Tarass Boulba

By Nikolai Vasilevich Gogol

The Project Gutenberg EBook of Tarass Boulba, by Nikolaï Vassilievitch Gogol

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Title: Tarass Boulba

Author: Nikolaï Vassilievitch Gogol

Release Date: October 19, 2004 [EBook #13794]

Language: French


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Nikolaï Vassilievitch Gogol

TARASS BOULBA

Traduit du russe par Louis Viardot

(1835)


Table des matières

PRÉFACE
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII



PRÉFACE

La nouvelle intitulée _Tarass Boulba_, la plus considérable du
recueil de Gogol, est un petit roman historique où il a décrit les
moeurs des anciens Cosaques Zaporogues. Une note préliminaire nous
semble à peu près indispensable pour les lecteurs étrangers à la
Russie.

Nous ne voulons pas, toutefois, rechercher si le savant géographe
Mannert a eu raison de voir en eux les descendants des anciens
Scythes (Niebuhr a prouvé que les Scythes d’Hérotode étaient les
ancêtres des Mongols), ni s’il faut absolument retrouver les
Cosaques (en russe _Kasak_) dans les _[mot en grec]_de Constantin
Porphyrogénète, les _Kassagues_ de Nestor, les _cavaliers _et
_corsaires russes_ que les géographes arabes, antérieurs au XIIIe
siècle, plaçaient dans les parages de la mer Noire. Obscure comme
l’origine de presque toutes les nations, celle des Cosaques a
servi de thème aux hypothèses les plus contradictoires. Nous
devons seulement relever l’opinion, longtemps admise, de
l’historien Schloezer, lequel, se fondant sur les moeurs
vagabondes et l’esprit d’aventure qui distinguèrent les Cosaques
des autres races slaves, et sur l’altération de leur langue
militaire, pleine de mots turcs et d’idiotismes polonais, crut
que, dans l’origine, les Cosaques ne furent qu’un ramas
d’aventuriers venus de tous les pays voisins de l’Ukraine, et
qu’ils ne parurent qu’à l’époque de la domination des Mongols en
Russie. Les Cosaques se recrutèrent, il est vrai, de Russes, de
Polonais, de Turcs, de Tatars, même de Français et d’Italiens;
mais le fond primitif de la nation cosaque fut une race slave,
habitant l’Ukraine, d’où elle se répandit sur les bords du Don, de
l’Oural et de la Volga. Ce fut une petite armée de huit cents
Cosaques, qui, sous les ordres de leur _ataman_ Yermak, conquit
toute la Sibérie en 1580.

Une des branches ou tribus de la nation cosaque, et la plus
belliqueuse, celle des Zaporogues, paraît, pour la première fois,
dans les annales polonaises au commencement du XVIe siècle. Ce nom
leur venait des mots russes _za_, au delà (_trans_), et _porog_,
cataracte, parce qu’ils habitaient plus bas que les bancs de
granit qui coupent en plusieurs endroits le lit de Dniepr. Le pays
occupé par eux portait le nom collectif de _Zaporojié_. Maîtres
d’une grande partie des plaines fertiles et des steppes de
l’Ukraine, tour à tour alliés ou ennemis des Russes, des Polonais,
des Tatars et des Turcs, les Zaporogues formaient un peuple
éminemment guerrier organisé en république militaire, et offrant
quelque lointaine et grossière ressemblance avec les ordres de
chevalerie de l’Europe occidentale.

Leur principal établissement, appelé la _setch_, avait d’habitude
pour siège une île du Dniepr. C’était un assemblage de grandes
cabanes en bois et en terre, entourées d’un glacis, qui pouvait
aussi bien se nommer un camp qu’un village. Chaque cabane (leur
nombre n’a jamais dépassé quatre cents) pouvait contenir quarante
ou cinquante Cosaques. En été, pendant les travaux de la campagne,
il restait peu de monde à la _setch; _mais en hiver, elle devait
être constamment gardée par quatre mille hommes. Le reste se
dispersait dans les villages voisins, ou se creusait, aux
environs, des habitations souterraines, appelées _zimovniki_ (de
_zima_, hiver).
La _setch_ était divisée en trente-huit quartiers ou _kouréni _(de
_kourit_, fumer; le mot _kourèn _correspond à celui du foyer).
Chaque Cosaque habitant la _setch_ était tenu de vivre dans son
_kourèn;_ chaque _kourèn_, désigné par un nom particulier qu’il
tirait habituellement de celui de son chef primitif, élisait un
_ataman_ (_kourennoï-ataman_), dont le pouvoir ne durait qu’autant
que les Cosaques soumis à son commandement étaient satisfaits de
sa conduite. L’argent et les hardes des Cosaques d’un _kourèn_
étaient déposés chez leur _ataman_, qui donnait à location les
boutiques et les bateaux (_douby_) de son _kourèn_, et gardait les
fonds de la caisse commune. Tous les Cosaques d’un _kourèn_
dînaient à la même table.

Les _kouréni_ assemblés choisissaient le chef supérieur, le
_kochévoï-ataman_ (de _kosch, _en tatar _camp,_ ou de _kotchévat_,
en russe _camper_). On verra dans la nouvelle de Gogol comment se
faisait l’élection du _kochévoï._ La _rada_, ou assemblée
nationale, qui se tenait toujours après dîner, avait lieu deux
fois par an, à jours fixes, le 24 juin, jour de la fête de saint
Jean-Baptiste, et le 1er octobre, jour de la présentation de la
Vierge, patronne de l’église de la _setch._

Le trait le plus saillant, et particulièrement distinctif de cette
confrérie militaire, c’était le célibat imposé à tous ses membres
pendant leur réunion. Aucune femme n’était admise dans la _setch._

Préface à l’édition de la Librairie Hachette et Cie, 1882.


CHAPITRE I

-- Voyons, tourne-toi. Dieu, que tu es drôle! Qu'est-ce que cette
robe de prêtre? Est-ce que vous êtes tous ainsi fagotés à votre
académie?

Voilà par quelles paroles le vieux Boulba accueillait ses deux
fils qui venaient de terminer leurs études au séminaire de Kiew[1],
et qui rentraient en ce moment au foyer paternel.

Ses fils venaient de descendre de cheval. C'étaient deux robustes
jeunes hommes, qui avaient encore le regard en dessous, comme il
convient à des séminaristes récemment sortis des bancs de l'école.
Leurs visages, pleins de force et de santé, commençaient à se
couvrir d'un premier duvet que n'avait jamais fauché le rasoir.
L'accueil de leur père les avait fort troublés; ils restaient
immobiles, les yeux fixés à terre.

-- Attendez, attendez; laissez que je vous examine bien à mon
aise. Dieu! que vous avez de longues robes! dit-il en les tournant
et retournant en tous sens. Diables de robes! je crois qu'on n'en
a pas encore vu de pareilles dans le monde. Allons, que l'un de
vous essaye un peu de courir: je verrai s'il ne se laissera pas
tomber le nez par terre, en s'embarrassant dans les plis.

-- Père, ne te moque pas de nous, dit enfin l'aîné.

-- Voyez un peu le beau sire! et pourquoi donc ne me moquerais-je
pas de vous?

-- Mais, parce que... quoique tu sois mon père, j'en jure Dieu, si
tu continues de rire, je te rosserai.

-- Quoi! fils de chien, ton père! dit Tarass Boulba en reculant de
quelques pas avec étonnement.

-- Oui, même mon père; quand je suis offensé, je ne regarde à
rien, ni à qui que ce soit.

-- De quelle manière veux-tu donc te battre avec moi, est-ce à
coups de poing?

-- La manière m'est fort égale.

-- Va pour les coups de poing, répondit Tarass Boulba en
retroussant ses manches. Je vais voir quel homme tu fais à coups
de poing.

Et voilà que père et fils, au lieu de s'embrasser après une longue
absence, commencent à se lancer de vigoureux horions dans les
côtes, le dos, la poitrine, tantôt reculant, tantôt attaquant.

-- Voyez un peu, bonnes gens: le vieux est devenu fou; il a tout à
fait perdu l'esprit, disait la pauvre mère, pâle et maigre,
arrêtée sur le perron, sans avoir encore eu le temps d'embrasser
ses fils bien-aimés. Les enfants sont revenus à la maison, plus
d'un an s'est passé depuis qu'on ne les a vus; et lui, voilà qu'il
invente, Dieu sait quelle sottise... se rosser à coups de poing!

-- Mais il se bat fort bien, disait Boulba s'arrêtant. Oui, par
Dieu! très bien, ajouta-t-il en rajustant ses habits; si bien que
j'eusse mieux fait de ne pas l'essayer. Ça fera un bon Cosaque.
Bonjour, fils; embrassons-nous.

Et le père et le fils s'embrassèrent.

-- Bien, fils. Rosse tout le monde comme tu m'as rossé; ne fais
quartier à personne. Ce qui n'empêche pas que tu ne sois drôlement
fagoté. Qu'est-ce que cette corde qui pend? Et toi, nigaud, que
fais-tu là, les bras ballants? dit-il en s'adressant au cadet.
Pourquoi, fils de chien, ne me rosses-tu pas aussi?

-- Voyez un peu ce qu'il invente, disait la mère en embrassant le
plus jeune de ses fils. On a donc de ces inventions-là, qu'un
enfant rosse son propre père! Et c'est bien le moment d'y songer!
Un pauvre enfant qui a fait une si longue route, qui s'est si
fatigué (le pauvre enfant avait plus de vingt ans et une taille de
six pieds), il aurait besoin de se reposer et de manger un
morceau; et lui, voilà qu'il le force à se battre.

-- Eh! eh! mais tu es un freluquet à ce qu'il me semble, disait
Boulba. Fils, n'écoute pas ta mère; c'est une femme, elle ne sait
rien. Qu'avez-vous besoin, vous autres, d'être dorlotés? Vos
dorloteries, à vous, c'est une belle plaine, c'est un bon cheval;
voilà vos dorloteries. Et voyez-vous ce sabre? voilà votre mère.
Tout le fatras qu'on vous met en tête, ce sont des bêtises. Et les
académies, et tous vos livres, et les ABC, et les philosophies, et
tout cela, je crache dessus.

Ici Boulba ajouta un mot qui ne peut passer à l'imprimerie.

-- Ce qui vaut mieux, reprit-il, c'est que, la semaine prochaine,
je vous enverrai au _zaporojié_. C'est là que se trouve la
science; c'est là qu'est votre école, et que vous attraperez de
l'esprit.

-- Quoi! ils ne resteront qu'une semaine ici? disait d'une voix
plaintive et les larmes aux yeux la vieille bonne mère. Les
pauvres petits n'auront pas le temps de se divertir et de faire
connaissance avec la maison paternelle. Et moi, je n'aurai pas le
temps de les regarder à m'en rassasier.

-- Cesse de hurler, vieille; un Cosaque n'est pas fait pour
s'avachir avec les femmes. N'est-ce pas? tu les aurais cachés tous
les deux sous ta jupe, pour les couver comme une poule ses oeufs.
Allons, marche. Mets-nous vite sur la table tout ce que tu as à
manger. Il ne nous faut pas de gâteaux au miel, ni toutes sortes
de petites fricassées. Donne-nous un mouton entier ou toute une
chèvre; apporte-nous de l'hydromel de quarante ans; et donne-nous
de l'eau-de-vie, beaucoup d'eau-de-vie; pas de cette eau-de-vie
avec toutes sortes d'ingrédients, des raisins secs et autres
vilenies; mais de l'eau-de-vie toute pure, qui pétille et mousse
comme une enragée.

Boulba conduisit ses fils dans sa chambre, d'où sortirent à leur
rencontre deux belles servantes, toutes chargées de _monistes_[2].
Était-ce parce qu'elles s'effrayaient de l'arrivée de leurs jeunes
seigneurs, qui ne faisaient grâce à personne? était-ce pour ne pas
déroger aux pudiques habitudes des femmes? À leur vue, elles se
sauvèrent en poussant de grands cris, et longtemps encore après,
elles se cachèrent le visage avec leurs manches. La chambre était
meublée dans le goût de ce temps, dont le souvenir n'est conservé
que par les _douma_[3] et les chansons populaires, que récitaient
autrefois, dans l'Ukraine, les vieillards à longue barbe, en
s'accompagnant de la _bandoura_[4], au milieu d'une foule qui
faisait cercle autour d'eux; dans le goût de ce temps rude et
guerrier, qui vit les premières luttes soutenues par l'Ukraine
contre l'union[5]. Tout y respirait la propreté. Le plancher et les
murs étaient revêtus d'une couche de terre glaise luisante et
peinte. Des sabres, des fouets (_nagaïkas_), des filets d'oiseleur
et de pêcheur, des arquebuses, une corne curieusement travaillée
servant de poire à poudre, une bride chamarrée de lames d'or, des
entraves parsemées de petits clous d'argent, étaient suspendus
autour de la chambre. Les fenêtres, fort petites, portaient des
vitres rondes et ternes, comme on n'en voit plus aujourd'hui que
dans les vieilles églises; on ne pouvait regarder au dehors qu'en
soulevant un petit châssis mobile. Les baies de ces fenêtres et
des portes étaient peintes en rouge. Dans les coins, sur des
dressoirs, se trouvaient des cruches d'argile, des bouteilles en
verre de couleur sombre, des coupes d'argent ciselé, d'autres
petites coupes dorées, de différentes mains-d'oeuvre, vénitiennes,
florentines, turques, circassiennes, arrivées par diverses voies
aux mains de Boulba, ce qui était assez commun dans ces temps
d'entreprises guerrières. Des bancs de bois, revêtus d'écorce
brune de bouleau, faisaient le tour entier de la chambre. Une
immense table était dressée sous les saintes images, dans un des
angles antérieurs. Un haut et large poêle, divisé en une foule de
compartiments, et couvert de briques vernissées, bariolées,
remplissait l'angle opposé. Tout cela était très connu de nos deux
jeunes gens, qui venaient chaque année passer les vacances à la
maison; je dis venaient, et venaient à pied, car ils n'avaient pas
encore de chevaux, la coutume ne permettant point aux écoliers
d'aller à cheval. Ils étaient encore à l'âge où les longues
touffes du sommet de leur crâne pouvaient être tirées impunément
par tout Cosaque armé. Ce n'est qu'à leur sortie du séminaire que
Boulba leur avait envoyé deux jeunes étalons pour faire le voyage.

À l'occasion du retour de ses fils, Boulba fit rassembler tous les
centeniers de son _polk_[6] qui n'étaient pas absents; et quand
deux d'entre eux se furent rendus à son invitation, avec le
_ïésaoul_[7] Dmitri Tovkatch, son vieux camarade, il leur présenta
ses fils en disant:

-- Voyez un peu quels gaillards! je les enverrai bientôt à la
_setch_.

Les visiteurs félicitèrent et Boulba et les deux jeunes gens, en
leur assurant qu'ils feraient fort bien, et qu’il n'y avait pas de
meilleure école pour la jeunesse que le _zaporojié_.

-- Allons, seigneurs et frères, dit Tarass, asseyez-vous chacun où
il lui plaira. Et vous, mes fils, avant tout, buvons un verre
d'eau-de-vie. Que Dieu nous bénisse! À votre santé, mes fils! À la
tienne, Ostap (Eustache)! À la tienne, Andry (André)! Dieu veuille
que vous ayez toujours de bonnes chances à la guerre, que vous
battiez les païens et les Tatars! et si les Polonais commencent
quelque chose contre notre sainte religion, les Polonais aussi!
Voyons, donne ton verre. L'eau-de-vie est-elle bonne? Comment se
nomme l'eau-de-vie en latin? Quels sots étaient ces Latins! ils ne
savaient même pas qu'il y eût de l'eau-de-vie au monde. Comment
donc s'appelait celui qui a écrit des vers latins? Je ne suis pas
trop savant; j'ai oublié son nom. Ne s'appelait-il pas Horace?

-- Voyez-vous le sournois, se dit tout bas le fils aîné, Ostap;
c'est qu'il sait tout, le vieux chien, et il fait mine de ne rien
savoir.

-- Je crois bien que l'archimandrite ne vous a pas même donné à
flairer de l'eau-de-vie, continuait Boulba. Convenez, mes fils,
qu'on vous a vertement étrillés, avec des balais de bouleau, le
dos, les reins, et tout ce qui constitue un Cosaque. Ou bien peut-
être, parce que vous étiez devenus grands garçons et sages, vous
rossait-on à coups de fouet, non les samedis seulement, mais
encore les mercredis et les jeudis.

-- Il n'y a rien à se rappeler de ce qui s'est fait, père,
répondit Ostap; ce qui est passé est passé.

-- Qu'on essaye maintenant! dit Andry; que quelqu'un s'avise de me
toucher du bout du doigt! que quelque Tatar s'imagine de me tomber
sous la main! il saura ce que c'est qu'un sabre cosaque.

-- Bien, mon fils, bien! par Dieu, c'est bien parlé. Puisque c'est
comme ça, par Dieu, je vais avec vous. Que diable ai-je à attendre
ici? Que je devienne un planteur de blé noir, un homme de ménage,
un gardeur de brebis et de cochons? que je me dorlote avec ma
femme? Non, que le diable l'emporte! je suis un Cosaque, je ne
veux pas. Qu'est-ce que cela me fait qu'il n'y ait pas de guerre!
j'irai prendre du bon temps avec vous. Oui, par Dieu, j'y vais.

Et le vieux Boulba, s'échauffant peu à peu, finit par se fâcher
tout rouge, se leva de table, et frappa du pied en prenant une
attitude impérieuse.

-- Nous partons demain. Pourquoi remettre? Qui diable attendons-
nous ici? À quoi bon cette maison? à quoi bon ces pots? à quoi bon
tout cela?

En parlant ainsi, il se mit à briser les plats et les bouteilles.
La pauvre femme, dès longtemps habituée à de pareilles actions,
regardait tristement faire son mari, assise sur un banc. Elle
n'osait rien dire; mais en apprenant une résolution aussi pénible
à son coeur, elle ne put retenir ses larmes. Elle jeta un regard
furtif sur ses enfants qu'elle allait si brusquement perdre, et
rien n'aurait pu peindre la souffrance qui agitait convulsivement
ses yeux humides et ses lèvres serrées.

Boulba était furieusement obstiné. C'était un de ces caractères
qui ne pouvaient se développer qu'au XVIe siècle, dans un coin
sauvage de l'Europe, quand toute la Russie méridionale, abandonnée
de ses princes, fut ravagée par les incursions irrésistibles des
Mongols; quand, après avoir perdu son toit et tout abri, l'homme
se réfugia dans le courage du désespoir; quand sur les ruines
fumantes de sa demeure, en présence d'ennemis voisins et
implacables, il osa se rebâtir une maison, connaissant le danger,
mais s'habituant à le regarder en face; quand enfin le génie
pacifique des Slaves s'enflamma d'une ardeur guerrière et donna
naissance à cet élan désordonné de la nature russe qui fut la
société cosaque (_kasatchestvo_). Alors tous les abords des
rivières, tous les gués, tous les défilés dans les marais, se
couvrirent de Cosaques que personne n'eût pu compter, et leurs
hardis envoyés purent répondre au sultan qui désirait connaître
leur nombre: «Qui le sait? Chez nous, dans la steppe, à chaque
bout de champ, un Cosaque.» Ce fut une explosion de la force russe
que firent jaillir de la poitrine du peuple les coups répétés du
malheur. Au lieu des anciens _oudély_[8], au lieu des petites
villes peuplées de vassaux chasseurs, que se disputaient et se
vendaient les petits princes, apparurent des bourgades fortifiées,
des _kourény_[9] liés entre eux par le sentiment du danger commun
et la haine des envahisseurs païens. L'histoire nous apprend
comment les luttes perpétuelles des Cosaques sauvèrent l'Europe
occidentale de l'invasion des sauvages hordes asiatiques qui
menaçaient de l'inonder. Les rois de Pologne qui devinrent, au
lieu des princes dépossédés, les maîtres de ces vastes étendues de
terre, maîtres, il est vrai, éloignés et faibles, comprirent
l'importance des Cosaques et le profit qu'ils pouvaient tirer de
leurs dispositions guerrières. Ils s'efforcèrent de les développer
encore. Les _hetmans_, élus par les Cosaques eux-mêmes et dans
leur sein, transformèrent les _kourény_ en _polk_[10] réguliers. Ce
n'était pas une armée rassemblée et permanente; mais, dans le cas
de guerre ou de mouvement général, en huit jours au plus, tous
étaient réunis. Chacun se rendait à l'appel, à cheval et en armes,
ne recevant pour toute solde du roi qu'un ducat par tête. En
quinze jours, il se rassemblait une telle armée, qu'à coup sûr nul
recrutement n'eût pu en former une semblable. La guerre finie,
chaque soldat regagnait ses champs, sur les bords du Dniepr,
s'occupait de pêche, de chasse ou de petit commerce, brassait de
la bière, et jouissait de la liberté. Il n'y avait pas de métier
qu'un Cosaque ne sût faire: distiller de l'eau-de-vie, charpenter
un chariot, fabriquer de la poudre, faire le serrurier et le
maréchal ferrant, et, par-dessus tout, boire et bambocher comme un
Russe seul en est capable, tout cela ne lui allait pas à l'épaule.
Outre les Cosaques inscrits, obligés de se présenter en temps de
guerre ou d'entreprise, il était très facile de rassembler des
troupes de volontaires. Les _ïésaouls_ n'avaient qu'à se rendre
sur les marchés et les places de bourgades, et à crier, montés sur
une _téléga_ (chariot): «Eh! eh! vous autres buveurs, cessez de
brasser de la bière et de vous étaler tout de votre long sur les
poêles; cessez de nourrir les mouches de la graisse de vos corps;
allez à la conquête de l'honneur et de la gloire chevaleresque. Et
vous autres, gens de charrue, planteurs de blé noir, gardeurs de
moutons, amateurs de jupes, cessez de vous traîner à la queue de
vos boeufs, de salir dans la terre vos cafetans jaunes, de
courtiser vos femmes et de laisser dépérir votre vertu de
chevalier[11]. Il est temps d'aller à la quête de la gloire
cosaque.» Et ces paroles étaient semblables à des étincelles qui
tomberaient sur du bois sec. Le laboureur abandonnait sa charrue;
le brasseur de bière mettait en pièces ses tonneaux et ses jattes;
l'artisan envoyait au diable son métier et le petit marchand son
commerce; tous brisaient les meubles de leur maison et sautaient à
cheval. En un mot, le caractère russe revêtit alors une nouvelle
forme, large et puissante.

Tarass Boulba était un des vieux _polkovnik_[12]. Créé pour les
difficultés et les périls de la guerre, il se distinguait par la
droiture d'un caractère rude et entier. L'influence des moeurs
polonaises commençait à pénétrer parmi la noblesse petite-
russienne. Beaucoup de seigneurs s'adonnaient au luxe, avaient de
nombreux domestique, des faucons, des meutes de chasse, et
donnaient des repas. Tout cela n'était pas selon le coeur de
Tarass; il aimait la vie simple des Cosaques, et il se querella
fréquemment avec ceux de ses camarades qui suivaient l'exemple de
Varsovie, les appelant esclaves des gentilshommes (_pan_)
polonais. Toujours inquiet, mobile, entreprenant, il se regardait
comme un des défenseurs naturels de l'Église russe; il entrait,
sans permission, dans tous les villages où l'on se plaignait de
l'oppression des intendants-fermiers et d'une augmentation de taxe
sur les feux. Là, au milieu de ses Cosaques, il jugeait les
plaintes. Il s'était fait une règle d'avoir, dans trois cas,
recours à son sabre: quand les intendants ne montraient pas de
déférence envers les anciens et ne leur ôtaient pas le bonnet,
quand on se moquait de la religion ou des vieilles coutumes, et
quand il était en présence des ennemis, c'est-à-dire des Turcs ou
païens, contre lesquels il se croyait toujours en droit de tirer
le fer pour la plus grande gloire de la chrétienté. Maintenant il
se réjouissait d'avance du plaisir de mener lui-même ses deux fils
à la _setch_, de dire avec orgueil: «Voyez quels gaillards je vous
amène; de les présenter à tous ses vieux compagnons d'armes, et
d'être témoin de leurs premiers exploits dans l'art de guerroyer
et dans celui de boire, qui comptait aussi parmi les vertus d'un
chevalier. Tarass avait d'abord eu l'intention de les envoyer
seuls; mais à la vue de leur bonne mine, de leur haute taille, de
leur mâle beauté, sa vieille ardeur guerrière s'était ranimée, et
il se décida, avec toute l'énergie d'une volonté opiniâtre, à
partir avec eux dès le lendemain. Il fit ses préparatifs, donna
des ordres, choisit des chevaux et des harnais pour ses deux
jeunes fils, désigna les domestiques qui devaient les accompagner,
et délégua son commandement au _ïésaoul_ Tovkatch, en lui
enjoignant de se mettre en marche à la tête de tout le _polk_, dès
que l'ordre lui en parviendrait de la _setch_. Quoiqu'il ne fût
pas entièrement dégrisé, et que la vapeur du vin se promenât
encore dans sa cervelle, cependant il n'oublia rien, pas même
l'ordre de faire boire les chevaux et de leur donner une ration du
meilleur froment.

-- Eh bien! mes enfants, leur dit-il en rentrant fatigué à la
maison, il est temps de dormir, et demain nous ferons ce qu'il
plaira à Dieu. Mais qu'on ne nous fasse pas de lits; nous
dormirons dans la cour.

La nuit venait à peine d'obscurcir le ciel; mais Boulba avait
l'habitude de se coucher de bonne heure. Il se jeta sur un tapis
étendu à terre, et se couvrit d'une pelisse de peaux de mouton
(_touloup_), car l'air était frais, et Boulba aimait la chaleur
quand il dormait dans la maison. Il se mit bientôt à ronfler; tous
ceux qui s'étaient couchés dans les coins de la cour suivirent son
exemple, et, avant tous les autres, le gardien, qui avait le mieux
célébré, verre en main, l'arrivée des jeunes seigneurs. Seule, la
pauvre mère ne dormait pas. Elle était venue s'accroupir au chevet
de ses fils bien-aimés, qui reposaient l'un près de l'autre. Elle
peignait leur jeune chevelure, les baignait de ses larmes, les
regardait de tous ses yeux, de toutes les forces de son être, sans
pouvoir se rassasier de les contempler. Elle les avait nourris de
son lait, élevés avec une tendresse inquiète, et voilà qu'elle ne
doit les voir qu'un instant.

«Mes fils, mes fils chéris! que deviendrez-vous? qu'est-ce qui
vous attend?» disait-elle; et des larmes s'arrêtaient dans les
rides de son visage, autrefois beau.

En effet, elle était bien digne de pitié, comme toute femme de ce
temps-là. Elle n'avait vécu d'amour que peu d'instants, pendant la
première fièvre de la jeunesse et de la passion; et son rude amant
l'avait abandonnée pour son sabre, pour ses camarades, pour une
vie aventureuse et déréglée. Elle ne voyait son mari que deux ou
trois jours par an; et, même quand il était là, quand ils vivaient
ensemble, quelle était sa vie? Elle avait à supporter des injures,
et jusqu'à des coups, ne recevant que des caresses rares et
dédaigneuses. La femme était une créature étrange et déplacée dans
ce ramas d'aventuriers farouches. Sa jeunesse passa rapidement,
sans plaisirs; ses belles joues fraîches, ses blanches épaules se
fanèrent dans la solitude, et se couvrirent de rides prématurées.
Tout ce qu'il y a d'amour, de tendresse, de passion dans la femme,
se concentra chez elle en amour maternel. Ce soir-là, elle restait
penchée avec angoisse sur le lit de ses enfants, comme la
_tchaïka_[13] des steppes plane sur son nid. On lui prend ses fils,
ses chers fils; on les lui prend pour qu'elle ne les revoie peut-
être jamais: peut-être qu'à la première bataille, des Tatars leur
couperont la tête, et jamais elle ne saura ce que sont devenus
leurs corps abandonnés en pâture aux oiseaux voraces. En
sanglotant sourdement, elle regardait leurs yeux que tenait fermés
l'irrésistible sommeil.

«Peut-être, pensait-elle, Boulba remettra-t-il son départ à deux
jours? Peut-être ne s'est-il décidé à partir sitôt que parce qu'il
a beaucoup bu aujourd'hui?»

Depuis longtemps la lune éclairait du haut du ciel la cour et tous
ses dormeurs, ainsi qu'une masse de saules touffus et les hautes
bruyères qui croissaient contre la clôture en palissades. La
pauvre femme restait assise au chevet de ses enfants, les couvant
des yeux et sans penser au sommeil. Déjà les chevaux, sentant
venir l'aube, s'étaient couchés sur l'herbe et cessaient de
brouter. Les hautes feuilles des saules commençaient à frémir, à
chuchoter, et leur babillement descendait de branche en branche.
Le hennissement aigu d'un poulain retentit tout à coup dans la
steppe. De larges lueurs rouges apparurent au ciel. Boulba
s'éveilla soudain et se leva brusquement. Il se rappelait tout ce
qu'il avait ordonné la veille.

-- Assez dormi, garçons; il est temps, il est temps! faites boire
les chevaux. Mais où est la vieille (c'est ainsi qu'il appelait
habituellement sa femme)? Vite, vieille! donne-nous à manger, car
nous avons une longue route devant nous.

Privée de son dernier espoir, la pauvre vieille se traîna
tristement vers la maison. Pendant que, les larmes aux yeux, elle
préparait le déjeuner, Boulba distribuait ses derniers ordres,
allait et venait dans les écuries, et choisissait pour ses enfants
ses plus riches habits. Les étudiants changèrent en un moment
d'apparence. Des bottes rouges, à petits talons d'argent,
remplacèrent leurs mauvaises chaussures de collège. Ils ceignirent
sur leurs reins, avec un cordon doré, des pantalons larges comme
la mer Noire, et formés d'un million de petits plis. À ce cordon
pendaient de longues lanières de cuir, qui portaient avec des
houppes tous les ustensiles du fumeur. Un casaquin de drap rouge
comme le feu leur fut serré au corps par une ceinture brodée, dans
laquelle on glissa des pistolets turcs damasquinés. Un grand sabre
leur battait les jambes. Leurs visages, encore peu hélés,
semblaient alors plus beaux et plus blancs. De petites moustaches
noires relevaient le teint brillant et fleuri de la jeunesse. Ils
étaient bien beaux sous leurs bonnets d'astrakan noir terminés par
des calottes dorées. Quand la pauvre mère les aperçut, elle ne put
proférer une parole, et des larmes craintives s'arrêtèrent dans
ses yeux flétris.

-- Allons, mes fils, tout est prêt, plus de retard, dit enfin
Boulba. Maintenant, d'après la coutume chrétienne, il faut nous
asseoir avant de partir.

Tout le monde s'assit en silence dans la même chambre, sans
excepter les domestiques, qui se tenaient respectueusement près de
la porte.

-- À présent, mère, dit Boulba, donne ta bénédiction à tes
enfants; prie Dieu qu'ils se battent toujours bien, qu'ils
soutiennent leur honneur de chevaliers, qu'ils défendent la
religion du Christ; sinon, qu'ils périssent, et qu'il ne reste
rien d'eux sur la terre. Enfants, approchez de votre mère; la
prière d'une mère préserve de tout danger sur la terre et sur
l'eau.

La pauvre femme les embrassa, prit deux petites images en métal,
les leur pendit au cou en sanglotant.

-- Que la Vierge... vous protège... N'oubliez pas, mes fils, votre
mère. Envoyez au moins de vos nouvelles, et pensez...

Elle ne put continuer.

-- Allons, enfants,dit Boulba.

Des chevaux sellés attendaient devant le perron. Boulba s'élança
sur son Diable[14], qui fit un furieux écart en sentant tout à coup
sur son dos un poids de vingt _pouds_[15], car Boulba était très
gros et très lourd. Quand la mère vit que ses fils étaient aussi
montés à cheval, elle se précipita vers le plus jeune, qui avait
l'expression du visage plus tendre; elle saisit son étrier, elle
s'accrocha à la selle, et, dans un morne et silencieux désespoir,
elle l'étreignit entre ses bras. Deux vigoureux Cosaques la
soulevèrent respectueusement, et l'emportèrent dans la maison.
Mais au moment où les cavaliers franchirent la porte, elle
s'élança sur leurs traces avec la légèreté d'une biche, étonnante
à son âge, arrêta d'une main forte l'un des chevaux, et embrassa
son fils avec une ardeur insensée, délirante. On l'emporta de
nouveau. Les jeunes Cosaques commencèrent à chevaucher tristement
aux côtés de leur père, en retenant leurs larmes, car ils
craignaient Boulba, qui ressentait aussi, sans la montrer, une
émotion dont il ne pouvait se défendre. La journée était grise;
l'herbe verdoyante étincelait au loin, et les oiseaux
gazouillaient sur des tons discords. Après avoir fait un peu de
chemin, les jeunes gens jetèrent un regard en arrière; déjà leur
maisonnette semblait avoir plongé sous terre; on ne voyait plus à
l'horizon que les deux cheminées encadrées par les sommets des
arbres sur lesquels, dans leur jeunesse, ils avaient grimpé comme
des écureuils. Une vaste prairie s'étendait devant leurs regards,
une prairie qui rappelait toute leur vie passée, depuis l'âge où
ils se roulaient dans l'herbe humide de rosée, jusqu'à l'âge où
ils y attendaient une jeune Cosaque aux noirs sourcils, qui la
franchissait d'un pied rapide et craintif. Bientôt on ne vit plus
que la perche surmontée d'une roue de chariot qui s'élevait au-
dessus du puits; bientôt la steppe commença à s'exhausser en
montagne, couvrant tout ce qu'ils laissaient derrière eux.

Adieu, toit paternel! adieu, souvenirs d'enfance! adieu, tout!


CHAPITRE II

Les trois voyageurs cheminaient en silence. Le vieux Tarass
pensait à son passé; sa jeunesse se déroulait devant lui, cette
belle jeunesse que le Cosaque surtout regrette, car il voudrait
toujours être agile et fort pour sa vie d'aventures. Il se
demandait à lui-même quels de ses anciens camarades il
retrouverait à la _setch_; il comptait ceux qui étaient déjà
morts, ceux qui restaient encore vivants, et sa tête grise se
baissa tristement. Ses fils étaient occupés de toutes autres
pensées. Il faut que nous disions d'eux quelques mots. À peine
avaient-ils eu douze ans, qu'on les envoya au séminaire de Kiew,
car tous les seigneurs de ce temps-là croyaient nécessaire de
donner à leurs enfants une éducation promptement oubliée. À leur
entrée au séminaire, tous ces jeunes gens étaient d'une humeur
sauvage et accoutumés à une pleine liberté. Ce n'était que là
qu'ils se dégrossissaient un peu, et prenaient une espèce de
vernis commun qui les faisait ressembler l'un à l'autre. L'aîné
des fils de Boulba, Ostap, commença sa carrière scientifique par
s'enfuir dès la première année. On l'attrapa, on le battit à
outrance, on le cloua à ses livres. Quatre fois il enfouit son ABC
en terre, et quatre fois, après l'avoir inhumainement flagellé, on
lui en racheta un neuf. Mais sans doute il eût recommencé une
cinquième fois, si son père ne lui eût fait la menace formelle de
le tenir pendant vingt ans comme frère lai dans un cloître,
ajoutant le serment qu'il ne verrait jamais la _setch_, s'il
n'apprenait à fond tout ce qu'on enseignait à l'académie. Ce qui
est étrange, c'est que cette menace et ce serment venaient du
vieux Boulba qui faisait profession de se moquer de toute science,
et qui conseillait à ses enfants, comme nous l'avons vu, de n'en
faire aucun cas. Depuis ce moment, Ostap se mit à étudier ses
livres avec un zèle extrême, et finit par être réputé l'un des
meilleurs étudiants. L'enseignement de ce temps-là n'avait pas le
moindre rapport avec la vie qu'on menait; toutes ces arguties
scolastiques, toutes ces finesses rhétoriques et logiques
n'avaient rien de commun avec l'époque, et ne trouvaient
d'application nulle part. Les savants d'alors n'étaient pas moins
ignorants que les autres, car leur science était complètement
oiseuse et vide. Au surplus, l'organisation toute républicaine du
séminaire, cette immense réunion de jeunes gens dans la force de
l'âge, devaient leur inspirer des désirs d'activité tout à fait en
dehors du cercle de leurs études. La mauvaise chère, les
fréquentes punitions par la faim et les passions naissantes, tout
s'unissait pour éveiller en eux cette soif d'entreprises qui
devait, plus tard, se satisfaire dans la _setch_. Les boursiers[16]
parcouraient affamés les rues de Kiew, obligeant les habitants à
la prudence. Les marchands des bazars couvraient toujours des deux
mains leurs gâteaux, leurs petits pâtés, leurs graines de
pastèques, comme l'aigle couvre ses aiglons, dès que passait un
boursier. Le consul[17] qui devait, d'après sa charge, veiller aux
bonnes moeurs de ses subordonnés, portait de si larges poches dans
ses pantalons, qu'il eût pu y fourrer toute la boutique d'une
marchande inattentive. Ces boursiers composaient un monde à part.
Ils ne pouvaient pas pénétrer dans la haute société, qui se
composait de nobles, Polonais et Petits-Russiens. Le _vaïvode_
lui-même, Adam Kissel, malgré la protection dont il honorait
l'académie, défendait qu'on menât les étudiants dans le monde, et
voulait qu'on les traitât sévèrement. Du reste, cette dernière
recommandation était fort inutile, car ni le recteur, ni les
professeurs ne ménageaient le fouet et les étrivières. Souvent,
d'après leurs ordres, les licteurs rossaient les consuls de
manière à leur faire longtemps gratter leurs pantalons. Beaucoup
d'entre eux ne comptaient cela pour rien, ou, tout au plus, pour
quelque chose d'un peu plus fort que de l'eau-de-vie poivrée. Mais
d'autres finissaient par trouver un tel chauffage si désagréable,
qu'ils s'enfuyaient à la _setch_, s'ils en savaient trouver le
chemin et n'étaient point rattrapés en route. Ostap Boulba, malgré
le soin qu'il mettait à étudier la logique et même la théologie,
ne put jamais s'affranchir des implacables étrivières.
Naturellement, cela dut rendre son caractère plus sombre, plus
intraitable, et lui donner la fermeté qui distingue le Cosaque. Il
passait pour très bon camarade; s'il n'était presque jamais le
chef dans les entreprises hardies, comme le pillage d'un potager,
toujours il se mettait des premiers sous le commandement d'un
écolier entreprenant, et jamais, en aucun cas, il n'eût trahi ses
compagnons. Aucun châtiment ne l'y eût pu contraindre. Assez
indifférent à tout autre plaisir que la guerre ou la bouteille,
car il pensait rarement à autre chose, il était loyal et bon, du
moins aussi bon qu'on pouvait l'être avec un tel caractère et dans
une telle époque. Les larmes de sa pauvre mère l'avaient
profondément ému; c'était la seule chose qui l'eût troublé, et qui
lui fit baisser tristement la tête.

Son frère cadet, Andry, avait les sentiments plus vifs et plus
ouverts. Il apprenait avec plus de plaisir, et sans les
difficultés que met au travail un caractère lourd et énergique. Il
était plus ingénieux que son frère, plus souvent le chef d'une
entreprise hardie; et quelquefois, à l’aide de son esprit
inventif, il savait éluder la punition, tandis que son frère
Ostap, sans se troubler beaucoup, ôtait son caftan et se couchait
par terre, ne pensant pas même à demander grâce. Andry n'était pas
moins dévoré du désir d'accomplir des actions héroïques; mais son
âme était abordable à d'autres sentiments. Le besoin d'aimer se
développa rapidement en lui, dès qu'il eut passé sa dix-huitième
année. Des images de femme se présentaient souvent à ses pensées
brûlantes. Tout en écoutant les disputes théologiques, il voyait
l'objet de son rêve avec des joues fraîches, un sourire tendre et
des yeux noirs. Il cachait soigneusement à ses camarades les
mouvements de son âme jeune et passionnée; car, à cette époque, il
était indigne d'un Cosaque de penser aux femmes et à l'amour avant
d'avoir fait ses preuves dans une bataille. En général, dans les
dernières années de son séjour au séminaire, il se mit plus
rarement en tête d'une troupe aventureuse; mais souvent il errait
dans quelque quartier solitaire de Kiew, où de petites
maisonnettes se montraient engageantes à travers leurs jardins de
cerisiers. Quelquefois il pénétrait dans la rue de l'aristocratie,
dans cette partie de la ville qui se nomme maintenant le vieux
Kiew, et qui, alors habitée par des seigneurs petits-russiens et
polonais, se composait de maisons bâties avec un certain luxe. Un
jour qu'il passait là, rêveur, le lourd carrosse d'un seigneur
polonais manqua de l'écraser, et le cocher à longues moustaches
qui occupait le siège le cingla violemment de son fouet. Le jeune
écolier, bouillonnant de colère, saisit de sa main vigoureuse,
avec une hardiesse folle, une roue de derrière du carrosse, et
parvint à l'arrêter quelques moments. Mais le cocher, redoutant
une querelle, lança ses chevaux en les fouettant, et Andry, qui
avait heureusement retiré sa main, fut jeté contre terre, la face
dans la boue. Un rire harmonieux et perçant retentit sur sa tête.
Il leva les yeux, et aperçut à la fenêtre d'une maison une jeune
fille de la plus ravissante beauté. Elle était blanche et rose
comme la neige éclairée par les premiers rayons du soleil levant.
Elle riait à gorge déployée, et son rire ajoutait encore un charme
à sa beauté vive et fière. Il restait là, stupéfait, la regardait
bouche béante, et, essuyant machinalement la boue qui lui couvrait
la figure, il l'étendait encore davantage. Qui pouvait être cette
belle fille? Il en adressa la question aux gens de service
richement vêtus qui étaient groupés devant la porte de la maison
autour d'un jeune joueur de _bandoura_. Mais ils lui rirent au
nez, en voyant son visage souillé, et ne daignèrent pas lui
répondre. Enfin, il apprit que c'était la fille du _vaïvode_ de
Kovno, qui était venu passer quelques jours à Kiew. La nuit
suivante, avec la hardiesse particulière aux boursiers, il
s'introduisit par la clôture en palissade dans le jardin de la
maison, qu'il avait notée, grimpa sur un arbre dont les branches
s'appuyaient sur le toit de la maison, passa de là sur le toit, et
descendit par la cheminée dans la chambre à coucher de la jeune
fille. Elle était alors assise près d'une lumière, et détachait de
riches pendants d'oreilles. La pelle Polonaise s'effraya tellement
à la vue d'un homme inconnu, si brusquement tombé devant elle,
qu'elle ne put prononcer un mot. Mais quand elle s'aperçut que le
boursier se tenait immobile, baissant les yeux et n'osant pas
remuer un doigt de la main, quand elle reconnut en lui l'homme
qui, devant elle, était tombé dans la rue d'une manière si
ridicule, elle partit de nouveau d'un grand éclat de rire. Et
puis, il n'y avait rien de terrible dans les traits d'Andry;
c'était au contraire un charmant visage. Elle rit longtemps, et
finit par se moquer de lui. La belle était étourdie comme une
Polonaise, mais ses yeux clairs et sereins jetaient de ces longs
regards qui promettent la constance. Le pauvre étudiant respirait
à peine. La fille du _vaïvode_ s'approcha hardiment, lui posa sur
la tête sa coiffure en diadème, et jeta sur ses épaules une
collerette transparente ornée de festons d'or. Elle fit de lui
mille folies, avec le sans-gêne d'enfant qui est le propre des
Polonaises, et qui jeta le jeune boursier dans une confusion
inexprimable. Il faisait une figure assez niaise, en ouvrant la
bouche et regardant fixement les yeux de l'espiègle. Un bruit
soudain l'effraya. Elle lui ordonna de se cacher, et dès que sa
frayeur se fut dissipée, elle appela sa servante, femme tatare
prisonnière, et lui donna l'ordre de le conduire prudemment par le
jardin pour le mettre dehors. Mais cette fois-ci, l'étudiant ne
fut pas si heureux en traversant la palissade. Le gardien
s'éveilla, l'aperçut, donna l'alarme, et les gens de la maison le
reconduisirent à coups de bâton dans la rue jusqu'à ce que ses
jambes rapides l'eussent mis hors de leurs atteintes. Après cette
aventure, il devint dangereux pour lui de passer devant la maison
du _vaïvode_, car ses serviteurs étaient très nombreux. Andry la
vit encore une fois dans l'église. Elle le remarqua, et lui sourit
malicieusement comme à une vieille connaissance. Bientôt après le
_vaïvode_ de Kovno quitta la ville, et une grosse figure inconnue
se montra à la fenêtre où il avait vu la belle Polonaise aux yeux
noirs. C'est à cela que pensait Andry, en penchant la tête sur le
cou de son cheval.

Mais dès longtemps la steppe les avait embrassés dans son sein
verdoyant. L'herbe haute les entourait de tous côtés, de sorte
qu'on ne voyait plus que les bonnets noirs des Cosaques au-dessus
des tiges ondoyantes.

-- Eh, eh, qu'est-ce que cela veut dire, enfants? vous voilà tout
silencieux, s'écria tout à coup Boulba sortant de sa rêverie. On
dirait que vous êtes devenus des moines. Au diable toutes les
noires pensées! Serrez vos pipes dans vos dents, donnez de
l'éperon à vos chevaux, et mettons-nous à courir de façon qu'un
oiseau ne puisse nous attraper.

Et les Cosaques, se courbant sur le pommeau de la selle,
disparurent dans l'herbe touffue. On ne voyait plus même leurs
bonnets; le rapide éclair du sillon qu'ils traçaient dans l'herbe
indiquait seul la direction de leur course.

Le soleil s'était levé dans un ciel sans nuage, et versait sur la
steppe sa lumière chaude et vivifiante.

Plus on avançait dans la steppe, plus elle devenait sauvage et
belle. À cette époque, tout l'espace qui se nomme maintenant la
Nouvelle-Russie, de l'Ukraine à la mer Noire, était un désert
vierge et verdoyant. Jamais la charrue n'avait laissé de trace à
travers les flots incommensurables de ses plantes sauvages. Les
seuls chevaux libres, qui se cachaient dans ces impénétrables
abris, y laissaient des sentiers. Toute la surface de la terre
semblait un océan de verdure dorée, qu'émaillaient mille autres
couleurs. Parmi les tiges fines et sèches de la haute herbe,
croissaient des masses de bleuets, aux nuances bleues, rouges et
violettes. Le genêt dressait en l'air sa pyramide de fleurs
jaunes. Les petits pompons de trèfle blanc parsemaient l'herbage
sombre, et un épi de blé, apporté là, Dieu sait d'où, mûrissait
solitaire. Sous l'ombre ténue des brins d'herbe, glissaient en
étendant le cou des perdrix à l'agile corsage. Tout l'air était
rempli de mille chants d'oiseaux. Des éperviers planaient,
immobiles, en fouettant l'air du bout de leurs ailes, et plongeant
dans l'herbe des regards avides. De loin, l'on entendait les cris
aigus d'une troupe d'oies sauvages qui volaient, comme une épaisse
nuée, sur quelque lac perdu dans l'immensité des plaines. La
mouette des steppes s'élevait, d'un mouvement cadencé, et se
baignait voluptueusement dans les flots de l'azur; tantôt on ne la
voyait plus que comme un point noir, tantôt elle resplendissait,
blanche et brillante, aux rayons du soleil... ô mes steppes, que
vous êtes belles!

Nos voyageurs ne s'arrêtaient que pour le dîner. Alors toute leur
suite, qui se composait de dix Cosaques, descendait de cheval. Ils
détachaient des flacons en bois, contenant l'eau-de-vie, et des
moitiés de calebasses servant de gobelets. On ne mangeait que du
pain et du lard ou des gâteaux secs, et chacun ne buvait qu'un
seul verre, car Tarass Boulba ne permettait à personne de
s'enivrer pendant la route. Et l'on se remettait en marche pour
aller tant que durait le jour. Le soir venu, la steppe changeait
complètement d'aspect. Toute son étendue bigarrée s'embrasait aux
derniers rayons d'un soleil ardent, puis bientôt s'obscurcissait
avec rapidité et laissait voir la marche de l'ombre qui,
envahissant la steppe, la couvrait de la nuance uniforme d'un vert
obscur. Alors les vapeurs devenaient plus épaisses; chaque fleur,
chaque herbe exhalait son parfum, et toute la steppe bouillonnait
de vapeurs embaumées. Sur le ciel d'un azur foncé, s'étendaient de
larges bandes dorées et roses, qui semblaient tracées négligemment
par un pinceau gigantesque. Çà et là, blanchissaient des lambeaux
de nuages, légers et transparents, tandis qu'une brise, fraîche et
caressante comme les ondes de la mer, se balançait sur les pointes
des herbes, effleurant à peine la joue du voyageur. Tout le
concert de la journée s'affaiblissait, et faisait place peu à peu
à un concert nouveau. Des gerboises à la robe mouchetée sortaient
avec précaution de leurs gîtes, se dressaient sur les pattes de
derrière, et remplissaient la steppe de leurs sifflements. Le
grésillement des grillons redoublait de force, et parfois on
entendait, venant d'un lac lointain, le cri du cygne solitaire,
qui retentissait comme une cloche argentine dans l'air endormi. À
l'entrée de la nuit, nos voyageurs s'arrêtaient au milieu des
champs, allumaient un feu dont la fumée glissait obliquement dans
l'espace, et, posant une marmite sur les charbons, faisaient cuire
du gruau. Après avoir soupé, les Cosaques se couchaient par terre,
laissant leurs chevaux errer dans l'herbe, des entraves aux pieds.
Les étoiles de la nuit les regardaient dormir sur leurs caftans
étendus. Ils pouvaient entendre le pétillement, le frôlement, tous
les bruits du monde innombrable d'insectes qui fourmillaient dans
l'herbe. Tous ces bruits, fondus dans le silence de la nuit,
arrivaient harmonieux à l'oreille. Si quelqu'un d'eux se levait,
toute la steppe se montrait à ses yeux diaprée par les étincelles
lumineuses des vers luisants. Quelquefois la sombre obscurité du
ciel s'éclairait par l'incendie des joncs secs qui croissent au
bord des rivières et des lacs, et une longue rangée de cygnes
allant au nord, frappés tout à coup d'une lueur enflammée,
semblaient des lambeaux d'étoffes rouges volant à travers les
airs.

Nos voyageurs continuaient leur route sans aventure. Nulle part,
autour d'eux, ils ne voyaient un arbre; c'était toujours la même
steppe, libre, sauvage, infinie. Seulement, de temps à autre, dans
un lointain profond, on distinguait la ligne bleuâtre des forêts
qui bordent le Dniepr. Une seule fois, Tarass fit voir à ses fils
un petit point noir qui s'agitait au loin:

-- Voyez, mes enfants, dit-il, c'est un Tatar qui galope.

En s'approchant, ils virent au-dessus de l'herbe une petite tête
garnie de moustaches, qui fixa sur eux ses yeux à la fente mince
et allongée, flaira l'air comme un chien courant, et disparut avec
la rapidité d'une gazelle, après s'être convaincu que les Cosaques
étaient au nombre de treize.

-- Eh bien! enfants, voulez-vous essayer d'attraper le Tatar?
Mais, non, n'essayez pas, vous ne l'atteindriez jamais; son cheval
est encore plus agile que mon Diable.

Cependant Boulba, craignant une embûche, crut-il devoir prendre
ses précautions. Il galopa, avec tout son monde, jusqu'aux bords
d'une petite rivière nommée la Tatarka, qui se jette dans le
Dniepr. Tous entrèrent dans l'eau avec leurs montures, et ils
nagèrent longtemps eu suivant le fil de l’eau, pour cacher leurs
traces. Puis, après avoir pris pied sur l’autre rive, ils
continuèrent leur route. Trois jours après, ils se trouvaient déjà
proches de l'endroit qui était le but de leur voyage. Un froid
subit rafraîchit l'air; ils reconnurent à cet indice la proximité
du Dniepr. Voilà, en effet, qu'il miroite au loin, et se détache
en bleu sur l'horizon. Plus la troupe s'approchait, plus le fleuve
s'élargissait en roulant ses froides ondes; et bientôt il finit
par embrasser la moitié de la terre qui se déroulait devant eux.
Ils étaient arrivés à cet endroit de son cours où le Dniepr,
longtemps resserré par les bancs de granit, achève de triompher de
tous les obstacles, et bruit comme une mer, en couvrant les
plaines conquises, où les îles dispersées au milieu de son lit
refoulent ses flots encore plus loin sur les campagnes d'alentour.
Les Cosaques descendirent de cheval, entrèrent dans un bac, et
après une traversée de trois heures, arrivèrent à l'île Hortiza,
où se trouvait alors la _setch_, qui changea si souvent de
résidence. Une foule de gens se querellaient sur le bord avec les
mariniers. Les Cosaques se remirent en selle; Tarass prit une
attitude fière, serra son ceinturon, et fit glisser sa moustache
entre ses doigts. Ses jeunes fils s'examinèrent aussi de la tête
aux pieds avec une émotion timide, et tous ensemble entrèrent dans
le faubourg qui précédait la _setch_ d'une demi-verste. À leur
entrée, ils furent assourdis par le fracas de cinquante marteaux
qui frappaient l'enclume dans vingt-cinq forges souterraines et
couvertes de gazon. De vigoureux corroyeurs, assis sur leurs
perrons, pressuraient des peaux de boeufs dans leurs fortes mains.
Des marchands colporteurs se tenaient sous leurs tentes avec des
tas de briquets, de pierres à feu, et de poudre à canon. Un
Arménien étalait de riches pièces d'étoffe; un Tatar pétrissait de
la pâte; un juif, la tête baissée, tirait de l'eau-de-vie d'un
tonneau. Mais ce qui attira le plus leur attention, ce fut un
Zaporogue qui dormait au beau milieu de la route, bras et jambes
étendus. Tarass s'arrêta, plein d'admiration:

-- Comme ce drôle s'est développé, dit-il en l'examinant. Quel
beau corps d'homme!

En effet, le tableau était achevé. Le Zaporogue s'était étendu en
travers de la route comme un lion couché. Sa touffe de cheveux,
fièrement rejetée en arrière, couvrait deux palmes de terrain à
l'entour de sa tête. Ses pantalons de beau drap rouge avaient été
salis de goudron, pour montrer le peu de cas qu'il en faisait.
Après l'avoir admiré tout à son aise Boulba continua son chemin
par une rue étroite, toute remplie de métiers faits en plein vent,
et de gens de toutes nations qui peuplaient ce faubourg, semblable
à une foire, par lequel était nourrie et vêtue la _setch_, qui ne
savait que boire et tirer le mousquet.

Enfin, ils dépassèrent le faubourg et aperçurent plusieurs huttes
éparses, couvertes de gazon ou de feutre, à la mode tatare. Devant
quelques-unes, des canons étaient en batterie. On ne voyait aucune
clôture, aucune maisonnette avec son perron à colonnes de bois,
comme il y en avait dans le faubourg. Un petit parapet en terre et
une barrière que personne ne gardait, témoignaient de la
prodigieuse insouciance des habitants. Quelques robustes
Zaporogues, couchés sur le chemin, leurs pipes à la bouche, les
regardèrent passer avec indifférence et sans remuer de place.
Tarass et ses fils passèrent au milieu d'eux avec précaution, en
leur disant:

-- Bonjour, seigneurs!

-- Et vous, bonjour, répondaient-ils.

On rencontrait partout des groupes pittoresques. Les visages hâlés
de ces hommes montraient qu'ils avaient souvent pris part aux
batailles, et éprouvé toutes sortes de vicissitudes. Voilà la
_setch_; voilà le repaire d'où s'élancent tant d'hommes fiers et
forts comme des lions; voilà d'où sort la puissance cosaque pour
se répandre sur toute l'Ukraine. Les voyageurs traversèrent une
place spacieuse où s'assemblait habituellement le conseil. Sur un
grand tonneau renversé, était assis un Zaporogue sans chemise; il
la tenait à la main, et en raccommodait gravement les trous. Le
chemin leur fut de nouveau barré par une troupe entière de
musiciens, au milieu desquels un jeune Zaporogue, qui avait planté
son bonnet sur l'oreille, dansait avec frénésie, en élevant les
mains par-dessus sa tête. Il ne cessait de crier:

-- Vite, vite, musiciens, plus vite. Thomas, n'épargne pas ton
eau-de-vie aux vrais chrétiens.

Et Thomas, qui avait l’oeil poché, distribuait de grandes cruches
aux assistants. Autour du jeune danseur, quatre vieux Zaporogues
trépignaient sur place, puis tout à coup se jetaient de côté,
comme un tourbillon, jusque sur la tête des musiciens, puis,
pliant les jambes, se baissaient jusqu'à terre, et, se redressant
aussitôt, frappaient la terre de leurs talons d'argent. Le sol
retentissait sourdement à l'entour, et l'air était rempli des
bruits cadencés du _hoppak_ et du _tropak_[18]. Parmi tous ces
Cosaques, il s'en trouvait un qui criait et qui dansait avec le
plus de fougue. Sa touffe de cheveux volait à tous vents, sa large
poitrine était découverte, mais il avait passé dans les bras sa
pelisse d'hiver, et la sueur ruisselait sur son visage.

-- Mais ôte donc ta pelisse, lui dit enfin Tarass; vois comme il
fait chaud.

-- C'est impossible, lui cria le Zaporogue.

-- Pourquoi?

-- C'est impossible, je connais mon caractère; tout ce que j'ôte
passe au cabaret.

Le gaillard n'avait déjà plus de bonnet, plus de ceinture, plus de
mouchoir brodé; tout cela était allé où il avait dit. La foule des
danseurs grossissait de minute en minute; et l'on ne pouvait voir
sans une émotion contagieuse toute cette foule se ruer à cette
danse, la plus libre, la plus folle d'allure qu'on n’ait jamais
vue dans le monde, et qui s'appelle, du nom de ses inventeurs, le
_kasatchok_.

-- Ah! si je n'étais pas à cheval, s'écria Tarass, je me serais
mis, oui, je me serais mis à danser moi-même!

Mais, cependant, commencèrent à se montrer dans la foule des
hommes âgés, graves, respectés de toute la _setch_, qui avaient
été plus d'une fois choisis pour chefs. Tarass retrouva bientôt un
grand nombre de visages connus. Ostap et Andry entendaient à
chaque instant les exclamations suivantes:

-- Ah! c'est toi, Pétchéritza.

-- Bonjour, Kosoloup.

-- D'où viens tu, Tarass?

-- Et toi, Doloto?

-- Bonjour, Kirdiaga.

-- Bonjour, Gousti.

-- Je ne m'attendais pas à te voir, Rémen.

Et tous ces gens de guerre, qui s'étaient rassemblés là des quatre
coins de la grande Russie, s'embrassaient avec effusion, et l'on
n'entendait que ces questions confuses:

-- Que fait Kassian? Que fait Borodavka? Et Koloper? Et Pidzichok?

Et Tarass Boulba recevait pour réponse qu'on avait pendu Borodavka
à Tolopan, écorché vif Koloper à Kisikermen, et envoyé la tête de
Pidzichok salée dans un tonneau jusqu'à Constantinople. Le vieux
Boulba se mit à réfléchir tristement, et répéta maintes fois:

-- C'étaient de bons Cosaques!


CHAPITRE III

Il y avait déjà plus d'une semaine que Tarass Boulba habitait la
_setch_ avec ses fils. Ostap et Andry s'occupaient peu d'études
militaires, car la _setch_ n'aimait pas à perdre le temps en vains
exercices; la jeunesse faisait son apprentissage dans la guerre
même, qui, pour cette raison, se renouvelait sans cesse. Les
Cosaques trouvaient tout à fait oiseux de remplir par quelques
études les rares intervalles de trêve; ils aimaient tirer au
blanc, galoper dans les steppes et chasser à courre. Le reste du
temps se donnait à leurs plaisirs, le cabaret et la danse. Toute
la _setch_ présentait un aspect singulier; c'était comme une fête
perpétuelle, comme une danse bruyamment commencée et qui
n'arriverait jamais à sa fin. Quelques-uns s'occupaient de
métiers, d'autres de petit commerce; mais la plus grande partie se
divertissait du matin au soir, tant que la possibilité de le faire
résonnait dans leurs poches, et que leur part de butin n'était pas
encore tombée dans les mains de leurs camarades ou des
cabaretiers. Cette fête continuelle avait quelque chose de
magique. La _setch_ n'était pas un ramassis d'ivrognes qui
noyaient leurs soucis dans les pots; c'était une joyeuse bande
d'hommes insouciants et vivants dans une folle ivresse de gaieté.
Chacun de ceux qui venaient là oubliait tout ce qui l'avait occupé
jusqu'alors. On pouvait dire, suivant leur expression, qu'il
crachait sur tout son passé, et il s'adonnait avec l'enthousiasme
d'un fanatique aux charmes d'une vie de liberté menée en commun
avec ses pareils, qui, comme lui, n'avaient plus ni parents, ni
famille, ni maisons, rien que l'air libre et l'intarissable gaieté
de leur âme. Les différents récits et dialogues qu'on pouvait
recueillir de cette foule nonchalamment étendue par terre avaient
quelquefois une couleur si énergique et si originale, qu'il
fallait avoir tout le flegme extérieur d'un Zaporogue pour ne pas
se trahir, même par un petit mouvement de la moustache: caractère
qui distingue les Petits-Russiens des autres races slaves. La
gaieté était bruyante, quelquefois à l'excès, mais les buveurs
n'étaient pas entassés dans un _kabak_[19] sale et sombre, où
l'homme s'abandonne à une ivresse triste et lourde. Là ils
formaient comme une réunion de camarades d'école, avec la seule
différence que, au lieu d'être assis sous la sotte férule d'un
maître, tristement penchés sur des livres, ils faisaient des
excursions avec cinq mille chevaux; au lieu de l'étroite prairie
où ils avaient joué au ballon, ils avaient des steppes spacieuses,
infinies, où se montrait, dans le lointain, le Tatar agile, ou
bien le Turc grave et silencieux sous son large turban. Il y avait
encore cette différence que, au lieu de la contrainte qui les
rassemblait dans l'école, ils s'étaient volontairement réunis, en
abandonnant père, mère, et le toit paternel. On trouvait là des
gens qui, après avoir eu la corde autour du cou, et déjà voués à
la pâle mort, avaient revu la vie dans toute sa splendeur;
d'autres encore, pour qui un ducat avait été jusque-là une
fortune, et dont on aurait pu, grâce aux juifs intendants,
retourner les poches sans crainte d'en rien faire tomber. On y
rencontrait des étudiants qui, n'ayant pu supporter les verges
académiques, s'étaient enfuis de l'école, sans apprendre une
lettre de l'alphabet, tandis qu'il y en avait d'autres qui
savaient fort bien ce qu'étaient Horace, Cicéron et la République
romaine. On y trouvait aussi des officiers polonais qui s'étaient
distingués dans les armées du roi, et grand nombre de partisans,
convaincus qu'il était indifférent de savoir où et pour qui l'on
faisait la guerre, pourvu qu'on la fît, et parce qu'il est indigne
d'un gentilhomme de ne pas faire la guerre. Beaucoup enfin
venaient à la _setch_ uniquement pour dire qu'ils y avaient été,
et qu'ils en étaient revenus chevaliers accomplis. Mais qui n'y
avait-il pas? Cette étrange république répondait à un besoin du
temps. Les amateurs de la vie guerrière, des coupes d'or, des
riches étoffes, des ducats et des sequins pouvaient, en toute
saison, y trouver de la besogne. Il n'y avait que les amateurs du
beau sexe qui n'eussent rien à faire là, car aucune femme ne
pouvait se montrer, même dans le faubourg de la _setch_. Ostap et
Andry trouvaient très étrange de voir une foule de gens se rendre
à la _setch_, sans que personne leur demandât qui ils étaient, ni
d'où ils venaient. Ils y entraient comme s'ils fussent revenus à
la maison paternelle, l'ayant quittée une heure avant. Le nouveau
venu se présentait au _kochévoï_[20], et le dialogue suivant
s'établissait d'habitude entre eux:

-- Bonjour. Crois-tu en Jésus-Christ?

-- J'y crois, répondait l'arrivant.

-- Et à la Sainte Trinité?

-- J'y crois de même.

-- Vas-tu à l'église?

-- J'y vais.

-- Fais le signe de la croix.

L'arrivant le faisait.

-- Bien, reprenait le _kochévoï_, va au _kourèn_ qu'il te plaît de
choisir.

À cela se bornait la cérémonie de la réception.

Toute la _setch_ priait dans la même église, prête à la défendre
jusqu'à la dernière goutte de sang, bien que ces gens ne
voulussent jamais entendre parler de carême et d'abstinence. Il
n'y avait que des juifs, des Arméniens et des Tatars qui, séduits
par l'appât du gain, se décidaient à faire leur commerce dans le
faubourg, parce que les Zaporogues n'aimaient pas à marchander, et
payaient chaque objet juste avec l'argent que leur main tirait de
la poche. Du reste, le sort de ces commerçants avides était très
précaire et très digne de pitié. Il ressemblait à celui des gens
qui habitent au pied du Vésuve, car dès que les Zaporogues
n'avaient plus d'argent, ils brisaient leurs boutiques et
prenaient tout sans rien payer. La _setch_ se composait d'au moins
soixante _kouréni_, qui étaient autant de petites républiques
indépendantes, ressemblant aussi à des écoles d'enfants qui n'ont
rien à eux, parce qu'on leur fournit tout. Personne, en effet, ne
possédait rien; tout se trouvait dans les mains de l'_ataman_ du
_kourèn_, qu'on avait l'habitude de nommer père (_batka_). Il
gardait l'argent, les habits, les provisions, et jusqu'au bois de
chauffage. Souvent un _kourèn_ se prenait de querelle avec un
autre. Dans ce cas, la dispute se vidait par un combat à coups de
poing, qui ne cessait qu'avec le triomphe d'un parti, et alors
commençait une fête générale. Voilà quelle était cette _setch_ qui
avait tant de charme pour les jeunes gens. Ostap et Andry se
lancèrent avec toute la fougue de leur âge sur cette mer orageuse,
et ils eurent bien vite oublié le toit paternel, et le séminaire,
et tout ce qui les avait jusqu'alors occupés. Tout leur semblait
nouveau, et les moeurs vagabondes de la _setch_, et les lois fort
peu compliquées qui la régissaient, mais qui leur paraissaient
encore trop sévères pour une telle république. Si un Cosaque
volait quelque misère, c'était compté pour une honte sur toute
l'association. On l'attachait, comme un homme déshonoré, à une
sorte de colonne infâme, et, près de lui, l'on posait un gros
bâton dont chaque passant devait lui donner un coup jusqu'à ce que
mort s'ensuivît. Le débiteur qui ne payait pas était enchaîné à un
canon, et il restait à cette attache jusqu'à ce qu'un camarade
consentit à payer sa dette pour le délivrer; mais Andry fut
surtout frappé par le terrible supplice qui punissait le
meurtrier. On creusait une fosse profonde dans laquelle on
couchait le meurtrier vivant, puis on posait sur son corps le
cadavre du mort enfermé dans un cercueil, et on les couvrait tous
les deux de terre. Longtemps après une exécution de ce genre,
Andry fut poursuivi par l'image de ce supplice horrible, et
l'homme enterré vivant sous le mort se représentait incessamment à
son esprit.

Les deux jeunes Cosaques se firent promptement aimer de leurs
camarades. Souvent, avec d'autres membre du même _kourèn_, ou avec
le _kourèn_ tout entier, ou même avec les _kouréni_ voisins, ils
s'en allaient dans la steppe à la chasse des innombrables oiseaux
sauvages, des cerfs, des chevreuils; ou bien ils se rendaient sur
les bords des lacs et des cours d'eau attribués par le sort à leur
_kourèn_, pour jeter leurs filets et ramasser de nombreuses
provisions. Quoique ce ne fût pas précisément la vraie science du
Cosaque, ils se distinguaient parmi les autres par leur courage et
leur adresse. Ils tiraient bien au blanc, ils traversaient le
Dniepr à la nage, exploit pour lequel un jeune apprenti était
solennellement reçu dans le cercle des Cosaques. Mais le vieux
Tarass leur préparait une autre sphère d'activité. Une vie si
oisive ne lui plaisait pas; il voulait arriver à la véritable
affaire. Il ne cessait de réfléchir sur la manière dont on
pourrait décider la _setch_ à quelque hardie entreprise, où un
chevalier pût se montrer ce qu'il est. Un jour, enfin, il alla
trouver le _kochévoï_, et lui dit sans préambule:

-- Eh bien, _kochévoï_, il serait temps que les Zaporogues
allassent un peu se promener.

-- Il n'y a pas où se promener, répondit le _kochévoï_ en ôtant de
sa bouche une petite pipe, et en crachant de côté.

-- Comment, il n'y a pas où? On peut aller du côté des Turcs, ou
du côté des Tatars.

-- On ne peut ni du côté des Turcs, ni du côté des Tatars,
répondit le _kochévoï_ en remettant, d'un grand sang-froid, sa
pipe entre ses dents.

-- Mais pourquoi ne peut-on pas?

-- Parce que... nous avons promis la paix au sultan.

-- Mais c'est un païen, dit Boulba; Dieu et la sainte Écriture
ordonnent de battre les païens.

-- Nous n'en avons pas le droit. Si nous n'avions pas juré sur
notre religion, peut-être serait-ce possible. Mais maintenant,
non, c'est impossible.

-- Comment, impossible! Voilà que tu dis que nous n'avons pas le
droit; et moi j'ai deux fils, jeunes tous les deux, qui n'ont
encore été ni l'un ni l'autre à la guerre. Et voilà que tu dis que
nous n'avons pas le droit, et voilà que tu dis qu'il ne faut pas
que les Zaporogues aillent à la guerre!

-- Non, ça ne convient pas.

-- Il faut donc que la force cosaque se perde inutilement; il faut
donc qu'un homme périsse comme un chien sans avoir fait une bonne
oeuvre, sans s'être rendu utile à son pays et à la chrétienté?
Pourquoi donc vivons-nous? Pourquoi diable vivons-nous? Voyons,
explique-moi cela. Tu es un homme sensé, ce n’est pas pour rien
qu'on t'a fait _kochévoï_. Dis-moi, pourquoi, pourquoi vivons-
nous?

Le _kochévoï_ fit attendre sa réponse. C'était un Cosaque obstiné.
Après s'être tu longtemps, il finit par dire:

-- Et cependant, il n'y aura pas de guerre.

-- Il n'y aura pas de guerre? demanda de nouveau Tarass.

-- Non.

-- Il ne faut plus y penser?

-- Il ne faut plus y penser.

-- Attends, se dit Boulba, attends, tête du diable, tu auras de
mes nouvelles.

Et il le quitta, bien décidé à se venger.

Après s'être concerté avec quelques-uns de ses amis, il invita
tout le monde à boire. Les Cosaques, un peu ivres, s'en allèrent
tous sur la place, où se trouvaient, attachées à des poteaux, les
timbales qu'on frappait pour réunir le conseil. N'ayant pas trouvé
les baguettes que gardait chez lui le timbalier, ils saisirent
chacun un bâton, et se mirent à frapper sur les timbales. L'homme
aux baguettes arriva le premier; c'était un gaillard de haute
taille, qui n'avait plus qu'un oeil, et non fort éveillé.

-- Qui ose battre l'appel? décria-t-il.

-- Tais-toi, prends tes baguettes, et frappe quand on te
l'ordonne, répondirent les Cosaques avinés.

Le timbalier tira de sa poche ses baguettes qu'il avait prises
avec lui, sachant bien comment finissaient d'habitude de pareilles
aventures. Les timbales résonnèrent, et bientôt des masses noires
de Cosaques se précipitèrent sur la place, pressés comme des
frelons dans une ruche. Tous se mirent en rond, et après le
troisième roulement des timbales, se montrèrent enfin les chefs, à
savoir le _kochévoï_ avec la massue, signe de sa dignité, le juge
avec le sceau de l'armée, le greffier avec son écritoire et
_l'ïésaoul_ avec son long bâton. Le kockévoï et les autres chefs
ôtèrent leurs bonnets pour saluer humblement les Cosaques qui se
tenaient fièrement les mains sur les hanches.

-- Que signifie cette réunion, et que désirez-vous, seigneurs?
demanda le _kochévoï_.

Les cris et les imprécations l'empêchèrent de continuer.

-- Dépose ta massue, fils du diable; dépose ta massue, nous ne
voulons plus de toi, s'écrièrent des voix nombreuses.

Quelques _kouréni_, de ceux qui n'avaient pas bu, semblaient être
d'un avis contraire. Mais bientôt, ivres ou sobres, tous
commencèrent à coups de poing, et la bagarre devint générale.

Le _kochévoï_ avait eu un moment l'intention de parler; mais,
sachant bien que cette foule furieuse et sans frein, pouvait
aisément le battre jusqu'à mort, ce qui était souvent arrivé dans
des cas pareils, il salua très bas, déposa sa massue, et disparut
dans la foule.

-- Nous ordonnez-vous, seigneurs, de déposer aussi les insignes de
nos charges? demandèrent le juge, le greffier et l'_ïésaoul_ prêts
à laisser à la première injonction le sceau, l'écritoire et le
bâton blanc.

-- Non, restez, s'écrièrent des voix parties de la foule. Nous ne
voulions chasser que le _kochévoï_, parce qu'il n'est qu'une
femme, et qu'il nous faut un homme pour _kochévoï_.

-- Qui choisirez-vous maintenant? demandèrent les chefs.

-- Prenons Koukoubenko, s'écrièrent quelques-uns.

-- Nous ne voulons pas de Koukoubenko répondirent les autres. Il
est trop jeune; le lait de sa nourrice ne lui a pas encore séché
sur les lèvres.

-- Que Chilo soit notre _ataman_! s'écrièrent d'autres voix;
faisons de Chilo un _kochévoï_.

-- Un _chilo_[21] dans vos dos, répondit la foule jurant. Quel
Cosaque est-ce, celui qui est parvenu en se faufilant comme un
Tatar? Au diable l'ivrogne Chilo!

-- Borodaty! choisissons Borodaty!

-- Nous ne voulons pas de Borodaty; au diable Borodaty!

-- Criez Kirdiaga, chuchota Tarass Boulba à l’oreille de ses
affidés.

-- Kirdiaga, Kirdiaga! s'écrièrent-ils.

-- Kirdiaga! Borodaty! Borodaty! Kirdiaga! Chilo! Au diable Chilo!
Kirdiaga!»

Les candidats dont les noms étaient ainsi proclamés sortirent tous
de la foule, pour ne pas laisser croire qu'ils aidaient par leur
influence à leur propre élection.

«Kirdiaga! Kirdiaga!» Ce nom retentissait plus fort que les
autres. «Borodaty!» répondait-on. La question fut jugée à coups de
poing, et Kirdiaga triompha.

-- Amenez Kirdiaga, s'écria-t-on aussitôt.

Une dizaine de Cosaques quittèrent la foule. Plusieurs d'entre eux
étaient tellement ivres, qu'ils pouvaient à peine se tenir sur
leurs jambes. Ils se rendirent tous chez Kirdiaga, pour lui
annoncer qu'il venait d'être élu. Kirdiaga, vieux Cosaque très
madré, était rentré depuis longtemps dans sa hutte, et faisait
mine de ne rien savoir de ce qui se passait.

-- Que désirez-vous, seigneur? demanda-t-il.

-- Viens; on t'a fait _kochévoï_.

-- Prenez pitié de moi, seigneurs. Comment est-il possible que je
sois digne d'un tel honneur? Quel _kochévoï_ ferais-je? je n'ai
pas assez de talent pour remplir une pareille dignité. Comme si
l'on ne pouvait pas trouver meilleur que moi dans toute l'armée.

-- Va donc, va donc, puisqu'on te le dit, lui répliquèrent les
Zaporogues.

Deux d'entre eux le saisirent sous les bras, et, malgré sa
résistance, il fut amené de force sur la place, bourré de coups de
poing dans le dos, et accompagné de jurons et d'exhortations:

-- Allons, ne recule pas, fils du diable! accepte, chien,
l'honneur qu'on t'offre.

Voilà de quelle façon Kirdiaga fut amené dans le cercle des
Cosaques.

-- Eh bien! seigneurs, crièrent à pleine voix ceux qui l'avaient
amené, consentez-vous à ce que ce Cosaque devienne notre
_kochévoï_?

-- Oui! oui! nous consentons tous, tous! répondit la foule; et
l'écho de ce cri unanime retentit longtemps dans la plaine.

L'un des chefs prit la massue et la présenta au nouveau
_kochévoï_. Kirdiaga, d'après la coutume, refusa de l'accepter. Le
chef la lui présenta une seconde fois; Kirdiaga la refusa encore,
et ne l'accepta qu'à la troisième présentation. Un long cri de
joie s'éleva dans la foule, et fit de nouveau retentir toute la
plaine. Alors, du milieu du peuple, sortirent quatre vieux
Cosaques à moustaches et cheveux grisonnants (il n'y en avait pas
de très vieux à la _setch_, car jamais Zaporogue ne mourut de mort
naturelle); chacun d'eux prit une poignée de terre, que de longues
pluies avaient changée en boue, et l'appliqua sur la tête de
Kirdiaga. La terre humide lui coula sur le front, sur les
moustaches et lui salit tout le visage. Mais Kirdiaga demeura
parfaitement calme, et remercia les Cosaques de l'honneur qu'ils
venaient de lui faire. Ainsi se termina cette élection bruyante
qui, si elle ne contenta nul autre, combla de joie le vieux
Boulba; en premier lieu, parce qu'il s'était vengé de l'ancien
_kochévoï_, et puis, parce que Kirdiaga son vieux camarade, avait
fait avec lui les mêmes expéditions sur terre et sur mer, et
partagé les mêmes travaux, les mêmes dangers. La foule se dissipa
aussitôt pour aller célébrer l'élection, et un festin universel
commença, tel que jamais les fils de Tarass n’en avaient vu de
pareil. Tous les cabarets furent mis au pillage; les Cosaques
prenaient sans payer la bière, l'eau-de-vie et l'hydromel. Les
cabaretiers s'estimaient heureux d'avoir la vie sauve. Toute la
nuit se passa en cris et en chansons qui célébraient la gloire des
Cosaques; et la lune vit, toute la nuit, se promener dans les rues
des troupes de musiciens avec leurs _bandoura_s et leurs
_balalaïkas_[22], et des chantres d'église qu'on entretenait dans
la _setch_ pour chanter les louanges de Dieu et celles des
Cosaques. Enfin, le vin et la fatigue vainquirent tout le monde.
Peu à, peu toutes les rues se jonchèrent d'hommes étendus. Ici,
c'était un Cosaque qui, attendri, éploré, se pendait au cou de son
camarade, et tous deux tombaient embrassés. Là, tout un groupe
était renversé pêle-mêle. Plus loin, un ivrogne choisissait
longtemps une place pour se coucher, et finissait par s'étendre
sur une pièce de bois. Le dernier, le plus fort de tous, marcha
longtemps, en trébuchant sur les corps et en balbutiant des
paroles incohérentes; mais enfin il tomba comme les autres, et
toute la _setch_ s'endormit.


CHAPITRE IV

Dès le lendemain, Tarass Boulba se concertait avec le nouveau
_kochévoï_, pour savoir comment l'on pourrait décider les
Zaporogues à une résolution. Le _kochévoï_ était un Cosaque fin et
rusé qui connaissait bien ses Zaporogues. Il commença par dire:

-- C'est impossible de violer le serment, c'est impossible.

Et puis, après un court silence, il reprit:

-- Oui, c'est possible. Nous ne violerons pas le serment, mais
nous inventerons quelque chose. Seulement faites en sorte que le
peuple se rassemble, non sur mon ordre, mais par sa propre
volonté. Vous savez bien comment vous y prendre; et moi, avec les
anciens, nous accourrons aussitôt sur la place comme si nous ne
savions rien.

Une heure ne s'était pas passée depuis leur entretien, quand les
timbales résonnèrent de nouveau. La place fut bientôt couverte
d'un million de bonnets cosaques. On commença à se faire des
questions:

-- Quoi?... Pourquoi?... Qu'a-t-on à battre les timbales?

Personne ne répondait. Peu à peu, néanmoins, on entendit dans la
foule les propos suivants:

-- La force cosaque périt à ne rien faire... Il n'y a pas de
guerre, pas d'entreprise... Les anciens sont des fainéants; ils ne
voient plus, la graisse les aveugle. Non, il n'y a pas de justice
au monde.

Les autres Cosaques écoutaient en silence, et ils finirent par
répéter eux-mêmes:

-- Effectivement, il n'y a pas du tout de justice au monde.

Les anciens paraissaient fort étonnés de pareils discours. Enfin
le _kochévoï_ s'avança, et dit:

-- Me permettez-vous de parler, seigneurs Zaporogues?

-- Parle.

-- Mon discours, seigneurs, sera fait en considération de ce que
la plupart d'entre vous, et vous le savez sans doute mieux que
moi, doivent tant d'argent aux juifs des cabarets et à leurs
camarades, qu'aucun diable ne fait plus crédit. Puis, ensuite, mon
discours sera fait en considération de ce qu'il y a parmi nous
beaucoup de jeunes gens qui n'ont jamais vu la guerre de près,
tandis qu'un jeune homme, vous le savez vous-mêmes, seigneurs, ne
peut exister sans la guerre. Quel Zaporogue est-ce, s'il n'a
jamais battu de païen?

-- Il parle bien, pensa Boulba.

-- Ne croyez pas cependant, seigneurs, que je dise tout cela pour
violer la paix. Non, que Dieu m'en garde! je ne dis cela que comme
cela. En outre, le temple du Seigneur, chez nous, est dans un tel
état que c'est pêcher de dire ce qu'il est. Il y a déjà bien des
années que, par la grâce du Seigneur, la _setch_ existe; et
jusqu'à présent, non seulement le dehors de l'église, mais les
saintes images de l'intérieur n'ont pas le moindre ornement.
Personne ne songe même à leur faire battre une robe d'argent[23].
Elles n'ont reçu que ce que certains Cosaques leur ont laissé par
testament. Il est vrai que ces dons-là étaient bien peu de chose,
car ceux qui les ont faits avaient de leur vivant bu tout leur
avoir. De façon que je ne fais pas de discours pour vous décider à
la guerre contre les Turcs, parce que nous avons promis la paix au
sultan, et que ce serait un grand péché de se dédire, attendu que
nous avons juré sur notre religion.

-- Que diable embrouille-t-il? se dit Boulba.

-- Vous voyez, seigneurs, qu'il est impossible de commencer la
guerre; l'honneur des chevaliers ne le permet pas. Mais voici ce
que je pense, d'après mon pauvre esprit. Il faut envoyer les
jeunes gens sur des canots, et qu'ils écument un peu les côtes de
l'Anatolie. Qu'en pensez-vous, seigneurs?

-- Conduis-nous, conduis-nous tous? s'écria la foule de tous
côtés. Nous sommes tous prêts à périr pour la religion.

Le _kochévoï_ s'épouvanta; il n'avait nullement l'intention de
soulever toute la _setch_; il lui semblait dangereux de rompre la
paix.

-- Permettez-moi, seigneurs, de parler encore.

-- Non, c'est assez, s'écrièrent les Zaporogues; tu ne diras rien
de mieux que ce que tu as dit.

-- Si c'est ainsi, il sera fait comme vous le désirez. Je suis le
serviteur de votre volonté. C'est une chose connue et la sainte
Écriture le dit, que la voix du peuple est la voix de Dieu. Il est
impossible d'imaginer jamais rien de plus sensé que ce qu'a
imaginé le peuple; mais voilà ce qu'il faut que je vous dise. Vous
savez, seigneurs, que le sultan ne laissera pas sans punition le
plaisir que les jeunes gens se seront donné; et nos forces eussent
été prêtes, et nous n'eussions craint personne. Et pendant notre
absence, les Tatars peuvent nous attaquer. Ce sont les chiens des
Turcs; ils n'osent pas vous prendre en face, ils n'entrent pas
dans la maison tant que le maître l'occupe; mais ils vous mordent
les talons par derrière, et de façon à faire crier. Et puis, s'il
faut dire la vérité, nous n'avons pas assez de canots en réserve,
ni assez de poudre pour que nous puissions tous partir. Du reste,
je suis prêt à faire ce qui vous convient, je suis le serviteur de
votre volonté.

Le rusé _kochévoï_ se tut. Les groupes commencèrent à
s'entretenir; les _atamans_ des _kouréni_ entrèrent en conseil.
Par bonheur, il n'y avait pas beaucoup de gens ivres dans la
foule, et les Cosaques se décidèrent à suivre le prudent avis de
leur chef.

Quelques-uns d'entre eux passèrent aussitôt sur la rive du Dniepr,
et allèrent fouiller le trésor de l'armée, là où, dans des
souterrains inabordables, creusés sous l'eau et sous les joncs, se
cachait l'argent de la _setch_, avec les canons et les armes pris
à l'ennemi. D'autres s'empressèrent de visiter les canots et de
les préparer pour l'expédition. En un instant, le rivage se
couvrit d'une foule animée. Des charpentiers arrivaient avec leurs
haches; de vieux Cosaques hâlés, aux moustaches grises, aux
épaules larges, aux fortes jambes, se tenaient jusqu'aux genoux
dans l'eau, les pantalons retroussés, et tiraient les canots avec
des cordes pour les mettre à flot. D'autres traînaient des poutres
sèches et des pièces de bois. Ici, l'on ajustait des planches à un
canot; là, après l’avoir renversé la quille en l'air, on le
calfatait avec du goudron; plus loin, on attachait aux deux flancs
du canot, d'après la coutume cosaque, de longues bottes de joncs,
pour empêcher les vagues de la mer de submerger cette frêle
embarcation. Des feux étaient allumés sur tout le rivage. On
faisait bouillir la poix dans des chaudrons de cuivre. Les
anciens, les expérimentés, enseignaient aux jeunes. Des cris
d'ouvriers et les bruits de leur ouvrage retentissaient de toutes
parts. La rive entière du fleuve se mouvait et vivait.

Dans ce moment, un grand bac se montra en vue du rivage. La foule
qui l'encombrait faisait de loin des signaux. C'étaient des
Cosaques couverts de haillons. Leurs vêtements déguenillés
(plusieurs d'entre eux n'avaient qu'une chemise et une pipe)
montraient qu'ils venaient d'échapper à quelque grand malheur, ou
qu'ils avaient bu jusqu'à leur défroque. L'un d'eux, petit, trapu,
et qui pouvait avoir cinquante ans, se détacha de la foule, et
vint se placer sur l'avant du bac. Il criait plus fort et faisait
des gestes plus énergiques que tous les autres; mais le bruit des
travailleurs à l'oeuvre empêchait d'entendre ses paroles.

-- Qu'est-ce qui vous amène?» demanda enfin le _kochévoï_, quand
le bac toucha la rive.

Tous les ouvriers suspendirent leurs travaux, cessèrent le bruit,
et regardèrent dans une silencieuse attente, en soulevant leurs
haches ou leurs rabots.

-- Un malheur, répondit le petit Cosaque de l'avant.

-- Quel malheur?

-- Me permettez-vous de parler, seigneurs Zaporogues?

-- Parle.

-- Ou voulez-vous plutôt rassembler un conseil?

-- Parle, nous sommes tous ici.

Et la foule se réunit en un seul groupe.

-- Est-ce que vous n'avez rien entendu dire de ce qui se passe
dans l'Ukraine?

-- Quoi? demanda un des _atamans_ de _kourèn_.

-- Quoi? reprit l'autre; il paraît que les Tatars vous ont bouché
les oreilles avec de la colle pour que vous n'ayez rien entendu.

-- Parle donc, que s'y fait-il?

-- Il s'y fait des choses comme il ne s'en est jamais fait depuis
que nous sommes au monde et que nous avons reçu le baptême.

-- Mais, dis donc ce qui s'y fait, fils de chien, s'écria de la
foule quelqu'un qui avait apparemment perdu patience.

-- Il s'y fait que les saintes églises ne sont plus à nous.

-- Comment, plus à nous?

-- On les a données à bail aux juifs, et si on ne paye pas le juif
d'avance, il est impossible de dire la messe.

-- Qu'est-ce que tu chantes là?

-- Et si l'infâme juif ne met pas, avec sa main impure, un petit
signe sur l'hostie, il est impossible de la consacrer.

-- Il ment, seigneurs et frères, comment se peut-il qu'un juif
impur mette un signe sur la sainte hostie?...

-- Écoutez, je vous en conterai bien d'autres. Les prêtres
catholiques (_kseunz_) ne vont pas autrement, dans l'Ukraine,
qu'en _tarataïka_[24]. Ce ne serait pas un mal, mais voilà ce qui
est un mal, c'est qu'au lieu de chevaux, on attelle des chrétiens
de la bonne religion[25]. Écoutez, écoutez, je vous en conterai
bien d'autres. On dit que les juives commencent à se faire des
jupons avec les chasubles de nos prêtres. Voilà ce qui se fait
dans l'Ukraine, seigneurs. Et vous, vous êtes tranquillement
établis dans la _setch_, vous buvez, vous ne faites rien, et, à ce
qu'il paraît, les Tatars vous ont fait si peur, que vous n'avez
plus d'yeux ni d'oreilles, et que vous n'entendez plus parler de
ce qui se passe dans le monde.

-- Arrête, arrête, interrompit le _kochévoï_ qui s'était tenu
jusque-là immobile et les yeux baissés, comme tous les Zaporogues,
qui, dans les grandes occasions, ne s'abandonnaient jamais au
premier élan, mais se taisaient pour rassembler en silence toutes
les forces de leur indignation. Arrête, et moi, je dirai une
parole. Et vous donc, vous autres, que le diable rosse vos pères!
que faisiez-vous? N'aviez-vous pas de sabres, par hasard? Comment
avez-vous permis une pareille abomination?

-- Comment nous avons permis une pareille abomination? Et vous,
auriez-vous mieux fait quand il y avait cinquante mille hommes des
seuls Polonais? Et puis, il ne faut pas déguiser notre péché, il y
avait aussi des chiens parmi les nôtres, qui ont accepté leur
religion.

-- Et que faisait votre _hetman_? que faisaient vos _polkovniks_?

-- Ils ont fait de telles choses que Dieu veuille nous en
préserver.

-- Comment?

-- Voilà comment: notre _hetman_ se trouve maintenant à Varsovie
rôti dans un boeuf de cuivre, et les têtes de nos _polkovniks_ se
sont promenées avec leurs mains dans toutes les foires pour être
montrées au peuple. Voilà ce qu'ils ont fait.

Toute la foule frissonna. Un grand silence s'établit sur le rivage
entier, semblable à celui qui précède les tempêtes. Puis, tout à
coup, les cris, les paroles confuses éclatèrent de tous côtés.

-- Comment! que les juifs tiennent à bail les églises chrétiennes!
que les prêtres attellent des chrétiens au brancard! Comment!
permettre de pareils supplices sur la terre russe, de la part de
maudits schismatiques! Qu'on puisse traiter ainsi les _polkovniks_
et les _hetman_s! non, ce ne sera pas, ce ne sera pas.

Ces mots volaient de côté et d'autre, Les Zaporogues commençaient
à se mettre en mouvement. Ce n'était pas l'agitation d'un peuple
mobile. Ces caractères lourds et forts ne s'enflammaient pas
promptement; mais une fois échauffés, ils conservaient longtemps
et obstinément leur flamme intérieure.

-- Pendons d'abord tous les juifs, s'écrièrent des voix dans la
foule; qu'ils ne puissent plus faire de jupes à leurs juives avec
les chasubles des prêtres! qu'ils ne mettent plus de signes sur
les hosties! noyons toute cette canaille dans le Dniepr!

Ces mots prononcés par quelques-uns volèrent de bouche en bouche
aussi rapidement que brille l'éclair, et toute la foule se
précipita sur le faubourg avec l'intention d'exterminer tous les
juifs.

Les pauvres fils d'Israël ayant perdu, dans leur frayeur, toute
présence d'esprit, se cachaient dans des tonneaux vides, dans les
cheminées, et jusque sous les jupes de leurs femmes. Mais les
Cosaques savaient bien les trouver partout.

-- Sérénissimes seigneurs, s'écriait un juif long et sec comme un
bâton, qui montrait du milieu de ses camarades sa chétive figure
toute bouleversée par la peur; sérénissimes seigneurs, permettez-
nous de vous dire un mot, rien qu'un mot. Nous vous dirons une
chose comme vous n'en avez jamais entendue, une chose de telle
importance, qu'on ne peut pas dire combien elle est importante.

-- Voyons, parlez, dit Boulba, qui aimait toujours à entendre
l'accusé.

-- Excellentissimes seigneurs, dit le juif, on n'a jamais encore
vu de pareils seigneurs, non, devant Dieu, jamais. Il n'y a pas eu
au monde d'aussi nobles, bons et braves seigneurs.

Sa voix s'étouffait et mourait d'effroi.

-- Comment est-ce possible que nous pensions mal des Zaporogues?
Ce ne sont pas les nôtres qui sont les fermiers d'églises dans
l'Ukraine; non, devant Dieu, ce ne sont pas les nôtres. Ce ne sont
pas même des juifs; le diable sait ce que c'est. C'est une chose
sur laquelle il ne faut que cracher, et la jeter ensuite. Ceux-ci
vous diront la même chose. N'est-ce pas, Chleuma? n'est-ce pas,
Chmoul?

-- Devant Dieu, c'est bien vrai, répondirent de la foule Chleuma
et Chmoul, tous deux vêtus d'habits en lambeaux, et blêmes comme
du plâtre.

-- Jamais encore, continua le long juif, nous n'avons eu de
relations avec l'ennemi, et nous ne voulons rien avoir à faire
avec les catholiques. Qu'ils voient le diable en songe! nous
sommes comme des frères avec les Zaporogues.

-- Comment! que les Zaporogues soient vos frères! s'écria
quelqu'un de la foule. Jamais, maudits juifs. Au Dniepr, cette
maudite canaille!

Ces mots servirent de signal. On empoigna les juifs, et on
commença à les lancer dans le fleuve. Des cris plaintifs
s'élevaient de tous côtés; mais les farouches Zaporogues ne
faisaient que rire en voyant les grêles jambes des juifs,
chaussées de bas et de souliers, s'agiter dans les airs. Le pauvre
orateur, qui avait attiré un si grand désastre sur les siens et
sur lui-même, s'arracha de son caftan, par lequel on l'avait déjà
saisi, en petite camisole étroite et de toutes couleurs, embrassa
les pieds de Boulba, et se mit à le supplier d'une voix
lamentable.

-- Magnifique et sérénissime seigneur, j'ai connu votre frère, le
défunt Doroch. C'était un vrai guerrier, la fleur de la
chevalerie. Je lui ai prêté huit cents sequins pour se racheter
des Turcs.

-- Tu as connu mon frère? lui dit Tarass.

-- Je l'ai connu, devant Dieu. C'était un seigneur très généreux.

-- Et comment te nomme-t-on?

-- Yankel.

-- Bien, dit Tarass.

Puis, après avoir réfléchi:

-- Il sera toujours temps de pendre le juif, dit-il aux Cosaques.
Donnez-le-moi pour aujourd'hui.

Ils y consentirent. Tarass le conduisit à ses chariots près
desquels se tenaient ses Cosaques.

-- Allons, fourre-toi sous ce chariot, et ne bouge plus. Et vous,
frères, ne laissez pas sortir le juif.

Cela dit, il s'en alla sur la place, où la foule s'était dès
longtemps rassemblée. Tout le monde avait abandonné le travail des
canots, car ce n'était pas une guerre maritime qu'ils allaient
faire, mais une guerre de terre ferme. Au lieu de chaloupes et de
rames, il leur fallait maintenant des chariots et des coursiers. À
cette heure, chacun voulait se mettre en campagne, les vieux comme
les jeunes; et tous d'après le consentement des anciens, le
_kochévoï_ et les _atamans_ des _kouréni_, avaient résolu de
marcher droit sur la Pologne, pour venger toutes leurs offenses,
l'humiliation de la religion et de la gloire cosaque, pour
ramasser du butin dans les villes ennemies, brûler les villages et
les moissons, faire enfin retentir toute la steppe du bruit de
leurs hauts faits. Tous s'armaient. Quant au _kochévoï_, il avait
grandi de toute une palme. Ce n'était plus le serviteur timide des
caprices d'un peuple voué à la licence; c'était un chef dont la
puissance n'avait pas de bornes, un despote qui ne savait que
commander et se faire obéir. Tous les chevaliers tapageurs et
volontaires se tenaient immobiles dans les rangs, la tête
respectueusement baissée, et n'osant lever les regards, pendant
qu'il distribuait ses ordres avec lenteur, sans colère, sans cri,
comme un chef vieilli dans l'exercice du pouvoir, et qui
n'exécutait pas pour la première fois des projets longuement
mûris.

-- Examinez bien si rien ne vous manque, leur disait-il; préparez
vos chariots, essayez vos armes; ne prenez pas avec vous trop
d'habillements. Une chemise et deux pantalons pour chaque Cosaque,
avec un pot de lard et d'orge pilée. Que personne n'emporte
davantage. Il y aura des effets et des provisions dans les
bagages. Que chaque Cosaque emmène une paire de chevaux. Il faut
prendre aussi deux cents paires de boeufs; ils nous seront
nécessaires dans les endroits marécageux et au passage des
rivières. Mais de l'ordre surtout, seigneurs, de l'ordre. Je sais
qu'il y a des gens parmi vous qui, si Dieu leur envoie du butin,
se mettent à déchirer les étoffes de soie pour s'en faire des bas.
Abandonnez cette habitude du diable; ne vous chargez pas de
jupons; prenez seulement les armes, quand elles sont bonnes, ou
les ducats et l'argent, car cela tient peu de place et sert
partout. Mais que je vous dise encore une chose, seigneurs: si
quelqu'un de vous s'enivre à la guerre, je ne le ferai pas même
juger. Je le ferai traîner comme un chien jusqu'aux chariots, fût-
il le meilleur Cosaque de l'armée; et là il sera fusillé comme un
chien, et abandonné sans sépulture aux oiseaux. Un ivrogne, à la
guerre, n'est pas digne d'une sépulture chrétienne. Jeunes gens,
en toutes choses écoutez les anciens. Si une balle vous frappe, si
un sabre vous écorche la tête ou quelque autre endroit, n'y faites
pas grande attention; jetez une charge de poudre dans un verre
d'eau-de-vie, avalez cela d'un trait, et tout passera. Vous
n'aurez pas même de fièvre. Et si la blessure n'est pas trop
profonde, mettez-y tout bonnement de la terre, après l'avoir
humectée de salive sur la main. À l'oeuvre, à l'oeuvre, enfants!
hâtez-vous sans vous presser.

Ainsi parlait le _kochévoï_, et dès qu'il eut fini son discours,
tous les Cosaques se mirent à la besogne. La _setch_ entière
devint sobre; on n'aurait pu y rencontrer un seul homme ivre, pas
plus que s'il ne s'en fût jamais trouvé parmi les Cosaques. Les
uns réparaient les cercles des roues ou changeaient les essieux
des chariots; les autres y entassaient des armes ou des sacs de
provisions; d'autres encore amenaient les chevaux et les boeufs.
De toutes parts retentissaient le piétinement des bêtes de somme,
le bruit des coups d'arquebuse tirés à la cible, le choc des
sabres contre les éperons, les mugissements des boeufs, les
grincements des chariots chargés, et les voix d'hommes parlant
entre eux ou excitant leurs chevaux.

Bientôt le _tabor_[26] des Cosaques s'étendit en une longue file,
se dirigeant vers la plaine. Celui qui aurait voulu parcourir tout
l'espace compris entre la tête et la queue du convoi aurait eu
longtemps à courir. Dans la petite église en bois, le pope
récitait la prière du départ; il aspergea toute la foule d'eau
bénite, et chacun, en passant, vint baiser la croix. Quand le
_tabor_ se mit en mouvement, et s'éloigna de la _setch_, tous les
Cosaques se retournèrent:

-- Adieu, notre mère, dirent-ils d'une commune voix, que Dieu te
garde de tout malheur!

En traversant le faubourg, Tarass Boulba aperçut son juif Yankel
qui avait eu le temps de s'établir sous une tente, et qui vendait
des pierres à feu, des vis, de la poudre, toutes les choses utiles
à la guerre, même du pain et des _khalatchis_[27].

«Voyez-vous ce diable de juif?» pensa Tarass. Et, s'approchant de
lui:

-- Fou que tu es, lui dit-il, que fais-tu là? Veux-tu donc qu'on
te tue comme un moineau?

Yankel, pour toute réponse, vint à sa rencontre, et faisant signe
des deux mains, comme s'il avait à lui déclarer quelque chose de
très mystérieux, il lui dit:

-- Que votre seigneurie se taise, et n'en dise rien à personne.
Parmi les chariots de l'armée, il y a un chariot qui m'appartient.
Je prends avec moi toutes sortes de provisions bonnes pour les
Cosaques, et en route, je vous les vendrai à plus bas prix que
jamais juif n'a vendu, devant Dieu, devant Dieu!

Tarass Boulba haussa les épaules, en voyant ce que pouvait la
force de la nature juive, et rejoignit le _tabor_.


CHAPITRE V

Bientôt toute la partie sud-est de la Pologne fut en proie à la
terreur. On entendait répéter partout «Les Zaporogues, les
Zaporogues arrivent!» Tout ce qui pouvait fuir fuyait; chacun
quittait ses foyers. Alors, précisément, dans cette contrée de
l'Europe, on n'élevait ni forteresses, ni châteaux. Chacun se
construisait à la hâte quelque petite habitation couverte de
chaume, pensant qu'il ne fallait perdre ni son temps ni son argent
à bâtir des demeures qui seraient tôt ou tard la proie des
invasions. Tout le monde se mit en émoi. Celui-ci échangeait ses
boeufs et sa charrue contre un cheval et un mousquet, pour aller
servir dans les régiments; celui-là cherchait un refuge avec son
bétail, emportant tout ce qu'il pouvait enlever. Quelques-uns
essayaient bien une résistance toujours vaine; mais la plus grande
partie fuyait prudemment. Tout le monde savait qu'il n'était pas
facile d'avoir affaire avec cette foule aguerrie aux combats,
connue sous le nom d'armée zaporogue, qui, malgré son organisation
irrégulière, conservait dans la bataille un ordre calculé. Pendant
la marche, les hommes à cheval s'avançaient lentement, sans
surcharger et sans fatiguer leurs montures; les gens de pied
suivaient en bon ordre les chariots, et tout le _tabor_ ne se
mettait en mouvement que la nuit, prenant du repos le jour, et
choisissant pour ses haltes des lieux déserts ou des forêts, plus
vastes encore et plus nombreuses qu'aujourd'hui. On envoyait en
avant des éclaireurs et des espions pour savoir où et comment se
diriger. Souvent, les Cosaques apparaissaient dans les endroits où
ils étaient le moins attendus; alors, tout ce qui était vivant
disait adieu à la vie. Des incendies dévoraient les villages
entiers; les chevaux et les boeufs qu'on ne pouvait emmener
étaient tués sur place. Les cheveux se dressent d'horreur quand on
pense à toutes les atrocités que commettaient les Zaporogues. On
massacrait les enfants, on coupait les seins aux femmes; au petit
nombre de ceux qu'on laissait en liberté, on arrachait la peau, du
genou jusqu'à la plante des pieds; en un mot, les Cosaques
acquittaient en une seule fois toutes leurs vieilles dettes. Le
prélat d'un monastère, qui eut connaissance de leur approche,
envoya deux de ses moines pour leur représenter qu'il y avait paix
entre le gouvernement polonais et les Zaporogues, qu'ainsi ils
violaient leur devoir envers le roi et tout droit des gens.

-- Dites à l'abbé de ma part et de celle de tous les Zaporogues,
répondit le _kochévoï_, qu'il n'a rien à craindre. Mes Cosaques ne
font encore qu'allumer leurs pipes.

Et bientôt la magnifique abbaye fut tout entière livrée aux
flammes; et les colossales fenêtres gothiques semblaient jeter des
regards sévères à travers les ondes lumineuses de l'incendie. Des
foules de moines fugitifs, de juifs, de femmes, s'entassèrent dans
les villes entourées de murailles et qui avaient garnison.

Les secours tardifs envoyés par le gouvernement de loin en loin,
et qui consistaient en quelques faibles régiments, ou ne pouvaient
découvrir les Cosaques, ou s'enfuyaient au premier choc, sur leurs
chevaux rapides. Il arrivait aussi que des généraux du roi, qui
avaient triomphé dans mainte affaire, se décidaient à réunir leurs
forces, et à présenter la bataille aux Zaporogues. C'étaient de
pareilles rencontres qu'attendaient surtout les jeunes Cosaques,
qui avaient honte de piller ou de vaincre des ennemis sans
défense, et qui brillaient du désir de se distinguer devant les
anciens, en se mesurant avec un Polonais hardi et fanfaron, monté
sur un beau cheval, et vêtu d'un riche _joupan_[28] dont les
manches pendantes flottaient au vent. Ces combats étaient
recherchés par eux comme un plaisir, car ils y trouvaient
l'occasion de faire un riche butin de sabres, de mousquets et de
harnais de chevaux. De jeunes hommes au menton imberbe étaient
devenus en un mois des hommes faits. Les traits de leurs visages,
où s'était jusque-là montrée une mollesse juvénile, avaient pris
l'énergie de la force. Le vieux Tarass était ravi de voir que,
partout, ses fils marchaient au premier rang. Évidemment la guerre
était la véritable vocation d'Ostap. Sans jamais perdre la tête,
avec un sang-froid presque surnaturel dans un jeune homme de
vingt-deux ans, il mesurait d'un coup d'oeil l'étendue du danger,
la vraie situation des choses, et trouvait sur-le-champ le moyen
d'éviter le péril, mais de l'éviter pour le vaincre avec plus de
certitude. Toutes ses actions commencèrent à montrer la confiance
en soi, la fermeté calme, et personne ne pouvait méconnaître en
lui un chef futur.

-- Oh! ce sera avec le temps un bon _polkovnik_, disait le vieux
Tarass; devant Dieu, ce sera un bon _polkovnik_, et il surpassera
son père.

Pour Andry, il se laissait emporter au charme de la musique des
balles et des sabres. Il ne savait pas ce que c'était que
réfléchir, calculer, mesurer ses forces et celles de l'ennemi. Il
trouvait une volupté folle dans la bataille. Elle lui semblait une
fête, à ces instants où la tête du combattant brûle, où tout se
confond à ses regards, où les hommes et les chevaux tombent pêle-
mêle avec fracas, où il se précipite tête baissée à travers le
sifflement des balles, frappant à droite et à gauche, sans
ressentir les coups qui lui sont portés. Plus d'une fois le vieux
Tarass eut l'occasion d'admirer Andry, lorsque, emporté par sa
fougue, il se jetait dans des entreprises que n'eût tentées nul
homme de sang-froid, et réussissait justement par l'excès de sa
témérité. Le vieux Tarass l'admirait alors, et répétait souvent:

-- Oh! celui-là est un brave; que le diable ne l'emporte pas! ce
n'est pas Ostap, mais c'est un brave.

Il fut décidé que l'armée marcherait tout droit sur la ville de
Doubno, où, d'après le bruit public, les habitants avaient
renfermé beaucoup de richesses. L'intervalle fut parcouru en un
jour et demi, et les Zaporogues parurent inopinément devant la
place. Les habitants avaient résolu de se défendre jusqu'à la
dernière extrémité, préférant mourir sur le seuil de leurs
demeures que laisser entrer l'ennemi dans leurs murs. Une haute
muraille en terre entourait toute la ville; là où elle était trop
basse, s'élevait un parapet en pierre, ou une maison crénelée, ou
une forte palissade en pieux de chêne. La garnison était
nombreuse, et sentait toute l'importance de son devoir. À leur
arrivée, les Zaporogues attaquèrent vigoureusement les ouvrages
extérieurs; mais ils furent reçus par la mitraille. Les bourgeois,
les habitants ne voulaient pas non plus rester oisifs, et se
tenaient en armes sur les remparts. On pouvait voir à leur
contenance qu'ils se préparaient à une résistance désespérée. Les
femmes même prenaient part à la défense; des pierres, des sacs de
sable, des tonneaux de résine enflammée tombaient sur la tête des
assaillants. Les Zaporogues n'aimaient pas avoir affaire aux
forteresses; ce n'était pas dans les assauts qu'ils brillaient. Le
_kochévoï_ ordonna donc la retraite en disant:

-- Ce n'est rien, seigneurs frères, décidons-nous à reculer. Mais
que je sois un maudit Tatar, et non pas un chrétien, si nous
laissons sortir un seul habitant. Qu'ils meurent tous de faim
comme des chiens.

Après avoir battu en retraite, l'armée bloqua étroitement la
place, et n'ayant rien autre chose à faire, les Cosaques se mirent
à ravager les environs, à brûler les villages et les meules de
blé, à lancer leurs chevaux dans les moissons encore sur pied, et
qui cette année-là avaient récompensé les soins du laboureur par
une riche croissance. Du haut des murailles, les habitants
voyaient avec terreur la dévastation de toutes leurs ressources.
Cependant les Zaporogues, disposés en _kouréni_ comme à la
_setch_, avaient entouré la ville d'un double rang de chariots.
Ils fumaient leurs pipes, échangeaient entre eux les armes prises
à l'ennemi, et jouaient au saute-mouton, à pair et impair,
regardant la ville avec un sang-froid désespérant; et, pendant la
nuit, les feux s'allumaient; chaque _kourèn_ faisait bouillir son
gruau dans d'énormes chaudrons de cuivre; une garde vigilante se
succédait auprès des feux. Mais bientôt les Zaporogues
commencèrent à s'ennuyer de leur inaction, et surtout de leur
sobriété forcée dont nulle action d'éclat ne les dédommageait. Le
_kochévoï_ ordonna même de doubler la ration de vin, ce qui se
faisait quelquefois dans l'armée, quand il n'y avait pas
d'entreprise à tenter. C'était surtout aux jeunes gens, et
notamment aux fils de Boulba, que déplaisait une pareille vie.
Andry ne cachait pas son ennui:

-- Tête sans cervelle, lui disait souvent Tarass, souffre,
Cosaque, tu deviendras _hetman_s[29]. Celui-là n'est pas encore un
bon soldat qui garde sa présence d'esprit dans la bataille; mais
celui-là est un bon soldat qui ne s'ennuie jamais, qui sait
souffrir jusqu'au bout, et, quoi qu'il arrive, finit par faire ce
qu'il a résolu.

Mais un jeune homme ne peut avoir l'opinion d'un vieillard, car il
voit les mêmes choses avec d'autres yeux.

Sur ces entrefaites, arriva le _polk_ de Tarass Boulba amené par
Tovkatch. Il était accompagné de deux _ïésaouls_, d'un greffier et
d'autres chefs, conduisant une troupe d'environ quatre mille
hommes. Dans ce nombre, se trouvaient beaucoup de volontaires,
qui, sans être appelés, avaient pris librement du service, dès
qu'ils avaient connu le but de l'expédition. Les _ïésaouls_
apportaient aux fils de Tarass la bénédiction de leur mère, et à
chacun d'eux une petite image en bois de cyprès, prise au célèbre
monastère de Mégigorsk à Kiew. Les deux frères se pendirent les
saintes images au cou, et devinrent tous les deux pensifs en
songeant à leur vieille mère. Que leur prophétisait cette
bénédiction? La victoire sur l'ennemi, suivie d'un joyeux retour
dans la patrie, avec du butin, et surtout de la gloire digne
d'être éternellement chantée par les joueurs de _bandoura_, ou
bien...? Mais l'avenir est inconnu; il se tient devant l'homme,
semblable à l'épais brouillard d'automne qui s'élève des marais.
Les oiseaux le traversent éperdument, sans se reconnaître, la
colombe sans voir l'épervier, l'épervier sans voir la colombe, et
pas un d'eux ne sait s'il est près ou loin de sa fin.

Après la réception des images, Ostap s'occupa de ses affaires de
chaque jour, et se retira bientôt dans son _kourèn_. Pour Andry,
il ressentait involontairement un serrement de coeur. Les Cosaques
avaient déjà pris leur souper. Le soir venait de s'éteindre; une
belle nuit d'été remplissait l'air. Mais Andry ne rejoignait pas
son _kourèn_, et ne pensait point à dormir. Il était plongé dans
la contemplation du spectacle qu'il avait sous les yeux. Une
innombrable quantité d'étoiles jetaient du haut du ciel une
lumière pâle et froide. La plaine, dans une vaste étendue, était
couverte de chariots dispersés, que chargeaient les provisions et
le butin, et sous lesquels pendaient les seaux à porter le
goudron. Autour et sous les chariots, se voyaient des groupes de
Zaporogues étendus dans l'herbe. Ils dormaient dans toutes sortes
de positions. L'un avait mis un sac sous sa tête, l'autre son
bonnet; celui-ci s'appuyait sur le flanc de son camarade. Chacun
portait à sa ceinture un sabre, un mousquet, une petite pipe en
bois, un briquet et des poinçons. Les boeufs pesants étaient
couchés, les jambes pliées, en troupes blanchâtres, et
ressemblaient de loin à de grosses pierres immobiles éparses dans
la plaine, de tous côtés s'élevaient les sourds ronflements des
soldats endormis, auxquels répondaient par des hennissements
sonores les chevaux qu'indignaient leurs entraves.

Cependant, une lueur solennelle et lugubre ajoutait encore à la
beauté de cette nuit de juillet; c'était le reflet de l'incendie
des villages d'alentour. Ici, la flamme s'étendait large et
paisible sur le ciel; là, trouvant un aliment faible, elle
s'élançait en minces tourbillons jusque sous les étoiles; des
lambeaux enflammés se détachaient pour se traîner et s'éteindre au
loin. De ce côté, un monastère aux murs noircis par le feu, se
tenait sombre et grave comme un moine encapuchonné, montrant à
chaque reflet sa lugubre grandeur; de cet autre, brûlait le grand
jardin du couvent. On croyait entendre le sifflement des arbres
que tordait la flamme, et quand, au sein de l'épaisse fumée,
jaillissait un rayon lumineux, il éclairait de sa lueur violâtre
des masses de prunes mûries, et changeait en or de ducats des
poires qui jaunissaient à travers le sombre feuillage. D'une et
d'autre parts, pendaient aux créneaux ou aux branches quelque
moine ou quelque malheureux juif dont le corps se consumait avec
tout le reste. Une quantité d'oiseaux s'agitaient devant la nappe
de feu, et, de loin, semblaient autant de petites croix noires. La
ville dormait, dégarnie de défenseurs. Les flèches des temples,
les toits des maisons, les créneaux des murs et les pointes des
palissades s'enflammaient silencieusement du reflet des incendies
lointains. Andry parcourait les rangs des Cosaques. Les feux,
autour desquels s'asseyaient les gardes, ne jetaient plus que de
faibles clartés, et les gardes eux-mêmes se laissaient aller au
sommeil, après avoir largement satisfait leur appétit cosaque. Il
s'étonna d'une telle insouciance, pensant qu'il était fort heureux
qu'on n'eût pas d'ennemi dans le voisinage. Enfin, il s'approcha
lui-même de l'un des chariots, grimpa sur la couverture, et se
coucha, le visage en l'air, en mettant ses mains jointes sous sa
tête; mais il ne put s'endormir, et demeura longtemps à regarder
le ciel. L'air était pur et transparent; les étoiles qui forment
la voie lactée étincelaient d'une lumière blanche et confuse. Par
moments, Andry s'assoupissait, et le premier voile du sommeil lui
cachait la vue du ciel, qui reparaissait de nouveau. Tout à coup,
il lui sembla qu'une étrange figure se dessinait rapidement devant
lui. Croyant que c'était une image créée par le sommeil, et qui
allait se dissiper, il ouvrit les yeux davantage. Il aperçut
effectivement une figure pâle, exténuée, qui se penchait sur lui
et le regardait fixement dans les yeux. Des cheveux longs et noirs
comme du charbon s'échappaient en désordre d'un voile sombre
négligemment jeté sur la tête, et l'éclat singulier du regard, le
teint cadavéreux du visage pouvaient bien faire croire à une
apparition. Andry saisit à la hâte son mousquet, et s'écria d'une
voix altérée:

-- Qui es-tu? Si tu es un esprit malin, disparais. Si tu es un
être vivant, tu as mal pris le temps de rire, je vais te tuer.

Pour toute réponse l'apparition mit le doigt sur ses lèvres,
semblant implorer le silence. Andry déposa son mousquet, et se mit
à la regarder avec plus d'attention. À ses longs cheveux, à son
cou, à sa poitrine demi-nue, il reconnut une femme. Mais ce
n'était pas une Polonaise; son visage hâve et décharné avait un
teint olivâtre, les larges pommettes de ses joues s'avançaient en
saillie, et les paupières de ses yeux étroits se relevaient aux
angles extérieurs. Plus il contemplait les traits de cette femme,
plus il y trouvait le souvenir d'un visage connu.

-- Dis-moi, qui es-tu? s'écria-t-il enfin; il me semble que je
t'ai vue quelque part.

-- Oui, il y a deux ans, à Kiew.

-- Il y a deux ans, à Kiew? répéta Andry en repassant dans sa
mémoire tout ce que lui rappelait sa vie d'étudiant.

Il la regarda encore une fois avec une profonde attention, puis il
s'écria tout à coup:

-- Tu es la Tatare, la servante de la fille du _vaïvode_.

-- Chut! dit-elle, en croisant ses mains avec une angoisse
suppliante, tremblante de peur et regardant de tous côtés si le
cri d'Andry n'avait réveillé personne.

-- Réponds: comment, et pourquoi es-tu ici? disait Andry d'une
voix basse et haletante. Où est la demoiselle? est-elle en vie?

-- Elle est dans la ville.

-- Dans la ville! reprit Andry retenant à peine un cri de
surprise, et sentant que tout son sang lui refluait au coeur.
Pourquoi dans la ville?

-- Parce que le vieux seigneur y est lui-même. Voilà un an et demi
qu'il a été fait _vaïvode_ de Doubno.

-- Est-elle mariée?... Mais parle donc, parle donc.

-- Voilà deux jours qu'elle n'a rien mangé,

-- Comment!...

-- Il n'y a plus un morceau de pain dans la ville: depuis
plusieurs jours les habitants ne mangent que de la terre.»

Andry fut pétrifié.

-- La demoiselle t'a vu du parapet avec les autres Zaporogues.
Elle m'a dit: «Va, dis au chevalier, s'il se souvient de moi,
qu'il vienne me trouver; sinon, qu'il te donne au moins un morceau
de pain pour ma vieille mère, car je ne veux pas la voir mourir
sous mes yeux. Prie-le, embrasse ses genoux; il a aussi une
vieille mère; qu'il te donne du pain pour l'amour d'elle.»

Une foule de sentiments divers s'éveillèrent dans le coeur du
jeune Cosaque.

-- Mais comment as-tu pu venir ici?

-- Par un passage souterrain.

-- Y a-t-il donc un passage souterrain?

-- Oui.

-- Où?

-- Tu ne nous trahiras pas, chevalier?

-- Non, je le jure sur la Sainte Croix.

-- En descendant le ravin, et en traversant le ruisseau à la place
où croissent des joncs.

-- Et ce passage aboutit dans la ville?

-- Tout droit au monastère.

-- Allons, allons sur-le-champ.

-- Mais, au nom du Christ et de sa sainte mère, un morceau de
pain.

-- Bien, je vais t'en apporter. Tiens-toi près du chariot, ou
plutôt couche-toi dessus. Personne ne te verra, tous dorment. Je
reviens à l'instant.

Et il se dirigea vers les chariots où se trouvaient les provisions
de son _kourèn_. Le coeur lui battait avec violence. Tout ce
qu'avait effacé sa vie rude et guerrière de Cosaque, tout le passé
renaquit aussitôt, et le présent s'évanouit à son tour. Alors
reparut à la surface de sa mémoire une image de femme avec ses
beaux bras, sa bouche souriante, ses épaisses nattes de cheveux.
Non, cette image n'avait jamais disparu pleinement de son âme;
mais elle avait laissé place à d'autres pensées plus mâles, et
souvent encore elle troublait le sommeil du jeune Cosaque.

Il marchait, et ses battements de coeur devenaient de plus en plus
forts à l'idée qu'il la verrait bientôt, et ses genoux tremblaient
sous lui. Arrivé près des chariots, il oublia pourquoi il était
venu, et se passa la main sur le front en cherchant à se rappeler
ce qui l'amenait. Tout à coup il tressaillit, plein d'épouvante à
l'idée qu'elle se mourait de faim. Il s'empara de plusieurs pains
noirs; mais la réflexion lui rappela que cette nourriture, bonne
pour un Zaporogue, serait pour elle trop grossière. Il se souvint
alors que, la veille, le _kochévoï_ avait reproché aux cuisiniers
de l'armée d'avoir employé à faire du gruau toute la farine de blé
noir qui restait, tandis qu'elle devait suffire pour trois jours.
Assuré donc qu'il trouverait du gruau tout préparé dans les grands
chaudrons, Andry prit une petite casserole de voyage appartenant à
son père, et alla trouver le cuisinier de son _kourèn_, qui
dormait étendu entre deux marmites sous lesquelles fumait encore
la cendre chaude. À sa grande surprise, il les trouva vides l’une
et l'autre. Il avait fallu des forces surhumaines pour manger tout
ce gruau, car son _kourèn_ comptait moins d'hommes que les autres.
Il continua l'inspection des autres marmites, et ne trouva rien
nulle part. Involontairement il se rappela le proverbe: «Les
Zaporogues sont comme les enfants; s'il y a peu, ils s'en
contentent; s'il y a beaucoup, ils ne laissent rien.» Que faire?
Il y avait sur le chariot de son père un sac de pains blancs qu'on
avait pris au pillage d'un monastère. Il s'approcha du chariot,
mais le sac n'y était plus. Ostap l'avait mis sous sa tête, et
ronflait étendu par terre. Andry saisit le sac d'une main et
l'enleva brusquement; la tête d'Ostap frappa sur le sol, et lui-
même, se dressant à demi éveillé, s'écria sans ouvrir les yeux:

-- Arrêtez, arrêtez le Polonais du diable; attrapez son cheval.

-- Tais-toi, ou je te tue, s'écria Andry plein d'épouvante, en le
menaçant de son sac.

Mais Ostap s'était tu déjà; il retomba sur la terre, et se remit à
ronfler de manière à agiter l'herbe que touchait son visage. Andry
regarda avec terreur de tous côtés. Tout était tranquille; une
seule tête à la touffe flottante s'était soulevée dans le _kourèn_
voisin; mais après avoir jeté de vagues regards, elle s'était
reposée sur la terre. Au bout d'une courte attente, il s'éloigna
emportant son butin. La Tatare était couchée, respirant à peine.

-- Lève-toi, lui dit-il; allons, tout le monde dort, ne crains
rien. Es-tu en état de soulever un de ces pains, si je ne puis les
emporter tous moi-même?

Il mit le sac sur son dos, en prit un second, plein de millet,
qu'il enleva d'un autre chariot, saisit dans ses mains les pains
qu'il avait voulu donner à la Tatare, et, courbé sous ce poids, il
passa intrépidement à travers les rangs des Zaporogues endormis.

-- Andry! dit le vieux Boulba au moment où son fils passa devant
lui.

Le coeur du jeune homme se glaça. Il s'arrêta, et, tout tremblant,
répondit à voix basse:

-- Eh bien! quoi?

-- Tu as une femme avec toi. Sur ma parole, je te rosserai demain
matin d'importance. Les femmes ne te mèneront à rien de bon.

Après avoir dit ces mots, il souleva sa tête sur sa main, et
considéra attentivement la Tatare enveloppée dans son voile.

Andry se tenait immobile, plus mort que vif, sans oser regarder
son père en face. Quand il se décida à lever enfin les yeux, il
reconnut que Boulba s'était endormi, la tête sur la main.

Il fit le signe de la croix; son effroi se dissipa plus vite qu'il
n'était venu. Quand il se retourna pour s'adresser à la Tatare, il
la vit devant lui, immobile comme une sombre statue de granit,
perdue dans son voile, et le reflet d'un incendie lointain éclaira
tout à coup ses yeux, hagards comme ceux d'un moribond. Il la
secoua par la manche, et tous deux s'éloignèrent en regardant
fréquemment derrière eux. Ils descendirent dans un ravin, au fond
duquel se traînait paresseusement un ruisseau bourbeux, tout
couvert de joncs croissant sur des mottes de terre. Une fois au
fond du ravin, la plaine avec le _tabor_ des Zaporogues disparut à
leurs regards; en se retournant, Andry ne vit plus rien qu'une
côte escarpée, au sommet de laquelle se balançaient quelques
herbes sèches et fines, et par-dessus brillait la lune, semblable
à une faucille d'or. Une brise légère, soufflant de la steppe,
annonçait la prochaine venue du jour. Mais nulle part on
n'entendait le chant d'un coq. Depuis longtemps on ne l’avait
entendu, ni dans la ville, ni dans les environs dévastés. Ils
franchirent une poutre posée sur le ruisseau, et devant eux se
dressa l'autre bord, plus haut encore et plus escarpé. Cet endroit
passait sans doute pour le mieux fortifié de toute l'enceinte par
la nature, car le parapet en terre qui le couronnait était plus
bas qu'ailleurs, et l'on n'y voyait pas de sentinelles. Un peu
plus loin s'élevaient les épaisses murailles du couvent. Toute la
côte devant eux était couverte de bruyères; entre elle et le
ruisseau s'étendait un petit plateau où croissaient des joncs de
hauteur d'homme. La Tatare ôta ses souliers, et s'avança avec
précaution en soulevant sa robe, parce que le sol mouvant était
imprégné d'eau. Après avoir conduit péniblement Andry à travers
les joncs, elle s'arrêta devant un grand tas de branches sèches.
Quand ils les eurent écartées, ils trouvèrent une espèce de voûte
souterraine dont l'ouverture n'était pas plus grande que la bouche
d'un four. La Tatare y entra la première la tête basse, Andry la
suivit, en se courbant aussi bas que possible pour faire passer
ses sacs et ses pains, et bientôt tous deux se trouvèrent dans une
complète obscurité.


CHAPITRE VI

Andry s'avançait péniblement dans l'étroit et sombre souterrain,
précédé de la Tatare et courbé sous ses sacs de provisions.

-- Bientôt nous pourrons voir, lui dit sa conductrice, nous
approchons de l'endroit où j'ai laissé une lumière.

En effet, les noires murailles du souterrain commençaient à
s'éclairer peu à peu. Ils atteignirent une petite plate-forme qui
semblait être une chapelle, car à l'un des murs était adossée une
table en forme d'autel, surmontée d'une vieille image noircie de
la madone catholique. Une petite lampe en argent, suspendue devant
cette image, l'éclairait de sa lueur pâle. La Tatare se baissa,
ramassa de terre son chandelier de cuivre dont la tige longue et
mince était entourée de chaînettes auxquelles pendaient des
mouchettes, un éteignoir et un poinçon. Elle le prit et alluma la
chandelle au feu de la lampe. Tous deux continuèrent leur route, à
demi dans une vive lumière, à demi dans une ombre noire, comme les
personnages d'un tableau de Gérard delle notti. Le visage du jeune
chevalier, où brillait la santé et la force, formait un frappant
contraste avec celui de la Tatare, pâle et exténué. Le passage
devint insensiblement plus large et plus haut, de manière qu'Andry
put relever la tête. Il se mit à considérer attentivement les
parois en terre du passage où il cheminait. Comme aux souterrains
de Kiew, on y voyait des enfoncements que remplissaient tantôt des
cercueils, tantôt des ossements épars que l'humidité avait rendus
mous comme de la pâte. Là aussi gisaient de saints anachorètes qui
avaient fui le monde et ses séductions. L'humidité était si grande
en certains endroits, qu'ils avaient de l'eau sous les pieds.
Andry devait s'arrêter souvent pour donner du repos à sa compagne
dont la fatigue se renouvelait sans cesse. Un petit morceau de
pain qu'elle avait dévoré causait une vive douleur à son estomac
déshabitué de nourriture, et fréquemment elle s'arrêtait sans
pouvoir quitter la place. Enfin une petite porte en fer apparut
devant eux.

«Grâce à Dieu, nous sommes arrivés,» dit la Tatare d'une voix
faible; et elle leva la main pour frapper, mais la force lui
manqua.

À sa place, Andry frappa vigoureusement sur la porte, qui retentit
de manière à montrer qu'il y avait par derrière un large espace
vide; puis le son changea de nature comme s'il se fût prolongé
sous de hauts arceaux. Deux minutes après, on entendit bruire un
trousseau de clefs et quelqu'un qui descendait les marches d'un
escalier tournant. La porte s'ouvrit. Un moine, qui se tenait
debout, la clef dans une main, une lumière dans l'autre, leur
livra passage. Andry recula involontairement à la vue d'un moine
catholique, objet de mépris et de haine pour les Cosaques, qui les
traitaient encore plus inhumainement que les juifs. Le moine, de
son côté, recula de quelques pas en voyant un Zaporogue; mais un
mot que lui dit la Tatare à voix basse le tranquillisa. Il referma
la porte derrière eux, les conduisit par l'escalier, et bientôt
ils se trouvèrent sous les hautes et sombres voûtes de l'église.

Devant l'un des autels, tout chargé de cierges, se tenait un
prêtre à genoux, qui priait à voix basse. À ses côtés étaient
agenouillés deux jeunes diacres en chasubles violettes ornées de
dentelles blanches, et des encensoirs dans les mains. Ils
demandaient un miracle, la délivrance de la ville,
l'affermissement des courages ébranlés, le don de la patience, la
fuite du tentateur qui les faisait murmurer, qui leur inspirait
des idées timides et lâches. Quelques femmes, semblables à des
spectres, étaient agenouillées aussi, laissant tomber leurs têtes
sur les dossiers des bancs de bois et des prie-Dieu. Quelques
hommes restaient appuyés contre les pilastres dans un silence
morne et découragé. La longue fenêtre aux vitraux peints qui
surmontait l'autel s'éclaira tout à coup des lueurs rosées de
l'aube naissante, et des rosaces rouges, bleues, de toutes
couleurs, se dessinèrent sur le sombre pavé de l'église. Tout le
choeur fut inondé de jour, et la fumée de l'encens, immobile dans
l'air, se peignit de toutes les nuances de l'arc-en-ciel. De son
coin obscur, Andry contemplait avec admiration le miracle opéré
par la lumière. Dans cet instant, le mugissement solennel de
l'orgue emplit tout à coup l'église entière[30]. Il enfla de plus
en plus les sons, éclata comme le roulement du tonnerre, puis
monta sous les nefs en sons argentins comme des voix de jeunes
filles, puis répéta son mugissement sonore et se tut brusquement.
Longtemps après les vibrations firent trembler les arceaux, et
Andry resta dans l'admiration de cette musique solennelle.
Quelqu'un le tira par le _pan_ de son caftan.

-- Il est temps, dit la Tatare.

Tous deux traversèrent l'église sans être aperçus, et sortirent
sur une grande place. Le ciel s'était rougi des feux de l'aurore,
et tout présageait le lever du soleil. La place, en forme de
carré, était complètement vide. Au milieu d'elle se trouvaient
dressées nombre de tables en bois, qui indiquaient que là avait
été le marché aux provisions. Le sol, qui n'était point pavé,
portait une épaisse couche de boue desséchée, et toute la place
était entourée de petites maisons bâties en briques et en terre
glaise, dont les murs étaient soutenus par des poutres et des
solives entrecroisées. Leurs toits aigus étaient percés de
nombreuses lucarnes. Sur un des côtés de la place, près de
l'église, s'élevait un édifice différent des autres, et qui
paraissait être l'hôtel de ville. La place entière semblait morte.
Cependant Andry crut entendre de légers gémissements. Jetant un
regard autour de lui, il aperçut un groupe d'hommes couchés sans
mouvement, et les examina, doutant s’ils étaient endormis ou
morts. À ce moment il trébucha sur quelque chose qu'il n'avait pas
vu devant lui. C'était le cadavre d'une femme juive. Elle
paraissait jeune, malgré l'horrible contraction de ses traits. Sa
tête était enveloppée d'un mouchoir de soie rouge; deux rangs de
perles ornaient les attaches pendantes de son turban; quelques
mèches de cheveux crépus tombaient sur son cou décharné; près
d'elle était couché un petit enfant qui serrait convulsivement sa
mamelle, qu'il avait tordue à force d'y chercher du lait. Il ne
criait ni ne pleurait plus; ce n'était qu'au mouvement
intermittent de son ventre qu'on reconnaissait qu'il n'avait pas
encore rendu le dernier soupir. Au tournant d'une rue, ils furent
arrêtés par une sorte de fou furieux qui, voyant le précieux
fardeau que portait Andry, s'élança sur lui comme un tigre, en
criant:

-- Du pain! du pain!

Mais ses forces n'étaient pas égales à sa rage; Andry le repoussa,
et il roula par terre. Mais, ému de compassion, le jeune Cosaque
lui jeta un pain, que l'autre saisit et se mit à dévorer avec
voracité, et, sur la place même, cet homme expira dans d'horribles
convulsions. Presque à chaque pas ils rencontraient des victimes
de la faim. À la porte d'une maison était assise une vieille
femme, et l'on ne pouvait dire si elle était morte ou vivante, se
tenant immobile, la tête penchée sur sa poitrine. Du toit de la
maison voisine pendait au bout d'une corde le cadavre long et
maigre d'un homme qui, n'ayant pu supporter jusqu'au bout ses
souffrances, y avait mis fin par le suicide. À la vue de toutes
ces horreurs, Andry ne put s'empêcher de demander à la Tatare:

-- Est-il donc possible qu'en un si court espace de temps, tous
ces gens n'aient plus rien trouvé pour soutenir leur vie! En de
telles extrémités, l'homme peut se nourrir des substances que la
loi défend.

-- On a tout mangé, répondit la Tatare, toutes les bêtes; on ne
trouverait plus un cheval, plus un chien, plus une souris dans la
ville entière. Nous n'avons jamais rassemblé de provisions; l'on
amenait tout de la campagne.

-- Mais, en mourant d'une mort si cruelle, comment pouvez-vous
penser encore à défendre la ville?

-- Peut-être que le _vaïvode_ l'aurait rendue; mais, hier matin le
_polkovnik_, qui se trouve à Boujany, a envoyé un faucon porteur
d'un billet où il disait qu'on se défendit encore, qu'il
s'avançait pour faire lever le siège, et qu'il n'attendait plus
que l'arrivée d'un autre _polk_ afin d'agir ensemble; maintenant
nous attendons leur secours à toute minute. Mais nous voici devant
la maison.»

Andry avait déjà vu de loin une maison qui ne ressemblait pas aux
autres, et qui paraissait avoir été construite par un architecte
italien. Elle était en briques, et à deux étages. Les fenêtres du
rez-de-chaussée s'encadraient dans des ornements de pierre très en
relief; l’étage supérieur se composait de petits arceaux formant
galerie; entre les piliers et aux encoignures, se voyaient des
grilles en fer portant les armoiries de la famille. Un large
escalier en briques peintes descendait jusqu'à la place. Sur les
dernières marches étaient assis deux gardes qui soutenaient d'une
main leurs hallebardes, de l'autre leurs têtes, et ressemblaient
plus à des statues qu'à des êtres vivants. Ils ne firent nulle
attention à ceux qui montaient l'escalier, au haut duquel Andry et
son guide trouvèrent un chevalier couvert d'une riche armure,
tenant en main un livre de prières. Il souleva lentement ses
paupières alourdies; mais la Tatare lui dit un mot, et il les
laissa retomber sur les pages de son livre. Ils entrèrent dans une
salle assez spacieuse qui semblait servir aux réceptions. Elle
était remplie de soldats, d'échansons, de chasseurs, de valets, de
toute la domesticité que chaque seigneur polonais croyait
nécessaire à son rang. Tous se tenaient assis et silencieux. On
sentait la fumée d'un cierge qui venait de s'éteindre, et deux
autres brûlaient encore sur d'immenses chandeliers de la grandeur
d'un homme, bien que le jour éclairât depuis longtemps la large
fenêtre à grillage. Andry allait s'avancer vers une grande porte
en chêne, ornée d'armoiries et de ciselures; mais la Tatare
l'arrêta, et lui montra une petite porte découpée dans le mur de
côté. Ils entrèrent dans un corridor, puis dans une chambre
qu'Andry examina avec attention. Le mince rayon du jour, qui
s'introduisait par une fente des contrevents, posait une raie
lumineuse sur un rideau d'étoffe rouge, sur une corniche dorée,
sur un cadre de tableau. La Tatare dit à Andry de rester là; puis
elle ouvrit la porte d'une autre chambre où brillait de la
lumière. Il entendit le faible chuchotement d'une voix qui le fit
tressaillir. Au moment où la porte s'était ouverte, il avait
aperçu la svelte figure d'une jeune femme. La Tatare revint
bientôt, et lui dit d'entrer. Il passa le seuil, et la porte se
reforma derrière lui. Deux cierges étaient allumés dans la
chambre, ainsi qu'une lampe devant une sainte image, sous
laquelle, suivant l'usage catholique, se trouvait un prie-Dieu.
Mais ce n'était point là ce que cherchaient ses regards. Il tourna
la tête d'un autre côté, et vit une femme qui semblait s'être
arrêtée au milieu d'un mouvement rapide. Elle s'élançait vers lui,
mais se tenait immobile. Lui-même resta cloué sur sa place. Ce
n'était pas la personne qu'il croyait revoir, celle qu'il avait
connue. Elle était devenue bien plus belle. Naguère, il y avait en
elle quelque chose d'incomplet, d'inachevé: maintenant, elle
ressemblait à la création d'un artiste qui vient de lui donner la
dernière main; naguère c'était une jeune fille espiègle,
maintenant c'était une femme accomplie, et dans toute la splendeur
de sa beauté. Ses yeux levés n'exprimaient plus une simple ébauche
du sentiment, mais le sentiment complet. N'ayant pas eu le temps
de sécher, ses larmes répandaient sur son regard un vernis
brillant. Son cou, ses épaules et sa gorge avaient atteint les
vraies limites de la beauté développée. Une partie de ses épaisses
tresses de cheveux étaient retenues sur la tête par un peigne; les
autres tombaient en longues ondulations sur ses épaules et ses
bras. Non seulement sa grande pâleur n'altérait pas sa beauté,
mais elle lui donnait au contraire un charme irrésistible. Andry
ressentait comme une terreur religieuse; il continuait à se tenir
immobile. Elle aussi restait frappée à l'aspect du jeune Cosaque
qui se montrait avec les avantages de sa mâle jeunesse. La fermeté
brillait dans ses yeux couverts d'un sourcil de velours; la santé
et la fraîcheur sur ses joues hâlées. Sa moustache noire luisait
comme la soie.

-- Je n'ai pas la force de te rendre grâce, généreux chevalier,
dit-elle d'une voix tremblante. Dieu seul peut te récompenser...

Elle baissa les yeux, que couvrirent des blanches paupières,
garnies de longs cils sombres. Toute sa tête se pencha, et une
légère rougeur colora le bas de son visage. Andry ne savait que
lui répondre. Il aurait bien voulu lui exprimer tout ce que
ressentait son âme, et l'exprimer avec autant de feu qu'il le
sentait, mais il ne put y parvenir. Sa bouche semblait fermée par
une puissance inconnue; le son manquait à sa voix. Il reconnut que
ce n'était pas à lui, élevé au séminaire, et menant depuis une vie
guerrière et nomade, qu'il appartenait de répondre, et il
s'indigna contre sa nature de Cosaque.

À ce moment, la Tatare entra dans la chambre. Elle avait eu déjà
le temps de couper en morceaux le pain qu'avait apporté Andry, et
elle le présenta à sa maîtresse sur un plateau d'or. La jeune
femme la regarda, puis regarda le pain, puis arrêta enfin ses yeux
sur Andry. Ce regard, ému et reconnaissant, où se lisait
l'impuissance de s'exprimer avec la langue, fut mieux compris
d'Andry que ne l'eussent été de longs discours. Son âme se sentit
légère; il lui sembla qu'on l'avait déliée. Il allait parler,
quand tout à coup la jeune femme se tourna vers sa suivante, et
lui dit avec inquiétude:

-- Et ma mère? lui as-tu porté du pain?

-- Elle dort.

-- Et à mon père?

-- Je lui en ai porté. Il a dit qu'il viendrait lui même remercier
le chevalier.

Rassurée, elle prit le pain et le porta à ses lèvres. Andry la
regardait avec une joie inexprimable rompre ce pain et le manger
avidement, quand tout à coup il se rappela ce fou furieux qu'il
avait vu mourir pour avoir dévoré un morceau de pain. Il pâlit et,
la saisissant par le bras:

-- Assez, lui dit-il, ne mange pas davantage. Il y a si longtemps
que tu n'as pris de nourriture que le pain te ferait mal.

Elle laissa aussitôt retomber son bras, et, déposant le pain sur
le plateau, elle regarda Andry comme eût fait un enfant docile.

-- Ô ma reine! s'écria Andry avec transport, ordonne ce que tu
voudras. Demande-moi la chose la plus impossible qu'il y ait au
monde; je courrai t’obéir. Dis-moi de faire ce que ne ferait nul
homme, je le ferai; je me perdrai pour toi. Ce me serait si doux,
je le jure par la Sainte Croix, que je ne saurais te dire combien
ce me serait doux. J'ai trois villages; la moitié des troupeaux de
chevaux de mon père m'appartient; tout ce que ma mère lui a donné
en dot, et tout ce qu'elle lui cache, tout cela est à moi.
Personne de nos Cosaques n'a des armes pareilles aux miennes. Pour
la seule poignée de mon sabre, on me donne un grand troupeau de
chevaux et trois mille moutons! Eh bien! j'abandonnerai tout cela,
je le brûlerai, j'en jetterai la cendre au vent, si tu me dis une
seule parole, si tu fais un seul mouvement de ton sourcil noir!
Peut-être tout ce que je dis n'est que folies et sottises; je sais
bien qu'il ne m'appartient pas, à moi qui ai passé ma vie dans la
_setch_, de parler comme on parle là où se trouvent les rois, les
princes, et les plus nobles parmi les chevaliers. Je vois bien que
tu es une autre créature de Dieu que nous autres, et que les
autres femmes et filles des seigneurs restent loin derrière toi.

Avec une surprise croissante, sans perdre un mot, et toute à son
attention, la jeune fille écoutait ces discours pleins de
franchise et de chaleur, où se montrait une âme jeune et forte.
Elle pencha son beau visage en avant, ouvrit la bouche et voulut
parler; mais elle se retint brusquement, en songeant que ce jeune
chevalier tenait à un autre parti, et que son père, ses frères,
ses compatriotes, restaient des ennemis farouches; en songeant que
les terribles Zaporogues tenaient la ville bloquée de tous côtés,
vouant les habitants à une mort certaine. Ses yeux se remplirent
de larmes. Elle prit un mouchoir brodé en soie et, s'en couvrant
le visage pour lui cacher sa douleur, elle s'assit sur un siège où
elle resta longtemps immobile, la tête renversée, et mordant sa
lèvre inférieure de ses dents d'ivoire, comme si elle eût ressenti
la piqûre d'une bête venimeuse.

-- Dis-moi une seule parole, reprit Andry, la prenant par sa main
douce comme la soie.

Mais elle se taisait, sans se découvrir le visage, et restait
immobile.

-- Pourquoi cette tristesse, dis-moi? pourquoi tant de tristesse?

Elle ôta son mouchoir de ses yeux, écarta les cheveux qui lui
couvraient le visage, et laissa échapper ses plaintes d'une voix
affaiblie, qui ressemblait au triste et léger bruissement des
joncs qu'agite le vent du soir:

-- Ne suis-je pas digne d'une éternelle pitié? La mère qui m'a
mise au monde n'est-elle pas malheureuse? Mon sort n'est-il pas
bien amer? Ô mon destin, n'es-tu pas mon bourreau? Tu as conduit à
mes pieds les plus dignes gentilshommes, les plus riches
seigneurs, des comtes et des barons étrangers, et toute la fleur
de notre noblesse. Chacun d'eux aurait considéré mon amour comme
la plus grande des félicités. Je n'aurais eu qu'à faire un choix,
et le plus beau, le plus noble serait devenu mon époux. Pour aucun
d'eux, ô mon cruel destin, tu n'as fait parler mon coeur; mais tu
l'as fait parler, ce faible coeur, pour un étranger, pour un
ennemi, sans égard aux meilleurs chevaliers de ma patrie.
Pourquoi, pour quel péché, pour quel crime, m’as-tu persécutée
impitoyablement, ô sainte mère de Dieu? Mes jours se passaient
dans l'abondance et la richesse. Les mets les plus recherchés, les
vins les plus précieux faisaient mon habituelle nourriture. Et
pourquoi? pour me faire mourir enfin d'une mort horrible, comme ne
meurt aucun mendiant dans le royaume! et c'est peu que je sois
condamnée à un sort si cruel; c'est peu que je sois obligée de
voir, avant ma propre fin, mon père et ma mère expirer dans
d'affreuses souffrances, eux pour qui j'aurais cent fois donné ma
vie. C'est peu que tout cela. Il faut, avant ma mort, que je le
revoie et que je l'entende; il faut que ses paroles me déchirent
le coeur, que mon sort redouble d'amertume, qu'il me soit encore
plus pénible d'abandonner ma jeune vie, que ma mort devienne plus
épouvantable, et qu'en mourant je vous fasse encore plus de
reproches, à toi, mon destin cruel, et à toi (pardonne mon péché),
ô sainte mère de Dieu.

Quand elle se tut, une expression de douleur et d'abattement se
peignit sur son visage, sur son front tristement penché et sur ses
joues sillonnées de larmes.

-- Non, il ne sera pas dit, s'écria Andry, que la plus belle et la
meilleure des femmes ait à subir un sort si lamentable, quand elle
est née pour que tout ce qu'il y a de plus élevé au monde
s'incline devant elle comme devant une sainte image. Non tu ne
mourras pas, je le jure par ma naissance et par tout ce qui m'est
cher, tu ne mourras pas! Mais si rien ne peut conjurer ton
malheureux sort, si rien ne peut te sauver, ni la force, ni la
bravoure, ni la prière, nous mourrons ensemble, et je mourrai
avant toi, devant toi, et ce n'est que mort qu'on pourra me
séparer de toi.

-- Ne t'abuse pas, chevalier, et ne m'abuse pas moi-même, lui
répondit-elle en secouant lentement la tête. Je ne sais que trop
bien qu'il ne t'est pas possible de m'aimer; je connais ton
devoir. Tu as un père, des amis, une patrie qui t'appellent, et
nous sommes tes ennemis.

-- Eh! que me font mes amis, ma patrie, mon père? reprit Andry, en
relevant fièrement le front et redressant sa taille droite et
svelte comme un jonc du Dniepr. Si tu crois cela, voilà ce que je
vais te dire: je n'ai personne, personne, personne, répéta-t-il
obstinément, en faisant ce geste par lequel un Cosaque exprime un
parti pris et une volonté irrévocable. Qui m'a dit que l'Ukraine
est ma patrie? Qui me l'a donnée pour patrie? La patrie est ce que
notre âme désire, révère, ce qui nous est plus cher que tout. Ma
patrie, c'est toi, Et cette patrie-là, je ne l'abandonnerai plus
tant que je serai vivant, je la porterai dans mon coeur. Qu'on
vienne l'en arracher!

Immobile un instant, elle le regarda droit aux yeux, et soudain,
avec toute l'impétuosité dont est capable une femme qui ne vit que
par les élans du coeur, elle se jeta à son cou, le serra dans ses
bras, et se mit à sangloter. Dans ce moment la rue retentit de
cris confus, de trompettes et de tambours. Mais Andry ne les
entendait pas; il ne sentait rien autre chose que la tiède
respiration de la jeune fille qui lui caressait la joue, que ses
larmes qui lui baignaient le visage, que ses longs cheveux qui lui
enveloppaient la tête d'un réseau soyeux et odorant.

Tout à coup la Tatare entra dans la chambre en jetant des cris de
joie.

-- Nous sommes sauvés, disait-elle toute hors d'elle-même; les
nôtres sont entrés dans la ville, amenant du pain, de la farine,
et des Zaporogues prisonniers.

Mais ni l'un ni l'autre ne fit attention à ce qu'elle disait. Dans
le délire de sa passion, Andry posa ses lèvres sur la bouche qui
effleurait sa joue, et cette bouche ne resta pas sans réponse.

Et le Cosaque fut perdu, perdu pour toute la chevalerie cosaque.
Il ne verra plus ni la _setch_, ni les villages de ses pères, ni
le temple de Dieu. Et l'Ukraine non plus ne reverra pas l'un des
plus braves de ses enfants. Le vieux Tarass s'arrachera une
poignée de ses cheveux gris, et il maudira le jour et l'heure où
il a, pour sa propre honte, donné naissance à un tel fils!


CHAPITRE VII

Le _tabor_ des Zaporogues était rempli de bruit et de mouvement.
D'abord personne ne pouvait exactement expliquer comment un
détachement de troupes royales avait pénétré dans la ville. Ce fut
plus tard qu'on s'aperçut que tout le _kourèn_ de Peréiaslav,
placé devant une des portes de la ville, était resté la veille
ivre mort; il n'était donc pas étonnant que la moitié des Cosaques
qui le composaient eût été tuée et l'autre moitié prisonnière,
sans qu'ils eussent eu le temps de se reconnaître. Avant que les
_kouréni_ voisins, éveillés par le bruit, eussent pu prendre les
armes, le détachement entrait déjà dans la ville, et ses derniers
rangs soutenaient la fusillade contre les Zaporogues mal éveillés
qui se jetaient sur eux en désordre. Le _kochevoï_ fit rassembler
l'armée, et lorsque tous les soldats réunis en cercle, le bonnet à
la main, eurent fait silence, il leur dit:

-- Voilà donc, seigneurs frères, ce qui est arrivé cette nuit;
voilà jusqu'où peut conduire l'ivresse; voilà l'injure que nous a
faite l'ennemi! Il paraît que c'est là votre habitude: si l'on
vous double la ration, vous êtes prêts à vous soûler de telle
sorte que l'ennemi du nom chrétien peut non seulement vous ôter
vos pantalons, mais même vous éternuer au visage, sans que vous y
fassiez attention.

Tous les Cosaques tenaient la tête basse, sentant bien qu'ils
étaient coupables. Le seul _ataman_ du _kourèn_ de Nésamaïko[31],
Koukoubenko, éleva la voix.

-- Arrête, père, lui dit-il; quoiqu'il ne soit pas écrit dans la
loi qu'on puisse faire quelque observation quand le _kochevoï_
parle devant toute l'armée, cependant, l'affaire ne s'étant point
passée comme tu l'as dit, il faut parler. Tes reproches ne sont
pas complètement justes. Les Cosaques eussent été fautifs et
dignes de la mort s'ils s'étaient enivrés pendant la marche, la
bataille, ou un travail important et difficile; mais nous étions
là sans rien faire, à nous ennuyer devant cette ville. Il n'y
avait ni carême, ni aucune abstinence ordonnée par l'Église.
Comment veux-tu donc que l'homme ne boive pas quand il n'a rien à
faire? il n'y a point de péché à cela. Mais nous allons leur
montrer maintenant ce que c'est que d'attaquer des gens
inoffensifs. Nous les avons bien battus auparavant nous allons
maintenant les battre de manière qu'ils n'emportent pas leurs
talons à la maison.

Le discours du _kourennoï_ plut aux Cosaques. Ils relevèrent leurs
têtes baissées, et beaucoup d'entre eux firent un signe de
satisfaction, en disant:

-- Koukoubenko a bien parlé.

Et Tarass Boulba, qui se tenait non loin du _kochévoï_, ajouta:

-- Il paraît, _kochévoï_, que Koukoubenko a dit la vérité. Que
répondras-tu à cela?

-- Ce que je répondrai? je répondrai: Heureux le père qui a donné
naissance à un pareil fils! Il n'y a pas une grande sagesse à dire
un mot de reproche; mais il y a une grande sagesse à dire un mot
qui, sans se moquer du malheur de l'homme, le ranime, lui rende du
courage, comme les éperons rendent du courage à un cheval que
l'abreuvoir a rafraîchi. Je voulais moi-même vous dire ensuite une
parole consolante; mais Koukoubenko m'a prévenu.

-- Le _kochévoï_ a bien parlé! s'écria-t-on dans les rangs des
Zaporogues.

-- C'est une bonne parole, disaient les autres.

Et même les plus vieux, qui se tenaient là comme des pigeons gris,
firent avec leurs moustaches une grimace de satisfaction, et
dirent:

-- Oui, c'est une parole bien dite.

-- Maintenant, écoutez-moi, seigneurs, continua le _kochévoï_.
Prendre une forteresse, en escalader les murs, ou bien y percer
des trous à la manière des rats, comme font les maîtres allemands
(qu'ils voient le diable en songe!), c'est indécent et nullement
l'affaire des Cosaques. Je ne crois pas que l'ennemi soit entré
dans la ville avec de grandes provisions. Il ne menait pus avec
lui beaucoup de chariots. Les habitants de la ville sont affamés,
ce qui veut dire qu'ils mangeront tout d'une fois; et quant au
foin pour les chevaux, ma foi, je ne sais guère où ils en
trouveront, à moins que quelqu'un de leurs saints ne leur en jette
du haut du ciel... Mais ceci, il n'y a que Dieu qui le sache, car
leurs prêtres ne sont forts qu'en paroles. Pour cette raison ou
pour une autre, ils finiront par sortir de la ville. Qu'on se
divise donc en trois corps, et qu'on les place devant les trois
portes cinq _kouréni_ devant la principale, et trois _kouréni_
devant chacune des deux autres. Que le _kourèn_ de Diadniv et
celui de Korsoun se mettent en embuscade: le _polkovnik_ Tarass
Boulba, avec tout son _polk_, aussi en embuscade. Les _kouréni_ de
Titareff et de Tounnocheff, en réserve du côté droit; ceux de
Tcherbinoff et de Stéblikiv, du côté gauche. Et vous, sortez des
rangs, jeunes gens qui vous sentez les dents aiguës pour insulter,
pour exciter l'ennemi. Le Polonais n'a pas de cervelle; il ne sait
pas supporter les injures, et peut-être qu'aujourd'hui même ils
passeront les portes. Que chaque _ataman_ fasse la revue de son
_kourèn_, et, s'il ne le trouve pas au complet, qu'il prenne du
monde dans les débris de celui de Périaslav. Visitez bien toutes
choses; qu'on donne à chaque Cosaque un verre de vin pour le
dégriser, et un pain. Mais je crois qu'ils sont assez rassasiés de
ce qu'ils ont mangé hier, car, en vérité, ils ont tellement bâfré
toute la nuit, que, si je m'étonne d'une chose, c'est qu'ils ne
soient pas tous crevés. Et voici encore un ordre que je donne: Si
quelque cabaretier juif s'avise de vendre un seul verre de vin à
un seul Cosaque, je lui ferai clouer au front une oreille de
cochon, et je le ferai pendre la tête en bas. À l'oeuvre, frères!
à l'oeuvre!

C'est ainsi que le _kochévoï_ distribua ses ordres. Tous le
saluèrent en se courbant jusqu'à la ceinture, et, prenant la route
de leurs chariots, ils ne remirent leurs bonnets qu'arrivés à une
grande distance. Tous commencèrent à s'équiper, à essayer leurs
lances et leurs sabres, à remplir de poudre leurs poudrières, à
préparer leurs chariots et à choisir leurs montures.

En rejoignant son campement, Tarass se mit à penser, sans le
deviner toutefois, à ce qu'était devenu Andry. L'avait-on pris et
garrotté, pendant son sommeil, avec les autres? Mais non, Andry
n'est pas homme à se rendre vivant. On ne l'avait pas non plus
trouvé parmi les morts. Tout pensif, Tarass cheminait devant son
_polk_, sans entendre que quelqu'un l'appelait depuis longtemps
par son nom.

-- Qui me demande? dit-il enfin en sortant de sa rêverie.

Le juif Yankel était devant lui.

-- Seigneur _polkovnik_, seigneur _polkovnik_, disait il d'une
voix brève et entrecoupée, comme s'il voulait lui faire part d'une
nouvelle importante, j'ai été dans la ville, seigneur _polkovnik_.

Tarass regarda le juif d'un air ébahi:

-- Qui diable t'a mené là?

-- Je vais vous le raconter, dit Yankel. Dès que j'entendis du
bruit au lever du soleil et que les Cosaques tirèrent des coups de
fusil, je pris mon caftan, et, sans le mettre, je me mis à courir.
Ce n'est qu'en route que je passai les manches; car je voulais
savoir moi-même la cause de ce bruit, et pourquoi les Cosaques
tiraient de si bonne heure. J'arrivai aux portes de la ville au
moment où entrait la queue du convoi. Je regarde, et que vois-je
l'officier Galandowitch. C'est un homme que je connais; il me doit
cent ducats depuis trois ans. Et moi, je me mis à le suivre comme
pour réclamer ma créance, et voilà comment je suis entré dans la
ville.

-- Eh quoi! tu es entré dans la ville, et tu voulais encore lui
faire payer sa dette? lui dit Boulba. Comment donc ne t’a-t-il pas
fait pendre comme un chien?

-- Certes, il voulait me faire pendre, répondit le juif; ses gens
m'avaient déjà passé la corde au cou. Mais je me mis à supplier le
seigneur; je lui dis que j'attendrais le payement de ma créance
aussi longtemps qu'il le voudrait, et je promis de lui prêter
encore de l'argent, s'il voulait m'aider à me faire rendre ce que
me doivent d'autres chevaliers; car, à dire vrai, le seigneur
officier n'a pas un ducat dans la poche, tout comme s'il était
Cosaque, quoiqu'il ait des villages, des maisons, quatre châteaux
et des steppes qui s'étendent jusqu'à Chklov. Et maintenant, si
les juifs de Breslav ne l'eussent pas équipé, il n'aurait pas pu
aller à la guerre. C'est aussi pour cela qu'il n'a point paru à la
diète.

-- Qu'as-tu donc fait dans la ville? as-tu vu les nôtres?

-- Comment donc! il y en a beaucoup des nôtres: Itska, Rakhoum,
Khaïvalkh, l'intendant...

-- Qu'ils périssent tous, les chiens! s'écria Tarass en colère.
Que viens-tu me mettre sous le nez ta maudite race de juifs? je te
parle de nos Zaporogues.

-- Je n'ai pas vu nos Zaporogues; mais j'ai vu le seigneur Andry.

-- Tu as vu Andry? dit Boulba. Eh bien! quoi? comment? où l'as-tu
vu? dans une fosse, dans une prison, attaché, enchaîné?

-- Qui aurait osé attacher le seigneur Andry? c'est à présent l'un
des plus grands chevaliers. Je ne l'aurais presque pas reconnu.
Les brassards sont en or, la ceinture est en or, il n'y a que de
l'or sur lui. Il est tout étincelant d'or, comme quand au
printemps le soleil reluit sur l'herbe. Et le _vaïvode_ lui a
donné son meilleur cheval; ce cheval seul coûte deux cents ducats.

Boulba resta stupéfait:

-- Pourquoi donc a-t-il mis une armure qui ne lui appartient pas?
Parce qu'elle était meilleure que la sienne; c'est pour cela qu'il
l'a mise. Et maintenant il parcourt les rangs, et d'autres
parcourent les rangs, et il enseigne, et on l'enseigne, comme s'il
était le plus riche des seigneurs polonais.

-- Qui donc le force à faire tout cela?

-- Je ne dis pas qu'on l'ait forcé. Est-ce que le seigneur Tarass
ne sait pas qu'il est passé dans l'autre parti par sa propre
volonté?

-- Qui a passé?

-- Le seigneur Andry.

-- Où a-t-il passé?

-- Il a passé dans l'autre parti; il est maintenant des leurs.

-- Tu mens, oreille de cochon.

-- Comment est-il possible que je mente? Suis-je un sot, pour
mentir contre ma propre tête? Est-ce que je ne sais pas qu'on pend
un juif comme un chien, s'il ose mentir devant un seigneur?

-- C'est-à-dire que, d'après toi, il a vendu sa patrie et sa
religion?

-- Je ne dis pas qu'il ait vendu quelque chose; je dis seulement
qu'il a passé dans l'autre parti.

-- Tu mens, juif du diable; une telle chose ne s'est jamais vue
sur la terre chrétienne. Tu mens, chien.

-- Que l'herbe croisse sur le seuil de ma maison, si je mens. Que
chacun crache sur le tombeau de mon père, de ma mère, de mon beau-
père, de mon grand-père et du père de ma mère, si je mens. Si le
seigneur le désire, je vais lui dire pourquoi il a passé.

-- Pourquoi?

-- Le _vaïvode_ a une fille qui est si belle, mon saint Dieu, si
belle...

Ici le juif essaya d'exprimer par ses gestes la beauté de cette
fille, en écartant les mains, en clignant des yeux, et en relevant
le coin de la bouche comme s'il goûtait quelque chose de doux.

-- Eh bien, quoi? Après...

-- C'est pour elle qu'il a passé de l'autre côté. Quand un homme
devient amoureux, il est comme une semelle qu'on met tremper dans
l'eau pour la plier ensuite comme on veut.

Boulba se mit à réfléchir profondément. Il se rappela que
l'influence d'une faible femme était grande; qu'elle avait déjà
perdu bien des hommes forts, et que la nature d'Andry était
fragile par ce côté. Il se tenait immobile, comme planté à sa
place.

-- Écoute, seigneur; je raconterai tout au seigneur, dit le juif
Dès que j'entendis le bruit du matin, dès que je vis qu'on entrait
dans la ville, j'emportai avec moi, à tout événement, une rangée
de perles, car il y a des demoiselles dans la ville; et s'il y a
des demoiselles, me dis-je à moi-même, elles achèteront mes
perles, n'eussent-elles rien à manger. Et dès que les gens de
l'officier polonais m'eurent lâché, je courus à la maison du
_vaïvode_, pour y vendre mes perles. J'appris tout d'une servante
tatare; elle m'a dit que la noce se ferait dès qu'on aurait chassé
les Zaporogues. Le seigneur Andry a promis de chasser les
Zaporogues.

-- Et tu ne l'as pas tué sur place, ce fils du diable? s'écria
Boulba.

-- Pourquoi le tuer? Il a passé volontairement. Où est la faute de
l'homme? Il est allé là où il se trouvait mieux.

-- Et tu l'as vu en face?

-- En face, certainement. Quel superbe guerrier? il est plus beau
que tous les autres. Que Dieu lui donne bonne santé! Il m'a
reconnu à l'instant même, et quand je m'approchai de lui, il m'a
dit...

-- Qu'est-ce qu'il t'a dit?

-- Il m'a dit!... c'est-à-dire il a commencé par me faire un signe
du doigt, et puis il m'a dit: «Yankel!» Et moi: «Seigneur Andry!»
Et lui: «Yankel, dis à mon père, à mon frère, aux Cosaques, aux
Zaporogues, dis à tout le monde que mon père n'est plus mon père,
que mon frère n'est plus mon frère, que mes camarades ne sont plus
mes camarades, et que je veux me battre contre eux tous, contre
eux tous.»

-- Tu mens, Judas! s'écria Tarass hors de lui; tu mens, chien. Tu
as crucifié le Christ, homme maudit de Dieu. Je te tuerai, Satan.
Sauve-toi, si tu ne veux pas rester mort sur le coup.

En disant cela, Tarass tira son sabre. Le juif épouvanté se mit à
courir de toute la rapidité de ses sèches et longues jambes; et
longtemps il courut, sans tourner la tête, à travers les chariots
des Cosaques, et longtemps encore dans la plaine, quoique Tarass
ne l'eût pas poursuivi, réfléchissant qu'il était indigne de lui
de s'abandonner à sa colère contre un malheureux qui n'en pouvait
mais.

Boulba se souvint alors qu'il avait vu, la nuit précédente, Andry
traverser le _tabor_ menant une femme avec lui. Il baissa sa tête
grise, et cependant il ne voulait pas croire encore qu'une action
aussi infâme eût été commise, et que son propre fils eût pu vendre
ainsi sa religion et son âme.

Enfin il conduisit son _polk_ à la place qui lui était désignée,
derrière le seul bois que les Cosaques n'eussent pas encore brûlé.
Cependant les Zaporogues, à pied et à cheval se mettaient en
marche dans la direction des trois portes de la ville. L'un après
l'autre défilaient les divers _kouréni_, composant l'armée. Il ne
manquait que le seul _kourèn_ de Peréiaslav; les Cosaques qui le
composaient avaient bu la veille tout ce qu'ils devaient boire en
leur vie. Tel s'était réveillé garrotté dans les mains des
ennemis; tel avait passé endormi de la vie à la mort, et leur
_ataman_ lui-même, Khlib, s'était trouvé sans pantalon et sans
vêtement supérieur au milieu du camp polonais.

On s'aperçut dans la ville du mouvement des Cosaques. Toute la
population accourut sur les remparts, et un tableau animé se
présenta aux yeux des Zaporogues. Les chevaliers polonais, plus
richement vêtus l'un que l'autre, occupaient la muraille. Leurs
casques en cuivre, surmontés de plumes blanches comme celles du
cygne, étincelaient au soleil; d'autres portaient de petits
bonnets, roses ou bleus, penchés sur l'oreille, et des caftans aux
manches flottantes, brodés d'or ou de soieries. Leurs sabres et
leurs mousquets, qu'ils achetaient à grand prix, étaient, comme
tout leur costume, chargés d'ornements. Au premier rang, se tenait
plein de fierté, portant un bonnet rouge et or, le colonel de la
ville de Boudjak. Plus grand et plus gros que tous les autres, il
était serré dans son riche caftan. Plus loin, près d'une porte
latérale, se tenait un autre colonel, petit homme maigre et sec.
Ses petits yeux vifs lançaient des regards perçants sous leurs
sourcils épais. Il se tournait avec vivacité, en désignant les
postes de sa main effilée, et distribuant des ordres. On voyait
que, malgré sa taille chétive, c'était un homme de guerre. Près de
lui se trouvait un officier long et fluet, portant d'épaisses
moustaches sur un visage rouge. Ce Seigneur aimait les festins et
l'hydromel capiteux. Derrière eux était groupée une foule de
petits gentillâtres qui s'étaient armés, les uns à leurs propres
frais, les autres aux frais de la couronne, ou avec l'aide de
l'argent des juifs, auxquels ils avaient engagé tout ce que
contenaient les petits castels de leurs pères. Il y avait encore
une foule de ces clients parasites que les sénateurs menaient avec
eux pour leur faire cortège, qui, la veille, volaient du buffet ou
de la table quelque coupe d'argent, et, le lendemain, montaient
sur le siège de la voiture pour servir de cochers. Enfin, il y
avait là de toutes espèces de gens. Les rangs des Cosaques se
tenaient silencieusement devant les murs; aucun d'entre eux ne
portait d'or sur ses habits; on ne voyait briller, par-ci par-là,
les métaux précieux que sur les poignées des sabres ou les crosses
des mousquets. Les Cosaques n'aimaient pas à se vêtir richement
pour la bataille; leurs caftans et leurs armures étaient fort
simples, et l'on ne voyait, dans tous les escadrons, que de
longues files bigarrées de bonnets noirs à la pointe rouge.

Deux Cosaques sortirent des rangs des Zaporogues. L'un était tout
jeune, l'autre un peu plus âgé; tous deux avaient, selon leur
façon de dire, de bonnes dents pour mordre, non seulement en
paroles, mais encore en action. Ils s'appelaient Okhrim Nach et
Mikita Colokopitenko. Démid Popovitch les suivait, vieux Cosaque
qui hantait depuis longtemps la _setch_, qui était allé jusque
sous les murs d'Andrinople, et qui avait souffert bien des
traverses en sa vie. Une fois, en se sauvant d'un incendie, il
était revenu à la _setch_, avec la tête toute goudronnée, toute
noircie, et les cheveux brûlés. Mais depuis lors, il avait eu le
temps de se refaire et d'engraisser; sa longue touffe de cheveux
entourait son oreille, et ses moustaches avaient repoussé noires
et épaisses. Popovitch était renommé pour sa langue bien affilée.

-- Toute l'armée a des _joupans_ rouges, dit-il; mais je voudrais
bien savoir si la valeur de l'armée est rouge aussi[32]!

-- Attendez, s'écria d'en haut le gros colonel; je vais vous
garrotter tous. Rendez, esclaves, rendez vos mousquets et vos
chevaux. Avez-vous vu comme j'ai déjà garrotté les vôtres? Qu'on
amène les prisonniers sur le parapet.

Et l'on amena les Zaporogues garrottés. Devant eux marchait leur
_ataman_ Khlib, sans pantalon et sans vêtement supérieur, dans
l'état où on l’avait saisi. Et l'_ataman_ baissa la tête, honteux
de sa nudité et de ce qu'il avait été pris en dormant, comme un
chien.

-- Ne t'afflige pas, Khlib, nous te délivrerons, lui criaient d'en
bas les Cosaques.

-- Ne t'afflige pas, ami, ajouta l'_ataman_ Borodaty, ce n'est pas
ta faute si l'on t'a pris tout nu; cela peut arriver à chacun.
Mais honte à eux, qui t'exposent ignominieusement sans avoir, par
décence, couvert ta nudité.

-- Il paraît que vous n'êtes braves que quand vous avez affaire à
des gens endormis, dit Golokopitenko, en regardant le parapet.

-- Attendez, attendez, nous vous couperons vos touffes de cheveux,
lui répondit-on d'en haut.

-- Je voudrais bien voir comment ils nous couperaient nos touffes,
disait Popovitch en tournant devant eux sur son cheval.

Et puis il ajouta, en regardant les siens:

-- Mais peut-être que les Polonais disent la vérité; si ce gros-là
les amène, ils seront bien défendus.

-- Pourquoi crois-tu qu'ils seront bien défendus? répliquèrent les
cosaques, sûrs d'avance que Popovitch allait lâcher un bon mot.

-- Parce que toute l'armée peut se cacher derrière lui, et qu'il
serait fort difficile d'attraper quelqu'un avec la lance par delà
son ventre.

Tous les Cosaques se mirent à rire et, longtemps après, beaucoup
d'entre eux secouaient encore la tête en répétant:

-- Ce diable de Popovitch! s'il s'avise de décocher un mot à
quelqu'un, alors...

Et les Cosaques n'achevèrent pas de dire ce qu'ils entendaient par
alors...

-- Reculez, reculez! s'écria le _kochevoï_.

Car les Polonais semblaient ne pas vouloir supporter une pareille
bravade, et le colonel avait fait un signe de la main. En effet, à
peine les Cosaques s'étaient-ils retirés, qu'une décharge de
mousqueterie retentit sur le haut du parapet. Un grand mouvement
se fit dans la ville; le vieux _vaïvode_ apparut lui-même, monté
sur son cheval. Les portes s’ouvrirent, et l'armée polonaise en
sortit. À l'avant-garde marchaient les hussards[33], bien alignés,
puis les cuirassiers avec des lances, tous portant des casques en
cuivre. Derrière eux chevauchaient les plus riches gentilshommes,
habillés chacun selon son caprice. Ils ne voulaient pas se mêler à
la foule des soldats, et celui d'entre eux qui n'avait pas de
commandement s'avançait seul à la tête de ses gens. Puis venaient
d'autres rangs, puis l'officier fluet, puis d'autres rangs encore,
puis le gros colonel, et le dernier qui quitta la ville fut le
colonel sec et maigre.

-- Empêchez-les, empêchez-les d'aligner leurs rangs, criait le
_kochévoï_. Que tous les _kouréni_ attaquent à la fois. Abandonnez
les autres portes. Que le _kourèn_ de Titareff attaque par son
côté et le _kourèn_ de Diadkoff par le sien. Koukoubenko et
Palivoda, tombez sur eux par derrière. Divisez-les, confondez-les.

Et les Cosaques attaquèrent de tous les côtés. Ils rompirent les
rangs polonais, les mêlèrent et se mêlèrent avec eux, sans leur
donner le temps de tirer un coup de mousquet. On ne faisait usage
que des sabres et des lances. Dans cette mêlée générale, chacun
eut l'occasion de se montrer. Démid Popovitch tua trois fantassins
et culbuta deux gentilshommes à bas de leurs chevaux, en disant:

-- Voilà de bons chevaux; il y a longtemps que j'en désirais de
pareils.

Et il les chassa devant lui dans la plaine, criant aux autres
Cosaques de les attraper; puis il retourna dans la mêlée, attaqua
les seigneurs qu'il avait démontés, tua l'un d'eux, jeta son
_arank_[34] au cou de l'autre, et le traîna à travers la campagne,
après lui avoir pris son sabre à la riche poignée et sa bourse
pleine de ducats. Kobita, bon Cosaque encore jeune, en vint aux
mains avec un des plus braves de l'armée polonaise, et ils
combattirent longtemps corps à corps. Le Cosaque finit par
triompher; il frappa le Polonais dans la poitrine avec un couteau
turc; mais ce fut en vain pour son salut; une balle encore chaude
l'atteignit à la tempe. Le plus noble des seigneurs polonais
l'avait ainsi tué, le plus beau des chevaliers et d'ancienne
extraction princière; celui-ci se portait partout, sur son
vigoureux cheval bai clair, et s'était déjà signalé par maintes
prouesses. Il avait sabré deux Zaporogues, renversé un bon
Cosaque, Fédor Korj, et l'avait percé de sa lance après avoir
abattu son cheval d'un coup de pistolet. Il venait encore de tuer
Kobita.

-- C'est avec celui-là que je voudrais essayer mes forces, s'écria
l'_ataman_ du _kourèn_ de Nésamaïko, Koukoubenko.

Il donna de l'éperon à son cheval et s'élança sur le Polonais, en
criant d'une voix si forte que tous ceux qui se trouvaient proche
tressaillirent involontairement. Le Polonais eut l'intention de
tourner son cheval pour faire face à ce nouvel ennemi; mais
l'animal ne lui obéit point. Épouvanté par ce terrible cri, il
avait fait un bond de côté, et Koukoubenko put frapper, d'une
balle dans le dos, le Polonais qui tomba de son cheval. Même
alors, le Polonais ne se rendit pas; il tâcha encore de percer
l'ennemi, mais sa main affaiblie laissa retomber son sabre.
Koukoubenko prit à deux mains sa lourde épée, lui en enfonça la
pointe entre ses lèvres pâlies. L'épée lui brisa les dents, lui
coupa la langue, lui traversa les vertèbres du cou, et pénétra
profondément dans la terre où elle le cloua pour toujours. Le sang
rosé jaillit de la blessure, ce sang de gentilhomme, et lui
teignit son caftan jaune brodé d'or. Koukoubenko abandonna le
cadavre, et se jeta avec les siens sur un autre point.

-- Comment peut-on laisser là une si riche armure sans la
ramasser? dit l'_ataman_ du _kourèn_ d'Oumane, Borodaty.

Et il quitta ses gens pour s'avancer vers l'endroit où le
gentilhomme gisait à terre.

-- J'ai tué sept seigneurs de ma main, mais je n'ai trouvé sur
aucun d'eux une aussi belle armure.

Et Borodaty, entraîné par l'ardeur du gain, se baissa pour enlever
cette riche dépouille. Il lui ôta son poignard turc, orné de
pierres précieuses, lui enleva sa bourse pleine de ducats, lui
détacha du cou un petit sachet qui contenait, avec du linge fin,
une boucle de cheveux donnée par une jeune fille, en souvenir
d'amour. Borodaty n'entendit pas que l'officier au nez rouge
arrivait sur lui par derrière, celui-là même qu'il avait déjà
renversé de la selle, après l'avoir marqué d'une balafre au
visage. L'officier leva son sabre et lui asséna un coup terrible
sur son cou penché. L'amour du butin n'avait pas mené à une bonne
fin l'_ataman_ Borodaty. Sa tête puissante roula par terre d'un
côté, et son corps de l'autre, arrosant l'herbe de son sang. À
peine l'officier vainqueur avait-il saisi par sa touffe de cheveux
la tête de l'_ataman_ pour la pendre à sa selle, qu'un vengeur
s'était déjà levé.

Ainsi qu'un épervier qui, après avoir tracé des cercles avec ses
puissantes ailes, s'arrête tout à coup immobile dans l'air, et
fond comme la flèche sur une caille qui chante dans les blés près
de la route, ainsi le fils de Tarass, Ostap, s'élança sur
l'officier polonais et lui jeta son noeud coulant autour du cou.
Le visage rouge de l'officier rougit encore quand le noeud coulant
lui serra la gorge. Il saisit convulsivement son pistolet, mais sa
main ne put le diriger, et la balle alla se perdre dans la plaine.
Ostap détacha de la selle du Polonais un lacet en soie dont il se
servait pour lier les prisonniers, lui garrotta les pieds et les
bras, attacha l'autre bout du lacet à l'arçon de sa propre selle,
et le traîna à travers champs, en criant aux Cosaques d'Oumane
d'aller rendre les derniers devoirs à leur _ataman_. Quand les
Cosaques de ce _kourèn_ apprirent que leur _ataman_ n'était plus
en vie, ils abandonnèrent le combat pour relever son corps, et se
concertèrent pour savoir qui il fallait choisir à sa place.

-- Mais à quoi bon tenir de longs conseils! dirent-ils enfin; il
est impossible de choisir un meilleur _kourennoï_ qu'Ostap Boulba.
Il est vrai qu'il est plus jeune que nous tous; mais il a de
l'esprit et du sens comme un vieillard.

Ostap, ôtant son bonnet, remercia ses camarades de l'honneur
qu'ils lui faisaient, mais sans prétexter ni sa jeunesse, ni son
manque d'expérience, car, en temps de guerre, il n'est pas permis
d'hésiter. Ostap les conduisit aussitôt contre l'ennemi, et leur
prouva que ce n'était pas à tort qu'ils l'avaient choisi pour
_ataman_. Les Polonais sentirent que l'affaire devenait trop
chaude; ils reculèrent et traversèrent la plaine pour se
rassembler de l'autre côté. Le petit colonel fit signe à une
troupe de quatre cents hommes qui se tenaient en réserve près de
la porte de la ville, et ils firent une décharge de mousqueterie
sur les Cosaques. Mais ils n'atteignirent que peu de monde.
Quelques balles allèrent frapper les boeufs de l'armée, qui
regardaient stupidement le combat. Épouvantés, ces animaux
poussèrent des mugissements, se ruèrent sur le _tabor_ des
Cosaques, brisèrent des chariots et foulèrent aux pieds beaucoup
de monde. Mais Tarass, en ce moment, s'élançant avec son _polk_ de
l'embuscade où il était posté, leur barra le passage, en faisant
jeter de grands cris à ses gens. Alors tout le troupeau furieux,
éperdu, se retourna sur les régiments polonais qu'il mit en
désordre.

-- Grand merci, taureaux! criaient les Zaporogues; vous nous avez
bien servis pendant la marche, maintenant, vous nous servez à la
bataille!

Les Cosaques se ruèrent de nouveau sur l'ennemi. Beaucoup de
Polonais périrent, beaucoup de Cosaques se distinguèrent, entre
autres Metelitza, Chilo, les deux Pissarenko, Vovtousenko. Se
voyant pressés de toutes parts, les Polonais élevèrent leur
bannière en signe de ralliement, et se mirent à crier qu'on leur
ouvrît les portes de la ville. Les portes fermées s'ouvrirent en
grinçant sur leurs gonds et reçurent les cavaliers fugitifs,
harassés, couverts de poussière, comme la bergerie reçoit les
brebis. Beaucoup de Zaporogues voulaient les poursuivre jusque
dans la ville, mais Ostap arrêta les siens en leur disant:

-- Éloignez-vous, seigneurs frères, éloignez-vous des murailles;
il n'est pas bon de s’en approcher.

Ostap avait raison, car, dans le moment même, une décharge
générale retentit du haut des remparts. Le _kochévoï_ s'approcha
pour féliciter Ostap.

-- C'est encore un jeune _ataman_, dit-il, mais il conduit ses
troupes comme un vieux chef.

Le vieux Tarass tourna la tête pour voir quel était ce nouvel
_ataman_; il aperçut son fils Ostap à la tête du _kourèn_
d'Oumane, le bonnet sur l'oreille la massue d'_ataman_ dans sa
main droite.

-- Voyez-vous le drôle! se dit-il tout joyeux.

Et il remercia tous les Cosaques d'Oumane pour l'honneur qu'ils
avaient fait à son fils.

Les Cosaques reculèrent jusqu'à leur _tabor_; les Polonais
parurent de nouveau sur le parapet, mais, cette fois, leurs riches
_joupans_ étaient déchirés, couverts de sang et de poussière.

-- Holà! hé! avez-vous pansé vos blessures? leur criaient les
Zaporogues.

-- Attendez! Attendez! répondait d'en haut le gros colonel en
agitant une corde dans ses mains.

Et longtemps encore, les soldats des deux partis échangèrent des
menaces et des injures.

Enfin, ils se séparèrent. Les uns allèrent se reposer des fatigues
du combat; les autres se mirent à appliquer de la terre sur leurs
blessures et déchirèrent les riches habits qu'ils avaient enlevés
aux morts pour en faire des bandages. Ceux qui avaient conservé le
plus de forces, s'occupèrent à rassembler les cadavres de leurs
camarades et à leur rendre les derniers honneurs. Avec leurs épées
et leurs lances, ils creusèrent des fosses dont ils emportaient la
terre dans les pans de leurs habits; ils y déposèrent
soigneusement les corps des Cosaques, et les recouvrirent de terre
fraîche pour ne pas les laisser en pâture aux oiseaux. Les
cadavres des Polonais furent attachés par dizaines aux queues des
chevaux, que les Zaporogues lancèrent dans la plaine en les
chassant devant eux à grands coups de fouet. Les chevaux furieux
coururent longtemps à travers les champs, traînant derrière eux
les cadavres ensanglantés qui roulaient et se heurtaient dans la
poussière.

Le soir venu, tous les _kouréni_ s'assirent en rond et se mirent à
parler des hauts faits de la journée. Ils veillèrent longtemps
ainsi. Le vieux Tarass se coucha plus tard que tous les autres; il
ne comprenait pas pourquoi Andry ne s'était pas montré parmi les
combattants. Le Judas avait-il eu honte de se battre contre ses
frères? Ou bien le juif l'avait il trompé, et Andry se trouvait-il
en prison. Mais Tarass se souvint que le coeur d'Andry avait
toujours été accessible aux séductions des femmes, et, dans sa
désolation, il se mit à maudire la Polonaise qui avait perdu son
fils, à jurer qu'il en tirerait vengeance. Il aurait tenu son
serment, sans être touché par la beauté de cette femme; il
l'aurait traînée par ses longs cheveux à travers tout le camp des
Cosaques; il aurait meurtri et souillé ses belles épaules, aussi
blanches que la neige éternelle qui couvre le sommet des hautes
montagnes; il aurait mis en pièces son beau corps. Mais Boulba ne
savait pas lui-même ce que Dieu lui préparait pour le lendemain...
Il finit par s'endormir, tandis que la garde, vigilante et sobre,
se tint toute la nuit près des feux, regardant avec attention de
tous côtés dans les ténèbres.


CHAPITRE VIII

Le soleil n'était pas encore arrivé à la moitié de sa course dans
le ciel, que tous les Zaporogues se réunissaient en assemblée. De
la _setch_ était venue la terrible nouvelle que les Tatars,
pendant l'absence des Cosaques, l'avaient entièrement pillée,
qu'ils avaient déterré le trésor que les Cosaques conservaient
mystérieusement sous la terre; qu'ils avaient massacré ou fait
prisonniers tous ceux qui restaient, et qu'emmenant tous les
troupeaux, tous les haras, ils s'étaient dirigés en droite ligne
sur Pérékop. Un seul Cosaque, Maxime Golodoukha, s'était échappé
en route des mains des Tatars; il avait poignardé le _mirza_,
enlevé son sac rempli de sequins, et, sur un cheval tatar, en
habits tatars, il s'était soustrait aux poursuites par une course
de deux jours et de deux nuits. Son cheval était mort de fatigue;
il en avait pris un autre, l'avait encore tué, et sur le troisième
enfin il était arrivé dans le camp des Zaporogues, ayant appris en
route qu'ils assiégeaient Doubno. Il ne put qu'annoncer le malheur
qui était arrivé; mais comment était-il arrivé, ce malheur? Les
Cosaques demeurés à la _setch_ s'étaient-ils enivrés selon la
coutume zaporogue, et rendus prisonniers dans l'ivresse? Comment
les Tatars avaient-ils découvert l'endroit où était enterré le
trésor de l'armée? Il n'en put rien dire. Le Cosaque était harassé
de fatigue; il arrivait tout enflé; le vent lui avait brûlé le
visage, il tomba sur la terre, et s'endormit d'un profond sommeil.

En pareil cas, c'était la coutume zaporogue de se lancer aussitôt
à la poursuite des ravisseurs, et de tâcher de les atteindre en
route, car autrement les prisonniers pouvaient être transportés
sur les bazars de l'Asie Mineure, à Smyrne, à l’île de Crète, et
Dieu sait tous les endroits où l'on aurait vu les têtes à longue
tresse des Zaporogues. Voilà pourquoi les Cosaques s'étaient
assemblés. Tous, du premier au dernier, se tenaient debout, le
bonnet sur la tête, car ils n'étaient pas venus pour entendre
l'ordre du jour de l'_ataman_, mais pour se concerter comme égaux
entre eux.

-- Que les anciens donnent d'abord leur conseil! criait-on dans la
foule.

-- Que le _kochévoï_ donne son conseil! disaient les autres.

Et le _kochévoï_, ôtant son bonnet, non plus comme chef des
Cosaques, mais comme leur camarade, les remercia de l'honneur
qu'ils lui faisaient et leur dit:

-- Il y en a beaucoup parmi nous qui sont plus anciens que moi et
plus sages dans les conseils; mais puisque vous m'avez choisi pour
parler le premier, voici mon opinion: Camarades, sans perdre de
temps, mettons-nous à la poursuite du Tatar, car vous savez vous-
mêmes quel homme c'est, le Tatar. Il n'attendra pas votre arrivée
avec les biens qu'il a enlevés; mais il les dissipera sur-le-
champ, si bien qu'on n'en trouvera plus la trace. Voici donc mon
conseil: en route! Nous nous sommes assez promenés par ici; les
Polonais savent ce que sont les Cosaques. Nous avons vengé la
religion autant que nous avons pu; quant au butin, il ne faut pas
attendre grand'chose d'une ville affamée. Ainsi donc mon conseil
est de partir.

-- Partons!

Ce mot retentit dans les _kouréni_ des Zaporogues.

Mais il ne fut pas du goût de Tarass Boulba, qui abaissa, en les
fronçant, ses sourcils mêlés de blanc et de noir, semblables aux
buissons qui croissent sur le flanc nu d'une montagne, et dont les
cimes ont blanchi sous le givre hérissé du nord.

-- Non, ton conseil ne vaut rien, _kochévoï_, dit-il; tu ne parles
pas comme il faut, Il paraît que tu as oublié que ceux des nôtres
qu'ont pris les Polonais demeurent prisonniers. Tu veux donc que
nous ne respections pas la première des saintes lois de la
fraternité, que nous abandonnions nos compagnons, pour qu'on les
écorche vivants, ou bien pour que, après avoir écartelé leurs
corps de Cosaques, on en promène les morceaux par les villes et
les campagnes, comme ils ont déjà fait du _hetman_ et des
meilleurs chevaliers de l'Ukraine. Et sans cela, n'ont-ils pas
assez insulté à tout ce qu'il y a de saint. Que sommes-nous donc?
je vous le demande à tous. Quel Cosaque est celui qui abandonne
son compagnon dans le danger, qui le laisse comme un chien périr
sur la terre étrangère? Si la chose en est venue au point que
personne ne révère plus l'honneur cosaque, et si l'on permet qu'on
lui crache sur sa moustache grise, ou qu'on l'insulte par
d'outrageantes paroles, ce n'est pas moi du moins qu'on insultera.
Je reste seul.

Tous les Zaporogues qui l'entendirent furent ébranlés.

-- Mais as-tu donc oublié, brave _polkovnik_, dit alors le
_kochévoï_, que nous avons aussi des compagnons dans les mains des
Tatars, et que si nous ne les délivrons pas maintenant, leur vie
sera vendue aux païens pour un esclavage éternel, pire que la plus
cruelle des morts? As-tu donc oublié qu'ils emportent tout notre
trésor, acquis au prix du sang chrétien?

Tous les Cosaques restèrent pensifs, ne sachant que dire. Aucun
d'eux ne voulait mériter une mauvaise renommée. Alors s'avança
hors des rangs le plus ancien par les années de l'armée zaporogue,
Kassian Bovdug. Il était vénéré de tous les Cosaques. Deux fois on
l'avait élu _kochévoï_, et à la guerre aussi c'était un bon
Cosaque. Mais il avait vieilli. Depuis longtemps il n'allait plus
en campagne, et s'abstenait de donner des conseils. Seulement il
aimait, le vieux, à rester couché sur le flanc, près des groupes
de Cosaques, écoutant les récits des aventures d'autrefois et des
campagnes de ses jeunes compagnons. Jamais il ne se mêlait à leurs
discours, mais il les écoutait en silence, écrasant du pouce la
cendre de sa courte pipe, qu'il n'ôtait jamais de ses lèvres, et
il restait longtemps couché, fermant à demi les paupières, et les
Cosaques ne savaient s'il était endormi ou s'il les écoutait
encore. Pendant toutes les campagnes, il gardait la maison; mais
cette fois pourtant le vieux s'était laissé prendre; et, faisant
le geste de décision propre aux Cosaques, il avait dit:

-- À la grâce de Dieu! je vais avec vous. Peut-être serai-je utile
en quelque chose à la chevalerie cosaque.

Tous les Cosaques se turent quand il parut devant l'assemblée, car
depuis longtemps ils n'avaient entendu un mot de sa bouche. Chacun
voulait savoir ce qu'allait dire Bovdug.

-- Mon tour est venu de dire un mot, seigneurs frères, commença-t-
il; enfants, écoutez donc le vieux. Le _kochévoï_ a bien parlé, et
comme chef de l'armée cosaque, obligé d'en prendre soin et de
conserver le trésor de l'armée, il ne pouvait rien dire de plus
sage. Voilà! que ceci soit mon premier discours; et maintenant,
écoutez ce que dira mon second. Et voilà ce que dira mon second
discours: C'est une grande vérité qu'a dite aussi le _polkovnik_
Tarass; que Dieu lui donne longue vie et qu'il y ait beaucoup de
pareils _polkovniks_ dans l'Ukraine! Le premier devoir et le
premier honneur du Cosaque, c'est d'observer la fraternité. Depuis
le long temps que je vis dans le monde, je n'ai pas ouï dire,
seigneurs frères, qu'un Cosaque eût jamais abandonné ou vendu de
quelque manière son compagnon; et ceux-ci, et les autres sont nos
compagnons. Qu'il y en ait plus, qu'il y en ait moins, tous sont
nos frères. Voici donc mon discours: Que ceux à qui sont chers les
Cosaques faits prisonniers par les Tatars, aillent poursuivre les
Tatars; et que ceux à qui sont chers les Cosaques faits
prisonniers par les Polonais, et qui ne veulent pas abandonner la
bonne cause, restent ici. Le _kochévoï_, suivant son devoir,
mènera la moitié de nous à la poursuite des Tatars, et l'autre
moitié se choisira un _ataman_ de circonstance, et d'être _ataman_
de circonstance, si vous en croyez une tête blanche, cela ne va
mieux à personne qu'à Tarass Boulba. Il n'y en a pas un seul parmi
nous qui lui soit égal en vertu guerrière.

Ainsi dit Bovdug, et il se tut; et tous les Cosaques se réjouirent
de ce que le vieux les avait ainsi mis dans la bonne voie. Tous
jetèrent leurs bonnets en l'air, en criant:

-- Merci, père! il s'est tu, il s'est tu longtemps; et voilà
qu'enfin il a parlé. Ce n'est pas en vain qu'au moment de se
mettre en campagne il disait qu'il serait utile à la chevalerie
cosaque. Il l'a fait comme il l'avait dit.

-- Eh bien? consentez-vous à cela? demanda le _kochévoï_.

-- Nous consentons tous! crièrent les Cosaques.

-- Ainsi l'assemblée est finie?

-- L'assemblée est finie! crièrent les Cosaques.

-- Écoutez donc maintenant l'ordre militaire, enfants, dit le
_kochévoï_.

Il s'avança, mit son bonnet, et tous les Zaporogues, ôtant leur
bonnet, demeurèrent tête nue, les yeux baissés vers la terre,
comme cela se faisait toujours parmi les Cosaques lorsqu'un ancien
se préparait à parler.

-- Maintenant, seigneurs frères, divisez-vous. Que celui qui veut
partir, passe du côté droit; que celui qui veut rester, passe du
côté gauche. Où ira la majeure partie d'un _kourèn_, tout le reste
suivra; mais si la moindre partie persiste, qu'elle s'incorpore à
d'autres _kouréni_.

Et ils commencèrent à passer, l'un à droite, l'autre à gauche.
Quand la majeure partie d'un _kourèn_ passait d'un côté,
l'_ataman_ du _kourèn_ passait aussi; quand c'était la moindre
partie, elle s'incorporait aux autres _kouréni_. Et souvent il
s'en fallut peu que les deux moitiés ne fussent égales. Parmi ceux
qui voulurent demeurer, se trouva presque tout le _kourèn_ de
Nésamaïko, une grande moitié du _kourèn_ de Popovitcheff, tout le
_kourèn_ d'Oumane, tout le _kourèn_ de _Kaneff_, une grande moitié
du _kourèn_ de Steblikoff, une grande moitié du _kourèn_ de
Fimocheff. Tout le reste préféra aller à la poursuite des Tatars.
Des deux côtés il y avait beaucoup de bons et braves Cosaques.
Parmi ceux qui s'étaient décidés à se mettre à la poursuite des
Tatars, il y avait Tchérévety, le vieux Cosaque Pokotipolé, et
Lémich, et Procopovitch, et Choma. Démid Popovitch était passé
avec eux, car c'était un Cosaque du caractère le plus turbulent;
il ne pouvait rester longtemps à une même place; ayant essayé ses
forces contre les Polonais, il eut envie de les essayer contre les
Tatars. Les _atamans_ des _kouréni_ étaient Nostugan, Pokrychka,
Nevymsky; et bien d'autres fameux et braves Cosaques encore
avaient eu envie d'essayer leur sabre et leurs bras puissants dans
une lutte avec les Tatars. Il n'y avait pas moins de braves et de
bien braves Cosaques parmi ceux qui voulurent rester, tels que les
_atamans_ Demytrovitch, Koukoubenko, Vertichvits, Balan,
Boulbenko, Ostap. Après eux, il y avait encore beaucoup d'autres
illustres et puissants Cosaques: Vovtousenko, Tchénitchenko,
Stepan Couska, Ochrim Gouska, Mikola Gousty, Zadorojny, Métélitza,
Ivan Zakroutygouba, Mosy Chilo, Degtarenko, Sydorenko, Pisarenko,
puis un second Pisarenko, puis encore un Pisarenko, et encore une
foule d'autres bons Cosaques. Tous avaient beaucoup marché à pied,
beaucoup monté à cheval; ils avaient vu les rivages de l'Anatolie,
les steppes salées de la Crimée, toutes les rivières, grandes et
petites, qui se versent dans le Dniepr, toutes les anses et toutes
les îles de ce fleuve. Ils avaient foulé la terre moldave,
illyrienne et turque; ils avaient sillonné toute la mer Noire sur
leurs bateaux cosaques à deux gouvernails; ils avaient attaqué,
avec cinquante bateaux de front, les plus riches et les plus
puissants vaisseaux; ils avaient coulé à fond bon nombre de
galères turques, et enfin brûlé beaucoup de poudre en leur vie.
Plus d'une fois ils avaient déchiré, pour s'en faire des bas, de
précieuses étoffes de Damas; plus d'une fois ils avaient rempli de
sequins en or pur les larges poches de leurs pantalons. Quant aux
richesses que chacun d'eux avait dissipées à boire et à se
divertir, et qui auraient pu suffire à la vie d'un autre homme, il
n'eût pas été possible d'en dresser le compte. Ils avaient tout
dissipé à la cosaque, fêtant le monde entier, et louant des
musiciens pour faire danser tout l'univers. Même alors il y en
avait bien peu qui n'eussent quelque trésor, coupes et vases
d'argent, agrafes et bijoux, enfouis sous les joncs des îles du
Dniepr, pour que le Tatar ne pût les trouver, si, par malheur, il
réussissait à tomber sur la _setch_. Mais il eût été difficile au
Tatar de dénicher le trésor, car le maître du trésor lui-même
commençait à oublier en quel endroit il l'avait caché. Tels
étaient les Cosaques qui avaient voulu demeurer pour venger sur
les Polonais leurs fidèles compagnons et la religion du Christ. Le
vieux Cosaque Bovdug avait aussi préféré rester avec eux en
disant:

-- Maintenant mes années sont trop lourdes pour que j'aille courir
le Tatar; ici, il y a une place où je puis m'endormir de la bonne
mort du Cosaque. Depuis longtemps j'ai demandé à Dieu, s'il faut
terminer ma vie, que je la termine dans une guerre pour la sainte
cause chrétienne. Il m'a exaucé. Nulle part une plus belle mort ne
viendra pour le vieux Cosaque.

Quand ils se furent tous divisés et rangés sur deux files, par
_kourèn_, le _kochévoï_ passa entre les rangs, et dit:

-- Eh bien! seigneurs frères, chaque moitié est-elle contente de
l'autre?

-- Tous sont contents, père, répondirent les Cosaques.

-- Embrassez-vous donc, et dites-vous adieu l'un à l'autre, car
Dieu sait s'il vous arrivera de vous revoir en cette vie. Obéissez
à votre _ataman_, et faites ce que vous savez vous-mêmes; vous
savez ce qu'ordonne l'honneur cosaque.

Et tous les Cosaques, autant qu’il y en avait, s'embrassèrent
réciproquement, ce furent les deux _atamans_ qui commencèrent;
après avoir fait glisser dans les doigts leurs moustaches grises,
ils se donnèrent l'accolade sur les deux joues; puis, se prenant
les mains avec force, ils voulurent se demander l'un à l'autre:

-- Eh bien! seigneur frère, nous reverrons-nous ou non?

Mais ils se turent, et les deux têtes grises s'inclinèrent
pensives. Et tous les Cosaques, jusqu'au dernier, se dirent adieu,
sachant qu'il y aurait; beaucoup de besogne à faire pour les uns
et pour les autres. Mais ils résolurent de ne pas se séparer à
l'instant même, et d'attendre l'obscurité de la nuit pour ne pas
laisser voir à l'ennemi la diminution de l'armée. Cela fait, ils
allèrent dîner, groupés par _kouréni_. Après dîner, tous ceux qui
devaient se mettre en route se couchèrent et dormirent d'un long
et profond sommeil, comme s'ils eussent pressenti que c'était
peut-être le dernier dont ils jouiraient aussi librement. Ils
dormirent jusqu'au coucher du soleil; et quand le soir fut venu,
ils commencèrent à graisser leurs chariots. Quand tout fut prêt
pour le départ, ils envoyèrent les bagages en avant; eux-mêmes,
après avoir encore une fois salué leurs compagnons de leurs
bonnets, suivirent lentement les chariots; la cavalerie marchant
en ordre, sans crier, sans siffler les chevaux, piétina doucement
à la suite des fantassins, et bientôt ils disparurent dans
l'ombre. Seulement le pas des chevaux retentissait sourdement dans
le lointain, et quelquefois aussi le bruit d'une roue mal graissée
qui criait sur l'essieu.

Longtemps encore, les Zaporogues restés devant la ville leur
faisaient signe de la main, quoiqu'ils les eussent perdus de vue;
et lorsqu'ils furent revenus à leur campement, lorsqu'ils virent,
à la clarté des étoiles, que la moitié des chariots manquaient, et
un nombre égal de leurs frères, leur coeur se serra, et tous
devenant pensifs involontairement, baissèrent vers la terre leurs
têtes turbulentes.

Tarass voyait bien que, dans les rangs mornes de ses Cosaques, la
tristesse, peu convenable aux braves, commençait à incliner
doucement toutes les têtes. Mais il se taisait; il voulait leur
donner le temps de s'accoutumer à la peine que leur causaient les
adieux de leurs compagnons; et cependant, il se préparait en
silence à les éveiller tout à coup par le _hourra_ du Cosaque,
pour rallumer, avec une nouvelle puissance, le courage dans leur
âme. C'est une qualité propre à la race slave, race grande et
forte, qui est aux autres races ce que la mer profonde est aux
humbles rivières. Quand l’orage éclate, elle devient tonnerre et
rugissements, elle soulève et fait tourbillonner les flots, comme
ne le peuvent les faibles rivières; mais quand il fait doux et
calme, plus sereine que les rivières au cours rapide, elle étend
son incommensurable nappe de verre, éternelle volupté des yeux.

Tarass ordonna à ses serviteurs de déballer un des chariots, qui
se trouvait à l'écart. C'était le plus grand et le plus lourd de
tout le camp cosaque; ses fortes roues étaient doublement cerclées
de fer, il était puissamment chargé, couvert de tapis et
d'épaisses peaux de boeuf, et étroitement lié par des cordes
enduites de poix. Ce chariot portait toutes les outres et tous les
barils du vieux bon vin qui se conservait, depuis longtemps, dans
les caves de Tarass. Il avait mis ce chariot en réserve pour le
cas solennel où, s'il venait un moment de crise et s'il se
présentait une affaire digne d'être transmise à la postérité,
chaque Cosaque, jusqu'au dernier, pût boire une gorgée de ce vin
précieux, afin que, dans ce grand moment, un grand sentiment
s'éveillât aussi dans chaque homme. Sur l'ordre du _polkovnik_,
les serviteurs coururent au chariot, coupèrent, avec leurs sabres,
les fortes attaches, enlevèrent les lourdes peaux de boeuf, et
descendirent les outres et les barils.

-- Prenez tous, dit Boulba, tous tant que vous êtes, prenez ce que
vous avez pour boire; que ce soit une coupe, ou une cruche pour
abreuver vos chevaux, que ce soit un gant ou un bonnet; ou bien
même étendez vos deux mains.

Et tous les Cosaques, tant qu'il y en avait, présentèrent l'un une
coupe, l'autre la cruche qui lui servait à abreuver son cheval;
celui-ci un gant, celui-là un bonnet; d'autres enfin présentèrent
leurs deux mains rapprochées. Les serviteurs de Tarass passaient
entre les rangs, et leur versaient les outres et les barils. Mais
Tarass ordonna que personne ne bût avant qu'il eût fait signe à
tous de boire d'un seul trait. On voyait qu'il avait quelque chose
à dire. Tarass savait bien que, si fort que soit par lui-même un
bon vieux vin, et si capable de fortifier le coeur de l'homme,
cependant une bonne parole qu'on y joint double la force du vin et
du coeur.

-- C'est moi qui vous régale, seigneurs frères, dit Tarass Boulba,
non pas pour vous remercier de l'honneur de m'avoir fait votre
_ataman_, quelque grand que soit cet honneur, ni pour faire
honneur aux adieux de nos compagnons; non, l'une et l'autre choses
seront plus convenables dans un autre temps que celui où nous nous
trouvons à cette heure. Devant nous est une besogne de grande
sueur, de grande vaillance cosaque. Buvons donc, compagnons,
buvons d'un seul trait; d'abord et avant tout, à la sainte
religion orthodoxe, pour que le temps vienne enfin où la même
sainte religion se répande sur le monde entier, où tout ce qu'il y
a de païens rentrent dans le giron du Christ. Buvons aussi du même
coup à la _setch_, afin qu'elle soit longtemps debout, pour la
ruine de tous les païens, afin que chaque année il en sorte une
foule de héros plus grands les uns que les autres; et buvons, en
même temps, à notre propre gloire, afin que nos neveux et les fils
de nos neveux disent qu'il y eut, autrefois, des Cosaques qui
n'ont pas fait honte à la fraternité, et qui n'ont pas livré leurs
compagnons. Ainsi donc, à la religion, seigneurs frères, à la
religion!

-- À la religion! crièrent de leurs voix puissantes tous ceux qui
remplissaient les rangs voisins. À la religion! répétèrent les
plus éloignés, et jeunes et vieux, tous les Cosaques burent à la
religion.

-- À la _setch_! dit Tarass, en élevant sa coupe au-dessus de sa
tête, le plus haut qu'il put.

-- À la _setch_! répondirent les rangs voisins.

-- À la _setch_! dirent d'une voix sourde les vieux Cosaques, en
retroussant leurs moustaches grises; et, s'agitant comme de jeunes
faucons qui secouent leurs ailes, les jeunes Cosaques répétèrent:
À la _setch_! Et la plaine entendit au loin les Cosaques boire à
leur _setch_.

-- Maintenant un dernier coup, compagnons: à la gloire, et à tous
les chrétiens qui vivent en ce monde.

Et tous les Cosaques, jusqu'au dernier, burent un dernier coup à
la gloire, et à tous les chrétiens qui vivent en ce monde. Et
longtemps encore on répétait dans tous les rangs de tous les
_kouréni_: «À tous les chrétiens qui vivent dans ce monde!»

Déjà les coupes étaient vides, et les Cosaques demeuraient
toujours les mains élevées. Quoique leurs yeux, animés par le vin,
brillassent de gaieté, pourtant ils étaient pensifs. Ce n'était
pas au butin de guerre qu'ils songeaient, ni au bonheur de trouver
des ducats, des armes précieuses, des habits chamarrés et des
chevaux circassiens; mais ils étaient devenus pensifs, comme des
aigles posés sur les cimes des montagnes Rocheuses d'où l'on voit
au loin s'étendre la mer immense, avec les vaisseaux, les galères,
les navires de toutes sortes qui couvrent son sein, avec ses
rivages perdus dans un lointain vaporeux et couronnés de villes
qui paraissent des mouches et de forêts aussi basses que l'herbe.
Comme des aigles, ils regardaient la plaine à l'entour, et leur
destin qui s'assombrissait à l'horizon. Toute cette plaine, avec
ses routes et ses sentiers tortueux, sera jonchée de leurs
ossements blanchis; elle s'abreuvera largement de leur sang
cosaque, elle se couvrira de débris de chariots, de lances
rompues, de sabres brisés; au loin rouleront des têtes à touffes
de cheveux, dont les tresses seront emmêlées par le sang caillé,
et dont les moustaches tomberont sur le menton. Les aigles
viendront en arracher les yeux. Mais il est beau, ce camp de la
mort, si librement et si largement étendu. Pas une belle action ne
périra, et la gloire cosaque ne se perdra point comme un grain de
poudre tombé du bassinet. Il viendra, il viendra quelque joueur de
_bandoura_, à la barbe grise descendant sur la poitrine, ou peut-
être quelque vieillard, encore plein de courage viril, mais à la
tête blanchie, à l'âme inspirée, qui dira d'eux une parole grave
et puissante. Et leur renommée s'étendra dans l'univers entier, et
tout ce qui viendra dans le monde, après eux, parlera d'eux; car
une parole puissante se répand au loin, semblable à la cloche de
bronze dans laquelle le fondeur a versé beaucoup de pur et
précieux argent, afin que, par les villes et les villages, les
châteaux et les chaumières, la voix sonore appelle tous les
chrétiens à la sainte prière.


CHAPITRE IX

Personne, dans la ville assiégée, ne s'était douté que la moitié
des Zaporogues eût levé le camp pour se mettre à la poursuite des
Tatars. Du haut du beffroi de l'hôtel de ville, les sentinelles
avaient seulement vu disparaître une partie des bagages derrière
les bois voisins. Mais ils avaient pensé que les Cosaques se
préparaient à dresser une embuscade. L'ingénieur français était du
même avis. Cependant, les paroles du _kochévoï_ n'avaient pas été
vaines; la disette se faisait de nouveau sentir parmi les
habitants. Selon l'usage des temps passés, la garnison n'avait pas
calculé ce qu'il lui fallait de vivres. On avait essayé de faire
une nouvelle sortie, mais la moitié de ces audacieux était tombée
sous les coups des Cosaques et l'autre moitié avait été refoulée
dans la ville sans avoir réussi. Néanmoins les juifs avaient mis à
profit la sortie; ils avaient flairé et dépisté tout ce qu'il leur
importait d'apprendre, à savoir pourquoi les Zaporogues étaient
partis et vers quel endroit ils se dirigeaient, avec quels chefs,
avec quels _kouréni_, combien étaient partis, combien étaient
restés, et ce qu'ils pensaient faire. En un mot, au bout de
quelques minutes, on savait tout dans la ville. Les colonels
reprirent courage et se préparèrent à livrer bataille. Tarass
devinait leurs préparatifs au mouvement et au bruit qui se
faisaient dans la place; il se préparait de son côté: il rangeait
ses troupes, donnait des ordres, divisait les _kouréni_ en trois
corps, et les entourait de bagages comme d'un rempart, espèce de
combat où les Zaporogues étaient invincibles. Il ordonna à deux
_kouréni_ de se mettre en embuscade; il couvrit une partie de la
plaine de pieux aigus, de débris d'armes, de tronçons de lances,
afin qu'à l'occasion il pût y jeter la cavalerie ennemie. Quand
tout fut ainsi disposé, il fit un discours aux Cosaques, non pour
les ranimer et leur donner du courage, il les savait fermes de
coeur, mais parce que lui-même avait besoin d'épancher le sien.

-- J'ai envie de vous dire, mes seigneurs, ce qu'est notre
fraternité. Vous avez appris de vos pères et de vos aïeux en quel
honneur ils tenaient tous notre terre. Elle s'est fait connaître
aux Grecs, elle a pris des pièces d'or à Tzargrad[35]; elle a eu
des villes somptueuses et des temples, et des _kniaz_[36]: des
_kniaz_ de sang russe, et des _kniaz_ de son sang, mais non pas de
catholiques hérétiques. Les païens ont tout pris, tout est perdu.
Nous seuls sommes restés, mais orphelins, et comme une veuve qui a
perdu un puissant époux, de même que nous notre terre est restée
orpheline. Voilà dans quel temps, compagnons, nous nous sommes
donné la main en signe de fraternité. Voilà sur quoi se base notre
fraternité; il n'y a pas de lien plus sacré que celui de la
fraternité. Le père aime son enfant, la mère aime son enfant,
l'enfant aime son père et sa mère; mais qu'est-ce que cela,
frères? la bête féroce aime aussi son enfant. Mais s'apparenter
par la parenté de l'âme, non par celle du sang, voilà ce que peut
l'homme seul. Il s'est rencontré des compagnons sur d'autres
terres; mais des compagnons comme sur la terre russe, nulle part.
Il est arrivé, non à l'un de vous, mais à plusieurs, de s'égarer
en terre étrangère. Eh bien! vous l'avez vu: là aussi, il y a des
hommes; là aussi, des créatures de Dieu; et vous leur parlez comme
à l'un d'entre vous. Mais quand on vient au point de dire un mot
parti du coeur, vous l'avez vu, ce sont des hommes d'esprit, et
pourtant ils ne sont pas des vôtres. Ce sont des hommes, mais pas
les mêmes hommes. Non, frères, aimer comme aime un coeur russe,
aimer, non par l'esprit seulement, mais par tout ce que Dieu a
donné à l'homme, par tout ce qu'il y a en vous, ah!... dit Tarass,
avec son geste de décision, en secouant sa tête grise et relevant
le coin de sa moustache, non, personne ne peut aimer ainsi. Je
sais que, maintenant, de lâches coutumes se sont introduites dans
notre terre: ils ne songent qu'à leurs meules de blé, à leurs tas
de foin, à leurs troupeaux de chevaux; ils ne veillent qu'à ce que
leurs hydromels cachetés se conservent bien dans leurs caves; ils
imitent le diable sait quels usages païens; ils ont honte de leur
langage; le frère ne veut pas parler avec son frère; le frère vend
son frère, comme on vend au marché un être sans âme; la faveur
d’un roi étranger, pas même d'un roi, la pauvre faveur d'un magnat
polonais qui, de sa botte jaune, leur donne des coups sur le
museau, leur est plus chère que toute fraternité. Mais chez le
dernier des lâches, se fût-il souillé de boue et de servilité,
chez celui-là, frères, il y a encore un grain de sentiment russe;
et un jour il se réveillera et il frappera, le malheureux! des
deux poings sur les basques de son justaucorps; il se prendra la
tête des deux mains et il maudira sa lâche existence, prêt à
racheter par le supplice une ignoble vie. Qu'ils sachent donc tous
ce que signifie sur la terre russe la fraternité. Et si le moment
est déjà venu de mourir, certes aucun d'eux ne mourra comme nous;
aucun d'eux, aucun. Ce n'est pas donné à leur nature de souris.

Ainsi parlait l'_ataman_; et, son discours fini, il secouait
encore sa tête qui s'était argentée dans des exploits de Cosaques.
Tous ceux qui l'écoutaient furent vivement émus par ce discours
qui pénétra jusqu'au fond des coeurs. Les plus anciens dans les
rangs demeurèrent immobiles, inclinant leurs têtes grises vers la
terre. Une larme brillait sous les vieilles paupières; ils
l'essuyèrent lentement avec la manche, et tous, comme s'ils se
fussent donné le mot, firent à la fois leur geste d'usage[37] pour
exprimer un parti pris, et secouèrent résolument leurs têtes
chargées d'années. Tarass avait touché juste.

Déjà l'on voyait sortir de la ville l'armée ennemie, faisant
sonner les trompettes et les clairons, ainsi que les seigneurs
polonais, la main sur la hanche, entourés de nombreux serviteurs.
Le gros colonel donnait des ordres. Ils s'avancèrent rapidement
sur les Cosaques, les menaçant de leurs regards et de leurs
mousquets, abrités sous leurs brillantes cuirasses d'airain. Dès
que les Cosaques virent qu'ils s'étaient avancés à portée, tous
déchargèrent leurs longs mousquets de six pieds, et continuèrent à
tirer sans interruption. Le bruit de leurs décharges s'étendit au
loin dans les plaines environnantes, comme un roulement continu.
Le champ de bataille était couvert de fumée, et les Zaporogues
tiraient toujours sans relâche. Ceux des derniers rangs se
bornaient à charger les armes qu'ils tendaient aux plus avancés,
étonnant l'ennemi qui ne pouvait comprendre comment les Cosaques
tiraient sans recharger leurs mousquets. Dans les flots de fumée
grise qui enveloppaient l'une et l'autre armée, on ne voyait plus
comment tantôt l'un tantôt l'autre manquait dans les rangs; mais
les Polonais surtout sentaient que les balles pleuvaient épaisses,
et lorsqu'ils reculèrent pour sortir des nuages de fumée et pour
se reconnaître, ils virent bien des vides dans leurs escadrons.
Chez les Cosaques, trois hommes au plus avaient péri, et ils
continuaient incessamment leur feu de mousqueterie. L'ingénieur
étranger s'étonna lui-même de cette tactique qu'il n'avait jamais
vu employer, et il dit à haute voix:

-- Ce sont des braves, les Zaporogues! Voilà comment il faut se
battre dans tous les pays.

Il donna le conseil de diriger les canons sur le camp fortifié des
Cosaques. Les canons de bronze rugirent sourdement par leurs
larges gueules; la terre trembla au loin, et toute la plaine fut
encore noyée sous des flots de fumée. L'odeur de la poudre
s'étendit sur les places et dans les rues des villes voisines et
lointaines; mais les canonniers avaient pointé trop haut. Les
boulets rougis décrivirent une courbe trop grande; ils volèrent,
en sifflant, par-dessus la tête des Cosaques, et s'enfoncèrent
profondément dans le sol en labourant au loin la terre noire. À la
vue d'une pareille maladresse, l'ingénieur français se prit par
les cheveux et pointa lui-même les canons, quoique les Cosaques
fissent pleuvoir les balles sans relâche.

Tarass avait vu de loin le péril qui menaçait les _kouréni_ de
Nésamaïkoff et de Stéblikoff, et s'était écrié de toute sa voix:

-- Quittez vite, quittez les chariots; et que chacun monte à
cheval!

Mais les Cosaques n'auraient eu le temps d'exécuter ni l'un ni
l'autre de ces ordres, si Ostap ne s'était porté droit sur le
centre de l'ennemi. Il arracha les mèches aux mains de six
canonniers; à quatre autres seulement il ne put les prendre. Les
Polonais le refoulèrent. Alors, l'officier étranger prit lui-même
une mèche pour mettre le feu à un canon énorme, tel que les
Cosaques n'en avaient jamais vu. Il ouvrait une large gueule
béante par laquelle regardaient mille morts. Lorsqu'il tonna, et
trois autres après lui, qui, de leur quadruple coup, ébranlèrent
sourdement la terre, ils firent un mal affreux. Plus d'une vieille
mère cosaque pleurera son fils et se frappera la poitrine de ses
mains osseuses; il y aura plus d'une veuve à Gloukhoff, Némiroff,
Tchernigoff et autres villes. Elle courra, la veuve éplorée, tous
les jours au bazar; elle se cramponnera à tous les passants, les
regardant aux yeux pour voir s'il ne se trouvera pas parmi eux le
plus cher des hommes. Mais il passera par la ville bien des
troupes de toutes espèces sans que jamais il se trouve, parmi
elles, le plus cher de tous les hommes.

La moitié du _kourèn_ de Nésamaïkoff n'existait plus. Comme la
grêle abat tout un champ de blé, où chaque épi se balance
semblable à un ducat de poids, ainsi le canon balaye et couche les
rangs cosaques.

En revanche, comme les Cosaques s'élancèrent! comme tous se
ruèrent sur l'ennemi! comme l'_ataman_ Koukoubenko bouillonna de
rage, quand il vit que la moitié de son _kourèn_ n'existait plus!
Il entra avec les restes des gens de Nésamaïkoff au centre même
des rangs ennemis, hacha comme du chou, dans sa fureur, le premier
qui se trouva sous sa main, désarma plusieurs cavaliers, frappant
de sa lance homme et cheval, parvint jusqu'à la batterie et
s'empara d'un canon. Il regarde, et déjà l'_ataman_ du _kourèn_
d'Oumane l'a précédé, et Stepan Gouska a pris la pièce principale.
Leur cédant alors la place, il se tourne avec les siens contre une
autre masse d'ennemis. Où les gens de Nésamaïkoff ont passé, il y
a une rue; où ils tournent, un carrefour. On voyait s'éclaircir
les rangs ennemis, et les Polonais tomber comme des gerbes. Près
des chariots mêmes, se tient Vovtousenko; devant lui,
Tchérévitchenko; au-delà des chariots, Degtarenko, et, derrière
lui, l'_ataman_ du _kourèn_, Vertikhvist. Déjà Degtarenko a
soulevé deux Polonais sur sa lance; mais il en rencontre un
troisième moins facile à vaincre Le Polonais était souple et fort,
et magnifiquement équipé; il avait amené à sa suite plus de
cinquante serviteurs. Il fit plier Degtarenko, le jeta par terre,
et, levant son sabre sur lui, s'écria:

-- Il n'y a pas un seul de vous, chiens de Cosaques, qui osât me
résister!

-- Si pourtant, il y en a, dit Mosy Chilo; et il s'avança.

C'était un fort Cosaque, qui avait plus d'une fois commandé sur
mer, et passé par bien des épreuves. Les Turcs l'avaient pris avec
toute sa troupe à Trébizonde, et les avaient tous emmenés sur
leurs galères, les fers aux pieds et aux mains, les privant de riz
pendant des semaines entières, et leur faisant boire l'eau salée.
Les pauvres gens avaient tout souffert, tout supporté, plutôt que
de renier leur religion orthodoxe. Mais l'_ataman_ Mosy Chilo
n'eut pas le courage de souffrir; il foula aux pieds la sainte
loi, entoura d'un ruban odieux sa tête pécheresse, entra dans la
confiance du pacha, devint magasinier du vaisseau et chef de la
chiourme. Cela fit une grande peine aux pauvres prisonniers; ils
savaient que, si l'un des leurs vendait sa religion et passait au
parti des oppresseurs, il était plus pénible et plus amer d'être
sous sa main. C'est ce qui arriva. Mosy Chilo leur mit à tous de
nouveaux fers, en les attachant trois à trois, les lia de cordes
jusqu'aux os, les assomma de coups sur la nuque; et lorsque les
Turcs, satisfaits d'avoir trouvé un pareil serviteur, commencèrent
à se réjouir, et s'enivrèrent sans respect pour les lois de leur
religion, il apporta les soixante-quatre clefs des fers aux
prisonniers afin qu'ils pussent ouvrir les cadenas, jeter leurs
liens à la mer, et les échanger contre des sabres pour frapper les
Turcs. Les Cosaques firent un grand butin, et revinrent
glorieusement dans leur patrie, où, pendant longtemps, les joueurs
de _bandoura_ glorifièrent Mosy Chilo. On l'eût bien élu
_kochévoï_; mais c'était un étrange Cosaque. Quelquefois il
faisait une action que le plus sage n'aurait pas imaginée;
d'autres fois, il tombait dans une incroyable bêtise. Il but et
dissipa tout ce qu'il avait acquis, s'endetta près de tous à la
_setch_, et, pour combler la mesure, il se glissa, la nuit, comme
un voleur des rues, dans un _kourèn_ étranger, enleva tous les
harnais, et les mit en gage chez le cabaretier. Pour une action si
honteuse, on l'attacha à un poteau sur la place du bazar, et l'on
mit près de lui un gros bâton afin que chacun, selon la mesure de
ses forces, pût lui en asséner un coup. Mais, parmi les
Zaporogues, il ne se trouva pas un seul homme qui levât le bâton
sur lui, se souvenant des services qu'il avait rendus. Tel était
le Cosaque Mosy Chilo.

-- Si, pourtant, il y en a pour vous rosser, chiens, dit-il en
s'élançant sur le Polonais.

Aussi, comme ils se battirent! Cuirasses et brassards se plièrent
sous leurs coups à tous deux. Le Polonais lui déchira sa chemise
de fer, et lui atteignit le corps de son sabre. La chemise du
Cosaque rougit, mais Chilo n'y fit nulle attention. Il leva sa
main; elle était lourde sa main noueuse, et il étourdit son
adversaire d'un coup sur la tête. Son casque de bronze vola en
éclats; le Polonais chancela, et tomba de la selle; et Chilo se
mit à sabrer en croix l'ennemi renversé. Cosaque, ne perds pas ton
temps à l'achever, mais retourne-toi plutôt!... Il ne se retourna
point, le Cosaque, et l’un des serviteurs du vaincu le frappa de
son couteau dans le cou. Chilo fit volte-face, et déjà il
atteignait l'audacieux, mais celui-ci disparut dans la fumée de la
poudre. De tous côtés résonnait un bruit de mousqueterie. Chilo
chancela, et sentit que sa blessure était mortelle. Il tomba, mit
la main sur la plaie, et se tournant vers ses compagnons:

-- Adieu, seigneurs frères camarades, dit-il; que la terre russe
orthodoxe reste debout pour l'éternité, et qu'il lui soit rendu un
honneur éternel.

Il ferma ses yeux éteints, et son âme cosaque quitta sa farouche
enveloppe.

Déjà Zadorojni s'avançait à cheval, et l'_ataman_ de _kourèn_,
Vertikhvist, et Balaban s'avançaient aussi.

-- Dites-moi, seigneurs, s'écria Tarass, en s'adressant aux
_atamans_ des _kouréni_; y a-t-il encore de la poudre dans les
poudrières? La force cosaque ne s'est-elle pas affaiblie? Les
nôtres ne plient-ils pas encore?

-- Père, il y a encore de la poudre dans les poudrières; la force
cosaque n'est pas affaiblie, et les nôtres ne plient pas encore.

Et les Cosaques firent une vigoureuse attaque. Ils rompirent les
rangs ennemis. Le petit colonel fit sonner la retraite et hisser
huit drapeaux peints, pour rassembler les siens qui s'étaient
dispersés dans la plaine. Tous les Polonais accoururent aux
drapeaux; mais ils n'avaient pas encore reformé leurs rangs que,
déjà, l'_ataman_ Koukoubenko faisait, avec ses gens de
Nésamaïkoff, une charge en plein centre, et tombait sur le colonel
ventru. Le colonel ne soutint pas le choc, et, tournant son
cheval, il s'enfuit à toute bride. Koukoubenko le poursuivit
longtemps à travers champs, sans le laisser rejoindre les siens.
Voyant cela du _kourèn_ voisin, Stépan Gouska se mit de la partie,
son _arkan_ à la main; courbant la tête sur le cou de son cheval
et saisissant l'instant favorable, il lui jeta du premier coup son
_arkan_ à la gorge. Le colonel devint tout rouge, et saisit la
corde des deux mains, en s'efforçant de la rompre. Mais déjà un
coup puissant lui avait enfoncé dans sa large poitrine la lame
meurtrière. Gouska, toutefois, n'aura pas longtemps à se réjouir.
Les Cosaques se retournaient à peine que déjà Gouska était soulevé
sur quatre piques. Le pauvre _ataman_ n'eut que le temps de dire:

-- Périssent tous les ennemis, et que la terre russe se réjouisse
dans la gloire pendant des siècles éternels!

Et il exhala le dernier soupir. Les Cosaques tournèrent la tête,
et déjà, d'un côté, le Cosaque Métélitza faisait fête aux Polonais
en assommant tantôt l'un, tantôt l'autre, et, d'un autre côté,
l'_ataman_ Névilitchki s'élançait à la tête des siens. Près d'un
carré de chariots, Zakroutigouba retourne l'ennemi comme du foin,
et le repousse, tandis que, devant un carré plus éloigné, le
troisième Pisarenko a refoulé une troupe entière de Polonais, et
près du troisième carré, les combattants se sont saisis à bras-le-
corps, et luttent sur les chariots mêmes.

-- Dites-moi, seigneurs, s'écria l'_ataman_ Tarass, en s'avançant
au-devant des chefs; y a-t-il encore de la poudre dans les
poudrières? La force cosaque n'est-elle pas affaiblie? Les
Cosaques ne commencent-ils pas à plier?

-- Père, il y a encore de la poudre dans les poudrières; la force
cosaque n'est pas affaiblie; les Cosaques ne plient pas encore.

Déjà Bovdug est tombé du haut d'un chariot. Une balle l'a frappé
sous le coeur. Mais, rassemblant toute sa vieille âme, il dit:

-- Je n'ai pas de peine à quitter le monde. Dieu veuille donner à
chacun une fin pareille, et que la terre russe soit glorifiée
jusqu'à la fin des siècles!

Et l'âme de Bovdug s'éleva dans les hauteurs pour aller raconter
aux vieillards, morts depuis longtemps, comment on sait combattre
sur la terre russe, et mieux encore comment on y sait mourir pour
la sainte religion.

Bientôt après, tomba aussi Balaban, _ataman_ de _kourèn_. Il avait
reçu trois blessures mortelles, de balle, de lance, et d'un lourd
sabre droit. Et c'était un des plus vaillants Cosaques. Il avait
fait, comme _ataman_, une foule d'expéditions maritimes, dont la
plus glorieuse fut celle des rivages d'Anatolie. Ses gens avaient
ramassé beaucoup de sequins, d'étoffes de Damas et de riche butin
turc. Mais ils essuyèrent de grands revers à leur retour. Les
malheureux durent passer sous les boulets turcs. Quand le vaisseau
ennemi fit feu de toutes ses pièces, une moitié de leurs bateaux
sombra en tournoyant, il périt dans les eaux plus d'un Cosaque;
mais les bottes de joncs attachées aux flancs des bateaux les
sauvèrent d'une commune noyade. Pendant toute la nuit, les
Cosaques enlevèrent l'eau des barques submergées avec des pelles
creuses et leurs bonnets, en réparant les avaries. De leurs larges
pantalons cosaques, ils firent des voiles, et, filant avec
promptitude, ils échappèrent au plus rapide des vaisseaux turcs.
Et c'était peu qu'ils fussent arrivés sains et saufs à la _setch_;
ils rapportèrent une chasuble brodée d'or à l'archimandrite du
couvent de Méjigorsh à Kiew, et des ornements d'argent pur pour
l'image de la Vierge, dans le _zaporojié_ même. Et longtemps après
les joueurs de _bandoura_ glorifiaient l'habile réussite des
Cosaques. À cette heure, Balaban inclina sa tête, sentant les
poignantes approches de la mort, et dit d'une voix faible:

-- Il me semble, seigneurs frères, que je meurs d'une bonne mort.
J'en ai sabré sept, j'en ai traversé neuf de ma lance, j'en ai
suffisamment écrasé sous les pieds de mon cheval, et je ne sais
combien j'en ai atteint de mes balles. Fleurisse donc
éternellement la terre russe!

Et son âme s'envola.

Cosaques, Cosaques, ne livrez pas la fleur de votre armée. Déjà,
l'ennemi a cerné Koukoubenko. Déjà, il ne reste autour de lui que
sept hommes du _kourèn_ de Nésamaïkoff, et ceux-là se défendent
plus qu'il ne leur reste de force; déjà, les vêtements de leur
chef sont rougis de son sang. Tarass lui-même, voyant le danger
qu'il court, s'élance à son aide; mais les Cosaques sont arrivés
trop tard. Une lance a pu s'enfoncer sous son coeur avant que
l'ennemi qui l'entoure ait été repoussé. Il s'inclina doucement
sur les bras des Cosaques qui le soutenaient, et son jeune sang
jaillit comme une source, semblable à un vin précieux que des
serviteurs maladroits apportent de la cave dans un vase de verre,
et qui le brisent à l'entrée de la salle en glissant sur le
parquet. Le vin se répand sur la terre, et le maître du logis
accourt, en se prenant la tête dans les mains, lui qui l’avait
réservé pour la plus belle occasion de sa vie, afin que, si Dieu
la lui donnait, il pût, dans sa vieillesse, fêter un compagnon de
ses jeunes années, et se réjouir avec lui au souvenir d'un temps
où l'homme savait autrement et mieux se réjouir. Koukoubenko
promena son regard autour de lui, et murmura:

-- Je remercie Dieu de m'avoir accordé de mourir sous vos yeux,
compagnons. Qu'après nous, on vive mieux que nous, et que la terre
russe, aimée du Christ, soit éternelle dans sa beauté!

Et sa jeune âme s'envola. Les anges la prirent sous les bras, et
l'empotèrent aux cieux: elle sera bien là-bas. «Assieds-toi à ma
droite, Koukoubenko, lui dira le Christ, tu n'as pas trahi la
fraternité, tu n'as pas fait d'action honteuse, tu n'as pas
abandonné un homme dans le danger. Tu as conservé et défendu mon
Église.» La mort de Koukoubenko attrista tout le monde: et
cependant, les rangs cosaques s'éclaircissaient à vue d'oeil;
beaucoup de braves avaient cessé de vivre. Mais les Cosaques
tenaient bon.

-- Dites-moi, seigneurs, cria Tarass aux _kouréni_ restés debout,
y a-t-il encore de la poudre dans les poudrières? les sabres ne
sont-ils pas émoussés? la force cosaque ne s'est-elle pas
affaiblie? les Cosaques ne plient-ils pas encore?

-- Père, il y a encore assez de poudre; les sabres sont encore
bons, la force cosaque n'est pas affaiblie; les Cosaques n'ont pas
plié.

Et les Cosaques s'élancèrent de nouveau comme s'ils n'eussent
éprouvé aucune perte. Il ne reste plus vivants que trois _atamans_
de _kourèn_. Partout coulent des ruisseaux rouges; des ponts
s'élèvent, formés de cadavres des Cosaques et des Polonais. Tarass
regarda le ciel, et vit s'y déployer une longue file de vautours.
Ah! quelqu'un donc se réjouira! Déjà, là-bas, on a soulevé
Métélitza sur le fer d'une lance; déjà, la tête du second
Pisarenko a tournoyé dans l'air en clignant des yeux; déjà Okhrim
Gouska, sabré de haut et en travers, est tombé lourdement.

-- Soit! dit Tarass, en faisant signe de son mouchoir.

Ostap comprit le geste de son père; et, sortant de son embuscade,
chargea vigoureusement la cavalerie polonaise. L'ennemi ne soutint
pas la violence du choc; et lui, le poursuivant à outrance, le
rejeta sur la place où l'on avait planté des pieux et jonché la
terre de tronçons de lances. Les chevaux commencèrent à broncher,
à s'abattre, et les Polonais à rouler par-dessus leurs têtes. Dans
ce moment, les Cosaques de Korsoun, qui se tenaient en réserve
derrière les chariots, voyant l'ennemi à portée de mousquet,
firent une décharge soudaine. Les Polonais, perdant la tête, se
mirent en désordre, et les Cosaques reprirent courage:

-- La victoire est à nous! crièrent de tous côtés les voix
zaporogues.

Les clairons sonnèrent, et on hissa le drapeau de la victoire. Les
Polonais, défaits, fuyaient en tout sens.

-- Non, non, la victoire n'est pas encore à nous, dit Tarass, en
regardant les portes de la ville.

Il avait dit vrai.

Les portes de la ville s'étaient ouvertes, et il en sortit un
régiment de hussards, la fleur des régiments de cavalerie. Tous
les cavaliers montaient des _argamaks_[38] bai brun. En avant des
escadrons, galopait un chevalier, le plus beau, le plus hardi de
tous. Ses cheveux noirs se déroulaient sous son casque de bronze;
son bras était entouré d'une écharpe brodée par les mains de la
plus séduisante beauté. Tarass demeura stupéfait quand il reconnut
Andry. Et lui, cependant, enflammé par l'ardeur du combat, avide
de mériter le présent qui ornait son bras, se précipita comme un
jeune lévrier, le plus beau, le plus rapide, et le plus jeune de
la meute. «_Atou_[39]!» crie le vieux chasseur, et le lévrier se
précipite, lançant ses jambes en droite ligne dans les airs,
penché de tout son corps sur le flanc, soulevant la neige de ses
ongles, et devançant dix fois le lièvre lui-même dans la chaleur
de sa course. Le vieux Tarass s'arrête; il regarde comment Andry
s'ouvrait un passage, frappant à droite et à gauche, et chassant
les Cosaques devant lui. Tarass perd patience.

-- Comment, les tiens! les tiens! s'écrie-t-il; tu frappes les
tiens, fils du diable!

Mais Andry ne voyait pas qui se trouvait devant lui, si c'étaient
les siens ou d'autres. Il ne voyait rien. Il voyait des boucles de
cheveux, de longues boucles ondoyantes, une gorge semblable au
cygne de la rivière, un cou de neige et de blanches épaules, et
tout ce que Dieu créa pour des baisers insensés.

-- Holà! camarades, attirez-le-moi, attirez-le-moi seulement dans
le bois. cria Tarass.

Aussitôt se présentèrent trente des plus rapides Cosaques pour
attirer Andry vers le bois. Redressant leurs hauts bonnets, ils
lancèrent leurs chevaux pour couper la route aux hussards, prirent
en flanc les premiers rangs, les culbutèrent, et, les ayant
séparés du gros de la troupe, sabrèrent les uns et les autres.
Alors Golokopitenko frappa Andry sur le dos du plat de son sabre
droit, et tous, à l'instant, se mirent à fuir de toute la rapidité
cosaque. Comme Andry s'élança! comme son jeune sang bouillonna
dans toutes ses veines! Enfonçant ses longs éperons dans les
flancs de son cheval, il vola à perte d'haleine sur les pas des
Cosaques, sans se retourner, et sans voir qu'une vingtaine
d'hommes seulement avaient pu le suivre. Et les Cosaques, fuyant
de toute la célérité de leurs chevaux, tournaient vers le bois.
Andry, lancé ventre à terre, atteignait déjà Golokopitenko,
lorsque, tout à coup, une main puissante arrêta son cheval par la
bride. Andry tourna la tête; Tarass était devant lui. Il trembla
de tout son corps, et devint pâle comme un écolier surpris en
maraude par son maître. La colère d'Andry s'éteignit comme si elle
ne se fût jamais allumée. Il ne voyait plus devant lui que son
terrible père.

-- Eh bien! qu'allons-nous faire maintenant? dit Tarass, en le
regardant droit entre les deux yeux.

Andry ne put rien répondre, et resta les yeux baissés vers la
terre.

-- Eh bien, fils, tes Polonais t'ont-ils été d'un grand secours?

Andry demeurait muet.

-- Ainsi trahir, vendre la religion, vendre les tiens... Attends,
descends de cheval.

Obéissant comme un enfant docile, Andry descendit de cheval et
s'arrêta, ni vif ni mort, devant Tarass.

-- Reste là, et ne bouge plus. C'est moi qui t'ai donné la vie,
c'est moi qui te tuerai, dit Tarass.

Et, reculant d'un pas, il ôta son mousquet de dessus son épaule.
Andry était pâle comme un linge. On voyait ses lèvres remuer, et
prononcer un nom. Mais ce n'était pas le nom de sa patrie, ni de
sa mère, ni de ses frères, c'était le nom de la belle Polonaise.

Tarass fit feu.

Comme un épi de blé coupé par la faucille, Andry inclina la tête,
et tomba sur l'herbe sans prononcer un mot.

Le meurtrier de son fils, immobile, regarda longtemps le cadavre
inanimé. Il était beau même dans la mort. Son visage viril,
naguère brillant de force et d'une irrésistible séduction,
exprimait encore une merveilleuse beauté. Ses sourcils, noirs
comme un velours de deuil, ombrageaient ses traits pâlis.

-- Que lui manquait-il pour être un Cosaque? dit Boulba. Il était
de haute taille, il avait des sourcils noirs, un visage de
gentilhomme, et sa main était forte dans le combat. Et il a péri,
péri sans gloire, comme un chien lâche.

-- Père, qu'as-tu fait? c'est toi qui l'as tué? dit Ostap, qui
arrivait en ce moment.

Tarass fit de la tête un signe affirmatif.

Ostap regarda fixement le mort dans les yeux. Il regretta son
frère, et dit:

-- Père, livrons-le honorablement à la terre, afin que les ennemis
ne puissent l'insulter, et que les oiseaux de proie n'emportent
pas les lambeaux de sa chair.

-- On l'enterrera bien sans nous, dit Tarass; et il aura des
pleureurs et des pleureuses.

Et pendant deux minutes, il pensa:

-- Faut-il le jeter aux loups qui rôdent sur la terre humaine, ou
bien respecter en lui la vaillance du chevalier, que chaque brave
doit honorer en qui que ce soit?

Il regarde, et voit Golokopitenko galoper vers lui.

-- Malheur! _ataman_. Les Polonais se sont fortifiés, il leur est
venu un renfort de troupes fraîches.

Golokopitenko n'a pas achevé que Vovtousenko accourt:

-- Malheur! _ataman_. Encore une force nouvelle qui fend sur nous.

Vovtousenko n'a pas achevé que Pisarenko arrive en courant, mais
sans cheval:

-- Où es-tu, père? les Cosaques te cherchent. Déjà l'_ataman_ de
_kourèn_ Névilitchki est tué; Zadorojny est tué; Tchérévitchenko
est tué; mais les Cosaques tiennent encore; ils ne veulent pas
mourir, sans t'avoir vu une dernière fois dans les yeux; ils
veulent que tu les regardes à l'heure de la mort.

-- À cheval, Ostap! dit Tarass.

Et il se hâta pour trouver encore debout les Cosaques, pour
savourer leur vue une dernière fois, et pour qu'ils pussent
regarder leur _ataman_ avant de mourir. Mais il n'était pas sorti
du bois avec les siens, que les forces ennemies avaient cerné le
bois de tous côtés, et que partout, à travers les arbres, se
montraient des cavaliers armés de sabres et de lances.

-- Ostap! Ostap! tiens Ferme, s'écria Tarass.

Et lui-même, tirant son sabre, se mit à écharper les premiers qui
lui tombèrent sous la main. Déjà six polonais se sont à la fois
rués sur Ostap; mais il paraît qu'ils ont mal choisi le moment. À
l'un, la tête a sauté des épaules; l’autre a fait la culbute en
arrière; le troisième reçoit un coup de lance dans les côtes; le
quatrième, plus audacieux, a évité la balle d'Ostap en baissant la
tête, et la balle brûlante a frappé le cou de son cheval qui,
furieux, se cabre, roule à terre, et écrase sous lui son cavalier.

-- Bien, fils, bien, Ostap! criait Tarass; voici que je viens à
toi.

Lui-même repoussait les assaillants. Tarass multiplie son sabre;
il distribue des cadeaux sur la tête de l'un et sur celle de
l'autre; et, regardant toujours Ostap, il le voit luttant corps à
corps avec huit ennemis à la fois.

-- Ostap! Ostap! tiens ferme.

Mais, déjà, Ostap a le dessous; déjà, on lui a jeté un _arkan_
autour de la gorge; déjà on saisit, déjà on garrotte Ostap.

-- Aïe! Ostap, Ostap! criait Tarass en s'ouvrant un passage vers
lui, et en hachant comme du chou tout ce qui les séparait; aïe!
Ostap, Ostap!...

Mais, en ce moment, il fut frappé comme d'une lourde pierre; tout
tournoya devant ses yeux. Un instant brillèrent, mêlées dans son
regard, des lances, la fumée du canon, les étincelles de la
mousqueterie et les branches d'arbres avec leurs feuilles. Il
tomba sur la terre comme un chêne abattu, et un épais brouillard
couvrit ses yeux.


CHAPITRE X

-- Il paraît que j'ai longtemps dormi, dit Tarass en s'éveillant
comme du pénible sommeil d'un homme ivre, et en s'efforçant de
reconnaître les objets qui l'entouraient.

Une terrible faiblesse avait brisé ses membres. Il avait peine à
distinguer les murs et les angles d'une chambre inconnue. Enfin il
s'aperçut que Tovkatch était assis auprès de lui, et qu'il
paraissait attentif à chacune de ses respirations.

-- Oui, pensa Tovkatch; tu aurais bien pu t'endormir pour
l'éternité.

Mais il ne dit rien, le menaça du doigt et lui fit signe de se
taire.

-- Mais, dis-moi donc, où suis-je, à présent? reprit Tarass en
rassemblant ses esprits, et en cherchant à se rappeler le passé.

-- Tais-toi donc! s'écria brusquement son camarade. Que veux-tu
donc savoir de plus? Ne vois-tu pas que tu es couvert de
blessures? Voici deux semaines que nous courons à cheval à perdre
haleine, et que la fièvre et la chaleur te font divaguer. C'est la
première fois que tu as dormi tranquillement. Tais-toi donc, si tu
ne veux pas te faire de mal toi-même.

Cependant Tarass s'efforçait toujours de mettre ordre à ses idées,
et de se souvenir du passé.

-- Mais j'ai donc été pris et cerné par les Polonais?... Mais il
m'était impossible de me faire jour à travers leurs rangs?...

-- Te tairas-tu encore une fois, fils de Satan, s'écria Tovkatch
en colère, comme une bonne poussée à bout par les cris d’un enfant
gâté. Qu'as-tu besoin de savoir de quelle manière tu t'es sauvé?
il suffit que tu sois sauvé, il s'est trouvé des amis qui ne t'ont
pas planté là; c'est assez. Il nous reste encore plus d'une nuit à
courir ensemble. Tu crois qu'on ta pris pour un simple Cosaque?
non; ta tête a été estimée deux mille ducats.

-- Et Ostap? s'écria tout à coup Tarass, qui essaya de se mettre
sur son séant en se rappelant soudain comment on s'était emparé
d'Ostap sous ses yeux, comment on l'avait garrotté et comment il
se trouvait aux mains des Polonais.

Alors, la douleur s'empara de cette vieille tête. Il arracha et
déchira les bandages qui couvraient ses blessures; il les jeta
loin de lui; il voulut parler à haute voix, mais ne dit que des
choses incohérentes. Il était de nouveau en proie à la fièvre, au
délire, des paroles insensées s'échappaient sans lien et sans
ordre de ses lèvres. Pendant ce temps, son fidèle compagnon se
tenait debout devant lui, l'accablant de cruels reproches et
d'injures. Enfin, il le saisit par les pieds, par les mains,
l'emmaillota comme on fait d'un enfant, replaça tous les bandages,
l'enveloppa dans une peau de boeuf, l'assujettit avec des cordes à
la selle d'un cheval, et s'élança de nouveau sur la route avec
lui.

-- Fusses-tu mort, je te ramènerai dans ton pays. Je ne permettrai
pas que les Polonais insultent à ton origine cosaque, qu'ils
mettent ton corps en lambeaux et qu'ils les jettent dans la
rivière. Si l'aigle doit arracher les yeux à ton cadavre, que ce
soit l'aigle de nos steppes, non l'aigle polonais, non celui qui
vient des terres de la Pologne. Fusses-tu mort, je te ramènerai en
Ukraine.

Ainsi parlait son fidèle compagnon, fuyant jour et nuit, sans
trêve ni repos. Il le ramena enfin, privé de sentiment, dans la
_setch_ même des Zaporogues. Là, il se mit à le traiter au moyen
de simples et de compresses; il découvrit une femme juive, habile
dans l'art de guérir, qui, pendant un mois, lui fit prendre divers
remèdes: enfin Tarass se sentit mieux. Soit que l'influence du
traitement fût salutaire, soit que sa nature de fer eût pris le
dessus, au bout d'un mois et demi, il était sur pied. Ses plaies
s'étaient fermées, et les cicatrices faites par le sabre
témoignaient seules de la gravité des blessures du vieux Cosaque.
Pourtant, il était devenu visiblement morose et chagrin. Trois
rides profondes avaient creusé son front, où elles restèrent
désormais. Quand il jeta les yeux autour de lui, tout lui parut
nouveau dans la _setch_. Tous ses vieux compagnons étaient morts;
il ne restait pas un de ceux qui avaient combattu pour la sainte
cause, pour la foi et la fraternité.

Ceux-là aussi qui, à la suite du _kochévoï_, s'étaient mis à la
poursuite des Tatars, n'existaient plus; tous avaient péri: l'un
était tombé au champ d'honneur; un autre était mort de faim et de
soif au milieu des steppes salées de la Crimée; un autre encore
s'était éteint dans la captivité, n'ayant pu supporter sa honte.
L'ancien _kochévoï_ aussi n'était plus, dès longtemps, de ce
monde, ni aucun de ses vieux compagnons, et déjà l'herbe du
cimetière avait poussé sur les restes de ces Cosaques, autrefois
bouillonnants de courage et de vie. Tarass entendait seulement
qu'autour de lui il y avait une grande orgie, une orgie bruyante:
toute la vaisselle avait volé en éclats; il n'était pas resté une
goutte de vin; les hôtes et les serviteurs avaient emporté toutes
les coupes, tous les vases précieux, et le maître de la maison,
demeuré solitaire et morne, pensait que mieux eût valu qu'il n'y
eût pas de fête. On s'efforçait en vain d'occuper et de distraire
Tarass; en vain les vieux joueurs de _bandoura_ à la barbe grise
défilaient, par deux et par trois devant lui, chantant ses
exploits de Cosaque; il contemplait tout d'un oeil sec et
indifférent; une douleur inextinguible se lisait sur ses traits
immobiles et sa tête penchée; il disait à voix basse:

-- Mon fils Ostap!

Cependant, les Zaporogues s'étaient préparés à une expédition
maritime. Deux cents bateaux avaient été lancés sur le Dniepr, et
l'Asie Mineure avait vu ces Cosaques à la tête rasée, à la tresse
flottante, mettre à feu et à sang ses rivages fleuris; elle avait
vu les turbans musulmans, pareils aux fleurs innombrables de ses
campagnes, dispersés dans ses plaines sanglantes ou nageant auprès
du rivage. Elle avait vu quantité de larges pantalons cosaques
tachés de goudron, quantité de bras musculeux armés de fouets
noirs. Les Zaporogues avaient détruit toutes les vignes et mangé
tout le raisin; ils avaient laissé des tas de fumiers dans les
mosquées; ils se servaient, en guise de ceintures, des châles
précieux de la Perse, et en ceignaient leurs caftans salis.
Longtemps après on trouvait encore, sur les lieux qu'ils avaient
foulés, les petites pipes courtes des Zaporogues. Tandis qu'ils
s'en retournaient gaiement, un vaisseau turc de dix canons s'était
mis à leur poursuite, et une salve générale de son artillerie
avait dispersé leurs bateaux légers comme une troupe d'oiseaux. Un
tiers d'entre eux avaient péri dans les profondeurs de la mer; le
reste avait pu se rallier pour gagner l'embouchure du Dniepr, avec
douze tonnes remplies de sequins. Tout cela n'occupait plus
Tarass. Il s'en allait dans les champs, dans les steppes, comme
pour la chasse; mais son arme demeurait chargée; il la déposait
près de lui, plein de tristesse, et s'arrêtait sur le rivage de la
mer. Il restait longtemps assis, la tête baissée, et disant
toujours:

-- Mon Ostap, mon Ostap!

Devant lui brillait et s’étendait au loin la nappe de la mer
Noire; dans les joncs lointains on entendait le cri de la mouette,
et, sur sa moustache blanchie, des larmes tombaient l’une suivant
l'autre.

À la fin Tarass n'y tint plus:

-- Qu'il en soit ce que Dieu voudra, dit-il, j'irai savoir ce
qu'il est devenu. Est-il vivant? est-il dans la tombe? ou bien
n'est-il même plus dans la tombe? Je le saurai à tout prix, je le
saurai.

Et une semaine après, il était déjà dans la ville d'Oumane, à
cheval, la lance en main, la sabre au côté, le sac de voyage pendu
au pommeau de la selle; un pot de gruau, des cartouches, des
entraves de cheval et d'autres munitions complétaient son
équipage. Il marcha droit à une chétive et sale masure, dont les
fenêtres ternies se voyaient à peine; le tuyau de la cheminée
était bouché par un torchon, et la toiture, percée à jour, toute
couverte de moineaux: un tas d'ordures s'étalait devant la porte
d'entrée. À la fenêtre apparaissait la tête d'une juive en bonnet,
ornée de perles noircies.

-- Ton mari est-il dans la maison! dit Boulba en descendant de
cheval, et en passant la bride dans un anneau de fer sellé au mur.

-- Il y est, dit la juive, qui s'empressa aussitôt de sortir avec
une corbeille de froment pour le cheval et un broc de bière pour
le cavalier.

-- Où donc est ton juif?

-- Dans l'autre chambre, à faire ses prières, murmura la juive en
saluant Boulba, et en lui souhaitant une bonne santé au moment où
il approcha le broc de ses lèvres.

-- Reste ici, donne à boire et à manger à mon cheval: j'irai seul
lui parler. J'ai affaire à lui.

Ce juif était le fameux Yankel. Il s'était fait à la fois fermier
et aubergiste. Ayant peu à peu pris en main les affaires de tous
les seigneurs et hobereaux des environs, il avait insensiblement
sucé tout leur argent et fait sentir sa présence de juif sur tout
le pays. À trois milles à la ronde, il ne restait plus une seule
maison qui fût en bon état. Toutes vieillissaient et tombaient en
ruine; la contrée entière était devenue déserte, comme après une
épidémie ou un incendie général. Si Yankel l’eût habitée une
dizaine d'années de plus, il est probable qu'il en eût expulsé
jusqu'aux autorités. Tarass entra dans la chambre.

Le juif priait, la tête couverte d'un long voile assez malpropre,
et il s'était retourné pour cracher une dernière fois, selon le
rite de sa religion, quand tout à coup ses yeux s'arrêtèrent sur
Boulba qui se tenait derrière lui. Avant tout brillèrent à ses
regards les deux mille ducats offerts pour la tête du Cosaque;
mais il eut honte de sa cupidité, et s'efforça d'étouffer en lui-
même l'éternelle pensée de l'or, qui, semblable à un ver, se
replie autour de l'âme d'un juif.

-- Écoute, Yankel, dit Tarass au juif, qui s'était mis en devoir
de le saluer et qui alla prudemment fermer la porte, afin de
n'être vu de personne; je t'ai sauvé la vie: les Cosaques
t'auraient déchiré comme un chien. À ton tour maintenant, rends-
moi un service.

Le visage du juif se rembrunit légèrement.

-- Quel service? si c'est quelque chose que je puisse faire,
pourquoi ne le ferais-je pas?

-- Ne dis rien. Mène-moi à Varsovie.

-- À Varsovie?... Comment! à Varsovie? dit Yankel; et il haussa
les sourcils et les épaules d'étonnement.

-- Ne réponds rien. Mène-moi à Varsovie. Quoi qu'il en arrive, je
veux le voir encore une fois, lui dire ne fût-ce qu'une parole...

-- À qui, dire une parole?

-- À lui, à Ostap, à mon fils.

-- Est-ce que ta seigneurie n'a pas entendu dire que déjà...

-- Je sais tout, je sais tout; on offre deux mille ducats pour ma
tête. Les imbéciles savent ce qu'elle vaut. Je t'en donnerai cinq
mille, moi. Voici deux mille ducats comptant (Boulba tira deux
mille ducats d'une bourse en cuir), et le reste quand je
reviendrai.

Le juif saisit aussitôt un essuie-main et en couvrit les ducats.

-- Ah! la belle monnaie! ah! la bonne monnaie! s'écria-t-il, en
retournant un ducat entre ses doigts et en l'essayant avec les
dents; je pense que l'homme à qui ta seigneurie a enlevé ces
excellents ducats n'aura pas vécu une heure de plus dans ce monde,
mais qu'il sera allé tout droit à la rivière, et s’y sera noyé,
après avoir eu de si beaux ducats.

-- Je ne t'en aurais pas prié, et peut-être aurais-je trouvé moi-
même le chemin de Varsovie. Mais je puis être reconnu et pris par
ces damnés Polonais; car je ne suis pas fait pour les inventions.
Mais vous autres, juifs, vous êtes créés pour cela. Vous
tromperiez le diable en personne: vous connaissez toutes les
ruses. C'est pour cela que je suis venu te trouver. D'ailleurs, à
Varsovie, je n'aurais non plus rien fait par moi-même. Allons,
mets vite les chevaux à ta charrette, et conduis-moi lestement.

-- Et ta seigneurie pense qu'il suffit tout bonnement de prendre
une bête à l'écurie, de l'attacher à une charrette, et -- allons,
marche en avant! -- Ta seigneurie pense qu'on peut la conduire
ainsi sans l’avoir bien cachée?

-- Eh bien! cache-moi, comme tu sais le faire; dans un tonneau
vide, n'est-ce pas?

-- Ouais! ta seigneurie pense qu'on peut la cacher dans un
tonneau? Est-ce qu'elle ne sait pas que chacun croira qu'il y a de
l'eau-de-vie dans ce tonneau?

-- Eh bien! qu'ils croient qu'il y a de l'eau-de-vie!

-- Comment qu'ils croient qu'il y a de l'eau-de-vie! s'écria le
juif, qui saisit à deux mains ses longues tresses pendantes, et
les leva vers le ciel.

-- Qu'as-tu donc à t'ébahir ainsi?

-- Est-ce que ta seigneurie ignore que le bon Dieu a créé l'eau-
de-vie pour que chacun puisse en faire l'essai? Ils sont là-bas un
tas de gourmands et d'ivrognes. Le premier gentillâtre venu est
capable de courir cinq verstes après le tonneau, d'y faire un
trou, et, quand il verra qu'il n'en sort rien, il dira aussitôt:
«Un juif ne conduirait pas un tonneau vide; à coup sûr il y a
quelque chose là-dessous. Qu'on saisisse le juif, qu'on garrotte
le juif, qu'on enlève tout son argent au juif, qu'on mette le juif
en prison!» parce que tout ce qu'il y a de mauvais retombe
toujours sur le juif; parce que chacun traite le juif de chien;
parce qu'on se dit qu'un juif n'est pas un homme.

--Eh bien! alors, mets-moi dans un chariot à poisson!

-- Impossible, Dieu le voit, c'est impossible: maintenant, en
Pologne, les hommes sont affamés comme des chiens; on voudra voler
le poisson, et on découvrira ta seigneurie.

-- Eh bien! conduis-moi au diable, mais conduis-moi.

-- Écoute, écoute, mon seigneur, dit le juif en abaissant ses
manches sur les poignets et en s'approchant de lui les mains
écartées: voici ce que nous ferons; maintenant, on bâtit partout
des forteresses et des citadelles; il est venu de l'étranger des
ingénieurs français, et l'on mène par les chemins beaucoup de
briques et de pierres. Que ta seigneurie se couche au fond de ma
charrette, et j'en couvrirai le dessus avec des briques. Ta
seigneurie est robuste, bien portante; aussi ne s'inquiétera-t-
elle pas beaucoup du poids à porter; et moi, je ferai une petite
ouverture par en bas, afin de pouvoir te nourrir.

-- Fais ce que tu veux, seulement conduis-moi.

Et, au bout d'une heure, un chariot chargé de briques et attelé de
deux rosses sortait de la ville d'Oumane. Sur l'une d'elles,
Yankel était juché, et ses longues tresses bouclées voltigeaient
par-dessous sa cape de juif, tandis qu'il sautillait sur sa
monture, long comme un poteau de grande route.


CHAPITRE XI

À l'époque où se passait cette histoire, il n'y avait encore, sur
la frontière, ni employés de la douane, ni inspecteurs (ce
terrible épouvantail des hommes entreprenants), et chacun pouvait
transporter ce que bon lui semblait. Si, d'ailleurs, quelque
individu s'avisait de faire la visite ou l'inspection des
marchandises, c'était, la plupart du temps, pour son propre
plaisir, surtout lorsque des objets agréables venaient frapper ses
regards et que sa main avait un poids et une puissance dignes de
respect. Mais les briques n'excitaient l'envie de personne; elles
entrèrent donc sans obstacle par la porte principale de la ville.
Boulba, de sa cage étroite, pouvait seulement entendre le bruit
des chariots et les cris des conducteurs, mais rien de plus.
Yankel, sautillant sur son petit cheval couvert de poussière,
entra, après avoir fait quelques détours, dans une petite rue
étroite et sombre, qui portait en même temps les noms de Boueuse
et de Juiverie, parce qu'en effet, c'est là que se trouvaient
réunis tous les juifs de Varsovie. Cette rue ressemblait
étonnamment à l'intérieur retourné d'une basse-cour. Il semblait
que le soleil n'y pénétrât jamais. Des maisons en bois, devenues
entièrement noires, avec de longues perches sortant des fenêtres,
augmentaient encore les ténèbres. On voyait, par-ci par là,
quelques murailles en briques rouges, devenues noires aussi en
beaucoup d'endroits. De loin en loin un lambeau de muraille,
plâtré par en haut, brillait aux rayons du soleil d'un
insupportable éclat. Là, tout présente des contrastes frappants:
des tuyaux de cheminée, des bâillons, des morceaux de marmites.
Chacun jetait dans la rue tout ce qu'il avait d'inutile et de
sale, offrant aux passants l'occasion d'exercer leurs divers
sentiments à propos de ces guenilles. Un homme à cheval pouvait
toucher avec la main les perches étendues à travers la rue, d'une
maison à l'autre, le long desquelles pendaient des bas à la juive,
des culottes courtes et une oie fumée. Quelquefois un assez gentil
visage de juive, entouré de perles noircies, se montrait à une
fenêtre délabrée. Un tas de petits juifs, sales, déguenillés, aux
cheveux crépus, criaient et se vautraient dans la boue.

Un juif aux cheveux roux, et le visage bigarré de taches de
rousseur qui le faisait ressembler à un oeuf de moineau, mit la
tête à la fenêtre. Il entama aussitôt avec Yankel une conversation
dans leur langage baroque, et Yankel entra dans la cour. Un autre
juif qui passait dans la rue s'arrêta, prit part au colloque, et,
lorsque enfin Boulba fut parvenu à sortir de dessous les briques,
il vit les trois juifs qui discouraient entre eux avec chaleur.

Yankel se tourna vers lui, et lui dit que tout serait fait suivant
son désir, que son Ostap était enfermé dans la prison de ville et
que, quelque difficile qu'il fût de gagner les gardiens, il
espérait pourtant lui ménager une entrevue.

Boulba entra avec les trois juifs dans une chambre.

Les juifs recommencèrent à parler leur langage incompréhensible.
Tarass les examinait tour à tour. Il semblait que quelque chose
l'eût fortement ému; sur ses traits rudes et insensibles brilla la
flamme de l'espérance, de cette espérance qui visite quelquefois
l'homme au dernier degré du désespoir; son vieux coeur palpita
violemment, comme s'il eût été tout à coup rajeuni.

-- Écoutez, juifs, leur dit-il, et son accent témoignait de
l'exaltation de son âme, vous pouvez faire tout au monde, vous
trouveriez un objet perdu au fond de la mer, et le proverbe dit
qu'un juif se volera lui-même, pour peu qu'il en ait l'envie.
Délivrez-moi mon Ostap! donnez-lui l'occasion de s'échapper des
mains du diable. J'ai promis à cet homme douze mille ducats; j'en
ajouterai douze encore, tous mes vases précieux, et tout l'or
enfoui par moi dans la terre, et ma maison, et mes derniers
vêtements. Je vendrai tout, et je vous ferai encore un contrat
pour la vie, par lequel je m'obligerai à partager avec vous tout
ce que je puis acquérir à la guerre!

-- Oh! impossible, cher seigneur, impossible! dit Yankel avec un
soupir.

-- Impossible! dit un autre juif.

Les trois juifs se regardèrent en silence.

-- Si l'on essayait pourtant, dit le troisième, en jetant sur les
deux autres des regards timides, peut-être, avec l'aide de Dieu...

Les trois juifs se remirent à causer dans leur langue. Boulba,
quelque attention qu'il leur prêtât, ne put rien deviner; il
entendit seulement prononcer souvent le nom de Mardochée, et rien
de plus.

-- Écoute, mon seigneur! dit Yankel, il faut d'abord consulter un
homme tel, qu'il n'a pas encore eu son pareil dans le monde: c'est
un homme sage comme Salomon, et si celui-là ne fait rien, personne
au monde ne peut rien faire. Reste ici, voici la clef, et ne
laisse entrer personne.

Les juifs sortirent dans la rue.

Tarass ferma la porte et regarda par la petite fenêtre, dans cette
sale rue de la Juiverie. Les trois juifs s'étaient arrêtés dans la
rue et parlaient entre eux avec vivacité. Ils furent bientôt
rejoints par un quatrième, puis par un cinquième. Boulba entendit
de nouveau répéter le nom de Mardochée! Mardochée! Les juifs
tournaient continuellement leurs regards vers l'un des côtés de la
rue. Enfin, à l'un des angles, apparut, derrière une sale masure,
un pied chaussé d'un soulier juif, et flottèrent les pans d'un
caftan court. Ah! Mardochée! Mardochée! crièrent tous les juifs
d'une seule voix. Un juif maigre, moins long que Yankel, mais
beaucoup plus ridé, et remarquable par l'énormité de sa lèvre
supérieure, s'approcha de la foule impatiente. Alors tous les
juifs s'empressèrent à l'envi de lui faire leur narration, pendant
laquelle Mardochée tourna plusieurs fois ses regards vers la
petite fenêtre, et Tarass put comprendre qu'il s'agissait de lui.
Mardochée gesticulait des deux mains, écoutait, interrompait les
discours des juifs, crachait souvent de côté, et, soulevant les
pans de sa robe, fourrait ses mains dans les poches pour en tirer
des espèces de castagnettes, opération qui permettait de remarquer
ses hideuses culottes. Enfin, les juifs se mirent à crier si fort,
qu'un des leurs qui faisait la garde fut obligé de leur faire
signe de se taire, et Tarass commençait à craindre pour sa sûreté;
mais il se tranquillisa, en pensant que les juifs pouvaient bien
converser dans la rue, et que le diable lui-même ne saurait
comprendre leur baragouin.

Deux minutes après, les juifs entrèrent tous à la fois dans sa
chambre. Mardochée s'approcha de Tarass, lui frappa sur l'épaule,
et dit:

-- Quand nous voudrons faire quelque chose, ce sera fait comme il
faut.

Tarass examina ce Salomon, qui n'avait pas son pareil dans le
monde, et conçut quelque espoir. Effectivement, sa vue pouvait
inspirer une certaine confiance. Sa lèvre supérieure était un
véritable épouvantail; il était hors de doute qu'elle n'était
parvenue à ce développement de grosseur que par des raisons
indépendantes de la nature. La barbe du Salomon n'était composée
que de quinze poils; encore ne poussaient-ils que du côté gauche.
Son visage portait les traces de tant de coups, reçus pour prix de
ses exploits, qu'il en avait sans doute perdu le compte depuis
longtemps, et s'était habitué à les regarder comme des taches de
naissance.

Mardochée s'éloigna bientôt avec ses compagnons, remplis
d'admiration pour sa sagesse. Boulba demeura seul. Il était dans
une situation étrange, inconnue; et pour la première fois de sa
vie, il ressentait de l'inquiétude; son âme éprouvait une
excitation fébrile. Ce n'était plus l'ancien Boulba, inflexible,
inébranlable, puissant comme un chêne; Il était devenu
pusillanime; Il était faible maintenant. Il frissonnait à chaque
léger bruit, à chaque nouvelle figure de juif qui apparaissait au
bout de la rue. Il demeura toute la journée dans cette situation;
il ne but, ni ne mangea, et ses yeux ne se détachèrent pas un
instant de la petite fenêtre qui donnait dans la rue. Enfin le
soir, assez tard, arrivèrent Mardochée et Yankel. Le coeur de
Tarass défaillit.

-- Eh bien! avez-vous réussi? demanda-t-il avec l'impatience d'un
cheval sauvage.

Mais, avant que les juifs eussent rassemblé leur courage pour lui
répondre, Tarass avait déjà remarqué qu'il manquait à Mardochée sa
dernière tresse de cheveux, laquelle, bien qu'assez malpropre,
s'échappait autrefois en boucle par dessous sa cape. Il était
évident qu'il voulait dire quelque chose; mais il balbutia d'une
manière si étrange que Tarass n'y put rien comprendre. Yankel
aussi portait souvent la main à sa bouche, comme s'il eût souffert
d'une fluxion.

-- Ô cher seigneur! dit Yankel, c'est tout à fait impossible à
présent. Dieu le voit! c'est impossible! Nous avons affaire à un
si vilain peuple qu'il faudrait lui cracher sur la tête. Voilà
Mardochée qui dira la même chose. Mardochée a fait ce que nul
homme au monde ne ferait; mais Dieu n'a pas voulu qu'il en fût
ainsi. Il y a trois mille hommes de troupes dans la ville, et
demain on les mène tous au supplice.

Tarass regarda les juifs entre les deux yeux, mais déjà sans
impatience et sans colère.

-- Et si ta seigneurie veut une entrevue, il faut y aller demain
de bon matin, avant que le soleil ne soit levé. Les sentinelles
consentent, et j'ai la promesse d'un _Leventar_. Seulement je
désire qu'ils n'aient pas de bonheur dans l'autre monde. _Ah weh
mir!_ quel peuple cupide! même parmi nous il n'y en a pas de
pareils; j'ai donné cinquante ducats à chaque sentinelle et au
_Leventar_...

-- C'est bien. Conduis-moi près de lui, dit Tarass résolument, et
toute sa fermeté rentra dans son âme. Il consentit à la
proposition que lui fit Yankel, de se déguiser en costume de comte
étranger, venu d'Allemagne; le juif, prévoyant, avait déjà préparé
les vêtements nécessaires. Il faisait nuit. Le maître de la maison
(ce même juif à cheveux roux et couvert de taches de rousseur)
apporta un maigre matelas, couvert d'une espèce de natte, et
l'étendit sur un des bancs pour Boulba. Yankel se coucha par terre
sur un matelas semblable.

Le juif aux cheveux roux but une tasse d'eau-de-vie, puis ôta son
demi-caftan, ne conservant que ses souliers et ses bas qui lui
donnaient beaucoup de ressemblance avec un poulet, et il s'en fut
se coucher à côté de sa juive, dans quelque chose qui ressemblait
à une armoire. Deux petits juifs se couchèrent par terre auprès de
l'armoire, comme deux chiens domestiques. Mais Tarass ne dormait
pas: il demeurait immobile, frappant légèrement la table de ses
doigts. Sa pipe à la bouche, il lançait des nuages de fumée qui
faisaient éternuer le juif endormi et l'obligeaient à se fourrer
le nez sous la couverture. À peine le ciel se fut-il coloré d'un
pâle reflet de l'aurore, qu'il poussa Yankel du pied.

-- Debout, juif, et donne-moi ton costume de comte.

Il s’habilla en une minute, il se noircit les moustaches et les
sourcils, se couvrit la tête d'un petit chapeau brun, et
s'arrangea de telle sorte qu'aucun de ses Cosaques les plus
proches n'eût pu le reconnaître. À le voir, on ne lui aurait pas
donné plus de trente ans. Les couleurs de sa santé brillaient sur
ses joues, et ses cicatrices mêmes lui donnaient un certain air
d'autorité. Ses vêtements chamarrés d'or lui seyaient à merveille.

Les rues dormaient encore. Pas le moindre marchand ne se montrait
dans la ville, une corbeille à la main. Boulba et Yankel
atteignirent un édifice qui ressemblait à un héron au repos.
C'était un bâtiment bas, large, lourd, noirci par le temps, et à
l'un de ses angles s'élançait, comme le cou d'une cigogne, une
longue tour étroite, couronnée d'un lambeau de toiture. Cet
édifice servait à beaucoup d'emplois divers. Il renfermait des
casernes, une prison et même un tribunal criminel. Nos voyageurs
entrèrent dans le bâtiment et se trouvèrent au milieu d'une vaste
salle ou plutôt d'une cour fermée par en haut. Près de mille
hommes y dormaient ensemble. En face d'eux se trouvait une petite
porte, devant laquelle deux sentinelles jouaient à un jeu qui
consistait à se frapper l'un l'autre sur les mains avec les
doigts. Ils firent peu d'attention aux arrivants et ne tournèrent
la tête que lorsque Yankel leur eut dit:

-- C'est nous, entendez-vous bien, mes seigneurs? c'est nous.

-- Allez, dit l'un d'eux, ouvrant la porte d'une main et tendant
l'autre à son compagnon, pour recevoir les coups obligés.

Ils entrèrent dans un corridor étroit et sombre, qui les mena dans
une autre salle pareille avec de petites fenêtres en haut.

«Qui vive!» crièrent quelques voix, et Tarass vit un certain
nombre de soldats armés de pied en cap.

-- Il nous est ordonné de ne laisser entrer personne.

-- C'est nous! criait Yankel; Dieu le voit, c'est nous, mes
seigneurs!

Mais personne ne voulait l'écouter. Par bonheur, en ce moment
s'approcha un gros homme, qui paraissait être le chef, car il
criait plus tort que les autres.

-- Mon seigneur, c'est nous; vous nous connaissez déjà, et le
seigneur comte vous témoignera encore sa reconnaissance...

-- Laissez-les passer; que mille diables vous serrent la gorge!
mais ne laissez plus passer qui que ce soit! Et qu'aucun de vous
ne détache son sabre, et ne se couche par terre...

Nos voyageurs n'entendirent pas la suite de cet ordre éloquent.

-- C'est nous, c'est moi, c'est nous-mêmes! disait Yankel à chaque
rencontre.

-- Peut-on maintenant? demanda-t-il à l'une des sentinelles,
lorsqu'ils furent enfin parvenus à l'endroit où finissait le
corridor.

-- On peut: seulement je ne sais pas si on vous laissera entrer
dans sa prison même. Yan n'y est plus maintenant; on a mis un
autre à sa place, répondit la sentinelle.

-- Aïe, aïe, dit le juif à voix basse. Voilà qui est mauvais, mon
cher seigneur.

-- Marche, dit Tarass avec entêtement.

Le juif obéit.

À la porte pointue du souterrain, se tenait un heiduque orné d'une
moustache à triple étage. L'étage supérieur montait aux yeux, le
second allait droit en avant, et le troisième descendait sur la
bouche, ce qui lui donnait une singulière ressemblance avec un
matou.

Le juif se courba jusqu'à terre, et s'approcha de lui presque plié
en deux.

-- Votre seigneurie! mon illustre seigneur!

-- Juif, à qui dis-tu cela?

-- À vous, mon illustre seigneur.

-- Hum!... Je ne suis pourtant qu'un simple heiduque! dit le
porteur de moustaches à trois étages, et ses yeux brillèrent de
contentement.

-- Et moi, Dieu me damne, je croyais que c'était le colonel en
personne. Aïe, aïe, aïe... En disant ces mots le juif secoua la
tête et écarta les doigts des mains. Aïe, quel aspect imposant!
Vrai Dieu, c'est un colonel, tout à fait un colonel. Un seul doigt
de plus, et c'est un colonel. Il faudrait mettre mon seigneur à
cheval sur un étalon rapide comme une mouche, pour qu'il fît
manoeuvrer le régiment.

Le heiduque retroussa l'étage inférieur de sa moustache, et ses
yeux brillèrent d'une complète satisfaction.

-- Mon Dieu, quel peuple martial! continua le juif: _oh weh mir_,
quel peuple superbe! Ces galons, ces plaques dorées, tout cela
brille comme un soleil; et les jeunes filles, dès qu'elles voient
ces militaires... aïe, aïe!

Le juif secoua de nouveau la tête.

Le heiduque retroussa l'étage supérieur de sa moustache, et fit
entendre entre ses dents un son à peu près semblable au
hennissement d'un cheval.

-- Je prie mon seigneur de nous rendre un petit service, dit le
juif. Le prince que voici arrive de l'étranger, et il voudrait
voir les Cosaques. De sa vie il n'a encore vu quelle espèce de
gens sont les Cosaques.

La présence de comtes et de barons étrangers en Pologne était
assez ordinaire; ils étaient souvent attirés par la seule
curiosité de voir ce petit coin presque à demi asiatique de
l'Europe. Quant à la Moscovie et à l'Ukraine, ils regardaient ces
pays comme faisant partie de l'Asie même. C'est pourquoi le
heiduque, après avoir fait un salut assez respectueux, jugea
convenable d'ajouter quelques mots de son propre chef.

-- Je ne sais, dit-il, pourquoi Votre Excellence veut les voir. Ce
sont des chiens, et non pas des hommes. Et leur religion est
telle, que personne n'en fait le moindre cas.

-- Tu mens, fils du diable! dit Boulba, tu es un chien toi-même!
Comment oses-tu dire qu'on ne fait pas cas de notre religion!
C'est de votre religion hérétique qu'on ne fait pas cas!

-- Eh, eh! dit le heiduque, je sais, l’ami, qui tu es maintenant.
Tu es toi-même de ceux qui sont là sous ma garde. Attends, je vais
appeler les nôtres.

Taras vit son imprudence, mais l'entêtement et le dépit
l'empêchèrent de songer à la réparer. Par bonheur, à l'instant
même, Yankel parvint à se glisser entre eux.

-- Mon seigneur! Comment serait-il possible que le comte fût un
Cosaque! Mais s'il était un Cosaque, où aurait-il pris un pareil
vêtement et un air si noble?

-- Va toujours!

Et le heiduque ouvrait déjà sa large bouche pour crier.

-- Royale Majesté, taisez-vous, taisez-vous! au nom de Dieu,
s'écria Yankel, taisez-vous! Nous vous payerons comme personne n'a
été payé de sa vie; nous vous donnerons deux ducats en or.

-- Hé, hé! deux ducats! Deux ducats ne me font rien. Je donne deux
ducats à mon barbier pour qu'il me rase seulement la moitié de ma
barbe. Cent ducats, juif!

Ici le heiduque retroussa sa moustache supérieure.

-- Si tu ne me donnes pas à l'instant cent ducats, je crie à la
garde.

-- Pourquoi donc tant d'argent? dit piteusement le juif, devenu
tout pâle, en détachant les cordons de sa bourse de cuir.

Mais, heureusement pour lui, il n'y avait pas davantage dans sa
bourse, et le heiduque ne savait pas compter au-delà de cent.

-- Mon seigneur, mon seigneur! partons au plus vite. Vous voyez
quelles mauvaises gens cela fait, dit Yankel, après avoir observé
que le heiduque maniait l'argent dans ses mains, comme s'il eût
regretté de n'en avoir pas demandé davantage.

-- Hé bien, allons donc, heiduque du diable! dit Boulba: tu as
pris l'argent, et tu ne songes pas à nous faire voir les Cosaques?
Non, tu dois nous les faire voir. Puisque tu as reçu l'argent, tu
n'es plus en droit de nous refuser.

-- Allez, allez au diable! sinon, je vous dénonce à l'instant et
alors... tournez les talons, vous dis-je, et déguerpissez au plus
tôt.

-- Mon seigneur, mon seigneur! allons-nous-en, au nom de Dieu,
allons-nous-en. Fi sur eux! Qu'ils voient en songe une telle
chose, qu'il leur faille cracher! criait le pauvre Yankel.

Boulba, la tête baissée, s'en revint lentement, poursuivi par les
reproches de Yankel, qui se sentait dévoré de chagrin à l'idée
d'avoir perdu pour rien ses ducats.

-- Mais aussi, pourquoi le payer? Il fallait laisser gronder ce
chien. Ce peuple est ainsi fait, qu'il ne peut pas ne pas gronder.
_Oh weh_ _mir_! quels bonheurs Dieu envoie aux hommes! Voyez; cent
ducats, seulement pour nous avoir chassés! Et un pauvre juif! on
lui arrachera ses boucles de cheveux, et de son museau l'on fera
une chose impossible à regarder, et personne ne lui donnera cent
ducats! Ô mon Dieu! ô Dieu de miséricorde!

Mais l'insuccès de leur tentative avait eu sur Boulba une tout
autre influence; on en voyait l'effet dans la flamme dévorante
dont brillaient ses yeux.

-- Marchons, dit-il tout à coup, en secouant une espèce de
torpeur: allons sur la place publique. Je veux voir comment on le
tourmentera.

-- Ô mon seigneur, pourquoi faire? Là, nous ne pouvons pas le
secourir.

-- Marchons, dit Boulba avec résolution.

Et le juif, comme une bonne d'enfant, le suivit avec un soupir.

Il n'était pas difficile de trouver la place où devait avoir lieu
le supplice; le peuple y affluait de toutes parts. Dans ce siècle
grossier, c'était un spectacle des plus attrayants, non seulement
pour la populace, mais encore pour les classes élevées. Nombre de
vieilles femmes dévotes, nombre de jeunes filles peureuses, qui
rêvaient ensuite toute la nuit de cadavres ensanglantés, et qui
s'éveillaient en criant comme peut crier un hussard ivre, n'en
saisissaient pas moins avec avidité l'occasion de satisfaire leur
curiosité cruelle. Ah! quelle horrible torture! criaient quelques-
unes d'entre elles, avec une terreur fébrile, en fermant les yeux
et en détournant le visage; et pourtant elles demeuraient à leur
place. Il y avait des hommes qui, la bouche béante, les mains
étendues convulsivement, auraient voulu grimper sur les têtes des
autres pour mieux voir. Au milieu de figures étroites et communes,
ressortait la face énorme d'un boucher, qui observait toute
l'affaire d'un air connaisseur, et conversait en monosyllabes avec
un maître d'armes qu'il appelait son compère, parce que, les jours
de fête, ils s'enivraient dans le même cabaret. Quelques-uns
discutaient avec vivacité, d'autres tenaient même des paris; mais
la majeure partie appartenait à ce genre d'individus qui regardent
le monde entier et tout ce qui pause dans le monde, en se grattant
le nez avec les doigts. Sur le premier plan, auprès des porteurs
de moustaches, qui composaient la garde de la ville, se tenait un
jeune gentilhomme campagnard, ou qui paraissait tel, en costume
militaire, et qui avait mis sur son dos tout ce qu'il possédait,
de sorte qu'il ne lui était resté à la maison qu'une chemise
déchirée et de vieilles bottes. Deux chaînes, auxquelles pendait
une espèce de ducat, se croisaient sur sa poitrine. Il était venu
là avec sa maîtresse Youséfa, et s'agitait continuellement, pour
que l'on ne tachât point sa robe de soie. Il lui avait tout
expliqué par avance, si bien qu'il était décidément impossible de
rien ajouter.

-- Ma petite Youséfa, disait-il, tout ce peuple que vous voyez, ce
sont des gens qui sont venus pour voir comment on va supplicier
les criminels. Et celui-là, ma petite, que vous voyez là-bas, et
qui tient à la main une hache et d'autres instruments, c'est le
bourreau, et c’est lui qui les suppliciera. Et quand il commencera
à tourner la roue et à faire d'autres tortures, le criminel sera
encore vivant; mais lorsqu'on lui coupera la tête, alors, ma
petite, il mourra aussitôt. D'abord il criera et se débattra, mais
dès qu'on lui aura coupé la tête, il ne pourra plus ni crier, ni
manger, ni boire, parce que alors, ma petite, il n'aura plus de
tête.

Et Youséfa écoutait tout cela avec terreur et curiosité. Les toits
des maisons étaient couverts de peuple. Aux fenêtres des combles
apparaissaient d'étranges figures à moustaches, coiffées d'une
espèce de bonnet. Sur les balcons, abrités pas des baldaquins, se
tenait l'aristocratie. La jolie main, brillante comme du sucre
blanc, d'une jeune fille rieuse, reposait sur la grille du balcon.
De nobles seigneurs, doués d'un embonpoint respectable,
contemplaient tout cela d'un air majestueux. Un valet en riche
livrée, les manches rejetées en arrière, faisait circuler des
boissons et des rafraîchissements. Souvent une jeune fille
espiègle, aux yeux noirs, saisissant de sa main blanche des
gâteaux ou des fruits, les jetait au peuple. La cohue des
chevaliers affamés s'empressait de tendre leurs chapeaux, et
quelque long hobereau, qui dépassait la foule de toute sa tête,
vêtu d'un _kountousch_ autrefois écarlate, et tout chamarré de
cordons en or noircis par le temps, saisissait les gâteaux au vol,
grâce à ses longs bras, baisait la proie qu'il avait conquise,
l'appuyait sur son coeur, et puis la mettait dans sa bouche. Un
faucon, suspendu au balcon dans une cage dorée, figurait aussi
parmi les spectateurs; le bec tourné de travers et la patte levée,
il examinait aussi le peuple avec attention. Mais la foule s'émut
tout à coup, et de toutes parts retentirent les cris: les voilà,
les voilà! ce sont les Cosaques!

Ils marchaient, la tête découverte, leurs longues tresses
pendantes, tous avaient laissé pousser leur barbe. Ils
s'avançaient sans crainte et sans tristesse, avec une certaine
tranquillité fière. Leurs vêtements de draps précieux s'étaient
usés, et flottaient autour d'eux en lambeaux; ils ne regardaient
ni ne saluaient le peuple, le premier de tous marchait Ostap.

Que sentit le vieux Tarass, lorsqu'il vit Ostap? Que se passa-t-il
alors dans son coeur?... Il le contemplait au milieu de la foule,
sans perdre un seul de ses mouvements. Les Cosaques étaient déjà
parvenus au lieu du supplice. Ostap s'arrêta. À lui, le premier,
appartenait de vider cet amer calice. Il jeta un regard sur les
siens, leva une de ses mains au ciel, et dit à haute voix:

-- Fasse Dieu que tous les hérétiques qui sont ici rassemblés
n'entendent pas, les infidèles, de quelle manière est torturé un
chrétien! Qu'aucun de nous ne prononce une parole.

Cela dit, il s'approcha de l'échafaud.

-- Bien, fils, bien! dit Boulba doucement, et il inclina vers la
terre sa tête grise.

Le bourreau arracha les vieux lambeaux qui couvraient Ostap; on
lui mit les pieds et les mains dans une machine faite exprès pour
cet usage, et... Nous ne troublerons pas l'âme du lecteur par le
tableau de tortures infernales dont la seule pensée ferait dresser
les cheveux sur la tête. C'était le produit de temps grossiers et
barbares, alors que l'homme menait encore une vie sanglante,
consacrée aux exploits guerriers, et qu'il y avait endurci toute
son âme sans nulle idée d'humanité. En vain quelques hommes
isolés, faisant exception à leur siècle, se montraient les
adversaires de ces horribles coutumes; en vain le roi et plusieurs
chevaliers d'intelligence et de coeur représentaient qu'une
semblable cruauté dans les châtiments ne servait qu'à enflammer la
vengeance de la nation cosaque. La puissance du roi et des sages
opinions ne pouvait rien contre le désordre, contre la volonté
audacieuse des magnats polonais, qui, par une absence inconcevable
de tout esprit de prévoyance, et par une vanité puérile, n'avaient
fait de leur diète qu'une satire du gouvernement.

Ostap supportait les tourments et les tortures avec un courage de
géant. L'on n'entendait pas un cri, pas une plainte, même lorsque
les bourreaux commencèrent à lui briser les os des pieds et des
mains, lorsque leur terrible broiement fut entendu au milieu de
cette foule muette par les spectateurs les plus éloignés, lorsque
les jeunes filles détournèrent les yeux avec effroi. Rien de
pareil à un gémissement ne sortit de sa bouche; son visage ne
trahit pas la moindre émotion. Tarass se tenait dans la foule, la
tête inclinée, et, levant de temps en temps les yeux avec fierté,
il disait seulement d'un ton approbateur:

-- Bien, fils, bien!...

Mais, quand on l'eut approché des dernières tortures et de la
mort, sa force d'âme parut faiblir. Il tourna les regards autour
de lui: Dieu! rien que des visages inconnus, étrangers! Si du
moins quelqu'un de ses proches eût assisté à sa fin! Il n'aurait
pas voulu entendre les sanglots et la désolation d'une faible
mère, ou les cris insensés d'une épouse, s'arrachant les cheveux
et meurtrissant sa blanche poitrine; mais il aurait voulu voir un
homme ferme, qui le rafraîchit par une parole sensée et le
consolât à sa dernière heure. Sa constance succomba, et il s'écria
dans l'abattement de son âme:

-- Père! où es-tu? entends-tu tout cela?

-- Oui, j'entends!

Ce mot retentit au milieu du silence universel, et tout un million
d'âmes frémirent à la fois. Une partie des gardes à cheval
s'élancèrent pour examiner scrupuleusement les groupes du peuple.
Yankel devint pâle comme un mort, et lorsque les cavaliers se
furent un peu éloignés de lui, il se retourna avec terreur pour
regarder Boulba; mais Boulba n'était plus à son côté. Il avait
disparu sans laisser de trace.


CHAPITRE XII

La trace de Boulba se retrouva bientôt. Cent vingt mille hommes de
troupes cosaques parurent sur les frontières de l'Ukraine. Ce
n'était plus un parti insignifiant, un détachement venu dans
l'espoir du butin, ou envoyé à la poursuite des Tatars. Non; la
nation entière s'était levée, car sa patience était à bout. Ils
s'étaient levés pour venger leurs droits insultés, leurs moeurs
ignominieusement tournées en moquerie, la religion de leurs pères
et leurs saintes coutumes outragées, les églises livrées à la
profanation; pour secouer les vexations des seigneurs étrangers,
l'oppression de l'union catholique, la honteuse domination de la
juiverie sur une terre chrétienne, en un mot pour se venger de
tous les griefs qui nourrissaient et grossissaient depuis
longtemps la haine sauvage des Cosaques.

L'_hetman_ Ostranitza, guerrier jeune, mais renommé par son
intelligence, était à la tête de l'innombrable armée des Cosaques.
Près de lui se tenait Gouma, son vieux compagnon, plein
d'expérience. Huit _polkovniks_ conduisaient des _polk_s de douze
mille hommes. Deux _ïésaoul_-généraux et un _bountchoug_, ou
général à queue, venaient à la suite de l'_hetman_. Le porte-
étendard général marchait devant le premier drapeau; bien des
enseignes et d'autres drapeaux flottaient au loin; les compagnons
des _bountchougs_ portaient des lances ornées de queues de cheval.
Il y avait aussi beaucoup d'autres dignitaires d'armée, beaucoup
de greffiers de _polk_s suivis par des détachements à pied et à
cheval. On comptait presque autant de Cosaques volontaires que de
Cosaques de ligne et de front. Ils s'étaient levés de toutes les
contrées, de Tchiguirine, de Péreïeslav, de Batourine, de
Gloukhoff, des rivages inférieurs du Dniepr, de ses hauteurs et de
ses îles. D'innombrables chevaux et des masses de chariots armés
serpentaient dans les champs. Mais parmi ces nuées de Cosaques,
parmi ces huit _polk_s réguliers, il y avait un _polk_ supérieur à
tous les autres; et à la tête de ce _polk_ était Tarass Boulba.
Tout lui donnait l'avantage sur le reste des chefs, et son âge
avancé, et sa longue expérience, et sa science de faire mouvoir
les troupes, et sa haine des ennemis, plus forte que chez tout
autre. Même aux Cosaques sa férocité implacable et sa cruauté
sanguinaire paraissaient exagérées. Sa tête grise ne condamnait
qu'au feu et à la potence, et son avis dans le conseil de guerre
ne respirait que ruine et dévastation.

Il n'est pas besoin de décrire tous les combats que livrèrent les
Cosaques, ni la marche progressive de la campagne; tout cela est
écrit sur les feuillets des annales. On sait quelle est, dans la
terre russe, une guerre soulevée pour la religion. Il n'est pas de
force plus forte que la religion. Elle est implacable, terrible,
comme un roc dressé par les mains de la nature au milieu d'une mer
éternellement orageuse et changeante. Du milieu des profondeurs de
l'Océan, il lève vers le ciel ses murailles inébranlables, formées
d'une seule pierre, entière et compacte. De toutes parts on
l'aperçoit, et de toutes parts il regarde fièrement les vagues qui
fuient devant lui. Malheur au navire qui vient le choquer! ses
fragiles agrès volent en pièces; tout ce qu'il porte se noie ou se
brise, et l'air d'alentour retentit des cris plaintifs de ceux qui
périssent dans les flots.

Sur les feuillets des annales on lit d'une manière détaillée
comment les garnisons polonaises fuyaient des villes reconquises;
comment l'on pendait les fermiers juifs sans conscience; comment
l'_hetman_ de la couronne, Nicolas Potocki, se trouva faible, avec
sa nombreuse armée, devant cette force irrésistible; comment,
défait et poursuivi, il noya dans une petite rivière la majeure
partie de ses troupes; comment les terribles _polk_s cosaques le
cernèrent dans le petit village de Polonnoï, et comment, réduit à
l'extrémité, l'_hetman_ polonais promit sous serment, au nom du
roi et des magnats de la couronne, une satisfaction entière ainsi
que le rétablissement de tous les anciens droits et privilèges.
Mais les Cosaques n'étaient pas hommes à se laisser prendre à
cette promesse; ils savaient ce que valaient à leur égard les
serments polonais. Et Potocki n'eût plus fait le beau sur son
_argamak_ de six mille ducats, attirant les regards des illustres
dames et l'envie de la noblesse; il n'eût plus fait de bruit aux
assemblées, ni donné de fêtes splendides aux sénateurs, s'il
n'avait été sauvé par le clergé russe qui se trouvait dans ce
village. Lorsque tous les prêtres sortirent, vêtus de leurs
brillantes robes dorées, portant les images de la croix, et, à
leur tête, l'archevêque lui-même, la crosse en main et la mitre en
tête, tous les Cosaques plièrent le genou et ôtèrent leurs
bonnets. En ce moment ils n'eussent respecté personne, pas même le
roi; mais ils n'osèrent point agir contre leur Église chrétienne,
et s'humilièrent devant leur clergé. L'_hetman_ et les
_polkovniks_ consentirent d'un commun accord à laisser partir
Potocki, après lui avoir fait jurer de laisser désormais en paix
toutes les églises chrétiennes, d'oublier les inimitiés passées et
de ne faire aucun mal à l'armée cosaque. Un seul _polkovnik_
refusa de consentir à une paix pareille; c'était Tarass Boulba. Il
arracha une mèche de ses cheveux, et s'écria

-- _Hetman_, _hetman_! et vous, _polkovniks_, ne faites pas cette
action de vieille femme; ne vous fiez pas aux Polonais; ils vous
trahiront, les chiens!

Et lorsque le greffier du _polk_ eut présenté le traité de paix,
lorsque l'_hetman_ y eut apposé sa main toute-puissante, Boulba
détacha son précieux sabre turc, en pur damas du plus bel acier,
le brisa en deux, comme un roseau, et en jeta au loin les tronçons
dans deux directions opposées.

-- Adieu donc! s'écria-t-il. De même que les deux moitiés de ce
sabre ne se réuniront plus et ne formeront jamais une même arme,
de même, nous, aussi, compagnons, nous ne nous reverrons plus en
ce monde! N'oubliez donc pas mes paroles d'adieu.

Alors sa voix grandit, s'éleva, acquit une puissance étrange, et
tous s'émurent en écoutant ses accents prophétiques.

-- À votre heure dernière, vous vous souviendrez de moi. Vous
croyez avoir acheté le repos et la paix; vous croyez que vous
n'avez plus qu'à vous donner du bon temps? Ce sont d'autres fêtes
qui vous attendent. _Hetman_, on t'arrachera la peau de la tête,
on l'emplira de graine de riz, et, pendant longtemps, on la verra
colportée à toutes les foires! Vous non plus, seigneurs, vous ne
conserverez pas vos têtes. Vous pourrirez dans de froids caveaux,
ensevelis sous des murs de pierre, à moins qu'on ne vous rôtisse
tout vivants dans des chaudières, comme des moutons. Et vous,
camarades, continua-t-il en se tournant vers les siens, qui de
vous veut mourir de sa vraie mort? Qui de vous veut mourir, non
pas sur le poêle de sa maison, ni sur une couche de vieille femme,
non pas ivre mort sous une treille, au cabaret, comme une
charogne, mais de la belle mort d'un Cosaque, tous sur un même
lit, comme le fiancé avec la fiancée? À moins pourtant que vous ne
veuillez retourner dans vos maisons, devenir à demi hérétiques, et
promener sur vos dos les seigneurs polonais?

-- Avec toi, seigneur _polkovnik_, avec toi! s'écrièrent tous ceux
qui faisaient partie du _polk_ de Tarass.

Et ils furent rejoints par une foule d'autres.

-- Eh bien! puisque c'est avec moi, avec moi donc! dit Tarass.

Il enfonça fièrement son bonnet, jeta un regard terrible à ceux
qui étaient demeurés, s'affermit sur son cheval et cria aux siens:

-- Personne, du moins, ne nous humiliera par une parole
offensante. Allons, camarades, en visite chez les catholiques!

Il piqua des deux, et, à sa suite, se mit en marche une compagnie
de cent chariots, qu'entouraient beaucoup de cavaliers et de
fantassins cosaques; et, se retournant, il bravait d'un regard
plein de mépris et de colère tous ceux qui n'avaient pas voulu le
suivre. Personne n'osa les retenir. À la vue de toute l'armée, un
_polk_ s'en allait, et, longtemps encore, Tarass se retourna et
menaça du regard.

L'_hetman_ et les autres _polkovniks_ étaient troublés; tous
demeurèrent pensifs, silencieux, comme oppressés par un pénible
pressentiment. Tarass n'avait pas fait une vaine prophétie. Tout
se passa comme il l'avait prédit. Peu de temps après la trahison
de _Kaneff_, la tête de l'_hetman_ et celle de beaucoup d'entre
les principaux chefs furent plantées sur les pieux.

Et Tarass?... Tarass se promenait avec son _polk_ à travers toute
la Pologne; il brûla dix-huit villages, prit quarante églises, et
s'avança jusqu'auprès de Cracovie. Il massacra bien des
gentilshommes; il pilla les meilleurs et les plus riches châteaux.
Ses Cosaques défoncèrent et répandirent les tonnes d'hydromel et
de vins séculaires qui se conservaient avec soin dans les caves
des seigneurs; ils déchirèrent à coups de sabre et brûlèrent les
riches étoffes, les vêtements de parade, les objets de prix qu'ils
trouvaient dans les garde-meubles.

-- N'épargnez rien! répétait Tarass.

Les Cosaques ne respectèrent ni les jeunes femmes aux noirs
sourcils ni les jeunes filles à la blanche poitrine, au visage
rayonnant; elles ne purent trouver de refuge même dans les
temples. Tarass les brûlait avec les autels. Plus d'une main
blanche comme la neige s'éleva du sein des flammes vers les cieux,
au milieu des cris plaintifs qui auraient ému la terre humide
elle-même, et qui auraient fait tomber de pitié sur le sol l'herbe
des steppes. Mais les cruels Cosaques n'entendaient rien et,
soulevant les jeunes enfants sur la pointe de leurs lances, ils
les jetaient aux mères dans les flammes.

-- Ce sont là, Polonais détestés, les messes funèbres d'Ostap!
disait Tarass.

Et de pareilles messes, il en célébrait dans chaque village;
jusqu'au moment où le gouvernement polonais reconnut que ses
entreprises avaient plus d'importance qu'un simple brigandage, et
où ce même Potocki fut chargé, à la tête de cinq régiments,
d'arrêter Tarass.

Six jours durant, les Cosaques parvinrent à échapper aux
poursuites, en suivant des chemins détournés. Leurs chevaux
pouvaient à peine supporter cette course incessante et sauver
leurs maîtres. Mais, cette fois, Potocki se montra digne de la
mission qu'il avait reçue: il poursuivit l'ennemi sans relâche, et
l'atteignit sur les rives du Dniestr, où Boulba venait de faire
halte dans une forteresse abandonnée et tombant en ruine.

On la voyait à la cime d'un roc qui dominait le Dniestr, avec les
restes de ses glacis déchirés et de ses murailles détruites. Le
sommet du roc était tout jonché de pierres, de briques, de débris,
toujours prêts à se détacher et à voler dans l'abîme. Ce fut là
que l'_hetman_ de la couronne Potocki cerna Boulba par les deux
côtés qui donnaient accès sur la plaine. Pendant quatre jours, les
Cosaques luttèrent et se défendirent à coups de briques et de
pierres. Mais leurs munitions, comme leurs forces, finirent par
s'épuiser, et Tarass résolut de se frayer un chemin à travers les
rangs ennemis. Déjà ses Cosaques s'étaient ouvert un passage, et
peut-être leurs chevaux rapides les auraient-ils sauvés encore une
fois, quand tout à coup Tarass s'arrêta au milieu de sa course.

-- Halte! s'écria-t-il, j'ai perdu ma pipe et mon tabac; je ne
veux pas que ma pipe même tombe aux mains des Polonais détestés.

Et le vieux _polkovnik_ se pencha pour chercher dans l'herbe sa
pipe et sa bourse à tabac, ses deux inséparables compagnons, sur
mer et sur terre, dans les combats et à la maison. Pendant ce
temps, arrive une troupe ennemie, qui le saisit par ses puissantes
épaules. Il essaye de se dégager; mais les heiduques qui l'avaient
saisi ne roulèrent plus à terre, comme autrefois.

-- Oh! vieillesse! vieillesse! dit-il amèrement; et le vieux
Cosaque pleura.

Mais ce n'était pas à la vieillesse qu'était la faute; la force
avait vaincu la force. Près de trente hommes s'étaient suspendus à
ses pieds, à ses bras.

-- Le corbeau est pris! criaient les Polonais. Il ne reste plus
qu'à trouver la manière de lui faire honneur, à ce chien.

Et on le condamna, du consentement de l'_hetman_, à être brûlé vif
en présence de tout le corps d'armée. Il y avait près de là un
arbre nu dont le sommet avait été brisé par la foudre. On attacha
Tarass avec des chaînes en fer au tronc de l'arbre; puis on lui
cloua les mains, après l'avoir hissé aussi haut que possible, afin
que le Cosaque fût vu de loin et de partout; puis, approchant des
branches, les Polonais se mirent à dresser un bûcher au pied de
l'arbre. Mais ce n'était pas le bûcher que contemplait Tarass; ce
n'était pas aux flammes qui allaient le dévorer que songeait son
âme intrépide. Il regardait, l'infortuné, du côté où combattaient
ses Cosaques. De la hauteur où il était placé, il voyait tout
comme sur la paume de la main.

-- Camarades, criait-il, gagnez, gagnez au plus vite la montagne
qui est derrière le bois; là, ils ne vous atteindront pas!

Mais le vent emporta ses paroles.

-- Ils vont périr, ils vont périr pour rien! s'écriait-il avec
désespoir.

Et il regarda au-dessous de lui, à l'endroit où étincelait le
Dniestr. Un éclair de joie brilla dans ses yeux. Il vit quatre
proues à demi cachées par les buissons; alors rassemblant toutes
ses forces, il s'écria de sa voix puissante:

-- Au rivage! au rivage, camarades, descendez par le sentier à
gauche! Il y a des bateaux sur la rive; prenez-les tous, pour
qu'on ne puisse vous poursuivre.

Cette fois le vent souffla favorablement, et toutes ses paroles
arrivèrent aux Cosaques. Mais il fut récompensé de ce bon conseil
par un coup de massue asséné sur la tête, qui fit tournoyer tous
les objets devant ses yeux.

Les Cosaques s'élancèrent de toute leur vitesse sur la pente du
sentier; mais ils sont poursuivis l'épée dans les reins. Ils
regardaient; le sentier tourne, serpente, fait mille détours.

-- Allons, camarades, à la grâce de Dieu! s'écrient tous les
Cosaques.

Ils s'arrêtent un instant, lèvent leurs fouets sifflent, et leurs
chevaux tatars se détachent du sol, se déroulant dans l'air, comme
des serpents, volent par-dessus l'abîme et tombent droit au milieu
du Dniestr. Deux seulement d'entre eux n'atteignirent pas le
fleuve; ils se fracassèrent sur les rochers, et y périrent avec
leurs chevaux sans même pousser un cri. Déjà les Cosaques
nageaient à cheval dans la rivière et détachaient les bateaux. Les
Polonais s'arrêtèrent devant l'abîme s'étonnant de l'exploit inouï
des Cosaques, et se demandant s'il fallait ou non sauter à leur
suite. Un jeune colonel au sang vif et bouillant, le propre frère
de la belle Polonaise qui avait enchanté le pauvre Andry, s'élança
sans réfléchir à la poursuite des Cosaques; il tourna trois fois
en l'air avec son cheval, et retomba sur les rocs aigus. Les
pierres anguleuses le déchirèrent en lambeaux, le précipice
l'engloutit, et sa cervelle, mêlée de sang, souilla les buissons
qui croissaient sur les pentes inégales du glacis.

Lorsque Tarass se réveilla du coup qui l'avait étourdi, lorsqu'il
regarda le Dniestr, les Cosaques étaient déjà dans les bateaux et
s'éloignaient à force de rames. Les balles pleuvaient sur eux de
la hauteur, mais sans les atteindre. Et les yeux du vieux
_polkovnik_ brillaient du feu de la joie.

-- Adieu, camarades, leur cria-t-il, d'en haut; souvenez-vous de
moi, revenez ici au printemps prochain, et faites une belle
tournée! Qu'avez vous gagné, Polonais du diable? Croyez-vous qu'il
y ait au monde une chose qui fasse peur à un Cosaque? Attendez un
peu, le temps viendra bientôt où vous apprendrez ce que c'est que
la religion russe orthodoxe. Dès à présent les peuples voisins et
lointains le pressentent: un tsar s'élèvera de la terre russe, et
il n'y aura pas dans le monde de puissance qui ne se soumette à
lui!...

Déjà le feu s'élevait au-dessus du bûcher, atteignait les pieds de
Tarass, et se déroulait en flamme le long du tronc d'arbre... Mais
se trouvera-t-il au monde un feu, des tortures, une puissance
capables de dompter la force cosaque!

Ce n'est pas un petit fleuve que le Dniestr; il y a beaucoup
d'anses, beaucoup d'endroits sans fond, et d'épais joncs croissent
sur ses rivages. Le miroir du fleuve est brillant; il retentit du
cri sonore des cygnes, et le superbe _gogol_[40] se laisse emporter
par son rapide courant. Des nuées de courlis, de bécassines au
rougeâtre plumage, et d'autres oiseaux de toute espèce s'agitent
dans ses joncs et sur les plages de ses rives. Les Cosaques
voguaient rapidement sur d'étroits bateaux à deux gouvernails, ils
ramaient avec ensemble, évitaient prudemment les bas-fonds, et,
effrayant les oiseaux qui s'envolaient à leur approche, ils
parlaient de leur _ataman_.

FIN



      [1] Kiew, capitale du gourt de Kiew, sur le Dniepr, et
capitale de toute la Russie, jusqu'à la fin du XIIe siècle.
      [2] Ducats d'or, percés et pendus en guise d'ornements.
      [3] Chroniques chantées, comme les anciennes rapsodies
grecques ou les romances espagnoles.
      [4] Espèce de guitare.
      [5] Religion grecque-unie, schisme, récemment abrogé, de la
religion gréco-catholique.
      [6] Officiers de son campement.
      [7] Lieutenant du _polkovnik_.
      [8] Division féodale de la Russie.
      [9] Union de villages sous le même chef électif nommé
_ataman_.
      [10] Espèces de régiments.
      [11] Tous les hommes armés, chez les Cosaques, se nommaient
chevaliers, par une imitation lointaine et mal comprise de la
chevalerie de l'Europe occidentale.
      [12] Chef de _polk_. Ce mot signifie maintenant colonel.
      [13] Espèce de mouette.
      [14] Nom du cheval.
      [15] Le _poud_ vaut quarante livres russes, environ dix-huit
kilogrammes.
      [16] Nom des étudiants laïques.
      [17] Nom du surveillant, ou chef de quartier, choisi parmi les
étudiants.
      [18] Danses cosaques.
      [19] Cabaret russe.
      [20] Chef élu de la _setch_.
      [21]  Chilo, en russe, veut dire poinçon, alène.
      [22] Grandes et petites guitares.
      [23] Dans les anciens tableaux des églises grecques, les
images sont habillées de robes en métal battu et ciselé.
      [24] Petite calèche longue.
      [25] La religion grecque.
      [26] Camp mouvant, caravane armée.
      [27] Pains de froment pur.
      [28] Redingote polonaise.
      [29] Phrase proverbiale en Russie.
      [30] Il n'y a point d'orgues dans les églises du rite grec,
c'était chose nouvelle pour un Cosaque.
      [31] Mot composé de _nesamaï_, «ne me touche pas».
      [32] Le mot russe _krasnoï_ veut dire rouge et beau, brillant,
éclatant.
      [33] Mot pris aux Hongrois pour désigner la cavalerie légère.
En langue madgyare il signifie vingtième, parce que, dans les
guerres contre les Turcs, chaque village devait fournir, sur vingt
hommes, un homme équipé.
      [34] Nom tatar d'une longue corde terminée par un noeud
coulant.
      [35] Ville impériale, Byzance.
      [36] Princes.
      [37] Non seulement ce geste a son nom particulier, mais on en
a formé le verbe, l'adverbe, l'adjectif, etc.
      [38] Chevaux persans.
      [39] Mot russe pour exciter les chiens.
      [40] Espèce de canard sauvage, approchant du cygne.





End of Project Gutenberg's Tarass Boulba, by Nikolaï Vassilievitch Gogol

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TARASS BOULBA ***

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