Caprices d'un Bibliophile

By Octave Uzanne

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Title: Caprices d'un Bibliophile

Author: Octave Uzanne

Release Date: September 27, 2012 [EBook #40877]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CAPRICES D'UN BIBLIOPHILE ***




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    CAPRICES

    D'UN

    BIBLIOPHILE




    TIRÉ A 572 EXEMPLAIRES:

    500 sur papier vergé de Hollande.

    50 sur papier Whatman extra-fort.
    (_Numérotés de XI à LX._)

    10 sur papier de Chine.
    (_Numérotés de I à X._)

    10 sur papier de couleur.
    (_Non mis dans le commerce._)

    2 sur parchemin choisi.

    [Décoration]

    DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS


[Illustration: CAPRICES D'UN BIBLIOPHILE PAR OCTAVE UZANNE.]




    CAPRICES

    D'UN

    BIBLIOPHILE

    PAR

    OCTAVE UZANNE

    [Décoration]

    PARIS
    _LIBRAIRIE ANCIENNE ET MODERNE_
    ÉDOUARD ROUVEYRE
    1, RUE DES SAINTS-PÈRES, 1

    1878




[Décoration]

PRÉFACE

AU LECTEUR

    Sunt bona, sunt quædam mediocria, sunt plura mala;
    Qui legis hæc, aliter non fit, Avite Liber.

    MARTIAL.


_A cette époque archi-philosophique, disait un misanthrope du dernier
siècle, un auteur ne rougit pas de se brûler, dans sa préface, tout
l'encens dont le public seul est comptable.--Certains écrivains, nous
devons l'avouer, se sont un peu trop montrés les ridicules
thuriféraires de leurs œuvres personnelles; mais il faut ajouter,
pour être juste, que, lorsqu'on plaide_ pro domo suâ, _il est
difficile, par modestie, de ne pas faire parade d'une certaine dose de
vanité._

_Une préface est à un ouvrage, non-seulement ce que l'affiche est à
une comédie, c'est aussi le plastron, le rempart, le Palladium du
livre; c'est par elle, le plus souvent, que sont parés les terribles
coups de boutoir de la Critique, c'est derrière elle que l'Auteur se
réfugie, après y avoir déposé comme sauvegarde, ses propres aveux, ses
craintes, ses pudeurs, ses délicatesses; après s'y être laissé voir
sous le jour le plus propice, dans un laisser-aller bon enfant ou dans
la joie orgueilleuse de l'œuvre accomplie.--Lorsqu'un lecteur tient
son ouvrage, et qu'armé de toute sa sévérité, il se prépare à entamer
le premier chapitre, le pauvre Auteur, tremblant, presque défaillant
dans la pensée d'être ainsi pris au dépourvu, n'a-t-il pas le droit de
lui crier: «Un instant... de grâce, écoutez-moi! Deux mots, rien que
deux simples mots, je vous en prie! et je me livre à vous!»--La
préface, c'est le salut au lecteur, et trop souvent, hélas! ce
terrible salut des Gladiateurs à Cæsar, le:_ Morituri te salutant.

_Il existe, en Littérature comme en Art, deux façons de procréer bien
distinctes: l'une, lente et réfléchie, réclame le travail et impose
quelquefois la paresse, cette bonne couveuse, comme la nommait
Montaigne; l'autre, fantaisiste, toute de prime-saut, jaillit
subitement de l'inspiration ou de l'éréthisme des sensations
éprouvées.--La première méthode donne pour résultat des œuvres
mûries, soignées, polies, coordonnées et bien léchées: celles-ci sont
filles légitimes de l'étude et de l'application; la seconde manière
produit des opuscules, souvent vifs et colorés, quelquefois ingénieux,
hardis, ayant le débraillé, la belle humeur des enfants de Bohême:
ceux-là sont bâtards du caprice, du paradoxe ou de la frivolité._

_C'est de cette génération spontanée que sont issues ces_ Boutades de
Bibliophile; _elles ont été mises au jour dans les innocents badinages
d'une plume qui s'essaye et se repose; elles ne possèdent pas la
pondération, la gravité, le solide, le fini des choses ciselées à
froid ou faites méthodiquement et à temps voulu; elles ont la valeur
de croquis sans prétentions ou pour mieux dire de_ Pochades
_bibliographiques, rien de plus._

_Alors que nous ne songions même pas à les réunir en volume, le livre
s'est trouve fait.--Au jeune Bibliographe, est venu tendre la main un
jeune Éditeur plein de foi dans ses entreprises; bien plus, un Artiste
du plus grand talent dont nous ne saurions nous montrer trop fier de
revendiquer l'amitié, a dessiné et gravé, pour nos_ Caprices, _un
frontispice spirituel, délicat, exquis de composition et d'habileté de
faire, si coquet d'ensemble et de détails que Gravelot ou Eisen s'en
seraient disputé la signature. Ajoutons à cela la bienveillance
marquée que les Bibliophiles ont daigné nous accorder jusqu'à ce
jour, et l'on conviendra qu'avec de tels éléments de succès, il nous
faudrait être bien peu téméraire, pour ne pas embarquer sur ce frêle
esquif juste ce qu'il faut d'espérance pour ne pas le faire chavirer,
en songeant que les livres ont leur destin, et que la bonne devise,
pour tout ouvrage que l'on abandonne à la merci de l'opinion publique,
est_: Vogue la galère!

[Illustration: signature d'Octave Uzanne]

    Paris, 15 février 1878.




[Décoration]


UNE VENTE DE LIVRES

A L'HOTEL DROUOT

_Ma Bibliothèque aux Enchères._

   Les amères douleurs, les regrets, la mort se peignent dans mes
   songes.

    J. J. ROUSSEAU.


I

Il est des jours où l'on se pend à Londres, dit-on, sans savoir
pourquoi. Ce soir là j'étais rentré terriblement agacé, les nerfs
tendus comme les cordes d'un violon, la mine morose, l'allure courbée,
dans un accablement intense. Il me bruinait au cœur tant la sombre
tristesse m'envahissait, et je logeais dans ma cervelle tous les
diables noirs de la mélancolie. J'étais bourru, aigre, hargneux,
misanthrope; une sorte de fièvre maligne ravageait tout mon être et
j'eus payé bien cher l'occasion de pleurer. Il ne me souvient pas,
cependant, d'avoir rencontré le plus petit créancier, ni lu le moindre
discours académique, rien d'anormal n'avait voilé mon front d'un crêpe
de deuil, rien!... Je m'étais uniquement promené une partie du jour
dans les différentes salles de l'hôtel des ventes; je m'étais promené,
tenant en laisse la meute affamée des désirs les plus ardents.

O poëtes et artistes, amants passionnés du beau, vous qui dansez sur
la corde roide d'un budget fictif et qui jonglez avec les boules d'or
de vos caprices, vous qui ne songez qu'à moelleusement capitonner
l'existence selon votre guise, vous tous, compétiteurs de luxe, il
vous sera aisé de me comprendre:--savez-vous rien de plus digne
d'engendrer le spleen nébuleux que la vue de superbes collections
d'objets d'art dispersés à votre nez, à votre barbe, par le sort
railleur des enchères.

Vous êtes là, haletants; au banquet de la vente, infortunés convives,
vos lèvres s'entrouvrent pour surenchérir, vos mains se tendent vers
le bibelot désiré, votre imagination en tapisse déjà le coin le plus
nu de votre appartement; dans le supplice de la convoitise, votre
pouls bat plus fort, votre sang brûle, votre poitrine est oppressée,
mais la déesse raison, cette froide bégueule, vous chuchote à
l'oreille des réalités frappées à la glace.--_Ceci_ tue _cela_, et,
tandis que le commissaire-priseur détaille, de son verbe haut, des
beautés que vous n'admirez que trop, votre bourse, triste thermomètre
de vos ressources, accuse dans la poche sa maigre rotondité.

C'est pour avoir éprouvé ces Tantalesques émotions que le ciel de mon
âme s'était assombri; les morsures aiguës des désirs avaient fourbu
mes sens... Je rentrai, remorquant ma fatigue au logis.


II

Le nid que l'on se crée, le chez soi étoffé avec amour, le coin marqué
au sceau de sa fantaisie, l'intérieur, en un mot, où la banalité du
dehors ne saurait avoir accès, le _Home_, est et sera toujours une
fraîche oasis, où nous aimons à nous reposer des tracas de la foule.
Les plus grandes tristesses s'y calment, le moral s'y retrempe dans le
laisser-aller du bien-être, l'individualité y puise une nouvelle
énergie.

Ouf! avec quel nonchaloir on se laisse tomber dans le grand fauteuil
qui tend les bras, et que, la tête renversée, dans un délassement
alangui, il est doux, après une journée de fatigue, de promener un
œil mi-fermé sur tout le fouillis domestique qui nous environne. Tous
les objets, ces élus du goût, semblent devenir plus chatoyants pour le
retour du maître, ils lui sourient, et dans le langage mystérieux des
choses, ils paraissent le saluer joyeusement à son arrivée.

Ce fut avec un bonheur mêlé de reconnaissance, que je contemplai ce
soir-là mes richesses, meubles anciens, statuettes, potiches, tableaux
et gravures, tous ces jolis riens amassés avec patience; ma
Bibliothèque se dressait fièrement, comme orgueilleuse de son noble
faix, et la vue de mes livres me rasséréna.

Ils étaient là, tous alignés, dans une magistrale mitoyenneté,
splendides comme à une revue; les reliures à petits fers brillaient,
semblables à de beaux uniformes, les volumes brochés supportaient
modestement leur primitif vêtement et le vieux veau brun distillait
dans l'air ce vétuste parfum qui énivre si délicieusement les amoureux
du Bouquin.

Je regardai avec joie mes chers livres, anthologie de ma passion; je
me surpris à détailler leurs charmes, à compulser leur beauté, à
analyser leurs perfections; je les caressai de l'œil, je les eus
volontiers embrassés, et mes sensations vaniteuses de Bibliophile
vibrèrent avec intensité.

«Bouquins adorés, ô mes amis, vrais consolateurs de celui qui vous
possède, que de jouissances vous versez dans nos cœurs et que barbare
est celui qui vous méprise! vous êtes toute la sagesse, la vie, le
cerveau, la quintessence des siècles passés; bouquins adorés, ô mes
amis, je vous vénère à l'égal des Dieux!»

Le somniférant Morphée me paraissait cette nuit-là, occupé à secouer
ses pavots sur d'autres paupières que les miennes, je résolus
d'attendre patiemment les loisirs de cette déité inconstante et,
prenant sur un rayon, une plaquette, petit in-12, reliée en maroquin
blanc avec coins, je fus me coucher pour lire dans le grand silence de
minuit.

Je ne tardai pas néanmoins, peu à peu, à m'endormir profondément et un
essaim de songes tortionnaires vint papillonner dans mon alcôve.


III

Je flânais en rêvant, ou je rêvais en flânant, au milieu de ce grand
mouvement, de ce perpétuel va-et-vient dont l'hôtel Drouot est le
spectacle à l'époque des belles ventes--c'était une cohue: D'adorables
petites femmes mises avec une grâce exquise, des messieurs très
décorés, financiers, peintres, hommes de lettres, des marchands et
marchandes à la toilette, des commissionnaires, que sais-je!--Je
m'arrêtai en premier lieu à la salle no 2: On y vendait des
tapisseries des Gobelins, des meubles Renaissance, des bronzes, des
faïences italiennes et japonaises, des émaux, des statues, tout un
bric à brac étonné de se trouver réuni.

Armé de son maillet d'ivoire à manche d'ébène, lorgnon sur l'œil, la
face rouge, rasée de frais, plus impétueux que jamais, Maître Oudard
pontifiait.--Je m'approchai.

«Nous allons vendre, disait l'expert, _deux colonnes Doriques avec
tores et chapiteaux en Brocatelle_, l'une est en brêche de Sicile,
l'autre en porphyre rouge de Suède.... Remarquez, je vous prie, la
beauté de ces deux pièces, c'est une occasion unique.»

Voyons, Messieurs, reprenait Me Oudard, _deux superbes colonnes
Doriques des plus curieuses_, combien dit-on?... Il y a marchand
à....tant, Personne ne couvre l'enchère? c'est pour rien,
Messieurs;... une fois, deux fois, vu, personne ne dit mot? Examinez
ces deux pièces, je vous prie;... une fois, deux fois, vu, non;... pas
par vous à gauche, c'est donné, Messieurs, vu, non, on renonce.....
Adjugé.»

Les garçons emportaient, un mouvement se faisait dans l'auditoire,
puis l'expert avec calme mettait un nouvel objet en vente, et la voix
de Me Oudard reprenait de plus belle: «une fois, deux fois, vu,...
non, faites passer,... vu, personne ne dit mot... vu,... non, on
renonce;...» pour accentuer, d'un coup de maillet sec, l'irrémédiable:
Adjugé.

Ces deux colonnes Doriques ne m'étaient pas inconnues, et afin de me
rendre compte de leurs provenances, je demandai les catalogues du jour
au distributeur qui passait.

Mais, hélas! Il ne s'agissait plus de colonnes Doriques, sur l'un des
catalogues que je venais de réclamer, _Horresco referens!_ Je lus les
lignes suivantes imprimées en rouge et noir sur la couverture bleu
tendre d'un assez copieux in-8º:

   «CATALOGUE DES LIVRES ANCIENS ET MODERNES, _rares et
   curieux.--Belles-lettres, Histoire, Beaux-Arts et Théâtre.--La
   plupart ornés de belles reliures et de cartonnages fantaisistes.
   Provenant de la Bibliothèque de M..._»

Ici mes Nom, Prénoms et Qualités s'étalaient scandaleusement.--Le
_Mané, Thécel, Pharès_ ne dut pas étinceler aussi lumineux aux yeux de
Balthazar que les détails imprimés que je venais de lire ne brillèrent
aux miens; je crus devenir fou, un frisson glacial parcourut tout mon
corps. Je réunis ce qu'il me restait de forces pour ne pas m'évanouir,
et, blême, défait, dans un état impossible à décrire, je m'élançai
vers la salle no 6 où la vente devait avoir lieu.


IV

La salle no 6 était magistralement pleine. Impossible de me frayer un
passage par la porte du vestibule. Je me rendis au magasin également
encombré et là, avec grandes peines, je parvins, à gravir sur un
tabouret d'où je découvris un affreux spectacle.

Me Maurice Delestre occupait la chaire, correct et élégant comme un
jeune sportman; à sa droite, derrière une table surchargée de livres,
la tête maigre et à lunettes de M. L... surgissait. Des garçons
emmagasinaient brutalement des livres que je ne pus voir, mais que je
reconnus aux palpitations de mon cœur... Et d'ailleurs pourquoi
douter? N'avais-je pas là devant moi, horrible! horrible! horrible!
mes trois corps de bibliothèques à colonnes torses que les draperies
vertes de la salle rendaient encore plus belles?

Les rayons étaient déjà clair-semés, je cherchai des yeux mes trésors
des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles,... disparus! Une sueur froide
inondait mon front, mes jambes faiblissaient; je voulus crier,
appeler, faire rendre gorge aux acquéreurs et assassiner dans la même
haine MM. L... et Maurice Delestre, complices de cette noire trahison!
Hélas! mes jambes étaient fixées au tabouret et ma voix paraissait
s'être à jamais figée dans mon gosier; il me fallut demeurer
spectateur de pierre avec une âme de feu, et me résoudre à voir et à
entendre sans proférer un son.

J'examinai la salle.

Au premier rang toute la haute librairie patentée était assise, coudes
sur tables, crayon aux dents, catalogue ouvert. Je reconnus les yeux
ardents du jeune Ed. R..., la silhouette de Faune de M..., et le
visage rabelaisien de son associé F...; puis, plus loin, dans la
pénombre, le profil railleur de C..., la désinvolture de Le F... et la
haute taille de V..., ainsi que les figures bien connues de D..., de
St-D..., de R..., de B..., de H..., et autres.--Toute la fine fleur
des bouquinistes parisiens.

Au second plan, ô torture! hissés sur des chaises, mes amis au grand
complet, joyeux, pimpants, se frottant les mains et inspectant mon
catalogue avec des petits sourires entendus. J'étouffais.

L'inquisiteur... je veux dire le filet de voix aigre, grêle et perçant
de M. L... rompit ce silence.

«No 160, clama-t-il. Nous allons mettre en vente les Romantiques dont
la collection est surtout remarquable!»

«No 160. _Théophile Gautier._ LA COMÉDIE DE LA MORT, _Paris,
Desessart, 1838_, in-8, broché. _Édition originale._»

«Il y a plusieurs états de la vignette de Louis Boulanger gravée par
Lacoste. Exemplaire en admirable état, la reliure est de fantaisie.
Les plats en cuirs japonais à ramages, les gardes sont ornées
d'étranges dessins représentant une Danse Macabre.--Je demande 150
francs.»

Quelques libraires esquissèrent une hilarité Homérique, mais tout le
clan sérieux tendit les bras. Les prunelles tombèrent en arrêt, on
entendit des «_on demande à voir_» de tous côtés, et un grand
bourdonnement parcourut l'assistance.

On demande 150 francs, répéta Me Maurice Delestre.--Il y a marchand
dit résolument un de mes amis les plus intimes,--160 lança ED.
R...,--180 fit M...,--200 reprit l'ami intime...--Ce fut un ouragan
d'enchères, au milieu desquelles, ô surprise! je crus remarquer la
voix délicate et timide d'une femme.


V

Cette petite voix féminine était langoureuse et frémissante; par une
filiation mystérieuse, elle semblait comprendre mon martyre et mon
impuissance; c'était comme un écho de moi-même qui résonnait dans la
salle, et, sans le mutisme épouvantable dont j'étais frappé, je
n'aurais pas, à ma propre vente, mieux conduit les enchères.

Elle était fière et vibrante jusque dans sa timidité, cette chère
petite voix féminine, aussi je la bénissais en dépit de ma douleur et
de ma rage, et tous mes plus galants désirs se portaient vers le coin
d'ombre d'où elle me paraissait sortir.--A 350 francs; LA COMÉDIE DE
LA MORT fut adjugée à cette folle enchérisseuse.

J'attendais qu'on lançât le nom de ma sympathique inconnue;... qui
cela pouvait-il bien être?... J'étais sur des charbons ardents et ma
curiosité n'avait plus de bornes. Hélas! aucun nom ne fut prononcé et
le crieur fit silencieusement passer au commissaire-priseur une carte,
une simple carte,... un bristol rosé du plus doux effet. Je me pris à
bâtir les suppositions les moins fondées, tout en scrutant du regard
les personnes assises ou debout; mais, soit que ma vue fût troublée,
soit que, dissimulée habilement dans la foule, la dame ne tînt pas à
être découverte, il me fut impossible d'entrevoir le plus mignon
profil fuyant, pas un bout de dentelle, une main gantée, une plume de
chapeau, une mèche de cheveux blonds ou bruns, rien,... absolument
rien; je ne vis que la houle mugissante des spectateurs, attentifs et
prêts à dévorer mes Romantiques.

Le monotone, agaçant et peu viril organe de M. L... reprenait la
nomenclature du catalogue.


VI

Il serait trop long de peindre la furia des enchères. Jamais, de
mémoire de libraire, on n'avait vu bataille si acharnée. Me Maurice
Delestre s'était levé, l'œil mobile, la voix saccadée, droit comme un
général au feu. Le crieur paraissait exténué, tant l'animation était
grande, et, sous les verres convexes de ses lunettes, les yeux de
l'expert marquaient un suprême ahurissement. Le marteau d'ivoire
voltigeait dans l'air et ne pouvait s'abattre, c'est à peine si l'on
entendait le bruit des salles voisines et, sur leurs chaises hissés,
mes amis se regardaient effarés.

Dans cette mêlée de voix mâles, la petite voix de femme se faisait
entendre, sonore comme un clairon qui rallie, elle était devenue plus
altière et possédait des intonations hardies et chaudes. Brave petite
voix féminine! elle menait ma vente tambour battant, elle montait
crânement à l'assaut par des surenchères de dix, quinze et vingt
francs. Vrai Dieu! je l'adorais, j'avais presque oublié que
j'assistais au plus affreux des désastres, mais,... pourquoi ne
pouvais-je la découvrir?

Tous mes Romantiques s'élevèrent à des prix inouïs, et tous, chose
singulière, furent adjugés à la suave petite voix. Pas un des
_Gautier_, éditions originales, avec reliures étranges et envois
curieux, ne descendit au-dessous de 200 francs. Les _Victor Hugo_ de
chez _Renduel_ et de chez _Gosselin et Bossange_, les _Musset_ de chez
_Urbain Canel_; les _Sainte-Beuve_, les _Nodier_, les _Drouineau_, les
_Mérimée_, les _Antoni Deschamps_, les _Alphonse Royer_, etc., tous de
la bonne date, furent payés au poids de l'or; LA MADAME PUTIPHAR de
Pétrus Borel, avec un quatrain très-bizarre du Lycanthrope, atteignit
500 francs, et un exemplaire intact des ROUERIES DE TRIALPH, _notre
contemporain avant son suicide_, eut l'honneur d'être violemment
disputé, jusqu'à la somme de 370 francs.

Bref, ce fut du délire, et mon orgueil délicieusement chatouillé
pansait de son mieux les plaies que cette cruelle vente avait faites
dans mon cœur de Bibliophile.


VII

Je me fis tout à coup cette judicieuse réflexion que je n'étais
arrivé, dans la salle no 6, qu'au no 160 (série des belles-lettres,
XIXe siècle) de mon catalogue, car, par suite d'une rédaction tout à
fait anormale, ledit catalogue se trouvait divisé en quatre grandes
séries numérotées séparément.

La première partie se composait des XVe et XVIe siècles. Le XVIIe
siècle formait la seconde partie, la plus complète de ma Bibliothèque,
et mon titre le plus sérieux à ma gloire de chercheur. Une admirable
collection de livres à vignettes et d'ouvrages gaillards du XVIIIe
siècle donnait à ma troisième série plus de 500 numéros, et la
quatrième partie enfin se trouvait remplie par nos maîtres
contemporains du XIXe siècle, depuis _Népomucène Lemercier_, jusqu'à
J. Barbey d'Aurevilly, de Goncourt et Zola.

Je songeai donc avec effroi que ma vente était sans doute arrivée à sa
quatrième ou cinquième vacation et que je ne devais pas me laisser
aussi mollement bercer par l'heureux succès de mes Romantiques.

Mais comment savoir les prix d'adjudication des livres vendus les
jours précédents?

J'étais là sans voix, presque inerte, fixé sur un tabouret, comme un
misérable sur la sellette. Mes angoisses me reprirent plus fortes,
plus étouffantes et plus amères.

Je n'entendais plus rien, ni le soprano de M. L..., ni la basse-taille
du crieur, ni le léger baryton du commissaire-priseur; je ne percevais
même pas le ravissant contralto de la jeune femme qui, quelques
minutes auparavant, me charmait si bien par son entrain audacieux;
j'étais anéanti.

Un de mes voisins, d'une distinction parfaite, suivait attentivement
la vente, un petit crayon d'or d'une main, le catalogue de l'autre. Je
pensai que, depuis le premier jour, un aussi sérieux Gentleman devait
assister aux vacations et, par un effort désespéré, je parvins, avec
des mimes de politesse, à lui faire entendre que je désirais la
communication de son catalogue.

Il me crut muet, sans doute, mais avec la meilleure grâce du monde, il
me tendit le précieux catalogue annoté, que dans ma brutale
impatience je faillis lui arracher.


VIII

Ma fièvre de savoir était telle, que j'ouvris au hasard le catalogue
de mon aimable voisin. Je tombai sur la seconde partie, mes yeux
s'arrêtèrent à cet article: LA PUCELLE, ou _la France délivrée, poëme
héroïque_, par M. CHAPELAIN; à _Paris_, chez _Augustin Courbé, 1656_,
in-folio, _maroquin rouge, fil. comp. aux armes de l'évêque
d'Orléans_. Sur la marge au crayon, je crus lire 10 francs.

Ce fut un coup terrible que je reçus avec accablement.

Ma _Pucelle_, une merveille, un admirable exemplaire, une des joies de
ma vie de fureteur! une trouvaille inestimable, et si superbement
reliée, qu'on pourrait songer à Le Gascon, ma _Pucelle_, vendue 10
francs...!!!

Toujours au hasard, j'ouvris et lus:

LE ROLAND FVRIEVX, de _messire Loys Arioste_, NOBLE FERRAROIS,
_traduit d'Italien en François, à Lyon_, pour _Estienne Michel_, 1582,
1 vol. in-12 vélin. Et sur la marge... 5 fr.

Oh! les monstres!! 5 francs un _Roland_ en très-bel état, un _Roland_
sortant de la Bibliothèque du fameux Yeméniz et portant son ex-libris:
une médaille antique, un lion sur le recto et le monogramme du
Bibliophile Lyonnais sur le verso.

5 francs! oh les barbares!

J'ouvris vingt fois, toujours au hasard, et toujours je trouvais des
prix ridicules et disproportionnés à la valeur réelle des livres mis
en vente, c'en était trop pour moi. Le dictionnaire de Trévoux me
serait tombé sur la tête, que je n'eusse pas subi une commotion plus
forte que celle que je ressentis à la vue de mes pauvres livres
vilipendés. C'était le dernier coup... mes jambes se dérobaient sous
moi, les bras me tombèrent le long du corps, je me sentis entièrement
défaillir, et de la hauteur de mon tabouret je me laissai choir sur
une pile de volumes qu'un portefaix sans âme emmagasinait.


IX

Quand je me réveillai, il me semblait encore entendre la voix perçante
de M. L. et sentir le marteau de Me Maurice Delestre me taper sur le
crâne.

Ce n'était bien qu'un rêve cependant. Le soleil brisait ses rayons sur
ma courtine de soie et se jouait avec des reflets d'or sur les
tentures, les petits oiseaux chantaient de délicieuses aubades sur mes
persiennes, au travers desquelles j'apercevais des bandes de ciel
bleu;--tapie paresseusement à mes pieds, Isis, ma chatte blanche,
ronronnait en entr'ouvrant son œil vert, et, par l'entre-bâillement
de la porte de ma chambre, je voyais dans la pièce voisine, brillants
et bien éclairés par la lumière du matin, mes trois corps de
Bibliothèque à colonnes torses, ou chatoyantes comme d'harmonieuses
toilettes; les tons des reliures formaient l'ensemble le plus
réjouissant.

Je vous possédais donc toujours, ô mes livres chéris! vous étiez là,
sous mes yeux, bien à moi; je pouvais vous contempler en égoïste et
jouir seul à seul de tous vos appas. Vous demeuriez toujours mes
heureux tributaires, mes amis, mes consolateurs, et cette vente
affreuse n'était qu'un rêve, qu'un détestable mensonge de mon
imagination agitée!

Je sautai vivement à bas de mon lit, et, sans prendre le temps de
mettre mes pantoufles, je courus à eux, je les regardai, je les
compulsai, caressant spécialement ma _Pauvre Pucelle_, et _Messire
Loys Arioste, Gentilhomme Ferrarois_, ainsi que tous ceux que mon
cerveau encore syncopé se rappelait avoir vu vendre.

Après plus d'une heure de muette contemplation, pendant laquelle je
revis mes vieux Bouquins avec plus de joie qu'un amant qui étreint son
amante longtemps attendue, je revins enfin me coucher.

Sur la table de nuit, à côté du bougeoir Louis XV en cuivre ciselé,
dont la bougie était à moitié consumée, je vis la plaquette petit
in-12 en maroquin blanc avec coins... c'était L'ENFER DU BIBLIOPHILE,
cette boutade saisissante d'Asselineau que j'avais relue en entier
avant que de m'assoupir.


X

Mais la petite voix de femme, me direz-vous?

Bah! c'est juste, cher lecteur, j'allais oublier... Oui, au fait,...
la petite voix de femme... à qui diable la supposer?

Tenez, tout net, sans paraphrase ni paralogisme, je suis assuré que
si, après avoir trouvé philosophiquement la véritable clef des songes,
nous cherchions à déchiffrer la carte de la Dame mystérieuse, nous
lirions imprimé, sur le bristol rose remis au Commissaire-priseur, le
nom d'une de nos maîtresses à nous tous Bibliophiles, d'une maîtresse
qui nous est fidèle et qu'il nous sera toujours pénible de quitter...

[Illustration: Mademoiselle Vanité.]




[Décoration]


LA GENT BOUQUINIÈRE

_Esquisse parisienne_

   Si l'on me demande quel est l'homme le plus heureux, je
   répondrai: c'est un bibliophile, en admettant que ce soit un
   homme; d'où il résulte que le bonheur, _c'est un bouquin_.

    P. L. (bibliophile Jacob.)


O vous, qui possédez l'art de vous promener au milieu de tout ce
brouhaha de Paris, parmi cette multitude bigarrée, affairée et
distraite qui se meut, va, vient, marche, court et flâne dans les
rues, le nez en l'air, l'oreille au vent; avez-vous remarqué
quelquefois l'attitude particulière, inquiète et absorbée de certains
hommes à l'œil fureteur qui passent graves, coudoient les uns et les
autres sans crier gare, et qui semblent suivre, comme dans un rêve,
leurs pas trop hâtifs qui les devancent?

Ils marchent la prunelle en arrêt, anatomisant les vitrines; Paris
pour eux est un vaste livre rempli de documents intéressants. Ils se
plaisent à en relever les annotations et à en compter les
culs-de-lampe, et les quais forment la marge qu'ils parcourent
pieusement. Viennent-ils de Bercy ou d'Auteuil, de Montmartre ou du
Panthéon, sans mot d'ordre, mus par la même passion, ayant au cœur le
même désir, tous se dirigent, l'imagination irradiée, âpres à la
curée, vers l'espace que bornent, sur la rive gauche de la Seine, le
pont Saint-Michel et le pont Royal.

Ils forment sans se connaître une race à part, dont l'idiome
singulier, les mœurs étranges, les aptitudes et les goûts
fantastiques ont quelquefois tenté la plume des humoristes. Leur vie,
c'est un bouquin, et s'ils entrevoient un monde meilleur, un éden
délicieux, ils ne peuvent se le figurer sans des parterres d'elzévirs,
des massifs d'incunables, des montagnes d'in-folios et des parcs
ombragés de feuilles manuscrites.

Le matin, ils déjeunent à la hâte d'un catalogue et de leur dernière
trouvaille, puis, sans consulter le ciel, heureux comme des
jouvenceaux en bonne fortune, ils partent le pied léger, le
cœur battant d'une sainte émotion, inquiets de savoir si la
maîtresse qu'ils conquerront sera blonde ou brune, s'ils dénicheront,
 _raræ aves_, un _Alde_ ou un _Estienne_, un _Giolito_ ou un
_Torrentin_.--Arrivés au but de leurs jouissances, sur les doctes
parapets, ils se préparent à la lutte, enlèvent leurs gants, fixent
leurs chapeaux, donnent du jeu à la manche, entr'ouvrent leurs poches
mystérieuses et profondes, et commencent.--Qu'il vente, qu'il pleuve
ou que le soleil dissolve le bitume, comme ces Fakirs de l'Inde qui
se tiennent sur un pied, ils vont _piano, pianissimo_, toujours
debout, l'œil plongé dans les cases, scrutant les livres jusque dans
l'âme.--Paris les enveloppe dans son grand bourdonnement, les femmes
en passant les frôlent avec un froufrou soyeux; impassibles, noyés
dans un océan de voluptés, ces chiffonniers de la science revivent
tout un passé. Ils bouquinent, bouquinent, bouquinent:

_C'est la gent bouquinière!_

De midi à six heures en été, de deux à quatre en hiver, ils sont là, à
leur poste de joie, sur le Qui-vive, le sourire aux lèvres, l'œil vif
et perçant, la main en avant obéissant au regard. Ils se chuchotent à
eux-mêmes des phrases intraductibles, ils paginent fiévreusement un
volume, le replacent, plongent de nouveau leurs mains noires de
poussière dans un casier qui est tout un monde, et, respirant avec
délices l'odeur du vieux veau racorni, des feuillets mouillés et des
cartons pourris, ils reconstituent des yeux, entre les nervures usées
des bouquins qu'ils dévorent, les titres dédorés, abrégés, effacés
dont ces pauvres déshérités semblent ne plus vouloir se parer.

L'étalagiste, lazzarone parisien, assis comme un commissionnaire sur
un siége ressemelé, considère d'un air bienveillant tous ces pionniers
de sa marchandise; le Bouquiniste est quelquefois issu du Bouquinier,
et il se complaît à voir la figure mobile de ses habitués; il les
regarde lentement défiler, s'arrêter indécis et s'arracher avec peine
du capharnaüm de ses boîtes; il les compte, remarque les absents,
bavarde avec _ces Messieurs_, et, si l'un de ces _Bibliophobes_ avec
un signe particulier l'appelle pour payer le bouquin qu'il vient
d'exhumer, l'étalagiste accourt, la main à son gousset, affable,
empressé; il voit presque partir avec regret l'élu du chercheur qui le
lui marchande, il félicite l'acquéreur, remet en ordre ses caisses
bousculées par la passion de la recherche, puis il retourne à son
siége, d'où il examine son pauvre étalage qui s'étend au loin,
semblable au berger nonchalant qui surveille son troupeau.

Que de classes cependant, que de sectes, que de divergences d'opinions
dans cette race bouquinante! chacun a son Dada, sa marotte, son but;
chacun défriche son siècle de prédilection, depuis l'Helléniste
jusqu'au Romantique;--pour ce dernier: les _Renduel_, les _Barba_, les
_Desessart_, les _Lecou_; pour d'autres: les _Barbin_, les _Courbé_,
les _Guillaume de Luynes_, les _De Sercy_; pour les piocheurs: les
outils de travail, quels que soient la date de l'édition ou le nom du
libraire, et pour les ambitieux enfin, les _éditions de Verard_, les
_Molière_ de chez Jean Ribou, les _contes_ de La Fontaine, _édition
dite: Des Fermiers Généraux_, et les bibles interfoliées de billets
de banque, comme celle que légua jadis le marquis de Chalabre à Mlle
Mars.

Mais, pour arriver à satisfaire ces _pia desiderata_, il leur faudra
soulever des collines d'in-12 ou d'in-8, empiler _Capefigue_ sur
l'_Annuaire des longitudes_, rejeter des monceaux d'_Années
chrétiennes_ et de _Géographies de Malte-Brun_, retomber à chaque pas
sur _l'Almanach des Muses_ ou les _Spectacles de la nature de Pluche_
et voir enfin surgir le _Manuel du parfait fumiste_ à côté de
_l'Archi-Monarquéide de Gagne_, ou de l'_Histoire philosophique des
deux Indes, de Raynald_.

Quoi qu'il en soit, l'espoir guide ces vaillants chercheurs, rien
n'ébranle leur robuste foi, ils passent à travers les séries les plus
complètes de la _Revue des deux mondes_, sautent à pieds joints
par-dessus les _Cours de littérature de Laharpe_, franchissent
_Anquetil et son Histoire_, _Napoléon Landais et son Dictionnaire_,
_Sainte-Foix et ses Essais sur Paris_, _Mably et Condillac_; ils
avancent malgré tous les obstacles, et s'ils rentrent les poches
vides, l'abattement et le désespoir ne les accompagnent pas au logis.

Par contre, s'ils mettent la main, _les veinards!_ sur l'unique cheveu
de l'occasion, s'ils peuvent déterrer le merle blanc de leurs rêves,
ils exultent comme Archimède lâchant son _Eureka_, et l'immense
bonheur qui emplit tout leur être les dédommage amplement des fatigues
passées.

Comme il est choyé, dorloté, admiré, ce bijou découvert! de quelles
larmes de reconnaissance il est arrosé! Harpagon, serrant
précieusement sa cassette contre son cœur, n'eut jamais d'expression
de joie plus féroce que le bouquinier qui emporte sa trouvaille.

«Va, pauvre bouquin, murmure-t-il en lui même, tu vas oublier ton
existence errante, les injures du temps et ta misère passée, viens; tu
auras la meilleure place à mon foyer, dans la noble famille dont tu es
digne, entre tes frères chéris; le fastueux maroquin et l'odorant cuir
de Russie seront fiers de t'avoir pour voisin, car tu seras
débarbouillé, lavé, encollé, habillé; viens, tu es des miens et je te
bénis pour toute l'allégresse que tu me causes.»

       *       *       *       *       *

O vous, qui passez sur les quais de Paris, admirez ces heureux qui
bouquinent, bouquinent, bouquinent:

_C'est la gent bouquinière!_

[Décoration]




[Décoration]


LES GALANTERIES

DU SIEUR SCARRON

_A Madame la Baronne de X***_


    Saint-Louis en l'Isle,
    Paris.

    Paris, 1er janvier 1878.

La délicieuse soirée que nous passâmes le premier jour de l'an
dernier! cela nous vieillit bien un peu; mais vous en souvenez-vous,
chère petite Baronne?

C'était sur le soir, vous étiez seule dans votre grand salon Louis
XV,--seule devant un bon feu,--seule sur une causeuse.

Lorsque je parus, Dieu sait où voltigeaient vos rêves; votre petit
écran japonais d'une main, un livre entr'ouvert de l'autre, vous étiez
affaissée dans la morne contemplation de l'âtre, et c'est à peine si
la voix de la soubrette qui m'annonça vous fit tourner la tête de mon
côté.

C'est qu'ils étaient bien loin, bien loin vos rêves, chère Baronne;
ils dansaient capricieusement avec les flammes du foyer, et votre œil
fixe s'engourdissait à suivre leurs ébats mutins; je pensai tout de
suite, vous le dirai-je, au curieux volume, relié avec art en maroquin
bleu, à vos armes, que votre bras abattu laissait nonchalamment
glisser.

N'était-ce pas lui, dites-moi, qui avait débauché les charmants
diables roses de votre mignonne cervelle?

Ah! Baronne, qu'il faisait froid! Paris finissait cette longue journée
de saturnales, Paris avait la pompe insipide des jours fériés; on
n'entendait que le rire perlé de la jeunesse ou le chant rauque et
monotone de l'ivrogne; les pelures d'orange attentaient à la vie du
promeneur, et sur le seuil de leurs portes, mines revêches, les
concierges disséquaient la générosité des locataires.

Rappelez-vous avec quelle triste figure de conspirateur je vins me
mettre à vos côtés!--Oh! le vilain causeur que je fis dès les premiers
moments; ce n'était qu'indolents bâillements, que pénibles hum! hum!
que mon gosier grognon proférait; et quel oubli total des convenances!
Campé au beau milieu du feu, les jambes allongées, les pieds sur les
tisons, je me rôtissais comme un saint Laurent sans usage,--tantôt me
frictionnant les jarrets avec impertinence, tantôt frappant du pied et
lançant des roulades grelottantes de _brrrr_ à morfondre un
rocher.--Mon adorable amie, j'en ai honte encore aujourd'hui!

Lorsque Mariette apporta le thé, vos rêves me parurent rentrer effarés
et timides dans leur joli nid,--votre silence fut moins complet,--mon
attitude fut plus décente.

Le thé était exquis, chaud, parfumé, versé par la main des Grâces,
c'était de l'ambroisie.--Vous étiez ce soir-là enivrante de beauté et
de langueur, dans ce coquet peignoir Watteau bleu cendré, rehaussé de
malines; vous possédiez ce teint, pétri de lis et de roses, dont les
anciens poëtes nous ont légué l'expression; votre fine chevelure
blonde brillait, avec des reflets de bronze pâle; et puis, votre grand
salon était si purement, si voluptueusement Louis XV, depuis ses
lambris en camaïeu jusqu'à votre mule de satin, que, par ma foi,
j'aurais été pendable, si, dépouillant mon humeur brutale, je ne me
fusse mis à _Crébillonner_ avec vous.

Combien je vous sus gré, du fond de mon cœur, de n'entrevoir chez
vous ni sac de chez Boissier, ni coffret de chez Giroux, ni écrin de
chez Fontana; votre logis semblait vierge de toute importation
d'étrennes, et je trouvais enfin un refuge, une tiède oasis, contre
l'enfer du jour de l'an.

Nous étions là sur la causeuse, le guéridon placé tout près, un
délicat service de Saxe à portée de la main.

«Un nuage de lait? me disiez-vous.

«--Mille grâces?

«--Pourquoi cette curiosité? repreniez-vous, suivant le fil de la
conversation, savez-vous bien que vous devenez très-indiscret; mais,
tenez, je vous le donne en cent, en mille, en dix mille, quel est
l'auteur du petit volume qui m'entretenait lors de votre arrivée?»

Vous me regardiez malicieusement, tandis que me vouant à tous les
saints, je vous citais: _Musset_, _Lamartine_, _Hugo_, _Gautier_,
ainsi que toute une pléiade de poëtes modernes; et vous, dodelinant de
la tête, avec de fines roueries dans l'œil, vous ne me disiez pas une
fois, chère petite Baronne: «Vous brûlez, mon cher, vous brûlez.»

Alors, je remontais d'un siècle et j'amoncelais des kyrielles de noms
d'auteurs: quelques-uns excitaient votre joli rire argentin; d'autres,
ne le niez pas, vous faisaient rougir et baisser pudiquement les yeux.
Cela dura bien une heure, pendant laquelle nous fîmes à deux un cours
de littérature à faire mourir de honte l'ennuyeux Laharpe.--C'était à
damner un Bibliographe, vous deveniez aussi taquine, aussi spirituelle
que Madame de Sévigné, que j'allais victorieusement vous jeter à la
tête, quand, audacieusement, démasquant vos batteries, vous me
lançâtes cette renversante apostrophe:

«Connaissez-vous Scarron, mon cher Bibliophile?

«--La belle question! Scarron le bouffon, Scarron _le malade de la
Reine_, Scarron le burlesque époux de la malheureuse d'Aubigné,
Scarron _le raccourci de toutes les misères humaines_, Scarron
enfin... et c'est avec Scarron, Madame, que vous conversiez? Ah! la
vilaine compagnie que celle d'un cul-de-jatte, et comme je bénis le
ciel qui a permis à votre serviteur de se mettre entre vous et ce
petit fagoteur de rimes.»

Ici, Baronne, vous deveniez irascible, vous défendiez votre poëte, et,
gentil inquisiteur, vous repreniez les instruments de torture;--les
demandes insidieuses sortaient pressées de vos lèvres coralines:

«Quel est le volume de Scarron que je lisais?

«--_Le Roman comique_, parbleu!

«--Fi donc!

«--_Le Typhon?_

«--Point.

«--_Le Virgile travesti?_

«--Nenni.

«--_Jodelet duelliste!_

«--En aucune façon.

«--_Les Épistres chagrines?_

«--Pouvez-vous le penser?

«--_Les Nouvelles?_

«--Eh! mon cher, ne courez pas si loin, ce sont tout bonnement les
_Poésies_ du Sieur Scarron, ce petit fagoteur de rimes, comme vous
l'appelez si méchamment, et, dussiez-vous me traiter de bas-bleu, je
tiens à honneur de vous avertir que j'ai un furieux tendre pour les
vers de ce cul-de-jatte rabelaisien.»

«--Ce furieux tendre est un goût perverti, et permettez-moi d'avancer,
à ce sujet, mon humble avis; contrôlé et appuyé par...»

Mais le livre déjà était ouvert;--placée dans l'attitude du Mascarille
des _Précieuses ridicules_, et avec des grâces toutes féminines, vous
tendiez le volume en avant d'une main, tandis que de l'autre, un doigt
levé, vous m'imposiez silence. «Oyez, je vous prie, me dites-vous.»

Je vous mangeais des yeux tant vous étiez divine, ainsi posée et
maîtrisant mon émotion, j'écoutai.


A MADEMOISELLE DE LENCLOS

Estrennes

    _O belle et charmante Ninon,
    A laquelle jamais on ne répondra: Non,
    Pour quoi que ce soit qu'elle ordonne,
    Tant est grande l'authorité
    Que s'acquiert en tous lieux une jeune personne,
    Quand avec de l'esprit elle a de la beauté.
    Ce premier jour de l'an nouveau,
    Je n'ay rien d'assez bon, je n'ai rien d'assez beau
    De quoi vous bastir une Estrenne;_
    _Contentez-vous de mes souhaits,
    Je consens de bon cœur d'avoir grosse migraine
    Si ce n'est de bon cœur que je vous les ay faits.
    Je souhaite donc à Ninon
    Un mary peu hargneux, mais qui soit bel et bon,
    Force gibier tout le carême,
    Bon vin d'Espagne, gros marron,
    Force argent, sans lequel tout homme est triste et blesme,
    Et qu'un chacun l'estime autant que fait Scarron._

Tudieu! avec quelle émotion vraie vous récitâtes ces vers burlesques,
quelle voix chaude et vibrante, quelles intonations senties, et que
votre regard était vif, pendant la lecture de ces _Etrennes_!
j'oubliai presque Scarron, et je négligeai de le maltraiter--véritable
magicienne, vous veniez, par cette seule évocation de Ninon, de me
reporter de deux siècles en arrière, parmi cette société polie, où les
petits poëtes, même, savaient donner de si galantes étrennes.

Je revis Ninon, sa cour brillante et ses _passants_ de qualité: le
Comte de Coligny, le Chevalier de Grammont, les Marquis de La Châtre
et de Sévigné, le Prince de Condé, l'Abbé de Chaulieu, Villarceaux,
Gourville, Saint-Évremont et tant d'autres.

Je n'étais plus chez vous, Baronne, je me trouvais en plein Marais,
dans la ruelle de cette impure adorable, de cette femme, trois fois
femme, par le cœur, l'esprit, l'inconstance et la frivolité.--J'étais
environné de beaux esprits, parmi lesquels, votre cher Scarron, alors
ingambe, alors _petit collet_, courant de groupe en groupe avec cette
bonne humeur, cette gaieté bouffonne, et cet atticisme pimenté de sel
gaulois.

Vous paraissiez de même songer à tout cet autre âge, vos rêves avaient
repris leurs ébats mutins, et votre œil noir reflétait purement le
temps jadis.

Alors, je vous pris la main, petite Baronne, et pendant un temps
incalculable, tous deux nous comprenant, tous deux vivant une autre
vie, toute une époque évoquée, nous restâmes rêveurs, sans mot dire,
murmurant faiblement en cadence:

    O belle et charmante Ninon...

Lorsque nous sortîmes de notre torpeur, quel assaut de souvenirs,
c'était à qui réciterait le plus d'_Estrennes_ jusqu'à ce que, la
mémoire vidée et fourbue, votre Bibliothèque fût mise au pillage.

Vous étiez un vrai démon: et nous bouleversâmes tous les _Parnasses
d'antan_, nous piquant d'amour-propre, admirant, critiquant,
discutant, nous alambiquant l'esprit avec des agaceries à réveiller
l'ombre de tous nos chers poëtes.

Quelle surprise, dites-moi, lorsque nous entendîmes sonner trois
heures du matin! nos regards étonnés se croisèrent, les miens
disaient: «Il fait bien froid, il est bien tard, soyez miséricordieuse!
La nuit est sombre, il me faut vous quitter, petite Baronne, ayez
pitié!» Votre œil était indulgent, et je ne sais trop ce qu'il m'eût
répondu, si Mariette, lassée d'attendre, ne s'était mise à ronfler
dans la pièce voisine.

L'effroyable voyage que je fis, ô ma douce amie, pour regagner mon
triste logis de célibataire.--Jamais amoureux transi ne s'en revint
plus chagrin dans ce grand Paris, qui la nuit ne semble dormir que
d'un œil.--Malgré moi, j'enviais Scarron superbement vêtu de
maroquin, Scarron qui revit en livre et que vous aimez, Scarron, que
vous teniez dans votre main mignonne et qui veillait peut-être à vos
côtés, sur les courtines de soie, après avoir bercé votre premier
sommeil, tandis que j'allais errant sur ces quais ténébreux, meurtri
par la bise, tracassé par mille petits fantômes qui labouraient mon
cœur et mon esprit.

Il y a un an, jour pour jour; mon cœur a fait des économies,
souvenez-vous-en!

Si la légende de la Belle au Bois-Dormant pouvait être vraisemblable,
ce soir premier janvier, vêtu d'un manteau couleur de muraille, je
me présenterais chez vous--je vous trouverais seule dans votre
grand salon Louis XV--seule devant un bon feu--seule sur une
causeuse--mais... Mariette aurait congé--pour changer les rôles,
petite Baronne, j'aurais en main un curieux volume porteur de mon _ex
libris_. Ce serait à votre tour d'en deviner l'auteur et peut-être
demanderiez-vous grâce;

    O belle et charmante Ninon,
    A laquelle jamais on ne répondra non!....

[Décoration]




[Décoration]


LE QUÉMANDEUR DE LIVRES

CAUCHEMAR A LA MANIÈRE DE GOYA

   _Periit fides et ablata est de ore eorum._

    JÉRÉMIE VII.


Oh! le vilain personnage, la triste silhouette, le gnome fantastique
que nous avons à esquisser! Fléau de l'homme de lettres, parasite du
libraire et de l'artiste, démon acharné du Bibliophile, solliciteur
bas et rampant, Tartuffe mielleux et fripon, véritable plaie d'Egypte,
le Quémandeur de livres se glisse partout, force les portes les mieux
fermées, semble posséder le terrible don d'ubiquité, et, comme un
fantôme des vieilles légendes, il apparaît, obsède et terrifie.

Epinglons-le solidement sur un morceau de liége, et, tâchons
d'analyser ce monstre ainsi cloué au pilori.

D'où vient-il? nul ne le sait--le plus souvent c'est un pauvre
déclassé, qui, après avoir meurtri ses illusions aux angles les plus
rudes de la réalité, s'est réveillé un beau matin dans sa hideuse
incarnation de littérateur mendiant.--Ecrivain déçu ou poète
infortuné, sa jeunesse, épave de la médiocrité, a été cahotée un peu
partout dans les bas-fonds de la Bohême; le Succès a souri jaune à ses
avances, la Gloire a fait la prude avec lui; il n'a cueilli que de
terribles orties sur le chemin littéraire. Alors, ne se sentant plus
la force de lutter, les mains ensanglantées, les ongles usés, le cœur
plein de fiel, ayant encore dans l'âme des vestiges du Beau, il a juré
de se venger, et, ne pouvant devenir maître, il s'est fait valet.

Comme il a bien médité sa vengeance! avec quels sens pervers et quels
raffinements de cruauté il en a mûri le plan!--La société s'est
montrée mauvaise mère à son égard, il la harcellera sans cesse et lui
fera rendre gorge; les hommes de talent ont pris sa place au soleil,
il quémandera leurs œuvres; les libraires ont refusé ses volumes, il
leur pillera ceux des autres; les Bibliophiles ont su amasser des
merveilles, il saura leur en extorquer; enfin, c'était un agneau, ce
sera un chat aux griffes gantées.--Il n'a pas pu se faire valider
artiste, il sera l'ami des artistes: chacun deviendra son Mécène.

Pour son but, il a bien étudié les hommes, le perfide! Il déguise ses
amertumes sous les dehors les plus papelards: sachant que rien ne
résiste à la louange, la louange est devenue son arme, et avec quelle
habileté il s'en sert! Ecrit-il pour quémander? Il sait jouer du:
_Cher Maître_, de l'_Excellent Confrère_, de l'_Illustre Collègue_, du
_Savant Bibliophile_ avec un tact surprenant; il se dit attaché à
quelques revues de Province bien ignorées, se proclame en tout et sur
tout fanatique du Beau et entonne l'éloge du destinataire de sa
missive.

Son style est une merveille--: à son usage particulier le détestable
flatteur s'est composé une palette étincelante d'adjectifs sucrés,
émollients, onctueux, bien confits en parfums--les tons les plus fins,
les plus vifs, les plus colorés y sont gradués avec une science, une
entente des _fadeurs_ qu'on ne saurait trop admirer.--Après avoir posé
un substantif ayant rapport à son objectif, il semble promener sa
plume sur sa palette, à la recherche d'une épithète bien sentie, et
puise dans sa gamme de mots chatouilleux et calins, un _divin_, un
_admirable_, un _sublime_, un _docte_, un _savantissime_ dont l'effet
tendre et persuasif est immanquable.

Ses lettres sont des chefs-d'œuvre d'émotion et de sympathie; c'est
étayé, échafaudé, arc-bouté avec un sentiment si bien maquillé qu'on
ne peut y résister. Le Don Juan de Molière ne prit jamais tant
d'intérêt à la famille de monsieur Dimanche que le Quémandeur de
livres n'en accuse pour le succès de sa victime.

L'auteur ou l'éditeur ne savent plus dire: non...

    _Et le Renard encore a trompé le Corbeau._

Quelle tactique dans ses visites! Il a calculé le _modus vivendi_ de
celui qu'il veut exploiter; il connaît sa vie heure par heure, minute
par minute et mieux que le concierge de la maison. Lui refuse-t-on la
porte? il revient trois fois, cinq fois, dix fois s'il le faut; ses
sollicitations sont inflexibles comme le Destin. C'est au saut du lit,
ou plutôt à l'heure où la digestion rend facile et indulgent qu'il
sait prendre son monde, voyez-le: il sonne discrètement, donne son
nom, énonce ses minces qualités et s'avance la main tendue et prompte
à de cordiales pressions, le visage est affectueusement éclairé d'une
douce sollicitude, l'œil est admiratif, la bouche souriante module
le: «_cher maître_» de commande, les reins attendent un siége, le
cauchemar vient élire domicile chez le patient, la requête va
commencer.

Ah! l'horrible Protée! comme il sait enlacer, passer du grave au doux,
du plaisant au sévère: _Sua res agitur!_ quel déluge d'enthousiasme il
verse sur son hôte, son talent, ses livres, son bon goût! fût-il dans
une mansarde, il en louerait l'ameublement; il est de force à
s'extasier sur une chaise de paille; il a des louanges de toutes les
tailles; c'est un jongleur émérite.

Au moindre mot qui frise l'esprit, il se pâme comme à la fois Armande,
Bélise et Philaminte à l'audition des vers de Trissotin,--c'est
lui-même un Trissotin, un écœurant Trissotin... un Trissotin doublé
de Bazile. Quelle verve il déploie! il cite les éditions les plus
rares, parle avec tendresse des chefs-d'œuvre de l'art typographique,
verse des larmes de crocodile sur les malheurs de nos Bibliothèques
publiques; en un mot, il cause de tout et sur tout, ose même parler de
ses bonnes fortunes sur les quais... ses bonnes fortunes... à lui, le
rustre! et revient enfin par d'habiles périphrases au livre qu'il
implore!

Il ne tient pas en place. Il lui faut coûte que coûte lénifier le
cœur qu'il bat en brèche par des éloges dissolvants.

«Ah! pardon, que vois-je, là, sur le rayon de votre bibliothèque,
Dieu! le ravissant petit bijou!»

Et le voilà levé--il parcourt, furète, passe avec amour ses pattes sur
ces livres qu'il convoite et qu'il déroberait s'il le pouvait.

«O le rarissime volume! l'admirable reliure! quel superbe portrait! ce
sont de ces raretés, s'exclame-t-il avec passion, qui ont dû vous
coûter, _cher monsieur_, bien des recherches et bien des fatigues. Il
vous a fallu un goût et des connaissances étonnantes pour colliger de
telles merveilles?»

Il ne tarit pas en douceurs, il jette son dernier atout, mais aussi le
propriétaire se rengorge, dodeline de la tête et fait une agréable
moue. Sa générosité va s'épanouir. Le rocher, déjà ébranlé, cède
enfin?

       *       *       *       *       *

Quand il sort, muni de sa proie, il semble si fier, si rayonnant, si
joyeux, qu'on serait tenté de lui pardonner. C'est un des amoureux du
livre, mais un amoureux brutal et presque criminel, il viole ce qu'il
aime, sans attendre que ce qu'il aime se donne à lui; il est vil et
bas quand il devrait être fier et porter le front haut comme tout vrai
bibliophile, en un mot, il mendie quand il devrait attendre; et trop
souvent, hélas! la misère le guette au passage pour le dépouiller un à
un de tous ses volumes, qu'il _bazarde_ à vil prix.

Quelle pénible existence que celle de ce misérable!--Valet de tous, il
quémande chez les libraires comme les pauvres à la porte des grands
restaurants, il fait patte de velours alors que souvent il voudrait
griffer, il s'humilie devant les jeunes bien qu'il commence
quelquefois à neiger sur son front, et, véritable Juif-errant, en
quête de toutes les nouveautés, la fatigue lui est inconnue; il se
produit partout, marche sans cesse, et semble immortel, car les
hommes de génie l'ont rencontré, vivant spectre, à toutes les étapes
de leur gloire. Bibliophiles, nos frères, ne criez pas à
l'invraisemblance, l'original existe, tiré, par malheur, à de trop
nombreuses éditions; regardez autour de vous, dans la marge de la vie,
vous le verrez remplissant son sacerdoce avec plus de rage que de
passion. Regardez ce Monsieur affairé qui vole on ne sait où; ses
poches béantes sont bourrées comme un cabas de femme de ménage et
renferment tout un monde: Livres, eaux-fortes, gravures,
photographies--ce n'est pas un Bibliomane, c'est l'_Homme rouge_ des
bibliophiles, c'est le Quémandeur de livres qui passe.

       *       *       *       *       *

Un détail pour terminer cette esquisse crayonnée à la hâte: le
Quémandeur de livres parvient-il à se faire éditer un volume, il sait
les bassesses que ceux des autres lui ont coûté... _Il n'en donne à
personne._

[Décoration]

[Décoration]




[Décoration]


LE VIEUX BOUQUIN

ESSAI MONOCHROME

    _Nunc victi, tristes._

    VIRGILE.


Gloire à toi, bouquin!--Gloire à toi, vieillard robuste si vaillamment
cuirassé!--Gloire à toi, grandiose aventurier, philosophe Stoïcien,
sublime mendiant, Diogène de la boîte à quatre sols, dont les faux
Bibliophiles rougissent!--Bouquin, pauvre bouquin, Christ de la
bouquinerie, tant de fois vendu par autant de Judas Iscariote, tant de
fois vilipendé, tant de fois crucifié,--Gloire à toi!

Que je t'aime et te vénère sous ton austère et monacale tunique de
vieux veau fauve! que je t'aime, avec ce visage parcheminé, ces rides
jaunâtres et écailleuses et les longs méandres des larves qui t'ont
rongé!

Passées au vermillon comme les lèvres d'une courtisane antique, tes
_tranches_ harmonieusement se marient aux dorures tenues de tes bords
flétris; l'orageux coloris de tes _gardes_, si magistralement disposé
en étranges volutes s'est atténué dans les tons fins d'une gouache et
ton _signet_ de soie verte, brisé, meurtri, par tant de mains amies, a
conservé ce je ne sais quoi de tendre qui nous émeut, telles ces robes
de nos aïeules, précieuses reliques, que nous aimons à contempler
pieusement dans la vieille armoire qui les renferme.

Ton _titre_, noble passe-port littéraire, est parti pièce à pièce dans
l'amertume du vagabondage, tes _coins_ écorchés par les plus farouches
brutalités baillent la tristesse et donnent la pitié, tandis que,
mises à nu par le temps, disséquées par les intempéries, tes
_nervures_ effiloquent au vent leur blonde chevelure de chanvre.

Depuis le jour de ton sacre, où, étincelant, coquet, luxueux, tout
enorgueilli toi-même de l'orgueil de ton auteur, tu descendis
majestueusement, dans ton justaucorps de veau pâle, du perron de la
_Sainte Chapelle_ ou de la _Galerie des Merciers_, depuis le jour, où,
de la Cour à la Ruelle, de la _Gazette_ à l'Académie, Paris, pendant
de longues heures chanta tes louanges, quelle épopée!

Quelle épopée, sinistre ou burlesque, depuis ces jours où tu courais
si allègrement de la main blasée d'un Censeur Royal aux doigts rosés
d'une Duchesse, de l'épiderme voluptueux et flatteur d'un Prélat aux
aridités noueuses d'une pression de Savant!

Les années ont enterré les années, les amants de la première heure
ont disparu; les rois s'en sont allés, les trônes ont croulé, toi, tu
es resté debout, le dos voûté, grelottant à la bise;--les dédains de
la foule, ont poudré ton chef à frimas, et c'est à peine si le regard
hâtif de quelqu'érudit t'a caressé par hasard dans la passion
fiévreuse de ses recherches.

D'après les naïvetés graphiques laissées sur ton _faux titre_, d'après
tes _ex-libris_ héraldiques ou caractéristiques, gravés ou manuscrits,
d'après tes marges nourries de curieuses annotations, qui ne songerait
longuement à reconstituer ta vie errante?

Dans l'interligne de ton _impression_, quels mémoires à écrire! que de
piquantes révélations sur ta naissance et tes fredaines
typographiques, corrigées par une main toute paternelle!

Bouquin, pauvre bouquin! Victime du droit d'aînesse des livres!--Tes
grands frères in-4º, fiers de leur majorat de première édition sont
recherchés, estimés, soignés. Toi, malheureux enfant d'un second lit
d'impression, tu végètes depuis des siècles, méprisé, déshérité,
conspué dans la patiente attente d'un Saint Vincent de Paul
Bibliophile.

Ouvre-toi, cependant, ami du travailleur, cher consolé qui console;
dans une tiède atmosphère d'étude, secoue la poussière de la route;
ouvre-toi, pauvret, exhale ta belle âme, chuchote bien bas au savant
qui t'a acquis, les dictames que tu contiens; dans ces longs tête à
tête, germe en lui lentement ta science, et fais lui éprouver une
lente et douce ivresse dans la mystique fornication de vos cerveaux.

Gloire à toi, bouquin,--Gloire à toi, vieillard robuste si vaillamment
cuirassé! Gloire à toi, grandiose aventurier, Philosophe Stoïcien,
sublime mendiant, Diogène de la boîte à quatre sols dont les faux
Bibliophiles rougissent.

[Décoration]




[Décoration]


LE LIBRAIRE DU PALAIS

ÉVOCATION DU XVIIe SIÈCLE

_D'après un dialogue du_ CARPENTERIANA.

    On est instruit de cent choses qu'il
    faut savoir de nécessité et qui sont de
    l'essence du bel esprit.

    MOLIÈRE.




_L'Amateur entre chez le Libraire, et salue._

LE LIBRAIRE

Monsieur, je suis vostre humble serviteur, que désirez-vous du nostre?
Un homme de vostre qualité ne peust ignorer les livres nouveaux, ces
sublimes maistres muets, et, puisque vous avez coustume d'honorer ma
boutique, que pourrois-je vous proposer?

L'AMATEUR

Je voudrois connoistre quelques ouvrages du bon ton, les lectures à la
mode, des livres de nos meilleurs autheurs, les romans du beau monde
les plus furieusement en vogue, et enfin, toutes choses ayant du
ragoust, du piquant et de l'enjoué.

LE LIBRAIRE

Me permettroi-je de vous soumettre le _Grand Cyrus_ dont on fait grand
bruit à la ville et à la cour, la _Clélie_, de Mlle de Scudéry, ou
encore le _Louïs d'or_, d'Ysarn; les Alcovistes en raffollent et nos
_illustres_ se les arrachent; préférez-vous le _Pharamond_, la
_Cléopatre_ ou bien le _Mitridate_; tous ces _agréables Menteurs_,
comme on dit en terme de Ruelles, font les plus chers passe-tems de
nos galans et des gens qui se piquent de bel esprit.

L'AMATEUR

Ces romans sont charmans, en effet, pour qui connoist bien la force
des mots et le friand du goust, mais ils sont trop longs à lire et
tiennent une terrible place dans nos bibliothèques, je verrai
cependant le _Cyrus_ et vous le ferai mander.

LE LIBRAIRE

Je m'empresserai de tenir ces dix volumes à vostre service, mais
dites-moy, je vous prie, vostre pensée sur l'_Amadis_ que voicy, relié
en maroquin du Levant. Il me vient de la bibliothèque de M. de
Bassompierre, c'est un superbe exemplaire que j'eus les plus grandes
peines à me procurer.

L'AMATEUR

La reliure est certes pleine de mérite, et le livre vaut son prix;
mais je possède déjà un _Amadis_, bien qu'en estat inférieur, et je
ne doute pas que vous ne trouviez à céder celuy-ci à quelque
personnage de marque qui vous le paiera honnestement.

LE LIBRAIRE

Je fais espoir de le vendre prochaisnement et suis marry de ne pas le
veoir devenir vostre. Aimez-vous, je vous prie, les traductions de M.
Perrot d'Ablancourt? voicy son _Lucien_, son _Thucidide_, son _Cæsar_
et son _Tacite_.

L'AMATEUR

Laissons là ces traductions, s'il vous plaist, j'ai ouy dire qu'elles
sont fort meschantes et maltraitent effroyablement les autheurs
qu'elles pensent traduire.

LE LIBRAIRE

Il faut avouer que vous donnez dans le vray de la chose;--vous
présenteroi-je alors le _Clovis_, de Desmarest, le _Saint-Louys_, du
Père Le Moyne, _Alaric ou Rome vaincue_, de Scudéry, la fameuse
_Pucelle_, de...

L'AMATEUR

Oh! oh! je vous en rends grâce, mais ne m'assassinez pas avec tous ces
pompeux Poëmes, ce ne sont que mots à longues queues, ils peuvent pour
certaines gens avoir de la valeur, mais je confesse les trouver
mortellement ennuyeux; je doute qu'on puisse en lire un chant sans
esprouver l'inexorable empire du sommeil, et, tenez, vous m'en voyez
bâiller à la seule pensée.

LE LIBRAIRE

Il faut convenir que c'est fort bien dit, ces vers sont par endroits
tout à fait espais, les neufs sœurs y sont costumées de façon épique
et j'aurois dû songer que ce n'étoit pas là vostre fait.

L'AMATEUR

Quels sont vos livres d'histoire?

LE LIBRAIRE

J'ai en ce moment un _Froissart_ et un _Monstrelet_ des belles
impressions, et si vous ne les possédez pas je puis vous fournir le
_Mezeray_, les _Mémoires de Castelnau_, _Montrésor_ et _Hardoin de
Perefixe_.

L'AMATEUR

_Monstrelet_, _Froissart_, _Castelnau_ et _Mezeray_ sont dans ma
Bibliothèque; je vous prendrois volontiers l'_Histoire du roy Henry le
Grand_ au cas où vous auriez la petite édition imprimée en Hollande;
c'est assurément la plus jolie et la mieux conditionnée. Monstrez-moi
également les nouveaux recueils des nourrissons des Muses, le
Parnasse en est fécond aujourd'hui, et la Fille des Dieux règne
particulièrement sur notre époque. C'est dans ces sortes de recueils,
que l'on se peust penestrer des mots du bel usage, et, dans ces
volumes qui laissent peu de vuide à la curiosité, l'on passe
agréablement d'un aimable sonnet à Philis à une Ode magistrale, de
Stances à Chloris à une Glose spirituelle et d'une ingénieuse
Paraphrase à un Madrigal tout confit en douces choses.

LE LIBRAIRE.

Certes, grande est vostre raison et vous dites sagement. Le lecteur
peut ne point faire long séjour sur de tels livres, et, il lui est
loisible de les laisser et de les reprendre sans jamais essuyer aucune
lassitude, je comprends vostre tendre pour ces œuvres diverses, et,
tenez, voulez-vous les six volumes du _Recueil des plus belles pièces
du tems_? vous y verrez de M. Corneille, de Boileau, de Benserade, de
Boisrobert, de Sarasin, de Bertaud, de Montreuil, de Lamesnardière et
de plusieurs autres.

L'AMATEUR.

Vous m'en vendîtes un exemplaire dernièrement; n'en avez-vous point
d'autre manière?

LE LIBRAIRE.

J'ay quelques recueils en un volume, mais, outre qu'ils contiennent
les mesmes pièces, ils ne sont pas aussi complets et moins bien
entendus: que diriez-vous des _Dernières paroles de Scarron_, des
_Poésies diverses de Colletet_, des _Énigmes et de la Ménagerie de
Cotin_, des _Entretiens de Sarasin et de Voiture aux Champs-Elysées_?
j'ay de jolies éditions de _l'Apologie de Girac contre Costar_, des
_Éloges poétiques de Brébeuf_, des _Amitiés, Amours et Amourettes de
M. le Pays_, et enfin... je puis vous bailler les _Deux pièces de M.
de Lignières_, contre la _Pucelle_.

L'AMATEUR.

Ah! ah! ceci me sied assez, ces pièces de M. de Lignières surtout:
comment les eustes-vous?

LE LIBRAIRE.

Elles furent imprimées en Hollande sur le manuscrit mesme que M.
Chapelain pensa faire saisir; ces choses sont d'une excessive rareté.

L'AMATEUR.

Je vous les prendrai; veuillez les joindre au reste; mais, ah ça,
fait-on encore beaucoup de satires contre la _Pucelle_?

LE LIBRAIRE.

Ah! monsieur, je crois bien, c'est à croire que toutes les Muses ne
sont occupées qu'à cela: Le Parnasse s'est tellement esmeu de ce Poëme
qu'on se croyroit au beau tems des _Jobelins_ et des _Uranistes_.

L'AMATEUR.

Vous me mettrez de costé les plus curieuses de ces épigrammes. La
_Pucelle_ est un bien lourd poëme qui justifie toutes les pointes, et
je songe sérieusement à vous troquer l'exemplaire que je vous pris il
y a quelques mois.

LE LIBRAIRE.

Je feray selon vos souhaits... ne m'avez-vous pas manifesté le désir
d'acquérir un _Ronsard_ et un _du Bartas_?

L'AMATEUR.

Point.--Je ne veux que des choses du tems et ne viens pas chez vous
déterrer nos vieux poëtes du siècle passé.

LE LIBRAIRE.

Si tout le monde pensoit comme vous, nous ne vendrions guère de vieux
livres; aussi bien, sçavez-vous, que, selon l'expression de nos
prétieuses, la boutique d'un libraire est le «_Semetierre des vivants
et des morts_;» nous devons posséder aussi bien les génies d'antan que
ceux d'aujourd'hui.

L'AMATEUR.

Il est vray, nos vieux poëtes peuvent avoir certain talent, mais
qu'est-ce, dites-moi, en comparaison de nos Grands du Parnasse?

LE LIBRAIRE.

Ah! quelle différence! Comme nos poëtes comprennent mieux le bel air
des choses, le langage contourné et le raffinement des mots; on ne
sauroit establir de parallele, aussi veux-je vous montrer...

L'AMATEUR.

Non pour le moment, Monsieur le Libraire, le tems de deux postes
s'est déjà passé depuis que je suis icy et je vous ferai quérir
quelques-uns des volumes que vous m'avez cités. A bientost donc, je
vous manderay de mes nouvelles.

LE LIBRAIRE.

Permettez-moi, monsieur, de vous assurer de mes services et de vous
témoigner le degré d'estime que je professe pour votre sçavoir.

_L'Amateur salue et se retire._

LE LIBRAIRE, seul.

Que les gens de qualité ont donc de peine pour faire figure dans le
monde, et que leurs connoissances sont estroites!

    _Ce Marquis estoit né doux, commode, agréable,
    On vantoit en tous lieux son ignorance aimable,
    Mais depuis quelques mois, devenu grand Docteur,
    Il a pris un faux air, une sotte hauteur._
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    _L'ignorance vaut mieux qu'un savoir affecté;
    Rien n'est beau, je le dis, que par la vérité._

[Décoration]




[Décoration]


UN EX LIBRIS MAL PLACÉ

HISTOIRE D'HIER

   Oyr ver y callar, rezias cosas son de obrar.


Comment, mon cher, me dit un jour certain Bibliomane mauvaise langue,
comment pouvez-vous ignorer ce que les confrères du célèbre
Bibliophile Z. se murmurent bien bas, bien bas à l'oreille, en le
voyant passer.

Eh! que peut-on dire, bon Dieu!--le Bibliophile Z. est, à ce qu'il
paraît, le plus parfait honnête homme qui se puisse voir?

Certes, je n'oserais un instant supposer le contraire!

Que dit-on alors?

On raconte avec malice qu'il a placé son _ex libris_ sur le livre
d'autrui.

Sur le livre d'autrui!--C'est, en vérité, la première fois que
j'entends ce vilain propos.

L'histoire est adorable.

Dans ce cas, je vous en prie, contez-la moi.

Volontiers,--cependant je dois vous prévenir,--elle est du ressort de
la _Chronique scandaleuse_.

Peu importe, je serai discret.

Vous m'en donnez l'assurance?

En toute loyauté.

C'est un document de haute curiosité que je vous livre.--Je commence
donc:

Vous connaissez, n'est-il pas vrai, le bonhomme en question? Grand,
sec, nerveux, la face glabre et émaciée, les cheveux blonds-châtains
comme du maroquin Lavallière, les yeux petits et vifs, dardant,
derrière leurs lunettes, une prunelle de ce vert particulier aux
bouteilles d'eau minérale; sans doute, vous l'avez vu passer maintes
fois sur les quais, aux environs de l'Institut, serré dans une longue
redingote noire, proprement guêtré, le chef recouvert d'un gibus mat à
larges bords; presque toujours affaissé sous le faix d'une prodigieuse
quantité de brochures qui lui arrondissent le bras affreusement. Le
Bibliophile Z. est un de nos plus savants Hellénistes, très estimé de
tout ce qui se nourrit du siècle de Périclès. C'est un spartiate
littéraire, un fanatique de livres qui se ferait plutôt tuer que de
manquer une seule fois la tournée bibliopolesque qu'il entreprend
quotidiennement. En homme sage, il a fait camper ses _desiderata_ dans
le domaine attique, rien ne saurait le distraire de ce but; son rêve
le plus vif serait de recueillir les épaves de la fameuse
_Bibliothèque de Coislin_, en un mot, il donnerait la _Bible de
Mayence 1462_, pour un _Sophocle d'édition Aldine, Venise, 1502_ ou
_l'Euripide en lettres majuscules_.

La description est fort exacte, mais je ne vois pas...?

Impatient! Daignez au moins écouter.

Le Bibliophile Z. passe tout son temps soit à la recherche de ses
_merles blancs_, soit à la _Nationale_, soit dans des Académies
savantes, soit encore au dîner des _Helleno-Bibliognostes_ dont il est
président.--Levé de très grand matin, il déjeune de Théocrite qu'il
adore, puis, grand disciple de l'Ecole de Salerne et de Louis Cornaro,
il soupe sobrement et le soir, à neuf heures, il se couvre le front,
il soupire et s'endort.

Tout cela ne me dit pas?

De grâce, une minute! nous arrivons au fait.

Il y a trois ans, las de traduire et commenter Aristénète, Epicure et
Athénée dans l'égoïsme du célibat, notre érudit, songea sérieusement
au mariage et se résolut à prendre femme. Ses relations étendues, ses
succès de savant, l'intégrité d'un nom ancien dans la robe lui firent
trouver une frêle et exquise jeune fille, une adorable parisienne,
fine, gaie, spirituelle jusqu'au bout des talons qui consentit à
troquer sa fraîcheur contre un parchemin, à livrer sa jeunesse à cette
longue racine grecque:--Mlle *** devint, pour tout dire, la rose de ce
buisson.

Dans les premiers temps de cet hymen, Z. fut pour sa femme rempli de
mille prévenances, de petits soins, d'effusion, je dirais presque
d'amour, si je ne craignais de profaner ce mot; on eut dit qu'il
subissait en quelque sorte l'influence d'une palingénésie intérieure.
Il se montra tour à tour léger, galant, mondain, presque
anacréontique; on le vit parcourir l'Italie avec sa toute gracieuse
compagne, puis, de retour à Paris, fréquenter les soirées, la Comédie,
l'Opéra,--que vous dirai-je? Z. ne fut réellement pas trop Grec dans
ce charmant jeu du mariage;--sans oublier Minerve, mollement, il
taquina Vénus; Mentor céda quelquefois la place à Télémaque, mais,
hélas! au bout de quelques mois Télémaque disparut, les muscles de
notre Bibliophile, habitués au calme salernitain s'énervèrent peu à
peu; il redevint Mentor pour toujours.--L'Alpha, l'Oméga, l'Iota
souscrit, hellénisèrent de nouveau son cerveau.--Mme Z. fut veuve.--Du
vivant de son mari, l'étude enterra son époux.

La pauvre petite femme se désola tout d'abord, comme bien vous le
pensez; abandonnée une partie du jour à elle-même, voyant, aux heures
du dîner, son mari, plongé dans quelque vieux volume, lui adresser à
peine certains menus propos; isolée dans sa chambre des soirées
entières, la vie, à ses yeux, prit vite une teinte grise et
horriblement monotone. Il lui fallait sortir à tout prix de ce milieu
momifié; elle en sortit, se lança dans les fêtes mondaines et fut
considérée par tous comme la plus heureuse et la plus élégante de nos
parisiennes. Elle eut une cour de jeunes hommes brillants, corrects et
fats qui papillonnèrent autour de sa lumineuse beauté, mais dans ce
tourbillon artificiel, parmi les rires et les galanteries fades,
madame Z. sentit mieux que jamais le vide de son existence; la
solitude avait fait plus vaste son besoin d'aimer, les distractions
extérieures ne purent calmer les vagues palpitations de son cœur, et
un beau jour enfin, sa vertu dut capituler devant les attaques
passionnées d'un bel Antinoüs au col puissant.--Il me faudrait tout un
chapitre dans la manière ciselée des Dumas fils, des Flaubert ou des
Zola pour vous décrire les phases sublimes de cet amour adultérin
enveloppé de l'indifférence, ou plutôt, de la cécité homérique de
notre Helléniste; mais je ne dois pas oublier que je vous raconte une
historiette et que je ne fais pas un roman; j'arriverai donc de suite
au point pathétique.--Madame Z. s'aperçut hélas! à ses dépens, que le
bel Antinoüs, différent en cela de son mari, savait reproduire autre
chose que des anciens textes; elle sentit ce que les Précieuses si
ingénieuses dans leurs métaphores, nommaient: _Le contre-temps de
l'amour permis_.

Lorsque cet incident ou accident se manifesta, le Bibliophile Z., le
monstre! se trouvait n'avoir pas lu depuis plus d'un an, en compagnie
de sa femme, les fameux préceptes du casuiste Sanchez: _De
Matrimonio_. Vous jugez si la situation se montrait sombre et
critique. Z. pouvait se révolter et traduire négativement le: _Quem
nuptiæ demonstrant_.--Or, voici ce qu'il advint:

Un soir, après le tête à tête d'un fin dîner, dans lequel la truffe
brune avait évaporé son arôme exquis, le Bibliophile Z. qui s'était
retiré dans son cabinet de travail afin de se délasser dans la lecture
des _Philosophumena_ d'Origène fut mandé subitement chez sa femme.

Profondément attristé d'abandonner Origène pour son épouse, il se
rendit d'assez mauvaise grâce à cette invitation et fut reçu dans
cette même chambre à coucher dont l'ingrat n'avait pas franchi le
seuil depuis si longtemps.

Madame Z l'attendait, assise sur une chauffeuse près de l'âtre, les
yeux brillants et allumés d'un feu étrange, les pommettes rosées, plus
ravissante que jamais.--de longs soupirs tendres et étouffés
soulevaient les rondeurs de sa gorge, dont on voyait l'éclatante
beauté sous le décolleté d'une délicieuse tunique de cachemire blanc
garnie de point d'Angleterre coquillé. Ses petites mules de satin à
barettes mauves, chuchotaient impatiemment sur le tissu soyeux d'un
coussin et un œil indiscret eût découvert les fines attaches d'une
jambe merveilleuse, emprisonnée dans le lilas pâle d'un bas brodé au
coin.--Les rideaux de la chambre étaient tirés,--peut-être aussi les
verroux.--Il y avait dans l'air comme un parfum enivrant de discrétion
et de libertinage, et des petits amours, dans le coloris de Boucher,
faiblement éclairés, se lutinaient, semblant jaillir des dessus de
porte dans un effarement de malice et de curiosité voluptueuse.

Le Bibliophile Z. ne vit rien de tout cela; projetant en avant l'angle
rude de ses jambes et sans même retirer une toque de velours noire
enrichie de grecques, il s'affaissa méthodiquement sur un siége à côté
de sa femme qui lui fournit habilement un prétexte plausible à la
démarche inusitée qu'elle venait de faire auprès de lui.

La mignonne créature fut ravissante de coquetterie raffinée, d'esprit
mordant, de verve délicate, elle donna cours à toute la mutinerie de
ses heureux jours passés, elle se fit enfant, gamine même, trouvant
des trésors de sensiblerie dans l'évocation d'une douce lune de miel
trop tôt métamorphosée en vilaine lune rousse. Elle précisait ses
souvenirs avec des pudeurs de jeune fille, riant tout à coup, puis
baissant lentement ses longs cils comme pour ombrager sa rougeur
naissante.--Elle s'était rapprochée,--les plis moëlleux de sa robe,
dessinant des contours qu'eut enviés Clodion, frôlaient le sévère
pantalon noir du savant; à genoux sur le coussin, dans une pose
alanguie et féline, montrant les fossettes rieuses de ses beaux bras
nus; elle caressait, elle embrassait les mains roides et froides, aux
ongles secs et carrés, de son époux.--Ses lèvres rouges et humides se
crispaient dans l'attente des baisers, l'amour enfin semblait déborder
avec rage de la vitalité de ses sens.

Saint Antoine n'eut pas résisté; le Bibliophile Z résista--rigide
comme un palimpseste, pas un de ses muscles ne bougea. Il songeait à
Lucien, à Eubule, à Xénarque, à Aristophane. Il relisait en mémoire
les ruses féminines de l'antiquité et son œil vert s'était froidement
arrêté sur l'excès de certaine courbe dont il était assuré d'être et
d'avoir été l'asymptote.

Il se leva enfin, avec le calme majestueux d'un président qui lève une
séance, et, prenant congé de sa femme, aussi brutalement galant que
s'il se fût agi d'une facture à payer: Dormez en paix, Madame, dit-il,
dormez en paix..... _Je le reconnaîtrai._

[Décoration]

Voilà pourquoi, me dit mon bibliomane en terminant son récit, les
confrères du célèbre Bibliophile Z. se racontent bien bas, bien bas en
le voyant passer qu'il a placé son _Ex-libris_ sur le livre d'autrui.

Entre-nous--Fit-il pas mieux que de se plaindre?




[Décoration]


LES QUAIS EN AOUT

_Ballade des Bouquineurs._


Le thermomètre marque 35 degrés à l'ombre. Paris est éclaboussé de
soleil, le bitume se change en mastic. Adossés aux parapets des quais,
les bouquinistes sont somnolents. Les passants font hâte vers leurs
affaires, et, chapeau d'une main, de l'autre s'épongent le
front.--Ombrelles déployées, les petites femmes, en toilettes
admirablement transparentes, passent en voitures découvertes;
d'énormes cohortes d'Anglais annoncent la canicule, un employé
municipal inonde la chaussée de torrents d'eau qui sèche
aussitôt.--C'est l'été dans toute sa cruauté.

Rien ne résiste à la température; ce ne sont que soupirs et plaintes,
on fait queue aux fontaines Wallace comme jadis à une première de
l'Ambigu, les Parisiens halètent comme des forgerons à l'enclume, les
cerveaux cuisent au bain-marie dans leurs boîtes osseuses.

... Le long des quais, calmes, allègres, héroïques, quelques
bouquineurs ambulent, munis d'un espoir réfrigérant.

Ce sont les vieux amis du livre, les énamourés de la boîte à quatre
sols, et dans leur regard qui brille aucune désillusion ne se lit.

       *       *       *       *       *

La chaleur fait peler le vieux veau et dévore la couleur des titres.
Les feuilles se tordent sous les baisers du soleil, un lézard
pétitionnerait pour obtenir un case de bouquiniste, et sur le plat
brûlant d'un in-folio on ferait aisément cuire un œuf.

Eux, les bouquineurs, ils semblent de marbre, ils iraient volontiers
en enfer pour bouquiner, et, comme leur nombre est plus restreint sous
ce ciel de plomb, le désir les réconforte. Ils défilent lentement,
majestueux et fermes sous l'alpaga de la jaquette ou le sédan de la
redingote.

Un vent plus chaud que le siroco embrase l'air et saupoudre d'une fine
poussière la prose de tout un passé. Le dôme de l'Institut reluit
comme un casque classique, les arbres roux et grisâtres semblent
asphyxiés, et sous l'azur du ciel à peine strié de nuages, chacun
transpire sa vie avec des appétences de frais et de repos.

... Le long des quais, calmes, allègres, héroïques, quelques
bouquineurs ambulent, munis d'un espoir réfrigérant.

Ce sont les vieux amis du livre, les énamourés de la boîte à quatre
sols, et dans leur regard qui brille aucune désillusion ne se lit.

[Décoration]




[Décoration]


LES CATALOGUEURS

   Cataloguer des livres à l'infini, sans les avoir lus, qui
   croirait que cet emploi a rendu les hommes fort vains et leur a
   donné un air d'importance? Un Catalogueur de livres ne le cède
   pas à tel érudit.

    SÉBASTIEN MERCIER.


N'a-t-on pas maintes fois anathématisé le profond La Bruyère au sujet
du mot _Tannerie_, dont il s'est servi, dans son chapitre: _De la
Mode_, pour désigner la Bibliothèque d'un Bibliomane inconnu.

_Tannerie!_ quelle irrévérence! s'est-on écrié--_Tannerie!_ fi, le
vilain mot! faut-il qu'un homme d'esprit et de jugement ait osé
employer un tel langage pour spécifier la collection sans doute
remarquable d'un amateur d'Antan!--_Tannerie!_ mais, c'est horrible,
monstrueux, pendable!--_Tannerie!_--ah! _Tannerie!!_

Eh! eh! _Tannerie_ n'est point déjà si mal trouvé; _Tannerie_ est bien
concluant et rend à merveille la pensée de l'auteur.--De qui s'agit-il
en effet dans le passage incriminé et de quelle sorte de Bibliothèque
le moraliste veut-il parler? Ce n'est assurément pas de la
Bibliothèque d'un Michel de Marolles, d'un Longepierre, d'un de
Ballesdens, d'un Furetière, d'un Patru, d'un Jean Bigot, d'un de
Harlay ou d'un Lamonnoye.--Il s'agit, cela tombe sous le sens, de la
_Bibliotière_ d'un Bibliomane dans toute l'acception du mot; d'un
Bibliomane par vanité, par ostentation, par gloriole; d'un Bibliomane
_ramassier_, comme on disait jadis, d'un Bibliomane qui aligne des
livres sans les lire, dans le but unique de s'illusionner lui-même et
d'illusionner les autres sur le vide de son esprit.

La Bruyère n'a pas songé un seul instant, c'est évident, à peindre la
passion vivante d'un Bibliophile éclairé, mais bien cette Bibliomanie
dont Le Pautre nous a légué l'expression dans La _Folie du
Bibliomane_, une rarissime gravure ornée de ce quatrain:

    _C'est bien le plus grand fou qui soit dans la nature
    Que celuy qui se plaist aux livres bien dorez,
    Bien couverts, bien reliez, bien nets, bien époudrez,
    Et ne les voit jamais que par la couverture._

Aujourd'hui, malheureusement, Bibliophile et Bibliomane sont presque
synonymes; le profane vulgaire semble être devenu myope. Il confond
Lamoignon et Longuerue, Pompadour et Marie-Antoinette, Montauron et
Fouquet, de Bure et de Lavallière, Solar et Cigongne; or, il y a des
nuances à l'infini dans ces noms de Bibliophiles jetés au hasard.
Qu'on veuille bien étudier ces Bibliophiles par leurs catalogues et
l'on nous comprendra.

Mais, nous dit le lecteur, précisez la différence entre Bibliomane et
Bibliophile?

Avec l'autorité d'un maître incontesté, Charles Nodier, nous le ferons
très volontiers:

«Le Bibliophile sait choisir les livres, dit Nodier, le Bibliomane les
entasse.--Le Bibliophile joint le livre au livre après l'avoir soumis
à toutes les investigations de ses sens et de son intelligence, le
Bibliomane entasse les livres les uns sur les autres sans les
regarder. Le Bibliophile apprécie le livre; le Bibliomane le pèse ou
le mesure.--Le Bibliophile procède avec une loupe et le Bibliomane
avec une toise..., du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas.»

Entre le Bibliomane et le Bibliophile, il s'est produit un amateur
d'un nouveau genre, et pour vous le présenter, si vous le voulez bien,
procédons nous-même autrement:

Don Juan était-il amoureux de la femme pour la femme? Non, certes non,
et qu'on n'aille pas crier au Paradoxe. Don Juan n'était qu'un habile
catalogueur de femmes.--Séduire une femme, pour Don Juan, était-ce
l'espoir de satisfaire une passion fiévreuse et véritable? était-ce le
brûlant désir de posséder la frêle créature vers laquelle son cœur
semblait s'être envolé? était-ce la recherche de l'idéal? Mon Dieu,
non, mille fois non.

Don Juan était mu par un esprit machiavélique et froid, par un cœur
marmoréen, plus froid que la statue du Commandeur; pour lui, séduire
une femme, c'était ajouter un nom à sa liste, c'était le sot orgueil,
la fatuité rassasiée, l'égoïsme chatouillé, la vanité qui sourit;--le
type de Don Juan ne possède même pas l'excuse d'une âme artiste et
inquiète comme ces bouillants Catalogueurs de femmes qui ont noms, au
XVIIIe siècle, Restif de La Bretonne, Casanova de Seingalt et
Choudard-Desforges.

M. M. X. Y. ou Z., que votre libraire vous cite avec enthousiasme,
l'un pour acquérir tous les jolis volumes qui paraissent, quels qu'ils
soient, l'autre pour payer un mauvais Romantique soixante-dix louis;
celui-ci pour acheter au poids de l'or tel livre à scandale saisi
d'hier, celui-là pour ramasser tous les exemplaires d'une édition à la
veille d'être épuisée; M. M. X. Y. ou Z. sont-ils des Bibliophiles,
c'est-à-dire des raffinés, des délicats du livre, des amoureux de la
substance plutôt que de l'apparence? Nous ne craignons pas d'affirmer
que non;--véritables _Don Juans de la Bibliophilie_, ce sont des
_Catalogueurs de Livres_.

Le _Catalogueur_ collectionne des volumes comme d'autres réunissent
des fragments curieux de silex, de néphrite, de serpentine ou
d'obsidienne; il a des livres comme on a des tentures, des meubles
rares, des bronzes, des bibelots de toutes sortes. Avant même que de
les ouvrir, il fait relier superbement ses brochures, il n'a pas de
Bibliothèque, il n'a qu'une _Tannerie_. La Bruyère de nos jours
serait, hélas! plus sévère qu'autrefois;--que son ombre nous guide,
car, nous, son infime petit-fils, nous allons essayer notre verve sur
quelques Catalogueurs _pourtraicturés_ sur de bons patrons;--sois
indulgent, ô bénévole lecteur de nos _Caprices_! si notre pinceau est
parfois impuissant.


I

_Richard_ vit retiré des affaires, dans le _high-life_ parisien. Sa
fortune est considérable, il a maison de ville et maison des champs.
Ses valets sont du meilleur style, ses écuries citées comme modèles et
ses chiens bien dressés. Ses maîtresses, par sérieux, tiennent à
honneur de se dire siennes, lui, par gaillardise, tient à honneur
d'afficher ses maîtresses. _Richard_ possède une loge à l'Opéra et
fréquente assidûment son club; il est arrivé à cet âge où l'ambition
gravit un étage et du cœur monte à la tête, où, par contraste, les
illusions dégringolent à l'entresol, et du cerveau vont au
cœur.--_Richard_ est bien de sa personne: a la tenue correcte d'un
gentleman, il joint la rondeur ample d'un boursier bon enfant; en le
voyant passer, de suite on songe à Monsieur Capital.

Par distraction, et encore plus par ce besoin inné d'occupations
actives qui fouettent l'ennui, _Richard_ s'est fait antiquaire: il
raffole, dit-il, des _choses du temps_ et raconte avec emphase qu'il a
su réunir chez lui des beautés incomparables. On le voit à l'Hôtel des
ventes, non loin de la tribune du commissaire-priseur; le portefeuille
bien nourri, et prêt à subir l'assaut des enchères; sa voix grave
d'homme d'affaires fait monter avec assurance les tableaux estimés des
maîtres contemporains et un sourire d'orgueilleuse satisfaction
éclaire son visage, lorsque, de groupes en groupes, son nom circule
dans le public comme l'heureux possesseur d'une œuvre d'art. On dit
de lui qu'il a _le flair_, et qu'il n'acquiert qu'à bon escient.--Il
n'achète pas, il place son argent.

_Richard_ cependant n'est pas pleinement satisfait; des désirs vagues
le poussent à la Bibliomanie; il se repose des tableaux et se donne
aux livres, ce sera sa seconde manière et il y restera fidèle.

Le voici chez un libraire à la mode, assis nonchalamment, la tête
haute et gonflé d'importance. Il se fait initier, sans en avoir l'air,
au dédale si compliqué de la Bibliographie et aux merveilles de la
reliure; il contemple de luxueuses éditions des _Baisers de Dorat_, du
_Temple de Gnide_ et des _Chansons de La Borde_ et se permet de
critiquer les épreuves des gravures; il ne tolère, dit-il, que les:
_Avant la lettre_, et il ajoute, que si Du Seuil, Capé, Lortic,
Anguerrand, Padeloup ou Derôme n'ont pas orné ces ouvrages de maroquin
du Levant, de tabis, de dentelles et de petits fers, ils ne sont pas
dignes de reposer sur les tablettes d'ivoire de sa Bibliothèque.
_Richard_ dit tout cela mollement, en se dandinant et se renversant
sur le dossier de sa chaise, ponctuant chaque parole d'une bouffée de
son havane. Il maudit sourdement le libraire, conseiller dont il ne
peut se passer, et le nomme cependant: «_mon bon_» avec une certaine
familiarité qui n'est point dépourvue de rudesse.

_Richard_ se jette à bourse pleine dans sa nouvelle _passion_, il y
met autant de fougue, autant d'activité que s'il se lançait dans une
opération commerciale d'un nouveau genre, il redevient très affairé et
ne prend pas le loisir de contempler ni de digérer ses achats;
d'immenses _desiderata_ le provoquent sans cesse, il achète, il achète
toujours, il achète encore, mais il ignore la douce joie de conquérir.
La gloire des Mac-Carthy, des Didot, des Yeméniz, des Giraud, des
Pixericourt, des Soleinne l'empêche de dormir. Il travaille avec
opiniâtreté, non pas à combler les lacunes de son savoir, est-ce qu'il
en a le temps! Il travaille à son grandiose monument, à sa célébrité,
à son catalogue, _à sa vente_ enfin.

_Richard_ aura formé une Bibliothèque comme on forme un régiment. Il
aura surveillé l'extérieur de ses soldats sans en connaître l'esprit.
Il les enverra se faire décimer à la grande bataille de l'encan: _Ite
ad vendentes_.--De tout cela, que lui restera-t-il? des connaissances
superficielles, un nom cité dans les Brunet de l'avenir, un peu de
gloire et beaucoup de vanité... autant en emporte le vent.

.... _Richard_ est le _Catalogueur in-folio_, le _Catalogueur à
grandes marges_; passons au _Catalogueur_ d'un rang moins élevé, avant
que d'arriver au petit _Catalogueur_, le plus modeste, mais non pas le
moins fou.


II

Ni gras, ni maigre, grand, élancé, droit et empesé, les favoris au
vent, le lorgnon d'écaille à califourchon sur un nez d'aigle,
_Placide_ est rempli de cette qualité banale et vague qu'on nomme
distinction et qu'un homme d'esprit a désignée ainsi: la décoration
des gens médiocres.--Sorti du collége, «fort en thême» il a pris ses
inscriptions à la Faculté de droit, s'est rangé au quartier latin dans
le groupe le plus à la mode des étudiants poseurs et a enfin
honnêtement passé sa licence.

_Placide_ a trente-cinq ou quarante ans; avocat à la Cour d'appel,
avocat sans causes et pour cause, il se meut dans une petite aisance
qui lui permet tout le confortable d'une vie douce et sans cahots. Dès
son début dans le monde, il s'est appliqué au grave maintien de la
haute magistrature, au bon ton de la noblesse, à la rigidité austère
de la Robe, au dandysme sobre et sans éclat d'un Georges Brummell. Ses
paroles sont lentes et reposées, il ne dit juste que ce qu'il faut, il
sait écouter avec tout le sérieux d'un audiencier, sans que le coin de
ses lèvres rasées trahisse la mobilité de ses sensations intérieures.
Il rit rarement et n'a jamais dû pleurer; son œil bleu est le fidèle
miroir de son âme de granit et ses mains gantées n'auraient pas le
moindre frémissement en palpant le premier des livres imprimés: le
_Psautier_ in-folio de Mayence, donné en 1457 par Jean Fust et Pierre
Schœffer.

_Placide_ est cependant un Bibliophile, un Bibliophile bien coté sur
la place, mais il semble s'être approprié cette pensée de Machiavel:
«le monde appartient aux esprits froids.» Il a des livres, parce que
_cela fait bien_ dans son cabinet de bois noir aux tentures de nuance
sombre, à côté des cartons verts veufs de dossiers. Il a des livres,
parce qu'il a froidement calculé, que, si le cabriolet est plus utile
au médecin que le savoir, l'étalage d'une nombreuse Bibliothèque, aux
reliures jansénistes, frappe plus sûrement dans la demeure d'un avocat
que toute la rhétorique de ses meilleurs arguments. Il a des livres,
donc il est instruit, telle sera la logique de la veuve et de
l'orphelin.--_Post hoc ergo propter hoc._

Quels sont les ouvrages que collectionne _Placide_? Sont-ce les
Codes, les Formulaires, les Institutes de Justinien, les Sources du
Droit Romain, les œuvres de Procédure civile, les manuels du Juge
taxateur, le _Juris civilis Euchiridium_ et alia? assurément il ne
saurait se passer des œuvres de jurisprudence qui doivent former le
premier fonds de sa Bibliothèque, mais hélas! il ne possède même pas
l'_Esprit des lois_! Dans son désir de paraître doctissime, il a réuni
tous les volumes dont les titres seuls imposent le respect; voici sur
les rayons vernis de ses armoires vitrées tous les latinistes édités
par Burmann, Grævius et Gronovius, plus loin, les collections dites:
_Variorum_ et _Ad usum Delphini_; il a même mis côte à côte les
ennuyeux poëtes latins des derniers siècles; Rapin, Commire-Vanière,
Santeuil, Ménage, le Père Oudin et autres; puis, arrivent par bandes
serrées et bibliographiquement mal disposées, les œuvres de
Philosophie, de Métaphysique, de Mathématiques, d'Histoire, de
Théologie et de Morale divine.--La _Chimie de Boërhave_ heurte les
_Méditations de Descartes_ et le _Traité de l'entendement humain de
Locke_; les _Essais de morale de Nicole_ et les _Réflexions de
Bellegarde sur la Politesse du style_, coudoient _L'Art Héraldique_ et
_l'Hydrostatique ou la science du mouvement des eaux_; un volume: _De
l'ambassadeur et de ses fonctions_ par Wiquefort se trouve appuyé aux
_Dix Livres de Vitruve_ par Perrault et quelques _Notions
d'Ostéologie_ et _d'Anatomie comparée_ fraternisent avec la: _Méthode
pour étudier l'Histoire de Lenglet-Dufresnoy_.

_Placide_ a tout empilé dans son cabinet, il a _le Traité du vrai
mérite_ de Claville, mais il ne l'a pas lu. Le dos et les titres de
ses livres seuls lui servent à l'ornementation de son intérieur, et,
s'il eut osé, il aurait fait exécuter une bibliothèque en relief, dont
les titres fixés sur du bois arrondi recouvert de cuir, lui en eussent
dit tout autant. Ses volumes sont en parfait état, sans être néanmoins
reliés à grands frais, ils sont propres et décents et n'ont certes pas
le négligé et l'air brisé d'un livre trop souvent ouvert.--Dirons-nous
à voix basse, que si _Placide_ ne regarde jamais les livres qu'il
achète, il lit en entier et d'un bout à l'autre ceux qu'il loue
furtivement au cabinet de lecture le plus proche?--Dirons-nous qu'il
dévore de temps à autre un roman en vogue, gras, usé par des mains
humides d'émotion; pourquoi pas? Lorsqu'il commet ce méfait, il se
cache; il se voilerait la face s'il venait à être découvert, lui si
grave, si austère, si distingué, lui, ce diplomate en disponibilité,
il pourrait être appelé: _Bibliophile de cabinet de lecture!_ Dieu! il
succomberait sous la honte, car alors on pourrait justement lui
décocher cette épigramme composée jadis pour un de ses sosies:

    _Ce qu'apprend ou lit Théodore
    N'a nul rapport à son devoir,
    Mais en récompense, il n'ignore
    Rien, que ce qu'il devrait sçavoir._

Quand, sur le tard, _Placide_ sera arrivé à la position qu'il
ambitionne, lorsque le sel et le poivre pimenteront sa chevelure,
lorsqu'il sourira aux fins soupers et aux passions séniles qui
demandent des excitants, lorsque les ballets et les maillots roses
dérideront son froid _facies_, alors le _vir bonus_ cessera d'être un
Tartufe Bibliophile, un _Catalogueur par avenir_, un _Bibliolathe_ et
un _Bibliotaphe_; il se débarrassera sans émotion, sans amer regret,
de tout ce fatras de volumes qu'il aura amassés pour la galerie. Ses
livres lui auront servi de piédestal et il leur devra une
reconnaissance bien acquise. Peut-être sera-t-il ingrat, peut-être
aussi reformera-t-il une Bibliothèque, mais ce sera une Bibliothèque
de petit maître, une Bibliothèque clandestine. Il achètera Crébillon
le fils, Restif de la Bretonne. Voisenon et d'autres auteurs plus
grivois; il lira alors _l'Ecumoire_, _le Sopha_, _Grigri_, _le Pied de
Fanchette_, _le Sultan Misapouf_, et il commencera à comprendre
Rabelais et Boccace.--Par décorum, cet homme de glace aura installé la
morale apparente chez lui dans sa jeunesse, quand les frimas
blanchiront sa tête ils commenceront à fondre sur son cœur, il
deviendra Bibliomane libertin, la morale qu'il aura faussement
affichée se vengera, en lui offrant sa tunique à froisser.


III

L'oncle de _Damis_, honnête homme, éclairé, profondément instruit,
Bibliophile de la vieille roche, avait converti toute sa fortune en
livres, c'était sa seule joie, son unique passion, aussi, voulut-il
mourir dans sa Bibliothèque, au milieu de ses vieux et sincères amis
qui l'avaient tant de fois égayé, consolé, charmé. Il y avait dans
cette bibliothèque des merveilles sublimes: on y voyait les
_Chroniques de Jean Froissart_, imprimées à Paris, chez Antoine Vérard
en quatre tomes in-folio, la _Bible de Coverdale_ (Zurich 1535); le
_Rituel de l'Eglise Anglicane_ (White-church 1560), le _Martial_ de
Sweynheym et Pennartz de 1473, le _Tite-Live de Spire_, les _Œuvres
d'Amadis Jamyn_, puis les romans de chevalerie _Lancelot du Lac_,
_Gérion le Courtois_, _Méliadus_, _le Turpin_, _le Merlin_, _le Fier à
Bras_, _les Amadis_, _Regnaut de Montauban_, _le Saint Gréal et le
Chevalier de la Triste Figure_.

_Damis_ se trouva un beau matin héritier de ces trois ou quatre mille
volumes.--En voyant arriver cette armée d'élite composée de superbes
in-folio, in-quarto et in-12, _Damis_ jeta les hauts cris: quel piteux
héritage! Il se prit à maudire la mémoire de son oncle et il eut beau
regarder les splendides reliures, aux armes de Henri II, de Henri III,
de Diane de Poitiers, du Président de Thou, il semblait inconsolable.
Comme il eut préféré quelques bonnes actions au porteur dont il se fut
empressé d'aller toucher la rente!

Que fit _Damis_? Il vendit la bibliothèque de son oncle aux enchères
publiques; le produit de la vente atteignit près de _trois cent mille
francs_.--Il fut comme affolé de joie, plongé dans un délire intense;
la veille, il eut donné pour rien tous ces _Bouquins_ qui
l'encombraient, comme il disait dédaigneusement. Le lendemain, il se
révéla effréné Bibliophile.--Les livres avaient fait _Damis_
riche;--_Damis_ voulut connaître et apprécier de tels amis, qui, outre
la fortune, pouvaient lui donner l'estime et la considération.--Avec
sa grosse bonhomie de rentier, il s'efforça de devenir Bibliognoste,
et, dans ce but, il se tint au courant de la _Bourse de la Librairie
moderne_; se fit envoyer tous les catalogues et assista de temps à
autre aux soirées de la salle Silvestre.

Une fois dans cette voie, _Damis_ s'y élança avec bonheur et orgueil;
il apprit à avoir _du nez_, comme on dit dans l'argot de la brocante.
Il sut deviner les Livres dont l'épuisement, c'est-à-dire la hausse,
était proche. Il acheta les plus luxueux nouveaux venus, les éditions
elzéviriennes des éditeurs à la mode; il parapha de son nom tous les
bulletins de souscription, mais il se garda soigneusement de se livrer
aux vieux volumes dans la crainte très fondée de s'y perdre corps et
biens.

Aujourd'hui _Damis_ est un de nos Bibliophiles les plus connus parmi
les _amateurs sérieux_; certains libraires lui envoient d'autorité et
à compte-ferme les nouvelles publications. Loin de s'en plaindre, il
en tire au contraire vanité et se rengorge avec d'étranges
gloussements de satisfaction. Il tient cependant à choisir lui-même
ses vélins, ses japons, ses chines et ses Whatman. Il les collationne
avec soin, regarde dans la transparence du jour la vergeure du papier,
la marque de Van-Gelder, de Rives et d'Archettes et ne se déclare
satisfait qu'après les plus grandes investigations de son œil.

Sa Bibliothèque est simple: de larges casiers de bois blanc passé au
brou de noix, sont modestement appliqués sur les parois d'une vaste
pièce rectangulaire exposée au levant.--_Damis_ y vient dès l'aube,
non pour se délecter dans la lecture de ses livres,--il faudrait les
couper et cela leur ôterait du prix,--mais pour travailler ses
exemplaires dans le silence du cabinet; dans l'un, il ajoute un
portrait, dans l'autre il insère un autographe de l'auteur, dans
celui-ci, il place de doubles épreuves des gravures, à la sanguine ou
en bistre; dans celui-là enfin, ce sont des cartons, des notes, mille
choses qu'il case.--Il lit aussi les catalogues qu'il vient de
recevoir, et y apporte une attention soutenue:... ah! ah! se dit-il
tout-à-coup avec des éclats de joie, mais, _je l'ai_.... superbe....
magnifique, admirable affaire! Un livre que j'ai payé Dix francs et
que je trouve catalogué: Cinquante.--Il se frotte les mains et se met
en devoir de découper en chantant le numéro qu'il vient de remarquer,
afin de le coller légèrement sur la garde du volume dont il est
question.--Oh! oh! exclama-t-il une minute après, ceci n'est point
cher;--le malheureux libraire ne s'y entend point, trois francs! un
ouvrage de vingt-cinq... J'irai le quérir cet après dîner.

_Damis_ passe ainsi sa vie dans la paix la plus douce, dans un _otium
sine dignitate_, c'est un _Catalogueur Bibliopole_: on ne peut pas
dire tel oncle tel neveu. Il considère le volume comme une _action_
soumise aux variations de la Hausse et de la Baisse. Il n'aime le
livre que parce qu'il en tripote.--Lui parlez-vous d'un volume
relié?--Bah! vous répond-il, faire relier un livre c'est jeter son
argent au vent, sa valeur n'en augmente pas d'un sol; Si Thouvenin,
Duru, Thibaron y ont mis la main..., je ne dis pas, mais cependant,
croyez-moi, conclut-il, l'idéal, c'est un livre non touché, non coupé,
dans l'état primordial de sa brochure.


CONCLUSION.

Les Catalogueurs sont utiles à la richesse Nationale; nous ne voulons
pas les accabler, nous les plaindrons néanmoins de donner si peu de
nourriture à leur cervelle. Ils ne comprendront jamais la belle
réponse du duc de Vivonne à Louis XIV, lui demandant à quoi il lui
servait de lire: «Sire, la lecture fait à mon esprit ce que vos
perdreaux font à mes joues.»

[Décoration]




[Décoration]


SIMPLE COUP-D'ŒIL

SUR

LE ROMAN MODERNE

   Tenent Tympanum et Cytharam, et gaudent ad sonum organi.

    JOB, XXI.


I

Vous achetiez un Roman, il y a quelques vingt ans, Monsieur, et, tout
heureux de votre emplette, signée d'un nom aimé, vous vous preniez à
lire,--les pieds sur les chenets,--les vigoureuses aventures d'un
d'Artagnan superbe, d'un héros cambré, souple et fort comme l'acier de
sa lame, qui vous menait bon train, à travers mille casse-cous, au
chapitre final, où triomphait sa cause.

C'était par une belle matinée de mai, de septembre ou d'octobre; le
ciel était pur ou nuageux, l'air tiède ou vif, les feuilles d'un vert
tendre ou d'un chaud orangé,--peu importe; en deux temps, vous aviez
lié connaissance avec votre homme, détaillé vivement sa mise, conçu
votre sympathie, et, avec toute la simplicité de votre belle âme de
lecteur,--vous vous intéressiez à ce fringant jeune premier que vous
veniez d'entrevoir et que vous ne deviez plus quitter jusqu'à la fin
de ses peines.

Que de galantes intrigues! Quelles joyeuses équipées! Vous en
souvenez-vous?

Arquebusades et coups de rapière! Embuscades et rendez-vous discrets!
Tout votre sang français bouillait; vous entriez dans la peau de
l'Amadis; bataillant, intrigant, faisant l'amour, vous couriez avec
lui de tous côtés, et terriblement essoufflé, c'est à peine si vous
preniez un léger repos, à la dernière ligne d'un émouvant
chapitre.--Et vous, chère Madame, que de charmantes soirées vous
passiez sous la lampe, ou chastement pelotonnée dans le douillet repos
du lit! Vous parcouriez fiévreusement le gros Roman du jour, laissant
sommeiller Monsieur votre mari; et votre petit cœur battait bien
fort, lorsque le héros, au coin d'un carrefour sombre, luttait
vaillamment contre une bande de vilains coupe-jarrets.


II

Ces émotions, ces courses échevelées en plein air, ces voyages de l'un
à l'autre pôle, le Roman de cape et d'épée,--qui résume tout cela,--le
Roman d'aventures a définitivement vécu, le poignard, la guitare et
l'échelle de corde ont été abandonnés aux magasins d'accessoires;
Amédée Achard a été le dernier apôtre de l'émotion en pourpoint et des
manteaux couleur de muraille; Ponson du Terrail, Gaboriau, Eyma et
_tutti quanti_ ne font plus les délices que des commis-voyageurs, des
portières ou des rares grisettes, aussi rares que les Carlins; les
lecteurs de Dumas père ont diminué et Paul Féval lui-même, ce
grand-prêtre de la dague et du poison a du se convertir subitement sur
le _chemin de Damas_ de la littérature.

Le Roman intime, bourgeois ou plébéien, fait aujourd'hui nos
délices.--Notre époque veut du réel; l'optique est émoussée, nous
prenons une loupe; notre toucher est affaibli, notre main saisit un
scalpel; nous _anatomisons_. Le Roman est devenu une école pratique,
nous y étalons les belles horreurs, les cas pathologiques les plus
bizarres; nous indiquons les chloroses et les pustules sociales. Nous
ne sommes plus en gondole à Venise, nous nous promenons, en radeau,
dans les égouts des villes.


III

Eh! mon Dieu, nous n'avons pas tort; nous en sommes arrivés là
graduellement, sans y prendre garde; notre époque littéraire, si
féconde, avait blasé nos sens; notre goût est devenu un petit Néron
difficile à satisfaire. Il nous fallait du nouveau, des choses
fortes, odorantes; nos meilleurs auteurs essayent de nous servir.

Les Romanciers sont devenus des analystes du plus grand talent; ils
ont mis le tablier blanc, se sont munis de tous les instruments de
chirurgie, et nous voilà suivant leur cours avec intérêt. Nous voyons
les ulcères de la vie, c'est vrai, mais le musée Dupuytren a bien
aussi ses charmes; et il faut avouer que l'hôpital, les faits divers
et les tribunaux moralisent peut-être plus sûrement les masses que les
pillules du docteur Labruyère, les panacées du pharmacien Montaigne ou
la _Sagesse_ du Sieur Charron.


IV

Sans vouloir faire une étude philologique et sans chercher _ab ovo_
les causes de la phase littéraire que nous traversons, nous croyons
découvrir dans _Byron et le Byronnisme_ l'origine de la _Nouvelle
Ecole_.

Ce n'est pas trop paradoxal, comme vous allez le voir:

Nous sommes en 1830;--la littérature classique est moribonde; le
Romantisme qui vient de naître, fait déjà des effets de torse et
montre son biceps; un instant indécis, les Jeunes-France se divisent
en deux camps. Dans l'un la force domine; on y cultive la plastique,
la ligne, la couleur, la _fooorme_. Dans l'autre, la lecture de Byron
a sentimentalisé les cœurs, les idylles maladives germent dans les
cerveaux, le spleen bruine dans l'âme, on larmoie les amours défuntes
ou les ambitions déçues; Lamartine grossit un lac de ses sanglots,
Musset empoisonne le beau Rolla; de Vigny suicide Chatterton sur le
théâtre.

Une partie du public se laisse aller à cet abandon de soi-même. Il
devient exquis, distingué, de suprême bon ton de se faire voir blême
et verdâtre de teint; les amants malheureux se noient dans leurs
larmes; les couturières, par douzaines, allument des réchauds; une
douce folie se répand partout; seul, le bourgeois inconscient et
digne, regarde sans comprendre.


V

Une réaction était nécessaire, l'idéalisme prenait des proportions
inquiétantes pour la santé des esprits, toutes les cervelles étaient
parties au diable, dans l'aérostat de la pensée. Il fallait ramener le
public au réel, à la vérité, aux choses dignes de commisération; il
était utile de le _désefféminer_, de lui montrer, en l'intéressant, la
vie rude, nerveuse, aride, dans ses manifestations de chaque jour,
dans ses luttes, dans ses drames du grand monde; de lui faire palper
les tristesses de la bourgeoisie et les misères des bas-fonds de la
société.

--«Assez de byronnisme, trêve aux jérémiades et aux variations en
mineur sur les amours personnelles; ne distillons plus ce miel
affadissant, versons quelques gouttes d'absinthe dans nos
œuvres:»--tel fut le raisonnement d'une nouvelle École, qui semble
commencer à Balzac, pour se continuer par MM. de Goncourt, Zola et
Daudet.

Balzac, cet Hercule puissant de la littérature moderne, doit être
considéré comme le premier maître du réalisme, de ce réalisme sobre,
correct, distingué; de ce réalisme qui met encore des gants et qui
flâne, monocle dans l'œil, au milieu des salons les plus mélangés.
Toute une époque défile sous ses yeux, il la fixe magistralement dans
ses immortels chefs-d'œuvre; mais il restait à glaner sur ses
_timidités_, sur les choses qu'il n'a pas osé décrire, sur ses
craintes, ses pudeurs, ses délicatesses; c'est là précisément ce que
font aujourd'hui ses successeurs.

Les héritiers directs de l'auteur de la _Comédie humaine_ se
montrèrent plus hardis, mais avec certaines réticences. Les Delvau,
les Champfleury, les Baudelaire, les Duranty et autres, explorèrent
les coins de la vie réelle non encore décrits. On vit alors, pour la
première fois, ces peintures crayeuses des barrières de Paris, ces
types bouffons des petites villes de province, ces croquis bizarres
d'ateliers d'artistes, cet argot pittoresque des différents milieux
parisiens, cette photographie littéraire, pour tout dire, qui rend
exactement l'impression des choses vues et étudiées minutieusement.


VI

Avec Gustave Flaubert et _Madame Bovary_, se dessine dans sa véritable
incarnation le Roman moderne: c'est de ce chef-d'œuvre, à la fois
lumineux de réalité, saisissant et osé, que prennent source les
productions remarquables si discutées aujourd'hui.

Flaubert a créé un genre, qui tâtonnait et se cherchait avant lui, et,
dit-on, il l'a crée comme se créent les belles choses, sans avoir
l'idée même de sa hardiesse, sans le voulu, sans la prétention de
faire une merveille; il a écrit _Madame Bovary_, parce qu'il avait
vécu son roman;[1] il avait vu, il est venu,--il a vaincu,--la fameuse
promenade en fiacre, semblait même à l'auteur, la chose la plus chaste
du monde; Flaubert avait mis là, toute la virginité, toute l'heureuse
naïveté de son talent; il racontait et ne faisait pas, à son sens, une
peinture immorale.

  [1] _Madame Bovary_ fut écrit au jour le jour--nous donnons ces
  détails pour les Bibliophiles curieux--sur un de ces longs
  agendas de ménagère qui portent les quantièmes, les fêtes, les
  septuagésimes ou sexagésimes, les noms aimés de Sainte-Anastasie
  ou de Saint Cyriaque, c'est sur ces pages oblongues que Flaubert
  fixa son œuvre impérissable,--voilà un agenda qui vaudrait cher
  aujourd'hui!

Après _Madame Bovary_ on voit apparaître la _Fanny_ de Feydeau,
_L'Affaire Clémenceau_ de Dumas fils, certains Romans à sensation
d'Alphonse Karr, de Sandeau, de Feuillet, de George Sand, dans une
tonalité différente, ainsi qu'une foule d'œuvres justement célèbres,
signées des noms les plus connus.

Edmond et Jules de Goncourt _spécialisent_ le genre, dans cette
admirable série d'études qui commencent à franchir le cercle
restreint, mais artistique, où leur immense talent fut apprécié et
admiré dès l'origine. Puis vient Zola, qui se cantonne en pleine
époque impériale, de 1852 à 1870, et qui, avec une vigueur géniale,
nous en trace les types les mieux accusés.--_La Fortune des Rougon_,
_La Curée_, _La Conquête de Plassans_, _La Faute de l'Abbé Mouret_ et
_L'Assommoir_ sont des Romans typiques, forts, accentués et
vigoureusement traités par un artiste qui voit très juste à travers la
fougue de son tempérament.

Alphonse Daudet, le dernier venu, dans une manière plus délicate et
moins heurtée, a produit des œuvres exquises, ciselées avec art et
amour. Ses _Contes du Lundi_, ses _Lettres de Mon Moulin_,
_Fromont-Jeune et Risler aîné_, resteront assurément dans l'avenir,
comme de fins et fidèles tableaux des mœurs contemporaines.

Nous voudrions parler également de Ferdinand Fabre, l'auteur d'un chef
d'œuvre trop peu connu: L'_Abbé Tigrane_. Nous voudrions dire
quelques mots sur Tourgueneff, sur Henri et Jules de la Madelène, sur
Claretie, sur Noriac, sur Ernest d'Hervilly, sur Cladel et sur tant
d'autres hommes de talent, mais, dans cette étude au courant de la
plume, que nous regrettons même d'avoir entreprise avec un si grand
sans façon, nous sommes forcé de nous arrêter,--au reste, nous
dira-t-on, vous êtes Bibliophile et non pas critique: _Ne, sutor,
supra crepidam_.


VII

_Il faut des Romans aux peuples corrompus_, a dit J.-J. Rousseau.
Aujourd'hui, tout le monde lit, depuis la laitière qui vend son lait
le matin, au coin de la rue, jusqu'à la duchesse sur sa chaise longue;
dans notre société actuelle, le Roman est indispensable; Alexis
Bouvier et Emile Richebourg font les délices des masses; aucune force
morale ne saurait s'opposer à cet engouement. Mais que conclure du
Roman moderne, du Roman qui se possède et qui se tient? Ne concluons
pas, ou du moins concluons par cette simple conversation que nous
eûmes dernièrement avec un de nos plus spirituels Romanciers.

Ah! Si j'étais plus jeune, nous disait-il, si je ne me trouvais pas
dévoré par le temps, par le journalisme, par les gêneurs et aussi par
la paresse, quel admirable roman je voudrais faire?

Comment cela?

Je ferais rire et pleurer tour à tour.... mais il me faudrait passer
des nuits entières, travailler avec une volonté dont je ne me sens
plus la force.... que ce serait beau, cependant!

Enfin, que feriez-vous?

_Un Roman par Dépêches._

[Décoration]




[Décoration]


LE BIBLIOPHILE AUX CHAMPS

   Je ne voyage sans livres, ny en paix, ny en guerre.

    MONTAIGNE.


_O Rus! quando ego te aspiciam!_ s'exclamait le vieil Horace avec des
perspectives de calme et de repos.--_O ubi campi!_ modulait Virgile,
regrettant la tranquillité des champs, les riantes collines, les
ruisseaux jaseurs et les forêts hautaines.--O campagnes! lointains
paysages, hameaux et prairies, sombres taillis et larges futaies,
quand pourrai-je vous retrouver! soupire de même le pauvre Bibliophile
des villes, qui, après les démarches bouquinières, les luttes, les
recherches patientes de l'hiver, voit renaître les idylles en son
cœur et veut enfin lire dans l'inimitable livre de la nature (_si
parva licet componere magnis_). Livre à grandes marges, divinement
relié d'azur par le céleste ouvrier de l'Univers.

«Les livres voyagent avec nous, dit Janin: ils nous suivent à la
ville, à la campagne; on emporte son livre au fond des bois, on le
retrouve au coin du feu».--Le Bibliophile sait cela, et, avant de
quitter son nid d'hiver, il se prépare à varier par de douces lectures
les longs _farniente_ et les molles langueurs de sa villégiature. La
valise est prête.--Il passe en revue sa Bibliothèque, lentement,
minutieusement, amoureusement; il inspecte avec des regards tendres et
charmés, ses _Juntes_, ses _Dollet_, ses _Vascosan_, ses _Gryphes_,
ses _Turnèbe_, ses _Plantin_, ses _Baskerville_ et ses _Elzéviers_; il
considère, avec une Bibliognostique passionnée, ses volumes aux armes
de M. de Baluze, du Cardinal Dubois, du Maréchal d'Estrées ou du Comte
de Hoÿm.--Que de bons et sincères amis il va falloir abandonner là,
bien emmaillottés, bien préservés du fléau des insectes, des mites et
des larves, bien en dehors de tout contact humide!--Le Bibliophile a
le cœur serré, il ne peut détacher ses yeux de tant d'œuvres chéries
qui lui rappellent tous les heureux instants de l'intimité, et aussi,
les joies poignantes de la trouvaille.--Il faut cependant partir, et
faire un tri avec discernement.

Ici, ce Ronsard l'attire, puis, tout près, ce Rémy-Belleau, et plus
loin, le marquis de Racan, ce poëte des gentes pastourelles; voilà
trois grands chantres de la nature qu'il fera bon de relire à l'ombre
d'un bosquet ou sous la verte feuillée d'un bois peuplé de
rossignols.--Prendrai-je Madame Deshoulières? se demande-t-il avec
inquiétude; choisirai-je Delille et ses _Jardins_, Jean-Jacques et sa
_Botanique_, le sage Lucrèce, le divin Horace, le délicat Tibulle ou
l'amoureux Jean Second? Dois-je emporter les Fabulistes, les
Mythologues et environner ma solitude de Faunes et de Nymphes, de
Satyres, de Dryades et d'Hamadryades, charmantes Divinités, que mon
esprit subjugué verra se jouer entre les arbrisseaux?--Eh! voici, bien
à propos, les _Lettres à Emilie sur la Mythologie_, par Demoustier....
Mais, l'édition est si jolie, si merveilleusement reliée, que je
craindrais... de tels livres ne voyagent pas, leur propre splendeur
les attache au rivage.

Le Bibliophile est très perplexe;--choisir parmi ceux qu'on aime n'est
pas chose aisée. Ah! que n'a-t-il acheté jadis cette mignonne
_Bibliothèque portative du voyageur_, si intelligemment publiée par T.
Desoër, commencée vers l'an XI par J.-B. Fournier.--Quelle aimable
Bibliothèque de campagne, que cette collection de volumes in-32 qui
commence à La Fontaine pour finir au Cardinal de Bernis!--Heureusement,
Cazin vient au secours du Bibliophile voyageur. Il vient, muni de
l'Arioste, d'Amyot, d'Anacréon, de Boccace, de Bussy-Rabutin, de
Cubières, de Dorat, de Fontenelle, de Boufflers, de Galland, de La
Fare, de Marguerite de Navarre, de Marivaux, Marmontel, Piron, Sterne
et Rabelais. On peut, certes, avec de tels maîtres, se déclarer
satisfait.

Mais parmi les modernes, sur quels auteurs fixer son choix? On sait
Musset par cœur; Hugo est trop Titanique et ferait payer de
_l'excédent_, Balzac peut être abandonné au même titre; il faut donc
des peintres de genre--_ut pictura poesis_,--François Coppée, Josephin
Soulary, André Lemoyne et Albert Mérat. Et puis encore?--le
Bibliophile pense, et avec juste raison, qu'on doit laisser dans leur
rigidité ces pauvres grands classiques trop froids pour être lus en
plein air, et prendre quelques romans--pour ce, il s'appuie sur le
raisonnement de S. Mercier:--«Voyez ce qu'on lit à la campagne, dit
l'auteur du _Tableau de Paris_; reviendra-t-on sur une _éternelle_
tragédie de Racine? Non; il faudra se plonger dans les compositions
vastes et intéressantes, dans les romans anglois, dans les romans de
l'Abbé Prévôt, dans ceux de l'admirable Restif de la Bretonne... on
cherche alors un horizon littéraire, étendu, vaste comme l'horizon qui
nous environne; on a recours aux romans de chevalerie plutôt que de se
dessécher l'esprit et l'imagination dans une maigre épître de Boileau
ou dans ces ouvrages arides et contournés que le Sanhédrin
littéraire[2] vante tout seul et que le reste de la France
dédaigne;--on demande des faits, de l'action, du mouvement; on aime à
suivre tous ces caractères mélangés.»

  [2] Mercier entend sans doute désigner ici le pédant La Harpe et
  son _Lycée_.

Le Bibliophile choisit donc Hoffmann et Edgard Poë, Théophile Gautier
et Gérard de Nerval, Mérimée et Stendhal, et aussi quelques volumes du
spirituel Monselet, ne serait-ce que l'_Almanach des Gourmands_, un
livre qui joint les délices de l'esprit à ceux de l'estomac, et auquel
l'air vif et les longues promenades ne portent pas préjudice... au
contraire.

Fier de cette petite Bibliothèque, le voyageur va pour partir, mais il
jette de nouveau un coup d'œil attendri sur les intimes qu'il laisse
derrière lui; il dit un dernier adieu aux Moralistes, aux Tragiques,
aux Critiques, aux bons gros Dictionnaires si souvent feuilletés, aux
Historiens, aux Rhéteurs, aux Philosophes, aux Pères de l'Eglise, à
tous ces génies qui se serrent le coude avec l'étonnant esprit de
corps de l'immortalité.

Notre Amateur, s'il n'a pas de villa, cherche un coin silencieux, une
chaumière où mettre les amis qu'il emporte; ce qu'il lui faudrait, à
lui, le raffiné, ce serait un vetuste castel gothique pour goûter
toute la saveur de ses préférés des XVe et XVIe siècles. Il trouve que
le décor a quelque chose de la reliure bien conservée et il lui
semble, que, dans un jardin dessiné par Le-Nôtre, il dégusterait mieux
ses _Lettres de Madame de Sévigné_ ou la poésie rectiligne de
Despréaux;--on a vu des Bibliophiles qui n'auraient pu se pâmer aux
finesses de Parny ou de Grécourt sans le milieu pastoral du Petit
Trianon, et d'autres, entreprendre un voyage d'Italie afin de lire
Casanova ou Carlo Gozzi, nonchalamment couchés dans une gondole
vénitienne en vue de La Piazzetta.

Avant que de s'enfoncer dans l'oasis qu'il rêve, le Bibliophile passe
dans quelques villes de province où il fouille, remue, bouleverse les
rayons des petits libraires; mais il trouve peu et les occasions sont
chauves.--Souvent même, ô stupéfaction! la mine simple et benoîte du
dépositaire de MM. les éditeurs, cache une astuce, une méfiance dont
on n'aurait su se douter, et, lorsqu'on croit acheter certains volumes
de cabinet de lecture, des Renduel, des Gosselin ou des
Poulet-Malassis dans des conditions honnêtes, on voit le petit
Papetier-Libraire se redresser de toute la hauteur de ses
connaissances, et se mettre à citer les prix fantastiques des grands
Bibliopoles parisiens, ainsi qu'un collégien qui fait étalage
d'érudition.--Règle générale, en province, où l'on croit rencontrer ou
plutôt déterrer tant de choses merveilleuses, on ne trouve que des
prétentions boursouflées et des prix le plus souvent excessifs.

Une fois dans son nid de verdure, quelle joie! quelle jeunesse! quel
enthousiasme! Ce ne sont pour commencer que de longues promenades à
travers prés, avec un ou plusieurs Cazins en poche; le trop plein de
vie semble déborder notre urbain; il boit l'air champêtre à se rompre
les poumons, et, ce n'est que fatigué, mais non repu, qu'il vient
s'étendre sur la mousse épaisse, pour lire avec ravissement les
bavardages, les superbes descriptions et l'esprit à foison des chers
auteurs qui l'accompagnent.

Lit-il _Aline, reine de Golconde_, ce conte ravissant de Boufflers? il
ne sait si c'est fiction ou réalité; une meunière aux coquets
retroussis de jupe vient-elle à passer? aussitôt son imagination voit
Aline;--lit-il le _Paradis perdu_? il croit le retrouver.

Et le soir des jours de pluie, devant un grand feu clair et gai de
bourrées qui pétillent, les jambes allongées, muni de la pipe
familière, le ventre à l'aise, l'esprit quiet, avec quelle bonne
humeur il comprend la large gaieté gauloise de Maistre Rabelais ou de
Béroalde de Verville;--ajoutons à cela, une femme qui travaille et des
enfants qui dorment: tout le bonheur de la vie n'est-il pas là?

Mais, malheureusement, nous ne pouvons pas dire: _ab uno disce
omnes_,--pour un Bibliophile sage et modeste, qui vit ainsi retiré
loin du monde au tumulte odieux, que de Bibliophiles qui boivent aux
champs l'onde perfide du Léthé!--la chasse, la pêche, les courses à
cheval, les exercices qui rompent les membres, s'accommodent peu de la
lecture et font négliger les livres;--nous en connaissons plus d'un,
qui, parti avec des caisses de volumes, est retourné dans ses pénates
hivernales sans les avoir même déballées.

Ces derniers ne sont pas sincèrement Bibliophiles, ce sont des
Bibliophiles _ab hoc_ et _ab hac_.

L'amour des Livres ne fait pas prime dans leur cœur; ils ne se
servent de la lecture que comme d'une flèche qu'ils décochent à
l'ennui, le livre est un rayon de soleil pour eux dans les jours de
tristesse; lorsque la gaieté les accapare, ils abandonnent avec
ingratitude ces amis des temps néfastes.

[Décoration]




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LES PROJETS

D'HONORÉ DE BALZAC

   Les idées sont des fonds qui ne portent intérêt qu'entre les
   mains du talent.

    RIVAROL.


Lorsqu'un colosse aussi puissant que Balzac vient à tomber, vaincu par
un travail opiniâtre et les terribles secousses d'un cœur battant
sans cesse d'une épaule à l'autre, toute une génération littéraire
s'approche, timidement d'abord, effarée et curieuse, munie de la
lorgnette, du microscope et du scalpel.--La poule aux œufs d'or est
morte; chacun regarde son plumage, se remémore les prodiges pondus;
c'est à qui sera le premier à lui ouvrir le ventre, et, selon le mot
des enfants, à y chercher la _petite bête_.--Las de filer ses
feuilletons aux pieds de ses créanciers, ayant encore aux lèvres
l'amertume des luttes soutenues, le vaillant Hercule a succombé,
laissant un vide immense dans la littérature militante.--Balzac est
mort. Vive Balzac!--La place est aussitôt occupée par les biographes,
ces agioteurs du souvenir; l'homme n'est plus, que déjà le héros
survit et prête à la légende.

Aux biographies particulières de Honoré de Balzac, ont succédé les
portraits intimes et les croquis sans façons, _à bâtons rompus_, du
romancier en pantoufles; il n'est pas de littérateur contemporain dont
on ait mieux et plus souvent commenté l'œuvre et la vie,--après
Madame de Surville, la sœur dévouée, l'_Alma Soror_, apportant un
pieux hommage à la mémoire de son frère, deux amis du _Home_, deux
familiers des heureux jours, Th. Gautier et Léon Gozlan se mirent à
tisonner la braise encore chaude des _Jardies_,--Lamartine, lyrique
contemplateur, étudia l'homme et ses œuvres; Champfleury, tout en
essayant les souliers du géant (_errare humanum_), donna la note de
son admiration; Armand Baschet glana dans le sillon ouvert, et il n'y
eut pas jusqu'à Werdet, le libraire éditeur, qui ne voulut, dans un
style d'exquise bonhomie et d'après ses souvenirs de boutiquier, juger
la vie, l'humeur et le caractère de son génial auteur.

Tant de biographies toisent Balzac du haut en bas, le tournent et le
retournent, inventorient son passé, pourtraicturent sa grande figure,
largement et minutieusement à la fois, le présentent dans les grands
côtés de la vie publique et les petits côtés de l'intimité; réservent
peu de place enfin, à de nouvelles investigations.--La correspondance
qui fut publiée en dernier lieu, livre le Tourangeau à nu et couronne
la série biographique, en laissant lumineusement apercevoir Balzac
dans le déboutonné de son talent, à la bonne franquette de sa gaieté
Rabelaisienne, de ses projets, de ses efforts, de sa tristesse et de
ses larmes.

La Bibliographie, comme prise de couardise devant sa gigantesque
production, est demeurée hésitante et muette jusqu'alors.--Une
_Bibliographie de Balzac_ serait cependant un ouvrage aussi
utile que remarquable[3]; se trouvera-t-il quelqu'un pour
l'entreprendre?--Quoiqu'il en soit, il nous a paru intéressant de
grouper dans une étude courte et succincte de curieux et de
catalogographe, plutôt que d'érudit les _projets littéraires_ éclos
dans le cerveau du plus grand manieur d'idées de notre époque.

  [3] Nous venons d'apprendre, avec le plus vif plaisir, qu'un
  savant Bibliophile belge, M. Charles de Lorenjaül (vicomte de
  S***), bien connu de tous les Bibliophiles pour son aimable
  érudition et sa bonne grâce à être utile à chacun, est parvenu à
  achever ce travail de bénédictin, qui doit paraître très
  prochainement chez l'éditeur Calman Lévy, sous le titre de:
  _Histoire des Œuvres de Honoré de Balzac_.

Balzac seul, eût pu connaître et décrire les innombrables et étranges
idées qui se sont produites et développées sous son crâne
effervescent; notre rôle se bornera à noter les conceptions qu'il
arrêtait sous un titre quelconque dans un but de Bibliopée.

A peine installé dans sa mansarde de la rue Lesdiguières, avec la
Gloire pour maîtresse et _Lui-Même_ pour domestique, le jeune Honoré
se rompt les poignets dans des compositions qui n'ont jamais vu le
jour.--C'est d'abord _Coqsigrue_, un roman qui le hante pendant de
longues semaines et qu'il abandonne pour le mieux mûrir et ruminer;
puis, c'est un _Opéra Comique_ (?) auquel il renonce, faute de
compositeur, mais aussi, pour ne pas sacrifier au goût actuel et
s'adonner au grand Genre, à la manière des Racine et des Corneille, à
son fameux _Cromwell_ enfin, dont il résume le plan détaillé dans une
lettre à sa sœur Laure (1820).--Pour se délasser des fatigues que lui
procure sa Tragédie, le Débutant _Croquignole_, selon son mot. _Un
Petit Roman dans le Genre Antique_, fait mot à mot, pensée à pensée,
avec toute la gravité qu'une telle chose comporte.

Ces quelques projets occupent toute la première étape littéraire de
Balzac; plus tard, en 1830, il parle avec enthousiasme d'une vaste
entreprise, ce sont _Les Trois Cardinaux_, œuvre dans laquelle il eût
voulu mettre en scène, le Père Joseph, dit l'_Eminence grise_, Mazarin
et Dubois--à la même époque il prépare des Romans et des articles de
Revue qui ne furent jamais achevés et peut-être jamais commencés, en
voici les titres: _Un Article sur le Serment_,--_Les Causeries du
Soir_ (volume de nouvelles) _Le Maudit_ (article ébauché pour la
_Revue_ de Buloz), _Les Amours d'une Laide_,--_Le Marquis de Carabas_,
et, principalement _La Bataille d'Austerlitz_, dont Balzac parle
fréquemment comme devant faire partie des _Scènes de la Vie
Militaire_.

De 1833 à 1850, l'auteur du _Père Goriot_, fait plus de besogne que de
projets; nous devons néanmoins citer comme tels: _20 pages sur le
Salon de 1833_,--_Le Privilége_, roman qui devait suivre _Le Curé de
Campagne_,--_L'Histoire d'une Idée heureuse_, dont le prologue seul a
été fait, et aussi, un projet de pièce-vaudeville: _Richard Cœur
d'Eponge_, que Théophile Gautier devait arranger et faire représenter
au Théâtre des Variétés.

Nous nous arrêtons plus particulièrement sur un projet que Balzac
paraît avoir beaucoup caressé et qu'il affirme même avoir _exécuté en
entier_, bien qu'il n'ait jamais été mis en lumière.--En 1836, il
écrit de La Boulonnière, près Nemours, à maître Werdet, son éditeur:
«J'ai terminé le manuscrit de _Sœur Marie des Anges_, je ne veux pas
le confier à la diligence.»

_Sœur Marie des Anges_, cela est patent, n'a jamais existé que dans
l'imagination irradiée du romancier, qui voulait peindre, sous ce
titre, une âme de jeune fille avant l'invasion d'un amour qui la
conduira au couvent--: «Je lui ferai abhorrer les carmélites dans sa
jeunesse où elle ne rêve que le monde et les fêtes, dit-il à ce
sujet, (_Lettre à Madame Hanska_, 1838) et le malheur la ramènera au
couvent qui sera pour elle un asile et un refuge. Après avoir passé
huit années au couvent, elle arrive à Paris aussi étrangère que le
Persan de Montesquieu, et je lui ferai juger et dépeindre le Paris
moderne par la puissance de l'idée, au lieu de me servir de la méthode
dramatique de nos romans. C'est une donnée nouvelle, et, si je réussis
à l'exécuter comme je l'entends, je vous réponds que vous serez
content de moi.»

Hélas, de _Sœur Marie des Anges_, de ce _Livre d'Amour_, comme se
plaisait à le nommer l'écrivain, il ne reste que ces quelques lignes
fugitives!

Mais, ce n'est plus le Balzac aux projets vagabonds qui doit nous
occuper maintenant, c'est l'auteur de la _Grrrande Comédie humaine_,
et les ouvrages divers que cette œuvre immense devait comprendre dans
son ensemble.

Dans les SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE, Balzac avait projeté les romans
suivants, dont les titres seuls nous donnent d'amers regrets:--_Les
Enfants_,--_Un Pensionnat de Demoiselles_,--_Intérieur de Collége_,
puis, (ici nos regrets s'accentuent),--_Gendres et Belles-Mères_.

Dans les SCÈNES DE LA VIE PARISIENNE devaient prendre place: _Une Vue
du Palais_,--_Entre-Savants_,--_Le Théâtre comme il est_.

Aux SCÈNES DE LA VIE POLITIQUE, se seraient ajoutées les
œuvres suivantes: _L'Histoire et le Roman_,--_Les Deux
Ambitieux_,--_L'Attaché d'Ambassade_ et... _Comment on fait un
Ministère_.

Avant d'entreprendre les SCÈNES DE LA VIE MILITAIRE, Balzac en avait
dressé le plan et nous y trouvons ces nombreuses lacunes: _Les Soldats
de la République_ (trois épisodes), _L'Entrée en Campagne_,--_Les
Vendéens_,--Pour _Les Français en Egypte_, les 2e et 3e épisodes font
défaut, ce sont:--_Le Prophète_,--_Le Pacha_. Pour le reste, voici
tous les titres des Œuvres militaires projetées: _L'armée
Roulante_,--_La Garde Consulaire_,--_Un Combat_,--_L'Armée
assiégée_,--_La Plaine de Wagram_,--_L'Aubergiste_,--_Les Anglais en
Espagne_,--_Moscou_,--_La Bataille de Dresde_,--_Les Traînards_,--_Les
Partisans_,--_Une Croisière_,--_Les Pontons_,--_La Campagne de
France_,--_Le Dernier Champ de Bataille_,--_L'Emir_,--_La Pénissière_
et _Le Corsaire Algérien_.

Il manque deux romans aux SCÈNES DE LA VIE DE CAMPAGNE: _Le Juge de
Paix_,--_Les Environs de Paris_.--AUX ETUDES PHILOSOPHIQUES, il en
manque cinq: _Le Phédon d'Aujourd'hui_,--_Le Président Fritot_,--_Le
Philanthrope_,--_Le Nouvel-Abeilard_,--_La Vie et les Aventures d'une
Idée_.--Dans les ETUDES ANALYTIQUES, enfin, Balzac devait faire:
_L'Anatomie des Corps Enseignants_, _Une Monographie de la Vertu_ et
un grand _Dialogue Philosophique et Politique sur la Perfection du
XIXe siècle_.

Notre travail de catalogographe se termine ici,--nous ne chercherons
pas à y ajouter un _Postface_, ni à savoir, si Balzac, qui a changé
tant de fois les titres de ses œuvres, a refondu ses premiers projets
et leur a donné un corps sous une autre enveloppe,--nous avons pensé
pouvoir être agréable à chacun en réunissant, au milieu de _Nos
caprices_, ces quelques notes sérieuses sur les ouvrages projetés par
notre Grand Romancier, nous en avons donné les titres pour ce qu'ils
valent, sans commentaires ni frais d'érudition,--qu'on nous tienne
compte du reste.

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VARIATIONS

SUR LA RELIURE DE FANTAISIE

   La vérité dort auprès des grands dans de brillantes reliures; la
   sagesse veille auprès des vrais lecteurs sous de minces
   cartonnages.


Il semble que les Bibliopégistes modernes, aient oublié l'art de ces
lourdes mais fastueuses reliures des XVe et XVIe siècles, en drap de
satin azuré, en drap d'or ou de Damas; en cuir blanc ou rouge; en
_veluyeau_ sanguin, vermeil, vert ou noir; _en pel velue_, en soie
blanche, ouvrée ou tannée; en cuir de cerf, estampé à froid ou doré à
chaud; en parchemin gaufré, en étoffe de Panne; en velours pourpre,
frappé d'écussons ou de fleurs de lys; le tout rehaussé, harnaché pour
ainsi dire, de bossettes, d'agrafes, de _fermouers_, _fermaulx_,
_fermails_ ou _fermaillets_, de _pipes_ d'or ou d'argent, de _tuyaux_
du même métal pour tourner les feuillets; de perles, d'émeraudes ou de
saphirs, de toute l'orfévrerie la plus étincelante.

Les livres du bon temps étaient de véritables objets d'art; on les
retrouve dans d'anciens inventaires, énumérés pêle-mêle avec les
robes, les chaperons, les dagues, les Hanaps et les coupes. Le Duc
Philippe-le-Hardi avait adapté aux ais d'un livre de prière, une
platine d'argent doré, avec une petite niche, pour y mettre ses
lunettes afin qu'elles ne fussent cassées, et l'histoire nous apprend,
que ce même Duc, paya seulement seize livres à un certain Martin
Lhuillier, Marchand-Libraire à Paris, pour lui avoir couvert huit
volumes, Romans, Bibles et autres, reliés en _cuir en grain_.

L'oubli de telles armures somptueuses et surtout de prix aussi doux
est à regretter, aujourd'hui, que les relieurs adonnés au maroquin du
Levant, au vélin, au chagrin et à la basane se font payer si cher.

On a dit et répété souvent, que la Reliure, au fond, n'est au Livre
que ce que l'habit est à l'homme ou la livrée au serviteur; or,
l'habit suit la mode, et la mode se trouve hélas! de nos jours,
froide, correcte, guindée, sobre et banale; l'art de la reliure s'en
ressent; nous n'entendons pas parler de la grande reliure, à
compartiments, à ornements à dentelles, à entrelacs; de ces livres
qu'on n'ose toucher dans la crainte de ternir le brillant du maroquin
ou l'éclat des petits-fers, mais de la demi-reliure,--de la reliure
pour tous,--du cartonnage de fantaisie moderne, de la robe de chambre
du livre, en un mot, qui donne à cet ami qu'on aime, tout le négligé
charmant des causeries intimes.

Les cartonnages, dits _à la Bradel_, sont fort appréciés aujourd'hui;
ils forment une enveloppe gracieuse et modeste, et, sans rien enlever
à l'ampleur des marges, ils conservent la virginité de la brochure.
Ces cartonnages sont d'excellents vêtements préservatifs; ils ont la
commodité, la flexibilité, la grâce, mais il leur manque la
gentillesse, l'esprit fantaisiste, l'aspect d'art que nous voudrions
voir adopter plus généralement. Ils sont classiques en diable; c'est
là leur grand défaut.

On emploie à l'usage de ces demi-reliures, soit du _papier peigne_,
soit du papier marbré, maroquiné ou à _escargots_, soit du papier de
couleur mate, soit encore de la toile anglaise, gaufrée, teintée, unie
ou à ramages, chagrinée ou glacée; quelques relieurs, imitateurs du
genre hollandais, usent de parchemin blanc ou de vélin; ils replient
les bords en _gouttières_, ornent le dos de très vilaines lettres
polychrômes calligraphiées, et puis, c'est tout...; il semble que là,
se trouvent, les colonnes d'Hercule du cartonnier relieur.

Les Bibliophiles ne doivent pas négliger le petit art de ces
demi-reliures; c'est à eux de chercher, de vivifier leur goût, de le
spécialiser, de trouver l'original et de l'imposer à l'imagination
rétive de leurs fournisseurs ordinaires, qui demeurent trop longtemps
sur le chemin du convenu et du ponsif.

Un Livre doit être relié, selon son esprit, selon l'époque où il a vu
le jour, selon la valeur qu'on y attache et l'usage que l'on compte en
faire; il doit s'annoncer par son extérieur, par le ton gai, éclatant,
vif, terne, sombre ou bigarré de son accoutrement. Rien qu'en le
voyant sur les rayons d'une Bibliothèque, l'âme du lecteur doit se
remémorer les sensations éprouvées, les douces heures qu'elle a passé
à savourer sa sagesse ou son esprit; un Bibliophile de goût se
reconnaît à ces détails. Existe-t-il quelque chose de plus horrible à
voir qu'une Bibliothèque monochrome! un _Bibliotaphe_ seul peut en
posséder une semblable.

Les Livres réunis habilement doivent subir un prisme;--le dos de
chacun d'eux devrait peindre son caractère individuel; n'est-ce pas là
qu'on voit ses volumes lorsque, dans les longues flâneries, on flatte
de l'œil sans y toucher tous ces gais compaignons qu'on a su
assembler en docte académie.--Si votre Molière est relié en veau
porphyre, que _Montaigne_ le soit en veau racine, _Montesquieu_ en
veau granit et _Dorat_ en veau rose, n'allez pas couvrir la _Pucelle
de Voltaire_ en maroquin blanc, réservez cette nuance virginale à
_celle_ de _Chapelain_; vêtir les _Lettres de Madame de Maintenon_ en
Lavallière serait une hérésie; mais faire endosser aux _Historiettes
de Tallemant des Réaux_ une tunique vert bile, ne serait que justice.

Certains amateurs, bien pensants, ont adopté une couleur particulière
pour chaque classe de leur Bibliothèque.--Ces _Chromo-Bibliotactes_
habillent de violet, nuance du prélat, les ouvrages de _Théologie_ et
les _Saintes Ecritures_. En souvenir du printemps de la Nature,
l'_Histoire naturelle_ est revêtue du vert le plus tendre; aux
_Œuvres dramatiques_, ils accordent le rouge, couleur de sang; pour
les _Romans_, ils prennent le rose, tandis que pour les _Livres
d'histoire_, de _Médecine_ ou de _Jurisprudence_, ils emploient le
noir avec de minces filets d'or.--L'_Astrologie_ porte l'azur céleste,
les _Œuvres Badines_ sont gratifiées du ton mauve, les _Voyages_ de
bleu d'outre-mer, les _Traités du Mariage_ de jaune serin et les
Opuscules _Scatologiques_ de Terre de Sienne.

Cette manière de procéder n'est pas absolument fautive, bien loin de
là; mais une Bibliothèque, ainsi classée, ressemble trop à une armée
divisée en différents corps de troupes; on reconnaît de loin
l'uniforme de ses soldats, mais on n'en dévisage pas suffisamment
l'originalité.--Ceci dit, revenons aux cartonnages de fantaisie.

Au dix-huitième siècle, chaque relieur en avait sa spécialité,
son genre à lui, et, pour rien au monde, il n'eût voulu copier
la manière de ses plus illustres confrères; l'un, faisait les
maroquins; l'autre, les veaux fauves; celui-ci, les vélins blancs;
celui-là, les demi-reliures ou les encartonnages. Tous luttaient de
délicatesse et de goût afin de spécialiser davantage leur talent
individuel.--Mesdames de France, filles de Louis XV, ayant désiré
avoir chacune sa Bibliothèque particulière, s'adressèrent aux Derome
père et fils, pour faire relier les livres qu'elles avaient
rassemblés; Mme Adélaïde prit pour couleur, le maroquin rouge; Mme
Victoire, le maroquin vert-olive; et Mme Sophie, le maroquin citron.

Aujourd'hui, la reliure qui a gagné comme métier, a décliné comme art;
elle ne suit aucun précepte et séjourne dans le stérile et le
monotone. Les Bibliophiles artistes peuvent la sortir de ce marasme,
en faisant exécuter pour leurs volumes des demi-reliures de fantaisie
empreintes de personnalité et d'originalité. Ils peuvent employer à
cet effet les délicieux débris des temps passés et les jolies choses
de l'industrie moderne; les étoffes de soie, les peaux de chevreau
minces, les cuirs exotiques, les tissus à arabesques, toute la gamme
chromatique et exquise des tons pâles et fins qu'on ne songe jamais à
mettre en usage.--Un Livre doit être habillé avec toute la maturité
que l'on apporte aux choses sérieuses; il faut, pour ainsi dire, le
consulter, le relire avant que de le livrer à l'ouvrier; on doit être
pénétré de sa tournure d'esprit et rêver à sa toilette avec toute
l'orgueilleuse vanité, toute la science d'harmonie que l'on apporte à
la toilette d'une femme.

La reliure de veau brun, de vélin ou de peau de truie, convient à
l'antiquité, aux XVe, XVIe et XVIIe siècles; mais lorsque nous
arrivons à la Régence et au XVIIIe siècle, à cette époque de rocaille,
de luxe mignard et caressant, la fantaisie peut, à la rigueur, prendre
ses ébats.--N'allez pas faire tailler, par exemple, un vêtement de
toile verte, rouge ou grise pour ce _Faublas_, pour ce _Pied de
Fanchette_ ou pour ces _Contes_ grivois du charmant de _Caylus_;
Thouvenin, pour de tels ouvrages, composait une reliure _à la fanfare_
ou _à la rose_, comme il les appelait; mais, si vous ne voulez leur
accorder que la demi-reliure, cherchez, consultez votre tact et
trouvez.--Pour nous--qu'on excuse notre extravagance, si extravagance
il y a,--lorsqu'il s'agit de revêtir un de ces fins conteurs du siècle
dernier, nous rôdons dans les antres du bric-à-brac, entassant les
brocarts, les vieilles étoffes de soie, les velours de Gênes ou de
Venise, puis, si nous mettons la main sur un petit carré de satin
broché, épave de quelque falbalas traîné dans les allées de
Versailles; vite, nous achetons le chiffon, et, courant chez le
relieur, qui ne manque jamais de pousser les hauts cris, nous lui
disons impérieusement: «Voici un _cartonnage Pompadour_ de notre
invention, au lieu de votre vilaine toile anglaise, prenez ceci;
faites broder le titre, à l'endroit du dos, à deux ou trois
centimètres du haut du volume, dans l'intervalle des fleurs brochées;
dorez en tête, ajoutez un signet d'un rose passé, mettez tout le temps
et tout le soin nécessaires, exécutez fidèlement ce qui vous est
commandé et ne répliquez pas.

Ce _Cartonnage Pompadour_, nous pouvons l'affirmer, est tout gracieux
et d'une couleur locale qui charme.--Quel plaisir de lire, sous ce
costume, _Crébillon le fils_, de _La Morlière_ ou de _Cahusac_! Ce
n'est, en réalité, qu'enjuponner davantage des œuvres faites pour des
femmes, mais l'ombre de ces voluptueux auteurs ne peut que s'en
réjouir.--Nous dirons plus, si un jour, quelqu'amateur venait nous
apprendre qu'il a placé dans le _Sopha_, un sachet à la Sénéchale, et
un autre de poudre d'Iris, dans les _Bijoux indiscrets_, nous le
jugerions petit-maître, mais homme de goût et nous lui crierions:
Bravo.

Un roi d'Egypte, Ozimandias, avait écrit sur la porte de sa
Bibliothèque: _Trésor des Remèdes de l'âme_; Jules Janin, modifiant
les termes, mit sur la porte de la sienne: _Pharmacie de l'âme_.--Si
nous prenons la métaphore à la lettre, nous dirons qu'une Bibliothèque
doit être administrée comme une pharmacie; la couleur seule des livres
doit indiquer la nature du remède; il ne faut pas prendre le poison
pour l'antidote, le _Marquis de Sade_ pour l'_Internelle Consolation_;
le honteux Marquis, sera relié en peau de boa tannée et cylindrée,
environné de fermoirs solides, tout devra indiquer le venin
_Borgiaque_ qu'il enferme.--L'_Internelle Consolation_, au contraire,
dans son enveloppe de maroquin blanc semée de croix d'or, dira de
suite aux yeux: «_Venite ad me afflicti mærore_». C'est encore un
point à observer dans la reliure des Livres.

Pour les auteurs modernes, l'imagination du Bibliophile peut donner un
libre cours à la fantaisie bien entendue; lorsqu'une même littérature
originale possède des écrivains d'un caractère aussi nettement accusé
que Victor Hugo, Musset, Dumas, George Sand, Mérimée, Théophile
Gautier, Gérard de Nerval, Baudelaire, Stendhal et Flaubert, on peut
se livrer sans crainte aux plus jolies demi-reliures qui se puissent
voir.

La Chine et le Japon nous envoient à profusion depuis quelque temps,
des sortes de cuirs gaufrés, dorés, mordorés, mats, noirs ou rouges;
les uns, tatoués de plaques brillantes; les autres, bigarrés avec une
habileté naïve qui enchante les regards. Il existe, de même, des
Crépons d'un tissu léger qui s'élargit à l'eau, des papiers japonais
ornés de compositions brillantes et harmonieuses, d'un coloris où rien
ne se heurte; toutes ces _babioles_, d'un goût si délicat et d'un prix
si modéré, sont recherchées des artistes et abandonnées des
Bibliophiles; c'est un tort, car leur emploi, digne des Livres
modernes, donne à ceux qui en sont décorés une originalité gracieuse
qui contraste fort heureusement avec les maroquins, les chagrins ou
les parchemins antiques.

Ces japonaiseries peuvent être mises en usage ensemble ou
séparément;--dans une demi-reliure de maroquin à mosaïque, avec coins,
introduisez le papier multicolore et oriental que nous vous indiquons,
ou bien, faites encartonner un volume, en cuir argenté, de même
provenance; le titre à froid posé sur le dos même du volume; cherchez
toutes les combinaisons possibles, vous trouverez un effet saisissant,
une reliure agréable et commode, et vous abandonnerez bien vivement
les papiers _peigne_ ou unis, les toiles, les basanes, et tous les
autres procédés ternes et vulgaires dont les moindres désagréments
sont d'être laids et de ne rien exprimer à l'œil qui les contemple.

Voyez entre autres la _Guerre du Nizam_, de _Méry_, recouverte des
dessins guerriers de ces papiers du Japon; de suite, ce Roman exprime
par son dehors le mouvementé de son esprit; voyez _Salambô_ enfermé
dans un cuir byzantin, et encore les _Caprices en zigzags_, de
Gautier, emmaillottés dans les arabesques d'un Crépon; tous ces
cartonnages, ne disent-ils pas mille fois plus de choses qu'un dos
chagriné à titre d'or? Pour _Mérimée_, pour de _Nerval_, pour
_Barbey-d'Aurévilly_, pour _Edgard Poë_ ou _Baudelaire_, c'est bien là
ce qu'il faut.--Afin de mieux exprimer notre façon de voir et de
comprendre la demi-reliure de fantaisie, il nous faudrait le style
professionnel et coloré d'une couturière; nous aimerions à pouvoir
décrire une reliure tons sur tons ou suivant les variantes des pièces,
des mosaïques, des signets et des gardes,--quelque chose dans cette
manière: «Toilette pour un vol. in-18: tunique bleu pâle, avec pièce
pour titre jaune de Naples, rehaussée de filets noirs, signet bleu
marine, dorure en tête, or bronze; tranches légèrement ébarbées,
gardes jaunes assorties à la pièce, avec ex-libris frappé en noir au
milieu.--Date et lieu de publication à froid au bas du dos.»

Nous aurions mille toilettes de ce genre à donner, mais le style
n'y est pas, et d'ailleurs les Bibliophiles, nos confrères, sont
trop artistes, trop gens de goût et de sens assuré, pour que nous
songions un seul instant à vouloir ébaucher des projets de
demi-reliure;--qu'ils veuillent bien prendre en bonne note cependant
les quelques idées que nous avons émises ici. Nous serons heureux de
n'avoir pas prêché dans le désert.--Ainsi soit-il!

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RESTIF DE LA BRETONNE

ET SES BIBLIOGRAPHES


L'œuvre de Restif de la Bretonne, œuvre énorme et mouvementée, eut
la destinée la plus bizarrement accidentée que livres puissent rêver;
glorieuse au début, discréditée hier, en pleine vogue aujourd'hui,
quel sera son sort demain?

Restif, ce grand prodigue de sa vitalité, après avoir surmené sa vie
et dispersé en menue monnaie son incontestable talent, expira à Paris
le 3 février 1806, à l'âge de soixante-douze ans. Ses propres
contemporains commençaient déjà à l'oublier, et il fallut que sa mort
vînt cingler, comme d'un coup de fouet, l'indifférence générale dont
ses derniers jours étaient enveloppés.

Ses obsèques furent pompeusement célébrées; l'Institut y envoya une
députation, les journaux honorèrent Restif ainsi que ses ouvrages, et
plus de mille huit cents personnes suivirent son corps au cimetière
Sainte-Catherine[4] où il fut inhumé.

  [4] Aujourd'hui cimetière du Mont-Parnasse.

Sa tombe à peine fermée, l'émotion du moment passée, Paris qui comble
si hâtivement ses vides, panse si vivement ses plaies, et qui sèche
ses pleurs par un éclat de rire; Paris, tout entier aux passions de la
politique et de la guerre, oublia Restif; et les deux cents volumes,
où l'âme du pauvre romancier était toute semée, furent englobés dans
la plus profonde insouciance.

Le glorieux écrivain était déchu! Ses ouvrages ornèrent pêle-mêle les
parapets des quais, ils furent vilipendés, rejetés avec mépris,
exposés aux injures de l'air et de la pluie et trop souvent, hélas!
abandonnés à l'épicerie, ce prosaïque Montfaucon des volumes
infortunés.

L'époque, il est vrai, ainsi que les événements, prêtaient assez peu à
la bibliomanie; la vie fiévreuse de chacun ne laissait guère de
loisirs pour les doux passe-temps du livre, et les bouquins, ces vrais
sages, durent attendre une ère de paix et de science pour enseigner de
nouveau leur grande morale si variée.

Restif, au demeurant, ne semble avoir écrit spécialement que: _ad
posteros_ et son œuvre est de celles qui ne peuvent mourir. En
s'attachant à peindre son siècle avec le coloris réaliste qu'il
puisait sous ses yeux, en traçant les silhouettes nettement accusées
des mœurs au milieu desquelles il se mouvait, en calquant enfin, pour
ainsi dire, la vie, le costume et le langage exacts de ses
contemporains, il dut penser, avec raison, qu'un jour viendrait où les
savants et les curieux se montreraient désireux de reconstituer son
époque dans ses moindres détails et de savourer les parfums du
passé.--Ce temps est venu, et tous ses volumes, fidèles représentants
de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sont recherchés et hors de prix
aujourd'hui.

Restif de la Bretonne est à l'ordre du jour et c'est à M. Charles
Monselet que revient l'honneur d'avoir le premier exhumé et remis à la
mode d'une manière aussi complète qu'intéressante les œuvres de ce
fécond littérateur[5].

  [5] Quérard dans _La France littéraire_, Didot, 1835; M. Eusèbe
  Girault, dans _La Revue des Romans_ (2 vol. in-8º, 1839, tome II,
  pag. 199-204), et Pierre Leroux dans les _Lettres sur le
  fouriérisme_ (_Revue sociale_ de Pierre Leroux, mars 1850)
  avaient déjà rédigé de curieuses notices sur Restif de la
  Bretonne.

Dans les numéros du _Constitutionnel_ des 17, 18 et 19 août 1849, le
spirituel auteur _de M. de Cupidon_ consacra à Restif de longs
articles qui devaient servir de base au travail si curieux qu'il
publia cinq ans plus tard[6].

  [6] _Restif de la Bretonne_, sa vie et ses amours, etc., par
  _Charles Monselet_, avec un beau portrait gravé par Nargeot.
  Paris, Alvarès fils, éditeur, 1854.

Dans l'intervalle, en 1850, la _Revue des Deux-Mondes_ fit paraître
une analyse de _M. Nicolas ou le cœur humain dévoilé_[7].

  [7] _Histoire d'une vie littéraire au XVIIIe siècle._--_Les
  Confidences de Nicolas._ (Restif de la Bretonne) par Gérard de
  Nerval, nos du 15 août, 1 et 5 septembre 1850.--_M. Nicolas ou le
  cœur humain dévoilé_, fait partie des _Illuminés ou les
  Précurseurs du socialisme_, Récits et portraits, par Gérard de
  Nerval, dont la première édition fut donnée par Victor Lecou, en
  1 vol. in-12, 1852.

Cette étude, fort bien écrite et présentée par Gérard de Nerval,
montre l'homme plutôt que l'écrivain, c'est la biographie de Restif,
ses aventures amoureuses, ses misères, c'est, en un mot, le romancier
mis en roman par un rare poëte.

Ces deux bio-bibliographies traitées de manières toutes différentes,
mais de mains de maîtres, suffirent pour rendre aux livres de Restif
de la Bretonne toute leur vogue d'antan et au delà; on commença à
rechercher les _Restif_, on y découvrit des gravures précieuses, tant
pour la finesse d'exécution que pour la fidélité des modes qu'elles
reproduisent; bref, les bibliophiles s'aperçurent que l'œuvre entière
du polygraphe était intéressante à plus d'un titre et digne de figurer
dans les plus fières bibliothèques.

L'orthographe variée et singulière, le piquant des confessions de
l'auteur, l'étrangeté de ses romans, composés pour la plupart avant
d'être écrits, et qui semblent prêter à Restif le spirituel mot de
Rivarol: _L'imprimerie est l'artillerie de la pensée_; les formats
même de ses volumes et la difficulté de les réunir en œuvre complète,
tout contribua à faire briller, avec le plus grand éclat, la renommée
un moment ternie du père du _Pornographe_.

Ce fut bien vite une _Restifomanie_ parmi les collectionneurs
parisiens; du petit au grand, chacun voulut avoir Restif partiellement
ou en nombre, et dans l'un de ses derniers catalogues, le libraire
Auguste Fontaine mit en vente un Restif de la Bretonne dans les
conditions suivantes:

«ŒUVRES DE NICOLAS-EDME RESTIF DE LA BRETONNE. Deux cent douze
parties ou tomes en cent cinquante-quatre volumes in-18, in-12, in-8,
et in-fol.--maroquin, dos orné à petits fers, fil. tr. dorée
(Chambolle Duru); superbe exemplaire, richement relié, lavé et
encollé.--Prix; VINGT MILLE FRANCS.»

20,000 francs!!! Il est juste d'ajouter qu'on ne connaît en France
qu'une dizaine de collections complètes des œuvres de Restif de la
Bretonne: la Bibliothèque nationale en possède une, le libraire
Fontaine, deux (probablement vendues); les autres appartiennent à MM.
le duc d'Aumale, le baron J. de Rothschild, Toustain de Richebourg et
autres bibliophiles aussi féroces que riches.[8]

  [8] M. Restif de Tonnerre (Yonne), descendant de Restif, possède
  aussi au grand complet et dans un très bel état, les œuvres de
  son grand parent.

L'engouement acquit des proportions si énormes que le savant
bibliophile Jacob (Paul Lacroix) dut prendre les choses en main, et
avec une science étonnante et un travail d'investigation des plus
remarquables, il fit paraître LA BIBLIOGRAPHIE ET L'ICONOGRAPHIE _de
tous les ouvrages de Restif de la Bretonne_. Cet ouvrage colossal,
outre _la description raisonnée des collections originales, des
réimpressions, des contrefaçons, des traductions, des imitations_,
contient les notes historiques, critiques et littéraires les plus
curieuses et les mieux étudiées.

Après cette bibliographie de M. Paul Lacroix, on eût pu croire que
tout avait été dit sur Restif de la Bretonne. Point! un nouveau volume
parut. M. Firmin Boissin, dans un petit in-8 d'une centaine de pages,
trouva encore moyen de parler de notre auteur d'une aimable manière;
il jugea l'homme, l'œuvre, la destinée d'icelle, et ses
bibliographes. L'on peut dire que ce volume, loin d'être inutile, est
un excellent complément d'ensemble sur tout ce qui a été fait et écrit
sur l'écrivain du _Paysan perverti_.

M. Firmin Boissin ne clôt pas la série des Restifographes. M. J.
Assezat, un sympathique érudit trop tôt enlevé à ses travaux, en tête
d'une réimpression _d'un choix des Contemporaines_, fit une notice
annotée traitant de Restif, de son œuvre et de sa portée, et nous ne
doutons pas qu'il ne se trouve encore quelqu'un pour parler de Restif
et intéresser les lecteurs sur ce grand prolifique en tout genre, qui
laisse encore des côtés curieux à observer pour la critique et
l'érudition.


Si on peut taxer l'œuvre de Restif de la Bretonne de légère et même
quelquefois d'immorale, on doit d'un autre côté songer au milieu où
cette œuvre fut conçue et produite, et nous ne saurions trop avancer
que ses livres sont de première utilité pour l'étude et l'histoire des
mœurs au XVIIIe siècle. Les matériaux et les documents qu'ils
contiennent, les coutumes qui s'y reflètent comme dans un fidèle
miroir en feront toujours des trésors du plus haut intérêt pour les
bibliophiles et les érudits.


L'œuvre immense de Restif sera-t-elle réimprimée? En totalité, la
chose est impossible; en partie, nous croyons pouvoir assurer que
oui.--Déjà plus d'un essai a été tenté avec succès, tant en France
qu'à l'étranger. En faisant un tri judicieux dans les principaux
ouvrages de la collection, dans les _Nuits de Paris_, dans _Les
Parisiennes_, dans _Les Françaises_, dans _Le Palais Royal_, dans les
_Années des Dames Nationales_, dans _Les Posthumes_, dans les _Idées
Singulières_ et _Les Veillées du Marais_, on arriverait certainement à
prendre le dessus du panier de l'œuvre de Restif de la Bretonne,
dont, il faut bien le dire, la majeure partie des romans est si
confuse, si démodée, qu'il est presque impossible d'en affronter la
lecture aujourd'hui.

Quoiqu'il en soit, Restif, cet être tout de contraste, restera, de nos
jours comme dans l'avenir, l'écrivain le plus bizarre, le plus
étrangement fécond dans la littérature du XVIIIe siècle; disons plus,
ce fut un Bibliophile à sa façon et ce titre seul nous a suffi pour
que nous lui consacrions ces quelques lignes.

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LE CABINET

D'UN EROTO-BIBLIOMANE

   Ubi turpia non solum delectant, sed etiam placent.

    SÉNÈQUE.


Souvent, je le rencontrais chez les grands libraires de la rive
gauche, parlant sobrement, dans une note basse, fatiguée, presque
enrouée; avec une allure étrange et cet air de gêne et de discrétion
que l'on voit aux conspirateurs.--Il semblait, devant un tiers,
vouloir s'effacer, et, s'il exprimait ses désirs, ce n'était que d'une
façon indécise et inquiète; lançant des phrases indéterminées, brèves,
pleines d'une autorité craintive: «Trouvez-moi la chose en question»,
disait-il au libraire, ou bien: «N'oubliez pas, en grâce, ce que vous
savez; il me le faut coûte que coûte; n'allez pas trop m'écorcher
cependant;--je repasserai bientôt.»

Je ne sais quel vague caprice me poussait à connaître ce Bibliomane
bizarre, musqué, enveloppé de mystère; je pensais que cet être
singulier n'était pas à coup sûr le premier venu; sa physionomie seule
m'intriguait particulièrement, et sous la sénilité vainement
dissimulée de sa démarche, je pressentais un Bibliophile d'une race à
part.

Grand, droit, corseté dans une longue houppelande lui tombant aux
talons; le soulier mince, effilé, montrant le bas de soie, le visage
rasé, maquillé, poudrederizé, les cheveux frisés et pommadés, le
monocle d'or dans l'orbite droite, relevant la paupière affaissée sur
un œil éteint; le chapeau incliné sur l'oreille, la cigarette aux
dents et le stick en main, il me rappelait, dans la pénombre du
souvenir, cet admirable type de vieux beau, si magistralement crayonné
par Gavarni, avec cette légende spirituelle et réaliste: «_Mauvais
sujet qui pourrait être son propre grand-père._»

A peine arrivait-il dans une librairie, qu'il jetait un regard inquiet
tout alentour; si une dame s'y tenait, assise au comptoir, il était
agité, nerveux, vivement préoccupé; son malaise se manifestait par des
mouvements d'impatience accentués et des tics involontaires qui
brisaient, en l'écaillant, l'épaisse couche de fard étendue sur ses
joues.--On devinait qu'il eût voulu être seul, dans une causerie
d'homme à homme; aussi ne disait-il au libraire que ces simples
paroles: «L'avez-vous?--Non, répondait-on;--Pensez-y, n'est-ce pas»,
reprenait-il avec découragement, et il se retirait.--Un coupé de
couleur claire, tendu à l'intérieur de lampas rose broché d'argent,
l'attendait à la porte, notre Bibliophile Marquis de Carabas y
montait; la portière se refermait, et le cocher poudré à frimas avait
à peine fouetté l'alezan qui piaffait, que l'attelage déjà
disparaissait au loin. C'était une vision.

J'appris qu'il se nommait le Chevalier Kerhany; il vivait, me dit-on,
assez joyeusement avec les dames, mais demeurait fort réservé et
d'humeur misanthropique avec ses semblables. Il recevait peu chez lui
et toujours avec une sorte de méfiance instinctive; on racontait que
son intérieur était d'un luxe inouï et que la folie y agitait ses
grelots dans des orgies dignes de Tibère; il se donnait chez lui, au
dire de chacun, des petits soupers à faire ressusciter de plaisir tous
les roués de la Régence; personne néanmoins ne se vantait d'y avoir
assisté.--De fait, le Chevalier était assez demi-mondain, il se
rendait de temps à autre au bois, et, les soirs d'Opéra, il
stationnait des heures entières au foyer de la danse.--Les déesses de
l'entrechat l'entouraient, le noyaient dans des flots de gaze
bouffante, lui lançant des pointes grivoises qui avivaient le feu
libertin de son regard de faune, tandis que debout, dans une pose à la
Richelieu, il se plaisait à distribuer à ces terribles petits museaux
de rats, les pastilles de sa tabatière ou les sucreries variées dont
ses poches étaient toujours pleines.

Ces détails étaient faits plutôt pour attiser que pour calmer ma
puissante curiosité à son sujet; je résolus de suivre le précepte des
stoïciens, le fameux _Sequere Deum_. Je m'aperçus en effet que le
destin sait nous guider, car, en cette occasion, il me servit à
souhait.


II

Je me trouvais un soir dans une de ces grandes fêtes parisiennes,
brillantes et tapageuses, chez une artiste célèbre où un de mes amis
m'avait conduit.--Presque abandonné dans un petit salon d'un rococo
exquis, tout parfumé de couleur locale, renversé dans une quiétude
parfaite sur le coussin d'un divan japonais, je me laissais bercer par
une valse languissante, dont les accents m'arrivaient affaiblis, comme
tamisés par le lointain et les lourdes tentures; tout en regardant
avec distraction un plafond délicieusement composé dans le goût de
Baudoin, j'avais presque perdu la notion du lieu où j'étais céans,
lorsque, tout à coup, près de moi, sur le même divan, dodelinant de la
tête, et marquant du bout de sa bottine vernie le rhythme de la danse,
je vis, dans l'élégance du frac, le gardénia à la boutonnière, le
plastron de chemise tout chargé de diamants, mon mystérieux
Bibliomane, le Chevalier Kerhany, qui paraissait, lui aussi, fort peu
s'inquiéter de ma présence.--Je ne me demandai pas comment il était
venu là, sans que je l'entendisse approcher, je pensai de suite que
l'occasion, me frôlant de son unique cheveu, je devais le saisir en
toute hâte et m'y cramponner; aussi, toussant légèrement pour éveiller
son attention et mieux affermir ma voix:

--Quelle voluptueuse et adorable chose, que la valse allemande,
murmurai-je, afin d'engager la conversation.

--Adorable! adorable! dit-il simplement, sans abandonner son
laisser-aller de tête et de bottine.

--Il n'y a que Strauss de Vienne, repris-je, pour concevoir et écrire
ces motifs entraînants, vifs, colorés, qui fouettent le sang, qui
empoignent et font passer un chaud frisson du cœur aux jambes.

--Il n'y a que Strauss, en effet, soupira-t-il comme se parlant à
lui-même;...cependant Gungl's.

--Ah! Gungl's, fis-je, charmant compositeur.--_Le Rêve sur l'Océan_
est une œuvre toute d'harmonie.

--Toute d'harmonie; oui, toute d'harmonie, me répondit-il avec
laconisme, comme fâché d'avoir à me parler.

--Il y eut un silence;--mon voisin de divan, renversé en arrière, avec
une moue d'ennui, sifflotait une sorte de menuet.--Je ne perdis pas
courage et fis un nouvel effort.

--Si belle que soit la valse de perfection moderne, hasardai-je, elle
ne laisse pas de faire regretter très vivement aux délicats ces
mélodies du XVIIIe siècle, mélancoliques, naïves et simples, si
séduisantes par le caractère, si pénétrantes de pensée et si
gracieuses de style.

Il souriait, semblant m'écouter avec plaisir et même m'approuver;--Je
continuai:

--Est-il rien de comparable aux Quintettes de Mozart, aux Gavottes de
Rameau, aux Menuets de Boccherini et de Reicha, aux Symphonies de
Haydn et de Beethoven, aux Préludes, aux Rondos, Duos, Quatuors, aux
Concertos, aux Thèmes variés composés vers 1725, et plus tard par tant
de charmants musiciens aujourd'hui ignorés pour la plupart.

--Et les airs pour fifre! et les douces romances! et les motifs pour
clavecin! fit le Chevalier en se redressant subitement; les motifs
pour clavecin, Monsieur, que de verve amoureuse! que de charmes
alambiqués! que de légèreté et en même temps que de nonchalance!
Hélas! le piano rend mal toutes ces jolies choses et je préférerais
mille fois les voir exécuter sur le clavier d'une Epinette que sur le
meilleur Pleyel du monde.

--Sans compter, dis-je, faisant brusquement diversion à la
conversation, sans compter que les Clavecins étaient des meubles
ravissants, décorés avec un art incomparable par des artistes tels
que Boucher, Watteau...

Ajoutez Fragonnard, reprit mon interlocuteur avec passion, Fragonnard,
ce peintre divin des lubricités folles, des voluptés égrillardes et
spirituelles, Fragonnard qui connaissait si profondément la science du
nu et des décolletés piquants, Fragonnard, ce Grécourt de la peinture;
ajoutez Fragonnard: je possède un clavecin, un bijou, sur lequel il a
tracé des scènes adorables, de charmants camaïeux signés de son nom.

--Je n'ai qu'une toute petite toile de ce maître, osai-je dire
modestement, mais c'est une œuvre si blonde de ton, si mignarde dans
son déshabillé, si étonnante de facture, si parfaite d'ensemble et
enfin si grivoise de composition, que je la tiens pour une merveille
véritable.

Le sujet, quel est le sujet? me demanda le Chevalier hors de lui,
possédé d'une furieuse curiosité à l'idée de grivoiserie du
tableau.--Quel en est le sujet, je vous prie?

Le sujet, mon Dieu, cela est très délicat, répondis-je lentement; vous
avez lu Brantôme, n'est-il pas vrai?

Les _Dames Galantes_ sont pour moi un bréviaire.

Alors, repris-je, après ce cynisme d'impiété, vous y avez vu décrit le
sujet de mon Fragonnard, dans le _Discours premier_; vous l'avez lu
dans la cent dix-neuvième épigramme de Martial, livre I, qui se
termine par ce vers:

    _Hic ubi vir non est, ut sit adulterium._

Vous l'avez lu dans Lucien, dans Juvénal; enfin mon tableau représente
des _fricatrices_; _Donna con Donna_.

La figure du Chevalier Kerhany était bouleversée; ses yeux morts
avaient repris un éclat surprenant; ses lèvres s'agitaient
d'étonnement, et la sueur ravinait son visage.

--Vous avez un tel tableau de Fragonnard! exclamait-il avec
admiration; un sujet si bien traité par un tel maître,--que ce doit
être beau!

Il s'approchait plus près, me demandant des détails; il insistait sur
les moindres choses, et dans l'ivresse de savoir et peut-être le désir
de posséder plus tard, il m'accablait de prévenances.

Ayant voulu prendre par la curiosité cet érotomane effréné, j'avais
touché juste; il avait bondi à la description d'un sujet érotique et
déjà il s'apprêtait à me réclamer de nouveaux renseignements sur
l'origine de cette œuvre d'art, lorsque la foule inonda le petit
salon dans lequel nous nous trouvions retirés; la valse venait de
finir, le Chevalier fut enjuponné par quelques jolies femmes qui
vinrent prendre place à ses côtés.--L'intimité était rompue.

--Sur la fin de la soirée je le rencontrai, et après un échange mutuel
de politesses, il me remit sa carte en m'assurant du plaisir qu'il
éprouverait à me faire les honneurs de sa Bibliothèque.


III

Quelques jours après, je sonnais à l'huis du Chevalier de Kerhany,
dont l'hôtel était situé sur le boulevard Haussman;--un grand diable
de laquais vêtu de panne écarlate vint m'ouvrir.--Je traversai d'abord
une vaste pièce, sorte d'atrium décoré en style Pompéïen, où se
trouvaient rangés des meubles romains de tous les genres; j'aperçus
l'_accubitum_, le _biclinium_, le _triclinium_, orné de ses _plagula_;
le _lectulus_, et même le _subselium_, le _seliquastrum_, le
_scabellum_ et autres siéges fidèlement copiés d'après l'antique.--Le
Chevalier était visible; il se tenait dans un petit fumoir tendu de
soie havane capitonnée de satin bleu. Il me reçut avec la plus grande
cordialité, me félicitant de n'avoir pas craint de le déranger. Nous
parlâmes art et littérature, ou plutôt femmes, car toute l'esthétique
de mon Erotomane semblait se réunir et se résumer dans l'éternel
féminin; il ne voyait la musique, la poésie, la peinture que dans un
sens de corrélation voluptueuse qu'il se plaisait à établir malgré lui
entre tous les chefs-d'œuvre et l'amour des filles d'Ève;--prenant
chaque génie en particulier, il me montrait avec une verve passionnée
que, dans les grandes manifestations de l'art, on pouvait répéter le
mot d'un policier célèbre: _Cherchez la femme_. Il me parla du sexe
charmant comme un habile général le ferait d'une forteresse dont il
connaît les coins et recoins; exprimant avec grâce les différentes
manières d'attaquer la citadelle, émettant des théories si
audacieuses, que je ne pourrais, même en voilant mes phrases comme des
femmes turques, les raconter ici.--Je fus entièrement séduit par ce
vieil Anacréon; je croyais avoir en face de moi le célèbre Duc de
Lauzun donnant des conseils à son petit-neveu, le Chevalier de Riom,
tant il annonçait de connaissances approfondies et de crânerie
passionnée dans les sujets délicats qu'il avait à traiter.

Cependant, si attrayante que fut la conversation, je ne tardai pas à
réclamer du Chevalier Kerhany la faveur de visiter son musée. Il
accéda avec la meilleure grâce à ma demande:--«C'est juste, c'est
juste, me dit-il en souriant, je vous retiens ici avec mes
billevesées. Passons, si vous le voulez bien, dans la galerie des
maîtres.»

Je fus introduit dans une superbe salle éclairée par une vaste baie
exposée au nord;--étourdi un instant par la splendeur des cadres et
l'orgie magistrale des couleurs, je ne tardai pas à me remettre, et je
pus considérer à mon aise la plus remarquable collection particulière
qu'il m'ait été donné de voir.--Il y avait là des Velazquez et des
Murillo, des Titien et des André del Sarte, des paysages éclatants de
Ruysdaël, de Hobbema et du Poussin, des petites toiles adorables de
Terburg, de Metzu, de Van Ostade, de Wouwermans, de Jan Steen, de Van
der Meer; puis, dans un style plus large, des Rembrandt, des Rubens,
des Jordaens, des Frans Hals, des Ribera, des Gérard Dow, ainsi que
des Antonello de Messine, des Guerchy, des Léonard de Vinci et des
Paul Veronèse.--Il m'eut fallu des journées entières pour rassasier
mon admiration; il me faudrait des volumes pour exprimer les
sensations que j'éprouvai.--Je m'arrachai cependant à cette féerie
sublime pour faire remarquer à l'heureux propriétaire de tant de
merveilles que l'art plus affadi des maîtres du dix-huitième siècle ne
tenait aucune place dans sa galerie.

«Un moment, un moment, répondit-il,--ceci tuerait cela,--suivez-moi,
vous ne perdrez rien pour attendre, suivez-moi, je vais vous
satisfaire.»

Le Chevalier souleva une portière; nous nous trouvions alors dans une
chambre octogone dont les boiseries blanches étaient sculptées de
festons, de guirlandes et de couronnes relevées d'or mat; une glace
immense remplaçait le plafond et tout à l'entour de la pièce jusques à
la cimaise étaient suspendus des tableaux du dix-huitième
siècle.--C'était, en premier lieu, des portraits de Reynolds, de
Gainsborough, et des pastels de Latour; ensuite venaient Vanloo,
Pater, Boucher, Lancret, Fragonnard, Largillière, Nattier, Dietrich,
Le Barbier, L'Epicié et Boilly.--Ce qui donnait un caractère
particulier à cette réunion de chefs-d'œuvre, c'était la nature même
du choix des sujets: on ne voyait qu'un éblouissement de chairs roses,
qu'un rut de peaux mates, de fossettes gracieuses; qu'une débauche de
postures alanguies et enivrantes, qu'une nuée d'amours polissons et
rieurs dont les lèvres s'entrebaisaient.--La dépravation de tout un
siècle s'étalait dans la lubricité de ces peintures, souriantes de
luxure et aimablement vicieuses; les torses cambrés, lascifs,
endiablés émergeaient des cadres, se reflétant dans la grande glace du
plafond, tandis que les jambes velues des faunes et des sylvains
nerveusement gonflées d'un priapisme intense, semblaient secouer dans
l'air une odeur âcre de bouc qui montait au cerveau.

Il y avait près d'une heure que je me trouvais là, ivre de tant de
beautés entrevues, brisé, anéanti, dans un état de prostration
impossible à décrire. Le Chevalier de Kerhany jouissait de ma surprise
et de mon admiration passive, à force d'être surexcitée: «Eh bien!
jeune homme, me disait-il, eh bien! que dites-vous de mon dix-huitième
siècle? Ne croyez-vous pas que votre Fragonnard Lesbien serait en fort
belle compagnie dans mon modeste petit musée?--Ce n'est pas tout,
ajoutait-il, nous allons visiter ma Bibliothèque qui compte certaines
curiosités qui seront de votre goût.--Mais... qu'avez-vous?--on dirait
que vous vous sentez mal?

Je répondis furtivement, m'excusant de ne pouvoir visiter ce jour-là
les livres de mon hôte, j'invoquai un rendez-vous pressant, et
remerciant le Chevalier, je sortis après avoir pris rendez-vous pour
le lendemain à la même heure.

Le fait est que j'éprouvais un violent mal de tête et un malaise
général; ce que j'avais vu m'avait transporté dans un monde idéal,
loin du Paris moderne et de sa civilisation, loin du banal et du
convenu odieux. Mon imagination s'était fatiguée dans une course
échevelée à travers l'Eden de mes rêves, et ma cervelle dansait encore
à soulever mon haute-forme lorsque je me trouvai sur le boulevard.

Le Chevalier de Kerhany me paraissait, à cette heure, un magicien
sinistre, une sorte de Méphistophélès régence qui s'était amusé à
plaisir de mon enthousiasme juvénile.--Je lui en voulais presque de
m'avoir promené un instant dans le verger des fruits défendus, car je
ne voyais plus devant moi que les petites pommes d'api, c'est-à-dire
des petites parisiennes trop vêtues selon la mode, qui trottinaient
allègrement, suivies par les faunes d'aujourd'hui, de gros boursiers
enflés de bourse et de ventre, jouisseurs hâtifs, prêts à pénétrer
dans le boudoir des Danaés sous la forme d'une pluie d'or.


IV

Le lendemain, à l'heure fixée, l'esprit plus calme et de sens plus
rassis, je me trouvais chez le chevalier qui m'attendait dans sa
Bibliothèque. Cette librairie était disposée dans un salon ovale; une
fenêtre aux vitraux multicolores y distribuait le jour dans un prisme
joyeux et le soleil tamisé par des losanges roses, jaunes ou bleus,
semblait éclabousser les tapis d'orient de reflets contrariés. Les
parois de la pièce étaient entièrement rayonnées de planchettes de
bois de rose, recouvertes de cuir de Russie, et ornées sur les rebords
de coquets lambrequins de moire vert myrte, dentelés et effrangés,
dont l'élégance se joignait à l'avantage de préserver les livres de la
poussière. Tout en haut, près de la corniche, sur le dernier rayon,
dans un désordre charmant et fait pour le plaisir des yeux, des
petites statuettes se montraient dans toute l'impudence de
l'impudicité; c'étaient de sveltes Vénus n'ayant rien du rigide
classique, des groupes de baigneuses affolées, des Sapho... avant
l'amour de Phaon, des Narcisses pâles et blêmes, des Hercules
puissants et aussi des suites de Phallus en bronze ayant l'esprit et
le caractère singulier de ceux que l'on voit dans _Le Musée Secret du
Roi de Naples_. Je me croyais chez un juge d'instruction après la
saisie de figurines portant atteinte à la morale publique, tant était
chaude et déréglée la composition de cette statuaire unique.--La pièce
n'avait pour tous meubles qu'un divan circulaire, large, profond,
rebondi, habillé d'une épaisse étoffe des Indes ravissante de tons,
sur laquelle étaient jetés des coussins nombreux et variés. Çà et là
quelques X de Cèdre supportaient des cartons à estampes et une table
liseuse, aux pieds torses, à sabots d'or, occupait le centre de la
salle. Au plafond, d'une rosace ayant la bizarrerie obscène de
certaines gargouilles moyen-âge, tombait un lustre de bronze d'une si
effrayante lubricité qu'on l'eut dit ciselé par quelque Benvenuto
Cellini atteint de satyriasis.

Cette Bibliothèque me parut renfermer près de deux mille volumes dont
je m'approchais déjà curieusement afin d'en parcourir les titres
lorsque le Chevalier de Kerhany m'arrêta:

«Mon jeune ami, me dit-il doucement, cette bibliothèque est un enfer
bibliographique dont je suis le Pluton égoïste; ici, j'ai donné
rendez-vous à tous les affamés du vice, à tous les grotesques de
libertinage, à tous les condamnés de l'indignation bourgeoise, aux
conceptions maladives et honteuses des cerveaux surmenés de plaisirs.
Peu de visiteurs ont franchi cette enceinte; quelques jolies
pécheresses seules y ont traîné l'élégance de leurs pantoufles; et si
une sympathie particulière me permet aujourd'hui de faire en votre
faveur ce que je n'ai fait jusqu'alors pour aucun autre Bibliophile,
votre érudition sage vous placera, je l'espère, au-dessus de vos sens;
cependant, je crois devoir vous prévenir: réfléchissez comme si vous
alliez prendre de l'opium pour la première fois de votre vie.--Mon
coupé est en bas, venez-vous faire un tour de lac?

Faites dételer, lui répondis-je en riant; je vais rendre visite à vos
pestiférés.

--Dans ce cas, commencez par la droite, ajouta le Chevalier en
m'indiquant les rayons les plus proches; ma Bibliothèque est
graduée,--les incurables sont à gauche à l'extrémité du lieu où vous
vous trouvez;--je vous laisse seul ici, dans une heure je reviens vous
prendre.

La première rangée des livres que j'ouvris formait ce qu'on pourrait
appeler la série des anodins: c'étaient pour la plupart des romans ou
contes piquants, écrits dans cette période voluptueuse comprise entre
la Régence et la Révolution, des fantaisies Turques, Persanes ou
Chinoises, de bonnes et inoffensives polissonneries imprimées à
Cythère avec l'approbation de Vénus, à Érotopolis, à Cucuxopolis, ou
au Palais Royal chez une petite Lolo, marchande de galanterie. Je vis
_Grigri_; _Thémidore_; _Le Noviciat du Marquis de *** ou l'apprenti
devenu maître_; _Les Œuvres galantes de Bordes_; _Le Grelot_; _Le
Roman du Jour_; _Le Sopha_; _Le Tant pis pour lui ou les spectacles
nocturnes_; les différents _Codes_: _Code de la Toilette_; _Code des
Boudoirs_; _Code du Divorce_; _Code des mœurs ou la prostitution
régénérée_; _Code de Cythère ou lit de justice d'Amour_; puis la
_Bibliothèque des petits maîtres_, la Bibliothèque des _Bijoux_: _Les
Bijoux indiscrets_; _Le Bijou des Demoiselles_, _Les Bijoux des neuf
Sœurs_; _Le Bijou de Société ou L'Amusement des Grâces_; les _Bijoux
des petits neveux d'Arétin_ et autres; les _Caleçons des Coquettes du
jour_, les _Calendriers de Cythère_, _L'Almanach cul à tête, ou
étrennes à deux faces pour contenter tous les goûts_ ainsi qu'une
foule d'œuvres scatologiques et d'_ana_ orduriers.

Les volumes étaient reliés admirablement en maroquin plein, en veau
uni ou agrémenté; chacun d'eux était orné de petits fers spéciaux,
d'une composition fine et originale, quelquefois brutalement grossiers
par esprit de couleur locale; ils étaient placés sur le dos, entre
les nervures, en forme de culs-de-lampes ou frappés en plein maroquin
sur le plat des volumes en guise d'armoiries.--Des gravures
licencieuses étaient ajoutées aux passages les plus colorés des
ouvrages auxquels elles convenaient; les gardes même, subissaient
quelquefois l'effronterie d'un dessin graveleux et je ne pouvais
m'empêcher de songer que le livre de la plus chaste gauloiserie se fut
trouvé impitoyablement transformé par l'érotomanie invétérée du
Chevalier de Kerhany.

Au fur et à mesure que j'inclinais vers la gauche, la graduation
libertine s'accentuait; déjà j'avais franchi les poésies gaillardes:
_La Muse folâtre_; _L'élite des poésies héroïques et gaillardes de ce
temps_ (1670); _Le Parnasse satyrique du sieur Théophile_; _Le Cabinet
satyrique_; _Les Œuvres de Corneille Blessebois_; _Dulaurens_; _Les
Muses en belle humeur ou Elite des poésies libres_; _le Pucelage
nageur_; _L'Anti-Moine_; _Le Parnasse du XIXe siècle_ et tous les
ouvrages imprimés en Belgique, à Neufchâtel, à Freetown, avec
eaux-fortes de Rops, auxquelles s'ajoutaient de nouvelles gravures.
Déjà j'avais parcouru la majeure partie de la Bibliothèque et mes
mains commençaient à trembler en ouvrant chaque livre qui s'offrait à
moi; les petits fers prenaient des allures cyniques et effrayantes;
j'eus peur de ne pas arriver au but et j'abandonnai quelques centaines
de volumes pour atteindre l'extrême gauche.

Je me trouvais bien en effet parmi les incurables, comme me l'avait
dit le Chevalier, c'était à l'extrême gauche, le suprême du genre, le
_nec plus ultra_ de la dépravation et à la fois du luxe artistique des
livres et des gravures; _Les Œuvres badines d'Alexis Piron_
touchaient _L'Amour en Vingt Leçons_ et le _Meursius François_;
_L'Arétin_ y était représenté par le _Recueil de postures érotiques
d'après les gravures à l'eau-forte d'Annibal Carrache_; par
l'_Alcibiade Fanciullo à Scola_; par l'_Arétin français_ et par le
livre dit: _Bibliothèque d'Arétin_; près du _Divus Arétinus_ je
remarquai _Félicia ou Mes Fredaines_; _Monrose ou le Libertin par
fatalité_; _les Monuments de la vie privée des Douze Cæsars_ et les
_Monuments du Culte secret des Dames Romaines_; plus loin je vis
_Justine ou Les Malheurs de la vertu_; _Cléontine ou La Fille
malheureuse_; _Juliette ou la suite de Justine_; _Le Portier des
Chartreux_; _La France fout..._; _La Philosophie dans le Boudoir_;
_Les crimes de l'amour ou le délire des Passions_; en un mot toutes
les œuvres sadiques du Marquis de Sade, en éditions originales, avec
reliures à petits fers de torture.--J'allais me livrer au plaisir de
regarder les manuscrits et les dessins originaux; je mettais la main
sur l'un des trois exemplaires connus du _Recueil de La Popelinière_:
_Tableaux des Mœurs du Temps dans les différents âges de la vie_, 1
vol. grand in-quarto, j'admirais les vingt gouaches mignardement
impudiques de Carême, lorsque le possesseur de cette étonnante rareté
se présenta:

--«Ah! ah! s'écria-t-il, vous n'y allez pas à la légère, mon cher
enfant, non-seulement vous avez vu la droite, le centre droit, la
gauche de mon cabinet, mais encore vous contemplez en vrai gourmet, en
délicat amoureux de la chose, la merveille des merveilles, le plus
rare de mes livres rares après l'_Anti-Justine_ de Restif de la
Bretonne; savez-vous que la possession de mon _La Popelinière_,
imprimé sous les yeux et par ordre du fermier général, m'a coûté dix
ans de recherches, dix longues années de fatigues et de luttes et deux
mille écus sonnants.»

--C'est à peu près le prix de mon Fragonnard Lesbien, sans omettre les
luttes et les fatigues, soupirai-je avec intention.

Vous n'allez pas, je suppose, me proposer un échange?

Qui sait?

       *       *       *       *       *

Aujourd'hui le Chevalier de Kerhany est possesseur de mon
Fragonnard;... mais, outre mes grandes et petites entrées dans son
cabinet, je suis, _de par son testament_, héritier présomptif de
l'_Anti-Justine_ et du fameux _La Popelinière_.


FIN




[Décoration]


RONDEAU

AU LECTEUR


    _Dans mes_ Caprices _rédigés,
    Imprimés, revus, corrigés,
    Je m'aperçois avec grand peine
    Que j'ai fait plus d'une fredaine
    Dont mes Lecteurs sont affligés._

    _Des_ Errata _mal fustigés,
    En maint endroit se sont logés;
    Je les puis compter par vingtaine
            Dans mes_ Caprices,

    _Car ces écrits très-négligés,
    Ont été conçus, colligés,
    Et bâclés dans une quinzaine;
    S'ils courent trop la pretentaine,
    C'est que je les ai propagés
            Dans mes caprices._

[Décoration]




ERRATA[9]


Page 22, ligne 5, au lieu de: _si l'un de ses Bibliophobes_, lire: _si
l'un de ces Bibliophiles_.

Page 35, _sous-titre_, au lieu de: _Gauchemar à la manière de Goya_,
lire: _Cauchemar à la manière de Goya_.

Page 37, ligne 24, au lieu de: _Les lettres sont..._, lire: _Ses
lettres sont..._

Page 46, ligne 1, au lieu de: _Germe lui_, lire: _Germe en lui_.

[Décoration]

  [9] _Nous n'indiquons ici que les principaux_ Errata. _Sans aucun
  doute, il s'en trouve quelques autres, mais leur importance est
  moindre et nous ne voulons pas les souligner._

    (Note de l'Éditeur.)




[Décoration]


TABLE DES MATIÈRES


    PRÉFACE AU LECTEUR                                          1

    UNE VENTE DE LIVRES A L'HÔTEL DROUOT                        1

    LA GENT BOUQUINIÈRE                                        19

    LES GALANTERIES DU SIEUR SCARRON                           25

    LE QUÉMANDEUR DE LIVRES                                    35

    LE VIEUX BOUQUIN                                           43

    LE LIBRAIRE DU PALAIS                                      47

    UN EX-LIBRIS MAL PLACÉ                                     55

    LES QUAIS EN AOUT                                          63

    LES CATALOGUEURS                                           65

    SIMPLE COUP-D'ŒIL SUR LE ROMAN MODERNE                     81

    LE BIBLIOPHILE AUX CHAMPS                                  91

    LES PROJETS D'HONORÉ DE BALZAC                             99

    VARIATIONS SUR LA RELIURE DE FANTAISIE                    107

    RESTIF DE LA BRETONNE ET SES BIBLIOGRAPHES                119

    LE CABINET D'UN EROTO-BIBLIOMANE                          127

    RONDEAU                                                   147

[Décoration]




    ACHEVÉ D'IMPRIMER

    Sur les presses de BLUZET-GUINIER

    Typographe

    A DOLE-DU-JURA

    le 10 février 1878

    [Décoration]

    Pour ÉDOUARD ROUVEYRE, éditeur

    A PARIS




    EXTRAIT
    DU
    CATALOGUE

    DES LIVRES

    DE FOND ET EN NOMBRE

    DE LA LIBRAIRIE

    ÉDOUARD ROUVEYRE


    PARIS

    LIBRAIRIE ANCIENNE ET MODERNE

    ÉDOUARD ROUVEYRE

    1, RUE DES SAINTS-PÈRES, 1




PUBLICATIONS LITTÉRAIRES

DE M. OCTAVE UZANNE

POËTES DE RUELLES AU XVIIe SIÈCLE

  _Publiés par Octave Uzanne, tirés à 500 sur papier vergé._

  Le volume in-18 jésus, 10 fr.--Sur papier de Chine, 20 fr.

  BENSERADE, _Poésies_, avec un portrait et 2 vignettes à
    l'eau-forte. 1 vol. Les derniers exemplaires à 12 fr.

  GUIRLANDE DE JULIE (La), avec un portrait inédit de Julie
    d'Angennes et deux compositions à l'eau-forte. _Épuisé._

  F. SARASIN, _Poésies_, avec un portrait et deux compositions à
    l'eau-forte 10 fr.

  _Du Mariage, par un philosophe du_ XVIIIe _siècle_, avec préface.

    1 charmant volume in-18 écu        3 fr.
    50 Ex. sur Whatman, numérotés      6 fr.

En préparation, _Poésies de Mlle de Scudéry, Montreuil_, etc.


SOUS PRESSE

_Bibliographie anecdotique de Alfred de Musset._

  Ce petit volume formera le tome XII de la jolie édition de
    Musset, éditée par A. LEMERRE.


_Contes de Voisenon._

EN PRÉPARATION

    DELVAU, _Projets et notes_ | _Le Bric-à-Brac de l'Amour_




VIENT DE PARAITRE

    CATALOGUE
    DES
    OUVRAGES, ÉCRITS ET DESSINS
    DE TOUTE NATURE
    POURSUIVIS, SUPPRIMÉS
    OU
    CONDAMNÉS

DEPUIS LE 21 OCTOBRE 1814 JUSQU'AU 31 JUILLET 1877

_Édition entièrement nouvelle, considérablement augmentée_

SUIVIE DE LA TABLE DES NOMS D'AUTEURS ET D'ÉDITEURS

Et accompagnée de Notes bibliographiques et analytiques

    PAR
    FERNAND DRUJON


Cet ouvrage forme un beau et fort volume grand in-8º de plus de 450
pages, et est publié en cinq livraisons.

La 5e et dernière livraison contient la couverture et le titre
imprimés en rouge et en noir, la préface et la table de noms d'auteurs
et d'éditeurs.

Le prix de chaque livraison est fixé ainsi qu'il suit:

         Exemplaire sur papier vélin                   2 »

    50 { Exemplaires sur grand papier vélin anglais  } 3 »
       {           (Numérotés de 1 à 50.)            }

    10 { Exemplaires sur papier de Chine.            } 5 »
       {           (Numérotés de I à X.)             }




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  Chaque année formera un beau volume in-8º imprimée avec luxe sur
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    temps que la couverture et le titre (imprimés en rouge et en
    noir) sera adressée gratuitement à tous nos abonnés.


AUX BIBLIOPHILES


Le but de ces _Miscellanées bibliographiques_, modeste dans son
principe peut, par la suite, devenir plus manifeste, plus vaste, plus
étendu, atteindre à l'autorité, à l'_Utile dulci_ d'une petite
Encyclopédie Bibliographique, telle que l'avait conçue et longuement
rêvée le doctissime et regretté Quérard.--Sous ce titre, nous
entendons grouper, à bon escient, tous les documents rares ou curieux
qui se trouvent épars de ci de là, et dont la recherche fatigue
quelquefois l'esprit patient des bibliophiles; nous choisirons avec
soin les questions qui se trouvent le mieux en rapport à la
Technologie du Livre, à la Bibliognosie et aussi à la Bibliatrique.
Sans nous écarter du domaine Bibliographique, nous espérons traiter
_ex professo_, pour ainsi dire, _de omni re scibili et quibusdam
aliis_. Nous serons en tous points net et concis et réduirons à l'art
difficile de faire court, des sujets trop souvent noyés dans la
diffusion et la prolixité d'un excès de savoir.

Cette publication paraissant régulièrement chaque mois, en manière de
livraison, formera annuellement un intéressant volume d'_Analectes_
utiles à consulter. Une table analytique des matières et des noms
d'auteurs permettra aux chercheurs et aux érudits de puiser, dans
ce véritable nid à documents précieux, avec autant de profit que
dans un dictionnaire d'_ana_ bibliographique. Nous ne limiterons
pas notre but au plaisir d'intéresser, d'indiquer les _raræ_ aves
de la Bibliophilie et de glaner dans le glorieux passé de la
Bibliognostique; nous accorderons une place à l'art moderne du Livre,
aux Bibliophiles _militants_ de Paris, de la province et de
l'étranger.

Nous comprenons qu'en Bibliographie surtout «il se faut entr'aider»,
et nous conserverons dans chaque livraison une ou plusieurs pages
destinées aux _questions_ et _réponses_ posées et résolues par nos
lecteurs.

Cette manière de _Queries_, rendant service aux uns, instruira les
autres; ce sera là une sorte de petit _intermédiaire_ intéressant pour
tous. Trouvailles, curiosités, renseignements bibliologiques
quelconques, origines orthographes de certains mots, éditions
douteuses, interrogations de toute genre seront insérés.

En tout et pour tout ce qui sera du _ressort du Livre_, nous
accueillerons les communications qui nous seront faites, nous estimant
heureux d'avoir ouvert nos confrères une libre arène dans laquelle
chacun, à tour de rôle, luttera de savoir, de complaisance ou
d'érudition.

Et, maintenant, puisse cette entreprise justifier notre devise de
présupposition: _Vires acquirit eundo_.

_Un numéro spécimen est adressé gratis et franco à toute personne qui
en fait la demande_. Le Propriétaire-Gérant: ÉDOUARD ROUVEYRE.




_VIENT DE PARAITRE:-


CONNAISSANCES NÉCESSAIRES A UN BIBLIOPHILE


           ÉTABLISSEMENT D'UNE BIBLIOTHÈQUE.
         CONSERVATION ET ENTRETIEN DES LIVRES.
       =DE LEUR FORMAT ET DE LEUR RELIURE=.
        MOYENS DE LES PRÉSERVER DES INSECTES.
           DES SOUSCRIPTIONS ET DE LA DATE.
   DE LA COLLATION DES LIVRES.--DES SIGNES DISTINCTIFS
               DES ANCIENNES ÉDITIONS.
       DES ABRÉVIATIONS USITÉES DANS LES CATALOGUES POUR
               INDIQUER LES CONDITIONS.
         DE LA CONNAISSANCE ET DE L'AMOUR DES LIVRES.
           DE LEURS DIVERS DEGRÉS DE RARETÉ.
         MOYENS DE DÉTACHER, DE LAVER ET D'ENCOLLER
                       LES LIVRES.
       RÉPARATIONS DES PIQURES DE VERS, DES DÉCHIRURES
           ET DES CASSURES DANS LE PAPIER.

SECONDE ÉDITION

Revue, corrigée et augmentée de trois nouveaux chapitres.

  _Un joli volume in-12 (XVIII et 120 pages), papier vélin teinté,
    avec fleurons et culs-de-lampe, titre rouge et noir_ 3 fr.

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION:

  50 exemplaires imprimés sur fort papier vergé, numérotés de 1 à
    50 6 fr.

  10 exemplaires imprimés sur papier de Chine véritable, numérotés
    de 51 à 60 10 fr.

  Annales de la typographie néerlandaise au XVe siècle, par F.-A.-G.
    CAMPBELL. La Haye, 1874, in 8º (XVIII et 630 pages), papier
    vergé 20 fr.

  Cet ouvrage forme la statistique complète de la palæotypognosie
    néerlandaise, et donne la description la plus complète: 1º des
    665 incunables que possédaient déjà en 1856 les dépôts de la
    Haye; 2º celle des 150 anciennes impressions dont s'est enrichie
    depuis lors cette bibliothèque royale; et 3º d'un millier
    d'impressions du XVe siècle.

  Bibliographie de Chrestien de Troyes, comparaison des manuscrits
    de Perceval le Gallois, par Ch. POITEVIN.

  Un manuscrit inconnu. Chapitres uniques du manuscrit du Mons.
    Autres fragments inédits. Leipzig, 1863, in-8º (XVIII et 186
    pages) 7 fr. 50

  Avec planche fac-simile.

  L'_Histoire littéraire de la France_ dit que Chrestien de Troyes
    mérite les éloges que lui prodiguent les écrivains ses
    contemporains et ceux du siècle suivant: «par l'invention, la
    conduite et particulièrement par le style qui l'élève au-dessus
    de tous les poëtes de son temps».


  SUPERCHERIES LITTÉRAIRES

  PASTICHES, SUPPOSITIONS D'AUTEUR

  DANS LES LETTRES ET DANS LES ARTS

  PAR

  OCTAVE DELEPIERRE

  Magnifique volume petit in-4º de 338 pages, imprimé avec luxe sur
    beau et fort papier vélin, titre rouge et noir 15 fr.

OUVRAGE SÉRIEUSEMENT TRAITÉ, DIVISÉ EN TROIS SECTIONS:

1º Les pastiches et suppositions d'auteur, composés avec l'intention
de tromper les lecteurs.

2º Des pastiches imitations, et suppositions d'auteur, dans les
beaux-arts. Et terminé par des REMARQUES et une Table alphabétique de
noms.


TABLEAU

DE LA

LITTÉRATURE DU CENTON

CHEZ LES ANCIENS ET CHEZ LES MODERNES

PAR

OCTAVE DELEPIERRE

  Deux magnifiques volumes de 24 pages et 318 pages, imprimés avec
    luxe sur beau et fort papier vélin, titre rouge et noir 25 fr.

Le _Centon_, un des plus agréables des amusements littéraires,
puisqu'il a servi à la composition de poèmes célèbres et
très-ingénieux, remonte très-haut et compte des noms fameux parmi ceux
qui y ont pris plaisir.

Ce sujet a ceci de remarquable que, depuis des Pères de l'Église, des
Papes et des Evêques, jusqu'aux savants commentateurs et aux érudits
philologues du XVIe et du XVIIe siècle; depuis des poëtes grecs et
latins des premiers temps du christianisme, jusqu'aux poëtes et
auteurs du moyen âge, de la renaissance et des temps modernes; à
toutes les époques et dans tous les rangs, des écrivains se sont
occupés du _Centon_.

    _Vient de paraître.--Envoi gratis et franco_.

1878  No 25


CATALOGUE

DE

LIVRES ANCIENS

ET MODERNES


QUI SE TROUVENT EN VENTE AUX PRIX MARQUÉS

A LA

Librairie Édouard ROUVEYRE

1, rue des Saints-Pères, 1

PARIS


ACHAT--ÉCHANGE--VENTE--EXPERTISE


  Histoire des religions, Sciences occultes, Mnémonique,
    Beaux-Arts, Musique, Linguistique, Théâtre, Géographie ancienne
    et moderne, Histoire des villes et des anciennes provinces de
    France, Noblesse, Archéologie, Bibliographie, Histoire de
    l'Imprimerie, Céramique, Histoire de France, etc.

Livres curieux et singuliers.

Suite de figures pour servir à l'illustration des livres.

Anciennes vues de villes de France, par Chastillon, Silvestre, etc.

MM. les Amateurs avec lesquels nous avons l'honneur d'être en relation
sont priés de nous communiquer les noms et adresses des personnes que
nos catalogues peuvent intéresser.


Paris.--Imp. Tolmer et Isidor Joseph, 43, rue du Four-Saint-Germain.





End of Project Gutenberg's Caprices d'un Bibliophile, by Octave Uzanne

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receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

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warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation information page at www.gutenberg.org


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at 809
North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887.  Email
contact links and up to date contact information can be found at the
Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit www.gutenberg.org/donate

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have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

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ways including checks, online payments and credit card donations.
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works.

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concept of a library of electronic works that could be freely shared
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