Julia de Trécoeur

By Octave Feuillet

The Project Gutenberg EBook of Julia de Trécoeur, by Octave Feuillet

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Title: Julia de Trécoeur

Author: Octave Feuillet

Release Date: October 7, 2008 [EBook #26817]

Language: French


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[Transcriber's note: Octave Feuillet, _Julia de Trécoeur_ (1872)]





OEUVRES COMPLETES

D'OCTAVE FEUILLET

DE L'ACADEMIE FRANCAISE




MICHEL LEVY FRERES, EDITEURS


OEUVRES COMPLETES

D'OCTAVE FEUILLET

DE L'ACADEMIE FRANCAISE


Format grand in-18.


M. DE CAMORS, 13e édition 1 vol.

SCENES ET PROVERBES, nouvelle édition 1 vol.

SCENES ET COMEDIES, nouvelle édition 1 vol.

BELLAH, nouvelle édition 1 vol.

LA PETITE COMTESSE, le Parc, Onesta, nouvelle édit. 1 vol.

LE ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE, nouv. édit. 1 vol.

HISTOIRE DE SIBYLLE, nouvelle édition 1 vol.

JULIA DE TRECOEUR 1 vol.

___________


JULIE, drame en trois actes, en prose.

LE POUR ET LE CONTRE, comédie en un acte, en prose.

LA CRISE, comédie en quatre actes, en prose.

PERIL EN LA DEMEURE, comédie en deux actes, en prose.

LE VILLAGE, comédie en un acte, en prose.

LA FEE, comédie en un acte, en prose.

DALILA, drame en quatre actes, six parties, en prose.

LE ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE, comédie en cinq actes, sept
tableaux, en prose.

LA TENTATION, comédie en cinq actes, six tableaux, en prose.

LE CHEVEU BLANC, comédie en un acte, en prose.

REDEMPTION, comédie en cinq actes, en prose.

LA BELLE AU BOIS DORMANT, comédie en cinq actes, en prose.

MONTJOYE, comédie en cinq actes, en prose.

LE CAS DE CONSCIENCE, comédie en un acte, en prose.


POISSY. -- TYP. S. LEJAY ET CIE,




JULIA

DE TRECOEUR


PAR


OCTAVE FEUILLET

DE L'ACADEMIE FRANCAISE


CINQUIEME EDITION


PARIS

MICHEL LEVY FRERES, EDITEURS

3, RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPERA


LIBRAIRIE NOUVELLE

BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT


1872

Droits de reproduction et de traduction réservés.


JULIA

DE TRECOEUR




I


Tous ceux qui, comme nous, ont connu Raoul de Trécoeur dans sa
première jeunesse le croyaient destiné à une grande renommée.
Il avait reçu des dons très-remarquables; il reste de lui deux
ou trois esquisses et quelques centaines de vers qui
promettaient un maître; mais il était fort riche et avait été
fort mal élevé: il tourna vite au dilettantisme. Parfaitement
étranger, comme la plupart des hommes de sa génération, au
sentiment du devoir, il se laissa emporter à toutes guides par
ses instincts, qui étaient, heureusement pour les autres, plus
vifs que malfaisants. Aussi le plaignit-on généralement quand
il mourut en pleine jeunesse, pour avoir aimé sans discrétion
tout ce qui lui était agréable. Le pauvre garçon, disait-on,
n'avait fait de mal qu'à lui; -- ce qui, d'ailleurs, n'était
pas exact.

Trécoeur avait épousé à vingt-cinq ans sa cousine Clodilde-Andrée
de Pers, honnête et gracieuse personne qui n'avait
d'une mondaine que les élégances. Madame de Trécoeur avait
vécu avec son mari dans une région de tempêtes malsaines où
elle se sentait dépaysée et comme dégradée. Il la tourmentait
de ses remords presque autant que de ses fautes. Il la
regardait avec raison comme un ange et pleurait à ses pieds
quand il l'avait trahie, se désespérant d'être indigne d'elle,
d'être victime de son tempérament et d'avoir vu le jour dans
un siècle sans croyances. Il menaça un jour de se tuer dans le
boudoir de sa femme, si elle ne lui pardonnait; elle lui
pardonna, naturellement. Toute cette partie dramatique
troublait Clodilde dans sa vie résignée. Elle eût préféré un
malheur plus tranquille et sans phrases.

Tous les amis de son mari avaient été amoureux d'elle et
avaient fondé de grandes espérances sur son abandon; mais les
maris infidèles ne font pas toujours les femmes coupables.
C'est même souvent le contraire, tant ce pauvre monde est peu
soumis aux lois de la logique. Bref, madame de Trécoeur, après
la mort de son mari, demeura sur la rive, épuisée et brisée,
mais sans tache.

De cette triste union était née une fille, nommée Julia, que
son père, malgré toutes les résistances de Clodilde, avait
gâtée à outrance. On connaissait l'idolâtrie de M. de Trécoeur
pour sa fille, et le monde, avec sa mollesse de jugement
habituelle, lui pardonnait volontiers sa vie scandaleuse en
faveur de ce mérite, qui n'en est pas toujours un. Il n'est
pas très-difficile, en effet, d'aimer ses enfants; il suffit
de n'être pas un monstre. L'amour qu'on leur porte n'est pas
en lui-même une vertu: c'est une passion qui, comme toutes les
autres, est bonne ou mauvaise, suivant qu'on en est le maître
ou le valet. On peut même penser qu'il n'est point de passion
qui puisse être plus que celle-là féconde pour le bien ou pour
le mal.

Julia paraissait magnifiquement douée; mais son naturel ardent
et précoce s'était développé, grâce à l'éducation paternelle,
comme en pleine forêt vierge, à tort et à travers. C'était une
petite personne brune et pâle, souple, élancée, avec de grands
yeux bleus, pleins de feu, des cheveux noirs en broussailles
et des sourcils d'un arc superbe. Son air habituel était
réservé et hautain; cependant, elle déposait en famille ces
apparences majestueuses pour faire la roue sur le tapis. Elle
avait des jeux qu'elle inventait. Elle traduisait ses leçons
d'histoire en petits drames mêlés de discours au peuple, de
dialogues, de musique et particulièrement de courses de chars.
Malgré sa mine sérieuse, elle était bouffonne à ses heures, et
parodiait cruellement les gens qui ne lui plaisaient pas.

Elle montrait pour son père une prédilection passionnée,
bizarrement combattue par les sentiments de pitié attendrie
qu'inspiraient à son jeune coeur les tristesses de sa mère.
Elle la voyait souvent pleurer; elle se jetait alors à ses
pieds en peloton, et demeurait là pendant des heures, immobile
et muette, la regardant d'un oeil humide et buvant de temps en
temps une larme sur sa joue. Elle ne lui demandait jamais
pourquoi elle pleurait. Elle avait apparemment saisi, comme
beaucoup d'enfants, quelques échos de douleurs du foyer. Sans
nul doute, sa vive intelligence se rendait compte des torts de
son père; mais son père, ce beau cavalier, spirituel, généreux
et fou, elle l'adorait, elle était fière d'être sa fille, elle
palpitait de joie quand il la tenait sur son coeur. Elle ne
pouvait ni le juger, ni le blâmer. C'était un être supérieur.
Elle se contentait de plaindre et de consoler de son mieux
cette créature douce et charmante qui était sa mère et qui
souffrait.

Dans le cercle des relations de madame de Trécoeur, Julia
passait simplement pour une petite peste. Les _chères madames_,
comme elle les appelait, qui ornaient les jeudis de sa mère,
se contaient les unes aux autres avec amertume les scènes
d'imitation comique dont l'enfant faisait suivre leur entrée
et leur sortie. Les hommes se regardaient comme favorisés
quand ils n'emportaient pas un chiffon de soie dans le dos.
Tout cela divertissait fort M. de Trécoeur. Quand sa fille
exécutait, avec une demi-douzaine de chaises, quelqu'une de
ces courses olympiques qui faussaient tous les pianos du
voisinage:

-- Julia! criait-il, tu ne fais pas assez de bruit... Casse un
vase!

Et elle cassait un vase; sur quoi, son père l'embrassait avec
enthousiasme.

Cette méthode d'éducation prit un caractère plus grave à
mesure que l'enfant grandit et devint une fillette. La
tendresse de son père se nuança d'une sorte de galanterie. Il
la menait avec lui au Bois, aux courses, au spectacle. Elle
n'avait pas une fantaisie qu'il ne prévînt et ne comblât. Elle
eut à treize ans ses chevaux, son groom, une voiture à son
chiffre. Déjà malade et se sentant peut-être mortellement
atteint, ce malheureux homme accablait cette fille chère des
gages de sa funeste affection. Il éteignait ainsi tous ses
goûts par une satiété précoce, comme s'il eût voulu ne lui
laisser que le goût du fruit défendu.

Julia le pleura avec des transports furieux, et conserva pour
sa mémoire un culte ardent. Elle avait un appartement
particulier, qu'elle remplit des portraits de son père et de
mille souvenirs intimes autour desquels elle entretenait des
fleurs.

Madame de Trécoeur, comme la plupart des cousines qui épousent
leur cousin, s'était mariée fort jeune. Elle resta veuve à
vingt-huit ans, et sa mère, la baronne de Pers, qui vivait
encore, et qui était même des plus vivantes, ne tarda pas à
lui suggérer discrètement la convenance d'un second mariage.
Après avoir épuisé les raisons pratiques, et fort sensées
d'ailleurs, qui semblaient lui conseiller de prendre ce parti,
la baronne en venait aux raisons sentimentales:

-- De bonne foi, ma pauvre fille, disait-elle, tu n'as pas eu
jusqu'ici ta part de bonheur terrestre... Je ne voudrais pas
dire du mal de ton mari, puisqu'il est mort; mais, entre nous,
c'était un fier animal... Mon Dieu, délicieux par instants, je
te l'accorde, -- j'y ai été prise moi-même, -- comme tous les
mauvais sujets!... d'ailleurs, monstrueux,... monstrueux!...
Eh bien, certes, je ne dirai pas que le mariage soit jamais un
état de pure félicité;... néanmoins, c'est encore ce qu'on a
trouvé de mieux jusqu'ici pour jouir honnêtement de la vie
entre gens comme il faut... Tu es à la fleur de l'âge,... tu
es fort agréable à voir,... fort agréable!... et tu ne perdras
rien, par parenthèse, quand tu seras juponnée un peu plus haut
par derrière, avec un pouf convenable; car tu ne sais même
plus ce qui se porte, ma pauvre chatte... Tiens, vois! ce sont
des horreurs... Enfin, que veux-tu, il ne faut pas se faire
remarquer... Bref, je voulais te dire que tu as encore tout ce
qu'il faut et même plus qu'il ne faut pour fixer un mari, -- si
tant est qu'il y en ait de fixes, -- ce que j'aime à croire...
Il faudrait, d'ailleurs, désespérer absolument de la
Providence, si elle ne nous réservait pas quelques
compensations après toutes nos épreuves... C'est déjà un signe
manifeste de sa bonté que tu aies repris ton embonpoint, ma
pauvre mignonne! Embrasse ta mère... Voyons, quand marions-nous
cette jolie femme?

Il n'y avait nulle exagération maternelle dans les compliments
que la baronne adressait à Clodilde. Tout Paris avait pour
elle les yeux de sa mère. Elle n'avait jamais été si
attrayante, et elle l'avait toujours été infiniment. Sa
personne, reposée dans la paix de son deuil, avait alors
l'éclat d'un beau fruit mûr et frais. Ses yeux noirs d'une
tendresse timide, son front pur encadré dans des nattes
magnifiques et vivaces, ses épaules de marbre rose, sa grâce
spéciale de jeune matrone à la fois belle, aimante et chaste,
tout cela, joint à une réputation intacte et à soixante mille
francs de rente, ne pouvait manquer de susciter des
prétendants. Il en surgissait effectivement une légion. La
raison, l'opinion même, qui avait rendu justice à son mari et
à elle, la poussaient à de secondes noces. Ses sentiments
particuliers, quelle qu'en fût la délicatesse naturelle, ne
semblaient pas devoir être un obstacle, car il n'y avait rien
que de vrai dans son coeur. Elle avait été fidèle à son mari,
elle avait donné des larmes amères à ce triste compagnon de sa
jeunesse; mais il avait fatigué et usé son affection, et, sans
jamais s'associer aux récriminations posthumes de sa mère
contre M. de Trécoeur, elle sentait qu'elle n'avait plus
d'autre devoir envers lui que la prière.

Il y avait cependant de longs mois qu'elle était veuve, et
elle continuait d'opposer aux sollicitations de la baronne une
résistance dont celle-ci cherchait vainement la raison
mystérieuse. Elle crut un jour l'avoir découverte.

-- Avoue la vérité, lui dit-elle: tu as peur de contrarier
Julia. Ah! pour ceci, ma fille, ce serait de la folie pure...
Tu ne peux avoir de ce côté aucun scrupule sérieux. Julia sera
très-riche de son chef et n'aura aucun besoin de ta fortune.
Elle se mariera elle-même dans trois ou quatre ans (je
souhaite bien du plaisir à son mari, par parenthèse!); et vois
un peu dans quelle jolie situation tu te trouveras... Mais,
mon Dieu, nous n'en aurons donc jamais fini? Après le père,
voilà la fille maintenant... Eh! mon Dieu, qu'elle fabrique
des chapelles avec les portraits et les éperons de son père
tant qu'elle voudra, ça la regarde; ce n'est pas moi qui lui
ferai concurrence, bien certainement; au moins, qu'elle nous
laisse vivre! Comment! tu ne pourrais pas disposer de toi sans
lui demander la permission? Alors, si tu es son esclave, ma
chère petite, mets-moi à la porte! tu ne saurais rien faire
qui lui soit plus agréable, car elle ne peut pas me sentir, ta
fille!... Et puis enfin, de bonne foi, qu'est-ce que ça peut
lui faire que tu te remaries? Un beau-père n'est pas une
belle-mère,... c'est tout à fait différent. Eh! mon Dieu, son
beau-père sera charmant pour elle,... tous les hommes seront
charmants pour elle,... je lui prédis cela: elle peut être
tranquille!... Enfin conviens-en, c'est là ce qui t'arrête?

-- Je vous assure que non, ma mère, dit Clodilde.

-- Je vous assure que si, ma fille... Eh bien, voyons, veux-tu
que je parle à Julia, moi, que j'essaie de lui faire entendre
raison?... J'aimerais mieux lui donner le fouet, mais
enfin!...

-- Ma pauvre chère maman, reprit Clodilde, faut-il tout vous
dire?

Elle vint se mettre à genoux devant la baronne.

-- Certainement, ma fillette, dis-moi tout;... mais ne me fais
pas pleurer, je t'en supplie!... Est-ce très-triste, ce que tu
as à me dire?

-- Pas très-gai.

-- Mon Dieu!... Enfin, dis toujours.

-- D'abord, ma mère, je vous avoue que je n'éprouverais
personnellement aucun scrupule à me remarier...

-- Je crois bien... Comment donc! Il ne manquerait plus que
cela!

-- Quant à Julia, que j'adore, qui m'aime bien et qui vous aime
bien aussi, quoi que vous en disiez...

-- Persuadée du contraire, dit la baronne. N'importe. Poursuis.

-- Quant à Julia, j'ai plus de confiance que vous dans son bon
sens et dans son bon coeur;... malgré la tendresse exaltée
qu'elle conserve pour son père, je suis sûre qu'elle
comprendrait, qu'elle respecterait ma détermination, et
qu'elle ne m'en aimerait pas moins, surtout si son beau-père
ne lui était pas personnellement antipathique; car vous
connaissez la violence de ses sympathies et de ses
antipathies...

-- Si je la connais! dit amèrement la baronne. Eh bien, il faut
lui donner une liste de ces messieurs, à cette chère petite,
et elle fera elle-même ton choix.

-- C'est inutile, ma bonne mère, dit Clodilde. Le choix est
fait par la principale intéressée, et je suis certaine qu'il
ne serait pas désagréable à Julia.

-- Eh bien, alors, ma mignonne, cela va tout seul!

-- Hélas! non. Je vais vous dire une chose qui me couvre de
confusion... Parmi tous les hommes que nous connaissons, le
seul que,... le seul qui me plaise enfin, est aussi le seul
qui n'ait jamais été amoureux de moi.

-- Alors, c'est un sauvage! ça ne peut être qu'un sauvage!...
Enfin, qui est-ce?

-- Je vous l'ai dit, ma pauvre mère, le seul de nos amis quine
soit pas amoureux de moi...

-- Bah! qui ça?... Ton cousin Pierre?

-- Non,... mais vous brûlez.

-- M. de Lucan! s'écria la baronne. Ça devait être! c'est la
fleur des pois! Mon Dieu, ma chère petite, que nous avons donc
les mêmes goûts toutes deux! Il est charmant... Embrasse-moi...
Ne cherche plus, ne cherche plus; voilà notre affaire
positivement!

-- Mais, ma mère, puisqu'il ne veut pas de moi!

-- Bon! il ne veut pas de toi à présent... Quelle histoire!
qu'en sais-tu? Lui as-tu demandé? D'ailleurs, c'est
impossible, ma chère petite,... vous êtes faits l'un pour
l'autre de toute éternité. Il est charmant, distingué, comme
il faut, riche, spirituel, tout enfin, tout!

-- Excepté amoureux, ma mère.

La baronne se récriant de nouveau contre une si forte
invraisemblance, Clodilde lui mit sous les yeux une série de
faits et de détails qui ne laissait point de place aux
illusions. La mère consternée dut se résigner à cette
conviction douloureuse, qu'il se trouvait, en effet, dans le
monde un homme d'assez mauvais goût pour n'être pas amoureux
de sa fille, et que cet homme était malheureusement M. de
Lucan.

Elle regagna son hôtel en méditant sur ce mystère inouï, dont
elle ne devait pas, du reste, attendre longtemps
l'explication.




II


George-René de Lucan était intimement lié avec le comte Pierre
de Moras, cousin de Clodilde. Tous deux étaient compagnons
d'enfance, de jeunesse, de voyage et même de bataille; car, le
hasard les ayant conduits aux Etats-Unis quand la guerre
civile y éclata, ils avaient trouvé l'occasion bonne pour
recevoir le baptême du feu. Leur amitié s'était encore plus
solidement trempée dans ces dangers de guerre soutenus
fraternellement loin de leur patrie. Cette amitié avait,
d'ailleurs, depuis longtemps un caractère rare de confiance,
de délicatesse et de force. Ils s'estimaient mutuellement
très-haut, et ils avaient raison. Ils ne se ressemblaient
d'ailleurs sous aucun rapport. Pierre de Moras était d'une
grande taille, blond comme un Scandinave, beau et fort comme
un lion, mais comme un lion bon enfant. Lucan était brun,
mince, élégant, grave. Il y avait dans son regard fier et un
peu sombre, dans son accent froid et doux, dans sa démarche
même, une grâce mêlée d'autorité qui imposait et charmait.

Ils n'étaient pas moins dissemblables au point de vue moral:
l'un bon vivant, sceptique absolu et paisible, possesseur
insouciant d'une danseuse; l'autre toujours troublé malgré son
calme extérieur, romanesque, passionné, tourmenté d'amour et
de théologie. Pierre de Moras, à leur retour d'Amérique, avait
présenté Lucan chez sa cousine Clodilde, et, dès ce moment, il
y eut du moins deux points sur lesquels ils furent
parfaitement d'accord: une profonde estime pour Clodilde et
une profonde antipathie pour son mari. Ils appréciaient,
d'ailleurs, chacun à sa manière le caractère et la conduite de
M. de Trécoeur. Pour le comte Pierre, Trécoeur était
simplement un être malfaisant; pour M. de Lucan, c'était un
criminel.

-- Pourquoi criminel? disait Pierre. Est-ce sa faute s'il est
né avec toutes les flammes de l'enfer dans les moelles? Je
conviens que je lui casserais volontiers la tête, quand je
vois les yeux rouges de Clodilde; mais je n'y mettrais pas
plus de colère que si j'écrasais un serpent. Puisque c'est sa
nature, à cet homme!

-- Vous me faites horreur, reprenait Lucan. Ce petit système-là
supprime simplement le mérite, la volonté, la liberté, -- le
monde moral en un mot... Si nous ne sommes pas maîtres de nos
passions, du moins dans une large mesure, et si ce sont nos
passions qui nous maîtrisent fatalement, si un homme est
nécessairement bon ou mauvais, honnête ou fripon, traître ou
loyal, au gré de ses instincts, dites-moi donc un peu, je vous
prie, pourquoi vous m'honorez de votre estime et de votre
amitié? Je n'y ai pas plus de droits que le premier venu, que
Trécoeur lui même.

-- Pardon, mon ami, dit gravement Pierre: dans l'ordre végétal,
je préfère une rose à un chardon; dans l'ordre moral, je vous
préfère à Trécoeur. Vous êtes né galant homme; je m'en
réjouis, et j'en profite.

-- Eh bien, mon cher, vous êtes dans une complète erreur,
reprenait Lucan. J'étais né, au contraire, avec de détestables
instincts, avec les germes de tous les vices.

-- Comme Socrate.

-- Comme Socrate, parfaitement. Et si mon père ne m'avait pas
fouetté à propos, si ma mère n'avait pas été une sainte, si
enfin je n'avais mis moi-même très-énergiquement ma volonté au
service de ma conscience, je serais un scélérat sans foi ni
loi.

-- Mais rien ne dit que vous ne serez pas un jour un scélérat,
mon ami. Il n'y a personne qui ne puisse devenir un scélérat à
son heure. Tout dépend de la force de la tentation... Vous-même,
quels que soient vos instincts d'honneur et de dignité,
êtes-vous bien sûr de ne jamais rencontrer une tentation qui
les domine?... Ne pouvez-vous concevoir, par exemple, telle
circonstance où vous aimeriez assez une femme pour commettre
un crime?

-- Non, dit Lucan; et vous?

-- Moi,... je n'ai aucun mérite,... je n'ai pas de passions...
J'en suis désolé, mais je n'en ai pas. Je suis né
exemplaire... Vous vous rappelez mon enfance: j'étais un petit
modèle. Maintenant, je suis un grand modèle, voilà la seule
différence,... et ça ne me coûte pas du tout... Allons-nous
chez Clodilde?

-- Allons!

Et ils allaient chez Clodilde, bien digne elle-même de
l'amitié de ces deux braves gens. Ils y étaient reçus avec une
considération marquée, même par mademoiselle Julia, qui
paraissait subir à un certain degré le prestige de ces natures
élevées. Tous deux avaient, d'ailleurs, dans leur tenue et
dans leur langage une correction élégante qui satisfaisait
apparemment le goût fin de l'enfant et ses instincts
d'artiste. Dans les premiers temps de son deuil, l'humeur de
Julia avait pris une teinte un peu farouche; quand sa mère
recevait des visites, elle quittait brusquement le salon et
allait s'enfermer chez elle, non sans manifester contre les
indiscrets un mécontentement hautain. Le cousin Pierre et son
ami avaient seuls le privilége d'un bon accueil; elle daignait
même sortir de son appartement pour venir les rejoindre auprès
de sa mère, quand elle les savait là.

Clodilde avait donc de bonnes raisons de supposer que sa
préférence pour M. de Lucan obtiendrait l'agrément de sa
fille; elle en avait malheureusement de meilleures encore pour
douter que les dispositions de M. de Lucan répondissent aux
siennes. Non seulement, en effet, il s'était toujours tenu
vis-à-vis d'elle dans les termes de l'amitié la plus réservée,
mais, depuis qu'elle était veuve, cette réserve s'était
sensiblement aggravée. Les visites de Lucan s'espaçaient de
plus en plus; il paraissait même éviter avec un soin
particulier les occasions de se retrouver seul avec Clodilde,
comme s'il eût pénétré les sentiments secrets de la jeune
femme, et qu'il eût affecté de les décourager. Tels étaient
les symptômes tristement significatifs dont Clodilde avait
fait confidence à sa mère.

Le jour même où la baronne recevait, rue Tronchet, ces
pénibles renseignements, un entretien avait lieu sur le même
sujet, rue d'Aumale, entre le comte de Moras et George de
Lucan. Ils avaient fait ensemble le matin une promenade au
Bois, et Lucan s'était montré plus silencieux que de coutume.
Au moment où ils se séparaient:

-- A propos, Pierre, dit-il, je m'ennuie... Je vais voyager.

-- Voyager! où ça?

-- Je vais en Suède. J'ai toujours eu envie de voir la Suède.

-- Quelle drôle de chose!... Vous serez longtemps?

-- Deux ou trois mois.

-- Quand partez-vous?

-- Demain.

-- Seul?

-- Entièrement. Je vous reverrai ce soir au cercle, n'est-ce
pas?

L'étrange réserve de ce dialogue laissa dans l'esprit de M. de
Moras une impression d'étonnement et d'inquiétude. Il n'y put
tenir, et, deux heures après, il arrivait chez Lucan. Il vit
en entrant des apprêts de départ. Lucan écrivait dans son
cabinet.

-- Ah çà! mon cher, lui dit le comte, si je suis indiscret,
vous allez me le dire franchement; mais ce voyage bâclé ne
ressemble à rien... Sérieusement, qu'y a-t-il? Est-ce que vous
allez vous battre hors frontières?

-- Bah!... Je vous emmènerais, vous savez bien!

-- Une femme, alors?

-- Oui, dit sèchement Lucan.

-- Pardon de mon importunité, et adieu.

-- Je vous ai blessé, mon ami? dit Lucan en le retenant.

-- Oui, dit le comte. Je ne prétends certes pas entrer dans vos
secrets;... mais je ne comprends absolument pas le ton de
contrainte, presque d'hostilité, sur lequel vous me répondez
au sujet de ce voyage... Ce n'est pas, d'ailleurs, le premier
symptôme de cette nature qui me frappe et m'afflige; depuis
quelque temps, vous êtes visiblement embarrassé avec moi, il
semble que je vous gêne, que notre amitié vous pèse;... et
j'ai l'idée cruelle que ce voyage est une façon d'y mettre un
terme.

-- Grand Dieu! murmura Lucan. -- Eh bien, poursuivit-il avec un
peu d'agitation dans la voix, il faut donc vous dire la
vérité. J'espérais que vous l'auriez devinée,... c'était si
simple!...Votre cousine Clodilde est veuve depuis deux ans
bientôt,... c'est, je crois, le terme consacré par l'usage...
Je connais vos sentiments pour elle, vous pouvez maintenant
l'épouser, et vous aurez grandement raison... Rien ne me
paraît plus juste, plus naturel, plus digne d'elle et de
vous... Je vous atteste que mon amitié vous restera fidèle et
entière; mais je vous prie de trouver bon que je m'absente
pendant quelque temps. Voilà tout.

M. de Moras semblait avoir une peine infinie à saisir le sens
de ce discours: il demeura plusieurs secondes, après que Lucan
eut cessé de parler, la mine étonnée et le regard tendu, comme
s'il eût cherché le mot d'une énigme; puis, se levant
brusquement et saisissant les deux mains de Lucan:

-- Ah! c'est gentil, cela! dit-il avec une gravité émue.

Et, après une nouvelle étreinte cordiale, il ajouta gaiement:

-- Mais, si vous comptez rester en Suède jusqu'à ce que j'aie
épousé Clodilde, vous pouvez y bâtir et même y planter, car je
vous jure que vous y resterez longtemps!

-- Est-il possible que vous ne l'aimiez pas? dit Lucan à demi-voix.

-- Je l'aime extrêmement, au contraire; je l'apprécie, je
l'admire;... mais c'est une soeur pour moi, purement une
soeur... Ce qu'il y a de délicieux, mon cher, c'est que mon
rêve a toujours été de vous marier, Clodilde et vous;
seulement, vous me paraissiez si froid, si peu empressé, si
réfractaire, et dans ces derniers temps surtout... Mon Dieu,
comme vous êtes pâle, George!

Le résultat final de cet entretien fut que M. de Lucan, au
lieu de partir pour la Suède, se rendit peu d'instants plus
tard chez la baronne de Pers, à laquelle il exposa ses voeux,
et qui se crut, en l'écoutant, le jouet d'un songe enchanteur.
Elle avait toutefois, sous ses airs évaporés, un trop vif
sentiment de sa dignité et de celle de sa fille pour laisser
éclater devant M. de Lucan la joie dont elle était oppressée.
Quelque désir qu'elle éprouvât de serrer immédiatement sur son
coeur ce gendre idéal, elle ajourna cette satisfaction et se
contenta de lui exprimer ses sympathies personnelles.
S'associant, d'ailleurs, à la juste impatience de M. de Lucan,
elle lui conseilla de se présenter le soir même chez madame de
Trécoeur, dont elle ignorait les sentiments particuliers, mais
qui accueillerait tout au moins sa démarche avec l'estime et
la considération dues à un homme de son mérite. Demeurée
seule, la baronne s'épancha dans un monologue mêlé de larmes:
elle se fit, d'ailleurs, une exquise petite fête maternelle de
ne pas prévenir Clodilde et de lui laisser tout entière la
saveur de cette surprise.

Le coeur des femmes est un organe indéfiniment plus délicat que
le nôtre. L'exercice incessant qu'elles lui donnent y
développe des facultés d'une finesse et d'une subtilité
auxquelles la sèche intelligence n'atteint jamais; c'est ce
qui explique leurs pressentiments, moins rares et plus sûrs
que les nôtres. Il semble que leur sensibilité, toujours
tendue et vibrante, soit avertie par des courants mystérieux,
et qu'elle devine avant de comprendre. Clodilde, lorsqu'on lui
annonça M. de Lucan, fut comme traversée par une de ces
électricités secrètes, et, malgré toutes les objections
contraires dont son esprit était obsédé, elle sentit qu'elle
était aimée et qu'on allait le lui dire. Elle s'assit dans son
grand fauteuil, en ramenant des deux mains la soie de sa robe,
avec un geste d'oiseau qui bat des ailes.

Le trouble visible de Lucan acheva de l'instruire et de la
ravir. Chez de tels hommes, armés de passions puissantes, mais
sévèrement contenues, habituées à se maîtriser, intrépides et
calmes, le trouble est effrayant ou charmant.

Après l'avoir informée, ce qui était inutile, que sa démarche
auprès d'elle était une démarche extraordinaire:

-- Madame, ajouta-t-il, la demande que je vais vous adresser
exige, je le sais, une réponse réfléchie... Aussi vous
supplierai-je de ne pas me faire cette réponse aujourd'hui,
d'autant plus qu'il me serait véritablement trop pénible de
l'entendre de votre bouche, si elle n'était pas favorable.

-- Mon Dieu, monsieur,... dit Clodilde à demi-voix.

-- Madame votre mère, madame que j'ai eu l'honneur de voir dans
la journée, a bien voulu m'encourager -- dans une certaine
mesure -- à espérer que vous m'accordiez quelque estime,... que
vous n'aviez du moins contre moi aucune prévention... Quant à
moi, madame, je... Mon Dieu, je vous aime, en un mot, et je
n'imagine pas de plus grand bonheur au monde que celui que je
tiendrais de vous. Vous me connaissez depuis longtemps. Je
n'ai rien à vous dire de moi... Et maintenant, j'attendrai.

Elle se retint d'un signe, et elle essaya de parler; mais ses
yeux se voilèrent de larmes. Elle cacha sa tête dans ses
mains, et murmura:

-- Pardon! j'ai été si peu heureuse!... Je ne sais pas ce que
c'est!

Lucan se mit doucement à genoux devant elle, et, quand leurs
regards se rencontrèrent, leurs deux coeurs s'emplirent soudain
comme deux coupes.

-- Parlez, mon ami, reprit-elle. Dites-moi encore que vous
m'aimez... J'étais si loin de le croire! Et pourquoi?... Et
depuis quand?

Il lui expliqua sa méprise, sa lutte douloureuse entre son
amour pour elle et son amitié pour Pierre.

-- Pauvre Pierre! dit Clodilde, quel brave homme!... Mais
vraiment non!

Puis il la fit sourire en lui contant la terreur et la
défiance mortelles qui l'avaient envahi au moment où il lui
demandait l'arrêt de sa destinée; elle lui avait semblé plus
que jamais, en cet instant-là, une créature charmante et
sainte, et tellement au-dessus de lui, que sa prétention
d'être aimé d'elle, d'être son mari, lui était apparue tout à
coup comme une sorte de folie sacrilége.

-- Oh! mon Dieu, dit-elle, quelle idée vous faites-vous donc de
moi?... C'est effrayant!... au contraire, je me croyais trop
simple, trop terre-à-terre pour vous; je me disais que vous
deviez aimer les passions romanesques, les grandes
aventures,... vous en avez un peu la mine, et même la
réputation,... et je suis si peu une femme comme cela!

Sur cette légère invite, il lui dit deux mots de sa vie
passée, banalement orageuse, et qui ne lui avait laissé que
désenchantements et dégoûts. Cependant jamais, avant de
l'avoir rencontrée, la pensée de se marier ne lui était venue;
en fait d'amour comme en fait d'amitié, il avait toujours eu
l'imagination éprise d'un certain idéal, un peu romanesque en
effet, et il avait craint de ne pas le trouver dans le
mariage. Il avait pu le chercher ailleurs, dans les grandes
aventures, comme elle disait; mais il aimait l'ordre et la
dignité de la vie, et il avait le malheur de ne pouvoir vivre
en guerre avec sa conscience. Telle avait été sa jeunesse
troublée.

-- Vous me demandez, poursuivit-il avec effusion, pourquoi je
vous aime... Je vous aime parce que vous seule avez mis
d'accord dans mon coeur deux sentiments qui se l'étaient
toujours disputé avec de cruels déchirements, la passion et
l'honnêteté... Jamais, avant de vous connaître, je n'avais
cédé à l'un de ces sentiments sans être horriblement misérable
par l'autre... Ils m'avaient toujours paru inconciliables...
Jamais je n'avais cédé à la passion sans remords; jamais je ne
lui résistais sans regret... Fort ou faible, j'ai toujours été
malheureux et torturé... Vous seule m'avez fait comprendre
qu'on pouvait aimer à la fois avec toute l'ardeur et toute la
dignité de son âme, et je vous ai choisie, parce que vous êtes
aimante et que vous êtes vraie, parce que vous êtes belle et
que vous êtes pure, parce que vous êtes le devoir et le
charme,... l'amour et le respect,... l'ivresse et la paix...
Voilà pourquoi je vous aime... Voilà quelle femme, quel ange
vous êtes pour moi Clodilde!

Elle l'écoutait, à demi penchée, aspirant ses paroles, et
montrant dans ses yeux une sorte d'étonnement céleste.

Mais il semble -- qui ne l'a éprouvé? -- que le bonheur humain
ne puisse toucher certains sommets sans appeler la foudre. --
Clodilde, au milieu de son extase, frémit tout à coup et se
dressa. Elle venait d'entendre un cri étouffé, qui fut suivi
du bruit sourd d'une chute. Elle courut, ouvrit la porte, et
vit à deux pas dans le salon voisin Julia étendue sur le
parquet.

Elle comprit que l'enfant, au moment d'entrer, avait saisi
quelques-unes de leurs paroles, et que la pensée de voir la
place de son père occupée par un autre, la frappant ainsi sans
préparation, avait bouleversé jusqu'au fond cette jeune âme
passionnée. Clodilde la suivit dans la chambre, où on la
porta, et voulut rester seule avec elle. Tout en lui
prodiguant les soins, les caresses, les baisers, elle
n'attendait pas sans une affreuse angoisse le premier regard
de sa fille. Ce regard se fixa sur elle d'abord avec
égarement, puis avec une sorte de stupeur farouche; l'enfant
la repoussa doucement; elle se recueillait, et, à mesure que
la pensée s'affermissait dans ses yeux, sa mère y pouvait lire
une lutte violente de sentiments contraires.

-- Je t'en prie, je t'en supplie, ma petite fille! murmurait
Clodilde, dont les larmes tombaient goutte à goutte sur le
beau visage pâle de l'enfant.

Tout à coup Julia la saisit par le cou, l'attira sur elle, et,
l'embrassant follement:

-- Tu me fais bien du mal, dit-elle, oh! bien du mal! plus que
tu ne peux croire;... mais je t'aime bien,... je t'aime bien!
je veux t'aimer,... je veux! je veux toujours;... je t'assure!

Elle éclata en sanglots, et toutes deux pleurèrent longtemps,
étroitement attachées l'une à l'autre.

M. de Lucan avait cru devoir cependant envoyer chercher la
baronne de Pers, à laquelle il tenait compagnie dans le salon.
La baronne, en apprenant ce qui se passait, avait montré plus
d'agitation que de surprise:

-- Mon Dieu, je m'y attendais, mon cher monsieur! Je ne vous
l'avais pas dit, parce que nous n'en étions pas là;... mais je
m'y attendais parfaitement! Cette enfant-là tuera ma fille...
Elle achèvera ce que son père a si bien commencé,... car c'est
un pur miracle si ma fille, après tout ce qu'elle a souffert,
a repris comme vous la voyez! -- Je les laisse ensemble... Je
n'y vais pas... Oh! mon Dieu, je n'y vais pas... D'abord,
j'aurais peur de contrarier ma fille,... et puis je sortirais
de mon caractère très-certainement.

-- Quel âge a donc mademoiselle Julia? demanda Lucan, qui
conservait dans ces pénibles circonstances sa courtoisie
tranquille.

-- Mais elle va avoir quinze ans,... et ce n'est pas
malheureux, par parenthèse, car enfin, entre nous, on peut
espérer qu'on en sera soulagé honnêtement dans un an ou
deux... Oh! elle se mariera facilement, très-facilement, soyez
sûr... D'abord, elle est riche, et puis enfin, quoi! c'est un
joli monstre,... on ne peut pas dire le contraire, et il ne
manque pas d'hommes qui aiment ce genre-là!

Clodilde les rejoignit enfin. Quelle que fût son émotion
intérieure, elle paraissait calme, n'ayant rien de théâtral
dans sa manière. Elle répondit simplement, d'une voix basse et
douce, aux questions fiévreuses de sa mère: elle demeurait
persuadée que ce malheur ne serait pas arrivé, si elle eût pu
apprendre elle-même à Julia avec quelques précautions
l'événement que le hasard lui avait brusquement révélé.
Adressant alors à M. de Lucan un triste sourire:

-- Ces misères de famille, monsieur, lui dit-elle, ne pouvaient
entrer dans vos prévisions, et je trouverai tout naturel que
vos projets en soient modifiés.

Une anxiété expressive se peignit sur les traits de Lucan.

-- Si vous me demandez de vous rendre votre liberté, dit-il, je
ne puis que vous obéir; si c'est votre délicatesse seule qui a
parlé, je vous atteste que vous m'êtes encore plus chère
depuis que je vous vois souffrir à cause de moi, et souffrir
si dignement.

Elle lui tendit sa main, qu'il saisit en s'inclinant.

-- J'aimerai tant votre fille, dit-il, qu'elle me pardonnera.

-- Oui, je l'espère, dit Clodilde; cependant, elle veut entrer
dans un couvent pour y passer quelques mois, et j'y ai
consenti...

Sa voix trembla, et ses yeux se mouillèrent.

-- Pardon, monsieur, reprit-elle, je n'ai pas encore le droit
de vous donner tant de part à mes chagrins... Puis-je vous
prier de me laisser avec ma mère?

Lucan murmura quelques paroles de respect, et se retira. Il
était bien vrai, comme il l'avait dit, que Clodilde lui était
plus chère que jamais. Rien ne lui avait inspiré une si haute
idée de la valeur morale de cette jeune femme que son attitude
pendant cette triste soirée. Frappée en plein vol de bonheur,
elle était tombée sans cri, sans plainte, en voilant sa
blessure: elle avait montré devant lui cette exquise pudeur de
la souffrance, si rare chez son sexe. Il lui en savait
d'autant plus de gré qu'il était profondément ennemi de ces
démonstrations pathétiques et turbulentes dont la plupart des
femmes ne manquent pas de saisir avidement l'occasion, quand
elles ont la bonté de ne pas la faire naître.




III


M. de Lucan était depuis plusieurs mois le mari de Clodilde
quand le bruit se répandit dans le monde que mademoiselle de
Trécoeur, cet ancien diable incarné, allait prendre le voile
dans le couvent du faubourg Saint-Germain où elle s'était
retirée quelque temps avant le mariage de sa mère. Ce bruit
était fondé. Julia avait d'abord subi avec peine la discipline
et les observances auxquelles les simples pensionnaires de la
communauté devaient elles-mêmes se soumettre; puis elle avait
été prise peu à peu d'une ferveur pieuse dont on était forcé
de tempérer les excès. Elle avait supplié sa mère de ne pas
mettre obstacle à la vocation irrésistible qu'elle se sentait
pour la vie religieuse, et Clodilde avait difficilement obtenu
qu'elle ajournât sa résolution jusqu'à l'accomplissement de sa
seizième année.

Les relations de madame de Lucan avec sa fille depuis son
mariage étaient d'une nature singulière. Elle venait à peu
près chaque jour la visiter, et en recevait toujours de vifs
témoignages d'affection; mais sur deux points, et les plus
sensibles, la jeune fille était demeurée impitoyable: elle
n'avait jamais consenti ni à rentrer sous le toit maternel, ni
à voir le mari de sa mère. Elle avait même été longtemps sans
faire la moindre allusion à la situation nouvelle de Clodilde,
qu'elle affectait d'ignorer. Un jour enfin, sentant la gêne
intolérable d'une telle réserve, elle prit son parti, et,
fixant sur sa mère son regard étincelant:

-- Eh bien, es-tu heureuse au moins? dit-elle.

-- Comment veux-tu, dit Clodilde, puisque tu hais celui que
j'aime?

-- Je ne hais personne, reprit sèchement Julia. Comment va-t-il,
ton mari?

Dès ce moment, elle s'informa régulièrement de M. de Lucan sur
un ton de politesse indifférente; mais elle ne prononçait
jamais sans hésitation et sans un malaise évident le nom de
l'homme qui tenait la place de son père.

Cependant, elle venait d'avoir seize ans. La promesse de sa
mère avait été formelle. Julia était libre désormais de suivre
sa vocation, et elle s'y préparait avec une ardeur impatiente
qui édifiait la communauté. Madame de Lucan exprimant un matin
devant sa mère et son mari les angoisses qui lui serraient le
coeur pendant ces derniers jours de sursis:

-- Pour moi, ma fille, dit la baronne, je t'avouerai que je
presse de tous mes voeux le moment que tu redoutes...
L'existence que tu mènes depuis ton mariage ne ressemble à
rien d'humain; mais ce qui en fait le principal supplice,
c'est la lutte que tu soutiens contre l'obstination de cette
enfant... Eh bien, quand elle sera religieuse, il n'y aura
plus de lutte, ce sera plus net au coeur, et remarque bien que
vous ne serez pas en réalité plus séparées que vous ne l'êtes,
puisque la maison n'est pas cloîtrée; -- j'aimerais autant
quelle le fût, quant à moi; mais enfin elle ne l'est pas... --
Et puis pourquoi s'opposer à une vocation que je regarde
véritablement comme providentielle? Dans l'intérêt même de
cette enfant, tu devrais te féliciter de la résolution qu'elle
a prise... J'en appelle à ton mari... -- Voyons, je vous
demande un peu, mon cher monsieur, ce qu'on pourrait attendre
d'une organisation pareille, si elle était une fois déchaînée
dans le monde? Elle y ferait des ravages!... Vous savez quelle
tête elle a,... un volcan! Et notez bien, mon ami, que c'est
une vraie odalisque, à l'heure qu'il est... Il y a longtemps
que vous ne l'avez vue; vous n'imaginez pas comme elle s'est
développée... Moi qui m'en régale deux fois la semaine, je
vous affirme que c'est une vraie odalisque, et avec cela mise
comme une déesse... Elle est bien faite, d'ailleurs... Il lui
faut un rien... Vous lui jetteriez un rideau sur le corps avec
une fourche, elle aurait l'air de sortir de chez Worth!..
Tenez, demandez à Pierre ce qu'il en pense, lui qui a
l'honneur de ses bonnes grâces!

M. de Moras, qui entrait au même instant, partageait, en
effet, avec un très-petit nombre d'amis de la famille le
privilége d'accompagner quelquefois Clodilde au couvent de
Julia.

-- Eh bien, mon bon Pierre, reprit la baronne, nous parlions de
Julia, et je disais à ma fille et à mon gendre qu'il était
vraiment très-heureux qu'elle voulût bien être une sainte,
attendu qu'autrement elle mettrait Paris en combustion.

-- Parce que? demanda le comte.

-- Parce qu'elle est belle comme le péché!

-- Mais sans doute, elle est très-bien, dit le comte assez
froidement.

La baronne étant allée faire quelques courses avec Clodilde,
M. de Moras resta seul avec Lucan.

-- Il me semble vraiment, lui dit-il, qu'on est bien dur pour
cette pauvre Julia.

-- Comment?

-- Sa grand'mère en parle comme d'une créature perverse!... Et
qu'est-ce qu'on lui reproche, après tout? Son culte pour la
mémoire de son père! Il est excessif, soit; mais la piété
filiale, même exagérée, n'est pas un vice, que je sache. Ses
sentiments sont exaltés; qu'importe, s'ils sont généreux?
Est-ce une raison pour la vouer aux dieux infernaux et la plonger
dans les oubliettes?

-- Mais vous êtes étrange, mon ami, je vous assure, dit Lucan.
Qu'est-ce qui vous prend? à qui en avez-vous? Vous n'ignorez
pas que Julia entre en religion de son plein gré, que sa mère
en est désolée, et qu'elle n'a rien épargné pour l'en
détourner. Quant à moi, je n'ai aucune raison de l'aimer: elle
m'a causé et me cause encore de grands chagrins; mais vous
savez assez que j'étais prêt à la recevoir comme ma fille, si
elle eût daigné nous revenir...

-- Oh! je n'accuse ni sa mère ni vous, bien entendu; c'est la
baronne qui m'irrite; elle est absurde, elle est dénaturée!
Julia est sa petite-fille, après tout, et elle jubile, elle
jubile positivement à la pensée de la voix religieuse!

-- Ma foi, je vous déclare que je suis tout près de jubiler
aussi. La situation est trop pénible pour Clodilde; il faut en
finir, et, comme je ne vois pas d'autre dénoûment possible...

-- Mais je vous demande pardon, il y en aurait un autre.

-- Et lequel?

-- Vous pourriez la marier.

-- Bon! comme c'est vraisemblable!... A qui?

Le comte se rapprocha de Lucan, le regarda en face, et,
souriant avec embarras:

-- A moi, dit-il.

-- Répétez! dit Lucan.

-- Mon cher, reprit le comte, vous voyez que j'ai un pied de
rouge sur les joues, ménagez-moi. Il y a longtemps que je
voulais aborder avec vous cette question délicate, mais le
courage me manquait; puisque je l'ai enfin trouvé, ne me
l'ôtez pas.

-- Mon cher ami, dit Lucan, laissez-moi d'abord me remettre,
car je tombe des nues. Comment! vous êtes amoureux de Julia?

-- Extraordinairement, mon ami.

-- Non! il y a quelque chose là-dessous; vous avez découvert ce
moyen de la rapprocher de nous, vous voulez vous sacrifier
pour le repos de la famille.

-- Je vous jure que je ne songe pas du tout au repos de la
famille, je songe au mien, qui est fort troublé, car j'aime
cette enfant avec une violence de sentiments que je ne
connaissais pas. Si je ne l'épouse pas, je ne m'en consolerai
de ma vie.

-- A ce point là? dit Lucan ébahi.

-- Mon cher, c'est une chose terrible, reprit M. de Moras. Je
suis absolument épris; quand elle me regarde, quand je touche
sa main, quand sa robe me froisse, je sens courir des philtres
dans mes veines. J'avais entendu parler de ces sortes
d'agitations, mais jamais je ne les avais éprouvées. Je vous
avoue qu'elles me ravissent; en même temps, elles me
désespèrent, car je ne puis me dissimuler qu'il y a mille
chances pour que cette passion soit malheureuse, et il me
semble vraiment que j'en porterai le deuil tant que mon coeur
battra.

-- Quelle aventure! dit Lucan, qui avait repris toute sa
gravité. C'est très-sérieux, cela, très-ennuyeux...

Il fit quelques pas à travers le salon, absorbé dans les
réflexions qui paraissaient d'une nature assez sombre.

-- Julia connaît-elle vos sentiments? dit-il tout à coup.

-- Très-certainement non. Je ne me serais pas permis de les lui
apprendre sans vous prévenir. Voulez-vous me faire l'amitié
d'être mon interprète auprès de sa mère?

-- Mais,... oui,... très-volontiers, dit Lucan avec une nuance
d'hésitation qui n'échappa point à son ami.

-- Vous pensez que c'est inutile, n'est ce pas? dit le comte
avec un sourire contraint.

-- Inutile... Pourquoi?

-- D'abord, il est bien tard.

-- Il est un peu tard, sans doute. Julia est bien engagée; mais
je me suis toujours un peu défié de sa vocation... D'ailleurs,
dans ces imaginations tourmentées, les résolutions les plus
sincères de la veille deviennent aisément les dégoûts du
lendemain.

-- Mais vous doutez que... que je lui plaise?

-- Pourquoi ne lui plairiez-vous pas? Vous êtes plus que bien
de votre personne... Vous avez trente-deux ans... Elle en a
seize... Vous êtes un peu plus riche qu'elle... Tout cela va
très-bien.

-- Enfin, pourquoi hésitez-vous à me servir?

-- Je n'hésite point à vous servir; seulement, je vous vois
très-amoureux, vous n'en avez pas l'habitude, et je crains
qu'un état si nouveau pour vous ne vous pousse un peu vite à
une détermination aussi grave que le mariage. Une femme n'est
pas une maîtresse... Bref, avant de faire une démarche
irrévocable, je voudrais vous prier de bien réfléchir encore.

-- Mon ami, dit le comte, je ne le veux pas, et je crois
très-sincèrement que je ne le peux pas. Vous connaissez mes idées.
Les vraies passions ont le dernier mot, et je ne suis pas sûr
que l'honneur même soit contre elles un argument très-solide.
Quant à leur opposer la raison, c'est une plaisanterie...
D'ailleurs, voyons Lucan, qu'y a-t-il de si déraisonnable dans
le fait d'épouser une personne que j'aime? Je ne vois pas
qu'il soit absolument nécessaire de ne pas aimer sa femme...
Eh bien, puis-je compter sur vous?

-- Complètement, dit Lucan en lui prenant la main. J'ai fait
mes objections; maintenant, je suis tout à vous. Je vais
parler à Clodilde dans un moment. Elle doit aller voir sa
fille cette après-midi... Venez dîner ce soir avec nous; mais
rassemblez toute votre fermeté, car enfin le succès est fort
incertain.

Il ne fut pas difficile à M. de Lucan de gagner la cause de M.
de Moras auprès de Clodilde. Après l'avoir écouté, non sans
l'interrompre plus d'une fois par exclamations de surprise:

-- Mon Dieu, reprit-elle, ce serait l'idéal! Non-seulement ce
mariage romprait des projets qui me navrent, mais il réunit
toutes les conditions de bonheur que je puis rêver pour ma
fille, et, de plus, l'amitié qui vous lie avec Pierre
amènerait tout naturellement quelque jour un rapprochement
entre sa femme et vous. Tout cela serait trop heureux; mais
comment espérer une révolution si complète et si soudaine dans
les idées de Julia? Elle ne me laissera même pas terminer mon
message!

Elle partit, palpitante d'anxiété. Elle trouva Julia seule
dans sa chambre, essayant devant une glace sa toilette de
novice: la guimpe et le voile qui devaient cacher son opulente
chevelure étaient posés sur le lit; elle était simplement
vêtue de la longue tunique de laine blanche dont elle
s'occupait d'ajuster les plis. Elle rougit en voyant entrer sa
mère; puis, se mettant à rire:

-- Cymodocée dans le cirque, n'est-ce pas, mère?

Clodilde ne répondit pas; elle avait joint les mains dans une
attitude suppliante et pleurait en la regardant. Julia fut
émue de cette douleur muette, deux larmes glissèrent de ses
yeux, et elle sauta au cou de sa mère; puis, la faisant
asseoir:

-- Que veux-tu! dit-elle, moi aussi, j'ai un peu de chagrin au
fond, car enfin j'aimais la vie;... mais, à part ma vocation,
qui est très-réelle, j'obéis à une véritable nécessité... Il
n'y a plus d'autre existence possible pour moi que celle-là...
Je sais bien,... c'est ma faute; j'ai été un peu folle...
J'aurais dû ne pas te quitter d'abord, ou du moins retourner
chez toi tout de suite après ton mariage... Maintenant, après
des mois, des années même, est-ce possible, je te le
demande!... D'abord, je mourrais de confusion... Me vois-tu
devant ton mari?.. Quelle mine ferais-je? Puis il doit me
détester,... le pli est pris;... moi-même, qui sait si, en le
revoyant, dans cette maison... Enfin, de toute façon, je
serais une gêne terrible entre vous!

-- Mais, ma chère fillette, dit Clodilde, personne ne te
déteste; tu serais reçue comme l'enfant prodigue, avec des
transports... Si cela te coûte trop de rentrer chez moi, si tu
crains d'y trouver ou d'y apporter des ennuis... Dieu sait
combien tu t'abuses!.. mais, si tu le crains pourtant, est-ce
une raison pour t'ensevelir toute vivante et pour me briser le
coeur? Ne pourrais-tu rentrer dans le monde sans rentrer chez
moi et sans affronter tous ces embarras qui t'effrayent?... Il
y aurait pour cela un moyen bien simple, tu sais!

-- Quoi? dit tranquillement Julia, me marier?

-- Sans doute, dit Clodilde en secouant doucement la tête et en
baissant la voix.

-- Mais, mon Dieu, ma mère, quelle apparence! Quand je le
voudrais, -- et j'en suis loin, -- je ne connais personne,
personne ne me connaît...

-- Il y a quelqu'un, reprit Clodilde avec une timidité
croissante, quelqu'un que tu connais parfaitement, et qui...
qui t'adore.

Julia ouvrit de grands yeux étonnés et pensifs, et, après une
courte pause de réflexion:

-- Pierre? dit-elle.

-- Oui, murmura Clodilde, pâle d'angoisse.

Les sourcils de Julia se contractèrent doucement: elle dressa
sa tête charmante et resta quelques secondes les yeux fixés
sur le plafond; puis, avec un léger mouvement d'épaules:

-- Pourquoi pas? dit-elle d'un ton sérieux. Autant lui qu'un
autre!

Clodilde laissa échapper un faible cri, et, saisissant les
deux mains de sa fille:

-- Tu veux? dit-elle; tu veux bien?... C'est vrai?... Tu me
permets de lui porter cette réponse?

-- Oui... mais changes-en le texte! dit Julia en riant.

-- Oh! ma chère, chère mignonne! s'écria Clodilde, qui couvrait
de baisers les mains de Julia; mais répète-moi encore que
c'est bien vrai,... que, demain, tu n'auras pas changé d'avis?

-- Non, dit fermement Julia de sa voix grave et musicale.

Elle médita un peu et reprit:

-- Vraiment, il m'aime, ce grand garçon?

-- Comme un fou.

-- Pauvre homme!... Et il attend la réponse?

-- En tremblant.

-- Eh bien, va le calmer... Nous reprendrons l'entretien
demain. J'ai besoin de mettre un peu d'ordre dans ma tête, tu
comprends, après tout ce bouleversement; mais sois
tranquille,... je suis décidée.

Quand madame de Lucan rentra chez elle, Pierre de Moras
l'attendait dans le salon. Il devint fort pâle en
l'apercevant.

-- Pierre! dit-elle toute haletante, embrassez-moi, vous êtes
mon fils!... Avec respect, s'il vous plaît, avec respect!
ajouta-t-elle en riant pendant qu'il l'enlevait et la serrait
sur sa poitrine.

Il fit un peu plus tard la même fête à la baronne de Pers, qui
avait été mandée à la hâte.

-- Mon ami, lui dit la baronne, je suis ravie, ravie,... mais
vous m'étouffez. Oui, oui,... c'est très-bien, mon garçon,...
mais vous m'étouffez littéralement! Réservez-vous, mon ami,
réservez-vous!... Cette chère petite! c'est gentil à elle,
c'est très-gentil... Au fond, c'est un coeur d'or!... Et puis
elle a bon goût aussi,... car vous êtes très-beau, vous mon
cher, très-beau, très-beau! Au reste, je m'étais toujours
doutée qu'au moment de couper ses cheveux, elle
réfléchirait... Il est vrai qu'elle les a admirables, pauvre
enfant!

Et la baronne fondit en larmes; puis, s'adressant au comte à
travers ses sanglots:

-- Vous ne serez pas malheureux non plus, vous, par parenthèse:
c'est une déesse!

M. de Lucan, quoique vivement touché de ce tableau de famille
et surtout de la joie de Clodilde, prenait avec plus de sang-froid
cet événement inespéré. Outre qu'il se montrait en
général peu prodigue d'expansions publiques, il était au fond
de l'âme inquiet et triste. L'avenir de ce mariage lui
semblait des plus incertains, et sa profonde amitié pour le
comte s'en alarmait. Il n'avait osé lui dire, par un sentiment
de délicate réserve à l'égard de Julia, tout ce qu'il pensait
de ce caractère. Il essayait de repousser comme injuste et
partiale l'opinion qu'il s'en était faite; mais enfin il se
rappelait l'enfant terrible qu'il avait autrefois connue,
tantôt emportée comme un ouragan, tantôt pensive et enfermée
dans une réserve sombre; il se l'imaginait telle qu'on la lui
avait représentée depuis, grandie, belle, ascétique; puis il
la voyait tout à coup jetant ses voiles au vent, comme une des
nonnes fantastiques de _Robert_, et rentrant dans le monde d'un
pied léger: de toutes ces impressions diverses, il composait
malgré lui une figure de chimère et de sphinx qu'il lui était
très-difficile d'allier à l'idée du bonheur domestique.

On parla en famille, pendant toute la soirée, des
complications que pouvait soulever ce projet de mariage, et
des moyens de les éviter. M. de Lucan entra dans ces détails
avec beaucoup de bonne grâce, et déclara qu'il se prêterait de
grand coeur, pour sa part, à tous les arrangements que sa
belle-fille pourrait souhaiter. Cette précaution ne devait pas
être inutile.

Clodilde était au couvent le lendemain dès le matin. Julia,
après avoir écouté avec une nonchalance un peu ironique le
récit que lui fit sa mère des transports et de l'allégresse de
son fiancé, prit un air plus sérieux.

-- Et ton mari, dit-elle, qu'est-ce qu'il pense?

-- Il est charmé, comme nous tous.

-- Je vais te faire une question singulière: est-ce qu'il
compte assister à notre mariage?

-- Comme tu voudras.

-- Ecoute, ma bonne petite mère, ne te désole pas d'avance...
Je sens bien qu'un jour ou l'autre ce mariage doit nous réunir
tous,... mais qu'on me laisse le temps de m'habituer à cette
idée... Accordez-moi quelques mois pour faire oublier
l'ancienne Julia et pour l'oublier moi-même,... n'est-ce pas,
dis, tu veux bien?

-- Tout ce qui te plaira, dit Clodilde en soupirant.

-- Je t'en prie... Dis-lui que je l'en prie aussi.

-- Je le lui dirai; mais tu sais que Pierre est là?

-- Ah! mon Dieu!... où donc?

-- Je l'ai laissé dans le jardin...

-- Dans le jardin!... quelle imprudence, ma mère! mais ces
dames vont le déchirer... comme Orphée, car tu peux croire
qu'il n'est pas en odeur de sainteté ici...

On envoya prévenir M. de Moras, qui arriva en toute hâte.
Julia se mit à rire quand il parut, ce qui facilita son
entrée. Elle eut à plusieurs reprises, pendant leur entrevue,
des accès de ce rire nerveux qui est si utile aux femmes dans
les circonstances difficiles. Privé de cette ressource, M. de
Moras se contenta de baiser timidement les belles mains de sa
cousine, et manqua d'ailleurs d'éloquence; mais ses beaux
traits mâles resplendissaient, et ses grands yeux bleus
étaient humides de tendresse heureuse. Il parut laisser une
impression favorable.

-- Je ne l'avais jamais considéré à ce point de vue, dit Julia
à sa mère: il est réellement très-bien,... c'est un mari
superbe.

Le mariage eut lieu trois mois plus tard sans aucun appareil
et dans l'intimité. Le comte de Moras et sa jeune femme
partirent le soir même pour l'Italie.

M. de Lucan avait quitté Paris deux ou trois semaines
auparavant, et s'était installé au fond de la Normandie dans
une ancienne résidence de sa famille, où Clodilde s'empressa
de le rejoindre aussitôt après le départ de Julia.




IV


Vastville, domaine patrimonial de la famille de Lucan, est
situé à peu de distance de la mer sur la côte occidentale du
Finistère normand. C'est un manoir à toits élevés et à balcons
de fer ouvragé, qui date du temps de Louis XIII et qui a
remplacé l'ancien château, dont quelques ruines servent encore
à la décoration du parc. Il se cache dans un pli de terrain
très-ombragé, et une longue avenue de vieux ormes le précède.
L'aspect en est singulièrement retiré et mélancolique à cause
des bois épais qui l'enveloppent presque de tous côtés. Ce
massif boisé marque sur ce point de la presqu'île le dernier
effort de la végétation normande. Dès qu'on en franchit la
lisière, la vue s'étend tout à coup sans obstacle sur les
vastes landes qui forment le plateau triangulaire du cap La
Hague: des champs de bruyères et d'ajoncs, des clôtures en
pierres sans ciment, çà et là une croix de granit, à droite et
à gauche les ondulations lointaines de l'Océan, tel est le
paysage sévère, mais grandiose, qui se développe tout à coup
sous la pleine lumière du ciel.

M. de Lucan était né à Vastville. Les poétiques souvenirs de
l'enfance se mêlaient dans son imagination à la poésie
naturelle de ce site et le lui rendaient cher. Il y venait
chaque année en pèlerinage sous prétexte de chasse. Depuis son
mariage seulement, il avait renoncé à cette habitude de coeur
pour ne pas quitter Clodilde, que sa fille retenait à Paris;
mais il était convenu qu'ils s'enseveliraient tous deux dans
cette retraite pendant une saison dès qu'ils auraient recouvré
leur liberté. Clodilde ne connaissait Vastville que par les
descriptions enthousiastes de son mari; elle l'aimait de
confiance, et c'était d'avance pour elle un lieu enchanté.
Cependant, lorsque la voiture qui l'amenait de la gare
s'engagea, à la tombée de la nuit, entre les collines chargées
de bois, dans la sombre avenue en pente qui conduisait au
château, elle eut une impression de froid.

-- Mon Dieu, mon ami, dit-elle en riant, c'est le château
d'Udolphe, votre château!

Lucan excusa son château comme il put, et protesta,
d'ailleurs, qu'il était prêt à le quitter le lendemain, si
elle ne lui trouvait pas meilleure mine au lever du soleil.

Elle ne tarda pas à l'adorer. Son bonheur, si contraint
jusque-là, s'épanouit pour la première fois librement dans
cette solitude et la lui éclaira d'un jour charmant. Elle
voulut même y passer l'hiver et y attendre Julia, qui devait
rentrer en France dans le courant de l'année suivante. Lucan
fit quelque opposition à ce projet, qui lui semblait d'un
héroïsme excessif pour une Parisienne, et finit pourtant par
l'adopter, trop heureux lui même d'encadrer dans ce lieu
romanesque le roman de ses amours. Il s'ingénia, d'ailleurs, à
atténuer ce que ce séjour pouvait avoir de trop austère en
ménageant à Clodilde quelques relations dans le voisinage, --
en lui procurant par intervalle la société de sa mère. Madame
de Pers voulut bien se prêter à cette combinaison, quoique la
campagne lui fût généralement répulsive, et que Vastville en
particulier eût à ses yeux un caractère sinistre. Elle
prétendait y entendre des bruits dans les murailles et des
gémissements nocturnes dans les bois. Elle n'y dormait que
d'un oeil avec deux bougies allumées. Les magnifiques falaises
qui bordent la côte à peu de distance, et qu'on essayait de
lui faire admirer, lui causaient une sensation pénible.

-- Très-beau! disait-elle, très-sauvage! tout à fait sauvage!
Mais cela me fait mal; il me semble que je suis sur le haut
des tours de Notre-Dame!... Au surplus, mes enfants, l'amour
embellit tout, et je comprends parfaitement vos transports;
quant à moi, vous m'excuserez si je ne les partage pas! Jamais
je ne pourrais m'extasier devant ce pays-ci... J'aime la
campagne comme une autre; mais ceci, ce n'est pas la campagne,
c'est le désert, l'Arabie Pétrée, je ne sais pas quoi... Et
quant à votre château, mon ami, je suis fâchée de vous le
dire, c'est une maison à crimes... Cherchez bien, vous verrez
qu'on y a tué quelqu'un.

-- Mais non, chère madame, disait Lucan en riant; je connais
parfaitement l'histoire de ma famille, et je puis vous
garantir...

-- Soyez sûr, mon ami, qu'on y a tué quelqu'un... dans le
temps... Vous savez comme on se gênait peu autrefois pour tout
ça!

Les lettres de Julia à sa mère étaient fréquentes. C'était un
vrai journal de voyage, rédigé à la diable, avec une
saisissante originalité de style, et où la vivacité des
impressions se corrigeait par cette nuance d'ironie hautaine
qui était propre à l'auteur. Julia parlait assez brièvement de
son mari, dont elle ne disait d'ailleurs que du bien. Il y
avait le plus souvent un _post-scriptum_ rapide et bienveillant
adressé à M. de Lucan.

M. de Moras était plus sobre de descriptions. Il paraissait ne
voir que sa femme en Italie. Il vantait sa beauté, encore
accrue, disait-il, au contact de toutes ces merveilles d'art
dont elle s'imprégnait; il louait son goût extraordinaire, son
intelligence et même son caractère. À cet égard, elle était
extrêmement mûrie, et il la trouvait presque trop sage et trop
grave pour son âge. Ces détails enchantaient Clodilde, et
achevaient de lui mettre dans le coeur une paix qu'elle n'avait
jamais eue.

Les lettres du comte n'étaient pas moins rassurantes pour
l'avenir que pour le présent. Il ne croyait pas, disait-il,
devoir presser Julia au sujet de sa réconciliation avec son
beau-père; mais il l'y sentait disposée. Il l'y préparait, au
reste, de plus en plus en l'entretenant habituellement de la
vieille amitié qui l'unissait à M. de Lucan, de leur vie
passée, de leurs voyages, de leurs périls partagés. Non-seulement
Julia écoutait ces récits sans révolte, mais souvent
elle les provoquait, comme si elle eût regretté ses
préventions, et qu'elle eût cherché de bonnes raisons de les
oublier:

-- Allons, Pylade, parlez-moi d'Oreste! lui disait-elle.

Après avoir passé en Italie toute la saison d'hiver et une
partie du printemps, monsieur et madame de Moras visitèrent la
Suisse, en annonçant l'intention d'y séjourner jusqu'au milieu
de l'été. Monsieur et madame de Lucan eurent la pensée d'aller
les rejoindre, et brusquer ainsi un rapprochement qui ne
paraissait plus être dès ce moment qu'une affaire de forme.
Clodilde s'apprêtait à soumettre ce projet à sa fille, quand
elle reçut, par une belle matinée de mai, cette lettre datée
de Paris:


"Mère chérie,

"Plus de Suisse! trop de Suisse! Me voilà. Ne te dérange pas.
Je sais combien tu te plais à Vastville. Nous irons t'y
trouver un de ces matins, et nous reviendrons tous ensemble à
l'automne. Je te demande seulement quelques jours pour
préparer ici notre future installation.

"Nous sommes au _Grand Hôtel_. Je n'ai pas voulu descendre chez
toi pour toute sorte de raisons, pas davantage chez ma
grand'mère, qui me l'a offert toutefois très-gracieusement:

"-- Ah! mon Dieu! mes chers enfants,... mais c'est
impossible... À l'hôtel!... ce n'est pas convenable! Vous ne
pouvez pas rester à l'hôtel! Logez chez moi... Mon Dieu, vous
serez très-mal... Vous serez campés... Je ne sais même pas
comment je vous nourrirai, car ma cuisinière est dans son lit,
et mon imbécile de cocher qui a un loriot sur l'oeil, par
parenthèse! Aussi on n'arrive pas comme cela... Vous me tombez
là comme deux pots de fleurs! C'est inimaginable! -- Vous vous
portez bien d'ailleurs, mon ami... Je ne vous le demande
pas... Ça se voit de reste... -- Et toi, ma belle minette? Mais
c'est un astre,... un vrai astre... Cache-toi... Tu me fais
mal aux yeux!... Est-ce que vous avez des bagages?.. Enfin,
que voulez-vous!... on les mettra dans le salon. Et pour vous,
je vous donnerai ma chambre. Je prendrai une femme de ménage
et un cocher de remise... Vous ne me gênerez pas du tout, du
tout, du tout...

"Bref, nous n'avons pas accepté.

"Mais l'explication de ce retour subit?... La voici:

"-- Est-ce que la Suisse ne vous ennuie pas, mon ami? ai-je
demandé à mon mari.

"-- La Suisse m'ennuie, m'a répondu cet écho fidèle.

"-- Eh bien, allons-nous-en.

"Et nous sommes partis.

"Contente et troublée jusqu'au fond de l'âme à la pensée de
t'embrasser.


"Julia.


"_P. S_. Je prie M. de Lucan de ne pas m'intimider."


Les jours qui suivirent furent délicieusement remplis pour
Clodilde. Elle défaisait elle-même les caisses qui se
succédaient sans interruption, et en rangeait le contenu de
ses mains maternelles. Elle dépliait, elle repliait, elle
caressait ces jupes, ces corsages, cette lingerie fine et
parfumée, qui étaient déjà comme une partie, comme une douce
émanation de la personne de sa fille. Lucan, un peu jaloux, la
surprenait méditant avec amour sur ces jolies nippes. Elle
allait aux écuries voir le cheval de Julia, qui avait suivi de
près les caisses; elle lui donnait du sucre et causait avec
lui. Elle emplissait de fleurs et de branchages verts
l'appartement destiné au jeune ménage.

Cette heureuse fièvre eut bientôt son heureux terme. Environ
huit jours après son arrivée à Paris, Julia lui écrivait
qu'elle et son mari comptaient partir le soir, et qu'ils
seraient le lendemain matin à Cherbourg. C'était la station la
plus rapprochée de Vastville. Clodilde se disposa
naturellement à les aller prendre avec sa voiture. M. de
Lucan, après en avoir conféré avec elle, ne crut pas devoir
l'accompagner. Il craignit de gêner les premières expansions
du retour, et, ne voulant pas cependant que Julia pût
interpréter son absence comme un manque d'empressement, il
résolut d'aller à cheval au-devant des voyageurs.




V


On était aux premiers jours de juin. Clodilde partit de grand
matin, fraîche et radieuse comme l'aube. Lucan se mettait en
marche deux heures plus tard au petit pas de son cheval. Les
routes normandes sont charmantes en cette saison. Les haies
d'épine parfument la campagne, et jettent çà et là sur les
bords du chemin leur neige rosée. Une profusion de jeune
verdure constellée de fleurs sauvages couvre le revers des
fossés. Tout cela, sous le gai soleil du matin, est une fête
pour les yeux. M. de Lucan n'accordait cependant, contre sa
coutume, qu'une attention distraite au spectacle de cette
souriante nature. Il se préoccupait à un degré qui l'étonnait
lui-même de sa prochaine rencontre avec sa belle-fille. Julia
avait été pour sa pensée une obsession si forte, que sa pensée
en avait gardé une empreinte exagérée. Il essayait en vain de
lui rendre ses proportions véritables, qui n'étaient après
tout que celles d'une enfant, autrefois enfant terrible,
aujourd'hui enfant prodigue. Il s'était habitué à lui prêter
dans son imagination une importance mystérieuse et une sorte
de puissance fatale dont il avait peine à la dépouiller. Il
riait et s'irritait de sa faiblesse; mais il éprouvait une
agitation mêlée de curiosité et de vague inquiétude au moment
de voir en face ce sphinx dont l'ombre seule avait si
longtemps troublé sa vie, et qui venait maintenant s'asseoir
en personne à son foyer.

Une calèche découverte, pavoisée d'ombrelles, parut au haut
d'une côte: Lucan vit une tête se pencher et un mouchoir
s'agiter hors de la voiture; il lança aussitôt son cheval au
galop. Presque au même instant, la calèche s'arrêta, et une
jeune femme sauta lestement sur la route; elle se retourna
pour adresser quelques mots à ses compagnons de voyage, et
s'avança seule au-devant de Lucan. Ne voulant pas se laisser
dépasser en procédés, il mit lui-même pied à terre, donna son
cheval au domestique qui le suivait, et se dirigea avec
empressement vers la jeune femme qu'il ne reconnaissait pas,
mais qui était évidemment Julia. Elle venait à lui sans hâter
le pas, d'une démarche glissante, balançant légèrement sa
taille flexible. Tout en approchant, elle repoussa son voile
d'un coup de main rapide, et Lucan put retrouver dans ce jeune
visage, dans ces grands yeux un peu sombres, dans l'arc pur et
allongé des sourcils, quelques traits de l'enfant qu'il avait
connue.

Quand le regard de Julia rencontra celui de Lucan, son teint
pâle se couvrit de pourpre. Il la salua très-bas, avec un
sourire d'une grâce affectueuse:

-- _Welcome!_ dit-il.

-- Merci, monsieur, dit Julia d'une voix dont la sonorité grave
et mélodieuse frappa Lucan; -- amis, n'est-ce pas?

Et elle lui tendit ses deux mains avec une résolution
charmante.

Il l'attira doucement pour l'embrasser; mais, croyant sentir
un peu de résistance dans les bras subitement roidis de la
jeune femme, il se borna à lui baiser le poignet au défaut du
gant. Puis, affectant de la regarder avec une admiration
polie, qui d'ailleurs était sincère:

-- J'ai vraiment envie de vous demander, dit-il en riant, à qui
j'ai l'honneur de parler.

-- Vous me trouvez grandie? dit-elle en montrant ses dents
éblouissantes.

-- Etonnamment, dit Lucan, très-étonnamment. Je comprends
Pierre à merveille.

-- Pauvre Pierre! dit Julia, il vous aime bien!... Ne le
faisons pas languir plus longtemps, si vous le voulez.

Ils se dirigèrent vers la calèche devant laquelle M. de Moras
les attendait, et, tout en marchant côte à côte:

-- Quel joli pays! reprit Julia,... et la mer tout près?

-- Tout près.

-- Nous ferons une promenade à cheval après déjeuner, n'est-ce
pas?

-- Très-volontiers; mais vous devez être horriblement fatiguée,
ma chère enfant... Pardon!... ma chère... Au fait, comment
voulez-vous que je vous appelle?

-- Appelez moi madame... j'ai été si mauvaise enfant!

Et elle eut un accès de ce rire soudain, gracieux, mais un peu
équivoque, qui lui était familier. Puis, élevant la voix:

-- Vous pouvez venir, Pierre; votre ami est mon ami!

Elle laissa les hommes échanger de cordiales poignées de main,
s'élança dans la voiture, et, reprenant sa place auprès de sa
mère:

-- Ma mère, dit-elle en l'embrassant, cela s'est très-bien
passé... -- N'est-ce pas, monsieur de Lucan?

-- Très-bien, dit Lucan en riant, sauf quelques détails.

-- Oh! trop difficile, monsieur! dit Julia en se drapant dans
ses fourrures.

L'instant d'après, M. de Lucan galopait à côté de la portière
pendant que les trois voyageurs de la calèche se livraient à
une de ces causeries expansives qui suivent les crises
heureusement dénouées. Clodilde, désormais en possession de
toutes ses amours, nageait dans le ciel bleu.

-- Vous êtes trop jolie, ma mère, lui dit Julia. Avec une
grande fille comme moi, c'est coupable!

Et elle l'embrassait.

Lucan, tout en prenant part à l'entretien et en faisant à
Julia les honneurs du paysage, essayait de résumer à part lui
ses impressions sur la cérémonie qui venait de s'accomplir. En
somme, il pensait, comme sa belle-fille, que cela s'était bien
passé, quoique la perfection n'y fût pas. La perfection eût
été de trouver en Julia une femme toute simple qui se fût
jetée bonnement au cou de son beau-père en riant avec lui de
son escapade d'enfant gâté; mais il n'avait jamais attendu de
Julia des allures aussi rondes. Elle avait été dans cette
circonstance tout ce qu'on pouvait attendre d'un naturel comme
le sien, elle s'était montrée gracieusement amicale; elle
avait, il est vrai, donné à cette première entrevue un certain
tour dramatique et solennel: elle était romanesque, et, comme
Lucan l'était lui-même passablement, cette bizarrerie ne lui
avait pas déplu.

Il avait été, au reste, agréablement surpris de la beauté de
madame de Moras, qui était en effet saisissante. La pureté
sévère de ses traits, l'éclat profond de son regard bleu
frangé de longs cils noirs, l'exquise harmonie de ses formes,
n'étaient pas ses seules, ni même ses principales séductions:
elle devait son attrait rare et personnel à une sorte de grâce
étrange, mêlée de souplesse et de force, qui enchantait ses
moindres mouvements. Elle avait dans ses jeux de physionomie,
dans sa démarche, dans ses gestes, l'aisance souveraine d'une
femme qui ne sent pas un seul point faible dans sa beauté, et
qui se meut, se développe et s'épanouit avec toute la liberté
d'un enfant dans son berceau ou d'un fauve dans les bois.
Faite comme elle l'était, elle n'avait pas de peine à se bien
mettre: les plus simples toilettes s'ajustaient sur sa
personne avec une précision élégante qui faisait dire à la
baronne de Pers, dans son langage inexact, mais expressif:

-- On l'habillerait avec un gant de Suède!

Dans la même journée et dans les jours qui suivirent, Julia
s'assura de nouveaux titres aux bonnes grâces de M. de Lucan
en se prenant d'un goût vif pour le château de Vastville et
pour les sites environnants. Le château lui plut par son style
romantique, son jardin à la vieille mode orné de charmilles et
d'ifs taillés, les allées solitaires du parc et ses bois
mélancoliques semés de ruines. Elle eut des extases devant les
grandes plaines de bruyères fouettées par les vents de
l'Océan, les arbres aux cimes tordues et convulsives, les
hautes falaises de granit creusées par les vagues éternelles.
-- Tout cela, disait-elle en riant, avait beaucoup de
caractère, et, comme elle en avait beaucoup aussi, elle se
sentait dans son élément. Elle avait trouvé sa patrie, elle
était heureuse; sa mère, à qui elle payait en effusions
passionnées tout son arriéré de tendresse, l'était encore
davantage.

La plupart des journées se passaient en cavalcades. Après le
dîner, Julia, dans cette humeur joyeuse et un peu fiévreuse
qui l'animait, racontait ses voyages en parodiant d'une
manière plaisante ses exaltations et la froideur relative de
son mari devant les chefs-d'oeuvre de l'art antique. Elle
illustrait ces souvenirs par des scènes de mimique où elle
déployait une adresse de fée, une verve d'artiste, et parfois
une drôlerie de rapin. En un tour de main, avec une fleur, un
chiffon, une feuille de papier, elle se faisait une coiffure
napolitaine, romaine, sicilienne. Elle jouait des scènes de
ballet ou d'opéra en repoussant la queue de sa robe d'un coup
de pied tragique, et en accentuant fortement les exclamations
banales du lyrisme italien: -- _O ciel! crudel! perfido! O dio!
perdona!_ Puis, s'agenouillant sur un fauteuil, elle imitait la
voix et les gestes d'un prédicateur qu'elle avait entendu à
Rome, et qui ne paraissait pas l'avoir suffisamment édifiée.
Dans toutes ces attitudes diverses, elle ne perdait pas un
atome de sa grâce, et ses poses les plus comiques gardaient de
l'élégance. À la suite de ces folies, elle reprenait son air
de reine ennuyée.

Sous le charme du mouvement et des prestiges de cette
brillante nature, M. de Lucan pardonnait volontiers à Julia
les caprices et les singularités dont elle était prodigue,
surtout à l'égard de son beau-père. Elle se montrait en
général avec lui ce qu'elle avait été dès le début, amicale et
polie, avec une nuance d'ironie altière; mais elle avait de
fortes inégalités. Lucan surprenait parfois son regard attaché
sur lui avec une expression pénible et comme farouche. Un
jour, elle repoussait avec un brusque maussaderie la main
qu'il lui offrait pour l'aider à descendre de cheval ou à
escalader une barrière. Elle semblait fuir les occasions de se
trouver seule avec lui, et, quand elle ne pouvait échapper à
quelques moments de tête à tête, elle laissait voir tantôt un
malaise irrité, tantôt une impertinence railleuse. Lucan
pensait qu'elle se reprochait parfois de trop démentir ses
anciens sentiments, et qu'elle croyait se devoir à elle-même
de leur donner de temps en temps un gage de fidélité. Il lui
savait gré au surplus de réserver pour lui seul ces signes
équivoques et de n'en pas troubler sa mère. En somme, il
n'attachait à ces symptômes qu'une faible importance. S'il y
avait encore dans les dispositions affectueuses de sa belle-fille
un peu de lutte et d'effort, c'était de la part de ce
caractère hautain un trait excusable, une dernière défense
qu'il se flattait de faire bientôt disparaître en redoublant
de délicates attentions.

Deux semaines environ après l'arrivée de Julia, il y eut un
bal chez la marquise de Boisfresnay, en son château de
Boisfresnay qui est situé à deux ou trois lieues de Vastville.
Monsieur et madame de Lucan entretenaient des relations de
voisinage avec la marquise. Ils allèrent à ce bal avec Julia
et son mari, les hommes dans le coupé, les deux femmes à cause
de leur toilette, seules dans la calèche. Vers minuit,
Clodilde prit son mari à part, et, lui montrant sa fille qui
valsait dans le salon voisin avec un officier de marine:

-- Chut! mon ami, lui dit-elle; j'ai une migraine affreuse, et
Pierre s'ennuie à mourir; mais nous n'avons pas le courage
d'emmener Julia de si bonne heure... Voulez-vous être aimable?
Vous la ramènerez, et nous allons partir, Pierre et moi; nous
vous laisserons la calèche.

-- Très-bien, ma chère, dit Lucan, sauvez-vous.

Clodilde et M. de Moras s'esquivèrent aussitôt.

Un instant plus tard, Julia, fendant dédaigneusement la foule
qui s'écartait devant elle comme devant un ange de lumière,
souleva son front superbe et fit un signe à Lucan.

-- Je ne vois plus ma mère? lui dit-elle.

Lucan l'informa en deux mots de la combinaison qui venait
d'être arrêtée. Un éclair soudain jaillit des yeux de la jeune
femme, ses sourcils se plissèrent; elle haussa légèrement les
épaules sans répondre, et rentra dans le bal en se frayant
passage avec la même insolence tranquille. Elle s'abandonna de
nouveau au bras d'un officier de marine, et parut prendre
plaisir à tourbillonner dans sa splendeur. Sa toilette de bal
donnait, en effet, à sa beauté un étrange éclat. Son sein et
ses épaules, sortant de son corsage avec une sorte
d'insouciance chaste, gardaient dans l'animation de la danse
la pureté froide et lustrée du marbre.

Lucan lui proposa de valser avec elle; elle hésita, mais,
ayant consulté sa mémoire, elle découvrit qu'elle n'avait pas
encore épuisé la liste des officiers de marine qui s'étaient
précipités par escadres sur cette riche proie. Au bout d'une
heure, elle se lassa d'être admirée, et demanda la voiture.
Comme elle s'enveloppait de ses draperies dans le vestibule,
son beau-père lui offrit ses services.

-- Non! je vous en prie, dit-elle avec impatience; les hommes
ne savent pas... pas du tout!

Puis elle se jeta dans la voiture d'un air ennuyé. Cependant,
comme les chevaux se mettaient en marche:

-- Fumez, monsieur, reprit-elle avec plus de bonne grâce.

Lucan la remercia de la permission sans en profiter; puis,
tout en faisant ses petits arrangements de voisinage:

-- Vous étiez bien belle ce soir, ma chère enfant! lui dit-il.

-- Monsieur, dit Julia d'un ton nonchalant mais affirmatif, je
vous défends de me trouver belle, et je vous défends de
m'appeler "ma chère enfant"!

-- Soit, dit Lucan. Eh bien, vous n'êtes pas belle, vous ne
m'êtes pas chère, et vous n'êtes pas une enfant.

-- Pour enfant! non, dit-elle énergiquement.

Elle s'encapuchonna de son voile, croisa les bras sur son
sein, et s'accommoda dans son coin, où des clartés de lune
venaient de temps à autre se jouer dans ses blancheurs.

-- Peut-on dormir? demanda-t-elle.

-- Comment donc! Très-certainement. Voulez-vous que je ferme la
glace?

-- S'il vous plaît. Mes fleurs ne vous feront pas mal?

-- Pas du tout.

Après un silence:

-- M. de Lucan? reprit Julia.

-- Chère madame?

-- Expliquez-moi donc les usages, car il y a des choses que je
ne comprends pas bien... Est-ce qu'il est admis,... est-ce
qu'il est convenable qu'on laisse revenir du bal, en tête-à-tête,
à deux heures du matin, une femme de mon âge et un monsieur du vôtre?

-- Mais, dit Lucan, non sans une certaine gravité, je ne suis
pas un monsieur,... je suis le mari de votre mère.

-- Ah! sans doute, vous êtes le mari de ma mère! dit-elle en
scandant ces mots d'une voix vibrante, qui fit craindre à
Lucan quelque explosion.

Mais, paraissant dominer une violente émotion, elle poursuivit
d'un ton presque enjoué:

-- Oui, vous êtes le mari de ma mère, et vous êtes même,
suivant moi, un très-mauvais mari pour ma mère.

-- Suivant vous, dit tranquillement Lucan. Et pourquoi cela?

-- Parce que vous ne lui convenez pas du tout.

-- Avez-vous consulté votre mère à ce sujet, ma chère dame? Il
me semble qu'elle en est meilleur juge que vous.

-- Je n'ai pas besoin de la consulter. Il n'y a qu'à vous voir
tous les deux. Ma mère est une créature angélique,... et vous,
non.

-- Qu'est-ce que je suis donc?

-- Un romanesque, un tourmenté,... tout le contraire enfin. --
Un jour ou l'autre, vous la trahirez.

-- Jamais! dit Lucan, avec un peu de sévérité.

-- En êtes-vous bien sûr, monsieur? dit Julia en dirigeant son
regard sur lui du fond de son capuchon.

-- Chère madame, répondit M. de Lucan, vous me demandiez tout à
l'heure de vouloir bien vous apprendre ce qui est convenable
et ce qui ne l'est pas; eh bien, il n'est pas convenable que
nous prenions, vous votre mère, et moi ma femme, pour texte
d'une plaisanterie de ce genre, et, par conséquent, il est
convenable de nous taire.

Elle se tut, resta immobile et ferma les yeux. Après un
moment, Lucan vit une larme se détacher de ses longs cils, et
glisser sur sa joue.

-- Mon Dieu, mon enfant, dit-il, je vous ai blessée,... je vous
fais sincèrement mes excuses.

-- Gardez vos excuses! dit-elle d'une voix sourde en ouvrant
brusquement ses grands yeux. Je ne veux pas plus de vos
excuses que de vos leçons!... Vos leçons! comment en ai-je
mérité l'humiliation?... Je ne comprends pas. Quoi de plus
innocent que mes paroles, et que voulez-vous donc que je vous
dise? Est-ce ma faute si je suis là seule avec vous,... si je
suis obligée de vous parler,... si je ne sais que vous dire?
Comment m'expose-t-on à cela? Pourquoi m'en demander plus que
je n'en puis faire? On présume trop de mes forces! C'est
assez,... c'est mille fois trop déjà de la comédie que je joue
chaque jour... Dieu sait si j'en suis lasse!

Lucan eut peine à surmonter l'étonnement douloureux qui
l'avait saisi.

-- Julia, dit-il enfin, vous avez bien voulu me dire que nous
étions amis; je le croyais... Ce n'est donc pas vrai?

-- Non.

Après avoir lancé ce mot avec une sombre énergie, elle
s'enveloppa la tête et le visage dans ses voiles, et demeura
pendant le reste du chemin plongée dans un silence que M. de
Lucan ne troubla pas.




VI


Après quelques heures d'un sommeil pénible, M. de Lucan se
leva le lendemain le front chargé de soucis. La reprise
d'hostilités qui lui avait été si clairement signifiée
présageait sûrement pour son repos de nouveaux troubles, pour
le bonheur de Clodilde de nouveaux déchirements. Il allait
donc rentrer dans ces odieuses agitations qui avaient si
longtemps désolé sa vie, et, cette fois, sans aucune espérance
d'en sortir. Comment, en effet, ne pas désespérer à jamais de
ce caractère indomptable que l'âge et la raison, que tant
d'égards et de tendresse avaient laissé impassible dans ses
préventions et ses haines? Comment comprendre et surtout
comment vaincre jamais le sentiment chimérique ou plutôt la
manie qui avait pris possession de cette âme concentrée, et
qui s'y perpétuait sourdement, toujours près d'éclater en
violences furieuses?

Clodilde et Julia n'avaient pas encore paru. Lucan alla faire
un tour dans le jardin pour respirer encore une fois la paix
de sa chère solitude, en attendant les orages prévus. A
l'extrémité d'un berceau de charmille, il aperçut le comte de
Moras, le bras appuyé sur le piédestal d'une vieille statue et
les yeux fixés sur le sol. M. de Moras n'avait jamais été un
rêveur; mais, depuis son arrivée au château, il avait, dans
plus d'une occasion déjà, laissé voir à Lucan des dispositions
mélancoliques très-étrangères à son naturel. Lucan s'en
inquiétait; cependant, comme il n'aimait pas lui même qu'on
forçât sa confidence, il s'était abstenu de l'interroger.

Ils prirent la main en s'abordant.

-- Vous êtes revenus tard cette nuit? demanda le comte.

-- Vers trois heures.

-- Oh! _povero!_... A propos, merci de votre complaisance pour
Julia... Comment a-t-elle été pour vous?

-- Mais... bien, dit Lucan. -- Un peu singulière, comme
toujours.

-- Oh! singulière... va de soi!

Il sourit assez tristement, prit le bras de Lucan, et,
l'entraînant dans les dédales de charmille:

-- Voyons, mon cher, lui dit-il d'une voix contenue, entre nous
deux, qu'est-ce que c'est que Julia?

-- Comment, mon ami?

-- Oui, quelle femme est-ce que ma femme? Si vous le savez, je
vous en prie, dites-le-moi.

-- Pardon,... mais c'est à vous que je le demanderai.

-- A moi? dit le comte; mais je l'ignore absolument. C'est une
énigme dont le mot m'échappe. Elle me charme et m'épouvante...
Elle est singulière, disiez-vous? Elle est plus que cela,...
elle est fantastique. Elle n'est pas de ce monde. Je ne sais
qui j'ai épousé... Vous vous rappelez cette belle et froide
créature des contes arabes qui se relevait la nuit pour aller
faire des orgies dans les cimetières... C'est absurde, mais
elle m'y fait songer!

L'oeil troublé du comte, le rire contraint dont il accompagnait
ses paroles, émurent vivement Lucan.

-- Ainsi, lui dit-il, vous êtes malheureux?

-- On ne peut davantage, répondit le comte en lui serrant la
main avec force. Je l'adore, et je suis jaloux,... sans savoir
de qui ni de quoi! Elle ne m'aime pas,... et cependant, elle
aime,... elle doit aimer! Comment en douter? Vous la voyez,
c'est l'image même de la passion;... le feu de la passion
déborde dans ses paroles, dans ses regards, dans le sang de
ses veines!... Et, près de moi, c'est la statue glacée d'un
tombeau!

-- Franchement, mon cher, dit Lucan, vous me semblez exagérer
beaucoup vos désastres. En réalité, ils me paraissent se
réduire à très-peu de chose. D'abord, vous êtes sérieusement
amoureux pour la première fois de votre vie, je crois; vous
aviez beaucoup entendu parler de l'amour, de la passion, et
peut-être en attendiez-vous des merveilles excessives. En
second lieu, je vous ferai observer que les très-jeunes femmes
sont rarement très-passionnées. L'espèce de froideur dont vous
semblez vous plaindre est donc très-explicable sans
l'intervention du surnaturel. Les jeunes femmes, je vous le
répète, sont en général idéalistes; leurs amours n'ont pas de
corps... Vous demandez de qui ou de quoi vous devez être
jaloux? Soyez-le donc de tout ce romanesque vague qui
tourmente les jeunes imaginations, du vent, de la tempête, des
plaines désertes, des falaises sauvages, de mon vieux manoir,
de mes bois et de mes ruines, car Julia adore tout cela!
Soyez-le surtout de ce culte ardent qu'elle conserve à la
mémoire de son père, et qui absorbe encore -- j'en ai la preuve
récente -- le plus vif de sa passion.

-- Vous me faites du bien, reprit Pierre de Moras en respirant
avec allégement, et cependant je m'étais dit tout cela...
Mais, si elle n'aime pas,... elle aimera,... elle aimera un
jour,... et si ce n'était pas moi! Si elle donnait à un autre
tout ce qu'elle me refuse!... mon ami, ajouta le comte, dont
les beaux traits pâlirent, -- je la tuerais de ma main!

-- Amoureux! dit Lucan; et moi, je ne suis plus rien, alors?

-- Vous, mon ami? dit Moras avec émotion,... vous voyez ma
confiance! Je vous livre des faiblesses honteuses... Ah!
pourquoi ai-je jamais connu un autre sentiment que celui de
l'amitié! Elle seule rend tout ce qu'on lui donne, elle
fortifie au lieu d'énerver; c'est la seule passion digne d'un
homme... Ne m'abandonnez jamais, mon ami; vous me consolerez
de tout.

La cloche qui annonçait l'heure du déjeuner les rappela au
château. Julia se disait fatiguée et souffrante. À l'abri de
ce prétexte, son humeur silencieuse, ses réponses plus que
sèches aux questions polies de Lucan, passèrent d'abord sans
éveiller l'attention de sa mère et de son mari; mais, pendant
le reste de la journée, et parmi les divers incidents de la
vie de famille, le ton agressif de Julia et ses façons
maussades à l'égard de Lucan s'accentuèrent trop fortement
pour n'être pas remarqués. Toutefois, comme Lucan avait la
patience et le bon goût de ne pas sembler s'en apercevoir,
chacun garda pour soi ses impressions. Le dîner fut, ce jour-là,
plus sérieux qu'à l'ordinaire. La conversation tomba vers
la fin du repas sur un terrain brûlant, et ce fut Julia qui
l'y amena, sans d'ailleurs penser à mal. Elle épuisait sa
verve railleuse sur un bambin de huit à dix ans, fils de la
marquise de Boisfresnay, lequel l'avait fort agacée la veille
en promenant dans le bal sa suffisante petite personne, et en
se lançant agréablement comme une toupie dans les jambes des
danseurs et dans les robes des danseuses. La marquise se
pâmait de joie devant ces délicieuses espiègleries. Clodilde
la défendit doucement en alléguant que cet enfant était son
fils unique.

-- Ce n'est pas une raison pour faire cadeau à la société d'un
drôle de plus, dit Lucan.

-- Au reste, reprit Julia, qui s'empressa de n'être plus de son
propre avis dès que son beau-père en était, il est
parfaitement reconnu que les enfants gâtés sont ceux qui
tournent le mieux.

-- Il y a bien au moins quelques exceptions, dit froidement
Lucan.

-- Je n'en connais pas, dit Julia.

-- Mon Dieu, dit le comte de Moras sur un ton de conciliation,
à tort ou à raison, c'est fort à la mode aujourd'hui de gâter
les enfants.

-- C'est une mode criminelle, dit Lucan. Autrefois on les
fouettait, et on en faisait des hommes.

-- Quand on a ces dispositions-là, dit Julia, on ne mérite pas
d'avoir des enfants... et on n'en a pas! ajouta-t-elle avec un
regard direct qui aggravait encore l'intention désobligeante
et même cruelle de ses paroles.

M. de Lucan devint très-pâle. Les yeux de Clodilde s'emplirent
de larmes. Julia, embarrassée de son triomphe, sortit de la
salle. Sa mère, après être restée quelques minutes le visage
caché dans ses mains, se leva et alla la rejoindre.

-- Ah çà! mon cher, dit M. de Moras dès qu'il se trouva seul
avec Lucan, que s'est-il donc passé entre vous, la nuit
dernière?... Vous m'aviez bien dit quelque chose de cela
tantôt,... mais j'étais si absorbé dans mes préoccupations
égoïstes, que je n'y ai pas pris garde... Enfin, que s'est-il
passé?

-- Rien de grave. Seulement, j'ai pu me convaincre qu'elle ne
pardonnait pas de tenir une place qui, suivant elle, n'aurait
jamais dû être remplie.

-- Que me conseillez-vous, George? reprit M. de Moras. Je ferai
ce que vous voudrez.

-- Mon ami, dit Lucan en lui posant doucement les mains sur les
épaules, ne vous offensez pas, mais la vie commune dans ces
conditions devient difficile. N'attendons pas quelque scène
irréparable. A Paris, nous pourrons nous voir sans
inconvénient. Je vous conseille de l'emmener.

-- Si elle ne veut pas?

-- Je parlerais ferme, dit Lucan en le regardant dans les yeux;
-- j'ai à travailler ce soir, cela se trouve bien. A bientôt,
mon ami.

M. de Lucan s'enferma dans sa bibliothèque. Une heure plus
tard, Clodilde vint l'y trouver. Il put voir qu'elle avait
beaucoup pleuré; mais elle lui tendit son front avec son plus
doux sourire. Pendant qu'il l'embrassait, elle murmura
simplement à voix basse:

-- Pardon pour elle!

Et la charmante créature se retira à la hâte en dissimulant
son émotion.

Le lendemain, M. de Lucan, levé comme de coutume d'assez grand
matin, travaillait depuis quelque temps près de la fenêtre de
la bibliothèque, qui s'ouvrait à une faible hauteur sur le
jardin. Il ne fut pas médiocrement surpris de voir apparaître
le visage de sa belle-fille entre les lianes de chèvrefeuille
qui s'enlaçaient au feuillage de fer du balcon.

-- Monsieur, dit-elle de sa voix chantante, êtes-vous bien
occupé?

-- Mon Dieu, non! répondit-il en se levant.

-- C'est qu'il fait un temps divin, reprit-elle. Voulez-vous
venir vous promener avec moi?

-- Mon Dieu, oui.

-- Eh bien, venez... Dieu! ça sent bon, ce chèvrefeuille!

Et elle en arracha quelques fleurs qu'elle jeta par la fenêtre
à Lucan avec un éclat de rire. Il les fixa dans sa
boutonnière, en faisant le geste d'un homme qui ne comprend
rien à ce qui se passe, mais qui n'en est pas fâché.

Il la trouva en fraîche toilette du matin, piaffant sur le
sable de son pied léger et impatient.

-- Monsieur de Lucan, lui dit-elle gaiement, ma mère veut que
je sois aimable pour vous, mon mari le veut, le Ciel aussi, je
suppose; c'est pourquoi je le veux également, et je vous
assure que je suis très-aimable quand je m'en donne la
peine,... vous verrez ça!

-- Est-il possible? dit Lucan.

-- Vous verrez, monsieur! répondit-elle en lui faisant avec
toutes ses grâces une révérence théâtrale.

-- Et où allons-nous, madame?

-- Où il vous plaira,... dans les bois, à l'aventure, si vous
voulez.

Les collines boisées étaient si rapprochées du château,
qu'elles bordaient d'une frange d'ombre un des côtés de la
cour. M. de Lucan et Julia s'engagèrent dans le premier
sentier qui se présenta devant eux; mais Julia ne tarda pas à
quitter les chemins frayés pour marcher au hasard d'un arbre à
l'autre, s'égarant à plaisir, battant les fourrés de sa canne,
cueillant des fleurs ou des feuillages, s'arrêtant en extase
devant des bandes lumineuses qui rayaient çà et là les tapis
de mousse, franchement enivrée de mouvement, de plein air, de
soleil et de jeunesse. Elle jetait à son compagnon tout en
marchant des mots de gracieuse camaraderie, des
interpellations folles, des moqueries d'enfant, et faisait
retentir les bois de la mélodie de son rire.

Dans son admiration pour la flore sauvage, elle avait peu à
peu récolté un véritable fagot dont M. de Lucan acceptait la
charge avec résignation: s'apercevant qu'il succombait sous le
poids, elle s'assit sur les racines d'un vieux chêne pour
faire, dit-elle, un triage dans tout ce pêle-mêle. Elle prit
alors sur ses genoux le paquet d'herbes et de fleurs, et se
mit à rejeter tout ce qui lui parut d'une qualité inférieure.
Elle passait à Lucan, assis à quelques pas d'elle, ce qu'elle
croyait devoir réserver pour le bouquet définitif, motivant
gravement

ses arrêts à chacune des plantes qu'elle examinait.

-- Toi, ma chère, trop maigre!... toi, gentille, mais trop
courte!... toi, tu sens mauvais!... toi, tu as l'air bête!...

Puis, venant brusquement à un autre ordre idées qui ne laissa
pas d'inquiéter d'abord M. de Lucan:

-- C'est vous, n'est-ce pas, lui dit-elle, qui avez conseillé à
Pierre de me parler avec fermeté?

-- Moi? dit Lucan; quelle idée!

-- Ça doit être vous. -- Toi, poursuivit-elle en continuant de
s'adresser à ses fleurs, tu as l'air malade, bonsoir!... --
Oui, ça doit être vous... On vous croirait doux, à vous voir,
et vous êtes très-dur, très-tyrannique...

-- Féroce, dit Lucan.

-- Au reste, je ne vous en veux pas. Vous avez eu raison, ce
pauvre Pierre est trop faible avec moi. J'aime qu'un homme
soit un homme... Il est pourtant très-brave, n'est-ce pas?

-- Infiniment, dit Lucan. Il est capable de la plus extrême
énergie.

-- Il en a l'air, et cependant avec moi... c'est un ange.

-- C'est qu'il vous aime.

-- Très-probable!... -- Il y a de ces fleurs qui sont
curieuses... On dirait une petite dame, celle-ci!

-- J'espère bien que vous l'aimez aussi, mon brave Pierre?

-- Très-probable, encore.

Après une pause, elle secoua la tête:

-- Et pourquoi l'aimerais-je?

-- Belle question! dit Lucan; mais parce qu'il est parfaitement
digne d'être aimé, parce qu'il a tous les mérites,
l'intelligence, le coeur et même la beauté,... enfin, parce que
vous l'avez épousé.

-- Monsieur de Lucan, voulez-vous que je vous fasse une
confidence?

-- Je vous en prie.

-- Ce voyage d'Italie a été très-mauvais pour moi.

-- Comment cela?

-- Avant mon mariage, figurez-vous que je ne me croyais pas
laide précisément, mais je me croyais ordinaire.

-- Oui,... eh bien?

-- Eh bien, en me promenant en Italie, à travers tous ces
souvenirs et tous ces marbres si admirés, je faisais
d'étranges réflexions... Je me disais qu'après tout ces
princesses et ces déesses du monde antique qui rendaient fous
les bergers et les rois, pour lesquelles éclataient les
guerres et les sacriléges, étaient à peu près des personnes
dans mon genre. Alors m'est venue l'idée fatale de ma beauté.
J'ai compris que je disposais d'une puissance exceptionnelle,
que j'étais une chose sacrée qui ne devait pas se donner à un
prix vulgaire, qui ne pouvait être que la récompense,... que
sais-je... d'une grande action... ou d'un grand crime!

Lucan resta un moment interdit par l'audacieuse naïveté de ce
langage. Il prit le parti d'en rire.

-- Mais, ma chère Julia, dit-il, faites attention: vous vous
trompez de siècle... Nous ne sommes plus au temps où l'on se
mettait en guerre pour les beaux yeux des dames... Au reste,
parlez-en à Pierre: il a tout ce qu'il faut pour vous fournir
la grande action demandée; quant au crime, je crois que vous
devez y renoncer.

-- Croyez-vous? dit Julia. C'est dommage! ajouta-t-elle en
éclatant de rire. -- Enfin, vous voyez, je vous dis toutes les
folies qui me passent par la tête... C'est aimable, ça,
j'espère?

-- C'est extrêmement aimable, dit Lucan. Continuez.

-- Avec ce précieux encouragement, monsieur!... dit-elle en se
levant et en achevant sa phrase par une révérence; -- mais,
pour le moment, allons déjeuner... Je vous recommande mon
bouquet. Tenez les têtes en bas... Marchez devant, monsieur,
et par le plus court, je vous prie, car j'ai un appétit qui
m'arrache des larmes.

Lucan prit le sentier qui menait le plus directement au
château. Elle le suivit d'un pas agile, tantôt fredonnant une
cavatine, tantôt lui adressant de nouvelles instructions sur
la manière de tenir son bouquet, ou le touchant légèrement du
bout de sa canne pour lui faire admirer quelque oiseau perché
sur une branche.

Clodilde et M. de Moras les attendaient, assis sur un banc
devant la porte du château. L'inquiétude peinte sur leur
visage se dissipa au bruit de la voix rieuse de Julia. Dès
qu'elle les aperçut, la jeune femme enleva le bouquet à Lucan,
accourut vers Clodilde, et, lui jetant dans les bras sa
moisson de fleurs:

-- Ma mère, dit-elle, nous avons fait une délicieuse
promenade... Je me suis beaucoup amusée. M. de Lucan aussi,...
et, de plus, il a beaucoup profité dans ma conversation... Je
lui ai ouvert des horizons!...

Elle décrivit avec la main une grande courbe dans le vide,
pour indiquer l'immensité des horizons qu'elle avait ouverts à
M. de Lucan. Puis, entraînant sa mère vers la salle à manger
et aspirant l'air avec force:

-- Oh! cette cuisine de ma mère! dit-elle. Quel arôme!

Cette belle humeur, qui mit le château en fête, ne se démentit
pas de toute la journée, et, chose inespérée, elle persista le
lendemain et les jours suivants sans altération sensible. Si
Julia nourrissait encore quelques restes de ses farouches
ennuis, elle avait du moins la bonté de les réserver pour elle
et d'en souffrir seule. Plus d'une fois encore, on la vit
revenir de ses excursions solitaires, le front soucieux et
l'oeil sombre; mais elle secouait ces dispositions équivoques
dès qu'elle se retrouvait en famille, et n'avait plus que des
grâces. Elle en avait surtout pour M. de Lucan, envers qui
elle sentait apparemment qu'elle avait beaucoup à réparer.
Elle absorbait même son temps sans beaucoup de discrétion, et
le mettait un peu trop souvent en réquisition pour des
promenades, des dessins de tapisserie, de la musique à quatre
mains, quelquefois pour rien, simplement pour le déranger, se
plantant devant ses fenêtres, et lui posant à travers ses
lectures des séries de questions burlesques. Tout cela était
charmant: M. de Lucan s'y prêtait avec complaisance, et
n'avait pas assurément grand mérite.

La baronne de Pers vint sur ces entrefaites passer trois jours
chez sa fille. Elle fut informée aussitôt avec détails du
changement miraculeux qui s'était opéré dans le caractère de
Julia et dans sa manière d'être à l'égard de son beau-père.
Témoin des gracieuses attentions qu'elle prodiguait à M. de
Lucan, madame de Pers eut des démonstrations de vive
satisfaction, au milieu desquelles on retrouvait toutefois
quelques traces de ses anciennes préventions contre sa petite-fille.

La veille du départ de la baronne on invita quelques voisins à
dîner pour lui être agréable, car elle n'avait qu'un faible
goût pour l'intimité de famille, et elle aimait passionnément
les étrangers. On lui donna donc, faute de temps pour mieux
faire, le curé de Vastville, le percepteur, le médecin et le
receveur de l'enregistrement, hôtes assez habituels du château
et grands admirateurs de Julia. C'était peu de chose sans
doute, c'était assez cependant pour fournir à la baronne
l'occasion de mettre une robe habillée.

Julia, pendant le dîner, parut s'appliquer à faire la conquête
du curé, vieillard candide, qui subissait la fascination de sa
voisine avec une sorte de stupeur joyeuse. Elle le faisait
manger, elle le faisait boire, elle le faisait rire.

-- Quel serpent, n'est-ce pas, monsieur le curé? dit la
baronne.

-- Elle est bien aimable, dit le curé.

-- A faire frémir, reprit la baronne.

Le soir, après quelques tours de valse, Julia, accompagnée par
son mari, chanta de sa belle voix grave des mélodies inédites,
des chansons nationales qu'elle avait rapportées d'Italie. Un
de ces airs lui rappelant une espèce de tarentelle qu'elle
avait vu danser par des femmes de Procida, elle pria son mari
de la jouer. Elle contait en même temps avec feu comment se
dansait cette tarentelle, en donnant une rapide indication des
pas, des gestes et des attitudes; puis, tout à coup, entraînée
par l'ardeur de son récit:

-- Attendez, Pierre, dit-elle, je vais la danser... Ce sera
plus simple.

Elle releva sa traîne, qui la gênait, et pria sa mère de la
fixer avec des épingles. Pendant ce temps, elle s'occupait
elle-même activement: il y avait sur la cheminée et sur les
consoles des vases remplis de fleurs et de verdure; elle y
puisait de ses mains alertes, et, posée devant une glace elle
piquait et entrelaçait pêle-mêle dans ses cheveux magnifiques
des fleurs, des herbes, des grappes, des épis, tout ce qui
venait sous ses doigts. La tête chargée de cette couronne
épaisse et frissonnante, elle vint se placer au milieu du
salon.

-- Allez, mon ami! dit-elle à M. de Moras.

Il joua la tarentelle, qui débutait par une sorte de pas de
ballet lent et solennel que Julia mima avec ses airs
souverains, déployant et reployant comme des guirlandes ses
bras d'almée; puis, le rythme s'animant de plus en plus, elle
frappa le parquet de ses pas rapides et redoublés avec la
souplesse sauvage et le sourire épanoui d'une jeune bacchante:
brusquement elle termina par une glissade prolongée qui
l'amena toute palpitante devant M. de Lucan, assis en face
d'elle. Là, elle fléchit un genou, porta d'un geste soudain
ses deux mains à ses cheveux, et, secouant en même temps sa
tête penchée, elle fit tomber sa couronne en pluie de fleurs
aux pieds de Lucan, en disant de sa plus douce voix, sur le
ton d'un gracieux hommage:

-- Monsieur!...

Après quoi, elle se redressa, toujours glissante, se jeta dans
un fauteuil, prit gravement le tricorne du curé, et s'en
éventa le visage.

Au milieu des applaudissements et des rires qui remplissaient
le salon, la baronne de Pers se rapprocha doucement de Lucan
sur le canapé qu'ils occupaient en commun, et lui dit tout
bas:

-- Ah çà, mon cher monsieur, qu'est-ce que c'est donc que ce
nouveau système-là? Savez-vous que j'aimais encore mieux sa
première manière, moi?...

-- Comment, chère madame? Pourquoi donc? dit simplement Lucan.

Mais, avant que la baronne eût pu s'expliquer, en supposant
qu'elle en eût l'intention, Julia fut prise d'une nouvelle
fantaisie.

-- Décidément j'étouffe,... dit-elle. -- Monsieur de Lucan,
offrez-moi votre bras.

Elle sortit, et Lucan l'accompagna. Elle s'arrêta dans le
vestibule pour se couvrir la tête de son grand voile blanc,
parut hésiter un moment entre la porte du jardin et celle de
la cour; puis, se décidant:

-- Dans l'allée aux Dames, dit-elle; c'est là qu'il fait le
plus frais.

L'allée aux Dames qui était le lieu de promenade favori de
Julia, s'ouvrait en face de l'avenue, à l'autre extrémité de
la cour. C'était un sentier en pente douce pratiqué entre
l'escarpement rocheux des coteaux boisés et le bord d'un ravin
qui paraissait avoir été un des fossés de l'ancien château. Un
ruisseau coulait au fond de ce ravin avec un bruit
mélancolique; il allait se perdre, à quelque distance, dans un
petit étang ombragé de saules, et gardé par deux vieilles
nymphes de marbre, auxquelles l'allée aux Dames devait son
nom, consacré par la tradition du pays. A mi-chemin entre la
cour et l'étang, des fragments de mur et des cintres brisés,
débris de quelque fortification extérieure, s'étageaient sur
le revers du coteau; pendant quelques pas, ces ruines
bordaient le sentier de leurs épais contre-forts, et y
projetaient, avec des festons de lierre et de ronces, une
masse d'ombre que la nuit changeait en ténèbres opaques. On
eût dit alors que le passage était coupé par un abîme. Le
caractère sombre de ce site n'était pas, d'ailleurs, sans
quelques adoucissements: un sable fin et sec jonchait le
sentier; des bancs rustiques étaient adossés çà et là contre
l'escarpement; enfin, les talus gazonnés qui descendaient dans
le ravin étaient semés de jacinthes, de violettes et de
rosiers nains dont le parfum s'élevait et se conservait dans
cette allée couverte comme l'odeur de l'encens dans une
église.

On était alors à la fin de juillet, et la chaleur avait été
accablante dans la journée. En quittant l'atmosphère de la
cour encore embrasée par les feux du couchant, Julia respira
avec avidité l'air frais du ruisseau et des bois.

-- Dieu! que c'est bon! dit-elle.

-- Mais j'ai peur que ce ne soit trop bon, dit Lucan;
permettez-moi...

Et il lui roula en double autour du cou les bouts flottants de
son voile.

-- Comment! vous tenez donc à mes jours? dit-elle.

-- Mais certainement.

-- C'est magnanime!

Elle fit quelques pas en silence, s'appuyant légèrement sur le
bras de son compagnon, et balançant à sa manière sa taille
gracieuse.

-- Votre bon curé doit me prendre pour une espèce de diable?
reprit-elle.

-- Il n'est pas le seul, dit Lucan avec un sang-froid ironique.

Elle eut un rire bref et contraint; puis, après une nouvelle
pause, en continuant sa marche, le front penché:

-- Vous devez pourtant me détester un peu moins maintenant,
dites?

-- Un peu moins.

-- Soyez sérieux, voulez-vous? Je sais que je vous ai fait
beaucoup souffrir... Commencez-vous à me pardonner?

Sa voix avait pris un accent de sensibilité qui ne lui était
pas ordinaire, et qui toucha M. de Lucan.

-- Je vous pardonne de grand coeur, mon enfant, répondit-il.

Elle s'arrêta, et, lui saisissant les deux mains:

-- C'est vrai? c'est fini de nous haïr?... dit-elle d'un ton
bas et comme timide. Vous m'aimez un peu?

-- Je vous remercie, dit Lucan avec une gravité émue; je vous
remercie, et je vous aime bien.

Comme elle l'attirait doucement, il l'enlaça d'une franche et
affectueuse étreinte, et posa les lèvres sur son front,
qu'elle lui tendait; mais, au même instant, il sentit la
taille souple de la jeune femme se roidir; sa tête se
renversa, puis elle s'affaissa tout entière, et glissa dans
ses bras comme une tige fauchée.

Il y avait un banc à deux pas, il l'y porta; mais, après l'y
avoir déposée, au lieu de lui donner du secours, il demeura
dans une attitude d'étrange immobilité devant cette forme
charmante et inerte. Il y eut un long silence que troublait
seul le bruit doux et triste du ruisseau. Se réveillant enfin
de stupeur, M. de Lucan appela plusieurs fois d'une voix haute
et presque dure:

-- Julia! Julia!

Comme elle restait sans mouvement, il descendit dans le ravin
à la hâte et y puisa de l'eau dans sa main; il lui en baigna
les tempes. Après un moment, il vit dans l'ombre ses grands
yeux s'ouvrir, et il l'aida à soulever sa tête.

-- Qu'est-ce que c'est? dit-elle en le regardant d'un air
égaré; qu'est-ce qui est arrivé, monsieur?

-- Mais vous vous êtes trouvée mal, dit Lucan en riant.

-- Trouvée mal? répéta Julia.

-- Sans doute; c'est ce que je craignais... Le froid vous aura
saisie. Pouvez-vous marcher? voyons, essayez.

-- Très-bien, dit-il en lui prenant le bras.

Comme tous ceux qui éprouvent des défaillances subites, Julia
ne se rappelait que d'une manière très-indistincte la
circonstance qui avait provoqué son évanouissement.

Ils avaient repris à pas lents le chemin du château.

-- Trouvée mal! reprit-elle gaiement; Dieu! que c'est ridicule!

Puis, avec une vivacité subite:

-- Mais qu'est-ce que j'ai dit? Est-ce que j'ai parlé?

-- Vous avez dit: "J'ai froid!" et puis vous êtes partie.

-- Comme cela?

-- Comme cela.

-- Est-ce que vous avez cru que j'étais morte?

-- Je l'ai espéré un instant, dit froidement Lucan.

-- Quelle horreur!... Mais nous causions avant cela? Qu'est-ce
que nous disions?

-- Nous faisions un pacte de bonne amitié.

-- Eh bien, il n'y paraît guère... monsieur de Lucan!

-- Madame?

-- Vous avez l'air de m'en vouloir de ce que je me suis trouvée
mal?

-- Sans doute... D'abord, je n'aime pas les histoires,... et
puis c'est entièrement votre faute;... vous êtes si
imprudente, si déraisonnable!

-- Oh! mon Dieu!... voulez-vous un bâton?

Et, comme on apercevait les lumières du château:

-- À propos, n'inquiétez pas ma mère de ce détail, n'est-ce
pas?

-- Je n'aurai garde; soyez tranquille.

-- Vous êtes parfaitement maussade, vous savez?

-- C'est vrai; mais j'ai passé là quelques minutes tellement
pénibles...

-- Je vous plains de toute mon âme, dit sèchement Julia.

Elle se débarrassa de son voile dans le vestibule, et rentra
dans le salon.

La baronne de Pers, qui devait partir le lendemain de bonne
heure, s'était déjà retirée. Julia joua des sonates à quatre
mains avec sa mère. M. de Lucan remplaça le mort au whist du
curé, et la soirée s'acheva paisiblement.




VII


Le lendemain matin, Clodilde allait monter en voiture avec sa
mère, qu'elle conduisait à la gare; M. de Lucan, retenu au
château par un rendez-vous d'affaires, assistait à leur
départ. Il remarqua l'air absorbé de la baronne; elle était
silencieuse, contre sa coutume, elle jetait sur lui des
regards embarrassés; elle s'approcha plusieurs fois avec un
sourire contraint et d'un air de confidence, puis se borna à
lui adresser des paroles banales. Enfin, profitant d'un moment
où Clodilde donnait quelques ordres, elle se pencha par la
portière, et, serrant avec force la main de Lucan:

-- Soyez honnête homme, monsieur! dit-elle.

Il vit en même temps ses yeux se mouiller. La voiture partit
aussitôt.

L'affaire dont s'occupait alors M. de Lucan, et dont il
s'entretint longuement le matin même avec son avocat et son
avoué, arrivés de Caen dans la nuit, était un vieux procès de
famille que le maire de Vastville, personnage ambitieux et
taquin, avait mis sa gloire à ressusciter. Il s'agissait d'une
revendication de biens communaux qui aurait eu pour effet de
dépouiller M. de Lucan d'une partie de ses bois, et de
déshonorer son domaine patrimonial. Il avait gagné ce procès
en première instance; mais on allait bientôt le juger en
appel, et il conservait des craintes sur le résultat
définitif. Il n'eut pas de peine à colorer de ce prétexte
pendant quelques jours aux yeux des habitants du château une
sévérité de physionomie, une brièveté de langage, et des goûts
de solitude qui couvraient peut-être des soucis plus graves.
Ce prétexte ne tarda pas à lui manquer. Un télégramme lui
apprit, dès le commencement de la semaine suivante, que son
procès était définitivement gagné, et il dut manifester à
cette occasion une allégresse qui était loin de son coeur.

Il reprit dès ce moment le train de la vie commune auquel
Julia continuait d'imprimer tout le mouvement de son active
imagination. Toutefois, il ne se prêta plus avec la même
familiarité affectueuse aux caprices de sa belle-fille. Elle
s'en aperçut; mais elle ne s'en aperçut pas seule. Lucan
surprit dans les regards de M. de Moras de l'étonnement, dans
ceux de Clodilde, des reproches. Un danger nouveau lui
apparut. Il se donnait des torts qu'il était également
impossible, également redoutable d'expliquer ou de laisser
interpréter.

Avec le temps d'ailleurs, la lueur effroyable qui lui avait
traversé le cerveau dans une circonstance récente,
s'affaiblissait; elle ne jetait plus dans son esprit la même
force de conviction. Il concevait des doutes; il s'accusait
par instants d'une véritable aberration; il accusait la
baronne de préventions cruelles et coupables, il se disait
enfin qu'en tout cas le parti le plus sage était de ne pas
croire au drame, et de ne pas le vivifier en y prenant
sérieusement un rôle. -- Malheureusement, le caractère de
Julia, plein de surprises et d'imprévu, ne permettait guère de
suivre avec elle un plan de conduite régulier.

Par une belle après-midi, les hôtes du château, accompagnés de
quelques voisins, avaient fait une excursion à cheval jusqu'à
l'extrémité du cap La Hague. Au retour et vers le milieu de la
route, Julia, qui avait été remarquablement silencieuse tout
le jour, se détacha du groupe principal, et, jetant de côté à
M. de Lucan un regard expressif, poussa son cheval un peu en
avant. Il la rejoignit presque aussitôt. Elle lui lança de
nouveau un coup d'oeil oblique, et brusquement, de son accent
le plus amer et le plus haut:

-- Est-ce que ma présence vous est dangereuse, monsieur?

-- Comment, dangereuse? dit-il en riant. Je ne vous comprends
pas, ma chère dame.

-- Pourquoi me fuyez-vous? Que vous ai-je fait? Que signifient
ces allures nouvelles et désagréables que vous affectez avec
moi? C'est une chose vraiment étrange, que vous soyez d'autant
moins poli que je le suis davantage. On me persécute pendant
des années pour que je vous fasse des mines gracieuses, et,
quand je m'épuise à vous en faire, vous boudez! Qu'est-ce que
cela veut dire? Qu'est-ce qui vous passe par la tête?...
Infiniment curieuse de le savoir.

-- C'est bien simple, et je vais vous l'apprendre en deux mots.
Il me passe par la tête qu'après avoir été peu aimable avec
moi, vous l'êtes maintenant presque trop... J'en suis
sincèrement touché et charmé; mais je crains véritablement
quelquefois de trop détourner à mon profit des attentions
auxquelles je n'ai pas seul droit. Vous savez combien j'aime
votre mari... Il ne peut être question ici de jalousie, bien
entendu; mais l'affection d'un homme est fière et ombrageuse.
Sans descendre à des sentiments bas et d'ailleurs impossibles,
Pierre, se voyant un peu négligé, pourrait se froisser,
s'attrister, et nous en serions tous deux désespérés, n'est-ce
pas?

-- Je ne sais rien faire à demi, dit-elle avec un geste
d'impatience. On ne change pas son naturel. C'est avec mon
coeur à moi, et non avec celui d'un autre, que j'aime et que je
hais... Et puis... pourquoi n'entrerait-il pas dans mes idées
de donner de la jalousie à Pierre?... Ma vieille haine
légendaire pour vous a peut-être fait ce savant calcul... Il
vous tuerait, ou moi, et ce serait un dénoûment comme un
autre.

-- Vous me permettrez bien d'en préférer un autre, dit Lucan,
essayant toujours, mais sans grand succès, de donner un tour
enjoué à ce farouche entretien.

-- Au reste, continua-t-elle, rassurez-vous, mon cher monsieur.
Pierre n'est pas jaloux... Il ne se doute de rien, comme on
dit dans les vaudevilles!

Elle eut un de ses rires mauvais et reprit aussitôt d'un ton
sérieux:

-- Et de quoi se douterait-il? Si je suis aimable pour vous,
c'est par ordre,... et personne ne peut savoir jusqu'à quel
point j'y mets du mien.

-- Je suis persuadé que vous ne le savez pas vous même, dit-il
en riant. Vous êtes une personne naturellement agitée; il vous
faut de l'orage, et, quand il n'y en a pas, vous l'imitez...
Que vous aimiez ou que vous n'aimiez pas votre beau-père, cela
n'a rien au fond de très-dramatique... Il n'y a lieu ici qu'à
des sentiments très-simples et très-ordinaires... Il faut bien
les compliquer un peu,... n'est-ce pas, ma chère?

-- Oui, -- mon cher! -- dit-elle en accentuant ironiquement le
dernier mot.

Puis elle lança son cheval au galop.

On touchait alors à la lisière des bois. Il la vit bientôt
quitter la route directe qui les traversait et prendre un
sentier à travers la bruyère comme pour se jeter en pleine
futaie. Au même instant, Clodilde accourut près de lui, et,
lui touchant l'épaule du bout de sa cravache:

-- Où va donc Julia? dit-elle vivement.

Lucan répondit par un geste vague et par un sourire.

-- Je suis sûre, reprit Clodilde, qu'elle va boire à cette
fontaine là-bas... Elle se plaignait tout à l'heure d'avoir
soif... Suivez-la, mon ami, je vous en prie, et empêchez-la...
Elle a si chaud!... Cela peut être mortel... Courez, je vous
en supplie!

M. de Lucan rendit la main à son cheval, qui partit comme le
vent. Julia avait disparu sous le couvert du bois. Il suivit
sa trace; mais sous la futaie les racines et la pente du
terrain ralentirent un peu sa marche. À quelque distance, dans
une clairière étroite, le travail des siècles et les
filtrations du sol avaient creusé une de ces fontaines
mystérieuses dont l'eau limpide, les parois revêtues de mousse
et l'air de profonde solitude enchantent l'imagination, et en
ont fait jaillir tant de poétiques légendes. Quand M. de Lucan
put apercevoir de nouveau Julia à travers les arbres, elle
avait mis pied à terre. Son cheval, admirablement dressé,
demeurait immobile à deux pas, broutant le feuillage, pendant
que sa maîtresse, à genoux et penchée sur le bord de la
fontaine, buvait dans ses mains.

-- Julia, je vous en prie! dit M. de Lucan en élevant la voix.

Elle s'était relevée par une sorte de bondissement léger: elle
le salua gaiement.

-- Trop tard, monsieur! dit-elle; mais je n'ai bu que quelques
gouttes, quelques petites gouttes seulement, je vous jure!

-- Vous êtes vraiment folle! dit Lucan, qui était alors tout
près d'elle.

-- Le pensez-vous?

Elle agitait ses mains blanches et superbes, qui lui avaient
servi de coupe et qui semblaient secouer des diamants.

-- Donnez-moi votre mouchoir!

Lucan lui donna son mouchoir. Elle s'essuya les mains
gravement; puis, en lui rendant le mouchoir de la main droite,
elle se dressa un peu sur ses pieds et lui présenta sa main
gauche à la hauteur du visage:

-- Là! ne boudez plus!

Lucan baisa la main.

-- L'autre maintenant, reprit-elle... Ne pâlissez donc pas, mon
ami!

M. de Lucan affecta de n'avoir pas entendu ces dernières
paroles, et descendit brusquement de cheval.

-- Il faut que je vous aide à remonter, dit-il d'une voix sèche
et dure.

Elle mettait ses gants le front baissé. Tout à coup, relevant
la tête, et, le regard d'un oeil fixe:

-- Quelle misérable je fais, n'est-ce pas? dit-elle.

-- Non, dit Lucan, mais quelle malheureuse!

Elle s'appuya contre un des arbres qui ombrageaient la source,
la tête à demi renversée et une main sur ses yeux.

-- Venez! dit Lucan.

Elle obéit, et il l'aida à se remettre à cheval. Ils sortirent
du bois sans se parler, regagnèrent la route et eurent bientôt
rejoint la cavalcade.

A peine échappé aux angoisses de cette scène, M. de Lucan
n'hésita point à penser que l'éloignement de Julia et de son
mari en devait être la conséquence nécessaire et immédiate;
mais, quand il vint à chercher les moyens de provoquer leur
brusque départ, son esprit se perdit dans des difficultés
insolubles. Par quel motif, en effet, justifier aux yeux de
Clodilde et de M. de Moras une détermination si nouvelle, si
imprévue? On était arrivé au milieu du mois d'août, et il
était convenu dès longtemps que toute la famille retournerait
à Paris le 1er septembre. La proximité même du terme fixé pour
le départ général donnerait plus d'invraisemblance au prétexte
invoqué pour expliquer cette séparation soudaine. Il était
presque impossible qu'elle n'éveillât pas dans l'esprit de
Clodilde et dans celui du comte des soupçons irréparables, des
lumières mortelles pour le bonheur de l'un et de l'autre. Le
remède était véritablement plus menaçant que le mal lui-même;
car, si le mal était grand, il était du moins inconnu de ceux
dont il aurait brisé le coeur et la vie, et on pouvait encore
espérer qu'il continuerait de l'être à jamais. M. de Lucan
songea un moment à s'éloigner lui-même, mais il était encore
plus impossible de motiver son départ que celui de Julia.

Toutes ces réflexions faites, il résolut de s'armer de
patience et de courage. Une fois à Paris, les habitations
séparées, les relations plus rares, les obligations mondaines,
l'activité de la vie, ne tarderaient pas à tendre, puis à
dénouer paisiblement la situation douloureuse et formidable
sur laquelle il lui était désormais interdit de s'abuser. Il
compta sur lui-même et aussi sur la générosité naturelle de
Julia pour gagner sans éclat et sans brisement le terme
prochain qui devait mettre fin à l'existence commune et à ses
incessants périls. Il ne devait pas être impossible de
conjurer encore pendant une courte période de quinze jours
l'explosion d'un orage qui grondait depuis plusieurs mois sans
laisser voir ses foudres. -- Il oubliait avec quelle effrayante
rapidité les maladies de l'âme comme celles du corps, après
avoir atteint lentement et graduellement certaines crises
fatales, précipitent soudain leurs progrès et leurs ravages.

M. de Lucan se demanda s'il devait informer Julia de la
conduite qu'il avait arrêtée et des raisons qui la lui
dictaient; mais toute ombre d'explication entre eux lui parut
souverainement malséante et dangereuse. Leur intelligence
confidentielle sur un tel sujet eût pris un air de complicité
que repoussaient tous ses sentiments d'honneur. Malgré les
clartés terribles qui s'étaient faites, il restait cependant
entre eux quelque chose d'obscur, d'indécis, d'inavoué, qu'il
crut devoir conserver à tout prix. Aussi, loin de chercher les
occasions de quelque entretien intime, il les évita dès ce
moment avec un scrupule absolu. Julia semblait pénétrée de la
même réserve et préoccupée au même degré que lui de fuir le
tête-à-tête, tout en sauvegardant les apparences; mais, à cet
égard, la jeune femme ne disposait pas de la puissance de
dissimulation que Lucan devait à sa fermeté naturelle et
acquise. Il pouvait, quant à lui, sans effort visible, cacher
sous sa contenance habituelle de gravité les anxiétés qui le
dévoraient. Julia n'arrivait pas sans une contrainte presque
convulsive à porter d'un front haut et riant le fardeau de sa
pensée. Pour le seul témoin qui eût le secret de ses combats,
c'était un spectacle poignant que celui de cette gracieuse et
fiévreuse animation dont la malheureuse enfant soutenait
péniblement l'artifice. Il la voyait de loin quelquefois,
semblable à une comédienne épuisée, s'isoler sur quelque banc
retiré du jardin, et haleter, la main sur sa poitrine, comme
pour contenir son coeur révolté. Il se sentait alors, malgré
tout, devant tant de beauté et de misère, envahi d'une pitié
immense.

N'était-ce que de la pitié?

L'attitude, les paroles, les regards de Clodilde et du mari de
Julia étaient en même temps pour M. de Lucan l'objet d'une
observation constante et inquiète. Clodilde évidemment ne
concevait pas la moindre alarme. La douce sérénité de ses
traits demeurait inaltérée. Quelques bizarreries de plus ou de
moins dans les allures de Julia n'étaient pas chose assez
nouvelle pour appeler son attention particulière. Sa pensée,
d'ailleurs, était trop loin des monstrueux abîmes ouverts à
ses côtés: elle y eût mis le pied et s'y fût engloutie avant
de les avoir soupçonnés.

La physionomie blonde, calme et belle du comte de Moras
conservait en tout temps, comme le visage brun de Lucan une
sorte de fermeté sculpturale. Il était donc assez difficile
d'y lire les impressions d'une âme qui était naturellement
forte et très-maîtresse d'elle-même. Sur un point cependant
cette âme était devenue faible. M. de Lucan ne l'ignorait pas;
il connaissait l'amour ardent du comte pour Julia et la
susceptibilité maladive de sa passion. Il était
invraisemblable qu'un tel sentiment, s'il était sérieusement
mis en défiance, ne se trahît pas par quelque signe extérieur
violent ou du moins saisissable. M. de Lucan ne remarquait en
réalité aucun de ces symptômes redoutés. S'il surprenait par
moments un pli fugitif du sourcil, une intonation douteuse, un
regard dérobé ou distrait, il pouvait croire tout au plus à
quelque retour de cette jalousie vague et chimérique dont il
savait le comte dès longtemps tourmenté. Il le voyait, du
reste, apporter dans la vie de famille la même impassibilité
souriante, et il continuait d'en recevoir les mêmes
témoignages de cordialité. Obsédé toutefois par ses légitimes
scrupules de loyauté et d'amitié, il eut la tentation folle de
prendre le comte pour confident de l'épreuve qui leur

était imposée; mais, en allégeant son propre coeur, cette
confidence si délicate et si cruelle n'eût-elle pas désespéré
le coeur de son ami? Et, de plus, ce prétendu trait de loyauté,
livrant le secret d'une femme, n'eût-il pas été doublé d'une
lâcheté et d'une trahison?

Il fallait donc, à travers tant d'écueils et d'angoisses,
soutenir seul jusqu'au bout le poids de cette épreuve, plus
compliquée et plus périlleuse encore peut-être que M. de Lucan
ne voulait se l'avouer à lui-même.

Elle devait avoir un terme plus prochain qu'il ne pouvait le
pressentir.

Clodilde et son mari, accompagnés de M. et madame de Moras,
allèrent un jour visiter en voiture les débris d'une galerie
couverte qui est une des rares antiquités druidiques du pays.
Ces ruines se trouvent au fond d'une anse pittoresque creusée
dans le flanc de la muraille rocheuse qui borde la côte
orientale de la presqu'île. Elles jonchent de leurs masses
informes une de ces croupes gazonnées qui s'avancent çà et là
au pied des falaises comme de monstrueux contre-forts. On y
accède, malgré la roideur de la pente, par une route facile
qui descend en serpentant longuement jusque sur le sable jaune
de la petite baie. Clodilde et Julia firent un croquis du
vieux temple celtique pendant que les hommes fumaient; puis on
s'amusa quelque temps à voir la mer montante étaler sur le
sable ses franges d'écume. On convint de remonter la côte à
pied pour soulager les chevaux. La voiture, sur un signe de
Lucan, se mit en marche; Clodilde prit le bras de M. de Moras,
et ils commencèrent à gravir lentement la route sinueuse.
Lucan attendait, pour les suivre, le bon plaisir de Julia;
elle était restée à quelques pas en conversation animée avec
un vieux pêcheur qui achevait de tendre ses amorces dans le
creux des rochers. Elle éleva un peu la voix en se retournant
vers Lucan:


-- Il dit qu'il y a un chemin beaucoup plus court et très-facile,
là tout près, le long de la falaise... J'ai envie de
le prendre pour éviter cette ennuyeuse côte.

-- N'en faites rien, croyez-moi, dit Lucan; un chemin très-facile
pour les gens du pays peut l'être beaucoup moins pour
vous.

Après une nouvelle conférence avec son pêcheur:

-- Il dit, reprit Julia, qu'il n'y a vraiment aucun danger, et
que les enfants montent et descendent par là tous les jours.
Il va me conduire jusqu'au bas du sentier, je n'aurai plus
qu'à monter tout droit... Dites à ma mère que je serai là-haut
avant vous.

-- Votre mère va mourir d'inquiétude.

-- Dites-lui qu'il n'y a aucun danger.

Lucan, renonçant à lutter plus longtemps contre une volonté
qui devenait impatiente, s'approcha du domestique qui portait
les châles et l'album de Julia, il le chargea de rassurer
Clodilde et M. de Moras, qui avaient déjà disparu dans les
angles de la route; puis, retournant à Julia:

-- Quand vous voudrez, dit-il.

-- Vous venez avec moi?

-- Naturellement.

Le vieux pêcheur les précéda en suivant le pied des falaises.
Au sortir de la baie sablonneuse, le rivage était encombré
d'écueils aux crêtes aiguës, de gigantesques fragments de
roche, qui rendirent leur marche très-pénible. Quoique la
distance fût courte, ils étaient déjà brisés de fatigue quand
ils arrivèrent à la naissance du sentier, qui parut à Lucan et
peut-être à Julia elle-même beaucoup moins sûr et commode que
le pêcheur ne prétendait. Ni l'un ni l'autre, d'ailleurs, ne
voulut faire d'objections. Après quelques recommandations
dernières, leur vieux guide se retira, fort satisfait de la
générosité de Lucan. Tous deux commencèrent alors résolument
l'escalade de la falaise, qui, sur ce point de la côte, connue
sous le nom de côte de Jobourg, domine l'Océan d'une hauteur
de trois cents pieds.

Au début de leur ascension, ils rompirent le silence qu'ils
avaient gardé jusqu'à ce moment pour échanger sur un ton de
plaisanterie quelques brèves observations sur les agréments de
ce sentier de chèvres; mais les difficultés réelles et même
alarmantes du chemin ne tardèrent pas d'absorber toute leur
attention. La légère trace frayée disparaissait par instant
sur la roche nue ou sous quelque éboulement de terrain. Ils
avaient peine à en retrouver le fil rompu. Leurs pieds
hésitaient sur les parois polies de la pierre ou sur l'herbe
rase et comme savonneuse. Il y avait des moments où ils se
sentaient sur une pente presque verticale, et, s'ils voulaient
s'arrêter pour reprendre haleine, les grands espaces ouverts
sous leurs yeux, l'étendue infinie, l'éblouissement métallique
de la mer, leur causaient une impression de vertige et de
flottement. Bien que le ciel fût bas et couvert, une chaleur
lourde et orageuse pesait sur eux, et accélérait le mouvement
de leur sang. Lucan marchait en avant avec une sorte d'ardeur
fiévreuse, se retournant de temps à autre pour jeter un regard
sur Julia, qui le suivait de près, puis levant la tête pour
chercher quelque point de station, quelque plate-forme sur
laquelle on pût respirer un instant avec sécurité. Au-dessus
de lui comme au-dessous, c'était la falaise à pic et parfois
surplombante. Tout à coup Julia l'appela d'un ton d'angoisse:

-- Monsieur! monsieur! je vous prie,... ma tête tourne!

Il redescendit vivement de quelques pas, au risque de se
précipiter, et, lui saisissant la main avec force:

-- Allons! allons! dit-il en souriant; qu'est-ce que c'est
donc?... une vaillante personne comme vous!

-- Il faudrait des ailes! dit-elle faiblement.

Lucan se mit aussitôt à gravir le sentier, soutenant et
traînant à demi Julia presque évanouie.

Il eut enfin la joie de poser le pied sur une projection de
terrain, une sorte d'étroite esplanade, adossée au rocher. Il
y attira avec effort Julia toute palpitante. La tête de la
jeune femme fléchit et se posa sur la poitrine de Lucan. Il
entendit ses artères et son coeur battre avec une effrayante
violence. Peu à peu cette agitation se calma. Elle souleva
lentement sa tête, entr'ouvrit ses longs cils, et le regardant
d'un oeil enivré:

-- Je suis si heureuse!... murmura-t-elle; je voudrais mourir
là!

Lucan l'écarta de lui brusquement à la longueur de son bras;
puis, la ressaisissant tout à coup et l'enlaçant étroitement
d'un geste terrible, il jeta un regard trouble sur elle, un
autre sur l'abîme. Elle crut certainement qu'ils allaient
mourir. Une légère pâleur passa sur ses lèvres qui sourirent;
sa tête se renversa à demi:

-- Avec vous,... dit-elle, quelle joie!

Au même instant, un bruit de voix se fit entendre à peu de
distance au-dessus d'eux. Lucan reconnut la voix de Clodilde
et celle du comte. Son bras se détendit soudain, et se détacha
de la taille de Julia. Il lui montra sans parler, mais d'un
signe impérieux, le sentier qui tournait autour du rocher.

-- Sans vous, alors! dit-elle d'un accent doux et fier.

Et elle monta.

Deux minutes après, ils étaient sur le plateau de la falaise,
racontant à Clodilde les périls de leur ascension, qui
expliquèrent suffisamment leur trouble visible. Ils le crurent
du moins.

Dans la soirée de ce même jour, Julia, M. de Moras et Clodilde
se promenaient après le dîner sous les charmilles du jardin.
M. de Lucan, après leur avoir tenu compagnie quelque temps,
venait de se retirer sous prétexte de quelques lettres à
écrire. Il ne demeura que peu d'instants dans sa bibliothèque,
où les voix des promeneurs frappaient son oreille et agitaient
son esprit. Le désir de la solitude absolue, du recueillement,
peut-être aussi quelque sentiment bizarre et inavoué, le
conduisirent dans cette allée aux Dames, marquée pour lui d'un
ineffaçable souvenir. Il y marcha longtemps à pas lents, dans
l'ombre profonde que la nuit tombante achevait alors d'y
répandre. Il voulait consulter son âme, pour ainsi dire, face
à face, sonder en homme sa pensée jusqu'au fond. Ce qu'il y
découvrit l'épouvanta. C'était une ivresse folle que la saveur
du crime exaltait. Devoir, loyauté, honneur, tout ce qui se
dressait devant sa passion pour y faire obstacle en exaspérait
la fureur. La Vénus païenne lui mordait le coeur, et y faisait
couler ses poisons. L'image de la fatale beauté était là sans
trêve, dans son cerveau brûlant, devant ses yeux troublés; il
en respirait avidement malgré lui la langueur, les parfums, le
souffle.

Le bruit d'un pas léger sur le sable suspendit sa marche. Il
entrevit à travers l'obscurité une forme blanche qui venait.

C'était elle.

Par un mouvement à peine réfléchi, il se jeta dans l'angle
obscur d'un de ces piliers massifs qui soutenaient les ruines
sur le revers du bois. Un fouillis de verdure y redoublait les
ténèbres. -- Elle passa, le front penché, de sa démarche souple
et rhythmée. Elle alla jusqu'au petit étang qui recevait les
eaux du ruisseau, rêva quelques minutes sur le bord, et
revint. Une seconde fois, elle passa devant la ruine sans
lever les yeux, et comme profondément absorbée. -- Lucan
restait persuadé qu'elle n'avait pas soupçonné sa présence,
quand tout à coup elle retourna un peu la tête sans
interrompre sa marche, et elle jeta derrière elle ce seul mot:
"Adieu!" d'un ton si doux, si musical, si douloureux, qu'on
eût dit une larme tombée sur un cristal sonore.

Cette minute était suprême. C'était une de ces minutes où la
vie d'un homme se décide pour l'éternel bien ou pour le mal
éternel. M. de Lucan le sentit. S'il cédait à l'attrait de
passion, de vertige, de pitié, qui le poussait avec une
violence presque irrésistible sur les traces de cette belle et
malheureuse femme, -- qui allait le précipiter à ses pieds, sur
son coeur, -- il comprit qu'il était une âme à jamais perdue et
désespérée. Ce crime, dût-il rester ignoré de tous, le
séparait à jamais de tout ce qu'il avait eu jusque-là de
respecté, de sacré, d'inviolable: il n'y avait plus rien pour
lui sur la terre ni dans le ciel: il n'y avait plus ni foi, ni
probité, ni honneur, ni ami, ni Dieu! Le monde moral tout
entier s'évanouissait dans ce seul instant.

Il accepta l'adieu, et n'y répondit pas. La forme blanche
s'éloigna et s'effaça bientôt dans les ténèbres.

La soirée de famille se passa comme de coutume. Julia, pâle,
soucieuse et hautaine, travailla en silence à sa tapisserie.
Lucan remarqua qu'elle embrassait sa mère, en la quittant,
avec une effusion extraordinaire.

Il ne tarda point à se retirer lui-même. Assailli des plus
redoutables appréhensions, il ne se coucha pas. Vers le matin
seulement, il se jeta sur son lit. Il était environ cinq
heures, et l'aube naissait à peine quand il crut entendre
marcher avec précaution sur le tapis du corridor et de
l'escalier. Il se releva. Les fenêtres de sa chambre
s'ouvraient sur la cour. Il vit Julia la traverser, habillée
comme pour monter à cheval. Elle entra dans les écuries, et en
sortit quelques instants après. Un domestique lui amena son
cheval et l'aida à y monter. Cet homme, habitué aux allures un
peu excentriques de la jeune femme, ne vit apparemment rien
d'alarmant dans ce caprice de promenade matinale.

M. de Lucan, après quelques minutes de réflexions agitées,
prit sa résolution. Il se dirigea vers la chambre du comte de
Moras. À sa vive surprise, il le trouva levé et habillé. Le
comte, en voyant entrer Lucan, parut frappé d'étonnement. Il
attacha sur lui un regard pénétrant et visiblement troublé.

-- Qu'y a-t-il donc? dit-il enfin d'une voix basse et émue.

-- Rien de sérieux, j'espère, répondit Lucan. Cependant, je
suis inquiet... Julia vient de sortir à cheval... Vous l'avez
sans doute vue et entendue comme moi, puisque vous êtes
debout?

-- Oui, dit Moras, qui avait continué de regarder Lucan avec un
air d'indicible stupeur; oui, répéta-t-il se remettant avec
peine, et je suis vraiment aise, très-aise de vous voir, mon
ami.

En prononçant ces simples paroles, la voix de Moras
s'embarrassa; un voile humide passa sous ses yeux.

-- Où peut-elle aller à cette heure? reprit-il avec sa fermeté
d'accent accoutumée.

-- Je ne sais;... quelque fantaisie nouvelle, je pense; mais
enfin elle m'a paru plus étrange depuis quelque temps, plus
sombre, et je suis inquiet. Essayons de la suivre, si vous
voulez.

-- Allons, mon ami, dit le comte d'un ton froid après une pause
d'hésitation bizarre.

Ils sortirent tous deux du château, emportant leurs fusils de
chasse pour laisser croire qu'ils allaient, suivant une
habitude assez fréquente, tirer des oiseaux de mer. Au moment
de prendre une direction, M. de Moras consulta Lucan du
regard.

-- Je ne vois de danger, dit Lucan, que du côté des
falaises;... quelques paroles qui lui ont échappé hier me font
craindre que le péril ne soit là; mais avec son cheval elle
est forcée de faire un long détour... En traversant les bois,
nous y serons avant elle.

Ils s'engagèrent sous la futaie, à l'ouest du château, et y
marchèrent en silence d'un pas rapide. Ce chemin les
conduisait directement sur le plateau des falaises qu'ils
avaient visitées la veille. Les bois poussaient de ce côté une
pointe irrégulière dont les arbres touchaient presque au bord
même de la falaise. Comme ils approchaient, en accélérant le
pas fébrilement, de cette lisière extrême, Lucan s'arrêta tout
à coup:

-- Ecoutez! dit-il.

Le bruit du galop d'un cheval sur un sol dur se faisait
entendre distinctement. Ils coururent.

Un talus d'une faible élévation séparait le bois du plateau.
Ils le franchirent à demi en s'aidant des branches pendantes;
masqués eux-mêmes par les broussailles et le feuillage, ils
eurent alors sous les yeux un spectacle saisissant: à peu de
distance, sur leur gauche, Julia arrivait d'une course folle;
elle longeait la ligne oblique des bois, paraissant se diriger
en droite ligne vers le bord de la falaise. Ils crurent
d'abord le cheval emporté; mais ils virent qu'elle lui
cravachait les flancs pour hâter encore son allure.

Elle était alors à une centaine de pas des deux hommes, et
elle allait passer devant eux. Lucan s'élançait pour se
précipiter de l'autre côté du talus, quand la main de M. de
Moras s'abattit violemment sur son bras et le maintint... Ils
se regardèrent... Lucan fut stupéfait de la profonde
altération qui avait subitement contracté le visage du comte
et creusé ses yeux; il lut en même temps dans son regard fixe
une douleur immense, mais une résolution inexorable. -- Il
comprit qu'il n'y avait plus de secret entre eux deux. -- Il
obéit à ce regard, qui n'avait d'ailleurs pour lui, il le
sentit, qu'une expression de confiance et de supplication
amicale. Il saisit de sa main crispée la main de son ami, et
resta immobile. Le cheval passa à quelques pas comme un trait,
le poitrail blanc d'écume, tandis que Julia, belle, gracieuse
et charmante encore à ce moment terrible, bondissait
légèrement sur la selle.

A quelques pieds de la coupure de la falaise, le cheval,
sentant l'abîme, se déroba brusquement et marqua, un demi-cercle.
Elle le ramena sur le plateau, reprit du champ, et, le
poussant de la cravache et de la voix, elle le lança de
nouveau vers l'effrayant précipice. L'animal refusant encore
ce formidable obstacle, la jeune femme, les cheveux dénoués,
l'oeil étincelant, la narine ouverte, le retourna et le fit
reculer peu à peu sur l'arête de la falaise. Le cheval,
fumant, cabré, se levait presque droit et se dessinait de
toute sa hauteur sur le ciel gris du matin.

Lucan sentit les ongles de M. de Moras entrer dans sa chair.

Enfin, le cheval fut vaincu: ses deux pieds de derrière
quittèrent le sol et rencontrèrent l'espace. Il se renversa,
ses jambes de devant battirent l'air convulsivement.

L'instant d'après, la falaise était vide. Aucun bruit ne
s'était fait. Dans ce profond abîme, la chute et la mort
avaient été silencieuses.




Erreurs typographiques:


Chapitre 6: =dit Lucan, Autrefois= corrigé en =dit Lucan.
Autrefois=

Chapitre 6: =M. de Lucan, s'enferma= corrigé en =M. de Lucan
s'enferma=

Chapitre 7: =crêtes aigues= corrigé en =crêtes aiguës=

Chapitre 7: =Moras, s'abattit= corrigé en =Moras s'abattit=









End of the Project Gutenberg EBook of Julia de Trécoeur, by Octave Feuillet

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