Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 1 (de 2)

By Oskar Lenz

The Project Gutenberg eBook of Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 1 (de 2)
    
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Title: Timbouctou, voyage au Maroc au Sahara et au Soudan, Tome 1 (de 2)

Author: Oskar Lenz

Translator: Pierre Lehautcourt

Release date: August 21, 2024 [eBook #74285]

Language: French

Original publication: Paris: Hachette, 1886

Credits: Galo Flordelis (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Smithsonian Institution Libraries and University of Toronto Library)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TIMBOUCTOU, VOYAGE AU MAROC AU SAHARA ET AU SOUDAN, TOME 1 (DE 2) ***

                             =TIMBOUCTOU=


                               * * * * *
                5747-86. — CORBEIL typ. et stér. CRÉTÉ.


                            =Dr OSKAR LENZ=
                               * * * * *

                             =TIMBOUCTOU=
                                VOYAGE
                   AU MAROC, AU SAHARA ET AU SOUDAN

                         TRADUIT DE L’ALLEMAND
                    AVEC L’AUTORISATION DE L’AUTEUR

                                  PAR
                         =PIERRE LEHAUTCOURT=
                                  ET
                  CONTENANT 27 GRAVURES ET UNE CARTE

                               * * * * *
                             TOME PREMIER
                               * * * * *

                                 PARIS
                       LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
                    79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
                               * * * * *
                                 1886

                         Tous droits réserves.




                              =AUX MÂNES=

                DU MAÎTRE DE L’EXPLORATION SCIENTIFIQUE
                               AFRICAINE

                             =HENRI BARTH=






        Dieu soit loué !

Nous ordonnons à tous nos amils, ainsi qu’à toutes les personnes qui
sont sous nos ordres, à nous l’élu de Dieu, et qui verront cette
lettre, de faire accompagner son porteur, le savant allemand, par des
gens appropriés à son but ; de l’aider et de le protéger, aussi
longtemps qu’il voyagera dans leurs districts pour rassembler les
plantes dont il a besoin ; de lui donner de bonnes recommandations ;
de le traiter avec tous les égards convenables pendant son voyage dans
leur territoire ; de veiller constamment et avec soin à sa sécurité de
jour et de nuit ; de ne pas le conduire dans des contrées dangereuses ;
de l’en prévenir, et de l’empêcher d’y pénétrer ; après la fin de son
voyage dans leurs districts, de le faire conduire à l’amil de la
première tribu chez laquelle il désirera se rendre.

                                                Paix (avec vous) !

                        Le 30 Zil-Hedjeh 1296.

[Illustration : SAUF-CONDUIT DE S. M. CHÉRIFIENNE LE SULTAN MOULEY
HASSAN DU MAROC.]




                                PRÉFACE
                               * * * * *

Pendant l’automne de l’année 1879 je reçus de la Société
Africaine d’Allemagne la mission d’entreprendre un voyage au
Maroc[1], de façon à contribuer, autant que possible, à la
connaissance approfondie de la chaîne de l’Atlas. J’avais
pourtant dès lors le dessein de donner à mon entreprise
une extension plus grande, et, comme je pouvais augurer assez
favorablement d’un voyage à travers le désert vers Timbouctou,
je reçus bientôt de la Société Africaine un supplément de
ressources, qui me fut accordé d’une façon très libérale. A
la vérité, je ne supposais guère que mon expédition aurait
un résultat si parfaitement heureux : non seulement il me fut
donné d’atteindre par une nouvelle voie Timbouctou, ville tant
de fois désirée et si rarement aperçue, mais je pus, de cette
grande place de commerce, gagner la Sénégambie par une route qui
était de même complètement nouvelle. Par là j’ai montré que
l’on peut arriver à Timbouctou, aussi bien en venant du nord que
du Sénégal, et j’ai prouvé une fois de plus qu’un voyageur
isolé, pourvu d’un minimum de bagages, arrive d’ordinaire à
de meilleurs résultats que des expéditions nombreuses, suivies
d’un attirail compliqué et encombrant. Naturellement ce principe
ne s’applique qu’aux voyages de découvertes géographiques
proprement dits, dans lesquels la récolte d’objets intéressant
l’histoire naturelle, et les études exactes sur la linguistique
et l’ethnographie passent au second plan.

Je n’aurais d’ailleurs pas atteint un résultat aussi inattendu,
si je n’avais été soutenu, de bien des côtés, par des appuis
très dévoués. Aussi ne puis-je me dispenser d’offrir ici
mes remerciements à tous ceux à qui je dois la réussite de mon
expédition. En premier lieu ce sont mes compagnons et interprètes
Hadj Ali Boutaleb et Cristobal Benitez, ainsi que mon fidèle
serviteur marocain Kaddour. En outre, la lettre d’introduction
que me fit remettre le sultan du Maroc, Mouley Hassan, me fut
d’une grande utilité. Je dois d’ailleurs au ministre résident
d’Allemagne au Maroc, M. Théodore Weber, que cette lettre ait
été conçue en termes plus énergiques et plus pressants qu’à
l’ordinaire ; par son sens exact de la justice, M. Weber a acquis
la plus haute considération auprès du peuple et du gouvernement
marocains ; il m’a soutenu, de même que le chancelier de la
légation, M. Tietgen, en toutes circonstances et de toutes manières,
d’une façon très gracieuse et fort désintéressée.

Le ministre résident anglais, sir Drummond Hay, le consul
d’Autriche-Hongrie, Dr Schmidl, et MM. Hässner et Joachimsson, de
Tanger, ainsi que les consuls allemands de Gibraltar et de Mogador,
MM. Schott et Brauer, m’ont aussi prêté un concours amical.

Je ne puis taire également l’accueil gracieux et honorifique
qu’il m’a été donné de trouver dans les postes français
du Sénégal, aussi bien qu’au chef-lieu de la colonie, à
Saint-Louis. A Médine je reçus l’assistance la plus généreuse
de M. le lieutenant d’artillerie Pol, qui commandait alors le
poste. Cet officier aussi brave qu’instruit devait malheureusement,
quelques mois après, succomber dans un combat contre les indigènes
pendant l’expédition du colonel Borgnis-Desbordes.

Deux médecins de la marine, MM. Roussin et Colin, m’ont été
également d’un grand secours à Médine. Le commandant du bâtiment
de guerre l’_Archimède_, M. de Barbeyrac-Saint-Maurice, ainsi que
ses officiers, ont cherché à rendre aussi agréable que possible
mon voyage de retour par le Sénégal ; enfin, à Saint-Louis, le
gouverneur, M. le général Brière de l’Isle, et la population
civile me reçurent de la façon la plus brillante, et je rencontrai
toujours de leur part un accueil très distingué et fort secourable.

Le récit de mon voyage se divise naturellement en deux parties. La
première consiste dans la description de ma traversée du Maroc,
de chaque côté de la chaîne de l’Atlas, jusqu’au pays plus
ou moins indépendant de Sidi-Hécham. Il s’y rattache une étude
de la situation gouvernementale, politique et sociale de l’empire
du Maroc, dans laquelle le lecteur trouvera probablement beaucoup
de données nouvelles. La deuxième partie décrit mon voyage à
travers le désert vers Timbouctou, et de là au Sénégal. Comme
conclusions je traite quelques questions relatives au chemin de fer
Transsaharien, à la population ancienne du Sahara, etc., qui ont
été agitées plusieurs fois dans ces derniers temps.

L’itinéraire n’a pu être établi qu’au moyen de la boussole
et du chronomètre. Pour la mesure des hauteurs j’ai employé
le baromètre anéroïde et le thermohypsomètre. La méfiance des
populations était poussée très loin, et souvent je n’avais la
liberté d’écrire mon journal de voyage que la nuit, pendant le
sommeil de tous ; fréquemment aussi il m’arriva même de ne pouvoir
pas m’informer du nom de certaines localités que je traversais :
cela se présenta surtout pour l’itinéraire de Timbouctou
à Médine, qui renferme également bien des lacunes. Quant aux
illustrations de ce livre, la plupart ont été gravées d’après
des photographies, et une petite partie d’après mes propres
esquisses que j’ai fait retoucher, lors de mon retour, de façon
qu’elles pussent être reproduites ici.

  Vienne, mars 1884.

                                                      Dr OSKAR LENZ.

                               * * * * *




                             =TIMBOUCTOU=
                               * * * * *

                            PREMIÈRE PARTIE

                               LE MAROC

                               * * * * *

                           CHAPITRE PREMIER

                                TANGER.

Le rocher de Gibraltar. — La ville. — Les communications. —
Voyage à Tanger. — Position de la ville. — Arrivée. —
Douane. — Tingis. — Histoire. — Ruines romaines. — Les
fortifications. — Le palais du ministre d’Allemagne. — La
kasba. — Les prisons. — Les représentants des puissances
étrangères. — Sidi Bargach. — Le chérif de Ouezzan. —
La population de Tanger. — Les vêtements. — Le commerce
et l’industrie. — La poste. — Églises et hôpitaux. —
Mosquées et écoles. — Soko. — Djebel el-Kebir. — La colonie
européenne. — Un prétendant. — Le peintre Ladein. —
Un aventurier. — Excursion au cap Spartel. — Les cavernes
d’Hercule. — La fabrication des meules de moulin. — Le
phare. — Sidi Binzel. — Vue du cap. — Retour à Tanger.


Le rocher de Tarik (djebel el-Tarik, d’où est venu, dit-on, le nom
de Gibraltar) s’élève, escarpé et solitaire, à la limite de deux
mers et de deux continents : les centaines de canons cachés dans ses
flancs gigantesques regardent menaçants le détroit du même nom,
dans lequel les nombreuses voiles blanches des pacifiques navires
de commerce brillent gaiement au soleil.

C’est une belle et intéressante partie de la terre que ce détroit
de Gibraltar, où les flots bleus de la Méditerranée se marient
aux vagues venues du large de l’Atlantique ; elle est riche en
souvenirs historiques. Les anciens navigateurs et colons phéniciens
nommaient le rocher de Gibraltar, ainsi que celui qui lui fait face
(le Ceuta actuel), les « colonnes de Melkart », dieu national de la
Phénicie, dieu du bienfaisant soleil et protecteur des gens de mer
et des colonies lointaines. C’était une habitude phénicienne de
désigner sous le nom de _portes_ ou de _colonnes_ les caps isolés
qui servaient de points de repère à la navigation ou de limites aux
différentes mers, et que pendant longtemps nul n’osa dépasser. Le
nom de _colonnes_ s’étendit à la contrée avoisinante. Les Grecs
firent déchirer par leur héros national Héraclès, qui prit
souvent la place du Phénicien Melkart, l’isthme qui séparait
l’Atlantique de la Méditerranée ; les deux rochers qui en étaient
restés furent nommés par eux Ἡρακλέους στὴλαι, les
« colonnes d’Hercule ». Plus tard les Romains donnèrent à ce
détroit le nom de _Fretum Gaditanum_, détroit de Gadès (la Cadix
actuelle) ; le rocher et la ville de Gibraltar se nommaient _mons
Calpe_. En l’an 711 de notre ère, quand le courant irrésistible de
la conquête des Arabes traversa le détroit, ils s’établirent à
Gibraltar, et de là entreprirent leurs expéditions en Espagne. Ainsi
que le dit Ibn Batouta, le grand géographe arabe, on nommait alors
cette montagne le _mont de la Victoire_ ou également, d’après le
nom du général Tarik, fils d’Abdallah Zenati, djebel el-Tarik,
d’où se forma enfin Gibraltar. Le détroit de ce nom sépare la
presqu’île Pyrénéenne de l’Afrique, de même que celui de
Bab el-Mandeb coupe la péninsule Arabique du continent africain.

Depuis 1704 les Anglais occupent Gibraltar et ils en ont fait peu à
peu une forteresse presque imprenable. Ce rocher, qui s’élève
verticalement de plus de 400 mètres au-dessus de la mer, et
qu’une étroite langue de sable unit au continent espagnol, ne
constitue nullement en lui-même un bon port, mais on peut trouver
un bon abri dans la profonde baie d’Algésiras, qui est fermée à
l’est par le rocher de Gibraltar : c’est là que se rassemblent
souvent des centaines de bâtiments à voiles, qui attendent le
vent d’est (_levante_) pour se lancer de la Méditerranée dans
les grands espaces de l’océan. Un courant violent traverse la
passe de Gibraltar, de l’Atlantique à la Méditerranée, et
longe la côte africaine jusqu’au loin vers l’est. C’est ce
courant qui empêche seul la Méditerranée de diminuer lentement
d’étendue comme la Caspienne. Ainsi que cette dernière, elle
n’est alimentée que par une quantité relativement faible d’eau
pluviale, et l’évaporation à laquelle elle est soumise sur près
de 50000 milles carrés est fort importante.

Le courant de Gibraltar rend difficile la navigation des bâtiments à
voiles qui se dirigent vers l’ouest ; aussi doivent-ils y demeurer
souvent pendant des semaines, en attendant un vent d’est. Mais
c’est alors un magnifique spectacle que la vue de centaines de
navires de toute grandeur, leurs voiles blanches toutes déployées,
passant le détroit pour se disperser dans l’Atlantique vers toutes
les directions.

La ville de Gibraltar, située au pied même d’un rocher riche en
cavernes, est peu intéressante par elle-même. Elle a le caractère
de toutes les forteresses anglaises qui se dressent dans la plupart
des grands détroits et dans les plus importants points de passage. La
population civile parle surtout l’espagnol, mais le soldat anglais
y domine naturellement partout. Le commerce est loin d’être aussi
important que jadis ; l’Espagne, qui regrette amèrement de ne plus
avoir Gibraltar et qui est forcée de se consoler de sa perte par
la possession de Ceuta sur la rive africaine, l’Espagne a ruiné,
par l’abaissement du tarif des douanes, la contrebande anglaise,
qui se glissait partout. Le _rock-people_ ou les _rock-scorpions_,
ainsi qu’on nomme vulgairement les habitants anglo-espagnols de
Gibraltar, déplorent cette décadence.

A la propreté et à l’apparence décente des rues, des places
et des jardins, les étrangers voient aisément que l’influence
anglaise domine ici. Près de la porte de mer se trouvent des
halles très bien tenues, partagées régulièrement en quartiers,
où s’étalent les produits naturels d’un pays chaud. L’ordre
modèle qui règne dans cette colonie anglaise fait contraste à la
boue, à la malpropreté et à l’insupportable odeur d’aliments
à moitié pourris, qui signalent la plupart des places de marché
dans les villes du sud européen.

L’Alaméda, la promenade publique, est également très bien
tenue. C’est une place plantée d’arbres et garnie de bancs,
un peu en dehors de la ville ; presque tous les jours, une musique
militaire y joue, et vers le soir la _société_ s’y donne
rendez-vous. Du rocher de Gibraltar une vue admirable s’étend
sur le continent africain. Les puissantes masses calcaires du djebel
Mouça (mont de Moïse), nommé aussi mont des Singes, dominent les
montagnes environnantes ; vers l’est et le sud s’étendent les
contrées montagneuses du Maroc oriental et de la chaîne nommée
er-Rif, si décriée pour la sauvagerie de sa population berbère :
c’est, en fait, l’une des parties les moins abordables de
l’Afrique. Vers l’ouest, les hauteurs s’abaissent peu à peu
du côté de Tanger, où la côte du continent africain s’incline
fortement vers le sud.

Le rocher de Gibraltar est, ou plutôt était, également remarquable
en ce qui concerne les sciences naturelles, car c’était le
seul point de l’Europe où se trouvassent encore des singes ;
le djebel Mouça, que nous venons de nommer et qui lui fait face,
doit de même son surnom de mont des Singes à la présence d’une
espèce de ce genre dans les forêts qui le couvrent ; néanmoins elle
ne s’y rencontre plus très fréquemment aujourd’hui. Les grottes
nombreuses et souvent très étendues qui se trouvent dans le rocher
de Gibraltar sont également très intéressantes par les trouvailles
qu’on y a faites de débris d’animaux préhistoriques. Les Anglais
ont transformé beaucoup de ces cavernes naturelles, creusées dans
le calcaire, en grandes galeries, dans lesquelles de lourdes pièces
sont mises en batteries. Les éboulements doivent du reste y être
très fréquents, par suite de l’ébranlement que leur communique
le tir de près de 700 canons.

Quant à ce qui concerne la présence à Gibraltar de ce genre
de singe (_Macacus inuus_, déjà décrit par Pline), il n’y a
aucune raison pour l’expliquer en remontant à une période où
l’Europe et l’Afrique étaient encore réunies. On sait que
le gouverneur anglais sir William Codrington fit venir autrefois
de Tanger un certain nombre de singes et les mit en liberté à
Gibraltar : on prétend qu’il n’en restait que quatre sur tout
le rocher, et que l’on dut récemment en faire venir d’autres
pour empêcher leur disparition complète. Il est probable que les
premiers singes sont venus de cette façon en Europe, sans doute
par les Arabes. Leurs géographes et leurs historiens du moyen âge
décrivent avec beaucoup de détail la péninsule Hispanique, et
la présence isolée sur ce point d’un animal fort connu ne leur
aurait certainement pas échappé. Ils ne parlent pourtant pas de ces
singes : d’où il est permis de conclure qu’ils n’existaient pas
ou n’existaient déjà plus à Gibraltar, et qu’ils n’y furent
transportés à nouveau que plus tard, de la côte nord africaine.

Le climat de Gibraltar est tempéré, et des observations de
quarante années ont fourni une moyenne de 17°,3. Le thermomètre
ne descend que très rarement au-dessous de 0°, et il monte
au contraire beaucoup dans les mois d’été, juillet, août,
septembre. Quoique la température moyenne de l’été ne soit
que de 24°, la réverbération de cette masse de rochers calcaires
rend souvent la chaleur insupportable. Les vents sont fréquents et
les pluies abondantes, de sorte que la moyenne annuelle de hauteur
d’eau tombée s’élève à 757 millimètres. En tout cas, on
peut considérer la côte africaine située en face de Gibraltar
comme jouissant d’un climat plus agréable et plus sain ; elle
appartient d’ailleurs aux parties de l’Afrique les mieux situées
sous tous les rapports.

Gibraltar, en qualité de point de départ des touristes anglais qui
inondent la Méditerranée, est très fréquemment visité pendant
l’hiver, et beaucoup d’entre eux, désireux de passer les durs
mois de cette saison dans un climat plus doux, y demeurent quelque
temps, quoique la ville n’offre à peu près rien de ce qui égaye
et embellit l’existence. Elle renferme, il est vrai, quelques
clubs anglais, avec des bibliothèques bien remplies et admirablement
tenues, des salles de lecture et des salons de jeu, dans lesquels se
rassemblent souvent de vieux messieurs à mine respectable ; mais ces
clubs respirent le plus mortel ennui. Comme Gibraltar est une place
forte, les portes en sont fermées de bonne heure ; l’étranger
est alors confiné dans des hôtels assez médiocres. Il existe un
théâtre, mais il n’est ouvert qu’à des troupes de passage ;
la salle sert également à des exhibitions de tout genre.

A Gibraltar le commerce de détail en objets d’alimentation
importés, en conserves, etc., de toute espèce, est fort
important. Non seulement beaucoup de bâtiments s’y ravitaillent,
mais la consommation des habitants et de la nombreuse garnison est
considérable. Enfin, c’est un dépôt de charbon très important,
aussi bien pour les vapeurs de guerre que pour ceux de commerce.

A l’extrémité nord de la ville on voit encore les fortifications
des Arabes, escaladant la montagne en zigzags verticaux, de même
qu’une tour antique, seul reste d’un château fort construit il
y a plus de mille ans. Ces murailles en ruines datant de la période
mahométane sont aujourd’hui sans valeur et menacent chaque jour
davantage de s’écrouler. Beaucoup plus haut se trouvent les
fortifications modernes des Anglais ; ils ont employé et emploient
encore des sommes considérables à la défense de cette clef de
la Méditerranée. Naturellement, les pièces anglaises de la plus
longue portée ne leur permettent pas de tenir sous leur feu toute
la largeur du détroit : celle-ci varie en effet entre 20 et 37
kilomètres ; mais une flotte puissante soutenue par Gibraltar peut
interrompre longtemps la communication entre les deux mers : c’est
de là que vient l’acharnement des Anglais à rendre encore plus
fort un rocher déjà presque imprenable. Au reste, l’isolement
complet de la place est une garantie de sécurité pour elle, et
jusqu’ici les Anglais n’ont pas permis qu’une voie ferrée
réunît Malaga ou Cadix à Gibraltar. On ne peut y arriver que par
mer ; car la route espagnole qui va de Cadix à Algésiras longe la
jolie baie qui porte ce dernier nom et mène à Gibraltar par San
Roque et par le _terrain neutre_, étroite bande de sable entre la
douane espagnole et celle des Anglais ; cette route, disons-nous,
est longue et fatigante. Rien n’est fait pour son entretien, et
les voitures de la poste qui y circulent sont de vrais instruments de
torture. Il y a donc entre Gibraltar et Cadix, Malaga ou les autres
ports voisins, une circulation quotidienne par de petits vapeurs
malpropres, mais relativement très chers.

Il existe aussi des relations régulières, par bateaux à vapeur,
entre Gibraltar et la côte africaine par Tanger ; les voyages ont
lieu chaque jour, sauf le vendredi, par l’intermédiaire de trois
petits navires, l’_Hercule_, le _Lion belge_ et le _Jakal_, vieux
bâtiments usés dont le meilleur est encore le premier.

Les vapeurs des grandes lignes de la Méditerranée, qui ont
leur point d’attache à Marseille et relient une suite de ports
espagnols, algériens et marocains, touchent également à Gibraltar,
de sorte qu’il est suffisamment facile de passer sur la côte
africaine.

J’arrivai à Gibraltar en novembre 1879, pour aller de là au
Maroc. La traversée, qui prend obliquement à travers le détroit,
dure, dans les circonstances normales, tout au plus quatre heures
et est généralement aussi agréable qu’intéressante. Le vapeur
traverse une mer unie comme un miroir, le long des côtes pittoresques
du sud de l’Espagne, et se dirige vers la terre voisine, sous
un beau ciel et par une température très douce. Les montagnes
nues s’élèvent verticalement au-dessus de la mer, ne laissant
souvent qu’une bande étroite le long du rivage ; les oliviers
et les arbres à fruits, les céréales et les vignes, y poussent
vigoureusement, et les maisons isolées détachent gracieusement
leurs points blancs sur la verdure qui les entoure. Les différentes
figures qui apparaissent à bord, ainsi que leurs allures, éveillent
toujours la curiosité et l’intérêt du nouveau venu : l’Arabe
grave et taciturne, drapé dans un fin haïk blanc, avec son large
turban de même couleur, s’accroupit sur le pont, indifférent à
tout et ne laissant rien voir des préoccupations qui l’agitent :
il songe au gain que lui ont valu ses dernières affaires avec
les Infidèles. Le Juif marocain, toujours en mouvement, toujours
trafiquant, enveloppé dans un cafetan vieux de plusieurs dizaines
d’années, la tête coiffée d’une petite cape noire, ou couverte
d’un grand mouchoir, à la façon des revendeuses, compte, en
gesticulant avec ses camarades, la somme dont il a frustré Arabes
et Chrétiens. Le laboureur ou le colporteur andalou, sous le costume
malpropre mais pittoresque de son pays, regarde indifférent. A côté
de lui se trouve l’Américain, équipé, avec tout le raffinement
d’un touriste, d’attirails extraordinaires de chasse et de pêche,
et qui cherche à se distinguer par des vêtements aussi excentriques
que possible. La miss élégiaque à figure pâle manque rarement
parmi les passagers et trouve beaucoup de sujets _shocking_ ;
le commis voyageur international, toujours aimable, s’y montre
aussi. Tout cela réserve à l’observateur paisible une foule de
jouissances. Mais le mauvais petit vapeur présente un autre aspect
quand un vent violent de l’est (_levante_) lutte contre le courant
de l’Atlantique. Le vieux navire qui fait le service entre Gibraltar
et Tanger est ballotté de telle sorte qu’on croit à chaque instant
sa dislocation prochaine. Il s’élève, s’abaisse, recule, sous
l’action des courtes vagues qui s’étalent bruyamment sur le pont
et pénètrent dans les cabines par les fenêtres, presque toutes
brisées, et par les escaliers mal fermés ; elles transpercent
également les effets des voyageurs, épars sur le sol. Les Juifs
espagnols, à genoux, invoquent à haute voix Jéhovah avec des
gémissements ; l’Arabe, résigné, a recours à Allah-Kebir ;
il est sûr, s’il trouve son tombeau dans les flots déchaînés,
qu’il ira bientôt au Paradis, où l’attendront, au milieu de
beaux jardins, riches en eaux jaillissantes, des jeunes filles à
la taille élancée, aux grands yeux : c’est la promesse faite
par le Coran aux croyants. Quant au touriste européen, il est
le plus souvent étendu, dans un état indescriptible : rien au
monde ne peut éveiller son intérêt ; tout lui est indifférent ;
tout au plus reprend-il des forces pour proférer une imprécation,
qui va directement contre les prières de ses compagnons de passage.

Mais le bateau ne sombre pas ; l’orgueilleux Neptune se laisse
adoucir et permet à ceux qui ont foi en lui de débarquer en
sûreté. Peu à peu la mer devient plus calme ; le souffle de la
machine, les gémissements et les craquements des murailles du navire,
les lamentations des malades du mal de mer sont moins bruyants ; la
ligne des côtes d’Espagne s’efface de plus en plus, tandis que
les montagnes du Rif africain s’approchent davantage, et que les
blanches masses calcaires du djebel Mouça s’élèvent toujours plus
imposantes des groupes de collines qui les entourent. Une large baie
ouvre ses flots tranquilles, et tout au fond se groupent en terrasses
les blanches maisons de Tanger. Les vapeurs mettent rarement plus de
quatre heures à la traversée, et, quand cette dernière subit de
longs retards, c’est plutôt à messieurs les capitaines qu’à
des causes naturelles qu’ils sont dus. Ces derniers s’arrogent en
effet le droit de faire en route leurs petites affaires ; il arrive
assez fréquemment que des navires à voiles sont arrêtés devant
le détroit de Gibraltar et ne peuvent s’y engager dans un sens
ou dans l’autre ; ils font alors un signal annonçant qu’ils ont
besoin d’un remorqueur. Les capitaines des petits vapeurs naviguant
entre Gibraltar et Tanger se hâtent, sans le moindre égard pour
leurs passagers, de venir en aide au malheureux, contre payement
de quelques centaines de francs. Quant au voyageur qui désirerait
arriver à Tanger ou à Gibraltar à heure fixe, il a alors la joie
d’entreprendre gratuitement un voyage dans l’Atlantique. Il
m’arriva quelque chose de semblable. L’_Hercule_ devait partir à
midi de Gibraltar ; les passagers étaient à bord, quand nous fûmes
avertis que quelque chose se préparait, à la vue du capitaine qui
regardait dans toutes les directions, et d’une façon suspecte,
avec sa lunette d’approche. Il en était ainsi en effet, car un
navire à voiles réclamait par signaux un remorqueur. Aussitôt
l’_Hercule_ et un autre petit bâtiment se mirent en marche et
commencèrent une course au premier arrivant. Nous fûmes envoyés
à terre sur une barque, et l’on nous permit d’y attendre la
rentrée du navire. Au bout de trois heures, le brave _Hercule_ était
de retour, et, au lieu d’arriver à Tanger à quatre heures, nous
n’y débarquions qu’à sept, après avoir passé notre temps aussi
agréablement qu’il avait été possible sur les dalles brûlantes
du port. Ce sont là de ces manques d’égards que les compagnies
anglaises de bateaux à vapeur peuvent se permettre à Gibraltar, sans
avoir à craindre pour leur responsabilité. Du reste, les voyageurs
qu’elles transportent ne sont pas nombreux. Si, du moins, leurs
bateaux étaient meilleurs ; mais l’_Hercule_ est le seul auquel,
à la rigueur, on puisse se confier par une mauvaise mer ; le _Jakal_
et le _Lion belge_ constituent des moyens de transport extrêmement
suspects. Du reste, il arrive plusieurs fois par an que, par une suite
de très mauvais temps, les relations entre Tanger et l’Europe sont
interrompues pendant des jours entiers, surtout par le vent d’est,
quand celui-ci jette contre le courant venant de l’Atlantique les
flots, paisibles d’ordinaire, de la Méditerranée.

Tanger est sur la rive occidentale d’une belle baie, peu profonde
et à fond rocheux ; on voit les couches puissantes de nummulites
éocènes se dresser verticalement de la rive même du port. Plus
à l’ouest, les collines s’élèvent peu à peu jusqu’au
djebel Kebir, couvert de chênes-lièges et de nombreux buissons :
on le nomme d’ordinaire le _Monte_, et son prolongement forme le
contrefort du cap Spartel. La rive opposée de la baie, vers l’est,
est sablonneuse, basse et plate ; mais dans le lointain on aperçoit
au-dessus d’elle les montagnes du pays d’Andjira avec le djebel
Mouça dominant l’ensemble.

Du pont du navire la vue de la ville est très belle : les
jardins, d’un vert resplendissant, les champs de froment et
d’orge, les longues haies de cactus couvrent les pentes ; des
troupeaux de chèvres, de moutons et de bœufs paissent sur les
plateaux gazonnés ; çà et là paraît un village isolé avec
ses huttes d’argile à l’aspect malpropre et délabré. A
droite du spectateur, la haute citadelle de Tanger, la kasba,
limite le tableau. Le rivage est plat et sablonneux, et les navires
s’arrêtent à quelque distance ; une quantité de grandes barques
s’en approchent alors et, parmi elles, le canot de santé marocain
avec son pavillon rouge ; puis les autres débarquent une bande de
portefaix arabes et juifs, qui commencent à se livrer bataille autour
des bagages des voyageurs. A marée basse, ces barques ne peuvent
même pas arriver jusqu’au rivage, de sorte que les passagers
doivent se confier aux vigoureuses épaules de leurs noirs rameurs,
qui les transportent jusqu’à une sorte de pont, par lequel on
peut alors gagner le sol africain, sans avoir recours à d’autres
moyens de transport.

[Illustration : Vue de Tanger.]

Ce fut le 13 novembre 1879 que je débarquai à Tanger, salué
par le chancelier du représentant de l’Allemagne au Maroc ;
j’ignorais encore que cette ville serait le point de départ
d’un grand voyage, fertile en heureux résultats. Mon premier plan
était d’entreprendre uniquement des recherches géologiques dans
l’intérieur du Maroc.

La baie de Tanger est partout d’accès facile pour les navires ;
en tout cas elle est beaucoup meilleure que la rade ouverte de
Gibraltar. Elle est, il est vrai, exposée aux vents du nord et
du nord-est, cependant elle constitue le meilleur port du Maroc et
donne accès en tout temps aux navires. Une chaîne de rochers qui
affleurent aux basses eaux pourrait être facilement utilisée pour
l’établissement d’un môle et formerait ainsi un port intérieur
très favorable à la navigation. Mais les Arabes ne songent guère
à quelque chose de semblable : il faudrait que Tanger fût aux
mains d’une puissance européenne, pour qu’on y organisât très
aisément un port de refuge commode, un dépôt de charbon, etc.

A quelques pas du port se trouve la douane marocaine, vestibule
ouvert devant lequel, sur une place toujours encombrée d’une
masse de ballots de marchandises, au milieu d’une foule bariolée,
règne une activité bruyante. Quantité de portefaix de toutes
les religions et de toutes les couleurs, criant, se querellant,
s’y pressent, depuis le nègre du Soudan aux cheveux crépus,
jusqu’au Rifiote aux yeux bleus et aux cheveux blonds, le descendant
des anciens Vandales : les employés arabes, drapés de leurs fins
haïks, de gigantesques turbans blancs sur leur tête rasée, se
tiennent dans un calme olympien, et dirigent silencieusement toute
cette foule. A leurs côtés sont quelques douaniers espagnols, car,
depuis sa dernière guerre avec le Maroc, l’Espagne a acquis le
droit de participer à l’administration des douanes marocaines.

On n’est pas très sévère à Tanger pour l’examen des bagages
des voyageurs européens, et le plus souvent on les laisse passer
sans formalités, et même sans les pourboires traditionnels : pour
introduire sans aucun examen mon bagage, pourtant assez considérable,
il me suffit de deux lignes de la main du ministre d’Allemagne. Tout
ce qui est envoyé aux représentants des États européens est
d’ailleurs complètement libre de droits.

La ville de Tanger, que les Arabes appellent Tandja, est de
très ancienne origine ; au temps de la domination romaine il
existait déjà ici un lieu habité qui se nommait Tingis. La ville
appartenait à l’antique royaume de Mauritanie, qui fut incorporé
à l’empire Romain sous Caligula, et divisé plus tard, en l’an
42, par Claudius, en deux provinces : l’une, la _Mauritania
Cæsariensis_, avec le vieux port phénicien de Jol comme capitale,
qui reçut plus tard, en l’honneur d’Auguste, le nom de _Cæsarea_
(aujourd’hui Cherchel en Algérie), et la _Mauritania Tingitana_,
avec Tingis comme capitale. Certainement les Phéniciens avaient
déjà érigé une colonie en un point aussi favorable, car de
nombreuses stations de ce peuple doivent avoir existé dans cette
partie de l’Afrique, et particulièrement sur les côtes atlantiques
du Maroc, l’el-Gharb actuel. Au rapport d’Ératosthène, près
de 300 villes phéniciennes furent détruites par la peuplade maure
des Pharousiens. Au reste, on trouve encore près de Tanger (cette
forme du nom de la ville vient des Portugais), sur un petit plateau
au sud-ouest de la ville, le Marcha, des tombeaux que l’on dit
d’origine phénicienne.

Quant au mot arabe Tandja, on me conta au sujet de son étymologie
la fable suivante : « Quand Noé était encore dans l’arche et
attendait avec impatience l’apparition d’une terre, un jour il
arriva à bord un corbeau avec un peu d’argile dans le bec. Noé
s’écria aussitôt : _Tin djâ !_ La terre vient ! (_tin_, « terre
humide, argile, » et _djâ_, ou mieux _idjâ_, « venir ».) Noé
atteignit bientôt la côte et fonda une colonie, qui prit son nom
de cette expression mémorable : _Relata refero_. »

A la fin de la domination romaine, la ville tomba aux mains des
Goths, qui la laissèrent ensuite aux Arabes. Dans la première
moitié du quinzième siècle les Portugais débarquèrent au
Maroc et cherchèrent à s’emparer de Tanger. En l’an 1437
ils l’assiégèrent ; non seulement ils furent repoussés par
les Arabes, mais ils durent encore laisser en otage le prince don
Fernando. Ils perdirent de même Ceuta, qui se trouvait déjà
en leur possession. Comme les Portugais n’exécutèrent pas un
certain nombre de conditions du traité, le prince prisonnier fut
conduit à Fâs (Fez) ; il y mourut en prison, et son cadavre fut
accroché aux murs de la ville (voyez la pièce de Calderon _el
Principe Constante_).

Plus tard la fortune changea de parti. En 1471 les Portugais,
sous leur roi Emanuel, s’emparèrent de Tanger, ainsi que d’une
série de ports de l’Atlantique, et forcèrent les Arabes à payer
tribut. Ils occupèrent Tanger près de deux cents ans, jusqu’à
ce que la ville passât aux Anglais, à la suite d’un traité
secret ; Catherine de Bragance l’apporta comme présent de noce
à son époux Charles II d’Angleterre. Les nouveaux possesseurs
cherchèrent à fortifier Tanger de toutes manières, mais bientôt
s’élevèrent de nombreuses difficultés, qui leur firent regretter
ce présent. Les colons arrivés d’Angleterre, aussi bien que la
garnison, étaient composés de gens venus là par hasard et qui ne
connaissaient rien des hommes ni du pays ; ils avaient constamment
des difficultés avec les Arabes.

On éleva un grand môle, pour organiser un bon port intérieur,
avec l’espoir de pouvoir entretenir un commerce fructueux avec
l’intérieur du pays.

Comme cette attente se montra vaine, et que les attaques des
indigènes étaient toujours plus fréquentes, on se décida en 1684
à abandonner le port, après une occupation de vingt-deux ans.

Les Portugais eurent beau protester contre une pareille conduite,
en déclarant qu’ils ne permettraient pas qu’un port aussi
important demeurât entre les mains des pirates barbaresques,
tout fut inutile : les Arabes occupèrent la ville et l’occupent
encore aujourd’hui. A leur départ, les Anglais avaient détruit
le beau môle ; on n’en voit plus à marée basse que des restes
insignifiants.

A une petite lieue à l’est de Tanger on trouve, tout près de la
mer, les ruines d’un pont sur une petite rivière dont le confluent
n’est pas fort éloigné, et que l’on dit dater de la période
romaine. On y voit également un peu de maçonnerie en briques, du
genre de celles qui sont encore en usage, et dont l’épaisseur ne
dépasse pas un pouce ; cette maçonnerie est en partie couverte
d’un enduit de chaux, sur lequel je vis comme unique ornement
quelques cercles concentriques. Après avoir passé la rivière un
peu plus haut, nous parvînmes à de nouveaux débris de murailles,
qui se dressent au confluent de deux petits cours d’eau, et que
les Arabes appellent _Tandja balia_, « vieux Tanger. » Il est
pourtant assez invraisemblable qu’une ville ait existé en cet
endroit. Les anciens colonisateurs choisissaient toujours avec une
grande habileté et un coup d’œil assuré l’emplacement le
plus favorable pour la ville qu’ils fondaient. Le vieux Tanger
doit donc avoir existé probablement là où s’élève la ville
actuelle, c’est-à-dire dans l’endroit le plus important de
toute la baie. Les ruines dont j’ai parlé, et qui du reste sont
situées un peu à l’intérieur du pays, viennent peut-être des
constructions d’un ancien port fortifié ; il est fort possible
que la mer se soit enfoncée jadis plus avant dans les terres.

Tanger étant entourée de murailles, on n’y pénètre que
par des portes, qui sont fermées tous les soirs. De la porte de
mer s’élève une rue principale assez raide, qui s’élargit
au milieu de la ville, pour former une petite place. La rue se
prolonge, en traversant tout Tanger, jusqu’à la porte du sud, qui
conduit au grand Soko (place du marché) ; à droite et à gauche
s’étendent dans toutes les directions des ruelles sans nombre,
étroites et irrégulières au plus haut point, comme on en voit dans
la plupart des villes d’Orient. Il existe à Tanger un service de
voirie, grâce aux réclamations énergiques de quelques consuls,
de sorte qu’en général la ville n’est pas aussi malpropre que
beaucoup d’endroits habités par les mahométans. Les étrangers
y trouvent quelques hôtels assez convenables ; je descendis dans
l’un d’eux, situé au milieu de la ville. Je n’y demeurai
d’ailleurs que peu de temps, pour m’installer ensuite dans le
palais du ministre d’Allemagne, qui m’offrit la plus gracieuse
hospitalité. Sa demeure est la plus belle de Tanger et s’élève
en dehors de la ville, près du Soko dont j’ai parlé, au milieu
d’un jardin magnifique. Le ministre actuel, M. Th. Weber, qui
est aussi aimé qu’estimé à Tanger, a eu l’heureuse fortune
d’acquérir la maison et le jardin de l’ancien consul de Suède ;
il en a fait transformer et agrandir les bâtiments, de sorte qu’il
a aujourd’hui une demeure splendide. Le grand salon du palais, de
style mi-syrien, mi-mauresque, est particulièrement remarquable ;
c’est une grande salle à trois vaisseaux, dont les deux nefs
extérieures sont séparées de la nef médiane par des colonnes
et des arcades mauresques, et dont les plafonds et les portes sont
ornés de peintures sur bois très originales et du même style. Le
grand jardin, très bien tenu, est particulièrement ravissant,
avec ses nombreuses plantes du Sud, parmi lesquelles quelques
beaux exemplaires de dragonnier. D’une petite alaméda située
derrière la maison, on a une vue magnifique sur la ville et sur le
détroit de Gibraltar jusque vers Tarifa, dont les maisons blanches
se distinguent aisément.

Il n’y a pas de voitures à Tanger, les rues étant beaucoup
trop étroites et trop raides pour permettre la circulation des
véhicules ; celui qui ne veut pas aller à pied doit se servir
d’un cheval, d’un mulet ou d’un âne. Les rues principales
sont animées par une foule active et bariolée ; on y entend
continuellement le cri des vendeurs d’eau, des colporteurs de
marchandises et le _balak ! balak !_ des âniers (invitation à
s’écarter).

Les maisons sont construites à la mode d’Orient, avec des toits
plats, qui servent de terrasses ; la plupart n’ont qu’un étage
et aucun ornement extérieur, quoique leur intérieur soit souvent
très richement et très élégamment décoré. Tanger renferme en
effet beaucoup d’habitants aisés, aussi bien parmi les Arabes
que parmi les Juifs espagnols. D’après les mœurs orientales,
on cherche à passer inaperçu au dehors, pour ne pas faire parade
de ses biens, quoique la sécurité des propriétés soit grande. Les
autorités n’osent pas y dépouiller les gens aisés, comme ailleurs
dans le Maroc, sous un prétexte quelconque aisé à découvrir.

[Illustration : Résidence du ministre d’Allemagne à Tanger.]

Tandis que la rue principale et la place qui la coupe en deux parties
peuvent être regardées comme le centre de l’activité commerciale,
la vie officielle a pour théâtre la haute kasba et les places
qui l’entourent. C’est là que résident le gouverneur actuel
(_amil_) de Tanger, ainsi que les juges (_cadi_). C’est également
le séjour de la garnison, et une foule de _machazini_ (soldats
vassaux du sultan, qui font un service de gendarmerie et de police),
y sont toujours rassemblés. C’est là que sont encore les prisons,
et la justice y est rendue dans des salles extérieures, tandis que
les coupables condamnés à la bastonnade y subissent leur peine.

En dehors des machazini se trouvent dans la kasba un petit nombre de
soldats appartenant aux troupes régulières marocaines, les Askar,
qui sont vêtus d’uniformes d’un rouge vif avec parements
verts. Ils ont pour lieu d’exercices la place située devant
le château.

Les prisons de la kasba de Tanger ont, comme dans le reste du Maroc,
quelque chose d’horrible, et la situation des prisonniers forme
le côté le plus sombre de l’administration de la justice de ce
pays, qui laisse d’ailleurs beaucoup à désirer. Les malheureux
prisonniers sont enfermés dans des caveaux malpropres, étroits
et sombres, et ils y sont abandonnés sans aliments et sans soins,
de sorte que beaucoup succombent dans leur prison à la maladie,
à la malpropreté et au manque de nourriture. Ils sont forcés
d’avoir recours aux aumônes venues de l’extérieur, ou aux
secours de leurs parents ; ils peuvent également gagner un peu
d’argent en tressant des corbeilles ; le gouvernement ne leur
alloue absolument rien. Aussi, dans tout le Maroc, est-ce un des
actes ordinaires de bienfaisance de distribuer, le vendredi, du pain
aux prisonniers. Le malheureux qui n’a pas de parents et qui est
trop malade pour travailler en est réduit à vivre des aumônes
aléatoires des étrangers.

Comme moyen de répression du vol et des crimes plus graves, au Maroc
on applique encore, outre la bastonnade, la mutilation des membres. On
voit souvent passer des gens qui ont eu une main ou un pied coupé,
ou bien les yeux crevés. Si la situation des prisonniers mâles est
affreuse, celle des femmes est encore plus effroyable, en raison de
leur infime situation sociale au Maroc et surtout dans les couches
inférieures de la population.

Aujourd’hui les mutilations des criminels ont lieu plus rarement ;
à Tanger et dans les autres ports où se trouvent des consuls
européens, elles n’ont peut-être plus jamais lieu : la peine de
mort n’est appliquée d’ordinaire que pour les crimes politiques.

La kasba de Tanger, dont la situation est assez élevée au-dessus
de la ville, était autrefois puissamment fortifiée : elle consiste
aujourd’hui en un grand nombre de maisons, de cours, de petits
jardins et de places ; il s’y trouve même une mosquée. Le palais
du gouverneur, de pur style mauresque, mérite d’être visité. La
vue qui s’étend de ce point culminant sur la ville et ses environs
est très belle.

Le Maroc, on le sait, est, avec la Chine, le pays le moins
accessible aux Européens. Le gouvernement a toujours montré une
grande adresse à tenir la population éloignée de l’influence
de la civilisation occidentale. Cette tendance se découvre dans une
foule de mesures administratives, qui agissent de la façon la plus
restrictive sur le commerce et la circulation. Le Maroc a également
ceci de commun avec la Chine, que les représentants des différents
États européens n’habitent pas dans la résidence du souverain,
mais dans un port éloigné. Les consuls n’ont d’ordinaire
aucune relation directe avec le gouvernement : ils correspondent
avec lui par l’intermédiaire d’un envoyé marocain, qui
réside à Tanger. Naturellement cette manière de procéder est
gênante au plus haut point pour la marche des affaires, et nuit
beaucoup aux Européens fixés au Maroc. D’un autre côté, dans
l’état actuel des choses, il est presque impossible que les consuls
européens habitent Fez, résidence du sultan : le Maroc tout entier
ne possède pas une route carrossable, et le voyage de Fez, qui prend
huit ou dix jours, a toujours le caractère d’une expédition ; au
départ le voyageur doit se munir de tentes, d’animaux de selle et
de bât, et d’une nombreuse domesticité. En outre, on ne souhaite
la présence dans l’intérieur du pays d’aucun Européen, et il
n’y aurait pas de garanties suffisantes de sécurité pour la vie
des ambassadeurs chrétiens, s’ils devaient habiter à Fez dans
le voisinage du sultan : si paisibles que paraissent les Marocains
dans les relations ordinaires, il est pourtant très facile de les
pousser à un acte d’intolérance religieuse.

En ce moment, huit puissances européennes sont représentées
au Maroc, quoique quelques-unes n’y aient rien à protéger :
l’Angleterre, la France, l’Espagne, le Portugal, l’Italie,
l’Allemagne, la Belgique, les États-Unis, ont des ambassadeurs
et des consuls généraux à Tanger, de même que des vice-consuls
dans quelques ports ; l’Autriche a confié à l’Angleterre le
soin de ses intérêts diplomatiques, et entretient en outre un
consul à Tanger. Les puissances qui ont le plus d’intérêts au
Maroc sont l’Angleterre, l’Espagne et la France ; leurs envoyés
cherchent constamment à acquérir une influence prépondérante
sur les affaires intérieures du pays.

L’Angleterre croit avoir des droits au Maroc, parce qu’elle
a déjà eu Tanger en son pouvoir ; du reste, comme partout, les
capitaux anglais ont pris pied dans le pays. Après la guerre avec
l’Espagne en 1860, l’Angleterre avança aussitôt au sultan
une grande somme pour le payement des frais de guerre. Elle livre
la plupart des armes nécessaires à l’armée et aux forteresses
marocaines, et le ministre actuel d’Angleterre, qui est né dans le
pays et qui est fort au courant des mœurs et de la langue du peuple,
aussi bien que des affaires de l’empire, exerce toujours la plus
grande influence à la cour. La politique des Anglais est partout la
même en pays mahométan : en apparence ils protègent les indigènes,
pour ne pas laisser la moindre influence aux autres nations. Aussi
paraît-il certain qu’au Maroc les Anglais encouragent le sultan
et son gouvernement à maintenir l’exclusion des Européens, les
préviennent contre les offres de ces derniers, et arrivent ainsi
peu à peu à augmenter leur influence. L’attitude contrainte que
garde encore aujourd’hui le Maroc en face des pays d’Occident,
et l’inaccessibilité du pays sont réellement dues à la politique
anglaise. L’Angleterre porte naturellement un grand intérêt au
Maroc, comme à un pays placé sur le détroit de Gibraltar, et elle
verrait avec beaucoup de regret les canons de Tanger couper à ses
navires la route de Suez et des Indes.

Après l’Angleterre, l’Espagne est le peuple le plus intéressé
à s’occuper du Maroc : le voisinage du pays, la possession
de Ceuta et la présence des nombreux Espagnols vivant dans les
ports marocains, expliquent son désir d’arriver à s’en
rendre maîtresse. La langue espagnole domine au Maroc parmi tous
les autres dialectes européens ; la monnaie espagnole y circule
partout et est acceptée dans les villages des montagnes les plus
éloignées. L’Espagne a même des missions et des églises dans
cet empire si strictement mahométan. La dernière guerre avec le
Maroc a eu, en général, des résultats heureux, et il s’en est
fallu de peu que les Espagnols ne demeurassent en possession de la
riche et importante ville de Tétouan. Toute agitation qui s’opère
en Espagne pour l’occupation du Maroc est toujours suivie avec
faveur : rien n’y serait plus populaire qu’une guerre avec ce
pays. De nombreux malfaiteurs évadés d’Espagne y vivent, et ils
ne peuvent en être extradés, puisque aucun traité n’existe pour
le permettre.

Les hommes d’État espagnols, s’ils sont sensés, se garderont
bien de provoquer une pareille guerre sans motifs. En dehors de
tous ses inconvénients, elle nécessiterait une puissante armée et
provoquerait le soulèvement de tout le Maroc, car les Espagnols qui
y vivent ne sont ni aimés ni estimés. Ce ne sont pas précisément,
comme je l’ai dit, les meilleurs éléments de la population qui
viennent s’y fixer. En outre, l’Angleterre et la France auraient
peine à voir de sang-froid l’Espagne faire des préparatifs
sérieux pour une guerre de conquête au Maroc. Les divisions
et la jalousie des différentes puissances européennes sont les
seules causes qui aient maintenu jusqu’ici son indépendance et
la maintiendront sans doute quelque temps encore.

En ce qui concerne enfin la France, la possession du Maroc aurait un
grand prix pour elle, et compléterait un puissant empire colonial
dans les pays mahométans du Nord africain par la réunion de
la Tunisie, de l’Algérie, du Maroc et de la Sénégambie, où
l’influence française s’étend déjà jusqu’à Ségou ; il
y a quelque chose de trop tentant dans ces perspectives pour que
les hommes d’État français n’aient pas depuis longtemps jeté
leurs regards sur le Maghreb el-Aksa, _the Far-West_, comme le Maroc
est nommé par les Arabes. Les limites entre l’Algérie et ce pays
sont incertaines au plus haut point, et des violations de frontière
y ont lieu fréquemment de part et d’autre. Les Français ont,
comme les Anglais, des officiers détachés comme instructeurs
dans l’armée marocaine, et cherchent, par des reconnaissances
topographiques sur la frontière, à jeter les bases d’une
expédition éventuelle. Des négociants français et anglais sont
établis dans les ports ; mais, relativement aux Espagnols, leur
nombre est peu considérable. La politique marocaine se borne à
paralyser autant que possible les prétentions de ces trois États,
à ne se faire l’ennemi d’aucun, et à ne rien accorder de trop
à l’un d’entre eux. Il est à peine à redouter qu’ils se
réunissent tous trois en face du sultan : leur méfiance réciproque
est trop grande ; le gouvernement marocain a donc trouvé un _modus
vivendi_ très acceptable, dans lequel il a tous les avantages. La
politique orientale se montre partout beaucoup plus adroite que celle
des Occidentaux ; dans certains cas, elles se valent en fait de manque
de préjugés, mais, pour ce qui tient à l’art de temporiser,
de laisser les choses en suspens, de promettre et d’apaiser,
les mahométans n’ont pu être égalés jusqu’ici.

Les autres puissances européennes représentées au Maroc ont peu
d’intérêts dans le pays et y exercent une faible influence sur
la marche des affaires. L’Italie surtout y a fait parler d’elle
dans les derniers temps ; depuis qu’elle est devenue un royaume,
elle cherche à se mettre en évidence partout, sans y réussir
réellement. Il y a très peu d’Italiens au Maroc, et la plupart
sont dans les conditions les plus humbles. Le Portugal a complètement
oublié qu’il y a jadis possédé des villes florissantes, et
depuis la terrible bataille de Ksor (Kasr el-Kebir), en l’an
1578, dans laquelle le légendaire roi Sébastien perdit la vie,
le Portugal n’a jamais repris au Maroc une situation de quelque
importance. Cette bataille y a du reste anéanti du même coup
l’influence chrétienne, et jusqu’aujourd’hui rien n’a pu
la rétablir. Il existe des petits commerçants portugais en assez
grand nombre, surtout dans les ports de l’Atlantique. La Belgique
a, par habitude, un ministre résident à Tanger, mais sans autre
motif. Pour l’Allemagne, elle entretient également aujourd’hui
un ministre résident au Maroc, et avec grande raison. Quoique le
nombre des négociants allemands établis dans le pays n’y soit
pas aussi considérable que celui des gens d’affaires anglais
ou français, ils ont pourtant su conquérir, partout où ils se
sont fixés, une grande considération, et leur commerce prend
un développement du meilleur augure. Il en existe à Tanger,
Casablanca, Saffi et Mogador. On ne peut douter que le Maroc, dès
qu’il sera ouvert à l’influence occidentale, n’offre un
bon débouché aux articles européens ; il est également riche
en produits naturels de divers genres, dont l’exportation est,
en général, interdite. L’Autriche n’a, comme je l’ai dit,
qu’un consul à Tanger ; ses relations avec le Maroc sont de très
peu d’importance, et quelques Autrichiens seulement y habitent.

Les vices de l’administration de la justice au Maroc, la
fantaisie et le manque de préjugés avec lesquels la plupart des
gouverneurs et en général des fonctionnaires usent et abusent
de leur situation, ont donné lieu à une autre institution, qui
a également ses côtés sombres. Beaucoup des sujets du sultan,
Arabes aussi bien que Juifs, surtout dans les ports, se sont placés
sous la protection d’un consul quelconque et sont ainsi devenus
en quelque sorte les sujets de l’État auquel il appartient. Leur
motif d’agir ainsi est qu’ils acquièrent une protection plus
sûre et une représentation plus active de leurs intérêts, en face
des autorités marocaines, que s’ils n’étaient les protégés
d’un consul. Le gouvernement marocain s’est vu préparer ainsi
bien des difficultés, car certains consuls sans conscience ne se
sont pas fait faute de défendre énergiquement leurs clients, en le
menaçant de complications diplomatiques, même quand ces clients
étaient notoirement dans leur tort. Ce genre de protection a pu
être souvent considéré par quelques représentants européens
comme une source de profits aussi abondante que constante, et les a
entraînés à agir en conséquence. Aussi la majorité des consuls
cherchent-ils actuellement à régulariser, ou même à supprimer le
régime de la protection. A la vérité, on entend parler à Tanger,
qu’on le veuille ou non, d’une foule d’abus qui ont eu cette
origine. Celui de nos lecteurs qu’intéresseraient la chronique
scandaleuse du corps diplomatique et ses relations avec les Arabes,
les Juifs ou les Chrétiens de Tanger, trouverait dans un livre
publié par M. de Conring (_Le Maroc_, Berlin, 1880) une foule de
détails spirituellement contés à ce propos. On souhaiterait,
pour l’honneur des représentants des États occidentaux, qu’ils
fussent simplement imaginés.

Comme je l’ai dit, le sultan du Maroc a un représentant à Tanger,
par l’entremise duquel les relations s’établissent entre Fez et
les envoyés des puissances européennes. Depuis quelques années,
cette mission est dévolue à Sidi Bargach, vieillard plein de
bonnes intentions, qui s’est acquis autrefois une belle fortune par
un commerce actif avec Gibraltar, et a conquis de cette façon une
situation importante. Le gouverneur actuel et lui sont les personnages
les plus importants parmi la population arabe de Tanger. Le chérif de
Ouezzan, Hadj Abd es-Salem, qui a conquis une renommée européenne
depuis le voyage de Gerhard Rohlfs, vit également à Tanger et
jouit aussi d’une certaine influence sur une grande partie du
petit peuple. Il n’est plus vrai de dire qu’il occupe en quelque
sorte la situation d’un pape marocain. En qualité de chérif il
a naturellement, _eo ipso_, une certaine considération, mais elle
est à peine plus grande que celle des autres _chourafa_[2]. Il a
certainement des propriétés très étendues, qu’il a su accroître
récemment par de fréquentes tournées de quêtes en Algérie, mais
il a perdu beaucoup de son prestige. Plus d’une fois il a été
gênant pour le gouvernement, et certaines habitudes européennes
lui ont fait perdre beaucoup de sa réputation de sainteté. Son
mariage avec une chrétienne, jadis gouvernante anglaise à Tanger,
dont il a eu plusieurs enfants, n’y a pas peu contribué. Malgré
toutes les promesses qu’il avait faites au moment de cette union,
aujourd’hui il néglige cette femme de toutes les manières,
comme on pouvait l’attendre de la conception orientale du mariage :
elle est même aujourd’hui exposée à des embarras d’argent. La
nombreuse parenté du chérif n’a pas reconnu ce mariage et cherche
par tous les moyens possibles à détruire le peu d’influence
que pourrait avoir une épouse d’une religion ennemie. Elle
habite aujourd’hui avec ses enfants une petite maison située
sur el-Marschan, le petit plateau au sud-ouest de la ville, où se
trouvent également quelques villas d’Européens.

La population de Tanger compte à peu près 20000 âmes, dont
un bon tiers de Juifs espagnols. Le reste se répartit entre les
éléments les plus divers : Arabes et Berbères du Rif, Juifs,
Nègres ainsi que Chrétiens de différentes origines, surtout du sud
de l’Europe. La population est très agglomérée, parce qu’elle
ne peut s’étendre au delà des fortifications ; les pauvres
surtout sont entassés dans des ruelles étroites. Dans cette ville
il n’existe pas de quartier juif proprement dit, comme il y en a
dans la plupart des autres villes du Maroc ; les Juifs sont mêlés
à la population. Pendant l’hiver il arrive assez fréquemment que
des touristes européens arrivent à Tanger et y passent plusieurs
mois. De Gibraltar il vient souvent aussi des visiteurs, qui de là
entreprennent des parties de chasse aux environs.

A Tanger il y a une foule de mendiants et d’estropiés qui
parcourent les rues en implorant la compassion et en demandant
l’aumône. Comme en général le musulman est bienfaisant,
c’est par centaines que les malheureux vivent de la charité
publique. La misère a dû être particulièrement grande l’année
qui a précédé mon arrivée, quand, à la suite d’une mauvaise
récolte, une famine effroyable régnait dans tout le Maroc. A
Tanger seulement, des centaines de malheureux sont morts de faim,
quoique la colonie européenne eût beaucoup fait pour adoucir une
aussi triste situation.

[Illustration : Hadj Abd es-Salem, chérif de Ouezzan.]

L’habillement des Marocains est assez élégant ; sur le
cafetan ou _djellaba_, sorte de burnous avec capuchon, ils portent
généralement un fin haïk blanc, grande pièce d’étoffe jetée
sur eux avec beaucoup d’adresse, de sorte qu’elle se drape
en plis harmonieux. Pour un Européen, il n’est pas facile de
se servir d’un vêtement aussi incommode. La tête du Marocain
est généralement couverte d’un tarbouch tunisien rouge, sur
lequel est enroulé un grand turban, blanc comme la neige. Ce
dernier consiste en une pièce de six à huit mètres d’étoffe
très fine, que l’on enroule autour de la tête avec une grande
adresse. Par-dessus le turban se trouve souvent le capuchon de
la djellaba ou du burnous militaire. Les Arabes de Tanger ont
l’habitude de porter des bas blancs et les pantoufles de cuir
jaune en usage dans tout le pays, où on les fabrique avec du cuir
tanné et teint sur place. Un Marocain ne se sert jamais de souliers
ou de bottes, tant est grande sa haine du progrès. La population
pauvre ne porte d’ordinaire qu’une chemise, des culottes et,
par-dessus, une djellaba en forte étoffe de couleur brune ou
grisâtre. Les vêtements des femmes sont dérobés à la vue des
Européens : dans les rues elles sont complètement enveloppées
d’une grande pièce d’étoffe grossière, sous laquelle on voit
tout au plus briller une paire d’yeux noirs. L’habillement des
femmes arabes, celles du moins des classes aisées, est très riche,
mais sans aucun goût ; elles sont attifées d’une masse de bijoux
d’argent et de corail grossièrement faits et portent une ceinture
large d’un pied, ornée souvent de broderies d’or et d’argent,
et qui enserre les plis d’un cafetan d’étoffe fine. Les femmes
pauvres, et surtout celles de la campagne, sont, il va sans dire,
beaucoup plus simples dans leur costume.

Les Juifs espagnols portent, en général, une djellaba d’étoffe
bleue ; en dessous, un gilet fermé jusqu’en haut par une quantité
de boutons, et de courts pantalons de même étoffe ; des bas blancs,
des souliers européens et une petite casquette noire complètent
leur costume.

Les Juives, dont, comme on le sait, on coupe les cheveux au moment
du mariage, et qui portent ensuite perruque, ont des vêtements de
fête extrêmement luxueux, et garnis de riches broderies d’or ;
ce sont des reliques, transmises d’une génération à l’autre.

La principale occupation de la population de Tanger est le
commerce, et la ville est loin d’être une place commerciale
insignifiante. Grâce à sa situation privilégiée, les
affaires y seraient encore plus importantes si le gouvernement
marocain ne restreignait de toute manière, et par un
aveuglement incompréhensible, l’exportation des produits
naturels. L’importation, dont s’occupent les négociants
européens ainsi qu’un certain nombre de maisons juives, est très
importante et s’accroît tous les ans ; en effet les besoins
des Arabes en produits occidentaux augmentent tous les jours. Ce
sont surtout les différentes espèces de draps et d’étoffes,
les marchandises peu encombrantes, les bougies, le sucre et le
thé, qui sont introduits à Tanger en grande quantité. La rue
principale est, sur ses deux côtés, entièrement occupée par
de petites boutiques ou des comptoirs arabes et juifs, qui servent
en même temps d’ateliers. Ce sont de petites pièces élevées
de quelques pieds au-dessus du sol, mesurant quatre ou cinq pieds
carrés, qui peuvent être fermées du dehors par une porte à
un battant. Le marchand y est accroupi tout le jour, de façon
à pouvoir prendre, sans se lever, ses marchandises dans tous les
coins de sa boutique. Généralement ce sont des articles provenant
de l’intérieur : Tanger prend peu de part à leur fabrication ;
ils viennent en grande partie de Tétouan et de Fez. Les différents
objets en cuir (pantoufles, ceintures, cartouchières, courroies,
harnais, etc.) y dominent ; puis les beaux tapis marocains, qui
viennent surtout de Rabat, toutes sortes d’objets de parure ou
de luxe, de grands plateaux à thé en cuivre curieusement ciselé,
et beaucoup d’autres objets. Pour les touristes, qui ne quittent
pas volontiers la ville sans emporter dans leur pays des souvenirs
empruntés à l’industrie locale, il y a deux bazars très bien
fournis, qui sont tenus par des Juifs. Les prix y sont élevés en
général, et la majorité des articles viennent de Paris, où,
comme on sait, existent de grandes fabriques d’antiquités et
d’objets d’art orientaux. Celui qui veut acheter à Tanger de
vrais articles du pays ne doit jamais aller à leur recherche seul
ou avec un interprète indigène ; mais il doit réclamer, de la
part d’un négociant européen fixé au Maroc, une intervention
qui lui est toujours très gracieusement accordée.

La vente aux enchères des marchandises est très fort en usage ;
des agents spécialement autorisés parcourent les rues, proclamant
les différentes offres et provoquant les surenchères, sans oublier
de vanter de la façon la plus prolixe les objets à vendre.

Un droit de douane de 10 pour 100 de la valeur est prélevé
sur les marchandises européennes importées. Les revenus des
douanes du sultan sont notablement plus considérables que jadis,
depuis l’établissement des contrôleurs espagnols, quoique la
moitié doive en être livrée à l’Espagne, comme acompte sur
l’indemnité de guerre de 1860.

L’exportation est peu importante, comme je l’ai dit. Les
céréales, les chevaux, le liège, de même qu’une foule d’autres
produits, ne doivent pas du tout être exportés ; les peaux, les
laines, les légumes, les fruits, etc., peuvent être transportés
au dehors. Mais l’exportation des bœufs est restreinte, de telle
sorte que chaque représentant d’un pays européen a, tous les ans,
le droit d’en embarquer un certain nombre. Les consuls transmettent
alors leurs droits à ceux de leurs compatriotes qui font le commerce
au Maroc. Il est aisé de prévoir que cette manière d’opérer doit
être l’origine de grands abus. La garnison anglaise de Gibraltar
est presque complètement ravitaillée à Tanger. Chaque jour une
quantité, fixée par contrats, de viande, de volaille, d’œufs et
de légumes de toute sorte est transportée à Gibraltar, qui dépend
complètement du Maroc pour son alimentation, puisque ses rochers sont
trop étroits pour permettre aucun genre de culture ou d’élevage.

Les relations postales de Tanger avec l’Europe sont régulières,
quand toutefois les tempêtes ne sont pas assez violentes pour
empêcher toute communication avec la côte espagnole. Il y a dans
la ville deux bureaux de poste, l’un dans la maison du ministre
anglais, d’où les envois se font directement sur Gibraltar et
de là sur l’Espagne, ou, par les vapeurs, sur l’Angleterre. Un
autre bureau est à la légation espagnole ; les lettres en partent
pour Ceuta, puis, par Algésiras, pour Cadix. Celles qui arrivent
à Tanger ne sont pas remises à domicile : on est forcé de les
prendre ou de les envoyer chercher aux bureaux. Le plus sûr pour
l’Européen est de se faire toujours adresser sa correspondance
au consulat de sa nation, ou par une grande maison de commerce,
dont les serviteurs soient connus dans les bureaux de poste. Les
Espagnols ont également établi une communication postale entre
Ceuta, Tanger et les côtes de l’Atlantique, jusqu’à Mogador,
et les lettres vont d’une ville à l’autre par des messagers
escortés d’ordinaire de quelques soldats. En dehors des vapeurs
venant de Gibraltar et qui apportent des lettres, il arrive presque
chaque jour de Tarifa un _falucho_, minuscule bâtiment à voile,
qui sert également de courrier. Il est étonnant de voir par quels
horribles temps ces coquilles de noix traversent souvent le détroit.

La foule des Européens et surtout des Espagnols qui habitent Tanger
a amené les Marocains à permettre la construction d’une église
catholique, desservie par des moines franciscains. Les puissances
catholiques du midi de l’Europe contribuent tous les ans à
l’entretien de cette église. En dehors de celle-ci il en existe
encore une autre, à Tétouan : ce sont les seules du Maroc. Les
protestants ont la faculté d’entendre de temps en temps un prêche
chez le consul anglais, qui fait venir de Gibraltar un ministre
anglican. Est-il besoin de dire que les Franciscains n’ont eu
de succès par leurs conversions ni auprès des Arabes, ni auprès
des Juifs espagnols ? Ces derniers, aussi bien que les mahométans,
se distinguent par une orthodoxie tout à fait particulière et par
leur intolérance religieuse.

Outre l’église catholique, Tanger possède un hôpital, dont
le bâtiment a été fourni par l’État. Sa fondation eut lieu
au moyen de l’indemnité de guerre que la France reçut en 1844
après la campagne du Maroc ; les autres nations représentées
à Tanger contribuent aujourd’hui à l’entretien de cette
œuvre de bienfaisance. Un médecin espagnol est à la tête de
l’hôpital ; mais j’ai entendu exprimer bien souvent le désir
qu’un médecin plus instruit et plus capable vînt s’établir à
Tanger ; je suis persuadé qu’un médecin allemand qui posséderait
quelques connaissances linguistiques aurait bientôt la confiance
des habitants.

Tanger possède six mosquées, dont les minarets ou plus exactement
les hautes tours quadrangulaires sont recouvertes en partie d’un
très bel enduit de stuc découpé et de faïences élégantes. La
fabrication des briques d’ornements pour le revêtement des murs
et du sol des appartements est encore aujourd’hui une industrie
importante du pays. Il est interdit aux Européens, de la façon la
plus sévère et dans tout le Maroc, même à Tanger, de pénétrer
dans une mosquée. On voit peu volontiers un étranger curieux
s’arrêter devant un de ces édifices pour le regarder. Même à
Tanger, où presque la moitié des habitants ne sont pas mahométans,
il est dangereux d’y pénétrer ; le curieux serait, pour le moins,
exposé à se voir accablé des insultes d’une foule irritable. Pour
éviter des désagréments de ce genre, qui proviennent surtout de
l’ignorance des usages du peuple, les autorités locales préfèrent
donner au voyageur européen, comme guide et comme escorte, un des
machazini dont j’ai parlé, et qui peut le prévenir contre toute
infraction aux usages. Du reste, aucune des mosquées de Tanger
ne se distingue à l’intérieur par une véritable élégance
architecturale : ce sont des bâtiments comme on en voit partout
au Maroc. La cour intérieure est pavée de belles faïences ;
une fontaine y coule d’ordinaire et permet que l’on fasse les
ablutions prescrites avant la prière. Dans les mosquées on voit
rarement des femmes, quoiqu’elles n’en soient pas précisément
exclues.

[Illustration : Tour d’une mosquée de Tanger.]

A Tanger il y a plusieurs écoles juives et arabes, et les classes
moyennes de la population savent lire et écrire.

Devant la porte sud de la ville est une petite plaine, sur laquelle se
tient le marché hebdomadaire et où les caravanes de l’intérieur
apportent leurs marchandises. Des centaines de chameaux, de chevaux,
de mulets et d’ânes y sont rassemblés ; les conducteurs y
dressent leurs petites tentes et il y règne presque toujours une
grande animation. Aux jours de marché, la place est couverte des
produits naturels et des articles industriels les plus variés ;
une foule bruyante s’y presse tout le jour. Des bateleurs et des
musiciens, des charmeurs de serpents et des danseurs, des conteurs
d’histoires et d’autres baladins y trouvent toujours un public
attentif et nombreux, qui paye son plaisir de quelques pièces
de monnaie de cuivre de peu de valeur (_flûs_). Les femmes des
villages environnants dominent ; elles mettent en vente les produits
de leur sol : toute espèce de fruits et de légumes, des œufs, des
volailles, du beurre, de la viande, etc. : on y trouve également du
combustible, charbon de bois ou fagots, bref tout ce dont on peut
avoir besoin dans la ville. Du _soko_ on gravit un petit plateau,
où quelques Européens, parmi lesquels le consul d’Autriche, ont
leurs villas. On y a également élevé dans ces derniers temps un
hôtel, dont la situation est assurément meilleure que celle des
hôtels de la ville. Non loin est un cimetière arabe, ainsi que le
tombeau d’un saint, qui empêchent de ce côté toute extension de
Tanger. Parmi les villas qu’on y voit, celle d’un Américain est
surtout remarquable ; elle est décorée intérieurement en style
mauresque et contient des objets d’origine marocaine, anciens ou
modernes, aussi précieux qu’ils sont nombreux.

[Illustration : Chameau de charge.]

Un autre petit marché se trouve dans la ville même, à la porte
sud, et les habitants de Tanger y achètent leurs aliments de chaque
jour. En dehors des légumes de tout genre on y trouve toujours de
la viande fraîche et du poisson de mer.

Tanger n’est pas très bien pourvu d’eau potable, et pendant
l’été les habitants en sont presque tous réduits à l’eau
des citernes et des puits. Dans le voisinage du tombeau dont
j’ai parlé, coule une source, très abondante en hiver, mais
qui en été est d’ordinaire complètement à sec. De la colline
située à l’ouest de la ville, le djebel el-Kebir, nommée
ordinairement le Monte, sort une petite rivière, la rivière des
Juifs, dont le courant, abondant et rapide en hiver, a creusé un
lit profond, presque complètement à sec en été. Sur ce Monte,
comme sur le plateau à l’ouest de la kasba, se trouvent plusieurs
demeures d’été appartenant aux Européens de Tanger. C’est
un endroit ravissant, couvert de beaux jardins. La rivière
des Juifs sépare ce Monte de la ville ; outre un pont moderne
en pierre, souvent endommagé par les eaux torrentueuses, on y
voit encore les ruines d’un pont antique, qui doit provenir de
la domination portugaise. Malgré la circulation, fréquente en
été entre la ville et le Monte, le chemin laisse beaucoup à
désirer, surtout à l’endroit où il traverse la rivière des
Juifs et qu’il est presque toujours plus ou moins difficile de
franchir. Le gouvernement marocain ne fait rien pour les routes,
et les Européens doivent s’en inquiéter eux-mêmes. C’est
du reste une entreprise assez coûteuse, car les difficultés du
terrain sont grandes. Quelquefois, comme je l’ai dit, la rivière
grossit en hiver et endommage les constructions ; d’autres fois
des éboulements se produisent fréquemment dans les couches d’une
colline de sable et d’argile tertiaires. On devrait prolonger cette
route vers le sud ; de l’autre côté de la rivière, sur le Monte,
des chemins étroits, mais pavés, conduisent au milieu de jardins
ravissants, dans les différentes villas.

Le climat de Tanger est sain sous tous les rapports et se recommande
particulièrement aux gens qui souffrent de maladies de poitrine
ou d’asthmes, et qui désirent passer l’hiver dans une station
méridionale ; à Tanger on peut vivre très commodément, très
agréablement et à très bon compte. La vie mondaine est très active
dans la colonie européenne ; chasses, pique-niques, concerts, bals
et plaisirs de tout genre s’y succèdent chaque jour, surtout chez
les différents ministres, qui accueillent toujours facilement un
étranger de bonne éducation. La promenade habituelle des Européens
est le bord sablonneux de la mer ; chaque jour, vers le soir, on y
voit, à pied ou à cheval, les hommes et les femmes de la _société_
de Tanger.

Dans les environs immédiats de la ville, le gibier est certainement
réduit à un minimum, et il faut marcher des heures pour voir une
paire de perdreaux. Plus loin se trouve un grand terrain de chasse,
que le ministre anglais a acquis et où se trouvent surtout beaucoup
de sangliers. Plusieurs fois par an il organise de grandes chasses,
où le sanglier est le plus souvent chassé à cheval, à la lance,
comme cela est d’usage chez les officiers anglais de l’Inde. Lors
de ces intéressantes parties, le ministre est très large dans ses
invitations, et ses hôtes, hommes et femmes, demeurent d’ordinaire
trois ou quatre jours dehors et campent sous des tentes. Il faut
du reste une grande sûreté de main et un bon cheval pour prendre
part à ces chasses à la lance, qui sont souvent l’occasion de
petits accidents. Le plus grand nombre des invités se contentent
d’ordinaire du rôle de simple spectateur, et laissent aux sportsmen
consommés le soin de transpercer les sangliers.

[Illustration : Porte de jardin du Monte, près de Tanger.]

Les relations des Européens avec la population arabe de Tanger
sont très bonnes, et les froissements entre eux sont rares. Le
séjour de la ville est, par suite, relativement très sûr ; le
nombre des Chrétiens et des Juifs y est presque égal à celui
des Arabes ; en outre, en cas de troubles, la position de Tanger
au bord même de la mer permettrait de trouver un prompt refuge
sur le sol espagnol. La population arabe est presque complètement
dépendante des habitants chrétiens, auxquels elle doit du travail
et du pain. Pourtant on ne peut jamais compter sur les mahométans,
et, au cas où l’existence du pays ou les intérêts de l’Islam
paraîtraient menacés, les Marocains, d’apparence si calme et si
amicale, deviendraient aussi violents que cruels. Si dans un pays
comme l’Égypte, qui est depuis tant d’années complètement sous
l’influence occidentale, et dont la prospérité et la richesse se
sont plus largement développées, grâce à ce régime, que celles
de tous les autres États mahométans du nord de l’Afrique ;
si dans ce pays, disons-nous, il peut arriver des événements
comme les massacres de chrétiens en juin 1882, il est encore bien
plus vraisemblable que, dans certains cas, les Marocains, dont les
rapports avec l’Europe sont beaucoup moindres, en viendraient à
des explosions de fanatisme politique et religieux bien plus brutales.

Quelques mois avant mon arrivée à Tanger, il y était mort un
homme qui, pour un temps, avait fait beaucoup parler de lui. Dans
l’été de 1878 il apparut sous le nom d’Abdallah ben Ali et se
donna pour un prétendant au trône marocain. Il se montrait sous
un jour assez brillant : outre sa femme, il avait près de lui un
secrétaire et un aide de camp, avec un nombreux domestique ; l’aide
de camp était un ancien officier autrichien. Le gouvernement marocain
se borna à l’observer quelque temps, car on ne le prenait pas
fort au sérieux. Mais, comme il affichait d’une façon toujours
plus insolente ses prétentions au trône, comme il avait dupé
quelques Européens de Tanger, et qu’il avait même escroqué du
roi d’Espagne une somme assez importante, on le jeta dans une
prison de la ville. Là aussi il reçut des secours du dehors ;
la femme du chérif de Ouezzan surtout, dont j’ai parlé, et
qui croyait à son étoile, l’approvisionnait de vivres dans son
cachot. Ce qui prouve avec quelle audace il avait joué son rôle,
c’est qu’il avait commandé à une fabrique d’armes anglaise
50000 fusils au nom du gouvernement marocain : bien plus, il avait
demandé, sur la foi de cette commande, une avance importante de
cette société anglaise... et l’avait obtenue. Quand la femme de
ce prétendant, une Anglaise, s’aperçut que l’étoile de son
mari commençait à pâlir, elle prit la fuite vers l’Angleterre,
en compagnie du secrétaire et de l’argent restant ; on relâcha
l’aide de camp, et je le rencontrai à Tanger dénué de ressources.

Sur ces entrefaites on apprit qu’Abdallah ben Ali était un ancien
sous-officier français, nommé Ferdinand-Napoléon Joly, et avait
été déjà condamné plusieurs fois pour escroqueries à Bruxelles
et à Paris. On ne lui demanda rien de plus que de reconnaître par
écrit qu’il était un Français nommé Joly, en lui promettant en
échange la liberté : il s’y refusa et maintint ses prétentions
au trône du Maroc. On le laissa donc en prison. Il y tomba bientôt
malade, par suite de la malpropreté et de l’air empesté qui y
régnaient, ainsi que de l’insuffisance et de la mauvaise qualité
de la nourriture, et il mourut au bout de quelques mois : ainsi se
termina cette affaire, qui avait eu ses côtés comiques, surtout
à propos de la duperie de quelques Européens ; les Marocains
eux-mêmes ne l’avaient jamais prise au sérieux.

Parmi les compatriotes que j’ai rencontrés au Maroc, je dois citer
tout particulièrement le malheureux peintre Ladein, de Mödling,
près de Vienne. Il avait parcouru dans toutes les directions,
en chassant et en peignant, les environs de Tanger, Tétouan,
el-Araïch, Rabat, etc., et avait rassemblé une quantité de très
jolies esquisses peintes. Il eut alors l’idée de pénétrer
dans l’intérieur du Maroc, vers Fez, Marrakech[3] et, autant
que possible, le haut Atlas. Malheureusement il renonçait souvent
dans ses excursions aux précautions si nécessaires dans ce pays et
avait fréquemment à ce sujet des discussions avec les Européens. Le
consul autrichien de Tanger l’avait détourné à diverses reprises
de se rendre tout seul dans des régions d’accès difficile et
notoirement dangereux ; finalement il ne put aboutir qu’à lui
faire signer un certificat d’après lequel aucune responsabilité
ne devait incomber au consul en ce qui concernait sa sûreté
personnelle. Plein de confiance dans son bon fusil et dans sa force
peu commune, Ladein continua ses excursions solitaires. Je ne croyais
pourtant pas l’avoir vu pour la dernière fois quand je le quittai
à Tanger, le 22 décembre 1879, pour me diriger vers Fez, résidence
du sultan. Quand je revins à Tanger après une absence d’un an
et demi, j’y appris la triste fin de l’artiste autrichien. Il
s’était dirigé vers Fez, pour aller ensuite à Marrakech, et avait
entrepris de là des excursions sur les pentes nord de l’Atlas :
un jour on le trouva assassiné sur le chemin d’Amsmiz, dans
le voisinage de la rivière Nfys. Il est difficile de connaître
la vraie cause de cet attentat ; ce n’est certainement pas le
vol. Peut-être, dans son ignorance des usages mahométans, avait-il
eu quelque querelle avec des indigènes ; peut-être aussi son zèle
artistique l’entraîna-t-il dans un endroit (zaouia) interdit aux
infidèles, pour y enrichir sa collection d’esquisses ? On sait que
non seulement les mahométans n’ont absolument aucun goût pour la
peinture, mais qu’il leur est formellement interdit par le Coran
de représenter des figures humaines. Bref, le malheureux Ladein a
été évidemment une nouvelle victime de la forme religieuse aussi
farouche que contraire aux lois naturelles qui porte le nom d’Islam.

Le fait suivant peut servir à montrer combien le goût des Allemands
pour les voyages les entraîne parfois au loin. Dans un hôtel de
Tanger je trouvai comme garçon un Allemand qui avait fait un voyage
extraordinaire. D’abord employé des postes bavaroises, il avait,
pour un motif quelconque, peut-être pour une affaire militaire,
quitté son pays, était passé en Amérique, s’était engagé, pour
payer son voyage de retour dans l’Ancien Monde, comme garçon sur un
vapeur, avait été s’échouer en Algérie et y avait pris service
dans la légion étrangère. De là il avait déserté vers le sud et
avait fait le voyage des oasis de Figuig et du Tafilalet. Plus tard
il avait franchi l’Atlas, était allé à Fez et de là à Tanger,
et tout cela sans argent et avec une connaissance imparfaite de la
langue arabe ! Le voyage du Tafilalet est encore aujourd’hui un
des plus difficiles qu’on puisse entreprendre. Jusqu’ici, seul
Gerhard Rohlfs a pu y réussir ; malheureusement le garçon d’hôtel
allemand dont je viens de parler n’était guère à même de donner
des renseignements sur la géographie des pays parcourus.

Partout dans les ports de l’Orient et du nord de l’Afrique on
trouve une foule d’aventuriers de toutes nationalités, qui sont une
vraie plaie pour les consuls ; Tanger est aujourd’hui recherché
de ces compagnons internationaux. On dirait qu’ils ont formé une
association et qu’ils envoient toujours quelques-uns d’entre eux
en éclaireurs, pour découvrir où se trouvent les consuls dont on
peut tirer le plus facilement des secours de tout genre.

_Excursion au cap Spartel et aux cavernes d’Hercule._ — L’une
des excursions favorites des habitants de Tanger aux environs de la
ville est celle du cap Spartel, à quelques lieues à l’ouest, et il
n’y a pas d’Européen qui n’ait visité Tanger sans être revenu
complètement ravi de cette charmante promenade. Par une admirable
matinée de décembre nous partîmes, quelques personnes de la colonie
européenne et moi, pour le cap. Celui qui veut visiter les grottes
un peu au sud du phare fait bien de prendre le chemin le moins beau,
qui va de Tanger vers le petit bois des Oliviers, dans le voisinage
duquel est un village. De là on va en longeant la mer vers le cap
Spartel. Pour retourner à Tanger, il vaut mieux prendre la route
cavalière, directe, extrêmement intéressante, et en partie assez
bien entretenue, qui suit toujours les hauteurs le long de la mer.

Nous étions huit personnes avec quatre domestiques, tous à cheval
ou sur des mulets ; nous partîmes le matin, vers huit heures,
du jardin du ministre d’Allemagne. Entre des haies de cactus,
d’agaves et de grands roseaux qui limitent les vastes jardins
situés au sud et à l’ouest de la ville, court une route pavée qui
mène dans la direction du Monte, où Arabes et Européens ont leurs
habitations d’été au milieu de beaux jardins. Nous quittâmes
bientôt ce chemin ravissant et nous prîmes notre direction plus
au sud, par une colline nue, à travers des champs et des terres
en friche, pour atteindre au bout d’une heure et demie le petit
bois des Oliviers, où nous fîmes une courte halte. En général,
la route suivie n’est pas belle ; les champs, de couleur brune,
et les couches verticales de flysch (grès éocène), couvertes
souvent d’efflorescences rougeâtres, les buissons épineux, et les
touffes de palmiers nains d’un vert clair, quelquefois un berger
faisant paître des chèvres et des moutons, donnaient au paysage
un caractère monotone et peu intéressant. Après un court arrêt,
nous continuâmes, et au bout d’une nouvelle marche d’une heure et
demie nous atteignîmes les rochers qui s’élèvent verticalement
au bord de l’Océan et dans lesquels se trouvent les cavernes
bien connues.

Par une étroite ouverture on arrive dans la caverne principale,
à peine éclairée par la lumière extérieure. Elle est assez
haute et il s’en détache vers l’est une quantité de cavernes
plus petites et de couloirs qui se dirigent vers l’intérieur du
pays. Ces grottes sont creusées dans un conglomérat très dur,
constitué par des débris de quartz roulés, gros comme des pois ou
des haricots, et en général de forme ovale, fortement liés entre
eux par du calcaire spathique. Le carbonate de chaux s’est amassé
en stalactites très considérables dans les crevasses humides. Sur
la paroi ouest des grottes sont de petites ouvertures par lesquelles
pénètre le jour ; de là on aperçoit, bien en dessous, le rivage,
sur lequel les vagues se brisent avec un bruit formidable ; l’eau
pénètre dans une sorte de bassin fermé, séparé de la mer par
une digue, et s’écoule ensuite par des ouvertures souterraines
et invisibles. C’est un spectacle sauvage et grandiose, que celui
dont on jouit ainsi du milieu de ces cavernes ; les vagues succèdent
aux vagues, se brisent en éclats de tonnerre sur les rochers, en
projetant un voile d’écume, et les cavernes retentissent sans
cesse du bruit formidable des flots.

A l’origine la caverne elle-même n’était pas aussi
grande qu’elle apparaît aujourd’hui ; elle a été élargie
artificiellement, car de temps immémorial on en extrait des meules de
moulin. Les Arabes qui y travaillent découpent, avec un instrument
en forme de ciseau, de petites meules d’un peu plus d’un pied de
diamètre ; ils ne mettent aucune prudence dans cette opération et
ne prennent guère soin de laisser des piliers naturels, de sorte
que souvent des parties de la voûte s’écroulent. Aujourd’hui
encore, cette voûte montre à diverses places des crevasses très
apparentes ; aussi on ne peut se défendre d’un sentiment de
terreur et l’on évite involontairement toute espèce de bruit,
dans la crainte que le moindre ébranlement de l’air ne provoque la
chute des masses de rochers qui surplombent. Peu d’années avant
ma visite en ces lieux pittoresques, plusieurs travailleurs arabes
y avaient été écrasés par un éboulement partiel des voûtes.

L’emploi de cette roche dure et grossière pour la fabrication des
meules doit remonter à des temps très anciens, car partout on voit
dans les rochers la trace de travaux antérieurs, d’anneaux creusés
au ciseau et abandonnés avant d’être terminés, peut-être parce
que la place choisie ne donnait que des matériaux insuffisants.

Un affleurement de grès jaune clair, qui se montre dans le voisinage,
appartient à la même formation que ce conglomérat. Sa surface
est partout couverte d’une couche rougeâtre d’oxyde de fer ;
un grès quartzeux, brun foncé, lourd et très riche en fer,
qui se trouve immédiatement au-dessous, fait partie de la même
formation. L’ensemble de ces couches est dressé verticalement et
appartient à la zone de flysch éocène qui s’étend tout le long
de la côte marocaine, et atteint ici un développement particulier.

Quand les eaux sont très basses, on remarque bien au-dessous du
niveau actuel des grottes, à 15 mètres environ, des traces de
travaux antérieurs sur ce conglomérat quartzeux. On distingue
nettement les découpures en forme de croix dans des roches
aujourd’hui presque toujours couvertes d’eau. Un peu plus haut,
dans une place où les rochers à meules sont en partie cachés par
des sables, on voit également des anneaux creusés dans la pierre,
de sorte qu’on en doit conclure à des modifications dans la
hauteur du niveau de la mer sur la côte. La première pensée qui
vient est naturellement que la côte africaine s’est abaissée
par rapport à l’Atlantique ; mais, comme des abaissements de ce
genre se font très lentement, il en résulte que l’emploi de ce
conglomérat à des usages industriels remonte à une antiquité très
reculée. Pour qu’on ait pu travailler sans entraves aux endroits
où les anneaux dont j’ai parlé se montrent dans le rocher,
il faut évidemment que ces endroits aient été complètement
à sec. Ils sont aujourd’hui presque toujours couverts d’eau,
et l’on ne travaille plus qu’à 15 mètres plus haut, dans la
grande caverne. Il serait certainement intéressant de faire des
recherches sérieuses dans ces grottes, quoique jusqu’ici elles
n’aient pas fourni de trouvailles archéologiques importantes ;
une courte visite, comme je pouvais en faire, ne suffit certainement
pas à une pareille tâche.

Ces petites meules ne sont pas seulement employées à Tanger,
mais dans un cercle plus étendu, et l’on en voit souvent dans
les maisons des paysans.

De ces grottes on arrive en une petite demi-heure à la pointe
nord-ouest de l’Afrique, au cap Spartel. Le chemin suit la mer,
tantôt à travers des dunes, tantôt sur des roches, et de nombreux
petits ruisseaux tombent des hauteurs que l’on a à sa droite dans
la mer. Le cap Spartel est un rocher qui s’avance au loin dans
les flots, et sur sa dernière pointe qui y descend verticalement
s’élève la haute tour d’un magnifique phare. Auprès de
cette construction se trouve l’habitation du gardien, et dans la
cour coule une source abondante, bien captée, qui donne une eau
excellente, fraîche et un peu ferrugineuse. Outre ce bâtiment,
on voit encore quelques maisons basses, pour les aides du gardien et
pour les soldats arabes qui leur sont adjoints. Une de ces maisons est
spécialement destinée à abriter les victimes des naufrages. Au
cap Spartel, où commence le passage de l’Atlantique dans la
Méditerranée, la mer est extrêmement agitée ; assez souvent les
navires viennent chercher un refuge et attendre un meilleur temps
à l’abri du cap. Peu de jours avant notre arrivée, le navire de
guerre anglais l’_Express_, avec lord Napier, alors gouverneur de
Gibraltar, y avait cherché un abri. Il venait de Cadix, et avait mis
pour aller à Gibraltar près de vingt-quatre heures, alors qu’on
en emploie huit d’ordinaire. Les tempêtes de l’Atlantique se
brisent, surtout en hiver, avec une puissance formidable, autour de
cette tour isolée, et les quelques créatures humaines enfermées
ici, à des milles de toute habitation, y mènent une vie solitaire
et délaissée, quoique extrêmement utile à leurs semblables.

Le phare lui-même est une belle construction, à la fois très
solide et très élégante, dans laquelle un escalier tournant en
fer mène jusqu’au sommet, où les lampes sont placées.

Il a été construit par le gouvernement marocain, sous la pression
énergique des puissances européennes et sous la direction d’un
ingénieur français. Dix puissances contribuent à son entretien,
aux frais d’éclairage et à l’entretien du personnel, par une
contribution annuelle de 1500 francs. Ce phare eut longtemps comme
gardien un homme qui a acquis au Maroc une certaine renommée,
un Saxon nommé Wenzel, qui s’était échoué là après une vie
aventureuse au plus haut point. Les Arabes le nommaient Sidi Binzel,
et son métier n’était pas une sinécure, car ses deux aides,
des Espagnols, comme on en voit beaucoup au Maroc et dont la plupart
ont quitté leur pays pour fuir le service militaire, étaient loin
d’avoir le sens de l’exactitude et de l’ordre nécessaires dans
un poste où la responsabilité est si grande. Les représentants
étrangers à Tanger forment un conseil de surveillance du phare,
et l’un d’eux, qui est changé tous les ans, est chargé
de l’administration financière. Mais, déjà depuis plusieurs
années, cet emploi est dévolu au ministre d’Allemagne, et son
chancelier s’acquitte du détail de ces fonctions, dont les autres
ambassadeurs ne se hâtent pas de le décharger.

Une année avant mon arrivée au Maroc, Sidi Binzel quitta son poste,
et il vit aujourd’hui dans un port de l’Océan, où il a trouvé
un emploi dans une maison de commerce. Sa longue connaissance du
pays, des habitants, de leurs coutumes et de leur langage en fait
une personnalité très utile dans les rapports avec les indigènes.

Son successeur est un Allemand de Bohême du nom de Gumpert,
habile ébéniste, qui vit également depuis longtemps au Maroc
et pratique son métier dans ses heures de loisir. Il partage son
service avec deux aides, et chacun est de garde pendant huit heures
consécutives. Il tient également le phare et ses bâtiments dans un
ordre modèle ; tout, dans la petite colonie, respire la propreté,
l’ordre, et la régularité la plus rigoureuse y règne.

La position du phare est extrêmement pittoresque. Placé sur une
arête rocheuse à plus de cinq cents pieds au-dessus des flots,
à la limite des deux mers, il offre un coup d’œil incomparable,
et il est aisé de comprendre que la colonie européenne de Tanger
y entreprenne volontiers de fréquentes excursions. Chacune de
celles qui sont faites par plusieurs personnes se présente sous
l’aspect d’un joyeux pique-nique ; on emporte naturellement
vivres et boissons, car les habitants de ce poste exposé n’ont
que le nécessaire. Presque tous les jours, le gardien Gumpert fait
venir de Tanger sur un animal de bât les vivres indispensables.

[Illustration : Phare du cap Spartel.]

Chacun revoit ensuite avec plaisir la magnifique vue dont on jouit
en cet endroit. Dans la lumière éclatante d’un soleil du Midi
s’étendent au loin vers l’ouest les flots de l’Atlantique,
pendant que la haute côte de l’Espagne se découpe nettement
devant le spectateur au delà de l’incomparable détroit de
Gibraltar. On aperçoit le cap Trafalgar, éternellement mémorable
par la bataille navale du 22 octobre 1805, le jour où Nelson
anéantit la flotte franco-espagnole. Au loin vers la droite se
découvrent les blanches maisons de Tarifa, avec sa forteresse qui
s’avance bien avant dans la mer, un point historique également
important. C’est là que débarqua en 711 le sultan de Tanger,
Mouça Tarif ben Malek, appelé par le comte espagnol Julian,
qui demandait son appui contre le roi Roderic. Mais les farouches
Arabes trouvèrent le pays beaucoup trop beau pour l’abandonner,
et ils conquirent peu à peu toute l’Espagne ; la ville de Tarifa,
fondée à cette époque, reçut son nom en l’honneur du sultan.

Si l’œil va plus loin vers l’est, il se fixe enfin aux
rochers puissants de Gibraltar, qui ferment la pittoresque baie
d’Algésiras. Al-gesira el-Khodra (île Verte) reçut des hordes
de Tarik ben Zyad un nom que la ville porte encore. Vers le sud la
vue s’étend fort au loin de ce magnifique panorama, par delà
de vertes vallées et des collines basses, jusqu’aux montagnes
de l’intérieur du Maroc. La Méditerranée, si riche en beautés
naturelles, renferme peu de points qui puissent être comparés au
cap Spartel et à son phare.

Après avoir admiré ce magnifique coup d’œil sous toutes ses
faces, nous nous réunîmes autour d’un pique-nique extrêmement
animé, auquel fut invité aussi le brave gardien de ce coin de
terre béni, et qui accrut encore les plaisirs d’une journée
favorisée par le temps le plus admirable. Tandis que maître Gumpert
faisait retentir sur un vieil harmonica les chants populaires de
la patrie et que la gaieté de notre petite troupe empruntée aux
nationalités les plus diverses devenait de plus en plus bruyante,
les serviteurs arabes et les machazini nous considéraient avec
des mines sérieuses et ne pouvaient comprendre, avec leurs idées
mahométanes des convenances et de la morale, comment les Roumis
(Romains, c’est-à-dire Chrétiens) pouvaient donner une expression
si bruyante et si animée à leur bonne humeur.

Pour revenir à Tanger, nous suivîmes le chemin plus court et plus
pittoresque qui conduit au Monte à travers des jardins ; un sentier
découpé dans les rochers, bien entretenu, et que Sidi Binzel avait
déjà fait établir, descend rapidement, laissant à sa gauche la mer
couverte de navires, à droite les montagnes revêtues d’une riche
végétation. Bientôt nous atteignîmes un gracieux petit plateau
richement garni de buissons de térébinthes, de palmiers nains et
d’autres plantes des pays chauds ; des troupeaux de moutons, de
chèvres et de bœufs y paissaient. Nos animaux prirent malgré nous
un galop rapide, et quelques-uns d’entre nous improvisèrent même
une petite course sur cette jolie plaine. De là on descend encore et
l’on arrive à la région de jardins et de villas dont j’ai parlé
plusieurs fois et à travers laquelle d’étroites routes pavées
conduisent, par des pentes assez raides, jusqu’à la rivière des
Juifs. Les grenadiers et les orangers, les magnolias et les figuiers y
poussent en abondance, et au milieu d’eux apparaissent les feuilles
d’un vert bleuâtre de l’eucalyptus, déjà si répandu en Europe,
et qu’à cause de sa croissance rapide on plante dans les contrées
humides pour les dessécher. Les haies vives sont formées d’épais
buissons d’oliviers, de buis, de lauriers, d’aloès, de cactus,
d’épines blanches, etc., qui croissent si vigoureusement, qu’on
a souvent peine à passer à cheval dans ces sentiers étroits. Nous
arrivâmes bien avant dans la soirée à notre point de départ, le
jardin de la légation allemande, et nous nous séparâmes charmés
de toutes manières de notre intéressante excursion. Heureux ceux
qui peuvent passer leur vie dans cette terre bénie du nord de
l’Afrique, au milieu d’une retraite paisible et qui ne sentent
pas le besoin de prendre une part active aux luttes qui passionnent
l’Europe. J’ai certainement conservé le meilleur souvenir de
mon séjour à Tanger, et je le dois en grande partie à l’accueil
amical de mes compatriotes allemands, qui m’ont si efficacement
soutenu plus tard dans les difficultés de mon entreprise. Quant
au cap Spartel et à son phare qui étincelle au loin sur la mer,
j’en puis dire seulement : _ille terrarum mihi præter omnes
angulus ridet_[4].




                              CHAPITRE II

                     TÉTOUAN ET LE PAYS D’ANDJIRA.

Préparatifs. — Marche vers le foundaq. — Arrivée à
Tétouan. — Histoire de la ville. — Son intérieur. — La
mellah. — La rivière. — Les Européens. — L’industrie. —
Les visites. — Mariage arabe. — Le Kitân. — Trouvaille de
charbon. — Pétrifications. — Justice arabe. — La tribu des Beni
Mada’an. — Le cap Martin. — L’exportation. — La fête de
l’Agneau. — Cavernes. — Mariage juif. — Le Chichaouan. —
Départ de Tétouan. — Voyage à Ceuta. — Zone neutre. —
Le caïd Mouhamed Kandia. — Départ d’Andjira. — Retour à
Tanger. — Baladins de l’oued Sous. — Voyage à Gibraltar. —
Hadj Ali Boutaleb. — Cristobal Benitez. — Préparatifs pour le
voyage à l’intérieur.


Du 18 novembre au 4 décembre 1879 j’entrepris un voyage de Tanger
à Tétouan et dans le pays d’Andjira. C’était en quelque
sorte une excursion préparatoire dans l’intérieur du Maroc,
pendant laquelle je voulais apprendre à voyager dans ce pays. Je ne
puis qu’engager le voyageur disposé à entreprendre une grande
expédition dans un pays qui lui est inconnu, à s’y préparer
par un ou plusieurs petits voyages ; cette manière de faire lui
évitera plus tard bien des pertes de temps et d’argent, en même
temps que des difficultés et des déceptions de tout genre. Mon
excursion de dix-huit jours vers Tétouan me fournit en outre
quantité d’intéressantes observations sur la géographie et
l’histoire naturelle ; les cartes de ce pays, qui est aux portes
de l’Europe, sont erronées au plus haut point, et l’on n’a
pas besoin d’aller bien loin pour recueillir des faits nouveaux
au sujet de la connaissance de la surface terrestre.

L’amil (gouverneur) de Tanger m’avait fourni un machazini,
du nom de Mouhamed Kaléi ; cet homme recevait par jour 3 pesetas
(francs) et demie, en même temps que sa nourriture et celle de
son cheval. Comme cuisinier et serviteur, j’engageai un Juif,
souvent employé à la légation allemande et nommé Jacob Azogue. Il
était exigeant comme gages (car je le payais autant que le soldat
marocain, ce qui était beaucoup trop cher pour un serviteur) ; mais,
quant au reste, c’était un homme tranquille, très serviable,
fort à recommander pour des voyageurs européens disposés à
voyager dans les parties sûres du Maroc. J’avais loué trois
chevaux et un mulet ; je payais pour mon cheval et pour le mulet,
qui, outre les bagages, portait encore mon serviteur, 7 pesetas
par jour, c’est-à-dire un prix relativement peu élevé ; pour
les deux autres chevaux, je payais par jour 2 douros et demi (12
fr. 50). La légation d’Allemagne m’avait prêté une tente,
j’en louai une seconde, pour mes gens, contre un payement quotidien
de 6 réaux espagnols (19 réaux = 5 francs). Mon bagage consistait
en un lit de campagne, que je devais également à l’amitié du
ministre, des ustensiles de cuisine, des provisions de tout genre,
des instruments, des effets, etc. J’avais beaucoup de lettres de
recommandation : le ministre m’en avait remis deux pour le caïd
du district d’Andjira et pour celui de Tétouan, ainsi que pour le
consul espagnol de cette ville ; le consul autrichien, Dr Schmidl,
qui a habité autrefois Tétouan, m’en donna également pour un
Arabe en relation d’affaires avec lui, Hamid Salas, de même que
pour l’agent consulaire Ben Abdeltif, marchand juif.

Tout était paqueté dès le matin du 18 novembre dans le jardin du
ministre allemand, mais nous ne partîmes qu’à dix heures. Après
avoir triomphé de maintes petites difficultés, comme celle qui nous
arriva avec un animal de bât déjà chargé, qui jeta son paquetage
et s’échappa, à la grande joie des enfants du voisinage, nous
partîmes avec l’intention de n’aller pour ce jour-là qu’à un
foundâq, maison isolée construite par l’État pour abriter les
caravanes, et qui se trouve à peu près à mi-chemin entre Tanger
et Tétouan. Cet endroit sert ordinairement de campement à ceux
qui ne veulent pas faire la route en un jour, ce qui d’ailleurs
constituerait un voyage fatigant de douze heures.

La direction générale que nous prîmes était celle du sud-ouest ;
mais le chemin dessinait souvent des zigzags, comme l’exigeait
ce pays de collines. D’abord nous longeâmes pour peu de temps
la côte, à travers de hautes dunes, puis un terrain de marne
gris clair, formé en collines basses et à pentes adoucies ; la
direction des couches, qui étaient presque verticales, était du
nord-ouest au sud-est, et ces formations appartenaient au flysch
éocène que j’ai déjà cité plusieurs fois. De nombreuses
petites sources en sortaient et coulaient vers la mer. Le pays
était complètement déboisé, et les touffes de palmiers nains ou
de genêts y dessinaient seules quelques taches vertes ; par places
le sol était cultivé, mais les terres labourées couvraient un
espace relativement très faible du sol arable. Chacun se borne à
labourer ce qui est indispensable pour son alimentation et celle de
sa famille ; tout ce qu’il a de surcroît lui est pris d’ordinaire
par les employés du sultan.

Nous chevauchâmes sans interruption jusqu’à cinq heures du soir ;
à mesure que nous avancions vers le sud-est, les montagnes devenaient
plus hautes et plus escarpées, et les chemins plus mauvais ; à
un moment, mon cheval s’abattit et je me foulai un peu la main
gauche. Vers trois heures de l’après-midi nous arrivions à une
haute montagne de grès ferrugineux, dont la direction était inverse
de celle que j’ai signalée, puisqu’elle allait du nord-est
au sud-ouest. Toutes les chaînes de hauteur jusqu’à Tétouan
conservèrent une orientation semblable.

Les couches de ce grès sans fossiles étaient également presque
verticales. Le pays devenait beaucoup plus beau ; des graminées
abondantes et de nombreux buissons avec de petites feuilles vert
foncé, qui servent à nourrir les moutons et les chèvres,
des chênes-lièges isolés, quelques oliviers sauvages dans
l’intervalle, produisaient une impression agréable, par opposition
au rivage désolé. Notre campement se trouvait au milieu d’un
grand ensemble de pâturages, et nous vîmes de nombreux troupeaux
de moutons et de chèvres. Les tentes furent bientôt dressées et
nous nous assîmes autour de la flamme claire des feux ; il faisait
assez froid, et un vent âpre soufflait de l’est, du côté de la
Méditerranée ; nous avions un admirable ciel rempli d’étoiles
et nous pouvions espérer que le temps continuerait à être beau ;
à Tanger, dans les derniers jours, la pluie avait été fréquente.

Notre repas, peu compliqué, fut bientôt prêt ; les bergers nous
vendirent du lait frais, et, après le thé, chacun se disposa à
dormir ; un calme profond régnait autour de nous, nous n’entendions
par moments que l’aboiement de l’un des chiens des bergers. Les
conducteurs, après avoir entravé les pieds de devant de leurs
animaux, s’étendirent sur le sol dans leur voisinage, simplement
enveloppés de leur djellaba.

Nous n’avions traversé aucune localité, mais il en existait à
quelque distance du chemin : les villages de Chrîb et d’Esouabha,
encore habités par la tribu des Fâhs, qui domine dans le district
de Tanger, et plus loin les petits villages de Chwouamha, Taïfi
et Elbounin, habités par des familles des Ouadras. Les noms des
rivières et des ruisseaux que nous avons passés sont : l’oued
Souani, l’oued Emrorah, l’oued Sined et l’oued Dfel.

Quand nous nous levâmes le 19 de bon matin, nous n’avions que
9 degrés centigrades, et le froid nous sembla sensible ; nous
abattîmes rapidement les tentes, chargeâmes les animaux et nous
remîmes en route. Vers neuf heures il faisait déjà beaucoup plus
doux, et enfin l’air devint très chaud. Le chemin conduisait du
campement par des pentes escarpées au foundâq, qui s’élevait sur
le penchant d’une montagne, dans un endroit visible de loin. C’est
une grande cour entourée de quatre murs, avec des écuries pour les
animaux et de petits taudis malpropres pour les voyageurs. Je ne puis
assez prévenir ces derniers contre les foundâqs marocains, en raison
de la vermine qui y fourmille. Je ne fis du reste que jeter un coup
d’œil sur la maison ; un seul homme s’y trouvait, celui qui la
louait de l’État. Il nous offrit du café, mais nous repartîmes
le plus vite possible en lui laissant un petit pourboire. De cette
maison, située à plus de 200 mètres au-dessus de la mer, on a un
beau coup d’œil sur le paysage de montagnes qui l’entoure. Deux
chemins s’y bifurquent : l’un descend vers Tétouan ; l’autre,
qui se prolonge vers Kasr el-Kebir et Fez, est suivi par les habitants
de Tétouan qui veulent se rendre dans la capitale du pays.

Le chemin descendant du foundâq était fort mauvais, très raide
et couvert de débris de roches, de sorte que les animaux devaient y
être menés à la main. Les montagnes environnantes sont d’abord
constituées par le même grès ferrugineux ; puis viennent des
roches dolomitiques, du rauchwacke[5] et des couches calcaires. Les
éboulis sur les pentes et dans les vallées sont très importants,
car de nombreux torrents y coulent dans les années pluvieuses. Nous
arrivâmes, en montant de nouveau, dans le pays de Ouadras. Les
montagnes disposées en cercle autour de ce canton s’élèvent
jusqu’à 600 mètres. Nous traversâmes un col de 280 mètres
d’altitude par une température de 22 degrés centigrades à
l’ombre. De là le chemin descendait de nouveau, en franchissant
de petites collines et les pentes de montagnes plus élevées,
de telle sorte que, le plus souvent, les chevaux devaient être
tenus à la main. Enfin, vers midi, nous avions traversé le pays
montagneux, et une large et fertile plaine s’ouvrait devant nous,
limitée également à l’horizon par de hautes montagnes, devant
lesquelles s’étendait une longue chaîne de collines basses. Entre
celles-ci et les montagnes s’élève Tétouan. Mais il nous fallut
encore deux heures de marche pour traverser la plaine sous le soleil
de midi et pour franchir la chaîne de collines. Le chemin nous
conduisit alors sur un beau pont, puis de nouveau à gauche dans
une plaine fertile et bien cultivée ; enfin, à un tournant, nous
aperçûmes tout d’un coup Tétouan, avec ses maisons blanches, la
kasba, les longues murailles dentelées et les tours quadrangulaires
des mosquées. Nous eûmes encore à chevaucher une heure et demie
avant d’atteindre la porte de la ville ; nous traversâmes un
petit ruisseau, où nous dûmes faire halte, pour abreuver nos
animaux épuisés ; quelques gorgées d’eau fraîche et courante
nous firent aussi grand bien. Sous la conduite de notre machazini,
qui fut amicalement salué par la garde, nous pénétrâmes par la
porte obscure dans les ruelles étroites de la ville.

Comme je l’ai dit, le pays, depuis le foundâq jusqu’à Tétouan,
porte le nom de Ouadras, ainsi que les habitants, dont les petits
villages sont invisibles, cachés qu’ils sont dans les vallées
latérales. Le nom de la rivière dans le voisinage du dernier
campement était l’oued Amrah ; nous passâmes ensuite l’oued
Agras et l’oued Charoub et enfin, sur un pont, l’oued Merra,
qui s’unit à l’oued Bousfeka, sur lequel est situé Tétouan.

J’aimai mieux accepter l’hospitalité de l’Arabe Hamid Salas
auquel j’étais recommandé et qui m’offrit une jolie maison vide,
que de descendre dans le prétendu hôtel del Universo, misérable
auberge juive. Les maisons de Tétouan sont d’un modèle uniforme ;
la plupart n’ont qu’un rez-de-chaussée, et les chambres donnent
dans une cour pavée ouverte. Au-dessus des appartements est un toit
plat qui sert de terrasse, mais où ne vont guère que les femmes. La
partie inférieure des murs est ornée avec goût de jolies faïences,
et le sol dallé est couvert de nattes et de tapis. Je fis loger dans
un foundâq mes serviteurs et mes chevaux, et je restai seul avec le
machazini et Jacob dans la maison, où nous nous installâmes. Deux
grandes chambres nous parurent les meilleures : j’en conservai
une pour moi ; l’autre servit de cuisine et de chambre à coucher
pour mes deux compagnons. Hamid Salas, Arabe au visage bienveillant,
parut très content et très honoré de m’avoir chez lui et me
l’exprima de toutes les manières.

Tétouan est une antique cité, et dès la domination romaine il
existait au même endroit une localité du nom de Thagat. Plus tard
les Arabes occupèrent aussi ce pays, et ils sont encore les maîtres
de la ville, malgré les fréquentes tentatives des Espagnols pour la
prendre. Elle a été souvent détruite dans la suite des temps. En
1310 elle fut reconstruite par un sultan de la race des Mérinides,
du nom d’Abou Thabet Amer ; mais dès 1400 les Espagnols la
détruisaient de fond en comble, car c’était une retraite très
commode pour les pirates, si redoutés à cette époque. Reconstruite
plus tard, la guerre de course s’y développa de nouveau, et le
marquis de Santa Cruz la détruisit encore en 1564. Les Arabes
la rebâtirent encore ; et le dernier bombardement eut lieu en
1860, dirigé, comme toujours, par les Espagnols. Les traces de
ce siège sont encore visibles, et tout le quartier voisin de la
rivière est plus ou moins ruiné. Par suite, la ville est très
peu peuplée et renferme une foule de maisons vides ; presque tous
les Arabes aisés ont plusieurs maisons, qu’ils habitent tour
à tour. Le nom actuel de Tétouan est expliqué d’une façon
singulière par les Arabes. Ils prétendent qu’il y a longtemps,
quand le pays était souvent menacé par les farouches Berbères
des montagnes du Rif, la coutume existait de placer un veilleur en
permanence sur un haut minaret. A l’approche du danger, il criait :
_Tet-Taguen ! Tet-Taguen !_ (Ouvrez les yeux ! ouvrez les yeux !),
d’où vint plus tard, dit-on, le nom de Tétouan, ou, comme on
l’écrit souvent, Tétaouan (Tztaouan).

La ville est une place forte, entourée de murailles solides et
élevées, qui naturellement ne pourraient résister aux pièces
européennes, ainsi qu’on l’a bien vu. Elle est dominée par une
haute kasba, dans laquelle demeure le gouverneur et où se trouve le
siège des autorités. Tétouan peut avoir 20000 habitants, peut-être
un peu plus, dont un quart au moins sont des Juifs espagnols.

Les nombreuses rues qui s’enchevêtrent irrégulièrement
dans la ville sont extraordinairement étroites, sombres et
malpropres ; on sent que le contrôle européen y manque. Bien
des témoignages annoncent pourtant la grandeur et la richesse
passée de Tétouan. Beaucoup de maisons sont très belles à
l’intérieur, et celles qui sont situées vers la rivière ont de
beaux jardins, quoiqu’ils soient négligés maintenant. Il habite
là quelques opulentes familles arabes, qui, dans les derniers temps,
se sont fait construire des maisons admirablement belles, à très
grands frais. Les visiteurs de Tétouan doivent examiner surtout la
disposition intérieure des maisons des Briza, ainsi que celles des
familles Arrhasini et Chtîf. Elles sont construites dans le plus
pur style mauresque et très richement ornées de belles peintures
et de décorations en stuc.

Il y a de nombreuses mosquées à tours quadrangulaires, ainsi que
des tombeaux de saints ; la population passe, en général, pour
très fanatique. Au milieu de la ville se trouve une gigantesque
place carrée avec l’église catholique et, tout près d’elle,
le consulat espagnol. Un médecin européen qui tient une petite
pharmacie y vit également. La population européenne consiste en
Espagnols de la plus basse classe, ouvriers, petits marchands et
surtout aussi coupeurs d’écorce, car les forêts d’alentour
sont très riches en chênes-lièges ; le liège est d’ailleurs
embarqué en contrebande, car le gouvernement marocain n’en permet
pas l’exportation.

Les Juifs n’habitent pas, comme à Tanger, avec le reste de la
population, mais dans un quartier spécial, la _mellah_, qui est
fermé le soir par des portes ; c’est ce qu’on nomme ailleurs le
_ghetto_. Si les quartiers arabes sont déjà malpropres, la mellah
est d’une saleté tout à fait effrayante. Dans ses rues étroites
habitent des milliers de Juifs, entassés dans de petites maisons,
d’une manière absolument contraire à l’hygiène.

La position de la ville est extraordinairement belle. La rivière de
Bousfeka (ou oued el-Yelou) s’est creusé un lit entre des montagnes
hautes de 1000 mètres et débouche, en coulant vers l’est, dans
la mer, près du cap Martin. La ville s’élève en terrasses,
sur le flanc nord de la montagne, et du toit des maisons on a une
vue magnifique, par-dessus la vallée couverte de jardins, sur les
crêtes déchiquetées des montagnes du sud marocain. Malheureusement
la rivière a peu d’eau, et son embouchure est complètement
ensablée. C’est une particularité qui se présente pour beaucoup
de rivières et de ruisseaux se jetant dans la mer ; à quelques
centaines de pas du rivage, leur eau disparaît tout à coup dans le
sable, et un large banc s’étale entre la rivière et la mer. Si
Tétouan appartenait à une puissance européenne, le plus pressé
serait de draguer le Bousfeka, à son embouchure comme dans son
cours inférieur, de façon à pouvoir conduire les navires aux
portes mêmes de la ville ; la distance est d’environ une lieue,
et les frais ne seraient pas considérables. Quand les Espagnols
assiégèrent Tétouan en 1860, ils construisirent une route du cap
Martin jusque vers la ville, pour pouvoir transporter les pièces
nécessaires au bombardement.

Lorsqu’ils durent rendre la ville au Maroc après la paix, la
route fut abandonnée, et en temps de pluie le chemin du cap Martin
est extrêmement boueux. Dans tout le Maroc il n’y a pas une route
carrossable ; l’Arabe n’a aucune idée d’une chose semblable
et passe partout avec ses chevaux, ses mulets ou ses ânes.

La colonie européenne est peu nombreuse à Tétouan ; seule
l’Espagne y a un consul ; les autres États y ont de soi-disant
agents consulaires, ordinairement négociants israélites. L’Espagne
est du reste le pays qui a le plus d’intérêts dans cette ville,
importante par sa situation favorable et le développement de son
industrie. Celle-ci est très considérable, et tout le Maroc est
alimenté par Tétouan de certains articles. Les objets en cuir,
et surtout les pantoufles, les ceintures, les sacs, etc., tous
de couleur variée, y sont fabriqués en grandes masses ; les
longs fusils élégamment ornés qu’on y fabrique, et qui sont
en partie incrustés d’argent avec beaucoup de goût, sont très
connus. Les broderies d’or et de soie ainsi que les peintures sur
bois de Tétouan sont également célèbres ; on trouve dans le bazar,
grande réunion de simples petites boutiques, de très belles étoffes
anciennes magnifiquement brodées.

Il y a également beaucoup de vieilles armes, sabres, poignards,
etc. ; l’amateur d’antiquités et de bibelots orientaux peut
aisément dépenser beaucoup d’argent à Tétouan. Les poteries et
les belles faïences de diverses couleurs pour le revêtement du sol
et des murailles y sont également célèbres. Tétouan est une des
plus importantes cités du Maroc, et l’on comprend facilement que le
sultan fasse tout pour conserver une ville qui lui est si profitable.

Le jour qui suivit mon arrivée, je remis mes lettres de
recommandation officielles et fus naturellement accueilli des
autorités arabes avec toute la cordialité possible, sans toutefois
qu’elles s’inquiétassent le moins du monde de me faciliter des
excursions quelconques autour de Tétouan. Partout où j’arrivais,
je devais prendre les trois inévitables petites tasses de thé,
coutume qui réduit au désespoir le nouveau venu au Maroc. C’est
une règle que celui qui reçoit la visite doit offrir à son hôte
du thé et une pâtisserie particulière ; le thé est préparé en
présence de l’hôte par le maître de la maison. Le serviteur
apporte sur un grand plateau de cuivre jaune, brillant, richement
décoré, une petite bouillotte, une quantité de petites tasses, des
boîtes à thé, à sucre et à menthe, ainsi qu’un grand chaudron
de cuivre plein d’eau chaude. Le thé vert de Chine (car le noir est
inconnu au Maroc) est aussitôt mis, avec quelques énormes morceaux
de sucre, dans la bouillotte ; on y ajoute ensuite un peu de menthe,
qui fait disparaître le vrai goût du thé ; les tasses sont remplies
de la chaude boisson et ingurgitées avec grand plaisir. Il est de
mode d’en prendre trois. Il faut que l’Européen s’habitue
tout d’abord à ce thé sucré et extrêmement aromatique, car il
a à le supporter plusieurs fois par jour.

Le consul d’Espagne, à qui j’avais fait une visite, m’invita
à assister le soir à un mariage arabe, où il était convié
lui-même. Je fus naturellement aussitôt prêt, et le soir, vers huit
heures, nous nous rendîmes, le consul, sa femme et sa belle-sœur,
le vice-consul, un agent consulaire anglais, un Allemand qui se
trouvait là par hasard et moi, dans la maison où se donnait la
fête. Elle était déjà presque remplie d’hôtes, qui écoutaient
un orchestre composé de six artistes. La musique marocaine, qui est
toujours accompagnée de chant, a certainement un côté original ;
mais on peut difficilement dire que son bruit monotone et ses accents
plaintifs et pénibles constituent quelque chose de beau. Les
artistes avaient trois grands instruments en forme de guitare,
dont ils jouaient avec des bâtons de bois, deux petits violons
pour lesquels ils se servaient d’archets, et un tambour garni de
clochettes et couvert d’une seule peau, sur lequel ils frappaient
avec leurs doigts. Ils jouaient et chantaient sans discontinuer,
avec une persévérance effrayante, presque insupportable, pendant
que la nombreuse société absorbait de grandes quantités de thé
vert et de pâtisseries sucrées, assaisonnées d’essence de
rose et d’autres produits aromatiques. Les causeries des Arabes,
qui s’amusaient évidemment, étaient tranquilles et sérieuses ;
il n’y avait ni cris, ni discussions, ni chants, ni toasts, comme
on en voit en Europe dans des fêtes analogues. Toutes les boissons
fermentées y manquaient complètement, car les Marocains sont des
croyants très stricts pour ce qui tient à l’interdiction des
spiritueux de tout genre. De temps en temps les serviteurs circulaient
dans les pièces soigneusement ornées, avec des encensoirs pour
purifier l’air ; les Arabes faisaient également entrer dans
les manches de leurs vêtements la vapeur parfumée. Les hôtes
étaient aspergés d’eaux odorantes ; les Européens présents en
recevaient sur leurs mouchoirs, et les Arabes sur leurs vêtements,
sur leur tête et même dans leur cou ; on sait que les Orientaux
ont une grande prédilection pour les parfums.

A l’exception des deux femmes européennes, la compagnie était
uniquement composée d’hommes, car les femmes mahométanes sont
strictement exclues de toute solennité où les hommes prennent
part ; mais, des galeries et par de petites fenêtres, de curieuses
figures de femmes et de petites filles regardaient avidement dans
la salle, complètement remplie d’hommes. Les Européens présents
attiraient surtout leur curiosité, car les femmes marocaines n’en
voient jamais et sont toujours enfermées dans leurs chambres quand
un infidèle entre dans la maison. Dans les rues, elles marchent
complètement enveloppées.

Vers dix heures, la musique cessa brusquement, et quatre hommes
couverts de djellabas brunes entrèrent dans la salle. Ils
commencèrent alors un concert comme je n’en avais jamais
entendu ! Deux d’entre eux soufflaient dans un long instrument
en forme de flûte, et ils n’en tiraient que des notes longues,
élevées et pointues à pénétrer les os ; les deux autres
accompagnaient cette mélodie de grands bruits de cymbales, se
suivant à longs intervalles. Cette musique infernale dura près
d’une demi-heure, et, pour nous autres Européens, elle était à
peine supportable dans cet espace étroit ; chacun respira quand ces
quatre hommes disparurent et que le sextuor reprit des exercices plus
paisibles. Vers minuit vint le souper. Nous fûmes conduits dans une
petite chambre, où nous nous accroupîmes de notre mieux sur des
divans bas ; une table ronde fut dressée à notre portée et on y
déposa trois gigantesques plats de viande et un aussi grand plat de
sucreries ; ni couteau, ni fourchette, ni serviette, mais une cruche
d’eau pour accompagner ce repas de viandes trop grasses. Chacun
saisit avec ses doigts de la viande de bœuf et d’agneau, ainsi
que du poulet rôti, et, sur les invitations répétées de notre
hôte, qui était tout à sa joie, nous mangeâmes gaiement. Le plat
de friandises contenait un mélange de farine et de miel frit dans
l’huile et saupoudré de cannelle. Enfin, un serviteur fit circuler
un plat et du savon ; chacun versa un peu d’eau chaude sur ses
mains. En notre honneur fit son apparition une vieille serviette qui
avait déjà assisté à plusieurs soupers de ce genre ; les Arabes
méprisent de pareilles superfluités et s’essuient les mains à
leurs vêtements.

Nous fûmes un peu consolés quand on fit circuler de bon café
noir ; l’hôte s’assit près de nous, et un de ses serviteurs,
un eunuque, dut chanter et danser devant nous ; son chant était une
litanie en ton de fausset, effrayante à entendre ; les Espagnols
présents en furent enchantés et le déclarèrent un grand artiste.

Vers une heure nous fûmes congédiés, car l’heure des femmes
arrivait. Les dames du consul demeurèrent encore pour attendre
l’arrivée de la fiancée, mais, nous autres hommes, nous dûmes
partir, _nolens, volens_. Les deux principaux personnages, à notre
idée du moins, de toute fête de mariage, la fiancée et le fiancé,
manquaient à cette fête arabe : le dernier doit prier dans une
mosquée jusque très avant dans la soirée ; l’autre reste
jusqu’à minuit chez ses parents et est alors transportée, sur
une petite litière de forme particulière, à la maison du fiancé
ou à celle de son père, où le jeune homme voit pour la première
fois sa femme à l’issue de la fête.

Le jour suivant, j’entrepris, en compagnie du consul d’Espagne
et de quelques-uns des inévitables machazini, une excursion vers le
Kitân ou Kitzân, sur les hauteurs au sud de Tétouan et l’un des
plus beaux points de vue du voisinage. Le chemin descendait d’abord
de la ville vers la rivière ; après l’avoir traversée, nous
passâmes dans une plaine extrêmement fertile, couverte de nombreux
jardins d’orangers très bien arrosés, et qui s’étend au pied
des montagnes. Le chemin devenait ensuite plus raide et souvent se
bornait à un sentier large d’un pied entre la roche et les eaux
torrentueuses des ruisseaux. Nous nous reposâmes dans le voisinage
d’une petite mosquée d’où s’étendait une vue magnifique sur
la ville de Tétouan, si romantiquement située, et au dernier plan
sur les pittoresques montagnes de calcaire et de dolomite.

Le jour suivant, je visitai les montagnes au nord-est de la ville,
où, à ce que m’avait dit un Espagnol, on avait trouvé du charbon
de terre. Le chemin partait de la porte du Nord et passait devant
le cimetière juif ; les tombes sont toutes recouvertes de plaques
calcaires de quatre à cinq pieds de long, blanchies à la chaux et
ornées de dessins primitifs, ressemblant à de l’écriture. Dans
le voisinage sont de nombreuses carrières d’où l’on a tiré ces
pierres tombales. Nous montâmes encore et nous atteignîmes un ravin
où se trouvait un amas de pierres. L’Espagnol qui m’accompagnait
prétendait y avoir creusé un trou dans lequel il avait trouvé du
charbon. A la vérité, il y avait sous l’éboulement de petits
morceaux de charbon, mais qui pouvaient (car je m’en défiais un
peu) y avoir été apportés. En cherchant plus longuement, nous y
trouvâmes du grès gris jaunâtre, à grain grossier, et contenant
de nombreux et insignifiants débris de plantes transformées en
carbone, de même que des couches minces d’excellent charbon,
très brillant. Cette trouvaille indique certainement la présence
en cet endroit d’un dépôt de charbon, et il ne s’agit pas là
de lignite tertiaire de formation récente, mais d’une couche de
date plus ancienne, sinon appartenant aux véritables formations
carbonifères. La couche de grès carbonifère apparaît sous
le calcaire blanc dolomitique et aussi sous le grès rouge. Pour
s’assurer de l’existence de ce dépôt, il faudrait creuser
un puits, qui montrerait s’il existe là un véritable dépôt
charbonnier, ou des amas isolés et de minces couches. Un dépôt de
ce genre, si près de Tétouan et à une heure de la mer, serait pour
le Maroc d’une valeur tout à fait inestimable. Mais le gouverneur
marocain est si lent dans ses résolutions et si peu disposé
aux entreprises industrielles, surtout quand elles ont rapport aux
recherches minières, qu’il est probable que les Européens auraient
difficilement la permission de commencer des travaux d’essai.

Dans les collines basses placées comme contreforts entre Tétouan
et les montagnes dont j’ai parlé, se trouve un dépôt formé
de sable, d’argile et de marne, qui est extrêmement riche en
pétrifications appartenant à l’étage tertiaire moyen. Cette
argile sert à fabriquer des poteries ; devant la porte de la
ville se trouvent les fabriques, dans de petites excavations des
collines. C’est là que fut tué un Espagnol, une année avant
mon arrivée à Tétouan. Il y avait alors une épidémie, et le
conseil de santé européen avait décidé qu’un cordon sanitaire
serait établi, de sorte que personne n’entrerait dans la ville
sans être interrogé au préalable. Un jour il arriva près de
l’employé de la santé stationné devant la porte de la ville
une troupe d’Arabes, parmi lesquels un chérif. L’employé leur
refusa l’entrée s’ils n’apportaient d’abord une permission
particulière du consul. On dit que le chérif dit alors à l’un
de ses compagnons qu’ils étaient de mauvais mahométans s’ils ne
pouvaient même obtenir qu’un chérif entrât sans difficulté dans
une ville arabe. Là-dessus un des Arabes se jeta sur l’employé
espagnol et l’étendit raide mort ; après quoi toute la compagnie
s’enfuit, naturellement. Sur les réclamations énergiques du
consul d’Espagne, on finit par saisir à Tanger, au bout d’un
long espace de temps, un homme que l’on accusa du meurtre et qui
fut exécuté à Tétouan, sur la place du marché et de la façon la
plus barbare, quelques mois avant mon arrivée. Il fut lié à un pieu
fixé à un mur dans le voisinage du consulat espagnol, et toutes les
demi-heures on tira sur lui un coup de feu mal dirigé, de manière
à le blesser simplement, et, comme le misérable n’était pas
encore mort après plusieurs heures, le consul d’Espagne demanda
qu’on mît fin à ses souffrances ; sur quoi il reçut le coup
de grâce. Du reste, jusqu’à la fin il avait protesté de son
innocence, et la plupart des Arabes en étaient convaincus. Mais,
comme le vrai coupable n’avait pu être trouvé, grâce à la
protection du chérif, on avait pris pour victime expiatoire le
premier venu, coupable peut-être d’une vétille.

J’avais l’intention d’aller de Tétouan vers le sud, dans le
pays de montagnes complètement inconnu qui forme la frontière
entre l’Algérie et le Maroc, et d’abord à Chichaouan, dans
le pays du même nom. J’avais à peine exprimé ce désir, que
tous s’y opposèrent unanimement : mon soldat me déclara qu’il
était engagé pour Tétouan et pour le pays d’Andjira au nord
de la ville ; le châlif (remplaçant de l’amil, c’est-à-dire
du gouverneur) assura qu’il ne pouvait m’y laisser aller, car
la population du pays était en pleine révolte contre le sultan
et tuerait infailliblement un Chrétien qui viendrait chez elle ;
le consul espagnol pensait également qu’il avait une sorte de
responsabilité à mon égard et qu’il était tenu de me dissuader
énergiquement d’une excursion sans la permission du châlif. Ce
dernier déclara enfin, sur ma demande réitérée, qu’il allait
adresser une lettre à Sidi Mouhamed Bargach, ministre marocain à
Tanger, et qu’il lui soumettrait la question ; si le ministre
m’en donnait la permission, je pourrais partir, et alors il me
fournirait des soldats d’escorte.

Pour ne pas demeurer inutilement à Tétouan, j’entrepris plusieurs
excursions dans le voisinage. Le 24 novembre au matin, je partis en
compagnie d’un Espagnol qui habite Tétouan depuis sa plus tendre
enfance, Cristobal Benitez, pour aller dans les montagnes du sud-est,
au pays des Beni Mada’an. Cette tribu a une fâcheuse réputation,
et on me disait dans Tétouan que je ne pourrais l’affronter
qu’avec une très forte escorte. Je trouvai de paisibles laboureurs,
heureux qu’on ne leur fît aucun mal. Ils habitent dans de petits
villages de 30 à 50 huttes, généralement placés sur des collines,
d’où l’on a une très belle vue sur les montagnes qui entourent
Tétouan. Leurs maisonnettes, carrées, ne sont point belles ;
elles sont construites en terre battue, mélangée de roseau et de
clayonnage. Une foule de chiens à demi sauvages aboient furieusement
contre l’étranger quand il entre dans un village. Toute la tribu
habite les huit villages suivants : Zazourout, Darbouisef, Darabala,
Oud’har, Zalmadi, Boudara, Kanikra et Elma’asem. Ce dernier
nom se présente souvent pour des lieux peu éloignés de la mer
et dont les habitants s’occupent de la préparation du sel. Les
Beni Mada’an sont en tout 1200 à 1500 âmes. Leur tribu habite
les pentes nord des montagnes au sud de Tétouan, et surtout leur
partie orientale, qui descend jusqu’à la mer. Les villages ne
se dressent pas au-dessus des contreforts de grès rouge ; dans les
hautes régions du calcaire on n’en trouve aucun ; ils sont donc à
peu près à 100 mètres au-dessus de la mer. D’Elma’asem nous
chevauchâmes le long du rivage vers le cap Martin, où se jette,
ou plutôt disparaît dans le sable, le Bousfeka, que l’on nomme
là oued el-Yelou. Au cap Martin se trouve une tour isolée armée de
huit canons, dans laquelle un seul soldat monte la garde ; à peu de
minutes de là, vers l’intérieur, s’élève la douane marocaine.

[Illustration : Rifiote des environs de Tétouan.]

Du cap Martin nous chevauchâmes dans la vallée du Bousfeka pour
remonter vers Tétouan, en suivant en partie le chemin établi par
les Espagnols, et dont j’ai parlé. On se forme l’idée la plus
exacte de la position topographique de Tétouan en revenant par ce
chemin. Entre le cap Negro et le cap Marari s’étend vers l’ouest
la large vallée du Bousfeka, qui porte différents noms selon les
endroits. A Tétouan cette vallée est resserrée par un contrefort
de grès rouge, s’avançant du nord au sud, de sorte qu’il
reste seulement une passe étroite au sud des murs de Tétouan, par
laquelle le fleuve se glisse entre la ville et la montagne. Sur ce
contrefort se dresse Tétouan, sur une pente légère du sud au nord,
de sorte que le plus haut endroit de la ville, la kasba, à peu près
à 90 mètres de hauteur, est déjà dans la région du calcaire,
tandis que le sous-sol de la ville appartient au grès rouge. La
réputation qu’a value à Tétouan sa situation naturelle est
pleinement justifiée.

Par les hautes eaux, de petits navires franchissent la barre et
s’avancent un peu dans la rivière, pour recevoir les produits dont
l’exportation est permise. Celle des oranges est particulièrement
active ; elles sont produites, en excellente qualité, par les grands
jardins qui couvrent la vallée fertile, mais souvent exposée
aux débordements du Bousfeka. Ces oranges vont surtout de là,
par de petits bâtiments côtiers, dans les ports algériens,
et principalement à Oran ; malgré la douane, les découpeurs
d’écorces, Espagnols habitant Tétouan, embarquent en contrebande
de grandes quantités de liège, qui sont ensuite transportées
en France.

Le 25 novembre, fut célébrée la fête de l’Agneau, qui répond
à notre Noël. C’est une règle ici que chaque Mahométan
doit tuer un agneau, de sorte qu’à cette époque il se fait à
Tétouan un commerce actif de bestiaux. Dans l’intérieur des
familles on a l’habitude de se faire des cadeaux, comme chez nous
pour l’anniversaire de la naissance du Christ. La cérémonie du
sacrifice de l’Agneau a lieu dans chaque ville, avec la coopération
de la population, des soldats, des fonctionnaires et des prêtres. A
Tétouan le caïd, les autres fonctionnaires et les chourafa se
rendirent de grand matin dans une petite mosquée en dehors de la
ville, près d’un cimetière mahométan. Là beaucoup de prières
furent dites et un agneau sacrifié ; des coups de canon annoncèrent
l’événement. La superstition consiste seulement en ceci : quand
l’agneau, qui est frappé d’une façon particulière, peut être
porté à la ville encore vivant, c’est un signe favorable pour la
nouvelle année ; inversement, quand l’animal a expiré, c’est un
présage de malheurs. Aussitôt que l’agneau est frappé, il est
placé sur un mulet, que poussent deux cavaliers, et le tout part
pour la ville dans une course échevelée, pour porter l’animal,
encore vivant s’il est possible, au palais du gouverneur. Entre
la mosquée et la porte de la ville, l’espace est couvert d’une
épaisse foule d’hommes et de femmes ; mais la fête est surtout
pour la jeunesse mâle. Elle cavalcade en habits de fête et de grand
matin sur des chevaux, des mulets et des ânes ; quand le coup de
canon retentit et que les trois cavaliers paraissent, tous les jeunes
gens se lancent à leur suite avec des cris de joie retentissants.

La fête de cette année n’était pas aussi brillante, car peu
de soldats étaient demeurés à Tétouan ; le reste ainsi que le
gouverneur se trouvaient dans les districts montagneux du sud, où les
habitants s’étaient encore une fois révoltés contre le sultan.

J’employai mon après-midi à une nouvelle excursion autour de
Tétouan. Nous visitâmes une caverne au nord de la ville, dans
la région du grès rouge ; celle-ci s’avance assez loin dans
la montagne. Nous avions pris des lumières, et nous y rampâmes
quelque temps ; mais la température y était insupportable, et,
comme d’ailleurs nous ne trouvâmes rien que quelques épines
de porc-épic, nous en partîmes bientôt. Dans les couches de
marne et d’argile situées non loin de là, nous recueillîmes
quelques fossiles, et nous visitâmes une carrière dans laquelle
le grès rouge se développe en belles plaques verticales ;
nous arrivâmes ensuite à une antique tour mauresque, nommée
Kal-lalîm, d’où l’on a une jolie vue jusqu’à la mer. Nous
revînmes à Tétouan par de beaux jardins plantés d’orangers,
de figuiers, d’oliviers sauvages, de caroubiers et d’un autre
arbuste à moi inconnu, qui porte un fruit jaune dont on fait une
sorte d’eau-de-vie. Je rencontrai dans la ville un Arabe, chérif
de Chichaouan, et j’utilisai naturellement cette rencontre pour lui
parler de mon projet. Il me dit qu’il croyait à un soulèvement
dans les montagnes environnantes, mais que néanmoins il circulait
des marchands entre Tétouan et Chichaouan et que je pouvais très
bien y aller ; il consentait même à m’y accompagner.

Ce soir-là j’assistai à deux noces israélites ; les deux fêtes
furent les mêmes, mais l’une des familles était très riche, et
l’autre moins. La fiancée est étendue sur un lit dans la maison
de ses parents, et ses proches la parent en présence d’une foule
d’invités. Aussitôt qu’on la retire du lit, très élevé
et garni de rideaux, elle doit ne plus ouvrir les yeux, mais les
tenir constamment clos. Quelques vieilles femmes commencent alors
à la coiffer d’une perruque et d’une foule de hauts et minces
cylindres de fin filigrane d’or et d’argent ; dès qu’une
pièce de la parure est mise à sa place, les femmes commencent un
cri particulier ; pendant tout ce temps, les sœurs et les amis de
la fiancée frappent sur des tambourins en chantant, de manière à
faire un grand bruit dans ces pièces souvent étroites et combles
de spectateurs.

Puis on peint la fiancée ; ses sourcils, déjà noirs par eux-mêmes,
sont encore teints en noir, et sur ses deux joues est peinte une
grande tache rouge, qui lui sied... horriblement, et défigure d’une
manière désagréable le plus joli visage. Le reste de la figure
est poudré à blanc, et la malheureuse créature reste là pendant
des heures, raide comme une poupée de cire, avec défense de bouger
ou même d’ouvrir les yeux. Les vêtements de la fiancée et des
filles d’honneur sont garnis de magnifiques broderies d’or,
et leur coiffure est riche et originale. Quand cette toilette
publique, qui dure des heures, est terminée, la fiancée est
portée par quelques hommes sur une chaise, de la maison de ses
parents à celle de son fiancé, sous l’escorte de la jeunesse
féminine et masculine, menant grand bruit dans les rues et portant
de petites bougies de cire. La véritable remise de la fiancée à
son futur mari a lieu le matin suivant ; mais le jeune couple doit
avoir auparavant triomphé de plusieurs épreuves. On me dit que,
chez les Juifs strictement orthodoxes, l’usage est le suivant. Le
mari doit rester très peu de temps avec sa femme, le matin qui suit
cette fête ; puis la jeune femme lui est reprise, menée au bain et
ramenée chez ses parents. Ce n’est qu’au bout de quatorze jours
que le jeune mari prend véritablement possession de sa femme. Il est
vraiment singulier de voir quels raffinements les hommes emploient
pour se rendre réciproquement la vie pénible, et comment la mode
et les coutumes influent sur les circonstances naturelles et normales
de la vie, pour en faire une sorte de caricature.

Le jour suivant, le temps devint mauvais, et j’eus toutes sortes de
contrariétés. Un petit malaise me retint à la chambre ; le chérif
de Chichaouan vint pour me déclarer qu’il ne pouvait partir avec
moi ; évidemment le châlif le lui avait interdit. Quand enfin, le
28 novembre, les lettres de Tanger arrivèrent, je fus complètement
désappointé. Chez le consul espagnol il y eut, ce matin-là,
sur cette question de Chichaouan, une sorte de conférence, à
laquelle le châlif fut également invité. Ce dernier me prévint
que Sidi Mouhamed Bargach ne trouvait pas les circonstances assez
favorables pour permettre à un Européen d’aller dans ce pays ;
le soulèvement prenait de plus grandes proportions, et le danger y
serait considérable. Par suite, le châlif de Tétouan ne pouvait
me laisser partir pour Chichaouan.

On me remit des lettres, conçues dans le même sens, des consuls
allemands et anglais (ce dernier représentait l’Autriche) ;
ils assuraient que ce serait dangereux, que je ne devais pas mettre
ma vie en péril, qu’ils en seraient jusqu’à un certain point
responsables, etc. ! Cela suffisait pour me prouver que je ne pouvais
continuer à voyager au Maroc de la façon dont j’avais usé
jusque-là ; que les recommandations officielles peuvent être utiles
pour la personne du voyageur, mais non pour le but du voyage. Je fus
donc forcé de préparer un autre plan et je pris la résolution de
marcher vers Ceuta par les montagnes du pays d’Andjira au nord de
Tétouan, et de revenir de là sur Tanger. Auparavant il me fallut
attendre un temps plus favorable ; le vent et la pluie continuaient,
de sorte que je pouvais à peine quitter la maison. Les rues et
les places de Tétouan étaient devenues un lac de boue, à peine
franchissable à pied.

Le 30 novembre eut lieu, dans l’église catholique, un service
pour la fête du mariage du roi d’Espagne avec la princesse
autrichienne Marie-Christine ; l’après-midi, les Espagnols
voulurent improviser un combat de taureaux sur la grande place du
marché ; mais l’affreux temps contraria tout. Les Espagnols ont en
effet apporté en Afrique leur prédilection pour ce plaisir barbare ;
faute de matadores célèbres, on se contenta d’exciter un taureau
et finalement de le frapper à mort sur la place du marché.

Le 1er décembre, le temps devint enfin un peu meilleur et je pus
partir. Je n’étais, naturellement, pas entièrement satisfait
de mon séjour à Tétouan, puisque mon projet d’excursion à
Chichaouan n’avait pas réussi ; en outre, le mauvais temps
m’avait beaucoup gêné pendant ces derniers jours.

Le 1er décembre 1879 je quittai Tétouan, après avoir calmé par des
pourboires l’importunité de la bande de serviteurs indiscrets qui
prétendaient tous m’avoir obligé. Mon excellent hôte Hamid Salas
ne voulut accepter aucun argent ; mais, comme il m’avait fourni du
fourrage pour mes chevaux pendant tout mon séjour, il accepta de
l’argent en retour, tout en insistant sur ce fait que cet argent
était exclusivement pour l’orge qu’il m’avait livrée ; il
ne voulait pas qu’on pût dire en aucun cas qu’il avait accepté
un payement pour la maison qu’il m’avait laissée. En compagnie
d’un jeune négociant allemand, il nous accompagna jusqu’à une
heure de la ville.

La première partie du voyage nous mena de Tétouan jusqu’au cap
Negro et de là, en suivant la mer, jusqu’à Ceuta. Le chemin
conduisait d’abord dans la direction du nord-est, par la plaine de
la vallée du Bousfeka. Sa surface est constituée par une couche
d’humus, sous laquelle se trouve un limon orangé qui repose sur
du gravier. De nombreux ravins de plusieurs mètres de profondeur,
entaillés par les torrents pendant les temps de pluie dans cette
plaine couverte de palmiers nains, mettaient à vif cette constitution
du sol. Nous nous approchâmes ensuite d’une chaîne de collines
basses, qui, courant de l’est à l’ouest, s’étendent jusque
vers la mer et sont constituées par du schiste argileux. Au versant
sud de cette petite chaîne se trouve le village de Kallalin,
habité par des Arabes de la tribu des Haoussa ; une vieille tour
de garde du voisinage, d’origine arabe, porte le même nom. Avant
d’avoir franchi les contreforts de ces collines, nous passâmes le
petit oued el-Lil, qui roulait très peu d’eau. Il ne se jette pas
directement dans la mer, mais se perd en une foule de petits bras, qui
disparaissent dans les sables. Le chemin était par places très bon,
car l’argile schisteuse dont j’ai parlé contient de nombreuses
veines de quartzite, qui se désagrègent et forment une espèce de
gravier. Arrivés au sommet de la chaîne de collines, nous eûmes
un beau coup d’œil : à droite et devant nous s’étendaient
les flots bleu foncé de la Méditerranée, avec les deux colonnes
d’Hercule, les rochers fortifiés de Ceuta et de Gibraltar et,
bien au loin, la côte espagnole jusqu’à Malaga. A gauche,
au contraire, s’élevaient les dents blanches des montagnes
calcaires qui constituent le pays d’Andjira. Nous descendîmes
le flanc nord des collines et nous suivîmes un instant la mer,
pour aller camper vers midi de l’autre côté du Lil. En face de
notre bivouac s’élevait une montagne qui montrait très nettement
des couches fortement pliées ; c’était un grès blanc micacé,
qui par places était couvert d’oxyde de fer ; cette roche domina
longtemps dans le terrain que nous traversions. Par bonheur pour nous,
la rivière roulait peu d’eau et était séparée de la mer par
une barrière de dunes, dont nous nous servîmes comme d’un pont ;
dans les hautes eaux, il faut faire un détour de plus de trois
lieues en amont pour le franchir. Les pays sont nommés d’après
les rivières qui les arrosent, comme, par exemple, celui de l’oued
el-Lil et plus loin celui d’Asmir.

Le chemin du Rio Asmir à Ceuta va, en général, du sud au
nord, parallèlement à la mer, qu’il ne suit pas toujours
immédiatement. Au contraire, il nous fallut traverser de nombreux
contreforts de la montagne, presque toujours sur des sentiers
escarpés et pierreux. Les roches, qui dominent verticalement la mer
de 20 à 30 mètres, consistent surtout en schiste argileux micacé,
dirigé de l’est à l’ouest, et qui s’incline très fortement
vers le nord. Au loin on aperçoit les dents des rochers calcaires
de la sierra Bullones, ou du djebel Zatoût.

Le soir vers sept heures, nous atteignîmes la zone neutre,
étroite bande de terrain entre Ceuta et le territoire marocain ;
nous y dressâmes nos tentes, car il était plus commode et plus
agréable de camper à l’air libre que de nous enterrer dans une
petite funda[6] de la ville espagnole. Sur les hauteurs devant nous
étaient des soldats espagnols, déguenillés et les pieds nus,
placés en guise de gardes-frontières ; et derrière nous, sur
la rive droite de la charmante vallée herbeuse, se trouvait une
misérable hutte avec quelques soldats marocains.

Comme nous étions fatigués et que je voulais partir de très
bonne heure le matin suivant, je me dispensai d’aller à Ceuta,
distant d’une lieue ; j’y envoyai seulement quelques serviteurs
pour acheter des vivres et du fourrage. Notre bivouac était dans un
endroit si beau, qu’il y avait une vraie jouissance à s’étendre
sur le gazon, après une journée fatigante.

Pendant toute la marche du jour nous n’avions vu que quelques
villages ; le pays est à peine habité et nous n’y avions
rencontré des bergers que par exception. Le long de la côte,
d’ailleurs, le terrain n’est pas particulièrement fertile ;
c’est seulement quand on s’approche de Ceuta et que les montagnes
boisées du nord du pays d’Andjira s’avancent jusqu’à la mer,
que le pays devient plus beau et plus riche.

Les rapports entre les gardes-frontières marocains et espagnols
me parurent tout pacifiques ; mais pourtant, pour éviter des
difficultés, on a déclaré neutre une bande étroite de terrain.

Le 2 décembre au matin, nous partîmes pour nous enfoncer dans
les montagnes ; il s’agissait d’aller voir l’amil du district
d’Andjira, et nous espérions atteindre le soir même sa kasba. Le
temps était redevenu très beau, et le chemin de ces montagnes
boisées promettait d’être agréable. Nous traversâmes le petit
oued Sidi-Ibrahim ; le chemin passait ensuite sur les pentes à
droite et consistait en sentiers rocailleux et à pentes rapides,
pendant qu’en face, sur la rive gauche, la belle route des Espagnols
resplendissait. Des deux côtés se trouvent de nombreuses maisons de
gardes et des tours ou des châteaux autrefois fortifiés, appartenant
aux Espagnols et aux Marocains, et qui montrent en partie des traces
d’une haute antiquité. Les avant-monts de la sierra Bullones, que
nous traversâmes, ne renferment pas d’altitudes considérables. La
maison de garde no I est à 95 mètres ; le no II à 190 mètres ;
le no III à 212 mètres et le no IV à 234 mètres.

[Illustration : Femme des environs de Tétouan.]

Nous franchîmes alors un col de 310 mètres de hauteur, d’où la
vue s’étendait sur la mer et les montagnes ; droit devant nous
s’élevait la masse puissante du djebel Mouça, sur les pentes
méridionales de laquelle se trouve la jolie Aïn (Source) Simala,
dont l’eau est bonne. De là nous prîmes une direction plus au
sud-ouest et nous fîmes halte vers midi sur un col de 420 mètres,
d’où un chemin pittoresque nous fit descendre sur un petit plateau.

Après un repos d’une heure, pendant lequel nos chevaux avaient
mangé, nous repartîmes ; mais le beau temps dont nous avions
joui jusque-là changea tout à coup ; un vent violent soufflait du
sud-est, et de gros nuages s’amoncelaient.

Le chemin nous conduisit, toujours en montant, à travers une zone
de grès violet : l’altitude était de 442 mètres ; puis nous
atteignîmes une région composée surtout de schiste argileux
calcaire dont les couches allaient du nord-est au sud-ouest et
tombaient à pic vers le nord-ouest. Nous avions atteint le plus haut
point de la route (553 mètres), et nous commençâmes à descendre.

De ce col un sentier d’une difficulté indescriptible conduisait
dans la vallée ; les chevaux de bât, lourdement chargés, tombaient
à chaque pas, car toute la pente était couverte de gros blocs
calcaires, qui montraient souvent des formes d’effritement comme
on en voit dans les Karrenfelder[7] des Alpes. Arrivés au bas de
cette pente, nous continuâmes vers le sud-ouest, en passant devant
Soko Tlaza Andjira (Marché du Mardi), et nous atteignîmes enfin,
vers quatre heures, le village de Jouaïb. L’endroit où se tient
chaque semaine le marché n’est pas habité ; il ne s’y trouve
que des échafaudages qui servent de comptoirs, et chaque mardi les
gens des environs s’y réunissent pour vendre et acheter. Tout ce
qui a rapport aux marchés est très bien réglé dans le Maroc, et
l’on y trouve beaucoup d’endroits où depuis un temps immémorial
se tient chaque semaine un marché.

Nos chevaux étaient très fatigués, il commençait à pleuvoir et
nous n’avions pas de guide qui pût nous indiquer le chemin le plus
direct pour aller chez le caïd Mouhamed Kandia. Dans ces conditions
il valait mieux passer la nuit dans ce village. Mais les habitants
étaient loin d’avoir des mines amicales, et mon machazini en avait
déjà peur. Il nous pressa de continuer aussitôt notre route,
et finit par trouver un homme qui prétendit connaître le chemin
le plus court vers la kasba.

On nous avait dit que la route était très courte, mais nous n’en
mîmes pas moins deux heures et demie pour atteindre la kasba. Le
chemin était affreux, le guide le connaissait mal, et nous ne pûmes
arriver que tard dans la soirée, sous une pluie battante.

Tout le village consiste en huit grandes maisons ressemblant à
des forteresses et qui, séparées par de grands intervalles,
sont dispersées dans le fond de la vallée aussi bien que sur
les pentes de la montagne. Le village est d’un abord difficile,
et aisé à défendre. Les habitants du district, Berbères en
très grande partie, ont l’habitude de s’installer dans des
endroits des montagnes aussi difficiles à atteindre que possible,
pour être en sûreté contre les soldats du sultan. Mais le pays
d’Andjira est aujourd’hui complètement sous sa domination, et
les habitants supportent l’amil parmi eux ; comme partout, il a à
sa disposition un grand nombre de machazini. Le district s’étend
de Ceuta jusque dans le voisinage du cap Malabata (à l’est de la
baie de Tanger) ; de là la frontière occidentale va vers le sud-est
jusqu’aux Montes de Boman, qui figurent sur beaucoup de cartes, et
la frontière méridionale s’étend jusqu’un peu au nord du cap
Negro. Le district est presque exclusivement un pays de montagnes ;
plusieurs sommets y dépassent 1000 mètres d’altitude. Il contient
74 villages, qui sont pour la plupart de simples hameaux de quelques
douzaines de maisons ; les habitants s’occupent d’élevage ;
partout où leur rude terrain laisse voir un peu de sol cultivable,
ils plantent de l’orge. Cette céréale constitue dans tout le
Maroc la seule nourriture des chevaux, et la farine d’orge, sous
forme de pain ou de couscous, sert de nourriture à une grande partie
des habitants. En général, ici comme dans les campagnes de tout le
Maroc, la population est très pauvre ; la mauvaise administration
du pays a une grande part de responsabilité dans cette misère,
car les paysans trouvent qu’il est bien inutile de tirer d’un
sol fertile en lui-même plus qu’il ne faut pour leur entretien.

Le caïd Mouhamed Kandia était un homme d’apparence assez
sympathique, qui fut fort étonné de voir arriver un Européen par
un tel temps, dans ce coin de terre reculé, mais qui pourtant nous
reçut très amicalement. Pour mon compte, je dus descendre dans sa
maison, pendant que mon compagnon Benitez et le machazini recevaient
l’hospitalité dans une maison voisine. Après un peu de repos,
l’inévitable thé fut apporté, et mon interprète, aussi bien que
le soldat, furent appelés ; ce dernier s’en trouva extrêmement
flatté et baisa en grande humilité la main et les vêtements du
gouverneur. Le caïd s’informa alors des motifs de mon voyage et
comprit avec peine que la seule curiosité de connaître les gens
et le pays m’y ait amené. Puis je dus lui raconter les derniers
événements politiques d’Europe ; il s’intéressait surtout à
Bismarck et à la guerre franco-allemande. Le nom du puissant homme
d’État a pénétré jusque dans les régions les plus éloignées
du Maroc, et presque partout je dus en raconter autant. Après
le thé vint un souper plantureux, consistant en l’inévitable
couscous avec de la viande d’agneau, des poulets rôtis et enfin
de nouveau du couscous, mais qui était sec, avec du sucre, de la
cannelle et des raisins conservés. Nous ne bûmes que de l’eau,
et les convenances me défendirent d’envoyer chercher une bouteille
de vin dans mon bagage ; les Marocains ne boivent jamais de boissons
fermentées. Dans ce pays le repas du soir a toujours lieu très tard,
souvent après dix heures ; car on attend volontiers les hôtes qui
peuvent survenir, pour ne pas être obligé de faire cuire deux repas.

Le caïd Mouhamed Kandia est considéré comme un gouverneur
bienveillant et relativement humain, qui n’emploie pas trop
violemment le système des exactions. D’ordinaire il passe une
grande partie de l’année à Tanger, où il possède plusieurs
maisons.

Le matin suivant, il faisait encore mauvais temps, mais nous fûmes
forcés de partir ; quand dans ces montagnes il commence à pleuvoir,
cela dure des journées entières, et il était impossible que nous
attendissions le retour du beau temps. Après avoir encore pris notre
part d’un abondant déjeuner et avoir été surpris par un concert,
donné par l’une des effroyables troupes de musiciens comme j’en
avais déjà entendu à la noce arabe dont j’ai parlé, nous prîmes
congé. Notre marche recommença alors par des vallées boueuses,
des plateaux humides et des montagnes à pic, presque toujours sous
une pluie battante et par un vent froid très piquant, de sorte
que les observations de tout genre étaient presque impossibles. La
direction générale que nous avions prise pour revenir à Tanger
était celle du nord-ouest ; mais vers midi un messager du caïd nous
arrêta, en nous avertissant qu’il ne fallait pas songer à aller ce
jour-là à Tanger, parce que nous ne pourrions passer les rivières,
fortement grossies. Des montagnes au nord du pays d’Andjira il coule
vers la mer une foule de petits ruisseaux, qui se gonflent beaucoup
par les grandes pluies ; on doit souvent attendre pendant des jours
entiers que leur eau se soit écoulée. Nous demeurâmes dans un
petit village, que nous atteignîmes vers trois heures, mais dont les
habitants furent désagréables au plus haut point. Ils craignaient,
puisque nous venions avec un machazini, d’être obligés de payer
la _mouna_[8]. Le vent violent qui régnait partout nous empêcha
de dresser les tentes, et nous dûmes nous abriter dans une maison
vide, mais qui fourmillait de vermine ; malgré la fatigue, aucun
d’entre nous ne put fermer l’œil. C’était une misérable
hutte d’argile, à moitié ruinée, où le vent sifflait de tous
côtés et où la pluie coulait à flots ; nous y passâmes la nuit
de fort méchante humeur, après un souper très sommaire.

Le 3 décembre au matin nous partîmes, quoiqu’il plût encore ;
mais il nous aurait été impossible de demeurer plus longtemps
dans ce village. Au début, le chemin suivait encore la direction
du nord-ouest, puis bientôt il nous mena droit vers l’ouest,
parallèlement à la mer, dans la direction de Tanger. Quoique la
distance soit courte, nous employâmes tout le jour à la parcourir ;
la pluie cessa, il est vrai, bientôt après, mais le sol était si
détrempé, que nos animaux, épuisés et surmenés, ne pouvaient
avancer. Souvent aussi nous dûmes faire des détours pour trouver
un gué sur les rivières, qui étaient encore grossies. Je fus
donc fort heureux de me retrouver dans Tanger, et j’oubliai dans
la maison hospitalière du ministre d’Allemagne les fatigues de
mon excursion, qui avait assez mal réussi dans sa deuxième partie.

A Tanger le temps avait dû être horrible, car depuis trois
jours aucune lettre et aucun journal n’étaient arrivés, et
les bateaux à vapeur n’avaient pu continuer leurs voyages par
une grosse mer. Le 5 décembre il pleuvait encore un peu, et de
nouveaux nuages s’amoncelaient à chaque instant ; mais, la mer
étant devenue plus calme, quelques navires purent sortir. Pendant
la nuit du 5 au 6 décembre il plut encore une fois à torrents,
mais cela parut être le signal de la fin, et le dimanche 7 nous
eûmes une matinée admirable, par un temps frais et clair. Quelques
danseurs de l’oued Sous, pays au sud de la chaîne de l’Atlas,
s’exhibèrent ce jour-là dans le jardin de la légation. Ce sont
des Berbères à peau brune, qui parcourent les marchés de tout le
Maroc et amusent le public de leurs représentations.

La troupe consistait en deux Berbères et un Nègre, qui frappait
sur un grand tambourin ; l’un des Berbères grattait d’une sorte
de guitare, l’autre avait des castagnettes de fer énormes, de
près d’un pied de long, qu’il manœuvrait adroitement. Après
leur danse, le Nègre montra ses talents d’escamoteur et de
jongleur. Il mit de la ouate dans sa bouche et en tira des rubans
de diverses couleurs, fit passer de l’argent dans les vêtements
d’un petit garçon, etc., bref les tours ordinaires chez nous ;
enfin il fit des tours d’adresse avec des fusils, des sabres,
des tasses à thé et autres choses semblables.

Pour acheter différents objets nécessaires à mon voyage dans
l’intérieur, je fis le 10 décembre la traversée de Gibraltar ;
la mer était extraordinairement mauvaise, et la plupart des passagers
souffrirent beaucoup du mal de mer ; je restai quelques jours à
Gibraltar, et pus y réunir bientôt ce dont j’avais besoin,
grâce à l’intervention amicale du frère du consul allemand. Je
retournai à Tanger le samedi 14 décembre.

Le jour suivant, nous entreprîmes par un beau temps une chevauchée
vers le cap Spartel et les prétendues cavernes d’Hercule ;
de grand matin nous n’eûmes que 7 degrés centigrades, mais,
aussitôt que le soleil s’éleva un peu, la température devint
extrêmement agréable.

Par l’intermédiaire du ministre d’Allemagne à Tanger, je fis
la connaissance d’un homme qui, dans la suite, me fut de la plus
grande utilité. Sidi Hadj Ali Boutaleb était depuis peu arrivé
à Tanger. Sa famille a des terres dans la province algérienne
d’Oran ; il semble qu’il n’ait pu s’entendre avec les
Français et qu’il ait été banni, prétendait-il, pour causes
politiques. Il lui fut permis d’aller en Tunisie ou au Maroc,
et il préféra le dernier pays. Sa famille est un peu apparentée
au célèbre émir Abd el-Kader, qui vit aujourd’hui à Damas
(1879). M. Weber, ministre d’Allemagne à Tanger, qui a vécu
plus de vingt ans à Beyrouth et a bien connu le célèbre chef
arabe, a souvent rencontré Hadj Ali chez lui. Hadj Ali a entrepris
plusieurs fois des voyages en France dans la suite de l’émir,
de sorte qu’il est assez au fait des coutumes européennes ; il
prétend même avoir fait une grande expédition à travers la Syrie,
la Perse, l’Inde jusqu’au Japon.

Quoi qu’il en fût, nous nous entendîmes dans la maison du ministre
pour un voyage à Timbouctou, où il prétendait être déjà allé
une fois. A la vérité, la mission qui m’avait été confiée
à l’origine par la Société africaine d’Allemagne, consistait
seulement en des études à faire dans l’intérieur du Maroc et,
tout au plus, dans le haut Atlas ; mais, dès le premier abord,
je m’étais proposé d’exécuter un projet plus étendu. Avant
d’arriver à Tanger, j’avais fait à Paris chez M. Duveyrier
la connaissance d’un Juif célèbre, Mardochaï ben Serour, qui
a résidé longtemps à Timbouctou et à Araouan. Sa famille est
fixée dans le petit sultanat indépendant de Sidi-Hécham, entre
l’Atlas et l’oued Draa, dans la ville d’Akka. Mardochaï avait
été chargé par M. Beaumier, autrefois consul de France à Mogador,
de prendre des mesures topographiques avec des moyens primitifs et de
rassembler des collections d’histoire naturelle ; Mardochaï s’est
surtout fait remarquer en formant un grand herbier de plantes du sud
marocain, qu’il a envoyé à Paris. A diverses reprises il s’est
fait une fortune, et l’a perdue de même, parce que ses caravanes
ont été détroussées. Il vient souvent maintenant à Paris, pour
y chercher des secours, quoique je sois persuadé qu’il n’en a
pas autant besoin qu’il veut bien le dire ; le peu de familles
juives fixées et tolérées dans son pays ont toutes du bien,
ainsi qu’on me le dit plus tard ; j’ai rencontré à ce moment
plusieurs de ses parents.

Quand je vis cet homme à Paris, il m’indiqua une route pour aller
au Tafilalet par le Maroc et l’oued Draa ; plus tard j’ai pris,
en partie du moins, le chemin indiqué par lui : j’ai trouvé que
ses indications n’étaient pas toujours exactes et que l’on doit
accepter ses itinéraires avec une grande défiance. L’entretien
que j’eus avec cet homme a certainement contribué à me faire à
l’idée de traverser le Sahara. Il me donna également une lettre de
recommandation pour son frère Nezzim Serour, que je n’ai pu voir,
puisque je n’ai pas été à Akka même. Du reste, étant donnée
la condition sociale des Juifs du pays, cette lettre m’aurait
servi à peu de chose.

J’avais déjà complètement formé à Tanger le plan de mon voyage
de Timbouctou ; je voulais visiter d’abord les deux capitales du
Maroc, Fez et Marrakech, puis passer l’Atlas, et de là atteindre
un point où se rassemblent les caravanes allant vers Timbouctou. Je
proposai ce plan à Hadj Ali Boutaleb, et il le déclara exécutable
si je voulais me soumettre à certaines conditions posées par
lui. Il s’agissait d’abord de l’attitude à prendre en face
des Mahométans stricts, dont je ne connaissais d’ailleurs
pas suffisamment les mœurs et les coutumes. Nous arrêtâmes,
en présence du ministre d’Allemagne, que Hadj Ali me suivrait
en qualité d’interprète et de compagnon de voyage ; que je
déférerais à ses prescriptions quand il serait nécessaire ; que,
si nous atteignions Timbouctou et si nous en revenions, il recevrait
4000 francs d’indemnité, naturellement outre tout ce dont il aurait
besoin en route. Si nous ne parvenions pas à Timbouctou et si nous
étions forcés de revenir sur nos pas, il ne recevrait rien. Hadj
Ali accepta ces conditions et se montra très heureux d’entreprendre
ce voyage, car on l’avait banni d’Algérie sans aucune ressource.

Pour ne pas dépendre d’une personne, j’engageai aussi
l’Espagnol dont j’ai déjà parlé, Cristobal Benitez, de
Tétouan, qui parle et écrit couramment l’arabe et témoignait
d’un grand désir de faire ce voyage. Comme beaucoup des Espagnols
de Tétouan, de son métier il est découpeur d’écorce ; mais,
par son éducation et son intelligence, il est beaucoup au-dessus de
ses compatriotes de cette ville. Ses parents ont émigré d’Espagne
depuis longtemps, et il est venu au Maroc tout enfant. Il m’avait
accompagné déjà dans ma petite expédition préliminaire aux
environs de Tétouan, et j’avais reconnu qu’il comprenait le but
de mes recherches. Je lui confiai la surveillance des domestiques,
les animaux de selle et de bât, le paquetage, le soin des tentes,
etc. Après notre retour il devait recevoir par jour un douro
espagnol, outre ce que nécessiterait son voyage. Le serviteur juif
Jacob fut également réengagé, au moins pour le voyage dans le
Maroc ; plus tard il ne devait plus m’être utile. Je repris encore
le même machazini, Mouhamed Kaléi, jusqu’à Fez, résidence du
sultan et notre premier but.

Je louai sept chevaux, qui devaient tous, sauf le mien, être
chargés de bagages et porter en outre l’un de mes gens ; le Juif
qui m’avait loué les animaux la première fois revint encore avec
moi, joint à deux conducteurs. Je payai pour le voyage a Fez 12
douros par cheval ; c’est assez cher, et, pour voyager longtemps au
Maroc, il vaut mieux acheter des chevaux et des mulets. Mais pendant
mon séjour à Tanger il n’y eut pas beaucoup d’animaux tels
que j’en désirais acheter ; il y avait assez de bons chevaux,
mais ils auraient été trop chers. Quand on a beaucoup de bagages,
il vaut mieux louer des chameaux ; mais avec ces animaux on va
naturellement beaucoup plus lentement.

Une foule d’autres préparatifs m’étaient également
nécessaires. J’avais fait faire deux nouvelles tentes d’après
le modèle de celle que m’avait prêtée le ministre d’Allemagne,
et qui, faites de trois couches d’étoffe superposées, se sont bien
comportées et ont été faciles à tendre et à transporter. Je
reçus de la légation, à titre de prêt, plusieurs lits de
camp, des pliants et une table démontable, en même temps que
toutes sortes d’ustensiles de cuisine. La légation possédait
un assez grand nombre de ces objets, qui provenaient du voyage du
ministre, deux ans auparavant, auprès du sultan. Nous n’avions
pas besoin de nous inquiéter de notre nourriture, car nous avions
à attendre partout la mouna ; il fallut seulement emporter du vin
et du cognac, et aussi des médicaments, tant pour notre usage que
pour les indigènes, qui prennent pour un médecin toute personne
qui voyage en apparence pour son plaisir. Avant tout, la quinine est
nécessaire, puis un ou plusieurs purgatifs ou astringents, la poudre
d’émétique, la poudre de Dower, qui servent de calmants. Pour
les Arabes, j’avais un sac plein de sulfate de magnésie, car je
devais bien me garder de leur donner de la quinine, beaucoup trop
chère, ou un médicament quelconque dont l’emploi intempestif eût
pu avoir des suites fâcheuses. Une quantité suffisante de papier
à dessin ou autre, de l’encre, surtout sous forme de poudre, et
toute espèce d’ustensiles pour écrire ou pour dessiner, puis les
divers instruments : tout cela était emballé de façon à être
trouvé le plus vite possible. Dans les grands voyages, où il est
nécessaire d’avoir beaucoup de bagages, on emballe souvent les
objets les plus nécessaires avec tant de soin, que dans certains
cas on ne les trouve pas, ou l’on n’arrive à eux qu’après
avoir longtemps cherché et avoir ouvert de nombreux colis ; c’est
une source de contrariétés, alors que la bonne humeur est une des
premières conditions d’un voyage : les gens qui prennent tout au
sérieux ou au tragique se préparent une foule de désagréments
et de difficultés que les autres ne connaissent pas.

Tant que je voyageai dans l’intérieur du Maroc, je conservai mon
nom et mon costume européen ; plus tard je changeai l’un aussi
bien que l’autre. En fait d’argent, on doit prendre surtout de
l’argent espagnol et français, aussi bien que des pièces d’or.

Malgré l’invitation amicale de passer encore les fêtes de Noël
dans la maison du ministre d’Allemagne, je me décidai, aussitôt
que tout fut prêt, à partir, et je fixai le lundi 22 décembre
1879 comme jour de mon départ pour l’intérieur.




                             CHAPITRE III

                             VOYAGE A FEZ.

Départ de Tanger. — Aïn Dalia. — Un café volant. — Had
el-Gharbia. — La mouna. — La tribu el-Chlod. — Achra. — Oued
M’ghazan. — Kasr el-Kebir. — Réception par le châlif. —
Fâcheux état de la ville. — Anciennes ruines de la ville. —
Mauvais climat. — Bataille de Kasr el-Kebir. — Départ. — Aïn
el-Souar et les ruines de Basra. — Chemachah. — Had Tekkourt. —
Ouezzan. — Djebel Mouley Bousta. — Rivière salée. — Sebou. —
Vue de Fez et des montagnes de l’Atlas. — Arrivée à Fez. —
Entrée dans la ville. — Mauvais logement. — Changement de
domicile. — Méfiance contre Hadj Ali. — Les Européens à Fez.


Un vent piquant soufflait de l’est le matin du 22 décembre
1879. Il était assez tard quand nous pûmes nous mettre en route,
car dans de pareilles circonstances il manque tantôt un objet,
tantôt un autre, et il faut un certain temps avant que tout soit à
sa vraie place. Les chevaux et les mulets arrivèrent assez tard ;
il avait fallu raccommoder toute espèce d’objets de harnachement
et de sellerie, et il s’écoula quelque temps avant que tous
les animaux fussent également chargés. Les pièces du paquetage
devaient être disposées de telle façon que le poids fût partagé
également des deux côtés de l’animal ; des coussins et des
tapis recouvraient le tout, de manière à permettre au cavalier
de s’asseoir commodément. Mon cheval portait une de ces selles
élevées, de couleur rouge vif, comme on en emploie au Maroc, et
garnie de larges étriers, court chaussés. Mon interprète, Hadj
Ali, était parti à cheval une heure plus tôt et nous rejoignit
en route ; il était inutile que chacun dans Tanger sût qu’il
partait avec nous. Comme d’ordinaire en pareil cas, une foule de
gens s’amassa autour de nous, surtout des mendiants, et il fallut
leur partager une quantité de flous, monnaie de cuivre marocaine,
en échange desquelles je reçus des souhaits sans nombre pour la
réussite de mon voyage. Vers dix heures enfin, tout était prêt ;
je fis mes adieux, aussi courts que cordiaux, à toutes les personnes
de la légation allemande, au consul autrichien et au malheureux
peintre Ladein, qui était venu, lui aussi, pour me souhaiter un
heureux voyage et que je ne devais plus revoir. Il me donna un jeune
et joli chien, qui nous a accompagnés dans tout le Maroc ; mais,
comme plus tard, dans le sud, les conditions de température avaient
changé, il me fallut le renvoyer et je le donnai à l’un de mes
serviteurs qui revenait sur ses pas et qui voulait l’employer comme
animal de garde dans des jardins d’orangers qu’il affermait. Le
chancelier de l’ambassade d’Allemagne, M. Tietgen, de même
qu’un marchand allemand de Tanger, M. Hässner, voulurent à toute
force m’accompagner une bonne partie du chemin ; vers midi nous
fîmes une courte halte pour prendre ensemble un dernier et joyeux
déjeuner, puis ces deux messieurs nous quittèrent.

Notre premier jour de marche fut très court ; nous voulions aller
camper à Aïn Dalia (la Source des Ceps de vigne), et nous y
arrivâmes peu après trois heures. La direction suivie avait été
droit vers le sud. Immédiatement après Tanger, le pays devient
très monotone : aucun bois, des champs labourés de terre brune,
et, par places, des buissons de palmiers nains d’un vert brillant,
dont les feuilles sont, comme on sait, employées à faire toute
espèce de nattes, de tresses et de travaux de vannerie.

Une colline peu accentuée s’élève au-dessus de la large
vallée fertile de l’oued Moughaga, et sur la rive gauche de
ce cours d’eau, qui est dominante, se trouve le petit village
d’Aïn Dalia. Les collines des environs sont constituées par
du grès, souvent coloré en rouge par de l’oxyde de fer et dont
une foule de gros blocs sont dispersés çà et là. La rivière est
insignifiante et se traîne lentement vers la mer, divisée en divers
petits bras. Les habitants du village sont de la tribu des Fahs,
qui s’étend de Tanger assez loin vers le sud. Nous dressâmes
nos tentes sur le penchant de la colline, qui nous abritait un peu
du vent d’est, toujours extrêmement violent ; peu après notre
arrivée, deux parents du chérif de Ouezzan apparurent avec une
grande suite et passèrent la nuit dans le village. Depuis huit jours
les Marocains sont dans une nouvelle année, la 1297e de l’Hégire,
et dans le mois de Moharram.

La journée ne se passa, pas sans accident, car mes gens n’étaient
pas encore entièrement au fait des animaux de bât et de leur
paquetage ; mon serviteur Jacob tomba avec un cheval chargé, et
ce fut un miracle que l’animal n’eût aucune blessure. Pour ma
monture, qui n’était pas habituée aux chameaux, elle prit une
telle peur à la vue de ces animaux qui passaient, qu’elle fit
un grand écart et rompit la sangle de ma selle, de sorte que je
tombai à terre avec cette dernière. Par bonheur, il ne m’arriva
rien de sérieux, quoique les ruades de l’animal eussent fort bien
pu m’atteindre.

Aïn Dalia est la première halte ordinaire pour les caravanes
allant à Fez, quoiqu’elle ne soit qu’à quelques lieues de
Tanger ; mais on ne voyage pas très vite au Maroc, et les gens
d’importance doivent, presque obligatoirement, aller le plus
lentement possible. Les voyages d’ambassade de Tanger à Fez durent
d’ordinaire de douze à quatorze jours, tandis que l’on pourrait
très aisément parcourir cette distance en moitié de temps.

Malgré la tempête formidable qui dura toute la nuit, nous reposâmes
très bien dans nos excellentes tentes. Quand nous nous levâmes le
matin du 23 décembre, le _levante_ soufflait encore assez fort,
et nous n’avions que 10 degrés centigrades. Le chargement des
animaux prit encore tant de temps, que nous ne partîmes qu’à
huit heures. Nous franchîmes la large vallée de l’oued Moughaga,
passâmes une chaîne de collines basses, et arrivâmes à une petite
rivière dont l’eau est un peu salée. Puis nous continuâmes vers
le sud-ouest, par-dessus les contreforts ouest du djebel Habîb. Du
plus haut point du chemin nous eûmes encore une fois, vers l’ouest,
la vue de la mer et de la petite ville d’Arseila. Les roches que
nous rencontrons sont composées d’un grès très ferrugineux
et d’un beau conglomérat, qui se désagrège en gravier et qui
fournit de bons matériaux pour les chemins ; l’eau des sources
sortant du grès est également un peu ferrugineuse. Les couches de
cette dernière roche, qui est la même que celle que l’on voit
sur le chemin de Tétouan, vont du djebel Habîb, par Tétouan,
jusqu’à la côte de la Méditerranée.

De là nous descendîmes dans la vallée de l’oued Hachouf ; après
quoi nous arrivâmes sur un plateau fertile, s’étendant au loin
vers le sud. Dans ce pays tout à fait inhabité, nous rencontrâmes
tout à coup un _café_ arabe. Deux hommes s’étaient établis sur
un point dans le voisinage duquel passent presque tous les voyageurs
allant à Fez ou en venant ; ils avaient allumé du feu à l’abri
d’une roche et y faisaient chauffer un café noir très fort. Je
pus me donner le plaisir tout à fait inattendu d’une tasse de
café réconfortante, et mes gens en prirent aussi. Il paraît que
de semblables _cafés volants_ s’établissent souvent au Maroc sur
des routes fréquentées par les caravanes, et qu’ils fournissent
un plaisir certainement peu coûteux ; on ne paye pour une tasse,
fort petite il est vrai, que quelques pièces de cette menue monnaie
de cuivre marocaine dont nous avons parlé.

Ce beau plateau, nu, très propre à la culture et à l’élevage,
consiste en calcaire blanc sablonneux et en marne, recouvert d’une
couche de sable jaune ferrugineux, sur lequel repose le sol arable. La
marne calcaire renferme de nombreuses coquilles fossiles, surtout
des ostræa et des pecten, et forme certainement le prolongement
méridional des formations tertiaires observées par moi à Tétouan.

Nous continuâmes à chevaucher sans interruption jusqu’à trois
heures de l’après-midi, dans la direction générale du sud ;
nous nous arrêtâmes près du village de Had el-Gharbia (marché
du Dimanche de Gharbia), qui est encore un peu au nord du point
d’el-Outed, signalé sur les cartes ; le cheikh du village se
nommait Tsami ben Souina. Les habitants ne font plus partie de
la tribu des Fahs, qui ne dépasse pas le versant nord du djebel
Habîb, mais dépendent encore de l’amil de Tanger. La plus grande
partie des villages consistent en petites maisons d’argile et de
pierre, grossièrement bâties ; il s’y trouve aussi des douars
(villages de tentes). Ces derniers consistent en de grands cercles
formés par des tentes faites d’une étoffe brune et grossière
de poil de chameau ; d’ordinaire les troupeaux sont rassemblés
la nuit au centre du village. Les habitants sont des nomades,
vivant exclusivement d’élevage, et qui changent de demeure,
tandis que les Arabes sédentaires s’occupent de culture en même
temps que de l’élève du bétail. Une malpropreté incroyable
règne le plus souvent dans ces petites localités, et, d’après
leur aspect misérable, on devrait conclure que la population y est
très pauvre. Ce n’est pourtant pas toujours le cas ; ces simples
nomades ont très peu de besoins, et toutes leurs richesses sont
leurs bestiaux. En outre, la tendance commune à tous les peuples
orientaux, qui consiste à dissimuler leur position réelle par
les apparences d’une grande pauvreté, contribue également à
donner aux habitations cet aspect misérable ; tant que ces peuples
existeront, les dépositaires de l’autorité useront envers eux
d’un système de dures exactions. Du reste, beaucoup de Juifs
européens n’ont pas encore abandonné cette vieille coutume
d’Orient qui leur fait dissimuler leur aisance.

[Illustration : Femmes marocaines de la campagne.]

Jusqu’ici nous avons reçu chaque soir du chef de chaque village
la mouna officielle ; il est tout à fait impossible de s’en
dispenser. Il est certainement pénible pour un Européen de voir
comment une population déjà misérable en soi est forcée de fournir
à l’étranger qui la traverse et qui ne lui inspire pas le moindre
intérêt, mais le plus souvent de la haine et de la rancune, comment
cette population est forcée de fournir, dis-je, outre des vivres qui
sont, il est vrai, à bon marché, des articles étrangers fort chers,
comme du thé, du sucre et des bougies, que ces pauvres gens doivent
d’abord acheter à haut prix des Européens. Mais, encore une fois,
c’est l’usage ; si l’étranger veut les dédommager par un
présent d’argent, ce dernier s’arrête toujours en route. Les
machazini qui accompagnent les Roumis utilisent volontiers cette
circonstance pour se faire donner des présents supplémentaires,
un mouton, une paire de poulets, un pot de beurre ou quelque autre
chose, de sorte qu’en général les habitants ne font point une mine
amicale quand ils voient arriver un Européen avec une grande suite.

Peu de temps avant mon arrivée à Had el-Gharbia, quarante hommes des
villages environnants avaient été pris et conduits à Tanger ; ils
s’étaient peut-être révoltés contre les exactions de l’amil et
de ses subalternes. Du reste, nous avions entendu déjà la veille,
en passant le djebel Habîb, une violente fusillade ; des soldats
du sultan étaient probablement encore en guerre avec des villages
berbères révoltés.

En général, cette belle plaine si fertile était peu cultivée,
et dans le voisinage des villages seulement on y voyait des champs
d’orge, de froment ou de haricots ; ailleurs la plus grande
partie du sol était couverte de bruyères, de palmiers nains,
de chardons, d’oignons marins et de différentes mauvaises
herbes. L’insécurité du pays empêche les habitants de cultiver
plus qu’il n’est absolument nécessaire. La plus grande partie
du sol appartient au sultan, qui en investit ses machazini.

Le matin suivant, nous eûmes un temps agréable. Le vent s’était
calmé et une petite pluie était tombée durant la nuit ; vers sept
heures du matin nous avions déjà 13 degrés centigrades, et dans
la journée la température monta à 21 degrés à l’ombre. Vers
le soir, le thermomètre indiquait encore 18 degrés. Le chemin que
nous suivons aujourd’hui nous mène dans une direction méridionale,
souvent faiblement infléchie vers le sud-ouest, et assez rapprochée
de la mer, tandis qu’à gauche sont les montagnes. Tantôt nous
traversons des plateaux avec un sable jaune foncé, tantôt de
larges vallées, fertiles, mais plus ou moins boueuses. Au début
nous étions encore dans le pays de la tribu des el-Gharbia, puis nous
traversâmes quelques villages de la petite tribu des Ouled el-Mouça,
puis le pays des el-Chlod, qui vont de la rivière M’ghazan jusque
vers Ksâr (Kasr el-Kebir). Chemin faisant, nous vîmes de loin des
ruines de murailles et de tours, que l’on me dit être d’origine
romaine. Mais, comme au Maroc tout ce qui est étranger est _roumi_,
ces débris pouvaient être des restes de la domination portugaise.

Aujourd’hui nous fêtons la veille de Noël aussi bien que
possible ; les Arabes ont également une fête à cette époque,
elle dure trois jours, c’est l’Achra. Ce mot veut dire « le
dixième », car à ce moment de l’année le sultan se fait remettre
la dixième partie des produits du sol et des troupeaux ; en effet, au
Maroc, chaque riche doit donner aux pauvres, ce jour-là, le dixième
de sa fortune. Malgré la piété marocaine, ces prescriptions du
Coran sont suivies par l’infime minorité des fidèles.

Au contraire, les autres prescriptions n’en sont que plus
fidèlement observées à cette époque ; ainsi l’abstinence de tous
plaisirs est de règle, et aucun mariage ne peut alors avoir lieu.

Nous avions dressé nos tentes à quelques milles au sud du grand
Tletsa Soko (Marché du Mardi) de Raisannah, où nous n’étions
plus qu’à une heure de la rivière de M’ghazan. Le 25
décembre au matin, quand nous voulûmes nous mettre en route,
nous eûmes des difficultés avec la population malveillante d’un
village voisin. Un de nos chevaux était devenu indisponible, et
ces gens ne voulurent pas le remplacer, quoique je leur offrisse
une rémunération convenable. Leur méfiance est très grande, et
ils craignaient qu’on ne leur rendît pas leur cheval. Nous nous
trouvions dans un grand embarras. La pluie des dernières nuits avait
transpercé et alourdi les tentes, ainsi que les autres objets, de
sorte que nos autres animaux de bât n’avaient pu marcher qu’à
grand’peine sur l’argile détrempée. Il fut heureux, dans ce
cas, que nous eussions un machazini avec nous. Il s’empara du
premier habitant venu, lui lia les mains, le fit agenouiller et le
menaça de le retenir prisonnier jusqu’à ce qu’un cheval eût
été amené. Cette menace fit son effet, et nous pûmes bientôt
repartir. Il avait plu très fort cette nuit, et vers dix heures du
matin la pluie recommença ; les chemins, si l’on peut appliquer
ici ce mot, étaient, par suite, complètement défoncés. Avant
midi nous atteignîmes la vaste plaine argileuse de l’oued
M’ghazan. Nous traversâmes cette rivière à environ un mille
au-dessus de son embouchure dans l’oued el-Kous. Les bords en sont
hauts et escarpés, de sorte que, lorsque le lit est plein d’eau,
les caravanes doivent souvent attendre pendant des semaines qu’elle
se soit écoulée. L’insouciance et l’indolence des Marocains les
empêchent d’avoir l’idée de construire un pont ou d’établir
un bac ; c’est donc toujours avec de grandes difficultés qu’on
peut faire descendre aux animaux lourdement chargés les berges de
la rivière et leur faire traverser les eaux boueuses.

Après le passage de la rivière M’ghazan nous marchâmes vers
le sud-est, jusqu’à ce que nous atteignîmes, vers cinq heures,
les environs de la vieille ville de Ksor ou Kasr el-Kebir, que dans
les ouvrages européens on nomme souvent Lxor. Nous avions traversé
le pays de Kara’ta, ainsi que quelques villages, le groupe des
Ouled Hadad, des Ouled Sidi-Boksiba et enfin la rivière de l’oued
er-Rour, qui se jette dans le M’ghazan.

Nous étions encore à quelques lieues de la ville, quand un messager
du chalif (le représentant de l’amil), Sel Arbi Kardi, arriva à
notre rencontre, s’informa de notre voyage et repartit pour rendre
compte de notre arrivée. Peu de temps avant d’atteindre la ville,
le chalif vint à cheval au-devant de nous, avec une imposante suite
de notables et de machazini, me salua et entra avec nous dans la
ville en se plaçant à ma gauche. Les machazini avaient commencé
leurs fantasias, et tiraient des coups de fusil, en signe de respect
pour le Roumi.

Nous dressâmes nos tentes dans une prairie située devant la
ville ; bientôt une foule de gens en sortirent pour nous voir. Le
chalif resta également près de nous, pour entendre des nouvelles
d’Europe : je trouvai toujours un public reconnaissant pour
des récits au sujet des affaires politiques européennes. Nous
nous étions à peine installés dans les tentes, qu’arriva une
somptueuse mouna, un gros mouton, un grand pot de beurre, du thé,
du sucre et des bougies, en même temps qu’une quantité d’orge
et de paille pour nos animaux. Mon interprète rencontra un vieil
ami, le cheikh d’un village du groupe d’oasis du Tafilalet,
qui allait aussi à Fez ; mon compagnon espagnol trouva également
un compatriote qui s’était fixé à Ksor ; il n’y a que peu
d’Européens dans cette ville. Pendant la route, un jeune Arabe
s’était joint à nous ; il venait de Tétouan, où son père est
employé du gouvernement, et avait sur lui une assez grande quantité
d’argent, qu’il portait à Fez, de sorte qu’il fut heureux de
pouvoir voyager en nombreuse compagnie.

La pluie du dernier jour nous avait mis un peu en désarroi, et
notre bagage était mouillé en grande partie ; comme, en outre,
le Juif qui m’avait loué ses chevaux devait en chercher un pour
remplacer celui qui était malade, nous décidâmes de rester ici
le jour suivant. L’animal loué la veille fut renvoyé, et le
propriétaire, qui nous avait accompagnés, fut évidemment fort
heureux de pouvoir rentrer dans son bien : il avait craint qu’on ne
l’emmenât de force jusqu’à Fez. Cette malheureuse population
est tellement accoutumée à des actes de violence, et à tant de
promesses mensongères de tout genre de la part des fonctionnaires,
qu’elle est méfiante au plus haut point. Sur la grande place
devant la ville étaient encore plusieurs caravanes importantes,
formées en partie de chameaux, de sorte qu’il y régnait une
vie active. Toutes les marchandises européennes sont transportées
à Fez de cette façon. Les chameaux sont chargés chacun de 3 à
4 quintaux : ce qui rend leur allure très lente et ne permet que
des étapes de quelques heures. Pour le transport des marchandises,
les chameaux sont beaucoup plus économiques que les chevaux ou
les mulets, et comme la valeur du temps est inconnue aux Marocains,
ainsi que du reste à tous les Orientaux, il leur est tout à fait
indifférent de faire avec leurs caravanes le trajet entre Tanger et
Fez en dix jours ou en vingt. La simple construction d’une route
carrossable serait d’un grand avantage pour tout le commerce : mais
au Maroc on est extrêmement conservateur et attaché aux vieilles
coutumes. Dans tout l’empire il n’y a pas une seule vraie route :
ce ne sont que des sentiers muletiers, formés avec le temps.

De loin, Kasr el-Kebir fait un effet agréable, comme du reste
toutes les villes d’Orient : les murs et les maisons, cachées
entre les épaisses masses de feuillage des figuiers et des oliviers,
surmontées de quelques palmiers élancés et des tours des mosquées,
apparaissent comme une invitation au voyageur fatigué. Mais à
l’intérieur !... la ville est située assez bas et est parcourue
par un petit ruisseau dont l’eau vaseuse et malpropre répand des
exhalaisons méphitiques, car c’est le réceptacle de toutes les
immondices de la ville. Quand le cours de l’eau est complètement
arrêté, ces monceaux de vase et de boue sont transportés hors
de la ville, où ils créent de nouveau, par leur dessiccation,
une atmosphère pestilentielle. Des masses d’ordures de ce
genre forment des collines entières autour de Kasr et doivent
s’être amoncelées depuis des siècles. En général, le Maroc
est exceptionnellement sain : j’y ai à peine trouvé un endroit
dont on pût dire qu’il fût d’un séjour fâcheux pour la
santé. Pourtant la ville de Ksor est malsaine au plus haut point,
et la plus grande partie des habitants souffrent de la fièvre. Les
rues, si étroites que deux hommes peuvent à peine s’y croiser,
et qui sont, en outre, généralement abritées par des nattes,
de manière à empêcher tout accès de l’air ou de la lumière,
sont, en temps de pluie, couvertes d’une couche de boue et de vase
épaisse d’un pied, tandis que, par le beau temps, il y règne
une poussière effroyable. Les maisons, presque toutes menaçant
ruine et revêtues de chaux malpropre, sont petites et basses ; la
population est misérable, sale, paresseuse et fiévreuse : bref,
c’est un triste témoignage de la décadence d’une ville de
commerce jadis grande et prospère, et dont la situation à mi-chemin
entre Fez et la côte nord de l’empire semble faite pour un centre
commercial. Dans les rues rôdent une foule de pauvres hères, Arabes
fainéants des plus basses classes, vêtus de guenilles, trafiquants,
Juifs malpropres, dont les femmes et les filles se tiennent à la
porte même de leurs huttes, et font avec de grands rires leurs
remarques sur les étrangers, pendant que les femmes des Mahométans
regardent curieusement par les étroites ouvertures des maisons,
ou du haut des toits. Je visitai également le bazar, réunion de
petites boutiques dans lesquelles sont vendues toute espèce de
marchandises indigènes et étrangères, surtout par des Juifs,
qui ici sont fortement représentés et paraissent être assez bien
traités, comme à Tanger : car ils ne sont pas enfermés dans une
mellah, ainsi que dans la plupart des villes de l’intérieur, mais
habitent au contraire au milieu des Arabes et ne sont pas contraints
d’aller pieds nus de même qu’à Fez et à Marrakech. C’était
jour de fête, et toute la jeunesse de la ville s’amusait bruyamment
d’une sorte de jeu de bagues ressemblant à des montagnes russes.

[Illustration : Groupe de vieux cactus.]

La ville a aujourd’hui tout au plus 20000 habitants ; mais elle
doit avoir été jadis beaucoup plus grande, ainsi que le prouvent
les anciennes murailles. Dans la nuit du 25 au 26 décembre, nous
eûmes encore une pluie violente, mais le temps s’améliora ensuite
et devint presque chaud, de sorte que nos tentes se séchèrent
suffisamment. Je fis ce jour-là une visite au chalif, chez lequel
se trouvaient une foule de cheikhs des environs ; il s’éleva
entre eux une conversation politique et religieuse très animée,
à laquelle mon interprète, comme toujours, prit une grande part ;
l’inévitable thé fut servi en grandes quantités. Plus tard
je reçus la visite d’un négociant français de Tanger, qui se
trouvait là par hasard et voyage dans tout le pays pour acheter
des bestiaux.

Le nombre des mosquées est surprenant dans cette ville relativement
petite : il y en a au moins douze.

L’après-midi, j’entrepris une promenade dans le voisinage,
pour visiter les vieux restes de murailles et de fortifications
que les indigènes disent être d’origine romaine. Ces débris
sont à l’est de la ville ; un peu plus loin on voit également
une petite forteresse qui n’est qu’une ruine, mais dont le plan
d’ensemble est encore nettement visible. Ces forteresses avaient
des murailles hautes et puissantes, dans les parties supérieures
desquelles se trouvent des ouvertures de fenêtres, tandis que le
bas renferme quantité de petits trous réguliers qui servaient
de meurtrières. Les matériaux des murs sont empruntés à un
conglomérat fortement lié, comme on en emploie souvent pour la
construction des môles ; les arcs des portes et des fenêtres sont
faits des mêmes briques plates dont on use encore aujourd’hui
au Maroc. A l’intérieur se trouve un puits profond, encore bien
conservé. Le sol sonne souvent le creux dans les cours et dans
les salles ; par places on voit des élévations de forme ovale en
briques, qui formaient évidemment les entrées des citernes ou des
passages souterrains placés au-dessous. Des restes semblables se
trouvent à une certaine distance tout autour de la ville ; ceux de
l’est sont, comme je l’ai dit, les mieux conservés ; d’après
cela, la ville doit avoir eu jadis un périmètre considérable. Pour
ce qui concerne l’âge de ces bâtiments, ils doivent dater de
l’époque où les Portugais avaient encore de l’influence au
Maroc. Il est difficile de décider, après une visite rapide, si
ces constructions ont été élevées par les Portugais ou par les
Arabes, qui auraient voulu se protéger contre les conquérants du
pays. Il serait intéressant d’envoyer au Maroc une expédition
historico-archéologique : on ferait peut-être à Ksor maintes
trouvailles intéressantes. Les Arabes n’ont absolument aucune
idée de recherches de ce genre ; leur intérêt ne s’éveillerait
que si on devait y trouver des trésors.

Quand nous revînmes à nos tentes, une grande quantité de gens y
étaient arrivés de la ville, souffrant de la fièvre et demandant
des médicaments. Je n’eus pas autre chose à faire que de leur
distribuer un peu de quinine, quoique je dusse être très ménager
de cette précieuse substance. Comme le soir précédent, le chalif
envoya quatre soldats pour nous garder la nuit ; ils se postèrent
autour de notre camp et restèrent jusqu’au matin suivant. Les
autorités locales ont une certaine responsabilité à l’égard
des voyageurs et leur doivent protection contre les vols.

La grande plaine au nord de Ksor jusqu’à l’oued M’ghazan est
d’un puissant intérêt historique. C’est là qu’eut lieu la
terrible bataille entre les Arabes et les Portugais, dans laquelle,
il y a plus de trois cents ans, l’héroïque mais fantasque roi
Sébastien trouva la mort. Cette bataille contribua beaucoup à
décider du sort futur du Maroc : avec elle disparut l’influence de
la chrétienté dans ce pays, et encore aujourd’hui le Maroc est
l’un des États mahométans du nord de l’Afrique qui ont su le
mieux se dérober à l’influence de la civilisation occidentale. En
présence des conséquences si importantes de cette bataille, et comme
elle est peu connue en général, une courte description de ce fait
peut trouver place ici. Je l’emprunte au livre du R. P. Fr. Manuel
Pablo Castellanos : _Descripcion histórica de Marruécos_ (Santiago,
1878), et au travail de Conring dont j’ai parlé déjà, _Marokko_
(Berlin, 1880).

Le Portugal était vite tombé de la haute et puissante situation
qu’il avait possédée à la fin du quinzième siècle et au
commencement du seizième, par suite de la politique cléricale
du roi Jean III, sous lequel l’Inquisition et les persécutions
contre les Juifs, aussi bien que l’influence des Jésuites,
atteignirent leur plus haut degré. Par ses troubles constants à
l’intérieur, le pays perdit aussi en considération au dehors,
et les possessions portugaises sur la côte atlantique du Maroc
furent souvent inquiétées par les Arabes. Le successeur et neveu
de Jean III, Sébastien, qui avait été élevé par les Jésuites
dans une piété fanatique, chercha la satisfaction de son ambition
dans une lutte contre les Infidèles et, lorsque en 1574 le sultan
Mouhamed el-Abd (le Noir), chassé du Maroc pour sa cruauté, vint
en Portugal et demanda au jeune roi sa protection contre son oncle
Abd el-Malek, il fut reçu à bras ouverts. Sébastien résolut,
malgré les avertissements reçus de tous côtés, d’entreprendre
une grande expédition contre le Maroc ; il rêvait probablement
déjà d’un vaste État chrétien de l’autre côté du détroit
de Gibraltar, et le sultan fugitif ne manqua pas de lui donner
mille assurances favorables. Comme le Portugal seul ne pouvait
fournir assez de soldats, le roi Sébastien réclama le secours des
autres puissances chrétiennes et du pape ; il lui arriva, en effet,
des renforts de divers côtés. Le pape Grégoire XIII envoya 600
Italiens sous les ordres de l’Anglais Thomas Sterling ; Guillaume
de Nassau, prince d’Orange, envoya 3000 mercenaires allemands,
sous un comte de Thalberg ; l’Espagne donna 1000 hommes, sous les
ordres de Alfonso de Aguilar, et le Portugal mit sur pied 12 à 13000
hommes, 1500 chevaux et 12 canons. En outre on réunit un nombre
considérable de bâtiments de différentes grandeurs. Sébastien
voulut commencer avec cette petite armée la guerre contre les
Infidèles, dans l’espoir qu’une foule de Marocains partisans
du sultan dépossédé se joindraient à lui.

Quand il débarqua à Tanger, le 7 juillet 1578, Mouhamed el-Abd
ne put lui amener que 800 arbalétriers et 400 cavaliers ; mais il
espérait pourtant encore réunir un plus grand nombre de partisans,
et dans ce but l’armée partit de Tanger vers le sud, le long de la
côte atlantique. La flotte cingla vers le port d’Arseila, pendant
que Sébastien prenait la voie de terre de Tanger par el-Araïch
(Larache). Quand les troupes combinées de Sébastien et de Mouhamed
se furent réunies à Arseila, elles commencèrent, le 2 août, à
marcher contre la grande armée du sultan Abd el-Malek (du Mamelouk,
d’après son surnom). De bien des côtés et même de la part de
ses alliés, Sébastien reçut des avertissements le détournant de
cette tentative, mais en vain. Le même jour, il rencontra la grande
armée du Mamelouk marchant vers le nord, de sorte que les deux
adversaires étaient le soir en face l’un de l’autre, séparés
seulement par la rivière de M’ghazan. On dit que l’armée arabe
était fort nombreuse ; on parle de 40000 cavaliers, 8000 hommes
d’infanterie et 34 canons, outre une grande masse de troupes
irrégulières. La position des Portugais étant très favorable,
Abd el-Malek n’osa pas risquer l’attaque ; il comptait avec
raison que le manque de vivres forcerait les Portugais à commencer
la lutte. Le jour suivant survint une circonstance qui parut d’un
bon augure pour les Chrétiens : Mouhamed el-Abd avait réussi à
corrompre quelques membres de l’entourage de son adversaire et
ils l’empoisonnèrent, de sorte que le Mamelouk tomba aussitôt
très malade. Il sentit approcher la mort, mais il voulut auparavant
anéantir les Infidèles, et, le soir du 3 août, il préparait
tout pour le combat. Les Portugais étaient dans l’alternative
de se retirer vers leurs ports fortifiés ou de combattre : ils ne
pouvaient se maintenir plus longtemps en position, faute de vivres. On
prétend que, dans le conseil de guerre qui fut rassemblé, un jeune
capitaine, don Diego de Carbalho, entraîna par de violents reproches
le roi Sébastien, qui hésitait à livrer bataille.

La formation de l’armée portugaise, d’après le récit que
j’ai cité, était la suivante : les Espagnols, les Italiens et
les Allemands composaient l’avant-garde ; au centre étaient les
troupes d’élite portugaises, et l’arrière-garde comprenait
les Portugais les moins disciplinés, couverts par 300 archers et
2 canons. L’étendard royal ainsi que l’ambassadeur d’Espagne
et l’entourage du roi étaient à l’aile gauche : sur l’aile
droite de l’arrière-garde était Mouhamed el-Abd, le Noir.

Le début du combat fut très favorable à l’armée de Sébastien ;
elle passa le fleuve et poussa devant elle les bandes dispersées
des Arabes. On dit qu’alors le Mamelouk expirant monta à cheval et
força son armée chancelante à s’arrêter. Les Portugais furent
accablés par l’énorme supériorité numérique de leurs ennemis ;
l’arrière-garde jeta ses armes ; l’avant-garde fut repoussée,
et les Allemands eux-mêmes ne purent longtemps résister ; la
chaleur et la soif firent le reste : la bataille fut perdue. Le
bruit se répandit alors que le jeune Abd el-Malek, déjà mourant
avant la bataille, avait expiré. Il parut, pour un moment, que
les Marocains allaient s’arrêter et être mis en désordre ;
mais cet espoir dura peu. Les masses mahométanes se pressant sans
relâche contre l’armée portugaise, si faible en nombre, tous
se précipitèrent vers le fleuve dans une fuite irrésistible. Des
milliers de Chrétiens trouvèrent la mort dans les eaux gonflées du
M’ghazan ; ceux qui ne furent pas noyés devaient être massacrés
dans leur fuite par les Arabes ou par la population. Quand Sébastien
vit le sort de son armée, il se précipita avec sa suite au
plus fort de la mêlée, et tous y trouvèrent la mort héroïque
qu’ils cherchaient. En même temps que le roi tombèrent, parmi
les personnages de distinction : le duc d’Aveiro, les chefs
des familles de Bourgogne, de Foscari, d’Alfonso de Aguilar,
de Francisco de Aldana, de même que l’Anglais Sterling et
l’Allemand de Thalberg. Le sultan Mouhamed el-Abd, qui avait
été la cause de cette malheureuse campagne, s’enfuit, et fut
tué également. D’après les historiens, 18000 Arabes et 6000
Chrétiens perdirent la vie dans cette rencontre ; une partie de
ces derniers furent pris, et 60 hommes seulement se sauvèrent à
Arseila. Le corps de Sébastien fut retrouvé et enterré à Kasr
el-Kebir par le frère du Mamelouk, le chérif Achmed ; plus tard il
fut rendu au gouverneur de Ceuta. Ce ne fut pourtant qu’après des
années qu’il fut déposé dans le cloître de Belem, à Lisbonne ;
c’est ce qui explique l’apparition de plusieurs pseudo-Sébastien,
qui prétendirent au trône de Portugal ; pendant longtemps toutes
sortes de légendes coururent dans le peuple sur le compte de ce
roi vaillant, mais fougueux et fantasque.

Rien ne rappelle plus aujourd’hui dans cette plaine argileuse une
bataille si importante par ses résultats, et la grande masse du
peuple marocain d’aujourd’hui sait à peine que le Maroc dut son
existence à la victoire d’Abd el-Malek à Kasr el-Kebir. Aucune
pierre, aucun indice ne rappelle que près de 30000 hommes sont
enterrés là. Nul ne peut dire ce que serait devenu le Maroc si le
pieux Sébastien eût été vainqueur et si le pays fût passé sous
l’influence portugaise. « Au lieu d’être le point de départ de
la régénération africaine, cette bataille fut le commencement de
la nuit profonde qui cache encore ces pays sous les voiles sombres de
la barbarie. » C’est en ces termes que le moine espagnol termine
son récit de la bataille de Kasr el-Kebir. Il est pourtant douteux
que le Portugal, déjà affaibli par le joug du clergé, eût été
capable à ce moment d’opérer cette régénération, même à
la suite d’une victoire. De même que Mahomet avait fait place à
ses enseignements par le fer et par le feu, les élèves de Loyola
auraient répandu la foi catholique en Afrique par l’intermédiaire
des bûchers et des tortures. Les fanatismes religieux se valent,
quelle que soit la religion qui les provoque, et jamais l’homme
ne montre une telle bestialité que quand il s’agit de questions
de croyances et de dogmes. Ç’a toujours été ainsi, et c’est
encore le cas aujourd’hui.

Le 27 décembre, nous quittâmes l’hospitalière Kasr el-Kebir
et nous suivîmes d’abord la direction du sud dans la large
plaine limoneuse de l’oued el-Kous, à la rive nord duquel mène
un large chemin pavé. Sans cette route il serait impossible,
pendant une grande partie de l’année, de franchir ce passage,
car les animaux y resteraient embourbés dans la fange. Après avoir
passé la rivière et atteint un plateau un peu plus élevé, nous
fîmes halte à une source fortement ferrugineuse, qui sort d’un
conglomérat de grès fort dur. Le chalif de Ksor nous rejoignit
ici et nous amena un mulet à la place du cheval tombé malade ;
il craignait que nous ne fussions partis fâchés de n’avoir pu,
la veille, louer un animal ; en outre il voulait encore une fois
m’adresser ses remerciements pour quelques doses de quinine que
je lui avais données.

Ce plateau est formé d’un conglomérat grossier et solide,
consistant en grès rouge ferrugineux et qui a évidemment fourni
les matériaux des anciens murs et des fortifications de Kasr
el-Kebir. De là nous prîmes une direction plus vers le sud-est
et nous croisâmes les contreforts orientaux d’une chaîne de
collines basses, qu’accidentaient quelques sommets plus hauts et
plus pittoresques. Cette chaîne était constituée par du calcaire
avec de nombreux et volumineux rognons de silex et devait appartenir
aux formations crétacées. Ensuite nous atteignîmes un plateau
de conglomérat, et nous nous arrêtâmes vers trois heures dans un
douar qui est à une demi-lieue à l’ouest des ruines de Basra ;
un peu avant, nous avions passé le cours supérieur d’un petit
ruisseau qui appartient déjà au bassin du Sebou. Le village dans
lequel nous passâmes la nuit se nommait Aïn Souar, d’après une
source sur les bords de laquelle se trouvait jadis une jolie maison,
dont les ruines existent encore. En descendant de la chaîne de
collines dont j’ai parlé sur le plateau, nous remarquâmes de
nombreux tas de pierres ; on prétend que sous chacun d’eux gît
le corps d’un voyageur massacré par les voleurs. On dit que tout
le pays était autrefois très peu sûr, et qu’encore aujourd’hui
les vols à main armée ne sont pas rares sur les routes.

Nous avions ce jour-là un beau temps, et les habitants du lieu
étaient assez hospitaliers ; ils nous livrèrent volontairement
la mouna et furent contents de me voir donner quelques pesetas à
ceux qui nous l’apportaient. Le pays, favorable à la culture,
était très bien cultivé ; nous y rencontrâmes aussi de
nombreux troupeaux, de sorte que la population ne nous sembla
pas misérable. Ces derniers jours nous avions vu une quantité
surprenante de vanneaux, qui, n’étant pas poursuivis, sont dans
ce pays très peu sauvages.

Les ruines de Basra passent souvent pour être d’origine
romaine. Elles consistent en un mur très long et très solide, à
peu près dirigé du nord au sud, qui est épais de 8 pieds et doit
avoir été très élevé à l’origine ; dans la suite des temps,
beaucoup des pierres de la partie supérieure se sont écroulées. A
des distances de 100 pieds l’une de l’autre se trouvent toujours
des saillies en forme de demi-cercles. La ville, ou la forteresse,
était de forme quadrilatérale ; seul le côté ouest est presque
tout entier debout ; les faces nord et sud manquent entièrement, et
vers l’est il n’existe que quelques restes de murailles. Comme
on a élevé dernièrement dans cet endroit un tombeau à un saint
mahométan, on ne m’en laissa pas approcher. On dit qu’il existe
dans les environs une foule de ruines de ce genre. Les habitants
qui m’accompagnaient me contèrent qu’ils y trouvaient souvent
des vases ou des urnes ; on y a rencontré également des pierres
avec des inscriptions. Aujourd’hui tout est couvert d’un gazon
si épais et de tant de mauvaises herbes de tout genre, qu’on ne
peut rien distinguer en dehors des murs eux-mêmes. Pour trouver
quelque chose, il serait nécessaire de débarrasser tout d’abord
le terrain de cette épaisse végétation et d’enlever la couche
supérieure d’humus ; il faudrait pour cela quelques semaines et une
permission spéciale du sultan, car dans leur méfiance les habitants
empêcheraient probablement toute recherche d’objets anciens,
qu’ils attribueraient au désir de trouver des trésors. Il est
parfaitement certain que les Romains pénétrèrent profondément
dans le Maroc ; mais je n’ai pu, à cause du peu de temps dont je
disposais, déterminer si réellement il s’agit à Basra, suivant
les apparences, d’anciens restes romains, ou s’il faut attribuer
ces ruines à un autre peuple. D’ailleurs toutes les probabilités
sont pour une origine romaine ; les Portugais ou les Espagnols
n’ont pas pénétré si avant dans le pays, et leur domination
était limitée aux ports de la côte et peut-être au pays de Ksor.

Le matin du 28 décembre, nous quittâmes Basra et chevauchâmes par
un beau temps vers le sud-est. Nous abandonnions la route choisie
d’ordinaire par les Européens pour en prendre une plus courte. Les
ambassadeurs suivent plutôt le chemin le plus long, et décrivent
une grande courbe vers le sud-ouest, parce qu’ils rencontrent de
ce côté de nombreux villages et surtout une quantité de pachas
(amils), ce qui est un avantage aussi bien pour la sécurité que
pour la commodité des Européens. Au contraire, notre chemin
conduisait surtout à travers des contrées désertes. Nous
rencontrâmes d’abord un endroit consacré, où se trouve le
tombeau d’un saint, Sidi Mouça Sered ; il consistait en une
petite maison à coupole, placée sur une hauteur, d’un blanc
éblouissant et de forme élégante. Nous passâmes le village de
Cherifi, franchîmes l’oued Nabada, qui appartient au bassin du
Sebou, et arrivâmes dans une grande localité nommée Chemachah,
où se trouvent également d’antiques ruines romaines. Non loin
de là est le village d’Aïn el-Guirar, avec le tombeau du cheikh
el-Yesia, célèbre parmi les Arabes marocains. Nous fîmes halte
vers midi, dans le voisinage de Chemachah, près d’une source
fraîche ; au nord-est nous voyions la montagne d’el-Sour-Sour,
dont Gerhard Rohlfs fit l’ascension en 1864. De là, en continuant
vers le sud-est, nous arrivâmes sur un plateau d’argile solide,
qui ressemble extraordinairement au lœss, et nous vîmes devant
nous un terrain bas, plat et fertile, avec cinq douars, dont les
habitants sont de la tribu des el-Chlod. La contrée entière est
pourtant habitée par les el-Gharbia, qui sont venus ici du sud et
ont repoussé les Chlod vers le nord ; mais les villages dont je
viens de parler constituent une colonie isolée au milieu des Gharbia.

Le terrain devint ensuite moins uni, et nous franchîmes quantité
de collines basses appartenant aux formations crétacées ; nous
arrivâmes au point nommé Had-Tekkourt (Marché du Dimanche) ;
c’est aujourd’hui marché, et il règne une vie active sur la
grand’place, en dehors du village. Nous y arrivâmes pourtant un
peu trop tard, de sorte que nous ne pûmes même pas acheter de
l’orge pour les chevaux. Nous continuâmes donc la marche, en
inclinant plus vers le sud, par le pays de Rdat ; nous passâmes
la rivière du même nom, qui se jette dans le Sebou, et nous
nous arrêtâmes enfin, vers cinq heures, dans une grande plaine
fertile, près du village de M’ghaïr, qui appartient à la
tribu des el-Habisi. Nous avions devant nous, directement au nord,
la chaîne de montagnes d’el-Sour-Sour, qui va du nord au sud,
et sur les pentes orientales de laquelle se trouve la ville bien
connue de Ouezzan. La tribu des el-Habisi est originaire du pays
d’Oujda, à la frontière algérienne, et s’est installée ici ;
elle comprend un grand nombre de villages.

La ville de Ouezzan est, comme on sait, le lieu de naissance
d’une grande famille chérifienne, dont le chef actuel, Hadj
Abd es-Salem, accueillit très amicalement Gerhard Rohlfs, et le
soutint puissamment par ses lettres de recommandation pour ses
voyages au sud du Maroc. Comme je l’ai déjà dit, la position de
cet homme n’est plus la même que jadis. Les chourafa jouissent
certainement au Maroc d’une grande considération ; mais les
familles de chourafa les plus importantes du pays sont celle du
sultan actuel, les el-Filali, et celle de l’ancienne dynastie
des Idrides. Les descendants de ceux-ci ont encore dans quelques
parties du Maroc une grande influence et beaucoup de partisans ;
ils sont les ennemis de la dynastie actuelle et cherchent même à
démontrer que les el-Filali ne sont pas des chourafa.

Non loin de notre bivouac, sur les contreforts sud-ouest des montagnes
du Sour-Sour, se trouvent des salines qui sont exploitées ; j’avais
déjà vu sur le soko de Had-Tekkourt de grandes quantités de
sel gemme mises en vente. Je serais resté volontiers un jour en
cet endroit pour visiter ces salines ; mais quelqu’un me dit que
j’en verrais également près de Fez ; en outre le temps parut
sur le point de changer. La pluie menaçait, et en pareil cas
les rivières grossissent de telle manière, que nous aurions dû
peut-être attendre plusieurs jours avant de franchir le Sebou. Je
préférai donc faire lever les tentes le matin suivant, 29 décembre,
et continuer la marche. Au bout d’une demi-heure nous atteignîmes
un grand village des Habisi, dans lequel habite le cheikh de toute la
tribu ; puis nous traversâmes une large plaine de lœss, interrompue
par des chaînes de collines basses ; le pays était monotone et sans
particularité, mais le sol était fertile et bien cultivé. La plaine
s’étendait jusqu’à la vallée de l’oued el-Ouergha, que nous
atteignîmes vers onze heures. Dans les ravinements on remarquait
qu’une couche de gravier quaternaire épaisse de plusieurs pieds
supportait le limon. La rivière de Ouergha, qui se jette dans le
Sebou, était large et rapide, mais des gués la traversaient de
place en place, de sorte que nous pûmes la franchir sans grandes
difficultés. On prétend que cette rivière, comme le Sebou, roule
une fois par an, au moment des grandes chaleurs, des eaux teintes en
rouge. Je ne sais sur quoi cette assertion est fondée, et si cette
coloration provient de l’argile rouge qui domine dans les collines
de terrains salifères, ou de petits organismes qui se produiraient
en grandes masses à de certains moments. Quoique d’ailleurs les
faits extraordinaires soient toujours exagérés par les Arabes et
que les récits qui s’y rapportent doivent être admis avec la plus
grande circonspection, ils ont rarement une base purement imaginaire.

Après un repos d’une demi-heure nous continuons. C’est toujours
le même paysage : une plaine monotone, sans bois, plus ou moins
bien cultivée et interrompue de faibles ondulations. Nous passons
près de quelques villages et d’une source, Aïn Ali ben Ghiza,
et après quatre heures nous dressons nos tentes dans le voisinage
d’un groupe de villages habités par la tribu des Ouled Selema.

Le 30 décembre il faisait très froid de grand matin ; nous
n’avions que 6° C. Le chemin allait, comme toujours, vers le
sud-est, par un terrain montagneux. En général, les habitants
appartiennent à la tribu des Ouled Aïssa. Nous laissons à gauche le
djebel Mouley Bousta, célèbre lieu de pèlerinage avec le tombeau
d’un saint, et nous passons un petit fleuve, l’oued el-Melha
(rivière Salée), du bassin du Sebou, et dont le lit presque
absolument desséché est couvert de sel cristallisé. Cette rivière
sortant d’une montagne salifère, son eau est très salée ; pendant
l’été elle se dessèche et abandonne le sel qu’elle détient.

Vers quatre heures nous nous arrêtons près d’un ensemble de
villages nommé _el-moudjimma_, appartenant à la tribu des Ouled
Djemma, qui font déjà partie du gouvernement de Fez. Cette
journée avait été très fatigante, car nous avions parcouru
presque constamment un pays vide et désert, dans lequel ne se voyait
presque aucune trace de verdure ; il n’y avait que des champs bruns,
presque tous cultivés ; et pas un arbre, pas un buisson, pas même
une touffe du palmier nain si répandu ailleurs, n’interrompait
la teinte brune et monotone du paysage.

Quelques heures au sud de Tzlata Cheragha, nous traversâmes le Sebou,
l’un des plus importants fleuves du Maroc. Il sort des montagnes de
l’est, traverse obliquement tout l’empire et se jette au nord de
Rabat dans l’océan Atlantique. Son cours est très tortueux, et sa
largeur ainsi que sa profondeur sont assez considérables. Le Sebou
(_es-sebâ_, le lion) serait certainement navigable et fournirait
une excellente route d’eau de la côte atlantique jusque dans le
voisinage de Fez. Mais l’indolence des Marocains est trop grande
pour mettre à profit quelque chose de pareil ; du reste, on n’a
pas encore procédé aux essais et aux levés nécessaires. Le Sebou
arrose tout le riche pays d’el-Gharb, dont les produits, en tant
que leur exportation est permise, seraient facilement portés à la
côte par cette voie économique. Nous traversâmes le fleuve dans
sa partie supérieure, en un point où il est partagé en plusieurs
bras par quelques petites îles ; sa profondeur n’était plus
fort considérable et nous pûmes le passer sans difficultés
particulières.

Comme je l’ai déjà dit, la route principale de Fez passe un peu
plus à l’ouest, et le Sebou est là, sur son passage, si large et
si rapide, que l’on a dû se résoudre à y construire de grandes
barques, dans lesquelles les caravanes traversent le fleuve.

Nous coupons le large terrain d’inondation, boueux et fertile,
et nous passons devant une petite roche isolée, qui sert de borne
indicatrice aux voyageurs et s’appelle Hadjera Cherifa, d’après
le nom d’une sainte. Après avoir traversé un groupe de douars,
composé de six villages et qui se nomme Agbed Emhor, je fis dresser
les tentes. Notre campement d’aujourd’hui est à environ 200
mètres au-dessus du niveau de la mer.

Le dernier jour de l’année 1879 nous atteignîmes Fez, résidence
du sultan du Maroc. Nous étions partis de grand matin ce jour-là,
car nous avions à parcourir un terrain très accidenté ; vers
cinq heures il faisait un froid piquant et nous n’avions que
4 degrés. Nous nous trouvions presque au milieu d’un pays
de montagnes, qui s’élève doucement en venant du nord, mais
qui descend rapidement vers le sud dans la plaine de Fez. Nous
traversâmes quelques villages du cheikh Dajib ; puis vint un pays
très accidenté, qui porte le nom d’Aïn Lefrad et est habité par
des gens de la tribu des Ouled Djemma. Les montagnes environnantes
sont formées d’une marne calcaire légère, de couleur blanche,
qui est par places d’un blanc éclatant et appartient aux formations
crétacées. Vers dix heures et demie nous fîmes halte à une source,
Bir el-Araïch ; elle est à 350 mètres d’altitude. De là nous
montâmes encore quelque temps et nous eûmes bientôt atteint un
col (530m), d’où une vue magnifique s’étendait sur une grande
plaine, sur une partie de la ville, qui est fort considérable,
et, dans le fond, sur les chaînes du haut Atlas. Mes compagnons me
montrèrent de là le col qui mène de Fez au Tafilalet. Les sommets
étaient couverts de neige.

Plus nous descendions, plus riche était la végétation ; les
plantations d’oliviers étaient surtout fréquentes, tandis
que les sommets de ces montagnes calcaires étaient presque
entièrement dénudés. Les ravins étaient encombrés d’épais
buissons ; partout où se montrait un petit morceau de terrain
plat était un champ d’orge ; les villages étaient presque
toujours cachés sur les côtés du chemin. A mesure que nous nous
approchions de la résidence, le pays devenait plus animé : gens
de la campagne portant des fruits à la ville, ou en revenant ;
âniers qui poussaient à force de coups leurs animaux épuisés
et écorchés, et les maltraitaient de la façon la plus cruelle ;
une troupe de machazini, qui était envoyée dans une localité pour
y recueillir les impôts ; des bourgeois aisés de Fez, montant des
mulets à selle élégante et suivis de serviteurs, qui allaient
voir leurs bois d’oliviers des environs ; de pauvres paysannes
arabes et des esclaves nègres, gravissant péniblement la montagne,
un lourd fardeau sur la tête ; un cheikh de distinction sur un
beau cheval, enveloppé dans un large burnous de drap bleu, avec un
grand turban blanc, et suivi d’une nombreuse escorte bien montée
et bien armée ; une caravane de marchands juifs avec des mulets,
des chevaux et des ânes lourdement chargés ; beaucoup d’autres
indices nous montrèrent que nous approchions d’une grande ville
et d’un centre de commerce et d’industrie.

Vers trois heures de l’après-midi nous avions derrière nous
les dernières chaînes de collines, et nous chevauchions entre des
jardins d’oliviers et des champs, vers le grand espace vide qui
entoure la résidence au nord et à l’ouest. C’est une vaste
plaine, élevée seulement de quelques centaines de pieds au-dessus
de la mer, et formée d’un conglomérat grossier et fortement
lié. Comme je ne m’attendais pas à obtenir une maison le jour
même, nous dressâmes nos tentes près de la porte ouest de la ville,
et nous nous préparâmes à y passer la nuit. Nous fûmes bientôt
entourés de curieux, qui nous questionnèrent et nous demandèrent
des nouvelles ; des marchands de café ambulants vinrent aussi avec
leurs petits appareils et nous réconfortèrent d’un café noir
très fort. Bientôt nous étions tous étendus dans les tentes sur
des tapis, et nous nous reposions des fatigues de la route. C’est
toujours avec un certain sentiment de satisfaction qu’on termine
sans malheurs ni contrariétés l’une des parties d’un voyage,
surtout quand ce n’est pas une des moins importantes. Nous avions
mis dix jours pour venir de Tanger à Fez ; mais nous avions voyagé
très lentement et avec toutes nos aises ; celui qui se presserait
pourrait faire ce chemin en six jours. Je n’avais eu nulle part de
difficultés sérieuses avec les habitants, quoique nous n’eussions
pas toujours pris le chemin ordinaire, et que nous eussions souvent
traversé des parties plus écartées du pays. J’avais déjà
appris à connaître un peu le caractère des Marocains et je
savais me conduire d’après cette connaissance : de sorte que
j’étais plein des meilleures espérances pour mon entreprise,
et que j’envisageais l’avenir avec confiance. En outre, je me
portais extrêmement bien, par suite du séjour constant à l’air
libre, dans un pays qui, à l’exception de quelques endroits,
a l’un des meilleurs climats de la terre.

J’envoyai mon machazini avec les lettres de recommandation chez le
premier ministre ; ce dernier était malade, mais il lut pourtant mes
lettres et chargea le juge supérieur de la ville de me trouver une
maison. Vers le soir, un machazini vint de la part de ce magistrat
et me pria de faire lever les tentes pour entrer dans la ville :
une maison y était mise à ma disposition. Cela ne m’était pas
absolument agréable, mais mes interprètes insistèrent pour me
faire accepter, me disant qu’autrement il me faudrait engager des
gardes pour la nuit. Bientôt tout était rechargé et nous entrions
par la grande porte de l’ouest dans la résidence de Sa Majesté
Chérifienne. Les gardiens des portes, et les Arabes qui flânent
toujours dans leur voisinage, regardaient curieusement le Roumi ;
les esclaves faisaient en grimaçant leurs mauvaises plaisanteries
et leurs remarques comiques sur ce coup d’œil inaccoutumé.

Derrière la porte extérieure se trouvent une file de petites
boutiques et d’ateliers ouverts dont les habitants fixaient
également leurs regards sur la cavalcade étrangère. Puis on
traverse un large terrain abandonné, non pavé et inégal, tantôt
rocheux, tantôt boueux, avec des restes de vieux murs, des maisons
écroulées, des tas de fumier, des animaux morts et des gens sans
aveu, à mine rébarbative, errant au milieu du tout. Après avoir
passé une seconde porte à travers un mur solide, la véritable
muraille qui enserre Fez, on arrive dans la vieille ville, très
peuplée, dans les ruelles étroites de laquelle une foule épaisse
rend la marche difficile. Le chemin descendait rapidement, car Fez
est située bien bas dans l’étroite vallée de l’oued Fez ;
nous arrivâmes dans un chaos de bazars, de rues et de ruelles,
souvent si resserrées, qu’avec nos animaux lourdement chargés
nous barrions la rue dans toute sa largeur, et que nous arrêtions la
circulation. Mes gens, qui étaient de la meilleure humeur, criaient
constamment leur monotone _balak !_ avec lequel on invite les passants
à prendre garde et à s’effacer. Enfin nous arrivâmes dans une rue
si étroite que nos mulets chargés de chaque côté ne purent s’y
engager, et qu’il fallut les débarrasser de leur paquetage. Cette
ruelle était si sombre qu’on n’y pouvait voir devant soi ;
elle n’était pas pavée, mais remplie de trous et de bosses,
de sorte qu’un des animaux s’abattit et causa une émotion
générale. Enfin nous ne pûmes aller plus loin : c’était un
cul-de-sac. Notre guide ouvrit une des misérables maisons qui y
donnaient, et nous entrâmes dans une petite cour carrée, qui peu
avant avait servi d’écurie et était encore pleine de fumier. Un
escalier chancelant conduisait dans un corridor, sur lequel donnaient
quelques chambres obscures ; j’étais condamné à loger dans ces
tanières, moi qui étais pourvu des meilleures recommandations du
sultan ! Notre gaieté du début, en voyant le tout, se changea
bientôt en une vraie colère. Accompagné d’Hadj Ali, je me
rendis tout droit chez le juge qui nous avait désigné cette maison,
et lui déclarai que je le remerciais de ses bons offices, mais que
j’allais aussitôt quitter la ville, pour loger sous mes tentes, en
dehors des portes de Fez. Le juge, un Nègre, comme la majorité des
hauts fonctionnaires du Maroc, s’excusa : dans ce moment de presse
il n’avait pu trouver d’autre maison, mais il arrangerait tout
à ma guise le lendemain. De là nous nous rendîmes chez le caïd
de la ville, que nous dérangeâmes au milieu de ses prières dans
une mosquée voisine, et nous nous plaignîmes amèrement à lui du
traitement qui nous était infligé. Il était aussi de couleur noire,
mais n’était pas de pure race nègre comme le cadi ; il se montra
très aimable et très sympathique ; pour ce soir-là il ne pouvait
rien faire, mais dès le lendemain j’aurais une autre maison. Il
nous supplia avec insistance de renoncer à quitter la ville le soir
même. D’ailleurs, comme il était fort tard, il y aurait eu de
grandes difficultés pour charger encore une fois les animaux et pour
marcher dans l’obscurité, par des rues et des ruelles étroites ;
nous n’eûmes donc rien de mieux à faire que de passer la nuit dans
cette affreuse et antique masure, sans un souper convenable, et avec
le danger de recevoir à tout moment sur la tête cette chancelante
construction. J’aurais mieux fait de rester hors de la ville ;
j’étais venu un peu à l’improviste pour les fonctionnaires
que j’ai cités et ils n’avaient peut-être réellement pas
de maisons convenables disponibles pour l’instant ; d’un autre
côté, ils ne savaient pas encore bien ce qu’ils devaient faire
de moi et essayèrent de voir jusqu’où ils pouvaient aller
à mon égard. Sans mon énergique protestation, on ne m’aurait
certainement pas donné une autre demeure. C’est ainsi que se passa
pour nous à Fez la nuit de la Saint-Sylvestre de l’année 1879 !

Le matin suivant, premier jour de l’an, nous vîmes plus nettement
dans quelle misérable masure on nous avait internés. Aussitôt
je repartis avec mon interprète et le machazini pour aller
retrouver le fonctionnaire du sultan et lui déclarer que je
quitterais immédiatement la ville si je ne recevais pas un logement
convenable. On me promit tout ce que je voulus, mais il nous fallut
pourtant attendre jusqu’à quatre heures de l’après-midi
avant de pouvoir nous installer dans la nouvelle demeure. Le cadi
nous avait opposé les plus grandes difficultés, et n’avait
cherché que des échappatoires, tandis que le caïd, d’humeur
plus complaisante, faisait connaître notre cas dans l’entourage
immédiat du sultan ; sur quoi le cadi fut invité à nous remettre
les clefs d’une maison convenable. Celle-ci est située plus haut ;
elle n’est pas au milieu de la ville intérieure, plus basse et
moins saine : elle est dans le voisinage du palais du sultan. Notre
logis n’est pas particulièrement élégant, mais il est grand
et aéré, avec de larges pièces et une belle cour pavée, dans
le milieu de laquelle coule une fontaine. Il ne renfermait, à la
vérité, aucun meuble, mais nous portions avec nous assez de tapis,
de coussins, de chaises de campagne, etc., et vers le soir nous
étions complètement installés. Nous ne reçûmes naturellement pas
la mouna, car nous avions la facilité d’acheter sur les marchés
ou dans les boutiques toute sorte d’objets d’alimentation, et à
bas prix. Mais je dus engager un cuisinier, car mes gens n’étaient
pas à même de préparer une nourriture convenable. Le caïd nous
assura deux machazini, dont l’un devait constamment rester à la
maison et dont l’autre aurait à m’accompagner dans mes sorties.

En général, je ne puis dire que je trouvai un accueil amical
auprès des personnages officiels ; il fallut plusieurs jours
pour que les machazini promis m’arrivassent, et je dus écrire à
diverses reprises pour les réclamer : suivant la pratique orientale,
on traînait en longueur cette affaire, en trouvant toujours des
faux-fuyants. Le premier ministre étant malade, ou du moins se
faisant passer pour tel, je n’avais pu lui parler ; par suite,
je ne pus recevoir une audience du sultan, ce qui m’importait peu
d’ailleurs. On ne savait évidemment pas ce que je voulais faire
et comment on devait agir envers moi. La maison dans laquelle nous
étions descendus avait un inconvénient, auquel nous avions à
peine pensé auparavant : elle était effroyablement froide. Nous
étions au milieu de l’hiver et notre logis était placé de
telle sorte que le soleil n’y parvenait pas de tout le jour ;
de grand matin nous n’avions d’ordinaire que 5 à 6 degrés,
et dans le reste du jour le thermomètre ne montait que jusqu’à 8
ou 10 degrés ; pour le pays c’est une température très basse,
qu’il est extrêmement incommode de supporter dans de grandes
pièces, qui ne sont pas chauffées, faute de poêles, et avec les
vêtements légers en usage. La conséquence fut que nous étions
tous enrhumés au début de notre séjour à Fez.

En outre, on regardait avec une grande méfiance mon interprète et
compagnon Hadj Ali, qui vantait partout sa parenté avec l’émir
Abd el-Kader. L’émir et son entourage n’avaient pas toujours
été dans les meilleurs termes avec le gouvernement marocain, et
l’on craignait que mon compagnon ne se laissât entraîner dans des
intrigues quelconques. Enfin, on savait qu’il avait été banni
d’Algérie par le gouvernement français, et l’on craignait
peut-être que les Français ne le réclamassent au Maroc. Or on
ne redoute rien plus dans ce pays qu’une complication quelconque
avec une puissance européenne. Par suite, un négociant arabe aisé,
Sidi Omar, qui fait fonction d’agent consulaire espagnol, parut un
jour chez nous et avertit mon interprète de ce qui se passait. Il
avait appris que le gouvernement marocain était résolu à le faire
arrêter, à le renvoyer à Tanger et à le livrer aux autorités
algériennes. Cela m’eût fort contrarié, et mon interprète
lui-même était très inquiet. Je le tranquillisai en lui disant
qu’il était à mon service, payé par moi et qu’il avait été
engagé en présence du représentant d’Allemagne à Tanger et ne
pouvait, par suite, être arrêté sans autre forme de procès. Tout
cela ne contribuait d’ailleurs pas à m’attirer la considération
des autorités, et visiblement on trouvait ma présence à Fez
peu agréable.

Hadj Ali avait ici beaucoup de parents et d’alliés, de sorte
que nous recevions force visites. Suivant les mœurs du pays, nous
offrions à tout visiteur du café ou du thé, et tout le jour,
un chaudron d’eau chaude était tenu sur le feu, de manière
à bouillir rapidement. Pour tout ce qui regardait la cuisine,
j’avais engagé un ménage juif, auquel j’avais cédé une
chambre de la maison ; ces gens s’occupaient des achats ainsi que
de la préparation des aliments, dont ils se tiraient assez bien.

Je sortais le plus souvent possible, pour fuir cette maison si
froide ; la différence de température était vraiment surprenante,
et, tandis que nous tremblions de froid dans nos chambres, au dehors
la température était extrêmement agréable, et montait à 18 ou 20
degrés centigrades. Hadj Ali avait à Fez un jeune neveu, qui vivait
seul avec sa mère ; il était presque tous les jours notre hôte. Son
père voyageait depuis longtemps pour affaires ; ils n’avaient
qu’un seul serviteur, en même temps fermier d’un jardin
situé non loin de notre maison et dans lequel croissaient beaucoup
d’orangers, de figuiers et d’autres arbres. Nous nous retirions
souvent dans ce jardin, quand nous ne pouvions plus supporter le
séjour de la maison, ou quand nous étions las de courir les bazars
et les ruelles étroites. Cette dernière occupation, pourtant fort
intéressante, était pénible à cause de la foule qui se rassemblait
autour de nous. Mes deux machazini m’accompagnaient toujours,
pour me protéger contre les importunités ou les insultes. Je
n’ai vu à Fez que deux des Européens qui y vivent : un officier
anglais, qui sert d’instructeur à l’artillerie, et un médecin
espagnol ; du moins ce dernier, vieillard aux cheveux blancs comme
la neige, vêtu ridiculement de velours et pourvu de vieux gants
glacés, souvent lavés, se donnait pour tel. C’était un de ces
aventuriers tels qu’on en voit souvent dans les pays mahométans ;
je le rencontrai un jour chez le marchand arabe dont j’ai parlé,
et qui sert d’agent consulaire à l’Espagne. L’attitude de cet
impudent tapageur, qui par des cris et des menaces voulait obtenir
une maison du sultan, et prétendait avoir le concours de Sidi Omar,
faisait un singulier contraste avec la dignité calme de l’Arabe,
très fin, plein de tact sous tous les rapports, et qui montrait
une distinction naturelle encore rehaussée par un extérieur un
peu souffrant.

Le jour qui suivit mon arrivée, un autre Européen arriva à Fez ;
c’était un parent du drogman de la légation française de Tanger ;
il prétendit avoir été volé en route d’une forte somme, et
mit le gouvernement marocain en grand embarras par ses demandes
d’indemnité. Ces diverses personnes constituaient à ce moment
toute la colonie européenne de Fez.

En général, on voit avec regret les Chrétiens venir dans la
capitale ; on ne peut pas les en chasser, mais on cherche à leur
en rendre le séjour aussi désagréable que possible. C’est
d’ailleurs, de la part du gouvernement marocain, un procédé très
habile, car il arrive à éviter ainsi beaucoup plus facilement les
conflits presque inévitables et sans nombre qui se produisent dans
les autres pays mahométans et se terminent fatalement au désavantage
des indigènes.




                              CHAPITRE IV

                FEZ, RÉSIDENCE DU SULTAN MOULEY HASSAN.

Situation de la ville. — La rivière. — Distribution de
l’eau. — Climat. — Nom et fondation. — Fortifications. —
Portes. — Divisions de la ville. — La population. — Les
vêtements. — Les maisons. — Les femmes. — Quartier des
Juifs. — Un Juif brûlé vif. — Commerce et industrie. —
Mosquées et écoles. — Inscription. — Faïences mauresques. —
Foundâqs et bazars. — Achats. — Le bastion. — Le déjeuner. —
Si Sliman. — Excursion aux salines. — Achats de chevaux. —
Marché de la semaine. — Visite aux tombes. — Départ.


Fez est sur un plateau entre les contreforts septentrionaux de
l’Altas et une chaîne moins haute, consistant surtout en craie
marneuse, qui se dirige parallèlement à la chaîne du Rif, et limite
à l’est la large et fertile plaine d’el-Gharb. L’altitude de
ce plateau de conglomérat est d’un peu plus de 200 mètres. Il est
parcouru par un grand nombre de vallées plus ou moins profondes ;
l’une d’elles, qui est creusée à une profondeur exceptionnelle,
est celle de l’oued el-Fez. Il prend sa source à quelques milles au
sud-ouest de la ville, sur une petite ondulation du sol nommée Ras
el-Ma (la Tête de l’Eau), d’où une grande quantité de petits
ruisseaux s’écoulent au nord, au nord-est et à l’est vers le
Sebou. La vieille ville de Fez est située dans cette profonde et
étroite coupure, et ses maisons s’élèvent sur les deux versants
de la vallée en formant des terrasses. L’oued el-Fez devrait par
conséquent couler au milieu de la ville, mais ce n’est point le
cas, et au contraire on n’y voit nulle part la moindre trace de
ce cours d’eau. Il est en effet partagé entre différents canaux
avant d’avoir même atteint la ville, et ces canaux se divisent
à leur tour en des milliers de petites conduites qui circulent au
milieu des maisons. Tous les jardins et tous les édifices sont munis
de ces conduites d’eau naturelles. Il y a peu de villes aussi bien
pourvues à cet égard que Fez ; malheureusement les habitants ne
savent absolument pas apprécier et mettre à profit cet avantage,
car en général leur ville est malpropre. Ludwig Pietsch dit
avec beaucoup de raison, à propos de son voyage avec l’ambassade
allemande en 1878, et en dépeignant son séjour dans la jolie maison,
placée au milieu de jardins, que le sultan donna aux Allemands
pendant leur passage à Fez : « Ce qui fait le charme particulier
et l’avantage de cette maison, la masse d’eau courante, est
également celui de la ville tout entière : avantage qu’elle a
sur tant d’autres capitales du monde, à l’exception de Rome (et
aujourd’hui de Vienne). De même que dans la Ville éternelle aux
sept collines, cet élément de vie coule et gronde partout avec une
vraie prodigalité. Mais la population n’apprécie guère la valeur
de ce don précieux ; elle s’entend beaucoup mieux à le perdre,
à l’empoisonner, et, loin d’utiliser ses effets bienfaisants,
elle n’en profite pas. La ville où les eaux sont le plus abondantes
est aussi, parmi toutes les villes que je connais, celle de la saleté
la plus effroyable, celle de la malpropreté la plus révoltante,
qui empestent à la fois l’eau et l’atmosphère. La nature l’a
comblée de ses bénédictions : un heureux climat, un sol fertile,
un pays d’une beauté incomparable, à laquelle cette abondance
d’eau a une très grande part. Mais les habitants s’arrangent de
telle sorte que ces dons du ciel restent pour ainsi dire inutiles. »

Quand les eaux ont parcouru toutes les maisons et tous les jardins,
les conduites d’eau sans nombre se réunissent de nouveau, à
l’est de la ville, en une rivière qui se jette, non loin de là,
dans le Sebou, le grand fleuve du Maroc. Il existe peu d’exemples
de ce genre, dans lesquels une rivière entière soit absorbée
par la distribution d’eau d’une ville comptant près de cent
mille habitants.

[Illustration : TOME Ier, p. 144.

VUE GÉNÉRALE DE FEZ.]

Fez se divise en deux parties, séparées par une profonde coupure :
Fez el-Djedid, Nouveau-Fez, qui est situé sur le plateau, et dans
lequel se trouvent les bâtiments fort étendus appartenant au sultan,
et Fez el-Bali, la vieille ville, qui est en contre-bas. Le climat
y est sain, comme du reste dans la plus grande partie du Maroc, et
n’est exposé à aucun extrême de chaleur ou de froid. Quand des
maladies surviennent dans la vieille ville, partout très peuplée,
cela tient à la négligence de la population et à sa densité. Les
céréales de la zone nord poussent à Fez comme les amandiers, les
orangers, les grenadiers, les figuiers et les dattiers du sud, et on
ne peut que s’étonner quand on voit une culture aussi primitive
donner de si riches moissons. Les parties les plus élevées de Fez
sont riches en jardins luxuriants, et en dehors de la ville il y
a des bois d’olivers et d’orangers très étendus. L’Arabe a
un certain goût pour le jardinage, mais la plupart de ses jardins
sont négligés, comme tout l’est du reste au Maroc. On y voit
partout les traces du passé, et la génération actuelle serait
entièrement incapable de construire un système de canalisation aussi
bien entendu que celui possédé par Fez de toute antiquité. S’il
est un peuple qui vive d’un passé grand et glorieux, c’est
assurément le peuple arabe ; il est trop incapable pour trouver
quelque chose de nouveau, trop aveuglé pour accepter les progrès
de la civilisation occidentale, et ne sait même pas conserver les
restes d’une période de progrès relativement considérables.

Fez atteignit l’apogée de sa grandeur pendant le moyen âge ;
c’était alors un centre de vie intellectuelle et il s’y trouvait
des écoles savantes et des bibliothèques ; il pouvait avoir quatre
cent mille habitants. On prétend que la ville fut fondée en 808
par Edris ben Edris, fils d’un descendant du Prophète, Mouley
Edris, qui avait été banni de son pays. Fez signifie _hache_ ; le
géographe arabe Ibn Batouta raconte que dans les premiers travaux
de sa fondation on y trouva une hache et que le nom de la ville
vint de là. Les Arabes ont toujours su placer leurs villes aux
points où les conditions commerciales et stratégiques étaient le
plus favorables. De Fez trois bonnes routes conduisent à des points
importants : l’une à la Méditerranée, l’autre vers l’océan
Atlantique, et la troisième, par des cols praticables de l’Atlas,
dans le groupe d’oasis bien peuplé du Tafilalet ; en outre il
existe vers l’est, du côté de la frontière algérienne, une
certaine circulation à travers un pays montagneux. Si de plus on
tient compte de l’habile emploi de la rivière et des fortifications
naturelles, énormes pour l’époque, qui protégeaient la ville,
on comprend que Fez, où de savants et victorieux sultans établirent
leur résidence, soit devenue bientôt un centre puissant pour le
monde du Maghreb.

Fez est entouré d’un double mur très haut : celui de
l’extérieur, garni de créneaux, a plus de 30 pieds de haut ;
celui de l’intérieur est un peu moins élevé ; à de certains
intervalles sont des saillants plus forts en forme de tours. Au nord
comme au sud de la ville se trouve un bastion de construction plus
solide, qui était jadis armé de canons. Les murs de la ville aussi
bien que les maisons sont construits en briques cuites et plates, ou
en un mélange de chaux, de gravier et d’argile, qui forme une masse
très solide quand elle est fortement et longtemps battue. Toutes
ces fortifications seraient naturellement tout à fait insuffisantes
s’il s’agissait d’une guerre avec une puissance européenne ;
elles montrent partout des éboulements, des fissures et d’autres
signes de vétusté, que l’on ne se donne pas la peine de réparer.

Les portes puissantes qui donnent accès des divers côtés dans la
ville sont gardées et fermées la nuit. Il y en a sept ; un jeune
étudiant arabe, neveu de mon compagnon Hadj Ali, me donna leur nom :

1o Bab el-Fetouh[9], d’où l’on va vers Taza, Oujda et Tlemcen ;

2o Bab Sidi-Fadjidah, d’où l’on va vers Lehyayïn et Ouled
el-Hadj, ainsi que chez les tribus des montagnes ;

3o Bab el-Habis[10], d’où l’on va vers Ksâr et Tanger ;

4o Bab el-Mahrouk[11], d’où l’on va vers Meknès (Méquinez) ;

5o Bab bon Djeloud, d’où l’on va vers Maoula-Yacoub et Zarhoun ;

6o Bab el-Hadid[12], d’où l’on va chez les Berbères de l’Altas ;

7o Bab el-Djedid[13], d’où l’on gagne Safr et Samra, dans l’Atlas.

La ville consiste en trois grands quartiers, divisés chacun
en six districts ; chaque district a un chef, qui s’occupe de
son administration. Ce dernier détient les clefs des bâtiments
appartenant au sultan dans son cercle, et surveille avant tout la
distribution de l’eau dans les maisons et les jardins, qu’il peut
arrêter ou ouvrir suivant le niveau qu’elle atteint. Les grands
quartiers se nomment : el-Andalouss, el-Kamtyin et el-A’âdouyin
(les Ennemis) ; le premier, comme son nom l’indique, a été fondé
et peuplé par les Arabes bannis d’Espagne.

Les dix-huit districts et leurs chefs étaient les suivants en 1880 :

  1o    El-Mokalkilin (les Bègues) ; chef            El-Hadj Mouhamed
                                                     Bennis.

  2o    Bas el-Djenenat (la Tête des Jardins)        El-Meskoudi.

  3o    Laayoun                                      El-Sidi Mouhamed
                                                     el-Bagdadi.

  4o    Echzam                                       Ben Hedoua.

  5o    Lekouass                                     Faddoul el-Bour.

  6o    El-Adou                                      El-Assad.

      { Darb el-Cheikh (Chemin du Cheikh)      }
  7o  {                                        }     Omar Maklouf.
      { Darb el-Michmich (Chemin des Abricots) }

  8o    El-Keddan                                    Smoud.

  9o    Leblid et Darb el-Taouïl                     Ben Kiran.

  10o   Foundaq el-Yahoud (Juifs)                    El-Zizi.

  11o   El-Sajat (orfèvrerie) et Eskir               Hadj Mouhamed.

  12o   Aïn el-Chaïl (Source des Chevaux), et
        Darb el-Remman (Chemin des Grenadiers)       Ahmed Diban.

  13o   El-Charbilyin (les Cordonniers)              Mouhamed Betar.

  14o   Guernis                                      El-Lâbi.

  15o   Essouaket ben Safi et Darb el-Ma       }
        (Chemin des Eaux) Abd errahman         }
                                               }
  16o   El-Kasba (la Citadelle), entre         }     Omar el-Haouass.
        Fez el-Djedid (Nouveau-Fez) et         }
                                               }
  17o   Fez el-Bali (Vieux-Fez), près de       }
        Bab Bouchloud                          }

  18o   Souk el-Khamis (Marché du Jeudi).            Hadj el-Ghaliel
                                                     Arfaouï.

Les chefs de district sont directement responsables devant le caïd de
Fez ; c’est aussi leur devoir de recueillir les impôts dans leur
district et de les remettre au gouvernement. Ils ont probablement
une liste des habitants domiciliés dans leurs quartiers, d’après
laquelle on pourrait déterminer approximativement le nombre des
habitants. Si une liste de ce genre existe, elle ne doit comporter
que les noms des pères de famille indépendants, sans donner le
nombre des enfants et des esclaves.

Le chiffre de la population mahométane résidant à Fez doit
s’élever à environ cent mille. Le noyau en est constitué par
ce que nous nommons les classes moyennes, c’est-à-dire par les
marchands et les artisans. Il consiste en Maures, mélange d’Arabes,
surtout de ceux bannis d’Espagne, et de la population berbère
primitive du pays. On les remarque à la couleur claire de leur
peau et à leurs beaux traits distingués : ce sont des marchands
habiles, tranquilles et dignes dans leur conduite ; ils forment la
bourgeoisie pacifique et payant les impôts. Les couches inférieures
de la population, les ouvriers, les portefaix, les petits marchands,
sont en grande partie des Nègres esclaves libérés, des métis de
Nègres et d’Arabes, et les plus hautes castes, des fonctionnaires
jusqu’au sultan inclus, sont composées principalement des gens
de couleur. Quelques gouverneurs sont de pur sang nègre, et ont
dû leur poste à un caprice du sultan, dont ils sont, par suite,
les créatures et dont ils dépendent complètement.

Tout Européen qui arrive au Maroc est surpris de la dignité
tranquille et pleine de distinction que montrent les Maures dans leur
attitude. Leur tête, d’ordinaire belle et pleine de caractère,
couverte d’un grand turban blanc comme neige, a certainement quelque
chose de sympathique. Leur vêtement est très seyant. Sur un cafetan
fait de drap brun ou rouge ils savent draper avec une habileté
extraordinaire le fin haïk, grande pièce semblable à une toge,
d’étoffe légère et fine, de couleur écrue qui est jetée sur
tout le corps, et même sur la tête ; ce haïk est embarrassant à
porter, car il gêne la liberté et la rapidité des mouvements ;
mais les Maures regardent tout mouvement rapide comme inconvenant et
ils se meuvent toujours avec une _grandeza_[14] paisible. En voyage on
ne porte pas d’ordinaire ce vêtement, mais un large manteau de fin
drap bleu, le burnous, qui est muni d’un capuchon. Les pantalons,
qui descendent jusqu’aux chevilles, sont également en drap ;
les Maures ne portent pas de bas, sauf à Tanger et dans quelques
autres ports, mais seulement des pantoufles jaunes. La population
pauvre est naturellement beaucoup plus simplement vêtue ; elle
se contente d’une chemise et de culottes de toile, recouvertes
d’une djellaba de coton écru, ou d’une étoffe rayée de couleur
sombre et plus solide, et enfin d’un turban blanc très simple. Les
Maures ont l’habitude de se faire raser entièrement la tête ;
la barbe est portée longue, mais la moustache est écourtée. Le
vendredi, ils prennent d’ordinaire un bain et se font couper
les cheveux. Il est étonnant que des gens dont les vêtements
sont surtout blancs, et qui paraissent par suite si propres et
si soignés, n’aient aucun goût de propreté pour leur ville,
et qu’il leur soit indifférent de voir tout près d’une maison
proprement tenue un tas d’immondices avec des cadavres d’animaux
en putréfaction, dont ils doivent supporter le voisinage chaque
jour. Tous les soins de propreté se concentrent à l’intérieur
des maisons ; chacun cherche à s’y installer aussi bien que ses
moyens le lui permettent, et s’inquiète fort peu de ce qui est
en dehors d’elles. Le revêtement du sol et d’une partie des
murs avec de petites faïences disposées en échiquier donne à
lui seul aux maisons un aspect de propreté ; les beaux tapis, les
coussins richement brodés, les tentures de velours, bariolées et
ornées de broderies d’or, qui sont appliquées aux murs, donnent
aux appartements un aspect très élégant. Ceux des femmes surtout,
dans les maisons des Arabes aisés, sont décorés avec un grand luxe.

Dans aucun État mahométan, les femmes ne sont aussi complètement
séparées du monde extérieur qu’au Maroc. Aussitôt qu’elles
quittent la maison et qu’elles pénètrent dans la rue, elles
ressemblent plutôt à une poupée se mouvant pesamment qu’à
une créature humaine. Leur visage est enveloppé de drap blanc, ne
laissant libres que les yeux : tout leur corps est caché dans une
grande pièce d’étoffe en forme de drap de lit ; de sorte qu’on
ne voit de la créature ainsi affublée que les yeux et des pantoufles
rouges ; tout le reste est étroitement couvert. Les femmes de la
population pauvre des campagnes, de même que les esclaves nègres,
sont seules moins enveloppées. On voit rarement un homme s’adresser
à une femme dans la rue : cela passe pour inconvenant. L’Européen
qui arrive au Maroc doit se garder d’examiner les femmes qu’il
rencontre ; il fait bien, au contraire, de se détourner d’elles ou
de les éviter. Au début, j’avais le désir, fort compréhensible,
d’apercevoir quelque chose des visages ainsi voilés ; mais je fus
bientôt averti par quelques amis arabes de l’inconvenance de ma
conduite. Toutes ces habitudes tiennent à la situation subordonnée
de la femme ; de même qu’à la maison elle ne peut manger avec
son mari, de même on tient pour indigne d’un homme de circuler
avec une femme sur une voie publique.

En général, les femmes des habitants des villes du Maroc ne
sont pas particulièrement belles. J’ai dû à la circonstance
d’avoir pris Sidi Hadj Ali pour interprète et compagnon, de voir
souvent des femmes marocaines dans leur costume d’intérieur, si
riche mais si pesant. Non seulement j’ai fait avec mon compagnon
beaucoup de visites chez les Maures dans Fez et dans d’autres
lieux, mais souvent les femmes venaient elles-mêmes dans ma maison,
pour se faire écrire des amulettes par lui, car il avait réussi
à se donner un certain relief comme chérif. Souvent aussi je dus
faire office de médecin. J’ai trouvé le plus grand nombre des
femmes petites et très corpulentes, par suite de leur vie oisive ;
dans leur première jeunesse on ne peut nier chez elles une certaine
beauté, provenant surtout d’yeux noirs et brillants ; mais cette
beauté orientale a pour l’homme du Nord quelque chose d’étrange
et d’incompréhensible ; elle parvient bien à attirer un moment,
mais elle n’enchaîne pas. Aussitôt que les femmes, après des
mariages très précoces, ont eu un ou deux enfants, elles se fanent
rapidement et doivent faire place à de plus jeunes.

Le costume des femmes marocaines des plus hautes classes est assez
riche ; elles portent comme vêtement de dessus un cafetan de drap
avec des manches très larges, qui est ouvert en partie par devant
et laisse apercevoir une chemise richement brodée, des pantalons de
drap et de petites pantoufles rouges, souvent garnies de filigranes
d’or et d’argent. Autour des hanches se porte une ceinture
large d’un pied et qui est également brodée. Cette ceinture,
d’ordinaire ancienne, et d’un beau travail, a souvent une grande
valeur. C’est la partie de leur toilette à laquelle les femmes
attachent le plus haut prix, et un homme ne peut faire de plus grande
joie à une femme qu’en lui donnant une ceinture de soie brodée
d’or et d’argent. Les cheveux noirs, nattés en courtes tresses,
sont généralement couverts d’un mouchoir de soie. Des bijoux
d’argent ou de corail, gracieux et souvent de forme originale,
mais grossièrement travaillés, sont très répandus : on les
attache partout, au cou, au poignet, au cafetan, aux oreilles, aux
cheveux. La coloration du visage, des sourcils, des lèvres, des
dents, des ongles, des doigts ; la peinture des bras et des pieds,
etc., sont généralement employées ; les femmes marocaines ont un
système de secrets de toilette extraordinairement compliqué.

[Illustration : Cour d’une maison de Fez.]

Elles sont extrêmement peu instruites ; il est rare que l’une
d’elles sache lire ou écrire ; elles prennent fort peu de part
en général aux exercices religieux. Comme les marchands marocains
entreprennent souvent de longs et grands voyages, il arrive que la
plupart laissent un ménage avec femme et enfants dans différentes
villes. Les longues absences du mari ne contribuent pas à faire
estimer bien haut la fidélité conjugale par des femmes qui
s’ennuient ; souvent aussi elles tombent dans la gêne, quand le
mari en voyage n’envoie pas à temps le subside mensuel qu’il
leur a promis, de sorte que beaucoup d’entre elles en sont réduites
à d’autres moyens d’existence. A Fez, du reste, beaucoup de ces
femmes gagnent leur vie en brodant de la soie d’or et d’argent.

Le sort des vieilles femmes est généralement triste ; les mariages
mahométans étant aisés à rompre, il arrive très fréquemment que
des maris renvoient simplement leurs femmes avec une petite indemnité
très insuffisante ou tout au plus une subvention minime, de sorte
qu’elles ont peine à en vivre. Dans les classes plus élevées,
ces faits se présentent rarement ; la femme dépossédée vit
simplement dans la maison et s’entend le plus souvent très bien
avec celles qui lui succèdent ; il arrive même assez fréquemment
qu’une femme, voyant que son temps est passé, cherche elle-même
pour son mari une jeune fille lui convenant et la lui recommande
pour femme. Les mariages se font habituellement devant le cadi,
c’est-à-dire le juge de l’endroit.

Les enfants sont le plus souvent jolis, mais on les voit rarement,
eux aussi, du moins dans les hautes classes ; quand on pénètre
chez un Arabe, on se voit présenter les enfants par les domestiques
ou les esclaves, mais d’ordinaire on ne parvient pas à voir
les femmes. J’avais fait à Fez la connaissance de beaucoup
d’Arabes, en partie gens tout à fait sans préjugés et dans les
maisons desquels j’allais et venais. Mais, toutes les fois que je
frappais à la porte, j’étais forcé d’attendre un certain temps,
jusqu’à ce qu’on eût enfermé dans une pièce éloignée les
êtres féminins de la maison. Chez les gens de la bourgeoisie, les
marchands aisés, j’étais conduit dans une pièce d’apparat, où
les femmes se tiennent ordinairement et que l’on nomme d’habitude
le _harem_ ; mais auparavant les femmes en avaient été expulsées.

Parmi les femmes de Fez, comme parmi celles de Marrakech, je trouvai
répandu un vice que je ne m’attendais pas à y rencontrer :
l’usage des boissons alcooliques. Les Juifs fabriquent une
eau-de-vie d’anisette, qui est achetée presque exclusivement
par les femmes maures. Tandis que les hommes sont de stricts
puritains sous ce rapport, les femmes boivent de l’eau-de-vie en
grandes quantités. Celles qui venaient chez nous pour voir Hadj
Ali me demandaient d’ordinaire un verre de vin ou de cognac, et
j’étais étonné de voir quelle quantité elles en pouvaient
supporter. Le manque absolu d’occupations intellectuelles, ou
même de distractions, entraîne ces malheureuses à recourir,
dans leur ennui, à ces jouissances. Comme il est naturel, elles
aiment beaucoup les sucreries, et les Marocains s’entendent à
les préparer sous un nombre infini de formes.

Les femmes ont une grande tendresse pour leurs enfants, du moins
tant qu’ils sont petits ; elles ont l’habitude de porter leurs
nourrissons sur leur dos, enveloppés dans leur grand manteau
blanc. La coutume d’allaiter longtemps les enfants est très
répandue, et l’on voit des garçons et des filles de quatre ou
cinq ans nourris de cette façon. Quand les garçons ont grandi,
ils s’émancipent très vite du joug maternel, et usent bientôt,
envers les femmes et même leurs propres mères, d’une conduite
aussi pénible pour les étrangers qu’insultante pour elles. Dès
leur enfance, les garçons sont élevés dans le principe qu’ils
sont quelque chose de mieux que les filles. Le mépris de la femme
fait le fond du caractère des Mahométans, et les empêche absolument
de se retrouver dans nos idées sur la civilisation. On sait que le
Coran permet quatre femmes ; mais il n’est pas interdit d’en
entretenir davantage : c’est surtout une question d’argent ;
aussi il y a beaucoup de gens qui doivent se contenter d’une seule.

Fez a une grande mellah, c’est-à-dire un quartier juif appuyé aux
murs de la ville, et séparé du reste par des portes. Il est à peine
un pays au monde où les Juifs soient tombés dans un mépris aussi
général qu’au Maroc. Le peuple élu de Jéhovah a ici à supporter
dans tout son poids le fardeau de son expatriation. Enserrés dans
leur quartier, étroit, malpropre et peuplé outre mesure, ils
mènent, malgré toutes les oppressions, une vie de famille heureuse
et réglée, qui contraste avantageusement avec les ménages polygames
des Mahométans. La plus grande part du commerce marocain est dans
leurs mains, surtout celui d’importation et d’exportation ; une
grande partie de ces Yhoudi sont aisés. Exploités par les grands,
méprisés du commun peuple, les Juifs engagent une lutte constante
pour l’existence. Leur sûreté personnelle est suffisamment
garantie, surtout par ce motif, qu’ils forment pour les Mahométans
une source inépuisable où les gouverneurs, toujours à court
d’argent, peuvent puiser à leur fantaisie : ils ont pourtant à
se soumettre à une foule d’humiliations des plus pénibles. En
dehors de la mellah ils sortent toujours en vêtements sordides et
malpropres, pour ne pas afficher l’apparence de la richesse et ne
point éveiller la cupidité ; ils se glissent, timides et courbés,
le long des maisons, évitant avec crainte les rues où se trouve une
mosquée. En dehors de leur quartier ils ne peuvent paraître, les
femmes aussi bien que les hommes, que pieds nus ; aussi on éprouve
une impression particulière à voir des personnages respectables,
à l’aspect biblique et à la tête vénérable, ou des femmes dont
les maris ont des centaines de mille francs de fortune, cacher leurs
pantoufles sous leur djellaba, et se glisser craintivement dans les
bazars maures. Et pourtant les Yhoudi sont indispensables aux Arabes :
sans eux tout le commerce et le change perdraient leur activité ;
mais de leur côté les Juifs quitteraient peu volontiers, malgré
toutes les humiliations et les insultes quotidiennement répétées,
un pays dans lequel leur mercantilisme sans bornes et leur avidité
innée trouvent des satisfactions de tout genre.

[Illustration : Jeune juive marocaine.]

Leur attitude dans la mellah est tout l’opposé de leur marche
timide et craintive dans les rues de Fez. Là ils ont pour eux la
confiance en eux-mêmes que donne la possession de l’argent et de
la fortune : ils y revêtent de beaux vêtements ; les femmes surtout
en portent d’extrêmement riches, brodés d’or avec profusion ;
ce sont des objets transmis par héritage depuis des centaines
d’années dans les mêmes familles. Elles portent également
des quantités de bijoux d’or et d’argent grossièrement
travaillés. Dans les rues étroites, aux odeurs insupportables, de la
mellah, où l’on trébuche sur les tas d’ordures, dont jamais un
rayon de soleil amical ne vient éclairer les immondices, se trouvent
entassées des masses de marchandises. Tout le jour un commerce et un
trafic actif y règnent. « On est sûr de trouver ici en tout temps
la puanteur et l’activité » : ces mots de Méphistophélès ne
s’appliquent nulle part mieux qu’à la mellah juive d’une ville
marocaine. Les Juifs se trouvent bien dans cet air pestilentiel ;
ils y jouissent d’un bonheur familial complet et s’accroissent
comme le sable au bord de la mer. Quelle foule d’enfants grouille
dans la mellah de Fez ! Et que de jolies figures malgré la crasse et
le manque de soins ! Le vendredi soir, quand a eu lieu un nettoyage
général, on voit les femmes et les filles, somptueusement vêtues,
se tenir assises devant les portes, tandis que les hommes prient
leur Jéhovah dans la maison des assemblées. Elles regardent
curieusement et amicalement l’étranger du Nord avec l’éclair
humide de leurs grands yeux ; elles se content à l’oreille que le
Roumi vient d’un pays où les Juifs n’ont pas coutume de marcher
pieds nus et où, au contraire, ils possèdent les plus beaux palais,
les chevaux et les voitures les plus chers, et où, grâce à une
institution complètement inconnue au Maroc, la presse, ils dirigent
l’opinion publique tout entière[15]. Les femmes juives n’ont
pas le visage voilé, comme les Mauresques ; leur tête est pourtant
couverte comme la leur d’un mouchoir de soie, qui dissimule la
perruque qu’elles portent après leur mariage. Il existe, chez
les Juifs marocains comme partout, une différence entre les riches
et les pauvres, mais la solidarité et la bienfaisance réciproque
sont très développées chez eux : jamais ils ne laissent un Juif
tomber complètement dans la misère ; la position subordonnée dans
laquelle ils vivent rend plus ferme le lien commun, et grâce à
leur frugalité et leur peu de besoins, ils trouvent tous aisément
à vivre. Outre leur commerce régulier, les Juifs marocains font
également des opérations de prêt très développées, et cela
contribue puissamment à accroître la haine des Arabes pauvres
contre eux. Ces derniers vivent très misérablement, et, quand ils
vont trouver le Juif en cas de nécessité, il exploite leur triste
situation de la manière la moins excusable. Les maisons de prêts
sur gages sont également nombreuses et sont surtout fréquentées
par les Marocaines, qui engagent leurs bijoux.

Une affaire survenue à Fez pendant mon séjour dans cette ville
est significative au sujet de la situation des Juifs au Maroc. Le 16
janvier 1880, de grand matin, une foule d’amis maures vinrent me
trouver pour m’apporter une grande nouvelle : le soir précédent,
un Juif avait été brûlé vif à Fez. On me conta cet événement
de la manière suivante. Ce jour-là un Juif avait eu dans la mellah
une affaire quelconque avec une femme maure, discussion ou affaire
d’amour ; bref, des rapports qu’un Juif ne peut se permettre
avec une croyante, d’après les idées du pays. Cette femme s’en
était plainte à l’un de ses parents, qui, si je ne me trompe,
appartenait précisément à une famille de chourafa ; il en demanda
raison ; une violente querelle s’ensuivit, et le Juif tira un coup
de feu sur le Mahométan. Là-dessus, émoi général. Le Juif est
aussitôt saisi et jeté en prison ; un de ses parents s’emploie
pour lui de la manière la plus active auprès des autorités et
recourt à la protection d’une puissance européenne, la France,
je crois ; mais il est aussi arrêté. La nouvelle du meurtre
d’un Mahométan dans le quartier des Juifs s’est répandue
comme l’éclair dans toute la ville, et l’émoi de la population
est si grand que l’affaire doit, le soir même, être soumise au
sultan. On me conta à ce propos une de ces finesses orientales que
l’on a toujours toutes préparées pour les prêter à de hauts
personnages, quand il s’agit de les disculper du soupçon d’un
acte de férocité quelconque. Le sultan, dit-on, répondit, quand
on lui parla de la chose : « Ce Juif _devrait_ être brûlé. »
L’entourage du sultan annonça aussitôt à la foule ameutée que
son maître avait dit : « Ce Juif _doit_ être brûlé. » Le fait
est que, la nuit même, un des deux Juifs prisonniers était victime
d’un effroyable autodafé. On me raconta que le peuple, et surtout
celui des basses classes, avait pris un intérêt extraordinaire
à cette exécution ; les gens les plus pauvres avaient donné
leurs derniers flous pour acheter un peu de bois ou d’huile et
contribuer ainsi au supplice d’un des Juifs détestés. Pour le
strict croyant marocain, il n’y a pas de plus grande injure que
le mot Yhoudi ; c’est un mépris qui se retrouve dans toutes les
couches de la population, de sorte que le plus misérable portefaix,
ou le Nègre esclave, se croit dans une situation beaucoup plus
relevée que celle d’un Israélite. Je ne sais ce qui est advenu
de l’autre Juif ; son emprisonnement a sans doute été simplement
l’occasion d’alléger notablement la bourse d’une famille juive,
et certainement les fonctionnaires s’occupant de l’affaire, du
dernier machazini jusqu’au tout-puissant ministre, ont usé de la
circonstance pour se faire grassement payer.

Les machazini surtout, sorte de soldats vassaux qui ont à faire le
service de gendarmerie et de police, s’en tendent magistralement
à se servir des Juifs, quoique ce soit pour de petites sommes ;
le Juif cherche toujours à se maintenir aussi bien que possible
avec eux, et jamais on ne voit avec plus de netteté que _les petits
cadeaux entretiennent l’amitié_[16] !

L’Alliance israélite s’est, il est vrai, particulièrement
occupée des Juifs marocains, mais l’effet de son intervention ne se
montre que dans les villes de la côte, où une foule de restrictions
et d’habitudes humiliantes ont été supprimées. Dans les villes
et les villages de l’intérieur, la position politique et sociale
des Juifs restera sans doute la même que jadis.

Fez est la ville de commerce et d’industrie la plus importante du
Maroc ; les quantités de marchandises étrangères et de produits
de l’industrie nationale qui y sont transportés tous les ans
représentent un capital très important. Ce sont les Juifs espagnols
qui font ici les plus importantes affaires ; l’importation des
articles européens surtout est dans leurs mains, tandis que les
Arabes s’occupent du petit commerce, ou entreprennent le trafic
par caravanes avec le sud jusqu’à Timbouctou. Le commerce entre
Fez et le groupe d’oasis du Tafilalet, de l’autre côté de
l’Atlas, lieu d’origine de la dynastie actuelle des Filali,
ce commerce, dis-je, est particulièrement important. Une route
commode et fréquentée unit Fez à ce pays peuplé, d’où tous
les ans est importée une grande quantité de dattes, qui doivent
à leur qualité une réputation particulière.

Le développement de certaines branches d’industries est assez
important à Fez ; on y trouve encore beaucoup d’articles
originaux en tissus ou broderies, en objets de faïence, cuir,
métal, paille ou étoffes diverses. Les lames de sabres et les
poignards sont garnis de ciselures artistiques ; les fusils et les
pistolets, ornés d’incrustations d’argent pleines de goût ;
les objets en cuir, surtout ceux de sellerie, etc., ont des formes
originales et des couleurs variées. Les grands plateaux à thé en
particulier sont d’un travail très élégant et très original :
ils sont faits de laiton poli et brillant, couvert d’arabesques
ciselées, légendes et décorations diverses, dans lesquelles se
retrouve surtout le sceau de Salomon. Dans les faïences dominent
les couleurs bleues ; les vases ordinaires, cruches à eau, etc.,
d’argile jaune clair poreuse, sont d’une forme extrêmement
gracieuse et décorative. Les bijoux des femmes, généralement en
argent, mais quelquefois en or, et particulièrement ceux en corail,
sont de forme originale, mais d’exécution grossière.

Parmi les bâtiments de Fez, les mosquées, les bazars et les foundaqs
sont surtout remarquables. D’après le rapport de l’étudiant
maure dont j’ai parlé, Fez a cent trente mosquées, dont dix sont
abandonnées, tandis qu’on enseigne encore dans les autres. Ce
sont donc aussi bien des écoles que des maisons de prières. Les
élèves de la plupart de ces écoles ecclésiastiques se bornent à
lire et à écrire, ainsi qu’à apprendre par cœur des maximes du
Coran ; dans quelques écoles supérieures on s’occupe également
d’autres sciences, la jurisprudence, l’histoire, l’astrologie,
la médecine, l’alchimie, la poésie ; mais toutes en sont encore
au développement qu’elles avaient chez nous au moyen âge. Les
Arabes n’ont absolument aucune idée de l’extension et de
l’état des nôtres.

La grande mosquée de Fez est particulièrement célèbre pour ses
nombreuses colonnes ; on prétend qu’elle en a autant qu’il
est de jours dans l’année. Au Maroc il est strictement interdit
aux Infidèles d’entrer dans les mosquées. Même à Tanger, où
presque la moitié des habitants ne sont pas Mahométans, personne
n’oserait se risquer à entrer dans un de ces lieux saints, et
encore moins dans les villes de l’intérieur, où la population est
beaucoup plus fanatique. On m’avait dit, avant mon voyage au Maroc,
qu’il se trouvait dans l’une des mosquées de Fez une inscription
importante pour déterminer l’âge de la ville. Je reçus de mon
jeune ami une copie de cette inscription, qui se trouve sur une plaque
d’argent incrustée dans un des murs de la grande mosquée. La
traduction de la copie faite par le jeune étudiant est celle-ci :

1. « Honneur au seul et unique Dieu ! Il n’y a qu’un Dieu,
et Mahomet est son Prophète.

2. « Honneur à notre peuple musulman, qui a reçu de la Providence
Toute-Puissante un domaine sans limites.

3. « Si Dieu le veut, il chassera de vous, habitants de sa Maison,
les mauvais esprits et vous purifiera. Tout cet édifice[17] le
jeudi de l’année 306, le premier du mois Rabi du Prophète.

4. « Honneur au seul et unique Dieu. Il n’y a rien d’éternel
que son Empire. »

D’après cette inscription, la mosquée aurait été fondée en 918.

Les quatre lignes qui précèdent sont, paraît-il, inscrites sur
la plaque dont j’ai parlé ; en outre, sur chacun des côtés de
cette inscription est un vers ; malheureusement le jeune Edris ne
me donna pas le texte de ces quatre dernières lignes.

Il est bien à regretter que les Marocains soient si défiants quand
on veut se renseigner au sujet de leur pays ou de leur religion. Je
suis persuadé que, pour copier ces vers, le jeune étudiant eut des
difficultés à examiner cette plaque écrite, qu’il n’est pas
facile d’atteindre. Ainsi qu’il me le dit, il le fit alors qu’il
se trouvait seul dans la mosquée ; il n’eut pas sans doute pareille
occasion de copier les quatre autres lignes, plus difficiles à lire.

Il était inutile de rechercher les restes de ces antiques faïences
mauresques, de ces vases et de ces assiettes à reflets métalliques
si particuliers, qui sont aujourd’hui conservés comme des raretés
de prix dans les musées. Le peu que les Arabes chassés d’Espagne
ont apporté avec eux au Maroc a été recueilli par les différentes
ambassades des puissances européennes que le Maroc a eu l’occasion
de voir se succéder rapidement depuis le début de ce siècle. S’il
se trouve encore des restes de ces anciennes œuvres d’art, pleines
d’originalité et de goût, ce ne peut être qu’en Andalousie. Il
est vrai que le touriste trouve à Grenade, chez les marchands
d’antiquités, une foule de « vieilles faïences mauresques »,
mais elles ont leur patrie d’origine à Paris ou à Londres.

A Fez les artisans et les fabricants sont partagés en quartiers. Dans
un quartier de ce genre il y a un ou plusieurs grands foundaqs,
c’est-à-dire de grands bâtiments appartenant à l’État, et
pourvus de magasins, d’ateliers, d’écuries, de logements, etc.,
pour la corporation, de même que des bazars, ruelles étroites
pleines de petites boutiques. Il y a donc des quartiers et des
foundaqs d’ouvriers en cuir, de menuisiers, d’orfèvres, de
fabricants d’armes, etc. Le bazar principal se trouve au milieu de
la ville : c’est un grand bâtiment, partagé en différentes cours
avec de petits comptoirs sans nombre, il y règne toujours une très
grande activité ; comme chaque marchand y a sa place déterminée,
on y traite de toutes les affaires, et le bazar remplace les cafés
de certaines villes, où se donnent les rendez-vous. Du reste, dans
chaque bazar de Fez existent des _cafés volants_, c’est-à-dire
de petits fourneaux mobiles, sur lesquels on prépare du café noir
très fort, qu’on vend dans de toutes petites tasses. Je me suis
souvent assis pendant des heures dans le comptoir d’un Arabe de
mes amis, en prenant une tasse de moka et en contemplant la vie et
l’activité qui régnaient dans le bazar.

Le séjour de ma glaciale maison de Fez m’était assez pénible,
et, aussi souvent que je le pouvais, je la quittais pour me promener
dans la ville ou aux environs. Mais cela me devint à la longue
fort désagréable ; car j’avais toujours avec moi un soldat,
ce qui me donnait l’air d’un prisonnier. J’avais engagé un
ménage juif, qui s’occupait de notre cuisine, de sorte que nous
nous trouvions à la fin beaucoup mieux que dans les premiers jours
de notre séjour. Mon machazini de Tanger ainsi que mon loueur de
chevaux israélite de la même ville s’en retournèrent bientôt ;
le dernier, à sa grande satisfaction, reçut ses frais de retour,
outre le prix convenu. Je pus renvoyer des lettres et des collections
à Tanger, et je dus bientôt penser aux moyens de partir de Fez. Je
demandai une audience au premier ministre, mais il était malade,
de sorte que je ne pus également être présenté au sultan, ce qui
me contraria beaucoup moins que mes compagnons. Souvent j’assistais
aux exercices des soldats sur la grand’place en dehors de la ville ;
les gens habitués aux manœuvres des régiments européens pourraient
à peine garder leur sérieux devant un pareil spectacle. Comme
chez nous, ces exercices excitaient le plus vif intérêt de la
population féminine des classes inférieures, et une foule de femmes
s’assemblaient en plein air pendant des demi-journées entières,
pour regarder, la tête cachée sous leurs grands mouchoirs, les
militaires vêtus de rouge vif.

Le 3 janvier, un courrier vint de Tanger porteur d’un paquet
de livres et de journaux, que j’accueillis avec la plus grande
joie. J’achetai dans les bazars les articles les plus variés,
que j’espérais utiliser plus tard comme présents, et que
j’eus de meilleure qualité et à plus bas prix que nulle part au
Maroc. C’étaient surtout des haïks, grands manteaux de drap en
forme de toges, pour les hommes ; puis de petits mouchoirs de soie ;
des bonnets rouges, nommés fez ou tarbouch ; du bois odoriférant ;
de l’essence de rose dans de petites bouteilles de verre scellées,
etc.

Du bastion placé au sud on a une très belle vue sur la ville ;
c’est une sorte de tour, armée jadis et qui forme le lieu
de prédilection des promeneurs de Fez, si toutefois on s’y
promène. Il n’y a de promenades ou de jardins publics dans aucune
ville du Maroc ; le Marocain ne sait pas en général ce qu’est
une promenade ; quand il n’est pas chez lui, il va dans les bazars
ou les foundaqs, pour causer avec ses amis.

Des membres de la secte fanatique des es-Senoussi parcourent
également la ville, et l’on fait bien d’éviter la rencontre
de ces mendiants, qui rôdent partout en montrant avec une certaine
ostentation leurs vêtements déguenillés et malpropres.

Nous recevions de nombreuses visites et nous allions souvent
aussi chez des Maures, aux repas desquels nous assistions très
fréquemment. Un déjeuner chez un parent d’un grand chérif fut
surtout brillant : il n’y prit pourtant pas part lui-même ; il me
donna une lettre de recommandation pour le souverain à peu près
indépendant d’un petit État de l’oued Noun, Sidi Hécham,
dont nous devions traverser le pays pendant notre voyage. Ce
déjeuner dura de huit heures du matin à une heure et demie de
l’après-midi ! Comme introduction, nous absorbâmes de grandes
quantités de thé avec toutes sortes de pâtisseries ; puis vinrent,
à longs intervalles, des mets de tout genre nageant dans l’huile,
du couscous, de la viande d’agneau, des poulets, etc. Et avec cela
de l’eau pure ! Pour terminer, on nous servit de nouveau du thé
et des fruits. La note la plus intéressante du repas fut donnée
par un quatuor qui raclait ses instruments avec une persévérance
presque insupportable et chantait en même temps, probablement des
chansons d’amour. La musique marocaine est très monotone, et les
voyageurs l’ont qualifiée d’effroyable avec grande raison ;
ce jour-là j’y trouvai maints motifs de mélodies élégantes ;
peut-être commençais-je à m’y habituer. Ce brillant déjeuner en
musique que nous offrait une famille riche et considérée avait mis
tout le quartier en émoi. Sur tous les toits se tenaient les femmes,
étroitement enveloppées et guettant les accents du concert. Notre
hôte s’était servi pour le repas de l’appartement d’apparat,
c’est-à-dire de celui des femmes, et avait naturellement relégué
les siennes dans des pièces écartées, d’où elles regardaient
avidement par les petites ouvertures des portes. Après le repas,
les enfants furent amenés par une esclave noire. Je me souviens
surtout d’une jolie petite fille de quatre ou cinq ans, évidemment
l’enfant gâtée du père, et qui, à l’occasion de cette fête,
était surchargée de bijoux d’or et d’argent ; autour du cou
elle avait un grand collier de perles rouges, et sa tête était
littéralement couverte de fins filigranes d’or. Le soir, nous
eûmes chez nous toute la compagnie, et le thé vert de Chine coula
à flots ; sans lui, il n’y a pas de visiteurs.

[Illustration : Musicien marocain.]

Nous reçûmes une visite intéressante le 15 janvier. C’était le
grand chérif algérien Sidi Sliman ; il a pris, comme on sait, sous
Abd el-Kader, une part importante aux insurrections des Algériens
contre les Français. Quand celui-ci se rendit aux Français et
finalement accepta d’eux une pension, Sidi Sliman partit pour le
Maroc avec son entourage, et le sultan lui assigna un territoire
dans le voisinage de Marrakech. Sidi Sliman se tient d’ordinaire
auprès du sultan. C’est un homme âgé, grand et beau. Il avait
appris qu’un parent de son ancien chef était ici ; évidemment
il voulait avoir des nouvelles d’Algérie et demander s’il ne
serait pas bientôt temps de se battre de nouveau. C’est un ennemi
irréconciliable des Français, et en 1881, autant que j’ai pu le
savoir, il a pris part aux derniers soulèvements sur la frontière
marocaine de l’Algérie.

Le 9 janvier j’entrepris une excursion dans les salines au nord,
ou plutôt un peu au nord-ouest de Fez. Quoique ce ne dût être
qu’une promenade à cheval dans un pays tout à fait sûr, les
préparatifs en furent assez compliqués, grâce à la lenteur
des autorités. Depuis plusieurs jours j’avais émis le désir
de visiter ce pays, et je fus forcé d’en obtenir d’abord
la permission de l’amil et des autres fonctionnaires. Elle me
fut naturellement accordée, mais je dus accepter l’escorte de
deux machazini, originaires de cet endroit, et qui furent rendus
responsables de ma sécurité. Je vis de nouveau très nettement
que dans l’intérieur du Maroc l’Européen est simplement
un prisonnier ; qu’il ne peut faire un pas sans en avertir
les autorités et sans obtenir leur permission. Le gouvernement
marocain, pour arriver à cette conclusion, part de ce principe,
du reste parfaitement exact à son point de vue : c’est qu’il
se sent obligé de prendre certaines garanties pour la sûreté du
voyageur étranger. On sait par expérience que, quand au Maroc
il arrive quelque chose à un Chrétien, les représentants de
l’État européen intéressé font aussitôt grand tapage, et que
dans les cas les plus favorables il faut régler l’affaire par
des dédommagements en argent. Pour échapper à toute complication
diplomatique, le système de surveillance des Roumis est poussé à
ses conséquences les plus extrêmes : c’est pour cela que les
accidents survenus aux voyageurs dans le Maroc sont relativement
beaucoup plus rares que dans les autres pays mahométans. Le Maroc
doit son indépendance au système d’exclusion strictement pratiqué
par ses habitants envers les Européens, et à la surveillance
au moins ennuyeuse qu’ils exercent sur eux. C’est ce qui fait
qu’on m’attribua deux gendarmes pour cette petite excursion,
sans que je les eusse demandés, et que par contre il me fallut les
payer bel et bien.

Après avoir laissé dernière nous les jardins d’oliviers qui
entourent la ville, nous chevauchâmes par une contrée de collines
désertes, et nous atteignîmes un petit ruisseau qui sort des
montagnes salifères et dont le lit desséché était recouvert
d’une croûte de sel blanc ; tout le voisinage était également
revêtu d’une couche blanche, de sorte que l’on avait l’illusion
d’un paysage de neige. Les montagnes et collines environnantes
consistent : 1o en grès blanc calcaire ; 2o en schiste argileux
rouge avec gypse et filons de sel ; 3o en conglomérats de deux
genres : _a_, conglomérat grossier avec schistes cristallins ;
_b_, roche plus fine, dont quelques parties sont étendues sur un
lit d’argile. L’ensemble rappelle le Haselgebirge des salines
autrichiennes. Nous suivîmes le ruisseau salé pendant environ une
demi-heure, dans la direction du nord-est, et nous arrivâmes en un
point où une assez grande quantité de sel s’est amassée dans le
schiste argileux rouge. Dans le grès dont j’ai parlé on trouve des
fossiles, le pecten, le spondylus et autres bivalves qui démontrent
que ce dépôt salin appartient à l’étage moyen de la formation
tertiaire. En fait d’échantillons minéraux, on y rencontre surtout
des cristaux de sel, de gypse, de carbonate de chaux et de pyrite.

A l’ouest de ce point, et à quelques heures seulement, se trouvent
des sources thermales sulfureuses, qui sont consacrées à un saint,
Mouley Yakoub, dont le nom s’étend à tout le pays et même à
la région des salines. Les sources sont fréquemment visitées par
les malades, et on dit qu’elles guérissent surtout les maladies
cancéreuses. Comme les environs de ces sources thermales sont tenus
pour sacrés, on ne me permit pas de m’y rendre ; c’était
un des motifs qui m’avaient fait escorter de deux soldats :
ils étaient chargés de m’empêcher d’aller dans un endroit
où j’aurais été exposé comme Chrétien aux insultes d’une
population fanatique.

Après que j’eus examiné tout ce qui était surtout à voir,
nous fîmes halte vers midi dans une petite vallée herbeuse, non
loin d’un douar ; j’eus de nouveau l’occasion d’observer
combien la population pauvre des campagnes est pillée par les soldats
vassaux du sultan. J’avais apporté de Fez d’abondantes provisions
pour notre déjeuner à tous, et mes deux machazini en eurent leur
large part. Après s’être rassasiés, ils déclarèrent que la
population du village voisin devait maintenant apporter la mouna ;
ils ajoutèrent que, partout où s’arrêtait un voyageur avec
une recommandation du sultan, c’était un usage que les habitants
prissent soin de lui. Mes deux soldats entrèrent dans le village,
où ils ne trouvèrent que quelques femmes ou enfants : le reste
de la population était aux champs. Les femmes durent se mettre en
route pour aller chercher le chef de la localité, et ce dernier
fut forcé de remettre une mouna aux soldats. Ces hommes revinrent
chargés de poulets, d’œufs, de pain, de miel, etc., tandis
que les habitants du village qui les avaient suivis par curiosité
nous regardaient avec des mines rien moins qu’amicales. Il est
inutile que l’Européen cherche à renoncer à la mouna : les
machazini l’arrachent au peuple ; je ne pus adoucir un peu ces
paysans qu’en laissant quelque argent pour les pauvres du pays. Mes
soldats se réjouirent fort du tour qui leur avait si bien réussi,
et emportèrent à Fez, en guise de butin, toutes ces victuailles,
que je leur avais abandonnées. Des faits de ce genre, ou encore plus
fâcheux, se renouvellent très souvent, et expliquent la haine des
gens des campagnes du Maroc contre les machazini du sultan et contre
les Infidèles qui voyagent sous leur protection.

Il me fallut enfin songer à partir. Déjà à diverses reprises
j’avais cherché à louer des chevaux ou des mulets pour le voyage
de Marrakech ; mais leur prix me sembla trop élevé ; 20 douros
(100 fr.) pour la location d’un cheval me paraissant une somme
trop forte, je me résolus à en acheter. Le grand marché de
chaque semaine est tenu tous les jeudis en dehors de Fez ; aussi
le 15 janvier j’allai de bonne heure avec Hadj Ali au marché
aux chevaux. Le marché était extrêmement animé, une foule de
gens des environs s’y trouvaient. Un grand nombre de chameaux, de
chevaux, de mulets, d’ânes, de bœufs, de moutons et de chèvres
y étaient rassemblés : les animaux de chaque espèce avaient
leur place particulière : comme sur les marchés aux grains et aux
marchandises, chaque article est strictement séparé des autres. De
nombreux Nègres esclaves des deux sexes et des enfants étaient
également mis en vente. Mes négociations durèrent fort longtemps,
et je dus rester jusque dans l’après-midi, par une chaleur
torride, sur ce sol sec et poussiéreux. Il me fallait chercher
à acheter des animaux au plus bas prix possible et en même temps
capables de résister au voyage. Finalement j’acquis un cheval de
selle pour Hadj Ali, un beau petit mulet pour moi et deux chevaux,
un mulet et un âne pour les bagages. On peut avoir pour 25 à 30
douros un assez bon cheval de selle, qui n’est pas à la vérité
de pure race berbère, mais qui est pourtant passable ; les bons
mulets sont un peu plus chers. Un ordre sévère régnait sur le
marché aux chevaux. Dans une tente se tenaient deux commissaires du
marché et une sorte de vétérinaire. Les premiers prélevaient au
nom du gouvernement un petit impôt proportionnel au prix de vente ;
le dernier examinait les animaux vendus et ne déclarait le marché
valable que quand l’animal n’avait aucun défaut saillant.

Un Maure marchand de cuirs, qui venait souvent nous voir et nous
avait montré toute espèce de complaisances, se chargea de nous
fournir les brides, les selles, les étriers, etc., et, le jour
suivant, nous entreprîmes une promenade dans les environs avec
nos chevaux. C’était un vendredi, c’est-à-dire un jour de
fête, et les hommes se tenaient une grande partie du jour dans les
mosquées ; les femmes, au contraire, jouissent ces jours-là d’une
certaine liberté, et les emploient à des promenades au cimetière,
placé en dehors de la ville. Quand nous arrivâmes en cet endroit,
nous fûmes étonnés de voir des centaines de femmes étendues sur
le gazon, le visage presque à découvert ; elles ne rabattirent
leur grand manteau que quand nous approchâmes davantage. Nous nous
reposâmes aussi dans leur voisinage, d’autant plus que nous y
vîmes des cafés volants et des hommes du pays. C’étaient pour
la plupart de jeunes célibataires, qui cherchaient une occasion de
faire des connaissances ; et nous vîmes avec étonnement qu’en ce
jour la stricte étiquette s’était un peu adoucie et qu’hommes
et femmes s’amusaient fort bien ensemble. Mainte petite intrigue
doit se nouer là, qui se continue plus tard dans la ville.

De retour dans notre logement, je fis faire tous les préparatifs
pour quitter Fez le lendemain.




                              CHAPITRE V

     MEKNÈS, LES MONTAGNES DU ZARHOUN ET LES RUINES DE VOLUBILIS.

Départ de Fez. — Ras el-Ma. — Ravins. — Ponts. — Vue
de la ville. — Belle maison de campagne. — L’amil. —
Meknès. — La mellah. — Industrie et commerce. — Culture des
jardins. — Fanatisme. — Voyages des ambassadeurs. — Zaouias. —
Es-Senoussi. — Palais du sultan. — Magasins de provisions. —
Trésor. — Beau climat. — Kasr Faraoun (Volubilis). — Montagnes
du Zarhoun.


Le 17 janvier 1880 je quittai la résidence du sultan du Maroc et me
dirigeai vers l’ouest pour aller voir Meknès[18], le « Versailles
marocain ». Quoique j’aie souvent réclamé aux autorités de Fez
pendant les derniers jours quelques machazini pour mon voyage, ces
hommes n’avaient pas encore apparu, et je me mis en route, tout à
fait contre l’usage du pays, sans une escorte de ce genre. Quantité
d’amis maures avec lesquels je m’étais lié à Fez voulurent
à toute force nous accompagner pendant quelques heures, et même
le jeune Edrisi, le neveu de mon interprète, ainsi que Ibn Djenoun,
profitèrent de cette circonstance pour aller en notre compagnie à
Meknès, où ils espéraient faire quelque affaire. Mes serviteurs
juifs qui avaient tenu mon ménage à Fez, touchés des bons gages
et surtout des bons traitements qu’ils avaient trouvés dans notre
maison, prirent de nous un congé solennel et appelèrent sur mon
entreprise les bénédictions de leur Dieu.

Nous quittâmes la résidence par le Bab el-Mahrouk, la porte
occidentale, par laquelle nous étions également entrés dans
la ville. Vers l’ouest et le sud-ouest s’étend l’immense
plaine de Fez, dont la fertilité a été tant de fois vantée. Ce
n’est pourtant pas du tout le cas. Ce plateau est constitué par un
conglomérat grossier et solide, qui de plus est couvert, en beaucoup
de places, de plaques de calcaire très récent, géologiquement
parlant ; ce calcaire sort également en de nombreux endroits
de la mince couche d’humus. Vers le nord-ouest mène la large
route, très fréquentée, qui va à Tanger par Kasr el-Kebir : au
contraire, dans une direction faiblement inclinée vers le sud-ouest,
des sentiers sans nombre tracés par les animaux de bât se dirigent
vers Meknès. Ce dernier chemin est également très suivi ; on y
rencontre souvent des marchands, des fonctionnaires, des machazini
et des caravanes de marchandises.

Ce chemin nous conduisit d’abord dans la vallée de l’oued Fez ;
puis nous nous élevâmes sur une terrasse haute de plusieurs mètres,
constituée par le calcaire dont j’ai parlé et qui montre en
grandes masses une tendance à se décomposer en forme de cuvettes,
ou mieux de coupes concentriques. Ces creux peu profonds, de forme
circulaire, souvent de plusieurs mètres de diamètre, se retrouvent
dans tout le pays parcouru par nous jusqu’à Meknès. La contrée
est sans aucun arbre ; des touffes de palmiers nains et des chardons
recouvrent cette plaine de beaucoup de milles carrés, qui est peu
propre à la culture des céréales.

Le temps était magnifique ; un ciel clair et sans nuages
s’étendait au-dessus de la plaine infinie, et laissait apparaître
nettement dans l’air pur les objets les plus éloignés. Nous
avions tous le même sentiment agréable d’avoir échappé à une
prison étroite et sombre et nous chevauchâmes gaiement, lentement
et agréablement vers notre but immédiat. La distance entre Fez
et Meknès ne compte qu’une quarantaine de kilomètres, mais nous
préférâmes la diviser en deux étapes.

Il est près de dix heures quand nous quittons Fez, et dès deux
heures et demie nous nous arrêtons et dressons nos tentes. Nous avons
passé en chemin une petite rivière, affluent de l’oued el-Fez,
l’oued el-Adjen, sur un pont de pierre bien conservé. Notre
bivouac se trouve près de l’oued el-Ndja, qui va directement
vers le nord dans le Sebou. Il y a également ici un très beau
pont sur la rivière ; tout près sont quelques palmiers, qui
surprennent dans ce pays absolument sans arbres, et c’est là
que sont dressées d’ordinaire les tentes des voyageurs. J’ai
toujours remarqué qu’un palmier isolé fait un très bel effet,
tandis que les palmiers en masses me plaisent beaucoup moins. A
une heure seulement au sud de notre bivouac est un pays nommé Ras
el-Ma (Tête de l’Eau) ; c’est une faible ondulation du sol où
prennent leur source l’oued el-Fez et l’oued el-Ndja, ainsi
que quelques ruisseaux plus petits, qui se jettent dans ces deux
rivières. L’oued el-Fez coule d’ici directement vers l’est,
et se jette dans le Sebou après avoir pourvu d’eau la ville de
Fez, tandis que l’oued el-Ndja coule dans la direction du nord,
droit vers ce fleuve.

Auprès de notre bivouac se trouve un douar, dont les habitants
appartiennent à la tribu des el-Oudeia et ne se montrent pas très
bien disposés. Evidemment ils sont trop souvent dépouillés et
obligés de livrer la mouna aux fonctionnaires du sultan qui font
ce trajet, de sorte qu’ils voient avec méfiance toute caravane
étrangère. Comme je n’avais aucun machazini avec moi, il ne fut
pas question de mouna ; je n’avais nulle prétention à cet égard,
et ne demandais que de l’orge pour mes chevaux en échange de bel
argent. Mais on prétendit qu’il n’y en avait pas au village,
et il me fallut envoyer dans le voisinage, à des heures de distance,
pour trouver de la paille et de l’orge.

Autant le jour avait été d’une chaleur agréable, autant le froid
devint vif pendant la nuit ; nous en souffrions dans nos tentes,
et, quand nous nous levâmes, le lendemain matin vers six heures,
nous avions 2 degrés de froid, à notre grand étonnement. La
rivière et l’eau des pots étaient couvertes d’une mince couche
de glace ; les champs d’alentour resplendissaient dans leur frais
manteau blanc.

Vers sept heures et demie nous partions, tremblants de froid ; mais,
à mesure que le soleil s’élevait, la température devenait plus
douce, et le changement était si rapide, que vers onze heures
nous avions déjà 20 degrés à l’ombre ! Après avoir passé
la rivière (comme tous les Arabes, nous évitions soigneusement
les ponts bien bâtis, et nous traversions généralement les
rivières à gué, suivant la mode du pays), nous arrivâmes de
nouveau sur le plateau sans fin dont l’uniformité était rompue,
pendant la marche de ce jour, par plusieurs ravines très profondes,
extrêmement pittoresques, au fond desquelles des torrents grondaient
en courant vers le Sebou. On est d’autant plus surpris à la vue
de ces coupures profondes apparaissant tout à coup, qu’on croit
voyager sur une plaine basse sans limites ; mais le plateau a plus de
400 mètres d’altitude au-dessus du niveau de la Méditerranée, et
le voyageur s’arrête surpris devant ces ravins qui ont jusqu’à
150 mètres de profondeur, et dont les parois sont presque verticales.

Les éléments géologiques du plateau sont faciles à distinguer
sur ces points. Sous les couches calcaires dont j’ai parlé et
qui se décomposent en forme de coupes, sont des lits horizontaux
de sable et de marne, dont les fossiles indiquent une origine
tertiaire récente ; entre les deux s’étend par places la couche
de conglomérat, dont l’extension est si grande. Au-dessous se
trouvent, en couches relevées verticalement, le grès et le calcaire,
avec dépôts quartzeux, des formations de nummulites éocènes,
si répandues dans le nord du Maroc. Elles se dirigent du sud-ouest
vers le nord-est et tombent vers le nord sous un angle aigu.

Le chroniqueur du voyage de l’ambassade allemande, L. Pietsch,
donne une description pittoresque de ces profondes coupures, si
intéressantes ; il dit à leur sujet : « Ces ravins surprennent
par leur beauté pittoresque, vraiment romantique, dont on sent
d’autant mieux l’effet, qu’ils apparaissent subitement dans le
vide d’une étendue monotone et sans arbres. Les hautes cascades
grondantes et écumantes, le feuillage épais des figuiers, parmi
lesquels les ceps de vignes enroulent leurs sarments flexibles,
la vallée entière embaumée du fin parfum des fleurs de la vigne,
les grandes haies de roseaux et de lauriers-roses murmurant au bord
des eaux qui courent gaiement, ce ravissant tableau profondément
dissimulé entre les parois verticales des ravins, repose l’esprit
par son charme infini. Et ce charme s’accroît encore quand on
descend, pendant les heures de repos, dans cette rivière limpide et
froide : assis sur un bloc de rocher, on se laisse entourer de ses
bras blancs, et on passe dans sa fraîcheur les heures ardentes qui
s’écoulent sur le plateau. Les tortues curieuses n’inquiètent
pas le moins du monde ce plaisir. Quoiqu’elles étendent volontiers
leur cou hors de leur carapace, en sortant leur tête de l’eau,
pour considérer l’hôte qui veut se plonger dans leur lit humide,
elles s’enfuient pourtant au bout d’un instant avec des mouvements
d’un comique irrésistible, et avec la même expression de très
grande frayeur que montrent les vieilles femmes mauresques à la
vue d’un Européen. Aussitôt qu’on fait un pas vers elles,
elles plongent profondément, avec une habileté natatoire qu’on
supposerait à peine à une créature aussi lourde d’aspect. »

Ces profondes coupures à parois verticales me remettaient très
vivement en mémoire une apparition semblable dans la vallée du
Dniestr, de la Galicie orientale. Là également le plateau de la
Podolie est coupé de ravins de plus de 100 pieds, sur les parois
verticales desquels il est aisé d’étudier les différentes
formations géologiques et dans le fond desquels le Dniestr court
rapidement vers l’est.

La direction ouest que nous prîmes le 18 janvier était légèrement
inclinée vers le sud-ouest. Après avoir passé quelques petits
ruisseaux venant de Ras el-Ma, nous atteignîmes un pays nommé
Mechra er-Remal, surprenant par la quantité de sable qui couvre le
sol. Vers onze heures et demie nous arrivâmes au premier ravin,
nommé oued em-Mehedouma ; un grand pont, à moitié ruiné,
franchit la rivière, et de l’autre côté se trouvent les ruines
d’anciennes fortifications et un palmier isolé. Nous fîmes halte
à l’ombre des vieux murs mauresques ; devant nous s’élevaient
vers le nord les pentes des montagnes sacrées du Zarhoun, avec
leurs sombres forêts d’oliviers.

Vers deux heures nous continuâmes la marche, toujours par le plateau
qui monte doucement vers le nord ; nous traversâmes le ravin de la
rivière des Juifs, puis nous arrivâmes à une autre coupure, dans
le voisinage de laquelle se trouve la source dont on a lu plus haut
la jolie description, et qui est nommée Aïn Toutou, ainsi que tout
le pays. Enfin nous atteignîmes le dernier des ravins du plateau,
l’oued el-Ouslin ; de l’autre côté de ses parois verticales,
les murs extérieurs de Meknès étaient déjà visibles.

Tout le chemin de Fez à Meknès prouve que jadis il était
tenu en bon état, quand les sultans résidaient plus souvent à
Meknès. De nombreux ponts et des restes de fortifications prouvent
que l’on s’inquiétait de la sécurité et de la commodité des
puissants voyageurs ; mais depuis longtemps déjà tout est tombé
dans l’abandon. Quoique ce chemin soit assez fréquemment suivi,
la sécurité dont on y jouit n’est pas grande. Les tribus des
environs, particulièrement celles du sud, sont surtout berbères
et compromettent souvent par leurs brigandages la sûreté de
la route. Quand le sultan actuel va à Marrakech, ce qui arrive
d’ordinaire une fois par an, il emmène de très fortes masses
de troupes en guise d’escorte, et il est assez souvent arrivé
que ces dernières étaient attaquées par des bandes de brigands
berbères. Cette insécurité est également un des motifs qui rendent
ce grand plateau si peu peuplé. Quoique la culture du sol doive y
offrir quelques difficultés, il y aurait pourtant grandement place
pour l’élevage de troupeaux de moutons et de chèvres ; mais,
dans tout mon voyage, je n’ai rien vu de semblable.

De l’autre côté du dernier ravin, nous atteignîmes rapidement
les jardins immenses plantés d’oliviers et de céréales,
et entourés de grands murs, qui s’étendent tout autour de la
ville. Nous descendîmes encore une fois dans une dépression du
sol, et nous nous arrêtâmes bientôt devant la puissante porte
de la ville, qui s’étend en forme d’amphithéâtre sur une
colline faiblement accentuée. Comme dans toutes les villes arabes,
le premier aspect, du dehors, est agréable et grandiose : à Meknès
cette première impression est encore accrue par la végétation
très riche du pays, par de beaux jardins sans nombre et par des
champs et des prairies bien tenues. La nature, sous ce magnifique
climat, a prodigué ses bienfaits, malheureusement à des gens qui
ne savent pas les apprécier.

Nous parcourûmes une partie de cette grande ville, qui s’étend
surtout du sud-ouest au nord-ouest, et nous nous arrêtâmes vers six
heures sur une place au milieu de Meknès, devant une grande porte
richement ornée, qui mène dans la cour d’une mosquée. Hadj Ali
fit aussitôt une visite au gouverneur ou amil (le mot pacha n’est
pas en usage au Maroc), et lui montra la lettre que m’avait fait
remettre le sultan : l’amil fut très courtois et chargea aussitôt
ses machazini de m’indiquer une maison. Comme, dans l’intervalle,
j’avais fait déjà dresser les tentes et tout préparer pour le
bivouac, je préférai passer la première nuit sur la place et me
rendre le lendemain seulement dans la maison. L’amil y consentit
et m’envoya, outre un souper magnifique, quatre hommes pour me
garder la nuit.

Le matin suivant, je me disposai à m’installer dans la maison
qui était mise à ma disposition, mais je m’aperçus qu’elle
était très jolie, mais beaucoup trop vaste et que les grandes
pièces vides en devaient être très froides. Je ne me souvenais
que trop des jours de froid supportés à Fez. Sur ma réclamation,
le gouverneur m’en fit désigner une petite, à la vérité ruinée
en partie, mais charmante, au milieu d’un magnifique jardin ;
je l’acceptai avec plaisir, nous nous y installâmes rapidement
et nous nous y trouvâmes extrêmement bien. Les serviteurs furent
logés au rez-de-chaussée, tandis que, avec mes interprètes,
je prenais possession des chambres de l’étage supérieur ; de
la véranda, qui était au nord, s’étendait une vue admirable
sur les montagnes du Zarhoun, tout près de nous, avec leurs petits
villages ressortant par leurs maisons blanches comme neige sur le
vert foncé des immenses plantations d’oliviers.

Vers midi je fus invité chez l’amil avec mes interprètes Hadj Ali
et Abdoullah (Benitez). L’amil, un Nègre, comme la plupart des
hauts fonctionnaires marocains, n’était que depuis peu de temps
dans ce poste et n’avait évidemment jamais vu d’Européen chez
lui. C’était un homme d’âge moyen, au type nègre fort accusé
et de couleur très foncée, qui faisait ressortir vigoureusement le
blanc de neige de son grand turban et la teinte de son fin haïk. Il
se montra très gracieux dans son accueil, et fut bien étonné
de toutes les nouveautés qu’il voyait. Les nouvelles politiques
d’Occident éveillèrent naturellement aussi sa curiosité ; nous
ne pouvions en finir avec nos récits, de sorte que finalement nous
dûmes encore prendre chez lui le repas du soir. Il nous reçut
dans son cabinet de travail, grande pièce garnie d’un tapis,
avec un bassin carré au milieu ; dans un angle étaient assis
l’amil avec son chalif (secrétaire ou lieutenant), qui reçoit
les pièces officielles, les lit et y répond, et est en possession
du sceau du gouverneur. Ce dernier, comme d’ailleurs la majorité
des hauts fonctionnaires, ne savait ni lire ni écrire ; ils tiennent
ces _sciences_ pour inutiles, puisque leur chalif s’en occupe pour
eux. Quand nous entrâmes, des négociations étaient pendantes avec
différents cheikhs du voisinage ; pendant notre entretien, plusieurs
affaires furent également traitées. Un machazini à mine fort raide
entra, amenant un prisonnier, homme d’aspect misérable et chétif,
qui resta humblement à la porte et se sentait évidemment très mal
à son aise dans cette pièce élégante et devant une société
choisie. Il entendit dans un silence stupide rendre aussitôt le
jugement du gouverneur sur le rapport du machazini ; la bastonnade et
la prison sont les peines habituelles pour les délits non politiques.

J’employai le peu de jours que je pouvais consacrer au séjour
de Meknès, à faire dés excursions dans ses beaux environs, à
parcourir la ville et à recueillir des renseignements de toute
nature.

En ce qui concerne le nom de cette antique ville, si célèbre dans
le monde musulman, Miknâs ou Miknâsa (Meknès) est la forme arabe
moderne du nom de Miknâsat, déjà connu au dixième siècle. Une
branche de la tribu berbère de Zenatah, nommée Meknâsah, fonda
ici, dit-on, une ville à cette époque. Sur nos cartes modernes on
trouve généralement employée la forme espagnole de Mequinez (ou
Mekinès). Comme toutes les villes marocaines, Meknès se divise
en trois parties : la kasba, avec les logements des personnages
officiels, la ville des bourgeois avec les bazars, et la mellah,
quartier des Juifs. La ville, qui aujourd’hui compte au plus 25000
habitants, est bâtie sur un espace immense et couvre une surface
sans aucun rapport avec le nombre de ses habitants. Par contraste
avec Fez, les rues y sont très larges ; il y a beaucoup de grandes
places, qui donnent de l’air et de la lumière, et même la mellah
consiste en une large et longue rue, qui à la vérité n’est
pas très proprement tenue ; elle longe le mur de la ville et est
disposée de telle sorte qu’on n’y a accès que par deux portes
fermées la nuit. Meknès a été souvent érigée en résidence,
d’une façon permanente ou temporaire, par les sultans ; c’est
de là que viennent les nombreux restes de grandes constructions
et les jardins abandonnés, entourés de murs, ruinés il est vrai,
comme tout l’est au Maroc. On voit partout des maisons commencées,
à moitié terminées et d’autres qui s’écroulent, lentement
mais sûrement.

Comme dans toutes villes marocaines, les Juifs forment à Meknès
une partie très importante de la population ; mais leur situation
y paraît un peu moins difficile. Il est vrai qu’ils ne peuvent
sortir hors de la mellah que les pieds nus, qu’ils ont leur coupe
particulière de cheveux et qu’ils évitent, comme ailleurs,
de faire paraître leur aisance par des vêtements de mise
convenable. Mais les relations entre Mahométans et Juifs y sont un
peu plus actives et un peu moins forcées ; on entend moins parler des
actes de brutalité auxquels ces derniers sont exposés. A Meknès,
leur existence est rendue beaucoup plus supportable en apparence
par la circonstance seule qu’ils habitent dans une large rue bien
aérée, et qu’ils ne sont pas confinés, comme à Fez et autres
lieux, dans des antres misérables, aux émanations pestilentielles
et dans des caves sombres pleines d’ordures. Si les Juifs marocains
avaient seulement une légère idée de l’ordre et de la propreté,
leur mellah donnerait une impression agréable. Tout le petit commerce
et toute la petite industrie sont dans leurs mains. Les boutiques
succèdent aux boutiques ; souvent il leur suffit d’une natte
dépliée pour établir un atelier, où ils restent accroupis tout le
jour avec une grande application, en se laissant rarement détourner
de leur travail. Les cordonniers et les tailleurs, les forgerons,
les menuisiers, les selliers, les ouvriers qui travaillent l’or et
l’argent, les brodeurs de soie, etc., sont presque exclusivement
des Juifs espagnols.

Chez les bijoutiers juifs on trouve souvent de vieux bijoux en or ou
en argent d’un travail très original, qui datent de l’époque
de la prospérité de Meknès, alors que la cour y résidait et
qu’une foule de gens riches et de personnes de distinction y
habitaient. Comme les Juifs font aussi des affaires de prêt, mainte
jolie arme et maints bijoux de femmes sont tombés entre leurs mains
et y sont demeurés. Il m’arriva, par exemple, d’acheter un petit
poignard courbe très ancien, du genre en usage au Maroc, dont les
deux faces du fourreau étaient garnies d’argent et montraient
partout un fin travail d’arabesques. On ne fait plus du tout
de semblables objets de luxe. Il se trouve aussi chez ces Juifs
une quantité de bijoux de femmes. Très souvent les Mauresques
sont mises dans le cas d’engager leurs objets précieux, quand
la subvention qui leur est assurée par leurs maris pendant leurs
voyages vient à manquer.

L’animation dans les bazars maures est beaucoup moindre à Meknès
qu’à Fez ; Meknès n’est pas du tout une ville d’affaires et de
commerce, et l’impression générale qui s’en dégage est celle
d’une quasi-solitude. Dans la plupart des boutiques on ne vend
que des objets d’alimentation ; en fait d’industrie mauresque,
il n’existe de remarquable que des fabriques de poteries et de
petites faïences colorées, pour la décoration des appartements,
ainsi que les ateliers d’objets en cuir de couleur. Au contraire,
le commerce de fruits, de légumes et d’huile paraît très
important. Meknès est une vraie ville de jardins ; nulle part au
Maroc je n’en ai vu comme les siens. Différentes espèces de
raves, de choux-fleurs, de haricots, de pommes de terre, de choux,
de tomates, de grenades, de raisins, de figues, d’amandes,
de dattes, d’oranges, de limons doux, et beaucoup d’autres
encore, y prospèrent et y abondent, de sorte que Fez, la capitale,
est approvisionnée de produits maraîchers par Meknès. Les jardins
sont bien tenus, et un soin particulier est apporté à leur système
d’irrigation. Les Arabes sont, ou plutôt étaient, des maîtres
dans l’art d’établir et d’utiliser les conduites d’eau ;
aussi la ville est-elle pourvue d’eau courante, grâce à un grand
réservoir placé à l’extérieur.

Mais ce sont les vastes bois d’oliviers qui font la principale
richesse des habitants. Ces bois commencent tout près des portes
de la ville et se prolongent vers le nord jusqu’aux longues
montagnes du Zarhoun, dont les pentes méridionales forment aussi
une seule et immense forêt d’oliviers. C’est une vraie montagne
d’huile ; beaucoup des habitants aisés de la ville y possèdent
des propriétés, avec des enclos d’oliviers.

La vigne est relativement peu cultivée, quoique le climat lui
convienne très bien. Comme les Marocains sont très stricts
observateurs de l’interdiction des boissons spiritueuses, les
raisins ne sont utilisés qu’à l’état sec ; au contraire,
les Juifs préparent de temps en temps une boisson qui n’a que de
lointains rapports avec notre vin.

La population passe pour très fanatique, et la ville est restée
longtemps sans être parcourue par les voyageurs étrangers. Ce
n’est que dans ces dix dernières années qu’elle a été
visitée plusieurs fois, depuis que les voyages d’ambassade à
la cour du sultan se sont multipliés. Presque tous les ans, le
représentant d’une puissance européenne, accompagné d’une
importante suite et en grande pompe, va de Tanger à Fez et revient
de là par Meknès, sur une autre route. Des présents de prix,
presque toujours inutiles, sont envoyés de la part des grandes
puissances européennes au souverain noir du Maroc, et le peuple
marocain voit avec étonnement et fierté les princes de l’Europe
civilisée chercher à se supplanter réciproquement pour ne pas
tomber en disgrâce auprès de Sa Majesté Chérifienne. C’est
là une attitude vraiment indigne ! Pour la plupart il s’agit
de conclure un traité de commerce favorable, mais l’affaire
serait beaucoup plus simple et surtout plus sérieuse si l’État
intéressé envoyait simplement une canonnière à Tanger ou à
Mogador. C’est ainsi que les grands peuvent persuader au sultan
et au petit peuple que le Maroc est encore un des plus puissants
empires du monde. Quand on voit, en outre, de quelle manière les
ambassadeurs étrangers sont accueillis, comment le sultan noir
reçoit toujours à cheval les représentants de la civilisation,
après qu’ils ont attendu des heures en frac noir d’uniforme
et tête nue, sous un soleil brûlant, et comment, après quelques
mots insignifiants, il fait demi-tour et quitte l’étranger, on ne
peut assez déplorer une pareille conduite des grandes puissances
européennes en face d’un barbare qui sait à peine lire et
écrire. N’est-on pas allé jusqu’à trouver non pas insolent,
mais fort spirituel, ce mot du sultan ou de l’un de ses esclaves :
De même que les souverains européens reçoivent, assis sur leur
trône, les ambassadeurs étrangers, il pouvait bien, lui sultan,
faire de même sur un cheval, puisque ce cheval est son trône !

La population de Meknès s’est un peu accoutumée aux Européens
depuis les voyages d’ambassade ; il faut y être toujours
très prudent et surtout éviter de parcourir les rues sans un
machazini. Meknès et particulièrement les villages des monts du
Zarhoun dans le voisinage passent, en effet, pour sacrées. Sur
les pentes occidentales de ces montagnes se trouve le plus grand
sanctuaire du Maroc, le tombeau de son plus célèbre souverain,
Mouley Idris Akbar, le Grand. Meknès est donc le chef-lieu de
quelques sectes très fanatiques, et entre autres de l’ordre des
es-Senoussi, dont beaucoup de membres parcourent le Maroc. Dans
aucune ville marocaine, les processions des différentes zaouias
pour les grandes fêtes mahométanes, et surtout la naissance de
Mahomet, ne sont aussi farouches et aussi bruyantes qu’ici. Ces
jours-là, la mellah, le quartier des Juifs, est tenue fermée ;
et, si par hasard un Chrétien se trouvait dans la ville, on ne le
laisserait certainement pas sortir de chez lui : on l’y garderait
avec soin. La foule furieuse, appartenant aux plus basses classes,
et surtout les Nègres esclaves et les femmes sont comme des fous ;
ils déchirent les animaux qu’ils trouvent sur leur passage,
chiens, moutons, chèvres, et en dévorent la viande saignante ;
on dit même qu’il est déjà arrivé à Meknès que des hommes
ont été sacrifiés de cette façon, et tout cela en l’honneur
d’Allah et du Prophète ! Nulle part la férocité de l’homme
ne se montre à un tel point que dans ces fêtes mahométanes.

En ce qui concerne la secte des es-Senoussi dont je viens de
parler, elle est répandue dans tout le nord de l’Afrique et
possède des zaouias depuis l’Égypte jusqu’au Maroc et loin
dans l’intérieur. Si-Senoussi, le père du chef actuel de la
secte, Mohammed es-Senoussi, commença sa propagande en Égypte
vers la cinquantième année de ce siècle. Lorsqu’il vit que,
sous l’influence des légations européennes, le gouvernement
égyptien regardait sa conduite avec défiance, il s’enfuit
vers Barka et fonda dans Djebel-el-Akdar, près de Benghasi, sa
première zaouia. Mais là encore il ne se sentit pas assez en
sûreté, et s’enfonça profondément dans le désert et fonda
dans l’oasis de Djerboub la zaouia centrale, d’où une vive
agitation commença à se répandre. Il voulait réformer l’Islam,
un peu dégénéré, et rétablir dans leur intégrité les vieilles
croyances du Coran. Dans ce but il envoya ses adhérents dans tout
le nord de l’Afrique et fit partout élever des zaouias. Après
la mort de Si-Senoussi, dès 1860, son fils, le chef actuel,
prit la conduite de l’ordre et continua avec de nouvelles forces
l’œuvre de son père, qui prit peu à peu de l’importance, de
sorte que l’ordre possède aujourd’hui la plus grande influence
dans tous les États mahométans du nord de l’Afrique. Sa sévère
discipline, sa richesse et son manque de scrupules quant aux moyens
d’atteindre le but fixé, font de cet ordre des es-Senoussi
l’une des plus dangereuses parmi les confréries dans lesquelles
la civilisation européenne voit ses plus violents adversaires
au nord de l’Afrique. Pendant mon voyage au Maroc je rencontrai
souvent des membres de cet ordre, créatures en haillons, aux yeux
hagards et féroces, et dont l’apparition suffisait pour répandre
la crainte. Ils errent en mendiant dans le pays, et malheur à
qui ne répond pas à leurs demandes ! Je me souviens d’avoir
vu un de ces coquins fanatiques se précipiter sur moi avec une
lance, en me réclamant violemment de l’argent. Il ne fut pas
content de ce que je lui donnai, saisit mon cheval par la bride,
me menaça de sa lance et ne put qu’avec peine être écarté par
mon escorte. Quiconque oserait, dans un moment d’impatience, bien
naturelle après une telle importunité, user de violence envers
un pareil mendiant, aurait le plus grand tort, et, dans ce cas,
les autorités elles-mêmes ne pourraient protéger l’étranger
contre la fureur d’une population irritable.

[Illustration : Arabe de la secte des es-Senoussi.]

Le matin du 20 janvier, le gouverneur m’envoya quatre mulets
sellés et quelques machazini pour me permettre de visiter les
environs immédiats de la ville. Mes deux interprètes et l’un
des serviteurs marocains, Ibn Djeloul, m’accompagnaient.

En dehors de la véritable ville commence une cité à part, le
quartier vraiment gigantesque de la résidence, où l’on arrive
par une belle porte, flanquée de tours crénelées appuyées
sur de fortes colonnes trapues. Cette merveille architecturale,
ornée de magnifiques majoliques et de charmants motifs décoratifs,
montre combien le sens artistique était développé jadis et, par
contre, combien la population actuelle est stupide et indifférente
en laissant tomber ces superbes monuments : les parties basses de
cette porte sont déjà enduites à la chaux. Il est difficile de
décrire ce qu’on nomme la résidence. Au premier coup d’œil
c’est un ensemble de places immenses et désertes, séparées
les unes des autres par des murs, d’où surgissent çà et là
les tours des mosquées ou les toits des maisons ; cet ensemble
couvre une telle étendue, qu’il faut des heures pour en faire le
tour à cheval. Si l’on y pénètre, on trouve dans ces espaces si
désolés, en apparence si vides, des palais ruinés cachés au milieu
de beaux et grands jardins d’agrément, des parcs à gibier avec
des troupes d’autruches, des antilopes, etc., de grandes écuries,
pleines de beaux chevaux, des villages entiers avec les habitations
des esclaves, des tours fortifiées qui servaient de trésors,
des aqueducs, et enfin un système très étendu et extrêmement
compliqué de passages souterrains voûtés, qui servent de magasins
pour les masses de grains appartenant au sultan.

[Illustration : Grande porte de Meknès.]

Il est impossible que tout cet ensemble de places géantes et de
grands murs avec des tours en forme de fer à cheval ait été
tracé d’après un plan. Les divers sultans l’ont évidemment
construit dans la suite des siècles, d’après leurs caprices ;
chaque souverain laissait abandonné le bâtiment commencé par son
prédécesseur immédiat, et en édifiait un nouveau, qui peut-être
ne devait être qu’à moitié terminé, et c’est ainsi que se
forma ce quartier de la résidence, qui a presque un mille carré
d’étendue. Aussi loin que vont les yeux, aussi loin s’étendent
à l’horizon les hautes murailles dorées par le temps ; par places
elles servent du moins à enclore les plantations d’oliviers. Tout
au loin on aperçoit de grandes ruines : à Meknès on raconte que ce
sont les restes d’un mur tout à fait gigantesque, qu’un puissant
sultan voulut faire construire entre cette ville et Marrakech, la
résidence du temps ; il devait être si haut et si solide qu’aucun
ennemi ne pourrait le détruire, et si large que les caravanes y
circuleraient sûrement et commodément. Sur un point, le sol est
couvert de magnifiques colonnes et de chapiteaux de marbre, que le
cruel sultan Mouley Ismaël fit venir d’Italie, pour les employer
à la construction d’un palais. Aujourd’hui elles gisent sur le
sol, couvertes d’ordures, brisées en plusieurs pièces, et nul
ne s’en inquiète. Nulle part la décadence n’apparaît sous
une forme plus palpable que sous celle de ces débris classiques :
ils montrent que de tout-puissants souverains surent faire fleurir
pour un court espace de temps les arts et les sciences, qui devaient
disparaître avec eux.

Le souverain actuel, Mouley Hassan, ne réside jamais à Meknès ;
il ne fait qu’y passer lors de son voyage annuel de Fez à
Marrakech. Mais ses principaux haras sont à Meknès, et les nobles
chevaux de race berbère pure y sont élevés ; d’ordinaire
l’ambassadeur d’une puissance européenne en reçoit un en
présent, quand il est admis par le sultan.

Les grands magasins souterrains de grains paraissent aujourd’hui
ne plus être utilisés ; je les trouvai vides pour la plupart et
leurs dalles de fermeture souvent brisées ; ils doivent être fort
étendus, car les pas des chevaux retentissent longtemps sur le
sol. On dit qu’en 1878, quand une famine effroyable, qui coûta
la vie à des milliers d’hommes, régnait au Maroc, on supplia
inutilement le sultan d’ouvrir ses magasins et de distribuer ses
grains. Quand enfin la nécessité fut telle, qu’il y fut forcé,
on trouva qu’une grande partie de ces milliers de quintaux de
grains était pourrie.

Mouley Hassan semble ne pas aimer à aller à Meknès, parce qu’il
y a dans cette ville, et surtout dans les localités de la chaîne
voisine du Zarhoun, de nombreux personnages influents qui sont de
violents adversaires de la dynastie des Filali, et des partisans
des anciens souverains de la maison des Idrides, puissante famille
chérifienne. Ils veulent en cette qualité disputer au sultan
actuel le droit de se nommer chérif, c’est-à-dire descendant du
Prophète. C’est pourtant seulement grâce à ce fait que Mouley
Hassan est considéré comme un grand chérif, presque à l’égal
du chalif de Stamboul, et qu’il peut prétendre à la puissance
temporelle sur un empire aussi étendu et composé d’éléments
aussi nombreux que le Maroc.

On connaît la légende des immenses trésors en argent monnayé
qui seraient entassés à Meknès, derrière de fortes murailles et
des portes solides. Il est difficile à un voyageur d’apprendre
exactement la vérité à cet égard. Pourtant il est bien certain
que dans la suite des temps les sultans ont dû amasser des sommes
immenses, puisqu’ils recevaient de l’argent chaque année et
ne dépensaient que des sommes tout à fait insignifiantes. C’est
encore le cas aujourd’hui. Le sultan à lui seul, car il n’y a
pas de trésor public, reçoit certainement chaque année plusieurs
millions, dont il déduit seulement les dépenses de sa cour et
un certain nombre de pensions pour des favoris, des parents, des
écoles de théologie et pour certaines fondations. Les dépenses
d’entretien des fonctionnaires sont presque nulles, car ces derniers
sont invités à vivre aux dépens des provinces, et la petite armée
régulière du sultan lui coûte fort peu. Quant au pays, à ses
routes, à ses ponts, à ses hôpitaux et à ses prisons, etc., ils
ne lui coûtent absolument rien. La dette publique contractée à la
suite de la guerre avec l’Espagne est presque complètement amortie,
parce que ce pays s’est réservé, depuis, la moitié du produit
des douanes. Il doit donc, tous les ans, rester une certaine somme
d’argent monnayé, qui est ajoutée aux trésors amassés depuis
de longues années. On prétend qu’ils sont gardés à Meknès de
toute antiquité, et il s’est formé une légende à leur sujet. On
raconte que le bâtiment où ils se trouvent est entouré de hautes
et épaisses murailles ; après avoir franchi trois portes de fer,
on arrive dans un passage sombre, au bout duquel se trouve une salle,
d’où on descend par une trappe dans les chambres souterraines,
qui renferment l’argent. La maison est gardée par 300 Nègres
esclaves, qui ne peuvent sortir vivants de cette tombe anticipée ;
une fois par an seulement, le sultan ou l’un de ses fidèles
vient jeter de nouvel or sur les tas de l’ancien. Il importe
naturellement au souverain comme à ses favoris d’entourer ces
trésors de tout le mystérieux possible, et la population y croit
facilement. On prétend aussi qu’ils sont gardés en plusieurs
endroits ; une partie serait cachée à Meknès, une autre à Fez,
et la plus grande dans l’oasis du Tafilalet, au sud de l’Atlas,
le pays d’origine des Filali.

Ce qui me paraît le plus vraisemblable, c’est que la fortune du
sultan, qui n’est pas d’ailleurs aussi grande qu’on a bien
voulu le dire, mais qui a pourtant une grande importance, doit avoir
été mise en sûreté au Tafilalet. Il vient en effet chaque année
plus d’Européens au Maroc, et, en cas de complications armées,
une occupation de Fez et de Meknès ne serait pas absolument
impossible. Mais ceux qui visitent Meknès n’en sont pas moins
bercés de tous les contes qui se sont créés dans la suite des
temps au sujet des trésors du sultan et des 300 esclaves murés. La
« garde noire », qui fait partie de l’armée régulière et se
compose presque exclusivement de Nègres connus pour leur bravoure
sauvage et leur férocité, a sa garnison à Meknès.

Mon séjour dans cette ville compte parmi mes plus agréables
souvenirs du Maroc, et la position charmante de ma maison, au milieu
d’un beau jardin d’orangers, de jasmins et de rosiers, n’y
contribua pas peu.

Pendant les tièdes soirées et les nuits, quand nous étions
étendus sur la terrasse de la maison, et que les chants plaintifs
d’un rossignol solitaire retentissaient dans le jardin en fleurs ;
quand nos amis maures commençaient leurs narrations au sujet de la
grandeur passée de leur ville, ou des sultans cruels qui avaient
opprimé leurs peuples, et des souverains puissants qui étaient la
frayeur des Chrétiens ; quand ils chantaient en s’accompagnant
de leurs instruments primitifs, avec des accents monotones, mais
avec des paroles de feu, la beauté des femmes et des filles de
Meknès (et Meknès est célèbre sous ce rapport au Maroc), alors
nous nous croyions transportés dans un conte des _Mille et une
Nuits_. J’oubliais complètement ma présence dans un endroit
qui est avec raison réputé pour sa haine envers le Chrétien :
je ne voyais que la beauté de la nature, l’originalité de mon
entourage, et, à moitié assoupi par les parfums des jasmins et
des orangers, je m’abandonnais au plaisir de l’heure présente,
sans penser aux fanatiques mendiants de la secte des es-Senoussi,
dont les hurlements sauvages nous étaient souvent apportés par
les tièdes vents du soir.

Le 22 janvier 1880, nous quittâmes la ville qui nous était devenue
si chère. Notre but était Marrakech, la grande résidence actuelle
du sultan, au sud-ouest de Meknès. Le chemin direct passe par une
contrée peu sûre ; des tribus berbères révoltées habitent
les avant-monts de l’Atlas et entreprennent de fréquentes
expéditions vers le nord, de sorte qu’on prend rarement cette
route directe. Aussi nous dûmes chercher d’abord à atteindre
l’océan Atlantique, en allant droit vers l’ouest ; mais, comme
je voulais voir les ruines romaines situées non loin de Meknès,
il nous fallut d’abord prendre la direction du nord.

Le chemin menait par un pays de collines, dans les vallées duquel de
petits ruisseaux fertilisaient un sol bien cultivé. Des pentes sud
du djebel Zarhoun sortent ces petits cours d’eau : l’oued Bour,
l’oued Sechara, l’oued Zarhoun et l’oued Guimguima, qui se
réunissent avec l’oued Rdoum, rivière plus importante. Celle-ci,
qui coule au nord-ouest, se réunit ensuite avec le Sebou, le
principal fleuve du Maroc. Nous remarquâmes sur un point de la
route une multitude de pierres de taille bien équarries et gisant à
terre ; elles paraissaient n’avoir jamais été employées. Toutes
sortes de légendes se rattachent à ces pierres ; les Marocains
prétendent que c’est le diable qui les a apportées ici. Peut-être
y avait-il là un atelier de tailleurs de pierres au temps où les
Romains posèrent leur pied puissant sur le Maroc.

Nous fîmes halte dans une des vallées longitudinales, près
d’un petit village, d’où une faible distance nous séparait du
champ de ruines nommé Kasr el-Faraoun (Château de Pharaon). A une
demi-lieue de distance tout au plus, nous apercevions les maisons
blanches et les coupoles, pittoresquement juchées dans la montagne,
des tombeaux de la zaouia de Mouley Idris Akbar, où ce puissant
souverain du Maroc et de grands saints sont enterrés. Jamais
un infidèle n’a pénétré dans cet endroit ; même Rohlfs,
qui jouait pourtant fort habilement son rôle de musulman, ne put
y entrer. A l’aide de la lettre que m’avait donnée le sultan,
il m’eût été possible de visiter également cette petite ville,
mais je ne voulais pas délibérément provoquer le fanatisme des
Marocains, et créer par là des embarras au gouverneur de Meknès,
qui m’avait si aimablement accueilli. En outre, la chaîne du
Zarhoun et ses villages appartiennent politiquement au gouvernement
de Fez, de sorte que je n’y aurais rencontré probablement que des
difficultés. La population des environs de Meknès fait partie de la
tribu de Djirwan ; mais il s’y trouve aussi de nombreux Berbères,
des Chelouh.

Les ruines se trouvent sur la croupe adoucie d’une colline
couverte de gazon, de chardons et de toute espèce de végétation,
de sorte que pour la plupart elles disparaissent complètement sous
ce manteau. On arrive d’abord à un grand mur, haut de près de 30
pieds, auquel se raccorde à angle droit un fragment de muraille moins
élevé. Dans ce dernier s’ouvre vers l’ouest un puissant arceau
en plein cintre, dont une petite partie seule existe encore. Tout est
construit en grandes pierres de taille, qui, selon toute apparence,
sont jointes sans mortier.

Plus loin on rencontre une deuxième ruine, qui devait former un
tout avec des restes de constructions, éloignés d’environ 40
pas. Le chroniqueur du voyage de l’ambassade allemande de 1878,
dont les membres visitèrent également ce point, dit ce qui suit à
propos de ces ruines : « Il paraît évident que ces deux murs font
partie d’un ensemble architectural ; je suis certain que ce devait
être une basilique à trois nefs, dont le grand axe était dirigé
du sud au nord. La nef médiane s’ouvrait aux deux extrémités,
par une porte en plein cintre de 15 pas de large. Sur les parois
intérieures de cette porte étaient en saillie des demi-colonnes
corinthiennes. Un pied-droit large de 4 pas séparait ce portail
central des portes en plein cintre, larges également de 4 pas,
qui donnaient accès dans les nefs orientale et occidentale. Un
mur massif, avec de lourds entablements de surcharge, fermait la
construction sur les côtés est et ouest. A l’intérieur, la nef
médiane était séparée, semble-t-il, des nefs latérales par une
suite de colonnes non cannelées. Devant les sorties nord et sud se
trouvait encore un porche, profond de 7 pas.

« Ce qui subsiste de cet imposant monument de la décadence romaine,
assez lourd pourtant dans ses proportions comme dans son exécution,
est un fragment du mur du porche méridional, le portail du sud
ainsi que celui du nord de la nef latérale de l’ouest, outre
quelques lits de pierres de taille des pieds-droits appartenant
aux portails sud et nord du vaisseau latéral de l’est et des
grandes portes médianes, avec les bases et de courts tronçons
des demi-colonnes. Les deux arcs de plein cintre encore debout
ont été surbaissés en forme d’arc en anse de panier par le
lent affaissement des pieds-droits et par la pesée des pierres de
taille placées encore au-dessus d’eux. Les grands murs extérieurs
se sont écroulés en dehors, soit à la suite de tremblements de
terre, soit par la dissociation générale de toutes les parties de
l’édifice. Les débris de celui de l’ouest ont été dispersés
et emportés ; ceux de l’est gisent pour la plupart, pierre sur
pierre, jusqu’au faîte et tellement assemblés encore, que leur
masse a simplement fléchi, mais paraît être à peine traversée
par places par des crevasses. Dans les ruines couvertes de chardons,
entre les extrémités sud et nord du bâtiment, de même qu’aux
environs, gisent, parmi les blocs de pierre oblongs, des fragments
de fûts et de chapiteaux corinthiens, dont les feuilles d’acanthe
sont à peine dégrossies. »

[Illustration : Ruines de Volubilis.]

Dans le sol doivent exister des caves étendues ; on y a souvent
trouvé, prétend-on, de grandes quantités d’or et d’argent.

Comme je l’ai dit, les Arabes nomment ces monuments,
incompréhensibles pour eux, Kasr el-Faraoun, nom qui est donné
également, dans d’autres pays mahométans, à des bâtiments de
grandes dimensions et d’origine inconnue. Les Arabes entendent
encore par Pharaon un prince tout-puissant qui fit construire des
monuments si grandioses, que les mains des hommes ne suffirent
pas pour ces constructions, de sorte qu’il dut recourir à des
êtres surnaturels ; on trouve aussi le nom de Kasr Faraoun dans
la péninsule Arabique. Les habitants de l’oued Mouça désignent
notamment ainsi quelques murailles dans le voisinage de la vieille
cité de Petra, et attribuent leur origine à un roi égyptien. Petra
était l’antique capitale des Nabatéens dans l’Arabie Pétrée ;
les habitants actuels désignent sous le nom de Kazneh el-Faraoun
un prétendu grand trésor qui se trouverait dans une urne placée
au sommet des ornements de la façade d’un temple de rocher, et
qui viendrait également d’un Pharaon ; on voit au sommet de ce
temple, à environ 100 pieds du sol, les traces des balles que les
Arabes du voisinage ont tirées pour chercher à le faire écrouler.

Le peu de ruines étudiées jusqu’ici dans le Kasr Faraoun
marocain ne permettent pas de reconnaître à quel monument elles
appartenaient : nous ignorons si c’était un temple, un palais de
justice ou quelque autre bâtiment analogue. Si des archéologues
visitaient en détail cet endroit et faisaient débarrasser les ruines
de toute végétation parasite, ils trouveraient probablement des
points de repère. Mais pour cela il faudrait une permission spéciale
du sultan et aussi une escorte militaire suffisante, afin d’être
en sûreté contre la population facilement irritable des villes
saintes du voisinage. On trouve d’ailleurs aux environs quelques
pierres encore couvertes d’inscriptions d’où il ressort avec
certitude que ces constructions ont appartenu au municipe romain
de Volubilis, du temps de l’empereur Domitien. Cet endroit est
connu depuis longtemps par l’_Itinéraire_ d’Antonin, mais on
avait cru, jusqu’à ces derniers temps, que Volubilis occupait
l’emplacement actuel de Fez. On sait aujourd’hui qu’il s’en
trouvait à deux petites journées de marche.

Plusieurs pierres de différentes grandeurs, la plupart oblongues
et couvertes d’inscriptions, y ont été trouvées ; la plupart
sont brisées et leurs inscriptions en grande partie effacées. Les
archéologues connaissent depuis longtemps sans doute le peu
d’inscriptions découvertes dans cet endroit ; on en trouverait
certainement encore plus en faisant des fouilles complètes. Par
le fragment de notice suivant on voit qu’il y avait aussi là des
lieux de sépulture. Je ne sais si cette inscription était connue
jusqu’ici.

Ces mots étaient tracés sur une pierre brisée :


  M FABIO LIIICI

  ROGATO AN XVII

  VRBS CRISTVS

        PATER

  FILIO PIISSIMO POS


Si la population du Maroc était moins fanatique et moins
défiante, on pourrait encore faire dans le pays mainte observation
archéologique importante. La domination romaine a profondément
pénétré au Maroc, mais il faut aussi tenir compte de la tendance
des Marocains à attribuer aux Roumis toute construction qui n’est
pas sortie de leurs mains. Je trouvai ainsi au milieu des montagnes
de l’Atlas de vieux murs désignés sous le nom de Kasr el-Roumi ;
quelques ruines au sommet d’une montagne près de Foum-el-Hossan,
à la lisière nord du Sahara, sont également attribuées aux Romains
par la population. Beaucoup de monuments d’origine portugaise,
dans le nord du Maroc, sont désignés comme datant de la domination
de Rome.

Du reste, on lit le passage suivant, dans un livre de Jackson
paru en 1814 (_Account of the empire of Marocco_) : « Le père du
sultan Sliman bâtit un magnifique palais au bord de la rivière du
Tafilalet ; les colonnes en sont de marbre, et beaucoup y ont été
transportées par-dessus l’Atlas, après avoir été prises dans les
ruines de Kasr Faraoun, près du tombeau de Mouley Idris Akbar. »
Les Arabes content également que jadis de grands trésors furent
trouvés dans cet endroit. Cette recherche est fort goûtée au Maroc,
et l’imagination de la population s’occupe volontiers des trésors
fabuleux qui sont, dit-on, cachés par places. Cette croyance est
certainement basée sur ce fait, qu’il a été souvent coutume,
au Maroc, de cacher les objets précieux acquis d’une manière
quelconque, pour les mettre en sûreté contre l’avidité des
tout-puissants sultans et de leurs représentants.




                              CHAPITRE VI

                       VOYAGE A SELA ET A RABAT.

La tribu des Echrarda. — El-Gharbia. — Les cantiques. —
L’oued Rdoum. — Beni Hessêm. — Forêt de chênes-lièges
d’el-Mamora. — Misère et mécontentement. — Les Chelouh. —
Selâ. — Un mendiant de la Mecque. — La barre. — Les mauvais
ports. — Les pirates. — Nom de Selâ. — Rabat. — Fabrication
de tapis. — Commerce et industrie. — Difficulté du port. —
Deux aventuriers. — Les instructeurs français. — Beaux environs
de Rabat. — Ruines antiques. — La tour de Hassan. — Marchés
hebdomadaires.


Le matin du 23 janvier 1880, nous partîmes des lieux sacrés des
monts du Zarhoun. Nos amis de Fez nous quittèrent en nous adressant
des adieux émus, et en appelant les bénédictions d’Allah sur
notre lointaine entreprise. Nous inclinâmes vers le nord-ouest,
et dès midi nous avions derrière nous les contreforts ouest des
monts du Zarhoun. Ces contreforts sont formés de couches puissantes
de sable appartenant aux formations tertiaires et durci par places
en bancs de grès épais. Nous traversâmes quelques douars sans
nous arrêter ; la population en était sortie en grande partie,
pour s’occuper de la culture des champs, ou pour garder les
troupeaux de moutons, de chèvres et de bœufs. Un passage étroit
conduit, entre deux hautes murailles verticales de grès, dans la
plaine immense du pays d’el-Gharb ; elle s’étend vers l’ouest
jusqu’à l’Atlantique, et va au loin vers le sud. L’étroit
ravin qui mène aux montagnes se nomme Bab el-Djouka. Au bout d’une
heure nous atteignîmes la kasba de Sidi Kasem avec une mosquée ;
l’amil du district n’y habite pas d’ordinaire, mais loge à
une demi-lieue vers l’ouest, dans un endroit où sont dressés un
certain nombre de douars, au milieu de la plaine. Non loin de là
est le village de Sidi-Saïd, auprès duquel habitait le caïd Hamid
es-Serara. Nous y dressâmes nos tentes. C’est une fraction de la
grande tribu d’Echrarda qui habite en cet endroit. La population ne
s’y montra pas particulièrement amicale ; peu avant, une scène
fort désagréable avait eu lieu chez elle, et un membre de la
légation française de Tanger y avait joué un rôle. Il prétendit
qu’une somme de 120000 francs lui avait été volée à cette place,
et l’amil du pays était, au moment de notre passage, occupé à
réunir cet argent : ce qui exaspérait la population au plus haut
point. On prétendait qu’il n’était pas vrai que cette somme
eût été volée à ce fonctionnaire ; mais comme les Européens,
et surtout les membres des ambassades, ont toujours raison au Maroc en
face des indigènes, le sultan ordonna à la tribu de rembourser cette
somme. L’amil procéda avec une grande rigueur, et la population,
pauvre par elle-même, dut se faire de l’argent en vendant ses
grains et son bétail. Mais, comme l’argent monnayé est presque
exclusivement dans les mains des Juifs, il fallut, comme toujours,
avoir recours à eux.

Naturellement, de telles aventures ne contribuent pas à faire
aimer l’étranger au Maroc, et tous les voyageurs y sont vus
avec méfiance, car on redoute de se voir mettre par eux dans une
situation désagréable. Le gouvernement du pays cherche à éviter
toute complication avec les puissances européennes, surtout avec
l’Angleterre, l’Espagne ou la France, et donne plutôt tort à
ses propres sujets, uniquement afin de vivre en paix avec elles.

A une demi-lieue au nord de notre bivouac se trouve une zaouia, lieu
sacré, comme il y en a une infinité au Maroc : c’est le tombeau
de Sidi Mouhamed ben Hamid. Ces monuments sont toujours bien tenus
extérieurement, et cette petite construction, surmontée d’une
coupole, était enduite d’une couche d’un blanc étincelant,
de sorte qu’on la voyait de fort loin.

Le pays n’est pas très sûr, car les Berbères qui habitent les
montagnes au sud-ouest font journellement des incursions dans la
plaine fertile, et y volent des chevaux. La culture, l’élevage
des chevaux et du bétail sont en grand honneur dans ce pays,
et el-Gharbia fournit tout le Maroc de céréales. Le sol, où
ne se trouve pas une pierre, est couvert d’une couche arable
extrêmement fertile, et est arrosé de nombreux petits ruisseaux,
qui se jettent dans le Sebou. Nous avions dans le voisinage de
notre bivouac l’oued Rdoum, qui sort des pentes sud du Zarhoun et
coule d’abord à l’ouest, puis vers le nord, et reprend après
un nouveau coude la direction de l’ouest, quelques milles avant
son confluent avec le Sebou. C’est là, dans el-Gharb, qu’est
le cœur de la puissance marocaine ; quand la moisson y est bonne,
tout le pays est prospère, les impôts rentrent bien, la population
a des vivres et de l’argent, et, par suite, le commerce est
actif. Inversement, quand, une année, la pluie n’y tombe pas,
et qu’une mauvaise récolte survient, tout le Maroc souffre de la
faim. C’est ce qui arriva en 1878, et bien des milliers d’hommes
succombèrent alors. Nous avions depuis la veille un ciel couvert,
et, quand nous traversions les villages, nous étions étonnés du
mouvement actif qui régnait dans la population. Femmes et enfants
marchaient en longues processions, dansant et chantant ; les hommes
allaient aux zaouias ou à leurs places de prières, pour implorer
la bénédiction du ciel, c’est-à-dire la pluie. Le succès fut
immédiat : vers le soir commença un violent orage, et la joie devint
générale. Toute la nuit, les danses et les chants continuèrent,
les salves de coups de feu retentirent en l’honneur de cet heureux
événement, et l’on ne vit partout que des visages joyeux : le
sol est extraordinairement fertile, malgré une méthode de culture
aussi primitive que celle qui est en usage. Il suffit qu’il y ait
assez d’eau.

Il avait fait chaud ce jour-là : l’après-midi, vers trois
heures, nous avions eu encore 25 degrés à l’ombre ; quand
l’air se fut rafraîchi, nous passâmes dans nos tentes une
magnifique soirée. Le chef de l’endroit m’envoya une mouna
abondante et mit à ma disposition ni plus ni moins de huit hommes
armés pour ma garde. Ils se postèrent sur un grand cercle autour
des tentes. L’insécurité du pays réclamait cette précaution,
car on ne pouvait même pas se fier à la population du douar. Mais,
comme le chef est lui-même responsable de tout ce qui peut arriver
à un voyageur muni des recommandations du sultan, il préféra nous
envoyer une garde supérieure au nécessaire, pour éviter toute
complication éventuelle.

Cette population des cultivateurs marocains est, sous bien des
rapports, différente des habitants des villes, qu’on nomme
Maures et qui ne sont plus de purs Arabes. Les vigoureux laboureurs
voient avec mépris l’habitant efféminé des grandes villes ;
ils ne peuvent s’habituer à loger dans des maisons fermées,
et préfèrent leurs tentes ouvertes. Ces dernières sont basses,
larges, et consistent en une étoffe épaisse, d’un brun sombre,
faite de poil de chameau. Dans les douars il ne se trouve aucun Juif :
ce n’est que dans la kasba de l’amil de chaque district qu’il
existe quelques familles de cette religion.

Le matin suivant, quand nous levâmes les tentes, le ciel était
encore très couvert, et la pluie prête à tomber. Nous nous
dirigeâmes d’abord vers l’ouest et traversâmes l’oued Rdoum,
qui était un peu grossi ; il ne fut pas facile de faire descendre
et remonter aux animaux, lourdement chargés, les berges argileuses
presque verticales. Vers onze heures nous fîmes halte dans une
localité nommée Sidi-Guedar. Le fait suivant est caractéristique
en ce qui concerne l’hospitalité officielle à laquelle ne peut
échapper le voyageur européen. Nous fûmes invités par le caïd à
demeurer dans son village et à ne partir que le lendemain matin :
il voulait nous faire préparer une mouna, ce qui n’eût été
possible que pour le soir. Mais, comme nous voulions aller plus loin,
je refusai ses offres ; le caïd, voyant qu’il perdait l’occasion
de nous avoir pour hôtes, nous donna pour nos dépenses, en argent
monnayé, 3 douros espagnols (environ 15 francs), et nous dûmes
les accepter !

A partir de ce point le chemin tournait vers l’ouest, et nous
entrâmes bientôt dans le pays de la grande tribu des Beni Hessêm,
qui s’étend jusqu’à l’Océan. Après avoir passé le petit
oued el-Bet, nous atteignîmes, en chevauchant au sud-est, vers
trois heures, le village du caïd Absalom Benkao, où au premier
abord nous fûmes reçus par des visages assez peu amicaux. C’est
un très grand douar, c’est-à-dire un vaste carré dont les
côtés sont figurés par des tentes : au milieu il y en a une un
peu plus riche, entourée de haies : c’est la demeure du caïd ;
tout près se trouve une vieille tente pour les prisonniers, qui y
sont enchaînés. A côté de ce douar se trouve un carré entouré
d’un fossé profond et qui sert de camp aux caravanes de passage. Ce
village est situé sur la route principale entre Fez et Rabat et
sert fréquemment de lieu de bivouac aux voyageurs. Aussi le caïd
et les habitants sont-ils souvent forcés de délivrer la mouna. En
même temps que nous, arrivait une magnifique caravane : c’était
un cousin du sultan avec une grande suite ; on dressa aussi sa tente
à l’endroit indiqué. Pendant que ses esclaves étaient occupés
à l’installer, lui et son chalif firent étendre les petits
tapis pour la prière et ils récitèrent leurs oraisons du soir ;
puis, après avoir disparu sous les tentes, ils ne se montrèrent
plus. Quelques femmes qui se trouvaient dans la caravane furent
écartées avec soin de nos regards.

Le fossé profond qui nous entourait n’avait d’autre but que
d’empêcher les animaux de s’échapper la nuit ; du reste, il
leur est assez difficile de fuir, car on a l’habitude de fixer une
longue chaîne dans le sol au moyen de deux piquets : les chevaux
y sont attachés par les pieds de devant entravés, tandis que les
chameaux ont une jambe de devant repliée à hauteur du genou.

Malgré le ciel couvert, il n’avait pas plu ce jour-là, et la
population du douar adressait au ciel des supplications à haute
voix ; les femmes et les enfants circulaient en priant et en se
lamentant, car l’orage de la veille n’avait servi qu’un
moment, et le sol avait été de nouveau desséché par 25 degrés
de chaleur. La présence d’un hôte aussi important qu’un cousin
du sultan, accompagné de beaucoup de machazini, ne permettait pas
la moindre tentative de vol, aussi étions-nous en toute sûreté,
et finalement nous reçûmes du caïd, un peu froid en premier lieu,
la mouna pour nous et pour nos chevaux.

Pendant la nuit il plut un peu, aussi eûmes-nous le 25 janvier une
matinée d’une fraîcheur agréable. Le chemin, fort monotone,
suivait toujours la direction du sud-ouest par le territoire des
Beni Hessêm, qui n’ont pas moins de seize amils, tant la tribu
est nombreuse. Nous traversâmes une suite de douars, en recevant
toujours de l’un à l’autre quelques machazini pour escorte,
car le chemin est considéré comme peu sûr. Au sud de nous se
trouve la colossale forêt de chênes-lièges de Mamora, qui couvre
un terrain faiblement ondulé, avec des étangs et des mares dans sa
lisière nord, et qui est exclusivement entre les mains des Chelouh
(Berbères), restés jusqu’aujourd’hui presque indépendants du
sultan. A peu près chaque année, il y envoie une petite colonne de
troupes pour recueillir les impôts et faire des prisonniers ; les
Chelouh s’en vengent sur la population des agriculteurs, qu’ils
haïssent comme des intrus et auxquels ils volent des bestiaux. Un
état de guerre permanent est la suite inévitable de ces vols et
de ces expéditions.

Vers deux heures nous nous arrêtions déjà dans un grand douar,
car nos animaux, lourdement chargés et épuisés, ne pouvaient plus
continuer la marche. Nous eûmes d’abord en cet endroit toutes
sortes de contrariétés. Le caïd faisait sa sieste, nous dit-on,
et ses serviteurs, grossiers et têtus, ne voulurent pas nous
annoncer. Je voulus acheter du fourrage, et n’en pus obtenir,
car on voulait attendre l’arrivée du caïd, de sorte que mes
gens étaient déjà furieux contre les habitants du lieu. Comme
dans tous les douars, le logement obligé des voyageurs, en même
temps qu’une tente appartenant au caïd, se trouvait au milieu
du village ; les autres tentes formaient les côtés extérieurs
et laissaient un grand espace libre. On ne peut assez se garder du
séjour dans une pareille tente, car elles sont pleines de vermine ;
j’aurais toujours préféré établir mon bivouac en dehors des
douars, mais les chefs ne me le permirent jamais, à cause des
dangers à courir et pour sauvegarder leur responsabilité.

Enfin, quand le caïd parut, qu’il eut porté la lettre du sultan
à son front et à ses lèvres et qu’il l’eut parcourue, notre
situation changea. Il nous fit préparer une mouna complète, vint
nous rendre visite et nous demanda quelques médicaments. Un de ses
serviteurs têtus, dont nous nous étions plaints, fut bâtonné.

Les gens de la tribu des Beni Hessêm passent du reste depuis
longtemps pour des êtres farouches, toujours prêts à se révolter
contre le sultan : on prétend qu’ils ont pillé plusieurs fois
ses caravanes. Il y a quatre ans, ils ont assassiné deux Espagnols
en voyage et ont dû payer une indemnité de 10000 douros. Pendant
un temps ils se sont ligués avec les Chelouh contre le sultan,
qui, finalement, usa d’un moyen radical pour les dompter. Tandis
qu’ailleurs il a l’habitude de donner à une tribu un, ou tout
au plus quelques amils, il partagea l’important territoire des
Beni Hessêm en seize districts, dont chacun eut un gouverneur,
directement responsable devant lui.

Ce matin pendant la marche, nous avons vu les ruines d’une maison,
une rareté dans ce pays. C’était l’ancienne kasba de l’amil
des Beni Hessêm ; elle fut détruite au moment où eut lieu la
nouvelle division de la tribu ; cette dernière est aujourd’hui
presque entièrement sous le pouvoir du sultan. Du reste, il y règne
un mécontentement général contre lui, et une sorte de famine qui
y sévissait lors de mon séjour ne faisait que l’entretenir. Soit
qu’une mauvaise récolte eût eu lieu l’année précédente, soit
qu’on leur eût pris tout leur grain, la majorité des habitants
vivaient de glands sauvages, qu’ils allaient chercher dans la
grande forêt de Mamora. Ils les écrasaient sous forme de farine,
et en faisaient une sorte de pain : misérable nourriture !

Une douzaine de machazini du lieu firent l’après-midi une grande
fantasia, le jeu équestre bien connu des Marocains, avec fusillade
et cris de guerre. Les Chelouh ayant volé un cheval quelques
jours auparavant, on devait entreprendre une expédition vers le
village des voleurs pour en tirer vengeance. Les braves machazini
s’exerçaient pour le combat futur et montraient aux enfants et
aux femmes ébahies comment ils voulaient anéantir l’ennemi ;
les hommes étaient moins passionnés pour ces sortes de joutes,
et les regardaient avec froideur et scepticisme.

L’endroit où nous campions se nomme Tasodi ; dans le voisinage
est une petite rivière, Machra er-Remla (Passage du Sable), et tout
près de là le tombeau d’un saint. Déjà, le matin, nous avions
traversé une place consacrée de ce genre, nommée Lalla Yedo,
un des rares exemples d’une sainte musulmane.

Pendant la nuit commença une pluie effroyable, de sorte que, le
matin suivant, il nous fut impossible de partir. Le sol argileux
était entièrement détrempé, la toile des tentes si pleine d’eau,
qu’elle pesait double, et les chevaux auraient été incapables de
porter les bagages dans un terrain aussi défoncé. Nous ne pûmes
faire autrement que de suivre le conseil du caïd et de demeurer
encore un jour pour laisser sécher les tentes. Pendant la nuit,
le baromètre anéroïde était tombé de 760 millimètres, qui
paraît être le niveau normal de la plaine d’el-Gharb, à 755 ;
aussi pouvions-nous nous attendre à la continuation des pluies. La
malheureuse population était très joyeuse : elle avait enfin la
perspective de pouvoir récolter son blé et son orge.

Presque tout le jour, nous eûmes le caïd avec nous, et il nous conta
beaucoup d’histoires, en se plaignant surtout des Chelouh. Mais
il serait absolument faux de considérer ces Berbères uniquement
comme des voleurs et des brigands. Ils sont très paisibles dans
l’intérieur de leur pays, et beaucoup plus hospitaliers pour
les étrangers que les Arabes, à moins que ces voyageurs ne se
présentent avec des recommandations du sultan et accompagnés de
machazini. Ils ne veulent rien savoir de leur souverain, et pillent
régulièrement les voyageurs officiels toutes les fois qu’ils
tombent entre leurs mains. Comme je voyageais sous l’escorte de
machazini et avec une lettre du sultan, il me fallait éviter leur
territoire et faire un grand détour pour aller vers Rabat. Le chemin
le plus court est interdit au sultan lui-même.

Le 27 janvier, nous quittâmes ce douar. Il avait plu de nouveau la
nuit, mais le soleil apparut de bonne heure, et, quand les tentes
furent sèches, nous pûmes partir. Nous traversâmes quelques petites
rivières du bassin du Sebou, et vers onze heures nous arrivâmes,
en allant vers le nord-ouest, au grand douard de Sidi-Ayech, dont le
caïd Bous el-Ham nous donna comme escorte six hommes bien armés,
à cause de l’insécurité de la route. Nous prîmes ensuite la
direction sud vers les pentes nord de la Mamora, cette grande forêt
de chênes-lièges habitée par des Chelouh. Le terrain devint
accidenté ; nous dûmes franchir de petits torrents desséchés,
et mes soldats fouillaient les broussailles de tous côtés, pour
découvrir les coupeurs de routes qui auraient pu s’y trouver. Ces
machazini affectaient beaucoup de courage, faisaient fantasia en
terrain plat, gaspillaient leur poudre, et diminuaient les ennuis
de la route. En route, nous rencontrâmes quelques étrangers qui
allaient de Rabat à Fez : c’étaient le consul américain de
Casablanca (Dar el-Beïda), petit port en voie de développement,
et le fils du consul américain de Tanger ; ces messieurs avaient
évidemment entrepris un voyage d’affaires.

Vers trois heures nous fîmes halte dans un douar voisin de l’oued
el-Fouarad ; tout le pays porte le nom de Génitra. Le caïd Bouasa
ben Hassan nous reçut fort amicalement ; il resta toute la soirée
avec nous et nous conta une foule de détails sur l’administration
de la justice marocaine et sur la conduite des Juifs ; si une partie
seulement de ce qu’il nous dit est vraie, je comprends la haine
et le mépris des Mahométans pour les Juifs espagnols, qui, en
dépit de toutes les persécutions, ont su se rendre indispensables
chez eux. Ici également, les habitants sont très pauvres ; ils
ont beaucoup à souffrir des Chelouh de la Mamora, qui du reste
sont aisés ; aussi y a-t-il des luttes continuelles entre ces
deux peuples.

Dans le voisinage de notre village, mais déjà sur le territoire
des Chelouh, est une petite colline, couverte de chênes-lièges,
nommée Koutiel el-Madan, dans laquelle doivent se trouver des
minerais de plomb, de cuivre et d’argent ; une ancienne galerie
de mine a dû y exister, mais aujourd’hui le tout est ruiné ;
je ne pus malheureusement visiter ce point à cause des Berbères.

La pluie avait cessé, et le matin du 28 janvier il fit très frais :
nous n’avions que 6 degrés ; une rosée extrêmement forte avait
mouillé les tentes pendant la nuit, et les avait rendues fort
lourdes. Nous avions aujourd’hui à faire notre dernière marche
avant d’arriver à la mer. Il faisait chaud, le chemin passait sur
les pentes de la forêt de Mamora en décrivant une petite courbe
vers le sud-ouest ; à un moment il fallut traverser une partie
d’épaisse forêt, et mes gens furent en grand émoi, quoique nulle
créature humaine ne parût. J’étais seul avec mes interprètes et
les serviteurs pris à Fez ; les machazini nous avaient quittés, sans
doute par crainte des habitants d’un douar placé devant nous, avec
lesquels ils avaient eu autrefois une querelle et qui les auraient
probablement attaqués. Nous avançâmes donc lentement et en silence,
à travers la forêt de chênes, fusils et revolvers à portée de
la main, jusqu’à ce que nous eussions enfin atteint la plaine.

Nous étions dans un terrain rempli d’étangs et de fondrières,
avec de nombreux oiseaux ; c’est une région visitée volontiers
par les chasseurs, qui ont ici une chasse abondante en hérons, en
canards sauvages et en autres oiseaux d’eau ou de marais. C’est
par erreur que sur les cartes on représente toute la Mamora comme une
grande contrée de marais ; la majeure partie est couverte de collines
et de forêts de chênes ; ce n’est que sur ses lisières nord et
ouest, dans le voisinage de la mer, que se trouvent des étangs.

Vers quatre heures de l’après-midi, nous entrions dans l’antique
ville de Selâ, séparée de Rabat par une rivière. Nous dressâmes
les tentes sur une prairie ravissante en dehors de la ville,
d’où nous avions une vue magnifique sur les rochers au-dessous
de nous et sur la mer, depuis si longtemps désirée et toujours
belle. J’envoyai un serviteur au gouverneur de la ville : il nous
offrit une maison, que je résolus d’occuper seulement le jour
suivant. La soirée était si belle au bord de la mer, à peine
agitée, que je ne pus me décider à la passer enfermé dans les
murs de la ville et sous la surveillance de Maures défiants.

Le gouverneur envoya du reste, ce qui n’est pas l’usage dans
les villes, une mouna abondante pour les animaux et les hommes, et
en outre quatre sentinelles destinées à nous protéger contre les
vols. Heureux en tous points, nous goûtâmes les charmes de cette
soirée magnifique, en remerciant l’heureux destin qui encore
une fois nous avait permis de parcourir sans malheurs une partie,
et non la moindre, de notre itinéraire.

Le matin suivant, nous entrions dans la ville ; le gouverneur
m’avait donné une très jolie petite maison, où nous fûmes
vite installés. L’amil, à qui nous fîmes une visite, était un
vieillard plein de bienveillance, qui avait évidemment plaisir à
loger une fois un Roumi dans sa ville. Selâ est en effet un lieu
sacré, où nul infidèle ne peut habiter. En réalité, tous les
étrangers ont l’habitude de loger à Rabat, de l’autre côté
de la rivière, et de ne passer que les journées à Selâ.

Je fus invité à un repas en même temps qu’Hadj Ali et un
Nègre survenu par hasard : il appartenait au temple de la Mecque et
faisait une tournée d’aumônes au Maroc. C’était du reste un
homme distingué et qui était fort respecté : il connaissait très
bien les écrits musulmans et commença aussitôt avec Hadj Ali une
discussion très vive sur certains passages du Coran ; l’amil,
lui aussi, savait lire et écrire et prit part à cette discussion
religieuse. Le saint Nègre de la Mecque avait eu du reste un accident
le jour de son arrivée à Selâ : il était tombé de cheval et
devait s’être grièvement blessé, car il boitait très fort. On
dit que ces pieux vagabonds rapportent des sommes assez importantes
au trésor toujours besogneux de la Mecque, et notre compagnon de
table paraissait être ravi de sa mission au Maroc. Ils agissent
encore d’une autre façon dans l’intérêt du sanctuaire, en
incitant les croyants à y faire des pèlerinages ; la distance est
grande pourtant du Maghreb, _le lointain Ouest_, jusqu’au lieu de
naissance du Prophète, mais les pèlerins modernes ne dédaignent pas
d’user des bateaux à vapeur pour atteindre leur but plus rapidement
et plus sûrement que par une marche de plusieurs mois. On trouve
donc au Maroc assez de gens qui portent le titre d’Hadj (pèlerin)
et qui ont fait leurs dévotions au tombeau du Prophète.

Nous pouvions prendre quelques jours de repos, et je les employai à
visiter les deux villes de Selâ et de Rabat. Comme je l’ai dit,
ces deux localités ne sont séparées que par une rivière, l’oued
el-Bouregreg, qui sort des collines de Mamora, dans le voisinage,
et se jette dans la mer après une course de peu de durée. Un
grand banc de sable s’est formé devant cette embouchure,
aussi l’entrée des navires est-elle très dangereuse. On dit
que jadis cette barre n’existait pas et que la navigation était
prospère. Aujourd’hui il n’arrive par mois que deux ou trois
vapeurs, et ils ne peuvent pas toujours débarquer leurs marchandises
et leurs passagers. Les navires se tiennent au loin dans une rade
ouverte, et même dans le port ils sont souvent mis tout à coup en
péril par les lourdes vagues de l’Atlantique, arrivant subitement,
par les temps les plus calmes ; _the big swelling from the west_[19]
peut jeter facilement les navires sur le sable de la côte. En outre
cette côte est le matin souvent couverte d’épais brouillards,
très dangereux pour les navires, de sorte qu’ils trouvent ici
la plus médiocre des places d’ancrage et qu’il n’y a pas à
s’étonner que Rabat-Selâ diminue chaque jour d’importance et
que les négociants européens se dirigent vers d’autres endroits,
surtout Dar el-Beïda, où se trouve un port un peu meilleur. En
général la côte atlantique du Maroc est très défavorable à la
navigation, et, comme le gouvernement ne fait absolument rien pour
l’amélioration ou l’établissement de ports, le commerce ne
peut progresser beaucoup.

Selâ était autrefois connu comme le plus grand nid de pirates
du Maroc, et l’on trouve aujourd’hui incompréhensible que,
pendant des siècles, ces corsaires aient été la terreur des
nations maritimes, les Anglais y compris.

La ville, qui se dresse sur une colline rocheuse et basse,
est fortement couverte par des murs et des bastions. Son nom est
hébraïque et signifie « Roche » ; il se retrouve très souvent
dans les colonies phéniciennes, à cause de leur situation sur une
hauteur rocheuse. Dès la plus haute antiquité il a dû y avoir
une colonie dans cet endroit, qui serait très favorable si on avait
arrêté l’ensablement de l’embouchure du Bouregreg. Pline dit
déjà que les fabriques de pourpre avaient leur principal siège dans
ce pays, et encore aujourd’hui c’est de là que viennent les plus
beaux tapis, aux couleurs éclatantes, répandus dans tout le Maroc.

Selâ ne fait pas un tout avec Rabat, mais elle a son amil
particulier : comme c’est un lieu sacré, et que tous les étrangers
en sont exclus, à l’exception de quelques familles juives,
elle n’a jamais eu l’importance de l’industrieuse Rabat, sa
voisine. Les Espagnols et les Portugais ont occupé Selâ pendant
quelque temps ; leur influence est visible dans la disposition des
rues et même dans la construction de quelques maisons. A l’est de
Selâ se voient encore les puissants arceaux d’un grand aqueduc,
attribué aux « Romains », et qui est ruiné aujourd’hui ;
on n’entretient plus que les fortifications, dans la pensée
folle qu’elles pourraient résister aux projectiles de vaisseaux
ennemis. Une seule canonnière moderne mettrait toute la ville
en ruines.

Selâ peut à peine avoir un peu plus de 10000 habitants ; elle
a plusieurs écoles ou mosquées, car on s’y occupe plus de
« science » que de commerce. Quantité de jolis jardins existent
au dehors comme au dedans de la ville, et l’on en tire beaucoup
de sortes de légumes, pour l’alimentation de Rabat ; les navires
qui s’y arrêtent se ravitaillent aussi volontiers en vivres frais.

Rabat, située sur la rive gauche de la rivière, est, sous tous les
rapports, plus importante que sa voisine. Sa situation vue de la mer
est extrêmement pittoresque. Sur un rocher calcaire s’élevant
verticalement des flots se montrent les puissantes fortifications
de la kasba, d’où descendent des murailles hautes et solides qui
embrassent toute la ville, de sorte que le côté de la terre est
aussi complètement protégé. De grands bastions, avec de grosses
pièces, couvrent la ville contre l’approche des navires étrangers,
et une double muraille fort étendue la protège contre les surprises
des bandes de Berbères farouches des forêts du Mamora ; la dernière
enceinte renferme un immense espace vide, où souvent sont campés des
milliers de soldats formant l’escorte du sultan. Lors du voyage de
Fez à Marrakech qu’il entreprend presque chaque année, le sultan
passe volontiers quelque temps à Rabat ; alors la population souffre
durement des dépenses qu’entraînent pour elles les voyages de ce
souverain, plus redouté qu’il n’est aimé. Il a à Rabat deux
grands palais, très bien ornés à l’intérieur et qui doivent
contenir une foule d’antiquités et de produits de l’art et de
l’industrie marocains. Rabat avait jadis un rang tout à fait à
part dans l’empire du Maroc, et même aujourd’hui c’est encore
une des places les plus importantes pour l’industrie indigène. La
fabrication de magnifiques tapis, de dessins très originaux et de
coloris très vif et très varié quoique plaisant à l’œil, s’y
fait sur une grande échelle. La laine et la couleur sont fabriquées
sur place, et les tapis eux-mêmes ne sont pas confectionnés dans
de grands ateliers, mais chez des ouvriers voués de père en fils
à cette industrie.

On trouve souvent sur les tapis anciens des tons tout à
fait admirables, surtout dans les divers dérivés du rouge ;
malheureusement l’emploi plus économique des couleurs d’aniline
prend maintenant le dessus d’une manière inquiétante. Presque
tous les tapis faits aujourd’hui déteignent quand on place une
main humide sur certaines teintes rouges. Les tapis vont de Rabat dans
toutes les directions de l’empire ; ils sont rarement transportés
en Europe, où les produits du véritable Orient dominent sur le
marché. En outre, on fait à Rabat des nattes de paille et de jonc
d’après de jolis dessins, toute sorte d’étoffes de laine pour
les vêtements en usage dans le pays, les objets en cuir les plus
divers, ainsi que de la poterie. Cette dernière est fabriquée à
Fez en plus grande quantité et dans de meilleures conditions. Tous
ces articles sont exclusivement destinés au pays et ne peuvent être
exportés, de sorte que la ville est tout à fait sans importance sur
le marché du monde. A la vérité, il y a à Rabat quelques maisons
de commerce européennes, mais en raison de la difficulté du port
elles n’ont pas une situation bien favorable. Elles importent
les articles nécessaires qui ne sont pas fabriqués dans le pays
même, le thé, le sucre, les bougies, les draps et toute espèce de
marchandises peu encombrantes ; l’exportation est sans importance
et se borne presque à des peaux, des laines, des os et des légumes.

Les relations postales avec l’Europe par Tanger sont entretenues
une partie de l’année au moyen d’un messager, qui pendant les
mois d’hiver ne fait, il va sans dire, que rarement ce voyage ;
il arrive fréquemment que les vapeurs anglais et français qui
desservent régulièrement le port sont dans l’impossibilité de
mettre un canot à la mer pour déposer le courrier à terre. Les
Arabes, quoique assez bons marins, ne peuvent pas davantage pousser
leurs grandes barcasses, qui ont souvent vingt rameurs, par-dessus
la barre si dangereuse, de sorte que le vapeur s’éloigne sans
s’être mis en relation avec la ville et débarque ses passagers,
s’il en a, à l’endroit où il peut les déposer.

Rabat a au moins 25000 habitants, dont un sixième environ sont
juifs ; en fait d’Européens, il y en a à peu près une centaine,
dont la plus grande partie sont de petits commerçants espagnols et
portugais. Quelques consulats existent aussi à Rabat ; le consul
anglais, M. Frost, arbore aussi le pavillon allemand ; j’eus
soin d’aller le voir. A la suite de cette visite, un jour deux
messieurs se firent annoncer chez moi ; je lus sur leurs cartes les
noms d’Abdoul-Kerim et de Nasr ed-din ; elles portaient également
qu’ils étaient chevaliers ou officiers du Nicham-Iftikkar de
Tunisie. Au premier abord, je reconnus en eux deux Européens, envers
qui la prudence serait indispensable sous tous les rapports. L’un
d’eux, jeune homme blond à moustache et de vrai type anglais,
parlait, outre le français et l’anglais, fort bien l’arabe ;
il portait les vêtements du pays, sur lesquels sa décoration
ressortait d’une façon bizarre. D’après sa conversation,
il avait fait de nombreux voyages en pays mahométans, avait pris
une part quelconque à la guerre turco-russe, peut-être comme
agent diplomatique secondaire, et vivait alors à Rabat, nul ne
savait de quoi. L’autre personnage, qui se nommait Nasr ed-din,
était aisé à reconnaître à première vue pour un Français ;
mais il voulut me persuader qu’il était Turc, et qu’il avait
été élevé en France dès sa première jeunesse, et ne savait pas
sa langue pour ce motif, etc. Ces deux honnêtes personnages, qui
s’étaient installés à Rabat avec des femmes et des serviteurs
arabes, dans une maison louée par eux, venaient me voir pour deviner
mes plans. L’Anglais, qui se dévoila plus tard pour un ingénieur
nommé Grant, entra comme une bombe chez moi en me disant qu’il
avait appris que je voulais aller à Timbouctou. Il s’offrit alors
à m’accompagner, ou tout au moins à faire route commune. Son
compagnon Nasr ed-din avait, prétendit-il, beaucoup d’argent. Je
déclarai très posément à ces messieurs que je ne pensais pas
à Timbouctou, mais seulement à des excursions géologiques dans
l’Atlas. Ils me quittèrent sans être convaincus et tentèrent
ensuite de persuader mon compagnon Hadj Ali d’aller avec eux à
Timbouctou. Mais Hadj Ali trouva leur conduite un peu trop singulière
pour pouvoir se résoudre à m’abandonner.

Depuis quelques semaines, plusieurs instructeurs français et
un médecin militaire se trouvaient à Rabat ; je fis bientôt
leur connaissance. Ils se sont engagés comme instructeurs de
l’armée marocaine ; mais jusqu’ici les soldats qu’ils auront
à instruire à Rabat manquent complètement. Il n’y a pas un askar
(homme de l’infanterie régulière) ; on attend ici la garnison
d’Oujda, ville de la frontière algérienne, et jusqu’à son
arrivée messieurs les instructeurs peuvent passer leur temps comme
ils l’entendent. Je rencontrai également à Rabat l’une des
personnes que j’avais connues à Tanger, de sorte que mes jours de
repos se passèrent rapidement et agréablement. Tous ces messieurs
étaient étonnés de ce qu’on m’eût permis de loger dans cette
ville fanatique de Selâ. Soit qu’une révolution ait eu lieu dans
les idées de la population et l’ait rendue plus indifférente
qu’autrefois ; soit grâce à la lettre de recommandation, très
pressante il est vrai, du sultan, bref j’ai parcouru fréquemment
les rues, j’ai été souvent seul à Rabat, sans être le moins du
monde inquiété par le peuple. Nous nous étions très commodément
installés dans notre jolie maison et nous avions chaque jour la
facilité d’acheter au marché de la viande et du poisson frais,
des légumes, du pain, du beurre, etc. ; mon serviteur Ibn Djeloul,
de Fez, avait pris avec la meilleure volonté et le plus grand
succès les fonctions de cuisinier.

Les environs immédiats de Rabat, particulièrement les bords de la
mer, sont très beaux ; quelques cavernes surtout, creusées dans
les falaises, sont curieuses et offrent le même aspect que les
grottes d’Hercule au cap Spartel. Le peintre autrichien Ladein,
récemment assassiné au Maroc, était resté longtemps à Rabat et
avait pris de nombreuses esquisses des environs.

A quelques kilomètres de la ville se trouvent les ruines d’une
antique cité, dont l’examen détaillé serait bien à souhaiter
dans l’intérêt de la science. Mais ce serait fort difficile pour
un infidèle, car il y a de nombreuses tombes sacrées, provenant
de sultans ou d’hommes célèbres ; quelques inscriptions qui
doivent encore y exister sont certainement d’un grand intérêt
historique. Maintenant toutes ces tombes sont en ruines, et cependant
le gouvernement donnerait difficilement à un étranger la permission
de bouleverser la terre de ce saint lieu.

Rabat a une grande tour de mosquée, carrée et qui est l’un des
plus beaux monuments de l’ancienne architecture mauresque. C’est
la tour de Hassan, qui vaut la célèbre Giralda de Séville et
la Koutoubia de Marrakech. Malheureusement la tour de Rabat est
beaucoup moins bien entretenue que les deux autres, qu’elle égale
par sa forme et son ornementation. Les Arabes racontent que ces
trois tours ont été construites à peu près à la même époque
par des esclaves chrétiens et sur les plans d’un seul et même
architecte. Le peu de soin qu’on accorde au Maroc à des souvenirs
semblables, et le manque de tout sentiment artistique font craindre
qu’on ne laisse tomber en ruines cette merveille, ainsi que les
murs des palais et des mosquées du voisinage, d’autant plus
qu’à Rabat les relations avec les Européens diminuent chaque
jour d’importance : ils ne recherchent en effet que les places de
commerce où se trouve un ancrage suffisant pour leurs navires.

Les marchés hebdomadaires de Rabat sont très fréquentés
et extrêmement animés. Ils ont lieu sur une grande place en
dehors de la ville, entre les deux longues murailles extérieures
dont j’ai parlé. On y trouve tous les objets possibles : des
chevaux, des mulets, des chameaux, des bœufs, des moutons et des
chèvres, toute sorte de produits des champs et des jardins et, en
général, les articles d’alimentation les plus divers, puis des
vêtements et des étoffes, des armes, des bijoux, etc., et enfin
des esclaves. Malgré la présence à Rabat de tous les consulats
possibles, on y vend encore publiquement des esclaves hommes
et femmes. Ce sont exclusivement des Nègres et des Négresses,
originaires surtout du Soudan. Du reste, il ne faut pas donner à
ce nom d’esclave un sens qui rappelle les récits plus ou moins
exagérés des misères de leurs pareils en Amérique ; au Maroc,
ce sont des serviteurs qui sont bien nourris et bien traités et qui
prennent assez souvent dans la maison une place très influente. Le
propriétaire a d’ailleurs le droit de vendre ces serviteurs et ces
servantes quand il le juge convenable, et en charge d’ordinaire
un marchand quelconque. Je m’informai, par curiosité, du prix
d’une Négresse accompagnée d’un enfant déjà grand : on
en demanda soixante douros. Evidemment l’impression ressentie
est pénible, quand on voit ces créatures humaines assises sur le
marché et attendant qu’un acheteur veuille d’elles. Mais il ne
faut pas supposer chez ces gens les mêmes sentiments de dignité
humaine et d’amour de la liberté qui se sont développés chez
nous. La situation des esclaves blancs, dans l’extrême civilisation
européenne, est certainement beaucoup plus triste et plus malheureuse
que celle des noirs dans les pays mahométans.

La plus grande partie des articles étant vendus aux enchères sur les
marchés du Maroc, cette circonstance y entraîne une très grande
animation. Des gens désignés pour cela et soumis à un contrôle
promènent, avec de grands cris, un article quelconque, une djellaba,
un tapis, un fusil ou autre chose, et invitent la foule à faire
des offres. Après chaque enchère, le crieur s’adresse au vendeur
pour lui faire part du prix atteint, et, quand il paraît suffisant,
le marché est conclu. Les ventes sont encore plus animées dans
les places destinées aux chevaux et aux mulets. Des maquignons
particuliers font subir aux chevaux mis en vente toute sorte de
préparations et vantent leurs avantages de la façon la plus prolixe,
en les poussant à l’allure la plus folle, à grand renfort de
lourds éperons en fer, pour attirer les chalands. Les commissaires
du marché régularisent la vente, comme à Fez, et prélèvent pour
l’État une certaine taxe. Des baladins, des danseurs, des chanteurs
et des charmeurs de serpents donnent des représentations publiques
et trouvent un public nombreux ; au milieu de la foule rôdent des
Juifs espagnols, offrant à vendre toute espèce de petite mercerie ;
des femmes arabes du pays appellent les passants en leur présentant
une paire de maigres poulets ou quelques œufs, et le cafetier
s’occupe de servir sa nombreuse clientèle. Ces marchands de café
sont une spécialité marocaine. Ils se promènent avec leurs petits
fourneaux dans tout le pays, et, partout où un certain nombre de gens
se trouvent rassemblés, ils préparent leur café noir, très fort
et très sucré, et l’offrent dans de petites tasses élégantes.

En général, chez les Arabes, ces réunions populaires sont très
calmes ; les querelles ne sont pas très fréquentes et, quand
elles se produisent, ne sont ni sérieuses ni dangereuses par leurs
suites. Cela tient précisément à ce que les Marocains n’usent
d’aucune boisson alcoolique ; ils aiment, il est vrai, à fumer
une pipe de kif (hachisch), et le vice des fumeurs de chanvre est
très répandu, surtout parmi la population pauvre.

En la plupart des villes on rencontre dans des quartiers écartés de
petites boutiques où les fumeurs de kif se rassemblent. L’effet
de cette plante est tout à fait nuisible pour le système
nerveux. J’ai souvent eu à mon service des gens voués à cette
passion. C’étaient les meilleurs et les plus complaisants des
hommes jusqu’au moment où ils devaient fumer leur kif. Le pire de
cette habitude est qu’une fois prise on ne peut s’en défaire,
et que l’on doit avoir de temps en temps son ivresse de kif. Chez
la plupart elle s’affirme d’abord par une gaieté exubérante,
pendant laquelle ils font les choses les plus enfantines et les plus
absurdes. Entre Tanger et Fez j’avais un conducteur de chevaux
qui d’ordinaire faisait un très bon service, mais pendant ses
ivresses de kif il montrait la plus grande obstination. Au début
de ses crises survenait un rire sans raison, qui provoquait les
plaisanteries de ses camarades ; il était tourné en ridicule,
ce qui le rendait querelleur ; il renonçait au travail, se
jetait à terre, de sorte que les machazini devaient le pousser de
force. Quand il se voyait contraint à marcher, il commençait à
pleurer, se lamentait sur sa dépravation et, arrivé au bivouac,
cherchait une place tranquille où il pût cuver son ivresse. Le jour
suivant, il était encore abattu, mais faisait pourtant volontiers
son travail, jusqu’à ce que, au bout de quatre ou cinq jours, la
crise reparût. Naturellement cette passion agit sur l’organisme,
et tous ces gens ont des mines plus ou moins défaites. Le kif
a certainement une influence excitante, et les gens qui font des
travaux pénibles sont momentanément excités et fortifiés par lui,
de même que chez nous les buveurs d’alcool ; les conséquences
funestes ne se montrent que plus tard.

[Illustration : Danseuse marocaine.]

Je me souviens d’avoir vu dans mon premier voyage en Afrique
(c’était dans l’ouest de l’Afrique équatoriale) les Nègres
chercher aussi à se fortifier en fumant du chanvre. Le maniement
des rames sur de grands canots dans le torrentueux Ogôoué était
très pénible. Mes gens s’arrêtaient souvent, pour deux minutes
seulement, et faisaient circuler la pipe de _ljamba_, nom du chanvre
dans ce pays. D’habitude, le chanvre était mêlé à du tabac ;
chacun aspirait deux fois au bout d’un long tuyau (nervure médiane
creusée d’une grande feuille de bananier), et, fortifié d’une
manière surprenante, continuait à lutter contre le violent courant
du fleuve. Comme ces gens sont rarement de grands fumeurs, je n’ai
jamais remarqué parmi eux les effets nuisibles du chanvre.




                             CHAPITRE VII

                         DE RABAT A MARRAKECH.

Départ de Rabat. — Kasba Tmera. — La tribu des Sebbah. —
F’dala. — Rivières de la côte. — Ruines de F’dala. — La
tribu des Chaouia. — Voyage du sultan. — Adieux à la mer. —
Kasba Rechid. — Mouna. — Couscous. — Manière de manger. —
Rochers calcaires. — Le caïd Zettat. — Bruits de guerre. —
Grand jardin d’orangers. — Source de Bouita. — Kasba Ouled
Sidi ben Tanit. — Ruines. — Terrain montagneux. — Kasba
Meskin. — Étudiants mendiants. — Mouflons. — Consultations
médicales. — Violente pluie. — L’oued Oumerbia. — La
tribu des Cheragra. — La kasba Kelaa. — Une belle maison. —
Irrigations artificielles. — Méfiance. — Es-Senoussi. — Les
montagnes. — Vue de l’Atlas. — Montagnes de basalte et de
granit. — Plaine de Marrakech. — Arrivée à Marrakech.


Le 3 février 1880 je partis de Rabat pour gagner la résidence
actuelle du sultan, la plus grande ville marocaine, Marrakech. Déjà,
la veille au soir, nous avions quitté Selâ et je passai la nuit dans
la maison d’un Français que je connaissais depuis Tanger, et qui
se trouvait là pour son commerce de bestiaux. L’amil de Rabat ne se
montra pas aussi prévenant que celui de Selâ ; par suite du commerce
fréquent des Européens il était habitué évidemment à faire un
accueil moins favorable aux demandes qui lui étaient adressées,
et ce ne fut que sur mon insistance qu’il m’envoya un machazini,
suivi bientôt d’un second ; encore avaient-ils uniquement pour
mission de m’accompagner jusqu’au prochain bivouac et de revenir
aussitôt après. Nous traversâmes la porte sud de la ville, nous
franchîmes le grand soko (place du marché), et bientôt nous eûmes
derrière nous les deux grands murs extérieurs qui doivent couvrir
Rabat contre une attaque venant de terre et dirigée par les Chelouh
guerriers des forêts du Mamora. Puis nous reprîmes la direction du
sud, qui est parallèle au bord de la mer, sur un plateau calcaire
couvert de touffes de palmier nain. A une heure de Rabat se trouve
la kasba Tmera, d’où part un aqueduc qui approvisionne la ville
d’eau potable. Vers onze heures nous fîmes une petite halte, puis
nous continuâmes la marche, par une chaleur torride, à travers
des plateaux calcaires escarpés et des amoncellements de sable en
forme de dunes. Vers une heure nous traversions le petit oued Ikem,
étroit et roulant peu d’eau à son embouchure dans la mer, et nous
tournions ensuite vers l’est dans l’intérieur du pays, pour
dresser nos tentes, un peu après deux heures, dans un grand douar
de la tribu de Sebbah, cheikh Hadj Abdoullah (Diar er-Rab). Ces gens
nous firent mauvaise mine et prétendirent être très pauvres ; ils
envoyèrent à contre-cœur une petite mouna. Nous dûmes déployer
toute notre amabilité et chercher à mettre la population de bonne
humeur en payant ce qu’elle nous avait fourni. Dans nos tentes
se pressaient toujours une foule de gens, auxquels il nous fallait
offrir du thé. Quand ils virent que nous n’étions pas venus pour
les dépouiller, ils devinrent plus familiers. Le cheikh amena sa
petite fille, âgée de sept ans, enfant intelligente, mais gâtée
et capricieuse, nommée Hadja ; couverte de vêtements malpropres,
elle était pourtant surchargée d’une quantité de grossiers bijoux
d’argent, de perles, de corail et de coquilles de cauris. C’était
évidemment l’enfant de prédilection du cheikh et, par suite,
du douar entier, qui lui permettait toutes sortes de sottises, et se
montrait très fier de la prétendue intelligence de l’enfant. Même
dans les douars, les femmes sont exclues de la société des hommes,
quoique cet isolement ne soit pas aussi strict que dans les maisons
des villes. Nous y voyions souvent les femmes et les jeunes filles
pauvrement vêtues, le visage à découvert ; elles se livrent à
de durs travaux chez ces laboureurs et ces éleveurs de bétail,
et ne peuvent s’enfermer aussi complètement que les habitantes
des villes. Parmi elles on voit rarement de jolies femmes ; celles
du nord du Maroc cisatlantique n’appartiennent pas en général à
une belle race. Tandis que celles des villes cherchent à se rendre
plus gracieuses par toute sorte de petits artifices de toilette,
les femmes des campagnes, par suite de leurs pénibles travaux et du
manque de confort, ont bientôt les traits empreints d’un caractère
de dureté et ne tardent pas à paraître vieilles avant l’âge.

[Illustration : Marocaine avec son enfant.]

Le matin suivant, nous partîmes de très bonne heure ; j’avais
dû encore promettre au cheikh du village de lui rapporter de
Marrakech un grand burnous de drap bleu, et de le lui revendre à
très bas prix. Nous nous détournâmes de nouveau vers la mer
et atteignîmes vers huit heures la kasba Sereret ek-Krofel. Ce
jour-là notre but est l’ancien port de F’dala, de sorte que le
chemin côtoie la mer. Une foule de petites rivières sortent des
hauteurs de l’intérieur et se jettent, après un très faible
cours, dans l’océan Atlantique. Nous passons d’abord l’oued
Cherat et l’oued Bouznik ; près de ce dernier se trouve la kasba
el-Hemera, appartenant à la tribu des Sieda ; puis coulent le petit
oued er-Raba, avec la kasba Mensouria, dans le pays de la tribu des
Znetsa, qui s’étend au loin vers le sud, ensuite l’oued Nfifich
(sifflet), assez large ; de là, en une heure, nous atteignons les
restes de la ville de F’dala, qui appartiennent aussi à la tribu
des Znetsa. Il est grand temps de passer le Nfifich, car un peu plus
tard la marée monte et l’on doit attendre longtemps avant que la
rivière redevienne guéable, ou sinon faire un grand détour. C’est
moins à cause de la hauteur des eaux que ce passage de rivières
côtières est dangereux, que de la présence de sables mouvants,
desquels les animaux ne peuvent se dégager. Les habitants redoutent
avec raison le passage de ces cours d’eau, et l’on fait bien de
prendre un guide qui connaisse le pays et qui vous mène, en temps
opportun, par l’endroit guéable.

Aujourd’hui F’dala est descendue au rang de simple _foundâq_
(hôtellerie de l’État). A travers des murailles encore conservées
en partie, on arrive à un vaste espace, dans lequel, outre quelques
misérables bâtiments pour loger les caravanes qui passent, se
trouvent encore une quantité de tentes. Nous aurions préféré
dresser les nôtres en dehors de la ville, mais, pour plus de
sécurité, il fallut nous établir à l’intérieur. Quantité
de chameaux, de chevaux et de mulets y étaient déjà campés ;
nous cherchâmes une place aussi isolée que possible, mais la
grande quantité d’insectes qui y pullulaient nous en rendit le
séjour insupportable.

Dans la deuxième moitié de ce siècle, une ville se fonda en cet
endroit et prit bientôt un rapide essor, car, de toute la côte
marocaine, c’est le point le plus propice à la construction
d’un port. Il était alors permis d’exporter des céréales
de la plaine si fertile d’el-Gharbia, et c’était surtout une
compagnie commerciale espagnole qui avait entrepris à F’dala
d’importantes affaires. Cette société, _los Cinco Gremios
Mayores_, de Madrid, reçut la concession de l’exportation des
grains par les ports de F’dala et de Dar el-Beïda (Casablanca) et
plus tard aussi par celui de Mazagan ; elle construisit à F’dala
un magnifique bâtiment de pierres de taille en grès, dont il ne
subsiste plus que les murs extérieurs et une belle porte, et il
sembla qu’une place de commerce importante allait surgir. Mais,
au bout de peu de temps, F’dala, si vite élevée, tombait en
décadence ; le commerce passait à Casablanca et à Mazagan, et
les beaux bâtiments de la ville, la mosquée, le palais du sultan,
la kasba du caïd, les hautes murailles, se changeaient en ruines ;
aujourd’hui F’dala est une misérable bourgade d’à peine un
millier d’habitants. En dehors de la ville, tout près de la mer,
se trouvent également des restes de constructions, probablement
dépendances du port ou palais ; on prétend y avoir trouvé il y a
quelque temps une table de marbre avec une inscription portugaise ;
elle doit être déposée à Mazagan. Le port s’ensabla et, quand
les derniers sultans mirent des entraves aux relations des Européens
avec le Maroc, en interdisant l’exportation des céréales, ce
pays retomba aussi dans sa barbarie primitive ; seuls des bâtiments
en ruines rappellent l’incapacité de la population marocaine à
faire quelque chose d’un pays riche et fertile en lui-même.

Nous passâmes là une nuit désagréable. Il avait été difficile
d’acheter des provisions, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine
et après une longue attente que je pus acquérir du fourrage pour
les chevaux et les mulets. Le fonctionnaire du sultan étant absent,
il fut impossible de rien tirer des serviteurs entêtés et défiants
qui étaient demeurés dans la ville. Nous fûmes heureux, le matin du
5 février, de sortir de cette morne bourgade et de pouvoir continuer
notre voyage par la fraîcheur matinale.

A une courte distance de la ville nous traversions l’oued er-Rouman
(rivière de la Grenade) et, cette fois, sur un pont bien conservé,
objet rare au Maroc. Les chemins se bifurquent en cet endroit :
l’un continue vers le sud, du côté de Casablanca et des autres
ports de l’Océan ; l’autre, que nous prîmes, s’enfonce
dans l’intérieur du pays, vers le sud-est. Un pauvre Juif qui
s’était joint à nous ces derniers jours et avait cherché avec
beaucoup de zèle à se rendre utile, nous quitta ici pour continuer
seul son chemin vers Dar el-Beïda.

Le terrain que nous parcourons est un plateau élevé d’environ
40 mètres au-dessus de la mer, et formé de couches calcaires
horizontales, qui surgissent souvent de la terre végétale ; il est
complètement sans arbres et sans buissons, et n’est garni que de
palmiers nains en forme de buissons, et d’un maigre gazon. Cette
partie du Gharbia, située le long de la mer, n’est donc pas
particulièrement fertile. Ce n’est que dans l’intérieur que
cette apparence se modifie. Vers onze heures nous nous arrêtâmes
dans le voisinage d’un groupe de douars de la tribu des Znetsa,
qui s’occupent beaucoup de culture, ce que nous pûmes constater
par les grands espaces bien cultivés qui les entourent. Vers une
heure nous fîmes une nouvelle halte à une source d’excellente eau
fraîche, Aïn el-Tet, et nous arrivâmes de là, vers trois heures,
dans une réunion de douars de la tribu des Chaouia. Dans le voisinage
se trouvaient les douars des Medouna, fraction des Chaouia ; nous
passâmes la nuit dans un de ces villages, où se tenait justement
le marché hebdomadaire. Nous dressâmes nos tentes en dehors de la
kasba ; le caïd était malade et se fit excuser ; il nous envoya son
chalif et nous fûmes très bien accueillis. Nous dûmes une mouna
abondante aux soins du chalif, et, le soir, dix hommes vinrent pour
nous garder, puisque je ne voulais pas passer la nuit dans les murs
de la kasba. Tout le village respirait l’aisance, et la population
ne se montra pas aussi défiante ni aussi entêtée qu’ailleurs.

Chemin faisant, nous rencontrâmes quelques machazini du sultan,
avec des chevaux bien chargés. Dans leur paquetage se trouvaient les
têtes de cinq rebelles suppliciés. Le sultan va d’ordinaire une
fois par an à Marrakech et, comme avant-coureur de son arrivée,
il envoie toujours quelques têtes de rebelles pour les accrocher
aux murailles d’une maison lui appartenant dans cette ville, en
guise d’avis aux mécontents. Cette rencontre annonçait que le
sultan ferait bientôt son voyage vers sa deuxième capitale, et la
malheureuse population du pays qu’il devait parcourir, et à qui
était réservé le bonheur d’héberger Sa Majesté Chérifienne,
avec une nombreuse suite et des milliers de soldats, se préparait
déjà aux contributions habituelles. Comme toujours, ce sont moins
les grands que leur entourage et leur suite, les machazini et les
soldats, qui oppriment le peuple, en s’emparant avec un brutal
manque d’égards de ce qui lui appartient ; on attend donc toujours
avec inquiétude l’arrivée du cortège impérial.

Le jour précédent nous avions dit adieu à la mer, que nous ne
devions pas avoir la joie de revoir avant de longs jours. Mon
plan était déjà complètement arrêté : je voulais essayer
de franchir le Sahara et d’atteindre Timbouctou. Outre que ce
problème pouvait paraître presque insoluble, qui pouvait savoir
de quelle façon nous reverrions la mer, soit sur l’Atlantique,
dans les colonies françaises du Sénégal ou, en descendant le
Niger, dans le golfe de Guinée, ou bien encore, en revenant sur
nos pas vers la Méditerranée, par un port d’Algérie ou de
Tunisie ? J’éprouvai une impression profonde et pénible lorsque,
sur les falaises situées entre F’dala et Casablanca, je vis pour
la dernière fois les flots puissants de l’Atlantique se briser sur
les rochers quartzeux de la côte marocaine : en même temps qu’un
navire s’effaçant à l’horizon, je crus voir aussi disparaître
les derniers liens qui me rattachaient au monde civilisé.

Pourtant je pensai : _nunquam retrorsum_. Devant nous, la puissante
chaîne de l’Atlas, avec sa nature sauvage et ses habitants
indomptés et pillards ; au delà, le désert avec son silence
et ses dangers ; puis, comme prix de nos fatigues, Timbouctou, la
ville tant de fois désirée, tant de fois approchée et si rarement
atteinte ! Mais que devais-je en attendre ? Tandis que Caillé avait
voyagé comme un pauvre pèlerin, n’avait pas été reconnu pour
un infidèle et s’en était échappé sans avoir eu à y souffrir,
le major Laing avait été étranglé, et Barth, après une captivité
plus ou moins déguisée, n’avait été relaxé que par suite des
instances énergiques du sultan de Bornou, ami des Chrétiens. Mais
qu’avais-je pour me protéger ? Une lettre de recommandation du
sultan du Maroc et, comme compagnon et interprète, un homme qui
cherchait à en imposer par sa parenté éloignée avec Abd el-Kader
et par des allures un peu outrecuidantes comme chérif et membre
d’une grande secte religieuse ; enfin, la volonté bien arrêtée
d’atteindre le but que je m’étais fixé. Serait-ce suffisant
pour échapper à tous les dangers contre lesquels avaient échoué
les meilleures forces des autres ? telle était la question que je
devais me poser à ce moment. _¿ Quién sabe ?_ dit mon deuxième
interprète, et nous continuâmes notre route.

Le matin du 6 février, il était assez tard quand nous pûmes
partir. L’aimable caïd nous avait encore envoyé un splendide
déjeuner ; du reste, la distance de la kasba voisine où nous devions
bivouaquer était très faible, de sorte que nous pûmes retarder
notre départ de quelques heures. Après une chevauchée facile
par un terrain bien cultivé et fort peuplé, nous arrivions à une
heure environ à la grande kasba de Rechid, où nous nous arrêtions.

Notre direction avait été vers le sud-est, et nous avions passé
près de différents douars. Les gens du pays appartiennent à la
grande tribu des Chaouia, mais ils portent le nom particulier de
Herriz. Leur caïd passe pour immensément riche et est beau-frère du
sultan. Tout près de la kasba se trouve un tombeau bien conservé
et surmonté d’une grande coupole ; le père du caïd, très
vénéré pour sa piété, y est enterré. On dit aussi que les
trésors de la famille y sont cachés : elle espère que le sultan,
qui n’épargne personne en matière d’argent, ne pourra ainsi
se permettre de la dépouiller de ses biens.

Nous fûmes très bien accueillis, ce qui se voit toujours à la
mouna délivrée et à la manière dont on l’apporte. Pour donner
un exemple de la composition de ces mouna, il suffit de dire que, à
peine arrivés, nous reçûmes beaucoup de fourrage (paille et orge)
pour nos chevaux ; puis vint ce qui nous était destiné, quatre pains
de sucre, une livre de thé, quatre livres de bougie et, le soir, un
souper si abondant que nous dûmes en distribuer une grande partie. Il
consistait en couscous, la nourriture nationale, avec des légumes et
de la viande rôtie ; puis des poulets et de l’agneau rôtis ; puis
encore quantité de couscous au lait, servi sous forme de bouillie,
ou de couscous sec, avec du sucre, de la cannelle, des raisins secs,
etc. Tout était en grande quantité ; chaque mets remplissait
un ou plusieurs plats, surmontés d’un grand couvercle en forme
de chapeau, tissé en jonc, et souvent élégamment orné ; on les
sert ainsi. Le couscous est le mets favori non seulement de tous les
Marocains, mais encore de populations beaucoup plus méridionales ;
à Timbouctou et au Soudan il est généralement répandu : on
peut à peine donner la traduction de ce mot. Le couscous se fait
avec toute sorte de farine : celle de froment, d’orge, de maïs,
de blé noir et même, au Soudan, de sorgho. On mouille légèrement
cette farine, et les femmes la pétrissent ensuite, par un mouvement
particulier du plat de la main et des doigts, en petits grains
dont le volume approche du gros gruau : d’ordinaire on tamise
toute la masse. Ce couscous grossier est alors séché au soleil,
pour se durcir. Quand on veut le préparer pour l’alimentation,
on ne le cuit pas, mais on le soumet à l’action de la vapeur
d’eau : pour cela on a des vases spéciaux, en terre ou en fer,
qui sont remplis d’eau ; en dessus est placé un deuxième vase,
plus petit, percé de trous ; puis le tout est recouvert et mis sur
le feu. Il faut assez de temps pour que le couscous soit suffisamment
cuit par la vapeur. Il est alors placé sur les plats à ce destinés,
et arrosé souvent de sauce au safran : on y dispose de la viande
et des légumes en manière d’ornements, et on le mange ainsi,
seulement avec les doigts de la main droite. Les Arabes ont une
dextérité particulière, que les étrangers ne peuvent acquérir
facilement, pour rouler cette masse spongieuse en petites boules et
pour les introduire dans leur bouche sans qu’il en tombe quoi que
ce soit sur la terre ou sur les vêtements. Les Marocains avalent des
masses énormes de ce mets favori ; j’ai constaté qu’il rassasie
vite, mais qu’il ne tient pas à l’estomac ; aussi, peu de temps
après en avoir mangé, j’avais faim de nouveau. Pour rôtir les
viandes, on se sert d’huile d’olive et, dans le sud du Maroc,
d’huile d’argan et de beurre. Ce dernier est un peu suspect,
car on n’emploie que du beurre fondu, conservé pendant des mois
dans des sacs en cuir et qui prend souvent un fort goût de rance :
mais le Marocain le préfère ainsi et dédaigne le beurre frais,
qu’il me fallait commander exprès quand j’en désirais. Au
Maroc on cuit partout du pain de farine de froment, très beau à
la vérité, et sous forme de petites miches plates. Les poulets
sont très abondants ; on ne mange des œufs que rarement ; la
viande est surtout celle de la chèvre et de l’agneau, et plus
rarement du bœuf. On sait que le porc est sévèrement interdit. La
viande d’agneau est excellente et bien préférable à celle de
bœuf. Pendant le repas, le Marocain ne consomme jamais de boissons
fermentées, mais seulement de l’eau ; avant de manger, on boit
d’ordinaire du thé vert de Chine fortement sucré et assaisonné
d’une plante des menthoïdées. Après le repas, les Marocains
se lavent les mains avec de l’eau chaude et du savon ; ils se
rincent également la bouche, mais ne connaissent pas l’usage des
serviettes. Comme preuve d’une bonne éducation, quand l’hôte
est satisfait de son repas, il le fait savoir par un bruit énergique
partant des profondeurs de son estomac. Ce bruit, que nous évitons
avec tant de soin, est au Maroc une coutume générale, et l’on
y acquiert une virtuosité extraordinaire dans la production de ce
phénomène naturel. Cette sorte de quittance de l’hospitalité
accordée remplace en quelque sorte les visites de digestion en
usage chez nous et dont les Marocains rient probablement aussi fort
que nous de leurs habitudes.

Le matin du 7 février, nous quittâmes cette kasba pour nous enfoncer
plus avant vers le sud-est. Il faisait chaud, nous eûmes vers midi
27 degrés centigrades à l’ombre, et le pays était complètement
privé d’arbres. En traversant un terrain plat bien cultivé,
et en passant devant plusieurs douars et tombeaux de marabouts,
nous atteignîmes, vers une heure, une chaîne de collines basses,
allant du nord-est au sud-ouest, et constituée par des couches
calcaires horizontales. C’était le même calcaire foulé déjà
plusieurs fois par nous, mais qui était généralement couvert
d’humus. Ici il forme des collines au-dessus de la plaine, de sorte
qu’il semble que toute la contrée ait dû être un haut plateau
calcaire, détruit et entraîné dans la suite des temps par les
agents naturels : il n’en resterait que quelques débris. Après
avoir franchi cette chaîne, nous vîmes devant nous les douars et
la petite ville du caïd Zettat, qui appartiennent aussi à la tribu
des Chaouia. L’ensemble produisait une impression agréable ; de
grandes et belles maisons, de beaux jardins, une large place entourée
de murs pour les caravanes ; un aimable caïd qui nous reçut fort
bien, tout cela fit de cet endroit un campement agréable. Le caïd
se tint longtemps près de nous, nous demandant avec curiosité des
nouvelles d’Europe et nous racontant mystérieusement que de grands
envois de poudre auraient été faits de Marrakech vers Tétouan, en
passant par ici. Il nous confia ensuite, naturellement sous le sceau
du plus profond secret, que le sultan avait déclaré la guerre,
il ne savait à qui, à l’Espagne ou à la France ! Évidemment
tous ces récits étaient de simples contes ; probablement l’un
des deux États avait soulevé quelque question de frontière, comme
il arrive souvent, et le sultan se trouve si peu en sécurité dans
ce cas, qu’il entreprend toute sorte de choses inutiles ; il se
fait petit d’ailleurs, car il sait bien qu’il aurait le dessous
et que son existence ne dépend que de la jalousie qui existe entre
l’Angleterre, l’Espagne et la France.

Le matin suivant, nous visitâmes le magnifique jardin d’orangers du
caïd. C’était un admirable spectacle que ces milliers d’arbres,
et l’or de leurs fruits odorants tranchait en vigueur sur le vert
foncé des feuilles. Comme il n’y a aucun moyen d’exporter le
superflu de ces oranges, une grande quantité doit nécessairement
se pourrir. Ces fruits sont à très bon marché dans le pays, et un
jardin d’orangers aussi étendu n’est, à vrai dire, que d’un
très petit rapport. Je n’ai jamais compris pourquoi on n’extrait
pas l’huile contenue dans les écorces d’orange ; les Marocains
ne paraissent pas se douter qu’elle a une certaine valeur.

Nous continuons à chevaucher vers le sud-est et nous atteignons,
une heure et demie après, la source de Bouita en même temps que les
ruines d’une vieille kasba. L’eau de cette source a une grande
renommée, et, quand le sultan passe en ce point lors de son voyage
à Marrakech, il en fait prendre des provisions dans ses outres. Vers
une heure nous quittons le grand chemin (ou plutôt la direction
principale, car au Maroc il n’y a pas de routes) qui conduit à la
kasba Meskin, et nous nous dirigeons plus à l’est, vers la kasba
Ouled Sidi ben Tanit, où nous arrivons vers trois heures. Le caïd
est absent, ou ne veut pas se montrer ; la population est très
inhospitalière et, au début, ne veut même pas nous permettre
de dresser nos tentes. La kasba et le village sont complètement
neufs, les maisons ne sont pas toutes terminées, et nous voyons
encore les ouvriers occupés à battre les murs d’argile, en
chantant un air monotone. Plus tard nous apprenons que le caïd
est d’une famille de chourafa, c’est-à-dire plus vaniteuse,
plus méfiante et plus inabordable que tous les autres Arabes ;
la conduite du caïd s’étend à ses subordonnés et rend notre
séjour fort désagréable. Ce n’est que fort tard que les efforts
de Hadj Ali et ceux du machazini qui nous escorte nous font obtenir
l’indispensable.

Notre but le plus proche était la kasba Meskin (Pauvre) ; nous
y arrivâmes dans l’après-midi du jour suivant. Nous avions
passé près du tombeau du marabout Sidi Sechan ; dans le voisinage
se trouvent les ruines d’une ancienne ville arabe ; il y existe
encore, en grandes quantités, des restes de murailles et de pierres
taillées. Je ne pus malheureusement rien apprendre sur cette ville ;
elle a été probablement détruite jadis par un sultan, pour punir
des habitants rebelles.

Ce jour-là, notre chemin conduisait sur un parcours assez
accidenté et à travers de nombreuses petites collines entre
lesquelles s’étendaient gracieusement des prairies d’un
vert tendre, avec de magnifiques tapis de fleurs. Par suite de la
pluie des jours précédents, la végétation s’était rapidement
développée. Déjà la veille nous avions aperçu tout au loin les
montagnes couvertes de neige de la puissante chaîne de l’Atlas,
et ce jour-là nous nous en étions approchés un peu plus.

Le caïd de la kasba Meskin, qui est une zaouia, se nomme Hamid ben
Chefi. Avant même d’avoir atteint cet endroit, nous rencontrions de
nombreux enfants, qui nous tendirent de petites tablettes à écrire
et nous demandèrent de l’argent. C’étaient les écoliers d’une
sorte d’école cloîtrée, qui nous montraient leurs progrès dans
l’écriture des versets du Coran et que quelques flous (monnaie
de cuivre fondu) rendirent joyeux.

Le caïd, aussi bien que son chalif, souffrait de la fièvre ; je
leur donnai un peu de quinine et de sulfate de soude. Le caïd est
un grand amateur de curiosités ; on dit qu’il y a chez lui toutes
sortes de choses extraordinaires : des horloges rares, des machines,
etc. ; c’est un genre de sport qu’on ne trouve pas souvent chez
les indifférents Marocains. Dans le village se promènent trois
gazelles apprivoisées, ainsi que quelques magnifiques mouflons,
presque de la taille d’un cerf et d’une grande force ; je
n’avais encore jamais vu de ces animaux, qui vivent à l’état
sauvage dans l’Atlas.

Avant de partir le matin du 10 février, je pris encore part à une
scène originale : un autre dirait une aventure intéressante. Au
Maroc presque tout Européen est regardé comme médecin et doit,
bon gré mal gré, donner son avis et ses soins à toutes sortes
de malades. Le caïd, auquel j’avais déjà remis de la quinine,
me fit prier le matin de ne point partir encore, car une de ses
femmes était malade et désirait me consulter. Si l’on songe à
l’état de claustration dans lequel les femmes vivent au Maroc,
surtout celles du meilleur rang, qui ne peuvent marcher dans les rues
que le visage étroitement couvert, tout le corps enveloppé dans
une grande pièce d’étoffe, affreuse et en forme de drap de lit ;
si l’on pense que dans les villes l’Européen doit s’abstenir de
regarder une créature ainsi accoutrée, et fait mieux de détourner
les yeux ou de l’éviter, on comprendra que je fus un peu étonné
de cette demande de l’amil. Dans tous les cas il était absolument
nécessaire d’affecter le plus grand sérieux. Les préparatifs et
les mesures de précautions qui furent prises avant cette consultation
étaient de nature très variée, et tout ce cérémonial avait
été visiblement réglé la veille au soir dans un conseil de
famille. Quelques parents du caïd me conduisirent, ainsi que Hadj
Ali, que j’avais dû prendre avec moi comme interprète, dans la
kasba, où nous attendîmes pendant un certain temps dans l’une
des cours. Enfin parut un vieil eunuque, quelque peu estropié, dont
les yeux avaient été crevés ; c’était le gardien du harem ; il
nous conduisit tous deux, à travers plusieurs autres cours, devant
une grande maison, dont la porte, garnie de fer, était solidement
fermée ; quand il eut ouvert les différentes serrures, il nous fit
entrer et attendre dans le vestibule : une esclave noire apporta une
chaise de canne européenne, à moitié rompue, qui, avant d’avoir
échoué dans cette kasba abandonnée du monde, avait dû certainement
mener une vie aventureuse et semée de dures épreuves ; l’esclave
me fit signe que je devais utiliser ce meuble d’une manière
qui me parût convenable. Je pouvais déjà tirer de cet exorde la
conclusion peu récréative que l’entrée me serait refusée dans
les véritables appartements : il en fut ainsi. Bientôt apparut,
en compagnie d’une servante, une dame marocaine, d’âge moyen,
richement vêtue, le visage incomplètement voilé, mais un bandeau
blanc et étroit devant la bouche ; en parlant, elle soulevait
un peu ce bandeau avec des doigts richement ornés d’anneaux
d’argent. Elle se plaignit de violentes douleurs dans le côté
gauche de la poitrine. C’était une grosse affaire : je songeai à
la pressante recommandation de mon interprète Hadj Ali, de ne pas
blesser la susceptibilité mahométane, et je conseillai à la dame,
sans me livrer à aucune inspection, de frotter la partie malade
avec de l’eau-de-vie camphrée, moyen que je conseillais contre
toute douleur violente quand j’étais dans l’embarras. Mais
la dame ne parut pas se contenter de si peu, et je ne devais pas
en être quitte à si bon compte : il me fallut au moins toucher
la place qui était le siège d’une si violente douleur et elle
y dirigea ma main. Je pris mon plus grand sérieux, et déclarai
le tout fort grave ; mais je fis remarquer en même temps que mon
moyen curatif était extraordinairement efficace, et racontai avec
animation combien j’avais guéri de maladies semblables avec
ce remède. Malheureusement il me fallait dire tout cela par mon
interprète ; mais la dame, qui suivait mes jeux de physionomie avec
une attention passionnée, et lisait sur mes lèvres le sens de mes
paroles, fut enfin rassurée et promit de suivre mes prescriptions. Je
dus encore lui donner une bouteille de cette eau-de-vie camphrée,
en lui disant comment elle devait s’en servir ; je fus heureux
de sortir ainsi de cette situation quelque peu épineuse. La dame
disparut avec sa servante ; l’eunuque aveugle reparut, nous mena
hors de la maison, ferma la lourde porte derrière nous ; d’autres
gens nous escortèrent et j’arrivai enfin à ma tente.

[Illustration : Costume d’une riche Marocaine.]

Je fis tout préparer pour le départ ; le caïd, reconnaissant, me
fit ses adieux et chargea son chalif, qui portait encore les traces de
la fièvre, de nous accompagner un instant. Mais je regrettai bientôt
de ne pas avoir cédé aux instances du caïd et de ne pas avoir
passé la journée près de lui : à peine étions-nous en route, que
commença une averse qui devait durer des heures. Le terrain était
assez montueux et rocheux ; nous traversâmes d’abord une petite
montagne de bancs épais de calcaire disposés horizontalement,
et nous descendîmes ensuite dans une belle plaine fertile, la
vallée de l’oued Oumerbia. Le passage de cette rivière, qui
eut lieu un peu au-dessous de son confluent avec l’oued el-Abid,
ne se fit pas sans difficulté. Par suite de la pluie, la rivière
était large, profonde et rapide ; les chevaux et les mulets durent
traverser à la nage : nous nous cramponnions après eux et ne
pûmes faire autrement que de nous mouiller complètement. Les
bagages nous causèrent particulièrement maintes difficultés,
et il fallut requérir l’aide de nombreuses gens d’un douar
voisin. Enfin nous fûmes très heureux d’avoir passé la rivière
sans accident et sans perte réelle. Après avoir traversé la zone
d’inondation très boueuse de l’oued Oumerbia, le terrain se
releva rapidement, et nous nous trouvâmes dans une petite chaîne de
montagnes, formée d’un schiste argileux bleu et mince, dont les
couches étaient verticales, avec de puissants filons de quartzite
blanche et de calcaire cristallin. Il doit y avoir également du
marbre, car nous trouvâmes beaucoup de cailloux roulés de beau
marbre blanc. Le terrain rocheux opposait de grandes difficultés
à la marche de nos animaux déjà fatigués. Enfin nous arrivâmes,
après quatre heures et complètement mouillés, au premier douar de
la tribu des Cheragra, où nous cherchâmes un refuge et où nous
dressâmes nos tentes. Ce n’était malheureusement plus le douar
du caïd, et la population se montra très malveillante et très
méfiante. Quand l’escorte de quatre hommes donnée par le caïd de
Meskin eut persuadé à ces gens que nous n’étions pas venus pour
les piller, mais que nous consentions à tout payer, ils finirent par
trouver un peu d’orge pour les chevaux et les mulets ; au début
ils avaient prétendu qu’il n’y avait absolument rien dans le
village. Finalement ils apportèrent aussi une paire de poulets
et du couscous, de sorte que nous pûmes souper. C’était une
population misérable, comme nous le vîmes aisément, et il était
facile de comprendre qu’elle ne voyait pas avec plaisir arriver
des étrangers, en raison des habitudes spéciales au Maroc. Du
reste, le mauvais temps seul nous avait chassés dans cet endroit
retiré. Si nous n’avions été aussi complètement transpercés,
nous aurions certainement gagné un village plus important.

Le matin du 11 février, le temps s’était amélioré, et nous
continuâmes vers le sud-ouest. Notre but était la grande kasba
Kelaa, qui n’est éloignée de Marrakech que de quelques jours de
marche. Pendant toute la journée nous ne rencontrâmes pas un seul
douar ; le pays paraissait complètement inhabité et nous ne vîmes
qu’un seul tombeau de marabout. A notre arrivée à Kelaa, nous
fûmes d’abord regardés avec quelque méfiance. C’est un assez
grand village, et la kasba, entourée de murs, est très étendue et
très considérable. Quand nous eûmes fait notre visite au caïd, on
nous invita à entrer dans la kasba et à ne pas dresser les tentes,
car nous serions logés dans une maison. Quelques portes étroites
et des passages tortueux nous conduisirent dans la grande cour de la
kasba, où le caïd et son entourage nous reçurent avec beaucoup de
cérémonie et de retenue. On nous indiqua une maison d’un étage,
et je fus étonné de voir l’ornementation somptueuse qui avait
jadis été donnée à cette demeure. Tout était abandonné, il
est vrai, mais nous vîmes encore de magnifiques portes en partie
conservées, en forme de fer à cheval, et richement ornées,
un beau revêtement en stuc colorié dans les appartements et de
ravissantes faïences appliquées sur le sol et les murs. Le tout
rappelait vivement certaines pièces de l’Alhambra ; ce doit être
certainement un caïd riche et pourvu de sens artistique qui jadis a
construit et habité cette maison. Le caïd actuel ne s’en inquiète
guère et se contente d’une demeure simple et sans ornements, tandis
qu’il laisse à l’abandon ce magnifique palais. La situation
de ces fonctionnaires est si incertaine et dépend tellement des
caprices du sultan, qu’ils croient tout à fait inutile de faire
quelque chose pour la représentation ; ils savent trop qu’ils
peuvent être rappelés à tout moment et dépouillés de leurs
économies, qui, en grande partie, sont le produit de leurs rapines.

Malgré la composition assez pierreuse du sol, tous les environs
sont pourtant bien cultivés, et, comme il n’y a pas de rivière
dans le voisinage, ils doivent être arrosés artificiellement. Dans
ce dessein on a établi un système étendu d’irrigation pour
lequel quelques petits affluents de l’oued Oumerbia ont été
utilisés. Ces canaux consistent en puits de vingt à trente pieds
de profondeur, creusés dans le sol à quelques centaines de pieds
d’intervalle ; ils sont réunis par des passages souterrains et
fermés ensuite ; dans tous les endroits où se trouve un puits
de ce genre, le sol est toujours relevé en forme de tumulus, de
sorte que l’on voit sur le terrain d’innombrables monceaux de
terre sans lien apparent, mais qui indiquent pourtant la direction
de la canalisation. La plus grande difficulté consiste à établir
partout une pente suffisante pour assurer la circulation constante de
l’eau. C’est un travail pénible et coûteux que l’installation
et l’entretien de canaux de ce genre, mais la fertilité du sol,
sec par lui-même, en dépend. L’emploi des esclaves, la puissance
absolue du caïd sur ses subordonnés, et la conscience que ces
derniers ont de l’utilité de ces travaux pour tous, de même
que les gages extrêmement réduits des travailleurs, facilitent
l’établissement de ces travaux primitifs et pourtant difficiles.

En compagnie du caïd nous entreprîmes une tournée autour de la
kasba, pour visiter quelques canaux en construction. On ne cultive
dans les environs que de l’orge et du froment.

La méfiance des habitants se dissipait peu à peu. Ils observaient
avec la plus grande attention mon interprète Hadj Ali, dont les
récits sur son oncle Abd el-Kader, sur la grande secte des Abd
el-Kader Djilali de Bagdad et sur les grands voyages qu’il avait
faits, étaient acceptés avec beaucoup de scepticisme. Il se trouva
même un vieillard qui, ayant été voir Abd el-Kader à Damas, fit
subir à mon compagnon une sorte d’examen sur les personnes et les
choses de la Syrie. Le parler important de Hadj Ali et l’assurance
de son attitude l’aidèrent du reste à sortir de ce mauvais pas,
et l’on fut enfin convaincu qu’il avait dit la vérité. Le caïd
devint presque aimable, nous fûmes invités à sa table, ce que je
ne regardais pas du tout comme un avantage, et ma suite fut très
abondamment pourvue, de sorte que chacun était fort content de cette
kasba. Le caïd me pria si vivement d’y demeurer encore un jour,
que finalement j’y consentis ; mes chevaux purent alors se remettre
à leur aise. Nous reçûmes du voisinage beaucoup de visites,
et la bouilloire à thé dut être en permanence sur le feu. Comme
d’ordinaire, des discussions religieuses s’élevaient toujours
entre mon chérif et les visiteurs ; mais le désir d’apprendre
des nouvelles d’Europe poussait également les gens à venir voir
le Hakim er-Roumi (le médecin romain, c’est-à-dire étranger).

Dans cette kasba erraient quelques membres de la secte des
es-Senoussi, gens malpropres et déguenillés, qui la nuit firent,
non loin de notre maison, leurs dévotions en poussant des cris
effroyables. Nous prîmes congé le 13 février au matin ; nous
étions déjà à cheval, quand l’un de ces coquins se précipita
sur moi avec une longue lance, saisit mon cheval par la bride et
me réclama insolemment de l’argent. Il ne fut pas content de
mon aumône et devint importun au plus haut point, en me menaçant
de sa lance ; ce ne fut qu’avec la plus grande peine et grâce
aux efforts du caïd, qu’il put être calmé et entraîné ; on
dut cependant traiter avec beaucoup d’égards ce voleur de grand
chemin : c’était un saint !

Notre but le plus voisin était la grande kasba de Temlalat ; la route
était longue et la journée fort chaude. Le terrain était redevenu
très montagneux. Nous traversâmes d’abord une longue chaîne de
montagnes, allant du nord-ouest au sud-est et formée de quartzite,
d’argile schisteuse et de grès rouge quartzeux ; dans l’argile se
trouvait une assez grande quantité de pyrite de cuivre. Les couches
tombent verticalement vers le nord-est. Les plus hauts sommets de
ces montagnes ne dépassent pas 1000 mètres d’altitude, mais
elles forment des pics aigus, extrêmement pittoresques. De là nous
descendîmes dans une grande et belle plaine, mais déserte ; pas un
douar n’y apparaissait, et nous n’y rencontrâmes que rarement
un être animé. A gauche nous avions toute la longue chaîne de
l’Atlas, dont les sommets les plus élevés étaient couverts de
vastes champs de neige : c’était un magnifique spectacle ; mais,
en face de ces masses de neige, nous nous traînions péniblement,
avec 30 degrés centigrades environ, dans la plaine complètement
privée d’ombre. Il est surprenant au plus haut degré qu’au
pied d’une haute chaîne aussi puissante, les terres soient à
tel point desséchées.

La raison de ce phénomène est que l’Atlas consiste en une
quantité de chaînes parallèles, et que ses eaux s’écoulent
naturellement surtout dans ses vallées longitudinales. Dans le
peu de vallées transversales dirigées vers le nord et le sud,
l’eau est captée dès sa source par les habitants, partagée en
nombreux canaux et employée à irriguer les champs d’orge. De
cette manière il en descend fort peu dans la plaine de Marrakech ;
aussi, pour fertiliser le sol, la population doit-elle avoir recours
aux procédés que j’ai décrits. Dans le voisinage de la kasba
Temlalat, le terrain est couvert également de petits monceaux de
terre qui proviennent des canaux d’irrigation.

Quoique nous fussions déjà très près de Marrakech, à Temlalat on
ne nous accueillit pas fort bien. Il n’y avait qu’un fonctionnaire
de second ordre, un amin, qui respecta très peu la lettre du sultan
et prétendit être très pauvre. Ce ne fut que lorsqu’il apprit
que nous demandions, non une mouna gratuite, mais, contre payement,
des vivres assurés pour les hommes et les chevaux, qu’il devint
plus courtois et nous promit tout ce que nous désirions.

Les champs d’oliviers, très nombreux et très étendus, sont
particulièrement remarquables en cet endroit ; nous n’en avions
pas vu de semblables depuis longtemps.

Le 14 février enfin, nous avions à parcourir notre dernière étape,
qui fut assez longue, avant d’atteindre la célèbre Marrakech. Ce
ne fut qu’à sept heures du soir que nous entrâmes dans la
deuxième résidence du pays. En général, la direction suivie avait
été le sud-ouest. La grande plaine est interrompue par une chaîne
de montagnes de petite dimension, mais fort intéressante. Nous
atteignîmes d’abord de nombreux pics pittoresques ressemblant à de
véritables montagnes volcaniques, et formés de basalte. C’était
un paysage extrêmement beau que ces vallées richement garnies
de gazon et de fleurs, d’où sortaient verticalement de noires
masses de basalte. Puis vinrent des croupes aplaties, formées de
granit blanc. Le feldspath de cette roche est souvent désagrégé,
transformé en kaolin (terre à porcelaine) et entraîné par les
eaux ; je trouvai du moins plus loin quelques petits dépôts de cette
terre blanche. Enfin venaient aussi des couches de schiste sablonneux,
variant du rouge foncé au noir. Toute cette petite chaîne paraît
être entièrement indépendante des grandes montagnes de l’Atlas.

Après avoir franchi ce massif, fort intéressant au point de vue
géologique, nous entrâmes de nouveau dans le grand plateau de
Marrakech, qui est d’abord couvert de cailloux et s’étend sans
interruption jusqu’au pied du haut Atlas. Nous passâmes un petit
bras de rivière desséchée et nous arrivâmes à une ravissante
zaouia placée au milieu de nombreux palmiers et à côté d’un
petit village.

C’est là que commence la colossale forêt de palmiers qui
s’étend jusqu’au delà de Marrakech, et qui comprend des
centaines de milliers d’arbres. En route, un habitant de la ville se
joignit à nous ; il revenait de voyage, suivi de quelques serviteurs,
monté sur un magnifique mulet. Quand nous eûmes atteint les murs
extérieurs de la ville, il nous fallut chevaucher encore pendant des
heures dans des jardins et des bois de palmiers immensément étendus,
avant d’arriver à une des portes. Nous allions dresser nos tentes
encore une fois devant la ville, car il se faisait tard et nos chevaux
fatigués pouvaient à peine avancer ; mais le Maure qui nous servait
de guide nous engageait toujours à aller de l’avant, et finalement
il nous fallut traverser de larges rues et des places désertes par
une obscurité presque complète, avant d’installer nos tentes,
d’après le conseil de notre ami, sur une place située devant la
magnifique mosquée de Koutoubia et près du palais de l’oncle de
Mouley Hassan, qui représente ici le sultan. Il était trop tard
pour nous présenter chez le gouverneur, et, malgré leur fatigue, il
fallut que quelques-uns de nos serviteurs allassent chercher dans la
ville de l’orge pour nos animaux et quelques provisions pour nous.

Encore une fois nous avions terminé une partie de notre tâche. Le
voyage de Fez à Marrakech avait duré longtemps : le 17 janvier,
je quittai la résidence, et le 14 février seulement nous entrions
ici. L’obligation où l’on est de passer par Rabat augmente très
considérablement le trajet ; si l’on voulait traverser par le pays
des Chelouh, on pourrait le franchir en dix ou douze jours. Du reste,
je n’avais pas à le regretter : c’était un voyage intéressant
et instructif par le Maroc cisatlantique ; il s’agissait maintenant
de visiter l’Atlas et le Maroc transatlantique, ce qui serait
certainement une entreprise beaucoup plus difficile et moins exempte
de dangers.




                             CHAPITRE VIII

                          MARRAKECH EL-HAMRA.

Arrivée à Marrakech. — Le gouverneur. — Notre habitation. —
Nos visiteurs. — Les Juifs. — Leur oppression. — Fête de la
naissance du Prophète. — Réjouissances publiques. — Revue. —
Fantasias. — Processions de la Zaouia. — Marché du jeudi. —
Baladins. — Préparatifs de voyage. — Adieux. — La ville de
Marrakech. — Sa fondation. — Murailles et portes. — Maisons et
rues. — Administrations. — Prisons. — Marchés. — Bazars. —
Nombre des habitants. — Bâtiments publics. — Écoles, etc. —
Lépreux.


La place sur laquelle nous avions dressé nos tentes le soir de
notre arrivée à Marrakech est un carré dont un des côtés est
occupé par la mosquée el-Koutoubia ; le palais, d’extérieur
très simple, du chérif Mouley Ali, l’oncle du sultan régnant
et frère du précédent, fait un angle droit avec la mosquée.

Les deux autres côtés de la place sont fermés par des murs de
jardins : à deux des angles débouchent des rues étroites venant
des autres quartiers de la ville ; dû reste la place est assez
abandonnée et sert de dépôt de toute espèce d’ordures et de
décombres. D’après les apparences, elle est dans un quartier
tranquille et détourné ; aussi peu de gens y passent ; ils ne
montrent aucun signe d’amitié ou de haine lorsqu’ils voient
un Roumi.

Quoique nous soyons arrivés tard dans la soirée, notre entrée
à Marrakech n’est pas restée longtemps inconnue. Notre guide
de la veille, qui, nous l’avons appris ensuite, est un savant
renommé, a répandu la grande nouvelle. Le chérif Mouley Ali
nous envoie de bonne heure quelques serviteurs avec un grand pot
de lait frais ; en même temps il se fait excuser de ne pas nous
avoir envoyé de vivres dès la veille ; mais il n’a appris notre
arrivée que le matin même. Vers dix heures nous allons voir le
gouverneur de la ville et cherchons en même temps à obtenir de
lui une maison. C’est un jeune homme d’environ trente ans qui
occupe ce poste élevé. Il nous reçoit assez bien, s’informe
du but de mon voyage et me promet toute sa protection tant que je
demeurerai dans la ville. En même temps il donne l’ordre de nous
faire préparer une maison, et désigne un vieux machazini pour nous
accompagner en permanence. A peine étions-nous de retour à nos
tentes, que quantité de machazini survinrent et nous invitèrent
à les suivre. Les bagages furent vite chargés sur les animaux,
et nous nous rendîmes, en traversant une grande partie de la ville,
à une place nommée Djema el-Fna, où se trouvait notre maison. Elle
était assez grande, n’avait qu’un étage et avait été habitée
par quelques Anglais qui avaient été engagés comme instructeurs
des troupes. Quand j’appris le nom de la place, je me souvins
de ce qu’en dit un Français, Lambert, qui a vécu longtemps à
Marrakech : « Il n’y a point au Maroc de promenades publiques ;
le seul endroit de récréation pour le peuple est la grande place
de Djema el-Fna, où, l’après-midi, des comédiens, des conteurs
d’histoires, des jongleurs et des saltimbanques de tout genre
donnent leurs représentations. En général, la place de Djema
el-Fna est le rendez-vous de tous les vagabonds de la ville, et
pendant la nuit il est dangereux d’y passer seul. C’est là que
se trouve également la muraille où sont plantées les têtes des
suppliciés. » Mon soldat me tranquillisa pourtant, et m’assura
que je serais parfaitement en sûreté dans ma maison. Elle avait
une vaste cour, avec des écuries. Au premier étage se trouvaient
quelques grandes et belles chambres, mais absolument vides. Le sol
et les murs étaient garnis de jolies faïences de beaux modèles ;
les portes conduisaient sous une véranda, qui donnait sur la cour ;
une seule des chambres avait une fenêtre sur la place. De la terrasse
de la maison nous avions une belle vue sur une partie de la ville et,
surtout vers le sud, sur la longue et magnifique chaîne de l’Atlas,
dont les sommets et les pentes étaient couverts de brillants champs
de neige. Un Juif avait loué l’une des chambres et l’avait
remplie de marchandises de toute sorte et surtout de plante de henné
(pour teindre les ongles, etc.), de kif (chanvre à fumer), de dattes,
etc. Il fut forcé d’évacuer cette pièce, de sorte que nous pûmes
nous installer aussi bien que possible dans cette grande maison.

A peine y étions-nous entrés, que le pacha nous envoya un
magnifique présent d’hospitalité, afin que nous fussions pourvus
de vivres, au moins pour le premier jour : un mouton, six poulets,
dix pigeons, trente œufs, dix livres de sucre, du thé, du café et
du fourrage. La lettre du sultan avait fait certainement ici grand
effet et elle fut convenablement respectée.

Dans le reste de la journée, beaucoup de visites nous arrivèrent,
surtout à cause de mon compagnon Hadj Ali, dont les titres de chérif
et de parent d’Abd el-Kader étaient déjà suffisamment connus. Un
savant de l’endroit, parent éloigné d’Hadj Ali, nous fit surtout
dans la suite de fréquentes visites ; il enseignait dans une mosquée
les sciences les plus variées : architecture, chimie ou plutôt
alchimie, poésie, etc., et savait aussi jouer aux échecs. Il vivait
assez médiocrement d’une pension que lui faisait une mosquée
subventionnée par le sultan. De nombreux Juifs venaient également
nous voir, et l’un d’eux m’apporta un paquet de lettres qui
avaient été remises chez le consul allemand de Mogador. Ce dernier
m’apprit en même temps qu’un crédit m’était ouvert chez
lui au cas où mes ressources seraient insuffisantes pour continuer
mon voyage. C’était d’ailleurs la position dans laquelle je
me trouvais. Afin de pouvoir consacrer tout mon temps à la ville
de Marrakech, j’envoyai à Mogador mon compagnon Benitez avec un
pouvoir, pour aller me chercher des fonds. Il partit le 18 février
avec deux serviteurs ; il avait à faire cinq jours de route et par
des pays qui ne sont pas toujours très sûrs.

Le nombre de nos visiteurs s’accroissait chaque jour, et,
d’après les habitudes du pays, nous devions leur offrir du thé,
ou les inviter à prendre part aux repas, quand ils se trouvaient
là aux heures déterminées. Quoique tout le monde sût bien que
j’étais Chrétien, on n’en prenait pas le moindre ombrage, et
je ne vis jamais aucun indice de fanatisme religieux. Je revêtis
néanmoins dans les rues le costume maure, afin de ne pas trop
attirer l’attention du petit peuple, et de visiter sans entrave
les marchés très fréquentés : toute sorte de saints suspects
errent à Marrakech, et, pour se faire une auréole, ils auraient
pu aisément exciter le peuple contre moi, de telle sorte que mon
machazini d’escorte eût eu grand’peine lui-même à me protéger.

Le bruit s’était vite répandu que je voulais aller à
Timbouctou ; je m’attendais à ce que chacun cherchât à me
détourner d’une pareille entreprise, mais, au contraire,
nous reçûmes un grand nombre de conseils, de lettres de
recommandation, etc. ; on m’avertit seulement de me défier du
pays de Sidi-Hécham, que je ne pouvais éviter qu’avec peine ;
chacun croyait qu’une fois ce pays passé il n’y aurait plus
de danger à craindre. Quelques Juifs qui faisaient un commerce
assez important voulaient profiter de cette circonstance pour
aller à Timbouctou et me proposèrent un voyage en commun : je
n’avais qu’à acheter une grande quantité de marchandises,
ils en fourniraient de même une proportion correspondante, et de
cette façon nous entreprendrions une expédition commerciale à
frais et à bénéfices communs. Ils demandaient un contrat écrit,
accepté par moi et approuvé d’un délégué de l’Alliance
israélite, société fort active au Maroc. Au début, toutes ces
conditions ne me parurent pas inacceptables. Je savais combien il est
difficile d’atteindre Timbouctou ; je connaissais en outre quelques
familles juives, celle par exemple du rabbin Mardochai es-Serour,
habituées à faire du commerce au Soudan, et avec leur concours je
pensais atteindre plus facilement mon but. J’espérais aussi que,
dans leur propre intérêt, les Juifs, en faisant tout leur possible
pour transporter les marchandises à Timbouctou, m’y conduiraient
en même temps et en toute sûreté.

Par un grand bonheur, cette affaire échoua. On exigeait de moi que
j’achetasse une quantité très importante de marchandises, dont
le prix aurait beaucoup trop dépassé les ressources mises à ma
disposition ; les Juifs pensaient avec raison qu’une entreprise
aussi risquée ne pouvait avoir quelque raison d’être qu’en
lui donnant une grande extension ; je n’en avais pas les moyens,
comme je l’ai dit. D’un autre côté, je vis clairement que pour
moi ce ne serait pas une bonne recommandation que de voyager avec des
Juifs marocains : j’aurais pu sûrement compter être dépouillé ;
en conséquence je rompis toute négociation.

Le 19 février je visitai le grand marché hebdomadaire, qui se
tient en dehors de la ville, sur une large place ; j’y avais fait
conduire mes deux mulets pour les vendre, mais je n’eus aucune offre
acceptable. L’activité est très grande dans la foule bigarrée qui
couvre ce marché, et où se rencontrent déjà beaucoup de Berbères
de l’Atlas et de nombreux Nègres. Les différents articles mis
en vente sont classés par groupes, de façon à faciliter les
recherches. L’occasion d’acheter ici des esclaves nègres ou
négresses n’est pas rare.

A mon retour je rencontrai de nouveau des Juifs hors de la mellah ;
ils me contèrent longuement les avanies auxquelles ils sont
exposés ; il existe entre autres un ordre du sultan d’après lequel
toutes les maisons du quartier juif doivent être de même hauteur ;
celui qui avait une maison plus élevée que les autres a dû la
raser jusqu’à leur niveau. Les allures de ces Juifs, dont une
partie était très riche, produisaient une impression pénible. Ils
ne pouvaient aller que pieds nus dans les rues et portaient leurs
pantoufles sous leur bras. Aussitôt qu’ils entraient chez moi,
ils remettaient triomphalement leurs pantoufles, à la grande colère
des Arabes présents, car ils croyaient fermement que je pouvais leur
assurer protection. Dans les appartements ils reparaissaient pieds
nus, comme il est de mode et de bon ton partout au Maroc. Au moment de
sortir, ils remettaient de nouveau leur chaussure jusqu’à la porte
de la maison, et reprenaient leur marche pieds nus de cette porte à
celle de la mellah. Dans le quartier juif ils pouvaient mettre leur
chaussure, mais en tout autre endroit ils se seraient exposés aux
plus grandes insultes. Cette loi s’applique aussi bien aux hommes
qu’aux femmes ; c’est une des raisons qui font que les femmes et
les filles des Juifs riches quittent très rarement leur quartier,
et qu’elles passent presque toute leur vie dans les rues étroites
de la mellah.

Le 23 février commencèrent les grandes fêtes qui ont lieu chaque
année pour l’anniversaire de la naissance du Prophète. Déjà
quelques jours auparavant plusieurs cheikhs et caïds des environs
étaient arrivés avec de nombreuses suites. L’oued Sous et
les différentes vallées de l’Atlas avaient même envoyé des
députations. Pendant ces jours de fête elles sont toutes les hôtes
du sultan, représenté par son oncle Mouley Ali.

La partie principale des réjouissances consistait en une grande
revue et en fantasias, qui eurent lieu le matin du 23 février
dans la grande plaine au sud et en dehors de la ville. Toute la
garnison de Marrakech s’était mise en mouvement ; les troupes de
ligne, vêtues de rouge, comme les machazini montés ; en outre,
presque tous les chefs des tribus environnantes, de même que
les gouverneurs de province et des districts voisins, apparurent
avec de grandes et brillantes escortes de machazini. Une foule
extrêmement nombreuse était sortie depuis le matin par la porte
du sud et s’étendait en un large demi-cercle autour de la masse
des troupes, qui comptait plusieurs milliers d’hommes et attendait
l’arrivée du représentant du sultan. Parmi les spectateurs, les
femmes surtout étaient en grand nombre ; le corps complètement
enveloppé dans un grand manteau, le visage presque entièrement
caché, elles demeuraient très patiemment sous un brûlant soleil et
observaient curieusement tous les nouveaux arrivants, en échangeant
leurs remarques sur eux avec une grande liberté de langage. Les
différentes tribus s’étaient formées en groupes distincts sous la
conduite de leurs caïds ; la plupart de ces hommes étaient montés
sur de très beaux chevaux, magnifiquement harnachés. Partout la plus
grande pompe était déployée pour célébrer cette fête, qui est en
même temps une sorte d’hommage rendu au sultan. L’arrivée de son
représentant fut annoncée par des coups de canon ; l’artillerie
avait été postée sur les murailles de la ville et elle fit retentir
ses pièces à la grande joie du petit peuple.

L’oncle du sultan parut enfin à la tête d’une escorte nombreuse
et richement vêtue. Deux magnifiques étalons berbères étaient
conduits devant lui ; lui-même montait un cheval tranquille,
très beau également, qui était couvert d’un harnais vert,
parce qu’il appartient à une famille chérifienne et que le vert
est la couleur sacrée du Prophète. Aux côtés de ce personnage
marchaient à pied des machazini, tenant des morceaux d’étoffe
blanche avec lesquels ils chassaient les mouches ; derrière venait
une grande cavalcade de hauts fonctionnaires, tous sur des chevaux
magnifiques et richement harnachés, et escortés d’un grand nombre
de machazini. L’oncle du sultan chevaucha avec sa suite, au bruit
continuel du canon, jusqu’auprès des troupes, prit position, et
alors chaque tribu, sous la conduite de son caïd ou de son cheikh,
accourut au petit galop et se groupa autour de lui. Le représentant
du sultan adressait à chaque tribu une courte allocution, faisait
une prière et la renvoyait. Chacune apportait successivement son
hommage au sultan. A l’écart des autres tribus s’en tenaient
quelques-unes qui, me dit-on, étaient particulièrement nobles et
d’où l’on tirait autrefois les premiers machazini, de véritables
soldats vassaux. Elles ne galopèrent pas vers l’oncle du sultan,
mais, après en avoir fini avec les autres, il alla vers elles, et
le même cérémonial se répéta. Le grondement de l’artillerie
et le pétillement de la mousqueterie des askars vêtus de rouge
(troupes de ligne) retentissaient sans interruption pendant cette
solennité : aussitôt qu’une tribu s’éloignait, quelques-uns de
ses cavaliers commençaient leurs folles fantasias, et l’ensemble
formait un tableau vivement coloré, éclairé par un soleil ardent.

[Illustration : Femme marocaine en toilette de rue.]

Une troupe d’Arabes algériens, qui avaient fui leur patrie et
s’étaient fixés dans ce pays, apparut également pour rendre
hommage au sultan ; il s’y trouvait un fils et un parent de Si
Sliman, le cheikh bien connu qui a joué un rôle brillant dans
les guerres d’Abd el-Kader contre les Français et que j’avais
rencontré à Fez quelques mois auparavant. Les Algériens saluèrent
également mon compagnon Hadj Ali et lui demandèrent des nouvelles
de leur patrie. Ils ne renoncent pas encore à la disputer aux
Français, qu’ils haïssent, et du Maroc ils conspirent contre
la France. Le sultan a assigné à la grande famille de Si Sliman
un territoire auprès de Marrakech, où elle est provisoirement
à l’abri des poursuites des autorités françaises. Si Sliman
lui-même vit d’ailleurs, comme je l’ai dit, presque toujours
à Fez, dans le voisinage du sultan.

La cérémonie ne fut pas terminée avant midi, et dans cette
vaste plaine presque sans arbres le soleil brûlait ardemment. Le
représentant du sultan rentra en ville suivi des troupes brillantes
des différentes tribus qui s’étaient montrées et qui affirmaient
ainsi de nouveau leur soumission. Les askars rentrèrent également
et, après eux, la masse de gens qui avaient assisté à cette revue
comme spectateurs. Cette foule était composée principalement des
classes inférieures de la population : ouvriers, Nègres, femmes et
tous les parasites qui se groupent dans l’entourage du représentant
du sultan et des autres hauts fonctionnaires. Les éléments plus
distingués, appartenant à la bourgeoisie aisée et commerçante,
se tiennent écartés de ces fêtes dynastiques ; ils ne sont pas
du tout contents du gouvernement actuel, se plaignant amèrement du
défaut d’indépendance du sultan et du brutal manque d’égards
des fonctionnaires et des grands de l’empire.

Je laissai écouler la grande masse du peuple et rentrai alors à
cheval dans la ville, suivi de mon escorte et fatigué de mon long
séjour dans cette plaine exposée au soleil. Pendant les heures
brûlantes du jour tout fut tranquille dans la ville, mais vers
cinq heures commencèrent sur la place, devant ma maison, les jolies
fantasias des différentes tribus du voisinage de Marrakech, et de
ma terrasse je jouis facilement de ce coup d’œil. D’ordinaire,
dix à vingt cavaliers d’une seule et même tribu se mettaient
en ligne et commençaient alors leurs jeux. On fait d’abord
quelques foulées au galop avec des rênes très raccourcies ; puis,
à un signal, on rend la main, et les chevaux partent à fond de
train. Les cavaliers font toutes sortes d’évolutions avec leur
long fusil à pierre ; ils se dressent sur leurs larges étriers,
se retournent en arrière, sautent à pieds joints sur leur selle,
jettent leur arme en l’air et la rattrapent adroitement, puis, à
un signal donné, tirent une salve de coups de fusil. Cette scène
est dominée par les cris farouches du public, les hurlements des
cavaliers et le hennissement des chevaux, éperonnés à la plus
forte allure. Quand les fusils sont déchargés, tous les cavaliers
reviennent lentement et font place à une autre tribu. Les accidents
sont fréquents dans ces courses folles. Leur ensemble constitue
certainement un jeu guerrier et représente la méthode d’attaque
du pays ; on retrouve chez tous les Arabes l’usage d’attaquer
avec impétuosité et en anéantissant tout ; s’ils rencontrent
de la résistance, ils disparaissent aussi vite qu’ils sont venus.

[Illustration : Femme marocaine en costume d’intérieur.]

Une telle fantasia produit un très grand effet, tant par le coloris
varié des vêtements des cavaliers, que par la bigarrure des harnais
de leurs montures. Pour une fête aussi solennelle que celle de la
naissance du Prophète, on avait amené les meilleurs chevaux, en
les ornant de brides de cuir rouge, de mors soigneusement argentés
et d’étriers élégamment ciselés ; quatre ou cinq couvertures de
couleurs différentes sont superposées sur le dos de chaque cheval,
puis vient la selle, recouverte de cuir rouge, étroite, fortement
relevée en avant et en arrière. Les cavaliers eux-mêmes portent
par-dessus leur large chemise blanche un cafetan de drap de couleur,
puis un burnous blanc ; des pantoufles de cuir jaune ou des bottes
à l’écuyère de cuir coloré, avec les immenses pointes de fer
vissées qu’ils emploient au lieu de nos éperons. Le poignard,
dans un fourreau élégamment orné d’argent, pend à une ceinture
de soie de couleur. De la main droite le cavalier tient son fusil,
souvent long de six pieds ou davantage et dont le fût est orné
d’incrustations en argent ou en ivoire, tandis que le canon porte
de larges bandes d’argent et des arabesques gravées. Quelques
douzaines de cavaliers ainsi équipés, galopant à une allure folle,
avec leurs vêtements flottant et brillant au loin dans le clair
soleil, forment en vérité un magnifique spectacle ; je comprends
facilement que les Marocains ne puissent s’en rassasier.

Ces fantasias se prolongèrent devant ma maison très tard dans la
soirée, et y attirèrent une grande foule. Les premières étoiles
apparaissaient quand les derniers cavaliers disparurent sur leurs
chevaux épuisés, pour aller prendre leur part de l’abondant
repas du soir distribué par le représentant du sultan.

Le jour suivant, 24 février, les fêtes se prolongèrent encore. Le
ciel s’était couvert, et le baromètre était tombé de 5
millimètres depuis le soir précédent, mais la pluie ne se montra
pas, et les fantasias recommencèrent, devant ma maison ainsi que dans
quelques parties de la ville, avec le même intérêt de la part du
public. Elles ne furent interrompues pendant quelque temps que par
la procession de la Zaouia, ordre religieux qui célèbre ses orgies
effrayantes lors de cette fête. Le chef-lieu de cette confrérie
se trouve, comme on le sait, à Meknès ; c’est là qu’a eu
lieu, il y a peu de temps, l’élection d’un nouveau chef ;
à Marrakech le fils du directeur mort récemment à Meknès fait
fonction de chef. Je dois aussi remarquer que la lie du peuple prend
une part presque exclusive à ces exhibitions et à ces processions
stupides de la Zaouia ; les meilleurs éléments de la bourgeoisie
s’en tiennent éloignés et y voient, comme tout homme de sens,
une abomination ; mais ils ne peuvent protester autrement et doivent
laisser les choses suivre leur cours.

La procession de la Zaouia traversa ce jour-là la place où se
trouve ma maison, de sorte que je pus la voir commodément sans être
trop facilement remarqué. Son approche se fit connaître au loin
par un bruit confus, roulement de tambour et sonneries stridentes
de longues trompettes ; puis apparut l’avant-garde, groupe
d’environ cinquante femmes de la plus basse classe, la plupart
Négresses, le visage découvert, et portant de misérables vêtements
déchirés. Elles dansaient en poussant des cris incompréhensibles
et en faisant toutes sortes de contorsions. Puis venait une bande de
jeunes garçons, _voyous_ de la plus basse espèce, qui conduisaient
quelques veaux destinés à être plus tard tués et dépecés. Cette
bande cherchait aussi à se mettre au diapason de la fête en dansant
et en titubant, en agitant la tête, en sautant, en hurlant, etc.

Ensuite arriva le gros du cortège, précédé d’un homme muni
d’un grand sac dans lequel il jetait l’argent qu’on lui
donnait de tous côtés : suivait le saint, le chérif, vêtu d’un
cafetan vert, coiffé d’un turban vert, monté sur un cheval
blanc, conduit à la main par quelques hommes. Ce chérif était
du reste également Nègre, et regardait stupidement et sans faire
un mouvement la foule qui s’agitait autour de lui. Derrière le
chérif étaient portés quelques drapeaux, puis venait une musique,
qui faisait un vacarme d’enfer. Enfin arrivait une foule comptant
une centaine d’hommes, presque tous de la plèbe la plus vulgaire,
vêtus de haillons, effrayants de saleté et pleins de vermine,
qui dansaient en poussant des hurlements sauvages et sautaient
de telle sorte que l’écume sortait de leurs lèvres. Un groupe
spécial était formé des gens qui s’estropient volontairement ;
ils portaient toute espèce d’armes antiques, haches, piques,
couteaux, et s’en déchiraient surtout la figure et la tête, à tel
point qu’ils étaient inondés de sang ; c’était un coup d’œil
affreux sous tous les rapports ! Beaucoup couraient à quatre pattes,
en aboyant comme des chiens ; d’autres devaient être maintenus
de force : ils étaient devenus fous furieux et auraient pu causer
facilement des malheurs. Quelques chiens rencontrés par cette foule
furent mis en pièces et dévorés tout crus séance tenante.

Cette procession se meut très lentement et s’arrête souvent pour
exécuter certaines danses ; elle mit longtemps avant d’avoir
défilé complètement devant ma maison ; pendant des heures on
entendit dans les rues voisines le bruit sauvage de cette foule
imbécile et fanatique, qu’une caste de prêtres sans conscience
emploie pour arrêter les progrès de la civilisation étrangère. Les
Maures intelligents, qui vivent surtout d’affaires, et les paisibles
laboureurs arabes ne verraient certainement aucun mal à ce qu’un
État chrétien s’occupât plus des affaires marocaines que cela
n’a été possible jusqu’ici. Il est vrai que l’auréole des
sultans, et surtout celle des chourafa, ces mendiants sacrés et
sans nombre, en serait fortement amoindrie.

Quoique à Marrakech la procession de la Zaouia soit déjà
tout à fait effroyable, celle de Meknès la surpasse encore en
abominations. De même qu’à Marrakech, la mellah est fermée
à Meknès, car personne ne serait à même d’arrêter la foule
furieuse ; des Chrétiens n’ont jamais pu encore se trouver dans
cette ville à pareil moment ; en tout cas ils seraient certainement
forcés de s’y cacher. On dit que, plus d’une fois, des Nègres
esclaves ont été déchirés par la foule en délire.

Les fantasias des Berbères durèrent encore plusieurs jours. Beaucoup
d’entre eux étaient venus de fort loin et voulaient tirer
tout le parti possible de leur séjour dans cette grande ville ;
d’autres, qui n’étaient pas dans les meilleurs termes avec le
gouvernement marocain, regagnèrent aussi vite que possible leurs
montagnes natales et se contentèrent des témoignages de politesse
les plus indispensables, qu’ils ne pouvaient différer de rendre au
représentant du sultan. Sur le visage de beaucoup des fiers habitants
berbères des montagnes on lisait combien peu volontiers ils rendaient
hommage à ce dignitaire, et combien ils haïssent la population
efféminée des grandes villes, où les intrigues de cour se machinent
et s’exécutent. Le Berbère a un sentiment élevé de la liberté,
que la domination séculaire des Arabes n’a pas étouffé.

Le baromètre avait continué à baisser pendant les derniers jours,
mais aucune pluie n’était survenue ; la puissante chaîne de
l’Atlas était environnée, il est vrai, d’épais nuages, et,
pendant qu’à Marrakech nous jouissions d’une température très
douce, sur les hauts sommets il devait tomber des masses de neige,
au souffle des rudes vents de février.

Le 26 eut encore lieu un grand marché du jeudi. J’y allai
pour acheter, s’il était possible, une paire de bons mulets ;
mais ils ne valaient pas moins de 40 douros (200 francs), prix
trop élevé. Comme, de plus, il y avait très peu de chameaux, je
retournai en ville sans acquisition. Le soir, le ciel se couvrit ; un
violent vent du nord-ouest, qui tourna bientôt au nord, s’éleva
et chassa de sombres nuages sur tout l’horizon vers l’est et
vers le sud. On remarquait de fréquents éclairs dans les nuages
qui couvraient l’Atlas ; mais pas une seule goutte de pluie ne
tomba sur les plaines desséchées de Marrakech.

Les fantasias de la journée furent interrompues par des
représentations de chanteurs, de danseurs, de baladins et de
charmeurs de serpents. La place où se trouve ma maison sert à
ces exhibitions, et il s’y trouva bientôt une foule nombreuse et
reconnaissante, qui vit avec étonnement un Nègre de l’oued Sous
jouer avec quelques gros serpents, auxquels les crochets venimeux
manquaient ; un autre avalait de l’étoupe et retirait de sa bouche
des rubans aux couleurs variées. D’autres écoutaient des conteurs
d’histoires, ou regardaient les danses beaucoup moins calmes de
quelques jeunes garçons, bien vêtus, disposés à se louer aux
amateurs. Comme dans presque tous les pays orientaux, ce vice infâme
est répandu généralement au Maroc ; chacun des hauts fonctionnaires
entretient un plus ou moins grand nombre de jeunes Nègres castrats.

Les différentes députations des provinces voisines rentrèrent peu
à peu dans leurs pays, et les fêtes prirent fin. Je commençai
alors mes préparatifs pour mon voyage du désert, car je pouvais
acheter à Marrakech certains articles de meilleure qualité et à
plus bas prix que de l’autre côté de l’Atlas : j’acquis
ainsi au marché un chameau de l’oued Sous pour 26 douros, et
pour ma sûreté personnelle je me fis donner par le cadi (juge)
un certificat de propriété : je commandai également des outres de
peau de mouton, à 3 douros environ la pièce. Le 28 février, mon
compagnon Benitez revint de Mogador, où je l’avais envoyé. Il
me dépeignit le chemin comme très mauvais et très pierreux, et
la marche tout entière comme très fatigante ; l’un des chevaux
revenait fortement blessé. Benitez m’apporta une caisse de divers
objets nécessaires pour le voyage, de même que 5000 francs en
monnaie d’argent espagnole et française ; j’y perdis quelque
argent, car là-bas on aime mieux les pièces françaises de cinq
francs que les pièces espagnoles de cinq pesetas, et on leur donne
une valeur supérieure. J’étais d’ailleurs heureux d’avoir
pu réaliser, sans beaucoup de difficultés, de nouveaux moyens
pour exécuter mon voyage d’après le plan que je rêvais. De
l’argent emporté d’Europe il ne me restait plus que quelques
milliers de francs, en sorte que je commençai mon entreprise avec
une somme extrêmement restreinte. Il est vrai que je ne devais payer
qu’après mon expédition mes deux compagnons et interprètes,
ainsi que mes serviteurs ; j’espérais donc avoir assez d’argent
pour acheter une certaine quantité de chameaux et des marchandises
pour le voyage de Timbouctou. La grande affaire était d’arriver
à la lisière nord du désert sans être détroussé.

Le 29 février fut encore un jour de grande fête pour les Maures et
surtout pour les gens de l’oued Sous, qui sont nombreux ici. Ils
firent une procession avec un bœuf, destiné à être sacrifié
ensuite et dont la viande devait leur être partagée en grande
partie. Une procession de la Zaouia eut également encore lieu,
et quelques habitants du Sous s’y distinguèrent surtout en se
blessant eux-mêmes avec des couteaux et des haches. Ce jour-là il
plut enfin ; on disait que dans les environs de la ville la pluie
tombait depuis longtemps et en grande quantité.

L’un des Juifs qui viennent nous voir constamment part demain pour
Mogador ; je donne à cet homme, nommé Mimon, des lettres pour
le consul allemand Brauer, auquel je fais aussi des commandes de
conserves, de médicaments, etc., qui doivent m’être envoyées à
Taroudant. Il y a en effet des moyens de communication plus commodes
et plus fréquents de Mogador à l’oued Sous que de ce point à
Marrakech. Quoique plus tard je sois resté longtemps à Taroudant,
ces objets ne me sont jamais parvenus : j’ai dû en conclure
qu’ils avaient été égarés.

Pour le voyage projeté au désert il me fallait acheter des
marchandises en grande quantité : des provisions et des articles
destinés à servir de présents. J’achetai pour mes serviteurs
plusieurs fusils à pierre indigènes, car je n’avais emporté
d’Europe qu’une petite carabine Mauser et quelques revolvers ;
puis une grande quantité de riz, de thé, de café, de sucre,
de bougies, d’étoffes ; quelques livres de prières arabes, de
l’essence de rose, des parfums, etc. Tous ces achats diminuaient
déjà considérablement mon numéraire. Le temps était constamment
sombre et pluvieux ; le baromètre était toujours plus bas de 10
millimètres que le jour de mon arrivée à Marrakech.

Le 2 mars il m’arriva un courrier du consul Brauer de Mogador,
avec quantité de lettrés d’Europe, qui me réjouirent
extraordinairement ; c’étaient les dernières nouvelles que je
devais recevoir pour longtemps. Deux de mes serviteurs, un certain
Achmid et un homme de l’oued Sous, qu’on nommait d’ordinaire
Sousi, déclarant qu’ils ne pouvaient partir avec moi, je les
congédiai.

Parmi les provisions que j’emportais était un grand sac de pain
biscuité. Au Maroc on trouve partout un très bon pain de froment
en petites miches plates ; j’en fis faire plusieurs centaines,
qui furent coupées en quatre et recuites dans cet état : cela fit
une sorte de pain biscuité, qui se conserva très bien dans l’air
sec du sud et me rendit d’excellents services. Je recommande cet
objet d’alimentation, très simple, très économique et agréable
sous tous les rapports, à ceux qui voudraient faire un voyage
semblable. Je conservai sous sa forme l’argent qui me restait :
on accepte partout volontiers les pièces de cinq francs, même à
Timbouctou et au Soudan.

Le 4 mars était encore marché du jeudi ; j’y acquis un
second chameau, très vigoureux, pour 32 douros ; il devait porter
jusqu’à 400 livres, tandis que l’autre ne pouvait porter que 3
quintaux. Celui de mes chevaux qui avait été à Mogador était si
fortement blessé que je craignis de le perdre en route ; j’achetai
donc un âne très vigoureux, pour le prix respectable de 13 douros.

Je dois d’ailleurs faire remarquer que le conseil qui m’avait
été donné d’acheter des chameaux était fort mauvais. Ces animaux
sont incapables de faire un voyage par-dessus l’Atlas, et j’eus
toutes sortes d’ennuis avec eux. Il faut employer exclusivement des
mulets et des ânes quand on voyage dans les montagnes. De plus, les
chameaux du Maroc ne valent rien pour les voyages au désert, de sorte
qu’il me fallut plus tard échanger, avec perte, mes deux chameaux.

Les Juifs qui auraient volontiers été à Timbouctou vinrent
souvent me trouver ; mais je finis par leur déclarer nettement que
je ne pouvais entreprendre avec eux une expédition commerciale ; je
prétextai que je n’avais pas assez d’argent, ce qui d’ailleurs
était rigoureusement vrai. Le 5 mars j’écrivis encore quantité de
lettres et renvoyai le courrier à Mogador ; malgré l’insécurité
des routes en quelques points du Maroc, les lettres arrivent toujours
à leurs destinataires. Ces derniers jours, le temps s’était
éclairci, et mon départ put être fixé au 6 mars.

Je fis ma visite d’adieu au gouverneur, qui me souhaita tout
le bonheur possible pendant mon voyage ; il m’était surtout
reconnaissant de ne lui avoir créé aucun embarras et de n’avoir
amené aucun conflit avec les indigènes. Il me fit remarquer
que je lui avais tenu tout ce que je lui avais dit en arrivant,
c’est-à-dire que je ne désirais qu’une maison pour me loger
et un machazini pour me garder. Il me les avait fournis dès le
premier jour, et depuis je ne lui avais plus rien demandé. Il
m’en était très reconnaissant. Beaucoup d’étrangers sont
évidemment à charge aussi bien aux autorités du Maroc qu’aux
habitants parce qu’ils élèvent de trop grandes prétentions et
qu’ils transforment ce qui leur est accordé par complaisance
en un tribut dû à leur dignité d’Européen. Chez les Arabes
on a un sentiment très fin du tact et de la bonne éducation,
et l’on reconnaît volontiers le cas où un Roumi cherche à
se rendre agréable. Ce n’est pas d’ailleurs fort difficile,
et bien des voyageurs diminueraient ou même éviteraient une foule
de difficultés, s’ils consentaient à vivre moins dans le cercle
des idées natales et s’ils tenaient compte des usages du pays.

Quand je lis la description faite par le baron de Maltzan de son
voyage au Maroc, et surtout de son séjour à Marrakech, j’y trouve
bien des choses incompréhensibles. Un homme qui parlait l’arabe
aussi bien que ce voyageur aurait certainement pu se montrer très
librement dans Marrakech, et n’aurait pas eu besoin de se déguiser
en Juif. Est-il possible que, dans le peu d’années écoulées
entre le séjour de Maltzan et le mien, les circonstances aient
changé aussi complètement, et que les idées des Maures sur les
étrangers aient pu se modifier à ce point ? C’est ce que je puis
difficilement admettre. Après Maltzan, l’expédition anglaise
de Hooker, puis celle de Fritsch-Rein ont passé à Marrakech :
mais ces messieurs ne font pas mention de désagréments qui leur
soient arrivés dans cette ville. Il dépend presque toujours de
l’Européen de s’entendre avec les indigènes.


                   _La ville de Marrakech el-Hamra._


Nous possédons une suite de descriptions de cette ancienne capitale,
dues à différents voyageurs dont la plupart, il est vrai, n’ont
pu y demeurer que peu de temps. Hooker et de Fritsch donnent des
renseignements précieux ; Maltzan dépeint son court séjour, et le
livre de Conring donne également différents détails. Jusqu’ici
la description la plus exacte est encore celle du Français Paul
Lambert, auquel nous devons aussi un plan de la ville.

Marrakech est une vieille ville et a été, prétend-on, fondée au
onzième siècle de notre ère. Sidi Yousouf ben Tachfin s’y serait
d’abord établi et y aurait attiré les habitants de la ville
d’Agmat, un peu au sud, et d’origine romaine. Marrakech doit
s’être accrue rapidement, car des le siècle suivant elle était
citée comme une des plus grandes du Maroc. Son enceinte est encore
aujourd’hui très étendue, et, pour la suivre complètement, il ne
faut pas moins de deux heures. Comme toutes les villes marocaines,
elle est entourée de murs très épais. Ceux de Marrakech sont
hauts de plus de vingt pieds et percés de sept portes. Ces murs,
quoique consistant seulement en un mélange d’argile et de petites
pierres fortement battu, auraient suffi jadis pour rendre un siège
très difficile ; ils sont naturellement sans importance au point de
vue de la guerre moderne ; d’ailleurs, en beaucoup d’endroits,
ils tombent en ruines, et l’on croit inutile de les relever.

Comme je l’ai dit, Marrakech est sur un plateau d’environ
500 mètres d’altitude, au pied de l’Atlas, qui en paraît
extrêmement voisin ; il faut pourtant deux petites journées de
marche pour atteindre les avant-monts du nord. Ce plateau, surtout
dans sa moitié septentrionale, est couvert de nombreux palmiers et
oliviers ; vers le sud et le sud-ouest il est fort pierreux.

Les sept portes de Marrakech sont : 1o Bab el-Hammam (Porte du Bain),
de la forme bien connue des portes mauresques, en fer à cheval,
et avec des créneaux et des poivrières ; 2o Bab el-Debbagh ;
3o Bab el-Ailahn ; 4o Bab el-Chmis (Porte du Jeudi), parce qu’on
arrive de là au grand Soko el-Chmis (Marché du Jeudi) ; 5o Bab
er-Roumi (Porte des Étrangers), qui unit la ville aux bâtiments
du sultan ; 6o Bab el-Tobihl, qui conduit en pleine campagne ;
7o Bab ed-Dokanah, qui mène au faubourg réservé aux lépreux. A
chaque porte se tiennent une grande quantité de machazini, qui la
gardent et qui examinent les entrants ; c’est là aussi qu’est
payé l’octroi pour les marchandises et les animaux, et à cet
effet il s’y trouve toujours quelques employés. Les portes sont
fermées le soir ; les étrangers accompagnés de machazini y ont
accès après la fermeture ; cette coutume se retrouve dans tout le
Maroc. La mellah est également fermée la nuit.

Aux abords des portes, les rues sont larges, mais dans l’intérieur
de la ville elles forment un réseau serré de ruelles étroites et
malpropres ; les fabricants de poudre sont en même temps balayeurs
des rues et utilisent les ordures déposées hors de la ville à la
production du salpêtre.

La plupart des maisons ont un rez-de-chaussée, où se trouvent
les meilleures pièces ; presque chacune d’elles a un puits dont
l’eau sert à son entretien ; l’eau potable vient des puits et des
citernes publiques. On construit les maisons uniquement en briques et
en solives ; les pierres sont peu en usage. Les plus belles maisons
se trouvent dans les quartiers de Zaouia el-Hadhar, Sidi-Abd-el-Asyz,
Kat-ben-Ayd et Riadh-Zittoun. Il n’y a pas de promenades publiques ;
néanmoins l’intérieur des murs renferme de nombreux et grands
jardins, ainsi que des places publiques, et la moitié nord seulement
de l’espace enclos par les murailles est couverte de maisons.

La ville est administrée de la façon suivante : un caïd ou
gouverneur, qui représente le sultan ; son chalif, un chef de
la police (moul-el-dhour), un directeur du marché (mohtasseb),
deux juges (cadi), un administrateur des mosquées et fondations
(nadher). Chaque métier a en outre son président (amin), et chaque
quartier a son chef spécial (mokkadem et nadher).

Il y a trois prisons, dont une juive ; l’une, dans la citadelle,
est spécialement destinée aux prisonniers d’État. J’ai décrit
plusieurs fois la triste situation de ces endroits ; à Marrakech
les prisons sont toutes souterraines ; la plupart des condamnés
portent des chaînes, mais ils peuvent circuler dans de vastes
salles. Ils ne reçoivent pas de nourriture, et en sont réduits à
la charité publique, au produit de travaux faciles ou au secours
de leurs parents.

Marrakech a deux grands marchés (soko), l’un du jeudi, l’autre
du vendredi. Le premier (Soko el-Chmis) est le plus important. On y
vend surtout des chevaux, des chameaux, des mulets, des bœufs et
des ânes. Pour acheter un animal, on commence par l’examiner ;
puis le vendeur doit garantir qu’il n’a pas été volé ; enfin
le marché est conclu devant le commissaire du marché (adoul),
qui pour cela prélève une petite somme.

Le marché du vendredi est tenu sur la place de Djma el-Fna, que
j’ai déjà citée.

La ville a différents bazars : deux kaïsseria, où l’on vend des
étoffes étrangères et des ustensiles ; le Soko el-Atarin (Marché
des Épices), pour la vente du sucre, des épices, des drogues, etc.,
et un Soko Smata pour les travaux de cuir. Les autres artisans sont
répartis dans certaines rues et dans certains foundâqs.

La mellah (quartier des Juifs) est très étendue. Les Juifs sont
exposés aux chicanes et aux humiliations les plus grandes, et la
visite du célèbre promoteur de l’Alliance israélite, sir Moses
Montefiore, n’y a rien changé.

Tous les produits du sol sont soumis à un impôt (enkess), et les
revenus en sont assez importants. Le marché aux grains, où se vend
aussi le sel, se trouve au milieu de la ville et se nomme Rhaba. Tout
près est le Soko el-Ghezel, marché des tissus et des fils, où à
certains jours se vendent aussi des esclaves.

Lambert comptait en 1860 environ 50000 habitants pour la ville de
Marrakech et établissait la liste que je reproduis ci-après,
parce qu’elle représente en général la population d’une
ville marocaine.

  Négociants en gros                                                 100

  Marchands (tissus et épices)                                       500

      —     (étoffes d’habillement et tapis)                         300

      —      d’huile, de bois, de charbon, de poterie               1000

  Fabricants d’étoffes d’habillement et de tapis,etc                 800

  Forgerons, charpentiers, quincailliers, etc                        350

  Fabricants et marchands de cordons, etc                            250

  Tanneurs, cordonniers, savetiers                                  1500

  Savants et étudiants                                               800

  Prêtres et notaires                                                150

  Agriculteurs et propriétaires                                     1200

  Maçons, manouvriers, portefaix                                    2500

  Meuniers et bouchers                                               600

  Mendiants et vagabonds                                            1500

  Employés du gouvernement                                           400

  Nègres du gouvernement                                            2000

  Soldats                                                           2000

  Machazini (soldats vassaux)                                        500
                                                                   -----
  Total                                                            16450
                                                                   -----

Si l’on ajoute à ce chiffre un nombre égal de femmes, une
quantité d’enfants correspondante et environ 6000 Juifs, on a,
à peu près, le chiffre de 50000 âmes. Beaucoup d’habitants ont,
il est vrai, plusieurs femmes, mais la majorité doit se contenter
d’une, les gens aisés pouvant seuls se permettre ce luxe.

Marrakech n’est pas une ville industrielle comme Fez, et ses
produits ne jouissent pas d’une réputation aussi grande que ceux
des autres villes, comme Rabat et Tétouan.

On y compte une centaine de moulins, qui sont mus par des chevaux,
et près de quatre-vingts fours publics. Il y a également un certain
nombre de bains publics.

Comme monuments se faisant remarquer par leur beauté architecturale,
il n’y a que la Koutoubia, la grande mosquée, qui mérite
d’être citée ; les autres mosquées sont de vastes bâtiments
sans mérite particulier. On raconte que l’une des portes de la
mosquée el-Mouezzim de même que la Bab (porte) el-Chmis viennent
d’Espagne et en ont été apportées par le sultan Mansour, ainsi
que la porte conduisant à la kasba, qui vient, dit-on, morceau par
morceau, d’Algésiras.

L’eau abonde à Marrakech, et les réservoirs sont alimentés par
des aqueducs venant des montagnes environnantes.

Les palais du sultan, avec leurs jardins, occupent un espace immense
et forment tout un quartier de la ville ; mais ils n’ont aucune
valeur architecturale.

Il existe beaucoup d’écoles, et les enfants sont envoyés très
jeunes dans les _hadar_, où les _tholba_ sont chargés de leur
faire apprendre par cœur le Coran et de leur donner quelques leçons
d’écriture. Ceux qui veulent se perfectionner vont aux _mdersa_,
où l’on étudie les livres des vieilles bibliothèques. Après un
séjour de plusieurs années dans ces dernières écoles, l’élève
devient _thaleb_ et peut alors entrer dans les différentes carrières
du service public.

En dehors de l’enceinte se trouve une colonie pour les lépreux ;
il leur est strictement interdit d’entrer dans la ville ; ils
ont une mosquée et une prison particulières et, en général,
une administration spéciale pour leur communauté. Même dans cette
colonie, nommée el-Hara, il y a un quartier séparé pour les Juifs.

La zaouia Sidi-bel-Abbès est une grande institution de bienfaisance
où les pauvres reçoivent des aumônes et l’hospitalité de nuit ;
c’était aussi jadis un lieu d’asile pour les gens recherchés
par le gouvernement.

Marrakech était certainement une ville extrêmement riche, grande
et bien administrée, qui a beaucoup perdu par suite du séjour
presque constant de la cour à Fez. Comme tout le Maroc, elle
montre les traces les plus évidentes de la décadence ; tant que
des conditions tout à fait nouvelles ne se produiront pas dans les
affaires politiques et religieuses de l’empire, toutes ces villes
jadis puissantes ne pourront se relever ; il ne peut sortir aucune
vie nouvelle des ruines mahométanes.




                              CHAPITRE IX

                       VOYAGE A TRAVERS L’ATLAS.

Départ de Marrakech. — Mon personnel. — Tamesloht. —
Défaut de sécurité. — Changement de noms. — Oued Nfys. —
Éboulement de montagne. — Amsmiz. — Canaux. — Oued
el-Mel. — Darakimacht. — Mzoudi. — Un pieux insensé. —
Seksaoua. — Imintjanout. — Jolie vallée. — Djebel Tissi. —
Kasr er-Roumi. — Villages de Chelouh. — Partage des eaux. —
Aït-Mousa. — Bibaouan. — Voyages précédents. — Emnislah. —
Les Howara. — Forêts d’argans. — Taroudant. — La chaîne
de l’Atlas.


Le 6 mars 1880, je pus quitter Marrakech el-Hamra, la ville
jadis résidence grandiose de l’empereur du Maroc, et riche en
jardins. Jusqu’ici j’avais suivi des chemins que les Européens
avaient plusieurs fois foulés et décrits ; il s’agissait
maintenant de traverser une contrée qui était assez peu connue,
et dont les dangers n’étaient appréciés que d’une manière
générale, sans qu’on pût s’en faire une idée exacte. Nous
formions une caravane importante, lorsque, le matin de ce jour-là,
accompagnés de quelques amis, nous chevauchâmes par les rues
tranquilles de Marrakech ; auprès d’une des portes s’était
rassemblée une troupe de femmes et d’enfants, parents et alliés de
mes serviteurs ; ils nous souhaitèrent gaiement un heureux voyage. A
la porte, le vieux machazini qui pendant mon séjour m’avait servi
de surveillant et de gardien me quitta après avoir reçu une forte
récompense et en appelant les bénédictions d’Allah sur notre
entreprise.

Mon escorte se composait des personnes qui suivent : Hadj Ali Boutaleb
et Cristobal Benitez, mes deux interprètes engagés depuis Tanger ;
avant le départ j’avais exposé nettement au dernier les dangers
et les risques de l’entreprise, ainsi que ma ferme volonté de ne
me laisser décider par rien à une marche rétrograde. Je voulais,
par tous les moyens, atteindre le but que je m’étais proposé,
Timbouctou ; mais je ne voulais pas, s’il nous arrivait malheur
en route, entendre de reproches. Benitez me déclara qu’il avait
parfaitement conscience du danger, mais qu’il ne voulait pas se
séparer de moi. Déjà pendant notre séjour à Marrakech il a
passé pour un Arabe du nom d’Abdallah ; son extérieur répond
entièrement à ce nom, et, comme il parle couramment l’arabe
maghrébin, et qu’il connaît parfaitement tous les usages des
Marocains, on le prend généralement pour un croyant. En outre, un
jeune chérif s’est joint à nous, à Marrakech ; il est allié
à la famille du sultan, et appartient à la suite de son oncle,
Mouley Ali. Il est originaire du Tafilalet et se nomme Mouley Achmid ;
c’est le seul amour des voyages qui le pousse à faire avec nous
une grande partie de l’expédition. Comme pendant notre séjour
il s’était montré homme de bonne volonté et de ressources,
et qu’en qualité de chérif, quoique jeune encore, il pouvait me
rendre des services, sa compagnie me parut désirable. Nous quatre
formions les principaux personnages de la caravane et mangions
ensemble.

Sidi Mouhamed ben Djiloul, qui avait été engagé à Fez, servait
de cuisinier ; au début de l’entreprise il montrait beaucoup de
courage et promettait d’aller partout où je voudrais. Deux jeunes
garçons, Mouhamed et Amhamid Farachi, lui servaient d’aides et
faisaient le service des tentes ; enfin Mouley Ali, Hadj Mouhamed
et Kaddour s’occupaient des chevaux et des chameaux.

De tous ces gens, les deux interprètes et Kaddour ont seuls fait tout
le voyage avec moi. Le petit Farachi est un jeune Nègre castrat,
de treize ou quatorze ans, qui s’est offert volontairement à
nous comme serviteur. Il faisait auparavant partie des esclaves
du sultan et était chargé d’un service dans ses tentes pendant
son séjour à Marrakech. Le machazini qui m’avait été donné
fit d’abord des objections à son engagement, mais ensuite il se
laissa persuader par la mère du jeune garçon, une pauvre femme,
et permit à Farachi de nous suivre pendant une partie de la route.

Notre nombreux bagage est partagé entre deux chameaux, deux chevaux,
un mulet et un âne ; Hadj Ali et moi avons chacun un cheval de
selle ; les autres doivent s’arranger comme ils peuvent sur les
animaux de bât. Mes gens sont tous armés de fusils à pierre
marocains et de sabres ; comme je l’ai dit, je n’avais emporté
d’Europe qu’une carabine Mauser, qu’Hadj Ali s’était
donné mission de porter ; en outre j’avais partagé entre mes
gens quelques revolvers.

Le gouvernement cessait là de me donner des machazini ; si j’avais
insisté, on m’en aurait bien accordé un, mais il m’aurait
certainement été un embarras ; je préférai engager pendant ma
route, d’un bivouac à l’autre, d’autres gens comme guides.

Le jour précédent, j’avais fait ma visite d’adieu au gouverneur
de Marrakech ; je ne pus lui donner beaucoup de détails sur mes
projets de voyage, car il aurait été obligé, d’après la lettre
du sultan, de m’aider et d’accepter une sorte de responsabilité
à mon sujet : ce qui lui eût été évidemment incommode. Nous nous
séparâmes donc bons amis : lui satisfait d’être débarrassé
de ma personne, et moi heureux également qu’il ne voulût pas me
gêner dans ma marche en avant par son zèle administratif.

Le premier jour de route, nous arrivâmes à la petite ville de
Tamesloht, à environ quatre heures au sud-ouest de Marrakech ;
c’est surtout une zaouia pour les femmes, car c’était
précisément un jour de fête, et nous rencontrâmes de nombreux
groupes de femmes et d’enfants, qui s’y étaient rendus en
pèlerinage.

Après avoir quitté la couronne de bois de palmiers qui entoure
Marrakech de tous côtés, nous entrâmes sur un plateau nu, couvert
de cailloux roulés.

Plus loin survinrent des plateaux calcaires à couches horizontales
et se décomposant en cuvettes, comme j’en ai souvent observé ;
ils s’élèvent jusqu’à dix mètres au-dessus de la plaine
environnante. Les cailloux roulés consistaient surtout en roches
éruptives. Nous passâmes près d’un réservoir d’eau placé dans
le voisinage d’un petit bois d’oliviers, et qui sert à alimenter
la ville et ses jardins ; puis nous traversâmes quelques petits oueds
desséchés, entre autres l’oued Bacha, qui appartiennent au bassin
du Tensift, et nous atteignîmes, un peu après midi, notre but de la
journée, la petite ville de Tamesloht. Cet endroit est entièrement
entouré de jardins de palmiers et d’oliviers ; il paraît peu
peuplé ; c’est, comme je l’ai dit, une zaouia. La température
était assez élevée : à l’ombre nous avions eu jusqu’à 28
degrés centigrades, et tout le terrain parcouru était nu et sans
ombre. Nous dressâmes nos tentes dans une prairie à l’ouest de
la ville ; il n’y a pas de fonctionnaire du sultan, et l’on
ne pouvait compter sur une mouna. Je fis acheter le nécessaire,
de sorte que nous n’indisposâmes en aucune façon la population,
dont l’accueil était très froid.

Mon escorte montra de nouveau dans cet endroit une certaine
anxiété qui m’inquiéta, et, quand la nuit tomba, elle organisa
volontairement un service de sûreté. La moitié seulement dormit,
tandis que le reste garda le bivouac toute la nuit avec les armes
chargées. Était-ce le zèle d’un premier jour de route et
la circonstance que nous n’avions pas de machazini ? ou bien y
avait-il réellement un danger sérieux ? En tout cas je n’ai jamais
remarqué un tel soin dans les mesures de précaution. Vers le soir,
quand quelques personnes apparurent au camp, peut-être par pure
curiosité, elles furent renvoyées, et d’une façon si énergique,
que je redoutai une querelle ; le chérif du lieu comprit qu’il
ne pouvait complètement ignorer la présence d’étrangers qui
passaient près de lui, et nous envoya un souper. Mes gens avaient
une telle méfiance au sujet de ce repas, qu’ils exigèrent que
les porteurs en mangeassent avec eux. Ils craignaient d’être
empoisonnés, et l’on dit que, réellement, un voyageur arabe
serait mort de cette façon, il y a peu de temps. D’après cela,
il semble que Tamesloht ait une très fâcheuse réputation ; on ne
peut jamais compter sur la population d’une zaouia, et les soupçons
de mes gens, dont quelques-uns connaissaient bien cet endroit et sa
réputation, paraissent avoir été complètement justifiés.

Je passai la nuit presque sans sommeil. L’appel réciproque et
constant de mes sentinelles ne me permit pas de reposer, et à peine
étais-je un peu assoupi, que je fus réveillé : c’était à
mon tour de prendre la garde. Je dus donc, pendant quelques heures,
patrouiller dans tous sens, le fusil à la main, jusqu’à ce que
je fusse relevé vers le jour.

Déjà pendant les derniers jours de ma présence à Marrakech je
m’étais constamment servi du costume maure ; depuis je le portai
définitivement ; je changeai également de nom, et me fis appeler
Hakim Omar ben Ali ; Hakim est le nom générique des lettrés et
désigne spécialement un médecin. Mes gens avaient ordre de ne
me nommer que par ce nom ; nous décidâmes que je passerais pour
un médecin turc de Constantinople. On sait que dans l’armée du
sultan de Turquie se trouvent des gens des nations les plus diverses,
surtout parmi les médecins, et ce déguisement me parut la forme la
plus acceptable qui pût justifier mon extérieur fort peu oriental.

Le matin suivant, il était près de huit heures quand tous les
animaux furent chargés, et le soleil était déjà haut lorsque
nous partîmes.

Notre but était la kasba du caïd de la tribu d’Amsmiz, qui est
directement au sud de notre bivouac et se trouve déjà dans les
vallées antérieures de l’Atlas.

Le chemin passait d’abord, au sud-ouest, par une plaine pierreuse,
jusqu’à l’oued Nfys, qui sort de la vallée d’Amsmiz, coule
vers le nord, se joint plus tard à l’oued Tensift et en constitue
l’affluent le plus important. Le large lit de la rivière ne roulait
qu’un mince filet d’eau ; nous passâmes un foundâq solitaire,
sorte d’hôtellerie de l’État, et ensuite un petit hameau,
nommé Agadir-ben-Sela. La rivière traverse là un pays de collines,
d’accès difficile ; je remarquai du schiste argileux bleuâtre, à
couches presque verticales et parallèles à la direction principale
de la montagne[20].

Après avoir passé, en nous dirigeant vers le sud, ce terrain de
collines, nous entrâmes dans un plateau étendu, qui s’allonge
jusqu’au pied de l’Atlas, en s’élevant doucement vers le
sud, et atteint, à l’endroit où se trouve le bourg d’Amsmiz,
une altitude de 1108 mètres. De nombreuses coupures ou ravines
montrent que ce plateau, jusqu’à une profondeur considérable,
est composé de débris d’érosion disposés par couches et dont la
partie inférieure est liée en un conglomérat très grossier. Nous
remontons constamment la vallée de l’oued Nfys, jusqu’au lieu de
son origine, où se trouvent un certain nombre de petites localités
appartenant au caïd d’Amsmiz.

Partout où sur ce sol pierreux un peu de terre arable s’est
laissé conquérir, la population, laborieuse et pauvre, a créé
des champs d’orge et des jardins d’oliviers ; elle s’occupe
aussi d’élevage, et nous apercevons souvent des troupeaux de
moutons et de chèvres. Les habitants sont presque exclusivement
des Chelouh ; leur attitude envers nous n’est pas prévenante,
mais elle est encore moins hostile.

Le soir, vers six heures, quand nous eûmes franchi les portes de la
kasba, on nous indiqua une place, entourée de murs et de jardins,
où nous pourrions dresser nos tentes. Le caïd se fit expliquer ce
que nous voulions, et, quand il apprit que nous comptions y passer
la nuit pour partir le matin suivant, il en fut très satisfait et
nous envoya immédiatement une mouna. Quelques années auparavant,
l’expédition anglaise de Hooker avait passé par là et avait
entrepris d’Amsmiz de grandes excursions dans l’Atlas ; le
caïd avait alors donné des preuves indubitables de ses mauvaises
dispositions envers les Chrétiens et n’avait accordé son
concours aux Anglais, pour leurs excursions, que sur les pressantes
recommandations du gouvernement marocain.

Tous ces petits villages berbères sont entourés de hauts murs
d’argile, et leurs maisons sont faites de même en argile jaune
fortement battue. En général, les petites kasba produisent une
impression d’ordre et de propreté. Le pays est très beau et, par
suite de sa situation élevée, extrêmement sain ; les habitants,
à l’aspect un peu sauvage, sont des montagnards vigoureux,
habitués dès leur jeunesse à une vie assez rude.

D’Amsmiz une sorte de chemin et un col conduisent, par-dessus le
haut Atlas, dans l’oued Sous ; mais on me dit que l’ascension
de ce col était si difficile que je ne pourrais descendre avec
des animaux chargés, et l’on me conseilla de prendre le chemin
à l’ouest, d’Imintjanout par-dessus l’Atlas, pour aller à
l’oued Sous par le col de Bibaouan. Nous avions donc fait un grand
détour en venant à Amsmiz, et il nous fallait retourner assez
loin sur nos pas, vers l’ouest et le nord-ouest, pour trouver le
passage le plus facile à travers ces montagnes. Quoiqu’une perte
de temps de quelques jours en fût la conséquence, je n’avais
pourtant pas à regretter d’avoir vu cette vallée.

Le 8 mars, à huit heures du matin, nous partions en nous dirigeant
d’abord vers l’ouest. Le plateau est ici parcouru par de
nombreux canaux qui servent à l’irrigation des champs d’orge
et dont la construction dans ce terrain pierreux, recouvert d’une
profonde couche d’argile jaune, a dû causer d’assez grandes
difficultés. Nous laissons à notre droite un petit bourg, Soko
Chmis Tiskin, sur lequel se tient un marché hebdomadaire, fort
couru de la population environnante ; puis, après avoir passé
quelques oueds desséchés, nous atteignons le point d’Aït-Sali,
où se trouve une source ; toute la plaine jusque vers le sud est
couverte de champs d’orge et de jardins d’oliviers ; elle est
parcourue d’un réseau de canaux. Puis nous arrivons sur un plateau
stérile, très pierreux, qui est parcouru par un oued profond dont
les berges sont verticales, l’oued el-Mel, ou oued Asif el-Mel,
qui se jette ensuite dans le Tensift.

Nous longeons pendant un instant vers le nord l’oued el-Mel, et à
trois heures nous nous arrêtons sur la rive droite de la rivière,
dans un petit village, Darakimacht, habité par des Berbères de la
tribu des Amsmiz. Nos animaux, très fatigués par ce mauvais chemin
pierreux, ne pouvaient plus marcher, et nous dûmes passer la nuit
dans ce petit bourg, d’une façon assez peu confortable. Un vieux
marabout s’occupa un peu de nous et nous donna une petite mouna
pour laquelle nous le récompensâmes largement, car il était facile
de voir que la population et lui vivaient très pauvrement.

Nous n’avons pu atteindre notre véritable but, la kasba du caïd
de Mzoudi. Le plateau s’est déjà abaissé considérablement, et
ici, à Darakimacht, il n’a plus que 600 mètres d’altitude. De
ce point la vue de la chaîne puissante de l’Atlas couvert de
neige est magnifique, et c’est avec un véritable sentiment de
plaisir que nous demeurons devant notre tente, savourant la douce
fraîcheur du soir, après la fatigante chevauchée de la journée,
en face d’une nature magnifique, et au milieu d’une population
tout à fait étrangère.

Nous partîmes le jour suivant de grand matin ; nous n’avions,
il est vrai, qu’une courte marche jusqu’à la kasba du caïd
voisin, qui n’est qu’à quelques heures à l’ouest-sud-ouest de
notre bivouac, mais qui se trouve sur l’autre rive. Nos animaux,
lourdement chargés, eurent beaucoup de peine à descendre et à
remonter les berges verticales, mais fort heureusement il ne se
produisit aucun accident, et dès onze heures nous arrivions à la
kasba du caïd de Mzoudi. Devant cette construction, entourée d’un
mur d’argile haut et solide, et percé d’une étroite porte,
se trouve une jolie place avec quelques buissons ; nous reçûmes
l’autorisation de dresser là nos tentes. Pendant les voyages au
Maroc il est toujours préférable de s’installer ainsi, car les
salles des kasba sont généralement pleines d’insectes.

Devant la porte de la kasba étaient assises des Négresses qui
vendaient des légumes, des fruits, etc. ; de petites troupes
d’ânes chargés allaient et venaient ; des machazini se montraient
sous leur haut tarbouch : on voyait qu’une circulation assez
active avait lieu en cet endroit. Le caïd demanda qui nous étions
et ce que nous voulions ; je lui envoyai la lettre du sultan, qui
nous valut une mouna. La population étant surtout composée de
Berbères, je préférai me tenir autant que possible dans ma tente,
pour échapper aux regards curieux et aux questions des gens de la
kasba. Mes interprètes contaient à tout venant que j’étais un
hakim osmanli, et l’on finit par se contenter de ce renseignement
et par me laisser en paix. Les champs d’orge sont nombreux ici,
et l’on voit de tous côtés les monceaux de terre des conduites
d’eau souterraines.

Hier soir, nous avons eu un peu de pluie ; aujourd’hui un fort
orage s’est amassé, sans pourtant tomber sur nous.

Parmi les nombreux curieux qui sont venus de la ville, se trouvait
un pauvre vieux saint, un pieux insensé, qui exhibait des blessures
faites par lui-même, pour obtenir des aumônes. Il arriva, le haut
du corps nu, et jeta plusieurs fois une grosse pierre, qu’il tenait
des deux mains, contre sa poitrine avec une telle force qu’elle
en résonna. Il le fit si souvent, que cette vue me mit mal à mon
aise et que je le fis prier instamment de cesser et de disparaître
avec ce qu’il avait reçu. Mais il fut si content de mon aumône,
qu’il se jeta la pierre sur le crâne et sur le visage ; les
habitants de la kasba, qui l’entouraient et qui jouissaient sans
doute souvent de ce spectacle, souriaient à la vue du pauvre vieux,
en pensant qu’il devait être un saint puisque de tels assauts
lui faisaient si peu de mal.

Le soir, vers dix heures, le caïd m’envoya quelques hommes, qui
chantèrent sans discontinuer pendant toute la nuit jusqu’à cinq
heures du matin, de sorte que je passai une nuit blanche. Peut-être
était-ce une garde en mon honneur, et ces gens diminuaient-ils
l’ennui de leur veille par des chants ? Peut-être aussi était-ce
une attention du caïd, comme le pensaient mes serviteurs ? En tout
cas, je n’en fus nullement flatté.

Le jour suivant, 10 mars, nous nous dirigeâmes vers l’ouest, du
côté de la kasba Seksaoua, en inclinant un peu vers le sud. Un jeune
garçon berbère, qui, nous dit-il, avait été déjà plusieurs
fois au delà de l’Atlas à Taroudant et qui se trouvait sans
emploi à Mzoudi, nous pria de l’emmener avec nous ; j’acceptai
et il se montra plein de bonne volonté et d’adresse. Il fut très
heureux de partir avec nous, et nous amusa de toute espèce de tours
en usage chez les Chelouh : il jonglait avec des couteaux et des
fusils, les tenait en équilibre, etc.

Le chemin vers la kasba Seksaoua menait à travers une plaine
stérile et pierreuse, toujours parallèlement à la montagne. Nous
dépassâmes la kasba Douarani et nous atteignîmes, au bout de
peu de temps, la kasba Seksaoua, tout près des montagnes, dans la
vallée de l’oued Afansa, qui rejoint plus loin l’oued el-Mel.

Nous fûmes fort bien accueillis par le caïd, homme jeune, mais de
très forte corpulence. Il était évidemment heureux d’entendre
une fois parler du monde extérieur dans son solitaire château fort ;
au bout de peu de temps il me reconnut pour être un Chrétien ; mais
il trouva excellente mon idée de faire comme hakim turc le voyage
par l’Atlas vers Timbouctou. C’était un caractère jovial, et
son entourage se montra en conséquence fort aimable. Il me fallut
souper chez lui avec mon interprète ; je l’amusai extrêmement
par mon inhabileté à manger le couscous, mets national : aussi me
donna-t-il la permission d’user d’une cuiller. Il envoya à mes
gens un gros mouton gras et quantité de couscous, de sorte qu’ils
étaient enchantés au plus haut point de ce cheikh des Chelouh.

Nous mangeâmes dans un jardin, et, après le thé, nous fîmes
des exercices de tir avec mon fusil Mauser, qui imposa fort aux
Berbères. Il est à remarquer qu’aucun des gens du pays ne réclama
de présents ; il eût été facile à ce cheikh de me demander mon
fusil en échange de la permission de passer l’Atlas ; mais il
n’y fit pas la moindre allusion.

Il part également d’ici un chemin qui franchit l’Atlas ; mais
le col n’est pas accessible aux animaux de bât ; le caïd nous
recommanda la passe de Bibaouan, qui serait déjà assez difficile
pour notre bagage et pour nos animaux.

Plus avant dans la montagne, il existe de nombreux villages chelouh ;
presque toutes les vallées sont habitées jusque très haut vers
leur origine, et cultivées aussi loin qu’il est possible ; ici les
Chelouh sont suffisamment en sûreté contre le sultan et ses soldats.

Le matin du 11 mars nous quittâmes, après un adieu cordial, la
maison hospitalière du cheikh berbère de Seksaoua. Nous marchâmes
d’abord un peu au sud-ouest par quelques petites collines de
cailloux roulés, et nous tournâmes ensuite au sud, droit vers les
montagnes. Au village d’Imintjanout, qui n’est qu’à une grande
heure de Seksaoua, nous pénétrâmes dans le véritable massif de
l’Atlas. Cet endroit est important, car la plupart des caravanes qui
circulent entre Marrakech et l’oued Sous franchissent de là les
montagnes. D’autres préfèrent tourner entièrement l’Atlas,
et prennent le chemin de Mogador à Taroudant, par lequel elles
n’ont à franchir que les contreforts les plus bas à l’ouest
de l’Atlas.

A l’issue de la vallée est Imintjanout, avec ses maisons d’argile
jaune et quelques villages dans son voisinage ; un foundâq abandonné
s’y trouve également ; il est probable que jadis un sultan y avait
établi des gardes-frontières, pour tenir en respect les Chelouh,
toujours aux aguets des caravanes. Lors de mon passage, tout y était
paisible ; le caïd énergique de la tribu des Mtouga, placée plus
au nord-ouest, s’était occupé de la sécurité du chemin.

Nous chevauchâmes d’abord pendant une heure directement vers
le sud ; de chaque côté nous avions des couches verticales de
calcaire blanc et de marne calcaire, appartenant probablement
aux formations crétacées. Le chemin étroit suivait le flanc
gauche de la vallée, puis tournait brusquement à l’ouest
dans une large et belle vallée longitudinale, que nous suivîmes
pendant plusieurs heures. A mesure que nous avancions, la vallée,
sillonnée par un mince filet d’eau, devenait plus large et plus
pittoresque. Quoiqu’elle fût bien cultivée, nous y rencontrâmes
très rarement des créatures humaines ; en même temps que des
champs d’orge, je remarquai particulièrement des amandiers en
fleur, qui se trouvent là en grande quantité et donnent des fruits
excellents. Nous vîmes également des oliviers, mais en moins grand
nombre. Nous aperçûmes quelques maisons isolées, de l’autre
côté de la vallée ; leurs habitants paraissaient être aux champs,
aussi aucun d’eux n’était visible.

Vers une heure nous quittâmes cette gracieuse vallée, pour nous
enfoncer de nouveau vers le sud dans les montagnes. Les chemins
se bifurquent en cet endroit : l’un mène dans la direction du
nord-ouest vers la mer et la forteresse d’Agadir ; l’autre,
vers l’oued Sous. La marche devenait plus difficile ; nous nous
approchions du puissant massif du djebel Tissi, qui consiste presque
uniquement en d’énormes bancs de grès quartzeux dur et coloré
en rouge vif. Nous fîmes halte dans le voisinage d’un ravin
profond, qui formait un obstacle difficile pour nos animaux, déjà
fatigués. Non loin de notre bivouac se trouvent une quantité de
fermes isolées, habitées uniquement par des Chelouh.

L’endroit où nous dressâmes nos tentes pour y passer la nuit
était situé dans une sauvage région de montagnes ; quelques
Chelouh vinrent nous questionner sur ce que nous étions et
sur nos intentions ; mais ils nous laissèrent en paix, et nous
vendirent même un peu d’orge pour nos chevaux. Leurs maisons sont
construites en argile, de la façon la plus primitive ; ils sont tous
bien armés, vêtus de djellabas foncées et de courtes culottes de
toile ; ils ont des mines sérieuses et quelque peu farouches. Leur
rude et pénible manière de vivre dans les montagnes, leur combat
perpétuel pour l’existence avec les Arabes de la plaine, les ont
rendus défiants et ils voient un ennemi dans quiconque vient avec
la recommandation du sultan. Ils ne se laissent pas entraîner à
des conversations étendues, mais, dès qu’ils se sont assurés
que nous sommes inoffensifs, ils se retirent et disparaissent dans
leurs fermes isolées. Leur physionomie est nerveuse et vigoureuse,
ils sont habitués aux difficultés de leur patrie montagneuse, et
endurcis par leurs rudes travaux. Partout où un peu de sol argileux
de la roche dure peut être cultivé, ils sèment de l’orge,
qui suffit à peine pour les nourrir, eux et leurs animaux.

Nous partîmes le matin suivant de bonne heure, pour laisser le
plus tôt possible derrière nous l’Atlas et ses inhospitaliers
habitants. Ce fut une terrible marche, de sept heures du matin
à six heures du soir. Notre direction générale était le sud,
mais nous faisions des zigzags sans fin. Le passage du djebel
Tissi, avec ses grandes roches verticales de grès et ses ravins
profonds, parut impossible pour mes animaux, qui étaient lourdement
chargés, et surtout pour les chameaux, habitués à la plaine, qui
demeurèrent souvent en route et ne purent être entraînés qu’avec
peine. C’était un très fâcheux conseil et qui méconnaissait
complètement la nature du terrain, que celui qui me fut donné à
Marrakech, d’emmener avec moi ces chameaux : dans ces sauvages
pays de montagnes il ne faut que des mulets.

Nous rencontrâmes les ruines d’un ancien château fort,
nommé Dar es-Soultan, qui avait été élevé autrefois par un
sultan afin de tenir sous son obéissance les farouches Chelouh
vivant dans le voisinage, et d’empêcher autant que possible
leurs brigandages. Cette forteresse est construite sur un point
d’accès très difficile et qui pourrait être facilement défendu
par une petite garnison. Puis nous passâmes devant un pic isolé,
sur lequel se voient encore quelques murs d’argile rouge. Les
indigènes les nomment Kasr er-Roumi, c’est-à-dire Château des
Romains ; tout ce qui est ancien est attribué à ce peuple. Il
est bien certain qu’il a profondément pénétré dans l’Atlas,
et il ne serait pas invraisemblable que nous eussions eu réellement
affaire ici à des ruines romaines ; les Portugais, qui s’étaient
aussi fortement implantés, et pour longtemps, dans l’intérieur du
Maroc, ne paraissent pas avoir été si loin. Les Chelouh prétendent
que des trésors incommensurables sont enterrés ici, mais personne
ne semble avoir le courage de les enlever, ou même simplement celui
de les chercher.

Vers midi nous croisâmes quelques Chelouh bien armés et bien
montés, dont l’un était un cheikh. Le bruit de notre voyage
s’était probablement déjà répandu dans les vallées latérales,
et ces cavaliers nous avaient cherchés, pour prendre des informations
sur nous. Ils nous conduisirent à un endroit nommé Argan, qui
possède une jolie source, dont l’eau fraîche était retenue dans
un petit étang ; nous y fîmes halte pour prendre notre déjeuner,
auquel les Chelouh prirent part. Je vis volontiers ces gens manger
avec nous, car ils n’étaient plus aussi à craindre que des
gens tout à fait étrangers. L’endroit où nous étions était
vraiment joli, au milieu du paysage de montagnes environnant ; il sert
généralement de lieu de repos pour les caravanes qui le traversent.

Pendant cette halte, une autre petite caravane arriva et se joignit
à nous pour traverser la montagne. C’étaient des Berbères de la
plaine, gens rangés, qui voulaient aller à l’oued Sous. J’en
fus très content ; nous étions renforcés de quelques hommes
armés qui connaissaient bien le pays et les gens ; nous pouvions
donc envisager une attaque plus tranquillement, car nous avions
été menacés de quelque chose de semblable. Le cheikh berbère
que nous avions rencontré nous déclara, en prenant congé,
que quelques Chelouh nous attendaient pour nous dépouiller à un
endroit difficile où nous allions passer. Il s’était informé
de nos projets et veillerait à ce que rien ne nous arrivât. Nous
fîmes nos adieux reconnaissants à l’excellent cheikh chelouh,
qui disparut avec sa suite dans une vallée latérale, pendant que,
renforcés par la nouvelle caravane, nous continuions plus au sud.

Le soir, nous fîmes halte dans un petit village chelouh, dont les
habitants montrèrent des dispositions assez amicales ; ils font
quelque commerce avec l’oued Sous, et surtout ils se chargent
fréquemment du transport des marchandises. Nous pûmes acheter de
l’orge pour nos animaux, ainsi que des poulets et du mouton pour
nous, et nous plantâmes nos tentes au milieu du village.

J’avais vu que je ne pourrais aller plus loin de cette manière
avec mes chameaux, et, comme nous avions encore pour quelques jours
de très mauvais passages à franchir, je louai ici, il est vrai à
bon prix, deux mulets, qui furent chargés de la plus grande partie
du paquetage des chameaux, de sorte que ces derniers ne portaient
que des objets légers, comme des nattes, des ustensiles de cuisine,
etc. De cette façon, j’avais en outre l’avantage d’emmener
deux hommes de plus avec moi, car chaque animal a son conducteur ;
et, les Chelouh tenant à leurs propriétés, nous pouvions continuer
notre voyage avec une tranquillité plus grande encore.

Il est caractéristique que dans ce pays les lieux habités se
trouvent rarement sur les grandes lignes de circulation, mais
surtout dans les vallées latérales, et dissimulés autant que
possible. Il y en a beaucoup ici, et d’après nos renseignements
on rencontre des maisons isolées dans toutes les directions. Cela
contribue naturellement à rendre aussi précaire que possible
l’influence que le gouvernement du Maroc y exerce ; d’un autre
côté, la sécurité des voyageurs en souffre, ou en a souffert,
car ils peuvent être arrêtés inopinément en un point quelconque
par une bande de coupeurs de route. Pendant que j’y voyageai,
le pays était relativement sûr, comme je l’ai dit.

Le 13 mars, nous avons encore une marche longue et extrêmement
pénible à travers la montagne. Le chemin nous conduit d’abord
vers le sud-ouest, par un plateau coupé de nombreux rochers et de
collines escarpées, au pays d’Aglaou, où se trouvent les ruines de
plusieurs villages. Leurs habitants ont été presque tous tués dans
une razzia que le caïd de Mtouga, dont j’ai parlé plusieurs fois,
entreprit il y a quelques années pour détruire le brigandage. Durant
ce jour nous ne vîmes pas un seul homme, de sorte que le pays
semblait complètement inhabité, mais il paraît qu’un grand
nombre de maisons isolées se trouvent dans les ravins latéraux.

Les montagnes sont toujours formées de grès rouge qui paraît ne
pas contenir du tout de fossiles. Le plateau, avec ses masses de
rochers s’étendant dans toutes les directions et entre lesquelles
on ne trouve que difficilement un chemin pour les animaux, produit
une impression toute particulière ; à gauche on aperçoit quelques
pics de l’Atlas central, complètement couverts de champs de neige.

Nous dépassons le district d’Aït-Mouça, qui a un grand marché
(soko) du vendredi ; le ruisseau assez important qui coule dans la
vallée porte également ce nom.

Nous nous arrêtons, le soir, à la ligne de partage des eaux
de l’Atlas, à environ 1200 mètres d’altitude, dans un pays
complètement inhabité en ce moment.

On voit partout des ruines de villages détruits. Le pays est
admirable et la soirée magnifique ; une fraîcheur agréable
règne à cette altitude, et vers l’est se montrent avec une
netteté étonnante les nombreux sommets couverts de neige du pays
de Glaouï, le plus haut point de l’Atlas ; le tout rappelle
vivement les paysages des hautes montagnes de la Suisse, mais,
au lieu d’habitants pacifiques dans de jolis villages et des
chalets isolés, vivent ici des Chelouh audacieux et pillards,
qui bravent depuis des siècles la souveraineté du peuple arabe :
rarement des caravanes bien armées, poussées par un esprit de
lucre qui méprise tous les dangers, traversent ce pays de montagnes
désertes, pour transporter les marchandises du nord dans le royaume
jadis florissant de Sous.

Le manque complet d’habitants nous fut d’autant plus désagréable
que nous ne pûmes acheter d’orge pour nos animaux fatigués et
fourbus, et qu’ils durent se contenter ce jour-là de belle herbe
fraîche. Le lendemain, nous avions encore une marche pénible,
la descente rapide dans l’oued Sous, et nos animaux avaient un
pressant besoin d’une nourriture plus substantielle.

Je quittai à regret, le 14 mars, ce point magnifique, sur la ligne de
partage des eaux du puissant massif de l’Atlas. Il porte le nom de
Bibaouan et n’est pas situé sur la ligne médiane des montagnes,
mais beaucoup plus au sud. Tandis que l’on monte très doucement
du nord jusqu’en ce point, l’Atlas tombe presque verticalement
et en murailles de rochers escarpés vers le sud. Bien que je ne
sois pas le premier qui ait traversé la passe de Bibaouan, il
n’en existe pas une description plus précise que la mienne. Le
Danois Höst, qui a passé de longues années au Maroc et a appris
à connaître le pays et les gens plus exactement que personne,
est allé d’Agadir à Marrakech par les montagnes (_Nouvelles du
Maroc et de Fez_, Copenhague, 1781, p. 95). Plus tard le médecin
anglais William Lemprière est allé de Taroudant au Maroc, du 30
novembre au 4 décembre 1789, et il a passé les montagnes dans un
col que les Maures appellent, à cause de ses détours rapides et
anguleux, Dos de Chameau (_Voyage de Gibraltar au Maroc_, Berlin,
1798, p. 97). Je dois faire remarquer qu’aujourd’hui les Maures
appellent de même « dos de chameau » les collines calcaires
isolées qui surgissent de la plaine de Marrakech.

Enfin, James Grey Jackson, pendant son séjour de seize années
au Maroc, a conduit une fois une armée par-dessus cette partie
de l’Atlas. Le chemin traversait la passe de Bibaouan, dont il
dépeint les dangers avec des teintes un peu forcées. D’après lui,
en certains endroits, le sentier n’aurait que 15 pouces de large
et conduirait entre des murs de rochers presque verticaux d’un
côté et de profonds abîmes de l’autre, qui ne le céderaient
en rien comme escarpement aux rochers de Douvres et seraient dix
fois aussi profonds. (_Account of Marokko_, 2e édit., 1811, p. 11.)

Depuis ce temps aucun Européen n’est venu dans ces pays, car
Rohlfs passa l’Atlas beaucoup plus à l’est que moi, sur la route
de caravanes de Fez au Tafilalet. C’est là que semble être le
passage qui offre le moins de difficultés, ainsi que les Marocains
l’ont reconnu depuis longtemps ; la hauteur des montagnes diminue
peu à peu vers l’est, à partir du pays de Glaouï.

Tandis que le col porte le nom de Bibaouan, les groupes de montagnes
qui vont vers le sud se nomment Oenge Djebel.

A partir du faîte, haut de près de 4000 pieds, un chemin étroit et
extrêmement rapide descend en dessinant des zigzags sans fin. Il est
vrai que bien des fois il n’est large que d’un pied, et domine
d’un côté un abîme profond, et de l’autre un mur de rochers
verticaux, de sorte qu’on ne peut qu’admirer la sûreté du pied
des mulets et des chevaux. Mes deux chameaux s’étant arrêtés
en route, il me fallut laisser deux hommes pour les ramener un peu
plus tard.

Le panorama qui s’offrait à nos yeux était très beau :
devant nous s’ouvrait le fertile oued Sous, couvert de forêts
et de champs ; tout au loin s’élevaient comme fond les contours
d’une deuxième et puissante chaîne de montagnes, que l’on a,
à bon droit, nommée l’Anti-Atlas. Nous descendîmes lentement
et avec prudence, presque toujours à pied, car souvent il semblait
que nos animaux, chargés des deux côtés de gros ballots, ne
pussent absolument pas aller plus loin et dussent tomber dans
l’abîme. Cependant ces adroits animaux trouvaient moyen de
passer. Ils descendirent l’étroit sentier sous leur fardeau,
lentement, avec précaution et en essayant tous leurs pas ; nous
éprouvâmes surtout de la difficulté à tourner une roche qui
avançait verticalement, et ce fut un grand bonheur de pouvoir
achever sans pertes la descente. Une zone assez large de montagnes
basses, pour la plupart formées de débris d’érosion, s’étend
le long des pentes verticales au sud des montagnes : elles étaient
relativement plus faciles à passer, et vers le soir nous arrivâmes,
sans avoir couru d’autres dangers, dans la ville d’Emnislah,
dont nous voyions les maisons déjà depuis longtemps. Un regard
en arrière nous montra alors quel chemin difficile nous avions
parcouru ; pour mon compte, je devais être reconnaissant au
destin favorable qui m’avait permis de traverser l’Atlas, si
difficilement accessible, sans danger sérieux.

Dans quelques dizaines d’années, les choses auront peut-être
marché de telle sorte que les touristes feront des excursions dans
l’Atlas comme ils en font déjà dans l’Himalaya, le Caucase,
etc. : on sourira alors en apprenant que ce passage a pu être
trouvé difficile. C’est pourtant le cas aujourd’hui, et cela
durera sans doute encore quelque temps.

Chemin faisant, nous avions rencontré quelques cavaliers, qui
nous inquiétèrent au début. Nous apprîmes ensuite qu’ils
appartenaient à l’escorte du caïd de la tribu des Chtouga,
qui avait été voir celui de Mtouga. Nous rencontrâmes bientôt
ce personnage, qui montait un magnifique cheval et était richement
vêtu. Il s’informa de nos projets, et nous invita à l’aller
voir. Sa kasba n’est qu’à quelque distance du chemin de
Taroudant au pays de Sidi-Hécham. Nous le lui promîmes et nous
nous séparâmes à Emnislah, car il allait un peu plus loin.

Nous fûmes reçus à Emnislah sans défiance particulière, et
nous pûmes dresser nos tentes ; on nous vendit aussi des vivres
en quantité suffisante pour nous et pour nos animaux, de sorte que
nous passâmes une bonne nuit.

Le jour suivant, j’envoyai de grand matin quelques mulets pour
aller chercher les bagages demeurés avec les chameaux. Ceux-ci
arrivèrent bientôt, et, dès qu’ils sentirent de nouveau un sol
ferme sous leurs pieds et qu’ils eurent pris un peu de fourrage,
ils se remirent rapidement. Je passai la fin de ce jour à Emnislah,
pour atteindre enfin le lendemain Taroudant, après lequel nous
avions si souvent aspiré.

Emnislah, petite ville dont chacune des deux parties est située
sur l’un des flancs d’une vallée, se trouve sur les pentes sud
de l’Atlas, comme Imintjanout sur les pentes nord, et a la même
importance pour les caravanes qui veulent aller de Sous à Marrakech
en utilisant la passe de Bibaouan.

La distance d’Emnislah à Taroudant, la vieille capitale de
l’ancien État de l’oued Sous, n’est que de peu d’importance ;
en cinq heures on l’a franchie, mais elle fait partie, en ce moment,
des endroits les plus dangereux du nord de l’Afrique. Le chemin
mène constamment en plaine, par une forêt d’arbres d’argan qui
s’étend bien au delà de la vallée et couvre beaucoup de milles
carrés. Toute la contrée est dominée par la tribu arabe des Howara,
qui habite dans d’immenses bâtiments fortifiés et fait de là
des razzias continuelles sur les caravanes qui vont vers Taroudant
ou qui en viennent. Ils ont depuis longtemps des difficultés avec
la population berbère de Taroudant, et dans leurs razzias pillent
tous ceux qu’ils rencontrent, Mahométans, Juifs ou Chrétiens.

Nous formions une caravane assez forte : plusieurs conducteurs de
mulets, qui portaient des chargements à Taroudant, et qui, pour
continuer, avaient attendu d’être en nombre, se réunirent à
nous, de sorte que nous pûmes traverser la forêt avec un esprit
plus tranquille. Ce n’est pas une forêt telle qu’on s’en
figure une en Europe, car le sous-bois y manque complètement, et
les arbres y sont fort clairsemés : les clairières, couvertes de
gazon, sont nombreuses.

Notre troupe était paisible, mais d’aspect fort peu rassurant :
armés jusqu’aux dents, nous n’avancions pas sans regarder
attentivement de tous côtés. A peine avions-nous quitté la
petite ville d’Emnislah et venions-nous de pénétrer dans la
forêt, qu’un cavalier isolé parut ; c’était évidemment
un personnage de distinction, monté sur un beau cheval et bien
vêtu. Mon escorte le reconnut pour le fils d’un cheikh des
Howara ; il examina notre troupe, parla à quelques serviteurs
marchant en queue, et repartit. Au bout d’une demi-heure il revint,
parla de nouveau, et disparut dans la forêt. Nous ne savions trop
qu’en attendre. Évidemment on était informé de la marche de la
caravane, et le jeune cheikh avait été envoyé pour prendre des
informations. Soit que le grand nombre d’hommes armés lui eût
imposé, soit que la présence d’un chérif l’eût arrêté,
il ne reparut plus. Mais nous ne tardâmes pas à être de nouveau
inquiets. Quelques hautes maisons des Howara apparaissaient dans le
bois, et nous croyions y voir des gens. Nous passâmes silencieusement
devant les habitations de ces Chelouh, et nous respirâmes tous plus
à l’aise quand les derniers murs furent dépassés.

Bientôt la forêt s’éclaircit ; nous approchions de son
extrémité, et, tout au loin, nous croyions apercevoir les murailles
hautes et solides de Taroudant, derrière lesquelles nous espérions
être en sûreté.

A environ une heure de la ville, la forêt cesse complètement, et
nous traversons une petite plaine ; puis nous passons une petite
rivière, l’oued Djisarin, qui se jette dans l’oued Sous,
en courant vers le sud-ouest ; à ce moment il roule très peu
d’eau. Le sol, formé d’argile jaune et dure, est coupé plus
loin de nombreux ravins, étroits et profonds, qui sont desséchés,
mais qu’il faut considérer comme des affluents de la rivière dont
j’ai parlé. Si auparavant nous avons redouté le pays des Howara,
cette bande de terrain jusqu’au pied des murs de la ville a une
aussi mauvaise réputation ; il s’y trouve constamment une foule de
brigands, qui appartiennent aux races les plus variées et qui vivent
de vol à main armée, sans avoir aucune demeure habituelle. Les
petites caravanes sont ici fort en danger. Nous allons très
lentement, et deux des hommes connaissant le pays marchent toujours,
leurs armes hautes, au-devant de nous en cherchant à apercevoir les
Chelouh qui pourraient être cachés de chaque côté du chemin. Ce
n’est qu’après mûre réflexion qu’ils nous font un signe nous
invitant à les suivre. Enfin nous apercevons les champs d’orge qui
s’étendent au loin en avant de la ville, et nous nous croyons en
sûreté ; mais les gens qui connaissent le pays assurent que c’est
précisément tout près de la ville que nous courons les plus grands
périls ; de sorte que nous avançons de plus en plus lentement et
en observant toujours les mesures de précaution prises jusque-là.

Pourtant rien n’arriva. Il était clair que depuis notre départ
d’Emnislah nous avions été constamment observés par des ennemis
invisibles ; mais la force de la caravane et la nouvelle que nous
avions probablement beaucoup de fusils se chargeant par la culasse
avaient détourné les Chelouh d’une attaque. Ce fut une marche
désagréable au plus haut point. Chevaucher cinq heures durant,
le revolver toujours à la main, en s’attendant sans cesse à
rencontrer une bande de coupeurs de route ou à recevoir un coup
de feu d’une embuscade, est fatigant au dernier degré ; nous
fûmes tous joyeux du fond du cœur lorsque nous vîmes enfin, tout
près de nous, les hautes murailles de Taroudant. Un peu auparavant
nous avions laissé à notre droite les ruines de la ville de Gaba,
probablement d’origine romaine.

Le jour n’était pas encore fort avancé quand j’atteignis
Taroudant le 15 mars 1880, vers deux heures ; encore une fois
j’avais accompli une partie de mon plan, et ce n’était pas la
moindre. Le chemin par Mogador peut être un peu moins dangereux ;
il longe au début la mer, puis tourne les montagnes et mène à
l’oued Sous vers le sud-est. En le suivant on traverse le pays
des Ha-Ha, qui n’ont pas la meilleure des réputations. Mais le
chemin de l’Atlas est sans aucun doute plus intéressant et plus
riche en beautés naturelles, et il est triste que ce beau pays soit
dans les mains de populations barbares, en luttes continuelles avec
le gouvernement marocain ou entre elles, et qui ne pourront jamais
revenir à leur prospérité d’autrefois. Longtemps encore cette
magnifique partie de la terre demeurera fermée à la civilisation,
et il faudra de longues années avant qu’on puisse s’y adonner
sans difficultés à des recherches sur la géographie et les
sciences naturelles. Ma chevauchée dans l’Atlas ressembla tout à
fait à une fuite ; je ne pus que très rarement me servir d’un
instrument ; un coup d’œil furtif sur l’anéroïde devait
d’ordinaire suffire pour déterminer des points importants pour
lesquels des mesures plus précises auraient été nécessaires ;
la nuit seulement, quand tout dormait, je pouvais noter sur mon
livre de voyage les événements du jour et les observations de la
route. Chacun est regardé avec la plus grande défiance, et le bruit
qu’un Chrétien était dans la caravane avait couru partout ; à
Marrakech j’avais été connu pour tel, et, des gens de l’oued
Sous s’y trouvant en grand nombre, cette nouvelle se répandit
très vite par eux.

L’insécurité de ce beau coin de terre est inouïe. Chacun y
marche armé jusqu’aux dents et voit dans tout passant un ennemi
naturel. Les Howara ne logent pas dans les maisons : ce sont de
véritables forteresses, avec de hautes et puissantes murailles,
derrière lesquelles se cachent les nombreux membres d’une même
famille.

L’habitant d’une telle demeure ne peut faire un pas sans
être armé ; il faut employer des gens armés aux travaux les plus
paisibles, comme la culture des champs ou la garde des troupeaux. Le
jour même qui précéda mon arrivée à Taroudant, les Howara avaient
volé un troupeau de trois cents moutons et de cinquante bœufs
appartenant aux gens de la ville. Ces derniers font naturellement de
même quand ils le peuvent, de sorte que batailles et brigandages,
meurtres et assassinats, ne cessent jamais. C’est une anarchie
complète, et ni le sultan ni un chef influent quelconque ne sont en
état d’y mettre fin. L’oued Sous pourrait être une des plus
riches et des plus belles provinces de l’empire du Maroc, comme
elle était, dans une haute antiquité, un royaume aussi célèbre
par sa civilisation et par le haut développement de son industrie
que riche et peuplé. Ici la nature donne tout à l’homme :
un climat magnifique et sain, un sol fertile et des trésors de
tout genre, en plantes et en minéraux. L’abandon de ces belles
provinces par le gouvernement marocain est le fait d’une erreur
grossière ; l’établissement de bonnes routes, bien gardées,
et la nomination d’un gouverneur juste et énergique, disposant
de troupes suffisantes, pourraient faire d’un territoire très
peu productif une source importante de revenus pour le sultan.

La partie méridionale de l’Atlas, dans la région que j’ai
traversée, ne consiste plus en ce grès rouge si largement répandu
et si puissant, mais en schistes, et surtout en schiste argileux
et quartzeux, qui sont également dressés verticalement. Dans
beaucoup d’endroits ils contiennent des dépôts de minerais,
particulièrement de pyrite de cuivre et de fer oligiste. Le cuivre
est connu depuis longtemps, et les habitants de l’oued Sous savent
en fabriquer qu’ils travaillent adroitement.

De puissantes masses de fer oligiste se montrent un peu au
nord-est d’Emnislah. On prétend qu’il existe aussi du
minerai de plomb argentifère. Il est évident qu’une fois venu
le temps où l’on pourra faire dans l’Atlas occidental des
recherches géologiques plus précises, on y trouvera une foule de
gisements métallifères. Il n’existe pas de roches éruptives ;
elles apparaissent beaucoup plus à l’est, où elles ont été
réellement observées par d’autres voyageurs. Dans la plaine
de Marrakech on trouve des masses d’obsidienne et d’autres
roches éruptives sous forme de cailloux roulés qui ont été
entraînés par les rivières. On a souvent agité la question de
savoir si l’Atlas a des glaciers : la majorité des observateurs
répondent négativement. Dans ma rapide traversée des montagnes,
je n’ai rien pu observer qui indiquât leur présence de chaque
côté des massifs de l’Atlas, au nord et au sud. Il y a de
puissantes masses d’érosions : j’observai sur le versant nord,
ainsi que je l’ai dit, une couche très importante de ces débris,
mais je n’ai vu nulle part de vraies moraines. D’ailleurs,
il ne serait nullement impossible que les montagnes du centre de
l’Atlas, hautes de plus de 12000 pieds, aient eu des glaciers ;
on sait que les plus méridionaux sont ceux de la Sierra Nevada, en
Espagne ; mais la différence de cinq degrés de latitude n’est pas
si importante qu’un phénomène de ce genre n’ait pu se produire
dans un massif montagneux aussi haut et aussi puissant. Les sommets
de la chaîne centrale sont encore aujourd’hui couverts de neige
pendant la plus grande partie de l’année ; on me dit même que
quelques-unes ont un manteau de neiges perpétuelles.

L’Atlas est encore couvert, au Maroc, de forêts étendues ;
leur dévastation n’a pas été poussée aussi loin qu’en
Algérie. Il est tout à fait impossible de tirer parti de ces
richesses forestières, car il n’y a pas de routes, même dans la
partie nord et peu accidentée du Maroc. En revanche, on peut craindre
qu’il ne se produise à la longue un déboisement constant, quoique
fort ralenti par l’étendue considérable de la région boisée :
il semble déjà s’être produit par places, comme il paraît à
l’irrégularité du débit des rivières du nord du Maroc, et
à l’inégale répartition des quantités d’eau pluviale qui
peut avoir tant d’importance pour ces contrées agricoles. Les
Berbères de l’Atlas cherchent toujours à cultiver une plus
grande étendue de terre et sont entraînés à déboiser un peu ;
mais on sait que la chèvre surtout fait un tort immense aux forêts,
et c’est l’animal domestique le plus répandu dans l’Atlas.

Les Berbères eux-mêmes n’ont guère besoin de bois ; ils
construisent leurs maisons en argile et en terre, sans chevrons ;
ils ne connaissent pas la navigation : de sorte que l’étendue
forestière est encore assez considérable dans l’Atlas marocain. Il
n’y a pas là de forêts épaisses, comme on en trouve ailleurs ; ce
sont des bois très clairsemés ; du reste, le grès rouge quartzeux,
si dominant dans cette région, n’est pas un bon sous-sol pour une
forêt. Une couche de végétation ne peut s’y développer que là
où il est fortement décomposé et où une épaisseur d’humus
argileuse s’est formée ; mais on voit très fréquemment la
roche nue apparaître dans ces terrains de grès. Il est difficile
d’admettre que les forêts de l’Atlas fourniront jamais du bois
de construction aux pays situés en dehors du Maroc ; mais elles
seront certainement utilisées quand, plus tard, un gouvernement se
décidera à tirer parti des richesses minérales de la montagne.

Le monde animal ne peut être important dans cette région ; le
célèbre _lion de l’Atlas_ n’y existe pas ; les panthères
s’y montrent çà et là. Une sorte de mouflon, comme j’en
vis un en captivité dans une kasba, se voit dans les vallées les
plus éloignées, où se tiennent également sans doute d’autres
espèces d’animaux vivant dans les forêts. Les Berbères ne sont
point chasseurs et se contentent de faire paître leurs troupeaux
ou de cultiver leurs orges. Nous voyions fréquemment le vautour
et l’aigle planer dans les airs, et souvent nous dérangions le
corbeau des Alpes de son repos paresseux. Je n’ai pas vu beaucoup
d’oiseaux chanteurs, mais il y a sans doute, pendant l’hiver,
un vol d’oiseaux de nos pays qui se rend par-dessus l’Atlas dans
le désert.

La faune des insectes est naturellement aussi fort riche, mais
très peu connue. Il m’a été impossible d’en recueillir
ou de faire des observations quelconques à cet égard ; dans un
voyage aussi rapide que le mien, toutes les conditions nécessaires
manquaient pour cela. Il est certain que les sciences naturelles
tireraient d’énormes bienfaits d’une exploration spéciale de
l’Atlas. On peut en donner comme exemple le voyage botanique de
l’Anglais Hooker, dans lequel les deux vallées d’Amsmiz et
d’Aït-Mesan furent seules explorées complètement ; dans la
dernière on ne trouva pas moins de 375 espèces de phanérogames,
et dans la première 223 seulement ; parmi celles-là, 146 espèces
étaient communes aux deux vallées. De ces diverses plantes, 75 sont
endémiques, c’est-à-dire poussent exclusivement dans l’Atlas
et dans les parties voisines du Maroc.

La zoologie serait enrichie de la même manière de nombreuses
espèces nouvelles, et il est triste que ces belles montagnes,
placées si près de l’Europe et relativement si aisées à
atteindre, soient et doivent rester longtemps presque inaccessibles
aux savants. La constitution géologique de l’Atlas n’est connue
également que d’après un petit nombre d’observations isolées,
auxquelles on doit plus ou moins de confiance.

Le massif de l’Atlas est caractérisé surtout par sa longueur
en ligne droite ; il n’y en a aucun en Europe qui en ait une
semblable. Cela ne s’applique, du reste, qu’à la partie marocaine
de ces montagnes. A l’est du nœud montagneux du djebel Aïachin,
elles se fondent en un plateau ondulé, pour se transformer de nouveau
plus tard en une suite de montagnes moins hautes qui atteignent
la Méditerranée en Tunisie. Du cap Noun sur l’océan Atlantique
jusqu’au cap Bon sur la Méditerranée, ce système montagneux a une
longueur de 2300 kilomètres, dont 1050 dans le Maroc, 950 en Algérie
et 300 en Tunisie. (Voir Chavanne, _l’Afrique vue de nos jours_.)

Le nom d’Atlas n’est aujourd’hui nulle part en usage en
Afrique ; les Arabes n’ont même pas de nom pour désigner
l’ensemble de ces montagnes, mais donnent une appellation à
chacune de leurs parties, les pics particulièrement hauts, les
cols, les vallées, etc. Au contraire, les Chelouh appellent le pays
Idrar-en-Drann, d’Adrar, « montagne ». L’Atlas marocain consiste
en un certain nombre de vallées longitudinales très étendues,
et cette forme est beaucoup plus répandue que celle des vallées
transversales. Il existe peu de ces dernières ; elles sont courtes,
étroites et découpées peu profondément.

On doit remarquer, au sujet de la constitution géologique, que vers
le nord les couches les plus récentes sont les plus développées,
tandis qu’au sud les formations les plus anciennes dominent ;
l’Atlas n’a donc pas une construction symétrique, comme en
quelque sorte les Alpes, où les terrains récents se groupent
autour d’un noyau central plus ancien. Une formation de grès
rouge joue dans l’Atlas occidental un rôle très important :
jusqu’ici on n’a pu déterminer très exactement son âge. Par
contre, dans les montagnes du Rif, sur la côte nord africaine,
les couches les plus anciennes paraissent être voisines de la mer,
et les plus récentes se montrent vers le sud.

Entre ces deux chaînes de montagnes s’étendent les plateaux
fertiles de l’Algérie, et ce n’est qu’à l’ouest de
l’Algérie et à l’est du Maroc que des groupes de montagnes
moins hautes réunissent par une sorte de chaîne transversale les
deux grandes chaînes et séparent la plaine basse du Gharb marocain
ou Tell algérien de la région des steppes[21].

Comme je l’ai déjà fait remarquer plusieurs fois, l’Atlas
marocain s’élève lentement en partant du nord, et descend
rapidement vers le sud. Mais il faut tenir compte aussi des
chaînes de hauteurs situées au delà de l’oued Sous et
que l’on a nommées l’Anti-Atlas. Tout y est inversement
disposé. La pente nord est très escarpée et consiste dans les
mêmes roches que le versant méridional de l’Atlas. Vers le
sud, l’Anti-Atlas descend peu à peu et se perd en une quantité
de chaînes de collines, devenant de plus en plus basses et plus
adoucies. Comme la vallée de l’oued Sous, l’oued Noun forme
également une coupure profonde, mais moins large, dans les terrains
paléozoïques de l’Anti-Atlas. A ces couches se rattachent les
formations peu inclinées du calcaire carbonifère du Sahara nord,
qui descendent profondément vers le sud, jusque dans la région
où le granit et les éruptions de porphyre forment les limites du
véritable désert de sable, dans lequel n’existe pas un caillou ;
ces couches carbonifères reparaissent profondément vers le sud,
à la descente dans la vallée du Sénégal ; elles constituent là
le plateau el-Hodh.

Parmi les nouveaux travaux géologiques, les observations de Ball,
pendant son voyage avec l’expédition d’Hooker dont j’ai parlé,
sont les seules à remarquer, ainsi que les recherches de von Fritsch
et de Rein. Ces observations n’ont pu être qu’isolées ; mais
elles ont une valeur d’autant plus grande qu’à leur défaut on
ne connaît presque rien de l’Atlas marocain.

Les montagnes du Rif, qui consistent surtout en massifs isolés et
en chaînes, et qui vont de Tétouan sous différents noms jusqu’au
Tell algérien, pour finir au cap Sidi-el-Hadj-Mbarek, ne paraissent
pas se relier à la véritable chaîne de l’Atlas : le nom de
Petit-Atlas, donné par les Français à quelques-uns de ces groupes
de montagnes, ne peut pas indiquer que le Rif est simplement une
aile du grand Atlas placée un peu au nord de lui et moins puissante.




                              CHAPITRE X

                       TAROUDANT ET L’OUED SOUS.

Mauvais accueil à Taroudant. — Excès populaires. — La kasba. —
Mougar. — Les Howara. — Le caïd de Mtouga. — Le chérif du
Tafilalet. — Vol. — Départ. — Mon escorte. — La ville de
Taroudant. — Portes et murs. — Les maisons. — Les mosquées. —
L’oued Sous. — L’industrie. — Les tribus. — Jongleurs et
charmeurs de serpents. — Les arbres d’argan. — Production de
l’huile. — L’arbre d’arar. — La gomme ammoniaque. — La
gomme arabique. — L’euphorbe.


La joie d’avoir atteint la capitale de l’oued Sous fut bientôt
changée en amertume par l’accueil qui nous y était réservé. Nous
traversâmes la porte du nord et nous nous dirigeâmes le long des
murs, en évitant autant que possible l’intérieur de la ville,
vers la kasba, au nord-est de Taroudant, pour y dresser nos tentes ou
nous installer dans une maison sous la protection du fonctionnaire
nommé par le sultan. Nous en fûmes renvoyés d’une façon assez
grossière, car on avait appris, nous dit-on, qu’un Chrétien se
trouvait dans la caravane ! Nous repartîmes de nouveau en longue
procession, ce qui ne manqua pas de causer de l’émoi parmi la
population, et nous fûmes conduits dans un foundaq situé près
de la mellah, le quartier des Juifs ; on voulait nous prouver
ainsi qu’on nous mettait sur le même pied qu’eux. Il fallut
nous décider provisoirement à demeurer là et à attendre que de
meilleures relations s’établissent entre nous et les autorités.

Notre foundaq était une assez grande maison, élevée d’un
étage, au milieu de laquelle se trouvait une cour carrée dans
laquelle débouchaient les corridors et les chambres, si l’on peut
nommer ainsi des pièces étroites, basses et obscures. Nous nous y
installons, nous prenons possession des chambres, et nous avons déjà
déchargé les bagages et rentré les animaux quand tout à coup nous
entendons devant la maison un bruit épouvantable. Une foule s’y
est réunie, crie et tempête d’une façon menaçante en lançant
des pierres contre la porte. Des gens de connaissance d’Emnislah
nous disent que le peuple est très ému et demande que le Chrétien
soit renvoyé de la ville. Nous courons tous aux armes, car la porte
peut être brisée, et nous ne sommes pas disposés à nous laisser
massacrer ou lapider sans autre forme de procès ; nous envoyons en
même temps un messager au chalif de la ville, ainsi qu’au chérif,
pour lequel Hadj Ali a des lettres de recommandation. Avant que les
choses tournent tout à fait mal, apparaissent quelques vieillards,
parmi lesquels le chalif et le chérif ; ils commencent alors à
nous interroger de toutes façons. Un violent débat s’élève
d’abord ; la foule déclare que les Chrétiens ne peuvent entrer
dans la ville ; nous en appelons à la lettre du sultan, qui enjoint
expressément à tous ses représentants de me protéger et de me
soutenir de toutes manières.

Peu à peu ces gens entendent raison et discutent le cas d’une
façon moins passionnée ; c’est surtout le chérif, que Hadj Ali a
vite gagné à notre cause, qui parle d’une façon conciliante. Je
déclare de nouveau quelle est mon intention : je veux demeurer
quelques jours dans la ville afin de me joindre à une caravane qui
parte pour Timbouctou ; je demande aussi la permission de dresser
mes tentes dans l’enceinte de la kasba pour être dorénavant à
l’abri des insultes du peuple. Cela m’est enfin accordé par
le chalif, qui provisoirement représente le sultan, faute d’un
caïd ou d’un amil nommé pour la ville.

Du reste nous avions trouvé parmi la foule quelques amis qui
nous avaient connus à Marrakech et qui s’occupèrent de nous de
leur mieux. L’un d’eux poussa les choses si loin, et arrangea
de telle sorte avec une pierre le plus forcené des tapageurs,
que celui-ci tomba à terre tout couvert de sang. Cette masse de
peuple en fureur était composée uniquement de gens des castes
inférieures, surtout d’esclaves, de jeunes garçons et d’une
quantité de Négresses de basse condition, que le goût du scandale
avait attirés là. Les meilleurs éléments de la population ne se
livrent pas à de pareils excès.

Il nous fallut recharger nos animaux aussi vite que possible pour
regagner la kasba : ce qui déplut au gardien du foundaq, qui,
par là, voyait s’éloigner toute perspective de pourboire. Nous
reprîmes, sous la conduite de quelques vieillards et du chérif,
le chemin que nous avions déjà suivi, et nous entrâmes enfin
dans la kasba par plusieurs portes. Nous pûmes alors dresser nos
tentes en toute sécurité sur une grande place à l’intérieur de
cette vaste citadelle, et nous y installer aussi commodément que
possible. La kasba est une construction extrêmement considérable
entourée d’un mur très haut et très épais, qui, d’après les
circonstances locales, la rend inexpugnable. Dans l’une des cours
se trouvaient deux vieux petits mortiers de bronze, qui n’y avaient
sans doute jamais trouvé leur emploi. Peu de gens devaient habiter la
kasba, car elle paraissait presque déserte. Il ne semble pas y avoir
beaucoup de soldats du sultan ; le chalif habite l’une des maisons,
avec quelques hommes seulement, qui tiennent lieu de machazini.

Du reste, en ce moment il se trouve ici, en mission extraordinaire, un
envoyé du sultan qui négocie avec les gens de l’oued Sous, et qui
cherche à rétablir autant que possible le prestige de son souverain.

Les personnes qui m’avaient protégé revinrent le jour suivant pour
connaître plus exactement le but de mon voyage ; la nécessité se
fit alors sentir de justifier quelques renseignements inexacts que
nous avions donnés la veille à mon sujet ; Hadj Ali trouva qu’il
valait mieux dire toute la vérité à cet égard. Il expliqua
nettement ce que nous voulions et pourquoi nous trouvions plus
avantageux de me faire passer aux yeux du peuple pour un médecin
turc. Ces gens finirent par entendre raison, surtout après ce
que leur dit le chérif, et acceptèrent le déguisement que je
m’imposais dans les circonstances actuelles. Il fut également
fort utile pour nous que l’envoyé du sultan se trouvât là par
hasard et pût certifier l’exactitude de la lettre souveraine.

On me déclara que, pour me rendre avec une escorte dans le pays
de Sidi-Hécham, au sud de l’oued Sous, il était nécessaire
d’écrire au caïd de Mtouga, au nord de l’Atlas : il paraît
que cet homme énergique a su acquérir une grande influence. Tout le
monde décrivait le chemin du pays de Sidi-Hécham comme infiniment
dangereux ; la région entière était, disait-on, infestée de
brigands, et, rien que dans ces derniers jours, une vingtaine
de personnes y avaient été tuées. Cela ne paraissait pas fort
rassurant.

Du reste, je dois, dans tous les cas, demeurer quelque temps à
Taroudant. J’apprends que bientôt aura lieu dans le Sidi-Hécham
un grand marché annuel, où l’on se rend de tous les côtés. Une
caravane de marchands de Taroudant devant y aller également,
j’espère pouvoir me joindre à elle.

Le temps était devenu pluvieux, et pendant la nuit tombaient des
averses telles, qu’il fallut entourer les tentes de rigoles pour
faciliter l’écoulement de l’eau. Nous avions tendu trois grandes
tentes : les deux jolies tentes de Tanger, dont j’occupais l’une
avec Benitez, tandis que Hadj Ali et Mouley Achmid étaient logés
dans l’autre ; en outre j’avais acheté une grande tente en
grossière étoffe brune de poil de chameau, et qui servait pour
mes gens et pour faire la cuisine. Tous les matins j’envoyais
à la ville Ibn Djiloul avec un âne pour acheter des vivres,
c’est-à-dire de la paille et de l’orge pour les animaux, de
la viande et des légumes pour nous : de sorte que notre séjour à
Taroudant était assez onéreux.

Presque tout le jour Hadj Ali était occupé au sujet des
négociations concernant mon voyage ; le chérif et l’envoyé du
sultan y prenaient part d’ordinaire.

Le 18 mars nous reçûmes tout à coup la visite de quelques
vieux cheikhs des Howara. Pour Taroudant ce fut un événement de
voir paraître dans la ville ces gens, toujours en querelle avec
elle. Les Howara, qui sont Arabes, avaient appris qu’on avait
insulté notre caravane, parmi laquelle se trouvait un chérif,
neveu du célèbre Abd el-Kader, et qu’on lui avait assigné un
logement dans le quartier des Juifs. Ils se montrèrent très bien
disposés à notre égard, et nous invitèrent instamment à aller les
voir dans leurs maisons. Ils déclaraient que, si l’on nous avait
forcés de demeurer dans le foundaq du quartier juif, ils auraient
attaqué la ville ! Ils donnèrent une expression très vive à leur
indignation au sujet des excès du peuple et nous invitèrent à
plusieurs reprises à aller les voir. Mais nous refusâmes ; Hadj
Ali ne trouva pas opportun de quitter encore une fois les portes de
la ville, derrière lesquelles nous étions en sûreté, pour aller
visiter des Howara, dont la réputation est si suspecte. Peut-être
nous invitaient-ils dans une bonne intention ; peut-être aussi
était-ce pour nous dépouiller. Bref, nous demeurâmes où nous
étions, et nous nous excusâmes en disant que nous ne pouvions
manquer le grand marché annuel de Sidi-Hécham.

Mon compagnon a fait une nouvelle connaissance intéressante pour
lui, celle d’un cheikh d’une tribu voisine de Meknès, exilé
ici et qui compte naturellement parmi les mécontents du Maroc ;
ils paraissent étudier de grandes combinaisons politiques, et
Hadj Ali me déclare un jour, très sérieusement, qu’avec deux
mille hommes de troupes algériennes bien armées et un million de
francs il entreprendrait de se rendre maître d’un grand empire,
complètement indépendant du sultan.

Depuis quelques jours nous avons eu du mauvais temps ; les vents
d’équinoxe nous ont amené des pluies ; mais le 20 mars est encore
une belle journée. Nos tentes sont toujours remplies de visiteurs, et
Hadj Ali est devenu tout à coup ici un personnage très recherché ;
il en est infiniment flatté, et cela ne peut qu’être utile à mes
projets. Nos relations avec les meilleures classes de la ville sont
devenues très bonnes, mais je demeure constamment dans la kasba,
pour ne pas soulever une nouvelle explosion du fanatisme des couches
inférieures du peuple.

Le 21 mars arrive déjà la réponse du caïd de Mtouga au sujet
de l’escorte à me fournir pour le pays de Sidi-Hécham ; cette
réponse est adressée au cadi de Taroudant. Il nous invite à prendre
un repas dans la maison qu’il a en ville et nous y communique
l’écrit du cheikh de Mtouga, assez favorable dans l’ensemble.

Ma présence à l’oued Sous avait été rapidement connue, et le
secrétaire du sultan, dont j’ai parlé plusieurs fois, recevait
souvent des lettres à ce sujet. D’un côté c’étaient des
offres de la part des Howara, pour nous escorter, si l’on nous
refusait cette protection à Taroudant ; et d’un autre côté,
des lettres de gens indignés de ce que les autorités de la ville
permissent à un Infidèle se loger dans ses murs.

On répondait à ces dernières que j’étais au service du sultan
de Turquie, qu’en outre j’avais reçu pleine liberté d’action
de la part de celui du Maroc, et qu’enfin je voyageais en compagnie
d’un grand chérif, qui prenait la responsabilité de tout.

Ma visite chez le cadi eut pour résultat de nous faire envoyer
par lui une petite mouna, consistant en deux pains de sucre et un
peu de beurre. Je fus heureux de voir que cet homme influent, mais
assez réservé et assez sombre d’allures, nous était gagné ;
il pouvait certainement obtenir une escorte pour nous.

Le jour suivant, le cadi me demanda une copie du sauf-conduit
du sultan et une attestation écrite par moi et prouvant qu’il
m’avait fourni des hommes d’escorte jusqu’aux frontières de
l’empire du Maroc. Je lui donnai la copie de la lettre du sultan,
mais je ne pus me rendre à sa deuxième demande. Je me déclarai
tout prêt à lui délivrer une attestation de ce genre dès que
j’aurais atteint l’oued Raz, qui sépare le Maroc du pays de
Sidi-Hécham. Le cadi finit par se rendre à mes raisons.

L’arrivée de mon escorte avait été plusieurs fois annoncée, et,
en conséquence, le jour de mon départ fixé ; mais il survenait
toujours de nouveaux embarras. Le 23 mars nous devions partir,
mais l’escorte ne parut pas, et l’on me consola en promettant
son arrivée pour le soir. Dans la soirée, tous les amis de Hadj
Ali arrivèrent tout à coup et nous conseillèrent fortement de ne
pas partir encore : la caravane qui allait au grand marché avait
dû revenir sur ses pas, à cause du peu de sécurité des routes,
et ne repartirait que le 27 mars. Hadj Ali était évidemment ravi de
ce contretemps, car il avait trouvé là de bons amis avec lesquels
il menait toute sorte d’affaires particulières.

Le 24 mars nous fîmes la connaissance d’un chérif du Tafilalet,
qui était en voyage pour l’oued Noun. Il devait faire une grande
partie de notre route et s’offrit à nous accompagner. J’en fus
charmé, car c’était un homme tranquille mais résolu, qui pouvait
nous rendre maint service : aussi acceptâmes-nous très volontiers
ses offres. Il avait fait en onze jours, disait-il, le chemin du
Tafilalet par l’oued Draa jusqu’à Taroudant. Par lui j’avais
une occasion facile d’aller au Tafilalet, aussi étais-je résolu
à en profiter si le voyage du pays de Sidi-Hécham à Timbouctou
n’était pas possible. Peut-être le chérif se laisserait-il
convaincre et consentirait-il à faire avec moi une plus grande
partie du voyage, car il ne paraissait pas fort pressé d’aller
à l’oued Noun.

Tandis que j’étais dans la kasba, à la table du chalif, qui
m’avait invité, ainsi que Benitez (Hadj Ali était en ville, comme
d’ordinaire), l’un de mes serviteurs, le jeune garçon berbère
que nous n’avions engagé qu’à la kasba Mzougi, vola dans ma
tente un petit sac d’argent, contenant à peu près 20 douros, et
un revolver. C’était la première fois et, je dois en avertir le
lecteur, aussi la dernière que je devais être directement volé par
un Mahométan. On m’a extorqué des présents, on m’a pillé :
mais je n’ai jamais revu un vol ordinaire. Ce jeune garçon avait
libre accès dans ma tente, et pendant mon absence il profita de cette
permission pour s’emparer de ces objets. Ce fut un vrai bonheur
qu’il n’eût pas trouvé le sac contenant le reste de l’argent
et dans lequel se trouvaient 300 ou 400 douros, toute ma fortune ;
j’aurais été placé dans une situation désespérée. Un des
serviteurs qui étaient dans la tente-cuisine me fit remarquer à
mon retour que le jeune Berbère était resté un peu longtemps dans
ma tente, et me pria d’examiner s’il n’y manquait rien. Je
m’aperçus bientôt du vol.

Mes gens, et surtout Hadj Ali, étaient furieux de ce tour ; ils
prirent leurs fusils, se précipitèrent dans la ville et y mirent
tout en émoi, de sorte que pendant le reste de l’après-midi
et durant la nuit une chasse en règle eut lieu pour trouver le
Berbère : la population de Taroudant, si peu amicale qu’elle eût
été avec moi au début, était révoltée d’une telle action ; aux
yeux de ces gens-là, le vol est quelque chose d’extrêmement vil.

Malgré les recherches les plus sérieuses et les plus zélées,
on ne put trouver ce garçon : il ne pouvait avoir quitté la ville,
puisque les gardes des portes ne l’avaient point aperçu ; il ne
l’aurait pas osé, dans la crainte des brigands. Évidemment il
connaissait dans Taroudant quelqu’un qui le cachait ; c’était
peut-être une femme qui l’avait engagé à ce vol.

Les deux jours suivants, le 25 et le 26 mars, se passèrent aux
préparatifs du départ, qui devait définitivement avoir lieu le
27. J’avais encore loué un chameau jusqu’au pays de Sidi-Hécham,
pour ne pas surcharger mes animaux, et contre la somme de 5 douros,
prix assez considérable pour une aussi courte distance. J’écrivis
un grand nombre de lettres, que je remis à un Juif sur le point
de partir pour Mogador ; j’avais attendu en vain la caisse de
provisions et de médicaments que j’avais commandée de Marrakech
à Mogador.

Je pus ainsi quitter, après douze jours seulement de séjour,
la ville où, à mon entrée, il semblait que mon voyage
allait trouver sa fin. Taroudant a été visitée par un petit
nombre d’Européens ; quelques-uns y ont été retenus presque
prisonniers. Les circonstances peuvent y être devenues un peu plus
favorables aujourd’hui, mais c’est toujours une entreprise
qui comporte certains risques que de parcourir l’oued Sous. Je
me suis séparé finalement en très bons termes des gens qui nous
fréquentaient, mais on ne voyait que trop clairement, surtout chez
les fonctionnaires, le chalif et le cadi, combien ma présence
leur était importune. Evidemment il leur en coûtait des peines
et de l’argent pour m’assurer une escorte sûre jusqu’au
pays de Sidi-Hécham ; d’un autre côté, ils craignaient pour
leur responsabilité, au cas où un malheur m’arriverait : ils
seraient alors accusés de ne pas avoir fait leur devoir, comme
le prescrivait la lettre du sultan. Je fus réellement heureux de
quitter la ville le 27 mars, car Taroudant n’avait été ni plus
ni moins qu’une prison pour moi, et une prison fort coûteuse : la
nourriture de plusieurs serviteurs, ainsi que celle d’un certain
nombre de chameaux, de chevaux, de mulets et d’ânes, revenant
assez cher même dans ces pays.

La ville de Taroudant, à environ 88 kilomètres de la mer, occupe,
d’après les renseignements publiés par Gatell, qui a aussi
donné un plan de cette ville, une superficie d’environ 430000
mètres carrés, et est complètement entourée d’un mur solide,
haut de 6 à 8 mètres et construit partie en pierre, partie en argile
battue. A des intervalles de 60 à 100 mètres se trouvent des tours
carrées massives, de sorte que dans un tel pays ces fortifications
peuvent passer pour extraordinairement fortes ; d’ailleurs ces
tours sont encore relativement en très bon état. Cinq portes
conduisent dans la ville : Bab el-Kasba mène à la citadelle ;
Bab el-Chamis, au nord, vers Marrakech ; Bab Oulad ben Nouna, vers
le nord-ouest, à Mogador ; Bab Targount, vers Agadir (Santa Cruz)
et dans le district des Chtouga ; et Bab Ezorgan, vers le sud.

La kasba, qui occupe l’angle nord-est de la ville et couvre environ
50000 mètres carrés, est séparée par un mur particulier de la
véritable ville, où mène une autre porte. On trouve dans les
cours intérieures quelques vieux canons ou mortiers, qui n’ont
probablement jamais servi ; ils gisent là paisiblement depuis
des siècles.

La moitié à peine de la ville est couverte de maisons, et, quand
j’entrai dans Taroudant, j’eus à traverser, avant d’atteindre
la kasba, un grand espace couvert de jardins d’oliviers. Les
habitations, au nombre de 1300, dit-on, sont presque uniquement
construites en argile battue et dans le style ordinaire du Maroc,
c’est-à-dire avec toit plat et sans fenêtres ; les chambres
n’ont d’autre ouverture que la porte qui conduit dans la cour
ou sous une véranda. De nombreux foundaqs servent à loger les
caravanes ; ils contiennent beaucoup de petites pièces, et celles
qui sont réservées aux hommes diffèrent peu des écuries. Beaucoup
ont un étage, que, dans ce cas, les hommes habitent, tandis que
le rez-de-chaussée est destiné aux animaux et aux bagages. Les
foundaqs sont affermés, et leurs titulaires ont à payer annuellement
une petite somme au trésor, c’est-à-dire au représentant du
sultan. Ce ne sont pas des auberges, car chacun apporte et prépare
ses provisions ; l’un de ces caravansérails, le foundaq Essalah,
sert de marché.

A Taroudant il y a trois mosquées, dont l’une se trouve dans la
kasba. L’eau est tirée des puits, qui sont nombreux ; il n’y
a pas de moulins, car la ville est loin de toute rivière. Les
objets en cuir et en fer sont les articles d’industrie les plus
importants ; jadis les objets en fer venant de Taroudant avaient
surtout une grande renommée. Il y a dans le sud de la ville une
grande fabrique de salpêtre, qui sert à faire de la poudre, que
l’on produit en grandes quantités dans l’oued Sous ; le soufre
vient d’Europe et est transporté de Mogador par des animaux de
bât. Non loin de cette fabrique se trouve la mellah.

Gatell estimait de son temps les habitants à 8300 âmes, y compris
les Juifs ; aujourd’hui ils ne sont pas plus nombreux. La ville
produit une impression de vide et d’abandon, et ses rues, qui ne
sont pas trop étroites, sont désertes.

Pendant mon séjour le sultan n’avait pas d’amil, mais seulement
un chalif, qui habitait dans la kasba. Ce fonctionnaire ne possédait
d’ailleurs aucune influence sur la ville ; c’était le cadi dont
j’ai parlé plus haut qui conduisait toutes les affaires.

Les habitants, en général rudes et peu bienveillants envers les
étrangers, ne reconnaissent que malgré eux l’autorité du sultan
et se révoltent à toute occasion ; au Maroc on a souvent dit
qu’il allait se rendre dans l’oued Sous avec une grande armée
pour rétablir l’ordre. Lors de mon passage, un de ses secrétaires
se trouvait là afin de se rendre compte de la situation de ce pays.

La position de Taroudant est très favorable, au milieu d’une
plaine étendue et extrêmement fertile ; il est aisé de comprendre
que jadis, quand un gouvernement bien établi et puissant dominait
ici et quand l’oued Sous formait un petit pays indépendant,
le commerce et l’industrie y aient été prospères, et que par
suite les sciences aient pu aussi y être étudiées.

[Illustration : Jeune Marocain de l’oued Sous.]

L’oued Sous est très bien cultivé et sillonné presque partout de
canaux d’irrigation ; de cette façon on prend beaucoup d’eau
aux rivières, et c’est ainsi qu’il y a de nombreux oueds
desséchés. D’ordinaire la moisson se fait au mois d’avril. On
voit çà et là de grands magasins appartenant à un village ou
à un groupe de maisons. Il y a également de nombreux troupeaux de
bœufs, de moutons et de chèvres. On n’y trouve pas de nomades et
de douars ; tous les habitants sont sédentaires et se construisent
de grandes et solides maisons. L’agriculture est pratiquée de
la façon la plus primitive, comme il était de mode il y a des
milliers d’années ; l’industrie est dans un état analogue,
car on fabrique encore les mêmes couteaux, les mêmes poignards, les
mêmes poires à poudre et les mêmes fusils que jadis. On s’entend
à orner les fûts de fusil de magnifiques incrustations d’ivoire
et d’argent, et l’on décore également leurs canons. Ceux du
bourg de Titli passent pour les plus beaux. Au Maroc on ne fabrique
plus qu’à Tétouan les belles et longues armes de ce genre.

Les objets caractéristiques de l’industrie du Sous sont les
courts poignards recourbés, les _goumiah_, dont les fourreaux en
bois sont garnis de laiton, de zinc ou d’argent sur lequel sont
ciselées quelquefois de magnifiques arabesques. Maintenant les
lames viennent souvent d’Angleterre et en portent les marques
de fabrique. Ces poignards sont fabriqués en grande quantité,
et il n’y a aucun homme qui ne porte une pareille arme, très
incommode du reste, attachée à un épais cordon de soie ; les plus
pauvres en ont dont les fourreaux sont tout en laiton ; la plupart
sont incrustés d’argent sur une des faces ; ils sont rarement
recouverts d’argent des deux côtés.

Malgré la richesse métallurgique du versant de l’Atlas, dans le
Sous on fabrique extrêmement peu de métaux et presque tout le fer
et le cuivre viennent d’Europe.

Le véritable oued Sous, dont l’oued Raz forme les limites vers le
sud, aussi bien du côté du pays de Sidi-Hécham que vers l’oued
Noun au sud-ouest, est habité surtout par deux grandes tribus : les
Chtouga et les Howara. Les premières comprennent seize familles :
el-Mesegouina, el-Ksima, oued Amira, Aït Bou Taïb, Aït Boukou,
Aït Bou Lesa, Aït Yaza el-Garani, Ida Oulad Bouzea, Aït Lougan,
Aït Mouça, Aït Amer, Aït Melek, Aït Adrim, Konza, Ida Garan. Les
Howara se divisent en sept familles : Oulad Karroum, Oulad Taïsna,
Oulad Saïd, Oulad Arrou, el-Kofaïfat, Oulad Chelouf, Aït Iquaz.

Aujourd’hui il n’est plus possible de distinguer nettement les
Berbères des Arabes, car les deux races se sont mêlées. On peut
dire en général que les Howara sont des Arabes, et les Chtouga des
Chelouh, ainsi qu’il apparaît des noms des familles qui précèdent
(_oulad_, « fils », se dit en berbère _aït_).

Le manque de tranquillité dont j’ai parlé déjà, l’anarchie,
les combats perpétuels des tribus entre elles, généralement
suite de vols et de pillages, empêchent ce pays de prospérer
et d’occuper la situation qu’il mériterait par sa position
favorable.

L’oued Sous, l’oued Noun et le pays de Sidi-Hécham sont
également la patrie des nombreux jongleurs, charmeurs de serpents,
danseurs, acrobates, etc., qui rôdent dans le Maroc et que l’on
rencontre presque à chaque soko. Les prestidigitateurs font les
tours connus en Europe et qui sont basés sur leur dextérité et sur
l’entente avec un compère ; les jongleurs se servent d’ordinaire
de grands fusils, de couteaux et de poignards. Les charmeurs de
serpents, qui sont toujours, comme les autres, accompagnés de
quelques tambours ou musiciens, emploient pour leurs représentations
différentes sortes de serpents. Ils apprivoisent les inoffensifs
_Zamenis hippocrepis_ et les dressent à sauter en quelque sorte au
son d’un instrument ; ils font aussi les mêmes tours d’adresse
avec le serpent à lunettes (_Cœlopeltis insignitus_, Geoffr.) et
même avec la dangereuse _Vipera arietans_, Merr. Ils excitent très
violemment ces animaux avant la représentation et leur donnent
à mordre un morceau d’étoffe de laine, de sorte qu’ils
y laissent le venin qu’ils ont sécrété. Souvent aussi ces
charmeurs transportent des boîtes qui contiennent des scorpions ;
ils les renversent et rattrapent avec une extraordinaire dextérité
ces animaux, qui sont très agiles.

Beaucoup des Arabes qui voyagent en Europe sont originaires de
ces pays ; ils ont en quelque sorte pour patron le grand saint Sidi
Mohammed ben Mouça, et, en faisant leurs exhibitions, ils prononcent
fréquemment ce nom. Le peuple du Maroc voit toujours avec plaisir
des représentations de ce genre et paye les artistes en leur jetant
de la monnaie de cuivre (flous).

J’ai cité à diverses reprises les forêts d’argan, qui sont si
caractéristiques pour le pays au sud de l’Atlas. En Allemagne on
a très peu de renseignements sur cet arbre remarquable, de sorte que
les plus importantes données, recueillies par le célèbre botaniste
anglais Hooker dans son excellent _Journal of a tour in Marocco and
the Great Atlas_ (dont il n’existe aucune traduction allemande),
peuvent être reproduites utilement ici.

L’arbre d’argan (_Argania Sideroxylon_, _Sideroxylon spinosum_,
_Rhamnus siculus_, _Rhamnus pentaphyllus_, _Elæodendron Argan_) est
considéré, avec raison, comme le végétal le plus intéressant du
Maroc, car il est limité à ce pays, et appartient à une famille
de plantes exclusivement tropicales ; il fournit aux habitants un
précieux objet d’alimentation et donne un bois des plus durs
et des plus solides. Les premières indications au sujet de cet
arbre sont dues au célèbre voyageur Leo Africanus, qui visita le
Maroc en 1510. Il rapporte que de ses noix les habitants expriment
de l’huile, dont ils se servent aussi bien pour l’alimentation
que pour l’éclairage.

L’argan croît volontiers sur les collines sablonneuses et atteint
un âge avancé ; il en existe qui sont plusieurs fois séculaires et
dont le fût a 26 pieds de tour : la formation des branches commence
déjà à 3 pieds du sol. On plante souvent ces arbres en mettant des
semences en terre, en les recouvrant d’un peu d’engrais et en les
arrosant abondamment jusqu’à ce qu’ils commencent à pousser ;
alors ils n’ont plus besoin d’autres soins.

Trois à cinq ans après, les argans portent des fruits, qui
mûrissent de mai à août, suivant les localités. Leurs racines
s’étendent au loin sous terre, et des rejetons apparaissent
également dans leurs intervalles. Quand le fruit mûrit, on mène
sous les arbres les troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres ;
un homme frappe les branches avec un bâton et fait tomber les fruits,
que les animaux mangent avidement. Le soir on les rentre et ils
commencent à ruminer leur nourriture : pendant cette opération,
les noix sont rejetées sans avoir traversé l’estomac : on les
ramasse le lendemain. Elles sont alors bien séchées : puis on en
ôte les écorces, qui sont recueillies pour servir plus tard à la
nourriture des chameaux.

Le procédé pour l’extraction de l’huile est très simple :
les noix sont cassées avec des pierres ; les amandes sont rôties
dans un plat en terre, écrasées dans un moulin à bras et ensuite
mises dans une poêle. On verse un peu d’eau sur la masse, qui
est fortement pétrie avec les mains, jusqu’à ce que l’huile
s’en sépare : on la laisse alors se reposer. On donne aux vaches
laitières les tourteaux, qui contiennent encore assez d’huile.

La principale difficulté de cette préparation consiste à bien
pétrir la masse d’amandes concassées, et à y ajouter la quantité
convenable d’eau chaude. L’huile elle-même est limpide et de
couleur brun clair, mais elle a un goût et une odeur de rance.

Quand on s’en sert pour la cuisine, sans autre préparation,
elle a un goût piquant qui demeure longtemps au palais. La vapeur
qui s’élève lorsqu’on y fait cuire quelque chose attaque les
bronches et fait tousser.

Le premier botaniste qui cite l’arbre d’argan est Linné, qui
le décrit dans son _Hortus Cliffortianus_ (1737) sous le nom de
_Sideroxylon_, d’après quelques exemplaires desséchés.

Le voyageur anglais Jackson, que j’ai souvent cité et qui
a demeuré longtemps au Maroc, donne au sujet de cet arbre la
courte notice qui suit : « Il y a beaucoup d’huile d’argan
dans le Sous, où elle sert à faire cuire les poissons, ainsi
qu’à l’éclairage. Quand on fait frire le poisson, on ajoute
à l’huile un oignon coupé en morceaux et, dès qu’elle bout,
un morceau de pain. Alors on la retire du feu, et, quand elle est
refroidie, elle doit être passée ; sans cette précaution on
s’imagine que l’huile donnerait la lèpre. »

L’étendue restreinte occupée par l’arbre d’argan est
un phénomène très remarquable, car son genre est voisin du
_Sideroxylon_ (bois de fer), arbre fort répandu dans les deux
hémisphères, sous les tropiques et en dehors de cette région. A
Madère, à peu près sous la même latitude que l’argan, le
bois de fer atteint sa limite septentrionale, et une espèce de ce
genre, _S. Mermulana_, Lowe, y a été trouvée sur les rochers de
l’intérieur de l’île. Ces genres de végétaux n’ont pas
été rencontrés aux îles Canaries, mais ils sont représentés
au Cap-Vert par une espèce de Sapota.

D’après cela, il semble que l’_Argania_ et le _Sideroxylon_
de Madère sont deux représentants isolés de la végétation
tropicale ; et, en tenant compte de leur apparition l’un près de
l’autre, à l’extrême ouest de l’Ancien Monde, ils constituent,
au point de vue de la géographie botanique, des exemples d’un
haut intérêt de parenté entre les flores de ces pays.

Le bois de l’argan est analogue, comme je l’ai dit, au bois de
fer des tropiques et a une très grande dureté ; mais, dans son
aspect général, l’arbre ressemble plus à l’olivier qu’au
sideroxylon, et forme un représentant local du premier de ces
végétaux.

Sa zone de production est limitée entre la rivière de Tensift et
l’oued Sous ; quelques arbres isolés existent, dit-on, au nord
du Tensift. Il ne s’étend guère vers l’intérieur qu’à 10
milles des côtes de l’Atlantique, et la longueur de la région
où il apparaît est de deux ou trois degrés de latitude. En dehors
de cet espace étroit, il ne s’en trouve aucun spécimen dans le
reste du monde.

Les jeunes branches et les rejetons de l’argan sont couverts
d’épines, et les feuilles ont la forme de celles de l’olivier ;
mais leur vert est plus foncé, et la partie inférieure est un peu
plus pâle. On ne rencontre jamais de troncs creux de cet arbre,
car son bois est trop dur pour être attaqué par les insectes.

A Mogador on emploie, à cause de leur forte odeur, les branches
sèches et les feuilles de l’argan afin de préserver des mites
les étoffes de laine.

Si l’on exporte de l’huile d’argan, ce n’est certainement
qu’en petites quantités, car elle ne peut servir en Europe que
dans la parfumerie et non comme comestible, à cause de son goût
prononcé.

Outre cet arbre d’argan, l’arar, arbre à sandaraque,
_Callitris quadrivalvis_, Vent., qui fait partie des arbres
à feuilles aciculaires, est également répandu au Maroc. On
le trouve fréquemment dans les régions montagneuses de tout le
nord de l’Afrique, mais surtout dans l’Atlas. C’est un bel
arbre, très branchu, atteignant environ 6 mètres de hauteur et
qui ressemble à l’arbre de vie (thuya). Il donne une résine, la
sandaraque, qui sert à fabriquer du vernis et en outre à préparer
des emplâtres, des onguents et des poudres odorantes. Son bois
est très précieux à cause de sa longévité et de sa beauté :
c’était le bois de cèdre des Romains. Cet arbre était déjà
connu des anciens Grecs et il était estimé sous le nom de _thuya_ ;
le θυῖον de l’_Odyssée_ était probablement l’arar des
Marocains, que les Espagnols nomment _alerce_, La tige inférieure,
la plus large, est particulièrement précieuse, et aujourd’hui son
bois est encore envoyé d’Algérie en grande quantité à Paris,
où l’on en fait de petits objets mobiliers.

Il était connu et hautement apprécié des Romains sous le
nom de « bois de citronnier » ; souvent dans des descriptions
d’installations luxueuses se trouve le surnom de _citreus_. On
s’en servait de préférence pour la construction des temples, et
ce fut un usage non seulement des Grecs et des Romains, mais encore
plus tard des Arabes : on a reconnu que certaines parties en bois
de la mosquée de Cordoue en sont construites. Pline s’étend
déjà longuement au sujet de cet arbre, dont il dit que ses
parties inférieures, celles cachées sous terre, sont les plus
précieuses et qu’on en fait des tables de prix. Une industrie
d’art particulière s’était développée sans doute à Rome
pour ces tables de citronnier, car on y employait des noms spéciaux
pour désigner les différentes formes de tables. Les plaques en bois
d’un seul morceau, d’environ quatre pieds de large, atteignaient
des prix énormes.

Au Maroc ce bois magnifique, qui pourrait être si utile, n’est
employé en ce moment que pour la construction et le chauffage ;
sa résine, la sandaraque, est exportée par Mogador.

Parmi les autres arbres utiles du Maroc, Hooker signale l’arbre
à gomme ammoniaque, celui de la gomme arabique et l’euphorbe.

La plante qui donne au Maroc la gomme ammoniaque ne doit pas être
confondue avec celle de Perse. Dans ce dernier pays, c’est une
ombellifère, la _Dorema_, dont on tire la résine jaune, à odeur
prononcée et à goût repoussant. Au Maroc on n’est pas encore
d’accord au sujet de l’arbre qui fournit le _faschook_. Jackson
en donne une description, d’après laquelle des botanistes de nos
jours ont voulu reconnaître un _Elæoselinum_, Hooker lui-même
a cherché inutilement à se renseigner à cet égard. Jackson
prétend que cet arbre croît dans les plaines de l’intérieur,
surtout au nord de la ville de Maroc. Partout où il pousse, aucun
animal, à l’exception du vautour, ne peut, dit-on, exister. Il est
attaqué par un insecte, qui, d’après la description de Jackson,
ressemble à un _Bombylius_, et la résine coule aux endroits
attaqués. L’_Ammiacum_ était déjà connu des anciens ; ils
prétendaient qu’il provenait de la Libye ou de la Cyrénaïque
et qu’on le préparait dans le temple d’Ammon.

Les Maures emploient le faschook comme dépilatoire et comme remède
dans les maladies de peau ; une petite quantité est exportée de
Marzagan par Gibraltar et Alexandrie en Orient.

La gomme arabique vient au Maroc d’un acacia qui occupe la limite
nord de la zone d’extension du genre acacia, très répandu en
Afrique. D’après Hooker, c’est un arbuste épineux, fréquent
dans le sud et l’ouest du Maroc. La gomme est recueillie surtout
dans le pays de Demnet et portée de là à Mogador. Du reste il
paraît que différents arbres ou arbustes produisent la gomme,
car Jackson décrit un arbre élevé comme en donnant ; en outre
il arrive au Maroc beaucoup de gomme du désert ; celle-ci vient de
l’_Acacia arabica_, tandis que le produit de l’_Acacia gummifera_
est de meilleure qualité.

L’euphorbe, fort vénéneux, est le suc desséché de l’_Euphorbia
resinifera_, qui existe dans l’intérieur du Maroc ; il est de
couleur jaune, produit au goût une sensation de vive brûlure,
cause de forts éternuements et de violentes inflammations, et sert
de vésicatoire.

Jackson donne déjà une description de cette plante, qui a de
nombreuses épines, s’attachant à tous les objets. Son suc coule
d’incisions faites avec un couteau ; en septembre il cesse de couler
et se dessèche. On dit que ce végétal ne fournit abondamment de
suc que tous les quatre ans ; les gens qui le recueillent doivent
couvrir leur bouche et leur nez, pour ne pas être sujets à de
violents éternuements.

Les anciens connaissaient déjà l’euphorbe comme plante médicinale
et savaient qu’elle vient de l’Atlas. On dit qu’elle fut
nommée ainsi du nom d’Euphorbus, médecin du savant roi Juba II,
de Mauritanie.

La présence d’euphorbiacées tropicales au Maroc est une curiosité
botanique, ainsi que la diffusion de l’argan. De même que ce
dernier arbre a ses plus proches congénères à Madère, de même les
euphorbiacées marocaines ont des végétaux connexes aux Canaries.

En ce moment, au Maroc, l’usage et l’exportation de l’euphorbe
ont presque complètement cessé ; on dit qu’il n’est plus
employé que dans la médecine vétérinaire et dans la fabrication
d’une couleur destinée à la conservation du bois des navires.




                              CHAPITRE XI

                    VOYAGE AU PAYS DE SIDI-HÉCHAM.

Soko Tleza. — Rivière de Sous. — Forêt d’argans. — Ida
Menon. — Les Chtouga. — La caravane de Taroudant. — L’oued
Raz. — Passage difficile. — Ponts romains. — Le pays de
Sidi-Hécham. — Zaouia Sidi-Mouhamed-ben-Mouça. — Ilerh. —
Le cheikh Dachman. — Sidi Housséin. — Achats de chameaux. —
Négociations. — Départ de quelques serviteurs. — Renvoi de
mes présents. — Lettres. — Permission de départ. — La tribu
des Tazzeroult. — Mougar. — L’oued Noun. — Ogoulmim. —
Mackenzie. — Intrigues du sultan. — Les Juifs. — Côte
dangereuse. — Agadir (Santa Cruz). — Santa Cruz de Marpequeña.


Il était près de neuf heures du matin quand, le 27 mars, nous
quittâmes les murs peu hospitaliers de Taroudant, pour nous diriger
plus au sud vers des pays qui n’avaient jamais été, ou n’avaient
que très rarement été visités par des Européens.

Comme ce sont précisément les environs immédiats de Taroudant
qui sont les moins sûrs, le chalif de la citadelle et le chérif
Mouley Ali, en même temps qu’une escorte de vingt cavaliers armés
jusqu’aux dents, nous accompagnèrent à une certaine distance :
c’était une véritable expédition.

Pendant deux heures le chemin suit une direction nettement indiquée
vers l’ouest jusqu’au Soko Tleza (Marché du Mardi), situé chez
les Oulad Sed, famille de la tribu des Howara. C’est là que nous
quitte l’escorte de Taroudant et qu’elle nous remet aux mains
d’une petite troupe de Howara qui doivent nous faire traverser
les régions dangereuses.

Comme je l’ai dit, il avait été décidé à l’origine que je
me réunirais aux marchands de Taroudant, qui voulaient quitter la
ville le 27 mars. Mais, finalement, ils se refusèrent à voyager
en compagnie d’un Chrétien vers un marché tenu dans une grande
et célèbre zaouia. Les autorités de Taroudant durent faire avec
quelques cheikhs des Howara un compromis d’après lequel ils
me laisseraient passer dans leur pays sans m’inquiéter. Il fut
alors convenu que je ne prendrais pas la route principale, mais que
je suivrais plutôt les sentiers latéraux des forêts d’argans,
pour arriver ainsi sur le territoire de la tribu des Chtouga, dont
le cheikh, Sidi Ibrahim, avait fait précisément connaissance avec
nous, en descendant de la passe de Bibaouan vers Emnislah.

La région traversée de Taroudant au Soko Tleza était du reste
bien cultivée ; les champs d’orge et les jardins d’oliviers sont
séparés par des haies, et de nombreux canaux artificiels arrosent
le pays.

La troupe de cavaliers à laquelle nous étions confiés était
composée elle-même de coupeurs de route, qui connaissaient fort
bien tous les coupe-gorge et savaient les éviter ; c’étaient des
gaillards à la mine farouche, qui avaient un aspect fort rébarbatif
dans leur costume fantastique et avec les grands fusils, les sabres,
les poignards, les poires à poudre, etc. dont ils étaient munis.

Le chemin suit pendant un instant la direction du sud ; nous
passons le petit oued Djitarin, un peu en amont de son confluent avec
l’oued Sous, et nous arrivons bientôt à ce dernier. La véritable
vallée est très large, mais peu profonde, car les berges sont peu
élevées ; la plus grande partie du lit est complètement remplie
de sable fin, et la rivière elle-même consiste, au moment où nous
la passons, en un ruisseau large de dix à douze pieds à peine et
d’un à deux pieds de profondeur. Je m’attendais à voir un fleuve
important, et je ne trouve que ce mince filet d’eau courante. Du
reste l’oued Sous, me dit-on, a toute l’année un peu d’eau ;
il n’en vient jamais beaucoup dans sa partie inférieure, parce
qu’en amont la culture en absorbe une trop grande quantité.

Nous n’eûmes donc pas la plus petite difficulté à franchir cette
rivière ; mais nous fûmes surpris à ce moment par une averse
subite, qui nous mouilla complètement ; en outre il soufflait un
violent vent d’ouest qui remontait la vallée et nous fouettait
la figure de nuages de sable fin extrêmement gênants.

Arrivés à l’autre bord, nous suivîmes pendant quelque temps une
direction ouest ; nous tournâmes ensuite au sud dans une grande
forêt d’argans, qu’il est aussi extrêmement dangereux de
traverser. Nous ne prenions pas la route principale qui coupe cette
forêt, mais nous passions un peu plus à l’ouest ; mon escorte me
dit plus tard qu’une centaine de brigands nous avaient attendus
sur la route. Je ne sais si ce récit est vrai, ou s’il était
combiné en vue d’un présent ; en tout cas il est vraisemblable,
et cette circonstance, que nous avons fait un voyage dangereux sans
qu’il nous arrivât rien, montre seulement que nous avons été
très habilement conduits sur des routes latérales. Ce fut encore
une marche désagréable : il fallut être toujours prêt à faire
le coup de feu et voir l’escorte fouiller toujours les buissons
des deux côtés du chemin, avant que nous avancions.

A partir de la rive gauche, le pays appartient aux Oulad Hafeia
(également Howara), qui ont de nombreuses métairies, de petits
villages et même un bourg plus considérable, Géroum.

Après avoir dépassé la forêt et ces tribus, nous fûmes
abandonnés de nouveau par notre escorte, et deux hommes des Oulad
Saïd-er-Roumla, dont le territoire commençait là, nous prirent sous
leur protection. Nous avions évidemment échappé de nouveau à un
grand danger. Les deux cavaliers nous conduisirent dans le voisinage
d’un groupe de maisons isolées, et l’on nous y indiqua une
demeure, où nous pûmes passer la nuit complètement en sûreté. La
maison appartenait à un parent du chalif de Taroudant, qui avait,
à ce qu’il parut, préparé tout l’arrangement de notre marche,
très bien combinée par lui. Nous avions atteint notre bivouac dès
cinq heures, après une marche plus émouvante que fatigante.

Le 28 mars nous eûmes encore à faire une longue marche, de sept
heures du matin à huit heures du soir, à travers un pays très
peu sûr et par un temps froid et pluvieux ; le soir précédent
j’avais eu un accès de fièvre à la suite d’un refroidissement
au passage de l’oued Sous.

Nous chevauchâmes d’abord vers l’ouest jusqu’au bourg Ida
Menon, généralement à travers des champs cultivés et clos de
haies, puis dans quelques parcelles de forêts d’argans. Notre
escorte nous quitta là, car le terrain des Howara s’y arrêtait :
celui qui est situé au sud et à l’ouest appartient à la tribu
des Chtouga, que j’ai déjà nommée plusieurs fois. Nous y fûmes
reçus par quelques hommes de cette tribu, qui nous conduisirent
d’abord vers le sud-ouest, par une grande forêt d’argans ;
nous dépassâmes ensuite une chaîne de collines calcaires, pour
arriver dans une large vallée extrêmement jolie et couverte de
nombreux hameaux et villages ; ce pays porte le nom de Konga. Puis
nous marchâmes de nouveau par un terrain montagneux en inclinant
davantage vers l’ouest. En quittant ces montagnes et en pénétrant
dans une plaine par un point nommé Ida Angueran, nous rencontrâmes
la caravane de Taroudant, qui n’avait pas souffert ma présence
au milieu d’elle et qui avait suivi la route ordinaire.

Nous continuons alors vers le sud, parallèlement au versant ouest
des montagnes ; à droite, bien au loin, nous apercevons encore une
fois les flots bleus de l’océan Atlantique, que nous ne devons
plus revoir de longtemps. Nous faisons halte près d’un groupe de
métairies et de hameaux qui porte le nom d’Ida Boussian, et nous
y sommes reçus amicalement par les Chelouh de la tribu des Chtouga,
qui y habitent. Nous y passons la nuit fort tranquillement, après
avoir laissé encore derrière nous une partie très dangereuse de
notre itinéraire, et nous trouvant à un seul jour de marche du
pays de Sidi-Hécham.

Le 29 mars nous réservait une très longue et très rude chevauchée,
de sept heures du matin à huit heures du soir. Nous avions quitté
définitivement le sol marocain, et nous nous trouvions déjà
sur les frontières du territoire de Sidi-Hécham, c’est-à-dire
relativement en sûreté, ainsi que je le croyais tout d’abord.

La direction que nous avions prise était en général vers le
sud-ouest. Nous dépassâmes une suite de contrées bien peuplées,
avec de nombreux villages, comme Aït-Ouadrim, Aït-Midik, où
se trouve la zaouia Sidi-Saïd-ben-Meza, Aït-Lougan avec un
marché. Nous franchîmes alors l’oued Bogara, puis une forêt
d’argans située plus au sud. Enfin, à la tombée de la nuit,
nous arrivions sur l’oued Raz, qui forme la limite conventionnelle
entre l’empire du Maroc et le sud.

La vallée de cet oued Raz est couverte d’une végétation
magnifique, comme je n’en avais jamais vu auparavant et qui
rappelait la vigueur de la végétation tropicale. Il doit y avoir ici
des circonstances locales particulièrement favorables, pour qu’un
ensemble de plantes aussi belles s’y produise ; nulle part au Maroc
je ne vis une telle profusion de gazon et d’herbes vigoureuses, de
fleurs richement colorées, de palmiers élancés et d’arbustes de
toute espèce ; ce développement local de la végétation doit avoir
son origine dans la richesse aquatique du pays. Des montagnes boisées
qui l’entourent sortent une foule de sources ; la pluie paraît
tomber ici avec régularité et en abondance ; ce sont ces deux
causes qui donnent naissance à ce vigoureux petit monde végétal.

Le passage du fleuve, large et très profond, dont le lit était
entièrement rempli à la suite des pluies, offrit beaucoup de
difficultés. Il faisait déjà sombre lorsque nous arrivâmes sur
la rive droite, et j’aurais préféré y dresser nos tentes. Mais
mon escorte insista, et avec raison, pour traverser le fleuve
immédiatement : il était encore en crue, et nous pouvions être
forcés d’attendre plusieurs jours que l’eau se fût un peu
retirée.

Il fallut alors débarrasser nos animaux de bât de leurs paquetages,
qui furent transportés sur l’autre bord, pièce par pièce, par mes
gens, fort bons nageurs. Cette opération entraîna nécessairement
l’immersion partielle de nos marchandises : enfin, les animaux,
déchargés, furent poussés dans l’eau rapide. Les chevaux, les
mulets et les ânes s’y prêtèrent assez bien, mais les chameaux
s’y opposèrent. Enfin, après plusieurs heures de travail, sous
un ciel couvert et par une obscurité complète, nous réussîmes
à transporter le tout sur l’autre rive. Comme le terrain était
défavorable, il fallut recharger nos animaux et marcher encore une
demi-heure dans les terres, avant de trouver un point élevé assez
sec pour qu’on y pût dresser les tentes. Il était assez tard
lorsque, après cette journée de marche fatigante, nous pûmes
prendre notre souper, qui consistait simplement en couscous.

Toute la région est inhabitée, évidemment à cause de son peu de
sécurité, car c’est la zone frontière de deux peuples qui ne
s’entendent pas bien. Mais je n’avais jamais vu de pays plus
beau et plus fertile, et je ne comprends pas pourquoi les Chelouh
n’émigrent pas ici plutôt que de demeurer dans leurs montagnes
rocheuses et stériles, où ils ont tant de peine à cultiver un
peu d’orge.

L’endroit où nous traversâmes l’oued Raz est déjà assez
élevé, car il a plus de 100 mètres d’altitude, de sorte que la
pente est très forte jusqu’à l’embouchure, très voisine. En
général, le pays s’élève peu à peu depuis l’oued Sous ;
Taroudant n’a que 100 mètres environ d’altitude (l’oued
Sous lui-même n’en a que 50) ; puis la hauteur augmente, et,
à la frontière sud du Maroc, le plateau traversé par le fleuve
a déjà plus de 300 mètres.

Il se pourrait que l’oued Raz fût le plus abondant de tous les
cours d’eau au sud de l’Atlas. En effet, si tous les autres ont
des lits beaucoup plus larges, ils roulent une quantité d’eau
incomparablement moindre.

Le 30 mars, une nouvelle et longue marche nous conduisit dans la
capitale du petit État indépendant désigné d’ordinaire sur
les cartes sous le nom de pays de Sidi-Hécham. Nous entrâmes dans
la petite ville d’Ilerh sous une pluie battante, complètement
mouillés et par une obscurité profonde.

Le chemin partant de notre bivouac précédent nous avait fait suivre
un instant la rivière en aval, jusqu’aux restes d’un pont en
maçonnerie attribué aux Romains, probablement à bon droit. Les
Marocains, qui en ont fort peu dans leur pays, auraient eu peine à
exécuter quelque chose de semblable dans ce pays éloigné ; les
anciens souverains du royaume de Sidi-Hécham, ou de l’oued Noun
voisin, n’ont jamais dû également élever ces ponts, attendu
qu’il en serait fait mention dans les traditions du peuple, qui
les attribue aux Roumis. Cette rivière doit donc avoir eu depuis
très longtemps une plus grande importance que l’oued Sous, ou
même que l’oued Draa, puisqu’on avait jugé nécessaire d’y
construire des ponts en maçonnerie.

Evidemment une route très fréquentée conduisait d’ici vers le
sud ; on peut déduire son tracé des localités jadis fondées
par les Romains à partir du nord du Maroc, en passant par Kasr
er-Roumi, que j’ai déjà citée dans l’Atlas, par les ruines de
l’ancienne ville romaine de Gada, près de Taroudant, par les ponts
de même origine jetés sur l’oued Raz, jusqu’à quelques restes
de constructions, situés sur une montagne voisine de Tizgui, à
proximité de la lisière nord du Sahara, que nous devions voir plus
tard en passant et que l’on croit être d’origine romaine. Il est
difficile d’attribuer à toutes ces ruines, situées sur une seule
et même route commerciale, une origine portugaise ou plus récente.

Une étude précise des antiquités romaines du Maroc donnerait
probablement bien des résultats intéressants, et il est certes
à regretter que, dans les circonstances actuelles, on ne puisse
procéder à quelque chose de semblable avec la sécurité
nécessaire.

Après avoir quitté les ponts romains, nous nous élevâmes
sur un plateau bien cultivé, couvert de nombreuses métairies,
puis nous redescendîmes dans une plaine basse. Tantôt montant,
tantôt descendant, nous arrivâmes au pied d’une longue chaîne
de montagnes, que nous traversâmes en décrivant des zigzags. Puis
nous prîmes une direction sud-ouest par un terrain ondulé et moins
cultivé ; vers quatre heures nous quittions le chemin d’Ilerh suivi
jusque-là, parce qu’il passe au milieu d’une grande zaouia,
et que je ne voulais m’exposer à aucun danger, ni même irriter
le peuple. Nous arrivâmes par des chemins latéraux dans la petite
ville où habite le chef actuel de ce petit pays, Sidi Housséin. Ce
dernier, informé de notre arrivée, nous fit indiquer une place
devant une mosquée, où nous pûmes dresser nos tentes et nous
envoya en même temps de l’orge, de la paille pour les animaux
et plus tard, pour nous, du couscous et du pain d’orge, le plus
médiocre que j’aie jamais vu ; cette préparation alimentaire
ne méritait plus le nom de pâtisserie. Nous fûmes agréablement
surpris d’être relativement aussi bien accueillis : d’après tout
ce que j’avais entendu dire en route, nous nous trouvions en un des
points les plus critiques de l’expédition. Mon interprète Benitez,
qui connaissait bien les appréciations des Arabes sur ce pays voisin
du Maroc, avait exprimé plusieurs fois la pensée que mon voyage
s’y terminerait : je ne serais peut-être pas obligé de retourner
de force sur mes pas, mais en tout cas j’y serais amené. On
connaît des exemples de Chrétiens retenus près de là pendant des
années, dans l’oued Noun, et relâchés seulement contre rançon ;
Sidi-Hécham ainsi que ses successeurs étaient, disait-on, encore
pires que les cheikhs de l’oued Noun. L’envoi d’une mouna,
quelque petite qu’elle fût, nous surprit donc agréablement,
et Benitez en conclut que c’était un présage très favorable.

Tout près de notre tente, des Arabes du désert avaient aussi dressé
les leurs ; c’était la première fois que je voyais ces hommes, aux
traits réguliers et quelque peu farouches, à la tournure élancée ;
je fus surpris de voir les femmes le visage complètement découvert,
tandis que les hommes le cachaient en partie.

La ville d’Ilerh est située assez haut, à plus de 460 mètres,
de sorte que nous avions dû monter d’environ 360 mètres depuis
l’oued Raz. Les habitants sont des Chelouh, mais on voit également
ici une quantité surprenante de Nègres soudaniens ; la couleur bleue
des vêtements, qui domine dans tout le Soudan, commence également
à se montrer. Il peut y avoir à Ilerh quelques centaines de maisons.

En même temps que nous, y arrivait le cheik Dachman, d’Ogoulmim
(oued Noun), avec une suite nombreuse et bien armée.

A une heure de la ville, près de la zaouia Sidi-Hamed-ben-Mouça,
se tient trois fois par an un grand marché, auquel, comme je l’ai
dit, des négociants se rendent même de très loin. Ils vont ainsi
de Marrakech à Ilerh pour leurs affaires, et ne redoutent pas
la traversée de l’Atlas, ni celle du territoire si peu sûr des
Howara, qui vient ensuite. On me dit que Sidi Hécham, le grand-père
du prince actuel, Sidi Housséin, avait pris une disposition fort
propre à augmenter la fréquentation du marché ; avoir un marché
célèbre dans son district ou dans son territoire est non seulement
une source d’honneurs, mais aussi et surtout de profits pour le
chef intéressé : Sidi Hécham avait donc garanti pleine et entière
sécurité aux négociants et marchands qui iraient à son _mougar_,
expression berbère du mot arabe _soko_ ; il avait même remboursé
de leurs pertes ceux qui avaient été pillés en route. Il est vrai
qu’il avait aussitôt envoyé quelques centaines de cavaliers dans
le pays où les vols avaient eu lieu, et s’était fait rembourser
ses dépenses avec de gros intérêts. Je ne sais si le souverain
actuel en fait autant, mais le bruit s’en est répandu, et les
marchands du Maroc et de l’oued Sous ne craignent pas de traverser
sans précautions les pays des Howara, vers le temps du mougar,
avec beaucoup de marchandises, en partie précieuses.

[Illustration : TOME Ier, p. 350.

DANSEURS ET JONGLEURS NOMADES DU PAYS DE SIDI-HÉCHAM.]

On trouve dans ce mougar, que du reste je n’ai pas visité,
afin d’échapper à de nombreux désagréments, toutes les
marchandises mises en vente dans les bazars des villes ; mais il est
particulièrement important à cause du marché aux chameaux. A chaque
soko il est mis en vente de 4000 à 5000 chameaux, surtout de ceux du
désert ; mon intention était d’en acheter là pour la traversée
du Sahara. Mais pour cela j’avais besoin de la permission de Sidi
Housséin ; Hadj Ali se mit donc en relation avec le délégué de
ce chef et commença les négociations au sujet de la traversée de
son territoire, de l’escorte nécessaire, des objets à acquérir
au marché, etc. Ce délégué était le secrétaire ou chalif du
fils de Sidi Housséin, qui était déjà un homme d’un certain
âge et vint nous voir dans notre tente.

La population ne montrait pas d’hostilité, mais elle était d’une
curiosité importune, surtout les femmes des Bédouins, qui entraient
sans gêne dans ma tente, regardaient tout et finissaient par mendier
quelque chose, des coraux ou des bijoux d’argent. J’étais
également accablé de consultations médicales, demandées par
des femmes.

Sidi Housséin m’envoya un Juif de l’oued Noun avec la mission
de m’interroger et de chercher le véritable but de mon voyage. Ce
Juif entendait quelques mots d’espagnol et d’anglais. Je maintins
que j’étais un Turc de Stamboul, et surtout que je n’étais
ni Anglais ni Français : les gens du pays ont une crainte vague de
ces deux peuples, comme s’ils devaient perdre leur indépendance
par eux. Le Juif partit mécontent et revint à diverses reprises,
mais il reçut toujours la même réponse. Il renonça enfin à
ses tentatives.

Je fis un présent au fils de Sidi Housséin, qui était venu me
voir, et lui envoyai un revolver, un peu d’essence de rose et du
bois de parfum.

Le soir je ne me sentis pas très bien : il avait de nouveau beaucoup
plu, et mon séjour dans une tente détrempée et froide m’avait
donné un refroidissement avec un peu de fièvre.

Le 1er avril, Hadj Ali alla au mougar pour y acheter des chameaux ;
quand il revint vers le soir, il en amena sept, très bons ;
c’étaient des animaux vigoureux, châtrés, bien dressés,
provenant de la race des Tazzerkant et tous habitués déjà au
voyage dans le désert. Leur prix moyen était de 35 douros :
ce qui n’était vraiment pas cher, mais l’était encore trop
pour ma situation pécuniaire ; j’espérais pouvoir acheter là
un bon chameau pour 20 douros. J’avais encore besoin de trois
de ces animaux, et il me fallait chercher à revendre les chevaux,
les mulets et l’âne que j’avais amenés.

Jusque-là Sidi Housséin ne montre nul sentiment hostile : il
nous laisse acheter, sans nous créer aucune difficulté. Parmi
les gens du marché règne pourtant l’idée qu’il agit ainsi
pour nous reprendre finalement tous les chameaux et me faire alors
couper la tête ! Ce bruit a déjà produit un fâcheux effet sur
mes serviteurs. Ibn Djiloul, de Fez, que je tenais pour le meilleur
et le plus fidèle, me déclara tout à coup qu’il lui fallait
retourner dans son pays, attendu qu’il ne pouvait rester aussi
longtemps éloigné de ses affaires : évidemment il avait peur. En
outre, l’arrivée d’un chérif de Fez qu’il voulait accompagner
à son retour avait pu contribuer à cette décision. Ce chérif,
comme beaucoup d’autres, avait entrepris ce long voyage pour aller
prier sur le tombeau de Sidi Hamed ben Mouça, qui passe pour un
grand saint.

Le jour suivant, Hadj-Ali se rendit de nouveau au marché, pour
acheter les objets nécessaires au voyage et essayer de vendre nos
animaux marocains. Pour le plus petit de mes chameaux de Marrakech je
reçus 18 douros ; mais on ne m’en offrit que 12 du plus grand, qui
était fortement blessé, de sorte que je me résolus à le conserver
provisoirement. Les deux mulets, gravement blessés également,
ne trouvèrent pas d’acquéreur ; enfin, un marchand s’offrit
pour les échanger contre des marchandises. Je reçus en échange
70 paires de pantoufles de cuir, la plupart rouges, pour femmes,
que j’espérais utiliser plus tard dans le sud.

Le plus petit de mes ânes, animal d’une rare endurance et d’une
grande vitesse, fut pris par Ibn Djiloul en payement d’une partie
de ses gages ; je le lui comptai pour 6 douros. Le secrétaire de
Sidi Housséin demanda le plus grand de mes ânes en payement de
ses offices d’intermédiaire. Naturellement je dus me faire un
plaisir de le lui offrir.

Le cheikh Sidi Housséin s’était déclaré prêt, au bout de
longues négociations, à me donner un guide jusqu’au bourg de
Temenelt, à environ deux marches au sud. Ce n’était vraiment pas
beaucoup, mais je devais être encore heureux de lui en voir faire
autant. Plus j’entendais parler du caractère de cet homme, plus
il me devenait antipathique, et j’aurais été heureux d’avoir
derrière moi la frontière de ce tyran.

Le chérif du Tafilalet, dont j’ai déjà parlé, s’était
déclaré tout prêt à aller encore avec nous pendant quelques
marches vers le sud, jusqu’au pays du bourg d’Icht, où il avait
des connaissances. Cette promesse m’était fort agréable, car
il s’était montré un compagnon paisible et sans prétention ;
ses conseils étaient d’ordinaire suivis.

Le but de mon voyage était Tendouf, qui n’avait jamais été
visitée, mais je n’étais pas encore bien fixé au sujet des
voies et moyens à employer pour y parvenir. Hadj Ali avait cherché
à obtenir des renseignements et des lettres de recommandation ;
nous en avions entre autres pour le cheikh d’une tribu arabe très
influente, les Maribda, qui est en relation avec Tendouf, et même
avec Timbouctou.

A Ilerh je fis faire pour nous tous, à l’exception de Hadj Ali,
des vêtements de la cotonnade bleue généralement en usage ici
comme plus au sud, et qui le plus souvent vient d’Angleterre
ou de Belgique. C’étaient des chemises très larges (tobas),
de courts pantalons et de longs morceaux d’étoffe bleue servant
de turban, au moyen desquels la tête et le visage sont enveloppés
en grande partie. Ils servent en même temps à se rendre presque
méconnaissable ; les femmes des Bédouins nos voisins furent
chargées de la confection de ces effets, et s’en acquittèrent
très vite et à bon compte. Hadj Ali, qui conserve encore son cheval
pour quelque temps, continue à porter les vêtements légers du
Maroc, car dans certaines contrées particulièrement dangereuses
je lui ai permis de se faire passer pour le chef de l’expédition.

Je vis Sidi Housséin lorsqu’il se rendit, à cheval, avec une
grande suite, au tombeau de Mouhamed ben Mouça pour y prier. Il
passa tout près de notre tente et s’inclina un peu quand nous
le saluâmes. C’est un Nègre déjà âgé, qui règne en prince
indépendant. Il entretient une armée de près de cinq mille
esclaves, tous Nègres, appartenant à toutes les races possibles
du Soudan. Parmi eux il y a même des Foul-bé (Foulani). Beaucoup
de gens, qui étaient en faveur, portaient aux oreilles d’épais
anneaux d’argent, présents du cheikh dans certains cas où il
est particulièrement content de ses subordonnés.

Le 3 avril le chérif de Fez quitta Ilerh, et Ibn Djiloul partit
avec lui. Il me fut pénible de perdre ce serviteur, et lui aussi
pleura amèrement en me disant adieu. Je lui donnai mon chien, que le
peintre autrichien Ladein m’avait laissé en souvenir à Tanger :
je craignais de ne pouvoir l’emmener bien loin vers le sud, de
le voir tomber malade et d’être obligé de le tuer en route. Ibn
Djiloul me promit d’en avoir soin et de l’employer comme chien
de garde dans le jardin d’orangers qu’il affermait.

Le départ de cet homme, qui avait une certaine influence sur les
autres serviteurs, agit d’une façon très fâcheuse. Un de ceux que
j’avais emmenés de Marrakech se fit avancer quelques douros sous
prétexte d’un achat au mougar, puis disparut pour jamais. Le petit
Farachi lui-même prit peur et me pria de le laisser repartir. Ce
jeune garçon s’était très bien comporté comme serviteur de
tente, il s’entendait à tout organiser ; son départ m’eût été
fort désagréable. Sur le conseil de Hadj Ali et de Kaddour, il se
laissa persuader de rester avec moi. Nous apprîmes de lui quelle
avait été la cause directe du départ des autres serviteurs :
Ibn Djiloul avait lu, d’après la forme de l’omoplate d’un
mouton, qu’un malheur nous arriverait ! Ces os servent souvent
aux superstitieux Marocains pour prédire l’avenir.

J’avais encore vendu l’un de mes chevaux, fort vigoureux, pour 10
douros, parce qu’il avait une forte blessure ouverte. Des animaux
emmenés du Maroc, il ne restait plus que le cheval de Hadj Ali et
un chameau. Je pensais pouvoir les vendre ou les échanger plus tard.

J’avais fait au cheikh Sidi Housséin quelques présents, un sabre,
un revolver, de l’essence de rose, du bois de parfum, etc., valant
environ cent francs. Au début il les refusa, sous prétexte que nous
pourrions en avoir besoin ; mais finalement il les accepta et nous
promit une lettre de recommandation pour Temenelt. Il se fit alors
lire encore une fois celle du sultan, qui exerçait évidemment
une certaine action sur lui. Du reste, cette lettre m’a été
fort utile, sans elle je ne serais jamais parti de Taroudant : je
n’aurais même probablement jamais vu cette ville. Le lendemain,
4 avril, nous devions partir, car nous n’avions plus rien à
acheter là, et le marché approchait de sa fin.

Il était certain que la conduite du cheikh Sidi Housséin avait
quelque chose de louche ; on ne savait si l’on devait se fier à
lui ou non. Il aurait évidemment entrepris volontiers quelque chose
contre moi, mais la lettre du sultan, et surtout le grand nombre de
traficants du Maroc, l’en détournèrent. Les bruits concernant
une agression probable, qui s’étaient élevés, ne pouvaient
cesser ; même mes interprètes pensaient que nous ne serions en
sûreté que lorsque nous aurions quitté depuis longtemps le pays
de Sidi-Hécham. Le départ de deux de mes serviteurs, et des plus
résolus, agissait fâcheusement sur tous ; si cela eût été
possible, peut-être d’autres m’auraient-ils quitté ; mais
la perspective de courir encore une fois les dangers des forêts
d’argans, dans le pays des Howara, leur souriait encore moins que
celle de sortir complètement en deux jours de la zone d’action
de cet homme.

Le 4 avril, tandis que nous étions fort occupés à démonter les
tentes et à charger les animaux, un envoyé de Sidi Housséin arriva
tout à coup, pour me rapporter les présents que je lui avais faits,
ainsi qu’à son fils. Il n’en était pas content et réclamait
mon fusil se chargeant par la culasse. Comme c’était, à vrai dire,
ma seule arme utilisable, il me fallut repousser cette demande : mais
le renvoi de mes présents éleva aussitôt parmi mes gens un grand
émoi, parfaitement justifié. Généralement ce procédé implique
ici la plus grande disgrâce et même une hostilité déclarée ;
nous étions donc assez inquiets de la suite de cette affaire.

Hadj Ali chercha à arranger les choses par le secrétaire du sultan,
qui nous avait toujours traités avec amitié, en lui faisant
comprendre que nous ne pouvions entreprendre un pareil voyage sans
être munis d’une bonne arme au moins. Il sembla aussi que la
colère de Sidi Housséin se fût un peu calmée, car après une
longue attente il envoya la lettre de recommandation promise pour
Temenelt, ainsi qu’un guide qui devait rester quelques jours avec
nous. Par contre, il me demanda une attestation écrite certifiant
que j’avais joui dans ses États d’une sécurité entière, et
qu’il ne pouvait être responsable de tout ce qui m’arriverait
en dehors de sa zone d’action. Je lui fis ce certificat ; il me le
renvoya, en demandant qu’il fût scellé. Dans un coin de l’un
de mes bagages j’avais un peu de cire à cacheter ; il fallut
tout ouvrir pour la chercher ; j’en trouvai enfin un petit bout ;
mais il me manquait un cachet. Heureusement il me tomba sous la main
un gros bouton de manteau militaire français ou de quelque autre
vêtement semblable ; il portait un aigle et je m’en servis comme
d’un sceau. Nous espérions pouvoir partir, lorsqu’il renvoya
de nouveau la lettre, en demandant une autre sorte de sceau. En
effet au Maroc on ne se sert pas de cire : on mouille seulement le
cachet avec un peu d’encre. Nous dûmes donc faire un autre sceau,
et heureusement il se contenta de l’aigle.

Tandis que tout ceci avançait fort lentement, les chameaux
attendaient tout chargés, et une foule de gens s’étaient
rassemblés et s’amusaient évidemment au plus haut point de toutes
les taquineries que nous infligeait leur souverain.

Enfin le guide apparut, et nous pûmes partir vers midi, non sans
inquiétude pour l’avenir.

Sidi Housséin voulait évidemment se servir de la lettre qu’il
m’avait réclamée pour se justifier envers le sultan du Maroc. Il
semblait ne pas vouloir se brouiller avec ce puissant voisin, qui
justement venait d’entamer avec lui des négociations au sujet
de certaines affaires commerciales, sur lesquelles j’aurai à
revenir et qui avaient motivé de la part du sultan l’envoi à
Sidi Housséin de grands présents.

En somme, je puis dire que ce fut encore un grand bonheur de
partir d’Ilerh en si peu de jours, sans avoir été retenu plus
longtemps. Jusque-là aucun Chrétien n’y avait paru ; nous devions
certainement aussi notre heureuse chance à cette circonstance, que
nous étions précisément au moment d’un grand marché annuel,
où une foule de gens se rencontraient et d’où un malheur qui
me serait survenu aurait été rapidement connu dans toutes les
directions. Je suis persuadé que Sidi Housséin ne me laissa pas
volontiers traverser son pays et que seul un concours de circonstances
extérieures l’entraîna à agir ainsi.

Les habitants de ce petit État libre sont Berbères et appartiennent
à la tribu des Tazzeroult ; une rivière de ce nom, quelquefois à
sec, coule vers la mer en passant un peu au nord d’Ilerh. Le pays
occupé par cette tribu n’est pas grand et ne contient que peu de
lieux habités ; mais Sidi Housséin a su pourtant maintenir son petit
pays tout à fait indépendant du Maroc. Ilerh même est situé sur un
plateau entouré d’un cercle de montagnes, et ne renferme, outre de
nombreux soldats esclaves, que quelques milliers d’habitants. Leur
occupation principale est le commerce ; ils parcourent de préférence
la zone frontière entre le désert et l’Atlas, c’est-à-dire les
pays de l’oued Draa, de l’oued Sous et de l’oued Noun ; mais
les gens de la tribu des Tazzeroult vont aussi au loin vers le sud,
jusque vers Timbouctou, en louant des chameaux pour le transport
des marchandises. L’élève du chameau est ici très avancée,
et les animaux provenant de cette tribu sont recherchés.

La principale source de revenus pour Sidi Housséin est le grand
marché (mougar), auquel chaque année plusieurs milliers de personnes
accourent des pays les plus éloignés. Ce petit territoire est le
moins étendu des différents États indépendants de ces contrées,
mais Sidi Housséin est le plus considéré et le plus influent de
leurs cheikhs, en qualité de descendant d’une ancienne famille
impériale qui régnait jadis au Maroc ; il est respecté surtout
comme le petit-fils de Sidi Mouhamed ben Mouça, le grand saint
au tombeau duquel des milliers d’hommes vont annuellement en
pèlerinage.

Le pays est fertile et l’orge ainsi que le blé y poussent en
abondance ; les montagnes contiennent des minerais précieux, surtout
de cuivre et d’argent ; quelques _lettrés_ savent en extraire ces
métaux à l’aide de connaissances chimiques très primitives ;
mais la quantité ne peut être que fort minime.

Le petit pays de l’oued Noun, placé un peu au sud-ouest, est en
relations étroites avec celui de Sidi-Hécham ; mais il a ses propres
cheikhs, et, comme je l’ai dit, le cheikh Dachman de l’oued Noun
entrait à Ilerh en même temps que moi. Ce pays était autrefois
plus étroitement lié au Maroc, et le sultan en recevait un tribut
annuel ; aujourd’hui c’est un État indépendant.

A différentes reprises, et pendant des années, le cheikh a retenu
prisonniers des Européens, qu’il n’a rendus que contre de
fortes rançons. Parmi les plus connues de ces aventures se trouve
la captivité de huit ans supportée par un Anglais, W. Butler, de
1866 jusqu’en 1874. Le Maroc et l’Espagne unirent inutilement
leurs efforts pendant des années pour obtenir sa liberté ; ce ne
fut qu’en septembre 1874 qu’on parvint à délivrer M. Butler, à
la suite des habiles négociations du consul espagnol de Mogador, Dr
José Alvarez Perez. Le cheikh de l’oued Noun reçut de l’Espagne
une rançon de 27000 douros. Le Maroc dut en rembourser la plus
grande partie et, en outre, payer à l’Anglais une grosse somme à
titre d’indemnité. D’ailleurs le sultan fit emprisonner quelques
personnages importants du pays ; mais cela n’aboutit qu’à une
interruption presque complète de ses relations avec cet État
côtier. Comme il n’a pas les moyens d’y envoyer de grandes
masses de troupes, toute son influence dans ces pays frontières
est bornée à celle que lui donne sa qualité de chérif. Les
descendants de Sidi Hécham prétendent même avoir plus de droits
que Mouley Hassan au trône marocain.

L’endroit le plus important de ce pays est la ville d’Ogoulmim,
qui a été visitée et décrite par le Français Panet et plus tard
par l’Espagnol Gatel. On dit qu’elle a 600 maisons et environ
3000 âmes ; il y existe une mellah, contenant près de cent familles
juives. Dans les maisons de cette ville on trouve souvent beaucoup
de parties en bois, qui n’existent pas d’ordinaire dans ces
pays et ne peuvent y exister. Cela provient des nombreux naufrages
qui ont lieu sur la côte voisine. La mer y est encombrée de sables
jusque très loin vers le large, et jadis les navires étaient très
souvent poussés sur les bancs, où ils étaient accueillis comme
une proie. Autrefois les indigènes vendaient même les équipages
comme esclaves.

Dans la suite, des relations se sont établies entre ce pays et les
îles espagnoles des Canaries, qui en sont voisines, et souvent des
bateaux pêcheurs viennent jusque sur ses côtes.

On connaît la tentative d’un Anglais pour s’établir dans
la partie méridionale de l’oued Noun, au cap Djoubi, et où
les cheikhs du pays, aussi bien que Sidi Housséin d’Ilerh et le
sultan du Maroc, jouèrent un rôle. Le consul général américain
de Tanger, Mathews, a étudié avec soin cette affaire, qui se passa
ainsi qu’il suit :

Dès 1872 l’Anglais Mackenzie, ingénieur, avait visité la côte
située au sud de l’empire du Maroc, et avait sans doute formé
à cette époque le plan de l’entreprise qu’il commença en 1878.

Mackenzie choisit une partie de la côte tout à fait abandonnée,
très éloignée de tout point habité, pour y débarquer. De là il
entama des négociations avec deux cheikhs voisins qui possédaient,
quoique pauvres, une certaine influence sur la population. Ils
lui livrèrent des produits du pays, gomme, laine, etc., qu’il
paya relativement cher, pour engager les Arabes à en apporter
de plus grandes quantités, ou peut-être aussi parce qu’il les
estima au-dessus de leur valeur. La grande affaire pour Mackenzie
était de fonder là, en qualité d’Anglais premier occupant,
une station ayant pour but l’importation d’objets manufacturés
d’Angleterre.

En juin 1880 il fit venir des îles Canaries un navire chargé de
tout le nécessaire pour une station permanente. Dans l’intervalle
il avait établi son campement sur un ponton, navire dégréé,
ancré à peu de distance de la côte. Ce ponton contenait quelques
canons et était en même temps organisé comme une habitation.

Le sultan du Maroc eut connaissance de ce plan et chercha à le
mettre à néant ; il craignait, non sans raison, qu’une grande
partie du commerce qui va maintenant au Maroc ne vînt à s’en
détourner. Au début de 1880, quelques négociants anglais de Mogador
avaient entamé des négociations avec les cheikhs de l’oued Noun,
qui envoyèrent cinq hommes pour s’entendre avec eux et arranger
définitivement cette affaire. Elle semblait marcher à souhait,
quand une complication survint.

Une société de Londres, associée avec quelques maisons de
Marseille, arma le vapeur _Anjou_ et le fréta de thé, de sucre,
de cotonnades, d’objets d’alimentation, de bois de construction,
de soufre, de poudre et d’armes, et l’envoya d’abord aux
Canaries. Il prit là quelques Marocains de Mogador, qui y avaient
été envoyés par avance pour ouvrir des relations avec les
indigènes de la côte voisine. Par hasard l’un de ces passagers
sortait du service des Anglais qui avaient conclu des négociations
avec les cheikhs de l’oued Noun. Cet homme s’empressa de
livrer tout le secret de l’expédition à ses anciens maîtres,
les négociants anglais de Mogador, qui en informèrent en hâte
le sultan. Ce dernier envoya aussitôt une mission avec de riches
présents à Sidi Housséin, comme au plus puissant des cheikhs de
ces pays, en lui demandant de vouloir bien empêcher le débarquement
de l’_Anjou_.

Quand ce vapeur s’approcha de la côte voisine du Sfouy, petite
rivière du territoire des Aït Ba Aouran, les Anglais virent toute
la côte pleine d’hommes armés qui les engagèrent à descendre. En
gens prudents, ils n’en firent rien, mais envoyèrent un homme pour
chercher des nouvelles. Il rapporta que quelques cheikhs avaient,
il est vrai, invité les Anglais à venir à terre et à entrer en
relation avec eux, mais que Sidi Housséin déclarait maintenant,
après avoir reçu les cadeaux du sultan, qu’il renonçait à
soutenir une entreprise contraire aux intérêts de son parent et
suzerain. Cette déclaration causa parmi les petits cheikhs présents
une vive discussion, qui amena finalement les différents partis à
une lutte armée. Quand du navire on s’en aperçut, on résolut
de renoncer à l’entreprise et de faire route sur Mogador, où
une partie des marchandises fut débarquée, tandis que le soufre,
la poudre et les armes étaient rapportés à Marseille.

A la même époque, le sultan fit répandre le bruit qu’il allait
ouvrir aux négociants européens le port d’Agadir, au sud de
Mogador. C’est le meilleur lieu d’ancrage de la côte ; mais,
comme à l’ordinaire, le bruit fut reconnu faux et destiné
seulement à détourner l’attention d’un autre sujet.

A partir de cette époque, le sultan du Maroc chercha constamment
à entretenir dans l’oued Noun une fermentation contre
l’entreprise de Mackenzie ; il réussit finalement à faire
brûler les constructions en bois qui avaient été élevées au cap
Djoubi. Mackenzie alla ensuite passer quelque temps en Angleterre,
mais il revint bientôt après pour continuer son entreprise malgré
tout. Les gens qui lui étaient restés s’occupèrent d’établir
des jetées pour faciliter l’embarquement ou le débarquement des
marchandises et pour mettre les navires à l’abri des naufrages.

Il est évident qu’une telle station commerciale aurait la plus
grande utilité pour les pays situés au sud de l’Atlas, car
les habitants pourraient vendre leurs produits beaucoup plus vite
et plus aisément que par le long et pénible chemin du Maroc. De
même ils aimeraient mieux faire avec les Européens un commerce
régulier que de renoncer à des bénéfices assurés par respect
pour l’entêtement fanatique du sultan. Ce dernier a cherché à
éveiller leur fanatisme religieux, tandis que ses vrais motifs
étaient tout autres : il voulait éviter tout dommage à son
commerce ; les intelligents Berbères de l’oued Noun et du
Sidi-Hécham ne se laisseront probablement pas longtemps tromper
de cette manière ; ils cherchent dès maintenant à augmenter
l’importance du commerce et du trafic dans leur pays. C’est ainsi
que Sidi Housséin a établi une nouveauté inouïe, en permettant
aux Juifs eux-mêmes de venir au grand mougar de la zaouia de Sidi
Mouhamed ben Mouça ; c’est sans doute une innovation pleine
de libéralisme, mais qui n’a fait que procurer des avantages
financiers au cheikh.

Chacun de ces petits États a un certain nombre de familles juives qui
s’y sont fixées de père en fils. Il va sans dire qu’elles payent
pour avoir la permission d’y loger et d’y faire du commerce, mais
en échange elles ont liberté et protection et ne paraissent pas
être opprimées au même point que dans quelques endroits du Maroc.

Les pays de l’oued Noun, de Sidi-Hécham, ainsi que le groupe
d’oasis de Tekna, sont habités par un grand nombre de tribus
berbères et sont assez peuplés. Des stations commerciales établies
sur les pays côtiers indépendants au sud d’Agadir seraient, comme
je l’ai dit, d’un grand avantage pour ces populations ; mais
elles nuiraient en même temps au commerce du Maroc et à celui du
Sénégal. Les nombreuses caravanes qui portent les laines, la gomme,
les plumes d’autruche à Saint-Louis et à Mogador par de longues
marches, trouveraient là un débit commode pour leurs marchandises ;
il est donc aisé de comprendre que le sultan du Maroc, aussi bien
que le gouverneur français du Sénégal, se soient inquiétés de
l’établissement de maisons anglaises au cap Djoubi. En effet,
le gouverneur de Saint-Louis envoya en 1881 un navire dans ce pays
pour prendre des renseignements au sujet de l’importance de cette
station.

Il y aura toujours à redouter un grand inconvénient sur cette
côte, c’est qu’elle est extrêmement mauvaise et que les
débarquements y sont difficiles et dangereux ; l’ensablement y a
pris un développement considérable, tant par suite des masses de
sable apportées par les vents du désert, que de celles entraînées
par les rivières ; nulle part on n’y trouve un port quelque peu
abrité. D’un autre côté, le voisinage des îles Canaries est un
grand avantage ; on pourrait y organiser des dépôts de marchandises,
qui de là seraient rapidement portées sur la côte voisine par de
petits bâtiments.

J’ai nommé plusieurs fois le port marocain d’Agadir, à environ
140 kilomètres au sud-ouest de Marrakech. Cette ville, qui se nommait
Gouertquessem au temps de Léon l’Africain, forme l’extrémité
des côtes de l’empire du Maroc, car, en descendant vers le sud, le
sultan n’a plus qu’une faible influence sur le littoral. Agadir
constitue une forteresse naturelle : elle est située sur un rocher
de plus de 200 mètres d’altitude et est en outre fortifiée par
des murailles et des batteries. L’une de ces batteries se trouve
au pied de la montagne, tout près de la mer, et était destinée,
à l’origine, à protéger une source d’eau douce et abondante ;
elle domine également l’accès de la forteresse aussi bien du
nord que du sud, ainsi que celui de la baie.

Le port d’Agadir est le meilleur des ports marocains, et cependant
il est vide et abandonné. La ville est du reste aujourd’hui
complètement en décadence ; elle ne compte que quelques centaines
d’habitants, tous Maures, à l’exception de quelques familles
juives.

Cette ville avait attiré, il y a quelques siècles, l’attention
des puissances maritimes, particulièrement celle des Portugais et des
Espagnols ; les premiers surtout, qui possédaient déjà beaucoup de
points du Maroc, cherchèrent à s’en emparer, et ils y parvinrent
sous le roi Emmanuel (1503). La ville prit un rapide essor à la suite
de cette conquête ; mais au bout de quelques dizaines d’années,
lorsque la puissance des Portugais, qui appelaient ce port Santa Cruz,
commença à s’ébranler, et qu’ils eurent déjà quitté Saffi et
Azimour, ils perdirent également Agadir ; cette évacuation eut même
lieu avant que la bataille de Kasr el-Kebir (1574) eût mis fin pour
toujours à leur domination au Maroc. Ils avaient élevé au pied de
la montagne la petite ville de Fouki, et leurs canons y gisent encore.

Sous le grand sultan Mouley Ismaïl, Agadir avait atteint le plus
haut point de son développement et formait un des plus importants
centres du commerce. On le nommait Bab es-Soudân (Porte du Soudan),
et toutes les caravanes venant de l’ouest de ce pays s’y
rendaient. L’aisance croissante de la population et l’influence
qu’elle acquérait éveillèrent pourtant la méfiance et la
jalousie des sultans : Mouhammed chercha et trouva une occasion de
dompter la ville et de la ruiner pour toujours. Pour étouffer une
sédition, il marcha avec une grande armée, attira le gouverneur
hors de la ville par des promesses, le fit aussitôt prisonnier et
s’empara de la ville. Les négociants qui s’y étaient fixés
durent émigrer à Mogador, qui venait d’être fondée : Agadir
fut ruinée, tandis que Mogador florissait aux dépens de cette
ancienne ville de commerce.

Depuis ce temps Agadir est fermé à tous les navires étrangers ; à
diverses reprises on a prêté au sultan l’intention d’ouvrir de
nouveau cette ville si importante pour la navigation et le commerce,
et qui fleurirait certainement bien vite à cause de son excellent
port ; mais ces espérances ont été vaines. Ce bruit n’avait
été répandu qu’avec intention et pour paraître céder un peu
à la pression des représentants de l’étranger ; en réalité,
on n’y a jamais songé sérieusement.

Dernièrement on a annoncé que l’Espagne réclamait enfin la remise
d’un port qui lui avait été promis en 1860, lors de la conclusion
du traité de paix et qui se nomme Santa Cruz de Marpequeña. Il
ne faut pas confondre ce point avec la forteresse d’Agadir, dont
je viens de parler et qui est aussi sur le territoire du Maroc. En
1860 l’Espagne avait en effet exigé expressément la remise de
Santa Cruz de Marpequeña, afin d’avoir un port de pêche situé
près des îles Canaries. Depuis ce temps elle ne s’était pas
inquiétée de cette condition, et ce n’est que depuis quelques
années qu’elle s’est avisée de prendre possession d’un point
de la côte marocaine et du terrain environnant. Elle a eu sur cette
côte, il y a environ quatre siècles, de nombreuses possessions,
d’ailleurs rapidement perdues.

En souvenir de cette époque l’Espagne a aujourd’hui des
prétentions sur l’un des ports marocains. Le sultan l’invita à
se mettre en possession de Santa Cruz de Marpequeña ; mais, quand un
navire de guerre espagnol arriva sur la côte, la population prit une
attitude si menaçante, qu’il s’en retourna aussitôt. Depuis ce
temps l’Espagne a renouvelé à plusieurs reprises des tentatives
auprès du sultan pour l’amener à user de son influence, mais elle
est nulle sur ce point. Le plus curieux de tout cela est qu’on
ignorait complètement où ce port de Santa Cruz de Marpequeña se
trouvait, ou s’était trouvé. On envoya donc en 1878 un navire,
le _Blasco de Garay_, avec une commission scientifique à bord, qui
fit une reconnaissance approfondie de la côte, entre le 28e et le
29e degré de latitude, c’est-à-dire à peu près entre l’oued
Noun, qui se nomme Asaka chez les indigènes, et l’embouchure de
l’oued Draa. Il semble qu’il n’y ait aucun accord au sujet de
la position de Santa Cruz de Marpequeña ; beaucoup la placent à
l’embouchure de l’oued Chibaka, par 28° 28′ de latitude nord,
c’est-à-dire dans un endroit fort rapproché des îles Canaries.

Dans les circonstances actuelles, il est impossible que le
sultan remette ce port à l’Espagne, puisqu’il n’en est pas
maître ; les Espagnols devraient simplement envoyer plusieurs
vaisseaux de guerre pour tenter d’y organiser une station sous
leur protection. Les habitants seraient au début très hostiles,
car ce sont des tribus arabes et berbères habituées à la liberté
la plus absolue. Il est douteux que les sacrifices soient en rapport
avec les avantages à retirer par l’Espagne d’une station aussi
complètement isolée. S’il s’agissait du grand port d’Agadir,
nommé aussi Agadir-Igouir, ce dernier point mériterait largement
un sacrifice.




                             CHAPITRE XII

                           L’ÉTAT MAROCAIN.

Les États mahométans du nord de l’Afrique. — Le pays du
Maroc. — Situation. — Climat. — Maroc nord et sud. —
Rivières. — Côtes. — El-Gharb. — Population. — Son
chiffre. — L’Islam. — La langue. — Les Berbères. — Les
Arabes. — Les Maures. — Les Juifs espagnols. — Les Nègres
esclaves. — Les Chrétiens. — Organisation de l’État. — La
dynastie. — Conduite des affaires publiques. — Sidi Mouça. —
Constitution. — La justice. — Les cadis. — Les nobles. — Les
prisons. — Administration du pays. — Amelât. — Amil. — Amin.


La côte nord du continent africain est parmi les plus fortunées de
la terre, et il n’est pas étonnant qu’il s’y soit développé
une civilisation puissante bien avant l’ère chrétienne. En effet,
au moment où la côte sud de la Méditerranée était couverte,
jusque très avant dans l’intérieur et jusqu’à l’extrême
ouest, de nombreuses colonies en pleine prospérité, la zone de
déserts aux chaleurs mortelles à tout être animé ne s’avançait
pas encore aussi loin vers le nord ; là où aujourd’hui le sable
doré du désert couvre des plaines étendues, ou se trouve amoncelé
en chaînes de dunes puissantes, presque impossibles à franchir,
il y avait autrefois de grands espaces boisés et des champs
d’orge touffus. Les lits de rivière desséchés aujourd’hui
conduisaient alors à la Méditerranée une grande quantité d’eau ;
les hippopotames et les crocodiles les animaient, et l’éléphant
d’Afrique, dressé par les adroits Carthaginois et employé par eux
à la guerre, trouvait alors à vivre dans un pays où aujourd’hui
de maigres touffes d’alfa peuvent à peine subsister.

La douceur du climat, la fertilité du sol, la richesse des
populations, attirèrent dans ces pays tous les peuples jaloux des
grandes entreprises. Aujourd’hui encore, ce sont les Arabes qui y
jouent numériquement le rôle le plus important ; mais ils ne sont
plus nulle part un peuple indépendant et souverain. L’influence
européenne s’accroît ici constamment. La France s’est établie
en Algérie depuis un demi-siècle et a dernièrement conclu avec la
Tunisie une convention qui rend ce pays tributaire non plus des Turcs,
mais de la république Française. La Tripolitaine est encore pour un
temps dans la dépendance de la Porte ; mais l’Italie, amèrement
froissée de l’occupation de la Tunisie, compte y jouer quelque
jour un rôle ; l’Égypte est réorganisée par les Anglais ;
il n’y a qu’à l’extrême ouest où le Maroc possède encore
un souverain à lui, entièrement indépendant.

On sait que le règne de l’Islam, qui dure depuis des siècles
dans le Nord-Africain, n’a jamais été capable de porter ces
pays à un état de prospérité même approchant de celui qu’ils
ont possédé autrefois. C’est le devoir des États civilisés de
l’Occident, et surtout de ceux des peuples latins du Sud-Européen,
de pénétrer de force dans ces terres africaines et d’y introduire
les progrès de la civilisation moderne ; ce que l’Islam n’a
pas su même conserver, encore moins faire progresser, doit être
l’œuvre du Christianisme.

Le Maroc, lui aussi, ne pourra exister longtemps, et pour le
moment son indépendance ne tient qu’à la jalousie qui existe
entre l’Angleterre, la France et l’Espagne. J’ai déjà
cité plusieurs particularités de la mauvaise administration
du Maroc ; dans les pages suivantes on trouvera une description
de l’organisation et des ressources d’un pays qui, dans un
avenir peu éloigné, attirera plus l’attention qu’il ne le fait
aujourd’hui. J’ai reçu de compatriotes amis qui avaient longtemps
habité le Maroc, une foule de renseignements, dont beaucoup doivent
être inédits, et pour lesquels je les remercie encore une fois.


                               LE PAYS.


Le pays que les Européens appellent Maroc, d’après le nom d’une
des capitales et résidences de ses souverains, est nommé par les
Arabes Maghreb el-Aksa (le Lointain-Ouest, _the Far-West_) ; par sa
situation aussi bien que par la richesse de son sol, il fait partie
des plus favorisés de la terre.

Immédiatement placé aux portes du monde civilisé, l’habitant du
Maroc peut en quelques jours atteindre la France, l’Angleterre,
l’Italie et même l’Allemagne ; en même temps les ports
marocains sont très commodément placés pour les relations avec
l’Amérique. Mais il faut attribuer à son isolement systématique
de l’Europe, qui dure déjà depuis des siècles, ainsi qu’à
l’exclusion du mouvement commercial et intellectuel du monde
civilisé, l’existence d’institutions et de mœurs qui remontent
au delà du moyen âge : c’est pour cela que ce pays est moins
connu des nations civilisées que les parties les plus éloignées
du Nouveau Monde. Une exclusion de ce genre contre tout étranger
ne trouve, ou plutôt ne trouvait son analogue qu’en Chine et en
Corée, où pourtant aujourd’hui un grand pas a été fait dans
la voie des améliorations.

Le Maroc est considérablement plus grand que l’empire
d’Allemagne ; on évalue sa surface à plus de 800000 kilomètres
carrés. Il est situé entre le 27e et le 36e degré de latitude, et
jouit, au moins dans sa partie nord, d’une température modérée
et d’un climat en général très sain ; les chaleurs y sont
très adoucies par les vents de l’Atlantique. La température
moyenne est beaucoup plus basse que dans les autres pays de même
latitude. Son puissant développement de côtes le long de deux
mers, de même que la présence de grandes et hautes montagnes, sont
d’un grand avantage pour le climat du pays. Il n’y a de séries
d’observations complètes et exactes des températures que pour
très peu de points du Maroc ; parmi les plus connues sont celles de
l’ancien consul français de Mogador (Souera), M. Beaumier. Elles
indiquent pour cette ville une rare uniformité de la température
dans le cours d’une année ; aussi a-t-on essayé de la recommander
comme séjour curatif à ceux qui souffrent d’une maladie de
poitrine. Il est bien vrai que les variations thermométriques sont
beaucoup moindres là qu’à Madère, aux Canaries, à Alger ou
au Caire ; presque toute l’année la chaleur y reste la même,
et l’on ne compte en moyenne que quarante-cinq jours de pluie par
an (en février et en mars) ; d’un autre côté, on a remarqué
que pendant deux cent soixante et onze jours de l’année un vent
rafraîchissant souffle du nord et du nord-ouest. Comme tous les
environs de la ville, qui est construite sur un rocher s’avançant
dans la mer, sont complètement nus et couverts de dunes jusqu’à
une grande distance, je ne comprends pas comment les Européens
malades des poumons et de la gorge pourraient se remettre sous des
vents si fréquents et entraînant d’épais tourbillons de sable
et de poussière ; de plus, il n’y existe pas le moindre confort
pour des malades de ce genre. Dans l’état actuel des choses,
celui qui irait à Mogador pour y rétablir sa santé pourrait bien
être cruellement détrompé.

La chaîne de l’Atlas, qui commence au cap Ghir sur l’Atlantique,
et qui va de là, en prenant une direction nord-est, jusqu’à la
frontière algérienne et ensuite vers la Tunisie, sépare le pays
en deux parties presque égales, mais différant essentiellement
l’une de l’autre par le climat, les productions et les habitants.

Bien que la dynastie actuelle des Filali soit originaire du
royaume du Tafilalet, placé dans la partie sud-ouest du pays et
jadis indépendant, et quoiqu’elle ait fondé autrefois par la
conquête l’État actuel, la partie située au nord de l’Atlas
forme pourtant, en ce moment du moins, le véritable noyau de la
puissance et de la prospérité du pays. C’est la contrée où
se trouvent Fez et Marrakech et qui est aussi importante par sa
fertilité et par la densité de la population que parce que le
maître du pays réside dans l’une ou l’autre de ces deux villes,
quelquefois à Meknès, mais jamais dans le sud. La puissance du
sultan au delà de l’Atlas est en général purement nominale ;
on le reconnaît pour un chalif, pour un représentant du Prophète ;
mais, quant au reste, on vit assez indépendant de lui.

Le nord-ouest du Maroc doit surtout à l’Atlas et à la mer sa
fertilité plus grande, sa végétation plus vigoureuse et ses
forêts.

La haute chaîne de l’Atlas, que les indigènes nomment
Idraren-Drann, qui s’élève au sud de Marrakech et dont le sommet
le plus haut est le Miltzin, protège le pays contre l’effet
desséchant des vents du désert, dont souffre le sud-ouest. Elle
donne naissance à un grand nombre de rivières importantes. Les
principales qui débouchent dans l’Atlantique sont : le Tensift,
l’Oumm-er-Rebia, l’Abouregreg et le Sebou ; dans la Méditerranée
ne se jette qu’une grande rivière, la Moulouyah, qui coule près
des frontières algériennes.

Plusieurs de ces rivières, et particulièrement le Sebou, pourraient
être navigables sur des longueurs considérables. Mais les
Marocains sont si peu navigateurs depuis qu’ils ont dû renoncer
à la piraterie, qu’ils ont à peine les bacs nécessaires pour
transporter les voyageurs et les caravanes sur les fleuves, larges
vers leur embouchure.

Le Sebou, à l’estuaire sablonneux duquel ne se trouve pas même
un village et encore moins une ville, deviendrait une voie fluviale
commode et importante vers Fez. Il est vrai qu’il n’atteint
pas la ville elle-même, mais s’en écarte un peu au nord. Il
faudrait opérer d’abord des sondages, mais je suis convaincu que
de petits vapeurs remorquant des bateaux plats transporteraient plus
vite et à meilleur compte, jusqu’auprès de la résidence, les
nombreuses marchandises qui sont aujourd’hui portées de Tanger à
Fez à dos de chameau et en de longs jours de marche. Les Marocains
eux-mêmes sont beaucoup trop indolents pour une telle entreprise,
surtout à cause des travaux et des études préliminaires qu’elle
nécessiterait ; de leur côté les Européens n’engageraient pas,
en les circonstances actuelles, leurs capitaux dans des travaux
d’essai, qui, même s’ils donnaient d’heureux résultats,
n’auraient pas les garanties de sécurité indispensables pour
assurer l’exécution d’une entreprise utile et fructueuse.

A son embouchure, le Sebou est assez large, mais une barre
rend difficile l’entrée des navires venant de l’Océan ;
il serait aisé d’y tenir ouvert un chenal étroit, et de
petits vapeurs côtiers pourraient probablement remonter de
Tanger ou de Mogador pendant quelque temps dans le fleuve. Cela
contribuerait essentiellement à l’essor du trafic, si pénible
aujourd’hui. Dès que l’une des trois grandes puissances
européennes qui convoitent le Maroc aura atteint son but, la
navigabilité du Sebou sera aussitôt l’objet de son attention,
j’en suis bien certain.

Dans la moitié du Maroc située au sud-ouest de l’Atlas et qui se
compose de l’ancien royaume de Sous, du Tafilalet et du Touat, la
température est beaucoup plus élevée que dans le nord : les vents
du Sahara dessèchent l’air et le sol. Les versants de l’Atlas
y sont dénudés, et les palmiers dominent dans les vallées. Tandis
que la couleur de la peau des Maures est très claire dans le nord,
les habitants du sud sont déjà bruns, et en partie aussi noirs
que les Nègres, qui y vivent en grand nombre.

Parmi les cours d’eau qui sortent du versant sud-ouest de l’Atlas,
l’oued Sous, l’oued Noun et l’oued Draa atteignent seuls la
mer en hiver ; les rivières plus à l’est, comme l’oued Guir et
l’oued Figuig, l’oued Ziz et l’oued Malah, se perdent dans les
sables du désert. Les trois grandes rivières que j’ai nommées les
premières ne roulent même que rarement de l’eau dans leurs cours
moyen et inférieur, et cela n’arrive pas tous les hivers. Pendant
mon voyage dans ces pays, en mars 1880, l’oued Sous n’avait
qu’un pied et demi de profondeur et environ douze pieds de large
dans le voisinage de Taroudant ; comme la distance de ce point à
la mer n’est pas très considérable, la rivière atteignait sans
doute à cette époque l’océan Atlantique. Les deux autres grands
lits de rivière étaient complètement à sec aux endroits où je
les traversai au même moment ; de l’orge était cultivée dans
le large lit de l’oued Draa, et on tirait de l’eau des mares
naturelles qui s’y étaient formées ; ces mares sont tantôt
isolées et tantôt réunies par des communications souterraines.

Dans tous les cas, c’est un fait remarquable que les plaines
situées au pied d’un massif aussi élevé que l’Atlas, dont
les sommets sont couverts de neige pendant une grande partie
de l’année, soient relativement desséchées. Ce fait ne
s’applique pas seulement à la partie sud du pays, car la grande
plaine de Marrakech située sur le versant nord de l’Atlas est
assez pauvre en eau. Il tient surtout à la direction d’ensemble
de tout le massif, que j’ai déjà signalée, et où dominent
les vallées longitudinales, tandis que les transversales sont
rares en proportion. Il y a peu de montagnes qui consistent, comme
l’Atlas, en une série de lignes parallèles extrêmement longues ;
sa largeur entière est très peu de chose comparativement à son
énorme longueur.

Un autre motif pour lequel une partie des rivières qui sortent de
l’Atlas n’atteignent pas la mer, est que l’eau de leur cours
supérieur se trouve employée à la culture, en sorte qu’il en
parvient très peu dans leurs parties moyenne et inférieure. Les
vallées de ces montagnes sont habitées jusque très haut par
des tribus berbères, qui y vivent à peu près indépendantes
du sultan ; dans leur lutte patiente avec le sol pierreux, elles
cultivent l’orge qui leur est nécessaire, et réunissent l’eau
des sources dans des canaux artificiels pour donner à la terre
une humidité suffisante. Sur le versant sud de l’Atlas, où les
vallées les plus élevées sont également habitées, mais où le
soleil a des rayons plus chauds, on utilise chaque parcelle de terre
couverte d’un peu de sol arable, pour y planter des dattiers ; on
recueille l’eau dans des rigoles nombreuses pour l’irrigation. Il
est certain que de cette façon l’eau des rivières disparaît,
et que leur lit doit s’ensabler toujours davantage.

Dans la région des plus hauts sommets de l’Atlas il existe une
ligne de partage des vallées longitudinales qui rejette à la
mer vers l’ouest l’oued Sous, l’oued Noun, l’oued Draa,
etc., tandis que l’oued Guir, l’oued Figuig et l’oued Ziz se
détournent vers le sud-est pour arroser les grands groupes d’oasis
de Figuig, du Touat et du Tafilalet, et pour se perdre ensuite dans
les sables du désert.

Quoique le développement des côtes marocaines soit très
considérable, elles ne contiennent qu’un nombre de ports
extrêmement restreint. La plupart des rades de l’Atlantique,
complètement ouvertes, n’offrent aucun abri aux navires qui y
sont à l’ancre ; la baie de Tanger et le port de Mogador peuvent
seuls être désignés comme de meilleurs lieux d’ancrage. Ce
dernier est couvert en quelque sorte par un îlot de rochers jeté en
avant. Le petit port d’Agadir, qui certes pourrait être utilisé
et qui est peut-être le meilleur du Maroc, n’a pas été ouvert
jusqu’ici à la navigation commerciale, et est naturellement peu
connu des Européens. Sur la Méditerranée, le Maroc ne possède ni
port ni rade, si l’on ne tient pas compte de Tanger ; la sauvage
et inabordable chaîne du Rif arrive là tout près de la mer. La
place de Tétouan, commercialement si importante, est à quelques
heures seulement de la Méditerranée, sur une petite rivière qui
s’y jette, mais dont l’embouchure est trop ensablée pour que
les navires puissent y pénétrer.

Les côtes marocaines sont dangereuses en général et peu
avantageuses pour le commerce. Des villes comme Rabat-Sela,
Dar el-Béida, Saffi, etc., où un commerce actif existe déjà,
gagneraient beaucoup à avoir un port. Aujourd’hui leurs rades
ouvertes sont si mauvaises, qu’assez souvent les vapeurs ne peuvent
aborder pour débarquer et pour embarquer leurs passagers ou leur
chargement, et sont forcés de continuer leur route. On pourrait
peut-être établir des ports au moyen de travaux d’art onéreux ;
Mogador deviendrait ainsi un ancrage assez sûr, et surtout il serait
possible d’utiliser la belle, large et profonde baie de Tanger,
si cette ville était dans les mains d’une autre puissance. Comme
on le sait, la rade de Gibraltar est tout à fait défavorable à
la navigation ; les Espagnols ont dans sa voisine Algésiras un port
incomparablement meilleur : la baie d’Algésiras est semblable à
celle de Tanger. Il est évident que les nations maritimes convoitent
depuis longtemps ce dernier point, si favorablement situé à la
limite de deux mers et de deux continents. Tanger aura certainement
un grand avenir si l’une de ces nations réussit à s’y établir.

La partie du Maroc que l’on doit considérer comme la plus
importante, la plus riche et la plus peuplée est la moitié
occidentale du pays situé au nord de l’Atlas : el-Gharb,
célèbre de toute antiquité comme grenier à grains. C’est
une plaine étendue, peu élevée au-dessus de la mer, couverte
d’un humus fertile, assez bien pourvue d’eau, et où de tout
temps on a activement cultivé le froment ; l’élève du bétail,
et en particulier celle du cheval y est pratiquée également, et
les nombreuses tribus arabes qui l’habitent fournissent au sultan
la meilleure part de ses revenus. Partout où s’étend la plaine,
les Arabes ont chassé les Berbères, et l’on ne trouve plus ces
derniers que dans les parties montagneuses du pays.

La portion orientale du Maroc située vers l’Algérie est très
accidentée, de même que la côte nord ; elles sont surtout habitées
par des Berbères. Ce sont des pays d’un accès très difficile pour
les Européens et presque complètement inconnus d’eux. Quoique les
régions montagneuses situées à l’est et au nord de l’empire
du Maroc soient placées à quelques jours des États civilisés de
l’Europe, nous les connaissons moins bien que les parties les plus
éloignées du centre de l’Afrique.


                              POPULATION


Il est toujours délicat et incertain au plus haut point d’évaluer
le nombre des habitants d’un pays mahométan, surtout d’un
empire aussi peu parcouru que le Maroc. Il est donc facile de
comprendre que nous possédons sur la population de ce pays les
données les plus contradictoires, et que des chiffres qui reposent
sur de simples estimations diffèrent extrêmement. En ce moment,
les géographes sont généralement d’avis que la population de
tous les États mahométans du nord de l’Afrique a été beaucoup
exagérée ; pour mon compte, je crois que l’on va aussi loin dans
ce sens qu’on l’a été autrefois en les dotant libéralement
de populations nombreuses.

D’après l’évaluation de l’ancien ministre de France à Tanger,
M. Tissot, qui s’occupe activement depuis plusieurs années de
la topographie et des antiquités du Maroc, la population de ce
pays ne peut être estimée au-dessous de 12 millions. Jamais un
voyageur n’avait donné jusque-là un chiffre aussi élevé, et il
faut apprécier les données sur lesquelles il est basé. M. Tissot
l’établit d’après les résultats du recensement et des autres
travaux statistiques exécutés, par ordre du gouvernement français,
en Algérie, si proche du Maroc et qui lui ressemble sous tant
de rapports.

D’après les recensements et les évaluations les plus récentes,
l’Algérie n’a pas tout à fait 3 millions d’habitants
(M. Tissot évalue cette population à 4 millions). Mais l’Algérie,
depuis sa conquête, commencée il y a cinquante ans, a subi de
lourdes pertes en hommes et en animaux, de même que son aisance
générale a diminué, tant par la guerre elle-même que par les
soulèvements presque continuels et par les épidémies, etc. Au
contraire, le Maroc, à l’exception de la courte campagne contre
l’Espagne devant Tétouan (1859-1860), n’a eu à entreprendre
aucune guerre extérieure et est resté indemne, en général, de
toute épidémie, sauf du choléra, qui l’a éprouvé dans quelques
parties. D’un autre côté, le Maroc n’est jamais tranquille
intérieurement, et le sultan doit guerroyer presque chaque année
contre les tribus berbères soulevées ; ces combats coûtent
toujours, sinon beaucoup de vies humaines, du moins quelques-unes.

Le Maroc est à peu près deux fois plus grand que l’Algérie,
si l’on évalue l’étendue de la colonie française à 430000
kilomètres carrés (388400km,45 en territoire militaire et 41599km,55
en territoire civil, d’après Behm et Wagner, _Bevölkerung der
Erde_, t. VII).

Le Maroc est en outre plus fertile que l’Algérie, c’est-à-dire
qu’il possède beaucoup plus de terrain cultivable, surtout dans
la grande plaine d’el-Gharb. Enfin, au Maroc, les collines et les
montagnes, jusque très haut sur leurs versants, sont couvertes de
villages. Le voyageur qui ne fait que la route ordinaire de Tanger
à Fez et de là, par Meknès, sur Marrakech, ne se forme pas une
idée exacte de la densité de la population. Toutes les montagnes
du Rif sont fortement peuplées, aussi bien que les vallées de
l’Atlas, tant du versant nord que de celui du sud, et montrent une
population beaucoup plus dense qu’on ne le croit d’ordinaire :
un seul exemple suffira à le prouver. J’entrepris de Tétouan une
excursion dans le district d’Andjira, au milieu des montagnes. Sur
toutes les cartes on ne trouve qu’une localité indiquée dans
ce district, la kasba d’Andjira, où réside le gouverneur
(caïd). Je demandai à ce dernier quels étaient les villages de
son district, relativement très restreint : il m’écrivit les
noms de soixante-quatorze petites localités placées sous son
administration. Quoiqu’il ne fût question là, en général,
que de petits groupes d’habitations, il est évident, par contre,
que, quand on entre dans le détail, les faits se présentent tout
autres qu’on a pu les observer dans un voyage rapide et sur des
chemins connus. Les pays de montagnes sont partout aussi fortement
peuplés parce que la population berbère indigène, plus nombreuse
probablement que les Arabes et les Maures, s’y est retirée. On
peut admettre que les contrées montagneuses du Maroc, en général
impénétrables pour les voyageurs européens, sont plus peuplées
que les plaines.

L’interdiction de l’exportation des céréales et des articles
d’alimentation, à laquelle le gouvernement marocain tenait
jusque dans ces derniers temps comme à un principe inattaquable,
ne paraît pas faite pour démontrer une décroissance du chiffre de
la population, comme cela a été souvent assuré dans ces derniers
temps. D’un autre côté, on ne peut passer sous silence les famines
qui se produisent de temps en temps et qui font beaucoup de victimes.

Si je ne puis accepter la conclusion de M. Tissot, et attribuer au
Maroc 12 millions d’habitants, les évaluations de Rohlfs, dans
la sixième livraison de 1883 des _Petermann’s Mittheilungen_,
ne me paraissent pourtant pas répondre entièrement aux
circonstances. Rohlfs donnait, au début de 1870, pour la population
du Maroc, le chiffre de 6500000 habitants, et dernièrement il
a paru admettre que ces chiffres eux-mêmes sont beaucoup trop
considérables et que peut-être Klöden s’approche plus de la
vérité en ne reconnaissant à ce pays que 2700000 âmes.

Rohlfs est parfaitement dans le vrai quand il dit : « Les Marocains
seront détruits par leur gouvernement despotique et sous le poids
accablant de leur religion ; il serait même plus exact de dire
que tous les Marocains souffrent de la monomanie religieuse à
laquelle ils sont héréditairement en proie. » Il est bien vrai
que la conséquence de ces vices du gouvernement et de la religion
du Maroc doit être un effroyable appauvrissement de la population ;
mais je ne puis admettre que son chiffre ait subi une décroissance
aussi extraordinaire. Rohlfs dit également « que la syphilis fait
les plus terribles ravages dans ce pays ». Il est bien certain que
cette maladie y règne ; en raison du manque absolu d’hôpitaux au
Maroc, les infortunés qui en sont atteints circulent ouvertement ;
le voyageur voit dans chaque village un ou plusieurs malades de cette
espèce ; néanmoins on ne peut en conclure que le pays entier en
soit victime. On rencontre rarement de ces sortes de malades dans
les États européens, parce qu’ils évitent autant qu’ils le
peuvent de se montrer ; mais au Maroc, où cela est impossible,
ils circulent en mendiant dans les rues et sur les places, et sont
ainsi plus facilement aperçus.

Du reste, la syphilis se présente surtout dans les endroits
traversés par les caravanes, et particulièrement parmi les gens du
plus bas rang, qui partout commettent des excès ; dans la population
des montagnes, cette maladie est beaucoup plus rare.

Je suis donc forcé d’adhérer à l’évaluation donnée par Trent
Care, à savoir, que tout le Maroc, y compris le Touat, le Tafilalet,
etc., a au moins 8 millions d’habitants ; pour justifier ce chiffre,
il me faut, encore une fois, rappeler combien est dense la population
berbère des montagnes. De plus, il y a au Maroc toute une quantité
de villes ayant un chiffre d’habitants très considérable (Fez,
Marrakech, Meknès, Mogador, Kasr el-Kebir, Ouezzan, Oujda, Tésa),
outre les ports de l’océan Atlantique : tout cela seulement dans
la partie de l’empire située au nord de l’Atlas. La bande de
terrain qui réunit Tanger à Fez, surtout fréquentée par les
touristes, est d’ailleurs relativement peu peuplée. Quand on va,
par exemple, de Rabat à Marrakech, une grande kasba succède à une
autre, et tout le Gharb est couvert de nombreux douars. Le nombre des
enfants est assez considérable dans chaque famille, et, quoique en
général les femmes marocaines n’aient pas beaucoup d’enfants,
à cause de leurs mariages précoces, la polygamie partout répandue
en ce pays et la circonstance qui fait que l’on épouse souvent des
Négresses, dont les enfants sont reconnus, contribuent à multiplier
les naissances.

Bien que la population actuelle se soit formée de tous les peuples
qui ont vécu au Maroc dans la suite des siècles ou qui l’ont
traversé, en particulier de Mauritaniens, de Romains, de Visigoths,
de Vandales, de Byzantins et d’Arabes, elle constitue aujourd’hui
une race d’une unité telle que bien peu d’États modernes en
possèdent. Le long isolement de cette contrée et surtout l’unité
religieuse ont eu pour résultat d’obtenir ce que la science de
l’homme d’État poursuit en vain dans maint pays civilisé.

On peut dire que l’Islam est la seule religion du pays ; les Juifs,
relativement nombreux, et qui vivent surtout dans les grandes villes
et les ports, ne peuvent être comptés parmi les nationaux ;
d’après la loi du Coran, ils n’ont aucun droit de citoyen,
et ne sont supportés que comme des protégés.

Le sultan du Maroc n’a _pas un seul_ Chrétien pour sujet. Tous ceux
qui vivent dans le pays appartiennent à des États étrangers, ou,
quand ils n’ont pas de nationalité, sont pris sous la protection
des puissances chrétiennes représentées au Maroc. Suivant les
apparences, le gouvernement ne désire compter aucun Chrétien parmi
ses sujets. Mais ce fait est dû beaucoup moins à l’influence
d’un principe politique, ou à la connaissance du danger que des
éléments de ce genre pourraient faire courir à la prospérité et
à l’existence d’un État mahométan dans les conditions actuelles
de prépondérance des peuples chrétiens sur ceux de l’Islam,
qu’à une aversion impuissante, mais profondément enracinée
dans le gouvernement aussi bien que chez le peuple, envers les
Chrétiens. Pour le Marocain, Chrétien et Européen sont synonymes ;
comme jadis aux temps les plus anciens des relations des Mauritaniens
avec l’Europe, il les nomme tous deux _Roumi_. En premier lieu,
le Chrétien, pour lui, est l’Espagnol, avec lequel il est le plus
souvent en relation et qu’il hait ardemment depuis des siècles,
comme son ennemi héréditaire, et qu’il méprise, non toujours
sans raison. Les Espagnols qui vivent au Maroc sont généralement
des criminels en fuite, des déserteurs ou des gens ruinés, qui,
ne pouvant plus demeurer dans leur pays, s’en vont à l’aventure.

Si l’on tient compte des embarras et des dangers que la présence
de nombreuses communautés ou de populations chrétiennes provoque
dans les autres pays mahométans, on ne peut que voir, à mon avis,
une garantie de la durée de l’empire Marocain dans l’absence de
tout Chrétien indigène et dans le peu de dispositions que montre le
gouvernement à accepter des émigrants de cette religion. C’est
précisément le défaut d’éléments chrétiens qui favoriserait
la civilisation du pays, si le gouvernement prenait une fois la
résolution de s’approprier les progrès survenus en Europe ;
il serait ainsi préservé des dangers qui naissent du désir des
populations non mahométanes d’arriver à l’égalité, et, par
contre, de la circonstance que le Coran, qui sert de constitution
à tout État musulman, rend cette égalité impossible, tant que
le gouvernement national reste fidèle à l’Islam.

Mais, dans l’avenir, le Maroc ne pourra se dérober à l’influence
des Chrétiens, et leur exclusion actuelle aura une fin. Déjà
il a été admis en principe à la conférence de Madrid que
les Chrétiens, et en général les non-mahométans, pourraient
habiter et acquérir des terres dans l’intérieur du pays :
c’est une concession qui, jusqu’ici, n’a qu’une valeur
nominale, à cause du défaut de sécurité du Maroc et du manque
de respect envers l’autorité gouvernementale dans certaines de
ses parties. Au point de vue marocain, le système de l’exclusion
avait sa raison d’être et son utilité, car, en l’appliquant, on
a évité les difficultés que les habitants chrétiens ont créées
aux gouvernements dans les autres États musulmans et qui n’ont pas
toujours été tranchées simplement par la voie diplomatique. Aussi,
quand, à l’intérieur du Maroc, un Chrétien est victime d’un
acte quelconque et que l’État intéressé fait des réclamations
par la voie de son consul, on est toujours prêt, à la cour de Fez,
à étouffer l’affaire en payant une indemnité. On trouve cette
méthode d’une application d’autant plus aisée que l’argent est
remboursé par la province où le cas s’est produit. Les Chrétiens
ont assez souvent abusé de cette disposition ; mais le Maroc a
toujours payé, uniquement pour échapper à toute complication.

Quoique le dialecte arabe qu’on appelle _maghrébin_ (occidental)
doive être considéré comme la langue nationale, les habitants
primitifs du pays, que les Européens nomment Berbères et que
les Marocains appellent Chelouh, anciens Mauritaniens, parlent,
outre l’arabe, leur langue propre. Les Chelouh se divisent,
à leur tour, en deux races peu différentes : les Amazirg et les
véritables Chelouh. Les premiers vivent sur les plus hautes parties
des montagnes, du Rif jusque loin dans le sud, et s’occupent plus
particulièrement de l’élevage des troupeaux et des abeilles ;
tandis que les seconds habitent des pays de collines et font un peu
de culture, en dehors de leur élevage. Leurs idiomes ne diffèrent
que comme des dialectes, et l’on peut dire qu’ils ne constituent
qu’une même langue. Les pays au sud de l’Atlas, le Sous et le
Tafilalet, jadis très industriels, sont presque uniquement habités
par des Chelouh.

Dans leurs montagnes peu accessibles, ces Berbères, pour me servir de
la dénomination usitée en Europe, ont opposé de toute antiquité
une résistance, presque toujours suivie de succès, contre les
divers gouvernements qui se sont succédé. Même aujourd’hui
les Amazirg, en particulier, sont pour ainsi dire indépendants,
et ne payent d’impôts au sultan que sous forme de présents,
quand lui ou ses généraux pénètrent dans leur pays avec des
forces supérieures. Ils ne deviendraient dangereux, dans l’état
de choses actuel, que s’ils s’alliaient entre eux pour résister
au gouvernement. Mais ils ne vont pas si loin. Leur seul but est de
payer le moins possible de redevances au sultan, auquel ils sont du
reste dévoués comme représentant du Prophète (chalif).

Pour ce qui concerne la physionomie et le caractère des Berbères,
l’Amazirg, aussi bien que le Chelch (singulier de Chelouh), est
grand, fort, belliqueux et aime la liberté, mais il est sauvage
et féroce. On trouve assez souvent des Berbères blonds avec des
yeux bleus ou gris, tandis que le vrai Berbère, qui appartient à
la race hamitique, montre un type oriental très accusé. C’est
surtout parmi les Rouwafah, montagnards du Rif, que se trouvent de
larges figures blondes : on a admis, probablement avec raison, que
l’influence du sang germanique s’était fait sentir chez eux. On
sait que les Vandales, venus d’Espagne, sont demeurés en très
grande partie au Maroc et se sont fondus dans la population indigène.

Les Berbères sont Mahométans, mais j’ai remarqué que dans leur
religion ils n’étaient pas aussi stricts et aussi fanatiques que
les Arabes. La vie plus dure et moins régulière des Berbères dans
leurs montagnes doit déjà contribuer à empêcher leurs pratiques
religieuses d’être exécutées avec la même rigueur que chez les
habitants efféminés des villes. S’ils tiennent les voyageurs
chrétiens éloignés de leurs montagnes, cela provient moins du
fanatisme religieux que de la crainte de voir ces étrangers envoyés
par le sultan pour reconnaître leur pays.

Les Berbères forment le noyau de la population marocaine. La branche
septentrionale de leur race s’étend au loin vers l’est, à
travers l’Algérie, jusqu’en Tunisie ; les indigènes que les
Français appellent Kabyles sont des Berbères. Ce n’est pas sans
raison que certains voyageurs français ont récemment fait remarquer
qu’il faudrait attirer davantage à soi les gens de cette race et
s’en servir contre les Arabes, qui se révoltent si souvent.

Il faut citer en second lieu, parmi les éléments de la population
marocaine, les descendants de ces Arabes qui se sont maintenus sans
croisements depuis leur émigration de l’Orient et qui vivent
surtout dans les campagnes, comme cultivateurs ou comme nomades. Plus
foncés de peau que les Berbères, moins vigoureusement formés
qu’eux, mais plus adroits et plus intelligents, ces Arabes
habitent encore aujourd’hui, comme il y a des siècles, leurs
villages de tentes, situés dans les plaines du nord, de même
qu’au delà de l’Atlas dans les larges vallées sur la lisière
du désert. L’élevage est leur principale occupation ; ils
cultivent aussi un peu de blé, mais juste la quantité nécessaire
à leurs besoins. On voit parmi eux des figures de vieillards tout
à fait patriarcales, comme nous les connaissons depuis notre plus
tendre enfance par la Bible. Ils vont de place en place, avec
leurs nombreuses familles et leurs esclaves, en poussant leurs
troupeaux devant eux, et s’arrêtent partout où les animaux
peuvent paître. Ils se distinguent des habitants des villes par
une certaine grossièreté ; mais, en revanche, on trouve encore
chez eux le respect de l’hospitalité.

Du mélange de ces deux éléments principaux de la population
marocaine est sorti un troisième, les habitants des villes, nommés
Maures par les Européens. Parmi eux jouent surtout un grand rôle
les descendants des musulmans chassés d’Espagne. Ces derniers, qui
pourraient souvent se vanter de leur parenté et de leur similitude de
noms avec de nobles familles chrétiennes de leur ancienne patrie, se
sont fixés surtout sur les côtes, à Tétouan, Séla, Rabat, etc. ;
c’est de là qu’ils continuèrent, sous la forme d’une guerre de
courses, leurs luttes contre les Chrétiens qui les avaient expulsés.

Le Maure, qui habite surtout les villes, a le teint clair du
Berbère et l’intelligence plus élevée de l’Arabe, intelligence
qu’il emploie souvent au détriment de son congénère, en tant
que marchand, artisan ou fonctionnaire.

Le Maure des villes, avec son extérieur efféminé et délicat,
ses vêtements élégants et les allures les plus courtoises de
l’Orient, est regardé avec mépris par l’Arabe nomade, tout fier
de ses vieux costumes et de ses mains grossières. Les Maures ont
presque tous ce genre de demi-culture, caractéristique pour ceux
qui connaissent l’Islam dans le Nord-Africain : il sait lire et
écrire, connaît par cœur un certain nombre de maximes du Coran,
croit à l’alchimie et à l’astrologie de ses savants, respecte un
chérif (descendant du Prophète) et cherche à s’enrichir par tous
les moyens, que ce soit par les voies plus pratiques du commerce, ou
comme fonctionnaire du sultan. Il est du reste difficile de tracer une
ligne exacte de démarcation entre les trois groupes des Berbères,
des Arabes et des Maures, car depuis longtemps des croisements ont
eu lieu entre eux.

Les Maures et les Arabes peuvent compter, réunis, autant de têtes
que les Berbères. La population marocaine renferme encore d’autres
éléments, fort peu nombreux, à la vérité, mais qui ont pourtant
une grande influence : ce sont les Juifs espagnols, puis les Nègres
esclaves, et enfin la population chrétienne, qui se réduit à un
très faible chiffre.

Les Juifs espagnols se sont répandus depuis fort longtemps dans
toutes les parties du Maroc. Ils sont surtout nombreux, comme de
juste, dans les grandes villes de l’intérieur, où ils habitent
des quartiers séparés, et dans les ports, où ils jouissent d’une
liberté plus grande, grâce à la présence des consuls ; on trouve
pourtant dans chaque kasba une ou plusieurs familles juives, qui
ont en quelque sorte le privilège exclusif d’y habiter et d’y
faire du commerce. Aussitôt que le gouverneur a besoin d’argent,
il charge « ses Juifs » de lui en procurer.

[Illustration : Costume d’intérieur d’une Mauresque.]

Il est aussi difficile de fixer le nombre des Juifs du Maroc que celui
des Arabes ou des Berbères, quoiqu’ils ne forment qu’une fraction
insignifiante de la population tout entière. Les évaluations
les plus diverses ont également cours à ce sujet. Jusqu’ici
on admettait généralement l’existence au Maroc de 200000
Juifs. Rohlfs cherche à démontrer dans le mémoire que j’ai cité
(_Anzahl der Juden in Afrika_), que ce nombre est également beaucoup
trop élevé. En cela je puis me ranger à ses appréciations.

Il donne les chiffres suivants pour les Juifs du Maroc :

  Arseila       100      Darbéida     100     Agadir       150
  El-Araïch    1200      Azamour      500     Taroudant   4000
  Fez         10000      Marrakech   6000     Oudjda      1000
  Meknès       5000      Saffi        300     Tétouan     4200
  Tésa          800      El-Ksor     3000     Tanger      2500
  Rabat        5000      Mogador     1300

En outre il faut tenir compte des Juifs de l’Atlas, de l’oued
Noun, de l’oued Draa, du Tafilalet, ainsi que des plaines du nord
du Maroc. « J’estime tout au plus à 2000 la population juive
des montagnes. De même, les Juifs fixés dans l’oued Noun ne
dépassent certainement pas le nombre de 5000. J’évalue ceux de
l’oued Draa à un chiffre semblable. Dans le Tafilalet proprement
dit, il y a cinq ksours habités par les Israélites : Gouirlan,
Taboubekirt, Asserguin, Ksor Djedid, Rissani et Dar el-Béida. A
Rissani j’ai compté 200 maisons juives ; à Dar el-Béida existe un
important quartier juif. D’après cela, je crois pouvoir évaluer
à 6000 le nombre des Juifs du Tafilalet, auquel il faut encore
ajouter la population de la mellah située au nord d’Ertib. »
Rohlfs croit que le total de 62800 est encore trop élevé, et que le
chiffre exact serait tout au plus 45000. Dans la liste précédente,
Taroudant est compté pour un nombre bien trop considérable, car
cette ville ne peut avoir beaucoup plus de 1000 Juifs ; au contraire,
ce qui concerne les autres villes ne me paraît pas exagéré. Mais
il faut tenir compte des Juifs répandus dans les nombreuses kasbas
isolées, éparses dans les plaines, de sorte que le chiffre qui fixe
à 60000 les Juifs vivant à l’intérieur du Maroc ne me semble
pas trop élevé. Il ne faut pas omettre d’ajouter que les Juifs
espagnols, en dépit de leur situation humiliante, se multiplient
comme le sable de la mer, suivant les paroles de la Bible. Le nombre
des enfants d’une mellah marocaine surprend tous les voyageurs.

[Illustration : Juive marocaine en costume d’apparat.]

Tandis que les Juifs des autres parties du Nord-Africain s’adonnent
presque exclusivement au commerce et n’y sont surpassés qu’en
Égypte par les Levantins, les Arméniens et les Grecs, au Maroc
ils sont en grande partie artisans, et se montrent aussi adroits
qu’ils sont naturellement laborieux et économes.

Malgré leur petit nombre relatif, l’influence des Juifs est
grande sur l’ensemble du commerce, de l’industrie, etc. Le
manque de scrupules dans leurs fructueuses affaires commerciales et
industrielles les a, il est vrai, fait haïr de tous, mais le ferme
appui qu’ils se donnent réciproquement et le soutien moral de
l’Alliance israélite les font toujours prospérer en dépit de
toutes les vexations ; enfermés dans leurs quartiers étroits et
malpropres, ils mènent visiblement une vie familiale plus heureuse
que les Arabes riches et nobles dans leurs palais, avec leurs harems,
leurs esclaves, leurs eunuques, etc.

Il est également difficile de fixer le nombre des Nègres
esclaves, même d’une manière approximative ; ce nombre
n’est point insignifiant, car il dépasse peut-être celui des
Juifs. L’esclavage, qui n’est d’ailleurs qu’une sorte de
domesticité, est en usage au Maroc, et chaque année des caravanes
parties du pays des Bambara, dans le Soudan, arrivent au Maroc. Ce
sont généralement des Arabes et des Maures des environs de Marrakech
qui entreprennent, pendant des années, des voyages vers le sud pour
y échanger des esclaves contre des marchandises et du sel. On trouve
mis en vente des esclaves, hommes, femmes et enfants, dans les grands
marchés hebdomadaires de l’intérieur du Maroc, et même, de temps
en temps, dans ceux des villes de la côte ; on n’entend jamais
parler des mauvais traitements qui leur seraient infligés. La vente
de ces esclaves est une simple dissolution du contrat de service
antérieur et le passage entre les mains d’un autre maître.

[Illustration : Négresse esclave.]

Pire encore est le vice auquel s’adonnent les grands de l’empire
et qui consiste à entretenir de jeunes Nègres castrats, pris
d’ordinaire parmi les enfants de leurs esclaves. Cette coutume
est si généralement répandue que personne ne s’en cache, et que
l’Européen ne peut que s’étonner de la liberté avec laquelle
on en parle et on la met en pratique.

Les Nègres esclaves ont tous embrassé l’Islam, et doivent
être alors considérés comme les sujets du sultan : ce que les
Chrétiens et les Juifs ne sont pas. Dans les processions religieuses
du Maroc, qui se distinguent par leur sauvagerie et leur grossièreté
révoltantes, les Nègres et les Négresses jouent un grand rôle ;
les meilleurs éléments parmi les Maures, si délicats et si
élégants en général, n’y prennent point part.

Enfin la population chrétienne, dont le nombre est très faible
et qui ne doit pas dépasser quelques milliers d’âmes, est
aujourd’hui presque exclusivement renfermée dans les villes de la
côte. Les Espagnols dominent et sont surtout nombreux à Tanger et
à Tétouan ; puis viennent les Portugais ; ces deux peuples ont entre
leurs mains presque tout le petit commerce et surtout les auberges.

Les Anglais, les Français, les Allemands, etc., sont uniquement
fixés comme négociants dans les ports. Quelques renégats
se trouvent toujours dans l’armée marocaine. Il faut encore
remarquer qu’une grande partie des Espagnols vivant à Tétouan
s’occupent de l’arrachage de l’écorce du chêne-liège et
que l’exportation des produits de leur industrie doit être faite
en contrebande, car elle est interdite. Ordinairement les Européens
n’habitent pas l’intérieur du pays ; ils se contentent de visiter
les grandes villes dans l’intérêt de leurs affaires ; le corps
consulaire lui-même vit, comme on sait, à Tanger, fort loin de
la résidence du sultan ; un ministre marocain est spécialement
chargé de se mettre en relation avec lui.

La population actuelle est donc composée de ces six
éléments : Berbères, Arabes, Maures, Nègres esclaves, Juifs
et Chrétiens. Comme je l’ai fait remarquer, il n’existe
absolument aucune donnée qui permette de déterminer le nombre des
indigènes. Toutes les estimations ne reposent que sur les calculs
des voyageurs ; mes voyages au Maroc m’ont convaincu que le chiffre
de 8 millions pour cet empire si étendu ne serait pas trop élevé.


                       ÉTAT POLITIQUE DU MAROC.


_La dynastie._ — A la tête de l’État se trouve le sultan, de
la maison des chourafa du Tafilalet. En sa qualité de représentant
du Prophète (chalif), il gouverne avec une autorité absolue, qui
n’est adoucie quelque peu que par les _chera_, c’est-à-dire
par les lois du Coran. La dynastie actuelle est nommée, comme
je l’ai déjà dit, dynastie des Filali ou des Hassani, parce
qu’elle descend, dit-on, de Hassan, fils d’Ali, neveu et gendre
du Prophète.

Le fondateur de cette dynastie fut Mouley (Maoula) Ali, nommé
simplement d’ordinaire Mouley Chérif, qui vint vers 1620, de
Yambo, dans l’Hedjaz, au Tafilalet avec des pèlerins maghrébins,
et qui fut reconnu sans combat comme prince du pays par les habitants.

Son fils Mouley Rechid, un mulâtre, conquit en 1668 le Maroc, après
beaucoup d’aventures et de combats. Son frère Mouley Ismaïl
le suivit et fut célèbre par sa cruauté ; il donna au pays ses
limites actuelles et une puissance comme n’en avaient jamais eue
les successeurs des chalifs de Cordoue après l’expulsion des
Arabes de l’Espagne.

Depuis, l’empire, dont les souverains recevaient, au temps de
leur puissance, dans leurs traités avec les potentats européens,
les titres d’_empereur de Fez et du Maroc_, etc., est descendu,
par une suite de guerres de successions, de guerres civiles et par
son isolement obstiné du reste du monde, à un degré de barbarie
et d’impuissance en opposition complète avec ses ressources
naturelles et sa situation.

Le pays n’est ni pauvre ni épuisé ; il possède au contraire
les conditions indispensables d’une situation prospère. Il est
riche en hommes, en animaux et en produits naturels ; on y voit
encore les restes d’une industrie jadis importante et de travaux
miniers ; il jouit comme autrefois d’un climat heureux, et, par
la navigation à vapeur, il est encore plus rapproché des pays
les plus civilisés de la terre, grâce à sa situation éminemment
favorable. Mais tous ces avantages sont demeurés stériles, parce
que depuis plus de cent ans les souverains du Maroc ont interdit à
leur peuple toute relation avec le monde extérieur, et sont restés
éloignés de tous les progrès modernes.

Le gouvernement est patriarcal, au sens complet du mot : le sultan,
comme chalif, est à la fois le chef de la communauté religieuse
et celui de l’État politique. Sa volonté a seule force de
loi, en même temps que les règles du Coran, qui nulle part plus
qu’ici n’est demeuré la constitution d’un pays. Les chalifats
de Damas, de Bagdad, du Caire et de Cordoue, malgré les maximes
étroites du Coran, ont fait fleurir au plus haut degré les arts,
les sciences et les lettres. C’étaient des États bien ordonnés,
sous tous les rapports les premiers et les plus puissants de leur
époque ; tandis qu’aujourd’hui, au Maroc, en même temps que
l’Islam est tombé dans le formalisme et les superstitions des
religions vieillies, l’État s’est pétrifié également dans
l’immobilité et l’impuissance.

Le sultan actuel, Mouley Hassan, est monté sur le trône par suite
des dernières volontés de son père et prédécesseur, quoique
le pouvoir eût dû appartenir, d’après la loi de succession
du Coran, à son oncle, Mouley el-Abbas, le plus ancien membre de
la famille. Celui-ci y a renoncé volontairement, et est encore
aujourd’hui le conseiller et le serviteur de son neveu.

Le sultan Hassan est actuellement âgé d’environ quarante ans ; il
est d’extérieur agréable, quoique de couleur foncée, par suite
du sang nègre que ses ancêtres ont apporté dans sa famille. Il
n’a reçu que cette éducation, théologique surtout, qu’il est
habituel de donner dans ce pays aux fils de chourafa. Nos sciences
et nos arts lui sont demeurés aussi étrangers que les affaires
européennes en général. Néanmoins on le dit disposé à améliorer
l’administration du pays d’après les modèles européens, et à
entrer en relations plus fréquentes avec nous. Cette intention est
confirmée par l’éducation que le sultan fait donner à quelques
jeunes gens, avant de les faire instruire plus tard en Europe, de
manière qu’ils puissent rendre des services au Maroc. Il peut se
faire que le sultan ait formé bien des fois le souhait de relever
un peu son pays et d’améliorer l’état de la population, en
introduisant chez elle les institutions de l’Occident ; mais du
souhait à l’exécution il y a un grand pas. Le parti réactionnaire
fanatique est beaucoup trop puissant à la cour et dans le pays :
il anéantirait d’avance toutes ces tentatives révolutionnaires,
ne fût-ce que par une résistance passive. Quoique le sultan soit un
autocrate dans la véritable acception du mot, il ne serait pourtant
pas en état de faire quoique ce soit contre la volonté du clergé
et de ses fonctionnaires, même s’il était plus énergique et plus
indépendant que le souverain actuel. Un sultan plus au courant des
affaires européennes, sévère et sans scrupule, pourrait rendre
de grands services au pays, mais ses jours seraient comptés.

Mouley Hassan n’a, dit-on, qu’une seule femme légitime, la
fille de son oncle Mouley el-Abbas.

Le sultan donne difficilement audience aux Européens ; les
ambassadeurs envoyés presque chaque année au Maroc ont seuls
l’honneur de le voir, à cheval, pendant quelques minutes. Les
descriptions concernant sa personne et son caractère se contredisent
fortement.

Edmondo de Amicis, qui accompagnait l’ambassade italienne,
a donné après son voyage au Maroc une intéressante étude du
pays et du peuple. Il dit, à propos de l’audience publique
et solennelle accordée au ministre d’Italie : « Tandis
que le sultan s’arrête, le maître des cérémonies appelle
« l’ambassadeur d’Italie », et celui-ci s’approche avec son
interprète jusqu’auprès et à gauche de Sa Majesté. Celle-ci
ne produit rien moins que l’impression d’un tyran farouche et
sanguinaire. De stature délicate, de traits fins, avec de grands
yeux bienveillants et un nez bien dessiné, une barbe clairsemée
encadrant un visage légèrement coloré, le sultan ressemble à
un joli jeune homme, d’extérieur sympathique, et la fantaisie
d’une odalisque ne pourrait pas rêver mieux que lui. »

Le chroniqueur de l’ambassade allemande au Maroc écrit au
contraire : « Le visage brun clair du sultan, entouré d’une
courte barbe noire et de quelques cheveux crépus demeurés aux
tempes, ne manque ni de beauté ni de grandeur. Mais une expression
de profonde douleur et de souffrance ne disparaît pas un instant
de son front, de ses sourcils, légèrement froncés à la racine
du nez, et de ses grands yeux bruns, profondément enfoncés, dont
le blanc étincelant a un peu de la coloration orangée qui indique
les débuts d’une maladie de foie. »

J’ai entendu en effet parler d’une maladie grave du sultan,
et les choses les plus bizarres m’ont été rapportées à ce
propos. Mais il faut les accueillir avec la plus grande réserve :
des bruits semblables ne sont probablement répandus qu’avec
certaines intentions, que l’Européen ignore ; les intrigues
d’une cour musulmane y jouent, comme on sait, un grand rôle, et
l’écheveau des fils qui s’y croisent est impossible à dévider
pour une main profane.

_Conduite des affaires._ — Le sultan du Maroc n’a pas de ministres
et encore moins de ministère au vrai sens du mot.

Au Maroc le sultan dirige lui-même, du moins en apparence, les
affaires qui dans les États civilisés sont abandonnées à de hauts
fonctionnaires jouissant de la confiance souveraine ; par suite, le
sultan est seul responsable de tous les actes de son gouvernement. En
fait il se sert, pour satisfaire aux obligations de sa situation,
de l’intermédiaire d’un ou de plusieurs dignitaires de son
empire. Parmi ces derniers, le « premier ministre », Sidi Mouça ben
Achmed, mort le 6 janvier 1879, a joué pendant de longues années
un rôle extrêmement important. Déjà, sous le gouvernement du
grand-père et du père du sultan actuel, cet homme était l’âme
de l’administration du pays et le seul guide de sa politique
intérieure et extérieure. C’était un Nègre, et, sans qu’il
sût ni lire ni écrire (comme tous les hauts fonctionnaires du
Maroc), il était au courant de tout et d’une telle manière,
que dans la totalité de ce vaste empire rien ne pouvait avoir
lieu sans sa volonté. En chaque ville, en chaque kasba, il avait
ses fidèles, qui lui rendaient compte de tous les événements ;
toutes les nominations venaient de lui, et le sultan Mouley Hassan,
assez indifférent et peu énergique, était complètement dans ses
mains. Pendant la longue durée de son pouvoir il fut la tête et
l’âme de toutes les entreprises réactionnaires, c’est-à-dire
hostiles aux étrangers, qui se produisirent au Maroc ; il était
trop fin pour laisser paraître sa haine et sa mauvaise volonté à
l’égard des Occidentaux, mais toute son activité avait pour but
de maintenir intact l’isolement dans lequel vivait son pays.

Sidi Mouça portait le titre de Hadjib el-Mazâm (Gardien du
Très-Haut). Le sceau du sultan lui était confié, et toutes les
lettres reçues ou expédiées passaient par ses mains. Il faisait
ouvrir celles qui arrivaient, pour les présenter au sultan, et
sous sa direction quatre secrétaires suffisaient à établir les
dépêches émanant du souverain. Parmi les obligations de sa charge
était encore celle d’introduire les étrangers ; il était présent
à toutes les audiences.

Par imitation des formes et des règles usitées en Turquie,
on donnait souvent à Sidi Mouça ben Achmed, de vive voix ou par
écrit, le nom de vizir ; c’était à tort, car le sultan n’a
jamais concédé ni à lui ni à l’un de ses autres fonctionnaires
le titre turc de vizir ou de pacha, se conformant en cela aux usages
suivis par ses ancêtres.

La mort de cet homme influent peut à peine être regrettée dans
l’intérêt du Maroc. Les Marocains ont perdu en lui un despote,
avide de pouvoir, ne reculant devant aucun moyen, et qui épuisait
le pays, pour le compte du sultan il est vrai, sous toutes ses
faces ; les gouverneurs et les fonctionnaires, un chef méfiant et
intrigant, qui, sur les rapports les plus insignifiants de l’un de
ses espions, pouvait à tout moment leur enlever leur position, les
faire emprisonner et même exécuter ; enfin les représentants des
puissances européennes ont vu disparaître un adversaire aussi fin
et aussi adroit que perfide, dont les chicanes et les méchants tours
avaient préparé à maint d’entre eux des heures difficiles. Si
influente qu’ait été au Maroc pendant des années la situation
de Mouça, elle a d’autant moins contribué à la prospérité
du pays. A la mort de ce dignitaire, le sultan Hassan nomma premier
conseiller le frère du sultan son prédécesseur, Mouley el-Abbas,
dont j’ai parlé plusieurs fois.

Les manifestes, les ordres, les lettres et les documents de tout
genre émanés du gouvernement de Fez sont toujours au nom du sultan,
et le sceau de l’État, qui porte ce nom, est imprimé par avance
sur ces écrits à l’endroit où se trouve dans les firmans et
les hatts turcs le parafe (_tora_) du padicha régnant.

Le souverain ne signe jamais une pièce administrative quelconque,
tandis que dans la correspondance publique et privée, contrairement
à l’habitude orientale d’après laquelle on se borne à sceller,
les fonctionnaires ou les auteurs des lettres signent leurs pièces
et leur donnent par là un caractère authentique. Ainsi les cadis
n’ont aucun cachet : leur signature fait foi.

_Constitution politique._ — La constitution de l’État marocain
est le Coran. Partout où la législation qui y est contenue (les
_chera_) ne suffit pas, la volonté du sultan sert de loi. Les
souverains du Maroc ont souvent violé les règles du Coran et pris
des décisions en contradiction formelle avec elles ; mais en dehors
de l’Islam il n’y a jamais eu dans ce pays, même au début de son
existence nationale, de droit civil analogue au _kanoun_ qui existe
en Turquie, parallèlement aux _chera_ et qui les contredit souvent.

Ainsi, pour en donner un exemple, les intérêts du capital
sont défendus par la loi : conformément aux maximes du Coran,
ils ne sont jamais accordés par le cadi au croyant. De même, le
témoignage des Chrétiens et des Juifs n’a aucune valeur contre
celui d’un Mahométan, quel que soit le nombre des témoins.

Le mérite de Sidi Mouça fut d’avoir maintenu scrupuleusement ce
système de gouvernement ; mais un pays que sa situation géographique
force de se mettre en relations avec l’Europe et qui est administré
de cette façon doit rétrograder sous tous les rapports.

_La justice._ — Au Maroc la justice est rendue, d’après
le Coran, par les cadis dans les villes et dans les districts
(amalâh). Mais, comme je l’ai dit, la législation du Coran n’est
pas favorable aux relations commerciales, et les tribunaux des cadis,
en particulier, ne peuvent mettre les parties non mahométanes
sur le même pied que les musulmanes. Aussi les gouvernements
chrétiens se sont-ils vus forcés d’assurer à leurs consuls,
par leurs traités avec le Maroc, la prérogative de décider,
non seulement quand les deux parties sont étrangères, mais aussi
dans les cas où un Maure se plaint d’un de leurs nationaux ;
en ce cas, le Maure est ainsi soumis à la justice européenne
et à des lois étrangères, complètement inconnues de lui. Le
plaignant étranger a, au contraire, la faculté d’avoir recours
à la justice du cadi, et les traités lui assurent l’avantage
d’appeler de la décision de ce juge devant le sultan lui-même
ou son représentant, c’est-à-dire une autorité extra-judiciaire
et purement administrative, qui n’est pas liée aux prescriptions
du Coran.

Le résultat de ces stipulations des traités est de permettre à
certains consuls sans conscience, appartenant à des nations dont la
législation n’a pas encore réglé la justice consulaire, de faire
tort à l’indigène en faveur de leurs protégés. D’un autre
côté, le sultan, au cas où une affaire est portée devant lui,
décide sans instruction et sans enquête préliminaire, en vertu
de sa toute-puissance autocratique, et donne un _amr el-chérif_
(ordre de cabinet), dans les termes qu’il croit conformes à la
justice, ou qu’il est entraîné à accepter sous la pression du
consul intéressé.

L’expérience des autres pays montre combien une justice de
ce genre est insuffisante et conduit, dans la pratique, à des
résultats fâcheux, en raison de l’accroissement des relations
du pays avec l’étranger.

Dans ces derniers temps on a paru vouloir renoncer, au moins en
partie, à la justice des consuls d’une part et à celle des
cadis de l’autre, au grand avantage, il faut bien le dire, des
parties, de quelque nationalité qu’elles soient. On a proposé
de remettre la décision des affaires à des arbitres choisis par
elles, c’est-à-dire par les représentants étrangers et par
les autorités du pays. Ces arbitres auraient surtout à jouer un
rôle dans les litiges commerciaux ; mais la justice arbitrale n’a
jusqu’ici trouvé aucune place dans les traités internationaux.

Le cadi n’applique sans restriction, pour rendre la justice, les
droits qui lui sont reconnus par le Coran que quand les deux parties
sont des gens du pays : malheureusement c’est avec les mêmes
résultats fâcheux que dans les autres États mahométans. Il y a
surtout deux circonstances qui ont corrompu l’administration de la
justice mahométane : le cadi ne reçoit ni traitement ni honoraires
et en est réduit aux présents des parties ; enfin, d’après
le Coran, un fait ne peut être considéré comme démontré que
quand il est confirmé par deux témoins. La corruption des juges
et l’achat de faux témoignages sont les deux maux dont la justice
souffre sans pouvoir s’en guérir dans les pays de l’Islam. Là
comme ailleurs des gens se font une véritable profession de déposer
de faux témoignages devant le cadi.

Il n’est pas étonnant d’après cela que personne ne croie son
avoir en parfaite sécurité, et que les indigènes eux-mêmes,
quand ils le peuvent, cherchent à se placer sous la protection des
consuls européens : ce qui conduit également à des abus, car ce
n’est que par exception que ces fonctionnaires sont rétribués
par leur gouvernement.

Le juge suprême du pays est le cadi de Fez (_cadi el-djemmah_). Il
y a quelques années, cette dignité était exercée par un parent
de Sa Majesté Chérifienne, le chérif Mohammed el-Filali.

Le cadi el-djemmah est nommé par le sultan et nomme lui-même, pour
chacun des quarante-quatre districts du pays, un _cadi el-amalâh_,
qui de son côté a le droit de nommer, sans l’intervention
de son supérieur et des autorités administratives, les juges
(_cadi el-kabilâh_) des différentes tribus (_kabilât_), souvent
nombreuses, qui vivent dans le district. L’appel des juges de
district au juge suprême de Fez est non seulement facultatif, mais
souvent les parties franchissent la première instance et portent
leurs plaintes directement au siège du cadi el-djemmah.

Dans les causes criminelles, le cadi peut, il est vrai, prononcer
la peine de mort, mais la confirmation du jugement et l’ordre
d’exécution sont réservés au chef de l’État. Les condamnations
à mort sont rares, car le Coran ordonne des amendes en argent ou en
nature pour le meurtre et l’assassinat. Les cadis prononcent donc
le plus souvent des amendes, et de la bastonnade pour les petits
délits ; ils évitent seulement que cette dernière peine n’ait
des suites mortelles.

Au contraire, le souverain prononce fréquemment des sentences
de mort, qui, jadis du moins, étaient mises à exécution de la
manière la plus barbare, et sans aucune procédure juridique. Depuis
le règne du grand-père du sultan actuel, cela se présente plus
rarement ; pourtant les voyages du souverain dans son empire sont
toujours accompagnés d’exécutions de chefs qui n’ont pas
voulu se soumettre volontairement ou qui ont refusé le payement
d’impôts souvent arriérés depuis plusieurs années.

Les cadis ont surtout à juger des procès au sujet de la propriété
du sol ou des questions de mariage, dont la législation du Coran
traite aussi complètement que possible. Ils ont moins à s’occuper
des affaires commerciales, car les Maures s’habituent de plus en
plus à faire trancher les différends de ce genre par un arbitrage
volontaire, que ce soit entre eux ou avec les négociants étrangers.

La justice arbitrale est exercée en grande partie par les _adoul_
(notaires), quoique le cadi soit aussi apte à recevoir des
actes notariés. Cette institution des notaires n’existe pas, ou
n’existe plus, que je sache, dans les autres États mahométans. Les
actes établis par eux sont quelquefois présentés au cadi pour
leur légalisation. Comme les notaires ne tiennent aucun registre,
que la signature de deux d’entre eux donne une valeur légale à
un acte, et qu’enfin les parties ne les signent pas, beaucoup de
faux se produisent avec la complicité des adouls ; les parties
cherchent à y parer au moyen de la légalisation, par le cadi,
de leurs contrats et de leurs obligations.

Par cette courte exposition des principes de la justice marocaine,
on comprendra que le caprice des supérieurs et la corruption
des inférieurs s’y donnent libre cours. A la vérité, le
peuple se plaint amèrement de la question juridique et surtout
des abus commis par les Juifs espagnols qui se sont fait placer
sous la protection d’un État quelconque. Une grande partie de
la population a contracté des dettes envers eux, et les scènes
les plus émouvantes en sont tous les jours la conséquence. Les
Juifs perdent fort souvent les sommes qu’ils avancent aux hauts
fonctionnaires et cherchent à réparer leurs pertes en ruinant
impitoyablement le pauvre paysan ou l’ouvrier par des intérêts
inouïs et grâce à la complicité d’un juge corrompu.

Un des points les plus sombres de la justice marocaine est
l’organisation des prisons. En général, l’État ne s’inquiète
pas du criminel incarcéré : il croit avoir fait assez en isolant le
coupable du monde extérieur ; quant à s’occuper de la manière
dont il peut vivre dans sa prison, il n’y songe aucunement. Les
prisonniers sont partout, au Maroc, enfermés dans des trous vraiment
horribles, qui ne sont jamais nettoyés et dans lesquels ils doivent
périr de la façon la plus misérable. Réduits, comme ils sont,
presque uniquement à l’aumône ou au gain dérisoire acquis en
fabriquant des paniers, ils doivent s’estimer heureux de recevoir
chaque jour un morceau de pain. Aussi est-ce une coutume très
répandue d’acheter du pain pour les prisonniers quand on est
disposé à faire l’aumône. De pieux croyants déposent chaque
vendredi une petite somme pour les captifs, et même dans ce cas il
arrive assez souvent que le geôlier vole encore à ces misérables
une partie de leur maigre nourriture.

Dans les prisons les hommes et les femmes sont séparés ; la
situation de ces dernières est la plus triste qu’on puisse
imaginer, et bien peu résistent à un long emprisonnement. Les
maladies provoquées par la mauvaise nourriture, le mauvais air, la
boue, la malpropreté et la vermine les enlèvent rapidement. Dans
cette férocité pour les prisonniers, qui ne sont pas tous des
criminels de droit commun, se montre sous son jour le plus triste
l’état de barbarie dans lequel se trouve encore le Maroc. Les
peines cruelles si fréquentes autrefois, comme de couper les
mains ou de crever les yeux, et les autres mutilations, sont rares
aujourd’hui, mais l’incarcération des condamnés dans des caves
où ils doivent mourir lentement d’une mort horrible n’est guère
moins cruelle.

La bastonnade joue au Maroc un grand rôle ; chacun y est soumis,
du plus haut fonctionnaire jusqu’au dernier mendiant, tandis que
la peine de mort est réservée d’ordinaire aux crimes politiques.

_Administration du pays._ — Au point de vue administratif, le Maroc
est divisé en _amalât_ de dimensions très diverses ; leur nombre
varie également d’après les exigences de l’administration et
les dispositions du sultan.

En ce moment il y a quarante-quatre amalât, dont trente-cinq dans
le pays de Fez et de Marrakech au nord-ouest de l’Atlas, et neuf
au sud-ouest, dans l’oued Sous, l’oued Draa, le Tafilalet. Ces
dernières sont vastes, parce que la population du sud du pays est
beaucoup moins dense que celle du nord. Dans l’intérieur des
amalât, quand elles ne consistent pas uniquement en une ville ou en
une étendue de pays très restreinte, il se trouve généralement un
certain nombre de tribus (_kabilât_), plus ou moins indépendantes,
d’origine partie arabe, partie berbère ; les tribus arabes
vivent surtout sous la tente, dans des douars ; les Berbères
habitent plus fréquemment dans des huttes qu’ils construisent en
argile et qu’ils recouvrent de paille. Ces huttes des Berbères ne
constituent d’ailleurs en aucune façon une habitation permanente ;
ils changent également de lieu d’installation, quittent leurs
cabanes d’argile et en construisent de nouvelles à une autre
place, où ils trouvent des pâtures plus abondantes pour leurs
troupeaux. Ils sont en effet éleveurs de bétail comme les Arabes,
quoiqu’ils sèment de temps en temps un peu d’orge pour leur
consommation, et qu’ils cultivent des légumes.

A la tête de l’amalâh se trouve l’amil ou caïd, nommé
par le sultan : il habite d’ordinaire une maison construite en
pierre, lorsque tous ses administrés sont nomades. Quand une tribu
domine à tel point dans l’amalâh, qu’un caïd étranger,
nommé par le gouvernement, ne pourrait s’y maintenir, le sultan
nomme le cheikh de la tribu son amil, pour garder l’apparence
de l’autorité. Souvent aussi une kabilâh est si forte que le
gouvernement trouve avantageux de diviser son territoire. Telle est la
kabilâh des Chaouwyah, tribu d’origine arabe, qui se trouve dans
la bande de terrain fertile entre les rivières de Oumm er-Rebiâh
et Abouregreg, et qui habite sous des tentes ; elle s’occupe aussi
de culture et peut mettre sur pied mille cinq cents hommes armés,
la plupart à cheval : cette tribu, forme seule douze amalât,
à la tête desquelles se trouvent les cheikhs des subdivisions
correspondantes.

La très puissante tribu des Beni Hessem, qui vit au nord de la grande
forêt de chênes-lièges des collines de Mamora, n’avait autrefois
qu’un amil. Des soulèvements fréquents contre l’autorité
du sultan, des brigandages contre les voyageurs et les caravanes,
et même une union temporaire de cette kabilâh arabe avec les
kabilât chelouh qui habitent au sud d’elle, union motivée par
une entreprise commune contre les troupes du sultan, toutes ces
causes amenèrent ce dernier à partager la tribu en seize amalât
et à lui donner autant de caïds. De cette manière, le gouvernement
peut dompter plus facilement les éléments rétifs et les maintenir
sous sa dépendance, en les chargeant davantage d’impôts et en
les laissant pressurer par de nombreux caïds.

L’amil est l’organe du sultan dans l’amalâh ; il dirige la
police, s’occupe des affaires financières, de concert avec des
fonctionnaires d’une autre catégorie, dont je parlerai bientôt. Il
commande en temps de paix la force armée du cercle (la _machazniyah_)
et convoque, en cas de guerre, toute la population mâle en état
de porter les armes, pour la conduire au sultan. Il est aidé dans
ses fonctions administratives par un lieutenant (chalifa), qui est
nommé par le souverain dans les cercles les plus grands et les plus
importants, et plus ordinairement par l’amil lui-même.

Outre les amils ou caïds, on trouve, dans tous les cercles où le
sultan a des propriétés privées, des surveillants particuliers
nommés par lui (_oumana_, au singulier _amin_).

Ces propriétés particulières du sultan consistent soit en troupeaux
de chevaux, de chameaux, de bœufs, de moutons et de chèvres, soit
en terres louées à son profit, ou enfin en moulins, en maisons,
ou en magasins dans les villes.

Jusque dans ces derniers temps, le gouvernement tenait rigoureusement
la main à l’application de ce principe, que les étrangers ne
pouvaient acquérir aucune propriété ; les maisons et les magasins
habités par les consuls et les négociants des ports appartiennent
donc pour la plupart au sultan.

Quand un négociant étranger veut se fixer dans le pays, le consulat
intéressé prie le gouvernement de lui faire bâtir une maison et des
magasins. Les oumana entreprennent alors cette construction sous la
surveillance du consul ou du marchand ; ce dernier paye comme loyer
six pour cent des frais de construction et a le droit d’user,
aussi longtemps qu’il le veut et sans augmentation de loyer,
des constructions qui lui sont remises. Ce prix est peu élevé, en
comparaison de ceux des maisons que les Européens pourraient louer
aux indigènes, et on le paye à l’amin à des termes déterminés.

L’amin administre les domaines du sultan, en encaisse les revenus,
fait les dépenses nécessaires et remet l’excédent à l’amil
du cercle, pour qu’il soit versé au sultan.

Dans les ports les chefs des douanes, qui sont également nommés
_oumana_, administrent aussi les propriétés privées du sultan. Les
revenus des douanes, je le dis en passant, ne sont versés pour
l’instant ni dans une caisse publique, ni dans celle du sultan,
mais ils servent, en grande partie, à amortir la dette de guerre
due à l’Espagne.

Les oumana prennent encore part à l’administration de la caisse
de l’amalâh, qui est garnie de deux serrures, dont l’une des
clefs est entre les mains de l’amil, et l’autre entre celles de
l’amin du cercle.

Les oumana paraissent donc être soumis aux chefs de district, les
amils ou caïds, puisqu’ils leur remettent les revenus des douanes
du sultan ; pourtant ils ont une situation analogue, en ce sens que
l’amil ne peut retirer aucune somme de la caisse du district sans
le consentement et la coopération de l’amin.

A l’intérieur du pays, dans les cercles où le sultan n’a aucune
propriété particulière, l’amil est débarrassé du contrôle
de l’amin, et administre d’une manière indépendante la caisse
qui lui est confiée.

L’amil, pas plus que son chalifa, ne sont rétribués, ou du
moins les indemnités que quelques-uns d’entre eux reçoivent, pour
l’entretien de leurs chevaux par exemple, sont si minimes qu’elles
ne peuvent passer pour un traitement. Leur plus haute rémunération
ne monte qu’à quarante douros espagnols (200 francs) par mois ;
la grande majorité n’en reçoivent aucune, de sorte que ceux de
ces fonctionnaires qui n’ont aucune fortune en sont réduits à
vivre de moyens irréguliers. Aussi n’est-ce pas un secret que
l’appui administratif des amils et de leurs chalifas doit être
toujours acheté par des présents, et que le plus généreux est
d’ordinaire plus énergiquement soutenu par l’amil, ou a gain
de cause auprès de lui. Du reste, ils se créent des bénéfices
en répartissant et en levant sur leurs administrés une somme plus
forte que celle qui doit être envoyée à la caisse centrale de
Fez. Ils donnent pour prétexte à cet abus qu’ils doivent couvrir
par des contributions plus élevées les pertes qui viendraient à
se produire au moment du payement.

Les oumana sont mieux traités comme solde : il y a toujours deux
oumana dans les bureaux de douane des ports : l’un vient de Fez, et
l’autre est choisi parmi les notables du lieu. Le premier reçoit
trois douros par jour, le second deux douros. L’amin envoyé de
Fez est celui dont j’ai parlé plus haut, et il détient toujours
la deuxième clef de la caisse de l’amil du cercle ; d’ailleurs
le deuxième amin prend également part à la revision des comptes
et au contrôle de cette caisse.

Les oumana de l’intérieur du pays, qui ont à surveiller
les entreprises de culture du sultan et ne prennent part à
l’administration de la caisse de l’amil que quand ils vivent
par hasard dans le même lieu, ont le droit de tirer, selon leurs
besoins, du domaine qu’ils surveillent les objets d’alimentation
nécessaires. Ils reçoivent tout au plus un traitement de dix douros
par mois, mais le peu d’importance de cette somme est compensé
par l’habitude où est le sultan de leur faire des présents
extraordinaires quand il est content d’eux.

On voit qu’en principe l’administration de l’empire Marocain est
très bonne et fort appropriée aux circonstances. Dans la pratique
il en est malheureusement tout autrement. Le fait surtout que les
amils ne reçoivent presque jamais de traitement, et au contraire
doivent donner au sultan, en revêtant leur charge, des sommes
souvent fort importantes, conduit naturellement à toutes sortes
d’injustices et d’irrégularités dans la levée des impôts ;
aussi la population des campagnes souffre-t-elle lourdement de cette
mauvaise administration.




                             CHAPITRE XIII

                       L’ÉTAT MAROCAIN (_Fin_).

Les finances. — Les recettes. — Propriétés privées. —
Présents. — Dîmes. — Amendes. — Douanes. — Octrois. —
Monopoles. — Fondations ecclésiastiques. — Impôt des Juifs. —
Monnaies. — Dépenses. — Dettes de l’État. — Affaires
militaires. — Bochari. — Machazini. — Askar. — Tobdjiyah. —
Bahariyah. — Harkah. — Culture et élevage. — Richesses
minérales. — Industrie. — Constructions. — Commerce et
navigation. — Indépendance de l’empire. — Instruction publique.


_Finances. Recettes et dépenses._ — Jusqu’à l’avènement
du dernier souverain, les finances de l’empire étaient
administrées par un surintendant général, qui portait le titre
d’_aminel-oumana_ et habitait Fez. Cette fonction a été réunie
à celle du Hadjib es-sultan, Mouça ben Achmed, aujourd’hui mort.

Sous ses ordres était un trésorier, Hadj Abd el-Kerim Bericha,
qui administrait la caisse, mais n’avait aucun rapport direct
avec le sultan. Mouça ben Achmed, de même qu’aujourd’hui son
successeur, présentait au sultan toutes les questions financières
et faisait rédiger ses décisions par ses quatre secrétaires.

Le trésorier n’a qu’à exécuter les ordres du sultan. Toutes les
sommes payées par les amils affluent dans cette caisse générale,
aussi bien que les autres recettes, que celles-ci proviennent des
domaines ou des revenus publics proprement dits. La séparation entre
la propriété de l’État et celle du souverain s’arrête là ;
elle n’existe à l’origine qu’en tant que les amils n’ont
pas la libre disposition des revenus domaniaux qui sont versés
entre leurs mains.

Les principales sources de recettes sont les suivantes :

1o Les produits du domaine privé du sultan, dont j’ai déjà
parlé ;

2o Les présents (_hadiyah_), qui sont apportés, avec les souhaits
des habitants, à la grande fête mahométane du Rhamadan, vers la
fin du mois de jeûne, à l’Aïd el-Kebir (le Kourban Béiram des
Turcs) et à la fête de la naissance du Prophète (Aïd el-Maoulad),
de toutes les villes et de tous les amalât de l’empire.

Ces présents sont très considérables, se renouvellent trois fois
dans l’année et consistent, pour les villes, en marchandises,
draps, étoffes de soie, mousselines fines, vêtements brodés
d’or et en argent monnayé. A chaque fête Tanger envoie, outre
les étoffes dont j’ai parlé, quatre caisses d’argent.

Les villes sont partagées en _haoumât_ (quartiers) ; Tanger
en a quatre. A la tête de chaque haoumâh se trouve un chef
(_moukaddim_). En tant que villes, elles n’ont d’autre
autorité suprême que l’amil de l’amalâh ; on ne connaît
pas l’institution des maires, et les moukaddim sont simplement
les fonctionnaires du chef de district (amil). Quand approche
l’époque de l’envoi des présents au sultan, l’amil invite
les moukaddims, et ceux-ci les habitants, à des contributions plus
ou moins volontaires, et ajoute lui-même son hadiyah, qui consiste
souvent en sommes fort importantes, quand il ne se sent pas très
assuré de son poste.

Dans les districts voisins de la résidence, les amils remettent en
personne leurs présents ; ceux qui habitent au loin envoient des
députations de trois ou quatre notables.

Les envoyés de toutes les amalât se rendent en procession au
palais du sultan le jour de la fête, précédés par les soldats
du district, les machazini, qui portent les présents sur leurs
têtes. Cette députation les remet au sultan et lui présente
ses souhaits.

Le souverain reçoit en personne les _ayadah_ (ceux qui souhaitent
le bonheur), et leur donne en échange des vêtements d’honneur
et de petits présents.

Cette vieille coutume patriarcale, tout à fait orientale,
rapporte au sultan, comme je l’ai dit, trois fois par an des
sommes importantes ; ces présents sont en apparence volontaires,
mais aucun habitant aisé ne peut s’y soustraire, et les amils
veillent attentivement à ce que chacun donne en proportion de sa
fortune, sur laquelle ils sont toujours exactement renseignés par
leurs subordonnés.

3o Les _sekah oual-ouchr_, c’est-à-dire le produit des troupeaux
et la dîme des revenus du sol ; ces deux impôts, qui sont levés
ensemble, se payent en argent. Leur montant est partagé par l’amil
entre les localités et les tribus, avec l’aide des imposés :
comme je l’ai dit, beaucoup d’abus sont commis par les amils à
cette occasion.

La dîme (_ouchr_) est répartie d’après le nombre de paires de
bœufs avec lesquelles le cultivateur laboure ses terres.

Les sekah oual-ouchr sont des revenus assurés, mais qui ne sont
pas aussi profitables à la caisse de l’État qu’ils pourraient
l’être, parce que les diverses cotes ont été établies il y a
longtemps, alors qu’au Maroc les produits de l’élevage et de
la culture étaient encore très minimes. Un ministre des finances
de l’avenir aura donc ici un champ d’activité profitable et
pourra augmenter considérablement les revenus de l’État, à
moins que ces derniers n’aient été déjà accrus par les amils,
mais de leur propre autorité et dans leur intérêt particulier.

4o Les amendes (_daʿairât_), qui sont infligées et levées partie
par le sultan lui-même et partie par les amils dans leurs cercles,
constituent une des sources de revenus les plus abondantes. La
population, constamment pourvue d’armes à feu, est toujours
prête à différer ou à refuser complètement le payement des
contributions dues au sultan, quand elle croit le gouvernement trop
faible pour employer la force.

Par suite, il y a toujours des arriérés, qui motivent des
expéditions de la part du sultan ou de ses représentants ; si le
sultan est vainqueur dans la lutte, ou si les tribus révoltées
se soumettent, parce qu’elles redoutent les suites d’un combat
inégal, on leur inflige de lourdes amendes en argent, en chevaux
ou en recrues, outre l’entretien des troupes, qui montent souvent
à 15000 ou 20000 hommes, vivant à leurs dépens.

Le total de cette branche de recettes est difficile à apprécier,
parce que les expéditions de ce genre ne se reproduisent pas
régulièrement. On peut dire seulement que le chiffre des amendes en
argent encaissées, il y a quelques années, par le sultan Hassan dans
l’une de ces expéditions a été évalué par des personnes bien
informées à environ 300000 douros, sans tenir compte des chevaux,
des armes et du reste du matériel de guerre confisqués.

L’opération qui consiste à « dévorer un district », comme
on dit pour ces expéditions, a lieu presque chaque année. Il y
a toujours dans quelque partie de ce vaste empire une rébellion
provoquée par la mauvaise administration qui y règne ; aussi le
sultan est-il forcé, pour ainsi dire annuellement, de faire une
petite campagne, qui finit toujours aux dépens des révoltés et
lui rapporte de nouveaux revenus. Ce mode de perception des impôts
est l’un des points les plus faibles de l’empire marocain ; la
population est condamnée à s’appauvrir toujours davantage, et,
si la religion commune, l’Islam, ne l’enchaînait au sultan, elle
aurait depuis longtemps aplani la voie à une puissance européenne
pour une entreprise au Maroc. On le sait parfaitement à la cour,
et on cherche à maintenir et à renforcer, par l’intermédiaire
des chourafa, l’antipathie des habitants contre les gens d’autre
religion. Si les Marocains viennent à fléchir dans leur foi, ce
sera le signal de la fin d’un système gouvernemental qui dure
depuis des siècles.

5o _Les droits à l’importation et à l’exportation._ — Les
premiers ont été fixés par les traités de commerce à 10 p. 100
de la valeur des marchandises, tandis que les droits d’exportation
sur les grains, en tant que ces derniers puissent être exportés,
et sur les autres articles d’alimentation, peuvent dépasser
10 p. 100. Les marchandises importées sont appréciées dans
les bureaux de douanes par des employés marocains et espagnols,
sans qu’ils tiennent compte des factures d’expédition ; on
dit que cette estimation se fait toujours d’une manière très
libérale. Si d’ailleurs elle était trop élevée au jugement de
l’importateur, il aurait le droit de laisser les marchandises en
question à la douane pour le prix évalué.

6o _Les octrois_ (_niks_). — La ville de Tanger est seule exempte
de cet impôt, qui n’a été établi que depuis la dernière
guerre avec l’Espagne, pour éteindre la dette contractée en
cette occasion.

Quoique les muletiers qui transportent des marchandises payent
directement cette taxe aux portes des villes et même quelquefois
dans des localités non fermées situées sur leur route, en fait
elle frappe les propriétaires des marchandises. Aussi cette taxe
a-t-elle souvent provoqué les plaintes du commerce européen,
qui avait reçu l’assurance que les marchandises destinées
à l’importation ou à l’exportation ne seraient soumises
à aucune autre taxe que les droits de douanes établis par les
traités et payés dans les ports. Le fait que ces droits sont
payés en réalité par les négociants est déjà démontré par
l’application des tarifs, qui diffèrent selon que l’animal de
bât est chargé de marchandises précieuses ou à bon marché. Aussi,
dans l’établissement des conditions de transport, a-t-on établi
la règle que les droits de douane et d’octroi sont mis séparément
au compte de l’expéditeur.

7o _Les monopoles._ — Ils sont tous affermés et consistent
d’abord dans le droit exclusif de vendre dans les villes le tabac
et le kif. On nomme _kif_ les fleurs desséchées de cette sorte de
chanvre dont les plus petites folioles placées autour des boutons
sont employées en Égypte et en Turquie à la préparation du
haschich enivrant. Le kif, qui est fumé, seul ou mélangé avec du
tabac, dans de petites pipes d’argile, ne paraît pas avoir des
effets aussi funestes pour la santé que le haschich. Il a pourtant
des résultats fâcheux. Ce sont presque uniquement des gens du
plus bas rang qui s’y adonnent. Les habitants plus délicats et
plus élégants des villes, aussi bien que ceux des campagnes encore
près de l’état de nature, méprisent ce plaisir. On trouve dans
les villes de petites boutiques, placées dans des rues étroites et
écartées, où les gens se réunissent pour fumer ; la majorité
des conducteurs de chameaux et des âniers fument le kif. Chez
la plupart d’entre eux s’est établie l’habitude d’avoir,
tous les cinq ou six jours, une séance régulière de kif, qui est
devenue un véritable besoin. Comme je l’ai dit, le Mahométan
d’habitudes plus distinguées et de croyances strictes méprise
le kif autant que le tabac et les boissons spiritueuses. C’est
une des meilleures qualités des Arabes et des Maures ; seuls les
indigènes des ports d’Algérie ont pris l’habitude de boire
du vin et de fumer du tabac ; le Marocain prise, mais ne fume pas,
tout au contraire des Mahométans d’Orient, chez qui le culte du
tabac a atteint son plus haut point.

La pesée ou le mesurage des grains et de tous les produits
alimentaires, sauf les légumes frais et les fruits, est également
le monopole du gouvernement. Enfin les peaux de bœuf sont frappées
d’une estampille du sultan dès l’abatage de l’animal, et sont
soumises à une taxe également affermée.

8o _L’excédent des revenus des mosquées et des autres fondations
ecclésiastiques._ — Le sultan fait administrer les biens de tous
les établissements religieux par des intendants nommés par lui
(_nazir_). Les nazir sont rétribués sur les excédents de revenus ;
ils font les comptes, et sont tenus de remettre le reliquat à la
caisse centrale du sultan, quand les dépenses des mosquées et des
écoles qui y sont jointes, ainsi que des autres établissements,
sont payées.

9o _L’impôt des Juifs_ (_djeziah_) est réparti entre les familles
par les chefs des communautés juives : son produit est envoyé à
Fez par l’amil.

10o _Le produit des monnaies._ — On ne frappe plus du tout de
monnaie d’or : celle d’argent n’est fabriquée que dans la
Monnaie du sultan, à Fez ; celle de cuivre l’est également,
à Marrakech et à Mogador. Le bénéfice réalisé par celle
fabrication est minime, car la monnaie d’argent est de bon aloi.

La monnaie d’or marocaine était faite d’or si fin qu’elle a
été exportée et a disparu de la circulation. La monnaie de cuivre,
qui existe en grandes masses, se déprécie de plus en plus et sert
à l’intérieur du pays comme moyen d’échange. Par suite des
relations commerciales avec l’étranger, il circule, dans le nord
et l’ouest du pays, des monnaies d’or et d’argent espagnoles,
et au sud et à l’est, des monnaies françaises.

11o _Petites recettes diverses_, comme par exemple celles des
bateaux allèges appartenant au sultan dans les ports ou sur les
rades et qui ont un privilège sur ceux des particuliers ; les taxes
de navigation, etc.

Les recettes paraissent moindres dans les comptes qu’elles ne le
sont en réalité, parce que, faute de contrôle, beaucoup d’abus
sont commis par les employés, qui ne sont pas payés, et en outre
parce que les rémunérations légitimes sont précomptées et ne
sont pas comprises dans les sommes envoyées à Fez.

M. Weber, ministre résident d’Allemagne à Tanger, a cherché à
connaître par des informations le montant approximatif annuel des
revenus du sultan versés dans la caisse centrale de Fez ; il est
arrivé à ces chiffres, fort respectables pour le Maroc :

   1o Domaine privé du sultan, y
      compris les troupeaux, etc              15000 douros (5 fr.).

   2o Présents (_hadiyah_)                    80000   —

   3o Produits des troupeaux et
      dîmes (_sekah oual-ouchr_)             620000   —

   4o Amendes (_daʿairât_)                   200000   —

   5o Douanes d’exportation et
      d’importation de Fez et
      d’Oudjda                              1385000   —
                                            -------
                      A reporter            2300000   —

                          Report            2300000 douros.

   6o Octrois sur les animaux de
      bât (_niks_)                            40000   —

   7o Monopoles et impôts affermés           125000   —

   8o Excédent des revenus des
      fondations ecclésiastiques              12000   —

   9o Impôt des Juifs (_djeziah_)              5200   —

  10o Bénéfice sur la fabrication
      des monnaies.                           50000   —
                                            -------
                            Total           2532200   —

_Dépenses._ — Si les revenus du trésor de l’État,
c’est-à-dire du sultan, sont répartis en peu de branches,
c’est également le cas pour les dépenses. Elles se bornent à
l’entretien de la cour, du harem, des palais, des jardins et des
haras du sultan, aux traitements de quelques amils, du représentant
près du corps diplomatique à Tanger, et de quelques _ouakil_
(consuls) à l’étranger, des troupes régulières (_askar_)
et des forteresses.

En outre, la correspondance de l’État entraîne des frais
relativement considérables par rapport aux autres dépenses, en
raison de l’absence de poste régulière dans le pays. Enfin,
quelques mosquées et quelques sanctuaires du Maroc, de même
que les lieux saints de la Mecque et de Médine, aussi bien que la
famille chérifienne de la dynastie actuelle, reçoivent des pensions
du sultan.

Pour ce qui concerne ces dépenses, il est difficile, sinon
impossible, de les évaluer par chapitres, même approximativement,
car tout se fait par l’intermédiaire de la caisse centrale de
Fez. Les dépenses les plus considérables sont motivées par les
troupes régulières, puis vient la cour. M. le ministre Weber admet
comme dépenses annuelles :

  Pour les askar, environ       600000 douros.

  Pour la cour                  175000   —

  Pour les autres dépenses      225000   —
                               -------
                     Total     1000000   —

Si le renseignement d’après lequel la caisse centrale de Fez
paye à peu près 3000 douros par jour est exact, l’ensemble des
dépenses annuelles monte, pendant l’année mahométane de 354
jours, à 1062000 douros : ce qui approche sensiblement de la somme
indiquée plus haut. D’après ces chiffres, le sultan économiserait
tous les ans un million et demi de douros d’Espagne.

Il est étonnant que ce calcul, si imparfait qu’il soit, coïncide
pourtant à peu près avec les résultats d’un travail sur les
finances marocaines qui fut établi, il y a plus de soixante ans,
par un savant habitant Tanger.

Græberg von Hemsoe, consul général de Suède et de l’un des
petits États italiens, mit à profit en 1818 la présence à Tanger
du sultan d’alors, Sidi Soliman, pour recueillir, des personnes bien
informées de sa suite, des données sur les conditions financières
du pays. Il publia en 1821 les résultats de ces informations.

Le calcul fait par lui des dépenses et des revenus annuels du Maroc
a été jusqu’ici reconnu comme le plus exact, et a été utilisé
par tous les écrivains qui ont traité des finances marocaines.

D’après Græberg von Hemsoe, chaque année,

  les revenus se montent à   2600000 douros

  et les dépenses à           990000   —
                             -------
                     Reste   1610000   —

Le fait que le sultan, malgré des revenus si peu considérables
relativement à l’étendue de son empire, épargne chaque année,
aujourd’hui comme il y a soixante ans, environ un million et demi de
douros, qu’il peut déposer dans son trésor, s’explique par cette
considération, que d’importantes branches de l’administration qui
dans les États civilisés absorbent de grandes sommes, ne coûtent au
Maroc absolument rien. Une grande partie de l’armée est entretenue
également sans qu’il en coûte à l’État aucune somme en argent
monnayé. Le gouvernement dépense aussi peu pour l’industrie,
l’agriculture, le commerce et la navigation que pour les routes,
les ponts et en général les travaux publics. Au Maroc il n’existe
aucune route carrossable, et à plus forte raison aucun chemin de fer
ou télégraphe. Les forteresses tombent en ruines, et les pièces
qui en garnissent les remparts sont presque toutes sans affût.

Dans ces conditions il n’y a pas à s’étonner que de
faibles revenus dépassent des dépenses plus faibles encore,
et qu’un trésor d’argent monnayé et d’objets précieux
ait pu être rassemblé, sans qu’on en puisse établir exactement
l’importance. Jusqu’à l’avènement du sultan actuel, ce trésor
était conservé à Meknès, résidence de son père. Mouley Hassan
le fit transporter aussitôt à Fez, où il doit se trouver encore
actuellement.

Il existe à Meknès une trésorerie particulière, sur laquelle
ont été répandus des récits fabuleux, aussi bien que sur la
quantité d’argent qui y est enfermée. En effet, si, depuis les
soixante ans que Græberg von Hemsoe a recueilli ses renseignements,
un million et demi avait été épargné tous les ans, et si de temps
en temps, par exemple au moment de la guerre avec l’Espagne, de
grandes dépenses extraordinaires n’avaient eu lieu, il devrait
se trouver aujourd’hui dans le trésor, uniquement en argent
monnayé, environ 90 millions, outre les sommes qui devaient déjà
y exister en 1818. On peut pourtant admettre avec assez de certitude
que des sommes aussi considérables ne sont pas conservées dans le
trésor du sultan : les dépenses sont sans doute plus importantes
que celles dont on a parlé plus haut, et l’excédent annuel
est beaucoup moindre. Une famine survenant de temps en temps et
d’autres événements imprévus absorbent certainement beaucoup
de l’argent épargné.

La trésorerie, Beit el-Mal, de Meknès est entourée d’une triple
muraille ; c’est une construction en pierres de taille au milieu
de laquelle, après avoir franchi trois portes de fer, on se trouve
devant l’ouverture par laquelle les trésors apportés étaient
jetés, dit-on, avec des pelles ! Une troupe de trois cents Nègres,
qui y étaient enfermés pour la vie, surveillait ces trésors. Quatre
fois par an, les sommes transportées à Meknès étaient jetées sous
les voûtes en présence du sultan ou de trois de ses délégués,
pour être ensuite conservées dans des niches.

Aujourd’hui ce bâtiment est vide, et, comme on n’a jamais
entendu parler des mesures particulières qui auraient été
prises à Fez pour y mettre en sûreté les trésors du sultan,
on ne peut admettre qu’il s’y trouve 500 millions de douros,
ainsi que des auteurs récents le supposent. Du reste, il ne me
paraît pas invraisemblable que le sultan ait fait transporter une
partie de ces épargnes, certainement considérables, de Fez, très
exposé à une surprise de la part d’une puissance européenne,
aux oasis plus éloignées et beaucoup plus sûres du Tafilalet ;
elles y sont certainement mieux cachées que nulle part au Maroc et
sous la protection de sa famille, les chourafa du Tafilalet.

_Dette publique._ — Le Maroc n’a pas d’autre dette que le reste
de l’indemnité de guerre due à l’Espagne et qui se monte à
environ 2 millions de douros. La moitié des droits de douane payés
dans les principaux ports est employée, d’après les traités,
à éteindre cette dette, qui, en quinze ans, est passée de 20
millions de douros à 2 millions. Cette moitié des droits de
douane est évaluée chaque année à environ 600000 douros, que
des navires de guerre espagnols expressément envoyés dans ce but
viennent chercher tous les trimestres.

Pour pouvoir contrôler les recettes, l’Espagne s’est attribué
le droit d’établir des surveillants auprès des employés de
douane intéressés.

Un troisième quart des revenus des douanes sert à amortir la
dette contractée envers une compagnie de capitalistes anglais :
peu après la guerre, elle avança au gouvernement marocain les
sommes nécessaires pour obtenir l’évacuation de Tétouan, où
l’Espagne, d’après le traité de Ouadras, conservait le droit
de tenir garnison jusqu’à l’amortissement de l’indemnité
de guerre. Cette dette est également presque éteinte et serait
probablement déjà amortie, si la terrible famine de l’hiver de
1878-1879 n’était survenue. Dans tous les cas, si aucune guerre
n’a lieu prochainement, le Maroc sera libéré de toute dette dans
peu d’années. Il n’est pas tenu compte des intérêts des sommes
dues, conformément à la loi de l’Islam.

Fait typique au sujet de l’administration des douanes marocaines :
le sultan, quoiqu’il n’ait plus que la moitié des droits de
douane, reçoit cependant plus d’argent que quand ils entraient
uniquement dans ses caisses. Les finances de la Tunisie donnent
les mêmes résultats depuis qu’elles sont administrées par une
commission européenne.

Grâce à cette situation financière, bonne en général, le sultan
Mouhamed put, quelques années après la guerre avec l’Espagne,
supprimer une ancienne taxe qui produisait beaucoup, la _naïbah_. On
donna pour motif que cet impôt n’était pas fondé d’après le
Coran et par conséquent était illégal. Dans le fait, le mot arabe
_naïbah_ signifie « soumission » ou « contrainte ». Néanmoins
le gouvernement prélevait de temps immémorial cette naïbah
sur toutes les tribus qui ne fournissaient aucun service armé au
sultan. On établit donc une distinction entre les machazniyah,
qui appartenaient au sultan et ont fait la guerre avec lui, et
les naïbah, qui se sont abstenus. Ceux-ci étaient pour ce motif
opprimés par le gouvernement ou ses représentants, et frappés de
taxes illégales portant le même nom.

Græberg évalue la naïbah à 280000 douros par an, tandis que
les seules taxes nouvelles, prélevées sur les animaux de bât
(_niks_), sont évaluées à 40000 douros. Ces dernières furent
créées quatre années environ avant la suppression des autres.

_Situation militaire de l’empire marocain._ — Nous donnons
ci-après une courte description de la situation militaire du Maroc,
peu connue en général.

L’armée consiste dans les éléments suivants : el-Bochari,
el-Machazniyah, el-Askar, el-Tobdjiyah, el-Bahariyah, el-Harkah. Nous
étudierons successivement chacun de ces groupes d’une façon
sommaire.

1o _El-bochari._ — Mouley Ismaïl, le plus grand prince de la
dynastie des Filali, fonda peu d’années après son avènement, en
1679, un corps de cavalerie régulière, qu’on nommait la « Garde
noire », parce qu’elle n’est composée que de Nègres, et
« Bochari », parce que le sultan l’avait consacrée au théologien
et auteur Sidi Bochari, très vénéré de son temps au Maroc.

Ce corps, dont l’effectif a été très variable, puisqu’il
a atteint 50000 hommes, et qui commençait à jouer le rôle
des prétoriens de Rome et des janissaires de Constantinople, est
aujourd’hui à peine fort de 5000 chevaux. Sous le grand-père du
sultan Hassan il comptait encore 16000 hommes. Mouley Ali rassembla
autrefois tous les Nègres aptes à porter les armes qui se trouvaient
dans ses États, les partagea en régiments, et les fit dresser avec
soin. Ses bochari se distinguaient autant par leur cruauté que par
leur bravoure sauvage ; c’est avec eux qu’il conquit l’empire
actuel de Fez et du Maroc, et qu’il étendit sa souveraineté
jusqu’à Timbouctou. Pour leur entretien il assigna des terres
placées surtout dans le voisinage de sa capitale, Meknès, qui prit
de là chez maint écrivain le titre de garnison principale de la
Garde noire.

Comme jadis, les bochari accompagnent encore le sultan dans toutes
ses expéditions, en paix comme en guerre. Quand il est à Fez,
il a toujours près de lui un détachement de bochari ; les autres
retournent dans le pays dont ils sont investis et cultivent leurs
terres, jusqu’à ce qu’ils soient convoqués de nouveau pour
aller passer quelque temps à Fez et pour y relever leurs camarades
qui y sont restés comme gardes du corps.

Ils ne reçoivent comme solde, en temps de paix, qu’un douro et
demi par mois, comme les autres cavaliers, quand ils sont de service
à la cour du sultan ; en marche ou en guerre, ils ont droit aux
vivres pour eux et leurs chevaux.

En réalité, les bochari diffèrent peu aujourd’hui de la
catégorie suivante, les machazniyah. D’après la coutume du pays,
ils portent le burnous blanc (nommé ici _djelab_) et sont armés
de longs fusils, de sabres, de yatagans presque droits, et rarement
de pistolets ; ils n’ont pas de lance. Ils attaquent à toute
allure, déchargent leurs fusils et se retirent lentement en les
rechargeant. Ce n’est que quand l’ennemi faiblit ou tombe en
désordre, qu’ils poussent plus avant et combattent avec le sabre
et le yatagan.

2o _Les djeich ou machazniyah._ — Je les ai cités déjà en parlant
de l’administration. Chaque amil a, suivant l’importance de son
district, de 50 à 100 machazini à sa disposition, pour maintenir la
tranquillité et le bon ordre et pour s’en servir comme messagers ;
ce sont des cavaliers investis depuis très longtemps de terres dont
les produits les font vivre ainsi que leurs chevaux.

Les djeich n’ont aucun droit à une solde. Ceux-là seuls qui
sont de service près de l’amil ont droit à 8 réaux vellon
(2/5 de douro[22] par mois) ; toutes les fois qu’ils sont
employés dans le district à prélever des contributions ou à des
expéditions semblables, ils reçoivent de la victime une indemnité
non déterminée (_souchrah_). Cet usage entraîne naturellement de
grands abus. La qualité de djeich ou de machazini est héréditaire,
de même que la pièce de terre dont il est investi reste dans sa
famille aussi longtemps qu’il a des descendants mâles. On ne donne
pas de nouvelles investitures. Quand un djeich a plusieurs enfants,
ils peuvent tous prendre le métier des armes ; quand ils n’ont pas
de chevaux, ils le font à pied. Ils sont alors nommés _tsirâs_
et reçoivent, quand ils sont employés par l’amil du district,
une solde moindre que le djeich monté.

L’antique institution des djeich forme avec les bochari toute
la cavalerie de l’armée marocaine. Y compris les bochari, il se
trouve toujours environ de 10 à 12000 cavaliers auprès du sultan ;
ils appartiennent aux tribus des Chiragah, des Oulad Djemaah,
des Chirardah, des el-Houdavah, et des Rouwafah (tribus du Rif) ;
en temps de guerre, ces tribus fournissent 30000 cavaliers, non
compris ceux qui restent au service des amils.

[Illustration : Un machazini.]

3o _El-askar._ — Les Maures désignent sous le nom turc d’_askiar_
(soldat) une infanterie que Maoula Abd er-Rhamân créa après la
guerre avec la France sur le modèle des zouaves ou des turcos. Elle
est composée de 4000 hommes, qui accompagnent toujours le sultan. On
les nomme aujourd’hui les « vieux askar », car le sultan actuel
a fondé neuf bataillons du même genre. Dans ce but il leva, surtout
de force, des recrues dans les villes de Marrakech, de Fez, de Rabat,
de Selâ, d’el-Araïch (Larache), de Ksâr, de Meknès, de Tandjah
(Tanger) et de Tétouan, et des tribus de Rhamnah, Seraghnah, de
Hahah (dans le Sous), de Chiadmah et d’Insouga (Sous), en tout
6300 hommes. Les villes ne purent opposer aucune résistance au
désir du sultan, et les tribus eurent l’obligation de fournir
en guise d’amendes un certain nombre de recrues, après avoir
été battues par les troupes du gouvernement, ou après s’être
soumises sans combat. Le sultan laissa ensemble tous les hommes de
même tribu et forma de chaque contingent une unité tactique plus
ou moins forte. Marrakech (Marroco) constitua la plus considérable,
avec 1000 hommes ; Tanger et Tétouan formèrent les plus petites,
fortes chacune de 200 hommes.

Ils sont armés, à l’exemple des zouaves, de fusils européens et
de baïonnettes portées dans un fourreau. Leur uniforme est rouge
vif, avec d’étroits parements verts. Les instructeurs des askar
étaient, à l’origine, des officiers ou sous-officiers égyptiens
et français des corps algériens. L’instruction de ces troupes
est pourtant encore très défectueuse, comme leur armement, car
les fusils sont de types et de calibres très divers. Le service
militaire dure toute la vie ; pourtant on permet aux incurables
et aux vieillards de retourner dans leur pays. Les askar des deux
catégories citées plus haut reçoivent tous les ans au Rhamadan
un uniforme complet, et pour leur entretien il leur est alloué une
solde nommée _askar el-radim_ ; les plus anciens, c’est-à-dire
ceux des troupes formées par le sultan Abd er-Rhamân, reçoivent
tous les jours 1 1/4 réal vellon[23], en même temps qu’une solde
mensuelle de 24 réaux vellon, tandis que les plus jeunes ont par
jour une solde de 2 réaux vellon et de 36 réaux vellon par mois.

4o _El-tobdjiyah_ (les artilleurs). — De tout temps ont existé dans
les places fortes des côtes des artilleurs sédentaires, ne portant
pas d’uniforme, analogues aux janissaires-tobdji de Turquie, à
l’imitation desquels ils ont été créés et même dénommés. Tout
leur service se borne aujourd’hui à saluer les navires de guerre
étrangers avec le peu de petites pièces encore montées sur affût,
de tirer le nombre habituel de coups de canon aux fêtes musulmanes,
de même que pendant le mois de jeûne, au moment de la prière, et
enfin quand un édit du sultan est lu publiquement. Ils sont artisans
pour la plupart et exercent leur métier en dehors du service.

Des tobdjiyah de ce genre se trouvent à Tanger, Tétouan,
el-Araïch, Rabat, Sélâ, Dar el-Béida, Mazagan, Asfi et Mogador ;
ils sont en tout 840. Leur service est héréditaire ; ils sont
francs d’impôts, mais ne sont pas investis de terres comme les
machazniyah, et reçoivent une solde mensuelle de 36 réaux vellon
(1 4/5 douros).

En outre, le Maroc dispose d’un détachement de 350 hommes, tirés,
dans ces derniers temps, de l’infanterie régulière (askar), qui
portent le même uniforme et reçoivent la même solde. Ils servent
le peu de pièces de campagne que le sultan emmène avec lui dans
ses expéditions.

C’est dans ce corps que se trouvent d’ordinaire les renégats,
aujourd’hui peu nombreux. Ce sont généralement des déserteurs
espagnols ; cependant d’autres nationalités s’y trouvent
représentées.

5o Les _bahariyah_ « marins », au nombre de 900, sont les restes
des équipages de la flotte marocaine. En temps de paix ils servent,
comme je l’ai déjà dit, de matelots sur les allèges appartenant
au sultan, et reçoivent au lieu de solde les deux tiers des sommes
qu’ils gagnent à charger et à décharger les navires de commerce ;
le dernier tiers revient au sultan. Leur charge est héréditaire ;
ils sont francs d’impôts comme les tobdjiyah et les machazniyah,
et sont stationnés dans les mêmes ports que les premiers.

En temps de guerre, les bahariyah sont obligés de servir également
comme soldats et reçoivent alors des vivres et la même solde que
les autres.

6o _El-harkah_, mot à mot « le mouvement », c’est-à-dire
le _landsturm_.

La harkah consiste dans la réunion de tous les hommes en état de
porter les armes.

Le sultan les convoque aussi souvent qu’il en a besoin, en
totalité ou par cercles, soit pour étouffer des soulèvements,
soit pour une guerre contre l’étranger.

Ils combattent à pied ou à cheval, suivant leurs moyens, mais dans
les deux cas il sont armés des longs fusils du pays et de yatagans ;
parmi eux beaucoup de cavaliers portent de courts javelots. La
longue lance, l’arme principale du Bédouin d’Orient, paraît
être inconnue au Maroc.

En temps de guerre ce _landsturm_ reçoit des vivres, mais pas
de solde.

La harkah est convoquée en cas de besoin par l’amil du district
qui la conduit au sultan. Si elle est employée dans le district,
même, c’est l’amil qui la commande. En ce moment (1880)
le sultan emmène avec lui, dans son expédition au nord-est de
l’empire, environ 30000 hommes, dont 12000 cavaliers, bochari
et djeich (machazniyah), 4000 askar et 14000 harkah provenant des
différentes parties du pays.

Comme le service des harkah est presque volontaire, leur force est
difficile à apprécier. Dans une guerre d’indépendance nationale
ou pour l’Islam, leur nombre pourrait être très grand. Si l’on
songe que tout homme armé, depuis l’enfant jusqu’au vieillard,
appartient à la harkah, et que chacun est armé, on doit admettre
que l’appréciation d’un auteur qui l’évalue de 300000 à
500000 hommes n’est pas exagérée. En fait, des personnes bien
informées prétendent que, vers la fin de la dernière guerre
avec l’Espagne, environ 300000 Marocains, harkah pour la plupart,
se trouvaient sous les armes à Tétouan.

D’après ce qui précède, le sultan dispose, en cas de guerre,
des forces suivantes :

  1o  Garde noire (bochari)                             5000  cavaliers.

  2o  Djeich ou machazniyah                            25000      —

  3o  Askar (y compris 350 hommes qui servent
      des pièces de campagne)                           6300 fantassins.

  4o  Tobdjiyah (artilleurs des ports)                   840     —

  5o  Bahariyah                                          900     —

  6o  El-harkah (levée de tous les hommes valides,
      partie cavaliers, partie fantassins)            300000  hommes.
                                                      ------
                                            Total     338040  hommes.

L’élément le plus important d’une armée est toujours
l’infanterie, et, malgré les officiers instructeurs européens
qui ont été récemment appelés au Maroc, il manque à ces
troupes régulières tout ce qui, d’après nos idées, devrait
les caractériser. Les différences d’âge entre les soldats sont
déjà, au plus haut degré, nuisibles à une bonne instruction ;
on voit parmi eux une foule de garçons tout jeunes, qui n’ont pas
terminé leur croissance et peuvent à peine porter leurs fusils,
ainsi que beaucoup de vieillards à barbe blanche ; la discipline
et le respect pour les officiers sont naturellement très peu
développés, et les exercices sur le terrain de manœuvre produisent
pour les Européens un effet absolument comique.

Si peu de confiance qu’on puisse avoir dans ces troupes, au cas
où le sultan voudrait s’en servir pour réprimer des soulèvements
intérieurs, elles formeraient pourtant une force qu’il ne faudrait
pas dédaigner en cas de guerre avec un État chrétien, surtout
si on leur persuadait que l’Islam est en péril. A la vérité,
elles ne pourraient jamais remporter de succès en rase campagne,
en face d’un ennemi bien organisé ; mais leur connaissance du
pays, leur fanatisme sauvage, si facilement excitable, feraient
d’elles un adversaire à redouter. Le gouvernement marocain a
certes beaucoup appris, depuis la guerre avec l’Espagne ; et
pour les Espagnols, qui convoitent le Maroc depuis si longtemps,
il ne serait plus aujourd’hui aussi facile qu’alors de vaincre
les troupes de Mouley Hassan.

_Agriculture et élevage._ — La formation et la constitution
du sol sont, au Maroc, aussi favorables à la culture que le
climat. La haute chaîne de l’Atlas n’occupe pas relativement
une partie considérable de la surface ; des collines, de larges
vallées fertiles et des plaines étendues dominent. L’eau est
généralement abondante dans la partie nord du pays, et toutes les
plantes cultivées de l’Europe méridionale et centrale y poussent
parfaitement : la canne à sucre et le mûrier y ont été plantés
avec succès.

Les céréales dont l’exportation est permise, le maïs, les pois,
les lentilles, les haricots, sont cultivées sur des étendues
qui s’accroissent constamment. Mais l’insécurité du pays et
l’indolence des habitants des campagnes sont trop grandes pour
qu’un progrès important puisse être constaté. Une législation
commerciale plus libérale accroîtrait pourtant très vite,
d’après toutes les prévisions, la production et encouragerait
la population à mieux cultiver un sol fertile. Le Maroc pourrait
donner dix fois plus que ce qu’il produit réellement ; mais son
fâcheux état politique empêche chacun de cultiver au delà de ce
dont il a besoin. Les grains les plus importants sont le froment
et l’orge ; cette dernière sert, avec des fourrages verts, à
l’alimentation des chevaux, des mulets et des chameaux ; mais, comme
ces grains ne peuvent être exportés et comme les amils prennent,
sous un prétexte quelconque, les excédents de récolte de leurs
administrés, en ne leur laissant que le strict nécessaire pour
leur ménage, les gens des campagnes n’ont aucune tendance et ne
reçoivent aucun encouragement à cultiver une partie plus étendue
d’un sol fertile. Tandis que le sultan renferme d’immenses
masses de grains en de grands magasins disséminés dans le pays,
et dont une forte partie se corrompt fréquemment, les véritables
producteurs n’ont d’ordinaire que juste ce qu’il leur faut pour
vivre : suivant la pratique musulmane les habitants supportent leur
destin avec tranquillité ; ils se plaignent volontiers de ces abus,
mais ils sont eux-mêmes trop peu disposés à entreprendre quelque
chose pour améliorer leur position.

Ce dernier côté de leur caractère apparaît dans la manière
dont on cultive les terres au Maroc. Les outils de labourage sont
de la forme la plus primitive. Un seul sillon, fait au moyen d’un
tronc d’arbre courbé et affilé convenablement, sert à recevoir
les semences. Les herses et les autres outils sont inconnus. La
moisson est faite d’une manière aussi simple ; on arrache les
tiges avec la main, ou l’on se borne à couper les épis ; le
Marocain ne connaît ni la faux ni la faucille. Un fort couteau, à
lame recourbée et à long manche, servant en même temps à couper
les branches et les arbrisseaux, est employé quelquefois comme
faucille. Les épis récoltés sont foulés par les animaux ou battus
avec de grands bâtons par les gens du pays, jusqu’à ce que le
grain puisse être séparé de la paille par un vannage. Les engrais
sont inconnus : on y supplée, surtout dans les grandes plaines du
versant nord de l’Atlas, par une irrigation habile. L’eau des
rivières est répartie par des canaux nombreux dans les terres
cultivées ; il est vrai qu’ils sont établis d’une manière
primitive : on réunit par un passage souterrain deux trous profonds
de plusieurs mètres et éloignés d’environ 20 ou 30 mètres ;
on ferme ensuite les orifices de ces sortes de puits, et la terre
amoncelée indique la direction de ces canaux, dont la construction
est remarquable en ce que les pentes convenables sont établies sans
instruments de précision.

Les Maures ont fait plus de progrès dans l’horticulture, et
l’on trouve souvent aux environs des grandes villes des jardins
bien tenus et bien arrosés ; ils proviennent, il est vrai, surtout
de générations antérieures, et la population actuelle a de la
peine à les maintenir en bon état.

Le Maroc est encore assez riche en forêts, quoique hommes et bêtes
travaillent à les détruire.

Les pentes de l’Atlas, jusque assez loin dans les vallées, sont
couvertes de forêts, qui renferment des bois de construction dont
une partie est précieuse. Dans la contrée d’el-Mamora, près
de Rabat, se trouvent d’immenses forêts de chênes-lièges, qui
accroîtraient la richesse du pays si on les exploitait ; cet arbre
utile croît fréquemment aussi sur les montagnes des environs de
Tétouan et de Ceuta. Pourtant presque tout le bois de construction
vient de Suède et d’Amérique, car les forêts sont inabordables,
faute de chemins et de moyens de transport. Les montagnes du Rif
donnent seules de courts madriers taillés en plein bois, qui sont
estimés, parce qu’ils sont moins attaquables par les vers que les
bois étrangers. Dans l’intérieur du pays, on ignore l’usage
des scies.

Non seulement les nombreux troupeaux de moutons et de chèvres
détruisent les bois, mais encore les bergers mettent, comme en
Algérie, le feu aux forêts pour améliorer les pâturages.

Au Maroc l’élevage surtout est de grande importance, et donne en
général de bons résultats. Il y a une quantité de tribus arabes
et, dans l’Atlas, quelques tribus berbères qui ne cultivent pas du
tout le sol et préfèrent se déplacer avec leurs troupeaux. Comme
l’exportation des moutons est interdite et que celle des bœufs
n’est permise que de Tanger et sur une échelle restreinte, on
n’exporte que des peaux et des laines, le tout en assez grande
quantité.

On estime la richesse du pays en animaux domestiques à 40 millions
de moutons, 10 à 12 millions de chèvres, 5 à 6 millions de bœufs,
un demi-million de chameaux ou de chevaux, et enfin 4 millions de
mulets et d’ânes.

Les laines du Maroc sont estimées. Le mouton est généralement blanc
et ressemble à celui d’Espagne ; on s’occupe aussi peu d’en
améliorer la race que de protéger les animaux contre le froid ou la
pluie en hiver et la faim en été, quand les pâturages deviennent
maigres ; c’est pourquoi des maladies épizootiques surviennent
souvent dans les troupeaux et nuisent au bien-être du pays.

Le cheval berbère est, comme on le sait, plein d’endurance et de
vitesse ; mais la race est pourtant visiblement dégénérée. Elle
fournit encore une bonne remonte à la cavalerie et vaut certainement
mieux que celle des chevaux algériens ou tunisiens. Il n’y a
plus de chevaux berbères pur sang que dans les écuries du sultan,
surtout à Meknès. On trouve un beau cheval isolé chez beaucoup de
cheikhs berbères des vallées de l’Atlas. Ceux que les voyageurs
peuvent ordinairement voir, louer ou acheter dans les villes sont
des animaux dégénérés, complètement négligés sous tous les
rapports. L’exportation des chevaux est strictement interdite,
et ceux-là seuls peuvent quitter le pays qui sont destinés à
être donnés en présent par le sultan aux souverains européens
ou à leurs ambassadeurs. Ce sont généralement de bons chevaux
des haras du souverain.

Du reste, l’élevage est pratiqué avec la même simplicité
qu’il y a des milliers d’années ; il y a peu d’améliorations
à constater. Le lait est consommé par les femmes et les enfants ;
le beurre est produit en assez grande quantité, mais on en importe,
ou du moins on en importait jadis de grandes masses. On ne fabrique
nulle part de fromage.

Pour ce qui concerne la présence des minéraux utiles, le Maroc
est l’un des pays les moins connus de la terre. Je n’ai pas
entendu parler de minerais d’or ; il doit y avoir de l’argent,
surtout dans l’Atlas ; les minerais de fer sont très abondants,
en particulier dans l’Atlas méridional, de même que ceux
de cuivre et de plomb, très répandus sur les montagnes du Rif
comme dans l’Atlas ; on dit aussi qu’il y existe des minerais
d’antimoine. Le sel gemme est fort commun, surtout dans les
montagnes entre Ouadras et Fez. Une terre à foulon, qui est vendue
dans les villes en guise de savon minéral et qui sert à nettoyer
les vêtements de laine, est également très abondante ; le lieu
d’origine de ce minéral est, dit-on, dans l’Atlas, sur le chemin
de Fez au Tafilalet ; il est exporté en Europe par Casablanca ;
l’exportation des minerais est interdite.

On prétend que le charbon se trouve également au sud de l’Atlas ;
l’apparition de la formation carbonifère sur la lisière nord
du Sahara semblerait le prouver. J’ai vu ailleurs, auprès de
Tétouan, des traces de charbon dont j’ai parlé en temps et
lieu. La présence même de grands dépôts de charbon et de minerais
à l’intérieur du Maroc n’aurait aujourd’hui aucune valeur
réelle pour le pays : le manque absolu de moyens de transport ne
permettrait pas de les utiliser. Le gouvernement marocain n’a aucun
goût pour les entreprises minières ; quelques Arabes entreprenants
commencèrent des galeries près de Tétouan et en tirèrent du plomb
et de l’argent ; mais le gouvernement leur retira leur concession
contre payement d’une indemnité, sans cependant l’exploiter
lui-même : on a ici une sorte de terreur superstitieuse de tous
les travaux souterrains. Ce n’est que dans l’oued Sous qu’une
mine de cuivre est exploitée de toute antiquité ; de là est tiré
le métal dont sont faits une partie des outils en usage au Maroc,
ainsi que les flous (monnaie de billon).

L’industrie marocaine s’est mieux conservée que dans les
autres pays musulmans, par suite de l’isolement systématique
du pays des nations civilisées. Pour le même motif, elle
est restée stationnaire ; l’ouvrier se sert aujourd’hui
encore des instruments en usage il y a un millier d’années,
et travaille d’après la même méthode que ses prédécesseurs
de l’antiquité, sans changement et sans amélioration. Il est
étonnant qu’il puisse arriver à une production comme la sienne ;
son goût est inimitable et il est demeuré le même à travers
les siècles.

Les tissus, les broderies, les cuirs et les poteries du Maroc sont
célèbres. Pour le tissage on se sert de fil de lin, de coton et
de laine ; on fabrique aussi des tissus mélangés pour lesquels la
soie est achetée en Orient, alors qu’elle pourrait être produite
dans le pays. Les haïks blancs du Maroc, dont la chaîne est en soie
et le reste en laine fine, sont bien connus ; de même les cuirs de
Maroc et de Saffi (maroquin et saffian), ainsi que les objets qui
en sont fabriqués.

Les longs fusils entre les mains de tous sont fabriqués et décorés
exclusivement à l’intérieur du pays, à Tétouan, Fez, Taroudant
(oued Sous) et dans d’autres endroits. Au sud-est de l’Atlas,
sur l’ancienne route commerciale de Timbouctou et du Soudan, qui
allait par Sous, le Tafilalet et le Touat, on trouve encore des traces
intéressantes de l’ancienne industrie métallurgique. Dans l’oued
Sous on fabrique encore, en même temps que beaucoup de fausse
monnaie de billon marocaine, des fusils avec du fer indigène. Dans
le nord du Maroc on commence à tirer cette sorte de marchandise
d’Europe, où elle est produite à plus bas prix, grâce au travail
des machines. L’industrie métallurgique de l’oued Sous est
toujours intéressante : les jolis poignards à lame recourbée,
dont le fourreau est garni d’une plaque d’argent ornée de
ravissantes arabesques, les fûts de fusil richement décorés,
les poires à poudre de forme originale, viennent de l’oued Sous.

Au reste, les produits de l’industrie marocaine ne sont pas assez
protégés contre la concurrence européenne par un droit d’entrée
de 10 p. 100. Il est très vraisemblable que le Maroc aura le même
sort que les autres pays situés hors d’Europe, dont l’industrie,
jadis fort développée, disparaît aujourd’hui, à mesure que les
relations se multiplient et que les moyens modernes de locomotion
rendent l’intérieur de chacun d’eux plus accessible. Déjà
on fabrique à Paris et ailleurs des quantités de produits
marocains qui sont revendus au Maroc, et surtout à Tanger, comme
des marchandises provenant du pays. Les articles industriels sont
uniquement fabriqués dans les grandes villes, dont chacune a pour
ainsi dire sa spécialité. Ainsi à Rabat ce sont les fabriques
de tapis qui dominent, en même temps que les teintureries, qui
pourtant en ont disparu en partie ; les tapis de Maroc ou de Rabat se
distinguent par un coloris très riche et très chaud et par le manque
de symétrie dans la disposition des figures et des dessins. Leur
prix est relativement bas, parce qu’ils sont fabriqués en grandes
quantités. Tétouan produit surtout des fusils, des objets en cuir
de toute espèce et brodés de couleurs variées, ainsi que des soies
brochées ; dans les bazars on trouve souvent de vieilles étoffes
de soie, couvertes d’un admirable travail de broderie d’or et
d’argent ; leurs prix sont relativement élevés. Fez a, outre
ses objets en cuir, une réputation particulière pour la poterie ;
les couleurs bleues dominent dans les vases de faïence marocaine ;
des cruches grossièrement cuites ont une forme très élégante
et très gracieuse. On fabrique aussi à Fez les grands plateaux
ronds de cuivre jaune, couverts d’arabesques, de devises, etc.,
qui servent de plateaux à thé. Les bonnets rouges des Mahométans,
les tarbouchs, nommés ordinairement _fez_ en Europe, viennent
quelquefois de Tunisie ; la plupart de ces bonnets, ainsi que de ceux
employés en Turquie et dans l’Asie Mineure, sont fabriqués en
Autriche. Marrakech produit beaucoup d’objets en cuir et d’armes,
surtout couteaux et poignards.

L’architecture a atteint au Maroc un haut degré de perfection,
et encore aujourd’hui les monuments sont construits en certains
endroits avec l’ampleur de style que nous admirons dans les
anciennes constructions mauresques d’Espagne. La pénurie
générale a pour résultat d’empêcher l’emploi de grandes
sommes à l’ornementation intérieure, sauf dans des cas isolés ;
mais l’art n’a pas disparu. Comme partout en Orient, au Maroc on
attache peu de prix à l’aspect des maisons ; mais les appartements
sont disposés et ornés avec un grand soin. Au milieu des hautes
et vastes salles revêtues de faïences, de tentures de velours
garnies de broderies d’or et de beaux tapis, s’étalent quelques
articles européens, surtout de grands lits de fer et des horloges
placées dans de longues et vilaines caisses de bois. Dans presque
toutes les villes, chaque maison a sa conduite d’eau, qui permet
de l’entretenir très proprement à l’intérieur. Au contraire,
les rues sont négligées, et le manque de police municipale s’y
fait sentir. Comme on n’emploie pour la construction des maisons
que des briques, des pierres et très peu de bois, les incendies
sont un fait très rare dans les villes marocaines ; on ignore
complètement l’institution des pompiers.

Les Marocains vivent en général sur leur passé ; les constructions
nouvelles sont rares dans les villes, et les maisons suffisent
largement à la population actuelle. On ne construit plus également
de bâtiments publics, de mosquées ; celles qui existent ont déjà
des siècles d’existence et datent d’une période où le peuple
marocain était encore riche et puissant. Les mosquées n’ont pas,
on le sait, les minarets ronds et élancés d’Orient, mais des tours
quadrangulaires, consistant en plusieurs étages, dont l’extérieur
est orné de briques coloriées et qui sont surmontées de plusieurs
globes dorés.

Par suite de la politique arriérée du sultan et de ses conseillers,
la situation commerciale n’est pas aussi heureuse qu’elle
pourrait l’être dans un pays comme le Maroc. L’importation est
pourtant fort importante, et les négociants européens de Tanger,
el-Araïch, Rabat, Casablanca, Mogador pourvoient les Marocains
de tous les articles nécessaires qu’ils ne peuvent produire ou
qu’ils fabriquent à un prix beaucoup trop élevé et de médiocre
qualité. Les draps, surtout ceux de couleurs bleue et rouge, toutes
sortes d’étoffe de coton, puis des marchandises peu encombrantes,
comme le thé de Chine, le café, les bougies, le sucre, etc.,
sont importés en très grande quantité et expédiés des ports
dans l’intérieur par l’intermédiaire des marchands juifs et
maures. Le manque de routes, de chemins de fer et de voies navigables
rend le transport des marchandises beaucoup plus coûteux ; tout
doit être transporté à dos de chameau, de mulet ou d’âne,
et ces lourdes caravanes se meuvent très lentement. Du reste,
le gain des petits marchands de l’intérieur ne peut être que
très minime, car les articles européens sont vendus en partie à
des prix surprenants de bon marché, si on tient compte des frais
de transport. L’importation s’accroît tous les ans : déjà des
Maures sont en relation directe avec les fabriques d’Angleterre et
de France et ont voyagé dans ces pays ; mais en général les Juifs
espagnols ont entre leurs mains le commerce de gros. Les fabricants
européens et les grands négociants peuvent entamer des affaires
au Maroc avec plus de sécurité que dans le véritable Orient : au
Maghreb il n’y a pas de ces Levantins, Maltais, Grecs et Arméniens
qui, en Turquie, en Asie Mineure et en Égypte, ont le monopole du
commerce, et dont beaucoup, on le sait, ne jouissent pas d’une
bonne réputation.

L’exportation du Maroc est très insignifiante par rapport à
la masse des produits du sol, car le gouvernement a interdit la
sortie des articles les plus importants et les plus précieux. Les
grains, et surtout le froment, cultivés en grande quantité et
qui pourraient l’être encore bien davantage, ne peuvent être
exportés. Il est difficile de connaître le vrai motif de cette
mesure ; si l’on croit prévenir ainsi le manque de ces grains si
utiles, la réalité prouve qu’après chaque année un peu sèche
une famine éclate dans une partie quelconque du pays. On cherche
alors à y remédier, généralement trop tard, et d’une manière
toute patriarcale : le sultan ouvre ses silos et fait distribuer ses
réserves à bas prix ou même gratuitement. Si les blés pouvaient
être exportés, non seulement beaucoup d’argent arriverait dans
le pays, mais encore la population agricole serait entraînée à
cultiver de plus grandes surfaces, ce qui ferait sentir bientôt la
nécessité d’une culture plus éclairée, remplaçant les méthodes
primitives actuellement en usage. Un accroissement du bien-être
de la population des campagnes serait directement au profit du
gouvernement, et augmenterait la capacité imposable ; mais au Maroc
on tient, avec un aveuglement et une ténacité incompréhensibles,
à des institutions arriérées et au principe des relations minima
avec l’étranger. L’interdiction de l’exportation des grains
a pu avoir sa raison d’être, il y a des siècles ; aujourd’hui
cette raison n’existe plus, et cette défense est devenue un des
plus grands obstacles aux progrès du pays.

Comme produits des champs et des jardins, on ne peut exporter que
des pois, des haricots, des oranges et des légumes frais.

Il est également interdit de faire sortir du Maroc des chevaux,
des mulets, des ânes, des moutons et des chèvres ; en ce qui
concerne les bœufs, les représentants des États européens ont
depuis quelques années obtenu l’autorisation d’en exporter,
mais avec certaines restrictions. Jamais un négociant européen ou
indigène ne reçoit d’autorisation de ce genre ; c’est toujours
le consul d’un État. Ce fonctionnaire, qui ne peut s’occuper
lui-même de commerce, quand il est consul de profession, cède cette
permission à ceux de ses compatriotes qui la sollicitent ; il est
évident que de très nombreux abus doivent se produire ainsi. Les
permissions d’exportation, données d’ordinaire pour quelques
années seulement, sont limitées de telle sorte qu’un nombre
fixé à environ 6000 par an ne puisse être dépassé.

L’administration de la garnison de Gibraltar a, du reste, conclu
avec le gouvernement marocain une convention d’après laquelle,
chaque jour, un chiffre fixé de bœufs tués à Tanger est
transporté de là à Gibraltar pour approvisionner la forteresse ;
cette dernière en est complètement réduite aux vivres qui viennent
du dehors. Des légumes secs, des œufs, du beurre, des poulets,
etc., sont quotidiennement transportés de Tanger à Gibraltar.

Les peaux, les cornes et les os peuvent être exportés ; pour ces
derniers articles, il existait jusque dans ces derniers temps, et
il existe peut-être encore, cette restriction, que l’autorisation
avait été donnée à un ou plusieurs négociants pour peu de temps,
une ou deux années.

L’interdiction d’exporter les chevaux a probablement sa raison
d’être dans l’intérêt de l’armée ; on craint, non sans
motif, qu’il ne se produise bientôt un manque de ces animaux :
au contraire, on devrait permettre la sortie des moutons et des
chèvres sans avoir à en redouter le moindre inconvénient.

La laine des moutons forme l’un des plus importants articles
d’exportation.

L’exploitation des forêts de chênes-lièges, encore très
nombreuses en certains endroits, est interdite, et une source
importante de revenus est ainsi fermée au peuple. Une suppression
subite de cette interdiction aurait, de plus, l’inconvénient
d’amener un véritable gaspillage des arbres et de détruire
bientôt les forêts. Cette sorte d’industrie devrait être
organisée et contrôlée de telle sorte que seuls les arbres
d’un certain âge fussent écorcés à des intervalles de temps
fixés. Mais le gouvernement est trop indifférent pour songer à
une réglementation semblable.

Il est absolument incompréhensible que le palmier nain, qui croît
dans les espaces incultes de l’intérieur du pays, ne puisse être
exporté ; la population pauvre et peu valide pourrait se créer de
petits gains en le récoltant ; cette plante fibreuse est employée
à des usages industriels en Espagne et partout où elle pousse.

Si l’on cultivait au Maroc la noix de terre (arachide), ce serait
encore une source fructueuse de revenus pour le pays. Les grandes
plaines de l’intérieur y sont très favorables, et sa culture
est très simple et très aisée. En Espagne ce fruit oléagineux,
fort utile, est cultivé, mais il sert généralement à faire
des confitures à cause de son goût d’amande. La vigne serait
également bonne à planter au Maroc, car, partout où les figuiers
poussent, le sol est favorable à cette plante ; en effet, depuis
longtemps l’Algérie fournit, on le sait, de grandes quantités de
bon vin. Il y aurait encore là une source de profits importants pour
le Maroc, même en se contentant de la simple vente du raisin. De
même qu’en Algérie, la culture du tabac serait profitable
dans le pays voisin. Il y a donc une foule de productions que le
Maroc pourrait fournir et qui amélioreraient la condition d’une
population appauvrie.

La marine marocaine est entièrement anéantie. Il n’y a pas de
marine marchande, et les restes des navires de guerre pourrissent à
Larache (el-Araïch) ; même les pirates du Rif semblent, depuis la
guerre de 1859-1860 avec l’Espagne, avoir renoncé à leur métier
de corsaires. Ils se bornent aujourd’hui à transporter les bois
de construction de leurs forêts, dans de petits bâtiments plats,
jusqu’à Tanger ou à quelques ports de l’océan Atlantique. Leurs
bateaux, non pontés, ne peuvent tenir la haute mer, et ces gens ne
possèdent aucune connaissance nautique. Quand un bâtiment porte le
pavillon marocain, il est généralement armé par des négociants
européens, et monté par un équipage de même origine. Le sultan
ne possède plus, comme je l’ai dit, que quelques allèges placées
dans certains ports et qui travaillent pour son compte.

Au temps de sa splendeur, le Maroc faisait partie de ces pays de
pirates qui régnaient dans la Méditerranée et répandaient
partout la terreur par l’audace de leurs expéditions et la
cruauté avec laquelle ils traitaient leurs esclaves. On pouvait
alors parler d’une flotte marocaine, et les États européens,
jusqu’à la Scandinavie, devaient consentir à payer au sultan
un tribut annuel pour que leurs navires pussent fréquenter sans
danger la Méditerranée. Quelques puissances ont payé ce tribut,
sous forme de présents, jusque très avant dans notre siècle. Ces
temps sont passés pour toujours : le seul bâtiment arborant encore
aujourd’hui le pavillon rouge-vif du Maroc est le bateau de la
Santé dans le port de Tanger.

Les relations des ports entre eux et avec l’Algérie leur voisine,
ainsi qu’avec l’Espagne et l’Angleterre, assez rapprochées du
Maroc, sont assurées exclusivement par des compagnies de navigation
européennes, dont beaucoup y touchent dès aujourd’hui.

Le Maroc a ses monnaies à lui, mais les pièces espagnoles y
sont plus répandues. On reçoit partout le douro d’Espagne
et la peseta, ainsi que les pièces de 2 et de 2 1/2 pesetas,
toutes très communes. Les pièces de 5 francs françaises le sont
aussi. La différence entre un douro d’Espagne et un _napoléon_
s’élève à 1 réal vellon. Les pièces de 20 francs françaises
circulent également. Le thaler de Marie-Thérèse n’est pas en
usage au Maroc, pas plus que dans le Sahara occidental, tandis que
les monnaies espagnoles ont cours jusqu’à Timbouctou.

Il existe des monnaies d’argent indigènes, quoiqu’elles ne soient
pas fort nombreuses. Elles sont de forme carrée et ont environ la
valeur d’une pièce de 50 centimes.

Dans les petites transactions la monnaie de cuivre marocaine, flous,
joue un grand rôle ; il y en a des quantités énormes. Ce sont
des pièces de cuivre fondu, d’un mauvais travail ; sur l’une
des faces sont inscrits le lieu de la fabrication et l’année ;
sur l’autre, un monogramme, le sceau de Salomon bien connu, qui
sert fréquemment à l’ornementation (le Chalsem Sidna Sliman). Les
Marocains se servent, on le sait, des chiffres en usage chez nous,
qu’ils ont pris aux Portugais ; nous les nommons arabes, quoique
les Arabes d’Orient ne les connaissent point d’ordinaire et se
servent d’autres signes, qu’ils nomment chiffres hindous.

Le flous marocain se présente en pièces de 1, 2, 4 « fils » ; ces
dernières sont les plus répandues. Voici les équivalents du flous
en monnaies européennes : 6 flous valent 1 blanquillo ; 4 blanquillos
valent 1 once ; 11 onces ont la valeur de 1 réal vellon d’Espagne,
et 44 onces correspondent à 1 peseta d’Espagne, c’est-à-dire
à peu près 1 franc. D’après cela 1 douro d’Espagne vaut 220
onces ou 5280 flous.

Jadis le Maroc a frappé aussi des monnaies d’or, mais il a employé
du métal si fin, que ces monnaies ont été rachetées pour être
exportées, de sorte qu’on n’en trouve plus en circulation et
que les seules qui existent encore sont conservées çà et là comme
curiosités par des Juifs. Le papier-monnaie est tout à fait inconnu.

Il est évident que les restrictions apportées au commerce
ne pourront durer longtemps encore au Maroc ; ce pays sera
forcément attiré de plus en plus dans le mouvement commercial
universel, comme c’est déjà le cas pour d’autres États
mahométans. Cette circonstance, que le Maroc ouvre encore un large
champ à l’importation des marchandises européennes, surtout
à l’exportation de produits naturels, et que ces opérations
promettent des résultats fructueux, cette circonstance, dis-je,
attirera bientôt davantage l’attention des centres commerciaux sur
ce dernier boulevard d’un isolement contraire à tout progrès. Des
représentants de presque toutes les nations de l’Europe s’y
trouveront rassemblés. Mais alors une question surgira : celle
de savoir quel pays possédera une influence prépondérante au
Maroc. Autrefois l’Angleterre, grâce à un représentant fort
habile, avait le plus de succès à la cour du sultan, et l’on dit
qu’il n’y avait rien que le ministre résident anglais de Tanger
ne pût obtenir. Son pays a forcé le Maroc à la reconnaissance
en lui avançant une grosse somme après sa guerre avec les
Espagnols, pour que ceux-ci évacuassent l’une des villes les
plus industrieuses de l’empire. La politique anglaise doit être
particulièrement goûtée à Fez, parce qu’elle encourage les
Marocains dans leur entêtement à maintenir l’ancien système
d’isolement. Les motifs qui guident l’Angleterre doivent surtout
tenir à ce qu’elle ne verrait pas du tout d’un œil indifférent
l’important port de Tanger tomber entre les mains d’une puissance
européenne.

La France a les yeux fixés sur le Maroc, qui est d’une
grande importance pour elle, comme le plus proche voisin de
l’Algérie. Elle songe à se créer un grand empire colonial
en Afrique ; la Tunisie et l’Algérie, au sud le Sénégal,
où l’influence française s’étend chaque jour davantage,
sont déjà entre ses mains : il suffirait d’y joindre le Maroc,
qui est enfermé entre ces divers pays, pour créer un domaine
imposant. Les vues de la France dans ce sens ne me semblent pourtant
pas particulièrement heureuses. Pour obtenir au Maroc une influence
prépondérante, il faudrait entreprendre une guerre qui exigerait
d’énormes sacrifices en argent et en hommes ; l’issue ne serait
pas douteuse si le Maroc ne recevait aucun secours, mais la France
se créerait pour des années un foyer de soulèvements constants. En
outre, il faut se demander si d’autres pays, comme l’Angleterre et
l’Espagne, verraient tranquillement les Français entrer dans Fez.

Quant à ce qui concerne l’Espagne, elle croit avoir le plus de
droits sur le Maroc. Le peu de distance entre ces deux pays (Tanger
et Tarifa ne sont qu’à quelques milles l’un de l’autre) ;
la circonstance que les Espagnols s’y sont établis depuis
longtemps ; que, parmi les Européens y vivant, ils sont les plus
nombreux ; que leur monnaie y est répandue partout ; que la langue
castillane est presque autant parlée dans les ports que l’arabe ;
qu’enfin leurs missionnaires sont les seuls prêtres chrétiens de
tout l’empire, et que l’Espagne y entretient depuis longtemps
deux églises catholiques (à Tétouan et à Tanger) : toutes ces
circonstances réunies sont des motifs pour qu’elle prétende à
la possession du Maroc.

Cet empire a dû jusqu’ici son indépendance aux trois États que
je viens de nommer et, comme aucun d’eux ne renoncera sans doute
volontairement à son prétendu droit, le Maroc pourra conserver
encore quelque temps ses sultans et sa mauvaise administration.

La valeur des colonies pour une grande puissance s’est accrue plus
que jamais dans ces derniers temps, et tous les peuples maritimes
s’empressent de faire des annexions aussi vite que possible. En
particulier la répartition de l’Afrique marche très vite, et
l’on y dispose de vastes territoires avant qu’ils soient même
superficiellement étudiés.

L’Allemagne et l’Autriche ne jouent dans cette partie de la terre
qu’un rôle passif ; ce dernier peuple s’occupe surtout des pays
ses voisins au sud-est de l’Europe, afin d’y faire prévaloir
son influence ; l’Allemagne a jusqu’ici dédaigné de se mêler
aux questions d’outre-mer[24].

L’industrie, qui souffre vivement de l’excès de production,
a pourtant besoin de nouveaux débouchés ; en outre l’Allemagne
est forcée de voir émigrer chaque année une partie de sa
population. Dans ces derniers temps, les demandes de possessions
coloniales se sont fait entendre toujours plus haut en ce pays, et,
dans l’ardeur de ce nouveau zèle, des souhaits extraordinaires
y ont été émis. On ne s’explique pas toujours très nettement
si l’on veut des colonies commerciales ou des pays dans lesquels
puisse se déverser le courant de l’émigration.

De différents côtés on a prétendu que, si l’Allemagne voulait
acquérir une grande influence dans la Méditerranée, elle devrait
d’abord fonder des dépôts de charbon, et que le Maroc y serait
parfaitement approprié. Je ne crois pas qu’un gouvernement prudent
puisse s’exposer au danger de provoquer ainsi la résistance et la
jalousie de l’Angleterre ou des puissances méditerranéennes. Il
faut laisser les pays d’Afrique placés sur la Méditerranée aux
États de l’Europe leurs voisins, comme c’est dans la nature des
choses, et leur abandonner la tâche d’y répandre la civilisation
occidentale.

D’un autre côté, considérer le Maroc comme approprié aux
émigrants allemands, c’est-à-dire surtout à des cultivateurs,
n’est pas plus exact. Il est vrai qu’il y a dans ce pays de
grands espaces incultes ; mais la population sera assez dense pour
les cultiver, aussitôt qu’il existera un gouvernement intelligent
et juste qui garantira la propriété et ne fera pas courir risque au
travailleur laborieux de se voir enlever son gain. Si l’interdiction
d’exporter les divers produits du sol était levée, une vie plus
active se développerait dans la population, car elle aurait la
perspective de tirer un bon parti de ses récoltes.

Introduire au Maroc, en grand nombre, des cultivateurs allemands,
serait une entreprise malheureuse, qui aurait des suites aussi
tristes pour les deux pays. En outre, les circonstances climatiques
sont telles, que le paysan allemand aurait peine à y travailler ;
l’absence de pluies pendant un hiver empêche toute récolte
l’été suivant, et la misère la plus affreuse serait alors le
partage des émigrants, comme elle l’a été souvent des Marocains.

Ainsi les aspirations coloniales de l’Allemagne doivent, au moins
pour ce qui concerne l’agriculture, prendre une autre direction
que celle du Maroc. Tous les Allemands peuvent, par contre, faire
du commerce au Maroc sans que ce pays dépende du leur.

Il y a dans le commerce un principe, c’est que celui-là gagne le
plus qui livre réellement les meilleures marchandises à plus bas
prix ; si l’industrie allemande réussit à remplir ces conditions,
elle aura au Maroc un bon débouché, que le pays soit indépendant
ou sous la domination de l’une des grandes puissances européennes.

Quant à l’instruction publique, il y a dans les villes de
nombreuses écoles, et la population mauresque sait en très grande
partie lire et écrire. Mais la masse du peuple des campagnes,
aussi bien parmi les Arabes nomades que parmi les Berbères, n’a
aucune instruction.

En dehors des écoles de théologie de Tétouan, de Marrakech et
surtout de Fez, qui sont attachées aux mosquées et entretenues
par des fondations, il n’y a pas d’écoles supérieures dans
le pays. Dans les villes, les quartiers (haoumât) subventionnent
quelquefois des écoles élémentaires, dans lesquelles on n’apprend
qu’à lire et à écrire ou à réciter des maximes du Coran.

Les Juifs espagnols ont un degré d’instruction relativement plus
élevé, parce qu’ils ont fondé de nombreuses écoles et que
presque chacun d’eux sait lire et écrire. Les communautés les
plus riches, celles de Tétouan et de Tanger, ont des professeurs
sortis des collèges et des universités européennes, et qui sont
ordinairement envoyés au Maroc par l’Alliance israélite. Cette
association a beaucoup fait pour les Juifs espagnols du Maroc, et a
contribué réellement à améliorer leur situation. Si elle n’a pu
arriver à leur épargner toutes les petites humiliations auxquelles
ils sont constamment exposés (sortir pieds nus de la mellah, habiter
dans un quartier fermé, etc.), elle a pourtant réussi à rendre
un peu plus sûres leur vie et leurs propriétés. La sécurité
des Juifs est en général complète, et les confiscations de biens
par un gouverneur ou par le sultan ont lieu plus rarement. Dans les
ports et à Kasr el-Kebir, les mellahs sont déjà supprimées :
Juifs et Mahométans vivent au contact les uns des autres.

Les sciences et certains arts sont enseignés, il est vrai, dans
les écoles de théologie de Fez et de Marrakech, mais d’une
manière beaucoup trop superficielle et toujours en tenant
compte du Coran. La médecine, la chimie, l’astronomie et les
mathématiques en sont toujours au point que ces sciences avaient
atteint lors de la domination des Arabes en Espagne et quand ce peuple
représentait alors la civilisation. La médecine est limitée à la
connaissance de quelques simples, à l’application de ventouses,
à la réduction des fractures, à l’extraction des dents et à
d’autres opérations externes, pour lesquelles les instruments les
plus grossiers et les plus primitifs sont en usage. L’anatomie
n’est pas et ne peut être enseignée dans les circonstances
actuelles, et les phénomènes physiologiques du corps humain sont
inconnus des Marocains. La superstition est fort répandue, et la
plupart des malades se contentent encore d’amulettes, de devises
du Coran et d’autres moyens magiques. En général il n’y a que
peu de maladies au Maroc, et les affections contagieuses introduites
de l’Occident, telles que la syphilis, la variole, etc., y sont
pour la plupart incurables.

Les moyens secrets pour augmenter, conserver ou rendre la force
virile jouent un grand rôle chez les Mahométans. Dans mon voyage à
travers ces pays, je fus souvent consulté et je pus rendre partout
des services ; mais j’étais surtout interrogé à propos de ce
que je viens de dire, et mes connaissances médicales perdaient
évidemment beaucoup de leur prestige quand je déclarais ne rien
pouvoir contre l’âge et ses suites.

En fait de médecine, les Juifs espagnols sont aussi arriérés, et
la superstition domine chez eux comme parmi les Arabes ; ce n’est
que dans quelques villes de la côte, où les Européens séjournent,
que la situation est un peu meilleure.

Au Maroc l’hygiène est négligée de la manière la plus grave. On
ne se préoccupe en rien de l’entretien des villes, et, quand on
pénètre dans celles de l’intérieur, on rencontre assez souvent,
sur les places, des cadavres d’animaux en putréfaction. C’est
vraiment un contresens que le Maure, si finement doué pour la
décoration de ses appartements, pour l’élégance des vêtements,
et surtout enclin à une vie tranquille, distinguée et digne,
ne s’occupe pas de la bonne tenue des villes, quand ce ne serait
cependant que par pure esthétique.

Les conduites d’eau qui existent dans la plupart des villes ne
servent pas à leur propreté ; leur disposition et la manière
dont on en use sont, au contraire, telles, qu’elles seules rendent
l’eau désagréable et malsaine. Il n’existe, à ma connaissance,
de bains publics qu’à Fez et à Marrakech.

Dans cette dernière ville, un petit quartier situé en dehors de
l’enceinte reçoit les lépreux ; je n’ai pas constaté que
cette maladie fût particulièrement fréquente au Maroc. On n’a
aucun moyen curatif contre les ophtalmies, qui ne sont pas rares,
et elles empirent de telle sorte que souvent la cécité en est
la conséquence.

Il y a des cas de folie ; si le pauvre être qui en est atteint
est tranquille, on le laisse circuler librement ; mais les fous
furieux sont jetés en prison comme de vulgaires criminels, y sont
enchaînés et ne tardent pas à mourir.

Dans tout l’empire il n’y a pas un seul hôpital public
subventionné par l’État ou par une ville ; à Tanger seulement, la
colonie européenne en entretient un, qui est attenant à l’église
de la Mission espagnole et ne reçoit que les Européens tombés
malades dans le pays.

La chimie enseignée dans les écoles supérieures du Maroc n’est
qu’une véritable alchimie, comme elle florissait chez nous au
moyen âge ; son principal but est encore de produire de l’or ou
d’en faire avec d’autres métaux. Les serpents, les scorpions,
d’autres reptiles y jouent un rôle.

L’astronomie est toujours aussi au point où elle était au moyen
âge et se borne à la connaissance des constellations ; tandis
que les mathématiques enseignent seulement à mesurer les figures
géométriques et à déterminer les hauteurs solaires.

On s’occupe également d’architecture ; comme on le sait, les
Arabes ont y obtenu de grands résultats : ils bâtissent encore
aujourd’hui d’après les mêmes règles et le même style qu’il
y a des siècles.

La philosophie et la poésie sont étroitement unies à la religion
et ont pour base le Coran. Des jeux de mots, joliment écrits,
toutes sortes de figures formées de signes d’écriture, qui
reproduisent un verset du Coran ou une sentence mystique, quand
on a deviné leur sens, sont les thèmes favoris des poètes. Les
lettrés du Maroc ne font plus de poèmes épiques ou lyriques, ou
de drames ; il n’y a pas de théâtre, et le peuple s’amuse des
récits de conteurs ambulants, qui tirent leurs sujets d’Orient,
des contes des _Mille et une nuits_, etc.

La jurisprudence et le droit marocain reposent uniquement sur les lois
ajoutées au Coran. Le Maroc moderne n’a pas d’historiens. Les
sciences naturelles y sont inconnues, ou réduites à la connaissance
de quelques plantes médicinales.

La musique et le chant sont très pratiqués, et on les entend
toujours avec plaisir, mais les musiciens ne connaissent pas l’usage
des notes. La peinture et la sculpture sont absolument inconnues ;
la représentation des figures humaines étant surtout interdite par
le Coran, tout l’art du peintre se borne à reproduire des signes
d’écriture, en les ornant considérablement, en les contournant
et en les revêtant de couleurs variées.

Les habitants du Maroc se trouvent donc dans un état de
demi-civilisation, qui répond à peu près à celui de notre moyen
âge. Mais alors les sciences et les arts étaient cultivés à la
cour des califes : il y avait des historiens et des géographes,
des poètes et des philosophes, et ils ont laissé des œuvres qui
devaient exciter l’admiration générale. Les Maures actuels vivent
des restes de cette civilisation. Ils n’ont pas su la conserver,
encore moins l’accroître, et leur organisation despotique ainsi
que leur fanatisme, qui écartent tout étranger, doivent leur valoir
le nom de barbares. Dans les circonstances présentes, l’Islam
veut dire stationnement et barbarie, tandis que le Christianisme
représente la civilisation et le progrès.


                        FIN DU PREMIER VOLUME.




NOTES :


[Note 1 : L’orthographe de la plupart des noms propres est celle
qui leur a été donnée par le docteur Lenz : nous n’avons cru devoir
la modifier que quand elle s’écartait par trop des habitudes
françaises.

                                              (_Note du Traducteur_.)]

[Note 2 : Pluriel arabe de chérif. (_Note du Traducteur_.)]

[Note 3 : Nom indigène de la ville de Maroc. (_Note du Traducteur_.)]

[Note 4 : « Ce coin de terre me sourit par-dessus tout autre. »
(_Note du Traducteur_.)]

[Note 5 : Roche à base de trapp. (_Note du Traducteur_.)]

[Note 6 : Auberge, en espagnol. (_Note du Traducteur_.)]

[Note 7 : Mot à mot « Champs de charrettes ». (_Note du Traducteur_.)]

[Note 8 : La _mouna_ est le repas d’hospitalité dû à chaque
voyageur recommandé par le sultan ou à chaque fonctionnaire. (_Note
du Traducteur_.)]

[Note 9 : Porte de la première Victoire.]

[Note 10 : Porte de la Prison.]

[Note 11 : Porte Brûlée.]

[Note 12 : Porte du Fer.]

[Note 13 : Porte Neuve.]

[Note 14 : En espagnol dans le texte : grandeur. (_Note du
Traducteur_.)]

[Note 15 : Ne pas oublier que le Dr Lenz est d’un pays où le rôle
des Israélites est beaucoup plus important qu’en France. (_Note
du Traducteur_.)]

[Note 16 : En français dans le texte. (_Note du Traducteur_.)]

[Note 17 : C’est-à-dire la mosquée ; il faut ajouter : « fut
bâti ».]

[Note 18 : Souvent dite Méquinez. (_Note du Traducteur_.)]

[Note 19 : La grosse houle de l’ouest. (_Note du Traducteur_.)]

[Note 20 : C’est dans ce pays que fut tué, quelques semaines plus
tard, le peintre autrichien Ladein.]

[Note 21 : Hauts plateaux algériens. (_Note du Traducteur_.)]

[Note 22 : 2 francs. (_Note du Traducteur_.)]

[Note 23 : Le réal vellon vaut 25 centimes. (_Note du Traducteur_.]

[Note 24 : On sait que, depuis, l’Allemagne est entrée dans la
voie des conquêtes coloniales. En Afrique surtout elle a acquis,
sans bruit et sans grands sacrifices, une étendue de côtes
considérable. On n’a pas oublié non plus la récente affaire
des îles Carolines. (_Note du Traducteur_.)]




                          TABLE DES GRAVURES
                               * * * * *

                                                                  Pages.

  Lettre du sultan du Maroc                                          VII

  Vue de Tanger                                                       13

  Résidence du ministre d’Allemagne à Tanger                          21

  Hadj Abd es-Salem, chérif de Ouezzan                                33

  Tour d’une mosquée de Tanger                                        39

  Chameau de charge                                                   42

  Porte de jardin du Monte, près de Tanger                            45

  Phare du cap Spartel                                                57

  Rifiote des environs de Tétuan                                      81

  Femme des environs de Tétuan                                        91

  Femmes marocaines de la campagne                                   109

  Groupe de vieux cactus                                             117

  Vue de Fez (hors texte)                                            144

  Cour d’une maison de Fez                                           153

  Jeune juive marocaine                                              159

  Musicien marocain                                                  169

  Arabe de la secte des es-Senoussi                                  191

  Grande porte de Meknès                                             193

  Ruines de Volubilis                                                203

  Danseuse marocaine                                                 231

  Marocaine et son enfant                                            235

  Costume d’une riche Marocaine                                      249

  Femme marocaine en toilette de rue                                 267

  Femme marocaine en costume d’intérieur                             269

  Jeune Marocain de l’oued Sous                                      331

  Danseurs et jongleurs nomades du pays de Sidi Hécham
  (hors texte)                                                       350

  Costume d’intérieur d’une femme mauresque                          391

  Juive marocaine en costume d’apparat                               393

  Négresse esclave                                                   395

  Un machazini                                                       431


                     FIN DE LA TABLE DES GRAVURES.




                          TABLE DES MATIÈRES
                               * * * * *

  PRÉFACE                                                             IX

                           CHAPITRE PREMIER

                                TANGER.

  Le rocher de Gibraltar. — La ville. — Les communications. —
  Voyage à Tanger. — Position de la ville. — Arrivée. — Douane. —
  Tingis. — Histoire. — Ruines romaines. — Les fortifications. —
  Le palais du ministre d’Allemagne. — La kasba. — Les prisons. —
  Les représentants des puissances étrangères. — Sidi Bargach. —
  Le chérif de Ouezzan. — La population de Tanger. — Les
  vêtements. — Le commerce et l’industrie. — La poste. — Églises
  et hôpitaux. — Mosquées et écoles. — Soko. — Djebel el-Kebir. —
  La colonie européenne. — Un prétendant. — Le peintre Ladein. —
  Un aventurier. — Excursion au cap Spartel. — Les cavernes
  d’Hercule. — La fabrication des meules de moulin. — Le phare. —
  Sidi Binzel. — Vue du cap. — Retour à Tanger                         1

                              CHAPITRE II

                     TÉTOUAN ET LE PAYS D’ANDJIRA.

  Préparatifs. — Marche vers le foundaq. — Arrivée à Tétouan. —
  Histoire de la ville. — Son intérieur. — La mellah. — La
  rivière. — Les Européens. — L’industrie. — Les visites. —
  Mariage arabe. — Le Kitân. — Trouvaille de charbon. —
  Pétrifications. — Justice arabe. — La tribu des Beni Mada’an. —
  Le cap Martin. — L’exportation. — La fête de l’Agneau. —
  Cavernes. — Mariage juif. — Le Chichaouan. — Départ de Tétouan.
  — Voyage à Ceuta. — Zone neutre. — Le caïd Mouhamed Kandia. —
  Départ d’Andjira. — Retour à Tanger. — Baladins de l’oued Sous.
  — Voyage à Gibraltar. — Hadj Ali Boutaleb. — Cristobal Benitez.
  — Préparatifs pour le voyage à l’intérieur                          63

                             CHAPITRE III

                             VOYAGE A FEZ.

  Départ de Tanger. — Aïn Dalia. — Un café volant. — Had
  el-Gharbia. — La mouna. — La tribu el-Chlod. — Achra. — Oued
  M’ghazan. — Kasr el-Kebir. — Réception par le chalif. — Fâcheux
  état de la ville. — Anciennes ruines de la ville. — Mauvais
  climat. — Bataille de Kasr el-Kebir. — Départ. — Aïn el-Souar et
  les ruines de Basra. — Chemachah. — Had Tekkourt. — Ouezzan. —
  Djebel Mouley Bousta. — Rivière salée. — Sebou. — Vue de Fez et
  des montagnes de l’Atlas. — Arrivée à Fez. — Entrée dans la
  ville. — Mauvais logement. — Changement de domicile. — Méfiance
  contre Hadj Ali. — Les Européens à Fez                             104

                              CHAPITRE IV

                FEZ, RÉSIDENCE DU SULTAN MOULEY HASSAN.

  Situation de la ville. — La rivière. — Distribution de l’eau. —
  Climat. — Nom et fondation. — Fortifications. — Portes. —
  Divisions de la ville. — La population. — Les vêtements. — Les
  maisons. — Les femmes. — Quartier des Juifs. — Un Juif brûlé
  vif. — Commerce et industrie. — Mosquées et écoles. —
  Inscription. — Faïences mauresques. — Foundaqs et bazars. —
  Achats. — Le bastion. — Le déjeuner. — Si Sliman. — Excursion
  aux salines. — Achats de chevaux. — Marché de la semaine. —
  Visite aux tombes. — Départ                                        143

                              CHAPITRE V

     MEKNÈS, LES MONTAGNES DU ZARHOUN ET LES RUINES DE VOLUBILIS.

  Départ de Fez. — Ras el-Ma. — Ravins. — Ponts. — Vue de la
  ville. — Belle maison de campagne. — L’amil. — Meknès. — La
  mellah. — Industrie et commerce. — Culture des jardins. —
  Fanatisme. — Voyages des ambassadeurs. — Zaouias. — Es-Senoussi.
  — Palais du sultan. — Magasins de provisions. — Trésor. — Beau
  climat. — Kasr Faraoun (Volubilis). — Montagnes du Zarhoun         176

                              CHAPITRE VI

                       VOYAGE A SELA ET A RABAT.

  La tribu des Echrarda. — El-Gharbia. — Les cantiques. — L’oued
  Rdoum. — Beni Hessêm. — Forêt de chênes-lièges d’el-Mamora. —
  Misère et mécontentement. — Les Chelouh. — Selâ. — Un mendiant de
  la Mecque. — La barre. — Les mauvais ports. — Les pirates. — Nom
  de Selâ. — Rabat. — Fabrication de tapis. — Commerce et
  industrie. — Difficulté du port. — Deux aventuriers. — Les
  instructeurs français. — Beaux environs de Rabat. — Ruines
  antiques. — La tour de Hassan. — Marchés hebdomadaires             208

                             CHAPITRE VII

                         DE RABAT A MARRAKECH.

  Départ de Rabat. — Kasba Tmera. — La tribu des Sebbah. — F’dala.
  — Rivières de la côte. — Ruines de F’dala. — La tribu des
  Chaouia. — Voyage du sultan. — Adieux à la mer. — Kasba Rechid.
  — Mouna. — Couscous. — Manière de manger. — Rochers calcaires. —
  Le caïd Zettat. — Bruits de guerre. — Grand jardin d’orangers. —
  Source de Bouita. — Kasba Ouled Sidi ben Tanit. — Ruines. —
  Terrain montagneux. — Kasba Meskin. — Étudiants mendiants. —
  Mouflons. — Consultations médicales. — Violente pluie. — L’oued
  Oumerbia. — La tribu des Cheragra. — La kasba Kelaa. — Une belle
  maison. — Irrigations artificielles. — Méfiance. — Es-Senoussi.
  — Les montagnes. — Vue de l’Atlas. — Montagnes de basalte et de
  granit. — Plaine de Marrakech. — Arrivée à Marrakech               233

                             CHAPITRE VIII

                          MARRAKECH EL-HAMRA.

  Arrivée à Marrakech. — Le gouverneur. — Notre habitation. — Nos
  visiteurs. — Les Juifs. — Leur oppression. — Fête de la
  naissance du Prophète. — Réjouissances publiques. — Revue. —
  Fantasias. — Processions de la Zaouia. — Marché du jeudi. —
  Baladins. — Préparatifs de voyage. — Adieux. — La ville de
  Marrakech. — Sa fondation. — Murailles et portes. — Maisons et
  rues. — Administrations. — Prisons. — Marchés. — Bazars. —
  Nombre des habitants. — Bâtiments publics. — Écoles, etc. —
  Lépreux                                                            259

                              CHAPITRE IX

                       VOYAGE A TRAVERS L’ATLAS.

  Départ de Marrakech. — Mon personnel. — Tamesloht. — Défaut de
  sécurité. — Changement de noms. — Oued Nfys. — Éboulement de
  montagne. — Amsmiz. — Canaux. — Oued el-Mel. — Darakimacht. —
  Mzoudi. — Un pieux insensé. — Seksaoua. —  Imintjanout. —
  Jolie vallée. — Djebel Tissi. — Kasr er-Roumi. — Villages de
  Chelouh. — Partage des eaux. — Aït-Mouça. —  Bibaouan. —
  Voyages précédents. — Emnislah. — Les Howara. — Forêts
  d’argans. — Taroudant. — La chaîne de l’Atlas                      286

                              CHAPITRE X

                       TAROUDANT ET L’OUED SOUS.

  Mauvais accueil à Taroudant. — Excès populaires. — La kasba. —
  Mougar. — Les Howara. — Le caïd de Mtouga. — Le chérif du
  Tafilalet. — Vol. — Départ. — Mon escorte. — La ville de
  Taroudant. — Portes et murs. — Les maisons. — Les mosquées. —
  L’oued Sous. — L’industrie. — Les tribus. — Jongleurs et
  charmeurs de serpents. — Les arbres d’argan. — Production de
  l’huile. — L’arbre d’arar. — La gomme ammoniaque. — La gomme
  arabique. — L’euphorbe                                             319

                              CHAPITRE XI

                    VOYAGE AU PAYS DE SIDI-HÉCHAM.

  Soko Tleza. — Rivière de Sous. — Forêt d’argans. — Ida Menon. —
  Les Chtouga. — La caravane de Taroudant. — L’oued Raz. — Passage
  difficile. — Ponts romains. — Le pays de Sidi-Hécham. — Zaouia
  Sidi-Mouhamed-ben-Mouça. — Ilerh. — Le cheikh Dachman. — Sidi
  Housséin. — Achats de chameaux. — Négociations. — Départ de
  quelques serviteurs. — Renvoi de mes présents. — Lettres. —
  Permission de départ. — La tribu des Tazzeroult. — Mougar. —
  L’oued Noun. — Ogoulmim. — Mackenzie. — Intrigues du sultan. —
  Les Juifs. — Côte dangereuse. — Agadir (Santa Cruz). — Santa
  Cruz de Marpequeña                                                 341

                             CHAPITRE XII

                           L’ÉTAT MAROCAIN.

  Les États mahométans du nord de l’Afrique. — Le pays du Maroc. —
  Situation. — Climat. — Maroc nord et sud. — Rivières. — Côtes. —
  El-Gharb. — Population. — Son chiffre. — L’Islam. — La langue. —
  Les Berbères. — Les Arabes. — Les Maures. — Les Juifs espagnols.
  — Les Nègres esclaves. — Les Chrétiens. — Organisation de
  l’État. — La dynastie. — Conduite des affaires publiques. — Sidi
  Mouça. — Constitution. — La justice. — Les cadis. — Les nobles.
  — Les prisons. — Administration du pays. — Amelât. — Amil. —
  Amin                                                               370

                             CHAPITRE XIII

                       L’ÉTAT MAROCAIN (_Fin_).

  Les finances. — Les recettes. — Propriétés privées. — Présents.
  — Dîmes. — Amendes. — Douanes. — Octrois. — Monopoles. —
  Fondations ecclésiastiques. — Impôt des Juifs. — Monnaies. —
  Dépenses. — Dettes de l’État. — Affaires militaires. — Bochari.
  — Machazini. — Askar. — Tobdjiyah. — Bahariyah. — Harkah. —
  Culture et élevage. — Richesses minérales. — Industrie. —
  Constructions. — Commerce et navigation. — Indépendance de
  l’empire. — Instruction publique                                   415


            FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU PREMIER VOLUME.


                               * * * * *
               5747-86. — Corbeil. Typ. et stér. Crété.




Note du transcripteur :


  Page 72, " ils contruisirent une route " a été remplacé par
  " construisirent "

  Page 73, " en partie inscrustés d’argent " a été remplacé par
  " incrustés "

  Page 138, " marcher dans l’obcurité " a été remplacé par
  " l’obscurité "

  Page 239, " cinq rebelles supplicés " a été remplacé par
  " suppliciés "

  Page 246, " quand le le sultan " a été remplacé par
  " quand le sultan "

  Page 246, " à ses surbordonnés " a été remplacé par " subordonnés "

  Page 334, " _Sideroxylon aspinosum_ " a été remplacé par
  " _spinosum_ "

  De plus, quelques changements mineurs de ponctuation et
  d’orthographe ont été apportés.





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TIMBOUCTOU, VOYAGE AU MAROC AU SAHARA ET AU SOUDAN, TOME 1 (DE 2) ***


    

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forth in Section 3 below.

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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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