La philosophie sociale dans le theatre d'Ibsen

By Ossip Lourié

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d'Ibsen, by Ossip-Lourie

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Title: La philosophie sociale dans le theatre d'Ibsen

Author: Ossip-Lourie

Release Date: February 7, 2006 [EBook #17709]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PHILOSOPHIE SOC. DANS LE THEATRE D'IBSEN ***




Produced by Marc D'Hooghe




LA PHILOSOPHIE SOCIALE

DANS

LE THÉÂTRE D'IBSEN

PAR

OSSIP-LOURIÉ


Lauréat de l'Institut.

Docteur de la Faculté des Lettres de l'Université de Paris,
Membre de la Société de Philosophie de l'Université de Saint-Pétersbourg.


                                      _Se posséder pour se donner._


PARIS


1900


       *       *       *       *       *


A M. EMILE ZOLA

TRÈS HONORÉ MAÎTRE,

Vous avez le premier introduit en France le théâtre d'Henrik Ibsen.
Ce n'est pas la seule raison pour laquelle j'inscris votre nom sur la
première page de mon travail. Il y a deux ans, j'ai eu l'honneur d'être
chargé par un groupe d'écrivains étrangers de vous transmettre
l'expression de leur profonde admiration pour l'oeuvre de justice et
d'équité dont vous veniez de jeter les premiers jalons. Par votre
campagne, terrible et sublime, vous avez prouvé que la conception
générale des drames d'Ibsen n'est point une chimère: La solution du
problème social de l'humanité s'obtient par le réveil de la conscience
et de la volonté individuelles.

Veuillez me conserver, je vous prie, Maître, votre bienveillance.

                              OSSIP-LOURIÉ.



       *       *       *       *       *



INTRODUCTION


I

Ce n'est pas le théâtre d'Henrik Ibsen que je me propose d'étudier dans
ce volume; mon but, c'est de dégager la philosophie sociale qu'il
renferme.

Les pièces d'Ibsen sont moins des productions dramatiques que des essais
philosophiques touchant les questions vitales de l'humanité. L'action y
joue une importance secondaire, les incidents sont forcés, inattendus,
brusques; l'intérêt principal réside dans le conflit des idées. L'auteur
ne se soucie guère de l'appareil théâtral, il ne prend même pas la peine
de dessiner nettement les positions réciproques de ses héros. Le
spectateur n'assiste pas aux événements, aux actions des personnages en
scène, mais leurs réflexions, leurs pensées, leurs aspirations sont
toujours présentes et vivantes. Leurs caractères, leurs passions ne se
traduisent pas par des gestes, par des attitudes, par des mouvements,
mais se révèlent par une analyse psycho-philosophique.

Le théâtre d'Ibsen est une succession de préceptes où la psychologie de
l'individu comme celle de la société fait disparaître le déroulement
progressif de l'action. L'auteur analyse minutieusement les mouvements
d'âme, les crises de conscience, de passion, de pensée; il étudie les
révolutions morales individuelles, l'antagonisme entre l'individu et la
société, les mensonges et les préjugés sociaux. Le théâtre d'Ibsen est,
avant tout, un théâtre d'idées.

M. Max Nordau, tout en constatant qu'«Ibsen a créé quelques figures
d'une vérité et d'une richesse telles qu'on n'en trouve pas chez un
second poète depuis Shakespeare[1],» prétend que le dramaturge norvégien
est incapable «d'élaborer une seule idée nette, de comprendre un seul
des mots d'ordre qu'il pique çà et là dans ses pièces, de tirer des
prémisses les conséquences justes[2]».

Certes, «les sots seuls admirent tout dans un écrivain estimé[3]», mais
le savant auteur de la _Psychologie du génie et du talent_[4] force un
peu trop sa plume satirique en affirmant qu' «Ibsen ne comprend pas un
seul des mots d'ordre qu'il pique çà et là dans ses pièces». On peut
considérer certaines de ses pièces comme absolument étrangères à l'art
dramatique; dire qu'elles manquent d'idées, c'est ne pas vouloir les
comprendre. Il se peut que l'idée de telle ou telle pièce soit un peu
embrumée, mais «il faut considérer le théâtre d'Ibsen en bloc. Alors
nous avons devant les yeux un imposant monument de la pensée
moderne».[5]

Ibsen ne s'impose pas tout de suite. Lorsqu'on voit ou qu'on lit pour la
première fois une de ses pièces, l'impression est puissante, mais
confuse; elle éveille dans le spectateur ou le lecteur des émotions
fortes, mais indécises; ce n'est qu'après une longue analyse qu'on en
détermine l'idée. Quelles que puissent être les erreurs qu'on trouve
dans son oeuvre, comme dans celles de tant d'autres écrivains,
l'impression générale est grande et profonde, l'émotion qui en jaillit
n'est pas affective mais cérébrale; une atmosphère fraîche de pensée
enveloppe ses personnages; ils forment tout un organisme social, toute
une philosophie. Ce n'est pas de la spéculation abstraite, ce n'est pas
de la philosophie construite, c'est de la philosophie _vécue_. Les héros
d'Ibsen ne jettent pas à profusion «les sophismes comme un ciment dans
l'intervalle des vérités, par lesquels on édifie les grands systèmes de
philosophie qui ne tiennent que par le mortier de la sophistique»;[6]
mais si l'esprit de système leur fait défaut et aussi l'art des
ordonnances symétriques, ce ne sont point certes des idées, des pensées
qui leur manquent. Et «les systèmes de philosophie sont des pensées
vivantes»[7] affirme l'un des plus nobles penseurs modernes.

Nous sommes loin des temps où la philosophie était le domaine d'une
poignée de privilégiés. Aujourd'hui nous admettons qu'il n'y a point de
castes dans l'intelligence humaine. «Il n'y a point des hommes qui sont
le vulgaire, d'autres hommes qui sont les philosophes. Tout homme porte
en lui-même le vulgaire et le philosophe.»[8]

La philosophie n'est pas le fruit d'un syllogisme. Il ne faut faire
dépendre la philosophie d'aucun système, d'aucune méthode.

«Mon dessein, dit Descartes, n'est pas d'enseigner la méthode que chacun
doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir
en quelle sorte j'ai tâché de conduire la mienne.»[9]

La philosophie n'existe et ne se développe que dans l'esprit de l'homme.
Les idées les plus profondes, les investigations les plus sensées
resteraient lettre morte sans la vivification que leur communique
l'esprit du penseur. C'est lui seul qui crée la valeur des idées
philosophiques. La philosophie n'est que la manifestation de l'esprit
indépendant, aspirant à se faire--par la critique générale--une
conception personnelle de l'Univers.

Ibsen nous montre, dans son théâtre, quelle est sa contemplation du
Monde, comment il envisage les hommes et les choses, quel est
l'enseignement qu'il tire de la vie, car c'est la vie seule qui
l'intéresse; ce qui le préoccupe, c'est l'éternelle contradiction de la
vie, c'est la lutte entre l'idéal et le réel.

«Quel est le péché qui mérite l'indulgence? Quelle est la faute qu'on
peut doucement effacer? Jusqu'à quel point la responsabilité, cette
charge qui pèse sur la race entière, obère-t-elle le lot d'un de ses
rejetons? Quelle déposition, quel témoignage admettre quand tout le
monde est au banc des intéressés? Sombre et troublant mystère, qui
pourra jamais t'éclaircir! Toutes les âmes devraient trembler et gémir,
et il n'en est pas une entre mille qui se doute de la dette accumulée,
de l'engagement écrasant né de ce seul petit mot: la Vie.»[10]



II

Le théâtre est un art qui se propose de peindre la vie humaine.

Ibsen ne se borne pas à peindre la vie et les hommes, il est aussi un
remueur d'idées.

Dans une lettre qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser, il s'exprime
ainsi: «Je vous prie de vous rappeler que les Pensées jetées par moi sur
le papier ne proviennent ni en forme ni en contenu de moi-même, mais de
mes personnages dramatiques qui les prononcent.»[11]

Mais Ibsen a beau dire: «J'ai essayé de dépeindre hommes et femmes; ce
sont eux qui parlent et non pas moi», son âme et sa pensée sont toujours
présentes dans son théâtre. Aucun auteur ne peut faire disparaître sa
personnalité de son oeuvre.

«Je ne connais pas d'écrivain moderne qui ait pu ou su «se cacher» dans
son oeuvre; Flaubert qui poussait presque jusqu'à la manie le souci de
réserver sa personnalité, y est tout entier.... Dans les oeuvres, en
apparence impersonnelles, on peut découvrir les raisons intimes des
préférences de l'auteur, les motifs pour lesquels entre les mots du
discours, il choisit ceux-ci plutôt que ceux-là.»[12]

Certes, Ibsen est avant tout artiste, poète, mais «le poète est un monde
enfermé dans un homme.»[13] Le monde dont le poète nous présente les
types, se condense en se réfléchissant dans sa pensée; il emprunte la
marque particulière de son _moi_ et sa physionomie en devient plus
saillante. L'artiste, pur artiste, le poète, exclusivement poète, ne se
rendant aucun compte de lui-même à lui-même, incapable d'analyser le
monde qu'il peint, ses pensées, ses idées, est un être chimérique....
Il y a longtemps qu'on ne croit plus à ce La Fontaine dont on disait
autrefois qu'il produisait des fables comme les pommiers produisent des
pommes, c'est-à-dire sans effort et par le seul penchant de la nature.
_Le Lac_ immortel de Lamartine n'est point sorti du cerveau du poète
comme Vénus de l'écume des mers.

L'inspiration ne dispense pas les poètes les plus naïfs d'un travail de
la pensée. Platon qui dit: «Quand le poète est assis sur le trépied de
la muse, il n'est plus maître de lui-même», Platon ajoute: «Lorsque le
poète chante, les grâces et les Muses lui révèlent souvent la
Vérité.»[14] Grâces ou Muses, conscience intérieure ou analyse de
l'esprit, le fait est que l'artiste, le poète sait et comprend ce qu'il
fait; «la vérité se révèle à lui».

Le poète qui chante la grandeur de l'Univers possède sa manière de le
comprendre; l'homme qui dépeint les crises de la conscience humaine, en
possède certainement une; celui qui nous présente le caractère de deux
individus peut ne pas nous dire où vont ses sympathies; il lui est
impossible de ne pas le faire voir.

Ibsen a beau dire: «Ai-je réussi à faire une bonne pièce et des
personnages vivants? Voilà la grande question»,[15] son âme et sa
pensée, je le répète, sont présentes dans son oeuvre, et son esprit
aussi.

Ibsen ne fait que philosopher. Il serait peut-être embarrassé de dire si
la philosophie a pour objet la découverte de l'existence absolue, d'où
les sciences doivent être déduites à leur tour;[16] ou si son objet est
la systématisation et la coordination des sciences.[17] Il n'est pas
philosophe de profession; son génie n'a pas de système. «Le génie, au
sens le plus étendu du mot, c'est la fécondité de l'esprit, c'est la
puissance d'organiser des idées, des images ou des signes,
_spontanément_, sans employer les procédés lents de la pensée
réfléchie, les démarches successives du raisonnement discursif.»[18]
Mais une philosophie ne se compose pas simplement de faits, d'images,
d'idées et d'observations, il faut à ces faits, à ces idées, une
liaison, il faut que l'esprit en saisisse les connexions et les
rapports, d'où se déduit la vérité philosophique, l'unité scientifique.
C'est précisément cette liaison que je m'impose de déterminer dans le
théâtre d'Ibsen.

Comme l'a si bien dit M. Emile Boutroux[19], à propos de mon ouvrage _La
Philosophie de Tolstoï,_ je «cherche moins les doctrines méthodiquement
déduites par les philosophes de profession que les pensées nées en
quelque sorte spontanément dans les âmes d'élite au contact de la vie et
des réalités; je vise moins à expliquer le détail des doctrines qu'à en
découvrir l'unité et à en marquer l'esprit».

Le but de cet ouvrage est d'établir une harmonie dans les idées que le
poète norvégien émet dans ses drames, de les développer, de leur donner
une forme synthétique. Ai-je réussi? Feci quod potui. «La conscience de
l'écrivain doit être tranquille dès qu'il a présenté comme certain ce
qui est certain, comme probable ce qui est probable, comme possible ce
qui est possible.»[20]

Avant de passer aux héros d'Ibsen, jetons un regard sur sa propre vie:
l'homme nous fera mieux comprendre le penseur.


NOTES:

[1] _Dégénérescence_, t. II, p. 176. Traduction française. Paris, F.
Alcan.

[2] _Ibid_. p. 291.

[3] Voltaire. _Candide_, p. 100.

[4] Voir notre analyse de cet ouvrage, _Revue philosophique,_ février
1898.

[5] Auguste Ehrhard. _Henrik Ibsen et le théâtre contemporain,_ p. 2.

[6] Anatole France. _L'Abbé Gérôme Coignard_, p. 12.

[7] Emile Boutroux. _Etudes d'histoire de la philosophie_, p. 9. Paris,
F. Alcan.

[8] J. Jaurès. _De la réalité du monde sensible_, p. 2. Paris, F. Alcan.

[9] Oeuvres de Descartes. _Discours de la méthode_, édition de Victor
Cousin, p. 124.

[10] Ibsen. _Brand_.

[11] «Kun beder jeg Demerindre, at de i mine Skuespil fremkastede Tanker
hidrörer fra mine dramatiske Personer, der ûdtaler dem, og ikke i Form
eller Indhold ligefrem fra mig.».... Lettre datée de Christiania, 19
février 1899.

[12] Edouard Rod. _Nouvelles études sur le XIXe siècle_, p. 145 et 146.

[13] Victor Hugo, _La Légende des siècles_, XLVII.

[14] Platon. _Lois_, liv. III et IV.

[15] M. Prozor. Préface à la trad. fr. du _Petit Eyolf_, p. xxv.

[16] Hegel.

[17] Auguste Comte.

[18] G. Séailles. _Le Génie dans l'art_, p. 2.

[19] Séance de l'Académie des sciences morales et politiques, 23 juillet
1899. _Travaux de l'Académie_, novembre 1899, p. 486 et suiv.

[20] Renan. _L'Antéchrist_, préface, p. vii.


       *       *       *       *       *


LA VIE D'HENRIK IBSEN

     La philosophie n'est pas une
     science comme une autre; il y reste
     toujours un élément personnel qu'on
     ne saurait négliger. Toute philosophie
     porte le nom d'un homme.

     CHALLEMEL-LACOUR,
     _Philosophie individualiste_, p. ii.


CHAPITRE PREMIER


     L'enfance d'Ibsen. La pharmacie de Grimstad. La révolution
     hongroise. Christiania. L'école de Helmberg. La première pièce
     d'Ibsen, _Catilina_. Ibsen, rédacteur d'_Andrimmer_. Ses premières
     poésies. Ibsen, metteur en scène du théâtre de Bergen (1851-1857)
     et directeur du théâtre de Christiania (1857-1862). Son mariage.
     _La comédie de l'Amour_. Le subside, le _Digter gage_, du Storthing
     norvégien. La guerre entre le Danemark et la Prusse. L'exil.
     1828-1864.


I

Henrik Ibsen naquit, le 20 mars 1828[1] à Skien, province de Télemarken
où son bisaïeul, d'origine danoise, était venu s'établir en 1726.

Patrie de Lammers, célèbre orateur protestant dont les prédications
enflammées créèrent un grand mouvement religieux en Norvège, Skien est
considéré comme le foyer du piétisme luthérien.

Le père du dramaturge, commerçant aisé, avait un caractère expansif; sa
mère était austère, d'humeur silencieuse, taciturne. La famille
jouissait d'une considération particulière dans cette petite ville de
province. «Notre maison, écrit Ibsen, était située près de l'église,
remarquable par sa haute tour, à droite se trouvait une potence; à
gauche, l'hôtel de ville, la prison avec un asile d'aliénés et deux
écoles. Partout des maisons, aucune verdure, aucun horizon libre. Mais
dans l'air, un bruit sourd et formidable mugissait sans cesse; il
ressemblait tantôt â des gémissements, tantôt à de lugubres
lamentations: c'était le murmure des cascades et le chant plaintif des
scieries qui se trouvaient en dehors de la ville. Quand plus tard je
lisais des histoires sur la guillotine, je pensais toujours à ces
scieries.

«L'église était le plus joli bâtiment de la ville. Ce qui préoccupait
surtout mon imagination, c'était la lucarne, au bas du clocher; elle
avait pour moi un sens mystérieux; la première impression consciente
qu'elle produisit sur moi ne s'efface pas de ma mémoire. Je me rappelle,
un jour, ma bonne me conduisit à l'église et me tenant entre ses mains
me mit dans la lucarne. Ce fut pour moi un éblouissement étrange....
J'ai vu les passants, j'ai vu notre maison et les stores de nos
fenêtres; j'ai aperçu aussi manière.... Tout à coup un tumulte ... on me
fait des signes de là-bas.... Lorsque je suis descendu, j'ai appris que
ma mère m'apercevant dans la lucarne se mit à crier et tomba sans
connaissance. Dès qu'elle me revit, elle commença à pleurer, à
m'embrasser. Quand plus tard, dans ma jeunesse, je traversais la place,
je levais toujours mon regard vers cette lucarne et il me semblait
qu'un lien mystérieux existait entre elle et moi.»

En 1836,--le jeune Henrik avait huit ans--ses parents furent ruinés par
une catastrophe commerciale. Cette ruine changea complètement la
situation de la famille Ibsen; elle quitta Skien, une misérable
habitation succéda à la riche demeure. La transformation produisit une
impression profonde sur le futur dramaturge; il s'enfonçait en lui-même,
évitait la société, recherchait la solitude. Tandis que ses frères
cadets jouaient dans la cour, Ibsen, lui, s'enfermait dans un petit
cabinet noir près de la cuisine et y passait seul des heures et des
jours. «Il nous paraissait peu aimable, écrit la soeur d'Ibsen, et nous
faisions tout notre possible pour l'empêcher de s'isoler de nous. Nous
aurions désiré qu'il jouât avec nous. Nous frappions à la porte de son
cabinet noir; lorsque nos gamineries lui faisaient perdre patience,
Henrik ouvrait subitement sa porte et se mettait à nous poursuivre, mais
pas bien fort, car il était de constitution faible. Et immédiatement
après, il s'enfermait de nouveau dans sa solitude.»

Isolé, il lisait beaucoup de vieux livres de marine, que possédait son
père, il aimait aussi à faire des tours de passe-passe, à peindre ou à
découper avec du papier des figures, des groupes, etc.

En 1842, la famille d'Ibsen revint à Skien et l'auteur des _Revenants_
entra dans une école dirigée par des théologiens. Il se passionnait
surtout beaucoup pour l'histoire et la théologie. Il se séparait
rarement de la Bible. «Un jour, raconte un de ses anciens camarades,
Ibsen ayant à préparer un devoir; y rendit compte d'un songe qu'il
avait fait: «J'étais avec des amis; nous venions de traverser des
montagnes et très fatigués nous nous étions couchés, comme jadis Jacob,
sur des pierres. Mes compagnons s'endormirent, moi je ne pouvais fermer
l'oeil. Mais la fatigue prenant enfin le dessus, je me suis endormi et
j'ai fait un rêve; un ange me disait:

--Lève-toi et suis-moi!

--Où veux-tu me conduire à travers ces ténèbres? lui dis-je.

--Marchons, répondit-il, je dois te montrer le spectacle de la vie
humaine, telle qu'elle est, dans toute sa réalité.

Plein d'épouvanté, je le suivis, et il me conduisit longtemps par des
marches gigantesques.... Tout à coup j'ai vu une grande ville morte
pleine de traces de ruine et de pourriture, c'était tout un monde de
cadavres, les restes de la grandeur fanée, de la puissance flétrie....
Et une lumière pâle, comme celle des églises, éclairait cette ville
morte.... Et mon âme se remplit de terreur.... Et l'ange me dit tout
bas: Ici, vois-tu, tout est vanité!

Et j'ai entendu un bruit--bruit d'un orage,--puis des soupirs, des
milliers de voix humaines, puis un rugissement de tempête, rugissement
formidable, et les morts et les cadavres s'agitèrent, et leurs bras se
tendirent vers moi.... Et je me suis réveillé tout couvert de sueur.»

Orphelin à seize ans, Henrik Ibsen fut obligé pour gagner sa vie de
quitter l'école et d'accepter une place d'élève-commis dans une
pharmacie à Grimstad, petite ville de 800 habitants, sur les bords du
Skager-Rack qui fait communiquer la mer du Nord avec le Cattégat.

Tout en préparant des pilules et des sirops, il s'abandonnait à la
versification.

Le frémissement électrique qui parcourait alors l'Europe entière et la
remuait jusque dans ses fondements, ébranla aussi la Scandinavie.
Jusqu'à cette époque la Norvège se trouvait sous l'influence du
Danemark, mais dès 1847 le mouvement nationaliste y devint grand; on
commença à purifier le dialecte norvégien, qui fut adopté par les
écrivains, on ne donna dans les théâtres que des pièces nationales et ce
mouvement eut sa répercussion jusqu'à la pharmacie de Grimstad, où le
jeune poète discutait si la Révolution Française deviendrait la
Révolution Universelle.

Lorsque, en 1848, la nation hongroise, sortant de la torpeur dans
laquelle l'Autriche l'avait plongée, entama l'oeuvre de la renaissance,
lorsque après trois siècles de luttes contre les usurpations inhumaines,
luttes douloureuses et sanglantes, la Hongrie se révolta; lorsque le
poète de son indépendance, Petoefi, s'écria: Debout, peuple hongrois!
une voix isolée et faible mais enflammée lui répondit des bords du
Skager-Rack, celle d'Ibsen, qui, dans un long poème, surexcita les
hongrois à l'action, à la lutte pour la Liberté.



II

La boutique de Grimstad devient trop étroite pour le créateur de
_Brand_, il ne veut, pas rester pharmacien, son âme aspire vers d'autres
rives....

En 1850, il entre à l'Université de Christiania. En compagnie de
Bjornstjerne-Bjornson, Jonas Lie, Vinje,--tous devenus plus tard
célèbres--il suivit, pendant cinq mois le cours de Helmberg. Dans sa
poésie _le vieux Helmberg_ Bjornstjerne-Bjornson parle aussi de son
camarade d'école: «Pâle, sec et excité, Ibsen est assis cachant sa
figure dans sa longue barbe noire.»

Les études n'allaient pas trop bien. (Ce n'est que plus tard qu'Ibsen
reçut, _honoris causa_, le titre de docteur en philosophie, dont
l'auteur de l'_Ennemi du peuple_ est très fier). L'étude ne suffit pas
pour développer les germes du talent original, c'est la vie entière
qu'il faut, une vie de combats, de souffrances et d'épreuves.

Ibsen lisait Shakespeare, Schiller, Goethe, mais le livre qui eut à
cette époque une grande influence sur lui fut _Catilina_ de Salluste. La
figure de Catilina se grava dans son esprit, éveilla en lui une profonde
sympathie pour les révoltés. Il fit une pièce portant ce nom et le 26
septembre 1850 il la vit représentée sur la scène. La critique fut
sévère. Et pourtant un éloge bien pesé et sincère est souvent plus utile
à une nature délicate que la plus juste des critiques.

En 1851 Ibsen, Bjornstjerne-Bjornson et Vinje entreprirent, avec un
programme très libéral, la publication d'une revue hebdomadaire:
_Andrimmer_ qui disparut au bout de neuf mois. C'est dans cette revue
que furent publiées les premières poésies d'Henrik Ibsen, une épopée:
_Helge Hundingsbane_ et une pièce satirique _Norma_.

     «Je me rappelle si nettement, comme si cela venait de s'accomplir,
     Le soir où je vis dans la feuille mes premiers vers imprimés,
     Assis dans ma tannière, lançant des spirales de fumée,
     Je rêvais, je songeais, joyeux dans mon bonheur».[2]

La même année le jeune dramaturge fut nommé régisseur général du théâtre
de Bergen qui venait d'être fondé par Ole Bull, célèbre violoniste
norvégien. Il occupa cette place jusqu'en 1857 et devint alors directeur
du théâtre de Christiania qui fit faillite en 1862. C'est Bjornson qui
le remplaça à Bergen.

Egalement en 1857, Ibsen épousa Susanne Daae Thoresen, fille du pasteur
de Bergen et de madame Magdalena Thoresen, femme de lettres, d'origine
danoise, dont les ouvrages sont très connus en Scandinavie, notamment
_Studenten_ (Etudiants) et un grand drame _Kristtoffer Valkendorff_.

Ce fut un mariage d'inclination. L'auteur de la _Comédie de l'Amour_
aima comme on aime quand on n'aime qu'une seule fois, et d'un sentiment
dont n'est capable qu'une grande âme.

Madame Henrik Ibsen est une femme supérieure. Elle prend à l'oeuvre de
son mari un très grand intérêt et elle y est pour beaucoup. C'est elle
qui inspire la création de ces femmes fortes et indépendantes qui
peuplent les pièces d'Ibsen. Elle est la première personne à laquelle
son mari communique ses pensées et lit ses drames. Elle aime à les
discuter. Le grand dramaturge a compris combien il gagne à laisser la
parole libre à sa compagne et il lui en sait gré. Dans son volume de
poésies, _Digte,_ on trouve des vers que ses intimes savent être dédiés
à sa femme: «Elle est la vestale qui entretient dans mon âme le feu
sacré jamais éteint. Et c'est parce qu'elle ne veut point être remerciée
que je lui dédie ces vers, et je lui dis: Merci.»

On éprouve un grand plaisir à entendre madame Ibsen parler de l'oeuvre
de son mari. Avec sa forte intelligence, sa compréhension parfaite, sa
sympathie fervente et enthousiaste, elle en est le juge et le
commentateur le plus clairvoyant.

Elle n'est pas jolie, mais ses grands yeux noirs rayonnent de bonté et
sa voix de contralto est douce et caressante. On raconte qu'Henrik Ibsen
dit jadis de sa fiancée: «Elle n'est pas jolie, mais intelligente et
gaie.»

Madame Ibsen était dans sa jeunesse une très intrépide touriste. Elle
est d'une modestie fière et indépendante. Elle se soustrait avec
beaucoup de discrétion aux triomphes de son mari et le laisse seul
cueillir ses lauriers.

Leur unique fils, M. Sigurd Ibsen, a passé la plus grande partie de sa
vie à l'étranger auprès de ses parents. Il y a à peine trois ans il a
été question de créer pour lui à l'Université de Christiania une chaire
de sociologie, mais le conseil de l'Université déclina ce projet ce qui
causa au vieux poète beaucoup de chagrin. M. Sigurd Ibsen a épousé la
fille aînée de Bjornson. Cette union de leurs enfants a rapproché un
peu, après une longue séparation, les deux grands écrivains norvégiens.
Mais la forte amitié qui les liait, il y a vingt-cinq ans, est brisée;
il n'y a plus un seul point important sur lequel ils sentent et pensent
de même. Leurs idées sont complètement opposées non seulement sur la
politique mais aussi sur certaines questions scientifiques.

Comme madame Tolstoï, c'est madame Ibsen qui s'occupe du côté matériel
des oeuvres de son mari. «Les philosophes font souvent abstraction, non
pas seulement d'intérêts immédiats, mais de tout intérêt réel; au lieu
que les femmes, toujours placées au point de vue pratique, deviennent
très rarement des rêveurs spéculatifs et n'oublient guère qu'il s'agit
d'êtres réels, de leur bonheur ou de leurs souffrances.»[3]



III

Christiania, à l'époque où Ibsen prit la direction du théâtre, était une
petite ville avec toutes ses mesquineries.

«Christiania, le plus assommant et mesquin de tout ce qui est assommant
et mesquin; Christiania, la cité sans style, un trou de petite ville
sans l'intimité d'une petite ville, une capitale sans la vie d'une
grande ville. Partout, un prosaïsme sans espérance: rien que la banalité
la plus usée et la plus pénible.»[4]

Le conflit entre les partis et les classes différentes de la société y
est encore aujourd'hui très aigu.

Nous sommes dans un pays où chacun a son titre, où l'on ne s'adresse à
personne sans lui dire «Monsieur le professeur», «Monsieur le docteur»,
«Monsieur le négociant_».[5]

En aucun lieu du monde on n'est enveloppé autant qu'ici de la froide
austérité luthérienne. «Il y a en Norvège, dit Bjornson[6], plus de
Thorbjoern[7] que de Arne[8].»

Les allures libres d'Ibsen, son caractère toujours en révolte lui
valurent beaucoup d'ennemis. Sa pièce _la Comédie de l'Amour_[9] qui fut
représentée en 1863 fit un tapage considérable. N'étant pourtant qu'un
reflet exact des hypocrisies et des mensonges conventionnels de la
société, elle fut trouvée révoltante.

«Les médiocres natures éprouvent toujours un sentiment de défiance et
d'effroi à côté des natures puissantes et originales, qu'elles sentent
bien devoir un jour leur échapper.»[10]

Quand, suivant l'exemple de Bjornson et de Jonas Lie, Ibsen, dont la
situation matérielle était toujours précaire, demanda à la Chambre
norvégienne, le _Storthing_, le Subside, le _Digter gage_, que celle-ci
alloue aux écrivains de promesse, l'un des membres de la commission du
_Digter gage_, professeur à l'Université de Christiana, répondit que «ce
n'était pas le subside que méritait l'auteur de la _Comédie de l'Amour_,
mais une bastonnade.»

Ce n'est que l'année suivante, avant de s'exiler, qu'Ibsen obtint de la
Diète norvégienne le _Digter gage_.

En 1864, lorsque éclata la guerre entre le Danemark et la Prusse, Ibsen
adressa un appel chaleureux à ses compatriotes, leur demandant d'aller
au secours d'un peuple-frère, mais la Suède et la Norvège refusèrent de
venir en aide au plus faible, elles le laissèrent démembrer par le plus
fort.

Ce refus révolta le coeur généreux du poète, il quitta son pays natal,
il alla à Rome demander au soleil d'Italie un peu de répit pour son âme
rebelle....


NOTES:

[1] La même année que Tolstoï.

[2]

Jeg mindes saa grant, som on idag det var hoendt
Den kveld jeg saa i bladet mit förste digt på prent.
Der sad jeg på min hybel og med dampende drag
Jeg rögte og jeg drömte i saligt selvbe hag.
                      (Henrik Ibsen, _Digte_,4.)

[3] J.-S. Mill. _Lettres inédites_, p. 240.

[4] Jonas Lie. _Arne Garborg_, 1893.

[5] Ibsen lui-même met encore actuellement sur ses cartes de visite:
«Dr» et on ne l'appelle que _Herr Doctor._

[6] _Synnaeve Solbakken_.

[7] Type de bourgeois rangé.

[8] Type de rêveur.

[9] _Kjaerlighedens Komedie_.

[10] Renan. _L'Antéchrist_, p. 190.


       *       *       *       *       *


CHAPITRE II

     Ibsen à l'étranger: Italie, Allemagne. L'inauguration du canal de
     Suez. Voyage sur le Nil. L'indifférence de la Norvège envers son
     grand poète. Les souffrances morales d'Ibsen. 1864-1891.


I

C'est au mois de juin 1864 qu'Henrik Ibsen arriva à Rome. Madame Ibsen
et son fils l'y rejoignirent l'année suivante. La ville éternelle eut
sur l'exilé norvégien une grande influence. «Rome charme par l'intérêt
qu'elle inspire, en excitant à penser. On jouit à Rome d'une existence à
la fois solitaire et animée qui développe en nous tout ce que le ciel y
a mis.»[1]

Les gigantesques débris d'un monde brisé nous font comprendre la vanité
de l'homme et la grandeur de la pensée; on se sent en communication avec
l'infini, avec l'humanité entière. Le poète révolté du nord visita la
vieille république de Florence, ce véritable berceau et foyer de la
Renaissance, pays d'illustres exilés, spoliés, décapités, de
Michel-Ange, de Machiavel, de Léonard de Vinci, de Dante, ce poète
souverain, ce roi des chants sublimes, qui, comme un aigle plane sur la
tête des autres poètes.[2]

Ibsen vit Arezzo, la patrie de Pétrarque; il admira la belle cathédrale
de Milan, cette montagne de marbre blanc, sculptée, ciselée, découpée à
jour, d'un symbolisme divin! Il vit Venise, la ville du silence, et la
morne Pise, frappée de la terrible malédiction de Dante:

          Ahi Pisa, vituperio delle genti.[3]

Le lac de Lugano, ce golfe resserré entre deux monts rappelait au poète
Scandinave un de ces fjords allongés dont sont déchiquetées les côtes de
son pays natal. A Gênes, il aimait marcher par la route fleurie de la
_Corniche_, qui, pleine d'orangers en fleurs, de cédrats, de palmiers,
suit le contour de la rive; au-dessous de soi, à des milliers de pieds,
on voit la mer, la mer immense, qui semble une surface bleue immobile,
mais qu'on sent animée et vers laquelle se porte incessamment le regard
comme vers tout ce qui décèle la vie, la vie que l'homme aspire, la vie
éternelle!

C'est là qu'Ibsen comprit que, «le monde est, d'un bout à l'autre, une
vision extraordinaire, et qu'il faut être aveugle pour n'en être pas
ébloui.»[4] Mais c'est surtout dans la grandeur triste de Rome qu'il se
retrouvait lui-même. Rome établit un accord harmonieux entre la majesté
des ruines du passé et celle de l'avenir de l'âme humaine. Et, dans le
silence pur de la lumière d'Italie, Ibsen écrivit _Brand_[5], en 1866,
après plusieurs drames romantiques, alors que les révoltes grondaient
dans son coeur; puis, en 1867, _Peer Gynt_, qui aspire déjà vers des
temps plus doux.

Henrik Ibsen resta en Italie jusqu'en 1868; il en emporta avec lui, pour
toujours, l'amour de la nature et des arts.

De l'Italie, il alla à Munich, à Dresde, à Berlin.



II

Rien de plus intéressant que le mouvement intellectuel de ces années, en
Europe. Des hommes supérieurs parlent, écrivent et donnent aux esprits
une impulsion merveilleuse; le champ des idées est profondément remué;
de grandes doctrines se formulent, de graves polémiques se soulèvent et
rarement on vit une époque où le mouvement fût plus ardent, plus agité,
plus rempli de promesses et d'espérances.

Les pensées d'Ibsen s'élargirent de plus en plus et son esprit s'ouvrit
à la contemplation de l'Univers. L'exil est une bonne école pour les
âmes fortes et conscientes, il leur enseigne la valeur morale du
précepte de Socrate: «Connais-toi toi-même»; il leur apprend aussi à
comprendre les autres.

Partout Ibsen demeurait un observateur fidèle de la vie et des moeurs,
et partout il vivait solitaire, isolé au milieu de ce monde souvent trop
sociable. Son âme sensitive de poète lui disait que la poésie du silence
est plus morale que levain bruit.

Et son oeuvre augmente toujours.... En 1869, il écrit l'_Union des
jeunes_. La même année Charles XV le nomme délégué à l'inauguration du
canal de Suez.

Après les fêtes de Port-Saïd, il fit un voyage de six semaines sur le
Nil et retourna à l'étranger, à Munich. Car la Norvège lui resta froide.
«La masse, la foule, la médiocrité, ne comprend pas les isolés, les
élus.»[6]

Et pourtant l'influence d'Ibsen grandit déjà.[7] Certains hommes ignorés
de la foule exercent en réalité dans la vie une plus grande influence
que ceux dont la popularité est la plus bruyante. Mais la vaine attente
de l'approbation de ses compatriotes aigrit son âme; dans sa fière
misère il reconnaissait vivement l'injustice commise envers lui par les
norvégiens. «Rien n'est plus amer que d'être incompris!» dit
Jean-Gabriel Borckman, l'un des personnages de sa pièce du même nom.

Le poète cependant ne laisse pas libre cours à sa plainte. Les succès
faciles des médiocres le font sourire. Lent, mais tenace, il écrit livre
sur livre. Les hommes vraiment progressifs s'avancent sans fracas, mais
avec de la suite et de la continuité. A celle marque se reconnaît le
génie qui, lorsqu'il le veut, plie à son obéissance les obstacles mêmes
qui semblent devoir l'entraver. «La vocation, dit Brand[8], est un
torrent qu'on ne peut refouler, ni barrer, ni contredire. Il s'ouvrira
toujours un passage vers l'Océan.»

Les foudres du clergé et de la cour n'empêchaient guère Descartes de
chercher sa _Méthode_. La petite Hollande était fière de lui offrir
l'hospitalité.

Les esprits supérieurs suivent les traces glorieuses de leurs
devanciers, ils savent que les maîtres les plus illustres de la Pensée
ont souvent connu et la tristesse de l'exil et la raillerie des méchants
et même les horreurs de la faim.... Leur âme s'imprègne d'une tristesse
amère, mais elle demeure douce et grande, toujours et quand même. La
souffrance vivante vaut mieux que le repos sans vie. Un sourire
d'incrédulité dédaigneuse est leur seule réponse à toutes les
petitesses, à toutes les flatteries.

«L'homme de génie ose seul contempler sans pâlir le visage étrange des
siècles, défier le temps, raidir contre le flot intarissable de l'oubli
une poitrine libre, et attester devant le jugement des ténèbres, debout
sur d'innombrables cercueils, la noblesse réelle de l'humanité.»[9]

Le génie ne tâtonne pas, mais embrassant tout d'un coup d'oeil, il va
droit au but, qu'il poursuit avec fermeté, et se rit des sarcasmes de la
foule qui ne comprend rien à ses oeuvres.

Ibsen erra d'une ville à l'autre, toujours plein d'amertume contre ses
compatriotes et plein de tendresse pour son pays. Jamais on ne sent
mieux combien une chose nous est chère que lorsqu'on se trouve loin
d'elle. On songe plus au sol natal quand on ne voit pas son vague
horizon; on songe à ses blés mouvants, à ses vertes prairies ou à ses
montagnes neigeuses, et plus encore à ses tristesses et à ses douleurs,
car on participe mieux à ses souffrances qu'à ses joies; on a toujours
les mêmes regrets et pas toujours les mêmes espérances.

Pour bien comprendre et pour bien aimer son pays, il faut souvent en
franchir la frontière. Enivré de tristesse et tourmenté de doute, on
passe, morne et silencieux. On cherche l'oubli sous le ruissellement
intense du soleil étranger; souvent, assoiffé de tendresse, de justice,
d'idéal, on oublie la haine et, dans le frisson d'un soir de printemps
ou dans les rayons pâles de l'aurore, on rêve aux cieux lointains.

Pendant son exil volontaire de vingt-cinq ans, Ibsen ne cessa de
demeurer un spectateur attentif de la vie norvégienne. Sa langue resta
très pure; on peut en dire ce que Georges Brandès[10] dit de celle de
son compatriote Jacobsen: nul avant lui, n'a su peindre ainsi avec des
mots. «Négliger le style, ce n'est pas aimer assez les idées qu'on veut
faire adopter aux autres»,[11] et c'est là le plus grand désir d'Ibsen.
Même dans ses poésies, qui sont très admirées en Scandinavie, une pensée
profonde est mêlée à un lyrisme sensitif. Loin de la foule, loin des
masses, il cultive sa pensée, il cisèle son style. S'il veut faire
adopter ses idées aux autres, il garde religieusement son _moi_.
«Il est une chose qu'on ne peut sacrifier: c'est son _moi_, son être
intérieur.»[12] La popularité, il la dédaigne. La popularité! que de
gens s'imaginent qu'elle est le couronnement de la gloire! Ils oublient
que la foule ne suit et n'acclame que ceux qui caressent ses passions,
ses colères, ses erreurs! Les hommes forts ne cherchent ni popularité ni
gloire, ils ne cherchent à rivaliser ni avec les uns ni avec les autres.
Ils se créent à eux-mêmes un vaste domaine où ils se trouvent à la fois
le premier venu et le roi. Ils découvrent et révèlent tout un monde de
beautés inconnues et variées à l'infini dans la pensée, dans le
sentiment, dans l'image, dans le contraste des ombres et de la lumière.

«Le bruit de la foule m'épouvante, dit Ibsen, je veux préserver mes
vêtements de la boue des rues; c'est en habits de fête que je veux
attendre l'aurore de l'avenir.»[13]

Et cette aurore est déjà arrivée, car «tout cède à la continuité d'un
sentiment énergique. Chaque rêve finit par trouver sa forme; il y a des
ondes pour toutes les soifs, de l'amour pour tous les coeurs.»[14] Le
souffle généreux de l'humanité pensante finit toujours par dissiper les
noirs nuages; les esprits libres finissent toujours par reconnaître leur
erreur.

«L'homme, dit Pascal, n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature,
mais c'est un roseau pensant.» Le solitaire de Port-Royal aurait pu
ajouter _et rayonnant,_ car un homme qui pense a ceci de singulier qu'il
_rayonne_. Son éclatant relief le fait sortir de l'ombre et le fait
distinguer non seulement de la foule, mais des autres princes de la
pensée dont les noms deviennent des symboles.


NOTES:

[1] Madame de Staël.

[2] Poeta sovrano, Di quel signor dell'altissimo canto, Che sovra gli
altri, com' aquila, vola.


[3] Pise, opprobre des nations.

[4] E. Renan. _Dialogues philosophiques_, p. 109.

[5] Dans les vieux carnets du cercle scandinave, à Rome, on peut lire la
vive polémique qui exista un certain temps entre Ibsen et Bjornson
relativement aux questions d'art. On découvre dans ces carnets un détail
très curieux. L'écriture d'Ibsen qui fut jusqu'en 1866 d'une forme assez
courante est devenue à partir de cette époque très caractéristique et
très personnelle.

[6] Ibsen. _John-Gabriel Borckman_.

[7] M. A. Antoine, directeur du _Théâtre libre_ a, le premier, en
France, joué _Ibsen_; et cela, à l'instigation de M. Emile Zola qui lui
signala les _Revenants_. Surviennent ensuite les représentations du
théâtre de l'_Oeuvre_(Lugné-Poë) et les traductions de MM. de Prozor, de
Colleville et de Zepelin, Trigaut-Geneste, Bertrand et de Nevers, de
Casanove, Chenevière et Johansen, traductions que nous avons consultées
pour cet ouvrage (voir _Bibliographie_, p. 175).

[8] Pièce d'Ibsen.

[9] Camille Mauclair. Conférence faite au théâtre de l'Oeuvre, le 3
avril 1894.

[10] _Det modern Gjennembruds maend_. Copenhague, 1891.

[11] P.-J. Bérenger. _Correspondance_, t. II, p. 334.

[12] _Brand_.

[13] Poésies.

[14] Flaubert. _Correspondance_, t. III, p. 73.


       *       *       *       *       *


CHAPITRE III

     Le retour d'Ibsen en Norvège.--Son jubilé.--Sa vie actuelle.
     1891-1900.


I

En 1891, Ibsen retourna en Norvège et son retour fut pour lui un
triomphe. Il fut heureux de revoir le paysage baigné de cette
incomparable lumière du Nord, tout à la fois si virginale et si ardente,
et les chaînes de collines intérieures, à peine élevées de quelques
centaines de mètres, et cependant couronnées par la neige, comme si
elles atteignaient l'altitude des sommets de la Suisse; il fut heureux
de revoir le magnifique panorama sur le fjord de Christiania, parsemé
d'îles boisées, égayé par le mouvement continuel de vaisseaux qui vont
se perdre au loin, derrière de grandes montagnes toutes bleues.

Le voilà revenu de l'exil, le vieux poète! Il touche du pied le sol
sacré du pays aimé; et l'espérance emplit son âme. Moment délicieux!

     S'il est des jours amers, il en est de si doux![15]

Tous les soucis, tous les chagrins, dont s'enfle si souvent notre
coeur, tout s'oublie; on sourit à tous ... et l'on reste _soi-même_.

«Place au soleil, place partout à qui veut être vraiment soi-même!»[1]

Au mois de mars 1898, la Scandinavie entière fêta la soixante-dixième
année d'Henrik Ibsen[2]. Le monde officiel, les penseurs, les hommes de
lettres, la foule, tous s'entendirent dans le même sentiment ému. Et le
héros de la fête,--connaissant les doux plaisirs de la Pensée, «qui,
loin de se borner au moment, promettent des jouissances
continuelles,»[3] demeurait silencieux parmi ces acclamations
d'enthousiasme. Les blessures de jadis lui étaient trop chères pour
qu'il les oubliât; il y a des blessures qui compensent toutes les
amertumes.

Grand-croix de Saint-Olaf, il songea au cabinet noir de son enfance, à
l'église de sa petite ville natale, aux dures époques de la vie où ses
pièces évoquèrent des colères et des indignations; et les hommages
presque religieux d'aujourd'hui de ses concitoyens amenèrent sur sa
bouche un sourire amer. «Je n'ai point d'illusion sur les hommes,
pensait-il, et, pour ne les point haïr, je les méprise.»[4]

Les hommes qui ont abrité leur liberté dans le monde intérieur[5],
doivent aussi vivre dans le monde extérieur, se montrer, se laisser
voir; la naissance, la résidence, l'éducation, la patrie, le hasard,
l'indiscrétion du prochain, les rattachent par mille liens aux autres
hommes; on suppose chez eux une foule d'opinions, tout simplement parce
qu'elles sont les opinions régnantes; toute mine qui n'est pas une
négation passe pour un assentiment; tout geste qui ne détruit pas est
interprété comme une approbation. Ils savent, ces solitaires, ces
affranchis de l'esprit, que toujours sur quelque point ils paraissent
autre chose que ce qu'ils sont; tandis qu'ils ne veulent rien autre
chose que vérité et franchise, ils sont environnés d'un réseau de
malentendus, et, leur intense désir de sincérité ne peut empêcher que
sur toute leur activité il ne se pose comme un brouillard d'opinions
fausses, de compromis, de demi-concessions, de silences complaisants,
d'interprétations erronées. Et un nuage de mélancolie s'amasse sur leur
front, car cette nécessité de «paraître», de telles natures la haïssent
plus que la mort.



II

Ibsen s'est établi à Christiania où il vit toujours
taciturne, isolé. Il regarde, il observe, et comme
Michel-Ange qu'il aime tant, il «apprend» toujours.[6]
Le vrai sage, le sage du Stoïcisme n'a ni amis, ni
famille, ni patrie; il se met sans trop de peine en
dehors de l'humanité. C'est une sorte de cruauté
héroïque envers soi-même et envers les autres.
Certes, «on peut être indépendant sans devenir sauvage,
et l'on peut diminuer le nombre de ses liens
pour rendre d'autant plus solides et plus étroits
ceux qu'on choisit et qu'on garde[7]». La solitude est
une force dont il ne faut pas abuser. L'auteur de
_Peer Gynt_ est taciturne, mais il n'est point sauvage.
Il demeure toujours isolé de la foule, mais pas de
sa famille. Père et époux, il prouve que l'unité
sociale n'est pas l'Individu, mais la Famille.

Le penseur norvégien vit très modestement; il
aime beaucoup la peinture; sa salle à manger et son
salon sont ornés de plusieurs toiles de grande valeur
artistique. Il lit fort peu, il n'y a point de livres dans
son cabinet de travail.

Lorsqu'on le voit une fois, à Karl-Johansgade ou
se rendant au Grand-Hôtel lire les journaux,--on
ne l'oublie plus. D'une taille petite, trapu, avec un
beau visage encadré par d'épais cheveux blancs, des
favoris et un collier de barbe, il a le menton et
les lèvres rasés. Ses yeux ronds, cachés derrière
d'épaisses bésicles, s'enfoncent dans ses sourcils
énormes. L'ensemble est expressif, puissant et fin;
on y voit se réfléter les deux idées-forces de sa vie
et de son oeuvre: la _Volonté_ et le _Moi intérieur_
enveloppés d'un calme doux et serein. Et l'on comprend
les paroles que le poète a mises dans la
bouche de Maximos[8]: «Victoire et lumière sur celui
qui veut!» et l'on comprend comment ce coeur pur,
brûlant d'amour pour le genre humain, pour la
liberté et la justice, a pu créer la figure terrible et
sublime de Brand dont la devise est: Tout ou rien!
«Quand tu donnerais tout, dit-il, à la réserve de ta
vie, sache que tu n'aurais rien donné.»

Ses oeuvres attaquent et ruinent les lois morales
et l'ordre social. Elles sont l'objet des critiques les
plus vives et les plus passionnées, et Ibsen continue
sa vie tranquille, dans sa retraite familiale; il
ferme les yeux et les oreilles aux spectacles et aux
bruits du monde extérieur.

Telle est l'éternelle loi des contrastes.

Horace, qui chantait le vin, ne buvait que de
l'eau. Épicure, qui professait le culte des plaisirs,
vivait en ascète.


NOTES:

[15] André Chénier. _Jeune captive_.

[1] _Brand_.

[2] Voici le programme des fêtes qui commencèrent à Christiania pour
finir à Copenhague: le 20 mars, représentation de gala; le 21, banquet
où assistèrent tous les ministres et grands dignitaires; le 22, fête
populaire, et, au théâtre royal de Copenhague, une représentation de
gala en présence d'Ibsen; le 24, banquet officiel, etc.

[3] Socrate. _Mémoires_, liv. I, ch. vi.

[4] Anatole France. _L'abbé Coignard_.

[5] Nietzsche. _Oeuvres_, I, 404 et suiv. _Fragments_ choisis par
Lichtenberger, p. 17 (Paris, P. Alcan).

[6] Michel-Ange à quatre-vingts ans est rencontré un jour par un de ses
amis qui lui demande où il va; il lui répond ces paroles admirables dans
la bouche d'un tel maître; «Je vais apprendre.» Lui, qui aurait tant pu
apprendre aux autres, il allait en effet étudier l'anatomie chez un
médecin célèbre.

[7] Barthélémy Saint-Hilaire. _Morale d'Aristote_, t. I. Préface, p.
ccxliii.

[8] _L'Empereur et Galiléen_.


       *       *       *       *       *


CHAPITRE IV

IBSEN, HOMME ET PENSEUR


Comme homme, Ibsen est bien le fils de la Norvège. Le peuple norvégien,
très peu expansif, offre moins de prise à l'observation qu'un autre. On
lui donne des défauts et des qualités qu'il n'a pas; souvent ceux qu'on
lui attribue sont l'exact contraire de ceux qu'il a réellement. La
Norvège est le pays des contrastes. Son caractère unique, spécial, est
de grouper à quelques toises de distance, les phénomènes les moins
habitués à se trouver ensemble. On y voit le sapin des cimes se marier
au noyer ami des plaines, les blocs du glacier et le gazon de la prairie
échanger, à quelques pas du fjord, un baiser fraternel.

La lutte constante avec la nature a amené le norvégien à s'identifier
avec elle, à se plier à ses exigences. La pauvreté du sol lui a imposé
le goût des réalités, et la majesté des rochers, la fraîcheur
frémissante du fjord, le soleil de minuit à demi voilé par de légers
flocons errants dans le ciel, lui ont appris la douceur du rêve....

Le paysan enseigne à ses enfants à se rendre utiles de très bonne heure.
L'exemple des parents et les dures nécessités de l'existence rurale les
rendent appliqués et graves; les enfants sont sérieux. Les hommes
paraissent lourds, mais c'est une lourdeur apparente qui vient plutôt de
la réflexion. Aucun aubergiste ne se présente, en Norvège, souriant au
voyageur. Le Norvégien est poli, sans servilité; dans toutes les
circonstances de la vie, il sait garder sa dignité. Si l'horizon
physique lui est éternellement fermé, si les blocs de granit, qui de
toutes parts enserrent le regard des Norvégiens, pèsent sur leur vie,
leur horizon intellectuel est large et leur âme morale est rarement
prisonnière,--je parle de ceux qui se sont débarrassés des hypocrisies
conventionnelles de la société: Brand, Rosmer, Dr Stockmann,
Nora, Hélène Alving, Held Wengel et beaucoup d'autres.[1]

Mais les meilleurs d'entre eux gardent encore des superstitions
extérieures. Ils croient sincèrement que si l'on peut apercevoir neuf
étoiles, neuf jours de suite, on est sûr de voir exaucé le voeu qu'on a
formé en les comptant.[2]

Les Norvégiens sont très confiants entre eux[3] et vis-à-vis de
l'étranger, mais c'est une confiance digne; le Norvégien n'ouvre jamais
entièrement son âme. C'est par là qu'on peut expliquer le théâtre à demi
voilé d'Ibsen.

Mais avant d'être norvégien, Ibsen reste _lui-même._ Les grands hommes
ont toujours été _quelqu'un_ dans toute la force du terme; ils sont
_eux-mêmes_ et plus vivants que personne; ils tirent plus des
profondeurs de leur âme que de tout ce qui les entoure; ils savent non
pas se subordonner aux choses extérieures, mais les subjuguer par leur
pensée, par leur volonté; ils dominent leur temps, ils s'imposent à la
postérité, par la réalité énergique, par la puissance et la souveraineté
de leur être individuel; d'autant plus utiles à connaître que leur
exemple nous apprend à devenir virils, à penser, à agir, à nous
affranchir de cette imitation servile de tous par chacun, qui est le
beau idéal des êtres les plus vulgaires.

Comme poète et penseur, Henrik Ibsen n'appartient «à aucune nation, à
aucune institution, à aucun parti[4]». Son théâtre ne vise pas
uniquement les moeurs de son pays, il vise toujours plus haut; ce n'est
pas l'âme norvégienne, c'est l'âme humaine qu'il dissèque.

Il y a des hommes qui n'appartiennent pas seulement à la contrée dans
laquelle ils sont nés, à la nation dont ils font partie, mais au trésor
commun de l'humanité. Ces esprits d'élite ne sont pas seulement la
gloire de la France, de la Russie, de l'Allemagne ou de la Norvège, mais
du genre humain tout entier. Certes, ils apportent le cachet de leur
patrie, chacun représente avec ampleur ce qu'a de caractéristique sa
nationalité, souvent même ils deviennent comme un trait d'union entre
leurs concitoyens et le reste du monde, ils servent de lien entre le
peuple au milieu duquel ils sont nés et tout ce qu'il y a d'esprits
cultivés dans l'univers, mais ils portent, ayant tout, en eux, le germe
du _Grand Tout_ de la Terre qu'on nomme Humanité. Elargissant le domaine
du Beau et du Bien, reculant les limites de la Science et de l'Art,
ouvrant à la méditation de nouveaux problèmes et à l'admiration des
horizons nouveaux, ces esprits créateurs, qui font l'histoire
universelle, prouvent que la Pensée humaine n'a point de frontières,
qu'elle est infinie....

Nous allons maintenant déterminer la philosophie du théâtre d'Henrik
Ibsen que nous diviserons en deux parties: partie négative: _La société
actuelle_; partie positive: _La société nouvelle_.


NOTES:

[1] Personnages des pièces d'Ibsen.

[2] Superstition norvégienne.

[3] A Christiana les tramways n'ont pas de conducteurs; le voyageur met
lui-même 10 öre, prix uniforme du parcours, dans une boîte en verre,
établie derrière le cocher.

[4] Georges Brandès.



       *       *       *       *       *



PARTIE NEGATIVE

LA SOCIÉTÉ ACTUELLE


       *       *       *       *       *


CHAPITRE PREMIER

LE CLERGÉ


I

Ibsen, dans son théâtre, fait le procès de la société actuelle,
il s'attaque à son organisation, à ses préjugés, il démasque les
conventions hypocrites de la morale sociale; il dissèque les grandes
fictions, grandioses en apparence, que les hommes considèrent comme leur
sauvegarde,--religion, autorité, mariage, famille. Tous les éléments,
toutes les classes y ont leurs représentants; nous y rencontrons nos
contemporains aux moeurs de philistins; les traits principaux de leurs
caractères nous dévoilent les mobiles de leur activité et les bases de
leur vie: la lâcheté et le mensonge.

Le clergé occupe une place très large dans cette hiérarchie sociale.
Nous sommes dans un pays de protestantisme[1], mais les personnages
d'Ibsen nous montrent que tous les prêtres se valent: «Chenilles ou
papillons, c'est toujours la même bête.»[2]

L'Eglise est partout conservatrice, elle s'obstine partout à placer son
idéal en arrière; cet idéal repose sur le dogme de l'infaillibilité,
c'est-à-dire de l'immobilité; elle est essentiellement rétrograde. Le
cléricalisme est partout une plaie dans laquelle il faut porter le fer
rouge. «Si le catholique fait un bambin du Héros Rédempteur, les
protestants en font un vieillard impotent tout près de tomber en
enfance. Si de tout le domaine de saint Pierre, ce qui reste au Pape,
c'est une double clef, les protestants n'enferment-ils pas, dans
l'enceinte d'une église, le royaume de Dieu, qui va du pôle au pôle?
Ils séparent la vie de la foi et de la doctrine. Aucun d'eux ne songe à
être. Leurs efforts, leurs idées ne tendent pas à vivre d'une vie pleine
et entière. Pour trébucher comme ils font, ils ont besoin d'un Dieu qui
les regarde entre ses doigts.»[3]

Si la morale protestante est supérieure à celle des jésuites qui
enseigne, entre autres que «quand celui qui nous décrie devant des gens
d'honneur continue, après l'avoir averti de cesser, il nous est permis
de le tuer, non pas véritablement en public, de peur de scandale, mais
en cachette, _sed clam_»[4], les pasteurs protestants ne considèrent
point la tolérance et l'humilité comme «des fleurs rares, aux parfums
subtils et pénétrants».

Si la divergence des préceptes moraux des Eglises prouve qu'aucune ne
possède les véritables, la concordance de leurs bases et de leurs moyens
d'action prouve également qu'elles cherchent moins à répandre la justice
qu'à gagner le pouvoir sur les âmes de la foule. La religion n'est plus
qu'un prétexte, le but à atteindre, c'est la force sociale. «Prends la
lanterne de Diogène, Basile,--dit Jullien, l'un des personnages de
l'_Empereur et Galiléen_[5],--éclaire cette nuit ténébreuse....
Où est le christianisme?»

Le christianisme primitif, proclamant à la fois l'unité de Dieu et
la fraternité humaine a fini par changer ses bases premières, il a
abandonné les petits et les humbles pour se mettre, au nom de Jésus
le Pauvre, au service des riches; c'est lui qui a établi deux morales,
celle du seigneur et celle de l'esclave, qui a divisé les hommes en
maîtres et parias. Il s'est éloigné des idées d'égalité et de justice,
il s'est avili devant le capital, il est arrivé à ce degré de
déconsidération et de dégradation où nous le voyons de nos jours. Le
christianisme est l'auteur de tous les crimes qui ont désolé l'humanité
depuis dix-neuf siècles. «La religion a de tout temps compris une morale
religieuse, consistant dans l'exécution des ordres de la divinité,
seulement ces ordres n'étaient pas guidés par la règle du bien, mais par
le caprice ou l'intérêt de celle-ci, ce qui fait naître des conflits
graves et fréquents entre la morale psychologique et la morale
sociologique, autrement dit le droit. Celle-ci pour rester extérieure et
ne pas devenir inquisitoriale doit parfois se contenter de l'apparence
et arrive ainsi à des décisions qui blessent profondément l'équité.»[6]

Il suffit de jeter un coup d'oeil sur ce qui se passe autour de nous
pour reconnaître que l'Eglise, que toutes les Eglises sont des foyers
d'exploitation et d'horreur. Partout les Eglises possèdent de vastes
domaines et d'immenses revenus, partout leurs privilèges les rattachent
à l'organisation politique. Elles sacrifient, pour de l'argent, tout
ce que la religion a de plus grand à des pratiques plus païennes que
chrétiennes. Les cérémonies religieuses sont des actes de féerie, où les
décors sont empruntés à toutes les choses du luxe moderne. Les mariages
et les enterrements religieux sont des scènes de l'opéra-bouffe avec
la différence que les prix sont plus élevés qu'au spectacle, car les
bénédictions et les malédictions de l'Eglise sont toujours payées. Au
nom du ciel, l'Eglise détruit tout ce qu'il y a d'humain sur la terre;
au nom de l'immortalité de l'âme et de la vie future, elle enlève à
l'homme le bonheur de la vie présente. C'est l'Eglise qui a appris aux
hommes que tout peut s'acheter, morale, conscience, même les places dans
un monde meilleur.

«Que venez-vous faire à l'église? s'écrie Brand[7] Le décor, le décor
seul vous attire, le chant de l'orgue, le sondes cloches, l'envie de
vous tremper dans la flamme d'une éloquence de haut parage, dont les
accents s'enflent ou baissent, qui déborde, tonne ou fouette selon
toutes les règles de l'art.»

Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux et leurs
prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la
fantaisie crédule des hommes non encore arrivés au plein développement
et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles. Le ciel
religieux n'est autre chose qu'un mirage, où l'homme, exalté par
l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et
renversée, c'est-à-dire divinisée. L'histoire des religions, celle de
la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont
succédé dans la croyance humaine, n'est rien que le développement de
l'intelligence et de la conscience collective des hommes. A mesure que,
dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en
eux-mêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité, ou
même un grand défaut quelconques, ils les attribuaient à leurs dieux,
après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font
ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse.
Grâce à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le
ciel s'est enrichi des dépouilles de la terre, et, par une conséquence
nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l'humanité, plus la
terre, devenait misérable.

Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la
cause, la raison, l'arbitre et la dispensatrice absolue de toutes
choses; le monde ne fut plus rien, elle fut tout, et l'homme, son vrai
créateur, après l'avoir tirée du néant à son insu, s'agenouilla devant
elle, l'adora et se proclama sa créature et son esclave.

Dieu étant tout, le monde réel et l'homme ne sont rien. Dieu étant la
vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l'homme
est le mensonge, l'iniquité, le mal, la laideur, l'impuissance et la
mort. Dieu étant le maître, l'homme est l'esclave. Incapable de trouver
par lui-même la justice, la vérité, il ne peut y arriver qu'au moyen
d'une révélation divine. Mais qui dit révélation dit révélateurs,
messies, prophètes, prêtres et législateurs, inspirés par Dieu même; et
ceux-là, une fois reconnus comme les représentants de la divinité sur la
terre, comme les saints instituteurs de l'humanité, élus par Dieu même
pour la diriger dans la voie du salut, exercent nécessairement un
pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance passive et
illimitée, car, contre la raison divine, dit Bakounine[8], il n'y a
point de raison humaine, et contre la justice de Dieu, il n'y a point
de justice terrestre qui tienne. Esclaves de Dieu, les hommes doivent
l'être aussi de l'Eglise, c'est-à-dire de ses représentants qui, pour
atteindre leur but, ne négligent aucun moyen. Serviteurs de Dieu, ils
deviennent aussi ceux des puissants de la terre. Le pasteur Manders[9]
trouve qu'on doit se rapporter dans la vie au jugement, aux opinions
autorisées des autres. «C'est un fait et cela est bien.» Que deviendrait
la société s'il en était autrement!

--«Et qu'entendez-vous par les opinions des autres? demande-t-on au
pasteur Manders.

--J'entends, répond celui-ci, les gens qui occupent une position assez
indépendante et assez influente pour qu'on ne puisse pas facilement
négliger leur manière de voir.» Pour le pasteur Manders l'opinion
publique est tout: «Nous ne devons pas, dit-il, nous livrer aux mauvais
jugements et nous n'avons nullement le droit de scandaliser l'opinion.»

Le prêtre est l'ennemi de toute société qui désire le progrès et la
liberté. Il étouffe la morale naturelle pour assurer la domination de sa
caste. Il ne vit que par l'ignorance des masses, écrase la raison sous
la passivité de l'obéissance fataliste.

     Nos prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense; Notre
     crédulité fait toute leur science.[10]

Le pasteur Manders trouve qu'il faut, dans la vie, compter sur une
heureuse étoile, sur la protection spéciale d'en haut. Il s'agit, par
exemple, d'assurer contre l'incendie, un asile. Le pasteur Manders s'y
refuse. «On serait tout disposé à croire que nous n'avons pas confiance
dans les décrets de la Providence,» dit-il. Et lorsque cette protection
manque, lorsque l'asile est détruit par le feu, le pasteur Manders
déclare que c'est la «la main de Dieu pour punir les incrédules.»[11]

L'idée de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice
humaines; elle est la négation la plus décisive de la liberté de l'homme
et aboutit nécessairement à l'esclavage, tant en théorie qu'en pratique.

Le pasteur Manders reproche à Mme Alving d'avoir été dominée
toute sa vie par une invincible confiance en elle-même, de n'avoir
jamais tendu qu'à l'affranchissement de tout joug et de toute loi,
de n'avoir jamais voulu supporter une chaîne quelle qu'elle fût. La
révolte?--Jamais! «Notre devoir consiste à supporter en toute humilité
la croix que la volonté d'en Haut trouve bon de nous imposer.» Le
bonheur?--Nous n'y avons pas droit. «Chercher le bonheur dans cette vie,
c'est là le véritable esprit de rébellion.»[12]

La lumière? S'éclairer dans les limites du possible?--Point. La lumière,
la morale, l'honneur sont le monopole de la religion. Elle seule
commande à la terre, au nom du ciel. Dans _Rosmersholm_ le recteur Kroll
cherche à démontrer que les dévots seuls peuvent avoir des principes
moraux.

ROSMER.--Ainsi tu ne crois pas que des libres-penseurs puissent avoir
des sentiments honnêtes?

LE RECTEUR.--Non, la religion est le seul fondement solide de la
moralité.

C'est grâce probablement à cette moralité que l'éternité des peines est
considérée comme un dogme fondamental de la religion chrétienne qui n'a
pas été répudié par le protestantisme. Cette solution donne à cette
religion un aspect de sévérité qui apparaît plus grand encore quand on
songe que l'enfer est encouru pour de simples infractions à la morale
rituelle.

Pour eux-mêmes, ces prêtres sont moins sévères; eux-mêmes, ils font tout
le contraire de ce qu'ils prêchent; eux-mêmes, ils ne sont point
esclaves prosternés d'aucun symbole, d'aucune morale, car si leur foi
est prospère, leur bonne foi est absente.

Le vicaire Rorlund[13] prêche une austérité implacable et fait la cour à
la jeune Dina; mais «quand on est, par vocation, un des soutiens moraux
de la société, dit-il, on ne peut être trop circonspect».

La Bible, l'Evangile d'où ils prétendent tirer leur enseignement, ils
les interprètent à leur manière. Voici comment le pasteur Straamand
explique à un un jeune séminariste le _Ne construis pas sur le sable_ de
l'Evangile. Cela veut dire, d'après lui, que «sans rémunération on ne
peut prêcher ni en Amérique, ni en Europe, ni en Asie, nulle part
enfin».[14]

La religion n'est plus pour eux un apostolat, mais un métier, un
gagne-pain, un commerce. Ce ne sont pas les problèmes de religion ou de
morale, mais les luttes politiques qui les intéressent; politiciens,
industriels, conférenciers, ils traitent dans les églises et dans les
temples des sujets d'actualité et des questions à la mode.

Par le mot _charité_ ils trompent et exploitent le peuple qu'ils
devraient éclairer et soutenir. «Il n'y a pas de mot qu'on traîne dans
la boue comme le mot _charité_. Avec une ruse diabolique on en fait un
voile pour masquer le mensonge.»[15]

«Dieu n'a pas besoin du mensonge, mais le mensonge a souvent besoin de
Dieu, et il n'est jamais si puissant ni si pervers que lorsqu'il
s'impose en son nom!»[16]



II

Par ses superbes conquêtes la science a dévoilé les sacrifices, les
prières, les puissances occultes, les mystères par lesquels les Eglises
exploitaient les hommes. Lasse d'être trompée sans cesse, la pauvre
humanité commence à ouvrir les yeux et à se rendre compte des crimes des
Eglises dont elle était victime. L'homme, éclairé par la lumière des
sciences, s'aperçoit que les erreurs des Eglises étaient voulues,
conscientes, engendrées parles mensonges des uns, par les intérêts
lucratifs des autres. L'homme, aigri par les injustices, qui souffre
d'inégalité sociale; les âmes tourmentées qui cherchent à apaiser, à la
source qu'on appelle divine, leur soif de justice, d'idéal, d'infini,
trouvent la désillusion auprès des représentants de ce Dieu invisible au
nom duquel ils commettent tant d'horreur.

«Dix mille poissons partagés au nom d'une idole ne sauveraient pas une
seule âme en détresse<.»[17]

C'est au nom de ce Dieu, qu'on ne vient jamais en aide à un peuple frère
dont la liberté et même la vie sont menacées. C'est au nom de ce Dieu
que l'on s'arme à outrance pour détruire les peuples amis de la paix.
C'est au nom de ce Dieu que l'on déchaîne des haines populaires contre
ceux qui ne professent pas certaines idées religieuses. C'est au nom de
ce Dieu qu'on laisse mourir de faim et de froid des milliers d'êtres
humains tandis que les églises et les temples restent vides et que leurs
coffres-forts regorgent d'or!

Les plus crédules commencent à comprendre que ce Dieu agonise et que ses
représentants sont les plus terribles exploiteurs des âmes simples. Où
donc est-il le Dieu infini, universel, vers lequel aspire l'humanité
souffrante?

Héritiers de toutes les haines et de toutes les erreurs, les prêtres
montent avec une incroyable audace à l'assaut de la société moderne,
mais c'est en vain qu'ils cherchent partout dans le socialisme, dit
chrétien, un _modus vivendi_ pour reprendre leur omnipotence au sein des
masses. Leurs hypocrisies sont déjà trop connues. Toutes les religions
sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang; car toutes reposent
principalement sur l'idée du sacrifice, c'est-à-dire sur l'immolation
perpétuelle de l'humanité à l'insatiable vengeance de la divinité. «Dans
ce sanglant mystère, l'homme est toujours la victime, et le prêtre,
homme aussi, mais homme privilégié, est le divin bourreau. Cela nous
explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs,
les plus humains, les plus doux, ont presque toujours quelque chose de
cruel.»[18]

Le clergé du théâtre d'Ibsen a le visage dur, un vent de sécheresse
passe sur lui.... «Pour avoir la foi, il faut avoir une âme»[19], et ces
marchands de grâces divines n'en ont point. Leur _credo_, c'est le
mensonge....


NOTES:

[1] La Norvège est divisée en 6 évêchés, 83 doyennés, 441 paroisses et
900 pastorats. L'Église luthérienne est seule religion d'État, et son
clergé a en mains l'état-civil, sauf dans la capitale. L'acte de baptême
est considéré comme acte de naissance. Le seul mariage légal, c'est le
mariage religieux. L'enseignement primaire se trouve sous la direction
du clergé. Il y a en Norvège 7,000 écoles primaires, fost-skol og
omgangs-skol (Christiana possède 16 écoles avec 23,000 élèves). Le
conseil scolaire est composé de quatre membres élus par l'assemblée
paroissiale et le pasteur est de droit président; c'est aussi lui qui
est chargé des inspections. Cinq heures par semaine sont consacrées à
l'enseignement religieux. Les châtiments corporels existent encore
(Prescription de 1889, §65).

[2] Renan. _Dialogues philosophiques_, p. 294.

[3] Ibsen. _Brand_.

[4] Pascal. _Treizième Provinciale_.

[5] Ibsen. _Keiser og Galilaeer_.

[6] R. de La Grasserie. _De la psychologie des religions,_ p. 16 (Paris,
F. Alcan).

[7] Ibsen. _Brand_.

[8] _L'église et l'Etat_.

[9] Ibsen. _Gjengangere_ (Revenants).

[10] Voltaire. _Oedipe_ (Jocaste).

[11] _Les Revenants_.

[12] Ibsen. _Revenants_.

[13] Ibsen. _Samfundets Stötter_ (Les Soutiens de la société).

[14] Ibsen. _Kjaerlighedens Komedie_ (La Comédie de l'amour).

[15] Ibsen. _Brand_.

[16] Hyacinthe-Loyson. _Ni Cléricaux ni Athées_, p. 26.

[17] Ibsen. _Brand_.

[18] Bakounine. _L'Eglise et l'Etat_, p. 22.

[19] Ibsen. _Brand_.


       *       *       *       *       *


CHAPITRE II

LES POLITICIENS ET LES CAPITALISTES


Le _Credo_ politique et social se façonne et se modèle sur le Credo
religieux,--toujours hypocrite, jamais sincère. «Que se cache-t-il sous
les apparences brillantes et fardées dont la société se montre si fière?
La pourriture et le néant. Toute moralité lui manque. Elle n'est rien
qu'un sépulcre blanchi.»[1]

Jamais la société n'a atteint un tel degré de décomposition sociale; un
ramollissement effroyable se produit dans les moeurs; on ne pense qu'à
satisfaire ses passions brutales, ses goûts, ses caprices. La fortune
est aux plus audacieux; les honneurs, la gloire, aux plus habiles.
Posséder, jouir, dominer, voilà les vertus d'aujourd'hui.

     Les vertus les plus sublimes
     Ne sont que des vices dorés.[2]

Il y a quelque chose de si faux, de si vide, de si plat et de si mesquin
dans la manière de voir de notre race! dit Brand. Qui donc, même à son
lit de mort, consentirait à faire une offrande en secret? Demande au
héros de cacher son nom et de se contenter de la victoire! Pose la même
condition à un roi, à un empereur, et tu verras s'il accomplira quelque
chose. Demande au poète d'ouvrir en secret la cage à ses beaux oiseaux
chanteurs sans qu'on sache qu'ils lui doivent leur essor et l'éclat de
leur plumage! Non, l'abnégation ne fleurit nulle part ni dans les hautes
futaies ni dans les buissons. Le monde est dominé par des idées
d'esclave. Jusque sur les bords de l'abîme il s'attache avec une âpre
fureur à la poussière de la vie; lorsqu'elle cède et s'effrite, on voit
encore les hommes s'accrocher aux brins d'herbe, enfoncer leurs ongles
dans la boue.

L'édifice social est construit sur une base oppressive qui paralyse tous
les efforts libres. Toute tendance émancipatrice effraye «les soutiens
de la société»; ils ont peur de la lumière.

«STOCKMANN.--N'est-ce pas le devoir d'un citoyen de mettre le public au
courant des idées nouvelles?

LE PRÉFET.--Le public n'a pas du tout besoin de nouvelles idées. Il vaut
mieux pour lui se contenter des bonnes vieilles idées qu'il connaît
déjà.»[3]

Et lorsqu'un homme fait retentir une voix libre dans ces ténèbres, on le
déclare ennemi de la société.

«STOCKMANN.--C'est moi qui veux le vrai bien de la ville. Je veux
dévoiler les fautes qui tôt ou tard apparaîtront au grand jour. Oh! on
va bien voir que j'aime ma ville natale.

LE PRÉFET.--Tu l'aimes! Toi, qui par une aveugle bravade veut supprimer
la principale source de richesse de la ville!

STOCKMANN.--Cette source est empoisonnée! Nous vivons ici dans les
immondices et la putréfaction! c'est grâce à un odieux mensonge que
notre jeune société suce, pour se nourrir, la richesse des autres.

LE PRÉFET.--Illusion! Imagination! Pour ne pas dire plus encore! L'homme
qui lance des insinuations aussi offensantes contre sa ville natale est
un _ennemi de la société_.»[4]

Ibsen démasque ceux qui se chargent de maintenir ce qu'il est convenu
d'appeler l'ordre social, ceux qui prêchent la plus rare des
_vertus_,--la morale sociale. L'homme de sens est pour eux celui qui
agit dans leur sens. Quand le défaut d'un autre leur est profitable, ils
voudraient l'ériger en _vertu_.

Dans _John-Gabriel Borckman_, le dramaturge norvégien nous montre
comment une conscience peut être obscurcie par le désir trop intense
d'atteindre le pouvoir, comment un homme saisi par la passion du pouvoir
et de l'argent qui le donne, arrive à sacrifier son honneur, ses plus
intimes tendresses, à perdre la pitié pour ceux qui l'entourent et pour
lui-même. Pour conserver sa fortune et son pouvoir, l'un des héros de la
pièce dont l'honorabilité paraît à l'abri de tout soupçon, a eu recours
au vol, il laisse peser l'accusation de son crime sur son ami intime.

Tous les «soutiens de la société» qu'Ibsen nous présente ont chacun au
moins un point noir qu'il leur faut dissimuler. Ils accumulent les
richesses par tous les moyens, au détriment des autres, et ils veulent
faire croire que la fortune leur a donné une nature supérieure et le
droit de diriger à leur gré le troupeau humain, qu'ils considèrent comme
une classe inférieure à eux. Ils s'érigent en classe dirigeante, ils
prétendent maintenir sous leur tutelle la masse des travailleurs qui les
nourrit par ses travaux pénibles et incessants. Ils généralisent des
idées, ils composent des phrases, des formules, et ils les lancent dans
la foule, comme un dogme religieux ou politique. Les phrases générales
sont devenues une monnaie courante. L'aphorisme de Guizot: «Parler,
c'est gouverner» est devenu la loi conductrice des hommes politiques
dont le consul Bernick[5] est le type autorisé.

«Notre industrieuse petite ville, dit-il, s'inspire, Dieu merci, d'idées
saines et morales, que nous avons tous contribué à faire germer, et que
nous continuerons à développer de notre mieux, chacun dans notre sphère.
Vous, monsieur le Vicaire, appliquez votre bienfaisante activité à
l'école et à la famille. Nous autres, les hommes du travail pratique,
nous servirons la société en y répandant le bien-être; et nos femmes et
nos filles continueront comme par le passé leurs oeuvres de
bienfaisance.»

Bernick est l'homme le plus riche et le plus influent de la ville, tout
le monde s'incline devant lui, sa maison passe pour une maison modèle,
sa vie pour une vie modèle, mais cette bonne réputation, ce bonheur,
reposent sur un terrain fangeux, sur des mensonges. Sa fortune, il l'a
volée et a fait croire que c'est un autre, un associé, qui se l'est
appropriée; il a aimé aussi, dans sa jeunesse, une femme qu'il abandonna
pour en épouser une autre plus riche. Pendant toute sa vie il n'a eu que
deux cultes, celui de l'hypocrisie et celui du mensonge, pas d'autre.
Lui, l'homme le plus considéré de la ville, le plus heureux, le plus
riche, le plus puissant et le plus honoré, il a laissé accabler un
innocent sous le poids de sa propre faute, et lorsque quinze ans plus
tard l'innocent, revenu d'Amérique où il avait été obligé de se
réfugier, demande que Bernick dise à tous la vérité, celui-ci s'écrie:
«A l'heure même où j'ai le plus besoin de toute ma considération! c'est
impossible!»

Et tout le monde lui accorde cette considération, car on ne mesure point
la valeur d'un homme politique à la puissance de ses idées, ni à ses
moyens pour les faire aboutir, mais à son éloquence vide, pleine de
lieux communs et de formules sans fond. Ou se laisse entraîner et
éblouir par des discours ronflants, des déclamations pompeuses et un
verbiage sonore, mais dépourvu d'idées et de sentiments.

On ne vit que sur des mots, des mots, toujours des mots! On demande à
Monsen[6] s'il renoncerait à s'occuper de ses intérêts privés si les
électeurs portaient leur choix sur lui. «Mes intérêts privés en
souffriraient sûrement; mais, si l'on croit que le bien public l'exige,
je mettrai de côté toute considération personnelle»,--et il s'empare de
la fortune d'un autre et disparaît.

Les politiciens d'Ibsen prêchent le respect de l'ordre, mais qu'est
donc leur ordre, sinon la sécurité des spéculateurs ne tremblant pas
pour leurs biens mal acquis!

«Quand on se mêle à la vie publique, dit Bratsberg[7], on se trouve
quelquefois forcé à des compromis et on ne peut pas conserver aussi bien
son indépendance de caractère et de conduite.»

Et ces gens sont les maîtres de la société!

Lorsque, il y a dix-neuf siècles, en présence d'une foule où il y avait
certainement des pauvres et des ouvriers, Jésus de Nazareth déclara
qu'il était plus aisé de faire passer un chameau par le trou d'une
aiguille que de voir un riche entrer dans le royaume des cieux, les
riches qui entendirent cette parole durent trouver qu'elle ne servirait
guère à apaiser les haines sociales. Et puisque le royaume des cieux
leur est refusé, ils décidèrent de conquérir celui de la Terre. Ils
tâchent d'imposer leurs principes aux autres. Et on les suit. En les
voyant bien posés dans le monde et entourés de considération, bon nombre
de natures faibles viennent à eux, fières d'être admises en si bonne
compagnie. Celles qui résistent le payent cher.

Kropp, chef d'usine du consul Bernick, fait avertir Aune, contremaître
dans cette usine, de cesser les conférences qu'il fait chaque samedi aux
ouvriers.

«AUNE.--Comment! je croyais qu'il m'était permis de consacrer mon temps
libre à être utile à la société.

KROPP.--Le consul dit que c'est ainsi qu'on la désorganise.

AUNE.--Ma société n'est pas celle du consul.

KROPP.--Avant toutes choses vous avez à remplir votre devoir envers la
société du consul Bernick,car c'est lui qui vous fait vivre.»[8]

Telle est leur justice. _Fiat justitia, percat mundus!_ Et l'on parle de
liberté!

«Liberté, égalité, fraternité n'ont plus le même sens qu'au temps de la
guillotine. Et les politiciens ne veulent pas le comprendre, et je les
hais. Ils ne désirent que des révolutions politiques, extérieures, et ce
qu'il faut; c'est la révolte de l'esprit humain.»[9]

Hélas! tout le monde ne peut pas se révolter. L'intolérable situation,
que le consul Bernick crée à son ouvrier Aune, le prouve. Je ne puis ne
pas citer ici le court dialogue qui présente si magistralement tout un
drame social.

«L'action sociale est faite de drames, comme la pensée est faite de
phrases. Un drame est une phrase qui a pour mots des actes humains.»[10]

Le consul Bernick, sans vouloir augmenter le nombre de ses ouvriers,
exige d'Aune que le bateau d'Etat, _l'Indian-Girl_, qu'on répare dans
ses usines, soit prêt en quelques jours à prendre la mer:

AUNE.--Mais c'est impossible. A fond de cale, le bateau est tout pourri,
monsieur le Consul.

BERNICK.--Il me le faut, autrement, je vous congédie.

AUNE.--Me congédier? moi dont le père et le grand-père ont travaillé
toute leur vie sur ce chantier! Avez-vous bien réfléchi, monsieur le
Consul, à ce que vous feriez en renvoyant ainsi un vieil ouvrier?
Croyez-vous que tout finisse pour lui avec un changement de maître? Je
voudrais que vous en vissiez un que l'on vient de chasser, rentrer, le
soir, dans sa maison, et poser ses outils derrière la porte.... C'est à
moi que les miens jetteront la pierre au lieu de vous la jeter. Ils ne
me feront pas de reproches, ils n'en auront pas le courage; mais de
temps en temps, je sentirai qu'ils me regardent d'un air interrogateur
et qu'ils se disent: «En somme, il doit bien l'avoir mérité.»

BERNICK.--C'est ainsi que va le monde. Il faut que le navire soit prêt;
je ne veux pas que la presse m'attaque; je veux qu'elle me soit
favorable et me soutienne pendant que j'élabore une grande affaire.

AUNE.--Un pauvre ouvrier peut avoir aussi des intérêts à sauvegarder ...
des intérêts de famille.... Ainsi on travaillera ... et _l'Indian Girl_
pourra prendre la mer après-demain.... Mais je ne réponds de rien....

Et le navire prend la mer, et, mal réparé, il coule, et il y a des
victimes.... Le consul Bernick en était averti à temps.... Mais que lui
importe? Il a sa bonne presse....

Le fossé qui sépare les hommes et les classes devient comme une immense
tranchée où vont se précipiter, poussés par l'intérêt, par le besoin,
par la haine, tous les membres de notre société malade. Jamais la
question sociale n'a été plus aiguë; dans un siècle où s'entassent
richesses sur richesses, où se reflètent lumière sur lumière, les
hommes, souvent les meilleurs, meurent de faim, les parents tuent leurs
enfants pour ne pas les entendre crier: du pain! Et on appelle cela:
_civilisation_! Honte et horreur!

L'exploitation du travail par le capital est la règle de notre corps
social, elle amène le paupérisme, cette tache hideuse, cette lèpre de
l'humanité, cette mauvaise conseillère de l'homme.

Le travail est une loi écrite à la première page de l'histoire de
l'univers, mais personne ne doit échapper à cette loi. Le travail
naturel est un état de félicité; il procure à celui qui s'y livre
une jouissance intime, exquise. Il y a en celui qui travaille un
accroissement de vie saine et forte, dont le sentiment lui est
délicieux. Mais le travail forcé, excessif, est une souffrance. Le
travail est la loi inviolable sous le niveau de laquelle tous doivent
plier; il doit régner du haut en bas de la société. Mais est-il juste
que les uns travaillent à l'excès et que les autres mènent une vie
oiseuse? Est-il juste que la richesse fainéante profite des produits
du travail de ceux qui peinent démesurément? La capital est le lot du
petit nombre, et c'est la foule qui travaille, c'est la foule qui est
exploitée. Les grosses fortunes s'accroissent et la misère se
généralise. L'argent devient le maître, il donne ou refuse du travail,
c'est-à-dire du pain, à l'ouvrier qui est à sa merci. Celui-ci travaille
sans relâche, sans repos, n'ayant jamais de loisir, tant que sa poitrine
a un souffle, tant que ses bras lui obéissent, tant qu'on lui donne du
travail. Et lorsqu'on le lui refuse, il se retrouve sur le pavé de la
rue, sans abri, sans argent; il ne peut attendre de personne ni appui ni
secours; plus malheureux qu'un cheval hors de service qu'on abat par
charité, il est condamné à voir sa femme, ses enfants, lentement, mourir
de faim. N'est-ce pas là le vrai esclavage? L'esclavage n'est pas venu,
comme on se plaît à le croire, de la guerre; il a été l'aliment et même
la cause des guerres. L'esclavage vient du capital ou accumulation des
revenus, car, tant qu'il n'y eut pas excédent de revenus ou lorsque
l'excédent était trop faible, l'esclavage ne pouvait s'établir. Mais au
fur et à mesure du développement du capital marchait à sa suite cette
institution néfaste qui permettait à certains hommes de s'approprier le
travail de leurs semblables en leur donnant en échange un minimum de
subsistance ou, comme aujourd'hui, un minimum de salaire. C'est une
violation et une atteinte injustifiable à la dignité humaine. Cet ordre
de choses permet aux puissants du jour d'accaparer une plus large part
de la fortune commune, il crée le despotisme, il augmente le nombre des
prolétaires, et l'antagonisme des classes en est le fruit inévitable.
Le jour où les hommes ont le droit d'acheter les services d'autrui,
l'esprit de solidarité va en s'affaiblissant et toutes les tendances se
portent vers la possession des richesses.

Plus les jouissances des uns deviennent bruyantes, plus les souffrances
des autres apparaissent humiliantes. «Le capital est fils du travail; la
propriété est fille du capital», disent les riches. Mais si la propriété
est fille du travail, pourquoi les vrais travailleurs n'arrivent-ils
jamais à la propriété, même par un travail opiniâtre, pénible, qui trop
souvent les tue? Pourquoi les prolétaires, les «déclassés» se
recrutent-ils généralement parmi ceux qui travaillent et non pas parmi
les riches, les oisifs? Demandez à ces travailleurs qui consument leur
vie dans une misère permanente, si leur travail leur vaut jamais des
droits à la propriété? Ceux qui ne meurent pas avant l'âge achèvent leur
misérable existence dans un état épouvantable. Ce n'est pas dans leurs
rangs que se forment des propriétaires contents et satisfaits.

Et l'exploitation capitaliste tue non seulement les mineurs, les
salariés, les ouvriers de fabriques et d'usines, mais aussi les ouvriers
de la pensée, travailleurs intellectuels, vivant au jour le jour, sans
pouvoir penser au lendemain, à la maladie, au chômage. Ils travaillent
tant qu'ils portent en eux une étincelle de vie; cette étincelle
éteinte, ils tombent, épuisés, cassés. Et les autres, les riches, les
oisifs, les paresseux, les vrais parasites, leur crient: «Déclassés!»

«Pour que les grands jouissent et prospèrent, disent-ils, il faut que
les petits souffrent et végètent.» Le faut-il? Malheureux, ils ne voient
donc pas que les _petits_ bougent? Leur réveil sera affreux, car l'homme
le plus terrible est celui qui a faim. Ne voient-ils donc pas se former
cette force nouvelle, d'une puissance écrasante, _la grève_, qui se
développe avec une rapidité inouïe? Elle devient de plus en plus
redoutable, elle s'approche et, comme la foudre, elle éclatera le jour
où on l'attendra le moins.

«D'un coté, les riches et leurs clients s'efforcent de représenter
l'organisation actuelle du travail et la répartition des biens comme un
résultat du libre jeu des lois naturelles, ferment les yeux sur la
misère où croupissent des millions de leurs semblables, déclarent
inévitables les maux qu'il leur est impossible de nier, couvrent d'un
badigeon rose les fissures de la muraille, trouvent tout excellent, tout
délicieux, dans un monde où rien ne leur manque, et pour le reste se
reposent sur la fusillade et sur le canon. D'un autre côté, la classe
ouvrière, sans propriété, dépendant pour son existence immédiate du
travail qu'il plaît à d'autres de lui accorder en s'en appropriant le
bénéfice, est loin d'admirer cet ordre de choses. Ne le jugeant pas
immuable, elle ne veut plus s'en contenter et s'organise à peu près dans
tous les pays pour le transformer par les voies révolutionnaires ou par
des crimes.»[11]

Car l'ouvrier Aune a commis un crime, mais à qui la faute? Il est las
du travail déprimant auquel le condamne sa misère. La douleur morale et
physique, si patiente qu'elle soit, a des limites. La misère est un
guide terrible; elle mine la raison, la pensée humaine, elle engendre
la haine, elle est ténèbres et chaos. C'est la misère qui conduit les
classes pauvres à ces effrayantes dégradations humaines et sociales.
La souffrance devient convulsion et la compression se transforme en
explosion; l'obéissance passive devient révolte, et lorsque l'effort du
labeur est résolu par l'effort de la colère, de l'exaspération, alors,
c'est horrible, ces hommes doux, qui sont las de souffrir, deviennent
des monstres....

Encore une fois, à qui la faute? N'est-ce pas à ceux qui établissent
deux lois, deux morales, les unes pour eux, les autres pour le peuple!
Et on appelle cela: Fraternité! Combien Blanqui[12] a-t-il raison de
dire que «la fraternité n'est que l'impossibilité de tuer son frère».

La fraternité, aujourd'hui! une hypocrisie, un piège, un poignard! La
fraternité de Caïn!--L'inquisition disait: mon frère! à sa victime sur
le chevalet. Ce mot: _la fraternité_ sera bientôt un sarcasme comme
cette autre parole: pour l'amour de Dieu! devise de charité divine,
devenue l'ironie suprême de l'égoïsme et de l'insensibilité. Faible,
l'homme se laisse réduire à un minimum en raison même de sa faiblesse.
Fort, il empiète et dévore dans la mesure de sa force. Il ne s'arrête
qu'aux barrières infranchissables. _Homo homini lupus_.

«Aucun homme de sens ne peut soutenir qu'il soit juste qu'une faible
minorité jouisse de tous les avantages de la vie, sans les avoir gagnés
par son travail ou mérités d'une façon quelconque, tandis que l'immense
majorité vient au monde condamnée à une vie de labeur incessant, pour
trouver à grand'peine une substance précaire.»[13]

Qui donc ne se sent pas pris d'une immense pitié pour ces déshérités de
la vie, pour ces pauvres gens qui peinent et qui souffrent, qui n'ont
pas ici-bas leur part de soleil et de bonheur? ... Oui, l'ouvrier Aune
a commis un crime, mais n'est-ce pas le crime du consul Bernick qui l'a
engendré? Les crimes des hommes qui se disent supérieurs poussent à la
dégradation ces êtres, affaiblis par le travail exagéré, par la misère,
aptes à subir si profondément l'influence extérieure.

Les riches et les forts n'ont même pas besoin d'entourer leurs vices et
leurs crimes d'ombre et de mystère, ils peuvent les pratiquer au grand
jour; pour les défendre, ils ont tout à leur disposition: l'argent, la
force publique, la presse.


NOTES:

[1] Ibsen. _Samfundets Stötter_ (Les Soutiens de la société).

[2] Lamartine. _Harmonies_.

[3] Ibsen. _En Folkefiende_ (Un Ennemi du peuple).

[4] _Un Ennemi du peuple_.

[5] Ibsen. _Samfundets Stötter_ (Soutiens de la Société).

[6] Ibsen. _De unges forbund_ (Union des jeunes).

[7] Ibsen. _De unges forbund_ (Union des jeunes).

[8] Ibsen. _Soutiens de la Société_.

[9] Lettre d'Ibsen à Brandès. G. Brandès. _Moderne Geister,_ p. 431.

[10] G. Tarde. _Les Transformations du pouvoir_, p. 10. Paris, F. Alcan.

[11] Charles Secrétan. _Etudes sociales_, p. 5.

[12] _Critique sociale_, t. II, p. 96.

[13] Stuart Mill. _La Révolution de 1848_, p. 90-91.


       *       *       *       *       *


CHAPITRE III

LA PRESSE


La presse est le représentant attitré des «soutiens de la société».
C'est par sa voix qu'ils répandent leurs mensonges. Le journal joue
aujourd'hui le rôle le plus important qu'il soit possible d'imaginer,
son influence est immense, il dirige en maître incontesté les destinées
des peuples. Ibsen nous montre en quelles mains néfastes se trouve,
généralement, cette force puissante. «Je rédige mon journal, dit
Aslaksen dans l'_Union des jeunes_[1], d'après le principe suivant:
c'est le grand public qui fait vivre les journaux, mais le grand public
est le mauvais public, il lui faut donc un mauvais journal. Tous les
numéros de ma feuille sont conçus dans cet esprit. D'ailleurs, mon
journal est ma seule source dévie.»

Le _Phare_[2] est l'organe du parti radical. Son rédacteur en chef,
Pierre Mortensgaard, est très content de l'évolution du pasteur Rosmer,
il est convaincu que cette nouvelle recrue est d'une grande importance
pour son parti, mais il déclare à Rosmer que s'il veut servir la cause
libérale, il lui faut garder le silence sur son apostasie, car «des
libres-penseurs, le parti en compte suffisamment, ce qui lui manque, ce
sont des hommes respectables, animés de sentiments chrétiens».

Autrefois les écrivains, les savants passaient une partie de leur vie à
étudier les moeurs d'une époque avant d'en écrire l'histoire;
aujourd'hui, les _reporters,_ souvent d'intelligence bornée, parlent sur
tous les sujets sans en connaître un mot. Ils débitent des contes
risibles, des scandales navrants, des histoires mensongères. Ce sont eux
qui écrivent l'histoire contemporaine à laquelle ils donnent la couleur
de leur journal, d'où la vérité est bannie: leur seul but est de débiter
leur marchandise. La presse est devenue une institution industrielle.
Le reporter est l'âme du journal, la source la plus féconde de sa
prospérité matérielle. Le public ajoute moins d'importance aux articles
de fond qu'aux nouvelles diverses. Les journaux qui font fortune sont
ceux qui arrivent à avoir la primeur des attentats et des scandales.
Ils ne cherchent que la glorification du vice sous toutes ses formes,
les plus triviales comme les plus raffinées. Quelle triste école
d'inconscience, de légèreté, de servilisme! A quel déplorable spectacle
la presse nous fait assister! L'injure n'a plus de bornes, toutes les
bassesses sont déchaînées, tout est atteint: talent, honneur, probité,
vertu. Souvent cela va jusqu'au crime. L'absurdité de ses polémiques
n'est égale qu'à la valeur morale de ses louanges pompeuses. Oeuvre de
désagrégation et de haine, elle crée un courant de lâcheté et de
bassesse, de délation, de calomnie et de honte. Les reporters ont
remplacé l'étincelle divine des sentiments généreux par la bouffonnerie
et le grotesque.

Le scepticisme des temps présents est le fruit de ces feuilles qui sont
un poison moral pour les masses. Les oeuvres sérieuses n'ont pas le
temps de mûrir. Chacun mange son blé en herbe et vit pour le moment. On
ne cherche ni la justice ni la vérité, mais le mot drôle; et une
boutade, dite spirituelle, fait accepter les idées les plus absurdes,
les plus révoltantes.

Petra Stockmann[3] refuse de traduire pour le _Journal du peuple_ une
nouvelle anglaise parce que «c'est une histoire tendant à prouver qu'il
y a une providence surnaturelle qui protège tous les gens soi-disant
bons et qui à la fin leur donne toujours raison, tandis que les gens
soi-disant mauvais reçoivent leur châtiment.

LE RÉDACTEUR HOVSTAD.--Mais c'est très gentil. C'est justement ce que le
public demande.

PETRA.--Et c'est cela que vous voulez offrir à votre public? Vous savez
bien que les choses ne se passent pas ainsi dans la vie réelle.

HOVSTAD.--Vous avez parfaitement raison, seulement un rédacteur ne peut
pas toujours agir comme il veut. On est souvent forcé de s'incliner
devant l'opinion du public dans les questions de peu d'importance. La
politique est au fond la cause principale de la vie, du moins pour un
journal; et, pour gagner le public aux idées politiques, il ne faut pas
l'effrayer. Quand les lecteurs trouvent une histoire morale dans le
rez-de-chaussée du journal; ils sont plus disposés à avaler et à
digérer ce que nous publions au-dessus; ils se rassurent.»

Le journal s'est acquis, sur les esprits les plus éclairés comme sur les
couches profondes une puissance sans pareille. Les réclames éhontées,
dissimulées sous forme d'articles sont rédigées dans le but de tromper
le public et causent la ruine des honnêtes travailleurs qui amassent
péniblement un petit pécule.

Le peuple qui n'a ni les loisirs ni les moyens d'analyser sa volonté,
ses désirs, ses idées, de les émettre librement, puise ses jugements
dans le journal. C'est lui qui plie et façonne à son gré l'opinion
publique, c'est lui qui la remue ou l'endort.[4] Le journal est, pour
les esprits simples, un oracle infaillible, ils croient ce qu'il
propage, ils répètent ses raisonnements. On est trop pressé pour penser
soi-même, on accepte et on fait siennes les appréciations les plus
erronées, les opinions toutes faites sans examen ni analyse. On ne se
demande pas si les jugements qu'on adopte ont été inspirés par la vérité
ou le mensonge, par l'équité ou la passion.

Et dire que la presse pourrait être pour la société la source de toutes
les vertus! La presse est ce qu'il y a de meilleur au monde lorsqu'elle
vibre à l'unisson des grandes et nobles émotions, lorsqu'elle rend
lucides les problèmes importants et combat les abus, lorsqu'elle sert la
vérité et la justice. Malheureusement elle est mise souvent au service
des ambitions personnelles les moins avouables et des cupidités les plus
affreuses. Chaque jour, le poison est répandu par torrents, tandis que
le remède se distribue goutte à goutte. Ah! certes, ce n'est pas la
presse qu'il faut accuser, mais ses représentants, les hommes, les
individus, les «soutiens de la société» qui la dirigent, les
Aslaksen[5], les Hovstad[6], les Mortensgaard[7].

«Pierre Mortensgaard, dit le précepteur Brendel, est maître de l'avenir.
Pierre Mortensgaard a en lui le don de la toute-puissance. Il peut faire
tout ce qu'il veut ... car il ne fait jamais plus qu'il peut. Pierre
Mortensgaard est capable de vivre sans idéal. Et cela, c'est précisément
le grand secret de la conduite et de la victoire. C'est le résumé de
toute la sagesse du monde.»

Le journal pourrait être le gardien le plus sûr du progrès,
l'avant-garde de la justice, marchant à la conquête de la lumière,
c'est lui qui pourrait arracher la foule aux suggestions funestes, lui
dévoilant les desseins pervers de ses vrais ennemis, c'est lui qui
pourrait l'affranchir du joug moral et matériel qui pèse sur sa tête
depuis des siècles. Quelle noble mission pour celui qui se l'impose! il
est beau le rôle que peut jouer chez un peuple libre, une institution
comme la presse, mais il faut que le peuple, que ceux qui dirigent la
presse aient une conception juste de la liberté; hélas, ne comprennent
pas toujours la liberté ceux qui la possèdent!

Faut-il restreindre la liberté de la presse? Jamais! «C'est un grand
péché que de tuer une pensée libre.»[8] La liberté peut dégénérer et
devenir licence, mais la liberté n'est pas et ne sera jamais la licence.
D'ailleurs, on ne supprime pas le mal par le mal. Personne ne peut ni
donner ni restreindre la liberté. Quand la presse deviendra digne de la
liberté, elle la prendra elle-même, si elle ne l'a pas; en tous cas,
elle saura en user. Aucune atteinte juridique à la presse ne peut être
tolérée. «Dans un état social vraiment assis, l'action de la presse est
très utile comme contrôle; sans la presse, des abus extrêmement graves
sont inévitables. C'est aux classes honnêtes à décourager par leur
mépris, la presse scandaleuse.»[9] La parole et la pensée doivent être
libres. L'homme ne serait pas l'homme, s'il ne parlait librement.
Arrêter l'essor de la pensée, c'est rabaisser la dignité humaine.
«Ce qu'il y a de mieux en nous, c'est la pensée.»[10]

La liberté de la presse est sacrée, il faut qu'elle puisse toujours se
produire librement, c'est l'un des biens de la civilisation, mais si

     «Penser librement est beau
     Penser juste est encore plus beau.»[11]

Et c'est par la justice qu'on acquiert souvent la liberté, car elle ne
s'octroie pas, il faut la conquérir. La liberté de parler et
d'écrire,--lorsqu'on ne la comprend pas, c'est-à-dire lorsqu'on ne la
porte pas dans son âme,--ne sert aux moralement faibles qu'a manifester
leur jalousie pour les moralement supérieurs, en déversant sur eux leur
malfaisante raillerie sinon leurs mensonges diffamatoires.

Le jour où l'on comprendra que l'invective ne remplace jamais la libre
discussion, que les impuissants seuls substituent l'injure à la raison,
que l'on combat mieux ses adversaires par des arguments solides que par
des insultes, qu'on flagelle mieux les hypocrites avec la vérité, la
justice, qu'avec la violence, la calomnie; le jour où l'on comprendra
que la liberté de tout homme s'arrête là où elle viole la liberté
d'autrui, la presse, comme toutes les autres institutions, deviendra
libre, et sa langue barbare et indécente sera purifée. La corruption du
langage amène la corruption des idées; elle fausse l'esprit qui devient
incapable de distinguer la vérité de l'erreur. Le coupable n'est pas le
lecteur, mais l'écrivain qui manque à la première condition de son
apostolat.

En attendant cet âge d'or, n'oublions point que «la liberté de propager
l'erreur et le mal par la parole et la presse a pour correctif naturel
la liberté de propager par les mêmes moyens la vérité et le bien».[12]
Que les honnêtes gens en usent.

Passons à la famille.


NOTES:

[1] Ibsen. _De unges forbund_.

[2] Ibsen. _Rosmersholm_.

[3] Ibsen. _En folkefiende_ (Un ennemi du peuple).

[4] Les journaux sont très répandus en Norvège. Tout paysan reçoit un
journal.

[5] _Union des jeunes_.

[6] _Ennemi du peuple_.

[7] _Rosmersholm_.

[8] Ibsen. _Kongsemmerne_(Les Prétendants à la couronne).

[9] Renan. _La réforme intellectuelle et morale_, p. 91.

[10] Ibsen. _Le petit Eyolf_, Allmers.

[11] Inscription placée au fronton de l'Université d'Upsal.

[12] Le Play. _Réforme sociale_.


       *       *       *       *       *


CHAPITRE IV

LA FAMILLE


La famille a la plus grande part dans la corruption et dans la
dégradation de la société actuelle. Le véritable mal est là, il faut
avoir le courage de se l'avouer. Dans la _Comédie de l'amour_, dans le
_Canard sauvage_, dans les _Revenants_, dans la _Maison de poupée_,
Ibsen nous le dit avec une force et une franchise stoïciennes. «Votre
mariage, crie Falk,[1] mais c'est l'accord de deux positions
convenables, ce n'est point de l'amour!» L'amour qui seul devrait former
les unions, en est banni; c'est le code qui y préside. Le notaire rédige
le contrat où chacun stipule ses intérêts, où le mari discute le chiffre
de la dot, où la femme fait ses calculs, où l'on cherche à se tromper
mutuellement. «L'amour a cessé d'être une passion, c'est une science
cataloguée, une profession, avec ses corporations, son drapeau; les
fiancés et les époux en forment les cadres et les remplissent avec une
cohésion semblable à celle des plantes de la mer.»[2] L'amour n'est plus
un sentiment divin, c'est un vice. D'après les règles de la
civilisation moderne, ce n'est pas la femme que l'homme épouse, c'est sa
dot, son bien, sa fortune. Les mariages, pour la plupart, ne sont qu'un
marché immoral où deux jeunes gens se vendent à prix d'or.

«Le mariage[3] doit constituer une union que deux êtres n'accomplissent
que par amour réciproque et pour atteindre leurs fins naturelles. Mais
ce motif n'existe à proprement parler que très rarement de nos jours. Au
contraire, le mariage est considéré par la plupart des femmes comme une
sorte de refuge dans lequel elles doivent entrer à tout prix, tandis que
l'homme, de son côté, en pèse et en calcule minutieusement les avantages
matériels. Et la brutale réalité apporte même dans les mariages où les
motifs égoïstes et vils n'ont eu aucune action, tant de troubles et
d'éléments de désorganisation que ceux-ci ne comblent que rarement les
espérances que les époux caressaient dans leur jeune enthousiasme et
dans tout le feu de leur premier amour.»

Or, le mariage actuel n'est qu'une forme légale de la prostitution qui
amène la diminution graduelle de la fécondité et l'accroissement de la
dépopulation.

La cause de l'affaiblissement de la natalité est connue: la volonté de
l'homme la détermine. «Nous ne sommes pas assez riches pour nous donner
ce luxe-là.» Les enfants sont une charge qui diminue les jouissances
égoïstes des parents. Les riches ne veulent pas laisser trop de
copartageants de leur fortune; les moins riches craignent de succomber
sous le poids d'une famille nombreuse. Seules, les familles misérables
ont beaucoup d'enfants. Plus la richesse et l'aisance s'accroissent,
plus le nombre des enfants diminue. Les pauvres sont moins
abstentionnistes que les riches parce qu'ils n'ont pas le soin de
l'héritage à laisser en partage, et parce que les classes travailleuses
étant plus dépourvues de plaisir que la classe, dite supérieure, se
laissent aller au besoin génésique. D'ailleurs, les unions se font plus
librement parmi les ouvriers.

L'union libre, la société dirigeante la repousse et la flétrit.

Le pasteur Manders[4] appelle foyer, le foyer domestique où un homme vit
avec sa femme et ses enfants.

«OSWALD, peintre.--Oui, ou avec ses enfants et la mère de ses enfants.

LE PASTEUR.--? Mais ... miséricorde!

OSWALD.--Quoi?

LE PASTEUR.--Vivre avec ... la mère de ses enfants?

OSWALD.--Oui ... préféreriez-vous qu'on la repoussât?

LE PASTEUR.--Mais comment se peut-il qu'un homme ou une jeune femme qui
ont ... ne fût-ce qu'un peu d'éducation, s'accommodent d'une existence
de ce genre, aux yeux de _tout le monde_?

OSWALD.--Eh! que voulez-vous qu'ils fassent? Une jeune fille pauvre....
Il faut beaucoup d'argent pour se marier. Que voulez-vous qu'ils
fassent?

LE PASTEUR.--Ce que je veux qu'ils fassent? Je vais vous dire, moi, ce
qu'il faut qu'ils fassent. Ils doivent vivre loin l'un de l'autre!

OSWALD.--Ce discours ne vous servirait pas à grand'chose auprès de nous
autres, jeunes hommes, passionnés, amoureux.

LE PASTEUR.--Et les autorités qui tolèrent de telles choses, qui les
laissent s'accomplir en plein jour! Et cette immoralité s'étale
effrontément, elle acquiert, pour ainsi dire, droit de cité!...»

Les pasteurs Manders exaltent la famille. «Elle est la base de l'État,»
disent-ils. «Est-ce que la famille n'est pas la base de la société? Un
agréable chez soi, des amis fidèles, un petit cercle bien choisi, dans
lequel nul élément discordant ne vient apporter le trouble?»[5]

Oui, la famille est un des éléments les plus puissants de la société,
mais si la famille antique présentait vraiment une unité sociale, la
famille d'aujourd'hui en est moins qu'un reflet faible et pâle: elle
n'est plus qu'un centre de corruption.

Le vieux fêtard Werlé[6], après avoir constitué sa richesse sur les
ruines d'Ekdal, après une vie de débauche, cause de la mort de sa femme,
a l'idée de régulariser sa fausse position et de se remarier avec
Mme Sverby, femme digne de lui sous tous les rapports. Pour
éviter les «mauvaises langues et les méchants propos», il fait appel à
son fils Grégoire qui vit, solitaire, dans les usines.

GRÉGOIRE.--Ah! c'est comme cela! Madame Sverby étant en jeu, on avait
besoin d'un joli tableau de famille dans la maison, quelques scènes
attendrissantes entre le père et le fils. La vie de famille!

Quand l'avons-nous menée ici? Jamais, aussi loin que vont mes souvenirs.
Mais aujourd'hui il en faut un peu, cela aurait si bonne façon, si l'on
pouvait dire qu'entraîné par la piété filiale, le fils est rentré à la
maison pour assister aux noces de son vieux père! Que resterait-il de
tous ces bruits qui représentent la pauvre défunte succombant aux
chagrins et aux souffrances? Pas un écho, le fils les aurait fait
évanouir.

WERLÉ.--Grégoire!... Ah! je le vois bien: il n'est personne au monde que
tu respectes moins que moi.

GRÉGOIRE.--Je t'ai vu de trop près.

WERLÉ.--Tu m'as vu par les yeux de ta mère.

GRÉGOIRE.--Cette nature confiante était prise dans un filet de
perfidies, habitant sous le même toit ... que d'autres femmes ... ses
servantes ... sans se douter que son foyer reposait sur un mensonge! Ton
existence m'apparaît, quand je la regarde, comme un champ de carnage
jonché de cadavres....

Dans le même drame Hialmar interroge sa femme sur son passé. Elle finit
par reconnaître sa liaison avec Werlé, dévoilée à son mari par Grégoire.

HIALMAR.--Comment as-tu pu me cacher une pareille chose?

GINA.--Oui, ça n'est pas bien à moi; j'aurais dû te l'avouer depuis
longtemps.

HIALMAR.--Tu aurais dû me le dire tout de suite. Au moins j'aurais su
qui tu étais.

GINA.--M'aurais-tu épousée tout de même, dis?

HIALMAR.--Comment peux-tu le supposer?

GINA.--Voilà pourquoi je n'ai rien osé dire. Je ne pouvais pourtant pas
faire mon propre malheur!

Telles sont les bases de la famille actuelle: mensonge et corruption;
instrument de profit comme pour Gina,[7] pour Stensgard[8] ou instrument
de plaisir égoïste comme pour Helmer[9].

L'homme et la femme souffrent de cet état de choses, mais la femme en
souffre davantage. L'homme, dit Bebel[10], de qui provient le plus
souvent le scandale dans le mariage, sait, grâce à sa situation
prépondérante, se dédommager ailleurs.

La femme ne peut que bien rarement prendre aussi les chemins de
traverse, d'abord parce que s'y lancer est plus dangereux pour elle, en
sa qualité de partie prenante, et ensuite parce que chaque pas fait en
dehors du mariage lui est compté comme un crime que ni l'homme ni la
société ne pardonnent. La femme est obligée de considérer le mariage
comme un asile, car en dehors du mariage la société lui fait une
situation qui n'a rien d'enviable.

L'intérêt matériel enchaîne l'un à l'autre des êtres humains. L'une des
parties devient l'esclave de l'autre et est contrainte, par «devoir
conjugal», de se soumettre à ses caresses les plus intimes, qu'elle a
peut-être plus en horreur que ses injures et ses mauvais traitements.
Un pareil mariage n'est-il pas pire que la prostitution? La prostituée
est encore jusqu'à un certain point libre de se soustraire à son honteux
métier, elle a le droit de se refuser à vendre ses caresses à un homme
qui, pour une raison ou pour une autre, ne lui plaît pas. Mais une
femme vendue par le mariage est tenue de subir les caresses de son
mari, quand bien même elle a cent raisons de le haïr et de le mépriser.

Considérer la femme comme leur égale répugne aux préjugés des hommes.
La femme, pour eux, doit être soumise, obéissante, confinée exclusivement
dans son ménage; elle doit comprimer ses pensées, ses aspirations
personnelles, dût-elle périr intellectuellement de cette situation
opprimée. Que de souffrances morales, que de pleurs, de nuits sans
sommeil, brisant pour toujours l'organisme de ces pauvres êtres,
anéantissant leurs espérances!

Mme Alving[11] est l'une de ces admirables et malheureuses
figures. Elle a reçu dans sa jeunesse «quelques renseignements où il ne
s'agissait que de devoirs et d'obligations». Pendant vingt ans elle a
vécu là-dessus, souffrant silencieusement auprès de son mari malade et
débauché. Une seule fois seulement, lasse de vivre auprès d'un fou
qu'elle n'aimait pas, elle se précipite chez le jeune pasteur qu'elle
aime et dont elle se sent aimée. «Me voici, prends-moi!» «Femme, répond
le faux disciple de Jésus, retournez chez celui qui est votre époux
devant la loi!»

L'élan qui l'a poussée vers le bonheur et la liberté a été vite réfréné;
elle est redevenue la femme austère pour qui la vie est une vallée de
larmes et qui ne peut répandre autour d'elle la lumière et la gaîté
d'une âme heureuse. Durant vingt ans cette femme admirable eut le
courage de cacher à tous les misères de sa vie domestique. «J'ai
supporté bien des choses dans cette maison, avoue-t-elle plus tard. Pour
retenir mon mari les soirs et les nuits j'ai dû me faire le camarade de
ses orgies secrètes. J'ai dû m'attabler avec lui en tête-à-tête,
trinquer et boire avec lui, écouter ses insanités, j'ai dû lutter corps
à corps avec lui pour le mettre au lit. J'avais mon fils, c'est pour lui
que je souffrais tout. Mais lorsque j'ai reçu le dernier outrage, quand
j'ai vu dans les bras de mon mari ma propre bonne ... alors....» Alors,
elle se révolte, elle veut apprendre à son fils «la vraie vie....»
Nora[12], révoltée également par le mensonge de sa vie conjugale,
abandonne tout à fait et la maison et ses enfants....

Et c'est cette famille qui est appelée à former la jeune génération!

«La famille doit être un arbre puissant dont les racines plongent à une
grande profondeur dans le sol, tandis que les cimes montent haut vers le
ciel et que les branches protectrices couvrent un large espace. Or, elle
est réduite à l'état d'un maigre arbuste sans racines, dont le pauvre
feuillage est impuissant à donner un abri.»[13]

Les rejetons vigoureux et multipliés ne sortent que d'une famille forte.
Ceux qui ont été élevés d'une manière absurde ne peuvent pas élever les
autres d'une manière sensée. Une multitude d'aveugles ne donnera jamais
un voyant, une réunion de malades ne fera jamais un homme bien portant.

Quand on songe à la jeune génération qui s'élève au sein de ce milieu
corrompu et déséquilibré, une douleur, une épouvante, vous étreint
l'âme....


NOTES:

[1] Ibsen. _Kjaerlighedens Komedie_(Comédie de l'amour).

[2] _Ibid._

[3] Bebel. _La femme_, p. 68.

[4] Ibsen. _Gjengangere_ (Revenants).

[5] Ibsen. _Samfundets stötter_ (Soutiens de la société).

[6] Ibsen. _Vildanden_(Canard sauvage).

[7] _Canard sauvage_.

[8] _Union des jeunes_.

[9] _Maison de Poupée._

[10] _La Femme_.

[11] _Revenants_.

[12] Ibsen. _Et Dukkehejem_(Maison de poupée).

[13] M. Guérin. _Evolution sociale_, p. 323.


       *       *       *       *       *


CHAPITRE V

LA JEUNE GÉNÉRATION


La décadence, la désorganisation de la famille porte vite
ses fruits et la jeune génération trouve le moyen de surpasser ses
créateurs et ses maîtres.

L'éducation qu'on lui donne a pour but de fortifier en elle les vues,
les aspirations, les idées des a soutiens de la société», et, par là,
de perpétuer les mensonges conventionnels. Au foyer domestique ou à
l'école, la méthode est toujours la même. «On fait autant de mensonges
à l'école qu'à la maison; partout on ne fait que mentir aux enfants.»[1]

Sachant que l'enfant n'est pas sensible aux calculs d'intérêt et de
parti, que la pureté de sa jeune âme ne lui permet pas encore de se
méfier des maîtres trop complaisants, ces derniers se pressent de
remplir son cerveau, sa mémoire de fausses notions et d'idées absurdes.

Transmettre aux enfants leurs maladies physiques et morales ne suffit
pas aux parents, ils leur enseignent, dès leur enfance, que le Dieu
invisible a tout prévu ici-bas,--la nécessité de la propriété et de
la misère, du luxe et de la faim, de l'oisiveté des uns et du travail
démesuré des autres. On leur enseigne que tout dans la société est
parfait et qu'ils n'ont qu'à continuer l'oeuvre de leurs ancêtres. On
détruit en eux tout: la promptitude et la franchise de l'esprit, la
puissance de la volonté individuelle, l'intelligence et la conscience
virginales.

L'éducation a pour but de tuer dans l'enfant tout germe d'initiative
personnelle: on ne lui apprend ni à penser, ni à vouloir, ni à vivre par
lui-même. On travaille sur l'enfant, sur l'élève, comme sur une chose,
ou comme sur un animal dont on veut dompter les énergies. Et cet état de
chose n'est pas particulier à tel ou tel pays, il est général, il est
universel.

«Demandez à cent jeunes français, sortant du collège, à quelles
carrières ils se destinent; les trois quarts vous répondront qu'ils sont
candidats aux fonctions du gouvernement. La plupart ont pour ambition
d'entrer dans l'armée, la magistrature, les ministères,
l'administration, les finances, les consulats, les ponts et chaussées,
les mines, les tabacs, les eaux et forêts, l'université, les
bibliothèques et archives, etc., etc. Les professions indépendantes ne
se recrutent, en général, que parmi les jeunes gens qui n'ont pas réussi
à entrer dans une de ces carrières.»[2]

Dès l'enfance on a tué dans l'homme toute initiative, toute volonté,
tout respect pour sa personnalité, pour son individualité. «Les moeurs
n'ont guère permis jusqu'à maintenant qu'on respectât l'individualité
de l'enfant comme celle d'un égal futur, et peut-être d'un supérieur en
développement intellectuel et moral. Rares sont les parents qui voient
dans leur fils un être dont les idées et la volonté sont destinées à
grandir d'une manière originale, et rare l'instituteur qui ne cherche à
dicter aux élèves ses opinions, sa morale particulière, et n'essaie de
faciliter sa besogne en imposant l'obéissance.»[3]

Et lorsque plus tard la vie leur dévoile la vraie lumière, leurs âmes
sont déjà trop imprégnées d'impressions, d'idées fausses. Ce ne sont pas
des hommes, ce sont des machines faites pour être dirigées par un
mécanisme extérieur et artificiel. Il faut être fort, il faut porter en
soi des germes d'une individualité puissante, pour pouvoir se
débarrasser de toutes les erreurs, de tous les mensonges, de toutes les
souillures morales qu'on a si soigneusement entretenus en nous pendant
nos jeunes années. La majorité constitue cette légion de dégénérés dont
Ibsen nous présente quelques types caractéristiques.

Le Dr Raak dans la _Maison de poupée_, Ulrik Brendel dans
_Rosmersholm_, Laevborg dans _Hedda Gabler,_ Oswald dans les
_Revenants_, la bohémienne Gerd dans _Brand_, tous ces êtres
ne se dominent guère, maladies héréditaires, folie, ivresse, il y a quelque
chose qui les obsède, des souvenirs qui les hantent, des _revenants_
dont ils ne peuvent pas se défaire. «Nous sommes tous des revenants. Ce
n'est pas seulement le sang de nos père et mère qui coule en nous, c'est
encore une espèce d'idée détruite, une sorte de croyance morte, et tout
ce qui en résulte. Cela ne vit pas, mais ce n'en est pas moins là, au
fond de nous-mêmes et jamais nous ne parvenons à nous en délivrer. Et
puis, tous, tant que nous sommes, nous avons une si misérable peur de la
lumière!»[4]

«Je vous connais à fond, dit Brand, âmes lâches, esprits inertes! Il
vous manque ce battement d'ailes de la volonté, ce frémissement anxieux
qui élève les cantiques jusqu'au ciel.» L'esprit morne, le pas traînant,
ils s'avancent lourds et fatigués. A leur air sombre, on dirait qu'ils
sentent un fouet derrière eux. Leurs fronts portent le voile du vice.
Leurs regards plongent dans les ténèbres. C'est l'image du péché, ce
n'est plus l'image de Dieu. Qui donc leur criera: «Je sens courir dans
mes veines le fleuve brillant de la jeunesse. Vigoureux rejeton, je suis
né de l'amour de deux êtres beaux, jeunes, ardents, tandis que toi,
fragile créature sans énergie, sans vie, tu es né de l'union morne et
glacée de deux êtres liés par un contrat qui ne peut exciter en eux la
flamme des sens!»[5]

Ils sont tous malades, physiquement et moralement. «Mon épine dorsale,
la pauvre innocente, se plaint le docteur Raak[6], doit souffrir à cause
de la joyeuse vie qu'a menée mon père quand il était lieutenant.»

Oswald[7], peintre, n'a jamais mené une vie orageuse sous aucun rapport
et pourtant «il se sent brisé d'esprit», il ne peut plus travailler, il
est comme «un mort-vivant». Il a de très violentes douleurs à la tête,
spécialement à l'occiput, comme s'il avait le crâne dans un cercle de
fer, de la nuque au sommet. Toute sa force est paralysée, il ne peut pas
se concentrer et arriver à des images fixes. Sa maladie s'explique: son
père fut alcoolique tout en étant chambellan.

Tous ces êtres sont las, fatigués de vivre, à peine entrés dans la vie.
Leur moral est égal à leur physique. «Les désirs, sentiments, passions,
qui donnent au caractère son ton fondamental, ont leurs racines dans
l'organisme, sont prédéterminés par lui.»[8] Quel abaissement des
caractères et de la volonté!

Jamais le sens moral n'eut une voix moins puissante, jamais la
conscience ne parla moins dans le monde. La soif des jouissances
matérielles paraît avoir étouffé tout sentiment supérieur. La loi du
plaisir exclusif engendre fatalement tous les égoïsmes et tarit dans
leur source tous les sentiments élevés de l'âme. La dégénérescence des
moeurs ne consiste pas seulement dans l'accomplissement des actes
immoraux, elle existe aussi dans la _pensée_ corrompue, dans
l'imagination malade. On ne croit qu'à la force brutale, à l'argent, aux
impulsions extérieures; on ne croit plus à la conscience, à la volonté,
à l'amitié.

Borckman[9] regrette amèrement de s'être confié à un ami qui l'a trahi.
Cette trahison le fait maudire L'amitié: «Savoir tromper, c'est en cela
que consiste l'amitié», dit-il.[10]

Et comment en serait-il autrement? _Hoc sentio, nisi in bonis amicitiam
esse non posse_. L'amitié réelle ne peut exister que dans le bien. Et le
bien leur est étranger! Les larges horizons se rétrécissent, on ne sait
plus aimer, on ne connaît même plus les haines vigoureuses, le
_caractère_ s'efface, le _caractère_ disparaît. «Un caractère bien fade
est celui de n'en avoir aucun.»[11] On n'a plus le respect de soi-même,
il n'y a pas de sentiments généreux, ni dévouement, ni désintéressement.

Cabotins, arrivistes, ils sont envieux, fats, vaniteux, sans principes,
sans bases. L'un de ces «jeunes», l'avocat Stensgard[12], est le type
admirable de l'arriviste moderne. Il fonde l'_Union des jeunes_ pour
combattre le vieux parti politique et particulièrement le vieux
chambellan, mais il suffit d'une simple invitation à dîner de la part de
celui-ci pour qu'il oublie tous ses discours enflammés, toutes ses
promesses, même son désir d'épouser Mlle Monsen, car il
s'aperçoit que la fille du chambellan même est beaucoup plus riche et
que c'est un parti plus avantageux.

Et lorsqu'il apprend qu'elle est ruinée et que Mlle Monsen ne
veut plus de lui, il se décide à épouser--également trop tard--une
riche aubergiste, à laquelle, étant très prévoyant, il faisait aussi une
cour assidue.

On fonde des Unions, des Cercles, des Ecoles, des Ligues, pour mieux
masquer, dans l'anonymat, le vide de ceux qui s'y réfugient. Que de
nullités peuvent abriter des noms pompeux comme _Union des jeunes_!
Toute leur morale, c'est celle du succès. _Honesta quaedam scelera
successus facit_.[13]

Et dès qu'un esprit indépendant s'éloigne de ces _Unions_ pour ne suivre
qu'un chemin droit et librement choisi, les médisances, les calomnies,
les perfidies, les hostilités basses, les intrigues le poursuivent de
toutes parts.

Seuls, les forts continuent le combat, n'écoutent que la voix de leur
conscience, sans se laisser décourager, et ne prêtent qu'un sourire de
pitié aux parasites, qui en médisent. Les autres, les faibles, perdent
leur foi en eux-mêmes et tombent empoisonnés.

La véritable valeur morale n'a besoin ni d'insignes, ni d'écoles, ni de
ligues pour se révéler, elle se trahit, même quand on la cache, comme la
misère morale se trahit même quand on la dissimule. Pratiques jusqu'à
l'excès, les «jeunes» d'aujourd'hui ne font que prostituer chaque jour
les forces de leurs pensées et de leurs affections. Le champ de leurs
exploits est la vie dite mondaine dont la haute science consiste pour
eux dans l'art de laisser deviner avec élégance les mérites qu'ils n'ont
pas. Et ils plaisent....

On plaît souvent plus par ses défauts que par ses qualités. Toute leur
phraséologie, tous leurs beaux discours ne servent qu'à eux-mêmes, à
leur carrière. Ce qu'ils cherchent, c'est à jeter de la poudre aux yeux,
c'est à faire quelque chose. Peu importe ce qu'on fait--jouer aux
courses ou fonder des _Unions_--l'essentiel est de faire. «Du haut en
bas, si l'on nous prend tous en bloc, on peut nous appeler une race de
faiseurs,» dit le maître d'école dans _Brand_.

La seule, la vraie Union de tous ces êtres atteints d'anémie morale, le
seul point sur lequel ils sont tous d'accord, c'est _l'argent_, cause de
lâchetés, de suicides, de la démoralisation, de toutes les horreurs.
«L'argent est un maître abominable, il ne doit être que le
serviteur.»[14]

Ce maître abominable règne aujourd'hui en toute liberté, et sa
domination est un des caractères saillants de notre société. Le nom de
ce métal a pris dans la vie sociale une signification qui fait de lui le
maître de la vie. L'argent a supprimé le travail individuel, il
pervertit celui dont le coeur était pur, le rend égoïste, incapable de
nobles élans d'âmes, il divise la famille, il pousse le jeune homme à
épouser non pas celle qu'il aime mais celle qui est riche, il pousse la
mère à sacrifier le bonheur de sa fille en la donnant au plus riche
épouseur. Aucune branche de la société n'échappe à l'adoration
universelle de la Bête d'Or: «Jeunes mariés dont les rêves d'amour sont
des rêves dorés et qui avouent sans vergogne qu'ils aiment non pas telle
ou telle personne, mais telle ou telle dot, comme si la famille n'avait
d'autre but que d'unir et de procréer des sacs d'écus; époux, dont la
crainte de diminuer leur bien-être arrête les élans de la passion;
financiers qui, froidement, par leurs coups de bourse, prennent
l'épargne de pauvres gens, les condamnent à la misère, préparent leurs
suicides, mais dont on exalte le bon coeur parce qu'ils donnent quelques
francs dans une souscription publique, bourgeois qui vivent chichement,
se refusant tout plaisir, afin d'entasser quelques pièces d'or de plus;
rentiers dont l'existence se passe à toucher les intérêts, à les mettre
de côté, à en toucher de nouveaux, à supputer les chances de hausse ou
de baisse et dont la pensée rabougrie ne s'élève pas au-dessus de cet
étroit horizon; écrivains qui, sous couleur d'art, débitent des romans
pornographiques, afin de réaliser de plus gros bénéfices; magistrats
condamnant sans pitié de pauvres malheureux qui ont «tondu un pré de la
largeur de leur langue», mais pleins d'indulgence pour les agioteurs
ayant dérobé des millions et dont l'appui leur paraît promettre des
jours fortunés; politiciens dont l'hostilité se laisse attendrir à
propos, quand il s'agit de questions dans lesquelles se trouvent
intéressées de puissantes sociétés financières; catholiques,
protestants, juifs, tous, se roulant aux pieds du Veau d'or, attendent
de lui un sourire.»[15] Il faut leur crier leurs vérités en face, à tous
ces inutiles, à l'intelligence vide, au coeur sec, infatués d'eux-mêmes,
orgueilleux sans grandeur, égoïstes sans esprit, traînant à la remorque
de leurs passions une existence factice et déprimante, sans but, sans
volonté, sans idéal, sans foi!

Le luxe immédiat est le souverain bien, l'argent est la seule idole de
ces humains dits civilisés. Les parlements, les chancelleries, les
rédactions, sont des succursales de la Bourse. L'argent mène la
religion, l'argent mène la politique, l'argent mène la presse, l'argent
mène la famille, l'argent mène tout et tous. Toute leur volonté étant
dirigée vers l'argent, il ne leur en reste rien pour la vie. Ils n'ont
même pas la volonté d'être heureux. «Êtres incomplets, ils n'ont que le
désir, sans avoir la pensée; ils imaginent, mais ils ne savent point
vouloir.»[16]

Dans _la Comédie de l'amour_, le poète Falk et Svanhild se déclarent
leur amour.

FALK.--Dans ma barque naviguant vers l'avenir, il y a place pour deux.
Si vous avez du courage, marchons côte à côte dans le combat. Côte à
côte nous marcherons et notre existence sera un long cantique
d'adoration et d'actions de grâce.

SVANHILD.--La lutte est facile quand on est deux à combattre et que l'un
des combattants est un homme vaillant.

FALK.--Et que l'autre est une femme généreuse; il est impossible que
deux êtres semblables succombent.

SVANHILD.--Prends-moi donc tout entière. Les fleurs s'épanouissent, mon
printemps est venu. Et maintenant, luttons contre la misère et la
douleur!

Croyez-vous que Falk et Svanhild tenteront le bonheur? Point. Un
négociant leur fait comprendre que si

     «L'honneur sans argent n'est qu'une maladie.»[17]

l'amour sans écus est une folie. L'amour disparaît, la position demeure.
Et les jeunes gens se séparent. Svanhild épouse le riche négociant qui
lui a découvert le sens de la vie; quant à Falk, il se met, je crois, à
étudier la théologie. Ils prennent pour prétexte de leur séparation le
désir de rester en plein rêve et de ne pas voir _sombrer_ sous les coups
de la réalité les splendeurs de leur songe, mais le fait est qu'ils
brisent leur bonheur, ils le brisent eux-mêmes de leurs propres mains.
Et la cause? Leur volonté est abolie. Ils n'ont pas de volonté d'agir,
de tenter le bonheur.

Gina, la femme de Hialmar, est l'ancienne maîtresse de Werlé, riche
industrie[18]. Hialmar, confiant, ignore qu'il y a de la boue à
l'origine de son mariage, et que son foyer repose sur un mensonge. Le
fils de Werlé, Grégoire, ancien ami de Hialmar, atteint d'une maladie
qu'un des personnages de la pièce désigne sous le nom de «fièvre de
justice aiguë», se décide à apprendre au mari le passé de sa femme.
«Hialmar, connaissant la faute de Gina, pourra la lui pardonner; il n'y
aura plus de mensonge entre eux, ils seront parfaitement heureux, et
leur bonheur, fondé sur la vérité, sera solide autant qu'ineffable.»

Après l'explication entre les époux, Grégoire entre, leur tendant les
mains:

GRÉGOIRE.--Eh bien, mes chers amis, est-ce fait?

HIALMAR.--C'est fait. J'ai vécu l'heure la plus amère de ma vie,

GRÉGOIRE.--Mais aussi la plus pure, n'est-ce pas?

HIALMAR.--Enfin, pour le moment c'est fini.

GINA.--Que Dieu vous pardonne, monsieur Werlé!

GRÉGOIRE (avec un profond étonnement).--Je n'y comprends rien.

HIALMAR.--Qu'est-ce que tu ne comprends pas?

GRÉGOIRE.--Cette grande liquidation qui devait servir de point de départ
à une existence nouvelle, à une vie, à une communauté basée sur la
vérité délivrée de tout mensonge?

HIALMAR.--Je sais, je sais très bien.

GRÉGOIRE.--J'étais si intimement persuadé qu'à mon entrée je serais
frappé par une lumière de transfiguration illuminant l'époux et
l'épouse. Et voici que devant moi tout est morne, sombre, triste.

Ils n'ont même pas le courage de leur rénovation! La moindre lutte
morale brise ces malades. «L'état physique de l'individu doit être en
rapport avec ce qu'il aura à supporter, sans cela une émotion contraire
serait un obstacle fatal.»[19] Tout leur tapage étourdissant n'est fait
que pour cacher la faiblesse de leurs convictions, de leur foi. «Le
doute et le trouble sont dans toutes les âmes; la défiance est dans tous
les esprits.»[20] Le doute pénètre partout, il porte le découragement;
jusqu'au fond de l'être, là où se puisent les grands élans, là où
l'homme entend la voix mystérieuse et puissante qui le sollicite à être
lui-même. Il vaut mieux que l'âme humaine se berce de rêves; chimériques
en s'avançant toujours que de végéter dans l'inaction et le doute. Si le
doute amène les âmes fortes vers la lumière, il anéantit complètement
les faibles, les dégénérés, les infirmes moraux, les déformés par la
société. La folie du doute perpétuel n'est que l'exagération de cette
perplexité continuelle qui amène les hommes à ne plus oser rien faire,
rien désirer, rien vouloir, rien tenter. Pascal a dit quelque part que
«le dessein de Dieu sur nous est plus de perfectionner la volonté que
l'esprit». Vérité, hélas, trop oubliée de nos jours. Les meilleurs
esprits n'osent pas seulement agir, ils n'osent rien affirmer, rien
nier, rien vouloir avec énergie.

Le doute porte sur tout. Même ceux qui aspirent vers quelque chose de
supérieur, vers la liberté, vers la lumière «qui pensent et croient ne
veulent pas s'en rendre compte, ne veulent pas s'y arrêter».[21] Dans un
moment de crise, ils crient comme Oswald[22]: «Le soleil!... Le
soleil!...» et ils ne font rien pour dissiper les ténèbres où ils
végètent!

«Vous voulez bien croire un peu, mais sans y regarder de trop près, et
faire peser tout le fardeau sur celui qui, vous a-t-on dit, s'est chargé
de l'expiation. Puisqu'il s'est laissé couronner d'épines pour vous, il
ne vous reste plus qu'à danser. Mais il s'agit de savoir où cette danse
vous mène.»[23] Ce ne sont pas eux qui régénéreront l'humanité. «Les
dégénérés ne changent pas l'histoire; ils la subissent.»[24] L'avenir
n'est pas à eux. L'avenir est à ceux qui sont désabusés.


NOTES:

[1] Ibsen. _Un ennemi du peuple_.

[2] Edmond Demolins. _A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons_, p.
3.

[3] Elisée Reclus. _L'Idéal de la jeunesse_, p. 8.

[4] Ibsen. _Gjengangere_ (Les Revenants), Madame Alving.

[5] Shakspeare. _Roi Lear_, paroles que le fils naturel adresse au fils
légitime.

[6] _Et Dukkehjem_ (Maison de poupée).

[7] Ibsen. _Gjengangere_ (Revenants).

[8] Th. Ribot. _Maladies de la personnalité_, p. 39 (Paris, F. Alcan).

[9] Ibsen. _John-Gabriel Borckman_.

[10] «Dans l'adversité de nos meilleurs amis, dit La Rochefoucauld
(_Maximes_, 241), nous trouvons toujours quelque chose qui ne déplaît
pas», mais il ne va pas jusqu'à dire que «l'amitié, c'est savoir
tromper».

[11] La Bruyère. _Les caractères_, édition Garnier frères, p. 131.

[12] Ibsen. _De Unges forbund_ (L'union des jeunes).

[13] Senèque. _Phèdre_.

[14] Charles de Rible. _La Famille et la Société en France, avant la
Révolution_, t. I, p. 80.

[15] Urbain Guérin. _L'Evolution sociale_, p. 193.

[16] Elisée Reclus. _Evolution et Révolution_, p. 6.

[17] Boileau.

[18] Ibsen. _Canard sauvage_.

[19] Bain. _Emotions et volonté_, p. 17.

[20] Ibsen. _Samfundets stötter_ (Soutiens de la société).

[21] Ibsen. _Gjengangere_ (Les Revenants).

[22] _Ibid._

[23] Ibsen. _Brand_.

[24] Kropotkine. _L'Anarchie, sa philosophie, son idéal_, p. 25.


       *       *       *       *       *


CHAPITRE VI

GERMES TRANSITIFS


Si l'anthropologie moderne a prouvé la transmission des vices et des
maladies par les parents à leurs enfants, la psychologie n'a pas moins
démontré que parmi la médiocrité des êtres apparaissent quelques
individus mieux doués qui, après avoir traversé une période d'évolution
et de crise, triomphent, deviennent des types plus parfaits et
obtiennent de nouvelles victoires et de nouveaux progrès. «L'humanité,
en se débattant dans une lutte séculaire pour améliorer ses institutions
sociales, atteint involontairement à quelque chose de bien différent et
de bien plus grand: sa propre réforme, l'ennoblissement de son caractère
moral, le couronnement de l'évolution biologique grâce à la création
d'un type plus élevé et plus pur.»[1]

Ces êtres souffrent dans la société actuelle, leurs droits sont
méconnus. Ces âmes étouffent sous le poids des préjugés et des
mensonges, elles ne peuvent aisément s'enlever et prendre leur vol;
elles n'ont ni liberté, ni indépendance pour assurer leur existence,
elles doivent s'incliner sous la volonté des seigneurs de la finance,
de la politique, de la pensée. «Le manque d'oxygène affaiblit la
conscience, et l'oxygène manque presque absolument dans notre société,
puisque toute la majorité compacte est assez dénuée de sens moral pour
ne pas vouloir comprendre que l'on n'édifie rien sur une fondrière de
mensonge et de fourberie.»[2]

«On étouffe ici, dit Brand; un air de sépulcre s'élève de cet étroit
vallon. En vain on y déploierait un drapeau, aucun souffle frais et
libre ne le ferait flotter. «Tout ce qu'il y a de bon au fond des hommes
sera étouffé si on laisse subsister cet état de choses. Mais cela ne
doit pas durer! Oh! quel bonheur ce serait, quel bonheur de pouvoir
apporter un peu de lumière dans cet abîme de ténèbres et de méchanceté.

«Si j'avais le pouvoir, se lamente Rosmer[3], de leur faire avouer leurs
torts, de réveiller la honte et le repentir dans leurs coeurs, de les
amener à se rapprocher de leurs semblables avec confiance, avec amour!
Il me semble qu'on pourrait y arriver. Que la vie deviendrait belle
alors! Plus de combats haineux, rien que des luttes d'émulation, tous
les regards fixés sur un même but, toutes les volontés, tous les esprits
tendant sans cesse plus loin, toujours plus haut, chacun suivant le
chemin qui convient à son individualité. Du bonheur pour tous, créé par
tous.»

La corruption des moeurs, la dégradation actuelle de la société n'est
que le signe d'une nécessité absolue de sa transformation morale. De
tous côtés s'élève une plainte immense qui monte confuse. Au sein de
l'ivresse générale, du bien-être, de jouissances innombrables; au sein
de cet énervement, de ce mal qui ronge, on entend le bruit du réveil,
le murmure des volontés et des espérances.

Des idées nouvelles germent partout, elles cherchent à se faire jour,
à trouver une application dans la vie, mais elles se heurtent
continuellement à la force d'inertie de ceux qui ont intérêt à maintenir
le régime actuel, elles étouffent dans l'atmosphère suffocante des
anciens préjugés et des traditions. Les idées reçues sur la constitution
des États, sur les lois de l'équilibre social, sur les relations
politiques et économiques des citoyens entre eux, ne tiennent plus
devant la critique sévère qui les sape chaque jour, à chaque occasion,
dans le salon comme au cabaret, dans les ouvrages du philosophe comme
dans la conversation quotidienne.

«Les institutions politiques, économiques et sociales tombent en ruines;
elles gênent, elles empêchent le développement des germes qui se
produisent dans leurs murs lézardés et naissent autour d'elles. Un
besoin de vie nouvelle se fait sentir. Le code de moralité établie,
celui qui gouverne la plupart des hommes dans leur vie quotidienne,
ne paraît plus suffisant. On s'aperçoit que telle chose, considérée
auparavant comme équitable n'est qu'une criante injustice; la moralité
d'hier est reconnue aujourd'hui comme étant d'une immoralité révoltante.
Le conflit entre les idées nouvelles et les vieilles traditions éclate
dans toutes les classes, de la société, dans tous les milieux, jusque
dans le sein de la famille.»[4]

Et c'est le réveil. On a beau vouloir arrêter le courant: on n'a pas la
force de le détourner. Le courant suit son chemin, marche à
l'accomplissement de sa mission, dissipant l'atmosphère étouffante qui
l'environne. Il faut changer cette atmosphère sépulcrale. Il faut qu'un
beau soleil entre ici.

«Que venez-vous faire dans notre société? demande Rorlund à Lona, qui
revient d'Amérique.

--Lui donner de l'air, monsieur le pasteur![5] lui répond celle-ci. Mais
lorsqu'un édifice est resté trop longtemps fermé, on a de la peine à
l'aérer, les fenêtres ne s'ouvrent pas facilement, souvent même on est
obligé de les briser....

--Que voulez-vous édifier?

--Édifier? Il s'agit d'abord de démolir.[6]»

«Et cela n'a aucune importance, dit Stockmann[7], qu'une société
mensongère soit démolie! Il faut l'anéantir, il faut faire disparaître,
comme des animaux nuisibles, tous ceux qui vivent dans le mensonge.
J'aime tant ma ville natale, ajoute-t-il, que je préférerais la ruiner
que de la voir prospérer sur un mensonge.»

Mais on ne détruit que ce qu'on remplace. «Si les vieux mots sont usés,
il ne faut pas les enlever de la langue avant d'en avoir créé
d'autres.»[8]

Dans les pages qui vont suivre nous chercherons les mots que les
personnages d'Ibsen substituent à ceux qu'ils veulent enlever de la
langue actuelle; nous chercherons à déterminer les bases sur lesquelles
ils comptent édifier la Société nouvelle. Car toute phase sociale est
poussée par une phase future qui se prépare à la remplacer. C'est la loi
de l'évolution universelle de tous les phénomènes: physiques, moraux et
sociaux. La société actuelle doit céder sa place à une société nouvelle,
sinon la loi d'évolution se trouverait suspendue, hypothèse
anti-scientifique. Si l'évolution condamne toute transformation
arbitraire, elle condamne aussi toute immobilité, toute inertie; loin
d'exclure la possibilité des réformes pacifiques, elle ne veut pas
laisser l'humanité s'endormir, elle l'engage à l'activité consciente,
à la marche vers une ère nouvelle.

--Ils ont eu leur aurore,--dit Brand au seuil de l'Église nouvelle qu'il
a fait construire,--pourquoi ne verraient-ils pas leur déclin? L'ordre
universel veut de la place pour les formes à naître.... Ce qui ne périt
pas, c'est l'esprit incréé, c'est l'âme, dissoute dans l'éclosion
printanière du monde, l'âme qui, d'audace et de foi virile, a construit
une arche allant de la matière à la source de l'être. Cette âme est
maintenant partagée en petites portions qui se débitent en détail.

De cette mutilation, de ces tronçons d'âme, de ces membres détachés,
épars, il faut qu'_un tout_ surgisse.... Hommes, vous êtes au croisement
des chemins! Avec votre volonté entière, vous devez vouloir le nouveau,
l'anéantissement de toutes les constructions pourries, pour que le grand
sanctuaire ait la place qui lui revient....


NOTES:

[1] A. Loria. _Problèmes sociaux contemporains_, p. 174.

[2] Ibsen. _En Folkefiende_ (Un Ennemi du peuple).

[3] Ibsen. _Rosmersholm_.

[4] Pierre Kropotkine. _Paroles d'un révolté_, p. 275.

[5] Ibsen. _Samfundets stötter_ (Soutiens de la société).

[6] _Le unges forbund_ (L'Union des jeunes).

[7] _ Un Ennemi du peuple_.

[8] _Brand_ (Eynor).


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PARTIE POSITIVE

LA SOCIÉTÉ NOUVELLE


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CHAPITRE PREMIER

LA RÉGÉNÉRATION INDIVIDUELLE ET SOCIALE EST POSSIBLE

L'AMOUR EN EST LA PREMIÈRE BASE


«Qui n'a pas été renversé une fois dans sa vie! Il faut se relever et ne
faire semblant de rien. Seuls le présent d'un homme et son avenir
peuvent racheter son passé.»

Borckman[1], qui dit ces paroles, semble indiquer par là que la
rénovation est possible, qu'il n'est jamais tard de renaître, mais que
seuls le présent et l'avenir sont capables de racheter le passé. Des
hommes forts et intelligents peuvent toujours réagir et se refuser à
être plus longtemps serfs du mensonge. Mais non seulement l'homme est
perfectible, la société l'est aussi. «Si quelque esclave de ce monde
fait une brèche au grand capital humain, un autre, par son travail, peut
toujours réparer le dommage.»[2] Un individu, comme une nation, peut se
tromper, s'égarer, mais aussi le reconnaître, se repentir et réparer le
mal.

Ibsen ne se contente pas de faire exprimer à ses héros l'idée de la
possibilité de la régénération morale de l'individu et de la société, il
leur fait indiquer la base même de cette rénovation: l'Amour.

«Notre coeur est ce jeune univers créé pour recevoir l'esprit divin.
C'est là qu'il faut tuer le vautour de la convoitise. C'est là que le
nouvel Adam doit naître.»[3]

C'est grâce à l'Amour de Lona que Bernick[4] se repent, avoue à tous ses
torts et commence une vie nouvelle. Mais c'est surtout _Peer Gynt_ qui
nous offre la démonstration éclatante que l'Amour est le premier jalon
de tout relèvement moral.

Peer Gynt, après avoir gâché sa vie dans bien des aventures, revient,
tête blanche, dans son pays natal où, dans sa jeunesse, il fut aimé par
une jeune fille, Solveig. Il éprouve des remords d'avoir toujours fui la
voie droite, la vie sérieuse. La nuit vient; il court dans la forêt où
il connut, dans son enfance, des heures délicieuses, et il lui semble
entendre autour de lui des voix s'élever: des bobines de fil qui roulent
à ses pieds murmurent: «Nous sommes des questions que tu devais
résoudre»; le vent gémit: «Nous sommes des chants que tu devais
chanter»; et des gouttes de rosée tombent des branches en soupirant:
«Nous sommes des larmes que tu n'as pas répandues»; et des brins de
paille lui disent: «Nous sommes les oeuvres que tu devais accomplir,
nous sommes les forces que tu n'as pas voulu aimer.»

Peer Gynt veut se persuader qu'en gâchant sa vie, il est resté
_lui-même_, qu'il a vécu suivant son _moi,_ mais le vide qui se fait
autour de lui, lui prouve qu'il n'a été qu'un égoïste. Peer Gynt est
seul. Sa conscience se réveille. «Terre splendide, prie-t-il, ne
t'offense pas parce que j'ai foulé ton herbe inutilement! Soleil
magnifique, tu as versé tes rayons sur une hutte inhabitée--le
propriétaire n'était jamais chez lui.... Oh! je veux monter jusqu'au
plus haut sommet, je veux voir encore une fois le soleil se lever, je
veux contempler la terre promise....»

Il arrive devant la maison de Solveig au moment où celle-ci, vieillie,
sort de la hutte, un bâton et un livre de cantiques à la main.

PEER GYNT.--Un pécheur est devant toi. A toi de le juger.

SOLVEIG.--C'est lui. Loué soit Dieu!

PEER GYNT.--Accuse-moi, dis combien j'ai péché envers toi!

SOLVEIG.--Tu n'as commis aucun péché!

PEER GYNT.--Dis-moi mon crime.

SOLVEIG.--Tu as fait de ma vie un poème. Bénie soit notre rencontre! Le
vrai Peer Gynt qui avait au front un sceau le marquant pour une haute
destinée, a vécu dans ma conscience, dans mon espoir, dans mon amour!

Une clarté illumine la figure de Peer Gynt. Il pose sa tête sur les
genoux de Solveig qui chante: «Dors, mon ami, je te bercerai, je te
veillerai ... dors et rêve!» Solveig chante et le soleil se lève....

«Faire un homme heureux, c'est mériter de l'être», dit Jean-Jacques[5].
Dans _Peer Gynt_, Ibsen prouve que l'homme, apte à faire jaillir de son
coeur dans celui d'un autre être humain les rayons ardents de l'amour,
est capable de se relever moralement. L'amour, c'est le soleil qui
vivifie; il ennoblit, il régénère. «L'amour possède une force surhumaine
qui élève au-dessus de la fange de la vie quotidienne, et le fait
briller de toute sa magnificence aux yeux de tous.»[6]

C'est la richesse du coeur qui seule donne du prix aux richesses de
toutes nos facultés; même la science n'est vivante et complète que par
l'amour. Les hommes ne font rien avec une idée, quand un sentiment ne
s'y joint pas. On regrette moins d'avoir eu du coeur que de l'esprit.

L'amour féconde, agrandit et élève toutes les facultés intellectuelles
et morales. Par lui le sentiment proprement dit, qui n'est d'abord que
le produit d'une sensation, devient affectif, manifeste des préférences,
éveille l'activité et agit ainsi sur la volonté avec une puissance de
plus en plus grande. Que de crimes seraient évités si nous étions
entourés de plus de sympathie, si la solidarité était plus chaude et
plus réconfortante! C'est ce manque de fraternité et d'amour qui rend la
lutte pour la vie si terrible et si acharnée. Sans amour tout changement
du régime actuel ne sera qu'une substitution d'une classe à une autre,
un changement de noms pour les maux qui demeurent.

Le mal de l'humanité ne vient pas de la nature, il vient, il grandit
parce que les hommes ne savent plus aimer. Aucun mécanisme ne donnera à
l'humanité le bonheur, si elle ne veut pas comprendre qu'il y a ici-bas
un moyen capable d'adoucir toutes les misères et toutes les souffrances,
et c'est l'Amour. L'être humain à l'instant où bat son coeur, se
transfigure et s'illumine comme une aurore.

Seul l'amour établit une harmonie entre les individus. Cette harmonie
peut être aperçue par l'intelligence, mais elle n'est sentie et réalisée
que par le coeur. L'amour est l'intelligence descendue dans les fonds
mêmes de l'âme. L'intelligence qui n'arrive point à l'amour, à la
volonté, manque de puissance pour le développement de la vérité, elle
n'en atteint point la vaste et sublime profondeur. La science, les lois,
les institutions les plus sages, sont une lettre morte que l'amour seul
peut transformer en parole vivante. C'est que l'intelligence n'est que
le reflet du foyer d'amour, et à mesure que le foyer est plus actif, la
lumière est plus vive. Des plus intimes profondeurs de l'amour jaillit
la lumière de l'intelligence. Le génie, l'héroïsme, la morale, sont dus
à l'amour, c'est par amour qu'il peut être compris, c'est par amour
qu'il peut être régénéré, car l'amour seul crée l'amour.


NOTES:

[1] _John-Gabriel Borckman_.

[2] Ibsen. _Brand_.

[3] Ibsen. _Brand_.

[4] Ibsen. _Samfundets Stötter_ (Soutiens de la société).

[5] J.-.J. Rousseau. _Correspondance_. Lettre à Hume, t. IV, p. 597.
Paris, MDCCCLII.

[6] Ibsen. _Kjaerlighedens Komedie_ (La Comédie de l'amour).


       *       *       *       *       *


CHAPITRE II

LA VERITE ET LA LUMIERE


«Un homme est condamné dans son oeuvre, s'il fait les choses à demi et
ne songe qu'aux apparences, s'il ne traduit pas ses idées par des actes
et non seulement par des paroles ou des sentiments.»[1]

Cela veut dire: parler est bien, agir est mieux. Une société ne se bâtit
pas avec des mots, des sentiments ou des idées, elle ne se compose pas
d'abstractions, mais d'hommes en chair et en os, qui, même pour aimer,
se posent toujours la question de Faust: «Par où commencer?»

Par où doit-il commencer, l'individu qui désire s'affranchir des
servitudes sociales et devenir un être libre et conscient? «Par briser
la chaîne des moeurs et des coutumes», répond Falk dans la _Comédie de
l'Amour_. Plus de mensonges, plus d'hypocrisies, plus de conventions
fausses. C'est la philosophie du _Canard Sauvage_. Les critiques qui
prétendent qu'Ibsen a voulu dire dans cette pièce: «N'enlevez pas le
mensonge au vulgaire, vous lui enlèveriez le bonheur en même temps»,
n'ont pas saisi l'esprit de l'oeuvre du penseur norvégien. L'idée
fondamentale du _Canard Sauvage_ est celle-ci: «Il vaut mieux détruire
le bonheur que de le laisser subsister sur un mensonge.»

L'esprit puissant de l'auteur de _Brand_ a parfaitement compris quel
rôle considérable, prépondérant et néfaste, les préjugés et les
mensonges jouent dans la société actuelle. Son théâtre est un cri de
révolte contre cet état de choses. Malgré les progrès de la
civilisation, malgré la diffusion de plus en plus grande des lumières
scientifiques, le préjugé et le mensonge règnent encore en maîtres dans
la société. Ils s'exercent de tous côtés. Il y a des préjugés de
religions, des préjugés de nations, de classes, de conditions sociales.
Il suffit qu'un de nos semblables appartienne à telle classe, à telle
famille, à telle corporation, pour qu'on lui attribue d'avance tel
défaut, tel travers.

Et ce qu'il y a de plus déplorable dans ces erreurs de jugement, c'est
que nul ne peut s'en déclarer absolument exempt.

Le mensonge suppose un désordre dans la vie. Si l'on était ce qu'on
devrait être, on n'éprouverait nullement le besoin de dissimuler ce
qu'on est. Ah! les préjugés et les mensonges! ce sont eux qui causent
tous les malheurs de ce monde!

On peut tromper non seulement les autres, mais soi-même, et non pas par
erreur, mais volontairement. Il faut distinguer le mensonge de l'erreur.
L'erreur est inconsciente, tandis que le mensonge sait ce qu'il fait
quand il abuse les autres. «On peut nuire à la vérité sans mentir,
lorsqu'on ignore l'inexactitude qu'on commet; on peut dire une chose
vraie en mentant, lorsque, la croyant fausse, on cherche à égarer le
prochain par caprice ou dans un but égoïste.»[2] L'intention positive de
tromper est le trait caractéristique du mensonge. Mentir, c'est abuser
les hommes le sachant et le voulant, qu'on le fasse en actes ou en
paroles, par le silence ou par d'insidieux discours.

«C'est une chimère de croire que l'esprit aille de lui-même au vrai.
L'erreur lui est aussi naturelle que la vérité; il n'est pas bon en
sortant des mains de la nature. S'il est fait pour la vérité, il ne
l'atteint qu'en la cherchant péniblement; elle est une récompense plutôt
qu'un privilège. Il ne peut, s'il pense, éviter l'erreur, et les
exigences de la vie, son propre intérêt, les lois mêmes de la morale,
exigent qu'il agisse et qu'il pense.

Pourtant, il faut se garder de tomber dans un autre excès; le pessimisme
n'est pas plus vrai que l'optimisme, même dans la théorie de la
connaissance. _L'erreur peut être corrigée, si elle ne peut être
évitée_.»[3]

Le mensonge, lui, peut être évité.

Les hommes, dit Tolstoï[4], qui ignorent la vérité et qui font le mal,
provoquent chez les autres la pitié pour leurs victimes et le dégoût
pour eux, ils ne font du mal qu'à ceux qu'ils attaquent; mais les hommes
qui connaissent la vérité et qui font le mal sous le masque de
l'hypocrisie, le font à eux-mêmes et à leurs victimes, et encore à des
milliers d'autres hommes, tentés par le mensonge qui cache le mal.

«Nulle société ne peut vivre sainement en se nourrissant de
mensonge.»[5]

«La fin de l'homme est d'être sincère.»[6]

Il faut donc chercher la vérité.

Croire en la Vérité, c'est avoir la foi qui nous permet d'ordonner
toutes choses par rapport à elle. Aimer la Vérité, c'est s'y soumettre
dans ce qu'elle a d'absolu et d'irrésistible, la rechercher toujours
dans l'ordre changeant des circonstances et n'agir jamais que
conformément à elle. Si l'amour de la vérité est par lui-même
l'expression la plus pure de notre foi, nous devons irrévocablement
condamner le mensonge et tout ce qui s'y rapporte. La vérité dans la
connaissance des lois morales a déjà supprimé l'iniquité de l'esclavage,
les tortures judiciaires, les persécutions barbares; espérons qu'elle
élargira toujours ses limites. Toutes les erreurs, tous les symboles qui
ont été l'objet du culte des hommes n'ont produit quelque bien que par
suite de la parcelle de vérité qu'ils renfermaient. Il faut poursuivre
la vérité partout et toujours.

Dans les _Soutiens de la Société_, Dina, voulant aller en Amérique,
demande à Johann qui en revient, si les gens de là-bas sont moraux.

JOHANN.--Moraux?

DINA.--C'est-à-dire s'ils sont aussi convenables, aussi honnêtes qu'ici.

JOHANN.--Dans tous les cas, ils ne sont pas aussi mauvais qu'on le
pense. N'ayez aucune crainte à ce sujet.

DINA.--Vous ne comprenez pas. Au contraire, je voudrais qu'ils ne
fussent pas si nobles et si vertueux.

JOHANN.--Et comment les voudriez-vous?

DINA.--Je voudrais qu'ils fussent ... nature. Nature, franchise, vérité
en tout. Végéter dans cette vie pour les bienfaits illusoires de la vie
future?--C'est un mensonge qui en engendre bien d'autres.

A force de s'inquiéter de l'avenir on oublie le présent. «Le passé ne
nous doit point embarrasser, puisque nous n'avons qu'à avoir regret de
nos fautes; mais l'avenir nous doit encore moins toucher, puisqu'il
n'est point du tout à notre égard, et que nous n'y arriverons peut-être
jamais. Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et
dont nous devons user selon Dieu. C'est là où nos pensées doivent être
principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet qu'on ne
pense jamais à la vie présente et à l'instant où l'on vit, mais à celui
où l'on vivra. De sorte qu'on est toujours en état de vivre à l'avenir,
et jamais de vivre maintenant. Notre-Seigneur n'a pas voulu que notre
prévoyance s'étendît plus loin que le jour où nous sommes. Ce sont les
bornes qu'il faut garder et pour notre salut et pour notre repos.»[7]

«Le _mot futur_, dit Falk[8], assombrit pour nous le jour lumineux:
Notre _prochain_ amour! Notre _future_ femme, notre _seconde_ vie! La
préoccupation de cette idée fait un mendiant de l'homme le plus
fortuné. Aussi loin que vous regardez devant vous, ce mot enlaidit
votre existence en détruisant la joie du moment. Vous ne sauriez vous
arrêter un instant tranquillement en votre bonheur sans vous embarquer
vers d'autres rives, et ce rivage atteint, vous reposez-vous un instant?
Non, il faut vous hâter de fuir, et toujours ainsi jusqu'à la mort.»

Et cela vient du mensonge que nous nous forgeons de notre existence,
voulant nous persuader que cette vie n'est rien et que la vie future, la
vie d'outre-tombe est tout. «La souffrance ne nous atteint point, car
rien ne nous touche en ce monde, sinon le désir d'en sortir.»[9]
L'homme, disent ces prêcheurs, doit être tout entier dans l'attente des
biens futurs; il ne doit considérer la vie présente que comme un rapide
voyage dont la seule importance est de préparer notre éternel avenir.
Or, il n'y a qu'une seule vie: celle que nous vivons. «Le bonheur que
nous comprenons, nous ne le trouvons qu'ici-bas.»[10] «Il faut chercher
la vie, pour la faire passer avant toute chose.»[11]

Il faut vivre, car quand l'esprit commence à peine à s'éveiller, les
forces physiques commencent déjà à décliner. Cette heure est à toi, tout
le reste est folie!

Il n'y a rien de mystique dans la vie. La vie est une force de vérité et
de lumière.

Dans les _Revenants_, Mme Alving discute avec son fils le
sentiment filial:

Mme ALVING.--Un enfant ne doit-il pas de l'amour à son père,
malgré tout?

OSWALD.--Quand ce père n'a aucun titre à sa reconnaissance? Quand
l'enfant ne l'a jamais connu? Et toi, si éclairée sur tout autre point,
tu croirais vraiment à ce vieux préjugé?

Mme ALVING.--Il n'y aurait donc là rien qu'un préjugé?

OSWALD.--Oui, tu peux en convenir, mère. C'est une de ces idées
courantes que le monde admet sans contrôle. C'est un mensonge.

Et Mme Alving, ne poursuivant que la vérité, finit par être
d'accord avec son fils.

L'enfant ne doit pas plus être à la discrétion de l'autorité familiale
que l'homme à la discrétion de l'autorité gouvernementale. Il faut à
l'enfant, comme au chêne, pour croître et devenir homme dans son
individualité forte, l'espace et la liberté.

Dans la _Maison de Poupée_, Nora apprend que la société a le droit
romain, le droit international, le droit administratif, le droit
policier, et que seul le Droit humain lui manque; elle, qui considérait
la justice comme un sentiment qui fait partie intégrante de notre âme,
elle apprend que la justice n'est qu'une fiction, une loi créée par la
société pour garantir ses mensonges et que c'est la loi qui crée souvent
le délit,--et elle déclare nettement que «ce sont de bien mauvaises
lois».

NORA.--J'apprends que les lois ne sont pas ce que je croyais; mais que
ces lois soient justes, c'est ce qui ne peut m'entrer dans la tête.

HELMER.--Tu parles en enfant: tu ne comprends rien à la société dont tu
fais partie.

NORA.--Non, je n'y comprends rien. Mais je veux y arriver et m'assurer
qui des deux a raison, de la société ou de moi.

Et Nora quitte le foyer domestique, elle ne veut plus accepter aucune
idée toute faite sans l'avoir examinée, elle s'en va chercher la vérité,
la lumière.

Lorsque le docteur Stockmann[12] est déclaré ennemi de la société pour
lui avoir voulu du bien, il ne se rend pas aux mensonges du milieu qui
l'environne, mais, fort dans la vérité, il le quitte, il l'abandonne, il
s'isole, il reste seul. Partout où il y a lutte entre les «soutiens de
la société» et les indépendants, Ibsen prend toujours parti pour ces
derniers. Apôtre du «moi individuel», il semble nous dire: Pour changer
la société, il faut commencer par l'individu.

L'individu qui désire reconquérir la totalité de sa personnalité
originale, doit se soustraire plus ou moins complètement à l'influence
générale, s'isoler du groupe social, redevenir lui-même, abandonner
toutes les conventions mensongères, rechercher la vérité et la lumière,
reconquérir sa puissance, sa force individuelle, qu'il mettra plus tard
au service de la société.

Nora et Stockmann peuvent devenir les membres les plus éclairés et les
plus dévoués de la société. «Les affections sociales ne se développent
en nous qu'avec nos lumières.»[13]

C'est surtout dans _Brand_ que s'exprime la puissance morale de
l'individu.


NOTES:

[1] Ibsen. _Brand_.

[2] J. Bovon. _Morale chrétienne_, t, II, p. 9.

[3] Brochard. _De l'Erreur_, p. 280. Paris, F. Alcan.

[4] Voir notre ouvrage: _Pensées de Tolstoï_, p. 143.

[5] Ibsen. _En Folkefiende_ (Un Ennemi du peuple).

[6] Ibsen. _Kjaerlighedens Komedie_ (La Comédie de l'amour).

[7] Pascal. _Lettre à Mademoiselle de Roanney_. Voir M. de Lescure.
_Discours sur les passions de l'amour de Pascal_, p. 47.

[8] Ibsen. _Kjaerlighedens Komedie_(Comédie de l'amour).

[9] Tertullien. _Apol_., p. 41.

[10] Ibsen. _Lille Eyolf_ (Le petit Eyolf).

[11] Ibsen. _Quand nous nous réveillerons d'entre les morts._ (Naar vi
Döde Vaagner).

[12] Ibsen. _En Folkefiende_ (Un ennemi du peuple).

[13] J.-J. Rousseau. _Oeuvres complètes_, t. III, p. 505.


       *       *       *       *       *


CHAPITRE III

L'EFFORT INDIVIDUEL
LA VOLONTÉ, L'ACTION, LA LIBERTÉ, LA JUSTICE


I

Brand[1], c'est la conception, vivante que la question sociale est avant
tout une question de force, de volonté, d'énergie, de lumière et de
morale individuelles.

On n'a le droit d'accuser qui que ce soit qu'après s'être jugé soi-même,
de dresser le bilan de la société qu'après avoir dressé celui de sa
propre vie. Brand, après avoir fait son examen de conscience, rejette
les mensonges dans lesquels il a été élevé, il devient _lui-même_ et
n'écoutant que la voix impérative de sa conscience, il se met à
régénérer les âmes des autres.

Il n'accepte aucun compromis. Il refuse les derniers sacrements à sa
mère, qui a toujours servi deux maîtres: Dieu et Mammon. Il sacrifie son
enfant unique à qui il faudrait le soleil du midi. Il perd sa mère, il
perd son enfant, sa femme, et il poursuit toujours sa tâche de
réformateur; il fait construire une _Eglise nouvelle_, mais le jour de
son inauguration il découvre qu'il va remplacer l'ancien mensonge par
un mensonge nouveau ... il jette à la mer les clefs de l'église, il
entraîne le peuple dans les montagnes, vers la Nature....

On pourrait peut-être reprocher à Brand de refouler en lui les attaches
les plus chères, si nous ne savions que «certains hommes ont le droit,
non pas officiellement, mais par eux-mêmes, d'autoriser leur conscience
à franchir certains obstacles, dans le cas seulement où l'exige la
réalisation de leur idée. Tous ceux qui s'élèvent tant soit peu
au-dessus du niveau commun, qui sont capables de dire quelque chose de
nouveau, doivent, en vertu de leur nature propre, être nécessairement
des criminels,--plus ou moins, bien entendu. Autrement il leur serait
difficile de sortir de l'ornière; quant à y rester, ils ne peuvent
certainement pas y consentir et leur devoir même le leur défend.»[2]

Accablé par la responsabilité de la mission qu'il a juré d'accomplir,
Brand ne voit qu'une chose: le but sacré auquel il doit aboutir. Le but
lui fait oublier sa propre douleur, car celui qui dit: «On ne possède
éternellement que ce qu'on a perdu»[3] souffre cruellement. Et cette
souffrance est d'autant plus grande que Brand jouit d'une vaste
intelligence par laquelle il embrasse les dangers du champ de bataille
où il veut combattre. «La douleur est une fonction intellectuelle,
d'autant plus parfaite que l'intelligence est plus développée.»[4]

Ibsen qui connaît la grandeur de la souffrance humaine, fait dire à
Rébecca[5] que la douleur n'endurcit pas, mais ennoblit le caractère.

ROSMER.--C'est la joie qui ennoblit l'esprit.

RÉBECCA.--Et la douleur aussi, ne crois-tu pas? La grande douleur?

ROSMER.--Oui, quand on peut la traverser, la surmonter, la vaincre.

C'est dans la douleur morale que les âmes fortes puisent leur
consolation, leurs forces, leurs vertus. La grandeur et la beauté des
âmes sont graduées sur la douleur. Ceux qui ont sur le front la flamme
du génie ont connu le baiser divin de la douleur. A mesure qu'on descend
l'échelle de la vie, le rire inconscient augmente; à mesure qu'on monte,
on voit régner la beauté grave de la douleur. Elle embellit l'image de
l'homme, elle grandit son coeur, elle élève sa pensée.

Ceux qui ne savent que se plaindre et gémir ne connaissent point la
souffrance; la vraie douleur est discrète, c'est dans le silence qu'elle
s'épanouit, c'est dans la solitude qu'elle se transforme en Force. Celui
qui porte en lui une capacité infinie de souffrir, ne connaît jamais le
désespoir; c'est la pénétrante lumière de la douleur qui lui éclaire le
chemin de la vie. La douleur n'est pas une humiliation; comme l'amour,
elle est le tressaillement des âmes fortes, des esprits intelligents. Si
l'amour ne va jamais sans douleur, la douleur engendre toujours l'amour.
L'amour et la douleur enseignent la bonté, la tendresse, la grâce; si
l'amour purifie, la douleur morale rend l'homme meilleur. «De même
qu'une oreille musicale est nécessaire pour partager le plaisir que
procure la musique, de même la sympathie pour la douleur d'autrui ne
peut naître que chez celui qui a éprouvé la douleur.»[6]

Les âmes fortes et viriles portent en elles un trésor inépuisable
d'amour et de douleur. L'amour et la douleur ont illuminé l'âme de
Brand. Brand souffre, mais il cache ses douleurs, il ne cherche pas de
consolation. Il est doux, par moments, d'être consolé par une âme
tendre, mais personne n'aime à consoler. Pour consoler, il faut avoir
beaucoup de coeur. Ne cherchons point de consolation, ne nous
appesantissons jamais sur nos propres tristesses: la douleur discrète
prépare aux nobles causes, elle sacre ceux qui savent souffrir
silencieusement.

Ni les imbécillités rieuses, ni les flétrissures, ne font courber le
front des Brand. On devient peut-être un peu dur, mais les Brand ne sont
pas des hommes aimables. Etre aimable est facile à ceux qui se plient
volontiers, par nonchalance ou par calcul égoïste, aux travers, aux
erreurs, aux mensonges du monde. Ce qui importe, avant d'être aimable,
c'est d'être vrai, d'être juste, soi-même, c'est d'avoir du caractère.

Brand est rude et souvent dur: il comprend que celui qui donne beaucoup,
a aussi le droit de demander autant. Brand sacrifie son bonheur et sa
vie, et il peut dire: «Qui ne sacrifie pas tout, jette son offrande à la
mer.» Une loi supérieure de justice, inscrite au fond du coeur de
l'homme, lui fait sentir que lorsque le sacrifice est exigible d'un
côté, il doit en être de même du côté opposé. Brand nous prouve que
c'est dans la volonté du sacrifice conscient que gît la force qui
ressuscite. Brand demande _Tout ou Rien_. «Si tu donnais tout en
réservant ta vie, sache que tu n'aurais rien donné.» Et il ajoute
amèrement: La vie! la vie! quel prix ce bon peuple y attache. Il n'y a
pas d'infirme qui ne tienne à l'existence comme si le salut du monde et
des âmes reposait sur ses chétives épaules!

Lorsqu'on demande à Brand: Combien durera la lutte?--il répond: Elle
durera jusqu'à votre dernier jour, jusqu'au sacrifice suprême, jusqu'à
ce que vous soyez libres de compromis, maîtres de votre volonté entière,
et que vous n'hésitiez plus lâchement devant cet ordre: _tout ou rien_!
Quelles seront vos pertes? tous vos désirs, toutes les réserves que vous
apportez au serment solennel; toutes les chaînes polies, dorées, qui
vous font esclaves de la terre, tous les somnifères qui vous endorment!
Ce que vous rapportera la victoire? Une volonté pure, une foi élevée une
âme entière et cet esprit de sacrifice qui donne tout avec joie, jusqu'à
la vie, enfin une couronne d'épines sur chaque front: le voilà votre
gain.

Si Brand indique le chemin du sacrifice, c'est qu'il l'a pris le
premier. «Il y a longtemps qu'on nous parle du bon chemin, qu'on nous
l'indique du doigt; plus d'un nous l'a montré, mais tu es le premier qui
l'aies pris toi-même,»[7] lui dit un homme du peuple.

Si Brand demande _tout_, c'est qu'il a assez de force et de volonté pour
_tout_ donner


II

Brand est l'incarnation de la force et de la volonté. Brand appartient à
cette catégorie d'élus «qui ont reçu la grâce, la faculté, le pouvoir,
de _souhaiter_ une chose, de _la désirer_, de _la vouloir_, avec tant
d'âpreté, si impitoyablement, qu'à la fin, ils l'obtiennent»[8] ou ils
succombent.

Ce n'est pas en réveillant de brillantes qualités qu'on guérira des âmes
estropiées, _c'est de volonté qu'il s'agit_. C'est la volonté qui rend
libre..., ou qui tue. Elle est toujours la même, chez le petit comme
chez le grand, toujours entière au milieu de l'éparpillement de toutes
choses!

«Venez à moi, dit Brand, hommes, qui vous traînez lourdement dans cette
vie. Ame contre âme, dans une communion intime, nous allons tenter
l'oeuvre de purification, abattre l'indécision, imposer silence au
mensonge et réveiller enfin le jeune lion de la volonté!»

Il ne s'agit pas de gémir et de pleurer platoniquement sur la triste
condition de la nature humaine, sur les misères du monde, il faut agir.
«Là où se trouve l'action, se trouve la force.»[9]

L'activité maladroite produit toujours plus de résultats que la mollesse
prudente. Si l'oisiveté peut tuer à la longue une volonté saine,
l'action peut sauver une volonté malade. _Homines sunt voluntates_, a
dit saint Augustin. La volonté c'est l'homme même.

Au milieu de ce tourbillon d'images, de désirs, de passions qui s'agite
en nous, nous démêlons clairement une force irréductible, capable de
régler tout ce mouvement: la volonté. «Je veux, je ne veux pas», ces
mots gouvernent notre intelligence, notre sensibilité, notre esprit,
tout notre être. Il ne suffit plus de dire avec Descartes: _Cogito, ergo
sum_; il faut dire: J'agis, donc je vis. Je ne suis _moi_ qu'autant que
j'agis. Pour qu'une âme d'homme ait de la dignité, de la beauté morale,
il faut que la volonté y règne en souveraine. La volonté, qui est la
faculté essentiellement active de l'homme, concentre la puissance de
toutes les autres facultés en vue de l'action qui est la manifestation
suprême de la vie humaine. La destinée de l'homme, qui est le total de
ses actes, est d'autant plus élevée, d'autant plus noble, d'autant plus
utile, qu'elle se compose d'actes plus conformes au vrai, au bien, au
juste, au beau, c'est-à-dire de manifestations plus pures de l'emploi de
la volonté. La volonté, c'est la _pensée voulue_.«La pensée _voulue_, la
pensée réfléchie, la véritable pensée humaine en un mot, ne saurait
exister sans que se produise une de ces _volitions_ toujours
_intentionnelles_ qu'on nomme idées-motrices[10]. «Vivre, c'est vouloir;
vivre, c'est agir; mais agir réellement, c'est agir avec conscience,
avec la décision de dominer ses propres actes, de leur imposer une
unité, de leur imprimer la forme de l'idéal que l'on porte en soi. La
conscience, c'est l'âme dans la plénitude de ses facultés et de ses
forces. La volonté est le principe de notre activité consciente, c'est
elle qui donne le rayonnement et la valeur à notre vie. Sans volonté, il
n'y a pas de caractère et sans caractère, il n'y a pas d'homme.

«Voici ce qui est écrit en caractères de feu par une main éternelle, dit
Brand: Sois ferme jusqu'à la fin, on ne marchande pas la couronne de
vie. Pour te purifier, ce n'est pas assez des sueurs de l'angoisse, il
faut encore le feu du martyre; si tu ne _peux_ pas, tu seras certes
pardonné; mais si tu ne _veux_ pas, jamais!»

«Délivrer la volonté ou succomber!» crie-t-il de toutes les fibres de
son âme. L'homme capable de pousser ce cri sublime, dira et fera ce
qu'il a à dire et à faire, malgré tous les obstacles, toutes les
montagnes. «Réduites par la montagne, les paroles résonnent longtemps
quand on parle à voix forte et pleine.»[11]

Quand donc l'humanité guérie des mensonges s'élèvera-t-elle jusqu'à la
volonté consciente! Brand nous fait voir que la volonté consciente
engendre la liberté et la justice. «Au-dessus de la volonté, dit-il,
règne un Dieu de liberté et de justice.»

Ce n'est pas ici le lieu de discuter la question: l'homme est-il libre?
«La question du libre arbitre est du domaine de la métaphysique et
insoluble.»[12] «Libres ou non, nous tendons à la liberté, à
l'indépendance absolue dont nous avons l'idée.»[13]

La liberté n'est pas une faculté que nous apportons en venant au monde
et que nous ne courons pas risque de perdre: nous ne la possédons que si
nous nous la donnons à nous-mêmes. «Nous ne naissons pas libres, mais
capables de devenir libres et soumis à l'obligation de le devenir. C'est
là le privilège de l'homme et sa dignité propre, qu'il ne reçoit pas de
la Nature un caractère tout fait et une destinée immuable: il est
lui-même l'artisan de sa grandeur.»[14]

Brand nous montre que la volonté fait naître la liberté qui engendre la
justice. «Accourez, natures fraîches et jeunes; qu'un souffle de justice
balaye la poussière qui vous couvre dans cette sombre impasse!» Car la
liberté sans la justice est une chimère. «La justice n'est pas une
convention humaine. Quelle que soit sa nature, elle est éternelle et
immuable.»[15] Ceux qui disent: «La justice n'est pas de ce monde»
mentent. La justice n'est pas un attribut divin inaccessible à l'homme;
la justice est le droit de l'individu et de l'humanité.

«La vérité et la justice ne sont pas des hasards; elles sont au fond
même des âmes humaines; elles en sont la loi idéale; et ce n'est point
par leurs manifestations mutilées et débiles qu'il faut juger de leur
force, mais par la promesse d'avenir qu'elles portent en elles, par la
secrète vertu qui, tôt ou tard, ici ou là, doit aboutira de belles
révélations.[16] «Nous préférons tous la justice à l'injustice. Ce qu'il
nous manque, c'est le courage d'être juste. La justice suprême, la
justice sincère, la justice se jugeant elle-même et jugeant selon ses
propres maximes, nous ne la trouverons nulle part, si nous ne parvenons
pas à la faire naître, croître et fleurir en nous-mêmes. C'est en
nous-mêmes, dans les profondeurs de notre âme, de notre conscience, que
nous devons puiser l'amour, la volonté, la liberté, la justice.


III

Brand est le type de l'homme fort, conscient, il a du courage, de la
force, de l'audace, il aime le combat: la lutte a peur des courageux.
«La lumière plane sur les champions .»[17] On puise du courage à les
suivre. Ah! certes, Brand n'arrive pas à réaliser ses rêves, il ne
parvient pas à construire sa Nouvelle Eglise, il est lapidé par la foule
qui demande des jouissances immédiates.

--«Quelle sera notre récompense?» gronde-t-elle. «La pureté de la
volonté! La pureté de la conscience!» répond l'apôtre.

Mais la populace préfère ses misères. Brand est frappé, il expire pour
avoir voulu aimer l'Idéal. Et qu'importe! «Il est doux d'être le martyr
d'une grande idée.»[18]

Brand n'est qu'un symbole, un rayon qui nous éclaire le chemin à suivre.
Comme _Solness le Constructeur_, Brand est «un homme de génie qui rêve ;
trop haut, tombe du haut de son rêve et en meurt».[19] Qu'importe!
Qu'importe! D'autres viendront, continueront et achèveront peut être
l'oeuvre commencée. Toute idée porte son fruit tôt ou tard. Lorsque
Danton, près de s'incliner sous le couperet, dit à son bourreau: «Tu
montreras ma tête au peuple: elle en vaut la peine,» ce ne fut pas la
vanité qui lui arracha ses terribles paroles. Le grand tribun de la
liberté sentit au moment suprême que rien ne vivifie les idées comme les
supplices des martyrs.

Si Brand, par sa vie, nous apprend à vivre, à vouloir, il nous enseigne,
par sa mort, à savoir mourir. Oui, il y a toujours quelque lâcheté à se
laisser vaincre, lorsqu'on peut être victorieux. Mais Brand a lutté.
L'homme fort ne se laisse jamais abattre. Le danger ne l'arrête point,
quand sa conscience l'appelle à l'affronter, il ne cède qu'à la
nécessité à laquelle il serait inutile de faire résistance; les
difficultés l'animent, loin de le rebuter; il ne craint ni ne recherche
la mort; toujours prêt à la recevoir, il se contente de l'attendre de
pied ferme. Nous devons oser également vivre et mourir, tenir ferme
contre les calamités de la vie, voir la mort sans faiblesse, lorsqu'on
ne peut l'éviter, et nous y exposer sans crainte toutes les fois que le
devoir véritable nous y appelle.

Les dernières paroles de Brand sont: «Chaque race envoie un de ses fils
à la mort pour expier les crimes de tous.» Ce ne sont pas là les paroles
d'un égoïste! Lorsque Brand meurt, une voix s'élève et murmure: «Dieu
est charité.»

Charité ici ne désigne point le mensonge par lequel les «Soutiens de la
Société actuelle» nourrissent les misérables en leur jetant parfois des
os desséchés de leurs somptueux festins. La _Charité_ ici veut dire
_Amour_. Dieu, c'est l'Amour.

Quand la Sorbonne condamna la traduction de l'_Axiochus_ de Platon et
que le Parlement condamna le traducteur, Etienne Dolet, à être brûlé
«dans un lieu commode et convenable», celui-ci, voué au bourreau pour
athéisme répondit par un chant d'immortalité:

     Si au besoin le monde m'abandonne....
     Dois-je en mon coeur pour cela mener deuil?
     Non, pour certain, mais au ciel lever oeil
     Sans autre égard....[20]

Ces cantiques sont plus utiles à la foule ingrate que tous les
blasphèmes,--à la foule qui tue ceux qui lui veulent du bien. Aristote
et Sénèque sont condamnés, comme impies, à la mort; le grand et vertueux
Socrate est condamné à mort en prêchant l'unité de Dieu, afin d'éteindre
les haines religieuses entre nations; Christophe Colomb, après avoir
découvert l'Amérique, est jeté dans les fers; Spinoza est flétri par la
synagogue.... Les siècles passent et l'on s'agenouille devant ces
surhumains considérés par leurs contemporains comme fous et criminels!
Il y a des époques où savoir être fou, c'est faire acte de sagesse! Ce
sont ces fous, «ces martyrs qui tirent l'humanité de ses impasses, qui
affirment, quand elle ne sait comment sortir du doute».[21]

C'est la flamme épique de ces grands enthousiasmes, c'est le soc de fer
de ces mâles volontés qui font l'histoire, qui jettent à l'univers de
nouveaux principes, qui construisent des Eglises nouvelles.

«Des millions s'occupent à perpétuer l'espèce; c'est par quelques-uns
seulement que se propage l'humanité.»[22]

On ne fera jamais rien avec la foule. L'esclavage des siècles l'a trop
avilie. La foule désire la récompense avant la peine, elle veut des
miracles même mensongers. L'idée, la conviction désintéressée, le
courage qui ne veut d'autre récompense que celle du devoir accompli, le
sacrifice qui ne cherche d'autre satisfaction qu'en lui-même, toutes ces
chimères lumineuses dépassent trop le niveau ordinaire de la vie pour ne
pas prêter à des soupçons malins,--et l'on accuse ceux qui ne cherchent
que la vérité et la justice, et on les condamne en les déclarant ennemis
de la société.

Aimons la foule, aimons le peuple, mais ne le lui disons jamais! surtout
ne cherchons pas à lui plaire. Si nous voulons tôt ou tard lui faire
comprendre et adopter nos idées, ne cherchons pas à avoir l'air
d'accepter les siennes. Montrons-nous tels que nous sommes,
dévoilons-lui la vérité, la vérité entière, la vérité toute nue,
fût-elle dure. Ce n'est pas eu flattant la foule, en lui répétant
qu'elle a toujours raison que nous la réveillerons. Si la foule voulait
avoir raison, elle serait déjà libre à l'heure actuelle! Non, la foule
n'a pas toujours raison.

«La majorité n'a jamais raison, dit Stockmann[23], jamais! C'est un de
ces mensonges sociaux contre lesquels un homme libre de ses actes et de
ses pensées doit se révolter. Qui forme la majorité des habitants d'un
pays? Est-ce les gens intelligents ou les imbéciles? Je suppose que nous
serons d'accord qu'il y a des imbéciles partout, sur toute la terre, et
qu'ils forment une majorité horriblement écrasante. La majorité a la
force, malheureusement, mais elle n'a pas la raison. L'ennemi le plus
dangereux de la vérité et de l'affranchissement intellectuel, c'est la
majorité compacte.... Les vérités de la majorité, les vérités de la
foule, de la masse sont celles qui sont en passe de devenir des
mensonges....» «Bjornson dit que la majorité a toujours raison, et c'est
ce qu'un politique pratique doit dire. Moi, au contraire, je suis obligé
de dire: La minorité a toujours raison. Je parle de cette minorité de
gens qui marchent à l'avant-garde vers un but que la majorité n'est pas
encore en état d'atteindre.»[24]

_L'idée des minorités_, défendue par les héros d'Ibsen, renferme une
pensée de justice et d'équité bien opposée à la primauté de la force. Si
même les minorités n'arrivent pas à réaliser leurs idées, elles sont
utiles: elles ne laissent pas les majorités s'endormir; elles sont un
contrôle nécessaire, elles sont un guide, toujours utile, jamais
nuisible.

Toute vérité nouvelle, dit Tolstoï, qui change les moeurs et qui fait
marcher l'humanité en avant n'est acceptée tout d'abord que par un petit
nombre d'hommes qui ont parfaitement conscience de celte vérité. Les
autres, qui ont accepté par confiance la vérité précédente, celle sur
laquelle est basé le régime existant, s'opposent toujours à l'extension
de la nouvelle. Mais plus il y a d'hommes qui se pénètrent de toute
vérité nouvelle, plus cette vérité est assimilable, plus elle provoque
de confiance chez les hommes d'une culture inférieure. Ainsi le
mouvement s'accélère, s'élargit comme celui d'une boule de neige,
jusqu'au moment où toute la masse passe d'un coup du côté de la vérité
nouvelle et établit un nouveau régime.[25]

Si Ibsen donne toujours raison à la minorité, il ne dit nulle part qu'il
faut dédaigner la majorité. «Les millions d'êtres humains qui composent
une grande nation se réduisent pour elle-même et pour les autres à
quelques milliers d'hommes qui sont sa conscience claire, qui résument
son activité sociale sous toutes ses faces: politique, industrie,
commerce, culture intellectuelle. Pourtant ce sont ces millions d'êtres
ignorés, à existence bornée et locale, vivant et mourant sans bruit, qui
font tout le reste: sans eux, rien n'est.»[26]

Oui, sans la majorité rien n'est, Ibsen nous fait seulement voir que
c'est l'individu, la minorité qui a toujours raison. Stockmann, Brand,
Solness, nous répètent maintes fois: Tout être est une force, il faut
que cette force s'exprime. «Chacun est le gardien naturel de sa propre
santé, physique, mentale et spirituelle; les intérêts de l'homme
n'autorisent la soumission de la spontanéité individuelle à un contrôle
extérieur qu'au sujet de ces actions d'un chacun qui touchent les
intérêts d'autrui.»[27]

Respecter la liberté d'autrui n'est possible qu'à l'homme libre, et pour
devenir libre, dit Brand, l'homme n'a à compter que sur lui-même. Il ne
doit pas être esclave de la majorité, il ne doit être esclave de
personne. «Faut-il, demande Elisée Reclus, que nous, les ennemis du
christianisme, nous rappelions à toute une société qui se prétend
chrétienne ces mots d'un homme dont elle a fait un Dieu: «Ne dites à
personne: Maître,maître!» Que chacun reste le maître de soi-même. Ne
vous tournez point vers les chaires officielles, ni vers de bruyantes
tribunes, dans la vaine attente d'une parole de liberté.»[28] Prenez la
liberté vous-même, restez toujours vous-même! «Ce que tues, sois-le
pleinement, pas à demi.... Place au soleil, place partout à qui veut
être vraiment soi-même!»[29] Que l'homme dans un élan de fierté et
d'énergie devienne son propre Maître, que la Conscience devienne son
dieu, la Justice son prêtre, l'Humanité son autel!


NOTES:

[1] Ibsen. _Brand_.

[2] Dostoïevsky. _Le crime et le châtiment_. Paroles de Raskolnikov.

[3] Brand à la mort de son fils.

[4] Ch. Richet. _L'homme et l'intelligence_, p. 22.

[5] _Rosmersholm_.

[6] Spencer. _Justice_, p. 34.

[7] Ibsen. _Brand_.

[8] Ibsen. _Bygmester Solnaes_ (Solness le constructeur).

[9] A. Fouillée. _Liberté et déterminisme_, p. 98. Paris, F. Alcan.

[10] Sergnéyeff. _Physiologie de la veille et du sommeil_ t. II, p. 720.

[11] _Brand_.

[12] Th. Ribot. _Maladies de la volonté_, introduction. Paris, F. Alcan.

[13] A. Fouillée. _Liberté et déterminisme_, p. 12.

[14] Joyau. _Essai sur la liberté morale_, introduction, p. ix.

[15] Jules Simon. _La femme au_ XXe _siècle_, p. 6.

[16] Jean Jaurès. _La réalité du monde sensible_, p. 324.

[17] Ibsen. _Empereur et Galiléen_.

[18] Ibsen. _Comédie de l'amour_.

[19] C. Mauclair. Conférence sur _Solness le constructeur,_ faite au
théâtre de l'Oeuvre, le 2 avril 1894.

[20] Cantique d'Etienne Dolet, 1546.

[21] E. Renan. _Histoire d'Israël_, t. IV, p. 332.

[22] Schiller.

[23] Ibsen. _Un ennemi du peuple_.

[24] Ibsen. _Lettre privée datée de_ 1882.

[25] Voir notre ouvrage, _Pensées de Tolstoï_, p. 145.

[26] Th. Ribot. _Maladies de la personnalité_, p. 22. Paris, F. Alcan.

[27] Stuart-Mill. _La liberté_, p. 125, 129, trad. franç.

[28] Elisée Reclus. Préface au livre de Pierre Kropotkine. _Paroles d'un
révolté_, p. x.

[29] _Brand_.


       *       *       *       *       *


CHAPITRE IV

CE N'EST PAS L'INDIVIDU, MAIS LA FAMILLE QUI CONSTITUE L'UNITÉ SOCIALE


On a souvent dépeint Ibsen comme n'ayant à coeur que les intérêts de
l'individu et considérant ce dernier comme l'unité sociale. M. A.
Leroy-Beaulieu dans un discours prononcé à l'Hôtel des Sociétés Savantes
le 24 janvier 1896 s'écria en s'adressant à son auditoire: «N'écoutez
pas les faux prophètes qui osent diviniser l'individu, et ne vous
laissez point séduire par l'éloquence des grands prêtres, français ou
exotiques, de l'individualisme. Ne prenez pas pour modèles les héros ou
les héroïnes du Scandinave Ibsen dans leur révolte contre la loi morale
et contre la loi sociale.... Ils s'attaquent aux groupements les plus
anciens, les plus légitimes et je dirai les plus sacrés de l'humanité,
et ici je n'entends pas seulement la religion, mais la famille.... Nous
pensons que l'unité sociale, la molécule sociale, ce n'est pas
l'individu, c'est la famille.»[1]

Ibsen n'a jamais soutenu le contraire. S'il défend partout la personne
humaine contre les mensonges de la société, s'il défend la libre
activité et l'énergie individuelles, il ne dit nulle part dans son
oeuvre qu'il faut sacrifier la société à l'individu, que l'individu doit
se renfermer à jamais dans l'enceinte de sa personnalité. Il veut
régénérer l'individu pour reconstituer une société composée d'individus
sains. Son idéal est plutôt social qu'individuel. «Un nouvel édifice
appelle une âme régénérée, un esprit purifié.»[2]

L'individu et la société ne doivent pas être opposés l'un à l'autre.

Le droit individuel ne doit jamais être en antagonisme avec le droit
social. Si la société ne peut pas exister sans l'individu, l'individu,
lui, est directement intéressé à la conservation de la société.
«L'individu est la réalité concrète de l'humanité, la société en est la
forme naturelle et nécessaire. Donc, ce qu'il faut chercher, c'est la
fin supérieure, dans la poursuite de laquelle l'individu et la société,
en même temps que chacun d'eux développera ses vertus propres, se
sentiront de plus en plus solidaires.»[3]

Qu'est-ce que la société, sinon la collection des individus? Si le tout
est défectueux, c'est que les parties sont gâtées; si la société est
mauvaise, c'est que l'individu est vicié. Si le mal est dans la société,
c'est qu'il a été, tout d'abord, dans l'individu. Ce n'est donc pas la
société qu'il faut détruire, c'est l'individu qu'il faut réformer.

«On a peine à croire que l'idée de l'indépendance et de la
responsabilité morales individuelles soit le fruit de longs siècles de
développement moral. La tribu ou la famille est l'unité éthique des
temps primitifs; puis, vient l'état, plus tard c'est la caste et enfin,
c'est l'individu. Le progrès moral, c'est la découverte progressive de
l'individu. La vraie nature de l'individu répond à la vraie nature de la
société, c'est la découverte de la première qui amène celle de la
seconde.»[4]

Etre riches en bonnes pensées, en bons sentiments et en bonnes oeuvres
portant pleinement notre empreinte, à nous, ne nous empêche point d'en
faire profiter la société. Si Ibsen glorifie la puissance du _moi_
individuel, c'est pour le mettre au service de la société. Pour lui ce
n'est pas la société qui transformera l'individu, c'est l'individu qui
transformera la société.

L'individu doit se relever lui-même, il doit fonder une famille saine
qui servira de base à la société nouvelle. S'il réclame la liberté
individuelle, la liberté entière, absolue, de faire tout ce qui est dans
la nature de l'être humain, c'est pour que ce dernier l'emploie à la
régénération de la société. L'individu, c'est le germe fécond, le rayon
vivifiant, le régénérateur qui amènera la purification de la vie
sociale, la vraie liberté, la vraie justice, la vraie solidarité
humaine.

Pour Ibsen, la véritable unité sociale n'est pas l'individu, mais la
famille. «Il n'y a pas côte si rude qu'on ne puisse la gravir à deux,»
dit Brand. «Près de toi, avoue-t-il à Agnès, je n'ai jamais senti mon
courage faiblir. J'avais accepté ma vocation comme un martyre. Mais,
depuis ce temps, quelle transformation! Comme j'ai été heureux dans mes
efforts! Avec toi, l'amour est entré dans mon âme comme un doux rayon de
printemps. Ah! l'on dirait que toute la somme de tendresse amassée dans
mon coeur s'est faite auréole pour ceindre mon front et le tien, ô ma
chère épouse! L'esprit de douceur qui m'a pénétré, cet arc céleste, est
ton oeuvre. Pour qu'une âme embrasse tous les êtres, il faut d'abord
qu'elle en chérisse un seul».

Dans _Le Petit Eyolf_, l'ingénieur Borgheim qui a des flaells à
traverser, d'incroyables difficultés à vaincre, qui trouve le monde beau
et le métier de _frayeur des chemins_, admirable, Borgheim ne veut pas
rester seul, il demande à Asta de l'aider, de partager ses joies.

ASTA.--Vous avez un grand travail devant vous, une nouvelle voie à
frayer.

BORGHEIM.--Mais je n'ai personne pour m'aider. Personne avec qui
partager mes joies. Ah! c'est là le plus dur.

ASTA.--N'est-ce pas plutôt d'être seul à supporter les peines et les
fatigues?

BORGHEIM.--Ces choses-là, on en vient à bout sans aide.

ASTA.--Mais la joie selon vous ... demande à être partagée?

BORGHEIM.--Oui. Où serait sans cela le bonheur.

ASTA.--Vous avez peut-être raison.

BORGHEIM.--On peut rester quelque temps avec sa joie dans son coeur....
Mais cela ne suffit pas à la longue.... Non, non, on ne peut être
joyeux qu'à deux.

Et Asta va accompagner Borgheim pour _frayer les chemins_.

Même le docteur Stockmann[5] celui qui prononce cette phrase terrible:
«L'homme le plus puissant, c'est celui qui est le plus seul», _le
docteur Stockmann reste avec sa famille_. Il dit à ses enfants: «Je veux
vous élever moi-même, je veux faire de vous des hommes libres et
nobles.»

C'est avec le concours moral d'Agnès que Brand se met à construire sa
_Nouvelle Eglise_; c'est pour Hild que Solness le Constructeur bâtit sa
tour gigantesque; l'ingénieur Borgheim fonde une famille avant de partir
_frayer les chemins_; le docteur Stockmann se consacre à sa famille et à
l'éducation de ses enfants. Qui donc peut dire que l'Unité sociale pour
Ibsen n'est pas la famille, mais l'individu? Ibsen est d'accord avec
Auguste Comte: «Ce n'est pas l'individu, c'est la famille qui constitue
la molécule sociale.»

Si l'on trouve de l'égoïsme dans les héros d'Ibsen, c'est chez «les
soutiens de la Société actuelle» et non pas chez les champions de la
Société nouvelle. Ce n'est pas pour eux-mêmes que ceux-ci deviennent
eux-mêmes, qu'ils s'élèvent jusqu'à leur _moi moral_. Il y a dans la
nature humaine deux grands courants qui se rapportent à deux points de
vue distincts: égoïsme et altruisme. Le soin de la conservation
individuelle., cet argument suprême de la vie matérielle, crée
l'égoïsme. Mais l'homme ne peut pas vivre seul, sous peine de
disparaître tout entier de la surface du globe. Les intérêts de
l'individu se heurtent à ceux de ses semblables. L'union des sexes est
le premier pas vers l'altruisme. Aussitôt que l'homme et la femme
s'unissent pour fonder une famille, c'est-à-dire pour constituer le
premier terme de toute société, la morale altruiste naît avec ce
commencement d'état social.

Comme Tolstoï[6], Ibsen ne proteste point contre l'institution même de
la famille, mais contre ses conditions actuelles. La famille a conservé
à travers les âges, et malgré ses transformations successives, le
stigmate de son origine. Elle est restée au patriarchat ce que le
gouvernement représentatif est à l'autorité absolue. La famille est un
petit état, où l'homme est souverain, la femme et les enfants sujets, où
l'intérêt matériel est en hostilité avec la conscience. Elle est la
profanation de tous les sentiments vrais, de toutes les pures et suaves
aspirations de l'amour.

Ibsen veut la famille forte, basée sur l'égalité des sexes. A l'homme
libre, il faut une femme libre.


NOTES:

[1] A. Leroy-Beaulieu. _L'individualisme et le socialisme_, p. 7 et
suiv. Edition du Comité de défense et de progrès social. Brochure n° 11.

[2] Ibsen. _Brand_.

[3] Emile Boutroux. _Morale sociale_. Préface, p. viii. Paris, F. Alcan.

[4] James Seth. _A Study of ethical principles_, p. 323.

[5] _Un ennemi du peuple_.

[6] Voir notre ouvrage: _La Philosophie de Tolstoï_, p. 149-153 (Paris,
F. Alcan).


       *       *       *       *       *


CHAPITRE V

L'EMANCIPATION DE LA FEMME.--LE MARIAGE LIBRE.--LA SOCIÉTÉ NOUVELLE.


I

Il y a un peu plus d'un quart de siècle que John Stuart-Mill posa le
problème de l'émancipation de la femme.[1] Depuis ce moment les idées du
penseur anglais se sont frayé un passage dans tous les pays.

Défenseur de l'être humain, Ibsen ne pouvait pas ne pas songer a
l'amélioration de la condition de la femme qui est non seulement esclave
de la société, mais aussi du mari ou du père. Il ne pouvait pas ne pas
voir que le monde traite l'homme et la femme avec la plus monstrueuse
inégalité, que dans toutes les conditions de la vie la femme est
infériorisée, et dans le mariage même asservie. Son bon sens, son grand
coeur de poète lui disait que celle qui porte la moitié du fardeau de la
vie doit aussi participer à la moitié des droits qu'elle donne. Et,
comme beaucoup d'autres esprits supérieurs, Ibsen a consacré la
puissance de sa plume à la défense de la femme.

Car la division en deux de l'unité humaine n'est pas rationnelle. Cette
division blesse la nature, offense la raison et la morale. La question
féminine agite et révolutionne actuellement le monde moderne. Les
philistins des deux sexes qui n'osent pas s'arracher au cercle étroit
des préjugés, appellent ce mouvement «la folie du siècle». «Ils sont de
l'espèce des chouettes qui se trouvent partout ou règne la nuit et qui
poussent des cris d'effroi quand un rayon de lumière tombe dans leur
commode obscurité.»[2] Ils évoquent la prétendue inégalité des sexes,
mais ils oublient que l'égalité n'implique pas l'idée de ressemblance,
elle n'exige pas même extérieur, même force, elle comprend la justice
_immanente_ pour tous les êtres, faibles ou forts; elle met en présence
des êtres humains qui se respectent les uns les autres.

La grandeur des individus vient non de leurs muscles, mais de leur
intellectualité et de leur morale. La condition différente des sexes est
la suite d'une évolution fausse. L'homme a usurpé graduellement la
responsabilité pour la pensée et l'action de la femme, la femme lui a
cédé graduellement sa liberté de corps et d'âme.

La femme moderne a déjà prouvé qu'elle possède les mêmes capacités
intellectuelles que l'homme et qu'il n'y a pas de branche d'activité
humaine où elle ne puisse remplacer et souvent même dépasser l'homme.
L'histoire et nos relations particulières fourmillent d'exemples sur la
valeur intellectuelle et morale d'un très grand nombre de femmes,
valeur qui sera encore mieux développée quand nous jouirons d'un tout
autre mode d'éducation qu'aujourd'hui. «L'opinion générale accorde aux
femmes une conscience ordinairement plus scrupuleuse que celle des
hommes; or, qu'est-ce que la conscience si ce n'est pas la soumission
des passions à la raison?»[3]

L'âme féminine possède plus souvent que celle de l'homme les nobles
vertus de générosité et de bonté, car le rôle du féminisme est tout de
pacification: la femme se jette dans la mêlée sociale pour en atténuer
le choc, adoucir la douleur des vaincus et grandir le coeur des
vainqueurs.

Il ne s'agit pas de la protection à accorder aux femmes, mais de leurs
droits à la liberté. La protection et la liberté sont deux termes qui
s'excluent. Vouloir établir une supériorité ou une infériorité de sexes,
c'est fausser les plateaux de la balance, en violenter l'équilibre,
c'est forfaire à la nature. La sujétion de la femme est un legs de la
sauvagerie primitive et aussi longtemps que l'égalité des sexes ne sera
pas complète, le règne de la raison humaine sera une fiction.

Que celui qui veut l'homme libre réclame l'affranchissement de la femme.
Il faut élever les femmes jusqu'à nous, leur donner autant de droits
qu'à nous; ni esclaves, ni courtisanes, il faut en faire des compagnes
libres, capables de travailler avec nous à la transformation de la
société. Travailler à l'émancipation de la femme, c'est améliorer le
bien-être général. Il faut que l'homme et la femme unissent leurs
intelligences comme ils unissent leurs coeurs. «L'homme et la femme, dit
Kant, ne constituent l'être humain entier et complet que réunis; un sexe
complète l'autre.» La famille doit être composée de deux êtres qui
respectent la dignité individuelle réciproque. Fille, épouse ou libre,
il n'y a pas de différence au point de vue du droit et de la morale
entre l'homme et la femme. Libres tous deux, nul n'est le maître.[4]
C'est l'homme libre de toute tyrannie sociale; c'est la femme affranchie
de tout joug, égale à l'homme en droits et en devoirs, ayant reçu la
même éducation que lui, indépendants tous les deux et sans préjugés, qui
formeront la famille nouvelle.


II

Comme Platon, Ibsen représente les deux sexes, deux parties d'un même
tout, séparées jadis par quelque douloureux déchirement et aspirant à
reconstituer leur primitive unité.

De quelles femmes admirables a-t-il peuplé son théâtre! On prétend que
ce sont des fictions, des rêves, que dans la vie ces femmes sont des
phénomènes.

BORCKMAN.--Ah! ces femmes! Elles nous gâtent et nous déforment
l'existence! Elles brisent nos destinées, elles nous dérobent la
victoire.

FOLDAL.--Pas toutes, Jean Gabriel!

BORCKMAN.--Vraiment! En connais-tu une seule qui vaille quelque chose?

FOLDAL.--Hélas! non! Le peu que j'en connais n'est pas à citer.

BORCKMAN.--Eh bien! qu'importe qu'il y en ait d'autres si on ne les
connaît pas!

FOLDAL.--Si, Jean Gabriel! cela importe quand même. Il est si bon, il
est si doux de penser que là-bas, au loin, tout autour de nous ... la
vraie femme existe quoi qu'il en soit.

BORCKMAN.--Ah! laisse-moi donc tranquille avec ces poétiques
sornettes!»[5]

Fictions? rêves? Peut-être. Mais nous n'avons pas à nous plaindre: nous
avons élevé la femme d'après notre image. Fiction ou réalité, les femmes
d'Ibsen sont des êtres supérieurs. Et l'homme est ainsi fait qu'il aime
prendre souvent ses désirs pour des réalités, il est porté à vouloir ce
qu'il ne possède pas.

L'homme qui ne rencontre pas une femme qui le comprend périt sans avoir
rien fait. Celui qui a le bonheur, comme Brand, de trouver sur son
chemin une Agnès, peut fièrement aller bâtir des Eglises nouvelles. La
merveilleuse figure d'Agnès![6] Pour suivre Brand elle quitte tout.
«Salue ma mère et mes soeurs, dit-elle. Je leur écrirai si je trouve des
paroles à leur dire. Je ne quitterai plus celui qui est mon frère et mon
ami.» C'est en vain que Brand lui dit qu'elle prenne garde à ce qu'elle
fait: «Désormais étouffée entre deux flaells, sous un humble toit, au
pied d'une montagne qui me fermera le jour, ma vie s'écoulera comme un
triste soir d'octobre.»

AGNÈS.--Je n'ai plus peur des ténèbres. A travers les nuages, je vois
une étoile qui brille.

BRAND.--Sache que mes exigences sont dures, je demande tout ou rien. Une
défaillance et tu aurais jeté ta vie à la mer. Pas de concession à
attendre dans les instants difficiles, pas d'indulgence pour le mal! Et
si la vie ne suffisait pas, il faudrait librement accepter la mort.

AGNÈS.--Derrière la nuit, derrière la mort, là-bas je vois l'aube!

Et lorsque trois ans plus tard il lui dit: «Agnès, cet air est âpre et
froid. Il chasse les roses de tes joues. Il glace ton âme délicate.
C'est une triste maison que la nôtre. Avalanches et tempêtes sévissent
autour de nous. Je t'ai prévenu que le chemin était rude.» Agnès lui
répond souriant: «Tu m'as trompée. Il ne l'est pas.»

Et elle est morte, «en espérant, en attendant l'aurore, riche de coeur,
ferme de volonté jusqu'à l'heure suprême, reconnaissante pour tout ce
que la vie avait donné, pour tout ce qu'elle avait ôté: c'est ainsi
qu'elle descendit au tombeau».

Dans Mme Elvsted[7], dans Rita[8] et dans Irène[9], Ibsen
nous montre le type des femmes qui exercent une influence intellectuelle
sur l'esprit de l'homme. L'esprit droit et le coeur bon sont comme la
santé et le bonheur: celui qui les possède le plus est celui qui s'en
doute le moins. Mme Elvsted n'a pas la moindre idée que c'est
elle qui a inspiré à Loevborg, les _Puissances civilisatrices de
l'Avenir_. Dans le _Petit Eyolf_, Allmers travaille à un gros livre: _De
la responsabilité humaine_; mais il commence à douter de lui-même, de sa
vocation, et l'idée toujours impérieuse de grands devoirs à accomplir le
pousse à chercher un nouveau but de la vie; il croit le trouver dans
l'amour de son enfant Eyolf, petit infirme que son livre lui faisait
négliger. Et lorsque l'enfant se noie, cet homme plein de force trouve
la vie, l'existence, le destin, vides de sens, il aspire vers la
solitude des montagnes et des grands plateaux, il veut goûter la douceur
et la paix que donne la sensation de la mort, et c'est sa femme, Rita,
qui par la force de sa passion, indique à Allmers son vrai devoir:
soulager la misère de l'humanité souffrante. Elle lui fait comprendre
qu'occupé de son travail: _De la responsabilité humaine_, il a oublié sa
vraie responsabilité envers «les pauvres gens d'en bas». Dans _Quand
nous nous réveillerons d'entre les morts_, c'est Irène qui fait créer au
sculpteur Rubeck son chef-d'oeuvre _Le Jour de la Résurrection_. Irène a
abandonné tout pour Rubeck, famille, foyer, pour le suivre et lui servir
de modèle. Elle lui a donné «son âme jeune et vivante, et reste avec un
grand vide», car si le sculpteur était _tout_ pour Irène, celle-ci
n'était, suivant l'expression de Rubeck, «qu'un épisode béni» dans sa
vie d'artiste. De ses mains légères et insouciantes il a pris un corps
palpitant de jeunesse et de vie et l'a dépouillé de son âme afin de s'en
mieux servir pour créer une oeuvre d'art. Il s'aperçoit trop tard
qu'elle était pour lui non seulement un modèle, mais la source même de
son talent. Il a tenu le bonheur entre ses mains et l'a laissé échapper,
considérant, d'après la raillerie d'Irène, «l'oeuvre d'abord ... l'être
vivant ensuite». L'homme ne croit qu'en soi; la femme en celui qu'elle
aime. La femme supérieure est capable d'inspirer à l'homme aimé les
idées les plus grandes et les plus nobles. Elles sont admirables, ces
femmes fortes, ces femmes vaillantes qui luttent à côté de l'homme pour
ramener l'humanité vers les hauteurs de l'intellectualité et de la
raison. Elles répandent autour d'elles cette lumière douce qui éclaire
sans éblouir, qui ouvre des horizons nouveaux, qui éveille la pensée, la
volonté, l'action, la vie.


III

Ibsen a soin de nous faire comprendre que dans l'oeuvre de son
affranchissement la femme doit avant tout compter sur elle-même, car
l'homme est encore ennemi de la femme libre; il ne voit pas, le
malheureux, l'avantage qu'il tirera lui-même de la liberté morale de la
femme. L'idée que la femme ne doit compter que sur ses propres forces
est exprimée dans _La Dame à la Mer_[10]. Une jeune fille porte en elle
un rêve d'amour. Elle fait un mariage de raison, mais elle garde
toujours le désir du bonheur. Toutes les contraintes ne sauront
qu'exaspérer ce désir. Tous les remèdes ne l'aideront qu'à se perdre.
Mais si elle regarde en face le danger, si elle porte en elle assez de
volonté, elle peut être sauvée, elle peut devenir libre.

Nora[11] le prouve d'une manière éclatante. Nora est considérée par son
mari comme une charmante petite poupée, mais cette poupée est une femme,
elle porte en elle le vrai sens moral qui est au-dessus de la morale
conventionnelle et hypocrite du milieu qui l'entoure. Nora aime son mari
et pour le sauver quand il tombe malade, elle emprunte furtivement une
certaine somme d'argent et emmène son mari dans le Midi. Mais Nora,
ignorant les lois juridiques qui sont toujours en contradiction avec les
lois humaines, pour son emprunt ne s'est pas conformée à toutes les
prescriptions du Code. Le mari l'apprend. Il l'accable d'injures, de
malédictions, et c'est l'homme qui prétendait l'aimer! Lui, qui devrait
tressaillir d'admiration et d'orgueil pour l'acte de Nora, preuve
palpitante de son amour, il n'éprouve même aucune pitié pour la pauvre
ignorante des lois de la société, anéantie qu'elle est par la révélation
subite de la misère morale de l'homme! C'est entendu, la petite Nora a
très mal agi, c'est une coupable, et encore, peut-être simplement une
étourdie, un être faible, mais à qui la faute? N'avait-elle pas été
élevée et traitée comme une poupée? Quel est le tribunal qui
n'accorderait pas à Nora un peu d'indulgence?

Lorsque le mari apprend que son «honneur» n'est plus menacé, il
pardonne à sa femme. Mais la conscience de Nora s'est éveillée, elle
commence à voir clair en elle-même, elle considère déjà autrement les
hommes et les choses. Elle déclare à son mari qu'elle va le quitter.

HELMER.--C'est révoltant. Ainsi tu trahiras les devoirs les plus sacrés?

NORA.--Que considères-tu comme mes devoirs les plus sacrés?

HELMER.--Ai-je besoin de te le dire? Ne sont-ce pas tes devoirs envers
ton mari et tes enfants?

NORA.--J'en ai d'autres tout aussi sacrés.

HELMER.--Tu n'en as pas. Quels seraient ces devoirs?

NORA.--Mes devoirs envers moi-même.

HELMER.--Avant tout, tu es épouse et mère.

NORA.--Je ne crois plus à cela. Je crois qu'avant tout je suis un être
humain au même titre que toi ... ou au moins que je dois essayer de le
devenir.

Nora est le personnage d'Ibsen qui est le plus accablé par les «gens
honnêtes». Quitter le mari et les enfants! D'abord n'oublions pas que
Nora n'est qu'une idée, un Symbole révolutionnaire. Dans la vie comme
dans le théâtre les actes révolutionnaires sont parfois nécessaires. Si
Ibsen n'avait pas suggéré à Nora d'abandonner son foyer domestique, on
n'aurait peut-être pas fait grande attention à cette petite poupée qui
pense et qui sent. C'est cet acte de révolte qui attire nos regards et
nous oblige à méditer un peu sur l'état d'âme de Nora.

N'a-t-elle pas raison, cette fière révoltée, de dire qu'elle ne se sent
plus capable d'élever ses enfants, elle qui apprend qu'elle ne sait rien
elle-même? La famille ne pourra être vraiment digne que lorsque la
femme aura acquis l'égalité et l'indépendance morales indispensables
pour remplir sa mission d'épouse et de mère. Reprendre la vie conjugale?
Mais qu'y a-t-il de plus immoral et de dangereux comme l'union forcée à
perpétuité entre gens qui se méprisent, se haïssent ou simplement ne se
comprennent pas?

Si Nora avait été élevée comme Rébecca West[12], elle n'aurait pas
épousé Helmer, ce banquier sans coeur. Rébecca West est une volonté
âpre, une imagination libre, un esprit indépendant et émancipé. Après
avoir arraché Rosmer aux hypocrisies de la société, elle préfère se
jeter avec lui dans un torrent que de vivre dans le mensonge.

Hedda Gabler est aussi une figure originale, belle et forte. Elle se
reproche, comme une lâcheté, d'avoir épousé Tesman, honnête imbécile et
spécialiste froid, et non pas Loevborg, esprit libre, auteur d'un bel
ouvrage de philosophie. Quand Hedda apprend que Loevborg s'est donné la
mort, elle s'écrie: C'est une délivrance de savoir qu'il y a tout de
même quelque chose d'indépendant et de courageux en ce monde, quelque
chose qu'illumine un rayon de beauté absolue.... Loevborg a eu le
courage d'arranger sa vie à son idée. Et voici maintenant qu'il a fait
quelque chose de grand où il y a un reflet de beauté. Il a eu la force
et la volonté de quitter si tôt le banquet de la vie.» Mais quand on lui
dit que Loevborg s'est tué chez une danseuse et que son coup de pistolet
a été dirigé non pas dans la poitrine, mais dans le bas ventre, Hedda
Gabler s'écrie: «Ah! le ridicule et la bassesse atteignent comme une
malédiction tout le monde.» Elle se tire un coup de pistolet à la tempe.
Pour elle, c'est un rayon de force, de volonté, de beauté.

Rébecca West et Hedda Gabler préfèrent mourir que de traîner une
existence vide de grandeur.[13]



IV

C'est le mariage actuel qui est la cause des souffrances de
Mme Alving, de la révolte de Nora, du suicide de Rébecca West
et d'Hedda Gabier.

Le mariage qui crée la famille est une chose sainte, c'est un
sanctuaire, où l'homme et la femme, constituant un être complet,
adoucissent les misères morales et physiques de chacun, apaisent les
amertumes, calment les souffrances, purifient les aspirations; c'est une
source d'actions généreuses et altruistes. Ibsen ne conteste point le
mariage, mais la manière dont il se forme. Les relations conjugales sont
pour lui une question de confiance, d'intimité et d'amour, et il
n'appartient pas à la société de s'y immiscer.