encore on l'appelait le pèlerin.

Aglaé descendait la route jetée comme un trait d'union entre la
concession et le bord de l'eau. Elle était pensive, car les paroles de
l'ex-élève l'avaient troublée. Elle aima Picounoc de toute son âme, et
l'idée de renoncer à son amour la jetait dans une véritable prostration.
Bonne enfant, simple un peu, elle croyait tout ce qu'on lui disait, et
passait facilement du plaisir à la peine, du désespoir à l'espérance.
Comme une terre facile à pétrir, elle recevait toute espèce
d'impressions en un moment. Elle n'avait pas d'énergie et ne luttait que
faiblement contre elle même et contre les autres. L'astucieux Picounoc
exerçait un grand ascendant sur son esprit, et il était le maître de son
coeur. Il le savait bien, et voilà pourquoi il ne se gênait nullement de
se démasquer devant ses amis. Depuis son arrivée dans la paroisse il
avait demeuré avec sa mère; mais à la mort de celle-ci, il se trouva
seul avec sa soeur. Il eût vite fait de s'établir maître dans la maison,
et de tout conduire à sa guise: au reste, il se sentit tout à coup pris
du désir d'amasser et se montra fort économe. Emmélie ne le contrariait
jamais, et ne paraissait pas savoir qu'elle avait droit à la moitié du
petit héritage. La mort de sa mère l'avait laissée bien seule au
monde,--car ce frère, à peine connu et si mal élevé, n'était encore
qu'un étranger pour elle. N'eut été son amour pour l'ex-élève, elle
aurait désiré mourir. Les amis et les voisins, remarquant avec
inquiétude les ravages de la peine sur son front candide, s'efforcèrent
de la distraire; mais elle ne voulut pas être consolée, et elle se
complut dans son amertume. Les personnes qui aiment et souffrent,
refusent souvent les consolations. On dirait que la souffrance et
l'amour sont inséparables, et se plaisent ensemble. Une dernière goutte
de fiel vint faire déborder la coupe. Un jour elle apprit que les
parents de l'ex-élève ne se souciaient pas de la recevoir dans leur
famille; à cause de l'ignominie de son père. Car le mystère qui avait
plané sur le chef des brigands s'était dévoilé pour plusieurs; et, bien
que, par respect pour la femme et la fille de ce bandit, l'on eut
généralement gardé le secret, cependant quelques langues furent
indiscrètes. Emmélie se sentit mortellement blessée. J'en mourrai,
pensa-t-elle, mais jamais je ne l'exposerai à rougir de moi... ou de
l'aïeul de ses enfants.... J'en mourrai, qu'importe?... Et en effet,
elle inclinait vers la tombe. Picounoc la voyait s'éteindre rapidement,
et supputait ce que sa mort lui rapporterait. Il était déjà mordu de
l'avarice. C'est en songeant à ces choses et à la dot d'Aglaé, qu'il
sarclait les allées du jardin attenant à la maison de sa défunte mère.
L'ex-élève, qui avait passé par là tout à l'heure, l'arracha un instant
à ses rêves d'envie. Il se remit au travail, puis, s'arrêta de nouveau.

--J'ai fait une bêtise, pensa-t-il: je n'aurais pas dû parler ainsi à
Paul. Il est capable de répéter mes paroles à Aglaé, et qui sait?... Les
femmes sont si capricieuses!... Prévenons les coups: allons voir notre
future. Devant moi, Paul sera muet comme une carpe.... Pourtant,
qu'ai-je à craindre? Aglaé croit tout ce que je lui dis.... La chère
enfant, comme elle est bête!... Si j'allais perdre la terre!... et les
chevaux! et les bêtes à cornes!... Vite, un brin de toilette et filons!

Après ce monologue, Picounoc laisse tomber sa gratte dans l'allée,
entre, se passe un linge trempé sur la figure, un peigne dans les
cheveux, met un col blanc, une cravate rouge et tout ce qu'il faut pour
être faraud, puis il part à pied. Il marchait vite. Quand il fut au bas
de la route, il vit se dessiner, sur le coteau, vers le milieu, la
silhouette d'une femme qui descendait. Bientôt la distance entre cette
femme et lui fut courte, et il reconnut Aglaé. De son côté la jeune
fille avait vite reconnu le grand et sec gaillard qu'elle adorait. Elle
baissa la tête et simula une tristesse profonde.

--J'allais au devant de toi, Aglaé, dit Picounoc en souriant.

La bonne fille leva sur lui un regard plein de reproches.

--Allons! tu n'es pas gaie, ce soir; conte moi ton chagrin, ma belle, tu
sais que j'aime à te consoler, continua le cynique garçon.

--As-tu vu Paul Hamel? demanda Aglaé.

Picounoc, malgré son effronterie, demeura un moment sans répondre.

--As-tu vu l'ex-élève? réitéra la jeune fille.

--Pourquoi cette demande?

--Tu le sais bien.

--Comme te voilà mystérieuse Aglaé, où vas-tu? je t'accompagne....

--Je m'en vais à l'église.

--Alors je m'en retourne avec toi.

--Rends-toi donc au village.... Tu vas voir ta terre sans doute....

--Ma terre?... Je ne te comprends pas.... J'allais te voir.

--Me voir?... Je sais tout, va! l'ex-élève m'a tout dit.

--L'ex-élève! l'ex-élève! ne le connais-tu pas encore? Tu sais bien que
c'est un farceur qui dit tout ce qui lui passe par la tête.

--Il m'a rapporté ce que tu lui as confié il y a un instant. Tu ne
m'aimes point, Picounoc....

La pauvre enfant avait des larmes dans la voix.

--Voilà qui est drôle. Je l'ai à peine vu, et ne lui ai dit qu'un mot en
passant. Je l'ai prié de m'attendre pour monter au village, je voulais
achever de sarcler mon jardin. Il m'a répondu qu'il était trop pressé.
Je comprends ses motifs maintenant. Il voulait te voir avant mon
arrivée.... Il avait une mauvaise action à faire: calomnier son meilleur
ami. Sais-tu pourquoi? Il est jaloux, il t'aime et veut faire manquer
notre mariage. Le misérable!... Ma soeur l'a remercié, tu sais, et....

--Emmélie lui a donné _la pelle_?

--Oui, vrai comme tu es là!... et il veut se venger sur moi.

--Il m'a dit en effet, que tout est fini entre elle et lui.

--Tu vois bien, ma chère Aglaé, que je te dis la vérité, et que lui, le
traître, il me calomnie. Viens! marchons ensemble; conte-moi tout; je ne
crains rien, et nos ennemis travaillent en pure perte. Ils ne réussiront
jamais à m'éloigner de toi, Aglaé, car je t'aime.

--Tu m'aimes! Ah! si c'était vrai! Il dit, lui, que c'est pour avoir ma
terre que tu m'épouses et que te ne te soucies que fort peu de moi.

En parlant ainsi les deux fiancés suivirent, côte à côte, le bord du
chemin qui conduit à l'église.

--Il dit cela, le misérable! il ose parler ainsi? Il me le paiera, je le
jure! S'il a le malheur de remettre les pieds à la maison, gare à lui!

--Il avait bien l'air d'un homme qui ne ment pas.

--L'hypocrite! Les hypocrites, Aglaé, ce sont les plus dangereux de tous
les méchants, parce qu'ils ont l'air bon et que l'on ne se défie pas
d'eux.... Dire que je t'épouse pour ton bien, quel mensonge! Tiens!
renonce à ta dot; je veux t'épouser pauvre afin que tu saches bien comme
je t'aime. Moi, passer pour un avare, pour un garçon trompeur et
malhonnête!... ah! tu me causes de la peine, Aglaé! Je n'ai donc plus ta
confiance? Tu crois donc que l'ex-élève est plus franc que moi?...
Aglaé, si quelque jeune fille venait me dire du mal de toi, je les....
Ah! c'est affreux....

Et la voix nasillarde de Picounoc était devenue sifflante comme une voix
de vipère. Aglaé renaissait à la confiance, et se trouvait heureuse de
pouvoir douter de la bonne foi de l'ex-élève. Les larmes qui avaient
voilé ses yeux se desséchèrent vite, et, quand elle arriva à l'église,
elle était toute joyeuse.

Picounoc revint chez lui fier de son nouveau succès. Il alla s'asseoir
sur le bord de la côte afin de n'être pas dérangé dans sa rêverie, car
il voulait rêver. Parfois, dans son ardeur, il parlait seul, et des
oreilles indiscrètes auraient pu recueillir ces lambeaux de phrases.

--La simple qu'elle est!... comme elle se laisse prendre!...

--C'est une affaire magnifique!... une terre de quatre arpents....

--Si je pouvais me débarrasser de la bête après!...

--Noémie! Noémie! C'est toi que j'aime!...

Sa voix devenait ardente. Elle était plus sombre quand elle prononçait:

--Si Djos pouvait mourir!... Djos et Aglaé!...




                                      II

                            DES REGARDS INDISCRETS.


On était à la fin de septembre 1850, et les récoltes, commencées depuis
longtemps, puis interrompues par les pluies, venaient d'être reprises
partout, grâce au retour d'un radieux soleil. Dans quelques endroits bas
le grain avait germé, mais, en général, le dommage n'était pas grand.
Joseph Letellier, ou Djos, comme nous l'appellerons encore assez
souvent, n'avait pas murmuré contre la pluie--car il n'y a que les
mauvais Chrétiens qui s'impatientent ou s'irritent lorsque tout ne va
pas à leur gré. Il n'avait pas, non plus, perdu son temps à dormir, dans
son grenier, comme font plusieurs, mais, laborieux et vigilant, il avait
commencé des voitures de travail, _affilé_ des chevilles pour les
clôtures, réparé les meubles éclopés, et fait cent autres ouvrages que
les habitants de bonne conduite et adroits ne négligent pas de faire,
lorsqu'ils ne peuvent aller au champ. Quand vint le beau temps avec le
soleil, il partit, la faucille sur l'épaule, pour aller _couper_. La
jeune femme ne le suivit pas à la moisson, car ses devoirs de mère la
retenaient au logis. Un chérubin d'un mois environ, reposait, rosé et
frais, dans le berceau neuf. Et la mère dévouée ne laissait pas de loin
le petit amour. La journée finie, Djos revint vers sa femme et son
enfant, le coeur débordant d'ivresse; car, outre la satisfaction du
devoir accompli, il ressentait toutes les délices d'une passion
profonde, que la vertu protégeait comme d'une égide. Le soir où commence
ce récit, il trouva, fumant sa pipe sur le seuil de la porte, son ami
l'ex-élève.

--Viens-tu m'aider à engerber? dit-il, en lui tendant la main.

--Je viens fumer une pipe avec toi, avant de monter dans les chantiers.

--Pars-tu encore?

--_Eo ad_.... _forestam_.... Je m'en vais dans les bois.

--Tu devais n'y plus retourner?

--J'ai changé d'idée...._changeavi_....

--Entrons, nous causerons de cela en mangeant la soupe.

Ils entrèrent. Noémie déposa un baiser sur le front de son mari, qui lui
en rendit deux, et l'un et l'autre se penchèrent sur le berceau de
l'enfant qui souriait en dormant, parce que, sans doute, son jeune
esprit jouait avec les anges gardiens de la maison.

Le feu pétillait dans l'âtre et la flamme enveloppait la marmite pleine
de soupe au lard. L'ex-élève s'approcha de la cheminée, comme s'il eut
eu froid, et regarda, d'un oeil pensif, les étincelles du foyer.

--Vous paraissez triste, Paul, dit la jeune femme, à quoi pensez-vous
donc?

--Que vous êtes heureux, vous autres! répondit l'ex-élève.

--Marie-toi, reprit Djos, prends une gentille petite femme comme la
mienne, et tu seras heureux.

--Emmélie vous apportera le bonheur, qu'attendez-vous? ajouta Noémie.

--Emmélie! Emmélie!... exclama l'ex-élève en branlant la tête....

--Comment? ne l'aimes-tu plus? repartit Djos....

--Je l'adore!... mais elle se meurt... ne voyez-vous pas qu'elle va
mourir?... Et quand même....

--Elle est jeune et forte, Paul, vous vous effrayez à tort.

--Eh oui! tu te livres au chagrin pour rien, ajouta Djos; viens! viens
prendre un petit verre de Jamaïque, cela va te remettre sur le ton.

--Je dresse la soupe, dit Noémie: Tu dois avoir faim, mon bonhomme,
ajouta-t-elle en entourant, de son bras, le cou de son mari... et vous
aussi, Paul, car vous avez marché beaucoup.

Le souper fut servi et les trois amis s'assirent à la table, causant
avec verve et mangeant avec appétit.

--Vois-tu Picounoc bien souvent? demanda l'ex-élève à son ami.

--Oh! il vient faire _son tour_ plusieurs fois la semaine, et tous les
dimanches sans y manquer.

--Il arrête chaque fois qu'il va voir sa _blonde_, repartit Noémie.

--Je crois qu'il aime mieux ma femme que sa future, dit Djos en riant.

--Cela se pourrait, ajoute la jeune femme, aussi je lui fais les yeux
doux.

L'ex-élève essaya de rire, mais ce fut d'un rire amer. Il se souvint de
l'aveu de Picounoc au sujet de Noémie; il savait combien cet homme était
dangereux, et la vue de l'innocence qui se jouait ainsi avec le danger,
et ne se doutait de rien, lui causa une peine sérieuse. Cependant ses
deux amis ne remarquèrent point cette perplexité, tout disposés qu'ils
étaient à s'amuser.

--Il va se marier, reprit l'ex-élève après un moment.

--Avec Aglaé Larose, une bonne fille, pas bien fine, peut-être, mais
travaillante, douce et honnête......dit Noémie.

--Et avantageuse, ajouta, Djos....

--C'est pour cela qu'il la prend, continua l'ex-élève, et, si elle
n'avait pas de dot, je suis sûr qu'il ne l'épouserait jamais.

--Il n'a pas l'air de l'aimer beaucoup, en effet.

--Il ne l'aime pas, il me l'a dit, tout à l'heure.

--Il dit souvent le contraire de ce qu'il pense; vous ne le connaissez
pas comme nous, reprit la jeune femme.

--Défiez-vous de lui, Noémie, c'est peut-être un mauvais ami.

--Tu te trompes, mon cher Paul, reprit vivement Djos, il n'y a pas d'ami
plus dévoué, plus complaisant. Il est toujours prêt. Il a changé, va,
depuis un an: il n'est plus le même. Je t'assure qu'il m'a rendu bien
des petits services, et je lui dois beaucoup.

--Il a peut-être quelque intérêt à se rendre aimable auprès de vous
autres....

--Quel intérêt veux-tu qu'il ait?

--Je le crois un garçon dangereux... un homme qui, pour arriver à ses
fins, peut détruire la paix et le bonheur des meilleurs ménages......et
de ses plus chers amis.

--Prends-garde, Paul, car si tu parles trop mal de Picounoc, on croira
que le bruit qui court au sujet de tes amours avec Emmélie est fondé, et
que c'est le dépit qui te fait parler....

--Que veux-tu dire, Djos?

--Le bruit court que tu as reçu _la pelle_, et et que tu es _en diable_
contre Emmélie et Picounoc....

L'ex-élève pencha la tête. Il comprit que ses amis étaient prévenus et
que tout avertissement serait inutile.

--Tu ne réponds rien, Paul, on a touché juste à ce qu'il paraît.

--Que Dieu sauve mon Emmélie, et vous verrez.... En attendant je vous
conseille une chose: Défiez-vous de Picounoc.

--Bah! que peut-il nous faire?

--Bien du mal.

--Parle donc latin, Paul, tu nous amuseras bien mieux qu'avec tes
avertissements de grand père.

--_Abyssus abyssum invocat_--Es-tu content? Cela veut dire que si l'on
commet une première faute on en commettra une seconde--cela veut dire,
surtout, qu'un malheur en appelle un autre. Ton premier malheur, ta
première faute, c'est la confiance que tu reposes dans un garçon
méprisable.

--Parlons d'autres choses, dit Djos un peu froidement.

--C'est bien.

--Je fais une épluchette de blé d'Inde, demain soir, tu vas rester avec
nous, n'est-ce pas? nous nous amuserons bien.

--Si je ne _traverse_ pas demain, je veillerai avec ma pauvre Emmélie,
car ce sera probablement pour la dernière fois. Il me serait agréable de
me joindre aux amis, mais la gaîté n'habite plus guère mon âme, et l'on
me trouverait maussade.

Le repas s'acheva au milieu d'une causerie assez sérieuse.

L'ex-élève retournait dans les chantiers pour chercher, dans
l'éloignement et le travail rude des bois, une distraction à sa douleur.
Il s'était bercé de suaves espérances, et jamais avant les tristes
événements de l'automne dernier, il n'avait pensé que son amour pût
devenir une source d'amertume, et son bonheur, une illusion regrettée.
La mort seule, il le savait bien, pouvait le séparer ds sa tendre amie,
mais la mort nous semble si éloignée quand on est jeune, plein de
vigueur et débordant d'amour! Une fois pourtant, sa jeune bien-aimée
n'eut pas l'enjouement ordinaire, l'éclat de ses yeux fut moins vif,
elle fut moins expansive et comme plus concentrée en elle-même. C'était
la sensitive qui se repliait sous une haleine glacée. L'ex-élève crut
d'abord qu'elle l'aimait moins; on est sensible, soupçonneux, jaloux
quand on aime beaucoup. Les protestations de la jeune fille le
rassurèrent. Madame Saint-Pierre mourut. Alors l'ex-élève comprit la
cause de la tristesse d'Emmélie, et il mêla ses larmes aux larmes de la
chaste enfant. Il se disait: l'orage passera, les vents se tairont, les
nuages disparaîtront, et le calme et la sérénité planeront encore dans
le ciel. Mais le ciel demeura couvert; le soleil ne parut qu'à de rares
intervalles, et l'espoir s'éteignit dans le coeur du brave garçon: la
maladie qui avait tué la mère emportait la fille.

A l'époque des _travaux_ on ne se couche pas tard, à la campagne, et on
se lève de bonne heure. Djos et l'ex-élève fumèrent la pipe après le
souper, en parlant de diverses choses, puis se mirent au lit. La jeune
ménagère veilla jusque vers les onze heures, ravaudant des bas en
berçant, du pied, l'enfant mignon. Pendant qu'assise auprès de la table
où brûlait une chandelle de suif, elle passait et repassait, dans les
mailles usées, son aiguillée de laine, une tête curieuse se penchait
vers la fenêtre, et la regardait avec des yeux de feu. On eut dit qu'un
courant magnétique s'établit aussitôt entre la personne du dehors et
Noémie, car celle-ci se retourna soudain vers la fenêtre; mais la tête
curieuse avait disparu déjà. Il est singulier que souvent nous sommes
avertis par un messager merveilleux--est-ce le magnétisme?--qu'un regard
se fixe sur nous.

Noémie déposa son ouvrage et se mit à genoux près du berceau de son
enfant pour faire sa prière du soir. La tête reparut dans la fenêtre, et
l'on eut pu voir une singulière expression de trouble passer sur le
visage de l'indiscret qui regardait ainsi. Un souvenir vint à sa
mémoire: il se rappela une parole terrible, prononcée dans une horrible
circonstance par son père alors son compagnon de débauches--et cette
parole, la voici: _On va voir si le chapelet les sauvera!_--(Pèlerin de
Sainte-Anne.)

Picounoc,--car c'était lui--venait souvent le soir, épier les actions de
Noémie; et s'enivrer, en secret, de sa grâce et de sa beauté. Il
choisissait, d'ordinaire, les nuits sombres; mais quelquefois il
s'exposait, par des soirées de lune, tenant en réserve quelque adroit
mensonge pour le cas où il serait surpris. Il allait faire la cour à sa
_blonde_, la bonne Aglaé; mais souvent il n'y allait que pour voir, en
passant, Noémie; et la comparaison qu'il faisait entre les deux, le
rendait de plus en plus jaloux et pervers. Le soir où nous le voyons, il
avait eu l'intention de fumer la pipe avec Djos et l'ex-élève, mais il
s'était attardé trop longtemps avec Aglaé, et quand il arriva ses deux
amis venaient de se coucher. Il n'en fut pas fâché, car il put regarder
sans contrainte, de ses yeux de flamme, la femme de son heureux ami.




                                     III

                                L'ÉPLUCHETTE


Le lendemain Djos amena, du champ à la maison, une charretée d'épis de
blé d'Inde qu'il entassa dans un coin de la cuisine. C'est la coutume de
faire des corvées pour peler le blé d'Inde, comme pour broyer le lin et
fouler l'étoffe. Ces corvées sont toutes agréables et joyeuses, mais la
plus joyeuse et la plus agréable, c'est l'_épluchette_. Et d'abord on y
va dans ses beaux habits, car la besogne est propre; on y va avec
plaisir, car le travail n'est pas rude et se fait à la soirée; on y va
souvent avec bonheur, en songeant d'avance aux douces faveurs attachées
au blé d'Inde rouge. Et qui n'a pas l'espoir de déterrer, sous ces
feuilles crépitantes, dans ces aigrettes de soie moelleuses, le précieux
épi aux grains de pourpre? Et puis il y a, pour ceux qui sont un peu
gloutons, la perspective de mordre à belles dents dans le blé d'Inde
rôtit à la braise, ou bout dans les profondeurs de la chaudière. Et que
d'autres perspectives encore!

Noémie balaya la _place_, épousseta les meubles, rechangea le bébé et le
revêtit de sa robe de baptême, la plus belle que l'on porte... après
celle de l'innocence. Elle souriait à la pensée de toutes les choses
aimables que ses amies allaient dire de son enfant; elle croyait
volontiers que jamais enfant né de la femme n'avait réuni tant de grâce
et de finesse. Oh! si tous les enfants étaient ce que pensent leurs
mères, comme il y aurait des hommes d'esprit sur la terre, et que la
laideur deviendrait vite une chose introuvable! Pauvres mères! après
tout, c'est peut-être notre faute si nous devenons laids, disgracieux et
méchants.

Le soir arriva; les invités arrivèrent aussi. Ils étaient quinze. Je ne
déclinerai pas les noms et prénoms de chacun--à quoi bon? puisque la
plupart ne seront pas mêlés aux événements qui vont suivre. Je nommerai
pourtant Picounoc et Aglaé, l'ex-élève et Emmélie. Vous êtes surpris de
voir Emmélie? Nous le sommes tous: nous ne l'attendions point. Elle est
un peu mieux aujourd'hui, et l'ex-élève lui a fait comprendre qu'une
petite distraction, sous forme _d'épluchette_, lui serait
très-favorable. Elle s'est laissée persuader.

Assis en cercle autour de l'amas de blé d'Inde, les jeunes gens
commencent leur tâche. Sous les doigts vigoureux des garçons et sous les
doigts mignons des filles, les épis se dépouillent de leur multiple
enveloppe, et les grains couleur d'ambre apparaissent, au milieu d'un
froissement de feuilles presque assourdissant. Les épis s'amoncellent
d'un côté, les feuilles, de l'autre. On laisse cependant aux épis que
l'on veut garder en tresse trois ou quatre feuilles, que l'on nouera
avec habileté aux feuilles des autres épis. Les aigrettes, fines et
douces comme des glands de soie, tombent sur le plancher ou s'accrochent
comme des guirlandes, aux habits des travailleurs. C'est une lutte entre
tous, lutte agréable et sans aigreur, que l'envie ou la jalousie ne
troublent ni n'excitent. Emmélie seule travaille avec nonchalance. On la
croirait paresseuse, si l'on ne savait à quel état de faiblesse l'a
réduite un mal mystérieux. L'ex-élève la regarde avec amour et douleur.
Il craint qu'elle ne se fatigue et n'ose lui dire de se reposer.

Djos et Noémie se sont joints à leurs convives. Picounoc est assis
auprès d'Aglaé, mais ses yeux et sa pensée se tournent souvent vers la
femme de Joseph. Noémie s'aperçoit bien que ce garçon la regarde d'une
singulière manière, et qu'il se plaît auprès d'elle; mais la vertu est
simple et sans défiance.

--Un _blé d'Inde_ rouge! crie tout à coup l'un des _éplucheurs_, et vif,
il se lève tenant comme un trophée l'heureuse trouvaille.

--Prête-le moi donc, dit Picounoc.

--Nenni! mon bel ami, je m'en sers pour moi-même... tu vois! Il avait
embrassé sa voisine, une belle grosse brune. Ce que j'ai représenté par
des points. La grosse brune s'essuya la joue en disant d'un ton
provocateur.

--Reviens-y!

--Bientôt! répond le galant. Et il glisse adroitement l'épi dans la
poche de son habit. C'était de la prévoyance, car, après tout, il
pouvait bien n'y avoir pas d'autre épi rouge, et il y avait encore des
bouches avides de donner un baiser. Il est vrai que l'épi n'est pas de
rigueur; mais il est un bon prétexte. Cependant il y en avait encore des
_blé d'Indes_ d'amour, comme on les appelle quelquefois chez nous.
Emmélie en trouva un. Dès qu'elle aperçut les premiers grains, elle
rougit et les recouvrit de leurs feuilles, comme s'il se fut agi de
quelque nudité. Mais l'ex-élève l'avait vu. Il devina tout.

--Changeons, dit-il! le mien est plus facile à _éplucher_.... L'échange
se fit donnant donnant. En un clin d'oeil l'épi fut mis à nu. Il était
rouge--pas d'être mis à nu--rouge et luisant comme si une larme eut
mouillé ses perles.

--C'est tricher! dit Picounoc.

--La loi n'y pourvoit pas--_Non est lex_, répliqua l'ex-élève.

--Pour ta peine, tu n'embrasseras que la personne qui te sera désignée,
ajoute un autre.

--C'est juste! c'est juste! dirent tous les jeunes gens... sauf Emmélie
qui pencha la tête en tâchant de sourire.

--_Durum est_, dit l'ex-élève.

--Du rum? repart Djos, je vais t'en verser dans l'instant.

--Embrasse Aglaé, dit Picounoc.

--Embrasse Angélique, dit un autre--Il y avait une Angélique.

--Pendant que vous allez vous entendre, j'embrasse.... Emmélie--Quand il
avait dit: "Emmélie," le baiser était rendu. Emmélie rougit jusqu'aux
oreilles et sourit jusqu'au fond de l'âme.

Cependant on allume le feu, et l'on fait bouillir, dans un chaudron bien
propre, les épis que l'on mangera au réveillon, avec le sel et le
beurre. Quelques uns des convives ne veulent pas attendre et préfèrent
le blé d'Inde rôti. On ne discute pas les goûts, et les hommes sont
libres de manger des _blé d'indes_ de toutes sortes. La tâche allait se
terminer et Picounoc n'avait pas eu la chance de quelques uns. Cela ne
le troublait guère. Il était homme à commander la fortune, et quand elle
ne lui apportait point ce qu'il lui demandait, il allait le chercher.
Déjà l'on avait porté dehors plusieurs brassées de feuilles.

--A mon tour! dit-il, et, triomphant, il montre un épi de pourpre qu'il
vient de tirer de la poche de son voisin.

--Embrasse qui te plaira! lui crie-t-on.

Aglaé qui s'attend d'être choisie, se détourne en riant, et se voile la
figure avec sa main, d'une façon coquette, découvrant la joue pour ne
rien perdre de la sensation, Picounoc se penche de l'autre côté et
embrasse Noémie. La pauvre Aglaé eut presque honte.

Noémie dit:

--_Je t'en fais passer_, Aglaé.

--Je ne tiens pas à ses baisers, répond la jeune fille en se donnant de
la contenance.

--Tu sais que tu en auras de reste bientôt, ajoute l'ex-élève avec un
grain de malice.

--S'il n'aime pas à l'embrasser maintenant, observe une des
_éplucheuses_ à sa voisine, que sera-ce plus tard?...

--Après le mariage?... répond en souriant la voisine.

Les _épluchettes_ de blé d'Inde se terminent toujours, comme le foulage
d'étoffe et le _brayage_, par les jeux et les danses. Mais les jeux sont
honnêtes et les danses, décentes. L'on joue à "Madame demande sa
toilette," à "La mer agitée" aux homonymes quelquefois, lorsque les
veilleux sont un peu éduqués; on "loge les gens du roi", ou plutôt, on
cherche à les loger, car personne ne se soucie de se déranger pour si
peu; on joue à Collin-maillard--au bout d'un bâton--et à la paroisse--un
jeu fort amusant et bien simple celui-ci; l'on vend le
corbillon--toujours en "on", ou l'on passe le gant, en rimant; l'on fait
circuler un petit bâton allumé en disant: petit bonhomme vit encore. Il
paraît que le petit bonhomme vit tant qu'il a du feu, ou qu'il a du feu
tant qu'il vit. Malheur au joueur entre les mains duquel le petit
bonhomme expire! il donne un gage. Les gages, voilà la grande affaire.
Et, comme le curé qui veut accomplir son devoir a besoin d'écouter tout
ce qui se dit, de voir tout ce qui se passe!... Heureusement qu'il se
trouve alors aussi des commères empressées de lui rapporter les faits et
gestes qu'il n'a pu apercevoir.--Le curé, c'est lui qui recueille les
gages, car ces gages sont la preuve tangible des péchés que les joueurs
ont commis... contre les lois du jeu. A chaque gage est attachée une
peine... peine bien douce souvent, et qui tourne à l'avantage du
pénitent. Voilà pourquoi sans doute il y a tant de pécheurs. Lorsque
tous les gages sont retirés, que celui-ci a cueilli des
cerises--celui-là, mesuré du ruban--cet autre, fait trois pas d'amour,
et cet autre encore, le pont de Paris, on change de jeu, jusqu'à ce
qu'enfin le violonneux se décide à passer de l'arcanson sur le crin de
son archet pour le rendre mordant, à tourner les clefs de son violon,
pour mettre d'accord la chanterelle éveillée et la grosse corde
grondeuse. Alors, aux premiers résonnements des cordes harmonieuses que
touche de son doigt l'artiste improvisé qui veut s'assurer de la
fidélité de l'instrument, les pieds froissent le plancher avec
impatience, un murmure joyeux court dans la salle; les uns se lèvent,
comme mus par un ressort, et font, en cadence, les pas les plus
difficiles; les autres, sans bouger de place, battent d'avance la mesure
avec le talon sonore de leur bottes françaises. Rien de gai, rien
d'entraînant comme la danse, mais la danse mesurée, rapide, animée de la
gigue et du _réel_. Et puis, c'est un excellent exercice hygiénique. En
ce temps-là, à la campagne, on ne connaissait ni le lancier, ni le
quadrille, ni le caledonia. Aussi, l'on ne voyait dans la _place_ que
ceux qui savaient danser; et les autres--les jeunes--avaient du plaisir
à voir ces mouvements capricieux, multiples, élégants des pieds, qui
étaient inspirés par le rhythme de la musique. Et tout cela paraissait
facile, tant c'était naturel; il semblait que tout dépendait de la
musique, et que le joueur de violon n'avait qu'à promener ainsi l'archet
sur les cordes pour faire danser tout l'univers.

L'_épluchette_ se termina donc par les jeux et la danse. Noémie, plus
gaie que jamais, dansa beaucoup et avec chacun, même avec Picounoc. Elle
dansait comme une poupée, tant elle était légère et souple. Picounoc
avait, lui aussi, la jambe déliée et l'oreille sûre, il battait les
ailes de pigeon comme pas un, et ne perdait jamais une mesure quelque
pas difficile, qu'il exécutât. Ils commencèrent une gigue tous deux.
Jamais le gaillard ne dansa mieux de sa vie. Il n'y avait pas que le
violon qui l'animât son coeur obéissait à une force mystérieuse plus
entraînante et plus redoutable que les voluptueuses effluves de la
musique; et, pendant que ses pieds faisaient retentir la salle de leur
bruit cadencé, ses regards luxurieux dévoraient l'innocente jeune femme,
qui n'avait d'autre souci que de ne pas perdre une mesure.

L'ex-élève remarqua Picounoc, car il savait quelle passion ce malheureux
nourrissait dans son âme. Pour le distraire de son idée, et sauver de
son oeil de convoitise la femme chaste qu'il obsédait, il alla le saluer
et prendre place. La gigue devenait gigue voleuse. Picounoc n'osa pas
refuser, mais il lança un regard de colère à son ami. Joseph le vint
trouver:

--Que tu danses bien! lui dit-il....

--Ce n'est pas malaisé, répondit le grand gars, il suffit de s'y mettre.
Je ne suis pas fatigué et je danserais bien toute la nuit... mais
l'ex-élève n'aime pas à me voir avec ta femme, paraît-il.... On dirait
qu'il est jaloux.... Défie-toi de ce gaillard-là.... Avec son latin il
peut enjôler le diable.

--Bah! ma femme est un ange.

--Sans doute,... mais il y a des anges qui ont tombé déjà, paraît-il.

--Si je m'apercevais de la moindre chose!..

--Veille... fais attention, c'est ton affaire.

Une jeune fille vint remplacer madame Joseph Letellier et la gigue
continua. Le violonneux était infatigable, et ses talons retombaient de
plus en plus fort, et toujours en mesure, sur le plancher retentissant.
Un garçon salua l'ex-élève et dansa à son tour. L'ex-élève alla
s'asseoir près de Noémie et de l'air le plus indifférent du monde, se
mit à lui parler de mille riens. Joseph le regardait d'un oeil
soupçonneux. Picounoc regardait Joseph. Si Noémie souriait, ou jetait un
regard sur son jovial compagnon.

--Vois-tu? disait Picounoc... Vois-tu?

--Je vois... répondait Djos d'un ton morne.

Après quelques instants; l'ex-élève s'éloigna, de la maîtresse de la
maison et prit, auprès d'Emmélie, une place que venait délaisser l'un
des convives.

--As-tu remarqué quels regards ils ont échangés en se quittant? insinua
le traître Picounoc à son trop crédule ami.

Joseph ne répondit rien. Il n'avait rien remarqué, et pour cause, mais
il était triste.

Souvent une parole perverse, dite à dessein, détruit pour jamais la paix
et la félicité d'un coeur plein d'amour. C'est le poison qui transforme
en une boisson mortelle l'eau fraîche et limpide de la fontaine. Malheur
à la langue venimeuse qui empoisonne l'existence, comme à la main
criminelle qui la détruit! Joseph s'efforça de paraître gai, et tout le
monde, sauf Picounoc, le crut véritablement heureux. Picounoc, lui,
devina bien le ver rongeur qui commençait son oeuvre de destruction, et
il s'applaudit. La soirée terminée, chacun se retira; mais, avant de
partir, l'un des convives invita tous les amis à venir chez lui, le
mardi suivant, pour une autre _épluchette_. Tous promirent d'y aller.
Djos promit comme les autres, mais il se disait à part soi: Non, je
n'irai point!




                                    IV

                         LE DÉMON DE LA JALOUSIE.


Djos n'avait pas offert l'hospitalité à son ancien compagnon l'ex-élève.
Surpris de ce manque d'égard, celui-ci crut que son ami lui gardait
rancune à cause qu'il avait mal parlé de Picounoc; et, en sortant, il
lui dit:

--Djos, tu as tort de m'en vouloir.

--Je sais ce que j'ai à faire, avait répondu Djos.

--Si tu le sais, éloigne Picounoc....

--Il y en a d'autres qui devraient être éloignés avant lui. Cette
dernière parole surprit tellement l'ex-élève qu'il ne répliqua rien.
Noémie était à côté de son mari, dans la porte, et prenait ces paroles
pour une plaisanterie. L'ex-élève lui tendit la main.

--Bon soir, madame, dit-il.

--Bon soir! Vous reviendrez bientôt n'est-ce pas?...

--Quand je pourrai vous être utile.

Il rejoignit Emmélie.

Picounoc, qui avait entendu, riait sous cape.

--Allons-nous à l'_épluchette_ ce soir? dit Noémie à son mari, quelques
jours après la petite soirée que nous venons de raconter.

--Je ne suis pas bien; je suis un peu fatigué, répondit Joseph.

--Cela te remettra:... allons! ne fais pas le vieux sitôt... ton bon ami
l'ex-élève y sera.

Un nuage passa sur la figure de Djos.

--L'ex-élève, l'ex-élève!... tu tiens peut-être plus que moi à le voir,
répondit-il d'une voix sourde.

--Comment! est-ce qu'il n'est plus ton ami?..

--Depuis qu'il est le tien....

--Que veux-tu dire? je ne te comprends, pas....

--Tu me comprends, Noémie....

--Mon Dieu! quel est cet air mystérieux?...

Pourquoi parles-tu ainsi? tu m'effraies! tu n'est plus le même depuis
quelques jours! dit la jeune femme d'une voix émue!

En effet, depuis l'_épluchette_, Djos n'avait pas eu les franches et
plaisantes manières de son accoutumée: il était resté morose, sortait le
matin sans embrasser sa femme, et le soir, à son retour du travail,
paraissait lui laisser prendre à regret le baiser qu'elle avait
l'habitude de prendre. Noémie avait bien remarqué cette froideur subite,
car les femmes sont sensibles et rien n'échappe à leur esprit
d'observation,--mais elle n'avait pas interrogé son mari, croyant que
chaque minute de ce petit contre-temps était la dernière, sachant
qu'elle n'avait rien fait qui put le chagriner. Elle avait souffert en
secret et s'était rapprochée davantage de son enfant. Les mères qui ont
des afflictions ne se lassent point de les confier, à ces divines
petites créatures que Dieu leur a données dans sa miséricorde, et elles
épanchent leurs regrets sur les berceaux qui devaient être les
confidents de leurs espérances.

La nouvelle _épluchette_ de blé d'Inde eut lieu le mardi suivant, et
elle fut joyeuse comme la première. On regretta cependant l'absence de
Joseph et de Noémie, car tous deux étaient estimés, d'un entretien
agréable et bien éveillés.

--C'est curieux que Djos ne soit pas encore revenu de St. Jean, dit le
maître de la maison.

--En effet, il devait être chez lui à six heures, le plus tard.

Et il passe huit heures.

--Je vais voir s'il est arrivé, dit Picounoc.

Et il laissa ses compagnons dépouiller de leurs robes les épis entassés
dans le coin de la salle.

Il pensait bien que Noémie était seule encore, et que c'était à dessein
que Djos s'attardait. Il connaissait les moyens ingénieux qu'ont les
jaloux de captiver leurs femmes. Il courut d'une haleine à la maison de
Joseph Letellier, et, suivant sa grossière habitude, regarda à la
fenêtre avant d'entrer. Noémie filait en chantant. Mais le bruit du
fuseau était monotone et la chanson, mélancolique.... De temps en temps
elle détournait un peu la tête et regardait avec amour le berceau où
dormait son petit enfant. La chandelle, versant une pâle lumière sur les
murs blanchis à la chaux, se consumait lentement. A cette lueur terne la
figure de la jeune femme semblait presque livide, et ses doigts effilés
qui tenaient la laine et la laissaient peu à peu s'allonger, se tordre
et se rouler sur le fuseau, paraissaient amaigris.

La pauvre créature souffrait, car ce changement singulier, survenu dans
l'humeur de son mari, était pour elle une source d'inquiétudes et de
tourments. Elle avait beau chercher, elle ne trouvait pas la cause de ce
changement, et rien ne pouvait la lui expliquer. Nul souvenir, nulle
parole, nulle action, ne revenait à sa mémoire qui put jeter quelque
lumière sur ce mystère. Et elle souffrait en silence.

N'osant parler, elle redoublait d'attentions pour son mari. Lui, il
demeurait impassible. Il s'efforçait de le paraître plutôt, mais il ne
l'était point; car, en face de tant d'amour, son coeur se fondait, ses
résolutions se trouvaient ébranlées, sa fermeté chancelait, et, plus
d'une fois, il fut sur le point d'ouvrir ses bras et de serrer sur son
âme trop soupçonneuse, cette femme aimante et douce qu'il avait juré
d'aimer et de protéger toujours. Mais qui peut imaginer tout ce qui
vient à l'idée d'un homme jaloux? Et qui peut délivrer une âme qui s'est
donnée au démon de la jalousie? Joseph pensait: C'est peut-être pour
mieux me tromper qu'elle feint de m'aimer davantage... attendons. Et il
attendait. Et chaque jour Picounoc ravive à dessein la blessure mortelle
qu'il a faite au coeur de son ami. Et déjà il a ourdi une trame
horrible: le crime ne lui répugne point: le mal semble son élément. Il
arrange les fils de sa trame, en fumant tranquillement sa pipe, et il
sourit à l'idée du succès qui ne manquera pas de couronner son oeuvre.
Il se trouve habile et se félicite d'avoir été maudit de son père, car
il attribue à la malédiction cette heureuse disposition au crime qu'il
sent se réveiller en lui-même. Mais le crime qu'il aime, ce n'est point
le crime vulgaire que tout homme mal-né peut commettre, et pour lequel
tout imbécile se fait pendre; c'est le forfait caché qui rapporte, à
celui qui l'imagine, des biens ou des plaisirs, et qui reste un secret
pour tous; le forfait qui ne laisse jamais planer un soupçon sur son
auteur, mais souvent le protège comme d'une égide.

Picounoc s'était donc mis à l'oeuvre, et toutes ses paroles toutes ses
démarches étaient calculées et tendaient à un même but. Le succès
pouvait longtemps se faire attendre: mais quand on est jeune on peut
espérer: et Picounoc était jeune encore. Il ne voulait pas risquer son
jeu; encore moins sa vie: c'est pourquoi il prenait le chemin le plus
long; c'était aussi le plus sûr.

Après avoir regardé, par la fenêtre, la fileuse qui chantait son triste
refrain, il entra.

--Djos n'est pas de retour? dit-il.

--Non, pas encore, répondit la femme.

--Vous ne viendrez donc pas à l'_épluchette_?

--Il sera trop tard, bien sûr... et je crois que Djos aime autant rester
ici.

--Peut-être, mais il a tort. On s'amuse à merveille.... Il y a deux
joueurs de violon: le petit Jean Lafripe et le gros Zaïe.... On va
danser.

--J'aimerais bien à y aller, mais....

Elle pesa d'un pied vigoureux sur la _marchette_ du rouet, et le fuseau
bourdonna plus fort, comme pour dissimuler le soupir qu'elle allait
pousser du fond de son coeur malade.

--Vous n'êtes pas la même, Noémie, depuis quelques jours. Vous paraissez
triste....

--C'est _lui_ qui n'est plus le même.

Et une larme roula sur ses joues pâles.

--Il ne faut pas faire attention à ce petit caprice, ni se laisser
attrister pour cela... ajouta l'hypocrite garçon; vous savez ce qu'il a
contre vous? il vous l'a dit?...

--Non.... Je ne sais rien; il ne m'a rien dit.

--Le fou! je me suis moqué de lui.... Il est jaloux!... imaginez donc un
peu où il a pêché cette idée absurde... il est jaloux, il me l'a avoué.

--Jaloux! s'écria Noémie étonnée.

--Jaloux, vous dis-je, ou en voie de le devenir.

--Mais de qui? Mon Dieu! je ne vois personne....

--De tout le monde... excepté de moi; peut-être parce que je vous aime
plus que ne peuvent vous aimer tous les autres ensemble. Cet aveu
n'était pas dans le programme diabolique de Picounoc, et il le regretta;
mais la jeune femme n'y fît pas attention, tant elle était surprise.

--Mon Dieu! qui a pu le porter à me soupçonner ainsi? ah! non, ce n'est
pas possible!...

--N'allez pas prendre au sérieux cette boutade de votre mari, continua
Picounoc--et guérissez-le en vous moquant de lui. Il dit que vous aimez
les autres, dites comme lui; il prend ombrage d'un regard, d'une parole,
regardez, parlez davantage; mais avertissez-le que vous n'agissez de la
sorte que pour le rendre raisonnable. C'est le seul moyen de guérir
cette espèce de folie--la pire de toutes--qu'on appelle "jalousie."

Noémie était trop profondément blessée pour répondre de cette façon à
l'outrage de son mari. Elle ne dit qu'une parole:

--Moi en aimer d'autres?

Son bonheur venait de recevoir un coup fatal. Elle apprenait que son
Joseph qu'elle aimait tant manquait de confiance en elle, et la jugeait
capable de le tromper. Rien comme l'honneur n'est cher à la femme, et la
plus amère injure que l'on fasse à la vertu, c'est de la soupçonner.

Joseph Letellier ne souffrait pas moins que sa femme, car les tourments
de la jalousie sont impitoyables. Il n'était pas entièrement dans les
serres du monstre moral; il faisait des efforts pour s'échapper et
conquérir sa liberté de pensée; mais le doute l'empoignait et le
rejetait dans la désolation.

--Je suis fou, pensait-il, elle m'aime toujours et elle n'aime que
moi.... L'ex-élève est un ami... un ami dangereux peut-être... pourquoi
est-il resté près d'elle! aussi longtemps?... Il ne se tient pas ainsi
auprès des autres femmes.... Et pourquoi parlaient-ils assez bas pour ne
pas être entendus?... Et ces regards? Non! ce n'est pas comme cela que
l'on se regarde quand on éprouve de l'indifférence.... Allons! je veux
me convaincre que je rêve et voilà que, sans le vouloir, je cherche à me
prouver le contraire.... Mon Dieu! serais-je jaloux! jaloux!... On dit
que c'est une chose terrible que la jalousie... et que les hommes mordus
de ce vice deviennent de véritables bourreaux.... Mais non, je ne suis
pas jaloux... j'aime ma femme, ma Noémie; je l'aime de tout mon coeur,
voilà tout... je l'entoure de tous les soins, je ne travaille et ne vis
que pour elle et pour notre enfant.... Elle le sait bien.... Et jamais
je n'ai de plaisir à causer avec les autres femmes. Nulle n'a la voix
harmonieuse de ma Noémie; nulle n'a son regard doux, et chaud; nulle ne
sourit agréablement comme elle.... Oh! oui je l'aime.... Et, c'est parce
que je l'aime que je la trouve plus belle et plus aimable que toutes les
autres... et que je ne me plais qu'en sa compagnie.... Oui la vie et
toute la vie avec elle seule, loin du monde, au milieu de la solitude...
et je serai le plus heureux des hommes!... Mais elle!... O mon Dieu!
elle ne m'aime donc pas autant que cela, puisqu'elle se plaît en la
présence des autres hommes? puisqu'elle leur sourit avec tant de grâce
et les regarde d'un oeil si plein de douceur!... Non, elle ne m'aime
point comme je l'aime... Je ne suis pas jaloux, mais je vois bien ce qui
se passe... et les femmes ont parfois de si singuliers caprices.... On
en voit de bien sages qui oublient leurs devoirs.... L'occasion, le
dépit, la vanité, l'amour des parures... Et pour éviter de paraître
jaloux vais-je fermer les yeux et devenir peut-être la risée de mes
amis? Si quelque jour l'on apprenait que je suis un mari joué et
content?... Comme je passerais pour bête!... Par exemple! moi en
arriver-là? Jamais! Ah! j'en briserai bien des intrigues, j'en ferai
bien manquer des rendez-vous! j'en fustigerai des chercheurs de bonnes
fortunes et des femmes complaisantes, avant de souffrir une pareille
honte!... Qu'on y prenne garde!...

Telles étaient les pensées folles qui assaillaient sans cesse le
malheureux Joseph. Tout le long de son chemin, en allant à St. Jean et
en revenant à Lotbinière, il n'eut que pareilles absurdités dans la
tête. Il espérait que l'ex-élève ne reviendrait plus, et cela le calmait
un peu. Mais il pensait aussi que Noémie pourrait bien se laisser
attendrir par les soupirs d'un autre, puisqu'elle aimait celui-là, et
qu'elle n'oublierait probablement l'ex-élève que pour se consoler
ailleurs. Oh! les jaloux comme ils sont ingénieux à se tourmenter! Il
avait mis sa confiance en Picounoc, et il se promettait qu'avec le
secours de cet habile garçon, il déjouerait toutes les ruses de sa
femme, et finirait par désespérer les amoureux. Il arriva chez lui comme
Picounoc venait de partir, et trouva Noémie toute en pleurs à genoux
contre son lit. Il éprouva un sentiment de joie, car il pensa qu'une
femme qui prie ne fait jamais de grosse peine à son époux. Noémie se
leva et courut à lui:

--Petit méchant, va, comme tu me fais de la peine!... dit-elle en
l'enveloppant de ses deux bras.

--Tu pleures? pourquoi?...

--Tu le sais bien pourquoi... penser que je puis en aimer un autre que
toi!... et elle l'embrassa avec effusion.

--Si je savais!...

--Quoi? si tu savais?... Mais doutes-tu de ma sincérité? quand t'ai-je
donné le droit de me soupçonner?

--Je veux bien croire que je suis fou, que j'ai tort... mais aussi, tu
me mets un peu à l'épreuve....

--Comment? explique-toi... tiens! en attendant. Et elle lui donne un
nouveau baiser...

--Tu sembles t'amuser mieux avec les autres qu'avec moi...
Plusieurs--c'était un mensonge--ont remarqué, à notre _épluchette_, que
tu restais trop longtemps en la compagnie d'un garçon étranger, de
l'ex-élève....

--Mon Dieu! il est venu s'asseoir près de moi, et nous avons parlé de
mille choses bien indifférentes... je ne pouvais pas le planter-là à
propos de rien... et m'en aller.

--Les prétextes pour t'éloigner de lui, ne t'auraient pas manqué, si tu
l'eusses voulu.

--Tiens! ne pense donc plus à cela, tu te rends malheureux pour rien, et
tu me causes de la peine.

--Je le veux, mais c'est à toi à faire attention... tu sais que je
t'aime et que tout mon bonheur est d'être auprès de toi.. fais de
même...

--Et je ne t'aime pas! moi? petit méchant, va!...

--Djos se retourna et vit un papier sur la table.

--Quel est donc ce papier, dit-il, une lettre?

Noémie se détacha de lui, courut à la table et saisit la missive:

--C'est pour moi seule; il faut que tu ne voies pas cela....

--Ah! fit Djos un peu surpris.

--N'aie pas de soupçon, cher ami; tu sauras tout plus tard...
aujourd'hui, impossible.

--Quelque billet doux, je suppose... c'est bon! garde tes secrets; je
suis simple et naïf, je croirai tout... pendant ce temps-là....

--Chasse donc ces mauvaises pensées.... Tu n'étais pas comme cela
autrefois, et nous étions si contents; si heureux!...

--Montre-moi cette lettre.

--Non, cher, impossible... cela détruirait tout le charme de l'affaire.
Plus tard... dans quelques semaines....

--C'est bien, garde-la.

Il sortit et se dirigea vers sa grange, d'où il ne revint que deux
heures après.

Noémie s'était mise au lit, mais ne dormait point; elle priait.

La prière est la consolation des âmes chrétiennes, le baume divin qui
guérit les blessures. La créature qui prie ne tombe jamais dans le
désespoir et peut supporter les peines les plus profondes. Car l'âme
s'élève vers le ciel et contemple d'avance le prix de la souffrance
humblement acceptée. Elle s'appuie sur Dieu quand les hommes lui
manquent, et elle sait que les jours de la désolation passent vite et se
changent à la mort, en des jours de gloire et de délices. Malheureuses
les âmes qui ne croient point, ou ne veulent pas s'attacher à Dieu!
elles se replient sur elles-mêmes comme des ailes blessées, et s'abîment
dans le découragement.

A quelque temps de là Picounoc mit les bans à l'église. Chacun fit les
commentaires que lui inspira la malice ou la charité. Il faut s'attendre
à être un peu maltraité quand on se marie--pas toujours par la partie
conjointe--mais par les langues envieuses; et pour faire dire du bien de
soi, il faut mourir. En vérité, j'aime autant que l'on me déchire à
belles dents,--et diantre! il en est qui font joliment cette
besogne--que d'acheter à ce prix la louange des hommes.

Mina Lamotte disait: J'aime mieux que ce soit elle que moi.

Elle faisait allusion à Aglaé Larose, la mariée.

--Moi aussi, ajoutait Catherine Dugré, et j'aimerais mieux coiffer Ste.
Catherine ma patronne que de prendre un tel mari.

--Un ivrogne.

--Un effronté.

--Un _coureux_....

--Tout de même il est chanceux ce Picounoc, observait, d'autre part, un
gros garçon à l'air un peu décontenancé.

--Je crois bien! Une belle terre... un établissement complet, rien de
moins, ajoutait un autre gaillard non moins penaud.

C'étaient deux pauvres cavaliers éconduits depuis peu, braves garçons,
du reste, qui n'avaient eu que le tort de ne pas se vanter assez, et de
manquer de toupet; mais c'est un tort impardonnable, je le sais, au
temps où nous vivons. Aglaé voulut un homme qui eut de la façon et qui
fut capable de riposter à propos. Allez donc présenter une emplâtre,
sous forme de mari, à vos compagnes moqueuses, Aglaé prit donc pour
fidèle et légitime époux Pierre Enoch Saint Pierre, surnommé Picounoc,
et elle se crut heureuse; donc elle l'était. Ses parents ne l'en
dissuadèrent point. D'abord son père était mort, ses frères et soeurs
n'étaient jamais venus au monde, et sa mère n'avait d'autre volonté que
la volonté de son unique Aglaé. Le seul ami qui osa risquer un conseil,
fut l'ex-élève. Il réussit à empêcher le sourire de s'étendre une fois
de plus sur la figure béate de la fiancée, et ce fut tout. Le moment
d'angoisse passa vite, et l'amour reprit en tyran sa place dans le coeur
de la jeune fille.

Picounoc ne fit pas de noces. Mais comme il lui fallait quelques
témoins, il invita ses principaux amis, Djos et l'ex-élève.

Quelques jours avant son mariage, il vint chez Letellier. Celui-ci était
sorti: cela simplifiait l'affaire. Il dit à Noémie qu'Emmélie se sentant
mieux désirait assister au mariage, et même avoir pour compagnon, son
ami l'ex-élève.

--Elle m'envoie exprès pour vous demander conseil, dit-il, et un mot de
votre part lui fera grand plaisir.

Noémie ne vit rien que de naturel en cela: elle dit qu'elle serait
heureuse de voir Emmélie sortir un peu de sa solitude, respirer l'air,
voir le soleil. Elle lui écrivit quelques mots que le faux
commissionnaire garda soigneusement dans sa poche. Le jour du mariage
arriva. Djos servit de père à son ancien camarade de chantiers. En
allant à l'église, il lui dit:

--Pourquoi as-tu invité l'ex-élève? On n'avait pas besoin de lui.

--Un caprice de ma soeur, répondit Picounoc. Elle y tenait, et tu sais
que je ne veux pas la contrarier, la pauvre enfant.

C'était un mensonge, on le sait. Mais Picounoc voulait que l'ex-élève et
Noémie eussent une occasion de se rencontrer. Il se doutait bien que
Djos en prendrait de l'ombrage et que, peu à peu, il en viendrait à ne
plus aimer autant sa femme... il en viendrait, peut-être, à la haïr.
Quel succès que celui-là et comme il faut être rusé pour y atteindre!

--Mais Emmélie n'est pas ici, comment expliques-tu cela? observa Djos.

Picounoc songea une minute:

--Tiens! répondit-il, je vais tout avouer; j'ai manqué envers toi, mais
sans le savoir; oui, quand j'ai découvert la ruse, il était trop tard,
l'ex-élève était ici.

--Explique-toi, que veux-tu dire avec ton trop tard.

--Emmélie parlait pour une autre... et ce n'était pas pour elle qu'elle
faisait inviter l'ex-élève....

--Pour qui? parle! mais parle donc!

--Si j'avais su!... Vois-tu, je suis un bon frère et je ne veux rien
refuser à ma soeur... pauvre Emmélie qui va me laisser bientôt!...

Djos était sombre et ses yeux se fixaient sur le sol.

--Pour qui l'a-t-elle fait venir? parle! répéta-t-il avec terreur.

--Ce n'est que ce matin que j'ai surpris le secret; j'aurais mieux fait
de ne rien révéler; mais enfin tu vas voir que je suis un ami sincère,
et que je sais ce que je dis quand je dis quelque chose.

--Djos rageait comme un cheval enchaîné qui ronge son frein.

Picounoc tira de la poche de sa veste un petit billet soigneusement plié
et le remit à Joseph.

--Lis ceci, dit-il connais tu cette écriture?... ce nom?

--C'est l'écriture de ma femme.... Noémie! voilà son nom.

Et il tremblait comme un vieillard, car il s'attendait à quelque
terrible révélation. Il lut:

Ma chère Emmélie.

Votre frère se marie. La noce ne sera pas forte, mais j'espère que le
bonheur des époux sera grand. Essayez la distraction une fois encore. Il
faut le revoir, cela vous est si doux. Mon Dieu! on ne voit jamais trop
ceux que l'on aime. Dites-lui qu'il vienne: nous serons tous heureux.

Votre amie,

NOÉMIE.

Djos lut, plusieurs fois... et plus il lut, moins il comprit: son regard
était troublé comme son coeur. Il ne lui vint pas à l'idée qu'il était
le jouet d'un misérable. L'absence d'Emmélie lui prouvait bien, d'un
autre côté, qu'elle ne connaissait rien de ce complot, et qu'une femme
coquette l'avait ourdi toute seule. Il fut d'une tristesse mortelle et
ne pria point dans l'église, pendant la messe. Il prenait en aversion
son ancien ami, et ne pouvait détourner ses yeux de sa personne.
L'ex-élève priait avec ferveur.

--C'est de l'hypocrisie, pensait Joseph. Il songe à toute autre chose
qu'au bon Dieu....

Parfois il avait envié de pleurer, et d'aller, en suppliant, se jeter
aux genoux de sa femme. Mais l'amour propre reprenait le dessus et la
colère grondait soudain. Mon Dieu, se disait-il, est-ce donc que vous ne
m'avez pas assez châtié?... faut-il que vous m'atteigniez dans ce que
j'ai de plus cher au monde!...

L'ex-élève, ignorant tout le trouble qu'il causait, avait retrouvé sa
verve d'autrefois. De retour à la maison il aborda la jeune femme et
entama avec elle la conversation. Noémie jeta d'abord un coup d'oeil
craintif autour d'elle et ne vit pas son mari; cela la rassura. Elle se
mit à causer, mais avec une certaine gêne. L'éx-élève était en verve et,
devant sa gaîté, elle dut céder. Elle oublia la jalousie de son mari et
goûta sans contrainte les charmes du babil de son compagnon.
Malheureusement Djos l'épiait. Les jaloux ont cent yeux et voient
partout, découvrant même des choses qui n'existent point. Il se mordit
les lèvres regarda sourire Noémie, mais la regarda d'un oeil sanglant.
La pauvre jeune femme ne songeait pas à mal, et demeurait bien sage
assurément.

Un peu plus tard, dans une autre circonstance, elle se souvint de la
susceptibilité de son mari,--car il n'était pas loin d'elle--répondit
avec assez de froideur à l'ex-élève qui lui adressait la parole, et
s'éloigna.

--L'hypocrite! pensa Joseph Letellier... elle sait que j'ai les yeux sur
elle.

Il fut tenté de lui dire ironiquement qu'elle était d'une réserve
admirable, et qu'il comprenait la sottise qu'il avait faite en la
soupçonnant; mais il eut peur de ne pouvoir assez bien dissimuler son
ressentiment aux yeux des amis, et de se laisser emporter par la colère,
il demeura silencieux et sortit. Noémie qui avait jusqu'alors partagé
l'enjouement général, devint pensive tout à coup, car elle devina le
mécontentement de Joseph. Elle fut tentée de voler sur ses pas pour le
ramener à la noce, ou s'en aller avec lui, mais, elle aussi eut peur
d'éveiller l'attention. Le plaisir qu'elle goûta ensuite fut mêlé
d'amertumes, et elle se fit violence pour ne pas laisser voir les larmes
qui se cachaient dans ses sourires. Picounoc fut joyeux. Il faisait
semblant d'adorer sa nouvelle épouse, ne la laissait point, se montrait
empressé auprès d'elle et la comblait d'attentions. Aglaé ne comprenait
guère son bonheur, tant il était grand. Elle se croyait aimée pardessus
toute chose, et ne trouvait rien au monde de comparable à Picounoc. Elle
en voulait à l'ex-élève qui l'avait conseillée de renoncer à son amour,
disant que Picounoc n'était ni franc, ni sincère. Jamais jeune épousée
n'a vu la vie lui apparaître plus riante et plus belle, pensait-elle,
et, je n'échangerais pas ma destinée contre celle d'une reine. Le
bonheur d'un roi ou d'une reine--aux yeux du vulgaire--est l'idéal du
bonheur ici-bas. Erreur grossière, car le bonheur ne consiste ni dans la
gloire, ni dans la puissance, ni dans la richesse, mais seulement dans
la paix de la conscience et la soumission à Dieu. Entrez dans les
palais, approchez des trônes, et vous verrez presque toujours des fronts
soucieux, des regards inquiets, des âmes troublées, qui s'affublent d'un
masque joyeux pour se montrer au monde. Ouvrez la porte de la chaumière,
souvent vous serez étonnés du calme et de l'a paix qui rayonnent sur la
figure des pauvres de la terre, qui s'empresseront de vous offrir une
part de ce pain de chaque jour qu'ils ont demandé à Dieu dans leurs
prières. Le soir de la noce Joseph ne parla pas à sa femme; il la
boudait. Il ne fit pas sa prière aussi longue, ni aussi bien que de
coutume, car on prie mal quand on se laisse dominer par une passion.
Noémie pria longtemps et fut agréable au Seigneur. Mais Dieu ne détourna
point de sa tête les épreuves terribles qu'il réserve souvent à ceux
qu'il aime et prédestine à l'éternelle félicité.

L'ex-élève partit pour Deschambeault, mais voulant revoir Emmélie une
fois encore, il entra chez elle, en passant. Il la trouva faible et
souffrante. Picounoc et sa femme venaient d'arriver aussi. Ils
s'efforçaient tous deux de l'encourager et de lui rendre l'espérance.
Aglaé surtout, qui se trouvait si heureuse et aimait tant la vie, ne
pouvait pas se faire à l'idée qu'une fille jeune et belle comme Emmélie
pût renoncer à jouir et à vivre. Les nouveaux mariés devaient rester
avec Emmélie jusqu'à sa mort ou à son rétablissement, ensuite ils
iraient avec la belle mère sur la terre du village.

Emmélie sourit tristement en voyant l'ex-élève.

--C'est fini, dit-elle. Je sens que je m'en vais.... Tu penseras à moi
quelquefois....

--Toujours! toujours répondit avec feu, le malheureux garçon. Mais il
faut espérer encore, chère amie... reprit-il après un moment de silence.

--Je n'espère plus... n'espérons plus. Je voudrais avoir le prêtre.

--Tu as communié ces jours derniers, dit Picounoc.

--Encore une fois avant que je meure, ajouta-t-elle... le médecin m'a
avoué que je peux trépasser subitement à cause de ma maladie de
coeur....

L'ex-élève courut à l'église et revint avec le prêtre. Le ministre du
Seigneur portait le viatique et l'ex-élève, en avant, agitait la petite
sonnette, pour avertir les chrétiens que le Seigneur de miséricorde
allait consoler une créature mourante. Tout le monde sortait des maisons
pour s'agenouiller sur le passage du bon Dieu. Un grand nombre de
personnes se rendit chez Picounoc pour faire escorte à la Sainte
Eucharistie et prier pour la malade.

Près du lit d'Emmélie, sur une table garnie d'un drap blanc, était un
crucifix, deux chandelles allumées et une soucoupe remplie d'eau bénite,
dans laquelle trempait un petit rameau de cèdre bénit. Le prêtre entra,
la foule se tint prosternée; Emmélie reçut la sainte communion avec une
foi touchante et les assistants étaient dans l'admiration. Le prêtre
allait sortir quand une plainte légère s'éleva. Il se retourna et vit la
malade retomber sur son oreiller, les yeux levés vers le ciel et les
mains jointes comme pour prier. Il s'approche et voit qu'elle rend
l'âme. Alors il lui donne le sacrement des mourants, au milieu des
pleurs de l'assistance. Il prononce les paroles sublimes qui effacent
les péchés commis par nos sens corrompus. Puis élevant la voix, il dit:

--Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu le Père tout
puissant, qui vous a créée; au nom de Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant,
qui a souffert pour vous; au nom du Saint-Esprit, qui vous a été donné;
au nom des Anges et des Archanges; au nom des Trônes et des Dominations;
au nom des Principautés et des Puissances; au nom des Chérubins et des
Séraphins; au nom des Patriarches et des Prophètes; au nom des Saints
Apôtres et Evangélistes; au nom des Saints Martyrs et Confesseurs; au
nom des Saints Moines et Solitaires; au nom des Saintes Vierges et de
tous les saints et saintes de Dieu. Qu'aujourd'hui votre séjour soit
dans la paix, et votre demeure, dans la Sainte Sion! Par Jésus-Christ,
Notre Seigneur. Ainsi soit-il!

A ces mots; un dernier souffle s'échappa des lèvres blêmes de la jeune
fille; un sourire d'une infinie douceur se répandit sur sa figure, et
ses yeux d'azur demeurèrent fixes comme s'ils eussent contemplé une
céleste apparition. Chacun, tour à tour, vint déposer un baiser sur le
front de la morte. L'ex-élève la regarda longtemps, et des larmes
roulaient sur ses joues. Il sortit et s'éloigna en silence.

Picounoc ferma sa maison et s'en alla avec sa jeune femme demeurer au
village chez sa belle mère.

Alors commença pour lui une existence nouvelle. Il se vit, d'un coup,
selon qu'il l'avait rêvé, à la tête d'une ferme superbe. Son ambition
satisfaite, il eut vécu dans l'aisance entouré du respect et de l'amitié
de ses concitoyens, s'il eut eu le courage d'imposer silence à ses
appétits sensuels. Mais le succès le grisa au lieu de le rendre sage. Il
se dit qu'il réussirait dans une autre affaire, comme il avait réussi
dans la première. Les obstacles ne l'arrêtaient point; bien au
contraire, ils aiguillonnaient ses désirs. La religion ne pouvait mettre
de frein à ses passions, car il la méprisait, et se moquait de ses
préceptes; non ouvertement--il était trop habile pour agir ainsi--mais
dans le fond de son coeur. Il était à lui-même son Dieu, et se dressait
des autels en son âme. Il venait de sacrifier à l'avarice; maintenant il
offrait ses hommages au dieu de la volupté. Il allait à la messe chaque
dimanche, et entendait aussi les vêpres, comme les autres habitants, et
nul n'aurait osé dire qu'il n'était pas rempli de bons sentiments et
d'une vraie piété. Cependant il n'avait qu'un but: inspirer de la
confiance aux hommes en les trompant.




                                     V

                               DEUX BAISERS.


Les derniers jours de l'automne viennent de finir. Les feuilles mortes
qui tapissaient les bois et roulaient au souffle de la brise, le long
des chemins pleins d'ornières, sont disparues sous la première couche de
neige; sur les coteaux, les arbres dépouillés tremblent, frileux, dans
leur nudité, et paraissent comme des panaches de deuil sur des
catafalques blancs.

Les jours sont courts et les nuits, bien longues, car le soleil
paresseux ne sort de sa couche de nuages, à l'horizon, que vers les huit
heures du matin, et disparaît, dès les quatre heures de l'après-midi,
derrières les Laurentides couvertes de sapins.

Les bordées de neige se succèdent rapidement, et, bientôt, les champs
ressemblent à une mer tranquille. De temps à autres on entend le
tintement des sonnettes et des grelots que secouent, en trottant, les
chevaux des charroyeurs; et l'on entend aussi, dans les granges
voisines, les coups rapides et cadencés des fléaux qui tombent sans
cesse sur les épis étendus sur l'aire. Il y a quelque chose de gai dans
ces bruits qui s'élèvent au milieu du calme de la nature; mais il y a
quelque chose d'une indéfinissable mélancolie dans ce calme universel
qui vous entoure, s'il n'est troublé que par le fléau d'un batteur de
grain, ou la plainte aiguë d'une _lisse_ d'acier sur la neige. Joseph
Letellier se hâtait de charroyer son bois de chauffage avant la _hauteur
des neiges_, car il n'est pas facile d'entrer dans les bois quand la
neige est bien épaisse. Un soir, à son arrivée, il trouva plusieurs
voitures à sa porte, et autant de chevaux dans l'écurie. Il fut surpris,
examina et reconnut les carrioles et les chevaux. Tout cela appartenait
à des amis. Il détela, soigna sa bête et revint à la maison.

--Diable! dit-il en entrant, vous me surprenez. Pourquoi ne pas m'avoir
averti? je n'aurais pas été au bois cet après-midi, et nous aurions joué
aux cartes.

--Nous jouerons ce soir, dit l'un des nouveaux arrivés.

--Vous n'avez pas soupé, je suppose, et vous êtes altérés?

--Pardon pour la première partie de votre phrase, nous avons soupé,
repartit le plus pimpant et le plus jovial de la bande--un médecin, s'il
vous plaît! le nouveau médecin de la paroisse--quant à la seconde
partie, nous sommes altérés, mais de mille choses que nous n'avalerons
jamais.

On convint de trouver cela drôle et l'on rit.

--De quoi donc? demanda Djos.

--De quoi? hélas! de bonheur, de richesses, de plaisirs, d'amour.

--Plusieurs verres de rhum donnent tout cela, dit Picounoc.

--Je me rechange, dit Joseph, et je suis à vous.

Au bout d'une demi-heure il revint fort bien mis et de belle humeur.

Alors le jeune médecin, s'approchant de lui, lui présenta un énorme
paquet; c'était un casque et des mitaines de vison.

--Voici, dit-il, un léger cadeau que vos amis vous offrent à l'occasion
de votre anniversaire. Ils vous offrent, en même temps, à vous, à votre
femme bien-aimée et à votre enfant, les hommages de la plus sûre amitié,
et les voeux les plus ardents pour votre bonheur.

--La jolie surprise, en vérité, que vous me faites là!... J'en suis tout
attendri. Je ne sais pas faire de discours, moi, mais, au moins, je puis
toujours bien vous assurer que je suis heureux de compter des amis aussi
dévoués que vous. J'ai presque envie de dire que ce casque est le plus
beau jour de ma vie....

Des bravos couvrirent la voix de Joseph et l'empêchèrent de continuer.

--Je ne songeais pas, reprit-il après un moment, que j'avais aujourd'hui
vingt deux ans...

--J'y songeais depuis longtemps, moi, dit une voix vive et
joyeuse--c'était la voix de Noémie--et, te souviens-tu de ce billet que
tu vis sur la table et voulus prendre, un soir? eh bien! c'était une
lettre du docteur au sujet de cette petite fête.

--Oui, oui, je m'en souviens, répliqua machinalement Joseph.

La soirée fut des plus amusantes; le réveillon, servi à point, faisait
honneur à la cuisinière--et à la basse-cour du jeune cultivateur.

Quand tout le monde fut parti, Joseph dit à sa femme:

--Montre-moi donc, maintenant, ce petit billet du docteur.

Noémie répondit avec une certaine inquiétude.

--Je ne l'ai plus, cher ami, je ne sais ce qu'il est devenu; c'était de
si peu d'importance....

--De si peu d'importance aujourd'hui, et alors c'était d'une grande
importance?

--Sans doute; si tu l'avais vu, la surprise eut été en moins... et c'est
quelque chose qu'une agréable surprise....

--Mais, si tu voulais le cacher, comment se fait-il que tu n'en aies
pris aucun soin, et que tu l'aies laissé traîner, au risque de le voir
tomber sous ma main?

Oh! les jaloux, ils sont parfois d'une logique désespérante.

Elle avait brûlé l'inoffensif billet, et n'avait osé le dire, de crainte
d'éveiller les soupçons de Djos; et, c'était justement en cachant cet
insignifiant détail qu'elle lui donnait un semblant de raison. Elle
avoua qu'elle l'avait jeté au feu, mais il n'en crut rien.

--Si c'était vrai, pourquoi ne l'aurais-tu pas dit de suite?
répliqua-t-il.

Noémie pria, affirma, tout fut inutile, elle ne put rendre le repos à
l'âme chagrine de Joseph.

Les jours qui suivirent furent des jours de tristesse. L'ange de paix,
qui s'était assis au foyer des jeunes époux, s'efforçait pourtant
d'éloigner les nuages, et de faire luire, dans les ombres naissantes, le
flambeau de la charité; mais les esprits pervers, qui remplissent
l'espace et volent sans cesse autour des créatures de Dieu pour les
tromper et les perdre, l'emportaient sur lui. S'ils ne pouvaient
corrompre le coeur de la femme, à cause de ses vertus, ils pouvaient, au
moins, le remplir d'amertume; et leur triomphe sur le coeur de l'homme
s'affermissait de jour en jour, parce que l'homme ne s'était pas encore
entièrement affermi dans le bien.

Picounoc ne négligeait point ses infâmes desseins. Il étudiait et
perfectionnait ses plans, le jour, en allant à l'ouvrage, la nuit, en
attendant le sommeil.

A la fête de Joseph, il entendit Noémie parler du billet qu'elle avait
reçu du médecin, et comprit le parti qu'il pouvait tirer de ce futile
incident, il accosta, quelque temps après, la petite Angèle Mercier qui
demeurait dans le voisinage, lui parla longtemps, et lui glissa une
pièce blanche dans la main.

Il attendit les premiers beaux chemins, attela au traîneau _bâtonné_, et
se dirigea vers sa terre à bois du Portage. Sachant que Joseph avait du
bois à charroyer, il lui demanda en passant--car il passait à sa
porte--s'il était disposé à atteler. Joseph répondit qu'il avait
commencé à _battre_, mais, qu'ayant au moins une _moulée_ (mouture) de
battue, il pouvait bien, en effet, profiter des beaux chemins pour aller
au bois. Et tous deux ils partirent, chacun dans sa voiture. Quant ils
furent dans la petite route de St. François, Picounoc dit:

--_Embarque_ donc avec moi, ton cheval suit bien.

Dans nos campagnes, l'on embarque en voiture comme en bateau, et l'on
abuse étrangement du mot, sinon de la chose.

--C'est bon! dit Djos, arrête.

Les deux amis continuèrent leur route, debout dans le même traîneau, et
le cheval de Djos suivit fidèlement. La conversation roula sur divers
sujets: sur le rendement du grain et sur les fréquentes bordées de
neige, sur les chevaux et sur les amis.

--On ne voit plus l'ex-élève, dit Picounoc, à propos des amis.

--C'est aussi bon. Penses-tu sérieusement qu'il aime ma femme?

--Il ne me l'a jamais dit, mais.... Du reste tu as des yeux comme moi;
et tu n'es pas de ces hommes à qui l'on fait avaler des couleuvres, ce
me semble....

--Il vaut mieux être prudent que téméraire.

--Sans doute; mais avec les femmes il vaut mieux être téméraire que trop
prudent. On arrive plus vite et aussi sûrement: Connais-tu les femmes,
toi?

--Pas beaucoup... Je connais la mienne....

--Tu connais la tienne?... c'est là que tu fais erreur. On connaît
toujours mieux la femme de son ami, ou de son voisin, que sa propre
femme.

--Va donc!

--Va donc? Est-ce que je n'ai pas vu, avant toi, le doux penchant de la
tienne pour l'ex-élève?

--C'est vrai.

--Donc j'ai raison. Et je parie que moi qui suis loin de ta femme, je
vois des choses qui te crèvent les yeux et que tu ne vois pas?

Djos prit une expression de douloureux étonnement.

--Qu'est-ce donc encore?

--As-tu mis la main sur un certain petit billet que ta femme avait, un
soir, oublié sur la table?...

--Un petit billet?... Ah! au sujet de ma fête?

--Oui, au sujet de ta fête, répondit Picounoc, d'un ton ironique.

--Non, je ne l'ai pas vu.

--Je sais bien que tu ne l'as pas vu, et que tu ne le verras jamais, ni
celui-là, ni d'autres.

--Comment? penses-tu que....

Il n'osa pas achever, cela lui faisait trop de mal.

--Le docteur est un joli garçon, continua Picounoc avec malice, il a de
l'esprit, de l'argent, quelle femme demeurerait insensible?

--Tu crois?... mais non, il ne vient presque jamais à la maison.

--Elle va à l'église... le dimanche, la semaine aussi des fois... Ah!
les femmes dévotes! les femmes dévotes!...

--Tu te moques de moi, Picounoc; je suis assez malheureux comme cela, je
t'en prie, n'ajoute pas à mon désespoir.

--Comme tu voudras... je me tais et tu sortiras d'affaire comme tu
pourras.... Mais prends garde que l'on sache tout, et que tu paraisses
ne rien voir... je te plains alors.... Et tu sais le nom que l'on donne
aux maris trop aveugles?...

--Picounoc, dis-tu vrai? tu es mon ami, je le sais, ne me trompe pas....

--T'ai-je jamais trompé? Tu as vu de tes yeux?... Tiens! Djos, une femme
qui cesse une fois d'aimer son mari, ne cesse plus d'aimer les autres
hommes, et tous ceux qui viennent à elle sont les bien venus. Si ta
femme a aimé l'ex-élève--et je ne crois pas me tromper en affirmant que
c'est le cas--elle aime le docteur, et, après le docteur, un autre, et
toujours ainsi.

Djos avait la tête basse, et du feu dans les yeux.... Il serrait avec
rage les bâtons du traîneau, et son pied droit fouillait la neige
attachée au fond.

--Je n'ai pas voulu te faire de peine, repartit Picounoc après quelques
moments de silence.

--Il faut que cela finisse! répondit Djos d'une voix sombre.

--Le moyen?

--Le moyen? Ah! je le trouverai bien!... Mais tu n'as pas de preuves de
ce que ta avances, Picounoc.

--Pas de preuves? demande à la petite Angèle Mercier, c'est-elle qui est
la messagère de l'amour et porte les billets doux.

--La petite Angèle Mercier?

--Oui.

--Comment as-tu découvert cela.

--Un pur hasard.... J'ai été chez le médecin, avant hier, pour ma femme,
tu le sais, tu m'as vu passer. La petite était là, dans l'office.

--Est-ce qu'il y a des malades chez vous? que je lui demande.

--Non, monsieur, répond-elle naïvement....

--T'en viens-tu avec moi? je suis en voiture.

--Elle n'est pas prête à partir, dit le médecin, visiblement contrarié.
Il faut que je lui prépare quelque chose et lui écrive une prescription.
Ne l'attendez pas....

--Préparer des remèdes et coucher une longue prescription pour quelqu'un
qui n'est pas malade, voilà qui est drôle pensais-je... et je faillis
m'éclater de rire.... Le médecin ne s'aperçut pas de la bourde qu'il
venait de dire.

--Es-tu descendue exprès pour chercher ces remèdes? demandai-je à
l'enfant.

--Oui, monsieur, répond-elle, d'une voix mal assurée.

--Pour qui donc, s'il n'y a pas de malade chez vous?

--L'enfant baisse la tête, rougit et ne répond rien. Le médecin,
furieux, m'apostrophe en ces termes:

--Monsieur, sachez que la médecine a ses secrets comme la confession....

--Pardon! docteur, pardon! je ne voulais pas être indiscret.... Je
sortis, et vins attendre la petite commissionnaire chez Robineau le
forgeron. Quand elle fut dépassée, je donnai du fouet, la rejoignis et
la fis asseoir à mes côtés....

Elle refusa d'abord; mais j'insistai tellement qu'elle dût céder.

--Le docteur t'a dit de ne pas t'en venir avec moi, n'est-ce pas? lui
demandai-je.

Elle pencha la tête en souriant.

--Je le sais bien, tu peux parler sans crainte; tiens! prends ceci pour
t'acheter des bonbons.

Je lui glisse un douze sous dans la main, et vois rayonner ses yeux et
sourire sa figure. Oh! la gourmandise chez les petites filles, c'est
comme... la gourmandise encore chez les grandes.

--Vas-tu souvent, comme cela, chercher des prescriptions pour ta mère?

--Ce n'est pas pour maman.

--Pour qui donc?

--Ah _ben_!...

--Je le sais, va! c'est pour la femme de Djos Letellier.

--Qui est-ce qui vous l'a dit?

--C'est-elle.

--Je ne le crois pas....

--Elle trouvait que tu tardais beaucoup et m'a demandé de te ramener en
voiture.

--Vous voulez me faire parler....

--Non, ma chère, mais je sais tout. Et elle t'a donné un petit papier
pour le docteur?...

--Non, monsieur, pas aujourd'hui! répond-elle d'un air triomphant. Ce
pas aujourd'hui vaut son pesant d'or....

--Pas aujourd'hui? c'est possible; mais elle a coutume de t'en confier?

--Elle m'a défendu de le dire... laissez-moi tranquille....

--Je riais dans ma barbe. Son mari le sait-il? continuai-je.

--Son mari? son mari?... si elle est malade faut-il pas qu'elle ait le
docteur?

--Si elle est malade je la guérirai, moi! interrompit Djos d'une voix
courroucée.

--Le docteur est fin, va, reprit Picounoc, et il ne t'a pas donné un
casque de vison pour rien, le jour de ta fête... il avait son intention
c'est un diplomate, comme disent les gens instruits.

--Gare à lui! il ne me pèserait guère au bout du bras....

Les deux amis se rendirent au bois, et revinrent avec leur voyage,
toujours en causant. Picounoc s'applaudissait d'avoir imaginé ce nouveau
grief contre la femme de son ami.

Ce qu'il voulait, ce n'était point rendre l'ex-élève ou le docteur
odieux à Joseph, mais faire comprendre que Noémie remplaçait l'amour
perdu par un autre amour et cherchait désormais le bonheur et le plaisir
loin de son mari. Il voulait prédisposer Joseph à croire sa femme
capable des plus grandes fautes, et l'aigrir assez pour qu'il put se
venger de sa honte.

L'histoire de son entretien avec la petite Mercier, n'était rien moins
qu'un mensonge; mais il avait dressé l'enfant à mentir et à raconter la
même histoire à peu près si Djos l'interrogeait. Ce qui ne manqua pas
d'arriver.

Noémie vit bien, à l'arrivée de son mari, que la paix du foyer allait
subir un nouvel orage, et son coeur gros de tristesse s'éleva vers Dieu,
pendant que ses regards, toujours chastes, se baissaient comme ceux
d'une femme coupable.

Djos embrassa son enfant, mais passa près de sa femme sans la regarder,
et il demeura plusieurs jours sans lui parler.

Ah! que sont-ils devenus ces beaux jours de naguère, où, la main dans la
main, le sourire sur les lèvres, ces deux jeunes époux marchaient le
chemin de la vie? L'amour débordait de leurs coeurs, les paroles
affectueuses coulaient de leurs bouches, et leurs journées étaient bien
remplies et agréables au Seigneur! Chaque matin ils allaient à l'ouvrage
en chantant gaîment, et, chaque soir, ils se reposaient dans les bras
l'un, de l'autre, après avoir remercié le ciel de ses bienfaits, et lui
avoir demandé un heureux lendemain. Qui aurait pu prédire un orage aussi
prompt dans cette atmosphère limpide? Qui aurait pu deviner tant de
larmes dans les paupières radieuses de la jeune épouse, tant d'angoisses
dans son âme alors sereine? Qui aurait osé croire que les folles vapeurs
de la jalousie devaient sitôt s'élever sur l'esprit de l'époux heureux
et l'envelopper de ténèbres? Un homme seul pouvait prédire tout cela,
car tout cela était son ouvrage, et cet homme, c'était Picounoc le
maudit.

Un jour, le médecin revenant de voir un malade dans le bas de St.
Eustache, entra allumer la pipe chez Joseph Letellier qu'il n'avait pas
vu depuis longtemps; et qu'il considérait toujours comme l'un de ses
amis. Joseph était allé au moulin, Noémie reçut le médecin avec
politesse.

--Attendez mon mari, dit-elle, il est à la veille d'arriver.

Elle ne savait pas que son mari était jaloux du docteur. Djos avait jugé
à propos de guetter une bonne occasion pour lui jeter à la face tout ce
qu'il savait de ses prétendus rapports avec cet homme. Le docteur
s'assit et alluma sa pipe. Il remarqua la pâleur de la jeune femme et
son air de tristesse.

--Vous n'êtes pas bien, Madame Letellier, je crois; vous êtes changée.

--Pardon, docteur, je suis très-bien répondit-elle, en affectant un
sourire où perçait la souffrance....

--Et le bébé?

--Oh! il se porte à merveille voyez-le....

Le médecin s'approcha du berceau où dormait l'enfant....

--Il est beau comme un ange.... Il vous ressemble, Madame, oui, il vous
ressemble.

Et le docteur regardait Noémie qui devenait rouge, et reprenait sa
beauté flétrie.

--Je puis bien l'embrasser? continua-t-il.

--Oui, mais vous allez le réveiller.

--Quand même; il dormira tantôt, il n'a que cela à faire.

En disant cela, il se pencha sur l'enfant et lui donna un bon gros
baiser. L'enfant s'éveilla en sursaut....

--Je vous le disais, docteur, fit Noémie. Et elle s'inclina, à son tour,
sur le petit qu'elle embrassa bien fort. Le docteur ne s'était pas
relevé encore. Tous deux se trouvèrent, un instant, fort rapprochés,
au-dessus du berceau. D'un peu loin on eut pu croire que les baisers
n'étaient point pour l'enfant. On se serait trompé. La distance est
souvent une source d'erreurs.

Depuis une minute un homme regardait par la fenêtre, et la fureur
bouleversait sa figure. Cet homme, c'était Djos. Il avait connu le
cheval du docteur, et s'était glissé, sans bruit, jusqu'à la première
vitre, pour voir ce qui se passait à l'intérieur.

--Il savait que j'étais au moulin, pensa-t-il... mais il ne m'attendait
pas sitôt, le misérable!... Quand il vit sa femme et le médecin se tenir
ainsi inclinés, tête contre tête, sur le berceau, il se précipita dans
la maison.

--Ah! ah! les amoureux! hurla-t-il.... Je vous prends enfin!...

--Noémie n'a que le temps de relever la tête, et elle pousse un cri à la
vue de la colère de son mari.

--Mon Dieu! Djos, tu es fou!... Ecoute! écoute!

Djos la repousse violemment.

--Misérable! tu me trompes!

Le docteur, stupéfait, le regarde et semble demander une explication.

--Vous, coureur de femmes, lui crie Djos, sauvez-vous ou je vous
assomme. Ah! je sais depuis longtemps vos intentions! je connais vos
desseins.... Mais j'en étranglerai quelqu'un de ces maudits-là qui nous
volent nos femmes parce qu'ils sont des Messieurs.... Sortez,
entendez-vous? où je vous déchire en mille morceaux comme une guenille!

Le docteur eut peur, et il eut raison, car Djos, ne se possédait plus,
et pouvait, d'un instant à l'autre, se porter à des violences terribles.
Il sortit, se jeta dans sa carriole et fouetta son cheval....

--Il est fou, pensa-t-il....

Cet esclandre du malheureux Joseph ne resta pas caché, et bientôt l'on
sut, dans la paroisse, qu'il était jaloux. Plusieurs de ses amis
essayèrent de le guérir de ce mal, et de lui rendre la paix, mais leurs
efforts furent à peu près inutiles; ils ne réussirent point à le
délivrer des injustes soupçons qu'il nourrissait contre sa femme. Il
croyait avoir des preuves de la légèreté de cette bonne créature, mais
il ne voulait pas les révéler, et il se renfermait dans un silence
obstiné. Il aimait encore mieux passer à tort pour jaloux, que de subir
la honte de posséder une femme infidèle. Et il pensait en savoir assez
pour confondre l'innocente victime. Picounoc l'approuvait dans sa
conduite, et, sans paraître le conseiller en rien, lui glissait
sournoisement certains avis qui étaient toujours trop fidèlement suivis.

Cependant il lança, sur les ailes de la rumeur, une parole méchante qui
fit son chemin. Il confia discrètement à l'un de ses amis, qui jura de
ne jamais en desserrer les dents, que Djos, si jaloux, était lui-même un
mari assez galant, et, qu'à plusieurs reprises, il avait osé manquer de
respect envers Aglaé. La nouvelle se répandit vite--bien que toujours
elle fut répétée à l'oreille, à voix basse, et avec promesse qu'elle
n'irait pas plus loin. Il paraît que si l'on veut qu'une chose soit vite
connue, il faut l'entourer de mystères et prier ceux qui la connaissent
de n'en jamais parler. Personne ne sut d'où était sortie cette
intéressante nouvelle. De temps en temps la confidence recommençait
revue et augmentée. On alla jusqu'à dire qu'Aglaé, la femme sage et
dévouée de Picounoc, avait donné un soufflet à l'impertinent Joseph, et
que celui-ci l'avait, dans sa colère, menacée d'une bonne revanche.
Picounoc revoyait lui-même et amplifiait les nouvelles éditions de son
mensonge.




                                     VI

                   LES PRÉSENTS ENTRETIENNENT L'AMITIÉ.


L'hiver s'enfuit, comme il s'en va toujours quand arrive le mois de mai.
On dirait que la neige replie ses voiles blanches, comme le vaisseau,
dans le calme, et, déjà, le long des clôtures seulement, quelques bancs
légers achèvent de fondre aux feux du soleil. Les ruisseaux et les
fossés coulent à pleins bords, et forment des chutes curieuses en se
jetant au fleuve du haut des caps. C'est un murmure universel. La vie se
réveille de toutes parts, la nature sort d'un long sommeil. Le soleil,
de plus en plus matinal, apparaît au-dessus des forêts verdissantes, et
longtemps d'avance, on le divine aux reflets d'or dont il parsème
l'orient. Peu à peu la terre se réchauffe, les sillons fument, et les
prairies se couvrent de leurs riches tapis de verdure. Les arbres se
drapent de nouveau dans un feuillage qui renaît sans cesse, et les
oiseaux reprennent, sur les rameaux qui bercent les nids, l'éternel
concert qu'ils donnent à Dieu. Les fleurs s'ouvrent sur le bord du
chemin et versent, au voyageur, leurs premiers parfums. Les enfants
éveillés sortent des maisons, comme les petits oiseaux des nids de foin,
comme les abeilles de leurs ruches, et ils remplissent l'air de leurs
cris de joie. Les brillants reflets du jour illuminent les fenêtres qui
s'ouvrent tout grandes pour laisser entrer l'air pur et la chaleur
vivifiante. Le pauvre sourit, car il ne grelotte plus auprès d'un poêle
sans feu, et la bise glacée ne l'empêchera plus d'oublier sa misère dans
le sommeil. Partout s'éveille la gaîté, partout renaît l'espérance. Mais
non! il est une maison qui reste enveloppée dans une atmosphère
mortelle; une maison où le soleil entre sans éveiller l'espoir, ou
l'hiver dure encore, ou la saison des frimas est sans fin, où
l'hirondelle paisible ne veut plus bâtir son nid de terre, où l'abeille
ne s'arrête plus en passant, parce que la paix n'y habite point.... Une
femme pâle, les yeux rouges de pleurs, les joues amaigries par le
chagrin, parcourt seule, comme une ombre plaintive, les pièces de la
demeure solitaire. Le maître n'y vient plus que comme un étranger. Il
entre il sort, sans sourire, sans donner un regard de pitié à la femme
infortunée qui se meurt d'ennuis et de douleur. Seul, comme un dernier
rayon de lumière dans le ciel orageux, un bel enfant joue assis sur le
plancher couvert de _catalognes_. Oh! elle est bien triste la maison de
Joseph Letellier! elle est bien triste, en ces beaux jours, quand toutes
les autres maisons se remplissent de bruits, de chants et d'amour...

La jalousie est une véritable folie, et celui qui en est atteint est
bien à plaindre. Il perd la lucidité d'esprit, et son jugement devient
faux. Il souffre mille morts, rend les autres malheureux, mais s'inflige
à lui-même le plus cruel des martyres. Celui qui souffle ce poison dans
l'âme de son semblable est plus coupable que s'il versait le sang....
Picounoc voyait depuis longtemps le ravage dont il était cause; mais il
ne se laissait pas attendrir par tant de souffrances; et puis, il
fallait qu'il en fut ainsi pour qu'il arrivât à la possession de cette
femme aimée que le malheur rendait plus admirable encore. Lorsqu'il
rencontrait Joseph, et cela arrivait souvent, il ne manquait pas de lui
parler de Noémie: il prenait un véritable plaisir à tourner, comme l'on
dit, le fer rouge dans la plaie. Par un mot, par un regard, par un
sourire même, il rappelait à l'infortuné jaloux, son irréparable
malheur; il réveillait dans son âme, avec les ennuis, des idées de
vengeance. Confident du pauvre visionnaire, il savait tout ce qui se
passait entre les deux époux, et il envenimait leurs querelles sous
prétexte de rétablir l'accord. Un dimanche qu'ils revenaient tous deux
de l'église en fumant leur pipe, Joseph dit:

--J'ai l'espoir que le bonheur va revenir dans la maison. Noémie va à
confesse souvent, et, bien sûr que si elle voulait continuer ses folies,
elle n'irait point.

Picounoc éclata de rire.

--Mon Dieu! que tu es simple! dit-il.... Enfin tant mieux pour toi! car
si tu peux la croire une sainte et fidèle épouse, ton bonheur sera le
même--qu'elle le soit ou ne le soit pas.

Djos demeura un instant pensif.

--Et tu crois qu'elle serait capable de jouer ainsi avec les
sacrements?...

--Je ne dis pas cela.... Mais je crois qu'elle fait semblant d'aller à
confesse et qu'elle n'y va pas...et qu'elle ne fait pas semblant de voir
le docteur, en passant, mais qu'elle le voit bien..

--Ah! ce n'est pas facile. Elle sait que je l'épie.

--De loin. Tu ne connais pas les femmes... Les femmes, c'est tout ce
qu'il y a de plus fin et de plus rusé dans la création... quand l'amour
les pique, où les brûle si tu veux. Nous autres, quand nous sommes
amoureux, nous faisons des sottises, des coups de tête, du bruit, et que
sais-je? Les femmes, batiscan! plus elles sont méchantes et plus elles
s'efforcent de paraître bonnes. Et elles ont raison; c'est le scandale
en moins. Nous autres nous nous vantons de nos succès; elles les nient
toujours... Tu en apprendras encore, mon jeune homme.

--Je sais qu'elle va à confesse, le curé me l'a dit....

--Et il t'a dit sa confession, je suppose?

--Non, un curé ne peut jamais révéler la confession?

--Eh bien! en es-tu plus avancé de savoir qu'elle se confesse--

--Il me semble que l'on se confesse afin de changer de vie, de laisser
le péché et de devenir meilleur.

--Eh oui!... cela n'empêche pas que les vieux soient aussi fringants que
les jeunes, et le monde d'aujourd'hui aussi dépravé que celui des
premiers temps--du moins j'ai entendu un homme instruit faire cette
remarque, et Batiscan! je crois qu'il avait raison....

--Le docteur va se marier; il sera plus sage et sa femme le gardera pour
elle.

--C'est un joli remède que le mariage, tu peux en juger.... Tiens!
écoute, je te l'ai dit déjà, une femme qui oublie ses devoirs en faveur
d'un homme, les oubliera en faveur de dix; il n'y a qu'une condition à
remplir pour cela, c'est qu'elle trouve, sur son chemin, dix hommes qui
lui plaisent. Et s'il s'en trouve un, pourquoi pas dix?

--C'est bien raisonnable, tout ce que tu dis là, mais c'est bien pénible
à croire....

--Pour toi, oui, mais non pour moi.

--Pourquoi donc?

--Parce que ta femme est belle, ardente, passionnée, et que la mienne
est d'une tiédeur désespérante. Ta femme ne sera pas sage avant les
soixante-et-dix, la mienne....

--Elle le sera, et bientôt! ou....

--Que feras-tu?...

--Je la tuerai!

--C'est grave....

--J'ai le droit de le faire. Un mari peut tuer sa femme adultère.

--Au moins, faut-il qu'il choisisse bien le moment....

--Le moment! on ne le choisit pas, il s'offre.

--Et tu la tuerais?

--Oui, mille noms!...

--Veux-tu parier que je me fasse aimer de Noémie?

--Toi?

--Oui, moi.

--C'est pour le coup que sa vie serait au bout.

--Veux-tu que j'essaie, pour te prouver ce que je viens de te dire sur
les caprices des femmes?

--Essaie.

--Écoute, tu es mon ami, je te jure que je respecterai Noémie, par égard
pour toi, mais je te donnerai la preuve de son infidélité, et tu jugeras
toi-même, tu verras de tes yeux....

Le lendemain, vers midi, un colporteur, portant sur son dos une cassette
pleine de nouveautés, entra chez Joseph. Il déposa son fardeau sur une
table, déboucla les courroies et fit un tour dans la _place_, en
gesticulant et parlant avec volubilité:

--Que vous faut-il, madame et monsieur?--il s'adressait à Joseph et à
Noémie--j'ai les meilleures indiennes, le coton le plus fin, à des prix
excessivement bas. Vous avez besoin de mouchoirs? J'ai des mouchoirs de
soie de de toutes les couleurs: des rouges, des blancs, des bleus! c'est
doux, c'est riche, tenez! vous allez voir. Et, ouvrant sa boîte, il en
aveit des mouchoirs, des indiennes, du coton; et, à mesure qu'il tirait
à lui une pièce, il s'animait.

--Des aiguilles! des longues, des courtes, des grosses, des petites, à
votre goût!... Du fil, des fuseaux, des pelotes de toutes les nuances,
de toutes les qualités, de tous les numéros!... Je suis assorti, bien
assorti!... Tenez! regardez cette batiste, c'est comme de la soie: ça
reluit, c'est fort... ne craignez pas! touchez, touchez!... Allons! que
vais-je vous vendre? Il faut que vous m'encouragiez. Je commence; je
suis étranger ici, et c'est la première fois que je passe dans cette
paroisse... Une belle paroisse assurément, et riche! cela se voit....

Noémie regardait son mari et n'osait rien toucher. Elle avait besoin
d'une robe pour le petit, d'un tablier pour elle-même, et de beaucoup
d'autres petits objets.... Djos lui dit à la fin:

--Achète ce que tu voudras; je n'ai pas coutume de te gêner.... Elle
acheta, pour son enfant, une étoffe fort, jolie.... Comme il sera mignon
là-dedans! pensait-elle. Elle acheta aussi quelques autres petites
choses.

--Ce n'est pas tout, reprit le marchand, il vous faut un châle, Madame.
J'en ai un bien beau, de soie avec une fleur de satin brodée dans la
pointe... et il est grand! vous pouvez vous envelopper toute entière
dedans, voyez! je le déplie.

--Oh! non, monsieur, ne le dépliez pas, ne vous donnez pas cette peine,
c'est inutile....

Le marchand entêté déplia quand même un châle vraiment superbe. Picounoc
entra sur ces entrefaites. Il se mit à rire, car ses regards aperçurent
l'individu avant la marchandise. Il était un peu drôle à voir ce
colporteur, car, outre sa cassette, il portait une jolie bosse sur son
dos et d'énormes lunettes vertes sur son nez. Sa barbe, rouge à la
racine, et noire ailleurs, laissait deviner l'usage de la teinture, et
couvrait, comme d'un masque, son visage blême. Donc il était curieux à
voir, et Picounoc ne se gêna pas de rire. Mais, à la vue du châle, il
prit son sérieux.

--C'est un beau morceau, dit-il de sa voix nasillarde, en tâtant la soie
du châle....

--Et pas cher! reprit le bossu.

--Quel prix!

--Dix piastres....

--Dix piastres!

--C'est pour la vie, remarquez ça....

--Pour des habitants c'est trop beau, dit Joseph.

--Pour des habitants riches? allons! ce n'est que ce qu'il faut....
Voyons, faites un cadeau à votre petite femme.... Elle vous aimera bien
pour cela...

--Si je savais!... dit Joseph, en regardant Noémie.

--Oh! je t'aimerai bien sans cela, va! répondit la douce jeune femme.

--Je n'ai que celui-là, prenez-le; vous le regretterez si vous ne
l'achetez pas.... Prenez, prenez! pour faire plaisir à votre petite
femme.

Picounoc qui furetait dans la boîte aux nouveautés, pendant ce temps,
découvrit un second châle, qui, à en juger par ce que l'on en voyait,
devait être bien semblable au premier. Il se retourna gravement et dit:

--Voyons, Djos, fais donc ce cadeau à ta femme, vas-tu _mesquiner_
quelques piastres?

--Si elle le veut, répondit Djos, le voici. Djos crut que Picounoc
voulait s'insinuer dans les bonnes grâces de Noémie et commencer son
oeuvre de perversion. Il voulut déjouer ses plans et le prévenir.

--Je prends le châle, reprit Djos, ma Noémie, aime-moi un peu pour cela.

--O Joseph, tu crois donc, qu'il te faut acheter mon amour? S'il en est
ainsi, je ne veux pas de ce présent. Une femme honnête ne se vend
pas--même à son mari....

--Prends-le, et faisons la paix....

Elle prit le châle, le déplia, l'admira, puis souriante, l'alla serrer
dans sa commode.

Picounoc pensa: La paix ne sera pas longue; ce n'est qu'un armistice.

Le marchand, content de la vente qu'il vient de faire, recharge sa
boutique sur son dos, ou plutôt sur sa bosse passe les courroies de cuir
sur ses épaules et sous ses bras, les boucle serré, salue et sort.

--Quel drôle de compère! s'il avait la barbe rouge et le dos moins
difforme, je le prendrais pour quelqu'un que j'ai bien connu, pensa
Djos.

Quand le marchand fut à quelques pas de la maison, il se détourna.

--Mille noms! dit Djos qui sort pour reconduire Picounoc, je crois que,
c'est lui.

Le marchand continua sa route.

Picounoc ne remarqua pas l'exclamation de son ami; il avait quelque
chose en tête. Il partit et atteignit bientôt le colporteur.

--Vous avez encore un châle semblable à celui que vous venez de vendre,
lui dit-il.

--Non, monsieur, pas tout à fait pareil. La différence n'est que dans la
fleur, cependant; l'une est rouge: ce sont des roses entrelacées,
l'autre est bleue: une poignée de myosotis. C'est aussi beau d'une façon
que de l'autre. Voulez-vous le voir? Vous demeurez près d'ici n'est-ce
pas? Je vais entrer chez vous... Votre femme serait jalouse si elle
n'avait pas un châle aussi beau que celui de sa voisine, et celui qui me
reste est plus beau... Ce sont des fleurs bleues; c'est plus délicat que
le rouge; c'est de meilleur goût.

--En avez-vous vendu d'autres dans la paroisse?

--Non, je dois avouer que ça ne se vend guère....

--J'en voudrais un tout à fait pareil à celui de madame Letellier.

--De madame Letellier?... fit le marchand un peu surpris....

--Oui, de cette dame que vous venez de quitter....

--Je n'en ai point......impossible......pour aujourd'hui, du moins....

--Pouvez-vous m'en apporter un?

--Certainement; la semaine prochaine, pas plus tard....

--C'est bon! je l'achèterai, mais à une condition.

--Laquelle?

--A la condition que vous n'en vendiez pas d'autres semblables, dans la
paroisse, avant six mois, et que vous n'en direz mot à personne,
entendez-vous?

--Conditions faciles. Je pourrai en vendre avec des fleurs bleues?

--Bleues, jaunes, violettes, rouges, pourvu que ce ne soient pas deux
roses.

--La semaine prochaine, vendredi ou samedi, vous l'aurez.

En effet, le bossu revint, et Picounoc paya de bon coeur le châle
demandé. En sus, il offrit un verre au marchand, qui se donna garde de
le refuser. Aglaé ne vit pas alors le joli cadeau que son mari lui
destinait; malade depuis quelques jours, elle ne laissait pas encore la
chambre où elle venait de donner le jour à une belle grosse fille.

Un rayon de soleil entra dans la maison assombrie de Joseph Letellier.
Je ne parle pas du soleil matériel qui entre indifféremment dans toutes
les demeures, pourvu que l'on ouvre les volets; mais de ce soleil de
l'âme qui ne se lève que dans la paix et ne brille que pour la vertu.




                                    VII

                              LE RENDEZ-VOUS.


Voyant sa femme toujours triste, pieuse et soumise, Joseph commença à
croire qu'il l'avait soupçonnée à tort ou qu'elle revenait à lui. Noémie
renaissait à l'espérance, car elle trouvait son mari moins indifférent,
moins sombre. Elle surprenait parfois un sourire sur ses lèvres, un
soupir dans son coeur. Picounoc observait les époux.

--Batiscan! se dit-il, à part soi, un soir qu'il avait veillé avec eux,
il est temps d'agir, si je ne veux perdre la partie.

Il se mit à visiter plus souvent ses jeunes voisins, s'efforçant de leur
être agréable en toutes manières. Djos était prévenu et faisait bonne
garde. Cependant il s'absentait souvent pour aller au champ, ou au
moulin, ou au marché; car les cultivateurs doivent voir à ce que leurs
récoltes soient sauvées en bon ordre et bien vendues. Picounoc guettait
le moment ou Noémie restait seule pour aller, sous un prétexte
quelconque, la voir et lui parler. Il connaissait sa vertu et ne disait
jamais rien qui put l'effaroucher. Mais il payait la petite Mercier pour
raconter à Djos ses visites fréquentes. Et, comme l'on aime à dire du
mal, la petite Mercier en disait pour plus que son argent. A la fin Djos
en prit ombrage:

--Si tu veux que nous restions amis, dit-il à Picounoc, viens un peu
moins souvent chez moi quand ma femme est seule.

--Ah! tu as peur! Laisse-moi faire; je suis en train de te prouver la
justesse de mon jugement sur les femmes en général et la tienne en
particulier.... Ta femme m'aime.

--Tu mens!

--Je te le prouverai.

--Tu n'en es pas capable... comment?

--Comme je voudrai. Elle viendra où je l'appellerai, et à l'heure qu'il
me plaira.

--Je vous tue tous les deux.

--Arrête, Djos, tu ne raisonnes pas; souviens-toi que je t'ai dit que
mon amitié te protége, comme elle protége ta femme. Je n'abuserai pas de
la faiblesse de Noémie, ni de sa folle passion. Je te dirai l'heure et
le lieu, et tu seras là.

--Si elle me trompe, si elle s'oublie jusqu'à oser te rencontrer quelque
part, je la tuerai, entends-tu? oui! je la tuerai là, comme une chienne,
et tu seras témoin de ma vengeance.

Picounoc souriait.

--Et de ton innocence dit-il, puisqu'un mari n'est pas coupable quand il
se permet de ces corrections.

--Je me fiche pas mal d'être coupable ou non.

--Quand veux-tu que cette épreuve ait lieu?

--Quand ta voudras....

--Je t'avertirai.

Djos était dans une surexcitation terrible. Il allait donc enfin avoir
la preuve de l'infidélité de sa femme.... Oh! quelles angoisses
déchiraient son âme! Il ne dormait plus, ou s'éveillait en proie à
d'affreux cauchemars; il ne mangeait plus et dépérissait comme la plante
que la rosée ne rafraîchit pas, que le soleil ne réchauffa jamais.
Parfois il avait envie de se sauver pour n'être pas témoin de sa honte,
et, parfois, il était tenté de tuer sa femme et de se tuer lui-même
ensuite. Mais le doute surgissait toujours: Si elle n'était pas
coupable!... Et l'enfant, que deviendrait-il? Ce chérubin vermeil comme
il sourit pendant que son père pleure et gémit! Pourquoi ce délai si
long? S'il faut être plongé dans le profond de l'abîme autant vaut y
tomber de suite. Rien d'insupportable comme la perspective ou l'attente
d'une calamité.

Déjà plus d'un mois s'est s'écoulé depuis que Picounoc a déclaré à son
ami qu'il allait le convaincre de l'infidélité de sa femme, et chaque
jour augmente la souffrance et le ressentiment du mari jaloux. Il est
devenu irritable et sa maison, si remplie de joies et de charmes
autrefois, est pour lui maintenant un lieu d'ennuis et de malédictions.
Picounoc le sait et prolonge à dessein ce martyre. La fête de l'église
arrivait. C'est la coutume, pour les gens de la paroisse, d'aller à
confesse et de communier à cette grande fête. Et, par toutes les routes,
les femmes pieuses, les jeunes filles, et les hommes aussi, merci à
Dieu, se dirigent, dès la veille, vers l'église pour se confesser le
soir, ou le matin de bonne heure. Noémie partit comme bien d'autres:
mais ne pouvant laisser son enfant seul, elle demanda pour _garder_ en
son absence, Héloïse Hamel, la petite José-Antoine, comme on la nommait
toujours. Djos la vit partir avec satisfaction. Elle étrennait son châle
neuf, et elle était bien belle ainsi drapée dans cette magnifique
étoffe. Les compliments ne lui furent pas ménagés, et peut-être dût-elle
ajouter à sa confession quelques pensées de vanité.

La fête de l'église tombe, chez nous, le 25 de septembre. La brunante
arrive de bonne heure alors et les soirées commencent à s'allonger.
Parfois il fait un temps ravissant, parfois la pluie tombe en abondance.
Cette fois, on se serait cru en juillet tant le soleil était chaud.

Picounoc avait vu s'éloigner Noémie, il aborda Djos et lui dit d'un ton
moqueur:

--Eh bien! es-tu prêt à subir l'épreuve?...

--Tu choisis mal le moment, repartit Djos d'un air triomphant, elle est
allée à l'église.

--Je le sais.

Ce je le sais, dit sèchement, fit perdre contenance à Joseph. Cependant
il ajouta:

--Comment vas-tu faire alors?

--Suis-moi.

Djos obéit machinalement. Il suivit Picounoc pendant une dizaine de
minutes:

--Où me mènes-tu? demandait-il de temps à autres.

En arrière de la maison de Picounoc, à quelques arpents, se trouvait un
jardin planté d'arbres fruitiers. Les pruniers entremêlaient leurs
branches serrées, les pommiers arrondissaient en dômes leurs cimes
chargées de fruits, les gadelliers formaient une haie rouge et verte le
long de la clôture, et quelques grands cerisiers élevaient, au dessus de
tout, leurs têtes chargées de grappes de pourpre. Sous ces arbres le
gazon était épais et moelleux. Il faisait bon de s'y reposer quand le
soleil brûlait les prairies. Le soir, les ombres s'entassaient vite aux
pieds des troncs épars, sous les rameaux touffus. Picounoc conduisit
Joseph dans ce jardin:

--Reste ici, lui dit il, et ne bouge pas: il faut attendre un peu; mange
des pommes pour te désennuyer.

--Et toi, où vas-tu?

--Au devant de ta femme.

--Est-ce qu'elle doit....

--Venir ici, mon cher....

--Tu te moques de moi, je le vois bien....

--C'est elle qui se moque de toi... et de la confession....

--Elle n'est pas allée à confesse?

--C'est un prétexte... comprends-tu?... Tu comprendras tout à l'heure,
pauvre ami. Diable, dit-il, feignant la surprise, qui a mis ce bois
ici?--il montrait un tas de rondins de bois franc, jetés près de la
clôture, en dehors--on l'aura oublié.

Djos se pencha, prit un rondin et le fit tournoyer au bout de son bras.

--Cela frapperait bien, dit-il.

--Oui, mais un peu trop fort... ça pourrait tuer, repartit Picounoc, et
il sortit du jardin.

Djos était ahuri.

--C'est peut-être un tour, pensa-t-il... Il sait que je suis jaloux et
s'amuse à mes dépens... pourtant c'est un bon ami et il ne m'a jamais
trompé.... Ah! la malheureuse! si elle vient!--et il brandissait son
bâton.--je me vengerai! un mari outragé a bien le droit de se venger....

Il attendait depuis assez longtemps, et n'était pas loin de croire à une
mystification, quand il entendit parler et vit deux personnes s'avancer
par le sentier. Il sentit le froid courir dans ses veines et se mit à
trembler. Il éprouvait l'angoisse horrible du condamné qui aperçoit
l'échafaud. Peut-être même eut-il moins souffert s'il eut marché à la
mort; car il y a quelque chose de plus douloureux, de plus désespérant
que la mort, c'est le déshonneur. Il s'appuya contre la clôture, et ses
yeux, regardant à travers les branches noires, se fixèrent sur les
auteurs de son supplice qui s'approchaient comme deux ombres.

Picounoc avait dit à sa femme:

--Il faut jouer un tour à Djos. Tu sais comme il est jaloux et comme la
jalousie le rend ridicule. J'ai un moyen de le guérir. Je lui ai dit que
j'avais un rendez-vous, ce soir, avec Noémie, dans le jardin. Il m'a cru
sur parole, et, bien que Noémie soit à l'église, il s'attend à la voir
venir sous les pommiers, se faire conter fleurette. Il est là qui épie,
avec des yeux ardents, le moment de notre arrivée. Il s'est préparé
comme un curé la veille d'une grande fête, et veut lui faire un sermon
comme elle n'en a jamais entendu, sur les devoirs de la femme, et les
suites funestes de l'amour. Viens, et, quand il sera au plus beau de son
zèle, tu te feras connaître.... Ça sera drôle de voir la figure qu'il
fera; jamais jaloux n'aura été mieux pris. Et puis j'ai un cadeau à te
faire... un beau châle pareil à celui de Noémie.

--Un beau châle? Montre donc!

--Tiens! mets-le sur tes épaules....

--Djos ne le verra pas, il fait trop noir.

--J'allumerai une allumette exprès, à un moment donné.... Tu ne me
parleras pas, mais tu feras de gros soupirs.... Je t'appellerai Noémie,
je t'embrasserai.... Oh! comme il sera bien joué, le pauvre fou! et
c'est assez de cela pour le guérir.

Aglaé s'enveloppa, souriante, dans son magnifique châle et suivit son
mari au jardin.

--Je t'aime! disait Picounoc en passant sous les arbres ombreux.

La brûlante déclaration fut suivie d'un profond soupir.... Les rameaux
s'agitaient au passage des amoureux, et, quelques fruits mûrs, pommes et
prunes, roulaient avec un bruit léger sur le gazon.

Djos avait un poids énorme sur la poitrine--c'était le poids de la
douleur et de la colère--il râlait comme un moribond; une sueur froide
mouillait ses tempes.

--Asseyons-nous ici, dit Picounoc, l'herbe est touffue et molle, ô ma
douce Noémie.

Djos eut envie de pousser une clameur, le son expira dans son gosier. Il
serra convulsivement le bâton qu'il tenait à la main.

--Pourquoi, ô Noémie, pourquoi m'as-tu fait si longtemps souffrir? tu
sais que je t'aime depuis que je t'ai vue pour la première fois.

Un baiser sonore retentit sous les arbres chargés de fruits, et la joue
de la jeune femme s'empourpra comme les prunes suspendues aux branches.
Djos fit un pas. Celui-là eut été effrayé qui eut pu voir la pâleur de
son visage et le feu de ses orbites. Ses mains musculeuses s'ouvraient
et se fermaient comme les serres des éperviers; il se penchait sous les
arbres et tâchait de voir, dans l'obscurité, ce qui se passait à
quelques pas de lui.

--C'est donc vrai, pensait-il, plus de doute! elle est infidèle!... elle
me trahit! elle oublie ses serments et mon amour! elle oublie notre
enfant!... elle oublie qu'elle est mère!... Ah! c'est trop souffrir, mon
Dieu! c'est trop souffrir!... que ne suis-je mort avant d'avoir connu ma
honte et mon infortune!...

Il fut distrait de ces pensées amères, par le bruit de plusieurs
baisers; il s'avança soudain vers le couple heureux, puis s'arrêta comme
s'il eut regretté de s'être trahi....

--As-tu entendu, dit Picounoc?

--Oui, répondit une voix de femme, quelqu'un vient, je crois,
sauvons-nous!...

--Non, restons, mais ne disons rien, écoutons encore.

Ils écoutèrent longtemps, mais le silence était profond. Djos se tenait
immobile à quelques pas.

--Il n'y a personne, reprit Picounoc, c'est une pomme qui est tombée de
l'arbre, ne crains rien, Noémie. Enveloppe-toi dans ton châle à cause du
serein. Appuie ta tête sur mon bras ma bien-aimée. Il faut que je voie
tes beaux yeux noirs, ne serait-ce qu'un moment.

--Alors il frotta sur une pierre une allumette chimique. A la pâle lueur
qui s'épandit sous les rameaux, Djos vit, enveloppée dans le beau châle
de soie aux roses entrelacées, une femme à demi-couchée sur la pelouse,
les pieds perdus sous les touffes de trèfles et la tête appuyée sur le
bras de Picounoc.... Au même instant Picounoc, soulevant le coin du
châle qui voilait la tête de cette femme, imprima sur des lèvres
brûlantes un long baiser. Djos ne vit plus rien, car la lueur
s'éteignit, et ses yeux se remplirent de larmes ardentes comme la poix.
Il sent une rage immense lui monter du fond du coeur jusqu'au cerveau,
bondit, jette une clameur et, de son bras terrible, abat le rondin sur
la tête de la femme heureuse.

--Picounoc se dresse, feignant la surprise et la colère:

--Tu l'as tuée, malheureux, dit-il....

--Tant mieux, répondit, Joseph, grisé par la jalousie, la colère et le
sang. Puis il se pencha sur le cadavre.

--Noémie, Noémie, dit-il, d'une voix saccadée, que Dieu te pardonne ce
que je n'ai pu te pardonner, moi!...

Il prit la femme et la releva.

--Es-tu morte?

Il tâta le crâne, et vit qu'il était brisé. Alors il étendit la morte
sur la couche de verdure tachée de sang, et se dirigea vers la barrière
du jardin. Quelque chose d'étrange se passait au fond de son âme, et sa
colère, un instant apaisée, se réveillait plus terrible. Il ne tenait
plus son arme meurtrière, mais ses poings osseux étaient fermés, et il
éprouvait comme un besoin de frapper encore. L'image de Picounoc passa
devant ses yeux, moqueuse et provocatrice. Il frémit et leva le bras sur
elle. Son ami lui apparaissait dans toute sa hideur.

--Picounoc! cria t-il.

--Que veux-tu? répond celui-ci qui se tient prudemment à l'écart.

--Où es-tu? Viens ici, continue Djos d'une voix que la colère rend
tremblante.

Picounoc ne répond pas.

--Je te rejoindrai, bien, va, maudit! Pourquoi as-tu perdu ma femme?
Pourquoi m'as-tu révélé mon malheur? J'étais heureux! je l'aimais!
fallait me laisser ignorer ses fautes!...

Et, tout en faisant ces reproches à son ami, il le cherchait sous les
arbres, marchant fiévreusement, tantôt droit, tantôt courbé, secouant et
cassant, de ses mains puissantes, les branches qui lui barraient le
passage. S'il l'eût attrapé, il lui eût fait payer cher sa dernière
fantaisie; mais Picounoc avait enjambé la clôture et s'enfuyait à la
maison.

--Lâche! hurla Djos... tu fais bien de te cacher.... mais je te
rejoindrai tôt ou tard....

Il sortit et se rendit chez lui. La petite José-Antoine, qui berçait
l'enfant sur ses genoux, lui dit en le voyant entrer.

--Mon Dieu! Monsieur Joseph, comme vous êtes changé! êtes-vous malade?

Djos ne répondit pas. Il s'approcha de l'enfant, le prit dans ses bras,
le pressa sur son coeur et le couvrit de baisers.

--Ce cher petit, repartit Héloïse, il commence à parler un peu. Je lui
ai fait dire: Papa, maman....

L'enfant sourit en regardant son père et répéta: Papa, maman.

--Des larmes remplirent les yeux de Joseph et coulèrent le long de ses
joues. Il embrassa de nouveau, avec frénésie, l'ange qui souriait.

--Tiens, dit-il, en le rendant à la petite gardienne, aies-en bien soin,
veille sur lui, car il n'a plus de mère!...

--Elle va revenir demain sa mère, répondit, demi-souriante, la jeune
fille qui n'avait pas compris.

--Elle ne reviendra plus, je l'ai tuée, répliqua Djos d'une voix
sombre... et moi!... vous ne me reverrez jamais.

Il sortit. La petite José-Antoine, effrayée, courut chez ses parents,
tenant l'enfant dans ses bras, et raconta ce qu'elle venait d'entendre.

Picounoc, tout troublé, n'aperçut pas, en entrant dans sa maison,
Geneviève la folle, assise au pied du lit et la tête appuyée sur le
poteau tourné qui supportait les rideaux. Il se dirigea vers la
cheminée, alluma sa pipe, mit sa tête dans ses mains et parut réfléchir.
Geneviève ne bougea pas.

Il semble au chercheur d'aventures qu'il pourra toujours expliquer
raisonnablement sa présence en tel lieu et à telle heure, alors qu'il
est animé du désir d'atteindre un but; mais souvent, quand le but est
atteint, et que la convoitise n'aveugle plus, il s'aperçoit qu'il n'a
pas songé à tout, et que plus d'un détail peut le compromettre. Picounoc
songeait qu'il n'était pas naturel de dire qu'il se trouvait, à neuf
heures du soir, dans son jardin, à causer avec sa femme, comme si les
ténèbres eussent pu avoir pour eux quelques attraits; il ne voulait pas
faire croire, non plus, qu'il avait surpris sa femme dans les bras de
Joseph, car cela ne forcerait pas Joseph à disparaître, et il voulait
s'en débarrasser.

Voici ce qu'il pensait: ou Joseph, désespéré, se fera justice lui-même,
et alors mon succès sera parfait; ou--s'il reconnaît son erreur--je
l'accuse d'avoir tué ma femme et le mène à la potence.

Tout à coup il releva la tête en souriant:

--C'est cela, dit-il, c'est cela....

Et il alla décrocher son fanal pendu à une cheville, au côté de
l'armoire, l'ouvrit pour s'assurer qu'il y avait de la chandelle dedans,
puis, il prit un plat de fer blanc dans le buffet et courut au jardin.
Il jeta près du cadavre de sa femme le plat et le fanal. Alors, à
plusieurs reprises, il appela à demi-voix, en se penchant vers la
victime: Aglaé! Aglaé!

Mais la pauvre femme était bien morte.

--Si elle n'était qu'évanouie! pensa-t-il.

Et, se penchant de nouveau sur elle, il lui serra la gorge longtemps.

--Il ne doit pas y avoir de danger maintenant, pensa-t-il. Et il se
leva, marchant comme un homme ivre sous les rameaux. Quand il fut à la
barrière il s'arrêta, inclina la tête et réfléchit.

--Oui, ce sera mieux, dit-il tout haut; il faut bien faire les choses.

Et, retournant sur ses pas il revint à sa victime et la dépouilla de son
châle.

--On n'est pas si bête que le monde pense, murmura-t-il encore à
demi-voix; on sacrifiera tout pour tout sauver....

S'écartant un peu du sentier qui conduisait à la maison, il arriva près
d'un puits encadré de bois, au dessus duquel pendait une brimbale; et,
contre ce puits, il y avait des pierres plates et des cailloux sur
lesquels montaient les enfants qui voulaient atteindre le crochet de la
brimbale et puiser de l'eau. Il prit un de ces cailloux, l'enveloppa
dans le châle et le jeta dans l'eau. L'eau, troublée un instant, rendit
un son mat, fit surgir quelques bouillons à la surface, et reprit son
calme profond. La folle l'avait suivi instinctivement, mais, l'entendant
revenir, elle rebroussa chemin. Cependant, quand elle comprit qu'il se
dirigeait vers le puits elle s'arrêta et prêta l'oreille. Picounoc,
prenant des airs épouvantés, allongeant sa figure hypocrite déjà bien
longue, faisant des gestes de désespoir, courut chez les voisins,
annoncer l'événement tragique qui venait d'avoir lieu. Il paraissait fou
de douleur et passait d'une maison à l'autre en criant: Ma femme vient
d'être tuée! ma femme vient d'être tuée! C'est Djos! l'infâme! c'est
Djos, le jaloux! ma pauvre Aglaé! ma pauvre Aglaé!...

Les gens, tout étonnés, n'avaient pas le temps de lui faire des
questions qu'il était sorti déjà. Il entra chez José Antoine. La petite
gardienne avait eu le temps de raconter ce que Joseph Letellier venait
de dire et de faire, et José Antoine, qui connaissait la jalousie du
malheureux garçon, disait à sa femme qu'en effet la chose était bien
possible. Mais quand Picounoc, à son tour, se précipita dans la maison
en criant: ma femme a été tuée! ma femme a été tuée!... C'est Djos!
c'est Djos!... José-Antoine crut que Picounoc devenait fou. Deux
meurtres à la fois dans un village aussi paisible d'habitude, c'était
incroyable.

--Tu te trompes, Picounoc, dit-il, c'est la femme de Djos qui est
morte....

--C'est la mienne, mon Dieu! je ne le sais que trop! c'est la mienne!

--C'est la femme à Djos... la petite vient de le rapporter. C'est Djos
lui-même qui a tout déclaré....

--C'est ma femme, vous dis-je, mon Aglaé... j'étais là, à côté d'elle,
dans le jardin... Il l'a tuée d'un coup de rondin... le misérable!... Il
l'aimait, vous le savez... toute la paroisse le sait... mais elle était
si bonne, si sage, si honnête!... O mon Aglaé!... mon Aglaé!... Elle le
recevait mal, vous le savez encore... elle le traitait comme il méritait
d'être traité, le vaurien!... et, un jour, elle lui donna une tape en
pleine face... c'est depuis ce temps qu'il lui gardait rancune... Et moi
qui le croyais mon ami!... moi qui l'invitais toujours à venir à la
maison!... Mon Dieu! mon Dieu! est-il possible?...

Ce fut, toute cette nuit-là, un va et vient extraordinaire dans le
village. Tout le monde accourut sur le théâtre de l'événement. Aglaé fut
transportée à la maison. Les femmes et les jeunes filles pleuraient en
la considérant, et chacun de ceux qui se trouvaient là faisait ses
observations....

--Quelle triste mort!

--Pas une minute pour penser à son Dieu et à son âme....

--Elle était si bonne!... Elle est au ciel, bien sûr.

--C'est un exemple, mes chères amies, c'est un exemple, ajoutait une
vieille accoutumée de moraliser... on ne sait pas qui vit, qui meurt.

--Dire qu'elle était si gaie tantôt! je l'ai vue avant le souper, je lui
ai parlé, jamais elle ne fut si jasante et si éveillée; elle sentait sa
mort....

--C'est sa mère qui va en avoir du chagrin... quelle nouvelle à lui
apprendre! ce n'est pas moi qui voudrais la lui annoncer....

--Est-elle à l'église sa mère?

--Oui, elle est descendue à confesse avec la femme à Hilaire Charette.

--Est-ce vrai, dites donc, que la femme de Djos à été tuée elle aussi?
s'écria une femme qui faisait irruption dans la maison en deuil.

--La femme de Djos? répétèrent avec stupéfaction toutes les autres
voix....

--C'est la petite José-Antoine qui dit cela, et c'est Djos lui-même qui
avoue l'avoir tuée... c'est incroyable!... Mon Dieu! dans quel siècle
sommes-nous?

--Ce n'est pas possible, elle est à l'église!

Picounoc pleurait toujours pendant qu'on discourait ainsi. A cette
remarque, il prit la parole:

--Non, il n'a pas tué sa femme, dit-il, mais s'il pouvait faire croire
au monde que c'est elle qu'il a voulu tuer! Il va alléguer sa jalousie
pour tâcher de se faire pardonner le meurtre de ma femme, de mon Aglaé!
pauvre Aglaé!...

Et il se mit à sangloter de nouveau....

--Mon Dieu! qu'il a du chagrin, dit une jeune fille....

--Il en a trop, cela ne durera pas, repartit une femme d'expérience...
une veuve.

--Une voiture fut dépêchée vers la mère de la défunte et la femme du
meurtrier. On conçoit la peine qu'éprouve une mère en apprenant la mort
d'une fille chérie, mais on ne conçoit pas ce qui se passe dans le coeur
et l'esprit d'une femme qui apprend que son mari bien-aimé est un
meurtrier infâme.... Madame Larose s'évanouit--c'était le mieux et le
plus court. Noémie se fit répéter deux fois l'horrible nouvelle.... Elle
ne dit rien, pencha la tête, joignit les mains, et demeura longtemps
ainsi. Tous les yeux étaient fixés sur elle, et elle ne voyait
personne.... Elle était livide à force d'être pâle, ses paupières se
fermaient et s'ouvraient souvent sans se mouiller de pleurs, et sa
bouche était serrée comme par une convulsion.... Ce qu'elle souffrait
nul ne le pouvait deviner.

--Venez vous, madame? lui dit celui qui devait la reconduire chez elle.

Elle le regarda fixement et ne bougea point.

--Voulez-vous venir? la voiture est prête, répéta-t-il.

Elle le suivit machinalement et ne dit pas une parole. Quand elle fut
rendue à la porte de sa maison, quelqu'un l'aida à descendre. Il y avait
beaucoup de monde venu là par curiosité. Elle entra; la petite
José-Antoine vint à sa rencontre, tenant l'enfant dans ses bras. A la
vue de son enfant qui sourit, lui tend les bras et l'appelle, elle jette
un cri terrible, éclate en sanglots, saisit le petit, le presse sur sa
poitrine, et le couvre de baisers et de larmes....

--Djos! Joseph! dit-elle en appelant.

--Il n'est pas ici, madame, répond la petite gardienne... il est
parti.... il a dit qu'il ne reviendrait jamais.... jamais!...

--Ah! mon Dieu! s'écrie la malheureuse femme, et elle tombe sur le
plancher, comme si elle eut été frappée de mort subite. L'enfant se fit
mal en tombant et se mit à pleurer. On le coucha dans son petit lit, et
il s'endormit bientôt en balbutiant d'une voix douce et faible: papa!
maman! papa! maman!

Dans la nuit la grange de Djos brûla. Ce fut en vain que l'on s'efforçât
d'éteindre l'incendie, le feu sortait de partout à la fois, et il était
évident qu'une main vengeresse l'avait allumé de façon qu'il ne put être
éteint jusqu'à ce que tout fut consumé. Dans les cendres on trouva
quelques ossements. On crut que c'étaient les restes du malheureux Djos.
Et cette croyance alla se fortifiant, car on n'entendit plus parler de
lui.

Picounoc, quelques jours après, voyant entrer une vieille femme qui
passait pour tirer l'horoscope et dire la vérité--chose digne de
remarque--lui donna un jeu de cartes et, sous prétexte de lui demander
des révélations sur le meurtrier de sa femme, lui demanda cent choses
pour lui-même. Il lui demanda, d'abord, si Djos était mort
véritablement; si les ossements calcinés que l'on avait trouvés dans les
cendres étaient bien ses os; si Noémie se remarierait un jour: et la
cartomancienne répondait à merveille. Il demanda si jamais quelqu'un
aveindrait ce qui se trouvait au fond d'un certain puits. Il pensait au
châle.

--Jamais une main de vivant! répondit la tireuse d'horoscope.

--Quant aux mains des morts, pensa Picounoc, je ne les redoute guère....




                               PREMIÈRE PARTIE

                              LE GRAND-TRAPPEUR




                                      I

                             PROPOS INTERROMPUS.


--Paul!

--Baptiste!

Ces deux noms, ces deux cris, arrachés à la surprise et au plaisir,
sortaient de deux larges poitrines de chasseurs, tombaient de deux
bouches épanouies dans leur franche gaîté.

--Toi dans ces parages! reprit Baptiste; je te croyais pris pour la vie
dans les neiges de la baie d'Hudson, comme ces squelettes de baleines
qui traînent depuis le commencement du monde sur les grèves de glace.

--Comme te voilà beau diseur! Tu ne dégainais pas de ces belles phrases
au temps jadis--_in illo tempore_, répondit Paul.

--Toujours le mot latin?

--Toujours! mais où vas-tu?

--Loin! jusqu'au Mackenzie....

--Ma foi, Baptiste, je suis libre: plus d'argent, plus d'affaires, une
fière carabine, bon pied, bon oeil, j'ai envie de filer avec toi vers
l'étoile polaire, au lieu d'aller vers la croix du sud.

--Ah! que je serais heureux! et les autres aussi....

--Les autres?

--Le grand-trappeur, John et Félix Rousseau.

--Le grand-trappeur! Je serais bien aise de faire sa connaissance! où
est-il? où sont-ils tous?

--Je les ai laissés au fort Carlton, sur la Saskatchewan. Je désirais
passer un jour ou deux avec mon ami le traiteur du fort Green, et j'ai
pris les devants. Je les attendrai là.

--Varenne! je marche seul depuis un bon bout de temps, je ne suis pas
fâché de trouver enfin un compagnon et un ami.

--Oui, un ami: car nous avons fait plus d'une chasse ensemble ces années
passées. Depuis que nous nous dîmes adieu, il y a cinq ans de cela--toi
pour retourner au pays, moi pour m'enfoncer plus avant dans le grand
Ouest--je ne me suis guère séparé du grand-trappeur....

--Où vous êtes-vous rencontrés pour la première fois?

--Au fort de Bonne-Espérance, sur le grand fleuve McKenzie.

--Quel homme est-ce donc que ce grand-trappeur?

--Un grand, gros, souple et vif gaillard; doux comme un agneau quand il
est de bonne humeur; mais, quand il se fâche, le vide se fait autour de
lui; on aimerait mieux voir un ours blanc. Il est sombre et morne comme
un sauvage, et ne parle guère plus que s'il s'il était de bois. Personne
ne peut dire d'où il vient, ni comment il s'appelle. On l'a baptisé du
nom de grand-trappeur. Tous les blancs l'aiment et le respectent; tous
les indiens le craignent.

--J'ai entendu parler de cet homme souvent, et je sais, à son sujet, une
histoire assez intéressante, reprit Paul.

--Je l'ai vu à l'oeuvre dernièrement encore, au lac Supérieur. Battefeu!
c'est lui qui vous règle vite une affaire! Le Hibou-blanc en sait
quelque chose, ajouta Baptiste.

--Le Hibou-blanc! que lui a-t-il fait! dis donc!... _Dic mihi Dameta_.

--Raconte-moi d'abord l'histoire dont tu viens de parler.

--Volontiers, Baptiste.

Et l'ex-élève, que mes lecteurs ont sans doute reconnu, raconta ce qui
suit:

--Un jongleur de la tribu des Couteaux-jaunes rencontre, un jour, la
fiancée du chef des Litchanrés, Porc-Epic--il y a sept ans de cela--et
veut avoir son amour. Cette femme, veuve et mère d'une fille, venait
d'être convertie et baptisée, à la mission de St. Joseph. Elle fut
inébranlable et dénonça à son futur les intentions du jongleur.
Celui-ci, irrité de se voir éconduit de la sorte, jura de se venger. Il
tint parole et sa vengeance fut terrible. Il apprit du démon l'art de se
faire aimer d'un amour coupable. Sous prétexte de demander pardon à la
femme chrétienne qu'il avait outragée par ses infâmes propositions, il
rentre dans sa cabane, et prononce des paroles hypocrites. Puis il fixe
sur Satalia--c'est le nom de la femme--un regard long, perçant, plein de
feu,... un de ces regards qui font tressaillir ou trembler. Satalia
sentit ce regard fouiller au fond de son coeur comme le tisonnier
fouille les cendres pour en faire jaillir le feu. Elle n'en fut point
effrayée, car une sensation nouvelle et ravissante se réveillait en même
temps. Le jongleur partit. Satalia s'assit pensive la tête dans ses
mains; puis elle se mit à prier, mais avec tiédeur et distraction, car
l'image du jongleur passait et repassait de plus en plus séduisante
devant ses yeux. Une douce chaleur monta de son coeur à son visage et
ses regards prirent un éclat radieux. Elle se leva, saisit un long
couteau, jeta autour d'elle un coup d'oeil vague et craintif, puis elle
franchit le seuil du wigwam. Elle était perdue. Sur le seuil une jeune
fille--Naskarina, son enfant bien-aimée--voulut la retenir où la suivre;
elle la repoussa. Elle se dirigeait vers le wigwam du jongleur. Le chef,
par hasard vint à sa rencontre:

--Où vas-tu, Satalia? demanda-t-il.

--Je vais à celui que j'aime.

--Satalia!

--Laisse-moi!

--Il t'a ensorcelée! je le vois... ah! le chien! vociféra Porc-Epic, le
chef.

--Il est plus beau que toi, il m'aime! je veux être à lui....

Et elle brandit son couteau.

--Satalia! que va dire la robe noire?

--La robe noire? Elle courba la tête, et resta pensive, les yeux fixés
sur le sol, mais, se relevant soudain:

--J'y vais! dit-elle.

Le chef voulut l'arrêter; elle le frappa de son couteau et s'enfuit. Le
jongleur l'attendait non loin de là.

--Me voici! dit-elle en l'apercevant... ah! j'ai bien tardé à t'aimer!
J'ai bien tardé à venir! mais je suis à toi pour toujours! Je ne te
quitterai plus!

Le jongleur la serra contre sa poitrine.

--Vois-tu? dit-elle, j'ai planté ce couteau dans le coeur de mon fiancé
qui voulait me retenir!

--Satalia! dit le jongleur, rien ne nous séparera désormais! rien!

--Moi, je vais vous séparer! cria une voix formidable....

C'était le grand-trappeur! Il connaissait le jongleur et le surveillait
depuis longtemps. Le jongleur eut froid jusqu'au fond de l'âme. Il
voulut frapper le trappeur de son poignard, mais il fut vite désarmé! Le
trappeur mit le poignard à sa ceinture.

--Tu ne tueras plus personne avec cette arme, dit-il.

Sur ces entrefaites, Pierre Robitaille arriva. Il était depuis des
années, paraît-il, l'ami intime, le compagnon inséparable du
grand-trappeur.

--Je l'ai bien connu, dit Baptiste.

Le grand-trappeur lui dit:

--Pierre, tiens la femme!

Pierre Robitaille saisit la malheureuse et la tint comme si elle eut été
fourrée dans un étau.

--Bon! continua le grand-trappeur, maintenant ça va aller! Jongleur
maudit, dit-il, il faut que tu délivres, à l'heure même, cette femme du
sort que tu lui as jeté.

--Je ne lui ai pas jeté de sort... Elle m'aime, est-ce ma faute?

--Pas de paroles inutiles! Je t'étrangle comme un chat! Enlève le sort!
entends-tu?

Le jongleur tremblait, car il savait que le grand-trappeur ne badine
pas, et qu'il l'étranglerait bien en effet....

--Je ne suis pas capable, balbutia-t-il.

--Pas capable? tu n'es pas capable? Mille noms! on va voir....

Et, saisissant les deux poignets du jongleur dans sa main gauche, il les
broya. Le jongleur poussa un cri féroce.

--Ferme! animal, dit le trappeur, et mets-toi à genoux.

Le jongleur obéit.

--Fais ton acte de contrition.

Le jongleur leva sur le trappeur un regard épouvanté. Pierre Robitaille
riait. Les doigts de fer du grand-trappeur touchèrent la gorge du
méchant qui se mit à râler et à faire de la tête un signe
d'acquiescement. Les doigts s'ouvrirent un peu.

--Je vais enlever le sort... murmura le jongleur....

Et alors il fixa sur la femme un regard chargé de mépris et de haine.

Aussitôt Satalia poussa une clameur profonde!...

--Mon Dieu! où suis-je? Qu'ai-je fait? s'écria-t-elle....

Et fondant en pleurs elle retourna dans sa cabane. Son fiancé venait
d'expirer. Elle voulut se tuer elle-même, mais on réussit à l'en
empêcher.

Le missionnaire lui apporta l'espérance. Elle avait la contrition déjà.
Et puis, qui peut dire la somme de liberté qui reste à l'âme ainsi
soumise à un maléfice? L'infortunée mourut de désespoir un an plus tard,
laissant sa fille orpheline.

--C'est une histoire bien pénible, observa Baptiste.

--Ce n'est pas tout, continua l'ex-élève. Tu connais la petite île
déserte et presque nue qui gît en face du fort Chippeway?

--Oui.

--Eh bien! sur cette île se trouve une grotte assez petite et peu
connue. Un jour, pas bien longtemps après l'événement que je viens de
rapporter, le grand-trappeur et Pierre Robitaille étaient sur cette île,
pour une raison que j'ignore, le grand-trappeur retourna au fort,
laissant, pendant quelques heures, son ami seul près de la grotte. Les
Couteaux-jaunes passèrent-là--un pur hasard;--et le jongleur reconnut
Pierre Robitaille et le poursuivit avec plusieurs guerriers de la tribu.
A force de chercher on découvrit que l'antre était sa retraite. On le
somma de sortir. Il fit feu sur ceux qui entrèrent pour le prendre.
Alors le jongleur dit que ce lieu devait être le tombeau du visage pâle,
et l'on amassa des branches à l'entrée de la grotte. Bientôt les balles
que tiraient pour se défendre le pauvre reclus, se perdirent dans ce
rempart de feuilles et de rameaux. Il comprit la mort horrible qui
l'attendait, que fit-il? Nul ne le saura jamais. Mais il dut prier et
attendre, dans l'angoisse, la volonté de Dieu, car il était bon
chrétien.

Je me suis bien vengé de celui-ci! pensait le jongleur, à l'autre
maintenant! Quand le grand-trappeur revint et connut le sort de son
malheureux ami, il eut un désespoir lugubre. Il se douta bien de quel
côté venait la vengeance. Il déblaya la grotte et trouva le cadavre de
son ami. Il fit une croix avec deux bâtons de cenellier nain, et
l'appuya contre la paroi de la caverne, à l'endroit où se trouvaient les
restes sacrés de celui qui avait été son ami fidèle....

Après ce récit les deux chasseurs demeurèrent quelques instants muet.
L'ex-élève prit le premier la parole:

--Et tu le connais bien, toi, le grand-trappeur?

--Battefeu! si je le connais! Nous avons fait plusieurs voyages
ensemble, et la plus franche amitié nous unit.

--Et, tu l'as vu à l'oeuvre?

--Oui! et chose singulière, c'est qu'il s'agit encore du même jongleur
canaille devenu chef de sa tribu adoptive, et d'une vierge de la tribu
des Litchanrés, la fille de cette même Satalia dont tu viens de parler.
Il y a un mois à peine, Couteaux-jaunes et Flancs de Chiens--ou
Tranlt-san-ot-inés et Litchanrés, si l'on ne traduit pas leurs noms--se
trouvaient réunis au fort William sur le lac Supérieur, pour l'échange
des fourrures contre les couvertures, les armes, la poudre et le whisky.
Ils ne descendaient pas souvent jusque là. Plusieurs, même, de l'une et
de l'autre tribu n'avaient jamais vu ce lac grand comme une mer. La
chasse avait été bonne. Ils se livrèrent aux plaisirs et aux danses.
Nous étions là plusieurs chasseurs canadiens: Moi, Robert, Beaulieu,
Tiston, Leclerc, Tintaine, Poussedon, Lefendu et le grand-trappeur....
Nous avions le privilège de les voir s'amuser, mais il ne nous était pas
permis de prendre part à la fête. Le chef des Couteaux-jaunes était
vieux, laid, et cruel; de plus, il était boiteux, ayant perdu un pied,
disait-il, dans les glaces de la baie d'Hudson. Le chef des Litchanrés
était jeune et beau. Il avait vingt-deux ans seulement et n'était sachem
que depuis quelques mois. Ni l'un ni l'autre n'avaient d'épouse. Mais le
jeune chef des Litchanrés, Kisastari--c'est son nom--aimait une vierge
de sa tribu, la belle Iréma; cependant, pour plaire aux anciens, il
s'était laissé fiancer à Naskarina, la fille de Satalia. Son père, un
chasseur habile, n'assista pas aux fiançailles, car il n'était pas de
retour encore d'un voyage lointain. Il arriva quelques jours après. Il
était horriblement mutilé et mourant. Surpris par les ours affamés, il
avait courageusement défendu sa vie, et, si sa carabine ne se fut pas
brisée, il serait revenu sain et sauf. Sentant qu'il allait mourir, il
appela Kisastari son fils et lui révéla un secret que nul autre ne
connut. Il mourut et fut enterré, il y a deux mois, à la mission du lac
Supérieur....

--Ecoute! j'entends du bruit, dit Paul.

Baptiste s'interrompit et se mit à écouter.

Paul, l'oreille collée sur le sol, cherchait à deviner s'il passait
quelqu'un auprès.

--Ils sont plusieurs, murmura-t-il après un moment, et ils marchent avec
précipitation et sans ordre.

Baptiste recueillit à son tour les échos du sol.

--Ils viennent de notre côté dit-il, ce sont nos amis les Litchanrés,
peut-être.

--Attendons-les? Baptiste.

--Je le veux bien, Paul; nous nous joindrons à eux car ils aiment les
Canadiens du pays.

Et les deux voyageurs s'assirent sur l'herbe au pied d'un sapin, le dos
appuyé au tronc.

On était au commencement de juin. La senteur des bois embaumait l'air,
et les reflets du soleil jouaient mollement à la cime des arbres. Sous
les premiers rameaux, en bas, les ombres commençaient à rouler en
silence, sur les derniers, en haut, la lumière dansait.

--Continue, Baptiste, ton histoire du grand-trappeur, dit Paul, en
battant le briquet pour allumer sa pipe.

--Je vais prendre une chique, d'abord.

Et il coupa, avec ses dents, le bout déjà raccourci d'une _torquette_ de
tabac noir.

--Je disais, reprit-il, que le jeune chef des Litchanrés aimait la belle
Iréma. Les deux tribus s'étaient réunies pour les jeux, les danses et
les festins. Litchanrés et Couteaux jaunes ne semblaient faire qu'une
même nation tant ils se montraient d'amitié.

Les jeux durèrent bien trois heures. Ensuite le festin commença. Pendant
les jeux, les vieilles femmes avaient surveillé la cuisson des gibiers
et du caribou, dans les vastes chaudières, de sorte que l'appétit
violemment surexcité, put, sans retard, être satisfait. Le chef des
Couteaux-Jaunes devait prendre la première place, comme le voulaient son
âge et sa qualité. Il se leva pour aller, à la façon des visages pâles,
inviter une des femmes à s'asseoir à ses côtés à la table, c'est-à-dire
à terre, sur des feuilles, autour du chaudron. Naskarina rougit de
plaisir en le voyant s'avancer vers la belle Iréma, car elle était
certaine, maintenant, de s'asseoir auprès de Kisastari. Naskarina était
la rivale d'Iréma. Cette fille--je l'ai vue--a la mine un peu friponne
et elle est jalouse. On disait que le Grand-Esprit ne devrait pas la
donner à Kisastari, mais à un guerrier peureux, pour qu'il expiât sa
honte. Car une femme jalouse c'est un rude boulet à traîner, paraît-il.
Je n'en sais rien, toi non plus, puisque nous sommes encore garçons tous
deux, Dieu merci! Alors...




                                      II

                              LE ROI DES OISEAUX.


Un sifflement léger se fit entendre.

--Battefeu! Paul, qu'est-ce que cela! dit Baptiste s'interrompant de
nouveau.

--Une balle: l'écorce de l'arbre est déchirée.

--Sauvons-nous!

--Pas de ce côté! la balle vient de là.

--C'est vrai;... mais nous nous éloignons de la rivière.

--Nous la retrouverons bien, Baptiste, sauvons-nos peaux d'abord nos
chemises après.... _pellis ante chemisam_!

Une autre balle siffla et quelques rameaux de sapin, coupés par le
projectile, tombèrent sur la tête des chasseurs.

--Ils sont bien trop bons, dit l'ex-élève, de nous couronner de
feuillage--_corona pro nobis_!

Et, tout en s'assurant que leurs fusils étaient en bon ordre et prêts à
la riposte, ils s'enfuirent à travers les bois. Rendus à quelques
arpents du lieu qu'ils venaient de quitter _ex abrupto_ ils
s'arrêtèrent. Un grand bruit de pas rapides et de branches rompues
retentit tout au près.

--Les damnés! ils courent vite, Baptiste. En avant! détournons-les!

Et ils reprirent leur course, décrivant une courbe pour revenir derrière
leurs ennemis.

--Guerriers! cria une voix terrible.

A ce cri vingt-cinq chasseurs sauvages et presque autant de femmes
s'arrêtèrent.

--Prêtez vos oreilles aux voix du sol, et dites-moi ce que disent ces
voix.

Alors les vingt-cinq guerriers indiens se couchèrent sur la mousse et
prêtèrent l'oreille aux bruits qui s'en élevaient.

--La face pâle, ô chef, se croit plus rusée que nous, dit l'un des
guerrier en se relevant; mon oreille entend le bruit de son pied qui
court vers la rivière pour nous tromper; mais l'indien est habile et
ceux qu'il poursuit ne lui échappent point.

--Notre frère a dit la vérité, ajoutèrent les autres.

--Que ceux d'entre vous, reprit le chef, qui courent comme les daims
sauvages, retournent vers l'endroit d'où nous venons et renferment les
imprudents dans un cercle redoutable.

Presque tous s'élancèrent à ces mots. Mais ils coururent avec tant de
légèreté que l'on entendit à peine bruire les feuilles des épinettes
qu'ils touchèrent à leur passage. Le chef et les autres guerriers
continuèrent à poursuivre les fuyards.

--Arrêtons! dit Paul à son compagnon.

--Crois-tu que l'on soit en sûreté ici?

--Non, mais on le sera moins si l'on continue à courir de ce côté. Ils
ont dû nous suivre à la piste, ou du moins au bruit de nos pas, et ils
vont nous couper la retraite. Allons de ce coté maintenant, et sans
faire de bruit.

--Ils marchèrent ainsi, changeant de direction, l'espace d'une
demi-lieue puis ils consultèrent le sol. Alors ils se regardèrent avec
une certaine inquiétude.

--Ils nous devinent, Baptiste, il sera difficile d'échapper. Si l'on
marche, ils nous entendront, si l'on arrête, ils nous prendront.

--Montons dans un de ces grands pins. De là, si nous sommes attaqués,
Paul, nous pourrons riposter avec avantage.

--Hormis qu'ils coupent le tronc.

--Ou le brûlent.

Les pas se rapprochaient: les fuyards n'avaient pas une minute à perdre.

--Montons! dit Paul.

Ils se mirent en frais de grimper au sommet d'un pin majestueux.

L'affaire eût été facile s'ils n'avaient pas eu leurs fusils; mais, avec
ces armes, elle devenait assez critique. L'ex-élève monta d'abord, et
quand il fut sur la première branche, il tira à lui les deux fusils que
Baptiste avait gardés, les coucha sur des rameaux au-dessus de sa tête,
puis, aida Baptiste à monter. Une fois sur les branches, la besogne
devint comparativement aisée.

--Il pourrait arriver, dit Baptiste en hochant la tête, que l'on
descendrait plus vite que l'on ne monte.

--Oui, Baptiste, _hoc advenire_....

Un hurlement parti d'en bas coupa en deux sa phrase latine. Les sauvages
arrivaient; la nuit aussi, par bonheur, et les ombres s'épaississaient
vite sous les rameaux.

--Guerriers, dit le chef indien, vous êtes donc moins agiles et moins
rusés que les blancs? Quand les blancs nous poursuivent, ils nous
trouvent toujours, et vous, vous les laissez s'échapper comme des
renards mal pris dans les piéges.

--Chef courageux, dit un des guerriers, nous ne voulons pas rabaisser le
courage des visages pâles, parce que tu le connais mieux que nous, toi
qui as été blanc autrefois; mais les guerriers des bois ne sont pas
peureux, et ils savent encore scalper leurs ennemis.

--Un blanc! ne put s'empêcher de murmurer Paul, du haut de sa cachette,
c'est le chef des Couteaux-Jaunes....

--Un blanc! fit Baptiste, comme un écho.

Les guerriers indiens n'entendirent point la faible exclamation des
chasseurs perchés sur les rameaux du sapin. Réunis autour de leur chef,
ils semblaient attendre ses ordres. Déjà les cimes de la forêt se
noyaient dans les vagues sombres de l'air, et le vent qui venait de
s'élever faisait un grand murmure parmi les rameaux.

--Les deux chasseurs se sont arrêtés non loin d'ici, dit, à voix basse,
le chef à ses guerriers, car nous n'entendons plus le bruit de leurs
pas; il faut leur montrer que les enfants des bois sont aussi fins
qu'eux; restons ici plusieurs, cachés sous la forêt; soyons muets et
attentifs, pendant que les autres guerriers vont s'éloigner, en criant,
comme s'ils retrouvaient leur trace.

A ces paroles succède un long cri de joie, et la troupe obéissante
s'élance dans la forêt.

--Nous sommes sauvés, Paul, dit Baptiste à voix basse.

--Peut-être, Baptiste; mais ces sauvages sont rusés.

--Allons-nous descendre?

--Pas maintenant; attendons.

--Batiscan! j'aimerais mieux un lit de plumes que ces branches noueuses.

--Tu n'as pas mauvais goût, Baptiste,... mais le temps des lits de plume
est passé!

--Si je continuais mon histoire pour tuer le temps?

--Si tu allais m'endormir?

--Alors, parlons de Lotbinière et du temps passé.

--Ne parlons pas du tout, c'est mieux.

--Mon histoire du grand trappeur est intéressante, va!

--Tu l'achèveras quand nous serons descendus de ce juchoir.

--Si je ne parle point je vais m'endormir.

--Dors.

--Si je tombe?

--On dira: _De branchâ in brancham dégringolat atque facit pouf_.

--En voilà du jargon, par exemple.

--C'est une parodie de Virgile. Tu n'as jamais été au Séminaire, toi, tu
ne connais pas ce personnage distingué, Virgile?

--En fait de séminaire je n'ai connu que l'école de mon village, et, en
fait de maître, je n'ai eu que ce damné de Racette.

--Racette! Je l'ai connu, quel misérable! c'est lui qui est la cause
principale des malheurs de ce pauvre Djos.

--Je ne sais pas ce qu'il est devenu Djos?

--Brulé dans sa grange probablement.

--Quelle triste destinée!

--Il y a quelque chose d'étrange en sa mort, de même qu'en la fin
tragique de la femme de Picounoc. J'ai toujours eu des doutes sur la
culpabilité de Djos, je te l'avoue franchement.

--Moi aussi.

--Parle moins fort, Baptiste.

--Ne crains rien, les branches parlent plus fort que nous; elles nous
empêchent d'être entendus. D'ailleurs les sauvages sont loin.

--Essayons de dormir. Veille sur moi, et je prendrai soin de toi
ensuite.

Une demi-heure après, l'ex-élève qui venait de se nicher à la place des
oiseaux, ronflait comme s'il eut été couché sur la mousse. Baptiste le
tenait d'une main ferme en cas d'accident, car sur ce lit d'un nouveau
genre, le dormeur ne pouvait rester longtemps dans la même position; il
fallait donner à chaque partie du corps la chance d'être endolorie à son
tour. Paul dormit trois heures consécutives, non pas sans pousser
quelques plaintes dont il n'eut point connaissance. En s'éveillant il se
prit à rire.

--Diable! dit-il, est-ce que je suis changé en oiseau, _Avis sum?_

--Nous sommes des aigles, murmura Baptiste, avec un grain de vanité.

--Si toutefois nous ne sommes pas des oies.

--Je dors à mon tour.

--Dors.

--Tiens-moi bien.

--_Noli timere_, j'ai bonne poigne.

Et Baptiste, endormi à la cime du sapin, rêva qu'il était le roi des
oiseaux.

Quand il s'éveilla il y avait, dans le ciel, au dessus de sa tête, des
clartés indécises: c'était le jour qui s'annonçait; il y avait, sur la
terre, au dessous de lui, une obscurité encore profonde: c'était la nuit
qui s'attardait sous les bois. Le chef indien n'avait pas bougé depuis
la veille, et ses guerriers s'étaient montrés aussi patients dans leur
cachettes. Ils se disaient en eux-mêmes: quand le jour paraîtra, les
chasseurs sortiront de leur retraites, car ils nous jugeront loin d'ici.

Une ligne de feu parut à l'horizon, du côté de l'Orient, et des rayons
de flamme, sortis d'un centre commun, s'élancèrent dans le ciel en se
développant comme un immense éventail. La cime des bois parut
tressaillir sous les caresses de la lumière, et les feuilles prirent une
teinte radieuse. Quelques oiseaux chantèrent, et leurs notes joyeuses se
répétèrent au loin. La brise devenait silencieuse à mesure que le soleil
montait au firmament et que les oiseaux chantaient.

--Battefeu! Je donnerais trente sous pour le moindre gibier, dit
Baptiste... j'ai faim.

--Chut! pas un mot, attendons le jour. Si quelques uns des sauvages sont
cachés dans les environs ils s'éloigneront alors, croyant que nous ne
sommes pas ici.

Quelques heures s'écoulèrent et rien, excepté les cris des pique-bois
(piverts) et des écureuils, ne vint troubler le calme de la solitude. Le
chef des Couteaux-jaunes sortit lentement de sa cachette, sans faire
bruire les rameaux qu'il souleva. Debout, près d'un vieux tronc
renversé, il prêta l'oreille aux murmures divers de la forêt. Rien ne
dissipa le calme froid de son visage tatoué; les bruits n'avaient rien
d'insolite.... Ses regards interrogèrent, aussi loin qu'ils le purent,
la forêt profonde. Alors il crut que les chasseurs blancs avaient
continué à fuir, et que les guerriers, lancés à leur poursuite ne les
avaient pas rejoints, car ces guerriers seraient revenus ou auraient
dépêché un envoyé pour le prévenir. Il sentit un vif mécontentement et
imita le cri de l'outarde pour réunir ses gens. C'était le signal
convenu. En même temps que s'éleva le cri de l'outarde, un rire franc
descendit de l'arbre où s'étaient réfugiés les deux chasseurs, et
Baptiste disait à haute voix, mettant le pied à terre:

--Pas plus de sauvages que sur la main!

--Quel est ce cri? dit Paul, tout étonné.

--Une outarde!... notre déjeuner! répliqua Baptiste.

--Le chef indien, non moins surpris, gardait maintenant le silence, et
plongeait son regard perçant à travers les rameaux, vers l'endroit d'où
partaient le rire et les paroles. Il aperçut les deux chasseurs blancs
qui écoutaient, immobiles et craintifs, adossés au tronc du sapin. De
tous côtés on entendait les craquements des branches sèches sous les
pieds, et les secousses des broussailles repliées qui se redressaient
violemment après le passage des guerriers.

--Nous sommes perdus! dit Baptiste; si nous étions restés une minute de
plus dans l'arbre!

--Vendons cher nos vies!

Une balle vint effleurer l'écorce du sapin qui protégeait les deux
trappeurs canadiens.

--Les lâches! hurla Paul Hamel.

--Sauvons-nous! dit Baptiste, nous pouvons échapper encore.

--A droite! reprit Paul, nous n'avons pas entendu de bruit de ce côté;
il n'y a peut-être personne.

--Es-tu blessé?

--Non! la balle s'est amortie sur le canon de mon fusil.

--Fuyons! ils vont nous tuer sans qu'on les voie, les damnés!

Et les deux amis s'élancèrent du côté qu'ils n'avaient pas entendu de
bruit. Ils passèrent près du chef sans le voir. Celui-ci épaula son arme
et fit feu. L'un des fuyards tomba: ce fut Paul Hamel; l'autre se trouva
soudain en face d'un nouvel ennemi. Il ne s'arrêta pas, mais le frappa
si fort du canon de sa carabine qu'il lui perça le ventre. Le sauvage
poussa un rugissement terrible; ce fut son mot d'adieu. Mais le chasseur
canadien n'eut pas le temps de retirer, des entrailles du guerrier, son
arme sanglante, qu'il se vit entouré d'une bande furieuse, désarmé et
garrotté.

--L'autre, demanda le chef, est-il bien mort!

--Il a la face sur la terre comme un lâche qui tombe en se sauvant, dit
l'un des guerriers.

--Mon pied lui a écrasé la tête en passant, dit un autre.

--Le chef a l'oeil juste et le bras ferme, ajoute un troisième.

--Allons danser autour de son cadavre, reprit le chef, les mânes des
Couteaux-jaunes se réjouiront.

Et, parlant ainsi, ils se dirigèrent vers le lieu où l'ex-élève était
tombé.

--Le diable l'a-t-il emporté? exclama le chef, je ne le vois plus.

--Il était ici, il y a une minute....

--Sacripant! Je le sais bien qu'il y était... mais il n'y est plus!...

Et les indiens se regardaient d'un air hébété. Ils se mirent l'oreille
contre la terre.

--Le chien de visage pâle!... il court! il est déjà loin.

--Celui que nous tenons paiera pour les deux, reprit le chef, en avant!
Il y aura fête joyeuse et sanglante, ce soir, dans la petite anse, à
l'embouchure de la rivière Claire.




                                     III

                             GENEVIÈVE LA FOLLE.


Pendant que dans les vastes solitudes du nord-ouest, des
Couteaux-jaunes, guidés par le Hibou blanc, poursuivent les trappeurs
Canadiens de leur implacable jalousie, sous le ciel heureux du Canada,
au milieu des campagnes où la vertu s'épanouit comme les fleurs, des
hommes civilisés et chrétiens poursuivent, avec non moins de malice et
d'acharnement, mais avec plus d'hypocrisie, la plus douce des victimes.
Et cela depuis vingt ans; car vingt ans se sont écoulés depuis le
tragique événement qui rendit Picounoc veuf et Noémie inconsolable.
Picounoc et le bossu s'étaient liés d'amitié. Les mêmes penchants les
portaient l'un vers l'autre, et leurs intelligences perverses n'avaient
pas été longues à se deviner. Le colporteur avait passé bien des fois,
depuis vingt ans, avec sa cassette sur le dos, et il avait semé partout
sa marchandise choisie, récoltant, en retour, les gros sous qui
s'étaient changés en dollars. Et puis, il avait prêté à courte échéance
et à gros intérêts, sur billets ou obligations par devant notaire, les
précieux dollars; comme prêtent encore, de nos jours, certains usuriers
sans coeur--bourreaux d'un nouveau genre, qui jettent sur le pavé, dans
le déshonneur ou le désespoir, les pauvres qui tombent dans leurs
serres; qui croient se racheter aux yeux de la société ou de Dieu, en
offrant de temps à autres, avec ostentation, et grand fracas de réclame,
aux églises ou aux communautés, une partie des deniers qu'ils ont
extorqués aux malheureux! Bref, le bossu était riche, et avait ouvert un
magasin à Leclerville, près du pont. Picounoc avait vieilli de vingt ans
comme les autres; mais le gaillard portait bien son âge.

On le disait l'habitant le plus à l'aise de la paroisse. Il possédait
deux belles terres en culture et une terre à bois, bonne maison, grange
vaste, chevaux fringants, bêtes à cornes, montons, porcs et volailles.
On le jalousait. L'un disait: Rien d'étonnant qu'il ait amassé, il n'est
pas, comme moi, accablé par la famille. L'autre: il est si ménager! il
tondrait sur un oeuf. Celui-ci: il a eu toutes les chances; jamais de
pertes, jamais d'accidents, et celui-là: s'il avait une femme
gaspilleuse comme la mienne, il ne serait peut-être pas mieux que
moi....

Picounoc ne s'était point remarié. Plusieurs crurent que c'était de
regret. En effet, il doit être difficile d'oublier une première femme,
bien que nombre de veufs s'efforcent de prouver le contraire. Quoiqu'il
en soit, Picounoc était resté sage aux yeux de bien des gens, et il
vivait seul avec un engagé et Marguerite sa fille. Marguerite était
passablement belle, pas sotte du tout, bonne ménagère et fille
vertueuse. Lecteurs, ne soyez pas étonnés, la rose croît sur les épines.

Elle était recherchée en mariage de plusieurs garçons de bonne famille,
établis sur des terres nouvelles déjà toutes défrichées, ou sur le bien
paternel. Mais elle aimait plus haut. Elle était recherchée encore par
un parti riche, mais un peu vieux et difforme, le bossu. Celui-ci, elle
le fuyait, car elle éprouvait une antipathie singulière non seulement
pour sa bosse, mais pour son caractère faux. Le bossu n'en tenait pas
moins à ses idées et il ne doutait nullement du succès final: non pas
qu'il espérât jamais sembler un Adonis aux yeux de Marguerite, mais
parce qu'il avait le père en sa faveur. Marguerite aimait Victor
Letellier, jeune étudiant en droit, fils de Djos le défunt et de Noémie
la veuve. Victor Letellier avait-il un penchant pour Marguerite? je ne
le sais pas encore: lui-même le savait-il? Car l'amour est souvent
capricieux: Une femme vous aime, vous en aimez une autre, et celle-ci
vous regarde avec indifférence, et brûle pour votre ami, qui se sauve de
ses embrassements pour voler ailleurs. C'est le jeu: Passe à ton voisin.
Je ne veux pas insinuer toutefois que l'exemple soit applicable dans le
cas actuel.

Picounoc n'avait point convolé, mais la faute n'en était pas à lui, car
sa passion pour Noémie s'était accrue avec les années, et, au moment où
nous sommes, il se dirige encore vers la demeure de la veuve, moins
soucieux que de coutume, et l'espérance au coeur.

Noémie travaille au _métier_, pendant qu'une de ses nièces qui demeure
avec elle, tourne le rouet en chantant. Son front est incliné sur les
brins de laine, et la navette active va et vient avec bruit entre les
brins roidis de la chaîne qui se séparent pour la laisser passer, chaque
fois que le pied de la travailleuse pèse sur l'une ou l'autre des
_marches_. Le jour commence et Noémie se hâte, car elle veut faire ses
cinq aunes d'étoffe avant la nuit.

Elle est pauvre et sa terre, si féconde autrefois, ne rend plus. Les
mauvaises herbes, moutarde et chien-dent, remplacent l'avoine et le blé;
les pacages sont nus et les animaux sont maigres. Pourtant la veuve
infortunée n'a épargné ni son temps, ni ses peines. Elle a demandé les
meilleurs serviteurs et n'a pas regardé au paiement. Une sorte de
fatalité l'a poursuivie, et, malgré son travail et ses économies, elle
est devenue d'année en année plus pauvre et plus malheureuse. Nous
saurons bientôt comment cela s'est fait.

Picounoc entra. La jeune fille se leva pour lui présenter une chaise, et
la navette fut déposée sur l'étoffe. Noémie accorda un sourire triste au
visiteur qui s'approchait d'elle.

--Je voudrais vous dire quelques mots, Noémie, fit le veuf.

--Entrez ici, monsieur.

Tous deux passèrent dans la salle voisine, et s'assirent sur un sofa de
bois peint en bleu.

--Pauvre Noémie, commença Picounoc, d'un air affligé, avez-vous des
nouvelles?

Noémie pencha la tête et pâlit.

--Le bossu entendra-t-il raison? Il m'a assuré, déjà, qu'il éprouverait
un dommage énorme s'il ne rentrait immédiatement dans ses fonds. Le
commerce a ses exigences, Madame, vous le savez, et si l'argent est
nécessaire à quelqu'un, c'est bien, au négociant?

Noémie soupira profondément.

--Si vous l'aviez voulu, Madame, continua Picounoc, si vous le vouliez
encore, vous seriez à l'abri de ces épreuves qui vous accablent, à
l'abri surtout de la rapacité de ce vilain bossu. Un deuil de vingt
années doit être assez long. Vos parents et vos amis seraient heureux de
vous voir accepter enfin un protecteur et un appui; et, si vous n'en
voulez pas pour vous même, que ce soit pour votre enfant.

--Il sera reçu avocat bientôt, et pourra, je l'espère, conquérir une
place au soleil, dit Noémie.

--Songez, Noémie, que c'est à moi qu'il devra la position qu'il est
destiné à occuper dans le monde; le bossu, si je ne l'avais conseillé,
ne vous aurais jamais prêté un sou.

--Je le sais.

--Si j'avais eu de l'argent, je vous en aurais fourni de grand coeur et
sans garantie; je n'aurais pas eu recours à ce colporteur qui vous met
dans le chemin aujourd'hui.

--S'il pouvait attendre que mon fils soit reçu avocat!

--Noémie, vous ne savez pas comme sont épineux les commencements d'une
carrière. Il s'écoulera nécessairement plusieurs années avant que Victor
puisse rembourser au bossu les trois cents louis que vous lui devez.

--Trois cents louis? dites-vous.

--Eh oui! eh! oui! cela monte vite, allez! l'argent prêté à intérêt
composé....

--Mon Dieu! Jamais je ne pourrai payer cette somme-là.

--Noémie, si vous vouliez!...

--Mais, c'est impossible, je ne puis pas....

--Vous pourriez vous acquitter bien vite... ou, plutôt, dites un mot,
faites-moi une promesse, et j'acquitte tout moi-même....

La veuve, émue et troublée, ne répondit rien.

--J'assurerais à votre fils, que j'aime déjà comme s'il était mien, un
avenir prospère: je le pousserais, comme on dit. J'ai les moyens de le
faire. Et j'ai cru m'apercevoir qu'il ne détestait pas Marguerite....
Que de bonheurs à la fois!... Ah! je sais bien que je n'en mérite pas
autant!

--Vous êtes bien bon, Monsieur, mais!...

--Mais quoi? dites, achevez, ce n'est pas la première fois que vous êtes
cruelle à mon égard, et ce ne sera pas la dernière non plus, sans
doute....

--Ce n'est pas ma faute. Je ne puis oublier celui que j'ai tant aimé?

--Noémie, est-ce que je vous demande de l'oublier? Non, Dieu m'en est
témoin. Aimez-le toujours, évoquez son souvenir sans cesse oubliez-moi
pour ne voir que son image adorée! si j'en souffre, ce sera en secret;
et je ne m'en plaindrai point. Je veux vous rendre heureuse, car je vous
aime.

--Vous méritez bien d'être aimé, reprit Noémie à voix basse et d'un air
effrayé.

--Oh! merci! merci!... par pitié! aimez-moi un peu!...

    On dit que j'aime les pommes
        A la douzaine!
    On dit que j'aime les pommes
        A la douzaine!
    J'en aime ni six, ni cinq, ni quatre, ni trois,
            ni deux, ni une, ni point.
        A la douzaine que j'aime, que j'aime!
        A la douzaine que j'aimerai!

C'était Geneviève la folle qui entrait en chantant ce singulier refrain
des écoliers.

--Bonjour, Geneviève, dit la fileuse.

--On dit: Bonne nuit! c'est la nuit, ça; la nuit pour moi, la nuit pour
toi, la nuit pour Noémie, la nuit pour Picounoc, la nuit pour le bossu,
la nuit pour tous les fous!

    Ou dit que j'aime les pommes
        A la douzaine!

--Comme tu es éveillée, Geneviève.

--Je suis éveillée parce que je suis triste; je chante parce que je
pleure. Chante donc aussi toi, tout le monde devrait chanter parce que
tout le monde devrait pleurer. Où est Noémie? On dit qu'elle va se
marier. Il est grand temps qu'elle y pense, si elle veut publier
mineure.

La jeune fileuse riait de bon coeur. Elle fit signe à la folle d'entrer
dans la chambre où se trouvaient Picounoc et Noémie.

Elle y entra en effet.

--Bon jour, Monsieur et Madame, dit-elle, comment vous portez-vous?
Assez bien, Dieu merci au bon Dieu. Assoyez-vous donc. Merci, je ne veux
pas être longtemps.

    Ou dit que j'aime les pommes
          A la douzaine!
    On dit que j'aime les pommes
          A la douzaine!

Picounoc et Noémie la regardaient en souriant, accoutumés qu'ils étaient
à ces folies inoffensives.

--Vous m'inviterez aux noces, continua-t-elle. Vous jouerez du violon et
je danserai toute seule avec tous les autres. Je m'en vais chez le
bossu, de ce pas-là; il m'a promis une épinglette pour me mettre dans
les oreilles. On est en amour tous les deux. Si je peux mettre la main
dessus, je vous promets qu'il va la rouler sa bosse, une butte! J'ai une
rivale, c'est mademoiselle Picounoc, mais, les rivales, quand je me
montre, ça fond comme le beurre dans la poêle!

--Pauvre Geneviève! murmurait Noémie.

--Elle n'a plus la moindre étincelle d'intelligence, dit Picounoc.

--Je cherche Djos, ton mari, reprit la folle s'adressant à Noémie, si je
le trouve je le garde, tu n'en as plus besoin, puisque tu prends ce
grand maigre-échine-là. Djos! c'est ça qui était un bon patriarche. Je
l'ai bien connu dans l'ancien temps. Alors on l'appelait Joseph, et il
avait un beau manteau qu'il prêtait aux dames trop frileuses. Mais
tiens! je m'aperçois bien que vous me dérangez, adieu! bon jour, bon
soir! je m'en vais, tu t'en vas, il s'en va, nous nous en allons; vous
vous en allez, ils s'en vont... à la mort! à l'échafaud!

Et elle sortit.

--Cette folle, remarqua Picounoc, elle a parfois des paroles lugubres.

Noémie avait des larmes dans les yeux.

--Je vais aller voir le bossu, continua Picounoc, et je vous jure de
faire l'impossible pour le désarmer et vous le rendre un peu plus
favorable.




                                     IV

                        UN DE PERDU TROIS DE TROUVÉS.


Baptiste éprouvait d'horribles tortures morales, mais son visage
impassible les dissimulait bien. Il avait appris des sauvages à déguiser
ses sentiments et à cacher ses émotions. On lui délia les pieds pour
qu'ils put marcher, mais on lui attacha les mains derrière le dos. Il
trébuchait parfois, et parfois tombait sur le terrain embarrassé. On le
rouait de coups alors au grand amusement du chef. La perspective n'était
pas gaie. Il regrettait de n'avoir pas été, comme son compagnon qu'il
croyait mort, atteint par une balle meurtrière. Que d'ignominies et de
souffrances lui eussent été épargnées! Il eut envie de réveiller la
sensibilité du chef en lui parlant du pays, des parents qu'il avait dû
aimer, de la religion qui avait embelli son enfance. Car, il le savait,
ce chef n'était pas un véritable indien, mais bien un renégat.

--Chef, dit-il en français, car je vois bien que tu n'es pas né dans les
bois, et que tu es un enfant des peuples civilisés, au nom de la mère
qui t'a donné le jour, rends-moi donc la liberté, et jamais, je le jure,
je ne ferai rien contre la tribu qui t'a choisi pour son maître.

--La mère qui m'a donné le jour a bien eu tort, répondit, en français,
le chef un peu surpris--et toi, tu as eu tort aussi de tomber entre mes
mains.

--Pourquoi cette vengeance? je ne t'ai jamais fait de mal.

--Si ce n'est pas toi, c'est quelqu'un des tiens.

--Comment? mais il y a une justice.

--Une justice! oui! au bout de ma carabine. Ah! je l'ai juré que je me
vengerais! et je voudrais bien que tous ceux à qui je garde rancune
passassent à la portée de mon bras!... N'importe? en attendant, puisque
ceux que je déteste ne viennent pas jusqu'ici chercher leur punition, je
m'assouvis sur les imprudents qui, comme toi, tombent dans mes filets.

--De quelle place viens-tu? chef.

--Cela ne te regarde en rien.

--Connais-tu le grand-trappeur? demanda, à son tour, le chef.

--Cela ne te regarde en rien, dit Baptiste.

Le faux indien se mordit les lèvres et ses yeux lancèrent un éclair de
feu.

--Ce maudit-là, continua-t-il, me le paiera, si je le poigne une bonne
fois!

--C'est qu'il n'est pas aisé à prendre.

--Tu le connais donc?

--Je l'ai vu, un jour du mois de mai dernier, écraser du bout du doigt,
à ses genoux, un chef traître, un ravisseur de fille, et lui faire
demander pardon... et je l'ai vu lui pardonner son crime.

Le renégat rougit sous son masque de cuivre.

Les sauvages écoutaient avec une certaine inquiétude cette conversation
dont ils ne comprenaient pas un mot. Ils avaient peur d'être trahis et
de perdre leur victime, car ils devinaient bien que leur chef et le
prisonnier étaient de la même nationalité. Les femmes surtout se
montraient inquiètes: L'une d'elles que Baptiste reconnut et qui
n'appartenait pas à cette tribu hostile, s'approcha du renégat et lui
parla longtemps. Le chef les rassura alors et leur dit de ne rien
craindre, que le prisonnier subirait la mort, dès l'arrivée à la rivière
Claire. A cette nouvelle promesse un cri de joie immense fit retentir au
loin la forêt.

--_Well_! _well_! nous autres trouverez eux bientôt, puisque ils sont
asses _stioupides_ pour _cry up_ si fort.

--_Bene_! _bene_! _fusillabimus omnes_! nous les fusillerons tous s'ils
continuent à se trahir.

Le premier était un trappeur anglais, le second, notre ami Paul, ou
l'ex-élève. Il y en avait deux autres. Un grand et robuste gaillard à
l'air triste et sévère; un petit homme rond et joyeux alerte et
plaisant.

L'ex-élève se voyant perdu, avait joué au plus fin avec le sauvage, et,
au premier coup de fusil, il s'était jeté la face contre terre et les
bras tendus. Bien lui en prit, car son compagnon fut vite appréhendé,
comme l'on sait, et menacé d'un long martyre et d'une mort certaine.
Paul se doutait bien que les Couteaux jaunes courraient tous après
Baptiste pour le saisir vif, et ne s'occuperaient qu'ensuite du mort.
Dès qu'il les vit entourer l'infortuné trappeur, son compagnon, il se
leva, saisit sa carabine et s'élança sous la forêt.

Quelques uns de mes lecteurs seraient peut-être tentés de blâmer la
conduite de l'ex-élève en cette circonstance; ils auraient aimé le voir
défendre son camarade au prix de sa vie, tuer deux ou trois visages de
cuivre et tomber ensuite pour ne plus se relever. L'ex-élève était brave
et dévoué; de plus il était prudent. Si sa mort eut pu servir à quelque
chose, il serait fait tuer n'en doutez pas; mais avec les indiens comme
avec les blancs il faut surtout employer la ruse: c'est l'arme la plus
redoutable, et le plus sûr moyen de triompher. L'ex-élève n'oublia pas
son camarade.

A cette époque de l'année, de nombreux partis de chasseurs se
dirigeaient vers le nord. Ils allaient passer l'hiver dans les parages
du grand fleuve Mackenzie, pour chasser le rennes, l'élan, l'orignal,
mais surtout le vison, la marte, et autres animaux à riches fourrures.
L'ex-élève savait que la plupart des trappeurs traversent la région où
il passait lui-même, pour se rendre à la rivière Claire. Il fit, avec la
lame de son couteau, de distance en distance, une croix sur l'écorce des
bouleaux. Cette croix avait une signification connue des trappeurs, elle
annonçait l'ennemi. Et plus elle était grande et plus l'ennemi était
proche. Et dans l'écorce du même arbre un trou indiquait le côté où
devait se trouver cet ennemi. Tout en traçant ses hiéroglyphes, il
songeait à son malheureux compagnon et se mettait l'esprit à la torture
pour imaginer un moyen de le sauver. La faim déchirait ses entrailles,
car il n'avait pas mangé depuis sa rencontre avec les Couteaux-jaunes.
Il tendit quelques collets, car il eut été imprudent de tirer des coups
de fusils: c'eut été appeler ses ennemis. Au pied d'un chêne feuillu
s'étendait une nappe de mousse et de verdure; il se laissa choir sur
cette couche séduisante, puis, un moment après, sentant qu'il avait
sommeil, il se mit à genoux et fit au seigneur une fervente prière.
Alors confiant dans la protection céleste, il s'endormit.

Une détonation soudaine l'éveilla après deux heures de repos. Il se leva
d'un bond, et, croyant les sauvages à sa poursuite, se mit à fuir au
hasard. Il avait à peine franchi quelque cent pieds qu'il se trouva en
face de trois hommes. Il ne put s'empêcher, dans sa surprise et sa joie,
de lâcher un mot latin: _O quam felix!_ Le plus grand des trois
chasseurs, le chef, eut comme un soubresaut d'étonnement en entendant
cette voix et ce latin; un autre dit:

--_He speaks latin_ comme une vache espagnole. Le troisième, plus étonné
que les autres, s'écria:

--Comment? vous me connaissez? Mais diable! qui êtes-vous donc. Je ne
vous remets pas moi?

--Pardon, chasseur, je ne vous connais pas du tout, mais loin du pays,
au milieu des solitudes sauvages, tous les chasseurs blancs sont amis.

--Vous ne me connaissez pas, dites vous, mais vous savez mon nom,
puisque vous vous êtes écrié en me voyant: Oh! tiens! Félix!

L'ex-élève et les chasseurs éclatèrent de rire, à la grande stupéfaction
de Félix.

--C'est un mot latin que j'ai jeté au vent reprit l'ex-élève; cela
m'échappe encore parfois dans les grandes circonstances. Je ne savais
pas que je prononçais votre nom. Vous vous appelez donc Félix?

--Félix Rivard, pour vous obéir.

Vous êtes donc un savant, vous l'ami? demanda le premier des trappeurs
avec une indifférence mal dissimulée.

--J'ai été au séminaire de Québec, dans mon enfance....

--Au séminaire de Québec!... Et après?

--Après! dans les chantiers de la Gatineau.

Une émotion extraordinaire s'empara du chef des coureurs, une sueur
froide perla sur ses tempes qu'il essuya du revers de sa main, et ses
yeux se fixèrent avec une attention, extrême sur le nouveau chasseur.

--J'ai faim, dit l'ex-élève, avez-vous quelque gibier à me mettre sous
la dent?

--Une perdrix, deux perdrix même, que Félix vient de tuer.

--Heureuses perdrix! heureux coup de fusil qui m'a éveillé et me donne
trois braves compagnons pour remplacer celui que je viens de perdre.

--Vous avez perdu votre camarade? comment cela? qui était-il?

--Vite, allumez un petit feu pour faire rôtir mon dîner, et je vous
conte, en deux mots notre histoire.

L'anglais dit: C'est moi allume _the fire and cook the_ perdrix. Et il
se mit à l'oeuvre.

--Un parti de Couteaux-jaunes nous a poursuivis et rejoints aussi,
puisque l'un de nous deux est prisonnier. Si je n'avais pas fait le
mort, ça y était. Nous avons passé la nuit dans le faîte d'un arbre
comme des corbeaux, et les chenapans de sauvages sont venus camper à nos
pieds. Si nous étions restés dans notre cachette cinq minutes de plus,
nous étions sauvés, raconte l'ex-élève.

--Et pourquoi n'y êtes-vous pas restés?

--Nous les pensions décampés.

--Sont-ils nombreux?

--Vingt cinq, sans les femmes.

--Nous ne sommes que quatre....

--Si nous pouvions délivrer ce pauvre Baptiste nous serions cinq.

--Baptiste?

--Oui, le connaissez-vous?

--C'est un brave! Il nous a laissés au lac Supérieur, il y a un mois
environ. Nous avons protégé tous deux, alors, contre l'amour d'un chef
cruel, d'un renégat, d'un blanc qui s'est fait sauvage, une jeune fille
Lithchanrée.

--Que dites-vous là? Mais ce chef, c'est lui qui guide et commande la
troupe à laquelle je n'ai échappé que par miracle, et qui emmène
prisonnier mon cher camarade.

--Ce doit être lui en effet, le Hibou blanc, le chef des
Couteaux-jaunes! En marche alors!

--Vous êtes donc celui qu'on appelle le grand-trappeur? demanda, avec
une sorte de respect, l'ex-élève.

--_Oh yes! that is the man_, reprit vivement l'anglais, c'est ça le
grrrande chasseur, le grrrande-trappeur!... Tu vas voir!

--Il est l'effroi des sauvages, ajouta Félix.

--Il y a bien longtemps que j'entends parler de vous, reprit l'ex-élève,
et je suis heureux de faire votre connaissance... si vous voulez nous
chasserons ensemble....

--Je le veux, dit le grand-trappeur. Et il tendit sa main loyale au
nouveau compagnon.

--Maintenant, mes perdrix. Pour que je vous suive il me faut un peu de
leste dans l'estomac, _in stomacho meo_!

Le grand-trappeur sourit et une larme apparut dans son oeil
mélancolique.

--Le nouveau camarade il est drôle comme un _devil_, observa en riant le
trappeur anglais.

L'ex-élève eut vite fait son repas: Une gorgée d'eau maintenant, pour me
rincer le palais, dit-il, et filons!

--Les Couteaux-jaunes ne sont donc pas loin? demanda le grand-trappeur.

--A quelques heures seulement.

--Dans la direction nord, si j'en juge par la marque que vous avez faite
sur les bouleaux, car je suppose qu'elle est de vous.

--En effet. Ils se dirigent sans doute vers le lac noir par où ils ont
coutume de passer.

--Ils iront peut-être à l'embouchure de la rivière Claire pour faire la
pêche, et se donner le luxe d'un festin, avant de s'enfoncer plus avant
dans la forêt, observa Félix Rivard.

--_Oh! yes_, dit l'anglais, car ils ont _much wisky_.

--Ils ont coutume de faire la traite à la baie d'Hudson; j'ai entendu
parler d'eux au fort d'York, dit l'ex-élève.

--Il faut marcher vite, reprit le grand-trappeur, et se rendre à la
rivière Athabaska. Si nous ne les trouvons pas là, nous passerons par le
fort Pierre à Calumet pour acheter de la poudre et des balles.

--Mon Dieu! ils auront peut-être tué mon pauvre compagnon de chasse, et
nous arriverons trop tard.

--Ils sont trop barbares, répliqua le grand-trappeur, et se complaisent
trop dans les souffrances de leurs victimes pour les immoler si tôt. Ce
n'est pas durant la marche qu'ils tuent leurs prisonniers; ils
s'arrêtent, boivent, mangent et dansent, d'abord, sous les yeux du
condamné, et puis, quand ils sont las des jouissances ordinaires, ils se
gorgent de sang.

--_God dam!_ frémit l'anglais en serrant sa carabine.

Ils marchaient depuis quelques heures à peine, quand ils entendirent la
clameur joyeuse des indiens à qui le Hibou blanc annonçait le supplice
prochain de Baptiste.




                                     V

                                ENTRE AMIS.


Picounoc sortit de chez Madame Letellier avec l'espérance dans l'âme:
J'ai souffert vingt ans, pensait-il, mais qu'importe? les vingt ans sont
passés et la volupté que j'ai si longtemps désirée semble m'être
promise. Qu'est-ce que c'est que vingt années de martyre pour une heure
de pareilles jouissances? Et cette femme, ce n'est pas pendant une heure
seulement que je la posséderai, mais pendant des années, car je ne suis
pas vieux encore! je suis solide et plein de vigueur! Oh! la
persévérance! la persévérance! quelle force et quelle vertu! Je n'ai que
celle-là, mais!... Si je me faisais illusion! Illusion! Est-ce que je me
suis fait illusion quand elle m'a repoussé fièrement, durement,
impitoyablement? Est-ce que je me suis fait illusion quand elle m'a
accueilli avec froideur, avec indifférence? Illusion? Allons donc! on
n'est plus à l'âge des illusions. Elle s'incline vers moi, elle penche,
elle penche, comme... n'importe? je ne suis pas un poète, moi, pour
faire des comparaisons. Si Victor son garçon peut monter de Québec
maintenant, il la fera bien se décider, lui! Il m'aime, ce Victor; il me
considère comme un père!... Oh!... je sens que je l'aimerai, cet enfant;
je le protégerai, je le pousserai dans le monde. Il faut bien, après
tout, qu'on répare un peu le dommage fait au père.... On est chrétien ou
on ne l'est pas. Pauvre Djos! lui qui aimait les bons tours, je ne sais
pas comment il prendrait celui-là, s'il savait le fond de l'affaire.
Qu'il dorme en paix dans les cendres de sa grange, j'aurai bien soin de
sa veuve.

C'est en se parlant ainsi à lui-même que Picounoc arriva chez son ami le
bossu.

--Les affaires avancent-elles? dit celui-ci.

--Pas vite. Le plus sûr moyen de vaincre sa résistance, je crois, serait
de faire vendre la terre. Quand Noémie se verra dans le chemin elle se
montrera plus accommodante.

--Je suis prêt, dit le bossu.

--Je l'achèterai, moi, reprit Picounoc; tu ne me nuiras pas?

--Non, pourvu que mes intérêts soient protégés.

--J'ai rarement vu une veuve aussi tenace.

--Monsieur le marchand, empêchez donc ces gamins de me persécuter, pour
l'amour de n'importe qui et de n'importe quoi!

--Tiens! Geneviève! dit le bossu,--car c'était elle, la pauvre folle,
qui entrait--que te font-ils donc, ces mauvais garnements?

--Ils m'appellent "la folle."

--Ne les écoute point, dit Picounoc, tu sais bien que tu es plus fine
qu'eux.

--Oui, et plus fine que vous aussi, soit dit sans vous offenser.

--C'est bon pour toi, Picounoc, dit le bossu.

--Non, ce n'est pas bon, répliqua la folle; j'aurais du dire: _meâ
culpâ, meâ culpâ, meâ maximâ culpâ_.

Eu te frappant la poitrine? dit le bossu.

--En me perçant le coeur avec un poignard.

--Penses tu encore à Racette? demanda Picounoc.

--Quand j'étais jeune et belle, il y a bien cent ans de cela, je
l'aimais bien, comme cela, pour lui dire un mot sans faire semblant de
rien et continuer ma route.

--Je croyais que vous vous étiez connus intimement, reprit le bossu.

--J'ai tant vu de monde depuis que je suis descendue des limbes que je
ne puis me remettre chacun. Mais vous autres, je vous reconnais bien
toujours. Vous allumiez les étoiles tous les deux pour éclairer le
paradis de la bonne femme Labourique, dans la rue Champlain, et vous
allumez maintenant la colère de Dieu.

--Est-elle égarée un peu? remarqua le bossu en éclatant de rire.

--C'est presque de l'idiotisme, répondit Picounoc.

--Veux-tu me prêter cela pour jouer un peu? dit-elle au marchand. Elle
montrait des rouleaux de fil.

--Tiens! amuse-toi, mais ne les salis point.

--Oh! non, j'ai les mains nettes; je me les suis lavées il n'y a pas
plus de quinze jours.

Et elle se mit à faire des tourelles et des colonnes avec des fuseaux.
Et pendant qu'elle s'amusait ainsi, les deux vauriens causaient.

--Tu l'as donc toujours aimée cette femme? demandait le bossu.

--Toujours, depuis que je la connais.

--Et tu en as épousé une autre cependant?

--Avec raison, puisque je suis veuf.

--Farceur, tu fais du mystère.

--C'est mon fort.

--Et tu es devenu veuf si tôt!

--Elle se fait prier depuis vingt ans. Si je ne commençais le siège que
d'aujourd'hui, où cela me mènerait-il? j'aurais les cheveux blancs quand
j'entrerais dans la place....

--Drôle! va, dit le bossu, lui tapant sur l'épaule, tu es si fort que
cela?...

Picounoc se gourma: Silence, dit-il; à la finesse du renard il faut unir
la prudence du serpent.

--Mais deux d'un coup! allons donc! son mari et ta femme?...

--Jamais je ne pourrai refaire la tour de Babel avec ces rouleaux, dit
la folle, c'est décourageant; comment monter au ciel?

--Courage, dit le bossu, tu y arriveras.

--Eh bien! c'est entendu, tu fais vendre la terre de suite, reprit
Picounoc, il me tarde d'en avoir fini, s'il faut la prendre par la
famine, réduisons-la!

--J'ai bien conduit la besogne, n'est-ce pas? j'ai corrompu tous ses
serviteurs.

--Tu les as tous jetés dans l'ivrognerie.

--C'est le plus sûr moyen de perdre un homme et de l'empêcher de
travailler.

--Aussi, la terre est-elle dans un état pitoyable. Elle ne se vendra pas
cher.

--Tant mieux pour toi; quant à moi, je ne perdrai rien. Mais tu sais?...
l'autre affaire....

--Marguerite?

--Oui, il faut que les deux mariages soient célébrés à la même messe. Je
deviens ton gendre respectueux et dévoué; tu te fais mon auguste
beau-père.

--Mais si Marguerite refuse?

--Il n'y a pas de si....

--Je m'en vais, dit la folle, excusez.

--Tu reviendras, Geneviève.

--Merci bien de la politesse, vous dites des choses qu'on ne peut pas
comprendre; j'aime bien à tout comprendre, moi. Et elle sortit.

--C'est heureux qu'elle ne comprenne rien! dirent à la fois les deux
amis.

--Mère, je suis avocat! je viens d'être reçu avec distinction, s'écria
un beau jeune homme, en se précipitant, tout joyeux, dans les bras de la
veuve Noémie....

--Victor! exclama l'heureuse mère, en embrassant le nouveau disciple de
Thémis. O mon Dieu! je croyais ne pouvoir plus jamais éprouver les
douceurs d'une joie véritable!... Tu viens te reposer! tu vas passer
quelque temps avec moi, reprit-elle après un moment.

--Oui! mère, je suis un peu fatigué, j'ai besoin de respirer l'air des
champs et de courir libre dans nos bois et sur le bord des ruisseaux....
Mais avant tout, j'ai besoin de manger un croûton.

Noémie jeta un regard inquiet sur sa nièce.

--Tiens! ma cousine Henriette! dit le jeune avocat. Comme te voilà
belle! comme te voilà grande! Un baiser, voyons! encore un, cela fait
oublier la faim.

--Va donc emprunter un pain, Henriette, demanda la veuve avec des larmes
dans la voix.

--Vous n'avez pas de pain? dit Victor.

--Tu ne l'aimeras pas, mon enfant.

Et vous le mangez, vous? petite mère?

--Faut bien!

--Voyons cela! Et il ouvre le buffet, prend la nappe, la déroule et voit
tomber un morceau de ce misérable pain d'avoine amer que trop de pauvres
gens sont condamnés à manger.

--Ce pain noir! c'est tout ce que vous avez?

--On y est accoutumé; mais toi!...

--Mais moi? j'en mangerai aussi.

--Va chercher du pain de blé, Henriette.

--Où vais-je aller?... les gens, vous le savez bien, n'aiment guère à
prêter....

--Victor comprit tout: Je n'ai plus faim, dit-il.... Bientôt, je
l'espère, je pourrai vous apporter de meilleur pain, ma bonne mère. Je
pourrai relever cette maison qui tombe, améliorer cette terre qui ne
produit plus que du mauvais grain, car je vais travailler; je veux me
faire une place au soleil!

La veuve pleurait: Cher enfant, soupira-t-elle, il sera trop tard.

--Que voulez-vous dire? vous m'effrayez... Vous êtes malade? les
chagrins, le travail et les privations vous ont brisée?...

--Notre terre va être vendue... tu le sais, elle a été décrétée....

--Vendue! c'est vrai! et par celui qui vous a prêté de l'argent pour me
faire instruire! C'est pour moi que vous vous êtes ainsi jetée dans la
misère! Oh! que Dieu me donne la force et les moyens de vous prouver ma
reconnaissance! Mais, comment se fait-il que celui qui nous a rendu
service pendant tant d'années, retire tout à coup ce bras qui nous
soutenait?

--Quand on doit, mon fils, il faut payer: souvent le créancier n'a pas
tort.

--Le créancier, c'est toujours....

--Monsieur Chèvrefils.

--Je vais aller le voir: il faut qu'il patiente encore un peu. Il
comprendra que je suis en état de gagner quelque chose maintenant.

--Il dit qu'il a besoin d'argent pour son commerce. Au reste, notre bon
ami St. Pierre est allé lui parler à ce sujet; et s'il est possible
d'obtenir du délai, il en obtiendra.

--Quel brave homme que ce Saint-Pierre!

--Son dévouement ne s'est jamais démenti.

--Vient-il ici souvent?

La jolie veuve rougit. Elle voulut cacher son émotion et se détourna
pour tousser.

--Assez souvent, répondit-elle.

--Sais-tu une chose, mère?

--Non... qu'est-ce que c'est?

--Il m'a laissé comprendre, un jour, qu'il t'aimait et serait heureux de
t'épouser....

--Il t'a fait de pareilles confidences?

--Indirectement... mais, j'ai compris.... Il ne vous en a jamais
parlé?...

--Comme te voilà curieux, fit la veuve en riant.

--Ah! je devine. C'est bien, petite mère, épouse-le, c'est un bon
parti... et moi....

--Et toi?...

--Et moi j'épouserai Marguerite




                                     VI

                              UN TROUBLE-FETE


Animés par le désir de sauver leur compatriote et par le besoin
d'échanger quelques coups de feu avec de vieilles connaissances, les
trappeurs canadiens s'élancèrent sur les traces des Couteaux-Jaunes. Ils
marchaient depuis trois heures environ, quand ils entendirent des cris
de joie.

--Je ne les croyais pas si proches, dit le grand-trappeur, et, s'ils
n'avaient pas eu le bon esprit de crier, nous aurions eu l'imprudence
d'arriver au milieu d'eux le fusil au repos ou le pistolet dans la
ceinture. Marchons avec précaution, et voyons s'ils gagnent la rivière.

--Oh yes! Je les entends. _Do you hear_?

--_Entendamus omnes_... répondit l'ex-élève.

Le grand-trappeur éprouvait toujours une émotion soudaine quand
l'ex-élève improvisait son latin. Il souriait d'une façon mélancolique.
Les autres riaient de bon coeur.

--Doublons le pas, dit-il, si c'est possible, et devançons-les en
gagnant directement l'embouchure de la rivière Claire.

Quelques heures plus tard, les quatre trappeurs arrivaient au bord de la
rivière Athabaska, un peu en bas de l'endroit où elle reçoit, dans son
onde vaseuse, les flots limpides de la rivière Claire. Ils remontèrent
jusqu'à une anse qui s'enfonce de plusieurs arpents dans la forêt, et
paraît enlacée par deux bras énormes, deux pointes de rochers recouverts
de sapins rabougris. Au fond de l'anse, une grève de sable fin borde la
rivière. C'est une retraite superbe que tous les chasseurs ne
connaissent point. Les Couteaux jaunes et les Flancs de chiens, la
connaissaient bien, car ils s'y étaient surpris tour à tour. Le
grand-trappeur n'ignorait pas non plus, son existence. Il divisa en deux
sa troupe de quatre guerriers. L'ex-élève et Félix eurent ordre
d'attendre, blottis derrière un rocher, sur l'un des bras qui ceignaient
la petite baie, et l'anglais et le chef passèrent de l'autre côté où le
danger devait être plus grand, si les indiens arrivaient--comme cela
était probable--en côtoyant la rivière. Le grand-trappeur choisissait
toujours le poste le plus périlleux. Les Couteaux-jaunes approchaient
traînant leur victime. Déjà les blancs entendaient au loin le bruit de
leur marche.

--Guerriers, arrêtez, ordonna le chef.

La troupe fit cercle autour du renégat.

--Votre chef est brave, et vous le savez. Il ne craint pas la mort, ni
les supplices qui la précèdent; mais il est prudent, et ne veut pas
inutilement exposer ses guerriers. Les bois sont remplis d'ennemis, et
les blancs que j'ai fuis parce qu'ils sont lâches et menteurs, courent
en tous sens sous ces forêts immenses. Ils se cachent partout pour vous
surprendre et verser votre sang; il faut donc se montrer plus habiles
qu'eux-mêmes. Nous allons faire le festin sur la grève de sable, au pied
du rocher, au bord des eaux claires de la rivière. Mais nous ne
descendrons pas tous ensemble. Dix d'entre vous resteront sur la côte et
feront sentinelles; ils auront leur part du banquet, et assisteront au
supplice du prisonnier.

Les guerriers firent un murmure approbateur. Les dix choisis pour monter
la garde sur le bord de la baie restèrent en arrière, et les autres
descendirent sur le rivage. Le grand-trappeur voyait bien, de sa
cachette, la grève et les sauvages. Il les compta.

--Quinze guerriers, à part les femmes, murmura-t-il, la troupe s'est
donc divisée! Qui sait leur dessein? Ils nous ont entendu peut-être, et
peut-être nous devinent-ils. Nous avons voulu les surprendre, et nous
sommes peut-être tombés dans leur piége.

Les sauvages se mirent à courir de ça et de là; les uns ramassèrent du
bois et allumèrent un grand feu, juste au pied du rocher où se trouvait
caché le grand-trappeur, les autres firent la pêche.

Baptiste le prisonnier les suivait d'un oeil indifférent. On ne pouvait
pas lire le désespoir sur sa franche et brune figure. De temps en temps
il regardait le rocher comme s'il eut pressenti ou deviné qu'un ami se
tenait là pour le protéger. Il avait toujours les mains liées derrière
le dos, et deux guerriers se tenaient auprès de lui pour le surveiller.

On fit rôtir le poisson frais en le fixant au bout de broches de bois,
puis le festin commença, largement arrosé d'eau de feu.

Le prisonnier ne put s'empêcher de regarder avec envie le frugal repas;
et, la senteur de la truite dorée à la braise flattait bien agréablement
son odorat, mais agaçait fort son estomac depuis longtemps vide. Le chef
s'en aperçut, prit un poisson brûlant et s'approcha de lui:

--Mange, mon cher ami, mange vite et beaucoup, dit-il, car c'est ton
dernier repas.

Le prisonnier, essayant d'éviter les brûlants attouchements de la
truite, se tournait la tête en tous sens, mais c'était inutile; on ne le
laissa en paix que lorsqu'il eut la bouche toute enflammée. Les sauvages
riaient et battaient des mains. Le grand-trappeur voyait tout, et la
colère s'allumait dans son âme. Un instant il prit sa carabine pour
viser le renégat, mais un bruit de pas se fit entendre auprès de lui.
Alors déposant son arme, il se blottit le long du rocher. C'étaient deux
sauvages qui venaient regarder ce qui se passait en bas.

--Si l'on voit bien tu me le diras, Nid d'écureuil, et j'irai à mon
tour, fit l'un des indiens.

--Oui, Vent qui souffle, je te le dirai.

Et Nid d'écureuil se glissa le long de la roche moussue et couverte de
sapins.

--Oh! oh! commença-t-il...

Il n'acheva pas. Une main vigoureuse le saisit à la gorge et le coucha
sur le lichen. Il se tordit comme un serpent dont on écrase la tête, et
son fusil lui échappa. Ses bras se raidirent et ses poings fermés
essayèrent de frapper l'ennemi qui le tenaillait ainsi, mais rien ne put
faire desserrer les doigts musculeux du grand-trappeur. La pieuvre ne
tient pas mieux sa victime dans ses dix bras visqueux armés de suçoirs.
L'indien se déchirait les pieds sur le rocher, et ses ongles emportèrent
un morceau de la veste du chasseur. Ses yeux sortirent de leurs orbites,
et sa langue flotta en dehors de la bouche. Ses membres qui s'étaient
d'abord roidis avec violence, s'affaissèrent peu à peu et ses doigts
crispés se détendirent. Le trappeur desserra les doigts et le cadavre
roula à côté de lui.

--Et d'un! pensa-t-il....

On se mit à danser sur le sable, devant le feu. Déjà l'ivresse
commençait à transformer ces sauvages, et, de singulières fureurs
passaient dans leurs regards. Ils chantaient en dansant, et battaient la
mesure en se frappant dans les mains. Quand ils passaient près de
Baptiste, ils lui faisaient, du poing, toutes sortes de menaces, et
souvent même le frappaient dans la figure. Baptiste, soumis à son
funeste sort, endurait tout avec une orgueilleuse patience. De temps en
temps il faisait un effort pour rompre les liens d'écorce qui
enchaînaient ses mains, et il faisait un pas en arrière, s'approchant de
la flamme du foyer qu'on attisait toujours.

Vent qui souffle, trouvant que son camarade ne revenait pas vite,
l'appela par deux fois: Nid d'écureuil! Nid d'écureuil! Personne ne
répondit, et pour cause. Alors, maugréant, il s'approcha à son tour de
la redoutable cachette du grand-trappeur.

--Pourquoi ta parole ne répond-elle pas à la mienne, Nid d'écureuil?
dit-il, en s'avançant: Les frères s'amusent-ils bien en bas?...

--Vas-y voir! dit le trappeur qui l'empoigna à son tour et, d'un élan
terrible, le poussa dans l'abîme. Le sauvage ouvrit les bras comme des
ailes, tourbillonna deux ou trois fois et tomba la tête sur un cailloux.

Il y eut un moment de terreur parmi les sauvages et la danse cessa.

--Une imprudence, dit le chef: il se sera trop approché du bord....

--_O quam degringolat!_ exclama, pas trop haut, l'ex-élève qui voyait
tout de l'autre côté de l'anse étroite.

--_O what a nice culbute!_ dit l'anglais!...

Le chef sauvage ou, plutôt, des sauvages, poussa un sifflement aigu
auquel plusieurs sifflements répondirent aussitôt.

--Vous le voyez, dit-il, nos guerriers sont tranquilles... c'est un
accident.

Et la danse recommença, et l'eau de feu circula de nouveau. Cependant le
jour baissait et les guerriers sentaient la fatigue et le besoin de
repos. Ils demandèrent le supplice du visage pâle. Le chef appela, par
un signal convenu, les guerriers qui étaient restés en faction sur la
côte. Ils répondirent par une clameur de joie. Le prisonnier ne put
s'empêcher de frémir à la pensée des tourments qu'il allait endurer. Il
recula encore d'un pas et se trouva près du feu. Alors le grand-trappeur
se leva debout, et, prenant le cadavre du guerrier qu'il avait égorgé,
il le lança en bas du rocher. La stupeur se peignit sur les figures des
indiens. Ils entourèrent le cadavre en poussant des cris de douleur.

--Nous sommes surpris, dit le chef.... Il y a des blancs ici ou des
Flancs-de-chiens.

--Tuons le prisonnier et sauvons-nous, proposa l'un de ces traîtres.

Le prisonnier avait la figure légèrement contractée et paraissait
souffrir. Il avait les bras tendus vers la flamme. Un cri descendit du
haut du rocher, un cri monta de la grève. Le grand-trappeur avait été
aperçu quand il s'était levé pour lancer le cadavre en bas, et les huit
guerriers qui restaient encore sur la côte se précipitèrent sur lui à la
fois. Le prisonnier, les mains libres, se jeta dans la rivière, à la
grande stupéfaction de ses gardiens. Il avait brûlé ses liens.

Plusieurs coups de carabine firent rejaillir l'onde autour de lui, mais
il ne fut pas atteint. La colère et la surprise faisaient trembler les
mains de ses ennemis.

L'ex-élève et Félix poussèrent un cri de joie en voyant fuir leur ami;
mais aussitôt ils virent le danger que leur chef courait, et ils se
levèrent pour voler à son secours.

Mais les guerriers montèrent la côte avant que le secours put arriver
aux chasseurs qui se trouvèrent ainsi fatalement divisés. Le
grand-trappeur se défendait bien et il était admirablement secondé par
son ami John.

Tenant son fusil par le canon, il frappait en diable au risque de le
casser, car il n'avait pas le temps de charger ses pistolets. Il ne
restait plus que six sauvages en état de se battre, et six contre deux
hommes comme le grand-trappeur et l'anglais, ce n'était qu'une bouchée.

L'ex-élève et son compagnon revinrent par derrière les guerriers, et,
pour donner le change ou les diviser, ils firent feu. Une balle traversa
le dos du moins vigoureux, qui se trouvait en arrière. Il tomba sur la
face pour ne plus se relever. Toute la troupe allait retourner sur ses
pas pour riposter, quand une clameur s'éleva: le grand-trappeur! le
grand-trappeur! Les guerriers venaient de reconnaître celui qui était la
terreur des bandes sauvages. Alors, dédaignant les autres ennemis, tous
se ruèrent vers le rocher où il s'était caché.

--Prenez-le vif! ordonna le chef! son supplice nous dédommagera de la
perte que nous venons de faire.

--Le grand-trappeur, acculé au rocher, voyait bien qu'il n'y avait plus
de fuite, ni de salut possibles pour lui: il ne voulait que gagner du
temps pour décimer quelques têtes de plus, ou permettre à ses gens de
s'enfuir. Cependant la fatigue le gagnait, et son bras perdait de
l'agilité. La carabine tournoyait moins vite. Rapide, l'un des guerriers
s'élança à ses pieds, passant au dessous de l'arme dangereuse, et
l'enlaça de ses deux bras. Le grand-trappeur le repoussa rudement et le
fit rouler au loin, mais, dans cet effort, il perdit un mouvement des
bras, et deux autres guerriers se jetèrent sur lui. L'un des deux
s'affaissa aussitôt; une balle, poussée avec adresse lui avait percé le
crâne. Ce fut le dernier qui tomba. Epuisé, le vaillant canadien céda au
nombre. Il fut écrasé. Six indiens, animés par la plus ardente colère,
le garrottèrent étroitement pendant que les autres tenaient en échec ses
compagnons désespérés.

Les indiens comprirent que les blancs n'étaient pas nombreux quand ils
virent les coups de fusils et de pistolets se faire si rares. Alors ils
laissèrent déborder leur joie, et entonnèrent un chant de victoire.

L'ex-élève, John et Félix, pleurant la perte de leur chef valeureux
descendirent la côte et se cachèrent sur le rivage en attendant le
départ de leurs ennemis.




                                     VII

                              ROBERT ET CHARLOT


Picounoc entra de nouveau chez la veuve Letellier en revenant de Ste.
Emmélie. Il avait l'air découragé, et Noémie, en le voyant, comprit
qu'elle n'avait plus rien à espérer.

Impitoyable, cet homme! dit-il avec amertume.

--Il ne veut plus attendre? demanda anxieusement Noémie.

--Il refuse toute espèce d'arrangement. J'ai voulu me porter caution et
lui donner une hypothèque sur mes terres: rien! pas d'affaire! O
l'usurier! si je l'eusse mieux connu!...

--Et quand va-t-il faire vendre la terre?

--Sans délai. Elle est annoncée depuis trois mois dans la Gazette
officielle.

--Victor est arrivé de Québec. Il est reçu avocat. Il pourra peut-être
prévenir le malheur qui me menace; il doit avoir de l'influence.

--Victor est ici! ce cher enfant! Il est reçu! que j'en suis aise! Mais
où est-il donc? Il me tarde de lui serrer la main....

--Il vient de sortir pour aller chez vous....

--Il est jeune encore, et son influence ne peut pas être grande, mais il
a du talent et de l'honnêteté; tôt ou tard il arrivera. En attendant,
Noémie, ne vous désolez pas trop. Vous me trouverez toujours quand vous
aurez besoin de moi. Vous ne voulez pas m'aimer, de bon gré--ajouta-il
en souriant--vous m'aimerez de force: je vous rendrai tant de services
que je gagnerai votre affection, et vous finirez par vous jeter dans mes
bras, quand tout le monde vous abandonnera. N'importe, je ne vous
garderai point rancune. Savez-vous que je suis presque heureux des
malheurs qui fondent sur vous? Ils me fournissent l'occasion de vous
faire du bien....

--Que vous êtes bon!

--Soyez donc reconnaissante! et....

--Et quoi? reprit la veuve avec timidité...

Et prouvez-moi votre reconnaissance en accédant à mes voeux.

--J'ai peur de finir par laisser paraître trop ma faiblesse.... ou ma
gratitude.

--Noémie! que je serais heureux!...

--Si Dieu le veut, vous le serez!

Picounoc sortit plus rayonnant que jamais. Décidément la fortune
tournait en sa faveur, et son regard perçant pouvait entrevoir les
premières lueurs de la félicité, à travers les brumes de l'horizon. Il
avait manoeuvré habilement, et se trouvait en vue du port, après avoir
franchi mille écueils, et vogué des années sur une mer sans bornes.
Vingt ans il avait ourdi et déroulé des trames pour surprendre cette
femme trop fidèle à son premier amour. Il n'avait trouvé qu'un chemin
pour arriver à son coeur: le chemin de la reconnaissance. Il l'avait
poursuivie de ses bons conseils et de ses soins charitables, comme
d'autres poursuivent de leurs injures et de leurs vengeances. Comment
rester insensible devant une pareille vertu? devant un si beau, si long
dévouement? Mais la grande habileté de Picounoc avait surtout consisté à
faire faire par d'autres la plupart des bonnes oeuvres qu'on lui
attribuait. Et il fallait le voir rire sournoisement quand il repassait
dans sa mémoire, en fumant sa pipe, au coin du foyer, la suite de ces
belles actions qui ne lui avaient rien coûté et dont il demandait le
prix avec instance.

La veuve Letellier n'avait jamais manqué de serviteurs, pour les travaux
de sa terre, et c'était grâce à lui. Mais toujours ou presque toujours,
ces ouvriers étaient devenus infidèles, et c'était encore grâce à lui.
Victor, l'enfant de Noémie avait reçu une instruction classique et
embrassé une profession, tout comme un fils de bourgeois; c'était grâce
à lui. Mais le prêteur qui avait fourni l'argent nécessaire allait
maintenant jeter la veuve dans le chemin, en la dépouillant de sa
propriété, et c'était encore grâce à lui. Et mille choses étaient
arrivées, grâce à lui, qui, bonnes d'abord, s'étaient bientôt changées
en adversités.

Picounoc se rendit à sa maison. Il trouva Marguerite et Victor assis
dans la fenêtre ouverte, et causant fleurs et soleil. Il serra la main à
son protégé et le félicita de ses succès. Victor laissa parler son coeur
et fut éloquent. Il croyait devoir beaucoup à cet homme, et il était à
l'âge où nulle passion ne fait taire la voix de la reconnaissance.
Picounoc recueillait avec avidité les bonnes paroles du jeune homme et
devinait qu'il avait un auxiliaire nouveau.

Le soleil rayonnait dans les champs; les oiseaux gazouillaient de toutes
parts; les fleurs avaient des arômes, et les arbres, de doux ombrages.
Les deux jeunes gens regardaient les prairies, aspiraient les tièdes
haleines et paraissaient n'avoir qu'une pensée: aller se mêler aux
plantes qui fleurissent, aux oiseaux qui gazouillent. Ils se comprirent,
et, souriant, se dirigèrent vers le jardin. Les prunes commençaient à
mûrir et les gadelliers s'émaillaient de grappes brillantes. Le long des
allées, sur les plates-bandes, des marguerites de toutes couleurs
offraient aux curieux leurs feuilles devineresses, l'immortelle élevait
son front que nul souffle ne saurait flétrir, la zinnie entr'ouvrait ses
étoiles plus petites, mais plus durables que le dahlia. Sur des ronds,
des losanges, des carrés, cent autres fleurs: la violette humble, la
pensée qui ouvre ses feuilles comme des ailes, le royal-george aux
touffes de roses, l'héliothrope aromatique, la verveine éclatante, le
myosotis couleur du ciel, les géraniums et les oeillets qui renaissent
toujours si beaux et si parfumés, formaient des chiffres, des lettres,
des figures gracieuses et charmantes à voir. La jeune fille cueillit une
marguerite et se mit à l'effeuiller en disant: Il m'aime--pas du
tout--un peu--beaucoup--passionnément; il m'aime...

--Il t'aime! dit Victor en souriant. Tu ne devais pas en douter.

--Pourquoi n'en douterais-je pas? il ne me l'a jamais dit!...

--Jamais! Et toi, l'aimes-tu?...

Marguerite regarda le jeune homme d'une étrange façon. Il sentit comme
un courant de feu passer dans ses veines.

--Il faut que j'interroge aussi la marguerite. Et il prit une fleur
qu'il effeuilla à son tour, en prononçant les paroles sacramentelles:
Elle m'aime--pas du tout--un peu--beaucoup--passionnément; elle
m'aime--pas du tout...

--Elle ne m'aime pas!... Vilaine fleur! si j'avais su cela! je t'aurais
bien laissée sur ta tige. J'aurais au moins le doute encore et,
quelquefois, c'est un grand bonheur que de pouvoir douter....

--Elles ne disent pas toujours la vérité ces fleurs, répliqua
Marguerite, et il faut ne s'y fier qu'un peu.

--Je n'ose pas en consulter d'autres, j'ai peur de voir se confirmer le
témoignage de celle-ci.

--Pourquoi aussi demander cela aux fleurs?

--Mais c'est à la Marguerite que je le demande. Et il regarda la jeune
fille avec tant de douceur, il eut tant de caresses dans la voix que
Marguerite, émue, laissa tomber de ses lèvres, involontairement
peut-être, le plus suave des aveux.... Je ne sais ce qui se passa alors,
mais les fleurs parurent se vêtir de plus riches couleurs, et verser de
plus odorants parfums, les oiseaux chantèrent plus haut, la brise
murmura plus doucement, les rayons du soleil jouèrent plus gaiement sur
le sable, et les peupliers sauvages eurent une ombre plus fraîche. Et,
sous l'ombrage agréable, dans cette atmosphère de lumière et de joie,
loin du bruit de la foule, Victor et Marguerite qui n'avaient plus de
secrets l'un pour l'autre, gazouillaient amoureusement, les regards
suspendus aux regards, de l'ivresse plein le coeur, de l'amour et du
sourire sur les lèvres.

Cependant Chèvrefils le bossu n'était pas, lui non plus, mécontent. Il
avait servi les intérêts de Picounoc, c'est vrai, mais en cela il avait
trouvé son compte. Le motif déterminant de sa conduite était le même que
pour Picounoc: L'amour. Il faut avouer que c'est un motif puissant,
toujours nouveau, bien qu'aussi vieux que le monde. Le bossu aimait
Marguerite. Et souvent, pour avoir la fille, il faut commencer par
conquérir le père.... ou la mère. Surtout quand la fille est jeune et
que l'on est à la période du refroidissement; surtout encore lorsque
l'on porte sur le dos une protubérance ridicule.

Picounoc ne tenait pas à marier sa fille avec le bossu, mais il ne
tenait pas non plus à laisser connaître au bossu le fond de sa pensé, et
il voulait le ménager, entretenir ses espérances jusqu'au jour de son
mariage avec Noémie: Il avait pour cela quelques petites raisons. Il
avait parlé devant son ami; et les amis, vous savez comme c'est
dangereux! Le bossu venait de doubler la quarantaine, et voguait à
pleines voiles de l'autre côté, vers cette mer sans fin ou nous allons
tous fatalement nous perdre. Une bosse à cheval sur quarante ans, ce
n'est ni gai, ni consolant pour une jeune fille. Il est vrai que
monsieur le marchand était riche et pouvait donner à sa femme des robes
de soie! Mais, Dieu merci! bien peu de nos jeunes filles échangeraient
l'humble robe d'indienne contre le gros-de-Naples, s'il fallait en même
temps échanger leur jeune et joli cavalier contre une vieille parodie de
la gente masculine.

Le bossu songeait au bonheur qui l'attendait dans les bras de
Marguerite, et, tout en songeant, il mangeait prosaïquement sa soupe au
boeuf, ou peut-être que c'est en mangeant qu'il songeait ainsi. Il fut
tiré de sa rêverie par l'arrivée de deux étrangers; l'un, grand, sec et
maigre, l'autre, gros et trapu. Deux barbes blanches, deux chevelures
grises, deux faces ridées et curieuses.

--Que voulez-vous, Messieurs? demanda le bossu, entre deux bouchées.

--Nous sommes, reprit le grand, deux voyageurs des pays hauts, et, comme
vous le voyez, nous ne sommes plus des _jeunesses_.

--Non, Seigneur! dit le gros en branlant la tête.

--Nous avons bien travaillé, reprit le grand.

--Oui, Seigneur! dit le gros, toujours branlant la tête.

--Nous avons essuyé bien des épreuves, et nous voici rendus à la
vieillesse sans avoir, continua le grand, la moindre peccadille à nous
reprocher.

--Non, Seigneur! soupira le gros.

Et nous ne voudrions pas, pour tous les jours qui nous restent à vivre,
faire le moindre tort à qui que ce soit...

--Non, Seigneur!

--Nous avions amassé quelques piastres... assez pour mettre nos vieux
jours à l'abri de la misère, et nous revenions content dans nos
familles, quand le malheur nous fit entrer, à Montréal, dans une maison
d'où, hélas! nous ne sommes sortis que la vie sauve...

--Oui, Seigneur!

--Mais, pourquoi entrez-vous dans ces maisons? demanda le bossu un peu
intrigué.

--Dans ces maisons? dites-vous, cher monsieur. Mais c'était une honnête
maison: nous n'allons jamais ailleurs...

--Non, Seigneur! fit le gros écho.

--C'était une honnête maison, à preuve qu'il y avait une enseigne écrite
en grosses lettres au dessus de la porte: Eusèbe Asselin's restaurant.

--Eusèbe Asselin! fit le bossu avec étonnement.

--Oui. Seigneur! répéta, le gros vieillard.

--Le connaissez-vous? demanda le grand.

--Un peu, un peu... Je l'ai connu jadis....

--A Québec peut-être?

--A Québec et ici; mais cela ne fait rien: continuez votre histoire...
et assoyez-vous donc.

Les deux étrangers s'assirent.

--Et que fait-il à Montréal ce Asselin?

--Il tient un restaurant près du Canal.

--Raconte donc son histoire; moi, je n'ai pas de mémoire, et je raconte
mal, dit le grand à son compagnon.

--Elle n'est pas longue, et si Monsieur veut la savoir, je la raconterai
bien, reprit le gros.

--Vous me ferez plaisir, dit le bossu. Mais vous allez manger la soupe
avec moi... Paméla!

--Monsieur!

--Apportez deux assiettes.

--Paméla s'en vint de la cuisine, souriante et lissée. Les deux
étrangers la regardèrent attentivement, puis se firent un signe de
l'oeil. Paméla qui les surprit se dit en elle-même.

--Friponne que je suis! je fais encore frissonner les barbes
blanches....




                                   VIII

                      OU BAPTISTE REPREND SON RÉCIT


Les trappeurs entendirent longtemps les sauvages joyeux chanter en
s'éloignant, et ces chants de triomphe les remplissaient de douleur.
Tantôt ils regrettaient de ne s'être pas fait tuer tous en défendant
leur brave compagnon, et, tantôt ils se consolaient par la pensée que,
peut-être, ils pourraient le délivrer.

Quand les voix aigres et insolentes des guerriers se furent éteintes
dans le lointain, les trois blancs sortirent de leur cachette et
remontèrent un peu le cours de la rivière, marchant sur le rivage
désert. Ils espéraient être vus de Baptiste, leur camarade, s'il ne
s'était pas trop enfoncé dans la forêt. Et il avait dû être curieux de
connaître le résultat de la bataille. Cependant, personne n'apparaissait
de l'autre côté de la rivière, et un silence profond régnait aux
alentours. Alors l'un des blancs, faisant de sa main un porte-voix, cria
par trois fois, avec une force étonnante que multipliaient les échos de
la rive et des bois: Baptiste! Baptiste! Baptiste...! Et loin, bien
loin, de divers côtés, on entendit répéter dans la vaste solitude:
Baptiste! Baptiste! Baptiste! et puis, tout fit silence. Mais, bientôt,
à cet appel répondit une voix connue, et l'on vit descendre un homme sur
le rivage. C'était Baptiste. Nageur habile, il eut vite fait de s'ouvrir
un chemin dans les vagues limpides de la rivière. Ruisselant d'eau, il
se précipite dans les bras de ses amis. Raconter la scène qui venait
d'avoir lieu fut l'affaire de quelques minutes. Quand Baptiste apprit
que le grand-trappeur était tombé au pouvoir des Couteaux-jaunes, il
leva les bras au ciel avec désespoir: Mon Dieu! dit-il, est-ce
possible...? Il faut le sauver ou mourir avec lui!

--_All right!_ dit John.

--_Bene!_ cria Paul Hamel, l'ex-élève.

--Oui! oui! ajouta Félix.

--Ta bouche saigne, Baptiste, dit Paul.

--Et tes mains aussi, ajouta, Félix...

--_It is too bad!_ continua John.

--Oui, répondit Baptiste, ils m'ont brûlé les lèvres, en me forçant à
manger du poisson un peu chaud, et moi je me suis brûlé les mains pour
défaire mes liens...

John jeta dans le feu qui se mourait une brassée de fagots secs qui ne
tardèrent pas à s'enflammer en pétillant.

--_My goodness!_ disait-il, ce pauvre grand-trappeur se battre comme
_une brick_. Nous autres manger quelques _fishes_ et le chercher après.

--J'ai peur qu'on ne le revoie plus, dit Paul.

--Il en a toujours bien fait dégringoler quelques-uns en bas du rocher,
ajouta Baptiste, et c'est leur mort qui m'a sauvé.

--Où sont-ils? demanda John.

--Le diable les a emportés, dit Baptiste.

--Les voici sous ces branches, reprit l'ex-élève: ils attendent la
résurrection générale.

--_And the_ corbeaux, dit John.

--Baptiste, reprit l'ex-élève, tu avais commencé à me raconter une
petite histoire du grand-trappeur, continue donc ton récit, en attendant
notre souper.

--Où en étais-je rendu?

--Au festin. Le chef des Couteaux-jaunes invite Iréma à s'asseoir à ses
côtés.

--Bien! bien! Iréma aimait Kisastari le fils du chef de sa tribu, et
Kisastari avait déjà chassé, pour elle, le renard argenté et le vison:
il lui avait apporté les peaux les plus soyeuses et les plus riches. On
disait dans la tribu: Kisastari et Iréma élèveront bientôt leur wigwam,
malgré les voeux des anciens, et les fiançailles de Naskarina. Naskarina
sourit en voyant le vieux chef des Couteaux-jaunes entraîner sa rivale,
à la table du festin. Elle sourit et s'approcha de Kisastari: Iréma que
ton coeur aime trop, dit-elle, suit les pas du vieux chef étranger, moi,
je ne voudrais jamais te laisser, parce que, vois-tu, je t'aime plus
fortement.

Kisastari s'assit auprès d'elle sans parler, et longtemps ainsi il
demeura silencieux. Le festin fut joyeux cependant, car l'eau de vie
coula avec abondance. Les deux tribus se donnèrent mille marques
d'amitié, et les paroles de paix ne cessèrent de tomber. Nous autres,
les blancs, comme amis des indiens, nous avions la permission d'assister
à la fête. Au reste, cela nous amusait, et nous savions bien comment
elle finirait, cette fête.

Le calumet fut allumé et passa de bouche en bouche. Chacun tira quelques
bouffées qu'il souffla en l'air avec une gravité ridicule. Puis, la
danse commença. C'était le dernier amusement, ce fut aussi le plus gai
et le plus dévergondé. Au son des tambours et aux cris mesurés des
joueurs, tous les sauvages se mirent à sauter et gambader en rond,
gesticulant comme des damnés, riant parfois et parfois prenant des airs
terribles, comme des guerriers en face des ennemis. Tantôt, le sensible
chasseur ouvrait, en dansant, ses bras amoureux à sa compagne sauvage
qui se sentait touchée, tantôt, le guerrier sans peur poussait le cri de
guerre, et, l'oeil plein de feu, menaçait de son bras vengeur, un ennemi
invisible. Le vieux chef des Couteaux-jaunes voulut attirer sur son
coeur la belle Iréma; elle s'en alla se jeter dans les bras de
Kisastari. Naskarina, emportée par la jalousie s'écria:

--Quelle injure, Iréma, ton imprudence fait au grand chef des
Couteaux-jaunes! Tu porteras la peine de ta faute!

Le vieux chef des Couteaux-jaunes, ne dansait plus, mais, retiré à
l'écart, il fixait sur la cruelle un regard plein de vengeance.
Naskarina s'approcha de lui et lui dit:

--Chef valeureux, la vengeance est douce au coeur bien fait. Veux-tu
enlever Iréma, et l'emmener au loin? je vais t'aider.

--Je le veux bien; mais comment faire? ses amis sont nombreux et bien
armés.

--Je vais aller cacher leurs armes.

Le vieux chef, feignant la joie, se remit à danser avec une nouvelle
ardeur, et l'on crut qu'il avait oublié l'affront que venait de lui
faire Iréma. En passant auprès des siens il leur disait à l'oreille:
Armez-vous. Cela suffisait. Accoutumés à la surprise ou à la trahison,
les indiens trouvaient moyen de sortir tour à tour pour mettre, à leur
portée, leurs carabines et leurs pistolet. Cependant les chasseurs
Canadiens avaient laissé la fête, et le jeune chef en était un peu
froissé, car il pensait que c'était par indifférence ou ennui.
Naskarina, disparue depuis assez longtemps, rentra tout-à-coup le
sourire sur les lèvres, et, regardant le vieux chef, elle lui fit un
signe qui échappa aux autres. Alors le Hibou blanc saisit Iréma dans ses
bras et prit la fuite.

--Guerriers! dit Kisastari. Nos frères les Couteaux-jaunes sont des
lâches et des traîtres, sachons les punir!

A ces paroles, les guerriers Flancs-de-chiens s'élancent vers leurs
tentes pour prendre leurs fusils et leurs poignards. La colère donne de
l'agilité à leurs pieds et de la force à leurs bras. Bientôt, une
clameur douloureuse s'élève: ils ne trouvent plus leurs armes: la
trahison est partout. Cependant les Couteaux-jaunes se sauvent avec leur
victime; mais à leur tour ils sont frappés d'étonnement, et poussent une
sourde clameur: dix hommes armés semblent sortir soudain de terre et
s'élancent sur leurs pas. Le grand-trappeur est à leur tête. Quelques
uns des indiens veulent s'arrêter; mais le vieux chef qui est plus
traître que brave, se sauve toujours. Cependant le grand-trappeur le
rejoint: Rends-moi cette jeune fille, lui dit-il, traître que tu es, ou
je t'égorge comme un chien.

Les sauvages levèrent leurs fusils pour tirer. Nous fîmes de même, et
nous n'avions pas peur. Je dis: nous, car nous y étions, n'est-ce pas,
John?

--_Oh! yes! my! my!_... répondit John!

--J'aurais voulu y être! fit l'ex-élève. Et comment avez-vous pu
exécuter ce joli tour?--C'était simple. Je te l'ai dit, nous avions la
liberté de regarder la fête, sans y toucher. Le grand-trappeur s'aperçut
qu'il se tramait quelque chose; cela se voit quand on observe; et tu le
sais, les sauvages aiment ce genre de passe temps. Il suivit Naskarina
et la vit cacher des armes derrière un rocher. Il comprit tout, nous fit
un signe, nous dit un mot, et ça y était!

--Bien! magnifique! j'aurais voulu en être!

--La boucherie allait commencer, continue Baptiste, quand tout-à-coup
des cris de fureur ou des cris de joie, je ne sais trop lesquels
retentissent, et l'on voit apparaître les Litchanrés, brandissant leurs
armes retrouvées. Effrayés d'avoir à lutter contre des ennemis nombreux
et irrités, les ravisseurs s'enfuient en hurlant comme des loups.
Cependant le grand-trappeur saisit le vieux chef à la gorge et l'écrase
à ses pieds.

--Tu vas payer pour les autres, dit-il.

--Grâce! supplie le vieux brigand, grâce! je suis un des vôtres! un de
vos compatriotes!

Il s'exprimait en bon français. Le grand-trappeur, étonné, lâche prise:
Toi, reprit-il, un des nôtres! toi, un compatriote?... Infâme! renégat!
tu es cent fois plus coupable que les autres...

--Je le sais! dit-il humblement, en se relevant, mais à tout péché
miséricorde...

--A tout péché miséricorde! à tout péché miséricorde!... murmure le
grand-trappeur en baissant la tête, et des larmes coulent le long de ses
joues bronzées....

--Tu me pardonnes?... demande le chef.

--Ton nom? répond le grand-trappeur.

--Mon nom, je ne le dis pas!... Et, s'élançant avec la rapidité d'un
chien, il rejoint ses amis qui fuient toujours. On veut lui envoyer
quelques balles. Le grand-trappeur dit: Ne le tuez pas maintenant, le
confesseur est trop loin.

Iréma n'avait pas de paroles assez ardentes pour exprimer sa
reconnaissance. Les Litchanrés arrivèrent à la course, au moment où le
vieux chef renégat rejoignait ses complices. Ils s'arrêtèrent tout
surpris devant la troupe des chasseurs. Iréma tenait enlacée de ses bras
nus le grand-trappeur qui l'avait sauvée. A la vue de Kisastari, elle
s'éloigna de son sauveur et, les larmes aux yeux, elle dit:

--Kisastari, le grand-trappeur blanc est un ami fidèle, c'est lui qui
nous rend l'un à l'autre.

--Oui, Kisastari, répondit le grand-trappeur, aidé de mes compagnons qui
sont braves, je l'ai sauvée pour te la rendre.

Les sauvages poussèrent des cris de joie et revinrent dans leur
campement. Naskarina, qui se louait du succès de sa ruse, et se flattait
de ne plus voir jamais sa rivale, ne put s'empêcher de laisser paraître
son dépit: Les Couteaux-Jaunes sont lâches, grinça-t-elle, ils ne savent
pas se défendre, ni garder leur proie.

--Naskarina serait-elle traîtresse? demande le jeune chef surpris de ce
langage.

--Oui, répond la jeune fille ivre de jalousie, oui Naskarina a conseillé
au chef des Couteaux-Jaunes d'enlever Iréma, et c'est elle qui a caché
les armes! parce qu'elle t'aime...

Un cri d'horreur s'éleva dans la tribu.

--Naskarina, dit le jeune chef, sors d'ici! va-t-en rejoindre tes amis
les Couteaux-jaunes!...

La jeune fille sortit et, en partant, elle s'écria:

--Kisastari, prends garde à toi, car je t'aime!...




                                     IX

                        DES NOUVELLES INTÉRESSANTES.


Pendant que les trappeurs, réunis à l'endroit que viennent de laisser
les Couteaux-jaunes, écoutent le récit de Baptiste et mangent, à belles
dents, la truite rôtie, la veuve Noémie songe aux paroles de Picounoc et
à tout ce qui s'est passé depuis vingt ans; Victor et Marguerite jurent
de s'aimer toujours, et les deux hôtes du bossu continuent à parler
d'Asselin en jetant un coup d'oeil à Paméla. Noémie n'a plus d'effroi à
la pensée d'épouser Picounoc, et elle comprend que, tout en aimant et
regrettant toujours Joseph le pèlerin, comme on l'appelait jadis, elle
pourrait entourer de soins et de respect son nouveau protecteur.
L'indigence où elle est tombée n'est pas étrangère à ces dispositions.
Elle flotte dans l'incertitude, retenue, d'un côté, par le souvenir et
l'amour, attirée, de l'autre, par la souffrance de la pauvreté et la
reconnaissance. Picounoc se voyait à la veille de recueillir le fruit de
son oeuvre. Et, pour mieux sceller son bonheur, il favorisait les amours
de sa fille et du fils de Noémie: Nos enfants s'aiment, disait-il à la
veuve, et j'en remercie Dieu. Leur amour sera le gage de notre bonheur.
Cependant l'un des vieux étrangers assis à la table du bossu, disait:

--Cet Asselin n'a pas toujours demeuré à Montréal; il cultivait une
ferme vers Joliette, et passait pour être à l'aise. Ce n'est pas lui qui
nous a dit cela, c'est un habitué du restaurant. Pas vrai, vieux?--il
s'adressait à son compère.

--C'est vrai comme il y a un plat de soupe devant moi!

--Il n'y a rien d'incroyable en cela, reprit le bossu; continuez.

--Avant de demeurer à Joliette, il avait possédé une propriété quelque
part par ici. Mais, cela importe peu.

--Au contraire, dit le bossu, cela m'intéresse; continuez.

--Il avait une femme, reprit le gros, et des enfants aussi. Les enfants,
il les possède encore, mais la femme, nenni! elle s'est éclipsée un jour
et n'a plus reparu; elle a filé comme une comète en compagnie d'un
satellite sous la forme d'un gaillard. Pas vrai, vieux?

--C'est vrai comme un et un font deux!

--Il paraît qu'elle ne valait pas grand'chose, cette femme là,
continua-t-il, et qu'elle avait fait parler d'elle ailleurs. Mais pour
revenir à nous, et à ce que nous avons vu, et à ce qui nous est arrivé,
voici: Mon camarade et moi, nous n'étions pas millionnaires, mais nous
avions dans nos goussets plus d'un rouleau de dix piastres quand nous
entrâmes au restaurant d'Asselin. Pas vrai, vieux?

--Vrai comme Mademoiselle est là!

Paméla qui écoutait, les poings sur les hanches, rougit comme une jeune
fille et se retira dans la cuisine. L'étranger continua:

--Nous déposâmes notre argent entre les mains d'Asselin puis, légers et
sans soucis, nous descendîmes prendre l'air sur le bord du canal, où
nous fîmes rencontre de quelques amis. Nous leurs serrons la mains, et
les invitons à souper. Ils acceptent. Tout-à-coup, pendant le souper,
voilà la porte qui s'ouvre.

--Monsieur Chèvrefils, dit la vieille servante au bossu, il y a
quelqu'un qui vous demande au magasin.

--Allons! on ne peut jamais manger tranquille, murmura le bossu.
Excusez-moi un instant, Messieurs, dit-il aux vieillards, je reviens de
suite. Et il sortit.

--C'est toujours comme cela, maugréa la servante, tout refroidit! on ne
peut rien manger de chaud, avec ces habitants qui s'en viennent vous
déranger. Ah! c'est moi qui les enverrais paître, par exemple!

--Qu'est-ce cela fait d'être dérangé, quand ça rapporte des sous?
observa le grand vieillard. Et votre maître est riche, n'est-ce pas?

--Pour cela, il l'est _gros_, répondit Paméla.

--Fait-il le commerce depuis longtemps?

--Mon Dieu! oui; quand je l'ai connu, moi, il s'occupait d'affaires
déjà, et, il y a longtemps. Il est vrai, qu'alors son commerce se
réduisait à bien peu de choses... mais il était habile comme un lutin.
On voyait dès lors ce qu'il ferait un jour.

--A-t-il toujours demeuré ici?

--Seigneur! non; _il a porté la cassette_ longtemps.

--Ça devait être assez drôle, de voir une cassette juchée sur sa bosse,
dit le gros.

--Et vous Mademoiselle, reprit l'autre, vous n'avez pas toujours habité
cette paroisse; il me semble que je vous ai vue ailleurs.

--C'est possible, Monsieur, mais je ne vous remets plus.

Le bossu entra et reprit sa place à la table.

--C'est un huissier, dit-il; ces monstres-là, ne se font pas plus
scrupule de déranger un homme qui dîne, que de saisir un débiteur qui ne
paie pas. A propos, continua-t-il, vous qui parliez d'acheter une
propriété, j'en fais vendre une belle, la semaine prochaine, à deux
lieues et demie d'ici.

--Par le shérif? demanda le gros.

--Oui, et je suis certain qu'elle va se donner, car l'argent est rare.
Pour moi, je vais la partir à 1,200 piastres pour couvrir mes frais, et,
si quelqu'un met un trente sous de plus, il l'aura. C'est une terre qui
vaut bien 2,000 à 2,500 piastres. C'est la ferme d'une veuve, la veuve
Djos Letellier. Vous ne connaissez pas ça, vous autres: Djos! Djos! le
pèlerin! le muet! fit le bossu avec une grimace amère, un chenapan qui a
bien fait de se tuer lui-même, car le gredin!...

--Le muet? firent les deux vieillards.

--Oui, l'avez-vous connu?

--Diable! Et il vous avait fait du mal?

--Ça, c'est mon affaire. Il est mort, tant mieux pour lui! sa veuve vit
encore, tant pis pour elle! Elle ira en pèlerinage à la bonne
Sainte-Anne à son tour, si elle le veut, mais Ste. Anne ne lui rendra
jamais sa terre.

Les deux vieillards gardaient le silence. Le bossu reprit. C'est une
belle occasion, si vous voulez en profiter.

--Je vais continuer mon histoire, dit le gros vieillard, et vous jugerez
après si nous sommes en état d'acheter des terres.

--C'est bien, continuez.

--Donc, ajouta-t-il, la porte du restaurant s'ouvre tout-à-coup et une
femme se précipite dans la maison:

--Eusèbe! Eusèbe! s'écrie-t-elle, pardon! je suis Caroline, ta femme,
Caroline, ton amie d'autrefois! Je reconnais ma faute, je la regrette et
reviens me jeter à tes genoux. Et, en disant cela, elle pleurait; mais
elle restait debout. Nos amis que nous avions à souper avec nous,
avaient des larmes plein les yeux: Que c'est consolant, dit l'un d'eux
de voir un pareil retour à la vertu! Mon camarade et moi, nous nous
mordions la langue pour nous faire pleurer, et nous avions envie de
rire....

--C'est cela; la vérité m'oblige à dire que tu racontes avec une verve
et une fidélité étonnantes, observa le grand.

--Fort bien dit le bossu.

--Asselin, reprit le conteur, regarda sa femme longtemps. Elle avait
l'air bien peinée. On voyait qu'il était partagé entre l'envie de la
renvoyer et le plaisir de la reprendre. A la fin, il s'écria avec une
certaine émotion et en ouvrant les bras: Viens sur mon coeur! Je ne te
reconnais point; mais je n'ai rien à y perdre!...

--C'est vrai comme vous êtes un honnête homme! glissa le grand.

--Nos amis mouillaient leurs mouchoirs, non! la manche de leur vareuse,
car ils n'avaient pas de mouchoirs, et, nous nous mordions toujours la
langue pour ne pas rire.... La soirée fut agréable, la nuit eut ses
enchantements, mais le réveil fut terrible. Asselin ne trouva plus sa
femme à ses côtés; nos amis étaient disparus, et nos rouleaux de billets
roulaient grand train avec les voleurs....

--C'est vrai, comme vous êtes un honnête homme! reglissa le grand. Le
bossu fit une grimace.

--Vraiment? fit-il tout étonné; ce n'était donc pas la femme d'Asselin?

--Et oui! et c'est parce que c'était sa femme que tout cela est arrivé,
et aussi parce que nous avions trop parlé sur le bord du canal. Il n'est
jamais bon de dire à ses amis les trésors que l'on possède....

--Et ils n'ont pas été arrêtés ces misérables?

--Impossible de les trouver. Vous comprenez, maintenant, qu'il ne nous
est pas aisé d'acheter une propriété, nous fût-elle offerte pour la
moitié de sa valeur. Ce que nous voulons, c'est l'aumône d'un gîte pour
cette nuit, nous sommes fatigués et il se fait tard.

Le bossu secoua la tête et ne répondit rien.

--Nous serions fâchés de vous causer le moindre embarras, reprit le
grand.

--C'est bien assez que Monsieur nous ait donné le souper, continua le
gros, n'abusons point de sa bonté.

--Ce n'est pas cela, reprit le bossu, plus gaiement, mais, il faut que
je sorte ce soir, et il ne serait pas convenable de laisser avec ma
fille deux _jeunesses_ comme vous.

Les étrangers ne parurent pas offensés de cette plaisanterie; ils
partirent, après avoir payé leur souper par de nombreux remerciements,
et le bossu, ayant attelé son cheval, se rendit à la concession St.
Eustache, chez son ami Picounoc.

Lorsque Marguerite le vit arriver elle sortit, car elle ne voulait pas
le rencontrer. Il prit à peine le temps d'attacher son cheval à la
porte, et, au lieu d'entrer dans la maison, il donna après elle. Elle
arrivait chez la veuve Letellier et marchait vite, espérant de pouvoir
entrer avant d'être rejointe.

--Vous allez bien vite, Marguerite, on dirait que la peur vous donne des
ailes, dit le bossu essoufflé, dès qu'il fut assez près de la jeune
fille pour lui parler.

Marguerite, un peu confuse, se retourna vivement: Je n'ai pas peur,
cependant dit-elle.

--Alors, c'est le désir de voir M. Victor?

--C'est que je suis pressée.

--Me permettez-vous de vous attendre?

--Vous attendrez peut-être un peu longtemps.

--Vous-êtes toujours impitoyable, Marguerite; je vous aime pourtant
beaucoup.

--Vous avez tort.

--Vous voulez dire que vous me haïssez?

--Je ne dis pas cela. Vous savez bien que l'on n'aime pas qui l'on veut,
ni quand on veut.

--Rêverie de poëtes.

--N'importe!

--Votre père désire que vous m'épousiez, Marguerite, et si vous aimez
votre père, soumettez-vous à sa volonté.

--Il ne m'a jamais dicté d'ordre à ce sujet.

--Il vous en donnera.

--Je ne crois pas.

--J'en suis certain.

--Alors, tant pis pour lui et pour vous!

--Marguerite, votre père!... Je ne vous en dis pas davantage. Mais vous
le verrez à vos genoux, s'il le faut, pour vous supplier de me donner
votre main. Et, si vous refusez, vous l'avez dit: tant pis pour lui...
et pour vous!

--Que voulez-vous dire, Monsieur?

--Que vous viendrez à moi quand vous m'aurez défendu d'aller à vous.

--Moi!

--Voulez-vous revenir chez vous?

--Non, Monsieur, pas à présent.

--C'est bien! au revoir.

Le bossu tourna les talons; il était furieux. Marguerite se rendit chez
Noémie. Elle était comme abasourdie par la menace mystérieuse du bossu,
mais peu à peu, dans la douce intimité de Victor, elle oublia le fâcheux
prétendant. Ce fut le rayon du soleil après le grondement du tonnerre.

Picounoc et le bossu causèrent longtemps. Picounoc dit: Il faut que je
fasse accroire à Victor qu'il aura Marguerite, sinon, il se fâche et me
fait perdre le fruit de vingt ans de travail. Tu comprends? sa mère en
raffole et passe par toutes ses fantaisies. Depuis qu'il lui a laissé
entendre qu'elle ferait bien de convoler avec moi, mes affaires de coeur
ont avancé de moitié. Ça va comme sur des roulettes.

--J'y consens, mais, fais attention. Si tu me trompes je te dénonce: Je
révèle à Victor et à sa mère tout ce que tu as dit et fait contre eux,
pour les ruiner dans leurs biens, et les plonger dans la misère.

Les deux amis se donnèrent une poignée de main.

Quand le bossu entra dans sa demeure de la rivière du Chêne, il la
trouva dans un désordre complet. Il était évident qu'elle avait été mise
à sac. Les tiroirs des bureaux et des commodes ouverts, les meubles
renversés, le comptoir forcé, les lits éventrés, tout attestait le
passage d'un voleur bien décidé à accomplir son oeuvre en conscience. Le
bossu poussa un juron énorme:

--Robert! Charlot! canailles!... j'aurais dû m'en douter! Comment se
fait-il que je ne vous aie pas devinés plus tôt?...

Puis, il appela Paméla, mais Paméla ne répondit point. Il la trouva liée
solidement sur un lit, un bâillon entre les dents. La délivrer ne fut
pas long.

--Ce sont eux, dit il, les misérables?

--Oui, dit Paméla en poussant un profond soupir, ce sont eux!

--Robert et Charlot?

--Charlot et Robert!

--Ils t'ont respectée au moins?

--Ils auraient dû, dans tous les cas...

--Tu chancelles! qu'est ce que cela veut dire?

--Les monstres! ils m'ont fait boire le vin comme l'iniquité....

--Comment? ils... et toi, tu n'as?...

--Oui! ils... et moi je n'ai!... que voulez-vous? une femme contre deux
gros hommes?

--Est-ce qu'ils t'ont fait parler?

--Vous voyez bien qu'ils m'en ont empêché, plutôt....

--Je les rejoindrai!




                                     X

                            LE LIÈVRE QUI COURT.


Les Couteaux-jaunes, s'éloignant de la rivière Athabaska, s'enfoncèrent
dans la forêt. Le Hibou blanc ne regrettait ni la fuite de Baptiste son
premier prisonnier, ni la mort de plusieurs guerriers de sa tribu, tant
il était fier d'avoir capturé le grand-trappeur; et, enivrée par le
succès, joyeuse et insouciante, sa troupe marchait en chantant vers le
lac Noir, à l'est du grand lac Athabaska. Le grand-trappeur suivait ses
bourreaux avec la résignation d'une victime que tout espoir a
abandonnée. Il avait, pendant de longues années, été la terreur de plus
d'une tribu indienne, car il s'était fait le vengeur des persécutés; et
les Couteaux-jaunes, surtout, savaient la valeur de son bras et la
finesse de son esprit. Souvent Naskarina, la traîtresse qui s'était
réfugiée chez les ennemis de sa tribu, s'approchait de lui pour lui
reprocher durement son intervention dans les affaires des deux tribus.

--Si tu avais permis au Hibou blanc de s'enfuir avec ma rivale,
disait-elle, tu serais libre et parmi les tiens aujourd'hui. Tu seras
mis à mort sur le bord du lac Noir, et, tôt ou tard, Iréma tombera entre
nos mains.

Le grand-trappeur demeurait muet comme s'il n'eût pas entendu, et, sa
figure bronzée ne laissait rien paraître des émotions de son âme. Il
priait dans son coeur, et offrait à Dieu le sacrifice de sa vie en
expiation de ses nombreuses offenses. L'homme qui a des sentiments de
foi ne se trouve jamais faible en face de la mort. Le Hibou-blanc aurait
bien voulu savoir qui était et d'où venait ce compatriote si fort et si
redoutable; mais, quand il osait le questionner, le grand-trappeur
l'écrasait d'un regard de mépris.

Les indiens avaient marché pendant deux jours, chassant pour manger,
entassant les branches de sapin pour dormir, et quatre jours encore les
séparaient du lac Noir. Ils s'étaient arrêtés sur une hauteur d'où le
regard embrassait une étendue immense, et, des guerriers faisaient
sentinelles, car les Couteaux-jaunes avaient beaucoup d'ennemis et
craignaient toujours quelque surprise. Pendant que la tribu, assise sur
des feuilles autour d'un grand feu, rappelle, dans un langage imagé, les
chasses et les guerres du passé, ou forme, des projets pour l'avenir,
une sentinelle amène vers le chef un guerrier flanc-de-chien. Un cri
sourd s'élève, les sauvages saisissent leurs carabines: Je suis le
"Lièvre qui court" dit le Litchanré, et Naskarina est la fille de ma
soeur. Le "Lièvre qui court" est irrité de l'insulte que les Litchanrés
ont faite à Naskarina, et il se venge.

La Hibou-blanc sourit à ces paroles, car il comprit que la vengeance de
cet homme pouvait lui rendre Iréma.

--D'où viens-tu, et où sont les guerriers de ta tribu? demanda-t-il?

--Les hommes de ma tribu ont laissé le fort William après l'enlèvement
d'Iréma, ou plutôt après son retour. Ils ont suivi la route des lacs,
jusqu'à la rivière Saskatchewan, qu'ils ont côtoyée longtemps, puis
enfin se sont dirigés vers les sources de la rivière Claire, et, de là,
ils se dirigent vers le fort Pierre à Calumet.

--Sont-ils plus nombreux que nous?

--Non; puis ils ont laissé à la tête du lac Winnipeg deux de nos
meilleurs guerriers, Ours grognard et Castor d'argent.

--Pourquoi?

--Pour guider les canots de la robe noire jusqu'au grand lac des
Esclaves.

--La robe noire! grommela le renégat, puisse-t-elle périr dans les
rapides nombreux! Vient-elle seule? ajouta-t-il.

--Des femmes de la prière l'accompagnent.

--Des Soeurs de Charité!... c'est moi qui!... mais, comment te
trouves-tu ici, toi?

--Le Lièvre qui court a l'oreille fine; il a entendu de loin les chants
des Couteaux-jaunes, et il est venu, laissant les siens qui marchaient
vite et se sauvaient.

Le grand-trappeur était attaché au tronc d'un arbre. Les premières
paroles du Litchanré lui causèrent de l'émoi, car il crut que le Hibou
blanc allait être attaqué, et qui sait? battu peut-être. Alors, ce
serait la liberté; mais il pencha la tête sur sa poitrine quand il
apprit que ses amis se sauvaient.

--Doivent-ils s'arrêter au fort Pierre à Calumet? demanda le chef.

--Pas longtemps. Ils traverseront là la rivière et s'avanceront, en se
tenant à une petite distance des bords, vers le fort Providence.

--Sont-ils loin?

--Non, mais ils vont marcher toute la nuit.

--En avant! hurla le Hibou-blanc. Nous les atteindrons au point du jour.
Ils n'arriverons pas tous au fort Providence!

Les chasseurs canadiens s'avançaient aussi vers le nord. Ils n'étaient
plus joyeux depuis la perte de leur ami le grand-trappeur, et,
cependant, aucun d'eux ne connaissait bien cet homme mystérieux qui
courait les bois, faisant la chasse par caprice ou plaisir, plutôt que
pour gagner de l'argent. Mais, si l'on aime quelque part le mystère ou
l'étrange, c'est dans ces régions lointaines et solitaires, au milieu de
ces forêts vieilles comme le monde, où les hommes passent de temps en
temps, sans s'arrêter, comme les oiseaux de migration. Et, ceux qui
réussissent à se faire craindre ou aimer par les peuplades fanfaronnes
ou défiantes, sont les véritables rois de ces solitudes. Le
grand-trappeur était l'un de ces rois; mais il venait de tomber. Il
paraissait bien faible maintenant et servait de jouet à ses ennemis. Il
passait, enchaîné, sous les grands arbres qui avaient entendu ses chants
de liberté, qui avaient vu ses courses nombreuses vers la mer de glace,
ou les lacs du midi.

La nuit achevait son cours et le jour allait paraître quand le Hibou
blanc ordonna, pour la cinquième fois, à ses guerriers de se coucher sur
le sol pour écouter les bruits lointains, et tâcher de découvrir la
piste des Flancs de chiens. Le premier, le Lièvre qui court se releva
joyeux.

--Je les entends! je les entends!

--Oui, dirent les autres, ils se sauvent!

--Marchons! cria le chef.

Et tous partirent, pleins d'ardeur et de vengeance. Le grand-trappeur,
les mains derrière le dos, mais les pieds libres, courait entouré de
gardiens jaloux. Une heure s'était à peine écoulée, qu'une clameur
formidable s'éleva, c'était le cri des Litchanrés à la vue de leurs
ennemis. A cette clameur une autre plus puissante encore répondit; les
Couteaux-jaunes, la carabine au bras, s'élancèrent les premiers. Les
Litchanrés soutinrent l'attaque avec courage. Des deux côtés les femmes
s'étaient mises à l'écart pour laisser le champ libre aux combattants.
Dès le commencement de la lutte, Kisastari aperçut dans les rangs
ennemis le traître "Lièvre qui court." Il comprit l'acte infâme de son
ancien ami: Depuis quand, lui cria-t-il, les Litchanrés sont-ils assez
traîtres pour combattre la tribu de leurs pères?

--Depuis que Kisastari est assez insensé pour mépriser les conseils de
sa tribu et rechercher l'amour d'une fille qui n'est pas digne de lui!
répliqua le "Lièvre qui court."

Au même instant les deux indiens, jetant leurs fusils, tirent, des
pistolets de leur ceinture et s'élancent l'un sur l'autre. Les balles
sifflent et s'enfoncent dans l'écorce résineuse des sapins, les deux
guerriers s'approchent toujours et le feu roule bien nourri.

Le jeune chef est blessé, car le sang coule le long de son bras et
jusque sur sa main; mais il ne faiblit point et semble ne pas s'en
apercevoir.

--Voyez-donc le sang d'un chien peureux! crie le Lièvre qui court, en se
moquant du jeune chef.

Les autres guerriers se battaient toujours, et déjà plusieurs jonchaient
le sol.

Au cri insultant du Lièvre qui court, Kisastari dégaine son couteau et,
d'un bond, se précipite sur son adversaire. Mais son pied s'embarrasse
dans une branche et il tombe. Alors, le traître lève le bras pour le
frapper.

--Arrête! s'écrie une femme, je l'aime!...

C'était Naskarina.

--Il ne t'aime pas, lui, hurle le Lièvre court, qu'il meure!

Disant cela, le Lièvre qui court presse la détente de son pistolet, mais
Kisastari s'était levé: il fait un bond et déjoua la balle.

--Meurs donc toi-même, traître! dit-il. Et la lame luisante de son
couteau, passant comme un éclair, vint se planter, vibrante, dans le
tronc d'un arbre. Le Lièvre qui court, vif et habile, avait à son tour
trompé la mort. Alors Kisastari empoigne son ennemi par les flancs et
une lutte ardente commence. Malheur à celui qui tombera! Les deux
adversaires ressemblaient à deux dogues qui se tiennent par leurs crocs
aigus. Le Lièvre qui court, s'efforce d'échapper à l'étreinte et de
saisir le manche de son poignard, mais le jeune chef le serre comme un
étau, et le pousse peu à peu vers le sapin ou tremble encore sa fine
lame. Le traître se sent faiblir, ses jambes tremblent sous lui, la
sueur l'inonde, il voit un nuage passer devant ses yeux.

--Au secours! à moi! crie-t-il.

Au même instant il touchait le tronc du sapin. Il se sentit tout à coup
libre. Kisastari l'avait laissé pour reprendre son couteau fixé dans
l'arbre.

--Partie égale! dit Kisastari, défends-toi! je t'ouvre le ventre! Et,
disant cela, il lève son terrible couteau. Mais tout à coup il pousse
une clameur: Lâches! dit-il! vous êtes tous des lâches!... Et il tombe
la face contre terre. Il venait d'être frappé par derrière.

--Il ne mourra pas seul, s'écrie une voix de femme.

Et le traître Lièvre qui court s'affaisse à son tour en poussant une
plainte amère.

--C'est moi! hurle une jeune fille en brandissant une lame sanglante.
C'est moi qui te venge, ô mon Kisastari....

A cette voix connue le jeune chef sourit.

--Iréma! Iréma! s'écrie le Hibou-blanc qui vient de frapper Kisastari,
tu es ma prisonnière.

--Viens donc! Et elle brandissait son arme.

--Désarmez-la, vous autres, commande le vieux chef.

Iréma veut fuir, mais plusieurs guerriers se précipitent sur elle et lui
arrachent le couteau qui a puni le traître. Les Litchanrés, voyant leur
jeune chef tomber, s'enfuirent. Les Couteaux-jaunes ne les poursuivirent
point. Ils étaient satisfaits de leur besogne.

Le grand-trappeur avait tout vu, et ses yeux s'étaient remplis de
larmes. Ses gardiens devaient le tuer dans le cas d'une défaite, car le
vieux Hibou-blanc avait juré qu'il ne le retrouverait plus dans son
chemin.

Les Litchanrés comptaient deux morts, et les Couteaux-jaunes, trois. Il
y avait un bon nombre de blessés, Iréma prisonnière, c'était le comble
des voeux du vieux chef. Il n'avait jamais ambitionné un plus beau
triomphe. Les corps des guerriers Couteaux-jaunes furent ensevelis sous
des amas de branches et de feuilles, mais ceux des ennemis furent
laissés en pâture aux bêtes fauves. Les Couteaux-jaunes reprirent leur
marche vers le lac Noir.




                                    XI

                           LA MÈRE LABOURIQUE


Robert et Charlot--car c'étaient bien nos bandits
d'autrefois--disparurent comme ils étaient venus, à l'insu de tout le
monde. Cela n'empêcha pas que plusieurs affirmèrent les avoir vus
passer; mais le signalement des uns ne répondait point au signalement
des autres, et ne servait qu'à dépister les recherches. Le bossu, qui
avait pris le goût des richesses, et même était devenu passablement
avare, en courtisant la fortune, avait perdu le sommeil depuis la visite
malencontreuse des deux compères. Pourtant, il ne s'était vu dépouiller
que d'une somme assez mince, et les voleurs firent comprendre, par le
désordre qu'ils laissèrent derrière eux, que leur avidité n'avait pas
été aussi heureuse que grande. Le bossu ne gardait chez lui que peu
d'argent: il prêtait, comme je l'ai dit, à courte échéance et à gros
intérêts. Quelque fois aussi il prêtait à long terme, mais il n'y
perdait rien, et c'était quand un motif étranger s'ajoutait à l'avarice,
son motif habituel. Ainsi, à la demande de Picounoc, dont il aimait la
fille Marguerite, il avait avancé à la veuve Letellier tout l'argent
nécessaire pour payer l'instruction de son enfant.

Picounoc ne ressentit pas de chagrin du petit malheur arrivé à son ami;
d'abord parce qu'il se réjouissait ordinairement des adversités des
autres, et, ensuite, parce que le bossu trouverait là un prétexte de
plus pour faire vendre la terre de Noémie.

Robert et Charlot étaient descendus à Québec, car on se cache plus
facilement à la ville qu'à la campagne: la foule est discrète comme la
solitude. Ils longent le côté nord de la rue Champlain et se dirigent
vers une maison à deux étages, sale et moussue, où mes lecteurs sont
entrés, il y a plus de vingt ans, à la suite de Djos, du charlatan, des
gens de cage et des voleurs. C'est encore la même maison, mais avec
vingt ans de plus sur le pignon; elle est plus sombre encore
qu'autrefois et s'identifie, en quelque sorte, avec le rocher noir qui
la domine et l'écrase de ses trois cent cinquante pieds de hauteur. Les
habitués d'autrefois sont disparus, sauf deux ou trois, mais ceux
d'aujourd'hui ne valent pas mieux. La mère Labourique n'est plus
derrière le comptoir; elle se tient assise dans son fauteuil, auprès de
la fenêtre, et s'amuse à regarder les passants. La Louise, plus jaune,
si c'est possible, que dans sa jeunesse, a succédé à sa mère. Elle a
trouvé un mari, l'a perdu--temporairement--et elle fait un glorieux
veuvage.

Robert et Chariot entrent en riant.

--Qu'y a-t-il de si drôle? demanda la Louise.

--Batiscan! dit Charlot, on ne fait pas de rencontre comme celle-là tous
les jours.

--Non, Seigneur! dit Robert.

--Quelle rencontre? demande la Louise.

--On te contera cela; rien de plus singulier. C'est un des plus beaux
tours du hasard.

--Oui, Seigneur! affirme Robert.

--Qu'est-ce que c'est donc, la Louise? fait la vieille d'une voix
saccadée.

--Un peu plus tard, mère Labourique, on vous dira tout. Pour le moment
on a autre chose à faire.

--Plus tard! plus tard! Je ne suis pas jeune, moi, pour attendre ainsi:
j'ai quatre-vingts sonnés, oui!

--Eh bien! la mère, on arrive de Lotbinière, Robert et moi, dit Charlot,
manière de se graisser la patte chez les campagnards.

--Ah! ah! vous venez de Lotbinière! cela me rappelle ce pauvre
Saint-Pierre.... Mon, Dieu! je l'ai bien regretté, le brave homme!... Il
me semble que sa mort a porté malheur à notre maison. Depuis, les
affaires n'ont pas bien marché... non, non!...

--Vous souvenez-vous d'un grand jeune homme à la voix nasillarde qu'on
appelait Picounoc?

--Ma foi! non, je ne me souviens pas de lui.... Est-ce qu'il venait ici?

--Et oui, mère, reprit vivement la Louise: je me le remets bien, moi! La
gaillard, il buvait sec....

--Eh bien! reprit Chariot, ce fripon-là est aujourd'hui l'un des
habitants les plus à l'aise de Lotbinière.

--Vous ne le direz plus! exclama la Louise.

--Et vous l'avez dégraissé? repartit en riant la vieille aubergiste.

--Vous ne l'avez pas tué, j'espère, demanda la Louise un peu anxieuse.

--Tué? allons donc, on est plus humain que ça. Du reste, il ne s'agit
pas de Picounoc, mais d'un farceur que vous avez bien connu.

--J'en ai tant connu de farceurs, observa la vieille.

--Vous vous souvenez de Paméla?

--Paméla Racette? demanda la Louise.

--Justement la soeur de notre ex-associé que le diable a emporté, je
crois, vingt ans trop tôt.

--Eh bien?

--Eh bien! elle est au service d'un riche marchand de Lotbinière.

--Pas possible?

--Pas possible si vous voulez, mais elle y est, quand même, balayant la
_place_, faisant la soupe, et brassant la paillasse comme... une femme
de qualité, tous les jours que le bon Dieu amène.

--Cette pauvre Paméla! que j'aimerais à la voir! dit la Louise en
poussant un gros soupir. Lui avez-vous parlé de moi?

--Ma foi! nous n'y avons pas songé.

--Nous avions beaucoup à faire et peu de temps à notre disposition,
ajouta Robert.

La vieille éclata de rire tout à coup, et, se penchant dans la fenêtre,
parut s'intéresser vivement à une scène de la rue.

--Qu'y a-t-il donc de si drôle, mère?

--C'est un bossu... ah! que c'est drôle!... Un Monsieur encore!...
habillé _sur le fin_! Il s'est penché pour ramasser une pierre et faire
peur aux gamins, je suppose, mais je _t'en fiche_! un des gamins s'est
mis à cheval sur la bosse, au grand amusement de la foule.

En entendant parler d'un bossu, les deux escrocs s'approchèrent de la
fenêtre: C'est lui! s'écrièrent-ils à la fois.

Ils se regardèrent un moment pour s'interroger.

--Ne nous montrons pas, dit Robert, il est plus fort que nous, et il a
pour lui le droit.

--Bah! s'il nous menace, nous le dénoncerons.

--C'est vrai, mais cachons-nous, c'est plus prudent.

--Et, si Paméla nous avait trompés?

--Si quelqu'un s'informe de nous, dit Charlot aux deux femmes, dites que
vous ne nous connaissez point.

--Vous vous sauvez? demanda la vieille.

--Le bossu nous dérange un peu, la mère, n'importe, nous vous conterons
notre voyage un autre jour. Et ils sortirent.

Le bossu entra. Il avait l'air d'un homme bien élevé; mais la colère
animait encore son visage, et sa parole était brève et saccadée.

--Est-ce qu'il n'y a pas de police ici, que les gens sont attaqués en
plein midi par la valetaille des rues?

--La police, Monsieur, répondit la vieille, elle se cache ou se sauve
quand on l'appelle, comme le chien de M. Nivelle... ah! ce n'était pas
comme cela de notre temps!

--Vous ne vieillissez pas, mère Labourique, vous êtes fraîche comme à
cinquante ans.

--Ah! pardon, Monsieur, je ne vaux pas grand'chose maintenant, je
m'aperçois bien que je m'en vais... mes jambes sont paralysées et je
passe ma vie dans ce fauteuil, c'est bien ennuyeux, allez! et j'ai hâte
d'aller dans un monde meilleur....

--Vous l'avez bien mérité la mère.

--J'ai fait mon possible....

Le bossu avait envie de rire. Il demanda à la femme qui était au
comptoir, si elle était bien Louise, et but un verre de gin pour se
donner du ton. Louise répondit qu'elle était bien elle-même, mais que
les chagrins de toutes sortes la rendaient méconnaissable.

--Je ne me rappelle pas de vous, Monsieur, ajouta-t-elle, est-ce que
vous êtes venu ici, déjà?

--Quelquefois, mais vous pouvez bien m'avoir oublié, il y a bien
longtemps. J'étais tout jeune alors. C'est au bon temps de Robert, de
Charlot, du docteur au sirop de la vie éternelle.

--Et du vieux chef? ajouta Louise, je me souviens de ce temps-là et de
ces gens aussi. C'est étonnant que je vous aie oublié.

--Cela ne m'étonne pas du tout moi. Plusieurs de ces pauvres diables ont
mal fini. Racette et le docteur au sirop ont goûté du pénitencier.

--Pas longtemps. Ils se sont évadés en tuant leur gardien.

--Vraiment! Et les a-t-on pincés?

--Nous n'avons plus entendu parler d'eux. C'étaient deux fins matois,
allez!

--Et Charlot? et Robert?

La Louise hésitait. La vieille répondit: Ah! Seigneur! il y a longtemps
qu'ils ont déguerpi et gagné les lignes.

--Toujours prudente, la mère, dit le bossu! Ils seront contents de vous,
quand je leur dirai cela. Ils sont ici, du moins ils devaient y être,
puisqu'ils m'y ont donné rendez-vous.

--Ils vous ont donné rendez-vous ici?

--Ici même, chez la mère Labourique.

--Et pourquoi?

--Ah! secret d'état.... Ils arrivent de Lotbinière, vous le savez
peut-être, peut-être l'ignorez-vous. Nous nous sommes rencontrés là;
leur bonne fortune l'a voulu ainsi. Je les ai reconnus les vieux de la
vieille, et, je leur ai mis en main la plus jolie affaire du monde. Ils
m'ont juré leurs grands dieux qu'ils seraient reconnaissants, et....

--Je comprends, dit la vieille.... Je comprends! s'ils vous ont promis
quelque chose, vous l'aurez, soyez-en sûr....

--Mais pourquoi ne sont-ils pas ici?

--Je n'en sais rien, monsieur.

--Ils ne sont pas encore passé les lignes? demanda-t-il d'un air
moqueur.

--La mère a perdu la carte, reprit la Louise, qui voulait racheter le
faux pas de la vieille, n'allez pas vous fier à ce qu'elle dit. Robert
et Charlot ne sont pas venus ici depuis dix ans.

--La mère Labourique d'aujourd'hui jase aussi bien que la mère
Labourique d'il y a vingt ans. Elle s'est défiée de moi d'abord, et elle
a agi avec prudence, ensuite, elle s'est montrée franche et a eu raison,
car je sais que Robert et Charlot sont ici à Québec et qu'ils ont
l'habitude de venir dans cette maison.

Vous vous trompez, Monsieur, et vous ne les verrez jamais dans notre
maison.

--Est-ce un défi?

--C'est un défi facile à jeter, puisqu'ils nous sont tous deux devenus
presque étrangers.

--Vous voulez les cacher?

--Pourquoi?

--Parce qu'ils sont des voleurs!

--Et nous faisons métier de cacher les voleurs, je suppose?

--Depuis trente ans.

--Vous êtes un lâche et un menteur!... Accuser ainsi deux femmes
honnêtes comme ma mère et moi! oh! c'est infâme!

--Tout doux, la Louise... ta vertu n'est pas si farouche que ça!...

--Votre impertinence serait moins grande si vous vous adressiez à un
homme... misérable bossu que vous êtes!...

--J'en jure Dieu, s'écria le bossu piqué au vif, je démolirai votre sale
boutique et je trouverai bien les rats qui s'y cachent!

Il sortit. Pour se consoler, en revenant, il pensait à Marguerite; mais
Marguerite pensait au jeune Victor, et elle pleurait en pensant à lui.
Voici pourquoi: Picounoc était revenu de l'ouvrage soucieux et morose.
Il ne soupa que légèrement. Marguerite lui demanda la cause de cette
tristesse et de ce manque d'appétit:

--Pauvre enfant, dit-il, c'est, vois-tu, que je voudrais te rendre
heureuse, et tu ne le veux pas...

--Comment! petit père, il me semble que...

--Tu ne veux pas épouser M. Chèvrefils.

--Il est vieux, bossu, avare, jaloux!... et vous croyez qu'il me
rendrait heureuse?...

--Il t'aime et il est riche, cela suffit...

--Je ne l'aime pas, moi.

--Caprice d'enfant...

--Pourquoi insistez-vous tant aujourd'hui? vous me disiez, dernièrement,
que Victor m'aimait et que vous en étiez aise.

--J'ai compris que tu ne pouvais pas devenir la femme d'un avocat, et
puis je ne veux pas me séparer de toi.

--Mais si j'épousais M. Chèvrefils?

[Carence d'impression]rais souvent, souvent...

--Vous viendrez me voir à Québec, et l'été, je passerai la vacance ici.

--Tu sais, Marguerite, qu'une fille qui se marie malgré son père est
rarement heureuse.

--Je ne me marierai pas malgré vous.

--Tu épouseras donc M. Chèvrefils.

--Jamais! je resterai fille plutôt. Vous voulez m'avoir auprès de vous,
vous m'aurez ainsi tant que vous voudrez.

--Marguerite, tu ne sais pas comme...

--Mon père, je ne vous comprends pas!...

--Ne me demande pas la raison de mon insistance, je t'en prie, mais,
obéis, et Dieu te bénira...

--Je hais cet homme...

--Il est puissant et peut nous faire du mal.

--Mon père, nous avons le coeur droit. Dieu est avec nous, qu'avons-nous
à craindre?

--Marguerite!...

--Mon père!

--Je t'en supplie!...

--Ma conscience s'y oppose.

--C'est un prétexte; il n'y a pas de mal en cela... c'est un prétexte
pour rester insensible aux prières d'un père qui te chérit...

--Vous savez que je vous aime, mon père, eh bien! je resterai avec vous.

--Non!... il faut que tu te maries!

--Avec le bossu?

--Avec M. Chèvrefils!

Marguerite se voila la face de ses deux mains. Picounoc tomba à genoux
devant elle.

--Marguerite, dit-il, aie pitié de moi!

Marguerite jeta ses bras autour du cou de son père et l'embrassa avec
effusion, puis, fondant en larmes, elle alla s'enfermer dans sa chambre.

--Le bossu me l'avait dit, que je verrais mon père à mes genoux... Mon
Dieu! quel est ce mystère! il me glace d'épouvante.

Picounoc s'était laissé intimider par les menaces du bossu, et redoutait
son indiscrétion. Père dénaturé, il aimait mieux sacrifier sa fille que
renoncer à la possession de Noémie.




                                     XII

                            LE JEU DES COUTEAUX


--_My! my! what is it?_ s'écria John.

--_Quid est tibi, quod fugisti?_... ajouta l'ex-élève.

--Des cadavres! exclama Baptiste.

--Un massacre! répéta Félix.

John se pencha sur un des guerriers morts.

--Les Litchanrés se faire battre, dit-il.

--Je n'appelle pas ça se faire battre moi, dit l'ex-élève, ils se sont
faits tuer raide.

--Les Couteaux-jaunes sont venus les surprendre ici, observa Baptiste,
cela m'explique pourquoi ils ont dévié de leur route.

--C'est vrai, ajouta Félix, mais comment ont-ils pu deviner que leurs
ennemis se trouvaient ici?

--Naskarina savait peut-être le chemin que prendrait sa tribu.

Tout en causant ils examinaient les cadavres.

--Le jeune chef! dit l'ex-élève.

--Le Lièvre qui court! reprit Félix.

--C'étaient deux amis, ils ont du tomber en semble, ajouta Baptiste.

--_For sure!_ dit John.

--Donnons leur une sépulture commune, que les mêmes branches de sapins
les recouvrent éternellement.

--Voici un amas de rameaux et de feuilles qui n'attendent que le moment
d'être utiles, étendons-les comme un suaire sur nos amis défunts; mais,
auparavant, réunissons les morts.

Et les quatre chasseurs couchèrent, côte à côte, les indiens qui avaient
succombé dans le combat. Lorsqu'ils rangèrent le corps de Kisastari, la
plaie que le couteau du Hibou-blanc lui avait faite dans le dos
s'ouvrit; le sang coula et le mort poussa une plainte sourde. Un frisson
courut dans les veines des quatre blancs, et pourtant ils n'étaient pas
peureux. Ils se remirent aussitôt.

--Il n'est pas mort, dit l'ex-élève, vite! de l'eau et de la gomme de
sapin.

Un moment après l'eau pure rafraîchissait les lèvres altérées du blessé
et le baume du Canada commençait à cicatriser ses plaies. Les autres
étaient bien morts. Ils furent ensevelis sous les rameaux. Les
chasseurs, en enlevant l'amas de feuilles et de branches qu'ils venaient
d'apercevoir, mirent à nu les cadavres des Couteaux-jaunes....

--Oh! oh! dirent-ils, il y a eu bataille en règle, et des morts de
chaque côté. Nos amis se sont bien défendus, tant mieux! les branches
leur seront plus légères.

--Que les corps des Couteaux-jaunes aient le sort réservé aux cadavres
des Litchanrés! dit l'ex-élève, en enlevant la dernière branche.

--_Oh yes_, ajouta John.

--Qu'ils soient la pâture des loups et des corbeaux!

--_Oh! yes!_

--Et disons un pater et un ave pour les âmes de nos amis, dit Baptiste,
en se mettant à genoux auprès des Litchanrés.

--_Oh! yes!_ mais c'est moi pas dire, parceque c'est moi pas croire
nécessaire, mais vous autres faire bien de prier.

--C'est ton affaire, John.

Et les trois chasseurs catholiques, à genoux près des cadavres des
indiens, récitèrent avec dévotion un _pater_ et un _ave_.

Kisastari avait repris connaissance. Ses amis résolurent de rester
auprès de lui jusqu'à ce qu'il fut en état de marcher, et, quand ils le
virent capable de tuer du gibier pour se nourrir, ils lui donnèrent une
bonne provision de poudre et s'éloignèrent.

Les Couteaux-jaunes s'avançaient lentement et joyeusement vers le lac
Noir. Le Hibou blanc poursuivait de ses assiduités la belle Iréma qui
demeurait insensible et inconsolable.

--Jamais Iréma ne pourra aimer, disait-elle, celui qui a tué son fiancé.

--Si tu ne m'aimes pas de bon gré, tu m'aimeras de force.

--Iréma n'a pas peur des tourments, ni de la mort. Elle sera heureuse de
souffrir et de mourir pour Kisastari son époux.

--Ne prononce jamais ce nom devant moi!

--Kisastari! c'est le nom que j'aime.

--Le Hibou blanc se vengera....

--Le Hibou blanc n'est pas un véritable indien, et il a peur des
tortures....

Comme le grand-trappeur, Iréma avait les mains enchaînées--car on la
savait capable de s'enfuir seule à travers la forêt. Souvent elle
regardait le visage pâle qui l'avait sauvée, et elle eut donné sa vie
pour lui rendre la liberté. Quand les deux prisonniers se rencontraient,
ils échangeaient de tristes et éloquents regards.

La troupe atteignit le lac Noir, et elle fit retentir de ses cris de
joie les ondes solitaires et les bois mystérieux. Les danses et les
chants durèrent tout un jour. Les jeunes guerriers, vers le soir,
s'approchèrent du vieux chef en lui dirent:

--Tu nous as promis que les réjouissances se termineraient par la mort
de notre vieil ennemi, le grand-trappeur, eh bien! nos jambes sont
fatiguées de danser, nos voix sont lasses de chanter, et nous voulons
nous reposer bientôt.

--Vos bras sont-ils aussi fatigués? demanda le Hibou blanc.

--Non:

--Vos couteaux sont-ils bien aiguisés?

--Oui!

--Et bien! attachez à un tronc d'arbre le grand chef, et lancez-lui vos
couteaux dans le coeur, à vingt pas de distance.... On verra lequel de
vous est le plus habile.

Une clameur joyeuse suivit les paroles du chef, et le grand-trappeur fut
attaché au tronc d'un sapin. Il ne tremblait pas. Les jeunes gens se
placèrent en rang à vingt pas. Les femmes regardaient avec curiosité.
L'une d'elles pleurait: c'était Iréma. Le sort avait désigné l'ordre
dans lequel on devait tirer. Le premier qui s'arma du couteau fut le
Loup cervier. Il regarda sa lame tranchante et dit en souriant:

--Vous autres, vous ne frapperez qu'un cadavre.

Alors il visa, d'un oeil perçant au coeur du grand-trappeur leva le bras
lentement et, toujours l'oeil fixé sur le prisonnier, il lança l'arme
sifflante.

--Nul! c'est nul! à recommencer, s'écria-t-il furieux, on m'a touché le
bras.

Le couteau n'avait déchiré que le gilet du prisonnier.

--Arrête! s'était écrié Naskarina, j'ai une parole à confier au chef.
Et, disant cela, elle avait saisi le bras de l'indien.

--Pourquoi troubles-tu la fête, Naskarina? dit le Hibou blanc avec une
légère aigreur.

--Iréma pleure, vois-tu? elle est affligée de la mort du grand-trappeur,
eh bien! chef, c'est à toi de profiter des dispositions où elle se
trouve. N'aimes-tu pas mieux avoir l'amour de cette femme que la mort de
cet homme...

--Je ne te comprends pas bien, Naskarina.

--Ecoute--elle parlait bas--dis à Iréma que tu donneras la liberté au
grand-trappeur si elle veux t'aimer.

--Naskarina, tu as de l'esprit.

--Et puis, si tu veux tuer cet homme, fais le suivre ou surprendre.

--Naskarina, merci!

Il commanda aux guerriers de suspendre leur terrible jeu de couteaux, et
il se dirigea vers Iréma. Le grand-trappeur ne savait que penser, mais
il était loin d'espérer la délivrance. Iréma, remplie de reconnaissance
envers le grand-trappeur, consentit à se sacrifier pour le sauver.

--Je serai votre femme, dit-elle, mais pas avant que la robe noire nous
unisse....

--La robe noire est bien loin....

--Nous irons ensemble, et nous marcherons tout un mois s'il le faut.

--C'est bien long, Iréma.

--Je puis bien sacrifier ma vie pour sauver un homme qui m'a fait du
bien, mais il ne m'est pas permis de sacrifier mon âme; et, si tu ne
veux pas attendre, chef, ordonne à tes guerriers de continuer leur jeu
meurtrier... tu ne m'auras jamais pour femme....

--Et si je le sauve!

--Si tu le sauves, Iréma sera ta femme, elle le jure, et elle est
capable de tenir sa parole.

--Je crois à ta parole et tu es libre.

En disant ces mots il fit tomber les liens qui enchaînaient les mains de
la belle indienne. Ses guerriers, surpris, se regardaient entre eux et
commençaient à murmurer.

--Le Hibou blanc nous trahit; risqua l'un d'eux....

--C'est un étranger; les Couteaux-jaunes ont eu tort de se fier à lui,
dit un autre.

--C'est une honte pour nous!

Le vieux chef s'avança au milieu d'eux: Depuis que je suis avec vous,
dit-il, vous n'avez pas été bafoués par vos ennemis, et vous les avez
souvent vaincus. Quand j'étais jongleur, je vous prédisais votre bonne
fortune et vos triomphes, depuis que je suis devenu le premier de la
tribu que j'avais adoptée, ai-je jamais trahi mes compagnons ou failli à
ma tâche? Vous devez donc avoir confiance en moi, et croire que tout ce
que j'ordonne est pour la gloire et le bien de la tribu. Je veux une
femme; et celle que je veux, c'est Iréma, la fiancée de Kisastari que
vous avez tué. Elle ne sera ma femme qu'à une condition. C'est que je
rende la liberté au grand-trappeur.... Le voulez-vous?

Un frémissement s'empara des indiens attentifs: Rendre la liberté au
grand-trappeur! s'écrièrent-ils stupéfaits.

--Si vous ne le voulez pas, je me soumettrai, car le vieux chef aime
mieux sa tribu qu'il ne s'aime lui-même....

--Le Hibou blanc est avec nous depuis autant de lunes qu'il y a de
branches à cet arbre, et il nous a toujours été dévoué, qu'il fasse donc
selon ses désirs! s'écria l'un des indiens.

--Eh bien! mes enfants, reprit le chef, d'une façon câline, et parlant
bas pour n'être pas entendu des autres, consolez-vous, tout ne sera pas
perdu, le grand chef ne nous échappera pas. Il sera mis en liberté, mais
vous allez l'attendre sous les bois. Que dix d'entre vous s'élancent
dans la forêt, du côté du soleil, je vais le renvoyer par là.

Aussitôt dix des plus agiles disparurent sans bruit.

Le grand-trappeur avait bien vu qu'il se tramait quelque nouveau
complot; mais il n'avait rien entendu, et toujours il supposait que l'on
s'évertuait à trouver un genre de mort digne du mal qu'il avait causé.
Quelques heures s'écoulèrent avant que le Hibou blanc s'approchât de
lui; heures d'angoisses et d'agonie que celui qui va mourir peut seul
comprendre.

--Frère, dit le Hibou blanc.

--Moi, ton frère! vil renégat, jamais!

Le vieux chef eut un mouvement de colère, mais la pensée d'Iréma lui
rendit le calme.

--Compatriote, dit-il en français, tu me crois plus méchant que je suis,
je t'offre la liberté.

--La liberté! dis-tu, mais à quel prix?

--Pars! tu es libre. Et il coupa, d'un coup de couteau, les liens qui
l'attachaient à l'arbre. Le grand-trappeur eut envie de se jeter sur lui
et de l'étrangler. Plusieurs indiens arrivèrent armés de fusil.

--Pars, dit le vieux chef, va-t-en de ce côté--il montrait le
bois--éloigne-toi vite, car nous ne voulons plus te revoir. Si tu suis
les bords du lac, tu seras tué, car mes guerriers sont là qui
t'attendent.

--Et de ce côté, demanda le grand-trappeur il n'y a personne qui me
guette pour me tuer? dit-il avec ironie.

--Personne! répondit le traître Hibou blanc.

--Mourir pour mourir, pensa le prisonnier, il vaut mieux être tué par
une balle que servir de jouet et de cible aux couteaux de ces chiens.

--Donne-moi un fusil, de la poudre et du plomb! demanda-t-il.

On lui donna ce qu'il voulait.

--Au revoir, dit-il, et il s'élança, libre comme l'oiseau, dans la forêt
qu'il aimait tant.

Le Hibou-blanc sourit en le voyant partir, et s'approcha d'Iréma.

--J'ai tenu parole, tu vois comme je t'aime.

--Iréma ne t'aime point, mais elle tiendra sa parole aussi bien que toi.

Le grand-trappeur s'arrêta bientôt et se mit à genoux. Pendant longtemps
il pria. De quelque côté qu'il put aller il s'attendait à être
assassiné, car il connaissait la perfidie des Couteaux jaunes et de leur
chef blanc, le renégat. Il marcha avec toutes les précautions possibles,
et souvent il mit son oreille contre le sol pour percevoir les sons et
découvrir le passage de quelque voyageur. Il se serait bien caché, mais
il fallait ne pas mourir de faim, et, alors faire la chasse et
probablement se trahir.

Les dix indiens s'étaient arrêtés à une courte distance, et formaient un
cordon comme les tirailleurs qui se dispersent sur le champ de bataille.
Ils guettaient, attentifs, épiant tous les bruits de la forêt. Tout à
coup l'un d'eux entendit le bruit des rameaux qui craquaient sous des
pieds pesants. Il tressaillit et s'assura, que son fusil était bien
chargé. Mais le bruit s'éteignit peu à peu, puis il se fit entendre dans
une autre direction:--C'est le diable que cet homme, pensait-il, il
court avec la rapidité d'un cerf... mais il ne nous trompera pas.
Plusieurs des indiens entendaient le bruit et tenaient en eux-mêmes le
même langage. Le premier qui avait été mis en éveil, oubliait, petit à
petit, en songeant à sa belle sans doute, la glorieuse mission qu'il
avait à remplir, quand il fut tiré de sa rêverie par un murmure, et un
violent froissement de feuilles sèches: Il est passé! le misérable,
cria-t-il. Et, se levant, il fit par accident tomber la gâchette de son
fusil. Le coup partit et la forêt résonna au loin. Alors un homme
robuste et grand se cacha derrière une souche noire et, là, il attendit
quelques instants pour voir d'où venait le danger. C'était le
grand-trappeur. L'indien maladroit rechargea sa carabine et se tint
debout. Le fugitif ne pouvait pas le voir. Les autres indiens crurent le
grand-trappeur mort, et ils accoururent. Se voyant cerné--car des pas
précipités résonnaient de toutes parts autour de lui--le grand-trappeur
se leva pour fuir. L'indien qui venait de recharger sa carabine
l'aperçut. Il eut un éclat de joie dans les yeux, épaula son arme et...
tomba mort. Le grand chef fuyait, il ne le vit point tomber. Trois
autres arrivèrent essoufflés, haletants, mais la figure souriante....

--Est-il mort? se demandèrent-ils?

--_Oh! yes!_ et toi, mourir aussi, dit une voix étrange.

Et, au même instant, l'indien tomba frappé par une balle....

--_Accipe ballam meam!_ cria une autre voix. Et un troisième indien
tomba.

--A moi l'autre! à moi l'autre! dit Baptiste; mais le quatrième se
sauvait; une balle lui écorcha le bras en passant. Les autres indiens
qui accouraient aussi s'arrêtèrent au bruit de la fusillade. La peur les
saisit, vaillants loin du danger, toujours prêts à assassiner leur
ennemi confiant, ils ne s'exposaient guère sans nécessité et isolément.
Ils revinrent au lac Noir.

Le blessé les suivit de près. Le vieux chef était dans une inquiétude
extraordinaire. L'écho avait apporté le bruit des détonations des armes
à feu, et il était facile de conclure qu'un engagement avait eu lieu
entre les indiens et quelques ennemis. Peut-être aussi que le grand
chef, blessé d'abord, s'était défendu longtemps avant de tomber;
peut-être étaient-ce ces quelques chasseurs canadiens laissés à
l'embouchure de la rivière Claire, il y avait quelques jours. Cette
réflexion était la plus juste. Et le blessé dissipa tout doute à ce
sujet, car il avait entendu l'anglais de John, et le latin de
l'ex-élève, et de plus, la balle de Baptiste l'avait richement effleuré.
Le Hibou blanc venait de passer de la joie à la colère et de la
confiance à la peur.

--Et le grand-trappeur est-il encore vivant? demanda-t-il au blessé.

--Le grand-trappeur doit être mort. Il n'était pas avec les autres
chasseurs. Il s'est sauvé dans la direction de la rivière Athabaska et
plusieurs balles l'ont suivi....

--L'ont-elles atteint?

--Oh! Oui... je le crois, je l'ai vu tomber... c'est alors qu'avertis
par mon coup de feu, les blancs sont accourus et m'ont attaqué. C'eût
été folie de lutter contre plusieurs, je suis revenu.

La vérité était légèrement altérée, mais ce récit, fort vraisemblable,
valut à l'indien perfide de chaudes marques de sympathie.

--Levons le camp, ordonna le chef, et marchons vers le grand lac des
Esclaves.




                                     XIII

                          POINT DE PORTE DE DERRIERE.


Quelques jours après le voyage de Robert et de Charlot à Lotbinière, et
leur visite par trop intéressée au marchand bossu, un Monsieur Gagnon,
barbe grise, figure insignifiante, vint s'installer avec sa femme, une
vieille laide, mais alerte et pimpante, et une servante bonne enfant,
dans une maison du voisinage, qu'il acheta et paya comptant--Chose assez
rare pour être signalée, d'autant plus qu'à la maison attenait une fort
belle terre. Le bossu flairant une bonne pratique, alla présenter ses
hommages à la dame nouvelle, et, bientôt la plus étroite amitié lia les
deux maisons. Si Madame Gagnon ne se fût pas révélée, en même temps, si
dévote, on eût pu craindre le jeu des mauvaises langues, car les visites
du bossu devinrent bien fréquentes, et Madame allait acheter souvent.
Elle achetait sans doute peu à la fois. Le mari passait pour un
bonhomme, un de ces hommes commodes qui ferment les yeux pour ne pas
voir. Mais qu'avait-il besoin de regarder? Madame se faisait conduire si
souvent à l'église, et puis, elle était dans la soixantaine!

Victor Letellier avait été douloureusement surpris de voir l'indigence
dans la maison de sa mère. A sa dernière vacance encore, il avait trouvé
la demeure modeste enveloppée dans une atmosphère de paix et de
félicité. Tout lui avait souri comme autrefois: les arbres feuillus et
les fleurs du jardin, le seuil antique et le foyer solitaire. Le pain
n'avait pas manqué sur la table, ni la gaîté dans le coeur de sa mère.
C'est peut-être que l'écolier, que l'étudiant, fatigué des murs du
collège qu'il ne peut franchir impunément, altéré de soleil, d'air et de
liberté, se plaît, dans son exaltation, à revêtir, comme d'un nimbe
lumineux, tous les objets qu'il a regrettés longtemps, et longtemps
évoqués dans ses rêves. Depuis plusieurs années, en effet, la maison de
la veuve Letellier s'en allait en ruine. Un contrevent était tombé, et
le gond de fer rouillé qui le soutenait depuis vingt ans n'avait pas été
remplacé par un gond neuf; le pignon dépeinturé laissait voir, comme une
tache honteuse, sa petite fenêtre brisée, où les chapeaux de paille
remplaçaient les vitres; le perron devenu poussière sous la pluie et les
pieds, se voyait remplacé par une bûche de merisier mal écarrie. Les
bardeaux de la couverture se garnissaient d'une mousse verdâtre. Le
lambris du carré, blanchi à la chaux autrefois, avait pris une teinte
grise et sombre sous l'action de la pluie. La grange ne se portait pas
mieux, et, sans de forts étais qui la soutenaient encore, le vent de
nord-est qui souffle fort en cet endroit, l'eût couchée sur son vieux
châssis en pourriture. La misère s'échappait par tous les ais, par
toutes les pièces, et cependant le jeune avocat ne venait que de
l'apercevoir. Il en ressentit une profonde commotion. Tout son passé de
joie et de lumière se perdit dans une ombre épaisse! il regretta d'avoir
été heureux pendant que sa mère souffrait.

Un instant l'amour--ce baume divin auquel nul ne résiste--l'amour calma
son chagrin et lui rendit le bonheur. Mais ici encore le calme
présageait la tempête, le soleil annonçait l'orage. Marguerite, qu'il
avait vue si rieuse et si aimante, était devenue tout à coup chagrine et
presque sauvage. Elle semblait se trouver mal à l'aise devant lui, et
paraissait le fuir. Un changement aussi prompt était inexplicable et
portait le trouble dans son âme. Il était venu débordant d'ivresse et
d'espérance, il allait repartir désespéré. Il était venu se reposer dans
la solitude des champs, se distraire dans les plaisirs du village, avant
d'entrer dans l'arène où chacun combat contre tous pour conquérir sa
part des biens de la vie, et il allait, comme un coursier que l'on
presse d'atteindre le but, continuer sans repos, sa marche difficile. Il
lui tardait de rendre à sa bonne mère un peu de tout ce bien qu'elle lui
avait fait; et, si la fortune tardait trop à venir, il trouverait, dans
la maison de Picounoc, un refuge à cette femme aimée. Et même,
n'était-ce pas là la voie la plus courte pour arriver à la félicité? Le
mariage de Picounoc et de Noémie ne serait-il pas le gage de l'union de
Victor et Marguerite?

--Oh! les jours sombres achèvent, et j'ai tort de me désespérer, se dit
enfin le jeune avocat; encore quelques mois et, sans doute, l'allégresse
rayonnera dans tous nos coeurs.

Avant de s'en retourner à Québec, Victor alla faire ses adieux à
Marguerite. Il dissimula d'abord, sous un air d'indifférence et un ton
badin, le chagrin dont il était rempli. Marguerite éprouva un long
serrement de coeur en le voyant parler aussi gaîment de son départ.

--Ta pauvre mère va s'ennuyer, dit-elle....

--Je lui écrirai souvent....

--Viendras-tu cet hiver?

--Peut-être aux jours gras, si je gagne quelques dollars pour payer ma
voiture.

--Papa va toujours à la ville pendant l'hiver, il se fera certainement
un plaisir de t'emmener.

--Si tu m'aimes encore, dans ce temps-là, tu le chargeras de me voir...
mais....

--Mais!... que veux dire ce mais?...

--L'autre jour, t'en souviens-tu? tu m'aimais beaucoup.

--Si je m'en souviens!

--Laisse-moi finir... Aujourd'hui, tu m'aimes un peu.

--Un peu! fit Marguerite avec reproche.

--Laisse-moi finir.

--Non, tu finis trop mal....

--Cet hiver, tu ne m'aimeras plus!...

Marguerite ne répondit pas, mais elle leva sur Victor un regard si doux,
si plein de prière et d'amour, qu'il se sentit troublé jusqu'au fond du
coeur.

--Marguerite, dit-il, pourquoi me regardes-tu ainsi?

--Victor, pourquoi parles-tu comme cela?

Et les deux jeunes gens se regardaient fixement, avec douceur, avec
volupté. Peu à peu leurs yeux se remplirent de larmes, leurs mains se
joignirent, un cri parti du coeur:

--Marguerite!

--Victor!

Picounoc parut. Le traître! se montrer dans un pareil moment! qu'il soit
honni de tous les amoureux!

--Marguerite, Monsieur Chèvrefils, dit-il, en présentant le bossu. Le
bossu suivait.

Picounoc ne savait pas Victor était là, dans un charmant tête-à-tête
avec Marguerite. Il parut surpris, et le bossu fit une grimace
éloquente. Marguerite s'avança vers lui:

--Je vous présente Monsieur Letellier.

--C'est-à-dire notre voisin, reprit Picounoc, moitié sérieux, moitié
badin, le fils de la veuve Noémie que vous connaissez bien.

--Oh! c'est ce jeune homme que nous avons protégé? Je suis heureux de
faire votre connaissance, Monsieur, dit-il au jeune avocat, en lui
tendant la main.

--J'aurais voulu vous connaître plus tôt, Monsieur Chèvrefils, répondit
Victor, j'aurais dû vous connaître plus tôt,... puisque de concert avec
M. St. Pierre vous avez fait du bien à ma mère... et vous m'en avez fait
à moi-même!...

--Bah! ne parlez pas de cela, je vous prie, c'est si peu de chose!

--Vous avez fait beaucoup, Monsieur, mais cependant, si votre générosité
n'est pas satisfaite, il se présente une heureuse occasion de l'exercer
encore.

Le bossu se sentit pris. Il balbutia pourtant:

--Que faudrait-il donc faire encore?

--Il faudrait ne pas faire vendre maintenant la terre de ma mère.

--C'est la nécessité, Monsieur. Le commerce a des exigences... ah! vous
êtes neuf, vous ne connaissez pas encore les mauvais côtés de
l'existence.

--C'est vrai, mon Victor, ajouta Picounoc; et ce serait mal juger M.
Chèvrefils, que de le croire dur ou insensible, parce qu'il use de
moyens extrêmes pour recouvrer son argent.

--Au reste, ajouta le bossu, si vous désirez parler affaires, Monsieur
Letellier, je demeure à la rivière du Chêne, près du grand pont. Nous
serons seuls, et les dames, par conséquent, ne s'ennuieront pas à nous
entendre.

--Je m'intéresse beaucoup à madame Letellier, dit Marguerite, et vous
pouvez parler d'elle en ma présence aussi longtemps qu'il vous plaira.

--Merci, Marguerite, dit Victor.

--Et un peu à Monsieur Letellier, n'est-ce pas? demanda le bossu en
essayant de rire.

--Victor est mon ami d'enfance.

--Et je parie, Mademoiselle, que vous pourriez dire plus encore, si vous
écoutiez votre coeur.

Marguerite eut envie de dire hautement: oui! mais elle songea à son
père, et fit taire le cri de son âme. Victor était blessé du ton fendant
qu'avait pris le marchand; il eut envie de répliquer de la même façon,
mais la crainte d'être impoli ou de déplaire à Picounoc, retint sur ses
lèvres toute parole offensante. Il reprit après quelques minutes,
changeant de sujet:

--Vous avez été victime d'un vol? M. Chèvrefils?

--Oui, Monsieur, d'un vol considérable! Et vous comprenez que cela ne
règle pas mes affaires, ne paie pas mes comptes.

--Et chasse un peu la bonne humeur, ajouta Victor en riant.

--C'est vrai! c'est vrai! il faut l'avouer.

--Vous n'avez pas retrouvé les voleurs?

--Je les ai suivis à la piste.

--Et ils sont arrêtés?

--Pas encore, mais ils le seront; je sais où les prendre; je connais
leur cachette.

--Vraiment!

--Robert et Charlot sont les plus anciennes pratiques de la mère
Labourique.

--La mère Labourique! exclama le jeune avocat, la mère Labourique, je
connais ça! J'ai voulu voir de mes yeux le sale tripot dont j'ai tant de
fois entendu parler. C'est là qu'autrefois une trame infâme avait été
ourdie contre mon père, jeune encore, et sans expérience. Toute une
société de brigands tenait là ses quartiers généraux et décrétait ses
arrêts de mort contre ceux qui lui portaient ombrage. Mais mon père,
grâce à Dieu, avait fini par triompher de ces misérables. L'un d'eux,
s'il vit encore, doit se souvenir d'un coup de rame qui fit sa marque,
un autre perdit un pied, un autre, le plus puni de tous....

Il s'arrêta soudain, et rougit comme un homme qui vient de dire une
chose insensée. Il est maladroit de parler de corde dans la maison d'un
pendu. Le jeune avocat s'efforça de racheter son imprudence en disant:

--Heureusement que les fils ne tiennent pas toujours de leurs pères!

Marguerite observa le trouble de son ami, et fut frappée de la manière
inattendue dont il terminait cette sortie contre les bandits du temps
passé. Elle ignorait, la pauvre enfant, que le chef de ces scélérats,
celui dont la mort avait été si terrible, était son aïeul, le père de
son père.

--Achève donc, Victor, dit-elle ingénument; je n'ai jamais entendu
raconter cela, moi....

Picounoc lui imposa silence d'un regard et, quand il vit qu'elle ne
comprenait qu'à demi:

--Il y a des choses, dit-il, que les jeunes filles ne doivent pas
entendre.

Marguerite crut qu'elle avait manqué de réserve, et se retira toute
confuse. Le bossu demeurait inflexible sous son masque de barbe noire.
Cependant, il brûlait de ses yeux fauves le jeune homme imprudent.

--"L'Etoile" part vers midi, dit le jeune avocat, je n'ai que le temps
d'embrasser ma mère en passant et de m'embarquer: Je vous dis adieu.

--Tu descends à Québec? Je croyais que tu passais un mois au moins avec,
nous, dit Picounoc étonné....

--Ma mère est pauvre et je vais travailler pour la secourir.

--Ta mère ne manquera de rien, Victor, je te le jure, reste si tu
veux.... Mais enfin c'est le devoir d'un bon fils de travailler pour ses
parents.... Dieu te bénira, mon enfant, va, tu fais bien. Et il tendit
la main au jeune avocat.

--Au revoir, M. Chèvrefils, dit Victor au bossu.

Le bossu lui serra la main d'un mouvement convulsif comme pour lui
rompre les os.

--Est-ce l'amitié? demanda Victor.

--C'est pour vous remercier du souvenir que vous avez évoqué tout à
l'heure.

--Le souvenir des brigands?

--Oui, j'ai connu votre père... je l'ai aimé... oh! beaucoup aimé. Ce
brave Djos! c'est dommage qu'il soit mort si vite....

--Oui, Monsieur, c'est dommage, car les hommes honnêtes sont assez
rares.

--Il est mort trop tôt; j'aurais bien aimé à le revoir. C'est un tour
qu'il nous a joué, le gascon! partir si jeune et si vite!

Victor et Picounoc regardaient le bossu avec étonnement.

--Tu as connu Djos! demanda Picounoc.

--Je l'ai connu, bien sûr, et peut-être mieux que toi-même.

--Tu ne m'as jamais dit cela.

--Il y a bien des choses que je ne t'ai jamais dites.

--Où l'as tu connu?

--Où? un peu partout, que diable! Il a voyagé ce garçon, et moi, je ne
suis pas resté les deux pieds dans un sabot.

--C'était un brave homme en effet, et, s'il n'eut eu ce moment de folie
que vous savez, la jalousie....

--Le vertige! le vertige de l'amour, quoi! c'est quelque chose de
dangereux.... Il avait pourtant une femme honnête et dévouée!

--Une belle et adorable femme! ajouta Picounoc avec passion.

--Que voulez-vous? reprit le bossu, la jalousie est le plus horrible des
aveuglements, et le fruit défendu sera toujours le meilleur.

Victor expiait les paroles imprudentes qu'il avait dites tout à l'heure.
A son tour il souffrait, et le souvenir que l'on évoquait lui était bien
amer.

--J'ai pardonné, reprit Picounoc hypocritement; j'ai fait le bien pour
le mal, Dieu le sait, cela me suffit. Ne parlons plus de cet homme, ni
de ces choses.

--Parlez-en à votre aise, Messieurs, je m'en vais, dit froidement le
jeune avocat.

Et il sortit. Marguerite le reconduisit jusque sur le seuil de la porte.

--Marguerite, dit-il, je n'aime pas ce bossu, une voix intérieure
m'avertit de me défier de lui.

--Il passe cependant pour un honnête homme; sauf qu'il aime trop
l'argent, paraît-il.

--Les hommes qui aiment trop l'argent sont bien dangereux.

--Comment cela?

--Parce que, pour avoir cet argent qu'ils convoitent, ils se font les
instruments de toutes les passions, les complices de tous les crimes.

--Il a fait du bien à ta mère.

--Oui, mais afin de lui faire plus de mal; c'est le raffinement de la
méchanceté. Je vois clair tout à coup. Cet homme a jeté son argent sur
notre terre, comme on jette un filet. Il nous tient et ne nous lâchera
que pour nous chasser de notre foyer.

--Si tu savais comme je le hais cet homme, et mon père veut que....
Picounoc et le bossu sortirent de la chambre voisine, ce qui empêcha
Marguerite d'achever sa confidence.

Les amoureux sont perspicaces, Victor devina ce que Marguerite n'avait
osé achever. Il jeta un regard inquiet sur la jeune fille.

--Je comprends tout... dit-il... ah! voilà pourquoi tu me recevais si
froidement tantôt...

--Victor, on nous observe... je t'aime et je le déteste. Es-tu content?

--Marguerite, merci! au revoir! à bientôt!

Picounoc trouva un prétexte pour sortir et laisser seuls Marguerite et
le bossu. La jeune fille eut voulu se voir ou plutôt le voir loin. Quoi
de plus insupportable eu effet que les assiduités d'un homme que l'on
hait? Le bossu se faisait beau autant que possible, prenait des airs
câlins, multipliait les sourires agaçants et les regards de feu, tout
cela en pure perte, Marguerite était toute ailleurs. Sa pensée voyait
d'autres regards et d'autres sourires plus doux, une figure plus jeune,
plus belle et plus noble.

--Vous ne m'aimez donc pas un peu, Marguerite? risqua enfin le bossu à
bout de patience.

--Pas du tout, Monsieur.

--C'est franc, mais c'est dur.

--Et c'est vrai, ajouta la jeune fille.

--Vous m'aimerez plus tard, quand vous serez ma femme.

--Quand je serai votre femme?

--Oui. Il le faut, vous le savez.

--Je ne suis pas encore convaincue....

--Cependant vous avez vu votre père à vos genoux....

Marguerite, brusquement émue par cette parole, resta silencieuse.

--Je vous l'avais dit, ajouta le bossu. Je sais ce que fais, et
j'obtiens toujours ce que je veux.

--Toujours?

--Oui, toujours, et, bien que vous ne m'aimiez pas, je vous aurai.

La froide ténacité de cet homme effrayait Marguerite.

--Qui êtes-vous donc, dit-elle, pour parler ainsi?

--Qui je suis? votre futur mari.

--A quand notre mariage? demanda-t-elle ironiquement.

--A bientôt, mademoiselle.




                                    XIV

                                 KISASTARI


L'ex-élève et Baptiste, Félix et John s'étaient mis à la poursuite de
leurs ennemis avec l'acharnement des loups qui ont trouvé la piste du
troupeau. Ils savaient bien qu'ils ne pouvaient pas engager la lutte
ouvertement avec eux et les battre quand ils seraient prévenus et
préparés, mais ils espéraient les surprendre et peut-être, qui sait?
délivrer leur ami, le grand-trappeur; les indiens passent si aisément et
si vite de la crainte à l'insouciance, de la prudence à la témérité.

Rendus à l'endroit où Litchanrés et Couteaux-jaunes en étaient venus aux
mains, ils hésitèrent un peu, ne sachant quelle direction prendre; car
un parti de sauvages s'était dirigé vers la rivière Athabaska, et
l'autre, vers le nord. Cependant, ayant examiné attentivement le gazon
et les branches, sur le passage des deux tribus, ils trouvèrent celui-là
plus foulé et celles-ci plus rompues du côté de la rivière. Ceux qui
s'étaient dirigés par là avaient dû passer rapidement, sans prendre le
temps de choisir les éclaircies et les endroits les plus favorables. Ils
se sauvaient donc. Et les vaincus, c'étaient les Litchanrés puisque
leurs morts étaient restés en proie aux bêtes fauves. Kisastari ne put
leur fournir aucun renseignement; il ne se souvenait que d'une chose:
avoir été frappé par derrière. Et il eut donné beaucoup pour rencontrer
le lâche qui l'avait ainsi attaqué. Il ne voulut pas suivre les blancs;
il était encore trop faible pour marcher vite. Au reste, il voulait, en
chassant, pour se nourrir, rejoindre sa tribu. Les chasseurs canadiens
étaient pressés d'atteindre les Couteaux-jaunes. Ils arrivèrent assez
tôt pour sauver le grand-trappeur d'une mort certaine, mais, à leur
insu, car ils ne le virent point. Ils voulaient seulement appliquer la
vieille loi du talion: oeil pour oeil, dent pour dent. Ils savaient que
les Couteaux-jaunes étaient des assassins, ils savaient que le
grand-trappeur ne devait pas sortir vif de leurs mains sanglantes, et
ils étaient d'humeur à venger sur tous la mort d'un seul. Pour eux, tous
les Couteaux-jaunes ne valaient pas un grand-trappeur. Ils poursuivirent
les fuyards et arrivèrent sur les bords du lac noir. La tribu venait de
ployer ses tentes. Au loin, sur le lac, des canots s'en allaient vers le
nord, et les avirons fouettaient l'onde avec rapidité.

--Les lâches! ils se sauvent! s'écria l'ex-élève, n'importe, nous les
rejoindrons.

Le grand-trappeur n'avait pas vu ses amis. Il crut que les
Couteaux-jaunes l'enveloppaient dans un cercle qui allait se
rétrécissant toujours, et, pour ne pas perdre toute chance, il se
précipita au hasard, courant de toutes ses forces, pour tromper les
balles et distancer les assassins. Quand les coups de feu eurent cessé
de retentir, il s'arrêta. Un sourire de satisfaction passa sur sa noble
figure, et sa pensée monta vers le Seigneur. Il éprouvait un étrange
contentement de se savoir libre; il se contemplait avec une sorte de
bonheur.

--Dieu m'a protégé, se disait-il, d'une façon évidente, car comment
aurais-je pu éviter de pareilles embûches? Le renégat a voulu paraître
généreux aux yeux de quelqu'un.... Ah! je le vois! exclama-t-il...
tout-à-coup: c'est Iréma qui me sauve à son tour! comment? je n'en sais
rien, mais c'est elle! Pauvre enfant! que Dieu te protége, et qu'il te
délivre des mains du monstre qui t'a saisie.

Il se dirigea vers la rivière Athabaska, avec l'intention d'en suivre le
cours jusqu'au lac de ce nom. Il atteignit la rive droite de cette
rivière, le deuxième jour au coucher du soleil. C'était un des plus
beaux jours du mois de juin. Son attention fut attirée par une petite
lueur lointaine qui se reflétait dans l'eau paisible: Amis ou ennemis,
pensa-t-il, je vais voir qui a campé là!

Et il partit, marchant avec précaution pour ne pas donner l'éveil. Il
longea la rive et, se glissant comme un serpent sous les feuillages, il
arriva à quelques pas du feux. Personne ne rôdait autour de ce foyer, et
la flamme allait s'éteignant insensiblement. Il pensa que les chasseurs
étaient partis, ou s'étaient cachés à son approche pour le surprendre ou
le reconnaître. Sachant que les seuls ennemis qu'il avait à craindre,
les Couteaux-jaunes, ne pouvaient se trouver là, il s'approcha du feu
hardiment et le réveilla en l'attisant avec un rondin à demi-brûlé. Il
se disait qu'il valait autant passer la nuit en cet endroit qu'ailleurs,
et que le feu allumé par des inconnus le réchaufferait tout aussi bien
que celui qu'il allumerait lui-même. Les flammes pétillaient et jetaient
une vive lueur sur le rivage. Un ruban de feu traversait la rivière, et
un voile d'une horrible obscurité couvrait le bois et se déroulait dans
l'air à une faible hauteur. Cependant cette obscurité n'était que
relative. Le voile, sombre pour celui qui se trouvait au dessous, était
lumineux pour ceux qui le voyaient de loin.

Deux canots d'écorce descendaient rapidement la rivière, gagnant le lac
Athabaska. Le premier portait un missionnaire catholique et trois soeurs
de charité, qui s'en allaient catéchiser les pauvres infidèles, au
milieu des neiges du Mackenzie; il était conduit par deux chasseurs
indiens. Le second n'était monté que par deux rameurs; il portait des
provisions et du bagage.

--Ohé! ohé! dit tout à coup l'un des sauvages du premier canot, il y a
des chasseurs là-bas; le feu se répand sur la rivière comme le soleil
levant, et nous fait une route de lumière.

--Ce sont peut-être de pauvres amis qui n'ont pas vu la robe-noire
depuis longtemps, reprit le missionnaire, arrêtons-nous en cet endroit
pour y passer la nuit.

--Si nous chantions un cantique? proposa une des religieuses, ceux qui
ont campé là ne prendraient point ombrage de notre arrivée et ce serait
peut-être plus prudent.

Aussitôt les soeurs de charité, le prêtre et les sauvages, se mirent à
chanter:

    Je mets ma confiance,
    Vierge, en votre secours.

Et loin, bien loin, dans la forêt solitaire, on entendit les échos
fidèles répéter tour à tour.

    Je mets ma confiance,
    Vierge, en votre secours.

Et les voyageurs écoutaient, plongés dans une admiration profonde, ces
voix mystérieuses qui louaient Marie, dans le calme de la solitude et
dans le silence de la nuit. Tout à coup une voix qui n'était pas l'écho,
renvoya, puissante et sonore, du bord du rivage, aux messagers du
Seigneur le couplet sacré.

--Des amis! des chrétiens! s'écrièrent les bonnes soeurs en se frappant
dans les mains.

--Gagnons terre, dit le prêtre. Et les deux canots vinrent s'échouer sur
la glaise de la rive, vis-à-vis le bûcher qui flambait. Un homme debout
sur le rivage les regardait approcher.

--Le grand-trappeur! dit l'un des indiens!

--Le grand-trappeur! s'écrièrent les autres.

--Renard d'argent! Ours grognard! fit le grand-trappeur tout étonné.

--Etes-vous seul? je ne vois que vous, demanda le missionnaire.

--Oui, mon père, du moins, je le crois....

Une voix sourde gémit tout à coup sous les rameaux épais à quelques pas
en arrière.

--Tout le monde eut un mouvement de surprise, et les yeux se tournèrent
vers l'endroit d'où partait cette plainte.

Le grand-trappeur s'arma d'un tison de feu pour s'éclairer et entra
hardiment dans le fourré. Ce pouvait être une embûche, n'importe! il
avait des moments de folle témérité. Le prêtre et les indiens le
suivirent. Il n'avait pas fait dix pas qu'il s'arrêta, poussant un cri
de terreur: Kisastari! A ce cri répondit un gémissement; et les quatre
indiens, se penchant à leur tour sur le corps de leur jeune chef, se
mirent à faire de grandes lamentations.

Kisastari, se croyant tout à fait hors de danger, n'avait, pour ainsi
dire, plus songé à sa blessure, et il s'était mis à chasser en se
dirigeant vers la rivière. La plaie se rouvrit et nul n'était là pour la
cicatriser. Une plaie dans le dos ne peut être guère soignée que par une
main étrangère. Le sang se mit à couler, et, bientôt le chasseur épuisé
descendit au bord de la rivière et s'efforça d'allumer un petit feu,
pour réchauffer ses membres refroidis, et appeler, peut-être, un secours
trop tardif. Le feu s'éteignait et il voulut aller ramasser de nouvelles
branches sèches, quand, son pied s'embarrassant dans les chicots, il
tomba sur la face et ne se releva plus.

Le missionnaire se hâta, de fermer la plaie saignante, sur laquelle il
appliqua un bandage de toile de lin, et fit prendre quelques gouttes
d'eau de vie au malade que les indiens déposèrent sur une couche de
branches près du feu. Les Soeurs de Charité veillèrent en prière toute
la nuit, craignant qu'il ne mourut sans pouvoir parler et se confesser,
car Kisastari était un converti. Le missionnaire lui donna l'absolution.

Le grand-trappeur, était pensif; il s'apercevait que les indiens le
regardaient avec froideur et défiance et cela lui causait du chagrin. Il
n'avait pu dire comment Kisastari était venu tomber ainsi, sous un coup
presque mortel, près de ce feu mourant, seul, au bord de la rivière. Il
avait raconté l'attaque des Litchanrés par les Couteaux-jaunes, et la
captivité d'Iréma, mais il ne savait pas que le jeune chef, tombé
d'abord sur le champ de bataille, avait été trouvé et soigné par les
trappeurs canadiens. Il crut et dit que Kisastari, blessé, s'était sans
doute sauvé loin du champ du carnage.... Ours grognard répliqua en
secouant la tête: Notre frère, le grand-trappeur, sait bien que le jeune
chef ne se sauve jamais, et qu'il serait mort en se battant contre les
Couteaux-jaunes ses ennemis.

--Oh! oui, affirma Renard d'argent, notre frère sait bien cela.

--Et vous autres, vous savez bien aussi que le jeune chef à toujours été
mon ami, et que je n'ai jamais frappé un ami....

Les deux indiens secouaient la tête....

--Et puis, ajouta le grand-trappeur, ignorez-vous que le grand-trappeur
ne frappe jamais par derrière, mais toujours eu pleine face?

Le missionnaire intervint: Mes enfants, dit-il, le grand-trappeur est un
enfant de la prière, il aime le bon Dieu et ne lui fait pas de peine.

Les indiens, muets, penchaient la tête.

--Si le jeune chef ne revient pas à la vie, et ne parle point, ces
hommes me croiront toujours un assassin, murmura avec douleur le
chasseur canadien.

Le lendemain matin les voyageurs continuèrent leur course vers le grand
lac, emportant dans leurs canots Kisastari, trop faible encore pour
parler, et le grand-trappeur, toujours sombre et rempli d'un triste
pressentiment. Les jours s'écoulèrent et les voyageurs, après avoir
bravé les périls de toutes sortes, fatigués mais non découragés,
entrèrent dans le lac Athabaska long de près de cent lieues, mais assez
étroit, qu'ils traversèrent à l'extrémité ouest, pour atteindre le fort
Chippeway. Le blessé fut pris de la fièvre pendant la traversée, et,
dans son délire, il vit passer devant ses yeux les images de ceux qu'il
aimait et de ceux qu'il avait en horreur. Il appela Iréma, et le mot de
traître s'échappa aussi de ses lèvres; il prononça le nom du
grand-trappeur, le nom du Lièvre qui court, et des paroles de vengeance.
Ours grognard et Renard d'argent l'écoutaient avec surprise et terreur,
croyant que c'était le Manitou qui le faisait ainsi parler, afin que fut
connu le traître qui s'était caché pour frapper par derrière. S'ils
n'eussent pas eu peur de la robe-noire et que l'occasion de frapper le
grand-trappeur se fut offerte, ils auraient souillé leurs mains du sang
de ce juste, car, dans leur simplicité, ils le croyaient coupable. Ils
attendirent.

La petite caravane passa quelques jours au fort Chippeway, ayant besoin
de réparer ses forces avant de s'avancer plus loin dans cette région de
plus en plus désolée. Juillet était arrivé et déjà le soleil, avare de
ses rayons, réchauffait à peine les plantes frileuses et les mousses
pauvres qui remplaçaient les sapins, les sycomores, et les frênes de la
région du sud. L'hiver arrive de bonne heure sous ces latitudes
éloignées et il demeure longtemps. A peine le sol dégelé donne-t-il à la
petite fleur sauvage le temps d'ouvrir son calice humide; à peine une
brise tiède a-t-elle passé sur la nature souriante; à peine une baie
timide s'est-elle accrochée rouge et mûre au buisson, que déjà tout se
fane, tout meurt et tombe sous le givre implacable.

--Nous partirons demain, après le service divin, dit le missionnaire à
ses guides.

Et les guides avaient répondu machinalement: C'est bon.

Le lendemain, à l'heure fixée pour le départ, ni les guides, ni le
grand-trappeur ne se rendirent aux canots. Le missionnaire les fit en
vain chercher partout, on ne les trouva pas. Il dut prendre au fort de
nouveaux hommes pour conduire son canot, et laisser aux soins du
gardien, le malade dont l'état inspirait encore des craintes sérieuses.




                                     XV

                          UNE VENTE PAR LE SHÉRIF.


C'était le premier dimanche de juillet que le missionnaire avait laissé
le fort Chippeway, pour descendre la rivière des Esclaves avec ses
nouveaux guides; ce même dimanche, si pénible pour l'homme de Dieu qui
se voyait trahi par les siens, fut plus triste encore pour la veuve
Noémie. La vente de sa terre fut annoncée officiellement à la porte de
l'église:

Tout le monde fit cercle autour de la tribune. Défunt Pierrot Martin,
l'huissier--que Dieu ait son âme en sa sainte garde!--monta sur le
tréteau et lut, en se donnant de l'importance:

_Fieri facias de terris._

COUR SUPÉRIEURE--DISTRICT DE QUÉBEC.

Lotbinière, à savoir: Etienne-Charles-Pierre No. 80, Chèvrefils, écuyer,
de Ste Emmélie de Lotbinière, marchand, demandeur, contre les terres de
dame Noémie Normand, veuve de feu Joseph Letellier, de Lotbinière,
défenderesse, à savoir:

1° Une terre sise et située dans le rang St. Eustache de la paroisse de
Lotbinière, district de Québec, de quatre arpents de front sur trente
arpents de profondeur, plus ou moins, bornée, au nord, au chemin royal
du dit rang ou concession, au sud, partie à la route de St. Charles et
partie aux héritiers Moraud, à l'est à Hilaire Charette, et, à l'ouest à
la terre de Etienne Biron,--avec ensemble les bâtisses sus-érigées,
circonstances et dépendances.

2° Une terre à bois sise et située, dans la concession du Portage, de la
Paroisse de Ste Emmélie de Lotbinière, même district, de deux arpents de
front sur 30 arpents de profondeur, bornée, au nord, à la terre de
Stanislas Firmin, au sud, au domaine Seigneurial, à l'est à Jérôme
Daigle et à l'ouest à Petoche Miquelon.

Pour être vendu à la porte de l'église de St. Louis de Lotbinière, jeudi
prochain à dix heures A. M.

F. X. Alène, _Shérif._

Les remarques allèrent leur train, et plusieurs donnèrent à la
malheureuse femme le coup de pied de l'âne.

--Voilà ce que c'est! dit Prisque Martineau, elle a voulu faire un gros
monsieur de son garçon, au lieu de l'accoutumer comme les nôtres aux
travaux de la terre, et son bien passe à payer des livres, des écoles,
des études qui ne rendent pas le monde plus fin.

--Elle a fait pour le mieux, la pauvre femme! elle a suivi les conseils
de son excellent voisin Picounoc, ajouta François Lapointe.

--Picounoc voyait de loin, reprit Jacques Dumais, il est un peu
vaniteux, sa fille est jolie; il voulait la pousser dans la société, et,
à cet effet, il lui a préparé pour mari un homme de profession.

--Qui?

--Victor, parbleu! le garçon de la veuve.

--C'est une idée que tu as là, Dumais.

--Pourtant, dit un autre, il paraît que M. Chèvrefils, a déclaré l'autre
jour, chez Madame Fleury, qu'il était fiancé avec Marguerite Saint
Pierre, et que son mariage aurait lieu avant longtemps.

--Si le bossu se met dans la tête, ou dans le coeur, d'avoir Marguerite,
le diable ne saurait y mettre obstacle.

--Il a la bosse de la persévérance, cet homme-là.

--Oui, et c'est sa moindre.

Le jour de la vente arriva. Les citoyens se rendirent en grand nombre à
l'église où se faisait la criée. Plusieurs avaient l'intention
d'acquérir cette belle propriété, pour eux-mêmes ou pour leurs garçons
en âge de s'établir. Trois habitants avaient fait le voyage de la ville
pour s'assurer de la somme d'argent nécessaire dans le cas où là terre
leur serait adjugée. L'un s'était adressé à Monsieur Larivière, le
second à M. Venner; l'autre, plus heureux, n'avait pas trouvé de
prêteur. L'encanteur lut les conditions de la vente, et chacun écouta
des deux oreilles.

--Maintenant, Messieurs, une offre, s'il vous plaît, dit le crieur, une
offre pour commencer, une offre pour la terre de St. Eustache. Vous la
connaissez; c'est la meilleure et la plus belle terre de la paroisse....

--La veuve avec? demanda un farceur.

Ce fut un éclat de rire.

--La veuve est pour Picounoc, répondit un autre.

--Allons, Messieurs, allons! reprit l'encanteur, décidez-vous!
décidez-vous! il n'y a que le premier pas qui coûte, c'est comme la
confession....

--C'est le premier péché qui coûte à dire à la confession.

--On commence par le dernier!

--Allez-vous faire silence! on dirait des enfants, reprit l'encanteur.

--Cent louis! cria une voix.

--Cent cinquante.

--Deux cents....

--Quand je vous le disais qu'il n'y a que le premier pas qui coûte, dit
l'encanteur ça va aller! ça va aller! A deux cents louis! deux cents
louis! rien que deux cents louis! c'est pour rien! ce n'est pas la
moitié de la valeur! Voyons, vous, Baptiste, vous avez envie de mettre
un cinquante louis, je lis ça dans votre figure.

--C'est bon, envoyez!

--A deux cent cinquante louis, deux cent cinquante! rien que deux cent
cinquante! ce n'est pas le quart de la valeur.

--Ce n'est pas même la valeur du quart! riposta un habitant.

--Bonnet blanc, blanc bonnet! allons; mon farceur, mets un cinquante
louis, toi, tu as de l'argent en veux-tu? en voilà!

--Va pour trois cents! répondit un gros gaillard jovial.

--Bon, voilà au moins une offre un peu acceptable, et pourtant, il n'est
pas possible que l'on donne pour un si vil prix une pareille propriété.

--Elle est bien détériorée! observa l'un.

--Il n'y a plus de clôtures! ajouta l'autre.

--Les fossés sont remplis! dit un troisième.

--Il faut de l'engrais, partout!

--Les mauvaises herbes pullulent!

--La maison est en ruine!

--Elle va tomber sur le dos de la veuve!...

--Pendant que vous faites des farces la terre s'en va; je vais
l'adjuger! A trois cents louis, une fois, à trois cents louis, deux
fois... à trois cents louis,... voyons! est-ce tout? vous allez la
regretter; dépêchez-vous!... à trois cents....

--Trois cent cinquante!

--Et cinq! dit une voix.

--Qu'il la garde! j'ai fini!...

--Qui est-ce qui vient de mettre? demanda le crieur.

--Moi! répondit une voix.

--A trois cent cinquante cinq louis, rien que trois cent cinquante cinq
louis!... c'est pour rien! ce n'est pas la moitié de la valeur.... Faut
la rendre à quatre cents au moins.... Voyons! êtes-vous, bien décidés!
avez-vous tous fini? A trois cent cinquante cinq louis, une fois! à
trois cinquante cinq louis deux fois! à trois cent cinquante cinq
louis... eh! eh! attention! personne? fini? toi? vous? Non?... eh bien!
ça y est!... eh! trrrois! fois! Adjugé M. Saint-Pierre!

--Picounoc! c'est Picounoc qui l'a achetée! il paraît que le voilà grand
propriétaire!

Comme le prix de vente rencontrait les frais et les créances du bossu,
la vente fut suspendue, et la terre à bois ne fut pas mise à l'enchère.

Cette journée fut bien triste pour Noémie et pour Victor, le jeune
avocat. Victor s'était donné bien du mal pour trouver de l'argent, et
empêcher le bien paternel d'être vendu par le shérif, mais il se heurta
contre des coeurs insensibles ou indifférents. Il eut toutefois un
éclair d'espérance; l'un des notaires agents qu'il vit, lui fit croire
que le prêt serait bien possible, si les renseignements qu'il donnait
étaient exacts; et Victor savait qu'il n'avait pas même fait valoir
toutes les raisons qu'il avait d'emprunter, ni toutes les garanties
qu'il pourrait offrir. Le notaire écrivit à une personne de Lotbinière
qu'il connaissait bien, pour lui demander s'il y avait quelque risque à
prêter trois cents louis à la veuve Letellier. Le jeune avocat attendait
la réponse avec impatience, car il connaissait cette démarche du
notaire. La réponse arriva. La voici:

Ne prêtez pas plus de deux cents louis, vous perdriez; et, comme deux
cents ne paient pas toutes les dettes, vous ne pourriez pas être
substitué au demandeur et avoir la première hypothèque.

PIERRE-E. ST. PIERRE.

P. S.--Ne montrez pas cette lettre à Victor, et ne parlez pas de moi.

Victor entra plein de confiance dans l'étude du notaire.

--Eh bien! avez-vous une réponse? demanda-t-il.

--Oui, monsieur.

--Favorable, j'espère?

--Non, monsieur. Je le regrette beaucoup, mais il m'est impossible de
vous rendre le service demandé.

--De qui tenez-vous vos renseignements, s'il vous plaît?

--Je ne puis le dire.

--De quelqu'un qui veut acquérir pour rien la terre de ma mère, je
suppose?...

--Je n'en sais rien: mais c'est d'un homme en qui j'ai confiance moi, et
vous comprenez que cela me suffit.

--Je le comprends!

Et il sortit la tête en feu. Il se dirigea du côté de Ste. Foye,
passant, rêveur et désolé, sous les grands arbres qui voilent la route,
devant les demeures des riches et des heureux de la ville.

Quand il apprit que Picounoc était l'acquéreur de cette ferme qu'il
avait tant raison de regretter, il éprouva une consolation: Au moins cet
homme nous aime, pensait-il, et il ne chassera pas ma mère, j'en suis
sûr. Et une pensée toute de soleil vint à son esprit: Marguerite sa
fille unique, sa fille bien aimée, Marguerite m'aime; elle sera ma femme
un jour... à elle tous les biens de son père!... à moi par
conséquent!... Et ce rêve légèrement ambitieux égayait son âme.

Il rencontra, deux jours après, le notaire qui avait failli lui prêter
de l'argent.

--Eh bien! dit le notaire, savez vous à qui a été adjugée la terre de
votre mère?

--Oui, Monsieur, répondit le jeune avocat d'un ton tout-à-fait
ragaillardi, à M. P. St. Pierre, un vieil....

Le notaire fit un pas en arrière....

--A M. Pierre-Enoch Saint Pierre? Vous badinez? et à quel prix?

--Trois cent cinquante cinq louis!

--Trois cent cinquante cinq louis!... et à M. Saint Pierre?

--Mais oui! et pourquoi pas? cela vous surprend? M. Saint Pierre est
très à l'aise.

--Je n'en doute pas, mais....

--Mais?

--Je ne dis rien! j'aime mieux ne pas parler... salut, monsieur Victor:
Qui peut connaître les hommes? murmura-t-il en s'éloignant....

Victor entendit cette remarque et en fut frappé. Cela le conduisit à
réfléchir sur la surprise qu'avait manifestée le notaire au nom de St.
Pierre, et de là il se reporta à Lotbinière, et il évoqua ses souvenirs
encore tout nouveaux. Il revit Picounoc plus sombre et moins empressé
auprès de lui que de coutume; il se rappela les paroles mystérieuses de
Marguerite, les visites du bossu, les entretiens intimes de cet homme
détestable avec le père de Marguerite, et une immense angoisse serra son
coeur: Je suis perdu, pensa-t-il!... nous sommes perdus! Cet homme si
bon s'est tourné contre nous!... c'est lui, je le parierais, qui a dit
au notaire de ne pas me prêter d'argent.... Ah! veut-il donc se
dédommager du bien qu'il nous a fait, par un redoublement de malice?...
Et, plein de ces pensées douloureuses, il retourna sur ses pas et
rejoignit le notaire.

--Je puis bien vous reprocher maintenant, monsieur le notaire, dit-il en
l'abordant, d'avoir mis trop de confiance en votre ami.... Vous voyez
qu'il était intéressé à me nuire....

--Comment! qui vous a dit?...

--Je sais tout: et si je n'avais rien su, votre étonnement de tout à
l'heure m'aurait éclairé complétement....

--On ne connaît pas le monde!... J'étais loin de penser cela de mon ami
Pierre-Enoch... enfin, le mot est lâché, tant pis pour lui! s'il a agi
indignement, je ne veux être ni son complice, ni le cacher.... Le jeune
Victor était horriblement tourmenté. Comment cet homme dont le dévoûment
et l'amitié semblaient inépuisables, se montrait-il tout-à-coup sans
pitié? Comment la protection qu'il avait depuis tant d'années accordée à
la femme pauvre et souffrante se pouvait-elle changer en une lâche
persécution? Rien ne désole notre âme comme l'éloignement des amis aux
jours du malheur. Victor comprit que sa mère avait besoin de
consolations dans les circonstances douloureuses où elle se trouvait. Et
qui, après Dieu, peut apporter mieux que l'enfant soumis, à la veuve
affligée, le baume sacré de la consolation? Il attendit avec impatience
le départ du bateau. Or les bateaux qui voyagent entre Québec et les
paroisses d'en haut, ne viennent que deux fois par semaine, le lundi et
le vendredi. Ils laissent la ville avec la marée montante, le mardi et
le samedi. Et c'est un spectacle curieux que de voir comme des ruches
serrées, ces vaisseaux, accostés les uns contre les autres, pleins de
monde, pleins de produits de toutes sortes. C'est un va et vient
singulier et qui réjouit les yeux; c'est un bourdonnement incessant, ce
sont des cris, des rires, des adieux, des saluts qui s'échangent
longtemps, et que viennent interrompre de temps en temps les sifflets à
vapeur stridents, rauques ou sonores, des divers bâtiments sur le point
de partir. Victor monta à Lotbinière le samedi qui suivit la vente.

Noémie avait espéré jusqu'à la dernière heure que le bossu se laisserait
attendrir et lui ferait grâce de quelques mois encore: elle avait espéré
aussi que Victor trouverait de l'argent pour payer avant la vente. Quand
elle apprit qu'elle n'avait plus de demeure et qu'il lui faudrait
bientôt sortir de cette maison où elle avait si longtemps vécu; où elle
avait d'abord éprouvé des joies si vives et si pures et, ensuite, des
douleurs si grandes elle se prit à pleurer. Elle entra dans sa chambre à
coucher et, tombant à genoux devant le crucifix suspendu à la muraille:
Jésus! Jésus! s'écria-t-elle, en sanglotant, vous voulez que je boive, à
votre exemple, le calice jusqu'à la lie, que votre sainte volonté soit
faite! mais soutenez-moi, car mon courage m'abandonne, et je me sens
défaillir!...

Puis elle demeura longtemps silencieuse, et, de temps en temps, on
l'entendait prononcer, au milieu de profonds soupirs, les noms sacrés de
Jésus et de Marie, et, dans la chambre voisine, Agnès, sa nièce,
pleurait aussi en tournant son rouet.




                                     XVI

                                 LA CAVERNE.


Le Hibou-blanc et les guerriers se dirigèrent d'abord sur le fort
Reliance, qui se trouve au nord du grand lac des Esclaves, et tout à
fait à l'extrémité est. De là ils se rendraient au fort Providence, en
longeant la rive nord du grand lac. C'est au fort Providence que le
vieux chef devait épouser Iréma. Ensuite, remontant la rivière des
Couteaux-jaunes, ils iraient, en attendant la saison de la chasse,
dresser leurs tentes sur les vastes terrains occupés jadis par leurs
aïeux. Iréma, esclave de la parole donnée, suivait la tribu ennemie.
Libre, elle eut pu, la nuit, quand l'ombre épaisse enveloppait le camp,
s'élancer dans la forêt et tromper le vieux chef renégat. Mais, dans sa
naïveté, elle craignait la vengeance du Grand-Esprit, qui veut que l'on
soit fidèle à ses promesses. Chrétienne, elle priait, se soumettait,
mais n'espérait plus. Le Hibou-blanc ne la perdait guère de vue, se
louait de sa bonne fortune et songeait au jour prochain de son hymen.

Les trappeurs canadiens prirent une autre route. Ils se rendirent au
fort du Fond-du-lac, où ils achetèrent un canot d'écorce, et, chantant
"Vive la Canadienne," ils fouettèrent les flots de leurs avirons légers.
Le canot glissa comme une feuille légère sur la surface unie du grand
lac. Il se dirigeait vers le fort Chippeway sur la rivière des Esclaves.

En face du fort se trouve cette petite île dont l'ex-élève a parlé à ses
compagnons: rocher nu et triste où le vaillant ami du grand-trappeur,
Pierre Robitaille, se réfugia pour échapper à la fureur des
Couteaux-jaunes, et où il trouva une si lamentable mort. Le
grand-trappeur ne passait jamais au fort Chippeway, sans se rendre à
cette île déserte, pour y prier, dans la petite grotte où reposaient les
cendres de son ami. Pendant que le missionnaire et les bonnes
religieuses donnaient d'utiles et pieuses instructions aux indiens qui
habitaient le voisinage du fort, le grand-trappeur monta dans un canot
d'écorce et rama vers la grotte solitaire qui se trouve à l'ouest de
l'île. Il tira son canot sur la grève; détacha de son cou la corne de
poudre qui pouvait l'embarrasser et la déposa dans la pince. Il se mit
sur les genoux et les mains, et se glissa dans l'antre sombre. Après
avoir marché ainsi l'espace d'une demi-minute, il se leva debout, car la
voûte de l'antre s'arrondissait tout-à-coup à une hauteur de dix pieds
au moins. Quelques stalactites pendaient comme des cristaux, et, vers le
milieu, formant comme une colonne, un stalagmite à demi-rompu, montait
comme pour soutenir l'édifice naturel. Sur la pierre, au fond, était
appuyée une croix de bois. Le grand-trappeur vint s'agenouiller au pied
de cette croix. Une lueur indécise flottait sur les sombres parois de la
grotte. Le chasseur chrétien fit une longue prière, et ses yeux fermés
ne virent plus que les choses du souvenir. Quand il voulut, une dernière
fois, regarder et embrasser l'humble croix qu'il avait lui-même placée
sur les cendres de son ami, depuis tant d'années, il eut un mouvement de
surprise, comme quelqu'un qui s'éveille en sursaut. La pâle clarté avait
disparu; seulement, un reflet arrivait encore sur la croix, comme une
lame mystérieuse qui aurait traversé les ténèbres. Il s'avança vers
l'ouverture, debout, puis en rampant. Son étonnement augmentait à mesure
qu'il approchait: Suis-je donc aveugle, pensait-il? Il n'était pas
aveugle, mais une pierre énorme fermait l'entrée de la grotte.

Les indiens Ours grognard et Renard d'argent avaient, depuis quelques
jours, dissimulé leur ressentiment, mais non pas renoncé à leur idée de
vengeance. L'indien ne raisonne guère d'ordinaire, et se laisse
volontiers tromper par les apparences. Peu enclin à la charité
chrétienne, il aime mieux punir un innocent que de laisser échapper un
coupable. Ils avaient donc épié le grand-trappeur, et s'étaient rendus
dans l'île peu de temps après lui. Traversant le rocher à pied, au lieu
de le détourner en canot, ils étaient arrivés assez tôt pour voir le
chasseur blanc s'introduire dans la grotte. Alors ils roulèrent, en le
soulevant avec un levier, le caillou qui formait une porte inébranlable.
Après avoir accompli cet acte cruel, ils se dirigèrent vers la rivière
de la paix, car ils n'osèrent plus retourner au fort et paraître devant
la robe noire.

Les Litchanrés, privés de leur jeune et vaillant chef, atteignirent
bientôt la rivière Athabaska qu'ils traversèrent, afin d'être plus en
sûreté, et s'avancèrent vers la rivière de la Paix, chassant et pêchant
sans crainte. Ils s'étaient campés depuis quelques jours dans cette
presqu'île carrée que forme la rivière en courant droit au nord, puis à
l'ouest, puis au sud, et ils allaient se mettre en marche, quand ils
entendirent les détonations d'armes à feu. Ils crurent à une surprise
et, réunis en peloton, ils se préparèrent à la défense. Le silence
s'étendit de nouveau sous les bois. Un éclat de rire apporté par l'écho
rendit l'assurance aux indiens effrayés: Ce sont des chasseurs,
dirent-ils. Et, pour les inviter à s'approcher, ils se mirent à chanter
un cantique pieux que la robe noire leur avait enseigné. Deux chasseurs
accoururent aussitôt. C'étaient Ours grognard et Renard d'argent. Le
surprise fut grande de part et d'autre.

--Où est donc la robe noire et les femmes de la dévotion? demandèrent
les Litchanrés aux guides traîtres.

--Nous étions fatigués et nous voulions rejoindre nos frères,
répondirent ces derniers, c'est pourquoi la robe noire a engagé d'autres
guides à Chippeway.

Ils ne parlèrent point de Kisastari, car ils eussent été amenés à faire
l'aveu de leur cruelle action, et ils aimaient mieux voir le
grand-trappeur périr d'une mort injuste, que de s'exposer à son
ressentiment. Cependant l'une des femmes de la tribu s'avançant auprès
d'eux leur dit: Vous ne voyez pas le jeune chef, et vous ne demandez pas
où il est.

Les traîtres se trouvaient mal à l'aise. Ours grognard répondit:
Kisastari est brave et il se moque des ennemis, Kisastari est bon tireur
et il s'attarde à la chasse, sans doute.

Un cri de douleur monta du sein de la forêt.

--Kisastari ne chasse plus, répliqua le plus vieux des guerriers:
Kisastari est brave, mais il ne peut voir le lâche qui vient
traîtreusement frapper par derrière. Kisastari est mort!

Une nouvelle clameur s'éleva. Les guides infidèles commençaient à
comprendre la folie de leurs soupçons. Ils furent tout à fait désolés
quand ils entendirent le récit de l'attaque des Couteaux-jaunes et du
combat sans merci qui avait eu lieu. Une même pensée leur vint à
l'esprit: Retourner à la grotte pour délivrer, s'il en était temps
encore, leur innocente victime. La tribu se mit en marche. Les deux
complices partirent aussi, mais peu à peu ils se laissèrent devancer,
puis, changeant de route, ils revinrent vers le lac. Ils avaient laissé
Chippeway depuis deux jours et s'étaient amusés à chasser; ils pouvaient
donc, en une journée de marche, retourner à l'île déserte.

Le grand-trappeur devina de suite la vengeance lâche des guides. S'il en
fut douloureusement affecté, il n'en fut pas surpris. Il essaya de
soulever la pierre, mais elle resta inébranlable. Il ne pouvait se
dresser, et la position gênante dans laquelle il se tenait l'empêchait
de déployer toutes ses forces: Les misérables ont bien pris leurs
précautions, pensait-il. Il voulut la pousser de ses pieds en appuyant
ses bras musculeux sur les angles des parois. Elle obéit un peu et il
eut un éclair d'espérance, un tressaillement de joie. Un nouvel effort
demeura stérile. La pierre s'était rassise plus solidement. Il savait
bien qu'il était seul sur ce rocher et que ses cris seraient inutiles;
cependant il appela. Sa voix sonore et tremblante résonna dans l'antre
fermé, et retomba sur lui-même. Au dehors nul ne l'entendit. Une espèce
de fureur s'empara peu à peu de ses esprits, et il sentit ses muscles se
roidir sous la peau cuivrée de ses bras et de ses jambes. Une sueur
froide vint mouiller ses tempes, et il se rua avec plus d'acharnement
sur la pierre implacable. Le sang jaillit de ses doigts déchirés, mais
la porte maudite ne céda point. Alors, sombre, découragé, il regagna le
fond de l'antre. Le rayon pâle qui venait du dehors éclairait toujours
la pauvre croix. Il se mit à genoux et, de ses bras palpitants, il
entoura le signe du salut. Sa pensée évoqua le souvenir de son ami; des
larmes amères coulèrent sur ses joues: O mon ami, je vais reposer avec
toi, s'écria-t-il, et nos cendres vont se confondre dans la mort. Il
pria longtemps: il voulait mourir en priant. Il regrettait bien d'avoir
laissé dans le canot sa corne de poudre.... La poudre a tant de
force.... Il passa tout un jour dans ces transes mortelles, puis il
s'endormit. Le sommeil au pied de la croix est paisible: le
grand-trappeur eut quelques heures d'un repos fortifiant. Son esprit
s'échappa du sombre tombeau qui emprisonnait son corps, et, rapide comme
la lumière, il s'envola de régions en régions jusqu'aux rives enchantées
du Saint-Laurent. Ah! les malheureux peuvent bien désirer la mort! Morts
ils ne traînent plus leur corps souffrant, et leur esprit libre monte
sans cesse vers l'éternelle félicité. Au malheureux le sommeil est doux,
mais terrible est le réveil! Le grand-trappeur s'éveilla. Le pâle reflet
toujours fixe, toujours immobile, qui venait du dehors, éclaira soudain
son esprit, comme il éclairait la croix. Une stupeur profonde succéda
aux délices du rêve, et la réalité implacable se dressa comme un spectre
devant sa pensée. Il eut voulu se persuader que le réveil n'était qu'un
cauchemar, mais le souvenir de la veille revint avec toutes ses
horreurs. Il se mit à genoux pour demander au Seigneur la résignation et
le courage, s'il fallait mourir dans ce sépulcre horrible. Il fit de
nouveaux efforts pour remuer la lourde pierre; mais sa vigueur ne put
triompher, et, comme l'aigle fatigué qui replie ses ailes et s'arrête
sur le rocher abrupt, il revint, en se traînant, au fond de la sombre
alcôve: Si Kisastari avait pu parler! pensait-il. Il pensait encore: Ces
indiens sont bien insensés qui me soupçonnent d'une action cruelle et
lâche, moi qui fus toujours leur ami et leur défenseur! La faim déchira
ses entrailles et il devina les terribles souffrances qui l'attendaient.
Déjà ses yeux étaient hagards, ses orbites, creuses et bistrées. Les
muscles de ses membres ressemblaient à un réseau de cordes fines sous un
tissu transparent. Il se leva. Il chancelait. Cela lui fit peur: Mon
Dieu, dit-il, encore un jour et je ne me tiendrai plus debout. J'étais
fort pourtant! et je résistais à la fatigue!... Il n'avait ni mangé ni
bu depuis plus de deux jours. Il portait sur lui des allumettes
chimiques; il fit du feu, sans savoir pourquoi, et se mit à regarder son
étrange demeure. A la clarté des allumettes, les stalactites jetèrent
mille étincelles. On eut dit des clochetons de diamant renversés: Mon
sépulcre est beau, murmura-t-il.... Tout-à-coup il crut entendre le
bruit dés avirons dans l'eau. Une angoisse serra son coeur: il avait
peur de la déception. Il prêta l'oreille.

--_Tiremus canotum nostrum in grevam!_ dit une voix.

--Ce qui veut dire: Débarquons! ajouta une autre voix.

--_Oh! yes_, sautons sur _le_ terre, reprit un troisième.

--Allons! mes amis, dit un quatrième, mais hâtons-nous si nous voulons
arriver au fort Providence avant les Couteaux-jaunes.

--Un _pater_ et un _ave_ devant la croix de ce pauvre Robitaille, et
nous filons, _filamus_.

--Moi attendre vous autres dans le grève, _near about_, dépêchez-vous!

--Viens donc dans la caverne!

--_Veni in cavernam!_

--_All right! I will go too._

--Il y a un canot sur le rivage!

--Quelque chasseur indien--peut-être.

--Ou quelque personne du fort.

--_No matter!_--laissons-le.

C'étaient nos quatre chasseurs canadiens. On les a reconnus à leur
langage. Ils s'étaient un peu écartés de leur route pour aller prier,
dans la grotte, sur les cendres de l'infortuné compagnon du
grand-trappeur. Le culte du souvenir est sacré pour ces voyageurs
intelligents, et honnêtes qui sillonnent les régions du nord et de
l'ouest. Le grand-trappeur ressentit une émotion indicible en entendant
les voix de ses amis. Il riait, pleurait, se frappait dans les mains et
embrassait la croix. Les chasseurs arrivèrent devant la grotte.

--Elle est fermée! dit Félix.

--_O quam pierra!_ cria l'ex-élève.

--_What a big stone!_ ajouta John.

--On peut la reculer, affirma Baptiste.

--Et tous quatre se penchèrent sur l'énorme caillou.

--Pourquoi entrer, se traîner sur le ventre, et se déchirer sur les
pointes des roches? remarqua Félix, on peut tout aussi bien se mettre à
genoux ici pour prier.

--_By Jesus!_ dit John, vous allez vous crève après cette caillou.

--_Oremus!_ prions ici! mes vieux, Dieu est partout....

--Prions ici! Et les trois canadiens-français se mirent à genoux.

Le grand-trappeur, sûr d'être sauvé, n'avait rien dit d'abord. Il
attendait l'entrée de ses compagnons dans la caverne pour révéler sa
présence. Quand il les vit renoncer à enlever la pierre qui obstruait
l'ouverture de la grotte, il s'élança vers l'entrée, mais son pied
chancelant se heurta à un stalagmite, et il tomba sur le sol durci. Son
front toucha une angle du roc et se déchira. Il s'évanouit.

Les chasseurs parlaient entre eux, ils n'entendirent rien. Après qu'ils
eurent accompli leur acte de gratitude et de piété, ils remirent leur
canot à l'eau et voguèrent bientôt dans la rivière des Esclaves.

Quand le grand chasseur revint à lui, il poussa une clameur profonde;
c'était le dernier cri d'une âme qui s'abîme. Le silence répondit à
cette clameur sinistre. Le malheureux trappeur eut un mouvement de
désespoir, et, d'une main défaillante, il prit sa carabine: Dieu me
pardonnera! il est bon, pensa-t-il. Mais aussitôt, se traînant au pied
de la croix: Non! dit-il, je mourrai ici, comme Dieu le voudra et à
l'heure qu'il a marquée.

Les Litchanrés s'aperçurent que les guides de la robe noire ne
marchaient plus avec eux. Ils en furent étonnés, car ils ne pouvaient
deviner quelle raison ces hommes pouvaient avoir de fuir la tribu.
Cependant les deux guides revenaient à marche forcée vers la petite île
où se mourait le grand-trappeur. Ils regrettaient amèrement leur crime,
et tremblaient de ne pouvoir le racheter. Ils arrivèrent le soir du
troisième jour après leur départ. Les canadiens avaient passé le matin.
Ils reconnurent les vestiges de leurs pieds, et en éprouvèrent de la
joie, car ils se dirent: Les frères sont venus le sauver. Ils coururent
à la grotte. Elle était ouverte: Le Grand-Esprit est juste,
s'écrièrent-ils, le Grand-Esprit est miséricordieux, il nous pardonnera.
Alors ils reprirent leur course vers le nord, et, le quatrième jour, ils
rejoignirent la tribu, et racontèrent ce qu'ils avaient fait, sachant
bien que tôt ou tard leur action serait connue.

En tombant devant la croix, le grand-trappeur remarqua dans le rocher,
une fente large qu'il n'avait jamais aperçue auparavant. Ses regards
s'étaient habitués à l'obscurité. Dans cette fente reluisait presque un
objet d'une blancheur mâte. Il tendit la main pour atteindre cet objet.
O joie! c'était une corne de poudre, remplie encore, celle de
l'infortuné Robitaille. Le grand-trappeur la reconnut bien: Merci, mon
Dieu! dit-il. Il la boucha comme il faut, puis, de la pointe de son
couteau, lui fit une petite incision où il introduisit, en guise de
mèche, une mince lisière de linge, et il se rendit à l'ouverture de la
grotte. Alors, avec le canon de sa carabine, il creusa un trou sous la
pierre et y enfonça la corne chargée de poudre. Il frotta d'une main
tremblante, sur le caillou même, une allumette qui s'enflamma
promptement et, le coeur serré par l'émotion, il mit le feu à la mèche
de linge. Retiré au fond de la caverne, il attendit à genoux, les yeux
levés sur la croix, l'épreuve redoutable. Une détonation sourde fit
trembler la grotte, une bouffée de lumière fit étinceler les ornements
de la voûte, puis une douce clarté se répandit sur les parois sombres.
La porte était ouverte.

Le grand-trappeur sortit de la caverne, comme un ressuscité, de son
tombeau.




                                    XVII

                     IL NE FAUT PAS JUGER D'APRÈS LES
                                 APPARENCES


--Bonjour, Noémie, donnes-tu l'hospitalité à la pauvre folle, ce soir?
dit Geneviève en entrant chez la veuve Letellier.

--Entrez, Geneviève, entrez. Tant que Noémie aura un morceau de pain,
elle le partagera volontiers avec les malheureux; tant qu'elle aura un
toit où s'abriter, elle ne laissera personne à la belle étoile. Mais
bientôt il me faudra chercher, à mon tour, un gîte quelque part, car je
n'ai plus de terre, plus de maison, plus rien!

--C'est Picounoc qui est ton seigneur et maître; on m'a conté cela. Il
est riche, Picounoc, et, s'il veut faire des oeuvres de charité, il a
beau. Il devrait te rendre tes biens.

Noémie regarda la folle avec étonnement, car elle trouvait son langage
bien sensé.

--Il s'est déjà montré fort généreux à mon égard, Geneviève, et,
peut-être que sa bienveillance n'est pas encore fatiguée.

--S'il était hypocrite?

--Pourquoi parlez-vous ainsi, Geneviève.

--Parce que je t'aime.

--Et lui, pensez-vous qu'il m'aime aussi? demanda la veuve en souriant.

--Lui? ah! s'il ne t'avait pas aimée, tu ne serais pas dans la peine et
la misère comme tu l'es aujourd'hui!

Cette réponse de la folle fit une impression pénible sur l'esprit de
Noémie. Elle ne répondit rien. Agnès qui était sortie pour traire la
vache entra avec sa chaudière.

--Le lait est une bonne boisson, dit la folle, et ceux qui en boivent
beaucoup sont d'un tempérament doux et calme.

--D'où venez-vous, Geneviève, il y a plusieurs jours que l'on ne vous a
vue? demanda Agnès.

--Je voyage autour de la terre en attendant que j'entre dedans.

--Quelle singulière pensée! On dirait Geneviève, que vous revenez à
votre bon temps, observa Noémie.

--Vous voulez dire au temps où je n'étais pas folle? Défiez-vous de ceux
qui sont trop fins.

La porte de la maison s'ouvrit tout-à-coup et un jeune homme entra.
C'était Victor. Il courut à sa mère, l'embrassa avec effusion: C'est
donc fini! balbutia-t-il. Noémie, les yeux pleins de larmes, resta
silencieuse.

--Ce n'est pas fini, interrompit la folle, ça commence.

--Tiens, Geneviève! bonjour, dit le jeune avocat. Et toi Agnès tu es
bien?

--Aussi bien que possible.

--As-tu vu M. Saint-Pierre, mère? demanda Victor d'une voix fort mal
assurée.

--Oui, il m'a dit de ne pas perdre courage, et de ne le point mal juger,
s'il avait acheté la terre.

--Le misérable! murmura Victor.

--Noémie, la folle et Agnès auraient vu la foudre tomber au milieu
d'elles qu'elles n'eussent pas été plus surprises.

--Victor! exclama la veuve.

--Oui, le misérable!... et je vais, dans l'instant, lui dire à sa face
qu'il est un misérable...

--Mais pourquoi, mon enfant, parles-tu ainsi? Tu ne sais donc pas tout
ce qu'il a fait pour nous depuis vingt ans? Parce qu'un jour il cessera
de nous donner, nous lui jetterons l'outrage à la figure? Est-ce là de
la reconnaissance?

--Vous ne savez pas ce qu'il a fait....

--Et quand même il aurait acheté notre terre! Elle était à l'enchère,
n'avait-il pas le droit de l'acquérir? Ne vaut-il pas mieux que ce soit
lui qui l'ait achetée....

--On parle de la bête, on en voit la tête, s'écria la folle....

Tous les yeux se tournèrent vers la porte. Picounoc entra. Il salua les
femmes et s'avança pour donner la main à Victor.

--Jamais! dit avec feu le jeune avocat.

Picounoc pâlit légèrement: Pourquoi me refuses-tu la main, dit-il? il me
semble que...

--Il me semble que vous devez vous l'imaginer pourquoi... reprit
vivement Victor.

--Mon Dieu! qu'est-ce que cela veut dire? demanda Noémie inquiète.

--Si cet homme l'eut voulu, ma mère, la maison où nous ne sommes plus
que des étrangers serait encore à nous....

Une poignante émotion serrait le coeur de Noémie. Picounoc regardait
Victor avec une assurance étonnante.

--C'est toi qui m'accuses de la sorte? dit-il..

--Oui, je vous accuse et je vous convaincrai!

--Voilà comme l'on juge mal, quand on ne juge que d'après les
apparences. Ah! vous tous qui m'entendez, souvenez-vous de cette parole:
les apparences sont souvent trompeuses, et il ne faut jamais se hâter de
condamner son semblable.

--Et votre lettre au notaire Baudin? reprit le jeune avocat.

--Eh bien! ma lettre?

--N'est-elle pas une preuve de votre mauvaise foi?

--Je ne crois pas, monsieur Victor.

--L'entendez-vous? il ne croit pas que cette lettre le condamne?

--De quelle lettre veux-tu donc parler, Victor? demanda la veuve avec
émotion.

--Mère, écoutez-moi! j'avais trouvé de l'argent pour payer M. Chèvrefils
et empêcher la vente de nos biens. Le notaire qui me fournissait cet
argent est un ami de M. Saint Pierre. Or, aujourd'hui que tout le monde
est malhonnête, paraît-il, on prend mille précautions pour placer ses
deniers. Le notaire écrivit à notre bon ami que voici, pour lui demander
s'il y avait quelque danger à nous faire ce prêt, et notre bon ami lui a
répondu de ne rien prêter.

--Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Noémie, serait-il donc possible?... Vous!
vous Pierre-Enoch, vous avez fait cela?

La folle regardait tout le monde avec des yeux étranges, et elle riait
d'un rire qui faisait mal.

--Voilà l'amitié de cet homme! reprit le jeune avocat, d'un ton de
mépris.

--Ah! j'étais pourtant bien assez malheureuse! soupira Noémie, et ses
beaux grands yeux, chargés de reproches, s'arrêtèrent sur l'homme
hypocrite.

--C'est vrai, reprit Picounoc avec lenteur, c'est vrai que j'ai fait
cela: mais je n'avais pas de mauvaise intention.

--Vous vouliez acquérir une terre à bon marché, répliqua Victor.

--Et qu'importe le bon marché, puisque la propriété a toujours sa
valeur, et que ce n'est pas pour moi?

--C'est pour le bossu, je suppose? Vous vous êtes entendus pour
nous-ruiner?...

--Victor, tes paroles me feraient bien du mal, si je ne comprenais pas,
qu'en effet, les apparences sont contre moi; mais je te les pardonne
parce que je t'aime, et parce que j'aime ta mère....

Noémie rougit et se retira en arrière: C'est fini entre nous,
murmura-t-elle....

La folle battit des mains.

--Noémie, dit Picounoc, détestez-moi, si vous le voulez; oubliez tout ce
que j'ai fait pour vous; refusez-moi votre main que je sollicite depuis
si longtemps; mais vous ne m'empêcherez pas de vous aimer et de vous
faire du bien. Tenez, prenez ceci--il lui remit un papier soigneusement
plié--c'est l'explication de ma conduite et ma justification, je
l'espère.

Le jeune avocat reconnut un acte notarié. Il prit le papier des mains de
sa mère, et le parcourut en un clin d'oeil. A mesure qu'il lisait, sa
figure reflétait toutes les impressions de son âme. Il pâlit, il rougit,
il eut des sourires, et il finit par pleurer.

--Pardon! monsieur Saint Pierre, pardon! s'écria-t-il.

Noémie, de plus en plus stupéfaite, se laissa choir sur une chaise. Ses
jambes tremblaient et son coeur battait à rompre sa poitrine. Agnès
avait des larmes, dans les paupières, sans savoir pourquoi. La folle,
les poings serrés, murmuraient des mots inintelligibles.

--Je te pardonne, mon Victor, dit Picounoc, réellement ému. Je te le
disais il y a une minute: les apparences sont trompeuses. Que cette
leçon te serve pour l'avenir! il est possible que dans la carrière où tu
es entré, cette vérité soit souvent bonne à méditer.

Victor tenait serrées dans ses loyales mains les mains coupables de
l'habitant.

--Mère, dit-il, nous sommes riches! cette maison est encore à nous.
Voici l'acte de donation.

--Oui, Noémie, reprit Picounoc, je vous rends votre propriété. Je ne
l'avais acquise que dans ce but.... Elle est à vous plus que jamais, et
vous ne me devez rien!

Il n'était pas vrai que Picounoc avait acheté cette terre dans le but de
la rendre ainsi, de suite, et sans compensation aucune à la veuve
indigente. Il avait imaginé ce procédé loyal et généreux pour déjouer
les menaces de l'ami bossu. Certes! jamais moyen ne fut plus noble ni
plus sûr. Et le sacrifice, après tout, n'existait qu'en apparence,
puisque, selon toute probabilité, la ferme et la veuve reviendraient
bientôt au rusé donateur. Le bossu pouvait parler maintenant, et dire de
son ami Picounoc tout le mal qu'il voudrait, Picounoc se trouvait
protégé par la plus forte des égides: une grande et belle action. Il
regrettait une chose, c'était de n'avoir pas songé à cela plus tôt. Il
ne se serait pas humilié devant sa fille, et ne l'aurait jamais
sollicitée de prendre pour mari l'infâme bossu. Aux paroles de Picounoc,
Noémie avait répondu: Je ne vous dois rien, dites-vous? Oh! je sens,
moi, que je vous dois tout mon bonheur! Comment pourrai-je m'acquitter
envers vous?

--Comment? Noémie, répliqua Picounoc, vous ne l'ignorez pas, mais vous
ne le voulez peut-être pas encore....

--Ma mère n'a plus rien à vous refuser, se hâta de dire le jeune avocat,
qui entrevoyait tout-à-coup un avenir de félicité pour sa mère et pour
lui-même.

--Vous l'entendez, Noémie, reprit Picounoc anxieux et presque tremblant.

--Vous nous avez comblés de tant de bienfaits; vous venez encore
d'accomplir une si généreuse action, que je croirais m'attirer la haine
de mes amis et des reproches du bon Dieu, si je refusais plus longtemps
de....

Elle n'acheva pas. Elle avait la chaste timidité d'une jeune fille.

--De devenir ma femme, Noémie! achevez, de grâce! dites-la cette parole
que j'attends depuis vingt années et qui va me rendre le plus heureux
des hommes!

--Dé devenir votre femme!... acheva-t-elle, à voix basse en rougissant.

--Merci, Noémie, merci! oh que je suis heureux! Et, saisissant les mains
de la femme charmante qu'il avait enfin réussi à attendrir, Picounoc les
couvrit de baisers.

--Et quand serez-vous prête à venir prendre la première place dans ma
maison? demanda-t-il.

--Je vous le dirai ces jours-ci.

--Monsieur Saint Pierre, commença Victor, quand on fait du bien à ses
amis on ne saurait trop en faire. Vous êtes bon et généreux, soyez-le
pour tout le monde, soyez-le à l'excès.

--Eh bien! que veux-tu, mon Victor? où vas-tu arriver avec ce
discours?... reprit Picounoc en l'interrompant.

--Je voudrais aussi moi arriver à la félicité.

--Tu serais bien chanceux, jeune comme tu l'es. Moi je n'y arrive
qu'après bien des années d'ennui, de peine et de chagrins.

--Vous m'effrayez, et je n'ose plus parler.

--Parle, mon enfant, parle; si ton bonheur dépend de moi, tu l'auras,
car je ne suis pas d'humeur à te faire de la peine aujourd'hui....

--Je vous demande la main de Marguerite...

--La main de Marguerite, dis-tu?

--Oui... et ne me la refusez pas, je vous la demande au nom de la
félicité qui remplit votre coeur, au nom de la joie qui remplit cette
maison....

--Ça, mon Victor, ce n'est pas mon affaire à moi seul. Va trouver
Marguerite et arrangez-vous comme vous l'entendrez, répondit en riant le
joyeux Picounoc.

Victor, ne se le fit pas dire deux fois.... Débordant d'ivresse; il
courut auprès de la jeune fille. Picounoc passa la soirée avec sa
future. La folle, assise dans un coin, paraissait plongée dans une
stupeur profonde: Il n'est donc pas méchant, pensait-elle. C'est moi qui
suis véritablement folle, véritablement méchante. Tout ce qu'il disait,
tout ce qu'il faisait c'était pour le bonheur de Noémie!... qui aurait
pu deviner cela?

--Marguerite! s'écria Victor entrant chez Picounoc.

--Victor! répondit la jeune fille.

Et une chaude poignée demain s'échangea. Je ne jurerais pas que les
échos solitaires de la mansarde ne furent point éveillés par un bruit
mystérieux comme celui d'une bouche ardente sur une joue rose: je ne
jure de rien.

--Depuis quand es-tu ici? demanda la jeune fille.

--J'arrive.

--As-tu vu ta mère?

--Oui, et ton père aussi.

--Papa? où? chez-vous?

--Chez ma mère. Sais-tu l'affaire?

--Quelle affaire?

--Ton père sera bientôt le mien, et ma mère sera la tienne....

--Vrai? Tu ne m'abuses pas... il aurait consenti....

--A devenir le mari de ma mère....

--Ah!... fit la jeune fille un peu désappointée...

--Et toi, Marguerite, reprit Victor, consentirais-tu à devenir ma femme?

--Tu le sais bien, Victor... mais mon père...

--Il m'envoie régler cette douce petite affaire avec toi.

--Ta m'étonnes! En vérité, il consent?

--Il consent!...

--Je pleurais ce matin... oh! que j'étais loin de soupçonner toute la
félicité que devait m'apporter le soir!

Le lendemain matin, Picounoc chantait en allant à la fenaison, et, quand
il s'arrêtait pour aiguiser sa faulx, on aurait dit que la pierre
faisait aussi chanter l'acier sonore. Tout riait dans la prairie. Le
foin était plus embaumé, le soleil, plus brillant, le vent, plus frais.
Oh! que tout est beau dans la nature quand notre coeur est plein de
joie! Marguerite, en faisant le ménage, se surprenait à sourire, et, à
tout instant les éclats joyeux de sa voix se mêlaient aux accents des
petits oiseaux curieux juchés dans les peupliers. Victor et sa mère
causaient ensemble des douleurs du passé, des surprises du présent et
des joies de l'avenir.

Il fut décidé que les deux mariages auraient lieu le 15 d'octobre et
seraient célébrés à la même messe.

Victor revint à Québec plus joyeux qu'il n'en était parti, il se remit
au travail avec un zèle admirable, et la pensée de Marguerite
l'aiguillonnait en embellissant ses jours.

Un soir, le bossu se présenta chez son ami Picounoc. Il avait revêtu ses
habits de drap noir et planté sur sa tête un _castor_ à peine étrenné.
Marguerite le salua en souriant d'une façon tout à fait gentille! Il en
fut charmé, car elle avait coutume d'être avare de ses sourires. Il crut
que c'était un heureux présage: Je savais bien, pensa-t-il, avec un
grain de vanité, qu'elle finirait par s'apprivoiser. Les femmes ne
résistent pas longtemps à l'or que l'on fait miroiter à leurs
regards.... Les femmes choisiront toujours pour mari le plus riche de
leurs prétendants, et elles ont raison, car l'amour est un enfant gâté,
et le gueux ne saurait satisfaire ses fantaisies.

Picounoc se présenta tout à coup et fit envoler la dissertation du
bossu. Les amis se serrèrent la main, parlèrent assez longtemps de
choses insignifiantes, car lorsqu'on parle beaucoup, il est difficile de
dire toujours des paroles sages ou utiles. Le bossu avait l'air mal à
l'aise. On voyait qu'il était tourmenté d'une pensée fixe. Il suivait du
regard la jolie fille qui, mettant la derrière main au ménage, passait
et repassait gracieuse et charmante, devant lui. A la fin n'y tenant
plus:

--Je suis venu te demander la main de ta fille, dit-il à Picounoc, assez
bas pour n'être pas entendu de Marguerite.

--Parle-lui, mon cher, tu connaîtras ses intentions, ses idées. Si elle
n'a pas d'objection, je n'en ai aucune, répondit l'habitant. Et il
sortit, laissant son ami seul avec Marguerite.

Le bossu, plein de confiance, crut que la chose était réglée d'avance,
et qu'il n'avait qu'à s'annoncer. La gaîté toute nouvelle de Marguerite
en faisait foi. Il s'approcha de la jeune fille, en se dandinant, la
bouche en coeur, et la convoitise dans les yeux. Comme il se levait
Geneviève entra. Il fut un peu décontenancé: Bah! c'est une folle,
pensa-t-il, qu'ai-je besoin de me soucier d'elle?

Geneviève demanda une tasse de lait à Marguerite qui s'empressa de la
servir, et lui offrit l'hospitalité pour la nuit. La folle se mit à
danser pour manifester sa joie. Elle dansait encore bien. Le bossu lui
dit: Tu te souviens encore de ta jeunesse, je crois.

--Te souviens-tu de la tienne, toi? lui répliqua-t-elle brutalement.

--Non, je l'ai oubliée....

--Si tu l'as oubliée, je m'en souviens, moi.

--Tu as une bonne mémoire.

--Une mémoire de folle.

Il rit de la repartie, mais à contre coeur, et n'osa plus faire endéver
la malheureuse femme. Se tournant vers Marguerite:

--Marguerite, vous savez que je vous aime, commença-t-il.

--Vous me l'avez dit, Monsieur, répondit-elle.

--Vous êtes l'unique objet de mes désirs.

--C'est possible.

--Je ne rêve qu'à vous, je ne vois que vous nuit et jour....

--C'est trop.

--Trop! oh! non! je voudrais plus encore.

--Oui!

--Je voudrais......oh! Vous me comprenez n'est-ce pas?

--Peut-être.

--Laissez-moi vous le dire quand même....

--Dites!

--Je voudrais être aimé de vous....

--De moi?

--Oui, de vous! je vous l'ai dit cent fois!

--Au moins!

--Je voudrais être aimé de vous!... Je voudrais que vous fussiez ma
femme.

--Votre femme!

--Oui, ma femme! Marguerite, le voulez-vous?

--Non, monsieur.

Un fou, sur la tête duquel on fait tomber une douche froide, n'est pas
plus surpris que ne le fut le bossu à cette parole. Il fit un pas en
arrière, devint blême comme la chaux, et resta longtemps sans rien dire.
A la fin il soupira:

--Vous me refusez?...

--Oui, monsieur.

--Pourquoi?

--Parce que j'en aime un autre, et que je suis sa fiancée. Je ne suis
plus libre.

--Vous? vous-êtes fiancée?

--Moi-même, monsieur.

--Depuis quand? à qui?

--Depuis quelques temps, à M. Letellier....

--A M. Victor Letellier!... le garçon de Djos!... le fils du meurtrier
de votre mère!... ah! vous n'avez pas de coeur!

--Monsieur, de grâce! taisez-vous!

La folle écoutait le bossu attentivement et le dévorait des yeux....

--Le fils de Djos l'ancien, pèlerin! continua le bossu, ah! j'ai bien
connu le père! si le garçon est aussi drôle!... Djos, Djos, le
misérable! c'est donc lui encore qui me brise mon bonheur!...

--C'est son fils, Monsieur, qui brise votre bonheur, et, si ce n'était
pas son fils, ce serait le fils d'un autre.

--Malheur! malheur! je regretterai toujours!... Il s'interrompit, voyant
tout-à-coup qu'il déraisonnait ou devenait imprudent.

--Où est votre père Marguerite?

--Ici, dit une voix forte mais toujours nasillarde. C'était Picounoc qui
rentrait.

--Picounoc, te moques-tu de moi? reprit le bossu tout tremblant de rage.

--Pas du tout, mon ami.

--Tu m'as promis la main de ta fille, et je la veux, entends-tu?...

--Prends-la?

--Comment? prends-la! Tu veux plaisanter, hein? tu veux me rendre
ridicule? rira bien qui rira le dernier! Je t'ai déjà forcé à
t'agenouiller devant Marguerite, tu t'agenouilleras devant moi! je
parlerai, Picounoc! je dirai tout! entends-tu, tout!

--Mon père! s'écria Marguerite, qu'y a-t-il donc?

--Ah! votre fiancé ne voudra plus de vous, bientôt, Mademoiselle, et je
rirai de votre angoisse.... Madame Letellier maudira l'homme qui l'a
persécutée secrètement toute sa vie!... Ah! les fiancés d'aujourd'hui
sont les ennemis jurés de demain!... Je sais bien des choses moi! hurla
le bossu fou de colère....

Picounoc était sérieux. Marguerite, étonnée des paroles terribles du
bossu, regardait son père avec terreur. La folle riait en vidant sa
tasse de lait.

--Vous ne voulez pas être ma femme, Marguerite, repartit le bossu, je
vous le demande une dernière fois. Et, malheur à vous! si....

--Un homme qui parle comme vous venez de le faire, un homme qui sait des
choses comme celles dont vous nous menacez, et qui garde son secret
comme une arme mortelle, n'est pas un honnête homme, Monsieur; et je ne
veux pas avoir à rougir de mon mari!... Epuisée par cet effort,
Marguerite, pâle, effrayée, se renferma dans sa chambre.

--Picounoc, dit le bossu, je m'en vais déclarer à Noémie tout le mal que
tu lui as fait.

--Elle ne te croira point.

--Je saurai bien la convaincre, sois tranquille!

Et il partit. Il entra en effet chez la veuve Letellier, et lui dévoila
toutes les infamies dont Picounoc s'était rendu coupable à son égard.
Noémie l'écoutait bien paisiblement, le sourire sur les lèvres. Quand il
eut fini, elle se leva, ouvrit le _placage_, prit un papier
soigneusement plié dans une petite boîte et le lui remit.

--Lisez, dit-elle, c'est sa justification.

Le bossu lit avec stupeur l'acte de donation, le rendit et salua. En
montant dans sa voiture, il se dit à lui-même demi-haut, demi-bas: Ce
diable de Picounoc est plus fin que moi, s'il n'est pas plus canaille!




                                    XVIII

                            LA SOEUR ST. JOSEPH.


Après plusieurs jours d'une marche rapide, les Couteaux-jaunes
atteignirent le fort Providence, au nord du grand lac des Esclaves. Ils
dressèrent leurs tentes de peaux à une petite distance de l'enceinte, et
se livrèrent à toutes sortes d'amusements et de jeux, pour fêter leur
heureux retour. Ils se trouvaient en effet, sur les confins du
territoire qu'avaient occupé leurs aïeux, et, quelques journées
seulement les séparaient encore des lieux où devait s'arrêter la tribu
en attendant la chasse de l'hiver. Le Hibou-blanc se montrait d'une
gaieté étrange, lui qui ne déridait jamais sont front bas et morose.
C'est que le moment de son union avec Iréma était venu. Naskarina voyait
avec un plaisir malin les larmes de son ancienne rivale, qui se désolait
de plus en plus à mesure qu'approchait l'heure du sacrifice. Quelle
pensée affreuse pour une jeune fille que celle de se donner à jamais à
un vieillard infâme qu'elle déteste! Iréma fut souvent tentée de fuir
pour échapper aux caresses du monstres; mais elle avait juré de rester,
et sa parole avait sauvé son ami. Si elle trahissait le serment donné,
le trappeur, abandonné du Grand-Esprit, ne retomberait-il pas entre les
mains des traîtres? Plaintive et résignée, elle demeurait sous sa tente.
Le Hibou-blanc vint la voir.

--L'heure est arrivée où tu dois tenir ta promesse, Iréma, dit-il, en
entrant.

--Je le sais, et je ne me suis pas sauvée sous les bois; tu vois que je
suis résignée; mais attends à demain, car je souffre aujourd'hui.

--Tu veux m'échapper en gagnant du temps? Iréma.

--Il faut que je voie la robe noire, que je me confesse et que je
prépare mon coeur comme le veut le Grand-Esprit.

--Folie que tout ça! je t'aime, cela suffit.

--Tu ne m'aimeras pas toujours, peut-être, et alors si je n'ai pas la
crainte du Grand-Esprit, que ferai-je?... je te quitterai peut-être pour
aller vers un autre.

Le Hibou-blanc frémit à cette pensée.

--Je te tuerais! dit il avec emportement.

--Eh bien! reprit la jeune fille, laisse-moi demander au Grand-Esprit le
courage et la force, l'amour et la foi....

--Tu demanderas ces choses-là après notre mariage, ce sera tout aussi
bon.

--J'irai demain, repartit Iréma avec fermeté.

--Je pourrais t'épouser sans toutes ces cérémonies et ces formalités
ridicules....

--Iréma n'a pas peur de mourir, et, plutôt que de faire une chose
désagréable au Grand-Esprit, elle se jetterait dans les ondes des lacs
profonds.

Le vieux chef regardait la belle vierge indienne avec une sorte de
stupeur.

--Puisqu'il le faut j'attendrai jusqu'à demain, reprit-il d'une voix
altérée par l'émotion.

Le lendemain il entra dans le fort, suivi d'Iréma et d'une partie de la
tribu. "Les forts de traite du Nord ne ressemblent pas à la citadelle de
Québec, ni même à aucune autre citadelle, mais tous se ressemblent entre
eux. Ils ne rappellent guère au voyageur civilisé les riants villages
qu'il a laissés sous des cieux plus cléments. Deux ou trois cabanes de
bois rond, recouvertes en écorces d'arbres, et ceinturées d'une
palissade de quinze à vingt pieds de hauteur, voilà tout. Ces pieux
hauts et serrés protègent le traiteur ou post-master contre les
indiens."

Le Hibou blanc et ses gens arrivèrent à "une baraque en troncs d'arbre
percée de quelques trous en forme de trapèzes plus ou moins irréguliers,
sur lesquels étaient tendus des parchemins fort peu transparents.
C'était le palais épiscopal. Une autre maison du même style, mais plus
basse et adossée à la précédente, servait de chapelle. Tout cela était
bien pauvre et surtout bien mal fait." Il demanda la robe-noire. Le
vieux chef renégat ne cachait ni son plaisir, ni son orgueil; Iréma ne
déguisait point sa peine. On fit réponse que la robe-noire était partie
la veille pour la mission de St. Joseph, au sud du grand lac, près du
fort Résolution, et qu'il faudrait attendre quelques jours, car la
distance était d'au moins soixante à soixante cinq lieues. Le Hibou
blanc entra dans une grande fureur, et voulut amener de force sa fiancée
dans sa cabane. Naskarina lui dit: Ne vois-tu pas qu'elle se moque de
toi? Elle t'avait promis de t'épouser dès notre arrivée ici, et voilà
maintenant qu'elle emploie la ruse pour t'échapper. Elle est venue hier,
seule, parler à la robe-noire, et la robe-noire, de complicité avec
elle, s'est éloignée pour ne pas faire le mariage.

--Naskarina, tu es mon amie, toi, et je te jure une éternelle
reconnaissance.... Iréma périra de ma main si elle ne m'épouse point.
Est-ce que je reculerais maintenant? J'en ai bien fait d'autres!

Iréma, toute heureuse de ces moments de répit, était revenue parmi les
femmes de la tribu. Elle avait confié au missionnaire les douloureux
secrets de son âme, mais elle n'avait pas cherché à éviter son triste
sort. Cependant le prêtre voyant qu'il était aussi bien de ne pas hâter
cette union malheureuse, en remit à plus tard, de lui même,
l'accomplissement. Il dit qu'il allait à la rencontre d'un confrère et
de quelques soeurs de charité qui faisaient à Dieu le sacrifice de leur
vie pour le salut des pauvres indiens.

Il y avait déjà au fort Providence quelques bonnes soeurs de Charité,
dont tout le temps était consacré à instruire des vérités chrétiennes
les jeunes personnes des diverses tribus qui passaient par ce fort.
C'était l'une de ces religieuses, la soeur St. Joseph, une belle femme
d'un peu plus de trente ans, qui avait converti la jeune Iréma, et avait
inculqué dans son âme de si beaux sentiments de foi. Elle vint dans le
camp des Couteaux-jaunes, parlant avec amour et douceur, aux femmes et
aux jeunes filles, de la bonté de Jésus, de la grandeur de Marie, et de
toutes les merveilles de la religion. Une femme de la tribu s'approchant
de la jeune catéchiste lui dit:

--Il y a, dans cette tente que tu vois ici, une vierge Litchanrée qui a
beaucoup de chagrin.

--Conduis-moi vers elle, répondit la religieuse.

--Iréma assise sur sa natte, le visage caché dans ses mains, pleurait.
La religieuse ne la reconnut pas d'abord: Tu as du chagrin, ma soeur?
lui dit-elle. A cette voix suave l'indienne tressaillit et découvrit sa
figure mouillée de larmes.

--Iréma! s'écria la religieuse.

--Ma mère chrétienne! dit en même temps Iréma.

Et les deux jeunes femmes s'embrassèrent comme deux soeurs. Iréma, à la
prière de la bonne religieuse, raconta le sujet de ses angoisses. Elle
dit comment le grand-trappeur l'avait délivrée des mains du traître
Hibou-blanc, et comment, plus tard, elle le vit lui-même prisonnier de
ce renégat cruel, et voué, bien sûr, à une mort affreuse.

--Ce grand-trappeur, murmura la religieuse, c'est un homme de coeur, un
bon chrétien, et un guerrier terrible....

--Oh! oui! et les indiens qui ne l'aiment pas, le craignent. Mais les
Couteaux-jaunes seuls ne l'aiment point, et c'est le vieux chef--un
blanc comme le grand trappeur--qui les a indisposés contre lui.

--Que dis-tu, Iréma? le Hibou-blanc n'est pas un indien?

--Oh! non! mais il vit au milieu de nous depuis bien des lunes....

--Quelle singulière idée! s'écria la religieuse.

--Et lui qui devrait être plus instruit que nous autres des choses de la
religion, et qui devrait être meilleur aussi, il se moque de notre
docilité à suivre les conseils de la robe noire, et se plaît à faire le
mal.

--C'est un blanc! un compatriote! un chrétien! s'écria la religieuse, ô
mon Dieu! quel aveuglement et quelle perversité!

Iréma raconta ensuite qu'elle avait promis d'épouser cet homme
méprisable, s'il rendait la liberté à son prisonnier.

--Et la lui a-t-il donnée? demanda la soeur.

--Oui, répondit Iréma.

--Et où est-il maintenant, le grand-trappeur?

--Je n'en sais rien.

--Il l'a peut-être fait assassiner?

Iréma sentit un frisson lui courir dans tous les membres. Elle resta
silencieuse pendant une minute, puis elle dit tout émue: S'il l'avait
tué, est-ce que je serais libre?

--Oui, certainement, répondit la soeur.

Iréma vit comme un éclair de joie traverser son esprit. L'idée de la
liberté, la pensée d'échapper au vieux chef, lui fit oublier un instant
ce qu'elle devait au grand-trappeur. L'égoïsme eut un instant de
triomphe, mais bientôt elle retomba dans une mélancolie profonde: Il n'y
a pas d'alternative, pensa-t-elle tout haut, s'il est mort, je le
pleurerai toujours, et s'il vit.... Elle acheva sa pensée par une
douloureuse secousse de tête.

Les Litchanrés arrivèrent. Ils dressèrent leurs tentes à l'ouest de la
petite baie où s'élève le fort. Les forts ou les missions sont des
terrains neutres, et l'on enterre la hache ou la carabine en y arrivant.
Souvent aussi les plus heureuses réconciliations ont lieu alors, grâce
au zèle et à la charité des saints missionnaires.

Le Hibou-blanc comprit qu'il ne pouvait s'entourer de trop de
précautions, ni employer trop de moyens pour parvenir à son but, la
possession d'Iréma. Il fit des démarches auprès de la tribu ennemie, et
lui proposa la paix. Il fut accueilli avec bienveillance, car les
Litchanrés, bien que braves, n'aimaient guère à verser le sang.
Encouragé, le Hibou-blanc convoqua une grande réunion des deux tribus,
et fit un long discours pour leur démontrer qu'elles devaient s'unir, se
fondre en une seule, et n'avoir plus que les mêmes wigwams, et le même
chef. Plusieurs murmurèrent, disant qu'ainsi les Litchanrés, qui
n'avaient plus de chef, seraient soumis aux Couteaux-jaunes.

--Je suis vieux, dit le Hibou-blanc, mes jours ne seront pas nombreux,
et, alors, vous choisirez un chef parmi les Litchanrés. Ainsi chaque
tribu sera traitée avec justice. En attendant je vais épouser une fille
de la tribu des Litchanrés, et cimenter, par là, l'union des deux
tribus.

--C'est bien! dirent les Litchanrés, mais si par la volonté du
Grand-Esprit notre chef bien-aimé revenait, tu lui céderais la place.

--Kisastari? demanda le Hibou-blanc en éclatant de rire.

--Oui, Kisastari! répondirent les Litchanrés.

--Oh! oui! je le promets....




                                    XIX

                       LES VIEILLES CONNAISSANCES.


--_Aures habent et non audient_! dit l'ex-élève fatigué de héler un
canot qui passait loin de lui, sur le grand lac.

--_Well_! _let them go_!... C'est nous les rejoindre, ajouta John.

--C'est un canot de missionnaires, dit Baptiste.

--On voit les robes-noires, continua Félix.

--Je ne sais pas si les Couteaux-jaunes sont arrivés au fort, reprit
l'ex-élève.

--_The Yellow knives_? demanda John _I guess so_!...

--On le saura bientôt, dit Baptiste, car dans six heures on touchera
terre.

Le canot qui passait au large de celui de nos chasseurs Canadiens était,
en effet, l'un des canots de la mission. Deux prêtres, trois religieuses
et deux indiens le montaient. C'était le missionnaire de Providence qui
revenait de la mission de St. Joseph et du fort Résolution, avec le
nouveau missionnaire et les soeurs de charité que nous avons rencontrés
déjà. Trois des guides engagés au fort Chippeway amenaient le canot
chargé de provisions.

Les trappeurs canadiens arrivèrent à Providence en même temps que les
missionnaires. Ils furent bien accueillis et se hâtèrent, à l'exception
de John, d'aller à confesse, comme, du reste, c'était leur coutume. Ils
avaient toujours quelques peccadilles sur la conscience, et aujourd'hui
surtout, ils n'étaient pas parfaitement rassurés sur la légèreté de la
faute qu'ils avaient commise en scalpant quelques uns de leurs ennemis.

Le Hibou-blanc éprouva du mécontentement, et peut-être de la frayeur, à
la vue des canadiens, quand il les rencontra. C'était près de la
chapelle, le jour même de leur arrivée. Il était allé demander au
missionnaire à quelle heure Iréma et lui pourraient se présenter pour
être mariés. L'ex-élève lui lança un regard oblique plein de menaces, et
John lui dit: _Take care_! _by God_! Baptiste et Félix lui avaient
montré le poing. Affaire d'habitude ou distraction, car le coeur était
pur et la confession avait été bonne.

Cependant le Hibou-blanc comptait sur ses nouveaux alliés pour apaiser
les canadiens. Et il n'avait pas tort. Quand l'ex-élève et ses amis
connurent les dispositions des Litchanrés, ils se dirent qu'ils
n'avaient plus rien à voir dans les affaires de ces indiens: mais
restait toujours le grand-trappeur qui n'était pas assez vengé.

Le lendemain matin, le Hibou-blanc, fier et insolent, se rendit à la
tente d'Iréma, qui ne pouvait se résoudre à partir, et, moitié menaçant,
moitié doucereux, il l'entraîna vers le fort. Couteaux-jaunes et
Litchanrés suivirent en chantant et dansant. Iréma fondait en larmes
quand elle entra dans l'humble chapelle en bois rond. Le missionnaire
supplia le Hibou-blanc de rendre à la pauvre indienne la promesse
arrachée dans un moment fatal.

--J'ai attendu assez longtemps, dit le Hibou-blanc, vos prières sont
inutiles.

--Mais cette femme ne vous aime pas.

--Elle a promis de m'épouser!

--Vous la rendrez malheureuse et vous serez malheureux vous-même.

--C'est mon affaire.

Les chasseurs canadiens étaient là, bondissant de rage, mais n'osant
parler haut sans permission.

--S'il était à la porte! grinça l'ex-élève.

--Il ne l'aura pas longtemps! fit Baptiste....

--A nous quatre, dit Félix, on peut en tordre joliment de ces Hiboux.

--_Upon my soul_! murmura John en serrant les poings.

--Vous n'êtes pas indien? demanda le missionnaire au vieux chef.

Le renégat fit un pas en arrière, et devint livide.

--Qui vous a dit cela? répliqua-t-il.

--Ceux qui vous connaissent, repartit le prêtre.

Le Hibou-blanc promena autour de lui un regard anxieux; il aperçut les
chasseurs Canadiens et se mit à trembler de rage: Je suis libre de vivre
ici ou ailleurs, et de la façon qu'il me plaît, répondit-il au
missionnaire.

--C'est vrai, mais je ne puis vous marier sans savoir votre nom.

Le Hibou-blanc passa sa main ridée sur son front couvert de sueurs, il
hésita une minute, puis, à la fin, convaincu que personne, au milieu de
cette solitude lointaine, ne le connaissait ou n'avait entendu parler de
lui, il reprit son assurance arrogante et dit à haute voix: Je m'appelle
José Racette!

--Racette! crièrent deux échos....

Une angoisse horrible saisit le vieux chef. Il se maudit d'avoir été
assez bête pour dire son nom, car il vit qu'il était connu. L'ex-élève
et Baptiste s'étaient approchés, la terreur ou la colère peinte sur la
figure. Ils ne disaient rien et regardaient avec une fixité brûlante le
vieux renégat. D'un autre côté, une jeune religieuse, l'amie d'Iréma,
s'était affaissée sur le sol.... On se hâta de lui porter secours.

Elle reprit ses sens, mais ses yeux se détournèrent avec horreur de
Racette, et se reposèrent avec pitié sur Iréma.

--Que veut dire ceci? demanda le prêtre; que ceux qui savent quelque
chose parlent! Je le permets, et Dieu le veut....

Alors l'ex-élève s'écria, content de donner cours à son indignation:

--Racette! quoi! c'est vous, misérable! vous, un voleur de grand chemin!
un ravisseur de jeunes filles, un assassin! un échappé du pénitencier!
qui vous cachez ainsi sous le masque de l'indien pour échapper à la
justice des hommes, et continuer vos oeuvres damnées! ah! si le prêtre
me le permet, vous ne tuerez plus personne! Et, disant cela, il levait
son bras armé du terrible couteau. Ses compagnons l'encourageaient de
leurs frémissements. Le prêtre l'arrêta.

--Êtes-vous chrétien? dit-il avec force, est-ce ainsi que vous pratiquez
la charité?

--L'a-t-il pratiquée, lui, le maudit! quand il s'est fait voleur? quand
il a enlevé une enfant de douze ans? quand il s'est caché dans une cave
pour tuer Djos! Djos, mon ami, Djos le pèlerin de Ste. Anne?... L'a-t-il
pratiquée encore dernièrement quand il a tué le grand-trappeur.

--Il tué le grand-trappeur? demanda le prêtre avec émotion.

--Je ne l'ai pas tué, répondit Racette, puisque voilà le prix de sa
liberté. Il montrait Iréma.

--Où est-il le grand-trappeur? demanda le missionnaire.

--Dans la forêt, libre et heureux, répliqua le Hibou-blanc.

--Ici! répondit une voix sonore.

Tous les yeux se tournèrent du côté d'où venait la voix. Un cri s'éleva:
Le grand-trappeur!

En effet, le grand-trappeur entrait.

L'ex-élève, Baptiste, John et Félix se précipitèrent vers leur compagnon
et le pressèrent dans leurs bras avec tous les transports de la plus
vive ivresse.

--Vous voyez qu'il est vivant et libre, reprit Racette avec une audace
incroyable, vous savez mon nom, monsieur le missionnaire, mariez-nous!

Iréma poussa une plainte profonde.

--Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle, il faut donc que je me sacrifie?... Mais
il est sauvé!

--Iréma, s'écria le grand-trappeur, pauvre enfant! console-toi!...

--Je me consolerai puisque je vous ai sauvé la vie, même en perdant le
bonheur et la liberté.

--Que veux-tu dire, Iréma?

Le prêtre répondit: Elle a promis d'épouser le chef, s'il vous rendait
la liberté....

--Le traître! gronda le grand-trappeur, il avait embusqué ses guerriers
pour m'assassiner.

Un frisson d'horreur courut dans l'assemblée.

La jeune religieuse, revenue de son évanouissement, mais encore livide
de surprise et de peur, écoutait en frémissant les révélations de toutes
sortes.

--Tu es libre, dit le missionnaire à la jeune Iréma, tu peux épouser le
mari de ton choix.

La jeune fille, folle de joie, se jeta dans les bras de la soeur St.
Joseph.

--Vous, Hibou-blanc, continua le missionnaire, reprenez votre nom de
José Racette et allez vous faire pendre ailleurs.

--Racette! José Racette! hurla le grand-trappeur.

--Eh bien! oui! repartit le renégat avec cynisme, ce nom-là te fait-il
peur aussi?

--Racette! José Racette! le maître d'école!

--Oui! Racette, José Racette, le maître d'école! répéta, en se moquant,
le vieux chef.

--Misérable! je te trouverai donc toujours sur mon chemin? vociféra le
grand-trappeur.

--Et toi, qui es-tu donc? demanda le Hibou-blanc.

--Moi! moi!... qu'est-ce que cela te fait? Va-t-en, ou....

--Vous connaissez Racette? demanda l'ex-élève au grand-trappeur.

--Hélas! si je l'ai connu!...

--Pas mieux que moi, toujours! Si vous saviez tout le mal qu'il a fait!
Si vous saviez comme il a persécuté le meilleur de mes amis, Djos, le
pèlerin de Ste. Anne!

Une pâleur affreuse couvrit la figure honnête du trappeur. L'ex-élève
continua: Pauvre Djos! s'il n'avait pas eu tant d'ennemis il vivrait
encore sans doute et serait heureux!... son enfant ne serait point
orphelin, sa femme ne serait pas veuve!...

--Sa femme veuve! fit le grand-trappeur, d'une voix étranglée.

--Veuve depuis vingt ans passés, reprit l'ex-élève--si elle ne s'est pas
remariée, bien entendu....

--Tu te trompes, mon ami, repartit le grand-trappeur, tout frémissant,
Djos a tué sa femme dans un moment de folie....

--Sa femme? s'il l'avait tuée je ne l'aurais pas vue, je ne lui aurais
pas parlé il y a cinq ans!... c'est la femme de Picounoc qu'il a tuée...
et encore on ne sait pas si c'est lui qui l'a tuée....

Le grand-trappeur, défait, tremblant comme un homme qui tombe épuisé par
les tortures, s'appuya sur ses amis Baptiste et l'ex-élève. L'eau
ruisselait froide de ses tempes, et ses dents claquaient. L'ex-élève
continua: Moi, j'ai toujours cru que Picounoc avait tué sa femme
lui-même et peut-être tué Djos aussi, car il aimait Noémie, la femme de
Djos, et quand on aime comme cela....

--Pitié! mon Dieu! pitié! s'écria tout-à-coup le grand-trappeur. Et il
tomba à genoux les mains levées vers le ciel.

--Qu'avez-vous donc? demanda le missionnaire.

Tout le monde le regardait avec étonnement. La jeune religieuse s'était
levée.

--Noémie! Noémie! s'écria-t-il de nouveau, me pardonneras-tu? me
pardonneras-tu?

La stupeur se peignit sur toutes les figures; on sentit un frisson
courir dans la foule....

--Noémie, reprit-il, ô ma femme bien aimée!

--Sa femme? murmure-t-on de toutes parts.

--Djos! le Pèlerin de Ste Anne! c'est moi!... oui... c'est moi! ajouta
le grand-trappeur.

--Toi, s'écrièrent ensemble l'ex-élève et Baptiste!...

--Lui! dirent les autres.

--Mon frère! mon frère! exclama une voix douce et frémissante.

Et, de nouveau, les vieux amis se serrèrent coeur contre coeur.

--Elle n'est pas morte! je ne l'ai pas tuée! disait, au milieu de ses
sanglots, le grand-trappeur! Elle n'est pas morte!... Je ne l'ai pas
tuée!...

--Mon frère! mon frère! s'écria de nouveau la douce voix de femme! Et
une jeune religieuse, s'échappant des bras d'Iréma, vint tomber dans
ceux du grand-trappeur:

--Je suis Marie-Louise, ta petite soeur Marie-Louise!

--Marie-Louise! tu es Marie-Louise? Ah! Mon Dieu! Mon Dieu! et le
grand-trappeur, fort contre les tortures, fort contre le malheur,
s'affaissa lourdement sous le poids de son étrange félicité.... Le Hibou
blanc se glissa dehors; plusieurs l'entendirent crier.

--Malédiction! malédiction! je l'ai tenu un jour et je l'ai laissé
échapper.




                             PICOUNOC LE MAUDIT

                                 P. LEMAY






                                 TOME II




                             DEUXIÈME PARTIE

                           LA COUR CRIMINELLE




                                    I

                          LE RETOUR AU VILLAGE.


Jeudi le 28 septembre 1871, Picounoc serra sa dernière gerbe de blé. Il
avait rudement fauché depuis un mois, et les épis, après avoir javelé
sur le champ, avaient été liés en gerbes, puis transportés sur les
grandes charrettes, dans les _tasseries_. La récolte était bonne; le
temps s'était tenu au beau, et les grains: avoine, orge, blé, seigle et
sarrasin, tout se sauvait en bon état. Aussi, Picounoc était de joyeuse
humeur, et, ce jour-là, il fêtait la grosse gerbe. Il avait bien, pour
être gai, une autre raison non moins valable: il épousait, dans quelques
jours, la femme aimée depuis vingt ans, et Marguerite sa fille allait,
en même temps, devenir l'épouse d'un jeune avocat riche de talents et
d'espérances.

Il s'en allait midi. Marguerite balayait la _place_, car sa future
position de grande dame ne la rendait ni vaine, ni paresseuse. Le balai
de cèdre ramassait net les petits brins de paille, les légers flocons de
laine et les mille parcelles de toutes sortes de choses qui émaillent
nos planchers, après un bout de temps de travail au métier, de serrée,
ou de filage. Des rayons de soleil entraient par les fenêtres comme des
glaives d'or, et la poussière, au moindre souffle, se mettait à
tourbillonner follement dans ces rayons. Tout à coup Marguerite
s'arrêta, surprise, à l'aspect d'un étranger qui frappa à la porte. Cet
étranger portait deux pistolets à sa ceinture et une carabine. Mais
retournons de quelques heures en arrière, et racontons bien chaque chose
en son temps.

Deux hommes inconnus étaient débarqués durant la nuit à Batiscan. Ils
venaient de loin. L'un des deux se rendit à pied à Deschambeault, et
l'autre traversa au sud, dans la chaloupe qui fait régulièrement, chaque
jour, le trajet de Batiscan à St. Pierre Lesbecquets, pour accommoder
les voyageurs qui veulent prendre les bateaux de Montréal ou de Québec.
Celui qui avait pris le chemin de Deschambeault, pouvait compter
quarante quatre ans et ne paraissait pas en avoir plus de trente six,
tant il avait de gaieté dans les yeux, et tant riait toujours sa figure
bronzée. Il était de taille moyenne, un peu sec, nerveux et vif. Il
portait une longue barbe noire; du reste, tous deux étaient riches de
barbe et de cheveux. L'autre semblait porter sur ses puissantes épaules
un fardeau de douleurs. Ce n'est pas à dire qu'il était courbé; il se
tenait droit, le front haut, l'oeil ferme, et l'on se détournait pour le
voir en murmurant: c'est un bel homme! Il avait quarante deux ans, je
crois. S'ils n'eussent pas été des hommes de fer, des marcheurs
infatigables, ils se seraient fait conduire en voiture; mais la voiture,
ils jugeaient que c'était bon pour des femmes ou des malades, et, depuis
nombre d'années ils n'en avaient éprouvé ni les commodités, ni les
inconvénients. Ils venaient de loin, ces hommes, et l'un d'eux n'avait
pas vu depuis vingt ans les flots d'émeraude du plus beau fleuve du
monde, ni les campagnes riantes qui l'entourent comme d'un ceinturon
d'argent. Inutile de vous décliner les noms de ces étrangers, vous les
avez jetés au vent: le grand-trappeur et l'ex-élève! Eh bien! oui,
l'ex-élève et le grand-trappeur qui s'en viennent embrouiller les cartes
et gâter le jeu de Picounoc, au moment où il va gagner la partie. Le
grand-trappeur risque tout pour tout, et il le sait bien. Il n'a pas tué
sa femme, c'est vrai; mais il en a tué une autre, et il est meurtrier.
S'il se fait connaître, il sera arrêté, jeté en prison; il s'assiéra sur
le banc des accusés, et qui sait? il montera peut-être sur l'échafaud.
S'il demeure inconnu, il verra sa femme, qui se croit veuve et libre
depuis vingt ans, passer enfin dans les bras d'un autre!... Effrayante
alternative! Mais ne pourrait-il pas se faire connaître de sa femme
seulement, lui dire de vendre ses biens et l'emmener vivre ailleurs?
C'est à cette dernière décision qu'il s'est arrêté en effet. Il saute de
la chaloupe sur le rivage et monte la côte escarpée de l'Eglise de St.
Pierre Lesbecquets. Il faisait nuit encore. Il ne voulut pas, comme la
plupart des autres voyageurs, s'arrêter aux maisons de pension pour
dormir et déjeuner ensuite. Une force mystérieuse le poussait vers
Lotbinière; une pensée unique l'absorbait tout entier: revoir sa femme
et son enfant. Mais que de craintes! que d'angoisses serraient son âme!
Noémie vit-elle encore? et, si le chagrin ne l'a pas tuée, est-elle
demeurée fidèle à son premier amour? Elle était encore vivante et libre
il y a cinq ans; l'ex-élève l'a vue alors et lui a parlé.... Mais cinq
ans c'est long, quand on considère tout ce qui peut arriver dans cinq
jours! Et l'enfant, le petit Victor, qu'est-il devenu? Bientôt il aura
une réponse à toutes ces questions, et c'est ce qui l'effraie. Il a peur
de la vérité. Il eut pu, dans la traversée, s'informer de bien des
personnes et apprendre beaucoup de choses, mais il n'avait osé parler.
Les gens l'avaient regardé avec une certaine curiosité, mais personne ne
le fit sortir de son mutisme.

Parmi les passagers de la chaloupe se trouvait un jeune homme d'une
tournure élégante et d'une excellente éducation. Ses manières affables
et son discours intéressant, semé de saillies originales, le firent de
suite remarquer de tous. Il se trouvait assis auprès du grand-trappeur.
Plusieurs personnes lui demandèrent son avis sur certaines matières, les
chances qu'elles pouvaient avoir de gagner un procès intenté dans telle
circonstance ou pour telle raison. Toujours il répondit avec franchise
et prudence. Ceux qui ne le connaissaient point comprirent qu'il était
avocat. En effet, c'était Victor Letellier qui montait de Québec pour la
fête de la grosse-gerbe. Lui non plus ne prit pas le temps de dormir,
mais il déjeuna et loua un cocher. La distance entre la traverse de St.
Pierre et la concession St. Eustache, à Lotbinière, est de six lieues.
Le chemin est coupé par des ravins profonds et rempli d'ornières, dès
que le soleil, moins chaud, refuse d'aider les fossés à pomper l'eau:
c'est-à-dire qu'il faut trois heures au moins, et plus souvent quatre,
aux cochers de la campagne pour aller d'un lieu à l'autre.

Le jeune avocat atteignit le grand-trappeur un peu en bas de l'église de
St. Jean-des-Chaillons, dans l'anse du Calvaire. Il le reconnut pour un
de ses compagnons de chaloupe: C'est un marcheur à ce qu'il paraît!
pensa-t-il: après tout il peut se faire qu'il ne dédaigne pas la
voiture.... Arrête, _charretier_, fit-il, quand il arriva près du
voyageur.

Le cocher arrêta.

--Montez-donc dans ma voiture, Monsieur; puisque nous allons du même
côté nous pouvons aller dans la même voiture.

--Je vous avoue que j'aime bien à marcher... répondit le grand-trappeur.

--Vous aimez peut-être à jaser aussi; nous causerons pour tuer le
temps....

Le grand-trappeur sentit son coeur battre fort dans sa poitrine, et il
eut comme un éblouissement: Après tout, se dit-il, il faut que je
finisse par interroger quelqu'un, et par tout savoir.

Il prit place dans la voiture, à côté du jeune avocat.

--Vous allez dire que je suis bien curieux, reprit le jeune homme; mais,
allez-vous loin de ce pas?

--Je me rends à Lotbinière.

--A Lotbinière? c'est là que je vais aussi. Vous n'êtes pas de la
paroisse?

--Non, Monsieur.

--Non, car je vous connaîtrais. Venez-vous de loin?

--Du grand lac des Esclaves....

--Ah! vous êtes chasseur?

--Depuis vingt ans....

--Je vois à votre accoutrement....

--Mon fusil et mes pistolets ne m'ont jamais quitté, et il m'en coûte de
m'en séparer.

--Je comprends cela; mais, si vous demeurez quelque temps ici, vous
finirez par vous accoutumer à ne vous en pas servir....

La conversation tomba. Après quelques minutes le jeune avocat reprit:

--Vous avez peut-être rencontré, là-bas, un chasseur canadien du nom de
Paul Hamel.

--Paul Hamel! l'ex-élève? ah! c'est mon meilleur ami....

--C'est aussi l'ami de ma famille... un brave et joyeux garçon... le
camarade d'enfance de mon père... je l'ai vu, il y a cinq ans, et je
vous assure que ses récits de voyage m'ont fort amusé....

--Il est revenu au pays avec moi, balbutia le grand-trappeur que
l'émotion agitait comme la fièvre.

--Vraiment! alors nous le verrons?

--Il doit traverser dans quelques jours....

--Ma mère aura du plaisir à le revoir....

--Vous demeurez à Lotbinière?

--J'y suis né; mais je demeure à Québec, et je suis avocat....

--Vous êtes avocat! fit le grand-trappeur avec surprise.

--Oui, monsieur; cela vous étonne! vous me trouvez jeune, et vous doutez
de ma science sans doute.

--Non, car je vous ai entendu parler fort sagement, cette nuit, dans la
chaloupe.... Ah! vous êtes avocat!

Et le grand-trappeur demeura plongé dans une réflexion profonde.

--Si je puis vous être utile, Monsieur, reprit Victor, ce sera de tout
mon coeur.

Après un silence assez long le grand-trappeur reprit:

--Il y a une affaire dont j'aimerais à vous parler... je serais curieux
de connaître votre opinion sur certaines choses!...

--Qu'est-ce que c'est, monsieur? je suis heureux de pouvoir vous
obliger.

--Oh! cela ne me regarde pas directement, c'est pour un ami....

--N'importe! parlez toujours, parlez pour votre ami.

--Il a tué!... balbutia l'étranger.

--Ah! certes! c'est grave, dit l'avocat....

--Oui, monsieur, c'est grave, mais il croyait avoir droit de tuer....

--Etait-ce à la guerre? demanda en riant le jeune homme.

--Ah! monsieur, je sais qu'à la guerre on peut tuer, on doit tuer
même....

--C'est une plaisanterie que j'ai faite, monsieur, continuez je vous
prie.

--Il a tué sa femme......pardon! il croyait tuer sa femme et il a tué la
femme d'un autre...

--C'est assez singulier; voyons! comment cela?

--On lui disait que sa femme était infidèle...

--Et il l'a tuée sur un soupçon? le malheureux!

--Il ne l'a pas tuée, c'en est une autre qu'il a tuée.

--Je ne comprends pas bien; expliquez l'affaire plus au long.

--Voici, monsieur. On lui dit: Va à telle heure, en tel endroit, et tu
trouveras ta femme, dans les bras de quelqu'un. Et le malheureux obéit à
cette parole infâme, va où on lui dit d'aller, et tue, comme je vous
l'ai dit, une femme qui n'est pas la sienne.

--Mais comment se fait-il qu'il ne se soit pas aperçu de sa méprise
avant de frapper? demanda le jeune avocat....

--Ah! monsieur, tout était arrangé pour le tromper... c'est quelque
chose d'inouï... d'infernal.... Et les poings du grand-trappeur se
crispèrent, et un frisson parcourut son corps. Le jeune avocat soupçonna
que l'ami dont parlait cet étranger n'existait pas, mais qu'il était
bien lui-même le héros de ce drame.

--Voilà la plus étrange affaire, reprit Victor, que j'aie jamais vue!
c'était donc une conspiration contre votre ami? un piége infâme, mais
habilement tendu?...

--Oui, monsieur, c'était tout cela....

--C'est une cause magnifique, et que j'aurais du plaisir à défendre...
mais où trouver des preuves de ce que vous avancez, ou plutôt de la ruse
dont on s'est servie pour tromper votre ami?...

--Des preuves? je n'en connais point... rien que l'honnêteté du
meurtrier....

--Ce n'est pas assez.

--Et si le meurtrier était convaincu d'avoir tué cette femme, sans qu'il
pût prouver que c'est par suite d'une erreur et d'une embûche criminelle
tendue à sa bonne foi?

--Il serait condamné....

--A mort?

--A mort!

Le front rembruni du grand-trappeur s'inclina, une légère pâleur couvrit
sa figure.

--Mais, dites donc, est-ce qu'il n'a pas été arrêté, votre ami? demanda
le jeune homme.

--Non, monsieur,... il s'est sauvé....

--Il a bien fait, et je ne lui conseille pas de revenir....

Un long silence suivit. Les voyageurs passèrent la petite rivière du
Chêne qui sépare, au fleuve, Ste. Emmélie de St. Jean, puis ils
arrivèrent à la grande rivière. La grande rivière du Chêne est parsemée,
à son embouchure, de petites îles ombragées de chênes et d'érables. Un
pont magnifique relie la côte est à l'une de ces îles, et un autre pont
plus petit va de l'île à l'autre rivage. Il ne coule sous ce dernier
pont, qu'un mince bras de la rivière qu'on appelle le canal. Une
centaine de maisons sont assises coquettement sur la rive occidentale,
au pied du coteau que domine une jolie église gothique. C'est un immense
bocage où serpentent les ondes d'une rivière, où s'agite un essaim de
travailleurs, d'où s'élèvent les fumées bleues de cent foyers. Les
voyageurs passèrent devant la maison du bossu. Une vieille femme à l'air
anxieux et triste sortait de cette maison.

--Voulez-vous m'emmener à St. Eustache? demanda-t-elle au cocher, je
suis invitée à la fête de la grosse gerbe, et, si je me rends à pied, je
ne pourrai pas danser, je serai trop lasse.

Le grand-trappeur regarda le jeune avocat d'un air interrogateur.

--C'est une pauvre folle, dit le jeune homme, répondant au désir de son
compagnon.

--Une folle! comment la nommez-vous?

--Geneviève!

--Geneviève! exclama le grand-trappeur, et ses yeux se fixèrent comme
deux tisons sur la malheureuse femme.

Le cocher passait sans faire attention aux paroles de Geneviève.

--Arrêtez-donc, dit Victor, nous allons la prendre avec nous: je
paierai; soyez tranquille.

--Ah! ce n'est pas le paiement que je regarde, répliqua le cocher, ni la
charge: mon cheval est bon; mais une folle avec vous, Monsieur?...

Le jeune avocat se prit à rire.

--Bah! dit-il, la compagnie de cette folle est moins dangereuse que la
compagnie de bien des fines....

Geneviève s'assit à côté du cocher. Le bossu entr'ouvrit sa porte, et le
jeune avocat la salua d'un air un peu railleur.

--Mon tour de rire viendra peut-être, grinça le bossu.

--Quel est cet homme? demanda le grand-trappeur.

--C'est un nommé Chèvrefils! bossu, marchand et riche....

Le bossu avait entendu la question du grand-trappeur.

--Je ne vous demande pas votre nom à vous, filez donc votre route!
vociféra-t-il....

Le grand-trappeur sourit disant:

--Il est de mauvaise humeur, je crois?

--Oui, et pour cause... j'épouse bientôt une jeune fille qu'il voulait
acheter avec sa fortune...

--C'est un lâche!... payer pour se faire aimer! ah!...

--Et c'est que Marguerite est jolie....

--Marguerite, que vous la nommez?

--Marguerite Saint Pierre, Monsieur.

--Saint Pierre? Saint Pierre? murmura l'étranger....

--Son père est connu dans la paroisse sous le surnom de Picounoc.

--Picounoc! s'écria le grand-trappeur!...

--Est-ce que vous le connaissez? monsieur.

--Non, non... mais c'est un curieux nom, tout de même.... Et c'est un
habitant, ce Picounoc?

--Oui monsieur, et fort à son aise.

--Vraiment! vraiment! c'est bon, cela ne nuit pas. Et a-t-il plusieurs
enfants? dit tout ému le grand-trappeur.

--Non, monsieur, il n'a que la fille que je vais épouser....

--Que cette fille-là?

--Oui, monsieur, il est veuf; sa femme est morte depuis bien longtemps.

--Bien longtemps?

--Oui monsieur....

--Comment? de quelle mort?

--Je ne le sais pas.

--Vous ne le savez pas?

Victor, au souvenir de cette mort, se sentait mal à l'aise, et aurait
voulu changer le sujet de la conversation. Il crut un instant que
l'étranger connaissait le drame de la mort de cette femme, et voulait
jouer avec la douleur ou la honte du fils du meurtrier, il leva sur son
compagnon des yeux chargés de chagrins et de reproches....

--Non, monsieur, je ne le sais pas, dit-il.

--Je le sais, moi! dit la folle, d'un air content....

--Geneviève! cria le jeune homme.

--Je le sais moi! cria toujours l'infortunée... et je vais le dire.

--Geneviève! si vous n'êtes pas raisonnable, vous allez descendre de la
voiture....

--Je le sais, moi! répéta-t-elle une troisième fois, mais je ne le dirai
pas, hein, Victor? non, je ne dirai pas que c'est ton père qui l'a tuée,
car....

--Geneviève, tu es folle et tu ne sais pas ce que tu dis, répliqua le
jeune avocat. Et, dans son trouble, il ne vit pas l'étonnement qui
bouleversa tout-à-coup la figure de son compagnon. Geneviève éclata de
rire.

--C'est un tour de Picounoc, ça, dit-elle... c'est un tour de Picounoc,
un tour infernal qui a perdu ton brave homme de père....

Le grand-trappeur regardait avec admiration ce jeune homme intelligent
et beau qu'il n'osait encore appeler son fils, dans la crainte de le
voir sourire avec ironie. Il sentait le besoin de serrer sur son coeur
l'enfant de son amour, et il comprenait qu'il n'était qu'un étranger aux
yeux de cet enfant. Il se reconnaissait dans cette figure ouverte, dans
ce geste noble, dans ce maintien digne. Il avait ce front élevé, ce
regard doux et parfois flamboyant, il avait cet âge et cette beauté
quand le malheur, après deux ans de répit, s'acharna de nouveau à lui
pour ne plus lui laisser jamais une heure de félicité.

Ils arrivèrent au village et la voiture s'arrêta à la porte d'une maison
de chétive apparence.

--C'est la demeure de ma mère, dit le jeune avocat: je regrette de ne
pouvoir vous conduire plus loin.

Le grand-trappeur était comme un homme ivre. Il ne se rendait plus
compte de ses idées; Il éprouvait à la fois toutes les sensations de la
joie et de la douleur, de la crainte et de l'espérance. Sa tête
bourdonnait et le sang, remontant du coeur à sa figure, lui brûlait le
front. Il porta à ses yeux la manche de sa vareuse de toile pour
dissimuler ses larmes.

--Voulez-vous entrer, monsieur? demanda Victor, vous n'avez pas déjeuné;
vous prendrez une tasse de thé avant de continuer votre route.

--Vous offrez de si bon coeur que je ne saurais refuser, répondit le
grand-trappeur.

Et il descendit de la voiture, avec son fusil à la main et ses pistolets
à la ceinture.

--Entrez-vous, Geneviève? demanda Victor à la folle.

--Non, j'ai peur de ces armes-là--elle montrait la carabine et les
pistolets du chasseur--je m'en vais chez Picounoc.

--Bonjour, mère, dit Victor en entrant. Et il embrassa Noémie qui venait
au devant de lui, le rire sur les lèvres. L'étranger, debout près de la
porte, regardait avec attendrissement la délicieuse petite scène
d'intérieur qui se passait devant lui. La veuve--comme nous continuerons
encore à appeler Noémie--parut étonnée de la visite du chasseur. Elle
pensa à l'ex-élève qu'elle avait vu dans un pareil costume, il y avait
cinq ans.

--Est-ce notre ami Paul? murmura-t-elle.

--Non mère, mais c'est un chasseur comme lui et son ami intime. Nous
verrons Paul dans quelques jours; il est à Deschambeault.

--Venez-donc vous asseoir, dit Noémie au grand-trappeur. Et elle lui
présenta une chaise. Le grand-trappeur avait envie de se faire connaître
de suite, tant le faisait souffrir ce silence qu'il gardait depuis plus
de vingt ans; mais la pensée d'être arrêté, si l'on venait à apprendre
son retour dans le village, et la peur de causer à sa femme une surprise
trop grande, le retinrent. Il s'assit après avoir déposé sa carabine
dans un coin, et, silencieux, se prit à regarder, avec amour et
curiosité, chaque objet, dans le vaste appartement. Tout avait pris un
air d'antiquité; les années avaient voilé d'une teinte pâle et presque
de deuil les images et le crucifix pendus au mur; les vitres
paraissaient moins brillantes que jadis; c'étaient sans doute les
barreaux noirs des fenêtres qui les assombrissaient; les meubles
disloqués semblaient se cacher dans les coins; le banc des seaux n'avait
plus de peinture, et la tasse à boire, pendue au clou, était
encore--sauf le fond--la tasse d'il y a vingt ans.

Le déjeuner fut servi. Le chasseur mangea peu. Il était neuf heures
cependant, et il n'avait rien pris depuis la veille.

--Vous venez veiller ce soir, mère? demanda le jeune avocat.

--Oui, j'ai promis à Picounoc que j'irais.

Le grand-trappeur tressaillit à ce nom.

--Et tu es toujours décidée? reprit Victor en souriant.

--Je ne puis pas reculer, maintenant. A mon âge, on réfléchit avant de
s'engager.

Le grand-trappeur éprouva comme une angoisse, et il eut peur d'en
entendre davantage. Il se leva.

--Ce Picounoc dont vous parlez, demeure-t-il loin d'ici? demanda-t-il.

--Non, monsieur, se hâta de répondre Victor; c'est la quatrième maison
au nord du chemin. Une assez jolie maison avec galerie sur le devant.

Il prit sa carabine et sortit après avoir donné une chaude poignée de
main à Victor et à la veuve.

--Allons! se dit-il à lui-même quand il fut seul dehors, un vieux
trappeur comme moi doit avoir plus de force qu'une jeune fille, et être
capable de cacher un peu ses émotions. Courage! la coupe des amertumes,
est vidée. J'arrive assez tôt, puisque Noémie est encore seule au foyer
où je l'ai laissée il y a si longtemps.... Ah! je me sens capable de
dissimuler ma joie ou mes larmes maintenant, car je ne crains plus que
le bonheur m'échappe! Et Noémie est belle encore, malgré la trace de
pâleur que les regrets et les ennuis, ont laissée sur son front!

Il se rendit chez Picounoc et c'est lui qui arriva pendant que
Marguerite balayait. Picounoc était de bonne humeur, on le sait, parce
qu'il allait posséder Noémie et parce que la récolte était bonne. Il
invita le grand-trappeur à passer l'après-midi et la soirée avec lui
pour voir la fête de la grosse gerbe.--Vous nous parlerez des sauvages;
vous nous raconterez vos courses lointaines, vos aventures de toutes
sortes, et cela nous intéressera beaucoup, lui dit-il.

Picounoc qui avait souffert pendant vingt ans tout ce qu'un amour
malheureux peut causer de tourments et d'angoisses, s'était abandonné
aux transports de l'espérance et aux ivresses des plus doux rêves. Il ne
songea guère à prier, mais il repassa mille fois dans son esprit, tout
le travail qu'il avait fait, toutes les ruses qu'il avait employées,
tous les moyens qu'il avait appelés à son aide pour atteindre ce but si
ardemment convoité. Il se trouvait payé de ses veilles et de ses peines,
de sa persévérance et de son dévouement. O que l'amour d'une personne
aimée est d'un grand prix! Et combien dépensent toute leur vie et toute
leur énergie à rechercher cet amour qu'ils ont entrevu dans leur rêves
de jeunesse! Et combien aussi, dès que leurs voeux sont remplis, dès
qu'ils ont porté à leurs lèvres ardentes la coupe de la volupté,
s'écrient avec le plus heureux et le plus sage des hommes: Vanité des
vanités!

--Restez, monsieur, dit Marguerite, à son tour, d'une voix qu'elle
rendait bien aimable.

Le grand-trappeur enveloppa la jeune fille d'un regard profond et
triste. Elle rougit et ce regard lui fit mal. Elle eut comme le
pressentiment d'un grand malheur. Elle ne savait pourquoi, mais soudain
elle voulait voir cet homme s'éloigner. Et lui, il la regardait
toujours, et il y avait une immense pitié dans ses yeux: Je reste,
dit-il, cela me fait plaisir. Puis, après un moment: Vous fêtez donc
encore la grosse gerbe par ici? demanda-t-il.

--Oui, répondit Picounoc, quand l'année est bonne. Mais c'est une
coutume qui s'en va comme le reste.

--C'est malheureux! reprit le trappeur, car la fête de la grosse gerbe
est une de nos plus amusantes réunions champêtres. Et puis, les gars et
les fillettes se voient, se connaissent à ces fêtes, et souvent, à la
grosse gerbe suivante, il y a un heureux ménage de plus dans le village.

--Et c'est bien ce qui aura lieu cette fois-ci, répliqua Picounoc en
riant.

--Un mariage? fit le trappeur, feignant la surprise, Mademoiselle,
peut-être? Il montrait Marguerite.

--Justement, répondit Picounoc, et avec un avocat, s'il vous plaît.

--Petit père, reprit la jeune fille vivement mais en riant, tu veux être
indiscret, eh bien! je le serai aussi moi, et.... Elle acheva sa phrase
avec le bout de son doigt qui menaça de représailles le joyeux Picounoc.

--Dites, Mademoiselle, dites tout, ne l'épargnez pas, reprit le
chasseur.

Picounoc riait: Bah! je ne rougis pas comme une jeune fille, moi, et
j'aime à entendre les autres parler de mon mariage, dit-il.

--Ah! vous vous mariez, vous aussi, demanda le trappeur avec étonnement.

--Et mon Dieu, oui! vingt ans de veuvage, c'est bien raisonnable.

--Assurément, vous étiez ou bien inconsolable ou bien difficile.

--J'étais entêté.

--Aviez-vous fait une gageure?

--Non, mais je voulais avoir une femme que j'aimais depuis ma jeunesse,
et il m'a fallu vingt ans de siége autour de son coeur pour le prendre.

--Quelle forteresse! et que ces femmes-là sont rares! balbutia le
trappeur qui sentait l'émotion le gagner.

--Mais quand Picounoc a dit une chose!... vous comprenez?... veuille
Dieu, veuille diable! la chose arrive.

--Vous avez de la volonté? fit le trappeur. Et il avait envie
d'étrangler ce traître qui se gaussait ainsi devant sa victime. Il
continua: Mais cette femme... où donc avez-vous pu la trouver?

--Ici, à quelques arpents, c'est un de mes amis qui a eu l'obligeance de
me la laisser en se réduisant en cendres.

Le grand-trappeur tressaillit sur sa chaise d'écorce: Vous avez de
complaisants amis, murmura-t-il....

--C'est le seul qui ait été aussi bon pour moi. Rien d'étonnant! c'était
le Pèlerin de Sainte Anne....

--Le pèlerin de Sainte Anne! oh! l'ex-élève m'a parlé de cet homme!...

--Je le crois bien, en effet, c'était son ami.

--Et vous épousez la veuve du Pèlerin?... interrogea le
grand-trappeur....

--Lundi en quinze, le 16 d'octobre.

--C'est aujourd'hui jeudi; dans quinze jours il peut se passer bien des
choses, observa l'étranger; prenez garde que la coupe ne se brise avant
de toucher vos lèvres!...

--Êtes-vous un prophète de malheur? demanda Picounoc.

--Non, fit en s'efforçant de rire le grand-trappeur, mais si je me
présentais, moi, pour épouser la veuve?... je ne suis pas d'une tournure
ordinaire comme vous voyez--je ne veux pas dire que vous n'êtes pas
bien--mais moi, j'ai le mérite de la nouveauté... je viens de loin, j'ai
vu beaucoup, je puis amuser une femme pendant le reste de ses jours avec
mes récits fantastiques. Prenez garde! j'ai accepté votre invitation,
et, si la veuve me plaît, je vous la prends....

Picounoc fixa ses yeux de lynx sur son hôte, et parut chercher, dans sa
figure, ce qu'il y avait de plaisanterie et ce qu'il y avait de sérieux
dans les paroles qu'il venait de prononcer.




                                     II

                              LA GROSSE GERBE.


Les amis de mademoiselle Marguerite avaient été priés de se rendre de
bonne heure dans l'après-midi, afin d'aider à faire et à lier la grosse
gerbe. Un seul manquait à l'invitation; c'était Gaspard Tintaine, un
jaloux du grand St. Charles, qui boudait Marguerite parce qu'elle ne
l'avait pas assez regardé l'autre soir. On ne s'apercevait guère de son
absence. Les poètes font bien la nomenclature de leurs guerriers
imbéciles qui vont s'entr'égorger au profit de l'orgueil et de
l'ambition, pourquoi ne nommerais-je pas les jeunes gens éveillés qui
sont venus chez Picounoc prendre part à une fête charmante qui s'en va,
hélas! avec les bonnes années?

L'on vit arriver, à la porte du riche cultivateur, les rivaux empressés.
L'un était monté sur le siége léger d'une petite charrette aux ressorts
d'acier; un autre se carrait dans une calèche antique; un autre, plus
fier, descendait d'un coquet _buggy_. Et les chevaux étaient habillés de
harnais luisants. On voyait des boucles blanches partout: à la bride,
aux rênes, aux guides, aux porte-fers, et des clefs argentées! et des
pompons rouges! et des pompons bleus! Le bonhomme Auger qui les vit
arriver s'écria en secouant la tête:

--Pauvres jeunes _cavaliers!_ souvent, quelques années après leur
mariage, on les voit encore, mais leurs chevaux sont devenus boiteux,
les brillants harnais ont perdu leurs clefs argentés, et des bouts de
corde remplacent les boucles sans ardillons; la calèche _sonne le fer_;
les raies des roues tremblent dans les moyeux. Pauvres _cavaliers!_ ils
ont commencé par où ils auraient dû finir. Non! les cultivateurs ne
devraient ni commencer, ni finir par se promener dans les voitures
brillantes et coûteuses qu'ils ne peuvent payer, d'ordinaire, qu'après
trois ou quatre ans, et en privant leur table de pain de blé, et leurs
terres, de bonnes semences. Qu'ils ne se laissent point aveugler par une
basse jalousie contre les classes élevées de la société, et qu'ils se
souviennent que c'est Dieu qui a établi, dès le commencement, les
différentes couches qui composent l'humanité. Que chacun soit à sa
place; que chacun travaille dans la sphère et sur la scène où la
Providence l'a placé, et le monde ira bien. La misère disparaîtra de
bien des lieux et la vertu brillera comme un soleil sur nos belles
campagnes. Il est permis d'aspirer à monter, mais que l'on ne cherche
pas à se placer au-dessus des autres par orgueil et pour mieux se
délecter dans les satisfactions du luxe ou les fumées de la vaine
gloire; que ce soit pour être, dans les mains de Dieu, un instrument
plus docile et plus noble! que ce soit pour faire plus de bien!

Le premier, celui qui marche à côté de Marguerite, le long de la clôture
de cèdre, c'est Victor, le jeune avocat. Il est sans regret du passé,
sans souci de l'avenir, mais tout entier à l'heure présente, parce
qu'elle est ensoleillée. Pauvre jeune homme! hâte-toi de jouir.... Les
heures de la félicité sont toujours rapides et rarement nombreuses! Les
trois qui suivent et marchent de front, se nomment Isaïe Paré, François
Piché Nérée Bertrand. Le premier est apprenti forgeron, les autres
s'engagent chez les habitants. Ils regardent d'un oeil jaloux cet
heureux Victor qui agace Marguerite avec un épi oublié dans le champ.
Ils ont l'air de dire: Si nous avions seulement les miettes qui tombent
de votre table! Ils sont venus avec leurs soeurs. Voici un groupe joyeux
et loquace. Ce sont des jeunes filles du bord de l'eau, de l'Eglise et
des concessions: Hermine Fiset, gaie comme pinson et blanche comme
neige; Célina Morissette, qui court légère comme une gazelle et cherche
des fleurs tardives pour orner son chapeau; Julie et Joséphine Marcotte,
deux cousines qui voudraient être soeurs; Blanche Durocher, la statue du
silence--qui s'oublie de temps en temps. Puis viennent encore des
garçons, puis viennent encore des filles. Et toute cette jeunesse rit,
babille et chante comme les oiseaux, comme les ruisseaux.

--Allons! faisons la grosse gerbe! s'écria Picounoc, quand tout le monde
fut auprès de lui, au milieu du champ. Pour faire la grosse gerbe on
avait laissé à terre bon nombre de javelles. La grosse gerbe! crièrent
les voix joyeuses de la jeunesse. Alors tous se penchent sur la glèbe et
enlèvent, dans leurs bras, une javelle qu'ils viennent déposer sur le
lien de saule étendu au milieu d'une planche. C'est à qui déposera le
premier la précieuse brassée d'épis frémissants. Les gars poussent les
fillettes et les font choir sur le chaume piquant avec leurs légers
fardeaux; les filles passent à rebours, sur la figure riante de leurs
compagnons, les épis mordants. Et les éclats de rire montent comme des
feux d'artifice, les gais propos pleuvent comme les perles quand on
secoue un feuillage chargé de pluie. La gerbe s'arrondit, les plus forts
la lient adroitement en s'aidant des genoux. Sa taille crie et se corse.
On attache des fleurs à sa tête d'épis et des rubans à sa jupe de
paille. Alors on la soulève, on la met debout, puis on danse autour des
rondes légères et entraînantes.

La première, Marguerite, redit d'une voix assez douce:

    J'ai trouvé le nique du liève
    Mais, le lièv', n'y était pas.
    Le matin, quand il se lève,
    Il emporte son lit, ses draps.
    Sautons! dansons!
    Beau berger, entrez en danse
    Et embrassez qui vous plaira!

Et tous les autres répétèrent, en sautant sur le chaume d'or, le refrain
sémillant: Sautons! dansons!... Victor que l'on a fait entrer dans le
rond, embrasse la chanteuse, sa voisine, qui ne se défend qu'un peu.

Ce fut au tour d'un autre, et ce fut une autre chanson. Joséphine
Marcotte chanta:

    Dans ma main droite j'ai t'un rosier
    Dans ma main droite j'ai t'un rosier,
    Ha! qui fleurit, ma lon, lon, la!
    Qui fleurira au mois de mai!
    Entrez en danse, joli rosier,
    Entrez en danse, joli rosier.

Le joli rosier, c'était François Piché.

    Et saluez, ma lon, lon, la!
    Et saluez qui vous plaira!

Piché qui n'aimait que mademoiselle Marguerite, et qui était jaloux des
succès de son ami Victor, ne voulut saluer personne; mais, pour cacher
son dépit sous une boutade, il salua la grosse gerbe; ce qui lit rire la
troupe joviale. Il revint prendre sa place entre Joséphine Marcotte et
Célina Morissette, et se mit à chanter:

    Mademoiselle, on parle de vous,
    On dit que vous aimez beaucoup!

Tout le choeur fit chorus. Il continua:

    Si c'est d'amour que vous aimez,
    Entrez dans la danse, entrez!

Tous répétèrent encore, et il reprit:

      Faites le pot à deux anses.
      Regardez comme l'on danse,
    Fermez la bouche, ouvrez les yeux,
    Saluez qui vous plaira le mieux!

Mademoiselle Joséphine Marcotte, poussée au milieu des danseurs, se mit
les deux mains sur les hanches, et ses bras arrondis simulèrent deux
jolies anses. Elle avait un petit air mutin qui ne lui siéait pas mal.
Elle salua Nérée Bertrand qui rendit la politesse avec un plaisir
nullement déguisé.

Puis l'on _ramena les moutons_, et l'on courut à perdre haleine autour
de la gerbe précieuse, en chantant avec force et volubilité.

    Ram'nez! ram'nez! ram'nez, belle,
    Ram'nez vos moutons des champs!
    Ram'nez! ram'nez! ram'nez, tous,
    Ram'nez vos moutons des loups!

Et cette jeunesse fit bien d'autres danses et bien d'autres jeux naïfs
et innocents. Les bois voisins retentirent longtemps des cris de joie et
des chants populaires. On eut dit que, plus loin, sur les écores du
ruisseau, d'autres choeurs éveillés chantaient, riaient et dansaient
autour d'une autre gerbe de grain. C'étaient les échos qui prenaient
part à la fête.

Picounoc alla chercher une voiture pour transporter la gerbe dans la
grange. Il garnit le harnais de fleurs de toutes sortes et de rubans de
toutes couleurs. Le cheval hennissait et secouait la tête avec une
évidente vanité. La gerbe fut mise debout au milieu de la grande
charrette, et les jeunes gens s'entassèrent autour pêle-mêle, formant
une gerbe plus brillante et plus riche que la grosse gerbe de blé. La
charrette, sous son pesant fardeau, faisait crier ses bers et craquer
ses roues, dans les ornières ou les rigoles. Mais l'essieu étant neuf et
en bois de merisier, on voguait sans peur.

La grosse gerbe fut dépouillée de ses oripeaux et jetée dans la
_tasserie_ avec les autres plus humbles, en attendant le jour terrible
où le fléau du batteur la frappera sans merci, jusqu'à ce qu'elle ne
soit plus qu'une paille informe, et que le dernier grain de blé reste
sur le plancher de l'aire.

Les jeunes gens entrèrent dans la maison. Pendant que Picounoc dételait
son cheval, Jean Tiston son voisin l'aborda.

--Bonjour! Picounoc.

--Bonjour! Tiston.

--Pourquoi Narcisse, ton garçon, n'est-il pas venu? demanda Picounoc.

--Il arrive de St. Edouard, et je viens te dire cela. Pour raccourcir
son chemin, il a passé à travers les champs depuis le côteau de la route
de St. Charles, et il a vu une espèce de fou à genoux sur le bord du
ruisseau, près des débris de l'ancienne cave, sur le haut de la terre de
Noémie... c'est-à-dire de ta terre nouvelle... puisque tu l'as achetée.

Picounoc le regarda curieusement: Un homme à genoux? dit-il.

--Oui, un étranger: une grande barbe, des cheveux longs, une espèce de
sauvage....

--C'est un chasseur des Hauts, reprit Picounoc, un ami de l'ex-élève....
Mais c'est drôle tout de même qu'il aille ainsi s'agenouiller en cet
endroit, ajouta-t-il à demi-voix.

Les deux voisins continuèrent à causer quelques minutes et se
séparèrent. Picounoc était soucieux.

Le soir arriva. Une longue table fut dressée et tous les convives y
trouvèrent place. A l'un des bouts était assis Picounoc et sa future,
madame Letellier, à l'autre bout, Victor et Marguerite. Le
grand-trappeur se trouvait le premier, au coté droit de la table, et
voisin de Picounoc. Il était un objet de curiosité pour tout le monde.

--Vous serez indulgents envers le pauvre chasseur, dit-il aux convives,
s'il manque d'éducation et ne sait plus aussi bien tenir un couteau et
une fourchette qu'une carabine: depuis vingt ans il ne s'est guère assis
à une table pour manger.

--Soyez sans inquiétude, monsieur, répondit Picounoc, et faites comme si
vous étiez chez-vous dans les bois. On connaît la force de
l'habitude....

--Tous les jeunes gens avaient les yeux sur l'étranger, s'attendant à le
voir prendre les côtelettes de mouton avec ses mains pour les déchirer à
belles dents. Grand fût leur désappointement quand ils s'aperçurent
qu'il savait couper sa viande avec son couteau et la porter à sa bouche
avec sa fourchette. Lorsque l'estomac fut lesté, et que l'on fut arrivé
du ragoût aux croquignoles, en passant par les pâtés et les tartes, on
se mit à chanter. La chanson, aux repas de la campagne, remplace le
discours, et elle le remplace avantageusement. La chanson égaie tout le
monde et celui qui la chante, au contraire du discours qui embête celui
qui le fait autant qu'il ennuie ceux qui l'écoutent. Le grand-trappeur
chanta une chanson Montagnaise--car la langue montagnaise est la langue
généralement parlée par les diverses tribus du nord-ouest. Personne n'y
comprit rien, mais à cause de cela on applaudit davantage.

--Ce doit être une complainte bien triste, observa l'une des jeunes
filles, car des larmes ont roulé sur les joues du chasseur et sa voix a
tremblé pendant qu'il chantait.

En effet le grand-trappeur avait redit ses infortunes, dans des couplets
poétiques qu'il composa lui-même, au milieu des solitudes où il avait
vécu. La table fut enlevée, puis les jeux commencèrent. Assis à l'écart,
ayant visiblement conscience de son importance et de son talent,
Narcisse Tiston prit son violon enveloppé dans un grand mouchoir de
poche en soie rouge, déroula le foulard, et, de son pouce, fit vibrer
tour à tour les quatre cordes de l'instrument. Alors un frémissement de
plaisir courut dans la troupe éveillée, et les jeux cessèrent.

--Dansons! dansons! dirent vingt voix ensemble.

--La danse est défendue, observa madame Letellier.

--Pardon! madame, vous n'êtes pas encore la maîtresse de céans, répliqua
en riant Picounoc, et je ne suis pas opposé à la danse, moi,
ajouta-t-il.

Les jeunes gens approuvèrent Picounoc.

--Dansons! dansons! hâtons-nous! dirent-ils, avant que madame Noémie
devienne la maîtresse.

Le violonneux tournait les clefs de son instrument pour raidir ou lâcher
les cordes, pendant que l'archet se promenait lentement de la
chanterelle à la basse, pour assurer entre toutes l'accord parfait. Et
ces préludes harmonieux réveillaient, dans la salle, le plaisir et la
volupté. Le violon, c'est l'occasion prochaine de la danse: s'il vibre,
s'il chante, c'en est fait, on dansera.

Le grand-trappeur était content de retrouver cette rigidité dans les
moeurs de sa femme. Je ne veux pas dire qu'il y a du mal à danser...
certaines danses... avec certaines personnes: mais danser certaines
autres danses avec certaines autres personnes!...

Noémie se trouva seule contre tous, que pouvait-elle faire? danser?
cependant elle ne dansa point. Picounoc en éprouva un léger dépit.

--Quel scrupule de rien! observa-t-il.

--J'ai promis de ne jamais danser, répondit-elle.

--A qui?

--Au bon Dieu.

--En voilà par exemple! Venez donc! une promesse manquée en plus ou en
moins qu'est-ce que cela peut faire?

--Est-ce un reproche? demanda-t-elle.

--Non, c'est une plaisanterie.

Le grand-trappeur recueillait avec une joie folle ces paroles légèrement
acidulées. N'importe, les jeunes gens s'amusaient bien et le violon ne
se reposait guère. Victor et Marguerite étaient radieux. Plus d'un oeil
jaloux les regardait. Quand le violonneux eut le bras fatigué de
promener l'archet, et les talons fatigués de battre la mesure, on
demanda au trappeur de raconter quelque histoire d'indien. Il ne se fit
pas prier.

--Avez-vous connu un nommé José Racette? commença-t-il.

--Racette! José Racette! répondit Picounoc étonné, oui: oui! je l'ai
connu, moi.

--Moi aussi, hélas! ajouta, d'une voix triste, la veuve Letellier.

--On ne l'a pas connu, mais on a entendu parler de lui, dirent les
jeunes gens.

--Eh bien! José Racette, continua le grand-trappeur, est un chef
sauvage, maintenant.

--Un chef sauvage! s'écria tout le monde.

--Oui, le chef de la tribu des Tranltsan-otinés--en français, des
"Couteaux-jaunes", et se nomme le Hibou-blanc.

--Le Hibou-blanc! firent les autres.

--Il est plus cruel que les indiens, plus impie que le diable, et je
crois qu'il se prépare une fin des plus horribles.

--Il était un rien qui vaille, un misérable, avant de se faire sauvage,
dit Noémie, rien de surprenant qu'il ne soit pas en odeur de sainteté,
maintenant.

--Il s'efforce, reprit le trappeur, de détruire l'oeuvre magnifique des
missionnaires de la foi. Pendant que nos saints envoyés prient,
souffrent et instruisent les infidèles, lui, il les scandalise et les
pervertit. Mais j'espère que son règne achève, car il est connu
aujourd'hui: on sait son nom et ses antécédents Voici comment Dieu a
permis que cet homme fut démasqué et confondu. Et le grand-trappeur fit
le récit des actions lâches et cruelles dont s'était rendu coupable le
Hibou-blanc. Il termina par le coup de théâtre qui eut lieu dans
l'humble chapelle, au fort Providence, quand, pour épouser Iréma la
belle Litchanrée, il révéla son nom.

Plusieurs fois, pendant ce récit, des larmes remplirent les yeux de
Noémie et des jeunes filles, et, plusieurs fois des exclamations de
surprise échappèrent aux bouches avides et attentives.

--Tantôt, après la danse qui va recommencer, quand vous aurez encore
besoin de repos, je vous parlerai d'un autre personnage que vous devez
aussi avoir connu.

--Qui? qui?... l'ex-élève? Paul Hamel?

--Tantôt.

Et la danse reprit plus légère, plus vive et plus animée que jamais. Le
violon résonna avec un redoublement de vigueur et d'éclat. On entendait
la mesure que marquaient les pieds, comme on entend les coups
retentissants et cadencés de trois fléaux qui battent la même airée. Et,
quand le dernier cotillon eut arrêté ses tourbillons étourdissants, la
foule anxieuse entoura de nouveau le conteur.

--En vous parlant de Racette, le renégat, je vous ai nécessairement
parlé du grand-trappeur, son plus mortel ennemi, reprit le chasseur.

--Oui! oui! monsieur!

--Ça, c'est un homme! par exemple, exclama le violonneux.

--Oui, messieurs, c'est un homme, reprit l'étranger, mais c'est un homme
malheureux; c'est un homme qui doit avoir quelque profond chagrin. Il ne
rit presque jamais; mais il pleure souvent. Il ne nous avait jamais
révélé son nom avant l'incident dont je vous ai parlé, il y a un
instant; incident qui eut pour effet de démasquer le Hibou-blanc et de
nous apprendre son vrai nom. Cependant le grand-trappeur parcourt en
tous sens, la carabine sur l'épaule et les pistolets à la ceinture,
depuis plus de vingt ans, les régions désertes et glacées du nord. Il
est l'ami de tous les chasseurs, et sa force, sa douceur, son agilité,
en font un compagnon bien précieux. C'est notre maître à tous. Il parle
peu et paraît toujours absorbé dans de sombres pensées. On ne
l'interroge jamais; cela semble lui faire mal. On respecte son
secret--car il doit cacher un grand secret cet homme--et l'on aime son
esprit aventureux, son coeur sincère, et son dévouement à ses
semblables.

En parlant ainsi l'étranger regardait souvent Noémie; car il était
curieux de voir si le passé était complétement enseveli dans l'âme de
cette femme. Il la vit pâlir, comme si tout son sang affluait au coeur,
et il crut surprendre une larme sous sa paupière baissée. Il continua
ainsi:

--L'homme quelquefois se trahit dans son sommeil, et la bouche,
obéissant à l'esprit qui ne dort point, parle aussi quelquefois plus que
de raison. Dans ses rêves, le grand-trappeur laisse souvent échapper, de
ses lèvres inconscientes, un nom qu'il ne prononce jamais devant nous
alors qu'il est éveillé; c'est le nom d'une femme. Il a, c'est évident,
un chagrin d'amour; mais, grand Dieu! quel chagrin! il dure depuis vingt
ans!

--Quel est ce nom de femme qu'il murmure ainsi dans ses rêves? demanda
le jeune avocat.

Ceux qui regardaient Noémie la virent tressaillir soudain sur son siége.
Elle prit son mouchoir blanc et s'essuya le visage. Elle avait des
sueurs froides sur le front. Picounoc dit: Et qu'est-ce que cela nous
fait, un nom ou un autre?... Continuez, monsieur... où bien dansons!
Voyons, les jeunes gens, émoustillez-vous un peu!

--Le nom de la femme! dirent plusieurs....

--Eh bien! reprit l'étranger, d'un accent troublé par l'émotion, le nom
de cette femme c'est "Noémie!"

--Mon Dieu! s'écria madame Letellier. Et elle se mit à sangloter, le
visage caché dans ses deux mains....

Victor se leva soudain. Tous restèrent muets dans leur étonnement; mais
au bout d'un instant Picounoc s'écria visiblement excité, et tout
effrayé des conséquences de cette révélation: C'est faux ce que vous
dites là!

--Monsieur, répliqua le grand-trappeur, se levant et tirant, de sa
ceinture, un pistolet... jamais, dans les forêts de l'ouest, le grand...
il se ravisa--je n'ai souffert une pareille insulte, et, bien que je
sois dans votre maison, je ne la supporterai point davantage....

Mais il se reprit aussitôt, et, sous une apparence de calme, il dit:
Pardon! si j'ai répliqué un peu trop vivement à votre démenti; mais si
vous ne me croyez pas sur parole, demandez à l'ex-élève, il vous dira la
même chose que moi....

--Mais non! ce n'est pas possible! disait Picounoc marchant au milieu de
la salle... Djos est mort!... eh! oui, bien mort! brûlé avec sa grange.
Et puis, s'il revenait!...

Il s'arrêta, voyant qu'il en avait trop dit déjà....

--Et s'il revenait? demanda Victor.

--Mais c'est impossible, puisqu'il est mort, répondit-il en éludant la
question, on a retrouvé ses ossements calcinés.... Bah! Et il se prit à
rire.

--Mon ami, observa Noémie avec douceur et tristesse, ce rire me fait
mal.

--C'est vrai, pensa Picounoc, je m'excite trop, je fais des bêtises....

--Mais il me semble, demanda Victor, que ce grand-trappeur a révélé son
nom, en même temps que le Hibou-blanc faisait connaître le sien?

--Oui, jeune homme, répondit l'étranger....

--Et ce nom? quel est-il?

Tout le monde prêtait une oreille attentive et curieuse; seul le
battement des coeurs agitait les poitrines.

--Joseph Letellier! prononça, d'une voix lente et forte, l'étranger.

Un nouveau cri s'éleva, ou plutôt plusieurs cris à la fois firent
retentir la maison de Picounoc.

--Mon mari! mon mari!

--Mon père! c'est mon père!

--Lui!

C'était Picounoc qui avait crié ce "Lui!" Il était pâle jusqu'à la
lividité. Noémie prête à s'évanouir avait demandé à s'en retourner chez
elle... Victor s'applaudissait tout haut d'avoir un père si brave et si
étrange.

--Monsieur, dit Picounoc à l'étranger, vous êtes venu troubler notre
fête.

--C'est bien malgré moi, soyez-en sûr, répondit le grand-trappeur d'un
air de componction; je ne savais pas que la femme et l'enfant du
grand-trappeur se trouvaient ici.

--Vous ne l'ignoriez pas, et cela est fait à dessein; mais, si vous
retournez dans les Hauts, dites-bien à Djos ou au grand-trappeur, comme
vous l'appelez, qu'il ne se montre jamais ici... le meurtrier qu'il
est!...

--Meurtrier, dites-vous? lui, un meurtrier!

--Oui, monsieur, il a tué ma femme!...

--Il a tué votre femme!... et vous avez des preuves de cela?

--Des preuves? je l'ai vu de mes yeux... entendez-vous? de mes yeux!...
et, s'il revient, la corde l'attend!...

--C'est mon père, dit d'une voix émue le jeune avocat.

--Je le sais bien que c'est ton père!...

--Vous aviez pardonné?... puisque....

Le jeune homme n'acheva pas, il fondit en larmes.... La douleur est
contagieuse comme la joie. Marguerite se mit à pleurer à son tour, et,
après elle, plusieurs jeunes filles.

La soirée se termina là. Commencée dans l'allégresse elle finit dans les
larmes. Victor s'approcha de Marguerite:

--Ma pauvre Marguerite, dit-il, les nuages montent à l'horizon...
l'orage nous menace... j'ai de tristes pressentiments....

--Victor, quoiqu'il arrive, je ne serai jamais à d'autre qu'à toi....

--Me le promets-tu....

--Je te le jure!

L'étranger s'excusa du mal qu'il avait fait et sortit.




                                     III

                            AMOUR ET VENGEANCE.


Madame Letellier passa la nuit dans un état difficile à décrire. A la
pensée que son mari vivait encore, l'immense douleur qu'elle avait
ressentie jadis, et que le temps avait apaisée, se réveilla tout à coup.
Les plaies cicatrisées par le baume des années se rouvrirent, et il lui
sembla que le sanglant événement qui avait tué son bonheur et fait
asseoir le deuil à son foyer n'était arrivé que la veille. Cependant à
ce lugubre souvenir se mêlait une lueur d'espérance, à cette angoisse
profonde, une vive allégresse, et elle passait d'une sensation à une
autre, comme la nacelle poussée par l'orage, d'une vague à une autre
vague. Tantôt elle se prenait à espérer un prochain retour de son mari,
et tantôt elle s'abîmait dans une amère terreur, en songeant à quel
danger il s'exposerait en revenant au pays. L'idée qu'un pur hasard seul
empêchait Picounoc de devenir son époux adultère, la faisait frissonner
d'horreur; et, maintenant qu'elle se savait encore liée à l'homme de son
choix, maintenant qu'elle savait que la mort n'avait pas rompu ses
liens, elle éprouvait pour Picounoc un éloignement voisin du mépris.
Elle se représentait Joseph sous l'accoutrement original du chasseur
qu'elle venait de voir; se le figurait bronzé, fort et beau comme lui,
et disait: j'irai à lui s'il ne vient pas à moi.

Victor n'était guère moins ému que sa mère, et il se voyait, comme elle,
agité de mille sentiments divers. Le désir de connaître cet homme qui
lui avait donné le jour, luttait contre la peur du scandale et du
déshonneur; l'amour de Marguerite l'entraînait d'un côté, puis, de
l'autre, le dévouement. Tant d'émotions violentes chassèrent de ses
paupières le sommeil bienfaisant, et, quand vint le matin tout radieux,
il n'avait, pas plus que sa mère, goûté de repos.

Pour tous la nuit fut terrible; mais pour personne elle ne le fut autant
que pour Picounoc. Il voyait s'envoler, en une minute, le fruit de vingt
ans de travail, de ruses et d'hypocrisie. La coupe enchantée tombait de
ses mains au moment où elle touchait ses lèvres. Tous ces désirs de feu
qui l'avaient dévoré depuis la jeunesse déjà loin, allaient être
satisfaits, puis il allait jouir en paix, à force d'habileté, de l'amour
de la femme qu'il convoitait, et de l'estime des hommes qu'il abusait,
quand, tout à coup, par la faute d'un étranger à qui il offre
l'hospitalité, tout s'évanouit, tout s'écroule! Oh! qu'il regrettait
d'avoir retenu cet homme! et comme il lui eut vite cassé la tête, si ce
crime eut pu lui rendre le bonheur perdu. Il s'efforçait, par moment, de
se faire illusion et de croire que tout cela n'était qu'un nuage que le
vent emporterait. Mais en vain, le nuage restait étendu comme un immense
linceul au dessus de sa tête, et nul vent ne pouvait plus le dissiper.
Il s'endormit, mais son sommeil fut plus affreux que l'état de veille.
Il vit le grand-trappeur s'avancer vers lui, conduisant une femme
appuyée à son bras. Il crut que c'était Noémie et il eut un
tressaillement de volupté; mais quand la femme leva son voile noir il
reconnut Aglaé, sa propre épouse qu'il avait fait assassiner. Elle
portait une horrible blessure à la tête, et des larmes de sang coulaient
de ses yeux. Il voulut fuir; mais ses pas alourdis s'attachèrent au sol
comme à une glaise implacable, et ses jambes plièrent sous un fardeau
énorme. Ce fardeau, une main mystérieuse le tenait sur sa tête, et
c'était en vain que de ses deux bras, il voulait le jeter à terre. Ce
fardeau se divisa en sept parties; et chacune des sept parties prit la
forme d'une tête de mort; et sur chaque tête il y avait une inscription.
Or voici quelles étaient ces inscriptions: Orgueil, avarice, impureté,
envie, gourmandise, colère, paresse! Et, au dessus de ces sept têtes de
mort, un crâne énorme--le crâne nu du vieux chef des bandits enterré
dans le ruisseau, avec cette autre inscription: La malédiction d'un
père. Et tout cela écrasait le malheureux Picounoc qui voulait en vain
s'enfuir.... Toute la nuit son sommeil eut de ces cauchemars horribles.

Marguerite qui ne comprenait pas encore toutes les conséquences que
pouvaient avoir les paroles du grand-trappeur, mais qui pressentait un
malheur cependant, trouva, dans la prière et l'amour, la seule
consolation qui plaît aux âmes vraiment attristées.

Le grand-trappeur craignit de s'être trahi, et d'avoir éveillé les
soupçons de son ennemi. Il passa le reste de la nuit chez Tiston, puis,
de bon matin, pour détourner les soupçons, il s'achemina vers Ste.
Croix. Il fit bien, car Picounoc, soupçonnant quelque ruse, s'informa où
était le chasseur. Quand on lui dit qu'il continuait sa route, sans plus
s'occuper des incidents de la veille, il parut satisfait. La journée ne
fut pas gaie. Picounoc ne put se mettre franchement à l'ouvrage et on le
vit rôder dans son champ comme une ombre en peine.

Vers le soir, Victor parlait avec sa mère de toutes ces choses qu'avait
rappelées les récits du chasseur, et tous deux songeaient aux moyens de
faire revenir le malheureux exilé, dont la conduite, là-bas, était si
noble et si chrétienne, quand, tout à coup, le jeune avocat s'écria en
se frappant le front:

--Mon père n'est pas coupable, j'en suis certain!

Noémie pencha la tête. Elle ne pouvait pas comprendre qu'il ne le fut
point, puisqu'il fuyait la justice et les regards de ses amis, depuis le
jour du meurtre.

--Mon père n'est pas coupable! reprit Victor avec une émotion à moitié
contenue, et c'est de lui que me parlait le chasseur, hier matin, en
revenant de St. Pierre....

Comment? que disait-il donc ce chasseur, demanda la femme, tremblante
d'espoir et de crainte à la fois.

--Il me disait qu'un de ses amis était accusé d'un meurtre qu'il n'avait
pas commis... non, ce n'est pas cela. Il me disait que cet ami, trompé
par de fausses apparences et par un homme qui avait intérêt à se jouer
de lui, sans doute, avait tué la femme d'un autre, croyant tuer sa
propre femme, dans un moment d'infidélité.... Ah! c'est un cas sérieux
et beau, mais difficile! difficile!... L'avocat prenait le dessus, comme
on le voit. Ce qui est regrettable, reprit Victor, c'est que les preuves
manquent: le malheureux ne peut pas prouver qu'il a été la victime d'un
rusé coquin....

Noémie, après être demeurée un instant pensive, éclata tout à coup en
sanglots. Elle venait de comprendre comment, en effet, son mari qui
était jaloux, avait pu tuer la femme de Picounoc, croyant se venger des
infidélités imaginaires de sa propre épouse; mais elle n'osait croire
encore qu'il pût entrer tant de malice et de fourberie dans le coeur de
Picounoc. Et pourtant, elle était si heureuse de pouvoir alléger la
faute de son mari! Victor lui demanda d'une voix basse, comme s'il eût
craint d'être entendu ou d'offenser son père:

--Mère, dites-moi, s'il vous plaît... papa était-il jaloux?... Les
pleurs de Noémie redoublèrent, et c'est avec peine qu'elle répondit.

--Oui, mon fils, et j'ignore pourquoi, Dieu sait que je n'ai rien à me
reprocher....

--Et quel était son meilleur ami?

--C'était Picounoc....

--Mon Dieu! fit le jeune avocat! serait-il donc possible!

Il avait à peine achevé ce cri qu'une ombre apparut dans la porte
entr'ouverte: c'était le grand-trappeur.

--Je suis content de vous voir, dit vivement Victor en se levant pour
donner une chaise à l'étranger, vous allez me parler de mon père,
monsieur... de mon père que je ne connais point!...

--Oh! dites-lui donc que nous l'attendons, reprit Noémie en s'essuyant
les yeux, dites-lui qu'il revienne, ou qu'il nous demande d'aller à lui!

--Vingt ans n'ont donc pas suffi pour le faire oublier? demanda
l'étranger.

--Ah! reprit la femme toute brisée par la douleur, on peut croire que je
l'avais oublié, puisque je consentais à devenir la femme d'un autre,
mais à mon âge, on ne fait plus de mariage d'amour, et, celui qui allait
devenir mon deuxième époux savait bien qu'il ne m'avait pas toute
entière....

--La reconnaissance, monsieur, ajouta Victor, est une vertu qui tient
souvent la place de l'amour, et bien des hommes achètent le bonheur en
la faisant naître dans les âmes qui ne veulent pas ou ne peuvent pas
aimer.

--Cet homme que vous appelez Picounoc vous a fait beaucoup de bien,
Madame?...

--Beaucoup, monsieur....

--C'est lui qui a conseillé ma mère de me faire donner une éducation
classique, reprit Victor, et, n'eût-il fait que cela, je voudrais
l'aimer toujours....

--Est-ce lui qui a payé votre éducation? demanda le grand-trappeur.

--Non et oui. Ma mère a payé d'abord, et pour cela elle s'est imposé
bien des privations, et elle a emprunté beaucoup d'argent.... Si bien,
qu'à la fin ne pouvant plus rembourser le prêteur, qui était ce marchand
bourru que nous avons vu sur sa galerie, à la rivière du Chêne, elle dut
voir notre terre décrétée et mise en vente.

--Décrétée et vendue par le shérif? fit l'étranger tout surpris.

--Oui, monsieur, continua Victor.... Mais une douce surprise nous
attendait.... M. Saint Pierre--celui qu'on surnomme Picounoc--achète la
terre et nous la rend pour un merci.

--Dites pour la ravoir quelques jours plus tard avec la main de la femme
qu'il aime, affirma d'une voix sourde et menaçante l'étranger....

--C'est vrai, fit le jeune avocat....

--Je vois plus d'égoïsme que de générosité dans la conduite de cet
homme, ajouta l'étranger.

--C'est vrai, dit Noémie naïvement, je n'avais pas songé à cela. Mon
Dieu! que je suis contente d'échapper à cet homme! s'écria-t-elle
ensuite, en joignant les mains.

Une larme vint trembler au bord de la paupière du grand-trappeur.

--Retournez-vous dans le Nord-Ouest, Monsieur? lui demanda Victor.

--Je ne sais guère, je vous jure, ce que je vais faire, ou ce que je
vais devenir....

--Ah! retournez-y donc, dit Noémie, retournez-y donc pour voir mon mari
et lui dire de revenir!

Le grand-trappeur se sentait ému, et, le coeur gros, il avait peur
d'éclater.

--C'est de lui que vous me parliez hier, reprit Victor, quand vous
m'avez consulté au sujet d'un certain meurtre?...

--Oui, Monsieur, précisément.

--Ah! il n'est pas coupable! s'écria de nouveau Noémie, dites-lui qu'il
revienne, et mon Victor, son fils, le défendra bien contre ses
accusateurs! Vous lui direz que Victor est avocat.... N'est-ce pas,
Monsieur, que vous lui direz ces choses, et que vous le conseillerez de
revenir vivre avec nous?... Voyez-vous, je n'ai que ces deux amours au
monde, mon enfant et mon mari! Ah! s'il savait ce que j'ai souffert!
s'il savait comme je l'ai aimé, comme je lui ai toujours été fidèle!...
Ah! qui donc a pu lui faire croire que je ne l'aimais plus! que je
pouvais m'oublier jusqu'au point de faire entrer la honte ou le
déshonneur dans ma maison! Mon Dieu! mon Dieu! vous seul connaissez les
larmes que j'ai répandues et les tortures que j'ai endurées!... Tenez,
Monsieur, s'il revenait!... il me semble que tout ce passé d'afflictions
et d'amertume, ne serait qu'un mauvais rêve bien vite oublié!... S'il
revenait! nous reprendrions la vie... la vie de bonheur et de paix où
nous l'avons laissée il y a si longtemps, et nul ne pourrait plus,
jamais, jamais, nous arracher l'un à l'autre, que le bon Dieu, quand il
trouverait nous avoir assez récompensés de nos longues années de
martyre! Ah! s'il revenait, Monsieur, pour voir son enfant, son petit
Victor qu'il a laissé au berceau et qui est maintenant un si beau jeune
homme! comme il en serait fier de son Victor!.. Mais il ne me
reconnaîtrait plus, hélas!... les chagrins ont laissé de profondes
traces sur ma figure! Il ne me retrouverait pas brillante de jeunesse
comme autrefois!... et, peut-être!... Mais non! il m'aimerait encore,
car je l'aime toujours, moi!... Dites-lui, Monsieur, dites-lui tout ce
que vous entendez, tout ce que vous voyez!... Ah! vous pleurez!... vous
êtes bon! vous êtes sensible! vous comprenez les souffrances de mon
pauvre coeur!... Vous irez, n'est-ce pas, jusqu'à ces pays de glace d'où
vous venez, pour en ramener mon mari! Vous lui direz que vous avez
pleuré avec nous!...

Le grand-trappeur, ne pouvant plus contenir ses émotions, ne pouvant
plus calmer son coeur qui bondissait à rompre sa poitrine, se leva pour
se jeter aux genoux de sa femme; mais une voix joyeuse qui retentit sur
le seuil l'arrêta.

--_Salvete, omnes gentes! ego sum_ Paul Hamel _qui dicitur
ex-elevatus_....

--L'ex-élève! s'écria Noémie en s'essuyant les yeux....

--Monsieur Paul Hamel, dit Victor, en tendant la main au chasseur qui
entrait....

Le grand-trappeur jeta un regard et un sourire à son ami....

--_Salve! grandissime_ trappeur! fit l'ex-élève en saluant son compagnon
de chasse.

Une pâleur affreuse couvrit les figures de Noémie et de Victor qui
restèrent immobiles dans leur stupeur.... L'ex-élève qui vit leur
étonnement, reprit tout joyeusement:

--Eh! oui, c'est le grand-trappeur du Nord-Ouest.... Quoi? est-ce qu'il
ne vous l'a pas dit encore? Il n'aime pas à se vanter, je le sais; mais
moi, je n'ai pas de cachette.

Un tremblement nerveux saisit Noémie, dont les regards dévoraient le
grand-trappeur. Victor croyait être le jouet du délire.

--Noémie! Noémie! tu ne me reconnais plus! s'écria le grand-trappeur!...

Deux cris terribles firent à la fois retentir la maison.

--Joseph!

--Mon père!

Et soudain Djos tomba aux genoux de sa femme... et l'on entendit ces
mots entrecoupés de sanglots.

--Pardon!... pardon!... pardon!...

--Oh! dit l'ex-élève, en s'essuyant les yeux, je croyais que la
connaissance était faite.... Je ne veux pas vous déranger, mes
enfants.... Je reviendrai tantôt....

Et, le coeur touché de ce qu'il voyait, il sortit! Il est des joies
comme il est des douleurs qui défient toute description, et si le
pinceau de l'artiste réussit à montrer, dans la figure humaine qu'il
reproduit, toutes les douleurs ou toutes les joies de l'âme, la plume de
l'écrivain s'arrête impuissante, ou se brise de désespoir. D'abord le
silence ne fut interrompu que par des paroles isolées comme ces bouffées
de flamme qui s'échappent des lèvres entr'ouvertes du volcan prêt à
faire irruption; et ces mots, c'étaient les noms de Noémie, de Victor et
de Joseph: puis, suivirent des baisers d'une ineffable douceur, et des
regards chargés d'amour plus éloquents, plus persuasifs que tous les
serments à la fois. Après la première effusion, le grand-trappeur se
débarrassa de sa ceinture _fléchée_ et de ses pistolets, puis il voulut
revoir chaque chambre, chaque morceau, pour ainsi dire, de cette maison
qui évoquait tout-à-coup un passé si calme et si heureux d'abord, si
amer, hélas! ensuite.

Victor, après quelques moments, déposa un baiser sur le front de son
père et s'éloigna, promettant de rentrer bientôt. Il trouva l'ex-élève
assis pensif sur la clôture du chemin, à un arpent de la maison. Il lui
proposa une promenade, et tous deux marchèrent en causant du grand
événement qui venait de se produire.

--Je suis bien heureux, disait le jeune avocat, je suis bien heureux
d'avoir retrouvé mon père; mais un bonheur s'achète souvent au prix d'un
autre bonheur, et je sens que je ne serai pas épargné.... Pauvre
Marguerite! soupirait-il de temps en temps, pauvre Marguerite! où s'en
vont nos doux projets? où s'en vont nos délicieuses espérances?...

Marguerite ne connaissait pas encore toute l'étendue du malheur qui la
menaçait, et elle se plaisait à croire que le coup inattendu qui
frappait son père ne l'atteindrait point elle-même. Elle ne savait
point, innocente créature, fruit succulent et beau, sorti par hasard
d'un rameau encore vert, elle ne savait point comme le coeur de l'arbre
qui l'avait produit, était profondément gâté.

Picounoc, après avoir erré vaguement, sans but et sans motif, toute la
journée, s'était enfermé dans sa chambre. Il ne voulut pas souper.

--Vous êtes malade, petit papa, risqua timidement la jeune fille.

--Si cet homme a le malheur de revenir!... gronda-t-il pour toute
réponse.

--Le chasseur qui a passé hier soir, papa?

--Celui-là aussi!... que le diable l'emporte!...

--Il ne savait pas la peine qu'il te ferait en disant ce qu'il a
raconté.

--Qu'avait-on besoin de ces histoires-là? Du reste, je suis certain que
c'est un menteur. Il est payé par quelqu'un pour faire manquer mon
mariage... je le comprends bien, moi; mais Noémie!... Ah! ces femmes!...
ces femmes!... Elles croiraient manquer à leur dignité si elles ne
tombaient en pâmoison à la moindre parole un peu surprenante qu'elles
entendent.

--Vois-la donc, petite père, et dis-lui tout ce que tu penses de ces
histoires; elle finira par comprendre, sans doute, qu'il est fort
possible que vous soyez tous deux les jouets d'un mauvais plaisant, ou
d'un ennemi.

--Victor est-il venu aujourd'hui? demanda Picounoc.

--Non, papa, répondit Marguerite, l'âme oppressée par le regret.

--Il croit aux contes du chasseur, le petit fat! il y croit!

--Il aurait tant de bonheur, s'il retrouvait son père!... Mon Dieu! si
vous partiez pour ne revenir qu'après vingt ans!... quelle serait ma
peine!... mais quelle serait ma joie ensuite! Oh! petit père, ne lui
garde pas rancune de son espoir et de sa félicité!...

--Le grand-trappeur eût mieux fait de ne jamais révéler son nom, et de
rester mort pour tout le monde....

--Tu es injuste, petit papa!... voyons! calme-toi....

--Injuste? je suis injuste? dis-tu?

--Mais il me semble que... la charité....

--Il te semble que!... la charité!... oui! tout ça, c'est bel et bon.
Mais tu sais une chose, Marguerite, tu sais que ce grand-trappeur, ce
Djos, ce Pèlerin, quelque soit son nom, est un assassin?

--Mais, mon père, on le dit si bon maintenant, reprit la jeune fille
avec une douceur étrange.

--N'importe! c'est un meurtrier; et je l'ai dit hier soir devant tout le
monde; c'est un meurtrier! qu'il ne remette pas les pieds ici!

--Mon père! les apparences sont parfois trompeuses.... On a vu souvent
l'innocence accusée et la faute impunie, qui sait?...

--Je sais bien, moi! puisque je l'ai vu faire!... Vas-tu donc défendre
et protéger l'assassin de ta mère?... serais-tu oublieuse et ingrate à
ce point?

--Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Marguerite. Et, se cachant le visage dans
ses deux mains, elle demeura longtemps silencieuse.

--Veux-tu donc qu'il revienne maintenant, reprit Picounoc, et n'eût-il
pas mieux fait de passer pour mort plus longtemps encore? dis!...

--Ah! c'est affreux! murmurait la jeune fille.... Et un combat terrible
se livrait dans son coeur: son amour était aux prises avec sa dignité.
Elle voyait Victor souriant tristement et jurant de l'aimer toujours;
elle le voyait avec toutes ses vertus, sa franchise et sa noblesse, et,
derrière lui, elle apercevait un homme souillé de sang; et cet homme,
c'était le père de son fiancé, et ce sang, c'était celui de sa mère!...
Jamais ce souvenir ne s'était réveillé aussi amer, et jamais il n'était
revenu sous de pareilles couleurs! Brisée par le choc des sentiments
violents et divers qui se heurtaient dans son esprit, ne trouvant plus
l'appui des hommes assez ferme, elle entra dans sa chambre et se jeta à
genoux. La prière est le plus sûr et le meilleur moyen d'arriver au
repos--que ce soit le repos dans l'allégresse ou le repos dans les
afflictions. Picounoc sortit et se dirigea machinalement vers la demeure
de Noémie.

La nuit n'était pas encore venue mais le ciel était sombre déjà, et les
objets de la terre, sans couleurs et presque sans formes certaines, se
confondaient dans une masse grise. On eût dit un grand nuage ouvrant ses
ailes pour couvrir le monde. La lumière de la lampe brillait dans chaque
maison, s'échappant en rayons joyeux par quelqu'une des fenêtres. Le
plus souvent les cultivateurs, qui n'ont ni crainte d'être vus, ni peur
de voir trop, ne prennent pas la peine de suspendre des rideaux à leurs
fenêtres, ou de les fermer s'il s'en trouve, et le passant voit la
famille réunie autour de la table pour prendre son souper, ou jouer la
partie de cartes.

Victor et l'ex-élève ayant rencontré des amis du vieux temps
s'attardaient à jaser.

Picounoc arriva sans trop savoir pourquoi, et en proie à des pensées
horribles, à la porte de Noémie. Il remarqua avec surprise qu'il n'y
avait pas de lumière aux fenêtres. Il s'approcha davantage et vit qu'on
avait improvisé des rideaux. Cela l'intrigua bien un peu. Il colla son
oreille contre le trou de la clenche, puis entendit chuchoter. Il écouta
avec plus d'attention. Le grand-trappeur disait à sa femme.

--Si Picounoc savait que je suis ici, il me ferait arrêter, vois-tu. Et
comme je n'ai pas de preuves de sa fourberie, je serais probablement
condamné!...

Picounoc frissonna jusqu'au fond des entrailles; un éclair jaillit de
ses paupières, et il s'appuya un moment sur le cadre de la porte, puis
la stupéfaction calmée, il s'inclina de nouveau pour écouter...

--Je vendrai la terre et j'irai te rejoindre, disait Noémie....

Il n'eut pas besoin d'en entendre plus long. Honteux d'avoir été la dupe
du chasseur, fou de colère à la pensée de cette femme qui lui échappait
pour toujours, pour retomber dans les bras de celui qu'elle aimait, il
s'éloigna chancelant. Mais, ayant entendu des voix et le bruit des pas
de quelques personnes qui venaient, il longea la maison et se cacha au
coin, derrière. Là il vit des rayons qui sortaient à pleine fenêtre et
s'en allaient dormir sur les feuilles du verger voisin: Voyons! se
dit-il, est-ce bien lui? Et, s'approchant de la fenêtre, il plongea son
oeil avide et cruel dans la maison. Il eut un grincement de dents
effroyable....

--Je serai vengé! gronda-t-il et, aveuglé par la rage il alla se heurter
au tronc d'un arbre: Maudit! recule-toi donc! grinça-t-il, et il frappa
du poing l'arbre inoffensif. Il reprit le chemin de sa demeure, et, en
s'en allant, il pensait: Je suis bien bête de perdre la tête pour ça!...
De quoi va me servir tout ce désespoir?... c'est inutile d'y penser, je
ne l'aurai jamais!... Elle me haïra quand même!... Elle va me
mépriser!... brisons-la! en avant! Ah! l'on veut jouer un tour à
Picounoc! on veut tout bonnement déguerpir l'un après l'autre, sans
tambour ni trompette! allons donc! pour qui me prenez-vous, M. le
grand-trappeur? et Madame la _grande-trappeuse?_... Picounoc ne se
laisse pas emmancher comme ça! Puisque l'on ne peut pas goûter à
l'amour, eh bien! rassasions-nous de vengeance. L'amour passe,
paraît-il, mais la vengeance! ah! le temps la rend plus belle et plus
terrible!...

Il attela son cheval, prévint Marguerite de ne pas l'attendre avant deux
ou trois heures du matin, et partit au grand trot. Il s'arrêta à
l'église, chez un juge de paix, fit une déclaration contre Joseph
Letellier, l'accusant de meurtre et spécifiant tous les détails.... Puis
il dit au magistrat de se hâter, car l'assassin serait probablement
disparu de nouveau, le lendemain matin. Alors, quand il eut remis
l'affaire entre les mains de la justice, il remonta dans sa voiture;
mais il ne revint pas chez lui, il se rendit à la rivière du Chêne, et
alla frapper à la porte du bossu.

--A quoi puis-je attribuer l'honneur de ta visite? demanda le marchand
d'un air de grand seigneur vexé.

--A la vengeance, répondit Picounoc....

--Ce n'est pas chrétien, cela, observa le bossu....

--C'est agréable, toujours! si ce n'est pas chrétien....

--Et de qui veux-tu donc te venger ainsi?

--D'un homme!

--Ah! je pensais que tu allais dire d'une femme.

--D'une femme aussi!

--Bigre! deux vengeances à la fois, c'est du corse, cela.

--C'est du Picounoc, en tout cas, répliqua l'habitant irrité en se
frappant le coeur d'un geste vaniteux.

--Le mariage serait-il rompu, par hasard? demanda le bossu....

--Les mariages sont rompus! les... mariages, entends-tu?

--J'entends mais je ne comprends pas....

--Tu vas comprendre.... Djos, le pèlerin de Ste. Anne, est revenu.

--Hein! que dis-tu? Djos est revenu? exclama le bossu, se dressant de
terreur....

--Oui, il est revenu sous la forme d'un chasseur du Nord-Ouest....

--Ah! c'est cet homme que j'ai vu avant hier! C'est Djos? dis-tu?

--Oui, c'est lui!... mais tu ne le connais pas toi?... et cela ne te
fait pas grand'chose, continua Picounoc, qui n'avait pas remarqué la
surprise du bossu.

--C'est vrai! c'est vrai! je ne le connais pas, reprit le marchand, mais
j'ai tant entendu parler de lui!... Ah! il est revenu!... Et que veux-tu
que je fasse? voyons! je suis disposé à t'obliger: Tu m'as un peu
maltraité, mais à tout péché miséricorde.... Oui, voyons! assieds-toi un
peu, et causons tranquillement... en prenant un petit coup....

--Que tu es bon, mon cher Chèvrefils, et que j'ai du regret de t'avoir
un instant préféré ce petit fat de Victor! mais, Dieu merci! c'est fini!
Victor et Marguerite se marieront ensemble quand Noémie et moi nous
serons de vieux époux.

--Vraiment! ce serait fini! tu ne plaisantes pas?

--Ma fille va-t-elle épouser le fils de l'assassin de sa mère? Je la
chasserais de ma maison.

--Mais il me semble que....

--J'allais épouser la femme de l'assassin de ma femme?... se hâta
d'achever Picounoc. Oui, oui... mais il me semble à moi que ce cas est
fort différent.

--En effet, tu as raison. Et que comptes-tu faire?

--Je compte faire pendre Djos.

--Rien que ça? et as-tu besoin de mes services pour cela?

--Peut-être.

--Ils te sont acquis....

--- Je ne veux qu'une promesse de toi, et cette promesse je la paie de
ma fille, entends-tu?

Le bossu se leva tout palpitant, et son oeil faux jeta mille étincelles.

--Ta fille dis-tu? et si elle ne veut pas plus maintenant que l'autre
jour?...

--Tu la prendras de force: elle est à toi, je te la donne!...

--Voilà qui est parlé! et quelle promesse me demandes-tu? que je la
rende heureuse? que je l'adore toujours? que je....

--Non! non! c'est que tu ne dises jamais, quoiqu'il arrive, que tu m'as
vendu un châle... pour ma femme, il y a vingt ans,... te souviens-tu?

--S'il y a si longtemps la promesse tiendra, bien sûr!

--Tu diras plutôt, si jamais l'on parle de ce châle, que tu ne m'en as
jamais vendu!...

--Rien de plus aisé, mon cher beau père; et pour cela, tu vas me donner
Marguerite!... Allons! tu te moques de ton gendre....

--Ce qui te paraît une bagatelle aura peut-être une grande importance un
jour....

--Comme tu voudras, beau père... et quand prendrai-je possession de ta
fille que j'aime à la folie?...

--Après le procès....

--Ah! il y a un procès? fit le bossu, plus sérieusement.

--Sans doute, je te l'ai dit, je livre Djos à la justice....

--Bien! bien! je comprends!... parfait! compte sur moi!

Pendant cette conversation, un huissier suivi de quatre recors armés,
entra chez Noémie et fit--au nom de la reine--le grand-trappeur
prisonnier. Heureusement pour l'huissier et les recors, le chasseur
n'avait pas ses armes sous la main, car pas un seul d'entre eux ne
serait sorti vivant.




                                     IV

                              FRÈRE ET SOEUR.


La mission de Providence, au grand lac des Esclaves, fut jetée dans un
émoi extraordinaire par l'événement qui amena deux des chasseurs les
plus remarquables--l'un par ses vertus morales et physiques et l'autre
par ses vices--à révéler leurs noms que, pour des motifs puissants, ils
avaient toujours cachés. Le grand-trappeur fit alors connaître à tous
ceux qui voulurent l'entendre, dans quelle voie sinistre il avait été
poussé par son ami trompeur, et comment, entraîné par une fatale et
aveugle illusion, il était devenu l'instrument probable de la malice de
cet ami, en croyant n'être que le vengeur de la foi conjugale outragée.
Le missionnaire lui prodigua les conseils éclairés dont il avait besoin
pour se guider désormais; il lui dit de partir sans retard et d'aller,
plein de confiance en Dieu, consoler la femme infortunée qu'il avait
plongée dans le deuil, et démasquer en face du monde, l'homme pervers
dont l'amitié lui avait été si funeste. Et le grand-trappeur, accompagné
de l'ex-élève, s'était acheminé de suite, dans l'immense solitude qu'il
venait de traverser, vers les rives du Saint Laurent. Cependant il
songeait, en marchant, par quels moyens il réussirait à convaincre
Picounoc de malice et de trahison, et plus il songeait, plus la chose
lui semblait impossible. Alors il résolut de ne point se faire
reconnaître, et d'arriver chez lui comme un étranger. A sa femme seule
il révélera tout, et ensemble secrètement, ils s'entendront pour éviter
les chances d'un procès et s'en aller quelque part achever, dans le
calme, ce qui leur reste d'années. Mais Picounoc a surpris le secret du
chasseur, et, maintenant, c'est entre ces deux hommes une lutte à mort.
Il y a eu un meurtre, et l'un des deux est le coupable. Ils vont
s'accuser tour à tour, et la justice humaine, si Dieu ne l'aide pas,
aura peut-être un moment d'hésitation, une heure d'angoisse.

Le missionnaire de Providence s'efforça de faire rentrer le remords dans
l'âme endurcie de Racette, le Hibou blanc; mais le criminel était trop
corrompu pour écouter la voix de la religion qui le suppliait de revenir
à elle; il était surtout trop irrité de la perte d'Iréma et du départ du
grand-trappeur à qui le bonheur semblait maintenant sourire. Il ne
répondit aux exhortations du ministre du Seigneur que par un silence
obstiné ou un rire cynique. Alors, comprenant tout le mal que pouvait
faire parmi les naïfs indiens cet être dépravé, l'homme de Dieu fit un
reproche aux guerriers de ce qu'ils se soumettaient lâchement à un chef
sans honneur, que la justice de son pays avait marqué au front d'un
cachet de honte et d'ignominie; il les conjura de chasser loin de leur
tribu cet homme de sang, et de se choisir un chef parmi les braves
chasseurs de la nation.

--Vous êtes venus, dit-il, Couteaux-jaunes et Litchanrés, avec le désir
d'oublier vos haines trop longues et de vous unir, comme une seule
famille, pour chasser dans les forêts qui vous appartiennent, eh bien!
enterrez les armes de la guerre, enterrez le ressentiment et l'orgueil
qui vous mènent dans le pays du feu qui ne s'éteint jamais! Aimez-vous
et protégez-vous les uns les autres comme si vous étiez tous des frères!
Le grand Esprit le veut, et si vous ne faites pas la volonté du grand
Esprit vous n'irez pas le rejoindre dans son séjour de gloire et de
plaisir, après votre mort. Demeurez ensemble sous vos tentes, auprès du
fort, pendant quelques jours. Venez vous agenouiller aux pieds de la
robe noire qui vous pardonnera vos péchés et vous dira de bonnes paroles
pour vous encourager à la vertu. Vous ferez la sainte communion et
alors, devenus sages et bons, vous élirez ensemble un chef pour vous
conduire à la chasse, ou veiller sur vous aux jours de repos.

--Kisastari n'est peut-être pas mort, dit le grand-trappeur, qui n'était
pas encore parti pour revenir au pays quand le missionnaire parla, comme
nous venons de le dire, aux indiens réunis dans la chapelle.

--Kisastari n'est pas mort! s'écria la pauvre Iréma, dans une
effervescence soudaine. L'espérance lui rendait toute son énergie. Elle
était belle à voir se dressant ainsi dans son amour, frémissante, l'oeil
étincelant.

--Je ne sais s'il est mort maintenant, mais nous l'avons trouvé gisant
dans son sang et couvert de blessures, reprit l'ex-élève, et après
quelques jours passés auprès de lui, pour le soigner et le rendre à la
vie, à sa demande, nous l'avons laissé pour suivre les traces de ses
ennemis. Kisastari pouvait alors marcher seul et chasser pour vivre.

--_It is true_, dit John.

--C'est la pure vérité! ajouta Baptiste.

--Où est-il? où est mon fiancé? reprit Iréma avec exaltation.

--Il est au fort Chippeway, répondit le prêtre.

La Grand-Esprit est bon! s'écria Iréma.

--Et j'espère que Kisastari reviendra bientôt, reprit à son tour le
grand-trappeur, d'une voix sévère, pour avertir ses amis Renard d'argent
et Ours grognard que le grand-trappeur n'est ni un lâche, ni un traître,
ni un assassin....

A cette parole on vit deux guerriers Litchanrés, se faufiler
honteusement dans la foule et sortir l'un après l'autre de la chapelle.

--Vous n'avez pas besoin de vous cacher, misérables, continua le
grand-trappeur, que le souvenir de l'horrible action des guides, rendait
un peu acerbe; vous n'avez pas besoin de fuir! Je suis assez heureux
pour ne pas souhaiter de mal à ceux qui ont voulu me faire périr de
faim.

Le missionnaire et les religieuses, tout anxieux, voulurent connaître à
quelle trahison nouvelle, à quelle nouvelle malice, le noble chasseur
avait été en butte. Le grand-trappeur leur raconta comment il avait été
enfermé dans une grotte, où il était entré pour prier sur les cendres de
son ancien ami, et comment après deux jours seulement il en était sorti,
grâce à une corne de poudre trouvée dans une large fissure de la
caverne....

Un mouvement d'indignation courut dans la chapelle; mais il fut vite
remplacé par une pensée de reconnaissance envers Dieu.

--La sainte Providence, dit le missionnaire, ne vous a pas tant de fois
sauvé de la main de vos ennemis, pour vous livrer à une mort
ignominieuse et imméritée,... partez avec confiance. C'est alors
qu'ayant embrassé sa soeur Marie-Louise, ayant serré la main au
missionnaire dévoué et à ses anciens camarades, le grand-trappeur
s'était mis en route.

Les indiens suivirent les avis de la robe noire: ils se réunirent comme
des frères sous les mêmes tentes, allant aux instructions religieuses et
se confessant. Puis la plupart firent la sainte communion. Cependant le
Hibou-blanc, n'avait pas laissé la tribu, et il s'efforçait de réunir
autour de lui quelques guerriers pour continuer la lutte et le pillage.
Quelques uns se sentaient entraînés par ses paroles fallacieuses, mais
n'osaient pas avouer leur dessein. Naskarina, honteuse de se retrouver
parmi ceux qu'elle avait trahis, irritée de voir ses projets déjoués par
la Providence, demeurait fidèle au renégat, et l'encourageait dans sa
révolte contre les hommes de la prière. Elle s'aperçut bientôt qu'elle
n'arriverait pas à son but en se montrant si franchement méchante, et
elle résolut de déguiser sa noirceur sous le voile de la vertu. Il y
avait un mois que les indiens avaient dressé leurs tentes autour du fort
Providence. On était au milieu d'août, la plupart des sauvages allaient
se rendre dans le fort pour la grande fête de l'Assomption. Mais, avant
de partir, les guerriers s'assemblèrent pour élire un chef commun. On
tira au sort pour savoir dans quelle tribu il serait choisi. Le sort
favorisa les Litchanrés.

--Nous nous soumettons, dirent d'une voix un peu triste plusieurs
Couteaux-jaunes....

--Vous êtes des lâches! gronda le Hibou-blanc.

--Oui, vous êtes des lâches, répéta Naskarina.

--Nous sommes fidèles à notre parole, répondirent les Couteaux-jaunes
qui s'étaient soumis à l'arrêt du sort.

--Que vont dire vos aïeux? reprit le Hibou-blanc.

--Ils vont rougir de vous et vous maudire, continua Naskarina.

--Nous gardons la parole donnée, firent les Couteaux-jaunes, d'un ton
ferme qui commandait le respect.

--Vous vous en repentirez! menaça le Hibou-blanc.

--Tes menaces ne nous effraient point....

--Ce n'était pas la peine de trahir mes frères pour vous, reprit
cyniquement l'infâme Naskarina.

--Qui d'entre les Litchanrés mérite d'être nommé chef, demanda l'un des
Couteaux-jaunes.

--Aucun, cria le Hibou-blanc. Naskarina battit des mains.

--Tous! dit une voix nouvelle, qui ne s'était pas fait entendre
encore... tous!

Les regards se tournèrent du côté d'où s'élevait cette voix, et une
clameur immense retentit soudain:

--Kisastari!

C'était le jeune chef qui arrivait, guéri, ou à peu près, et disposé à
se battre encore. Iréma courut à lui; il la reçut dans ses bras et la
serrant contre sa poitrine, il lui jura qu'avant le soir elle serait sa
femme. Naskarina pâlit et rougit tour à tour de rage et de jalousie.
Elle s'éloigna du camp et se dirigea vers le fort.

--Kisastari! voilà notre chef! crièrent ensemble les guerriers des deux
tribus.

--Oui, reprit le jeune guerrier, oui, je suis votre chef, mais je suis
plus encore votre frère! chassons ensemble jusqu'aux glaces du lac sans
fin, dormons sous les mêmes tentes, partageons le même festin,
chauffons-nous au même feu, écoutons ensemble les paroles de vie de la
robe noire et nous serons heureux!

Un immense cri de triomphe suivit ces paroles.

--Hibou-blanc, va-t-en! tu n'es qu'un traître! crièrent cent voix.

Et le vieux renégat Racette, l'ancien maître d'école qui martyrisait le
petit Joseph, prit sa carabine et, frémissant de colère, il disparut
sous les arbres de la forêt profonde. Les deux tribus, unies et
heureuses, se rendirent à la maison de la prière pour la grande
cérémonie. Kisastari alla trouver le missionnaire.

--Me voici, dit-il, je ne suis pas mort et mes blessures sont guéries.
Je désire que tu m'unisses à Iréma ma bien-aimée. Nous sommes prêts tous
les deux. Nous nous sommes confessés, tu le sais, et nous ne voulons
plus être séparés.

--C'est bien, mon enfant, je vais vous marier; mais attendez quelques
instants, il y a là une pénitente qui veut se confesser: il ne faut pas
laisser passer les instants de grâce.

--Nous attendrons, mon père.

Naskarina s'était dit en se dirigeant vers le fort: Je n'ai pas réussi à
me venger; Iréma est encore dans les bras de Kisastari.... Je ne suis
assez pas méchante, et l'esprit du feu qui ne meurt point, ne m'a pas
aidée. La robe noire dit qu'après une mauvaise confession et une
communion criminelle on appartient au mauvais esprit. Je veux lui
appartenir, et je vais aller me confesser pour cela.

Et abordant le missionnaire elle lui dit d'un air contrit et repentant:

--Père, je veux me confesser pour devenir meilleure....

--Pauvre enfant! dit le prêtre, oui, tu as raison, confesse toi, demande
pardon au grand Esprit, à Jésus crucifié pour l'amour de toi, et il va
te pardonner parce qu'il est miséricordieux. Tu as souffert, pauvre
enfant! je le sais, et tu souffres encore; mais plus on souffre ici sur
la terre et plus on a de bonheur dans le ciel, après la mort. Ceux que
l'on aime ici et qui ne nous aiment point, changent de coeur dans le
ciel, et là ils nous aiment toujours.

Les yeux de Naskarina, brillèrent comme des escarboucles.

--Est-ce vrai ce que tu dis-là, mon père!

--Oui, mon enfant, sois en sûre. Tu seras aimée là comme tu voudras
l'être.... Mais il faut auparavant que tu demandes pardon à Dieu de tes
fautes, et que tu les regrettes sincèrement.

--J'ai fait bien des péchés....

--Quand même tu en aurais fait autant qu'il y a de feuilles dans la
forêt, tu seras pardonnée et tu deviendras blanche aux yeux de Jésus,
comme si tu venais d'être purifiée par l'eau du baptême.

--Mais je ne voulais pas me confesser sérieusement; je voulais te
tromper et tromper les autres....

Le prêtre surpris, se retira en arrière et ne sut un instant que
répondre à cette parole inattendue....

--Tu ne voulais pas te confesser, dis-tu, et tu avais de mauvaises
dispositions? mais, vois comme Jésus est bon et comme il est habile pour
avoir les coeurs, il t'aime, car tu n'as pas toujours été méchante....

--Non, ce n'est que depuis que j'aime, et que ma rivale est préférée,
dit la jeune fille.

--Eh bien! reprit le confesseur, Jésus t'aime, lui, et il t'aime
beaucoup, et c'est lui qui te parle au coeur et qui te conjure de
l'aimer, et d'être bonne fille comme tu l'étais d'abord. Tu n'as pas été
heureuse dans le crime; ton sommeil était troublé par des songes
affreux, et tu n'es pas eu de repos. Sois ferme, sois noble, sois
courageuse et méprise les conseils du démon qui te dit de te venger et
d'être jalouse, pour te perdre et t'avoir avec lui, ensuite, dans le feu
de l'enfer....

Naskarina écouta longtemps encore le confesseur qui lui parlait de
l'enfer et du ciel. Soudain, elle jeta un cri, et, se cachant la figure
dans ses deux mains, elle se mit à sangloter.... Le prêtre se hâta de
l'absoudre au nom du Dieu de miséricorde. Les indiens regardaient avec
admiration le miracle de la grâce. Quand Naskarina se releva elle
pleurait encore et ses yeux rougis cherchèrent à travers ses larmes
Kisastari et Iréma. Alors, quand elle les eut aperçus, elle se rendit à
eux, chancelant comme une bacchante ivre de vin, elle qui était ivre du
bonheur que donne la paix de la conscience; elle leur saisit les mains
et les amenant devant le missionnaire:

--Mon père, dit-elle, bénis-les, et qu'ils soient heureux!... Ils sont
bons, ils ont toujours aimé Jésus, eux!...

Iréma jetant ses bras autour du cou de sa rivale infortunée l'embrassa
avec transport....

--Naskarina, tu seras ma soeur, dit-elle!

Naskarina leva sur Kisastari un regard qui implorait la pitié....

--Je t'aime, Naskarina, dit le jeune chef, et je te pardonne.

La pénitente eut un frémissement de volupté, et le feu sortit de ses
paupières....

--Naskarina, reprit le chef, je t'aime comme une soeur, car je suis ton
frère.... Nous avons eu tous deux le même père!...

--Mon frère! toi, mon frère! s'écria Naskarina haletante, étourdie....

--Et tout le monde regardait avec défiance et surprise ou curiosité le
jeune chef.

--Oui, je puis bien le dire maintenant puisque notre père est mort...
reprit Kisastari. Il est avec le grand Esprit depuis deux lunes, et ses
dépouilles reposent à l'ombre de la croix, dans le petit cimetière de la
mission du lac Supérieur.... Ta mère, tu l'as connue... elle ne fut pas
la mienne. Elle avait aimé mon père, alors qu'elle était jeune, et elle
fut trop confiante ou trop faible. Avant d'aller paraître devant le
grand Esprit, mon père m'a révélé ces choses... car il venait
d'apprendre que nous étions fiancés....

--Mon frère! murmurait Naskarina, Kisastari est mon frère! Et ses grands
yeux noirs ne pouvaient se détacher de cet homme qu'elle avait tant aimé
et que du moins elle ne perdait pas tout entier.

Kisastari et Iréma furent unis pour toujours, sous le regard de Dieu, et
la fête de l'Assomption fut une belle fête, cette année-là, pour les
indiens réunis dans le fort Providence.




                                      V

                       LE PREMIER PAS VERS L'ÉCHAFAUD.


L'arrestation du grand-trappeur fut un coup de foudre pour Noémie et
Victor. Le soleil de la félicité n'avait lui qu'une minute dans la
maison depuis si longtemps enveloppée de deuil, et, après cet éclair de
joie, la nuit parut plus noire et plus lugubre. Noémie passa dans les
pleurs le reste de cette nuit extraordinaire. Victor aurait voulu suivre
son père; mais le grand-trappeur, accoutumé à se défendre seul contre
les attaques du sort, et à ne partager avec personne les chagrins dont
il était depuis un quart de siècle réellement accablé, le pria de rester
auprès de sa mère pour la consoler.

L'huissier amena chez lui son prisonnier et le fit garder à vue jusqu'au
matin. Il s'efforça, par de bonnes paroles, de faire oublier les
rigueurs nécessaires de sa profession. Joseph Letellier avait trop
souvent vu la mort en face pour trembler quand elle le menaçait de loin.
Il répondit aux excuses de son geôlier en s'informant, avec un certain
air de curiosité, des personnes de la paroisse qu'il avait connues
autrefois. Les peines des uns et les succès des autres parurent
l'intéresser beaucoup plus que sa propre situation. A dix heures il fut
conduit devant le juge de paix. Picounoc était rendu, et Victor ne tarda
pas à arriver. Le bruit de cette arrestation se répandit vite, et la
maison du juge de paix se remplit de curieux. Il était plaisant
d'entendre les remarques que faisait chacun, à demi-voix, car nul ne
voulait être entendu de l'accusateur ou de l'accusé.

--Ce pauvre Picounoc, disait l'un, il a bien raison d'être furieux, se
voir ainsi couper l'herbe sous le pied!...

--Et à la veille de ses noces! répondait un autre....

--Si encore c'eut été au lendemain!

--Il va être obligé de penser de nouveau à sa première femme....

--Il croyait pourtant l'avoir oubliée pour toujours....

--Et Letellier, vois donc! c'est un bel homme après tout....

--Et qui n'a pas l'air d'un meurtrier....

--Il a eu le temps de se refaire la figure et la contenance....

--Oui, depuis vingt ans....

--Tout de même, ce n'est pas fin de venir se jeter comme ça dans la
gueule du loup....

--La Providence, mon cher, c'est la Providence!...

--Elle prend un vilain instrument....

--Comment? Picounoc est un brave et honnête homme....

--Vois donc cette figure! on dirait que c'est lui qui est le meurtrier
et que c'est le meurtrier qui est la victime....

--Silence! fit l'huissier.

Le juge de paix venait de s'asseoir au bout d'une table couverte de
livres et de papiers, la plupart inutiles pour le moment. Le greffier
s'assit au côté de la table et lut la déposition assermentée que
Picounoc avait faite la veille. L'accusé, malgré sa force de volonté, ne
put cacher son trouble, à la lecture de cette pièce, la première d'un
procès qui allait sans doute avoir du retentissement. Il chercha de son
regard terrible l'infâme accusateur, mais Picounoc semblait se cacher à
dessein dans la foule.

--Qu'avez-vous à répondre à l'accusation portée contre vous, M.
Letellier. Victor se leva.

--Je suis le défenseur de mon père, monsieur le magistrat, et je déclare
qu'il est innocent.

Un murmure courut dans la salle.

--Cette déclaration, monsieur, ne suffit pas, vous le savez, observa le
juge de paix, il faut des preuves.

--Vous n'avez pas le pouvoir d'entendre une pareille cause, monsieur le
magistrat, si la déposition qui se trouve devant vous est suffisante à
vos yeux pour conduire l'accusé à la cour criminelle, faites votre
devoir, nous tâcherons alors de démêler cette affaire plus embrouillée
qu'on ne le suppose, et de démasquer le vrai coupable.

En disant ces derniers mots, le jeune avocat s'était retourné vers
Picounoc, et l'avait écrasé d'un regard de mépris.

L'accusateur, sur un signe du magistrat, s'était approché de la table.

--Vous maintenez tout ce qui est écrit dans votre déposition, monsieur
Saint Pierre? demanda le juge de paix.

--Oui.

--Infâme! gronda le grand-trappeur.

--Il faut, reprit le juge s'adressant à l'accusé, que je vous envoie en
prison, en attendant le terme de la cour criminelle. Alors votre procès
aura lieu, et j'espère, si vous n'êtes pas coupable, que vous ferez
aisément briller votre innocence.

--Cela ne sera pas facile, dit l'un des curieux en sortant.

--Non, répondit un autre, car s'il n'eut pas été coupable, il ne se fut
pas sauvé.

--C'est clair comme le jour.

--Il croyait que Picounoc ne le reconnaîtrait plus....

--Ou bien ne relèverait pas l'affaire....

Picounoc qui entendit ces remarques, reprit l'assurance qui lui avait un
peu fait défaut en présence de sa victime, et s'en retourna confiant
dans sa bonne étoile. Joseph Letellier fut, en effet, conduit à Québec
et emprisonné en attendant son procès. Victor alla faire part à sa
malheureuse mère de cette honte, hélas! trop prévue.

--Maintenant, dit-il, je vais me séparer de vous moi aussi; il faut que
je suive mon père et que je travaille à le sauver. Vous aurez avec vous
ma cousine, Agnès; et puis je viendrai souvent vous voir, car j'aurai
besoin de connaître bien des choses....

Mais, avant de partir, il aurait bien voulu rencontrer Marguerite, sa
fiancée, et lui dire qu'il ne la croyait pas responsable des crimes de
son père, et qu'il l'aimait toujours, elle la douce et candide créature.
Et Marguerite, assise rêveuse dans la fenêtre, se disait aussi:

--Ne viendra-t-il plus?... croit-il donc que la faute de son père a
flétri son front noble et pur?... Ah!... notre union n'est peut-être
plus qu'un doux rêve envolé; mais je l'aimerai toujours.... Et, comme
elle s'abandonnait à ces pensées de tristesse et d'amour, elle le vit
venir. Il marchait la tête penchée, et ses pas semblaient enchaînés au
sol, tant ils étaient lents et indécis. Il arriva. Marguerite le salua
avec un sourire de pitié:

--Ton père est-il ici? demanda le jeune homme tout craintif.

--Non, répondit Marguerite, il est allé à la rivière du Chêne.

--Tant mieux! nous allons encore passer une heure ensemble.

--Hélas! nous n'en passerons peut-être pas souvent désormais!...

Il entra et vint s'asseoir aux côtés de son amie.

--Quel malheur vient de fondre sur nous! commença-t-il... et où cela
va-t-il s'arrêter?...

--Nous étions si heureux et si tranquilles! murmura Marguerite.

--Qu'avons-nous fait pour mériter ce châtiment?...

--Il est donc vrai, dit Marguerite, que les enfants portent la peine des
fautes de leurs parents!...

--Oui, ma bien aimée, cela est vrai, trop souvent vrai!... et les
pauvres enfants ne sont pourtant nullement coupables!...

--Oh! ils sont injustes ceux qui veulent faire expier par les âmes pures
et innocentes les fautes des autres! dit la jeune fille....

--Mais les liens qui unissent les parents et les enfants sont tellement
intimes, Marguerite, qu'on ne peut les rompre sans offenser Dieu et
scandaliser les hommes.

--Mais quand Dieu pardonne, Victor, pourquoi les enfants ne se
pardonneraient-ils pas les crimes de leurs pères?

--Tu es bonne, Marguerite, et le bon Dieu aura pitié de toi....

La jeune fille regarda son fiancé, avec un peu d'étonnement....

--Que veux-tu dire, Victor? demanda-t-elle avec douceur.

--Je veux dire que ton père, fut-il mille fois plus coupable que le
mien, je t'aimerais encore... parce que je te sais vertueuse....

--Et mon père est un homme irréprochable.

--Marguerite, préparons-nous à de terribles et douloureuses
surprises....

--N'en avons-nous pas eu suffisamment?

--Moi, oui:... mais, toi...?

--Mon Dieu! quel est cet air prophétique.

--Je ne prophétise point, mais je veux te fortifier contre la douleur...
et, peut-être, la honte....

La jeune fille se leva subitement. Une expression de profond désespoir
se peignit dans ses yeux:....

Victor! Victor! veux-tu donc me plonger dans la désolation où tu viens
de tomber toi-même?... Si tu me demandes de partager tes chagrins, de
pleurer avec toi, de rougir même de la même honte que toi... Victor, je
t'aime et je suis ta compagne inséparable.... Mais si tu me menaces, si
tu veux par vengeance mettre un sceau d'ignominie sur mon front, en
accusant mon père, Victor, Victor je ne te reconnais plus! je ne t'aime
plus! je ne veux plus de voir....

Et, épuisée par cet effort pour dire toute sa pensée à cet ami qu'elle
aimait tant, elle retomba sur sa chaise et se mit à pleurer.

Victor la regarda quelques minutes avec admiration.

--Marguerite, dit-il, trouveras-tu mal qu'un enfant se dévoue pour
sauver son père?

--Pour le sauver, non! répondit la jeune fille au milieu de ses larmes.

--Et si, pour sauver mon père, j'arrive nécessairement à perdre un autre
homme? continua le jeune avocat--et si cet autre homme, Marguerite,
était le tien, ton père?

--Ah! c'est affreux, Victor, ce que tu supposes là! tu m'accables, tu ne
m'aimes donc plus?

--Je t'aime... oui! mais je hais ton père... parce que ton père veut
tuer le mien!... et qu'il....

--Mais, ton père, à toi... ah! c'est horrible à dire cela... ne m'a-t-il
pas rendue orpheline? Tu deviendras orphelin, et cette chose parfois
épouvantable qui s'appelle la justice sera satisfaite.

--Marguerite, je te l'affirme sur mon honneur et sur Dieu, le coupable
n'est pas celui que tu penses.

--Oh! je ne saurais blâmer tes paroles, ni ta conduite, tu es un fils
dévoué.

--Attendons, Marguerite, tout ce drame de la mort de ta mère se
dévoilera devant le juge, et, Dieu aidant, ce mystère de sang et
d'iniquité sera dévoilé. J'ai voulu te prévenir, ma chère amie, car les
chocs inattendus sont plus terribles et plus dangereux. J'aurais
peut-être mieux fait de te laisser dans la quiétude; mais
pardonne-moi... quoiqu'il arrive, Marguerite, je t'aimerai toujours.

--Mais pourquoi ce nouveau scandale? et pourquoi réveiller ces souvenirs
amers? Ma mère est au ciel depuis vingt ans, et au ciel on ne veut plus
de vengeance. Dieu connaît le coupable et saura le punir.

--Pourquoi? demande à ton père. Le dépit de n'avoir pu épouser ma mère
le rend aveugle et le fait entrer dans une voie bien dangereuse pour
lui-même. Il a fait arrêter le chasseur qui veillait ici, avant hier....
Cet étranger, c'était mon père! On le conduit en prison, et peut-être à
l'échafaud....

Et le jeune homme, serrant son front dans ses mains, demeura quelques
temps en proie à un découragement profond.

--Mon père a fait cela! pourquoi? pourquoi, mon Dieu? exclama
Marguerite. Et, dans l'agitation de ses esprits, elle essayait de
trouver une excuse à la conduite de son père....

Mais Picounoc en recherchant l'amour de Noémie, en priant cette femme de
venir remplacer, auprès de lui, l'épouse immolée si cruellement,
renonçait au droit de venger la mort par la mort.




                                     VI

                      PREMIERS PAS VERS LA LIBERTÉ.


Picounoc et le bossu, assis tous deux devant une fenêtre qui donnait sur
la rivière et le pont, s'entretenaient aussi, dans le même temps, de
l'arrestation de Letellier.

--Tu as ma parole, dit Picounoc, et tu auras ma fille, mais il faut
mener le procès rondement, et passer la corde autour du cou de ce
misérable.

--Ta déclaration est formelle?

--Oui, sans doute; mais abondance de biens ne nuit pas: si je trouvais
un ou deux témoins qui appuieraient de quelque façon mon témoignage.

--Je comprends! je comprends, fit le bossu, souriant; des gens qui
auraient, par hasard, entendu quelques paroles échappées Letellier... ou
qui l'auraient vu faire des menaces à la défunte....

--Précisément... c'est cela!...

Le bossu se passa la main dans la barbe et fit semblant de réfléchir....

--La chose est possible... assez facile même.... Tu peux essayer....

--Mais où irai-je? à qui oserai-je m'adresser? Si j'allais tomber entre
les mains d'un traître?

--Cela demande réflexion, en effet, répliqua le bossu.

--Tu ne connais personne, toi? demanda Picounoc.

--Je t'avoue que mes relations ne me permettent guère....

--Je n'ai pas voulu t'offenser, reprit vivement Picounoc en riant; mais
enfin comme tu connais beaucoup de monde, il se pourrait que....

--Ecoute! tu es mon ami, tu vas devenir mon beau père, eh bien! je te
trouverai peut-être ces témoins complaisants: mais, cela te coûtera
quelques piastres... bah! une bagatelle! disons vingt à trente.

--Rien que cela! fais les venir ces hommes.

--Ce n'est pas tout; répliqua le bossu, l'argent, c'est le paiement des
témoins, mais à moi il me faut aussi quelque chose....

--Tu vas être mon gendre... et....

--Quand?

--Après le procès....

--Après le procès, si tu fais ta preuve seul et sans mon aide, mais si
je mets la main à la roue, je serai ton gendre d'ici à quinze jours.
Est-ce dit?

--Et si tes témoins font défaut?...

--Je te rendrai ta fille, répondit en riant le cynique bossu....

--Marguerite ne se laissera peut-être pas aisément persuader, observa
Picounoc.

--C'est ton affaire.

--Ecoute! si elle ne consent point, tu la prendras de force. Je suis de
bon compte comme tu vois.

--Soit! Je vois que tu tiens à gagner ce procès.

--Oui, j'y tiens!

Le bossu jeta un regard distrait vers le pont.

--Que fais-tu là, toi? demanda-t-il tout-à-coup à une femme assise sur
un bout de planche, vis-à-vis la fenêtre.

A la vue de cette femme qui ne s'était pas encore retournée, Picounoc
eut un tressaillement de peur: si elle avait entendu! pensa-t-il....
Mais la femme se retourna et les deux compères reconnurent la folle.

--Elle est partout, cette gueuse-là! murmura le bossu.... Puis il
répéta: que fais-tu là, Geneviève?

--J'enfile des perles pour un faire un collier. Marguerite va se marier
et ce sera son cadeau de noces.

--Avec qui se marie-t-elle?

--Avec un jeune avocat de la ville, un beau garçon, un monsieur, quoi!

--Tu te trompes, c'est avec moi, dit le bossu.

--Avec toi? veux-tu te cacher! elle a meilleur goût que cela....

--Crois-tu qu'elle épouserait le fils d'un meurtrier? demanda Picounoc.

--Tiens! qui se ressemble se rassemble!...

Picounoc ne rit pas de cette parole: il eut mieux aimé ne pas
l'entendre.

--Que veux-tu dire? reprit-il.

--La folle se mit à rire aux éclats, et s'éloignant en montrant du doigt
Picounoc presque irrité, elle se mit à crier: Il a peur! il a peur! il a
peur!

--Si elle n'était pas aussi folle qu'on le pense? observa le bossu.

--On ne s'est jamais défié d'elle, dit Picounoc... mais, mieux vaut tard
que jamais!

Et les deux misérables se comprirent sans rien dire de plus. Jusque là,
et depuis plus de vingt ans, ils n'avaient jamais songé, ni l'un ni
l'autre, à s'enquérir de ce que devenait Geneviève à certaines époques
de l'année, car elle disparaissait souvent et pendant assez longtemps
chaque fois. Mais l'on ne songe pas à tout. S'ils avaient suivi
Geneviève, ils l'auraient vue reprendre, de temps à autres, sa place au
sein de cette excellente famille du Château Richer qui l'avait si
charitablement accueillie, alors qu'elle voulait dérober à ses
persécuteurs la petite Marie-Louise; et ils l'auraient vue déposer, en
entrant, le masque humiliant de la folie; car le calme et le bonheur
avaient opéré sur sa raison comme un réactif puissant, et réparé le mal
que lui avait fait la peur, pendant cette nuit terrible que n'ont pas
oubliée les lecteurs du Pèlerin de Sainte Anne. Geneviève, il y avait
alors vingt ans, était entré un soir chez Picounoc, croyant ne trouver
encore que la veuve et sa fille. Elle arrivait du Château Richer, et,
ravie, annonçait à ses connaissances l'état désormais satisfaisant de
ses facultés mentales. Elle fut étonnée de trouver un berceau où dormait
un de ces petits anges à qui le monde, hélas! coupe bientôt les ailes.
Près de ce berceau nul ne veillait. Elle embrassa l'enfant et, pour
causer une surprise à la mère qui ne devait pas tarder à paraître,
pensait-elle, elle la prit dans ses bras et s'assit au pied du lit,
ramenant, pour se cacher, les grands rideaux de fine étoffe du pays.
Elle vit entrer Picounoc qui ne la vit point, comme on sait, et qui ne
songea pas à son enfant, préoccupé qu'il était de l'horrible forfait
qu'il venait de voir. Elle remarqua son trouble et la pâleur de son
front; elle entendit ses paroles mystérieuses, le vit prendre un fanal,
un plat de fer-blanc et sortir précipitamment, tout en regardant autour
de lui avec crainte et terreur, comme s'il eut fait une mauvaise action.
Aussitôt elle remit l'enfant dans le berceau et sortit. Ceux qui la
virent alors et dans la suite dirent: Cette pauvre Geneviève qui se
croyait guérie et qui en effet, semblait tout à fait bien, comme elle
est troublée! comme elle est folle! c'est la vue du sang, c'est l'aspect
de ce meurtre atroce qui l'auront épouvantée de nouveau.

Victor dit adieu à sa fiancée, à sa mère, et s'embarqua pour Québec. Il
n'avait plus qu'une pensée maintenant, pensée grande et noble qui
dominait les angoisses de sa douleur et les élans de son amour: sauver
son père. Il se rendit à la prison, se fit ouvrir les portes de fer qui
se ferment impitoyables sur les condamnés, et entra dans la cellule du
grand-trappeur. Le noble prisonnier sourit tristement en recevant sur
son front soucieux le baiser de son fils.

--Mon père, dit Victor, ma mère m'a promis d'être courageuse: elle
espère et prie. C'est aussi ma coutume de recourir à Dieu avant
d'entreprendre une tâche difficile, voulez-vous réciter un _Pater_ et un
_Ave_ avec moi?

Le prisonnier, ému jusqu'aux larmes, tomba à genoux auprès de son fils,
et tous deux, les yeux levés sur une humble croix, récitèrent la prière
divine.

--Et maintenant, dit Victor, racontez-moi donc vos relations avec
Picounoc depuis le jour où il a commencé à souiller la réputation de ma
mère.

--Mon enfant, cela est impossible. Je n'ai point pesé ses paroles alors,
car nos relations étaient celles de deux intimes; et tu vois que je ne
le soupçonnais pas de trahison puisque j'ai tué sa femme dans ses bras,
croyant que c'était la mienne...

--Eh bien! causons de ce meurtre d'abord, peut-être trouverons-nous
quelque branche de salut où vous vous accrocherez.

Le prisonnier secoua la tête d'un air de doute.

--Quelle heure était-il alors? demanda Victor.

--Neuf heures du soir, je crois.

--Il faisait noir?

--Le 24 de septembre, à neuf heures du soir, oui; cependant à quelques
pas on distinguait les gens, mais sans les connaître.

--Comment avez-vous cru reconnaître ma mère?

--Picounoc a fait brûler une allumette, et j'ai reconnu le châle de
Noémie, un beau châle neuf comme aucune autre femme n'en avait, j'en
suis bien sûr....

--- Mais ce châle était-il réellement celui de ma mère?

--Je n'en sais rien... ta mère pourra mieux que moi éclaircir ce point.

--De qui aviez-vous acheté ce châle?

--D'un marchand colporteur, un bossu....

--Un bossu? un bossu?... mais c'est monsieur Chèvrefils, de Ste.
Emmélie, celui-là même qui vous a insulté, l'autre jour, quand nous
revenions de Saint-Pierre....

--Vraiment? Je ne l'ai pas reconnu....

--Lui non plus ne vous a pas reconnu, car il ne vous eut pas parlé de la
sorte.

--Et pourquoi?

--Mais c'est un de vos anciens amis....

--Je l'ai vu pour la première et la dernière fois quand il m'a vendu ce
châle....

--C'est, singulier! dites-moi, mon père, ne se trouvait-il pas un bossu
parmi vos connaissances ou vos amis?

--Non, jamais,... jamais!

--Jamais?... Eh bien! ce M. Chèvrefils m'a dit à moi-même qu'il vous
avait intimement connu et que vous avez été amis un jour.

--Où cela?

--Chez Picounoc.

--Non, où et en quel temps, prétend-il que nous avons été amis?...

--Il ne l'a pas dit....

--Il s'est trompé.

--Vous dites, mon père, que la femme de Picounoc portait un châle
semblable à celui de ma mère?

--Absolument pareil....

--C'est ce bossu qui les a vendus tous les deux, rien de plus sûr.
Serait-il donc complice? se demanda Victor, frappé d'une idée subite.
Que sont devenus vos compagnons de jeunesse? vos amis?...

--Je l'ignore... Les seuls que je reconnaisse sont l'ex-élève Lefendu
Tintaine et Poussedon. C'étaient des camarades de chantier....

--Et vos ennemis?

--Le vieux chef des voleurs est mort dans la cave du ruisseau, comme tu
sais; Picounoc jouit de la considération de ses concitoyens; Racette est
sorti du pénitencier pour aller se faire chef d'une tribu sauvage;
Ferron... l'un des plus habiles et des plus pervers, mon camarade
d'enfance et mon petit voisin... Ferron, le docteur au sirop de la vie
éternelle, est allé au pénitencier avec Racette... mais il y a vingt ans
de cela.... Les autres doivent être morts ou bien vieux et retirés du
vice....

--Il faudra s'assurer de cela....

--Vous m'avez dit tout à l'heure, mon père, que Picounoc avait brûlé une
allumette, mais n'avait-il pas un fanal pour s'éclairer dans le jardin?

--S'il en avait un, il ne l'a pas allumé....

--N'a-t-il pas dit.... En effet j'oubliais, cher papa, que vous êtes
parti cette nuit-là même, et que vous ne pouvez pas savoir ce que cet
homme, a pu dire ensuite.... Mais, est-ce que nul de vos amis ne
s'apercevait que la conduite de Picounoc envers vous ou ma mère, n'était
pas irréprochable... ou du moins sans quelque singularité....

--Oui, oui, en effet, Paul Hamel le chasseur m'a dit de me défier de
lui, une fois, même que cela m'avait un peu refroidi....

--L'ex-élève... je l'ai laissé hier.... Si j'avais su! n'importe je le
reverrai. Quels étaient alors les meilleurs amis de Picounoc?

--A Lotbinière, je ne sais pas trop: il n'en avait guère, je crois; moi
je l'avais connu intimement dans les chantiers, c'était différent.... A
Québec, il devait en avoir quelques-uns parmi les habitués de l'auberge
de la mère Labourique....

--Dans la rue Champlain?

--Oui! à l'Oiseau de Proie....

--Je connais cette vieille boutique.... On ira, on ira!...

Le père et le fils causèrent encore longtemps, puis mettant en Dieu leur
confiance ils se séparèrent.




                                     VII

                              LES FAUX TÉMOINS.


Quelques jours se sont écoulés. Marguerite est triste et se flétrit
comme les fleurs du jardin. Pourtant, elle n'est qu'à son printemps, et
les fleurs ne tombent que sous le souffle glacé de l'automne. Elle songe
aux paroles de son ami, et ces paroles déchirent son âme. Elle rapproche
cet avertissement mystérieux et terrible du jeune homme des prières de
son père qui voulut la jeter, malgré elle, dans les bras du bossu; elle
essaie à deviner pourquoi son père était tombé alors à ses genoux, et
elle a peur d'en découvrir la raison; elle veut croire encore, croire
toujours à son innocence. Pendant qu'elle est plongée dans cette mer
d'amertume, Picounoc l'aborde:

--Tu es assez sage, sans doute, lui dit-il brusquement, pour comprendre
qu'il te faut oublier Victor?

--Mon père, pardonnez-moi, mais je n'ai pas cette sagesse... si cet
oubli toutefois est de la sagesse.

--Tous rapports entre ces gens et nous doivent cesser.

--C'est l'arrivée de M. Letellier, mon père, qui a modifié vos
sentiments.

--Il a réveillé un passé que je n'avais réussi à oublier qu'avec peine,
tant pis pour lui! tant pis pour les siens!

--La miséricorde, mon père, est une belle chose, et qui n'en a pas
besoin?...

Picounoc fixa sur Marguerite un oeil scrutateur.

--As-tu vu Victor? dit-il.

--Oui, mon père....

--Depuis que j'ai fait arrêter le meurtrier de ta mère?

--Oui, mon père....

--Et que t'a-t-il dit?...

--Il m'a dit: Quoiqu'il arrive, je t'aimerai toujours... car,
ajouta-elle, l'âme serrée par l'émotion--car, dit-il, les enfants ne
doivent pas porter la peine due aux fautes de leurs pères....

Picounoc réfléchit une minute:

--Et que compte-t-il faire? demanda-t-il.

--Sauver son père, répondit Marguerite....

--Et comment le sauvera-t-il?

--Je n'en sais rien.

--Je le crois bien que tu n'en sais rien, et lui non plus ne peut le
savoir,... car cet homme qui fut un jour mon ami, ce misérable qui fut
l'assassin de ma femme, le meurtrier de ta mère, ne peut pas être sauvé!
Au reste, ne s'est-il pas avoué coupable lui-même en disparaissant après
son crime; pour ne reparaître que vingt ans après, alors qu'il supposait
tout oublié.

Marguerite pencha la tête et ne répondit rien.

--J'ai promis ta main, reprit Picounoc, et tu te marieras dans quinze
jours.

--Moi me marier dans quinze jours? dit la jeune fille en se redressant
tout à coup dans sa fierté.

--Oui, je le veux, je l'exige.

--Et avec qui me mariez-vous comme cela?

--Avec Monsieur Chèvrefils.

--Encore lui! fit Marguerite avec un geste de dédain, encore lui!...

--Oui, lui! et cette fois je suis bien décidé.

--Et quel prix m'avez-vous vendue?

Cette parole hardie et juste fut un coup de foudre pour ce père infâme.
Il recula d'un pas et resta muet.... Marguerite le regardait avec cette
assurance que donne la pureté de l'intention ou la sainteté de la cause.

--Je ne t'ai pas vendue, reprit Picounoc après quelques instants, mais
je veux ton bonheur. J'ai plus d'expérience que toi, et j'espère que tu
auras confiance en mon amitié paternelle....

Marguerite craignit de le voir se jeter encore à ses genoux comme
auparavant. Elle avait peur des larmes si elle bravait les menaces.

--Mon père, dit-elle, nous parlerons de cela plus tard, laissez-moi me
retirer je suis souffrante.

Et elle s'éloigna.

Picounoc la regarda s'enfuir. Il eut un sentiment de compassion.

--Pauvre enfant! murmura-t-il, tu ne peux pas être heureuse, car tu es
d'une race maudite.... Il faut que tu subisses ta destinée.... Et puis,
ajouta-t-il en s'animant, il faut que Djos monte sur l'échafaud!...

Victor revint à Lotbinière. Il aborda tout le monde, cherchant dans les
on-dits quelque bribe utile à sa cause, plantant des jalons pour
s'orienter vers le but où il tendait. Il ne recueillit pas grand'chose.
Il put s'assurer, toutefois, que la défunte femme de Picounoc n'avait
jamais porté de châle comme celui qu'elle avait lorsqu'elle fut tuée. Ce
châle avait donc été acheté exprès pour tromper le malheureux Letellier,
puis caché avant et après le crime. Il questionna le bossu, mais le rusé
compère ne se souvenait de rien. Victor éprouvait parfois de profonds
découragements, et se sentait écrasé sous l'implacable fatalité. Il se
débattait contre la force passive de la résistance, la plus redoutable
des forces. L'ex-élève lui dit bien que Picounoc, quelque temps avant
son mariage, avait déclaré qu'il épousait sa femme sans l'aimer, et
qu'il se sentait entraîné vers Noémie. Ce fait, joint à quelques autres,
pouvait faire une preuve de circonstance, assez faible il est vrai, mais
suffisante pour éveiller le doute dans l'esprit d'un juré, et c'est déjà
une bonne chance avec le système d'unanimité qui prévaut ici. Souvent
Victor visitait son père toujours sous les verrous, pour lui faire part
du fruit de ses recherches et le consoler; mais le prisonnier ne
faiblissait point; seulement quand le spectre de l'échafaud passait
devant ses yeux avec sa honte éternelle, il frémissait et sentait son
front devenir humide: c'est que l'ignominie ne serait pas pour lui seul,
mais retomberait sur sa femme et sur son enfant. Ah! l'on peut bien être
fort contre le malheur qui nous broie d'un pied impitoyable, mais jamais
contre le malheur qui frappe ceux que l'on aime!



Il est dix heures du soir et l'on est au 15 d'octobre. Encore douze
jours et le sort du prisonnier sera fixé. Entrons dans l'auberge enfumée
de la mère Labourique. La Louise, veuve de son mari qui n'est qu'absent,
verse à boire à deux vieux habitués; la bonne femme s'est mise au lit et
dort du sommeil des... endurcis.

--Et comme cela, Robert, vous avez-vu mon mari? demande la Louise à l'un
des buveurs.

--Comme je te vois là, ma fille, répond le vieillard, et il avale son
verre.

--Nous avons pinté ensemble toute une nuit, dit l'autre vieillard.

--Et la Asselin? continue la fille de la mère Labourique.

--Toujours à ta place, répond Robert....

--Que font-ils pour vivre...?

--Ils mangent et boivent....

--Et pour avoir de quoi boire et manger?

--Ils volent....

--Mais ils sont plus chanceux ou plus adroits que nous, ajouta Charlot.

--Et ils sont à la veille de se retirer des affaires, dit Robert.

--Même que ton mari m'a dit qu'il allait acheter une terre et vivre
paisiblement des rentes des autres, comme un rat dans son fromage.

--Mon Dieu! que j'ai eu de la peine! soupira la Louise.

--Cela se comprend.

--Et Asselin? dit la Louise.

--Pauvre comme deux Jobs.

--Ce que c'est!

--Oui, ce que c'est! répéta Robert. Il a fermé boutique ces jours-ci,
grâce au dernier tour que ton mari lui a joué. Nous étions là, et il y a
deux mois au moins que cette belle affaire a eu lieu. C'est réellement
un de nos meilleurs coups. La Asselin, une vraie comédienne vient se
jeter aux genoux de son mari; la paix est faite, l'absolution
accordée.... Bref pendant que le mari dort enivré d'un bonheur
inattendu, sa femme lui donne, je suppose, un doux baiser sur le front,
et descend silencieusement de la couche nuptiale. Elle savait où prendre
la clef du coffre comme la clef des champs. En un clin d'oeil le tour
fut joué. Asselin était ruiné bel et bien, et d'autant mieux que le feu
consuma, la même nuit, le ménage et la maison dont il était
propriétaire.

--Nous avons raconté cette affaire au bossu de Ste. Emmélie, mais avec
une légère variante, dit Charlot. Nous nous sommes fait passer pour les
victimes....

La porte de l'auberge s'ouvrit tout à coup, et tous les yeux se
tournèrent vers le nouvel arrivé. Les deux compères se touchèrent du
coude et clignèrent de l'oeil. C'était le bossu qui entrait. Il marcha
droit au comptoir. Robert et Charlot firent un pas en arrière.

--Ne vous dérangez pas, Messieurs, dit le bossu, feignant de ne pas les
reconnaître.

Les deux vieillards s'effaçaient petit à petit.

--Faites-moi donc l'honneur de prendre un verre avec moi, invita le
bossu.

--Merci, nous venons de _prendre_, dit Charlot, en se retirant toujours.

--Venez donc! sans façon... je ne bois jamais seul, dit le bossu.

Force fut aux deux voleurs de revenir près du comptoir. Le bossu ordonna
trois verres et, tout en vidant le sien, il dévisageait ses nouveaux
compagnons.

--Il me semble vous avoir vus déjà, dit-il.

--C'est possible, répondit Charlot, mais à coup sûr, je ne vous ai
jamais vu, moi.

--Jamais! fit le bossu en le fixant de son oeil de feu.

--Du moins, répondit Charlot, je n'ai pas souvenir....

--Vous avez bien changé tous deux, depuis, reprit d'un air moqueur le
bossu, et, plus heureux que le reste des mortels, vous avez rajeunis au
lieu de vieillir....

Les deux vieillards se regardèrent avec inquiétude.... C'est que ce
soir-là ils portaient fausses barbes et perruques noires. Ils jetèrent
un coup d'oeil rapide dans la porte pour s'assurer que le nouvel ami
était bien seul, puis, comme la timidité n'était pas de longue durée
chez eux, ils reprirent leur aplomb.

--Si nous avons changé, reprit Charlot, vous avez dû changer, vous
aussi, car, foi de gentilhomme, nous ne nous rappelons pas de vous avoir
jamais vu avec cet apanage sur le dos....

Le bossu devint vert de stupeur et ne répliqua rien, mais il comprit que
Paméla avait parlé.... Charlot crut avoir blessé la susceptibilité du
monsieur, et lui fit des excuses. Allons! pensa le bossu, Paméla n'a
peut-être rien dit.... Et il reprit toute son assurance.

--Je vous connais, mes amis, dit-il, si vous ne me connaissez pas. Vous
m'avez proprement dévalisé, il n'y a pas longtemps, pour me récompenser
de vous avoir bien accueillis. Vous voyez que je vous connais bien et
que je sais où vous prendre. Je lis à travers les masques et je descends
jusqu'au fond des coeurs. Robert Picouille, Charlot Grismouche, vous
êtes deux heureux gaillards, car depuis quarante ans vous courez après
la potence sans pouvoir l'atteindre.... Vous voyez que je vous sais par
coeur. Il n'y a pas d'oreille indiscrète ici, je suppose, et je puis
parler sans crainte?

--Personne autre que vous et moi, dit la Louise....

--Et la mère Labourique dort sur les deux oreilles? demanda le bossu.

--Oui, et quand même elle entendrait, vous n'auriez rien à craindre.

--Oh! je la connais; aussi ce n'est pas comme mesure de précaution, mais
par convenance, que je m'informe d'elle, répliqua le bossu.

Puis s'adressant aux deux voleurs.

--Bien! franchement, savez-vous mon nom, vous autres?

--Nous croyons le savoir, répondit Robert, vous êtes M. Chèvrefils....

--Oui, mais j'ai un autre nom encore....

Les deux voleurs se regardèrent pour s'interroger.

--Il n'est pas nécessaire de tout dire aujourd'hui, répondit Charlot.

--Nous nous tenons sur la défensive, ajouta Robert.

Le bossu fit une grimace:

--Eh bien! dit-il, je n'attaque pas. Ce que j'ai à vous dire
aujourd'hui, c'est que j'ai besoin de vous.

--Fort bien, à votre service! répondirent les escrocs.

--Vous avez entendu parler de Djos, le Pèlerin de Ste. Anne? demanda le
bossu.

Les vieillards se mirent à rire....

--Vous savez qu'il a tué la femme de Picounoc son voisin?...

--Connu! connu! dirent les vieillards... et ensuite il s'est brûlé
bêtement dans sa grange.

--Pas du tout! il ne s'est pas réduit en cendres, mais il s'est rendu
invisible pendant vingt ans....

--Ah!... et comment?...

--En allant faire la chasse dans les régions du nord....

--Tiens! exclamèrent les escrocs, intéressés à ce récit.

--Et il est revenu il y a quinze jours avec son camarade l'ex-élève ou
Paul Hamel, qui lui aussi s'était fait trappeur....

--Mais, Batiscan! la farce est belle, s'écria Charlot.

--Impayable! ajouta Robert.

--Je ne serai pas fâché de lui prouver ma reconnaissance pour les
services qu'il m'a rendus autrefois, dit Charlot.

--J'ai bonne mémoire aussi moi, continua Robert.

--Et vous, monsieur Chèvrefils, avez-vous la bosse de la reconnaissance?
demanda Charlot.

--Vous ne l'aviez pas jadis, ajouta Robert....

--Vous êtes des drôles, répondit le bossu, mais il ne s'agit pas de cela
pour le moment.

--Parlez, vos serviteurs vous écoutent.

--Voici ce que je veux. Picounoc a fait arrêter le meurtrier. La preuve
qu'il va produire est forte, mais, en pareil cas, nulle précaution n'est
de trop, et il voudrait avoir des témoins pour corroborer le fait....

--Je comprends, dit Charlot.... C'est un moyen comme un autre de faire
son chemin... vers le pénitencier.

--Il n'y a rien à craindre, dit le bossu.

--Au contraire, répondit Robert... le parjure....

--Vous vous effrayez de rien; voici, écoutez bien! Vous n'avez pas vu
commettre le meurtre, mais vous vous êtes rencontrés à Montréal ou
ailleurs avec l'assassin--rien de plus aisé--et vous avez surpris
quelques paroles compromettantes, comme celles-ci, par exemple, qu'il
disait à son compagnon: J'ai peur d'arriver!... Ce meurtre que j'ai
commis n'a peut-être pas été oublié... Si j'étais reconnu!... arrêté!
Rien que cela, ou quelque chose de semblable. Vous ne courez aucun
danger. Si l'ex-élève veut contredire vos témoignages, il sera seul et
vous serez deux! Deux contre un, c'est la victoire....

--Nous y penserons, répondit Charlot. Combien cela paie-t-il?

--Je vous donne quittance.... Est-ce assez généreux?

--Oh! oui, nous n'espérions pas tant... mais....

--Quoi?

--C'est déjà fondu joliment... et voici l'hiver qui approche....

--Vous êtes impitoyables.

--Bah! vous êtes riche, monsieur Chèvrefils,... et puis le Pèlerin...
quelle satisfaction pour vous!... comme cela se présente bien!

--Vous comprenez que ce n'est pas mon affaire....

--Quel dévouement! fit Charlot avec un sérieux comique.

--Voyons! vous aurez chacun vingt dollars, est-ce dit?

--Qu'en dis-tu, Charlot?

--Qu'en penses-tu, Robert?

--Va! pour vingt piastres chacun; mais c'est peu pour le service... dit
Robert....

--Et quand le terme criminel?

--Le vingt-sept de ce mois, répondit le bossu.

--Nous serons à Montréal, vous nous ferez servir les "subpoenas" à
l'auberge du Boeuf-gras, près de Bonsecours: Robert Picouille et Charlot
Grismouche, bourgeois....

Le bossu, de retour chez lui, fit un brin de toilette et, tout en
faisant une petite marche pour se dégourdir, se rendit chez madame
Gagnon.

--Il faut que vous me rendiez un petit service, lui dit-il entre mille
autres choses. Je voudrais connaître les moyens de défense que va
employer Victor pour essayer de sauver son père....

--Ses moyens de défense? répéta la vieille femme en ruminant.

--Oui, ce qu'il va dire, ce qu'il va faire, ce qu'il va essayer de
prouver, ou de nous empêcher de prouver.... Quand je dis nous... ce
n'est pourtant pas mon affaire....

--Alors, pour vous être agréable, j'irai voir Noémie et Victor; je
tâcherai de les faire parler; ils ne se défieront pas de moi.




                                    VIII

                                LE MENDIANT.


Ce même soir du 15 octobre, un vieux mendiant, arrivé à Lotbinière
depuis le matin, montait à pas lents la route qui réunit la concession
St. Eustache et le rang du bord de l'eau. Il avait le crâne nu et la
barbe blanche. Cette barbe longue tombait en cascades sur sa poitrine.
Les habits de ce mendiant n'étaient pas encore ornés de ces capricieuses
pièces d'étoffes de différentes couleurs qui trahissent une longue
pratique de la profession, et s'ils n'avaient pas, non plus, cet air de
jeunesse qui dure si peu, ils n'en étaient pas davantage rendus à la
corde. Ils flottaient entre un passé luisant et un avenir sombre.... Ce
mendiant, novice sans doute et honteux encore, n'avait pas osé arborer
le sac; il ne portait donc rien sur son dos... rien qu'un fardeau de
souvenirs pénibles et de mauvaises actions, mais, hâtons-nous de le
dire, de remords aussi et de repentance.... Et c'était bien assez. Il
arriva en haut de la route, jeta un regard en arrière pour embrasser le
chemin qu'il venait de parcourir, le grand fleuve et les campagnes de
Deschambeault avec les Laurentides bleues qui les bordent, et un soupir
amer souleva sa poitrine. Puis il reprit sa marche lente, le regard fixé
sur les maisons blanches du village où il entrait. Il vit des enfants
qui jouaient aux portes, et le bonheur inaltérable de ces petites
créatures qui ne connaissaient encore rien des angoisses de la vie,
l'affecta profondément. Quand les enfants l'aperçurent avec son bâton à
la main et sa figure étrange ils se sauvèrent. Je suis donc un objet
d'horreur! pensa-t-il, et ses yeux humides tombèrent sur la route
devenue déserte. Il entendit chanter une jeune fille qui rentrait avec
un paquet de filace jaune comme de l'or sous le bras, et son souvenir
remonta loin, bien loin vers les jours perdus... et il secoua la tête
comme pour se débarrasser d'une pensée fatigante. Il avait faim, et
l'angoisse déchirait ses entrailles plus que la faim. Il était fatigué
et ses jambes affaiblies tremblaient. Tout à coup ses yeux parurent
chercher quelque chose. Il s'arrêta: C'est bien là murmura-t-il. Le jour
s'effaçait, et, du côté du couchant une bande couleur d'orange avait
succédé à l'océan de flamme, comme la pâle sérénité de la vieillesse
suit l'éclat du jeune âge. Une lumière venait de briller à la fenêtre de
la maison voisine, et, vis-à-vis cette lumière passaient, comme des
ombres, les habitants de la maison. Un serrement de coeur inexprimable
fit pâlir le mendiant.

--C'est là! pensa-t-il... c'est là qu'ils demeurent! Oh! vais-je donc
entrer pour les voir, les entendre, et m'assurer qu'ils sont heureux
encore... eux du moins, qui n'ont rien fait pour mériter de souffrir!...
S'ils allaient me reconnaître! Mais non! impossible! le chagrin et l'âge
m'ont rendu méconnaissable.... Il se dirigea vers la porte de la maison
et vit une femme qui pleurait. Mon Dieu pensa-t-il, est-ce que d'autres
misérables auraient continué mon oeuvre infâme? Et, traversant le
chemin, il alla s'appuyer sur la clôture de cèdre, les yeux toujours
plongés dans le triste intérieur. La porte s'ouvrit, un jeune homme
parut sur le seuil. Le mendiant ne bougea point, mais il s'appuya comme
un homme qui souffre, le front dans sa main. Le jeune homme vint à lui:

--Etes-vous malade, père? lui demanda-t-il.

Le mendiant tressaillit à cette voix pure et sonore; il arrêta sur son
interlocuteur un regard presque suppliant. Le jeune homme répéta sa
demande.

--Oh! je souffre beaucoup, répondit le vieillard....

--Venez, entrez! vous trouverez d'autres personnes qui souffrent aussi,
et peut-être plus que vous encore.... Les malheureux se doivent entre
eux de la pitié.

--Mère, dit le jeune homme, rentrant suivi du mendiant, ce vieillard a
peut-être besoin de quelque chose; en tous cas, il ne peut coucher
dehors, et nous avons un lit.

Le vieillard s'était assis sur une chaise près de la porte et n'osait
lever les yeux sur ses hôtes.

--Je n'ai pas besoin de lit, répondit-il--et sa voix chevrotante
trahissait une vive émotion--je dormirai bien là, sur votre plancher,
dans un coin, si vous me le permettez.

--Nous avons un bon lit de paille au grenier, reprit le jeune homme,
nous vous l'offrons avec orgueil à vous qui dormez sur le plancher, nous
l'offririons sans honte aux riches accoutumés à dormir sur la plume, car
nous n'en avons pas de meilleur à donner.

--Et vous avez sans doute besoin de manger? demanda la femme.

--J'accepterai un morceau de pain, madame.

--Du pain, du beurre et du thé, c'est peu, mais enfin avec cela on
s'empêche de mourir, dit la femme en apportant sur la table ces humbles
aliments qu'elle annonçait.

--Approchez-vous, dit-elle au mendiant....

--Vous êtes bien charitable, madame, reprit celui-ci, et vos bonnes
paroles me consolent des avanies que parfois je suis forcé de souffrir.

--Comment! est-ce qu'il se trouve des âmes assez peu chrétiennes!...
Mais en effet, mon Dieu!... reprit-elle, et la tête baissée, elle se
détourna pour essuyer les pleurs qui coulaient de ses yeux.

Le mendiant ne vit pas cette douleur étrange, et il dit, répondant à sa
première pensée:

--Aujourd'hui même, à midi, je suis entré dans une maison de bonne
apparence, un peu en deçà des côtes de la rivière du Chêne: j'avais
faim, et j'ai demandé l'aumône d'un morceau de pain. Une fille, une
servante sans doute, était là; elle entr'ouvre une porte et demande à sa
maîtresse si elle peut me secourir.

--C'est un vieillard qui demande la charité, dit-elle.

--La charité! répond la femme que je n'ai pu apercevoir, la charité! si
je prends le _manche à balai_ je vais aller lui en faire une charité,
moi! comme si nous devions nourrir tous ces gueux de fainéants qui
traînent les chemins!... comme si nous n'avions pas assez de nos propres
dépenses et de nos propres affaires! Ah! l'on serait vite ruiné, si l'on
écoutait tous ces escamoteurs de confiance!... Je n'ai jamais vu une
paroisse comme celle-ci pour les _quêteux_!... Il y a peine un mois que
nous sommes ici, et déjà nous avons fait connaissance avec cent figures
de coureurs de chemins! j'aurai un chien pour les empêcher d'entrer
ici!...

--La servante ferma la porte et vint me dire qu'elle n'avait rien à me
donner. Elle aurait pu s'en dispenser; j'en avais assez entendu. Cette
parole dure me fit tant de mal que je n'osai plus, de toute la journée,
demander rien à personne.

--Pauvre vieillard! des coeurs aussi insensibles sont rares,
heureusement, remarqua le jeune homme, mais quelle peut être cette femme
inhumaine? reprit-il, en s'adressant à sa mère.

--Je ne la connais point, répondit Noémie. Je sais que dernièrement une
famille s'est établie à la rivière du Chêne, la famille Gagnon.

A ce nom, le mendiant leva la tête.

--Mais j'ai de la peine à croire, continua-t-elle, que ce soit madame
Gagnon qui traite ainsi les pauvres, car on dit qu'elle est très-pieuse.
Elle vient à l'église deux ou trois fois par semaine, ne manque pas un
office et donne à la quête du dimanche.

--Je ne veux pas faire de jugement téméraire, reprit le jeune homme,
mais quelqu'un m'a assuré, et je dirai bien qui, c'est le petit
Xavier-Firmin, que monsieur le curé avait dit qu'il ne lui donnerait pas
à cette dévote créature la communion sans confession.

--Elle m'a fait mander qu'elle viendrait me voir, te l'ai-je dit,
Victor?

--Non, mère, répondit le jeune avocat--car mes lecteurs ont deviné, sans
doute, que nous sommes dans la maison de Noémie--non, vous ne me l'avez
pas dit... mais si madame Gagnon traite les mendiants comme vient de
nous le dire ce pauvre, elle peut rester chez elle.... Je vais sortir un
instant, continua Victor; il faut que je voie le père Normand.

Le vieillard cessa de manger et se retira dans un coin. Il s'apercevait
bien qu'il y avait dans cette maison un air de tristesse inaccoutumée.
Il n'avait pas vu un sourire sur les lèvres de ses hôtes, pas un rayon
dans leurs regards, et une teinte de sérieuse mélancolie était répandue
sur leurs figures douces et franches. La femme avait pleuré; des cercles
rouges entouraient ses orbites et le sang paraissait s'être répandu dans
l'oeil enflammé par le chagrin. L'aspect de cette douleur navrait le
mendiant. Il voulait en savoir la cause et n'osait interroger personne.
Noémie la première rompit un silence pénible.

--Avez-vous déjà passé par ici? demanda-t-elle au mendiant....

--Oui, madame, répondit-il, mais il y a bien longtemps....

--Vous devez trouver la _place_ joliment changée?...

--Bien changée! fit-il avec un soupir. Et, comme s'il eut redouté les
questions de cette femme, il la prévint en lui demandant:

--Avez-vous encore votre mari, madame? je n'ai vu que votre fils.

Noémie poussa un profond soupir.

--Oui, monsieur, répondit-elle....

--Est-il malade? est-il absent? se hâta d'ajouter le mendiant.

Noémie se laissa tomber sur une chaise, et se voilant la figure, comme
pour cacher sa honte:

--Il est en prison! Monsieur... en prison!... mais il est innocent!...
ah!... bien innocent!... Victor entra.

--Le père Normand n'est pas chez lui, dit-il.

Il aperçut sa mère qui sanglotait.

--Ne te désole point, petite mère, allons! du courage, tout n'est pas
fini.... Et se tournant vers le vieillard.

--Notre affliction est grande, pauvre homme, dit-il, et si le bon Dieu
n'a pas pitié de nous, je ne sais ce que nous allons devenir....

--J'ai été indiscret, répondit le mendiant, et j'ai réveillé sans doute
des chagrins qui dormaient.

--Oh! monsieur, les chagrins ne dorment pas ici!... oh! non! ils
veillent depuis vingt ans et plus!... s'écria Victor, comme exaspéré....

--Quelle est donc la cause de ces chagrins? si toutefois, mon
indiscrétion n'est pas trop grande.... demanda le vieillard que
l'émotion gagnait.

--La cause première est loin, répondit Victor, et ce serait bien long de
vous conter toutes les épreuves par lesquelles ma pauvre mère a passé...
et avant elle et encore mon père! mon pauvre père!...

--Votre père?

--Oui, mon père Joseph Letellier....

--Mon Dieu! mon Dieu! s'écria malgré lui le vieillard, et ses mains
tremblantes passèrent sur ses paupières ridées pour en effacer les
pleurs.... A ce cri, Noémie se redressa frémissante.

--Connaissez-vous mon père? demanda Victor.

Le vieillard ne répondit point. Victor renouvela sa question.

--Oui, murmura sourdement le vieillard, je l'ai connu autrefois....

--Si vous l'avez connu, écoutez-moi, je vais vous raconter ses malheur;
vous en serez ému, et vous comprendrez notre désolation. Et Victor
retraça à grands traits la vie extraordinaire de son père. Il parla de
son enfance sans amour et sans soleil, pour lui et pour la petite
Marie-Louise; il rappela l'égoïsme et la cruauté d'Asselin, le tuteur et
l'oncle de l'orphelin, et surtout la malice odieuse de la femme
d'Asselin; Il n'oublia ni le Maître d'école infâme, ni les voleurs de la
taverne de la mère Labourique, ni le blasphème, ni le châtiment, ni
surtout le miracle de la bonne Sainte-Anne. Mais enfin, dit-il, tout
cela était passé, fini! et la félicité rayonnait sur les jours du jeune
homme assez persécuté. Asselin le tuteur infidèle s'était repenti...
mais il devait aussi porter la peine due à sa femme maudite. Il s'enfuit
pour jamais. La plupart des coupables furent punis par la Providence
d'une façon évidente. Plusieurs échappèrent, il est vrai, mais Dieu les
retrouvera bien, si déjà il ne les a pas punis....

Un homme restait, un ami de mon père, mais, hélas! un enfant maudit de
l'auteur de ses jours, Picounoc, le fils de Saint Pierre, le chef des
voleurs.... C'est lui ce Picounoc ce scélérat, qui est la cause nouvelle
de nos misères. Je dis nouvelle, je me trompe, puisqu'elle remonte à
vingt ans.

Et de nouveau le jeune avocat, le coeur rempli d'amertume, fit
l'histoire de l'astuce et de la méchanceté de Picounoc, qui tue sa femme
par les mains d'une victime qu'il veut immoler en même temps; et raconte
tout ce drame que nous connaissons déjà et qui va se continuer encore
quelques jours, pour se dénouer en cour criminelle, le 27 d'octobre....
Et, pendant tout le récit du jeune homme, le mendiant resta la face
cachée dans ses mains pâles, sillonnées de grosses veines bleuâtres, et
ses épaules eurent de fréquentes secousses comme en éprouvent les
épaules de quelqu'un qui gémit, et sa barbe blanche se mouilla peu à
peu.

--Merci de votre émotion, merci de vos larmes! dit le jeune avocat. Cela
nous fait du bien de vous voir pleurer avec nous. Notre amitié est peu
de chose, mais vous la gagnez toute entière.

--Votre amitié! votre amitié! s'écria le vieillard, dans un transport
soudain, je ne la mérite pas! c'est le pardon qu'il me faut, c'est le
pardon!

Et il vint tomber aux genoux de Noémie et de son fils....

Rien ne pourrait peindre l'étonnement de Victor et de sa mère. Ils se
regardaient muets et pâles, et regardaient ensuite le vieux mendiant
sanglotant à genoux devant eux.

--Qui êtes-vous donc? qui êtes-vous? demanda le jeune homme tout
terrifié....

--Je suis un misérable que le Seigneur a bien châtié, répondit le
vieillard.

--Espérez le pardon alors, reprit Noémie, car Dieu est juste et ne punit
qu'une fois....

--J'espère le pardon de Dieu, car je me repens et je bénis la main qui
me tient dans la poussière, balbutia le mendiant; mais je ne puis pas
espérer le pardon des hommes... et pourtant je le demande!...

--Les hommes ne sont point miséricordieux comme le Seigneur, mais ils
doivent pardonner cependant: "Pardonnez-nous nos offenses comme nous les
pardonnons..." reprit Victor.

--Ah! tu es bien le digne enfant de ton père, et Dieu te bénira, murmura
le vieillard.

--Qui êtes-vous donc? répéta Victor.

--Qui je suis? je suis Asselin ton grand-oncle.

--Mon oncle Asselin! s'écrièrent à la fois Victor et Noémie....

--Oui, Asselin votre oncle!... oh! je n'ose prendre ce nom que j'ai
prostitué....

--Mon oncle, levez-vous, dit Victor, mon père vous a pardonné.... Je ne
veux pas me souvenir du mal que vous lui avez fait....

Mais le mendiant ne se relevait point. Il fallut le prendre par le bras
et le conduire, chancelant, à un siège.

Quand l'émotion fut apaisée, le mendiant dit à son tour comment Dieu
l'avait châtié.

--Ma femme a quitté depuis bien des années le toit conjugal, et je ne
l'ai revue qu'une fois, il y a deux mois; mais j'ai senti sa main peser
continuellement sur moi. Dieu s'est servi d'elle pour me ruiner. Elle
m'a volé, elle a brûlé mes bâtisses à maintes reprises, car elle m'avait
juré haine et vengeance, parce que, repentant, j'accueillis comme je
devais le faire, Djos mon neveu, à son retour de Sainte-Anne, après sa
guérison miraculeuse. Je n'ai jamais pu la surprendre, ni la rencontrer;
mais je sais qu'elle dirigeait les coups si elle ne les portait
elle-même. Dernièrement, elle est venue à Montréal où je m'étais caché,
car on se cache mieux dans une grande ville que dans un village ou une
campagne, et elle m'a porté le dernier coup. J'avais vendu ma terre et
monté une auberge fort proprette, dans une rue passante. Elle arrive, se
jette à mes pieds, pleure et supplie si bien que je me laisse attendrir.
Je l'embrasse et lui donne les clefs de ma maison, car il faut vous dire
que je suis seul depuis longtemps: tous mes enfants sont ou mort, ou
dispersés dans les Etats-Unis, ce qui ne vaut guère mieux. Dans la nuit,
l'on me pille, le feu est mis à la maison, et ma femme disparaît pour ne
plus revenir.... J'étais ruiné... dans la rue... et, à mon âge, on n'a
plus le courage de recommencer à vivre et à travailler.... Au reste, je
sais que ce serait inutile: c'est la main de Dieu qui s'appesantit sur
moi....

Victor avait tressailli pendant ce court récit....

--Mon oncle, dit-il, vous resterez avec nous quoiqu'il arrive. Nous
avons besoin de l'aide de Dieu pour sortir de l'abîme où nous a
précipités la méchanceté des hommes; et Dieu nous aidera, parce que nous
lui sommes agréables en pratiquant la miséricorde.

--Oui, mon fils, dit Noémie, soyons miséricordieux pour obtenir
miséricorde.

Le vieillard se précipita de nouveau aux genoux de Victor et de Noémie.
Une voiture s'arrêta à la porte. Une femme bien mise entra après avoir
frappé!




                                     IX

                                MADAME GAGNON.


--C'est elle! murmura Noémie.

En effet, c'était madame Gagnon, la femme charitable dont on avait parlé
tout à l'heure, qui venait, selon qu'elle l'avait mandé Noémie, visiter
les âmes affligées et leur apporter quelques consolations.

--Je suis madame Gagnon, dit-elle en entrant; je viens un peu tard,
pardonnez-moi.

--Vous êtes la bienvenue, Madame; il n'est jamais trop tard pour
recevoir des personnes telles que vous.

--Et j'aime mieux, Madame, reprit la Gagnon, que les quelques bonnes
oeuvres que je fais restent cachées; Dieu me voit, cela me suffit.

Le mendiant, assis près de la cheminée, fit un mouvement de surprise à
la vue de l'étrangère et, à sa voix, il la reconnut bien pour cette
vieille hère qui l'avait si rudement traité quelques heures auparavant.
Il se recula dans l'ombre et parut se distraire en bouleversant la
cendre du foyer avec les pincettes. Madame Gagnon s'assit près de la
table et la première elle reprit la parole.

--On m'a dit, Madame, commença-t-elle, que le bon Dieu vous envoyait une
nouvelle et grande épreuve.

--- On vous a dit la vérité, répond Noémie, en soupirant.

--Mais en même temps, reprit la visiteuse, on m'a parlé de votre force
d'âme, de votre soumission à la volonté divine, de vos vertus
admirables.

--Oh! Madame, épargnez-moi!... Je suis une femme comme une autre, et la
douleur me tue....

--Je comprends; mais enfin vous ne murmurez pas, vous n'accusez pas le
ciel.

--Et pourquoi l'accuserais-je? et pourquoi voudrais-je murmurer? ne
sommes-nous pas sur la terre pour souffrir, et, par la souffrance,
mériter le ciel?

--Oh! que vos sentiments sont beaux, Madame, et qu'ils me font du bien à
moi-même! Rien ne me fait plaisir comme d'entendre parler ainsi, comme
de voir que Dieu est compris et loué par ses bonnes créatures!...

Le mendiant se tordait sur sa chaise, et sa figure, sous sa barbe
blanche, prenait toutes sortes d'expressions.

Victor regardait cette femme avec curiosité, et il pensait: Elle est
bien bonne ou bien méchante, pas de milieu; et, si elle est méchante,
elle doit avoir un but caché en venant ici. Puis il dit tout haut....

--Excusez-moi, Madame Gagnon, je ne vous ai pas demandé si vous vouliez
dételer votre cheval....

--Mon mari est allé plus loin; il me reprendra en revenant. Je vous
remercie bien.

--Son mari! pensa le mendiant.

--Vous êtes avocat, Monsieur Victor? demanda la visiteuse.

--Oui, Madame, répondit celui-ci, étonné d'être si bien connu.

--J'espère que vous sauverez votre père, car il est innocent, j'en suis
sûre?

--Madame, je ferai mon possible, et, avec la grâce de Dieu....

--Mais ce doit être assez facile de sauver un innocent....

--Pas toujours, Madame....

--Est-ce que vous craindriez?...

--Il y a tant de mauvaise foi, tant de malice dans le monde....

--Hélas! oui, vous avez bien raison.... Et ce Picounoc, je pense, n'est
pas de bois de calvaire.

--Le connaissez-vous?

--Assez peu, j'habite la paroisse depuis deux mois seulement.

--Vous avez pu le rencontrer?

--Je l'ai rencontré quelquefois.

--Chez M. Chèvrefils probablement?

Madame Gagnon, un peu décontenancée par les questions qui tombaient
drues et l'intervertissement des rôles, hésita une minute.

--Je suis peut-être indiscret, reprit Victor, mais voyez-vous, je sais
que Picounoc est l'ami intime de M. Chèvrefils, et que M. Chèvrefils est
hospitalier et fier de s'entourer de gens marquants.... J'espère bien
qu'il l'éloignera de sa maison lorsqu'il le connaîtra mieux.

Madame Gagnon se remit tout-à-fait.

--Vous avez des témoins, reprit-elle, qui prouveront l'innocence de
votre père?

--Il y aura conflit de témoignages, car Picounoc va jurer qu'il l'a vu
frapper.

--Vous croyez?

--J'en suis certain. Il vous l'a dit lui-même, ce me semble?

--En effet, je crois qu'il a dit quelque chose comme cela.

--Et j'avoue que mon père n'aurait pas dû se sauver.... Cette fuite,
c'est l'aveu pour plusieurs.

--Vous avez raison, Monsieur, et c'est, il faut le reconnaître, assez
logique.

--Picounoc va largement exploiter ce fait; il ne se gêne pas de le dire;
mais il y a quelque chose qu'il expliquera difficilement, c'est le châle
qui a servi à tromper mon père.

--Le châle? demanda la Gagnon.

--Oui, M. Chèvrefils n'en a-t-il pas parlé devant vous?

--Devant moi? jamais!

--Il ne vous a pas dit qu'il avait vendu un châle à Picounoc peu de
temps avant le meurtre?

--Non, monsieur.

--Le châle que portait la défunte, quand elle a été tuée... et qu'elle
n'a porté que cette fois-là. C'est peu de chose, si vous voulez, mais
enfin pourquoi le détruire?

--Est-ce qu'il a été détruit?

--Je n'en sais rien. Pensez-vous qu'il l'ait été, vous?

--Je ne pense rien du tout.... Je l'ignore, répondit la femme ahurie.

Le jeune avocat s'était levé d'un bond; il fallait jouer serré. Il
ouvrit un tiroir de commode, et en tira un magnifique châle.

--Il n'a pas été détruit! vous voyez, Madame, et cela va joliment
embêter Picounoc.

La Gagnon blêmit et balbutia:

--C'est lui, ça?

--Lui-même, affirma Victor.

--N'est-ce pas celui de votre mère? demanda-t-elle timidement.

Victor s'écria d'un accent demi-railleur:

--Madame, vous qui êtes si bonne, vous m'aiderez, n'est-ce pas, à sauver
mon père?

Rassurée par cette exclamation du jeune homme qu'elle ne comprit pas
bien, Madame Gagnon promit de faire ce qu'elle pourrait.

--Et quels sont vos moyens de défense? demanda-t-elle brusquement au
jeune avocat.

--Je les cherche, répondit Victor, et quand je les aurai trouvés, comme
vous êtes notre amie, je vous les communiquerai.

Il se dit à part soi: Va, ma vieille, je suis aussi fin que toi....

Une voiture arriva à la porte....

--C'est mon mari, dit la Gagnon. Elle se leva, mit un baiser sur le
front de Noémie, tendit la main à Victor et sortit.

Le mendiant exaspéré se dressa soudain. Ses yeux lançaient des flammes
et ses mains tremblantes se crispaient de fureur: La misérable!
s'écria-t-il, la misérable!

--C'est cette femme qui vous a refusé l'aumône? demanda Noémie
presqu'effrayée de la colère du vieillard.

--Oui, c'est elle.... Et on eut dit que ces mots l'étranglaient.

--Elle va peut-être nous sauver! s'écria Victor, en battant des mains
d'espérance....

--Oui, en voulant vous perdre, répondit le vieillard.... Et il reprit:
la misérable! la misérable!...




                                     X

                          LA CHASSE AUX PREUVES.


Cependant l'ex-élève, feignant de croire à la culpabilité du
grand-trappeur, avait été voir son ancien camarade Picounoc, et lui
avait parlé longuement de cette triste affaire qui de nouveau mettait la
paroisse en émoi.

--Picounoc, tu aurais dû pardonner, lui dit-il; après vingt ans
d'expiation, cet homme, s'il est coupable, doit être absous.

--Pourquoi est-il revenu? répondit brusquement Picounoc.

--Pour revoir sa femme; c'est assez naturel.

--Il a eu tort.

--Peut-être; mais dis-moi donc, ne comptes-tu que sur ton seul
témoignage pour le faire condamner?

--C'est assez.

--Tu pourrais te faire illusion.... On n'envoie pas un homme à
l'échafaud de gaieté de coeur.

--N'importe!...

--Prends garde: quelquefois en prouvant trop, on ne prouve rien du
tout... si tu manquais ta preuve... ou si elle était démolie de quelque
manière? As-tu songé à cela?

--Pourquoi y songer?

--Pour ne rien faire de trop, ou de mal. Il est toujours bon de
réfléchir avant d'agir; il est bon de savoir où peut conduire le chemin
que l'on prend.

--Es-tu venu ici pour me faire des sermons?

--Pas du tout; mais pour te dire que tu es entré dans une route
épineuse.

--J'en sortirai bien.

--Je suis ton ami, eh bien! écoute: à ta place, je n'aurais pas fait
arrêter Djos, mais je lui aurais fourni les moyens de s'en aller avec sa
femme.

--Avec sa femme?

--Sans doute: mais, allons! tu n'as plus de prétentions de ce côté,
j'espère?

Picounoc baissa la tête et rougit quasiment:

--Ce qui est fait est fait, dit-il.

--Je sais une chose, moi, reprit l'ex-élève, c'est que Djos n'est pas
coupable....

--Comment! il n'a pas tué ma femme?

--Oui, il l'a tuée, mais pas de mystère! tu sais comment et pourquoi; en
bien! moi, je témoignerai en sa faveur.

--Toi? que peux-tu dire? tu ne sais rien de l'affaire.

--Tu verras!...

--Vas-tu te vendre ou jurer le mensonge pour plaire à ton ami?

--Et toi que vas-tu faire pour me venir moraliser comme ça? ne sera-ce
pas un mensonge que tu viendras jurer? n'as-tu pas peur de te contredire
ou de manquer de sang froid? Tu vas être roulé sur le gril, je t'en
préviens: tu n'as qu'à te bien tenir.

--Si tu es venu ici pour m'insulter, Paul, tu peux t'en aller....

--M'en aller! batiscan on ne me déloge pas de cette façon? Non, je ne
suis pas venu pour t'insulter, mais pour t'avertir que la Providence se
joue des desseins des hommes. Vous autre vieux criminels vous êtes bien
rusés; mais vous négligez toujours un détail insignifiant, et c'est ce
qui vous perd. On se défie des sages et ce sont les fous qui nous
attrapent. Ces pauvres fous! ils sont plus utiles qu'on ne serait porté
à le croire.

--Veux-tu parler de Geneviève? demanda Picounoc presque épouvanté.

--Sois tranquille, tu le sauras assez tôt.

--Mais je n'ai rien dit, je n'ai rien fait devant cette folle qui put me
compromettre, reprit Picounoc avec un malaise visible.

--Ces personnes-là recueillent tout....

--Et qu'a-t-elle pu dire?

--C'est mon secret... et le sien!...

L'ex-élève avait atteint son but. Il s'était dit: Picounoc, depuis vingt
ans, a dû se compromettre par quelque parole aux yeux de Geneviève qui
est tant de fois entrée dans sa maison; et s'il redoute les déclarations
mêmes de la pauvre insensée, il s'efforcera de la faire disparaître. Ce
sera une preuve de circonstance qui, ajoutée à d'autre, aidera à
éclairer la justice. Maintenant que j'ai peut-être exposé les jours de
cette femme, à moi de la protéger.

Victor ne put voir Marguerite qu'un instant, au moment où, un soir, elle
passait pour se rendre à l'église. Les deux jeunes gens s'aimaient
toujours avec autant d'ardeur et de fidélité; mais ils sentaient qu'une
ombre menaçante montait, montait, qui bientôt les envelopperait tout
entiers, et, dans leur terreur, ils n'osaient plus regarder l'avenir.

Victor retourna à Québec pour rendre de nouveau à son père un compte
exact de son travail. Le grand-trappeur songea longtemps à la parole
imprudente de la Gagnon, s'accrochant à ce futile détail comme un homme
qui se noie s'accroche à une faible branche. Les malheureux ne demandent
qu'à espérer. Mais quand Victor lui dit l'hypocrisie de cette femme, et
quand il lui raconta dans tous les détails l'histoire du vieux mendiant,
il se leva, comme fou de terreur, et, tombant à genoux devant son
crucifix, il y demeura longtemps prosterné. Quand il se releva, il vit
que Victor pleurait. Alors il lui mit les mains sur la tête en disant:

--Mon fils, je te bénis!... car tu as pardonné en mon nom. Prends soin
de ton vieil oncle et continue la tâche noble mais difficile que tu as
entreprise.

Victor se sépara de son père pour continuer ses recherches. Il descendit
au Foulon par le grand escalier, qui se trouve vis-à-vis de la prison,
et prenant la rue Champlain, se dirigea vers la basse ville. Rendu à la
porte de l'auberge de l'Oiseau de Proie, il s'arrêta un instant, comme
indécis, puis, tout à coup il entra. La Louise et sa mère éprouvèrent un
mouvement de vanité, car un pareil visiteur ne se présentait pas
souvent.

--Vous ne me connaissez pas, Mesdames, dit Victor, mais moi je sais que
j'ai une dette de reconnaissance à vous payer....

--Vous, Monsieur! reprit vivement la Louise?

--De la part de mon père, Madame.

--Qu'est-ce qu'il dit donc ce monsieur-là? demanda la vieille
Labourique.

La Louise ne fît pas attention à la demande de la mère qui se mit à
grogner. Victor reprit:

--Quand je vous aurai dit que je suis le fils de ce petit Djos qu'un
jour vous avez pris dans la rue et protégé, vous me comprendrez, Madame.

--Djos! vous dites? vous êtes le garçon de Djos?...

--Djos! il parle de Djos! redemanda la vieille, qui grogna de plus en
plus, parce que la Louise ne l'écoutait point....

--Oui! je suis son garçon!...

--Voyez donc ce que c'est!... comme on vieillit! Il me semble que c'est
hier que j'ai trouvé dans la rue ce pauvre petit garçon qui pleurait....
reprit la Louise, avec émotion.... Mère! continua-t-elle, entraînant
Victor auprès de la vieille, c'est le garçon de Djos, notre ancien petit
Djos!...

--Ah! non, non, tu badines! ce n'est pas possible! exclama la vieille
Labourique; mais pourtant oui! je le reconnais.... Son père était comme
cela dans sa jeunesse: même taille, même voix, même façon, même
figure!... Ah! que cela me fait plaisir d'avoir ta visite, mon petit!...
Je suis une vieille mère pour toi... et oui! j'ai élevé ton père.... Ah!
le satané enfant, il était bien plaisant, et pourtant il me faisait bien
enrager par fois.... Mais approche que je t'embrasse!...

Victor dut subir le baiser de cette vieille malpropre, et, de plus,
celui de l'autre vieille, la veuve Louise--comme elle se faisait
appeler.

--Et comment vont les affaires? demanda-t-il, après avoir satisfait la
curiosité des femmes, au sujet de son malheureux père.

--Pas vite, répondit la Louise; on voit peu de voyageurs.

--Les habitants viennent les jours de marché?

--Quelques uns....

--Il en vient de Lotbinière?

--Quelquefois.

--Picounoc vient-il souvent?...

--Il est venu la semaine dernière.

--Oui, je sais, il cherchait des témoins.

--Des témoins, il n'en a pas besoin: il a tout va de ses yeux, répondit
la Louise.

--Il n'est pas bien sûr de réussir.

--A faire condamner votre père? ce pauvre Djos?

--Oui; et de fait, mon père n'est pas coupable....

--Pourtant il a l'air bien certain...

--Il y a des détails qui l'inquiètent un peu; il vous l'a dit?

--La Louise ne répondait pas....

--Oui, oui, dit la vieille... tu sais bien?

--Taisez-vous donc, vieille folle, répliqua brutalement la Louise.

--Pourquoi ne voulez-vous pas qu'elle parle? demanda le jeune avocat,
est-ce que vous n'aimez plus mon père?

--Elle ne sait pas ce qu'elle dit, reprit la Louise.

--Quelles personnes se trouvaient avec Picounoc ici? demanda Victor.

Le marchand bossu, dit vivement la vieille Labourique.

--Et Picounoc demandait l'opinion du bossu?

La Labourique éclata de rire.

--Si vous dites un mot, la vieille, gare à vous! répondit d'un air
menaçant, la fausse veuve.

Victor comprit qu'il y aurait peut-être quelque chose à tirer de ce
bouge, et il ajouta, sur sa liste de témoins, les noms des hôtelières.

--Je vous laisse ma carte et mon adresse, dit-il en sortant, et si
quelques uns ont besoin de mes services, je suis à leurs ordres.

--Ce bossu, pensa-t-il en sortant, qui peut-il donc être?... C'est lui
qui a, selon toute probabilité, vendu les deux châles de soie. Il était
donc dès lors, ou il est devenu depuis, le complice de Picounoc?
Pourquoi? Pour de l'argent? Peut-être. Par vengeance? Peut-être encore.
Il prétend, ce singulier bossu, avoir été l'ami de mon père, et mon père
ne le connaît point.... Il faut que je déterre son origine, et que je
retrace sa vie.




                                     XI


                              L'EMPOISONNEMENT.

A mesure qu'approchait le terme des assises, l'inquiétude de Picounoc
augmentait. Cet homme façonné au mal et roué ne pouvait se défendre
d'une vague crainte, car, bien que toute mesure de prudence fut prise de
sa part pour tromper la justice et perdre le trappeur, il savait l'oeil
de Dieu ouvert sur lui, il savait que le hasard frappe des coups,
inexplicables parfois. Il songeait aux paroles de l'ex-élève, et se
demandait si jamais devant cet homme il avait parlé d'une manière
compromettante. Et il pensait aussi à Geneviève la folle. De celle-ci il
ne s'était guère défié en effet; mais pourquoi avoir peur du témoignage
d'une femme insensée? et qui songerait à s'en prévaloir? Il labourait
son champ. Le labour d'automne est bon pour le blé, et puis, le
printemps est si souvent tardif et long, qu'il est sage de gagner du
temps, dès avant l'hiver, en préparant les sillons. Son humeur se
ressentait de son trouble intérieur, et ses chevaux subissaient les
caprices de son humeur, il les ahurissait de ses cris, les brûlait de
son fouet, et quand la charrue se heurtait à une roche il poussait des
jurons formidables. A la maison, il ne se montrait guère plus honnête,
et Marguerite souffrait en silence.

Un soir, le bossu arriva à la porte. Picounoc venait de dételer et se
mettait à la table. Marguerite versait le thé, cette boisson favorite du
Canadien. Le marchand fut accueilli avec empressement d'une part, et, de
l'autre, avec une froideur significative. Inutile d'ajouter que
l'empressement ne venait pas de Marguerite. Quand la jeune fille eut
servi la table, son père la pria de le laisser quelques instants seul
avec le visiteur. Elle se rendit à la laiterie, sous prétexte d'écrémer
le lait et de brasser une façon de beurre; mais elle était trop
préoccupée pour se livrer au travail, et elle donna libre cours à sa
douleur.

--Eh bien! commença le bossu, ça arrive...

--Dix jours encore, ajouta brièvement Picounoc.

--Et ta promesse? Marguerite est-elle prévenue?

--Je l'en ai avertie... mais je crois bien qu'il faudra employer les
menaces....

--N'importe! c'est aujourd'hui lundi, je veux me marier dans huit jours.

--On la fera consentir.

--Victor est en peine, je crois, il ne sait trop comment défendre son
père, reprit le bossu.

--Il a raison d'être en peine; d'autres le seraient à sa place. Mais
comment le sais-tu?

--J'ai des agents.... Je suis l'affaire comme si elle était mienne... et
n'es-tu pas mon beau père?...

--Eh oui! eh oui! fit Picounoc ragaillardi... dans huit jours....

--As-tu vu Geneviève depuis peu? demanda le bossu.

--Ma foi! pas depuis une quinzaine; elle se cache, je crois....

--C'est mauvais signe... pour toi.

--Tu crois?

--Elle en a peut-être entendu assez?...

--Si je savais!

--Trop de prudence vaut mieux que trop de confiance.

--Tu as raison. D'ailleurs cet imbécile d'ex-élève, tout en voulant me
menacer, m'a averti d'être prudent et de me défier d'elle.

--Et c'est pour cela qu'elle est disparue?

--Non, mais....

--Alors, si tu la trouves, dépêche-la moi, et....

Les points qui terminèrent la phrase furent, paraît-il, admirablement
compris de Picounoc, car sa figure sombre se dérida, et un éclair joyeux
sortit de ses paupières. On appela Marguerite.

--Ma fille, commença brutalement Picounoc, je te l'ai dit déjà, et je te
le répète en présence de ton futur, tu vas te marier.

--Je ne me sens point de goût pour l'état du mariage, mon père.

--Depuis que vous avez perdu Victor? demanda grossièrement le bossu.

--Peut être, fit Marguerite, rougissant de dépit.

--Demain en huit, ma fille, reprit le père, le mariage aura lieu, c'est
décidé.

--Vous m'avez vendue? fit-elle amèrement.

--Oh! il n'y a pas de prix pour vous, Mademoiselle, répondit avec une
galanterie de mauvais aloi, le vilain bossu.

--Vous ne craignez donc pas, monsieur, d'épouser une femme qui ne vous
aime point? répliqua Marguerite, qui s'efforçait de devenir menaçante.

--Je suis sûr de votre vertu, Mademoiselle, répondit le bossu.

Voyant bien qu'en effet on comptait sur sa vertu pour l'immoler, la
jeune fille s'abandonna à un violent désespoir, et elle eut presque un
regret de se voir tant estimée.

Quand le bossu fut sur le point de se retirer, il lui tendit la main,
mais elle refusa de lui donner la sienne. Picounoc entra dans une sombre
fureur.

--Malheur à toi! Marguerite, s'écria-t-il, si tu ne fais pas ma volonté!

--O mon père! s'écria la jeune fille, en joignant les mains....

--Je veux que tu m'écoutes, reprit le père dénaturé; je veux que tu
épouses M. Chèvrefils, la semaine prochaine; je veux qu'il te donne, dès
ce soir, en ma présence, le baiser des fiançailles!... entends-tu? et si
tu t'insurges contre ma volonté, je te....

--O mon père, grâce! grâce! supplia Marguerite.

--Je te maudirai!...

--Ah! non! non! arrêtez! arrêtez!... tout ce que vous voudrez, mon
père... oui je ferai tout... je serai soumise... oui! j'épouserai M.
Chèvrefils! mais, mon père... ne me maudissez pas!... ah! ne me
maudissez pas!...

--Bon! voilà qui s'appelle parler et comprendre le bon sens.... Donc à
mardi le mariage....

Le lendemain Geneviève la folle, qui n'avait point paru depuis deux
semaines, passa devant la porte de Picounoc. Marguerite la vit,
l'arrêta, et se mit à causer avec elle, comme si la vieille femme eût pu
la comprendre. La pauvre enfant causait bien avec les rosiers, la
verveine et l'Héliothrope qui buvaient les rayons du soleil à travers
les vitres de sa fenêtre; elle pouvait aussi chercher une consolation
dans les paroles souvent raisonnables de l'ancienne maîtresse de
Racette. Picounoc survint à l'instant même.

--Entre donc, Geneviève, dit-il.

La folle entra.

--Vas-tu loin de ce pas? lui demanda-t-il.

--N'importe où, répondit Geneviève.

--Marguerite a une commission à te donner.

Marguerite regarda son père avec étonnement, et la folle regarda
Marguerite avec une expression d'aise.

--C'est une lettre que Marguerite envoie à son futur, Monsieur
Chèvrefils de la rivière du Chêne, tu le connais bien?

--Oui, répondit Geneviève.

--Ta lettre est sur la table dans la grande salle, Marguerite; va la
prendre et tu la confieras à Geneviève.

Marguerite hésitait, tout ahurie de ce quiproquo.

--Viens, dit Picounoc.

Elle suivit son père dans la salle. Il prit une lettre oubliée sur la
table: Tiens, Marguerite, dit-il, adresse-la et l'envoie à M.
Chèvrefils.

--Mais, mon père, pas en mon nom, toujours! puisque j'ignore le contenu
de cette lettre.

--Le contenu? répéta en riant le madré, tiens! vois! ce n'est pas
compromettant. Et, dépliant le papier, il montra quatre pages blanches.

--Alors pourquoi, mon père?... observa Marguerite.

--C'est mon affaire.... Adresse-la à M. Chèvrefils, et demande à
Geneviève de l'aller porter: ce n'est pas plus malin que ça.... Mais
glisse ton nom au coin d'une de ces pages... tu sais, les amoureux!...
ah! il va trouver la chose plaisante, admirable!...

Marguerite, éprouvant de la répugnance à tracer son nom pour les yeux de
ce vilain bossu, fit semblant d'écrire et n'écrivit rien.

--Ecris! te dis-je, s'écria Picounoc, qui s'aperçut de la supercherie.

Elle écrivit, en entremêlant les lettres, "Victor et Marguerite," puis,
repliant le papier, le donna à la folle qui partit pour la rivière du
Chêne.

En passant devant la maison de Noémie, Geneviève jeta un coup d'oeil
dans l'intérieur. Noémie, l'ex-élève et le mendiant, assis ensemble,
causaient d'une façon intime. Elle entra.

--Voici l'heure fatale qui arrive, dit-elle, et le triomphe des méchants
n'est pas d'une longue durée.

--Les desseins de Dieu sont impénétrables, observa Noémie.

--Le Seigneur, continua la folle, se sert souvent des plus futiles
instruments pour opérer de grandes choses.... Vous direz à monsieur
Victor que Geneviève la folle rendra témoignage contre Picounoc et le
bossu, et le témoignage de Geneviève confondra les pervers.

--Victor s'en doutait, s'écria l'ex-élève triomphant....

--Dieu le veuille! ajouta Noémie.

--Restez avec nous, Geneviève, reprit l'ex-élève....

--Non, je vais chez M. Chèvrefils de la part de mademoiselle
Marguerite....

--Un piége, peut-être... observa le mendiant....

--Soyez prudente, Geneviève, repartit l'ex-élève, et prenez garde à
Picounoc et à son ami, ce sont des hommes dangereux....

--Je le sais, fit-elle.

--Elle n'est plus folle! Telle fut la pensée qui vint à l'esprit de
chacun.

Elle était à peine rendue chez M. Chèvrefils que l'ex-élève, qui ne
voulait pas la perdre de vue, rôdait comme un fantôme au milieu des
grands chênes de la rivière. Il vit sortir la folle avec un petit paquet
à la main. Elle reprit le chemin de Lotbinière: il la suivit. Elle
s'arrêta dans une maison à pignons gris et à contrevents rouges,
distante d'un quart de lieue environ de la rivière. Il attendit, les
yeux fixés sur cette maison.

Le bossu avait souri en voyant Geneviève lui remettre un billet de la
part de Marguerite. Il rompit le cachet, et déplia les quatre pages
blanches, disant: Chère enfant, tu es bien trop mignonne! Mais quand il
eut déchiffré les deux noms enlacés sur le coin de la feuille, il grinça
des dents et frappa du pied avec colère.

--N'importe! vociféra-t-il, je t'aurai....

Puis, se ravisant tout à coup, il éclata de rire.

--Picounoc! Picounoc! s'écria-t-il encore tout haut, quand tu ne
réussiras pas, le diable lui-même n'aura que faire d'essayer....

Il fit plusieurs questions à Geneviève qui lui parut plus égarée que
jamais, et prenant un petit paquet tout préparé, il la pria de le donner
en passant à Madame Gagnon. En recevant le paquet Madame Gagnon pâlit
légèrement, puis ensuite rougit beaucoup. Elle s'approcha de l'armoire
et le développa: C'est du thé, murmura-t-elle, et du bon!... Geneviève,
il est l'heure de souper, veux-tu prendre une tasse de thé?
demanda-t-elle à la folle.

--Oui, répondit la pauvre femme qui avait faim et soif.

Le thé fut servi. Geneviève le trouva bien fort, bien amer, mais elle en
but deux tasses. Réconfortée, elle exprima son intention de partir, et
Madame Gagnon ne la retint point. L'ex-élève la suivit de nouveau. Elle
avait à peine fait une demi-lieue que sa démarche parut inégale, tantôt
lente, tantôt précipitée, et, de temps en temps, la pauvre femme portait
la main à sa gorge comme pour en arracher quelque chose. L'ex-élève la
rejoignit. Elle le regarda avec une espèce de terreur instinctive
d'abord, mais dès qu'elle l'eut reconnu elle se jeta dans ses bras en
s'écriant: Je suis empoisonnée! Oh! que je souffre! J'ai trop tardé à
parler! mon Dieu! j'ai trop tardé... je vais mourir!... Picounoc et le
bossu.... Immédiatement elle fut prise de vomissements abondants, et
elle se plaignit d'une soif ardente. L'ex-élève, l'enlevant dans ses
bras, la porta dans la maison voisine, et demanda le médecin et le
prêtre....

--J'ai mal à la tête! j'ai mal à la tête! criait la malheureuse en se
tenant le front dans ses deux mains.... Et à chaque minute elle
demandait à boire, et toujours la boisson ramenait le vomissement. Quand
le prêtre arriva, ses traits étaient déjà profondément altérés, ses
pieds et ses mains refroidis, et le pouls à peine sensible laissait
deviner une prochaine syncope. Le médecin avait été appelé dans une
autre paroisse. En son absence l'ex-élève qui connaissait bien les
simples, administra divers médicaments pour favoriser l'expulsion du
poison ingéré. Mais après quelques heures d'attente il commença à douter
du succès. Le cas était dans la forme suraiguë, excessivement grave par
conséquent. Le prêtre épia les moments de repos que le mal laissait à la
moribonde, et remplit son saint ministère. La pauvre infortunée tomba
dans le délire, et, dans cette nouvelle folie, elle disait une quantité
de paroles inintelligibles; mais entre toutes, les mots fanal,
chandelle, cheminée, revenaient souvent. On l'interrogea dans ses
moments de calme; mais elle parut avoir perdu la mémoire. Une fois
seulement elle s'écria, comme se souvenant tout à coup:--Oh! oui! le
fanal! cherchez le bien!

Enfin son visage pâle comme la cire prit une teinte violacée, ses forces
décrurent rapidement, sa peau se glaça, et elle rendit l'âme à Dieu. Il
y avait sept heures seulement qu'elle était sortie de chez Madame
Gagnon.

Il y eut enquête et il fut constaté comme toujours que la défunte était
bien morte. Personne ne fut arrêté alors, et Madame Gagnon restait sous
l'égide de sa bonne renommée. L'ex-élève ne voulait pas donner l'éveil
aux ennemis du grand-trappeur: il aimait mieux les laisser s'endormir
dans la confiance. Dès qu'ils connurent le résultat de l'enquête et le
verdict du jury, le bossu, Picounoc et madame Gagnon, poussèrent
intérieurement--car cela se fait--des cris de triomphe. Victor demanda à
l'ex-élève pourquoi il n'avait pas, à l'enquête, fait connaître tout ce
qu'il savait, de façon à amener l'arrestation des coupables.

--J'ai mon idée, répondit l'ex-élève; laissons-les s'enferrer eux-mêmes,
et se jeter dans le piége.... Seulement je les pousserai bien un peu,
sans que cela paraisse. Fiez-vous à moi.




                                    XII

                                 LE FANAL.


Victor, Noémie, le vieil Asselin et leur bon ami, l'ex-élève,
ressentirent une vive douleur de la mort tragique de Geneviève: mais ils
s'efforcèrent d'en tirer--pour la cause sacrée qu'ils avaient à
défendre--tout le bénéfice possible.

--Je retourne à Québec, dit à l'ex-élève, le jeune avocat, et, je ne
reviendrai peut-être pas avant la cour; marchez, voyez, agissez! Les
paroles de Geneviève ont une signification.... La pauvre folle savait
quelque chose, et elle a trop tardé à parler. Ce fanal, cette chandelle,
cette cheminée, je ne sais ce que cela veut dire, mais à coup sûr cela
veut dire beaucoup. Cherchons.... Ce fanal, ce doit être celui.... Mais,
non, mon Dieu! puis qu'il s'est éclairé au moyen d'une simple
allumette....

--C'est vrai! dit l'ex-élève, saisissant au bond la pensée de Victor,
mais Picounoc peut bien avoir prévu le cas... et qui sait si, dans son
témoignage, il ne sera pas fait mention d'un fanal?...

--Vous avez raison, mon ami, reprit Victor, vous avez raison!... Il
était neuf heures du soir, alors, il faisait noir, et une simple
allumette chimique pour aller au jardin avec sa femme, cueillir des
pommes... non! non!... Il y aurait du louche en cela. Ce fanal!
cherchez-le, trouvez-le!... Mais, mon Dieu! après vingt ans?... Ah!
c'est folie!... Et puis si on le trouve, cela ne sera-t-il pas contre
nous?

--Monsieur Victor, cela ne sera pas contre nous, puisque Geneviève a dit
de le chercher... On le cherchera, Monsieur Victor, et, s'il existe
encore... soyez tranquille, on n'a pas passé vingt ans pour rien dans
les bois, parmi les sauvages!

Et quand Victor fut parti, l'ex-élève se mit à l'oeuvre. Il réussit à
voir tous ceux qui, le soir du meurtre, étaient venus dans le jardin et
dans la maison de Picounoc. Personne n'avait eu connaissance du fanal...
seulement on se souvenait que Picounoc en avait acheté un neuf.

--Arrêtez donc! dit tout à coup Normand, à qui Paul Hamel parlait de
l'affaire, si vous n'avez pas vu François Bernier, vous n'avez pas vu
tous ceux qui sont venus au jardin de Picounoc ce soir-là.

--Je ne l'ai pas vu, répondit l'ex-élève, se raccrochant à un dernier
espoir.

--François Bernier, qui est un homme à cette heure, n'avait que neuf ou
dix ans alors; je me souviens qu'il était là parce qu'en courant il est
venu se jeter sur moi, a tombé et s'est démis un poignet. C'est la
Catoche qui l'a _remmanché_.

--Je le verrai, reprit l'ex-élève; où demeure-t-il?

--Il demeure au troisième rang de Ste. Croix maintenant.

L'ex-élève partit de suite. Le temps d'atteler un cheval et ce fut tout.
François Bernier était chez lui. L'ex-élève ne se laissait pas retarder
par les préambules:

--Vous êtes allé dans le jardin de Picounoc, n'est-ce pas, lors du
meurtre de sa femme? demanda-t-il.

--Oui, monsieur, même que c'est moi qui ai ramassé le fanal.

L'ex-élève faillit jeter un cri: Le fanal? dit-il, et il avait la gorge
serrée par l'angoisse ou la fièvre.

--Oui, monsieur, et je l'ai donné à une femme, une pauvre folle qui
s'appelait Geneviève....

--Et savez-vous ce qu'elle a fait de ce fanal?

--Pour cela non, Monsieur, je n'en ai jamais plus entendu parler....

--C'est toujours autant de gagné! murmura l'ex-élève. Il remercia
Bernier, tout surpris de ce qu'un homme se dérangeât pour si peu, et
revint à Lotbinière, le coeur joliment refait.



Victor assis à son bureau écrivait, et de temps en temps une larme
tombait sur le papier étalé devant lui. Le pauvre jeune homme avait peur
de ne pas être assez éloquent, assez habile pour sauver son père.
Quelqu'un frappa et entra de suite. Ce quelqu'un accusait bien soixante
ans, et portait une figure vulgaire et fatiguée... par le vice, sous un
front complètement dénudé....

--En quoi puis-je vous être utile, Monsieur? demanda l'avocat.

Le rustre roula son chapeau entre ses doigts:

--Je voudrais avoir une _consulte_, Monsieur; on m'a dit que vous êtes
bon avocat.

--Parlez! je vous écoute.

--Je voudrais poursuivre en dommage un de mes voisins qui a dit que ma
femme avait empoisonné une autre femme.

--C'est grave....

--J'en ai bien le droit, n'est-ce pas?

--Certainement, et même c'est votre devoir, non pas de poursuivre pour
avoir de l'argent, mais pour faire reconnaître l'innocence de votre
femme, et faire punir un calomniateur....

--Je voudrais poursuivre pour mille piastres.

--Vous avez tort, parce que l'on croira que vous spéculez sur l'honneur
de votre femme.

--Alors faites comme vous l'entendrez.

--Quel est le nom de cet homme?

--André Barabé....

--Et le nom de votre femme et le vôtre?...

--Gagnon, Madame Alexis Gagnon, de Lotbinière.

Le jeune avocat bondit sur son siége. Il prétexta une douleur
névralgique et fit un tour dans la pièce, en s'efforçant de se remettre
de sa surprise.

--M'y voici, dit-il, je prends votre cause. Nous irons au "criminel."
Elle sera sur le rôle pour le terme prochain. Je vais intenter l'action
immédiatement.

--Et vous avez bon espoir?...

--Oh! oui! restez tranquille, ça va marcher....

--On m'avait dit aussi que je pouvais m'adresser à vous en toute
sûreté....

--Et qui vous a dit cela?

--Un vieux chasseur arrivé à Lotbinière dernièrement. Les gens
l'appellent l'ex-élève, je crois; je ne sais pas pourquoi, ni ce que
cela veut dire.

C'était un tour de l'ex-élève. Il avait mis dans sa confidence ce nommé
Barabé, un riche cultivateur, et Barabé n'hésita pas à prêter son
concours aux desseins de l'ex-élève en lançant la terrible accusation.
Madame Gagnon était défendue par sa grande réputation de piété: c'était
bien une protection magnifique. Elle connut les soupçons que l'on
tâchait de faire planer sur elle, et poussa son mari, pardon! son
associé, à faire, pour imposer silence aux mauvaises langues, la
démarche que nous savons.

Cependant Marguerite voyait approcher avec terreur le jour fixé pour la
cérémonie de son union avec le bossu. La pensée de son irrévocable et
malheureux destin l'absorbait toute entière, et les douleurs de son âme
se manifestaient par la pâleur de son front et la tristesse de son
regard. Elle n'attendait point de secours du monde où elle se trouvait
de plus en plus isolée, et elle s'adressait avec plus de ferveur et de
foi au ciel qui seul pouvait la sauver encore. Son père croyait qu'elle
s'était soumise sans effort et sans amertume. Tout occupé de lui-même il
ne songeait guère à sa fille. Et puis son propre sort lui semblait bien
autrement important que ce qu'il appelait un caprice d'enfant. Un soir
Marguerite resta longtemps assise auprès du foyer. Elle était frileuse
et la flamme pétillante ne la réchauffait point. Ses yeux brillaient
d'un éclat inaccoutumé, ses lèvres étaient brûlantes, et un reflet de
pourpre embrasait sa figure. Dieu va-t-il m'exaucer, pensa-t-elle. Elle
espérait mourir. La maladie s'aggravait de jour en jour et la fièvre,
avec ses hallucinations fantastiques et ses délires navrants, fit
oublier à la fiancée le monde réel qui l'entourait, et la transporta
dans des régions imaginaires où l'amour et la félicité règnent sans fin.




                                    XIII

                              LE JOUR SE FAIT


Marguerite ne mourut pas cependant. Elle était mieux, mais faible
encore, au grand désespoir du bossu qui voyait son bonheur indéfiniment
retardé. L'ex-élève demanda à la voir, et, quand il approcha de son lit,
elle sourit avec tristesse. Il lui dit quelques bonnes paroles, puis,
lui demanda la permission de chercher dans tous les bâtiments, à
commencer par la maison, un fanal qui avait été perdu autrefois. La
pauvre enfant n'eut garde de refuser une aussi simple chose, et, pendant
plusieurs jours consécutifs, on vit l'ex-élève rôder dans le voisinage
des bâtisses de Picounoc, comme un homme qui veut étudier des lieux
nouveaux, ou se familiariser avec ceux qu'il connaît déjà, pour exécuter
quelque dessein secret. On le vit entrer dans la grange, dans l'étable,
dans la bergerie, et n'en sortir chaque fois que longtemps après. Il se
glissa sous le pavé des hangars et des _tasseries_; il descendit dans la
cave de la maison et en interrogea tous les coins et recoins; il monta
au grenier et fureta partout. Un visible découragement commençait à se
lire sur son front. Tout à coup une pensée subite lui rendit un faible
espoir: la cheminée! se dit-il, la cheminée dont parlait Geneviève!...
Il courut à la cheminée qui longeait le pignon sans le toucher; mais,
fatalité! il n'y avait pas d'espace pour le plus petit fanal: Il y a une
cheminée au hangar, pensa-t-il, et il retourna au hangar. La sablière
qui couronnait le carré du hangar, forçait la cheminée à passer à une
distance de six pouces environ des planches du pignon. L'ex-élève eut un
tressaillement presque douloureux, tant il eut peur d'une nouvelle
déception. Il s'approcha avec crainte de la cheminée, et regarda
derrière. Rien! il n'y avait rien que des toiles d'araignées. Restait
encore une chance, pourtant, et la dernière. La sablière était élevée de
huit ou neuf pouces au dessus du plancher; donc sous la sablière,
derrière la cheminée, on pouvait fourrer un fanal en le mettant sur le
côté. L'ex-élève se coucha sur le plancher et plongea son bras dans la
petite cachette ménagée par le hasard. Il toucha un objet. Un frisson
courut dans ses veines et un éclair jaillit de ses yeux. Il saisit cette
chose qui se trouvait au bout de sa main, et, tremblant d'éprouver
encore une déception, la plus cruelle de toutes, il l'amena à lui. Le
fanal! c'était le fanal! noir de poussière et enveloppé de fils
d'araignées. Il l'essuya un peu et voulut l'ouvrir pour voir s'il n'y
avait pas dedans quelque chose d'extraordinaire, mais il était scellé
par une bande de papier collé avec de la pâte. Respectons le secret, se
dit-il, tout ému, et emportons ce document à la cour.

Picounoc était venu à la ville quelques jours avant l'ouverture du
terme, et c'est en son absence que l'ex-élève avait fait ses recherches.

La veille de l'ouverture de la Cour Criminelle, l'ex-élève, tenant sous
son bras et précieusement enveloppé dans une gazette, un objet qu'il eut
été assez difficile de reconnaître ou de deviner, entra, la figure
souriante, dans le bureau de Victor Letellier. Le jeune avocat arpentait
la chambre monologuant, gesticulant, comme un homme fortement exalté par
une impression subite.

--Si je pouvais prouver complicité! s'écriait-il, oui, si je pouvais!
Picounoc se trouverait à moitié démoli.... Dis moi qui tu hantes, je te
dirai qui tu es!...

Il aperçut l'ex-élève: Ah! bonjour! dit-il, quelle nouvelle?...
qu'apportez-vous donc là?

--_Antiquum documentum_! répondit gravement l'ex-élève.

--Un vieux document?

--Le fanal! mon cher! le fanal....

--Le fanal dont parlait Geneviève?

--Eh oui! ni plus, ni moins,... qu'est-ce que cela vaut? je l'ignore.
Enfin nous verrons....

Victor prit le fanal des mains de l'ex-élève, le débarrassa de son
enveloppe de gazette, le tourna en tous sens.

--Qui l'a ainsi scellé? demanda-t-il.

--Elle, répondit laconiquement l'ex-élève...

--Voilà qui est singulier!... reprit Victor.

Mon Dieu! fit-il plus haut, y a-t-il donc là de quoi perdre ou sauver
mon père!... Cette Geneviève n'était donc pas folle autant qu'elle le
paraissait?...

--Folle? interrompit l'ex-élève, je pense qu'elle ne l'était pas du
tout... seulement, elle a été imprudente:... elle a trop tardé à parler.
Se croyant sûre de triompher et de faire éclater la vérité, elle s'est
plu à attendre jusqu'à la dernière heure.... Dieu veuille que toute
chance de succès ne soit pas morte avec elle!...

--Oui, Dieu le veuille!

--J'ai travaillé de mon côté, reprit Victor, et mes recherches n'ont pas
été infructueuses.

--Vite, parlez! qu'avez-vous découvert? Voilà le courage qui me revient
au coeur. Il me semble que le ciel est pour nous enfin.

--J'espère, mais n'ose m'abandonner trop vite à la joie... si j'allais
être déçu!... Ma pauvre Marguerite! il faut que l'un de nous soit
couvert de honte et abîmé dans la douleur....

Et Victor, le visage caché dans ses mains, demeura longtemps silencieux.

--Voyons! qu'avez-vous trouvé? demanda l'ex-élève, cela m'intéresse
fort, allez!...

--Je connais l'histoire du bossu!...

--Vraiment!...

--J'ai remonté à la source de cet homme comme on remonte à la source
d'un ruisseau.... Il m'a fallu écarter bien des broussailles entassées à
dessein, gravir bien des rochers, faire bien des détours; mais enfin
j'ai triomphé des obstacles, et maintenant, je puis lui jeter à la
figure, comme une souillure ou un défi, son véritable nom....

--Il ne se nomme pas Chèvrefils?

--Il ne s'appelait pas de ce nom il y a vingt ans....

--L'ai-je connu?

--Vous avez dû le connaître....

--Et c'est un vaurien?

--Pis que cela.

--Un voleur?

--Pis que cela.

--Un assassin?

Tout cela ensemble!... Et c'est l'intime ami de Picounoc! Vous
comprenez?

--Ça va venir; laissez faire le procès de Madame Gagnon: On va les
envelopper là-dedans. Ce n'est pas pour rien que l'ex-élève est revenu
des régions lointaines du McKenzie!... ce n'est pas pour rien qu'il a
dit à Picounoc de se défier de la folle! ce n'est pas pour rien qu'il
aura avancé la mort, par sa faute, de cette infortunée Geneviève!... On
ne fait pas les choses à moitié!...

Victor serra la main du brave chasseur:

--C'est demain, dit il.




                                    XIV

                            GAGNON VS. BARABÉ.


Le 27 octobre est arrivé. Dès avant dix heures la salle d'audience est
remplie d'une foule anxieuse. L'arrestation du grand-trappeur a fait du
bruit et réveillé bien des souvenirs. Les avocats, revêtus de leur toge
noire, entrent avec un air solennel qui impose le respect à la foule et
relève à ses yeux la grandeur du tribunal.

--Silence! fait l'huissier audiencier.

Le juge entre; le peuple se lève; l'huissier crie: Oyez! oyez! oyez!
Vous tous qui avez quelque procès à la Cour Criminelle dans et pour le
district de Québec, approchez et soyez attentifs.

«Vous tous, juges de paix, coroners et autres qui avez des enquêtes on
des obligations de comparaître, déposez le tout devant ce tribunal afin
que la justice de la Reine puisse avoir son cours.

«Vous tous, honnêtes gens, qui faites partie du jury de ce district pour
notre Souveraine Dame la Reine, répondez de suite et épargnez vous
l'amende. _God save the Queen._

Le grand jury rapporta «_true bills_» accusation fondée contre André
Barabé, pour calomnie, et contre Michel Lépingle et Nicolas Calumet,
deux jeunes fripons qui se sont bêtement laissés prendre en escamotant
une chaîne d'or au célèbre établissement de Duquet, pendant que la chef
de la maison, renfermé dans une pièce voisine, causait au moyen du
téléphone, avec les employés de son magasin de St. Roch.

Le procès de ces deux jeunes délinquants fut le premier entendu. Il ne
prit qu'un moment, car les accusés plaidèrent coupables. La cause de
Gagnon contre Barabé fut appelée ensuite. Beaucoup de gens éprouvèrent
un désappointement. Ils n'étaient venus que pour voir le grand-trappeur,
et le grand-trappeur n'avait pas même paru à la barre des criminels.

Les témoins de la demanderesse se tiennent debout près du banc des
juges. Ils sont trois: Onézime Desruisseaux, Jacques Letendre et Philias
Normandeau. Desruisseaux, appelé le premier, entre dans la «boîte» et
prête serment.

--Votre nom? demanda le procureur.

--Onézime Desruisseaux.

--Vous connaissez l'accusé en cette cause?

--Je le connais bien.

--Est-ce un homme dont l'opinion et la parole ont de l'influence
généralement sur les autres?

--Il a toujours passé pour respectable et naturellement on a confiance
en lui.

--Quand il dit une chose on le croit?

--Quand cette chose est croyable.

On rit. Silence! crie l'huissier.

--Est-ce que vous ne croiriez pas plutôt une chose affirmée par lui que
par le premier venu? reprend le procureur.

--Quant à cela, oui.

--Eh bien! l'accusé vous a-t-il parlé de la demanderesse, depuis la mort
de Geneviève Bergeron?

--Rien qu'une fois, mais aplomb!

--Répétez tout ce qu'il vous a dit.

--Il m'a dit comme ça: Onésime, crois-tu à l'hypocrisie, toi? Et j'ai
répondu en badinant: je crois à tout ce qui est mal.

--Eh bien! reprit-il, je crois à l'hypocrisie de Madame Gagnon ma
nouvelle voisine. Elle va trop souvent à l'église et chez le bossu, et
le bossu vient trop souvent chez elle.

--Vous badinez! une vieille couenne comme ça, que je réponds.

On éclate de rire de nouveau, et de nouveau un formidable «silence»
retentit. Le juge s'adressant au témoin lui recommande de ne rien dire
d'inutile, et de rapporter seulement les paroles de l'accusé.

--C'est bien, votre honneur, j'y suis. Donc André Barabé me dit: Je ne
crois pas que cette femme soit étrangère à la mort de Geneviève....

--Pas possible!... que je... pardon! j'oubliais.

--Geneviève sortait de chez Madame Gagnon, où elle avait bu et mangé, me
dit-il encore, et c'est une demi-heure après que les symptômes
d'empoisonnement se manifestèrent. Geneviève est morte en sept heures:
donc le poison était violent. S'il était violent, il venait d'être
administré, et s'il venait d'être administré, c'est chez Madame Gagnon
qui l'avait été.... Cela me parut clair et je dis la même chose à
d'autres.

--On ne vous demande pas ce que vous avez dit? reprit le juge.

--L'accusé vous a-t-il dit autre chose?

--Oui, mais pas à ce sujet-là....

--Après qu'il vous eut dit cela, perdîtes-vous confiance en l'honnêteté
de Madame Gagnon?

--Oui, raide!

--Et savez-vous si d'autres personnes ont, par le fait de l'accusé,
perdu aussi confiance en la demanderesse?...

--Oui, Jérôme Dufresne, la Maurice Déchéne, la Michel Roy, Archange
Pépin, et je pourrais en nommer bien d'autres....

--Vous n'avez plus rien à ajouter? demanda l'avocat de la reine.

--Non monsieur.

--_Transquestionné._--Avez-vous vu Madame Gagnon, depuis la mort de
Geneviève?

--Oui, monsieur.

--Et que vous a-t-elle dit au sujet de cette mort?

--Que c'était une mort bien extraordinaire, et qu'elle ne pouvait pas
expliquer.

--Savait-elle alors que quelqu'un la soupçonnait de ce crime?

--Elle ne m'en a rien dit....

--Vous a-t-elle parlé de ce que Geneviève avait mangé ou bu chez elle?

--Pas un mot....

--Retirez-vous.

Desruisseaux sortit en s'essuyant le front avec la manche de sa blouse.
Jacques Letendre et Normandeau vinrent, tour à tour, subir à peu près
les mêmes interrogations et faire les mêmes réponses. Seulement, dans
les transquestions, Normandeau rapporta que Madame Gagnon, sachant
l'accusation qui pesait sur elle, leva les yeux et les mains au ciel en
s'écriant: Dieu soit béni! qui permet que l'on me persécute ici-bas!
Bienheureux ceux qui souffrent la persécution!... C'est au moins une
petite ressemblance que j'aurai avec les saints et le Divin Sauveur....

Plusieurs personnes, dans l'assistance, se sentirent touchées par cette
vertu aux prises avec la calomnie: d'autres flairaient un scandale
nouveau, et commençaient à prendre intérêt au procès. Les témoins de la
défense furent appelés. Ils étaient trois aussi, Paul Hamel, Picounoc et
la servante de Madame Gagnon.

--Votre nom? demanda l'avocat.

--Paul Hamel, chasseur, dit fièrement le vieux voyageur. Et il continua
sans qu'on eut le temps de l'interroger: Je dis un jour à M. Victor:
j'ai une idée qui peut nous être utile dans notre grande
entreprise--Cette grande entreprise, c'était de sauver son père, mon
ami, l'ancien Pèlerin de Ste Anne--Je vais voir Picounoc et tâcher de
lui faire croire que Geneviève dont il n'a jamais dû se défier, va lui
jouer, au procès, quelque bon tour. En effet, j'accoste l'ancien
camarade Picounoc, et je joue si habilement mes cartes que bientôt je
m'aperçois qu'il a peur de Geneviève. Alors, que je pense, il y a
quelque chose qui va mal pour toi, mon vieux, et je n'ai pas été mal
inspiré. Mais je me dis en moi-même: cette pauvre Geneviève est exposée
par notre faute, il faut veiller sur elle. En effet, après ce jour je ne
l'ai pas perdue de vue.... Cependant elle a été tuée sans que j'aie pu
la défendre. Le jour de sa mort, Geneviève fut envoyée par Picounoc à la
rivière du Chêne, chez M. Chèvrefils, le bossu, pour porter une lettre.
Je la suivis. Quand elle sortit de chez M. Chèvrefils elle portait un
petit paquet. Elle reprit le chemin de Lotbinière et entra chez Madame
Gagnon, dont la maison se trouve à une distance d'une demi-lieue environ
de chez le bossu. J'attendis assis sur la clôture, à un arpent de la
maison, et je repris mon chemin, deux heures après, alors que la défunte
fut sortie. Elle ne portait plus de paquet. Je me proposai de la
rejoindre et de la faire parler.... Je m'aperçus bientôt qu'elle était
sous une influence étrange. Elle chancelait en marchant, se serrait la
gorge avec ses doigts et avait des hoquets. Quand elle m'aperçut elle
s'écria: je suis empoisonnée!... je vais mourir!... Picounoc et le
bossu!... la Gagnon!... il est trop tard! Un instant après je fus
obligée de la prendre dans mes bras comme un enfant, et de la porter
dans la maison la plus proche où elle expira bientôt. Quelques mots
qu'elle a dit en mourant: Fanal! chandelle et cheminée... m'ont
convaincu que quelqu'un avait intérêt à sa mort... Le lendemain, je sus
par la servante de madame Gagnon, que la folle avait bu du thé préparé
par madame elle même. Je ne voulus pas, toutefois, faire part de mes
soupçons lors de l'enquête, et j'avais mes raisons pour agir ainsi.
Quelques jours après je racontai tout, et je dis hautement que madame
Gagnon devrait être arrêtée. Pour rendre l'affaire plus piquante je
conseillai à André Barabé de lancer l'accusation, et à M. Gagnon de
revendiquer, devant les tribunaux, l'honneur de sa femme. Cette affaire
est intimement liée au procès qui va commencer bientôt.

Les transquestions ne firent pas broncher d'un point le vaillant témoin,
et la Cour prit un intérêt énorme à cette cause qui tournait si
fatalement pour sa demanderesse. La servante de madame Gagnon fut
entendue. Elle dit que Geneviève avait en effet apporté une livre de
thé, et qu'elle l'avait remise à madame Gagnon; que celle-ci l'infusa
elle même contre son habitude, et le servit à la folle qui en but deux
tasses en mangeant du pain et du beurre; qu'aucune autre personne ne but
de ce même thé dont le reste fut perdu; qu'il y avait dans l'armoire,
quand la folle est venue, du thé pour au moins deux mois encore. Bref,
non seulement la demanderesse ne prouva pas qu'on l'avait calomniée,
mais elle demeura sous le coup d'un soupçon général, tellement motivé,
qu'il était presque une condamnation.

Picounoc fut appelé à son tour. Il parut extrêmement mal à l'aise et
troublé. Son masque d'assurance, sa voix nasillarde et couverte le
trahirent. Le criminel peut être fort, audacieux et provocateur devant
la foule des ignorants et des simples; mais en face de la justice
implacable et solennelle; au milieu d'hommes habitués à lire dans les
coeurs et sur les figures, habiles à démasquer l'hypocrisie, il n'a pas,
d'ordinaire, la puissance de se revêtir de sa fausse livrée, et baisse
la tête honteusement.

--Vous connaissez la demanderesse? commença le procureur.

--Oui.

--Depuis longtemps?

--Depuis trois mois environ.

--Elle passait pour une femme comme il faut?

--Oui.

--Que pensez-vous d'elle maintenant?

--Je crois qu'elle est calomniée.

--De sorte qu'à vos yeux elle n'éprouve aucun tort dans sa réputation?

--Sa réputation d'honnêteté et de piété est déjà si bien établie....

--Saviez-vous que Geneviève devait arrêter chez Madame Gagnon en
revenant de la rivière du Chêne?

Objecté comme tendant à incriminer le témoin lui-même. Objection
maintenue.

--Madame Gagnon vous a-t-elle, avant ou depuis la mort de Geneviève,
parlé de cette pauvre folle? et en quels termes?

Objecté comme tendant à faire une preuve qui ne découle pas de la cause.
Objection maintenue.

--N'avez-vous pas dit que Madame Gagnon faisait bien de revendiquer son
honneur devant les tribunaux?

--Je puis avoir dit cela; je puis ne l'avoir pas dit. Ma mémoire s'en
va....

--Vous pouvez vous retirer.

Un homme qui ne triomphait pas c'était Monsieur Gagnon. Il vit bien
qu'il s'était fourré dans un guêpier, et il songea à s'en tirer le mieux
possible. André Barabé fut acquitté, et, singulier jeu de la fortune,
Madame Gagnon et le bossu qui se trouvaient à Québec furent
immédiatement arrêtés.




                                     XV

                          LA REINE _VS_ LETELLIER.


Après l'audition de la cause Gagnon-Barabé, la cour s'ajourna. La foule
s'écoula lentement et à regret, tant elle était avide de voir se
dérouler l'affaire de Letellier, qui venait de se couvrir d'un voile
mystérieux, grâce aux témoignages de la servante et de l'ex-élève. Dans
toute la ville on ne s'entretint, ce soir-là, que de la femme Gagnon, si
malheureuse dans la revendication de son honneur, de Geneviève la folle,
et des rapports que pouvait avoir avec le procès du lendemain, la mort
subite de cette infortunée....

Victor et l'ex-élève, rendus confiants par le résultat de la cause qui
venait d'être jugée, augurant bien de cette première victoire, le coeur
ouvert à l'espérance, entrèrent dans la prison où le grand trappeur se
consumait depuis un mois dans l'inaction et l'ennui.

--Espérons! mon père, espérons plus que jamais! s'écria Victor en se
jetant dans les bras du grand-trappeur.

--Quoiqu'il arrive, mon fils, je resterai homme et chrétien... répondit
avec fermeté le prisonnier.

L'entretien fut long entre les trois amis.

Le lendemain matin, à l'ouverture de l'audience, il n'y avait pas plus
de monde que la veille, dans la vaste salle, car, la veille, elle
regorgeait, mais la foule anxieuse débordait jusque dans les corridors
et sous le vieux portique du vieil édifice. Quand le juge fut assis dans
son fauteuil surmonté, comme d'une égide, des armes royales sculptées et
dorées, les grands jurés rapportèrent «accusation fondée» contre Joseph
Letellier. Le greffier debout se tourna vers le fond de la salle.

--Geôlier, dit-il, faites mettre Joseph Letellier à la barre.

Un mouvement onduleux agita la salle, et tous les regards se tournèrent
vers le prisonnier qui parut entre deux sergents de police. Letellier
était ferme sans forfanterie et résigné sans faiblesse. Personne ne put
lire ce qui se passait dans son esprit; personne ne put voir sur son
front la pâleur de la crainte ni les défis de la jactance.... Le shérif
mit devant la cour la liste des jurés, et le greffier procéda à l'appel
en ces termes:

--Vous qui êtes sur la liste des jurés pour décider l'issue jointe entre
notre Souveraine Dame la Reine et le prisonnier à la barre, répondez à
vos noms, sous les peines de droit.

Ensuite il s'adressa à l'accusé et lui dit:

«Les personnes dont vous allez maintenant entendre appeler les noms,
sont celles qui vont décider entre Notre Souveraine Dame la Reine et
vous, de votre vie et de votre mort. Si donc vous voulez les récuser ou
aucune d'elles, vous devez les récuser lorsqu'elles s'avanceront pour
prendre le livre et être assermentées, et avant qu'elles soient
assermentées, et vous serez écouté.

Les jurés furent appelés. Le prisonnier pouvait en récuser trente-cinq,
attendu que l'accusation était capitale, il n'en récusa qu'un seul dont
l'intelligence lui parut réellement trop limitée. Alors le greffier leur
administra le serment suivant:

--«Vous examinerez bien et fidèlement et ferez un vrai rapport entre
notre Souveraine Dame la reine et le prisonnier à la barre que vous avez
maintenant sous votre charge, et donnerez un verdict exact suivant la
preuve; ainsi que Dieu vous aide.» Cela fait, et les douze jurés
assermentés, il dit à l'huissier de la cour: Comptez les jurés.
Celui-ci, après les avoir comptés leur dit:--«Vous, douze hommes,
demeurez ensemble et écoutez la preuve qui va vous être soumise.» Après
cela le crieur fit la proclamation suivante:

--«Si quelqu'un peut informer les juges de notre Dame la reine, le
procureur de la Reine, dans l'enquête qui va se faire entre notre
Souveraine Dame la reine et le prisonnier à la barre, de quelque
trahison, meurtre, félonie ou «_misdemeanor_» par lui commis, qu'il
s'avance, et il sera écouté: le prisonnier est à la barre pour subir son
procès: que toutes les personnes obligées par cautionnement ou
reconnaissance de donner leur témoignage contre le prisonnier à la
barre, s'avancent pour donner leur témoignage; sinon, elles forfairont
leurs dites reconnaissances.»

Le greffier alors se leva et appelant le prisonnier lui dit:

--«Joseph Letellier, levez la main. Prisonnier, regardez les jurés,
jurés regardez, le prisonnier, vous qui êtes assermentés, et écoutez
l'accusation portée contre lui: Québec, à savoir: Les jurés de notre
Dame la reine déclarent, sur leur serment, que Joseph Letellier, de la
paroisse de Lotbinière, cultivateur, dans le comté de Lotbinière,
n'ayant point la crainte de Dieu, mais obéissant aux inspirations du
démon, a, le 24 septembre 1851, dans la quatorzième année du règne de
Notre Souveraine Dame Victoria, par violence et avec un bâton, dans la
paroisse susdite, dans le susdit comté, commis félonieusement avec
malice et préméditation, un meurtre sur la personne d'Aglaé Larose,
contre la paix de Dieu et de notre Dame la Reine, sa couronne et sa
dignité. A cette accusation il a plaidé non coupable et s'en est
rapporté à la décision de Dieu et de son pays que vous représentez.
Votre devoir est donc de vous enquérir s'il est coupable ou non du crime
de félonie dont il est accusé. Ecoutez maintenant les témoignages.

Pendant cette procédure empreinte d'une triste solennité, et presque
lugubre comme les préludes de l'échafaud, une sensation pénible oppressa
bien des âmes dans cette foule compacte qui voulait voir comment un
accusé arrive à être convaincu et un crime, puni, par la prudence et la
sagesse des lois. L'avocat de la Couronne s'adressant aux petits jurés,
leur fit avec un soin méticuleux le récit du meurtre commis il y avait
vingt ans, par le prisonnier à la barre, et l'audition des témoins
commença. Picounoc, c'est-à-dire Pierre-Enoch St-Pierre entra dans la
«boîte» et jura, sur les Saints-Evangiles, de dire la vérité, toute la
vérité et rien que la vérité. A sa vue, il y eut un long chuchotement
dans l'auditoire.

--Silence! cria l'huissier.

Picounoc fit un suprême effort pour retenir son audace qui tombait, et
paraître tout à fait rassuré. Les yeux de la foule qui venaient de se
fixer sur lui le brûlaient. Il courba la tête comme pour se recueillir.
Il déclina son nom et ses prénoms.

--Vous connaissez l'accusé à la barre? demanda l'avocat de la Couronne.

--Oui, monsieur, c'est Joseph Letellier.

--Vous connaissiez mieux encore Aglaé Larose sa victime?

--Aglaé Larose était ma femme bien-aimée, répondit le témoin, en
poussant un soupir.

--Voulez-vous raconter à la Cour ce qui s'est passé dans la soirée du 24
septembre 1851, en rapport avec la cause actuelle.

--Il y a déjà longtemps, reprit Picounoc en relevant hypocritement un
visage attristé, il y a déjà longtemps que cette soirée fatale est
passée, mais je m'en souviendrai toujours. On m'avait dit que Letellier
aimait ma femme; elle-même m'avoua qu'il la poursuivait de ses
assiduités, et la menaçait même de sa vengeance si elle demeurait
toujours aussi insensible. J'avertis Letellier, en ami--car nous étions
intimes--de respecter ma femme. Il me répliqua que ce qu'il avait dit à
Aglaé n'était que du badinage. La chose en demeura là pendant quelque
temps. Je surveillai les démarches et les regards de l'accusé, et je
m'aperçus bien qu'il n'avait pas renoncé à ses coupables espérances.
Mais j'étais sans inquiétude, car la vertu d'Aglaé m'était connue.
Cependant Aglaé paraissait triste depuis quelques jours. A la remarque
que je lui fis à ce sujet, elle se mit à pleurer, se jeta dans mes bras
et me dit: j'ai peur de Djos--c'est ainsi qu'on appelait Joseph
Letellier--il a juré qu'il me tuerait.... Je la consolai de mon mieux et
lui répondis que ses craintes étaient vaines... que Djos n'était ni si
méchant, ni si amoureux d'elle qu'elle le pensait.... Cela se passait
sept ou huit jours avant la fête de l'église. La veille de la fête de
l'église, au soir, ma femme me demanda d'aller avec elle au jardin pour
cueillir des pommes. Nous partîmes tous les deux, laissant, pour cinq
minutes, notre petite fille seule dans son berceau. Rendus au jardin,
nous nous dirigeâmes vers le meilleur pommier, et j'en secouai les
branches pour faire tomber les pommes les plus mûres. Ma femme se mit à
genoux à terre pour les ramasser à mesure que j'agitais l'arbre. Pendant
qu'elle était ainsi penchée, et que j'étais occupé à secouer le pommier,
l'accusé s'avança, un rondin à la main. Je ne le vis qu'au moment où, le
bras levé, il abattait son bâton sur la tête de ma pauvre femme.... Je
poussai un cri, mais il était trop tard. Je reconnus bien Letellier; je
l'appelai par son nom, mais il était loin déjà. Je me précipitai au
secours de ma femme; elle n'avait plus besoin de secours, elle était
morte. Le bâton lui avait fracassé le crâne.

Ce récit court, succinct et net, gagna à Picounoc les sympathies
générales de l'assemblée, et des regards de haine se dirigèrent dès lors
vers l'accusé. Mais ce n'était pas tout, il fallait répondre aux
transquestions, et les transquestions sont des écueils où viennent
souvent faire naufrage la fourberie et la mauvaise foi.

--Vous avez dit, commença Victor, qu'on vous avait informé des
empressements de l'accusé auprès de la défunte, nommez donc quelqu'un de
ceux qui alors vous ont donné ces renseignements.

--Plusieurs le disaient; mais je ne me souviens pas des noms de ces
personnes.

--Comment avez-vous pu oublier leurs noms vous qui vous souvenez si bien
de ce qu'elles vous ont dit alors?...

--Ce n'est pas de ma faute, si je n'ai pas la mémoire des noms....

--Quelle heure était-il quand vous êtes allés au jardin, vous et la
défunte?

--Environ neuf heures du soir.

--Et quand le meurtre a eu lieu?

--Environ une vingtaine de minutes plus tard.

--Faisait-il noir?

--Oui, passablement.

--S'il faisait noir, comment avez vous pu reconnaître l'accusé?

--Nous avions un fanal.

--Comment était ce fanal?

--De fer-blanc percé à jour.

--Qu'est-il devenu?

--Il m'a été volé ce soir-là, car je ne l'ai jamais revu depuis.

--Le reconnaîtriez-vous si vous le voyiez?

--Je le pense.

--Est-ce lui, ce fanal? Et l'avocat montra au témoin le fanal trouvé par
l'ex-élève....

--Picounoc le prit, l'examina attentivement comme on fait d'une
connaissance, et répondit:

--C'est lui, on c'en est un pareil: mais il n'était pas attaché comme ça
par une lisière de papier.

--A-t-il été longtemps allumé?

--Pas bien longtemps, dix ou quinze minutes peut-être, je ne me rappelle
pas au juste.

--L'aviez-vous allumé avant de sortir de la maison?

--Oui, du moins je le crois.

--Maintenant dites à la cour, s'il vous plaît, comment était habillée
votre femme ce soir-là.

--Je ne m'en souviens plus.

--Avait-elle un châle sur ses épaules?

--Non.

--Vous veniez de lui acheter un châle de soie?

--Je ne me souviens pas de cela.

--Comment pouvez-vous dire qu'elle apportait pas un châle, si vous ne
vous souvenez plus comment elle était habillée?

--Je ne me souviens plus quelle robe elle portait.

--Et vous jurez qu'elle n'avait pas de châle?

--Je le jure.

--Avait-elle un chapeau?

--Non.

--Ne lui avez-vous pas recommandé de se couvrir la tête de son châle, à
cause du serein?

--Non, puisqu'elle n'avait point de châle.

--Vous deviez épouser prochainement Madame Letellier qui se croyait
veuve?

--Oui.

--Vous l'aimiez depuis longtemps?

--C'est possible.

--Vous avez voulu lui faire la cour moins d'un an après la mort de votre
femme?

--Je ne me rappelle pas au juste....

--Vous l'aimiez avant qu'elle fut... ou se crut libre?

--Comme on en aime bien d'autres?

--Vous l'aimiez quand vous vous êtes marie avec Aglaé Larose?

--Qui vous l'a dit?

--Je vous le demande.

--Je n'ai pas remarqué le jour où j'ai commencé à l'aimer.

--N'avez-vous pas souvent dit à l'accusé... Djos, ta femme est légère...
ou Djos, défie toi de ta femme? ou quelque chose comme cela?

--Je ne pense pas....

--Ne lui avez-vous pas dit que vous vous feriez aimer de sa femme, si
vous le vouliez?

--Je ne lui ai jamais parlé de cela.

--Vous le jurez?

--Oui.

--Savez-vous où l'accusé avait pris le bâton dont il s'est servi?

--Je n'en sais rien.

--N'y avait-il pas des rondins près de la clôture de votre jardin?

--C'est possible.

--Pourquoi ces rondins se trouvaient-ils là?

--Je ne m'en souviens pas, assurément.

--Aviez-vous coutume de corder du bois en cet endroit?

--J'en ai mis quelquefois....

--Vous avez écrit à M. Chèvrefils le jour de la mort de Geneviève?

--C'est possible.

--Et vous avez envoyé Geneviève porter votre lettre?

--Oui.

--Au nom de qui écriviez-vous?

--En mon nom, je suppose.... C'est-à-dire, c'est ma fille....

--Entendons-nous. Est-ce vous ou votre fille qui avez écrit?

--C'est ma fille....

--Alors, ce n'est pas vous?

--Elle écrivait en mon nom.

--Pourquoi?

--Par rapport à son prochain mariage... de sorte que je puis dire aussi
bien que c'est elle qui envoyait cette lettre.

--Combien de pages a-t-elle écrites?

--Je ne saurais le dire, je ne les ai pas comptées.

--Deux, trois, quatre?

--Pas si vite....

--Une page?

--Plus ou moins.

--A-t-elle signé son nom ou le vôtre?

--Le mien... le sien!... Je n'en sais rien, je ne sais pas lire.

--Et vous savez mentir! grommela Victor. C'est bien; vous pouvez vous
retirer.

Picounoc poussa un soupir de soulagement. Il promena son regard dans la
salle et toutes les figures parurent lui sourire. Charlot Grismouche fut
appelé et assermenté.

--Vous connaissez le prisonnier à la barre? demanda l'avocat de la
couronne.

--Oui, répondit-il, je l'ai vu à Montréal, il y a un mois à peu près.
Nous avons soupé et passé une partie de la nuit ensemble à l'hôtel.

--Vous a-t-il parlé de l'affaire du 24 septembre 1851?

--Nous avions sablé quelques coups ensemble et nous avions la langue
déliée; nous nous vantâmes d'avoir fait quelques bons coups dans notre
vie. Il dit, lui, qu'il en avait fait un, il y a une vingtaine d'années,
et qu'il l'avait bien regretté, parce que cela l'avait obligé de fuir et
de se faire passer pour mort. Sollicité par nos questions il avoua qu'il
avait tué une femme qu'il aimait beaucoup: Ne parlez de rien,
ajouta-t-il, j'espère que l'affaire est oubliée et qu'on me laissera en
paix.

_Transquestionné_, il dit que la femme à laquelle l'accusé avait fait
allusion se nommait Aglaé. La _transquestion_ tournait contre l'accusé.
Le témoignage de Robert Picouille fut le même que celui de son ami. Les
deux rusés compères s'étaient fort bien entendus. La Couronne fit
entendre plusieurs autres témoins pour faire éclater les vertus civiques
et les qualités du citoyen Picounoc. L'un d'eux poussa la bonne volonté
jusqu'à déclarer qu'il était grandement question de l'élire marguillier
à la Noël prochaine. D'autres vinrent déclarer qu'ils avaient entendu
dire que l'accusé aimait Aglaé la femme de Picounoc; mais aucun ne put,
toutefois, citer un seul fait à l'appui de ces on-dit. D'après tous ces
témoignages explicites et formels, il était difficile de croire à
l'innocence de l'accusé. Aussi, malgré son apparence honnête et
paisible, commença-t-il à perdre les sympathies du publique. Pendant les
dépositions des témoins il fronça souvent les sourcils, comme un homme
qui sent la colère bouillonner au fond de son âme: il sourit aussi par
fois, mais avec amertume. La défense fit comparaître ses témoins à son
tour.

L'ex-élève fut entendu le premier.

--L'accusateur et l'accusé sont mes amis du jeune âge, dit-il.

--Il n'y a pas d'accusateur, reprit le juge, M. St. Pierre n'est que
témoin, et la cause est celle de la Couronne.

--Monsieur Pierre-Enoch Saint-Pierre, répliqua l'ex-élève, a été maudit
de son père, qui avait été maudit du sien aussi lui.

--On ne vous demande pas de faire la biographie de M. Saint-Pierre ou de
ses aïeux, observa l'avocat de la couronne, parlez de la cause....

--Pardon, mon savant confrère, reprit Victor, mais il est nécessaire de
bien connaître un homme pour bien comprendre ce qu'il peut faire....

L'ex-élève continua:

--C'est en ma présence que Picounoc--pardon! que M. Saint-Pierre....

On se mit à rire, mais le formidable "Silence!" éclata derechef.

--C'est en ma présence, reprit l'ex-élève, que Saint-Pierre a été maudit
de son père, il y a vingt-deux ans de cela. Plus tard un peu je le
rencontrai; il me dit qu'il se mariait et qu'il n'aimait pas sa fiancée,
mais qu'il se laissait faire parce qu'elle possédait une belle
propriété. Je le blâmai. Il répliqua: Tiens! je n'ai pas de secret pour
toi! j'ai aimé, j'aime et j'aimerai toujours. Celle que j'aime, tu la
connais, c'est Noémie. Elle est la femme d'un autre. Eh bien! puisque de
ce côté le bonheur m'est ravi, je n'estime plus les femmes que d'après
leur dot, et je voudrais devenir veuf tous les ans pour me remarier
toujours avec des filles avantageuses.

--Si tu parlais sérieusement, que je lui répliquai, j'irais de ce pas
avertir ta fiancée: Je suis sérieux, qu'il me répond, je suis un maudit
et le fils d'un maudit, donc il faut que je fasse mon oeuvre.

Ces premières paroles du témoin à décharge bouleversèrent profondément
la salle toute entière, et les idées les plus opposées jaillirent tout à
coup de partout: Quel est le monstre? quel est le martyre? est-ce
l'accusé? est-ce l'accusateur? se demandait-on avec effroi. Et l'on
cherchait à deviner, sur les traits impassibles de Letellier et sur la
figure hypocrite de Picounoc, le secret de ce mystère.

L'ex-élève continua: Je prévins la défunte, et j'avertis aussi l'accusé,
car de ce moment je perdis toute confiance en Picounoc,--pardon! en
Saint-Pierre--mais ni Aglaé Larose, ni Joseph Letellier ne s'occupèrent
de mes avis. Je partis pour l'ouest quelque temps après le meurtre
d'Aglaé. Je savais bien que Letellier était accusé de ce meurtre; mais
j'ai toujours pensé qu'il y avait une ruse en cette affaire, et quoique
ne m'expliquant pas la fuite ou la mort de Djos Letellier je ne le
croyais pas coupable. Un jour, il y a trois mois de cela environ, nous
étions réunis, sauvages et trappeurs, dans une petite chapelle, au fort
Providence, sur le lac des Esclaves. Le grand-trappeur arriva. Nous le
connaissions tous comme chasseur et l'aimions beaucoup, mais nous ne
savions ni son nom véritable, ni d'où il venait. Jamais il n'avait voulu
desserrer les dents à ce sujet. Ce grand-trappeur d'alors, c'est
l'accusé d'aujourd'hui. Moi je me mets à parler de Lotbinière, à propos
du vieux chef des Couteaux-jaunes, le Hibou-blanc, qui venait de se
trahir et de s'avouer Canadien renégat, autrefois instituteur. Ce
misérable s'appelait Racette de son vrai nom, et il avait bien
maltraité, quand il faisait l'école, mon ami Djos Letellier. Là dessus
je chante pouille au vieux renégat, et je ne sais comment, mais j'arrive
à dire: Pauvre Djos! s'il n'avait pas eu tant d'ennemis, il serait
encore heureux, son enfant ne serait pas orphelin--tous les yeux se
braquèrent sur le jeune avocat--et sa femme ne serait pas veuve, sa
femme ne serait pas veuve, remarquez bien cela!

--Sa femme veuve? me dit le grand-trappeur qui pleurait.

--Et oui, depuis vingt ans.

--Tu te trompes! qu'il ajoute en secouant la tête, Djos a tué sa femme
dans un moment de folle jalousie.

--Il ne l'a pas tuée puisque je l'ai vue il y a cinq ans, que je
riposte; c'est la femme de Picounoc qu'il a tuée!...

--Mon Dieu! mon Dieu! s'écrie le grand-trappeur en tombant à genoux.

--Le missionnaire lui demande ce qu'il a. Il pleurait comme une
Madelaine, et criait: Noémie! Noémie, pardon!... ah! je n'ai pas tué ma
femme!... mon Dieu, soyez béni!...

--Toutes ces choses me sont bien restées dans la tête, allez! ça m'a
fait assez d'impression. Et tout le monde pleurait dans la chapelle....

Et dans la cour aussi, pendant cette rapide et pittoresque esquisse du
témoin, bien des gens s'essuyaient furtivement les yeux.

--Voilà, votre honneur, une lettre du missionnaire du fort Providence
qui confirme le récit du témoin, dit le jeune avocat, et il déposa sur
la table, parmi d'autres documents, la lettre que le juge fit lire de
suite.

--Alors poursuivit l'ex-élève, je revins de suite au pays avec le
grand-trappeur, pour éclaircir cette triste et inexplicable affaire.
Comme je l'ai dit, dans mon témoignage, hier, j'ai fait croire à
Picounoc que Geneviève la folle pourrait peut-être nous être plus utile
qu'il ne le croyait. Et Geneviève a été empoisonnée quelques jours
après. Dans son délire elle a parlé de fanal, de chandelle et de
cheminée.... J'ai compris que cela avait rapport au meurtre d'Aglaé, et
je me suis mis à chercher. J'ai fouillé partout. A la fin, derrière la
cheminée du hangar de Picou... pardon! de M. Saint-Pierre, j'ai trouvé
le fanal que voici. Je ne sais pas ce qu'il va dire, par exemple, ce
fanal....

La cour éclata de rire malgré la solennité de la circonstance.

_Transquestionné._--L'accusé a avoué, en votre présence, qu'il a tué
Aglaé Larose, la femme de Saint-Pierre?

--Pour ça, oui! mais il croyait avoir tué sa propre femme,
comprenons-nous. Il pensait l'avoir surprise dans les bras de
Picounoc....

--Qui a conseillé à l'accusé de revenir au pays?

--Personne. Il s'est dit comme ça: Puisque c'est la femme de Picounoc
que j'ai tuée, j'ai été le jouet et l'instrument d'un grand scélérat;
allons à la grâce de Dieu: il faut que la clarté se fasse.... Et nous
sommes partis tous deux.

La fortune inconstante allait tourner encore, et l'accusé apparaissait
déjà, aux yeux de plusieurs, avec l'auréole du martyre. Madame Letellier
fut appelée. Elle parut vêtue de noir et voilée; mais, pour rendre
témoignage, elle rejeta en arrière les replis de deuil de son grand
voile, et sa douce figure fit entrer la compassion dans les coeurs.
Victor laissa à son adjoint la tâche délicate d'interroger Noémie.

--Je suis la femme de l'accusée, dit-elle d'une voix émue.

--Après une année de bonheur, Madame, votre mari ne vous a-t-il pas
rendue malheureuse en se laissant aller à la jalousie.

--Oui, monsieur... sans que je puisse deviner pourquoi, il est devenu
jaloux....

--Et il se montrait violent, n'est-ce pas?

--Que mon savant confrère veuille bien donner une autre tournure à ses
questions, et ne pas provoquer ainsi la réponse qu'il désire, observa
l'avocat de la couronne.

--Se montrait-il violent? repartit l'avocat de l'accusé.

--Très-violent.

--Sortait-il souvent?

--Pour ses travaux seulement.

--Avait-il des amis bien intimes?

--M. Saint-Pierre était son plus intime ami.

--Avez-vous connaissance qu'on l'ait averti de se défier de son ami?

--M. Paul Hamel l'en a averti en ma présence....

--Et votre mari a-t-il profité de cet avertissement?

--Il a répondu à Paul Hamel que c'était probablement le dépit qui le
faisait parler ainsi, parce qu'il ne pouvait pas avoir en mariage
Emmélie la soeur de Saint-Pierre.

--Vous aperceviez-vous alors que M. Saint-Pierre vous aimait?

--Cela ne me venait pas à l'idée: mais plus tard, lorsqu'il me demanda
en mariage, il m'avoua qu'il m'aimait depuis le jour où il m'avait vue
pour la première fois.

--Depuis combien de temps sa femme était-elle morte quand il vous
rechercha en mariage?

--Depuis six mois.

--Et combien de temps avez-vous pris à vous décider à l'épouser?

--Vingt ans.

Il y eut un murmure approbateur dans la salle.

--Où étiez-vous le soir du meurtre?

--A l'église.

--Savez-vous comment le meurtre a eu lieu?

--Oui... mon mari m'a tout expliqué.

--Racontez fidèlement, s'il vous plaît?

Le silence, déjà profond, se fit encore plus absolu; chacun retenait son
souffle pour ne rien perdre de ce récit nouveau.

--Ce fut Saint-Pierre qui alluma la jalousie dans le coeur de mon mari,
en lui disant, à chaque instant, que j'étais légère et oublieuse de mes
devoirs. D'abord, mon mari n'en crut rien; mais il m'observa davantage
et interpréta mal mes actions les plus innocentes. Il devint
véritablement jaloux sans que j'eusse la plus légère faute à me
reprocher, Dieu le sait. Quand Saint-Pierre le jugea assez prévenu, il
lui jura que je serais à lui-même Saint-Pierre quand il le voudrait, et,
la veille de la fête de l'église, quand je fus partie pour aller à
confesse, il vint de nouveau trouver mon mari et lui dit: Rends-toi ce
soir, vers neuf heures, dans mon jardin, et cache-toi bien, tu verras si
je suis un menteur. Mon mari répliqua: Ma femme est à l'église.--C'est
pour mieux te tromper, répondit Saint Pierre.--Elle n'aurait pas mis,
pour aller courir dans les jardins, le beau châle que je lui ai acheté
dernièrement, observa mon mari.--Pour aller au rendez-vous, on ne se
fait jamais trop belle, reprit Saint-Pierre. Mon mari, tout bouleversé,
se rendit dans le jardin, il prit un rondin sur un tas de bois que
Saint-Pierre lui avait montré, comme par hasard, un peu auparavant, et
se cacha sous les arbres. L'obscurité se répandit. Alors il entendit
venir quelqu'un, et vit deux personnes s'avancer vers la barrière. Quand
elles furent entrées, il entendit Saint-Pierre s'écrier: je t'aime!...
et la femme qui l'accompagnait poussa un soupir. Au bout d'un instant
Saint-Pierre dit: Asseyons-nous ici, ma douce Noémie--comme s'il m'eut
parlé--puis, il ajouta d'autres paroles encore... et embrassa sa
femme.... Il fit brûler une allumette exprès pour se faire voir. Alors
mon mari qui se tenait tout près, un bâton à la main, aperçut une femme,
la tête penchée sur l'épaule de Saint Pierre, et enveloppée
presqu'entièrement dans un châle absolument pareil au mien. Il fut
trompé par ce vêtement; il crut que j'étais infidèle, et il voulut me
tuer... et il aurait eu raison, si.... Mais, épuisée par ce long effort,
Madame Letellier s'affaissa tout à coup et fondit en larmes. On lui
apporta un peu de vin et d'eau, et, quand elle se fut remise, on
continua à recevoir son témoignage. Picounoc apparaissait déjà comme le
plus rusé des monstres.

--Vous avez eu dernièrement la visite d'une dame Gagnon?

--Oui, monsieur.

--Voulez-vous raconter à la cour ce qui s'est dit alors au sujet du
châle de la défunte?

--Mon fils disait: Il y a quelque chose cependant qui va embarrasser
Picounoc, et qu'il expliquera difficilement: c'est le châle.

--Madame Gagnon parut surprise un peu: Est-ce qu'il l'a détruit ce
châle? demanda mon fils.--Je n'en sais rien, répondit-elle.--Ensuite
elle se reprit: Il ne m'en a jamais parlé, ajouta-t-elle: Mon fils se
leva vivement, ouvrit ma commode:--Il ne l'a pas détruit, Madame, le
voici, dit-il, et il déplia le châle que j'avais pris pour aller à
l'église, le soir du meurtre.... Madame Gagnon demeura un instant sans
parler, puis elle dit en balbutiant: N'est-ce pas celui de votre mère?

--Etiez-vous l'amie de la défunte Aglaé?

--Oui.

--Vous a-t-elle jamais dit que votre mari l'importunait de ses
assiduités?

--Jamais. Elle m'a dit que c'était une fausse rumeur que des méchantes
langues faisaient courir.

_Transquestionnée._--Savez-vous, madame, si la défunte avait un châle
semblable au vôtre?

--Je ne lui en ai jamais vu.

--Avez-vous entendu dire qu'elle en eut un?

--Jamais....

--Si elle en avait eu un, croyez-vous que vous ou les voisines en
eussiez pris connaissance de quelque façon?

--Si ce châle devait servir à induire mon mari en erreur, il a dû être
tenu caché.

--C'est tout, Madame, vous pouvez vous retirer.

Le médecin Noël Dubois fut cité à son tour. Il dit qu'un jour, pendant
que penché sur le berceau de l'enfant du prisonnier, il regardait, en
causant avec la mère, la petite créature, le prisonnier entra
subitement, et, se montrant animé de la plus sotte jalousie, l'accabla
d'injures et l'appela séducteur de femme. Il dit aussi que l'accusé
passait pour bien jaloux....

Madame Gagnon comparut. Elle arriva escortée de deux hommes de police,
car elle était prisonnière depuis la veille. Elle regarda l'assistance
d'une façon suppliante, car elle n'avait encore rien perdu de son
hypocrisie. Vieille, laide, rousse et l'air bégueule, elle ne pouvait
compter que sur son mérite pour s'attirer les coeurs.

--Votre nom, madame? demanda Victor.

--Eugénie Laroche, femme Gagnon, monsieur.

--Eugénie Laroche? répéta Victor en la regardant fixement.

--Oui, monsieur, reprit la vieille, est-ce que mon nom ne vous va pas?

On se mit à rire, et l'huissier imposa son éternel "silence!"

--Depuis quand êtes-vous dans la paroisse de Lotbinière?

--Depuis un mois et demi environ.

--Vous avez été chez Madame Letellier, il y a quelques jours, pourquoi?

--Pour la consoler de ses peines....

--Vous avez regardé un châle assez joli et bien conservé que l'on vous a
montré alors?

--Oui....

--Et qu'avez-vous dit?

--Je ne me rappelle pas d'avoir fait des remarques.

--N'avez-vous pas dit que ce châle appartenait à madame Letellier?

--Oui, Monsieur.

--Comment saviez-vous cela?...

--Parce que... parce que... il sortait de sa commode.

--Mais quelqu'un vous affirmait que c'était le châle de la défunte,
quelle raison aviez-vous de dire que c'était celui de madame
Letellier... répondez! Est-ce parce que les deux étaient pareils?

--Probablement....

--Et qui vous a dit que les deux châles étaient pareils?

--Personne.

--Vous l'avez deviné?...

La vieille ne voulut plus ajouter un mot. De guerre lasse on dut
l'éloigner. Plusieurs témoins vinrent déclarer que Letellier s'était
presque tout à coup montré terriblement jaloux. Puis vint Angèle
Mercier, femme de Noé Delorme. Elle déclara que lorsqu'elle était
enfant, Picounoc la payait pour lui faire dire qu'elle portait des
billets doux de la part de madame Letellier au Docteur et de la part du
Docteur à madame Letellier, et pour lui faire dire aussi à Joseph
Letellier qu'il allait, lui Picounoc, en cachette voir Noémie; que tout
cela était faux....

La malice hypocrite de Picounoc se dessinait peu à peu, mais sûrement.
On voyait un rayon d'espoir briller sur le front du prisonnier. François
Bernier, de Ste. Croix, suivit. Il dit que le soir du meurtre de la
femme de Saint-Pierre, il avait ramassé un fanal, dans le jardin, et
qu'il l'avait donné à Geneviève, une espèce de folle qui demeurait la
plupart du temps dans le voisinage. C'est tout ce qu'il savait. Vint
ensuite le tour de la petite José Antoine--Héloïse Hamel--qui était
gardienne chez Letellier, le soir da meurtre, pendant l'absence de
Noémie.

--Vous étiez gardienne chez Letellier, le soir du meurtre?

--Oui, Monsieur.

--Quel âge aviez-vous alors?

--J'avais douze ans, Monsieur.

--Que s'est il passé alors?

--Madame Letellier m'avait demandé pour avoir soin de son enfant,
pendant qu'elle irait à confesse. Je berçais le petit sur mes
genoux--Plusieurs sourirent en regardant le petit qui était maintenant
le beau grand garçon qu'on appelait M. l'avocat Victor--Je berçais le
petit sur mes genoux, continua le témoin. Tout à coup, vers neuf heures
ou neuf heures et demie, M. Letellier entre. Il était affreusement
changé. Il s'approche de l'enfant, le regarde en pleurant, le prend dans
ses bras, l'embrasse plusieurs fois, et me le rend en disant: Aies-en
bien soin... car il n'a plus de mère!

--Sa mère est allée à confesse, que je réponds, il la verra demain.

--Elle ne reviendra plus, je l'ai tuée, qu'il dit d'une voix à faire
peur,... et moi, qu'il ajoute, vous ne me reverrez jamais.... Et il
sortit pour ne plus revenir. J'avais peur. J'ai couru avertir le monde.

Le témoignage naïf et concluant de la petite gardienne fut corroboré par
ceux à qui en effet, le soir du meurtre, elle alla annoncer la nouvelle
de la mort de Madame Letellier.

Le marchand bossu de Ste. Emmélie, prisonnier aussi lui, fut questionné
à son tour.

--Geneviève, la pauvre folle morte l'autre jour, vous a porté une lettre
le jour de sa mort, demanda le jeune avocat.

--Oui, Monsieur?

--De la part de qui?

--De la part de M. Letellier.

--Pouvez-vous dire à quel sujet cette lettre était écrite....

--Non, Monsieur....

--Pouvez-vous dire combien de pages d'écriture elle renfermait?

--Je n'ai pas remarqué ce détail.

--Vous l'avez lue cette lettre?

--Oui.

--Y avait-il plus d'une page d'écriture?

--Je ne puis le dire.

--Avez-vous cette lettre?

--Peut-être la retrouverai-je.

--Saint-Pierre l'a-t-il signée lui-même?

--Non, puisqu'il ne sait pas écrire.

--C'est une autre personne qui l'a signée pour lui?

--Apparemment.

--De son nom?

--Comme de raison.

--Voici, votre honneur, dit le jeune avocat, s'adressant au juge, la
déposition certifiée de Mademoiselle Marguerite Saint-Pierre au sujet de
cette lettre. Mademoiselle Saint-Pierre est malade et n'a pu venir à la
cour.

--Mon père m'a dit d'envoyer à M. Chèvrefils, par Geneviève, une lettre
qui se trouvait sur la table dans la salle. Comme j'éprouvais quelque
répugnance à obéir, mon père ouvrit la lettre et, me montrant les quatre
pages toutes blanches, il me dit: Tu vois que ce n'est pas
compromettant. Il n'y avait pas un mot d'écriture en effet. Je mis mon
nom, entrelacé avec celui, de Victor, sur le coin d'une page, et je
remis la lettre à Geneviève qui partit pour ne plus revenir....

    MARGUERITE SAINT-PIERRE.

    Assermentée devant moi
      le 25 octobre 1871.
          OVIDE FRENETTE
                Juge de paix.

Pendant la lecture de ce témoignage le bossu et Picounoc passèrent par
toutes les teintes, depuis la pourpre jusqu'à la lividité, et par toutes
les sensations, depuis la honte jusqu'à la rage.

--C'est tout, dit Victor au bossu, vous pouvez sortir.

Eusèbe Asselin fut appelé. Le vieillard que nous connaissons bien entra
dans la boîte des témoins.

--Vous teniez hôtel à Montréal dernièrement?

--Oui.

--Avez-vous vu le prisonnier chez vous?

--Non, jamais à ma connaissance.

--Connaissez-vous Charlot Grismouche et Robert Picouille, deux des
témoins entendus en cette cause?

--Je les ai bien connus autrefois.

--Sont-ils parmi les personnes que vous voyez ici dans ce groupe?

--Il y a deux hommes qui leur ressemblent, mais ils n'ont pas les
cheveux de la même couleur.

--Allez toucher ces deux hommes que vous croyez reconnaître.

--Les voici, dit le vieillard en montrant Charlot et Robert; mais je
jure que si ces deux hommes sont Robert Picouille et Charlot Grismouche,
ils étaient déguisés quand je les ai connus ou ils le sont aujourd'hui.

--Les croiriez-vous sous serment?

--Non.

Les deux compères gagnèrent la porte instinctivement. Le jeune avocat
fit remarquer au juge que ces hommes étaient peut-être venus ici
déguisés pour tromper le tribunal, et qu'il était expédient de vérifier
la chose. Alors un huissier s'approcha d'eux et s'aperçut qu'on effet
ils étaient affublés de perruques et de fausses barbes.... Ils furent
sommés d'enlever ces masques. Le vieux Asselin les regarda fixement
pendant quelques minutes:

--Oh! oh! je vous reconnais, dit-il... Charlot Grismouche et Robert
Picouille! deux voleurs de profession!... Vous n'étiez pas comme cela,
non plus, cependant, quand vous êtes venus à Montréal....

Les vieux scélérats voulurent s'échapper, mais ils s'aperçurent que
certains hommes de police ont le poignet fort. Alors se voyant perdus,
ils se prirent à rire:

--N'importe, dit Robert, on a passé une longue jeunesse....

--Oui, Seigneur! et un beau brin de vieillesse aussi, répondit
Charlot....

--Vous n'avez pas besoin d'en demander davantage au bonhomme Asselin,
reprit Robert, tout ce que nous avons dit, c'est de la blague.

--Et de la belle encore! ajouta Charlot....

--Pourquoi agissiez-vous ainsi demanda le juge sévèrement?

--Charlot se frotta le pouce et l'index comme un homme qui fait glisser
des pièces blanches.

Le juge se leva plein d'indignation....

--Et qui vous a payés? demanda-t-il.

--Personne encore, dit Robert et c'est perdu à ce que je vois....

--Mais qui vous a engagés à venir rendre de faux témoignages?

--Le bossu! dit Robert.

--Tais-toi donc, repartit Charlot, pourquoi le dire?

--Faut qu'il y passe lui aussi. On a été pincé, tant pis!

--Quel est ce bossu, demanda le juge?

--Un bossu riche et laid qui travaille, paraît-il, pour le compte de M.
Saint-Pierre dont il veut épouser la jolie fille, continua Robert.

--C'est le même qui vient de comparaître, reprit Victor, et qui a été
arrêté en même temps que Mme. Gagnon, soupçonné comme elle d'avoir
empoisonné Geneviève la folle.

--Monsieur Chèvrefils? dit le juge.

--Chèvrefils, c'est un nom de guerre répondit Victor, ou plutôt c'est un
masque.

Charlot poussa Robert du coude:

Le jeune avocat a éventé la mèche, mon vieux... je gage qu'il a eu un
tête à tête avec Paméla....

--Fini le bossu! fini! répondit Robert. Il va danser au bout de la
corde....

--Quel est le nom de M. Chèvrefils? demanda le juge.

--Son vrai nom? se hâta, de dire Robert, car il en a pour tous les
besoins....

--Pour la semaine et les dimanches, ajouta Charlot.

--Respectez la Cour! cria l'huissier, ou vous allez sortir.

--C'est ce que nous voudrions, répliqua Charlot. Et tout le monde éclata
de rire.

--Quel est le véritable nom de cet homme, M. Letellier? demanda de
nouveau le juge au jeune avocat.

--Clodomir Ferron, votre honneur, voleur, échappé du pénitencier et
assassin.

Deux voix crièrent à la fois: Ferron! c'étaient Picounoc et l'accusé.

Quand l'émoi fut un peu apaisé, l'interrogatoire continua.

--Connaissez-vous la femme Gagnon qui vient de donner son témoignage
devant l'honorable cour? demanda Victor à Asselin.

--Oui.

--Est-elle digne de foi?

--Non.

--Pourquoi?

--Parce que c'est une femme d'une conduite scandaleuse et... qui vient
de se parjurer.

--Comment pouvez-vous dire cela?

--Parce qu'elle a juré se nommer Eugénie Laroche, femme Gagnon, et
qu'elle se nomme Ombéline Racette, et... qu'elle est ma femme?

Le vieillard, honteux, et chagrin d'avoir à révéler de pareilles
turpitudes, courba la tête, et un grand murmure remplit la salle. Le
juge ordonna d'amener cette femme et de la mettre en présence du témoin.
Quand elle aperçut le vieillard elle recula en faisant un geste de
menace ou d'effroi:

--Toi ici! dit-elle.

--Pour te confondre, misérable! répondit le vieillard d'une voix sourde
et terrible.

--Reconduisez cette femme en prison! ordonna le juge.

--Il reste un dernier témoignage, reprit Victor, qui sait si la pauvre
folle lâchement assassinée ne parlera pas du fond de sa tombe. Voici le
document qu'elle nous a laissé. Il est scellé, et il ne doit pas l'être
par un simple caprice d'une imagination malade. Si votre honneur le
permet, je romps l'enveloppe.

Sur un signe du juge, le papier fut coupé et la petite porte du fanal
s'ouvrit. Il n'y avait rien dedans qu'un petit bout de chandelle. Le
fanal passa de main en main. Personne n'y trouva rien d'extraordinaire
d'abord. Tout à coup le jeune avocat s'écria d'un air de triomphe en
levant les mains au ciel:

--A quoi tient donc l'intelligence, la science et l'esprit, si une
pauvre folle trouve d'un coup ce que nous cherchons, si longtemps! La
chandelle de ce fanal n'a jamais été allumée!...

Pendant une minute l'huissier fut impuissant à contenir l'émotion de la
foule. Ce simple oubli du meurtrier allait le confondre à jamais. En
examinant le revers de papier qui entourait le fanal, on aperçut
quelques lignes d'écriture, et voici ce qu'on lut:

--Picounoc ment quand il dit qu'il s'est servi de son fanal pour
s'éclairer; il doit mentir aussi quand il accuse Djos du meurtre
d'Aglaé. Si Djos revient cela pourra le sauver.

GENEVIÈVE BERGERON.

--Pauvre Geneviève! soupira Victor en essuyant une larme. Pauvre
Geneviève! fit, comme un écho, la voix émue du prisonnier. Et une
émotion profonde s'empara de toute l'assistance.

L'avocat de la couronne fit son plaidoyer. Il remémora d'une manière
nette, précise, sans passion et sans faiblesse tous les faits que l'on
sait déjà. Mais son argumentation parut faible, car tous les témoins à
charge venaient d'être convaincus de parjure ou de malhonnêteté.
Picounoc seul restait debout, mais sa version du meurtre ne semblait
plus naturelle et vraie comme en premier lieu.

--Cependant conclut le procureur, la société attend de vous le salut,
messieurs les jurés, si vous laissez le crime impuni, par compassion ou
par faiblesse, vous sapez les fondements de l'édifice social, et nul
n'est à l'abri de la malice des méchants. Si vous croyez, devant Dieu,
que l'accusé soit coupable, et que, plus rusé que son ennemi, il ait
réussi à déjouer la justice, vous devez le condamner sans merci, car
l'hypocrisie augmente la grandeur d'une faute; si, au contraire, vous
êtes d'avis qu'il est accusé injustement, et qu'il a été amené à
commettre ce meurtre par un concours de circonstances qui l'excusent,
vous devez l'acquitter. Si vous avez des doutes, donnez à l'accusé le
bénéfice de ces doutes; car il vaut mieux pardonner à tous les coupables
que faire périr un innocent.




                                    XVI

                          LE PLAIDOYER DE VICTOR.


Victor se leva au milieu d'un silence presque redoutable. Il était pâle
et un léger tremblement agitait tout son être. C'était la première fois
qu'il plaidait en cour criminelle, et dans quelle circonstance, grand
Dieu! La vie de son père et l'honneur de sa famille pouvaient dépendre
de son plus ou moins d'éloquence et d'habileté. Il sentait que le
prisonnier le regardait avec plus de crainte encore que d'affection.

--Messieurs les jurés, commença-t-il, vous avez à juger une des causes
les plus étonnantes qui aient jamais été soumises au tribunal des
hommes. Aurai-je assez d'habileté pour vous l'exposer clairement, assez
de prudence pour ne rien omettre d'utile, assez de science pour la bien
discuter, assez de forces pour en faire jaillir la glorification de la
justice? Ah! si je n'étais soutenu que par l'appât de l'or ou la soif de
la gloire, je pourrais défaillir, et je mériterais de succomber; mais
j'ai pour aiguillonner mou courage l'amour de la justice et le
dévouement filial.

--Messieurs les jurés, reportez un instant vos regards en arrière;
tournez vos souvenirs vers Lotbinière, la paroisse de l'accusé; remontez
d'une vingtaine d'années le cours de la vie! Voyez-vous sur ce coteau de
St. Eustache, cette grande maison blanche, au milieu des arbres qui
l'ombragent? Là habitent le bonheur et la paix. Joseph Letellier et
Noémie, sa femme jeune et belle, coulent des jours heureux dans la
crainte du Seigneur. Leur maison, comme leur coeur, est ouverte à tout
le monde, et les amis sont nombreux. Mais entre tous, celui qui partage
le plus souvent la joie des jeunes époux, c'est un voisin, un camarade
de l'accusé; c'est l'ami intime à qui l'on se confie avec le plus de
confiance et d'abandon. Mais Noémie est belle, et le voisin est
voluptueux. Noémie est vertueuse et le voisin est sans pudeur. Un homme
qui se sent brûlé d'une flamme honteuse est un homme voué à toutes les
infamies, s'il n'a pas la crainte de Dieu. Ce voisin se laisse donc
entraîner sur la pente fatale, et il porte un oeil de convoitise sur la
femme de son ami. De ce moment l'amitié est finie et l'ami, condamné.
L'amitié est remplacée par l'hypocrisie, et l'ami, abusé chaque jour.
Par une combinaison diabolique on appelle le mensonge au secours de la
volupté, et la femme pure et sainte est accusée auprès de son mari. Les
calomnies répétées éveillent la jalousie dans le coeur du mari qui se
croit trompé, et la jalousie couvre d'un nuage toujours menaçant la
maison jusqu'alors pleine de sérénité. Un jour, enfin, l'accusé trop
confiant dans l'ami qui l'abuse, aveuglé de plus en plus, s'imaginant
avoir sous les yeux sa femme infidèle, oublieuse de ses devoirs les plus
sacrés et de la foi jurée, entre dans une de ces colères qui rugissent à
bon droit dans les profondeurs d'un coeur honnête, quand un mari croit
voir se consommer sa honte. Il était armé, il frappa.... Il frappa et
s'enfuit.... Il entra dans sa maison en pleurant.... Mais écoutez plutôt
le témoignage naïf de la petite fille qui gardait, ce soir-là, l'enfant
de Noémie: J'étais gardienne chez Letellier le soir du meurtre. J'avais
alors douze ans. Madame Letellier m'avait demandé d'avoir soin de son
enfant pendant qu'elle irait à confesse. Je berçais le petit sur mes
genoux. Tout à coup, vers les neuf heures ou neuf heures et demie, M.
Letellier entre. Il était affreusement changé. Il s'approche de
l'enfant, le regarde en pleurant, le prend dans ses bras, l'embrasse et
me le rend en disant: Aies-en bien soin... car il n'a plus de mère.

--Sa mère est allée à confesse, que je réponds, et il la verra
demain.--Elle ne reviendra plus! je l'ai tuée, qu'il dit d'une voix à
faire peur... et moi, ajoute-t-il, vous ne me reverrez jamais....

Quoi de plus fort que ce témoignage dans sa touchante naïveté! Et vous
le savez, la femme qui le rend, ce témoignage, est une femme digne de
foi, celle-là! et son témoignage se trouve corroboré par les dépositions
du voisin chez lequel elle est accourue, le soir du meurtre, pour
annoncer la triste nouvelle. Il est donc bien vrai que l'accusé,
malicieusement induit en erreur, avait cru tuer sa femme infidèle. Et en
effet, il disparut, comme il l'avait déclaré à la petite gardienne, et
il voulut être mort pour tous ceux qui l'avait connu. Il brûla sa grange
pour faire croire qu'il s'était brûlé avec elle.... Pourquoi vivre, en
effet, quand on a perdu, par la plus lâche des trahisons, tout ce que
l'on aimait sur la terre? Comment un homme de coeur pourrait-il, le
front souillé par l'ignominie de sa femme, voir ses amis et leur
sourire? La mort est mille fois plus douce que la vie, dans ces
douloureuses circonstances, la mort ou réelle ou feinte. L'accusé
choisit la dernière, et, pour tous ceux qui l'avaient connu, il fut
mort. Il ne choisit pas, il fut plus plutôt inspiré de Dieu dont les
desseins sont impénétrables. Pendant vingt ans il se tint caché dans les
immenses solitudes glacées du Nord-Ouest, et là, sous un nom nouveau, il
fit des prodiges de valeur et des oeuvres de charité sans nombre! Il
devint la gloire des trappeurs-canadiens et la terreur des sauvages
barbares, si bien, qu'on l'appelait partout le grand-trappeur. Il serait
encore perdu dans ces régions sans limites, si un événement merveilleux
ne lui eut appris qu'il n'avait pas tué sa femme et qu'elle vivait
encore. Ici, messieurs les jurés, vous retrouvez de nouveau cette preuve
indestructible, irrécusable, de la bonne foi de l'accusé dans son crime
et de la malice d'un scélérat qui agit dans l'ombre. Ecoutez encore le
témoignage d'un brave et honnête chasseur qui a la crainte de Dieu. Ce
témoignage est appuyé par une lettre du rév. père Olivier missionnaire
du lac des Esclaves: Voici ce que dit ce fidèle compagnon de l'accusé:

--Pauvre Djos, s'il n'avait pas eu tant d'ennemis, il serait encore
heureux!... son enfant ne serait pas orphelin... et sa femme ne serait
pas veuve!

--Sa femme veuve? me dit le grand-trappeur qui pleurait.

--Et oui, depuis vingt ans.

--Tu te trompes! qu'il ajoute en secouant la tête, Djos a tué sa femme
dans un moment de folle jalousie.

--Il ne l'a pas tuée, puisque je l'ai vue il y a cinq ans, que je
riposte.

--Mon Dieu! mon Dieu! s'écrie le grand-trappeur en tombant à genoux. Il
pleurait comme une Madelaine, et criait: Noémie! Noémie! pardon! Oh! je
n'ai pas tué ma femme!... Mon Dieu! soyez béni!...

Messieurs, quoi de plus concluant? La vérité se fait jour de toute part.
Elle éclate, elle éblouit.

L'accusé savait bien qu'il avait tué; mais il croyait avoir droit
d'exercer cette suprême justice, car il croyait avoir subi un suprême
outrage de la part de sa femme. Et qu'on ne dise pas qu'il s'est laissé
tromper volontairement. Les machinations les plus habiles ont été mises
en oeuvre pour l'aveugler et le perdre. Il ne peut être coupable en
conscience, car il était de bonne foi et sa conscience lui disait d'agir
comme il l'a fait. C'est un crime purement matériel qu'il a commis, et
qui n'offense pas Dieu. Les hommes seraient-ils plus sévères que Dieu
lui-même?

Ou l'accusé savait qu'il n'avait pas tué sa femme, et, alors, il n'eut
pas attendu vingt ans pour faire cet acte d'hypocrisie qui pouvait
toutefois le conduire à l'échafaud; car au bout de vingt ans de cette
vie étrange, active, accidentée du chasseur, il était devenu un homme
tout autre; il avait dû oublier les attachements d'autrefois, et tout ce
qu'il avait aimé, pour se délecter dans sa gloire de grand chasseur et
l'enivrante liberté des forêts; ou il croyait l'avoir tuée, et, alors,
il devait s'efforcer de rester inconnu de tous, et ne se révéler que
dans une circonstance étrange comme celle qui s'est offerte à lui au
bout de vingt ans. Mais ici, certain d'avoir été le jouet ou
l'instrument d'une volonté mystérieuse et coupable, il devait se lever
et partir, sans songer aux conséquences de sa détermination. Et c'est ce
qu'il a fait. Il est venu! Il est venu pour demander pardon à sa femme
qu'il avait outragée par ses lâches soupçons! Il est venu pour dire au
monde qu'il a été un instrument aveugle et innocent dans les mains de
l'hypocrisie! Il est venu pour soulever le voile qui couvre le mystère
d'iniquité, et chercher où se cache l'infâme qui a tramé, pour le
perdre, le plus odieux des complots! Il est venu pour aider la justice à
triompher; pour être l'instrument de Dieu au jour de la vengeance, comme
il l'a été au jour de l'épreuve!... Et, pour cela, il a exposé sa vie,
ses dernières espérances et ce qui lui restait de bonheur sur la terre.

Où est donc le coupable? Voilà ce que je dois chercher avec vous,
messieurs les jurés, car il y a un coupable quand il se commet un crime:
seulement le vrai coupable n'est pas toujours celui par qui l'attentat
est consommé, mais celui qui l'a médité, préparé et fait accomplir.
L'autre, comme dans le cas qui nous occupe, n'est qu'un instrument
inconscient. Il existe un axiome bien vieux et bien sage que les
criminalistes évoquent toujours avant d'entrer dans les dédales où se
cachent les scélérats; un axiome qui jette une première lueur dans
l'ombre où s'aventure la justice, et la conduit souvent comme un fil
d'Ariane jusqu'à la grande clarté du ciel. Cet axiome le voici: A qui
profite le crime? En effet, l'on ne commet point un crime pour le
plaisir de le commettre; c'est-à-dire que le crime n'est pas un but,
mais un moyen: le moyen d'arriver à la satisfaction d'une passion; et
toutes les passions se réduisent à deux, la haine et l'amour. Dans
l'affaire qui nous occupe, on cherche en vain la haine. La victime et
l'accusé avaient toujours vécu comme de bons et honnêtes voisins,
quoiqu'en ait dit Saint-Pierre dans son témoignage intéressé. Et la
défunte n'a-t-elle pas avoué elle-même à Madame Letellier, que les
bruits que l'on faisait courir sur le compte de Joseph étaient faux et
calomniateurs; et qu'il n'avait jamais manqué de respect envers elle. Et
puis ce jeune homme qui venait d'être l'objet d'une immense faveur du
ciel, l'objet d'un miracle, pouvait-il tout à coup devenir si
profondément méchant, que de tuer une femme qui lui aurait donné un
soufflet? Est-ce donc la satisfaction de l'amour? Pas davantage.
Supposez,--ce qui n'est pas,--qu'il ait aimé la défunte, pourquoi
l'eut-il assassinée? Pour qu'un autre homme ne la possédât point. Mais
ne sait-on pas, hélas! qu'un libertin se glorifie de partager avec
l'époux les faveurs de la femme qu'il a détournée de ses devoirs? Il
arrive qu'un homme plonge le poignard dans le coeur de sa maîtresse,
mais ce n'est que lorsque cet homme est ou doit être le premier ou le
seul aimé, et croit avoir des droits sur cette femme qui le trahit tout
à coup. Mais ici, rien de cela; et quelle différence! L'accusé aimait sa
femme... il l'aimait passionnément; il l'aimait de l'amour le plus
jaloux, vous le savez. Et quand a-t-on vu un homme ainsi jaloux avoir, à
la fois, deux amours également violentes? Et quand a-t-on vu un homme
jaloux devenir infidèle par habitude?... La jalousie peut pousser à
l'infidélité, mais c'est la vengeance qui est le principal motif, et si
l'infidélité persiste, la jalousie s'apaise nécessairement. Or, ici la
jalousie est restée jusqu'au dernier jour dans l'âme ulcérée du
malheureux accusé. Donc il aimait sa femme et n'en aimait pas d'autre de
la façon que l'on voudrait faire croire.

A qui donc le crime profite-t-il? Qui pouvait gagner quelque chose par
la mort d'Aglaé? Son mari? Non, s'il l'aimait, oui, s'il ne l'aimait
pas. Car une femme que l'on hait est un fardeau bien lourd à porter.
Nous verrons donc si Picounoc, le premier accusateur, pouvait en ce sens
profiter du crime, et nous verrons ensuite pourquoi, s'il voulait se
débarrasser de sa femme, il ne l'a pas fait périr lui-même, et nous
verrons encore s'il n'avait pas intérêt à compromettre l'accusé et à le
perdre.

Et d'abord Picounoc ou Saint-Pierre aimait-il sa femme?

Picounoc se marie, mais il n'aime pas la femme qu'il jure devant le
Christ d'aimer et de protéger toujours. Il est parjure une première fois
au pied des autels. Et si ce que je dis est vrai, messieurs, ce que je
dirai ensuite sera bien facile à comprendre; car, du moment qu'un homme
a laissé, de plein gré, le chemin de la vertu et de l'honneur pour
entrer résolument dans la voie du crime et de l'infamie, nul ne sait où
cet homme s'arrêtera... parce qu'il ne s'arrêtera que dans l'abîme....
Et ce que j'ai dit est vrai. Ecoutez plutôt le témoignage de Paul Hamel:

--Je rencontrai Picounoc: il me dit qu'il se mariait, mais qu'il
n'aimait pas sa fiancée... qu'il se laissait faire parce qu'elle avait
une belle propriété.... Je le blâmai, repart le témoin; il me répliqua:
Tiens! Je n'ai pas de secrets pour toi; j'ai aimé, j'aime, et j'aimerai
toujours. Celle que j'aime tu la connais, c'est Noémie! Elle est la
femme d'un autre, eh bien! puisque de ce côté le bonheur m'est ravi, je
n'estime plus les femmes que d'après leur dot, et je voudrais devenir
veuf tous les ans pour me remarier toujours avec des filles
avantageuses.--Si tu parlais sérieusement, réplique le témoin, j'irais
avertir ta fiancée.--Je suis sérieux, répond Picounoc, je suis un maudit
et le fils d'un maudit... donc il faut que je fasse mon oeuvre.

Messieurs, ces paroles épouvantables sont le noeud gordien de la cause
qui vous est soumise, et elles expliquent la noirceur de l'homme qui a
ourdi ce drame, et la subtilité de ses moyens. C'est un maudit qui veut
faire son oeuvre, et Dieu sait qu'il l'a faite terrible!

Picounoc, marié et père de famille, nourrissait toujours dans son âme le
feu de ses criminels désirs. S'il eut été un scélérat vulgaire, s'il
n'eut pas été un homme maudit peut-être, il serait allé aveuglement où
l'entraînaient ses désirs, et, comme la plupart des criminels, il aurait
brisé violemment les obstacles. Il eut tué sa femme et son ami. En
effet, consultez les annales judiciaires et voyez si, dans presque tous
les cas analogues, l'homme ou la femme épris d'une passion coupable, ne
font pas eux-mêmes, par le fer ou le poison, disparaître ceux qui les
gênent. Mais Picounoc plus rusé, plus fort, plus attaché à la vie,
imagine, pour arriver à son but, un moyen plus lent sans doute, mais
plus sûr et moins dangereux. Peut-être aussi savait-t-il qu'il avait
besoin d'abord de diminuer un peu l'extrême tendresse de Madame
Letellier pour son mari, en s'efforçant de rendre celui-ci injuste et
cruel même envers sa femme. Et c'est ce qu'il fit. Dans son imagination
infernale il trouva cet infernal projet: Faire tuer sa femme bonne et
fidèle par le mari de Noémie. C'était habile, mais malaisé. Comment en
arriver là?... Par la jalousie, la plus aveugle des passions. Oui,
rendre Joseph jaloux, se dit l'infâme, et lui faire tuer ma femme en
guise de la sienne. Vous savez, messieurs, par quelle suite de
fourberies et de mensonges il y est arrivé. Vous le savez par le
témoignage de Madame Letellier, qui avoue ce qu'elle a souffert de cette
incompréhensible jalousie de son mari. Vous le savez par le témoignage
d'Angèle Mercier, qui déclare que lorsqu'elle était enfant, Picounoc la
payait pour lui faire dire--ce qui était faux--qu'elle était la
messagère du docteur et de Madame Letellier. Vous le savez par le
témoignage du docteur lui-même qui se vit injurié de la façon la plus
grossière, parce qu'il causait avec l'infortunée Noémie. Et quand
Picounoc trouve son travail assez avancé; quand il voit son aveugle ami
se porter à des excès de violence, et dans son langage et dans ses
actions, alors il songe à mettre le couronnement à son oeuvre. Il
prévient l'accusé que Noémie, sa femme qu'il aime tant et qu'il croit si
vertueuse et si fidèle, déjouera son attention le soir même, et
viendra--après avoir prétexté la confession, un sacrement
divin--viendra, dis-je, dans ses bras à lui Picounoc.... Mais il a bien
soin d'attendre les ombres du soir, et de ne pas sortir de sa propriété.
Il eut été difficile de donner à Aglaé, la victime désignée d'avance, un
motif plausible peur l'entraîner ailleurs. Il rentre donc dans son
jardin, suivi de sa femme à qui il parle comme un amant parle à son
amante. Aglaé, prévenue de quelque façon que l'on ignore, mais que l'on
devine bien, joua son rôle bien innocemment sans doute, et sans prévoir
qu'il pourrait avoir des suites aussi funestes. Au reste, elle était un
peu simple, comme l'ont déclaré plusieurs témoins. Bonne et simple,
c'était bien la victime que Picounoc pouvait, sans trop de crainte,
conduire à la boucherie! Il eut soin de la vêtir d'un châle tenu caché
pour la circonstance, et en tout semblable à celui que Madame Letellier
venait de recevoir de son mari. On n'a pas de preuve directe de ce fait;
mais cela se déduit de la déclaration de l'accusé lui-même et des
paroles d'un faux témoin de la couronne, de Madame Gagnon. En effet,
comment cette femme pouvait-elle dire à Madame Letellier, en parlant
d'un châle: Mais! _c'est le vôtre!_ puisqu'elle n'avait jamais vu ce
châle et qu'elle ne pouvait savoir qu'il existait.... Et pourtant cette
parole: c'est le vôtre! implique nécessairement l'existence d'un autre
châle. Le vôtre implique le mien ou celui d'un autre. Et d'ailleurs quoi
de surprenant que Madame Gagnon, ou Madame Asselin si on lui rend son
vrai nom, quoi de surprenant, dis-je, que cette dame soit dans les
secrets d'un assassin? elle est accusée elle-même d'empoisonnement, et
elle vient d'être convaincue de parjure!... Et le marchand qui a vendu
le châle à Madame Letellier, peut bien, quoi qu'il le nie, en avoir
aussi vendu un autre pareil à Picounoc. Sa dénégation ne vaut rien
puisque lui-même n'est aussi qu'un misérable, un échappé du pénitencier
qui va monter sur l'échafaud!

Et n'est-ce pas pour que l'accusé fut trompé par ce châle et crut
reconnaître sa femme, que Picounoc fit brûler une allumette? Cette
clarté légère et momentanée suffisait pour induire en erreur, mais ne
suffisait pas pour qu'un oeil prévenu, comme l'oeil du jaloux, put
découvrir la ruse. La clarté du fanal eut été trop persistante, et qui
sait? toute la trame ourdie avec tant de soins et d'adresse se fût
dénouée ridiculement et à la confusion du traître. C'est ici surtout que
l'on peut admirer comment Dieu se joue des projets de l'iniquité! D'un
souffle il renverse les plans les plus hardis, il défait les
combinaisons les plus merveilleuses. Il serait indigne de lui de sembler
travailler quand les impies travaillent, pour opposer, comme le font les
hommes, force contre force, pensées contre pensées. Il laisse se glisser
un futile oubli parmi toutes les grandes idées savamment combinées, et
l'édifice que l'architecte du mal admirait avec orgueil s'écroule
soudain. Ainsi Picounoc a tout prévu, jusqu'à la lumière dont il
faudrait s'éclairer dans le jardin, et, pour donner plus de poids à sa
parole, il feint même d'avoir oublié le fanal dont il s'est servi, et il
jure que la chandelle de ce fanal a brûlé pendant quinze ou vingt
minutes. Mais voilà où la Providence qui veille sur les justes l'attend.
Dans son trouble le malheureux n'a pu songer à tout: il n'a peut-être
pas même ouvert le fanal, il l'a peut-être porté dans le jardin après le
meurtre... quoiqu'il en soit, le mensonge est là, et le mensonge suffit
à défaut de toute autre preuve, pour attirer sur la tête de celui qui
l'a proféré, en prenant le nom de Dieu à témoin, les châtiments les plus
terribles. La chandelle du fanal n'a pas été allumée, et, après vingt
ans, vous la voyez encore avec sa mèche blanche que la flamme n'a jamais
touchée. Un témoin dit qu'il a ramassé le fanal et l'a donné à Geneviève
la folle. Geneviève, étonnée de ce que la chandelle n'en avait pas été
allumée, bien que Picounoc déclarât de suite le contraire, cacha ce
fanal comme un précieux document, et attendit le jour marqué de Dieu. La
pauvre fille fut alors inspirée du ciel, et, sans savoir peut-être
qu'elle marchait au martyre, elle passa vingt ans de sa vie à chercher
ce mystère que sa mort a fait éclater. Pauvre Geneviève! sainte fille
que la pénitence a transfigurée, sois bénie, car tu as sauvé mon père!
sois bénie dans ta tombe, car tu as été un instrument terrible dans les
mains du Seigneur!

Et ici vous voyez encore la vérité du récit de l'accusé à sa femme. Il
dit que Picounoc fit brûler une allumette, une seule, comme pour lui
montrer la femme coupable à cette lumière faible et passagère, et la
tromper plus sûrement. Il déclare qu'il ne se produisit pas alors
d'autre lumière, et la chose est évidente pour tous maintenant. Donc
tout ce qu'il raconte au sujet de cette lugubre affaire est aussi
véridique.

Picounoc avait raison de se défier de Geneviève puisque cette infortunée
savait une chose qui pouvait le perdre. Cependant il ne connaissait
point l'irrécusable argument de ce fait si futile en apparence,
puisqu'il croyait que le fanal avait été perdu ou volé. Pourquoi alors
la pauvre folle a-t-elle été empoisonnée? Ah! c'est qu'elle avait
entendu quelque conversation, surpris quelque secret, et l'on voulait
s'assurer de son silence. Sa folie est peut-être simulée, pensait-on,
et, au jour du procès, qui sait si cette femme rusée ne se montrera pas
plus fine et plus intelligente que le criminel qui a conçu et exécuté ce
projet avec tant d'astuce et de patience? Car ce n'est point par un
simple hasard que Geneviève est morte soudainement quelques jours avant
le procès, et après que l'un des témoins de l'accusé eut averti Picounoc
de se défier d'elle. Qui, en effet, l'a poussée à son destin fatal?
Picounoc. Et ensuite? Ensuite, elle est partie de la maison du bossu
infâme pour aller--cela se prouvera bientôt--pour aller chez une femme
perdue boire le poison qui devait la tuer! Et sous quel prétexte
Picounoc l'envoie-t-il au bossu? sous un faux prétexte. On l'envoie
porter une lettre qui n'est pas écrite.... Que veut dire cela? On envoie
une lettre pour dire à la personne absente ce qu'on lui dirait si elle
était près de nous. On n'envoie jamais quatre pages blanches, excepté
quand il y a convention d'avance entre les deux correspondants sur la
signification du singulier envoi. Et la convention dans le cas actuel,
c'était la mort de Geneviève, la mort d'un témoin dangereux, les faits
l'ont prouvé. Picounoc et le bossu se sont compromis au sujet de cette
lettre, et le témoignage de Marguerite, la fille de Picounoc, n'a pas
tardé à les confondre.

Et pourquoi parlerais-je des témoignages menteurs de ces deux malheureux
vieillards qui sont venus ici donner publiquement le spectacle d'un
scandale inouï! Surpris dans leur oeuvre coupable, reconnus pour de
redoutables malfaiteurs, convaincus de parjure, jetant, avec le masque
matériel qui déguisait leur figure, le masque moral qui voilait leur
âme, ils se sont mis à rire, avec un cynisme écoeurant, de leur acte
criminel, et à se vanter avec orgueil de leur vie honteuse. Ils ont
eux-mêmes, se voyant perdus, dénoncé leurs complices ou plutôt leurs
maîtres; car les lâches n'aiment pas à rouler seuls dans l'abîme, et
malheur à ceux qui se servent d'eux! Ils ont dénoncé Ferron, Ferron! un
échappé du pénitencier qui se cachait, riche et redouté sous un nom
volé, le nom de Chèvrefils. Ils ont de plus déclaré--et ces hommes sont
sans doute bien informés--ils ont déclaré, ce que nous savions déjà, que
Ferron est l'ami et l'instrument de Picounoc. Voilà comme cet
enchaînement extraordinaire de faits ou de témoignages nous conduit
infailliblement au vrai coupable.

Je me résume. A qui le crime a-t-il bénéficié? A l'accusé qui aimait sa
femme jusqu'à la jalousie, ou à Picounoc qui haïssait la sienne, même
avant de l'épouser? A l'accusé qui ne demandait qu'à vivre en paix dans
son foyer béni, entre sa Noémie douce et fidèle et son enfant au
berceau, ou à Picounoc qui portait un oeil lubrique sur une autre femme
et voulait parvenir à en faire sa femme légitime, sachant bien que la
vertu de cette créature était inébranlable? En devenant libre Picounoc
avait fait un grand pas vers le but qu'il convoitait; mais une autre
personne restait enchaînée à ses devoirs, fidèle à ses serments, c'était
Noémie la femme désirée. Il fallait donc qu'elle fut libre elle aussi.
Et pour qu'elle le fut, il fallait que son époux mourut... ou du moins
passa pour mort.... Et voilà qu'en effet, le même jour, du même coup,
disparaissent les deux personnes qui sont des obstacles à la réalisation
des voeux de Picounoc: sa femme et son ami. L'une des victimes est
morte, l'autre se fera justice elle-même; elle disparaîtra de plein gré
pour toujours, ou, si elle demeure, elle sera accusée. Oui, dans la
pensée de Picounoc, ce qui se fait aujourd'hui, aurait eu lieu le
lendemain du meurtre, si l'accusé ne se fut pas sauvé!

Et pendant vingt ans Picounoc s'efforce de gagner l'amour de cette femme
qu'il a plongée dans le deuil, et pendant vingt ans, soutenue par sa
vertu, inspirée par le ciel, elle a refusé les hommages de ce
persécuteur déguisé en ami. Et ce n'est que lorsque découragée par des
épreuves sans nombre, appauvrie par des accidents fréquents, jetée dans
le chemin public par la malice d'un avare, ami et complice de Picounoc,
de Chèvrefils ou Ferron, qu'elle se décide enfin à ne plus être si
cruelle envers celui qu'elle croit son protecteur. Toutefois elle hésite
encore. Mais la reconnaissance opère en son coeur ce que rien n'avait pu
y opérer encore. Picounoc, par une générosité qui s'explique maintenant,
rend à la femme affligée le bien qu'à dessein il lui avait fait perdre.
Hypocrite et fourbe, il achète non l'amour mais la foi de cette femme,
par des sacrifices qu'il n'a jamais accomplis et des bienfaits qu'il n'a
jamais rendus. Il va triompher. Le jour de son mariage est fixé. Oh!
comme il doit se glorifier de son crime d'autrefois! Les vingt ans de
souffrance et de crainte sont passés. Aglaé ne sortira pas de sa tombe
pour crier vengeance, et l'ami trompé ne reviendra jamais se faire
expliquer un mystère d'iniquité qu'il n'a jamais soupçonné! Mais Dieu
qui se rit des complots des méchants a marqué le jour de sa justice. Le
mari si injustement jaloux a expié suffisamment sa faiblesse coupable,
et le traître a triomphé assez longtemps. Celui qu'on disait meurtrier
est apparu soudain et il a montré, de son doigt implacable, la tache de
sang sur le front de l'accusateur. Il a tué, mais innocemment et au
signal trompeur d'un homme qu'il croyait son ami.

Avec la malédiction de son père, Picounoc a fait retomber sur sa tête le
sang de sa femme. Rien d'étonnant, la malédiction d'un père, c'est la
malédiction de Dieu, et la malédiction de Dieu, c'est la mort!... Mais
le ciel ne pouvait pas perdre à jamais un homme qu'il venait de protéger
si hautement. L'accusé, vous le savez, c'est le Pèlerin de Sainte-Anne,
c'est cet homme qui, jeune encore, contrit, repentant et humilié, fut
guéri miraculeusement en présence d'une foule de personnes, dans le
sanctuaire de Notre Dame de Beaupré!... Voilà, messieurs, un gage
magnifique de l'innocence de l'accusé, car cela prouve qu'il était
devenu vertueux, et qu'il ne pouvait, en conséquence, commettre le crime
dont il est accusé, que par une erreur fatale, comme l'erreur dans
laquelle il est tombé par les machinations de Picounoc. Cependant,
messieurs les jurés, le miracle de Sainte-Anne n'est pas plus éclatant
que celui qui s'accomplit sous vos yeux; car tout le monde reconnaîtra
l'intervention divine dans ce procès tristement célèbre. Et l'on dira
que cet homme, heureux après tout, le Pèlerin de Sainte-Anne ou
l'accusé, a été deux fois sauvé par un miracle.

Victor paraissait transfiguré, et ses yeux étaient mouillés de larmes.

Plusieurs avocats, des plus anciens, se levèrent de leur siége pour
venir lui serrer la main.

Le juge fit alors, avec une gravité imposante, un résumé des
témoignages. Il exposa sans passion et sans faiblesse, les principaux
faits, et, pour venir en aide à l'honnête simplicité des jurés, ils jeta
les lumières de sa science sur les détails de la cause.

--Quiconque se servira de l'épée périra par l'épée, dit-il à la fin de
son adresse; c'est la loi de Dieu. Cependant cette loi ne frappe pas
aveuglement et n'est pas impitoyable. Les lois des hommes, qui sont les
images des lois divines, ne sauraient être plus sévères. On ne punit pas
l'homme qui tue pour défendre sa propre vie. Il serait inique de le
faire. On pardonne au mari qui tue sa femme dans l'adultère. Car la
douleur et la colère de l'homme, alors, sont peut-être plus fortes que
sa volonté, et détruisent son libre arbitre. Et puis s'il est permis de
tuer pour sauver sa vie, il doit l'être davantage pour sauver ou venger
ce qui est bien plus précieux que la vie, l'honneur. Mais ici il ne
s'agit pas d'un malheureux qui a tué sa femme coupable, mais d'un homme
qui, croyant tuer sa femme coupable, a tué la femme d'un autre. Est-il
excusable dans un pareil cas? Difficilement d'ordinaire; mais dans le
cas actuel il est certain que l'accusé a été enveloppé dans un réseau
d'intrigues qui l'ont tout à fait égaré. On l'a rendu jaloux quand il
possédait la femme la plus dévouée. N'est-il pas blâmable d'avoir cru à
l'infidélité de sa femme sans jamais avoir pu la surprendre en faute?
N'est-il pas blâmable d'avoir mis une confiance illimitée dans un homme
dont il connaissait le caractère mauvais? Oui sans doute. Et si une
femme n'était venue jurer qu'elle même, payée pour cela par Picounoc,
avait induit cet homme jaloux en erreur, en lui racontant comme vraies
des fautes que sa femme n'avait pas commises, je ne pourrais l'excuser
complètement. Mais après les criminels moyens révélés par cette femme,
l'aveugle jalousie de l'accusé s'explique et s'excuse. Il a été un
instrument de mort, mais un instrument inconscient. Il se trouve un
homme plus coupable que lui, et seul coupable: c'est l'homme qui a
préparé cette oeuvre infâme, supposé qu'il ne puisse en rien atténuer
les témoignages qui se sont élevés contre lui, lorsqu'il les voulait
diriger sur un autre. Quant à l'accusé à la barre, il a expié par vingt
ans d'exil, de pleurs et de souffrances, la lâche complaisance avec
laquelle il a écouté son traître et sensuel ami. Dieu semble satisfait
de l'expiation; il ne siérait pas à la justice humaine de se montrer
plus sévère que la justice divine.




                                   XVII

                        COUPABLE OU NON COUPABLE.


Les jurés, ne s'accordant pas immédiatement, se retirèrent dans leur
chambre sous la garde d'un huissier qui prêta le serment suivant: «Vous
jurez que vous garderez et tiendrez ce jury, sans aliments, boissons,
feu ou lumière; que vous ne permettrez à qui que ce soit de parler à
ceux qui en font partie, que vous ne leur parlerez pas vous-même, si ce
n'est pour leur demander s'ils sont d'accord sur leur verdict. Ainsi que
Dieu vous soit en aide.»

La foule éprouva un vif désappointement en voyant cette hésitation du
jury. Les uns murmuraient, les autres, sombres et pensifs, doutaient de
la sagesse de cette belle institution des jurés, et se demandaient en
quoi de pauvres ignorants, honnêtes tant que vous voudrez, mais
quelquefois malhonnêtes, peuvent juger avec plus de discernement et
d'équité que des juges savants, ou qu'un autre jury qui serait composé
d'hommes de loi? Et ils avaient raison. Car si parfois un innocent court
une chance d'être perdu, le coupable qui ne peut être condamné que par
la totalité absolue des jurés, a bien des chances d'échapper.

Le jury, au grand désespoir des curieux, des amis, des hommes de loi,
passa toute la nuit en délibération, ou peut-être à dormir. Quelques uns
des jurés voulaient acquitter l'accusé, d'autres inclinaient à le
trouver coupable d'homicide, et d'autres encore voulaient le verdict de
coupable avec circonstances atténuantes et recommandation à la clémence
de la cour.

Le lendemain, le peuple se porta de nouveau en foule vers le palais de
justice. Sur les onze heures, les procédés de la cour furent tout à coup
interrompus. Les jurés annonçaient qu'ils en étaient venus à une
entente. Ils revinrent dans leur banc. Tous les regards de la masse
réunie sous les vieilles voûtes les interrogeaient avec anxiété. Le
prisonnier ne put s'empêcher de pâlir un peu. Ce moment était solennel
pour lui. Le greffier fit l'appel des jurés et leur demanda à chacun
d'eux s'ils étaient d'accord sur leur verdict. Tous répondirent
affirmativement. Il leur demanda alors qui d'entre eux allait prononcer
le verdict.

--Le chef choisi par nous, répondirent-ils.

Alors le greffier dit à l'accusé de lever la main--ce que le grand
trappeur fit avec dignité--puis, s'adressant aux jurés, il leur dit:
Regardez le prisonnier, vous qui êtes assermentés: Comment dites-vous?
est-il coupable de la félonie dont il est accusé, ou non coupable?

--Non coupable!

--Prisonnier, vous êtes libre, dit le juge avec émotion.

Une clameur longtemps contenue s'éleva soudain, et des applaudissements
frénétiques ébranlèrent la vaste salle. Victor, tout en larmes, se
précipita dans les bras de son père, et longtemps le père et le fils se
tinrent pressés coeur contre coeur. On avait empêché Noémie d'assister
au verdict qui pouvait, vu l'indécision des jurés, tourner fatalement.
Le grand-trappeur alla lui-même lui annoncer la fin de ses épreuves et
de son expiation.

Des ordres furent donnés pour l'arrestation de Picounoc. Picounoc
s'était enfui de la ville, comme le rat laisse le navire qui sombre. En
un jour il avait vu s'écrouler l'immense échafaudage élevé, vingt ans
durant, par sa malice et sa lubricité. Ses amis, tombés et perdus à
jamais, l'appelaient dans le gouffre, et il se sentait inévitablement
entraîné. Sombre, morose, il entra dans sa maison et parcourut, comme un
homme ivre ou fou, chaque appartement. Il évita les regards de sa fille
encore faible et souffrante. Par instant il avait encore un fol espoir:
il est si dur renoncer à l'espérance! Il épia le retour des gens qui
étaient allés à Québec pour le procès, et, afin d'apprendre le secret de
sa destinée sans s'exposer à rougir, il se cacha dans le fossé qui longe
la route de St. Eustache, sur le coteau de sable, parmi les cerisiers
sauvages, et il attendit patiemment. Il fut bien servi. Les premiers qui
passèrent furent le grand-trappeur, Victor et Noémie. La joie brillait
sur leurs figures et l'amour débordait de leurs coeurs. En passant sur
le coteau, le grand-trappeur disait: Pauvre Picounoc! je ne lui avais
pourtant jamais fait de mal!... et s'il eut voulu me laisser en paix, je
lui aurais bien pardonné son crime, j'étais si heureux! Et Noémie
répondit: Maintenant il est trop tard.--Trop, tard! ajouta Victor, on le
cherche pour l'arrêter.

Picounoc eut le frisson et ses yeux se couvrirent d'un nuage de sang. Il
eut envie de se repentir pour satisfaire à la justice divine, et de se
livrer au bourreau pour satisfaire à la justice humaine. Mais ce premier
bon mouvement ne fut pas suivi d'un second.

--Malédiction! dit-il, il n'y a point de pardon pour moi, ni en cette
vie, ni en l'autre! Il demeura longtemps dans un abattement profond. Il
pensa à se sauver comme avait fait Djos autrefois; mais ce qui lui
paraissait facile pour d'autres, lui semblait impossible à lui. Quand il
se leva, irrésolu encore et tremblant, il aperçut des étrangers qui
montaient la route. Alors il se met à fuir, croyant que ce sont des
constables qui viennent l'arrêter. Et il a raison. Après avoir couru
longtemps il se détourne. Deux des constables sont sur ses talons. La
peur lui donne des ailes, et il s'élance comme un cerf que la meute
poursuit. Il passe à la porte de Letellier, et voit une foule joyeuse et
bruyante.... Il pense que cette foule va lui barrer le passage; mais
elle s'ouvre pour le laisser fuir. Il arrive chez lui haletant, épuisé,
couvert de sueurs, les yeux sanglants et sortis de leurs orbites. Les
officiers de la police le poursuivent toujours. Il passe à côté de la
maison, gagne la prairie et, soudain, il disparaît comme s'il se fut
enfoncé dans la terre. Il s'était, précipité dans un puits. Dans son
élan, il descendit tête première au fond, et là, ses mains crispées
s'attachèrent par hasard à une pierre, fangeuse. Quand on le retira il
était mort; mais ses mains serraient toujours la roche pleine de
limon.... En jetant cette pierre on s'aperçut que son enveloppe se
désagrégeait. On l'examina attentivement. O jugement de Dieu! on
reconnut le châle qui avait dû envelopper sa victime. Il y avait vingt
ans qu'il était là. Ce n'avait pas été, en effet, selon la parole de la
tireuse d'horoscope, la main d'un vivant qui l'avait retiré du puits.

Marguerite fut long temps à se remettre de ce coup terrible. Cependant
elle ignorait, la pauvre enfant, l'horrible mystère de la mort de son
père. On s'était fait un devoir de lui cacher cette honte. Elle vit son
jeune ami Victor et ne rougit pas, inconsciente qu'elle était du crime
de sa race. Elle s'applaudissait d'avoir été délivrée du bossu. Il
venait de mourir sur le gibet.

C'est le temps de dire que l'ancien docteur au _sirop de la vie
éternelle_ était devenu bossu à la suite du coup de rame qui lui avait
été infligé--les lecteurs du Pèlerin s'en souviennent--sur la grève du
Château-Richer, lors de l'enlèvement de la petite Marie-Louise. Ferron,
conduit au pénitencier avec son compère Racette le maître-d'école,
s'était enfui au bout de deux ans, avec le même complice, en tuant l'un
des gardiens. La femme Asselin, la tante inhumaine du Pèlerin, l'épouse
infidèle, l'empoisonneuse, monta aussi sur l'échafaud. Robert et Charlot
furent enfermés au pénitencier pour le reste de tours jours. En
entendant leur sentence, ils se poussèrent du coude.

--Batiscan! dit Robert, une pension sur l'Etat! qu'en dis-tu?

--Mille noms! quelle chance! le mérite est toujours reconnu, répliqua
Charlot.

--On en sortira.

--Oui, couché sur le dos.... N'importe on a fait une bonne jeunesse....

--De soixante et quinze ans!...

Marguerite, pourtant, finit par apprendre ce qu'avait été son père, et
ce qu'il avait fait. Inutile d'essayer à peindre son désespoir; nul ne
le pourrait. Ses entrevues avec Victor ne furent que des larmes et des
sanglots. Un jour, pourtant, qu'il voulait la consoler, et lui disait,
que les enfants ne sont pas responsables des fautes de leurs parents, et
qu'il l'aimait encore et qu'il l'aimerait toujours, elle retrouva son
énergie et sa fierté:

--Victor, dit, dit-elle en le couvrant d'un regard plein de pleurs et
d'amour, Victor, consentirais-tu donc à avoir pour enfants les petits
fils de mon père?...

Victor l'étreignit sur son coeur et, silencieux, sortit sans pouvoir
répondre.

Plus tard, une belle jeune fille arrivait au fort Providence, sur les
bords de ce grand lac solitaire qui dort dans les régions boréales, sous
un manteau de glace. Elle apportait beaucoup d'argent pour secourir les
pauvres et embellir la chapelle de Dieu; elle apportait beaucoup
d'ardeur pour le salut des enfants sauvages. Cette nouvelle sainte qui
voulait expier les fautes de sa race, c'était Marguerite. Le trappeur
qui l'avait conduite là, c'était l'ex-élève. Il revint prendre sa place
au foyer du grand-trappeur qui ne voulait pas se séparer de lui.

Gagnon, instruit par les événements qu'il avait vu se dérouler sous ses
yeux, retourna auprès de la Louise. Il arriva au moment ou la vieille
Labourique sortait.... Elle sortait pour aller au cimetière. Pour
racheter un peu le mal qu'il avait causé à la société en général et au
bonhomme Asselin en particulier, il donna à ce dernier la belle terre
qu'il venait d'acquérir à Lotbinière.

Deux ans se sont écoulés. Victor, sur la voie de la fortune et de la
gloire, vient d'arriver à la maison paternelle. Le grand-trappeur,
Noémie, l'ex-élève et le vieux Asselin font la partie de quatre sept, et
s'amusent comme seuls peuvent s'amuser des chrétiens qui ont la paix et
l'amour de Dieu dans la conscience, et de l'or dans leur bourse....
Victor apporte une lettre de Marie Louise, la soeur St. Joseph du fort
Providence. Les cartes restent pêle-mêle sur la table, et les oreilles
attentives ne perdent pas un mot. Or voici ce que dit cette lettre, et
ce sera la dernière page de mon livre.

MON CHER GRAND-TRAPPEUR,

Je te donne, frère, ce nom que répéteront longtemps nos solitudes
immenses; il doit être doux à ton oreille comme il l'est au coeur des
pauvres indiens................... .....................................

La religion porte, de plus en plus loin, son flambeau divin dans les
régions naguère plongées dans les ténèbres, et son oeuvre de miséricorde
et de paix ne s'arrêtera que lorsqu'il n'y aura plus d'âmes à sauver.
Nos saints missionnaires semblent redoubler de zèle et de travail à
mesure que l'âge et les privations de toutes sortes s'acharnent à les
écraser. Le spectacle de leurs dévoûment nous soutient et nous
encourage, nous, pauvres femmes.... ............... Nous trouvons aussi
un exemple admirable de toutes les vertus dans la jeune Marguerite. Quel
caractère franc et énergique! quelle âme soumise et pénitente! et comme
nos enfants sauvages se plaisent à l'entendre et à la voir!............

Couteaux-jaunes et Litchanrés continuent à chasser et à vivre ensemble
comme des frères, sous le jeune Kisastari leur chef commun. Iréma est
heureuse maintenant et son mariage a été béni du Seigneur. Naskarina,
son ancienne rivale, ne nous a pas laissés. Elle aussi a tourné vers le
Seigneur le feu de son âme ardente...............................

Je t'ai dit antérieurement, mon frère, les actions de grâces que nous
avons rendues au ciel en apprenant comment il avait mis fin à tes
infortunes et au deuil de ta douce Noémie.

Il faut que je te parle d'un songe extraordinaire qu'a eu Marguerite. Tu
sais, que je suis un peu superstitieuse depuis le songe de cette
infortunée Geneviève. Au reste il s'agit, dans cette vision, d'un
personnage que tu as bien connu, du Hibou-blanc.... Et d'abord, je te
dirai que le vieux renégat, chassé de la tribu des Couteaux-jaunes,
abandonné de tous, honni et méprisé, partit seul à travers le désert
glacé, et se dirigea vers le lac du grand Ours. Or Marguerite, qui ne
connaît pas cet homme, nous le peignit, à son réveil avec une fidélité
surprenante, et cela suffit pour nous faire ajouter à son rêve la foi
que l'on ne donne d'ordinaire qu'aux récits véridiques.

--J'étais loin vers le nord, dit-elle, et sur ma tête l'Ourse glacée
tournait dans la voûte céleste comme sur un pivot. Mes yeux étaient
éblouis par le spectacle qui se déroulait autour de moi; je me croyais
dans un monde féerique. Des aigrettes innombrables s'allumaient dans le
ciel où elles jouaient, comme les feux Saint-Elme le long des mâts et
des vergues; des banderoles de pourpre flottaient au zénith; des rideaux
sanglants s'ouvraient et se fermaient sur l'horizon, pour laisser
paraître et cacher tour à tour les molles clartés de l'aurore, les feux
ardents du soleil et de fantastiques figures de flamme. Des coupoles
diaphanes, des mers aux ondes métalliques et chatoyantes, des zones d'or
ondulées comme des rivages, des franges capricieuses apparaissaient et
disparaissaient soudain. Puis des voiles de gaze, puis des nuées de sang
immobiles et lugubres, puis la neige éclatante, infinie qui reflétait
toutes ces merveilles. La nuit était calme, le silence, si grand que
l'on croyait entendre jusqu'au soupir des esprits. Le froid faisait
éclater les arbres; et toutes les pierres, tous les troncs, tous les
rameaux s'étaient cristallisés sous le frimas; et la lumière, en les
éclairant, les embellissait d'une décoration fantastique. Tout à coup
j'entendis un craquement de raquettes sur la neige durcie; je regardai
du côté d'où venait le bruit, et ne vis rien. Cependant le bruit ne
cessait pas. O calme effrayant des nuits polaires, que tu es trompeur!
Ce ne fut que plusieurs heures après l'avoir entendu marcher que
j'aperçus le chasseur. Il était vieux, boitait en marchant, avait la
barbe blanche et les cheveux longs, mais rares. Il pleurait et ses
larmes, gelées en sortant des paupières, couvraient ses joues d'une
glace que les lueurs de la nuit faisaient resplendir. On eut dit qu'il
portait un visage de feu ou de sang, et que ses yeux, sans éclat,
étaient noirs comme les orbites d'un crâne de mort. Rendu près de moi,
il ne me vit pas, et se mit à creuser dans la neige pour se faire un
abri. Mais il n'eut pas la force de creuser assez. Il avait faim et
dévorait les bouts des petites branches de sapin. Il poussa un cri, et
moi, qui de si loin avais entendu le craquement de ses raquettes,
j'entendis à peine sa voix. Il voulut armer sa carabine pour se
suicider, et ses doigts crispés se gelèrent sur la gâchette. Son haleine
rapide faisait bruire l'air en s'échappant de ses lèvres. Il était là
debout, immobile au milieu des neiges comme un tronc moussu, et semblait
un arbre étrange ou une pierre grossièrement sculptée par une main
sauvage. Les aurores boréales dansaient toujours au dessus de sa tête,
et des serpents de feu, se glissant sur la neige, semblaient accourir de
l'horizon jusqu'à ses pieds. Des hurlements firent retentir la solitude
et une troupe de loups apparut au loin. Il eut un tressaillement rapide
et nerveux, et il voulut de nouveau armer sa carabine pour défendre,
contre la voracité des bêtes, son corps glacé qui s'en allait mourant.
Les loups arrivèrent.... Il poussa une clameur formidable et la bande
sanguinaire s'arrêta étonnée. Mais aussitôt l'une des bêtes, flairant un
reste de sang encore tiède, déchira les mains du malheureux. Les autres
ouvrirent, à leur tour, leur gueules ardentes et se précipitèrent en
hurlant sur le chasseur maudit. Il tomba et quelques gouttes de sang
rougirent la neige; et l'on eut dit que ces gouttes de sang étaient
tombées des franges rouges qui s'agitaient en l'air. Un instant après,
des chasseurs sous la conduite de Kisastari, passèrent par là, mirent
les loups en fuite, et reconnurent le cadavres à demi-dévoré et gelé de
Racette, le Hibou-Blanc. Ils l'ensevelirent sous la neige et récitèrent
un _pater_ et un _ave_ pour le repos de son âme.

Tel fut le rêve de Marguerite.

P. S.--Cher frère! chose extraordinaire, terrible même, Kisastari vient
d'arriver au fort avec un parti de chasseurs. Ils ont trouvé le cadavre
du Hibou-Blanc gelé au milieu des neiges du nord, et demi-dévoré par les
bêtes féroces.... Le rêve de Marguerite n'est donc pas un rêve!...

--Quelle mort! murmura le grand-trappeur!

--_Requiescat in pace!_ répondit l'ex-élève.



                                    FIN.

















End of the Project Gutenberg EBook of Picounoc le maudit, by Pamphile Lemay

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PICOUNOC LE MAUDIT ***

***** This file should be named 24636-8.txt or 24636-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/2/4/6/3/24636/

Produced by Rénald Lévesque, Carlo Traverso, and the Online
Distributed Proofreading Canada Team at
http://www.pgdpcanada.net. This document is available in
PDF format from the BNQ (Bibliothèque Nationale du Québec).


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.