La genèse de l'esprit national égyptien (1863-1882)

By Mohammed Sabry

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Title: La genèse de l'esprit national égyptien (1863-1882)

Author: Mohammed Sabry

Contributor: Aḥmad ʻUrābī

Release date: December 8, 2025 [eBook #77424]

Language: French

Original publication: Paris: Libraire Picart, 1924

Credits: Galo Flordelis (This file was produced from images generously made available by Google Books)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GENÈSE DE L'ESPRIT NATIONAL ÉGYPTIEN (1863-1882) ***
                               LA GENÈSE
                     DE L’ESPRIT NATIONAL ÉGYPTIEN




                             DU MÊME AUTEUR


                         OUVRAGES EN FRANÇAIS :

=La Question d’Egypte= (Depuis Bonaparte jusqu’à la Révolution de 1919).

=La Révolution Egyptienne= (D’après des documents authentiques et des
photographies prises au cours de la Révolution), en 2 vol. (le 1er
épuisé). —

                          PRÉFACE DE M. AULARD

Librairie Vrin, 6, place de la Sorbonne, Paris.


                          OUVRAGES EN ARABE :

=La Poésie Contemporaine= :

I. — =Mahmoud Sami El-Baroudy= (Sa vie et son œuvre).

II. — =Ismaïl Sabry= (Sa vie et son œuvre).

=Histoire du Mouvement de l’Indépendance et de l’Unité Italiennes=
(Conférences faites à l’Université du Caire).




                                M. SABRY
                               * * * * *

                                   LA
                           Genèse de l’Esprit
                           National Egyptien
                              (1863-1882)

[Décoration]

                                  1924




                             _AVANT-PROPOS_


_L’Egypte moderne offre à l’historien un vaste labyrinthe où
s’enchevêtrent les faits les plus complexes et les plus délicats. En
abordant le règne d’Ismail qui constitue une phase décisive dans son
histoire, on se rend immédiatement compte de cette vérité, car la
question de l’opinion publique s’y complique du problème financier, et
le problème financier s’y complique de l’œuvre de réformes ; et
l’ensemble des faits se complique encore des difficultés internationales
et de l’ingérence étrangère. Il fallait dégager les faits
méthodiquement, les classer et composer, avec des matériaux épars et
informes, une œuvre simple et claire où la nuance historique du détail
et la note exacte de l’ensemble fussent notre premier souci. Ce n’est
pas tout ; nous nous sommes appliqué de notre mieux à combler les
lacunes que présentait l’histoire de cette époque dans tous les ouvrages
égyptiens, anglais et français. Pour y arriver, il fallait rechercher
l’inédit que les gens gardent jalousement. Les_ Mémoires _d’Arabi Pacha,
non encore publiés, nous ont éclairé sur le rôle de certains de ses
compagnons ; mais, surtout, les Mémoires inédits de Mohamed Abduh nous
ont rendu des services inestimables. Mohamed Abduh est une des plus
grandes figures de l’Islam au XIXe siècle : c’est le plus grand
réformateur et sociologue égyptien. Il possédait au plus haut point le
sens de l’évolution, cette transformation lente et intérieure du peuple,
plus forte et plus féconde en résultats durables qu’une révolution
brusque et passagère. Arabi Pacha représente le côté militaire de la
révolution de 1881-82, mais il est resté étranger au mouvement
intellectuel qui a précédé cette révolution et dont Mohamed Abduh et son
maître, le célèbre Gamal-Eddin-Al-Afghan, étaient depuis 1871 les
véritables initiateurs. C’est pourquoi ces Mémoires sont les seuls,
peut-être, qui relatent avec précision et un souci marqué de
l’impartialité, des faits déjà lointains et si mal connus._

_Cependant ces Mémoires écrits longtemps après les évènements, leurs
auteurs ayant voulu plutôt fixer certains points d’histoire, quelques
grands faits et quelques grandes dates, ne pouvaient présenter un réel
intérêt que dans la mesure où des détails substantiels viendraient à
l’appui. La source principale de ces détails, du point de vue qui nous
intéresse, devait être la presse, et particulièrement la presse
égyptienne rédigée dans la langue même du pays. C’est vers la fin du
règne d’Ismaël, à partir de 1877, que parurent en Egypte les journaux
d’opposition dont les premières collections manquent aujourd’hui, non
seulement dans les bibliothèques du Caire, mais aussi dans les bureaux
des journaux qui paraissent encore depuis cette date. Disons tout de
suite que nous avons eu l’heureuse fortune de trouver quelques-unes de
ces rares collections chez des particuliers et d’anciennes familles._

_Grâce à ces Mémoires, à ces journaux de langue arabe, au_ Progrès
Egyptien _(1868-1870) dont une collection se trouve à la Bibliothèque
Nationale du Caire, aux journaux français et anglais qui avaient des
correspondants particuliers en Egypte, aux ouvrages pleins
d’observations de certains auteurs ou voyageurs, et aussi aux souvenirs
précis de quelques survivants que nous avons interrogés, nous croyons
pouvoir présenter au lecteur un tableau aussi complet que possible de
cette période d’histoire traitant particulièrement du règne d’Ismail et
de la révolution égyptienne (1863-1882). C’est une période capitale dans
l’histoire de l’Egypte contemporaine, sous le double point de vue des
origines de la formation de son esprit national, des origines de
l’intervention de la France et de l’Angleterre dans ses affaires
intérieures, et de l’occupation anglaise qui en fut la conséquence._

_Nous nous faisons un devoir et un plaisir de remercier MM. Talaat bey
Harb, le directeur de la banque_ Misr, _Cheik Rachid Rida, le rédacteur
de la revue_ El-Manar, _et le disciple de Mohamed Abduh, Youssef bey El-
Moelhy, le fils d’Abd-el-Salam El Moelhy, le champion du premier
mouvement constitutionnel en Egypte, Abd-el-Samii Arabi effendi, le fils
d’Arabi Pacha, et deux hauts fonctionnaires qui préfèrent garder
l’anonymat et qui ont eu l’obligeance de nous communiquer des documents
qui constituent l’une des meilleures contributions à l’histoire de cette
époque._

_Enfin ma reconnaissance émue va vers mes anciens maîtres de Sorbonne,
et il m’est particulièrement agréable de dire ici toute ma gratitude à
mon éminent maître, M. Emile Bourgeois, qui a bien voulu guider mes
recherches et m’aider de son expérience, on ne peut plus féconde, dans
ce travail._




                              INTRODUCTION


Le peuple nilotique est un grand peuple historique. Son type national
fixé depuis la plus haute antiquité a traversé tous les siècles et
participé à tous les phénomènes de transformation sans perdre ses
caractéristiques propres ou ses traits essentiels. L’Egyptien moderne
n’est pas _arabe_ mais _arabisé_, parce qu’il a hérité de la langue et
de la religion des Arabes. Il est le même homme qu’il y a plusieurs
milliers d’années.

On sait que, jusqu’aujourd’hui, le fellah (paysan) représente l’élément
prépondérant et constitutif de la race, et que la majorité des classes
supérieures, formées depuis Méhémet-Ali, est précisément sortie du
peuple, c’est-à-dire des couches purement autochtones.

Il serait intéressant d’étudier l’évolution du type national et ses
facultés d’assimilation et de résistance au cours des siècles depuis les
invasions des Pasteurs jusqu’aux luttes suprêmes contre les Perses.

La période gréco-romaine qui date de 332 av. J.-C. est une période
décisive dans l’histoire de l’ancienne Egypte. Le pays était épuisé par
des luttes séculaires et les Romains ont savamment travaillé à étouffer
le sentiment national et toute velléité de résistance. L’Egypte, traitée
comme le domaine personnel de l’empereur, était mise en coupe réglée.
Elle devait fournir le blé à Rome et lui servir de grenier. Il en
résulta que la richesse se concentra en quelques mains et que la misère
fut le sort du plus grand nombre.

« La conséquence de cette pauvreté, dit M. J. G. Milne, apparut dans
l’indifférence avec laquelle les Egyptiens regardèrent tout changement
dans leur Etat et dans l’absence totale de toute tentative de participer
au gouvernement de l’Etat ou de l’Eglise. Ils avaient sombré si bas que
même les controverses religieuses ne pouvaient pas les réveiller. »[1]

Le clergé égyptien était dépositaire des traditions de l’Egypte
pharaonique, mais, lorsque Théodose ordonna en 381 de J.-C. (241 avant
l’Hégire) l’abolition de l’ancienne religion et la fermeture des
temples, c’en était fait de la vieille Egypte. Le bloc de ses mœurs et
de ses idées était en décomposition. Les Egyptiens qui embrassèrent le
christianisme furent depuis lors appelés _Coptes_. Le christianisme est
resté la religion officielle pendant 259 ans (381-640 de J.-C.). La
langue nationale qui charrie toute une littérature, « c’est-à-dire un
trésor commun de sentiments et d’idées », a été pratiquement abolie, car
elle a subi une profonde modification dans la forme pour se rapprocher
du grec par suite de l’abandon des inscriptions hiéroglyphiques dont
l’écriture était peu aisée et dont les figures rappelaient aux chrétiens
les anciens cultes de l’idolâtrie.

La période du christianisme en Orient est une triste période d’histoire
marquée par des guerres civiles, des persécutions religieuses, des
querelles de dogmes et de rites, des orgies, des débauches et une
dépravation de mœurs imitée de Byzance.

C’est alors que Mahomet, fondateur d’une nouvelle religion, fit son
apparition dans le monde. L’Egypte, fatiguée de la domination byzantine
et livrée aux luttes des deux factions, les Coptes ou Jacobites et les
Grecs ou Melchites, attendit les Arabes comme des sauveurs. Amrou
conquit l’Egypte en 640.

L’administration des Arabes fut pendant longtemps bienfaisante pour la
prospérité matérielle de l’Egypte. Sauf une minorité restée copte, la
majorité des Egyptiens embrassa l’Islam. Quant à la langue, « les Arabes
conquérants, en dédaignant l’idiome des peuples vaincus, leur ont
imposé, avec le joug, l’obligation d’apprendre leur langue. Cette
obligation même devint une loi, lorsque, sur la fin du premier siècle de
l’Hégire, le Callife Oualid Ier prohiba la langue grecque dans tout
l’empire : de ce moment l’arabe prit un ascendant universel. »[2]

C’est de cette époque que date l’histoire de l’Egypte moderne, arabe par
sa langue, sa religion et sa culture. Elle est restée, néanmoins, elle-
même : les Arabes établis en Egypte n’ont pas dépassé 100.000 et cet
apport hétérogène — le plus dangereux peut-être que le pays ait connu
dans une période de décadence invétérée — n’a pas rompu l’homogénéité de
la race.

Mais les Arabes entendaient conserver leur nouvelle conquête. Les chefs
de l’islamisme y envoyèrent des lieutenants avec une sorte de garde
prétorienne. Ils avaient soin de changer souvent les représentants de
leur autorité, de peur qu’une longue jouissance ne leur inspirât l’idée
d’usurper le pouvoir et de se déclarer indépendants. D’autre part, les
scissions religieuses et le changement fréquent des dynasties qui
régnaient sur l’Islam avaient livré le pays aux guerres intestines et
aux viscissitudes continuelles. C’est ainsi qu’il passa successivement
au pouvoir des _Ommiades_ (635 de J.-C.), des _Abbassides_ (750), des
_Thoulonides_ (869), des _Fatimites_ (968). C’est Djouhar, le général du
Calife fatimite El-Moezz, qui fonda, l’an 359 de l’Hégire, 970 de J.-C.,
la nouvelle ville Misr-El-Kahira (la ville victorieuse) qu’on appelle en
Europe : Le Caire. Sous le règne des derniers sultans de cette dynastie,
la milice turque devint la maîtresse absolue de l’empire.

En 1171, les _Ayoubites_ prirent le pouvoir avec Saladin, qui se déclara
indépendant. Avec Malek-el-Saleh, massacré par les chefs de son armée,
s’éteignit la dynastie des Ayoubites.

Alors commença le règne des _Mameluks_, cette milice qui veillait à la
garde des sultans. C’étaient des émirs turbulents et batailleurs, dont
les milices, formées de mameluks (anciens esclaves circassiens), se
faisaient sans cesse la guerre pour s’emparer du pouvoir.

En 1517 (923 de l’Hégire), Sélim battit les Circassiens et conquit
l’Egypte qui, dès ce jour, forma une province de l’empire ottoman.

Les Turks, pour maintenir leur domination, divisèrent le pays en
prétures ou pachaliks administrés par 23 Beys pris parmi les mameluks,
tous soumis au Pacha envoyé de Constantinople comme gouverneur de la
province. Mais le Pacha était, en réalité, surtout depuis la révolte
d’Aly Bey, le prisonnier des mameluks, véritables maîtres du pays. Sous
leur domination, le pays fut en proie aux chocs tumultueux des partis, à
l’oppression, à l’ignorance et à la misère. Ce fut le régime de la
féodalité.

Telle était la condition de l’Egypte lors de l’expédition française de
1798. L’occupation française qui prit fin le 15 octobre 1801 a eu des
résultats positifs pour la renaissance égyptienne. La destruction de la
cavalerie des mameluks par Napoléon a rendu plus facile à Mohamed Aly la
tâche de leur extermination et de celle de leurs chefs, créant ainsi un
élément d’ordre et de paix. En second lieu, les séances publiques de
l’Institut, les théâtres, les fabriques, l’imprimerie et les journaux
fondés par les Français ont été pour les Egyptiens une véritable
révélation. Un historien contemporain de cette époque, _Abd-ul-Rahman al
Djabarty_, résumait ainsi ses impressions sur une séance de l’Institut
d’Egypte : « On nous fit d’autres expériences toutes aussi
extraordinaires que les premières et que des intelligences comme les
nôtres ne pouvaient ni concevoir ni expliquer. » Enfin, cette expédition
a jeté les bases de l’amitié franco-égyptienne. Désormais, la France est
intéressée au sort de l’Egypte par des intérêts de sentiment, c’est-à-
dire par des traditions et des souvenirs, et par des intérêts matériels
de plus en plus nombreux en Egypte.

En un mot, l’expédition française a posé en Egypte le principe d’un
mouvement civilisateur[3].

Heureusement pour le pays, un homme devait tirer la grande leçon de
cette expédition et donner à l’Egypte les cadres d’une nation moderne.
Ce fut Mehemet-Ali. Mehemet-Ali était un Albanais qui s’était d’abord
distingué dans un épisode de la lutte contre Napoléon et qui parvint, en
gagnant le Sultan et les ulémas du Caire, à se faire élire (1805-1806)
pacha d’Egypte. L’histoire de Mehemet-Ali est fort connue. Nous voulons
simplement en rappeler les traits essentiels. Le nouveau pacha trouvait
le pays en pleine décadence morale et matérielle, mais le pays lui
offrait, par contre, l’avantage de l’homogénéité grâce à l’unité de
langue, de croyance, de race, et à l’unité géographique. Depuis Amrou,
faute de gouvernement et d’une dynastie nationale qui eût identifié ses
intérêts avec les intérêts du peuple et tiré par son initiative et sa
volonté de réforme une nationalité du chaos, la dépopulation, provoquée
par la misère et l’anarchie, augmentait sans cesse, le désert menaçait
le don du Nil, et tout un peuple était séquestré dans l’ignorance. Car
le peu de science qui restait était l’apanage des ulémas de l’Université
religieuse d’Al-Azhar au Caire. « En lisant avec attention l’histoire
des événements qui se sont passés en Egypte depuis deux cents ans,
disait Napoléon dans ses Mémoires, il est démontré que, si le pouvoir,
au lieu d’être confié à 12.000 Mameluks, l’eût été à un pacha qui, comme
celui d’Albanie, se fût recruté dans le pays même, l’empire arabe,
composé d’une nation tout à fait distincte, qui a son esprit, ses
préjugés, son histoire et son langage à part, qui embrasse l’Egypte,
l’Arabie et une partie de l’Afrique, fût devenu indépendant comme celui
du Maroc. »

Méhémet-Ali conçut la vaste ambition de fonder une dynastie et un grand
Etat indépendant. Pendant la première période de son règne, il cherchait
surtout à constituer à son profit et au profit de sa famille l’empire
arabe. Il a mené victorieusement de nombreuses guerres contre la
Turquie, en Syrie et en Asie Mineure. On connaît la célèbre victoire de
Konyeh (1832). Mais le trait de génie de Méhémet-Ali, et c’est un fait
capital, fut de saisir les rapports qui existent entre la formation
d’une armée moderne et toutes les branches d’une formation nationale.
Tout d’abord, pour accomplir une œuvre solide conforme à ses desseins,
cette armée devait être égyptienne. Depuis la bataille de Konyeh, il
s’occupa avec le colonel Sève de l’organisation d’une armée de fellahs
qui étaient depuis la domination grecque remplacés par des milices
étrangères pour la défense du territoire : « La formation d’une armée
régulière, disait Clot bey, a eu des résultats généraux très utiles pour
l’Egypte. D’abord elle accoutumait à un ordre sévère un pays qui n’avait
connu jusqu’alors que l’anarchie et qui, habituellement, était la proie
d’une milice turque et albanaise, soldatesque indisciplinée, turbulente
et oppressive.

« Elle établissait l’unité, la hiérarchie, la régularité, là où tout se
décomposait et s’affaiblissait ; elle le préparait à avoir un esprit
national, à reprendre la fierté et la confiance en soi, sentiments
nécessaires à une nation indépendante. »[4]

C’est grâce à cette armée égyptienne qu’Ibrahim, le fils de Méhémet-Ali,
défit les Turcs à Nézib en 1839. Il s’apprêtait à mettre la main sur
Constantinople, mais les puissances, à l’instigation de Palmerston,
arrêtèrent la marche victorieuse des Egyptiens et imposèrent à Méhémet-
Ali le fameux traité de 1840-41 qui réserva l’hérédité de l’Egypte à la
famille de Méhémet-Ali et consacra son autonomie administrative. Ce
traité établit la charte constitutive de l’Egypte moderne.

Pour rendre cette armée indépendante de l’étranger, Méhémet-Ali fut
amené peu à peu, afin de subvenir à tous ses besoins dans le pays même,
à développer toutes les ressources morales et matérielles du pays et à
se servir d’étrangers comme d’instructeurs _intérimaires_.

Napoléon avait dit : « Encore vingt ans d’une administration comme celle
des Mameluks et l’Egypte perd le tiers de ses terres cultivables. » Pour
créer l’abondance dans les campagnes et favoriser l’accroissement de la
population, le vice-roi ouvrit des canaux, construisit les fameux
barrages et créa un grand système d’irrigation. Il introduisit la
culture du coton qui constitue encore de nos jours la principale
richesse du pays.

Il se consacra à l’organisation économique, administrative et
intellectuelle de l’Egypte qu’il tira du chaos du moyen âge et fit
admettre au rang des Etats modernes. Il introduisit des sciences et des
industries nouvelles. Par exemple, il fonda, au Caire, la première usine
de tissage, quatre usines de filatures ; dix autres furent créées dans
la Basse-Egypte, huit fondées en Haute-Egypte. Diverses industries
virent le jour, dont les principales furent la fabrication des draps,
des cordes, des tapis, des essences, des bougies, etc... Une usine de
verrerie, une fabrique de papier, des savonneries, des fonderies de
canons, des manufactures d’armes, des forges, des ateliers de
métallurgie furent installés.[5]

C’est ainsi que Méhémet-Ali a voulu donner au pays tous les moyens de
secouer le joug industriel de l’étranger. Il fonda même à Alexandrie,
pour la marine égyptienne, un grand arsenal dirigé par Cérisy bey.

« Peu à peu, dit Clot bey, l’instruction des arabes (Egyptiens) permit
de licencier la plus grande partie des Européens. Dans les derniers
temps tout se faisait par les ouvriers du pays ; il ne restait que
quelques maîtres français pour surveiller principalement l’emploi des
matières... L’arsenal d’Alexandrie où tout se faisait par des Arabes et
qui pouvait rivaliser avec tous les arsenaux du monde prouve d’une
manière évidente ce qu’on peut obtenir d’eux. Les hommes du peuple en
Europe ne présenteraient jamais dans le même temps des résultats aussi
remarquables. »[6]

Méhémet-Ali fonda également des écoles et envoya des missions
égyptiennes en Italie et surtout en France. Nous devons ici rendre
hommage à la hauteur de vues qui inspirait les Français de cette
époque : Tel M. Jomart, ancien ingénieur de l’armée d’Orient, qui
s’adressa au consul français d’Alexandrie pour continuer les recherches
scientifiques commencées par l’expédition. Son intention était de
rattacher à la France ce pays classique et de lui lier celui-ci par la
reconnaissance en lui fournissant les moyens d’instruction et de
développement moral. Ce plan fut mis à exécution en 1826 lorsque le
vice-roi lui confia une première mission de 44 élèves. Plusieurs jeunes
gens sortirent des écoles françaises licenciés et docteurs ès sciences,
docteurs en médecine et pharmaciens.

Tel aussi Clot bey, qui fonda en 1827 l’école de médecine d’Abouzabel.
Dans une lettre adressée en 1826 à S.E. Osman Noureddin bey, major
général de l’armée, pour la création d’une école de médecine, Clot bey
disait : « Les institutions utiles, pour être durables, ont besoin
d’être nationales et indépendantes d’un concours d’étrangers que leurs
intérêts, leurs caprices ou mille circonstances diverses peuvent
contraindre à retourner dans leur patrie... C’est donc uniquement parmi
les nationaux qu’il faut trouver des médecins et des professeurs. C’est
d’ailleurs le seul moyen d’atteindre le grand but de la civilisation et
d’avoir des hommes vraiment dévoués aux intérêts de la nation. »

Après cette école, d’autres écoles furent établies successivement. Il y
eut 40 écoles primaires dans la Basse-Egypte, 26 dans la Haute-Egypte,
sans compter 2 écoles préparatoires et des écoles spéciales (du génie,
dit Polytechnique, d’artillerie, de cavalerie).

Grâce à ces missions et à ces écoles, à l’impulsion donnée à l’industrie
et à l’agriculture, au règne de l’ordre et à la stabilité, aux victoires
militaires qui ne manquaient pas d’avoir des répercussions sur l’âme
populaire, l’_instinct national_ se réveilla et une nouvelle classe
moyenne commença de se former pour se substituer peu à peu à
l’aristocratie privilégiée turque et guider cet instinct.

Peut-être pourrait-on reprocher à Méhémet-Ali de n’avoir pas accéléré ce
mouvement de transformation sociale, s’étant occupé surtout de conquêtes
et d’agrandissement territorial. Quoi qu’il en soit, la vaste entreprise
de cet « aventurier de génie » a imprimé une secousse à l’Egypte
endormie et ouvert la voie à ses successeurs. A la fin de son règne, le
chiffre de la population avait plus que _doublé_ et celui du commerce
_sextuplé_.

Méhémet-Ali s’éteignit en 1849 après avoir fait jouer un moment à
l’Egypte, comme le disait M. de Freycinet, le rôle d’une grande
puissance.

Dans l’intervalle qui sépare le règne de Méhémet-Ali de celui d’Ismail,
trois vice-rois gouvernèrent l’Egypte tour à tour. Le premier, Ibrahim,
qui, du vivant de son père, avait lutté victorieusement contre les
Turcs, ne resta guère que six mois sur le trône. Sous Abbas Ier
(1848-1854) l’œuvre de Méhémet-Ali a été arrêtée par une politique
despotique dépourvue de grandeur.

Saïd (1854-1863), le prédécesseur d’Ismaël, avait une sage politique qui
indiquait une volonté de réformes progressives chez son auteur. Méhémet-
Ali avait pressuré la population par ses impôts successifs et sa
conscription arbitraire qui enlevait nombre de bras à l’agriculture au
cours de ses nombreuses guerres. Saïd fixa l’assiette des impôts sur une
base équitable et accorda même aux villages la remise entière de tout
l’arriéré des contributions. Pour favoriser la liberté commerciale, il
abolit les octrois et les douanes intérieures, ces impôts vexatoires qui
gênaient le commerce. Quant au service militaire, il décida de conserver
à l’armée son caractère national en renvoyant des milices étrangères
amenées par Abbas, abrégea la durée du service et obligea toute la jeune
génération à s’y soumettre indistinctement. Saïd aimait sincèrement le
fellah et le traitait avec humanité, ayant été lui-même élevé avec les
enfants du peuple. En 1838 M. J. Mengin disait, en parlant du jeune
prince : « Son éducation s’est faite en mer, destiné qu’il est, depuis
l’origine, au commandement naval. Ce jeune homme a développé de bonne
heure une aptitude singulière. Entouré à bord d’enfants de son âge, tous
pris dans la classe du peuple, nourri et élevé comme eux, il rappelle
sous un rapport le jeune Sésostris, à qui son père avait donné pour
condisciples des Egyptiens de tout rang, nés le même jour que lui, et
qui furent pendant toutes ses expéditions, vaillants et fidèles. »

Saïd haïssait les Turcs et les remplaçait au fur et à mesure par des
Egyptiens, dans les hauts emplois administratifs. Il donna même au
paysan la terre qui appartenait encore de droit à l’Etat et lui permit
de disposer librement de ses produits, ayant renoncé au monopole et aux
contributions en nature : « La réforme opérée par Saïd Pacha dans le
régime de propriété et de culture des terres, dit M. Paul Merruau, a
toute l’importance d’une révolution sociale. A notre avis, il n’y a pas
d’aiguillon plus puissant de transformation morale et de progrès chez un
peuple que la propriété. »[7]

En opérant ces réformes et en empêchant le retour des abus par des
règlements précis, Saïd mit fin à l’arbitraire, à la vénalité et au
népotisme des fonctionnaires provinciaux et cheiks des villages qui, du
temps de Méhémet-Ali, commettaient sur les fellahs des exactions au nom
de l’autorité.

M. Merruau écrit avec raison, dans sa remarquable étude, après avoir
évoqué le libéralisme en Occident : « mais en Orient, dit-il, le cours
des idées est tout différent. Il faut avoir des facultés peu communes
pour parvenir, même avec les meilleures leçons, à s’élever au-dessus du
niveau général des principes admis dans cette société fataliste,
organisée pour l’immobilité et soumise pendant si longtemps à la
tyrannie la plus dégradante. Par cela seul qu’un souverain de l’Orient
se montre imbu des principes libéraux, il fait preuve d’une grande
supériorité d’esprit. Sous ce rapport Mohammed Saïd ne le cède à aucun
prince de l’Europe. Il a déjà fait plus que tous ses prédécesseurs, sans
exception, pour l’émancipation de ses sujets et pour la civilisation de
l’Egypte : non pas cette civilisation superficielle qui consiste dans la
transplantation d’institutions exotiques, incomprises par la grande
masse de la population, mais dans une amélioration profonde de la
condition du peuple. »

Les réformes de Saïd ont été une véritable révolution pacifique dans la
transformation intérieure du peuple. En Europe les innovations, le
progrès et les idées de liberté et d’égalité ont demandé des siècles de
luttes et de révolutions pour s’implanter. L’Orient, plus que l’Europe,
avait besoin de souverains et de grands hommes qui possèdent le sens de
cette évolution si féconde. En méconnaissant cette vérité et en
poursuivant une politique d’agrandissement hors de proportion avec ses
moyens, le successeur de Saïd affaiblira le pays et consommera sa perte.

Saïd, certes, ne continua pas l’œuvre de Méhémet-Ali sur une vaste
échelle. Sous son règne, le pays jouissait de la paix et de la
prospérité. Mais, si le pays était riche, l’Etat, par contre, était
pauvre et même endetté grâce à la libéralité du vice-roi qui, le
premier, rompit les digues en faveur des aventuriers étrangers.

D’autre part Saïd donna, en 1854, à Ferdinand de Lesseps, l’autorisation
de construire le canal de Suez. Ce canal et la dette constituent les
deux facteurs principaux qui joueront, aux dépens de l’Egypte, de par la
faute d’Ismail, un rôle décisif dans les relations économiques et
politiques entre l’Egypte et les grandes puissances, particulièrement la
France et l’Angleterre.


[Note 1 : Roman RULE : _A History of Egypt_, Londres, 1898.]

[Note 2 : VOLNEY : _Voyage en Egypte_, 1786.]

[Note 3 : _La Société royale de géographie d’Egypte_ vient de publier
des documents inédits, recueillis aux archives du Foreign Office, sous
le titre : _L’Egypte indépendante, projet de 1801_. Ils montrent, disait
M. Georges Douin dans la préface, que « l’idée de l’indépendance
égyptienne, née sous les auspices de l’expédition de Bonaparte, s’était,
des la prime aube du XIXe siècle, fait jour dans l’esprit des Egyptiens.
L’un d’eux, le copte Moallem Yacoub, se fit leur porte-parole, mais une
mort prématurée, survenue en août 1801, l’empêcha de soumettre et de
plaider cette cause auprès des Cabinets de l’Europe. »

Yacoub passa, après le débarquement de Bonaparte en Egypte, au service
des Français qui « se présentaient en amis et prêchaient un évangile
nouveau : celui de la Liberté. » Dès la capitulation du Caire (27 juin
1801), il quitta la ville avec l’armée française pour aller s’embarquer
à destination de la France. Il prit passage avec le général Belliard, le
10 août, sur la frégate anglaise la _Pallas_. Il mourut des suites d’une
maladie, le 16 août, après s’être, toutefois, ouvert au commandant
anglais de la _Pallas_ de ses projets que révèlent les documents
retrouvés.

Il partait à la tête d’une _légation égyptienne_ formée de notables
coptes. La thèse principale de Yacoub, qui voulut s’adresser d’abord à
l’Angleterre est, selon M. G. Douin, que cette nation a, plus que toute
autre puissance, intérêt à la réussite du projet d’indépendance de
l’Egypte. L’Angleterre tient, en effet, le sceptre des mers ; elle
possède le pouvoir d’empêcher la France de s’emparer de l’Egypte ; mais
si elle-même s’avisait de tenter cette conquête, elle serait certaine de
se heurter à son tour à l’hostilité de la première puissance militaire
du Continent. L’Egypte indépendante est donc le moyen de contenir ces
deux ambitions rivales, mais avec un avantage décidé pour l’Angleterre
assurée, par son commerce de mer, de profiter des productions de cette
vaste région de l’Afrique dont l’Egypte constitue le débouché naturel.

Pour ménager les susceptibilités de l’Angleterre et assurer le succès de
l’entreprise, la Légation comptait cacher à la France l’ouverture des
négociations et le but de son voyage en Europe. Mais la mort prématurée
de son chef le général moallem Yacoub (Jacob), au cours de la traversée,
mit brusquement fin au projet « de négocier avec les puissances de
l’Europe, l’indépendance de l’Egypte », projet qui était, dans la pensée
de ses auteurs, voué à un échec, sans le concours de la Grande-
Bretagne.]

[Note 4 : CLOT (A.-B.) : _Aperçu général sur l’Egypte_, 2 vol. in. 8,
1840.]

[Note 5 : _Voir le Rapport de la Commission du Commerce et de
l’Industrie_, Le Caire, 1918.]

[Note 6 : CLOT : _Aperçu général sur l’Egypte_, 2 vol. in. 8, 1840.]

[Note 7 : Paul MERRUAU : _L’Egypte contemporaine_, 1840-1857, de Méhémet
Ali, à Saïd Pacha. Paris, 1858.]




                            CHAPITRE PREMIER

  =Les Finances du Khédive
                   et l’Intervention franco-anglaise
                                           dans les affaires d’Egypte=


De même que le règne de Mohamed Aly, le règne d’Ismaël a connu la
grandeur et la misère du double point de vue politique et social. Depuis
son avènement, en 1863, jusqu’à l’ouverture solennelle du Canal de Suez
en 1869, Ismaël gouverne en maître et l’Egypte fait figure de grand
état. C’est la période éclatante du règne. Puis commence une période de
déboires politiques et financiers, de gâchis administratif et social qui
provoqua l’ingérence étrangère. L’année 1879, qui termine le règne
marque le point culminant de la misère publique. C’est à l’école de
cette grande épreuve que se forma un état d’esprit nouveau où se
cristallisèrent, pour ainsi dire, les causes lointaines et immédiates de
la révolution de 1881-82.

Ismaël est le véritable continuateur de l’œuvre de Mohamed Aly, mais il
n’avait peut-être pas la vigilance et la prévoyance de son aïeul. Il est
vrai que par moments, sa tâche était plus vaste et, à certains égards,
plus délicate. C’était l’époque de transition par excellence. C’était
aussi l’époque de la pénétration pacifique européenne qui, de
désintéressée qu’elle était d’abord, devenait insinuante et envahissante
avec la concession du Canal de Suez, en 1854, et la rivalité franco-
anglaise, et trouvait même dans les fautes du souverain et dans sa
prodigalité, les mobiles déterminants de son action.

Sous Mohamed Aly cette pénétration, grâce à la collaboration française,
était plutôt morale et civilisatrice. Sous Saïd et Ismaël, le progrès
matériel favorisant l’affluence des étrangers et le développement des
intérêts français et anglais en Egypte, il se produisit une pénétration
financière qui se transformait en une _ingérence lente_ et méthodique,
prélude d’une _intervention politique officielle_, suivie d’une
_intervention armée_.

Les finances égyptiennes fournissent un chapitre décisif à l’histoire
contemporaine. La crise a pour origine première une dette de trois
millions de livres contractées par Saïd vers la fin de son règne, en
1862.

« Le mouvement de spéculation engendré et lancé par le Second Empire
était alors à son apogée. C’était l’heure où les Capitaux, en quête de
gros intérêts et de dividendes fabuleux, se ruaient vers les pays
lointains. D’autre part la disette de coton, causée par la guerre
d’Amérique, attirait l’attention sur le Levant, et spécialement sur
l’Egypte dont le crédit, malgré les embarras intérieurs, était vierge au
dehors. Il y avait là de quoi tenter les convoitises de la haute
finance ».[8]

Ainsi l’avènement d’Ismaël a coïncidé avec celui de la haute finance
internationale. Les capitaux affluaient à Alexandrie, des immigrants y
venaient en grand nombre, de nombreux journaux européens financiers et
autres, de nouveaux théâtres, de nouvelles Compagnies y étaient fondés
(Glacière de Kom el Dick, Compagnie égyptienne d’embarquement et de
débarquement, Compagnie égyptienne de trafic et de Commerce, etc...
C’était l’âge d’or des commerçants étrangers. Et l’accord ne tarda pas à
régner entre le khédive et les banquiers cosmopolites établis à
Alexandrie. « Depuis l’avènement de Saïd, qui entra le premier dans
cette voie déplorable, dit M. Faucon, l’Egypte emprunta à 20 0/0 puis
réduisit successivement ce taux jusqu’à 12 0/0. De leur côté, les
banquiers trouvaient en Europe de l’argent en dépôt à 3, 4, et au plus 5
0/0. L’écart constituait leur profit ».[9]

De même que la Turquie, l’Egypte a fait appel au crédit public ; mais
Ismaël a abusé de cette force féconde et s’est laissé entraîner par les
facilités qu’elle lui offrait sans en discerner, ni les conséquences
financières, ni les conséquences politiques. Il avait hâte de venir à
bout de son plan, et c’est là qu’il faut chercher aussi l’origine de
l’effondrement final.

Les difficultés provinrent aussi de la prodigalité d’Ismaël. Mais il est
bon de rappeler tout d’abord qu’au lendemain de son avènement, au cours
d’une grande réception offerte aux hauts fonctionnaires indigènes et aux
Consuls étrangers, le nouveau vice-roi en réponse à l’adresse Consulaire
prononça un discours-programme, du plus haut intérêt :

« Je suis fermement décidé, dit-il, à consacrer à la prospérité du pays
que je suis appelé à gouverner, toute la persévérance et l’énergie dont
je suis capable. La base de toute bonne administration est l’ordre et
l’économie dans les finances. Cet ordre et cette économie, je les
poursuivrai par tous les moyens en mon pouvoir, et afin de donner un
exemple à tous, et en même temps une preuve de ma ferme intention, j’ai
résolu d’abandonner le système de mes prédécesseurs en fixant pour moi-
même une liste civile que je ne dépasserai jamais. Cette mesure m’aidera
à consacrer au développement de l’agriculture toutes les ressources du
pays, et je serai à même d’abolir le système funeste de la corvée, suivi
jusqu’ici par le gouvernement égyptien dans ses travaux, et qui est la
principale et pour ainsi dire l’unique cause qui empêche le pays de
prendre tout le développement dont il est susceptible.

« Une attention particulière sera prêtée au commerce libre dans les
actes gouvernementaux et répandra l’aisance dans toutes les classes de
la population. Quant aux questions morales, l’instruction publique, qui
est la base de tout progrès, et une bonne administration de la justice,
qui est la base de la sécurité publique, seront l’une et l’autre l’objet
de ma sollicitude ; de l’ordre dans les finances et l’administration
publique et de la bonne administration de la justice résulteront une
facilité et une sécurité plus grandes dans les relations de l’Egypte
avec les puissances européennes.

« J’espère, Messieurs, que, convaincus des sentiments dont je suis
animé, vous me prêterez toujours votre appui loyal et éclairé. »

Comme nous le verrons, Ismaël n’a pas exécuté la partie essentielle de
son programme, celle où il affirmait hautement que « la base de toute
bonne administration est l’ordre et l’économie dans les finances ».

Se croyant un financier émérite, il commença par concevoir de grands
projets et par s’aventurer dans de vastes entreprises qui nécessitaient
de sa part des dépenses exagérées et des gaspillages contraires à tout
principe de bonne économie et de bonne administration.

Ismail avait le goût du luxe et de l’ostentation. En hiver et à
l’occasion, soit d’un anniversaire, soit d’un retour de voyage, soit de
l’arrivée d’un étranger, bals, courses, opéras, banquets, illuminations
contrastaient singulièrement avec la misère publique. _On chantait le
« Te Deum » pendant que le peuple mourait de faim._ Pour citer un
exemple entre mille, Ismaël offrit, en 1869, à la reine Olga 100.000
francs destinés à soulager les réfugiés Crétois, cependant que ses
propres sujets étaient dignes de pitié.

« A la veille d’une suspension de paiements, dit M. Paul Merruau, et
lorsqu’il était déjà facile de la prévoir, un théâtre subventionné fut
construit au Caire ; un opéra fut demandé à un compositeur justement
célèbre. On eut sur les bords du Nil la primeur de cette œuvre. On s’y
donna le luxe de nous en permettre l’emprunt. Paris eut l’honneur de
recevoir du Caire le plus délicat de ses divertissements.

« Le gouvernement d’Egypte eut à Paris un agent chargé d’engager les
célébrités féminines de nos petits théâtres. Comme contraste avec
l’opéra de Verdi, le vice-roi s’intéressa aux opéras que M. Richard
Wagner doit faire représenter prochainement à Beyrouth. Il donna 10.000
francs pour contribuer à l’éclat de cette solennité allemande. »[10]

Lors des fêtes de l’inauguration du Canal de Suez Ismaël déploya un
faste inouï. D’après M. Mac Coan (_Egypt under Ismaël_) les dépenses
totales depuis le début jusqu’à la fin étaient estimées à £ 1.300.000.
Sur cette somme £ 10.000 furent dépensées à une histoire officielle,
imprimée sur peau d’éléphant, avec clichés tirés seulement à trois cents
exemplaires.

« L’impression typographique de ce magnifique volume fut faite par un
correspondant très connu qui aurait reçu 1.000 livres pour son
manuscrit. »

Ces profusions d’Ismaël attiraient vers lui les aventuriers, les
spéculateurs qui lui avançaient de l’argent à des conditions
exorbitantes, ou l’engageaient dans des entreprises ruineuses. De leur
côté les intermédiaires, si honnêtes que fussent leurs intentions,
étaient obligés de lui imposer des conditions très dures pour se
garantir contre le risque, car sa prodigalité et sa politique financière
n’étaient pas de nature à relever son crédit.

Par cette politique financière Ismaël entendait poursuivre à l’intérieur
l’exécution d’un vaste plan d’agriculture et de travaux publics et, à
l’extérieur, étendre la domination égyptienne en Afrique et assurer son
indépendance politique à l’égard de la Turquie. Au lieu de consolider
l’indépendance administrative du statu quo et d’établir méthodiquement
sur la base d’un absolutisme éclairé un gouvernement fort, respecté par
l’étranger, Ismaël voulait faire trop grand, et n’avait pas l’appui du
sentiment populaire.

Mohamed Aly avait pressuré le pays par son système de « presse » pour
l’armée et par ses impôts, mais il avait fait jouer à l’Egypte le rôle
d’une grande puissance et entrepris son œuvre géniale avec les
ressources du pays sans laisser de dettes. Saïd donna la terre aux
paysans, établit l’impôt sur une assiette fixe, favorisa la liberté du
commerce et créa un système de recrutement égal pour tous et
nécessairement plus équitable. Par ses réformes profondes il se rendit
populaire. Mais si Saïd avait appliqué des principes d’ordre aux
finances et développé l’instruction publique sur une plus grande
échelle, il eût été un vice-roi idéal. Ismaël aurait dû profiter des
leçons de l’expérience en continuant l’œuvre de ses prédécesseurs. Son
discours-programme au début du règne jetait théoriquement les meilleures
bases du travail futur. Mais, sur une échelle plus ou moins grande
l’œuvre de Mohammed Aly et celle de Saïd étaient détruites par Ismaël
dans leurs parties les plus saines et les plus fécondes. L’absence de
bonne comptabilité et de bonnes finances dans le pays menait au
désastre. Ce qui engage gravement la responsabilité d’Ismaël c’est que
de 1863 à 1876, c’est-à-dire pendant treize années, il n’a fait aucun
effort sérieux pour se ressaisir à temps sur la pente, mettre fin à ses
prodigalités et décider des économies radicales ; il préféra conclure de
grands emprunts à des taux ruineux, de petits emprunts à courte échéance
« renouvelés à des taux de plus en plus élevés, et qui s’augmentant des
arrérages à chaque renouvellement, s’accumulèrent en une dette flottante
énorme s’élevant au triple ou au quadruple des sommes primitivement
avancées à l’Etat ».

Il travailla lui-même à ruiner son crédit au dehors et continua au
dedans à aggraver le mauvais état de ses finances en s’ingéniant à créer
de nouveaux impôts que le gouvernement réclamait d’avance aux paysans,
les mettant dans la nécessité de faire à perte des ventes anticipées ou
de s’en detter dans des conditions non moins onéreuses. « Le percepteur,
disait Lord Milner dans une très heureuse formule, a frayé le chemin à
l’usurier. »

Mais sa faute financière, la plus grave peut-être, ce fut sa politique à
Constantinople. Il voulait acquérir par la force de l’argent ce que
Mohamed Aly avait cherché vainement à acquérir par la force des armes.
Au cours de ses voyages à Constantinople Ismaël dépensa des millions
pour acheter ou corrompre le Sultan lui-même, les ministres, les hauts
fonctionnaires du royaume, les journaux, les diplomates. S’il put
obtenir quelques avantages réels, il n’en est pas moins vrai qu’ils sont
loin de compenser tant de sacrifices d’argent qui ont grevé lourdement
le budget. Non seulement il dépensa plusieurs millions — 5 au moins —
mais il augmenta le tribut annuel d’environ 400.000 livres. « Le
principal canal d’écoulement du trésor égyptien est Constantinople, avec
ses innombrables dignitaires et fonctionnaires, en faveur desquels
s’exercent la munificence, la générosité, et quelquefois la prodigalité
d’Ismaïl Pacha[11]. »

Ismaïl obtint de la Porte trois firmans (1866, 1867, 1873), dont le
dernier constituait la nouvelle Charte politique de l’Egypte. Il
accordait l’hérédité au trône en ligne directe de père en fils, le titre
de khédive et l’extension de ses prérogatives quant à la force armée
(limitée par le traité de 1841) et au droit de conclure des emprunts et
des traités commerciaux.

L’indépendance de l’Egypte était élargie et consolidée en théorie. Mais,
pratiquement, une large brèche était ouverte dans cette indépendance
même, et la Porte, en encourageant Ismaël dans cette voie, travaillait
inconsciemment à livrer la province à une tierce puissance. Il est vrai
que la Porte, jusqu’à 1872, n’avait pas autorisé Ismaël à conclure des
emprunts, mais, en acceptant ses énormes « pourboires », elle se
rendait, en partie du moins, responsable du gâchis financier qui jetait
Ismaël dans un engrenage funeste.

Cette dette, après le Canal de Suez, ouvrait la porte toute grande à
l’ingérence de l’étranger, d’autant plus qu’Ismaël avait affaire à des
Rothschild, à des Frühling-Goschen, à des Oppenheim, qui avaient des
accointances avec la diplomatie internationale et possédaient de
puissants moyens d’action.

Au début du règne, la dette nationale laissée par Saïd était
contrebalancée par la prospérité cotonnière nouvelle. Le revenu des
exportations, qui était de 4 millions en 1862, était estimé à 14
millions en 1864. Mais la guerre civile en Amérique cessa aussitôt
(1865) et Ismaël s’engagea, _sans l’autorisation de la Porte_, dans son
système ruineux d’emprunts contractés à des taux exorbitants et gagés
spécialement sur des portions déterminées des ressources de l’Etat.

1o Emprunt 1862. Frs. 82.345.000.

Emis par Saïd Pacha. Garantie spéciale, les revenus du Delta.

2o Emprunt de 1864. Frs. 142.605.000.

Premier emprunt d’Ismaël. Garantie spéciale, les revenus de la Basse-
Egypte, moins ceux du Delta.

3o Emprunt de 1866. Frs. 7.500.000, garanti en capital et intérêts sur
les chemins de fer égyptiens.

4o Emprunt de 1868. Frs. 297.250.000, spécialement garanti par les
revenus des douanes de l’Egypte, le produit des écluses de tous les
affermages, des droits sur les immeubles, sur le petit bétail, sur les
pressoirs à huile et des droits de passage sur le Nil.

Ainsi, entre 1863 et 1868, Ismaël emprunta environ £ 20.000.000 à
Londres et à Paris. « Se considérant comme le seul maître de l’Egypte,
disait le baron de Malortie, il donna la terre en hypothèque pour
construire une maison hors de proportion avec ses moyens. » Méhémet Ali,
il est vrai, considérait toutes les terres d’Egypte comme sa propriété,
qu’il gérait au profit de l’Etat, et l’Etat, après tout, c’était le
pays. Ismaël, au contraire, par sa mauvaise gestion, hypothéqua
inconsciemment l’indépendance de l’Etat au profit de l’étranger. Car, le
jour où il ne sera plus à même de faire face à ses engagements, les
financiers mettront la main sur le gage.

Par ce système d’expédients ruineux qui ne ménage pas l’avenir, Ismaïl
cherchait à se tirer de ses embarras présents. Déjà en 1867 sa situation
financière était compromise.

« L’agriculture, écrivait M. Gallion-Danglar dans ses _Lettres
Contemporaines_ (lettre de septembre 1867), est pour le présent dans un
état déplorable. Cela n’empêchera pas l’administration de réclamer
bientôt les impôts, qui vont être encore augmentés avec une brutalité
qui n’épargne pas les coups de bâton au contribuable.

« Notez qu’il s’agit d’extorquer une troisième année anticipée. Les
revenus du pays, qui s’élèvent à 125 millions de francs, sont absorbés
par les intérêts et l’amortissement fort lent des emprunts. Les employés
indigènes et ceux des Européens qui n’ont pas de contrat ne sont pas
payés depuis huit mois. La _daira_ ou Caisse particulière du vice-roi
emprunte à 20 et 24 % par an. Pendant ce temps-là, le pacha d’Egypte
sème des millions dans les capitales de l’Europe et s’évertue bonnement
à engraisser son maigre et triste suzerain de la substance du peuple
égyptien. »

Une correspondance en date du Caire, février, parue dans l’_Opinion
Nationale_ du 11 mars 1868, disait : « Dans le courant de l’été dernier,
il fut question de payer un mois à chacun (des employés) : grande liesse
parmi les pauvres diables ; les fonds étaient prêts au ministère des
Finances. Tout à coup, la mère d’Ibrahim Pacha, le fils préféré
d’Ismaël, annonce son départ pour Stamboul et fait demander tout
l’argent disponible. On s’empressa de le lui donner, et les employés du
gouvernement en sont pour leur fausse joie. »

La Porte s’alarmait et voulait dégager apparemment sa responsabilité. Un
firman, paru en 1868, interdisait d’accorder aucun emprunt à l’Egypte
_sans l’autorisation préalable du gouvernement turc_.

Néanmoins, les conseillers du khédive le persuadèrent qu’il pourrait
engager les revenus de ses propres domaines sans la permission de la
Turquie, et un nouvel emprunt de 7 millions (dont 5 millions seulement
furent versés) fut conclu en 1870 avec Bischoffsheim au taux de 13 %. La
Porte s’adressa alors directement au gouvernement anglais, comme étant
la puissance représentant les principaux créanciers, « protestant à
l’avance contre tout arrangement financier, non sanctionné au préalable
par Sa Majesté Impériale le Sultan, et qui affecterait directement ou
indirectement les revenus de l’Egypte[12]. »

Ainsi le gouvernement britannique était averti officiellement, et,
depuis lors, la question financière prenait une tournure politique.
L’année 1870 marque une nouvelle étape. L’importance tangible de
l’Egypte comme carrefour se révèle à l’Europe. Cette situation est due à
des causes multiples intimement liées. D’abord, il y eut en Egypte une
affluence progressive d’étrangers, surtout sous Ismaël, en raison de la
renaissance de la prospérité matérielle et commerciale des grandes
villes comme le Caire et Alexandrie, de la facilité des communications
grâce à l’introduction des chemins de fer et des bateaux à vapeur, et
enfin des privilèges accordés aux étrangers par le vice-roi. C’est ainsi
qu’en 1827 les Européens acquirent le droit de propriété en Egypte
(droit qui leur fut accordé par la Turquie seulement en 1867). En outre,
en 1840, en vertu d’un traité conclu avec les puissances, Mohamed Aly,
qui avait le monopole du commerce, autorisa les étrangers à commercer
librement et directement avec les habitants.

En 1836, il y avait en Egypte 3.000 étrangers ; en 1840, 16.000 ; en
1846, 50.000 ; en 1870, 100.000.

Une autre cause capitale résulte de l’achèvement du Canal de Suez en
1869. Ce n’était pas seulement la route des Indes, c’était aussi une
voie de pénétration africaine. Le Canal constituait, pour ainsi dire, la
clé de voûte d’un empire britannique étendu sur l’Asie et sur l’Afrique.
Le percement du Canal coïncidant avec les découvertes géographiques, le
progrès des communications modernes et le besoin d’expansion
commerciale, avait préparé la naissance de l’impérialisme britannique.

Vers 1868, une évolution se fait dans le parti libéral anglais
relativement au mouvement des colonies. Dès lors, non seulement on peut
conserver l’empire, on peut encore l’étendre davantage et faire de
l’ensemble des colonies un bloc _matériellement_ homogène. L’acquisition
de l’Egypte dans ces conditions serait un point de défense avancé pour
l’Inde et en même temps un point de départ pour la création d’un empire
africain. « L’Egypte, écrivait un diplomate français, n’est pas
seulement l’inépuisable contrée que chacun connaît, la clef du Canal de
Suez et la route des Indes. Ce sera aussi, probablement, la première
voie ouverte au trafic du Centre-Afrique. De là l’intérêt essentiel,
pour tous ceux qui doivent avoir part à ce commerce, non pas à détenir
directement la terre des Pharaons, mais à ne pas la laisser devenir la
proie d’une nation rivale. L’Angleterre seule en a rêvé la possession
exclusive. Voyant son domaine des Indes chaque jour plus exposé par le
développement de la puissance moscovite en Asie, elle devait être tout
naturellement amenée à rechercher une compensation à la perte éventuelle
de cet immense estuaire de son exportation. Aussi, depuis un demi-
siècle, a-t-elle suivi d’un œil jaloux toutes les questions qui se
rattachaient au commerce africain et à ses voies[13]. »

Les dettes d’Ismaël et le Canal de Suez avaient créé des intérêts
économiques et politiques qui assuraient la prépondérance de la France
et de l’Angleterre en Egypte. Une rivalité fatale s’ensuivit. Après
1870, l’Angleterre voulut profiter de l’affaiblissement de la France
pour la supplanter dans ce pays. Dès 1871, des Anglais proposaient à
Ferdinand de Lesseps l’achat des actions du Canal, mais se heurtaient à
un refus de pourparlers. Ayant échoué pour le moment dans sa tentive à
se saisir du Canal, l’Angleterre se tourna du côté des finances
égyptiennes. _Toutefois, sa responsabilité ne se précise pas avant_
1876.

Ismaël continuait ses opérations financières insensées. Son ministre des
Finances, Ismaïl Saddyk, qui avait succédé en 1868 à Raghib Pacha,
l’ancien ministre de Saïd et son mauvais génie, eut en 1871 l’idée de la
_Moukabala_ (compensation), qui joua un rôle important dans l’histoire
financière et contribua au mécontentement général. C’est une institution
spéciale, créée ostensiblement en vue d’éteindre les dettes de l’Egypte
en anticipant six années d’impôts en échange d’un dégrèvement perpétuel
de moitié de l’impôt. Sur une somme de 27 millions qui constituait sa
dette consolidée, la _Moukabala_ a rapporté immédiatement 8 millions,
mais « l’opération s’était compliquée de traites escomptées à des
banquiers ».

Grâce à cet argent rentré dans le Trésor, les fêtes de l’hiver de 1871
surpassèrent encore en éclat celles des années précédentes. Au début de
1872, de nouvelles fêtes coûteuses furent amenées par le mariage du
prince Tewfick avec la fille d’El-Hami Pacha. Au mois d’avril 1872, un
nouvel emprunt de £ 4.000.000 (Oppenheim et neveu) permit au khédive de
s’embarquer le mois suivant pour Constantinople.

Ayant en vue une opération financière de grande envergure, il
travaillait alors à obtenir un firman qui lui eût accordé une liberté
financière complète et les droits d’un souverain quasi indépendant. Ses
faits et gestes incroyables ont été rapportés par l’ambassadeur anglais
à Constantinople, Sir Henry Elliot. Dès son arrivée, il offrit à Sa
Majesté 50.000 fusils de fabrication anglaise. Deux semaines plus tard,
à l’occasion de l’anniversaire de son avènement, il lui présenta un
magnifique service de table en or garni de pierres précieuses et de
5.000 carats de diamants. Ce n’est pas tout. Au mois de septembre 1872,
un nouveau firman cassa le veto de 1869, autorisa le khédive à faire des
emprunts sans conditions ni réserves. Une dépêche adressée par Sir H.
Elliot à Lord Granville, le 14 octobre 1872, rapportait que ce firman
avait été obtenu directement du Sultan en dehors du Divan, contre une
somme de £ 900.000 offerte au Sultan personnellement, de £ 25.000 au
Grand-Vizir, de £ 15.000 au ministre de la Guerre et de £ 20.000 aux
divers fonctionnaires du Palais.

Après la chute de Mahmoud Pacha, le nouveau Cabinet se proposait
d’annuler le firman qui n’avait pas été, contrairement à l’usage,
enregistré à la Porte.

Midhat Pacha suggéra alors à l’ambassadeur anglais que, dans l’intérêt
de l’Egypte, un document obtenu par des moyens semblables devait être
répudié comme illégal et sans valeur. Sir Elliot répondit en ces
termes : « Je l’ai prié d’abandonner une pareille idée. La parole du
Sultan a été donnée au vice-roi et, dans tous les cas, elle doit être
tenue[14]. »

« Ce fait était sans doute, dit un auteur anglais modéré dans ses vues,
l’honneur même et la saine logique diplomatique. En tout cas, il dégagea
Midhat Pacha de la responsabilité de cette transaction corrompue, et,
par là, rendit notre propre ambassadeur plus ou moins responsable de ce
qui s’ensuivit[15]. »

Ayant recouvré par ces moyens sa liberté d’action, Ismaël retourna au
Caire au mois d’août 1872. Il trouva le Trésor vide et la misère
grandissante. « Les banquiers ont engagé toutes les ressources de
l’Egypte à tel point qu’il est devenu impossible de servir les intérêts,
le déficit va sans cesse croissant[16]. »

Pendant ce temps, le khédive, qui a des vues sur le Yemen et sur
l’Abyssinie, médite un emprunt colossal. Il ne s’arrête pas au bord de
la banqueroute : il s’y jette.

Ismaël négocie avec les financiers un nouvel emprunt dont le montant
nominal s’élève à £ 32.000.000. Jusqu’à la dernière heure, il voulait
abandonner Oppenheim et neveu pour un groupe français rival qui, paraît-
il, lui offrait de meilleurs termes. « La nuit qui précéda la signature
finale, dit M. Mac Coan, une vive discussion eut lieu au Palais d’Abdin
entre Son Altesse et le jeune représentant (et diplomate) de la _firme_,
au cours de laquelle ce dernier — fort de sa connaissance des affaires
précédentes — laissa entendre à l’autocrate que son crédit était à leur
merci et qu’il n’obtiendrait rien s’il venait à manquer à sa parole. Le
lendemain matin, le contrat fut signé.

« Bien que le prix exact du contrat de cette opération n’ait jamais été
révélé, les conditions et les résultats connus en étaient fort onéreux.
Elle était garantie par tous les revenus et toutes les ressources de
l’Egypte. L’intérêt était de 7 p. 100, plus 1 p. 100 d’amortissement.
Les contractants prirent la moitié du montant nominal « ferme » et le
reste au choix, et firent le lancement dans le public de la première
partie à 84 1/4. Ce lancement ne fut pas un succès. Mais assez
d’obligations avaient été déjà placées pour couvrir le risque des
contractants d’autant qu’ils avaient profité librement d’une condition
de leur convention qui permettait le versement des billets du Trésor
comme argent comptant à 93 p. 100. On racheta de ces papiers — de
vieille date pour la plupart — pour £ 9.000.000 — au taux moyen de 65 p.
100, pour les verser à un taux plus élevé, tandis que la moitié « au
choix » de l’emprunt était finalement lancée à 70, le produit de
l’emprunt étant ainsi réduit à £ 20.740.077. En somme, si l’on déduit
les £ 9.000.000 de billets du Trésor, une somme nette de £ 11.750.000
fut reçue contre une nouvelle dette de £ 32.000.000 à 8 p. 100
d’intérêt. Les annales des emprunts d’Etat n’ont probablement jamais
enregistré une opération aussi ruineuse pour le débiteur, ni si
profitable pour les créanciers et leurs amis[17]. »

Il est certain que cette opération extravagante ne fait honneur ni à
Ismaël ni aux intermédiaires dont les obligations avaient passé entre
les mains innocentes des porteurs de titres.

Ismaël ne s’arrête pas sur cette pente ruineuse ; avec une insouciance
qui déroute, il prépare et envoie encore des expéditions scientifiques
ou militaires dans le Centre-Afrique, sur la mer Rouge, en Abyssinie. Et
naturellement le Trésor se vide à nouveau et Ismaël, aux abois, cherche
son salut dans un nouvel emprunt.

C’est alors que Disraeli réussit un grand coup : il achète à Ismaël en
1875 ses actions du Canal (176.602 sur 400.000) pour £ 4.000.000.

« Ce fut, dit M. Farman — _Egypt’s Betrayal_ — un grand coup réalisé par
Disraeli, mais un coup de grâce pour le khédive, la plus grave faute
politique aussi bien que financière de sa vie. »

Voici le détail des faits. En novembre 1875, Disraeli, sans consulter la
Chambre des Communes, autorisa la maison Rothschild à acquérir ces
actions au prix de £ 4.000.000. Mais ce ne fut pas un achat régulier,
car l’acquéreur réel — le gouvernement britannique agissant pour le
compte de la nation — fut aussi créancier, puisque le gouvernement
égyptien devait payer un intérêt de 5 p. 100 jusqu’au 1er juillet 1894.
La somme ne fut accordée que le 4 février 1876, et la loi ne fut votée
par le Parlement qu’au mois d’août suivant.

En 1896, ces actions valaient à Londres £ 24.000.000 ; en 1915, £
30.000.000. Mais le profit pécuniaire n’est pas à comparer avec les
conséquences politiques incalculables.

En Europe, ce marché fut un coup de théâtre.

« Si ce n’est pas une prise de possession matérielle territoriale de
l’Egypte, c’est un premier pas. L’Angleterre s’est donné un client qui a
besoin de plus de 100 millions pour liquider ses dettes ; elle ne peut
plus l’abandonner ; elle surveillera ses finances, elle viendra encore
une fois et sous d’autres formes à son secours, et, naturellement, il
lui faudra d’autres gages, des sûretés nouvelles ; où cela conduira-t-
il ?[18] »

Désormais, la balance n’est plus égale entre la France et l’Angleterre,
qui aura à défendre non seulement un intérêt financier local, mais
encore un intérêt politique durable, celui de garder la route des
Indes[19].

Depuis l’achat des actions d’Ismaël, l’Angleterre prépare méthodiquement
sa mainmise sur l’Egypte. 1876 marque le commencement d’une nouvelle
étape décisive.

Deux jours après l’achat des actions, le 27 novembre 1875, une mission
spéciale, présidée par M. Cave, se rend en Egypte pour vérifier la
position financière du khédive[20] :

« Le premier objet de votre mission, dit le gouvernement anglais, sera
de conférer avec le khédive au sujet de _l’assistance administrative_
qu’il réclame.

« Vous ne manquerez pas d’obtenir incidemment des renseignements du plus
haut intérêt à la fois pour l’Egypte et pour ce pays. »

Les garanties spéciales n’étaient plus suffisantes. Désormais le gage
sera l’administration même. « Avec la mission Cave, dit M. Mac Coan, il
y eut, de la part du gouvernement de Lord Beaconsfield, un commencement
d’ingérence et de pression qui le rendit à peine moins responsable que
le khédive lui-même de la plupart des actes ultérieurs. L’histoire du
rôle joué depuis cette époque par le Foreign Office et ses agents, telle
qu’elle a été racontée dans les livres bleus, ne peut être un sujet de
fierté pour aucun Anglais impartial. Bien que, dans la plupart des
chapitres précédents, nous ayons manifesté peu de sympathie pour le
caractère et les méthodes d’Ismaïl, on est presque forcé de le plaindre
pour beaucoup de choses qui lui sont arrivées depuis cette date. Avec
toutes les qualités qui avaient fait de lui le maître despotique de
l’Egypte, Ismaïl était incapable de se mesurer contre des Européens
expérimentés, dont plusieurs étaient aussi peu scrupuleux que lui-même,
et tous soutenus par leurs gouvernements. »

Depuis l’arrivée de M. Cave, l’entourage du vice-roi était divisé en
deux camps : le camp français et le camp anglais dont les compétitions
rendaient fort difficiles la solution du problème financier à l’avantage
de l’Egypte et de ses créanciers.

Ismaïl, avec une certaine habileté qu’on ne peut se refuser à lui
reconnaître, avait profité de cette rivalité pour retarder le travail de
la mission anglaise qui préconisait le contrôle de l’administration
financière du pays. Ismaïl réclamait des administrateurs et des
financiers européens relevant pratiquement du gouvernement égyptien pour
mettre de l’ordre dans ses affaires financières. Mais le gouvernement
anglais entendait établir un contrôle général sur l’administration, une
sorte de mainmise qui garantirait les intérêts des créanciers européens
et sauverait l’Egypte de ses pires embarras. « La conclusion, écrivait
le _Times_ du 29 janvier 1876 — lors de la présence de M. Cave en Egypte
— est que seule une réforme radicale dans le gouvernement et les
finances égyptiens donnerait la sûreté à l’Etat. Sans doute serait-il
possible pour l’Egypte de conclure un meilleur arrangement avec ses
créanciers si elle avait meilleur crédit. Mais comment l’aurait-elle ?
Toutes les conjectures à ce sujet semblent fondées sur l’idée que, d’une
façon ou d’une autre, le khédive sera amené à se soumettre aux _Conseils
britanniques_ avec l’humilité la plus complète, que l’Angleterre
entreprendra la gestion des finances égyptiennes, et qu’une portion du
crédit anglais sera transférée à l’Egypte pour aider son gouvernement à
transformer son passif et à diminuer sensiblement ses payements annuels.
Mais cela suppose un _lien_ entre les deux gouvernements pour lequel il
n’y a pas la moindre justification, et une disposition de la part du
souverain égyptien dont nous cherchons en vain une preuve quelconque. »

Il s’agit d’un type de protectorat anglais que désignent souvent les
termes élastiques de « _british guidance_ et _relation_ », et qu’Ismaïl
devait accepter, voire réclamer pour établir un équilibre financier
permanent. Pour l’Angleterre, la question politique ne se séparait pas
de la question financière.

Ismaïl avait simplement accepté, sans aller plus loin, l’offre de M.
Cave de prendre comme conseiller financier M. Rivers Wilson, contrôleur
général de l’Office de la Dette nationale anglaise.

Mais la France était là. Le duc Decazes, ministre des Affaires
étrangères, ne voulait pas laisser l’Angleterre régler seule la question
financière qui était la clé de la question d’Egypte. L’arrivée de M.
Outrey, ancien Consul général au Caire, était certainement pour beaucoup
dans l’échec de la mission Cave. Après le départ de ce dernier au début
de février 1876, M. Outrey et un groupe de capitalistes français,
présidé par M. Pastré de la banque _Anglo-Egyptian_, proposèrent au
khédive l’établissement d’une banque « nationale » d’Egypte sous la
direction internationale de commissaires désignés par la France,
l’Angleterre et l’Italie, et qui aurait pour mission de consolider la
dette flottante à 9 % d’intérêt.

Le duc Decazes tenait à obtenir la coopération de l’Angleterre dans
cette entreprise ; et il informait Lord Derby que les deux gouvernements
devraient agir de concert dans les affaires égyptiennes.

Mais l’Angleterre était hostile à cette association avec la France. Le
projet français, sur le terrain financier, favorisait surtout les
détenteurs de la dette flottante, Français pour la plupart, tandis que
les principaux créanciers de la dette consolidée étaient des Anglais,
qui n’avaient pas intérêt à voir cette dette grossie par les dettes
flottantes du khédive. En second lieu, sur le terrain politique, le
projet français, soit en établissant pratiquement une coopération anglo-
française en Egypte, soit en plaçant la question financière dans un
cadre international, était contraire au but avéré de l’Angleterre qui
tendait à établir un contrôle anglais sur l’administration égyptienne.
M. Disraeli déclarait franchement à la Chambre des Communes que « le
gouvernement britannique n’était pas préparé à accepter tout projet d’un
arrangement bancaire semi-privé, et considérerait seulement le projet
d’une commission proprement dite de contrôle financier[21]. »

D’où son refus de nommer un commissaire anglais à la dite banque et
l’abandon du projet par le khédive.

« L’attitude du gouvernement français, dit M. J. Claudy, l’auteur
anonyme de l’_Histoire financière de l’Egypte depuis Saïd_, était
commandée par les intérêts énormes qu’avait pris le Crédit Foncier. Tout
autre était la conduite du gouvernement anglais. On l’accusait de
travailler sourdement à ruiner le khédive afin d’avoir l’occasion de se
présenter en sauveur. Si odieux que pût paraître un plan de cette
nature, il faut admettre que plusieurs faits concordaient à en démontrer
l’existence. »

L’auteur parle ensuite de l’obstruction systématique du gouvernement
anglais à tout projet et son manque d’esprit de suite ; il continue :
« Il avait été le premier à demander que l’administration financière de
l’Egypte fût soumise à un contrôle européen.

« A la Bourse de Londres, l’acharnement à déprécier les valeurs
égyptiennes était devenu tel que les manœuvres de la spéculation ne
suffisaient plus à l’expliquer.

« Enfin, il était difficile de se rendre compte autrement que par des
raisons politico-financières, du mobile qui avait dicté à M. Disraeli
son discours du 23 mars (1876). Le public attendait avec une vive
impatience la publication du rapport de M. Cave dans l’espoir d’y
trouver les moyens de conjurer la crise. Quel ne fut pas son étonnement
quand M. Disraeli vint déclarer à la tribune de la Chambre des Communes
que le khédive, invoquant l’état précaire de ses finances et la nature
confidentielle des informations qu’il avait fournies, demandait que le
rapport ne fut pas publié. Il y eut en Bourse une explosion de colère
qui se fondit en une débâcle. »

A la vérité, après l’échec du premier projet, le gouvernement français
envoya en Egypte M. Villet, ancien inspecteur général des finances, pour
contrebalancer M. Rivers Wilson. M. Villet apportait un nouveau projet :
celui d’une Commission de la Dette Publique qui n’aurait aucun contrôle
sur les finances, mais agirait simplement comme un receveur pour le
compte des créanciers, après la consolidation et l’unification de toutes
les dettes sur des bases déterminées.

Ismaïl, en se montrant prêt à accepter ce plan, excitait la fureur de
Disraeli, qui travaillait à ruiner son crédit et à l’empêcher
d’équilibrer ses finances. Commentant le discours de Disraeli, le
khédive disait : « Ils ont creusé ma fosse. »

Au fond, le rapport de M. Cave n’était pas si défavorable à Ismaïl.
Celui-ci eut beau demander ensuite sa publication ; le coup était porté.

Le rapport débute en ces termes :

« On peut dire que l’Egypte est dans une période de transition ; elle
souffre des défauts du système d’où elle sort et de ceux du système où
elle s’efforce d’entrer. Elle souffre de l’ignorance, de la
malhonnêteté, de la prodigalité et de l’extravagance de l’Orient, qui
ont amené le suzerain au bord de la ruine, et en même temps des grandes
dépenses causées par des tentatives précipitées et irréfléchies pour
adopter la civilisation de l’Occident. »

Ce n’est pas l’Orient proprement dit qui est mis en cause ici, c’est
Ismaïl en personne, auquel M. Cave ne manque cependant pas de rendre
justice : « Les revenus de l’Egypte, dit-il, ont augmenté de £ 55.000
par an en 1804, £ 3.300.000 en 1830 et £ 4.937.000 en 1864, la deuxième
année de l’administration du khédive, £ 7.377.912 en 1871. L’extension
des chemins de fer en 1874-75 a été de 1.210 milles. Les importations
ont atteint, de 1863 à 1875, £ 61.939.736, contre £ 29.641.155, de 1850
à 1862, ce qui indique une augmentation de 100 pour 100 en 13 années.
Les exportations ont quadruplé pendant la même période, ayant augmenté
en valeur de £ 36.339.543 à £ 145.939.736.

Durant ces 13 années, la croissance de la population d’Egypte a été
considérable et les naissances sont en excédent sur les décès de
636.809. L’éducation a été l’objet d’une attention particulière, le
nombre des écoles établies sur le modèle européen ayant passé de 185 en
1862 à 4.817 en 1875.

« Ces 4.817 écoles, avec 6.048 maîtres et 140.977 élèves, accusent une
augmentation de 1.072 élèves et 1.651 maîtres sur l’année précédente.

« La qualité de l’éducation donnée varie nécessairement, mais, dans
l’ensemble, elle a certainement progressé, et, dans plusieurs cas, elle
est nettement très supérieure.

« Ces statistiques montrent que le pays a fait de grands progrès de tout
ordre, sous le souverain actuel ; mais ces progrès n’empêchent pas la
situation financière d’être très critique. Cependant, les dépenses,
quoique lourdes, n’auraient pas à elles seules produit la présente
crise, qui peut être attribuée presque entièrement aux conditions
ruineuses d’emprunts contractés pour de pressants besoins qui, dans
plusieurs cas, provenaient de causes sur lesquelles le khédive avait
bien peu le pouvoir d’agir. »

D’après ce rapport, le total des recettes et des dépenses effectuées de
1864 à 1875 inclusivement, soit en 12 années, s’établissait comme suit :


                                RECETTES

  Par revenus          £  94.281.000

  Actions de Suez          3.977.000

  Emprunts                31.714.000

  Dette flottante         18.243.000
                         -----------
              Total    £ 148.215.000


                                DEPENSES

  Administration                                   £  48.868.000

  Tribut à la Porte                                    7.593.000

  Travaux d’utilité publique                          30.240.000

  Dépenses extraordinaires, d’aucunes d’une
  utilité discutable et d’autres sous pression
  des parties intéressées                             10.540.000

  Intérêts et amortissements                          34.899.000

  Canal de Suez                                       16.075.000
                                                     -----------
                         Total                     £ 148.215.000

Les annuités totales renfermant l’intérêt et l’amortissement sur les
emprunts à court terme se montaient à £ 1.246.686 ; sur l’emprunt de
1862, à 263.972 ; sur l’emprunt de 1868, à 953.303 ; sur l’emprunt de
1873, à 2.565.670. Le total était de : £ 5.029.631. Et cette somme ne
comprenait aucun payement, soit pour intérêts et commissions, soit pour
remboursement de capital sur aucune partie de la dette flottante.
L’emprunt de 1873 à lui seul absorbe toutes les ressources du pays. Une
somme de 34.898.000 a été payée comme intérêt en dix ans, et, cependant,
le principal de la dette était plus grand que jamais.

« Il est certain que le rapport de Cave, dit l’auteur de _Egypt under
Ismaïl_, est un document d’une honnêteté incontestable. Mais le défaut
saillant de ce rapport est qu’il ne tient pas compte des frais énormes
de corruption à Constantinople, ni de la colossale extravagance du
khédive lui-même. »

Peut-être ce défaut est-il dû à l’absence de données précises faute de
comptabilité. La confusion était d’autant plus grande que le khédive
n’avait pas fixé pour lui-même une liste civile, et que les revenus de
ses propres domaines n’étaient pas séparés des revenus de l’Etat. En
fait, le pouvoir personnel d’Ismaïl absorbait tous les pouvoirs : il
était l’administrateur, le grand juge et le trésorier de l’Etat. Il n’y
avait ni bonne comptabilité ni bonnes finances.

« Des sommes immenses, dit le rapport, sont dépensées à des travaux
improductifs suivant l’usage de l’Orient, et à des travaux productifs
mais conduits d’une mauvaise façon ou hâtivement. Le khédive a
évidemment tenté de poursuivre, avec un revenu limité et dans le cours
d’un très petit nombre d’années, des travaux qui auraient dû être
répartis sur une plus longue période, et qui auraient pesé lourdement
sur les ressources d’un Trésor beaucoup plus riche. »

Parmi les travaux improductifs d’Ismaël, on peut compter les sucreries
qui constituent l’une de ses plus coûteuses erreurs. Voulant réparer les
pertes causées par la chute des prix du coton après la fin de la guerre
d’Amérique, il conçut le projet d’établir des sucreries sur ses propres
domaines. Douze grandes usines, dont plusieurs durent être abandonnées
faute d’aliment, furent construites et pourvues d’un outillage fort
coûteux. Tout le système aboutit à un vaste échec.

Ismail essaya également de créer, sur le modèle du Crédit foncier, un
système de banques dans les villages, pour sauver les fellahs des
usuriers, mais il perdit dans cette aventure £ 900.000 suivant Mulhall.

On peut considérer également comme travaux improductifs ses palais
innombrables, ses expéditions scientifiques et ses expéditions
militaires pour venir en aide à la Turquie ou dominer le Centre-Afrique.

Quant aux travaux productifs, mais conduits d’une mauvaise façon ou
hâtivement, ils révèlent l’incapacité d’Ismaël dans les affaires, et,
dans une certaine mesure, un manque de scrupule chez la plupart des
concessionnaires et entrepreneurs qui trouvaient toujours moyen de
s’appuyer sur la justice consulaire pour réclamer des sommes
supplémentaires contre un risque imaginaire ou probable. M. Cave et M.
Mulhall s’accordent à dire que les entrepreneurs européens comptaient 80
% de bénéfice. « Lorsqu’Ismaël venait à dépenser, dit l’auteur de
l’_Angleterre en Egypte_, pour lui-même ou pour le pays quelqu’un de ces
emprunts, il s’arrangeait toujours de manière à en avoir le moins
possible pour son argent. Les contrats passés par la Daïrah (domaine
privé) et le gouvernement furent de véritables monuments de gaspillage.
Les prix payés en bon argent comptant, pour le matériel venu d’Europe,
étaient établis sur la même échelle que ceux des marchandises fournies
par un tailleur à la mode à un jeune homme riche d’espérances, mais ne
jouissant pour le moment d’aucuns revenus. »

Pour donner un exemple de ces contrats, rappelons que le khédive ayant
accordé les travaux du port de Suez à des entrepreneurs français, jugea
bon de charger des entrepreneurs anglais, MM. Grienfields, des travaux
du port d’Alexandrie. Le compte de ces Messieurs se montait à £
2.904.499. Plus tard, sur la requête de M. Wilson, M. Duport, ingénieur
du gouvernement égyptien à Alexandrie, a envoyé à la Commission
supérieure d’enquête, une évaluation du prix de revient des travaux du
port. « Il n’est pas nécessaire, dit le rapport préliminaire, d’en
donner les détails ici. Il suffira de dire que M. Duport évalue à £
1.394.000 le prix de revient des mêmes travaux, pour l’exécution
desquels la réclamation de MM. Grienfields s’élève à £ 2.542.000 sans
rien compter pour les intérêts qui ont été calculés à 10 %. »

La politique financière d’Ismaël a non seulement abouti à la création
d’une dette générale nominale de 90 millions exigeant une annuité de 6
millions, mais aussi à l’endettement des paysans forcés par les méthodes
gouvernementales de perception d’avoir recours à l’usurier.

Malgré cette situation critique, il n’était pas impossible de trouver
une solution équitable pour les deux parties, si la question ne s’était
compliquée, depuis 1876, d’intérêts politiques qui ont retardé le
règlement véritable des finances égyptiennes jusqu’à la promulgation de
la loi de liquidation en 1880.

M. Cave, avait dans son rapport, indiqué la seule solution pratique de
la question : « l’Egypte est capable, dit-il, de porter la charge de
toutes ses dettes présentes à un _taux raisonnable d’intérêt_ ; mais
elle ne peut continuer à renouveler des dettes flottantes à 25 % et à
faire de nouveaux emprunts à 12 ou 13 % d’intérêt pour faire face à ces
augmentations de sa dette, qui ne rapportent rien à son Trésor ».

Le plan de Cave se résumait dans la consolidation et l’unification de
toutes les dettes sur la base d’un intérêt modéré compatible avec l’état
du pays ; mais, pour alléger les charges financières, l’ajournement des
échéances était nécessaire. C’est pourquoi il suggérait qu’une offre fût
faite aux porteurs de titres, de nouvelles rentes à 7 % remboursables en
1926 à la place des bons dont ils sont détenteurs, payables de 1892 à
1903.

« On est en droit d’espérer que si la gravité de la situation est
expliquée aux porteurs de titres, ils consentiront à un arrangement qui
les sauverait de la perte lourde, conséquence inévitable d’un
effondrement financier. »

On ne saurait méconnaître la justesse des vues qu’exprime ce langage
plein de bon sens. Il fallait modérer les exigences, ou plutôt les
inquiétudes légitimes des créanciers munis de droits incontestables.
D’autant plus que quelques intermédiaires avaient réalisé de très gros
bénéfices aux dépens du contribuable égyptien et de l’honnête
« bondholder ». M. Cave lui-même ne craint pas d’affirmer que la
malheureuse position financière du pays « est due en grande partie aux
conditions onéreuses de l’emprunt de 1873, contracté dans le but formel
de liquider la dette flottante qui s’élevait à cette époque à £
28.000.000 ». Cette opération qui n’a rapporté que £ 11.000.000 argent
comptant, a, d’après le rapport « considérablement accru les profits
revenant aux négociateurs de l’emprunt » dont le montant était de £
32.000.000.[22]

Mais le plan financier, malgré toutes ses apparences, avait son côté
politique : « Il y a cependant, ajoute M. Cave, une condition
essentielle dont dépend le succès d’un plan de ce genre. Le khédive
devrait placer, à la tête d’un Control Department, une personne qui
impose la confiance générale, comme par exemple l’agent financier[23]
envoyé par le Gouvernement de Sa Majesté pour prendre service sous Son
Altesse.

« Ce Control Department » recevrait directement du percepteur certaines
branches du revenu et devrait avoir une surveillance générale sur la
levée des impôts. Si les percepteurs étaient dans tout le pays, placés
sous les ordres de ce département, il aurait le pouvoir d’empêcher les
fraudes commises au détriment du Trésor, d’une part, et l’extorsion
exercée sur les fellahs, d’autre part.

« Le khédive devrait s’engager à prendre en considération les
recommandations faites à Son Altesse par son « Control Department » et à
porter remède aux cas bien établis de mauvaise administration qui lui
seraient signalés. Par ce moyen, un élément important de richesse et de
prospérité futures serait introduit dans le pays, car les fellahs, ainsi
protégés contre l’oppression et devenus capables d’employer le surplus
extorqué maintenant par les percepteurs, en augmenteraient
considérablement les ressources actuelles. » L’attitude d’Ismail avant
et après la publication du rapport indique nettement que ses objections
contre l’œuvre de la mission portaient uniquement sur la partie
politique, et qu’il souhaitait un arrangement financier conforme aux
principes suggérés par le rapport.

En effet le _Times_ du 5 janvier 1876, dans un article de fond, annonce
que le khédive a renvoyé Nubar Pacha, le ministre du Commerce. « On
allègue, dit-il, qu’Ismaël Pacha ne trouve pas la mission de M. Cave à
son goût, et qu’il en veut à Nubar Pacha, supposé responsable d’avoir
amené ce monsieur dans le pays, et aussi d’avoir suivi une politique
conforme aux suggestions anglaises. »

D’autre part, au cours d’une interview avec M. W. Beatty Kingston, après
la publication du rapport, Ismaël déclarait :[24] « Si je pouvais
asseoir à un taux raisonnable toutes mes dettes flottantes d’Etat,
j’arriverais facilement à balancer mes rentrées et mes dépenses sans
faire tort à qui que ce soit, et je n’aurais plus besoin d’emprunter à
un taux extravagant et ruineux, qui tôt ou tard ne manquerait pas
d’amener une banqueroute officielle. »

Il est probable qu’Ismaël, encouragé par l’exemple de la Turquie,
méditait une banqueroute _officielle_. D’autant plus que le gouvernement
anglais, depuis l’achat des actions du Canal, mettait comme condition
pratique du règlement financier une mainmise sur l’Egypte.

Du reste Ismaïl, dans la même interview, se plaignait que la mission
Cave, dont le rapport parut dans le _Times_, le 4 avril 1876, bien loin
d’aplanir ses difficultés financières, n’eût fait que les aggraver :
« L’Angleterre, dit-il, qui a tiré de si grands profits, bien plus
grands que ceux d’aucune autre nation, des immenses sacrifices faits par
l’Egypte pour achever le Canal de Suez, sacrifices qui sont la cause de
nos embarras actuels, l’Angleterre est à même, grâce aux travaux de M.
Cave, d’apprécier pleinement ce que nous coûtent ces grands ouvrages qui
ont donné la richesse à autrui bien plus qu’à nous. _Je n’ai jamais cru
un instant que l’Angleterre, du fait qu’elle a acheté les actions du
Canal de Suez et envoyé un haut fonctionnaire pour examiner mes comptes
vise à mettre l’Egypte sous sa dépendance_. » Ce qui nous intéresse ici,
ce n’est pas le plaidoyer d’Ismaïl mais son cri d’alarme... C’est alors
qu’il s’est tourné vers la France et mis d’accord avec le groupe Outrey-
Pastré. Par deux décrets parus respectivement le 2 et le 7 mai, le
khédive créa la Caisse de la Dette publique[25] et convertit toutes ses
dettes flottantes et consolidées en une dette unifiée portant 7 %
d’intérêt sur le capital nominal, et amortissable en 65 ans.

Les obligations de la plupart des emprunts, en vue de la présente
conversion, furent acceptées au pair, mais celles de la dette flottante,
qui souvent portaient un taux de 20 et 25 eurent, comme compensation, un
boni de 25 % ; en d’autres termes, elles furent acceptées à 80.

Il va de soi que ce projet, de même que le précédent, et pour les mêmes
causes, n’était pas bien vu par le gouvernement britannique. Le 5 mai,
le _Times_ disait : « De deux choses l’une : ou bien un gouvernement
amical prêterait ouvertement son crédit au khédive sur la garantie d’une
autorité protectrice concédée en retour, ou bien le khédive
personnellement devrait faire face à la nécessité de proposer un projet
qui fût sien propre. »

Le correspondant du même journal à Alexandrie écrivait le 7 mai : « Le
khédive a confié à contre-cœur le règlement de ses finances à des mains
françaises, et la dette consolidée de £ 90.000.000 sera un fait
accompli.

« On espérait qu’une fois cette conversion forcée accomplie, M. Wilson
aurait pleins pouvoirs pour entreprendre la tâche de la réforme
administrative qui est le premier besoin du pays, et qu’aucun autre ne
pourrait entreprendre avec plus de chances de succès.[26] »

Disraeli trouvant que « le projet présentait de graves défauts sur
plusieurs points » refusa de nommer un Commissaire anglais pour la
Caisse de la Dette. De son côté, M. Wilson quitta l’Egypte.
« Finalement, dit M. Rothstein — _Egypt’s Ruin_ — le gouvernement décida
d’oublier son projet préféré dans l’intérêt des créanciers. Il était
évident que la France serait à même, tant que la question en jeu prenait
un aspect purement financier, de faire échec aux plus ingénieux efforts
du gouvernement britannique pour forcer le khédive d’accepter un
protectorat.

« Les choses étant ainsi, il semblait inévitable que l’Angleterre
renonçât pour un temps à son ambition et fît un compromis avec la France
afin de sauvegarder au moins les intérêts des créanciers anglais. »

L’Angleterre ne pouvant avoir raison d’Ismaïl et régler seule la
question égyptienne, force lui est de s’entendre avec la France, quitte
à s’arranger dans la pratique à acquérir la prépondérance. C’est là,
croyons nous, l’origine du Condominium.

On parlait à Londres de l’envoi de Lord Goschen pour représenter les
créanciers anglais qui réclamaient au gouvernement, avec insistance, un
nouvel arrangement avec le khédive.

En attendant Disraeli délégua en Egypte un diplomate distingué, Lord
Crépigny Vivian, qui représentait l’Angleterre à Bucarest. Le duc
Decazes appela aussitôt le baron de Michels, ancien collègue de Lord
Vivian, pour jeter au Caire les bases de la politique commune du futur
Condominium.

Le baron des Michels, dans ses Mémoires[27], après avoir rappelé les
souvenirs qui attachaient la France à l’Egypte depuis Mehemet Ali et ces
_intérêts de sentiment_ qui poussaient les Français à modérer et
contenir les ambitions britanniques « pour conserver à l’Egypte
l’indépendance de fait que nous l’avions aidée à conquérir », écrit :

« Ces situations respectives se compliquèrent à un moment donné
d’éléments nouveaux. Le khédive Ismaïl avait emprunté à l’Europe des
sommes colossales ; notre pays en avait fourni la plus grande part et
nos nationaux se voyaient menacés d’une spoliation analogue à celle que
le Sultan venait de consommer impunément. Cette fois-ci il ne s’agissait
plus d’intérêts de sentiment. L’Angleterre le comprit et la crainte de
nous voir procéder seule à une intervention dont elle pouvait tout
redouter dans la suite, la disposa à modérer son intransigeance et à
ouvrir, jusqu’à un certain point, l’oreille aux suggestions d’entente. »

Le baron des Michels nous fait ensuite une portrait coloré d’Ismaïl, en
qui il ne voit qu’un _comédien_, et résume ainsi la situation : « Quand
le bruit se répandit chez nous que le vice-roi se préparait à jouer son
dernier acte et à se déclarer insolvable ; ce fut un _tolle_ général ;
les grands établissements financiers, fortement engagés, prirent la
direction du mouvement ; on réclama des mesures coercitives, et le duc
Decazes saisit, avec la finesse qui lui était propre, le moment
favorable pour intervenir à Londres.

« Je partis dans les premiers jours de septembre avec des instructions
dont les deux points préliminaires et essentiels pouvaient se résumer
ainsi : ajournement de toute idée de banqueroute, invitation du khédive
à MM. Goschen et Joubert de venir procéder sur place à une liquidation
générale. »

Pour éclairer le sens des mots : « liquidation générale », nous nous
permettons de rappeler que la France, ne pouvant régler la question
financière sans l’appui de l’Angleterre, et l’Angleterre ne pouvant
régler la question administrative sans l’appui de la France, un
compromis s’imposait entre la thèse française et la thèse anglaise.

De cette nécessité découle le Condominium, qui devait être, en tant que
système établi, le but principal de la première liquidation.

Cela ressort clairement des faits qui précèdent et des propres paroles
du baron de Michels. Dans un discours il menace le khédive de demander
sa déposition à la Porte, au cas où il eût tenté de mettre à exécution
les idées de banqueroute qu’on lui prêtait. Ismaïl, raconte le baron des
Michels, répondit d’une voix sourde et suffoquée : « Mais si je ne puis
pas payer... si l’Egypte est épuisée... Croyez-vous, en me mettant le
couteau sur la gorge, me créer les ressources qui me manquent ? » Notre
opinion, répliquai-je, est tout au contraire que les ressources de
l’Egypte sont très suffisantes pour permettre à son prince de faire face
à toutes ses charges. Mais, avant tout, il est une première satisfaction
que vous devez accorder à vos créanciers : répudiez publiquement comme
mensongère et offensante pour vous, toute velléité de banqueroute,
démentez les bruits déjà propagés d’une suspension prochaine, et
demandez en même temps aux gouvernements français et anglais de vous
envoyer des Conseillers de haute compétence auxquels vous abandonnerez
les pouvoirs nécessaires, les soins de remettre en bon ordre les
finances de votre pays. »

Après quelque résistance, rendue vaine par l’entente de l’Angleterre et
de la France, Ismaïl accepta l’envoi de MM. Goschen et Joubert. C’est à
ces deux hommes qu’incombait la tâche « de dégager les éléments d’une
liquidation et de poser les bases d’une réorganisation générale de
l’administration financière ».

Comme nous l’avons vu, c’est le gouvernement anglais et les créanciers
anglais qui avaient pris l’initiative de faire un nouvel arrangement
avec le khédive. Au début de juillet, au cours d’une réunion de
créanciers à Londres, Lord Goschen fut invité à se rendre au Caire,
accompagné de M. Joubert, pour négocier avec le khédive un règlement de
la dette consolidée plus avantageux pour ses créanciers que celui du
groupe du Crédit foncier. Lord Derby, en vue de hâter ce règlement,
exerça officiellement, par l’intermédiaire du colonel Stanton, au Caire,
une pression sur le khédive : « Ce cas de l’Egypte, dit M. Mac Coan —
_Egypt under Ismaïl_ — est le seul où notre Foreign Office soit ainsi
intervenu. Dans la même année où la mission de MM. Goschen et Joubert
recevait tout l’appui de Downing Street, il n’y avait pas moins de dix-
sept Etats retardataires sur la « liste noire » de la corporation des
« bondholders » étrangers, pour un chiffre rond de £ 400.000.000 ; et il
n’y a pas une seule dépêche consulaire qui porte la trace d’un mot de
protestation de la part de notre gouvernement en faveur des prêteurs ».

Lord Goschen arriva en Egypte au mois d’octobre. Son premier geste fut
d’ignorer complètement la présence d’Ismaïl Saddyk, le ministre des
finances, qu’il savait opposé à son plan. Le conseiller du khédive
estimait qu’un règlement général sur la base de 7 % d’intérêt était
onéreux pour l’Egypte et que, d’autre part, l’administration financière,
c’était la mise en tutelle de l’Egypte. Pour être juste, il faut dire
que, quel que soit le jugement qu’on porte sur la politique financière
d’Ismaïl et de son Conseiller, ils étaient dans le vrai lorsqu’ils
soutenaient — et c’était, dit-on, l’opinion de M. Cave — que le maximum
d’intérêt que l’Egypte pouvait payer sur une dette de 90 millions, ne
devait pas excéder 5 %. Pour une fois les événements leur ont donné
raison ; nous nous gardons bien, toutefois, de taxer d’injustice le côté
purement financier de l’œuvre de Goschen.

Ismaïl Saddyk était le chef du parti égyptien qui ne voulait pas de
l’ingérence étrangère de plus en plus marquée dans l’administration
depuis 1870. Il était sourdement hostile au parti turc dont Chérif était
le chef. Néanmoins, sous le règne d’Ismaïl, les deux partis avaient un
pacte d’alliance temporaire contre toute immixtion de l’Europe dans les
affaires intérieures du pays.

Décidé à repousser toute tentative de mainmise sur l’administration,
Saddyk préparait un contre-projet et s’efforçait de gagner le khédive à
ses vues. Cependant quelque agitation se produisait dans les provinces.
Saddyk était accusé d’essayer de créer un soulèvement, de menacer même
le khédive qui cédait à la pression étrangère. Le khédive, forcé de
choisir entre le parti étranger représenté par les puissances et le
parti de la résistance représenté par Saddyk, résolut de se débarrasser
de son ministre. « Au cours d’une interview que j’ai eue avec le khédive
après l’arrestation de Saddyk (en date du 10 novembre), je l’ai trouvé
très excité. Il était apparemment mécontent du Mufettich (surnom de
Saddyk). Il m’a expliqué comment il l’a élevé, de simple fellah qu’il
était, à la plus haute situation d’Egypte, et m’a raconté qu’il
cherchait à fomenter des troubles.

« Ayant déjà une certaine connaissance des méthodes autocratiques des
gouvernements orientaux, j’en conclus que l’ex-ministre était déjà
mort. »[28]

En effet, Ismaïl invita perfidement son ministre à l’accompagner jusqu’à
son palais sur le Nil ; Saddyk y fut assassiné. Aussitôt le gouvernement
lança la fausse nouvelle d’un voyage de Saddyk dans le Haut Nil, suivie
de celle de sa mort. A vrai dire, l’ancien conseiller d’Ismaïl n’était
pas populaire, surtout parmi les fellahs cruellement pressurés, mais les
circonstances tragiques de sa fin excitaient la pitié de tous et l’acte
d’Ismaïl contenait en lui-même la condamnation de l’absolutisme.

Le correspondant du _Times_ écrivit : « Le départ de Saddyk est
considéré comme la fin d’un vieux système. Ismaïl Saddyk était le chef
d’un parti opposé à l’influence européenne et à tout progrès de la
civilisation. La chute du Mufettich qui, dit-on, avait préparé un
contre-projet, est très favorable au succès ».[29]

Goschen ayant cherché à faire le procès de Saddyk devant les tribunaux
mixtes institués en 1876, il est probable que le khédive, pour prévenir
ou étouffer toute révélation scandaleuse que son conseiller intime eût
été amené à faire sur les agissements de son maître, prit le parti de
mettre fin à ses jours. Mais on a tort de croire qu’Ismaïl était
partisan d’une entente avec les deux gouvernements sur les bases
indiquées : « M. Goschen, dit le baron des Michels, en quittant Londres,
flottait entre ses sentiments naturels de loyauté et ses appétits
britanniques ; il avait inscrit dans son programme comme condition
fondamentale de tout arrangement, des sacrifices financiers à réclamer
de la France et des avantages politiques à obtenir pour l’Angleterre. »
Des Michels raconte ensuite dans ses _Souvenirs_ que le principe de
l’égalité parfaite, après avoir été combattu et discuté « fut enfin
définitivement consacré par un décret portant nomination de deux
contrôleurs généraux, l’un français et l’autre anglais, qui allaient se
partager l’administration financière de l’Egypte. Ce décret fut arraché
à la signature du khédive le 18 novembre 1876. Je dis « arraché » car,
jusqu’à la dernière seconde, nous eûmes la crainte d’échouer au port
tant le vice-roi, exaspéré du résultat des négociations, s’acharnait à
les entraver ».

Lord Goschen avait obtenu de la France des sacrifices financiers en
faveur des créanciers anglais de la dette consolidée. Son but, dit-il,
était de soulager l’Egypte et de fortifier au profit des créanciers la
certitude de recevoir l’intérêt auquel ils avaient droit.

Les sacrifices faits par les créanciers, suivant Goschen sont :

  1o Différence entre 5 % et 7 % sur la préférence
     stock de 15.000.000 liv. st. monte à                        300.000

  2o La réduction dans le boni accordé à la dette
     flottante de l’Etat, montant à 3.400.000 liv.
     st. épargne une charge annuelle de 7 % sur ce
     montant                                                     338.000

  3o 1 % sur 59.000.000 liv. st. de dette unifiée,
     portion retenue pour le rachat de la dette,
     monte à                                                     590.000
                                                               ---------
                       Sacrifice annuel              Liv. st.  1.128.000

D’après M. Rothstein — _Egypt’s Ruin_ — Goschen a réussi à conclure avec
les créanciers français un compromis suivant lequel la dette flottante
devait être consolidée, mais il fallait réduire à 10 % le boni de ses
détenteurs. En outre, la dette de la Daïra (domaine privé du khédive)
devait être exclue de la Dette consolidée et former avec la Dette
flottante un groupe séparé, portant un intérêt nominal de 5 %. De même,
les emprunts de 1864, 1865 et 1867 devaient être exclus de la Dette
générale consolidée pour des raisons techniques, mais en réalité parce
que MM. Frühling et Goschen, intéressés dans ces emprunts, voulaient
qu’ils continuassent à porter l’ancien intérêt de 10 à 12 %. Ainsi la
Dette consolidée proprement dite était réduite à 59 millions portant un
seul intérêt de 7 %. Il devait être créé, en outre, principalement en
vue de la conversion, une nouvelle Dette Privilégiée de 17 millions à 5
%. Dans leur ensemble les annuités de la dette se montaient à £
6.565.000, ou environ 66 % de son revenu nominal.

Quant aux résultats politiques de la mission Goschen, ils découlent avec
force de ce principe fécond habilement posé par le délégué britannique :
_une garantie de bonne administration_. Ce principe donnait satisfaction
au gouvernement anglais, aux créanciers et même aux paysans égyptiens à
qui on disait qu’on s’intéressait à leur sort.

A vrai dire, depuis 1876, l’administration égyptienne constituait le
véritable gage des créanciers et de leurs Etats. Les gardiens de ce
gage, c’étaient les contrôleurs généraux, la Caisse de la Dette et les
tribunaux de réforme.

A la tête de la nouvelle hiérarchie administrative européenne se
trouvait le contrôle. Le nombre des fonctionnaires étrangers allait en
augmentant : « Les arrangements financiers, dit Lord Cromer, eurent
moins de résultats pour l’avenir de l’Egypte, que les changements
introduite sur son conseil (de Goschen) dans l’administration du
pays ».[30]

Les deux contrôleurs désignés pour surveiller les dépenses et les
recettes furent le baron de Malaret et M. Romaine. En outre, les chemins
de fer et le port d’Alexandrie, ayant engagé leurs revenus pour le
payement des intérêts devaient être administrés par un Conseil composé
de deux Anglais, un Français et un Egyptien. Le général Mariott fut
nommé président de l’administration des chemins de fer. Ce point acquis,
Lord Goschen s’empressa de désigner au début de 1877 un commissaire
anglais de la Dette publique : le Major Baring (le futur Lord Cromer)
qui arriva en Egypte le 2 mars 1877.

Le régime du condominium devait fonctionner ainsi, mais la combinaison
était fatalement vouée à un échec, car elle ne répondait pas à la
situation réelle du pays : « Il fallut longtemps, dit Lord Milner, pour
mettre la dette de l’Egypte sur un pied convenable. En attendant le pays
était destiné à éprouver beaucoup de nouveaux désastres. Le premier
règlement de son passif, effectué en novembre 1876, sur les propositions
de MM. Goschen et Joubert, fut de très courte durée. Cet arrangement
était, en vérité, raisonnable eu égard à l’exposé de situation qui avait
été fait pour ces messieurs ; malheureusement cet exposé était
complètement erroné. Que les comptes eussent été sciemment ou non
embrouillés, ce qui est certain, c’est qu’ils ne révélaient pas la
situation réelle ».[31]

On conçoit aisément, dans ces conditions, que le condominium eût de
nombreux adversaires. Ils s’attendaient à voir son œuvre échouer au
terme de juillet 1877, date du premier grand coupon, avec toutes les
charges d’amortissement et autres qui y étaient rattachées. « L’argent
demandé (2.074.975) écrivait le Consul anglais Lord Vivian, à son
gouvernement, le 12 juillet, fut entièrement payé hier. Mais je crains
que ces résultats n’aient été atteints au prix de sacrifices ruineux
pour les paysans par la vente forcée de la future récolte, et par la
perception des taxes d’avance. Tout cela doit être, sous une forme ou
sous une autre, arraché à un pays déjà écrasé par les taxes. Mais j’ai
bien peur cependant que l’_administration européenne_ ne soit
inconsciemment en train de sanctionner la ruine complète de la richesse
agricole de l’Egypte, et j’estime que les Anglais sont en train
d’encourir une sérieuse responsabilité. »

Des événements imprévus vinrent encore aggraver le chaos financier et
ébranler le régime provisoire du Condominium, provisoire au moins dans
la pensée de ses auteurs anglais. La guerre turco-russe éclata au
printemps de 1877, et l’Egypte fut contrainte par le Sultan d’envoyer un
contingent de 30.000 hommes entretenus aux frais du gouvernement
égyptien. Cette dépense inattendue fut acquittée au moyen d’une
majoration de 10 % sur les impôts réguliers. Ce n’est pas tout ; une
baisse extraordinaire du Nil en 1877, et une inondation provoquée,
l’année suivante, par une hausse sans précédent ruinèrent les campagnes.

Du point de vue intérieur, la prépondérance anglaise que le condominium,
en tant que victoire française, essayait d’empêcher, fut de nouveau
assurée. En effet, la guerre turco-russe, en affaiblissant la Turquie,
dont l’Egypte dépendait, et en amenant un rapprochement anglo-turc,
porta un rude coup à la force de résistance d’Ismaïl et l’inclina du
côté anglais.

Du point de vue extérieur, par l’acquisition de Chypre, l’Angleterre
domina le Canal de Suez. D’autre part, l’appui naturel accordé par
Bismarck à l’Angleterre, au Congrès de Berlin, en 1878, n’autorisait pas
M. Waddington à rouvrir la question et faire sanctionner officiellement
par les puissances réunies, le principe de l’égalité sur lequel reposait
le condominium, qui n’existait pas en fait.

On peut dire, en toute justice, que l’administration anglaise est la
principale responsable du mauvais gouvernement et de l’effondrement
financier qui marquèrent les dernières années du règne d’Ismaïl.

Cette situation est due aux préoccupations politiques de l’Angleterre
qui excluaient, pour le moment, la nécessité urgente de mettre de
l’ordre dans les affaires égyptiennes. La guerre russo-turque n’avait
fait qu’augmenter ces préoccupations. Pour s’en rendre compte, il est
bon de rappeler la campagne menée dans la presse anglaise, en 1877, par
le célèbre écrivain anglais Edward Dicey, pour soutenir énergiquement la
nécessité d’une occupation immédiate de l’Egypte par l’Angleterre ou
tout au moins, d’une sorte de protectorat du gouvernement britannique.
Dans un article paru en juin dans la _Nineteenth Century Review_,
intitulé : _Our route to India_, il disait : « Nous devons être à même
de garder le Canal de Suez ouvert à nos vaisseaux en tous temps et dans
toutes les circonstances ; et pour y arriver, nous devons légalement
prendre pied dans le Delta d’Egypte d’une façon beaucoup plus décisive
qu’à présent.

« En deux mots, si la France était placée devant l’alternative d’une
guerre générale et de l’annexion de l’Egypte par l’Angleterre, elle
choisirait la dernière sans hésitation. Toutes les fois que la France
recouvre sa puissance et se débarrasse du cauchemar de l’Allemagne, elle
recommence sa rivalité traditionnelle avec l’Angleterre dans le Levant.
Mais, en ce moment, nous pourrions faire ce que nous ne pouvions pas
faire pendant les dernières soixante-quinze années, et ce que très
probablement nous ne pourrions pas faire dans deux ans, c’est-à-dire
prendre possession de l’Egypte sans courir le risque d’une guerre avec
la France. »

Dans la _Revue Britannique_, (décembre 1877), M. Dicey fit paraître un
article intitulé : _Le Khédive et le Protectorat de l’Angleterre_. Cet
article était évidemment destiné à l’opinion française : « Le côté
politique, dit-il, et le côté financier de la question égyptienne sont
si étroitement liés qu’il est impossible de les séparer. Si, sous une
forme quelconque mais réelle, par l’intervention directe ou bien par
l’action d’officiers ou d’administrateurs anglais, nous nous assurons un
contrôle efficace sur le gouvernement de l’Egypte, il est évident que
nous arriverons ainsi à assumer plus ou moins la responsabilité des
exécutions des engagements de l’Egypte envers ses créanciers européens
et aussi la responsabilité de l’administration même du pays. »

En attendant une mainmise officielle et complète, l’Angleterre mettait
pratiquement la main sur l’administration du pays et exerçait, dans ce
sens, une pression _indirecte_ sur Ismaïl : « On vit successivement
pourvoir le général Mariott, commissaire anglais des chemins de fer, du
titre de directeur général, ce qui plaçait son collègue français dans
une position subordonnée. Un Anglais fut introduit dans le Conseil
sanitaire en violation du privilège réservé à nos nationaux depuis
Méhémet Ali, _et l’administration égyptienne fut, en quelques semaines,
littéralement bondée de titulaires britanniques_.

« Le vice-roi, s’enhardissant peu à peu, revenait alors à son premier
plan, sous une forme détournée, en appelant Gordon Pacha au gouvernement
général du Soudan avec des pouvoirs illimités et la liberté d’organiser
à sa guise les débouchés et les routes commerciales du Centre-Afrique.
Vint ensuite la convention anglo-égyptienne sur la traite des esclaves
avec des clauses qui donnaient implicitement aux agents de la Reine le
droit de créer et d’entretenir une police à eux dans les eaux
égyptiennes. Un autre traité pour la reconnaissance de la souveraineté
khédiviale sur la côte des Somalis servait de prétexte à des concessions
commerciales. »[32]

Ce plan de séduction — comme l’appelle le baron des Michels — qu’Ismaïl
poursuivait auprès des Anglais était en réalité suggéré et encouragé par
eux. En compensation, ils le soutenaient dans la lutte qu’il rouvrait
contre les créanciers. De là la sollicitude apparente pour le paysan
égyptien et la dénonciation des charges financières très lourdes qui
pesaient sur l’Egypte, dans l’unique dessein d’éliminer pratiquement la
France, avec l’aide d’Ismaïl, et de déconsidérer ensuite le khédive aux
yeux de ses sujets, pour s’installer à sa place. De là également l’idée
d’une nouvelle enquête où les mots de réforme administrative et de
justice pour le paysan ne servaient qu’à masquer des visées politiques,
comme l’événement l’a prouvé.

En attendant, la conduite du gouvernement britannique dans la question
de l’administration, ne pouvait pas inspirer la confiance. Elle n’était
pas conforme aux principes de bon gouvernement et de bonnes finances,
énoncés solennellement par M. Cave, puis par Goschen, et plus tard par
Wilson. Pourtant, plus que dans aucun autre pays, il existe en Egypte
des rapports étroits entre une bonne administration et la prospérité
matérielle. L’entretien des travaux publics tels que les canaux, par
exemple, assure à l’agriculture de ce pays un bon rendement, qui, à son
tour, garantit pratiquement le paiement de l’impôt foncier, principale
source du revenu. Or le revenu est l’espoir des créanciers. En mettant
fin aux exactions du passé, à la perception anticipée des taxes, et à
l’usure à laquelle le contribuable devait avoir recours, en un mot en
ménageant le paysan, on favorisait la richesse agricole. De même, en
assurant aux fonctionnaires égyptiens le payement régulier de leurs
traitements, on empêchait la corruption qui engendre tous les vices
administratifs et empêche toute prospérité.

Une bonne administration exigeait d’abandonner tous les expédients
exorbitants d’Ismaïl, en matière de finance, et de ménager l’avenir.
C’était l’intérêt commun des débiteurs et des créanciers.

Il est certain qu’en 1877 et 1878 toutes les prévisions financières
furent bouleversées par une situation économique exceptionnellement
mauvaise, à laquelle il fallait remédier par des sacrifices temporaires
et par la suppression de quelques abus, dont la réforme dépendait
uniquement du contrôle européen. Les résidents étrangers, au nombre de
plus de 100.000, étaient, en vertu des capitulations, exonérés de toutes
les taxes à l’exception des droits de douane sur les marchandises
importées. Comme, d’autre part, ils jouissaient de l’inviolabilité de
domicile, leurs bateaux chargés de contrebande pouvaient entrer dans les
ports et défier les autorités égyptiennes : « Pour entrer dans le
domicile d’un étranger, dit Lord Milner — _l’Angleterre en Egypte_ —, la
présence du consul ou d’un représentant du consul est nécessaire ; or,
dans des centaines de cas, le consul sait demeurer introuvable jusqu’au
moment où le corps du délit : marchandises volées, tabac de contrebande,
hachich ou n’importe quoi a pu être prudemment enlevé, et, en vérité, à
ne s’en tenir qu’à la contrebande, les cas où les droits de l’Etat ont
été fraudés sous le courant des capitulations fourniraient à eux seuls
la matière de tout un chapitre. En effet, dans un port égyptien, le
navire d’un étranger est tout aussi inviolable que sa maison sur terre,
et les exemples sont innombrables de bateaux connus pour transporter de
la contrebande qui ont dû, pendant des semaines, être surveillés jour et
nuit par des garde-côtes avant qu’on pût obtenir l’assistance de l’agent
consulaire, qui pouvait seul permettre de monter à bord ; lorsque
l’indispensable fonctionnaire arrivait enfin, les bateaux prenaient
simplement la mer pour recommencer le même jeu sur un point plus
favorable jusqu’à ce qu’ils eussent réussi à débarquer leur
chargement. »

On estimait que l’exemption des taxes et la contrebande faisaient perdre
au Trésor au moins £ 500.000 par an. Du reste, le consul anglais, dans
un rapport adressé à son gouvernement, le 30 juillet 1877, signalait ces
abus : « Les revenus de l’Egypte, dit-il, pourraient être
considérablement accrus sans imposer de nouveaux sacrifices aux
cultivateurs déjà surchargés de taxes, en corrigeant les abus de la
contrebande faite par les Européens et en les forçant à payer leur part
de contribution aux revenus du pays... En ce qui concerne les douanes,
leur ruine provient sans doute en partie de la contrebande organisée sur
une vaste échelle par les Européens « dont les navires notoirement
chargés de contrebande, peuvent demeurer près de la côte pendant
plusieurs jours sans être l’objet d’aucune visite. Si, une fois, ils
réussissent à débarquer leurs marchandises et à les déposer dans un
magasin appartenant à un Européen, malheur aux autorités qui oseraient y
toucher... Le pays est plein de marchandises frauduleusement importées
et vendues ouvertement sous l’œil des autorités impuissantes à
intervenir[33]. »

Le khédive pria M. Vivian « d’obtenir des Européens les taxes qu’ils
devaient payer » et « d’arrêter la vaste contrebande pratiquée avec
impunité ». Lord Derby, après un intervalle de sept mois, le 4 mars
1878, répondit que « cet appel du khédive ne peut pas être tout à fait
négligé par le gouvernement de Sa Majesté, surtout dans le désordre
présent des finances égyptiennes ; le khédive pourrait avoir l’assurance
de sa bonne volonté de l’aider dans la suppression des abus _pourvu que
Son Altesse donnât une preuve satisfaisante de son intention sérieuse de
réformer son administration financière_ et se prêtât réellement à
exécuter les arrêts des tribunaux de la Réforme ».

Cette offre tardive faisait discrètement allusion à une enquête projetée
dont nous étudierons ultérieurement les conséquences ; en tous cas, elle
équivalait pratiquement à un simple refus.

Cependant, pour réaliser des économies, l’entretien des travaux publics
était arrêté depuis 1876 ; le désordre administratif et le gâchis
financier ne faisaient que croître. Le 30 novembre 1877, le consul
anglais écrivait : « Les sujets du khédive se plaignent du paiement
intégral des créanciers, alors que ses propres employés, la partie la
plus essentielle de la machine administrative, sont laissés sans
paiement. Le 17 janvier 1878, il rapportait à Lord Derby que « durant
les douze mois précédents, l’Egypte a payé sur un revenu de £ 9.543.000
une somme de £ 7.473.909 aux porteurs de titres, laissant après le
paiement du tribut à la Porte et l’intérêt sur les actions du Canal de
Suez vendues à l’Angleterre, seulement £ 1.070.000 pour les dépenses
nécessaires du gouvernement. »

Quant à l’état du pays proprement dit, l’auteur de l’_Egypt’s Ruin_ nous
dépeint la misère qui régnait à cette époques : « Les eaux du Nil, dit
M. Rothstein, à l’automne de l’année précédente (1877) étaient très
basses ; il s’ensuivit une grande disette de récoltes. En outre, les
animaux furent frappés d’une peste désastreuse et le marché du coton
subit une très forte baisse. On voyait alors la Haute-Egypte ravagée par
une famine telle qu’on n’en a pas entendu parler depuis plusieurs
générations. Femmes, enfants allaient de village en village mendier de
quoi manger, et, dans plusieurs cas, ils avaient pour seuls aliments les
rebuts des rues. On a calculé que la famine n’emporta pas moins de
10.000 personnes pendant l’été de cette année, sans compter celles qui
périrent de dysenterie et d’autres maladies semblables. Néanmoins, quand
le khédive demanda l’ajournement du coupon de mai (1878), il fut
accueilli par un refus brutal. M. Vivian et M. Romaine eux-mêmes étaient
favorables à l’ajournement du paiement de ce coupon particulièrement
meurtrier. Le gouvernement anglais, cependant, fit la sourde oreille à
toutes les sollicitations et donna l’ordre, par dépêche, de payer
immédiatement le coupon. Des provinces entières furent ruinées et
dépeuplées pour longtemps. Le coupon de juillet fut payé dans des
circonstances semblables. »[34]

De son côté, l’ancien commissaire de la Dette, Lord Cromer, disait dans
son livre _Modern Egypt_ : « Des mesures furent prises en vue de
percevoir l’argent nécessaires pour le payement du coupon (de mai 1878).
Deux pachas, parmi les hommes gantés de fer furent envoyés dans les
provinces. Ils étaient accompagnés d’un corps de prêteurs prêts à
acheter d’avance les récoltes des cultivateurs. Ainsi le bas Nil ayant
diminué la récolte, les paysans d’Egypte furent privés des bénéfices qui
devaient, en tous cas, dériver de la hausse de prix consécutive à la
rareté. »

On parlait alors au Caire et à Londres de faire une nouvelle enquête,
qui aurait eu en réalité pour but principal d’assurer officiellement à
l’Angleterre la prépondérance financière et politique et d’annuler
pratiquement le Condominium. Car, pour l’Angleterre, la question
financière et la question politique étaient intimement liées : « Sans
doute, disait un correspondant du _Times_, l’une des plus grandes
institutions financières à Paris est « jusqu’au cou » dans les valeurs
égyptiennes, mais cinq ans de protectorat anglais régleraient cette
affaire. »[35]

Le 4 avril 1878, un décret khédival nomma une Commission avec « les
pouvoirs d’enquête les plus étendus ». Elle était composée d’un
président : Ferdinand de Lesseps ; de deux vice-présidents : Sir Rivers
Wilson et Riaz Pacha ; et des quatre commissaires de la Dette : M. de
Blignières, commissaire pour la France, Captain Baring pour
l’Angleterre, de Kremer pour l’Autriche et Baravelli pour l’Italie.

Cette commission présidée effectivement par Sir Rivers Wilson était
décidée d’avance à hypothéquer les domaines privés du khédive avant de
demander des sacrifices aux créanciers. « Elle débuta, raconte le baron
des Michels dans ses _Souvenirs_, par un coup d’éclat en réclamant de
Son Altesse l’abandon sur sa cassette de deux millions de livres
sterling pour éteindre les dettes les plus criardes, payer la solde
arriérée des petits employés et assurer l’exécution des jugements. A
cette demande si inattendue, Ismaïl fut positivement affolé... Il pensa
d’abord à se jeter dans les bras du Sultan et à acheter de lui le droit
de faire banqueroute à son exemple. Le lendemain de la victoire de
Plevna, il rêva de s’adresser au Tzar... « C’est ma ruine que l’on
cherche », s’écria le khédive en abordant l’agent de la Reine, « on veut
me dépouiller de ma fortune personnelle, puis, par un firman de la
Porte, on me renverra d’Egypte ! »

Dans un premier rapport, adressé au khédive le 11 mai 1878, le vice-
président Wilson disait : « Mais la Commission, qui doit, aux termes
mêmes du décret qui l’institue, rechercher les moyens d’assurer la
marche régulière des services publics, ne pouvait pas ne pas se
préoccuper d’assurer cette marche régulière pendant le cours de ces
opérations.

« Or, elle estime que le non-paiement des traitements des fonctionnaires
est absolument incompatible avec le fonctionnement régulier de
l’administration.

« Non seulement, comme l’a dit le tribunal du Caire, les fonctionnaires
de l’Etat sont, en ce qui concerne leur traitement, des créanciers
privilégiés, mais, si l’on considère que le gage des créanciers de
l’Etat est précisément le produit de tous les impôts, et que, pour
donner quelque valeur à ce gage, il est de toute nécessité que rien ne
vienne arrêter ou suspendre la marche des services publics, on doit
reconnaître qu’il est de l’intérêt même de tous les créanciers que le
paiement régulier des traitements soit assuré. »

Faisant allusion à ce rapport, le consul français écrivait le 24 mai à
son gouvernement : « La solde des employés était en retard de six, huit,
dix et jusqu’à seize mois, et le plus grand nombre d’entre eux était
maintenu systématiquement dans un tel état de besoin et de misère, que
bien des gens commençaient à se demander si le pays était réellement
épuisé et hors d’état d’alimenter le Trésor. »[36]

La Commission ne bornait pas sa sollicitude aux fonctionnaires : elle
s’intéressait aussi au sort des paysans. En effet, un grand rapport
préliminaire du 20 août 1878, présenté au khédive par sir Rivers-Wilson,
au nom de ses collègues « chargés de préparer les réformes qu’exige
l’intérêt des contribuables aussi bien que celui des créanciers »,
disait : « Aujourd’hui il (le fellah) ne trouve ni dans la loi, ni dans
l’organisation administrative, aucune garantie contre les extorsions des
agents du fisc.

« Actuellement, on ne peut pas ne pas en tenir compte, et il est de
toute nécessité de faire concorder les échéances de l’impôt dû par
chaque cultivateur avec l’époque de ses récoltes. Tel est à la fois
l’intérêt du Trésor et l’intérêt du contribuable.

« De l’avis unanime de toutes les personnes que nous avons interrogées
sur la situation économique du pays, ces ventes par anticipation et ces
emprunts à des taux qui s’élèvent souvent à 7 % par mois sont une des
causes principales de la situation précaire des populations agricoles.
Les fonctionnaires égyptiens et les agents consulaires nous ont donné
sur ces opérations scandaleuses les renseignements les plus concordants
et les plus précis. Le jour où il est contraint au remboursement d’une
dette que les intérêts ont rapidement doublée ce ne sont pas seulement
ses bestiaux et ses récoltes que le fellah est obligé de vendre à vil
prix, c’est sa terre même. Les usuriers, auxquels les tribunaux ne
peuvent refuser l’exécution de contrats en apparence réguliers,
deviennent ainsi propriétaires d’étendues de terre considérables, et la
petite propriété, au préjudice de l’intérêt même du pays, tend peu à peu
à disparaître. »

Depuis 1876 tous les enquêteurs anglais ne manquaient pas de signaler
que ces abus allaient à l’encontre des intérêts des débiteurs et de
leurs créanciers. M. Rivers Wilson reprit le même thème de réforme avec
plus d’autorité et non sans un certain apparat. Nous suivrons dans le
chapitre consacré à l’opinion publique toutes les péripéties de
l’enquête. D’ores et déjà nous pouvons constater que chaque nouvelle
enquête menée au nom des réformes signifiait une mainmise plus complète
sur l’administration dans son ensemble et une diminution du pouvoir
d’Ismaïl au détriment de la France et de l’indépendance administrative
de l’Egypte qu’elle l’avait aidée à conquérir et à conserver depuis
Méhémet-Ali.

Les _Souvenirs_ du baron des Michels, nous renseignent sur l’état
d’esprit de cet apôtre des réformes : « Ce fut donc, dit-il, avec une
véritable surprise que je vis M. Wilson, à la différence des
Commissaires d’Autriche et d’Italie, qui s’efforçaient de réduire
l’enquête aux proportions d’une étude financière, s’appliquer tout
d’abord à lui attribuer une portée beaucoup plus large. Toujours lancé
dans des considérations sociales et humanitaires, le vice-président
anglais paraissait beaucoup plus préoccupé d’instruire le procès
d’Ismaïl que de recueillir les indications sur les ressources du
pays[37]. Cette disposition d’esprit empruntait aux conversations
particulières de M. Wilson un caractère de réelle gravité. A ses yeux il
n’y avait de bons fonctionnaires en Egypte que ses compatriotes, et il
ne fallait pas hésiter à en multiplier le nombre ; les fellahs étaient
pressurés, on ferait acte de justice en les plaçant sous la protection
d’une administration étrangère... Le bruit commençait, d’ailleurs, à se
répandre tout bas au Caire, qu’après la dissolution de la commission
d’enquête, l’idée d’un ministre étranger reviendrait et que M. Wilson
serait ce ministre... Ce n’était plus de l’intérêt des créanciers et de
la liquidation financière qu’il allait désormais être question, mais du
sort même de l’Egypte, et l’avenir commençait à se dessiner pour moi
sous un aspect des plus inquiétants. »

L’auteur explique ensuite qu’après le retour des ambitions exclusives
des Anglais, le temps était venu « d’envisager les choses d’un point de
vue plus élevé et plus désintéressé, de soumettre en un mot au Congrès
de Berlin la question de l’internationalisation de l’Egypte. Il
s’agissait d’étendre sur le terrain administratif et économique, les
accords qui avaient servi de base à la réforme judiciaire. »

Cette politique plus élevée de 1878 sera reprise par M. de Freycinet,
dans des circonstances semblables, en 1882 ; mais, dans les deux cas,
l’action avait le défaut de ne pas coïncider avec le moment
psychologique. Elle n’était pas suffisamment préparée pour venir à bout,
d’une façon ou d’une autre, de l’opposition de Bismarck, l’allié de
l’Angleterre et le maître de l’Europe.

La conclusion du rapport de la Commission supérieure d’enquête était
très caractéristique : « On ne saurait méconnaître, disait M. Wilson,
que le chef de l’Etat dispose d’une autorité sans limites. » Ismail
étant ainsi déconsidéré, on le dépouille de son autorité, non au profit
du peuple égyptien, mais au profit de l’étranger. On invite le khédive à
former un « ministère responsable ». Par un rescrit du 28 août, le
khédive charge Nubar, l’ancien ministre arménien acquis à l’influence
anglaise, de former un ministère dont feront partie sir Rivers Wilson,
comme ministre des Finances et M. de Blignières, le contrôleur français,
comme ministre des Travaux Publics. Ainsi le contrôle franco-anglais,
qui était la base du Condominium, devait disparaître et la nouvelle
combinaison assurait à l’Angleterre, en la personne de M. Wilson, la
prépondérance financière et politique en Egypte[38].

La première tâche du ministère européen était de pourvoir au paiement du
coupon de novembre, en négligeant totalement les détenteurs de la dette
flottante et les autres créanciers des Daïras (domaines privés) et de
l’Etat « sacrifiés aux créanciers de la Dette unifiée ».

Les vastes domaines du khédive et de sa famille avaient été également
restitués à l’Etat contre une liste civile accordée au khédive. Et pour
payer le coupon, on usait des méthodes condamnées d’Ismaïl. Un mois à
peine après son arrivée au pouvoir, M. Wilson est envoyé à Londres pour
négocier avec les Rothschild un emprunt de £ 8.500.000 garanti par les
propriétés de la famille khédiviale livrées aussitôt en hypothèque. Sur
£ 6.276.000 — produit de cet emprunt émis à 73 — £ 1.225.000 ont été
appliquées au coupon de novembre, £ 500.000 au tribut versé à la Porte
et £ 212.000 à la commission des Rothschild. Il restait seulement £
4.360.000 pour la liquidation de la dette flottante, but avoué de cette
opération.

Il y avait quatre mois que le ministère Wilson était au pouvoir quand la
nouvelle année (1879) s’ouvrit « sans aucune amélioration dans la
situation du pays. Les méthodes fiscales oppressives de l’ancien régime
personnel, dit M. Mac Coan, étaient encore en vigueur ; cependant le
Trésor était vide, et les fonctionnaires indigènes restés sans payement,
l’armée et les créanciers locaux se plaignaient tous bruyamment comme si
cela était d’hier. Seuls les fonctionnaires européens — qui sont légion
— étaient contents, recevant entièrement et ponctuellement leurs gros
appointements.[39] »

A vrai dire, le ministère Wilson, en étendant délibérément le gâchis
financier et le désordre administratif, ce qui était contraire à ses
promesses de réforme maintes fois réitérées, ne considérait pas les
intérêts du peuple égyptien, ni même les intérêts véritables des
créanciers. En même temps que la misère publique, le nombre des
fonctionnaires étrangers allait en augmentant. Entre 1864 et 1870 il y
avait 160 Européens au service du gouvernement ; de 1871 à 1875 il y en
avait 120 en plus ; mais en 1876 il n’y avait pas moins de 119
_fonctionnaires nouveaux_ ; pas moins de 131 en 1877 et 1878 ; de 208 en
1879, de 250 en 1880, de 122 en 1882. En mars 1882 environ 1.300
fonctionnaires touchaient plus de 350.000 livres par an.

De 1876 à 1882 c’est la période de « pénétration pacifique
administrative » à laquelle a succédé une période dite « d’occupation
administrative ».

La constitution du ministère européen avait créé dans le pays quelque
espoir vite déçu : « Il est presque incroyable, écrivait le _Times_ du 5
décembre 1878, et cependant c’est un fait, qu’avec tous nos contrôleurs
européens et au moment où les journaux de Londres célébraient le salut
de l’Egypte (la formation du ministère), ces paysans mêmes qui furent
chassés de chez eux par les crues récentes, et dont les animaux, les
ustensiles et les maisons furent emportés par les eaux, étaient
poursuivis pour l’arriéré de leurs taxes. »

Le 31 mars 1879 le même journal écrivait : « Les résidents du Delta
disent qu’on est en train de percevoir le troisième quart de la taxe de
cette année, et que les vieilles méthodes de perception sont appliquées.
Ceci paraît étrange à côté des nouvelles disant que les gens meurent sur
le bord des routes, que de grandes étendues de terre restent sans
culture à cause des charges du fisc, que les paysans ont vendu leur
bétail, les femmes leurs parures, et que les usuriers remplissent les
bureaux des hypothèques de leurs demandes de forclusion. »

Finalement le ministère de la « réforme » proposa à Ismaïl la
banqueroute. Ismaïl ne put se résoudre à cette « humiliation » et,
s’appuyant sur un nouveau courant national de sentiments et d’idées qui
s’était formé en Egypte contre l’ingérence étrangère, fit aussitôt une
déclaration (5 avril 1879) aux termes de laquelle l’Egypte n’était pas
en déconfiture ; il déclarait vouloir gouverner avec et par un conseil
de Ministres indigènes responsables devant une Chambre de délégués ; il
communiquait en même temps aux Consuls généraux un plan financier
garanti par les différents partis et notables de l’Egypte. Il renvoya,
en conséquence, les ministres européens, et chargea Chérif-Pacha de la
formation d’un nouveau ministère purement égyptien.[40]

Ismaïl, ou plutôt le pays, entendait mettre fin à l’ingérence franco-
anglaise dans les affaires intérieures et liquider à son avantage la
situation financière et politique. Mais les puissances se sont chargées
de la liquider elles-mêmes par la déposition d’Ismaïl (26 juin 1879),
par la promulgation de la loi de liquidation de juillet 1880, et par
l’occupation de l’Egypte en 1882.

Ne pouvant nous occuper ici que de l’aspect financier de la question,
nous devons rendre justice à la France qui a pris l’initiative de
l’assainissement financier de 1880. C’est également la France qui a
voulu, en 1876, en proposant la fondation d’une banque nationale,
résoudre la question uniquement sur le terrain financier. Sur ce
terrain, il n’était pas difficile de s’entendre avec les créanciers dont
les intérêts couraient les plus gros risques par suite de l’épuisement
du pays, du chaos financier, du gâchis administratif, de la négligence
des travaux publics et du marasme dans les affaires, qui ont caractérisé
les dernières années du règne d’Ismaïl. L’Egypte n’avait pas besoin de
diplomates, mais d’experts financiers et de bons comptables. Etant donné
l’état exceptionnel du pays en 1877 et en 1878, état nullement prévu par
le Condominium, une suspension provisoire de payements eût permis au
pays de récupérer un peu ses forces, d’assurer le bon fonctionnement de
la machine administrative et de poursuivre parallèlement l’œuvre de
relèvement et l’extinction graduelle de la dette.

Malheureusement l’Angleterre posait comme condition _sine qua non_ de la
guérison financière une mainmise politique. La France, ne voulant pas
laisser l’Angleterre régler seule la question égyptienne, a été
entraînée à s’enfermer dans une sorte de tête-à-tête avec les Anglais en
Egypte : « Il aurait fallu, dit M. de Freycinet, appeler en tiers les
autres puissances, prendre des mesures collectives comme on l’avait fait
pour la Caisse de la Dette publique. »

Depuis 1876, l’Angleterre a envoyé successivement M. Cave, M. Goschen et
M. Wilson mener des enquêtes en Egypte. Chaque fois, comme nous l’avons
vu en toute impartialité, chacun de ces messieurs dénonçait à son tour
et avec plus de force les abus criants, et proclamait la nécessité de
réformes. A chaque enquête succéda l’envoi d’un nouveau contingent de
fonctionnaires anglais peu soucieux de soulager le pays des maux qui
l’obligeaient à solliciter des concours étrangers. On dirait que, dans
cette période (1876-1879), l’Angleterre redoutait que l’Egypte, une fois
guérie financièrement, rejetât une tutelle encore mal affermie. Ces
préoccupations politiques ont eu, pour la prospérité matérielle du pays,
des résultats désastreux qui ont amené le ministère Wilson à déclarer
l’Egypte en état de banqueroute.

La déposition d’Ismaïl a laissé à l’Egypte un héritage lourdement
hypothéqué par l’étranger. Désormais, une dette publique de 100 millions
pèsera sur ses épaules et restera le gage de sa servitude.


[Note 8 : _Histoire financière de l’Egypte_ depuis Saïd Pacha jusqu’à
1876 (l’avant propos est signé J. C., Alexandrie, 31 décembre 1877).]

[Note 9 : M.-T. FAUCON : _La Ruine de l’Egypte_. L’emprunt égyptien et
les capitalistes français, 1873.]

[Note 10 : _Revue des Deux Mondes_, 1876.]

[Note 11 : M.-T. FAUCON : _L’Emprunt égyptien et les capitalistes
français_.]

[Note 12 : Voir _Spoiling the Egyptians_, par Seymour Keay, 1882. C’est
une étude des finances égyptiennes d’après les documents officiels du
Parlement Britannique.]

[Note 13 : Baron des MICHELS : Voir le chapitre consacré au Condominium
franco-anglois (origine et genèse) dans _Souvenirs de Carrière_, Paris-
Plon, 1901.]

[Note 14 : _Parliamentary Paper_ « Egypt No 4, 1879 », p. 31.]

[Note 15 : Mac COAN : _Egypt under Ismaïl_, 1889.]

[Note 16 : T. FAUCON : _L’Emprunt égyptien et les capitalistes
français_, 1873.]

[Note 17 : Ces détail qui se trouvent dans l’ouvrage cité de M. Mac Coan
sont confirmés par M. Cave dans son rapport en 1876.]

[Note 18 : MAZADE (Chronique) : _Revue des Deux mondes_, déc. 1875.]

[Note 19 : L’Angleterre ne tarda pas à préciser et affirmer la portée
politique. Deux ans plus tard, lors de la guerre turco-russe (1877) le
premier anglais Lord Derby, parlant du danger d’une guerre navale aux
environs du canal, déclara officiellement : « Toute tentative de bloquer
ou entraver par un moyen quelconque le canal ou ses approches serait
envisagée par le gouvernement de Sa Majesté comme une menace pour l’Inde
et comme un grave dommage pour le commerce du monde. D’après ces deux
considérations, tout acte semblable, dont le gouvernement de Sa Majesté
espère et croit qu’aucun des deux belligérants ne voudrait le commettre,
serait incompatible avec le maintien par le gouvernement de Sa Majesté
d’une attitude de neutralité passive.]

[Note 20 : « M. Cave était un personnage de trop d’importance pour que
sa mission se bornât à recueillir les éléments d’un rapport sur la
situation. Il était accompagné d’un personnel emprunté à la fois à la
Chancellerie de l’Echiquier et au Foreign Office. A en juger par les
fonctions diverses que remplissaient les auxiliaires dont il s’était
entouré, sa mission devait tenir à la fois de la politique et de la
finance. » (_Histoire financière de l’Egypte_, depuis Saïd Pacha).]

[Note 21 : Hansard. « Parl. Debates ». Vol. 22, 1876, p. 1418. Cité par
T. Rothstein, l’auteur d’_Egypt’s Ruin_, qui a donné sur la mission Cave
et ses appendices les renseignements les plus complets et les plus
précis.]

[Note 22 : D’après une étude financière de M. Mulhall, parue dans la
_Contemporary Review_ en octobre 1882, quand Ismaïl fut déposé (1879) la
dette de l’Egypte avait atteint 100 millions. Mais le khédive n’obtint
pas 100 millions des bondholders. Le total reçu par Saïd, Ismaïl et
Tewfick jusqu’à aujourd’hui a été de 50 1/2 millions dont Ismaïl reçut
42 millions.

Un tableau détaillé de Seymour Keay — _Spoiling the Egyptians_ — montre
qu’en 1882 l’Egypte a déjà remboursé aux créanciers tout le capital
prêté par eux, avec un intérêt de 6 0/0 per annum, bien que, suivant le
London Stock Exchange List, elle reste encore débitrice de £
90.000.000.]

[Note 23 : L’agent financier dont il s’agit devait être M. Rivers Wilson
que M. Cave, en route pour Londres lors de son retour, avait rencontré à
Paris et mis au courant de la situation réelle du pays.]

[Note 24 : B. KINGSTON : _Monarchs I have met_, en 2 vol., Londres,
1887.]

[Note 25 : « L’acte qui précède (l’institution de la Caisse de la Dette)
constitue la première atteinte portée à l’autorité du khédive. Malgré la
modération des termes, l’abdication de sa part est visible et désormais
les créanciers étrangers formeront un pouvoir dans l’Etat. Ismaïl
acceptant cette mise en tutelle, c’eût été aux créanciers de choisir les
tuteurs, et non aux gouvernements. L’immixtion de ceux-ci altère et
aggrave les obligations qu’ils ont envers leurs nationaux ; ils ne sont
plus maîtres de déterminer la limite dans laquelle leur action
s’exercera. De cette erreur initiale ont découlé la plupart des faits
qui ont amené la crise de 1882 ». (De Freycinet : _La Question
d’Egypte_).]

[Note 26 : Voir le _Times_ du 15 mai 1876.]

[Note 27 : Baron des MICHELS, ancien ambassadeur : _Souvenirs de
Carrière_ (1855-1886). Paris-Plon, 1901.]

[Note 28 : M. FARMAN, ancien consul général des Etats-Unis au Caire :
_Egypt’s Betrayal_.]

[Note 29 : Le _Times_ du 21 novembre 1876.]

[Note 30 : Lord CROMER : _Modern Egypt_.]

[Note 31 : Lord MILNER : _L’Angleterre en Egypte_.]

[Note 32 : Baron des MICHELS : _Souvenir de Carrière_ (1855-1886).
Paris, 1901.]

[Note 33 : « Egypt No 2 1879 », p. 77.]

[Note 34 : Sir Alexandre Baird qui fut chargé officiellement « d’aider
au soulagement de la population » adressa par la suite un rapport — cite
par Lord Cromer — au ministère des Finances ; les faits relatés par M.
Rothstein y sont confirmés.]

[Note 35 : Le _Times_, 26 mars 1878.]

[Note 36 : _Documents diplomatiques_, affaires d’Egypte 1880.]

[Note 37 : Le baron des Michels a vu juste. Son opinion, du reste, est
confirmée par M. Rivers Wilson dans ses Mémoires : « Après mon retour
d’Egypte en 1876, écrit-il, j’étais constamment consulté par la
Trésorerie et le Foreign Office en tout ce qui a rapport aux affaires
égyptiennes. La lettre suivante, adressée par la Trésorerie au Foreign
Office, et rédigée par moi, pose les bases sur lesquelles, à mon avis,
l’enquête devait être conduite :

(_Extrait_)

                                                       « 4 février 1878.

« La désignation de la Commission d’enquête à laquelle fait allusion la
dépêche de M. Vivian (22 déc. 1877) semble offrir une occasion favorable
et légitime à toute influence que le gouvernement de Sa Majesté jugerait
bon d’exercer sur le khédive pour le progrès de nos intérêts... C’est
pourquoi l’attention des membres de la Commission devrait être dirigée
non seulement vers un examen des recettes et des dépenses actuelles,
dont les résultats seraient plus ou moins exacts, mais encore vers _la
question plus vitale des causes qui ont amené ce pays naturellement
riche à une condition si déplorable_. » (Sir Rivers Wilson : _Chapters
of my official life_), 1916.

A vrai dire M. Goschen avait essayé déjà d’élargir le cadre de l’enquête
pour instruire le procès d’Ismaïl, mais la soumission d’Ismaïl et
l’assassinat de Saddyk, l’ancien ministre des Finances, lui donnèrent
probablement satisfaction. Toutefois le but principal étant de
déposséder Ismaïl de son pouvoir — but plutôt politique — M. Wilson ne
pouvait réaliser ses fins qu’en dénonçant le gouvernement personnel du
khédive et en instruisant son procès.]

[Note 38 : Non seulement Nubar mais même le gouvernement britannique
était opposé à la nomination de M. de Blignières : « J’ai reçu, écrivit
M. Rivers Wilson dans ses mémoires en date du 31 mai 1878, une lettre du
chancelier de l’Echiquier disant qu’une lettre que je lui avais écrite
au sujet de ma nomination comme ministre des Finances avait été soumise
à l’examen du Cabinet. » « Le Cabinet, dit le chancelier, jusgea qu’il
serait désirable d’encourager l’idée de votre acceptation du ministère
des Finances... Nous pensons comme vous que vous seriez dans une
meilleure position sans un second français (_french double_). »]

[Note 39 : Mac COAN : _Egypt under Ismaïl_.]

[Note 40 : M. Rivers Wilson ne dit naturellement pas un mot dans ses
Mémoires des manifestations de l’opinion publique en Egypte et ne voit
dans l’opposition nationale qui a déterminé l’attitude d’Ismaïl qu’une
farce. C’est pourquoi il assigne plutôt à son renvoi comme cause
principale l’indécision et l’inconséquence du gouvernement de Sa
Majesté : « Cette inconséquence, dit-il, a atteint, pour ainsi dire, son
point culminant en mars, dans la déclaration extraordinaire de Sir
Stafford Northcote, chancelier de l’Echiquier au Parlement ; il
déclarait, en effet, que j’étais simple fonctionnaire du khédive, qui
était libre de me congédier à chaque instant. La nouvelle fut
télégraphiée au Caire où son effet fut instantané, et depuis ce moment-
là notre sort fut réglé. »

                  (Sir Rivers Wilson : _Chapters of my official life_.)]




                              CHAPITRE II

                           =L’œuvre d’Ismaïl=


L’œuvre d’Ismaïl est étendue et témoigne de l’intelligence de son
auteur. Elle est attestée encore par les traces profondes qu’elle a
laissées dans le progrès économique et social de l’Egypte contemporaine.
Ismaïl était doué d’une énergie infatigable, d’une vive intelligence et
d’éminentes facultés administratives. Il renouvela par ses réformes la
face de l’Egypte et étendit la domination égyptienne depuis la côte
méditerranéenne jusqu’aux régions équatoriales. C’était le « Napoléon de
l’Orient ». Lors de ses visites en Europe, il était reçu avec pompe
comme un « hôte royal » dans ses grandes capitales. Les empereurs, les
rois et les princes s’empressaient à l’envi de lui conférer des honneurs
royaux. Le _Times_ écrivait, le 6 janvier 1876 : « L’Egypte est un
exemple merveilleux de progrès. Elle a avancé, en soixante-dix ans,
autant que plusieurs autres pays en cinq cents. »

Elle a avancé au milieu des embarras de toutes sortes causés par ceux-là
mêmes qui avaient aidé à réaliser l’œuvre de réforme. Ismaïl, en effet,
a fait appel à l’Europe, mais l’Europe n’envoie pas toujours le meilleur
d’elle-même. Seul, Mohamed Aly avait tiré, à bon compte, le maximum de
profit de la présence des Européens en Egypte. Sir John Bowring dans un
rapport[41], adressé à Lord Palmerston en 1849, disait : « L’Egypte
reçut un immense bienfait de la présence des Européens. Non seulement
ils rendirent directement service par le savoir répandu, mais le fait
qu’ils avaient été intimement associés à toutes sortes de progrès
introduits dans le pays a imposé partout un grand respect pour leurs
talents supérieurs, une tolérance pour leurs opinions, dont l’influence
se propageait parmi le peuple. »

Seulement il ne faut pas oublier que Mohamed Aly avait affaire à une
colonie européenne très restreinte qu’il traitait avec modération, mais
aussi avec fermeté ; que la plupart des Européens, ses collaborateurs,
étaient des Français de grand mérite dévoués à sa cause, qu’il s’en
servait partout comme d’instructeurs _intérimaires_ remplacés au fur et
à mesure par des Egyptiens ; qu’il savait, avec une habileté politique
instinctive contrebalancer l’influence anglaise en Egypte par
l’influence française. Mais Saïd et Ismaïl, dépourvus tous deux de la
vigilance ferme et de l’esprit politique de Mohamed Aly d’une part, et
submergés par un flot d’étrangers attirés soit par une prospérité
proverbiale, soit par les facilités récentes des communications
modernes[42], soit par une protection _capitulaire_ illimitée, furent
incapables _d’équilibrer_ le gouvernement d’un pays dans une période de
transition. Cependant cette faiblesse faisait souvent place à une
résistance impuissante à vaincre les difficultés _systématiques_
inhérentes au statut juridique des Européens en Egypte.

Pour illustrer ces difficultés qui entravaient l’œuvre de progrès, il
suffit de rappeler les capitulations et la réforme judiciaire. En 1251,
Saint Louis passait avec le Sultan d’Egypte le premier traité des
_Capitulations_[43]. Le roi de France fut autorisé à nommer à Alexandrie
un consul permanent pour appliquer aux ressortissants français la
législation française en cas de contestations, et garantir la sécurité
de leur commerce. Depuis le XIIIe siècle, les relations commerciales
entre l’Egypte et les grands ports, Venise et Marseille, se
multiplièrent. « Les Croisades furent le signal d’une renaissance dans
le commerce de la Méditerranée. Après le passage de Marseille sous la
domination des rois de France, il y eut une politique méditerranéenne en
France. »[44]

Il est à remarquer que le projet du canal de Suez, à l’étude depuis
cette époque, a la même origine que les Capitulations, à savoir une idée
_commerciale_ et _politique_. « Depuis 1498 (Vasco de Gama contourna le
Cap de Bonne Espérance) une lutte de quatre siècles entre les peuples
occidentaux. Les uns auront pour but d’ouvrir une route plus courte
d’Europe aux Indes par l’Egypte et la mer Rouge ; les autres de
contrarier ce projet, en lui préférant la voie du Cap et en essayant de
se l’approprier. »[45]

Les rois de France conclurent avec l’Egypte d’autres traités renouvelés
et confirmés par Sélim, qui conquit l’Egypte en 1517, et par Soliman en
1528. Mais c’est en 1535 que furent signés entre le Grand Seigneur et
François Ier des Conventions définitives qui sont l’ensemble et le
prototype de toutes les capitulations. « Remaniés et complétés en 1581,
1604 et 1740, les traités franco-ottomans ont tous consacré les deux
principes des Capitulations de 1535 qui sont : l’extraterritorialité des
négociants et voyageurs européens en terre musulmane et le droit de
protection des représentants du roi de France étendu sur tous les
chrétiens indistinctement. »[46]

Mais le but précis des capitulations était de _favoriser le commerce en
le protégeant_. Cela ressort nettement de la Capitulation de 1604 :

Art. 2. — Que tous les Vénitiens et Anglais en hors, les Espagnols,
Portugais, Catalans, Ragusois, Gênois, Anconitains, Florentins, et
généralement toutes les autres nations quelles qu’elles soient, puissent
librement _venir trafiquer_ par nos pays, _sous l’aveu et la sûreté de
la bannière de France_, laquelle ils porteront comme leur sauvegarde ;
et de cette façon ils pourront aller et venir _trafiquer_ par les lieux
de notre empire, comme ils y sont venus d’ancienneté, et _qu’ils
obéissent aux Consuls français_, qui résident et demeurent par nos
havres, ports et villes maritimes. Nous commandons aussi que les sujets
du dit empereur et ceux des princes ses amis, alliés et confédérés,
puissent, sous son aveu et protection, venir visiter librement les
saints lieux de Jérusalem, sans qu’il leur soit fait ou donné aucun
engagement.

Ce sont des concessions gracieuses et unilatérales dans l’intérêt du
trafic, en même temps qu’un acte de tolérance d’un grand souverain. En
1802 elles devinrent des traités _bilatéraux_ intervenus entre la France
et la Turquie et revêtirent la forme d’un engagement international.
Grâce à ces capitulations, le commerce se développa dans l’Empire
ottoman et surtout en Egypte, entrepôt de l’Inde, de l’Arabie et
l’Afrique Centrale. « Seule, la France, disait M. Vandal[47], possédait
au Caire une nation[48] ; seule jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, elle y
tenait un Consul ; et si quelques autres Européens se risquaient sur les
bords du Nil, ils devaient invoquer notre protection et se confondre
dans nos rangs. » Avec le temps, l’Empire ottoman s’affaiblissant et le
nombre des étrangers augmentant sans cesse, les Capitulations, d’abord
_protectrices_ devinrent _offensives_. Les procès étant du ressort des
autorités consulaires, les criminels se réfugièrent dans l’impunité.
D’un autre côté au lieu d’un Consul, tous les Consuls appliquaient les
droits capitulaires à leurs nationaux et il y avait conflit de
juridictions qui empêchaient l’exercice de la justice, chaque fois que
deux ou plusieurs étrangers étaient impliqués dans une même affaire. La
souveraineté de l’Etat était ainsi pratiquement annulée par une infinité
de petites souverainetés étrangères dans l’Etat. Cette situation était
intolérable dans un pays comme l’Egypte qui voulait progresser sans
embarras. M. Paul Merruau, dans une étude fort intéressante[49], trace
le tableau suivant de la condition des étrangers dans ce pays :

« L’affluence des étrangers qui vont chercher fortune à Alexandrie n’y
mène pas la société la plus recommandable. Un grand nombre d’entre eux
sont des déclassés de la pire espèce : les uns perdus d’honneur et de
débauche, les autres brouillés avec les tribunaux de leurs pays,
banqueroutiers, gens de sac et de corde, piliers de tripots, aventuriers
prêts à tout faire. Les coups de couteau ne sont pas rares dans le pays,
et l’on cite des vols à main armée, en plein air, accomplis avec une
audace inouïe et _couverts d’une impunité plus extraordinaire encore_.
Quant à _la classe plus civilisée_ qui ne donne pas dans ces excès et
sait éviter de se compromettre avec les lois, _l’une de ses plus
fructueuses industries, qui échappe à la justice, était l’exploitation
des indemnités vice-royales_. L’habileté consistait à attirer le vice-
roi dans le piège d’une concession, d’une commande de fourniture et de
lui réclamer ensuite la plus grosse somme possible en compensation d’un
préjudice imaginaire. Cette spéculation était fort en honneur au temps
de Mohamed Saïd Pacha, dont la libéralité dédaigneuse se laissait
volontairement tromper. On l’a fort pratiquée sous le gouvernement
d’Ismaïl, moins facile à exploiter. »

Nubar[50], le ministre d’Ismaïl, eut alors l’idée de _simplifier_ la
justice par un nouveau système de réforme judiciaire fondé sur _l’unité
de législation, l’unité de juridiction et l’unité d’exécution_. Dans sa
pensée, l’indépendance de l’Egypte ne pouvait dépendre de telle ou telle
concession, chèrement obtenue de la Porte, mais d’une Egypte forte et
bien administrée. Une bonne administration était impossible tant qu’il y
avait à côté du Gouvernement Egyptien 17 consulats — dont relevaient
150.000 Européens et dont l’autorité respective était au moins égale à
l’autorité du khédive lui-même. Dès 1867, Nubar, autorisé par le khédive
à obtenir des puissances l’adhésion au projet des tribunaux mixtes,
adressa au Gouvernement Ottoman un rapport en ce sens communiqué, en
même temps, aux ambassadeurs européens à Constantinople. Nubar
expliquait l’injustice dont souffrait le pays. Il disait entre autres
choses : « Il suffit de rappeler que le Gouvernement Egyptien a payé en
quatre ans P. T. 7.200.000 livres (18 millions de francs) à titre
d’indemnités aux Européens. _Le payement de cette somme énorme est dû
uniquement à la pression des Consuls Européens_. »[51]

Les travaux d’utilité publique furent souvent _interrompus et restèrent
inachevés, car le gouvernement était aux prises avec des difficultés
provenant des indemnités réclamées par les entrepreneurs européens_.[52]

Voici encore un témoignage intéressant. En 1869 se forma, au Caire, une
commission internationale présidée par Nubar Pacha et composée des
consuls généraux : MM. de Chreiner, Teremin, Hal, Tricou, Stanton, de
Martino, de Lex représentant respectivement l’Autriche-Hongrie, la
Confédération de l’Allemagne du Nord, les Etats-Unis, la France et
l’Angleterre, l’Italie, la Russie, et de MM. Pietri, consul juge à
Alexandrie (commissaire pour la France) ; Ph. Francis, juge à la Cour
suprême de S. M. Britannique à Constantinople (commissaire pour
l’Angleterre) ; G. Giaccone, conseiller à la Cour Royale d’appel de
Brescia (commissaire pour l’Italie), et N. Obermuller, vice-consul de
Russie à Alexandrie (commissaire pour la Russie).

Dans le rapport de cette commission qui a siégé neuf fois du 28 octobre
1869 au 5 janvier 1870 pour l’examen des réformes proposées par le
Gouvernement égyptien, on lit :

« ...Il arrive fréquemment aussi que l’exécution des sentences souffre,
malgré la volonté sincère qu’a le Consul de les exécuter, des
difficultés insurmontables, quand par exemple, un étranger condamné à
quitter un local ou à livrer un objet litigieux remet le local ou
l’objet litigieux en la possession d’un étranger, d’une autre
nationalité que lui.

« Dans ce cas, celui qui a gagné son procès une première fois est obligé
de demander à un second tribunal consulaire un nouveau jugement, dont
l’exécution peut donner lieu aux mêmes difficultés et ainsi
indéfiniment.

« Les inconvénients qui viennent d’être signalés pèsent autant, et plus
peut-être, sur les étrangers que sur les indigènes ; ils sont de nature
à éloigner les étrangers de l’Egypte _et, sous ce rapport, le
gouvernement égyptien est fondé à dire qu’ils portent au pays un
préjudice considérable en le privant de s’adresser aux entrepreneurs
sérieux auxquels il voudrait confier ses grands travaux publics_.

« Mais la conséquence la plus fâcheuse pour le gouvernement égyptien qui
découle de la multiplicité de juridictions, est qu’il ne lui est pas
possible de faire observer les lois sur les brevets d’invention, sur la
propriété industrielle, sur les marques de fabrique, _parce que chaque
consulat, en ces matières, appliquerait sa propre législation et que
l’industrie et la richesse du pays souffrent de cette impossibilité._ »

Ces travaux, certes, étaient une cause d’endettement et de conflits pour
Ismaïl qui, non sans imprudence, avait hâte de développer les ressources
du pays. Cette situation inextricable et déplorable, à tous égards, dura
jusqu’en 1876, année où toutes les puissances adhérèrent à la création
des tribunaux mixtes, après neuf ans de démarches et de concessions, et
où l’administration subit le contrôle européen. Ismaïl n’est-il pas
justifié, dans une certaine mesure, de faire, le 16 février 1876, à M.
Kingston, correspondant du _Daily Telegraph_, les déclarations
suivantes :

« Quand je montai sur le trône, dit-il, j’examinai la situation avec le
plus grand sérieux. Je m’étais fait une résolution avant tout de
développer les ressources de l’Egypte et d’améliorer le sort du peuple.
Pour exécuter ce projet, il était facile à voir que je ne pouvais me
passer de dépenser beaucoup d’argent. Coup sur coup je me mis à
plusieurs entreprises coûteuses, sans reculer devant les sacrifices
momentanés pourvu que j’arrivasse à mon but, sûr que j’étais que tôt ou
tard nos avances nous seraient payées vingt fois.[53]

« Voilà comment je me suis lancé dans des embarras qu’on ne cesse de me
reprocher dès lors. Eh bien : quand j’eus développé certains côtés de
mon œuvre, que je considérais comme des nécessités de vie pour la
réalisation de mes idées, je me trouvai alors aux prises avec les
difficultés financières. »

Ismaïl explique ensuite que la marche à suivre pour lui était double :
d’un côté, faire reposer la justice sur une base ample et solide
reconnue et par ses sujets et par les peuples civilisés ; d’un autre
côté, mettre l’ordre dans les finances et s’acquitter peu à peu de ses
dettes.

« Il saute aux yeux, continue Ismaïl, qu’il aurait fallu avoir perdu le
sens, pour tenter de mettre en règle définitivement mes affaires
financières, tant que les institutions judiciaires en Egypte étaient
telles que ni l’indigène ni l’étranger ne pouvaient s’assurer que
justice leur fût rendue ; tant que la vénalité florissait d’un côté et
la pression de l’arbitraire de l’autre. Quel espoir que les capitalistes
étrangers me prêtassent l’appui que je ne pouvais trouver que hors de ce
pays, tant qu’on pouvait, avec vérité, reprocher à l’Egypte d’être un
pays où le premier droit qu’apporte en naissant tout être humain — le
droit à la justice — n’avait pas force de loi, si même il était
reconnu ? De là deux choses à faire, il est clair que la plus urgente
était la réforme judiciaire, et qu’il fallait commencer par là. Comme
vous savez il ne m’a fallu pas moins de huit ans, toujours à harceler, à
presser, remuant le ciel et la terre, pour obtenir des tribunaux comme
je les eus enfin. J’ai rencontré l’opposition sous toutes les formes, on
a entravé ma marche par tous les obstacles possibles ; _il m’a semblé
par moments que les nations mêmes qui tirent le plus d’orgueil de
l’administration de la justice chez elles, faisaient ce qu’elles
pouvaient pour empêcher l’Egypte de jouir de ces bienfaits dont elles
estiment si haut le prix_. Il n’en est pas moins vrai que mes embarras
financiers ne faisaient que croître.

« Mes critiques, ajoute Ismaïl, ne devraient pas oublier ces
circonstances-là. »

La loi de ces tribunaux était le Code Napoléon légèrement modifié. Les
attributions limitées aux juridictions civiles et commerciales étaient
incomplètes dans un sens, et exagérées dans un autre ; incomplètes du
fait que les procès criminels continuaient, comme auparavant, d’être du
ressort des autorités consulaires et il y a là évidemment une lacune
regrettable[54] ; exagérées du fait de l’insertion d’une loi donnant
droit à tout étranger d’intenter un procès contre le khédive ou son
gouvernement en cas de contestation et spécifiant que le gouvernement
lui-même devait exécuter l’arrêt de justice. Ces tribunaux étaient
préférables sans doute aux anciennes autorités au point de vue
judiciaire, mais du point de vue politique, en rendant le souverain
égyptien justiciable devant des juges étrangers nominalement nommés par
lui, ils portaient atteinte à la souveraineté de l’Etat.

Cette institution constituait aussi un puissant élément international et
surtout français en Egypte. Elle contribuait beaucoup à propager et
développer la culture française en Egypte et à élever le niveau
intellectuel du barreau égyptien. Elle comprend trois tribunaux de
première instance siégeant à Alexandrie, au Caire et à Mansoura ; dans
chaque tribunal il y a cinq juges, dont trois Européens et deux
Egyptiens. Il y a en outre une Cour d’appel composée de onze
conseillers, dont sept étrangers et quatre Egyptiens. Les langues des
plaidoiries étaient d’abord le français et l’italien, auxquelles
l’anglais fut ajouté ultérieurement.

Quant aux résultats de ce système judiciaire, il est certain que le
résultat principal — qui consistait à faciliter l’exécution du grand
plan d’agriculture et de travaux publics établi par Ismaïl pour la
régénération de l’Egypte — ne fut pas atteint à cause des
tergiversations interminables des puissances et de la mauvaise politique
financière d’Ismaïl. D’autre part, même le résultat escompté après la
création tardive des tribunaux ne fut atteint qu’à demi parce qu’une
_idée politique_ avait présidé en partie à leur formation : « Les
magistrats n’ont pas été toujours bien choisis ; le code et la procédure
ne sont pas, à tous égards, bien appropriés à l’état du pays ; _les
jugements dans beaucoup de cas, se sont ressentis de certaines tendances
personnelles ou politiques_, mais la juridiction elle-même n’a pas
réalisé seulement une immense amélioration par rapport à l’ancien état
de choses, elle a présenté à l’Egypte un exemple nouveau d’équité et
familiarisé l’esprit public avec le spectacle, jusque là inconnu, d’une
justice méthodique, impartiale et incorruptible.[55]

En fait de « spéculation de procès inaugurée par voie diplomatique
contre le gouvernement » les tribunaux ont été, généralement, un
bienfait pour le pays. Dans un procès où l’on revendiquait 30 millions
de francs, les tribunaux mixtes accordèrent 1.000 livres au demandeur.
Mais les paysans surchargés de taxes n’étaient pas à l’abri de l’usure
ruineuse, tant l’ignorance favorisait l’apposition des cachets sur des
_sanads_ (contrats) en bonne et due forme avec des intérêts composés et
très élevés. En cas de différend, les paysans _légalement_ responsables
étaient souvent dépossédés de leurs terres[56]. Le 13 mars 1882, M.
Campbell disait à la Chambre des Communes en parlant de ces tribunaux :
« Bien qu’ils ne se trouvassent que dans les centres européens, ils
exercèrent la juridiction sur toute l’Egypte. Quoique utiles, ils furent
très dispendieux, il s’ensuivit que la justice absolue, à cet égard,
n’était pas faite au peuple égyptien. Ils possédèrent, en outre, des
pouvoirs très étendus et l’exécution de leurs arrêts contre les
indigènes pouvait entraîner la vente de leurs terres. Il est à craindre
que la terre ne tombât graduellement entre les mains des prêteurs. Bien
plus, ces tribunaux furent en réalité placés au-dessus du gouvernement
d’Egypte. Et c’est à cause du fait que le gouvernement du pays leur
était soumis que l’ingérence européenne avait créé la position critique
où se trouvent actuellement les affaires égyptiennes. »

Cependant, il faut reconnaître que ces tribunaux, institués dix ans plus
tôt, « auraient épargné à l’Egypte, avec des déboires pécuniaires, des
événements politiques qui en ont été la conséquence ». Peut-être aussi
auraient-ils épargné au pays les obstacles sans nombre que les
capitulations opposaient aux réformes administratives de toute nature et
à la marche du progrès. Situation d’autant plus regrettable que le
« gouvernement égyptien se rendait compte que le progrès ne pouvait
venir que de l’Europe et désirait ardemment profiter à l’élément
européen et en profiter et lui confier l’exécution de ses grands travaux
pour le plus grand bien de son commerce et de son agriculture, et aussi
faire appel aux capitalistes européens pour l’accomplissement d’œuvres
utiles et fructueuses. Mais il se voit, d’un autre côté, incapable de
réaliser son plan de régénération et force lui est d’abandonner le pays
à son sort ».[57]

Il est juste de dire qu’Ismaïl, au milieu des mailles serrées des
capitulations dans toute l’Egypte et des difficultés créées par
l’élément européen, a pu réaliser de grandes réformes dans tous les
domaines.

Après la réforme judiciaire, dont le succès n’a pas répondu à l’attente,
on peut citer le canal des deux mers. En montant sur le trône Ismaïl se
montra favorable à F. de Lesseps et à son œuvre. « Personne n’est plus
canaliste que moi, disait-il, mais _je veux que le canal soit à l’Egypte
et non pas l’Egypte au canal_. » Ce mot résume toute la pensée d’Ismaïl
mais, l’Angleterre a voulu que l’Egypte soit au canal[58].
_Financièrement_ « Ismaïl a dépensé plus de 16 millions de livres qu’il
a dû emprunter, et emprunter à de gros intérêts, pour achever le canal
de Suez, au plus grand bénéfice de l’Egypte ».[59] Ce point est
corroboré par M. Farman, ancien consul général des Etats-Unis au
Caire[60] : « _L’Egypte, disait-il, d’après l’estimation la plus
modérée, paya, en sus du coût de ses actions dans le canal, au moins la
moitié du coût originel du canal_. Pour ses pertes de vies et d’argent,
l’Egypte n’a rien reçu. Le canal est non seulement un réel mais un grand
dommage pour son commerce. Elle avait, autrefois, un immense trafic par
terre, complètement perdu maintenant. Son premier emprunt eut pour but
de procurer de l’argent à la Compagnie du canal de Suez. Elle a payé
l’intérêt généralement à un taux très élevé. » Mais on ne saurait trop
répéter que l’absence d’un gouvernement fort en Egypte est l’origine
principale de tous les maux. Ce gouvernement existât-il, l’Egypte eût pu
trouver dans le canal le principe d’une nouvelle grandeur.

Pour donner un exemple de ces dépenses, il suffit de relater le litige
survenu entre la Compagnie et Ismaïl. Les 18 et 20 mars 1863, F. de
Lesseps et le gouvernement égyptien venaient de signer deux conventions
relatives à la construction du canal d’eau douce du Caire à l’Ouady et à
la participation du gouvernement égyptien dans la souscription du
capital de la Compagnie. Mais Ismaïl réserva à la Porte, où l’influence
anglaise était prépondérante, la solution du problème du point de vue
international pour se mettre à l’abri du conflit anglo-français à propos
du canal.

On sait que, du temps de Saïd, l’hostilité de la Porte et ses réserves
concernant le projet du canal avaient causé l’interruption des travaux
de la Compagnie et le manque de souscripteurs pour couvrir le capital de
la Compagnie. Saïd, tenant à honneur l’exécution d’une œuvre à laquelle
son nom serait attaché, souscrivit aux 177.642 actions restantes. Il
avait aussi laissé à son successeur un héritage de concessions libérales
contenues dans les firmans de 1854 et 56 telles que « l’abandon à la
Compagnie des terrains du domaine public aujourd’hui incultes qui
seraient arrosés et cultivés à ses frais », et « l’établissement d’un
canal d’irrigation approprié à la navigation fluviale du Nil, joignant
le fleuve au canal maritime » et « l’exécution des travaux par des
ouvriers dont les quatre cinquièmes au moins seront égyptiens. »

Ismaïl, en s’adressant à Constantinople, espérait probablement se
couvrir de l’autorité du Sultan pour se débarrasser des concessions
qu’il jugeait onéreuses. En effet, au mois de juillet 1863, Nubar-Pacha
partit pour Constantinople et proposa au Grand-Vizir de rétrocéder au
gouvernement égyptien les terres concédées par Saïd, de réduire au
chiffre de 6.000 le nombre des ouvriers qui était de 20.000[61] et
d’augmenter les redevances que la Compagnie payait au gouvernement
égyptien. Le grand-vizir confirma ces propositions et en exigea
l’acceptation par la Compagnie qui, dans un moment critique, s’en remit
au haut patronage de l’empereur. De son côté, le vice-roi demandait à Sa
Majesté de « régler amiablement et définitivement toutes les questions
en litige ». Sur les conclusions d’une commission réunie par F. de
Lesseps pour étudier ces questions, Napoléon III rendit sa décision
arbitrale, le 6 juillet 1864.

La sentence dépossédait la Compagnie du droit d’obliger le gouvernement
égyptien à lui fournir les ouvriers nécessaires. En outre, la Compagnie
devait rétrocéder au gouvernement égyptien les 60.000 hectares qu’elle
possédait dans l’isthme à titre de _concession_. Elle perdait également
son droit de propriété sur le canal d’eau douce, _mais elle en
conservait la jouissance pendant toute la durée de la concession_
(quatre-vingt-dix-neuf ans).

Mais, en compensation des _concessions_ retirées, et outre les avantages
déjà acquis par la Compagnie, le gouvernement égyptien était tenu de
verser à la Compagnie, à titre d’indemnités et par annuités, la somme de
84 millions de francs.

« Cette sentence, au dire de M. Farman, étonna les juristes de toute
l’Europe[62]. » D’après M. Charles-Roux, « l’indemnité ne devait pas
être désagréable à F. de Lesseps. »

De Lesseps parlait de l’autorité et la haute équité de cette
intervention ». Toutefois, M. Charles-Roux a fait une réserve : « F. de
Lesseps exagérait un peu, écrivait l’auteur de _L’Isthme et le Canal de
Suez_, il ne disait pas combien il avait été affecté par l’article de
l’arbitrage qui obligeait à la restitution de la plus grande part des
concessions territoriales. _De ce sol mis à la disposition de la
Compagnie il avait rêvé la transformation par une colonisation
méthodique_. Ses projets étaient anéantis par la décision qu’avait
inspirée la jalousie d’adversaires effrayés à la pensée que, dans un
avenir plus ou moins long, _on verrait sans doute se grouper sur le
domaine de la Compagnie une population régénérée, dont les sympathies
seraient acquises à la France_. »

_Politiquement_, cette entreprise destinée à abréger de moitié la
distance entre l’Occident et l’Orient du globe attira l’Angleterre en
Egypte. _Militairement_, elle fut indirectement la cause principale et
immédiate de la défaite d’Arabi en 1882, car Arabi, avec sa crédulité
exagérée, comptant sur les assurances réitérées de F. de Lesseps, ne
voulait pas bloquer le canal et laissa aux Anglais « la porte ouverte ».
On rapporte que sir Garney Wolseley, commandant en chef de l’armée
britannique, a dit lui-même plus tard : « Si Arabi avait suivi son idée
de bloquer le canal, nous serions encore à présent en pleine mer, à
bloquer l’Egypte. Vingt-quatre heures nous ont sauvés. »

Tout cela contraste cependant avec les résultats prévus dans le mémoire
de M. de Lesseps à S. A. Mohammed Saïd Pacha, vice-roi d’Egypte (15
novembre 1854). « Pour son règne, disait-il, quel beau titre de gloire !
Pour l’Egypte, quelle source intarissable de richesses ! Les noms des
souverains égyptiens qui ont élevé les Pyramides, ces monuments inutiles
de l’orgueil humain, restent ignorés. Le nom du prince qui aura ouvert
le grand canal maritime de Suez sera béni de siècle en siècle jusqu’à la
postérité la plus reculée. » Ce prince fut Ismaïl et l’ouverture
solennelle du canal de Suez eut lieu le 17 novembre 1869.

« Dans les annales de notre siècle, de tous les siècles peut-être, on ne
retrouverait pas une cérémonie dont le caractère ait été plus grandiose
et l’objet salué par des acclamations plus sincères, plus unanimes.[63]

« Tout était réuni dans cette solennité pour parler à l’esprit, à
l’imagination, à l’âme. Sur cette terre d’Egypte, l’un des berceaux de
l’humanité, le monde moderne manifestait sa puissance sous la forme la
plus saisissante et la plus durable. La science réveillait de son
antique sommeil la terre des Pharaons et traçait à la civilisation une
route pacifique et féconde à travers les sables du désert. Attendue avec
le plus vif et le plus curieux intérêt, l’inauguration du canal de Suez
avait attiré en Egypte, de tous les points de l’Europe et du globe, un
grand concours de spectateurs...

« La presse universelle, la science, les arts, le commerce et
l’industrie, toutes les forces intellectuelles et actives des nations,
avaient dans cette foule leurs représentants illustres et autorisés et,
comme pour donner tout son relief à cette fête du travail et de la
conquête pacifique, les souverains, les princes, les ambassadeurs
attitrés des puissances venaient la présider et conduire eux-mêmes une
manifestation inouïe jusqu’alors dans les fastes du monde. »[64]

L’impératrice Eugénie, l’empereur François-Joseph, le comte Andrassy, M.
de Beust, le prince et la princesse des Pays-Bas et tous les autres
spectateurs furent les hôtes d’Ismaïl. Il est certain que, sans l’aide
et les sacrifices de Saïd et d’Ismaïl, cette entreprise géniale, devant
l’opposition systématique de la Turquie et de l’Angleterre, était vouée
à un échec. D’autre part, la solennité des fêtes consacrée par la
présence des têtes couronnées n’est pas due seulement à la munificence
d’Ismaïl et à l’importance mondiale de l’événement ; mais encore et
surtout au prestige qu’avait acquis le « Napoléon de l’Orient » en
Europe. Le canal de Suez symbolisait la grandeur du règne et évoquait
toute l’œuvre d’Ismaïl. C’était la réalisation de ce qu’on appelait
alors _la plus grande idée du siècle_.

M. Dicey, dans son _Histoire des Khédives_, écrivait : « Dans un
excellent résumé de l’histoire d’Egypte[65] paru en Angleterre en 1877,
le caractère d’Ismaïl est ainsi sommairement présenté :

« Un homme d’une habileté indiscutable, doué d’une rare énergie
administrative, pleinement conscient de l’importance de la civilisation
occidentale, dévoré par l’ambition propre au petit-fils de Mohammed Aly,
l’Egypte n’a pas eu son égal depuis la conquête arabe. »

« J’avoue qu’il m’est difficile, disait M. Dicey, de comprendre que
cette appréciation ait pu être formée précisément l’année suivante après
la mission Cave. Mais si elle avait été écrite en 1869, année de
l’ouverture du canal de Suez, je pense que la plupart des étrangers au
courant des affaires égyptiennes auraient reconnu sa vérracité. »[66]

Ismaïl poursuivait parallèlement deux politiques connexes, l’une ayant
pour but l’affranchissement de l’Egypte de la suzeraineté turque et son
expansion dans le Soudan, l’autre, la transformation de l’Egypte par
l’exécution d’un vaste plan de réformes. Pour réaliser la première,
surtout en ce qui concerne la Turquie, il comptait malheureusement sur
la finance plutôt que sur la force des armes, n’ayant pas oublié la
leçon de 1840. Et dès 1866 il faisait des démarches à Constantinople
pour obtenir en premier lieu le droit d’entretenir une grande armée et
une forte marine, d’avoir des représentants à l’étranger, et de conclure
des traités avec les Puissances. Ces demandes, qui irritèrent le sultan,
furent mal accueillies et Ismaïl fut obligé de se modérer et d’envoyer,
l’année suivante, Nubar Pacha, avec mission d’obtenir un nouveau firman
accordant au vice-roi le titre de khédive et le droit d’introduire les
réformes nécessaires et de conclure avec les Puissances des conventions
concernant les douanes, le commerce et la police des étrangers. Grâce à
ce firman l’Egypte réalisa son indépendance intérieure et pouvait
s’engager dans l’œuvre de réforme avec plus d’assurance.

Dans le domaine des travaux publics, après le canal de Suez, on peut
citer l’embellissement de deux capitales. En fait, Ismaïl a fait du
Caire et d’Alexandrie une création moderne dans le dessein d’attirer les
Européens et d’acclimater la civilisation en Egypte ; il y avait là,
assurément, un grand élément de progrès matériel et moral pour les
générations futures. M. Arthur Rhoné, qui était membre honoraire de
l’Institut Egyptien, dans son ouvrage intitulé : « L’Egypte, à petites
journées, Le Caire d’autrefois », dessine « la physionomie si
particulière de l’Egypte de 1865 que l’Europe n’avait pas encore
métamorphosée. C’est presque encore le moment, dit-il, où l’on pouvait
la saisir en sa couleur franchement orientale. »

« Dans le cours des années suivantes le nouveau vice-roi Ismaïl Pacha,
travailla sans relâche à lui imprimer un caractère de plus en plus
européen. »

M. Rhoné trace le tableau suivant du Caire : « Lorsqu’à la fin de 1864
il nous fut donné de voir l’Egypte, Le Caire était encore dans toute sa
splendeur arabe et musulmane. Pas une maison à cinq étages, pas un
trottoir, pas un réverbère. Au pied d’innombrables mosquées de tous les
âges, couraient des rues sinueuses et abritées, animées par une foule
joyeuse et bariolée. Les effendis, les marchands, qui rougiraient
aujourd’hui de se mettre autrement qu’en costume européen, se
prélassaient encore dans leurs longs caftans soyeux, dont les reflets
chatoyants ajoutaient à l’harmonie générale ; une suite ininterrompue de
mouchrabyas[67] s’enfonçaient dans la perspective des rues jusqu’au
prochain tournant au-dessus duquel pointait quelque élégant minaret. La
dignité de l’alignement a supprimé ces mouchrabyas.

« Désormais, le voyageur n’apercevra plus guère que de vastes trouées,
des boulevards démesurément larges et indéfiniment longs, bordés de
constructions _banales_, où les tramways peuvent se donner libre
carrière. »[68]

Dans un autre chapitre, le même auteur écrit : « Les grands bazars du
Caire ne sont composés que de petits bazars, tout comme la ville qui,
peuplée de 400.000 habitants, n’est qu’une réunion de petits quartiers
de trois ou quatre rues fermées par des portes : ce sont ces _jolies_
arcades, à découpures de pierres fleuronnées qui font un tableau de
chaque entrée de ruelle et que les malheureux chiens n’osent franchir,
sous peine d’être dévorés par leurs concitoyens du quartier voisin. Si,
vers le soir, vous assistez à une poursuite furieuse, c’est quelque
jeune imprudent de la race canine qui, à la faveur de l’obscurité, a cru
pouvoir enfreindre la consigne. »

Tel était Le Caire à cette époque. Voyons maintenant l’aspect que
présentait Le Caire vers 1876, à l’époque de la visite de M. Kingston :
« Le Caire, dit-il, est une magnifique illustration des nobles desseins
qui animèrent le règne d’Ismaïl Pacha en Egypte. Sans qu’on eût touché
en rien à son pittoresque, si rare et si beau, on l’avait purgé, quand
je le vis (en 1876), de la plupart des abominations qui souillent
presque n’importe quelle ville de l’Orient. On l’avait paré, purifié, on
avait répandu les bienfaits de la lumière, de l’air, de l’eau potable et
des égouts, ces derniers même tout à fait remarquables pour une ville
musulmane... Ismaïl s’est, à n’en pas douter, fait voler des sommes
énormes de la façon la plus inique et la plus honteuse ; il s’est attiré
dans cette œuvre une foule d’embarras. Son peuple a quelque chose à
faire voir en retour de son argent. Il ne serait pas difficile de faire
la preuve que, à un ou deux millions de livres près, chaque piastre des
vastes sommes empruntées à des capitalistes étrangers sous le règne
d’Ismaïl — bien entendu, du numéraire qui a été versé par eux au Trésor
égyptien — a été dépensée pour des travaux publics qui ont augmenté
merveilleusement le bien-être du pays et fait prendre au développement
de ses ressources un élan irrésistible. »[69]

El-Gezireh, sur les bords du Nil, lieu enchanté des poètes, avait été
créé par Ismaïl avec sa forêt et ses palais, à l’image du Bois et des
Champs-Elysées. Il donnait, au Caire, la terre gratuitement à toute
personne qui s’engageait à bâtir une maison dont le coût ne serait pas
inférieur à 30.000 francs, et la ville fut ainsi couverte de palais, de
jardins, de places publiques, d’avenues, au lieu de ruelles étroites,
obscures et malpropres.

Ce n’est pas tout. De nombreux statisticiens compétents anglais et
américains estiment qu’entre 1863 et 1875, outre l’achèvement du canal
de Suez et la transformation du Caire et d’Alexandrie, 112 canaux d’une
longueur de 8.400 miles furent ajoutés aux 44.000 miles déjà
creusés[70]. Le grand canal du Caire à Ismaïlia — long de 218 km. coûta
50 millions de francs. Aux 246 milles de chemins de fer déjà existants
il ajouta plus de 960 milles ; aux 350 milles de télégraphie il ajouta
plus de 5.000 milles ; 430 ponts, y compris le pont de Gezireh considéré
comme l’un des meilleurs du monde, furent construits. Il entreprit dans
les deux ports d’Alexandrie et de Suez de grands travaux qui lui
coûtèrent 4 millions de francs ; 15 phares furent également élevés sur
les côtes de la Méditerranée et de la mer Rouge. Dans leur ensemble ces
travaux absorbèrent plus de 46 millions de livres sterling[71]. Il en
résulta un accroissement du cinquième au moins de la terre cultivable et
les exportations, qui étaient de £ 4.454.000, furent évaluées, vers la
fin du règne, à £ 13.810.000. « On a répété à cor et à cri que le
khédive a emprunté et accumulé une dette de quatre-vingt-dix millions et
n’a rien à montrer pour cela que des palais en plâtre et en bois — une
accusation aussi injuste que fausse et téméraire. — La vérité est que
les progrès dans les travaux publics commencés et complétés en Egypte
durant les douze dernières années _ont été merveilleux et sans égal dans
aucun autre pays_ quatre fois plus grand que l’Egypte par sa population
et son étendue. »[72]

Le _Times_, de son côté, écrivait le 27 septembre 1879 : « L’Egypte a
fait des progrès étonnants sous Ismaïl Pacha. Il développa les
ressources matérielles de l’Egypte avec tous les moyens en son pouvoir.
Chemins de fer, ports, et le canal furent son œuvre. Il chercha à
améliorer l’agriculture par l’introduction de nouvelles graines et
nouveaux procédés et s’employa de son mieux à réformer l’administration
judiciaire et exécutive dans ses Etats. »

Grâce aux travaux de canalisation et à l’introduction de machines
modernes, l’agriculture, de même que le commerce et les arts, prit un
bel essor.

Le vice-roi eut la même sollicitude pour le progrès d’une industrie
nationale. C’est ainsi qu’il fonda à Fouah une fabrique de bonnets et de
couvertures pour l’armée, une fabrique de papier à Boulac[73], deux
fabriques de draps à Choubra et Boulac, des moulins à cannes en Haute-
Egypte, des fabriques d’armes et de munitions et des fonderies.

Ismaïl créa également une administration des postes, sur un modèle
admiré par des témoins de marque. Le baron de Kusel, autrefois
contrôleur général anglais des Douanes en Egypte, dit[74] : « Les Chini
frères (italiens) introduisirent le premier système postal en Egypte.
Vers 1820 ils organisèrent un service splendide pour distribuer des
lettres ou numéraire, etc... En ce temps-là il était nécessaire
d’envoyer aux villages des quantités de dollars or et argent pour
l’achat du coton, car il n’y avait pas de banques, alors, à l’intérieur
du pays.

« Des courriers indigènes étaient employés entre les villages de
l’intérieur ; le Nil et les canaux furent utilisés, et lorsque le chemin
de fer fut construit entre Le Caire et Alexandrie il fut également
utilisé. Avec le temps le monopole tenu par Chini Frères acquit de
l’importance : le Gouvernement égyptien décida de racheter la concession
pour une grosse somme d’argent. _A présent le service postal égyptien
est unique au monde_. »[75] C’est en 1865 que fut créée une
administration spéciale des postes sous la direction de Muzzi bey. De
nombreux bureaux furent établis dans les régions desservies par les
paquebots égyptiens. Le Congrès de Berne, en 1874, admit l’Egypte dans
l’Union Postale et laissa le gouvernement libre d’abolir les postes
étrangères établies en Egypte. « Cette administration, dit _M. Hans
Resener_, fut organisée avec un succès tel que les puissances
européennes adhérèrent à la suppression des postes spéciales qu’elles
avaient dans le pays, chose qui n’a pas été réalisée en Turquie jusqu’à
présent.

« Seule, la France, pour des raisons politiques, avait conservé ses deux
postes à Alexandrie et à Port-Saïd. Des bureaux égyptiens furent
également fondés dans les principales villes du Soudan, et le voyageur
pouvait aller en toute sécurité au delà de Khartoum et recevoir le
courrier que portaient régulièrement des bateaux à vapeur jusque dans la
région équatoriale. Il y avait aussi des postes égyptiennes en Turquie
d’Europe, en Turquie d’Asie, à Geddah, à Smyrne, à Beyrouth, à Kavala, à
Salonique. Sur toute l’étendue du territoire égyptien les différentes
régions étaient liées par des lignes télégraphiques, dont la ligne du
Soudan mesurait à elle seule 3.943 km. »[76]

Dans le domaine de l’instruction, « il faudrait un volume, dit M.
Farman, pour donner l’historique des réformes introduites sous son règne
pour la diffusion de l’enseignement ». Ismaïl établit 4.632 écoles sous
la haute direction de MM. Dor et Rogers.[77] Le nombre des élèves dans
les écoles publiques, sous Mohamed Aly, fut de 3.000 ; sous Ismaïl ce
nombre augmenta de 60.000 et atteint 89.893 en 1873. Sous Saïd il y eut
en tout 185 écoles, et le budget devint £ 80.000, et le revenu des
terres rachetées à la Compagnie du canal de Suez fut consacré au
maintien de l’enseignement gratuit. Parmi les écoles créées par Ismaïl
on peut citer : l’école polytechnique (fondée en 1866), l’école
vétérinaire (fondée en 1867 et supprimée en 1879), l’école de
comptabilité (fondée en 1867 et supprimée en 1873), l’école d’arpentage
(fondée en 1867), l’école d’arts et métiers (fondée en 1868), l’école
d’arts militaires (fondée en 1868 et supprimée en 1872), l’école de
peintres (fondée en 1869 et supprimée en 1871), l’école de droit (fondée
en 1868), l’école d’égyptologie (fondée en 1870 et supprimée en 1875),
l’école de jeunes filles (fondée en 1873), l’école normale (fondée en
1873). Toutes les écoles primaires et nombre d’écoles supérieures créées
par Ismaïl ont survécu à son règne malgré les embarras financiers, et
rendent encore au pays des services inestimables. « Influencé par sa
troisième femme, une femme d’un grand savoir, écrit M. George S.
Batcheller, ancien juge mixte américain, le khédive Ismaïl fit bâtir de
vastes établissements scolaires pour l’enseignement supérieur de jeunes
filles musulmanes, mais cette institution qui promettait, fut supprimée,
comme mesure d’économie, en 1876, à la suite de l’ingérence anglo-
française dans les affaires financières de l’Egypte.

Une mesure « économique » semblable donna lieu à la suppression des
grandes écoles pour les enfants des soldats, établies par le général
Stone Pacha, le chef américain de la maison militaire d’Ismaïl. »[78]

Ismaïl encouragea, également, toutes les initiatives privées[79], dans
l’intérêt du bien public. C’est ainsi qu’il autorisa, en 1869, la
formation d’une Société présidée par Arif Pacha et qui se proposait de
propager les lumières. Cette Société, qui comprenait parmi ses membres
Ibrahim El-Moelhy bey, le premier et le plus grand écrivain de l’Egypte
contemporaine, publia des œuvres oubliées et rénova l’étude de la
science et des lettres arabes.

Ismaïl envoya aussi des missions égyptiennes en France et remit en
honneur cette institution abandonnée depuis Mohammed Aly et qui donna à
l’Egypte une élite distinguée. « Le progrès de l’enseignement, pendant
le règne d’Ismaïl, dit M. de Léon, a été vraiment remarquable, et il
serait considéré comme tel dans tous les pays du monde. »[80]

Sur la demande du vice-roi, le gouvernement français envoya en 1864 un
groupe d’officiers présidé par le colonel _Mircher_ pour organiser les
écoles militaires d’où sortirent les meilleurs officiers égyptiens.
Quinze de ces officiers furent envoyés en France faire un voyage
d’études et, après leur retour, formèrent l’état-major de l’armée
égyptienne, commandé par le colonel américain Stone. C’est sur le
conseil du général Sherman qu’Ismaïl amena en Egypte trente ou quarante
officiers américains pour lui donner « une armée capable ». Pour cette
armée, le gouvernement fonda, en 1866, deux revues militaires dans le
dessein « de mettre les officiers, sous-officiers et soldats au courant
des événements politiques et militaires qui se répercutent à travers le
monde. »

Cette armée a fait ses preuves sur les champs de bataille dans toutes
les guerres soutenues par la Porte. Et lorsque la crise turco-égyptienne
éclata, en 1869, le khédive d’Egypte, menacé par la Turquie, était prêt
à lui faire la guerre. Les puissances européennes intervinrent de
nouveau et obligèrent Ismaïl à céder et à livrer à la Turquie cinq
vaisseaux de guerre qu’il fit construire pour le compte de l’Egypte à
Toulon et à Trieste. Parlant de l’attitude des puissances, le _Progrès
Egyptien_ dit, le 29 janvier 1870 : « Elles ont exigé que l’Egypte
cédât ; mais le conflit aura cependant eu cela de bon pour le pays qu’il
aura démontré la promptitude avec laquelle le gouvernement peut
organiser, équiper et instruire _une armée qui, certes, ferait bonne
figure à côté des armées européennes_, la facilité avec laquelle elle
peut fortifier, armer, en un mot, mettre en état de sérieuse défense ses
frontières. »[81]

Ismaïl réorganisa, de même, la marine égyptienne. Il y avait sur le Nil
un service de bateaux à vapeur (dont 28 sur 58 étaient réservés aux
domaines du Khédive). Il y avait également une flotte égyptienne de
guerre composée de 18 bateaux, et, sans l’opposition de la Turquie,
l’Egypte, avec ses nouveaux dreadnoughts de France et d’Autriche, eût
possédé une flotte puissante. En revanche, sa flotte marchande défiait
toute concurrence étrangère. La Compagnie « Magidieh », fondée le 1er
février 1857 par Saïd, fut remplacée en 1863 par une nouvelle Société
« Aziziah », dont les paquebots desservaient la Syrie, la Grèce, l’Asie
Mineure, les Dardanelles, Gallipoli, Constantinople, et les ports de la
Mer Rouge. Avec le développement de la Compagnie, tous les anciens
officiers et soldats de marine sans travail purent réintégrer des places
sur les paquebots égyptiens au nombre de 19 dans la Méditerranée et de
10 dans la Mer Rouge. Grâce à cette organisation, l’Egypte n’était plus
tributaire de l’étranger pour sa navigation ; son commerce profita de
l’affluence des produits étrangers dans ses ports, et le service des
postes acquit de la régularité et s’étendit sur des régions lointaines
en Afrique, en Asie et en Europe. Les actionnaires de la Compagnie
étaient Egyptiens, mais en 1873 Ismaïl racheta les actions et affecta au
service du gouvernement la nouvelle « Compagnie Khédiviale des Postes ».

Grâce à cette armée et à cette marine, Ismaïl put entreprendre sa
politique d’expansion en Afrique. En 1868, il envoya le gouverneur
général du Soudan égyptien, Ismaïl Pacha Ayoub, à la tête d’une armée
pour conquérir le Haut-Nil et les régions du Darfour.

D’autre part, le khédive décida l’abolition de la traite. En conférant à
Samuel Baker le pouvoir de gouverneur général de ces provinces, en 1869,
il disait dans son firman :

« Considérant que l’humanité réclame la suppression de ces chasseurs
d’esclaves, une expédition est organisée afin de soumettre à notre
autorité des contrées situées au sud de Gondokoro, de supprimer la
traite, et d’établir un système de commerce, etc. »

Cette expédition dans l’Afrique Centrale[82] dura quatre années, et en
1873 un successeur fut donné à Samuel Baker : le colonel Gordon, nommé
gouverneur général des provinces équatoriales d’Egypte, accompagné par
le colonel américain Chaillé-Long comme chef de l’état-major de l’armée
d’expédition, et le lieutenant Hassan Wassif, officier de l’état-major
de l’armée, nommé aide de camp. Enfin, moyennant un tribut annuel,
Ismaïl obtint du Sultan, en 1866, les principautés de Suakin et de
Mossaouah, et en 1875 Zaïla et Berber sur la Mer Rouge.

Ajoutons qu’il envoya de nombreuses expéditions dans l’intérieur de
l’Afrique pour explorer les différentes régions de la Mer Rouge et des
sources du Nil et en dresser les cartes.

Pour démontrer l’intérêt attaché par les sociétés de géographie à
l’œuvre d’Ismaïl, citons Chaillé-Long lui-même dans l’introduction de
son ouvrage[83] : « Dans la soirée du 21 juillet 1875, en réponse à une
invitation de la Société de Géographie de Paris, j’eus l’honneur de
parler devant elle d’un sujet qui a excité en France, comme dans tout le
reste de l’Europe, le plus vif intérêt et une profonde sympathie : les
expéditions au centre de l’Afrique.

« Malte-Brun, votre illustre géographe, a dit avec justesse que
« l’Egypte rattache l’Afrique au monde civilisé » et que « l’Afrique est
maintenant la dernière partie du monde civilisé qui attende de la main
des Européens le joug salutaire des lois et de l’éducation. » Quoique
l’homme qui s’est dévoué à cette grande tâche ne soit pas un Européen,
il ne mérite pas moins, par l’élévation de son âme et la largeur de ses
idées, d’être placé au premier rang parmi ceux qui ont contribué aux
progrès de notre siècle et qu’on peut appeler les pionniers de la
civilisation. Il ne vous est pas inconnu ; le monde entier rend justice
au génie d’Ismaïl Pacha, khédive d’Egypte, qui, s’inspirant à la fois
des idées de Mehemet-Ali et des traditions de l’époque romaine, a
couronné les splendeurs de son règne par la solution victorieuse du
problème des sources du Nil, etc., etc.

Notons encore que le vice-roi fonda en 1874 la Société de géographie au
Caire. Il encouragea également la science de l’égyptologie et
subventionna Mariette, Maspéro, et d’autres savants pour la fouille et
la conservation des monuments. Il dota aussi l’Egypte d’un Opéra, d’une
bibliothèque nationale, d’un observatoire, et même d’un parlement qui,
créé en 1866, joua un rôle prépondérant dans le mouvement précurseur de
1879.

Vers la fin du règne, le khédive Ismaïl disait : « L’Egypte n’est plus
en Afrique. Nous faisons partie de l’Europe ! » Nous ne faisions que
trop partie de l’Europe, dont l’Egypte subissait depuis 1876 le contrôle
puis la main-mise.

Depuis 1876, tout stagnait ou tombait dans le marasme : plus de travaux
publics, réduction de l’armée et congédiements d’officiers dénués de
toutes ressources, plus d’expéditions dans l’Afrique Centrale (l’Egypte
même commençait à abandonner certains territoires chèrement acquis),
fermeture d’un grand nombre d’écoles publiques[84] en Egypte et au
Soudan ; renvoi de fonctionnaires égyptiens qu’on remplaçait par des
Européens ; impositions de nouvelles taxes aux paysans affamés.

En un mot, toute l’administration du pays se disloquait et certaines
branches de cette administration accusaient un déficit budgétaire sur
les années précédentes. Napoléon dit dans ses Mémoires : « Il n’est
aucun pays où l’administration ait plus d’influence qu’en Egypte sur
l’agriculture et par conséquent sur la population. Sous une bonne
administration le Nil gagne sur le désert, sous une mauvaise le désert
gagne sur le Nil ». C’est une vérité dont toute l’histoire de l’Egypte
depuis la plus haute antiquité n’est qu’une démonstration éclatante.

Ismaïl avait créé l’organisation administrative moderne, assuré
l’entretien des nombreux canaux laissés par son aïeul et fait creuser de
nouveaux canaux qui ont fécondé la Haute-Egypte et ajouté le cinquième
des terres cultivables.

Mais ses embarras financiers allaient en augmentant et l’administration
publique s’en ressentait. Les enquêteurs anglais, depuis 1876,
dénonçaient la mauvaise administration dans ses rapports avec le
désordre financier. Cependant, depuis cette date, l’administration
égyptienne était en fait gérée par de hauts fonctionnaires anglais. Tout
en reconnaissant la part de responsabilité d’Ismaïl, on ne peut pas, en
toute justice, le rendre seul responsable du chaos financier et
administratif qui a marqué la fin de son règne. Ce chaos a pesé sur
toute la vie de l’Egypte pendant de longues années et soumis
l’occupation anglaise, dans sa période du début (1882-87), à une dure
épreuve.

Grâce à la liquidation financière de 1880, une période d’ordre et de
tranquillité allait s’ouvrir. Mais le mal était si profond que les
réformes accomplies ultérieurement par le Contrôle européen paraissaient
tardives et peu fondamentales. La révolution de 1881-82 semblait
inévitable : « Les causes de déconsidération accumulées autour du
khédive (Ismaïl), dit le baron des Michels, l’amoindrirent peu à peu aux
yeux de ses sujets jusqu’au jour où l’on devait, par un acte brutal, le
chasser enfin de son trône et de son pays. Les symptômes de
mécontentement qui se manifestaient depuis quelque temps au sein de la
population indigène se transformèrent alors en révolution déclarée.
C’était le moment psychologique qu’attendaient nos alliés. »

La révolution fera le procès d’Ismaïl et le rendra responsable de toutes
les calamités qui s’abattirent sur le pays. Quoi qu’il en soit, l’œuvre
d’Ismaïl a accéléré le mouvement civilisateur en Egypte et restera son
titre le plus authentique à la reconnaissance des Egyptiens.


[Note 41 : Cité par Lord CROMER dans _Modern Egypt_.]

[Note 42 : Avant la création de la marine à vapeur les communications
avec l’Egypte étaient lentes et de longue durée.]

[Note 43 : Ils sont divisés en chapitres, _Capitula_.]

[Note 44 : Charles ROUX : _L’Isthme et le Canal de Suez_, 2 vol. in 8o,
1901, 516, 550 pages.]

[Note 45 : _Idem._]

[Note 46 : NICOLAS NOTOVITCH : _L’Europe et l’Egypte_.]

[Note 47 : _Louis XIV_ (cité par Ch. Roux).]

[Note 48 : En 1740 la France comptait au Caire onze maisons de commerce
et cinquante négociants ; la Grande-Bretagne y était représentée par
deux Anglais.]

[Note 49 : Revue des Deux Mondes, 1876.]

[Note 50 : Nubar Pacha, d’origine arménienne, est un des grands hommes
de l’Egypte contemporaine. Son habileté, sa souplesse et son
intelligence faisaient de lui un diplomate retors. Il fit ses études en
France et, dès son retour en Egypte en 1846, il fut employé comme
interprète au Palais. Il devint bientôt secrétaire d’Ibrahim et
l’accompagna dans ses voyages à Constantinople et en Europe. Sous Saïd
il fut pendant quelque temps directeur des chemins de fer mais dut
quitter bientôt l’Egypte. Il ne tarda pas à être rappelé par Ismaïl pour
lui servir à Constantinople d’agent et de négociateur chargé de régler
le différend avec la Compagnie du Canal de Suez et d’obtenir de la Porte
de nouvelles concessions concernant l’indépendance administrative de
l’Egypte. A la suite de succès assez appréciables dans des questions
aussi délicates, Ismaïl le désigna comme ministre, et le chargea de
négocier avec les Puissances l’institution de tribunaux mixtes.]

[Note 51 : Lord Milner disait dans « L’Angleterre en Egypte » : _Il est
difficile de se faire une idée du manque absolu de scrupules avec lequel
sous le règne d’Ismaïl notamment les agents diplomatiques usèrent de
leur influence pour exiger de la faible Egypte qu’elle donnât
satisfaction même aux demandes les plus extravagantes_.

En ce temps-là, en s’assurant une concession, on avait principalement
pour but non pas de mener à bonne fin quelque entreprise utile mais
d’inventer quelque grief qui permît de rompre le contrat et de se
retourner contre le gouvernement pour obtenir une compensation. D’un
autre côté, quelque perte que subit l’étranger, même accidentellement et
par sa propre faute, tout, presque toujours, servait de prétexte pour
réclamer une indemnité. — Venait-il à être volé ? On reprochait au
gouvernement l’insuffisance de sa police. — Son bateau venait-il à
s’échouer sur le Nil ? Le gouvernement était responsable pour n’avoir
pas fait draguer le fleuve. On raconte qu’au cours d’une entrevue avec
un _concessionnaire_ européen, Ismaïl Pacha dit à l’un de ses
serviteurs : « Fermez cette fenêtre, car si monsieur venait à prendre
froid, cela me coûterait 10.000 livres. » Et c’est à peine s’il y avait
là une exagération.]

[Note 52 : Nubar disait que, de tous les travaux publics, seul le bassin
de radoub de Suez fut entrepris et achevé à cette époque (1867). Les
entrepreneurs furent MM. Dussaud, nés à Marseille. Le 20 octobre 1863,
ils conclurent avec la Compagnie du Canal de Suez un marché pour la
construction en blocs artificiels des jetées de Port-Saïd dans le délai
de quatre années. Antérieurement, ils avaient exécuté de grands travaux
dans les ports de Marseille, Alger et Cherbourg.]

[Note 53 : Tout en rendant justice à certains côtés de l’œuvre d’Ismaïl,
nous ne saurions oublier le programme que le vice-roi avait promis de
réaliser dans le discours prononcé à l’occasion de son avènement (note
de l’auteur).]

[Note 54 : Lorsque, par exemple, un Italien commet un meurtre son Consul
s’empresse de le rapatrier pour être jugé par les tribunaux italiens et
naturellement les juges sont souvent obligés d’acquitter le criminel
faute de preuves suffisantes.]

[Note 55 : Sir Alfred MILNER : _L’Angleterre en Egypte_.]

[Note 56 : « L’expérience des tribunaux mixtes permet d’affirmer qu’en
règle générale ils (les fellahs) sont fidèles à leurs engagements et ne
tâchent pas de dénier leurs dettes. Il faut s’étonner en effet qu’ils
mentissent si peu à la barre de ces tribunaux en face de leurs
adversaires impitoyables. » (_L’Egypte et l’Europe_, par un ancien juge
mixte.)]

[Note 57 : Voir le rapport adressé au khédive, en 1867, par son ministre
des Affaires étrangères Nubar Pacha au sujet des tribunaux mixtes.]

[Note 58 : Nubar, le ministre des Affaires étrangères d’Ismaïl, n’était
pas très favorable au projet du canal, convaincu qu’il était que le
canal, en attirant l’Angleterre en Egypte, nuirait aux intérêts de ce
pays. Ismaïl partageait probablement cet avis. « J’ai ouï dire qu’Ismaïl
s’opposa au creusement du canal ; il s’opposa à forcer ses sujets les
fellahs à travailler sans cesse à l’exécution d’un projet dont l’Egypte
tira peu de profit. Dans la suite cependant, il seconda l’œuvre avec
tous les moyens en son pouvoir. » _Baron de Kusel_, _An Englishman’s
Recollections of Egypt_ (1863-1887).]

[Note 59 : F. de Lesseps dans une interview avec M. Kingston. Voir
« Monarchs I have met ».]

[Note 60 : M. FARMAN : _Egypt’s Betrayal_.]

[Note 61 : Le gouvernement égyptien alléguait que, depuis le
commencement des travaux, les salaires qui avaient été payés aux
ouvriers et les rations qui leur avaient été fournies ne l’avaient pas
toujours été au taux déterminé par le règlement à la journée (0 fr. 86).
La Compagnie avait d’autant plus d’intérêt à augmenter considérablement
le nombre des ouvriers, que le mètre cube à extraire à sec lui coûtait
les deux tiers des frais nécessaires au creusement au moyen des
machines. D’un autre côté, l’Egypte était privée non seulement de 20.000
de ses enfants, mais encore de 40.000 en cours de route pour le canal ou
préparés au départ, tous indispensables pour son commerce, son industrie
et son agriculture qui avaient besoin de bras. Il en résultait des
pertes sérieuses pour l’Egypte nullement compensées par l’économie
réalisée par la Compagnie.]

[Note 62 : L’auteur anonyme de _l’Histoire financière de l’Egypte_,
depuis Saïd Pacha, dit que le droit strict fut du côté de la Compagnie.
On ne peut, toutefois, nier la façon adroite et subtile dont le
gouvernement plaida sa cause... On montrait les pauvres fellahs partant
du fond de la haute Egypte pour se rendre sur les chantiers du canal,
écrasés sous le fardeau des vivres et des outils dont ils étaient forcés
de se munir, mourants de fatigue et d’épuisement le long des chemins.
Les lecteurs quelque peu sensibles en pleuraient. Il y avait du vrai
dans ces tableaux navrants.]

[Note 63 : _Ferdinand de Lesseps, sa vie, son œuvre_, Alex. Bertrand et
Emile Ferrier.]

[Note 64 : _Une famille française. Les de Lesseps_, par Bridier (cité
par M. Charles-Roux).]

[Note 65 : L’auteur doit faire allusion ici à l’ouvrage intitulé
_Egypt_, de M. Stanley Lane-Poole.]

[Note 66 : « Dans le caractère d’Ismaïl il y avait peu à recommander, on
ne pourrait cependant pas retenir complètement l’admiration pour sa
grandeur de pensée et son intrépidité d’action. » _Present-Day Egypt_,
par _Frédéric Courtland Penfield_.]

[Note 67 : A cause de la rareté du verre importé de l’étranger à cette
époque les Egyptiens ne se servaient pas de vitrages pour la garniture
des fenêtres, et construisaient des mouchrabyas, sorte de fenêtres en
bois faisant saillie et laissant l’air et la poussière entrer librement
à travers des trous pratiqués de chaque côté.]

[Note 68 : On reproche à Ismaïl, par exemple, d’avoir été un grand
bâtisseur et surtout d’avoir construit des palais fort coûteux. D’après
un statisticien anglais, M. Mulhall (_Contemporary Review_, 1882),
Ismaïl aurait dépensé « plus d’un million de livres sterling sur la
construction de palais et de théâtres et sur l’entretien des souverains
européens ». Cela n’est pas exact. Aly Pacha Moubarek, ancien ministre
des Travaux publics, sous Ismaïl, nous donne, sur le coût de ces palais,
dans le tome I de son ouvrage _El-Khitat-El-Tewfikich_, des détails
précis : « Le palais El-Gizeh a coûté, dit-il, £ 1.393.374 ; le Palais
d’Abdin (résidence de S. M. le Roi), £ 665.570 ; le palais El-Gezireh, £
898.691 ; le petit palais d’Ismaïlia, £ 201.286 ; les autres palais (y
compris celui de Ramleh), £ 2.331.679. L’ensemble des dépenses dépasse,
par conséquent, cinq millions et demi de livres. »]

[Note 69 : _Monarchs I have met_, par _W. Beatty Kingston_. Ajoutons que
le plan du Caire avait été établi par un comité d’ingénieurs égyptiens
présidé par Mahmoud bey El-Falaky (surnommé l’astronome).]

[Note 70 : M. _Mulhall_, dans le _Contemporary Review_ (octobre 1882),
disait que les canaux du Nil dont Ismaïl a construit 112, doivent rester
toujours la plus grande œuvre de son règne, bien qu’ils ne soient pas
mentionnés dans le rapport de M. Cave.

« D’après M. Fowler, les excavations par rapport au travail du canal de
Suez, étaient de 165 à 100, et partant, ils vaudraient 28 millions
livres sterling (non 12 millions). Grâce à ces canaux la population
réussit à gagner sur le désert pas moins de 1.373.000 acres représentant
une récolte annuelle valant £ 11.000.000 ou une rente de £ 1.400.000 per
annum. »

Le canal Ibrahimieh, l’un des plus grands canaux du monde, fut creusé
par Bahgat Pachat et Ismaïl Pacha Mohamed. Il ressort d’une étude
consacrée au canal, en 1900, par un ingénieur égyptien, Mohamed effendi
Ismaïl, que le vice-roi Ismaïl Pacha ayant, au début du règne mis la
main sur 333.333 feddans (le feddan est à peu près un demi-hectare) au
nord de la ville d’Assiout, en Haute-Egypte, l’idée lui vint de creuser
un grand canal pour l’irrigation estivale de ces vastes domaines et
toutes leurs dépendances situées dans la région du Fayoum. L’ingénieur
Bahgat Pacha, alors inspecteur général de la Haute-Egypte, fut chargé de
l’étude du projet et, déjà en 1863, il établit le plan du canal dont il
commença l’exécution en 1867. Avec le concours de 100.000 ouvriers
travaillant deux mois, l’été, et deux mois l’hiver, la première partie
du canal d’Assiout à Maghagha, fut terminée en 1870 par Bahgat Pacha
auquel succéda Ismaïl Pacha Mohamed qui creusa la seconde partie du
canal, de Maghagha à Beni-Souef et de là à Achment, en 1872 et acheva en
même temps le creusement de branches importantes et la construction de
ponts et barrages nécessaires pour la bonne distribution des eaux. Le
canal Ibrahimieh, long de 268 kilomètres, et d’une largeur moyenne de 14
m. 05, a été un grand bienfait pour la Haute-Egypte. Il arrose, à lui
seul avec ses branches, pas moins de 650.000 feddans (350.000 hectares).
En outre, grâce à ce cannal, le vice-roi fonda des grands moulins à
cannes, dans les provinces de Minia, Assiout, Beni-Souef et Fayoum et
donna ainsi l’impulsion à la culture de la canne à sucre et à
l’industrie sucrière. Le canal et ses barrages, qui est une œuvre
purement égyptienne, avait acquis une réputation mondiale et de nombreux
Européens venaient assister aux travaux en cours. Sir John Fowler,
l’ingénieur anglais bien connu, disait à ce sujet : « Les touristes qui
viennent en Egypte visiter les antiquités feraient mieux de visiter ces
monuments modernes que sont le canal Ibrahimieh et ses barrages. »

D’autre part, le gouvernement américain, en 1870, demanda au général
Stone Pacha le tracé du canal et des barrages pour figurer à
l’exposition de cette époque.]

[Note 71 : Voici le tableau des principaux travaux publics de 1863 à
1879 donné par M. Mulhall dans son étude précitée sur les finances
égyptiennes :

  -------------------+------------+-----------------------------------
        TRAVAUX      |    COUT    |           OBSERVATIONS
  -------------------+------------+-----------------------------------
  Canal de Suez      | £ 6.770.000|Après déduction de l’intér.
                     |            |(5.328.000) et de la valeur
                     |            |des actions achetées par
                     |            |l’Angleterre (£ 3.977.000).
                     |            |
  Canaux du Nil      |£ 12.600.000|8.400 miles à raison de £ 1.500 per
                     |            |mile.
                     |            |
  Ponts              | £ 2.150.000|430 ponts construits.
                     |            |
  Moulins à cannes   | £ 6.100.000|64 moulins construits avec
                     |            |machines, etc. (4 moulins par
                     |            |chacune des 16 sucreries établies
                     |            |par Ismaïl).
                     |            |
  Port d’Alexandrie  | £ 2.540.000|Contrat Grienfield et Elliott.
                     |            |
  Bassin de Suez     | £ 1.400.000|Dussaud Frères.
                     |            |
  Etablissement pour |   £ 300.000|Prix accepté par le Syndicat de
  la distribution    |            |Paris.
  des eaux           |            |
  d’Alexandrie       |            |
                     |            |
  Chemins de fer     |£ 13.361.000|Longueur 910 milles.
                     |            |
  Télégraphes        |   £ 853.000|Longueur 5.200 milles.
                     |            |
  Phares             |   £ 188.000|15 construits.
                     |  ----------|
                     |£ 46.264.000|
]

[Note 72 : E. de Léon, ancien consul général américain en Egypte, _The
khédive’s Egypt_.]

[Note 73 : Cette fabrique fut fondée en 1874. Dirigés d’abord par des
instructeurs européens, 400 ouvriers égyptiens s’initièrent au travail
et ne tardèrent pas à se passer de maîtres étrangers et travailler sous
un chef égyptien, feu Hosny bey, sous-directeur de l’imprimerie
nationale réorganisée par Ismaïl. Cette fabrique fournissait du papier
d’une qualité supérieure à l’imprimerie, aux administrations
gouvernementales, et au commerce, aujourd’hui tributaires de
l’étranger.]

[Note 74 : _An Englishman’s Recollections of Egypt_ (1863-1887), par
_Baron de Kusel_.]

[Note 75 : Le passage cité est pris dans un chapitre consacré aux
souvenirs de l’auteur, de 1872 à 1878.]

[Note 76 : Hans Resener, _l’Egypte sous l’occupation anglaise_.]

[Note 77 : « Il suffit de dire ici que le mérite principal du grand
progrès accompli récemment revient à la libéralité éclairée du khédive
lui-même, et aussi aux capacités administratives du ministre actuel
(Riaz Pacha), de son prédécesseur (Aly Moubareck Pacha) et de leur
infatigable inspecteur général, Dor bey, un gentleman suisse qui est
peut-être le spécialiste européen le plus habile dans le gouvernement
égyptien.

« Il est à regretter, cependant, que le système d’économies nécessitées
par les réformes financières des dernières années, ait été étendu à ce
département entraînant la réduction de 10.000 livres de son budget. »
(_Egypt as it is_, par McCoan, 1877.)]

[Note 78 : _North American Review_, 2 août 1907.]

[Note 79 : On lit, dans le _National_ du 9 janvier 1870 : « Le comité
directeur des écoles libres vient de clore la première année scolaire
(1868-1869) par un rapport adressé au prince héritier Mohammed Tewfick
Pacha qui s’est déclaré le protecteur.

« Les débuts de ces écoles furent modestes. Les cours d’adultes furent
ouverts le 1er avril 1868 avec 30 élèves, mais en juin ils étaient déjà
70, en juillet 150, en novembre 240, dont 59 Egyptiens, 52 Italiens, 21
Français, 20 Grecs, 24 Anglais, 32 Syriens, etc... Les cours sont faits
en français, en arabe et en italien...

« _Enfin ne vous semble-t-il pas que c’est une révolution complète et
radicale que de voir des écoles libres et gratuites sans distinction de
nationalité ni de religion s’implanter dans le sol de l’Orient et de
voir surtout un prince musulman s’en déclarer le protecteur ?_ »

C’est M. Dauphin, le directeur des écoles libres et gratuites qui fonda
la première école à Alexandrie sous le haut patronage du prince héritier
qui lui servait une allocation de 12.000 francs par an. Encouragé et
aidé par Ismaïl, il fonda au Caire, en 1873, une autre école dont le
succès fut encore plus grand que celui de l’école d’Alexandrie. Elle
comptait 486 élèves, dont 262 Egyptiens.]

[Note 80 : _E. de Léon_, _The khedive’s Egypt_.]

[Note 81 : La mise en état de défense de la côte de la Méditerranée a
été confiée à un ingénieur égyptien de haute capacité, Mahmoud Fahmy
Pacha, qui érigea 17 nouveaux forts entre Aboukir et Elborollos, et
répara les anciennes fortifications. C’est le même qui, en 1882,
fortifia près de Kafr-ed-Dawar, des positions reconnues expugnables.]

[Note 82 : L’annexion des régions équatoriales fut annoncée
officiellement par le gouvernement égyptien en 1871.]

[Note 83 : _L’Afrique Centrale_, expédition au lac Victoria-Nyanza et au
Makraka Niam-Niam, à l’ouest du Nil Blanc, par le colonel C. Chailé-Long
(traduit de l’anglais par M. de Pacy, Paris, Plon 1877).]

[Note 84 : M. Farman, ancien consul général des Etats-Unis au Caire,
disait dans _Egypt’s Betrayal_ : « Le budget de l’instruction, en 1872,
était de 400.000 dollars. En 1880, il fut réduit à 200.000. La somme
déduite fut précisément l’équivalent des appointements des douze
contrôleurs européens imposés au pays. »]




                              CHAPITRE III

                          =L’Opinion publique=


Les dures épreuves du règne d’Ismaïl eurent un résultat ; l’esprit
égyptien se réveilla et des idées nouvelles sociales et politiques se
formèrent et prirent corps dans un mécontentement général.

Nous avons vu déjà que le règne de Mohamed Aly — dont le règne d’Ismaïl
n’était que la continuation — favorisait le réveil de l’instinct
national. Le résultat le plus fécond de son œuvre fut probablement la
formation d’une élite égyptienne grâce à laquelle « la civilisation qui
émana de lui ne mourut pas avec lui » et les régénérateurs de l’Egypte
« se levèrent par centaines encouragés par celui qui fut pour eux plus
qu’un père ».[85]

Nous avons trouvé une brochure sur le règne de Mohammed Aly, rédigée en
anglais en 1838, par un Egyptien, Hassanaine Al-Besunee, alors étudiant
à Londres, et qui appartenait à la mission égyptienne de cette époque.
Voici sa conclusion intéressante et précise : « Pour conclure, dit-il,
s’adressant à Lord Palmerston, je crois avoir démontré par les remarques
précédentes que, quels que soient le caractère et la politique du
gouvernement égyptien comparés avec ceux de l’Europe civilisée, il saute
aux yeux de l’observateur le plus superficiel, qu’il est
considérablement amélioré et réformé, et que rien ne s’oppose à ce que
l’Angleterre accorde à l’Egypte le droit de devenir une nation
indépendante, et d’être placée sur un même pied d’égalité avec le
Brésil, le Mexique, la Colombie et la Grèce. C’est pourquoi je prie
instamment Votre Seigneurie de considérer cette question dans un esprit
favorable, ayant la conviction que la prospérité future de l’Egypte
dépend, dans une large mesure, de la reconnaissance de son indépendance
par l’Angleterre ».[86]

Cependant, sous Mohammed Aly l’idée politique restait encore vague.
« L’absence d’institutions populaires réelles, de tribunaux équitables
et de justes lois avait affaibli l’idée politique et l’avait réduite à
un sentiment très timide.

« Elle apparaissait comme une étoile en hiver ; mais, à peine née, elle
fut voilée aussitôt par des nuages. La preuve tangible de son existence
fut la promulgation de la loi d’Abdul-Megid qui garantissait aux sujets
du Sultan la sécurité, l’honneur et la propriété. Lorsque, malgré
l’opposition d’Abbas, son application fut étendue à l’Egypte, le
sentiment timide devint plus hardi. Le contact croissant avec l’Europe
et les Européens créa pour les Egyptiens un patriotisme de chez
eux. »[87]

Pour comprendre toute l’importance de cette loi, qui date de 1852, il
faut rappeler que le bon plaisir du vice-roi le poussait souvent à
traiter ignominieusement ses propres parents, à exiler les grands et les
riches aux confins du Soudan et de la Méditerranée. Les Egyptiens
étaient alors soumis à un régime de terreur et d’espionnage. Quant à
l’influence européenne, elle était plutôt combattue par Abbas qui
retirait aux commerçants européens les monopoles dont ils jouissaient —
exception faite de l’autorisation accordée à une Compagnie anglaise de
construire un chemin de fer entre Le Caire et Alexandrie — et renvoyait
les fonctionnaires étrangers.

C’est sous Saïd[88], esprit libéral et généreux, que leur influence se
fit sentir en Egypte. Les aventuriers européens trouvaient une proie
dans ce pays hospitalier[89]. Nubar Pacha avait l’habitude de dire :
« C’est au temps de Saïd que la débâcle a commencé ».

Mais il est bon de reconnaître que Saïd aimait le fellah, qui est
l’élément prépondérant de la nationalité égyptienne, et favorisait son
élévation dans l’armée et dans l’administration, à l’encontre de Mohamed
Aly, d’Ismaïl et de Tewfick qui donnaient la prépondérance à l’élément
turc. Sous Mohamed Aly, les Turcs formaient une sorte de noblesse à
laquelle on réservait exclusivement les brevets d’officiers. Saïd,
voulant créer une armée nationale, abolit les règles anciennes, autorisa
la promotion de simples soldats sortis du peuple au rang d’officiers et
forma ainsi un élément autochtone, capable de tenir tête à l’élément
turc dans le haut commandement de l’armée.

Arabi Pacha, dans ses Mémoires inédits, nous donne à ce sujet de curieux
renseignements dans un chapitre intitulé « les plus beaux jours de ma
vie » où il relatait les premières années de service entre 1854 et 1860,
date où, de simple soldat qu’il était, il fut promu lieutenant-colonel :
« J’ai été, dit-il, l’objet de la sollicitude de feu Mohammed Saïd... En
signe d’admiration il m’a fait présent, lors de son voyage en
Arabie[90], d’un ouvrage arabe édité à Beyrouth et intitulé « Histoire
de Napoléon Bonaparte ».[91] Il me parlait, à cette occasion, non sans
amertume, de la facilité avec laquelle les Français conquirent l’Egypte
et de la nécessité de protéger la patrie contre le joug de l’étranger.
La lecture de cet ouvrage m’a fait sentir le besoin réel d’un
gouvernement Constitutionnel en Egypte et je commençai depuis lors à
m’intéresser à l’histoire des peuples occidentaux.

« Ce sentiment se fortifia encore davantage lorsque j’entendis un
discours prononcé par Saïd Pacha, à la suite d’un banquet offert à Kasr-
el-Nil, aux ulémas, aux membres de la famille régnante, aux officiers de
l’armée et aux dignitaires du royaume : « Mes amis, disait le Vice-Roi,
j’ai médité sur les conditions de ce peuple égyptien opprimé, humilié et
asservi dans son histoire par les peuples de la terre. Il a passé sous
le joug des dominateurs de toute espèce tels que les Pasteurs, les
Assyriens, les Perses, les Libyens, les Soudanais, les Grecs et les
Romains. Mais l’Egypte n’était pas au bout de ses peines, car, après
l’apparition de l’Islam, elle fut conquise tour à tour par les Ommiades,
les Abassides, les Fatimites, les Kurdes, les Circassiens, les Turcs et
les Français de Bonaparte.

« C’est pourquoi j’estime, en tant qu’Egyptien, qu’il est de mon devoir
d’entreprendre l’éducation de ce peuple et le rendre capable de se
passer du concours des étrangers. Je suis décidé à réaliser cette
idée. »

Après ce discours, dit Arabi, les Princes et les Grands s’en allèrent
étonnés et mécontents. Les Egyptiens, par contre, rayonnèrent de joie et
d’espérance. Personnellement, je pensais que ce discours devait être
considéré comme la première pierre de « l’Egypte aux Egyptiens » et que
Mohamed Saïd pouvait être regardé, à juste titre, comme le promoteur de
la renaissance nationale égyptienne ».

Malheureusement la rareté des imprimés, surtout politiques, ne permet
guère de connaître suffisamment le sentiment des Egyptiens pendant la
première moitié du XIXe siècle. La presse de l’opposition ne parut en
Egypte qu’en 1877.

Parlant de la liberté individuelle, Mohammed Abduh, l’ancien Grand-
Mufti[92] du Caire, écrivait judicieusement le 19 avril 1881 : « Les
gouvernements [précédents] considéraient les habitants comme du bétail
dont ils disposaient à leur gré. Nul n’était libre de ses mouvements ou
de ses pensées. Les populations des villes étaient soumises à une
étroite surveillance dans leurs actes et leurs paroles et le
gouvernement avait souvent recours à une sorte de « presse » qui
consistait à opérer nuitamment une descente de police dans des
établissements soupçonnés d’abriter des individus en train de commettre
l’adultère ou de consommer des boissons défendues. Les gens étaient
muselés par la tyrannie, à tel point qu’on ne pouvait discuter un sujet
scientifique ou ouvrir une controverse religieuse, sans risquer
d’encourir l’accusation de sacrilège ou d’impiété, ou d’offense grave
contre la personne d’un gouvernant, et de s’exposer à un châtiment sans
merci.

« Cet état de choses dura jusqu’à ce que des gens ayant vécu en contact
avec la civilisation occidentale, où règne la liberté individuelle,
vinssent rétablir en Egypte cette liberté, en lui imposant toutefois
comme limite les rapports entre gouvernants et gouvernés. En touchant à
ces rapports les citoyens pouvaient trouver la mort, la prison ou
l’exil. Ainsi, au lieu de limiter l’autorité par la loi, on a maintenu
l’esclavage sous le couvert d’une liberté factice. D’autant plus que les
gens, n’étant pas habitués à cette liberté, se jetèrent dans le
dérèglement des vices et dans l’ivrognerie. Et la corruption des mœurs
gagna du terrain parmi la population sous le couvert de la liberté
d’action.

« Il y avait aussi, à côté de cette liberté d’action, une prétendue
liberté de pensée concernant les croyances et les doctrines religieuses.
Grâce à cette liberté nombre de gens osèrent manifester publiquement des
choses contraires à la religion et nullement basées sur des principes.
Décidément cette liberté boiteuse dont se vantent les sages n’a pas eu
de résultats louables. »

Il est certain que, sous Ismaïl, il se produisit un relâchement de mœurs
provoqué par l’exemple du souverain lui-même qui déploya un faste sans
précédent, bâtit des palais et donna des fêtes et des bals. Ce
relâchement était aussi une conséquence naturelle des lois par trop
despotiques et contraires au progrès subies par les Egyptiens sous les
règnes de Mohammed Aly et d’Abbas.

Cependant on ne saurait oublier qu’en ce qui concerne les Européens, le
gouvernement égyptien était incapable d’appliquer les règlements
nécessaires. « Ici, les capitulations, dit Lord Milner, aussi bien pour
ce qui concerne la répression du vice que pour ce qui touche à la
réparation des dommages, opposent au progrès leur solide barrière ;
qu’il s’agisse, dans les questions de moralité publique, de la fermeture
des tripots et des maisons mal famées ou de la surveillance de la vente
des boissons enivrantes, ou bien, dans les questions d’intérêt général,
de la conservation des digues ou des canaux ou de la sanction des
mesures sanitaires les plus élémentaires, les mêmes difficultés se
présentent, et que l’on veuille tenter de prévenir la fabrication de la
fausse monnaie, ou que l’on veuille simplement réglementer le
stationnement des fiacres, c’est toujours la même vieille histoire.

« Le gouvernement est libre, sans nul doute, de promulguer les lois
nécessaires ; mais du moment que les pénalités que ces lois édictent ne
sont pas applicables aux étrangers, à quoi peuvent-elles servir, sinon à
constituer au profit des étrangers et au préjudice des Egyptiens le
monopole de la licence ?

« En ces matières, en effet, dit encore l’auteur de _l’Angleterre en
Egypte_, ce sont les étrangers de basse classe dont le pays fourmille,
qui fournissent le principal contingent de délinquants ; c’est parmi eux
qu’on trouve les faux monnayeurs, les tenanciers de maisons de jeux, les
débitants de liqueurs et les souteneurs de maisons de débauche ; ce sont
eux qui élèvent des constructions sur les digues des canaux ou qui
déversent leurs ordures sur la voie publique sans qu’ils puissent être
jugés par les tribunaux égyptiens ; quant à leurs propres tribunaux on
n’est pas sûr, quel que soit leur bon vouloir, qu’ils soient compétents
pour agir. »

Ainsi le progrès moral n’était pas à la hauteur du progrès matériel et
assurément l’absence de justice, non seulement dans les rapports entre
les Egyptiens et les Européens et entre le gouvernement et les
Européens, mais aussi entre le Gouvernement absolutiste d’Ismaïl et les
Egyptiens, était le plus grand des maux dont souffrait le pays[93]. Pour
y remédier Nubar Pacha chercha à introduire l’élément européen dans la
justice égyptienne, par l’organisation des tribunaux mixtes. « La
manière dont la justice s’exerce, disait Nubar dans son rapport adressé
à ce sujet au Vice-Roi en 1867, tend à démoraliser le pays, et
l’Egyptien, forcé de voir l’Europe à travers l’Européen qui l’exploite,
répugne au progrès de l’Occident et accuse le Vice-Roi et son
gouvernement de faiblesse ou d’erreur. »

Il s’agissait en effet de réformer la justice égyptienne et de l’imposer
également au Vice-Roi, aux Européens et aux Egyptiens[94]. Les tribunaux
indigènes étaient paralysés, il faut le dire, à la fois par les
Capitulations et par l’empiètement de l’administration sur la justice,
d’où confusion des pouvoirs exécutif et législatif.

« Il y a en outre dans l’organisation actuelle, disait la Commission
internationale réunie en 1869, dans son rapport, une série
d’inconvénients que le Gouvernement ne pouvait signaler et que la
Commission croit devoir relever.

« Ils proviennent de ce que la justice locale est mal organisée ; que
l’autorité règle administrativement des affaires entre particuliers qui
devraient être déférées au pouvoir judiciaire, que la procédure et la
loi à appliquer ne sont pas connues, qu’enfin l’exécution des sentences
éprouve des difficultés souvent insurmontables par suite de l’immixtion
intempestive de l’administration.

« Le gouvernement ne méconnaît pas quelques-unes des imperfections qu’on
lui signale, car, tout en exposant les causes auxquelles il les
attribue, il fait remarquer que les projets de réforme qu’il présente
ont précisément pour but de les faire disparaître. »

Puis, la Commission estime, après avoir signalé tous les abus, devoir
déclarer qu’il lui paraît nécessaire qu’une réforme sérieuse mette fin à
ces imperfections.

Nous avons déjà parlé, dans le chapitre précédent, des tribunaux mixtes
en ce qui concerne les rapports entre les Egyptiens et les Européens, et
entre les Européens et le gouvernement Egyptien. Ce qui nous intéresse
ici, c’est que ces tribunaux, installés seulement en 1876, presque en
même temps que le contrôle, avaient l’air de soutenir, dans une certaine
mesure, une cause étrangère. En effet, ils limitaient l’autorité du
souverain et constituaient une atteinte à la dignité nationale.
Institués dix ans plus tôt ils auraient limité cette autorité,
directement ou indirectement, au plus grand profit du pays.

Mohamed Abduh raconte dans ses mémoires : « Nubar méditait depuis
longtemps le détrônement du khédive. J’ai appris même d’une haute
autorité qu’il écrivit à un de ses intimes, le jour de la signature, à
Paris, de l’accord relatif aux tribunaux mixtes : Aujourd’hui la
première mine a été posée sous l’autorité du khédive et je pense qu’elle
sautera un jour. »

Nubar nous apparaît ici comme un précurseur des Constitutionnels et
Réformateurs qui, travaillant plus tard au détrônement d’Ismaïl,
croyaient travailler au salut de l’Egypte comme si le mal avait son
origine uniquement dans le pouvoir personnel d’Ismaïl. Quoi qu’il en
soit, et c’est un fait, les Egyptiens, tout en en voulant aux Européens,
concentraient leur haine sur la tête du souverain qu’ils rendaient
directement responsable du mal.

Comme Mohamed Aly, Ismaïl n’a pas ménagé le paysan d’Egypte. L’un et
l’autre, pressés soit par des besoins de guerre, soit par des besoins
matériels pour l’exécution des travaux publics indispensables,
pressuraient les paysans et les surchargeaient de taxes. C’est seulement
pendant les deux premières années de son règne qu’Ismaïl fut populaire ;
les impôts étaient encore modérés et la richesse affluait dans le pays
avec la hausse du prix du coton ; puis vinrent des années de déboires et
d’impopularité grandissante parmi les classes de la société.

« Un grand tort du gouvernement égyptien, écrivait Mme Audouard en 1865,
et Ismaïl tombe dans ce travers plus qu’aucun de ses prédécesseurs,
c’est de toujours considérer l’Egypte comme un pays conquis. Ce pauvre
peuple non seulement est gouverné par des Turcs, mais encore est
exploité, mené par des Européens, qui occupent les bonnes places, les
bénéfices, prennent son or, ne lui laissant que les labeurs.

« C’est on ne peut plus injuste ; de plus, c’est maladroit et
impolitique... Ils [les descendants de Méhémet-Ali] devraient donner les
places, les sinécures, aux Egyptiens, et non pas aux étrangers. Il y a
de jeunes Egyptiens intelligents, élevés en France qui végètent dans de
plus que modestes places de six cents ou douze cents francs, tandis que
les riches sinécures sont données à des Européens ou à des intrigants
d’arméniens. _Cela exaspère le peuple égyptien avec raison_[95]. »

M. Charles Edmond disait, dans des notes écrites en 1866 :

« Après plus de vingt ans d’intervalle, j’ai retrouvé le Caire
singulièrement assombri. De mon temps on célébrait autrement le Ramadan.
Toutes les nuits ce n’étaient que chants et musique, improvisations à
tous les carrefours de la ville. Les femmes fellahs portaient des
bijoux, des bracelets aux mains et aux pieds. Aujourd’hui tout a changé,
la population indigène est comparativement sombre, triste et
silencieuse. Le Souverain ne s’est pas rendu populaire ; il a augmenté
les impôts, et rien n’est plus naturel puisque aucune considération
d’avenir ne lui commande le présent.

« Avant Ismaïl Pacha, l’Egypte ne payait que 70 millions d’impôts
fonciers, elle en supporte aujourd’hui 110 et l’on annonce que dans le
courant de l’année cette charge sera portée à 124 millions. De plus les
calamités publiques ont empiré la fatalité de la situation : la
sécheresse, l’inondation, deux terribles épizooties, le choléra ont
inauguré tristement le règne actuel. »

M. Charles Edmond parle ensuite des revenus publics absorbés par
l’armée, l’administration, l’intérêt de la Dette et le reste, et
explique que « la situation économique toutefois ne semble pas
alarmante, car l’Egypte a des ressources infinies, et, même sous le
régime actuel, le progrès économique est amplement assuré : l’industrie,
le commerce et surtout l’agriculture ont déjà réalisé de très beaux
bénéfices et semblent assurés d’un avenir magnifique[96] ».

Mais ce progrès économique n’a pas profité au peuple parce qu’Ismaïl,
toujours en quête d’argent, écrasait les paysans de taxes et les
laissait à la merci de hauts fonctionnaires cruels et inhumains. Parmi
ces fonctionnaires, les Turcs se souciaient peu de la vie et du bien-
être du fellah ; les subalternes égyptiens, non affranchis encore de
mœurs oppressives accumulées par des siècles de joug et de misère,
cherchaient à satisfaire le bon plaisir de leurs supérieurs qui, à leur
tour, cherchaient à obtenir les bonnes grâces du Chef de l’Etat, qui, à
son tour, devait, bon gré mal gré, donner satisfaction aux créanciers.

Tous les fonctionnaires, aux divers degrés hiérarchiques, étaient
couverts par l’autorité suprême du souverain, et il n’existait pas
alors, faute d’un tribunal de justice, un tribunal de l’opinion publique
devant lequel le paysan opprimé pût porter ses doléances.

« Je ne peux pas vous décrire la misère qui règne ici, écrivait Lady
Lucie Duff Gordon dans une lettre d’El-Ouksour du 3 février 1867,
l’esprit se lasse rien que d’y penser... Je vois croître autour de moi
les guenilles, les haillons et l’anxiété. Les impôts rendent la vie
presque impossible. Pour chaque récolte, chaque bête sur pied, on paye
une première fois, puis une seconde fois quand on la vend au marché...
La misère en Angleterre est terrible, mais au moins elle n’est pas le
résultat d’extorsions comme dans ce pays, où la nature est si riche et
si glorieuse et l’humanité si misérable. _Ce n’est pas un peu de famine,
c’est la cruelle oppression qui, maintenant, exaspère le peuple_.
Jusqu’ici ils ne se sont jamais plaints, mais aujourd’hui des villages
entiers sont abandonnés, et des milliers d’individus se sont enfuis dans
le désert qui s’étend entre cet endroit et Assouan[97]. »

Abd-Allah Nadim, écrivain extrémiste qui joua un rôle assez marqué dans
la révolution de 1882, fit paraître dans _le Taïf_[98] une série
d’articles intitulés « L’Egypte et Ismaïl Pacha ». Nous allons en
résumer fidèlement les idées essentielles. Dans le second article,
l’auteur commence par dire que « l’Egypte sous Saïd manquait de choses
indispensables, telle que les grandes écoles, les chemins de fer, etc.,
mais la population était libre et ne fléchissait pas sous le poids des
lourdes dettes et des intérêts exorbitants sans rapport avec la capacité
du pays...[99]. »

« Nous ne nions pas, dit-il, que quelques-unes des œuvres d’Ismaïl aient
été plutôt utiles au pays, mais elles ne sont pas à comparer avec les
conflits auxquels elles donnèrent lieu[98].

Nadim parle ensuite de l’œuvre d’Ismaïl et de ses dépenses :

« On arrachait, dit-il, aux paysans, par des moyens que nous allons
expliquer, l’argent qui « filait » au dehors, au point que la richesse
du pays se trouva entre des mains étrangères ; le commerce tomba dans le
marasme, l’administration dans le dénuement ; des gens affamés s’en
allèrent dans le désert pour se nourrir d’herbes ; le service de
l’irrigation cessa d’exister, les ponts s’écroulèrent, les bords des
canaux furent dans un état lamentable et une grande partie des terres
cultivables fut menacée par le désert...

« Les fellahs poussaient des gémissements, tandis que l’entourage du
Vice-Roi lui peignait l’état du pays sous des couleurs de rose, et le
pays ne tarda pas à être le champ des convoitises surtout après
l’ouverture du canal. »

Ici l’auteur consacre un chapitre aux « impôts et aux moyens employés
pour leur perception » : « Sous Saïd, dit-il, les impôts avaient une
asiette fixe, mais Ismaïl s’entoura d’hommes ignorants et incapables qui
évincèrent les bons administrateurs, demandèrent les impôts un an
d’avance, — et extorquèrent l’argent d’une façon barbare. — J’ai vu, une
fois, traîner devant le sous-préfet une femme qui reçut sur les deux
mains quatre-vingts coups de fouet. On l’étendit ensuite par terre et on
lui administra trente coups sur la poitrine. Interrogée alors sur le
compte de son mari, elle répondit qu’elle ignorait tout, et de nouveaux
coups lui furent assénés. Peu de jours après, elle mourut en prison.
J’ai appris du percepteur que son mari devait 45 piastres (environ 12
francs alors)...

« Toute cette injustice tombait sur les paysans seuls, tandis que les
favoris d’Ismaïl étaient exemptés de la plupart des impôts, de même que
les Européens, qui dictaient la loi aux gouvernants et aux
gouvernés[100]. Cet état de choses favorisa l’oppression, la concussion
et la corruption parmi les fonctionnaires au détriment du peuple. »

Dans un autre article, daté du 6 mai, Nadim, après avoir parlé des
vastes domaines arrachés aux paysans par le khédive à des prix
dérisoires, étudie la corvée : « Les paysans, dit-il, qui faisaient la
corvée sur les terres d’Ismaïl ou celles de ses acolytes, devaient
apporter avec eux les instruments agricoles et les vivres nécessaires...

« J’ai vu, lors du creusement du canal Khatatia, dans la Basse-Egypte,
où le prince Hussein était inspecteur général, des milliers de paysans
porter la boue sur leur tête : leur corps en était couvert, sauf par
endroits où ils portaient les traces visibles des coups de fouet du
Mamour (commissaire de police) ou des coups de canne du Kholi (chef des
ouvriers agricoles). Chaque fois que l’inspecteur général devait faire
une tournée dans la région, un messager à cheval s’en allait annoncer la
nouvelle aux préfets et commissaires de la province. Et les employés
subalternes de couper les tiges pour asséner des coups meurtriers aux
corps tout nus des fellahs en pleurs. Ce spectacle réjouissait
l’inspecteur qui s’empressait, en témoignage de sa satisfaction, d’en
féliciter le Mudir (préfet) en disant : « _Affren, Affren_ »[101].
L’inspecteur à peine de retour, on enregistrait trente ou quarante morts
succombant aux coups ou noyés dans la boue, etc., etc... »[102].

Semblables aux paysans de France avant 89, les paysans d’Egypte, sous
Ismaïl, étaient _taillables et corvéables à merci_.

Une autre cause de désaffection à l’égard du gouvernement résidait dans
les conditions du recrutement et du service militaire. La Commission
supérieure d’enquête dira plus tard dans son rapport, en faisant
allusion au régime de Saïd : « Une loi déterminait autrefois dans
quelles conditions devait se faire le recrutement de l’armée. On
procédait à un tirage au sort, et le nombre d’années de service qu’on
pouvait exiger de chaque soldat était limité. Ces règles sont tombées en
désuétude, et actuellement rien ne paraît plus arbitraire que la
désignation des personnes soumises au service militaire.

« Le recrutement, nous dit un agent consulaire, n’est autre chose qu’une
sorte de presse. Un capitaine arrive dans un village et s’adresse
d’abord au cheik. Ce dernier commence par éliminer les siens, puis il
présente le restant de ses hommes. Tout est pris, sauf ceux qui
consentent à payer une prime à débattre.

« L’année suivante, quelquefois dans la même année, un autre capitaine
vient ; il ne tient aucun compte de ce qu’a fait son devancier et les
mêmes abus recommencent sans qu’on s’occupe de l’âge, du mariage ou des
sommes déjà versées. »

M. Gellion-Danglar écrivait en juin 1867, à propos de l’insurrection
crétoise que l’Egypte était chargée d’étouffer : « Il y avait une presse
d’hommes pour l’armée égyptienne... Ce qu’il y a de plus admirable,
c’est qu’on ne craigne point de confier des fusils à des gens qu’on a
ainsi brutalement arrachés à leurs familles. »

M. Mac Coan — _Egypt under Ismaïl_ — disait, en parlant de l’état d’âme
des troupes en 1869 : « La disposition des troupes, dit-il, était une
source d’anxiété pour Son Altesse. Outre qu’elles avaient un arriéré de
plusieurs mois, elles se plaignaient de la mauvaise nourriture et des
durs travaux qui leur étaient imposés pour la construction des nouveaux
palais du vice-roi et autres embellissements. Le mécontentement grondait
chaque jour avec plus de force parmi les soldats et les officiers,
autour même du Palais d’Abdin. Pour décourager les autres, environ huit
ou onze officiers furent arrêtés une nuit et, après avoir été jugés par
une cour martiale purement nominale, ils furent sommairement exécutés le
lendemain matin à Zoulah, un village près du Caire. Quelques jours plus
tard, quatre hommes armés furent trouvés en train de rôder dans les
jardins du Palais du Ghezireh où résidait le khédive. En vertu d’un
ordre personnel de Son Altesse, ils furent fusillés sur les lieux et
leurs corps jetés au Nil. Dans toute autre armée au monde, pareille
rigueur aurait probablement provoqué une révolte, mais ici elle atteint
son but et tous signes apparents de désaffection cessèrent pour le
moment. »

Les fellahs furent ainsi victimes d’une injustice sociale aggravée par
une ingérence étrangère parfois insinuante et oppressive. Sous un régime
de terreur et d’absolutisme, toutes les protestations devaient se
réduire à un sourd mécontentement. Ce mécontentement se traduisait
tantôt par des révoltes individuelles durement réprimées dans les rangs
de l’armée, tantôt par une désertion en masse des paysans surchargés de
taxes ou maltraités, tantôt par des complots ou des attentats qui
provoquaient l’anxiété des autorités. Celles-ci cherchaient leur salut
dans un régime d’espionnage, de dénonciations et de bannissements à
Fazougli, une station sur le Nil Blanc, et de condamnations à mort
déterminées par le caprice du maître qui tient lieu de justice et de
loi.

Le _Progrès Egyptien_[103], qui paraissait à Alexandrie à cette époque,
étudiait les manifestations du mécontentement général et la formation de
l’opinion publique : « On ne peut pas dire, écrivait-il le 26 juin 1869,
qu’il existe en Egypte des aspirations publiques, que les Egyptiens
désirent quelque chose, — non pas que nous voulions prétendre que chaque
indigène pris séparément ne puisse ou ne sache manifester sa pensée ou
formuler sa plainte, etc... »

Le même journal disait, le 14 juillet 1869 : « Un voyage à
Constantinople (du vice-roi) dans les circonstances présentes serait
pour l’Egypte la menace d’une aggravation _d’impôts_... Il [le fellah]
est épuisé par toutes les sommes qu’on lui a successivement arrachées,
il est ruiné par la _corvée_, qui, à l’heure qu’il est, absorbe encore
une quantité innombrable de travailleurs dont les terres restent sans
culture. »

Le journal ajoute : « Sa résignation n’est déjà plus muette, chose
inouïe en Egypte ; le fellah est désaffectionné, il murmure, il rend
volontiers l’Européen confident de ses sujets de crainte. »

C’est alors que survint la crise turco-égyptienne de 1869. En mettant le
khédive aux prises avec le Sultan et en donnant à la puissance suzeraine
l’occasion de critiquer l’œuvre du vice-roi afin de le diminuer aux yeux
de ses sujets, cette crise contribua au réveil de l’opinion publique en
Egypte. Le khédive était accusé « d’avoir engagé la province dans des
dépenses folles par des voyages fréquents en Europe et par des commandes
de vaisseaux cuirassés qui dénotent chez lui l’intention de se proclamer
indépendant », d’avoir surchargé d’impôts les habitants de la province
confiée à son administration ; d’avoir invité en son nom les souverains
de l’Europe à venir assister à la cérémonie de l’ouverture du Canal de
Suez ; d’avoir envoyé un personnage (Nubar Pacha) qui prend abusivement
le titre de Ministre des Affaires étrangères d’Egypte pour négocier des
traités de commerce et la modification des capitulations, droits dévolus
au souverain seul ; et enfin d’avoir continué des préparatifs de guerre
sans aucune nécessité et « tout cela contrairement à la teneur des
firmans impériaux, et au détriment des habitants de la province
aujourd’hui réduits à la misère[104] ».

Ce langage, pourtant, ne pouvait trouver un écho favorable dans la
classe éclairée, d’autant plus que la Turquie alarmée menaçait de
nouveau l’autonomie de l’Egypte garantie par les traités de
1840-41[105].

En obligeant Ismaïl à se soumettre à la volonté du Sultan, l’Europe
rappela cette classe d’Egyptiens à la triste réalité de 1840.

Cependant, en regardant au dedans, les Egyptiens, à quelque classe
qu’ils appartinssent, ne pouvaient s’empêcher de constater les symptômes
de la débâcle auxquels faisaient allusion les protestations turques.
« Un incident s’est produit cette semaine à Alexandrie, écrivait le
_Progrès égyptien_, à propos de la lettre du vizir ; traduite en arabe,
elle a été affichée pendant la nuit à divers endroits de la ville et
notamment à la porte de diverses administrations publiques, à la porte
de la Daira vice-royale, rue Chérif-Pacha, où l’affiche est restée
jusqu’à 9 heures du matin. Nous avons vu des groupes d’Arabes
(Egyptiens) la lire et la commenter.

« Les passages relatifs aux dépenses excessives et aux _impôts qui
écrasent le peuple et qu’il ne peut plus supporter_, étaient surtout
l’objet de leurs commentaires. »

Le journal conclut : « Il y a là un symptôme dont le Gouvernement
égyptien aurait tort de ne pas tenir compte. Les Arabes (Egyptiens) ne
sont plus aussi désintéressés qu’on le croit de la politique. Ils se
tiennent à l’affût des nouvelles qui arrivent de Constantinople, ils
commentent, ils discutent l’affaire du conflit ; en un mot l’opinion
publique se forme chez l’Arabe ».

Il paraît qu’on avait aussi recours aux écrits anonymes, puisque le
_Progrès_ du 15 septembre signale le fait suivant : « Cette semaine, a
été clandestinement affiché sur les murs de la ville, un placard hostile
à S. A. le Vice-Roi, qui est une plainte faite au Sultan, au nom de 114
notables commerçants arabes du Caire et des villages ».

Le journal précise ensuite que « le placard ne porte pas les
signatures » et cela indique suffisamment que la liberté, de même que
l’égalité en Egypte, n’existait que de nom. A qui la faute ? Au Vice-Roi
mal conseillé par une minorité turque au pouvoir. Sous Saïd, son
prédécesseur, les Egyptiens avaient occupé de hauts postes dans les
rangs de l’armée et dans l’administration, et les Turcs n’étaient plus
la classe gouvernante.

Avec l’avènement d’Ismaïl, qui croyait à leur supériorité, les Turcs
prirent leur revanche. « Jusqu’à présent, écrivait encore le _Progrès
égyptien_, l’esprit turc a trop dominé dans les Conseils du Gouvernement
et s’est trop mis en travers des idées de progrès que le Souverain a
voulu appliquer dans le pays. »

Les Turcs, en effet, ne pouvaient favoriser le progrès en Egypte et
collaborer utilement à l’œuvre d’Ismaïl. Par leur nature, ils étaient
réfractaires au progrès ; toujours pleins de leur esprit de classe
dominante, ils traitaient les Egyptiens comme une classe inférieure ;
hier encore battus par les Egyptiens sur les champs de bataille de
Konyeh et de Nezib, ils voulaient maintenir l’Egypte sous leur tutelle.
Sans doute le même journal traduisait-il fidèlement le sentiment des
Egyptiens en disant encore : « La petite minorité turque qui gouverne,
qui administre, qui occupe tous les emplois, qui émarge au budget, ne
saurait toujours l’emporter sur la grande majorité des Arabes
(Egyptiens) qui cultive la terre, paye l’impôt et la corvée, donne son
argent, ses sueurs et son sang à l’Etat. »

En fait de liberté de presse, un seul journal politique _Wadinnil_
(1866-1878) paraissait à cette époque, mais il défendait les vues et les
intérêts du Vice-Roi qui le subventionnait. Un autre journal politique
hebdomadaire, _Nozhet-El-Afkar_, fut fondé au Caire en 1869 par deux
écrivains de talent, Ibrahim El Moelhy et Osman Galal, le traducteur des
œuvres de Molière et de La Fontaine, mais le second numéro de ce journal
à peine paru, le khédive en ordonna la suppression sur le conseil du
Ministre de la Guerre Chaïn Pacha — qui était Turc — « Il aurait, dit-
on, mis le Vice-Roi en garde contre l’agitation que pourrait provoquer
dans les esprits cette publication inopportune.[106] »

Ce fait est fort significatif. Et l’on ne saurait « ne pas reconnaître
que dans une grande partie du peuple, chez beaucoup de Pachas et chez
les chefs de la religion, il y a une grande désaffection pour le
Gouvernement et que le respect n’est plus le même[107] ».

L’emploi abusif fait par Ismaïl des étrangers, aussi bien que des
Turcs[108], dans la direction des affaires de l’Etat, peut être
considéré, non seulement comme une erreur administrative, mais surtout
comme une erreur psychologique dont les conséquences furent graves. Cet
emploi fut dicté chez lui en principe par le besoin de réformes, mais
aussi par des considérations mal calculées. En chargeant, par exemple,
les Anglais de la découverte des sources du Nil, de l’abolition de la
traite ou de la conquête des territoires dans l’Afrique Centrale, Ismaïl
croyait calmer les appréhensions de l’Angleterre et gagner son appui
pour l’extension de la domination égyptienne au Soudan. En confiant aux
officiers américains l’organisation de l’armée égyptienne, le Vice-Roi
pensait, de même, pouvoir compter sur l’amitié de l’Amérique.

« Lorsque le général Sherman, dit M. Penfield, l’informa que les
militaires américains pourraient donner à l’Egypte une armée capable, il
amena dans le pays trente ou quarante de ces spécialistes et les paya
grassement, au lieu d’en amener quinze ou vingt comme l’avait conseillé
le Grand Général.[109] » Aux uns et aux autres il confia souvent des
missions qui auraient dû être réservées aux Egyptiens, au moins dans la
mesure compatible avec la sécurité du pays et la prudence élémentaire.
Gaafar Pacha Mazhar, qui était gouverneur du Soudan (1866-1872), lors de
l’envoi de Samuel Baker, à la tête des forces égyptiennes, pour explorer
et annexer les régions équatoriales, n’avait pas manqué, avec son esprit
sagace et clairvoyant, de signaler à Ismaïl, dans un rapport écrit, le
danger de confier une pareille mission à un étranger. Il lui conseillait
l’envoi d’officiers de l’état-major égyptien.

Ismaïl n’écouta pas cet avertissement et donna, en 1874, à Samuel Baker
un successeur, le colonel Gordon, nommé gouverneur des provinces
équatoriales[110]. Bien plus, le 4 août 1877, Chérif Pacha et Lord
Vivian, représentant respectivement l’Egypte et l’Angleterre, signèrent,
pour l’abolition de la traite, un traité qui coûta cher à l’Egypte et ce
fut la source de conflits et de troubles dans le Soudan[111]. Pour
l’exécution de ce traité, Ismaïl dut rappeler Gordon, revenu en
Angleterre depuis 1876, pour être au service du Gouvernement égyptien.
Mais Gordon, appuyé par son gouvernement qui pensait, déjà peut-être
recueillir la succession d’Ismaïl en Afrique, posa comme condition _sine
qua non_ d’être nommé gouverneur de tout le Soudan Egyptien.

Une fois nommé, il conseilla l’abandon de certaines régions importantes.
Pour cause d’économie, il ferma les écoles publiques établies par le
gouvernement à Khartoum et lui créa la désaffection parmi la population
déjà irritée contre le gouvernement par l’abolition du commerce de la
traite. De nombreux témoins affirment que Gordon préparait sous main le
soulèvement du faux prophète _El-Mahdi_ et la perte du Soudan[112].

Nous allons voir maintenant, par un exemple typique, comment la
prépondérance de l’élément turc et de l’élément étranger dans la
conduite d’une grande expédition va provoquer un désastre. Il s’agit des
guerres d’Abyssinie de 1875 et 1876 où Yohannès avait détruit
successivement trois armées égyptiennes.

Dès 1872 une armée égyptienne, conduite par un Suisse, M. Münzinger,
gouverneur de Massaouah, avait occupé le pays de Bogos et de Keren. Elle
essaya ensuite de tourner l’Abyssinie par Zeïlah, mais elle fut battue
près du lac Aoussa et son chef mortellement blessé[113]. Pour venger cet
échec, le khédive envoya, en 1874, à Massaouah, une armée de 6.000
hommes, commandée par un Danois, le colonel Ahrendrup Pacha, mais elle
fut anéantie en grande partie dans le Tigré par les Abyssins.

Une grande expédition de 20.000 hommes partit aussitôt du Caire, en
1876, sous les ordres de Ratib Pacha, désigné au khédive par le parti
turc. Elle débarqua à Massaouah et entra en Abyssinie par le Bogos. Le
général Loreng et l’état-major américain devaient, selon la volonté
expresse du khédive, avoir la conduite effective de la guerre. D’où des
rivalités fatales et des tiraillements continuels dans le haut
commandement, depuis la première heure jusqu’à la défaite désastreuse de
l’armée égyptienne à Goura.

Arabi bey, le futur chef de la révolution, suivait cette expédition
comme intendant. Nous avons trouvé, dans ses Mémoires inédits, une
relation curieuse de cette guerre : « Ismaïl, dit-il, confia le
commandement suprême de l’armée à Ratib Pacha (un Circassien) en sa
qualité de chef de l’armée, mais il lui enjoignit de suivre les avis du
chef de l’Etat-Major, le Général Loreng[114], Américain peu versé dans
l’art militaire, accompagné d’un état-major formé, en majorité,
d’officiers américains. Quant aux commandants des troupes, qui étaient
tous des Circassiens, ils croyaient qu’un long séjour à Massaouah
occasionnerait des frais considérables qui feraient renoncer le
gouvernement à son projet, ce qui leur permettrait de revenir sans coup
férir. Cette pensée m’a été révélée par l’un des commandants dans un
mouvement de mauvaise humeur.

« En outre un prêtre français, qui fréquentait journellement le Général
Loreng, après s’être rendu exactement compte de l’état de l’armée,
s’entendit avec lui sur la tactique militaire qui devait entraîner
l’anéantissement des troupes égyptiennes au premier choc[115]. Ce prêtre
mit au courant de cette entente le roi Yohannès qui s’avança avec une
armée nombreuse de 300.000 hommes, femmes, vieillards...

« A son retour en Egypte l’armée fut mal accueillie et le khédive décida
même de traduire devant un conseil de guerre le Général en chef, les
pachas et les commandants des troupes. Mais un certain Circassien nommé
Hussène, mameluk du Sultan Abd-el-Aziz, ayant attenté à la vie de
certains ministres à coups de revolver, à Constantinople, Ismaïl dut
bientôt, sous le coup de la peur, abandonner sa décision et accorder ses
bonnes grâces aux chefs circassiens. »

Peu après, Ismaïl congédia les officiers américains. Il ne leur accorda
des indemnités que sur l’intervention de M. Farman, consul général des
Etats-Unis qui eut, à ce sujet, de longs pourparlers avec le khédive.

Rappelons que la prépondérance de l’élément turco-circassien était plus
marquée dans l’armée que dans l’administration puisque aucun Egyptien ne
pouvait être nommé pacha ou général. Le désastre d’Abyssinie a créé
l’_esprit de corps_ dans l’armée et il est certain qu’en maintenant,
dans cette gardienne de traditions nationales, qu’est l’armée, un
élément circassien qui avait fait preuve d’incapacité, Ismaïl a semé les
germes de futurs conflits d’une portée plus grave.

Avec l’aggravation de l’infortune publique, le mécontentement créait un
lien de solidarité entre les éléments égyptiens disparates de l’élite du
pays. Le progrès moral, d’un côté, avait été entravé par l’inégalité,
l’injustice, l’arbitraire et la misère qui dégrade les âmes ; d’un autre
côté, il avait été influencé et avancé par le progrès matériel, par
l’infiltration des idées européennes, et par le contact avec les
Européens honnêtes qu’Ismaïl avait amenés en Egypte pour l’aider dans
son œuvre de réforme.

D’autre part, depuis Mohamed Aly, il s’est créé en Egypte une génération
autochtone consciente d’elle-même, rehaussée par des hommes qui
s’illustrèrent dans les lettres, dans l’architecture, dans l’art
militaire, dans la science de l’ingénieur et dans l’astronomie. Ces
hommes, dont la plupart suivirent les traditions des deux règnes
glorieux de Mohamed Aley et d’Ismaïl, créèrent chez les Egyptiens un
sentiment de fierté et de confiance en eux-mêmes[116].

Le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion, la fondation des
musées, la diffusion de l’égyptologie et le réveil des études
historiques fortifièrent le sentiment national naissant en évoquant les
origines de l’Egypte, aïeule des nations civilisées.

C’est Ismaïl qui donna une salutaire impulsion aux études historiques.

Mariette bey, raconte un témoin oculaire en 1864, par la volonté
expresse du vice-roi, et à l’aide d’un bateau à vapeur à lui seul
destiné, règne sur toutes les villes antiques et les monuments de
l’ancienne Egypte qu’il est chargé de conserver et de fouiller[117].

Dans cette même année (1864) Auguste Mariette composa sur l’histoire de
l’Egypte depuis les temps les plus reculés jusqu’à la conquête musulmane
un ouvrage « destiné aux écoles spéciales (supérieures) de l’Egypte ».
Le traducteur de cet ouvrage, Abdallah Abou Soôud[118], lettré
distingué, ancien élève de l’école des langues fondée par Mohamed Aly,
disait dans la préface : « Le khédive a voulu nous réveiller de cette
torpeur par l’étude de l’histoire de nos aïeux afin que nous puissions
revendiquer leurs vertus glorieuses et, à leur exemple, travailler
ensemble comme de véritables Egyptiens et comme de véritables patriotes,
au relèvement de l’Egypte. »

L’écrivain tient ensuite à préciser davantage, et avec force, sa
pensée : « L’amour de la patrie, dit-il, est autre chose que
l’attachement à des murailles, il est l’amour du bien et de bonnes
actions, il est le travail en commun de tous les habitants d’une même
ville faisant le sacrifice de leurs biens et de leurs vies pour
améliorer le sort de leurs concitoyens et veiller à leur sécurité sans
distinction d’origine ou de race, au point qu’ils doivent tous servir
l’intérêt général avant le leur propre ».

Mais l’Egypte nouvelle, arabe et musulmane, de par sa culture, sa langue
et sa religion, trouva aussi dans la renaissance des études de la langue
et des lettres arabes des raisons de fierté et de solidarité nationales.

Cette renaissance est due :

1o A l’introduction de la civilisation occidentale en Egypte par
l’expédition de Bonaparte et par les missionnaires américains
protestants et jésuites qui s’établirent en Egypte et en Syrie et
adoptèrent la langue arabe pour propager leur enseignement. Leur œuvre a
fait plus de progrès en Syrie, où ils fondèrent des hôpitaux et des
écoles grâce auxquelles des Chrétiens syriens convenablement instruits
travaillèrent à la diffusion de la langue arabe ;

2o A la croissance du nombre des orientalistes en Europe et en Orient et
la fondation de la Société et de la _Revue Asiatique_ ;

3o A la création d’écoles sous Mohamed Aly et Ismaïl ;

4o A l’envoi de missions égyptiennes en France ; ces missions,
encouragées par les vice-rois, traduisirent un grand nombre d’ouvrages
scientifiques qui, par leur méthode, leur clarté et leur précision,
renouvelèrent une langue appauvrie depuis des siècles de décadence ;

5o A la fondation de revues et de journaux. L’_Officiel_, fondé par
Mohamed Aly en 1828, fut rédigé d’abord en turc, ensuite en turc et en
arabe, puis en arabe (devenu la langue officielle sous Saïd). C’était
aussi un journal littéraire. Sous Ismaïl, le gouvernement égyptien
publia à ses frais deux revues militaires, une revue médicale, _Yassoub
Tib_, dirigée par le fameux chirurgien El-Baclé (1865), une revue
littéraire pour les écoles publiques, _Roudet-el-Madarès_ (1870),
rédigée, non seulement par des professeurs renommés, mais aussi par des
élèves bien doués. Il y eut enfin une éclosion de journaux vers 1877.

6o A la formation d’une pléiade de grands écrivains de langue arabe,
tels que _Mahmoud Sami El-Baroudy_, poète et homme d’Etat, qui joua en
1882 un rôle insigne, _Ibrahim El-Moelhy_, prosateur de génie, qui
rappelle les Goncourt par son style et sa manière descriptive, et
_Hussein El-Marsafi_, grand pédagogue et auteur d’un ouvrage remarquable
sur l’histoire de la littérature arabe.

Ajoutons que les écrivains syriens eux-mêmes trouvèrent auprès d’Ismaïl
une protection efficace. C’est ainsi que _Soliman El-Bostany_ put
travailler à la rédaction d’une grande encyclopédie arabe, et que de
nombreux Syriens lettrés vinrent s’établir au Caire, au point que cette
ville devint le centre intellectuel de tout l’Orient.

Du reste, le Caire était déjà le centre de l’Islam, grâce à sa fameuse
université d’Al-Azhar, sorte de vieille Sorbonne où quinze mille
étudiants suivaient des cours dont la matière reposait en grande partie
sur l’exégèse du Coran et des hadîths ou traditions. On surchargeait la
mémoire des élèves d’un fatras de connaissances grammaticales très
embrouillées et de subtilités théologiques stériles faites pour rétrécir
l’esprit et l’empêcher de se développer. L’Université est même devenue
un foyer de conservatisme et de réaction en face de la civilisation de
l’Occident. L’idée de progrès commençait de mettre aux prises les
sciences de révélation avec les sciences de raisonnement, et l’esprit
critique est né de ce conflit.

Pour ne pas être démolisseur, cet esprit devait être orienté par un
génie réformateur. Ce rôle échut à Gemmal-Eddin et à ses disciples. « Le
Cheik Gemmal-Eddin, dit Renan, est un Afghan entièrement dégagé des
préjugés de l’Islam ; il appartient à ces races énergiques du Haut-Iran,
voisin de l’Inde, où l’esprit aryen vit encore si énergique sous la
couche superficielle de l’islamisme officiel. La liberté de sa pensée,
son noble et loyal caractère me faisaient croire, pendant que je
m’entretenais avec lui, que j’avais devant moi, à l’état de ressuscité,
quelqu’une de mes anciennes connaissances, Avicenne, Averroès, ou tel
autre de ces grands infidèles qui ont représenté pendant cinq siècles
les traditions de l’esprit humain[119]. »

Né à Caboul (Afghanistan) en 1839, Gemmal-Eddin avait achevé ses études
supérieures à Boukhara en 1856. Après un voyage dans l’Inde et les
Lieux-Saints, il occupa une fonction publique sous le règne de l’Emir
Dost Mohamed Khan, mort en 1858. Il commanda ensuite les troupes de
l’Emir Mohamed Aazam, dans ses guerres dynastiques contre l’héritier du
trône, qui, soutenu par la Grande-Bretagne, finit par battre ses
ennemis. Gemmal-Eddin dut alors quitter le pays (1869), et après avoir
séjourné 40 jours au Caire et fait la connaissance d’un certain nombre
d’ulémas et de Syriens de réputation, se rendit en 1870 à
Constantinople. Nommé membre du Conseil Supérieur de l’Instruction
publique et titulaire d’une chaire dans une université religieuse,
Gemmal-Eddin se trouva à l’aise pour propager son enseignement, qui
consistait à mettre l’Islam en harmonie avec l’évolution moderne et à le
représenter comme ami de la science et du progrès. Par une
interprétation plus simple et plus claire des textes du Coran, il
faisait de cette religion un système souple et vivant. Mais, devant les
attaques des réactionnaires et du Cheik-Ul-Islam en particulier, Gemmal-
Eddin, malgré la protection des réformateurs libéraux, tels que Aali
Pacha et Fuad Pacha, et l’appui des jeunes softas, fut invité à quitter
la capitale ottomane.

Il se rendit en 1871 au Caire, où il travaillait à développer et
fortifier les germes de nationalisme. Car la question avait pour lui un
double aspect politique et religieux ; d’un côté, il voulait régénérer
l’Islam par l’étude de la philosophie et de la vérité scientifique qui
affranchit les esprits du dogmatisme ; d’un autre, il voulait développer
à l’intérieur des Etats musulmans les institutions libérales et
constitutionnelles et les mettre à l’abri de l’influence des Européens
qui les exploitaient[120].

L’Egypte, avide de progrès et hostile à l’immixtion européenne,
accueillit avec sympathie Gemmal-Eddin, qui trouva auprès du vice-roi,
des milieux dirigeants et des classes cultivées tout l’appui désiré. Le
gouvernement même lui servit une allocation mensuelle de 120 livres sans
qu’il fût tenu à des obligations déterminées. Il fut autorisé à faire
des conférences à l’université de l’Azhar où il avait de nombreux
disciples ; mais de nouvelles disputes ne tardèrent pas à s’engager
entre le Cheikh Eleich et lui. Sur le conseil du khédive Ismaïl, il se
retira à son domicile, où il continua à enseigner aux jeunes gens et aux
fonctionnaires les hautes doctrines philosophiques et sociales, et les
initia à l’art d’écrire et de produire.

Il agit également dans son entourage sur les grands pour éveiller le
sentiment national et propager l’idée constitutionnelle. Par son
tempérament violent et révolutionnaire, qui contrastait singulièrement
avec le tempérament modéré et évolutionniste de Mohamed Abduh, Gemmal-
Eddin était plutôt porté vers la politique[121], et ses idées libérales
en matière théologique ou philosophique étaient de nature à y préparer
les esprits sans porter ombrage aux autorités.

Cependant l’idée libérale faisait des progrès parmi les classes
dirigeantes. Les mouvements constitutionnels dont l’Europe a été le
théâtre pendant le XIXe siècle — y compris le mouvement tenté par Midhat
Pacha en Turquie, en 1876 — eurent leur répercussion en Egypte sous une
forme ou sous une autre. Les grands et les chefs religieux qu’on avait
maintenus jusqu’ici dans le respect du prince par le principe et la
force des traditions, commençaient à s’apercevoir de leur erreur grâce
aux fautes du gouvernement absolutiste, et les idées formulées par
Gemmal-Eddin et ses amis tiraient toute leur force de la religion même
et de l’exemple des premiers khalifes imbus de démocratie et de
libéralisme. Enfin, un fait représentait l’idée sans toutefois la
réaliser : il s’agit de la Chambre créée par Ismaïl en 1866[122].

Mohamed Abduh, dans ses Mémoires inédits, dit « que les Egyptiens, avant
l’an 1293 de l’hégire (1877), s’en remettaient complètement, dans leurs
affaires publiques et privées, à la volonté du souverain et de ses
fonctionnaires... Aucun d’eux n’osait hasarder une opinion sur la
manière dont le pays était administré. Ils étaient loin de connaître
l’état des autres pays musulmans ou européens, malgré le grand nombre
d’Egyptiens qui firent leurs études en Europe depuis Mohamed Aly jusqu’à
cette date (1877) ou qui se rendirent dans les pays musulmans voisins,
sous le règne de Mohamed Aly et d’Ibrahim[123].

« Bien qu’Ismaïl eût institué en l’an 1283 de l’hégire (1866) une
Chambre représentative, qui aurait dû apprendre aux Egyptiens qu’ils
étaient intéressés aux affaires de leur pays et que leur volonté était à
consulter, dans l’occurrence, aucun d’eux, même dans l’enceinte de la
Chambre, ne se rendait compte qu’il possédait ce droit inhérent à la
représentation[124], soit que la loi stipulât expressément que la
Chambre des délégués ne formulerait ses avis que dans la limite stricte
des attributions du gouvernement, soit que le mode de travail fût vicié
par le khédive qui avait l’habitude de faire connaître d’avance, par
l’intermédiaire d’un émissaire, sa volonté aux membres qui, après une
délibération pour la forme, prenaient des décisions conformes aux
desiderata du chef de l’Etat.

« Du reste, qui aurait osé manifester son opinion ? Personne, tant qu’on
pouvait, au moindre mot, être exilé de sa patrie ou dépouillé de ses
biens ou même mis à mort.

« Au milieu de ces ténèbres arriva Gemmal-Eddin. Il fut bientôt entouré
d’étudiants, puis de nombreux fonctionnaires et de personnages curieux
de connaître des idées et des doctrines nouvelles vivement débattues.
Ses élèves et auditeurs les propagèrent dans les villes égyptiennes et
aidèrent au réveil des esprits, surtout au Caire.

« Mais ce faible rayon ne pouvait guère atteindre le puissant souverain
dans sa haute sphère, cependant qu’il continuait à se développer
lentement et vaguement dans toutes les directions, jusqu’à ce que la
guerre éclatât entre la Turquie et la Russie en 1293 (1877). Les
Egyptiens, vivement intéressés au sort de la puissance suzeraine,
suivaient attentivement la marche des événements, sur lesquels ils
furent renseignés par les étrangers qui recevaient les journaux
d’Europe. Les quelques journaux égyptiens, de date récente, qui ne
publiaient que des faits sans importance, commençaient à décrire les
péripéties de la guerre, et il s’était créé un mouvement d’opinions et
une sorte de polémique inconnue jusqu’alors entre les partisans de ces
journaux et les mécontents. De nouveaux journaux furent aussitôt fondés
pour rivaliser avec les anciens dans la publication des nouvelles et
combattre leurs tendances. Aussi un désir irrésistible poussa-t-il les
gens à s’y abonner avec une force plus forte que le despotisme.

« Avec le temps, les journaux touchèrent aux questions politiques et
sociales concernant les pays étrangers et se mirent hardiment ensuite à
traiter de la question des finances égyptiennes qui embarrassaient le
gouvernement. »

Il est certain que l’année 1877 marque un tournant dans la question
égyptienne, du moins au point de vue de la formation des idées, car le
peuple s’intéressait à cette guerre, non seulement parce que la
puissance suzeraine y était impliquée, mais aussi parce qu’une armée
égyptienne de 30.000 hommes y participait, et cela pendant que la misère
financière et administrative, avec tous ses maux, écrasait le pays. D’un
autre côté, les classes cultivées, voyant l’Egypte asservie de plus en
plus par l’Europe, trouvaient dans la suzeraineté nominale de la Turquie
une garantie contre une agression étrangère — et surtout anglaise — et
commençaient de s’inquiéter, à juste titre, du sort d’une guerre qui
menaçait l’intégrité de l’empire ottoman.

On rapporte que Gemmal-Eddin, affligé de la tournure des événements
pendant la guerre, interrompit son enseignement six mois durant en signe
de deuil[125]. Sans doute les Egyptiens étaient-ils aussi de bons
musulmans et devaient-ils partager avec le maître la douleur d’assister
aux malheurs de la dernière puissance musulmane indépendante qui, grâce
au califat, étendait son ombre tutélaire sur tous les pays de l’Islam.

Quant à l’éclosion de journaux à cette époque, il faut reconnaître
qu’elle est due en grande partie à Ismaïl qui, épris d’encourager les
lettres et les arts, protégeait tous les hommes de talent, Syriens ou
Egyptiens, dont quelques-uns, après s’être occupés de théâtre, se
lancèrent dans le journalisme et firent jour à la liberté de pensée.
Ismaïl entendit profiter de cette liberté pour combattre l’ingérence
européenne, mais elle se tourna bientôt contre lui, enhardie qu’elle
était par cette ingérence même qui battait en brèche l’autorité suprême
du chef de l’Etat.

L’avènement de la presse libre est donc le fait capital nouveau qui
contribua à préparer la naissance de l’opinion publique en Egypte[126].
C’est _Abou Naddara_ (pseudonyme de James Sanua), Israélite égyptien, né
en 1839, qui fonda en 1870 le premier théâtre arabe au Caire avec l’aide
du khédive Ismaïl, qui l’appelait le « Molière d’Egypte », assista
souvent à la représentation de ses comédies. Il se rendit en Europe vers
1874, et, après y avoir séjourné quelque temps, revint en Egypte où,
d’accord avec Gemmal-Eddin et Mohamed Abduh, il fit paraître en 1877 un
journal arabe satirique pour critiquer l’œuvre d’Ismaïl. Ce journal fut
rédigé en arabe vulgaire, sorte de dialecte parlé et apprécié par toutes
les classes du peuple. Aussi eut-il une certaine influence sur la masse,
mais le khédive le supprima après le quinzième numéro, et éloigna
d’Egypte son rédacteur, qui s’établit à Paris et continua la publication
de son journal jusqu’en 1910[127] sous des titres divers, attaquant la
politique d’Ismaïl puis l’occupation anglaise.

Deux ans après, il mourut à Paris (1912).

C’est Adib Ishak, lettré syrien, qui vint à Alexandrie en 1876, sur le
conseil de Selim Naccache, qu’il aida à jouer des pièces de théâtre
arabe ; ils furent tous deux subventionnés par le khédive Ismaïl. Il se
rendit ensuite au Caire où il se lia d’amitié avec Gemmel-Eddin et
fonda, le 1er juillet 1877, le journal _Misr_, qui publia des articles
signés de Gemmel-Eddin et de ses amis. C’est à partir de ce moment que
le grand réformateur sortit de sa tour d’ivoire et s’imposa à
l’attention du public[128].

Adib retourna ensuite à Alexandrie, où il rédigea avec Selim Naccache
_Misr_ et _Al-Togara_. Exilé par le ministère Riaz en 1879, au début du
règne de Tewfik, il fonda à Paris une revue politique mensuelle, _Misr
Elkahira_, pour « dénoncer les actes des oppresseurs qu’on appelle
gouvernants, réveiller un reste de fierté orientale, et dessiller les
yeux des naïfs afin que tous réclament leur droit usurpé et leur argent
extorqué par les étrangers ».

Après la suppression du _Misr_ et d’_Al-Togara_, Selim Naccache fit
paraître _Al-Mahroussa_ et _Al-Asr-El-Guédid_, deux journaux sans grande
importance.

C’est _Selim Takla_ et son frère _Bichara Takla_, deux Syriens, qui
fondèrent _Al-Ahram_[129] en 1875 et le _Sada-Al-Ahram_, moins important
(9 sept. 1876).

C’est _Ibrahim Al-Laccani_, un écrivain égyptien de réputation et ami de
Gemmal-Eddin, qui publia le _Mirâat-El-Chark_, journal hebdomadaire paru
le 24 février 1879, mais en abandonna la rédaction au mois d’août de la
même année.

C’est _Mikhaèl Abd-el-Sayed_ qui fonda _El-Watan_ le 17 novembre 1877.
Ce journal, le seul dont nous ayons pu posséder une collection complète
pour les premières années[130], s’occupait d’abord uniquement de la
guerre russo-turque et n’osa parler de l’Egypte qu’à partir du 31 août
1878 : il consacra un article à la Commission d’enquête et la nomination
du ministère Nubar et fit l’éloge du khédive, de la Commission et du
Ministère. Puis, peu à peu, le journal évolua dans le sens de
l’opposition.

A l’origine de cette opposition _hardie_, il y a trois facteurs
principaux qui sont corollaires : l’un est la mainmise complète de
l’étranger consacrée _en fait_ par la nomination de deux contrôleurs en
1876, par l’envoi d’une commission d’enquête et la désignation de deux
ministres européens en 1878, et, consacrée _diplomatiquement_ par le
congrès de Berlin qui régla la guerre russo-turque. « La France, dit M.
Pensa[131], fut invitée par le prince Bismarck à prendre part aux
travaux du Congrès de Berlin. A cette opposition, notre ministère des
Affaires étrangères (M. Waddington) répondit en posant différentes
conditions préalables ; il entendait que les affaires d’Egypte
resteraient en dehors des délibérations de la haute assemblée et
seraient considérées comme concernant exclusivement la France et
l’Angleterre. Cette condition fut acceptée par le prince de Bismarck au
nom de l’Allemagne, et par les autres puissances avant que M. Waddington
acceptât au nom de la France l’invitation du Congrès. » Mais
l’acquisition de Chypre et l’entente amicale entre l’Angleterre et le
Sultan assura la prépondérance anglaise en Egypte.

Le second facteur est l’aggravation de la misère, car les effets du bas
Nil de 1877 ne se firent sentir que l’année suivante (1878). Cependant,
les puissances exigeaient le paiement des coupons, et l’oppression
accompagna fatalement la perception des taxes.

Le troisième facteur marque la fin de l’autorité du khédive dont
l’Europe dénonçait l’arbitraire et les erreurs, non sans raison, dans le
dessein évident de confisquer son pouvoir à son profit.

La Commission supérieure d’enquête fut « instituée » par un décret
khédivial du 27 janvier 1878, avec des pouvoirs étendus pour « vérifier
les déficits, les abus ou les irrégularités, etc... Elle était autorisée
pour l’exécution de sa mission, à s’adresser à toutes les
administrations et à entendre toute personne pour obtenir des
renseignements dont elle pourrait avoir besoin ».

En tant que représentant l’ingérence étrangère, cette Commission
mécontenta le pays ; mais, en tant que représentant une intervention
contre l’absolutisme, elle encouragea l’opinion publique à s’affirmer.

Dès le commencement, la Commission invita Chérif Pacha, le ministre de
la Justice, à se rendre personnellement devant elle, mais Chérif se
prêta seulement à donner des renseignements par écrit et préféra se
démettre plutôt que de se soumettre. Cet incident est le signe d’un état
d’esprit nouveau inconnu depuis des siècles.

En ce qui concerne l’absolutisme d’Ismaïl dans ses rapports avec
« l’enquête », le _Taïf_ raconte le fait suivant le 6 mai 1862 : « le
prince Hussein ayant voulu ajouter à ses terres près de Bahy cinq cents
feddans (250 hectares) des terres appartenant aux habitants du village
de Saft-el-Molook dans la Basse-Egypte, la population présenta des
doléances à Ismaïl aux fins d’empêcher cette expropriation qui les
menaçait dans leurs foyers et leurs biens. Ismaïl ne les écouta
cependant pas, et les arpenteurs furent aussitôt envoyés pour faire le
mesurage des terres et en fixer les limites. C’en était fait sans
l’arrivée de la Commission d’enquête, qui tint en respect le
gouvernement d’Ismaïl[132]. »

Lord Cromer, qui était membre de la Commission, disait en parlant de la
confusion administrative en Egypte : « Certaines lois et règlements
existaient sur le papier, mais personne ne pensait jamais à y obéir. Les
principaux fonctionnaires intéressés ignoraient souvent leur existence.
De nouveaux impôts furent levés, d’autres augmentés, et des changements
introduits sans aucune autorité formelle. Le cheik du village exécutait
les ordres du moudir (gouverneur de province), le moudir ceux de
l’inspecteur général, qui, à son tour, agissait par ordre supérieur. »

Cet « ordre supérieur », c’est la loi. Les agents du gouvernement s’y
conforment, fût-il verbal, et il ne vient à l’esprit des contribuables
ni d’en contester l’existence, ni de protester contre sa teneur.

« L’inspecteur général de la Haute-Egypte, sur la question de savoir à
qui devrait s’adresser le contribuable au cas où il aurait une plainte à
formuler, répondit avec une naïveté, provenant sans doute d’une longue
familiarité avec un système qu’il considérait comme juste et naturel :
« Pour les impôts, le fellah ne peut se plaindre ; il sait qu’on agit
par ordre supérieur. C’est le gouvernement lui-même qui les réclame ; à
qui voulez-vous qu’il se plaigne ? »

La Commission a signalé tous les abus qu’elle a relevés au cours de son
enquête dans un rapport[133] du 20 août 1878, présenté au khédive, qui
du reste en accepta les conclusions et s’adressa en ces termes, le 23
août, à M. Rivers Wilson :

« Quant aux conclusions auxquelles vous êtes arrivé, je les accepte ;
c’est tout naturel que je le fasse ; c’est moi qui ai désiré ce travail
pour le bien de mon pays. Il s’agit actuellement pour moi d’appliquer
ces conclusions. Je suis résolu à le faire sérieusement, soyez-en
convaincu. Mon pays n’est plus en Afrique ; nous faisons partie de
l’Europe actuellement. Il est donc naturel pour nous d’abandonner les
errements anciens et d’adopter un système nouveau adapté à notre état
social. Je crois que, dans un avenir peu éloigné, vous verrez des
changements considérables. Ils seront amenés plus facilement qu’on ne le
pense. Ce n’est au fond qu’une simple question de légalité, de respect
de la loi. Il faut surtout ne pas se payer de mots, et pour moi je suis
décidé à chercher la réalité des choses. Pour commencer et pour montrer
à quel point je suis décidé, j’ai chargé Nubar Pacha de former un
ministère. Cette innovation peut paraître de peu d’importance ; mais de
cette innovation, sérieusement conçue, vous verrez sortir l’indépendance
ministérielle, et ce n’est pas peu, car cette innovation est le point de
départ d’un changement de système, et, d’après moi, la meilleure
assurance que je puisse donner du sérieux de mes intentions relativement
à l’application de vos conclusions[134]. »

Le ministère Nubar fut formé sur la base du rescrit du 28 août, qui
consacra le principe de la responsabilité ministérielle : « Je veux, dit
le khédive, vous confirmer ma ferme détermination de mettre les règles
de notre administration en harmonie avec les principes qui régissent les
administrations en Europe. Au lieu d’un pouvoir personnel, principe
actuel du gouvernement de l’Egypte, je veux un pouvoir qui imprime, il
est vrai, une direction générale aux affaires, mais qui trouve son
équilibre dans un Conseil des ministres. En un mot, je veux dorénavant
gouverner avec et par mon Conseil des ministres.

« Dans cet ordre d’idées, je pense que, pour appliquer les réformes que
j’ai déjà annoncées, les membres du Conseil des ministres devront être
tous solidaires les uns des autres : ce point est essentiel... »

Ce principe et le fondement de l’organisation moderne.

Avant cette date, l’Egypte était gouvernée directement par le khédive,
aidé de quelques notables placés à là tête des administrations, et
individuellement responsables devant lui. Pour les affaires importantes,
le khédive consultait un « Conseil privé », formé des différents
ministres, des chefs de quelques grands départements et d’autres
membres, « ministres sans portefeuille ».

Nubar Pacha fut nommé président du Conseil et ministre de la Justice et
des Affaires étrangères ; Riaz, ministre de l’Intérieur ; mais une
innovation fut introduite : deux ministres européens furent nommés
membres du Cabinet : l’un, M. Rivers Wilson, comme ministre des
Finances ; l’autre, M. de Blignières, comme ministre des Travaux
publics.

Pour bien saisir l’évolution de l’opinion publique, nous allons en
suivre les échos dans la presse, et les analyser.

« Une dépêche nous annonce, dit _Al-Watan_ du 21 septembre 1878, que le
gouvernement anglais a autorisé M. Rivers Wilson à accepter le ministère
des Finances. » Le journal fait l’éloge du ministre et exprime l’espoir
qu’il réformera les abus, mais, en même temps, il lui adresse un
avertissement : « Si M. Wilson, écrit-il, n’agissait pas avec humanité
en tenant compte des intérêts égyptiens, il arriverait aux finances ce
qui est déjà arrivé à l’administration des chemins de fer et à
l’administration des douanes. La première, par exemple, avait été
organisée sur des bases solides par Aly Mobarek Pacha puis par Zeky
Pacha, et avait acquis de l’ordre et de la régularité. Nous n’avions
jamais entendu dire qu’il y eût collision entre deux trains et des morts
à déplorer comme maintenant ! Son revenu annuel était estimé à un
million de livres, bien que ses employés fussent des Egyptiens, rien que
des Egyptiens. Puis vint le général Mariot, qui congédia les Egyptiens
et confia l’administration à des étrangers touchant de gros
appointements. Il en résulta que le revenu tomba à trois cent mille
livres seulement, etc... »

Dans son numéro du 16 novembre, _Al-Watan_ passa en revue les événements
de l’année précédente (il parut le 17 novembre 1877). Il rappela que le
khédive avait voulu réduire les intérêts des dettes, mais que, les
créanciers ayant refusé, il désigna la Commission d’enquête, qui fit un
long rapport sur les abus dans l’administration et l’arbitraire du
khédive. Il s’ensuivit un changement notable dans le gouvernement
absolutiste et une certaine liberté pour la presse.

Au mois de décembre, l’idée de réorganiser la Chambre égyptienne sur des
bases plus larges et plus libérales se fait jour. _Al-Watan_ du 21 parle
du décret paru dans le _Moniteur Egyptien_ le 10 décembre, en vertu
duquel la Chambre, de même que le bureau de la presse, devait désormais
dépendre du ministère de l’intérieur : « Depuis longtemps, dit-il, nous
souhaitions la réforme de cette Chambre sans laquelle il n’y aurait pas
de responsabilité ministérielle. Or qu’on nous dise vis-à-vis de qui les
ministres seraient irresponsables de leurs actes : de la France, de
l’Angleterre ou des créanciers ? »

Dans son numéro du 28 décembre, le même journal parle de la nécessité
d’un Parlement pour faire régner à l’intérieur la loi et la justice qui
seules favorisent le développement et l’organisation de toutes les
institutions. Il développe cette idée que le gouvernement absolutiste
crée un ennemi à l’intérieur et excite par sa faiblesse même la
convoitise des puissances. Il annonce ensuite que le ministre de
l’Intérieur a convoqué la Chambre, et rappelle à ce sujet que la Chambre
était autrefois un instrument d’oppression au service du gouvernement
pour l’aider à créer de nouveaux impôts et à extorquer l’argent du
fellah.

Le jeudi 2 janvier 1879, la Chambre se réunit au Palais de la Citadelle,
à 10 heures du matin, et les canons furent tirés en son honneur. C’est
une date importante dans l’histoire du mouvement constitutionnel que
cette entrée en scène de la Chambre avec l’opposition. Pour répondre au
discours du trône, dix membres se rendirent au Palais d’Abdin, et, au
milieu des princes, des pachas et des grands, le futur leader de
l’opposition, Abd-el-Salam El-Moelhy bey, lut la réponse suivante :

« Nous, les représentants de la nation égyptienne, les défenseurs de ses
droits et de ses intérêts, qui sont en même temps les intérêts du
gouvernement, remercions S. A. le khédive d’avoir bien voulu réunir la
Chambre des délégués, qui est le fondement de tout progrès et la
gardienne de toute légalité.

« Nous remercions également Son Altesse d’avoir institué un ministère
responsable qui soutiendrait la Chambre. Aussi Son Altesse a-t-elle tenu
à ce que cette Chambre s’occupe des finances, des travaux publics et de
toutes autres questions afin de sauvegarder les droits de la nation et
les intérêts du gouvernement...

« Le discours de Son Altesse a ressuscité en nous l’esprit des temps
nouveaux et ranimé les espoirs de cette nation qui aspire à redevenir
puissante et forte et à reconquérir son antique gloire. »

Les passages cités du discours sont pleins d’allusions aux événements du
jour, et il est bon de rappeler que le ministère Nubar-Wilson fut vite
impopulaire. « Il y a des gens, dit _Al-Watan_ du 4 janvier 1879, qui
posent pour des réformateurs, mais, une fois arrivés au pouvoir, ils
font encore plus de mal. A voir le rapport de la Commission d’enquête,
on croirait que M. Wilson répugne à toutes les méthodes oppressives
puisqu’il signale, comme abus, les impôts sur le sel, la corvée... Les
fellahs, ruinés cette année (1878) par l’inondation du Nil, qui emporta
les récoltes et les bêtes, et l’année dernière (1877) par la baisse du
Nil, qui laissa de vastes terres sans irrigation dans la Haute-Egypte et
en condamnait une partie à une stérilité perpétuelle, s’attendaient à
être traités avec équité... Et voici qu’on nous apprend que, la semaine
dernière, M. Wilson a envoyé une circulaire à tous les mudirs
(gouverneurs de provinces) et à tous les mamours (commissaires de police
dans les chefs-lieux) aux fins de faire payer aux paysans l’arriéré des
impôts de 1876, 77 et 78, sous peine de perdre leur récolte, leur
bétail, leur terre ou tous leurs biens. Il leur recommande même d’avoir
recours aux méthodes injustes et cruelles d’autrefois, et cela dément
singulièrement l’esprit du rapport de la Commission... Pourtant, il
n’était pas dans les habitudes de l’ancien gouvernement d’appliquer la
vente forcée des terres, qui risquent maintenant de tomber au plus bas
prix entre des mains étrangères...

« Nous espérons, conclut le journal, que le Parlement, qui s’est réuni
le 2 janvier, mettra à l’ordre du jour cette question et celle des
fonctionnaires congédiés, car la tranquillité de la population dépendra
de ses décisions. »

Puis un rayon d’espoir vient réconforter les âmes. _Al-Watan_ du 18
janvier fait l’éloge du ministère à qui revient l’honneur d’avoir établi
la liberté de presse et la liberté de parole. « Ce qui fortifie notre
espoir en un avenir meilleur, dit-il, c’est que nous voyons des groupes
de paysans qui viennent de leurs villages pour se plaindre de l’ancien
état de choses, et cela constitue un fait nouveau, car, autrefois,
aucun, ni humble ni grand, n’osait faire entendre une doléance. M.
Wilson, lors de son séjour dans la Basse-Egypte, encouragea la
population à présenter des requêtes, afin qu’on lui fasse justice... Le
bruit même a couru que le ministère étudie en ce moment le règlement à
compte des dettes des fellahs, etc...[135] »

Dans son numéro du 25 janvier, _Al-Watan_ disait :

« La Chambre qui est en session depuis plus de vingt jours n’a été
saisie d’aucune question financière ou intérieure importante et que les
membres en ont assez... Comment voulez-vous que les ministres soient
responsables de leurs actes sans le contrôle de la Chambre ? » Il
revient sur ce sujet, le 1er février, en soulignant l’attitude
contemptatrice du ministère à son égard. « Les membres, dit-il encore,
ont prié à plusieurs reprises M. Wilson de venir à la Chambre examiner
avec eux les affaires, mais il a refusé de s’y rendre. La conduite de M.
de Blignières n’est pas moins étrange. Un rapport qu’il avait présenté
ayant paru un peu obscur à la Chambre, sa présence fut jugée nécessaire
pour donner certains renseignements et répondre à certaines
observations. Il promit d’abord de les étudier à loisir, puis il écrivit
au ministère de l’Intérieur pour lui dire qu’il maintiendrait ses
opinions, ce qui est contraire aux pratiques parlementaires en Europe.
Et on a le droit de se demander dans quel but a-t-il présenté ses
rapports à la Chambre ? »

Cet article ne dut pas être agréable au gouvernement puisque le même
journal, ayant protesté dans son numéro suivant (8 février) contre
l’intention du gouvernement de congédier les officiers égyptiens, reçut
du Bureau de la Presse un avis ainsi conçu : « Vu que le journal _Al-
Watan_, en date du 1er et du 8 février, et le journal _Al-Togara_, en
date du 31 janvier, ont publié des faits contraires à la vérité, il a
été décidé de suspendre ces deux journaux quinze jours. »

Nous entrons maintenant dans une politique qui n’est pas tout à fait en
harmonie avec le nouveau régime. Aussi une crise ne tarda-t-elle pas à
se produire. Le ministère ayant licencié une grande partie de l’armée,
2.500 officiers furent mis en demi-solde sans qu’on leur payât les mois
d’arriérés qui leur étaient dus. Cette mesure causa parmi eux un vif
mécontentement qui se traduisit le matin du 18 février par une
manifestation grave. Nubar Pacha et M. Wilson, insultés par plusieurs
centaines d’officiers subalternes qui demandaient à être payés, furent
enfermés dans le ministère des Finances. Le vice-roi, entouré des
représentants des principales puissances s’est immédiatement rendu sur
les lieux et a dispersé le rassemblement avec l’aide de la troupe[136].

Il n’est pas douteux que le khédive ait encouragé indirectement, et dans
une certaine mesure, l’émeute[137]. Quoi qu’il en soit, elle était le
signe d’une fermentation générale. Il semble même que les officiers,
pour marquer le caractère populaire de la manifestation, aient tenu à
associer avec eux la Chambre des délégués. « Mardi dernier, dit _Mirâat-
El-Chark_ dans son premier numéro paru le 24 février, un groupe
d’officiers se rendirent à la Chambre à dix heures du matin. Après avoir
prononcé des discours dépeignant leur misère, les chefs des officiers
choisirent 12 notables parmi les représentants et se dirigèrent
immédiatement avec eux vers le Ministère des Finances... »

Ce coup révéla à l’armée sa force : elle devint, depuis lors, de même
que la Chambre, un organe actif dans l’opposition. Le khédive abandonna
sa passivité apparente et exigea le renvoi du Président du Conseil,
Nubar Pacha, sans quoi il ne répondait pas de la sécurité publique.

Pour bien connaître l’étendue de l’impopularité de Nubar, rappelons-en
les causes immédiates : l’appui de l’étranger, l’étouffement de la
liberté de la presse, l’indifférence affectée par ce Ministère à l’égard
de la Chambre qui, pour ainsi dire, ne comptait pas, et à l’égard du
Souverain qu’on ne consultait même pas ; il n’en fallait pas tant pour
rendre _ipso facto_ son ministère impopulaire. Les causes générales de
ce discrédit se trouvent résumées dans un tableau tracé par un
correspondant occasionnel du _Times_ à Alexandrie, en date du 23
février : « Les salaires des fonctionnaires égyptiens, dit-il, sont
terriblement arriérés. La Commission d’enquête a présenté, à ce sujet,
un mémoire il y a neuf mois, et le payement a été ordonné par un décret.
Mais il n’a pas été effectué et les employés du gouvernement ont encore
été obligés de vivre grâce à l’aide usuraire des prêteurs, quoique au
même moment, le taux élevé les créanciers en Europe fût ponctuellement
payé.

« L’Egypte est dans un état qui n’est nullement satisfaisant, avec le
mécontentement dans l’armée et le désordre dans le gouvernement.
L’administration égyptienne présente est une anomalie. Le Conseil des
Ministres gouverne sans le chef de l’Etat, qui est exclu du gouvernement
de son pays. L’administration dérive de plus en plus entre les mains des
Européens, et les indigènes sont évincés de tous les hauts postes.
Pourtant l’Egypte, après tout, appartient aux Egyptiens. »

Nubar était considéré par l’opinion française, par certains
Américains[138] comme inféodé à l’Angleterre. C’est vrai, à condition de
préciser. Il est certain qu’au début Nubar, aussi versé dans la
politique extérieure que Riaz dans la politique intérieure, était
l’homme de confiance d’Ismaïl et qu’il a rendu à l’Egypte de grands
services dans toutes les négociations menées au nom de l’Egypte à
Constantinople et en Europe, au sujet du différend avec la Compagnie du
canal de Suez, des firmans qui ont consolidé l’indépendance
administrative de l’Egypte, des tribunaux mixtes qui ont simplifié la
justice. Puis changement d’attitude : un Anglais qui le connaissait bien
nous renseigne inconsciemment sur sa cause : « Cependant, depuis la
mission Cave (1876) dit M. Dicey, Nubar en vint à la conclusion que
l’énormité des dettes contractées par l’Egypte sous le règne d’Ismaïl
rendait l’intervention inévitable.

« Il m’a souvent expliqué les raisons pour lesquelles il considéra
l’Angleterre comme mieux qualifiée que toute autre puissance, ou
combinaison de puissances, pour exercer une autorité permanente en
Egypte. Il était convaincu que, dans l’intérêt de l’Egypte,
l’intervention active de l’Angleterre était moins désavantageuse et
susceptible d’être plus profitable que celle de toute autre puissance...

« Il vint à Londres (1877) pour soumettre ses vues au Gouvernement et me
choisit comme son porte-parole dans la presse anglaise... Un article
paru dans le _Nineteenth Century_, au mois de décembre 1877, sur les
dettes du khédive, produisit un grand effet... »

Puis l’auteur en vient à l’idée dominante de l’article : « La principale
cause des embarras financiers de l’Egypte, dit-il, fut l’accaparement
par le khédive, dans l’espace de dix ans, d’un million d’acres, le
cinquième du sol cultivable de l’Egypte[139] ».

Point n’est besoin de dire que cette idée est une explication naïve et
partiale bien que la Commission supérieure d’enquête en ait tenu compte,
dans sa décision « d’affecter l’intégralité » des domaines des Dairas à
la liquidation du déficit ».

C’est en août 1878 que Nubar retourna en Egypte et prêta son appui à la
Commission sans en être membre. A lire les déclarations où le khédive
avait réitéré maintes fois et solennellement sa promesse d’accepter les
conclusions de la commission, lors de la formation du nouveau ministère,
on dirait qu’il avait prévu un échec d’autant plus retentissant.

La manifestation du 18 février qui fut un commencement d’action est,
dans une certaine mesure, l’œuvre de la franc-maçonnerie qui joua un
rôle dans le mouvement des deux dernières années du règne. Gemmel-Eddin
redoutant le despotisme d’Ismaïl pour la propagande politique qu’il
voulait entreprendre, s’était mis en contact avec les francs-maçons
italiens et s’était entendu avec eux pour fonder le Grand Orient
d’Alexandrie où furent admis, vers 1878, des publicistes Syriens et
Egyptiens, tels que Ibrahim-El-Laccani, Adib Ishak, Selim Naccache, Abd-
el-Salam El-Moelhy, le leader de la Chambre des délégués et les deux
officiers promoteurs de l’émeute Latif Selim et Saïd Nasr, d’autres
encore.

Sur ces entrefaites arriva le consul anglais Borges, qui les incita à
s’affilier à la maçonnerie anglaise. _Kaoukab el Chark_ (astre d’Orient)
dépendant du Grand Lodge of England et qui bientôt compta environ trois
cents membres de l’élite du pays, parmi lesquels se trouvaient le Prince
héritier Tewfik Chérif Pacha, Boutros Pacha, Soleiman Abaza Pacha,
Mohammed Abduh, Saad Zagloul, des officiers de l’armée, des ulémas, et
des députés. Cette loge, qui réunissait dans son enceinte les
représentants des classes dirigeantes et cultivées, favorisait l’échange
d’idées entre les hommes qui étaient au courant des dessous politiques
et des secrets du gouvernement, et créait entre eux un lien de
solidarité. C’était là l’embryon du parti national qui allait bientôt
prendre les proportions que l’on sait.

De cette solidarité est sortie l’émeute du 18 février. C’est pourquoi
lorsque les deux officiers francs-maçons, Latif Selim et Saïd Nasr
furent incarcérés par les autorités, la loge se réunit le soir même sous
la présidence de Gemmel-Eddin et adressa des télégrammes demandant leur
mise en liberté à Ismaïl et au prince de Galles, grand maître à Londres.
Sur l’intervention du consul anglais, les officiers furent libérés
quatre jours après.

Le lendemain de l’émeute, le 19 février 1879, M. Godeaux, Consul Général
de France en Egypte, écrivait à M. Waddington : « Bien que l’ordre n’ait
pas été troublé depuis hier il règne parmi les indigènes un vif
mécontentement, et la situation est fort critique.

« Nubar Pacha est venu nous déclarer ce matin, à M. Vivian et à moi,
qu’il ne répondait plus de la sécurité publique, et nous a priés
d’assurer sa vie et celle de ses collègues. Nous sommes allés voir le
Vice-Roi et lui avons demandé s’il répondait du maintien de l’ordre ; le
Vice-Roi nous a répondu qu’il assumait toute responsabilité à cet égard,
_s’il était associé au Gouvernement et si Nubar Pacha se retirait_.
Nubar Pacha, en conséquence, a donné sa démission. »

« Vous ferez savoir au khédive, dit M. Waddington dans sa réponse, que
les Gouvernements français et anglais sont décidés à agir d’accord en
tout ce qui concerne l’Egypte. Ils ne sauraient se prêter à aucune
modification de principe dans les arrangements politiques et financiers
récemment sanctionnés par le khédive. »

Les deux gouvernements acceptèrent finalement la nomination du Prince
Tewfick comme Président du Conseil des Ministres à condition que « le
khédive n’assistera pas aux délibérations du Cabinet » et, ce qui est
plus grave encore « que les deux membres européens du Cabinet auront
conjointement le droit d’opposer un veto absolu à toute mesure qu’ils
désapprouveraient[140] ».

Dans une lettre du 10 mars adressée au Prince Tewfick pour la formation
du Cabinet, le khédive déclare accepter ces conditions non sans une
certaine réserve : « En établissant le nouvel ordre des choses, dit-il,
je n’ai jamais songé à me séparer de mes ministres, avec lesquels je
désire, au contraire, rester dans une union intime ».

Mais, le nouveau ministère à peine formé, un nouvel incident vint
troubler les esprits et favoriser l’agitation. L’intérêt de l’emprunt de
1864, garanti par la Moukabalah, était payable le 1er avril 1879. Le 28
mars il manquait encore aux Commissions de la dette £ 196.000 sur une
somme de £ 240.000. M. Wilson méditait l’abolition de la Mokabalah, et
cette mesure qui aurait effacé d’un trait de plume, environ 14 millions
de livres payées par les riches classes de la population, était très
impopulaire.

En attendant, le ministère préparait un plan, fondé sur ce fait que
l’Egypte était incapable de faire face à ses engagements, et proposait
l’ajournement du coupon du 1er avril et la réduction de l’intérêt à 5 %.
Déclarer l’Egypte en banqueroute achevait de discréditer aux yeux du
pays l’administration européenne qui, semble-t-il depuis 1876, était
dans l’impossibilité d’introduire des réformes sérieuses. Le pays ne
voulait même pas de la réduction d’intérêt proposée par M. Wilson
« pourvu que la main européenne cesse de s’ingérer dans les affaires
financières et politiques de l’Egypte[141] ».

Le khédive « réduit à la condition d’une nullité politique »[142] jeta
son poids dans la balance de l’opposition.

Ce n’est pas tout. Au début d’avril, Riaz Pacha, ministre de
l’Intérieur, qui était vice-président de la Commission supérieure
d’enquête, se rendit à la Chambre des délégués pour clore la session, ce
qui donna lieu à une manifestation inattendue. « Les événements récents,
dit un correspondant du _Times_[143], ont produit d’étranges résultats
en Egypte. L’assistance étrangère accordée pour régénérer le pays a
seulement donné naissance à un parti national franchement opposé à tout
gouvernement du dehors et travaillant ouvertement pour l’Egypte aux
Egyptiens. Le khédive est à la tête de ce parti, la Chambre égyptienne
des notables le soutient, les ulémas sont en sa faveur et son succès a
été tel parmi la population, qu’il a rallié les principaux indigènes
autour du khédive comme opposé à la combinaison anglo-française...

« Le nouveau gouvernement le traita réellement comme « une cinquième
roue de carrosse ». Les chefs de la nation sont avec lui dans la
lutte... Même les masses qui ignorent complètement les devoirs
élémentaires des citoyens, connaissent les nouvelles plus vite et les
discutent plus librement qu’autrefois. Ils attendaient des miracles
d’_El-Wilsoon_ comme ils disaient (M. Wilson) et sont maintenant
mécontents parce qu’il ne les a pas accomplis...

« La Chambre des Députés n’est plus un sujet de mépris. Ses membres ont
montré, à plusieurs reprises, des signes de vie et d’indépendance, et le
dernier n’a pas été le moindre. Riaz Pacha, ministre de l’Intérieur, est
allé l’autre jour clore officiellement la session. Il adressa aux
représentants un gracieux et courtois discours concernant leurs services
et leur déclara que leur charge était pleinement et définitivement
remplie. Mais il n’a pas réussi à jouer le rôle d’Oliver Cromwell.
L’Assemblée a refusé de se séparer et trouvé un porte-parole en un
notable[144] qui déclina d’accepter les compliments d’adieu. Au
contraire, il déclara, au nom du Parlement, que les membres n’avaient
encore rien fait et avaient beaucoup à faire pour surveiller le
ministère, et que, pour cette raison, ils refusaient de s’en aller. Ses
collègues le soutinrent aussi unanimement que les notables à la Cour de
Versailles quand ils se rangèrent autour de Mirabeau lors du fameux
incident.

« Le Parlement égyptien continue sans interruption ses séances et argue
maintenant que tous les ministres, étrangers ou égyptiens devraient
dépendre de sa volonté, être responsables devant lui de leur conduite
des affaires. _A vrai dire ils veulent convertir ce semblant de
gouvernement responsable d’à présent en réalité_. »

Riaz Pacha promit de soumettre l’affaire au vice-roi et au ministère,
mais la chambre lui adressa le jour même, au ministère de l’intérieur,
une lettre destinée à expliquer les raisons de son attitude. Elle
demandait, entre autres choses, une constitution permettant à la Chambre
de devenir « comme en Bulgarie, un puissant instrument de réforme », des
lois garantissant la liberté de la presse et l’égalité entre Européens
et Egyptiens devant l’impôt[145].

L’ingérence croissante de l’Europe dans les affaires égyptiennes,
considérée comme le résultat de la faiblesse du gouvernement personnel
et autocratique d’Ismaïl, convainquit la masse et l’élite en
particulier, de la nécessité d’un gouvernement qui, fort de l’appui d’un
Parlement et responsable devant lui de ses actes, résisterait aux
exigences de l’étranger et libérerait le pays graduellement de son
immixtion par la réforme de l’administration nationale.

Il se forma alors un mouvement constitutionnel dirigé, dans la Chambre,
par Abd-el-Salam El-Moelhy bey et dans le pays même par Chérif Pacha
« le champion du nationalisme égyptien pendant les derniers jours du
règne d’Ismaïl[146] ». Tous deux étaient des francs-maçons amis de
Gemmel-Eddin.

Parmi les constitutionnels, on comptait aussi le Prince Tewfick qui
succéda à Nubar comme Président du Conseil, et Mahmoud Sami El-Baroudi,
le futur compagnon d’Arabi Pacha.

L’amour de la justice, ou plutôt la haine de l’oppression, surtout
étrangère, a fondu, comme dans un creuset, non seulement les éléments
égyptiens, mais encore certains éléments turco-circassiens dans le corps
de la nation. C’est ainsi que Chérif et El-Baroudy[147] et d’autres
encore d’origine turque ou circassienne jouèrent, en tant qu’Egyptiens,
un rôle marqué dans tous les événements qui se déroulèrent avant et
pendant la révolution d’Arabi.

« Il n’y avait, disait un Turc, qu’un seul parti politique en Egypte et
en Orient, je l’appellerai _le parti des affamés de justice_[148]. » Ce
parti contenait, aussi, dans son sein des éléments syriens très actifs
qui, en défendant la cause de la justice en Egypte, défendait en même
temps la cause de l’Orient.

Il manquait des tribunaux équitables pour rendre la justice et des
institutions libérales comme en Europe. Ces institutions se trouvent en
germe dans la Chambre des délégués instituée pour la première fois à la
fin de 1866. Le rescrit du 28 août, en posant le principe de
gouvernement responsable, a donné corps à l’idée constitutionnelle et la
Chambre, les circonstances aidant, prit son rôle au sérieux depuis le 2
janvier 1879 et se transforma, quoique fondée sur d’étroites bases peu
libérales, en un Parlement qui assumait publiquement la défense des
intérêts du pays[149].

Le projet financier présenté par M. Wilson au khédive lésait gravement
ces intérêts par l’abolition de la Moukabalah. Chérif Pacha, Raghem
Pacha, Chaïn Pacha, anciens ministres, Hassan Pacha Rassim, futur
Président de la Chambre, Sayed El-Bakri, chef des corporations
religieuses, formèrent un noyau autour du khédive pour faire un contre-
plan financier, établir une véritable représentation nationale et
affranchir le pays de la tutelle étrangère.

La Chambre avait déjà pris les devants et présenté au khédive, en date
du 6 rabbi akher 1296 (29 mars 1879) une adresse signée de tous les
députés présents au Caire[150].

« Depuis qu’un nouveau ministère responsable a été formé disaient les
députés, il a été lu à la Chambre un discours par lequel tous ses droits
étaient proclamés et confirmés. Mais les actes de quelques-uns des
ministres ont été contraires à ce programme, car, en maintes
circonstances, ils ont violé les droits de la Chambre qui, jusque-là,
avaient été respectés, et considéré ses décisions comme lettre morte.
Nous apprenons, en outre, que, ne tenant aucun compte de nos décisions,
le Conseil des Ministres présente un projet par lequel il veut déclarer
le Gouvernement en faillite et annuler la loi sur la _Maukabalah_, ce
qui constituerait la perte de tous les droits acquis par ceux qui l’ont
payée. Tous ces actes sont nuisibles à nos intérêts et contraires à nos
droits ; jamais nous n’en accepterons l’exécution. Nous ne doutons pas
que la Chambre, saisie de l’examen de la situation financière, fera tous
ses efforts pour aider l’Etat dans le règlement équitable de toutes ses
dettes et dépenses. »

Le 5 avril, un plan financier délibéré et proposé par les notables, les
hauts dignitaires et fonctionnaires religieux, civils et militaires de
l’Egypte, et accompagné d’une sorte d’adresse, a été présenté au khédive
par des délégations du clergé, de la Chambre des Députés, des notables,
des hauts dignitaires et fonctionnaires civils et militaires.

Ces deux documents étaient revêtus des signatures les plus considérables
du pays. Les signatures des Zawats (nobles) étaient légalisées par S. E.
Chérif Pacha, celles de l’armée par S. E. Ratib Pacha, ancien ministre
de la guerre, celles des ulémas et du clergé par Cheik-el-Bakri, celles
des négociants et notables par Cheik-el-Bakri, celles des députés par
Ahmed Rachid Pacha, président de la Chambre.

Leurs Excellences Chérif Pacha, Ratib Pacha, Ahmed Pacha et Cheik-el-
Bakri ont elles-mêmes cacheté tous les documents[151].

Etant donné l’importance de l’adresse qui accompagnait le plan
financier, nous en donnons les lignes essentielles :

« Nous avons délibéré entre nous et reconnu qu’il était de notre devoir
de proposer un contre-projet qui a pour but de conserver à chacun ses
droits respectifs, aussi bien aux indigènes qu’aux créanciers étrangers.

« Pour arriver à ce but, la première condition serait que Son Altesse
daignât accorder à la Chambre des députés les attributions et les
pouvoirs dont jouissent les Chambres des Députés européennes, en ce qui
concerne les questions intérieures et financières.

« Il faudrait que la loi qui régit actuellement l’élection des députés
fût modifiée dans le sens des lois électorales en vigueur en Europe.

« Les Députés siégeant à la prochaine session seraient élus sous le
régime de la loi actuelle, mais pendant cette session, un nouveau projet
de la loi électorale développant leurs attributions serait élaboré par
le Conseil des Ministres et présenté à la Chambre. Lorsque la Chambre
l’aurait voté, ce nouveau projet serait soumis à l’approbation de Son
Altesse le Khédive.

« Le Président du Conseil des Ministres serait nommé par Son Altesse le
Khédive et chargé de composer le Ministère. Ce choix serait soumis à Son
Altesse le Khédive et ratifié par lui.

« Le Conseil des Ministres serait indépendant dans son action et
responsable devant la Chambre des délégués de tous ses actes concernant
les questions intérieures et financières du pays.

« Nous demanderons enfin à Son Altesse le Khédive de vouloir bien nommer
des contrôleurs européens pour les recettes et les dépenses. »

Trois idées dominent dans ce document : la première est que les
Egyptiens, dûment représentés, prennent l’initiative de relever eux-
mêmes les finances du pays indépendamment de l’étranger ; la seconde
indique la nécessité de créer un ministère national réellement
responsable devant une représentation nationale réelle ; la troisième
invite en fait le Souverain à user de son droit de congédier les deux
ministres européens et rétablir le contrôle.

Nous disons « droit », car c’est un droit malgré les protestations des
Puissances.

Le rétablissement du contrôle dualiste signifie plus ou moins la
limitation de l’intervention étrangère à son rôle strictement financier
et l’abolition des avantages politiques que l’Angleterre, en
particulier, avait obtenus par la nomination des deux ministres
européens qui constituaient le gouvernement effectif de l’Egypte. Il
signifie le retour à l’organisation financière créée par l’article 7 du
décret du 18 novembre 1876, en vertu duquel d’administration financière
a été placée sous l’autorité de deux contrôleurs, l’un Français, l’autre
Anglais.

Aux termes de l’entente intervenue entre la France, l’Angleterre et
l’Egypte, le 14 octobre 1878, « le service du contrôle doit être
suspendu, mais sous la réserve qu’il serait rétabli _ipso facto_, si
l’un des ministres français ou anglais, appelé au Caire, venait à être
relevé de ses fonctions, sans l’assentiment préalable de son
Gouvernement ».[152]

Aussi la réponse du khédive ne s’est-elle pas fait attendre. Dans la
journée même du 5 avril, il déclarait aux diverses délégations présentes
que :

« L’Egypte n’est pas en état de déconfiture, l’état du pays et ses
ressources ne justifient pas une pareille mesure, que la situation,
depuis l’année dernière a été allégée : 1o par la donation des
propriétés faite par les membres de la famille du khédive, dont on a
tiré un produit de six millions de livres ; 2o par les économies
considérables apportées dans des dépenses.

« En conséquence, le khédive déclare que le principe des décrets du 18
novembre 1876 doit être maintenu et que la dette flottante doit être
intégralement payée. Le Khédive renouvelle la déclaration qu’il n’a
cessé de faire au sujet des réformes ; il repousse toute idée de vouloir
revenir au système de gouvernement personnel ; il réclame de l’Europe le
contrôle le plus étendu sur l’administration financière. Il veut
gouverner avec et par un Conseil des Ministres réellement responsable
devant la Chambre des délégués : le Khédive ne craint pas d’affirmer que
ce sera pour le bien des intérêts nationaux et étrangers, pour la
sauvegarde de l’honneur du pays et pour la sécurité et la dignité de
l’œuvre qu’il s’est engagé à remplir sous les yeux de l’Europe et avec
son aide. »

Pour calmer les doutes des patriotes égyptiens et sceller son union avec
eux, le khédive affirme « qu’il repousse toute idée de vouloir revenir
au système de gouvernement personnel ». C’est sur cette base que
l’entente s’était faite entre les deux parties.

Pour calmer les appréhensions de l’Europe, il lui « réclame le contrôle
le plus étendu sur l’administration financière ».

Le khédive, fort de l’appui de la nation, se décida à agir. Il fit
savoir, le 5 avril, aux consuls généraux qu’il leur remettrait, en les
priant de le transmettre à leurs Gouvernements, un projet financier
faisant connaître les vues du pays. Et les Ministres européens d’envoyer
le lendemain matin une protestation écrite faisant ressortir « la
différence qui existe entre ses actes et l’assurance qu’il a donnée de
gouverner avec et par ses Ministres ».

Le soir du 7 avril, le khédive convoquait les Consuls généraux au Palais
d’Abdin, et, en présence de Cheik-el-Bakri, Rateb Pacha, Ragheb Pacha,
Abd-el-Salam El-Moelhy bey, Mohamed Radi effendi et d’autres
personnalités, leur faisait connaître qu’il acceptait « en présence du
vif mécontentement qui existe dans toutes les classes de la population,
un projet qui, en établissant que l’Egypte n’est pas en état de
déconfiture et peut faire face à ses engagements financiers, demande par
contre la formation d’un ministère indigène, responsable devant une
Chambre des Députés nommée d’après un nouveau mode d’élection. » Le
Khédive ajoutait que le prince Tewfick, « n’ayant pas voulu se mettre en
opposition avec le sentiment national », avait donné sa démission de
président du Conseil et qu’il l’avait remplacé par Chérif Pacha.

Dans sa lettre à Chérif Pacha, en date du 7 avril, le khédive disait :
« En qualité de chef d’Etat et d’Egyptien, je considère comme un devoir
sacré pour moi de suivre l’opinion de mon pays et de donner une
satisfaction entière à ses légitimes aspirations. » Il rappelait la
politique du Cabinet précédent et le « plan financier préparé par le
Ministre des finances » qui « a achevé de soulever contre le Cabinet le
sentiment national » et pour répondre au désir « fermement exprimé » il
chargeait Chérif, « aux termes du rescrit du 28 août 1878, de composer
un Cabinet formé d’éléments véritablement égyptiens » qui « doit avoir
pour règle de conduite le développement des réformes édictées par le dit
rescrit, qui doit être scrupuleusement maintenu et qui devra être plus
efficace encore par la responsabilité réelle des ministres vis-à-vis
d’une Chambre dont le mode d’élection et les droits seront réglés de
façon à répondre aux exigences de la situation intérieure et aux
aspirations nationales. »

M. Wilson, attaqué au vif dans son projet et sentant l’odieux de sa
position, crut devoir adresser au khédive, le 8 avril, une lettre disant
qu’il a communiqué à Son Altesse, non pas un « projet » mais un
« document » devant servir de base à l’examen par la Commission
supérieure d’enquête. Dans la même lettre il parle de « propositions »
qu’il ne considérait pas comme définitives et proteste contre l’usage
qui a été fait d’un « projet » remis confidentiellement à Son Altesse.

De son côté, la Commission supérieure d’enquête, par une lettre en date
du 10 avril, annonçait à Son Altesse qu’elle lui enverrait sous peu de
jours un projet de règlement général de la situation financière. Les
membres priaient en même temps le khédive d’accepter leur démission. Sur
la demande du ministère, par un décret daté du 12, cette démission fut
acceptée.

Cette conduite du khédive ne pouvait donner satisfaction aux deux
puissances. Le ministre des Affaires étrangères à Paris, dans sa lettre
au Consul général de France en Egypte, en date du 25 avril,
reconnaissait que le khédive « n’avait pris envers la France et
l’Angleterre aucun engagement formel de ne point se séparer de ses deux
ministres étrangers ».

« Cependant le khédive, ajoutait plus loin M. Waddington, ne saurait
suspecter la sincérité des conseils que nous lui avons donnés. Si Son
Altesse se refusait à les suivre en persistant à décliner le concours de
ministres européens mis par nous à sa disposition, nous serions en droit
de penser qu’elle renonce de propos délibéré à toute prétention à notre
amitié. Il ne resterait en ce cas aux deux cabinets qu’à se réserver une
entière liberté d’appréciation et d’action dans la défense des intérêts
de leurs nationaux en Egypte. »

Le ministère Chérif[153], pendant ce temps, s’engageait dans la voie des
réformes. La première de ces réformes était l’institution d’un Conseil
d’Etat. Le but et les attributions sont définis dans un rapport adressé,
à ce sujet, au khédive par le Président du Conseil :

« Monseigneur, le rescrit de Votre Altesse du 7 de ce mois imposait au
nouveau ministère, pour sa règle de conduite, le développement des
réformes édictées par le rescrit du 28 août 1878 et pour son premier
soin la préparation des lois tendant à régler le mode d’élection et les
droits d’une nouvelle Chambre, en rapport avec le principe de la
responsabilité réelle des ministres. » Le ministère estime que pour
réaliser cette pensée féconde, il est urgent de créer avant tout une
institution dont « la mission serait de donner des consultations sur
tous les projets de loi qui devront être soumis par les ministres de
Votre Altesse à la représentation nationale ; de préparer les règlements
d’administration publique ; d’apprécier les actes des fonctionnaires
dont l’examen lui sera déféré ». En conséquence, le ministère soumet à
Son Altesse un projet de loi « préparé sur le modèle des institutions de
même nature en vigueur en Europe ». Le Conseil d’Etat sera « présidé par
le Président du Conseil des Ministres et composé d’éléments indigènes et
étrangers, avec prépondérance de l’élément étranger afin qu’il soit
évident que le gouvernement, tout en conservant son caractère national,
ne veut toutefois se priver du concours des étrangers « dans
l’accomplissement de l’œuvre de régénération ».

Assurément, il y avait là une marque d’esprit modéré. Cependant les
gouvernements français et anglais insistaient auprès du khédive pour la
rentrée des ministres européens dans le cabinet. Le khédive en référait
à son ministère qui, en guise de réponse, remit aux deux Consuls
généraux, en date du 7 mai, un mémorandum où se trouvent exposés tous
les événements qui ont entouré la formation du ministère européen, qui
assuma, en fait, le gouvernement de l’Egypte depuis le 28 août 1878
jusqu’au 7 avril 1879 (plus de 7 mois).[154]

Dans ce mémorandum, le ministère affirme d’abord qu’il ne s’est formé
que « sous la condition expresse du maintien du principe établi par le
rescrit du 28 août et de la responsabilité réelle des ministres envers
la Chambre des Délégués de la nation ». Il parle ensuite de la journée
du 18 février, provoquée par la conduite du ministère Nubar, qui a voulu
gouverner seul, « laissant systématiquement de côté la personne du
khédive », et par la situation désastreuse des officiers, signalée dès
le 21 décembre au Président du Conseil par le khédive lui-même.

Puis le mémorandum formule une sorte d’acte d’accusation dans une série
de griefs :

« La famine ayant éclaté dans la Haute-Egypte, aucune mesure n’a été
prise en temps opportun pour prévenir les malheurs qui devaient en
résulter.

« L’école militaire des orphelins a été supprimée.

« L’établissement du cadastre a été décrété, il est vrai, mais le
ministre des Finances a été en même temps autorisé à faire venir
d’Europe 42 ingénieurs, alors que tous les éléments voulus se trouvent
dans le pays.

« La moitié des impôts de 1879 a été exigée dès le commencement de
l’année, quand toutes les terres étaient couvertes par l’inondation et
que la population souffrait encore des dégâts causés par la rupture des
digues.

« Un impôt si élevé a été établi sur la culture du tabac qu’on a vu les
paysans arracher toutes les plantations plutôt que de se soumettre à ce
nouveau droit.

« Les dépenses des administrations ont été augmentées dans une
proportion considérable, uniquement au profit d’employés étrangers. »

Le résultat, c’est le désordre économique et administratif.

Ce n’est pas tout. Le mémorandum rappelle l’attitude des ministres
européens à l’égard de la Chambre convoquée au mois de décembre, le
projet financier de M. Wilson qui supprimait la Moukabalah,
« dépouillant ainsi d’un trait de plume les contribuables de plus de 400
millions » et enfin le contre-projet, la démission de Tewfick et la
formation du cabinet actuel.

Ce cabinet est résolu « à consacrer tous ses efforts à l’amélioration de
la situation de l’Egypte » et compte pour cela « sur les sentiments
généreux du peuple français », auxquels ils font appel « en faveur d’une
nation amie ».

« L’expérience, conclut le mémorandum, qui, de bonne foi, a été faite
d’un cabinet dans lequel entraient comme ministres des Européens, est
trop contraire au sentiment national pour n’être pas envisagée comme une
innovation des plus dangereuses. La tenter de nouveau serait exposer
l’Egypte et les intérêts qui s’y trouvent engagés aux conséquences les
plus graves. »

Mais on ne se préoccupait en Angleterre que du mode d’action en Egypte.
Laquelle des deux puissances devait avoir la prépondérance ? Le _Times_
du 18 avril disait dans son leader : « Les vrais intérêts politiques que
nous devons sauvegarder en Egypte sont les intérêts en connexion avec la
liberté de notre route des Indes. Si la sécurité du Canal de Suez venait
à être menacée par une anarchie intérieure ou une agression étrangère,
cela nous mettrait dans une position délicate. » Un correspondant
occasionnel à Alexandrie lui écrivait le 28 avril : « Les intérêts
français sont purement financiers, cependant que les intérêts anglais
ont un double caractère politique et philanthropique, mais nullement
financier, et il est prévu que l’intervention des deux puissances serait
vouée à un échec à défaut de communauté de vues. »[155]

Le 1er juin, le même correspondant revient sur la même idée : « La seule
crainte, dit-il, est que l’extension de l’intérêt financier ne puisse
obscurcir les vues « impériales » qui devraient seules guider toute
action combinée, et doit être, dans tous les cas, le mobile de notre
politique anglaise en Egypte. »[156]

Pour réaliser cette politique, Lord Vivian, rappelé par son gouvernement
le 15 mars, revint de nouveau en Egypte fin avril[157].

Deux journaux nous éclairent sur son rôle en Egypte : Le _Mirâat-el-
Chark_ écrivait, en effet, le 17 mai 1879 : « Nous sommes vraiment
étonnés de la conduite de l’Angleterre à l’égard de l’Egypte et de sa
persistance à vouloir réaliser ses vues politiques et à transformer la
question purement financière en une question politique. Son consul
général en Egypte s’est rendu chez le khédive pour le convaincre de la
nécessité d’introduire deux ministres européens dans le gouvernement du
pays, mais le khédive lui a fait comprendre qu’il ne pourrait pas aller
à l’encontre de la volonté nationale. Il s’est rendu alors chez Cheik-
el-Bakri[158], le leader de la nation, et a fait une démarche dans le
même sens, mais le Cheik-el-Bakri lui a déclaré que l’Egypte était
décidée à secouer le joug de l’étranger et à sauvegarder son
indépendance et sa liberté... L’Europe n’aurait qu’à surveiller nos
actes et à nous demander de tenir nos engagements. »

D’autre part, le correspondant du _Times_ à Alexandrie, écrivait, le 12
mai : « Le parti national qui vint au pouvoir par le coup d’Etat du 6
avril, a surpris chacun par sa force. Au début, le « _public_ » croyait
que ses jours étaient comptés ; mais lorsque, avec une rapidité
merveilleuse, il perçut suffisamment d’argent pour payer le coupon de
mai à 5 % d’intérêt, les gens commençaient à le regarder avec plus de
respect. Cependant ils disaient encore que le retour de M. Vivian
entraînerait sa chute. Maintenant que M. Vivian est depuis deux semaines
dans le pays, il a fait des propositions tendant à mettre l’autorité
purement indigène sous le contrôle européen ; la France s’est associée
cordialement à tous ses plans ; néanmoins l’Egypte fit la sourde oreille
à tous les essais de persuasion. »[159]

Sous toutes les réticences de langage, le but de Lord Vivian ressort
clairement : il s’agit d’étouffer l’opposition nationale.

Pourtant on aurait dû faire un plus large crédit au ministère Chérif qui
voulait sincèrement travailler au salut de l’Egypte, puisqu’il se
proposait de donner satisfaction aux créanciers et de tenir ses
engagements envers le pays. Dès son avènement, il s’attela aux réformes,
décida de porter l’effectif de l’armée à 60.000 hommes et prépara une
constitution. Il convoqua les délégués au mois de mai, et le 17, la
Chambre[160] se réunit sous la présidence de Hassan Rassim Pacha, Rachid
Pacha étant malade. Ce jour-là, Chérif Pacha se présenta à la Chambre et
soumit aux membres, « conformément au rescrit du mois d’avril », un
projet de loi organique et une loi électorale. Le lendemain (18 mai), la
Chambre élut une commission présidée par Abd-el-Salam El-Moelhy bey pour
étudier ces deux projets de loi[161].

Après en avoir modifié certains articles et ajouté d’autres, la
commission décida de proposer de nouvelles lois spécifiant les droits du
khédive, des ministres et de la nation, les devoirs des fonctionnaires,
des journaux, etc...

Ces projets et ces propositions furent soumis à la Chambre le 8 juin, et
à l’unanimité les membres en décidèrent l’envoi au ministère pour être
ratifiés par le khédive. Le journal, auquel nous empruntons ces détails,
ajoute : « Ces lois établissent les plus solides assises de liberté et
de constitution et permettront au pays de réaliser son idéal de bien-
être et de prospérité. »[162]

Le texte intégral de la loi organique a été publié par _Al-Watan_ du 14
juin. L’article 15 consacre l’immunité parlementaire ; l’article 27
réserve à la Chambre le vote des lois présentées par le ministère ;
l’article 34 précise que le nombre des députés serait porté à 120, y
compris les députés du Soudan ; l’article 36 consacre le principe de la
responsabilité ministérielle et demande, en conséquence, au Conseil des
ministres de présenter d’urgence à la Chambre une loi prévoyant la mise
en jugement des ministres ; enfin l’article 45 stipule le droit des
députés de surveiller de près les dépenses et les recettes de l’Etat,
déterminer le montant des impôts, les modalités de leur perception.

Mais avant les nouvelles élections et l’exécution du plan élaboré par la
nation et accepté solennellement le 7 avril par le khédive, un événement
grave vint troubler l’ordre de choses établi : il s’agit de la
destitution d’Ismaïl.

Il semble que la cause principale de cette destitution réside dans le
renvoi des deux ministres européens et dans le refus obstiné du khédive
d’accepter leur rentrée au ministère. « Le khédive n’ignorait pas sans
doute, écrivait M. Waddington le 18 juin, qu’immédiatement après le
renvoi de ses ministres européens, la question de son abdication a été
agitée... Nous sommes aujourd’hui d’accord avec le Cabinet anglais pour
recommander _officiellement_ à ce prince d’abdiquer et de quitter
l’Egypte. »

Avant de préciser le sens et la portée de cette mesure, il faudrait
rappeler certains événements qui l’ont précédée et qui n’ont pas manqué
d’exercer une certaine influence sur l’action des deux puissances.

D’abord l’appui accordé publiquement par le khédive au parti de Chérif
et à la Chambre des délégués, avait créé une opposition contre
l’ingérence européenne. D’où la nécessité de précipiter l’action.

Un événement imprévu eut également sa part d’influence ; c’est l’entrée
en scène de Bismarck. Le khédive avait « vu les adresses et le projet
présentés par la nation » et, « sur la proposition du Conseil des
ministres », réglé, par un décret du 22 avril, les dettes du
gouvernement. Les créanciers de la dette flottante, Allemands et
Autrichiens pour la plupart, n’étaient pas, semble-t-il, satisfaits de
ce règlement. Les consuls généraux d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie
présentèrent, le 18 mai, au khédive, une protestation qui déclare le
décret dont il s’agit contraire à des arrangements internationaux et en
rend le vice-roi responsable. Le khédive se borna à prier le Consul
général d’Allemagne de vouloir bien remettre cette protestation au
Président du Conseil. M. le baron de Saurma vit donc Chérif Pacha qui
lui répondit que le pouvoir personnel n’existait plus en Egypte et que
la responsabilité du khédive ne saurait, dès lors, être engagée par les
actes de son gouvernement.

D’aucuns voient dans l’action de Bismarck l’intention de hâter
l’occupation franco-anglaise, cause de conflits et de complications
entre les deux puissances. Il aurait voulu faire de l’Egypte un nouveau
Schleswig-Holstein pour la France et l’Angleterre. M. Bülow a fait
connaître, en effet, aux deux puissances que « l’Allemagne n’a entendu
empiéter à aucun degré sur le terrain politique d’une réforme nécessaire
à l’Egypte, où s’exerce _l’entente_ franco-anglaise ; tout son désir est
que Paris et Londres continuent à marcher _de concert_ et à faire sentir
_en commun_ leur _double_ influence, pour obtenir gain de cause dans une
question où les soutiennent et les encouragent les vœux et la sympathie
de toutes les grandes puissances. »[163]

On ne peut être plus insinuant.

L’intervention de Bismarck était à la fois financière et politique. En
d’autres termes cette intervention financière avait une portée
politique[164]. En vain le Gouvernement de Chérif, acculé au mur par
cette protestation, avait-il décidé le 14 juin « de payer intégralement
et sans retard, sur les fonds de l’emprunt Rothschild, le montant des
arrêts, jugements et sentences passés en force après vérification par
une Commission instituée _ad hoc_, de la dette flottante européenne ».

Un troisième événement survint qui encouragea, sans aucun doute,
l’action des Puissances : l’intervention de certains Egyptiens influents
en faveur de la déposition d’Ismaïl. A vrai dire, la désaffection à
l’égard du gouvernement personnel d’Ismaïl était trop forte dans l’âme
populaire pour qu’on pût, par un changement quelconque, du jour au
lendemain, la convertir en attachement au souverain. D’autant que,
d’emblée, toutes les souffrances causées par le régime européen établi
en fait depuis 1876 étaient mises sur le compte d’Ismaïl et que, d’un
autre côté, les effets salutaires du nouveau régime national ne
s’étaient pas encore fait sentir dans les campagnes auxquelles on
demandait encore de nouveaux sacrifices, quoique avec d’autres méthodes,
pour faire face aux engagements financiers et libérer le territoire.

Quand à l’armée, elle était, comme toutes les institutions de l’Etat,
complètement désorganisée et mal entretenue. Les soldats, qui
appartenaient tous aux couches populaires, étaient mécontents, et la
majorité des officiers, malgré la protection et l’appui du khédive lors
de l’émeute du 18 février, ne pouvait oublier la guerre d’Abyssinie et
l’avancement des Turco-Circassiens au détriment de l’élément égyptien
pendant toute la durée du règne.

Peut-être les uns et les autres pensaient-ils involontairement à
l’assassinat du Mufettich, car les Egyptiens, dans leur ensemble, ne
devaient pas perdre le souvenir de cette tache indélébile.

En ce qui concerne l’attitude des chefs du mouvement, nous avons trouvé
des détail fort intéressants dans les Mémoires inédits de Mohamed
Abduh : « Le renvoi des deux ministres européens, dit-il, a été salué
par la plupart des Egyptiens comme l’avènement d’une ère nouvelle. Car
le khédive avait réitéré solennellement la promesse de doter le pays
d’institutions parlementaires réelles pour surveiller les actes du
Gouvernement. D’aucuns doutaient cependant de la réussite de cette
œuvre, parce que le khédive n’était pas habitué à tenir une promesse et
que les deux Puissances, de leur côté, ne lui pardonneraient pas
l’humiliation infligée à leurs ministres et obtiendraient tôt ou tard,
une revanche.

« Mais c’était là une minorité.

« La majorité des Egyptiens était, au contraire, optimiste et confiante.
Elle comptait d’une part sur le respect par les Puissances de la volonté
nationale — Cheik-el-Bakri n’a-t-il pas déclaré qu’il avait sous ses
ordres 70.000 derviches prêts à prendre les armes ? — et d’autre part
sur la leçon de l’expérience qui serait pour le khédive une sage
conseillère et le meilleur garant contre toute velléité de retour.

« Quoi qu’il en soit, les Egyptiens commençaient à acquérir le sentiment
de leur force, depuis que le puissant souverain sollicitait leur
concours.

« Mais peu de temps après l’adoption du projet égyptien, signé par les
représentants de la nation qui se portaient garants de la bonne marche
de l’administration, le bruit avait couru que Son Altesse le khédive
Ismaïl adressait des ordres aux mudirs (gouverneurs de province) afin
d’envoyer immédiatement une partie de l’argent perçu pour le compte du
ministère des Finances à la Daïra El-Khassa (l’administration du domaine
de la couronne).

« Certains journaux avaient publié cette nouvelle et des témoins sûrs
m’avaient affirmé, du reste, son authenticité. Cet incident a donné une
preuve décisive de l’opinion des sages qui pensaient que le vice-roi
était incapable de tenir ses engagements.

« Entre temps, Riaz Pacha s’en fut en Europe rejoindre Nubar Pacha. Ils
s’entendaient, dit-on, pour travailler à la déposition du khédive et
convaincre les gouvernements français et anglais que cela ne
comporterait pour eux aucun risque...

« Bientôt le khédive, pressenti sur une démarche dans ce sens, consulta
son entourage...

« Cependant le pays souhaitait son éloignement du trône ; les libéraux
fréquentaient le président du Conseil et lui faisaient part de leur
attachement au prince héritier. A la suite de pourparlers qu’il eut à ce
sujet avec Tewfick, Gemmel-Eddin, accompagné de nombreux notables, fit
des démarches pressantes auprès de Chérif Pacha afin de convaincre le
khédive de la nécessité de son abdication. Sur quoi Chérif conseilla à
Ismaïl d’accepter la demande des deux puissances, qui, de gré ou de
force, finiraient par avoir raison de lui. Il ajouta que l’idée de la
guerre serait une folie, d’autant qu’elle était impopulaire dans toutes
les classes et dans les rangs mêmes de l’armée, et que le mieux serait
de s’en remettre complètement au Sultan.

« Puis Gemmel-Eddin se rendit, accompagné d’une délégation égyptienne,
chez le consul général de France[165]. Il l’informa de l’existence en
Egypte d’un parti national réformiste, et que seul le prince héritier
Tewfick Pacha serait capable de mener à bonne fin l’œuvre de réformes
nécessaires en Egypte. »

Il est certain que Tewfick, avec son caractère faible, était plus apte
qu’Ismaïl à jouer un rôle constitutionnel et à tenir, à cet égard, ses
engagements pris envers Gemmel-Eddin et ses amis, mais le malheur est
qu’il pouvait devenir aussi un instrument docile entre les mains des
puissances. Les Egyptiens ne voyaient pas le « revers de la médaille »
et, tout en ayant l’air de prendre l’initiative dans une affaire si
grave, ils reconnaissaient en fait l’autorité protectrice des deux
puissances auxquelles ils avaient recours.

Ismaïl, abandonné par ses sujets et pressé par les puissances, cherchait
un point d’appui à Constantinople. Mais le Sultan, en qui il mettait son
dernier espoir, heureux de retrouver l’occasion d’affermir son autorité
s’empressa d’envoyer, le 26 juin, un télégramme adressé à « l’ex-khédive
Ismaïl Pacha », l’invitant à « se retirer des affaires gouvernementales,
conformément à l’ordre de Sa Majesté Impériale le Sultan », et annonçant
la nomination de Son Excellence Mehemet Tewfick Pacha au poste de
khédive.

Le 30 juin, Ismaïl quitta Le Caire pour Alexandrie d’où il se rendit à
bord du _Mahroussa_ à Naples[166], où le roi d’Italie avait mis une
résidence à sa disposition.

Tous les témoins de son départ affirment qu’il était plein de dignité.
Dans ce moment suprême, il a dû évoquer son œuvre régénératrice.
L’erreur d’Ismaïl, on doit la chercher dans le gouvernement personnel,
dans sa prodigalité, dans sa politique d’indépendance vis-à-vis de son
jaloux suzerain, dans le choix des Turcs qui dominaient dans l’armée et
les Conseils du Gouvernement, et dans la dette, mais on doit la chercher
encore et surtout dans « la route des Indes ».

Depuis l’expédition de Bonaparte l’image de l’Egypte apparue sur cette
route obsédait l’Angleterre. Mais tandis que la France de Louis-Philippe
travaillait au développement de la Puissance égyptienne pour en faire
une Belgique dans la Méditerranée, Palmerston opposait le désert à
l’Egypte pour en faire une simple province ottomane réservée à
l’influence anglaise. Sous l’action de la rivalité, le règne de Napoléon
III inaugurait une nouvelle politique qui ne faisait pas, il est vrai,
bon ménage avec la politique de la Grande-Bretagne.

Sous le couvert des intérêts politiques l’impérialisme britannique
entendait recueillir toute la succession d’Ismaïl en Egypte et au
Soudan[167]. Aussi travailla-t-il à sa chute, avec l’aide de la France,
quitte à l’évincer ensuite et à devenir le seul maître de la vallée du
Nil.


[Note 85 : _Egypt as it is_, par _Thomas Waghorn_, London, 1857.]

[Note 86 : _Egypt under Mohamed Aly Basha a reply to the, Remarks of A.
T. Holroyd on Egypt as it is in 1837_, addressed to the R. H.
Palmerston. By _Hassanaine Al-Besunee_, 1838.]

[Note 87 : Voir dans _How we defended Arabi Pacha_, par _Broadly_, récit
d’Ahmed Rifat (_Ahmed Rifat’s Story_).]

[Note 88 : M. Walne, consul britannique au Caire, disait à M. Senior en
1855 : « Saïd Pacha est frivole et vaniteux et il est gâté par la
flatterie des étrangers qui l’entourent. Ils lui disent — et il le croit
— qu’il est un génie universel, et je crains qu’il ne soit en train de
nous préparer une grande catastrophe. » (_Senior’s Conversations_ and
journals in Egypt, vol. I, p. 181.)]

[Note 89 : Ce sont presque les termes employés par Lord Cromer dans son
_Modern Egypt_.]

[Note 90 : Arabi accompagnait Saïd Pacha en qualité d’aide de camp.]

[Note 91 : Arabi racontait, le 16 mars 1903, à M. Blunt que le premier
ouvrage qui lui a suggéré ses idées politiques était une traduction
arabe de « _La Vie de Bonaparte_, par le colonel Saint-Louis. » Saïd
Pacha, au cours de son voyage à Médine, avait lu cet ouvrage qui
relatait « la conquête de l’Egypte par 30.000 Français ». « Voyez, dit-
il, comment vos compatriotes se laissent battre. »

« A mon tour je me décidai à lire cet ouvrage et de cette lecture, je
tirai la conclusion que la victoire des Français était due à leur
organisation et à leur entraînement, et que nous pouvions en faire
autant en Egypte. »]

[Note 92 : Voir dans le _Journal officiel_ égyptien l’article intitulé :
« L’erreur des sages. »]

[Note 93 : « Un vice unique, l’insécurité, dit Ahmed, pèse sur nos
personnes et sur nos biens. Le paysan n’est pas garanti contre les
ordres arbitraires... La même insécurité déprécie les richesses nées et
acquises. Les besoins du pouvoir sont effroyables, surtout depuis que
vos faiseurs, appuyés de vos consuls, tirent à boulets rouges sur un
petit pays neutre et désarmé. L’Egypte implore aujourd’hui un patronage
collectif des puissances civilisées. Tous ses maux viennent du
despotisme intérieur ; le despotisme extérieur et multiplié ne les a
jamais soulagés, au contraire. » (_Le Fellah_, par Edmond About, 1869.)]

[Note 94 : « Le plan de Nubar consistait à mettre immédiatement un frein
au pouvoir absolu du khédive et à limiter l’autorité des consuls
généraux, par l’établissement de tribunaux qui contrôleraient les
décisions arbitraires des deux parties. Il se proposait, en même temps,
de donner la voix prépondérante à l’élément égyptien, et d’étendre leur
juridiction aussi bien sur les indigènes que sur la population
européenne dans toute l’Egypte. Son but avoué était de faire du système
une application générale. » (_The Khedive’s Egypt_, par Edwin de Leon,
ancien consul général en Egypte, in-8, 1877.)]

[Note 95 : Audouard (Mme Olympe). _Les mystères de l’Egypte dévoilés_,
Paris, in-16, 500 pages, 1865.]

[Note 96 : Ces notes ont été publiées par M. Arthur Rhoné, dans
_l’Egypte à petites journées_.]

[Note 97 : Audouard (Mme Olympe). _Les mystères de l’Egypte dévoilés_.]

[Note 98 : Il existe seulement quelques numéros épars de ce journal à la
Bibliothèque nationale du Caire. Le premier article sur Ismaïl Pacha
manque ; pour les autres voir le _Taïf_ du 29 avril et du 6 mai 1882.]

[Note 99 : « D’après tout ce que j’apprends, le développement récent de
l’Egypte est surtout matériel. Les Egyptiens se plaignent amèrement de
trois maux, qui, pour eux font plus que contrebalancer les avantages du
régime actuel. Ce sont les taxes énormes, l’absence totale de toute
protection contre l’arbitraire de ceux qui les gouvernent, et l’incurie
et la corruption des tribunaux civils et criminels.

« Le peuple compare le gouvernement du khédive avec celui de son
prédécesseur Saïd Pacha qui donna aux Egyptiens la justice, la sécurité
et rien que des charges modérées. » (Bayard Taylor : _Egypt and Iceland
in the year 1874_, Londres, 1875.)]

[Note 100 : « Ces malheureux (les fellahs) sont exploités directement
par les étrangers, non moins que par le gouvernement, et les étrangers
consomment leur œuvre en se procurant une bonne partie de ce que l’Etat,
le khédive et les siens ont tiré des fellahs. » (_L’Egypte et l’Europe_,
par un ancien juge mixte.)]

[Note 101 : « Affren » est un mot turc qui signifie : bravo !]

[Note 102 : « Depuis quatre mois cent cinquante mille ouvriers sont
enlevés à l’agriculture et construisent pour le vice-roi des routes, des
canaux, des chemins de fer, etc... Beaucoup fournissent leurs outils, la
pioche, le couffin, se nourrissent à leurs frais... La mort fauche vite
et dru dans ce champ de vies humaines. On voit les petites filles, les
petits garçons déguenillés, souvent tout nus, monter et descendre les
talus avec une charge de terre sur la tête et courbant le dos sous le
bâton du cheik. » (Voir lettre datée de septembre 1867 : _Lettres sur
l’Egypte contemporaine_, par Gellion-Danglar, 1876.)]

[Note 103 : Il existe à la Bibliothèque nationale du Caire une
collection du _Progrès Egyptien_ du numéro 2-11 juillet 1868 au 14 mai
1870. C’est le seul journal sérieux de l’époque. Les autres journaux
étaient la plupart à la solde du vice-roi.]

[Note 104 : Voir l’article écrit par M. Bordeano, rédacteur en chef de
la _Turquie_, journal officieux, en date du 16 août 1869, et reproduit
par le _Progrès Egyptien_ du 25 août.]

[Note 105 : Voir une brochure intitulée : « _L’Egypte d’après les
traités de 1840-41_, par M. N. _Bordeano_, directeur du journal _la
Turquie_, 1869. Voir aussi _l’Egypte et la Turquie_, réponse à une
brochure de M. Bordeano, par G. L., membre de l’Institut égyptien,
Alexandrie, 1869.]

[Note 106 : _Histoire de la Presse arabe, Beyrouth_, 1913, par le
vicomte Torazi.]

[Note 107 : _Progrès égyptien_, 6 septembre 1869.]

[Note 108 : Le _Progrès égyptien_, en date du 29 janvier 1870, rapporte
que « le gouvernement vient de mettre un grand nombre de fellahs à la
tête de ses administrations publiques et d’en écarter les Turcs. Le
journal pense que cette mesure peut-être prise sous le coup de
l’irritation que causaient les menaces de Constantinople, est bonne en
soi ». Nous ne croyons pas, quant à nous, que ce fut une mesure sérieuse
et stable, et l’événement l’a démontré.]

[Note 109 : _Present Day Egypt_, par M. _Frederic Courtland Penfield_,
ancien consul général des Etats-Unis en Egypte (1893-1897), _Londres_,
1899.]

[Note 110 : Le colonel Chaïllé-Long, chef d’état-major de Lord Gordon,
dans son ouvrage _l’Egypte et les Provinces perdues_ (1897), disait que
la nomination de Gordon avait été faite pour servir les _intérêts_
anglais. Ce fut à Khartoum, en route pour Gondokoro, le siège de son
gouvernorat, que Gordon décréta (1874) le monopole de l’ivoire, acte,
qui peut être taxé de pure folie car il provoqua l’hostilité des
marchands de Khartoum, les véritables sultans du Soudan, qui avaient
engagé tous leurs capitaux dans l’exploitation de l’ivoire, qui exigea
le maintien, dans l’intérieur de l’Afrique, de nombreuses stations et
d’une petite armée de 2.500 _Dongalouas_ ou soldats irréguliers qui ont
depuis formé le noyau de l’armée mahdiste. Cet acte fut le germe de
l’insurrection de plus tard, dont Gordon se vante dans son livre d’avoir
« pondu l’œuf ».]

[Note 111 : Le major Wingate (_Madhism and the Egyptian Sudan_ 1891)
considère la suppression de la traite des esclaves comme l’une des trois
causes principales du mahdisme.]

[Note 112 : D’après M. Pensa (_L’Egypte et le Soudan Egyptien_, 1895)
l’époque de la plus grande prospérité du Soudan est entre 1870 et 1874 ;
c’est précisément l’époque où le Soudan était administré par des
gouverneurs égyptiens. Quant à l’époque de l’administration anglaise,
« la responsabilité des gouverneurs du Soudan, dit M. Pensa, depuis sir
Samuel Baker jusqu’à Gordon est gravement engagée quand on examine
l’état auquel leur administration avait conduit ces régions ».

L’auteur de _l’Egypte et les Provinces perdues_ disait que
« l’administration de Gordon fut un gâchis déplorable. Il avait trouvé
le Soudan en pleine prospérité et le quitta, en 1879, endetté et sous le
coup de l’insurrection ». M. Chaïllé-Long accuse la Grande-Bretagne
d’avoir choisi Gordon pour accomplir la désorganisation du Soudan et
d’avoir préparé, _de longue main_, les événements subséquents « dans le
but d’en profiter pour se tailler un empire anglo-africain ».]

[Note 113 : D’après Dr Henry W. J. Thierch, auteur d’un ouvrage allemand
sur l’Abyssinie (traduit en anglais par Sarah N. S. Pereira, Londres
1885) Munzinger, hostile au roi Yohannès, encouragea le khédive dans son
plan de conquérir l’Abyssinie. Le Dr Gerard Rohlfs l’accuse même d’avoir
aspiré au trône de ce pays.

D’après M. _Cave_, dans son rapport de 1876, « la guerre d’Abyssinie
avait été pour ainsi dire _imposée_ au khédive, que la gloire stérile de
la guerre ne pouvait éblouir ».

Il ressort de ces témoignages que le khédive avait dû subir des
influences étrangères intéressées.]

[Note 114 : Ce fait est confirmé par M. Farman, ancien consul général
des Etats-Unis au Caire.]

[Note 115 : Nous ne croyons pas à la trahison du missionnaire français
qui servait de guide au général Loreng. Nous avons la modeste conviction
que la cause principale de la défaite réside dans la mésentente qui
régnait entre les Circassiens et les Américains, et la responsabilité
des premiers ne fait pas de doute. (Voir des détails intéressants dans
_Moslem Egypt and Christian Abyssinia_, par Dye.)]

[Note 116 : Sous Mohamed Aly il y avait deux classes opposées : la
classe autochtone des fellahs qui était le peuple, et la classe turco-
circassienne qui formait une minorité aristocratique dominante dans le
gouvernement. Cependant, grâce au système nationalisateur du fondateur
de la dynastie, son règne préparait l’avènement au pouvoir d’une
nouvelle bourgeoisie égyptienne formée principalement de médecins, de
professeurs et d’officiers dont le cercle s’élargissait sous Ismaïl et
où se recrutait généralement le personnel administratif et parfois les
ministres ou les gouverneurs de provinces. C’est cette classe qui a
donné à l’Egypte ses hommes les plus distingués et qui a mené contre
l’aristocratie étrangère une lutte d’abord sourde, puis ouverte sous
Tewfick jusqu’à son absorption complète. (Note de l’auteur.)]

[Note 117 : _Arthur Rhoné_, _l’Egypte à petites journées_.]

[Note 118 : Abdallah Abou Soôud a fondé en 1866 _Waddinnil_, le premier
journal politique et littéraire en Egypte. Il paraissait toutes les
semaines et soutenait la politique d’Ismaïl jusqu’à la mort de son
fondateur (1878).]

[Note 119 : M. Renan ayant, au cours d’une conférence faite à la
Sorbonne le 29 mars 1883, discuté la productivité scientifique de
l’Islam, Gemmel-Eddin présenta quelques observations sur les idées de
Renan dans un article publié par les _Débats_ du 18 mai 1883 dont voici
les passages caractéristiques : « Un vrai croyant doit, en effet, se
détourner de la voie des études qui ont pour objet la vérité
scientifique. Attelé comme un bœuf à la charrue, au dogme dont il est
l’esclave, il doit marcher éternellement dans le même sillon qui lui a
été tracé d’avance par les interprètes de la loi. Convaincu, en outre,
que sa religion renferme en elle toute la morale et toutes les sciences
il s’y attache résolument et ne fait aucun effort pour aller au delà.

« Je sais tout cela, mais je sais également que cet enfant musulman et
arabe « ce fanatique plein d’une sotte fierté de posséder ce qu’il croit
être la vérité absolue » appartient à une race qui marqua son passage
dans le monde, non seulement par le fer et le sang, mais par des œuvres
brillantes et fécondes qui prouvent son goût pour la science...

« Il est vrai qu’après la chute du royaume arabe en Orient, comme en
Occident, les pays qui étaient devenus les grands foyers de la science,
tels que l’Irak et l’Andalousie, retombèrent dans l’ignorance et
devinrent le centre du fanatisme religieux ; mais l’on ne saurait
conclure de ce triste spectacle que le progrès scientifique et
philosophique au moyen âge ne soit dû au peuple arabe qui règnait
alors. »

Le lendemain, dans le même journal, Renan répondait à cet article en
faisant de Gemmal-Eddin l’éloge précité. Une idée ressort de cette
réponse : « Je crois, dit-il, que la régénération des pays musulmans ne
se fera pas par l’Islam : elle se fera par l’affaiblissement de l’islam,
comme du reste le grand élan des pays dits chrétiens a commencé par la
destruction de l’église tyrannique du moyen âge. » Renan entend par
l’affaiblissement « arriver à cet état d’indifférence bienveillante où
les croyances religieuses deviennent inoffensives ». Il est certain
qu’en adaptant la religion aux besoins nouveaux par la propagation de
l’instruction et de l’esprit de tolérance dans _les masses_, on
obtiendrait ce résultat, mais il y aurait plutôt affaiblissement du
dogme où la religion gagnerait du fait que le progrès serait mis sur son
compte. Mohamed Abduh, le plus grand disciple de Gemmal-Eddin, qui
s’occupait de réformes plus que de politique, a travaillé pendant
quarante ans pour atteindre ce but et son œuvre ne périra pas. La
réforme de la grande université religieuse de l’Azhar qu’il avait tentée
et qui s’opère lentement par la création d’une direction d’études, d’un
programme déterminé et moins chargé et l’introduction de l’histoire, de
la géographie et d’autres sciences — équivaudrait, à elle seule, à une
révolution.]

[Note 120 : Gemmel-Eddin prêchait une sorte de panislamisme
_politique_ ; aussi s’attachant fort peu à la théologie, se voua-t-il
entièrement à la politique. Les gouvernements chrétiens, disait-il,
s’excusent des attaques et des humiliations qu’ils font subir aux Etats
musulmans en invoquant la situation arriérée de ces derniers ; cependant
ces mêmes gouvernements entravent de toute manière, et même par la
guerre, toute tentative de réforme et de renaissance dans les pays
musulmans. D’où la nécessité pour le monde musulman de s’unir en une
grande alliance défensive pour se préserver de l’anéantissement ; et,
pour y parvenir, il doit acquérir la technique du progrès européen et
apprendre les secrets de la puissance européenne. Mais Gemmel-Eddin
n’entendait point substituer le patriotisme de religion au patriotisme
de territoire ; il voulait que les efforts des pays musulmans
convergeassent, indépendamment les uns des autres, vers un but commun :
la libération politique. Et c’est pour régénérer la patrie turque,
persane ou égyptienne qu’il travaillait à régénérer l’Islam qui influait
profondément sur la vie politique et sociale des différents pays
musulmans. Toutefois la tâche de la réforme religieuse incombera
essentiellement à son fervent disciple Mohamed Abduh, le véritable
Luther de l’Orient. (Note de l’auteur.)]

[Note 121 : D’après Browne, auteur de _Persian Révolution_, Gemmal-Eddin
était philosophe écrivain, orateur et journaliste. Dans _l’Encyclopédie
de l’Islam_ (1913) Djamal-Al-Din Al-Afghani, une des plus remarquables
figures de l’islam au XIXe siècle... Il fut par la parole et par la
plume un des représentants les plus conscients de l’idée panislamique.
Sayed Rachid Rida, disciple de Mohamed Abduh, disait au cours d’un
article paru dans sa revue _El-Manar_ en mai 1907 : « La vérité est
qu’il ne travaillait pas pour le panislamisme. Nous avons entendu,
souvent entendu notre maître regretté répéter qu’il (Gemmal-Eddin) était
l’homme le plus capable de réformes et que s’il ne s’était pas adonné à
la politique il aurait accompli une grande œuvre. La base sur laquelle
reposerait la réforme en vue de l’amélioration des conditions des
musulmans, disait M. Abduh, devait être l’émancipation de la pensée du
joug de l’imitation, et la compréhension des choses de la religion avec
l’esprit des temps anciens avant les discordes et les superstitions. La
religion doit être considérée comme un régulateur de la raison humaine
et, partant, amie de la science, s’efforçant de pénétrer les mystères de
l’Univers. »]

[Note 122 : Cette Chambre, instituée au début de 1866, se réunit pour la
première fois le 19 novembre. Elle était formée de 75 membres élus et la
durée de chaque session annuelle était de deux mois ; elle s’occupait de
réformes administratives pratiques telles que l’irrigation et le curage
des canaux, et n’avait que voix consultative. C’est seulement à partir
de 1876 que cette Chambre montra certains signes de vitalité en étudiant
sérieusement les questions intérieures à l’ordre du jour, surtout
financières, et en attirant l’attention du gouvernement sur les remèdes
nécessaires pour améliorer les conditions du pays.]

[Note 123 : Mohamed Abduh généralise ici un peu trop. Point n’est besoin
de revenir sur les origines du réveil national que nous avons déjà
étudiées. Or comment expliquer que les Egyptiens se soient intéressés
aussi vivement à la guerre de 1877 qui, pourtant, n’était pas la
première entre la Turquie et la Russie et que, surtout, cette guerre ait
été pour les Egyptiens une occasion de manifester leurs sentiments avec
plus de force ? La raison principale réside dans une évolution lente et
laborieuse d’une conscience nationale privée de la liberté politique
indispensable.]

[Note 124 : M. Gellion-Danglar, dans la 7e lettre, 25-29 juin 1868,
écrivait : « Il y a environ un an et demi, on fit grand bruit d’une
constitution que S. A. le vice-roi avait octroyée à son peuple. Vous
pensez bien que les représentants étaient tous les candidats du
gouvernement. Eh bien, il se forma parmi eux une opposition ; oui, deux
membres se permirent d’émettre, sur une question insignifiante, un avis
différent de l’avis qu’on désirait. Ils furent immédiatement chassés de
l’assemblée par ordre du vice-roi comme de dangereux perturbateurs de
l’Etat et d’irréconciliables ennemis de la paix. » (_Lettres sur
l’Egypte contemporaine_, 1876.)]

[Note 125 : Ce fait nous a été raconté par Helbaoui bey, avocat bien
connu, qui est peut-être le dernier disciple vivant de Gemmal-Eddin.]

[Note 126 : L’ancien juge mixte disait, dans _l’Egypte et l’Europe_, en
parlant des Egyptiens : « Comme ils vivent dans un milieu stationnaire
où tout marche dans les anciennes ornières, où l’activité mentale n’est
pas stimulée par la lutte des opinions et des tendances, par le
changement, l’innovation et le progrès, leur esprit se trouve dans un
état de quiétude et de non-activité... Mais la machine est bonne quoique
mal alimentée. »

Tout ceci s’applique mieux aux Egyptiens avant l’avènement de la presse
libre.]

[Note 127 : _L’Europe Diplomatique_, en juin 1879, publia un article de
son correspondant au Caire concernant Abou Naddara et le « genre de
popularité dont jouit incontestablement James Sanua » : « Le mois passé,
dit-il, j’ai pu aller entendre Ahmed Salem, le grand chanteur arabe du
Caire... Au loin il fait entendre ses étranges mélopées et cela s’écoute
religieusement d’ordinaire. Mais ce soir-là, il arriva qu’un vendeur
clandestin de l’_Abou Naddara_ put se glisser, je ne sais comment, au
travers de l’assemblée. En moins de rien c’était fait, loin des yeux de
la police il avait vendu près de trois cents exemplaires. Aussitôt
changement à vue. Chacun de tourner le dos au chanteur et de se mettre,
entouré d’un petit groupe, à lire le journal prohibé... Et les invités
ne consentirent à rester qu’à la condition qu’Ahmed Salem leur
chanterait la chanson du proscrit Abou Naddara !

« O bien-aimé patriote, ô gentil Abou Naddara, exprime notre affection
au dévouement de ce _clément_ dont l’absence nous accable de chagrin
(Allusion au prince Halim).

« Il (le khédive) a sucé nos veines et vidé nos poches. Pitié, pitié
pour ton peuple O Allah « ne le vois-tu pas courbé sous les taxes et les
impôts sans nombre ? »

« Ce journal n’est pas composé d’articles, c’est un ensemble de
dialogues entre Abou Naddara et ses chers Fellahs, un recueil d’hymnes,
d’invocations et d’imprécations où figurent quelquefois les noms des
morts, mais très rarement les noms des vivants. Malgré ces précautions
par prétérition, le pauvre Ahmed Salem n’était guère à son aise en
chantant la chanson du proscrit... Le résultat de cette soirée fut
qu’Ahmed Salem et ses musiciens étaient, dès le lendemain, jetés en
prison. Ils n’en sont sortis que dix jours après grâce à l’intervention
des princesses et des dames des harems, mais défense expresse leur est
faite de chanter en ville, désormais, n’importe où.

« Il est moins facile, comme je vous le disais, d’arrêter la propagande
_d’Abou Naddara_. Cette minuscule feuille a des partisans un peu partout
— j’ai la conviction qu’une grande partie de ce qu’elle contient vient
d’ici, et part quelquefois de personnes très bien placées. — Abou
Naddara, selon moi, n’est pas la voix, il est l’écho passif, mais devenu
puissant par son éloignement même, de l’opinion publique en Egypte. »]

[Note 128 : Selim Naccache, qui le premier, paraît-il, lança la célèbre
formule « l’Egypte aux Egyptiens » publia dans le tome I — qui est fort
rare — de son ouvrage _Misr-lil-Misriyeen_ une courte étude sur Gemmal-
Eddin d’après les mémoires inédits d’Adib Ishak. C’est là que nous avons
puisé le renseignement rapporté plus haut.

Ajoutons que cet ouvrage forme un ensemble de documents pour servir à
l’histoire de la période de 1881-82.]

[Note 129 : Ce journal, semble-t-il, ne paraissait pas, au début, d’une
façon régulière. Son cinquième numéro, daté du 2 septembre 1876,
renferme le premier article de Mohamed Abduh, le célèbre disciple de
Gemmel-Eddin. On trouve dans les numéros suivants d’autres articles où
se révèle la transformation graduelle du style de l’auteur qui eut une
influence marquée sur l’épuration et le développement de la langue
arabe.]

[Note 130 : Nous avons eu la bonne fortune de trouver cette collection
chez un particulier. Il semble que toutes les collections de journaux de
l’époque antérieure à l’an 80 aient été brûlés ou perdus lors du grand
bouleversement de 1881-82. Il en existe cependant quelques numéros épars
dans les bibliothèques du Caire.]

[Note 131 : _L’Egypte et le Soudan Egyptien_, par H. Pensa, 1885.]

[Note 132 : M. Wilson raconte dans ses mémoires — _Chapters of my
official life_ — en date de 25 juillet 1878, qu’il reçut ce jour-là,
alors que la Commission était réunie, la visite de quelques dames
indigènes membres et servantes de la famille de feu Abbas Pacha. Elles
lui expliquèrent que leur propriété leur avait été extorquée et qu’elles
étaient dans le dénuement. A peine sorties de chez lui, la police les
arrêta et les jeta en prison. M. Wilson intervint immédiatement auprès
du khédive et exigea la démission du préfet de police, tenu pour
responsable. « Cette démission, dit-il, eut un excellent effet et étonna
plutôt le public du Caire ».]

[Note 133 : Ce rapport contient, sans ses annexes, environ soixante
pages dans les _Documents diplomatiques, Affaires d’Egypte_. Il est
divisé en deux parties, l’une traite du système d’impôts, l’autre de la
situation financière en Egypte. Dans l’exposé du système d’impôts il les
condamne d’une manière générale « Quelle que soit du reste, dit-il,
l’autorité qui ait établi les taxes multipliées qui grèvent les
populations, c’est à peine s’il en est qui ne donnent lieu aux plus
justes critiques. » Puis il signale entre autres abus : « Dans un pays
qui, comme l’Egypte, est essentiellement agricole, l’impôt foncier est
et doit rester la source principale des revenus du Trésor...

« Une expertise ayant pour objet la classification des terres a été
prescrite en 1867 ; il s’agissait, dit la décision, qui l’ordonne,
d’asseoir l’impôt foncier sur des bases plus équitables.

« Ce travail donna lieu, nous dit un Agent consulaire, « à des abus
considérables de la part de ceux qui en étaient chargés, ayant les
cheikhs des villages pour aides. Ils ont aggravé les impôts des terres
qui n’étaient pas susceptibles d’une augmentation pour combler le
déficit provenant des rabais qu’ils accordaient par peur des puissants
et par cupidité. »

« Une autre cause d’inégalité résulte de la loi de la _Moukabalah_.
Cette loi, promulguée en 1871, dispose que « tout contribuable qui aura
versé au Trésor une somme égale à six années de ses contributions
foncières, sera dégrevé à perpétuité de la moitié de ses contributions,
moitié calculée sur la base de ce qu’il paye actuellement à l’Etat.
L’impôt frappant les dites propriétés, quelle que soit leur nature, ne
pourra être augmenté sous aucune forme et pour aucun motif » (article
3).

« Un décret du 16 juillet 1873 a décidé que « la Moukabalah serait payée
en douze années, par portions égales, à partir du 11 septembre 1873 ».

« Cette même loi accordait en outre certains avantages aux contribuables
qui n’ayant pas jusqu’alors sur les terres qu’ils possédaient un droit
de pleine propriété, consentaient à payer la Moukabalah.

« Le décret du 7 mai 1876 en « arrêtant l’opération de la Moukabalah »
décida que ces avantages seraient définitivement acquis même aux
contribuables qui ne s’étaient que partiellement libérés, et qu’il
serait pris des mesures équitables, soit par restitution de ces
anticipations, soit par une réduction proportionnelle d’impôts...

« Avant que les dispositions de ce décret aient été appliquées, le
décret du 18 novembre 1876 rétablit la loi de la Moukabalah ; elle dut
même être considérée comme n’ayant jamais cessé d’être en vigueur. Ce
décret statue en outre « que les réductions annuelles produites par les
effets de la loi de la Moukabalah, ne seront appliquées qu’à partir de
l’année 1886, et qu’il sera tenu compte aux contribuables, jusqu’à la
fin de l’année 1885, de l’intérêt à 5 0/0 sur les sommes qui devaient
être déduites » (article 2).

« Ainsi, ceux qui ont payé avant le 7 mai 1876 l’intégralité de la
Moukabalah ont vu, depuis l’année de leur payement, leurs contributions
réduites de moitié.

« Ceux qui n’ont complété le payement de la Moukabalah que depuis le
décret du 18 novembre 1876 continuent à payer l’intégralité de leur
impôt. On leur tient compte seulement, non pas de l’intérêt à 5 0/0 des
sommes qu’ils ont versées, mais de l’intérêt à 5 0/0 de la moitié de
l’impôt dont ils devraient être déchargés.

« Indépendamment des causes d’inégalité que nous venons de signaler,
d’autres circonstances viennent encore, contrairement à tout principe
d’équité, modifier le taux de l’impôt foncier.

« L’impôt sur les dattiers est perçu en vertu d’un recensement qui
remonte à plus de douze ans... ». Un cultivateur, dit l’inspecteur
général de la Haute Egypte, avait 100 palmiers, sur chacun desquels il
devait payer tant d’impôt, ce qui faisait une somme de... Ces 100
palmiers n’existent plus ; il n’en reste que 50. Mais la Moudirieh ne
veut pas connaître qu’il n’en reste que 50 ; elle en marque toujours 100
(l’inspecteur cite cet exemple pour expliquer l’importance des arriérés
(3.145.000 en 1875) et la difficulté de leur recouvrement.

Enfin la Commission parle de la vente par anticipation des récoltes des
Fellahs, de la corvée et termine cette partie de son rapport en
demandant à côté d’une législation fiscale une organisation judiciaire
et des tribunaux « assurant une efficace protection aux indigènes,
aujourd’hui soumis dans leurs personnes et leurs biens au pouvoir
discrétionnaire d’une autorité sans contrôle ». La conclusion de la
partie financière est identique. « On ne saurait donc méconnaître que le
Chef de l’Etat dispose d’une autorité sans limite ».]

[Note 134 : M. Raindre, Consul Général de France en Egypte, écrivait
dans une lettre du 24 août 1878, au Ministre des Affaires étrangères,
que la rédaction de cette allocution est « universellement attribuée à
Nubar Pacha... Quoi qu’il en soit, de la part plus ou moins grande qui
appartient à Nubar Pacha dans les concessions arrachées au khédive il
semble que Son Altesse ait tenu de son côté à bien marquer que, dans sa
pensée les réformes projetées et leur promoteur ne doivent pas être
séparées, et c’est dans le discours même qui constate l’adhésion vice-
royale au programme de la Commission, que Nubar Pacha est désigné pour
former un Ministère ».]

[Note 135 : Un correspondant occasionnel au Caire adressa au _Times_ un
article daté du 13 janvier et paru le 23. Dans cet article il insistait
sur la nécessité de réduire l’intérêt. « Cette vérité éclatante, dit-il,
est basée sur le fait que la dette publique absorbe sept millions de
livres sur un revenu qui ne dépasse guère neuf millions ». Il décrit
l’état lamentable des Fellahs qui, forcés par suite des inondations de
rester sans domicile, accroupis sur les bords des canaux, ou de se
réfugier dans les arbres, furent néanmoins sommés par le percepteur de
payer l’arriéré. » Puis il parle des « hauts fonctionnaires, Européens
pour la plupart, qui touchent d’énormes traitements. Le progrès est
entravé par une multitude de conseillers ». « Hier, dit-il encore, j’ai
voyagé par l’express venant d’Alexandrie, le conducteur de train
descendit dans chaque station et cria en quatre langues — anglais,
français, italien et arabe — le nom de l’endroit et le temps d’arrêt
« two minutes of stopping », « cinq minutes d’arrêt », etc... Il me
rappela notre administration internationale odieuse ».

« Les réformes que nos ministres désirent appliquer sont arrêtées court.
Les créanciers en barrent complètement le chemin. Il y a aujourd’hui
littéralement des centaines de cheikhs au Caire, chacun représentant un
village, venant avec des pétitions pour la réduction des impôts et tous
déclarent que les taux actuels ne peuvent pas être maintenus : Ils
assiègent tous les portes des Ministères et attendent les Ministres à
leurs entrées et sorties, et les bureaux sont inondés de leurs
pétitions. En vérité il semble qu’une réduction générale des impôts soit
nécessaire pour sauver le pays d’un vaste système d’évincement en faveur
de l’étranger. »

Un autre correspondant occasionnel à Alexandrie écrivait le 18 janvier,
après avoir rappelé l’œuvre d’Ismaïl à propos de son anniversaire : « ce
progrès matériel n’a pas profité encore au peuple complètement écrasé
par une lourde dette publique et qui se presse en foule au Caire,
actuellement, pour déposer ses griefs devant le nouveau Gouvernement ».]

[Note 136 : Ce sont les propres termes d’un télégramme du Consul Général
de France en Egypte au Ministère des Affaires Etrangères.]

[Note 137 : Il y a unanimité à ce sujet. C’est aussi l’opinion de
Mohamed Abduh et d’Arabi (mémoires inédits).]

[Note 138 : Voir le _Soudan Egyptien_ par le Colonel _Chaillé-Long
bey_.]

[Note 139 : _The Story of the Khedivate_ par _Ed. Dicey_. Les
renseignements de M. Dicey sont confirmés par M. Rivers Wilson, dans ses
mémoires :

« M. Larking, dit-il, connaissait intimement le caractère du khédive
Ismaïl et les affaires égyptiennes en général. J’insère la lettre
suivante que je reçus de lui lorsque j’étais au Caire en 1876, elle
prédit, de façon on ne peut plus exacte, ce qui eut lieu effectivement
deux ans plus tard :

                                                    Paris, 6 avril 1876.

Mon but en venant à Paris était, comme vous le savez, de voir Nubar...
La conclusion à laquelle nous sommes arrivés est la solution de cette
question : « Le khédive est-il sincère ou non ? Tout roule sur ce point.
S’il est sincère, son devoir simple et clair implique le renoncement à
toute ingérence dans les finances du pays, mais les finances étant en
fait le ressort de tout mécanisme gouvernemental, cela signifierait,
jusqu’à certain point, l’abdication du principe autocratique cher aux
souverains d’Egypte depuis des siècles... Le khédive a des juges
européens, il doit avoir un ministre européen des finances, un ministre
réel ayant le pouvoir nécessaire pour exécuter les réformes. C’est le
poste que vous devriez tenir... Nubar pense qu’avec une certaine
pression venant du gouvernement anglais cette nomination serait un fait
accompli... Le but de M. Disraeli, en achetant les actions du canal et
en constituant ensuite la mission Cave, tend, comme on le suppose
généralement, à créer un intérêt anglais en Egypte pour contrebalancer
celui de la France.

Nubar se soucie peu de son retour au pouvoir. Je lui conseille de
patienter et de laisser couler l’orage, et tout s’arrangera. »

Cette lettre révélatrice de M. Larking indique nettement l’association
de Nubar au plan anglais établi depuis 1876. Du reste M. Wilson, dans un
autre chapitre de ses mémoires, écrit en date du 12 juin 1878, à propos
du retour possible de Nubar en Egypte : « L’enquête est, en grande
partie, son œuvre. Le khédive se plaint amèrement que nous soyons en
train d’exécuter le programme tracé par Nubar, ce qui est exact.
Cependant si Nubar retourne, ce sera, dans la pensée du khédive, pour le
protéger contre l’enquête, Nubar ne peut pas toutefois, tourner le dos
aux réformes et trahir la cause qu’il prêchait pendant les deux
dernières années. » (Sir Rivers Wilson : _Chapters of my official
life_), 1916.]

[Note 140 : Voir la déclaration faite par les Consuls de France et de
Grande-Bretagne au Caire le 10 mars 1879 (_Documents diplomatiques,
affaires d’Egypte_).]

[Note 141 : Voir _Mirâat-El-Chark_ du 5 avril 1879.]

[Note 142 : _Modern Egypt_, par _Lord Cromer_.]

[Note 143 : Voir dans le _Times_ du 16 avril une correspondance du Caire
datée du 8 avril 1879.]

[Note 144 : C’est Abd-el-Salam El-Moelhy bey.]

[Note 145 : Voir _Al-Watan_ du 5 avril 1879.]

[Note 146 : _Broadley_. _How we defended Arabi and his friends_.]

[Note 147 : Lors de l’émeute du 18 février Mahmoud Sami, alors Chef de
la Sûreté, appela, sur la demande du khédive Mohamed bey El-Nadi, Aly
bey El-Roubi et Arabi bey, pour les interroger sur cette manifestation
dont ils étaient les prétendus instigateurs. Arabi, dans ses mémoires
inédits, racontait son impression de cette rencontre : « J’ai reconnu en
lui, disait-il, une aversion pour l’arbitraire et un penchant pour la
justice et la liberté ».]

[Note 148 : Voir les déclarations d’Ahmed Rifaat, ancien secrétaire du
ministère national présidé par El-Baroudy pendant la Révolution. « Je
suis un Turc, dit-il, je n’ai aucun motif de vous raconter ce qui n’est
pas vrai. Arabi avait acquis la sympathie de toute l’Egypte et aussi la
mienne ». (_How we defended Arabi and his Friends_, par _A. M.
Broadley_. Londres 1884).]

[Note 149 : M. de Luisant écrivait dans le _Progrès Egyptien_ du 27
février 1869 : « On a fait trop de bruit autour de la création
nouvelle... Le Vice-Roi a entendu accorder à son pays une institution
analogue à ce qu’étaient, sous l’ancienne monarchie française, les
assemblées des notables, dont les unes avaient le droit de statuer sur
les impôts, et les autres étaient simplement appelées à faire connaître
leurs vœux au Souverain... La question n’est pas là : Le point important
est que le tribunal de l’opinion publique est saisi, que sa décision, si
lente qu’elle soit à se produire, si comprimée qu’elle soit dans les
premiers moments, finira par se faire jour ».]

[Note 150 : _Mirât El-Chark_, dans son premier numéro en date du 24
février disait « qu’il avait appris de source sûre que tous les Députés
Egyptiens présenteraient une adresse à Son Altesse le khédive pour leur
conférer tous droits et privilèges des Députés en Europe ou bien
ordonner le renouvellement des élections ».]

[Note 151 : Voir _Documents diplomatiques, affaires d’Egypte_, 1879.]

[Note 152 : Lettre de M. Waddington, en date du 16 novembre 1878, au
Consulat Général de France en Egypte (_Documents diplomatiques, Affaires
d’Egypte_).]

[Note 153 : Voici la composition de ce Ministère : Chérif Pacha fut
nommé Président du Conseil et Ministre de l’Intérieur et des Affaires
étrangères ; Ragheb Pacha aux Finances ; Sabet Pacha aux Wakfs et à
l’Instruction publique ; Zaki Pacha aux Travaux Publics ; Zoolfakar
Pacha à la Justice et Chaïn Pacha à la Guerre.

Riaz Pacha fut destitué du ministère de l’Intérieur et de la vice-
présidence de la Commission Supérieure d’enquête. Il partit ensuite en
Europe rejoindre Nubar pour travailler à la chute d’Ismaïl (mémoires
inédits de Mohamed Abduh).]

[Note 154 : Pour discréditer le nationalisme égyptien on faisait courir,
à l’étranger, le bruit que les Egyptiens voulaient débarrasser
l’administration de tous les Européens (Voir le _Times_ du 16 avril
1879).]

[Note 155 : Voir le _Times_ du 7 mai 1879.]

[Note 156 : Voir le _Times_ du 12 juin 1879.]

[Note 157 : Il y avait désaccord entre M. Wilson et Lord Vivian sur la
politique à suivre. Il semble que l’échec du ministère Wilson ait
déterminé le retour de Lord Vivian désavoué par son Gouvernement.]

[Note 158 : Cette visite eut lieu le 12 mai 1879.]

[Note 159 : Voir le _Times_ du 21 mai 1879.]

[Note 160 : Un correspondant écrivait dans le _Times_ du 19 mai : « Le
khédive a maintenant à compter avec un certain parti national dont
l’influence, dit-on, sur le Vice-Roi, est parfois impérative. L’armée,
les pachas, les ulémas sont unis dans leur but commun de prouver que
l’Egypte est capable de se gouverner elle-même et le Parlement, qui
comprend maintenant 100 membres, a montré des signes de vitalité qui
promettent un avenir parlementaire. »]

[Note 161 : Voir dans le _Journal Officiel_ Egyptien les comptes rendus
des séances.]

[Note 162 : Voir _Mirâat-el-Chark_ du 11 juin 1879.]

[Note 163 : Voir extrait de la lettre du 30 mai du Comte Saint Villier,
ambassadeur de France à Berlin, à M. Waddington (_Documents
diplomatiques, affaires d’Egypte_).]

[Note 164 : L’action du Gouvernement allemand, disait Lord Cromer, a
hâté la décision qui aurait été probablement prise dans tous les cas
(_Modern Egypt_).]

[Note 165 : C’est M. Tricou, Consul Général de France au Caire depuis le
10 juin 1879.]

[Note 166 : Dans une lettre adressée de Naples, après sa chute, au Grand
Vizir, Ismaïl disait : « J’ai fait appel à Sa Majesté le Sultan pour me
protéger contre une pression étrangère ; je venais de traverser seize
années bien remplies ; sous mon administration l’Egypte avait été
couverte d’un réseau de chemins de fer ; elle avait considérablement
étendu la canalisation qui féconde la richesse du sol ; elle avait créé
deux grands ports, à Suez et à Alexandrie ; elle avait vu achever et
livrer au monde le Canal des deux mers, etc... »]

[Note 167 : Le _Mirâat-El-Chark_, dans son numéro du 21 mai 1879,
publiait une correspondance intitulée « Gordon Pacha l’Anglais,
gouverneur du Soudan », annonçant un revirement notable dans sa
politique devenue franchement arrogante et anti-égyptienne.

Dans le même ordre d’idées, le même journal passait en revue, en date du
11 juin, la question égyptienne et rappelait que le Canal de Suez a
ouvert aux Puissances Européennes la voie de la pénétration en Afrique
et réveillé chez elles des idées de conquête. Elles se rendaient compte,
dit-il, qu’elles n’arriveraient pas à réaliser leurs desseins au cas où
il serait établi en Egypte un gouvernement national et fort, qui
affaiblirait l’influence étrangère. D’où pour elles la nécessité de
s’entendre et d’en finir avec leur division qui donnerait au parti
national le moyen d’accomplir l’œuvre de réformes, de remédier aux maux
légués par l’absolutisme et de dégager le pays du joug de l’Europe.
Ainsi s’explique leur attitude qui consiste à s’opposer à notre projet
et à notre indépendance.]




                              CHAPITRE IV

                         =Imperium in Imperio=


Nous entrons maintenant dans une phase décisive qui a précédé la
révolution et où les responsabilités des événements ultérieurs se
précisent dans leurs origines directes et immédiates et se ramènent à
une seule et unique cause : l’ingérence de l’étranger.

En imposant deux ministres étrangers à Ismaïl et en l’écartant de la
direction des affaires publiques, les deux gouvernements avaient
institué, en fait, un régime de domination. Ce régime avait été ébranlé
par le renvoi de deux ministres et la formation d’un ministère
national ; mais, par la déposition d’Ismaïl, la France et l’Angleterre
entendaient regagner le terrain perdu et introduire un « système nouveau
avec un homme nouveau ».[168]

Aussi pour tirer toute la force de cette décision, tenaient-elles à s’en
attribuer tout le mérite effectif par la défense des droits et
privilèges du nouveau souverain contre les empiétements de la Turquie.
Par cette politique, elles voulaient déterminer, aux yeux de l’Europe,
la position de l’Egypte à l’égard des deux puissances et gagner
complètement à leurs vues leur protégé Tewfick. « Nous avions donné à
Ismaïl, écrivait M. Waddington, le _conseil_ d’abdiquer, c’est-à-dire de
faire spontanément un sacrifice que la France et l’Angleterre étaient
_résolues à exiger de lui_, mais nous n’avions jamais contesté à la
Porte d’intervenir pour _sanctionner ce changement politique_, et si, là
où nous nous contentions d’une abdication volontaire, il y a eu
révocation, cette circonstance n’altère en rien l’importance du résultat
que les deux puissances viennent d’obtenir. »

Il protestait ensuite contre l’intention de la Porte « d’en revenir
désormais pour le statut de l’Egypte aux dispositions de 1841 et
d’abroger le firman de 1873 », et disait, en parlant de Tewfick : « le
Prince dont les deux puissances occidentales ont favorisé
l’avènement ».[169]

Enfin les ambassadeurs français et anglais à Constantinople, M. Fournier
et M. Layard, exigeaient la communication du nouveau firman avant sa
promulgation, et, après de longs pourparlers avec les ministres
ottomans, parvenaient à modifier le projet de firman et à faire
reconnaître par la Porte toutes les immunités accordées à l’Egypte par
la Charte de 1873. Ils obtenaient également la suppression d’un passage
caractéristique : « Les privilèges octroyés à l’Egypte ayant été confiés
spécialement au khédiviat, le khédiviat ne pourra, sans aucun motif ni
prétexte, aliéner, ne fût-ce que temporairement, en totalité ou en
partie, ces privilèges _au profit des tiers_. Les droits de l’autorité
doivent être constamment défendus par les mains sûres auxquelles nous
les avons confiés. »[170]

Cette phraséologie insinuante visait sans doute comme le faisait
remarquer M. Fournier, « l’emploi des étrangers dans le gouvernement du
khédive », mais la Turquie avait fini par se conformer à la volonté des
deux puissances dans la rédaction du firman adressé le 30 juillet au
nouveau khédive. Cet incident, dans son ensemble, prouvait que la France
et l’Angleterre étaient maîtresses de la situation en Egypte par rapport
au parti national, à la Turquie et à l’Europe. « En somme, disait M.
Waddington, on peut dire sans présomption que les difficultés soulevées
à Constantinople à propos de l’Egypte ont tourné à son avantage et à
l’affermissement de son autonomie. _Ses privilèges sont placés désormais
sous la garantie de la France et de l’Angleterre_ ainsi que des autres
puissances qui vont être appelées à en prendre acte. »[171]

En d’autres termes, la tutelle franco-anglaise était reconnue en fait
par les Puissances. Cette tutelle était exercée dans le nouveau régime,
nominalement par le khédive ou la cour ou son gouvernement ou tous les
trois suivant les circonstances.

Tewfick rappelait Louis XVI par sa piété, sa faiblesse et son
autocratie. Tous deux provoquent, précipitent et trahissent la
révolution au profit de l’étranger. « Tewfick, en effet, disait lord
Milner, avait reçu la faiblesse en héritage et, malgré toutes ses
excellentes qualités qui, plus tard, sous de meilleurs auspices firent
au pays un bien inexprimable, il n’était pas l’homme qu’il fallait pour
relever, sans aide, le respect du nom khédivial, respect que les
circonstances avaient profondément altéré. Le peuple avait vu le père,
si redouté, déposé sans résistance, en vertu d’un décret de la Porte ;
il vit le fils soumis, dès son avènement, à la tutelle des puissances
étrangères, et s’il serait exagéré de dire que sous ces atteintes
successives l’auréole qui, aux yeux de la grande masse du peuple,
entoure le front de « l’Effendina » avait été complètement obscurcie il
est du moins certain qu’elle avait beaucoup perdu de son brillant
éclat. »

Lord Milner voulait, il est vrai, en prouvant que le prestige du khédive
était « impuissant à raffermir l’autorité », justifier le principe du
rétablissement de l’ordre. Mais n’y a-t-il pas plutôt dans cet aveu la
condamnation de l’homme et de l’influence étrangère représentée en
réalité depuis cette époque par l’Angleterre ?

Un auteur anonyme[172] écrivait en 1880 : « Aux yeux de ses frères et
même de son père, Tewfick Pacha n’est qu’un objet de mépris. On ne peut
rien dire de sérieux contre lui. Il n’a aucune mauvaise disposition ;
mais par nature, il devient un simple jouet entre les mains de n’importe
qui sait le flatter et l’amuser. Actuellement son valet de chambre le
domine complètement et tout le monde au Caire et dans toute l’Egypte
exprime son mépris pour le fils aîné du khédive en lui donnant le gentil
nom de « Madame Frederick »[173] — Frederick étant le nom du valet du
prince. Son esprit faible trouve quelque consolation dans sa dévotion et
les mosquées qu’il a bâties sont aussi nombreuses que les palais bâtis
par son père. »

Voilà l’homme. En ce qui concerne son entourage et ses favoris, le même
auteur publie les souvenirs suivants d’un citoyen indigène du Caire :
« Ibrahim effendi Zaki qui avait passé plusieurs années en prison pour
fraude est nommé chef du Bureau turc au ministère des Finances.

« Kamal bey, Osman Aarag et Joseph Pacha sont les courtisans favoris, et
celui qui veut une situation au Gouvernement égyptien doit faire un
arrangement avec eux, car ils possèdent une grande influence sur
Tewfick, etc... »

On conçoit aisément que l’avènement de Tewfick favorisa plus que
l’avènement d’Ismaïl la camarilla turco-circassienne et des étrangers
dans le pays des fellahs.

Voyons maintenant le gouvernement. Le cabinet, suivant l’usage, avait
donné sa démission, mais un nouveau ministère Chérif fut constitué le 2
juillet. Pour expliquer sa politique future et le programme de son
gouvernement, Tewfick adressa, le 3 juillet, au Conseil des ministres,
sous forme de décret, une déclaration où il assurait que « pour la bonne
marche de l’administration, il est nécessaire que le Gouvernement
khédivial soit constitutionnel et ses ministres responsables. Je ne
dévierai pas de ce principe qui sera la base de mon gouvernement, et
nous devons aider la Chambre des délégués et modifier ses lois dans un
sens plus libéral, afin qu’elle soit à même d’étudier les lois, les
budgets et toutes les autres questions qui lui seront soumises. »

Le khédive parlait ensuite de la nécessité de réorganiser les tribunaux,
de propager l’instruction publique et d’introduire toutes les réformes
administratives nécessaires, mais le point essentiel de tout ce
programme du 3 juillet est la promesse, faite solennellement par le
khédive, d’établir un régime constitutionnel représenté par une nouvelle
chambre plus en rapport avec le principe de la responsabilité
ministérielle.

Cependant, malgré cette promesse dont la population prenait acte avec
satisfaction, le nouveau gouvernement non par la faute de Chérif, mais
par la faute de Tewfick et de ses favoris, n’était pas suffisamment
national. « Les pauvres fellahs dans la province de Guiza, disait encore
l’auteur anonyme[174] cité plus haut, crient en vain au secours auprès
du nouveau khédive ; leur cruel mudir (gouverneur) les flagelle pour les
obliger à payer des taxes qu’ils avaient déjà payées au temps d’Ismaïl.

« Ce mudir était un favori de Khalil Aga, le chef des eunuques de la
mère du prince, et il est maintenant protégé par Kamal bey, l’ami intime
de Tewfick.

« Qui est Aly (Osman ?) Pacha Galib, ministre de la Guerre ? C’est un
ancien esclave circassien du khédive Ismaïl surnommé par les fellahs
« l’ange de la mort ». Maintenant il est nommé ministre de la Guerre,
comme si Ismaïl régnait encore. »

Ajoutons que le ministère de la Guerre avait décidé de réduire le nombre
de l’armée active à douze mille hommes et renvoyer le reste (dix mille).
Mécontents de cette mesure et d’autres encore, soixante-dix-neuf
officiers présentèrent, au mois de juillet une requête au khédive
demandant le remplacement du ministre de la Guerre.[175]

Mais le principal est que Chérif ne se laissait pas dérouter par les
événements et ne perdait pas de vue la raison d’être de son
gouvernement : conférer au pays une charte constitutionnelle. Cette
charte, il la présentait au khédive pour obtenir sa ratification, mais
Tewfick, désertant la cause de la nation, oubliant la promesse d’hier et
acquis de plus en plus à l’influence étrangère, opposa son refus. Sur
quoi, Chérif donna sa démission le 18 août et le khédive forma un
nouveau ministère qu’il présidait ; il était lui-même son propre
Premier. « Nul doute, dit Mohamed Abduh, que les agents des puissances,
lorsqu’ils eurent vent des projets du khédive et de son inclination à
satisfaire le sentiment général du pays, n’aient cherché à le convaincre
de l’inopportunité de ces nouvelles institutions, en arguant que
l’intervention des députés dans la préparation des budgets serait de
nature à retarder la solution des questions financières urgentes et à
provoquer des complications qui menaceraient le trône. Ils étaient aidés
dans cette besogne par quelques hommes de son entourage, et le khédive,
se souvenant encore de la récente déposition de son père, se laissa
influencer par leurs arguments, changea d’attitude et résolut de refuser
la nouvelle charte de réformes. »

Lord Cromer, qui évite soigneusement de rappeler la promesse officielle
du 3 juillet, faite par le khédive, rapporte que « Son Altesse
expliquait à M. Frank Lasselles (agent et consul général de
l’Angleterre) les raisons de sa désapprobation de Chérif. « Il
m’assurait, écrit M. Lasselles, qu’à présent les institutions libérales
ne convenaient aucunement au pays et que la Constitution présentée par
Chérif n’était qu’un décor de théâtre. Il était lui-même responsable du
gouvernement du pays et décida de prendre la part qui lui revenait dans
cette tâche et à ne pas s’abriter derrière une Constitution irréelle et
illusoire. » Chérif Pacha, de son côté, disait à M. Lasselles « qu’en
tant qu’Egyptien il regrettait le retour au pouvoir personnel. Il y
avait nombre de personnes à l’intérieur et au dehors du palais qui se
réjouissaient, dans leur intérêt personnel, de voir le pouvoir absolu du
khédive rétabli, mais que c’était un véritable malheur pour le pays s’il
devait retomber sous le gouvernement d’un souverain absolutiste. »[176]

Lord Cromer dans son livre, loue la « sage » attitude du khédive, car
« la seule forme de gouvernement, dit-il, convenable à l’Egypte était le
despotisme, mais un despotisme bénévole, _qui devrait être sous quelque
contrôle effectif_. »[177]

L’allusion était claire. Le contrôle effectif ne sera pas la
représentation nationale, mais le contrôle dualiste, rétabli aussitôt et
qui sera, en fait, exercé par M. Baring (le futur lord Cromer) lui-même.

Le khédive qui, de l’aveu de lord Milner, était « soumis, dès son
avènement à la tutelle des puissances étrangères », en faisant fi de la
volonté nationale dont le but avéré était de prévenir la révolution et
l’occupation étrangère par des réformes, ne porte-t-il pas directement
toute la responsabilité des événements ultérieurs ?

La signification de la démission de Chérif ne devait pas échapper aux
esprits avertis. Le khédive, qui régnait en maître, ordonna, sur le
conseil des deux consuls, le retour de Riaz, pour lui confier la
présidence du Conseil. Cette décision mécontenta l’opinion publique dont
l’existence ne faisait plus de doute. Un correspondant adressait du
Caire, le 20 août, un article au _Times_[178], où il parlait précisément
de l’opinion publique en Egypte. « Il y a quinze ans, dit-il, l’opinion
publique parmi les indigènes n’existait pas. Aucun journal publié en
arabe n’aurait obtenu 100 abonnements ; il aurait été impossible de
citer un nom représentant, je ne dirai pas une opposition, mais même une
simple opinion sur les questions de l’heure. Aujourd’hui nous devons
admettre l’existence d’une douzaine de journaux publiés en arabe tirant
chacun à 1.000 ou 1.500 exemplaires, généralement non subventionnés, et
exprimant une libre critique — nullement à mépriser — sur les événements
publics. Il existe une Chambre des Députés, impuissante il est vrai,
mais possédant des pouvoirs pratiques d’obstruction ; enfin il y a, çà
et là, des hommes exerçant, pour le bien ou le mal, une influence
considérable sur une large portion de leurs compatriotes. »

« Ecoutons d’abord, dit encore le correspondant, ce que dit la presse
indigène sur la situation : Sommes-nous du parti de Chérif, de Nubar, de
Riaz, de Wilson ? Notre réponse : « D’aucun, mais du parti de l’Egypte.
Peu nous importent les noms des hommes, ce qui nous importe seulement ce
sont les principes. _Nous voulons des hommes honnêtes et capables_ ;
nous ne regardons ni la nationalité, ni la croyance, mais nous ne
voulons pas des faiseurs, ni encore le Gouvernement par les consuls
généraux ; donnez-nous des hommes capables et laissez-nous travailler à
notre avenir par nos propres efforts. »

« Laissons maintenant la presse. Le leader parlementaire du parti
national est un certain Abd-el-Salam Bey El-Moelhy. La première fois que
je l’ai vu, c’était la veille de la déposition de l’ancien vice-roi, et
il s’étendait longuement sur la nécessité de donner à Ismaïl Pacha le
temps de réaliser ses projets de réforme représentative qui se
développèrent soudain.

« Mais derrière cette individualité — pas très formidable — il y a un
personnage beaucoup plus caractéristique, Gammel-Eddin. J’ai interrogé
ce Cléon d’Egypte et l’ai trouvé, à ma grande surprise, l’homme le plus
doux. Certes il n’y a aucune originalité frappante dans ses vues, mais
il a des idées bien définies. Le cri de « l’Egypte aux Egyptiens » il le
soutenait jusque dans ses conclusions extrêmes, et lorsque j’essayai de
contester son assertion que le ministère Wilson-de Blignières n’a
produit aucun résultat, en faisant allusion à la cessation de taxation,
il insista avec force sur le fait que ce résultat a été produit par
l’expression de l’opinion publique et il aurait été également obtenu
sous un ministère indigène.

« J’en ai dit assez pour montrer qu’une opinion indigène existe, qu’elle
trouve moyen de s’exprimer, et pour cette raison, elle n’est pas du tout
à ignorer. »

Cette opinion publique a été agitée par la démission de Chérif et il
semble que Gammel-Eddin se soit livré depuis lors à une propagande plus
ouverte contre l’ingérence étrangère, ce qui amena son arrestation par
ordre du khédive, et sa déportation sur le Djeddah le 26 août[179].
Cette mesure, loin de calmer l’agitation l’augmenta et désillusionna
cruellement les esprits.

Le « despotisme bénévole qui devrait être sous quelque contrôle
effectif », dont parlait Cromer, va trouver son expression véritable
dans Riaz, futur président du Conseil, connu pour son caractère
despotique. Il sera assisté de deux contrôleurs : M. Baring et M. de
Blignières[180].

Riaz arriva en Egypte le 3 septembre et fut chargé, le 21, de former un
nouveau ministère sur la base du rescrit du 28 août 1878, avec cette
différence que le khédive, plus favorisé que son père, se réserva cette
fois le droit de présider les réunions du cabinet et de s’associer ainsi
au gouvernement de son pays.

Cet ensemble de circonstances provoqua la formation secrète d’un certain
« parti national » nouveau à Helouan (près du Caire). Arabi nous donne
quelques renseignements, malheureusement vagues et incomplets, sur ce
parti : « Lorsque la nation égyptienne, dit-il dans ses mémoires
inédits, voyait le pays subir dans ses affaires intérieures et dans ses
finances le joug des Européens qui l’exploitaient, le mécontentement
gagna toutes les classes et il se forma à Helouan un parti secret qui
recrutait ses membres parmi les hauts personnages, les ulémas et les
intellectuels[181]. Il publiait un manifeste dans les journaux français,
qui faisait connaître l’existence du parti, ses aspirations, etc...

« Et le gouvernement de surveiller étroitement et rigoureusement les
chefs du parti dont quelques-uns, pour se mettre à l’abri de ses
agissements, se firent naturaliser Autrichiens (Hafez Pacha et son fils)
et Italiens (Chaïn Pacha) et quittèrent même l’Egypte. Malgré cette
protection, les titres de Chaïn Pacha (ancien ministre d’Ismaïl), en
vertu d’un décret du 14 juin 1880, lui furent retirés et ses biens
séquestrés. »

Quant au manifeste, nous avons pu trouver le texte français traduit de
l’original en langue arabe.[182]

Dans une lettre du Caire, en date du 18 novembre, le correspondant de
l’_Europe diplomatique_[183] écrivait : « Avant même l’arrivée de MM.
Baring (le futur lord Cromer) et de Blignières, se reforment contre eux
les éléments de la tempête : je veux parler du prétendu parti national
dont le khédive joua si bien le 7 avril dernier.

« Ce parti national égyptien vient de lancer son manifeste. Le dit
manifeste est daté du Caire, le 20 zilcade 1296 de l’Hégire et le 4
novembre 1879. Il a été rédigé en arabe mais, pour des raisons majeures,
la publication de l’édition en cette langue a été différée de quelques
jours. Quant à la traduction française, que l’on répand à profusion elle
a été imprimée on ne sait où... »[184]

Le _parti_ débute, dans son manifeste, par rappeler que, « à une heure
critique, suprême même pour son pouvoir personnel, l’ex-khédive invoqua
son intervention. C’était la première fois que le prince laissait
échapper de ses lèvres, toujours esclaves de sa pensée, ces mots
magiques, si électriques en Europe, dont le sens élève l’âme et sauve
les nations en faisant des hommes. »

Toutefois cet appel d’Ismaïl, qui savait depuis longtemps que ce parti
national existait, « vint trop tard ».

Aujourd’hui (sous Tewfick), le parti « veut s’affirmer ». Il veut, en
tant que parti, « sauver l’Egypte de l’abîme dans lequel l’arbitraire et
l’usure l’ont plongée. » Il estime, sur des données authentiques, que
plus de £ 60.000.000 sont restées entre les mains des intermédiaires
financiers et industriels du dernier règne dont le legs à l’Egypte est
une dette générale avoisinant cent millions de livres sterling.

Le parti national estime que « c’est pour lui un devoir sacré, découlant
d’un droit indiscutable, de ce droit que possède une nation _libre,
homogène_, de cinq millions d’habitants, vouée à l’agriculture,
laborieuse et soumise aux mêmes lois civiles et religieuses. Ce peuple
laborieux, émancipé aujourd’hui, ne veut plus d’esclavage. »

Quant au programme du parti, il est dessiné en traits nets et précis :
« Il se propose de relever les masses par l’éducation progressive et
appropriée aux mœurs et occupations des habitants. Le peuple doit
connaître ses droits et ses devoirs. Son éducation doit être faite par
son propre élément dans la mesure du possible.

« Ennemi des moyens extrêmes, le parti national a vu avec regret
l’événement diplomatique qui a déterminé brusquement la chute méritée du
régime précédent.

« Mais en s’inclinant devant les faits accomplis, le parti ne peut
considérer le gouvernement constitué par l’influence étrangère comme
étant l’expression des vœux et des besoins du pays. Tel qu’il est, ce
gouvernement n’a aucune attache vraiment égyptienne, sa base est
artificielle. Les puissances seules ont concouru à sa formation. La
nation n’y est pour rien. Un khédive règne au Caire, mais la direction
suprême des affaires n’émane ni de lui, ni de son ministère. Sous un
pareil régime, l’Egypte toujours responsable des fautes d’autrui, dont
elle est lasse, marche à sa perte. La nation nilotique ne peut accepter
un état de choses qui la livre, sans appel, à une tutelle dangereuse
pour son autonomie et qui laisse l’exploitation de ses richesses à des
éléments étrangers irresponsables, jouissant d’immunités et de
privilèges auxquels elle ne participe pas. Elle se sent assez jeune et
assez forte pour se régénérer elle-même. Elle le veut. C’est pour cela
qu’elle revendique hautement l’exercice de ses droits, en confiant ses
intérêts au parti national égyptien composé d’hommes capables et
éprouvés. »

Le parti déclare ensuite que « l’Egypte veut se libérer de ses dettes à
condition que les puissances laissent l’Egypte libre d’appliquer les
réformes urgentes. Il faut que le pays soit administré par des
individualités égyptiennes de son choix sans exclure complètement
l’assistance étrangère » qui sera limitée à certaines branches de
l’administration. « Il ne veut pas toutefois de ministres représentant
telle ou telle influence européenne », ce qui ne doit pas avoir lieu en
Egypte dont la devise est : « Travail sans politique ».

Enfin le parti conclut en soumettant au public le programme d’un
débiteur honnête et sacrifié qui s’est substitué à l’auteur de dettes
stériles. Ce programme destiné au règlement final de toute la question
financière, se résume dans l’abolition du privilège accordé aux
créanciers anglais du Preference Stock, privilège qui leur réservait les
chemins de fer comme garantie de la dette : « Aucun privilège enchaînant
la volonté et le travail du peuple ne peut être toléré » ; dans une
conversion générale de toutes les dettes en une seule rente portant
intérêt de 4 % l’an, _garantie par la nation_ ; dans l’institution d’un
contrôle _international_ spécial et temporaire pour surveiller le
service des intérêts de la dette sans autre ingérence ou attribution
administrative ; et enfin dans la réforme du système d’impôts.

« L’Egypte, termine le manifeste, ne veut pas devenir une simple
expression géographique. » Elle désire, une fois délivrée des embarras
et des charges qui la ruinent, rentrant dans l’exercice de ses droits
sur toutes les branches des revenus publics, offrir à ses créanciers des
garanties d’autant plus positives que tous les détenteurs en seront
égaux devant le Grand-Livre de la Dette, sans aucune exception ni
privilège. Ces avantages capitaux relèveront le cours de la rente
égyptienne et empêcheront les immenses oscillations du marché financier
en mettant un terme aux manœuvres des spéculateurs. »

Ce manifeste, comme la chose ressort clairement, cherche surtout à
résoudre la question égyptienne en tant que créance financière
transformée par l’Europe en une créance politique sur l’Egypte. Il
relève aussi ce besoin de réformes qui précède les révolutions. Le
principal remède à la situation était de mettre un terme à l’ingérence
étrangère ; mais « le système d’ingérence dans les affaires égyptiennes
qui commença il y a deux ans, prit une tournure décisive en mai 1878 et
fut porté à son point culminant par la déposition d’Ismaïl »[185].

Depuis l’avènement de Tewfick, c’est le gouvernement du pays par les
consuls généraux, puis par le contrôle dualiste qui représentait _le
nouveau régime_. _Ce contrôle_ avait été rétabli le 4 septembre, mais la
position des deux puissances en Egypte devait entraîner _ipso facto_ la
modification de la nature même de ce contrôle. Cela ressort du décret du
15 novembre réglant les attributions des contrôleurs généraux. En vertu
de l’article premier, « les contrôleurs généraux auront, en matière
financière, les pouvoirs d’investigation les plus étendus sur les
services publics ». L’article IV précise qu’ils « auront rang et séance
au Conseil des ministres et y auront voix consultative ». Ce n’est pas
tout. L’article VI stipule qu’ils ne « pourront être relevés de leurs
fonctions qu’avec l’assentiment de leurs gouvernements respectifs. »

C’est ce _contrôle politique_[186] qui jouera un rôle dans les
événements de 1881-82 qui amèneront l’occupation britannique. Lord
Cromer reconnaît que dans les discussions qui eurent lieu en Angleterre
trois ans plus tard, concernant la responsabilité de ces événements,
« les libéraux, à la Chambre des Communes, soutenaient que la nécessité
de l’intervention anglaise était due principalement au fait qu’en 1879
le contrôle, qui était financier précédemment, devint politique »[187].
Gladstone, dans son discours du 27 juillet 1882, affirmait, de même, que
le contrôle dualiste avant 1879 n’était pas politique, parce que le
gouvernement égyptien se réservait le droit de congédier les
contrôleurs, « mais, dit-il, s’adressant aux députés, en lui enlevant ce
droit en 1879, vous avez amené l’intervention étrangère au cœur même du
pays, et établi, dans toute la force du terme, un « contrôle
politique ».

La première tâche de ce contrôle était de résoudre la question
financière. Il adressa, le 1er décembre, au khédive un rapport où il
tint tout d’abord à définir sa position vis-à-vis du souverain et de ses
ministres : « Les fonctions auxquelles nous appelaient Votre Altesse,
dit-il, n’impliquaient aucune ingérence directe dans l’administration du
pays, mais elles nous imposaient le devoir d’indiquer à son ministère
les mesures que réclame l’intérêt commun du pays et de ses créanciers. »
Et le contrôle de conclure : « Etant donnée l’impossibilité où se
trouvait le gouvernement de faire face à tous ses engagements, la
situation financière ne pouvait être régularisée que par une loi
spéciale de liquidation. »

Le 2 avril 1880, une commission de liquidation fut instituée sous la
présidence de sir Revers Wilson. Les contrôleurs ne furent pas désignés
comme membres de la Commission. D’après lord Cromer, « il était à la
fois juste et politique que les contrôleurs restassent en dehors pour
représenter les intérêts du gouvernement et du peuple égyptiens ».

Enfin les travaux de la Commission aboutirent à la promulgation de la
loi de liquidation sanctionnée par un décret khédivial le 17 juin
1880[188]. En vertu de cette loi le revenu de l’Egypte était estimé à £
8.576.000 et l’intérêt de la dette unifiée fixé à 4 % au lieu de 7 %, ce
qui amena la réduction d’environ deux millions de livres sterling par
an. « Il est certain, dit M. Rothstein, que si ce taux avait été fixé en
1876, on aurait épargné à l’Egypte les souffrances sans nombre qui
furent son sort pendant les quatre années suivantes, et Ismaïl aurait
régné encore. »[189]

Malgré l’abolition de la Moukabala[190] et certains défauts inhérents à
cette loi, elle régularisa une situation financière anormale et prépara
le retour de la prospérité publique. Sir Mulhall et d’autres financiers
qui ont vivement critiqué la politique financière des puissances n’ont
pas manqué de louer cette loi bienfaisante proposée par la France.
D’après Mohamed Abduh, « le jour de la promulgation de cette loi
marquait une date historique. Il fut célébré à Alexandrie par une foule
enthousiaste qui le considérait comme une fête nationale car la nouvelle
loi établissait une ligne de démarcation entre un passé trouble et
incertain et un avenir tranquille et clair. »

Lord Milner donne une appréciation générale qui ne manque pas
d’intérêt : « ... Il devint évident, dit-il, qu’une réduction de la
dette était inévitable sous peine de voir le fonctionnement du
gouvernement absolument arrêté. La réduction eut lieu en vertu de la loi
de liquidation de juillet 1880...

« Cette loi eut pour effet de liquider la dette flottante, de consolider
les obligations d’Egypte au moyen d’un petit nombre d’emprunts, et de
fixer l’intérêt à un taux que le pays, dans des conditions normales,
pouvait supporter non point toutefois sans grandes difficultés. Mais
dans l’intervalle de quatre années qui sépara l’arrangement Goschen de
la loi de liquidation, les dettes de l’Egypte avaient augmenté d’environ
10 millions. »

L’auteur de l’_Angleterre en Egypte_ formule ensuite une critique :
« Cette loi, dit-il, œuvre d’hommes capables et consciencieux, qui
avaient une pleine connaissance du sujet, était basée sur des idées
justes et raisonnables, mais elle ne laissait aucune marge pour les cas
imprévus.

« Certes il était bon, il était essentiel de couper court aux
prodigalités administratives ; mais la loi de liquidation alla trop
loin. Non seulement elle supprima les extravagances, mais elle rogna
aussi sur les besoins réels du gouvernement. En réduisant trop
brusquement les dépenses des services publics et, notamment, des
dépenses pour l’armée, elle contribua, jusqu’à un certain point, à
favoriser le mouvement révolutionnaire. »

L’auteur confond la loi avec les hommes qui auront mal exécuté la loi et
favorisé par conséquent le mécontentement de 1881. Cette loi, du reste,
fût-elle une loi idéale, eût été incapable d’améliorer profondément, en
peu de temps une situation financière complètement bouleversée depuis de
nombreuses années.

Le ministère Riaz dura environ deux ans. _Politiquement_, il avait créé
un système despotique de terreur et d’espionnage. Des citoyens furent
exilés, des journaux supprimés, et un bureau de presse fut chargé de
censurer les écrits. _Administrativement_, il était en meilleure
posture : « Je tiens, dit un auteur égyptien[191] d’une autorité sûre,
que le but de Riaz en revenant au pouvoir était de travailler à dégager
le pays de ses difficultés financières et partant, le délivrer de
l’intervention étrangère. Il réussit pendant la première année à dégager
les fellahs de leurs charges financières les plus lourdes. Néanmoins, si
sincère que fût son intention, il lui était impossible de réaliser
quelque chose dans le genre d’une réforme populaire parce que son
ministère était principalement composé de Turcs réactionnaires. »

Les principales réformes de Riaz étaient l’abolition, conseillée par le
contrôle, de vingt-quatre taxes d’une nature vexatoire pour les fellahs,
telles que l’impôt professionnel, les droits d’octroi, le droit de
pesage, l’impôt personnel.

C’est la politique de demi-mesures, nullement en rapport avec la
situation intérieure du pays dont tous les rouages administratifs,
depuis le règne d’Ismaïl, avaient été déréglés. Le pays réclamait une
réorganisation complète, des réformes _profondes_. Lord Milner
reconnaissait lui-même que « le cataclysme (la future révolution) avait
eu pour cause profonde de longues années de décomposition ». C’est
pourquoi, pour justifier « la durée éventuelle » de l’occupation
anglaise en Egypte, il entendait par le rétablissement de l’ordre la
nécessité de « reconstruire dans son ensemble toute la machine
administrative, de reconstituer les branches du gouvernement et
d’assurer à tous les citoyens au moins quelques rudiments de
justice. »[192]

Nous avons, dans les chapitres précédents, exposé les causes diverses du
gâchis financier et de la désorganisation administrative. Faut-il
rappeler ici ce que disait Ismaïl à un Anglais à la veille de sa
destitution : Vous, Anglais, vous avez commis une faute. Quels que
soient mes actes précédents, j’ai donné à vos intérêts la prépondérance
en Egypte. Vous avez les chemins de fer, les douanes, les postes, les
télégraphes et les ports entièrement sous une administration anglaise.
Pour gagner davantage vous avez appelé les Français. Puis vous avez
hésité jusqu’à ce que Bismarck vous poussât à en venir à l’intervention
directe. »[193]

On ne pouvait certes pas en vouloir aux Egyptiens qui, pour limiter
l’absolutisme d’Ismaïl et l’ingérence étrangère, voulaient établir un
ordre _véritablement_ stable, c’est-à-dire _national_. Le pivot de cet
ordre devait être un gouvernement responsable devant une Chambre
égyptienne, c’est-à-dire un _régime représentatif_. Ce régime aurait
prévenu, par des réformes réelles, la révolution. Ainsi le roi, de même
que son ministère, n’aurait pas été la cause directe et immédiate des
événements à la faveur desquels l’intervention anglaise invoqua le
principe d’ordre.

On comprend maintenant pourquoi, pendant la première période du
_contrôle politique_ qui commence en fait à la déposition d’Ismaïl,
l’Egypte est restée deux ans sans l’ombre d’une liberté politique.

Non seulement le khédive n’avait pas été autorisé à ratifier la
constitution présentée par Chérif, mais même l’ancienne Chambre des
délégués, instituée par Ismaïl, était en fait abolie. Riaz pratiquait
l’étouffement systématique de la liberté politique dans les journaux par
l’institution d’une censure, dans la Chambre par sa suppression pure et
simple, et dans le pays en général par le bannissement et la
surveillance des chefs du mouvement. Ce système d’étouffement, favorisé
par le contrôle étranger qui avait maintenant la mainmise complète sur
le pays, constitue la principale cause immédiate de la révolution de
1881-82. Dorénavant, la lutte contre le khédive ou contre ses ministres
sera menée en réalité contre le contrôle qui est le véritable maître des
événements, d’autant plus qu’il est tout-puissant et que sa
responsabilité est couverte par l’autorité _nominale_ d’autrui. « Riaz,
disait le contrôleur anglais[194], était lent à accepter la conclusion
_inévitable_ qu’il n’y avait pas de réformes possibles sans la direction
et l’assistance européennes. Il était clair que, dans ces circonstances,
le meilleur espoir de succès pour les contrôleurs résidait dans une
sorte d’abnégation de soi-même. _Ils devaient tirer les ficelles
derrière les coulisses et ne paraître sur la scène que le moins
possible_. »

C’était bien le gouvernement du « despotisme » sous quelque « contrôle
effectif » établi par les Puissances. Pourtant, les Egyptiens se
rendaient suffisamment compte d’une situation particulièrement délicate
et voulaient limiter graduellement l’ingérence de l’étranger par
l’application d’une politique de réformes.

Mohamed Abduh, le plus grand disciple de Gemmel-Eddin, avait reçu ordre
du gouvernement, lors de l’exil de son maître, d’abandonner son poste de
professeur à l’Ecole Normale, et de regagner son village. Grâce à
l’intervention de Riaz, on lui confia en 1880 la direction du bureau de
la presse et la rédaction de l’_Officiel_, où une grande place était
réservée au mouvement social et littéraire. Mohamed Abduh, de
tempérament modéré et essentiellement évolutionniste, profita de son
autorité nouvelle pour combattre les superstitions, les préjugés et les
maux sociaux qui avaient à la longue faussé l’esprit de la religion. Il
travaillait à régénérer l’Islam et affranchir la pensée en lui ouvrant
des horizons nouveaux. L’aide du gouvernement et du Chef de l’Etat lui
étaient indispensables dans son œuvre. Il rappelait, par sa manière
d’agir, les modérés Italiens qui voulaient gagner les princes à la cause
des réformes et de l’unité. Mais une pareille action était vouée à un
échec fatal, parce que le contrôle était établi « au cœur même du
pays. » Toute la politique de Mohamed Abduh se résumait en ces trois
mots : « ordre, paix, réformes ». Il n’était pas, comme son maître, le
leader, mais le régulateur intellectuel du mouvement. Il nous explique
lui-même, quoique indirectement, dans ses mémoires inédits, les causes
de son échec, qui étaient les causes générales de la révolution : « Les
hommes de bon sens, disait-il, souhaitaient que le gouvernement
continuât sa politique de réformes, au moins pendant vingt ans, afin que
le sentiment de l’intérêt général s’établît profondément et que des
institutions plus complètes s’adaptassent aux besoins nouveaux de la
population.

« Mais, hélas ! des raisons diverses avaient empêché la réalisation de
ces vœux : d’aucunes ont pour origine Riaz Pacha lui-même et certains
ministres ; d’autres, le khédive ; et d’autres la croissance de
l’ingérence étrangère nouvelle ; et d’autres encore le soulèvement des
mécontents pour renverser le ministère Riaz. »

En effet, Riaz, cet homme de l’ancien régime, « croyait, écrivait
Mohamed Abduh, que les Egyptiens, aujourd’hui comme hier, devaient
obéissance et se souciait peu de leurs aspirations ou de leurs
doléances. »

Certes, on ne peut mettre en doute le patriotisme de Riaz. De même que
Nubar, Chérif et Aly Mubarek, il fait partie de cette ligue
gouvernementale de réformateurs qui ont collaboré à l’œuvre d’Ismaïl.
Sorti du peuple, comme Mubarek, il se distinguait des autres par sa
sollicitude pour les fellahs autochtones et pour les réformes
linguistiques et religieuses. Il était le protecteur et l’ami de Gemmel-
Eddin Al-Afghan et de Mohamed Abduh. Mais il n’était pas tout à fait
l’homme des temps nouveaux et des idées modernes et indisposait ses
amis, aussi bien que ses ennemis, par son caractère tyrannique et
vaniteux. Les contrôleurs, et particulièrement M. Baring, jouaient sur
sa vanité, et son autorité despotique, loin d’apaiser le mécontentement,
le propageait[195].

On avait eu la maladresse insigne de désigner comme ministre de la
Guerre un Circassien ignorant et despote, un certain Osman Rifky, qui
favorisait la promotion des officiers de sa race au détriment de
l’élément égyptien dans l’armée. Ce choix était d’autant plus
regrettable que l’armée, depuis ses victoires sous Mohamed Aly et Ismaïl
et tant d’injustices commises par les chefs turcs — et la défaite
d’Abyssinie n’était pas la moindre — était devenue un foyer de
mécontentement. Le succès de l’émeute du 18 février 1879 avait prouvé
qu’il fallait compter avec elle.

Depuis le commencement du règne d’Ismaïl, une société secrète, présidée
par Aly El-Rouby, s’était formée pour défendre les intérêts de l’élément
égyptien. Elle devint active grâce à l’intervention d’Arabi, après la
guerre d’Abyssinie, et voici comment : On sait que, lors de cette
guerre, Arabi était chargé du service des transports à Massaouah. Accusé
de corruption, il avait été disgracié par Ismaïl alors que, de l’aveu
même de l’auteur anonyme[196] de _Khedives and Pashas_, « une pareille
accusation était souvent et injustement portée par les Turco-Circassiens
contre tout homme dont on voulait se débarrasser. »

Arabi, ayant quitté les rangs de l’armée, retourna à la Société et s’y
livra à une propagande active contre les persécuteurs dont il était
l’une des victimes. Son éloquence, son audace et sa sincérité — car il
avait beaucoup plus de cœur que d’esprit — firent de lui, depuis 1877,
le chef reconnu de cette Société. A la fin du règne d’Ismaïl il
réintégra son rang dans l’armée où les paiements irréguliers et
l’injuste traitement des Egyptiens, sous Tewfick encore, loin d’apporter
l’apaisement, étaient de nature à aggraver le mal invétéré. Arabi était
le chef désigné des officiers mécontents décidés à l’action. Le 20 mai
1880, ils présentèrent au Président du Conseil une pétition en vue
d’obtenir l’ouverture d’une enquête générale. Leurs justes demandes
étaient même appuyées par le consul français, le Baron de Ring, auprès
de Riaz Pacha, et on finit par leur accorder satisfaction.

Mais Osman Rifky établit, à titre de vengeance, un nouveau système
vexatoire qui consistait à charger les troupes de creuser des canaux et
à les astreindre à une sorte de corvée. Arabi, seul, refusa d’envoyer
ses hommes faire des travaux sur le Tewfickieh Canal et entra en conflit
avec le ministre de la Guerre.

Le khédive, alors jaloux de son Premier qui était l’homme des consuls et
le véritable chef du gouvernement, commençait d’intriguer contre lui et
d’encourager secrètement les officiers par l’intermédiaire de son A. D.
C. le colonel Aly Bey Fahmy, le commandant du 1er régiment de la garde
du palais.

Le 15 janvier 1881, les trois colonels Arabi, Abd-el-Aal Helmy et Aly
Fahmy présentèrent une pétition à Riaz, demandant cette fois-ci une
nouvelle enquête et le renvoi du ministre de la Guerre Osman Rifky.
« Seuls le mérite et le savoir, disaient-ils, devaient justifier la
promotion d’un officier. Et, à ce titre, nous sommes de beaucoup
supérieurs à ceux qui ont été promus. » Riaz les pria d’attendre, mais,
au lieu de travailler dans l’intervalle à supprimer les causes des
griefs, il décida, sous l’influence du parti circassien, de traduire les
colonels devant un Conseil de guerre. Ils eurent vent de cette intention
et prirent d’avance leurs précautions. Par ordre du khédive, ils furent
appelés le 1er février au Ministère de la Guerre et arrêtés ; mais ils
furent aussitôt libérés par leurs régiments arrivés sur les lieux. De
là, ils se rendirent avec la troupe devant le palais et demandèrent le
renvoi immédiat du ministre de la guerre.

Le khédive, jugeant la résistance impossible, dit Lord Cromer, dut
acquiescer à la demande des officiers et remplacer Osman Rifky par
Mahmoud Sami El-Baroudy.

Cet acte, en consacrant solennellement le succès remporté par l’armée
des fellahs contre les oppresseurs turcs qui dominaient dans le
gouvernement du « despotisme bénévole », eut une portée grave : _il mit
à l’ordre du jour toutes les revendications du pays et posa, pour le
peuple égyptien, le principe de la révolution_.

D’autant que cette concession forcée du khédive et de la camarilla
turco-circassienne n’était qu’une trêve. Désormais, la partie sera
intéressante pour ceux qui doivent « tirer les ficelles derrière les
coulisses » et suivre le cours des événements.


[Note 168 : Le _Times_ du 26 juin 1879 prêtait ces intentions à la
France.]

[Note 169 : Lettre, en date du 27 juin, de M. Waddington à M. Fournier,
ambassadeur de France à Constantinople.]

[Note 170 : Projet de firman (_Documents diplomatiques, affaires
d’Egypte_).]

[Note 171 : Extrait d’une lettre adressée, le 8 août 1879, à
l’ambassadeur de France à Constantinople.]

[Note 172 : Voir « Egypt for the Egyptians » paru à Londres en 1880.]

[Note 173 : Un « ami des Fellahs » écrivait dans le _Times_ du 11
janvier 1879 que les Egyptiens appelaient Tewfick « Mademoiselle
Frederick ».]

[Note 174 : Ce sont les souvenirs d’un citoyen égyptien du Caire,
publiés dans « _Egypt for the Egyptians_ (1880). Cet ouvrage, écrit par
un Anglais, contient quelques renseignements utiles sur l’époque qui
nous intéresse et sur les finances de Saïd.]

[Note 175 : Voir _Misr-lil-Misriyeen_. Tome IV.]

[Note 176 : _Modern Egypt_, par Lord Cromer.]

[Note 177 : _Modern Egypt_, par _Lord Cromer_.]

[Note 178 : Voir le _Times_ du 30 août 1879.]

[Note 179 : Voir le _Times_ du 8 septembre 1879. D’autre part, _La
Réforme_ du 1er septembre publiait une circulaire adressée par le
Directeur de la Presse indigène où, pour justifier cette mesure, le
gouvernement invoquait « le devoir pour l’autorité de sévir contre toute
personne qui, dans ses écrits ou ses discours, excite les citoyens à la
haine et au mépris du gouvernement et de la religion de l’Etat ».

En commentant cette circulaire _la Réforme_ disait : « Que le côté
politique et religieux entre pour une grande part dans la mesure de
rigueur qui a frappé Gemmel-Eddin, nous voulons bien le croire, mais,
d’après ce qui nous a été affirmé, les tendances libérales et
indifférentes plutôt qu’anti-religieuse de M. Gemmel-Eddin n’auraient
pas été la cause déterminante de son expulsion. »]

[Note 180 : M. Baring et M. de Blignières, l’ancien ministre européen
congédié par Ismaïl, furent nommés contrôleurs le 4 septembre en vertu
d’un décret du khédive.]

[Note 181 : Mohamed Abduh, dans des _Notes inédites_ que son disciple
Cheikh Rachid Rida a bien voulu nous communiquer, disait : « Un
manifeste contre Riaz Pacha dont on publia 20.000 exemplaires parut le 4
novembre 1879 sans qu’on arrivât à connaître son auteur. Il a été
attribué à la société qui se forma à Helouan pour fomenter une
opposition contre Riaz. Ses principaux membres furent Chérif, Chaïn,
Omar Lotfy, Ragheb et Sultan Pacha qui fondèrent, à leurs frais, le
journal _El-Kahira_, à Paris ».

D’après un auteur suisse, John Ninet : _Arabi Pacha_, « les principaux
chefs en étaient : Chérif Pacha, Omar Pacha Lotfy Ragheb Pacha et Sultan
Pacha. Ils dépêchèrent à Paris un Syrien nommé Isaac Adib, chargé d’y
fonder à leurs frais un journal _El-Kahira_, qui fut distribué
secrètement en Egypte.

« Dès lors, des assemblées secrètes se succédèrent dans la maison de
Sultan Pacha, sans que les espions de Riaz s’aperçussent de rien. Entre
Sultan Pacha, Arabi, Abd-el-Al, Ali Fahmi, Mahmoud Sami, Soliman Abaza
Pacha, mudir (gouverneur) de Charkia, Hassan Pacha El-Shéreï, mudir de
Minieh, Mahmoud Fahmi, et quelques autres patriotes, il y eut alliance
pour régler l’action légitime du parti national dont ils étaient les
représentants avoués. Le concours des mudirs avait été requis, afin de
placer la haute direction en plus étroite communion d’idées avec les
districts agricoles. Il était urgent d’être prêt pour la retraite
éventuelle de Riaz ».]

[Note 182 : Peu d’auteurs font allusion à ce manifeste et, à notre
connaissance, seule la Bibliothèque Nationale de Paris en possède le
texte intégral en français. Quant au texte arabe il est peu probable
qu’il ait vu le jour.]

[Note 183 : Voir _l’Europe diplomatique_ du 23 novembre 1879.]

[Note 184 : _La Réforme_ d’Alexandrie écrivait le 17 novembre 1879 :
« Une brochure de quelques pages circule depuis quelques jours au Caire
et à Alexandrie... (ensuite analyse du manifeste). _Quoi qu’il en soit,
la brochure publiée par le parti national renferme de grandes vérités et
de sérieux enseignements_.

« Elle a produit une profonde sensation dans le public indigène, qui en
attribue la paternité à de hautes personnalités. »

L’auteur anonyme de « _Egypt for the Egyptians_ » disait que « le
manifeste est une démonstration contre l’intervention européenne.]

[Note 185 : Voir le _Times_ du 1er août 1879.]

[Note 186 : « Les deux puissances exercent maintenant le _Protectorat
Dualiste_. En la personne de ces contrôleurs, l’Angleterre et la France
gouvernent l’Egypte. Le gouvernement nominal est représenté par le
khédive ». (Stanley Lane Poole : _Egypte_, 1880).

« Le pouvoir des contrôleurs, assez minime en apparence, est en réalité
le véritable gouvernement de l’Egypte, car ni le khédive, ni ses
ministres n’osent négliger leurs avis. Par eux les deux Puissances
tiennent les rênes de l’Etat, c’est ce qu’on appelle le condominium.
Leur action s’exerce sur toutes les branches du gouvernement égyptien. »
(Biovès : _Français et Anglais en Egypte_, 1881-82), 1910.]

[Note 187 : _Modern Egypt_, par _Lord Cromer_.]

[Note 188 : « En 1880, pour mettre fin aux incessantes réclamations que
provoquait l’état des finances égyptiennes, je proposai et j’obtins,
avec le concours des cabinets de Londres, Berlin, Rome et Vienne, le
vote d’une loi dite de liquidation qui parut constituer une solution
définitive. » (de Freycinet : _Souvenirs_, 1878-1893).]

[Note 189 : _Egypt’s Ruin_ (a financial and administrative Record), par
_T. Rothstein_, 1910.]

[Note 190 : « ... Chaque jour il (le fellah) voyait quelques lambeaux de
sa glèbe chérie aux griffes d’usuriers grecs, levantins, ou israélites,
qui incarnaient pour lui l’Europe et sa civilisation.

« Les riches propriétaires avaient un grief d’autre sorte : l’abolition
de la _Moukabalah_. Elle fut définitivement abolie par le décret du 6
janvier 1880. On eut scrupule de confisquer sans compensation les sommes
versées pour des privilèges désormais retirés, et on soumit la question
à la commission de liquidation. Il y avait eu beaucoup de versements
fictifs, mais sur les 17 millions de livres égyptiennes, montant nominal
de la Moukabalah, 8 millions au moins étaient réellement entrés dans les
caisses publiques. Les créanciers de la Moukabalah n’étaient protégés
par aucune puissance. La Commission ne leur alloua qu’une annuité de
150.000 livres pendant 5 ans. Ce n’était, intérêt et amortissement, que
2 0/0 au plus du capital réel, et cette injustice avait aliéné la classe
moyenne. » (Biovès : _Français et Anglais en Egypte_, 1881-82), 1910.

Hassan Mouça El-Akkad, un des compagnons d’Arabi — aujourd’hui
octogénaire — ayant protesté contre l’abolition de la Mokabalah fut
déporté par Riaz sur le Nil Blanc comme un dangereux perturbateur.]

[Note 191 : _In the Lands of the Pharaos_ (a short history of Egypt from
the fall of Ismaïl to the assassination of Boutros Pasha) par _Duse
Mohamed_, Londres 1911.]

[Note 192 : Lord MILNER : _L’Angleterre en Egypte_.]

[Note 193 : Voir dans le _Times_ du 27 août 1879, une correspondance
d’Alexandrie datée du 17 août.]

[Note 194 : « They would have to pull the strings behind the scenes, but
appear on the stage as little as possible. » (_Modern Egypt_, par Lord
Cromer.)]

[Note 195 : « Riaz ne se doutait point que les Egyptiens sortiraient de
leur passivité séculaire et s’endormait dans une fausse sécurité sans se
soucier le moins du monde de ce qui pourrait les révolter ou les irriter
qu’il s’agît de la façon dont ils étaient traités dans l’application du
principe d’autorité ou qu’il s’agît des préoccupations constantes des
mécontents qu’il avait contre lui parmi les indigènes aussi bien que
parmi les étrangers. Il poursuivait son œuvre dans un même et unique
chemin sans se laisser détourner d’un côté ou d’un autre. » (MOHAMED
ABDUH : _Mémoires inédits_.)

« Les contrôleurs s’interposèrent entre lui et les créanciers affamés du
gouvernement égyptien, et Riaz Pacha se rendait compte qu’il ne
possédait pas suffisamment des connaissances techniques pour dégager
l’ordre du chaos financier actuel sans l’aide européenne. Pendant la
dernière période du contrôle il devait traiter une question qui
demandait peut-être des qualités supérieures, et un degré plus élevé de
clairvoyance politique, que celui qu’il possédait. Il fut emporté par le
mouvement d’Arabi, dont il n’a réussi à connaître l’importance que trop
tard ». (Lord Cromer : _Modern Egypt_).

« Et vraiment c’est une chose extraordinaire que cet homme semble à ce
point aussi peu fait pour le pouvoir : tant qu’il reste dans la vie
privée, il a dans le pays un grand nombre de partisans ; musulman pieux,
il a pour lui toutes les puissantes influences religieuses, grand
propriétaire et excellent agriculteur connaissant à fond la vie, les
besoins et les idées du peuple, il sait prendre les intérêts des cheiks
des villages et gagner leur sympathie ; mais dès qu’il entre en
fonctions, il devient inabordable. Il ne faut pas supposer que les
Anglais fussent les seuls à irriter Riaz Pacha ; il était grossier avec
une remarquable impartialité vis-à-vis des étrangers aussi bien que vis-
à-vis des indigènes, qu’ils appartinssent ou non au monde officiel. »
(Lord Milner : _L’Angleterre en Egypte_.)

« Malheureusement les préoccupations financières éclipsaient toutes les
autres, et Riaz, trop confiant en la docilité du peuple, ne voyait pas
l’orage qui se formait sur sa tête. » (Biovès : _Français et Anglais en
Egypte_, 1881-82), 1910.

« Riaz était convaincu que son autorité personnelle, soutenue par le
contrôle, suffirait pour maintenir l’ordre, et dans cette opinion il
était certainement encouragé par les représentants étrangers. » (Baron
de Malorie : _Egypt, Native Rulers and Foreign Interference_.)]

[Note 196 : D’après Lord Milner l’auteur en question est M. Moberly
Bell.]




                               CHAPITRE V

                            =La Révolution=


Depuis 1876, grâce à l’institution du contrôle financier, l’Egypte était
pratiquement sous le joug. Le Soudan et l’Afrique centrale, c’est-à-dire
au moins la moitié de l’Egypte, étaient gouvernés par un officier
anglais, pendant que l’autre moitié était contrôlée par une foule
d’administrateurs étrangers[197].

Les Egyptiens, toujours patients mais rétifs sous le joug, commençaient
à sortir d’un état de « demi-sommeil », et la guerre russo-turque (1877)
acheva de les réveiller et de provoquer la naissance de l’opinion
publique en Egypte. Sir Samuel Baker nous donne au sujet de cette guerre
des renseignements du plus haut intérêt : « Tous ceux qui pouvaient
lire, dit-il, avaient bien vu que l’Egypte était déclarée comme un
« intérêt britannique » et définie ainsi pendant la guerre. En même
temps, l’Angleterre, au lieu d’assister la Turquie, s’était contentée
d’une futile démonstration navale, et, à la fin de la guerre, sept mille
soldats indiens traversèrent le Canal de Suez, et, à l’improviste,
l’Angleterre occupa Chypre ! Les lecteurs égyptiens de journaux anglais
furent vite renseignés, lors de la violente discussion concernant la
valeur de notre nouvelle possesion, que Chypre dominait l’Egypte et
donnait à l’Angleterre la maîtrise absolue du Canal de Suez. Ce sont des
faits indéniables qui ont été rapportés par les périodiques arabes et
absorbés par le public égyptien qui savait fort bien que l’empire indien
actuel commença par un petit comptoir concédé à une compagnie
anglaise[198]. »

A la fin du règne d’Ismaïl, l’intervention anglo-française — qui avait
pris la forme d’une domination étrangère par la désignation de deux
ministres européens trop soucieux des intérêts _des bondholders_ — était
devenue intolérable. Les Egyptiens pensaient alors — mais ils n’en
parlaient pas — que leur salut devait venir d’une bonne armée et d’une
bonne constitution. Cette vérité incontestable, que tous les auteurs
taisaient ou méconnaissaient, et que les Egyptiens eux-mêmes
s’abstenaient de formuler nettement par esprit politique[199], se déduit
logiquement des faits. C’est ainsi qu’Ismaïl et le ministère Chérif,
sous l’impulsion nationale, avaient décidé d’accorder à la Chambre des
délégués des attributions parlementaires et de porter le nombre de
l’armée à 60.000, alors que Sir Rivers Wilson travaillait, pour cause
d’économie, à abaisser l’armée en licenciant la majorité des troupes et
en jetant les officiers sur le pavé avec leurs arriérés. Ainsi
s’explique aussi son altitude désobligeante vis-à-vis de la Chambre
égyptienne.

Mais lorsque les ministres européens furent emportés par l’opposition
nationale, sans perdre du temps, M. Waddington se décida à prendre une
action énergique et décisive en Egypte et amena l’Angleterre hésitante à
demander, d’accord avec la France, la déposition d’Ismaïl. L’attitude de
M. Waddington a été toujours dictée par la nécessité de devancer
l’Angleterre et de l’empêcher de résoudre la question égyptienne à son
profit sans la France.

Non seulement le contrôle, rétabli avec des pouvoirs quasi absolus, a
empêché le nouveau khédive Tewfick de tenir sa promesse d’octroyer une
charte constitutionnelle à son peuple, mais il a ignoré complètement
l’existence même de la Chambre des délégués instituée depuis 1866.
L’armée était maltraitée et dirigée par un Circassien. On licencia
encore d’autres officiers. « Leur solde, disait M. de Freycinet, était
faible, eu égard surtout à ce que leur licenciement résultait d’une
simple question d’économie. Leur démarche assez orageuse de 1879 aurait
dû appeler sur ce point la sollicitude des ministres. Il eût fallu
rechercher une transaction avec les contrôleurs généraux trop portés à
refuser toute dépense comme diminuant le gage des créanciers. D’autre
part, le choix d’Osman Rifky était une maladresse : mieux valait, dans
l’état actuel des esprits, confier le portefeuille de la guerre à un
officier de nationalité égyptienne[200]. »

Ce qui est plus grave, c’est que la véritable origine du mal dont
souffrait l’armée et le pays n’était pas la personne d’Osman Rifky, le
ministre de la guerre destitué par le pronunciamiento du 1er février,
mais un système de gouvernement établi depuis deux ans par « une poignée
de sujets britanniques qui occupent de hauts emplois en Egypte et qui
pavent sûrement la route pour une future occupation ». Ce système était
représenté par le groupe « anglo-Riaz-de Blignières[201]. »

Il faut ici rendre justice à M. de Ring, Consul de France, qui avait été
rappelé par son gouvernement après la manifestation du 1er février, à la
suite de la demande du gouvernement égyptien, faite à l’instigation de
M. de Blignières, le contrôleur général. M. de Ring, avec sa
perspicacité toute française, voyait le danger que couraient les
intérêts permanents de la France en Egypte et voulait qu’on donnât
satisfaction aux aspirations légitimes des Egyptiens[202]. « Les
conséquences de ces demandes (du 1er février) au point de vue de
garanties d’exécution pour les officiers, allaient jusqu’à la nécessité
de changer le ministère Riaz. Or, M. de Ring aurait émis l’opinion que
le Cabinet Riaz devait effectivement se retirer pour faire place à des
ministres n’ayant pas commis les fautes qui avaient amené la révolte. En
remplaçant Riaz, le consul était d’avis qu’on enlevait le plus gros
germe d’irritation[203]. »

Il fallait transformer le système du contrôle pièce à pièce, car il
avait provoqué une irritation générale. L’armée, en donnant le signal du
mécontentement, a été suivie par le peuple, et elle n’a pas tardé à
prendre en mains sa cause.

Le correspondant du _Siècle_ écrivait, le 20 mars 1881, à propos des
colonels et des généraux du pronunciamiento : « M. de Ring les a
accueillis comme il fallait en parlant de la discipline et du devoir. M.
Malet en a fait autant ; mais il leur a ri au nez quand ils ont informé
l’agent britannique des vœux constitutionnels et parlementaires de la
nation.

« Jamais, répondit ce diplomate, l’Egypte n’aura un Parlement, le pays
n’en est pas capable », ce qui veut dire que les intérêts anglais
exigent que les Egyptiens continuent à vivre dans le demi-esclavage
actuel. »

L’écrivain affirme ensuite que le peuple égyptien était humilié de voir
des Anglais maîtres des artères vitales administratives, et conclut que
« l’Egypte, à cette heure, est anti-anglaise[204] ». De son côté, le
correspondant de l’_Estafette_, écrivait, le 26 avril : « Le pays n’est
pas tranquille du tout », « les populations sont sorties d’une façon
sérieuse de leur calme séculaire », « l’armée a maintenant de la
mésestime pour Tewfick et redoute les représailles de Riaz ». Quant au
peuple, « il est indéniable qu’il achète des armes. Mais, direz-vous,
contre qui cette levée de vieux pistolets ?

« Contre tout ce qui existe comme « tyrannie d’exploitation ». Mon Dieu,
oui, nous en sommes là ! Les grands mots ont traversé la Méditerranée
et, ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’ici ces grands mots ne sont pas
simplement de la rhétorique révolutionnaire, ils ont une signification
nette et précise et ne traduisent que trop exactement une situation de
plus en plus intolérable. Sous nos yeux, on vole et on pille le fellah
comme il ne l’a jamais été, et cela par ordre ministériel.

« L’armée, elle aussi, a été jusqu’ici _volée_ indignement. _On n’a
jamais appliqué à son entretien la moitié seulement des sommes qui
figuraient à son chapitre dans le budget_. »

L’auteur explique ensuite que l’argent qui n’était pas employé servait
aux fonds secrets du Président du Conseil, c’est-à-dire du contrôle,
pour l’achat de journaux[205], tant locaux qu’européens « qui coûtent
bien autrement cher que les légendaires journaux de M. de Bismarck » et
des gens qu’on employait à cette besogne.

« C’est triste à dire, dit-il, il y en a de tous les mondes, du plus
haut comme du plus bas. On les rencontre à la Cour Khédiviale, dans les
salons de la Colonie anglaise, à la Bourse, au cercle, au théâtre et
jusqu’aux plus infimes brasseries[206].

Grâce au régime du despotisme bénévole, l’Egypte sombrait graduellement,
moralement et matériellement, dans un abîme. Il fallait réagir
immédiatement sans se départir un instant d’une ligne de conduite
commandée par le tact et la fermeté. Au calme apparent imposé au pays
allait succéder à partir du 1er février, une période d’agitation
immédiate. « Le volcan dormant, disait M. Samuel Baker, a montré des
signes d’activité, et l’Egypte discerne l’approche du danger à Chypre
face à face ; la Tunisie à trois jours de bateau, à l’ouest, et la mer
rouge entre les mains de l’Angleterre ; cependant qu’un _imperium in
imperio_ est exhibé au cœur même du pays par la présence des contrôleurs
européens[207]. »

C’est alors qu’Arabi, obéissant à une pensée toute patriotique, se mit
en contact avec les ulémas et les notables. « Il leur représentait
l’autorité étrangère comme un aigle qui planait au ciel pour faire sa
proie du patrimoine national[208]. » Il se faisait légalement mandater
par le peuple en faisant signer une pétition qui circulait secrètement
dans les campagnes. Il y était dit substantiellement que le ministère
Riaz n’a fait que perdre le pays par la vente fréquente de terres aux
étrangers et la présence d’un grand nombre d’entre eux dans les services
publics, et que pour sauvegarder les droits et les libertés des
Egyptiens, la chute du ministère Riaz et la formation d’un Parlement
étaient nécessaires[209].

Après s’être assuré de l’appui populaire, Arabi décida l’action. Le 9
septembre, à la tête de quatre régiments, il se présenta devant le
palais du khédive et formula ses demandes, dont les principales étaient
la réforme des cadres de l’armée, la convocation de la Chambre des
délégués et l’octroi d’une Constitution.

Alors, le consul anglais, M. Cookson, au nom du khédive, dit à Arabi
Pacha : « La formation d’un Parlement regarde la nation ». Sur quoi
Arabi répondit : « C’est la nation elle-même qui m’a chargé d’exécuter
ces demandes au moyen de ces soldats qui sont la force exécutive pour
tout ce qui est utile à la patrie ». « Donc vous voulez, reprit le
Consul, exécuter ces demandes par la force, ce qui pourrait amener la
perte de votre pays. »

Le colonel répliqua : « Cela ne sera pas. D’ailleurs qui pourrait nous
disputer le droit de réformer nos affaires intérieures ? Contre celui-
là, nous lutterons jusqu’au dernier homme ».

Après de longs tâtonnements, le khédive, qui ne pouvait compter sur la
fidélité de sa garde, céda à condition que les demandes fussent
graduellement accordées. Chérif forma alors, sur l’insistance des
notables et des délégués de la Chambre au Caire, un nouveau ministère.
La joie du pays était indicible. La nation en allégresse célébrait la
révolution pacifique de septembre, croyant qu’elle allait enfin pouvoir
travailler à son salut. « Les trois mois qui suivirent ce grand
événement, dit M. Wilfrid Blunt, furent la période la plus heureuse.
C’est une joie pour moi d’en avoir été un témoin privilégié. Tous les
partis du pays, pour le moment, toute la population du Caire étaient
unis pour la réalisation _d’une grande idée_ nationale, le khédive non
moins. Dans toute l’Egypte un cri de joie s’éleva tel qu’on n’a pas
entendu retentir des siècles durant, sur les bords du Nil. Et il est
littéralement vrai que dans les rues du Caire les hommes s’arrêtaient
les uns les autres, quoique étrangers, pour s’embrasser et se réjouir
ensemble de l’avènement étonnant de cette nouvelle ère de liberté qui a
commencé subitement pour eux, comme l’aube d’un jour après une longue
nuit de peur[210]. »

Les mots de liberté, d’égalité, de nouvelle ère, de progrès et d’union
formaient pour ainsi dire l’idéal de tous les Egyptiens. Mais une lutte
sourde était _ipso facto_ engagée entre cet idéal et la réalité en
demeure. Car, à vrai dire, les Anglais, depuis l’été de 1879, étaient en
fait maîtres du pays ; l’occupation militaire n’était plus qu’une
question de temps et d’opportunité. Il s’agissait pour la Grande-
Bretagne de surveiller le développement des événements en Egypte et en
Europe, et d’en profiter afin d’agir seule, sans la puissance rivale, et
de se tailler un empire anglo-africain. D’autant plus que la France
commençait à se relever de la défaite de 1870 et devenait par
l’occupation récente de la Tunisie, après celle de l’Algérie, une
puissance africaine qui pouvait, à juste titre, d’ores et déjà, faire
valoir, outre ses intérêts financiers en Egypte, des intérêts
politiques.

Quant à la Turquie, elle n’était plus à redouter comme puissance
militaire depuis la guerre russo-turque où l’Autriche et l’Angleterre
avaient joué un rôle important dans les coulisses.

Pour le moment, le but principal de certains représentants des
Puissances était de diviser le pays, de précipiter la révolution ou, du
moins, de fausser son esprit et de retarder son œuvre réformatrice.
C’est pourquoi on s’opposa systématiquement à l’application de réformes
sérieuses dans l’armée, et on chercha, par tous les moyens, à limiter
les pouvoirs de la nouvelle Chambre, à paralyser son action et l’annuler
pratiquement.

Cependant que le pays tout entier, dans une communion de sentiments et
d’idées, se réjouissait de l’événement de septembre « une dépêche, dit
Arabi dans ses mémoires inédits, annonça, en date du 3 octobre 1881, le
départ d’une mission turque pour l’Egypte aux fins de mener une enquête
au sujet de la « rébellion » militaire dont on parlait en Europe dans le
but d’en profiter pour intervenir et étouffer l’œuvre de réforme en
germe. Une certaine effervescence s’empara des esprits et le khédive
lui-même s’en inquiéta et s’entendit avec le nouveau ministère pour
reconnaître, lors de l’arrivée de cette mission, que la discipline
régnait dans l’armée. Il a été décidé également d’envoyer le 4e
régiment, sous mon commandement à Rasel-Ouadi et le régiment soudanais à
Damiette pour donner l’apparence de la tranquillité absolue. Nous avons
accepté en principe cette décision sous condition expresse qu’avant
notre départ l’élection de députés fût ordonnée par un décret
khédivial ».

Il est certain qu’Arabi a fait preuve de sagesse et de clairvoyance en
posant ce _sine qua non_ essentiel en l’occurrence et c’est grâce à lui
que les élections eurent immédiatement lieu.

D’après l’auteur suisse John Ninet qui est généralement bien informé
malgré son style nerveux — et son témoignage est confirmé en partie par
Mohamed Abduh dans ses _Mémoires inédits_ — Arabi avait pris la décision
« de ne s’éloigner du Caire que lorsque le Parlement aurait été pourvu
d’un règlement nouveau et plus étendu. Tewfick convoqua la Chambre pour
ainsi dire à la sourdine, sur l’avis de Colvin, afin d’escamoter la
question soulevée par les Nationalistes ».

D’autre part, le départ d’Arabi donna lieu à des manifestations
populaires dans les rues et Arabi, mis en contact, pour la première fois
avec la foule, fut sacré chef du mouvement. C’était le 18 octobre 1881.
De nombreux discours furent prononcés à l’occasion à la gare du Caire.

Mohamed Abduh, dans ses notes inédites, résume l’idée maîtresse du
discours prononcé par Arabi lors de son départ. D’après cette note on a
l’impression nette que la version donnée par John Ninet dans son ouvrage
_Arabi Pacha_ est exacte. Quant à la version donnée par Arabi dans ses
_Mémoires inédits_ — qui est identique à celle de l’auteur de _Misr-lil-
Misriyeen_ — elle doit être la version _officielle_ remaniée et atténuée
après coup. Ce discours qui contient des vérités indéniables est d’une
franchise brutale qui n’est pas la marque d’un esprit politique :

« Je pars, dit-il, pour aller reprendre le commandement de mon régiment.
Ne vous livrez à aucune démonstration publique, hostile. Attendez,
patiemment et sagement, la réalisation de notre programme
d’émancipation.

« Les étrangers cherchent à nous chasser des emplois administratifs,
tendent à nous éloigner de la direction de nos propres affaires et,
abusant de leur position exceptionnelle, ils saisissent les terres du
paysan ruiné par leur abominable usure, et font travailler les indigènes
comme des bêtes de somme.

« Nous avons déjà obtenu la convocation des notables sous la présidence
de Sultan Pacha. La composition de cette assemblée n’est pas encore ce
qu’elle devrait être ; l’amélioration en viendra. Le Parlement, c’est la
nation, et le peuple est souverain, puisqu’il subvient à tous les
besoins de l’Etat.

« Le khédive, mal conseillé par le contrôleur Colvin et les deux grands
consuls généraux, a convoqué inopinément les délégués, en se basant sur
l’ancien règlement d’Ismaïl, qui, vous le savez, en usait avec eux comme
avec une troupe d’esclaves.

« Cet arrangement despotique est insupportable. Nous voulons une
nouvelle charte, et nous l’obtiendrons. Chérif en avait élaboré une,
assez libérale sous le régime du vice-roi déchu, et qui aurait pu nous
aider dans notre œuvre législative, en attendant la révision. Mais
Chérif est un Turc, un ennemi. Lui, son auteur, il la trouve trop large
maintenant, il nous en refuse l’application aujourd’hui qu’il est au
pourvoir. Et savez-vous pourquoi ? — Pour se concilier l’amitié et le
concours des financiers et des usuriers. C’est injuste, il cédera ou il
tombera. Le temps et la patience viennent à bout des maux dont souffrent
les peuples. Cependant un grand pas a été fait. A l’époque de Riaz et
avant, à qui pouvait se plaindre celui qu’un caprice de ce ministre, ou
la volonté du khédive, envoyait mourir au Nil Blanc, après l’avoir
dépouillé de son bien ?

« Au parlement ? Il n’y en avait point.

« Au vice-roi ? Il ne l’est que de nom, et déteste la justice pour le
fellah.

« Aux ministres ? Leurs intérêts personnels les rendaient sourds.

« A Constantinople ? Il fallait trop d’or : le peuple, qui, lui aussi,
est l’armée n’en avait pas de trop !

« Maintenant le Parlement, formé de notre chair et de notre sang, sera
notre intermédiaire entre la tyrannie et la justice et le peuple le
secondera. Que pouvons-nous désirer de plus ? Rien, sinon la protection
de Dieu.

« Injustes comme ils le sont toujours, les Européens cupides jusqu’à
l’aveuglement, jusqu’à la cruauté ont prétendu que l’armée s’était
soulevée pour voler l’argent du pays et faire tort aux créanciers
d’Ismaïl. C’est une lâche calomnie.

« Nous nous sommes réunis pour demander justice, une justice solide,
égale pour tous. Et ces créanciers qui crient si fort ! Demandez-leur,
et qu’ils nous répondent franchement s’ils en sont capables : eux, à
notre place et nous à la leur, n’auraient-ils pas, tout chrétiens ou
juifs qu’ils sont, répudié à l’unanimité une dette jetée sur leurs
épaules par un abominable tyran ?

« Frères ! Vous m’avez compris : soyez prudents et patients. Je ne m’en
vais pas loin ; je reviendrai bientôt. »

La Chambre devait se réunir le 23 décembre, mais avant sa réunion une
certaine puissance voulait limiter ses attributions et forcer dans ce
sens la main à Chérif. La Porte, à l’instigation étrangère, sans doute,
rappela au khédive qu’elle ne saurait admettre que la Chambre des
notables prît les allures d’un Parlement. « Ce dernier avertissement a
eu pour résultat de restreindre les prérogatives accordées à la Chambre
par le règlement auquel Chérif Pacha travaille en ce moment[211]. »

Quant à l’armée, le parti militaire réclamait qu’on la portât à 18.000
hommes, nombre maximum déterminé par le firman de 1879. « Les
contrôleurs, dit Lord Cromer, étaient prêts à accorder une certaine
augmentation, mais ils refusaient, pour des causes financières,
d’accorder au parti militaire toutes ses demandes, et dans cette
affaire, ils étaient soutenus par le gouvernement britannique. Chérif
Pacha était d’abord enclin à aller plus loin que les contrôleurs dans ce
sens mais, finalement, il s’est rangé entièrement à l’avis du
contrôle. »

Ces deux faits concordants révèlent dans son entier le caractère
honnête, mais entaché de faiblesse, de Chérif Pacha. C’est un modéré
sincère qui a l’air d’accepter le _fait accompli_ et cherche à en tirer
le meilleur parti possible. Il était à la fois ami du contrôle et du
pays. C’est pourquoi son rôle pendant la révolution est resté équivoque.

Le pouvoir pour lui était un _mariage de convenance_, ou, tout au moins,
les circonstances l’avaient rendu tel. « Chérif, dit spirituellement
Mohamed Abduh dans ses mémoires inédits, était un des facteurs les plus
puissants du mouvement national. Il disait souvent que l’ingérence
étrangère avait atteint un point auquel elle ne serait point arrivée si
Riaz n’avait pas cédé à toutes les exigences des étrangers.

« Chérif Pacha persuadait ses amis que s’il venait à reprendre les rênes
du pouvoir, il mettrait un terme à cette ingérence et ferait marcher le
pays dans la voie du progrès. Il était en rapports constants avec les
chefs militaires et il était tout désigné par eux pour la présidence du
Conseil. Cette présidence lui souriait de loin, sa beauté le fascinait
et ils s’étaient donné rendez-vous. Mais lorsqu’il s’approcha d’elle, il
s’aperçut qu’elle était récalcitrante et sauvage. »

Les élections de la nouvelle Chambre avaient été faites d’après la loi
d’Ismaïl de 1866 et les délégués étaient prêts à faire preuve de
modération et de bon sens, vu la situation délicate du pays. Sir
Auckland Colvin, le contrôleur anglais, reconnaît dans un mémorandum
adressé à son gouvernement le 19 septembre, que « les notables en grand
nombre au Caire ont repris en leurs propres mains le droit de demander
l’extension de libertés civiles. Ils sont d’accord avec l’armée pour
obtenir quelques concessions solides. Tout se passe d’une manière
ordonnée et même exemplaire ».

Le 30 décembre, le consul anglais, sir Edward Malet, écrivait à Lord
Granville que « la réponse de la Chambre au discours du khédive était
extrêmement modérée et satisfaisante ».

Cependant Gambetta et Lord Granville se concertaient sur une action
commune à entreprendre à l’occasion de la réunion de la nouvelle
Chambre. M. Colvin, dans un mémoire du 20 décembre, disait « Le
mouvement, quoique anti-turc à son origine, est en lui-même un mouvement
national égyptien... Je crois qu’il est essentiellement le développement
de l’esprit populaire, et il est dirigé pour le bien du pays, et il
serait très impolitique de le contrarier. Mais précisément parce que je
veux qu’il réussisse, il me paraît essentiel qu’il sache, dès le
commencement, dans quelles limites il devrait se confiner ».

En langage clair cela signifie qu’il faut compromettre le succès du
mouvement et l’arrêter tout court. Car les limites déterminées par le
contrôleur dans son mémorandum laissent entendre qu’il veut aboutir à ce
résultat. Il qualifie la Chambre de « corps irresponsable et
inexpérimenté ». D’après lui, elle ne doit pas toucher à tout ce qui a
rapport aux finances ou aux « administrations européennes. Chacune de
ces administrations en elle-même est, malgré des imperfections
certaines, un centre de réforme. _Elles sont les rayons de la roue
représentant le contrôle_ ».

Gambetta dira plus tard : « en _élucidant_ les questions administratives
_qui lui sont soumises_, la Chambre des délégués rendra des services
plus _modestes_ mais plus réels et plus conformes à son
_origine_[212] ».

Le but est clair et commun. Il est d’autant plus injuste que les
écrivains anglais tels que Cromer et les autres cherchent à disculper
l’Angleterre et rejeter toute la responsabilité sur la France seule
parce que Gambetta avait pris, précisément pour réaliser le but
_commun_, l’initiative de l’envoi d’une note _commune_.

En effet quatre jours après l’arrivée du mémorandum précité de M. Colvin
à Londres, l’envoi de la fameuse note identique a été décidé d’un commun
accord. Gambetta chargeait, le 7 janvier 1882, M. Sienkiewicz, à
l’occasion des circonstances récentes « notamment la réunion de la
Chambre des notables convoquée par le khédive » de déclarer à Tewfick
Pacha, après s’être concerté avec Sir Edward Malet, « que les
gouvernements français et anglais considèrent le maintien de Son Altesse
sur le trône, dans les conditions qui sont consacrées par les firmans
des Sultans et que les deux Gouvernements ont officiellement acceptées,
comme pouvant seul garantir, dans le présent et pour l’avenir, le bon
ordre et le développement de la prospérité générale en Egypte, auxquels
la France et l’Angleterre sont également intéressées. Les deux
gouvernements, étroitement associés dans la résolution de parer par leur
commun effort à toutes les causes de complications intérieures ou
extérieures qui viendraient à menacer le régime établi en Egypte, ne
doutent pas que l’assurance publique donnée de leur intention formelle à
cet égard, ne contribue à prévenir les périls que le Gouvernement du
khédive pourrait avoir à redouter, périls, qui, d’ailleurs, trouveraient
certainement la France et l’Angleterre unies pour y faire face, et elles
comptent que Son Altesse elle-même puisera dans cette assurance la
confiance et la force dont Elle a besoin pour diriger les destinées du
peuple et du pays égyptiens ».

Du point de vue anglo-français, cette note inopportune devait être
suivie d’une intervention immédiate, mais l’Angleterre a entendu « que
les instructions communes n’entraîneraient aucun engagement d’action
effective et qu’elles avaient pour unique but d’exercer une action
morale sur le khédive en l’assurant une fois de plus de l’accord des
deux puissances ». Avec cette réserve elle a entendu, au fond, profiter
de la confusion, conséquence prévue de la note, sans se laisser lier les
mains pour agir librement, le moment venu, sans la France.

Du point de vue des puissances, les cabinets de Pétersbourg, Vienne et
Berlin s’inquiétèrent de l’intervention armée[213] que cette note
semblait annoncer. Le 2 février, c’est-à-dire deux jours après la
formation du ministère Freycinet, une démarche collective fut accomplie
à Constantinople pour assurer le Sultan que « le _statu quo_ en Egypte
ne saurait être modifié sans une entente préalable entre les grandes
puissances et la puissance suzeraine ». Ainsi « l’indifférence
européenne, dit M. de Freycinet dans ses _Souvenirs_, sur laquelle se
reposait M. Gambetta, faisait place à une ingérence des plus
caractérisées ». La Turquie, de son côté, s’alarmait, à juste titre, et
protestait auprès de la France et de l’Angleterre.

Du point de vue de l’Egypte « on y verrait, écrivait le 10 janvier le
Consul français, un acte de défiance vis-à-vis du parti national et une
menace d’intervention que rien ne justifie en ce moment. Les objections
nous ont été nettement formulées par Chérif Pacha à M. Malet et à moi ».

Le consul anglais écrivait aussi le 10 janvier : « Cette note a, pour le
moment, soudé l’union entre le parti national, le parti militaire et la
Chambre, dans une opposition commune contre la France et l’Angleterre.
Le parti militaire qui était tombé à l’écart depuis la convocation de la
Chambre est maintenant dans toutes les bouches ».

Il est bon de rappeler qu’avant l’envoi de cette note « le khédive,
écrivait M. Malet, le 2 janvier, était de bonne humeur et optimiste. Il
parlait avec beaucoup de satisfaction des tendances apparemment modérées
des délégués et exprimait l’espoir que le pays progresserait
maintenant ». Mais dans la note il y avait pour Tewfick une invitation
indirecte à faire un coup d’Etat, car « l’ordre de choses établi » dit
très justement l’ancien juge mixte « c’était évidemment, non la Chambre
des Notables ni les concessions faites au mouvement national, mais
l’ordre établi par les étrangers, le contrôle, le protectorat anglo-
français, le khédive placé sur le trône par les deux puissances ».

Chérif était désespéré « Quelle boulette ! » disait-il au baron de
Malortie, et il résumait ainsi la situation : « Tout allait bien, les
notables étaient bien disposés et l’armée était hors de cause, et puis
on ne sait pas pourquoi les puissances s’aliènent gratuitement les
Notables. _On les blesse au vif_. Ils se rangeront du côté d’Arabi de
crainte d’intervention et nous allons voir les conséquences demain
lorsque l’article 31 de la loi organique sera voté. Les puissances, en
se faufilant entre le khédive et les Notables et en minant la solidarité
qui existe entre le ministère et la Chambre, donnent prise à Arabi sur
cette dernière. Ils n’auraient pu trouver mieux pour nous perdre[214] !

Qu’un pays, menacé d’une intervention étrangère armée mette sa confiance
en son armée et en son chef, rien de plus naturel, mais que le khédive
devienne officiellement le _protégé_ des puissances et le _puppet_ de M.
Malet, contre les sentiments du pays, est autrement grave.

Un Anglais, _un fin observateur_ comme disait Lord Cromer[215],
écrivait : « Ceux qui accusent Tewfick de faiblesse oublient que pendant
son règne il n’a pris aucune mesure sans l’approbation de Sir Edward
Malet, que Sir Edward est raisonnablement censé n’avoir donné aucun
conseil sans le consentement de son gouvernement, et que toute
irrésolution montrée retombe par conséquent, non sur Tewfick, mais sur
notre propre politique[216]. »

Cependant l’effet immédiat de la note identique fut de provoquer un
conflit entre le ministère « soutenu par les contrôleurs »[217] et la
Chambre des Notables. La Chambre, en recevant le projet du gouvernement
concernant son organisation, projet amené et approuvé par le contrôle, a
voulu modifier certains articles pour établir nettement le principe de
la responsabilité ministérielle déjà admis par Chérif lui-même et
l’ancien khédive en 1879, et se réserver le droit de discuter et
d’examiner la partie du budget qui n’était pas consacrée à la dette.
« Elle part de cette idée qu’elle a le droit de surveiller, au nom du
pays, l’administration prise dans son ensemble, et l’emploi des
ressources du pays. Elle prétend respecter toutes les conventions
internationales et même les fonctionnaires étrangers ; mais elle entend
se réserver le droit de faire des économies qui lui permettent de hâter
l’amortissement de la Dette publique[218] ».

Les contrôleurs généraux s’y opposent et rédigent une longue note où une
formule met toute leur pensée en relief : « Les contrôleurs exerçant
leur droit d’intervention dans la discussion du budget ne se
trouveraient plus en présence des ministres responsables mais d’une
Chambre irresponsable ». En d’autres termes, le contrôle, de même que le
ministère européen de 1879, entendait garder une _mainmise complète_ sur
le gouvernement représenté par le khédive et ses ministres, et sur
toutes les branches de l’administration. Quant au pays, principalement
intéressé, ses droits et ses aspirations, M. Sienkiewicz disait, le 29
janvier 1882, en parlant de la situation créée par la note « qu’elle
affirmait la nécessité de maintenir le _statu quo_ ; elle ne tenait
aucun compte du parti national » et que « les esprits sont, en ce
moment, tellement surexcités et familiarisés même avec l’idée d’une
lutte contre l’étranger, que l’on devrait, selon toute apparence,
s’attendre à une résistance. Déjà tout un plan de défense est arrêté ».

Et il conclut : « Le moment actuel est donc très défavorable à une
intervention par cela seul que l’on s’apprête à la repousser ».

C’est à ce moment, fin janvier, que deux faits importants se
produisent ; l’un à l’intérieur, l’autre à l’extérieur. En Egypte, le
ministère déclarait, après maintes discussions, qu’il ne pouvait
modifier l’article 33 relatif au vote du budget sans avoir obtenu, au
préalable, l’assentiment de la France et de l’Angleterre. Les délégués,
de leur côté, objectaient que l’article 34 réservait les parties du
budget général qui sont les conséquences directes de la loi de
liquidation ou de conventions internationales ; _mais qu’ils avaient le
droit d’examiner et de voter le budget intérieur_. Alors les chefs du
parti national se réunissent et décident la chute du ministère de Chérif
Pacha. Le 2 février, une démarche est faite en ce sens auprès du
khédive, et un nouveau ministère présidé par l’un des chefs reconnus du
parti, Mahmoud Sami El-Baroudy, est formé. Ce ministère dont Arabi
faisait partie était, à vrai dire, un ministère de défense nationale.
C’était le véritable ministère de la révolution essentiellement
_pacifique_ et _modérée_. Mahmoud Sami, le plus intelligent compagnon
d’Arabi sur qui il avait un grand ascendant, était le cerveau pensant et
régulateur du mouvement. A la fois poète, diplomate et homme d’épée, il
était la figure la plus représentative de la révolution. Son ministère
avait pour mission de faire prévaloir le droit de la Chambre en matière
de budget et, « d’une manière générale, de réagir contre l’étroite
dépendance dont la note contenait l’affirmative. »

Avec ce ministère, l’Europe aurait pu composer. M. de Freycinet, le
successeur de Gambetta, dit : « Nonobstant ses origines, le nouveau
cabinet offrait des garanties fort appréciables. Mahmoud avait au fond
l’esprit gouvernemental. Sa fréquentation des révolutionnaires était
toute de surface, et il avait aspiré beaucoup plus à conquérir le
pouvoir qu’à l’ébranler[219]. »

Le 8 février, Mahmoud Sami[220] se rendit à la Chambre pour lui remettre
le texte définitif du projet du gouvernement tel qu’il avait été remanié
par la Commission des Seize désignée par la Chambre des Notables. Il
prononça, à cette occasion, un discours sobre et éloquent qui dénote un
véritable _esprit politique_ chez son auteur : « Je sais, et vous savez,
dit-il, qu’il ne suffit pas d’asseoir la loi sur les bases de la justice
et de la liberté pour arriver au but que vous vous êtes proposé
d’atteindre en venant ici. Mais il faudrait aussi que chacun de vous
veuille sincèrement sauvegarder les limites de cette loi et se garde
bien de ne pas les dépasser, de sorte que tous vos actes et toutes vos
pensées soient confinés dans leurs cadres. De sages législateurs
disaient, il est vrai, que les nations n’arriveraient à ce degré de
perfection — qui consiste à placer tous les actes dans le cadre de la
loi — qu’après une expérience longue et pénible. Néanmoins, je compte
sur votre sagacité et votre maturité d’esprit pour y arriver.

« Et je suis heureux aujourd’hui de me trouver parmi des hommes dignes
conscients de leurs devoirs vis-à-vis du pays, et sachant bien que son
honneur et le leur ne font qu’un, et qu’ils ne seraient de véritables
représentants que s’ils donnaient des preuves tangibles de labeur et de
persévérance dans la modération.

« Enfin nous nous devons à nous-mêmes d’exclure la politique personnelle
ou de parti de l’œuvre nationale que le pays nous a chargés d’accomplir.
Le vrai patriotisme doit être le mobile puissant de nos actes et
paroles. »

Mahmoud Sami apparaît ainsi comme un réaliste qui cherche à guider le
mouvement et permettre à la révolution de se développer dans la légalité
et créer une œuvre féconde et libératrice en exploitant toutes les
ressources de la loi.

Un autre compagnon d’Arabi, Mohamed Abduh[221], le célèbre réformateur,
travaillait aussi dans le même sens par la plume et par la parole. Il
était le rédacteur de _l’Officiel_ et l’orateur d’une grande société
bénévole _El-Makacid El-Khaïriah_, fondée au Caire en 1880, et dirigée
effectivement par Mahmoud Sami. Cette société avait, dans la soirée du
lundi 13 février 1882, célébré la ratification du projet d’organisation
de la Chambre. _L’Officiel_ du 15 donne le compte rendu de cette réunion
et on y trouve le texte d’un discours prononcé par Mohamed Abduh à
l’occasion : « Le gouvernement légal, dit-il, est le gouvernement
réellement soutenu et aidé par les représentants de la nation dans la
direction des affaires publiques d’une manière conforme à l’intérêt et
aux coutumes du pays. C’est pourquoi il faut prêter une attention
particulière à la diffusion des lumières dans toutes les classes de la
nation dirigée par ce mode de gouvernement, afin que le plus grand
nombre soit apte à concevoir et à participer à la direction générale qui
permet au pays d’évoluer et de progresser. Aussi est-il indispensable
que le gouvernement légal garantisse dans la loi organique la
propagation de l’instruction dans la masse, en vue de préparer les
individus à participer réellement à la direction des affaires et
réaliser cet idéal de gouvernement. »

La note dominante dans la presse était également pondérée. Le _Misr_
publiait le 15 février un article intitulé : « Vœux patriotiques ». Il
disait en substance : « Maintenant que la liberté a triomphé, nous
formons des vœux pour que la nation persiste dans son attitude sage et
modérée. Mais la modération ne veut pas dire cet affaiblissement des
volontés dans l’action. Elle est le sens de l’équilibre entre les moyens
dont on dispose dans les conjonctures présentes et le but final qu’on se
propose d’atteindre. Nous devons réaliser notre idéal graduellement et
prudemment, car le chemin de la liberté est hérissé de difficultés que
seule la sagesse permet de surmonter. »

Il ressort clairement de ces témoignages que le courant des mouvements
et des idées était orienté dans le sens de la modération. Une certaine
divergence de vues s’était produite, et il fallait s’y attendre, entre
les fractions de la Chambre lors de la discussion de la question du
budget, mais tout était rentré dans l’ordre aussitôt après la démission
du ministère Chérif, qui n’avait pas, malgré ses excellentes qualités,
la confiance entière du pays. Ce qui était fatal au mouvement, c’est le
désaccord inévitable entre le khédive, c’est-à-dire Sir Edward Malet,
d’une part, et le ministère et la Chambre, c’est-à-dire le pays, d’autre
part. Par un système de provocations incessantes, M. Malet cherchait à
exaspérer le sentiment national et à créer une crise favorable à une
intervention.

L’avènement d’un ministère entièrement dévoué à la Chambre et au pays,
d’un ministère responsable, annonçait pratiquement la fin de l’ingérence
de l’étranger représentée par le contrôle. Mais l’Egypte ne voulait pas
se débarrasser du contrôle en tant qu’institution financière exerçant un
droit de surveillance dans l’intérêt des créanciers.

M. Sienkiewicz écrivait, le 6 février, à M. de Freycinet, que la
formation du nouveau ministère était « une réponse à la note du 7
janvier », que « le _statu quo_ avait été modifié d’une manière
profonde ». Mais, en même temps, il rapportait que le Président du
Conseil « lui avait donné spontanément les assurances les plus formelles
au sujet du respect des conventions internationales et tous les intérêts
étrangers engagés en Egypte ».

En vertu de la loi d’organisation de la Chambre, promulguée le 9
février, une commission composée d’autant de délégués qu’il y a de
ministres, examine et vote le budget _intérieur_[222].

La Chambre prononce en cas de désaccord.

M. de Freycinet a très sagement agi en recommandant au consul français
au Caire, le 11 février, d’encourager « les efforts faits de bonne foi
pour respecter les engagements internationaux » et d’expliquer que la
France n’entend pas « entraver le développement des institutions
intérieures, pourvu que nos légitimes intérêts ne soient pas lésés ».

Mais, en Europe, sur l’initiative de l’Angleterre, les gouvernements ont
été pressentis en vue d’une intervention éventuelle. En Egypte, la
principale préoccupation du Président du Conseil et d’Arabi devait être
nécessairement l’organisation de l’armée. « Ce qui est peut-être plus
grave, écrivait le consul français le 5 mars, c’est que la population
est, en général, hostile à toute intervention européenne. »

Mais la Chambre continuait paisiblement son œuvre. Elle préparait une
loi électorale dont le texte fut adopté, le 12 mars, par le gouvernement
égyptien. « Les députés, dit l’ancien juge mixte, tâchèrent de
connaître, de constater et de combattre les maux. Vers la moitié de
mars, le Parlement avait approuvé une loi électorale très détaillée et
rédigée avec soin, qui valait bien les lois électorales de l’Europe. »

« Le premier Parlement de l’Egypte et de l’Orient, dit encore l’auteur
de _l’Egypte et l’Europe_, le Parlement national d’une nation opprimée
et maltraitée à l’excès par l’étranger. Ce Parlement a été un essai
extrêmement remarquable dans l’histoire parlementaire. »

La Chambre, qui était l’image vivante de l’Egypte, travaillait avec
beaucoup de modération et de bons sens. Elle était le centre d’équilibre
de la révolution.

Le Président du Conseil, tout en pensant à la défense nationale,
s’occupait de l’organisation d’un Conseil supérieur d’administration et
de législation. Il avait en outre l’intention de donner à l’Egypte une
constitution fixant les attributions respectives du khédive, du
ministère et de la Chambre. « Il cherchait aussi, écrivait M.
Sienkiewicz le 23 mars, à contre-balancer l’influence d’Arabi. La
Chambre devant se séparer le 26 de ce mois, Arabi se trouvera bientôt
privé de l’instrument indispensable à un remaniement ministériel. »

Arabi, par sa sincérité, son éloquence et son audace, avait conquis les
suffrages populaires. Il était pratiquement écarté du mouvement depuis
l’élection de la Chambre des Notables, mais la note identique du 7
janvier, qui devait être suivie d’une intervention armée, l’avait de
nouveau auréolé. Cependant, aux yeux de l’élite du pays, Arabi
n’incarnait pas la révolution et ses idées-forces. Mais, dès lors que
cette révolution, dans sa phase décisive, prenait la forme d’une lutte
armée contre l’étranger, le soldat patriote qu’était Arabi devenait
spontanément le chef reconnu. Du reste, dans les réunions populaires, il
était surnommé le « Garibaldi d’Egypte » et cela résume tout.

Pour le moment, Mahmoud Sami était maître de la situation, et l’Europe,
bien inspirée, aurait trouvé en lui le meilleur point d’appui. Mais les
contrôleurs, trop préoccupés des questions politico-financières,
attaquaient par des notes et des rapports le régime nouveau. Dans une
lettre adressée au khédive, le 27 mars, le Président du Conseil s’étonne
de la persistance de l’inquiétude des contrôleurs au sujet des garanties
accordées aux créanciers de l’Egypte. Il établit la distinction entre le
Contrôle général, dont les attributions déterminées par le décret
khédivial du 15 novembre 1879 font « une institution de surveillance
financière », et les institutions politiques du pays. « Il n’y a pas
lieu de redouter, par conséquent, dit-il, qu’aucun des effets résultant
de l’établissement du nouveau régime puisse atteindre soit l’action du
contrôle dans l’étendue de ses attributions, soit les garanties que
donnent ces attributions aux créanciers de l’Egypte. »

D’après M. de Freycinet, « cette dernière assertion n’était pas tout à
fait exacte. Cependant, dit-il, je persiste à penser qu’il eût été
préférable de s’abstenir quant à présent de tout éclat et d’exercer un
ascendant moral sur le Gouvernement et la Chambre pour les maintenir
dans les voies prudentes. Tel fut le sens de mes instructions au nouveau
contrôleur[223].

« Malheureusement, l’impulsion était donnée, et il devenait difficile de
remonter la pente[224]. »

Sans doute l’impulsion était donnée par son prédécesseur Gambetta.
Néanmoins, la révolution était restée, depuis le 7 janvier, dans les
limites de la prudence. On a plutôt l’impression que la politique de
l’Angleterre en Egypte ne pouvait plus « remonter la pente » et
entraînait avec elle la politique française.

« En somme, dit M. de Freycinet après le passage précité,
l’administration de Mahmoud Sami fut assez bienfaisante ; les mois de
février et de mars s’écoulèrent dans une tranquillité qui donnait un
démenti aux prévisions des contrôleurs[225]. »

Enfin voici encore un témoignage intéressant M. Lex, Consul général de
Russie à Alexandrie, adressait le 27 mars à M. de Giers, ministre des
Affaires étrangères de Russie, une note détaillée[226] sur le différend,
entre les contrôleurs et les ministres : « Le ministère, écrivait-il, a
raison, en théorie, disant que les attributions des contrôleurs n’ont
pas été modifiées, car ces messieurs n’ont que voix consultative et
toutes les questions doivent se décider au sein du Cabinet en dehors
d’eux ; mais en pratique, il se passait tout autre chose : du temps de
la présidence de Riaz Pacha et même de celle de Chérif Pacha, non
seulement le ministère n’approuvait pas le budget, s’il n’était pas
conforme au désir des Contrôleurs, mais c’est l’avis de ces derniers qui
prédominait même dans la question des dépenses nécessaires que le
gouvernement avait besoin de faire et pour lesquelles il voulait
prélever les revenus non affectés aux dettes de l’Etat.

« Enfin, continuait le consul russe, c’était les maîtres absolus du
Pays, ce qui peut être très avantageux pour les porteurs de titres
égyptiens ; mais cela blessait l’amour-propre des indigènes, et c’est
justement les Contrôleurs qui ont été, en quelque sorte, cause de tous
les mouvements militaires qui ont eu lieu en Egypte depuis plus d’un
an[227] ».

La partie essentielle de la révolution devait être la réforme d’une
administration disloquée et corrompue par la mainmise de l’étranger, par
le _statu quo_. Pour ne pas donner prise aux maîtres absolus du pays, la
révolution s’était confinée dans l’ordre et la légalité. Le ministère
Mahmoud Sami-Arabi s’était conduit avec une modération exemplaire. Pour
créer les divisions et la confusion, on s’évertuait à mettre toutes les
forces en action. Le parti national était l’objet de sollicitude, tantôt
de la part de certains Européens en rapport avec le monde officiel,
tantôt de la part du Sultan qui prodiguait ses encouragements à Arabi.
Chérif Pacha, « apprivoisé » par M. Malet qui s’était insinué dans sa
confiance retombait dans les anciennes ornières et appuyait avec le
khédive, la camarilla turco-circassienne.

Ismaïl, encouragé dans ses espoirs de redevenir khédive, cherchait à
acquérir les bonnes grâces de l’Angleterre en se montrant hostile à la
révolution égyptienne[228]. Le Prince Halim, écarté du trône en vertu de
la loi de succession de 1866, travaillait au contraire à recruter des
partisans dans le mouvement, mais il ne trouvait que des _brokers_,
sorte de courtiers dans l’entourage d’Arabi dont il ignorait les
transactions[229]. Mais tous ces facteurs, d’une portée limitée, ne
pouvaient faire dévier la révolution dans le désordre ou le dérèglement.

Dès lors, des incidents et des éclats étaient nécessaires et nous
entrons maintenant dans la plus triste phase révolutionnaire où les
diplomates devaient jouer le rôle d’agents provocateurs.

Tandis que l’honnête M. de Freycinet trouvait dans l’intervention
directe du Sultan — solution suggérée par Bismarck — un motif de plus
pour conjurer la crise _pacifiquement_, un incident futile, « l’affaire
des Circassiens », vint, par la _maladresse du khédive_[230], renverser
l’échafaudage. M. Malet avait cherché à provoquer un conflit
d’initiative et d’autorité entre le khédive et ses ministres pour hâter
la crise.

Des officiers circassiens avaient formé une grande société pour
comploter contre la vie d’Arabi et les chefs de l’armée. Un conseil de
guerre fut immédiatement saisi de l’affaire, et, après audition de
nombreux membres de la Société, unanimes à reconnaître le fait, Ratib
Pacha fut déclaré l’auteur du complot. Une quarantaine d’officiers,
parmi lesquels se trouvait Osman Pacha Rifky, l’ancien ministre de la
guerre, furent punis de la peine de la dégradation. Il fut décidé en
outre de les envoyer au Soudan.

« Le khédive, écrivait M. Sienkiewicz le 2 mai 1882, nous a convoqués,
M. Malet et moi. M. Malet, qui l’a vu le premier, lui a conseillé de ne
pas ratifier le jugement et de réunir aujourd’hui même les agents des
grandes puissances. » Le 4 mai, il écrivait que « le cabinet de Londres
a approuvé l’idée de M. Malet d’engager le khédive à ne pas sanctionner
la sentence. »

Le consul français, comme tous les consuls généraux, ne voulait pas
« envenimer la situation ». Pour prévenir désormais les effets de la
divergence qui existait alors entre M. Malet et lui, M. de Freycinet lui
écrit, le 7 mai, après s’être concerté avec le gouvernement
britannique : « En cas de conflit entre le khédive et ses ministres,
vous devez, d’accord avec M. Malet, appuyer le khédive qui est la seule
autorité légale[231]. »

M. de Freycinet, entraîné sur la pente, semble à jamais, soit par
faiblesse, soit par calcul, abandonner la partie à M. Malet.

Le ministère égyptien, faisant preuve de tact et de modération, fit, le
6 mai, une démarche auprès du khédive afin d’obtenir que la peine de la
déportation fût commuée en celle du bannissement hors du khédiviat
d’Egypte, avec faculté aux bannis de se rendre où ils veulent. Mais le
khédive, sur le conseil de M. Malet, non seulement saisit la Porte de
l’affaire sans consulter ses ministres, mais encore lui envoya un
télégramme pour lui dire qu’il se soumettait à ses ordres en ce qui
concerne l’affaire des officiers comme en toute autre affaire.

Le 8 mai, le Président du Conseil se rendit chez le consul français pour
protester contre cette manière d’agir : « La France, dit-il, tolérera-t-
elle cette ingérence de la Porte dans les affaires d’Egypte ? Les
ministres sont disposés à s’opposer à toute mesure qui tendrait à
ravaler l’Egypte au rang d’un simple vilayet. »

M. de Freycinet proposait alors des « commutations opportunes », sans
attendre la réponse de la Porte ; Lord Granville réclamait la « grâce
plénière ». D’où divergence grave entre les instructions des deux
consuls français et anglais. D’après M. Sienkiewicz, « la grâce plénière
équivalait à un coup d’Etat[232] ». Il le fit observer à M. Malet, et un
décret commuant en bannissement les peines prononcées contre les
officiers fut enfin signé le 10 mai.

Le Président du Conseil, peu d’heures après la signature du décret, se
rendait chez le khédive et « lui reprochait dans des termes très vifs de
subir l’influence exclusive des agents étrangers et de négliger son
ministère ».

Depuis lors, les événements se précipitèrent de par la faute de M. Malet
et du khédive _parjure_. Le divorce est virtuellement prononcé entre
Tewfick et la nation.

Etant donné l’impossibilité d’entente avec le khédive, le conseil des
ministres décide de convoquer la Chambre des Notables pour prendre les
mesures que réclame le salut du pays et examiner les griefs que le
Conseil a articulés contre Tewfick Pacha et notamment ce fait grave
entre tous que, sans consulter ses ministres, il a fait acte de pleine
et entière soumission envers la Porte.

Les Egyptiens hostiles à toute ingérence considéraient la suzeraineté
nominale turque comme une garantie contre une invasion étrangère.
Tewfick, en appelant l’Angleterre et la Turquie à s’immiscer dans une
affaire purement intérieure, avait exaspéré le sentiment national. Sa
déchéance était à l’ordre du jour.

M. Sienkiewicz a bien caractérisé la situation en écrivant le 10 mai
qu’on était « _en présence d’un gouvernement révolutionnaire_ » et que
« _la question qui se pose est celle de l’indépendance de l’Egypte_ ».

Lord Granville se décide alors, d’accord avec le gouvernement français,
à « soutenir énergiquement Tewfick » et à envoyer en même temps des
navires de guerre à Alexandrie « pour protéger la colonie
européenne ».[233]

Ainsi le jeu était double. En Egypte, l’affaire circassienne provoquée
par le khédive, agissant sur le conseil de M. Malet, avait créé une
scission destinée à donner une apparence de légalité à une intervention
armée. En Europe, l’Angleterre invoquait la protection des Européens —
et bientôt elle provoquerait, à l’aide du khédive, une querelle à
Alexandrie même — pour justifier un acte de force que l’Europe
désapprouvait.

Les délégués, réunis officieusement au Caire, n’épargnèrent rien pour
rétablir l’entente entre le khédive et son ministère. Bien plus,
obéissant à un sentiment de haut patriotisme, Mahmoud Sami se rendit le
16 mai chez le khédive, avec tous les ministres, et protesta de son
dévouement envers Son Altesse. Arabi Pacha se déclara également le
fidèle serviteur du khédive.

M. Sienkiewicz écrivait le même jour : « Le calme est rétabli. Je dois
reconnaître que pendant tout le temps de la crise, _malgré des
excitations savamment combinées_, pas un soldat au Caire ne s’est livré
à un acte répréhensible. Des ordres sévères avaient été donnés dans ce
but. Les impôts rentrent régulièrement. »[234]

Mais _alea jacta est_. La trahison de Tewfick était consommée. M. Malet
a entendu maintenir le ministère pour « assurer la sécurité du khédive,
compromise par la nouvelle de l’arrivée des escadres. »

Le ministère n’était ni stable ni définitif : « Le conseil de
l’Angleterre et de la France de maintenir ces ministres, disait le baron
de Malortie, avait uniquement pour but, comme il a été ouvertement
déclaré, de gagner du temps jusqu’à l’arrivée des flottes. »[235]

Enfin le président du Conseil a fait connaître le 23 mai que, _si les
escadres se retiraient_, les chefs de l’armée se rendraient dans
l’intérieur de l’Egypte. Mais à la grande consternation du pays, le 25
mai, une note identique fut remise au président du Conseil pour
recommander à la plus sérieuse attention des ministres les conditions
suivantes et « au besoin en exiger l’accomplissement » :

« 1o Eloignement temporaire de l’Egypte de Son Excellence Arabi Pacha ;

« 2o Envoi dans l’intérieur de l’Egypte d’Ali Pacha Fahmy et d’Abd-el-Al
Pacha ;

« 3o Démission du ministère actuel. »

Le 26 mai, les ministres adressent au khédive une lettre par laquelle
ils donnent leur démission ; mais ils protestent contre la violation des
droits de souveraineté du Sultan dont Tewfick s’est rendu coupable en
acceptant l’ingérence des consuls généraux. Les consuls ont conseillé au
khédive d’accepter immédiatement la démission.

La note des deux puissances avait soulevé les protestations du pays. M.
Sienkiewicz informait M. de Freycinet, le 27 mai, que « les généraux et
les officiers de la garnison du Caire et d’Alexandrie signifiaient au
khédive qu’ils désiraient le maintien d’Arabi Pacha au pouvoir. » Il
disait en même temps : « La tranquillité est complète. »

Deux jours plus tard, devant l’insistance de l’opinion publique, le
khédive dut nommer de nouveau Arabi ministre de la Guerre. Arabi, sur la
demande des consuls généraux, garantit l’ordre public. C’est un fait
important, car le khédive et M. Malet vont travailler désormais à
troubler l’ordre pour rejeter la responsabilité des événements
subséquents sur l’Egypte et sur Arabi Pacha.

Le 7 juin, une commission turque présidée par Derwich Pacha arrivait
à Alexandrie. A cette occasion, de grandes manifestations eurent lieu
dans cette ville et des pétitions signées des notables, des ulémas
et des délégués furent présentées au commissaire turc, demandant la
déposition du khédive parjure qui, en vertu de la loi de l’Islam, ne
devait plus régner. Cependant la France et l’Angleterre travaillaient
activement à la réunion d’une conférence à Constantinople. M. de
Freycinet écrivait en effet, le 9 juin, aux ambassadeurs de France à
Berlin, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Constantinople
et au chargé d’affaires près le gouvernement italien, pour leur dire
qu’Essad Pacha lui avait communiqué la réponse de son gouvernement
aux observations qu’il avait faites en vue de hâter la réunion de la
conférence. « Saïd Pacha, dit-il, reproduit en le précisant l’argument
précédemment donné, à savoir que la mission de Dervish Pacha, qui a
pour but le maintien du _statu quo_ et le rétablissement de l’autorité
du khédive, étant en voie d’accomplissement, la conférence devient sans
objet. J’ai répondu que je considérais indispensable que la conférence
se constituât au plus tôt. Autrement, ai-je dit, on s’expose, si la
mission échoue, à ce que _certaines_ puissances soient amenées, sous la
pression des événements, à prendre des mesures brusques que le concert
européen n’aura pu délibérer. »

M. de Freycinet voyait clair. Cette pression des événements allait se
produire. Du reste, sir Edward Malet avait _prévu_, dans une lettre
adressée à lord Granville, le 31 mai, qu’une « collision pourrait, à un
moment quelconque, avoir lieu entre les musulmans et les chrétiens ».

Tewfick Pacha aussi a prévu le cas, dans un télégramme chiffré à Omar
Lotfy, qu’il avait nommé gouverneur d’Alexandrie, ainsi conçu : « Arabi
a garanti la sécurité publique ; les journaux l’ont publié et il s’en
est déclaré responsable devant les consuls. S’il réussit dans sa
garantie, les puissances mettront en lui leur confiance et notre
considération sera perdue. Aussi les flottes sont dans les eaux
d’Alexandrie, et les esprits sont excités et _des querelles entre les
Européens et les autres_ ne tarderont pas à avoir lieu. Vous n’aurez
qu’à choisir maintenant : ou bien vous servirez Arabi dans sa garantie,
ou bien vous nous servirez. »[236]

En vue de cette collision et de ces querelles, M. Malet chargea M.
Cookson, le consul anglais à Alexandrie, de distribuer des armes aux
Européens. Les consuls allemand et autrichien étaient mécontents de M.
Malet qui s’est plaint, dans un télégramme adressé le 14 juin à lord
Granville, de ses collègues allemand et autrichien qui avaient
télégraphié à leurs gouvernements respectifs pour leur dire que « le
seul moyen d’éviter les calamités les plus sérieuses serait le départ
d’Alexandrie des flottes et de moi-même ».

Le 11 juin, un Maltais, frère du valet de M. Cookson, tua à coups de
couteau un cocher égyptien qui lui avait réclamé un salaire dû, et cela
devant un café où des Grecs et des Maltais armés étaient postés. Les
Egyptiens accourus sur le lieu pour arrêter le meurtrier partagèrent
immédiatement le sort de leur malheureux compatriote, et le conflit se
généralisa aussitôt dans la rue où les Grecs tiraient de leurs fenêtres
des coups de feu sur les Egyptiens désarmés. Aussi n’eurent-ils que 57
morts, tandis que les indigènes n’en eurent pas moins de 140.[237]

Voilà l’origine de la légende des « massacres de chrétiens » et du
fanatisme musulman dont le but avéré était de justifier aux yeux de
l’Europe l’occupation éventuelle pour la protection des Européens et de
leurs intérêts en Egypte.

Omar Lotfy, le gouverneur d’Alexandrie, fut nommé plus tard par le
khédive ministre de la Guerre, assurément à titre de récompense pour le
retard de son intervention lors de l’émeute.

Le 13 juin, le khédive se rend à Alexandrie pour se mettre en réalité
sous la protection de la flotte anglaise. Sous la pression des agents
d’Allemagne et d’Autriche, il nomme, le 18 juin, Ragheb Pacha président
du Conseil. M. de Freycinet, de son côté, le 19 juin, envoie des
instructions à M. Sienkiewicz pour « ne pas décourager les combinaisons,
même éphémères, qui permettraient de gagner du temps jusqu’aux solutions
fournies par la conférence ».

La conférence de Constantinople se réunit le 23 juin. Dans sa seconde
réunion, le 25 juin, les représentants des puissances signent un
protocole de désintéressement proposé par M. de Freycinet et ainsi
libellé : « Les gouvernements représentés par les soussignés s’engagent
à ne chercher aucun avantage territorial, ni la concession d’aucun
privilège exclusif, ni aucun avantage commercial pour leurs sujets, que
ceux de toutes autres nations ne puissent également obtenir. »

C’est un contrat en bonne et due forme signé solennellement par lord
Dufferin qui représentait la Grande-Bretagne.

Dans sa première séance, la conférence avait déclaré qu’elle s’était
réunie « pour délibérer sur les mesures qu’il y aurait à proposer pour
amener le règlement des affaires d’Egypte. »

Pendant ce temps l’Angleterre se préparait à l’action. La conférence,
prévenue sans doute, décide, le 27 juin, que : « Chacune des puissances
s’abstiendra de toute entreprise _isolée_ en Egypte pendant la durée des
travaux de la conférence, sauf dans le cas de force majeure où il y
aurait à défendre la vie des nationaux. »

La conférence de Constantinople discutait ensuite les conditions d’une
intervention armée de la Turquie en Egypte, cependant qu’en Egypte le
président du Conseil et Dervisch Pacha invitaient la population au
calme. Les officiers supérieurs de l’armée avaient même fait acte de
soumission à Sa Majesté le Sultan et au khédive. Nonobstant le retour
graduel de l’état normal, troublé par les agents provocateurs, les
flottes étaient prêtes à l’action et la politique anglaise avait hâte de
mettre la conférence devant un fait accompli.

Sous prétexte qu’Arabi Pacha mettait en état les forts[238], l’amiral
Seymour commença, le 11 juillet, le bombardement d’Alexandrie.[239]

Le 13 juillet, l’armée d’Arabi Pacha se retira hors de la ville. Le même
jour, M. Tissot, l’ambassadeur français à Londres, annonçait à M. de
Freycinet que « l’amiral Seymour va mettre à terre deux mille homme,
mais pour exécuter une simple reconnaissance ».

Le 15 juillet, la conférence invite officiellement la Porte à
« intervenir en Egypte par l’envoi de troupes ». Si elle était
intervenue, il y a des chances que l’occupation eût été épargnée à
l’Egypte.

Quant à la France, elle cherchait ou bien la coopération d’une troisième
puissance, ou bien l’obtention d’un mandat de la conférence. Elle
s’inquiétait, à juste titre, des conflits que pourrait faire naître une
occupation anglo-française, d’autant plus que l’Allemagne menaçante à
l’est aurait tout intérêt à brouiller les deux puissances.[240]

La guerre dura environ deux mois. Elle se termina en fait par la défaite
de Tel-El-Kebir, le 13 septembre, et l’armée anglaise devint depuis lors
maîtresse de la vallée du Nil. Ce qui nous importe ici, c’est d’indiquer
les causes principales de la défaite :

1o L’armée était pratiquement désorganisée depuis la défaite
d’Abyssinie. Elle était sous le coup de la défaite et de la division.
Une enquête et la punition des coupables auraient été salutaires. Les
Turco-Circassiens, réfugiés dans l’impunité, maltraitaient les
Egyptiens, et leur camarilla, Tewfick en tête, formait « le parti de
l’étranger » avant et pendant la révolution.

2o Pour cause d’économies, l’armée était _systématiquement_ abaissée,
mal entretenue par des licenciements _en masse_ et une mauvaise solde.
Des officiers furent littéralement jetés sur le pavé par M. Wilson et
plus tard par le contrôle. En un mot, on avait pratiqué des coupes
sombres dans le beau domaine de l’armée.

3o Arabi, comme le disait judicieusement la princesse Nazli « n’était
pas assez bon soldat et avait un trop grand cœur » alors que l’Egypte
avait besoin d’une chef d’armées capable et résolu, un chef de
gouvernement révolutionnaire pour galvaniser les énergies nationales et
exterminer les ennemis du dedans.

4o Le Sultan avait poignardé la révolution dans le dos. Lord Dufferin,
acceptant le principe d’une intervention turque en Egypte et d’une
évacuation anglaise simultanée, avait exigé, au préalable, que la Porte
déclarât Arabi « rebelle ». Cette déclaration néfaste a été semée à
profusion par les Anglais et le khédive dans les rangs de l’armée.

5o Le khédive Tewfick, qu’Arabi aurait dû, dès le commencement, enfermer
au Caire, a trahi la révolution. Vers le milieu du mois d’août, il a
formé un ministère Chérif-Riaz, dévoué aux Anglais. Sultan Pacha, ancien
président de la Chambre, gagné par le khédive, distribuait secrètement
l’argent anglais parmi certains compagnons d’Arabi et faisait des
promesses à d’autres.

Le plus grand traître parmi les officiers était un certain Aly Youssef
qui a trahi Arabi, d’abord du côté du canal et ensuite à Tel-El-Kebir
où, grâce à sa connivence avec les Anglais, l’armée égyptienne a été
_surprise_ et battue par l’armée anglaise.

Un certain _Arabe_, Abou-El-Sououd El-Tahawi, qui faisait de
l’espionnage pour le compte d’Arabi à Tel-el-Kebir, avait été acheté
d’avance par M. Palmer, un professeur d’arabe à l’université de
Cambridge.[241]

6o Arabi, confiant en les assurances réitérées de M. de Lesseps, avait
négligé de fortifier le canal malgré l’avis qui prévalait dans les
milieux égyptiens compétents. Les Anglais, ne pouvant attaquer du côté
de Kafr-el-Dawar, où l’ingénieur en chef des fortifications, Mahmoud
Pacha Fahmy, avait établi des lignes de défense très solides, ni du côté
d’Aboukir ou de Rosette, car les vaisseaux de guerre ne pouvaient pas
entrer dans le Nil, ni du côté d’El-borollos, ni du côté de Damiette,
avaient décidé d’occuper le canal et de débarquer les troupes à
Ismaïlia. Grâce à l’indécision d’Arabi, le canal constituait un point
vulnérable dans le système de défense.

Enfin le 25 septembre, le khédive rentra au Caire « dans les fourgons de
l’étranger » et les principaux chefs du mouvement furent exilés à
Ceylan.

« Cette campagne, dit un Anglais, était la conclusion logique de longues
années d’agression contre l’Egypte. Sordide dans ses origines, sordide
dans ses moyens, la politique britannique en Egypte fut couronnée d’une
campagne sordidement conduite. »[242]

Cependant, cette guerre[243] avait ceci de bon, c’est qu’elle était la
seule guerre _nationale_ faite par les Egyptiens au cours du dix-
neuvième siècle. Le recrutement, pour la première fois, était populaire
et ressemblait plutôt à une levée en masse. Le soldat-paysan, affamé de
justice, luttait contre l’oppresseur étranger. A Tel-el-Kebir
affluaient, de toutes les régions d’Egypte, des provisions de toutes
sortes. Il y avait partout un élan spontané, une croisade pour la
justice.

Un comité de défense nationale constitué au Caire et présidé par Yacoub
Pacha Sami, sous-secrétaire d’Etat à la Guerre, fonctionnait
régulièrement à côté d’une « Assemblée nationale » formée de tous les
dignitaires du royaume, princes, rabbins, ulémas, notables, pour étudier
et prendre des mesures de salut public. Cette assemblée avait flétri
solennellement la trahison du khédive « qui a vendu la patrie à
l’étranger » et déclaré déchu de ses droits de souverain.

Le gouverneur du Caire, Ibrahim bey Fawzi, aidé de son zélé
collaborateur Ismaël Effendi Gawdat, faisait régner l’ordre dans toute
l’Egypte.[244]

Non seulement les étrangers au Caire, pendant la campagne, n’étaient
molestés ni de près ni de loin, mais ceux d’entre eux qui avaient besoin
d’argent allaient trouver à la préfecture le gouverneur qui s’empressait
de les aider discrètement et avec tact. Il subventionnait même leurs
hôpitaux.[245]

L’esprit révolutionnaire n’était hostile ni aux étrangers, ni aux
chrétiens, ni au contrôle européen, mais aux usuriers, aux exploiteurs
et aux contrôleurs qui, par suite d’un grave malentendu, s’opposaient à
l’établissement d’un gouvernement national.[246]

La révolution avait pour but principal de prévenir, dans la paix et par
la paix, l’occupation étrangère — conséquence naturelle de la mainmise —
par des réformes urgentes et profondes.

Le Parlement devait être le puissant instrument de cette réforme.

Par un système de provocations savamment combinées, depuis la note
commune jusqu’au bombardement, M. Malet a acculé la révolution à
soutenir prématurément une lutte inégale pour repousser l’invasion.

L’occupation l’a emporté sur la révolution.


[Note 197 : « La continuité de politique, dit-on, est un axiome de
diplomatie scientifique. Si cela est vrai, nos dirigeants —
conservateurs et libéraux — ont, en ce qui concerne l’Egypte, été
éminemment scientifiques pendant les treize dernières années. Malgré la
divergence de vues qui les sépare sur toutes autres questions
_impériales_, ils sont demeurés énergiquement d’accord pour soutenir une
politique de bondholders dans la vallée du Nil. Nous avons été censés
posséder d’autres intérêts nationaux plus élevés en Egypte, mais c’est
maintenant un fait notoire que, depuis la mission Cave, ceux-ci ont été
subordonnés aux intérêts des clients de MM. Goschen et Oppenheims, dont
l’influence dans et au dehors du Parlement a été également suprême avec
Lord Beaconsfield et Lord Salisbury d’une part, et M. Gladstone, d’autre
part. C’est la seule explication plausible de la politique égyptienne de
nos administrations successives depuis 1875. » (Voir l’épilogue d’_Egypt
under Ismaïl_, par J. C. McCoan, 1889.)]

[Note 198 : Lettre au _Times_ du 29 décembre 1880 (publiée dans un
recueil intitulé : _The Egyptian Question_, 1884, par Samuel Baker.)]

[Note 199 : Seul El-Baroudy, le chef du ministère national pendant la
révolution, avait formulé l’idée dans un poème adressé au khédive
Tewfick lors de son avènement au trône, qui avait réveillé des
espérances.]

[Note 200 : DE FREYCINET : _La Question d’Egypte_, 1905.]

[Note 201 : Voir dans le _Siècle_ du 11 avril l’article de son
correspondant du Caire en date du 3 avril 1881.]

[Note 202 : « L’année 1882 nous a trouvés dans la posture de créanciers
inquiets sur l’avenir de leurs titres. Cette question d’argent, on peut
l’avouer aujourd’hui, a trop inspiré l’action de notre diplomatie. Le
souci, très louable assurément, de protéger des intérêts particuliers a,
par moments, empiété sur l’intérêt général et permanent de la France. »
(de Freycinet : _Souvenirs_ 1878-1893).

Un correspondant d’Alexandrie écrivait le 28 février 1881 : « M. de
Blignières, qui est fort loin d’être républicain, s’occupe infiniment
plus d’autres intérêts que de ceux qu’il représente. C’est lui dont
Ismaïl disait : « Ce délégué fera en Egypte sa fortune et celle des
jésuites, dont il veut remplir ma maison ». Dans mes lettres de 1879,
vous retrouverez cette sentence désormais historique. » (Extrait du
_Siècle_ du 8 mai 1881).

M. Jules de Giry disait, dans deux articles cités par des journaux de
l’époque, que M. de Blignières avait été nommé sur l’insistance de Lord
Beaconsfield. Voici les passages essentiels de ses articles :

« 1o Daïra-Sanieh. Quand le contrat Jouvencourt fut expiré, M. de
Blignières résolut d’affermer cette administration (200.000 hectares) à
une compagnie anglaise. M. de Ring s’y opposa ;

« 2o N’ayant pas réussi, le contrôleur voulut, comme compensation,
affermer pour cinquante ans les chemins de fer égyptiens et la
navigation du Nil à une Compagnie anglaise présidée par le duc de
Sutherland et dirigée par M. Easton. C’était livrer l’Egypte pieds et
poings liés à la disposition de l’Angleterre : M. de Ring parvint encore
à paralyser cette bonne volonté anti-française ;

« 3o Quant à l’arrosage du Béhéra, comme c’était une affaire purement
industrielle, la politique n’avait rien à y voir. Cependant, on le sait
au Caire, si M. Easton obtint cette concession, ce fut grâce à la
propagande que fit M. de Blignières dans les bureaux du ministère des
Travaux publics. » (_Le Phare_ d’Alexandrie, 1er et 2 mars 1881).

M. de Blignières resta en Egypte, malgré les protestations mêmes de la
colonie française, jusqu’au retour de M. de Freycinet, qui le remplaça
en 1882 par M. de Bredief : il était trop tard.]

[Note 203 : Voir une lettre du Caire du 7 mars dans _l’Europe
diplomatique_ du 20 mars 1881.]

[Note 204 : Voir le _Siècle_ du 3 avril 1881.]

[Note 205 : D’après _le Courrier de France_ du 8 avril 1881, de
Blignières avait le journal _l’Egypte_, Riaz le journal arabe _El-
Watan_.

D’après John NINET : _Arabi Pacha_, « Riaz dirigeait la presse
européenne, sous le contrôle de ses chefs, Colvin et de Blignières, et
il savait les convertir à ses vues. Cela revenait un peu cher. Ainsi
deux journaux de Paris se rendaient agréables dans l’intérêt des
créanciers, _au prix de six cent mille francs par an la paire_. Mais la
nation qui n’était pas riche payait libéralement. On ne la consultait
guère. Quant à la presse locale non indigène, elle n’était pas négligée.
Une fois, _l’Egypte_ — feuille dévouée au contrôle — poussa son
adulation rampante jusqu’à consacrer six colonnes à la nomenclature des
cadeaux de noces offerts aux époux à l’occasion du mariage de M.
Fitzgerald, comptable de la Dette publique, aux appointements de 80.000
francs, et ex-employé anglo-indien. »

L’auteur ajoute, en note, qu’« au départ de Riaz, après son
renversement, les traces de ces subventions et d’autres documents du
même genre ont été retrouvés dans les papiers de ce ministre, lesquels
revinrent dans les mains de Chérif Pacha, par l’entremise d’Arabi et de
Sultan Pacha ».

On sait que _l’Egypte_ fut supprimée par Chérif Pacha en octobre 1882,
parce qu’elle avait traité Mahomet de faux prophète. Ce qui souleva
l’indignation publique.]

[Note 206 : Voir _l’Estafette_ du 26 avril 1881.]

[Note 207 : Lettre au _Times_ du 29 décembre (_The Egyptian Question_,
1884).]

[Note 208 : _Mémoires_ inédits de Mohamed Abduh.]

[Note 209 : Arabi, en mettant en avant la demande d’une constitution,
avait surtout en vue sa propre sécurité et celle de ses compagnons. Car,
pendant la période écoulée entre février et septembre, les colonels
étaient, à chaque instant, en butte aux intrigues des autorités, et
leurs vies étaient constamment en danger. Il fallait agir pour renverser
le régime et ses soutiens turco-circassiens. Le Parlement devait
inaugurer une nouvelle ère de paix et de justice.

M. Malet écrivait, le 23 septembre, à Lord Granville : « Il (le
mouvement de février) résulta de la négligence relative, ou plutôt
totale de réformes nécessaires dans l’armée, alors que les autres
branches de l’administration étaient l’objet d’une certaine sollicitude.
Les doléances faites alors, au lieu d’être dûment considérées, ne firent
qu’éveiller la suspicion du gouvernement, et les officiers qui
présentèrent la pétition furent traités de la façon le mieux calculée
pour détruire toute confiance en le khédive et le gouvernement... Les
espions rôdaient continuellement autour des résidences des colonels. A
la veille du 9 septembre, Riaz assura que le gouvernement était maître
de la situation et que le danger d’un mouvement militaire était passé. »
(_Egypt_, no 3, 1882.)

Pour plus ample informé, voir le mémorandum de M. Malet susmentionné, et
une lettre du colonel Ahmed Arabi à M. Cookson, datée du 9 septembre, et
qui se trouve dans le Livre bleu. Voir aussi le mémoire d’Arabi Pacha à
son avocat, que nous publions à part. (Note de l’auteur.)]

[Note 210 : WILFRID BLUNT : _Secret History of the English Occupation of
Egypt_.]

[Note 211 : Lettre de M. Sienkiewicz, en date du 20 décembre 1881, à M.
Gambetta (_Documents Diplomatiques_, affaires d’Egypte).]

[Note 212 : Lettre du 17 janvier 1882 à l’agent français au Caire.
(_Documents diplomatiques_).]

[Note 213 : M. de Freycinet raconte dans ses _Souvenirs_ (1878-1895)
qu’à la veille de son avènement au pouvoir, Gambetta, dans un entretien
avec lui, insista sur la question égyptienne : « Je suis d’accord avec
l’Angleterre. L’Europe est indifférente et nous laisse agir. J’ai
préparé sur la côte de Provence un corps de débarquement, six mille
hommes d’infanterie de marine, qu’on peut jeter en Egypte en quelques
jours. Si j’étais resté au pouvoir, ce n’eût pas été long. Gougeard
était prêt. Ne tardez pas, je vous le conseille. »]

[Note 214 : Voir « Author’s diary » dans _Egypt_ : Native rulers and
foreign interference.]

[Note 215 : _Modern Egypt_.]

[Note 216 : _Khedives and Pashas_, by one who knows them well, 1884.]

[Note 217 : Le mot est de Lord Cromer.]

[Note 218 : _Lettre_ du 16 janvier du consul français à M. Gambetta.]

[Note 219 : DE FREYCINET : _La Question d’Egypte_, 1905.]

[Note 220 : « Mahmoud Sami est un de ceux qui, les premiers, ont préparé
le mouvement national depuis le temps d’Ismaïl. Plusieurs chefs du
parti, Nadim, Abduh, et même Arabi, avouent qu’ils doivent leur force à
son aide et à sa constance. Il fut tenté par Ismaïl d’abandonner son
parti, mais il refusa tout argent...

« Intellectuellement, il était très supérieur à Arabi. » (BLUNT :
_Secret History_.)

« Mahmoud Sami était un esprit très supérieur. Homme énergique et
quelque peu ambitieux, il complétait bien Arabi, dont la nature placide
exigeait un certain stimulant dans les circonstances difficiles. » (John
NINET : _Arabi Pacha_.)

« Mahmoud Pacha Sami a profité du contact européen plus qu’Arabi ; il
était plus versé dans la politique et la diplomatie modernes, et il
était plus capable et intellectuellement plus fort que son ancien
ministre de la Guerre, mais il lui manquait le sentiment intense, le
patriotisme entièrement désintéressé et les qualités innées d’Arabi, qui
produisirent une magnétique influence de caractère, à laquelle il était
difficile de résister. » (BROADLY : _How we defended Arabi and his
friends_.)

« Mahmoud Sami était l’âme de l’insurrection et son guide du
commencement à la fin. » (_Colonel_ CHAILLÉ-LONG BEY : _Les Trois
Prophètes_.)

« Le plus intelligent associé et le mauvais génie d’Arabi. » (_Lord_
MILNER : _L’Angleterre en Egypte_.)

« Le plus intelligent parmi les compagnons d’Arabi. » (HASSAN MOUÇA EL-
AKKAD : _Déclarations à l’auteur_, le 13 octobre 1922.)

« Il avait des ambitions indéterminées. » (IBRAHIM EL-HELBAOUI BEY :
_Déclarations à l’auteur_, le 24 octobre 1922.)

« Il était intelligent, mais il avait des ambitions. » (IBRAHIM PACHA
SAID : _Déclarations à l’auteur_, le 15 octobre 1922.)]

[Note 221 : « D’une intelligence remarquable, il devint promptement le
conseiller écouté des révolutionnaires, « l’Aristote de leur
philosophie, le Bismarck de leur politique ». Malgré des opinions assez
éloignées de l’orthodoxie islamique, il jouissait d’une influence
considérable parmi les ulémas et les étudiants, et il contribua beaucoup
à rapprocher des militaires les indigènes acquis aux idées
occidentales. » (BIOVÈS : _Français et Anglais en Egypte_.)

« Cheikh Abduh était peut-être l’homme le plus heureusement doué dans
les rangs des nationalistes égyptiens. Il avait indubitablement beaucoup
aidé à rendre l’opinion publique un facteur réel dans le progrès
égyptien.

« Tout le caractère de Cheikh Abduh fut un exemple d’une grande force
intellectuelle couverte pendant quelque temps par une faiblesse morale
et physique. Jusqu’au _pronunciamiento_ d’Abdin, ses vues étaient
entièrement opposées à celles d’Arabi. Mais, depuis septembre, il
suivait Arabi, devenu le leader de l’Egypte après avoir été le leader de
l’armée. » (BROADLEY : _How we defended Arabi and his friends_.)

« Mohamed Abduh, disait un de ses anciens compagnons, était le meilleur
disciple de Gemmel-Eddin. Il était aussi le conseiller des chefs du
mouvement révolutionnaire où il joua un grand rôle.

« Mais, malgré sa hauteur de vues, il était imprévoyant et trop confiant
en les hommes, _bon enfant_. » (_Déclarations d’Ibrahim Bey El-Helbaoui
à l’auteur_ le 24 octobre 1922.)]

[Note 222 : Voici l’article 34, qui est l’un des articles relatifs au
budget : « Dans aucun cas, la Chambre n’a le droit de discuter le tribut
dû à la Porte, le service de la Dette publique ou n’importe quelle
obligation de l’Etat résultant de la Dette ou de la loi de liquidation,
ou encore des conventions conclues entre les puissances étrangères et le
gouvernement égyptien. »]

[Note 223 : M. Brédif venait de remplacer M. de Blignières.]

[Note 224 : M. DE FREYCINET : _La Question d’Egypte_.]

[Note 225 : « Dès lors (formation du ministère M. Sami), les affaires
publiques cheminèrent paisiblement, juste à point pour fournir la preuve
des capacités incontestables de l’élément indigène.

« Les moins attentifs verront bientôt que la modération et
l’intelligence des nationalistes donnèrent un démenti à la soi-disant
nécessité pour l’Egypte d’avoir une armée de fonctionnaires exotiques,
émargeant de formidables gages. La Chambre en était convaincue. Aussi
ordonna-t-elle plusieurs enquêtes, notamment une sur le cadastre, et une
autre sur l’administration des douanes. Toutes les deux conduites avec
autant d’équité que d’intelligence, prouvèrent surabondamment que les
craintes de M. Malet et des contrôleurs touchant la révocation probable
de hauts employés européens par la Chambre, n’étaient pas chimérique.
Les douanes, durant une période moyenne de cinq années, présentaient un
total de recettes inférieur aux cinq années précédentes. Quant au
cadastre, son inutilité devint manifeste aux yeux de la Commission. »
(John NINET : _Arabi Pacha_.)

« Les attaques contre le cadastre aboutirent, le 13 mars, à la
nomination d’une commission d’enquête présidée par un Français, Larmée
Pacha (BIOVÈS : _Français et Anglais en Egypte_.)

« Et pour couronner l’œuvre, ce financier distingué (Rivers Wilson)
mettait en régie hypothécaire le domaine privé, en garantie d’un emprunt
arbitrairement contracté dans l’intérêt d’une catégorie peu intéressante
de créanciers, et dont une des clauses chargeait le Trésor égyptien de
couvrir les déficits éventuels... » (John NINET : _Arabi Pacha_.)

« Les nationalistes profitèrent d’un déficit de cinq millions dans le
budget des domaines, gage de l’emprunt Rothschild, pour menacer aussi
cette administration. » (BIOVÈS : _Français et Anglais en Egypte_.)

« Il y avait la question des réformes. Maintenant, que la presse était
libre, des attaques commençaient contre divers et gros abus :
l’injustice de la taxation qui, sous le contrôle financier étranger,
favorisait les Européens aux dépens de la population indigène ; la
multiplication non nécessaire de hauts postes tenus par des étrangers ;
la mainmise établie par ceux-ci sur l’administration des chemins de fer
et l’administration des domaines qui avait passé entre les mains des
représentants des Rothschild ; la scandaleuse subvention de 9.000 livres
par an accordée, malgré la pauvreté du pays, au théâtre européen au
Caire. » (BLUNT : _Secret History._)]

[Note 226 : Voir les _Documents diplomatiques_, affaires d’Egypte,
1882.]

[Note 227 : Ce témoignage est corroboré par le savant juriste
international M. de Martens, qui résumait toute la question depuis 1879
jusqu’à 1882 en ces quelques lignes : « L’intervention incessante des
contrôleurs généraux anglais et français dans toutes les affaires
intérieures eut pour résultat une révolution militaire et le soulèvement
des Egyptiens sous la conduite d’Arabi Pacha. » (_Traité de droit
international_.) M. de Freycinet disait aussi en parlant des aspirations
des Egyptiens : « Enfin, sans aller jusqu’à la Constitution d’un
gouvernement parlementaire, il eût été sage d’élargir quelque peu les
attributions de la Chambre, en ce qui concerne surtout la préparation du
budget. Mais on ne voyait en Egypte que des débiteurs, un seul intérêt
primait tout : celui des créanciers européens. On ne réfléchissait pas
que cette poursuite obstinée du gage, cette intervention répétée qui
avait fini par faire passer le gouvernement du pays aux mains des
étrangers, avaient pu, à la longue, blesser un peuple même habitué de
longue date à l’obéissance. » (_La Question d’Egypte_.)]

[Note 228 : Dans l’esprit des révolutionnaires, le règne de Tewfick se
confondait avec le règne d’Ismaïl, dont il n’était que le prolongement.
C’est pourquoi la révolution a fait le procès d’Ismaïl. Rien n’indique
mieux cet état d’esprit que le fait qu’en interrogeant les hommes de 82
encore vivants sur les causes générales de la révolution, ils nous
dépeignent l’oppression d’Ismaïl, comme si Ismaïl régnait encore à la
veille de la révolution. « Celui qui rentrait chez lui le soir n’était
pas sûr du lendemain », nous déclarait Hassan Mouça El-Akkad en parlant
de l’insécurité qui pesait sur la vie des citoyens sous le règne
d’Ismaïl « avant la révolution ».

Tewfick disait même à M. Butler — _Court Life in Egypte_ — : « Les gens
en Europe seraient étonnés s’ils savaient le caractère et l’histoire
véritables d’Ismaïl Pacha ; mais, grâce à Dieu, ces temps barbares ne
sont plus. »

Il y a là probablement la cause principale de la haine vouée par Ismaïl
à la révolution. (Note de l’auteur.)]

[Note 229 : Ce sont Hassan Moussa El-Akkad et Cheikh Hassan El-Adawey.]

[Note 230 : Le mot est de M. de Freycinet, dans la _Question d’Egypte_.]

[Note 231 : _Documents diplomatiques_, affaires d’Egypte, 1882.]

[Note 232 : Lettre du 10 mai 1882 à M. de Freycinet (_Documents
diplomatiques_).]

[Note 233 : Voir la lettre de M. Tissot, ambassadeur de la République
française à Londres, à M. de Freycinet, en date du 12 mai 1882
(_Documents diplomatiques_, affaires d’Egypte).]

[Note 234 : _Documents diplomatiques_.]

[Note 235 : _Egypt_ : Native rulers and foreign interference.]

[Note 236 : Voir BROADLEY : _How we defended Arabi Pacha_ ; _W. S._
BLUNT : _Secret History of the English Occupation of Egypt_ ; T.
ROTHSTEIN : _Egypt’s Ruin_.]

[Note 237 : Voir des détails dans _l’Egypte et l’Europe_, par un ancien
juge mixte, et surtout dans _l’Egypte sous l’occupation anglaise_, par
H. RESENER.]

[Note 238 : Tous les travaux de fortifications étaient interrompus à la
suite de l’ordre de Sa Majesté le Sultan. Pour plus de détails, voir
dans les _Documents diplomatiques_ la reproduction d’une communication
verbale que Munir Bey, premier drogman du Divan impérial, avait faite le
12 juillet aux premiers drogmans des six grandes puissances.]

[Note 239 : Lord Granville chargea son ambassadeur à Paris de déclarer à
M. de Freycinet que « cet acte était considéré par le cabinet anglais
comme un acte de légitime défense n’entraînant aucune conséquence et ne
cachant aucune arrière-pensée de la part du gouvernement britannique ».]

[Note 240 : « Quelles qu’aient été ses inclinations, il (de Freycinet)
hésita à l’idée de détacher de la France toute quantité considérable de
troupes, tant la peur et le doute, quant à la menace allemande,
planaient sur la diplomatie française. Il consulta M. de Lesseps, dont
la seule préoccupation était la sûreté du Canal et des intérêts des
actionnaires, auxquels, pensa-t-il, toutes opérations de guerre seraient
préjudiciables. Il convainquit M. de Freycinet des grandes difficultés
de l’entreprise, lui assurant que cinquante ou soixante mille soldats
seraient nécessaires, et même alors, ils seraient astreints à soutenir
une campagne de six mois, et probablement plus. Une opinion venant d’une
telle autorité ne manqua d’exercer une grande influence, et, en fait, la
flotte française se retira du port d’Alexandrie avant le bombardement
des forts par la flotte anglaise. » (Sir RIVERS WILSON : _Chapters of my
official life_, 1916.)

Cette réserve (le silence de la France), et peut-être aussi l’influence
de la haute finance cosmopolite, qui souhaitait ardemment que le
protectorat anglais vînt consolider les différents emprunts égyptiens,
découragèrent les velléités des autres nations. Seule l’Autriche essaya
de tenir l’Angleterre en lisières. » (BIOVÈS : _Français et Anglais en
Egypte_, 1910.)]

[Note 241 : « Le centre des intrigues était à Alexandrie, dans un bureau
appelé section d’informations militaires où se réunirent nombre
d’anglais fonctionnaires du gouvernement égyptien ou résidant dans le
pays. L’âme de cette organisation était Sultan Pacha qui, se rendant
compte que la distribution d’argent au nom des Anglais n’aurait pas de
résultats, et connaissant bien le pouvoir de l’argent sur les esprits,
se mit à en distribuer au nom du khédive et du Sultan, et choisit pour
l’infiltration de ses idées El-Tahawi, un homme de confiance d’Arabi.
Les sommes distribuées variaient entre trois et quatre livres par tête,
et Arabi ne voulait, néanmoins, croire à la trahison des Arabes. Pour
lui donner le change, El-Tahawi avait soin de le mettre au courant de
certains mouvements de l’ennemi, et Arabi de s’empresser aussitôt de lui
confier tous ses secrets. » (MOHAMED ABDUH : _Notes inédites_.)]

[Note 242 : T. ROTHSTEIN : _Egypt’s Ruin_.]

[Note 243 : Voir sur cette guerre BLUNT : _Secret History_ ; DUSE
MOHAMED : _In the Lands of Pharaons_ ; BROADLEY : _How we defended Arabi
Pacha_.]

[Note 244 : « Deux ou trois gouverneurs de provinces, qui avaient pensé
conquérir les bonnes grâces de Tewfick en imitant Omar Pacha Lotfy,
gouverneur d’Alexandrie, et en incitant aux troubles, furent arrêtés par
eux (Ibrahim Fawzy et Ismaël Gawdat) et gardés en prison jusqu’à la fin
de la guerre, et depuis lors il n’y eut aucun incident regrettable. »]

[Note 245 : C. MOLL : _Souvenirs anecdotiques du blocus du Caire_.]

[Note 246 : Voici les lignes essentielles du programme du parti national
adressé par l’intermédiaire de M. Blunt à M. Gladstone le 20 décembre
1881, et paru dans le _Times_ en janvier 1882 :

« Le parti national reconnaît pleinement les services rendus à l’Egypte
par les gouvernements de l’Angleterre et de la France. Il reconnaît le
contrôle européen comme une nécessité de la situation financière, et sa
continuation actuelle comme la meilleure garantie de prospérité pour le
pays. Il déclare son entière acceptation de la dette étrangère comme une
question d’honneur national, bien qu’il sache qu’elle fut contractée,
non dans l’intérêt de l’Egypte, mais dans l’intérêt personnel d’un
souverain malhonnête et irresponsable, et il est prêt à aider les
contrôleurs dans le paiement de toutes les obligations nationales. Il
considère néanmoins l’ordre de choses actuel comme temporaire de par sa
nature même, et ne se dissimule point l’espoir de dégager le pays
graduellement des mains de ses créanciers. Son but est de voir l’Egypte
un jour entièrement entre des mains égyptiennes. Et il n’ignore pas les
imperfections du contrôle, qu’il est prêt à signaler. Il sait que de
nombreux abus sont commis, soit par des Européens, soit par d’autres...
Il ne peut comprendre que des Européens vivant dans le pays restent à
jamais exemptés de la taxation générale... Il ne veut toutefois proposer
de guérir ces maux par une action violente...

« Enfin, le but général du parti national est la régénération morale et
intellectuelle du pays par un meilleur respect de la loi, par le
développement de l’instruction, et par la liberté politique qui
constituent pour lui les éléments essentiels de la vie du peuple. »]




                              =CONCLUSION=


L’invasion de Bonaparte ouvre l’Egypte à l’influence occidentale.
Mohamed Aly, reconnaissant la supériorité des méthodes européennes,
modifie profondément, par son œuvre civilisatrice, la vie de l’Egypte et
réveille son instinct national.

Cette œuvre devait être continuée par ses successeurs et par une élite
égyptienne qu’il avait formée. Sous Ismaïl, les progrès des
communications modernes et le percement de l’isthme de Suez ont suscité
la convoitise des puissances et l’affluence des étrangers dans le pays.
A l’intérieur, l’invasion de l’occidentalisme marque cette période, dite
de transition. Ismaïl personnifie cette période avec ses défauts
inévitables. Un musulman libéral de l’Inde, M. Huda Bukhsh, signalait
les côtés pénibles de cette transition de l’ancien régime au nouveau :
« L’âge de transition, dit-il, est nécessairement, jusqu’à un certain
point, un âge de morale relâchée, d’indifférence religieuse, de culture
superficielle et de propos légers, mais ce sont des maux transitoires
que le temps guérira de lui-même. »

Ismaïl, aidé de certains ministres comme Nubar, faisait de
l’« européanisme » un système de transformation sociale, mais cet
européanisme du khédive et de sa cour, essentiellement parasite et
nuisible — exception faite de l’œuvre proprement dite, — provoquait les
protestations des Egyptiens un peu sages. Ils « s’alarmèrent de plus en
plus de la manière dont le khédive hypothéquait l’indépendance de
l’Egypte par de gros emprunts européens et épuisait son sang par des
impôts sans fin... En fait, leurs efforts furent dirigés non seulement
contre la bande hétérogène d’aventuriers et de concessionnaires
européens qui inspiraient au khédive des extravagances nouvelles, mais
aussi contre les pachas turcs et circassiens, ses créatures, et contre
les usuriers arméniens et syriens qui était les instruments de sa
volonté. »[247]

Une _fermentation_ générale caractérisa la première période du règne
(1863-1871) : corvée, impôts, conscription forcée, extravagances
khédiviales, prépondérance turco-circassienne et étrangère, absence de
justice, insécurité, tout contribuait à créer cette fermentation.

La faiblesse du gouvernement d’Ismaïl découla de deux faits :
l’absolutisme et le régime capitulaire. Pour y remédier, Nubar, dès
1861, projeta l’établissement de tribunaux mixtes sur une large base ;
mais son œuvre ne reçut un commencement d’exécution qu’en 1876.

D’autre part, depuis 1871, avec l’arrivée de Gemmel-Eddin, un _mouvement
d’idées_ se forma : D’un côté, pour limiter l’ingérence étrangère et le
gouvernement personnel — deux faits connexes — on s’efforça de préparer
les esprits à l’institution d’un régime national et libéral, seul remède
aux maux dont souffrait le pays. On chercha d’un autre côté à réformer
la condition sociale des masses par une juste interprétation des choses
de la religion dont l’esprit avait été faussé par des superstitions, des
traditions et des subtilités théologiques, legs de siècles d’ignorance.
On espérait en même temps préserver la religion, adaptée au progrès, des
attaques de l’occidentalisme.

De cette fermentation et de ce mouvement d’idées est née, en 1877, lors
de la guerre russo-turque, l’opinion publique en Egypte. Une presse
nouvelle servit à former cette opinion, à l’affermir et à lui donner la
manifestation tangible d’une _conscience nationale_ avec laquelle il
faudra compter. La bourgeoisie ou la classe autochtone éclairée engagea
parallèlement la lutte contre l’iniquité turco-circassienne et contre
l’immixtion européenne. En 1881, cette lutte prenait les proportions
d’une révolution ayant pour but la formation d’un gouvernement national
et constitutionnel, qui fît régner la liberté, l’égalité et la justice
pour tous.

La révolution n’a pas réussi dans son œuvre essentielle tendant à lever
la lourde hypothèque qui pesait sur l’Egypte. Par une ironie du sort,
elle a même favorisé, dans une certaine mesure, cette intervention
étrangère qu’elle redoutait tant. Elle porta tristement le poids de la
défaite.

La révolution était _populaire_ ; mais elle n’était pas suffisamment
profonde pour se relever aussitôt des effets de la défaite et combattre,
sans répit l’occupation ; elle n’était pas non plus superficielle au
point de s’éteindre et de faire le deuil de son idéal.

Un souffle de foi et d’espérance avait rempli tous les cœurs. L’idée
nationale était formée ; elle n’attendait qu’un chef capable de
regrouper les forces éparpillées, en former de nouvelles, et réveiller
les esprits : ce fut _Moustapha Kamel_, fondateur du parti national
égyptien, premier parti organisé avec un programme défini et un chef
reconnu. C’est à partir de 1896, au début du règne de l’ancien khédive
Abbas Hilmi, que ce patriote ardent commença son action de propagande
contre la domination anglaise.[248]

Cependant la minorité turque ou circassienne ne constituait plus, depuis
l’occupation, un élément isolé. Soit par suite d’alliances répétées avec
les Egyptiens, soit par suite de transformation lentes, œuvre du temps,
elle se laissait absorber par le type dominant de la race et
disparaissait dans le bloc homogène. Le contact avec l’Europe
s’établissait sur des bases plus larges et plus saines. La bourgeoisie
éclairée recrutait ses éléments les plus actifs parmi les avocats —
devenus nombreux grâce à la réorganisation des tribunaux indigènes — et
les journalistes de talent. Avec le temps, elle étendait son champ
d’action sur les villes et même les campagnes et trouvait dans la
jeunesse ardente des écoles la cheville ouvrière du mouvement dont la
direction lui appartenait.

Survient la guerre mondiale. D’une part, cette guerre a secoué l’Egypte
où les esprits étaient préparés à accueillir le nouvel évangile des
droits des peuples. D’autre part, le protectorat établi en 1914 et son
régime durement subi par toutes les classes pendant la guerre avait
accumulé des haines et des causes de mécontentement contre la domination
étrangère parmi les fellahs aussi bien que parmi l’élite du pays. Il est
bon de rappeler qu’il existe en Egypte des rapports intimes entre les
différentes classes et que l’aristocratie intellectuelle et
l’aristocratie terrienne font, en réalité, partie de la haute
bourgeoisie qui a de solides attaches avec le peuple et qui est, comme
lui, directement issue du sol. Un bourgeois, dans ce pays agricole,
n’est qu’un paysan éclairé. Quelles que soient son éducation et ses
habitudes, c’est le membre d’une famille de fellahs. Dans un sens élevé,
il sent le terroir.

Dès l’armistice, un mouvement profond, sans précédent dans l’histoire de
l’Egypte moderne, se déclenche et prend le caractère d’une révolution
_nationale_ qui se cristallise autour du _wafd_, délégation mandatée par
la nation pour défendre la cause de l’Egypte. C’est la révolution de
1919 qui suit son cours.

Le peuple nilotique, foncièrement pacifique, prend maintenant goût à la
lutte qui stimule toutes les énergies en réserve depuis des siècles et
bannit de la cité politique cette quiétude de l’Orient attribuée, à tort
ou à raison, au climat ou à l’esprit de l’Islam. Ce goût se transporte
sur le terrain économique et réagit contre l’absence plus ou moins
marquée de l’esprit d’entreprise chez la bourgeoisie dans la haute
banque, le haut commerce et l’industrie, restés l’apanage de l’étranger.

Par une déclaration en date du 28 février 1922, l’Angleterre abolit le
protectorat sur l’Egypte et reconnaît son indépendance. Toutefois,
quatre points réservés font de cette indépendance une sorte
d’_occupation invisible_. Les revendications principales des Egyptiens,
touchant l’évacuation complète et le Soudan, feront l’objet de nouvelles
négociations entre l’Egypte et la Grande-Bretagne.

Telle est, dans ses traits essentiels, la genèse de l’esprit national
égyptien.


[Note 247 : Voir l’ouvrage d’un auteur américain : _Le Nouveau Monde de
l’Islam_, par LOTHROP STODDARD, Payot 1923. Malgré des erreurs de
détail, cet ouvrage renferme maints renseignements utiles à tous ceux
qui s’intéressent à l’évolution de l’Islam.]

[Note 248 : Lord Milner dit à propos du mouvement égyptien de 1893 :
« Le mouvement national de l’année dernière, tout différent de celui du
temps d’Arabi, ne fut pas _une levée spontanée du peuple contre une
oppression intolérable_. » (_L’Angleterre en Egypte_.)

Lord Cromer écrit : « La majorité des paysans sympathisait avec Arabi.
Ils se tournaient vers lui pour les délivrer de l’usurier et du pacha. »
(_Modern Egypt_.)]




                             BIBLIOGRAPHIE


                             BIBLIOGRAPHIE
                               * * * * *

Nous donnons ici un exposé succinct de nos principales sources. Il
existe sur l’Egypte une bibliographie remarquable qu’on peut toujours
consulter avec fruit : _Bibliographie économique, juridique et sociale
de l’Egypte moderne_ (1798-1916), par René MAUNIER, Le Caire 1918.

Cette bibliographie[249], donne des indications précises sur les
ouvrages et les différentes bibliothèques où ils se trouvent.

La Bibliothèque Nationale de Paris, possède une riche documentation sur
l’Egypte, mais il faut consulter, pour tous ouvrages parus avant 1884,
l’ancien catalogue (Casier L : Afrique), bien plus complet que le
nouveau catalogue classé par matières.


                     DOCUMENTS ET OUVRAGES PUBLIES


Il existe sur l’Egypte en arabe, en français et en anglais, une foule de
documents _pour servir à l’histoire, pour éclairer_ ; mais il y a très
peu d’ouvrages d’histoire proprement dits. Il faut citer, en premier
lieu, les documents officiels : le livre jaune (Documents diplomatiques,
Affaires d’Egypte (1880-1882), et le livre bleu, (Egypt, correspondence
respecting the affaires of Egypt (1876-1882).


Les ouvrages dont nous nous sommes servis le plus :


A. — Le règne de Mohamed Aly. C’est assurément la période le mieux
étudiée en France :

CLOT (A.-B.). _Aperçu général sur l’Egypte_, 2 vol. in-8o, 1840.

GOUIN (E.). _L’Egypte au XIXe siècle_, in-8o, 1847.

MOURIEZ (P.). _Histoire de Méhémet-Ali_, 5 vol. in-8o, 1855-1857.

ABD EL RAHMAN EL DJABARTI. _Merveilles biographiques et historiques_
(traduction de l’arabe), 4 vol. in-8o, 1891-1896. (Egypte de 1798 à
1820). C’est le point de vue égyptien exposé par un historien
contemporain, témoin des événements.


B. — Le règne de Saïd.

MERRUAU (P.). _L’Egypte contemporaine de Méhémet-Ali à Saïd Pacha_
(1840-1857), in-8o, 1858.

Cet ouvrage étudie de façon claire et approfondie, les réformes de Saïd
qui marquent cette période que les historiens anglais appellent l’âge
d’or ; mais il est nécessairement incomplet. Deux bons ouvrages étudient
les embarras financiers de Saïd qui ont assombri la fin du règne :

_Egypt for the Egyptians_, par un auteur anonyme. Londres, 1880.

_Histoire financière de l’Egypte depuis Saïd Pacha jusqu’à 1876_, par J.
C. (J. CLAUDY), Alexandrie, 1877.


C. — Le règne d’Ismaïl. Certaines questions se rapportant à ce règne
sont bien étudiées. Telle, par exemple, la question du Canal de Suez,
traitée dans un ouvrage magistral et définitif de :

CHARLES-ROUX (J.). _L’Isthme et le Canal de Suez. Historique, état
actuel_, 2 vol. in-8o, 1901, 516, 550 pages.

Telle, aussi, la question financière, dont il n’existe, cependant, étant
donné sa complexité étendue, une étude complète :

MAC COAN (J.). _Egypt under Ismaïl. A romance of history, with an
appendix of official documents_, in-8o, 1889.

_Egypt_. No 7 (1876). _Report by M. Cave on the financial condition of
Egypt_.

Rapport traduit en français in _L’Economiste Français_, 8 avril 1876.

SEYMOUR KEAY (J.). _Spoiling the Egyptians : a tale of shame told from
the british blue books_. Londres, 1880.

D’après M. Blunt (introduction d’_Egypt’s ruin_), cette brochure fit
sensation en 1882 et détermina en Angleterre un courant d’opinion
favorable à l’Egypte.

RIVERS WILSON. _Chapters of my official life_. London, Arnold 1916.

ROTHSTEIN (Th.). _Egypt’s ruin. A Financial and administrative record_.
Londres, 1910.

MULHALL. _Egyptian finance_. _Contemporary Review_, oct. 1882.

WILSON (J.). _The eleventh plague of Egypt_. _Fortnightly Review_.
XXXVIII, 1882.

DES MICHELS. _Souvenirs de Carrière_ (1855-1886). Paris Plon, 1901.


D. — Le règne de Tewfick. Deux ouvrages sur la révolution de 1881-1882
se recommandent par leur solide documentation, bien qu’ils ressemblent
plutôt à des mémoires qu’on lirait avec intérêt, mais aussi avec
précaution :

BLUNT (W.-S.). _Secret history of the english occupation of Egypt, being
a personal narrative of events_, 2e éd., in-8o, 1907.

BROADLEY. _How we defended Arabi and his friends_, in-8o, 1884.


                                   II


Nous donnons ici le nom d’autres ouvrages ou documents indispensables
pour la compréhension de la question. Tout d’abord, la lecture de
journaux comme le _Times_ et le _Progrès Egyptien_ s’impose. On y trouve
maints commentaires sur les événements.

AUDOUARD (Mme Olympe). _Les mystères de l’Egypte dévoilés_, in-16, 1865.

GELLION DANGLAR (E.). _Lettres sur l’Egypte contemporaine_, 1865-1875,
in-8o, 1876.

LEON (E. De). _The Khedive’s Egypt’s or, the old house of bondage under
new masters_, in-8o, 1877.

LANE-POOLE (Stanley). _Egypt_, in-16, 1881.

BEMMELEN (P. van). _L’Egypte et l’Europe_, par un ancien juge mixte, 2
vol. in-8o, 1882.

BIOVÈS (A.). _Français et Anglais en Egypte_ (1881-82), in-8o, 1916.

MALORTIE (K. von). _Egypt : native rulers and foreign interference_,
in-8o, 1883.

MOBERLY BELL. _Khedives and Pashas, by one who knows them well_.
Londres, 1884.

LORD CROMER. _Modern Egypt_.

MILNER (A.). _England in Egypt_, in-8o, 1892 (traduit en français :
L’Angleterre en Egypte. Plon, 1898).

CHAILLÉ-LONG. _L’Egypte et les Provinces perdues_, 1899.

PENSA (H.). _L’Egypte et le Soudan égyptien_, 1895.

STODDARD (Lothrop). _Le Nouveau Monde de l’Islam_, in-8o, Payot, 1923.

BORELLI (Octave). _La Législation égyptienne annotée_. Le Caire, 1892.

_Documents et extraits de journaux relatifs aux affaires d’Egypte_,
1881.

_Manifeste du parti national égyptien_, traduit de l’original, 4 nov.
1879. (A la Bibliothèque Nationale, cote : 03 b. 516.)

HOLYNSKI (Alexandre). _Nubar Pacha devant l’histoire_, in-8o, 1885.

FREYCINET (De). _Souvenirs_ (1878-1895).

FREYCINET (De). _La Question d’Egypte_, in-8o, 1905.

SAMUEL BAKER. _The Egyptian Question_. Londres, 1884.

KUSSEL (De). _An Englishman’s recollections of Egypt_, 1863 to 1887,
in-8o, 1915.

PENFIELD (F.-C.). _Present-day Egypt_, in-8o, 1899.

FARMAN (E.). _Egypt and its betrayal_ : an account of the Country during
the periods of Ismaïl and Tewfick Pashas, and of how England acquired a
new empire, in-8o, 1908.

DUSE MOHAMMED. _In the land of the Pharaohs. A short history of Egypt
from the fall of Ismaïl_, in-8o, 1911.

ABOUT (Edmond). _Le Fellah. Souvenirs d’Egypte_, in-8o, 1869.

COCHERIS (J.). _Situation internationale de l’Egypte et du Soudan_,
in-8o, 1903.

RHONÉ (Arthur). _L’Egypte à petites journées. Le Caire d’autrefois_,
in-8o, 1877.

NINET (John). _Au pays des Khedives_. Plaquettes égyptiennes, in-16,
1889.

PERRIÈRES (C. des). _Un Parisien au Caire_, in-16, Le Caire, 1873.

NINET (John). _Arabi Pacha_, in-16, 1884.

DICEY (E.). _The story of the Khedivate_, in-8o, 1902.


                                  III.


                           DOCUMENTS INEDITS

_Mémoires d’Arabi Pacha._

_Mémoires de Mohammed Abduh._

_Notes de Mohammed Abduh._


[Note 249 : On peut consulter cette bibliographie à la Bibliothèque
Nationale de Paris ou à la Bibliothèque de la Faculté de droit.]




                          =TABLE DES MATIÈRES=
                               * * * * *


                                      Pages

  AVANT-PROPOS                            1

  INTRODUCTION                            5

              CHAPITRE PREMIER

  LES FINANCES DU KHÉDIVE                17

                CHAPITRE II

  L’ŒUVRE D’ISMAIL                       66

               CHAPITRE III

  L’OPINION PUBLIQUE                     96

                CHAPITRE IV

  IMPERIUM IN IMPERIO                   165

                CHAPITRE V

  LA RÉVOLUTION                         188

  CONCLUSION                            226

  BIBLIOGRAPHIE                         231




                               APPENDICE
                               * * * * *

                        =Mémoire d’Arabi-Pacha=
                             A SES AVOCATS
                              Octobre 1882

[Décoration]


                              INTRODUCTION


Ce plaidoyer présenté, sous forme de mémoire, par Arabi-Pacha à ses
avocats, n’a pas été publié en arabe. Tout au plus en trouve-t-on
quelques extraits dans l’ouvrage de Sirhank pacha, intitulé : _Tarikh
Doual-El-Bihares_ (Histoire des puissances maritimes).

M. A. Broadley, l’avocat chargé par M. Wilfrid Scawen Blunt de défendre
Arabi et ses compagnons, en donna dans la _Nineteenth Century_ de
décembre 1882, un résumé intitulé : _Instructions to my Counsel_. Il
écrivait à ce propos : « Au cours d’une entrevue, le dimanche 22
octobre, Arabi proposa de nous faire un exposé écrit de son cas. Il se
mit à le rédiger, le même jour, sans s’aider de mémoires ou de documents
quelconques. Il acheva le travail le soir du samedi suivant et le
signa : Ahmed Arabi, l’Egyptien. Un résumé de la traduction de
l’original — qui est en langue arabe — est ce que je puis à présent
offrir au public. »

Malheureusement, le résumé donné par M. Broadley dans la revue en
question ne répondait pas à l’attente générale. Il dénote chez le
traducteur une connaissance superficielle de la langue arabe. Le texte
anglais est parfois en contradiction avec le texte arabe, et la relation
d’Arabi s’en trouve déformée et comme mutilée[250].

Nous nous devions à nous-même et nous devions à la vérité de rétablir,
avec le seul souci de l’exactitude, le texte de cet exposé, ou plutôt
_la pensée d’Arabi dans son intégralité_. Pour y arriver, nous n’avons
pas hésité, en attendant la publication de l’original, que nous nous
proposons de faire ultérieurement[251], à élaguer un peu la forme, en
certains endroits, afin d’éclaircir cette pensée et de la rendre
intelligible au génie français fait de clarté.

Ce mémoire est d’autant plus intéressant qu’il soulève certains coins de
voile. Non seulement Arabi y est peint sur le vif par lui-même, mais on
y retrouve encore l’atmosphère de ces événements mémorables.

Ce récit sincère, entaché parfois de quelques inexactitudes et mal
écrit, nous montre l’homme qui semblait être le maître des destinées de
l’Egypte tel qu’il était, non pas illettré, ou simple aventurier
militaire, mais humanitaire trop confiant dans les hommes, altéré de
justice et d’idéal, peu au courant de la diplomatie, d’une culture assez
rudimentaire, mais intelligent et suffisamment doué de bon sens.

L’un de ses compagnons, Ahmed bey Rifaat, ancien directeur du Bureau de
la Presse, déclarait à M. Broadley : « Arabi n’était ni un grand
diplomate, ni un habile politicien ; il n’était même pas capable, comme
chef militaire, de résister aux forces supérieures de l’Angleterre.
Mais, comme Egyptien, réellement honnête et nullement ambitieux, il
était en mesure de conduire ses compatriotes dans leur croisade pour la
justice. »

Nul doute qu’Arabi n’ait été un sincère patriote, un honnête modéré dans
toute l’acception du terme. Mais on peut se demander s’il a réellement
toujours réussi à maîtriser le courant révolutionnaire. Nous ne le
croyons pas. Dépourvu d’esprit politique et peu versé dans les intrigues
de la diplomatie européenne, il se laissait souvent dépasser par les
événements. En second lieu, il lui manquait ce caractère qui résiste à
l’enivrement du triomphe, à la flatterie des partisans, et que la
défaite n’entame pas. Un exemple entre mille le montre sous son vrai
jour. Au moment où allait se livrer la bataille décisive de Tel-el-Kebir
(c’était dans la nuit du 13 au 14 septembre 1882), Arabi, entouré de
courtisans qui vantaient son héroïsme et de cheiks musulmans, faisait la
prière (zikr). Cependant, les soldats ennemis pénétraient dans les
lignes avancées sans coup férir, grâce à la trahison d’Aly Youssef,
commandant de la cavalerie et des _Arabes_ qui avaient toute la
confiance d’Arabi.

Enfin l’entourage d’Arabi était surtout formé d’officiers naturellement
portés à l’exagération et à l’extrémisme. Toutefois, leur politique
était souvent contrebalancée par celle de Mahmoud Sami et de Mohammed
Abduh, cerveau régulateur d’un mouvement que des adversaires intéressés,
postés dans les coulisses, cherchaient à précipiter dans le désordre.

La première partie de ce mémoire traite des événements qui précédèrent
la guerre. Elle nous est particulièrement précieuse, car elle donne,
grâce à d’abondants détails, l’impression de cette _insécurité_ qui
pesait si lourdement sur la vie des Egyptiens, de cette insécurité qui
créait chez eux depuis le règne d’Ismaïl, cet amour de la Loi dont ils
souhaitaient tant l’établissement pour les protéger contre l’injustice.
Ils voulaient, d’une part, de même que les républicains français du
Second Empire, « la liberté individuelle désormais placée sous l’égide
des lois et non soumise au bon plaisir et à l’arbitraire
administratifs » et, d’autre part, la liberté _collective_ comme peuple.

Toutefois, ce mémoire fait timidement allusion à l’immixtion étrangère
et à ses conséquences. Arabi semble uniquement s’acharner à faire le
procès de Tewfick et des Turco-Circassiens ennemis de l’intérieur. Sur
ce point, il y a unanimité d’opinion, même chez les Anglais le plus
imbus de l’idée impérialiste. Tous s’accordent à dire que le Khédive et
le parti circassien étaient plus ou moins responsables de la tournure
prise par les événements.

Cependant un fait capital domine dans ce mémoire. Arabi réfute l’idée de
rébellion et fournit maintes preuves à l’appui de sa thèse. On trouvera
dans l’ouvrage de M. Broadley, _How we defended Arabi and his friends_,
Londres 1884, des détails circonstanciés sur la mise en jugement d’Arabi
et de ses amis. Ce renvoi ne peut néanmoins nous dispenser d’expliquer
l’origine de l’accusation portée contre Arabi, dans ses rapports avec la
défense.

Au mois de septembre 1882, M. Broadley, futur principal avocat de
l’accusé, et M. Mark Napier, avocat adjoint, furent chargés par M.
Wilfrid Scawen Blunt, et à ses propres frais, de se rendre en Egypte
pour défendre Arabi.

L’opinion anglaise de ce temps, grisée par la victoire, réclamait à cor
et à cri une punition exemplaire pour les anciens chefs de la révolution
devenus prisonniers de l’armée britannique : « Les Egyptiens, écrivait
Sir Samuel Baker dans le _Times_ du 19 septembre, doivent apprendre
d’une manière sévère et non mitigée, que le khédive est la tête légale
et qu’il représente le gouvernement de l’Egypte ; que la rébellion
contre son autorité est une haute trahison et que la peine de haute
trahison sera infligée sans aucune chance de sursis ou de pardon. »

Arabi, raconte son avocat, était alors prisonnier, mais sa vie était en
danger. Des correspondants zélés avaient interviewé Tewfick, Chérif et
Riaz, touchant le traitement du vaincu. Ils furent unanimes à déclarer :
« La vie d’Arabi doit être la rançon de son échec et lui et ses amis
doivent mourir. »

Peu à peu, grâce à l’intervention énergique de M. Blunt et aussi à
l’accalmie qui succéda à la première excitation, une réaction commença à
se faire jour dans les milieux britanniques officiels.

A son arrivée au Caire, en octobre, M. Broadley trouva dans l’_Egyptian
Gazette_ une lettre ouverte fort significative signée E. T. Rogers Bey.


En voici un extrait :


    « Monsieur,

« Je ne puis m’empêcher de vous adresser, en ma qualité de rédacteur en
chef du seul journal anglais d’Egypte, quelques lignes pour exprimer ma
ferme opinion qu’il y aura un déni de justice, si jamais les avocats
anglais sont autorisés à défendre le principal rebelle, Arabi. Les
Anglais qui ont résidé en Egypte pendant des années, et qui sont dignes
du titre d’_Anglo-Egyptiens_, connaissent, aussi bien que les Ministres,
le caractère des Egyptiens et sont complètement d’accord avec eux quant
à la nécessité d’un châtiment mérité. »

Rappelons qu’Arabi, qui s’était constitué, dès le 14 septembre,
prisonnier anglais entre les mains du général Lowe, avait été remis, le
4 octobre, aux autorités égyptiennes. Il resta depuis lors dans la
prison de la _Daira Saniya_ sous la garde des soldats anglais et turco-
circassiens.

Riaz pacha, ministre de l’Intérieur, ne voulait même pas admettre le
principe de la défense des « coupables » et refusait, en conséquence,
d’autoriser les avocats à voir leurs clients. Au cours d’une interview
qui eut lieu à ce sujet, le 9 octobre, entre M. Malet, Consul anglais et
M. Broadley, le premier « admit que la remise d’Arabi avait été faite
sous condition qu’il aurait le droit d’avoir un avocat pour sa
défense. »

A vrai dire, le Khédive et ses ministres, par un décret du 28 septembre,
avaient institué une commission d’enquête présidée par un ancien
gouverneur militaire du Soudan, Ismaïl pacha Ayoub, et formée en grande
partie de Turco-Circassiens, pour instruire le procès des rebelles et
les faire condamner à mort par une Cour martiale présidée par Mohamed
Reouf pacha et formée également dans des conditions qui offraient peu de
garanties aux accusés.

Riaz pacha suscitait toutes sortes de difficultés aux avocats qui,
finalement, furent autorisés à visiter Arabi en prison, le 14 octobre.

En même temps, M. Borelli, conseiller légal au Ministère de l’Intérieur,
leur adressa une note ainsi conçue :

Ahmed Arabi et autres sont accusés :


I. — D’avoir arboré le drapeau blanc à Alexandrie le matin du 12
juillet, en violation des lois de la guerre et du droit des nations,
_jus gentium_, et d’avoir en même temps retiré ses troupes et provoqué
l’incendie et le pillage de la dite ville ;


II. — D’avoir excité les Egyptiens à porter les armes contre le Khédive
(crime relevant de l’article 5 du Code Militaire et de l’article 55 du
Code Pénal ottoman) ;


III. — D’avoir continué la guerre malgré la nouvelle de paix (crime
relevant de l’article III du Code Pénal ottoman) ;


IV. — D’avoir provoqué la guerre civile et porté la dévastation, le
massacre et le pillage sur le territoire égyptien (crime relevant des
articles 56 et 57 du Code Pénal ottoman).


Le 21 octobre, Borelli bey, d’une part, M. Napier et M. Broadley, de
l’autre, signèrent un accord concernant la procédure à suivre. Il
garantissait notamment aux accusés la liberté de défense et accordait
aux avocats le droit d’examiner ou de consulter les registres des
procès-verbaux de la Commission d’enquête. Cet accord était, suivant
l’expression de M. Broadley, leur « ancre de salut ». C’est pourquoi M.
Borelli et la dite commission cherchèrent par des subterfuges à
esquiver, pendant tout le mois de novembre, les règlements de cette
procédure gênante.

Quant aux accusations formulées, M. Borelli et les avocats arrivèrent à
un compromis : « Une seule resta réellement, dit M. Broadley, celle de
rébellion portée sous différentes formes contre Arabi, tantôt pour avoir
« poussé les Egyptiens à s’armer contre le Khédive », tantôt pour avoir
« continué la guerre après la nouvelle de paix », tantôt pour avoir
« suscité la guerre civile et porté la dévastation sur le territoire
égyptien ».

« Notre ligne de défense, sur ce point, était claire. Le sultan était le
« suzerain » d’Arabi, le khédive était son supérieur immédiat et le
représentant de son suzerain. La guerre était délibérément commencée
avec l’approbation du khédive, de ses ministres responsables, de
l’envoyé du sultan, Dervisch pacha. Trois jours plus tard, le khédive,
alors sous notre garde et sous notre protection, donna contre-ordre pour
cesser la guerre. Sa position véritable rendit tous ses actes et ordres
_ipso facto_ nuls et non avenus (Calvo, _Le Droit international_, vol.
IV, p. 354, Paris, 1881).

« Légalement, Arabi n’était pas « rebelle » moralement, son seul titre à
cette appellation était son échec. »

C’est cette thèse qu’Arabi développe dans son mémoire d’un bout à
l’autre, et son défenseur partage franchement sa manière de voir. Mais
M. Broadley ira-t-il jusqu’au bout de sa démonstration contre la thèse
opposée, qui est en réalité celle de l’Angleterre officielle ? Il semble
que non. Pour obtenir pratiquement gain de cause, un nouveau compromis
s’imposait : « Le gouvernement anglais, dit le principal avocat d’Arabi,
était lié par l’existence d’une rébellion réelle, et, si celle-ci était
formellement admise, peu lui importait le reste. En tous cas, toute idée
d’exécution capitale était hors de débat.

« Le Foreign Office était, j’en suis certain, conscient des avantages
d’éviter un procès en règle, pourvu que la reconnaissance de la
rébellion fût obtenue autrement. »

Aussi M. Broadley ne tarda-t-il pas à se mettre d’accord avec les
représentants anglais et les autorités égyptiennes sur la mise en scène
du procès et le jugement final. C’est ainsi que, le 3 décembre, la Cour
martiale se réunit sous la présidence de Reouf pacha. Celui-ci déclara
en s’adressant à l’accusé : « Ahmed Arabi pacha, vous êtes accusé devant
nous, sur le rapport de la commission d’enquête, du crime de rébellion
contre S. A. le khédive (crime relevant des articles 96 du Code
militaire ottoman et 59 du Code pénal ottoman. »

M. Broadley répondit pour Arabi qui plaida coupable. Au cours de
l’après-midi, le jugement fut soumis au khédive qui commua la peine de
mort en exil perpétuel.

Le 26 décembre 1882, Arabi et ses principaux associés partirent pour
Ceylan, la vie sauve, au grand désespoir de Riaz pacha qui donna sa
démission, du khédive et du parti turco-circassien.

Nous ne saurions terminer cependant sans attirer l’attention sur ce fait
important. La manière dont fut jugé le procès d’Arabi est
incontestablement à l’origine de ce « mystère » qui plane aujourd’hui,
même dans des ouvrages très sérieux[252], sur les événements de 1881-82
et particulièrement sur le rôle d’Arabi. D’autant plus que la cour et la
presse de la cour cherchaient à jeter un voile épais sur la trahison de
Tewfick en lançant contre Arabi des accusations sans fondement. M.
Bichara Takla, journaliste syrien d’une grande habileté, très dévoué à
la politique du khédive, raconte M. Broadley, publia, peu de jours après
le procès, un article pour démontrer la « complicité » d’Arabi avec les
Anglais auxquels il « vendit » la victoire de Tel-el-Kébir.

C’est de là — croyons-nous — que date la légende de la trahison d’Arabi,
qui se forma plus tard et qui pèse encore sur la mémoire de ce grand
patriote.


[Note 250 : Nous voulons donner, à titre d’exemple, la traduction
littérale d’un passage de la traduction anglaise concernant la démission
du ministère Chérif : « La commission constituée pour étudier les
règlement militaires, ayant recommandé certaines reformes et le
ministère opposé à celles-ci, Chérif pacha et tous ses collègues
donnèrent leur démission. »

Or voici la traduction exacte du passage en question d’après
l’original :

« ... Des lois équitables furent établies pour l’armée. Mais à la suite
d’un désaccord survenu entre le ministère et la Chambre, Chérif pacha
donna sa démission. »

On sait que la question du budget fut à l’origine de ce désaccord.]

[Note 251 : L’original dont nous possédons une copie se trouve aux
archives du ministère de la justice, au Caire.]

[Note 252 : Voir par exemple : _Les Revendications nationales
égyptiennes_, mémoire présenté à la Conférence de paix par la délégation
égyptienne en 1919.]




                            PREMIERE PARTIE


L’armée égyptienne comptait, en 1880, douze régiments d’infanterie. Le
ministre de la guerre, Osman Rifky pacha, voulait la réduire à la moitié
de cet effectif. Il existait en ce temps-là en Egypte un fanatisme de
race qui tendait à réserver d’abord les honneurs, les promotions et les
récompenses aux Circassiens mameluks de la famille khédiviale ou aux
zawates (nobles) mameluks de la dite famille, aux Turks ou autres
étrangers _moualladines_[253]. Les Egyptiens étaient les derniers à
avoir accès aux emplois publics et à obtenir de l’avancement ; encore
n’était-ce que dans les cas de nécessité absolue, lorsqu’il ne se
trouvait pas d’étrangers pour occuper leurs places.

C’est pourquoi, jusqu’à cette époque (1881), il n’y avait pas dans
l’armée un seul général de nationalité égyptienne, malgré la présence
d’hommes d’une valeur incontestable. Osman Rifky était connu pour sa
politique résolument favorable à l’avancement des Circassiens au
détriment des indigènes. Les officiers égyptiens, mécontents de ses
procédés, se réunirent dans un endroit désigné et m’envoyèrent demander,
alors que j’assistais au banquet d’un pèlerin[254]. Je les trouvai fort
surexcités et ne pus que les inviter à garder leur sang-froid et à
présenter au président du Conseil, Riaz pacha, une requête demandant
l’égalité entre fonctionnaires, l’abandon du fanatisme de race,
l’établissement de justes lois garantissant à chacun ses droits et la
nomination d’un Egyptien au ministère de la Guerre, conformément aux
usages en vigueur en Europe. Cette requête devait être signée seulement
de deux ou trois représentants agréés par eux. Ma proposition acceptée,
ils convinrent d’un commun accord de déléguer les trois colonels
égyptiens Ahmed Arabi, Ali Fahmy, et Abd-el-Aal Hilmy pour présenter la
requête au Premier ministre dans l’intention de faire régner des
sentiments de concorde et de mutuelle confiance entre les fonctionnaires
aussi bien qu’entre les habitants de l’Egypte, et d’effacer des cœurs
toute trace de haine suscitée par l’inégalité et le « fanatisme »
préjudiciable à l’intérêt public. A la suite de cette démarche, un
Conseil de ministres et de quelques chefs circassiens se tint sous la
présidence du khédive et décida d’ordonner par décret une enquête comme
de coutume. Mais cette ordonnance ne tendait au fond, comme il apparaît
à tout observateur, qu’à notre condamnation à mort par une méthode tout
égyptienne, c’est-à-dire occulte, car les termes en sont tout à fait
nouveaux et dénotent une étrange manière de procéder vis-à-vis d’un
plaignant qui adresse ses doléances aux chefs du gouvernement. En effet,
les 30 et 31 janvier 1881, nous reçûmes du ministre de la guerre une
convocation aux fins de nous rendre à Kasr-el-Nil[255] pour assister aux
noces de la sœur du khédive. Lors de notre arrivée, au jour fixé, tous
les généraux et commandants de régiments étaient présents. Devant cette
assistance, il fut donné lecture de l’ordonnance khédiviale et nous
prîmes connaissance de notre destitution. En outre, le Conseil nous
remplaça aussitôt par de nouveaux commandants. De jeunes officiers
circassiens, revolvers en main, gardèrent ensuite le passage jusqu’à
notre entrée en prison. Nous entendîmes alors Khosrou pacha éclater de
rire et s’écrier en langue turque : « Zinbilli Herflerr », terme de
mépris qui signifie : « Espèce de fellahs travailleurs ! »

Auparavant, le ministre de la Guerre avait donné au lieutenant Ibrahim
bey Fawzi qui commandait les forces de police du Caire l’ordre de
renforcer les gardes des commissariats, d’empêcher les soldats de
rentrer au Caire, d’arrêter tous lieutenants ou sous-lieutenants arabes
(égyptiens) et de les enfermer dans la citadelle. Fawzi bey, à titre de
récompense, devait être promu au grade de colonel. Ordre fut également
donné à l’administration d’envoyer près de Kasr-el-Nil un bateau à
vapeur pour nous emmener on ne sait où. Il portait trois caisses de fer
destinées à nous noyer dans le Nil suivant les méthodes du gouvernement
de l’ancien khédive.

Les dispositions étaient ainsi prises, lorsqu’arriva sur les lieux le
premier régiment[256] et nous délivra de la prison. Debout sur une
hauteur en face du Kasr, je recommandais à haute voix aux soldats de
respecter la discipline, et de se garder bien de molester de près ou de
loin aucun des Circassiens nos frères, ou de transgresser les lois de
l’humanité, et de se modérer. Peu après, je leur donnai l’ordre de
regagner leurs casernes.

J’adressai ensuite un exposé de la situation aux Consuls généraux de
France et d’Angleterre et aux agents des puissances, sollicitant leur
appui et l’examen bienveillant de notre cas et les rassurant sur la vie
et les biens des Européens. Nous nous adressâmes, en particulier, au
baron de Ring, entre les mains duquel nous remîmes le texte de
l’invitation aux noces de la sœur du khédive portant la signature même
du ministre de la Guerre.

Entre temps les zawates (nobles) se réunirent chez le khédive et
décidèrent d’ordonner au premier régiment de nous livrer publiquement
aux autorités. En cas de désobéissance, il devait être canonné au vu et
au su de tous. Heureusement la guerre civile put être évitée à temps,
grâce à l’arrivée sur les lieux du régiment soudanais de Toura. C’est ce
nouveau fait qui modifia la décision des zawates et les dissuada de ne
s’en tenir qu’à la force armée. L’agent diplomatique de Grande-Bretagne,
Sir Edward Malet, et l’agent de France, baron de Ring, intervinrent et
réglèrent le différend à l’amiable. Le khédive nous accorda notre pardon
et nous reçûmes l’ordre de demeurer chacun à notre poste à la tête de
notre régiment. En même temps, des ordres formels furent envoyés aux
régiments dans le dessein de mettre fin au fanatisme de race et
d’établir l’égalité entre tous. Mahmoud Sami pacha (El-Baroudy) fut,
conformément aux justes lois, désigné comme ministre de la Guerre à la
place d’Osman Rifky pacha, le Circassien.

Le 2 février (1881), le khédive manda deux officiers et les chargea de
veiller à sa sécurité en leur affirmant qu’ils jouissaient pleinement de
sa grâce. Je ne pus hésiter alors à demander audience, à prêter à Son
Altesse un serment de fidélité et à souhaiter, en partant, que son règne
reposât aussitôt sur les bases de l’égalité et de la justice.

Le vendredi 4 février, le khédive nous donna l’ordre, à mon ami Aly bey
Fahmy et moi, d’aviser personnellement les Consuls généraux français et
anglais que nous étions chargés de garantir l’ordre public et la vie et
les biens des Européens. Nous nous exécutâmes de bonne grâce, d’autant
que cette déclaration correspondait à notre pensée intime qui est à
l’origine de tous nos actes.

                                   *
                                  * *

Nous croyions que ce pardon et que ces ordres qui tendaient à faire
régner une loi de justice et d’amour et à bannir tout « fanatisme »
étaient sincères ! Et voici qu’on jette dans les cœurs une semence de
haine et de discorde : Youssef pacha Kamal, un Circassien, directeur de
la daïra (administration privée) du khédive, manda à la daïra par
l’intermédiaire d’un sergent circassien du régiment soudanais, tous les
sergents soudanais mariés à la daïra[257], leur distribua de l’argent et
les incita à pousser les soldats à la désobéissance aux ordres des
chefs, leur promettant, à titre de récompense, leur promotion comme
officiers. Ces instructions émanaient en réalité du khédive lui-même.

Lorsque les faits furent révélés par la presse, le dit pacha fut
apparemment congédié de la daïra, mais il continua à la gérer en fait.

Cette ruse déjouée, un certain Ibrahim Agha, préposé au service du
khédive, se mit à son tour à semer l’intrigue et les causes de
dissension. Il ordonna à Farag bey El-Zeiny d’encourager les sergents
soudanais à assassiner leurs officiers ; les sergents reconnurent, du
reste, au cours de leur interrogatoire, des choses vues et entendues.
Quant à Farag bey, l’enquête révéla qu’il était porteur d’un papier
revêtu de la signature d’Ibrahim Agha et où il était dit expressément
que l’ordre en question était conforme à la volonté du khédive. Le
nouveau ministre de la Guerre, Mahmoud pacha Sami[258], eut ce papier
entre les mains et le procès fut jugé par une Cour martiale qui infligea
à Farag bey la peine de dégradation au rang de sergent et son renvoi à
Massaouah. Le khédive intervint et donna l’ordre formel de laisser Farag
bey partir avec ses grades comme n’ayant pris l’initiative de ses actes
qu’en vertu d’un ordre supérieur. Il décida ensuite d’envoyer Farag bey
au service du gouvernement à Khartoum, sa ville natale où il avait des
propriétés, et cela à l’insu du ministère. Bien plus, la femme de Farag
bey s’en fut le rejoindre à Khartoum par voie de Suakin aux frais de la
daïra khédiviale sans l’autorisation du gouvernement, contrairement à la
pratique ordinaire.

Le Soudanais Farag bey et les sergents ayant échoué dans leurs
intrigues, on prit le parti d’employer à cette besogne de corruption
Selim Saïb — marié à la daïra — et Aly Labib, deux sergents du régiment
soudanais commandé par Abd-el-Aal bey Hilmy. On leur donna l’argent
nécessaire, par l’intermédiaire d’Ibrahim Agha, et tous deux se mirent à
semer la division et l’intrigue parmi les troupes où ils réussirent à
gagner dix-neuf officiers. Toute la trame de cette affaire fut dévoilée
par une Cour martiale mixte dont faisaient partie des Européens sous la
présidence du sous-secrétaire d’Etat à la Guerre, Hassan pacha Aflatone.

L’enquête ayant établi que le khédive était également l’instigateur de
ces menées, la Cour se contenta d’infliger aux coupables des peines
légères, variant entre quinze jours et un mois de prison, sans
dégradation. D’aucuns furent envoyés au Soudan au service du
gouvernement sans être inquiétés le moins du monde, pour leurs titres ou
grades, dans l’intention évidente de donner satisfaction au khédive.
Mais ces peines mêmes ne furent pas appliquées en raison du pardon
accordé aux condamnés par le souverain qui ne pouvait ignorer qu’ils ne
faisaient qu’exécuter ses ordres par l’intermédiaire de son valet,
Ibrahim Agha. Tous ces faits sont péremptoirement prouvés dans le
dossier de l’enquête.

Des menées semblables furent tentées dans le premier régiment aussi bien
que dans le quatrième qui était sous mes ordres. Je m’efforçais de les
étouffer au fur et à mesure, afin d’empêcher les bruits de prendre des
proportions de nature à offusquer la dignité khédiviale. D’autant que je
tenais à être au premier rang de ses défenseurs dans l’espoir d’amender
le khédive, et de le faire revenir à de meilleurs sentiments à notre
égard. Cependant le système d’intrigues continua indéfiniment sans qu’on
réussît à nous faire tomber dans le piège grossier tendu sous nos pas.
Le principal mérite en revient au ministre de la Guerre, Mahmoud Sami
pacha, qui réprouvait ces menées occultes. Aussi ne tarda-t-on pas à
prier ce ministre de démissionner pour céder la place au gendre du
khédive, Daoud Yeghen pacha, homme élevé dans la maison de son père,
loin du monde, ignorant tout du gouvernement, de l’administration et des
questions militaires[259].

Dès son entrée en fonctions, le nouveau ministre donna aux officiers
l’ordre de s’abstenir de rentrer chez eux ou de s’assembler. Tout
officier rencontré en route en compagnie d’un autre devait être
immédiatement arrêté par les agents de police, contrairement au droit et
à la justice. Daoud pacha avait hâte d’assouvir sa vengeance au point de
visiter nuitamment les quartiers des régiments et de constater lui-même
la présence des officiers. En outre, des hommes furent spécialement
chargés de surveiller mon domicile et celui d’Abd el Aal bey Helmy dans
le dessein de nous arrêter traîtreusement et de décider injustement de
notre sort. Mais Abd-el Aal bey resta près de son régiment ; quant à
moi, je pris, ce soir-là, le chemin d’Abbassieh où se trouvait le mien.
En cours de route, j’entrai dans la maison d’un ami, Khalil bey Libnan,
rue Faggalah, sous prétexte de lui rendre visite, mais en réalité, pour
me soustraire à toute poursuite possible. Après dix minutes à peine,
deux cavaliers passèrent à toute allure se dirigeant vers le quartier de
mon régiment établi à Abbassieh. A leur arrivée, pour donner le change
sur leurs intentions, ils répondirent aux soldats qui les
interrogeaient, qu’ils s’étaient trompés de route. La ronde leur indiqua
alors le chemin qui mène à Koubbah, village situé dans le voisinage
d’Abbassieh. Nul doute qu’ils n’aient eu le dessein de me rejoindre et
de me prendre de force honteusement. C’était dans la nuit du 6 septembre
1881. Grâce au dévouement d’un officier, Abd-el-Kerim effendi, qui tint
à m’accompagner dans sa voiture, je pus éviter les regards indiscrets et
trouver mon salut. Toutefois, depuis lors, toute sûreté publique cessant
d’exister, chacun de nous vécut, dans l’incertitude de son sort,
vigilant et inquiet.

                                   *
                                  * *

Les hommes des plus hautes classes se rendant compte de la situation qui
nous était faite à nous qui sommes membres d’une même famille, se
réunirent au Caire et décidèrent, comme seul moyen de mettre un terme à
cette insécurité, la convocation d’un parlement égyptien pour garantir
les vies, les biens et l’honneur de la nation, établir de justes lois,
pareilles aux lois des tribunaux mixtes, capables de sauvegarder nos
droits, et d’assigner des limites aux gouvernants et aux gouvernés[260].
Et naturellement le Cabinet présent devait disparaître : sous ce
ministère, toute sécurité publique fut bannie et la peur s’empara des
âmes.

En même temps que les notables, les officiers et les soldats qui avaient
des intérêts communs avec la population m’accordèrent une pleine
confiance pour les représenter et demander les réformes nécessaires.

Le 9 septembre 1881, j’écrivis au ministre de la Guerre, l’informant que
les troupes allaient se présenter devant le palais d’Abdine pour
soumettre à S. A. le khédive, le vendredi matin à 9 heures, leurs
demandes et les demandes de leurs familles. A l’heure fixée, les troupes
étaient présentes dans un ordre parfait.

Auparavant, j’avais pris soin d’adresser aux Consuls généraux des
puissances européennes une note les assurant que leurs nationaux
n’auraient rien à craindre de cette démonstration, que tout allait se
passer de façon bien ordonnée, et que nous allions simplement solliciter
du khédive quelques mesures susceptibles de rendre au pays sa liberté et
de lui restituer ses droits.

M. Cookson, consul anglais à Alexandrie, alors au Caire, nous servit
d’interprète auprès du khédive, qui prit en considération nos doléances,
nous accorda toutes nos demandes en déclarant qu’elles étaient justes et
légales, et donna sur-le-champ ordre de nommer Chérif pacha président du
Conseil. Sur quoi les troupes se retirèrent en acclamant le souverain.

Comme Chérif pacha hésitait à accepter le nouveau poste[261], des
pétitions couvertes de 4.000 signatures lui furent présentées pour le
décider à sauver le pays de la tyrannie et de l’esclavage et le
débarrasser du ministère Riaz qui lui a causé de nombreux torts, entre
autres la perte de 17 millions de livres au titre de la _Moukabah_[262]
que le gouvernement de l’ancien khédive avait reçus des notables aux
fins d’éteindre ses dettes étrangères et qu’il fallait considérer comme
une dette d’Etat à l’égal des autres dettes des Européens. On
reprochait, de même, au ministère précédent sa conduite vis-à-vis des
fonctionnaires indigènes qu’il remplaçait au fur et à mesure, malgré
leur capacité et la modestie de leurs émoluments, par des fonctionnaires
européens grassement rétribués. Tous les hauts postes étaient ainsi
occupés par des étrangers sans égard à leur aptitude ou leur mérite,
conformément à toute règle de bon gouvernement.

Le nouveau ministère à peine formé, avec Chérif à la présidence et
Mahmoud Sami à la Guerre, on annonça l’envoi en Egypte d’une mission de
la part du Sultan, présidée par Aly Nizami pacha. Deux jours avant son
arrivée, mon régiment fut envoyé à Tel-el-Kebir et celui d’Abd-el-Aal
bey à Damiette, avec l’idée d’empêcher la mission de s’aboucher avec
nous et connaître la vérité sur les derniers événements. C’est pourquoi,
lorsque Nizami pacha voulut s’enquérir de la situation, le khédive s’y
opposa en affirmant que les demandes de l’armée n’étaient pas en
contradiction avec ses convictions personnelles, qu’il avait fait grâce
pour tout ce qui s’était passé et que l’ordre et la discipline régnaient
enfin parmi les troupes. Et la mission de s’en retourner aussitôt.

La Chambre fut réorganisée d’après un nouveau règlement ; des lois
équitables furent établies pour l’armée. Mais à la suite d’un désaccord
survenu entre le ministère et la Chambre, Chérif pacha donna sa
démission[263].

Le khédive laissa le choix du nouveau ministère à la Chambre qui,
d’accord avec lui, chargea Mahmoud Sami pacha de former le ministère
avec Moustapha pacha Fahmy à l’Extérieur et à la Justice, Aly pacha
Sadek aux Finances, Mahmoud pacha Fahmy aux Travaux publics, Abd-Allah
pacha Fikry à l’Instruction publique, Hassan pacha El-Shereï aux Wakfs
(fondations pieuses)[264]. Quant à moi, qui étais sous-secrétaire d’Etat
à la Guerre, on me confia le portefeuille de ce ministère que je
n’avais, à aucun moment, sollicité. J’ai du toutefois l’accepter, eu
égard au vœu unanime de l’armée et des députés qui trouvaient dans ce
choix la meilleure garantie d’ordre et de sécurité pour tous.

En attendant, je me rendais compte des difficultés inhérentes à ma
tâche. Elle consistait à modérer et à régulariser le courant des idées
nouvelles qui se précipitait avec force : Les Egyptiens croyaient à la
possibilité immédiate d’atteindre le but suprême du pays, la conquête de
sa liberté, sans se soucier le moins du monde des obstacles qui
pourraient en empêcher la réalisation. Je m’efforçais, au contraire, de
progresser lentement et prudemment pour assurer le succès, en
sauvegardant partout la vie, les biens, l’honneur et pour nous acquitter
de nos devoirs patriotiques sans entacher l’histoire égyptienne aux yeux
du monde civilisé.

Après la constitution du ministère, tout rentra dans l’ordre et la
légalité, et toutes les affaires en suspens reçurent une solution
satisfaisante. La situation de l’armée s’améliora de même, et les
promotions succédèrent aux dégradations d’autrefois : Le khédive, en
considération de mes services, m’accorda le titre de pacha et un firman
émanant du Sultan en signe de satisfaction. Les mêmes honneurs furent
conférés à mes collègues devenus pachas ou généraux : Aly Fahmy, Abd-el-
Aal Hilmy, Tolbah Ismat, Yacoub Sami et Hassan Mazhar[265].

Nous exprimâmes au khédive nos vœux de prospérité et de bonheur, croyant
que nous étions à jamais débarrassés des difficultés et des obstacles
sans fin, que nous étions sortis du chemin malaisé pour nous engager
librement dans la voie du succès, que la haine impie était bannie des
cœurs et qu’il ne restait plus qu’à établir des lois équitables et à
améliorer la condition des services publics et des tribunaux.

Mais, hélas ! nos espoirs furent vite déçus et la trahison releva la
tête. En effet, l’un des mamelucks du khédive, élève à l’école de
Koubbeh, complota avec un camarade circassien contre la vie d’Abd-el-
Aaal pacha Hilmy, tuteur de ce dernier. Le jeune Circassien réussit à
jeter de l’arsenic dans le lait que le pacha prenait d’ordinaire le
soir ; heureusement, la servante s’en aperçut juste à temps pour sauver
la vie à son maître. Tous les documents concernant cette affaire ont été
déposés à la préfecture de police : ils démontrent clairement que le
khédive ne fut pas étranger à ces menées.

Ce plan ayant avorté, on en établit un autre pour se débarrasser de
moi : Il se forma un grand parti circassien qui jura ma mort et celle de
tous les chefs de nationalité égyptienne dans l’armée. Mais un certain
Circassien — un de ceux qui craignent Dieu — Rachid Enver effendi,
invité à pactiser avec les conspirateurs, rejeta leur offre et en avisa
aussitôt Toulbah pacha Ismat qui s’empressa, à son tour, d’en faire part
aux autorités et au khédive. L’enquête au sujet de ce « complot
circassien » fut menée par une Cour martiale présidée par un grand
général circassien, Rachid pacha Hassan, très connu pour sa droiture,
son honnêteté et sa rigidité de conscience. Ayant acquis la preuve que
le parti en question était formé à l’instigation du khédive, la Cour se
contenta de condamner les accusés à l’exil perpétuel au Soudan. En
présence de tous les ministres, l’arrêt fut officiellement notifié au
khédive.

Etant donné la chaleur excessive du Soudan, chaleur incompatible avec la
santé des Circassiens nés dans un pays froid, et qui eût pu leur être
mortelle, je priai mes collègues d’atténuer la rigueur de cette peine en
les envoyant hors d’Egypte, soit dans leur pays d’origine, soit dans
tout autre pays de leur choix, avec leurs grades et honneurs. Je voulais
ainsi épargner la vie de ceux qui en voulaient à mes jours. Les
ministres acquiescèrent à ma prière, non sans étonnement, et nous
rédigeâmes et présentâmes, à cet effet, une requête au khédive signée de
nous tous. Son Altesse répondit à cette démarche en alléguant qu’un
pacha[266] se trouvant parmi les condamnés, l’exécution de l’arrêt
dépendait uniquement de Sa Majesté le Sultan, et que, par conséquent, la
Porte devait être saisie de la question. Le khédive donna directement
des ordres dans ce sens, au ministère de l’Intérieur, contrairement aux
usages, selon lesquels, toutes promotions, dégradations ou punitions du
ressort du ministère de la Guerre sont directement soumises, sans
intermédiaire, à la Cour et réciproquement. Après avoir consulté ses
collègues, le ministre de l’Intérieur et le président du Conseil,
Mahmoud pacha Sami pria donc le khédive de donner l’ordre d’exécution
sur le dossier même de l’affaire, afin de le retourner ensuite au
ministère de la Guerre comme de coutume. Cette demande acceptée par le
khédive, le ministère de la Guerre procéda au bannissement des coupables
en Syrie d’où ils regagnèrent Constantinople. On sait que, dès
l’ouverture des hostilités entre l’Egypte et l’Angleterre, le khédive
autorisa leur retour à Alexandrie, se rendant bien compte qu’il était la
cause initiale de leur mésaventure et l’auteur principal du complot.

Peu après, cependant que nous assistions tous à un banquet offert par
Omar bey Rahmy, Mahmoud pacha Sami fut avisé de l’arrivée des Consuls
français et anglais dans sa maison où ils l’attendaient pour avoir un
entretien avec lui. Il s’y rendit immédiatement en compagnie de
Moustapha pacha Fahmy. Ils lui déclarèrent que la vie du khédive et des
Européens était en danger. Mahmoud s’éleva contre cette allégation en
réitérant qu’il répondait de leur sécurité. Il leur demanda en même
temps les motifs de cette démarche. Ils expliquèrent que le khédive les
avait informés personnellement que le président du Conseil l’avait
menacé en déclarant que sa vie et celle des Européens étaient en danger.
Le Premier démentit avec force les propos allégués par le khédive et
exposa l’incident soulevé à cause des Circassiens et l’intervention du
ministre de l’Intérieur.

A vrai dire, je puis le dire maintenant en connaissance de cause, ces
malheureux mots qui ne reposaient sur aucun fondement sont à l’origine
de la calamité qui s’abbattit sur l’Egypte. Ils provoquèrent l’envoi des
flottes à Alexandrie et à Port-Saïd, et le triste incident du 11 juin,
précisément au moment où Egyptiens et Européens vivaient en parfaite
harmonie. Nul doute que, sans la présence des bateaux de guerre, cette
effervescence ne se fût pas produite et que la guerre n’eût pas été
déclarée par une grande nation amie de l’humanité et de la justice à
cette pauvre Egypte, toujours en lutte contre les convoitises de ses
agresseurs. Et dire que l’Egypte comptait sur le gouvernement
britannique pour la sauver du gouffre du despotisme et de l’esclavage où
elle était plongée et l’aider à conquérir sa liberté ! Et dire que la
volonté du souverain, ennemi de sa patrie, était la cause de nos
malheurs !

Depuis lors, en effet, le khédive se désolidarisa d’avec son ministère,
voua une haine personnelle à son premier ministre Mahmoud pacha Sami et
déclara même maintes fois qu’il ne voulait à aucun prix avoir affaire à
lui.

Ce n’est pas tout. Vers la même époque, le khédive commit lâchement un
acte de traîtrise à l’égard d’une femme respectable du pays. Une
certaine Aïcha hanem, appartenant à la famille de feu Ahmed pacha El-
Toubgi et très connue au palais du khédive pour sa piété, fut conduite,
un soir, en voiture de chez elle à la préfecture de police par un
eunuque qui feignit de suivre, comme d’habitude le chemin du palais. De
là, le sous-préfet, Moustapha bey Soubhy, l’envoya à Suez par train
spécial. Sa fille, avisée, se hâta de l’y faire rejoindre par la
domestique qui porta à cette triste créature les vêtements nécessaires
et l’accompagna dans la traversée de la Mer Rouge à destination, dit-on,
du Hedjaz, où elle était exilée. On répandit ensuite le faux bruit que
cette malheureuse, courbée sous le poids des ans et surveillée par une
garde spéciale, s’était enfuie à Djeddah ! Jusqu’aujourd’hui, la Mer
Rouge garde encore le secret des deux victimes[267]. On est en droit de
se demander où sont les défenseurs de la justice. Non seulement la
pauvre mère fut jugée arbitrairement, sans qu’il y eût trace de délit ou
d’enquête, mais même sa fille fut punie, par le renvoi de son mari, de
cet envoi de vêtements. O justice ! Bien mieux : Le mari, invité à
répudier sa femme, s’exécuta lâchement et put ainsi réintégrer son poste
et trouver grâce devant cette autorité cruelle et inhumaine. Ce n’est
pas tout. Quatre jours plus tard, on fit courir le bruit que des soldats
de la garde du palais avaient volé des bijoux. Sur-le-champ Ahmed bey
Farag, commandant du premier régiment d’infanterie, se rendit au
palais ; après interrogatoire du personnel, il accusa un certain Mohamed
Hassan, préposé au service du khédive et élevé au palais, d’avoir commis
le vol. Celui-ci reconnut, à la préfecture, qu’il portait sur lui les
bijoux en question et qu’il s’en était débarrassé dans un endroit nommé
où ils furent retrouvés : on les remit aussitôt au khédive. Pressé de
questions, cet individu soutint qu’il n’était pas un voleur, mais
qu’Ibrahim Agha le toutonji (porteur de pipes) lui avait donné l’ordre
de prendre les dits bijoux et de les garder jusqu’à son retour de la
campagne, sans lui révéler les motifs de cette conduite.

Le khédive, ayant appris que le ministère de la Guerre avait demandé à
la préfecture de poursuivre l’enquête et de faire venir Ibrahim Agha
pour l’interroger au sujet de cette affaire qui portait atteinte à
l’honneur de l’armée, fit envoyer nuitamment le pauvre Hassan par train
spécial à Suez. Le lendemain matin, il prit le bateau à vapeur avec
Aïcha hanem et partagea son sort dans les profondeurs inhospitalières de
la Mer Rouge.

Ces deux actes horribles et d’autres semblables bannirent toute
sécurité, et aucun de nous ne pouvait jouir tranquillement du sommeil,
de peur qu’il ne lui advînt ce qui était advenu à ces trois victimes de
l’injustice. Les ministres, de même que les députés, au courant de ces
menées, avaient vainement cherché à y mettre fin. Le règne de
l’absolutisme continuait de plus belle et les Egyptiens attendaient leur
libération de l’esclavage.

Entre temps, Sayed Ahmed Assâad[268] arriva au Caire, en route pour
Constantinople. Je profitai de sa présence pour lui remettre une requête
à S. M. le Sultan, réduisant à néant cette légende de rébellion qu’on
m’avait imputée. Je reçus, en réponse, une lettre concluante de Sa
Majesté, une autre de S. E. Ahmed Rateb pacha, une troisième du Cheikh
Mohamed Zafer tendant, toutes, à me rassurer. Du reste, elles sont
encore en ma possession.

Le khédive resta, toutefois, défiant et plein de ressentiment jusqu’à
l’arrivée des flottes et à la présentation de la nouvelle note commune
sur l’avis de Sultan pacha qui en répudia, à plusieurs reprises, la
paternité. Cette note, comme on le sait, demandait la chute du ministère
Mahmoud Sami, mon départ pour l’Europe, et l’éloignement d’Aly pacha
Fahmy, et d’Abd-el-Aal pacha Hilmy dans l’intérieur de l’Egypte. Elle
fut nettement rejetée par le Conseil des ministres, non que nous
voulussions conserver nos postes éphémères : mais nous désirions
sauvegarder les droits du pays confiés entre nos mains ; d’autant plus
qu’elle indiquait, de la part des puissances étrangères, une volonté
d’immixtion dans une affaire purement intérieure. Cependant le khédive
n’hésita pas à l’accepter.

Etant donné la gravité de la question et le conflit d’autorité auquel
elle avait donné lieu, le Cabinet décida, comme la loi l’autorise dans
les conjonctures graves, de convoquer la Chambre pour intervenir et
régler le différend à l’amiable. Les députés arrivèrent au Caire et
résolurent de repousser la note ; le pays ne tarda pas, de son côté, à
partager leur manière de voir et l’opinion publique s’en émut à juste
titre. Tous les maires et notables, réunis au Caire, se prononcèrent
pour le rejet de la note et le désaveu de toute personne qui l’aurait
acceptée.

Le khédive, ayant refusé de convoquer officiellement la Chambre, nombre
de députés passèrent outre et joignirent leurs signatures à celles des
ulémas et notables sur une pétition en faveur du rejet de la note.
Certains ulémas allèrent plus loin et demandèrent en vertu d’un _fetewa_
la déposition du khédive, dont la conduite était en contradiction avec
les lois de l’Islam.

Le khédive s’obstina néanmoins, dans son attitude envers la Chambre et
le pays et força le ministère à se démettre.

Alors les représentants de la France, M. Sienkiewicz et M. Monge, me
conseillèrent, non sans insistance, de me rendre à Paris et sortir de
cette impasse où j’étais en butte à des difficultés sans nombre. Je ne
pouvais m’y résoudre, étant donné l’attachement manifesté par le pays à
mon égard, l’idée que se faisaient les députés de ma présence qui,
seule, garantissait l’existence du parlement, le repos et la
tranquillité de l’Egypte et préservait le pays de la ruine : Quand même
je l’eusse voulu, l’armée et la population m’auraient empêché
d’abandonner le pays à son sort. En outre, mon éloignement risquait de
provoquer des mouvements extraordinaires, favorisés par un fol
entraînement populaire. Il suffit de rappeler l’affluence indescriptible
des foules sur tout le parcours de mon voyage du Caire à Alexandrie. Ces
raisons militaient, par conséquent, contre mon départ pour l’Europe ou
pour Constantinople.

Le lendemain de la démission du ministère, je reçus, dans la matinée, la
visite des Consuls généraux de Russie, d’Allemagne, d’Autriche, et
d’Italie qui me demandèrent de garantir la sécurité des Européens, ce
que je déclinai en faisant valoir le fait que j’étais démissionnaire et
hors du gouvernement. Mais, devant leur insistance réitérée, je dus
finalement donner la garantie désirée jusqu’à la formation d’un nouveau
ministère, sûr que j’étais que les soldats ne commettraient aucun acte
répréhensible et que la population se conduirait dignement vis-à-vis de
ses hôtes. Les Consuls, rassurés, s’en allèrent.

Dans la soirée du même jour[269], les députés, les ulémas, et le Kadi se
réunirent dans la maison de Sultan pacha, président de la Chambre, et me
prièrent de garantir l’ordre public. Je leur rappelai qu’ayant quitté le
pouvoir, je ne pouvais le faire. Le président Sultan pacha et un député,
Soleiman Abaza pacha, répliquèrent qu’en leur qualité de représentants
de la nation, ils me chargeaient de cette mission, qu’ils ne
considéraient pas ma démission comme un fait accompli et qu’ils
solliciteraient du khédive l’ordre que je conservasse, comme auparavant,
le portefeuille de la guerre. Au cours de cette réunion, la discussion
se déroula sur les affaires générales du pays, sur son passé et son
présent dont on évoqua tant d’injustices et tant de crimes perpétrés par
le gouvernement du despotisme, et surtout la situation créée par la note
acceptée par le khédive. On en vint à réclamer sa déposition au cas où
il persisterait dans son attitude ; puis on se sépara.

Le lendemain matin, je reçus la visite de S. E. le président de la
Chambre, accompagné de Soleiman Abaza pacha qui me remit, de sa main,
l’ordre du khédive m’autorisant à conserver mon poste. Ils pensaient
que, grâce à cet ordre, l’effet de la note était annulé, mais cette
pensée correspondait-elle à la réalité ? Assurément, non. Je ne pouvais,
cependant, que remercier Son Altesse de cette sollicitude, et il me fit
bon accueil.

Pendant environ vingt jours — période où l’Egypte était restée sans
ministère — j’expédiai toutes les affaires courantes sans que la paix
publique fût troublée. On remarqua, toutefois, l’affluence insolite de
tribus arabes au Caire, ce qui ne manqua pas de causer une certaine
inquiétude parmi la population indigène et européenne.

C’est le khédive qui provoqua leur présence et son palais d’Ismaïlia
leur servit de lieu de rassemblement, dans le dessein nullement justifié
de les opposer à l’armée. Bien plus, le gouverneur de la province de
Béhéra, Ibrahim bey Tewfick excitait les Arabes à la révolte et se
rendait dans les différentes provinces avec des instructions secrètes
tendant à porter préjudice à tous ceux qui avaient signé des requêtes
pour le rejet de la note et à semer partout le désordre et l’anarchie.
On a oublié que les Arabes sont des gens fort jaloux de leur honneur et
qu’ils n’écoutent guère des paroles contraires à la loi du Coran[270].

En même temps, arriva en Egypte la mission ottomane, présidée par
Dervisch pacha. Le président, établi au palais du Gezireh, fut assailli
par les notables et les ulémas qui s’empressèrent de lui souhaiter la
bienvenue et de lui faire part de leur mécontentement de la conduite du
khédive en contradiction flagrante avec les règles de l’Islam.
Aujourd’hui les prisons, partout en province, au Caire, à Alexandrie,
regorgent de ces malheureuses victimes de la vengeance et de
l’injustice.

Dervisch pacha s’enquit aussitôt de l’état de l’armée et s’assura de sa
discipline. Il réclama, à titre de récompense, de Sa Majesté le Sultan,
pour moi l’ordre megidieh de première classe, et environ deux cents
décorations pour les officiers[271].

Un nouveau ministère se forma, en même temps, avec Ragheb pacha à la
présidence et à l’extérieur, Abd-el-Rahman bey Rouchdi aux finances,
Mahmoud pacha El-Falaky (l’astronome), aux travaux publics, Soleiman
Abaza pacha à l’instruction, Hassan pacha Ibrahim à la justice, Hassan
pacha El-Chereï aux Wakfs (fondations pieuses), et Arabi à la
Guerre[272].

On répétait alors que la note était pratiquement annulée, et, pour
inaugurer une ère de tranquillité et de confiance, le khédive accorda,
par un décret, leur grâce à tous ceux qui étaient impliqués dans les
événements passés.

Tout alla bien jusqu’au 11 juin 1882, quand se produisit subitement un
horrible incident entre la populace de la ville d’Alexandrie et les
Européens, Yacoub pacha Salmi, sous-secrétaire d’Etat à la Guerre, fut,
sur la demande même de la Cour, envoyé immédiatement à Alexandrie pour
faire une enquête ; il fut suivi de deux régiments d’infanterie, de deux
autres de cavalerie, et de l’artillerie pour garantir l’ordre dans la
ville. Les journaux européens louèrent la vigilance des troupes chargées
de veiller à la tranquillité générale, sous le commandement de Toulba
pacha Ismat, qui s’acquitta dignement de sa mission. Le khédive me
raconta plus tard que cette affaire eut pour origine une querelle entre
un Maltais et un ânier indigène et que la foule, rassemblée sur les
lieux, essuya des coups de feu tirés des fenêtres des maisons
avoisinantes.

J’avais recommandé à Yacoub pacha d’employer toute son énergie et de ne
rien négliger pour découvrir l’auteur responsable du massacre et
défendre l’honneur du gouvernement et de l’armée par une juste
appréciation des faits.

Entre temps, à la veille de la formation du ministère, on procédait,
comme tous les ans, à la réparation et à la mise en état des forts.
Toutefois, le khédive avait donné ordre d’abandonner tous travaux,
déclarant que le secrétaire de l’ambassade anglaise à Constantinople
avait informé le Sultan qu’il considérait la construction de forts à
Alexandrie, comme une menace dirigée contre la flotte anglaise. Si nous
ne cessions immédiatement tout travail, la flotte bombarderait la ville
et la réduirait en cendres. Nous nous exécutâmes ; du reste, pour sa
propre édification, le khédive délégua deux employés attachés à la Cour,
Hussein El-Turk et Hussein Fawzi, afin de s’assurer de l’exécution des
ordres donnés, et il en avisa aussitôt la Porte. Cependant, nous
manifestions notre étonnement que la réparation des forts fût regardée
comme une menace, et non l’arrivée des flottes de guerre dans nos
ports ! Mais, il est vrai, la raison du plus fort est toujours la
meilleure.

Le 4 juillet, après l’entrée en fonctions du ministère, ma décoration et
un firman de Sa Majesté le Sultan arrivèrent de Constantinople et, de sa
propre main, le khédive me les présenta en exprimant sa satisfaction en
considération de mon dévouement. Je remerciai Son Altesse et
télégraphiai à Constantinople, remerciant le Sultan de sa haute
sollicitude. Le Sultan m’honora aussitôt de sa réponse, exprimant la
satisfaction de Sa Majesté de ma bonne conduite et de ma loyauté. Un
certain nombre de décorations destinées aux officiers de l’armée furent
distribuées par le khédive parmi les fonctionnaires de la Cour et il
garda le reste. C’est, sans doute, à cause de leur qualité d’Egyptiens,
qu’ils furent, malgré tant de services rendus, injustement traités.

Dervisch pacha me conseilla de me rendre à Constantinople pour y vivre,
avec quelques-uns de mes amis, près de Sa Majesté le Sultan. Je déclinai
cette offre, en alléguant les raisons précédemment exposées au Consul
général français, entre autres, l’attachement du peuple qui se pressait
autour de moi dans les rues d’Alexandrie. Il avait fait part de cette
suggestion au président du Conseil, Ragheb pacha, qui la désapprouva
comme contraire à l’intérêt public.

Il ressort avec évidence de ce qui précède que j’étais profondément aimé
du peuple, que je mettais au-dessus de tout l’honneur et l’honnêteté,
que je ne me proposais aucun but personnel, quoi qu’en pussent dire mes
détracteurs, et que mon seul et unique but était l’émancipation de mon
pays, la prospérité de son peuple sous un gouvernement juste et libéral
donnant à chacun ses droits et traitant tous les habitants, nationaux ou
étrangers, sur le même pied d’égalité, sans distinction de religion ou
de croyance. Du reste, ne sommes-nous pas tous membres de la commune
humanité ?

Enfin, je tiens à dire, avant de terminer cette première partie, que le
khédive avait envoyé à Constantinople, au mois de novembre 1881, Sabet
pacha, le Circassien bien connu, pour l’y représenter. Ce personnage
travaillait à changer les sentiments des dirigeants de la Turquie envers
l’armée égyptienne en faisant courir le bruit que les soldats égyptiens
étaient des rebelles, qu’ils cherchaient à reconstituer l’empire arabe
et que j’étais de connivence avec les Anglais à ce sujet. Ces bruits
alarmants m’avaient inquiété avec raison, d’autant que je ne
connaissais, à Constantinople, personne qui pût se charger de défendre
ma cause et de démentir ces fausses allégations. Heureusement, Sayed
Ahmed Assâad, qui représentait le Sultan à Médina, arriva en Egypte sur
ces entrefaites. Je le priai de porter de ma part à Sa Majesté le Sultan
une requête destinée à faire justice des accusations portées contre
l’armée et contre ma personne. Je reçus de Sa Majesté une réponse
bienveillante, où Elle me reccommandait de persister dans mon attitude
loyale pour mériter toujours sa haute satisfaction.

Tels sont les faits dont traite la première partie en ce qui concerne
les événements importants qui eurent lieu entre le 1er février 1881 et
le 9 juillet 1882, avant la déclaration de guerre.


[Note 253 : Ce sont des étrangers, de parents nés en Egypte, devenus
Egyptiens par la suite. En d’autres termes ce sont des Egyptiens
d’origine étrangère, turque ou circassienne.]

[Note 254 : On sait que le pèlerinage de la Mecque est une des cinq
règles de l’Islam. Arabi doit faire allusion ici à un banquet offert par
un pèlerin à l’occasion de son retour de la Mecque.]

[Note 255 : Kasr-el-Nil (château bâti sur le Nil) était le siège du
ministère de la Guerre. Il est transformé aujourd’hui en caserne par
l’armée d’occupation.]

[Note 256 : Arabi commandait le troisième régiment d’Abbassieh. Quant à
ses associés, Ali Roubi commandait la cavalerie, Abd-el-Aaal Hilmi le
régiment de Toura, Aly Fahmy le premier régiment de la garde.]

[Note 257 : Il y avait un grand nombre de Circassiennes au service du
khédive, soit au harem soit à la daïra. On avait l’habitude d’en marier
quelques-unes avec des Egyptiens dont on voulait s’assurer la fidélité.
Arabi et Aly Fahmy, le colonel du régiment de la garde — tous deux
d’origine fellahe — furent mariés dans les mêmes conditions. C’est grâce
à la confiance qu’inspirait Aly Fahmy à la cour qu’Arabi et ses amis
purent déjouer souvent le calcul de leurs adversaires.]

[Note 258 : Voir notre thèse principale : _La Genèse de l’Esprit
national égyptien_.]

[Note 259 : Mahmoud Sami (El-Baroudy), grand poète et homme d’Etat,
compte parmi les premiers partisans de l’idée constitutionnelle en
Egypte. Il entra en rapports avec Arabi, après la démonstration de
février, par l’intermédiaire de leur ami commun, Aly Rouby, et devint
par la suite son plus grand conseiller et ami. « Peu après l’affaire de
Kasr-el-Nil, déclarait Arabi à M. Blunt en janvier 1904, le khédive
encouragea Aly Fahmy à lier partie avec nous. Puis, voyant notre
position agrandie aux yeux des masses, il conçut le projet de se servir
de nous contre Riaz ; il nous envoya Aly Fahmy avec ce message : « Vous
êtes trois soldats. Avec moi vous ferez quatre. » Ce fut, à peu près, un
mois après l’affaire ; et nous sûmes également par Mahmoud Sami,
ministre de la Guerre, qu’il nous était favorable. Et Mahmoud Sami, de
nous dire : « Si jamais vous me voyez me retirer du pouvoir, sachez que
les sentiments du khédive sont changés envers vous et qu’il y a péril en
la demeure. » C’est pourquoi lorsque, au cours de l’été (1881) les
espions de Riaz pacha, ministre de l’Intérieur, commencèrent à troubler
notre repos, nous avions, malgré la surveillance de la police, confiance
en Mahmoud Sami.

« Le khédive nous tourna le dos et résolut avec Riaz pacha de séparer
l’armée et de la désunir. Les régiments devaient être envoyés dans les
endroits fort éloignés pour que nous ne soyons plus à même de nous
communiquer. Mahmoud Sami fut invité à mettre à exécution leur plan
contre nous, le khédive étant alors à Alexandrie avec ses ministres.
Mahmoud Sami refusa ; sur quoi Riaz pacha lui écrivit : « Le khédive a
accepté votre démission. »

« Avertis ainsi du danger, nous nous mîmes aussitôt sur nos gardes. »]

[Note 260 : « Quant à la démonstration du 9 septembre, disait Mohamed
Abduh à M. Blunt, le 18 mars 1903, les sept mois entre l’affaire du
Kasr-el-Nil et cette démonstration, furent marqués par une grande
activité politique qui régna dans toutes les classes. L’action d’Arabi
lui attira beaucoup de popularité et le mit en rapports avec les
éléments civils du parti national comme Sultan pacha, Suleiman Abaza
pacha, Hassan Shereï pacha et moi. C’est nous qui mîmes à l’ordre du
jour l’idée de renouveler la demande d’une constitution. Le point de vue
dont Arabi, en ce temps-là, envisageait la question, était la sécurité
nécessaire pour lui et ses amis militaires contre les représailles
éventuelles du khédive ou de ses ministres. Il me le répéta souvent
pendant l’été. Nous organisâmes, par conséquent, des pétitions pour
l’octroi d’une constitution et menâmes, à cet effet, une campagne dans
la presse. C’est d’accord avec Sultan pacha que la démonstration
d’Abdine avait été préparée. Et c’est seulement après l’ultimatum (la
seconde note commune) qu’il y eut brouille entre ce dernier et Arabi
pacha. »]

[Note 261 : Cette hésitation de Chérif ne laisse pas d’être étonnante,
étant donné qu’il s’était associé au plan d’action d’Arabi et ses amis.
Etait-il déjà gagné, plus ou moins, aux vues du khédive et du contrôle.
C’est possible. En tout cas, d’ores et déjà il évite soigneusement de se
compromettre et renonce pratiquement à ses idées avancées de 1879.]

[Note 262 : La _Moukabalah_ (compensation) instituée par Ismaïl en 1871
promettait une remise entière et perpétuelle de la moitié des impôts à
ceux qui payeraient la valeur de six années d’impôts à l’Etat. Le
prétexte invoqué alors par le souverain et son ministre des Finances fut
l’extinction des dettes étrangères qui pesaient sur la situation du
pays. Ce sont surtout les notables de l’aristocratie terrienne qui
souscrivirent à l’appel d’Ismaïl. Ce sont eux qui, avertis du danger que
couraient leurs intérêts du fait de l’abolition de la _Moukabalah_
projetée par Sir Rivers Wilson en 1879, furent les premiers à manifester
leur mécontentement et à protester contre l’ingérence étrangère.

Malheureusement la loi de liquidation de 1880 ne tint pas compte de
leurs doléances et décida l’abolition de la _Moukabalah_. Un
nationaliste, Hassan Mouça El-Akkad ayant critiqué cette mesure
financière comme portant atteinte aux intérêts des créanciers indigènes,
fut arrêté par le gouvernement de Riaz et exilé au Soudan jusqu’à
l’avènement des nationalistes au pouvoir. C’est donc la loi de la
_Moukabalah_ qui influa également sur l’attitude des notables qui se
groupèrent autour d’Arabi après l’affaire de février et l’encouragèrent
à renverser le ministre Riaz en septembre et réclamer l’octroi d’une
constitution.]

[Note 263 : On trouvera tous les détails de ce désaccord, ses origines
et ses conséquences dans notre thèse principale : _La Genèse de l’Esprit
national égyptien_ (ch. V, _La Révolution_).]

[Note 264 : Ce fut un ministère national, proprement dit, partageant
sans réserve les idées de la Chambre égyptienne. Mahmoud Sami et Arabi
étaient naturellement les deux grandes figures. Il semble toutefois que
les nationalistes aient dû composer avec des ministres modérés plus ou
moins gagnés à leurs vues, résultat inéluctable de cette pauvreté
d’hommes capables qui se faisait sentir dans un pays jeune comme
l’Egypte : Tel, le ministre de l’Extérieur, Moustapha pacha Fahmi, le
seul qui connaissait une langue européenne et qui pouvait par conséquent
expliquer ou soutenir le point de vue égyptien auprès des Consuls
généraux et des représentants des puissances. Mais ce fut en somme un
personnage médiocre qui, dans des situations fort délicates, prit
secrètement le parti du khédive et de l’étranger et trahit la confiance
de ses collègues. Tous les autres, à part Hassan pacha El-Shereï et
Mahmoud pacha Fahmy, étaient des amis peu sûrs, ayant certaines attaches
avec la Cour. Hassan pacha El-Shereï était le vice-président de la
Chambre des députés, et sa nomination comme ministre, poste
qu’ambitionnait le président, Sultan pacha, ne manqua pas d’exciter la
jalousie de ce dernier et déterminer, dans une certaine mesure, son
alliance avec la Cour et le parti de l’étranger. Quant à Mahmoud pacha
Fahmy, ce fut un ingénieur réputé capable depuis le temps d’Ismaïl. Il
fortifia les lignes de défense pendant la guerre anglo-égyptienne et
tomba prisonnier lors de l’attaque des Anglais du côté du Canal. Ce fut
aussi un des exilés de Ceylan où il rédigea une histoire mondiale
intitulée, El-Bahr El-Zakher, comprenant entre autres la relation des
événements de 1881-82.]

[Note 265 : Voir dans Broadley, _How we defended Arabi and his friends_,
le portrait des compagnons d’Arabi.]

[Note 266 : Il s’agit d’Osman Rifky pacha auquel le titre de pacha ou
Férik-Général avait été directement conféré par le Sultan.]

[Note 267 : D’après Broadley, Aïcha hanem fut bannie sous prétexte
d’ingérence par des moyens surnaturels dans les affaires de la famille
khédiviale.]

[Note 268 : Ahmed Assâad, représentant du Sultan à Médina en Arabie,
avait été envoyé souvent en mission secrète en Egypte au cours de
l’année 1882. Quant à Mohamed Zafer, il était le conseiller confidentiel
du Sultan.]

[Note 269 : Ce fut le 27 mai 1882.]

[Note 270 : Ici se révèle le faible d’Arabi, cette confiance dans les
hommes, cette naïveté exagérée qui révoltait parfois ses meilleurs
amis.]

[Note 271 : Dervisch faisait double jeu en Egypte. Il courtisait en même
temps le parti du palais et le parti national et s’insinuait dans
l’amitié de chacun en attendant la partie finale qui ne tarda pas à se
dénouer.]

[Note 272 : Pendant l’interregnum les consuls généraux cherchaient à
former un ministère présidé par leur homme de confiance, Chérif pacha ;
mais celui-ci ne voulant pas se compromettre, déclina leur offre. Le 17
juin, Ragheb pacha, ancien ministre des Finances sous Saïd et Ismaïl
forma un ministère d’une couleur plutôt nationale. Ce ministère dura
jusqu’au 27 août — moment où la situation fut nettement en faveur de
Tewfick et des Anglais en guerre contre l’Egypte ; il céda ensuite la
place à un ministère Chérif-Riaz qui rentra « dans les fourgons de
l’étranger », et devint le ministère de la Restauration.

Pour ce qui est de la composition du ministère Ragheb on ne peut que
reconnaître la présence de certains hommes de valeur. Soleiman Abaza
pacha était un vieux patriote éprouvé. Il ressort de lettres inédites —
que nous possédons — adressées de Paris en 1883 par le célèbre Gemmel-
Eddin El-Afghani au premier champion du mouvement constitutionnel en
Egypte, Abd-el-Salam El-Moelhy, que le père du nationalisme égyptien
mettait sa confiance en El-Moelhy bey et Abaza pacha et les exhortait
tous deux à ranimer le feu éteint momentanément par la victoire ennemie.

Mahmoud pacha El-Falaky est un ancien élève de l’école polytechnique,
fondée par Mohamed Aly et dirigée, à partir de 1835, par un savant
ingénieur des mines de France, Charles Lambert. Il était l’un des
premiers Egyptiens qui s’illustrèrent dans les sciences et dont la vie
fut un exemple de dévouement et de labeur infatigable. (Pour plus de
détails voir la notice nécrologique consacrée à Mahmoud pacha par Ismaïl
bey Moustapha et le colonel Moukhtar bey, Société khédiviale de
géographie, séance du 8 janvier 1886. Le Caire).]




                             SECONDE PARTIE

                               LA GUERRE


La fameuse nation amie de l’humanité, la nation qui émancipe l’esclave
et défend la cause des opprimés, la nation qui respecte le droit et la
loi, déclare la guerre, à cette Egypte qui a tant souffert de
l’esclavage et de la tyrannie, dont le sang innocent, maintes fois
versé, crie encore contre l’injustice de ses maîtres cruels et
inhumains, dont le souverain ne respecte ni la loi, ni la légalité et
qui, enfin, croyait trouver son salut et vivre sa vie grâce à l’aide de
la nation britannique.

Mais hélas ! au moment où le pays allait sortir du gouffre, l’Anglais
qui montait la garde survient, l’y jette de nouveau. Que d’espérances
écroulées ! Où est cet amour de l’humanité dont les Anglais sont si
fiers ?

Lorsque le khédive déclara que sa vie et celle des Européens étaient en
danger, l’exode des Européens commença et des navires de guerre
appartenant à toutes les puissances provoquèrent par leur présence un
malaise général.

L’amiral Seymour, ayant prétendu que les réparations des forts
constituaient une menace contre la flotte anglaise — comme s’il n’y
avait pas d’autres flottes — force nous fut de les arrêter. Mais ce
n’est pas tout ; l’amiral informa le commandant des troupes d’Alexandrie
qu’on était en train de fermer l’entrée du port et de l’obstruer par des
pierres et qu’il serait forcé d’agir en conséquence. Le khédive répondit
à l’amiral que cette assertion ne reposait sur aucun fondement et lui
accorda, en même temps, par l’intermédiaire du sous-secrétaire d’Etat à
la marine, l’autorisation d’arrêter toute personne trouvée en train de
jeter des pierres à l’entrée du port.

Le 10 juillet, le commandant reçut de l’amiral une lettre disant qu’on
plaçait des canons dans les forts de Saleh, Mex, et Kayed bey ; il
demanda donc le désarmement de tous les forts d’Alexandrie depuis El-
Agemi jusqu’au Kayed bey. On sait pourtant que les forts en question
étaient garnis de vieux canons datant de l’époque de Mohamed Aly, au
point que leurs pièces en bois étaient vermoulues. Seul le fort Kayed
bey avait été armé à une époque relativement récente, sous le règne
d’Ismaïl. En cas de refus de notre part l’amiral menaçait de bombarder
les forts, le matin du 11 juillet, et de les démolir. Le Conseil des
ministres en délibéra, sur-le-champ, en présence du khédive, des deux
envoyés de la Porte, Dervisch pacha[273] et Kadry bey, et de nombreuses
notabilités égyptiennes.

On décida l’envoi des ministres des finances et de l’intérieur, du sous-
secrétaire d’Etat à la marine, et de Tekran bey, fonctionnaire de la
Cour, pour informer l’amiral anglais que les forts et leurs armements
n’avaient subi aucun changement et qu’il pouvait, si bon lui semblait,
déléguer une personne de confiance pour vérifier les choses sur place.
Bien plus : nous étions disposés, dans notre sincère désir de donner
satisfaction à l’amiral, à retirer trois canons des forts. Mais l’amiral
exigea que tous les forts fussent dégarnis de leurs canons et consentit,
tout au plus, à permettre aux troupes égyptiennes de se charger de cette
besogne à la place des troupes anglaises ! Le Conseil des ministres se
réunit de nouveau et décida que le retrait nullement justifié des canons
placés dans les forts depuis cinquante ans était un grand déshonneur et
que, bien que ne voulant entrer en guerre avec aucune puissance, surtout
l’Angleterre, nous devions, pour notre honneur et pour notre légitime
défense, répondre au bombardement des forts, non, toutefois, avant
d’avoir reçu cinq ou six coups des navires ennemis. Lors des
délibérations du Conseil, le khédive montrait un zèle exagéré et
répétait souvent qu’en cas de guerre, il prendrait le fusil et
marcherait à la tête des combattants[274]. Sur quoi, le Conseil se
sépara et ses décisions furent communiquées à la Porte par le khédive et
par Dervisch pacha.

A l’heure fixée (le 11 juillet), les navires commencèrent le
bombardement et la lutte s’engagea sans répit pendant dix heures et
demie jusqu’à la destruction complète des vieux forts, du palais de Ras-
Ettin, et de nombreuses maisons de la ville, particulièrement du côté de
la gare d’Alexandrie, à côté du fort de Damas où je me trouvais avec les
ministres. C’est cette partie de la ville qui a le plus souffert des
projectiles.

Au plus fort de la mêlée, le khédive et Dervisch pacha nous
encourageaient à la résistance en vantant le courage et la bravoure des
soldats, malgré le mauvais état des forts, en face de l’armement moderne
des vaisseaux britanniques. Nous manifestions, toutefois, notre
étonnement de la présence du khédive dans son palais de Ramleh, qui est
situé au bord de la mer, et son insouciance du danger comme si le pays
n’était pas en guerre. Mais à quoi bon s’étonner ? Dieu l’a voulu.

Dès la cessation du bombardement, nous allâmes, les ministres et moi,
trouver le khédive à Ramleh ; nous lui exposâmes la situation pendant
cette journée et il loua la bravoure des soldats. Je déclarai alors que
si le but de l’amiral était la destruction des forts, ils étaient
détruits ; mais que ferions-nous, s’il avait d’autres visées ? Le
Conseil des ministres réuni, sous la présidence du khédive et en
présence de l’envoyé du Sultan, pour pourvoir aux mesures nécessaires en
cas de continuation de la lutte, décida qu’à la reprise du bombardement,
les forts hisseraient le drapeau blanc afin de faire des ouvertures de
paix, et que Toulbah pacha Ismat serait envoyé, le lendemain matin, pour
dire à l’amiral que le gouvernement égyptien n’avait rien contre la
Grande-Bretagne, que l’état de guerre n’était nullement justifié, ayant
toujours tenu à honneur de sauvegarder les droits du gouvernement
anglais et ceux de ses nationaux, et qu’enfin, l’Egypte désirait et
n’avait cherché, à aucun moment, cette guerre. Le Conseil se sépara
pendant la nuit et des instructions, dans ce sens, furent aussitôt
données à tous les forts.

Dans la matinée du 12 juillet, vers 9 heures et demie, les navires
continuèrent le bombardement de la ville malgré le drapeau blanc arboré
et ne s’arrêtèrent qu’au vingt-cinquième ou trentième coup. Toulbah
pacha se rencontra avec un envoyé de l’amiral et lui communiqua la
décision du khédive et de ses ministres. La réponse de l’amiral ne se
fit pas attendre : il demandait la reddition des trois forts d’El-Agemi,
Mex, El-Arab pour y caserner les troupes britanniques et exigea une
réponse favorable du khédive avant trois heures de l’après-midi ; sinon
il comptait les réduire au silence et en prendre possession de force.

Le délai devait expirer dans une heure et demie. Toubah pacha se rendit
en toute hâte à Ramleh, où je l’avais devancé avec le président du
Conseil, et soumit au khédive la demande de l’amiral. Le Conseil des
ministres, en présence du khédive, de Dervisch pacha et d’Ismaïl pacha
Hakky, décida, à l’unanimité, d’en référer à Constantinople, le khédive
n’ayant pas le droit d’aliéner une portion du territoire en faveur d’une
puissance étrangère, et de communiquer cette décision à l’amiral par
l’intermédiaire de Toulbah pacha. Mais celui-ci n’ayant pu arriver à
temps, trouva au ministère de la marine un mot de l’envoyé de l’amiral
annonçant l’expiration du délai et la reprise immédiate du bombardement.

D’autre part, le khédive me donna l’ordre d’envoyer des forces
suffisantes pour défendre le fort d’El-Agemi et empêcher toute descente
des troupes britanniques. J’expliquai au khédive la difficulté de
l’entreprise en raison de la rupture des communications entre le fort et
la ville et l’absence d’abri sur ce terrain entièrement découvert et
exposé à l’action de la flotte. Et le khédive, indigné, de s’écrier :
« Pourquoi êtes-vous donc soldats, si vous êtes incapables de défendre
votre territoire contre les soldats ennemis ? »

Après la séparation du Conseil, j’accompagnai son président, Ragheb
pacha, jusqu’à sa maison au bord du canal Mahmoudieh en échangeant avec
lui des réflexions au sujet de l’attitude du khédive et de sa crainte
que le fort d’El-Agemi ne tombât entre les mains des Anglais. Toutefois,
ce fut un sujet d’étonnement pour nous de voir le palais de Ramleh
entouré de bandes armées d’Arabes, et cela à l’insu du ministère de la
guerre. Nous étions d’autant plus intrigués de leur présence qu’il nous
souvenait que le chef de la tribu « Aoulad Aly », avait été chargé par
le khédive, par l’intermédiaire du gouverneur de Béhéra Ibrahim bey
Tewfich, d’envoyer une dépêche en Europe, disant qu’il était hostile à
l’armée égyptienne et qu’il saurait la mettre à la raison, si le khédive
le voulait. Mais cet incident s’était produit à une époque antérieure à
la constitution du ministère Ragheb.

Une heure après, le khédive nous manda chez lui et nous demanda les
motifs de la présence inopinée de quatre escouades d’infanterie à
Ramleh. Je répondis que je les ignorais, mais que, probablement, les
soldats étaient venus renforcer la garde du palais[275]. Sur quoi, le
khédive répliqua qu’il n’en avait point besoin et que mieux valait pour
eux, utiliser leurs services dans les rangs de l’armée.

L’officier en chef interrogé m’informa que le commandant de son
régiment, Soleiman bey Sami, lui avait donné l’ordre de renforcer la
garde du palais. Je donnai contre-ordre à l’officier lui enjoignant de
retourner à son régiment avec la troupe, leur présence à Ramleh n’étant
pas jugée nécessaire.

En route pour Alexandrie, je rencontrai, près d’El-Bab El-Charky (la
porte de l’est), une cohue de soldats et de gens civils, se dirigeant,
pêle-mêle, vers le canal Mahmoudieh. Il y avait une telle poussée
d’hommes, de femmes, d’enfants, au milieu des cris et des pleurs, que
chacun, sans s’inquiéter le moins du monde du sort de son voisin, fût-il
son enfant même, ne pensait qu’à se sauver. Je descendis de voiture et
traversais à pied cette affluence jusqu’à El-Bab El-Charky. Le colonel
Eïd bey, qui commandait la place, m’expliqua alors que l’annonce du
bombardement avait provoqué la débandade de certaines troupes et la
fuite désordonnée des habitants. Je gardai moi-même la sortie de cette
porte et donnai des ordres sévères aux fins de maintenir la discipline
dans l’armée. Le bruit courait, en même temps, que Soleiman bey Sami,
encadré de soldats, cherchait à incendier la ville. Interrogé là-dessus,
il affirma le néant de ces bruits, ajouta qu’il entendait simplement
mettre le feu à des draps blancs que des soldats, arrêtés par lui,
emportaient au cours de leur fuite. Je donnai ordre de conserver les
draps et de les remettre à la préfecture après enquête.

J’étais en train d’exhorter les soldats à garder la ville et à donner le
bon exemple aux _Arabes_ et autres, qui s’en allaient en pillant — ce
qui explique peut-être leur présence au palais de Ramleh — lorsque
arrivèrent Hassan El-Chereï pacha, Soleiman Abaza pacha, et les deux
chefs de garde du khédive, Hussein bey El-Turc et Mohyee Eddin effendi,
et Dervisch pacha. Ils s’enquirent, à mon grand étonnement, des causes
qui avaient poussé la cavalerie et l’infanterie à rester sous les armes
autour du palais de Ramleh. Je chargeai immédiatement Toulbah pacha
Ismat de les éloigner du palais, qu’elles devaient, selon les
instructions données par Soleiman bey Sami protéger contre l’arrivée
éventuelle des navires de guerre anglais. Le khédive nous en remercia.

La flotte britannique s’étant dirigée vers le fort d’El-Bab El-Charky
pour nous couper toute retraite, je résolus d’établir notre ligne de
défense derrière le canal Mahmoudieh et de concentrer en cet endroit
toutes les forces disponibles, sous le commandement d’Eïd bey et de
Soleiman bey. J’arrivai là, après la chute du jour, et choisis la
position où soldats et officiers devaient affluer lentement à cause de
l’encombrement des routes bordant le canal par l’exode des Alexandrins.

Le matin du jeudi 13 juillet, le tiers des troupes était à peine
arrivé ; la plupart se dirigeaient vers des positions plutôt avancées
jugeant, sans doute, la nouvelle position peu favorable à la défense,
comme étant à la portée des canons de la flotte. Nous avançâmes donc
jusqu’à Enzbet Khorched, à cinq kilomètres au sud de la station de
Mîlahah, et là, la moitié des troupes se fixa pendant toute la journée.

Le même jour (13 juillet), des trains spéciaux arrivèrent à Ramleh pour
ramener au Caire le khédive et le personnel de la Cour ; ils
retournèrent vides, le khédive s’étant rendu avec sa famille à
Alexandrie sous la garde d’une escorte britannique[276].

Le vendredi 14, je continuai la marche jusqu’à Ezbet King Osman où
campèrent finalement les troupes ; on commença aussitôt à ériger des
travaux de défense et des fortifications.

                                   *
                                  * *

Le 11 juillet 1882, jour du bombardement d’Alexandrie, le président du
Conseil avait annoncé, par dépêche, à toutes les administrations de
l’Etat que l’état de guerre entraînait la proclamation de l’état de
siège. Le Conseil de guerre, formé en conséquence, devait statuer sur le
cas de défection du khédive. S’étant rendu à Alexandrie après
l’évacuation de la population, il était ou bien prisonnier ou bien
transfuge, impuissant dans les deux cas à assumer le gouvernement du
pays. Celui-ci ne pouvait rester sans souverain, conformément aux lois
de l’Islam. Aussi m’empressai-je de télégraphier à Yacoub pacha Sami,
sous-secrétaire d’Etat à la guerre, pour soumettre la question au
Conseil. La Porte en fut, en même temps, avisée.

Le 17 juillet, je reçus du khédive un télégramme où il rejetait sur moi
la responsabilité de la guerre en alléguant la mise en état des forts
continuée sans cesse ; il m’informa de la conclusion de la paix et de la
nécessité de ma présence pour en discuter les conditions avec lui.
J’acquis alors la conviction qu’il était prisonnier des Anglais et
chargé de m’adresser des invites pour provoquer mon arrestation. Je
répondis à Son Altesse que sa défection avait produit partout une
pénible impression, la priant en vain de me communiquer la teneur des
conditions proposées, afin que j’en prisse connaissance avant mon
départ. Le khédive ne donna pas suite à ma réponse et continua, avec
l’aide du président du Conseil, à envoyer dans tout le pays, l’ordre de
cesser les préparatifs de guerre, sous prétexte que la paix était
signée, ce qui ne manqua naturellement pas de provoquer un certain
ralentissement dans l’organisation générale de la défense.

J’écrivis à Yacoub pacha d’inviter le Conseil de guerre à se prononcer
sur la conduite du khédive et de lui faire savoir que des escarmouches
continuaient sans arrêt entre les avant-gardes des deux armées et que,
par conséquent, la paix n’était pas faite. Je demandai aux autorités des
provinces de subvenir sans retard aux besoins de l’armée et de ne faire
aucun cas de tout ordre qui n’émanerait pas directement de moi.

Le Conseil se réunit au ministère de l’intérieur avec la participation
des sous-secrétaires d’Etat, des chefs des différents services du
gouvernement, des ulémas, des notables, dans le dessein d’étudier les
mesures de salut public. Il décida l’envoi à Alexandrie d’une délégation
formée d’Aly pacha Mobarek, de Raouf pacha, de Cheikh Aly Naïel et
d’Ahmed bey El-Sioufy pour examiner sur place la situation et solliciter
le retour du khédive au Caire, capitale du pays. En cas de refus, la
preuve serait établie que, retenu de force sous la garde des soldats
ennemis, il n’était pas libre de ses mouvements. Lors de son retour, la
délégation, moins deux membres, Aly pacha Mobarek et Ahmed bey El-
Sioufy[277], retenus par le khédive, passa par Kafr-el-Dawar et m’exposa
la situation : Le khédive qui trompe les Musulmans et se réclame
injustement de l’Islam, était, disait-on, aussi bien que ses compagnons,
prisonnier de la volonté britannique, aucun d’eux ne pouvait sortir de
la ville sans un sauf-conduit délivré par les autorités britanniques. On
me communiqua un manifeste daté du 4 Ramadan (20 juillet 1882), et
portant la signature du khédive, qui annonçait ma révocation, alléguant
mon refus d’exécuter son ordre d’envoyer des troupes pour empêcher la
descente des Anglais du côté du fort d’El-Agemi, et me faisant un grief
d’avoir abandonné la ville d’Alexandrie sans raison plausible, et
concentré les forces à Kafr-el-Dawar.

Il se tint ensuite, au Caire, un grand Conseil national qui réunit plus
de cinq cents représentants, dont trois princes, le cheikh El-Islam, le
Kadi, le Mufti, Sayed El-Bakry, le patriarche Copte, des ulémas, des
prêtres, des rabbins, les chefs des administrations publiques, les
mudirs (gouverneurs des provinces), des juges, des députés, des
notables, des commerçants, des personnages de la Cour. Le khédive
s’étant mis, par sa conduite, « hors la loi », le Conseil décida, à
l’unanimité, de considérer son pouvoir comme nul et non-avenu, de me
charger d’assumer la défense du pays, et d’en aviser officiellement le
Sultan. On constitua, en même temps, un Conseil administratif permanent
dont firent partie S. E. Boutros pacha, Hussein pacha, Yacoub pacha
Sami, Ahmed pacha Nachâat, directeur de la daïra. Ce fut une sorte de
comité de salut public, créé pour veiller à l’ordre et à l’organisation
de la défense à l’intérieur du pays.

Il est à remarquer que je n’avais aucune voix au Conseil, que cette
guerre était, comme je viens de le prouver, légale et légitime, dans
toutes ses phases multiples et successives, depuis la décision du
Conseil des ministres, présidé par le khédive en personne, jusqu’à la
décision suprême du Conseil national qui me conféra le titre de
« défenseur du territoire égyptien », et déclara illégale l’autorité du
khédive qui m’avait, entre temps, révoqué et avait épousé la cause de
l’ennemi.

Selon l’esprit de l’Islam, le _Gihad_ signifie : engager sa vie, son
bien ou ses opinions dans une lutte sacrée. La nation égyptienne a fait,
à cet égard, son devoir envers la patrie. Tous les Egyptiens, sans
distinction de classe ou de croyance, ont offert spontanément leurs vies
et leurs biens pour défendre le pays et sauvegarder son honneur[278].
D’aucuns ont fait don de tous leurs biens, d’autres de trente chevaux et
de 3.000 _ardads_ de blé. Tous les détails de ces donations dont
certaines émanaient des daïras de la famille khédiviale — se trouvent
dans les dépêches adressées par la population des provinces soit au
ministre de la Guerre, soit au haut commandement à Kafr-el-Dawar. Le
mouvement fut, à tel point, spontané que, dans l’espace de trente jours
on enrôla environ cent mille soldats dont un grand nombre de volontaires
et d’Arabes, on constitua de grands dépôts de munitions, on réunit huit
mille chevaux ou mulets, quatre mille chameaux, et une certaine somme
d’argent sans la moindre pression de la part des autorités, — fait sans
précédent dans les annales de l’Egypte depuis l’avènement de l’Islam.

En outre, toutes les notablités du pays affluaient sans cesse à Kafr-el-
Dawar, et aussi à Ras-el-Ouadi et nous faisaient part de leur opinion
quant à la façon de mener à bien l’œuvre de délivrance : De deux choses
l’une, ou bien toute la nation égyptienne, sans distinction de classe ou
de croyance, était rebelle, ou bien elle menait la guerre du droit.

                                   *
                                  * *

Arrivés à Kafr-el-Dawar, nous trouvâmes la racaille des Arabes en train
de piller et de voler les réfugiés d’Alexandrie et les habitants des
communes voisines. Tout le pays s’était ému de leur présence. Selon un
télégramme de la préfecture, ils menaçaient même la campagne limitrophe
du chef-lieu de la province, Damanhour. Ils assassinèrent un Copte et sa
femme qui laissaient un pauvre petit enfant dont le souvenir m’attriste.
Immédiatement, je donnai ordre d’arrêter les coupables ; j’envoyai, en
toute hâte, une troupe de soldats réguliers et d’Arabes pour maintenir
l’ordre et la sécurité dans la province. Je demandai, d’autre part, au
Conseil du Caire, de révoquer le préfet de cette province, qui — le fait
a été établi — avait donné aux Arabes des instructions les incitant à
commettre le pillage, aussitôt la guerre déclarée, dans le dessein de
provoquer la dispersion, et, partant, l’affaiblissement de nos forces.
Aussi fût-il arrêté et envoyé, sous escorte, au Caire où le Conseil
administratif procéda à son interrogatoire. Quant aux chefs arabes, ils
n’ont pas, à vrai dire, obéi à ces ordres contraires à l’humanité, mais
la nouvelle ébruitée excita les éléments arabes interlopes à cette
action répréhensible ; nombre d’entre eux furent pris en flagrant délit
et envoyés, de même, au Conseil qui leur infligea la peine de prison.
Ainsi, grâce à la vigilance des soldats dans les diverses parties de la
province de Dakahlia l’ordre fut rétabli et les esprits furent
rassérénés. Témoin M. Ibrahim, un Israélite européen qui possédait des
propriétés à Berket Ghattas.

Il se produisit également à Tanta, chef-lieu de la province de Gharbia,
une agitation analogue provoquée par les réfugiés d’Alexandrie et
entraînant la mort de quelques Européens. Ibrahim pacha Adham,
gouverneur de la province, fut diligemment envoyé au Caire et jugé par
le Conseil. D’autre part, des détachements d’infanterie et de cavalerie
ne tardèrent pas à assurer l’ordre dans les principales villes du
département.

Entre temps, j’avais adressé une circulaire à toutes les provinces,
recommandant aux autorités de veiller à la sécurité des Européens, nos
frères dans la commune humanité, et de faire la distinction entre les
soldats anglais qui nous font la guerre et les résidents anglais à qui
nous devons aide et protection, conformément aux traditions de l’Islam.
Qu’on consulte, à ce sujet, les archives des diverses administrations ;
elles confirment abondamment nos dires : Même les Anglais qui désiraient
partir pour Ismaïlia s’y rendaient sous la garde de soldats égyptiens
désignés spécialement par l’autorité militaire. Témoins, M. Ferdinand de
Lesseps, M. Masnou et M. Dion, consuls d’Italie et de France, à Zagazig.

Grâce à mes instructions, une atmosphère d’amitié et de mutuelle
confiance se créa entre la population et les résidents étrangers, au
point que nombre de commerçants européens revinrent d’Ismaïlia et de
Port-Saïd au Caire. Leurs noms figurent sur une liste qui se trouve
entre les mains du chef de la sûreté, Ibrahim bey Fawzy.

Quant aux réfugiés, ils furent répartis entre les différentes villes de
l’intérieur où de riches familles leur vinrent en aide avec égards et
générosité.

Les prisonniers anglais furent également l’objet de notre sollicitude.
Au commencement d’août 1882, l’officier anglais Dadly De Chair fut fait
prisonnier par le régiment d’Aboukir et dirigé par le commandant
Khorchid pacha Taher sur Kafr-el-Dawar, puis, par moi, sur le Caire. Je
recommandai aux autorités de lui accorder toutes les facilités. Il fut
logé au palais destiné naguère à l’instruction des fils du khédive ; sa
mère, autorisée à correspondre librement avec lui, m’adressa une dépêche
de remerciements. D’autres officiers, prisonniers de guerre, n’eurent
qu’à se louer de notre traitement.

Il n’est que juste de demander à ceux qui nous accusent gratuitement de
sauvagerie, pourquoi l’on se refuse à nous traiter de même, maintenant
que notre sort est entre les mains de la Grande-Bretagne, cette grande
puissance qui respecte la dignité et l’honneur ? Pourquoi nous a-t-on
jetés en prison et réduits à cette condition tant souhaitée par notre
adversaire[279], qui était, au même titre que nous, en guerre avec les
Anglais ? C’est aux amis de l’humanité, aux défenseurs de ses droits que
nous faisons appel pour obtenir un jugement équitable.

Mon attitude envers les œuvres d’utilité publique était toujours
empreinte de respect et d’attention, comme il ressort clairement des
dépêches échangées entre M. de Lesseps et moi au sujet du respect de la
neutralité du canal de Suez. Ce fut seulement lorsque les navires de
guerre ennemis y firent leur apparition et bombardèrent le village de
Neficheh que j’informai M. de Lesseps de la nécessité où nous nous
trouvions — nécessité, du reste, admise par les lois de la guerre — de
nous défendre du côté du canal. Et M. de Lesseps de nous autoriser à
agir selon ces lois. Je donnai ordre au commandant du régiment de l’est,
Rachid pacha Husny, et à l’ingénieur en chef des fortifications, Mahmoud
pacha Fahmy, de bloquer le canal d’eau douce et le canal de Suez, si
possible, en cas de force majeure. Il suffit de lire la correspondance
de M. de Lesseps avec son fils et sa femme pour se rendre compte de
notre respect pour la neutralité du canal où, malgré la déclaration de
guerre, nous favorisâmes, comme en temps de paix, la circulation des
bateaux affectés au service postal dans l’intérêt du bien public[280].

Nous poussâmes même le scrupule jusqu’à nous interdire l’envoi du côté
est d’une force militaire destinée à monter la garde sur le canal, car
nous ne nous serions jamais attendus à la violation de la neutralité du
canal par les Anglais.

C’est pourquoi cette région resta vulnérable, sans barricades ni forts
pour la protéger. Les Anglais occupèrent Ismaïlia et en firent une base
d’opérations au moment où les troupes égyptiennes commençaient à se
fortifier à Mahsamah. Envoyées à leur rencontre, le 25 août, elles
furent défaites par la cavalerie britannique, qui leur coupa toute
retraite. L’ingénieur Mahmoud pacha Fahmy, ne voulant pas abandonner
cette position importante, fut surpris et fait prisonnier par les
Anglais.

Le jour même je laissai Toulbah pacha à Karf-el-Dawar pour me rendre à
Tel-el-Kébir, où je devais attendre l’arrivée de renforts du Caire,
entre autres, le premier régiment d’infanterie, commandé par Aly pacha
Fahmy.

Les Egyptiens établissaient, en même temps, une ligne de défense garnie
de fortifications et de barricades, entre Salhieh et Gebel Etahah, en
passant par Tel-el-Kébir et Dar-el-Baïdai, afin de pouvoir opposer une
résistance sans grandes pertes, comme à Kafr-el-Dawar.

Toutefois, lors des deux attaques qui se produisirent aux environs du
pont de Kassassine où les deux armées en présence firent preuve de
courage et de fermeté, S. E. Rachid pacha Husny et Aly pacha Fahmy,
blessés et mis hors combat, furent envoyés au Caire et remplacés par Aly
pacha El-Rouby.

Ce n’est pas tout. Avant d’achever la consolidation de nos positions de
défense sur la ligne projetée, les troupes anglaises et indiennes, par
une attaque brusquée à la pointe du jour nous obligèrent à soutenir tant
bien que mal une lutte meurtrière de deux heures. La cavalerie ennemie,
ayant réussi à se glisser derrière nos lignes, nous força à une retraite
désordonnée qui précipita la défaite du mercredi 29 chawal 1299 de
l’hégire, 13 septembre 1882.

Je pris alors, en toute hâte, poursuivi par la cavalerie anglaise, la
direction de Belbeis où je rencontrai Aly pacha El-Rouby. De là, le
train nous mena au Caire où le Conseil était réuni au ministère de la
Guerre. Il décida, sur la foi des déclarations anglaises que
l’Angleterre ne poursuivait pas, par la guerre, la conquête de l’Egypte,
d’abandonner la résistance et de s’en remettre entièrement aux
sentiments d’humanité et de modération qui ont toujours guidé cette
puissance. Sur quoi, je donnai ordre, le 14 septembre, à Rida pacha,
commandant du régiment d’Abbassieh formé de 35.000 hommes, d’arborer le
drapeau blanc lors de l’arrivée de l’armée anglaisé au Caire et de
l’informer de la fin de l’état de guerre pour épargner au pays la
dévastation et la ruine.

Vers le soir la cavalerie britannique arriva et, en exécution de mes
ordres, le drapeau blanc fut arboré. Rida pacha, suivi d’Ibrahim bey
Fawzi, chef de la sûreté, et une délégation du Conseil, eurent une
entrevue avec le général Lowe. Puis, à la demande du général, Toulbah
pacha, Aly bey Youssef, commandant du régiment de la citadelle, et moi,
allâmes le voir. Il nous demanda si nous voulions nous constituer
prisonniers de l’armée britannique ; nous répondîmes par l’affirmative
sous condition d’être traités conformément aux lois de l’honneur
britannique. Nous remîmes nos sabres au général Lowe, agissant au nom du
général en chef Wolseley, en faisant remarquer que, pour éviter toute
effusion de sang inutile, nous cessions la résistance malgré la présence
de 35.000 soldats à Abbassieh et d’une force égale à Kafr-el-Dawar, à
Rosette, à Damiette.

Passé trois jours, on nous confia à la garde du colonel Tin jusqu’au 4
octobre, et aux autorités égyptiennes à partir du 5 octobre. Celles-ci
m’enfermèrent seul dans un cachot loin de mon ami Toulbah pacha. Le
geôlier autorisa mon domestique à m’apporter une couverture et un tapis,
mais rien de plus.

Je ne tardai pas ensuite à recevoir la visite du sous-officier chargé de
fouiller et de maltraiter les prisonniers ; il me prit tous mes papiers
personnels pour les remettre au Conseil d’enquête chargé d’instruire mon
procès.

Certaines personnes de la Cour, dont Osman bey Rifâat et Hussein effendi
Fawzi, pénétrèrent, à leur tour, dans ma chambre. L’une d’elles, un
eunuque turc, me fouilla à nouveau brutalement, m’enleva de force des
amulettes que je gardais sous la chemise pour protéger mes enfants
contre les maladies de crises de nerfs.

Une heure après, je vis arriver Bichara Takla[281], rédacteur d’_Al
Ahram_, qui, pensais-je, venait nous réconforter dans l’adversité, lui
qui, avant la guerre, jurait sur son honneur et sur sa religion qu’il
était des nôtres, lui qui passait jadis pour être un ardent ami de la
liberté, digne de respect et de confiance. Il venait, au contraire,
étaler son insolence et me dire d’un ton acerbe : « Eh bien ! qu’as-tu
fait, Arabi ? Regarde maintenant ce que tu es. » Je refusai de répondre
à cet homme à double face, sans dignité et sans honneur.

Une nouvelle poignée de courtisans turcs vint fouiller la chambre dans
tous les sens et dut s’en aller les mains vides. Bien mieux : Pendant la
nuit du 9 octobre, vers huit heures et demie, j’étais tout à fait
endormi, lorsque la porte s’ouvrit violemment. Une dizaine de personnes
arrivèrent tout à coup ; l’une d’elles, que je ne pouvais reconnaître
dans l’obscurité, me cria d’une voix rauque : « Arabi, me connais-tu ? »
Je crus un instant qu’il venait m’assassiner, mais, revenu à moi, je
répondis avec calme : « Non ! Que me veux-tu ? » — « Je suis Ibrahim
Agha », dit-il et il se répandit en invectives contre moi, me traitant
de chien, de cochon. C’était, en effet, le fameux Ibrahim Agha, le
toutouji (porteur de pipes de Son Altesse), qui s’était enfui en Syrie,
à la suite du vol des bijoux au palais du khédive, pour se soustraire à
l’enquête.

Me voilà maintenant traqué comme une bête fauve dans une geôle obscure,
sans lumière. Mon domestique, quand il m’apporte mes repas, n’est pas
autorisé à me voir. D’autre part, toutes les prisons, à l’heure qu’il
est, en province, au Caire, et à Alexandrie, regorgent de prisonniers de
tout rang : ulémas, députés, notables, commerçants, maires de communes.
Certes, comme le disait jadis un député, seule ma présence assurait
l’existence de la Chambre et la liberté du pays qu’on cherche à
asservir.

Par une ironie du sort, le khédive qui, le premier, provoqua l’arrivée
des flottes et nous exhorta à repousser l’invasion avec un zèle trop
grand, il est vrai, pour être sincère, se joignit à nos ennemis qui
continuèrent la guerre en son nom.

Partout les soldats britanniques — chose qu’il ne faut pas oublier —
furent considérés comme les soldats du khédive et l’armée égyptienne
passa pour rebelle. Le khédive faisait distribuer des manifestes où il
proclamait solennellement que les Anglais ne visaient point la conquête
de l’Egypte.

L’armée égyptienne rebelle ! Qu’on nous dise alors pourquoi les prisons
sont remplies de tant de citoyens, de députés et de notables de toutes
les classes ?! Et qu’on nous dise aussi, puisque l’armée et le reste de
la nation, fait évident, communiaient dans un même sentiment, une même
idée : la défense d’une cause juste, pourquoi cette puissance qui, la
première, jeta les fondements du droit et de la liberté, se met-elle à
l’encontre de la volonté d’une nation opprimée, en faveur d’un seul qui,
du point de vue de l’Islam, n’a plus le droit de régner sur elle !

Comment l’Angleterre put-elle tolérer cette situation, elle qui respecte
les coutumes et la religion de chaque pays ? L’Egypte n’était pas, en
fait, en état de guerre avec la Grande-Bretagne, mais en état de
légitime défense pour la sauvegarde de ses libertés, avec l’espoir,
toutefois, qu’aussitôt mise au courant de la situation réelle en Egypte
elle ferait justice aux Egyptiens et respecterait leurs droits.

                                   *
                                  * *

La vérité, je le répète maintenant, est que je ne suis pas rebelle.
J’avais répondu à l’appel de la nation égyptienne dressée comme un seul
homme pour délivrer le pays de l’esclavage, sans porter la moindre
atteinte aux lois de l’honneur. Je ne me proposais aucun but personnel,
comme d’aucuns veulent l’insinuer : J’étais chargé de la défense du pays
par Sa Majesté le Sultan qui avait eu la preuve de ma sincérité et de la
mauvaise foi du khédive. Deux lettres — que je possède encore — reçues
de Sa Majesté, par l’intermédiaire du Cheikh Mohammed Zafer et Aly pacha
Rateb, deux personnages de la Cour du Sultan, attestent la véracité de
mes dires[282].

En outre, j’avais été mis à la tête de l’armée égyptienne pour la
défense du territoire, de par la volonté expresse du khédive et de son
ministère d’abord, et de par celle de la nation ensuite.

Tant de faits proclament mon innocence et confirment la justice de ma
cause.

                                   *
                                  * *

Je prie maintenant mes défenseurs, M. Broadley et M. Napier, M. Blunt et
ses dignes amis qui ont le sentiment de l’honneur britannique, de bien
vouloir prendre en considération ce mémoire que j’ai rédigé, avec le
seul souci de l’exactitude, ne cherchant à établir sur les derniers
événements que la vérité, rien que la vérité.

                       16 El-Higgah 1299 de l’hégire, 29 octobre 1882.

                                      VU, le 19 mai 1924,
                   _Le Doyen de la Faculté des Lettres de l’Université
                                        de Paris._
                                     Signé : F. BRUNOT.

                                VU, et permis d’imprimer,
                           _Le Recteur de l’Académie de Paris_,

                                    Pour le Recteur :
                              _L’Inspecteur de l’Académie,_


[Note 273 : Dervisch pacha adressa, le 10 juillet, à M. Cartwright — qui
remplaçait provisoirement M. Malet — une protestation contre l’attitude
menaçante prise par la flotte britannique ; il affirmait que le khédive
resterait solidaire avec son ministère ou tomberait avec lui.]

[Note 274 : Il n’est pas sans intérêt de reproduire ici le texte de la
réponse que l’ultimatum de l’amiral Seymour suggéra au Conseil des
Ministres égyptien, _présidé par le Khédive Tewfick_ : « L’Egypte n’a
rien fait qui ait pu justifier l’envoi des flottes combinées. L’autorité
civile et militaire n’a à se reprocher aucun acte autorisant les
réclamations de l’amiral. Sauf quelques réparations urgentes aux
anciennes constructions, les forts sont à cette heure, dans l’état où
ils se trouvaient à l’arrivée des flottes. Nous sommes ici chez nous, et
nous avons le droit et le devoir de nous y prémunir contre tout ennemi
qui prendrait l’initiative d’une rupture de l’état de paix, lequel,
selon le gouvernement anglais, n’a pas cessé d’exister. L’Egypte,
gardienne de ses droits et de son honneur, ne peut rendre aucun fort ni
aucun canon, sans y être contrainte par le sort des armes. Elle proteste
contre votre déclaration de ce jour et tiendra responsable de toutes les
conséquences directes ou indirectes qui pourront résulter d’une attaque
des flottes ou d’un bombardement, la nation qui, en pleine paix, aura
lancé le premier boulet sur la paisible ville d’Alexandrie, au mépris du
droit des gens et des lois de la guerre. »]

[Note 275 : Arabi ignorait-il réellement les causes de l’envoi d’environ
400 fantassins pour faire cordon autour du palais ? L’affirmative nous
étonnerait ; on sait que certains chefs révolutionnaires, voyant
l’attitude douteuse de Tewfick et la présence inattendue de Bédouins
armés, insistaient auprès d’Arabi pour qu’il provoquât le retour
immédiat du khédive au Caire sous la garde des troupes égyptiennes.
Arabi, dont le caractère était entaché de faiblesse et d’indécision,
hésita à prendre parti et envoya, dit-on, les fantassins en question
commandés par un certain Mohamed Monib, une créature du khédive.
Broadley affirme que les 11 et 12 juillet furent deux jours
d’inquiétudes pour le khédive et que ce fut seulement le 13 juillet,
lorsque Monib lui jura fidélité, qu’il put goûter la tranquillité, et
préparer sa fuite.]

[Note 276 : Le khédive, pour donner le change, monta, avec le ministère,
le représentant du Sultan et le personnel de la Cour, dans le train
spécial qui devait le ramener au Caire. Seulement, il prit la direction
d’Alexandrie, forçant ainsi son président du Conseil, par exemple,
Ragheb pacha, à accepter une situation inévitable et donner à l’action
du khédive un air de légalité. Néanmoins, Ragheb pacha resta, pendant la
guerre, fidèle à la cause nationale. Quant à Dervisch pacha, le
représentant du Sultan, il parvint à faire la traversée de la
Méditerranée et retourner à Constantinople malgré la surveillance de la
flotte britannique.]

[Note 277 : Ahmed bey El-Sioufy était un notable commerçant. Quant à Aly
pacha Mobarek, tour à tour ministre de l’Instruction et ministre des
Travaux publics depuis le règne d’Ismaïl, il contribua, dans une large
mesure, par son zèle infatigable à la renaissance égyptienne.]

[Note 278 : Nombre de princes et de princesses de la famille khédiviale
soutenaient la cause d’Arabi. Dans une lettre adressée au commandant en
chef à Kafr-el-Dawar, le prince Ibrahim disait : « Je vous envoie de
tout cœur mes remerciements pour la sollicitude dont vous faites preuve
à l’égard de notre pays qui nous est si cher. Je me rejouis à l’idée que
les hommes de notre pays se sont dévoués pour le défendre contre
l’ennemi. »]

[Note 279 : L’adversaire, c’est le khédive Tewfick.]

[Note 280 : On trouvera dans Broadley le texte des dépêches adressées
par Arabi à M. de Lesseps. On y lira également avec fruit une lettre que
M. de Lesseps avait adressée à M. Blunt à ce sujet et dont il communiqua
une copie à M. Broadley : « Mon seul but, disait M. de Lesseps, était la
préservation de la neutralité du canal maritime — neutralité à laquelle
Arabi resta toujours fidèle et la protection de la vie et de la
propriété des Européens en Egypte. »]

[Note 281 : D’après John Ninet — _Arabi pacha_ — le journal _Al-Ahram_
était entièrement dévoué au contrôle. « Aussi, son rédacteur, M. Takla,
syrien maronite, se montra-t-il sévère à l’endroit de l’honorable baron
de Ring, lorsque les « colonels séditieux » apparurent à l’horizon.

« Riaz et son régime s’écroulèrent. Le journal resta debout, mais il
changea de couleur. Pendant les événements, après le 11 juin, M. Tekla
préféra les environs de Beyrouth aux rues d’Alexandrie. Il revint avec
les Anglais, et ayant trouvé une imprimerie d’occasion, il reprit les
_Pyramides_, et insulta, à tant la ligne, les nationalistes. »

Nous citons cette opinion à titre documentaire. Nous ne sommes pas en
mesure, toutefois, de la confirmer ou de l’infirmer.]

[Note 282 : Le Sultan qui, comme on le sait, se laissa influencer par
Lord Dufferin et déclara Arabi rebelle, était le premier à encourager
Arabi à résister à l’ingérence étrangère et à sauvegarder les droits de
l’Egypte. Son point de vue est exposé dans une de ces deux lettres
curieuses auxquelles fait allusion Arabi et que publie M. Blunt dans son
_Secret History_. Il n’est pas sans intérêt d’en donner ici un extrait :
« Etant donné que Sa Majesté met la plus grande confiance en Ahmed pacha
(Rateb), Sa Majesté me charge de vous dire qu’Elle se fie à vous. Vous
considérant comme un homme d’une haute intégrité, digne de confiance, Sa
Majesté vous demande, avant tout, d’empêcher que l’Egypte ne tombe entre
les mains des étrangers, et de se garder bien de leur fournir aucun
prétexte d’intervention.

« Et, à titre tout à fait confidentiel, je vous informe que le Sultan
n’a pas confiance en Ismaïl, ni en Halim ou Tewfick, mais l’homme qui
songe à l’avenir de l’Egypte et consolide les liens qui la rattache au
Caliphat ; qui assure l’autorité indépendante de Sa Majesté à
Constantinople et ailleurs ; qui est versé dans les intrigues et les
machinations de nos ennemis européens ; qui surveillera leurs faits et
gestes : l’homme qui remplit ces conditions aura la faveur et la
sollicitude de notre Seigneur le Sultan. »

Evidemment, le Sultan ne pense qu’à ses intérêts et veut très habilement
se servir de la religion pour river l’Egypte aux chaînes du Caliphat,
c’est-à-dire de la Turquie suzeraine.]




Note du transcripteur :


  Page 1, " Momamed Abduh est une des plus " a été remplacé par
  " Mohamed "

  Page 6, " civiles, des persécuions religieuses " a été remplacé par
  " persécutions "

  Page 11, " se servir d’érangers comme " a été remplacé par
  " d’étrangers "

  Page 11, " créées dans la Basse-Sgypte " a été remplacé par " Basse-
  Egypte "

  Page 22, " la responsabilité l’Ismaël c’est " a été remplacé par
  " d’Ismaël "

  Page 25, " la Tuqruie seulement en 1867 " a été remplacé par
  " Turquie "

  Page 40, note 22, " _Contemperary Review_ en octobre 1882, quand
  Idmaïl " a été remplacé par " _Contemporary Review_ en octobre 1882,
  quand Ismaïl "

  Page 46, " corporation des « bonholders » étrangers " a été
  remplacé par " bondholders "

  Page 57, " furent runiées et dépeuplées pour " a été remplacé par
  " ruinées "

  Page 57, " plus grandes institutions fianncières " a été remplacé par
  " financières "

  Page 58, " le consul franais écrivait le 24 " a été remplacé par
  " français "

  Page 62, note 38, " Non seulement Nabar " a été remplacé par " Nubar "

  Page 65, " de la machine adminisrtative " a été remplacé par
  " administrative "

  Page 66, " reçut un imense bienfait " a été remplacé par " immense "

  Page 68, " sont l’esemble et le prototype " a été remplacé par
  " l’ensemble "

  Page 69, note 48, " En 1140 la France comptait " a été remplacé par
  " 1740 "

  Page 70, " _l’unité de légsilation_ " a été remplacé par
  " _législation_ "

  Page 74, " rencontré l’oppostion sous toutes " a été remplacé par
  " l’opposition "

  Page 75, note 56, " la barre de ces bribunaux " a été remplacé par
  " tribunaux "

  Page 82, note 66, " il y avait peut à recommander " a été remplacé par
  " peu "

  Page 84, note 69, " _W. Beaitty Kingston_ " a été remplacé par
  " _Beatty_ "

  Page 85, note 70, " ces monuments modernes qu sont le " a été remplacé
  par " que "

  Page 86, " ports d’Alexaudrie et de Suez " a été remplacé par
  " d’Alexandrie "

  Page 86, note 71, " déduction de l’intér. 5.328.000) " a été remplacé
  par " déduction de l’intér. (5.328.000) "

  Page 87, note 73, " se passer de maîres étrangers " a été remplacé par
  " maîtres "

  Page 95, " Les sympômes de mécontentement qui " a été remplacé par
  " symptômes "

  Page 97, note 86, " to the R. H. Parmelston " a été remplacé par
  " Palmerston "

  Page 101, " Ainsi le progès moral " a été remplacé par " progrès "

  Page 106, " Nous ne nions pas, di-il " a été remplacé par " dit-il "

  Page 107, " Inerrogée alors sur le compte " a été remplacé par
  " Interrogée "

  Page 110, " chose inouïe en Egype " a été remplacé par " Egypte "

  Page 113, note 108, " menaces de Constantinopale " a été remplacé par
  " Constantinople "

  Page 115, note 112, " pleine propérité et le quitta " a été remplacé
  par " prospérité "

  Page 116, " grande expédiiton de 20.000 " a été remplacé par
  " expédition "

  Page 116, " accomplgné d’un état-major formé " a été remplacé par
  " accompagné "

  Page 120, " avec lui, qu j’avais devant moi " a été remplacé par " que
  j’avais "

  Page 122, " religieuse incombera essentillement " a été remplacé par
  " essentiellement "

  Page 124, note 122, " l’ordre du jour, surout financières " a été
  remplacé par " surtout "

  Page 131-133 note 133, " l’inspcteur cite cet exemple " a été remplacé
  par " l’inspecteur "

  Page 141, " Un aritcle paru dans " a été remplacé par " article "

  Page 141-142 note 139, " _Chapers of my official life_ " a été
  remplacé par " _Chapters_ "

  Page 148, " ministres ont été con-raires " a été remplacé par
  " contraires "

  Page 151, " Le khédive, fort le l’appui " a été remplacé par " fort
  de "

  Page 152, " façon à répoondre aux exigences " a été remplacé par
  " répondre "

  Page 154, Référence à la note 154 ajoutée après " plus de 7 mois). "

  Page 161, " pour le hédive une sage " a été remplacé par " khédive "

  Page 161, " du reste, san authenticité " a été remplacé par " son "

  Page 162, " protectrice des deux pussances " a été remplacé par
  " puissances "

  Page 163, " et annançant la nomination de Son Excellece " a été
  remplacé par " annonçant la nomination de Son Excellence "

  Page 166, Référence à la note 170 ajoutée après " les avons confiés.
  » "

  Page 170, " absolu du hédive rétabli " a été remplacé par " khédive "

  Page 173, note 181, " Abduh, dmans des _Notes_ " a été remplacé par
  " dans "

  Page 177, note 186, " branches du gouverenment égyptien " a été
  remplacé par " gouvernement "

  Page 182, " est le vériatble maître des " a été remplacé par
  " véritable "

  Page 182, " sa responsabilié est couverte " a été remplacé par
  " responsabilité "

  Page 183, Ajouté « avant " contrôle effectif » établi "

  Page 183, " combattre les superstitons " a été remplacé par
  " superstitions "

  Page 187, " dans le gouvernemnt " a été remplacé par " gouvernement "

  Page 190-191 note 202, " à à une compagnie anglaise " a été remplacé
  par " à une compagnie anglaise "

  Page 198, " A Constantinople Il fallait " a été remplacé par " A
  Constantinople ? Il fallait "

  Page 202, " soudé l’uion entre le parti " a été remplacé par
  " l’union "

  Page 215, " hors du khédivialt d’Egypte " a été remplacé par
  " khédiviat "

  Page 217, " M. Sienkiewcz informait M. de Freycinet " a été remplacé
  par " Sienkiewicz "

  Page 220, " Ragbeh Pacha président " a été remplacé par " Ragheb "

  Page 221, " Sous préexte qu’Arabi Pacha " a été remplacé par
  " prétexte "

  Page 222, " gagné par le hédive " a été remplacé par " khédive "

  Page 228, Référence à la note 248 ajoutée après " la domination
  anglaise. "

  Page 250, " nous rendre à Kars-el-Nil " a été remplacé par " Kasr-el-
  Nil "

  Page 251, " Jadressai ensuite un exposé " a été remplacé par
  " J’adressai "

  Page 255, " Mais Abeld-el Aal bey resta " a été remplacé par " Abd-el
  Aal "

  Page 258, note 263, " et ces conséqneces dans " a été remplacé par
  " ses conséquences "

  Page 265, " pouvoir, je ne puvais le faire " a été remplacé par
  " pouvais "

  Page 266, " mais cette pensée corres-dait-elle " a été remplacé par
  " correspondait-elle "

  Page 267, note 271, " s’insinuait dans l’amité de chacun " a été
  remplacé par " l’amitié "

  Page 267, note 272, " champion du mouvement constitutionnell " a été
  remplacé par " constitutionnel "

  Page 268, " le conmmandement de Toulba " a été remplacé par
  " commandement "

  Page 268, " firman de Sa Masjesté " a été remplacé par " Majesté "

  Page 269, " rendus, injustement triatés " a été remplacé par
  " traités "

  Page 274, " présence du hédive, de Dervisch " a été remplacé par
  " khédive "

  Page 275, " Ramleh. Ja répondis que je " a été remplacé par
  " Je répondis "

  Page 275, note 275, " Arabi igonrait-il réellement " a été remplacé
  par " ignorait-il "

  Page 276, " jusqu’à El-Bad El-Charky " a été remplacé par " El-Bab "

  Page 284, " pacha à Kraf-el-Dawar " a été remplacé par " Karf-el-
  Dawar "

  De plus, quelques changements mineurs de ponctuation et d’orthographe
  ont été apportés.



*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GENÈSE DE L'ESPRIT NATIONAL ÉGYPTIEN (1863-1882) ***


    

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        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
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are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
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forth in Section 3 below.

1.F.

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works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
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with the defective work may elect to provide a replacement copy in
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without further opportunities to fix the problem.

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
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LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
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facility: www.gutenberg.org.

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