Antoinette de Mirecourt, ou, Mariage secret et Chagrins cachés

By Mrs. Leprohon

The Project Gutenberg EBook of Antoinette de Mirecourt, by Madame Leprohon

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Antoinette de Mirecourt
       Mariage secret et Chagrins cachés

Author: Madame Leprohon

Translator: J. A. Genand

Release Date: January 12, 2008 [EBook #24257]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANTOINETTE DE MIRECOURT ***




Produced by Rénald Lévesque, Carlo Traverso, and the Online
Distributed Proofreading Canada Team at
http://www.pgdpcanada.net. This document is available in
PDF format from the BNQ (Bibliothèque Nationale du Québec).








                           ROMAN CANADIEN
                                PAR
                          MADAME LEPROHON



                            ANTOINETTE
                                DE
                             MIRECOURT


                    _Traduit de l'anglais par_
                           J. A. GENAND

[Illustration]

                            MONTRÉAL,

               C. O. BEAUCHEMIN ET VALOIS, ÉDITEURS,
                    RUE ST. PAUL, 237 ET 239.

                              1865




                     ANTOINETTE DE MIRECOURT

                               OU

                MARIAGE SECRET ET CHAGRINS CACHÉS.




                              PAR

                        MADAME LEPROHON,

_Auteur de_: IDA BERESFORD, EVA HUNTINGDON, CLARENCE FITZCLARANCE,
FLORENCE FITZ HARDINGE, EVELEEN O'DONNELL, LE MANOIR DE VILLERAI,
etc., etc.


                     TRADUIT DE L'ANGLAIS,
       _Avec la bienveillante permission de l'auteur, par_
                        J. A. GENAND.


                          Montréal

          C. O. BEAUCHEMIN & VALOIS, LIBRAIRES-EDITEURS,
                    Rue St. Paul, 237 et 239.

                            1865




Ce n'est qu'après bien des hésitations et de pressantes sollicitations
de la part de mes amis que je me suis décidé à publier sous la forme
d'un volume une traduction originairement destinée à occuper le
rez-de-chaussée d'un journal politique et à laquelle mes occupations ne
m'ont permis de consacrer que quelques rares loisirs, insuffisants pour
rendre l'original avec tous les soins et la perfection qu'il méritait.

En cédant à l'invitation des personnes qui, dès le début de mon travail,
ont bien voulu m'aider de leurs encouragements et de leurs conseils, je
n'ai eu en vue d'autre objet que celui d'être utile à mes compatriotes
et d'apporter mon faible contingent à la propagation de notre
littérature nationale en traduisant en français une oeuvre
essentiellement canadienne.

Je m'explique.

Ce qu'on est convenu d'appeler le roman moderne règne malheureusement
chez nous comme ailleurs, et ce serait en vain qu'on essaierait de le
détrôner: lutter contre cette folie du siècle serait une autre folie.
Mais, de même qu'un peuple n'a que le gouvernement qu'il se crée, du
moins par son attitude, de même une société ne reçoit que la nourriture
intellectuelle qu'elle veut; s'il est impossible de substituer un genre
à un autre, il n'est pas impossible de le modifier, de rendre cette
nourriture plus saine.--J'ai voulu prouver à mes lecteurs que si la
lecture des romans est une nécessité, il est du moins possible de lire
honnêtement des romans honnêtes.

En effet, contrairement à la plupart des romans importés en ce pays,
qui, tous ou à peu près sans exception, s'étudient à embellir le Vice et
à enlaidir la Vertu, ANTOINETTE DE MIRECOURT est une grande leçon de
morale. Ecrit dans le but de démontrer les funestes résultats d'un
mariage clandestin, ce roman est rempli d'enseignements utiles qui ne
peuvent manquer de produire d'heureux fruits dans la position sociale où
nous nous trouvons en Canada.--Sous ce rapport, plus d'un motif m'a fait
entreprendre l'oeuvre que j'ai l'honneur de présenter aujourd'hui au
public.

D'un autre côté, l'ouvrage de Madame Leprohon est, comme je viens de le
dire, essentiellement Canadien. Il se rapporte à l'Histoire de notre
pays; les personnages qui y figurent appartiennent, pour la plupart, à
la vieille noblesse Française; la scène se passe à Montréal: tout, en un
mot, y est Canadien. L'auteur lui-même qui occupe un rang élevé dans la
littérature anglaise du Canada et une place distinguée parmi les
écrivains Américains, appartient à une famille Canadienne.--Pour toutes
ces considérations, ne voulant pas qu'un ouvrage de ce genre, auquel il
ne manquait que d'être écrit en français, fût perdu pour notre
littérature Canadienne, je me suis hasardé à entreprendre la traduction
d'ANTOINETTE DE MIRECOURT.

Ai-je réussi? Nécessairement, avec le peu de temps que j'ai pu y
consacrer, beaucoup de défauts ont dû se glisser dans mon travail, mais
du moins je me flatte d'avoir fait une traduction exacte, et si la
phrase est quelquefois incorrecte, le style négligé, le sens a été
scrupuleusement rendu, et le fond reste ce qu'il est dans l'original.

J'ose donc espérer que le public, entrant dans les explications que je
viens de lui donner, aura pour moi cette indulgence dont les lecteurs de
_L'Ordre_ ont bien voulu user à mon égard et tiendra compte, au moins,
de ma bonne volonté.

J. A. GENAND.

Montréal, 4 Août 1865.




                         ANTOINETTE DE MIRECOURT.




I.


Le tiède soleil de novembre,--le plus désagréable de nos mois
canadiens,--jetait ses pâles rayons dans les rues et sur les maisons
irrégulières de Montréal telle qu'elle existait en 176--, quelque temps
après que le royal étendard de l'Angleterre eut remplacé sur nos
remparts le drapeau aux fleurs-de-lys de la France.

Vers l'extrémité-Est de la rue Notre-Dame, qui était à cette époque le
quartier aristocratique de la Cité, s'élevait une grande maison en
pierre dont les innombrables petits carreaux réfléchissaient au loin la
lumière du soleil. Sans nous astreindre à la cérémonieuse formalité de
frapper au marteau, franchissons de suite la porte d'entrée surmontée
d'un vitreau en forme d'éventail; puis, pénétrant à l'intérieur, faisons
l'inspection du tout, et lions connaissance avec les personnes qui
l'habitent.

Malgré le peu d'élévation des plafonds si justement incompatible avec
nos idées modernes d'élégance et de confort, malgré les sculptures
grossières et les dorures décolorées qui encadrent les portes et les
fenêtres, malgré les architraves imités qui sont disposés le long des
murs des différents appartements, il y a dans cette demeure une
empreinte de richesse et d'élégance sur laquelle il n'est pas permis de
faire doute.

L'éclat de magnifiques peintures, les cabinets parquetés à prix coûteux,
les vases antiques et une foule d'autres objets d'art que l'on aperçoit
par les portes entr'ouvertes nous confirmeraient dans cette impression
quand bien même nous ne saurions pas que cette maison est habitée par
Monsieur d'Aulnay, un des hommes les plus marquants parmi les quelques
familles appartenant à la vieille noblesse française qui étaient restées
dans les principales villes du Canada après que leur pays eut passé sous
une domination étrangère.

Au moment où nous le présentons au lecteur, le maître de
céans,--personnage aux traits assez irréguliers, mais à l'extérieur d'un
gentilhomme,--était assis dans sa grande Bibliothèque. Les trois murs de
ce vaste appartement parfaitement éclairé, étaient couverts, du plafond
au plancher, de rayons remplis de livres; quelques bustes et portraits
d'écrivains, artistement exécutés, en étaient les seuls ornements. Les
durables reliures des volumes, parées d'aucune dorure, indiquaient que
leur propriétaire les appréciait plus pour leur contenu que pour leur
apparence.

Dans l'amour passionné et sans affectation qu'il avait pour la
littérature on aurait pu trouver, en effet, l'explication de la
placidité de caractère et de la douceur d'habitudes qui caractérisaient
le gentilhomme français, dans des circonstances de nature à mettre
souvent à l'épreuve la patience de moins philosophes que lui. Quand,
après la capitulation de Montréal, ses parents et ses amis lui avaient
conseillé de les suivre, de s'en retourner dans la vieille France, ou,
tout au moins, de fuir la ville et d'aller chercher la solitude dans sa
riche Seigneurie à la campagne, il avait jeté un coup-d'oeil plein de
tristesse autour de sa Bibliothèque, soupiré péniblement, et secoué la
tête d'un air empreint d'une formelle détermination. En vain, quelques
uns d'entr'eux, plus violents que les autres, lui avaient-ils demandé
avec indignation s'il pourrait patiemment supporter l'arrogance des
fiers conquérants qui venaient de débarquer sur les rivages de leur
pays? en vain lui avaient-ils demandé comment il ferait pour souffrir,
partout où il tournerait ses yeux, partout où il porterait ses pas,
l'uniforme écarlate des soldats qui, au nom du roi Georges, gouvernaient
maintenant sa patrie?.... A toutes ces représentations, à toutes ces
remontrances où l'indignation s'était fait jour, il avait répondu
tristement, mais avec calme, qu'il n'en verrait pas beaucoup de ces
_héros_, attendu qu'il avait pris l'inébranlable résolution de
s'enfermer pour toujours dans sa chère Bibliothèque, et de ne mettre les
pieds dehors que le plus rarement possible. Enfin lorsque, non
satisfaits de ces réponses, ses amis insistaient davantage, il les
renvoyait à Madame d'Aulnay, et, comme on savait que cette jolie Dame
avait, en plus d'une occasion, manifesté la ferme détermination de ne
jamais aller s'enterrer, vivante, au fond d'une campagne,--quoique
cependant elle n'eût aucune objection d'y être enterrée après sa
mort,--on avait fini par laisser M. d'Aulnay en paix.

Comme nous l'avons dit, le maître de la maison était tranquillement
assis dans sa Bibliothèque; aucun souci politique ne troublait pour le
moment ses plaisirs intellectuels et il était entièrement absorbé par la
lecture d'un ouvrage scientifique, lorsque tout-à-coup la porte s'ouvrit
et donna passage à une élégante femme vêtue avec un goût exquis, et
appartenant au type de ces héroïnes de Balzac qui ont dépassé la
trentaine mais qui ont encore la prétention d'être jeunes.

--Monsieur d'Aulnay! s'écria-t-elle en posant familièrement sur l'épaule
de celui-ci sa jolie petite main chargée à profusion de bagues et de
diamants.

--Eh! bien, qu'y a-t-il, Lucille? demanda-t-il en fermant son livre d'un
air où on pouvait lire quelque regret mais non pas de l'impatience.

--Je suis venue t'annoncer qu'Antoinette est arrivée.

--Antoinette! répéta-t-il machinalement.

--Oui, cher distrait.--Et la belle main de la jeune femme lui appliqua
sur la joue un léger soufflet.--Oui, ma cousine Antoinette, cette chère
enfant que j'avais si souvent inutilement demandée à son père depuis six
mois, a enfin obtenu la permission de venir jouir un peu, sous mes
auspices, de la vie du monde.

--Veux-tu parler de cette petite fille rose et naïve que j'ai vue, il y
a deux ans, à la campagne, chez M. de Mirecourt?

--Précisément, mais au lieu d'une petite fille, c'est aujourd'hui une
jeune demoiselle, et, ce qui ne lui nuit pas le moins du monde, une
riche héritière. Mon oncle de Mirecourt a consenti à la laisser venir
passer l'hiver avec nous, et j'ai résolu qu'elle verrait un peu de
société pendant ce temps-là.

--Ah! je ne sais que trop bien ce que cela veut dire. A partir de ce
moment, nos règlements d'intérieur vont être foulés aux pieds, la maison
bouleversée et constamment assiégée par ces jeunes fats aux sabres
traînants, par ces militaires Anglais dont tu as pris un soin tout
particulier de me parler depuis quelque temps. Hélas! j'avais pourtant
espéré que le départ du chevalier de Lévis et de ses braves compagnons
mettrait à la retraite ce zèle, cette fièvre militaire; je dois
l'avouer, à ma honte, si quelque chose eût pu me consoler pendant ce
sombre épisode de l'histoire de mon pays, c'eût été la réalisation de
cette espérance.

--Que veux tu, cher ami? répondit Madame d'Aulnay sur un ton devenu
plaintif; n'avons-nous pas assez fait pénitence pendant de longs et
lugubres mois? Après tout, le monde doit vivre, et pour vivre il a
besoin de société. J'aimerais autant vêtir le costume de Carmélite et te
voir prendre la robe et le capuchon de Trappiste, que de continuer à
vivre dans cette réclusion du cloître où nous végétons depuis si
longtemps.

--Tu es absurde, Lucille!.... Quant à la robe et au capuchon de
Trappiste, je crois qu'ils conviendraient mieux à mon âge et à mes
goûts, ou du moins qu'ils me seraient plus confortables que les costumes
de fêtes et les habits de bal que tes projets vont me contraindre
d'endosser. Mais enfin, pour parler sérieusement, je ne puis m'imaginer
que toi qui avais l'habitude de parler d'une manière si touchante avec
les militaires français des malheurs du Canada,--toi qui, par tes
patriotiques dénonciations de nos ennemis et de nos oppresseurs,
entraînais ceux qui t'écoutaient,--toi que le colonel de Bourlamarque a
comparée à une héroïne de la Fronde,--je ne puis, dis-je, m'expliquer
que tu ailles recevoir et fêter ces mêmes oppresseurs.

--Mon cher d'Aulnay, je te le demande encore une fois: ai-je d'autre
alternative? Je ne puis convenablement, tu en conviendras, inviter à mes
réunions des commis et des apprentis, et c'est tout ce qui nous reste:
notre monde est dispersé d'un côté et de l'autre. Ces officiers Anglais
peuvent être d'infâmes tyrans de barbares oppresseurs, tout ce que tu
voudras; mais enfin ce sont des hommes d'éducation, de bonnes manières,
et--pour dernier argument--ils sont ma seule ressource.

--Dans ce cas, dis-moi, je t'en prie, quand va commencer ce règne
d'anarchie? demanda M. d'Aulnay qui, sans être convaincu, avait pris le
parti de se soumettre.

--Oh! quant à cela, mon cher André, je suis certaine d'avoir ta pleine
et entière approbation. Cette bonne vieille fête de _la Sainte
Catherine_, que nos ancêtres célébraient si joyeusement, est l'époque
que j'ai choisie pour ouvrir de nouveau nos portes à la vie, à la
gaieté....

--Et, je le crains bien, pour les fermer à la paix et à la tranquillité.
Mais, au moins, connais tu quelques-uns de ces messieurs désormais
appelés à fréquenter nos salons et à prendre part à nos dîners?

--Sans doute. Le Major Sternfield s'est fait présenter ici hier par le
jeune Foucher, lequel aurait eu autrefois beaucoup de difficulté à être
admis dans mon salon; mais, hélas! le cercle de nos relations est devenu
numériquement si restreint, que nous ne pouvons plus nous montrer aussi
exclusifs.

--Est-ce que ce flamant que j'ai entrevu dans le corridor était le Major
Sternfield? demanda M. d'Aulnay, à bout de ressources.

--Flamant! répéta sa femme avec un peu de pétulance: c'est une épithète
qu'il ne mérite pas du tout. Le Major Sternfield est certainement un des
hommes les plus jolis et les plus élégants que j'aie jamais rencontrés,
et, ce qui vaut mieux encore, c'est un parfait gentilhomme de manières
et d'habitudes. Il a exprimé avec la plus grande déférence le vif désir
qu'il avait, ainsi que ses compagnons, d'être admis dans nos salons
Canadiens....

--Oui, pour en enlever quelques-unes de nos héritières, et tromper les
autres jeunes filles après leur avoir tourné la tête!

--Oh! tu te trompes, répliqua Madame d'Aulnay avec énergie. Dans tous
les cas, nous aurons soin que ce soient eux qui perdent, et non pas
nous. Pour notre part, Antoinette et moi, nous briserons une douzaine au
moins du ces coeurs insensibles, et nous vengerons ainsi les maux de
notre pays.

--Que Dieu me préserve de la logique des femmes! murmura M. d'Aulnay, en
ouvrant précipitamment son livre et en reprenant son fauteuil. Eh! bien,
oui, reprit-il à haute voix, invite-les tous, tous, depuis le général
jusqu'à l'enseigne, si tu le désires, mais au moins laisse-moi en paix.




II.


Heureuse et fière de son succès, Madame d'Aulnay traversa d'un pas léger
le long et étroit corridor qui partait de la Bibliothèque, et entra à
droite dans une jolie chambre fournie de tout ce qui pouvait donner du
confort, mais dans laquelle régnait en ce moment-là une grande
confusion. Des châles et des écharpes gisaient éparpillés sur les
chaises, pendant qu'une valise ouverte et quantité de cartons étaient
amoncelés sur le plancher.

Debout devant un grand miroir et mettant la dernière main à
l'arrangement des flots de sa chevelure, se tenait une jeune fille à la
taille légère et exquise, au visage plein de charme et d'expression.

--Déjà habillée, charmante cousine! s'écria en souriant Madame d'Aulnay.
Avec très-peu tu as fait beaucoup, reprit-elle en jetant un coup-d'oeil
significatif et peut-être dédaigneux sur la robe gris-sombre, aussi unie
dans sa façon que dans ses matériaux, que portait la jeune fille. Mais,
approche donc que je t'examine de plus près; d'ici je ne fais que
t'entrevoir.

Joignant l'action aux paroles, elle attira son amie près de la fenêtre;
puis, écartant le lourd rideau de damas qui empêchait le jour de
pénétrer entièrement dans la chambre:

--Sais-tu bien, Antoinette, que tu es devenue véritablement belle!
exclama-t-elle. Quel teint!...

--Assez! assez! Lucille, interrompit celle qui était l'objet de ces
éloges, en portant ses jolies petites mains sur sa figure, comme pour
cacher la rougeur qui en couvrait la surface. C'est exactement ce que
m'a prédit Madame Gérard lorsque je suis partie de la maison.

--Je t'en prie, raconte-moi ce qu'a dit cette ennuyeuse, pointilleuse et
scrupuleuse vieille gouvernante? Viens me dire cela.

Et, faisant asseoir sa jeune compagne dans un fauteuil bien bourré, elle
en approcha un autre et se jeta dans ses molles profondeurs.

--D'abord, dit Antoinette entrant en matière, elle a fait tout en son
pouvoir et a plus glosé pendant une semaine que je ne l'avais entendue
pendant un long mois, pour induire mon père à m'empêcher de venir ici.
Elle a parlé de mon extrême jeunesse et de ma complète inexpérience, des
dangers et des piéges qui environneraient mes pas, et alors, chère
Lucille,--te le dirai-je?--elle a fait allusion à toi.

--Et qu'a-t-elle donc dit de moi?

--Rien de bien terrible; seulement, que tu étais une femme gracieuse,
belle, accomplie, charmante;--ah! ah! c'est maintenant ton tour de
rougir;--mais que tu étais éminemment incapable de remplir la charge si
pleine de responsabilité de servir de mentor à une jeune fille de dix
sept ans. Établissant un contraste entre nous, elle a prétendu que du
contact de ton caractère plein d'imagination, léger et impulsif, avec
mon esprit étourdi, enfantin et romanesque, il ne pouvait résulter rien
de bon en me confiant pendant six longs mois à ta direction.

--Et qu'a répondu l'oncle de Mirecourt à tout cela!

--Pas grand'chose d'abord, mais je suis tentée de croire que cette
pauvre Madame Gérard en a beaucoup trop dit. Tu sais que papa se pique
fort d'avoir une large part de cette _fermeté_--pour employer un terme
peu sévère--qui a constitué de temps immémorial un des attributs de
notre famille. Aussi, aux instances de Madame Gérard, il avait commencé
par répondre que, comme j'avais dix-sept ans, il était temps que je
visse un peu la société, ou du moins la vie des villes,--qu'après tout
Madame d'Aulnay était sa nièce, femme aimable et pleine de coeur, et une
foule d'autres éloges flatteurs dont je t'épargnerai l'énumération afin
de ne pas trop flageller ta modestie. Cependant, les choses menacèrent
un moment de tourner contre nous, car papa a une grande confiance dans
le jugement de Madame Gérard, et il finit par faire remarquer qu'en
effet je pourrais bien remettre à un autre hiver ma promenade à la
ville. A cette déclaration, accablée par la chute de mes espérances, je
fondis en pleurs. Cette circonstance trancha la difficulté. Papa revint
sur sa première décision et déclara qu'il m'avait presque donné sa
parole, et qu'à moins que je ne l'en dégageasse moi-même, il devait la
tenir. Madame Gérard alors s'en prit à moi, et pendant deux jours, par
ses prières et ses instances, elle m'a rendue très-malheureuse. Un
moment, je voulus faire le sacrifice de cette promenade et me rendre à
ses prières, et j'étais bien près d'y céder, lorsque je reçus ta
dernière lettre si bonne et si pressante. Après en avoir pris
connaissance, j'embrassai tendrement Madame Gérard--pourquoi ne le
ferai-je pas? depuis ma plus tendre enfance elle a été pour moi une amie
pleine d'affection,--et je la priai de me pardonner pour cette fois si
je lui désobéissais. Elle a dit.... Mais qu'importe? me voilà!

--Et tu es très-bien venue, ma chère petite cousine. Je déclare que je
n'aurais eu ni le coeur ni le courage d'entrer dans la campagne de cette
saison sans un auxiliaire aussi précieux que toi. Tu es une riche
héritière, une jolie fille, de haute naissance: tu vas rencontrer ici
l'élite même de ces élégants étrangers Anglais.

--Anglais! répéta Antoinette en faisant un léger mouvement de surprise.
Oh! Lucille, papa en abhorre même le nom.

--Qu'est-ce que cela fait? Si nous ne les avons pas, qui aurons nous?
Nos chers officiers Français, ainsi que la fleur de notre jeune noblesse
nous ont laissés pour toujours; ceux de ces derniers qui restent au pays
sont dispersés dans les campagnes, enfermés dans de lugubres Seigneuries
ou de vieux Manoirs solitaires; ils ne seraient que des visiteurs
incertains et d'occasion. Assurément, je n'ouvrirai pas mes salons, qui
ont été fréquentés tous les soirs, pendant si longtemps, par des hommes
comme le colonel de Bourlamarque et ses chevaleresques compagnons, à des
employés au gouvernement inférieur que nos maîtres Anglais n'ont pas
même jugé dignes d'être destitués. Mais, dis-moi, les deux jeunes
Léonard doivent-elles venir à la ville prochainement?

--Oui, j'ai reçu hier une lettre de Louise qui m'annonce qu'elles
doivent venir toutes deux passer une couple de mois à Montréal chez leur
tante.

--Tant mieux: elles sont jolies, élégantes, elles seront par conséquent
ajoutées à notre cercle. Mais, je dois t'avertir à temps qu'il faut que
tu aies pour mardi prochain une jolie toilette de bal dont je me propose
de surveiller en personne l'achat et la confection. J'ai décidé que nous
célébrerions _la Ste. Catherine_ avec tout l'éclat possible. En
attendant, je dois te dire que si tu t'ennuies quelque peu lorsque tu
seras seule dans ta chambre, tu n'auras qu'à te poster près de la
fenêtre à toutes les heures de relevée: tu pourras voir de là les
superbes tournures de nos futurs invités qui se promènent constamment
dans la rue.

--En connais-tu quelques-uns, Lucille?

--Je n'ai fait la connaissance que d'un seul, mais je puis te dire que
si les autres lui ressemblent seulement, nous ne regretterons assurément
pas autant les braves compagnons du chevalier de Lévis. Le Major
Sternfield--tel est son nom--et il a mis tout le régiment à ma
disposition, m'assurant que ses officiers se rendraient également
empressés et agréables,--le Major Sternfield donc est très-joli, de
manières polies et courtoises, en un mot c'est un homme du monde
accompli. Il s'est fait présenter ici par le jeune Foucher, et quoique,
de prime abord, je l'aie reçu avec un peu de réserve, ma froideur
apparente a bientôt cédé au charme de ses hommages pleins de déférence
et à la délicate flatterie de ses manières. A toutes ces perfections, le
charmant homme joint encore celle de parler très-bien le français: il
m'a dit avoir passé deux ans à Paris. En partant, il m'a demandé la
permission de revenir bientôt avec deux de ses amis qui désirent
vivement, paraît-il, se faire présenter ici.

--Et qu'est-ce que mon cousin d'Aulnay dit de tout cela?

--En vrai philosophe, en bon et sensible mari qu'il est, il murmure
d'abord, mais finit par se soumettre. Et il vaut mieux pour nous deux
qu'il en soit ainsi, car quoiqu'il n'existe qu'une très faible sympathie
entre lui et moi,--lui, étant un homme positif, pratique et savant,
tandis que moi je suis d'un tempérament romanesque et enthousiaste ne
pouvant souffrir la vue d'un livre, à moins que ce ne soit un roman ou
une poésie sentimentale--nous sommes heureux, en dépit de cette
frappante disparité de goûts et de caractère, et nous avons l'un pour
l'autre un mutuel attachement.

--Aimais-tu beaucoup M. d'Aulnay lorsque vous vous êtes mariés? demanda
tout-à-coup mais avec hésitation Antoinette qui avait la conscience de
parler d'un sujet jusque-là défendu à sa jeune imagination.

--Oh! non, chère. Mes parents, quoique remplis de bonté et d'indulgence
à mon égard, se montrèrent inflexibles sur cette question de mon
mariage. Ils se contentèrent simplement de m'informer que M. d'Aulnay
était le mari qu'ils m'avaient destiné et que je lui serais unie dans
cinq semaines. Je pleurai presque sans interruption pendant huit jours.
Mais, maman m'ayant promis que je choisirais moi-même mon trousseau qui
serait aussi riche et aussi coûteux que je pourrais le désirer, je fus
tellement occupée par mes emplettes et mes modistes, que je n'eus plus
de temps à donner à l'expansion de mes regrets, jusqu'au jour de mon
mariage. Eh! bien, malgré cela, je te déclare que je suis heureuse, car
M. d'Aulnay s'est toujours montré indulgent et généreux; mais, ma chère
enfant, l'expérience a été terriblement hasardée, car elle aurait pu se
terminer par une longue vie de misère.... Rappelle-toi, Antoinette,
continua-t-elle avec un petit air de sentimentalisme, que la base la
plus solide d'un mariage heureux, c'est l'amour réciproque et une
parfaite communauté d'âme et de sentiments.

Apparemment l'estime mutuelle, la dignité morale et la prudence dans un
choix convenable ne comptaient pour rien aux yeux de Madame d'Aulnay.

Après cet exposé, nous demanderons au lecteur si la digne gouvernante
n'avait pas eu raison d'élever la voix contre l'idée de remettre entre
les mains d'un tel mentor une jeune fille comme Antoinette de Mirecourt,
avec son inexpérience d'enfant, douée d'une imagination aussi poétique,
d'un coeur aussi ardent, aussi passionné?




III.


Après avoir présenté notre héroïne au lecteur, il n'est que juste que
nous consacrions quelques pages à ses parents et à ses antécédents.

Vingt ans avant l'époque où commence notre récit, par une magnifique
journée d'octobre, la joie et la gaieté régnaient dans toute la
Seigneurie et au Manoir de Valmont dans lequel Antoinette vit plus tard
le jour, et qui appartenait à sa famille depuis la concession du fief au
vaillant Rodolphe de Mirecourt. Ce beau gentilhomme, qui était venu en
Canada sans aucune autre fortune qu'une épée étincelante et qu'une paire
de brillants éperons, se trouva bientôt, en retour de quelques services
rendus à la France, propriétaire et maître du riche domaine de Valmont
qui passa ensuite, en ligne directe, entre les mains de son propriétaire
actuel, Arthur de Mirecourt. Arrivé à l'âge viril celui-ci céda bientôt
au désir naturel de voir le beau pays de France, le brillant Paris dont
il avait entendu raconter tant de merveilles.

Mais, ébloui d'abord par la splendeur de cette grande capitale et par
ses innombrables attractions, le jeune homme ne tarda pas à se blaser de
cette brillante dissipation et à soupirer vivement après les plaisirs
simples, la vie tranquille de son pays natal. Aussi, malgré les
sollicitations pressantes de ses jeunes amis de Paris, malgré les
sarcasmes que lui lançaient les Dames lorsqu'il parlait du "_pays de la
neige et des Sauvages_,"--il s'en revint dans sa patrie qu'il aimait
d'un amour encore plus grand que lorsqu'il l'avait quittée. Disons-le à
sa louange, son séjour à Paris n'avait en rien altéré les goûts
paisibles et purs de son enfance, et jamais il n'avait pris part aux
fêtes parisiennes avec autant de légèreté d'esprit et de gaieté de coeur
qu'il en déploya dans les modestes réjouissances qui accueillirent son
retour à Valmont.

Des coeurs aimants l'attendaient là pour lui souhaiter la bienvenue: sa
mère qui, veuve depuis longtemps, avait trouvé, dans son affection pour
lui, une si grande consolation de la mort de son mari et de ses autres
enfants qui reposaient paisiblement dans le caveau de l'église
au-dessous du banc dans lequel chaque dimanche et chaque jour de fête
elle allait immanquablement prier Dieu; des voisins, des censitaires et
la jeune Corinne Delorme, orpheline et parente éloignée de Madame de
Mirecourt, que celle-ci avait élevée avec un soin tout maternel, et
qu'Arthur avait appris à considérer comme sa soeur.

Quoique d'une figure gracieuse et possédant de petits traits
parfaitement réguliers, Corinne n'avait jamais obtenu le titre de
_beauté_. Cela était dû, partie à l'absence qu'on remarquait chez elle
de cette gaieté et de cette animation qui manquent rarement aux jeunes
Canadiennes, partie à son air languissant et mélancolique, résultat
d'une constitution délicate excessivement fragile.

Une femme plus exigeante que Madame de Mirecourt aurait sans doute
accusé sa jeune protégée d'ingratitude, tant celle-ci se montrait peu
communicative, tant elle mettait de réserve dans ses paroles et dans ses
manières; mais jamais cette retenue ne lui avait fait oublier les
intentions délicates, la respectueuse déférence qu'une jeune fille doit
à sa mère.

Jamais peut-être la froideur naturelle de Corinne ne se manifesta à
Madame de Mirecourt d'une manière aussi évidente, aussi frappante qu'à
l'occasion du retour d'Arthur au foyer maternel. Pendant que toutes les
personnes de la maison, les amis, les voisins de la famille préparaient
des fêtes et des réjouissances pour célébrer cet heureux retour, elle
seule laissait voir un calme qui s'élevait presque à de l'indifférence;
et lorsque, à son arrivée, le jeune Arthur, après avoir tendrement
pressé sa mère dans ses bras, se tourna vers elle pour l'embrasser comme
il eût fait avec sa soeur, elle ne manifesta pas plus de joie et
d'émotion que si son départ n'eût eu lieu que la veille. Cette espèce
d'insensibilité frappa le jeune homme, et lorsque, quelques heures plus
tard, il en fit la remarque à sa mère,--dans un de ces entretiens
confidentiels que celle-ci déclara être un ample dédommagement de la
solitude dans laquelle son coeur avait vécu durant l'absence de son cher
enfant,--Madame de Mirecourt trouva une foule de raisons pour exonérer
l'accusée: cette pauvre Corinne, dit-elle, est tellement malade! elle a
des maux de tête si fréquents!... mais ces excuses charitables
n'empêchèrent pas le jeune homme de persister dans sa première idée et
d'attribuer la froideur de Corinne à un détestable égoïsme.

On aurait pu croire que Madame de Mirecourt, qui venait de retrouver son
fils, ne se presserait pas de partager avec une rivale la large part
qu'elle occupait dans son coeur; cependant, tel était bien son désir. En
effet, à peine était-il installé dans la maison, qu'un vif désir de le
voir marié s'empara d'elle. Obéissant à l'impulsion de cette
préoccupation maternelle, elle en dit un mot à quelques-unes de ses
amies, et Arthur se vit bientôt assiégé d'invitations pour des soirées
et des parties de plaisir où il était certain de rencontrer de jolis
minois qui auraient figuré avec un singulier avantage dans les salons du
vieux Manoir. Agé de vingt-huit ans, doué d'une brillante imagination,
le coeur libre de tout lien, le jeune de Mirecourt ne crut pas devoir
s'abstenir de ces réunions sociales, et il y manquait rarement. Bientôt
il fut obligé de s'avouer à lui-même qu'il répondait quelque peu à la
sympathie que semblait avoir pour lui une riche héritière, jeune, jolie
et parfaitement douée sous le rapport de l'esprit. Mais les choses
n'avançant pas avec la rapidité qu'elle aurait désirée. Madame de
Mirecourt se détermina à inviter celle qu'elle avait déjà choisie pour
être sa fille, à venir, ainsi que plusieurs autres jeunes gens, passer
une quinzaine de jours chez elle.

Cette promenade était maintenant à son terme, et rien de bien
remarquable ne s'était passé dans l'intervalle. Sans doute Arthur avait
causé, dansé et plaisanté avec Mademoiselle de Niverville qui était en
effet aussi bonne que charmante; mais c'était tout. Aucun mot doucereux,
aucune déclaration d'amour n'étaient tombés de ses lèvres. La jeune
fille était sur le point de partir, et tous deux étaient aussi libres
l'un vis-à-vis de l'autre que s'ils ne se fussent jamais rencontrés. Le
jeune homme éprouvait pour elle une sincère admiration; à la vérité il
eût été difficile qu'il en fût autrement, et plus d'une fois la douce
gaieté, les bienveillantes dispositions de la jeune fille se laissaient
voir en un contraste si frappant avec l'apathique indifférence de
Corinne qui semblait devenir de jours en jours plus froide et plus
réservée, qu'Arthur ne pouvait s'empêcher de souhaiter pour sa mère dont
elle devait être la compagne, qu'elle ressemblât à la charmante
héritière de Niverville.

Pendant que ces choses se passaient, Madame de Mirecourt, inquiète au
sujet de ses plans de mariage, pensa à s'assurer de la coopération de
Corinne et la pria d'insister auprès d'Arthur pour qu'il en vînt enfin à
une entente avec Mlle de Niverville avant que celle-ci partît de
Valmont. La bonne mère se serait volontiers chargée de cette tâche, si
les deux ou trois tentatives inutiles qu'elle avait déjà faites dans ce
sens ne lui eussent fait craindre que celle-ci aurait le même sort.

Corinne accepta, quoique avec répugnance, la délicate mission qu'on lui
confiait, et un matin elle entra dans la salle à dîner où Arthur,
toujours très-matinal, était à lire.

Le jeune de Mirecourt l'écouta très-patiemment, car ses manières
dénotaient plus de bienveillance qu'à l'ordinaire. Elle renchérit sur
les mérites de Louise, fit valoir les espérances que Mademoiselle de
Niverville et ses amis avaient probablement fondées sur les attentions
qu'il lui avait portées, et montra le bonheur qu'aurait sa tendre mère
de voir le réaliser enfin les plus chers désirs de son coeur.

L'éloquence paisible mais persuasive avec laquelle elle parla surprit et
convainquit presque Arthur qui ne se rendit pas cependant. Il répondit
en riant qu'il avait du temps devant lui, que les invités de la maison
devaient aller faire une promenade en voiture durant la même relevée, et
que, comme il avait l'intention de conduire lui-même Mademoiselle de
Niverville, il aurait alors une occasion très-favorable pour remplir
l'attente générale. Voyant que Corinne devenait plus pressante, il
s'empara de sa main, et poursuivit sur un ton plus sérieux:

--Cette plaisanterie ne m'empêchera pas, ma bonne petite soeur, de
réfléchir sérieusement et peut-être d'agir d'après les conseils que tu
viens de me donner. La promenade de cet après-midi me fournira sans
doute une occasion des plus propices: si je puis seulement me résoudre à
m'en prévaloir! Tu viendras avec nous, n'est-ce pas?

--Je crains bien de ne pouvoir le faire. J'ai à écrire une lettre, et il
vaut mieux que je m'acquitte de cette tâche pendant la journée, afin de
pouvoir vous rejoindre au salon pour cette veillée qui est la dernière
que nos amis passent avec nous. Pour ce matin, j'ai une somme de travail
plus forte que je n'en pourrai accomplir.

Le temps était magnifique, le soleil brillait de tout son éclat, les
chemins étaient superbes: quelle bonne fortune pour une promenade en
voiture! Madame de Mirecourt elle-même avait été invitée à faire partie
de l'excursion, et, enfoncée sous une robe de peau d'ours dans sa large
et commode carriole, elle paraissait aussi gaie, aussi heureuse que
Louise elle-même.

Fidèle à sa détermination, Corinne était restée à la maison. Au moment
du départ, elle se mit à la fenêtre, et agita de la main son mouchoir en
signe d'adieu aux gais touristes. Cette attitude, le calme sourire qui
se dessinait sur ses traits pâles et délicats, l'éclat que les rayons du
soleil répandaient sur sa riche et soyeuse chevelure, tout cela la
faisait paraître si jolie, que de Mirecourt regretta encore une fois de
voir tant de froideur se cacher sous un si charmant extérieur.

Mais ces pensées s'effacèrent bientôt dans l'excitation du départ, dans
les attentions dont il devait faire preuve vis-à-vis sa jolie compagne.
En effet, à peine les excursionnistes avaient-ils parcouru quelques
arpents, que la charmante Louise se mit dans la tête qu'elle avait
froid, et qu'elle commença à regretter l'absence d'un certain châle dont
le chaud tissu lui offrait une protection contre les plus fortes bises
de l'hiver. Il va sans dire qu'un aussi galant cavalier que de Mirecourt
s'empressa d'offrir de retourner à la maison pour y prendre un objet
aussi précieux, et aussitôt la voiture revint à son point de départ.

--Je vais tenir les rênes, M. de Mirecourt, pendant que vous allez
entrer à la maison. J'ai laissé mon châle dans la petite salle. Je vous
prie de ne pas vous fâcher si je suis aussi oublieuse et si je vous
occasionne autant de trouble.

La seule réponse du jeune homme fut un sourire plein de tendresse et de
doux reproches; puis, d'un pas léger et rapide, il monta dans la chambre
qui lui avait été indiquée et y trouva effectivement le châle qu'il
était venu chercher. Mais, à peine s'en était-il emparé, qu'un sanglot
étouffé vint frapper ses oreilles. Surpris, il jeta autour de la chambre
un regard scrutateur. Ce bruit, répété, semblait venir d'une chambre
adjacente dont la porte donnait sur celle dans laquelle il se trouvait
et qu'une couple de rayons avait fait orner du titre pompeux de
Bibliothèque.

Qu'est ce que cela pouvait être? quelle signification donner à ce bruit
contenu?... Tout-à-coup, par la porte entr'ouverte, les yeux du jeune
homme tombèrent sur un miroir suspendu au mur opposé de la Bibliothèque
et dans lequel se reflétait la figure de Corinne Delorme. La jeune fille
était assise sur un tabouret et semblait plongée dans l'amertume d'un
chagrin profond; ses yeux étaient fixement attachés sur un objet que sa
main tenait d'une étreinte serrée et sur lequel elle déposait de temps à
autre des baisers passionnés. Cet objet! c'était le portrait d'Arthur
que celui-ci avait apporté de France et donné à sa mère.

Le jeune de Mirecourt comprit alors toute la vérité. Cette froideur,
cette indifférence dont Corinne avait fait preuve, c'était donc une
feinte, un voile de glace avec lequel la jeune fille avait recouvert un
amour qui avait grandi avec elle, qui était devenu le sentiment dominant
de sa vie, mais un sentiment que la noble fierté et la modestie de
l'enfant lui avaient fait concentrer en elle-même. Oui, malgré cet amour
ardent qu'elle éprouvait pour lui, elle avait eu assez de courage pour
plaider la cause d'une autre, pour lui sourire au moment même où,--elle
en était convaincue,--il allait offrir son coeur à une rivale!

De Mirecourt se retira sans faire le moindre bruit, mais lorsqu'il
rejoignit Mademoiselle de Niverville, sa figure était plus pâle et son
air plus réservé que de coutume. Pendant toute la promenade, malgré ses
plus grands efforts pour être gai, il parut très-préoccupé, ce qui lui
valut les railleries de sa jolie compagne. Quel que fut le sujet de la
conversation, il ne laissa échapper aucune déclaration d'amour, et, de
retour au Manoir, il prit congé du groupe animé qui s'était formé autour
du grand poêle et n'y revint qu'au bout d'une couple d'heures.

La première personne qu'il rencontra en entrant au salon fut Corinne
qui, un calme sourire sur son pâle visage, lui dit qu'elle espérait
"qu'il s'était bien amusé durant la promenade?"

--Médiocrement, répondit Arthur. Mais dois-je te dire, soeur, que j'ai
suivi tes conseils ou non?

Coeur courageux! aucune contraction de ses traits, aucun froncement de
ses sourcils ne laissèrent deviner les terribles souffrances qu'elle
éprouvait.

--Oui, répondit-elle sur un ton bas mais distinct; dis-moi que tu as
rempli les voeux de la meilleure des mères, les souhaits de tous tes
amis.

Il plongea sur elle un oeil pénétrant, et poursuivit:

--Me féliciterais-tu, Corinne, si j'avais agi ainsi, et si ma démarche
avait été couronné de succès?

A cette question inattendue, le visage de la jeune fille se couvrit d'un
vif incarnat qui disparut presqu'aussitôt; puis, se levant, elle
répondit sur un ton tranquille et presque froid:

--Pourquoi non? Le choix que tu as fait est un choix contre lequel on ne
peut raisonnablement élever aucune objection.

Sans le lui dire ouvertement, Corinne insinua à Arthur que durant la
veillée ils ne devaient plus être vus ensemble; et ils se séparèrent.
Mais il savait maintenant à quoi s'en tenir sur cette indifférence et
cet égoïsme apparents sur lesquels il s'était jusque-là si étrangement
mépris et qu'il avait si fortement condamnés.

Le lendemain, Louise de Niverville laissait Valmont, et son tardif
prétendant n'avait pas encore ouvert la bouche. Le sens d'honneur
délicat qui le distinguait, la chevaleresque générosité de son coeur
avaient montré au jeune de Mirecourt qu'il n'était plus libre, qu'il
appartenait de droit à celle qui lui avait prodigué, sans qu'il l'eût
cherché, sans qu'il l'eût demandé, le riche trésor d'un secret amour.

Aussi, après une semaine de paisibles réflexions qui lui firent voir
qu'une sympathie véritable pour Mademoiselle de Niverville n'avait
jamais pris racine dans son coeur,--après une semaine pendant laquelle
Corinne sembla avoir pris à tâche de l'éviter, luttant, comme une femme
peut seule le faire, contre cette affection qui devenait chaque jour
plus intense et plus profonde;--un soir que la jeune fille était dans
l'encadrement d'une fenêtre, regardant silencieusement au-dehors les
flocons de neige qui tombaient, il s'approcha d'elle, et, sans plus de
préambules lui demanda de vouloir bien être sa femme?

A cette demande, elle devint terriblement pâle, et, après quelques
instants d'un silence plein d'émotion, elle murmura:

--Puis-je être, moi pauvre fille, puis-je être l'épouse que votre mère
choisirait et qui vous vaudrait l'approbation de vos amis?

--Ce n'est pas ce que je te demande, chère Corinne. Je ne me marie pas
pour complaire à mes amis ni à ma mère, et d'ailleurs, celle-ci m'aime
trop pour trouver à redire sur le choix que je ferai. Ainsi, dis-le moi
franchement: m'aimes-tu assez pour devenir ma femme?

Doucement et presque en hésitant, comme si elle eût craint de livrer le
secret qu'elle gardait depuis si longtemps, Corinne laissa échapper la
petite monosyllabe _oui_! et quelques semaines après, leur mariage était
célébré très-simplement, sans pompe, dans la petite église du village.
Madame de Mirecourt, la première impression de surprise passée, avait
sans peine sacrifié ses voeux à ceux du cher fils qu'elle idolâtrait.

Après son mariage, la froideur et l'indifférence du Corinne
s'évanouirent comme fond la neige sous le soleil d'avril, et jamais
femme ne fut plus aimante ni plus dévouée. Jamais de Mirecourt ne lui
dit qu'il avait surpris son secret, jamais, non plus, il ne lui donna à
supposer qu'elle devait son bonheur autant à la compassion qu'à l'amour.
Sa générosité fut bientôt récompensée, car l'affection ardente que sa
jeune femme lui avait depuis si longtemps secrètement réservée, ne tarda
pas à s'infiltrer dans son propre coeur et à le remplir tout entier.

Hélas! une union aussi heureuse et aussi confiante devait bientôt être
douloureusement éprouvée. Deux années de bonheur domestique sans mélange
de peine ou de refroidissement d'amitié, deux années seulement de douces
félicités pendant lesquelles Antoinette vint au monde, leur étaient
accordées: après ce temps, la jeune femme, toujours délicate, commença à
dépérir.

Aucune affection, aucun soin ne purent la sauver, et en peu de mois elle
fut arrachée des bras de son époux pour être transportée dans sa
dernière demeure terrestre. A peine le premier anniversaire de sa mort
était-il arrivé, que Madame de Mirecourt alla la rejoindre, laissant le
Manoir aussi sombre, aussi silencieux que la tombe.

Le temps fixé pour le deuil étant passé, des amis commencèrent à
insinuer au jeune veuf que sa demeure avait besoin d'une maîtresse,
qu'il était trop jeune pour se renfermer dans un chagrin éternel; mais
il resta sourd à toutes leurs suggestions, et après s'être procuré dans
la personne de l'estimable Madame Gérard une excellente gouvernante pour
sa jeune enfant, il se retira tout-à-fait dans cette paisible solitude
de la vie de campagne qu'il n'abandonna plus jamais.

La petite Antoinette fut heureuse outre mesure en trouvant un guide
aussi bienveillant et aussi sûr pour remplacer auprès d'elle la tendre
mère que si jeune elle avait perdue, et malgré l'excessive indulgence de
son père ainsi que l'étourderie naturelle de ses propres dispositions,
elle devint une jeune personne aimable et charmante, sinon parfaite.




IV.


C'était la veille de _la Ste. Catherine_, ce jour marqué de temps
immémorial chez les Canadiens, dans la maisonnette de l'_habitant_ aussi
bien que dans le Manoir du Seigneur, par une franche gaieté et des fêtes
innocentes, et qui correspond avec l'Hallow-E'en des Anglais.

Ce soir-là, la maison de Madame d'Aulnay, brillamment illuminée,
retentissait des gais accords d'une contre-danse et d'un cotillon. Ses
magnifiques appartements, remplis d'uniformes étincelants, de robes
légères et élégantes, présentaient un coup-d'oeil brillant et animé.

Gracieusement appuyée sur le manteau de la cheminée dont le feu
pétillant jetait un nouvel éclat sur ses traits réellement beaux, Madame
d'Aulnay causait avec un homme grand, de belle apparence, dont le teint
clair et les yeux bleus-foncés indiquaient l'origine Anglo Saxonne. Pour
produire de l'effet, la jeune femme avait mis en oeuvre toute
l'artillerie de ses charmes, des regards expressifs, des sourires
fascinateurs et une voix légèrement modulée; mais quoiqu'il se montrât
poli et attentif, néanmoins elle se crut autorisée à penser qu'elle
n'avait fait sur lui qu'une bien faible impression: pour elle, qui était
d'ordinaire tant recherchée, cet échec avait quelque chose de réellement
mortifiant.

Pendant qu'elle se consumait ainsi en vains efforts, sa cousine,
Mademoiselle de Mirecourt, avait plus de succès auprès de celui qui
était en ce moment son danseur. Ce personnage était le Major Sternfield,
surnommé l'_irrésistible_ par quelques-unes des Dames de la compagnie,
et qui certainement semblait presque mériter par son extérieur ce titre
un peu exagéré. Une grande taille parfaitement proportionnée, des yeux,
des cheveux et des traits d'une beauté sans défaut, jointe à un
merveilleux talent de conversation et à une voix dont il savait moduler
l'accent sur la musique la plus riche, étaient des dons rares qu'on ne
trouve pas toujours réunis dans un heureux mortel. Ainsi pensaient plus
d'un envieux et plus d'une admiratrice; ainsi pensait Audley Sternfield
lui-même.

Une partenaire convenable pour cet Apollon était sans contredit la
gracieuse Antoinette de Mirecourt dont les charmes personnels étaient
doublement rehaussés par cette charmante naïveté et cette timide
vivacité de manières qui, pour plusieurs, la rendaient encore plus
séduisante que sa beauté même. Le Major Sternfield était penché vers
elle, apparemment indifférent à toute autre chose qu'à elle-même, et ne
lui donnant certainement pas lieu de se plaindre d'un manque
d'empressement. Tout-à-coup, avec une assez grande habileté pour une
novice comme elle, changeant le ton de la conversation que Sternfield,
même à cette première entrevue, cherchait à entraîner sur le terrain
glissant du sentiment:

--Dites-moi donc, s'il vous plaît, s'écria-t-elle le nom de vos
compagnons d'armes: ils me sont tous inconnus.

--Volontiers, répondit-il avec amabilité; et j'y ajouterai, si vous le
voulez bien, une esquisse de leur caractère. Cette description,
d'ailleurs, servira de préliminaire à leur présentation, car tous, à
l'exception d'un seul, se sont promis de ne pas partir d'ici ce soir
sans avoir obtenu ou tenté d'obtenir cette faveur. Pour commencer, ce
monsieur sombre et tranquille que vous voyez à votre droite, est le
Capitaine Assheton, un caractère très-aimable et très-inoffensif. Le
jovial et rubicond personnage près de lui est le Docteur Manby, notre
chirurgien, qui ampute un membre aussi joyeusement qu'il allume un
cigare. Ce jeune et joli monsieur mis avec tant de recherche qui danse
vis-à-vis de nous, est l'Hon. Percy de Laval; mais comme, persuadé que
vous le permettriez, je lui ai promis de vous le présenter dès que ce
quadrille sera terminé et qu'il doit vous demander la faveur de danser
le prochain avec vous, vous aurez bientôt occasion de le connaître et de
le juger par vous même.

--Mais quel est ce majestueux personnage qui cause avec Madame d'Aulnay?
demanda Antoinette en jetant un coup-d'oeil dans la direction où se
trouvait Lucille avec son impassible partenaire.

--C'est le Colonel Evelyn.

Et en prononçant ce nom, une expression d'aversion mêlée d'impatience
traversa la figure du militaire. Mais il la réprima presqu'aussitôt et
ajouta sur un ton plus bas:

--C'est la seule _exception_ à laquelle j'ai fait allusion
tout-à-l'heure et qui ne s'est pas engagé à faire votre connaissance ce
soir. N'est-ce pas assez, ou voulez-vous en savoir davantage sur son
compte?

--Certainement: il m'intéresse maintenant plus que jamais.

--C'est bien là une perfide réponse de femme! pensa en lui-même
Sternfield qui reprit en inclinant légèrement la tête: Eh! bien, vos
désirs seront satisfaits. Je vous dirai en peu de mots, mais strictement
confidentiels, ce qu'est le Colonel Evelyn. Il compte parmi ceux qui ne
croient ni en Dieu, ni en l'homme, pas même en la femme.

--Vous m'effrayez! Mais, c'est donc un athée?

--Non pas peut-être en théorie, mais en pratique il l'est certainement.
Né et élevé dans les principes du catholicisme, jamais, de mémoire du
plus ancien du régiment, il n'est entré dans une église ou une chapelle.
De manières froides et réservées, il n'est avec personne sur un pied
d'intime amitié. Mais ce qui, à mes yeux, constitue le plus grand et le
plus impardonnable de ses crimes (ici le galant militaire sourit en
signe de désaveu formel), c'est qu'il déteste souverainement les femmes.
Un désappointement d'amour qu'il aurait éprouvé dans sa première
jeunesse et dont aucun de nous ne connaît les détails a aigri son
caractère à un tel degré, qu'il ne cache plus son aversion dédaigneuse
pour les filles d'Eve qu'il déclare toutes également perfides et
trompeuses. Pardon, Mademoiselle de Mirecourt, de proférer en votre
présence des sentiments que je condamne énergiquement de toute mon âme;
mais vous m'aviez ordonné de parler, et je n'avais d'autre alternative
que celle d'obéir.... Mais, voici M. de Laval qui vient solliciter son
introduction.

La formule d'usage fut prononcée, la main d'Antoinette demandée pour la
danse qui allait commencer, et Sternfield se retira, en murmurant à
l'oreille de la jeune fille:

--Je laisse la place avec un tel regret, Mademoiselle, que je me
risquerai bientôt à la réclamer de nouveau.

Si le Major Sternfield eût choisi son successeur dans l'intention de se
faire ressortir davantage, son choix n'eût certainement pas été plus
judicieux.

L'Honorable Percy de Laval était un jeune homme de vingt-un ans, aux
cheveux dorés, au teint rose, aux traits délicats. Récemment mis en
possession d'une fortune considérable, appartenant à une ancienne et
riche famille d'Angleterre, et doué, comme nous venons de le dire, de
grandes attractions personnelles, il était aussi infatué de lui-même
qu'un amoureux peut l'être de son amante. A tous ces dons naturels, il
avait acquis par l'étude une prononciation lente et grasseyante, une
manière paresseuse de se tenir debout ou de s'incliner,--il s'asseyait
rarement,--et de fermer languissamment à demi ses grands yeux: toutes
ces qualités variées le rendaient, du moins dans sa propre opinion, plus
irrésistible que le superbe Sternfield lui même.

Tel était le jeune Monsieur qui, après un silence prolongé, pendant
lequel ses yeux avaient erré autour de la salle sans même paraître
soupçonner l'existence de sa partenaire, se tourna enfin vers elle et
lui demanda d'un ton moitié protecteur et moitié nonchalant: "si elle
aimait la danse?"

--Cela dépend entièrement du danseur avec lequel j'ai la bonne fortune
de me trouver, répondit Antoinette avec autant d'esprit que de vérité.

Le jeune fat ne vit dans ces mots qu'un compliment à son adresse, et
après un autre silence de cinq minutes, il reprit:

--On dit qu'il règne un froid insupportable en ce pays durant l'hiver.

A cette remarque il n'y eut d'autre réponse qu'une légère inclinaison de
tête.

--Qu'est-ce que les hommes portent pour se protéger contre la rigueur
sibérienne du climat?

--Des capots de peaux d'ours, répondit-elle laconiquement.

--Et les femmes,--je vous demande pardon, les dames, le beau
sexe,--aurais-je dû dire?

--Des couvertes et des _mocassins_, répondit Antoinette, en relevant un
peu sa jolie petite tête, car elle sentait que sa patience commençait à
l'abandonner.

L'Honorable Percy ouvrit de grands yeux.

Etait-ce vrai? ou bien, cette "petite fille des colonies" comme il
l'appelait intérieurement, voulait-elle se moquer de lui? Oh! cette
dernière hypothèse était improbable, tout-à-fait hors de question.
L'accoutrement dont il était question devait, en effet, être en usage
dans certaines parties du pays où les femmes revêtaient encore le
singulier costume que venait de dépeindre la jeune fille et qui devait
être une réminiscence de ceux que portaient les sauvagesses leurs
aïeules.[1]

[Note 1: Le lecteur voudra bien se rappeler que ceci se passait il y a
près d'un siècle, alors que la chose, quoique improbable, était
très-possible.--_Note de l'auteur._]

Revenant à la charge, il reprit avec une nonchalance de ton et
d'attitude encore plus impertinente:

--On dit que pendant huit mois le sol est couvert de quatre pieds de
neige et de glace, et que tout gèle. Comment donc les malheureux
habitants de ce pays font-ils pour résister à la nature pendant tout ce
temps-là?

L'irritation d'Antoinette avait fait place à la gaieté, et cette fois ce
fut en souriant qu'elle répondit:

--Oh! ce n'est pas difficile: quand les provisions deviennent rares, ils
se mangent les uns les autres.

Ciel et terre! c'était donc bien possible et bien vrai: elle voulait le
mystifier! A cette découverte, sa respiration sembla suspendue, et
pendant assez longtemps son étonnement le tint silencieux. Mais non, il
devait punir comme elle le méritait, il devait anéantir l'audacieuse
jeune fille; prenant donc un air aussi moqueur que ses traits efféminés
pouvaient lui permettre d'emprunter, il reprit:

--Eh! bien, oui, le Canada est encore tellement en dehors de la
civilisation, que je ne suis pas étonné que vous y tolériez toutes ces
coutumes, quelles que barbares qu'elles soient.

--C'est vrai, répliqua Antoinette avec sérénité; nous pouvons y tolérer
tout, excepté les fats et les fous.

Cette dernière sortie était trop forte pour le Lieutenant de Laval, et
il n'était pas encore revenu du choc qu'elle lui avait causé, lorsque le
Major Sternfield arriva avec empressement demander la main de
Mademoiselle de Mirecourt pour une autre danse.

Antoinette passa négligemment son bras sous celui qui lui était présenté
et alla se mettre en place, sans s'apercevoir que le Colonel Evelyn qui,
après avoir réussi à s'échapper de Madame d'Aulnay était allé examiner
des gravures près de la table placée derrière eux, avait entendu le
singulier dialogue qu'elle venait de tenir avec le Lieutenant Percy et
s'en était considérablement amusé.

--Eh! bien, Mademoiselle de Mirecourt, que pensez-vous de l'Honorable M.
de Laval? demanda le nouveau danseur d'Antoinette. Si vous vous rappelez
bien, nous avions convenu que vous formeriez de vous-même votre opinion
sur lui.

--J'ai une faveur à vous demander, Major Sternfield: c'est de ne plus me
présenter de petits sots. Ils font des partenaires fatigants.

Les yeux de Sternfield brillèrent d'un éclat où on aurait pu lire une
joie presqu'aussitôt comprimée.

Ce soir-là, après la veillée, la salle des officiers retentit longtemps
des plaisanteries et des rires qui firent tinter les oreilles de
l'Honorable Percy de Laval de colère et du désir de se venger.




V.


Le lecteur sera, nous l'espérons, assez indulgent pour nous pardonner
si, au risque de lui paraître ennuyeux en répétant des faits qu'il
connaît aussi bien que nous, nous jetons un rapide coup-d'oeil en
arrière, sur cette période de l'histoire du Canada comprenant les
premières années qui suivirent la reddition de Montréal aux forces
combinées de Murray, Amherst et Haviland, période sur laquelle ni les
vainqueurs ni les vaincus ne peuvent s'arrêter avec un très-grand
plaisir.

En dépit des termes de la capitulation qui leur garantissaient les mêmes
droits que ceux accordés aux sujets Britanniques, les Canadiens qui
avaient compté avec confiance sur la paisible protection d'un
Gouvernement légal, furent condamnés à voir leurs tribunaux abolis,
leurs juges méconnus et tout leur système social renversé pour faire
place à la plus affreuse des tyrannies, la loi martiale.

Le nouveau Gouvernement, il est vrai, pouvait avoir cru ces mesures
nécessaires, car il savait parfaitement que les Canadiens, trois ans
après que le royal étendard de Georges eut flotté au-dessus d'eux,
conservaient encore l'espoir que la France ne les avait pas tout-à-fait
abandonnés et qu'elle ferait un suprême effort pour reprendre possession
du pays, après que la cessation des hostilités aurait été proclamée.
Cette dernière espérance, cependant, comme toutes celles que les colons
de la Nouvelle-France avaient reposées dans la mère-patrie, se changea
en un cruel désappointement, et par le traité de 1763 les destinées du
Canada furent irrévocablement unies à celles de la Grande-Bretagne.
Cette circonstance détermina une seconde émigration, encore plus
considérable que la première, des hautes classes de la société qui s'en
retournèrent en France où elles furent reçues avec des marques de faveur
signalées et où plusieurs trouvèrent des situations honorables dans les
bureaux du Gouvernement, dans la marine et et dans l'armée.

Jamais peut-être Gouvernement ne fut plus isolé d'un peuple que ne
l'était la nouvelle Administration. Les Canadiens, aussi ignorants de la
langue de leurs conquérants que ceux-ci l'étaient de leur cher idiome
français, s'éloignèrent avec indignation des juges éperonnés et armés
qui avaient été nommés pour administrer la justice au milieu d'eux, et
remirent l'arrangement de leurs difficultés entre les mains du clergé de
leurs paroisses et entre celles de leurs notables.

L'installation des troupes anglaises en Canada avait été suivie par
l'arrivée d'une multitude d'étrangers, parmi lesquels, malheureusement
se trouvèrent plusieurs aventuriers indigents qui cherchèrent aussitôt à
se créer des positions sur les fortunes renversées du peuple vaincu. Le
général Murray, homme dur mais strictement honorable, qui avait remplacé
Lord Amherst comme Gouverneur-Général, fait, à ce sujet, les remarques
suivantes: "Le Gouvernement civil établi, il a fallu choisir des
magistrats et prendre des jurés parmi cent cinquante commerçants,
artisans et fermiers, méprisables principalement par leur ignorance. Il
n'est pas raisonnable de supposer qu'ils résistent à l'enivrement du
pouvoir qui est mis entre leurs mains contre leur attente, et qu'ils ne
s'empressent pas de faire voir combien ils sont habiles à l'exercer. Ils
haïssent la noblesse canadienne à cause de sa naissance et parce qu'elle
a des titres à leur respect; ils détestent les autres habitants, parce
qu'ils les voient soustraits à l'oppression dont ils les ont menacés."

Le Juge-en-Chef Gregory qu'on avait tiré des profondeurs d'un cachot
pour l'asseoir sur le banc judiciaire, ignorait entièrement,
non-seulement la langue française, mais encore les plus simples notions
de la loi civile; le Procureur-Général, de son côté, n'était pas mieux
qualifié pour la haute fonction qui lui avait été confiée. Le pouvoir de
nommer aux emplois de Secrétaire-Provincial, de Greffier du Conseil, de
Régistrateur, était laissé à des favoris qui les vendaient aux plus
offrants enchérisseurs.

Le Gouverneur-Général, il est vrai, fut bientôt forcé de suspendre le
Juge-en-Chef et de le renvoyer en Angleterre; mais cet acte, et deux ou
trois autres mesures entreprises dans un but de conciliation, ne
suffirent pas pour détruire dans l'esprit du peuple vaincu la pénible
impression qu'une chose aussi sacrée que la justice n'existait plus pour
lui dans le pays. Le démembrement de son territoire l'exaspéra
presqu'autant que l'abolition de ses lois. Les Isles d'Anticosti et de
la Madeleine, ainsi que la plus grande partie du Labrador, furent
annexées au Gouvernement de Terreneuve; les Isles de St. Jean et du Cap
Breton à la Nouvelle Ecosse; les terres situées autour des grands lacs
aux colonies voisines; enfin le Nouveau Brunswick en fut détaché, doté
d'un gouvernement séparé et du nom qu'il porte aujourd'hui.

Des instructions royales furent ensuite envoyées d'Angleterre, obligeant
le clergé et le peuple à prêter ferment de fidélité sous peine d'être
condamnés à laisser le pays, ainsi qu'à renoncer à la juridiction
ecclésiastique de Rome que tout catholique est tenu en conscience de
reconnaître et d'accepter. Plus tard, ils furent sommés de rendre toutes
les armes qu'ils pouvaient avoir en leur possession, ou bien à jurer
qu'ils n'en avaient pas de cachées. Le Gouvernement hésita avant de
mettre en force ces derniers ordres également sévères et injustes. Un
impatient esprit de mécontentement s'empara du peuple qui s'était
jusque-là montré si soumis à ses nouveaux gouvernants, mais qui commença
alors à faire entendre ouvertement des murmures et des plaintes. Les
vainqueurs crurent qu'il était nécessaire de se relâcher un peu de leurs
mesures sévères; et lorsque, quelques années après, les colonies
américaines se jetèrent dans la révolution qui emmena leur indépendance,
l'Angleterre, soit par politique, soit par justice, accorda, enfin aux
Canadiens la paisible jouissance de leurs institutions et de leurs lois.




VI.


Madame d'Aulnay et sa jolie cousine étaient donc lancées dans cette vie
du grand monde où elles étaient si bien faites pour briller, et l'entrée
dans les beaux salons de Lucille était regardée comme une faveur
signalée. Les nouveaux amis militaires de la jeune femme étaient
très-assidus dans leurs visites.

Parmi ces derniers, le Colonel Evelyn venait de temps à autre; mais, à
mesure qu'il devenait plus intime, aucun changement ne se faisait
remarquer dans sa conduite grave et tranquille: il ne se départait en
rien de sa remarquable réserve. Jamais il ne dansait, à peine même
adressait-il quelques mots à Antoinette ou à ses jeunes et charmantes
rivales; quoique poli et courtois, il ne donnait jamais un compliment;
jamais sa bouche austère ne se prêtait à ces galanteries banales qui
obtiennent dans les salons un droit de cité égal à celui qu'y ont les
remarques sur le temps. Evidemment, le Major Sternfield avait raison:
cet homme si réservé, si inaccessible, n'avait qu'une bien faible
confiance et une foi bien légère dans la femme.

Cependant, Audley Sternfield avait fait d'amples apologies pour
l'indifférence de son Colonel, et peu de jours s'écoulaient sans qu'on
le vît dans la maison de Madame d'Aulnay. Un projet qu'il émit avec
beaucoup de déférence et qui, après quelques instances de sa part, fut
accepté par les deux Dames, augmenta davantage son intimité: ce projet
était de se constituer leur professeur d'anglais. Madame d'Aulnay ne
connaissait que très-médiocrement cet idiome; mais Antoinette, quoique
éprouvant quelque difficulté à le prononcer, avait une connaissance
assez exacte de sa construction grammaticale, grâce aux leçons de sa
gouvernante qui lisait et écrivait l'anglais très-couramment, quoique,
comme la plupart des étrangers, elle ne le prononçât que
très-incorrectement: elle voulait perfectionner son éducation anglaise.

Quels dangereux moyens d'attraction étaient ainsi mis à la disposition
du major Sternfield dans cette nouvelle situation! S'asseoir tous les
jours pendant plusieurs heures à la même table que ses charmantes
élèves, lisant à haute voix quelque poëme émouvant, quelque gracieux
roman, pendant qu'elles étaient tout entières au plaisir d'entendre les
riches accents d'une voix remarquablement musicale ou de suivre sur sa
figure le jeu expressif de ses traits réguliers et irréprochables. Et
puis, lorsqu'il arrivait à un passage particulièrement beau ou
profondément sentimental, combien était éloquent le rapide coup-d'oeil
qu'il lançait vers Antoinette! combien ardente et passionnée était
l'expression de ses grands yeux noirs!

Doit-on s'étonner maintenant si Antoinette, jeune et sans expérience,
ainsi exposée à des tentations aussi nouvelles et aussi puissantes,
apprit des leçons dans une tout autre science que celle des langues, et
si, après ces longues et agréables heures d'instructions, elle se laissa
entraîner dans une rêverie silencieuse, les joues rouges, les yeux
remplis de tristesse et indiquant clairement que quelque chose de plus
intéressant que les verbes et les pronoms anglais était l'objet de ses
pensées?

C'était, à proprement parler, le premier beau jour de la saison pour la
promenade en traîneaux, car la neige légère qui jusque-là avait annoncé
l'approche de l'hiver, tombant sur des chemins et des pavés remplis de
boue, avait perdu sa blancheur et formé, en s'incorporant avec le limon
liquide, cette détestable combinaison à laquelle l'automne et le
printemps nous habituent en ce pays. Cependant, une forte gelée suivie
d'une abondante chute de neige avait bientôt rempli de joie tous les
amateurs de la promenade en carriole; et ce jour-là un ciel pur et sans
nuage, un soleil brillant qui inondait la terre de lumière sinon de
chaleur, ne laissaient rien à désirer.

Devant la porte de la maison de Madame d'Aulnay attendait une magnifique
petite carriole attelée de deux jeunes chevaux canadiens d'un noir
brillant, agitant gaiement leurs têtes ornées de glands et faisant
résonner harmonieusement les clochettes attachées à leurs harnais.

Il est inutile de dire que ce féerique équipage attendait Madame
d'Aulnay et Antoinette qui étaient en ce moment dans la chambre de
Lucille, mettant la dernière main à leur élégante toilette d'hiver. Sur
une chaise se trouvait une paire de gantelets dont la jolie jeune femme
s'empara en disant:

--Tu peux te reposer en toute sûreté sur mon habileté, Antoinette, car
j'ai la main habile, et mes petits chevaux, quoique paraissant rétifs,
sont parfaitement bien dressés.

On peut voir par ces quelques mots, que Madame d'Aulnay, parmi ses
qualités, comptait celle de conduire deux chevaux de front, et quoique
peu de Dames, à cette époque, recherchassent ce talent, Madame d'Aulnay
était à la tête de la _fashion_ et faisait comme bon lui semblait.

--Sais tu, petite cousine, continua-t-elle en se regardant avec
complaisance dans le miroir, sais-tu que ces sombres fourrures nous vont
à merveille: elles s'harmonisent bien avec mon teint pâle, et elles font
ressortir à ravir tes joues roses.... Mais, qu'est-ce que cela, Jeanne?
demanda-t-elle en s'interrompant dans ses éloges et en s'adressant à une
femme d'un âge moyen qui entrait en ce moment, portant deux lettres à la
main.

--Pour Mademoiselle Antoinette, Madame, dit-elle en remettant les
lettres à la jeune fille qui tendit les mains avec empressement.

Jeanne occupait dans la maison la position d'une personne privilégiée.
Femme de chambre de Madame d'Aulnay avant le mariage de celle-ci, elle
l'avait suivie dans sa nouvelle demeure, probablement pour ne plus
jamais s'en séparer; elle lui était profondément attachée, et souvent
elle lui avait donné des preuves de cet attachement sous la forme de
remontrances et de conseils que la légère et capricieuse Madame d'Aulnay
n'aurait certainement pas souffert d'aucune autre personne.

Antoinette ouvrit précipitamment les missives, qui, toutes deux, étaient
longues et écrites très serrées. Madame d'Aulnay, jetant un coup-d'oeil
sur ces pages et les voyant si bien remplies, s'écria avec impatience:

--Assurément, chère enfant, tu n'as pas l'intention, j'espère, de lire
ces folios en entier maintenant. Tiens, tiens, mets-les de côté, tu en
prendras connaissance à notre retour.

--Non pas, chère Lucille. Ces lettres sont de papa et de cette pauvre
Madame Gérard, et ma pensée a tellement négligé depuis quelque temps ces
deux personnes si chères à mon coeur, que, par manière de pénitence, je
dois rester à la maison et lire leurs lettres jusqu'à ce que je les
sache par coeur.

--Quelle folie! consentiras-tu véritablement à perdre ce charmant
après-midi et la première journée de la saison favorable à la promenade?
Assurément, tu ne seras pas aussi absurde!

--Chère amie, je le serai au moins pour cette fois; ainsi, pardonne-moi.

--Ah! reprit Madame d'Aulnay moitié aigrement et moitié gaiement, je
m'aperçois que tu as une bonne dose de cette _fermeté_, ou plutôt, pour
être plus vraie, de cette obstination qui distingue ta famille. Ainsi
donc, je dois me résigner à paraître seule cet après-midi sur la rue
Notre-Dame: eh! bien, adieu.

Et, d'un pas léger, elle descendit l'escalier.




VII.


Après le départ de Madame d'Aulnay, Antoinette se dépouilla en toute
hâte de ses habits de sortie, et commença la lecture des lettres qu'elle
venait de recevoir.

La première, qui était de son père, respirait la bienveillance et
l'affection; elle parlait du vide que son absence créait dans la maison,
lui recommandait de s'amuser de tout son coeur, mais terminait en
l'avertissant d'exercer la plus active surveillance sur ses affections,
de ne les pas accorder à ces élégants étrangers qui fréquentaient la
maison de sa cousine, attendu qu'il ne souffrirait jamais qu'aucun d'eux
devînt son gendre.

Une vive rougeur se répandit sur le visage de la jeune fille à la
lecture de ce dernier passage. Comme pour bannir les pensées importune!
qui venaient d'être évoquées, elle mit précipitamment de côté la lettre
de son père pour prendre la seconde; malheureusement, l'épître de Madame
Gérard prêtait encore plus aux réflexions pénibles auxquelles avait
donné lieu celle de M. de Mirecourt. En la parcourant, Antoinette sentit
sa rougeur prendre l'intensité d'un fiévreux incarnat, et bientôt de
grosses larmes qui s'étaient amassées sous sa paupière tombèrent une à
une sur le papier qu'elle tenait à la main.

Aucune dénonciation, aucun reproche n'étaient pourtant formulés dans
cette lettre; non, mais avec une fermeté pleine de tendresse, la
gouvernante parlait des devoirs à remplir, des erreurs à éviter, et
conjurait sa chère enfant de scruter étroitement son propre coeur, afin
de voir si, depuis qu'elle était entrée dans la vie élégante qu'elle
menait, elle n'était pas devenue infidèle à ses devoirs.

Pour la première fois depuis son arrivée sous le toit de Madame
d'Aulnay, Antoinette suivit ce salutaire conseil, et à peine avait-elle
terminé cet examen de conscience, qu'en face du tribunal de son coeur
elle se trouva condamnée.

Etait-elle bien toujours, en effet, cette jeune fille simple et naïve
dont les pensées et les plaisirs étaient, quelques semaines auparavant,
aussi innocents que les pensées et les plaisirs d'une enfant? Elle dont
les longues conversations avec Madame d'Aulnay n'avaient d'autres sujets
que la toilette, la mode et les sentiments extravagants; elle qui vivait
maintenant dans le cercle d'une vie de gaieté et de plaisirs qui ne lui
laissaient pas même le temps de se reconnaître et de réfléchir,
était-elle bien toujours ce qu'elle avait été jadis? Quels amusements
avaient aujourd'hui remplacé ces agréables promenades, ces utiles
lectures, ces devoirs de religion et de charité qu'elle accomplissait
jadis à la campagne? Oui, rougis, Antoinette, car la réponse te condamne
et t'humilie; la lecture de romans frivoles, de poëmes exagérés, la
compagnie d'hommes du grand monde dont les flatteries et la conversation
légère avaient fini par ne plus l'affecter: voilà ce qui avait remplacé
ses bonnes habitudes d'autrefois.

Pendant que le remords provoqué par ces tristes pensées occupait son
esprit, Jeanne vint lui annoncer que le Major Sternfield la demandait au
salon.

--Impossible! répondit-elle vivement en se rappelant aussitôt la grande
part que le brillant Audley avait dans l'examen rétrospectif qu'elle
venait de faire sur elle-même.

--Mais, Mademoiselle,... insista Jeanne en cherchant à faire comprendre
que le militaire, dans la certitude d'être reçu, l'avait sans cérémonie
suivie jusqu'à la salle et attendait la venue de Mademoiselle sur le
seuil de l'appartement voisin qui était un des salons.

--Je vous dis que c'est impossible, Jeanne, répondit elle vivement. J'ai
un violent mal de tête: je ne puis recevoir personne.

Le ton élevé de cette réponse était certainement loin d'indiquer une
forte souffrance; aussi, tout-à-fait déconcerté dans sa tentative, le
visiteur revint sur ses pas. Arrivé à la porte, il se retourna
tout-à-coup vers la soubrette aux yeux noirs et intelligents, et lui dit
qu'il "espérait que Mademoiselle de Mirecourt n'était pas très malade?"

--Eh! bien, non, répondit Justine en hésitant, fascinée qu'elle était
par le regard éloquent et par la parfaite prononciation française du
joli interrogateur. Mademoiselle a reçu des lettres de chez elle il y a
quelques instants; ces lettres, apparemment, annoncent quelque mauvaise
nouvelle, car en passant tout-à-l'heure devant la porte entr'ouverte de
sa chambre, j'ai pu m'apercevoir qu'elle pleurait.

L'élégant Sternfield murmura quelques remerciements et s'élança dans la
rue.

--Des lettres de chez elle et des pleurs à propos de ces lettres!
pensa-t-il: je saurai demain de Madame d'Aulnay ce que cela veut dire.
Cette petite beauté campagnarde m'est d'un trop grand prix pour que je
la laisse échapper aussi facilement.

Une demi heure après, Madame d'Aulnay rentrait chez elle, de très-bonne
humeur. Ne trouvent pas Antoinette où elle l'avait laissée, elle courut
en toute hâte dans sa chambre; en chemin, elle rencontra Jeanne qui
l'informa que le Major Sternfield était venu durant son absence et qu'on
n'avait pas voulu le recevoir.

--Allons donc! se dit elle à elle-même, dans quelle nouvelle phase est
l'humeur de ma cousine? Je crois qu'elle a reçu de son père une longue
lettre dont la lecture lui aura causé du chagrin ou des remords.

Antoinette était étendue sur un canapé où elle s'était jetée pour mieux
feindre un mal de tête quelconque, et échapper ainsi aux remarques ou
aux suppositions de sa cousine.

Celle-ci, sans paraître remarquer les paupières gonflées de sa jeune
compagne, lui exprima le regret qu'elle éprouvait de la voir indisposée
et commença ensuite une description animée de sa promenade.

--Cet après-midi a été délicieux pour moi: j'ai rencontré tous ceux que
je voulais voir, et j'ai organisé pour demain, avec Madame Favancourt,
une promenade à Lachine. Le Major Sternfield, que j'ai rencontré en
route, est chargé de voir aux préparatifs. Mais, poursuivit-elle sur un
ton encore plus animé, j'en viens maintenant au plus beau de l'histoire.
Tu ne t'imagines pas, Antoinette, qui j'ai pu rencontrer sur la Place
d'Armes?... Ni plus ni moins que notre misanthropique Colonel, ma chère;
il était monté sur une splendide voiture et conduisait une paire de
superbes chevaux anglais. Je n'ai pu résister à l'idée d'en faire
l'acquisition pour notre partie de demain, et, levant mon fouet, je lui
ai fait signe de s'approcher. Les chevaux du Colonel, comme s'ils
n'eussent pu, de même que leur maître, supporter la vue d'une jolie
femme, mordirent leurs freins et se courbèrent: mais il les contint
d'une main vigoureuse et écouta mon invitation poliment, quoique à
contre-coeur évidemment. Persuadée que la franchise me servirait mieux
auprès d'un caractère aussi extraordinaire, je lui annonçai en riant,
après l'avoir invité à se joindre à nous, que nos ressources, en fait de
beaux chevaux et de jolis équipages, étaient très-limitées. Il commença
vivement par m'assurer que les siens étaient à mon entière disposition,
non-seulement pour demain, mais encore toutes les fois que je les
désirerais. M'apercevant à quoi il voulait en venir, je l'interrompis
tranquillement en lui disant: "Je ne les accepterai pas sans leur
maître: l'un et les autres, ou rien du tout."--Ma chère, tu n'as jamais
vu d'homme aussi bien déconcerté. Il se mordit les lèvres, tira sur les
rênes de ses coursiers jusqu'à les faire dresser presque
perpendiculairement; enfin, voyant que j'étais résolue d'attendre sa
réponse, il finit par dire, avec l'air d'un homme cherchant une bonne
raison pour refuser, qu'il se ferait un plaisir de se joindre à nous
pour la promenade de demain. C'est un parfait sauvage..... Mais je vais
te laisser pour quelques instants: ta pauvre tête s'en trouvera mieux.

Et approchant ses lèvres des joues qui reposaient sur l'oreiller du
canapé, elle y déposa un baiser, et sortit de la chambre.

Comme la porte se refermait sur elle, Antoinette laissa échapper un long
soupir.

--Oh! si je veux redevenir ce que j'étais auparavant, murmura-t-elle, je
dois m'en retourner à Valmont. Les tentations qu'offrent cette maison
élégante et la société de ma bonne mais frivole cousine, sont trop
fortes pour mon coeur facile et mes faibles résolutions.




VIII.


Une brillante cavalcade de chevaux bondissants et de voitures richement
décorées s'arrêtait, le lendemain vers midi, devant la maison de Madame
d'Aulnay. Le magnifique équipage du Colonel Evelyn s'y faisait surtout
remarquer; le Colonel lui-même se tenait près de sa monture, et l'air
ennuyé et contraint qui se peignait sur sa figure indiquait clairement
qu'il se trouvait là à contrecoeur.

Tout ce monde élégant riait, caquetait et semblait dominé par la plus
charmante gaieté, lorsque tout-à-coup la porte de la maison s'ouvrit, et
lu jolie Madame d'Aulnay en sortit radieuse, distribuant de tous côtés
des saluts et des sourires pleins d'amitié. A sa suite venait
Antoinette; la fraîche et naïve gaieté de la jeune fille paraissait
singulièrement assombrie, mais ce changement ne la rendit que plus belle
aux yeux d'un grand nombre.

Comme Madame d'Aulnay posait le pied sur le trottoir, le Colonel Evelyn
s'approcha d'elle et d'un ton dans lequel il s'efforça vainement de
faire paraître de l'empressement, il lui demanda de vouloir bien honorer
sa voiture en y prenant place près de lui.

Elle fit en souriant agréablement un léger signe d'assentiment, puis se
retourna pour répondre à quelques-uns des galants cavaliers qui venaient
s'informer de sa santé. Tout-à-coup, elle vit le Major Sternfield
s'approcher d'elle et lui demander avec instance de l'accepter dans sa
carriole, attendu qu'il avait à lui communiquer des choses de grande
importance. Le fait est qu'il avait une hâte impatiente de connaître la
raison pour laquelle Antoinette avait refusé de le recevoir la veille,
aussi bien que de savoir la cause de ce chagrin dont Justine avait
parlé.

Madame d'Aulnay accorda sans difficulté la demande qui lui était faite:
elle n'était pas fâchée, d'un autre côté, d'infliger, une bonne fois, un
petit châtiment à ce misanthropique Colonel qui semblait considérer
comme une lourde charge de l'avoir dans sa voiture. Cependant, comme
elle avait préalablement arrêté qu'Antoinette et le Major Sternfield
seraient de compagnie pendant qu'avec le Colonel Evelyn elle ouvrirait
la marche, elle se trouva un peu embarrassée en voyant ses plans
dérangés.

Après un moment de réflexion, elle se tourna vers le Colonel et lui dit,
avec un joli sourire sur les lèvres: que le Major Sternfield s'étant
reposé sur sa charité, elle ne pouvait faire autrement que de le
recevoir dans son petit équipage à elle.

--Mais voici mon substitut, continua t'elle en poussant tout-à-coup en
avant la jeune Antoinette qui, depuis quelques instants, était occupée à
regarder autour d'elle avec un air de préoccupation qu'on ne voyait
guère souvent sur sa douce figure.

Complètement prise au dépourvu, indignée outre mesure de se voir imposer
aussi arbitrairement la compagnie d'un homme si peu bienveillant,
Antoinette recula d'un pas et déclara avec énergie qu'elle ne voulait
pas consentir à un tel arrangement, "que les chevaux du Colonel
semblaient être trop fougueux."

D'un mouvement presqu'imperceptible de lèvres, le Colonel Evelyn
s'empressa de l'assurer que ses coursiers, quoique pleins de feu,
étaient cependant parfaitement rompus. Pendant se temps-là, Madame
d'Aulnay s'était approchée d'elle et lui murmurait impétueusement aux
oreilles:

--Veux-tu donc l'insulter publiquement? Acceptes de suite.

Antoinette se rendit donc malgré elle à l'injonction qui lui était
faite. Pendant que le Colonel arrangeait soigneusement les riches
fourrures de la voiture autour d'elle, il ne put s'empêcher de se dire à
lui-même:

--Quelle comédie! Quelles que jeunes qu'_elles_ soient, quelles que
sincères qu'_elles_ paraissent être, _elles_ se ressemblent toutes.

Pendant qu'il faisait reculer ses chevaux afin de permettre au Major
Sternfield--qui, en voyant ces arrangements commençait à regretter sa
démarche,--et à Madame d'Aulnay de prendre les devants, celle-ci insista
pour qu'il gardât la tête, déclarant que ces magnifiques coursiers
étaient précisément; ce qu'il y avait de plus convenable pour ouvrir la
procession.

Bientôt les touristes s'élancèrent gaiement et fièrement, faisant
retentir l'air des sons harmonieux des petites clochettes suspendues au
cou de, leurs chevaux. Après avoir parcouru la rue Notre-Dame sur toute
sa longueur, ils passèrent la porte-de-ville qui leur donna une sortie
des murs[2], et peu après ils se trouvèrent en pleine campagne, sur le
chemin qui conduisait à Lachine.

[Note 2: Ces murs, qui avaient été primitivement élevés pour protéger
les habitants de la ville contre les attaques de la tribu Iroquoise,
avaient quinze, pieds de hauteur, et étaient surmontés de créneaux.
Quelques années plus tard, ils tombèrent en décadence et finalement ils
furent enlevés, conformément à un Acte de la Législature Provinciale,
pour faire place à des améliorations judicieuses et nécessaires,--_Note
de l'auteur_.]

L'humeur sombre du Colonel Evelyn et la contrainte d'Antoinette ne
tardèrent pas cependant à céder aux charmes du brillant spectacle
qu'offraient la superbe température qui régnait en ce moment et
l'apparence de ces vastes champs recouverts de leur blanc manteau de
neige, étincelant comme si une fée invisible les avait parsemés d'une
poussière de diamants. Il y avait aussi quelque chose d'égayant dans
cette course rapide et dans ce froid vif et piquant; mais
l'insensibilité paraissait avoir fait sentir son influence sur tous les
deux, car l'une et l'autre demeuraient silencieux. La scène était
nouvelle pour Evelyn; mais, dans la crainte d'amoindrir par de plates
banalités le plaisir qu'il en éprouvait, il proféra concentrer en
lui-même l'admiration qu'il subissait en ce moment. De son côté,
Antoinette semblait avoir pris à coeur de lui prouver que, quoique
jusqu'à un certain point forcée d'être dans sa compagnie, elle n'avait
pas la moindre intention de tirer quelque parti de la circonstance.

Ils approchaient des Rapides de Lachine; déjà le murmure des flots
mugissants avait frappé leurs oreilles. Lorsque les tourbillons d'écume
de la cataracte, ses rochers couverts de neige entre lesquels l'eau
s'élançait en bouillonnant et allait former plus loin d'autres courants
et d'autres gouffres, se présentèrent à leur vue, une exclamation
involontaire d'admiration s'échappa de la bouche du Colonel. La scène
était réellement grande et sublime. Les rives forestières de Caughnawaga
que l'on apercevait en face, les petites îles qui s'avançaient dans la
rivière, le pin solitaire qui sortait de leur sein rocailleux et qui se
tenait fièrement debout en dépit des tempêtes et des flots qui
rugissaient autour de lui: tout cela était un nouvel aliment pour
l'imagination et ajoutait à la grandeur du spectacle.

Tout entier sous le charme de l'admiration, Evelyn avait machinalement
relâché les rênes, lorsqu'un coup de fusil tiré par quelque chasseur
près de là fit prendre l'épouvante aux chevaux excités qui s'élancèrent
aussitôt au grand galop.

Le danger était imminent, car le chemin longeait de près le bord des
Rapides; et en quelques endroits il s'élevait de plusieurs pieds
au-dessus des flots grondants. Cependant la main qui tenait les rênes
était une main de fer; sa poignée ferme et vigoureuse modérait les
allures désordonnées des chevaux épouvantés. Au premier moment, Evelyn
s'était retourné vers sa jolie compagne pour prévenir par quelques
paroles d'encouragement, les cris perçants, les défaillances ou les
autres faiblesses de femme qui auraient, en ce moment considérablement
augmenté le danger de leur position; mais Antoinette se tenait
parfaitement calme et tranquille, ses lèvres légèrement comprimées ne
trahissaient autrement que par la pâleur de marbre dont elles étaient
recouvertes sa secrète terreur.

Remarquant le regard rapide et plein d'anxiété qu'Evelyn avait jeté sur
elle.

--Ne vous occupez pas de moi, faites attention aux chevaux! dit-elle.

--Quelle courageuse enfant! se dit le Colonel en lui-même.

Et rassuré sur son compte, il employa tous ses efforts et son habileté à
reprendre son contrôle sur les coursiers.

Un oeil pénétrant et une main puissante étaient en ce moment d'égale
nécessité, car ils approchaient d'un endroit où la rive devenait plus
escarpée et le chemin plus étroit. Malheureusement, une charrette
renversée qui se trouvait à côté du chemin imprima un nouvel élan à la
terreur des chevaux déjà à moitié furieux. D'un bond terrible ils
s'élancèrent en avant, et, pour comble de malheur, les rênes que les
efforts désespérés du Colonel avaient tenus à la plus haute tension, se
rompirent tout-à-coup.

En ce moment d'extrême péril, il n'y avait pas à compter avec
l'étiquette de la cérémonie; prompt comme la pensée, Evelyn s'empara de
sa compagne, et, murmurant à ses oreilles ces mots: "pardonnez-moi!" il
la jeta sur le sol recouvert de neige. Immédiatement après, il sauta
lui-même à bas de toiture, non sans avoir failli s'entortiller dans les
robes, et vint tomber avec violence près d'Antoinette. Sa première
pensée fut pour la jeune fille qui déjà s'était relevée et était appuyée
sur un trône d'arbre, pâle de terreur.

--Seriez vous blessée? demanda-t-il avec empressement.

--Oh non, non, répondit-elle; mais les chevaux, les pauvres chevaux!

Le Colonel regarda vivement autour de lui. Où étaient-ils? Renversés au
pied de la rive escarpée, mutilés et couverts de sang, mais luttant
encore avec l'énergie du désespoir au milieu des rochers et des eaux peu
profondes dans lesquelles ils avaient roulé.

Evelyn aimait ses jolis coursiers anglais: peut être les appréciait-il
autant qu'il dépréciait les femmes; mais nous devons lui rendre la
justice de déclarer qu'en cet instant tout son regret était absorbé par
la satisfaction intérieure qu'il éprouvait à la pensée que la jeune
fille qui lui avait été confiée, était saine et sauve.

--Prenez mon bras, Mademoiselle de Mirecourt, dit-il, et allons chercher
du secours à cette maisonnette près d'ici.

Antoinette accepta, et ils partirent.

Ils avaient à peine frappé à la porte, qu'on leur dit d'entrer, et ils
se trouvèrent bientôt dans un appartement simple et modestement garni
mais qui brillait par cette propreté et cet ordre avec lesquels les
_habitants_ savent pallier, sinon cacher leur pauvreté, quand elle
existe. Près du grand poêle double se tenait le maître du logis fumant
tranquillement sa pipe, pendant qu'une demi-douzaine de marmots aux yeux
ronds, aux joues basanées, de tout âge depuis un jusqu'à sept ans,
jouaient et gambadaient sur le plancher. En voyant arriver ces visiteurs
inattendus, l'_habitant_ se leva et, sans trahir par aucun signe
extérieur le grand étonnement qu'il éprouvait, ôta la tuque bleue qui
recouvrait sa tête et répondit avec politesse à la demande de secours
que venait de lui faire Antoinette. Cependant, laissant glisser un
regard plein d'anxiété sur le groupe d'enfants qui l'environnaient, il
déclara avec un peu d'hésitation que sa femme ayant eu affaire à sortir,
lui avait fait promettre de ne pas les laisser seuls durant son absence,
parce qu'ils pourraient se brûler. Les craintes de cette mère prévoyante
semblaient parfaitement justifiées par l'état du poêle qui était en ce
moment chauffé au rouge. Mais Antoinette, laissant percer un sourire sur
ses lèvres encore blêmes, l'assura qu'elle allait prendre bien soin des
enfants durant l'absence de leur père. Celui-ci, alors, n'hésita plus,
et sortit, accompagné du Colonel Evelyn.

Le premier soin de la jeune fille, lorsqu'elle se trouva seule avec le
petit monde de la maison, fut de se jeter à genoux pour remercier la
Providence qui l'avait si visiblement protégée dans le danger qu'elle
venait de courir; puis elle se mit à consoler le plus petit de la troupe
qui s'était mis à pleurer et à crier en voyant périr son père. La tâche
n'était pas lourde, car il est toujours facile de gâcher les pleurs de
l'enfance. Elle l'avait à peine placé sur ses genoux, que déjà il jouait
avec les bijoux suspendus au cou de la jeune fille qui s'était
dépouillée, à cause de la chaleur qui régnait dans l'appartement, de ses
fourrures et de son manteau. Pendant ce temps-là, les autres enfants
avaient fait cercle autour d'elle, et écoutaient avec une avide
attention le conte d'un géant et d'une fée qu'elle leur racontait, et ne
manquaient pas de la prendre elle-même pour une de ces fées charmantes
dont elle parlait.




IX.


Quelques instants après, le Colonel Evelyn entra. A la vue du groupe qui
sa présenta à son regard préoccupé, il sourit involontairement.

En voyant arriver ce grand étranger, le petit qu'Antoinette tenait sur
elle, s'enfonça plus serré dans les vêtements de la jeune fille et s'y
blottit avec autant de naturel que si sa petite tête eût été habituée à
reposer près d'un corsage de soie et à effleurer des bijoux.

Antoinette était réellement belle en ce moment; l'expression de ses
traits, en promenant les yeux de l'un de ses petits auditeurs à l'autre,
lui donnait un charme que sa beauté ne lui avait jamais peut-être
communiqué dans un salon ou une salle de bal.

A l'arrivée d'Evelyn, elle s'informa avec empressement du sort des
chevaux.

--Notre hôte est à y voir répondit-il avec indifférence, et il va
revenir dans quelques instants. Mais, dites-moi, n'avez-vous réellement
pas souffert de notre mésaventure? Ne ressentez-vous aucune douleur,
aucun mal?

--Non--oui--je ressens là comme une vive douleur, dit-elle en découvrant
jusqu'au coude un joli bras rond parfaitement formé et en indiquant une
large meurtrissure qui se faisait remarquer à sa douce surface.

La figure du Colonel trahit une certaine émotion lorsque ses yeux
tombèrent sur ce charmant petit bras qui semblait presque dénoter la
faiblesse d'une enfant, et en se rappelant l'intrépide courage que
l'héroïque jeune fille avait déployé dans la rude épreuve par laquelle
ils venaient de passer.

--Mademoiselle, dit-il, je dois vous demander pardon de ma maladresse,
car vous devez avoir reçu cette meurtrissure lorsque je vous ai jetée
hors de la voiture. Il m'aurait été si facile de sauter à terre on vous
tenant dans mes bras! mais je craignais que mes pieds s'embarrasseraient
dans les manteaux et les fourrures qui remplissaient la voiture et
causeraient ainsi notre perte mutuelle. Puis-je maintenant faire quelque
chose pour réparer ma gaucherie? Laissez-moi, je vous prie, laver ce
bras avec un peu d'eau froide.

--Oh! non, ce n'est qu'une bagatelle que Jeanne soignera lorsque je
serai de retour à la maison, répondit-elle en souriant et en rougissant
un peu pendant qu'elle ramenait vivement sa manche.

Un silence de quelques instants s'établit entre les deux jeunes gens;
puis, le Colonel Evelyn, qui regardait fixement Antoinette depuis
quelques minutes, ne put s'empêcher de s'exclamer:

--Savez-vous que vous vous êtes conduit en véritable héroïne! pas le
moindre mouvement, pas la plus légère exclamation de frayeur! et
cependant, si j'ai bien compris l'expression de votre contenance, vous
étiez grandement alarmée.

Antoinette hésita un instant, puis elle répondit timidement, sans
cependant pouvoir réprimer un léger sourire qui était venu effleurer ses
lèvres:

--On dit qu'une grande crainte neutralise presque une autre crainte; eh!
bien, terrifiée que j'étais par la course effrénée des chevaux, j'avais
également peur de vous.

--Comment? de moi! s'écria-t-il étonné.

--Oui, de vous. En premier lieu, je ne me trouvais dans votre voiture
que grâce à une simple politesse; je vous avais été imposée, sans être
désirée ni demandée: j'étais donc doublement loin de me trouver à
l'aise----

Oh! ne m'interrompez pas, continua-t-elle pendant qu'Evelyn essayait par
quelques mots de dissentiment à combattre cette idée.

Mais il se rappela aussitôt, avec quelque chose comme un remords, le
jugement sévère qu'il avait porté sur elle avant qu'elle montât en
voiture.

--En second lieu, poursuivit Antoinette-----

Ici la jeune Elle se sentit plus embarrassée et s'arrêta.

--Et quoi, en second lieu? demanda son interlocuteur, tant soit peu
intrigué.

--Eh! bien, on m'avait dit que vous étiez un ennemi invétéré des femmes.
J'étais donc autorisée à croire que vous ne manifesteriez qu'une bien
faible indulgence pour les craintes ou les caprices d'une femme.

A ces mots une apparence de douleur mentale chassa le sourire qui
s'était fait remarquer depuis quelques instants sur le visage du Colonel
et ce fut presqu'involontairement qu'il répondit:

--Le caractère peu enviable que vous me donnez a été gagné et porté par,
plusieurs simplement parce qu'ils pratiquent une prudence qui leur a été
enseignée par l'expérience.

Ces mots furent prononcés d'un ton bas et contraint, et celui qui les
avait murmurés s'approcha de la petite fenêtre comme pour mettre fin à
cette conversation.

Soudainement, le bruit de deux coups de fusils tirés presque sans
intermission fit bondir la jeune fille dont le système nerveux, malgré
le calme apparent qu'elle affectait, avait été violemment ébranlé par la
scène de tout-à-l'heure, et une exclamation de terreur s'échappa de sa
bouche. De son côté, le militaire avait tressailli en entendant ce
bruit; mais presqu'aussitôt il recouvra son sang-froid, et, se tournant
vers Antoinette, il lui dit avec bienveillance:

--N'ayez pas peur, Mademoiselle de Mirecourt: c'est notre hôte qui vient
de faire un acte de charité, en mettant fin, aux atroces souffrances de
mes pauvres chevaux mutilés.

--Quoi! tués tous les deux!

Et, involontairement, la jeune fille joignit ses mains l'une dans
l'autre.

--Oui. Après avoir bien examiné leur triste position et m'être convaincu
que leur laisser la vie dans cet état serait prolonger inutilement leur
cruelle agonie, j'ai envoyé notre obligeant assistant chercher un fusil
dans une maison voisine, et, je lui ai laissé le pénible devoir, de les
débarrasser de, leurs douleurs. Je n'ai pas été assez, courageux pour
assister à l'accomplissement du sacrifice.

Après un moment de silence, Antoinette reprit d'une voix agitée:

--Je ne puis vous exprimer comme il faut, Colonel Evelyn, le chagrin,
que j'éprouve, pour vous aussi bien que pour la part indirecte que j'ai
eue dans ce malheureux événement; ni vous dire combien je suis peinée de
voir que mon souvenir sera attaché, dans votre mémoire, à une des
circonstances les plus désagréables qui auront probablement marqué votre
séjour en Canada.

--Ne dites, pas cela, Mademoiselle de Mirecourt, s'empressa-t il de
répondre. Félicitez-moi plutôt de la bonne fortune qui a voulu que vous
fussiez avec moi au lieu, de Madame d'Aulnay ou quelqu'autre femme
timide dont, les craintes, traduites par des cris et des exclamations,
auraient infailliblement entraîné la perte de deux vies autrement
précieuses que celles d'une couple de chevaux. Je vous le répète: peu de
femmes auraient pu déployer ce sang froid, cette possession
d'elles-mêmes, que vous avez montrés aujourd'hui, et qui ont plus fait,
pour notre salut à tous les deux mon habileté en fait d'équitation...
Mais voici venir notre humble ami avec les débris de notre équipage.

Antoinette s'approcha de la fenêtre et vit leur hôte et une couple
d'autres habitants qu'il avait amené avec lui pour l'aider, s'approcher,
portant un devant de voiture richement sculpté ainsi que les superbes
robes peau de tigre qui se trouvaient dans l'équipage lors de
l'accident. Ces dernières qui avaient été imbibées par leur immersion
dans l'eau furent bientôt étendues, pour sécher, sur le petit mur de
pierre qui entourait le jardin, et les trois hommes se mirent alors en
frais de retirer le corps de la voiture et de le placer avec les autres
débris.

Pendant qu'ils travaillaient ainsi et causaient entr'eux de l'accident
qui venait d'avoir lieu, ils entendirent le tintement de plusieurs
clochettes, et ils virent presqu'aussitôt arriver la cavalcade de nos
connaissances. Tout-à-coup, le Major Sternfield qui, on le sait,
conduisait Madame d'Aulnay, apercevant la voiture brisée et
reconnaissant les robes étendues à quelques pas de là, imprima un
violent coup d'arrêt aux rênes qu'il tenait, sans plus s'inquiéter du
cri perçant que ce mouvement avait arraché à sa partenaire, et sauta à
terre. De suite, faisant signe aux hommes de s'approcher, il les pressa
de questions et en reçut des informations qui le rassurèrent ainsi que
Madame d'Aulnay dont la terreur, aux premiers indices de l'accident,
avait été extrême. Sternfield l'aida à descendre de la voiture; ils
entrèrent dans la maison qu'on leur avait indiquée, et où ils furent
suivis par les autres touristes, également curieux et en proie à une
grande excitation.

Comme bien on le pense, chacun s'empressa d'offrir ses sympathies et ses
félicitations à Mademoiselle de Mirecourt de ce qu'elle était saine et
sauve. La plupart des messieurs furent également sincères dans leurs
condoléances au Colonel Evelyn sur la perte de ses magnifiques chevaux;
mais celui-ci reçut ces expressions de regret avec plus d'impatience que
de gratitude.

On tint ensuite conseil sur la manière dont s'effectuerait le retour à
la maison des acteurs de la scène qui venait de se passer. Il fut décidé
que le domestique de Madame d'Aulnay donnerait sa place, à l'arrière, au
Major Sternfield qui, en retour, céderait à Antoinette celle qu'il
occupait près de Madame d'Aulnay. Evitant instinctivement les voitures
dans lesquelles il y avait quelque Dame, Evelyn trouva la moitié d'un
siège dans un _cutter_ déjà presque rempli par le majestueux Dr. Manby
et un autre officier; mais il parvint à s'y maintenir jusqu'à ce qu'ils
arrivèrent à Lachine.

Là ils arrêtèrent, pour se reposer et prendre quelques
rafraîchissements, à un hôtel passablement commun, mais qui était le
seul dans le village; heureusement, le Major Sternfield, avec une
prévoyance digne des plus grands éloges, avait fait placer dans une des
voitures un large panier rempli de vins choisis et d'autres
rafraîchissements qui furent accueillis avec joie, cela va sans dire.

Le coucher du soleil si hâtif en hiver éclairait de ses derniers feux la
maison de Madame d'Aulnay, quand les touristes s'arrêtèrent devant la
porte. Des adieux pleins d'amitié furent échangés de part et d'autres,
puis chacun se sépara pour retourner chez soi.

Cependant, avant de prendre congé, le Colonel Evelyn pressa avec bonté
la main d'Antoinette, et manifesta encore une fois l'espoir que le
lendemain la verrait complètement remise des effets de la terreur
qu'elle avait éprouvée durant la journée.

Moins satisfait, le Major Sternfield insista auprès de Madame d'Aulnay
pour avoir la permission d'entrer avec elles dans la maison, ou au moins
de revenir le même soir. Tout en souriant, Lucille refusa
péremptoirement cette double demande, déclarant que la pâleur de
Mademoiselle, de Mirecourt démontrait à l'évidence qu'elle avait besoin
d'un repos immédiat et absolu.

Durant la soirée, Madame d'Aulnay alla trouver Antoinette dans sa
chambre, et, après l'avoir questionnée et transquestionnée au sujet de
la mésaventure du jour, elle demanda si ce ne serait pas une
indiscrétion que de chercher à connaître le contenu des lettres qu'elle
avait reçues de chez elle. Quoiqu'à contre-coeur, Antoinette les lui
donna, pendant que Lucille, lui passant le bras autour du cou, lui
disait:

--Tu ne dois avoir aucun secret pour moi, petite cousine! Tu n'as ni
mère ni soeur à qui te confier: prends-moi pour amie et confidente.

Elle lut la lettre de M. de Mirecourt doucement et avec attention, et la
replia sans faire aucun commentaire; mais après avoir jeté un rapide
coup-d'oeil sur celle de Madame Gérard, elle la froissa, entre ses
mains, puis, ouvrant la porte du poêle, elle la jeta au feu.

Cette action avait tellement pris Antoinette par surprise, que le papier
était en cendres ayant, qu'elle eût pu deviner l'intention de sa
cousine; mais revenant bientôt de cet étonnement mêlé d'indignation,
elle s'écria, les joues animées:

--Pourquoi avez-vous fait cela, Madame d'Aulnay?

--Simplement parce que je ne veux pas voir ma chère petite cousine
devenir misérable à force de lire et de méditer les lettres prosaïques
d'une vieille femme à l'esprit étroit et sévère. Pourquoi? parce que
cette absurde épître t'a donné un affreux mal de tête hier, grâce aux
larmes qu'elle t'a fait répandre; parce que, enfin je ne voulais pas
voir la chose se répéter aujourd'hui surtout que tu es dans un état
nerveux et épuisé.

--Tu as très-mal fait, répliqua la jeune fille?... Je n'en dis pas plus,
car je sais que tes intentions étaient bonnes.

--Je t'offre mille remerciements, petite, pour le prompt pardon que tu
veux bien m'accorder; en retour, je vais te faire part d'un secret que
je viens de découvrir----

Quoi! tu ne t'empresses pas de demander ce que c'est? Eh! bien, je vais
te le dire sans cela: c'est que tu as fait la pleine et entière conquête
du plus bel homme de notre cercle de connaissances: Audley Sternfield
est profondément amoureux de toi!

A ces mots, une vive rougeur couvrit le visage d'Antoinette. Madame
d'Aulnay reprit avec, une charmante espièglerie:

--Et, pour te rendre compte de toutes mes découvertes, je dois ajouter
que je ne crois pas; que ce ne soit sans retour.

La jeune fille voulus se défendre, mais sa routeur et sa confusion
augmentèrent; force lui fut de subir en silence les plaisanteries de sa
cousine. Lorsque celle-ci eut fini, elle reprit avec gravité:

--Lucille, crois-moi, je suis sincère en disant que je ne pense pas
l'aimer. J'ai, il est vrai, beaucoup d'admiration pour lui, je préfère
même sa société à celle de la plupart des autres----

--Eh! bien, délicieuse petite innocente, qu'est-ce que c'est que cela,
sinon de l'amour? lorsque je fus mariée à M. d'Aulnay, moi, je n'en
ressentais pas de la moitié autant. Sérieusement, tu es très-heureuse,
et tu seras un sujet d'envie pour toutes les jeunes filles nos amies.
Indépendamment de ses dons personnels qui sont considérables, le Major
Sternfield appartient à une excellente famille et malgré sa jeunesse, il
occupe un rang élevé dans l'armée. Six ans après ton union avec lui, tu
seras probablement la femme d'un Colonel!

--Mariée à lui, Lucille! Comment peux-tu parler aussi légèrement?
N'as-tu pas lu, tout-à-l'heure, la lettre de mon père?

--Qu'est-ce à dire, enfant? Qui a jamais entendu parler de pères, dans
la vie réelle ou fictive, qui aient fait ce qu'ils auraient dû faire,
qui aient agi avec tendresse et d'une manière raisonnable? La plupart
cherchent à faire contracter à leurs enfants des mariages qui sont leur
malheur, et les empêchent d'en faire qui pourraient leur procurer le
bonheur. Une jeune fille doit avoir assez de coeur pour ne permettre à
aucune autorité de s'interposer entre elle et celui qu'elle aime,
surtout quand celui qu'elle aime est un bon parti.

Sans remarquer l'inconsistance frappante qu'offrait la dernière partie
de ces remarques avec ce que sa Cousine avait déjà dit, Antoinette se
contenta de répondre:

--Tu ne devrais pas parler ainsi, Lucille. Je ne sais pas ce que peuvent
être certains pères; mais ce que je sais, c'est que le mien a toujours
été bon et indulgent pour moi, c'est qu'il a toujours agi d'une manière
qui lui a mérité mon plus sincère amour et mon plus profond respect.

--Tant que tu as été soumise en toute chose à sa volonté, tout à été au
mieux; mais attends que tu te sois avisée de différer d'avec lui sur
quelque point important, et tu verras. Crois-moi, chère, j'en connais
plus de la vie, qu'il te serait possible d'en savoir: tu auras avant
peu; l'occasion de reconnaître l'exactitude de mon opinion.

Hélas! quel guide dangereux était échu en partage à Antoinette! Combien
peu de chances avait son candide jugement d'enfant pour lutter contre
les brillants sophismes de cette femme du grand monde!




X.


Le lendemain matin, le Colonel Evelyn vint s'informer de la santé de
Mademoiselle de Mirecourt; il ne demanda pas à la voir, il laissa
simplement sa carte.

--Eh! bien, c'est plus que je ne l'espérais d'un homme demi-barbare
comme lui, surtout après la perte de ses magnifiques chevaux,--se
contenta d'observer Madame d'Aulnay.

Dans l'après-midi, les Dames descendirent au salon où le Major
Sternfield se fit annoncer quelques instants après. Il y avait dans ses
manières une douceur indescriptible qui fit croire à Antoinette qu'elle
ne l'avait jamais vu auparavant se produire avec autant d'avantage; et
elle commença à songer que sa cousine avait deviné juste, qu'elle
l'aimait en effet. Contrairement à son habitude. Madame d'Aulnay sortit,
sur un futile prétexte, après une demi-heure de conversation, et
Antoinette, avec un sentiment de crainte probablement justifié par le
souvenir du secret dont sa cousine lui avait fait part la veille, se
trouva seule avec Audley Sternfield.

Celui-ci n'était pas homme à laisser échapper l'Occasion qu'il désirait
et cherchait depuis si longtemps. Aussi, après avoir fait allusion, avec
une éloquence rendue encore plus persuasive par un ton de voix des plus
riches, aux alarmes que lui avait causé l'accident de la veille, il se
mit à lui faire les déclarations les plus ardentes et les plus
passionnées.

Nous croyons inutile d'ajouter combien de pareilles protestations faites
pour la première fois à une jeune fille romanesque étaient remplies d'un
pouvoir dangereux, et si nos lecteurs veulent bien se rappeler que celui
qui les proférait était un homme doué des charmes personnels les plus
rares, ils cesseront de s'étonner de voir Antoinette rester confuse,
avec la conviction qu'elle devait répondre, dans une certaine mesure, à
l'amour qu'on venait de lui vouer.

Cependant, aucune réponse ne se fit entendre, pas même la petite
monosyllabe _oui_ que Sternfield implorait si ardemment. S'apercevant
que les instants, qui étaient pour lui une occasion précieuse, passaient
rapides. Audley se jeta tout-à-coup à genoux devant elle, et, prenant sa
main dans la sienne, il renouvela sa demande avec une ardeur encore plus
passionnée que la première fois.

En ce moment, le bruit d'une porte qu'on fermait à l'extrémité du
corridor, vint frapper Antoinette qui s'écria vivement:

--Levez-vous, pour l'amour du ciel! Major Sternfield, relevez-vous!
j'entends venir quelqu'un.

--Qu'est-ce que cela fait? Antoinette, je reste dans cette position
jusqu'à ce que je reçoive quelque espérance, quelque mot
d'encouragement, jusqu'à ce que vous m'ayiez répondu oui.

--Alors, _oui!_ répondit Antoinette d'une voix agitée et
presqu'inintelligible. Relevez-vous de suite.

--Merci! merci! murmura-t-il en portant à ses lèvres la main qu'il
tenait encore dans la sienne et en passant rapidement dans l'un de ses
doigts un superbe jonc d'opale, sceau de leurs fiançailles.

Madame d'Aulnay entra en ce moment, et un léger et joyeux sourire
traversa sa figure en promenant ses regards des traits réguliers de
Sternfield qui brillaient de triomphe, à la contenance embarrassée et
contrainte de sa cousine.

La Major ne prolongea pas sa visite: il avait compris que son départ
serait d'an grand soulagement pour sa timide fiancée. Mais il ne partit
pas sans avoir préalablement amené Madame d'Aulnay dans l'embrasure
d'une fenêtre et lui avoir dit tout bas:

--Comment pourrai-je jamais vous remercier comme vous le méritez, bonne
et généreuse amie? Ma déclaration a été favorablement accueillie!

Un sourire bienveillant fut sa réponse, et dès qu'il fut sorti, Madame
d'Aulnay alla se jeter sur un canapé près de sa cousine. Celle-ci ne
paraissait pas être en veine extraordinaire de conversation. Ne voulant
pas forcer ses confidences, Lucille parla de choses indifférentes et se
contenta de faire, apparemment sans dessein, un nouvel et pompeux éloge
da Sternfield. C'en était assez pour faire disparaître certains doutes
qui tourmentaient encore l'esprit de la jeune fille. Lorsque, après la
veillée, Antoinette se leva pour souhaiter, suivant son habitude, une
bonne nuit à sa cousine, celle-ci s'empara de sa main, et remarquant
avec une feinte surprise l'anneau qui brillait à l'un de ses doigts,
elle l'embrassa d'une manière significative et lui fit de joyeuses
félicitations auxquelles la pauvre Antoinette ne répondit que par une
légère pression de main.

Un jour ou deux après, Jeanne vint annoncer au salon une visite pour
Mademoiselle de Mirecourt. L'air heureux et satisfait avec lequel elle
s'acquitta de cette tâche, offrait un contraste frappant avec le ton
rechigné par lequel elle annonçait la visite des officiers dé Sa Majesté
le Roi Georges, pour lesquels, individuellement et collectivement, elle
se sentait une profonde antipathie.

--Qu'est-ce, Jeanne?

--C'est, Mademoiselle, un jeune Monsieur bien plus charmant que tous
ceux que nous avons vus dans cette maison depuis quelque temps.

Madame d'Aulnay sourit tranquillement en entendant ces paroles peu
polies, mais elle n'en fit aucune observation.

Après une pause, Jeanne reprit:

--Je suis certaine que Mademoiselle sera, contente de voir M.
Beauchesne.

--Louis Beauchesne! répéta la maîtresse de céans. Oh! Antoinette, il
apporte probablement quelque lettre, quelque message spécial de chez
toi. Aussi, je me sauve dans la Bibliothèque; j'ai à parler à M.
d'Aulnay, mais je reviens bientôt. Jeanne, faites monter de suite ce
_charmant_ jeune Monsieur.

--Quelques instants après, un jeune homme de vingt-cinq ans à peu près;
d'une tournure franche et agréable, entra dans le salon. Il aborda
Antoinette avec une familiarité qui annonçait une grande intimité, sinon
une profonde amitié, entre elle et lui. Après les premières questions
d'usage en pareille circonstance, la jeune fille crut s'apercevoir qu'il
y avait une contrainte peu ordinaire dans les manières de son ami. Elle
était sur le point de lui demander la cause de cette gêne, quand Louis
tira de sa poche une lettre qu'il lui remit, en lui disant d'une voix
quelque peu embarrassée:

--De votre père, Antoinette.

Après cette courte information, le jeune homme se leva et se retira vers
la fenêtre.

Antoinette eut bientôt décacheté la missive et commença la lecture de ce
qu'elle contenait. A mesure qu'elle parcourait, l'étonnement, la
perplexité et l'inquiétude se peignaient tour-à-tour sur ses traits.
Enfin, n'y pouvant tenir, elle s'écria:

--Louis, connaissez-vous le contenu de cette lettre?

--Je pourrais peut-être le deviner, quoique M. de Mirecourt ne m'en ait
pas informé, répondit tranquillement celui-ci.

--Point de faux-fuyants, Louis: vous savez aussi bien que moi que mon
père me prévient dans cette lettre, de la manière la plus soudaine et la
plus inattendue, qu'il vous a choisi pour être mon futur époux, et que
je dois vous recevoir comme tel.

Beauchesne rougit un peu, mais il ne fit aucune réponse. La jeune fille
poursuivit avec véhémence:

--Eh! bien, vous ne dîtes rien?--Certainement, vous avouerez avec moi
que la chose est parfaitement absurde et déraisonnable.

--Pardonnez-moi, Antoinette,--et la voix tremblante du jeune homme
trahissait la mortification et le chagrin qu'il ressentait en
lui-même,--pardonnez-moi, mais je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de
ridicule dans cette proposition. Vivant dans le même cercle, appartenant
à la même race et professant la même religion, habitués l'un à l'autre
dès la plus tendre enfance.----

--Oui, c'est cela, dit-elle en l'interrompant, la familiarité amicale
dans laquelle nous avons grandi, l'un vis-à-vis de l'autre, nous a
appris à nous aimer mutuellement, mais seulement comme frère et soeur.

--Encore une fois pardonnez-moi, dit-il en s'efforçant de sourire; dans
cette matière je suis juge plus compétent que qui que ce soit: or, je
puis vous assurer que mon amour est quelque chose de plus qu'une
affection fraternelle.

--Comme vous êtes insupportable, Louis! J'espère que vous ne me parlez
de cette façon que pour me contrarier.

--Antoinette!--s'écria Beauchesne en s'approchant et en fixant sur elle
un regard pénétrant,--Antoinette! soyez pétulante, sévère si vous le
voulez, mais ne soyez pas injuste. Oui, je vous _aime_, et si
l'expression de mon amour ne prend pas le caractère de frénésie que les
héros de romans et de mélodrames se croient tenus d'afficher, elle n'en
est pas moins sincère ni moins entière.

Pauvre Louis! en ce moment même, Antoinette faisait dans son esprit--au
grand désavantage du jeune homme,--un parallèle entre la déclaration
rationnelle et pleine de sincérité qu'il venait de lui faire, et les
paroles brûlantes, les regards passionnés qu'Audley Sternfield avait mis
en réquisition. Peut-être ses pensées se trahirent-elles au dehors, car
ce fut avec amertume que Beauchesne reprit presqu'aussitôt:

--Mais j'oubliais une chose importante: voue avez peut-être reçu, depuis
votre arrivée dans cette maison, les aveux de ceux qui sont passés
maîtres dans l'art où je ne suis, moi, qu'un pauvre novice. Quelles
faibles chances de succès ont alors mes paroles simples et pleines de
naturel, contre la brillante éloquence de ces hommes d'épée qui ont
peut-être fait profession d'amour sous une douzaine de cieux et courtisé
autant de femmes: je lutte avec un singulier désavantage. Vous oubliez
donc, Antoinette, que vous êtes la première idole que mon coeur a adorée
secrètement, que vos oreilles sont les premières dans lesquelles j'ai
glissé des mots d'amour et de tendresse!

La vérité de quelques-unes des allusions qu'il venait de faire jetèrent
Antoinette dans une confusion telle, qu'elle n'osa pas répondre. Louis
crut lire dans cet embarras la justesse de ses reproches.

--Assurément, reprit-il d'une voix dans laquelle le regret avait
remplacé l'amertume, assurément, cela ne peut pas être: non, vous ne
pouvez pas avoir donné avec autant de précipitation à un étranger
l'amour que vous refusez à un ami d'enfance éprouvé.

--Peu importe que cela soit ou ne soit pas, répondit la jeune fille
profondément touchée par ces dernières paroles; mais je vous prie de ne
pas m'en vouloir si je vous avoue franchement, dans toute la sincérité
de mon âme, que je ne pourrai jamais vous rendre amour pour amour.

--Qu'il en soit ainsi! répliqua-t-il d'une voix qu'il s'efforça de
rendre calme mais qui trahit par un tremblement de ses lèvres la pénible
émotion qu'il éprouvait. A tout prendre, il vaut mieux que nous sachions
dès maintenant à quoi nous en tenir l'un et l'autre. Seulement, puisse
celui que vous avez choisi se montrer aussi aimant, aussi sincère que je
l'aurais été!

Il s'établit alors un silence qui fut bientôt rompu par Antoinette qui,
d'une voix pleine de trouble, s'écria tout-à-coup:

--Je crains que papa soit fâché contre moi. Paraissait-il tenir beaucoup
à notre mariage?

--Tellement, qu'il n'avait pas même entrevu la possibilité de l'insuccès
de ma démarche.

--Alors je puis supposer que dès qu'il aura connaissance de l'état exact
des choses, il s'empressera de venir ici, irrité, pour me gronder au
point de me faire mourir de chagrin.

Et ses yeux se remplirent de larmes à la perspective que son imagination
venait d'évoquer.

Beauchesne, touché,--malgré les amers désappointements qu'il venait
d'éprouver,--des craintes naïves de sa cruelle amie, voulut calmer ses
alarmes; il l'assura que M. de Mirecourt était trop juste, trop
indulgent, pour blâmer sa fille d'avoir refusé sa main là où elle ne
pouvait donner son coeur.

--Ah! c'est ce que je ne sais pas. Papa est bon sans doute, mais il
n'entend pas souffrir d'objections d'aucune sorte. Cher Louis, si vous
vouliez seulement être assez généreux pour me venir en aide?

--De quoi s'agit-il? demanda-t-il d'un ton bref.

--C'est, lorsque vous serez de retour à la maison, de rendre compte à
papa des sentiments que vous devriez avoir réellement, de lui dire que,
comme mes affections ne correspondent pas aux vôtres, vous vous désistez
de vos prétentions à ma main.

--Très-certainement je ne ferai point cela, Antoinette de Mirecourt,
répondit-il d'un air dans lequel on pouvait voir un mélange d'irritation
et d'ironie. Tenez-vous pour heureuse que je ne lui dise pas que je suis
disposé à vous attendre, serait-ce sept ans encore, comme autrefois
Jacob a attendu pour sa femme.

--Eh! bien, alors, Louis, dites-moi que vous me pardonnez tout ce qui
vient de se passer; dites-moi que nous serons toujours aussi bons amis
que nous l'avons été jusqu'ici.

Il eût été difficile de résister à ce regard si touchant, à cette voix
si éloquente, à ce ton suppliant. Saisissant donc, dans un élan de
généreuse passion, la main de la jeune fille, Beauchesne répondit:

--Volontiers. Oui, puisque nous ne pouvons être unis, restons au moins
bons amis.... Mais je dois me retirer; j'ai des affaires pressantes qui
m'appellent.

--Vous ne partirez certainement pas avant d'avoir vu Madame d'Aulnay:
elle vous en voudrait énormément.

--Franchement, je préfère me passer aujourd'hui du plaisir de la voir.
Aussi bien, je dois vous avouer que je ne l'ai guère en très-grande
estime.

--Vous voulez plaisanter sans doute. Elle s'attend à ce que vous allez
rester ici, et elle serait fâchée contre moi si je vous laissais partir
sans la voir. Attendez-moi un petit instant, je m'en vais la chercher.

Durant son absence, un nouveau visiteur, le Major Sternfield, entra dans
le salon. En l'apercevant, le jeune Beauchesne, avec la courtoisie qui
caractérisait ses manières, s'inclina; mais le brillant officier, se
drapant sous cet air de hauteur, sous ce dandysme superbe qu'il avait au
moins le bon esprit de cacher lorsqu'il se trouvait en présence de
Madame d'Aulnay, de sa cousine et de ses amis, ne daigna pas lui
remettre son salut, et se contenta de jeter sur lui un regard
inquisiteur comme s'il eut voulu lui faire subir un examen; puis, se
jetant dans le fauteuil qu'Antoinette venait de quitter et sur le bras
duquel elle avait laissé son mouchoir, il se mit industrieusement à
épousseter ses bottes avec sa petite canne à poignée d'agate.

Déterminé à faire sentir à ce beau Monsieur que l'impertinence arrogante
n'est la prérogative d'aucune classe et d'aucune profession, Beauchesne
traversa l'appartement et vint se placer près de la glace devant
laquelle il se mit à arranger sans cérémonie son col et ses cheveux, et
ce avec une suffisance qui semblait rivaliser en impertinence avec le
dandysme insolent de Sternfield.

Lorsque les Dames entrèrent, usant de son privilége d'ami intime, Louis
s'avança vers elles languissamment s'informa négligemment de leur santé,
et s'assit ensuite avec une nonchalance qui ressemblait passablement à
celle dont le Major venait de donner un échantillon.

Celui-ci, s'apercevant enfin que ce hardi campagnard, comme il le
qualifiait, cherchait à le tourner en ridicule, lui lança un regard
plein de colère. Comprenant alors la situation qu'elle avait soupçonnée
de prime-abord, Madame d'Aulnay s'empressa de dire:

--Venez donc ici, Louis; j'ai à vous faire une question au sujet de mon
oncle de Mirecourt.

Et elle l'entraîna dans le passage, comme si elle eut à lui parler
confidentiellement. Dès qu'ils furent seuls, elle lui demanda, moitié
fâchée, moitié sérieuse: "quelle impression il voulait donner à son
visiteur de l'urbanité canadienne?"

--La même que celle qu'il m'a donnée de la politesse britannique,
répondit-il froidement. Mais dites-moi, Lucille, au nom du ciel, est-ce
que ce fat élégant est le prétendant d'Antoinette?

--Il est certainement un de ses Fervents admirateurs; je crois même
qu'il est quelque peu favorisé. Mais, Louis, vous ne devez pas en parler
aussi légèrement, et le traiter avec autant de dédain: le Major
Sternfield est un homme qui possède de rares avantages, et.....

--Tenez, Lucille, cela suffit, dit-il en l'interrompant et en se
débarrassant de la légère étreinte où elle le tenait. Grand bien lui
fasse, la pauvre enfant! car elle s'apercevra avant peu que ce qu'elle
prend pour de l'or pur n'est que du cuivre.... Non, je ne puis rester
aujourd'hui: n'insistez pas davantage, faites mes adieux à Antoinette.
Au revoir.

Et, se dégageant encore une fois de la main qui cherchait à le retenir,
il s'élança au dehors.

Madame d'Aulnay resta un moment pensive.

--Certainement, se dit-elle, voilà un prétendant désappointé!

Puis elle revint au salon en songeant quel sacrifice ce serait que de
donner à Antoinette un mari comme Louis Beauchesne.




XI.


Le Major Sternfield, dont la bonne humeur avait été affectée par sa
rencontre avec le jeune Beauchesne, ne prolongea pas sa visite.

Dès qu'il fut sorti, la lettre que Louis avait apportée fut lue de
nouveau et discutée par les deux cousines. Madame d'Aulnay fit remarquer
triomphalement que le ton quelque peu arbitraire, quoique bienveillant,
du petit message paternel, était une preuve irrésistible de la vérité de
sa théorie au sujet de l'inqualifiable tyrannie des pères sur leurs
filles, quand les affections de celles-ci sont en question. Les
conjectures de Lucille sur les extrémités probables auxquelles M. de
Mirecourt en viendrait certainement pour l'accomplissement de ses vues
jetèrent Antoinette dans un état de fiévreuse insomnie, et elle ne put
dormir de la nuit.

Le lendemain matin, un violent mal de tête la retint dans sa chambre; de
sorte que lorsque Sternfield vint pour lui apporter quelques livres de
littérature, il ne trouva au salon que Madame d'Aulnay. Il n'eut
cependant pas lieu de le regretter, car Lucille profita de ce
tête-à-tête pour lui communiquer le contenu de la lettre de M.
Mirecourt, pour l'informer des fâcheux préjuges que le père d'Antoinette
avait contre les étrangers et de la déclaration formelle qu'il avait
faite: que jamais il ne permettrait à sa fille de se marier avec l'un
d'eux.

Ce jour-la, la visite du militaire fut encore plus longue que
d'habitude, et si, quand il se leva pour partir; un oeil curieux eut pu
pénétrer dans l'intérieur du salon, il aurait aperçu Sternfield tenant
la main de Madame d'Aulnay et faisant d'une voix éloquente et avec des
yeux suppliants une demande pressante. Pendant longtemps la jeune femme
hésita et flotta dans l'indécision; mais enfin, vaincue par ses
instances, elle inclina légèrement la tête en signe d'assentiment.

--Merci! merci! généreuse et sincère amie, s'écria-t-il chaleureusement;
vous nous sauvez, Antoinette et moi.

--Je n'en sais pas encore tout-à-fait certaine, car je ne puis faire que
très-peu pour vous: tout dépend de votre influence sur ma cousine même.
Mais, revenez cet après-midi, et je vous fournirai l'occasion de
poursuivre votre démarche.

Madame d'Aulnay tint parole. Lorsque, quelques heures plus tard, le
Major Sternfield revint,--Antoinette et elle étant au salon,--elle donna
pour prétexte une lettre qu'elle avait à écrire, et sortit. Chose assez
singulière et qui dut frapper la cousine de Lucille, pendant qu'elle
était seule avec le militaire, aucun des visiteurs qui se présentèrent
ne fut admis.

Dès que Sternfield se fut retiré, Antoinette se sauva dans sa chambre,
les joues couvertes d'un vif incarnat, les sourcils froncés, et s'y mit
à marcher avec agitation de long en large. Madame d'Aulnay, qui la
suivit de près, la trouva dans cet état.

--Qu'y a-t-il donc? s'écria-t-elle. Serais-tu encore malade?

--Malade et malheureuse! répondit la jeune fille d'un ton oppressé.
Dois-je ou ne dois-je pas me confier à toi, Lucille?

Et ses yeux se promenaient doucement sur la figure de sa cousine, comme
pour y surprendre quelque signe de sympathie.

Mais, hélas! les traits de Madame d'Aulnay ne laissaient aucunement
deviner qu'elle était déjà au fait de ce que sa cousine voulait lui
confier. Oh! si le bon ange eut pu alors parler à Antoinette, comme il
l'aurait mise en garde contre un mentor aussi dangereux! comme il
l'aurait avertie de placer ailleurs sa confiance! Mais la voix de
Lucille était si tendre, sa contenance si entraînante, elle lui fit tant
de douces caresses, lui déclara son affection et le désir qu'elle avait
de promouvoir son bonheur avec des paroles si éloquentes, que la pauvre
enfant a'y laissa prendre. Peu à peu elle apprit que Sternfield, avec un
instinct merveilleux,--ainsi que le disait Antoinette dans sa naïve
simplicité,--avait deviné le contenu de la lettre de son père, et qu'il
avait employé toutes les instances et tous les arguments possibles pour
la faire consentir à un mariage secret.

--Et quelle réponse lui as-tu donnée, chère?

--Nécessairement, j'ai refusé péremptoirement. Lucille! tu es aussi
imparfaite que Sternfield lui-même de me faire cette question.

--Eh! bien, enfant, dis-moi ce que tu voudras, mais je ne blâme pas
aussi fortement sa proposition que tu parais le faire. Une fois mariés,
ton père n'aura plus d'autre alternative que celle de te pardonner et de
te recevoir de nouveau dans ses faveurs, tandis que maintenant il te
défendra ce mariage avec tant de menaces, que tu n'oseras pas lui
désobéir.

--Alors, s'il agit ainsi, je me soumettrai, répliqua tristement
Antoinette. Je ne puis, je ne veux pas le tromper à ce point.

--Comment, te soumettre! renoncer à un homme que tu aimes pour un
caprice paternel! sacrifier le bonheur de toute ta vie pour un simple
préjugé!------

--Les devoirs et l'affection filiale ne sont ni des caprices, ni des
préjugés, interrompit la jeune fille avec indignation. Papa a toujours
été pour moi bon et indulgent: le tromper d'une manière aussi terrible,
serait répondre bien indignement à sa tendresse.

--Peut-être as-tu raison, mon enfant; aussi bien, je commence à croire
qu'il te serait indifférent de lui obéir en tout point. Louis fera un
bon mais ennuyeux mari, et si jamais ton bonheur conjugal devient
quelque peu monotone, si jamais tu as à regretter l'irrévocable passé,
du moins ta soumission filiale et ta conscience seront pour toi un
dédommagement.

--Lucille! tu es très-contrariante aujourd'hui. Refuser un mariage
secret avec le Major Sternfield est une chose, et épouser Louis
Beauchesne en est une autre.

--Oh! tu verras que ces deux choses sont parfaitement synonymes l'une de
l'autre, chère cousine. Mon oncle de Mirecourt n'est pas un homme avec
lequel on puisse badiner, et ton refus d'accepter le mari qu'il te
choisit serait aussi inutile que les efforts du petit oiseau pour
s'échapper de la main puissante qui veut le mettre en cage..... Mais,
chère enfant, tu parais fiévreuse; couche-toi et dors: la nuit porte
conseil.

Hélas! c'est ce que fit Antoinette, au lieu de recourir à la source de
lumière qui aurait si infailliblement guidé ses pas au milieu des
dangers qui l'environnaient.

Pendant les deux jours suivants, elle évita soigneusement de prononcer
même le nom de Sternfield et d'avoir aucune conversation, à son sujet,
avec Madame d'Aulnay. Celle-ci commençait à croire que les chances du
bel Anglais étaient bien risquées, quand arriva un secours inespéré
d'une source dont on était loin d'en attendre. C'était une lettre sévère
et impérieuse de M. de Mirecourt dans laquelle celui-ci annonçait qu'il
venait d'apprendre d'une Dame récemment arrivée de Montréal les
flirtations notoires d'Antoinette avec certain militaire Anglais, et que
dans une semaine il viendrait à la ville pour mettre fin à ce genre de
société, en pressant le mariage de sa fille avec le mari qu'il lui avait
destiné.

Cette lettre, certainement mal-avisée et arbitraire, qui corroborait si
bien les récentes prédictions de sa cousine, eut un pernicieux effet sur
l'esprit déjà indécis d'Antoinette.

Elle recourut, cette fois encore, aux conseils de Lucille. Il est
inutile d'ajouter dans quel sens celle-ci se rendit à ses prières. Dès
lors, elle ne parla plus que d'un mariage secret immédiat comme étant la
seule alternative qui restait à la pauvre jeune fille.




XII.


Un autre sujet d'inquiétude, était l'absence prolongée du Major
Sternfield qui, depuis le rejet plein d'indignation de sa proposition
par Antoinette, n'était pas revenu chez Madame d'Aulnay.

Que ce fût le résultat du désappointement qu'il avait éprouvé ou simple
calcul de sa part, c'est ce qu'il est impossible de dire. S'il était mu
par ce dernier motif, il faut avouer qu'il se montra tacticien des plus
habiles, car son absence le servit plus que sa présence aurait pu le
faire. Laissée presqu'entièrement à elle-même,--car elle se trouvait
trop malheureuse pour recevoir au salon, avec sa cousine, les nombreux
visiteurs qui se présentaient;--effrayée par la pensée que, son père
pourrait forcer son mariage avec Louis, ou lui faire sentir tout le
poids de sa colère si elle résistait, elle comprit, avec une douleur
qu'elle aurait cru auparavant impossible, l'étendue de la privation où
elle se trouvait des mots si doux, des protestations si tendres d'Audley
Sternfield.

Madame d'Aulnay qui, un peu par bienveillance pour Antoinette et pour
Sternfield dont elle ne croyait le bonheur possible que dans le mariage,
et un peu par simple sentimentalisme avide d'émotions quelconques, était
déterminée à amener a'il était possible leur union, loin de faire ce qui
était en son pouvoir pour alléger la position malheureuse dans laquelle
se trouvait sa cousine, s'efforçait au contraire d'en augmenter le
critique.

Elle en était arrivée au point de regarder, comme inévitable le mariage
d'Antoinette avec un homme qu'elle n'aimait pas, et elle la plaignait en
conséquence; puis elle blâmait sa timidité, condamnait son obstination à
rejeter les propositions d'union de celui que son coeur chérissait Elle
ne manquait jamais de terminer ces exhortations en répétant qu'une fois
mariés, les deux jeunes gens obtiendraient facilement le pardon de M. de
Mirecourt; tandis que si ce père entêté ne rencontrait pas d'autres
obstacles que celui de la volonté de sa fille, il mettrait certainement
à exécution le projet de la marier à Louis Beauchesne. Quelques fois
même elle s'étonnait de l'absence prolongée du militaire et elle
l'expliquait en disant que, découragé par la froideur d'Antoinette et
par le refus aussi dédaigneux qu'il avait essuyé, il avait porté ses
intentions d'un côté où on les avait, acceptées avec orgueil. Après ces
funestes entretiens, elle laissait la malheureuse jeune fille à ses
réflexions, son visage trahissant la confusion, où elle se trouvait, et
son pauvre coeur plus douloureusement malade que jamais.

Un jour à la fin d'un de ces entretiens où Madame d'Aulnay avait déployé
tous ses perfides raisonnements, la jeune femme s'était levée pour aller
se préparer à une promenade: Antoinette avait refusé de l'accompagner.

--Eh! bien dit-elle, à tout prendre, il vaut peut-être mieux que
Sternfield ait cessé ses visites ici, car elles n'auraient eu d'autre
résultat que de vous rendre tous deux plus malheureux. Dans deux jours
au plus tard ton père sera arrivé, et avant un mois tu seras la femme
très-aimante et très-obéissante de Louis Beauchesne.

--Jamais! s'écria Antoinette avec véhémence: jamais! Je resterai plutôt
et je mourrai fille.

En ce moment même, son esprit fut frappé par la pensée de l'inflexible
volonté de son père. De découragement, elle laissa glisser sa tête sur
ses mains appuyées au bord de la table, et elle tomba dans une
douloureuse rêverie. De son père, ses pensées se portèrent sur ce volage
Audley qui s'était si tôt lassé de l'attitude suppliante d'un amoureux,
et les battements précipités de son coeur à mesure que l'image du bel
officier s'élevait dans son esprit malgré l'irritation où elle était,
lui disaient plus énergiquement que jamais qu'en ce moment du moins elle
ne devait pas être la fiancée de Louis.

Le bruit de la porte d'entrée qu'on venait d'ouvrir et qui annonçait
l'arrivée de quelque visiteur, ne fit qu'accroître son excitation; et,
comme la porte de la chambre où elle se trouvait n'était pas fermée,
sans même lever la tête:

--Jeanne, s'écria-t-elle avec impatience, je n'y suis pour personne!

--Encore moins pour moi que pour les autres, Antoinette! demanda
derrière elle une voix mélodieuse et tendre.

Elle se releva d'un soubresaut et retourna la tête; ses regards
rencontrèrent les yeux noirs et suppliants d'Audley Sternfield qui lui
demandaient plus éloquemment que la parole la faveur de le recevoir.

--Ma bien-aimée, continua-t-il, pardonnez-moi cette fois au moins, pour
avoir écarté Jeanne et m'être présenté devant vous sans me faire
annoncer; mais je viens d'apprendre que M. de Mirecourt arrive demain,
et j'ai à vous faire part de choses que vous devez savoir. Dites-moi
d'abord que vous me pardonnez?

Et il s'empara d'une des mains d'Antoinette que celle-ci lui abandonna
en se détournant.

--Je suis venu implorer mon pardon; pour les contrariétés que je vous ai
causées dans notre dernière entrevue; je suis venu expier ma folie et
mes extravagances!

--Au moins, vous avez pris votre temps, répondit la jeune fille en
réprimant un léger tremblement de lèvres.

Ô imprudente Antoinette! comme elle trahissait sa faiblesse par ce naïf
reproche! Le sourire de triomphe qui se peignit sur le visage de
Sternfield, dit assez qu'il ne laissait pas passer cet aveu inaperçu.
Cependant, ce fut avec une profonde humilité qu'il continua, en
s'asseyant près de la jeune fille:

--Vous m'avez banni de votre présence, chère Antoinette, et je n'ai pas
osé chercher à vous revoir jusqu'à ce que votre colère, que ma
présomption avait peut-être provoquée avec raison, fût au moins un peu
adoucie.

Mais à quoi servirait-il de suivre cet homme rusé du grand monde qui
savait si bien faire jouer son amour, sa passion et son désespoir! Quel
moyen de résistance pouvait avoir contre lui cette faible et
complaisante enfant que ne soutenaient plus les principes religieux aux
saints enseignements desquels elle avait à dessein fermé son coeur? Le
tentateur, ainsi qu'on aurait pu le prévoir, triomphait; et, comme il
renouvelait pour la vingtième fois ses propositions d'un mariage
immédiat, elle pencha sa tête sur son épaule, et fondit en larmes.

--A ce soir, ma bien-aimée, dit-il en portant et reportant à ses lèvres
sa main froide qui déjà n'opposait plus qu'une bien faible résistance.

Les larmes de la jeune fille continuaient à couler, mais elle ne
répondait pas. Cependant, dans ce silence même il y avait une réponse
suffisante pour le militaire; il continua:

--L'excellente Madame d'Aulnay doit nous favoriser comme, d'ailleurs,
elle l'a toujours fait, et ici même, dans son salon, le Docteur Ormsby,
chapelain du régiment, va nous unir par ces liens sacrés qui me
donneront le droit précieux de vous appeler ma femme.

--Le Dr. Ormsby! répéta Antoinette d'un air égaré qui prouvait qu'elle
comprenait alors pour la première fois les circonstances exceptionnelles
d'un mariage secret.

Oui, il en devait être ainsi. Aucun prêtre catholique ne voudrait pas,
ou n'oserait pas la marier ainsi secrètement. D'un autre côté, son père
était attendu d'un jour à l'autre: il n'y avait donc plus de temps pour
l'hésitation et le délai. Bien que, depuis son arrivée chez Madame
d'Aulnay, elle eut perdu beaucoup de cette piété, de cette droiture de
sentiments qui avaient été ses qualités dominantes dans la maison de son
père, quelle que négligente qu'elle eût été, depuis quelque temps, dans
ses prières, dans l'accomplissement de ses devoirs religieux, elle
n'avait pas cependant encore perdu les immuables principes dans lesquels
elle avait été élevée; ce qui lui en restait suffisait pour la faite
reculer devant l'idée d'un mariage clandestin qui ne recevrait pas la
sanction de son père et cette bénédiction religieuse que, dès sa plus
tendre enfance, elle avait été habituée à considérer comme essentielle à
la cérémonie nuptiale.

Voyant augmenter son trouble, et en devinant parfaitement la cause,
Sternfield se mit à faire l'éloge du Dr. Ormsby qu'il représenta comme
un homme bon et digne, et insinuer en même temps combien légère était la
différence des cérémonies.

--Ah! oui, interrompit Antoinette en frissonnant; pour vous ce n'est
qu'une cérémonie, mais pour moi c'est et ce devrait être un sacrement.

--Mais, ma bien-aimée, notre union, si vous le désirez, sera de nouveau
célébrée et bénie par un ministre de votre religion, dès que M. de
Mirecourt aura été informé de notre mariage, ou avant,--dès demain--si
vous l'exigez. Antoinette! ma chère Antoinette! il y a-t-il quelque
chose qu'un amour aussi profond que le mien hésiterait à vous accorder?

Silencieuse mais non convaincue, elle ne fit aucune réponse, car en ce
moment l'amour parlait dans son coeur plus fort que les principes.

Après avoir ainsi vaincu toutes les objections, renversé tous les
obstacles, Sternfield se mit alors à faire de nouvelles protestations
d'amour et de reconnaissance, sans paraître remarquer, dans l'orgueil de
son triomphe, que des pleurs coulaient en abondance sur les joues pâles
de la jeune fille, et que la petite main qu'il tenait dans la sienne
était froide comme un glaçon.

Cette entrevue un peu singulière fut interrompue par l'arrivée de Madame
d'Aulnay. Un simple coup-d'oeil jeté sur la contenance heureuse et
triomphante de Sternfield et sur le visage agité de sa cousine suffit à
Lucille pour se rendre de suite un compte exact de là véritable
situation. A son arrivée, Antoinette se leva, et elle se préparait à
quitter l'appartement, quand Audley, s'emparant de sa main sur laquelle
il déposa un baiser ardent, lui dit à demi-voix:

--Antoinette! à ce soir, à sept heures?

--Eh! bien, Major Sternfield, je vois que vous avez diligemment mis
votre temps à profit, puisque le jour et l'heure sont arrêtés, dit
Madame d'Aulnay dès qu'Antoinette fut sortie.

Elle fixait en même temps sur lui un regard pénétrant.

Peut-être le joyeux triomphe qui rayonnait sur son beau visage
a'opposait-il aux idées sentimentales qu'elle s'était faites de ce que
devait être en pareille circonstance l'amour d'un homme passionnément
amoureux; peut-être même commençait-elle à concevoir des craintes sur le
bonheur futur de sa cousine, ce dont jusque-là elle n'avait pas eu le
moindre souci; mais ces soupçons et ces réflexions disparurent aussitôt,
car Sternfield, qui avait probablement deviné sa pensée, s'avança vers
elle en s'écriant:

--Ma chère Madame d'Aulnay, mon excellente amie, vous qui, avec une
indulgence et une patience dont je vous serai éternellement
reconnaissant, avez pris part à toutes mes pensées, à toutes mes
espérances et à toutes mes craintes, ne vous étonnez pas de me voir ivre
de joie: Antoinette a promis d'être, ce soir même, ma femme, par le plus
sacré des sacrements. O la meilleure des amies! laissez-moi
m'agenouiller devant vous pour vous exprimer mes remerciements et ma
gratitude sans bornes.

Le beau militaire paraissait réellement sincère. Aussi, sentant ses
craintes complètement calmées, Lucille lui répondit, en souriant avec
bonté:

--Assez, Major Sternfield; je crois en votre sincérité. Et maintenant,
puisque cette cérémonie solennelle doit véritablement avoir lieu ici ce
soir, permettez que je vous donne congé, car j'ai beaucoup à faire.

La jeune homme porta à ses lèvres la jolie main qui lui était présentée,
sans rencontrer aucune résistance de la part de la coquette Lucille qui
était également fière de ses jolis doigts, effilés et de ses bagues, et
qui ne tenait pas le moins du monde à les cacher.

Dés qu'il fut parti, Madame d'Aulnay se mit en frais d'entrer en
besogne. Elle ne chercha pas de suite à voir Antoinette, l'état dans
lequel elle l'avait trouvée en entrant lui faisant croire avec raison
que ce serait un moment mal choisi pour la conversation. Elle se rendit
donc dans sa chambre à elle, sonna Jeanne, et s'enferma avec elle
pendant une demi-heure pour lui donner des instructions concernant les
détails du ménage. De là, elle alla trouver, M. d'Aulnay et passa une
autre demi-heure avec lui; elle se contenta de lui dire qu'Antoinette et
elle attendaient pour le soir une couple d'amis qui devaient venir
passer la veillée avec elles, sachant bien que cette seule déclaration
suffirait pour tenir son mari dans la Bibliothèque. Déjà le jour
tombait. Après avoir, en passant, jeté un coup d'oeil dans les salons
afin de s'assurer que les lumières et le feu étaient bien allumés, elle
monta à la chambre de sa cousine.

Antoinette était près de la fenêtre, le front appuyé sur les vitres,
comme en contemplation devant la tempête qui sévissait au dehors, devant
les énormes flocons de neige qui, poussés par un vent violent, venaient
fouetter les carreaux, ou s'amassaient en masses compactes,
obscurcissant la terre et le firmament.

Son impatience était jusqu'à un certain point justifiable, car
Antoinette portait encore la robe sombre qu'elle avait depuis le matin;
aucun vêtement d'apparat, aucun ruban, aucune fleur attestaient par leur
présence hors de la garde-robe que la jeune fille eût l'intention de
faire une toilette plus convenable pour la circonstance. Mais
lorsqu'elle tourna vers Lucille son petit visage pâle qui portait
l'empreinte des larmes, celle-ci en eut pitié et se crut tenue de la
consoler au lieu de lui faire des reproches.

--Viens ici près du feu, mignonne, dit-elle avec bonté; car tu prendras
du froid près de la fenêtre. De plus, il est temps que tu décides
comment tu désires être mise ce soir, car il faut que tu paraisses de
ton mieux.

La jeune fiancée ne répondit pas, mais l'abattement qui se lisait sur sa
figure ordinairement calme et joyeuse indiquait combien ces détails
secondaires lui étaient indifférents dans ce moment. Durant la dernière
heure, un rude combat, aussi violent que la tempête du dehors qu'elle
regardait passer, s'était livré dans son coeur; de meilleures pensées,
de bonnes inspirations avaient puissamment lutté contre les raisons
qu'elle se donnait pour remplir sa promesse vis-à-vis de Sternfield. La
lutte n'était pas encore achevée; car Madame d'Aulnay justement alarmée
de sa pâleur et du silence qu'elle observait, ayant répété ce qu'elle
venait de dire, Antoinette s'écria:

--Lucille, je ne puis, je n'ose pas m'aventurer dans ce sentier fatal.
Ce serait une union maudite de Dieu et des hommes.

--Juste ciel, enfant! s'écria Lucille presque avec impatience: que rêves
tu donc là? Il est cinq heures; le ministre et ton fiancé doivent
arriver dans deux heures, et tu n'es pas encore prête!

Madame d'Aulnay se laissa tomber sur une chaise, en proie au plus grand
étonnement et à la plus vive indignation. Les destinées d'Antoinette de
Mirecourt étaient en ce moment dans la balance. Un mot de bon avis, un
regard d'encouragement lui auraient donné la force nécessaire pour
s'éloigner du précipice au bord duquel elle se trouvait. Mais, hélas! ce
mot ne fut pas prononcé, ce regard ne fut pas donné. Au contraire, sa
compagne s'écria:

--Es-tu insensée, Antoinette? es-tu tout-à-fait insensée? Ton
consentement accordé! ta promesse donnée! ton fiancé et le ministre qui
sont déjà en route...!

--Mais, mon père! Lucille, mon père! interrompit la malheureuse jeune
fille, dont la pâleur était devenue mortelle.

--Ne me parles pas de ton père! répliqua, vivement Madame d'Aulnay dont
l'impatience avait dégénéré en colère. Le mal, si mal il y a, sera
entièrement son fait. Car quel droit a-t-il de te donner à Louis
Beauchesne, comme si tu étais une propriété dont il voudrait; se
débarrasser. Décides maintenant, et pour toujours, entre le mari qu'il
te destine et celui-que ton coeur chérit. Oui, choisis entre Louis
Beauchesne et Audley Sternfield!----

Mais je perds du temps en paroles inutiles, ma cousine, continua-t-elle
en adoucissant sa voix. Ton choix est déjà fait, quoique ton coeur
opiniâtre se refuse à l'avouer. Je vois que je vais être obligée de
faire ta toilette; j'en rends grâce au ciel, car je suis déterminée à ce
qu'Audley soit fier de toi.




XIII.


Allant à la garde-robe d'Antoinette, elle en prit une robe de soie rose
qu'elle apporta à la jeune fille.

--Tu es trop pâle, lui dit elle, pour porter du blanc ce soir;
d'ailleurs, comme nous devons être à peu près seuls, cela pourrait
exciter la curiosité des domestiques. Cette couleur animée donnera, en
outre, à ton teint la vivacité qui lui manque aussi complètement.

Sous les doigts habiles de Madame d'Aulnay, la toilette se fit
rapidement; mais cette promptitude n'empêcha pas que le résultat aurait
pu être plus heureux si on y avait employé plus de temps. Le Major
Sternfield avait une fiancée réellement belle.

--Descendons maintenant au salon, petite nerveuse, dit Lucille à sa
cousine. Tu dois t'y asseoir tranquillement pendant au moins une
demi-heure avant qu'_ils_ arrivent, car j'entends les battements de ton
coeur aussi distinctement que les mouvements de cette horloge.

Rendues au salon, Lucille prit un soin tout particulier à ne laisser à
Antoinette aucun moment de réflexion. Elle passa d'un sujet à l'autre
avec une volubilité, une rapidité bien au-dessus des forces de l'esprit
surchargé de sa jeune compagne. Une fois cependant, peut-être de
lassitude, elle s'arrêta, et il s'en suivit un long silence. Antoinette
tenait ses yeux fixement attachés sur le sol, et à la faveur de la lampe
qui projetait sur elle une vive lumière sa cousine put examiner plus
attentivement ses traits. Ils avaient une certaine expression qui ne put
empêcher la crainte de se faire jour dans le coeur de la fière Madame
d'Aulnay au sujet de cette démarche qu'elle encourageait qu'elle
imposait peut-être à la jeune fille qu'on lui avait confiée.
Tout-à-coup, et presqu'instinctivement, elle s'écria:

--Dis moi, chère Antoinette, n'est-il pas vrai que tu aimes sincèrement
et profondément Audley Sternfield!

Pour la première fois ce jour-là, quelque chose comme un sourire se
dessina sur le mélancolique visage de la pauvre enfant, quand elle
répondit:

--Tu me l'as dit toi-même une centaine de fois, après m'avoir
questionnée et transquestionnée encore plus minutieusement que ne le
ferait un avocat.

--Oui! mais est-ce que ton coeur ne t'a pas répété la même chose?

Antoinette ne répondit pas d'abord; mais le souvenir de Sternfield avec
tout son amour pour elle, s'étant élevé dans son esprit, un timide
sourire effleura encore ses lèvres.

--Oui! répondit-elle.

--Merci de cet aveu, tendre cousine! s'écria Madame d'Aulnay en
l'embrassant et en paraissant aussi heureuse du voir son inquiétude
naissante dissipée, que Sternfield lui-même aurait pu l'être: merci
mille fois! Et maintenant, je vais sonner Jeanne pour qu'elle t'apporte
un verre de vin, car tu parais être excessivement nerveuse.

Lorsque Jeanne se rendit à l'appel de sa maîtresse, celle-ci lui
recommanda de servir, ce soir-là, le souper dans le salon, "parce que,"
dit-elle, "j'attends une couple d'amis;" ce à quoi la soubrette
répondit:

--Oh! Madame, personne, qui que ce soit, n'osera mettre les pieds dehors
ce soir; il fait un temps vraiment terrible.

Madame d'Aulnay se contenta, pour toute réplique, de sourire et de
penser en elle-même qu'il faudrait une tempête encore plus furieuse pour
empêcher au moins _un_ de ceux qu'elle attendait de venir. Au moment où
Jeanne fermait la porte derrière elle, une violente rafale vint ébranler
la fenêtre. Antoinette se leva épouvantée.

--Ce n'est rien, chère, se hâta de dire Lucille. Tout est pour le mieux:
cette tempête nous est des plus favorables, puisqu'elle nous donne
l'assurance que nous ne serons pas dérangés ce soir durant la cérémonie,
car aucune autre personne que celles que nous attendons ne viendra par
un temps pareil..... Ah! voici enfin nos amis, continua-t-elle en
s'interrompant tout-à-coup.

Elle venait d'entendre un bruit de voix et de pas qui accusaient
l'arrivée des deux personnages attendus.

Deux minutes après, le Major Sternfield et le Docteur Ormsby, après
s'être débarrassés de la neige qui s'était amassée sur leurs paletots,
entraient dans le salon. Le militaire présenta aux deux Dames le jeune
chapelain du régiment lequel ne répondit que très-brièvement et presque
froidement à la flatteuse bien-venue de la maîtresse de céans.

Après le premier échange de politesses, on s'assit. Le ministre se mit à
observer, d'un oeil scrutateur la jeune fille vers laquelle Sternfield
était déjà penché. Ni la nuance animée de sa robe, ni même la présence
de son fiancé n'avaient fait naître la moindre couleur sur ses joues, ou
communiqué quelque animation à ses yeux. La physionomie du Dr. Ormsby
devenait plus sérieuse, son attention plus soutenue, à mesure qu'il
continuait cet examen physiologique.

Cette scène un peu singulière se serait prolongée encore plus longtemps,
si Madame d'Aulnay, déjà piquée par le manque de galanterie dont son
nouvel invité clérical faisait preuve en ne tenant aucune conversation
avec elle, ne s'était levée en disant:

--Ma chère Antoinette, nous ne devons pas abuser des moments si précieux
que veut bien nous accorder le Dr. Ormsby.

Antoinette se leva à son tour, et d'une voix sèche, presque vive:

--Je suis prête! dit-elle.

Madame d'Aulnay alla fermer la porte sans bruit et s'approcha ensuite de
la table, autour de laquelle les trois autres personnes se tenaient déjà
debout. Pendant un instant, le Dr. Ormsby regarda fixement Antoinette;
puis, s'adressant à elle:

--Vous me paraissez bien jeune, Mademoiselle de Mirecourt, dit-il, et
c'est un engagement pour toute la vie que vous allez contracter dans
quelques instants: avez-vous bien réfléchi aux devoirs qu'il impose?
avez-vous bien pesé toutes ses obligations?...

--Votre question me parait vraiment singulière et parfaitement inutile,
Dr. Ormsby, interrompit Sternfield d'un air sombre et courroucé.

--Je ne fais que remplir mon devoir, Major, répondit le ministre d'une
voix grave et sévère; ou plutôt je crains de le dépasser, en remplissant
la promesse que je vous ai faite. Cependant, puisque je suis ici, si
Mademoiselle de Mirecourt est encore décidée à contracter ce mariage
aussi secrètement et avec tant de précipitation, il ne m'appartient pas
de m'y opposer.

En ce moment suprême, Antoinette répéta d'une voix presque
inintelligible:

--Je suis prête!

Quelques minutes après les mots solennels: "Que l'homme ne sépare pas ce
que Dieu a uni," étaient prononcés: Audley Sternfield et Antoinette de
Mirecourt étaient mari et femme.

Après quelques mots de brèves félicitations, le Dr. Ormsby se leva pour
partir. En vain Madame d'Aulnay le conjura-t-elle de rester pour prendre
quelques rafraîchissements; en vain l'heureux marié lui-même, qui avait
complètement recouvré sa bonne humeur, joignit-il ses instances aux
siennes: le ministre fut inébranlable.

Au moment où il donnait la main à Antoinette, celle-ci se pencha vers
lui et dit à voix basse, de manière à ne pas être entendue des autres:

--Promettez moi de garder mon secret?

--Cette promesse, répondit-il avec bienveillance, cette promesse, je
l'ai déjà faite au Major Sternfield et je vous la renouvelle; je n'ai
pas besoin de vous dire qu'elle est inviolable.

--Merci!

Puis, élevant un peu la voix:

--Dr. Ormsby, vous êtes témoin de cette déclaration que je fais devant
vous au Major Sternfield: tant que notre mariage ne sera pas connu du
monde, tant qu'il n'aura pas été de nouveau célébré par un prêtre
catholique, nous ne serons, lui et moi, qu'amis l'un vis-à-vis de
l'autre.

Le Dr. Ormsby inclina gravement la tête, et sortit de la chambre. En le
reconduisant à la porte, le domestique s'étonna un peu de ce départ
aussi à bonne heure: il était bien loin de penser quelle terrible
influence avait eu, si court qu'il eut été, le séjour de cet étranger
dans la maison, sur la destinée entière de deux des personnes qui se
trouvaient au salon.

Celles-ci étaient restées autour de la table comme si rien
d'extraordinaire ne s'était passé, Madame d'Aulnay et Sternfield
échangeant quelques remarques banales sur les manières et la contenance
distinguées du Dr. Ormsby. De temps à autre cependant, Lucille risquait
un coup-d'oeil furtif et inquiet sur la silencieuse Antoinette dont la
figure, de pâle qu'elle était auparavant, s'était recouverte d'un carmin
éclatant et fiévreux tel que le froid rigoureux de l'hiver ou les
exercices violents auraient pu en causer.

Lorsque la porte se fût refermée sur le ministre, la nouvelle mariée
retira brusquement sa main de celle de Sternfield, et alla se verser un
grand verre d'eau qu'elle but d'un trait; ses doigts mignons tremblaient
tellement, qu'elle en renversa une partie sur sa robe de noce.

Pensant, tout naturellement, que les nouveaux mariés devaient avoir
quelques mots à échanger entr'eux, Lucille avait fait mine de se retirer
pour quelques instante, mais un regard inquiet et presque suppliant
d'Antoinette la décida à rester. Ne voulant pas augmenter l'agitation
qu'elle lisait si clairement sur le visage de sa cousine, elle continua
un peu la conversation avec Sternfield, puis s'approcha de la fenêtre.
Pendant ce temps-là, arrêté peut-être par la même crainte, Audley
réprimait avec peine les paroles brûlantes qu'il sentait venir sur ses
lèvres, et se contentait de quelques mots d'affection tranquille qu'il
savait être les seuls que sa craintive jeune femme voudrait recevoir
dans ce moment d'agitation.

--Quelle affreuse nuit! s'écria tout-à-coup Madame d'Aulnay en tirant
les rideaux cramoisis qui étaient restés ouverts. Il neige, poudre et
tempête de telle sorte, que les chemins vont être bloqués pendant
plusieurs jours. Certainement, Antoinette, ton père n'arrivera pas
demain.

"Quel bienheureux répit!" fut sans doute la pensée intime des trois
personnages, mais aucun d'eux n'osa l'exprimer. Seulement, Sternfield en
prit occasion pour s'informer avec un semblant d'intérêt de la distance
que l'on marquait entre Valmont et Montréal. Quelque temps après, Madame
d'Aulnay fit sonner le souper qui fut promptement servi. Chacun
continuait d'affecter un calme qu'aucun d'eux n'éprouvait, et une autre
heure s'écoula dans ces tentatives infructueuses. Enfin, par un regard
jeté; vers l'horloge, Lucille avertit tacitement le militaire qu'il
était temps, de se retirer.

Celui-ci, après lui avoir serré la main et renouvelé ses sentiments de
gratitude, se tourna vers Antoinette, et, la pressant dans ses bras,
murmura à ses oreilles:

--Ma femme! ma chère femme!

Pendant un moment elle appuya sa belle tête sur l'épaule de celui qui
venait d'être déclaré son mari. Tout-à-coup avec un sanglot étouffé:

--Audley! Audley! dit-elle, ne me faites jamais repentir de
l'irrévocable union que j'ai contractée ce soir!

Un embrassement fut sa seule réponse. Il se retira d'un pas léger et
l'air plein d'un fier triomphe qui n'était certainement pas un reflet de
la figure de ses compagnes.

--Viens te reposer, mon Antoinette! dit Madame d'Aulnay quand elles
furent seules. Je vais t'accompagner dans ta chambre où je resterai
jusqu'à ce que tu sois au lit.

La jeune fille--nous continuerons à l'appeler ainsi--obéit passivement.
Quand elle eut ôté la belle robe dont elle s'était revêtue pour son
mariage, quand elle eut renfermé dans son petit bonnet sa longue
chevelure qu'elle avait rejetée en arrière,--ce qui la fit paraître
doublement jeune,--elle s'agenouilla sur son prie-Dieu, mais se releva
presqu'aussitôt, en s'écriant avec agitation:

--Lucille, je ne puis, je n'ose pas prier ce soir!

--Et pourquoi? petite capricieuse. Il me semble que la prière doit
t'être doublement nécessaire, puisque tu as maintenant à prier pour un
bel homme, un mari dévoué. Mais, ne t'en occupes pas ce soir; car, à ce
que je vois, tu es réellement malade: ta main est fiévreuse. Couche-toi
immédiatement.

Antoinette se soumit passivement à ces injonctions, mais elle n'en
retira aucun repos, ni pour son corps, ni pour son esprit. Pendant
plusieurs heures, sa cousine fut obligée de s'asseoir à son chevet et de
la surveiller. Tantôt une surexcitation nerveuse venait troubler son
sommeil, tantôt elle éprouvait des terreurs qui l'empêchaient de fermer
les yeux; enfin, vers une heure du matin, elle tomba dans un profond
repos. Madame d'Aulnay se retira alors, plus inquiète et troublée
qu'elle ne voulait se l'avouer à elle-même.




XIV.


Le lendemain matin, la jeune fille se leva avec un mal de tête violent
qui la retint dans sa chambre toute la matinée, au grand désappointement
de Sternfield qui vint de bonne heure pour la demander et qui, n'ayant
pu pénétrer dans la maison, grâce au refus de Jeanne de le laisser
entrer, s'était retiré en fronçant les sourcils d'une manière à exciter
à un haut degré le courroux de cette digne femme.

--On pourrait le prendre pour le maître de la maison, grogna-t-elle en
fermant violemment la porte sur lui. Ne paraissait-il pas en train de me
jeter de côté et d'entrer de vive force comme il l'a fait l'autre jour
quand il est venu demander Mademoiselle!

Elle ne manqua pas de prendre la première occasion venue pour
communiquer à sa maîtresse ses idées sur ce sujet, et le froncement de
sourcils avec lequel celle-ci accueillit sa confidence lui donna plus de
satisfaction que Sternfield en aurait eu s'il eut pu en être témoin.

Antoinette descendit pour dîner.

Les dames venaient de se lever de table et entraient dans le salon
pendant que M. d'Aulnay gagnait sa Bibliothèque, quand le bruit d'une
voiture qui s'arrêtait devant la porte annonça que quelqu'un arrivait.

--Mon père! s'écria Antoinette en devenant pâle comme un marbre.

--Oui, c'est lui! dit à son tour Lucille qui venait de pousser une
reconnaissance vers la fenêtre. Qui l'aurait attendu par de pareils
chemins?... Et maintenant, chère enfant, pas de folles terreurs, pas de
tremblements nerveux! Si, par malheur, ton père n'est pas d'une humeur
favorable; garde-toi bien de lui annoncer ton mariage à présent: la
précipitation gâterait tout.

Quelques instants après, M. de Mirecourt--un homme de bonne apparence
appartenant à la vieille école française,--entrait; et sa fille, pour
éviter son regard pénétrant, se jeta aussitôt dans ses bras. Il
l'embrassa avec effusion; puis, prenant sa tête à deux mains, et la
regardant minutieusement:

--Je l'avais bien pensé, petite, s'écria-t-il; mes craintes n'étaient
pas vaines. Cette vie du grand monde, si gaie, si brillante, si animée,
n'est pas faite pour une enfant de la campagne comme toi. Quoi! tu
sembles avoir vieilli de trois ans depuis que tu m'as laissé! Tes joues,
il est vrai, sont encore vermeilles, mais ces petites mains brûlantes
indiquent que leurs couleurs sont plutôt celles de la fièvre que de la
santé.

--Antoinette n'a pas bien dormi la nuit dernière, cher oncle, se hâta de
dire Madame d'Aulnay qui se tenait derrière lui, la main appuyée sur son
épaule. Elle est extraordinairement nerveuse!

--C'est cela, ma jolie nièce, répliqua-t-il en souriant. Ce sont là des
subtilités d'une femme fashionable. Ma petite Antoinette, qui avait
l'habitude de me servir le déjeuner tous les matins à sept heures et qui
y prenait part avec un excellent appétit, ne connaissait pas alors la
signification de l'état nerveux.

--Mais, cher oncle, Antoinette n'était qu'une petite fille, il y a
quelques mois; maintenant, elle est une jeune Demoiselle.

--Une Demoiselle à la mode, veux-tu dire, Lucille; mais ce n'est pas
tout: je trouve en elle un changement indéfinissable que je ne puis
exprimer; peut-être est-ce qu'elle est plus gracieuse, plus élégante, en
un mot qu'elle ressemble plus à ma charmante nièce Madame d'Aulnay, avec
cette robe d'une mode nouvelle. Cependant, que cette apparence
extérieure de ma fille soit satisfaisante, c'est bien; mais je ne puis
admettre que je sois content d'elle sur d'autres points... Ah! tu peux
rougir, ajouta-t-il en voyant le visage d'Antoinette se couvrir d'un vif
incarnat. J'ai deux sérieuses accusations à porter contre toi. D'abord:
pour quelles raisons as-tu rejeté Louis Beauchesne, le mari que je
t'avais choisi, auquel je t'ai promise?

--Parce que, cher papa, je ne l'aime pas suffisamment pour devenir sa
femme.

--Ah! Lucille, Lucille! c'est là le fruit de ton travail, s'écria M. de
Mirecourt en inclinant sa tête vers la jeune femme en signe de
reproches. C'est précisément ce que m'avait prédit Madame Gérard lorsque
nous avons discuté ensemble l'opportunité d'accepter pour Antoinette
l'invitation que tu lui avais faite de venir passer quelque temps avec
toi.

--Mais, mon cher oncle, je vous sais trop bon, trop juste, pour forcer
Antoinette d'unir son sort à celui d'un homme qu'elle n'aime pas.

--Elle aime Louis aussi bien que tu aimais M. d'Aulnay lorsque tu es
devenue sa femme: et qui osera dire que vous ne faites pas bon
ménage?... Mais trêve de plaisanteries, ma détermination est
inébranlable. J'ai donné à Antoinette carte blanche sur la conduite de
la maison, sur les affaires d'argent et sur les autres détails
domestiques, mais je prétends conserver mon contrôle sur ce point. Elle
connaît Louis depuis très-longtemps, elle l'a toujours traité avec une
bonté pleine d'affection et elle sait apprécier aussi bien que moi son
caractère irréprochable sous tous les rapports, Louis est un excellent
_parti_, et je n'ai pas l'intention de sacrifier autant d'avantages
réunis en faveur d'un romanesque caprice de petite fille. Ainsi, ma
chère Antoinette, prépare-toi à revenir à la maison demain, ou bien, si
je te laisse ici une semaine de plus, ce sera pour te permettre de
choisir ton trousseau, car dans un mois de ce jour Louis Beauchesne sera
mon gendre.

--Mais, cher, cher papa,--insista Antoinette avec des yeux larmoyants et
en jetant ses bras autour du cou de son père--pardonnez-moi si je vous
dis que je ne puis épouser Louis. Je ferai, à part cela, tout ce que
vous voudrez, je retournerai dès demain à la campagne pour y vivre
cloîtrée, si vous l'exigez...

--Bah! assez de ces folies, interrompit M. de Mirecourt en se
débarrassant doucement de l'étreinte où le tenait sa fille. J'ai passé
par-dessus la lettre singulière, je devrais plutôt dire rebelle, que tu
m'as envoyée la semaine dernière et dans laquelle tu me disais que tu ne
pouvais te rendre à mes désirs, que tu ne voulais pas suivre mes
volontés; mais... Antoinette, mon enfant,... n'éprouves pas trop ma
patience.

Il s'établit alors un silence. Deux fois la jeune fille ouvrit la
bouche, comme si elle avait à parler; deux fois elle dirigea sur Madame
d'Aulnay un regard suppliant, l'implorant par cette muette attitude,
d'entrer dans les terribles explications.

--Eh! bien, est-ce entendu? demanda gaiement M. de Mirecourt, en se
méprenant sur le silence qui venait de suivre sa menace.

--Je crains bien que non, cher oncle.--Et la jolie main de Lucille se
posa de nouveau sur son épaule.--Il peut y avoir un obstacle invincible
à cette union, un obstacle qui, probablement, ne peut pas être surmonté.

Madame d'Aulnay n'avait pas calculé la portée que ces paroles pouvaient
avoir et l'effet qu'elles produiraient: autrement, elle aurait hésité
avant de les prononcer.

Rejetant les mains qui se reposaient sur lui, M. de Mirecourt se leva,
et, promenant de l'une à l'autre un regard où brillait la colère, il
répéta d'un air sévère:

--Un obstacle invincible! Ah! ça, que veux-tu, que peux-tu dire,
Lucille? Mais, bah!--continua-t-il avec, moins de violence,--ce ne sont
là que des phrases romanesques et exagérées comme tu as l'habitude d'en
faire, à moins sans doute,--et ici son regard s'assombrit,--à moins
qu'Antoinette se soit engagée dans une ridicule amourette avec quelqu'un
de ces joyeux militaires auxquels on a si cordialement accordé l'entrée
de la maison. J'ai entendu parler des coquetteries et des absurdités qui
ont cours ici.

--Mon oncle! mon cher oncle! lui répliqua doucement Madame d'Aulnay.

Cet appel plein de simplicité, fait d'un ton affectueux, calma un peu M.
de Mirecourt, mais ne l'empêcha pas de continuer avec fermeté:

--C'est inutile, Lucille: les mots tendres et les regards suppliants ne
m'empêcheront pas de dire ce que j'ai à dire. Encore une fois, je le
répète, j'espère que ma fille ne s'est pas oubliée elle-même au point de
s'engager dans un amour secret avec quelqu'un de ces messieurs étrangers
à notre race, à notre religion et à notre langue.

--Mais si elle en avait agi ainsi, très-cher oncle; si elle avait
rencontré un homme au caractère noble et bon qui, à part l'objection
soulevée par sa qualité d'étranger, se serait montré digne, en toute
autre chose, d'inspirer de l'affection.....

--Eh! bien, alors, Madame d'Aulnay,--s'écria-t-il en l'interrompant et
en frappant la table avec une violence telle que les vases et les autres
objets qui s'y trouvaient en furent ébranlés,--alors, la première chose
qu'elle aurait à faire serait de l'oublier, car jamais, non jamais, elle
n'obtiendrait ni mon consentement ni ma bénédiction.

--Le moment est arrivé, pensa Antoinette, où nous ne devons plus
l'abuser, où nous devons lui dire qu'il n'y a pas sur la terre de
pouvoirs assez puissants pour empêcher l'union qu'il condamne d'une
manière aussi absolue.

Ainsi pensait également Madame d'Aulnay. Mais M. de Mirecourt en était
rendu à un degré de colère tel, qu'effrayées, elles abandonnèrent l'idée
de l'exaspérer davantage.

--Ecoute-moi bien, Antoinette, et toi aussi, nièce trop
officieuse,--reprit il après une courte pause qui avait été comme une
espèce de répit dans la tempête.--Je serai franc, explicite, avec vous
deux. Enfant, je te défends d'avoir aucunes autres relations que celles
d'une courtoisie pleine de réserve, avec les personnes que je viens de
mentionner, et si déjà tu t'es engagée à l'un d'eux, brises
immédiatement cet attachement, sous peine d'être désavouée et déshéritée
pour toujours.

--Oh! mon père! dit Antoinette en joignant ses mains tremblantes: pour
l'amour de Dieu! rétractez ces paroles cruelles, elles sont trop
terribles!

Une crainte vague s'empara de M. de Mirecourt à cet appel passionné;
mais, comme c'est souvent le cas, sa colère ne fit que s'accroître.
Prenant sa fille par le bras, il répéta avec une violence encore plus
terrible:

--Non, je ne les rétracterai pas, enfant opiniâtre et désobéissante.

En ce moment la porte du salon s'ouvrit, et Louis Beauchesne entra. On
aurait pu lire sur sa figure un étonnement mêlé d'indignation à la vue
du spectacle qui se présenta à lui; mais M. de Mirecourt, encore sous
l'influence de l'excitation, continua:

--Je disais à cette enfant entêtée que dans un mois, qu'elle le veuille
ou non, elle sera ta femme.

--Oh! M. de Mirecourt, répondit le jeune homme avec amertume, je ne veux
pas d'une femme qu'on traînerait à l'autel malgré les désirs de son
coeur. Mais n'exigez-vous pas d'Antoinette une soumission trop prompte?
Il y a à peine quinze jours que vous lui avez fait connaître vos désirs:
vous devez lui accorder un peu plus de temps pour se préparer. Quoi! il
lui faudra au moins un mois pour se remettre de la scène d'aujourd'hui!

Et en disant ces mots, il jeta un regard de compassion vers Antoinette
qui était appuyée contre une chaise, la figure pâle et agitée.

M. de Mirecourt sentit son coeur s'adoucir. Pendant les dix-sept années
que sa fille avait passées à l'ombre protectrice de son amour de père,
jamais il ne lui avait adressé des paroles aussi sévères que celles dont
il venait de l'accabler. Se méprenant sur les craintes secrètes et
l'anxiété qui la torturaient, il attribua son émotion à la sévérité dont
il venait de faire preuve à son égard.

--Prenez ce siège, Antoinette, continua Louis en lisant sur la figure de
son père les sentiments qui s'agitaient en lui; asseyez-vous: je sais
que M. de Mirecourt va vous accorder six mois au lieu d'un, pour vous
permettre de réfléchir, et pour préparer votre trousseau.

--Tu es un amoureux bien philosophe, Louis! s'écria M. de Mirecourt avec
sarcasme, plus philosophe que je ne l'aurais été à ton âge: vraiment, tu
ne parais pas pressé de conquérir ton bonheur.

--Parce que je désire celui d'Antoinette avant le mien, répondit-il
pendant que l'expression de sa figure s'assombrissait passablement. Mais
dites, M. de Mirecourt: n'est-il pas vrai que vous lui accordez six mois
de plus? Espérons qu'après ce temps vos voeux et les miens seront
comblés.

Pauvre Louis! il connaissait bien la futilité de cette illusion; mais,
dans sa généreuse abnégation, il ne songeait qu'à obtenir du répit en
faveur de la pauvre jeune fille tremblante qui était devant lui.

--Qu'il en soit comme tu le désires! répondit M. de Mirecourt en
essayant de paraître indifférent. Puisque le futur se déclare satisfait,
je dois l'être également. Mais rappelle-toi, Antoinette, ce que je t'ai
déclaré tout-à-l'heure au sujet des amoureux ou des prétendants
étrangers. Ce que j'ai dit est dit: je ne rétracte rien, et si tu me
désobéissais, tu ne devrais t'attendre ni à ma bénédiction, ni à mon
héritage. Et, maintenant, assez sur ce chapitre. Où est M. d'Aulnay?

--Je vais aller le chercher, cher oncle, dit Madame d'Aulnay en se
levant précipitamment, car sa fine oreille venait d'entendre le bruit de
la porte d'entrée qu'on ouvrait.

Elle sortit, et, au lieu de se rendre à la Bibliothèque où était son
mari, elle descendit l'escalier d'un pas rapide. Il était temps, car
Sternfield était en ce moment même dans le corridor, se débarrassant de
son par-dessus et se préparant à entrer dans le salon: Jeanne n'ayant
reçu aucun ordre pour lui faire rebrousser chemin.

Madame d'Aulnay entraîna vivement le militaire dans une petite anti
chambre, et lui fit part en peu de mots de la scène orageuse qui venait
d'avoir lieu. Les joues rouges et les sourcils froncés du Major dirent
assez éloquemment la suprême contrariété que lui causait ce récit; mais
si son amie eût été aussi bonne observatrice qu'elle l'était
d'ordinaire, elle se serait aperçue qu'à la mention de la menace que M.
de Mirecourt avait faite à sa fille de la déshériter, ses traits
s'étaient animés davantage et ses yeux avaient lancé des éclairs.

--Pouvez vous me dire, demanda-t-il avec colère, combien de temps ce
vieux tyran doit rester ici? Car, quant à voir ma femme, je le dois et
je la verrai.

--Chut! point de bruit! ne parlez pas aussi fort. Je crois qu'il partira
demain matin: jusqu'à son départ, vous ne devez pas vous montrer en sa
présence. N'ayez pas d'impatience, car, croyez-moi, notre pénitence sera
encore plus forte que la vôtre.

Puis, congédiant Sternfield après lui avoir donné une amicale poignée de
main, elle se rendit à la Bibliothèque où elle trouva son mari, ainsi
qu'elle s'y attendait. Elle lui fit immédiatement part de la scène qui
s'était passée dans le salon, blâma en des termes peu mesurés la dureté
de M. de Mirecourt et conjura M. d'Aulnay d'employer toute son influence
pour induire ce père _sauvage_ à laisser Antoinette avec eux encore
quelques semaines de plus.

--Crois-moi, cher André, ajouta-t-elle avec beaucoup d'onction, la
pauvre Antoinette sera disputée et persécutée à en mourir si elle s'en
retourne maintenant avec son père qui est encore sous l'effet d'une
irritation extraordinaire. Demandes donc comme une faveur personnelle la
prolongation de son séjour ici, et si tu y mets un peu de bonne volonté,
mon oncle ne te refusera certainement pas cela.

--Eh! bien oui, je vais faire ce que tu me demandes, Lucille, car j'aime
réellement cette petite fille; mais je ne puis m'empêcher de croire
qu'elle serait infiniment mieux chez elle qu'au milieu de ces
flirtations et de ces coquetteries avec les militaires que vous
affectionnez tant toutes les deux.




XV.


La rencontre de M. d'Aulnay avec son parent fut très-cordiale: ils
étaient amis intimes depuis leur plus tendre jeunesse, et quoique
différents de caractère sur plusieurs points, ils étaient également
honorables et pleins de coeur.

Lorsque M. de Mirecourt annonça qu'il était sur le point de ramener sa
fille avec lui à la campagne, son ami insista, avec une chaleur pour
laquelle il n'était point préparé, pour que la promenade d'Antoinette ne
fût pas abrégée ainsi sans raison et d'une manière aussi soudaine.

--Cela doit pourtant se faire, mon cher d'Aulnay. Ta maison est trop
gaie pour une jeune fille de campagne; je ne puis pas lui permettre de
rester plus longtemps dans la compagnie des brillants militaires qui,
m'a-t-on dit, ont leur entrée libre dans les salons de Madame.

--Mais, assurément, là où je tolère ma femme, tu peux en toute sûreté y
tolérer ta fille?

--Difficilement. Ma jolie nièce possède tout un arsenal d'expérience et
une connaissance du monde que ma petite fille n'a pas encore eu le temps
d'acquérir.

--Eh! bien, malgré cela, tu ne refuseras pas de la laisser avec nous
deux autres semaines, n'est-ce pas?

Madame d'Aulnay joignit ses prières à celles de son mari et, après
beaucoup de résistance, M. de Mirecourt consentit, quoique avec beaucoup
de répugnance, à laisser Antoinette une quinzaine de plus à la ville, à
la condition expresse qu'après ce temps elle retournerait sans faute à
Valmont.

La soirée se passa assez agréablement pour tous ceux qui composaient
cette petite réunion. Grâce aux prières de Madame d'Aulnay, Louis était
resté, et s'efforçait avec elle d'entretenir la gaieté. Antoinette seule
était triste et silencieuse: la scène du matin l'avait considérablement
affectée. Il n'y fut fait aucune allusion. Une fois, cependant, la jeune
fille sa pencha vers Beauchesne et lui dit:

--Mon cher, mon bon Louis, comment pourrai-je jamais vous remercier
convenablement pour votre généreuse intervention dans l'affaire de ce
matin.

--Ah! Antoinette, vous pouvez me remercier, car cet effort m'a causé des
angoisses bien douloureuses. Je ne suis pas précisément l'amoureux froid
et philosophe que votre père veut bien dire.... Mais, assez sur ce
sujet: il ne ferait que vous agiter davantage. Qu'il me suffise de vous
dire que, puisque je ne puis être votre fiancé, je continuerai au moins
d'être votre ami.

Les beaux yeux de la jeune fille furent si dangereusement éloquents dans
l'expression de gratitude qui s'y peignit, que Louis fut obligé de la
quitter; mais il se rapprocha presqu'aussitôt. M. de Mirecourt suivait
d'un oeil avide les différentes phases de cette conférence à voix basse
entre les deux jeunes gens, et à mesure qu'il avançait dans cet examen,
ses traits prenaient une expression de satisfaction prononcée, ses rires
étaient plus fréquents et plus prolongés. Dans le cours de la soirée, il
consulta son ami sur le projet qu'il avait en tête, et lui fit part de
l'opposition que mettait Antoinette à la réalisation de ses voeux.

--Mon opinion,--répondit M. d'Aulnay en désignant d'un signe de tête les
deux jeunes gens qui causaient à mi-voix dans l'embrasure d'une
fenêtre,--mon opinion est que vous devez les laisser tranquilles: c'est
le meilleur moyen de les rendre plus désireux que vous-même de remplir
vos voeux. Il est vrai que je ne m'entends que très-peu dans le
caractère ou les singularités des femmes; mais j'ai lu les ouvrages de
ceux qui ont étudié la question à fond; ils sont tous d'accord à
affirmer que c'est une chose très-difficile que de forcer une jeune
fille à aimer contre sa propre volonté. Sans doute ces auteurs vont plus
loin: ils disent que, la mettre en garde contre ou lui défendre d'aimer
tel individu, c'est le moyen le plus sûr et le plus efficace de la faire
s'attacher à lui.

M. de Mirecourt ne put s'empêcher de sourire à l'exposition de cette
doctrine qui, suivant lui, pouvait très-bien avoir été exagérée; mais il
avait assez de respect pour les opinions de M. d'Aulnay, pour accepter
le conseil qu'il lui avait donné de laisser sa fille tranquille pendant
quelque temps au sujet de son mariage, convaincu que ce serait le
meilleur moyen d'en amener la réalisation.

Il n'aurait certainement pas été aussi confiant dans la vérité de cette
théorie, s'il eût pu seulement entendre la conversation qui se tenait à
quelques pas plus loin, et dans le cours de laquelle, en réponse à
l'aveu que venait de lui faire Antoinette de son amour pour le Major
Sternfield, Louis renonçait pour toujours à l'espérance d'obtenir sa
main, et lui promettait en même temps, avec cette générosité naturelle
qui formait le trait saillant de son caractère, de faire tout son
possible pour l'aider et la favoriser.

Malgré l'état affreux des chemins, M. de Mirecourt partit le lendemain
matin, et après son départ, Antoinette, pour se soustraire aux idées qui
la harassaient, prit sa broderie; ses doigts se mirent à fonctionner
avec autant de rapidité que si son esprit n'eut pas eu d'autre
préoccupation plus grave que celle de former sur le canevas des lys et
des roses. Penchée sur son ouvrage, l'esprit aussi occupé que ses
doigts, elle n'entendit pas la domestique lui annoncer un monsieur, et
ce ne fut que lorsqu'elle se trouva dans les bras de Sternfield qu'elle
s'aperçut de sa présence.

Surprise et saisie, elle se dégagea brusquement, et, les joues rouges:

--Pourquoi faites-vous cela, Audley? demanda-t-elle.

--Pourquoi je n'embrasserais pas ma femme! répéta-t-il avec un rire
forcé: voilà, Antoinette, une question passablement singulière.

--Ecoutez-moi bien! dit-elle à la fois avec douceur et avec fermeté,--et
cette fois aucun tremblement ne se fit sentir dans sa voix, aucun
mouvement nerveux ne se manifesta dans ses manières.--Je vous répète ce
que je vous ai déjà dit, que jusqu'à ce que notre mariage soit avoué
devant le monde, je ne serai pour vous rien autre chose qu'Antoinette de
Mirecourt.

--Tu es méchante et cruelle de me traiter ainsi! répéta-t-il avec
aigreur.

--Pas du tout, Major Sternfield! s'écria Madame d'Aulnay en s'avançant
vers eux. Antoinette a parfaitement raison, et si je vois que d'ici à
l'époque qu'elle vient de mentionner vous agissez de manière à
l'incommoder ou à l'attrister, soyez bien convaincu que, malgré l'estime
que je vous porte, malgré ce que j'ai fait et ce que je ferais encore
pour vous, je serai obligée de me priver du plaisir de vous voir dans ma
maison. Rappelez-vous qu'Antoinette est sous ma protection, et que je
dois la garantir contre les chagrins inutiles et les contrariétés qu'on
voudrait mettre sur sa route.

--Juste ciel! interrompit impétueusement Sternfield, est-ce ainsi que
vous me menacez, que vous me parlez à propos de ma propre femme! Cela
dépasse la patience humaine! cela dépasse la pensée!... Non! je dois
parler et je parlerai! continua-t-il avec plus de violence encore, en
repoussant la main que Madame d'Aulnay, autant par avertissement que par
prière, avait posée sur son bras. Croyez-vous donc qu'après avoir été
déclarés mariés par un ministre, qu'après avoir passé dans le doigt de
mon épouse l'anneau nuptial qui y brille, je ne puisse lui parler, je ne
puisse pas même embrasser le pan de sa robe sans en avoir auparavant
obtenu la permission?

Terrifiée par cette explosion de passion, Antoinette était devenue
presqu'immobile, rougissant et pâlissant tour-à-tour; son coeur battait
avec violence. Mais Madame d'Aulnay, qui avait complètement gardé son
sang-froid, répondit tranquillement:

--Soyez calme, Major Sternfield, et ne me forcez pas de regretter déjà
la part que j'ai prise à la consommation de votre union. Oui, il faut
qu'il en soit comme vous l'avez dit, et jusqu'à ce que votre mariage ait
été proclamé publiquement, je ne veux pas que le nom sans tache de ma
cousine devienne le jouet des domestiques et des propagateurs de
scandales, à cause de politesses trop empressées de votre part. Plutôt
que pareille chose arrive, je n'hésiterai pas à vous interdire l'entrée
de cette maison.

--Par le ciel! vous me mettez hors de moi! répliqua-t-il avec fureur. Je
ne me soumettrai jamais, je ne dois pas me soumettre à une tyrannie
aussi insupportable. Antoinette! les promesses sacrées que tu m'as
faites l'autre soir devant Dieu étaient donc une comédie, une sanglante
moquerie?

--Oh! non, non, Audley!

Et le regard plein de douceur de la jeune femme, en prononçant ces mots,
calma quelque peu la violence de son mari.

--Assurément, continua-t-elle, je vous ai donné déjà une grande preuve,
une preuve irréfutable de mon amour; mais je voudrais que vous
compreniez ceci: tant que les conditions, que je vous ai mentionnées et
que vous avez acceptées lors de notre mariage, ne seront pas remplies,
je ne puis le considérer comme complet, comme ratifié.

--Et quand se fera cette ratification? demanda-t-il, un peu calmé.

--Quand vous voudrez. Peut-être ferions-nous mieux d'écrire de suite une
pleine et entière confession à mon père.

Mais elle frémit en émettant cette proposition.

--Evitez toute précipitation, s'écria Madame d'Aulnay. Après la scène
terrible d'hier, réfléchissez sérieusement avant d'entreprendre une
pareille démarche. Antoinette, ton père peut te renier, te déshériter
immédiatement. Le major Sternfield même, quelque excité qu'il soit en ce
moment, ne peut manquer de partager mon opinion, de condamner un
semblable procédé. La voie doit être préparée d'avance, ton père calmé
et mis en humeur de recevoir plus favorablement une communication de ce
genre. N'ai-je pas raison, Audley?

Sternfield, qui ne désirait nullement voir sa femme déshéritée, n'eut
pas de peine à comprendre la justesse de ces remarques, et il répondit
affirmativement; mais d'un air sombre.

--Eh! bien, puisqu'il en est ainsi, nous devons être plus tolérants les
uns vis-à-vis des autres. Vous, Audley, promettez de ne considérer
Antoinette que comme votre fiancée, jusqu'à ce que la répétition de
votre mariage dans l'Eglise Catholique l'ait rendue entièrement votre
femme.

Sternfield ne répondit pas et s'approcha d'une fenêtre où il se livra
aux pensées sombres qui l'agitaient. Ces constantes allusions sur le
même sujet lui donnaient de l'inquiétude et le mettaient mal à l'aise.
Après un moment de sérieuse réflexion, il retourna à la place où sa
jeune femme, pâle, se tenait encore.

--Antoinette! s'écria-t-il, c'est une bien dure épreuve que vous
m'infligez, Madame d'Aulnay et toi, et toi-même tu m'aurais méprisé, si
mon coeur ne s'en était pas d'abord révolté; néanmoins, si tu le
désires, je m'y soumettrai. En retour, vous devez me promettre toutes
les deux,--que dis-je?--vous devez jurer que vous garderez le secret de
notre mariage, jusqu'à ce que je croie le temps opportun pour le
divulguer.

Madame d'Aulnay, sans prendre le temps de réfléchir, répondit aussitôt:

--Certainement: je ne vois rien de mal en cela. Je vous promets, Audley,
de la manière la plus solennelle, qu'il en sera comme vous le désirez.
Mais, excusez-moi un instant: Jeanne est à la porte, attendant mes
ordres.

--Antoinette, c'est maintenant à ton tour, dit le Major Sternfield à sa
femme dès que Madame d'Aulnay eut laissé la chambre. Je viens de
consentir à sacrifier, pour le moment, l'autorité et les priviléges d'un
mari, à te considérer, à te traiter--c'est bien dur!--comme une
étrangère, au lieu de ma chère femme comme tu l'es réellement. En retour
de ce sacrifice, engage-toi à ne jamais laisser pénétrer le secret de
notre mariage, à ne jamais permettre à Madame d'Aulnay de le divulguer,
jusqu'à ce que je t'en aie donné l'autorisation.

--O Audley! répondit-elle en l'implorant, pourquoi nous environner d'un
plus grand mystère? Hélas! ne nous sommes-nous pas déjà assez cachés
sous le voile du secret?

--Cela doit être pourtant, chère, pour ton repos et pour le mien. Mais
ce mystère, comme tu l'appelles, ne sera pas de longue durée, car mon
impatience à te faire publiquement ma femme, à t'appeler telle,
empêchera tout délai inutile. Promets cela, alors!

--Je le promets solennellement! répéta-t-elle.

--Sur ce signe qui, je le sais, t'est sacré, ajouta-t-il en présentant à
ses lèvres la petite croix d'or qu'elle portait toujours suspendue à son
cou.

Elle embrassa le signe de la rédemption et répéta:

--Je le promets.

Puis, avec frémissement:

--Ma promesse, dit-elle, est inviolable, car cette croix est un souvenir
de ma mère mourante.

--Et je sais que tu la tiendras religieusement. Mais, assis-toi, chère
Antoinette; nous allons causer ensemble tranquillement, comme si nous
n'étions que de simples connaissances, comme si nous n'étions pas unis
par un lien indissoluble sur cette terre.

Lorsque Madame d'Aulnay revint, elle fut enchantée de voir Antoinette
tranquillement assise à son canevas, l'air aussi calme qu'autrefois,
pendant qu'Audley, assis sur un ottoman près d'elle, lisait à haute
voix, dans un livre de poésies, tels passages qu'il jugeait appropriés à
la circonstance.

Ce tableau était un peu la réalisation de ce qu'elle avait rêvé pour sa
jeune cousine; il offrait quelque chose de ce mystère piquant d'intérêt
qu'elle aimait tant. Passant la main sur les boucles de cheveux noirs du
jeune homme, elle dit avec un demi-soupir et un demi-sourire:

--Que ne donneraient pas certaines femmes pour avoir un mari qui se
ferait aussi charmant, aussi aimable!

Audley Sternfield jeta un coup-d'oeil sur sa jeune femme. Les yeux
baissés de celle-ci, le doux sourire qui courut sur ses lèvres, le léger
incarnat qui s'étendit soudainement jusque sur son cou d'ivoire, lui
indiquèrent que, elle aussi, comme Madame d'Aulnay, le trouvait vraiment
charmant.




XVI.


La quinzaine indiquée passa rapidement, avec ses heures de chagrins et
de plaisirs; mais, hélas! la pauvre Antoinette trouva que, pour elle du
moins, la peine prédominait. A part les doutes cruels qui l'assiégeaient
sur la possibilité de voir son père restai implacable; à part le remords
qu'elle éprouvait de la manière dont il avait été trompé, il y avait
dans la conduite de son mari de quoi l'attrister et la blesser
davantage.

En effet, passant d'un extrême à l'autre, Audley était toute tendresse
ou toute dureté, et quand il se trouvait sous l'empire de cette sombre
humeur, il lui reprochait sa froideur et sa prétendue cruauté en des
termes qui faisaient couler ses larmes et battre son coeur d'un
sentiment mêlé de peine et d'indignation. Son prochain départ pour
Valmont était une source de récriminations et de reproches continuels.
Malgré toutes ces contrariétés, la résolution de la jeune femme fut
inébranlable: elle savait, si Sternfield l'ignorait, que son père était
un homme avec lequel on ne devait pas plaisanter.

Le dernier jour qu'elle devait passer à la ville était arrivé. Madame
d'Aulnay avait invité quelques amis, afin que la dernière soirée
d'Antoinette chez elle fut la plus charmante possible. Tout était donc
gaieté et plaisir ce soir-là. Mais un jeune coeur était destiné à
recevoir un nouveau chagrin dont, jusque-là, il avait été exempt.

Antoinette venait de danser la première danse avec son mari, et tous
deux se promenaient à pas lents autour de la chambre. Tout-à-coup,
Audley lui dit brusquement:

--Etais tu sérieuse, hier soir, lorsque tu m'as annoncé qu'il ne t'était
pas possible de dire combien de temps tu resterais à Valmont?

La réponse fut prononcée d'une voix si faible, qu'il la devina plutôt
qu'il ne l'entendit. Ce fut avec irritation qu'il répliqua:

--Je te déclare qu'une absence aussi prolongée et aussi incertaine
peut-être est plus que je ne puis souffrir patiemment. Si elle est
possible pour toi, elle ne l'est pas pour moi; de sorte qu'avant peu
j'irai te voir à Valmont.

--Et qu'est-ce que papa dira de cela? demanda-t-elle, alarmée.

--Il n'en saura rien. Je puis aller à Valmont sous un nom d'emprunt, et
descendre à quelque auberge ou quelque ferme près du Manoir. Tu n'auras
rien autre chose à faire qu'à diriger tes promenades dans la bonne
direction.

--Audley! Audley! je ne dois pas, je n'ose pas faire cela. Les yeux
avides et les mauvaises langues des commères feraient bientôt connaître
nos rencontres, non-seulement à papa, mais encore à tout le monde.

--Ainsi, tu me refuses même cette insignifiante concession? Prends
garde, Antoinette! tu m'éprouves trop!

--Que puis-je faire? demanda-t-elle d'un ton suppliant, et en dirigeant
sur lui ses yeux baignés de larmes.

Mais, insensible à ce regard qui semblait demander grâce, il continua:

--Ce que tu peux faire? Prouve-moi par tes actions que tu es une femme,
et non pas une enfant; prouve-moi que tu éprouves pour moi un peu de cet
amour que tu m'as juré si solennellement il y a quinze jours.
Assurément, je n'exige pas trop: la permission de te rencontrer, de te
voir pendant une petite heure; et cependant, tu as le coeur de me
refuser cela! Si tu continues à te montrer aussi insensible à la pitié,
à la plus simple justice, je ne serai pas longtemps sans insister pour
que tu fasses usage de l'une et de l'autre à mon égard.

--Ces reproches sont insupportables! répondit Antoinette devenant
mortellement pâle. Audley! je vais tout dire de suite à mon père, et
m'en remettre à sa clémence. Mieux vaut sa colère, quelle que terrible
qu'elle sera, que ces chagrins secrets et sans fin.

--Non, tu ne diras rien à M. de Mirecourt maintenant: rappelle-toi ta
promesse solennelle. Quand le temps favorable sera venu, et alors
seulement, je t'en dégagerai.

--Oh! Major Sternfield, dans quel abîme de déceptions et de mystères
vous m'avez fait tomber! murmura-t-elle avec amertume.

--Peut-être es-tu déjà fatiguée de tes engagements, répondit-il
froidement. Je reconnais que je suis un mari trop ennuyeux, trop dévoué,
trop affectueux: eh! bien, je vais tâcher de me réformer.

Un long silence suivit ces remarques; et, après avoir fait asseoir sa
femme, le militaire la laissa sans lui dire un mot de plus.

Quelques minutes après, elle le vit près d'une gracieuse brunette, lui
parlant à voix basse avec toute l'attention qu'il avait coutume de lui
accorder à elle-même. Un sentiment de malaise inexprimable s'empara
d'elle à cette vue; mais elle fut assez forte pour le combattre
résolument et accepter le premier danseur qui se présenta. Pendant la
danse, ses yeux se dirigèrent involontairement vers l'endroit où se
trouvait Audley. Il était à la même place où elle l'avait aperçu
d'abord, penché vers sa jolie compagne, jouant avec une fleur qu'elle
lui avait donnée de son bouquet, et augmentant, par ses chuchotements et
ses flatteries, la rougeur qui couvrait les joues de la jeune fille.
Alors une douloureuse angoisse vint frapper Antoinette au coeur; mais
trop fière pour se trahir, elle accepta le supplice d'une autre danse
avec un monsieur ennuyeux. Ce cotillon fut bientôt terminé, et les notes
mesurées d'un menuet,--si différent de la rapide polka, de la valse et
du galop de notre époque,--se faisaient à peine entendre, que Sternfield
était déjà en place avec sa même partenaire. Antoinette souffrit tout
cela courageusement. Un autre danseur se présenta, mais quoique, sous
prétexte de fatigue, elle n'acceptât pas son invitation, il resta près
d'elle, sans se laisser décourager par le silence qu'elle semblait
déterminée à garder, et résolu de l'avoir pour danseuse au moins une
fois durant la soirée: ce qui ne tarda pas à arriver, car la musique
d'une contre-danse qui succédait au menuet s'étant fait entendre, elle
se mit en place, bien qu'à contre-coeur. Par un jeu assez désagréable du
hasard, l'endroit où elle se trouvait était près d'un sofa où
Sternfield, avec son inévitable partenaire, était assis. Pendant tout le
temps que dura cette danse qui lui sembla interminable, elle dût
paraître indifférente devant ces deux personnes qui semblaient en ce
moment si exclusivement occupées l'une de l'autre. Malgré la proximité
où ils se trouvaient, Sternfield ne jeta pas même les yeux sur sa femme.
Pendant qu'elle les épiait ainsi, à l'insu de tout le monde, elle ne put
s'empêcher de faire en elle-même ces tristes réflexions:

--Cet homme est-il bien réellement mon mari? Dois je voir tout cela,
supporter, sans me plaindre, toutes ces douleurs, dans cette soirée
surtout qui est la dernière que nous aurions pu passer ensemble d'ici à
plusieurs semaines peut-être?.... Conduisez-moi dans l'autre chambre, il
fait trop chaud ici, dit-elle tout-à-coup à son partenaire qui,
remarquant, sur la fin de la danse, l'extrême pâleur de ses traits, lui
demandait si elle se sentait indisposée.

Ce fut avec un grand soulagement qu'elle entra dans un petit boudoir
destiné à l'usage spécial de sa cousine et qui, en ce moment, était
heureusement vacant. Pour se donner quelques instants de solitude, afin
de rendre à ses yeux et à sa voix le calme qu'ils devaient avoir, elle
accepta avec empressement l'offre que son partenaire lui fit d'aller lui
chercher quelques rafraîchissements.

Il avait à peine laissé l'appartement, qu'un bruit d'éperons
retentissants avertit Antoinette de l'approche de quelqu'un. C'était le
Colonel Evelyn qui, contre son ordinaire, avait accepté l'invitation de
Madame d'Aulnay pour cette soirée. Sans apercevoir Antoinette, il se
jeta sur le canapé d'un air profondément ennuyé. Ses yeux, qui se
promenaient autour de la chambre, aperçurent enfin la jeune fille; il se
leva aussitôt.

--Vous ici, Mademoiselle de Mirecourt, et seule, encore! dit-il.

--Je ne fais qu'entrer. M. Chandos est allé me chercher du café et des
gâteaux.

Le Colonel Evelyn s'aperçut de suite que l'indifférence de ses manières
était affectée, qu'il y avait, dans la pâleur de ses joues, dans le
frémissement de ses belles lèvres, quelque chose qui rappelait la
promenade mémorable qu'ils avaient faite ensemble, et l'intérêt qu'elle
avait su lui inspirer alors. Au lieu de s'esquiver tranquillement de la
chambre, comme il avait l'habitude de le faire quand le hasard le
plaçait en tête-à-tête avec une jolie femme, il s'approcha plus près
d'Antoinette, et, tout en disant quelques-unes de ces banalités de
conversation qu'il savait pourtant généralement éviter, il s'étonna de
la singulière expression de tristesse qu'il remarquait pour la première
fois sur sa figure.

--Vous vous êtes bien tôt lassée de la danse, ce soir? dit-il après
quelques instants de silence.

--Oui; il faut que je conserve mes forces pour mon voyage de demain. Je
dois partir pour Valmont aussitôt après le déjeuner.

--Ah! vous nous laissez donc? Que vont faire vos amis et vos admirateurs
pendant votre absence?

--M'oublier! répondit-elle avec indifférence.

Evelyn pensa en lui-même que si elle avait inspiré de l'amour, elle ne
pourrait être aussi facilement oubliée; mais il se contenta de répondre:

--Comme vous les oublierez sans doute.

Ah! le pourrait-elle? Parmi ceux qu'elle laissait, il y eu avait un
qu'elle ne pouvait, qu'elle ne devait jamais oublier; et comme il
l'avait peinée, comme il avait blessé ses sentiments durant cette
douloureuse soirée!

Elle ne répondit pas à la répartie du Colonel, mais le vif incarnat qui
monta à sa figure, l'expression de douleur mentale qui se dessina sur
ses traits, indiquèrent clairement que cette remarque l'avait
profondément touchée. Emu, il changea bientôt le sujet de la
conversation, se contentant de déplorer le malheur que quelques mois
d'expérience de la vie fashionable apprendraient à cette naïve enfant à
déguiser des émotions qu'elle trahissait aussi ouvertement.

Si Antoinette eut été dans son état normal, si ses sourires enchanteurs
avaient comme autrefois illuminé ses beaux traits, il n'y a pas de doute
qu'Evelyn se serait de suite éloigné d'elle; mais il avait connu, lui
aussi, les douleurs et les chagrins, et, sombre misanthrope comme il
l'était, s'il fuyait les plaisirs du monde, il savait toujours compatir
aux souffrances et aux chagrins des autres.

En ce moment, M. Chandos arriva avec un plateau bien garni, et, tout en
offrant des gâteaux à Antoinette, il exprima l'espoir qu'elle serait
bientôt en état de l'accompagner au salon.

--Si Mademoiselle de Mirecourt veut rester ici plus longtemps pour
prendre un peu de repos, je serai heureux de l'attendre pour la
reconduire au salon, dit le Colonel Evelyn.

M. Chandos, engagé pour la danse suivante avec une jeune fille enjouée
qui l'attendait probablement avec la plus grande impatience, mentionna
cette circonstance et se retira.

Après avoir feint de goûter quelques fruits, Antoinette se leva, avec la
pensée qu'elle ne devait pas maintenant rester seule avec le Colonel
Evelyn, ni avec aucun autre.

--Quoi! déjà désireuse de partir, Mademoiselle de Mirecourt? demanda le
militaire. Veuillez accepter mon bras; nous allons faire le tour des
chambres, jusqu'à ce que vous soyiez suffisamment reposée pour retourner
au milieu des jolis danseurs qui sont probablement impatients de votre
absence.

Le sourire forcé avec lequel la pauvre Antoinette essaya d'accueillir
cette dernière remarque était encore plus douloureux que l'expression de
souffrance qui s'était d'abord trahie sur ses traits. Evelyn, se
rappelant le calme et le sang-froid qu'elle avait déployés dans un
moment de péril imminent, ne put s'empêcher de remarquer avec chagrin
que, quelle que courageuse qu'elle fût dans les dangers physiques, elle
était de celles que les souffrances morales pourraient terrasser.

Tout en la promenant, il s'efforça, d'une manière qui ne lui était pas
habituelle, de l'intéresser et de l'amuser: il y réussit en partie.

Le Colonel possédait une intelligence rare et puissante, et sa
conversation, quoique manquant de cette grâce du compliment, de ces
spirituelles épigrammes qui donnaient tant de cachet à celle de
Sternfield, était infiniment plus intéressante. Antoinette s'y prêta de
bonne grâce, ne s'apercevant pas que, dans les observations courtes et
naïves qu'elle hasardait de tempe à autre, son compagnon trouvait une
fraîcheur, une candeur qui le charmaient plus que n'auraient pu le faire
les plus fines réparties.

En passant dans un appartement faiblement éclairé par des lampes
coloriées en rose, et rempli de niches qui en faisaient un véritable
temple de coquetterie, ils aperçurent le Major Sternfield assis sur une
causeuse près d'une jeune fille de seize ans, jolie et gracieuse, et
dont l'air confus et les yeux baissés indiquaient qu'elle n'était pas
familière avec le genre de conversation adulatoire à laquelle on
semblait l'initier.

Comme ils passaient devant eux, Evelyn se mordit les lèvres.

--Admirez-vous le Major Sternfield? demanda-t-il brusquement.

--Comme il est loin de se douter que le Major Sternfield est maintenant
le seul arbitre de ma destinée, de mon avenir! pensa la pauvre
Antoinette.

Soit qu'il n'eût pas remarqué son embarras, soit qu'il ne se souciât pas
d'entendre sa réponse, le Colonel continua:

--Sans doute vous l'admirez, et les trois quarts des Dames qui sont ici
ce soir en font probablement autant. Il est beau comme un Apollon; il a
des manières irréprochables, il danse et il cause à ravir: assurément,
cela suffit. Cependant je préfère, pour ma part, rester sous
l'imputation d'être un ennemi des femmes, comme vous m'avez dit que j'en
avais la réputation, plutôt que d'être un homme de son caractère.
Maintenant, je dois vous laisser, car je vois s'avancer un monsieur qui
désire vous demander pour la prochaine danse; aussi bien, je vais vous
dire adieu de suite, car j'ai l'intention de laisser bientôt cette scène
brillante.

--Adieu! Vous avez été bien bon pour moi ce soir! dit-elle simplement en
lui donnant la main.

--Les derniers mots que vous venez de prononcer, dit-il en baissant la
voix, m'encouragent à vous donner un conseil qu'autrement vous auriez
raison de regarder comme impertinent, un conseil qui a au moins le
mérite du désintéressement, car il vient d'un homme qui a cessé de
rechercher les sourires et l'approbation des femmes. Le voici: Restez
dans cette heureuse maison de la campagne où vous avez grandi candide et
naïve; restez avec les amis sages, éprouvés de votre enfance: vous n'en
trouveriez pas d'aussi bons dans cette vie frivole où vous êtes
récemment entrée.

--Trop tard! se dit à elle-même Antoinette qui se contenta de répondre
en inclinant légèrement la tête.

Le colonel Evelyn la laissa, tout en reconnaissant que quelque chose
comme de la confiance en la femme pouvait encore exister sur la terre.

De son côté, Antoinette accepta sans faire aucune observation le danseur
qui venait de s'offrir et dont les platitudes lui parurent doublement
ennuyeuses après l'intéressante conversation qu'elle venait d'avoir avec
le Colonel.

Ses pensées ne tardèrent pas à retourner auprès de Sternfield. Elle
songea au cruel et systématique abandon qu'il avait fait d'elle-même, à
ses attentions empressées pour d'autres, et l'expression d'angoisses qui
l'avait laissée depuis un moment revint bientôt plus forte que jamais.

A la fin de la danse on vint annoncer le souper. De retour au salon, on
dansa un cotillon, puis on fit un peu de musique.

Finalement, pendant que la plupart des invités commençaient à se
retirer, le Major Sternfield s'avança vers sa femme.

--Est-ce que tu t'es bien amusé? demanda-t-il; je t'en ai laissé le
loisir, en te faisant grâce de mes ennuyeuses attentions.

--Vous m'avez rendue bien malheureuse ce soir, répondit-elle d'une voix
tremblante.

Sternfield aperçut aussi facilement que le Colonel Evelyn les traces que
la douleur morale avait laissées sur son pâle visage, et il en fut un
peu attristé.

--Pardonne-moi, Antoinette, murmura-t-il avec tendresse. Mais qu'est le
léger chagrin que ma conduite de ce soir a pu te causer, auprès des
souffrances que ta froideur m'inflige constamment?

--Moi, j'agis par principe, Audley, tandis que vous, vous m'avez
torturée, soit par représailles, soit par le désir de voir jusqu'à quel
point vous pouvez me faire souffrir et ce que je puis supporter.

--Oh! non, ma petite femme; mais j'espère que cette dure leçon aura pour
effet de te rendre à mon égard plus indulgente que tu ne l'as été
jusqu'ici. Assurément, tu ne me refuseras plus la permission d'aller à
Valmont?

--Venez à Valmont si vous le voulez, mais venez-y ouvertement et sans
détour: au risque d'encourir la colère et les reproches de mon père, je
vous y recevrai avec plaisir; mais, quant à aller vous rencontrer
ailleurs, je ne le puis pas, je n'y consentirai jamais.

--Qu'il en soit ainsi! Puisque tu l'exiges, je me confierai aux chances
de l'hospitalité de ton père. Mais comment passerai-je le temps durant
ton absence?

--Oh! quant à cela, vous avez beaucoup de ressources, répondit-elle
amèrement. Je n'en veux pour preuve que ce qui s'est passé ici ce soir.

--Comment! tu es jalouse, Antoinette?

Et un imperceptible sourire de satisfaction traversa ses traits.

--Je ne crois pas que j'aie ressenti de la jalousie; mais ce que je
sais, c'est que j'ai été bien malheureuse pendant les quelques heures
qui viennent de s'écouler. Je me suis demandé plus d'une fois avec
anxiété si l'amour que vous dites avoir pour moi est bien sincère, si
cet amour pouvait réellement exister pendant que vous me traitiez ainsi.
Oh! Audley, concevez avec quelle cruelle douleur j'ai pu laisser ce
doute pénétrer dans mon coeur, maintenant que nous sommes
irrévocablement unis l'un à l'autre.

--Oui, il est bien heureux qu'il en soit ainsi! répondit-il, les yeux
brillants d'un sombre triomphe.

Sa femme frémit.

--Heureux, devriez-vous dire, Audley, tant que la confiance et
l'affection mutuelles existeront entre nous.

--Je ne fais aucune exception: heureux dans l'un comme dans l'autre cas.
Même, malgré la défiance, la froideur et l'irritation qui pourraient
obscurcir nos relations, c'est pour moi une pensée consolante que celle
de savoir que tu es entièrement, irrévocablement la mienne.

Ces paroles n'étaient, si vous le voulez, qu'une exagération de passion
comme celles qui, en général, résonnent si agréablement aux oreilles
d'une nouvelle mariée; mais elles firent pâlir la pauvre femme de
Sternfield et remplirent son coeur d'une terreur indicible.

--Comment! n'ai-je pas raison? continua-t-il presque violemment, en
remarquant sa pâleur soudaine.

--Pour l'amour de Dieu, Audley, ne parlez pas aussi étrangement! A Dieu
ne plaise que la moindre méfiance s'élève maintenant entre nous! Je vous
serai sincère, fidèle et dévouée; de votre côté, soyez bon et patient
pour moi. Ne jouez pas avec mes sentiments comme vous l'avez fait aussi
impitoyablement ce soir....

--Même comme tu as constamment joué avec les miens?... Mais voici ta
cousine. Je t'en prie, tâches de paraître moins abattue; autrement,
j'aurai à passer par une cour martiale qu'elle pourrait instituer.

--Que conspirez-vous donc ensemble dans ce coin solitaire? demanda
Madame d'Aulnay qui arrivait en souriant. Comment! Antoinette, tu parais
bien malade! tu seras certainement incapable de faire le voyage de
demain. Major Sternfield souhaitez lui le bonsoir de suite, car c'est
vous qui, par vos plaintes et vos mélancolies, avez fait disparaître les
couleurs d'Antoinette. Dites bonne nuit et adieu.

Et elle s'éloigna.

--Adieu, chère Antoinette! dit Sternfield en pressant sa jeune femme sur
son coeur. Pardonne-moi et oublies la peine que je t'ai si cruellement
infligée ce soir.

Pardonner et oublier! Hélas! la demande était bien facile à faire; mais
fut-elle aussi facilement accordée?

L'insomnie d'Antoinette, les oreillers de son lit trempés de larmes,
auraient pu répondre à cette question.




XVII.


Quelques jours après, notre jeune héroïne était installée au Manoir,
environnée des soins affectueux de son père, des services dévoués de son
excellente gouvernante et des attentions amicales de Louis Beauchesne
qui,--cela va de soi,--était un visiteur privilégié au Manoir.

Cependant, malgré ce triple mur d'affection qui l'entourait, malgré son
retour au calme et à la régularité de cette vie de la campagne qu'elle
menait de nouveau, Antoinette conservait toujours l'apparence délicate
qu'elle avait contractée durant les quelques semaines de son séjour à
Montréal.

M. de Mirecourt, néanmoins, n'en conçut aucune inquiétude, persuadé
qu'une quinzaine de jours de repos lui rendrait sa vigueur d'autrefois;
mais Madame Gérard était loin de partager son assurance et de se
satisfaire aussi facilement. Ce qui l'alarmait plus encore que
l'excessive faiblesse d'Antoinette, c'était la mélancolie à laquelle
elle se laissait aller et l'indifférence qu'elle manifestait à l'égard
de ses douces habitudes d'autrefois: l'accomplissement d'oeuvres de
charité et les plaisirs intellectuels auxquels elle se livrait avant sa
promenade à la ville. Plus d'une fois elle essaya, par la patience, par
la douceur, comme une mère seule aurait pu le faire, de provoquer
quelque confidence chez son enfant bien-aimée; mais celle-ci évitait
avec terreur toute ouverture à ce sujet. Enfin, s'apercevant que ses
tentatives avaient pour résultat invariable de faire Antoinette
s'enfermer dans sa chambre, elle renonça à son idée, se contenta
d'adresser tous les jours de ferventes prières au Ciel pour qu'il rendît
à ce jeune coeur le calme qu'il semblait avoir perdu, et essaya de son
mieux de le distraire et de chasser sa tristesse.

Une cause de chagrin et de regrets incessants pour Madame Gérard, était
la correspondance régulière qui s'échangeait entre Antoinette et sa
cousine Madame d'Aulnay. Ce chagrin était bien fondé, car la réception
ou l'envoi d'une lettre était pour sa chère enfant un nouveau sujet de
mélancolie ou lui donnait des maux de tête violents. Comme l'inquiétude
de la bonne gouvernante se serait accrue, si elle eût su que la moitié
de ces lettres qui étaient expédiées sous couvert à Lucille, faisait
partie d'une correspondance suivie avec le Major Sternfield!

Un jour, elle se décida à demander, tout en badinant, à voir
quelques-unes des lettres en question; mais Antoinette la refusa
froidement, disant pour raison qu'elle avait promis à Madame d'Aulnay de
ne montrer ses missives à personne. Réellement alarmée, elle voulut s'en
plaindre à M. de Mirecourt; mais celui-ci, qui était devenu plus
indulgent encore pour sa fille depuis son retour de la ville, répondit
avec une certaine impatience, qu'Antoinette ne devait pas être troublée
pour des riens, que d'ailleurs elle n'était pas en âge d'être soumise à
une inquisition, comme une petite pensionnaire, au sujet de la
correspondance qu'elle tenait avec sa cousine.

Cette réponse fut invariablement donnée par M. de Mirecourt, chaque fois
que Madame Gérard voulut recourir à son intervention: car si jusque-là
la jeune fille s'était montrée aussi bonne et aussi soumise, c'était dû
à la douceur de ses dispositions et non à la contrainte exercée par son
père. C'était donc une bonne fortune, pour le secret qu'elle gardait
avec tant de soin, que le temps et les pensées de M. de Mirecourt
fussent occupés par d'autres choses; autrement, il n'aurait pas manqué
de remarquer l'inconcevable changement qui s'était opéré chez elle.

Nous avons déjà dit que la plupart des Canadiens-Français, au lieu de
recourir, pour le règlement de leurs difficultés, à des juges qui ne
connaissaient ni leur langue ni leurs lois, s'étaient habitués à les
soumettre à l'arbitre de leur curé ou à celui de quelque notable de
leurs paroisses. A Valmont M. de Mirecourt était universellement aimé et
respecté; aussi se trouva-t-il constitué juge et arbitre des différends
qui s'élevaient quelques fois entre ses co-paroissiens. Jamais on n'en
appelait de ses décisions, car tous étaient convaincus qu'il agissait
avec la plus entière impartialité, avec la plus stricte justice.

Un matin qu'Antoinette était dans le vieux salon du Manoir où les Dames
avaient l'habitude de passer la matinée, son père vint lui remettre une
lettre qu'il tenait à la main.

--Voilà une dépêche qui pèse autant que celles ordinairement reçues au
Département du Secrétaire-Provincial, dit-il en riant.

Aucun sourire n'effleura les traits de la jeune fille en recevant la
lettre, qu'elle glissa dans les plis de sa robe, en murmurant quelques
mots de remerciement.

M. de Mirecourt, qui avait ce jour-là un nombre plus qu'ordinaire de
causes en délibéré, partit presqu'aussitôt. Quelques instants après,
Antoinette se leva à son tour.

--Pourquoi ne lis-tu pas ta lettre ici, mon enfant? demanda Madame
Gérard. Je te promets de ne pas dire un mot et de ne pas la regarder,
pendant que tu en prendras connaissance.

La jeune fille fit quelques excuses d'une voix presqu'inintelligible et
sortit.

Ah! c'est que les lettres qu'elle recevait ne devaient pas être lues
devant des personnes dont elle redoutait l'observation; c'est qu'elles
faisaient trop monter le rouge de l'émotion à ses joues et les larmes à
ses yeux, pour pouvoir affronter cet examen; c'est qu'elles
occasionnaient sur ses traits l'expression trop claire du plaisir ou de
la peine qu'elle éprouvait en les lisant, et que la peine avait trop
lieu de prédominer, pour qu'elle permît à qui que ce fût de l'étudier
pendant qu'elle en prenait connaissance.

Arrivée dans sa chambre, elle en ferma la porte à clef et brisa
l'enveloppe qui contenait, comme elle l'avait prévu, deux lettres, une
du Major Sternfield et l'autre de sa cousine. Nous nous permettrons de
reproduire en entier celle de cette dernière qui peint au vif l'esprit
et le caractère de Madame d'Aulnay:


      "Ma chère Antoinette,--pour l'amour du ciel! fais
      l'impossible pour obtenir de ton père la permission de
      revenir immédiatement à Montréal! Audley ressemble à un
      parfait enragé. Il a entendu dire quelque part que le jeune
      Beauchesne est devenu le commensal du Manoir, qu'il te fait
      une cour assidue, et il en conclut que tu t'amuses à
      _flirter_ avec Louis pendant que tu l'oublies entièrement,
      lui, ton mari. Il est venu ici hier soir, dans une colère
      incroyable, et a déclaré que si tu persistais à rester à
      Valmont plus longtemps, il prendrait le parti d'aller te
      voir là, n'importe quelles conséquences cette démarche
      pourrait avoir. Jusqu'ici, j'ai pu, comme tu m'en avais
      instamment priée, l'empêcher d'agir ainsi, mais je crains
      bien que sa patience et mon influence soient rendues à leurs
      dernières limites. Qui aurait pu croire qu'un homme aussi
      charmant et aussi adorable deviendrait jamais tyran! Et
      cependant il y a, ce me semble, dans la violence même qui le
      distingue et qui n'est qu'un excès de son amour pour toi,
      quelque chose de calculé pour le rendre dix fois plus cher
      encore à celle qu'il a choisie entre toutes pour être sa
      femme. Comme est insignifiant l'amour tranquille et
      philosophe de la plupart des hommes, mis en regard avec sa
      violente passion pour toi!

      "Maintenant, quant à ton retour ici, comment pourra-t-il
      s'effectuer? Je crois qu'il serait peut-être mieux que
      j'aille cette semaine au Manoir avec M. d'Aulnay, que nous
      te trouvions, lui et moi, l'air malade,--ce qui est vrai ou
      devrait l'être, puisque tu te trouves séparée de celui qui
      doit t'être le plus cher en ce monde,--et tourmenter M. de
      Mirecourt à tel point, qu'il finisse par te laisser venir
      avec nous. Je lui dirai que, nous trouvant dans le temps du
      Carême, je fais pénitence, dans une entière réclusion, pour
      la vie mondaine et gaie que j'ai menée jusqu'ici: que, par
      conséquent, tu ne rencontreras personne chez moi; enfin, si
      ces raisons ne suffisent pas, j'inviterai Louis à être de la
      partie. Ce dernier argument sera convainquant, car mon oncle
      supposera tout naturellement que Louis, t'accompagnant à la
      ville, aura une nouvelle occasion de poursuivre la
      réalisation de son cher projet de vous marier.

      "Mais adieu; j'entends la voix de Sternfield qui se fait
      entendre dans le passage: je dois donc fermer ma lettre de
      suite. Il a probablement quelques lignes ou une longue
      lettre à te faire parvenir.

      "Ta dévouée mais bien contrariée

      "LUCILLE."


La lettre de Sternfield n'était pas de nature à calmer le trouble moral
que venait de produire celle de Lucille. Le Major accusait Antoinette de
l'avoir oublié, déclarait énergiquement qu'il ne pourrait souffrir plus
longtemps d'être exilé de sa présence, et terminait en disant qu'il
tâcherait d'avoir assez de patience pendant quelques jours encore, après
lesquels elle devait absolument venir le voir chez Madame d'Aulnay.

Ce fut en proie à une vive excitation qu'elle lut et relut ces lettres.
N'y pouvant résister, elle se couvrit le visage de ses mains et éclata
en sanglots.

--Oh! Audley et Lucille! soupira-t-elle, dans quel abîme de misère vous
m'avez plongée!

Ces paroles pleines de tristesse et de désespoir qui tombaient de la
bouche d'une jeune femme mariée à un homme qu'elle avait elle-même
choisi, n'étaient pas, comme on pourrait le supposer, le résultat d'un
moment de trouble ou d'inquiétude, mais bien plutôt le débordement d'un
coeur surchargé de chagrins. Oui, durant les quelques semaines qui
venaient de s'écouler, loin de la société pleine de charmes de
Sternfield et de l'influence pernicieuse de Madame d'Aulnay, elle avait
pu, dans la solitude de son coeur, jeter un coup-d'oeil en arrière et
juger l'irrévocable passé. Quel fut le résultat de cet examen sévère?
C'est ce qu'on peut deviner par l'exclamation qui venait de s'échapper
de ses lèvres.

Si Audley Sternfield s'était toujours montré indulgent et tendre, il n'y
a pas de doute que le goût passager qu'elle avait pris pour de l'amour
se serait changé en une profonde affection, car sa nature, à elle, était
aimante et aimable; mais la système de persécution et d'intimidation
qu'il avait adopté à son égard aussitôt après leur mariage infortuné,
avait sensiblement altéré l'attachement naissant qu'elle avait éprouvé
pour lui; et, avec une terreur pleine d'angoisse pour l'avenir et un
regret désespéré du passé, elle reconnaissait maintenant en son coeur
ulcéré, qu'elle ne faisait que craindre et trembler là où elle aurait dû
aimer et espérer. Une demi-heure s'écoula pendant laquelle, la tête
appuyée sur ses mains, elle regardait tristement les branches nues des
arbres qui, jouet des vents de Février, se balançaient doucement on
s'agitaient avec violence. Dans cette attitude mélancolique, elle rêvait
combien il lui était désormais impossible de goûter encore une fois la
paix et le bonheur.

Un léger coup frappé à la porte la fit tressaillir. C'était Madame
Gérard qui venait lui annoncer que M. de Mirecourt et Louis
l'attendaient au salon.

--Veuillez les rejoindre, chère Madame Gérard, répondit-elle; je vais
descendre dans quelques instants.

Après avoir à la hâte essuyé ses yeux et lissé ses cheveux, elle se
rendit au salon, en se préparant une contenance indifférente. Se plaçant
près des deux rideaux cramoisis afin que l'ombre qu'ils projetaient pût
cacher un peu sa pâleur--précaution qu'elle tenait de Madame
d'Aulnay,--elle fit tout son possible pour répondre avec calme aux
remarques qu'on lui adressa. Quelques instants après, M. de Mirecourt
fut appelé à son bureau par un voisin qui venait solliciter ses conseils
et son arbitrage: les deux jeunes gens se trouvèrent seuls, Madame
Gérard étant occupée à des affaires de ménage.

--Qu'avez-vous donc, Antoinette? demanda Louis qui avait deviné son
trouble, en dépit des rideaux cramoisis et de l'assurance qu'elle avait
tenté de se donner.

--Oh! Louis! je suis bien misérable, bien malheureuse! répondit-elle.

--Je m'en suis aperçu dès le premier instant de votre retour,
répliqua-t-il gravement; vous n'êtes plus la jeune fille si gaie et si
heureuse d'autrefois. Mais, chère Antoinette, puis-je faire quelque
chose pour vous?

--Oh! oui, dit-elle en l'interrompant et en joignant ses mains. Tâchez
de m'obtenir la permission de retourner prochainement, de suite, à
Montréal.

--Oui, à la société si pleine de charmes de l'_irrésistible_ Major
Sternfield, continua-t-il avec une amertume pleine de jalousie dont il
ne put se rendre maître. Assurément, s'il déplore votre mutuelle
séparation la moitié autant que vous semblez la regretter, son nom et le
vôtre mériteront de passer à la postérité comme un exemple du vif
attachement des amoureux de nos jours.

--Oh! Louis, épargnez-moi les reproches et les railleries, je suis bien
déjà assez misérable. Secourez-moi, si vous le pouvez; sinon,
plaignez-moi.

Emu, le jeune Beauchesne s'exclama impétueusement:

--Non, Antoinette; c'est plutôt à vous de me plaindre, de me pardonner
mon injustice. Dites que vous me pardonnez, et je tâcherai de me rendre
digne de la confiance que vous avez placée en moi.

Ce pardon lui fut facilement accordé. Antoinette lui fit part alors de
la prochaine arrivée de Madame d'Aulnay et du but qu'avait cette visite.
Louis promit de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour favoriser
le projet.

Madame Gérard entrant quelques instants après, il commença, avec elle,
une conversation animée, pour détourner son attention de la jeune fille
encore sous l'effet d'une vive agitation.




XVIII.


Quelques jours après, par une superbe matinée, Monsieur et Madame
d'Aulnay, traînés dans leur joli équipage d'hiver, venaient frapper à la
porte du Manoir, à la grande joie de M. de Mirecourt qui était également
fier de sa gracieuse nièce et de son digne et savant époux.

Antoinette amena Lucille dans sa chambre pour la débarrasser de ses
vêtements de voyage. Une fois là, celle-ci ferma la porte avec soin, et
s'écria:

--Maintenant, aux nouvelles.... Mais, mon Dieu! Antoinette, comme tu es
terriblement pâle! Qu'est-ce que tu as donc fait? Non-seulement tu as
considérablement maigri, mais de plus tes yeux et ton teint ont perdu
tout leur éclat. Cela ne fera pas. Tu ne dois pas permettre au chagrin
ni à l'inquiétude d'aller plus loin que de communiquer à tes traits une
pâleur délicate ou un air mélancolique.

--Donne-moi ta recette pour les restreindre dans des limites aussi
modérées, dit Antoinette avec un sourire forcé.

--Lorsque tu te sentiras triste, arrête-toi de penser, prends un roman,
essaies une intrigue ou jette un coup-d'oeil sur tes toilettes. Si ces
dernières sont dans un état défectueux, le remède est infaillible, car
une cause de tristesse en neutralise toujours une autre. Courage, chère
enfant. Nous allons obtenir la permission de ton père; demain soir tu
seras dans mon salon, avec ce cher tyran d'Audley à tes pieds. Mais,
silence! j'entends venir Madame Gérard. Jusqu'après le dîner, pas un mot
de notre projet.

Le dîner fut excellent et les vins exquis; M. de Mirecourt, content de
voir que tout allait à merveille, était d'une humeur des plus aimables.
Après le café qui fut servi dans le salon, Madame d'Aulnay, avec une
grande habileté, ouvrit le feu par quelques remarques sur la pâleur et
l'apparence délicate d'Antoinette.

--En effet, elle paraît malade, répondit un peu brusquement M. de
Mirecourt; mais c'est à sa promenade en ville que nous devons cela.

--Oh! cher oncle, répondit en souriant Madame d'Aulnay, lorsqu'elle
quitta Montréal elle paraissait être bien mieux que maintenant. Elle
s'ennuie à la mort ici, précisément comme moi à la ville depuis que le
Carême est commencé.

--- C'est très-flatteur pour M. d'Aulnay et pour moi-même,
répliqua-t-il.

--Mais, mon oncle, vous êtes très-souvent absent ou retenu dans votre
bureau par d'importants travaux, et Madame Gérard est occupée par les
affaires du ménage, en sorte que la pauvre Antoinette est souvent seule.

--Que la petite demoiselle se livre à la lecture, au jeu ou à la
couture, comme elle avait la louable habitude de le faire avant son
entrée dans la vie du grand monde, dit M. de Mirecourt d'un ton assez
bref.

Mais le regard de tendresse qu'il lança en même temps sur sa fille était
une frappante contradiction de la brusquerie de ses paroles.

--Laisse-la plutôt venir à la ville avec nous, interrompit M. d'Aulnay
qui avait reçu des instructions de sa tendre moitié. Je te promets que
nous te la renverrons après Pâques, aussi heureuse et en aussi bonne
santé que jamais.

M. de Mirecourt hocha la tête.

Madame Gérard, de son côté, fit comprendre qu'elle ne pouvait s'imaginer
qu'Antoinette pût désirer s'éloigner si tôt du Manoir, après une si
longue absence. Mais quelle chance avait-elle de lutter contre des
alliés aussi puissants! Louis lui-même, sur lequel elle avait compté
comme sur un secours efficace, l'abandonnait et passait traîtreusement à
l'ennemi. Quel était son but en agissant ainsi? c'est ce qu'elle ne put
deviner, à moins toutefois que, comme Madame d'Aulnay l'avait également
invité, il eût voulu profiter de cette occasion pour devenir plus intime
avec Antoinette en vivant sous le même toit qu'elle. Mais la vieille
gouvernante n'avait pas remarqué que Beauchesne avait répondu à
l'invitation d'une manière générale, équivoque, qui lui permettait
d'accepter ou de refuser ensuite, à sa convenance.

Antoinette elle-même, silencieuse et abattue, ne parlait que très-peu,
et en dépit des signes que lui faisait sa cousine, elle restait presque
passive. Un regard suppliant tourné vers son père et qu'elle accompagna
de ces mots: "j'aimerais à y aller," fut tout ce qu'elle fit pour
seconder les efforts de ses amis; mais, quand bien même elle se serait
étudiée à prendre des moyens directs de gagner le consentement de son
père, elle n'eût pu en choisir un plus heureux que celui-là. Le calme
qui se trahissait sur sa figure et qui atteignait presque l'apathie,
ainsi que le souvenir de la sévérité dont il avait fait preuve à son
égard lorsqu'il lui avait parlé de son mariage avec Louis, le touchèrent
sensiblement et le firent incliner à se rendre à la demande générale. Et
puis, la déclaration faite par Madame d'Aulnay qu'elles vivraient dans
la retraite du Carême, le fait que Louis avait été également invité et
pourrait surveiller sa fiancée, le décidèrent tout-à-fait.

--Eh! bien, mon enfant, dit-il en attirant sa fille à lui, puisqu'il
faut faire ce sacrifice, faisons-le gaiement.... Mais, quoi? des pleurs!
s'écria-t-il en voyant Antoinette qui, touchée par sa bonté, par le
souvenir de sa propre ingratitude envers lui et par le sentiment de sa
propre perfidie, essayait de contenir les sanglots qui s'échappaient de
sa poitrine oppressée. Tu pleures, petite! Qu'est-ce que cela veut donc
dire?

--Ne sois pas aussi enfant, Antoinette! interrompit Madame d'Aulnay avec
plus de vivacité que la circonstance semblait en demander de sa part. Tu
es ridiculement nerveuse aujourd'hui!

--Eh! bien, c'est toi-même, jolie nièce, qui lui a appris ces
mouvements.... Mais assez comme cela. Antoinette, monte à ta chambre et
commence à faire ta malle; autrement tu oublieras la moitié ou la plus
grande partie de tes effets indispensables.... C'est inutile, Madame
Gérard! continua-t-il de bonne humeur en interrompant la gouvernante qui
venait de commencer à protester, quoique avec beaucoup de déférence,
contre le retour d'Antoinette à la ville. C'est inutile. Cette fois, ils
ont été trop nombreux pour nous; tenez! tenez! c'est une affaire
décidée. Lucille, fais-nous maintenant un peu de musique, si tu peux;
mais je crains bien que l'instrument soit hors d'ordre: notre petite
fille ne l'a pas touché depuis bien longtemps.

Il y avait à peine quelques secondes qu'Antoinette, suivant l'invitation
de son père qu'elle avait reçue avec un grand empressement, était dans
sa chambre, lorsque Madame Gérard entra.

--Chère Antoinette, dit-elle, je suis venue voir si tu as besoin de moi?

--Oh! non; je ne mettrai pas beaucoup de temps à préparer tous mes
effets; mes commodes et mes tiroirs sont dans un ordre parfait, grâce au
bon exemple que vous m'avez donné sous ce rapport, chère amie.

--Ah! mon Antoinette,--reprit Madame Gérard avec une inquiétude pleine
de tristesse dans le regard et dans la voix,--je crains bien que les
conseils que je t'ai donnés sur d'autres sujets bien plus importants
aient été malheureusement inutiles. Dieu sait combien de fois je lui ai
demandé avec ferveur la grâce et l'inspiration de remplir dignement
l'important devoir qui m'était confié.

--Chère Madame Gérard, pourquoi êtes-vous si triste et si inquiète?
demanda avec douceur Antoinette en prenant les mains de sa gouvernante
qu'elle pressa chaleureusement dans les siennes. Vous avez été pour moi
une véritable mère. Toujours bonne, judicieuse, prudente....

--Et cependant j'ai failli, complètement failli! interrompit celle-ci
sur le même ton de tristesse. Non, ne parles pas ainsi, Antoinette, mais
écoute-moi, car je dis la vérité. Où est cette confiance que je désirais
t'inspirer, cette confiance qui aurait dû te faire venir à moi comme à
une mère, me confier tes chagrins et prendre mes conseils dans les
moments de peine? Hélas! tu ne m'en accordes pas plus qu'à une
étrangère! Tu as des soucis et des inquiétudes, mais tu les pleures en
silence; tu as des plans et des projets, mais tu les prépares dans le
secret. Antoinette! chère Antoinette! dis-moi: ai-je mérité cette
défiance?

Le coeur ardent de la jeune fille qui était intimement attaché à
l'institutrice de ses jeunes années fut profondément touché par cet
appel chaleureux. Se jetant, en pleurs, dans les bras de son excellente
gouvernante, elle s'écria:

--O bonne et chère amie! pardonnez-moi! Pourquoi n'ai-je pas rempli mes
devoirs à votre égard avec autant de fidélité que vous vous êtes
acquittée des vôtres envers moi? pourquoi me suis-je déjà séparée de
vous?...

--Et cependant tu me laisses encore! dit-elle doucement en caressant la
soyeuse chevelure de la jeune fille. Que Madame d'Aulnay seule s'en
retourne dans cette vie agitée de la ville, dans le tumulte de laquelle
tu as déjà perdu ta fraîcheur, tes sourires, ta gaieté, et la paix de
ton âme.

--Cela ne se peut pas! dit Antoinette en se levant fiévreuse. Hélas! je
dois y aller.

--Qu'il en soit comme tu le désires, et puisse Dieu guider tes pas!
Encore un mot, ma petite Antoinette, encore un mot de l'amie éprouvée
qui a appris à ta bouche à bégayer le nom de notre Père céleste.
Pourquoi as-tu abandonné la pratique et les devoirs de notre religion à
laquelle jusqu'ici tu avais été si fidèle?

--Parce que je ne suis pas digne des consolations qu'elle donne!
répondit la jeune fille singulièrement émue.

--Ce devrait plutôt être une raison pour te faire persévérer dans
l'observation de tes devoirs religieux. Est-ce que notre Divin Maître
lui-même ne nous a pas dit qu'il venait pour sauver, non pas les justes,
mais les pécheurs? Mais assurément, ces paroles, dans leur sens le plus
rigoureux, ne s'appliquent pas à ma petite, à ma chère Antoinette.
Ouvre-moi ton coeur, mon enfant bien-aimée; confie-moi les secrètes
préoccupations qui semblent peser sur lui: tu seras, ensuite, moins
abattue et plus heureuse.

Antoinette soupira. Oh! que n'aurait-elle pas donné pour pouvoir en ce
moment confier ses fautes et ses peines à cette conseillère sage et
prudente, partager avec elle le lourd fardeau du secret qui déjà avait
commencé à ébranler sa jeune existence! Mais le souvenir de la promesse
que Sternfield lui avait arrachée ferma sa bouche; et avec une tendre
caresse, elle lui dit:

--Soyez patiente pendant quelque temps encore, ma bonne, mon excellente
amie; et malgré mon silence, en apparence si plein d'ingratitude,
aimez-moi, priez pour moi!

--Puis-je entrer, Antoinette? demanda soudainement la voix argentine de
Madame d'Aulnay.

Et, sans attendre la réponse, Lucille s'introduisit dans la chambre.

--Que signifie ceci, pauvre petite cousine? demanda-t-elle en promenant
son regard indigné de Madame Gérard au visage baigné de larmes
d'Antoinette. Tu étais, je crois, à recevoir un sermon?...

--Arrêtes, Lucille, ne parles pas aussi étourdiment! se hâta
d'interrompre Antoinette.... Pars-tu à présent, demanda-t-elle à sa
gouvernante qui s'était levée.

--Oui, mon enfant; mais avant de laisser cette chambre, j'ai à vous
donner un avis, Madame d'Aulnay. Sur vos instances pressantes, cette
enfant innocente et sans expérience a été confiée à vos soins. A Dieu
vous aurez à rendre compte de la manière dont vous avez rempli vos
obligations. Quelles que soient les embûches dont ses pas ont été
environnés et les erreurs dans lesquelles elle peut encore tomber, sur
votre tête, à vous, son guide et sa protectrice, retombera la plus
lourde part du châtiment!

--Quelle terrible mégère! s'écria Madame d'Aulnay avec un frémissement
affecté, pendant que la gouvernante s'éloignait. Elle me rappelle la
Sybille.

--Trève de ces épithètes et de ces plaisanteries, répliqua Antoinette
d'un air affligé et indigné. Cette personne a été pour moi, dès ma plus
tendre jeunesse, une gouvernante, une amie, une mère; et je serais une
ingrate si je permettais qu'on fit un pareil usage de son nom en ma
présence, quand je puis l'empêcher.

--Oh! assez, ma chère enfant. Cette indignation est en pure perte; car
je suis prête, si tu le désires, à en parler désormais et à la regarder
comme une perfection. Mais ne perdons pas notre temps en disputes, quand
nous avons à parler de choses infiniment plus intéressantes.
N'avons-nous pas parfaitement réussi dans tous nos plans? Nous devons
partir demain matin, pour profiter des beaux chemins, avant qu'une
tombée imprévue de neige les rende impraticables. A présent, laisses le
sourire revenir sur tes traits, tâches de paraître comme autrefois, afin
d'empêcher ton père de retirer sa permission.... Et maintenant que nous
avons un moment à nous, je m'étonne de ne pas te voir m'assiéger de
questions, au sujet de ton cher, adorable et tyrannique mari!... Mais,
quoi! ce nom te fait tressaillir comme s'il te terrifiait! Tu es devenue
singulièrement nerveuse.

--Eh! bien, qu'as-tu à me dire sur son compte? demanda Antoinette à voix
basse.

--Qu'est-ce que j'ai à te dire! répéta ironiquement Madame d'Aulnay.
Est-ce ainsi qu'une jeune mariée qu'on idolâtre doit s'enquérir du plus
joli et du plus charmant mari qu'une femme puisse avoir?

--Je ne suis pas aussi enthousiaste que toi, Lucille; de plus, tu
oublies qu'il y a à peine deux jours j'ai reçu de lui une lettre dans
laquelle il me disait que sa santé est assez bonne. Mais, puisque tu
veux absolument que je te questionne sur son compte, dis-moi donc
comment il a passé le temps durant mon absence?

--Le fait est--répondit Madame d'Aulnay, en toussant, comme pour cacher
son embarras--le fait est qu'il n'aurait pas été habile en vivant retiré
comme un ermite: le monde aurait pu soupçonner quelque chose. Aussi,
pour qu'il n'en parût pas, il a agi comme d'habitude, comme si de rien
n'était.

--Comme il a agi pendant la dernière soirée que j'ai passée à la ville?
continua Antoinette dont les traits venaient de se couvrir d'une vive
rongeur causée par la peine et le ressentiment que lui causait le
souvenir de cette pénible circonstance.

--Oh! oui, je sais à quoi tu fais allusion. J'ai vu moi-même ses
indignes coquetteries avec une ou deux des jeunes filles présentes, et
je l'ai ensuite fortement grondé pour cela. Je lui ai dit, entr'autres
choses, que tu avais fait preuve de trop de bonté et de patience, et que
ce que tu aurais eu de mieux à faire, aurait été de t'amuser avec
quelque partenaire de ton goût, pour combiner ensemble le plaisir de
l'amusement et celui de la vengeance. Mais, ma chère Antoinette, le
regard sombre et furieux qu'il me lança me glaça presque de terreur.
"Ecoutez-moi bien, Madame d'Aulnay, m'a-t-il dit. Puisque vous voulez le
bonheur de votre cousine, ne lui donnez jamais un pareil conseil. Si
vous le faites et si elle agit d'après ce conseil, la conséquence en
sera que vous aurez, toutes les deux, à vous en repentir le jour même où
elle commencera à mettre ce système en pratique."--"Hein! Major
Sternfield, vous êtes un vrai tyran! répondis-je un peu irritée;
Barbe-Bleue n'était pas de la moitié aussi méchant que vous."--"Ne
parlez pas avec autant de légèreté, Lucille!" répliqua-t il en
m'appelant, avec une grande impertinence, par mon nom de baptême.
"J'aime sincèrement, comme tout homme le doit, la femme que j'ai choisie
pour être la compagne de ma vie, et je ne puis pas plus lui permettre de
jouer avec mes affections qu'avec mon honneur." N'est-ce pas, chère
Antoinette, que, en dépit de ses fautes, c'est un homme irrésistible?

Antoinette ne fit d'autres réponses qu'en laissant percer un faible
sourire sur sa figure et qu'en faisant un léger, un très-léger mouvement
de tête.

--Et qui, crois-tu, s'est récemment informé de toi très-particulièrement
et avec beaucoup d'intérêt? Devines; je te le donne en vingt. Quoi, tu
n'en peux venir à bout? Eh! bien, je vais te le dire: ni plus ni moins
que l'insensible, l'invulnérable Colonel Evelyn. Que te figures-tu qu'il
ait eu l'audace de me dire, un après-midi que je me promenais en voiture
près de la Citadelle[3] pour aller entendre le nouveau corps de musique?
Après s'être informé de toi et avoir appris que tu étais en bonne santé
et que je m'attendais à t'avoir encore prochainement avec moi, il se
lança dans une diatribe du même genre à peu près que celle dont vient de
me gratifier ta gouvernante. Il prétendit que tu étais une jeune fille
candide et sans expérience, que je devais veiller sur toi avec un soin
jaloux et te diriger avec une grande prudence. Je crois qu'il se dit
autorisé à parler ainsi à cause de remarqués un peu légères qui auraient
été faites sur ton compte et sur celui de Sternfield à la table d'hôte
des officiers, quoique je ne puisse m'imaginer ce qui a pu donner lieu à
ces remarques.... Mais! Ciel qu'as-tu donc, Antoinette? comme tu parais
fiévreuse! Tiens, laisses à ta femme de chambre le soin de faire ta
malle, et descendons au salon.

[Note 3: Aujourd'hui la Place Dalhousie.]




XIX.


Elles trouvèrent les Messieurs engagés dans une conversation politique
animée qui avait, comme de raison, pour thème principal les griefs du
Canada et les actes arbitraires du nouveau gouvernement. Par déférence
pour Madame d'Aulnay qui éprouvait la plus profonde aversion pour la
politique, ils changèrent de sujet et donnèrent à la causerie une
tournure générale.

La matinée du lendemain fut douce et agréable. Ça et là sur le ciel bien
on voyait poindre quelques nuages blancs. Dans les cours des fermes, les
troupeaux, sortis de l'étable où ils avaient été confinés depuis
quelques jours, tournaient d'un côté et de l'autre leurs regards
étonnés; de petits oiseaux blancs voltigeaient tout à l'entour et se
reposaient de temps en temps sur les branches nues des arbres.

Ainsi qu'il avait été décidé la veille, M. et Madame d'Aulnay partirent
de bonne heure, emmenant Antoinette avec eux. Lucille, qui était d'une
humeur des plus vives, égaya un peu la monotonie du voyage. Ils
arrivèrent enfin à leur destination, et les chambres de Madame d'Aulnay
avec leurs feux pétillants leur parurent encore plus confortables, après
la route qu'ils venaient de parcourir. L'odeur appétissante du dîner,
qui fait venir l'eau à la bouche de voyageurs affamés et qui envahissait
la maison; la table avec ses trois couverts, ses nappes blanches comme
la neige, ses verres et son argenterie brillante: tout indiquait qu'ils
étaient attendus.

Avec cette bonne humeur, qui offrait au moins une compensation dans son
caractère frivole, Madame d'Aulnay ouvrit précipitamment une des malles
d'Antoinette, en prit une jolie robe et insista pour que sa cousine la
mît.

--Tu sais, dit-elle, qu'Audley doit venir ce soir, et je veux que tu
paraisses avec avantage; ainsi, puisque tu n'as que dix minutes pour
t'habiller, fais diligence. M. d'Aulnay, tout philosophe et patient
qu'il soit sous tous les rapports, devient l'homme le plus intraitable
du monde quand on le fait attendre pour son dîner.

Antoinette fut prête à temps et descendit dans la salle où M. d'Aulnay,
la montre en main, se promenait de long en large.

--Quel trésor de femme tu feras, jolie cousine! dit-il en souriant:
toujours prête au moment convenu!

L'effet du long voyage qu'elle venait de faire eut un bon résultat sur
l'appétit d'Antoinette; et les saillies pleines de finesse de Lucille
qui était, ce jour-là, dans sa meilleure humeur, communiquèrent à son
esprit une gaieté qu'il n'avait pas connue depuis plusieurs semaines
déjà. Elle était libre aussi, du moins pour quelque temps, de la crainte
qui la harassait depuis plusieurs jours, que son mari ne s'aventurerait
pas dans quelque démarche téméraire, comme celle de se présenter
brusquement chez son père, ou, ce qu'elle avait redouté davantage,
d'arriver à Valmont sous un nom supposé, et de la forcer à lui accorder
une entrevue.

Après le dîner qui fut très-agréable, M. d'Aulnay demanda la permission
de se retirer dans sa Bibliothèque. Madame d'Aulnay et sa cousine se
trouvèrent seules.

Lucille, qui était admiratrice passionnée des ouvrages de fantaisie de
toutes sortes, apporta à sa cousine quelques échantillons de nouveaux
patrons. Pendant qu'elle était à lui montrer les beautés d'un cep de
vigne qu'elle avait l'intention de reproduire sur le canevas, un grand
coup de marteau frappé à la porte fit tressaillir Antoinette.

--Oui, dit Lucille, c'est le Major Sternfield: c'est sa manière
impatiente de frapper.... Mais, mon Dieu! chère enfant! comme tes
couleurs ont vite changé! Dis-le moi franchement--et elle scruta encore
plus attentivement sa cousine--oui franchement: est-ce l'amour ou la
crainte qui te fait tressaillir ainsi?

--Un peu les deux, répondit la jeune fille en s'efforçant de paraître
plus gaie.

Avec une figure toute souriante, Audley entra dans la salle.

Attirant sa femme à lui et la pressant sur son coeur:

--Arrivée enfin! ma bien-aimée, dit-il. Oh! que je suis heureux!

En ce moment, se rappelant toutes les pensées peu bienveillantes, tous
les amers regrets qui l'avaient affligée depuis leur séparation,
Antoinette oublia ses griefs, et, comme une femme peut seule le faire,
s'accusa elle-même d'injustice et de dureté. Ah! si Audley s'était
toujours montré aussi tendre pour elle, il se serait attaché son
affection aussi irrévocablement qu'il avait enchaîné ses destinées.

La soirée se passa rapidement et agréablement, et ce fut bien malgré lui
que Sternfield se leva enfin pour partir. Comme il pressait la main de
sa femme, ses yeux cherchèrent l'anneau qu'il avait placé dans un de ses
doigts; mais il n'y était plus.

--Où est-_il_?... ton jonc! demanda-t-il en fronçant tout-à-coup ses
sourcils.

Antoinette leva l'autre main, dans l'un des doigts de laquelle brillait
le petit anneau d'or.

--J'ai coutume de rougir tellement, dit-elle, et je deviens si
visiblement mal à l'aise quand quelque regard indiscret se dirige vers
ma main, que j'ai cru plus prudent de le changer de doigt.

--C'est assez juste. Et maintenant, une autre question que je me crois
permise et à laquelle tu peux, je crois, répondre aussi facilement: Quel
est ce M. Louis Beauchesne avec lequel on m'a dit que ma petite
Antoinette était dernièrement devenue si intime?

--O ce pauvre Louis! répondit-elle avec une franchise qui fit
disparaître, pour un moment du moins, les soupçons de son mari.

--Pourquoi l'appelle-tu pauvre Louis?

--Parce que je l'estime, dit-elle en riant et en rougissant légèrement.

--J'espère que tu ne m'appelleras jamais _pauvre_ Sternfield! répliqua
son mari qui, avec sa perspicacité ordinaire, avait deviné que Louis
pouvait avoir été autrefois un amoureux d'Antoinette, mais sans espoir.

--Non, non! dit-elle gravement. Vous, vous êtes d'une nature à inspirer
plutôt de la crainte que de la pitié.

--Et de l'amour plus qu'autre chose, j'espère! ajouta-t-il.

--Assez de cette conversation à voix basse, interrompit en riant Madame
d'Aulnay. J'appelle maintenant votre attention sur un sujet bien plus
sérieux que vos affaires privées.

--Faites connaître vos désirs, belle Dame: je tâcherai de les combler.

Et Sternfield s'inclina gracieusement.

--Eh! bien, voici. Je voudrais organiser une promenade à la
Longue-Pointe ou à Lachine. La saison est si avancée, que, dans deux
semaines, il ne faudra plus songer aux promenades en voiture d'hiver.

--Mais, il me semble que nous avions promis à papa de vivre tranquilles
et retirées tant que je serais à la ville, hasarda Antoinette.

--Ainsi faisons-nous et ainsi continuerons-nous de faire, ma très-prude
petite cousine: je ne me propose nullement de donner des bals et des
soirées, mais simplement de faire une promenade en voiture pour profiter
des derniers beaux chemins. Saint Antoine lui-même n'aurait pu se
refuser à cela. Prenez ce crayon, Major Sternfield, et écrivez un
mémoire de ceux que je désire réunir.

Deux ou trois noms furent écrits sans commentaires; ensuite, Madame
d'Aulnay proposa le Colonel Evelyn.

--A quoi cela sert-il de l'inviter, fit remarquer Sternfield: il ne
viendra pas; il ne s'est pas rendu à votre invitation la dernière fois.

--N'importe; faites votre devoir, M. le Secrétaire, répondit
péremptoirement Madame d'Aulnay. Evelyn doit être invité: il a accepté
une fois mon invitation.

--Oui, en cette circonstance mémorable où il a perdu les magnifiques
chevaux qu'il avait emmenés d'Angleterre, ce qui n'est certainement pas
de nature à nous faire jouir une seconde fois de sa charmante société.
Et, d'ailleurs, de quelle utilité vous sera-t-il, maintenant qu'il n'a
plus d'équipages?

--Vous êtes absurde, Major Sternfield! répliqua sèchement Lucille. Vous
savez aussi bien que moi qu'il s'est récemment procuré une paire des
plus magnifiques chevaux canadiens qui soient dans le pays. Vous êtes ou
jaloux, ou anxieux de rester le seul cavalier irrésistible de la
compagnie.

--Est-ce que vous l'appelez irrésistible? dit d'un air moqueur
Sternfield.

--Non, mais c'est un misanthrope, un homme mystérieux, ce qui vaut
encore mieux.

Le militaire haussa les épaules, et, après deux ou trois autres minutes
de discussion, il partit.

La matinée fixée pour la promenade était superbe. Madame d'Aulnay et sa
cousine achevaient de déjeuner, lorsque Jeanne entra pour remettre à sa
maîtresse une carte qu'elle venait de recevoir.

--Comment! le Colonel Evelyn! s'écria Lucille. Que peut il y avoir sur
la terre qui l'amène à une heure aussi matinale?

La rougeur d'Antoinette augmenta d'intensité, mais n'offrit aucune
solution à ce problème.

--Qu'allons-nous faire? continua Madame d'Aulnay. Les feux du salon sont
à peine allumés. Je crois que nous ferions mieux de le recevoir ici.
Oui, Jeanne, faites-le entrer dans cette salle.... Sais-tu bien,
Antoinette, que nous sommes vraiment charmantes, dans ces gracieuses
toilettes du matin? Et puis, ce boudoir avec mes oiseaux et mes fleurs,
est un vrai oasis. Décidément, c'est le meilleur local pour le recevoir.

Le visiteur entra, calme et majestueux. Il connaissait probablement
l'arrivée d'Antoinette, car il ne manifesta aucune surprise en la
voyant. Aussi l'aborda-t-il avec une tranquille bienveillance; et, après
avoir demandé pardon d'être aussi matinal dans sa visite:

--Madame d'Aulnay, continua-t-il avec un léger sourire, je suis venu
savoir de vous si l'invitation que vous avez bien voulu me faire ne
s'adresse qu'à mes chevaux, ou bien si elle comprend également votre
très humble serviteur?

--Comment? que voulez-vous dire, Colonel Evelyn! répondit Madame
d'Aulnay passablement intriguée. J'ai dit au Major Sternfield de vous
inviter en mon nom, car je ne croyais pas qu'il fût nécessaire de vous
envoyer une invitation plus formelle pour une affaire aussi simple.

--Eh! bien, l'invitation a été, pour ne pas dire plus, très-équivoque.
Hier soir, je rencontre le Major Sternfield dans la rue; après m'avoir
félicité sur l'acquisition de mes nouveaux chevaux et demandé s'ils
étaient bien dressés, il m'informe que Madame d'Aulnay organise une
promenade et qu'elle ne peut pas s'en passer.

--Qu'il est malicieux ce Major Sternfield! exclama Madame d'Aulnay.
Colonel, je n'ai pas besoin, j'espère, d'expliquer ou de nier ce fait:
vous me savez incapable d'une semblable impolitesse.

--J'en suis bien sûr, répliqua-t-il avec gravité. L'hospitalité que
Madame d'Aulnay sait si bien exercer vis-à-vis les étrangers que le
hasard a conduits dans son pays est une réfutation suffisante. Mais mon
but principal, en venant, est de savoir à quelle heure vous voulez que
mon équipage et mon domestique--qui, vous le savez, sont toujours à
votre disposition--soient ici. Le Major Sternfield, malheureusement, n'a
pas pris le temps de me renseigner sur ce point important.

--Quels que superbes qu'ils soient, je n'accepterai pas les chevaux sans
leur maître,--reprit Madame d'Aulnay qui paraissait piquée au vif. Je
sais qu'en général vous ne vous souciez guère de la société des Dames;
néanmoins, je suis certaine que vous êtes trop bien élevé pour venir en
personne refuser une invitation que vous fait l'une d'elles, surtout
lorsqu'elle vous dit qu'agir ainsi serait la chagriner et la mortifier.

Le Colonel Evelyn paraissait être dans une grande perplexité. Son but,
en venant ce matin-là chez Madame d'Aulnay, était effectivement, ainsi
qu'il l'avait dit, de mettre ses chevaux à sa disposition et de
s'assurer à quelle heure il devait les lui envoyer. Il pouvait en avoir
un autre, connu de lui seul peut-être: celui de voir Antoinette à son
arrivée; mais se joindra aux touristes était une chose qu'il n'avait
nullement prévue. Aussi, la Dame insistant, il répondit:

--Comme de raison, puisque Madame d'Aulnay est assez bienveillante pour
ne pas entendre raison, je ne puis que me rendre à ses désirs; mais je
crains bien qu'après la catastrophe survenue dans la dernière excursion
de ce genre à laquelle j'ai pris part, aucune Dame ne soit assez
intrépide pour m'accompagner.

--Vous vous trompez, Colonel. Sans aller plus loin, en voici deux qui
sont désireuses de partager les gloires et les périls de votre équipage.
Qu'en dis-tu, Antoinette?

La jeune fille fit, en rougissant, un signe négatif de la tête; mais le
Colonel Evelyn, sans remarquer ce mouvement, reprit:

--Oh! Mademoiselle de Mirecourt est une héroïne dans toute la force du
terme; et si pareil accident devait jamais m'arriver encore, je suis
assez égoïste pour désirer l'avoir alors avec moi: c'est son calme
merveilleux qui noue a sauvés....

--Joint à l'habileté et à la présence d'esprit du Colonel Evelyn,
répondit Madame d'Aulnay avec un charmant sourire. Mais qu'en dis-tu,
Antoinette--continua-t-elle, animée du désir soudain de punir Sternfield
de sa dernière escapade--qu'en dis-tu? si tu donnais au monde, et
particulièrement au Colonel Evelyn, une nouvelle preuve de courage en
montant aujourd'hui encore dans sa voiture!

--Oh! faites cela, Mademoiselle de Mirecourt, dit-il avec bienveillance
sinon avec empressement; je puis en toute sûreté vous promettre que
votre courage ne sera pas soumis à une aussi rude épreuve qu'il l'a été
la dernière fois. De plus, ce sera un témoignage, que je recevrai avec
plaisir, que vous avez oublié et que vous m'avez pardonné les terreurs
de cette dangereuse promenade....

--Sans doute elle accepte, interrompit Madame d'Aulnay sans donner à sa
cousine le temps de répondre. Vous pouvez considérer la chose comme
définitivement réglée.

Timide et embarrassée, Antoinette ne fit aucune résistance; mais,
lorsque le militaire fut parti:

--Oh! Lucille, dit-elle à Madame d'Aulnay, j'ai bien peur qu'Audley ne
soit fâché de cet arrangement.

--L'impertinent aura ce qu'il mérite pour s'être aussi mal acquitté de
ma commission! répondit Lucille dont le teint animé trahissait un vif
mécontentement.

--Mais je le crains tant lorsqu'il est fâché! reprit la pauvre
Antoinette.

--Pour cette raison-là même, tu dois apprendre à le braver. Mais si cet
arrangement te met mal à l'aise, je lui dirai qu'il est entièrement mon
fait; que tu n'y as pris aucune part, ce qui est vrai: ainsi, ne te
tourmentes plus à propos d'une semblable bagatelle.




XX.


Heureusement que, pour la facile exécution des plans de Madame d'Aulnay,
le Major Sternfield, retenu par un obstacle imprévu, arriva un peu tard.
Lorsqu'il parut, monté sur son joli mais fantasque _cutter_, tous les
touristes étaient à leur place.

--L'heure est passée, Sternfield! Qu'est-ce qui peut vous avoir retenu
si longtemps aujourd'hui? crièrent deux ou trois voix.

Mais il ne daigna pas répondre. Lorsqu'il aperçut Antoinette assise près
du Colonel Evelyn, le rouge de la colère lui monta au front; mais,
surmontant son impatience, il s'approcha de Madame d'Aulnay qui,
enfoncée dans un amas de robes d'ours et la tête rejetée en arrière,
laissait un sourire provoquant se promener sur ses traits.

--Dois-je vous remercier pour cet arrangement? demanda-t-il un peu
vivement et à voix basse. Est-ce vous qui m'avez condamné à me promener
seul?

--Il n'est pas nécessaire que vous vous promeniez seul, Major
Sternfield. Voilà là-bas la malheureux capitaine Ashton avec deux Dames
qui comblent son très petit équipage. Allez le débarrasser d'un de ses
charmants fardeaux.

--Fi donc! répliqua-t-il avec un air de profonde contrariété: je ne
reconnais pas Madame d'Aulnay aujourd'hui. Cependant vous m'avez puni.
Je dois maintenant user de représailles, et vous infliger ma désagréable
compagnie.

Joignant l'action aux paroles, il jeta les rênes à son domestique et
sauta dans la voiture de Lucille.

--Vous devenez insupportablement impertinent! se contenta de penser
celle-ci qui était loin d'être mécontente de cet arrangement qu'elle
avait prévu elle-même.

Quelques sourires et quelques chuchotements critiques accueillirent
cette démarche du Major; mais le militaire était l'idole des Dames, et,
pour tout ce qu'il faisait, il était certain de rencontrer leur
indulgence.

Un autre délai de cinq minutes survint, causé par un monsieur qui sortit
de sa voiture déjà trop remplie pour sauter dans celle de Sternfield où
il fit monter une des Dames que Lucille avait en vain signalée à la
charité du mari d'Antoinette. Enfin, tout étant prêt, la cavalcade
partit aux sons joyeux des clochettes.

--Maintenant, Madame d'Aulnay, demanda brusquement Sternfield après un
silence de quelques instants, dites-le moi franchement: est-ce vous qui
avez fait cet arrangement, ou Antoinette?

--C'est moi..

--Et pourquoi, je vous le demande, pourquoi me séparer de ma femme quand
j'ai tant de choses à lui dire, quand nous avons si peu de temps à
rester ensemble?

--Pour vous punir, Major Sternfield, d'avoir rempli avec tant de
mauvaise foi mon message auprès du Colonel Evelyn.

--Quoi! il est venu se plaindre, notre puissant, notre grave, notre
révérend Colonel! dit Sternfield en éclatant de rire.

--Non pas: ce n'est que par un pur hasard que j'ai découvert votre
supercherie.... Mais, grand Dieu! est-ce que vous voulez nous faire
casser le cou en irritant et maltraitant mes jolis chevaux à ce point?
Donnez-moi les rênes de suite, car je crois qu'il est dangereux de vous
les confier quand vous êtes d'une humeur aussi maussade.

Sternfield obéit silencieusement, et pendant longtemps rien autre chose
que de courtes monosyllabes s'échappa de ses lèvres.

De leur côté, le Colonel Evelyn et sa jolie compagne n'étaient pas aussi
muets, et ce fut un grand bonheur, pour Antoinette du moins, de se
trouver loin de la surveillance immédiate de son mari, car elle aurait
eu plus tard à expier ses fautes et celles de Madame d'Aulnay.

Leur conversation, au début, ne roula que sur des banalités; mais dès
qu'ils furent sur le chemin de Lachine, le souvenir de leur mésaventure
s'éleva tout-à-coup dans leur esprit. Une légère émotion passa sur le
front du Colonel.

--Que nous l'avons échappé belle! s'écria-t-il. Dites-moi, Mademoiselle
de Mirecourt, quelles étaient vos pensées,--c'est-à-dire si vous étiez
en état de vous en rendre compte,--pendant cette course effrayante qui
aurait pu amener notre entière destruction?

Il y eut une pause de timide réserve, car une confession de ce genre à
un homme qui était presque un étranger pour elle l'embarrassait quelque
peu; mais enfin, moitié souriante, moitié sérieuse, elle répondit:

--Je pensais à la mort, et je tâchais de m'y préparer.

--C'est bien pensé et bien dit, répliqua-t-il avec gravité. Quoique,
malheureusement pour moi, je ne professe pas la religion, ni en actions,
ni en paroles, cependant lorsque je la rencontre chez d'autres, je sais
la respecter.

--N'êtes-vous donc pas un vrai croyant, catholique, comme moi-même?
demanda-t-elle timidement.

--Mais, Mademoiselle de Mirecourt, dit-il en se retournant tout-à-coup
vers elle--ce qui la fit rougir--comment! vous connaissez tout ce qui me
concerne, et cependant je suppose que le même charitable bavard qui vous
a dit que j'étais un misanthrope, vous a aussi informé en même temps
que, quoiqu'à peine mieux que l'infidèle, je suis né et j'ai été élevé
dans la même religion que vous. Eh! bien, je n'ai pas le droit de me
fâcher, car beaucoup de ce qu'on vous a dit n'est malheureusement que
trop vrai. Ne vous méprenez pas, cependant. Quoique indifférent et
entièrement négligent dans la pratique des préceptes et des devoirs de
cette Eglise dont je suis et veux être toujours un des membres, je n'ai
jamais poussé l'impiété jusqu'à douter un seul instant, de la sagesse,
de la miséricorde, et encore moins de l'existence de l'Etre Suprême qui
m'a créé; non, je ne suis pas athée, comme quelques-uns l'ont prétendu,
mais simplement un mauvais catholique. Vous êtes effrayée de cet aveu,
Mademoiselle de Mirecourt? continua-t-il en remarquant la vive émotion
qui venait de se trahir sur les traits d'Antoinette.

La jeune fille ne songeait pas alors aux erreurs du militaire, mais bien
aux siennes propres. Elle qui avait été élevée avec tant de soins, qui
avait grandi dans les principes religieux, à qui un contact de quelques
mois avec la vie frivole et agitée du monde avait suffi pour chasser de
son coeur les sentiments les plus justes, elle se voyait engagée dans
une voie tortueuse qui ne lui laissait aucune issue pour se soustraire à
l'avenir de misère qui en serait inévitablement la suite.

Le Colonel répéta sa demande. Obligée de répondre, Antoinette eut assez
de présence d'esprit pour dire:

--Est-ce que notre Divin Maître n'a pas dit: "Ne jugez pas autrement que
vous voudriez être jugé vous-même?"

Surpris et charmé de la singulière aptitude qu'Antoinette savait
déployer dans ses réparties; encouragé, d'ailleurs, par la sympathie
qu'elle lui témoignait, à faire de nouvelles confidences, il continua:

--Et maintenant que je vous ai prouvé que je ne suis pas précisément un
infidèle ni un athée, puis-je entreprendre de répondre à la seconde
accusation: celle d'être un misanthrope, ainsi que vous me l'avez
déclaré avec une franchise que j'apprécie d'autant plus qu'elle est plus
rare chez votre sexe?

Un sourire fut la seule réponse d'Antoinette; mais le vif incarnat
qu'Evelyn prenait un secret plaisir à surprendre monta de nouveau à sa
figure. Ce fut assez.

Le Colonel se recueillit un instant; puis, se retournant tout-à coup
vers elle et la regardant fixement, il commença:

--Dois-je ou ne dois-je pas vous faire connaître un peu l'histoire de ma
vie? je ne pourrais, sans cela, me justifier de l'imputation d'éviter et
de détester votre sexe. Oui, je vais vous la dire; mais remarquez bien
que vous ne devez pas la répéter à Madame d'Aulnay ni à aucune autre
Dame de sa trempe: je me repose sur vous, car je sais que vous ne pouvez
vous rendre coupable de manquer à la parole donnée.

"Je ne vous dirai pas que je n'ai jamais connu l'amour et les caresses
d'une mère: ma vie perdue en fait assez preuve. Orphelin dès l'enfance,
je n'ai conservé de cet âge si tendre d'autres souvenirs que ceux que
m'ont laissés ma vie de collège, un tuteur indifférent, un frère fier et
altier plus vieux que moi. Bref, je parvins à l'âge viril sans soins.
Mon frère ayant recueilli les propriétés de famille, je choisis la
carrière des armes, et j'entrai dans la vie avec un coeur qui, malgré sa
rude éducation, était capable de prodiguer un ardent retour à celle qui
aurait gagné son amour.

"L'occasion s'en présenta bientôt. Je fis la connaissance d'une jeune
Demoiselle aimable et de bonne famille. Je ne vous vanterai pas sa
beauté; je me contenterai de vous dire que, belle comme vous êtes,
Mademoiselle de Mirecourt, elle l'était davantage. Je la demandai en
mariage et fus accepté par elle et par sa famille; quoique sans fortune,
j'avais des influences de famille assez puissantes pour assurer mon
avancement dans la carrière que j'avais embrassée. Le jour était fixé,
le trousseau de ma fiancée tout prêt. Ayant quelques jours de loisir, je
résolus d'aller faire une visite au toit paternel pour faire mes adieux
à mon frère. Il me reçut avec assez de bienveillance, mais il me railla
parce que je me mariais aussi jeune. Quelque peu froissé par ses
sarcasmes, je saisis, dans ma vanité de jeune homme, le portrait de ma
fiancée que, comme tous les amoureux, je portais sur moi; je le
présentai triomphalement à mon frère et je lui demandai si cette
charmante figure n'était pas une raison suffisante pour me décider à
briser avec la vie de garçon? Il regarda longtemps et avec attention la
miniature qu'il me remit enfin, en remarquant brièvement qu'en effet
c'était "une belle personne."

"Lorsque, le lendemain matin, prêt à partir, j'allai lui faire mes
adieux, il était dans la salle et en habit de voyage, ce qui me surprit
beaucoup. Il m'informa nonchalamment qu'il était appelé par des affaires
à ***--mais les noms ne sont pas nécessaires--dans le même village où
demeurait ma bien-aimée. Heureux de cette nouvelle, j'exprimai la
satisfaction que j'aurais de lui faire faire sa connaissance, et de lui
prouver en même temps combien la miniature que je lui avais montrée
était encore, en beauté, bien loin de la réalité. Rien, dans
l'insouciance qu'il manifesta quand je le présentai à ma fiancée, dans
les paroles qu'ils échangèrent alors, ne fut de nature à m'avertir du
danger qui me menaçait. De temps à autre, mon frère, avec cette
nonchalance qui lui était naturelle, se présentait dans son salon; mais
je n'avais aucune raison pour m'en plaindre: au contraire, j'en étais
fier.

"Un soir, il me dit tranquillement qu'il désirait me faire un joli
cadeau de frère, que ce présent n'était ni plus ni moins de me donner, à
moi et à mes héritiers, et pour toujours, les terres de Welden Holme,
une magnifique propriété qui faisait partie des biens de la famille. Ma
reconnaissance fut aussi illimitée que ma crédulité. Je retournai au
vieux domaine avec les papiers qu'il me donna pour aller voir l'avocat
de la famille. Cet homme était lent, minutieux: il me retint plus
longtemps que je ne l'avais pensé.

"Je revins la veille du jour fixé pour mon mariage. Comme de raison, je
me rendis directement chez ma fiancée. Grand Dieu! jugez de mon
étonnement, en lisant une mystérieuse consternation sur le visage des
domestiques, lorsque je demandai à la voir. Sa mère, une femme
respectable et à cheveux gris, vint à moi. Elle me dit de me résigner et
de pardonner, que ma fiancée était maintenant la femme de John Evelyn,
Lord Winterstown!

"J'écoutai tout patiemment, presque stupidement, tant ma douleur et ma
surprise étaient grandes. Elle m'informa ensuite qu'ils avaient été
mariée trois jours auparavant et étaient en ce moment à faire un long
voyage. A cette nouvelle accablante, je saisis le portrait de la jeune
fille, ainsi que les papiers qui me rendaient effectivement possesseur
des propriétés par lesquelles mon frère voulait m'indemniser de
l'enlèvement de ma femme, et je les jetai au feu.

--"Dites-leur, m'écriai-je, dites-leur ce que je viens de faire de leurs
dons!

--"Oh! ne les maudissez point!" interrompit la mère toute pâle et
tremblante. "Ne maudissez point ma fille!"

--"Non! répliquai-je, mais je les livre tous les deux au châtiment de
leurs remords!

"Le même jour, je changeais de régiment et j'entrais dans un autre qui
devait partir pour l'étranger.

"Depuis lors j'ai servi dans les Indes, à Malte, à Gibraltar; j'ai passé
cinq ans dans une prison de France, triste école où j'appris à parler
votre langue, Mademoiselle de Mirecourt. Mais depuis douze ans je n'ai
pas remis les pieds sur le sol de mon pays!"

--Et que sont-_ils_ devenus? demanda Antoinette dont les paupières
humides et la respiration précipitée attestaient l'intérêt qu'elle avait
porté à ce touchant récit.

--Comment! ce qu'ils sont devenus! répéta-t-il avec amertume. Moi-même,
dans ma désolante simplicité, je me fis la même question, m'attendant à
ce que leur perfidie fût punie comme elle le méritait. Eh! bien, il n'en
a rien été: j'ai appris qu'ils étaient un des couples les plus heureux
d'Angleterre, entourés de charmants enfants, elle belle et admirée, lui
heureux et dévoué; tandis que moi, je ne suis qu'un être nomade sur la
terre, qu'un misérable solitaire, qu'un sombre misanthrope. Et
maintenant, Mademoiselle, vous étonnez-vous encore que j'aie perdu toute
confiance dans votre sexe? que j'aie évité les femmes avec autant de
soin qu'un saint ou un anachorète pourrait le faire?

Antoinette ne répondit pas, car elle sentait que le tremblement de sa
voix trahirait la vive sympathie qu'elle éprouvait pour le Colonel.

Celui-ci interpréta correctement le silence qu'elle observait. Après une
pause, il reprit:

--J'ai été singulièrement communicatif avec vous, Mademoiselle de
Mirecourt: pouvez-vous me dire quelle secrète influence a ainsi brisé
les glaces de ma réserve habituelle?

Il y avait quelque chose de particulier dans le timbre de sa voix.
Antoinette craignit qu'il regrettât la franchise qu'il lui avait
montrée.

--Je vous suis très-reconnaissante, dit-elle, de la confiance que vous
venez de me témoigner, Colonel Evelyn: votre secret sera religieusement
gardé.

--Je le sais; car, croyez-vous que si j'avais supposé un seul instant
qu'il pût en être autrement, je vous l'aurais confié? Dès le premier
moment j'ai vu que vous étiez aussi différente de Madame d'Aulnay et des
autres femmes de son caractère, que je le suis de ce fat parfumé, de cet
égoïste Sternfield.

Antoinette rougit vivement; mais elle changeait si souvent de couleurs,
que son compagnon n'y attacha aucune importance.




XXI.


Les touristes arrivèrent à la modeste auberge du village où ils
arrêtèrent pour prendre quelques rafraîchissements qu'ils avaient
apportés. Antoinette, qui avait pris du froid en route, se tenait près
du poêle en attendant le retour du Colonel qui était allé lui préparer
un verre de vin chaud. Elle fut brusquement abordée par le Major
Sternfield qui se mit devant elle et lui dit, avec ce regard sévère
auquel elle était, hélas! déjà habituée:

--Malgré le plaisir que tu as eu en profitant du dernier arrangement, je
dois insister pour qu'on le change. Pour le retour, tu vas t'en venir
avec moi, et avec aucun autre.

Et, sans attendre de réponse, il s'éloigna.

Le Colonel Evelyn, qui revint avec les rafraîchissements qu'il s'était
procurés, ne manqua pas de s'étonner de la taciturnité et de la
préoccupation qui s'étaient emparé de sa jeune compagne.

Quelques instants après, Madame d'Aulnay vint à eux et leur dit:

--Je viens changer des arrangements qui étaient agréables à chacun, et
en proposer d'autres qui, je le crains bien, ne seront pas reçus avec
autant de plaisir; mais enfin, ma chère Antoinette, le Major Sternfield
vient de me dire que tu lui avais promis de te promener avec lui,
lorsque l'excursion fut organisée. Il est très affecté par ce
désappointement, en sorte que tu devrais tâcher de le consoler un peu en
retournant à la ville avec lui.

Antoinette ne se rappela pas d'une semblable convention; mais elle fut
heureuse de trouver ce subterfuge pour détourner la colère qu'elle
craignait tant.

--Eh! bien, qu'il en soit ainsi, répondit-elle vivement; je sais que le
Colonel Evelyn acceptera cet arrangement aussi volontiers qu'il a
accueilli le premier.

--D'ailleurs, fit remarquer celui-ci, je n'ai pas d'autre alternative.
Mais quelle sera ma compagne pour le retour, ou plutôt, est-il bien
nécessaire que j'en aie une?

--Certainement, dit Madame d'Aulnay, cette jeune Demoiselle--et elle
indiquait d'un signe de tête une des jeunes filles en faveur de laquelle
elle avait vainement sollicité Sternfield le matin même--cette jeune
Demoiselle a été jetée à la merci de nos amis par Sternfield qui reprend
possession de sa voiture, et elle attend l'arrivée de quelque généreux
chevalier qui vienne la sauver de l'abandon général.

--Il y a longtemps que je ne suis plus un troubadour, répondit Evelyn
froidement, mais, n'importe, elle sera la bienvenue dans ma voiture.

Cette jeune fille, quoique réellement belle, était la plus affectée et
la plus ennuyeuse de la compagnie: on peut s'imaginer dès lors quels
furent les sentiments du Colonel pendant le retour. A toutes ses petites
terreurs, à toutes ses exclamations de peur, il répondit par un regard
sévère qui fit la jeune fille se demander à elle-même s'il n'était pas
un ogre. Comme, à leur arrivée, elle s'efforçait de faire une impression
quelconque sur son coeur de marbre en le remerciant avec son plus beau
sourire, il ne, put s'empêcher de se dire:

--Misère! qui pourrait penser que cette insignifiante Demoiselle et
cette autre charmante jeune fille aux rares qualités appartiennent à la
même espèce?

La promenade de la pauvre Antoinette avec le Major Sternfield fut encore
moins agréable que celle du Colonel Evelyn. Audley était dans une de ses
humeurs sombres et jalouses; il accabla sa femme de questions, de
reproches et de railleries avec une sévérité aussi injuste que
déraisonnable.

Madame d'Aulnay, qui, de son côté, était passablement contrariée,
n'invita personne à débarquer, et elle entra dans la maison seule avec
Antoinette.

--Quelle stupide affaire! dit-elle en se débarrassant de ses riches
fourrures et en se jetant sur un canapé dans sa chambre à coucher. C'est
ce maussade Sternfield qui a tout gâté! Franchement, j'ai cru que si je
ne m'étais rendue à ses désirs, en t'empêchant de revenir avec la
Colonel Evelyn, il aurait fait une scène terrible devant tout le monde.
Tu ne peux concevoir comme il m'a tourmenté et ennuyé! A propos,
qu'est-ce qu'il t'a donc dit en route? il t'a fait l'amour sans doute?

--Oh! cela n'est plus nécessaire maintenant! répondit Antoinette: ce
serait une pure perte de temps.

--Ne parles pas aussi étrangement, chère Antoinette, s'empressa de
répondre Madame d'Aulnay. Ce langage m'alarme et me fait de la peine....
Mais, tu frissonnes, mon enfant, et tu es très-pâle; j'espère que tu
n'as pas pris du froid. Couche toi sur ce sofa, et je vais te faire
apporter immédiatement par Jeanne une tasse de café chaud.

Ce n'étaient ni le froid ni aucune indisposition physique qui avaient
fait pâlir les joues d'Antoinette, mais bien les douleurs morales
qu'elle éprouvait. Cette promenade qu'elle venait de faire avait été
pour elle, en allant et revenant, remplie d'événements. Le charme
puissant qu'Evelyn avait exercé sur elle en la laissant lire dans son
coeur orgueilleux, et contre lequel elle avait lutté avec efforts, lui
montrait qu'elle était capable d'un amour encore plus vif, plus profond
que celui qu'elle avait accordé à Audley Sternfield. Son mari lui-même
dont l'affection patiente et pleine d'attentions aurait pu servir de
bouclier invulnérable à sa jeunesse inexpérimentée contre les piéges
dangereux qui environnaient sa position exceptionnelle, au lieu de la
protéger centre la jalousie, l'irritation et les autres mauvais
sentiments qui le dominaient pour le moment, favorisait au contraire
cette impression, sans plus s'occuper de la douleur qu'il infligeait à
cette nature tendre et sensible pour laquelle le langage du reproche
était si nouveau, sans même prendre garde à la rapidité terrible avec
laquelle s'affaiblissait son influence morale sur elle.

L'heure douloureuse du réveil au sentiment de la réalité était enfin
arrivée pour elle. Après une longue et silencieuse rêverie,--pendant
laquelle tous les plus petits événements, tous les moindres épisodes qui
avaient marqué ses relations avec Audley depuis leur première rencontre
jusqu'à sa promenade de ce jour-là se présentèrent à son esprit,--elle
joignit tout-à-coup les mains et, avec une angoisse indicible:

--Hélas! mon Dieu! je ne l'aime pas! murmura-t-elle.

Quel terrible, mais quel inutile aveu dans la bouche d'une nouvelle
mariée!

Et cependant, quels abîmes de misère plus profonds l'environnaient
encore! Comme elle aurait dû prier Dieu, le matin et le soir, de l'en
préserver! Ce danger, c'était d'aimer un autre que celui qui était
maintenant son mari. Oui, quoique son affection, ou plutôt, sa
préférence pour Audley se fût évanouie comme tombe le brouillard au
matin d'un beau jour, elle lui devait fidélité, et tous les sentiments
de son coeur, de droit lui appartenaient, à lui.

Ah! une voix intérieure lui avait-elle conseillé d'éviter désormais le
Colonel Evelyn comme s'il eût été son plus mortel ennemi?--lui
avait-elle fait voir que cette fière nature qui avait eu sur elle une si
étrange influence, était, hélas! trop dangereusement attrayante? Il faut
le croire, car, se couvrant la figure avec ses mains, et comme honteuse
de la faiblesse que ses paroles accusaient, elle s'écria:

--Non, je ne dois plus jamais voir Evelyn!




XXII.


Une semaine s'écoula assez tranquillement. Sternfield, qui avait
recouvré un peu de sa bonne humeur et qui avait, en outre, reçu de
sévères leçons de Madame d'Aulnay, s'était mieux comporté. Le Colonel
Evelyn, de son côté, avait envoyé aux Dames quelques volumes
très-intéressants, mais il n'était pas venu les voir. Un après-midi,
cependant, que, n'attendant aucune visite, elles s'étaient mises à leur
ouvrage, Jeanne vint apporter la carte du militaire.

--Qu'est-ce que cela signifie donc? s'écria Madame d'Aulnay: assurément,
il doit être épris de toi, Antoinette. N'est-ce pas malheureux que....

Elle s'arrêta tout-à-coup et se mordit les lèvres, car la rougeur qui
s'était soudain élevée sur le visage de sa cousine lui disait que la
pensée de regret sur l'union d'Antoinette avec Sternfield qu'elle
voulait exprimer, était parfaitement comprise. Hélas! son propre coeur
n'était-il pas, non-seulement en ce moment, mais tous les jours, toutes
les heures, agité par les mêmes regrets superflus?

Le Colonel Evelyn entra: ses manières dégagées étaient bien différentes
de sa réserve habituelle. Pendant que Madame d'Aulnay épiait le regard
qu'il laissa tomber sur sa cousine et le joyeux sourire avec lequel il
accepta les remerciements que lui fit celle-ci pour les livres qu'il
avait envoyés, elle se surprit le secret désir de voir l'_irrésistible_
Sternfield,--comme elle s'était plu une fois à le qualifier,--transporté
dans la plus lointaine servitude pénale de son souverain. Avec ses
principes mobiles, ses idées vagues sur le bien et sur le mal, il ne lui
vint pas à l'idée qu'il y avait danger de laisser s'augmenter, par des
entrevues, l'admiration que le Colonel éprouvait évidemment pour
Antoinette. Au contraire, pour un esprit meublé, comme le sien, de
romans, d'histoires imaginaires de toutes sortes, il y avait quelque
chose de particulièrement touchant dans ce commencement d'amour
malheureux.

Heureusement, cependant, que les perceptions morales d'Antoinette
étaient plus perçantes. A mesure que le Colonel Evelyn devenait plus
attentif et paraissait n'adresser la parole qu'à elle seule, l'espèce
d'impatience qu'elle laissa voir, les regards, suppliants qu'elle
dirigea sur sa cousine firent voir clairement à celle-ci qu'elle
l'appelait à son secours pour donner à la conversation un caractère plus
général. Néanmoins, ne voulant pas couper court à ce charmant petit
roman naissant, ainsi qu'elle l'appelait, elle fit ce qu'elle eût désiré
qu'il fût fait à son égard si elle se fût trouvée dans la même position,
elle feignit d'être très occupée à sa broderie.

Quelques instants après, Jeanne vint lui apporter un message de son
mari, et elle se rendit aussitôt dans la Bibliothèque. Elle revint
bientôt cependant, et toute habillée pour sortir; elle informa ses amis
étonnés qu'elle allait en ville avec M. d'Aulnay pour affaires, ce qui
était bien le cas. Le trouble d'Antoinette, à cette nouvelle, fut
intense; mais le malaise qu'elle laissa voir fut interprété par Evelyn
d'une manière très-flatteuse pour lui-même. Involontairement, il
approcha sa chaise plus près de la jeune fille, et à mesure qu'il
parlait, le timbre de sa voix diminuait insensiblement, l'expression de
ses traits devenait plus tendre, ce qui, on le pense bien, était loin de
mettre Antoinette à l'aise.

Ils étaient donc assis près l'un de l'autre lorsque, par hasard, levant
les yeux, ils aperçurent, sur le seuil de la porte entr'ouverte, le
Major Sternfield qui les regardait fixement. Antoinette fit un mouvement
de terreur qui n'échappa pas au regard attentif d'Evelyn; mais,
recouvrant presqu'aussitôt toutes ses facultés, elle se leva, souhaita,
en bégayant, la bien-venue au Major, et l'invita à entrer.

--Merci, je craindrais d'être de trop! répondit-il avec un accent
d'amère ironie. Je ne serais pas pardonnable, si je troublais un aussi
charmant tête-à-tête.

Le front du Colonel devint aussi sombre que celui de son subalterne, et
il fixa sur ce dernier un regard sévère et interrogateur.

--J'espère, Colonel, que vous ne me mettrez pas aux arrêts pour mon
interruption bien involontaire! continua Sternfield sur le même ton de
moqueuse raillerie.

Evelyn s'était levé brusquement, mais avant qu'il pût parler, Antoinette
avait instamment prié son mari de se taire.

Un orage tumultueux semblait se déchaîner chez ce dernier, mais il
luttait évidemment contre lui-même pour le réprimer.

--Antoinette!--dit-il enfin d'une voix que sa colère concentrée avait
rendue rauque,--vous me rendrez compte de ceci.

Craignant de ne pouvoir plus se maîtriser, et comme effrayé de ce qu'il
venait de dire, il se retira précipitamment, et on entendit aussitôt
après le bruit de la porte qu'il retirait violemment sur lui.

Blanche comme la mort et tremblant de tous ses membres, Antoinette se
renversa sur sa chaise pendant que le Colonel disait d'un air sévère:

--C'est plutôt lui qui devrait être appelé à rendre compte de cette
scène.

--Voilà exactement ce que je craignais! continua la jeune femme en
devenant plus pâle encore si c'est possible. O Colonel Evelyn! vous
allez probablement vous rencontrer dans une lutte à mort à cause de moi,
et l'un de vous deux succombera peut-être.

--Il n'y a rien à craindre sous ce rapport, Mademoiselle de Mirecourt,
si je préfère que la chose en reste là. Le Major Sternfield ne
provoquera pas son officier commandant sans avoir pour cela une raison
plus plausible que celle que j'ai pu lui donner.

--Ah! vous ne pouvez pas me rassurer, car je sais que les hommes de
votre profession ont un code cruel d'après lequel la plus légère injure,
la plus petite offense doit être lavée dans le sang. O Colonel
Evelyn!--et elle plaça sa main tremblante sur le bras du militaire,
pendant que ses yeux, suppliants comme la Prière, lui faisaient un appel
irrésistible,--promettez-moi que vous ne vous occuperez pas de cette
malheureuse affaire, que vous n'exigerez pas du Major Sternfield une
apologie qu'il pourrait peut-être vous refuser.

Ce fut pour Evelyn une sensation nouvelle que de se voir imploré aussi
vivement par cette aimable et jolie jeune fille, et il se réjouit
intérieurement de ce que son coeur n'était pas encore assez insensible
pour pouvoir résister entièrement à son influence.

--En faveur de qui me conjurez-vous aussi ardemment, est-ce pour moi ou
pour le Major Sternfield? demanda-t-il en prenant dans sa main puissante
et bronzée les petits doigts blancs comme la neige qui tenaient son
bras.

--Pour tous les deux! répondit elle d'une voix agitée et confuse.

--Ecoutez moi bien, Mademoiselle de Mirecourt. Je vous donnerai la
promesse que voue me demandez, je me lierai, pour ainsi dire, les mains
et les pieds, si, en retour, vous voulez répondre franchement à ma
question, et pardonner l'indiscrétion que je commets en vous la faisant?

--Parlez! dit-elle à voix basse.

--Dites-moi alors: aimez-vous Audley Sternfield?

Oh! que cette question remplit son coeur de peine! On lui demandait si
elle _l_'aimait, _lui_, son mari, _lui_, son futur compagnon dans les
joies et les chagrins de la vie; et elle ne pouvait pas, quoiqu'elle eût
voulu se faire illusion, elle ne pouvait pas répondre affirmativement!

--Hélas! non, je ne l'aime pas! répondit-elle d'une voix et d'un air
d'angoisses indescriptibles.

--Une autre question, Antoinette!--continua le Colonel sans remarquer,
dans la joie que cette dénégation lui avait causée, la singularité de
ses manières, et en se penchant vers elle;--une autre question s'il vous
plaît: pensez-vous que vous puissiez jamais venir à m'aimer?

Le rouge écarlate qui se répandit, à cette question, sur les joues, sur
le cou et jusque sur le front de la jeune fille, ses yeux qu'elle
détourna comme pour empêcher Evelyn de lire dans ses profondeurs les
secrets sentiments de son coeur, l'empêchèrent de faire une grande
attention à cette exclamation qu'elle laissa échapper:

--Colonel Evelyn, ne me faites pas une question aussi extravagante et
aussi inutile.

--Antoinette!--dit-il en la pressant sur son coeur;--Antoinette, vous
m'aimez: il est inutile de le nier. Et penser qu'un tel trésor de
bonheur est destiné à remplir mon coeur vide depuis si longtemps, à
consoler ma vie solitaire et malheureuse!

Ah! en ce moment elle crut que la mort, si elle était venue, aurait été
bien venue, agréable même. Il n'y avait plus moyen pour elle de se
tromper plus longtemps. Elle aimait, d'un amour de femme, et non par un
caprice enfantin, l'homme plein de coeur qui se trouvait près d'elle;
mais elle devait renoncer pour jamais à l'appui de ces bras qui auraient
pu la protéger contre les ennuis et les épreuves de la vie, elle devait
rejeter ce dévouement inestimable et suivre sa triste destinée désormais
enchaînée à celle de ce dur et égoïste Sternfield. Les regrets qui
remplirent son coeur étaient au-dessus de ses forces, et, avec un air
qui trahissait les atroces douleurs de son esprit, elle se retira de
l'étreinte où la tenait Evelyn.

--Les paroles me manquent pour vous remercier, dit-elle, de la
préférence qu'un homme comme vous accorde sur toutes les autres, à une
personne aussi indigne que moi....

--Ce ne sont pas des remerciements que je demande, chère Antoinette!
dit-il en l'interrompant et surpris par son étrange réponse. Un mot
affectueux de votre part serait bien mieux reçu.

--Et ce mot ne peut pas être prononcé! l'amour que vous daignez me
demander, je ne pourrai jamais vous l'accorder!

--C'est un caprice de jeune fille, répondit-il vivement quoique avec
douceur. Je sais que vous m'aimez, Antoinette: je l'ai lu
infailliblement dans votre regard, dans vos manières, dans votre voix.

--Et ce serait bien malheureux pour nous deux! dit-elle. Je vous répète,
Colonel Evelyn, que je ne puis être à vous, que je ne puis pas même vous
permettre d'employer avec moi des propos d'amour.

Triste et perplexe, il ne parlait pas, il la regardait. Tout-à-coup il
lui vint à la pensée que peut-être elle avait fait à la légère, avec le
Major Sternfield, un engagement inconsidéré comme les jeunes filles en
font aussi facilement qu'elles les brisent, et que cet engagement, elle
le regardait comme un obstacle insurmontable à toute autre union,
quoique l'inclination qui l'avait amené eut entièrement disparue.

--Prenez ce siége, Antoinette; nous allons causer tranquillement sur ce
sujet.

Et, la faisant asseoir, il prit une de ses mains dans la sienne. Elle la
retira aussitôt, mais resta où il l'avait fait asseoir.

--Vous devez m'écouter avec patience, continua-t-il; aussi bien, il vaut
mieux pour nous deux que nous sachions dès maintenant à quoi nous en
tenir. Moi qui, depuis si longtemps, depuis la cruelle épreuve dont je
vous ai parlé, ai si soigneusement évité les femmes, fuyant également
leur amour et leurs sympathies, j'ai involontairement laissé pénétrer
votre image dans mon coeur et me devenir bien chère. Si la douce
franchise de votre caractère ne m'eût pas donné à supposer que mon
affection était un peu partagée malgré la différence de nos âges, malgré
ma nature si peu attrayante et si taciturne, j'aurais enseveli mon amour
dans le plus profond de mon coeur, et jamais on n'aurait pu soupçonner
son existence. La destinée en a disposé autrement. A vous maintenant de
décider si cet amour nouveau doit être pour moi un bienfait ou une
malédiction; à vous de décider si le reste de ma vie doit être aussi
misérable que l'a été ma jeunesse.

Pendant qu'il parlait ainsi, Antoinette s'était caché le visage avec ses
mains et sanglotait. Mais il continua:

--Antoinette, vous êtes à l'aurore de la vie, moi je suis à son
méridien. Oh! vous savez comme mon coeur a été rudement éprouvé déjà:
épargnez-le maintenant. N'en faites pas un jouet de jeune fille que vous
mettrez de côté, pour quelque raison frivole, après l'avoir gagné.
Répondez moi, dites-moi que votre amour va faire le bonheur de mon
avenir?

--Plût à Dieu que nous ne nous soyons jamais connus! s'écria-t-elle en
joignant les mains. N'était-ce donc pas assez de souffrir seule!
fallait-il que je fisse souffrir un autre! Oh! Colonel Evelyn, je
pourrais demander à genoux votre pardon pour la peine que je vous
inflige, pour le mal que je puis vous avoir fait; mais, hélas! je dois
vous le dire encore une fois: je ne puis pas être votre femme!

Violentes et terribles furent les douleurs que ces paroles produisirent
sur le noble Colonel qui se leva tout-à-coup pour cacher l'émotion que
sa contenance trahissait.

Cependant il revint encore une fois près d'elle pour tenter un dernier
effort, un effort désespéré.

--Antoinette, s'écria-t-il avec chaleur, vous nous sacrifiez tous les
deux à un faux principe; vous foulez aux pieds mon coeur et le vôtre
pour une cause qui n'en est pas une.... Mais, quoi! vous baissez la tête
en signe de dissentiment. Dites-moi donc alors quel est l'obstacle qui
nous sépare comme un fleuve? Laissez-moi au moins la triste
satisfaction, la pauvre consolation accordée au plus grand criminel,
celle de savoir pourquoi je suis condamné.

--Hélas! mes lèvres sont scellées par une promesse solennelle, par un
serment!

--Pauvre enfant! Quelqu'un aura abusé de votre jeunesse et de votre
ignorance de la vie pour vous environner de piéges qui font votre
malheur. Brisez avec lui, Antoinette; éloignez-vous des faux amis qui
vous auront ainsi trompée, et mes bras vous sont ouverts comme un
refuge.

--Colonel Evelyn, vous allez me rendre folle! s'écria-t-elle, d'une voix
brisée par la douleur et par l'émotion. Ne dépensez pas votre amour et
vos regrets pour une jeune fille coupable et misérable comme moi.

--Coupable et misérable! répéta-t-il en faisant un mouvement violent:
voilà, Antoinette, des mots terribles!

--Oui, mais ils sont vrais. Infidèle aux principes sacrés de mon
enfance, infidèle aux liens que les plus endurcis respectent encore,
quelles autres épithètes puisse je mériter?

Evelyn la regarda fixement, comme pour lire ce qui se passait dans son
coeur; puis, avec un accent de tendresse indescriptible:

--Pauvre enfant! lui dit-il, vos yeux démentent vos paroles.... Mais il
est temps de mettre fin à cette entrevue douloureuse. Vous ne pouvez
donc pas me donner même une lueur d'espérance?

--Aucune. Je puis seulement vous dire que mon avenir sera bien plus
misérable, bien plus à plaindre que le vôtre.

Il la regarda encore une fois en silence: que de signification, que
d'émotion dans ce regard! L'orgueil ni la colère d'un amoureux
désappointé n'y brillaient; on y lisait plutôt l'amour malheureux,
l'immense compassion qu'il éprouvait pour cette faible créature qui
avait su s'attirer une si vive affection.

--Adieu, Antoinette! dit-il enfin,--et sa voix tremblait malgré les
efforts qu'il faisait pour en dominer l'émotion,--adieu! Rappelez-vous
que, dans vos chagrins et dans vos épreuves, vous avez un ami que rien
ne peut vous aliéner.

Les chagrins et les épreuves! ah! oui, ils étaient venus, et il y avait
pris, lui, une grande part: il avait versé dans le calice de sa misère
une amertume que ses forces chancelantes pouvaient à peine supporter et
qui laissait sur son front des traces si évidentes, que la tendre
compassion qu'il se sentait pour elle dominait le profond
désappointement qu'il venait d'éprouver.

Il se retira silencieusement, et elle, abasourdie, presqu'égarée, elle
laissa glisser sa tête sur le bras du canapé, et se mit à souhaiter
d'être aussi facilement débarrassée du fardeau de la vie.




XXIII.


Dans cette situation elle ne prit pas garde que le temps passait
rapidement, et quand la voix bien connue de Sternfield prononça
tout-à-coup son nom, elle leva lentement la tête et le regarda en
silence.

Audley approcha une chaise, s'y assit, et d'une voix sombre et lente:

--Je viens, dit-il, savoir pourquoi j'ai trouvé, il y a une heure, ma
femme enfermée avec le Colonel Evelyn?

L'expression de douloureuse langueur qui couvrait le visage de la jeune
fille ne changea pas, et, d'un accent qui contrastait singulièrement
avec sa voix ordinairement claire et douce, elle répondit:

--Je n'étais pas enfermée avec le Colonel Evelyn. Je l'ai reçu, comme
j'aurais reçu tout autre gentilhomme, dans le salon, et les portes
ouvertes.

--Où était, pendant ce temps-là, ton chaperon-modèle, la sage et
prudente Madame d'Aulnay?

--Sortie avec son mari. Assurément, je ne dois pas être tenue
responsable de cela.

--Non. Je demanderai seulement quel était le sujet de la longue
conversation que tu as eue avec ce monsieur.

--Je ne puis vous le dire, Audley; le secret des autres ne m'appartient
pas.

--Est ce là ton idée sur l'obéissance des épouses?

Pas de réponse.

--Parles, continua-t-il après un moment de silence et d'un ton irrité.
Est-ce que ce jonc--et il saisit la main où brillait l'anneau
nuptial--est-ce que ce jonc et l'union dont il est le symbole sacré sont
une pure moquerie?

Et dans sa fureur, il pressa vivement, peut-être sans le savoir, la main
qu'il tenait dans la sienne, de telle sorte, qu'un cercle, moitié
livide, moitié rougeâtre, se forma autour du jonc.

--Continuez! dit-elle sans trahir autrement que par un amer sourire la
douleur physique que ce serrement lui avait causé. Pourquoi ce symbole
extérieur de notre union malheureuse ne torturerait-il pas mon corps
comme la réalité torture mon âme?

--Tu es très-flatteuse! reprit-il en laissant tomber et en repoussant la
main qu'il avait si fortement pressée, non pas dans une effusion
d'amour, mais dans un mouvement de colère. Il me semble que l'union dont
tu déplores les chagrins en termes si éloquents, ne te cause pas une
très-forte impression: elle ne t'a pas appris les devoirs et l'affection
que tu dois à celui que tu appelles ton mari, et elle ne t'a pas empêché
de recevoir les aveux d'autres amoureux.

--Mais à qui en est la faute, Audley? répondit-elle tout-à-coup avec une
vivacité pleine de passion. Pourquoi m'avez-vous placée, pourquoi me
tenez-vous dans une position aussi cruelle, aussi exceptionnelle? Je
vous déclare encore une fois que je ne puis supporter cela davantage: je
vais tout dire à mon père....

--Et briser ta promesse solennelle, manquer au serment que tu as fait,
interrompit-il. Non, Antoinette: tu ne feras pas, tu n'oseras pas faire
cela. Cette promesse jurée sur la croix que tu as reçue de ta mère
mourante te lie autant que notre mariage lui-même.

--Mais pourquoi ce secret, pourquoi ce mystère continuels? Oh! Audley,
c'est mal pour tous les deux: faites-les cesser. Devant Dieu et devant
les hommes reconnaissez-moi pour votre femme, tandis qu'il nous reste
une chance de bonheur, pendant que nos coeurs ne sont pas encore
entièrement aliénés l'un de l'autre.

--Impossible, enfant, tout-à-fait impossible.

--Et pourquoi?

--- Parce que--et ses lèvres indiquaient à la fois le sarcasme et
l'irritation--parce que je ne suis pas assez riche pour me passer le
luxe d'une femme qui n'a point de dot.

--Une femme qui n'a point de dot! répéta-t-elle étonnée.

--Oui. Ne sais-tu donc pas que si nous étions assez aveugles pour
révéler notre acte téméraire à ton père, cette confession aurait pour
résultat de te faire déshériter immédiatement, et que nous n'aurions
pour vivre rien autre chose que l'amour, ce qui est une nourriture fort
peu substantielle. Tu me diras peut-être que dans trois mois, dans six
mois, le ressentiment de ton père sera aussi fort, aussi violent que
maintenant. Peut être que non. Le temps, dans sa course rapide, opère
beaucoup de changements, et avant cette période, il peut survenir des
influences assez fortes pour adoucir et calmer, sinon prévenir
entièrement, la colère de M. de Mirecourt. Enfin, Antoinette, tu sais
qu'à l'âge de dix-huit ans, rien ne peut te priver de la jouissance de
la petite fortune que t'a laissée ta mère, dont les désirs sur ce point
ont été, heureusement pour nous, enregistrés légalement.
Jusque-là,--c'est, comparativement, bien peu de temps attendre,--nous
serons probablement obligés de garder notre secret.

Il y eut un long silence. De nouvelles pensées et de nouvelles craintes
se précipitèrent dans l'esprit d'Antoinette, et pour la première fois se
présenta à elle l'idée affreuse et pleine d'humiliation que Sternfield
l'avait mariée, non par un romanesque sentiment d'attachement, mais par
un froid calcul, pour des motifs d'intérêt!

Cependant, toujours avec le même calme merveilleux, elle demanda:

--Lorsque vous m'avez mariée, Audley, connaissiez vous, comme à présent,
ma position?

--Sans doute, naïve enfant. Crois-tu donc qu'avec un revenu qui suffit à
peine pour me tenir à la hauteur de mon rang--mes gants seuls coûtent un
dollar par jour--(le Major Sternfield ne mentionnait pas ses folles
dépenses au jeu)--je me serais aventuré dans le mariage sans m'assurer
auparavant que ma femme possédait des charmes pécuniaires, en outre de
ceux qu'elle a déjà.

--Merci, je vous suis très-reconnaissante de cette candeur. Maintenant
je ne dois plus regretter avec autant d'amertume ni expier par des
remords si violents, mon amour qui décline, mon indifférence à votre
égard qui augmente tous les jours.

--Que ton amour pour moi augmente ou diminue, cela m'importe fort peu,
Antoinette, car tu ne pourras jamais oublier que tu es ma femme.

--Il n'y a pas de danger que le forçat oublie la chaîne qu'il est obligé
de porter, dit-elle amèrement.

--C'est une chaîne que tu as acceptée de ta pleine liberté.... Mais
trève de sentiment. Avant de terminer cette entrevue qui, je le crains
bien, a été déjà trop prolongée pour notre repos mutuel, je n'ai qu'à
ajouter qu'il y a des choses que je supporterai, et d'autres que je ne
souffrirai point. Ton indifférence, je la supporterai avec philosophie;
mais prends bien garde d'exciter ma jalousie en t'amusant avec d'autres.
Adieu!... Comment, tu ne me permettras pas de t'embrasser? Bien, qu'il
en soit ainsi: ton humeur sera peut-être meilleure à notre prochaine
rencontre.

Jeanne, qui se trouvait par hasard dans le corridor et qui reconduisit
le Major à la porte, ne remarqua rien de particulier sur ses traits
souriants; mais elle fut bien étonnée quand, allant remettre à
Antoinette un message de Madame d'Aulnay qui venait d'arriver, elle
aperçut l'extrême pâleur de la jeune fille.

--Dites à Madame d'Aulnay, Jeanne, que je suis trop malade pour
descendre ce soir.

--Pauvre Mademoiselle Antoinette! dit l'excellente femme d'un air
inquiet, vous paraissez être très-malade. Je vais vous apporter de suite
une tasse de thé, et tantôt une tisane chaude qui vous fera dormir
profondément durant toute la nuit.

--Je crains bien que votre tisane ne puisse faire cela, Jeanne.

--En vérité, Mademoiselle, vous faites erreur; cette tisane est un
remède merveilleux, surtout pendant la jeunesse, car, Dieu merci! à
votre âge, vous ne pouvez avoir des pensées capables de chasser le
sommeil de votre chevet.

Antoinette frissonna comme si un vent froid était venu la saisir, mais
elle s'efforça de sourire avec bonté en congédiant la femme de chambre.

--Mon âge! répéta-t-elle: oui, je suis jeune en années, mais vieille en
chagrins.

Et elle pressa ses mains sur son front brûlant.

Quelques instants après, Jeanne vint lui apporter une légère collation,
avec un billet de Madame d'Aulnay qui priait sa cousine de l'excuser
pour une couple d'heures, attendu qu'elle tenait compagnie à un ami de
M. d'Aulnay qui venait d'arriver de la campagne.

Le temps passait lentement, et Antoinette était toujours immobile, en
proie aux émotions et aux chagrins qui l'assiégeaient.

Qui pourrait décrire ou rendre compte de sa profonde douleur? L'entière
connaissance qu'elle avait de l'indignité de Sternfield; la certitude,
qui avait donné un coup si violent à ses sentiments de femme, que son
mari l'avait recherchée et gagnée--et son visage devenait brûlant
lorsqu'elle se rappelait avec quelle facilité il en était venu à
bout--pour des motifs d'intérêt sordide; la pensée qu'elle avait trompé
un père aussi bon, aussi indulgent que le sien; celle de sa propre
faiblesse: tout cela la faisait souffrir horriblement. Mais ce qui lui
communiquait une douleur plus forte peut-être que toutes les autres,
c'était le souvenir du précieux trésor qu'elle avait perdu dans l'amour
du Colonel Evelyn: ce coeur brave et sincère avec ses affections nobles
et généreuses, cette puissante intelligence, cette nature d'élite en un
mot qui aurait pu être à elle, à elle seule, et que maintenant elle ne
pouvait plus posséder! Combien lui paraissait dès lors méprisable le
naïf sentiment d'admiration qu'elle avait éprouvé pour la belle figure
et les manières agréables du Major Sternfield, et que, dans sa vanité,
elle avait qualifié du nom d'amour!

C'étaient de bien tristes pensées pour une femme qui, comme elle, faible
et environnée de tentations, n'avait pour la garantir contre le mal
qu'une petite étincelle de foi religieuse qui ne brûlait plus que
faiblement dans son coeur. Elle se mit ensuite à songer à Madame
d'Aulnay, à cette amie frivole et volage dont les conseils ne lui
avaient jamais fait que du tort; à Sternfield dont la conduite semblait
tendre à produire le malheur de sa femme, et enfin à sa propre
faiblesse, à son propre coeur devenu tiède. Alors, du fond de son âme
s'échappa ce cri qui vint frapper la solitude de sa chambre et qu'elle
adressait à Celui dont l'oreille est toujours ouverte à la voix du
repentir. "O mon Dieu! vous seul pouvez me sauver."

Elle tomba à genoux, et avec un accent brisé par les sanglots, elle
demanda à Dieu,--non pas superficiellement comme elle avait depuis
quelque temps pris la triste habitude de prier, mais avec l'ardeur d'un
appel passionné,--la faveur de ne plus se rencontrer avec Cecil Evelyn,
de faire disparaître l'amour qu'il avait pour elle; elle implora la
grâce d'avoir assez de force pour garder jusqu'à la mort, même contre la
moindre pensée rebelle, la fidélité qu'elle avait jurée à Audley
Sternfield. Dans la douceur de cette prière fervente, elle trouva assez
de force pour demander l'esprit de soumission qu'une femme doit à son
mari et qui lui ferait supporter patiemment toutes les épreuves que la
dureté de Sternfield pourrait lui faire subir.

Elle était tout entière à cette prière quand la porte s'ouvrit
doucement. Madame d'Aulnay entra.

--Comment es tu, ma chère? dit-elle avec bonté pendant que la jeune
fille se relevait. J'avais espéré que tu dormais: pourquoi n'es-tu pas
encore couchée?

--Il faut que je prenne auparavant la panacée de Jeanne, répondit-elle
avec un sourire plein de tristesse.

Madame d'Aulnay, qui aimait beaucoup sa jeune cousine, examina bien sa
contenance pendant un moment; puis, passant ses bras autour de son cou,
et l'attirant à elle:

--Hélas! dit elle, cette tisane ne guérit pas les maux de l'âme. C'est
ce Sternfield qui te rend aussi malheureuse: décidément je commence
réellement à le détester. La pensée que tu es unie à lui pour la vie
m'afflige énormément, maintenant surtout que j'ai la secrète conviction
que ce charmant misanthrope d'Evelyn t'aime.

--Prête-moi un instant d'attention, s'écria tout-à-coup la jeune fille
en prenant une dignité qui confondit pour un moment sa frivole cousine.
Par tes conseils et tes sollicitations tu m'as fait faire une action
terrible, une action qui sera le malheur de toute ma vie. Je ne dis pas
cela pour te faire des reproches, car, hélas! je suis encore plus
coupable que toi; mais pour te rappeler que tu as contribué à amener
l'état misérable où je suis. C'est te dire de t'arrêter, et de ne pas me
faire descendre plus avant dans le mal et dans les chagrins. Ne
prononces plus le nom du Colonel Evelyn en ma présence, et, par-dessus
tout, ne me dis plus, à moi mariée, que je suis aimée par lui ou par un
autre, quel qu'il soit. De plus, quand tu parleras de Sternfield, si tu
ne peux pas le faire en termes d'amitié, emploies au moins ceux de la
courtoisie, car il est mon mari. Oh! Lucille, si tu n'es pas capable
d'alléger un peu le fardeau de ma croix, ne cherches pas au moins à le
rendre plus pesant qu'il est.

--Tu es un ange, Antoinette! s'écria avec enthousiasme Madame d'Aulnay,
touchée par ce qu'elle appelait le sublime héroïsme de sa cousine.

Pour les vertus ordinaires d'une bonne femme de ménage, elle n'avait que
très-peu de respect, elle ne les souffrait même que difficilement; mais
pour tout ce qui touchait au merveilleux, elle avait une grande
admiration.

--Oui, mon enfant, continua-t-elle, tous tes nobles désirs, héroïques
dans leur sublime abnégation, seront une loi pour moi. Et après tout,
ajouta-t-elle pensivement, il vaut peut-être mieux que Sternfield
t'éprouve aussi impitoyablement qu'il le fait. Tu sais qu'un écrivain
Français moderne a dit que dans le mariage, après l'amour la haine; que
toutes les situations valent mieux que cette indifférence terriblement
monotone dans laquelle vivent certains époux l'un vis-à-vis de l'autre,
et sous l'influence de laquelle la vie devient une rivière couverte
d'une glace épaisse sans une vague ou une brise légère qui vienne en
briser la surface. Mieux vaut l'éclat de la tempête, les ravages de
l'ouragan....

--Même s'il répand autour de lui la désolation et la ruine? interrompit
la pauvre jeune fille qui, malgré l'état où elle se trouvait, ne put
réprimer un léger sourire en entendant cette nouvelle et extraordinaire
théorie de la vie conjugale. Non, non, ajouta-t-elle vivement, si je ne
puis jouir de l'éclat du soleil, laisse-moi au moins chercher la paix.
Je n'ai pas assez de courage pour lutter contre l'orage ou la tempête.

--Dans ce cas, ma chère Antoinette, laisse-moi te dire que tu n'as pas
les qualifications nécessaires pour faire une véritable héroïne....
Mais, voici Jeanne avec cette tisane qui a provoqué notre singulière
conversation.




XXIV.


Antoinette trouva les deux jours suivants singulièrement tranquilles,
après la terrible agitation par laquelle elle avait passé. M. Cazeau,
l'ami de M. d'Aulnay dont nous avons déjà parlé, était un homme aimable
et possédait cette suavité de manières et cette franche gaieté qui
caractérisaient si bien nos pères. Patriote sincère, il déplorait les
malheurs de son pays, et Antoinette éprouvait, en l'écoutant, une
salutaire distraction à ses tristes pensées, car l'expression de ses
regrets n'était pas accompagnée de ces violentes dénonciations que son
père faisait ordinairement de leurs conquérants.

--Eh! bien, Mademoiselle Antoinette,--dit M. Cazeau, le troisième soir
de son séjour chez M. d'Aulnay, au moment où, après une charmante
conversation, chacun se préparait à se retirer dans sa chambre,--lorsque
je verrai M. de Mirecourt, ce qui sera bientôt, je ne manquerai pas de
lui dire combien les rapports qu'on lui a faits vous ont mal représentée
ainsi que Madame d'Aulnay; on m'avait dit que vous étiez environnées
d'un cercle d'habits rouges, plongées dans la vie fashionable la plus
gaie, et tout-à-fait inaccessibles au commun des mortels comme nous. Or,
voilà trois grands jours que je passe ici, et je vous ai vues
constamment occupées à vos ouvrages d'aiguille ou par vos livres, et ne
recherchant d'autres amusements que la conversation d'un vieux ennuyeux
comme moi.

--Vous oubliez,--interrompit M. d'Aulnay en faisant de la tête un
mouvement très-significatif,--que nous sommes dans la Semaine-Sainte, et
que ces jolies Dames, quoique aimant passablement ce monde-ci, n'ont pas
encore tout-à-fait perdu l'espérance de parvenir à un meilleur. Venez
nous voir quand le Carême sera passé, et alors vous me direz ce que vous
en pensez. Quant à moi, je pourrais souhaiter en mon coeur que toute
l'année fût le Carême; volontiers j'en ferais le jeûne et la pénitence
pour avoir la paix et le calme.

--Ah! ma foi, Madame d'Aulnay, je ne crois pas mon ami, dit en riant M.
Cazeau en réponse à une protestation badine quoiqu'un peu énergique de
Lucille contre ce que venait de dire son mari. Je ne puis parler que de
ce que j'ai vu, et je puis dire franchement à M. de Mirecourt que j'ai
été charmé de la vie tranquille qu'on mène ici, que Mademoiselle
Antoinette est tout ce qu'il peut désirer de mieux, quoiqu'elle soit
encore un peu trop pâle.

--Ne dites rien de cela, s'il vous plaît? demanda Madame d'Aulnay; car
mon oncle, par crainte pour la santé de sa fille, la rappellerait chez
lui, ce qui n'atteindrait nullement son but.

La visite de M. Cazeau produisit un si heureux résultat que, quelques
jours après, Antoinette recevait une lettre très-bienveillante de son
père qui lui disait que puisqu'elle menait à la ville une vie si
paisible, elle pouvait, si elle le désirait, y prolonger son séjour de
deux ou trois autres semaines. Il ajoutait qu'il était sur le point de
partir pour Québec où l'appelaient ses affaires, et qu'à son retour il
arrêterait la prendre à Montréal pour la ramener.

--Ne trouves-tu pas singulier que Sternfield soit si longtemps sans
venir? demanda un jour Madame d'Aulnay à sa cousine. Plus d'une semaine
s'est écoulée depuis sa dernière visite; il n'a pas même fait
d'apparition depuis que ce héros de roman, le Colonel Evelyn, est venu.

Antoinette se contenta de soupirer, pendant que Madame d'Aulnay reprit,
avec un bâillement qui défigura sa belle petite bouche:

--Il viendra certainement aujourd'hui: je l'espère du moins, car je suis
d'une humeur massacrante, et je voudrais le voir, ne serait-ce que pour
me quereller avec lui. Bah! je sois fatiguée de cet ouvrage stupide.

Et, jetant sa broderie de côté, elle s'approcha de la fenêtre. Les
remarques qu'elle se mit à faire sur le compte de ceux qui passaient
n'étaient rien moins que flatteuses. Tout-à-coup, elle s'écria
brusquement:

--Aussi vrai que je suis vivante, voici Sternfield qui se promène avec
la jolie Eloïse Aubertin avec laquelle il s'est si désespérément amusé à
ma dernière soirée. N'est-ce pas infâme?

La seule réponse d'Antoinette fut un long soupir.

--Comment peux-tu souffrir cela? continua sa cousine avec indignation.
Une semaine sans venir te voir, et passer sous nos fenêtres avec une
jeune et jolie fille! Si tu ne le punis pas, tu es entièrement dépourvue
de caractère.

--Qu'ai-je à faire? demanda Antoinette d'un air abattu.

--Ce que tu as à faire? Pourquoi ne pas user de représailles? Sors
demain et promène-toi avec un aimable monsieur: cela ramènera ce mari
réfractaire au sentiment de ses devoirs.

--Jamais, Lucille, jamais! j'ai assez longtemps erré. Avec le secours du
Ciel, je n'irai pas plus loin.

--- Alors, la prochaine fois qu'il viendra te voir, fonds sur lui avec
colère; dis-lui qu'il est un tyran, un misérable sans coeur.

--Ce moyen provoquera difficilement son repentir, répondit-elle
tristement.

--Eh! bien, alors, si tu ne lui fais pas sentir sa faute n'importe
comment, je te dis franchement que tu n'as ni orgueil, ni dignité.

--Lucille! il ne me reste plus à faire usage que de patience et de
douceur.

--Antoinette de Mirecourt! s'écria Madame d'Aulnay soudainement, tu
n'aimes pas cet homme. Si tu l'aimais, sa conduite ferait bouillonner
d'indignation ton sang dans tes veines.

Antoinette ne répondit pas à cette sortie. Madame d'Aulnay continua
rapidement:

--Juste Ciel! cet état de choses est terrible, exceptionnel! Est-ce que
tu appelles cela un mariage?

--C'est un mariage que tu as fait toi-même, répondit amèrement la pauvre
jeune mariée.

--Oui, j'en conviens, répondit Madame d'Aulnay un peu déconcertée par
cette réponse foudroyante. Mais, aussi, qui aurait pu s'imaginer que les
choses prendraient cette tournure? qui aurait pu prévoir que ce beau et
chevaleresque Audley deviendrait un pareil misérable?

--Je t'ai déjà dit, Lucille, que je ne veux pas qu'on lui applique de
semblables épithètes.

--C'est absurde!--et Madame d'Aulnay releva la tête avec
indignation.--Je lui donnerai les épithètes qu'il mérite, au moins une
fois, si tu m'obliges de me taire. Lui, mari! en vérité, c'est une
singulière illustration de ce mot. Je te dis, ma pauvre petite cousine,
que je vois clairement que tu ne l'aimes pas; et je ne pense pas qu'il
t'aime non plus, ou bien il agit comme s'il ne t'aimait pas, ce qui
revient au même. Il ne te reste plus d'autre alternative que le divorce.

--Le divorce! répéta Antoinette; depuis quand l'Eglise accorde-t-elle le
divorce? Le plus qu'elle ait fait, c'est d'avoir, dans des cas d'urgente
nécessité, permis aux époux de se séparer; mais quand bien même ils
demeureraient aux deux extrémités de la terre, ils seraient toujours
mari et femme. Ah! la chaîne que je me suis, en insensée, forgée à
moi-même, quelle que lourde qu'elle soit, je dois la porter jusqu'au
bout.

--Mais ta position, pauvre enfant, est un cas extraordinaire. Nous
pouvons en appeler au Pape, par l'entremise de notre Evêque.

--A quoi cela servirait-il puisqu'il n'en a pas le pouvoir? Qui suis-je
pour prétendre à une impossibilité? Quelle faible excuse est-ce pour
moi, que cette ridicule passion, qui m'a fait enfreindre les règles
sacrées de la délicatesse et les saints préceptes du devoir filial, ait
cessé aussi promptement qu'elle s'était formée? Non, il n'est que juste
que j'expie ma folie.

--Mais si Sternfield, de son côté, fatigué de ce mariage, demandait
votre divorce, l'obtenait et se mariait à une autre--chose qui arrive
assez souvent et qui est permise dans sa communion--que ferais-tu?

--Mes chaînes seraient aussi fortement rivées que jamais, et devant Dieu
je serais encore sa femme; non-seulement je ne pourrais pas contracter
un autre mariage, mais je serais obligée de lui être fidèle en pensées
et en actions, tout comme s'il était pour moi le plus tendre des époux.

--- Bon Dieu! c'est terrible! s'écria Lucille en frissonnant. Es-tu
certaine de ne pas te tromper, Antoinette?

--Hélas! j'ai trop bien étudié la question pour pouvoir faire erreur.

--Mais votre mariage a été célébré secrètement--n'ayant que moi pour
témoin; les bans n'ont pas été publiés, et tu es mineure.

--Hélas! encore une fois, tout cela ne le rend que plus criminel, mais
il ne me lie pas moins.

--O Antoinette! combien peu j'ai prévu le triste dénouement de ce roman
qui avait commencé sous d'aussi brillants auspices. Cependant, tu as
raison en prenant la décision que tu as adoptée, quelle que difficulté
qu'elle puisse provoquer entre toi et Audley. Une de Mirecourt ne doit
pas être l'esclave d'un mari qui a peur ou qui a honte de la reconnaître
publiquement.




XXV.


--Il y a en haut une personne que Mademoiselle sera, j'en suis certaine,
bien heureuse de voir! s'empressa de dire Jeanne, un jour que Madame
d'Aulnay et Antoinette arrivaient d'une promenade. M. de Mirecourt vient
d'arriver à l'instant.

--Et maintenant, Antoinette--dit Madame d'Aulnay à sa cousine qui se
dépêchait de monter l'escalier--tu dois tâcher d'obtenir la permission
de prolonger ta promenade ici. Si tu retournes à Valmont avec ton père,
Sternfield va nous donner une inquiétude mortelle, et finira par faire
un esclandre dans ton paisible village.

M. de Mirecourt qui était d'une humeur charmante, reçut sa fille
très-affectueusement, et débouta la question de son apparence délicate
par la remarque, moitié sèche et moitié riante, qu'elle devait être
heureuse d'avoir un mari tout choisi dans la personne de Louis
Beauchesne, sans quoi, sa beauté qui commençait à s'étioler rendrait
plus difficile la tâche de lui en trouver un.

M. d'Aulnay s'empressa de changer la tournure de la conversation, car il
savait que ce sujet était très-désagréable à Antoinette.

--Mais dis donc, de Mirecourt, quel air a maintenant Québec?
hasarda-t-il.

--Quel air a Québec? répéta M. de Mirecourt dont l'expression devint
grave à cette question. Elle a l'air que doit avoir une ville qui a été
deux fois assiégée et bombardée: tout n'y est que cendres et ruines. Ses
environs où trois sanglantes batailles ont été livrées, le district
entier lui-même qui a été habité pendant deux années par les
belligérants, tout porte les traces lugubres des combats et de la chute
de notre pays.

--Y as-tu vu quelques-uns de nos anciens amis?

--Non, ils ont tous quitté la ville après la capitulation de Montréal,
et ils tâchent maintenant, comme beaucoup d'autres, d'occuper leur temps
et de ré-édifier leurs fortunes renversées, en se dévouant eux-mêmes à
leurs fermes et à leurs terres. Il s'écoulera du temps avant que Québec
puisse, comme un Phénix, renaître de ses cendres.

--As-tu rencontré, en descendant, quelques-unes de tes connaissances?

--Aucune: je n'avais qu'un seul compagnon de voyage, un Anglais, comme
j'en ai jugé de suite d'après son accent, quoiqu'il ait parlé au cocher
en excellent français.

--Et de quoi avez-vous parlé ensemble? demanda tout-à-coup Madame
d'Aulnay dont la curiosité venait d'être éveillée.

--La conversation aurait été très-courte, du moins en tant que j'y étais
concerné,--car vous savez, ma belle Dame, que je n'ai aucun goût pour
ces sortes de relations avec nos nouveaux maîtres--n'eût été une
circonstance accidentelle, ou, plutôt, pour être juste, un acte de
courtoisie de sa part. Quelques instants après notre départ s'éleva une
violente tempête de neige, accompagnée d'un vent perçant qui, malgré mon
capot de peau d'ours et mes crémones de laine, ouvrage d'Antoinette, me
saisit de part en part. Mes dents qui claquaient violemment trahirent
mon malaise à mon compagnon qui, instantanément, et avec une
bienveillance pour laquelle je lui fus d'autant plus reconnaissant que
j'avais préalablement repoussé une de ses tentatives pour entrer en
conversation, prit le grand manteau qui recouvrait ses genoux--il en
avait un autre sur lui--et insista pour que je m'en servis. Après cela
la conversation s'établit, et je ne tardai pas à découvrir dans mon
compagnon, non-seulement une haute intelligence, mais encore un homme
juste et libéral, entièrement exempt de ces préjugés qui sont la règle
de conduite d'un si grand nombre de sa race. Nous discutâmes sur la
situation actuelle du pays avec une franchise certainement indiscrète de
ma part; mais quoique je perdis plusieurs fois patience, il conserva
toujours sa modération, en maintenant son opinion, quand je différais
d'avec lui, avec une courtoisie qui lui fait le plus grand honneur. Sur
plusieurs points nous nous sommes accordés, et j'ai pu voir facilement
qu'il avait, comme moi, une grande horreur de tout ce qui ressemble à de
l'oppression. J'en ai eu une preuve indéniable une fois que nous avions
relâché à une auberge pour changer de chevaux et prendre quelque chose.
Le nommé Thibault qui tenait autrefois cette auberge s'est embarqué pour
la France l'année dernière, avec d'autres beaucoup plus illustres que
lui, et il a pour successeur un individu du nom de Barnwell, un des
nouveaux débarqués qui sont venus dominer sur nous et sur nos fortunes
détruites. Pendant que nous reprenions nos places après avoir mangé une
bouchée, notre attention fut attirée par la voix de notre hôte élevée au
diapason de la colère. Nous regardâmes derrière nous et nous
l'aperçûmes, arrêtant par la bride de son cheval un pauvre habitant que
la nécessité avait forcé d'arrêter à son établissement hospitalier. Le
malheureux Jean-Baptiste protestait énergiquement en français qu'il
avait payé deux fois la valeur de ce qu'il avait reçu, pendant que son
adversaire, avec des jurements et des blasphèmes, insistait pour qu'il
donnât le prix demandé et qui était hors de raison. Enhardi par la
terreur évidente du paysan et par l'encouragement tacite et
l'indifférence des spectateurs, Barnwell serra plus fort la bride du
cheval et commença à frapper le pauvre animal à la tête de la manière la
plus cruelle, et il menaçait d'en faire autant au propriétaire du dit
cheval s'il ne satisfaisait pas son injuste réclamation. En une seconde,
mon compagnon avait sauté à terre, saisi le brutal individu par le
collet de son habit, et avec le fouet qu'il lui arracha des mains, lui
administra deux ou trois bons coups.--"Votre nom, s'écria Barnwell,
donnez-moi votre nom, en attendant que je vous fasse traduire devant un
magistrat."--"Le Colonel Evelyn, du **ième Régiment de Sa Majesté,"
répondit-il dédaigneusement en repoussant loin de lui l'aubergiste qui
était devenu tout-à-coup craintif et honteux.

--Le Colonel Evelyn! répéta vivement Madame d'Aulnay; mais, mon cher
oncle, nous le connaissons très-bien.

--Il est à espérer que ce soit le cas; comme vous avez des relations
avec un très-grand nombre de ses compagnons contre lesquels on peut
trouver à redire, il serait trop déplorable que vous n'en connussiez pas
un qui fait tant d'honneur à sa profession. Sur ma parole, ma petite
Antoinette, j'aurais pu te pardonner si tu t'étais attiré les hommages
de ce brave Anglais.

Pauvre Antoinette! elle venait de recevoir une nouvelle preuve du coeur
précieux qu'elle s'était sans doute acquis, mais qui devait être pour
toujours au-dessus de ses désirs.

--Et comment as-tu trouvé les chemins? demanda M. d'Aulnay.

--Il est temps que quelqu'un d'entre vous me fasse cette question. Mon
voyage a été plus fatigant qu'aucun de ceux que j'ai jamais faits, et
vous savez que j'ai voyagé bien souvent sur la neige et sur la glace.

--Comment cela? Racontez-nous votre voyage! dirent simultanément ses
auditeurs.

--Eh! bien, je vous disais donc que peu après notre départ, une neige
épaisse commença à tomber, et comme il en était arrivé une grande
quantité la nuit précédente, vous pouvez conclure que les chemins
étaient loin d'être beaux. Bientôt elle tomba à gros flocons, et pendant
que nous discutions, mon compagnon et moi, sur le Canada, ses malheurs
et sa destinée, la neige changeait complètement l'aspect des choses
comme si la baguette d'une fée s'en était mêlé. Les palissades, les murs
de pierre disparaissaient entièrement, et les arbres fruitiers
semblaient être de simples arbrisseaux. Heureusement pour nous, aucun
être humain ni aucun animal n'étaient sur le chemin, car il n'y aurait
eu rien de plus fâcheux pour nous qu'une rencontre qui, en nous
obligeant de dévier un peu de la route tracée, nous aurait forcés de
faire le plongeon dans les profondeurs de la neige qui s'était amoncelée
de chaque côté de l'étroit sentier. Si nous avions eu plus de prudence,
nous serions restés à l'auberge de Thibault; mais j'avais hâte
d'arriver, et mon compagnon aussi. Après quelques minutes de repos, nous
nous remîmes donc en route. Bientôt le froid devint intense. La neige
avait cessé de tomber, mais le brillant soleil qui lui succéda fut
impuissant à nous donner de la chaleur ou du confort. Le vent poussait
la neige, nous la lançait en pleine figure, de sorte que nous étions
aveuglés et suffoqués. A dire le vrai, nous allions aussi lentement
qu'on va à un enterrement. Des monceaux énormes se trouvaient sur notre
chemin, et souvent, très-souvent, nous fûmes obligés de recourir aux
pelles de bois que notre conducteur, dans la prévision sans doute d'une
semblable éventualité, avait mises dans le fond de la voiture.

--Et comment le Colonel Evelyn s'est-il conduit, mon oncle?

--Comme devait se conduire un homme brave, un vrai soldat. Il ne
murmurait pas ni ne se plaignait, mais travaillait, et quand il fallait
mettre les pelles en réquisition, il se servait de la sienne avec autant
d'adresse qu'un de tes héros parfumés, belle nièce, peut le faire de sa
canne à pomme d'ivoire.

--Mais, cher papa, vous avez dû souffrir horriblement! s'écria
Antoinette.

--En effet, ma fille. Chaque muscle de mes membres, chaque veine de mon
corps souffraient, et ma respiration était courte, quelques fois même
douloureuse. Et les chemins!... Oh! que nos pauvres chevaux se
démenaient et se débattaient dans les grands bancs de neige que nous
rencontrions si souvent. Quand nous arrivâmes à la petite auberge où
nous devions passer la nuit, j'étais littéralement épuisé.

--Et votre compagnon de voyage? demanda Madame d'Aulnay.

--Tout ce que j'ai à en dire, c'est qu'il a une constitution de fer, car
si peu habitué qu'il doit être à notre climat, il en supporte les
rigueurs plus énergiquement encore que le vieux Dussault qui a conduit
la malle pendant tant d'hivers par tous les temps. Il est, de plus,
excessivement dévoué, et il m'a montré autant d'empressement que si
j'avais eu contre lui des réclamations légales.... Mais assez de cette
longue histoire; nous n'oublierons pas de sitôt, le Colonel Evelyn et
moi, le voyage que nous venons de faire.

Ce récit fut suivi de suppositions et de commentaires, puis on se sépara
pour la nuit, chacun étant de très-bonne humeur.

M. de Mirecourt, cédant aux sollicitations qui lui furent faites,
consentit à rester quelques jours encore, au lieu de partir le lendemain
matin avec Antoinette, comme il en avait d'abord manifesté l'intention.
Son séjour chez son parent fut très-agréable, et en voyant par lui-même
la vie régulière que menaient les Dames de la maison, tout en partageant
leurs amusements innocents, il commença à croire que les rapports qu'on
lui avait faits avaient en effet été grandement exagérés, et qu'il ne
pouvait y avoir un immense inconvénient de céder à la demande de Madame
d'Aulnay, de laisser Antoinette avec elle jusqu'au retour du printemps.




XXVI.


Le Carême passé, Madame d'Aulnay crut qu'il n'était que juste de se
dédommager un peu de la réclusion où elle avait vécu pendant ce tempe de
pénitence; elle résolut donc de donner une petite fête à ses amis;
quoiqu'on fût déjà dans le mois de mars. La récente suspension de la
gaieté semblait être un nouveau motif pour la reprise des plaisirs; et
peut-être le seul coeur triste chez Madame d'Aulnay, ce soir-là, ne
fût-il pas celui d'Antoinette, naguère si heureuse.

Oui, il y en avait un autre quelque peu en unisson avec le sien; plus
d'une fois, en effet, le Colonel Evelyn blâma secrètement sa folie qui
lui faisait rechercher des fêtes pour lesquelles il avait si peu de
goût, et cela dans le seul but de tâcher de rencontrer Antoinette qui,
de son côté, semblait faire si bien son possible pour l'éviter. Son
coeur entretenait pourtant la vague espérance que l'obstacle qu'elle
avait dit insurmontable ne l'était pas en réalité, et que quelque bonne
fortune aplanirait bientôt les difficultés entr'eux.

Pendant la première partie de la soirée, il respecta son désir évident
d'éviter toute rencontre avec lui; mais durant un intermède de danse,
l'ayant aperçue seule, il s'approcha d'elle et lia conversation sur un
sujet général. Quoiqu'il cherchât à l'intéresser et à l'amuser, il eut
assez de tact pour éviter tout ce qui aurait pu paraître approcher d'un
sujet plus particulier. Et ce fut bien heureux, car Madame d'Aulnay, en
désespoir de n'avoir rien à dire, l'interpella, et vint le trouver, avec
son étourderie ordinaire, pour lui demander ce qu'il venait de dire à
Mademoiselle de Mirecourt.

--Très-volontiers, répondit le Colonel. Je répétais à Mademoiselle la
remarque que fit Sa Majesté George III à Madame de Léry lorsque cette
Dame fut récemment présentée, avec son mari, à la Cour d'Angleterre.

--Oh! la belle Louise de Brouages! répliqua Lucille avec beaucoup
d'intérêt. Eh! bien, qu'a dit le roi? que pensa-t-il d'elle?

--Il dut la trouver très-belle, car en la voyant il se mit à dire dans
un profond enthousiasme, en faisant allusion à la récente acquisition du
Canada, "que si toutes les Dames Canadiennes lui ressemblaient, il avait
raison d'être fier de sa belle conquête."[4]

[Note 4: Garneau.]

--Alors la mission de M. de Léry et de ses compagnons doit avoir plus de
chances de succès, remarqua Madame d'Aulnay.

--Et quelle est cette mission? demanda une personne de la compagnie.

--Ils sont allés faire valoir nos intérêts et présenter l'expression de
nos hommages à notre nouveau monarque.

--Et remarquez que c'est plutôt Sa Majesté qui a présenté ses hommages
au lieu de les recevoir, et ce avec raison,--s'écria Sternfield qui
venait de se joindre au groupe.

--Je suppose que nous allons être écrasées sous les compliments,
maintenant que le roi Georges a donné l'exemple,--répliqua froidement
Madame d'Aulnay en s'éloignant, car elle n'avait plus l'_irrésistible_
Major en très-grande faveur.

Sternfield qui, jusque-là, s'était passablement amusé, n'eut pas plus
tôt aperçu Antoinette avec le Colonel Evelyn, que sa bonne humeur
disparut et qu'il commença à se creuser la tête pour trouver un moyen de
les séparer. Etant engagé pour la danse suivante, il ne pouvait pas
demander à Antoinette d'être sa danseuse, ce qui aurait été la méthode
la plus sûre et la plus expéditive, en sorte qu'il fut souverainement
vexé de les voir converser ensemble pendant la longue contredanse qui
suivit. Sans écouter la remarque pleine d'insinuation que lui fit sa
jolie partenaire, qu'elle croyait la promenade infiniment préférable à
la danse, aussitôt le quadrille terminé, il la laissa sans cérémonie sur
le premier siège venu, et s'avança vers Antoinette.

--Mademoiselle de Mirecourt, puis-je solliciter l'honneur de votre main
pour la prochaine danse? demanda-t-il avec une politesse forcée
qu'Evelyn trouva plutôt impertinente que respectueuse.

Il eut fallu voir de quelles vives couleurs se couvrit le visage de la
jeune femme, et quel air embarrassé et inquiet elle avait lorsqu'elle
répondit craintivement qu'elle était engagée. Dans le trouble du moment,
elle oublia de mentionner le nom de celui auquel elle avait promis sa
main,--personnage, du reste, fort inoffensif,--et Sternfield, concluant
que c'était le Colonel Evelyn, quoique celui-ci ne se livrât que
rarement, jamais peut-être, aux plaisirs de la danse, lança à sa femme
un regard plein de colère, et s'éloigna.

Evelyn ne tarda pas à s'apercevoir que l'esprit d'Antoinette était
occupé par des pensées entièrement étrangères au sujet de leur
conversation, à la narration pourtant si pleine d'intérêt de son dernier
voyage à Québec avec M. de Mirecourt. Ce fut donc presqu'un bonheur pour
elle lorsque Madame d'Aulnay s'approcha, et, après avoir dit quelques
mots insignifiants au Colonel Evelyn, passa à sa cousine une petite
feuille de papier plié sur laquelle étaient écrits quelques mots au
crayon et lui dit:

--Voici un mémoire qui t'appartient, Antoinette.

Celle-ci s'empara vivement du papier et le lut rapidement. Ce message
était de Sternfield et se lisait comme suit:


      "Tu pousses ma patience à bout. Viens de suite me rencontrer
      dans le boudoir, en haut, car j'ai à te dire des choses que
      tu dois savoir sans délai. A ton péril refuses ma demande,
      si tu ôses le faire, mais tu regretteras d'avoir poussé trop
      loin un homme au désespoir.

      "Ton mari, AUDLEY STERNFIELD."


La teneur de ce billet et l'impudence dont Sternfield faisait preuve en
y mettant la signature qui s'y trouvait, convainquit l'infortunée
Antoinette que son mari n'était pas d'humeur à patienter, et d'une main
tremblante elle mit le petit message en morceaux. Son agitation était si
visible, qu'Evelyn ne manqua pas de faire une foule de suppositions sur
les causes qui pouvaient l'avoir provoquée, car il avait vu Sternfield
remettre la note en question à Madame d'Aulnay qui avait fait mine de
décliner la missive, mais qui, à force de menaces, avait fini par se la
laisser imposer.

--Quelle liaison secrète peut-il donc exister entre ce beau vilain et
cette jeune fille innocente? se demanda-t-il plusieurs fois. Assurément
ce ne peut être l'amour, car à part la dénégation formelle qu'elle m'a
faite de l'existence de ce sentiment, du moins en ce qui la concerne, sa
contenance ne trahissait nullement de l'amour quand il s'est approché
d'elle. Eh! bien, je vais exercer sur tout cela une surveillance active
afin de lui rendre service et la protéger contre les dangereux artifices
de cet homme.

S'apercevant que sa compagne cherchait évidemment à être seule, il lui
dit quelques mots indifférents et se retira à l'autre extrémité du
salon. Une autre danse commençait, et Antoinette exaspéra singulièrement
le danseur auquel elle était engagée, en lui déclarant qu'elle était
trop fatiguée pour remplir sa promesse. Profitant de la légère confusion
qui ne manque jamais de régner lorsque les danseurs se mettent en place,
elle sortit de la chambre, espérant n'avoir pas été vue. En peu de
secondes elle fut en haut de l'escalier, et elle entra dans le boudoir
où Sternfield l'attendait déjà, et qui, par contraste avec les autres
appartements, n'était que faiblement éclairé.

--Tu as daigné faire diligence! dit-il avec sarcasme en lui présentant
un siége.

--Que me voulez-vous? demanda-t-elle en plaçant sa main sur son coeur
comme pour en arrêter les battements rapides.

--Ne t'ai-je pas déjà avertie, dit-il,--et son front devenait plus
sombre à mesure qu'il parlait,--ne t'ai-je pas déjà avertie que je
m'occuperais peu de ta froideur, de ton indifférence, et même du dégoût
que je pourrais lire sur ta figure; mais que je ne souffrirais pas de te
voir, toi ma femme, t'amuser avec d'autres messieurs?

--Toujours la même accusation injuste et sans fondement! Avec qui
prétendez-vous que je m'amusais tout-à-l'heure?

--Avec ce dangereux hypocrite, le Colonel Evelyn. N'essaies pas de le
nier! continua-t-il impétueusement en poussant vivement le dossier de la
chaise. Je vous ai surveillés de très-près; j'ai vu tes regards pleins
de douceur, tes couleurs qui variaient sans cesse, ses yeux remplis
d'une admiration et d'un amour qu'il ne prenait pas même la peine de
déguiser. Malédiction sur lui! Crois-tu donc que je vais supporter tout
cela avec soumission?

--Pourquoi me blâmer et m'accuser ainsi continuellement?--Et, en disant
cela, elle voulait paraître calme, mais sa respiration irrégulière et
oppressée disait éloquemment son agitation.--Si un monsieur vient me
parler ou se tient près de moi, je ne puis pas l'envoyer, je ne dois pas
lui dire que je suis mariée, que mes pensées et mes sourires
n'appartiennent qu'à vous. Puisqu'il en est ainsi, dès demain je laisse
cette maison, je vais m'enterrer à la campagne, et j'y resterai jusqu'à
ce que vous croyiez convenable de venir me reconnaître pour votre femme.
Là, au moins, j'aurai peut-être la paix.

--Oui, pour y _flirter_ avec ton premier amoureux, M. Louis Beauchesne!
répondit-il d'un air sombre.

Antoinette pressa plus fort encore sa main sur sa poitrine lorsqu'elle
répondit:

--Audley, pensez-vous pouvoir me torturer ainsi sans que ma vie ou ma
raison finisse par succomber?

--De grâce, pas de phrases! répondit-il froidement. J'ai peur que Madame
d'Aulnay ait trouvé en toi une élève trop habile dans la science qu'elle
est si bien qualifiée à enseigner.

Trop abattue pour pouvoir répliquer à cette amère raillerie, Antoinette
se cacha le visage avec ses mains.

--Ecoute-moi bien, Antoinette, continua-t-il en changeant tout-à-coup de
ton et de manières. Tu me trouves aussi sévère et aussi sombre parce
que, de ton côté, tu ne m'as montré que peu d'amour et de sympathie.
Dis-moi que tu oublies le passé, et, comme preuve de notre parfaite
réconciliation, comme garantie de ma conduite à venir, laisse-moi
embrasser ce front orgueilleux qui s'y est jusqu'ici opposé avec tant de
dédain. Ne me refuses pas, car, je te le répète, il est dangereux de
pousser si loin un homme désespéré.

N'osant pas, ou croyant qu'elle ne pouvait pas lui refuser cette petite
concession, elle ne répondit pas. Interprétant favorablement ce silence,
il passa son bras autour d'elle, et embrassa plusieurs fois son front et
sa soyeuse chevelure.

Tout-à-coup une exclamation à la fois de saisissement et de douleur,
brisa le silence qui s'était établi; et Antoinette, se dégageant
brusquement des bras qui l'entouraient, aperçut le Colonel Evelyn qui,
pâle comme la mort, se tenait sur le seuil de la chambre. Une seconde
après, il s'était effacé; et comme Antoinette laissait tomber un regard
de reproche sur son mari, elle vit sur la figure de celui-ci un sourire
de triomphe moqueur qui avait remplacé la tendresse qui s'y était un
instant reposée.

--Je crois, dit-il d'une voix railleuse, que le superbe Colonel Evelyn
sera maintenant guéri de son amour par cette bonne leçon. Antoinette, tu
pourras désormais _flirter_ avec lui tant que tu voudras.

Lentement elle se tourna vers son persécuteur, et d'une voix perçante,
d'un ton pénétrant:

--Audley Sternfield, dit-elle, vous m'avez fait tout le mal que vous
pouviez me faire. Profanant le nom sacré de mari, vous n'avez été pour
moi qu'un tyran barbare et sans coeur. Empêché, par de sordides motifs
d'intérêt, de reconnaître notre mariage vous avez voulu me dégrader à
mes propres yeux et aux yeux des autres. Eh! bien, écoutez-moi: jusqu'au
jour où vous viendrez me réclamer pour votre femme devant le monde, je
prends la résolution, d'éviter toute entrevue avec vous, sans plus
m'occuper de vos menaces que de vos prières, car le désespoir m'a rendue
indifférente. Je pars demain pour la campagne, et si vous m'y suivez
pour me persécuter davantage, les portes de la maison de mon père vous
seront fermées.

--Après cela, oseras-tu encore dire que tu m'aimes? demanda-t-il avec
emportement.

--Vous aimer! répéta-t-elle avec un rire amer. Vous aimer! oui, comme le
criminel aime l'instrument de son châtiment, comme le forçat aime le
compagnon de bagne auquel il est enchaîné pour la vie!

--Silence, ou je ne réponds plus de moi! s'écria-t-il avec une colère
qu'il ne pouvait plus arrêter.

--Fi donc! Major Sternfield, dit-elle avec dédain, c'est maintenant à
votre tour de prendre des airs de théâtre. Il y a une demi-heure, les
paroles que vous venez de proférer m'auraient fait trembler et prendre
une attitude suppliante devant vous; mais je vous déclare que la
crainte, l'espérance et tous les sentiments sont maintenant étouffés
dans mon coeur.

Sternfield la regarda d'un oeil terrible. Elle était là devant lui,
calme, fière, ravissante dans sa gracieuse toilette de bal, délicate
dans sa beauté d'enfant; mais son front portait l'expression d'une
fermeté inébranlable qu'il ne lui avait pas encore connue et qui lui
disait qu'elle mettrait rigoureusement à exécution les résolutions
qu'elle venait de formuler. Avec une angoisse pleine de colère il
reconnut en lui-même que son inconcevable violence lui avait aliéné,
peut-être pour toujours, l'amour de cette incomparable jeune fille.

--Qu'il en soit comme tu le désires, Antoinette, s'écria-t-il. Tu as
voulu amener cette querelle entre nous, c'est bien; mais rappelle-toi
que, dans la prospérité comme dans l'infortune, dans la pauvreté comme
dans l'aisance, dans la maladie comme dans la santé, jusqu'à ce que la
mort nous sépare, tu es à moi et uniquement à moi!

Malgré son calme et son stoïcisme, elle ne put s'empêcher de tressaillir
en entendant ces sinistres paroles. Mais, recouvrant presqu'aussitôt son
sang-froid, elle répondit:

--Oh! ne craignez rien, je ne puis jamais l'oublier.... Excusez-moi,
mais je dois retourner dans la salle de danse et m'y amuser autant que
peut me le permettre l'état de mon esprit.

Ceux qui avaient remarqué la longue absence d'Antoinette et de
Sternfield et qui les virent arriver l'un après l'autre dans le salon,
jugèrent en eux-mêmes que décidément ils venaient de se faire l'amour,
car rien, dans leurs manières, ne laissait soupçonner la singulière
entrevue qu'ils venaient d'avoir. Antoinette était pâle et tranquille,
mais c'était là l'état où elle se trouvait depuis quelques jours déjà;
Sternfield, de son côté, voltigeait, suivant son habitude, de jolies
dames à jolies dames, leur adressant à toutes des paroles qui lui
attiraient des sourires et des remerciements.




XXVII.


Ce qu'Antoinette dût souffrir pendant les heures longues et ennuyeuses
de la soirée, aucune parole ne saurait l'exprimer. Forcée de parler et
de sourire quand son coeur était presque à l'agonie, obligée surtout de
mettre ses sentiments à l'abri des regards curieux et scrutateurs, il y
eut des moments où elle crut qu'elle allait succomber et laisser tomber
le masque.

Quant à Sternfield, qui triomphait dans le complot qu'il avait monté de
la compromettre aux yeux du Colonel Evelyn,--complot exécuté au moment
où son oeil exercé avait vu s'approcher son officier commandant,--il
n'avait pas besoin de grands efforts pour se tenir maître de lui-même.
Déterminé à blesser au vif et à faire souffrir sa femme, il porta toutes
ses attentions à la jeune demoiselle qu'il avait récemment fait monter
dans sa voiture, si bien que l'indignation de Madame d'Aulnay fut
grandement excitée.

Regardant tout autour d'elle pour chercher Antoinette, elle l'aperçut
assise près d'un guéridon, en frais d'examiner quelques gravures qui s'y
trouvaient. Résolue de punir Sternfield, elle appela d'un signe le
Colonel Evelyn, et, lui donnant un rouleau de papier, elle lui dit:

--Allez, je vous prie, montrer ces nouvelles gravures à Mademoiselle de
Mirecourt, et examinez-les ensemble. Vous me direz ensuite ce que vous
en pensez.

Evelyn hésita un moment, comme s'il eut voulu décliner cette commission;
mais, en voyant le regard d'étonnement que lui lança Madame d'Aulnay, il
prit les gravures, traversa la chambre et alla trouver Antoinette. Ce
fut brusquement et froidement qu'il l'aborda:

--Mademoiselle, dit-il, plutôt que de provoquer les questions de Madame
d'Aulnay et d'exciter ses soupçons, je vous apporte ces images qu'elle
m'a chargé de vous remettre.

--Oh! Colonel Evelyn! balbutia la pauvre Antoinette, quelle opinion
devez-vous avoir de moi!

--Je vais vous la dire franchement, répondit-il avec une amertume qu'il
s'efforça de déguiser. Mon premier amour m'avait appris à détester votre
sexe; vous, mon second amour, vous m'apprenez à le mépriser. _Elle_,
quoiqu'infidèle à mon égard, a été au moins fidèle à celui qui m'avait
supplanté; vous, il y a quelques semaines à peine, vous preniez le Ciel
à témoin que vous n'aimiez pas Audley Sternfield, et il y a une heure je
vous trouve dans les bras de ce même Sternfield qui vous embrassait au
front et sur les lèvres!

--Pitié! soyez miséricordieux!--implora-t-elle, les lèvres blêmes et
tremblantes.

--Non, Antoinette de Mirecourt, je n'aurai pas de pitié pour vous, car
vous n'en avez pas eu pour moi. Sternfield ou d'autres de sa trempe
pourraient vous pardonner, car leur amour passe aussi facilement qu'il
vient: moi, je ne le puis pas. Ah! jeune fille, vous m'avez fait
beaucoup de mal; vous avez détruit le reste de confiance que j'avais
dans la foi et la bonté de la femme, vous avez tari en mon coeur les
sources de sympathies qui s'y trouvaient, vous avez changé en une
affreuse misanthropie le reste de ma triste vie.

--Oh! pardonnez-moi, Colonel Evelyn, pardonnez-moi!

Et la malheureuse enfant crut qu'en ce moment elle aurait volontiers
fait le sacrifice de sa vie pour lui avoir épargné la moindre
souffrance, la plus légère douleur.

Mais il continua impitoyablement:

--Plus profond est mon amour comparé avec celui des autres hommes, plus
grand est mon ressentiment contre celle qui s'est moquée jusqu'au dédain
de cet amour. Oh! quel trésor d'affection n'ai je pas prodigué à une
idole qui en était indigne!

--J'ai eu tort! reprit-elle. Mais, Colonel Evelyn, coupable dans le sens
que vous supposez, je ne le suis pas en réalité. De grand coeur je
donnerais dix années de cette misérable existence qui reste devant moi,
pour que vous soyiez persuadé de mon innocence; mais au moins j'ai la
suprême consolation de savoir que si cette innocence ne peut pas être
prouvée en ce monde, il y en a un autre, et un bien meilleur, où vous
saurez la reconnaître.

Evelyn regarda pendant un instant ces yeux où brillait la franchise, ce
joli front qui respirait la candeur; puis, détournant rapidement les
yeux:

--Jeune fille! s'écria-t-il, demandez au Ciel qu'il reprenne ce don
fatal qui vous fait paraître si naïve et si candide, car vous causerez
le malheur d'autres hommes comme vous aurez causé le mien.

--Et vous ne me direz pas un seul mot de pardon? demanda-t-elle en
joignant ses mains et sans s'occuper, dans le désespoir où elle était,
qu'on vît son agitation et qu'on en fit des remarques.

--Non. Tous m'avez volé, vous m'avez ruiné: je ne puis pas vous
pardonner. Si j'étais sur mon lit de mort, à la veille de paraître
devant mon Créateur, ma réponse serait la même. Je vous ai trop aimé
pour vous montrer maintenant de la pitié.... Mais, chut!--interrompit-il
en interposant sa grande taille entre elle et les autres personnes qui
se trouvaient dans la chambre--votre agitation pourrait être remarquée,
et on ne saurait à quoi l'attribuer. Ciel! Mademoiselle de Mirecourt,
quelle actrice accomplie vous faites! On pourrait croire vraiment que
mon approbation ou mon blâme sont pour vous une affaire de vie ou de
mort; je m'y laisserais prendre moi-même, si ce n'était la scène dont
j'ai été témoin il y à quelques instants dans le boudoir. Oh! rien que
cette preuve terrible de votre duplicité n'aurait jamais pu ouvrir mes
yeux. Maintenant, adieu! Espérons que nos chemins dans la vie ne se
rencontrent plus jamais. Vous entendrez peut-être dire que Cecil Evelyn
est plus misanthrope que jamais, plus égoïste et plus tristement
inaccessible à tout sentiment de bienveillance ou de société; mais vous,
qui en connaîtrez la cause, vous n'aurez pas lieu de vous en étonner.

Il s'inclina, et quelques instants après il laissait la maison.

Frappée au coeur, Antoinette était restée à la place où il l'avait
laissée, et elle se demandait si jamais coeur de femme avait supporté
autant de douleurs que le sien, quand Sternfield, qui avait dansé et
_flirté_ tout le temps dans une chambre adjacente, vint la trouver.

La regardant attentivement en face:

--Antoinette! dit-il, tu parais triste et malade?

--Vous ne vous attendez pas, j'espère, à ce que je sois gaie ou en bonne
santé.

--Peut-être es-tu fâchée contre moi de ce que je me suis si bien amusé
avec cette petite Eloïse aux jolis yeux noirs.

--Je ne l'ai pas même remarqué, répondit-elle d'un air fatigué.

Sternfield se mordit les lèvres de dépit. Une aussi entière indifférence
n'était pas précisément ce qu'il avait cherché ni désiré. Aussi, ce fut
avec impatience qu'il reprit:

--Peut-être es-tu mue à présent par des inquiétudes ou des intérêts plus
puissants?

--Ah! je n'ai plus rien à espérer ni à craindre.

--Dis-moi, es-tu sérieuse dans ton projet de retourner de suite à la
campagne, ou bien n'est-ce qu'une simple menace?

--Je pars demain.

--Alors dois-je te dire adieu ce soir, ou bien revenir demain matin?

--Comme vous voudrez, je crois cependant qu'il serait préférable que
vous me fassiez vos adieux ce soir.

--Tu es une épouse aimante et dévouée! Antoinette.

--Je suis ce que vous m'avez faite, répondit-elle avec calme et avec
froideur.

--Eh! bien, puisque tu le désires, bonne nuit! répliqua-t-il brusquement
et avec colère. Je ne t'infligerai plus le supplice de ma présence.

Il la laissa, et Antoinette, pensant qu'elle avait assez souffert et
qu'elle s'était assez contenue pour ce soir-là, sortit doucement du
salon.

La petite chambre qu'elle habitait, avec ses feux pétillants, ses
bougies de cire, sa couche d'aisance, avait une apparence agréable et
semblait bien propre à reposer de toutes les fatigues; mais avec quel
lourd chagrin Antoinette y entra! Après en avoir fermé la porte, elle se
laissa tomber dans le fauteuil, espérant que les larmes viendraient à
son secours; mais ce grand soulagement lui fut refusé, et elle se mit à
repasser dans sa mémoire chaque détail pénible, chaque circonstance
douloureuse qui pouvaient ajouter au poids de son chagrin.

Une heure s'écoula. Après le départ de tous les invités jusqu'au
dernier, Madame d'Aulnay, selon son habitude, monta à la chambre de sa
cousine pour lui souhaiter une bonne nuit.

Antoinette paraissait singulièrement malade, mais elle était si calme et
si tranquille que Madame d'Aulnay, en entrant, n'en eut pas la moindre
inquiétude.

--Te couches-tu, ma chère? demanda-t-elle. Tu devrais te mettre au lit
de suite.

--Je dois tout d'abord te dire, Lucille, que je retourne à Valmont
demain.

--Hein! et pourquoi? Aurais-tu par hasard reçu des lettres de rappel?

--Non, mais j'ai décidé de m'en retourner.

--C'est incroyable. Mais, au moins, quel motif, quelle raison as-tu?

--J'ai le coeur triste et malade, Lucille, et j'ai besoin d'un repos
absolu.

--Tu es malade, mon enfant! j'ai lieu de le craindre.... Tu parais être
malheureuse depuis quelque temps, et deux ou trois personnes l'ont
remarqué ce soir. Ah! ma pauvre cousine! j'ai peur que tu sois bien
misérable.

Et elle examinait la physionomie d'Antoinette qui portait en effet
l'empreinte d'une grande douleur.

--Oui, je suis bien malheureuse.

--Et je ne dois pas t'en demander la cause: je suppose que c'est en
grande partie ce vilain Sternfield.

--Je vais te le dire en un seul mot. Tu étais présente lorsque ces
paroles sacrées ont été prononcées: "Que l'homme ne sépare jamais ce que
Dieu a uni!" Comprends-tu maintenant, Lucille? Le triste passé ne peut
pas être changé, il est irrévocable!

--Hélas! le regrettes-tu réellement à ce point? Je crois que tu dois me
détester en même temps, quoique, à vrai dire, j'aie agi pour le mieux.

--Ah! non, je ne te déteste pas, je ne te fais pas de reproches; mais ce
fut une époque bien fatale que celle où j'entrai dans cette maison
agréable et hospitalière.

--Dis-moi ce que t'a dit ou fait Audley pour te mettre dans une
situation d'esprit aussi désespérée.

--Il serait douloureux et inutile pour moi de te donner d'autres détails
que ceux que tu connais déjà; mais j'ai été bien douloureusement
éprouvée.

--Oh! quant à cela, ma chère enfant, c'est le lot de toutes les femmes
mariées. Voici par exemple André qui se met quelques fois dans des
fureurs extrêmes à propos de rien, pour un dîner qu'on a retardé, et
d'autres fois pour des pointes, des sarcasmes qu'il reçoit.

Antoinette sourit, mais d'un sourire étrange et plein d'amertume.

--Si, répondit-elle, Audley Sternfield ne me donnait pas de plus grandes
causes de chagrins que M. d'Aulnay t'en a données, je ne regretterais
pas autant que notre union soit irrévocable.

--Mais, pour en revenir à la résolution que tu as prise récemment, que
gagnerais-tu, chère, en retournant à la monotonie de la vie de campagne
plus tôt que tu aurais pu t'en exempter? Ici, au moins, tu as quelques
attractions, quelques amusements.

--Comprends-tu parmi ces derniers les persécutions que Sternfield
m'inflige journellement?

--Mais il te persécutera à Valmont aussi bien qu'ici. Tu te rappelles ce
qu'il a voulu faire pendant que tu y étais?

--Oui, mais je suis devenue plus endurcie que j'étais alors, plus
indifférente sur les conséquences que pourrait avoir une pareille
escapade; je crois, d'ailleurs, que, dans son propre intérêt, il
n'essaiera pas de trop m'éprouver.

--Comme de raison, Antoinette, si tu es décidée à partir, je n'ai plus
rien à ajouter; mais, est-ce que tu n'es pas d'opinion qu'il vaudrait
mieux braver la colère de ton père, quelle que terrible qu'elle serait
d'abord, et lui faire connaître de suite votre mariage?

--Cela ne conviendrait pas du tout au Major Sternfield! répondit
Antoinette en faisant entendre un rire forcé qui fit tressaillir sa
cousine. Il m'a déclaré qu'il "ne pouvait se donner le luxe d'une épouse
sans dot," après m'avoir fait engager sous serment de ne pas divulguer
notre mariage jusqu'à ce qu'il m'en donne l'autorisation, ce qui sera
probablement au dix-huitième anniversaire de ma naissance, alors que je
dois entrer en possession de la fortune de ma pauvre mère.

--Il calcule avec autant de justesse que d'habileté! répliqua
sarcastiquement Madame d'Aulnay; mais dis-moi, pauvre cousine,
aimerais-tu que je dise tout à ton père moi-même au lieu d'attendre le
bon plaisir de ce mari temporiseur? Je m'occupe fort peu, quant à moi,
de la promesse qu'il m'a frauduleusement arrachée.

Antoinette frémit.

--Oh! non, dit-elle; je commence à envisager avec terreur l'époque à
laquelle il doit me réclamer. Laisse-moi jouir, aussi longtemps qu'il me
le permettra, de l'amour de mon pauvre père et de ma chère liberté.

--Antoinette, pardonne-moi! s'écria Madame d'Aulnay en portant ses bras
autour du cou de sa cousine et en fondant en larmes. Combien mes mauvais
conseils ont contribué à jeter la misère sur ta jeune existence! Que ne
donnerais-je pas, maintenant, pour réparer le mal que j'ai fait! Que je
le déteste cet être infâme!

--Assez, Lucille, je suis malade, épuisée; laisse-moi prendre un peu de
repos.

Après mille protestations larmoyantes et des caresses sans fin, Madame
d'Aulnay la quitta, non pour la laisser reposer, car la pauvre enfant
passa la nuit sans sommeil et dans un état pitoyable.

Le lendemain, malgré la maladie dont elle souffrait, Antoinette persista
dans sa résolution, et partit.

En passant devant l'église paroissiale, qui n'était pas alors le grand
et massif édifice d'aujourd'hui, mais un vieux temple construit en
pierre solide, situé presqu'au centre de la Place d'Armes[5], elle
ordonna au cocher d'arrêter et mit pied à terre pour un moment.

[Note 5: L'église en question, qui remplaçait le premier temple en bois
dans lequel nos ancêtres célébraient le culte, fut bâtie en 1672, et
occupait, comme nous venons de le dire, une partie de la Place-d'Armes;
elle était érigée en travers de la rue Notre-Dame qu'elle divisait en
deux parties presque égales, obligeant ainsi les passants à faire le
demi-tour de l'édifice pour traverser d'un côté à l'autre de la rue. Le
cimetière qui lui était contigu occupait l'espace où se trouve l'église
paroissiale actuelle, ainsi que plusieurs autres parties de la
Place-d'Armes.--_Note de l'auteur._]


Elle sortit du temple quelques minutes après, fortifiée par la communion
intime qu'elle venait d'avoir avec son Créateur. Elle s'arrêta à
quelques pas de là et regarda avec mélancolie les nombreuses tombes qui
l'environnaient; malgré le triste aspect du cimetière, encore recouvert,
en quelques endroits, du blanc manteau de l'hiver, et offrant, ailleurs,
l'apparence de l'approche du printemps, un souhait, ou plutôt une prière
s'échappa du fond de son âme: elle demanda au Ciel que le paisible
sommeil de la mort lui fût accordé avant la venue de l'époque redoutée
où Sternfield devait la réclamer pour sa femme.

Comme elle remontait en voiture, elle aperçut le Colonel Evelyn qui
s'approchait; mais il passa près d'elle en lui faisant seulement un
salut, respectueux il est vrai, mais plein de froideur. Plus loin, elle
rencontra quelques-unes des personnes qu'elle avait souvent vues chez sa
cousine et qui la saluèrent avec un respect réel, car elle était pour
tous une favorite. Mais quand elle fut passée, ses amis ne manquèrent
pas de faire des remarques sur l'altération de ses traits, se demandant
avec étonnement si la beauté des Canadiennes se flétrissait aussi
rapidement que la sienne.




XXVIII.


Dans la joie qui accueillit l'arrivée d'Antoinette à Valmont, on ne
songea nullement à lui demander la raison de ce retour aussi brusque
qu'inattendu, et ce fut avec un vif sentiment de satisfaction qu'elle se
retrouva dans la calme atmosphère de la maison paternelle.

Madame Gérard s'aperçut bien que son élève était revenue désillusionnée
et lassée, mais elle ne fit aucun effort direct pour obtenir des
confidences et se contenta de l'environner de marques d'affection
qu'Antoinette, loin d'éviter et de refuser, comme elle avait fait
quelque temps auparavant, acceptait avec empressement et semblait
presque rechercher.

La jeune fille faisait, en effet, tout ce que son excellente gouvernante
souhaitait: elle lisait, étudiait, travaillait et se promenait. Plus de
rêveries solitaires, plus d'après-midi consacrés à de mystérieuses
correspondances; elle recevait encore, il est vrai, des lettres de la
ville, mais ces lettres n'étaient pas aussi fréquentes, ni aussi longues
que celles d'autrefois, et leur réception n'occasionnait plus de pleurs
ni de maux de tête. Il y eut même des moments où la digne gouvernante
fut épouvantée de cette soumission passive, de cette obéissance
apathique, tant elles semblaient tenir du désespoir. Cette pensée la
frappa surtout un soir qu'assise avec la jeune fille à une fenêtre
ouverte, elles admiraient ensemble les feux mourants du soleil couchant,
et écoutaient les notes suaves du plus doux des chantres de nos bois, le
rossignol.

--Madame Gérard, demanda tout-à-coup Antoinette d'une voix mélancolique,
maman a dû mourir jeune, n'est ce pas?

--- Oui, mon enfant. Elle s'est mariée à dix-huit ans et est morte le
vingtième anniversaire de sa naissance, en te laissant âgée d'un an.

--Et elle a succombé, n'est-il pas vrai, à une affection de poitrine?

--Je crois que oui,--répondit en hésitant la gouvernante qui n'aimait
pas la tournure que prenait la conversation.

--A vingt ans! se dit à elle-même Antoinette: c'est trop long. Oh!
Madame Gérard, priez Dieu pour que je ne vive pas jusqu'à ma
dix-huitième année.

Madame Gérard tressaillit et examina attentivement la figure de sa
pupille.

--Ce serait espérer trop tôt la couronne, dit-elle tranquillement. Dieu
peut exiger que tu portes ta croix, quelle qu'elle soit, plus longtemps
que cela.

--Mais elle est si lourde! soupira la jeune fille en se parlant plutôt à
elle-même qu'à son amie.

--Celui qui te l'a envoyée, te donnera la grâce et la force de la
porter.

--Mais Il ne me l'a pas envoyée! dit Antoinette avec une vive émotion:
c'est moi qui, dans mon aveugle folie, l'ai cherchée et trouvée.

--Porte-la néanmoins avec un courage chrétien, mon enfant, et ta
récompense n'en sera que plus grande. Ah! Antoinette, je ne cherche pas
à pénétrer tes secrets, ils sont sacrés pour moi; mais tout ce que je
demande, c'est que tu ne mettes ton espoir qu'en Dieu seul.

--Vous parlez de secrets; ah! toute jeune que je sois, j'en ai un bien
terrible, un secret dont le poids m'écrase, et j'ai été assez étourdie,
assez insensée, pour jurer sur un signe qui m'est doublement sacré--et
elle montrait la petite croix d'or suspendue à son cou--que je ne le
révélerai jamais, à moins d'en avoir la permission. Sans cela, bonne et
fidèle amie, je vous aurais tout dit avant aujourd'hui.

--Merci! merci! chère enfant. Que je suis heureuse de savoir que ton
silence est le résultat de la nécessité et non d'un manque de foi et de
confiance en ta vieille amie. Loin de moi la plus légère pensée de
t'induire à briser la promesse que tu as faite aussi solennellement,
mais pardonne-moi si je te dis de te mettre en garde contre ceux qui
t'ont arraché cette promesse; quels que chers qu'ils se soient rendus à
tes yeux, quelles que soient leurs bonnes et nobles qualités, méfies-toi
d'eux, car ce n'est pas dans ton intérêt, mais dans le leur, qu'ils
t'ont engagée d'une manière aussi formelle.

Quelques soirs après cette conversation, Antoinette, extraordinairement
préoccupée, entrait dans le boudoir où elle avait l'habitude de se
rencontrer avec Madame Gérard; mais celle-ci n'y était pas. Elle apprit
que sa gouvernante souffrait d'un violent mal de tête et qu'elle s'était
retirée dans sa chambre. Elle alla l'y trouver; mais, s'apercevant que
l'invalide avait besoin de repos et de tranquillité, elle lui souhaita
une bonne nuit et retourna dans le boudoir.

Cette chambre était déserte; mais les rayons de la lune qui s'y
déversaient en flots argentés, donnaient au plancher et aux meubles une
beauté fantastique.

--Avez-vous besoin de bougies, Mademoiselle? demanda une servante qui
entrait pour fermer les fenêtres et tirer les rideaux.

--Non, je vais rester pendant quelque temps encore à la fenêtre. Est-ce
que François s'attend à ce que M. de Mirecourt soit de retour ce soir?

--Il n'en est pas certain, Mademoiselle. Les chemins sont quelque peu
mauvais par suite des dernières pluies, et c'est un voyage de plus de
trente milles.

La domestique se retira, et Antoinette s'assit près d'une fenêtre
ouverte par laquelle le souffle embaumé des résédas et des mignonettes
arrivait jusqu'à elle, et ajoutait un nouveau charme à la tranquille
splendeur de cette belle nuit d'été. Bientôt les pensées de la jeune
fille reprirent le caractère de tristesse qu'elles avaient lorsqu'elle
se trouvait seule, et le douloureux souvenir du Colonel Evelyn, de
Madame d'Aulnay, et, le plus amer de tous, celui de l'indigne Major
Sternfield se réveillèrent dans son esprit. Tout-à-coup, elle fit un
soubresaut de terreur: elle venait d'entendre son nom doucement
prononcé, à ne pas s'y tromper, par la voix bien connue d'Audley lui
même.

--Ce doit être une illusion, se dit-elle en essayant de se rassurer, car
elle était devenue tremblante. Peut-être est-ce le murmure du vent.

Ah! encore! Cette fois, ce n'était plus un jeu de son imagination; le
mot "Antoinette" prononcé d'une voix claire et douce vint frapper son
oreille. S'élançant à la fenêtre, elle plongea au-dehors son regard
perçant, et, à travers les branches des acacias qui s'étendaient jusqu'à
la maison, elle aperçut une personne à haute taille. Mais, assurément,
cet individu caché par un manteau disgracieux et un grand chapeau
rabattu ne pouvait être Audley Sternfield, ce type du dandysme élégant.
Cependant, le souvenir de ce dont il l'avait menacée, de venir sous un
déguisement à Valmont, traversant son esprit, elle n'eut pas de doute
sur l'identité du mystérieux personnage qu'elle apercevait à quelques
pas devant elle. Se penchant donc en avant:

--Oh! Audley, qu'est-ce qui vous amène donc ici! demanda-t-elle d'une
voix mesurée mais agitée.

--Ce qui m'amène ici! est-ce là la seule réception que tu as à me faire?
répondit-il rapidement et d'un ton où perçait la colère. Te proposes-tu
de sortir ou de condescendre seulement à me parler du haut de cette
fenêtre, comme si j'étais un laquais?

--Que le ciel m'éclaire! se dit-elle. Que faire? Si je le fais entrer et
que mon père le trouve ici, dans ce travestissement, quelles fatales
conséquences ne pourrait-il pas en résulter! et si je sors à la sourdine
pour le rencontrer, je m'expose à être découverte, mal jugée, condamnée!

--As-tu décidé quelle bien-venue tu dois m'accorder?

Et la voix, plus forte, moins prudente, indiquait clairement que la
patience du Major cédait rapidement.

--Pas de bruit! dit-elle; je vais vous rejoindre dans un instant.

Puis, ouvrant la porte vitrée qui donnait sur le balcon, elle se trouva
aussitôt près de Sternfield. Se dégageant froidement de son
embrassement, elle demanda encore une fois:

--Audley, dites-moi ce qui vous amène ici.

--Es-tu bien un être humain comme les autres, Antoinette, ou n'es-tu pas
plutôt faite de marbre? répondit-il impétueusement. Après une longue et
pénible séparation, tu me demandes à moi, ton fiancé, ton mari, ce qui
m'amène ici!

--Oui, êtes-vous venu me reconnaître publiquement pour votre femme?
continua-t-elle d'un ton bref.

--Pas encore, pas à présent--et son accent trahissait quelque chose
comme de l'embarras:--tu en sais la raison.

--Oh! je la connais, Major Sternfield et sans doute vous trouvez que
c'est une raison suffisante, un motif tout-puissant. Il peut en être
ainsi; mais pour Dieu! ne me parlez plus, après cela, de votre amour: ce
serait une sanglante ironie. Si, pour des considérations d'argent et de
prudence, vous pouvez attendre des mois, des années peut-être, pour me
réclamer pour votre femme, votre amour n'est pas si ardent que vous ne
puissiez aussi me faire grâce de vos visites qui ne peuvent m'apporter
autre chose que des contrariétés et de la peine.

--Tu es sans pitié, Antoinette! dit-il confondu par la manière ferme et
franche avec laquelle sa jeune femme, naguère si timide, lui parlait
maintenant.

--Prêtez-moi un moment d'attention, Audley. Vous m'avez enlevé presque
tout ce qui m'était cher sur la terre: ma liberté, mon bonheur,
l'approbation de ma conscience. Il ne me reste plus que ma réputation,
mais ce bien, ni vos conseils, ni vos menaces ne me feront risquer de le
compromettre par des têtes-à-têtes secrets avec vous. Si votre amour est
si immense,--ici la voix d'Antoinette atteignit les dernières limites du
sarcasme,--que vous ne puissiez vivre sans me voir de temps à autre,
venez à la maison ouvertement, en votre qualité de gentilhomme, et non
pas déguisé comme vous l'êtes ce soir.

--Oui, pour que ton père m'en chasse et amène ainsi une crise telle
qu'une entière explication et la reconnaissance de notre mariage
deviennent inévitables. Non, cela ne me va pas autant qu'il te convient.
Mais, laisse-moi te féliciter sur ton tact: tu deviens véritablement
diplomate, Antoinette.

Sans paraître remarquer la raillerie contenue dans ces dernières
paroles, elle reprit:

--Avez-vous encore quelque chose à me dire? car il faut que je rentre
dans la maison; j'attends mon père ce soir, peut-être même va-t-il
arriver d'un moment à l'autre.

--Il n'y a pas de crainte à avoir sur ce point. Dans l'espèce d'auberge
où je me suis arrêté hier soir, on m'a dit qu'il était absent et que
probablement il ne reviendrait pas avant demain, en raison des mauvais
chemins.

--Croyez-moi, vous faites erreur, il peut être ici ce soir. Dans tous
les cas, nous nous sommes dit tout ce que nous avions à nous dire; je
n'ai pas de phrases mielleuses à prononcer et si vous en avez pour moi,
elles ne seraient que bien malvenues. Ainsi....

--Ne crains-tu pas de faire un compte terrible pour un jour à venir?
interrompit-il d'une voix menaçante. Crois-tu donc que les outrages et
le fier dédain d'Antoinette de Mirecourt ne pourront pas être rappelés,
plus tard, à Madame Audley Sternfield?

--Très-probablement: j'en ai eu assez, Audley, pour croire que vous
n'épargnerez pas plus votre femme que vous avez épargné votre fiancée;
mais je ne pense pas que, dans aucun cas, vous puissiez me rendre plus
malheureuse, plus misérable que je le suis maintenant.

Il sourit, mais d'un sourire amer et plein de signification, que la
frêle jeune femme heureusement ne put voir, grâce aux acacias qui
projetaient leur ombre sur son mari, car ce sourire l'aurait poursuivie
longtemps après.

--Eh! bien, il est à espérer qu'il n'en sera pas ainsi; mais tu n'as
qu'une bien petite idée des déboires de la vie, jeune fille: ta barque,
jusqu'ici, n'a vogué que sur les eaux tranquilles d'une mer calme; mais
elle pourrait bien rencontrer des écueils et des tempêtes tels, que tu
n'en as jamais rêvés de semblables.... Te proposes-tu de revenir à la
ville prochainement?

--Non, je n'irai pas tant que je pourrai m'en dispenser: j'y ai trop
souffert durant ma dernière promenade. Ici je mène une vie aussi
tranquille, aussi retirée, que vous puissiez le désirer: je sors
rarement, ne reçois que peu de visites et suis presque toujours avec ma
gouvernante. Croyez-moi, pour notre repos mutuel, il vaut mieux que vous
me laissiez en paix: que cette visite, Audley soit votre dernière.

--Elle devra l'être certainement, car la réception que tu viens de me
faire n'est pas de nature à m'encourager à la renouveler; mais je ne
fais aucune promesse imprudente, dans le cas où je serais tenté de
manquer à ma parole.

--Silence! s'écria tout-à-coup Antoinette en pressant fortement le bras
de son mari. Mon père est arrivé: n'entendez-vous pas les voix, le
bruit?

Un moment après, des lumières brillaient aux fenêtres du salon, et la
voix de M. de Mirecourt qui appelait sa fille, se faisait entendre.

--Oh! nous allons être découverts: il vient de ce côté-ci,--dit la jeune
femme, saisie de terreur.

--Vas en avant à sa rencontre, folle enfant: il ne soupçonnera rien.

Doucement, avec hésitation, Antoinette s'avança dans les rayons de
lumière que jetait la lune; et si la confiance de M. de Mirecourt en sa
fille n'eut pas été aussi illimitée, si seulement ses soupçons avaient
été auparavant excités d'une manière ou d'une autre, il n'aurait pu
manquer de remarquer la singularité de ses manières. Heureusement,
cependant, il était dans une veine de bonne humeur; il la plaisanta sur
son amour sentimental pour les rêves au clair de la lune, et demanda
ensuite à voir Madame Gérard, ce qui fournit à Antoinette un sujet sur
lequel elle pouvait parler sans trahir son trouble.

Sternfield resta dans sa cachette jusqu'à ce que le père et la fille
fussent rentrés dans la maison. S'avançant alors plus près de la fenêtre
qui était restée ouverte, mais se tenant toujours dans la pénombre des
arbres:

--Je la croyais meilleure actrice! se dit-il après un moment. Comment se
fait-il que son père n'ait pas de soupçons? Elle n'est qu'une enfant
après tout, et cependant comme elle a bien su me tenir en échec!--et sa
figure s'assombrit à cette pensée.--Est-ce que je l'aime, oui ou non!
Parfois, lorsque sa rare beauté, sa grâce merveilleuse se présentent à
mon esprit, je la crois une créature digne d'être adorée; parfois
encore, lorsque je la vois faire preuve de cette inexorable fermeté, de
cette volonté de fer qui jure si étrangement avec sa douceur naturelle
et avec l'amabilité caractéristique de son sexe, je me sens bien près de
la haïr. Et cependant, il y a dans sa froideur même un charme capricieux
qui me plaît, en songeant qu'un jour elle sera à moi; mais je ne puis
m'aventurer à forcer cette époque, quand bien même mon amour serait dix
fois plus ardent qu'il n'est. Mes pertes au jeu me gênent autant que
notre mariage secret l'enchaîne, elle. Je crois vraiment que je l'aime
plus maintenant que lorsque je l'ai épousée.... Je suis curieux de voir
si elle va s'aventurer à sortir encore ce soir; je dois attendre pour en
juger. Ah! j'ai maladroitement gâté les choses, en laissant s'éteindre
aussi complètement l'amour qu'elle avait pour moi; je dois maintenant
tenter un autre moyen pour le faire revenir dans son coeur.

Les lumières passèrent bientôt dans la chambre principale: M. de
Mirecourt était sur le point de procéder à ce que, selon les usages du
temps, on appelait prendre un souper très-tard. Tout-à-coup, le bruit
d'une porte que l'on ouvrait et refermait, suivi presqu'aussitôt par le
léger frôlement d'une robe, vint frapper l'oreille de Sternfield. Oui,
c'était ce qu'il attendait: Antoinette était revenue, et, se penchant à
la fenêtre:

--Audley, dit-elle rapidement, êtes-vous encore ici?

--Crois-tu donc que j'aurais pu partir sans un mot d'adieu de ta part?
répondit-il avec douceur et même sur un ton de reproche.

--Je suis venue vous dire bonsoir. Sans doute vous partez demain,
n'est-ce pas?

Et la voix de la jeune femme disait clairement à quelle inquiétude elle
était en proie.

--Oui, puisque tu parais le désirer aussi vivement.

--Oh! merci, merci! Vous ne pouvez vous figurer la crainte que j'ai
qu'il se fasse une scène entre vous et mon père.

--Ta santé n'est-elle pas meilleure depuis que tu es revenue à la
campagne? demanda-t-il avec une inquiétude réelle cette fois.

--Non; cependant, je n'éprouve aucune souffrance, que de la faiblesse
seulement.

Une crainte soudaine s'éleva dans l'esprit de Sternfield en se rappelant
combien Antoinette était maintenant différente de la jeune fille
rayonnante de santé qu'il avait rencontrée naguère dans les salons de
Madame d'Aulnay. Que faire si la mort lui enlevait sa fiancée avant le
temps où il se proposait de la réclamer pour sa femme! Il avait entendu
dire que la mère d'Antoinette était morte bien jeune de consomption et
que sa fille lui ressemblait beaucoup dans sa délicate beauté, mais il
n'avait accordé, dans le temps, qu'une bien faible attention à cette
rumeur qui lui revint en ce moment avec une nouvelle force à l'esprit;
il prit en lui-même, la ferme détermination de lui épargner les scènes
orageuses, les horribles persécutions dont il l'avait abreuvée jusque-là
et qui, pensa-t-il, avaient singulièrement affecté la santé de son corps
et ruiné son bonheur. Sous l'empire de cette tardive résolution:

--Comme je sais, dit-il, que ma présence à Valmont est pour toi un sujet
d'inquiétude, je vais partir dès la pointe du jour. Je ne chercherai pas
à te revoir, de crainte que nous soyons découverts. Ainsi, je vais te
faire de suite mes adieux.

Elle se pencha davantage et étendit sa main qui était brûlante: le
militaire éprouva comme un remords quand il y appuya ses lèvres.

--Si tu désires me voir, dit-il, écris-moi un mot. Jusque-là, je ne
viendrai plus te troubler.

--Que Dieu vous bénisse, Audley!--soupira-t-elle en balbutiant, car la
douceur extraordinaire dont son mari venait de faire preuve l'avait
singulièrement touchée.--Je vous écrirai souvent, et je vais vivre aussi
tranquille que vous puissiez le désirer.

En un moment, il avait sauté sur le petit balcon, et était aux côtés
d'Antoinette. Un embrassement ardent, passionné, et il partit aussi
rapidement, aussi silencieusement qu'il était venu.

Quelques minutes après, Antoinette était de retour dans la salle à dîner
pour surveiller le service de la table; et M. de Mirecourt, remarquant
le vif incarnat de ses traits, demandait en riant: "Où elle avait volé
le fard qui recouvrait son visage?"




XXIX.


L'été avait fait place à l'automne, non pas à l'automne des autres pays
avec son ciel de plomb et ses feuillages flétris, mais à notre glorieux
automne canadien avec son atmosphère d'or, ses bois magnifiques et ses
splendides forêts.

Avez-vous jamais remarqué, lecteurs, combien est merveilleux le
changement qu'opère dans notre nature la première gelée sérieuse de
l'automne? La veille, vous vous êtes couchés après avoir jeté un regard
d'adieu sur les vertes collines et les bois d'émeraude; à votre réveil,
vous trouvez la terre et le désert recouverts d'une couleur nouvelle.
Ici, le riche incarnat de l'érable brûlé par le soleil contraste avec le
jaune pâle et délicat du bouleau; là, les feuilles tremblantes et
argentées du peuplier avec le safran du grand sycomore; plus loin, les
baies cramoisies du chêne et les vignes somptueusement teintes qui ont
un éclat encore plus vif sur le fond sombre des sapins et des tamarets.
Ah! si jamais la beauté semble sourire délicieusement avant de se faner
pour toujours, c'est bien dans le feuillage de nos forêts d'automne.

Antoinette était assise à sa fenêtre, contemplant avec mélancolie la
scène magnifique qui se déroulait devant elle. Des coussins amoncelés
sur sa chaise, une petite fiole et un verre placés à côté d'elle, et
surtout la douloureuse délicatesse de son apparence, disaient qu'elle
était invalide. Près d'elle était Madame Gérard qui demanda tout-à-coup:

--Veux-tu savoir ce que le Docteur Le Bourdais a dit, chère enfant?

Une ombre de sourire et une légère inclinaison de tête furent la seule
réponse à cette question.

--Eh! bien, il a déclaré que tes poumons sont parfaitement sains, et que
tout ce dont tu as besoin, c'est de la distraction et d'un peu de
plaisir. Il trouve que la vie que tu mènes ici est trop monotone et trop
tranquille pour l'état actuel du ta santé, et il recommande une
promenade immédiate à la ville.

--En ville! répéta Antoinette d'un air consterné: ah! c'est bien le pire
conseil qu'il pouvait donner. Non, je ne laisserai pas cette maison:
ici, au moins, j'ai le repos et la paix, tout ce que je puis désirer ou
espérer sur la terre.

--Ma bien chère Antoinette, il faut que tu partes, puisque cela a été
jugé nécessaire dans l'intérêt de ta santé. D'ailleurs, tu ne resteras à
Montréal que quelques semaines, juste assez de temps pour satisfaire les
désirs du Dr. Le Bourdais et l'inquiétude sans cesse croissante de ton
père.

Trop docile ou trop faible pour résister longtemps, la jeune femme eut
bientôt cédé, et huit jours après, elle était assise dans le salon de
Madame d'Aulnay et subissait, comme une enfant obéissante, les
félicitations et les caresses de sa cousine qui se réjouissait
cordialement de son arrivée.

--Quel bonheur de t'avoir encore avec nous, chère Antoinette, dit-elle.
Je suis déterminée à ce que tu t'amuses bien.

--Nos idées de plaisir sont maintenant bien différentes, Lucille, et tu
ne dois pas oublier qu'étant en convalescence, j'ai besoin de repos et
je dois me coucher de bonne heure.

--Non pas, enfant. Tu as pris l'habitude d'une tristesse mortelle dans
ton sombre Manoir, il te faut maintenait un peu de gaieté pour te
remettre en bonne santé. Est-ce que le médecin ne t'a pas dit la même
chose?

--Pas précisément: il a déclaré que ma maladie déjouait son art, qu'il
ne pouvait parvenir à remonter à son origine, et qu'en désespoir de
cause, il ordonnait un changement d'air pour voir quel effet en
résultera. Chère Lucille, veuilles bien te rappeler à quelles conditions
je suis ici.

--Oh! oui, je me rappelle t'avoir étourdiment promis de te laisser aussi
isolée, aussi solitaire que tu le désirerais; aussi, je suppose que je
vais respecter ma promesse, pendant quelque temps au moins. Sans doute
tu feras une exception en faveur de Sternfield?

Une légère rougeur couvrit le front de la jeune fille lorsqu'elle
répondit:

--Non, je ne dois pas refuser de le voir.

--Aussi bien, c'est ce que tu as de mieux à faire. Ses visites te
serviront à le surveiller de plus près.

Antoinette leva sur sa cousine un regard de douloureuse curiosité, à ces
mots.

--Peut-être, continua Lucille, ne devrais-je pas te dire cela, mais tu
l'apprendrais plus brusquement ailleurs: eh! bien, on dit qu'il mène
depuis quelque temps une vie très-volage.

L'inquiétude qui se lisait dans les yeux d'Antoinette augmentait
d'intensité.

--Oui, ajouta Lucille, sans parler de fautes encore plus impardonnables
et que je m'abstiendrai de mentionner, il parait qu'il est devenu un
joueur fieffé: on dit que ses pertes sont énormes. C'est probablement sa
complète séparation de toi qui l'a ainsi jeté dans le désespoir.

Antoinette soupira--un long et profond soupir. Oh! comme l'avenir pour
elle s'assombrissait tous les jours davantage. Le joueur insouciant, le
libertin prodigue dont les fautes servaient de pâture aux cancans de
tout le monde, était le compagnon de sa vie, son mari à elle; et elle
n'attendait que sa volonté, qu'un mot de lui pour laisser les tendres
amis de son enfance, son heureuse demeure, peut-être son pays natal, et
le suivre lui et sa fortune ruinée. Il lui restait cependant une suprême
espérance: sa santé qui déclinait tous les jours; et ce fut avec de
vives palpitations de coeur qu'elle se rappela que la mort pourrait la
sauver d'une union dont elle entrevoyait la consommation avec une
terreur inexprimable.

--Je n'ai aucun doute, continua Madame d'Aulnay, qu'Audley se réformera
quand votre mariage sera connu publiquement, et il fera probablement un
excellent mari.

--Silence! silence! implora Antoinette, torturée presqu'au-delà de ses
forces par les remarques mal-avisées de sa cousine.

--Certainement, chère enfant; je n'insisterai plus sur ce sujet,
puisqu'il te cause de la peine. Parlons d'un autre caractère bien
différent, du Colonel Evelyn: il faut que tu saches qu'il est devenu le
misanthrope le plus sombre, le sauvage le plus prononcé que tu puisses
imaginer. Aux différentes invitations que je lui ai envoyées, après ton
départ de la ville, il m'a fait parvenir les refus les plus courts et
les plus formels possibles; il n'a pas même eu la politesse de me faire
ensuite des visites: comme les pécheurs dont parle St. Paul, le dernier
état de cet homme est pire que le premier.... Ah! voici que j'entends le
bruit d'une voiture à la porte: c'est Sternfield: j'avais bien pensé
qu'il ne serait pas longtemps sans venir te présenter ses devoirs....
Mais, je vais aller en haut pour un instant; je reviens de suite.

Quels qu'eussent été le récent genre de vie de Sternfield, ses fautes ou
ses torts, il n'en paraissait rien, quand il entra, sur ses traits gais
et insouciants; et en franchissant le seuil de la porte, il offrit un
contraste si frappant avec la délicate jeune fille, que celle-ci ne put
s'empêcher de penser avec angoisse qu'elle seule portait le fardeau de
leur faute mutuelle.

Avec son beau sourire d'autrefois, il se laissa glisser sur l'ottoman
aux pieds de sa femme.

--Ainsi, ma petite Antoinette, ils t'ont envoyée à Montréal pour te
rétablir, dit-il. C'est bien ce qu'ils pouvaient faire de mieux, car la
tristesse qui règne là-bas à Valmont est plus que suffisante pour
détruire en moins de six mois la plus robuste constitution.

--Je n'ai jamais trouvé Valmont triste, Audley; j'y suis née, j'y ai été
élevée, et elle m'est chère au delà de tout ce que je puis dire.

--Quant à cela, il en est de même pour l'Esquimau vis-à-vis, des terres
stériles qu'il habite; mais tu avoueras que je ne suis pas allé souvent
te déranger dans ces derniers temps: pendant la première et dernière
visite que je t'ai faite au clair de la lune, j'ai pris la bonne
résolution de ne pas troubler la paix de ton esprit et de ne pas
retarder ainsi ton retour à la santé.

--Merci. Vous avez été plein de considération: je vous en ai de la
reconnaissance.

Le jeune homme toussa, comme s'il eut été embarrassé; puis, il reprit:

--Pendant que Madame d'Aulnay est hors de cette chambre, je dois te dire
que, quoique me trouvant naturellement bien isolé pendant ton absence,
j'ai cherché des distractions et des plaisirs qu'un moraliste rigide
pourrait peut-être censurer; mais je vais reprendre courage et espérer
de votre délicieux proverbe français: "à tout péché miséricorde."

Antoinette était silencieuse. Il continua:

--Madame d'Aulnay, qui est aussi indiscrète et légère que belle et
charmante, s'est imaginé de faire une inquisition sur ma conduite, me
menaçant en même temps de s'en plaindre à toi. Je lui ai dit que c'était
assez pour moi d'avoir à rendre compte de mes actions à ma femme, sans
être astreint à faire la même chose à l'amie de ma femme. N'étais-je pas
justifiable de lui parler ainsi?

--Je ne me permets jamais de trouver à redire sur vos actions, Audley.

--Tiens toujours à cette détermination, Antoinette, et tu feras une des
plus parfaites petites femmes du monde. Mais, laissons ce sujet pour en
prendre un plus agréable. Je suppose que tu es revenue à la ville pour y
chercher un peu de gaieté, et non pas t'y claquemurer comme tu l'as fait
à la campagne. En prévision d'un but aussi louable, je viendrai te
chercher demain après-midi pour faire une longue promenade; nous irons
où tu voudras, mais Madame d'Aulnay ne sera pas de la partie.

--Dans ce cas, je ne dois pas y aller.

--Pourquoi cela? demanda-t-il aussitôt avec irritation.

--D'abord, je ne veux pas offenser Lucille qui est pour moi pleine de
sollicitude et de considération; ensuite, il ne serait pas convenable de
me voir promener seule avec un monsieur, le lendemain même de mon
arrivée. Cela parviendrait aux oreilles de mon père, et....

--En un mot, Antoinette, tu es la plus prudente et la plus circonspecte
de toutes les jeunes filles. Il n'y a pas de danger que ton coeur et tes
sentiments soient en contradiction avec ton jugement; mais, puisque tu
ne veux pas accepter mon offre, ne sois pas offensée si tu me vois avec
quelque jeune Demoiselle moins scrupuleuse et particulière que toi.

L'arrivée de Madame d'Aulnay mit fin à cette conversation qui commençait
à prendre une tournure un peu défavorable; et après une causerie d'une
demi-heure, Sternfield partit.

Le lendemain était une de ces magnifiques journées d'Octobre qui nous
dédommagent presque de la fuite des oiseaux, de la chute des fleurs, et
qui ont un charme particulier préférable peut-être à celui de l'été
lui-même. La voiture de Madame d'Aulnay attendait, de bonne heure,
devant la porte de la maison. En vain Antoinette pria-t-elle sa cousine
de l'excuser si elle ne pouvait sortir avec elle, en vain lui fit-elle
part de la demande de Sternfield et du refus qui l'avait accompagnée.

--Pour cette raison même tu devrais sortir avec moi, dit Lucille. Tu
dois lui montrer que tu as l'intention de te promener pour exercer une
surveillance active sur ses actions. Viens, car je ne souffrirai pas de
refus.

Madame d'Aulnay gagna. Antoinette, le coeur triste et abattu que ni les
rayons dorés du soleil, ni l'air agréable qui se répandait dans
l'atmosphère ne purent relever, prit place dans la jolie petite voiture
de sa cousine.

Arrivées sur la rue Notre-Dame, celle-ci qui avait, comme de coutume, à
faire quelques emplettes, ordonna au cocher d'arrêter devant un de ces
étroits petits magasins si différents des grands établissements à larges
fenêtres de nos jours.

Elle venait à peine d'entrer, que le léger et gracieux équipage de
Sternfield passa. A côté du militaire était assise une de ces jeunes
beautés qui avaient une part de ses intentions et de ses flatteries. En
passant près d'Antoinette, cette Demoiselle dirigea vers elle un regard
de superbe triomphe.

Antoinette n'était pas remise de la pénible sensation causée par cette
rencontre, qu'elle aperçut, venant vers elle, un ami dont la vue fit
battre son coeur avec une rapidité extraordinaire: c'était le Colonel
Evelyn. Croyant qu'il passerait à côté d'elle sans paraître la
remarquer, elle détourna les yeux; mais, lui, cédant à une influence à
laquelle il permettait rarement de le contrôler, celle de l'impulsion,
il s'arrêta subitement, s'approcha, et, après quelques paroles de
politesse, lui demanda depuis quand elle était arrivée?

Revenant promptement de son étonnement, Antoinette satisfit en deux mots
à cette question.

--J'ai appris que vous aviez été bien malade depuis la dernière fois que
je vous ai vue. Est-ce vrai?

--De pareilles nouvelles sont toujours exagérées, répondit-elle en
essayant vainement de paraître indifférente.

--Cependant, vous n'avez pas l'apparence d'une personne en bonne santé:
est-ce l'esprit ou le corps qui est malade, Mademoiselle de Mirecourt?

Et il examina avec un oeil pénétrant les traits de la jeune fille. Se
penchant vers elle, il poursuivit à voix basse:

--Vous m'avez dit, une fois, que vous étiez très-malheureuse, et j'avais
à peine ajouté foi en vos paroles: aujourd'hui, je lis sur votre figure
que vous disiez la vérité. Eh! bien, pour expier mon incrédulité, et en
considération de l'immense affection que j'ai eue pour vous, je désire
vous donner un conseil: peut-il être utile de vous avertir de ne placer
aucune confiance en Audley Sternfield? Il est indigne de l'amour d'une
honnête femme.

--Trop tard!... trop tard!... le passé est irrévocable.

--Oui, après ce que j'ai vu, j'aurais dû savoir qu'il en était ainsi.
Eh! bien, Mademoiselle de Mirecourt, permettez-moi de vous dire que vous
avez choisi un appui bien fragile; mais les regrets sont superflus:
adieu!

Touchant le bord de son chapeau, il s'éloigna au moment même où Madame
d'Aulnay, qui avait terminé ses achats, sortait du magasin, après avoir
tourmenté le maître et les commis pour une nuance lilas à la recherche
de laquelle tout l'établissement avait été mis sans-dessus-dessous.

Encore sous l'effet de l'entrevue qu'elle venait d'avoir avec le Colonel
Evelyn, Antoinette n'était pas en veine de conversation. Après avoir
poursuivi jusqu'à la Place Dalhousie où était la citadelle surmontée du
drapeau britannique et environnée de quelques canons rouillés qui
avaient été presque toute la défense de Montréal contre trois armées
assiégeantes, elles reprirent le chemin de la maison. Elles
rencontrèrent de nouveau Sternfield et sa compagne triomphante. A leurs
saluts empressés, Madame d'Aulnay ne répondit que par un signe de tête
froid et dédaigneux qui blessa le Major autant que le salut indifférent
et calme d'Antoinette. Lucille était excessivement montée, et elle tonna
contre Sternfield avec une vivacité et une énergie qui n'auraient pas
été plus grandes si elle eut été à la place d'Antoinette.

--Puis-je dire à Jeanne que tu n'es pas à la maison, la prochaine fois
qu'il viendra pour te voir? Ne dis pas non... je le ferai. Cet insolent
mari doit être, d'une manière ou d'une autre, ramené au sentiment de la
réalité.

Le jour suivant, le Dr. Manby, un des chirurgiens de l'armée et un
habitué de chez Madame d'Aulnay, vint, et il s'informa si
particulièrement de la santé d'Antoinette, il montra un si grand désir
de la voir, que, malgré l'intention formelle de sa cousine de ne
recevoir aucune visite pendant deux ou trois jours, Lucille monta à sa
chambre, et, autant par caresses que de force, elle l'entraîna au salon.

Le Dr. Manby était un homme tranquille, d'un âge moyen, ni beau ni
accompli, mais simplement respectable; de sorte qu'Antoinette ne se
fâcha pas des questions qu'il lui posa, ni de l'espèce d'inquisition
qu'il fit sur ses traits.

Comme il se levait pour partir, retenant un instant dans sa main les
doigts délicats de la jeune fille, il lui dit:

--Si j'étais votre médecin, Mademoiselle de Mirecourt, je ne vous
prescrirais ni de la quinine, ni des toniques, mais plutôt une dose
quotidienne de tranquillité de coeur.

--Mais, est-ce que ce remède se trouve dans les Pharmacies?
demanda-t-elle en s'efforçant de rire; ou bien, en avez-vous quelques
doses toutes prêtes à me donner?

--Je crains bien que non: mais à votre âge, ma chère Demoiselle, on s'en
procure facilement. Le meilleur moyen est de prendre beaucoup
d'exercices, de voir des personnes agréables et joyeuses, et d'éviter
soigneusement toutes pensées absorbantes et mélancoliques. Je reviendrai
la semaine prochaine pour voir si ma prescription a été suivie et pour
en constater les résultats.

--Quelle bonne nature, mais quel officieux! dit Madame d'Aulnay en
faisant remarquer la très-petite taille du Dr. Manby qui traversait la
rue après être sorti de la maison.

--C'est un bon coeur et un homme aimable, répliqua Antoinette.

Il ne vint à la pensée d'aucune des deux cousines que le Colonel Evelyn,
incapable de maîtriser l'inquiétude que l'apparence altérée d'Antoinette
avait éveillée la veille dans son coeur,--et malgré son amour outragé,
malgré la scène ineffaçable qu'il avait surprise entre elle et
Sternfield--avait prié le Dr. Manby, un des rares amis avec lesquels il
était en termes d'intimité, de faire une visite d'apparente civilité à
Madame d'Aulnay, et de savoir par lui-même à quoi s'en tenir sûr le
compte de sa jeune cousine.

Il ne faut pas inférer de là que le Colonel Evelyn avait ralenti dans
ses sentiments d'éloignement vis-à-vis d'Antoinette ou dans la
condamnation sévère qu'il avait faite de sa conduite. Au contraire,
l'offense était de celles que cette nature sensible et délicate ne
pouvait jamais oublier; mais, en même temps, il lui restait pour elle un
sentiment de puissant intérêt, un sentiment que peut-être il ne pourrait
jamais vaincre entièrement, et un regret intense qu'un homme pour lequel
elle avait fait tant de sacrifices fût aussi indigne d'elle. Personne ne
connaissait mieux que le Colonel Evelyn la carrière orageuse du Major
Sternfield; et lorsqu'il envisageait l'avenir misérable réservé à la
jeune fille quand elle serait unie pour la vie à un homme qui tenait
constamment toutes les lois morales en défi, c'était plutôt avec le
chagrin plein d'anxiété d'un père qu'avec la colère d'un prétendant
rejeté.




XXX.


Madame d'Aulnay n'obtint pas aussi tôt qu'elle l'avait espéré la bonne
fortune de mettre ses desseins à exécution, car plusieurs jours
s'écoulèrent sans que le militaire renouvelât sa dernière visite; et
pendant qu'elle s'en étonnait et tempêtait, Antoinette maigrissait et
devenait tous les jours plus pâle. Le Dr. Manby qui, sans avoir été
formellement choisi pour médecin de la jeune fille, prenait la liberté
de la questionner et de lui donner des prescriptions à chacune de ses
fréquentes visites, commençait à concevoir de l'inquiétude et à devenir
plus irritable.

Un jour qu'il se trouvait seul avec la Dame de la maison, il la prit à
partie serrée pour savoir d'elle la cause de la rapidité avec laquelle
déclinait la santé de sa jeune amie.

--Mais, Docteur, que puis-je faire? répondit-elle avec un peu d'humeur.
C'est vous qui, comme médecin, devriez être capable de suggérer ou de
prescrire quelque chose qui lui serait d'un grand secours.

--Ainsi pourrais-je et voudrais-je faire, Madame, si c'était un cas
ordinaire; mais, malheureusement, il n'en est pas ainsi. C'est l'esprit
qui est malade chez elle, et vous devriez employer tous vos efforts pour
l'égayer et la consoler.

--Mais, je vous le demande encore une fois, que puis-je faire? Si je
propose une soirée, un bal ou d'autres amusements semblables, elle
prétend qu'elle est trop malade pour y prendre part et elle menace de
s'enfermer dans sa chambre pendant tout ce temps-là; si je cherche à
l'entraîner avec moi, à faire des visites, à aller dans les magasins, à
lire des romans, à se prévaloir, en un mot, de tous les autres
passe-temps féminins--le Docteur sourit d'une manière singulière à
l'énumération de ces amusements--elle s'en défend avec une telle
cajolerie, que je ne me sens pas assez de coeur pour insister. Un seul
point sur lequel je reste invariablement ferme, c'est sur celui de
l'emmener à la promenade en voiture tous les jours, et c'est souvent une
tâche ardue.

Convaincu que c'était un cas sérieux aussi bien que difficile, le
Docteur Manby partit sans dire un mot de plus, et Madame d'Aulnay se mit
à l'oeuvre pour tâcher de trouver un moyen efficace afin d'amuser et de
divertir sa jeune compagne.

Elle fut donc bien contente lorsque, le même après midi, une voix
agréable se fit entendre dans le passage et que Louis Beauchesne entra,
tout sourire et toute gaieté. Antoinette, de son côté, fut également
heureuse de le voir, car il avait toujours été pour elle un frère, et il
y avais quelque chose de contagieux dans sa joviale humeur.

Il informa les deux jeunes femmes qu'il venait passer quelques semaines
à Montréal où il avait des affaires importantes à régler et qu'il avait
promis en même temps à M. de Mirecourt d'exercer une active surveillance
sur leurs mouvements.

Madame d'Aulnay déclara, en riant, que, comme elle voulait lui donner
toutes les occasions possibles pour remplir sa mission, elle lui
laissait carte blanche sous le rapport des visites; que le matin, le
midi ou le soir, au déjeuner, au dîner ou au souper, il serait toujours
bien venu, sans aucune autre invitation.

Cet aimable défi fut gaiement accepté, et le soir même, ainsi que les
suivants, vit Louis dans les salons de Madame d'Aulnay.

Quelques-uns de ses anciens regards et de ses couleurs d'autrefois
revinrent sur les traits d'Antoinette pendant qu'elle écoutait les
saillies provoquantes de Louis. La conversation du jeune homme ne
comportait aucune pensée ni aucune réminiscence désagréables; il ne
rappelait que ce qu'il y avait eu d'heureux dans le passé, et le soin,
la délicatesse avec lesquels il évitait toute allusion sur son
malheureux amour pour elle,--amour qu'il paraissait d'ailleurs avoir
entièrement maîtrisé,--éloignait tout ce qu'il y aurait pu avoir de
désagréable dans leurs entretiens.

Un soir, ils étaient tous les trois réunis dans le salon. Jamais Louis
n'avait été plus amusant et les deux Dames mieux amusées. Antoinette lui
avait demandé de tenir un écheveau de soie qu'elle devait dévider, et,
pour prendre une position plus commode, il s'était jeté à ses pieds sur
un de ces petits tabourets dont les chambres de Madame d'Aulnay étaient
remplies et que les ennemis de Lucille prétendaient être destinés à cet
usage. La chaleur du poêle avait communiqué des couleurs aux joues de la
jeune fille; et comme Louis, probablement fatigué, remuait beaucoup et
rendait ainsi la besogne plus difficile, elle s'était mise à le gronder
et à le plaisanter sur sa maladresse. Tout-à-coup la porte s'ouvrit, et,
sans se faire annoncer, Sternfield entra. Il s'arrêta un instant sur le
seuil et plongea un regard sombre sur le groupe. Il était venu ce
soir-là, pensant magnanimement qu'il avait suffisamment puni Antoinette
pour l'obstination avec laquelle elle avait refusé son tour de voiture,
et croyant la trouver malade, pâle et abattue; il la voyait, au
contraire, avec de vives couleurs sur les joues et des sourires sur les
lèvres comme on ne lui en avait pas vus depuis longtemps, tandis que
Louis était assis à ses pieds, son gai et joli visage tourné vers celui
de la jeune femme.

Madame d'Aulnay qui avait facilement deviné les sentiments de jalouse
colère du nouveau venu, se divertit franchement dans le triomphe du
moment, et, avec un semblant de badinage qu'il trouva excessivement
déplacé, elle lui demanda où il était allé dernièrement et ce qu'il
avait fait de lui-même.

Il répondit à peine, s'avança vers une chaise qui se trouvait près
d'Antoinette, et, après s'y être jeté, exprima ironiquement le plaisir
qu'il avait de voir l'état de sa santé amélioré. De Louis il ne fit pas
la moindre attention; mais celui-ci trouva moyen de se venger en
arrangeant plus confortablement son tabouret et en demandant à
Antoinette si elle avait encore beaucoup de soie à dévider, disant qu'il
était à son service jusqu'au bout. Avec son arrogance et son
amour-propre ordinaires, Sternfield se trouva quelque peu déconcerté: le
sourire moqueur de Madame d'Aulnay, le sans-gêne, pour ne pas dire
l'impertinente indifférence de Louis, la bien-venue embarrassée et
contrainte d'Antoinette, tout cela formait une réception à laquelle il
ne s'attendait pas. Mais il n'était pas homme à se laisser vaincre aussi
facilement, et pendant que Lucille triomphait encore de sa
mortification, il cherchait un moyen de prendre sa revanche.

Laissant à Antoinette tout le temps de terminer son ouvrage, il attendit
que Louis, sur un signe de celle-ci, se fut levé, pour approcher sa
chaise de la jeune fille, et manoeuvra si bien qu'il l'isola entièrement
du reste de la compagnie. Alors il commença avec elle une conversation à
voix basse sur un sujet qui, il le savait, absorberait toute son
attention.

Louis regardait cette coquetterie évidente et singulière avec autant de
surprise que d'indignation: qu'Antoinette se prêtât à ce jeu, c'est ce
qui l'étonnait outre mesure; et plus il la surveillait, plus il la
plaignait, et plus intenses devenaient ses sentiments de dégoût pour le
militaire. Le visage de la jeune fille avait une apparence de douleur
déguisée, ses yeux se promenaient avec inquiétude autour d'elle, comme
si elle eut été embarrassée de sa position et eut cherché du secours, ce
qui témoignait plus de crainte que d'amour; et, quoique Sternfield fût
assez près d'elle que leurs chevelures se touchaient presque et que ses
yeux eussent un éclat capable de donner de l'émotion à une personne qui
aurait eu le moindre amour pour lui, la froideur d'Antoinette ne cessait
pas et la rougeur qu'elle avait perdue à son arrivée ne revint pas.

Cependant, Audley avait réalisé ses plans: il avait changé en un état
d'embarras l'aimable cordialité qui régnait dans le salon lorsqu'il y
était entré, et, tout en infligeant une ample mortification à celui
qu'il supposait être son rival, il avait du même coup puni Antoinette
pour avoir eu de la gaieté et s'être amusée durant son absence.

Madame d'Aulnay, néanmoins, était anxieuse de trouver une bonne occasion
d'exercer des représailles. Cette occasion se présenta bientôt.

-Je reviendrai demain, Mademoiselle de Mirecourt, si vous me faites
l'honneur de monter en voiture avec moi,--venait de dire Sternfield.

--C'est impossible, se hâta d'interrompre Lucille. Antoinette et moi
sommes engagées pour aller à la campagne avec M. Beauchesne, pour y voir
un commun ami.

Sternfield se retourna vers sa femme, mais les regards de celle-ci, qui
étaient fixement attachés au sol, lui dirent suffisamment qu'il ne
devait pas attendre du secours de ce côté; et, trop sage pour entrer
dans une lutte où il savait courir le risque d'une défaite, il salua et
se retira. Mais en partant, il trouva moyen de dire à Madame d'Aulnay, à
voix basse, qu'elle prît bien garde de faire d'Antoinette une femme
aussi indépendante, aussi insouciante qu'elle-même, attendu qu'il ne se
montrerait pas mari aussi doux et aussi aveugle que M. d'Aulnay.

--Audacieux! murmura Madame d'Aulnay.

Mais, avant qu'elle put reprendre son sang-froid, le militaire était
loin.

La sauvage et déraisonnable jalousie de Sternfield avait été
singulièrement montée, en voyant Louis sur un pied de grande intimité
dans la maison de Madame d'Aulnay; elle ne fit donc que s'accroître
davantage lorsque le militaire rencontra subséquemment le jeune homme en
compagnie des deux Dames.

Quelques jours après la visite pendant laquelle Audley avait semblé
faire tous ses efforts pour se rendre désagréable, Madame d'Aulnay, à
force d'instances et de caresses, fit promettre à Antoinette de
contribuer aux préparatifs d'une petite soirée par laquelle elle voulait
relever un peu la monotonie de leur existence actuelle.

Le jour fixé pour cette soirée était arrivé, et Antoinette paraissait si
délicatement belle mais si fragile dans sa légère robe diaphane, que
Jeanne, se rappelant quelle bonne apparence elle lui avait vue une année
à peine auparavant, ne put s'empêcher de hocher la tête tristement,
comme si elle eût eu un lugubre pressentiment.

Sans prendre garde aux remarques qui se faisaient autour d'elle sur
l'altération de ses traits, Antoinette fit tous ses efforts pour
paraître gaie et heureuse; mais le Dr. Manby, qui était au nombre des
invités présents, se frottant les mains, ne put s'empêcher de dire que
ce qu'il fallait à sa jeune amie, c'étaient des distractions et des
plaisirs.

Un des plus enjoués parmi les invités était sans contredit Louis
Beauchesne, et il y en avait peu dont la réserve ne cédât pas plus ou
moins à sa franche et cordiale gaieté. Sternfield, au contraire, était
dans un de ses plus mauvais moments. De fortes pertes qu'il avait faites
au jeu la nuit précédente chiffonnaient énormément son tempérament, et
on peut dire que rarement homme se rendit à une fête de société avec des
dispositions aussi contraires. Résolu longtemps à l'avance de trouver sa
malheureuse jeune femme en faute, il commença à se fâcher contre elle de
ce qu'elle paraissait si extraordinairement gaie et du calme de ses
manières vis-à-vis de lui. Profitant de la danse pour laquelle il avait
retenu sa main, il fit tout son possible pour affaiblir sa gaieté
factice, en la favorisant d'un nouveau chapitre de reproches auxquels,
hélas! elle était déjà si bien habituée. La danse terminée, il la laissa
brusquement et vola à une de ces jeunes beautés avec lesquelles il
aimait tant à _flirter_. Pendant qu'il s'amusait ainsi, il se félicitait
intérieurement du pouvoir et des moyens qu'il possédait pour punir cette
volonté rebelle de sa femme quand elle voulait se mettre en opposition à
la sienne.

Cependant, Antoinette ne fit pas longtemps tapisserie, et des
partenaires empressés, parmi lesquels Louis était naturellement un des
plus prévenants, se pressaient autour d'elle. Sa grande intimité avec
lui, aussi bien que l'espèce de liberté qu'elle avait de se départir de
cette apparence de gaieté ou d'intérêt qu'elle était obligée de garder
avec les autres, lui faisaient accepter plus fréquemment les demandes
qu'il lui adressait de danser avec lui. Malgré cela cependant, un oeil
sans préjugés n'aurait pu trouver l'ombre même d'une coquetterie dans
leurs relations; et quand, par deux ou trois fois, la jeune femme put
surprendre le regard de Sternfield ardemment fixé sue elle, elle pensa
que ce regard n'était que le complément de la semonce qu'elle avait
reçue quelques instants auparavant. Néanmoins, déconcertée à un haut
degré par ce regard menaçant, elle refusa de danser avec Louis le
cotillon qui se formait, alléguant pour motif qu'elle était bien
fatiguée.

--Alors,--répondit le jeune homme en arrangeant soigneusement autour
d'elle les coussins de l'ottoman sur lequel elle était assise,--alors je
vais rester près de vous et attendre la prochaine danse, car vous m'avez
promis de danser encore une fois avec moi.

Anxieux de lui faire oublier les chagrins qu'il lisait sur son visage,
Louis n'épargna aucun effort pour l'intéresser et l'amuser, mais ce fut
inutile; les regards distraits d'Antoinette se promenaient tout autour
du salon et s'arrêtaient à la dérobée sur Sternfield qui se trouvait à
quelques pas plus loin, apparemment occupé de sa jolie partenaire, car
il ne dansait qu'avec de très-jeunes et belles femmes. L'attitude
d'Antoinette inquiétait singulièrement Louis; il y avait dans son regard
de la peine, de l'inquiétude et de la douleur, mais non de cette colère
jalouse, de ce piqué dont une jeune fille fait ordinairement preuve en
voyant son amoureux se confondre en attentions pour une autre.
Tout-à-coup, après avoir bien examiné silencieusement sa contenance:

--Excusez ma remarque, dit-il, mais je crois que le Major Sternfield est
un amoureux bien infidèle. Oh! Antoinette, est-il bien possible que vous
aimez cet homme?

Elle rougit vivement à cette question, et ne fit d'autre réponse qu'en
tournant vers lui un regard plein de reproches.

--Pardonnez-moi, chère Antoinette,--continua-t-il,--mais il me semble
qu'il y a dans ses manières et dans son caractère quelque chose qui
devrait l'empêcher de gagner et encore moins d'absorber l'affection d'un
coeur comme le vôtre.

--Et cependant, n'est-il pas beau, charmant, envié des hommes et admiré
des femmes? répondit-elle avec une teinte d'amertume qui ne fit que
confirmer Louis dans la pensée que, quel que fût le lien qui l'attachât
à Sternfield, ce n'était pas celui de l'amour.

--J'avoue qu'il possède toutes les qualités que vous dites, mais je
crois qu'il lui en manque encore beaucoup. Quelle que soit la patience
avec laquelle les femmes supportent les humeurs maussades et les airs
refrognés _après_ le mariage, elles les tolèrent rarement _avant_.

--Parce que, probablement, elles ont alors un remède et peuvent renvoyer
l'amour tyrannique.... Mais, voici s'approcher celui qui fait l'objet de
vos doutes.

--Oui, et avec un front chargé de nuages orageux, pensa Louis.

Audley s'avançait en effet avec un air sévère. Passant sans cérémonie
devant le jeune Beauchesne, il vint dire à demi-voix à Antoinette:

--Jusques à quand veux-tu continuer à te rendre ridicule en _flirtant_
avec le freluquet sans cervelle qui est à tes côtés?

--Que voulez vous dire, Audley? demanda-t-elle en se retournant et en
rougissant vivement.

--Je vais vous expliquer cela, si vous voulez me favoriser de la
prochaine danse, répondit-il en prenant d'une clef plus haut.

--Mademoiselle de Mirecourt est engagée avec moi, dit Louis sèchement.

Sternfield laissa tomber sur lui un regard plein d'arrogance.

--Entendez-vous, Antoinette, répéta-t-il, est-ce que vous danserez la
prochaine avec moi?

--De grâce, Mademoiselle de Mirecourt, n'oubliez pas que nous sommes
engagés, interrompit Louis avec une fermeté encore plus prononcée que la
première fois.

Pleine d'angoisse et de perplexité, Antoinette promenait de l'un à
l'autre ses regards suppliants. La contenance de Louis était fière et
indiquait une forte détermination; le front de Sternfield était comme le
marbre, aussi froid et aussi inflexible.

Se baissant encore une fois vers sa jeune femme, et lui parlant à voix
basse:

--Je jure, dit-il d'un ton menaçant, que si tu me laisses de côté pour
cet imbécile, je lui donnerai de mon fouet pour être venu s'interposer
entre moi et mes désirs.

Cette menace, indigne d'un homme, était digne de lui, et elle eut son
effet: car Antoinette, craignant non-seulement l'insulte dont Audley
venait de faire la menace, mais encore plus l'implacable satisfaction
qui, elle en avait la certitude, en serait la suite, se retourna, pâle
de terreur, vers le jeune Beauchesne.

--Etes-vous prête, Mademoiselle de Mirecourt? demanda ce dernier; je ne
veux pas vous presser, mais les danseurs commencent à prendre leurs
places.

Sternfield ne fit aucune autre remarque; un sourire équivoque sur ses
lèvres, il attendait la décision d'Antoinette.

Tout-à-coup, elle plaça sa main sur le bras de Louis, et comme il se
penchait vers elle, elle lui dit:

--O Louis, cher Louis! je vous en conjure, laissez-moi danser avec lui.
Je suis déjà assez malheureuse: ne cherchez pas à me rendre, plus
misérable encore.

Sa pâleur, ses yeux baignés de larmes, l'accent de sa voix touchèrent le
coeur généreux de Beauchesne, qui inclina silencieusement la tête en
signe d'assentiment.

En passant brusquement, presque rudement, le bras de sa femme sous le
sien, Sternfield lança sur son rival un regard plein de mépris et
d'arrogance que celui-ci lui rendit avec usure.

--Quelles paroles doucereuses disais tu donc à cet idiot, qui ont pu le
faire céder dans ses insolentes prétentions! demanda-t-il aigrement à sa
femme quand ils eurent pris leur place dans la danse.

Antoinette n'osa pas répondre, car ses paupières étaient chargées de
larmes prêtes à tomber, et il y avait dans sa gorge une espèce de
suffocation qui dépassait presque son contrôle: elle ne voulait pas
faire de scène, et elle sentait qu'elle était bien près d'en voir une.

--Retiens bien l'amical avertissement que je vais te donner, ma chère,
continua Audley. Mets une prompte fin à tes coquetteries avec ce jeune
homme, ou je le ferai pour toi, et ce d'une manière plus sommaire et
plus désagréable que vous pourriez le désirer l'un et l'autre.

Antoinette frémit, car elle comprenait toute l'étendue de la menace
contenue dans les paroles que venait de proférer son mari. Mais la danse
commençait, et quel que fût le maintien qu'elle dût prendre, elle devait
tâcher de paraître indifférente, à défaut de gaieté ou de plaisir.

--Peste de ce Sternfield! pensa le Dr. Manby qui avait remarqué la
rapidité avec laquelle avait disparue la tranquillité d'Antoinette, du
moment que le Major l'eut abordée. Son ombre seule semble flétrir cette
pauvre jeune fille.

La danse se termina bientôt, et Antoinette méditait un moyen pour
s'enfuir dans sa chambre; mais Sternfield ne paraissait pas vouloir la
laisser s'échapper aussi facilement.

L'emmenant dans une petite alcôve, il lui présenta un siége, et, se
plaçant devant elle:

--Je voudrais, dit-il, que tu me donnes des explications, car je ne
pense pas que nous nous soyons encore parfaitement entendus. Tu m'as
assez joliment bravé tout-à-l'heure par tes dernières coquetteries avec
M. Louis Beauchesne.

--Cruel et injuste comme vous l'êtes toujours, Audley, ne croirez vous
donc pas mon affirmation solennelle et sacrée que Louis n'est pour moi
rien autre chose qu'un vieil ami que j'estime.

--Fi donc! cet homme t'aime de tout son coeur et de toute son âme; et,
comme tu ne t'occupes pas le moins du monde de ton mari, il est
difficile de dire en qui peuvent être placées tes affections
incertaines.

Que pouvait-elle dire à ce bourreau impitoyable et sans coeur qui se
moquait de ses dénégations, qui riait de ses protestations? les paroles
étaient impuissantes. Les mains serrées l'une dans l'autre, et ses
lèvres blanches comme le marbre, elle resta assise, déterminée à tout
écouter, à tout souffrir avec patience. N'avait-elle pas elle-même, dans
un moment d'aveugle folie, comblé cette coupe d'infortunes, et
devait-elle murmurer maintenant, en en goûtant l'amertume?

Encouragé ou exaspéré par son silence, il poursuivit:

--Jusqu'ici, tu t'es montrée aussi ferme et aussi inébranlable que le
bronze dans ton caprice favori; tu m'as refusé avec persistance les mots
tendres, les caresses affectueuses, tout ce qu'enfin les jeunes filles
les plus scrupuleuses accordent souvent à leurs cavaliers. Eh! bien,
qu'il en soit ainsi. Tu as été fidèle à ta marotte, je le serai à la
mienne. Je te défends de sortir, de te promener, de _flirter_ avec qui
que ce soit, dont je pourrais être jaloux. Si, négligeant cette
recommandation, qui est un ordre de ma part, tu me désobéis, j'irai
trouver ton cavalier actuel, maître Louis, ou n'importe quel autre, je
l'insulterai publiquement et je le frapperai: sur ta tête en retombera
la responsabilité. Puisque tu ne m'aimes pas, je t'apprendrai au moins à
me craindre.

Ces paroles furent prononcées avec cette sauvage dureté qui était à
temps donné particulière à sa voix et qui offrait un frappant contraste
avec son accent ordinairement si harmonieux.

--Eh! bien, Dieu me montrera peut-être de cette pitié que vous me
refusez! dit-elle pendant qu'une vive douleur crispait ses traits.

En ce moment, ses yeux rencontrèrent le regard fixe et triste de Louis,
qui se tenait à distance, suivant apparemment la danse, mais
concentrant, en réalité, toute son attention sur elle-même. Cependant,
il partit; mais deux autres yeux également scrutateurs étaient fixés sur
eux: c'étaient ceux du digne Dr. Manby qui, le visage pourpre d'une
indignation à demi-supprimée, s'élança soudainement vers le Major
Sternfield.

--Je voudrais bien savoir, dit-il à mi-voix, quels sont les absurdes
propos que vous débitez à Mademoiselle de Mirecourt. C'est vous qui avez
chassé le sourire de ses lèvres et les couleurs de son visage.

Le jeune Major se redressa et demanda ce que le Dr. Manby voulait dire?

--Le Dr. Manby veut de dire ce qu'il dit! répondit-il froidement; il
n'aime pas à voir une jeune fille qui est sa patiente soumise à la
frayeur et aux chagrins plus que sa santé et sa raison peuvent en
supporter: dans ce cas, il se croit obligé d'intervenir. Allons,
Sternfield,--continua-t-il en se radoucissant un peu,--voue avez
suffisamment querellé Mademoiselle de Mirecourt pour ce soir, quelle que
soit sa faute; laissez-moi vous remplacer auprès d'elle et allez à cette
jeune Demoiselle là-bas qui semble attendre si ardemment un partenaire.

Sachant qu'il n'aurait plus de chance de continuer cette conversation
privée avec Antoinette,--car le Docteur Manby était également tenace et
peu gêné,--Sternfield se leva, et, après lui avoir dit, avec un air
significatif, qu'elle pouvait _flirter_ tant qu'elle voudrait avec son
nouveau partenaire, mais non avec un autre, il s'éloigna.

--Que signifie ceci, ma jolie malade? demanda l'excellent Docteur en
remarquant l'apparence de douleur et de chagrin de la jeune femme.
Avez-vous trop dansé? Vous paraissez singulièrement épuisée.

--Parce que je suis malheureuse, misérable! répondit-elle avec cette
candeur sans feinte qu'occasionne souvent une grande douleur. Ne me
parlez plus de drogues ni de palliatifs, Docteur, à moins que vous
puissiez m'en donner qui mettent pour toujours mon pauvre coeur au
repos.

Excessivement peiné par cette confidence aussi bien que par le degré de
douleur qu'elle révélait, il s'empressa de répliquer avec douceur:

--Courage, courage, chère enfant. Nous ne pouvons pas nous débarrasser
du fardeau de la vie parce que, dans un moment de tristesse, nous le
trouvons lourd. Demain, tout sera beau et agréable.

--Jamais! jamais! dit-elle en faisant une légère inclinaison de tête qui
indiquait parfaitement l'état de désespoir où elle se trouvait.

--Chère Mademoiselle de Mirecourt, rapportez-vous-en à l'avis d'un homme
qui, par l'âge, pourrait être votre père: ne laissez pas votre esprit
s'abattre à ce point, à propos d'une querelle d'amoureux. Le Major
Sternfield est d'un tempérament qui s'excite facilement, mais il ne
tarde pas à oublier et à pardonner.

Comme il prononçait le nom de Sternfield, un frisson courut par tous les
membres de la jeune fille, et, plus étonné que jamais, il ne put
s'empêcher de se dire intérieurement:

--Elle n'aime pas évidemment ce malheureux; mais, alors, qu'est-ce que
tout cela signifie donc?

Puis, d'un air tranquille et presque indifférent, il continua:

--Vous paraissez être si faible et si nerveuse ce soir, ma jeune
Demoiselle, que ce que vous auriez de mieux à faire serait d'aller de
suite vous mettre au lit. Prenez mon bras, je vais vous reconduire hors
du salon; après cela, je dirai à notre ami Sternfield que j'ai insisté
pour vous envoyer.

Arrivée au pied de l'escalier, Antoinette exprima toute sa
reconnaissance au Dr. Manby, lui souhaita bon soir et vola, plutôt
qu'elle ne monta, dans sa chambre.

La suivrons-nous là, lecteurs! l'épierons-nous dans le cours de cette
longue et douloureuse nuit où le sommeil ne ferma pas sa paupière
brûlante, où une inertie temporaire n'apporta pas même pendant une
demi-heure un baume rafraîchissant à son coeur et à son esprit torturés?

La leçon cependant serait pénible, quoique, peut-être, utile. Antoinette
avait commis une faute, mais quelle cruelle rétribution ne lui
était-elle pas infligée! Elle avait violé les commandements de sa
conscience et de sa religion, elle avait foulé aux pieds les devoirs les
plus sacrés d'une enfant, et qu'est-ce que cela lui avait rapporté? ce
que la culpabilité et l'erreur infligent toujours à ceux qui ne sont pas
encore endurcis dans le mal: le remords et l'infortune.




XXXI.


Le lendemain de cette soirée, dans la matinée, Madame d'Aulnay, qui
venait de se lever, était assise dans son fauteuil, les pieds enveloppés
dans des pantoufles en satin brodé, et Jeanne se préparait à démêler et
arranger son épaisse chevelure, quand un coup de marteau retentissant et
prolongé, dont l'écho fut répété dans toute la maison, les fit
tressaillir toutes les deux.

--Ciel! qu'est-ce que cela peut être? Cours, Jeanne, et reviens me dire
ce que c'est, s'écria Madame d'Aulnay.

La domestique revint presqu'aussitôt, avec une petite note qu'elle remit
à Lucille en disant:

--Le messager de M. Beauchesne vient de partir; il doit être
très-pressé, Madame, car il n'a pas seulement pris la peine de
s'informer comment vous êtes, ainsi que Mademoiselle Antoinette, comme
il le fait habituellement: il m'a seulement glissé la lettre dans la
main, et s'est précipité dehors.

Le billet était chiffonné et mal plié, son adresse écrite sans soin et
presqu'illisiblement. Ce fut avec le pressentiment d'un prochain danger,
qui fit battre son coeur d'étranges pulsations, que Lucille fit sauter
l'enveloppe. La lettre était conçue en ces termes:


      "Ma chère Madame d'Aulnay,

      "Celui qui vous écrit ceci fuit actuellement la justice, et,
      s'il n'est pas arrêté, il aura bientôt laissé pour toujours
      son pays natal. Le Major Sternfield m'a insulté, hier soir,
      et excité à un point où je n'ai pu me maîtriser, par son
      insolente cruauté envers notre pauvre Antoinette qui--le
      Ciel la préserve!--paraît être singulièrement en son
      pouvoir. Dans le premier moment, je contins ma colère, et
      j'attendis mon tour qui ne tarda pas à venir, car, comme il
      laissait la maison, je le suivis. Arrivés dehors, je
      l'abordai et lui demandai des explications que, vous le
      comprenez, il était aussi peu disposé de me donner que
      j'étais anxieux de recevoir.

      "Ce matin nous nous sommes rencontrés sur le terrain, et il
      est tombé mortellement blessé; on me dit qu'il est mourant.

      "Dites à Antoinette que si, contrairement à mes suppositions
      et à mon intime conviction, cet homme lui est réellement
      cher, je la conjure, au nom de l'immense et sincère amour
      que j'ai toujours eu pour elle, de me pardonner. Je regrette
      profondément la mauvaise action dont je viens de me rendre
      coupable, non pas tant à cause des conséquences qui en
      résulteront pour moi, que pour la terrible responsabilité
      que j'ai encourue en précipitant dans l'éternité un de mes
      semblables dans toute la force de l'âge. Ah! avant d'avoir
      commis le crime, je n'aurais jamais pensé que le remords
      serait aussi amer, aussi cuisant!...

      "Mais le temps presse: je dois fuire. Avec mes meilleurs
      remerciements pour toute votre bienveillance passée envers
      moi.--Je n'ose pas envoyer d'autre message à Antoinette.

      "Tout à vous,

      "LOUIS."


En proie à une excitation que l'on peut facilement concevoir, Madame
d'Aulnay lut et relut cette triste lettre; puis, se levant brusquement,
elle se précipita dans la chambre de sa cousine.

Antoinette qui s'était jetée sur son lit une heure auparavant, reposait
sans mouvement, les yeux fixés sur les pâles rayons de lumière qui
pénétraient à l'intérieur par les ouvertures du rideau, et le visage
aussi pâle que cette lumière elle même.

--Antoinette!--s'écria Lucille en entrant, et d'une voix
tremblante--Antoinette! j'ai une nouvelle terrible à t'annoncer: es-tu
assez forte pour l'apprendre?

Ni l'annonce d'un malheur que contenaient ces paroles mystérieuses, ni
l'agitation visible de sa cousine, ne produisirent de l'inquiétude ou de
l'émotion chez Antoinette: elle était, pour cela, trop malade de corps
et d'esprit.

--Mais, quoi!--continua sa cousine avec une irritation qui provenait
probablement de la surexcitation où elle se trouvait,--tu ne me fais
aucune question? tu ne désires pas savoir ce que c'est? Et pourtant,
cette nouvelle te concerne très-particulièrement, ou plutôt une personne
qui te touche de très-près: enfin, c'est d'Audley Sternfield que je veux
te parler.

--Eh! bien, qu'y a-t-il? demanda faiblement la jeune fille.

--Tiens, prends et lis,--et elle lui remit la lettre de Louis;--mais, ma
chère Antoinette, pour l'amour de Dieu! sois calme, ne tombes pas en
faiblesse, ne t'évanouis pas.

La pauvre Antoinette ne fit rien de tout cela, mais ses joues se
décolorèrent et ses lèvres devinrent terriblement blêmes pendant qu'elle
lisait. A peine avait-elle parcouru la lettre, qu'elle se leva, et, sans
hésiter un seul moment, commença à s'habiller.

--Pourquoi cette hâte? où vas-tu?

--Au pauvre Audley.

--As tu perdu tes sens, enfant? Sais-tu où il est? sais-tu même s'il vit
encore?

--Je m'informerai. On l'a probablement ramené à ses quartiers.

--Et veux-tu dire que toi, une jeune fille, tu vas le voir dans sa
chambre?

--Mais tu viens avec moi, Lucille? répondit-elle d'une voix suppliante.

--Tu as certainement pris congé de ta raison, pauvre enfant!--et
l'accent de Madame d'Aulnay trahissait autant d'irritation que de
compassion.--Comme Montréal en parlerait demain, si nous faisions une
pareille démarche! nos noms seraient dans la bouche de tout le monde!

--Qu'on dise ce que l'on voudra, Lucille: j'irai seule.

--Tu ne feras pas cela. Après t'être constamment querellé avec
l'infortuné Sternfield depuis votre mariage, pour garder sans tache le
beau nom que tu portes, iras-tu maintenant déshonorer ce nom aussi
inutilement?

--C'est mon devoir, et, quelles qu'en soient les conséquences, je dois
le remplir.

--Mais, pauvre étourdie, tu ne l'affectionnes pas, tu ne l'aimes même
pas.

--Oh! c'est une raison de plus pour que je me rende sans délai à son lit
de mort. Hélas! le remords pèse déjà bien assez sur mon coeur, je ne
veux pas le rendre plus lourd encore.

--Mais enfin quel bien peux-tu lui faire? insista Madame d'Aulnay.

--Ma présence adoucira ses derniers moments, le consolera peut-être.
Voudrais-tu donc--et un frisson convulsif courut par tous ses
membres--voudrais-tu donc le voir mourir avec de la haine contre moi
dans son coeur, peut-être des malédictions sur ses lèvres, comme cela
peut très-bien arriver si, oubliant ses droits et mes devoirs, je reste
loin de lui.

--Dans ce cas, attends un moment: M. d'Aulnay est sorti, mais je
l'attends d'une minute à l'autre, et dès qu'il sera de retour, je lui
demanderai hardiment de nous accompagner.

Mais Antoinette ne voulait pas perdre, à attendre, des instants précieux
qui pouvaient être les derniers de Sternfield sur la terre. Achevant à
la hâte de s'habiller, dès que sa cousine eut laissé la chambre, elle
descendit sans bruit l'escalier qui conduisait à l'a porte de derrière
et parvint dans la cour. Comme elle l'avait à demi espéré, elle trouva
un laquais dans l'écurie, et lui dit à voix basse d'atteler un des
chevaux à la petite voiture dont se servait ordinairement Monsieur
d'Aulnay. En un clin-d'oeil, tout fut prêt. Antoinette monta dans le
véhicule qui passa la porte de cour sans attirer l'attention d'aucune
des personnes de la maison, à l'exception peut-être d'une des filles de
chambre qui ne trouva cependant rien d'extraordinaire à ce que
Mademoiselle sortît à une heure aussi matinale, pensant bien qu'elle se
rendait à l'église.

--Maintenant, se dit Antoinette en portant une main à son front malade,
ce que j'ai d'abord à faire, c'est d'aller chez le Dr. Manby, et
quoiqu'il soit probablement avec ce pauvre Audley, je pourrai peut-être
savoir d'un de ses serviteurs où est la demeure de celui-ci.

Arrivée à la paisible maison de pension où logeait le Docteur, elle
apprit qu'il avait été appelé auprès du Major Sternfield qui avait été,
le matin même, blessé à mort dans un duel.

Le Major Sternfield occupait, avec trois ou quatre autres officiers, une
maison en pierre bien simple mais confortable, située à l'extrémité-Est
de la cité, dans ce quartier que nous appelons aujourd'hui Faubourg
Québec. Un petit jardin, entouré d'un mur à demi caché par des érables,
s'étendait de la maison à la rive du St. Laurent dont il était séparé
par un petit chemin très-étroit. Directement en face baignait la
gracieuse et pittoresque Isle Ste. Hélène, alors propriété des Barons de
Longueuil, et dont la vue reposait l'oeil fatigué de rester attaché sur
les flots agités du fleuve.

Devant la porte de cette résidence s'arrêta le cheval tout fumant et
palpitant que le cocher de Madame d'Aulnay, stimulé par les appels
pressants et incessants d'Antoinette, avait fait aller à un pas
effrayant.

Une crainte terrible s'était emparé du coeur de la jeune femme: elle eut
peur d'être arrivée trop tard, de n'être venue que pour apprendre que
cet homme auquel elle avait juré amour et fidélité était mort en la
détestant et en la maudissant.

Sans attendre qu'on vînt l'aider à descendre de voiture, elle sauta à
terre, et, sans s'occuper des regards étonnés d'une couple de soldats,
domestiques des officiers, qui fainéantaient sur les marches de
l'escalier, elle frappa au marteau avec toute la force que pouvaient
avoir ses doigts tremblants.

Un soldat vint ouvrir.

--Je désire voir le Major Sternfield; conduisez-moi de suite à sa
chambre,--dit-elle rapidement.

Dans le corridor, l'Honorable Percy de Laval, le cigare à la bouche, se
promenait de long en large, et si Méduse elle-même eût apparu sur le
seuil de la porte et eût demandé à voir le malade, il n'aurait pas été
plus étonné qu'en apercevant Mademoiselle de Mirecourt. Dans une chambre
adjacente, dont la porte était entr'ouverte, étaient assis deux autres
officiers, et l'expression de profonde surprise qui se manifesta sur
leur figure à la vue d'Antoinette rivalisait avec l'étonnement si
visible dont le Lieutenant de Laval venait de faire preuve.

--M'entendez-vous? répéta Antoinette au portier avec une agitation
fiévreuse; je désire voir le Major Sternfield.

Le soldat hésitait, dans la crainte d'introduire une visite aussi
extraordinaire sans, au moins, l'avoir préalablement annoncée au blessé.

Contrariée par ce nouveau délai, Antoinette se tourna tout-à-coup vers
M. de Laval, et, avec un air suppliant:

--Vous me connaissez, vous, s'écria-t-elle. Dites-lui donc de me
conduire de suite au Major Sternfield.

--Certainement, Mademoiselle de Mirecourt,--répondit-il avec un embarras
qui contrastait singulièrement avec la véhémence de la jeune
femme.--Ici, garçon, conduisez de suite cette Dame dans la chambre du
Major: j'en prends toute la responsabilité.

Le soldat obéit, et Antoinette, tremblant de tous ses membres, le suivit
dans l'escalier étroit et escarpé.

--Voilà ce que j'appelle une intrigue,--chuchota le jeune Honorable à
ses deux camarades qui l'avaient rejoint dans le corridor, dès
qu'Antoinette eut disparu.--Une jeune Demoiselle qui ferait cela en
Angleterre serait honnie.

--Et elle le sera certainement ici comme elle l'aurait été là-bas: en
Canada, on n'est pas plus indulgent que chez nous pour les faiblesses
des femmes,--répliqua un de ses compagnons.

--Je puis difficilement en croire mes yeux,--dit le troisième, un
charmant jeune gentilhomme qu'Antoinette avait souvent rencontré chez
Madame d'Aulnay;--je le répète, je puis difficilement en croire mes
yeux, car Mademoiselle de Mirecourt m'a toujours parue si gentille, si
modeste, que je l'aurais cru incapable de s'aventurer dans une pareille
démarche.

--Ah! c'est que l'amour opère des miracles, Thornley; quelques fois même
il change la nature du monde.

--Sternfield est un heureux gaillard,--grogna le jeune de Laval: vivant
ou à l'agonie, il tient à faire sensation. Si, demain, nous étions dans
la même position où il se trouve, aucun de nous n'aurait la bonne
fortune de voir venir à son chevet un ange comme cette jeune fille.

--Eh! bien, le pauvre malheureux, cette visite ne lui fera pas
énormément de bien, reprit le capitaine Thornley. Il est presque
au-dessus de toute consolation terrestre; mais, moi pour un, je dois
dire que je n'en estime pas moins cette jeune fille qui a eu le courage
de braver les sourires et les moqueries du public pour venir dire un
dernier adieu à l'homme qu'elle a aimé.

--Mais, franchement, je ne crois pas qu'elle l'aime; elle ne lui a
jamais montré des preuves de préférence bien frappantes, et même, je
l'ai vue assise près de lui pendant toute une demi-heure: elle était
aussi froide et réservée que si elle eût été une statue.

--C'était peut-être un subterfuge. Dans tous les cas, elle vient de
donner une preuve d'amour qui surpasse celui de la plupart de nos jeunes
filles modernes.


Mais il est temps de laisser ce groupe pour suivre celle qui faisait
l'objet de la discussion entre les trois militaires.




XXXII.


Arrivés à l'étage où se trouvait la chambre de Sternfield, le soldat
indiqua la porte sans dire mot, et, n'osant pas s'aventurer plus loin,
disparut aussitôt.

Faible et chancelante, Antoinette frappa à la porte qui fut de suite
ouverte par le Docteur Ormsby, le même ministre qui avait présidé à son
mariage avec Sternfield.

--Est-il encore vivant? demanda-t-elle vivement en scrutant avec avidité
la figure douce et triste du chapelain protestant.

--Oui, mais ses heures sont comptées, répondit celui-ci en portant
mélancoliquement ses regards dans la direction du lit sur lequel était
étendu le Major qui ressemblait à un mort.

--Oh! Audley, mon mari--sanglota Antoinette en s'élançant tout-à-coup
vers lui et en s'agenouillant à côté de la couche du mourant, sans
s'occuper, dans cet instant suprême, de ceux qui pouvaient être dans la
chambre pour saisir le secret qu'elle avait gardé depuis si longtemps
avec tant de jalousie, sans s'apercevoir qu'un autre, Cecil Evelyn
lui-même, était à une fenêtre près de là et avait fait, à cette
révélation inattendue, un bond de surprise prodigieux. Toutes ses
pensées, toutes ses craintes étaient absorbées par l'idée écrasante que
l'homme qui avait été le bourreau de sa vie, mais auquel elle
appartenait par le plus sacré des liens, était là, devant elle, sur le
point d'expirer.

Avec une énergie surprenante dans l'état où il se trouvait le blessé se
souleva sur son coude et la regarda un instant avec un étonnement
indéfinissable qui se changea bientôt en une expression de colère
passionnée.

--Arrière, hypocrite, arrière! s'écria-t-il d'une voix rauque. Comment
as-tu pu prononcer le nom de mari! As-tu jamais été ma femme autrement
que par le nom! As-tu jamais rempli envers moi tes devoirs d'épouse?
M'as-tu jamais montré de l'amour ou de la soumission conjugale?

--Audley! Audley! gémit-elle, soyez miséricordieux, soyez juste;
n'empirez pas ce moment solennel par des reproches cruels.

--Pourquoi es-tu venue? interrompit-il plus aigrement encore. Est-ce
pour assister à ma dernière agonie afin de t'assurer par toi-même
qu'enfin tu es réellement libre? Non, ce n'est pas l'amour qui t'a
amenée ici; car si tu en avais eu seulement une infime parcelle à mon
égard, tu ne te serais pas moquée de mes prières et de ma tendresse, tu
n'aurais pas méprisé mes droits et mes réclamations, comme tu l'as
constamment fait avec la plus grande insolence depuis le jour où j'ai
placé l'anneau nuptial dans ton doigt.

--Mais à qui en a été la faute?--demanda-t-elle en joignant les mains et
toute en pleurs. Ne vous ai-je pas dit que le jour même où vous me
reconnaîtriez devant le monde pour votre femme, le jour où notre mariage
serait de nouveau célébré, point capital sans lequel ma croyance et ma
foi me disaient qu'il n'était pas légalement complété, je serais prête à
vous suivre jusqu'aux extrémités de la terre?

--Misérable sophisme! ricana-t-il d'un air dédaigneux. Non, ce n'est pas
pour cette raison-là, mais parce que l'engouement passager qui t'a fait
consentir à notre mariage secret s'est évanoui aussi subitement qu'il
était venu.

--Veuillez me pardonner si j'interviens--dit en s'avançant le Docteur
Ormsby, qui était mu autant par compassion pour les souffrances
terribles qu'il lisait sur le visage décoloré de la jeune femme, que par
inquiétude pour les sentiments anti-chrétiens que le mourant venait de
montrer,--veuillez me pardonner si j'interviens, mais ayant moi-même
célébré ce mariage qui, hélas! a été pour vous deux si fertile en
chagrins, peut-être ai-je quelque droit à votre confiance mutuelle.

En ce moment, le Colonel Evelyn, revenant enfin de la stupeur où l'avait
jeté ce singulier dialogue, et s'apercevant en même temps de
l'importunité de sa présence en restant témoin d'une entrevue aussi
étrange et aussi délicate, sortit sans bruit de la chambre dont il
referma la porte avec précaution. Comme il passait dans le corridor,
ceux qui s'y trouvaient furent intrigués de savoir ce qui avait pu se
passer chez le malade pour émouvoir à ce point la nature de fer d'Evelyn
et pour laisser des traces d'agitation aussi profonde sur une allure
d'ordinaire aussi impassible que celle du marbre.

--Puis-je parler, Sternfield? demanda doucement le Docteur Ormsby en
cherchant à calmer les passions surexcitées du blessé.

--Oui! répondit sèchement celui-ci. Ce que je ne pourrais écouter
d'aucun autre mortel, je puis l'entendre de votre bouche.

--Eh! bien, mon cher ami, il me semble que vous êtes sévère, que dis-je?
injuste même, envers, cette jeune femme.--Et il posa, en disant cela, sa
main sur le bras d'Antoinette qui était toujours à genoux.--Je me
rappelle parfaitement qu'elle vous a dit ce qu'elle vient de répéter,
car elle m'a prié en même temps de lui servir de témoin.

--La même histoire! toujours la même histoire! riposta Sternfield d'un
air bourru et en rejetant sa tête de côté. Reprends le chemin de ta
demeure, Antoinette; et vous, Docteur, laissez-moi en paix: je suis
fatigué de vous deux.

Pendant qu'il parlait, une pâleur mortelle se répandit sur son visage;
Antoinette, terriblement effrayée, se leva.

--Ne craignez rien, s'empressa de lui dire le Docteur Ormsby en essayant
de la calmer: ce n'est qu'une faiblesse partielle; il a eu une attaque
semblable quelques minutes avant que vous soyiez entrée et pendant que
le Docteur Manby était ici. Voici des remèdes.

Leurs efforts réunis parvinrent à ramener quelque chose comme de la vie
sur les traits livides de Sternfield, et le Ministre, craignant que la
vue d'Antoinette fût de nature à renouveler l'agitation du blessé, la
fit placer derrière un écran à l'autre extrémité de la chambre.

Après un moment de silence, le mourant promena avidement ses yeux autour
de lui.

--Où est-elle allée, ma femme, Madame Sternfield? Ha! Ha! Docteur!--et
il riait d'une manière effrayante.--Que je lui donne au moins une fois
son titre avant que celui qui le lui a conféré soit retourné en
poussière.

--Vous lui aviez dit de s'en aller de suite.

--Mais pourquoi m'a-t-elle écouté? pourquoi est-elle partie? Sans doute
elle était fatiguée d'un spectacle aussi peu réjouissant que celui d'un
lit de mort; et, ayant fait _son apparition_, comme dirait Madame
d'Aulnay, elle s'est prudemment effacée.

--Puis-je l'envoyer quérir?

--Non, par Dieu! je me respecte trop pour en venir là. Si elle était
restée, cela aurait été pour moi--quoique je n'aime pas à l'avouer,--une
consolation, un soulagement.

--Je ne vous ai pas abandonné, Audley, je suis encore ici--dit
Antoinette avec timidité, eu sortant de sa cachette et en s'avançant
vers le lit.

Quelque chose comme une expression de satisfaction se répandit sur ses
traits encore imposants dans leur beauté mortelle. Mais, quand elle eut
dit: "Cher Audley, puis-je rester à votre chevet?"--il répondit avec ce
ricanement que l'habitude avait fini par rendre familier à sa belle
lèvre:

--Puisqu'il te plaît de jouer auprès de moi le rôle de Soeur de Charité,
je ne t'en empêcherai pas: cela m'amuse de te voir me montrer, à mes
derniers moments, des attentions et de tendres soins que tu ne m'as
jamais accordés quand j'étais bien vivant.

Elle baissa la tête avec soumission, car aucune des railleries de son
mari ne pouvait plus l'émouvoir maintenant. Après un moment de silence:

--Ne feriez-vous pas mieux de dormir? demanda-t-elle. Je vais veiller à
vos côtés. Y a-t-il quelque médecine à administrer?

--Pouah! je n'en prendrai aucune: je l'ai déjà dit à Manby. Ma blessure
est au-dessus de tout pouvoir humain: pourquoi torturerais-je mon palais
avec des potions dégoûtantes?

Sachant qu'insister plus longtemps serait l'irriter inutilement, elle
approcha une chaise de son lit et s'y assit silencieusement.

Après l'avoir regardée longtemps, il s'écria soudain:

--Ainsi, tu t'es courageusement installée ici comme ma garde-malade, tu
as pris la détermination de tenir ton poste: sais-tu bien ce que va dire
le monde et ce que les hommes vont penser de cela?

--Qu'est le monde pour nous? répondit-elle avec tristesse. Ne vous en
occupez pas, cher Audley; ne vous tourmentez pas au sujet de ses
opinions.

--Ah! maintenant, ce n'est rien pour moi; mais pour toi, c'est tout.
Avant deux heures, la démarche que tu viens de faire sera répétée dans
tous les coins de la cité et on en fera des gorges-chaudes fort peu
agréables: le beau nom dont tu as jusqu'ici pris un soin si jaloux sera
à la merci de tout le monde.

--Si cela doit arriver,--repartit la jeune femme dont les yeux et
l'accent de la voix devinrent plus mélancoliques,--ce ne sera que le
juste châtiment de mes folies passées. J'ai péché, il faut maintenant
que j'expie ma faute.

--Tu l'as déjà expiée assez rudement,--répondit-il en adoucissant un peu
sa voix et en montrant pour la première fois une ombre de sentiment.--Je
ne t'ai pas épargnée, et peu de jeunes femmes mariées ont passé par
autant de vicissitudes que toi. Voici arriver maintenant la fin de mon
règne et l'aurore de ta liberté, mais elles viennent trente ou quarante
ans plus tôt que tu avais osé l'espérer.

--Audley, ne parlez pas de cette manière, ne vous agitez pas ainsi sans
aucune nécessité....

--Assez de sermons comme cela, enfant; voici une autorité plus puissante
que la tienne.

Comme il disait ces mots, le Docteur Manby entrait dans la chambre. Sa
surprise, en apercevant Antoinette assise près du lit ressemblait
presque à de l'hébètement.

--Que Dieu me pardonne! Quoi! Mademoiselle de Mirecourt ici! s'écria
t-il en reculant involontairement d'un pas.

--Non pas Mademoiselle de Mirecourt, Docteur, mais bien Madame Audley
Sternfield! interrompit le moribond avec un rire saccadé capable de
déchirer les oreilles les moins délicates. De grâce, ne soyez pas aussi
épouvanté, Manby; on dirait vraiment que vous êtes lunatique. Notre
excellent ami Ormsby que voici, et qui a célébré la cérémonie, est en
mesure de corroborer mes avancés. Dis-le à ton tour, belle fiancée:
renies-tu ma possession légitime?

Antoinette était excessivement émue; cependant, elle réussit à répondre
avec assez de calme:

--Je ne cherche nullement à la nier, Audley. D'ailleurs, pourquoi le
ferais-je? Ce n'est pas moi, mais bien vous-même qui avez toujours
insisté pour garder notre mariage secret.

--Eh! bien, je le reconnais maintenant ce mariage. Ainsi, Docteur, vous
voyez que je laisse après moi une jeune et jolie veuve pour "déplorer ma
perte prématurée" et compléter ainsi gracieusement le paragraphe qui
annoncera mon décès.... N'ayez pas l'air aussi fâché contre moi,
Manby,--continua-t-il en s'adressant au chirurgien qui avait paru
froissé en voyant Antoinette cruellement blessée par la persistance que
son mari mettait à la railler.--Vous connaissez le proverbe _ruling
habit_, _strong in death_; j'ai tellement pris l'habitude de tourmenter
et persécuter cette jeune femme depuis qu'elle est la mienne, que je ne
puis résister à la tentation de continuer à la traiter ainsi même en ce
moment. Mais asseyez-vous si vous êtes assez revenu de votre étonnement
pour le faire, tâtez mon pouls et dites-moi combien il me reste de
moments à vivre.

A peine revenu de la stupéfaction où l'avait jeté la révélation qu'il
venait d'entendre, le chirurgien prit la chaise qu'Antoinette venait de
laisser; mais au milieu de son étonnement, il ne put empêcher un juste
sentiment d'indignation de pénétrer dans son coeur en remarquant les
paroles d'amère ironie que Sternfield adressait à la malheureuse jeune
femme qu'il avait décorée du titre d'épouse.

--Parlez donc: que dit mon pouls? continua le blessé. Ah! vous ne devez
pas me cacher la vérité: je ne suis pas un enfant pour m'effrayer de
quelques heures de moins ou de plus. Vous ne répondez pas? n'importe; le
mouvement de votre tête en dit suffisamment: je suppose que je suis
inscrit sur le livre pour faire, avant ce soir, mon dernier voyage?

Le médecin resta muet. Il ne pouvait pas consciencieusement le
contredire; car, malgré la force qu'avait encore la voix du blessé,
malgré la rapidité de sa prononciation, son pouls faible et irrégulier
indiquait qu'une réaction soudaine, suivie par la fin, allait bientôt se
produire.

--Je ne puis plus rien faire pour vous, Sternfield--dit enfin le Dr.
Manby en se levant brusquement.--Quelques gouttes de cette fiole quand
vous vous sentirez faible, est tout ce que je puis prescrire; du moins,
c'est tout ce qui vous sera de quelque utilité. Adieu! que le Ciel vous
bénisse!

Et, après une longue et amicale poignée de main, le bon Docteur se
retira, plus agité et plus triste qu'il n'eût voulu paraître.

Pour quelque temps après son départ, le malade garda un silence sombre
qu'il rompit enfin en demandant tout-à-coup:

--Connais-tu, Antoinette, la main méprisable qui m'a cloué sur ce lit de
mort? Sans doute, tu ne l'ignores pas: c'est ton amoureux campagnard. Si
je n'ai pas parlé de lui plus tôt, c'est parce que sa pensée fait venir
la malédiction sur mes lèvres et oppresse ma poitrine; mais j'ai un mot
à te dire à son sujet. Il reviendra probablement renouveler sa demande
en mariage: avant d'entrer dans l'éternité, je voudrais avoir ta
promesse solennelle que jamais tu ne lui prêteras une oreille favorable.

--Cher Audley, pensez-vous que la main qui est encore teinte de sang de
mon mari....

--Ah! bah! pas besoin de sentiment: je ne veux pas de phrases ni de
protestations, mais la promesse, le serment que jamais tu ne seras plus
pour lui que ce que tu as fait jusqu'ici.

--Volontiers; de tout mon coeur, de toute mon âme, je vous le promets.

--Alors, baises cela,--et il indiquait du regard la chaîne à laquelle
était attachée la petite croix d'or:--la promesse que tu m'as déjà faite
sur cette croix a été si religieusement observée, que je puis ajouter
foi dans toutes celles qui sont faites sur cet objet.

Elle prit la croix et la baisa solennellement.

--C'est bien, Antoinette; je puis maintenant mourir sans te mépriser et
te maudire.

--Oh! Audley, mon cher époux,--s'écria-t-elle d'une voix suppliante et
en présentant la croix à ses lèvres;--embrassez-la aussi, non pas, comme
je l'ai fait, pour ajouter de la solennité à une promesse terrestre,
mais comme le signe de la rédemption, le gage de la paix et du pardon
futurs.

--Non, non, Antoinette,--et il sourit faiblement;--il est trop tard pour
tenter de me convertir. J'ai déjà réglé mes affaires spirituelles avec
le Docteur Ormsby qui m'a lu des prières, et qui a réussi à m'empêcher,
avec beaucoup de difficulté je dois l'avouer, de maudire le misérable
qui a tranché le fil de mon existence.

--Mais, cela ne vous fera pas de mal si vous me permettez de dire une
prière ici, près de votre lit?

--Je suis ici, ma chère Dame, pour accomplir le grave devoir qui
m'incombe,--intervint d'une voix ferme quoique polie le Docteur Ormsby
qui s'avançait vers eux.--Jusqu'ici, sachant que vous aviez beaucoup à
vous dire, je me suis abstenu de vous gêner par ma présence; mais si
vous désirez entendre une prière ou une lecture, Major Sternfield, je
suis prêt à vous les faire!

--Sans doute vous devez l'être, Docteur, répondit Sternfield avec un
sourire étrange. Ce serait une chose excessivement mortifiante de me
voir, au dernier moment, sortir de votre troupeau pour entrer dans
l'Eglise de Rome.

--Oh! cher Audley, ne parlez pas aussi légèrement de tout ce qu'il y a
de plus sacré sur la terre. Si votre coeur penche vers la foi de mes
pères, ne permettez pas que....

--Tais-toi, enfant, assez d'une semblable folie. Je mourrai avec la foi
dans laquelle je suis né et j'ai grandi.

--Alors, le Docteur Ormsby va vous lire de suite des prières; votre
temps, mon cher, cher époux, est très-court.

--Ne commences pas à coasser, Antoinette, cela ne me ferait aucun bien.
Je suis prêt, Docteur, mais excusez si je vous exprime l'espoir que vous
ne serez pas trop long.

--L'état de faiblesse où vous êtes ne me permet pas de l'être;
croyez-moi, je n'outrepasserai pas vos forces.

En ce moment on entendit frapper à la porte de la chambre qui fut
instantanément ouverte par le Docteur Ormsby.

--Un messager pour vous, Mademoiselle de Mirecourt, dit-il.

Antoinette regarda vers la porte entr'ouverte et reconnut Jeanne à
l'instant. Après avoir dit à Sternfield qu'elle ne serait pas longtemps,
elle sortit pour rencontrer la nouvelle venue.

Celle-ci lui annonça à voix basse que Madame d'Aulnay l'avait envoyée
avec l'injonction formelle de ne pas revenir sans ramener Mademoiselle
Antoinette avec elle.

--Mais, bon Dieu! Mademoiselle de Mirecourt, qu'est-ce que tout ceci
veut donc dire?--demanda la vieille domestique en l'entraînant plus
avant dans le passage, afin que le son de leur voix ne troublât pas le
ministre qui commençait à lire tout haut.--M. d'Aulnay d'ordinaire si
calme, si pacifique, ressemble à un enragé. Il prétend que vous nous
avez tous déshonorés, et que votre père va mourir de chagrin et de
honte; il a querellé ma _bourgeoise_ toute la matinée, lui disant
qu'elle était aussi blâmable que vous: cela m'a d'autant plus étonnée
que jamais, à ma connaissance, il a dit un seul mot désagréable à sa
femme depuis leur mariage. Madame d'Aulnay a fini par lui dire que si
vous étiez sortie pour aller voir seule le Major Sternfield, c'est que
vous en aviez le droit, parce que vous êtes sa femme! C'est cet imbécile
de Paul qui, sur la demande que lui fit M. d'Aulnay d'où il venait en le
voyant arriver dans le cour, s'est empressé de le lui dire. Mais, ma
chère Demoiselle, est-ce bien vrai ce qu'a dit Madame d'Aulnay.

--Oui, Jeanne, répondit douloureusement Antoinette; le Major Sternfield,
qui est mourant dans cette chambre, est mon mari: j'ai été secrètement
mariée à lui.

--Oh! Mademoiselle Antoinette!--s'écria la vieille femme de chambre en
élevant ses mains vers le Ciel,--je n'aurais jamais pu croire qu'une
jeune fille aussi pieuse que vous, qui a été élevée avec autant de
soins, aurait consenti à une pareille chose. Que vont dire ce pauvre M.
de Mirecourt et Madame Gérard? Que ne dira pas le monde?

Antoinette tressaillit.

--Hélas! dit-elle, j'ai déjà bien amèrement déploré ma folie; mais cela
ne la réparera pas: j'ai encore devant moi une longue expiation.

--Et combien de temps allez-vous rester dans cette maison, pauvre chère
enfant?

--Jusqu'à ce que tout soit fini, s'il m'en donne la permission.

--Excusez-moi, mais de quel service peut lui être votre présence ici?
Revenez à la maison, venez. Il n'est pas convenable pour une jeune Dame
de votre âge d'être seule ici sans autres personnes que des soldats et
de galants officiers.

--Jeanne, quand bien même mon père viendrait me chercher, je ne pourrais
pas, je ne voudrais pas m'en aller.

--Alors, je suppose qu'il est inutile d'insister en face d'une
détermination aussi formelle; mais ce fut un jour bien fatal pour nous
tous que celui où l'habit rouge a fait sa première apparition dans notre
demeure naguère si paisible. Rentrez, ma chère Demoiselle Antoinette; je
vais m'asseoir ici, car ce beau Major qui m'a toujours regardé avec le
plus superbe dédain, n'aimerait peut-être pas à me voir dans sa chambre
funèbre.

--Mais, Jeanne, vous serez mal à l'aise ici: il y a tant de figures
étrangères qui passent et repassent.

--Et qu'y a-t-il autre chose à craindre que de les voir me regarder? Une
vieille femme comme moi doit-elle s'occuper de leurs regards curieux? Il
n'en serait pas de même s'ils avaient à lorgner votre belle figure.
Rentrez, et appelez-moi quand je pourrai vous être de quelqu'utilité. En
attendant, je vais m'asseoir ici.

Le Docteur Ormsby lisait encore quand Antoinette entra. La jeune femme
alla se mettre à genoux dans un coin de la chambre et adressa au Ciel
des prières ardentes pour l'âme qui touchait de si près à l'éternité.
Pendant ce temps-là une lourde torpeur s'empara de Sternfield, et quand
le chapelain, qui avait fini l'exercice de son ministère, lui adressa la
parole, ses réponses étaient confuses et presqu'inintelligibles.

--Je vais vous laisser pour quelques instants, dit le Docteur Ormsby en
fermant son livre. Je crois, ma chère Dame, que vous auriez bien mieux
fait d'introduire ici cette femme respectable qui pourrait vous
assister. Si notre pauvre Sternfield recouvre ses sens, ce qui n'est pas
probable, elle pourrait laisser la chambre dans le cas où sa présence
l'incommoderait. Je reviendrai dans quelques heures.

Suivant cet avis, Antoinette fit entrer Jeanne; mais ne voulant pas
courir le risque de tourmenter le mourant, s'il revenait à lui, elle la
fit placer derrière l'écran qui avait déjà servi à la cacher elle-même.

Le temps se passait lentement; aucun autre bruit que celui causé par la
respiration saccadée du moribond, ne troublait le silence qui régnait
dans toute la demeure. Mues par une délicatesse et une bienveillance de
sentiment qui leur fit le plus grand honneur, les autres personnes de la
maison évitaient de faire le moindre bruit en marchant ou en parlant.

Un peu après midi, un léger coup fut frappé à la porte: Jeanne se hâta
d'aller ouvrir. C'était un soldat, portant un plateau sur lequel il y
avait quelques rafraîchissements que, dit-il, le Dr. Manby lui avait, le
matin, recommandé d'apporter au malade.

--Je commence à avoir une meilleure opinion de ces habits rouges, se dit
Jeanne en disposant les mets sur une petite table qu'elle approcha près
d'Antoinette. Ah! je le crains bien, vous, belle figure, vous étiez un
des pires de toute la bande.

Et elle regardait le blessé qui, par sa contenance, ressemblait à une
statue.

Elle invita vivement la jeune femme à prendre quelques rafraîchissements
qu'elle disposa devant elle; mais Antoinette avait pour cela le coeur
trop gros de chagrins. Jeanne fut donc obligée d'enlever le plateau
intact, et se consola par la pensée que si la jeune cousine de Madame
d'Aulnay ne mangeait pas, ce n'était pas au moins pour cette déplorable
raison qu'elle n'avait pas de quoi manger.

Le soleil s'était couché derrière des montagnes de nuages, laissant ça
et là dans le ciel de larges sillons cramoisis: le crépuscule du soir
tombait rapidement et ses ombres blafardes rendaient plus pâle et plus
lugubre le visage hagard du blessé qui reposait immobile dans son lit.
Tout-à-coup il remua, ses paupières alourdies s'ouvrirent, et, d'une
voix faible qu'on avait peine à reconnaître pour celle de Sternfield:

--Es-tu là Antoinette? demanda-t-il.

Une légère pression de main et un mot doucement modulé furent la
réponse.

--Déterminée à me voir jusqu'au bout de mon voyage? Cette fin doit
approcher, car ma vue s'obscurcit singulièrement.

--Le crépuscule arrive, cher Audley: ce pourrait être cela.

--Non, mais mon crépuscule à moi ne verra pas d'autres levers du soleil.
Eh! bien, vraiment, ce n'est pas là la mort d'un soldat; mais elle
aurait pu être pire: au moins, je ne souffre pas.

--Et vous avez eu le temps, cher mari, de vous réconcilier avec Dieu.

--Oui, oui, et de dicter, par-dessus le marché, une lettre d'adieu à mes
deux jeunes soeurs qui demeurent dans la petite ville du Warwickshire où
je suis né. Ah! je n'avais pas rêvé, il y a un an, que je trouverais mon
tombeau dans les neiges du Canada, et surtout à une période aussi
prématurée de ma joyeuse vie. Peut-être aurais-je mieux fait de ne pas
exiger de toi cette promesse de secret; mais tu m'as dit si souvent que
notre mariage n'était pas légalement complété, que j'ai craint que s'il
venait à être connu, tes amis te conseillassent de recourir au divorce.
En attendant le jour où, sans crainte, tu prendrais possession de la
fortune de ta mère, j'espérais qu'il m'arriverait quelque bonne chance:
la mort de ton père, par exemple,--à cette heure solennelle, je parle
franchement, comme tu vois, Antoinette,--ou d'autres circonstances qui
t'auraient mise entièrement, toi et ta réputation, en mon pouvoir. Mais,
mes rêves, comme ma vie, achèvent.

Un long silence, interrompu seulement par les sanglots d'Antoinette,
suivit ces sinistres paroles.

--Ecoute-moi, enfant, reprit le mourant; approche-toi plus près, car
j'ai à te faire un aveu que jamais je n'aurais adressé à un être humain:
ta douce patience a fini par me toucher, et, avant de quitter la terre
pour toujours, j'ai à te demander pardon pour tout ce que je t'ai fait
souffrir, pour toutes mes cruautés et mes injustices envers toi.

--De tout mon coeur, dit-elle d'un accent touché et en appliquant ses
lèvres sur son front recouvert déjà des ombres de la mort. Puisse Dieu
me pardonner toutes mes erreurs comme je vous pardonne!

Il sourit faiblement, et ses doigts serrèrent la main mignonne qui les
tenait.

Le crépuscule augmentait toujours. Plus froide devenait la pression des
mains du mourant, plus vives étaient les ombres qui se répandaient
autour de ses yeux et de sa bouche; et quand, enfin, la malheureuse
jeune femme qui le suivait attentivement des yeux prononça à haute voix
son nom, elle n'obtint pas de réponse, ni du regard, ni de la voix.

--Jeanne, ici, venez ici! dit-elle en poussant un cri perçant.

La vieille femme courut à elle, et, après avoir jeté un coup-d'oeil sur
le visage de marbre de Sternfield, elle dégagea doucement la main
d'Antoinette de l'étreinte glacée où elle était encore tenue.

--Comme il a passé doucement! dit-elle à voix basse.

Des sanglots et des pleurs donnèrent du soulagement au coeur surchargé
d'Antoinette.

Un moment après, le Dr. Ormsby entra.

--Emmenez-la à la maison, dit-il avec compassion en la levant du lit sur
lequel elle s'était jetée;--emmenez-la: elle a été assez cruellement
éprouvée comme cela. Je verrai à tout.

Involontairement et passivement Antoinette se laissa habiller par Jeanne
et embarquer dans la voiture qu'un domestique d'un des officiers était
allé chercher.

Arrivées à la maison, la femme de chambre la déshabilla et la mit au
lit, ayant préalablement averti Madame d'Aulnay qu'à tout prix elle ne
devait pas entrer dans la chambre de sa cousine ce soir-là.

Mais ces tendres soins, non plus que la potion calmante qu'elle prit, ne
purent chasser la maladie qui, provoquée par tant de secousses,
s'approchait à grands pas. D'un lourd sommeil léthargique elle tomba
dans le délire. Le médecin fut appelé, et les personnes de la maison
apprirent bientôt avec épouvante que Mademoiselle de Mirecourt était
dangereusement malade d'une fièvre cérébrale.




XXXIII.


Pendant que la jeune femme gisait sur son lit de douleur, insensible à
tout ce qui se passait autour d'elle et luttant avec toute l'énergie de
la jeunesse contre la maladie et la mort, les dépouilles mortelles du
beau et charmant Major Sternfield étaient confiées à leur dernière
demeure.

Les mauvaises langues s'en donnèrent à coeur joie avec le nom d'Audley
et celui de la malheureuse Antoinette, et si celle-ci avait eu
connaissance de la moitié seulement des histoires erronées que la malice
inventait et que répétait la légèreté, sa convalescence ne se serait
probablement jamais opérée. Toute allusion de cette nature fut
soigneusement éliminée, et on usa de soins extraordinaires, d'une grande
habileté médicale pour son rétablissement, si bien qu'après huit jours
d'anxiété, elle fut déclarée hors de danger. Elle était cependant
extraordinairement faible, et celles de ses amies qui furent admises
auprès d'elle, ne manquèrent pas de hocher la tête et de se dire les
unes aux autres que jamais elle ne reviendrait entièrement à la santé.

A la première nouvelle de la maladie de sa fille, M. de Mirecourt était
accouru à Montréal. Quels qu'eussent été ses premiers sentiments
d'indignation et de honte en apprenant la funeste histoire de son
mariage secret, l'attaque de maladie dangereuse qu'elle venait de subir,
faisant prévaloir sa tendresse paternelle, lui fit renoncer,
non-seulement alors, mais même après son recouvrement, aux réprimandes
et aux reproches.


Deux mois environ après la mort du Major Sternfield, un après-midi que
la malade, cédant aux pressantes instances de sa cousine, s'était rendue
dans son charmant petit boudoir, Madame d'Aulnay fut mandée au salon.

Elle revint presqu'aussitôt.

--Ma chère petite Antoinette,--lui dit-elle en la cajolant,--un vieil
ami demande la faveur de te voir: c'est le Colonel Evelyn. Ne le
recevras-tu pas?

Oh! comme les couleurs de la jeune fille changèrent vite, comme son
coeur tressaillit étrangement en entendant ce nom! Madame d'Aulnay
prenant involontairement avantage de ce silence qu'elle regarda comme un
assentiment, sortit de suite, et, un instant après, on entendit résonner
dans le passage le bruit de pas fermes et assurés. Un épais brouillard,
résultat de sa faiblesse ou de son agitation, passa devant les yeux
d'Antoinette, et quand elle recouvra possession d'elle-même, elle était
seule avec le Colonel Evelyn qui tenait ses mains, et avait ses yeux
amoureusement tournés vers les siens.

--Vous avez été très-malade? demanda-t-il d'une voix émue.

--Oui, mais je me rétablis rapidement,--répondit-elle en faisant un
effort désespéré pour se composer un maintien et en retirant ses mains
que le Colonel tenait encore.

Un silence suivit, silence presque pénible pour la jeune fille nerveuse
et agitée, car les yeux du militaire étaient fixés sur elle, et sous
leur influence elle se sentait singulièrement confuse. Enfin, d'une voix
dont les tremblements involontaires disaient que lui aussi subissait une
vive émotion, il reprit:

--Me pardonnerez-vous, Antoinette, si, au risque de vous peiner, je fais
un retour sur le triste passé, sur cet étrange secret qui a fait plus
d'un malheureux?... Est ce que... votre mariage avec Audley Sternfield
était la seule raison qui vous a fait rejeter mes propositions?

Antoinette devint mortellement blême, et appuya ses mains sur sa
poitrine comme pour maîtriser son agitation.

--Colonel Evelyn, dit-elle enfin, ne me parlez pas de ma folie passée,
du moins jusqu'à ce que j'aie acquis assez de forces pour soutenir les
allusions qu'on pourrait en faire. Combien vous avez dû vous étonner de
ma démence! combien vous avez dû me condamner et me mépriser!

Sa seule réponse fut de l'attirer vivement à lui, et, la pressant
ardemment sur son coeur:

--Ma chère Antoinette, lui dit-il à l'oreille, après avoir tant souffert
et avoir été aussi rudement éprouvée, vous êtes donc à moi, enfin!

Il n'y avait plus besoin de détour ni de dissimulation, et, d'une voix
brisée par l'émotion, elle lui manifesta toute sa gratitude, sa joie,
son bonheur.

Ils avaient beaucoup à se dire l'un à l'autre. Avec une candeur
enfantine devant laquelle cet austère militaire aurait pu s'agenouiller,
elle lui raconta l'histoire de cette rude et dure épreuve. Elle hésita,
il est vrai, quand elle en vint à la partie où il avait lui-même été
acteur dans ce grand drame de sa vie à elle, quand elle dut reconnaître
combien il était devenu cher à son coeur; mais elle finit par lui dire
tout, ses efforts incessants pour lutter contre son amour naissant, ses
tentations et ses souffrances.

Lorsqu'elle eut terminé son récit,--pendant lequel elle avait évité,
autant que possible, de mentionner le nom de celui qui l'avait rendue
aussi malheureuse,--elle laissa glisser sa tête sur le bras du canapé;
mais Evelyn, l'attirant sur sa poitrine:

--Voilà, dit-il, la seule place où elle doit désormais reposer. O ma
bien-aimée, comme l'or que l'on retire purifié de la fournaise, ainsi
sortez vous de cette violente épreuve: vous êtes ce que, dès le
commencement, j'avais cru, j'avais espéré que vous étiez.

--Mais, Colonel Evelyn--et elle releva tout-à-coup son visage sur lequel
une pâleur de marbre avait remplacé le vif incarnat qui s'y faisait
remarquer depuis quelques instants,--on a dit tant de vilaines choses
sur mon compte! Comment pouvez vous ainsi sans crainte braver le
jugement du monde et faire votre femme de celle qui est l'objet de sa
censure et peut-être de son mépris?

--Il y a bien longtemps déjà que j'ai cessé de m'occuper des jugements
ou des opinions du monde, et je ne souffrirai certainement jamais qu'il
m'influence là où le bonheur de toute ma vie est en question. Ne
tourmentez pas votre esprit par des bagatelles et des fantômes, ma chère
Antoinette. Grâce à la miséricorde de ce Dieu tout-puissant que j'ai si
criminellement oublié dans les jours néfastes de ma vie d'adversités et
au service duquel vos conseils et vos exemples vont me ramener, l'avenir
se lève devant nous brillant et plein de séductions. Le consentement de
votre père est déjà obtenu.

Antoinette fit un mouvement de joie inexprimable.

--Oui, continua-t-il, avant de vous renouveler ma demande, j'ai cru
qu'il n'était que juste de m'adresser à lui. Il a consenti sans trop
d'hésitation, après m'avoir déclaré toutefois que si les circonstances
n'avaient pas forcé M. Louis Beauchesne de s'expatrier pour toujours, il
ne se serait jamais rendu à ma prière.

--Oh! Colonel Evelyn,--s'écria-t-elle pendant que des larmes tombaient
de ses yeux--je suis trop heureuse; laissez moi maintenant, car cet
excès de bonheur m'accable.

--Chère, vous n'êtes pas plus heureuse que je le suis.

Et il porta tendrement à ses lèvres la main de la jeune fille, dans le
second doigt de laquelle brillait l'anneau nuptial qu'y avait passé le
Major Sternfield. Comme ses yeux restaient fixés sur ce symbole du lien
conjugal, Antoinette rougit douloureusement; mais il reprit doucement:

--Un autre le remplacera, bientôt, ma bien-aimée; celui-là apportera,
espérons-le, plus de bonheur que celui-ci.... Mais je dois vous quitter,
car cette entrevue a causé assez d'émotions et je dois veiller
soigneusement à la conservation du cher trésor que je viens de
retrouver.

Antoinette se hâta de monter à sa chambre pour y donner libre cours, par
des pleurs et de ferventes prières d'actions de grâce qu'elle adressa au
Ciel, à la joie qui remplissait son jeune coeur jusqu'à le déborder.
Elle n'avait pas encore recouvré son calme, qu'un léger coup fut frappé
à la porte et que Madame d'Aulnay, moitié sanglotante, moitié souriante,
se précipitait dans ses bras.

--Ma pauvre petite cousine! s'écria-t-elle, n'est-ce pas comme un roman,
un conte de fée. Je viens de laisser mon oncle de Mirecourt qui est dans
la Bibliothèque avec ce cher Colonel Evelyn: les choses marchent aussi
bien que le coeur puisse le désirer.

--Et mon cher papa a donné son entier consentement?

--Oui, et c'est bien ce qu'il avait de mieux à faire,--dit Lucille d'un
air significatif.--Il savait très-bien qu'après l'éclat qui a accompagné
la mort de Sternfield et la divulgation du secret qui avait été si
scrupuleusement gardé jusque-là, il n'aurait pu facilement te trouver un
mari convenable. La bonne et honorable conduite d'Evelyn y a été, aussi,
pour beaucoup. Pendant que tu étais en proie aux premières attaques de
la fièvre, le Colonel est venu ici presque fou de douleur à la nouvelle
du danger que tu courais. Ton pauvre père se trouvait par hasard dans la
chambre où il fut introduit par la distraite Justine qui, comme les
autres domestiques, semblait avoir perdu l'esprit; ils échangèrent
quelques paroles ensemble, ayant eu, comme tu sais, occasion de faire
connaissance dans le mémorable voyage de mon oncle de Mirecourt à
Québec. Je ne sais pas exactement comment les choses se passèrent, mais
toujours est-il que le Colonel Evelyn ouvrit entièrement son coeur à ton
père, lui fit part de ses craintes, de ses espérances, de ses
sentiments, et reçut de lui la sanction de sa demande dans le cas où tu
reviendrais à la vie, ce qui, alors, paraissait très-douteux. Nous nous
sommes accordés tous ensemble à ne pas courir le risque de t'agiter à ce
sujet jusqu'à ce que tu fusses suffisamment rétablie pour permettre à
ton fiancé de plaider sa propre cause auprès de toi.... Et maintenant,
que penses-tu de mes talents en fait de diplomatie? Deux maris dans le
court espace d'une année! Toutes les jeunes filles de la campagne vont
être jalouses de profiter de mon hospitalité.... Mais voici ce cher
tyran de Docteur. Il va être intrigué pur le degré rapide auquel ton
pouls doit battre maintenant.

A un an de là, en dépit des opinions de certains amis et connaissances
de la famille qui avaient obligeamment décidé qu'Antoinette devait de
suite entrer dans un couvent ou se retirer sans délai en la solitude de
Valmont pour y vivre et mourir dans la plus étroite réclusion, elle fut
publiquement unie au Colonel Evelyn. Il est difficile de dire si ce fut
la surprise ou l'indignation qui prévalut; mais plus d'une jolie Dame
exprimèrent en termes peu mesurés le mépris qu'elles avaient pour le
Colonel Evelyn mariant une jeune fille qui s'était rendue aussi notoire.

Nous n'en dirons pas davantage sur la destinée nouvelle d'Antoinette. Le
bonheur rendit bientôt à sa délicate constitution la santé qui avait
commencé à succomber si rapidement sous les vicissitudes et les épreuves
de sa jeunesse. A son mari dévoué qui l'idolâtrait elle procura cette
félicité sans nuages que pendant tant d'années de sa vie il avait
désespéré de jamais connaître, et, en assurant son bonheur, elle fit le
sien.

Louis Beauchesne qui, grâce au concours de quelques amis, fut assez
heureux pour s'échapper du Canada malgré les perquisitions actives qui
furent dirigées contre lui, ne revint jamais en ce pays. Il fut
accueilli avec empressement en France où, à cette époque, on recevait à
bras ouverts les Canadiens qui laissaient leur pays natal pour venir
vivre sur le sol de la mère-patrie. Quelques années plus tard, il forma
de nouveaux liens et des amitiés nouvelles qui lui procurèrent le
bonheur, mais qui ne lui firent jamais oublier ceux de son enfance et de
sa jeunesse.

Le savant M. d'Aulnay retourna à ses livres avec une nouvelle ardeur,
après l'étrange période de trouble et de confusion qui avait passé sur
son ménage. Sa jolie femme continua ses coquetteries d'autrefois et fut
toujours prête à aider ses jeunes amies dans leurs affaires de coeur,
mais elle professa jusqu'au dernier instant de sa carrière une prudente
horreur des mariages secrets.

[Illustration: FINIS]




OEUVRES DE Mme. LEPROHON.


LE MANOIR DE VILLERAI

ROMAN HISTORIQUE CANADIEN SOUS LA
DOMINATION FRANÇAISE.

_Traduit de l'Anglais par_
E. L. de BELLEFEUILLE.

Il reste encore, au Bureau de _L'Ordre_, quelques copies de cet Ouvrage
de MME. LEPROHON.--Prix: 25 centins.






_L'ORDRE_

JOURNAL SEMI-QUOTIDIEN,
PUBLIÉ LES
LUNDI, MERCREDI ET VENDREDI,
Propriétaires: PLINGUET & LAPLANTE,
30, _RUE ST. GABRIEL_.


A cet Etablissement, on exécute toute espèces d'IMPRESSIONS dans les
derniers goûts, en OR, EN ARGENT, EN ROUGE, EN BLEU, EN VERT, EN NOIR ou
en toute autre couleur:

LIVRES,
  PAMPHLETS,
    JOURNAUX,
      FACTUMS,
        BILLETS DE BANQUES,
          AFFICHES,
            CARTES DU VISITE,
              LETTRES FUNERAIRES

Blancs de Notaires, d'Avocats et d'Huissiers, etc., etc.






End of Project Gutenberg's Antoinette de Mirecourt, by Madame Leprohon

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANTOINETTE DE MIRECOURT ***

***** This file should be named 24257-8.txt or 24257-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/2/4/2/5/24257/

Produced by Rénald Lévesque, Carlo Traverso, and the Online
Distributed Proofreading Canada Team at
http://www.pgdpcanada.net. This document is available in
PDF format from the BNQ (Bibliothèque Nationale du Québec).


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.