Petite Mère

By Mme. E. de Pressensé

Project Gutenberg's Petite Mere, by Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret

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Title: Petite Mere

Author: Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret

Release Date: October 7, 2008 [EBook #26827]

Language: French


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Mme de Pressensé (Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret,
épouse d'Edmond Dehault de Presssensé) (1827-1901),
_Petite mère_, édition de 1881


L'orthographe et la ponctuation ont été conservées.





PETITE MERE



PAR



MADAME E. DE PRESSENSE



SIXIEME EDITION



PARIS

G. FISCHBACHER, EDITEUR

33, rue de Seine, 33

1881

Tous droits réservés.





PETITE MERE





I



Deux enfants étaient seuls sans une chambre obscure. Ils
attendaient leur père; l'heure où il avait coutume de rentrer
était bien passée. Les deux pauvres petits s'étaient blottis l'un
contre l'autre tout près de la fenêtre que les dernières lueurs
du crépuscule éclairaient encore faiblement. Le plus jeune, un
garçon de cinq ans, appuyait sa tête toute bouclée sur les genoux
de sa soeur qui avait passé son bras autour de lui. Celle-ci
était petite et menue; sa figure fine et pâle était à demi
éclairée, tandis que celle du petit garçon se trouvait dans
l'ombre; il eût été difficile de discerner l'expression de ses
yeux baissés, mais son attitude avait quelque chose de protecteur
et de maternel.

-- Tu as donc bien sommeil, mon Charlot, dit-elle à l'enfant,
dont les paupières se fermaient et dont elle sentait la tête
s'alourdir sur ses genoux.

Il fit un mouvement, puis on entendit une voix dolente:

-- J'ai faim!...

-- Pauvre chéri, mais pourtant tu as mangé à midi.

-- Oui, mais je veux manger encore. Je ne peux pas dormir sans
avoir dîné. Petite mère, donne-moi à manger!...

-- Mon pauvre Charlot, je n'ai rien... Je t'ai donné, à midi, le
dernier morceau de pain. Le père rapportera aujourd'hui sa
quinzaine, tu sais?...

-- Pourquoi est-ce qu'il ne revient pas? demanda Charlot d'un ton
courroucé.

-- Je ne sais pas. Il n'est jamais rentré si tard. Il va venir,
bien sûr.

Les enfants se turent, et Charlot referma les yeux, un instant
seulement. Un bruit de pas retentit dans l'escalier et l'enfant
releva la tête, tandis que sa soeur disait:

-- Voilà le père.

Mais les pas s'arrêtèrent à l'étage au-dessous; on entendit une
porte s'ouvrir et se refermer, puis un bruit de voix irritées,
puis le silence... et bientôt des ronflements sonores montèrent à
travers le plancher. Il était bien tard.

-- Il faut te coucher, Charlot, dit la petite fille.

-- Mais je ne peux pas dormir sans avoir mangé.

-- Je n'ai rien, mon pauvre chéri... Essaie, tu verras... Une
fois endormi, tu ne sentiras plus la faim.

-- Et demain?... demanda le prévoyant Charlot.

-- Demain, le père sera revenu, tu comprends?...

La certitude exprimée par ces paroles calma le petit garçon, qui
se laissa déshabiller et mettre au lit dans l'obscurité, car il
n'y avait dans la pauvre demeure pas plus de chandelle que de
pain.

Lorsque Charlot fut couché dans le lit qu'il occupait d'habitude
avec son père, sa soeur se rassit près de la fenêtre et se remit
à écouter si elle entendait des pas dans la rue. Ce n'était pas
rare; mais ils s'éloignaient toujours sans s'arrêter. Elle
commençait à être bien inquiète. Depuis quatre ans que la mère
était morte, le père n'avait pas manqué une seule fois de revenir
après sa journée de travail. Les yeux de la pauvre enfant se
fermaient malgré elle; elle sommeillait un instant, mais le plus
léger bruit la faisait tressaillir. Charlot s'agitait dans son
lit, gémissait en dormant et, de temps en temps, s'éveillait tout
à fait en disant: J'ai faim! -- Heureusement, le sommeil
l'emportait bientôt, et sa respiration égale montrait que la
souffrance de son jeûne prolongé n'était pas encore bien vive.

Enfin, la petite fille se laissa glisser de sa chaise sur le
carreau, et, la tête appuyée sur son bras, elle s'endormit
profondément. Lorsqu'elle s'éveilla, il faisait jour. Elle
s'étonna d'être couchée par terre, et se premier mouvement fut de
regarder vers le lit. Voyant que Charlot avait profité de ce
qu'il était seul pour se mettre en travers, et laissait sa tête
frisée un peu en dehors du matelas, elle se rappela tout. Ses
pauvres membres étaient si engourdis, qu'il lui fallut un bon
moment pour en retrouver l'usage.

Alors elle balaya, épousseta avec soin, comme elle avait coutume
de faire chaque matin; puis elle ouvrit un vieux panier qui lui
servait de garde-manger et eut peine à retenir un cri de joie
lorsqu'elle découvrit tout au fond une croûte de pain qui y avait
été oubliée. Elle la posa sur la table d'un air joyeux. Au même
moment, Charlot se remua, se retourna, se mit sur son séant;
puis, s'étant frotté les yeux, il dit encore une fois:

-- Petite mère, j'ai faim!...

Il jeta un regard peu bienveillant sur la croûte sèche qu'on lui
offrait, mais elle n'en fut pas moins bien vite dévorée, et il
tendit la main pour en avoir encore.

Alors sa soeur, voulant le distraire, lui dit de s'habiller bien
vite pour aller chercher le père.

Tout joyeux de la perspective d'une promenade, le petit sauta
hors du lit, mais il fallut contenir son impatience jusqu'à ce
que son visage et ses mains fussent bien lavés, ses boucles
rebelles brossées avec soin. Petite mère, sur le chapitre de la
toilette, était inflexible. Charlot le savait bien, et ne
résistait que tout juste assez pour allonger un peu les choses.

Enfin, les enfants sortirent de la chambre, la laissant propre et
en ordre, comme si une fée y eût passée; la petite fille en prit
la clef pour la remettre à la concierge.

-- Voilà notre clef, madame, dit-elle de sa voix douce. Si le
père revient, vous aurez la bonté de la lui donner.

-- Il n'est donc pas rentré hier soir? demanda la concierge,
occupée à débarbouiller un peu rudement un gros marmot qui, un
instant auparavant, criait à rendre sourd tous les locataires de
la maison, mais s'était arrêté la bouche grande ouverte pour
regarder les deux enfants.

-- Ce n'est pas probable qu'il rentre de si tôt, ajouta-t-elle en
jetant la clef sur la table. Allez, vous êtes sur mon chemin!...

On entendit sortir de l'arrière-loge un sifflement prolongé.
C'était un petit recoin qui donnait sur la cour, et où le
concierge travaillait de son état de cordonnier pendant que sa
femme faisait l'ouvrage de la maison.

Petite mère, un peu effrayée du ton brusque dont on lui parlait,
se hâta de sortir, tirant par le bras Charlot, qui regardait de
tous ses yeux et aussi de toute son âme une grande écuelle de
soupe fumante sur la table de la loge. La brave femme, trop
affairée pour remarquer ce regard, ferma la porte sur eux.

-- Qui est-ce donc que tu brusques ainsi? demanda le concierge,
qui ne pouvait voir dans la loge.

-- C'est les petits au locataire du quatrième. Il n'est pas
rentré. N'est-ce pas une honte de se mettre en ribotte et
d'abandonner deux pauvres petits êtres comme ceux-là?...

Madame Perlet -- c'était le nom de la concierge -- était bien
accoutumée aux misères et aux duretés de la vie, il y en avait
tant autour d'elle; mais elle avait le coeur compatissant pour
les enfants et pour les animaux, et ne pouvait supporter qu'on
les négligeât. Elle oublia pourtant bientôt son indignation: il
fallait se hâter de faire déjeuner les enfants et de les expédier
à l'école, afin de pouvoir balayer ses escaliers. Elle avait le
coeur tendre, cette brave femme qui débarbouillait si
vigoureusement son garçon, sans s'inquiéter de ses cris, mais le
matin le temps lui manquait pour donner libre cours à ses bons
sentiments. L'après-midi, lorsque les nettoyages étaient finis,
les enfants à l'école ou occupés à jouer devant la porte, et
qu'elle était tranquillement assise à ses raccommodages, madame
Perlet était pleine de bienveillance. Les enfants de la maison le
savaient bien et ne fréquentaient la loge que lorsque midi avait
sonné.

Petite mère et Charlot n'étaient pas hardis. D'ailleurs, ils
n'habitaient la maison que depuis peu de temps et n'étaient pas
encore au courant de ces choses. Ils s'éloignèrent la main dans
la main.



II



On me demandera peut-être si Petite mère n'avait pas d'autre nom.

Dans la maison on ne lui connaissait que celui-là, et Charlot
lui-même, s'il avait jamais su que sa soeur n'avait pas été
baptisée Petite mère, l'avait parfaitement oublié. Voici comment
il s'était fait que ce nom était devenu le sien, bien que son
père l'eût fait inscrire à la mairie sous celui de Joséphine.

Fifine, comme on l'appelait alors, avait cinq ans lorsque sa mère
lui donna un petit frère. La pauvre femme, délicate et faible de
tempérament, en se remit jamais tout à fait, elle languit pendant
une année et mourut en confiant son gros Charlot à la petite,
toute petite Fifine. Déjà, pendant la longue maladie de sa mère,
Joséphine avait pris l'habitude de soigner l'enfant. C'était elle
qui lui faisait avaler sa bouille; c'était elle qui le lavait,
qui l'habillait, qui le promenait même devant la porte. En la
voyant toujours occupée de son gros bébé, les voisins avaient
pris l'habitude de l'appeler Petite mère. La vraie mère elle-même,
obligée de transmettre à cette petite créature ses devoirs
et ses droits, aimait à lui donner ce nom; le père l'adopta aussi
et Charlot n'en entendit jamais d'autre.

Ainsi habituée de bonne heure à vivre entre une malade et un
petit enfant qui tous deux avaient besoin de ses soins, Fifine
devint étonnamment raisonnable et oublieuse d'elle-même; cela lui
semblait tout simple, tout naturel, d'être sans cesse au service
des autres et de n'avoir dans la vie d'autre part que le devoir;
elle ne se demandait jamais s'il aurait pu en être autrement.

Etait-elle heureuse? Elle ne le savait pas elle-même, n'ayant
jamais songé à se poser cette question. Peut-être l'était-elle au
fond plus que beaucoup d'enfants qui ont tout ce que leur coeur
peut désirer, tout ce que leur imagination peut rêver, et qui
sont le centre d'un petit monde où chacun s'occupe d'eux et où
ils ne s'occupent que d'eux-mêmes.

Jusqu'à la naissance de son petit frère, Fifine n'avait jamais eu
d'autre poupée que celles qu'elle se faisait elle-même avec des
chiffons, mais après... Est-il beaucoup de petites filles riches
qui aient une poupée comme la sienne?

Représentez-vous cela... Une poupée qui non seulement ouvre et
ferme les yeux, mais qui remue ses petits membres, qui les agite
dans tous les sens, qui s'égratigne la figure, qui mange, qui
crie, qui se fâche, qui sourit aussi, et qui, de plus, grossit et
grandit de jour en jour, tellement que si vous étiez resté six
mois sans voir cette merveilleuse poupée de Fifine, vous ne
l'auriez certainement pas reconnue.

Pensez-vous que la petite fille fut  ravie lorsqu'un jour sa
poupée lui passa les deux bras autour du cou et appliqua sur sa
joue une bouche grande ouverte? c'était le premier baiser de
Charlot.

Tel était le cadeau que le bon Dieu avait fait à Fifine. Sans
doute elle avait bien des petits défauts, cette poupée, car elle
avait coutume de se démener juste au moment où l'on voulait
qu'elle restât tranquille, de crier et de faire de laides
grimaces juste au moment où on voulait la faire admirer, de se
réveiller juste au moment où l'on soupirait après le sommeil.
Enfin cette poupée avait surtout un grand inconvénient, c'est
qu'elle était toujours affamée. A toute heure du jour et de la
nuit elle ouvrait la bouche pour chercher la nourriture, et à
toute heure du jour et de la nuit elle jetait des cris perçants
pour peu qu'on la lui fît attendre.

Mais Fifine ne lui voyait aucun défaut; elle était infatigable
dans ses soins, dans ses caresses, dans ses admirations. Il faut
reconnaître que, la nuit, le bon sommeil d'enfant de la petite
fille résistait aux plus formidables _piaulées_ de son tyran,
mais lorsque la mère était trop souffrante pour l'apaiser
elle-même, et qu'elle était forcée, bien malgré elle, d'appeler la
dormeuse, un seul mot de cette voix douce la tirait de son
profond repos, et elle venait, tout ensommeillée, mais pleine de
bonne volonté et de tendresse, prendre le petit aux bras
affaiblis qui ne pouvaient plus le tenir. Le père ne demandait
pas mieux que d'avoir sa part de fatigue, mais il travaillait dur
tout le jour et avait besoin de ses forces: on le ménageait et
son sommeil était pesant. Une fois la première année passée,
Charlot commença à avoir de bonnes nuits paisibles et les autres
en profitèrent, mais ce fut à ce moment-là que la pauvre mère
mourut après avoir béni ses deux enfants et remercié son mari de
ce qu'il avait toujours été bon pour elle. Son dernier regard fut
pour Fifine et elle l'appela encore une fois "Petite mère."

C'était une dernière recommandation: Fifine le comprit ainsi.
Alors commença pour les pauvres petits une singulière vie. Le
père s'en allait le matin et ne revenait que le soir; ils
restaient tout le jour seuls ensemble. Une voisine venait de
temps en temps voir ce qu'ils faisaient et leur donnait un peu de
soupe. Jamais elle ne trouva Petite mère négligeant un moment sa
tâche, jamais elle ne la surprit en défaut de vigilance et de
soin. Charlot commençait à marcher et grimpait partout; elle le
suivait pas à pas, prévenant ses chutes, le consolant lorsqu'elle
n'avait pu l'empêcher de tomber. Quand il faisait beau elle
sortait avec lui et le promenait sur le trottoir, ou un peu plus
loin jusqu'au square. Les voisins disaient: Voilà Petite mère
avec son gros Charlot. -- On leur faisait un signe de tête, on
leur jetait un bonjour amical. Petite mère était un peu timide et
réservée; elle répondait poliment, mais ne s'approchait pas et ne
jouait guère avec les autres enfants; c'eût été plus difficile,
si elle l'avait fait, de surveiller Charlot.

Charlot était son unique pensée. Quand le père revenait elle
était contente et se relâchait un peu de son attitude sérieuse;
elle allait quelquefois jusqu'à réclamer une caresse pour
elle-même. Puis elle l'aidait, car c'était lui qui faisait le repas du
soir. Ensuite Petite mère lavait les deux assiettes (il n'y en
avait qu'une pour elle et Charlot) et l'on se couchait.

Quand elle eut atteint l'âge de sept ans, son père lui laissa la
responsabilité du ménage. La voisine secourable avait quitté la
maison, et puis Petite mère était devenue si raisonnable, si
adroite, et même si forte, bien qu'elle eût de toutes petites
mains. On eût dit qu'elle savait tout faire par instinct, allumer
le feu, assaisonner la soupe, la faire cuire juste à point. La
cuisine n'était pas compliquée: on mettait une fois par semaine
un petit pot-au-feu; les autres jours c'étaient des pommes de
terre, des haricots. A midi, été comme hiver, les enfants
mangeaient un peu de fromage avec leur pain ou des pommes de
terre froides de la veille. Charlot avait bon appétit comme
lorsqu'il était au maillot, mais il était devenu plus patient, et
suivait des yeux les mouvements de sa soeur sans la déranger.
Quelquefois même il l'aidait... alors le repas leur paraissait
meilleur; mais un gros garçon de trois ans ne peut pas faire
grand'chose dans un ménage, il fallait attendre d'être plus fort,
plus habile. Charlot riait d'un air ravi en écoutant Petite mère
lui raconter tout ce qu'il ferait pour elle lorsqu'il serait
devenu homme. Lui-même renchérissait. Les travaux d'Hercule, dont
il n'avait, du reste, jamais entendu parler, n'étaient rien en
comparaison de toutes les merveilles qu'il devait accomplir quand
le temps serait venu. La moindre était peut-être la construction
d'une maison qu'il voulait faire si haute, si haute qu'on ne
verrait pas le dernier étage.

-- Une belle, belle maison... disait Charlot en enflant sa voix
et en grossissant ses yeux comme pour mieux voir cette
construction sans pareille, beaucoup plus belle que la grande
maison du boulevard. Elle ira jusqu'au ciel, Petite mère, et elle
sera toute pour toi.

C'était le rêve d'un futur maçon. Le père, lui, n'était qu'homme
de peine; il servait les maçons, et il parlait quelquefois des
belles maisons qu'il aidait à construire, aussi Charlot avait
déjà choisi un métier.

-- Mais si elle est si haute, ce sera bien fatigant de monter
l'eau, observa Petite mère qui se voyait déjà portant un seau
plein dans l'escalier sans fin de sa magnifique maison.

-- Ah! dit Charlot à qui cette idée parut juste, mais alors tu
n'auras pas besoin de monter; tu pourras demeurer tout en bas,
comme les vieux qui sont dans la cour, tu sais bien, ceux qui ont
un chat...

Les revendeurs de vieux habits? dit la petite... Oui, ce serait
plus commode, mais alors ce ne serait pas nécessaire de faire la
maison si haute. J'aimerais mieux une petite maison avec un
jardin devant, comme celle qui est dans notre rue; il y a un
arbre et une belle corbeille de fleurs au milieu. Voilà comme je
voudrais ma maison.

Mais Charlot n'aimait pas les maisons si modestes, il n'aimait
que les choses grandioses. Bâtir une maison à trois fenêtres et à
un étage!... cela n'en vaudrait vraiment pas la peine. Il voulait
faire à sa soeur un plus beau cadeau... et ne s'inquiétait guère
de ce qui lui serait le plus agréable.

Les dimanches étaient les bons jours pour les deux enfants. A
midi le père revenait du travail, la petite fille faisait à son
gros Charlot sa plus belle toilette: il avait une robe de fille
que Fifine avait portée quand elle avait son âge et qui, pour
lui, était si étroite qu'elle éclatait sur toutes les coutures et
ne pouvait s'agrafer. Pour remédier à cet inconvénient Petite
mère y avait cousu tant bien que mal des cordons. Un grand
tablier noir traînant jusqu'aux pieds recouvrait tout cela.
Pendant longtemps Charlot eut, au lieu de chapeau, un bonnet
blanc tout uni, et sans aucune dentelle, qui encadrait sa bonne
figue ronde; Fifine cachait de son mieux sous cette coiffure peu
flatteuse les boucles épaisses et rebelles qui étaient la plus
grande beauté de son petit frère. Quant à elle, Petite mère
portait dans ces occasions un bonnet de sa pauvre maman dans
lequel elle aurait pu se loger tout entière. Ses cheveux étaient
bien lissés, mais on ne les voyait guère et son petit visage fin
se laissait à peine entrevoir sous l'ample garniture. Le père
n'était pas sûr que les toilettes du dimanche fussent tout à fait
irréprochables: il regardait tout cela d'un oeil un peu inquiet,
mais il ne savait pas ce qui pouvait y manquer, et puis les
enfants étaient couverts, c'était l'essentiel. On riait en voyant
passer le trio: on appelait Charlot le poupard, Fifine la petite
vieille, mais s'ils s'en apercevaient ils ne s'en offusquaient
pas. Un jour pourtant Charlot fit acte d'indépendance et déclara
qu'il sortirait avec ses cheveux, "comme les autres garçons." Le
père le soutint et Petite mère dut céder, non sans souci car il
faisait froid.

-- Et pourquoi ne fais-tu pas comme lui, toi, Petite mère, au
lieu de t'emmitoufler dans ce bonnet?

-- La mère le mettait toujours pour sortir, répondit-elle.

-- Est-ce que la mère était un petit rat comme toi? Tu pourrais
te cacher tout entière dedans...

Mais sortir le dimanche sans son bonnet eût semblé à la petite
une inconvenance; elle garda donc ce costume qui faisait sourire
les passants, mais qui, sans qu'elle s'en doutât, donnait à sa
figure fine et pensive un charme tout particulier pour ceux qui
parvenaient à la découvrir.

On allait au cimetière et, lorsqu'on était riche, on portait une
couronne à la croix de bois noir qui marquait la place étroite;
d'autres fois c'était seulement un bouquet de pâquerettes cueilli
par les enfants le long du chemin. A Charlot, ce pèlerinage ne
disait pas grand'chose, car il n'avait pas connu sa mère, mais
Petite mère, elle, se souvenait bien... Elle voyait la pâle
figure, elle entendait la voix brisée qui lui donnait ce nom, le
nom qui était toujours resté le sien. Elle devenait toute pensive
et se demandait si ceux qui sont morts peuvent nous voir et si sa
mère était contente d'elle. Et le soir elle embrassait Charlot
avec plus de tendresse en pensant qu'il ne pouvait pas se
souvenir de celle qui l'aimait si tendrement, et elle redisait sa
prière, souvent oubliée:

-- Mon Dieu, fais que je sois pour lui une bonne petite mère!

Ainsi les semaines passaient et Petite mère avait atteint sa
dixième année, au moment où nous la voyons, tenant Charlot par la
main, sortir de la maison pour aller à la recherche du père.



III.



Le premier événement de leur voyage fut la rencontre de la
boutique du boulanger. Les petits pains tout chauds
s'amoncelaient déjà dans la vitrine; Charlot s'arrêta pour les
dévorer des yeux. La bonne odeur du pain frais remplissait ses
narines dilatées; si l'on pouvait réellement _manger des yeux_,
plus d'une brioche y eût passé. -- Mais elles restaient bien en
sûreté dans leurs corbeilles, et Petite mère tirait Charlot par
le bras, mais en vain. Je crois bien qu'elle n'aurait pu réussir
à l'éloigner si le boulanger ne se fût levé tout à coup derrière
son comptoir en regardant Charlot. Celui-ci lui trouva un air
terrible et s'enfuit juste au moment où le brave homme, touché de
compassion pour cette mine affamée, allait lui donner, non une
des brioches convoitées, mais un morceau de pain rassis qui eût
été le bienvenu. En voyant sa bonne intention méconnue, le
boulanger reprit sa place et ne fut point fâché d'avoir ainsi
échappé à la tentation d'être trop généreux, car sa femme venait
d'entrer dans la boutique et c'était une personne sage et
prudente qui n'admettait pas qu'on donnât rien pour rien et ne se
laissait jamais émouvoir comme lui par des yeux suppliants.

Charlot n'osa regarder derrière lui que lorsqu'il eut tourné le
coin de la rue. Personne ne les poursuivait. Rassuré, il reprit
haleine et, encore ému du spectacle appétissant auquel il venait
de s'arracher si brusquement, il répéta:

-- Petite mère, j'ai faim...

Elle avait encore plus faim que lui, la pauvre petite qui, depuis
vingt-quatre heures n'avait rien mangé, pour ne pas rogner la
chétive portion de son frère, mais elle n'en parla pas et se
contenta de répondre:

-- Quand nous aurons trouvé le père il nous donnera à manger.

Charlot reprit un peu de courage, mais au bout d'un instant il
recommença à traîner les pieds.

-- Où allons-nous? demanda-t-il.

-- Tu sais bien que nous allons chercher le père.

-- Oui, mais où est-il?

-- Là où l'on bâtit la grande maison tu sais...

-- Ah! soupira Charlot, est-ce que c'est encore loin?

-- Je ne sais pas.

Ils arrivaient à un boulevard et aussi loin que les yeux
pouvaient atteindre, on voyait des maisons grandes et petites,
toujours des maisons, et des arbres alignés, puis des maisons
encore dans toutes les directions, mais on n'en apercevait aucune
en construction.

-- Ce n'est pas ici, dit Petite mère d'un air désappointé, il
faut demander à quelqu'un.

Mais à qui s'adresser? elle était si timide... Les passants ne la
regardaient pas. Une fois elle essaya de tirer une dame par sa
manche -- il lui semblait qu'elle serait plus bienveillante qu'un
monsieur, -- mais la dame secoua la petite main mal assurée et
passa. Une ou deux personnes lui dirent rudement: "Je ne donne
pas aux enfants." -- Petite mère ne comprit pas d'abord ce que
cela voulait dire: elle n'avait jamais demandé l'aumône, et n'en
aurait jamais eu la pensée. Un ouvrier en blouse bleue s'arrêta
pourtant et la regarda un instant, puis, lorsqu'il eut compris
que les pauvres petits cherchaient une maison en construction et
ne savaient ni dans quelle rue, ni dans quel quartier, il se mit
à rire en donnant un petit coup amical sur la tête de Fifine.

-- Vous êtes de fameux innocents, dit-il; retournez chez vous et
dites à votre maman de vous mieux garder.

-- Nous n'avons pas de maman, s'écria Charlot d'un air indigné,
et nous cherchons notre papa.

Il regardait en parlant le gros morceau de pain que l'ouvrier
tenait sous son bras, et il n'y avait pas moyen de se méprendre
sur le langage de ses yeux affamés. Le brave homme mit sa main
dans sa poche pour chercher son couteau.

-- Allons, dit-il, vous aurez un morceau de mon pain, mais à
condition que vous allez retourner tout de suite chez vous. Des
petits oisillons sans plumes, ça ne doit pas courir tout seuls si
loin du nid. Où demeurez-vous?

Fifine nomma la rue.

-- Eh bien, allez, refaites bravement votre chemin: le papa sera
rentré pendant que vous le cherchez.

Il les laissa appuyés contre un mur, mangeant à belles dents le
pain frais et savoureux. Oh! comme ils le trouvaient bon!

Avant de tourner le coin d'une rue, il les regarda encore.
Charlot lui fit un signe amical et ouvrit sa bouche pleine pour
lui crier: Merci!

Ainsi restaurés ils reprirent le chemin de la maison ou plutôt
ils crurent le reprendre.

Un boulevard ressemble tant à un autre boulevard, une rue à une
autre rue!... Ils marchaient, marchaient toujours, Charlot se
faisant traîner. Petite mère était bien lasse, bien inquiète,
mais ne se laissait pas aller à son découragement.

-- C'est bien par ici que nous avons passé, disait-elle. Regarde,
Charlot, tu reconnais cette haute maison et cette grande porte,
n'est-ce pas?

-- Je ne sais pas, répondait-il.

Et elle s'arrêtait pour regarder tout autour d'eux avec angoisse,
puis reprenait son chemin en croyant reconnaître un arbre, une
porte... mais elle comprenait peu à peu qu'elle s'était égarée.
Charlot ne pouvait plus marcher; il buttait à chaque pas et enfin
il tomba assis et refusa de se relever. Alors Petite mère s'assit
en pleurant à côté de lui.

Au même instant une porte s'ouvrit et une foule d'enfants se
précipitèrent dans la rue. Les horloges sonnaient en choeur midi:
c'était la sortie de la classe du matin.

Les garçons venaient les premiers: ils criaient, se bousculaient,
se battaient même, mais pour rire. Ils passaient à côté des deux
pauvres petits sans les regarder; un d'eux marcha sur la petite
main de Charlot qui l'avait appuyée contre terre pour se
soutenir. Ensuite vinrent les filles, moins bruyantes. Chacune
d'elles portait un sac, et lorsque les plus petites eurent passé
il en vint quelques grandes qui avaient l'air tout à fait
raisonnables. L'une d'elles s'arrêta et regarda Charlot qui
sanglotait en faisant des yeux lamentables à sa pauvre main un
peu écorchée par le gros soulier à clous.

-- Qu'est-ce que tu fais là? lui demanda-t-elle, tu n'es pas de
l'école?

Petite mère répondit pour lui car il n'était pas en état de se
faire entendre.

L'écolière comprit bien vite la situation. C'était une douce
enfant chez qui l'instinct maternel avait été développé de bonne
heure par les soins qu'elle avait donnés à une petite soeur qui
était morte. Elle se pencha vers le petit désolé et, voyant que
sa main saignait un peu, elle trempa son mouchoir à la fontaine
voisine, et pansa la blessure.

-- Où est-ce que vous demeurez? demanda-t-elle à la petite qui la
regardait faire.

Celle-ci nomma la rue.

-- Je connais ça. Ma marraine demeure tout près. Mais c'est bien
loin; comment allez-vous retourner?

-- Je ne sais pas, répondit Petite mère qui sentait que ses pieds
ne pouvaient plus la porter et qui savait que Charlot était
encore plus fatigué qu'elle.

-- Venez chez nous, dit la petite fille après un moment
d'hésitation; grand'mère vous dira ce qu'il faut faire. Voyez-vous?
c'est là, cette petite porte de l'autre côté de la rue.

Les deux enfants se levèrent doucement et suivirent leur nouvelle
amie. C'était une fillette de treize ou quatorze ans; elle avait
un tablier de cotonnade qui lui donnait l'air enfant, mais elle
était grande et de belles nattes blondes tombaient sur son dos.
Elle les fit entrer dans une petite chambre au rez-de-chaussée
qui, donnant sur une cour, était un peu sombre même en plein
midi.

Une femme âgée était occupée à poser deux assiettes de soupe sur
une petite table; elle avait pour cela poussé de côté des
morceaux d'étoffe qui s'y trouvaient entassés. La chambre était
petite, encombrée, mais très propre. Un rayon de soleil venait
justement d'y pénétrer et il faisait reluire une casserole et un
plat d'étain suspendus au mur. Sur la commode on voyait deux
tasses et une théière de porcelaine; le lit était soigneusement
recouvert et les deux chaises de paille en bon état; aux yeux de
Petite mère cette chambre était un vrai paradis. Charlot n'en
avait, lui, que pour la soupe fumante. C'était la seconde fois de
la journée qu'il voyait des assiettes pleines. Faudrait-il encore
les regarder sans y toucher?

Pauvre Charlot!...

-- C'est toi, petite, dit la vieille dame sans se retourner, tu
arrives juste à point.

Elle s'arrêta, étonnée, car elle entendant plusieurs petits pas.

-- Grand'mère, dit Céline, voilà des petits enfants qui se sont
perdus. Ils sont bien loin de chez eux, et je les ai amenés pour
se reposer un moment, ils sont si fatigués!...

Charlot s'était laissé tomber par terre, mais il ne perdait pas
de vue les deux assiettes dont le fumet savoureux se répandait
tout autour de la table.

-- Qui sont-ils? demanda la grand'mère.

-- Des petits enfants, répondit Céline.

-- Je le vois bien, reprit la vieille dame en affermissant ses
lunettes, mais pourquoi me les amènes-tu?

-- Ils étaient tout seuls à pleurer dans la rue, un méchant
garçon de l'école a marché sur la main du pauvre petit. Vois-tu,
grand'mère, il a les cheveux tout frisés comme notre petite
Berthe.

A ce souvenir le coeur de la bonne femme s'attendrit.

-- Ils ont bien faim, continua Céline.

La grand'mère prit la casserole de terre cuite dans laquelle
avait chauffé la soupe. Il n'y avait rien, plus rien au fond. Et
les deux assiettes déjà servies n'étaient pas trop pleines, mais
Céline n'hésitait pas.

Elle fit asseoir Charlot devant une des deux assiettes, et
mettant une cuiller dans la main de sa soeur, elle lui dit: Voilà
pour vous deux.

Puis elle se mit gaiement à partager l'autre avec sa grand'mère;
c'était elle qui jouait le rôle de pourvoyeuse, et elle riait, en
faisant avaler à la vieille dame autant de cuillerées qu'elle en
avalait elle-même. Le jeu fut vite fini. Charlot avait essuyé ses
yeux et mangeait en regardant les autres d'un air très grave et
très observateur. La grand'mère avait remarqué que la chétive
petite fille donnait au gros joufflu au moins deux cuillerées
pour une qu'elle s'administrait à elle-même.

-- Tu es une bonne petite fille, lui dit-elle quand tout fut
fini. Comment t'appelles-tu?

Charlot fut le plus prompt à répondre. Il était content de
l'approbation donnée à sa soeur.

-- Elle s'appelle Petite mère, dit-il.

-- Mais ce n'est pas un nom, s'écria Céline.

-- Elle s'appelle Petite mère, répéta Charlot avec fermeté en
jetant un regard mécontent sur celle qui osait ne pas admirer le
nom qu'il aimait.

-- Je crois que je devine pourquoi on l'appelle ainsi, dit la
vieille dame, mais elle a un autre nom, sans doute?...

-- Je m'appelle Joséphine, mais depuis que notre maman est morte
on ne me l'a plus jamais dit.

-- Votre maman est morte! pauvres petits agneaux! Et votre père,
où est-il?

-- Il n'est pas rentré hier soir, dit Petite mère, reprenant son
air soucieux: nous le cherchons depuis ce matin, mais nous nous
sommes perdus.

-- Et où alliez-vous le chercher?

-- A la grande maison qu'on bâtit..... une grande maison sur le
boulevard.

-- Oui, dit Charlot qui se ranima à cette pensée, c'est une
grande maison, une énorme maison... J'en bâtirai comme ça, moi,
quand je serai grand...

-- Et vous n'avez pas d'autre indication que celle-là, pauvres
petits! Mais pourquoi ne pas attendre à la maison?

-- Nous avions bien faim, dit Petite mère.

-- Oui, ajouta Charlot qui croyait de son devoir de confirmer
chaque parole de sa soeur, j'avais bien faim et Petite mère
aussi.

-- Et personne dans votre maison ne prend soin de vous quand
votre père n'y est pas?

-- C'est Petite mère qui prend soin de moi, dit Charlot avec
fierté.

-- Et qui prend soin d'elle? est-ce toi?

-- Non, parce que je suis trop petit... mais quand je serai grand
je lui donnerai une maison... magnifique.

Ce mot ambitieux sortit de la bouche ronde du petit garçon avec
une emphase comique. La soupe lui avait rendu la force de faire
les châteaux en Espagne dont il avait coutume de se charmer
lui-même, et de récompenser toutes les peines que sa soeur prenait
pour lui. Il allait faire une énumération de tous les cadeaux
splendides dont il la comblerait, mais on lui conseilla de se
taire et de se coucher un moment sur le lit pour reprendre la
force de marcher. Quelques minutes après il dormait de tout son
coeur.




-- Grand'mère, dit Céline, permets-moi de les reconduire, je sais
le chemin, c'est le même que pour aller chez ma marraine.

-- J'aimerais mieux les mettre dans l'omnibus, les pauvres
petits, mais douze sous c'est beaucoup pour nous. Quel dommage
que les omnibus soient si chers!

En parlant ainsi la grand'mère de Céline regardait dans son
tiroir: il n'y avait que bien juste de quoi aller jusqu'au
samedi, jour où elle reportait son ouvrage. Elle le referma
tristement.

Déjà âgée la pauvre femme n'avait d'autre ressource que son
travail et elle gagnait peu. Les parents de Céline étaient morts
jeunes, lui laissant leurs deux enfants avec quelques ressources
bientôt épuisées. Maintenant Céline était seule, car la petite
Berthe n'avait pas vécu longtemps. Malgré sa pauvreté sa
grand'mère l'envoyait encore à l'école, car elle savait que
l'instruction est une chose précieuse. En rentrant la petite
fille gagnait quelques sous à faire des boutonnières, mais on
comprend pourquoi les portions de soupe étaient si petites.

Petite mère ne dormait pas et causait peu. Soit timidité, soit
réserve naturelle, elle était avare de paroles. Pourtant ses
nouvelles amies parvinrent à découvrir que, toute petite et mince
qu'elle fût, elle avait tout près de dix ans. On lui en aurait
donné sept.

C'est encore tout de même bien jeune pour être une petite mère de
famille, se dit la bonne grand'mère en regardant les enfants
s'éloigner ensemble. Céline les tenait tous deux par la main et
paraissait enchantée de faire du même coup une longue promenade
et une bonne action.

On marcha longtemps, bien longtemps, le soleil de mai était
chaud, il fallait beaucoup de courage pour ne pas s'arrêter
lorsqu'on rencontrait un banc. Céline commençait à trouver sa
promenade moins amusante qu'elle ne s'y attendait, car les
enfants étaient si fatigués qu'ils ne pouvaient ni rire ni
causer. Tout à coup Charlot s'arrêta et déclara que Petite mère
devait le porter. Celle-ci, sans hésiter, l'entoura de ses petits
bras pour le soulever, mais Céline l'arrêta.

-- Es-tu folle? s'écria-t-elle: tu ne peux pas même le
soulever...

-- Oh! je pourrais bien le porter sur mon dos, répondit Petite
mère, il serait moins lourd comme cela.

-- Tiens, c'est une idée! Allons, Charlot, puisque tu es si
paresseux, je vais te prendre sur mon dos, moi, mais gare à toi
si tu me donnes des coups de pied.

Ils marchèrent un moment ainsi, mais Céline le remit bientôt à
terre, car même pour elle c'était un lourd fardeau. Alors le
petit garçon commença à harceler sa soeur pour qu'elle le portât,
mais Céline s'y opposa avec fermeté.

-- Non, dit-elle, nous sommes bientôt arrivés; tu peux marcher
encore un peu, tu es beaucoup trop lourd pour elle.

Petite mère regardait Charlot d'un air désespéré. Elle ne lui
avait jamais rien refusé, et cela la navrait de le voir si las,
mais Céline les tenait chacun par une main; il fallait marcher.
Charlot trouva pourtant des forces pour arracher sa main de celle
de sa conductrice et pour pincer Petite mère derrière le dos de
celle-ci, en disant:

-- Méchante!... Je ne te donnerai jamais rien quand je serai
grand!...

Le soleil commençait à leur envoyer en pleine figure ses rayons
horizontaux qui les éblouissaient et les forçaient à fermer les
yeux, quand Petite mère s'écria tout à coup:

-- C'est ici!

Et Céline entra avec eux dans la pauvre maison.

-- Le père est-il revenu, Madame? demanda la petite en s'arrêtant
sur le seuil de la loge.

-- Non, mes chérubins, répondit madame Perlet qui était au repos
et par conséquent très-abordable. Tenez, voilà votre clef.

L'enfant prit la clef et regarda Céline d'un air indécis. Lui
demanderait-elle de monter? Mais elle n'avait rien à lui offrir,
à peine une chaise pour se reposer, car il n'y avait, dans la
chambre, que la chaise sans dossier sur laquelle Petite mère
avait veillé une partie de la nuit.

Céline la tira d'embarras en les embrassant et en disant qu'elle
allait retourner bien vite avant qu'il fît nuit. Et lorsqu'elle
les eut quittés en promettant de venir les voir en même temps que
sa marraine, Petite mère se sentit seule et triste. Une aimable
figure blonde et rose, la bienveillance, la gaieté sont choses si
agréables à rencontrer sur son chemin!

La chambre était en ordre comme on l'avait laissée, mais elle
était tout aussi dépourvue de quoi que ce fût qui pût se mettre
sous la dent. Petite mère ouvrit le vieux panier avec un faible
espoir que la bonne chance du matin se renouvellerait, mais il
était cette fois absolument vide. Charlot, après avoir un peu
gémi, s'endormit sur le lit sans avoir voulu se déshabiller. Sa
soeur s'assit sur sa chaise et attendit.

Oh! comme elle attendit longtemps!... Le jour décroissait
lentement, puis il n'y eut plus qu'une lueur de crépuscule, puis
la nuit devint tout à fait sombre. Dans le petit coin de ciel
qu'on apercevait entre les toits et les cheminées Petite mère vit
briller une étoile, puis une autre encore. Elle entendait
l'horloge de la paroisse au travers d'une carreau cassé qui
laissait mieux pénétrer les sons lointains. Petite mère n'avait
jamais été à l'école et on ne lui avait jamais rien appris, mais
-- elle n'aurait pu dire comment cela lui était venu -- elle
savait compter jusqu'à dix, autant qu'elle avait de doigts à ses
petites mains. Lorsque l'horloge eut sonné dix coups, elle
comprit qu'il était inutile d'attendre encore. Il était trop
tard, le père ne reviendrait plus. Charlot se remuait et se
plaignait en dormant; elle se demanda comment elle ferait le
lendemain pour lui donner à manger. Alors le coeur lui manqua...
et elle se mit à pleurer sans bruit, comme pleurent ceux qui
n'ont personne pour les consoler. Pendant qu'elle se désolait
ainsi elle se souvint que sa mère lui avait dit une fois que
lorsqu'elle serait malheureuse il fallait prier et que Dieu
l'entendrait. Dans ce temps-là elle avait l'habitude de
s'agenouiller chaque soir près du lit de la malade et de joindre
ses petits mains dans les siennes en répétant une prière. Elle
avait continué quelque temps à le faire, puis elle en avait perdu
l'habitude et personne ne le lui avait rappelé. Pourtant les mots
qu'elle avait eu coutume d'employer lui revinrent en mémoire et
elle répéta comme autrefois:

-- Mon Dieu, rends-moi bien sage, bénis papa et mon petit frère,
guéris maman...

Alors elle se souvint que sa mère n'avait plus besoin d'être
guérie et elle s'arrêta court pour réfléchir, puis elle ajouta
presque à haute voix et non plus comme on récite une formule,
mais avec un accent suppliant:

-- Donne-nous du pain et fais que papa revienne, oh! je t'en
prie, bon Dieu, fais qu'il revienne!

Alors elle se sentit moins désolée, elle se coucha près de
Charlot, passa son bras autour de lui comme pour le protéger
encore en dormant, et bientôt elle avait oublié tous ses
chagrins.

Le sommeil de Petite mère fut doux et profond. Il faisait jour
lorsqu'elle se réveilla en sursaut.



IV



La pauvre petite était si fatiguée de ses voyages de la veille
qu'elle ne se serait peut-être pas réveillée sans un événement
extraordinaire. Elle ne s'était pas aperçue en se couchant que la
fenêtre se trouvait entr'ouverte; comme il ne faisait pas de vent
les deux battants étaient restés rapprochés et l'air frais de la
nuit ne s'était pas trop fait sentir aux petits dormeurs. Vers le
matin, un des battants céda tout doucement comme sous une
pression lente, puis encore un peu, et encore un peu... et,
lorsque l'ouverture se trouva assez grande, un visiteur inattendu
sauta dans la chambre, mais avec tant de légèreté et de souplesse
qu'il n'en résulta pas le moindre bruit. Personne ne bougea dans
le lit.

Le visiteur commença par s'étirer et regarda autour de lui comme
quelqu'un que rien ne presse; il fit ensuite le tour de la
chambre, lentement, avec précaution, toujours sans bruit.
Lorsqu'il eut achevé son voyage d'exploration, il s'arrêta au
pied du lit et fixa des yeux peu bienveillants sur les deux
petits dormeurs qui ne se doutaient guère qu'ils étaient regardés
de la sorte, puis, tout à coup, sans dire gare, il sauta sur le
lit et, après s'être tourné et retourné en tous sens, il se
blottit en boule tout contre la joue de Petite mère et commença à
faire entendre un son tout particulier qui s'harmonisait avec la
respiration égale des deux enfants.

Petite mère avait un peu détourné la tête comme pour fuir ce
contact inquiétant et elle avait étendu sa petite main pour s'en
défendre, mais cette main avait rencontré un objet doux, chaud et
moelleux sur lequel elle s'était arrêtée avec plaisir sans que la
dormeuse en eût conscience. Les occupants du lit continuèrent
donc leur somme, à trois maintenant et non plus à deux.

Pourtant le sommeil de Petite mère était un peu troublé, et
bientôt elle ouvrit des yeux étonnés. Le visiteur s'était
retourné et une partie de sa personne, dont tous les visiteurs ne
sont pas ornés, sa belle queue touffue, avait effleuré le visage
de la fillette. Elle retint un cri qui allait lui échapper et
s'aperçut qu'un beau chat était couché à côté d'elle.

D'autres petite filles auraient peut-être crié, mais Petite mère,
si timide avec les gens, n'avait aucune frayeur des bêtes. Elle
avança sa main pour caresser doucement son nouvel ami, à qui
cette petite main légère parut si sympathique qu'il recommença de
plus belle son ronron un moment interrompu. Petite mère se
souleva pour mieux l'admirer.

C'était un beau chat gris avec des reflets fauves, une queue
magnifique, une petite tête fine et intelligente. Il regardait
aussi Petite mère, et après un moment d'examen, il se frotta
contre elle.

-- Que tu es beau et gentil! s'écria-t-elle. Mais par où as-tu pu
entrer?

La vue de la fenêtre entr'ouverte lui expliqua le mystère. Il
fallait être chat pour prendre ce chemin; sans doute il avait
sauté de la gouttière sur le rebord de la croisée... L'enfant
frémit en pensant que, s'il avait mal pris son élan, il aurait pu
tomber dans la cour; mais il n'y avait pas de danger, Minet était
plus habile que ça.

Charlot se réveilla et la vue du chat détourna un moment son
attention de la faim qui recommençait à ronger son petit estomac
si creux. Une parole imprudente de sa soeur le ramena à cette
préoccupation bien légitime.

-- Si seulement j'avais un peu de lait à lui donner! dit-elle.

-- J'en veux, moi, du lait, cria Charlot de son ton le plus
lamentable; Petite mère, je vais mourir de faim!...

-- Non, non, répondit-elle un peu effrayée de cette perspective,
non, Charlot, tu ne mourras pas de faim.

-- Alors donne-moi à manger!...

-- Je n'ai rien, tu le sais bien, mon pauvre chéri.

-- Alors je vais mourir de faim, répliqua Charlot avec une
terrible logique.

-- Non, j'irai demander à quelqu'un... dans un moment...

Cela lui coûtait tant!... et puis à qui demander?... Tous les
voisins étaient pauvres, elle le savait. C'était une raison pour
mieux oser, car le pauvre comprend le pauvre, et dans cette
maison misérable aucune mère n'eût refusé un morceau de pain aux
petits délaissés; mais Petite mère était la délicatesse même:
elle n'aurait jamais pu se décider à demander pour elle, et même
quand c'était pour son Charlot, il fallait rassembler tout son
courage.

Le chat avait certainement moins faim que les enfants car il
s'était remis en boule et s'endormit, mais les mouvements
désordonnés de Charlot qui ne voulait ni se lever, ni essayer de
dormir encore, le dérangeaient fort, et il battait le lit de sa
longue queue en signe de mécontentement. Tandis que Petite mère
suppliait Charlot de se lever pour venir avec elle et que celui-ci
s'y refusait, on frappa à la porte.

-- Entrez! cria le petit garçon, qui eut un instant le fol espoir
que c'était son père, comme s'il était probable qu'il frappât à
sa propre porte.

Une vieille dame introduisit sa tête, coiffée d'un bonnet blanc.

-- Vous n'avez pas vu mon chat? demanda-t-elle. Je ne sais pas où
il est passé, et je ne puis pas déjeuner sans lui.

Comme elle parlait, le chat se mit sur ses quatre pattes,
s'étira, sauta du lit et s'avança lentement vers sa maîtresse,
qui poussa un cri de joie, le prit dans ses bras et referma la
porte.

Petite mère n'avait pas eu le temps de parler. Elle soupira et se
reprocha de n'avoir rien dit, car, puisqu'un bon déjeuner
attendait le chat, peut-être y aurait-il quelque chose pour eux,
au moins pour le pauvre Charlot.

La vieille dame n'avait pas l'air terrible, elle aurait peut-être
écouté sa prière... mais il était trop tard!

Charlot grognait de tout son pouvoir.

-- Le chat va déjeuner et moi je vais mourir de faim, répéta-t-il.

Alors Petite mère prit son courage à deux mains et alla frapper à
la porte à côté.

La vieille dame était assise dans son fauteuil, devant une petite
table ronde, sur laquelle son chat achevait de lapper dans une
soucoupe sa portion de lait frais. Il se pourléchait et
paraissait content de lui-même et des autres. Sa maîtresse posa
la tasse qu'elle portait à ses lèvres. C'était vraiment un
tableau de confort et de bien-être tranquille que ce petit
intérieur, dont les seuls habitants étaient une vieille dame et
un beau chat.

Petite mère aurait voulu se sauver; mais l'un et l'autre la
regardaient d'un air interrogateur: il fallait parler, expliquer
son apparition.

-- Madame, dit-elle, Charlot va mourir de faim...

-- Charlot, mourir de faim!... Que veux-tu dire, petite?... Je te
certifie qu'il ne manque de rien.

Le chat, s'étant assuré qu'il ne restait plus une goutte de lait
dans sa moustache, se coucha les pattes repliées sous lui et se
mit à filer d'une air de parfait contentement.

-- Il n'a rien mangé depuis hier à midi, madame...

-- Tu ne sais ce que tu dis, ma petite; il a eu un bon repas hier
soir et un bon repas ce matin. N'est-ce pas, Minet? ajouta la
vieille dame en se tournant vers le chat, qui la regardait de ses
yeux à demi-fermés.

-- Il n'a rien mangé depuis hier à midi, insista l'enfant, sans
chercher à comprendre ces singulières réponses, et il pleure...
c'est mon petite frère, madame...

-- Bon Dieu! s'écria la bonne dame, qui commençait à comprendre,
c'est de ton petit frère que tu parles!... Mais, Charlot, c'est
mon chat... ne le sais-tu pas?...

-- Non. Je croyais que c'était un nom de garçon.

Un appel énergique du vrai Charlot retentit alors, et Petite mère
effrayée s'arrêta court.

-- Qui est-ce qui crie ainsi? demanda la maîtresse de l'autre
Charlot.

-- C'est lui, mon petit frère, qui a faim...

-- Bon Dieu! répéta-t-elle, est-ce possible, et pourquoi ne lui
donnes-tu pas à manger?

-- Il n'y a rien chez nous, et le père ne revient pas...

-- Ah! les pauvres enfants!...

Et la bonne dame, dans son émotion, avala précipitamment le reste
de son café et s'étouffa horriblement.

Lorsqu'elle eut recouvré sa respiration, et que ses yeux pleins
de larmes se furent éclaircis, elle ne vit plus personne que son
chat qui dormait sur la table; mais elle entendait distinctement
la voix de Charlot dans la chambre voisine de la sienne. Elle se
leva lentement et prit sur la fenêtre un petit pot brun qui
contenait le lait qu'elle avait mis en réserve pour le repas de
son chat et pour le sien, car madame Charles prenait deux fois
par jour son café au lait. Elle le considéra un instant, le
reposa à la même place, le regarda encore et finit par le
remettre définitivement sur le rebord de la fenêtre, qu'elle
ferma comme pour s'ôter une tentation. Après quelques
hésitations, elle ouvrit son armoire, y prit un pain de deux
livres et en coupa deux morceaux qu'elle mit sur la table. Alors,
elle s'achemina vers la chambre voisine, où elle trouva Charlot,
le garçon, en train de donner à la pauvre Petite mère de grands
coups de poing pour se venger de son jeûne. La bonne dame resta
immobile, scandalisée par ce spectacle. Charlot s'arrêta aussi et
cessa de crier pour la considérer attentivement.

La visiteuse, qui n'avait jamais eu d'enfants, et dont le chat
avait des habitudes paisibles et somnolentes qui lui laissaient
un complet repos, était un peu effrayée à la pensée d'introduire
dans sa chambre le petit démon qu'elle avait sous les yeux. Mais,
bien que sa charité n'eût pas été jusqu'au sacrifice du repas de
Minet, ce bon sentiment l'emporta sur la peur du bruit. Elle mit
sa main sur la tête frisée et ébouriffée du petit garçon:

-- Viens, dit-elle, je te donnerai à manger.

A ces mots, la figure de Charlot s'illumina; mais il lança encore
à sa soeur un regard irrité.

-- Elle ne veut rien me donner, elle!... dit-il.

La bonne dame jeta un coup d'oeil autour de la chambre; elle ne
pouvait s'étonner de ce que la pauvre petite ne _voulait_ rien
donner au déraisonnable Charlot.

-- Je voudrais le laver et le peigner avant, dit celle-ci de sa
voix douce.

-- Non!... cria Charlot exaspéré; je veux manger d'abord!...

-- Tu es tout barbouillé de larmes; ce sera tout de suite fait.

-- Elle a raison, dit la vieille dame, il faut toujours être
propre. Vous viendrez tout à l'heure. Je laisserai ma porte
ouverte.

Charlot n'osa plus résister; mais il était si fâché contre sa
soeur qu'il la pinça au bras pendant qu'elle le débarbouillait.
Petite mère se contenta de dire:

-- Oh! Charlot!...

Elle savait que la faim rend méchants ceux qui n'ont pas un grand
courage pour la supporter.

La porte était ouverte, et les yeux de Charlot se portèrent
immédiatement vers la table, où il s'attendait à voir un repas
aussi confortable que celui du chat. La vue des deux morceaux de
pain lui causa une déception; mais il se dit que le reste
viendrait sans doute. Lorsque la bonne dame y eut ajouté un petit
morceau de sucre pour chacun, en leur disant que c'était
excellent avec le pain, son illusion s'évanouit.

-- J'aime mieux du lait, dit-il en regardant le morceau de sucre
avec défaveur.

-- Il n'y en a pas, dit la vieille dame un peu sèchement.

-- Je suis sûr qu'il y en a dans ce pot brun, répliqua Charlot
avec audace.

-- S'il y en a, il est pour mon chat et non pas pour toi, dit-elle
plus sévèrement.

Cette réponse étonna tellement le petit garçon qu'il ne trouva
rien à dire. Il se mit piteusement à manger son pain sec. A la
quatrième bouchée, il s'arrêta.

-- N'as-tu plus faim, Charlot? demanda sa soeur.

-- Si, mais ça m'étouffe, répondit-il en montrant son gosier d'un
air désolé.

-- Tiens, voilà un peu d'eau, dit madame Charles en lui tendant
un verre. Bois, mon garçon, et mange lentement, ça passera mieux.
Ainsi donc, tu t'appelles Charlot, comme mon chat?

-- Ce n'est pas un nom de chat, dit Petite mère, timidement.

-- Non; mais comme je m'appelle madame Charles, et qu'on nous
voit toujours ensemble, les gens de la maison lui ont donné ce
nom, et j'en ai pris moi-même l'habitude. Pourtant, je l'appelle
plus souvent Minet.

-- J'aime mieux l'appeler Minet, dit Petite mère.

-- Moi aussi, ajouta Charlot. Est-ce qu'il aime beaucoup le lait?

-- Oh! il l'aime à la folie. Il ne peut pas s'en passer. Jamais
il ne mangerait un morceau de pain sec. C'est un chat gâté; mais,
aussi, il est ma seule compagnie, et nous faisons bon ménage à
nous deux. Nous ne nous disputons jamais. Ce Charlot-là ne donne
pas de coups de poing.

-- Il ne pourrait pas en donner, dit le petit garçon qui
comprenait bien l'allusion mais ne voulait pas en avoir l'air.

-- Il pourrait mordre, égratigner, mais il est doux comme un
agneau. Ca a de la raison, ces pauvres bêtes, ça sent quand on
est bon pour eux, et ça vous paie en bonnes manières et en
gentillesses. Je connais des enfants qui sont moins aimables pour
ceux qui les soignent.

Etait-ce encore une pierre dans le jardin de Charlot le garçon,
et la maîtresse de Charlot le chat voulait-elle faire honte au
premier de sa conduite envers sa soeur? Si cela était il n'eut
pas l'air d'y faire attention, mais il sentait qu'il détestait de
plus en plus ce chat gâté qui avait tant de vertus mais ne
mangeait jamais de pain sec.

-- C'est plus beau ici que chez nous, dit-il les yeux fixés sur
la pendule qui ornait la cheminée.

C'était en effet une jolie chambre, bien qu'elle ne fût séparée
que par une petite cuisine et un cabinet noir de la misérable
chambre qu'habitaient les deux enfants. Il y avait sur la commode
des tasses de porcelaine, deux petits vases, deux flambeaux; près
de la fenêtre un grand fauteuil et des rideaux au lit. Tout était
bien en ordre, tout reluisait de propreté.

Petite mère admirait aussi, mais avec une nuance de tristesse;
ses instincts de ménagère lui faisaient faire une comparaison
défavorable pour la chambre voisine qu'elle nettoyait pourtant
avec tant de soin.

Toujours discrète et réservée, Petite mère craignait de déranger;
elle voulut emmener son frère et le tira par le bras en disant:

-- Remercie la dame, Charlot.

Mais lui n'avait point de semblables scrupules.

-- Je veux rester encore, dit-il en se campant fermement sur ses
petites jambes écartées, j'aime mieux être ici que chez nous. Toi
tu peux t'en aller si tu veux; moi, je reste.

-- Il peut rester un moment si ça lui fait plaisir, pourvu qu'il
ne fasse pas de bruit et ne tourmente pas mon chat.

La petite retira sa main, mais elle resta indécise, n'osant ni
s'en aller ni prendre pour elle la permission donnée à son frère.

Celui-ci trancha la difficulté.

-- Va-t'en, lui dit-il avec son amabilité accoutumée.

-- Oh! dit madame Charles, elle peut bien rester; elle ne prend
pas beaucoup de place et elle ne fait pas beaucoup de bruit.

-- Non, dit Charlot avec décision, j'aime mieux qu'elle retourne
chez nous.

Et Petite mère s'en alla un peu triste sans bien savoir pourquoi.

Elle s'assit sur le banc de bois près de la fenêtre et se mit à
regarder; il lui revint tout à coup à l'esprit que quelqu'un,
elle ne savait plus qui, lui avait dit une fois que sa mère était
au ciel. Elle resta longtemps les yeux fixés sur un petit coin de
ciel bleu qui paraissait encore entre d'épais nuages, sans avoir
de pensées bien précises, mais songeant et se souvenant, et se
disant qu'elle était bien heureuse quand elle avait sa mère pour
l'aimer.

Pendant ce temps Charlot attendait une occasion de se venger.



V



Madame Charles s'était établie dans son fauteuil et avait repris
son tricot. Habituée comme elle l'était depuis des années à vivre
avec un chat qui n'exigeait pas beaucoup de conversation, elle
avait presque perdu l'habitude de parler. Aussi elle laissa la
petit garçon s'amuser comme il pouvait. Lorsqu'il eut épuisé
l'examen de la chambre et de tout ce qu'elle contenait Charlot se
mit à contempler la vieille dame elle-même. De temps en temps ses
lunettes glissaient sur le bout de son nez, le mouvement de ses
aiguilles se ralentissait, puis s'arrêtait tout à fait, et sa
tête tombait sur sa poitrine. Charlot la trouvait très drôle
ainsi. Elle avait oublié que le petit garçon était dans la
chambre, mais un miaulement aigu de son chat le lui rappela tout
à coup. La bonne bête, accoutumée à des procédés tranquilles et
bienveillants, ne connaissait pas la défiance; elle avait donc
quitté sa place moelleuse sur l'édredon et, se trouvant assez
reposée pour le moment, était venue lentement, en se frottant à
chaque meuble, auprès du petit garçon qui la regardait venir avec
une maligne joie. Minet se frotta aussi contre lui, comme pour
lui dire qu'il venait avec de bonnes intentions et comptait sur
sa bienveillance. Charlot commença par le caresser pour l'attirer
plus sûrement, puis, l'ayant pris sur ses genoux, il se mit à le
caresser à l'envers; puis, le tenant ferme, il lui fit subir,
malgré sa résistance, une petite opération peu agréable en lui
arrachant un des longs poils de sa moustache. Alors, voyant que
l'on répondait par de si mauvais procédés à ses avances amicales;
le chat fit un violent effort pour se dégager, mais il se sentit
retenu par la queue et poussa ce miaulement formidable qui tira
sa maîtresse de sa somnolence. Elle se leva en sursaut, le tricot
tomba de ses mains, le peloton roula sous un meuble et la vieille
dame cria d'une voix sévère:

-- Qu'est-ce qu'on fait à mon chat?

-- Il m'a griffé, répondit le petit garçon en montrant une goutte
de sang qui perlait sur le revers de sa main.

-- Tu lui as fait du mal, sans cela il ne t'aurait pas griffé; je
connais mon chat, il ne fait jamais de mal à personne, à moins
que ce ne soit pour se défendre, et alors il est dans son droit.
Est-ce que tu crois que le bon Dieu a fait les chats pour que les
méchants enfants les tourmentent?

-- Je ne sais pas... répondit Charlot un peu ahuri du ton irrité
de la vieille dame.

-- Tu ne sais pas!... Eh bien, moi, je sais. Le bon Dieu punit
ceux qui font du mal aux pauvres bêtes.

-- Est-ce que c'est un méchant monsieur? demanda Charlot.

La bonne dame lui fit répéter deux fois sa question, puis elle
leva les mains au ciel...

-- Est-ce possible? cria-t-elle, y a-t-il au monde un enfant qui
puisse dire une chose pareille? Mais, malheureux, tu es pire
qu'un païen!...

Cette accusation aurait pu laisser Charlot assez indifférent,
mais il comprenait bien au ton dont elle lui était adressée que,
être pire qu'un païen, devait être une vilaine chose. Il resta
immobile, l'air déconfit.

Au fond il n'avait pas beaucoup de remords. S'il avait tiré la
queue du chat, celui-ci l'avait griffé de la bonne manière: ils
étaient quittes. Restait cette mystérieuse accusation d'être pire
qu'un païen. L'enfant se la répétait, les yeux fixés sur Minet
qui, réfugié près de sa maîtresse, faisait le gros dos et
hérissait sa moustache endommagée. Il fallait d'abord le
consoler, l'apaiser; on lui prodigua les caresses et les douces
paroles jusqu'à ce qu'il fût de nouveau roulé en boule sur le lit
et parût avoir tout oublié dans un paisible sommeil.

Alors madame Charles se tourna vers le petit garçon.

-- Ecoute, dit-elle en changeant son ton caressant contre un ton
sévère, je n'aime pas les enfants qui font du mal aux animaux et
qui ne connaissent pas le bon Dieu. Tu peux t'en aller.

Charlot se dirigea sans répondre vers la porte.

La vieille dame eut peut-être un remords de le renvoyer ainsi,
car elle le rappela et, le tenant par la main, elle lui dit:

-- Rappelle-toi ce que je te dis, Charlot: le bon Dieu te punira
si tu fais encore du mal à mon chat.

-- Mais il ne le saurait pas, dit le petit garçon qui pensait
qu'il aurait un certain plaisir à tirer encore une fois la belle
queue de ce chat trop aimé qui était cause qu'on le mettait à la
porte.

-- Comment?... Il ne le saurait pas... Il sait bien ce que tu as
fait... Il t'a vu et il te verra encore si tu recommences.

Charlot regarda tout autour de lui. Il n'y avait dans la chambre
d'autre cachette que la grande armoire; madame Charles l'avait
ouverte devant lui et il avait pu voir les étagères sur
lesquelles étaient rangés, avec un peu de linge, des cartons, des
sacs de papier, toutes les provisions de la bonne dame. Où donc
quelqu'un pouvait-il être caché? Peut-être il y avait un trou
dans le mur et on l'avait vu de la chambre à côté. Charlot pensa
que dans leur chambre, à eux, il n'y avait pas de trou et que si
jamais le chat y revenait, il pourrait lui tirer la queue tout à
son aise, sans que personne le sût. Depuis ce moment il voua une
haine mortelle à l'autre Charlot.

Tout en faisant ces réflexions, il retourna auprès de sa soeur
qui fut contente de le voir. Elle se trouvait si seule sans lui.

-- Ecoute, lui demanda-t-il: sais-tu qui est le bon Dieu?

-- Pas très-bien, répondit Petite mère, je sais seulement qu'il
demeure très loin, tout là-haut, plus loin que les nuages, et
portant il entend ce que nous disons, puisque notre maman m'a dit
de lui demander tout ce que je voudrais avoir.

-- Alors il nous voit ici?... dit Charlot, d'un air réfléchi.

-- Peut-être...

-- Est-ce qu'il y a un trou au plafond? demanda le petit garçon
en levant les yeux.

-- Oh! non, parce qu'alors quand il pleut la pluie tomberait dans
la chambre.

-- Je ne comprends pas... Mais, pense donc, Petite mère, il aime
beaucoup mieux les chats que les enfants.

-- Comment le sais-tu?

-- La vieille dame a dit qu'il me punirait parce que j'avais tiré
la queue de son chat; mais le chat m'a griffé, et au lieu de le
punir on l'a caressé et on l'a mis sur le lit. Moi, on m'a
chassé.

Petite mère ne répondit rien, elle était perplexe.

-- Maman disait qu'il est bien bon, dit-elle.

-- Eh bien, moi, je ne le crois pas, répondit le petit garçon de
son ton décidé. Il n'est pas bon, et si je le rencontre une fois
je lui dirai que c'est mal d'aimer mieux les chats que les
enfants; je n'irai plus chez la vieille dame, elle est méchante.

-- Oh! Charlot, il ne faut pas être ingrat. Elle nous a donné de
son pain.

-- Oui, dit  Charlot, mais pas de son lait... Elle en avait
pourtant, et à présent, Petite mère, qui est-ce qui nous donnera
à manger à midi?

Petite mère n'en savait là-dessus pas plus que lui; elle baissa
la tête tristement et ne répondit pas.

-- Je veux manger à midi, moi!... ajouta le petit garçon irrité
de ce silence peu rassurant; tu sais bien que tu dois prendre
soin de moi, mais ça te fait plaisir de me laisser mourir de
faim.

-- Oh! Charlot, comment peux-tu me faire tant de peine!...

Elle aurait pu dire: Et moi, est-ce que n'ai pas faim aussi?

Mais cette pensée ne lui vint pas, pas plus qu'elle ne venait à
Charlot. Ils avaient toute la naïveté, l'un de son égoïsme,
l'autre de son oubli d'elle-même.

C'était vraiment une triste situation que celle de ces pauvres
petits: leur père ne revenait pas, personne dans le vaste monde
ne semblait se soucier d'eux, et ils étaient si petits, si
faibles pour être ainsi abandonnés!... Heureusement ils ne se
rendaient pas compte de tout cela: l'absence de leur père les
étonnait plus encore qu'elle ne les inquiétait. Ils se répétaient
souvent: "Ce soir il reviendra."

La journée passa lentement, il pleuvait... la prudente Petite
mère ne voulut pas permettre à Charlot de sortir avec ses
souliers percés; il ne trouva donc de meilleur moyen de passer le
temps que de grogner beaucoup et de dormir un peu. Petite mère
aurait bien voulu raccommoder ses vêtements et ceux de son frère,
mais elle n'avait pas le plus petit bout de fil. Elle s'arrêta
devant cet obstacle et après avoir essuyé trois fois la table
boiteuse et le vieux bois de lit, elle se livra à son occupation
favorite de regarder le ciel. Mais il était tout gris, d'un gris
uniforme comme lorsqu'il doit pleuvoir longtemps; il n'en tombait
pas le moindre rayon de soleil, et son petit coeur devenait de
plus en plus lourd à mesure que ses yeux étaient attristés par ce
spectacle.

Tout à coup on frappa à la porte, puis on l'ouvrit doucement et
la concierge apparut. Elle avait fini son ouvrage du matin et
revêtu sa figure bienveillante de l'après-midi; son regard
parcourut la chambre démeublée; elle se doutait bien qu'il n'y
avait rien dans ce pauvre logis, mais elle eut le coeur serré en
voyant que ce rien était aussi rien que possible.

Petite mère la regardait sans parler; Charlot qui était étendu
sur le lit, se souleva sur son coude et gémit: J'ai faim.

-- Pauvres enfants! dit la bonne femme, venez avec moi à la loge:
les petits vont bientôt rentrer de l'école et je vais leur
tremper leur soupe. En attendant vous vous réchaufferez un peu.
Ces pluies de printemps ça glace tout de même, surtout quand on
ne bouge pas; allons, venez, n'ayez pas peur!...

En entendant parler de soupe, Charlot s'était laissé glisser à
bas du lit et il accompagna la brave dame sans se faire prier;
Petite mère suivit plus timidement. Dans la loge elle s'assit
tout près de la porte et regarda faire, tandis que Charlot
obtenait une croûte de pain et se mettait à l'aise en donnant son
opinion sur tout ce qu'il voyait. Bientôt un petit chat sortit de
dessous le lit et vint tourner autour de Petite mère. Elle
n'osait pas le caresser et se contentait de le regarder, mais le
petit animal, plus confiant, grimpa lestement le long de sa robe,
car il était encore trop jeune pour sauter, et se blottit sur ses
genoux. Elle sourit de contentement et posa sa main sur lui pour
l'empêcher de s'en aller. La familiarité de cette petit bête lui
donnait le sentiment d'être moins étrangère.

-- Ah! voilà un chat! s'écria Charlot en se retournant, donne-le-moi.

-- Non, non... tu ne les aimes pas. Tu lui feras du mal comme à
celui de la dame.

-- Ah! pour ça non, dit la concierge, ou bien tu retourneras bien
vite chez toi, mon bonhomme. On ne touche pas à mon petit chat
quand on est méchant pour les bêtes. Est-ce que tu es donc un
mauvais garçon?...

-- J'ai tiré la queue au chat de la grosse dame, répondit Charlot
d'un air sombre.

-- Au gros Charlot!... Eh bien, tu as du toupet, mon gars. Si la
grosse dame t'a bien grondé, tu n'as eu que ce que tu méritais.
Puisque ces pauvres bêtes ont confiance en nous et viennent
demeurer dans nos maisons, c'est très mal de les faire souffrir.

-- Mais il m'a griffé, dit le petit garçon en regardant sa main.

-- Il a bien fait. Que je t'attrape à tirer la queue au mien!...
tu n'auras pas envie de recommencer. Je ne dis pas qu'on doive
vivre pour une bête comme madame Charles pour son Charlot,
mais... Tiens, la voilà justement... quand on parle du loup...

La grosse dame du quatrième parut en effet sur le pas de la
porte.

-- Madame Perlet, dit-elle, vous n'avez pas une goutte de lait de
trop, aujourd'hui? je vous la rendrai demain. J'ai eu un malheur,
j'ai renversé mon pot à lait, c'est la première fois que ça
m'arrive.

-- Du lait de trop!... A quoi pensez-vous, madame
Charles?...Demandez-moi plutôt si j'en ai eu assez. Il n'y en a
plus qu'une goutte pour notre petit chat; vous savez qu'il ne
prend que ça.

-- Alors il faut en aller chercher chez la fruitière, et voyez,
la rue est un vrai ruisseau et je n'ai que mes pantoufles... Que
faire? Remonter mes quatre étages, c'est tuant pour moi qui n'ai
pas de souffle.

En entendant ces paroles, Petite mère s'était levée et se tenait
timidement debout, le chat dans ses bras.

-- Je pourrais y aller, dit-elle, voyant que son offre muette
n'était pas comprise.

-- Toi!... dit madame Charles en la regardant avec surprise, car
elle ne l'avait pas aperçue dans l'ombre. Eh! c'est ma petite
voisine, et ça c'est le gros Charlot, le méchant garçon qui tire
la queue de mon chat. Ah! pour celui-là, il peut bien se dire
qu'il ne remettra jamais le pied chez moi. Est-ce une conduite de
tirer la queue de mon chat qui ne lui faisait aucun mal?... Le
pauvre chéri, il ne peut pas s'en remettre; il se réveille en
sursaut à tout moment et il miaule beaucoup plus que de coutume
d'un ton si triste que ça fait pitié. Ca se comprend... une bête
qui est habituée à être traitée avec tant d'égards... ça l'a
blessé au coeur. Et dire que j'ai encore eu le malheur de
renverser son lait. Pauvre petite bête! il lui en faut deux fois
par jour, sans quoi il n'est pas content.

Madame Perlet ne répondait pas: elle était occupée à activer le
feu de son fourneau.

-- Tu veux donc aller me chercher mon lait, mais tu ne me le
renverseras pas, au moins, reprit madame Charles en se retournant
vers la petite fille. Tiens voilà une tasse et voilà deux sous.
C'est tout à côté.

Charlot accompagna sa soeur hors de la loge; il était bien aise
de se soustraire aux reproches de la maîtresse de son ennemi. Il
sentait de plus en plus qu'il le détestait, ce gros chat si bien
fourré, pour qui on allait chercher du lait frais tandis que lui,
Charlot, n'en avait pas eu; aussi il resta sur la porte de la
maison suivant Petite mère d'un regard sombre.

Petite mère revint bientôt avec la tasse de lait dont elle
n'avait pas répandu une goutte. Pendant son absence madame Perlet
avait mis le temps à profit pour sa soupe qui se trouvait toute
prête à être servie.

Elle posa six couverts, bien près les uns des autres, car la
table était petite.

-- Combien êtes-vous donc aujourd'hui? demanda madame Charles.
Est-ce que votre mari est déjà rentré?

-- Non, il est allé chercher de l'ouvrage; il ne reviendra pas de
sitôt, on le fait toujours attendre; mais ces deux pauvres petits
vont manger la soupe avec les nôtres.

-- Ah! c'est tant mieux pour eux. Si j'avais eu de la soupe, je
leur en aurais donné, mais je ne pouvais pas leur donner le lait
de mon chat...

-- Cela aurait bien valu tout autant que de le renverser, dit la
concierge en se relevant brusquement, sa casserole à la main.

-- Aussi je lui en achète d'autre...

-- Ecoutez, madame Charles, je ne vous comprends pas... les
enfants sont des enfants, et les chats sont des chats...

-- Je ne dis pas non, tout au contraire, mais j'aime mieux les
chats.

-- C'est bien ce que je vous reproche, riposta la concierge avec
animation. Vous nourrissez votre chat comme on nourrirait un
chrétien, au lieu de le laisser chercher sa vie sous les toits et
dans les caves. Vous en faites un propre à rien... Ce n'est
cependant pas pour dormir sur un duvet que le bon Dieu l'a créé.
Et avec ça vous refusez une goutte de lait à ces pauvres petits
abandonnés!... Ca n'est pas beau, madame Charles, aussi le bon
Dieu vous a punie en vous faisant renverser votre lait.

-- Ecoutez, madame Perlet, je ne vous ai pas demandé de me faire
la morale, dit la grosse dame en colère. Je vous prie de me
laisser agir comme je l'entends.

Elle se détourna majestueusement et se trouva en face de Petite
mère qui lui présentait la tasse pleine.

-- Je suis sûre que tu en as versé la moitié, dit-elle aigrement
en la prenant.

-- Oh! non, madame, je vous assure...

Madame Charles ne répondit rien, ne dit même pas merci, et en
passant par la porte un peu étroite de la loge elle se heurta de
telle manière que la moitié du lait de son chat tomba sur la
première marche de l'escalier.



VI



Les enfants étaient autour de la table, les grands debout, les
plus petits assis; Charlot et les petits garçons se regardaient
d'un air moitié curieux, moitié hostile et semblaient surpris de
se retrouver si rapprochés les uns des autres. A force de
dévisager le nouveau venu, les plus jeunes laissaient leur soupe
tomber de leur cuiller qu'ils mettaient de travers dans leur
bouche. Personne ne parlait et le père qui se trouva tout à coup
sur le pas de la porte s'arrêta tout étonné de voir tant de monde
et de n'entendre que si peu de bruit.

Il entra et alla poser dans un coin une grande enveloppe noire
qu'il rapportait vide.

-- Eh bien, dit-il alors, il n'y en avait que quatre ce matin, si
je sais bien compter, et maintenant j'en vois six!

-- Pourquoi reviens-tu si tôt? demanda la mère en le regardant
d'un air inquiet.

-- Quand il n'y a pas d'ouvrage à rapporter c'est vite fait. A
qui sont ces petits?

-- Au nouveau locataire du quatrième, celui qui n'est pas rentré
depuis deux jours. Je leur fais manger un peu de notre soupe, il
y en aura assez pour tous.

-- Tu fais bien, dit le père en s'asseyant près de la commode,
car il n'y avait plus de place autour de la table. En voilà une
qui n'a pas mangé plus de soupe qu'il ne faut.

Il regardait Petite mère dont la figure pâle et fine faisait
contraste avec les mines rondes et joufflues de ses propres
marmots.

-- Comment t'appelles-tu? ajouta-t-il.

On fit répéter trois fois la réponse. Ernest, l'aîné des enfants,
déjà gamin, se mit à rire, mais le père lui imposa silence.

-- C'est un nom qui lui fait honneur, dit-il. Personne ne s'en
moquera devant moi. Allons, Petite mère, raconte-nous pourquoi on
t'a appelée ainsi.

Elle baissa la tête et n'osa rien répondre.

-- Et toi, mon gros, le sais-tu? demanda le cordonnier à Charlot.

-- C'est comme ça qu'elle s'appelle, dit celui-ci étonné qu'il
fallût une explication d'une chose si simple.

-- C'est une bonne petite fille, j'en suis sûr, reprit le père en
tendant la main pour avoir son assiette un peu moins pleine que
de coutume. Tant qu'il y aura de la soupe chez nous elle en aura
sa part si elle a faim.

Petite mère leva un regard reconnaissant sur le brave homme dont
la voix cordiale lui réchauffait le coeur, mais elle ne put
encore rien dire.

-- Quand auras-tu de l'ouvrage? demanda la mère.

-- On ne m'a rien promis. Ca ne va pas du tout, à ce qu'ils
disent.

-- Ont-ils au moins payé ce qu'ils te devaient?

-- Ce n'était pas lourd. Tu sais que j'avais eu une avance la
semaine dernière.

-- C'est vrai... Combien nous reste-t-il?

-- Voilà... dit le père en déposant sur la commode quelques
pièces de monnaie.

-- Ca!... dit la femme, mais ce n'est rien...

-- Ce n'est pas beaucoup, mais c'est pourtant mieux que rien, et
puis nous allons avoir notre trimestre, le propriétaire ne l'a
pas encore payé. Vois-tu, femme, il ne faut pas se plaindre. Il y
en a tant d'autres plus malheureux que nous.

Nous avons un logement gratis pour nous et la marmaille et c'est
beaucoup, nous n'avons pas besoin de nous tourmenter pour le 8
juillet. J'en connais qui n'en dorment pas à l'heure qu'il est.
Et puis je retrouverai de l'ouvrage. Ce serait bien malheureux,
si l'on n'en pouvait avoir quand on ne demande que ça!...

A ce moment l'ombre s'accrut dans la loge, un monsieur était
débout sur le seuil, le chapeau sur la tête.

-- Bonjour, dit-il brusquement.

Le cordonnier se leva. Les enfants considéraient cette apparition
avec une sorte d'effroi; le plus petit se réfugia près de sa
mère, un autre se glissa sous la table. Petite mère et Charlot
partageaient la consternation générale.

-- C'est à vous, ce tas d'enfants?...

-- Il y en a deux à un de mes locataires, monsieur.

-- Pourquoi ne restent-ils pas chez eux? Une loge n'est pas une
salle d'asile.

-- Ils vont remonter, s'empressa de répondre madame Perlet.

-- Les quatre autres sont à vous?...

-- Oui, monsieur, dit la mère, qui était plus fière de son
quatuor qu'elle ne l'eût été d'un royaume; ils sont tous à moi,
et, avec votre permission, nous en aurons encore un en automne.

-- Les concierges ne doivent pas avoir tant d'enfants; c'est très
incommode dans une maison.

-- Mais, monsieur, ils vont tous à l'école, répondit la pauvre
mère très désappointée de cette manière de considérer sa
richesse, même notre petit dernier, qui n'a que trois ans et
demi.

-- Et celui qui viendra en automne, est-ce qu'il ira aussi à
l'école? demanda le visiteur d'un ton rude. Puis, s'adressant au
père, cette fois:

-- Vous êtes cordonnier?

-- Oui, monsieur.

-- C'est un métier trop sale pour un concierge.

-- Je travaille dans la petite pièce de derrière.

-- L'odeur du cuir pénètre partout. Je n'entends pas avoir un
cordonnier dans ma loge. Vous quitterez la maison le 1er du mois
prochain.

Madame Perlet, en entendant ces paroles, s'assit sur la chaise
que le plus petit venait de quitter, car ses jambes tremblantes
ne la soutenaient plus; mais sons mari resta très calme et
répondit d'un ton ferme et doux:

-- Vous ne savez peut-être pas, monsieur, que nous sommes depuis
douze ans dans cette maison et que l'ancien propriétaire avait
une entière confiance en nous.

-- L'ancien propriétaire était libre de faire ce qui lui
plaisait; moi, j'entends que ma maison prenne une toute autre
tournure. J'ai des concierges comme il faut et sans enfants à
mettre à votre place. Je vous donnerai un dédommagement; mais il
faut que la loge soit vide dans quinze jours. Allons, c'est
entendu; mettez-vous, dès demain, à la recherche d'un logement ou
d'une autre loge où l'on aime l'odeur de cuir et les marmots.
Bonsoir!

Et le nouveau propriétaire s'éloigna. Longtemps, le bruit de son
pas retentit dans le silence, car personne ne bougeait, personne
ne parlait. Les enfants même semblaient frappés de stupeur.

Madame Perlet parla la première.

-- Tout vient à la fois, dit-elle. Je ne m'attendais pas à
quitter cette maison où tous nos enfants sont nés, où tout le
monde nous connaît, où j'ai tant de fois lavé et balayé chaque
marche et chaque carreau. Ca me brisera le coeur, pour sûr.

-- C'est dur, dit le cordonnier; mais il y en a de plus
malheureux que nous. Nous trouverons une autre loge et, qui sait?
peut-être meilleure. Nous sommes connus dans le quartier...

-- Ce ne sera pas facile...

-- Allons, ne perdons pas courage. On nous renvoie parce que nous
avons trop d'enfants: tu ne voudrais pourtant pas en avoir moins,
la mère?...

-- Si c'est pour les voir mourir de faim...

-- Voyons, voyons!... il ne s'agit pas encore de mourir de faim.
Nous avons des bras, des jambes, du courage, et le bon Dieu
n'abandonne pas ceux qui s'aident eux-mêmes.

-- Je ne sais pas, répliqua la pauvre femme d'un ton lugubre. Il
me semble qu'il nous abandonne bien au jour d'aujourd'hui.

-- Papa! cria Ernest, qui commençait à se remettre de sa
consternation, je n'irai plus à l'école, je travaillerai avec
toi...

-- Nous verrons, mon garçon. Tu iras, en tout cas, encore jusqu'à
la fin de l'année, et tu tâcheras d'en bien profiter.

-- Et moi?... dit le troisième, en sortant de dessous la table.

-- Oh! toi, tu vas commencer par ne plus te cacher sous les
tables; après, nous verrons...

-- Si, au moins, il y avait de l'ouvrage!... reprit madame Perlet
un peu consolée par le calme de son mari.

-- Il y en aura... il y en aura... Allons! ne te tourmente pas,
ma brave femme. Tu es une vaillante, toi, et tu trouveras
toujours quelque chose à faire.

On avait un peu oublié Petite mère et Charlot, qui regardaient et
écoutaient sans mot dire.

-- Oh! ces pauvres enfants, s'écria la brave femme, se les
rappelant tout à coup, ils sont encore bien plus à plaindre que
les nôtres. Allez, mes petits, allez vous coucher pendant qu'il y
a encore un peu de jour.

Petite mère se leva; mais elle ne pouvait partir ainsi sans un
mot de reconnaissance. Elle s'approcha de la concierge et lui dit:
Merci! mais, si bas, que celle-ci ne comprit pas et lui demanda
ce qu'elle voulait encore. Tout intimidée de cette méprise, la
pauvre petite rougit et les larmes lui vinrent aux yeux. Alors
Charlot prit la parole:

-- Elle vous dit: Merci! mais elle n'ose pas parler haut. Moi,
j'ose... Quand je serai grand, c'est moi qui dirai tout.

"Quand je serai grand!" c'était le mot favori de Charlot.
Lorsqu'il fut couché et Petite mère assise tout près de lui, la
tête appuyée contre le lit, -- car elle ne voulait pas se coucher
elle-même sans être sûre que le père ne rentrerait pas ce
soir-là, -- il entama la conversation:

-- Ecoute... dit-il.

-- Quoi, mon chéri?

-- Elle est bien bête, madame Perlet.

-- Pourquoi donc? demanda la petite fille étonnée de ce jugement
sévère.

-- Moi, si j'étais elle, je serais bien content de m'en aller de
cette petite loge, où l'on ne voit pas clair. Je me mettrais dans
une belle grande maison, et alors on ne se cognerait pas les uns
contre les autres, comme chez eux. Est-ce que ce n'est pas vrai
qu'il seraient bien mieux dans une grande maison?

-- Peut-être. Mais ils n'en ont pas.

-- Ils n'ont qu'à en bâtir une. Moi, je t'en ferai une, tu sais?
quand je serai grand.

-- Oui, je sais; mais c'est que, vois-tu, pour bâtir une maison,
il faut de l'argent, beaucoup d'argent.

-- Où est-ce qu'on trouve l'argent? demanda Charlot après un
moment de réflexion.

-- Je ne sais pas... On le gagne, tu sais? Papa en rapporte
toutes les semaines; il en a quelquefois beaucoup.

-- Combien est-ce qu'il gagne pour sa semaine?

-- Je crois qu'il a dit vingt francs... Mais il faut payer son
déjeuner, tu sais? alors, il ne peut pas tout rapporter.

-- Vingt francs, répéta Charlot, c'est beaucoup. Crois-tu qu'avec
vingt francs on pourrait bâtir une belle maison?

-- Je ne sais pas... Ce ne serait peut-être pas assez.

Charlot soupira.

-- Mais, moi, reprit-il, quand je serai grand, je veux gagner
beaucoup. Où est-ce que papa trouve l'argent? Crois-tu que c'est
dans la terre?...

Petite Mère secoua la tête; elle n'avait pas d'idée bien nette
là-dessus.

-- Ou derrière les grosses pierres qu'on apporte pour faire la
maison?...

-- Je crois que c'est un monsieur qui le lui donne...

-- Alors, si c'est un monsieur qui le donne, quand je serai
grand, je lui dirai: Donnez-m'en beaucoup; et, s'il ne veut pas,
je lui donnerai des coups...

-- Oh! Charlot, ce ne serait pas bien...

-- J'aime à donner des coups, moi.

Et, allongeant son pied hors du lit, Charlot montra qu'il avait
bien réellement cet aimable goût, en appliquant à sa soeur un
soufflet d'un nouveau genre.

-- Oh! Charlot, c'est vilain!... cria-t-elle en se reculant et en
essuyant sa joue.

-- Eh bien, alors, dis que le monsieur me donnera beaucoup
d'argent!...

-- Comment puis-je le savoir?

-- Dis-le... Je le veux!...

-- Que tu es déraisonnable, Charlot!

-- Et toi tu est méchante. Tu ne veux pas dire ce que je veux.

C'était souvent ainsi que finissaient les conversations de
Charlot avec sa soeur. Petite Mère était trop raisonnable pour
accepter toutes les idées un peu extravagantes du petit homme, et
trop sincère pour en faire semblant; lui ne pouvait supporter la
contradiction. Heureusement, il s'endormit bientôt.

Alors Petite mère se mit à rêver, car elle aussi avait ses rêves;
mais ils étaient moins ambitieux que ceux de Charlot. Ceux qui
revenaient le plus souvent étaient des souvenirs, et non des
châteaux en Espagne: elle se revoyait auprès de sa mère malade;
elle entendait encore sa douce voix; elle sentait sa main
s'appuyer sur sa tête. Alors, elle tâchait de se rappeler tout ce
que cette mère tendre et chérie lui avait dit, et la pensée que
Charlot lui avait été confié par elle venait ranimer et
réchauffer son dévouement à son petit tyran. Elle posa sa petite
main protectrice sur l'enfant endormi; puis, lorsqu'elle fut bien
sûre que le père ne reviendrait pas, elle se coucha près de lui
et tomba dans un profond sommeil.



VII



Le lendemain il faisait un temps magnifique, l'air était pur, les
rayons du soleil avaient une douce chaleur, le ciel était d'un
bleu lumineux; sur les toits, dans les arbres au feuillage encore
si frais, même dans les cages qui leur servaient de prison, une
multitude d'oiseaux chantaient gaîment. Petite mère, tout
heureuse, réveilla Charlot en lui disant:

-- Lève-toi, nous irons chercher le père aujourd'hui.

Mais l'humeur de Charlot n'était nullement au beau comme le
temps. Il grogna en s'éveillant, il grogna en se levant, il
grogna... -- j'allais dire en déjeunant, -- mais, pauvre petit!
l'absence de ce repas excusait peut-être sa mauvaise humeur.
Vainement Petite mère lui rappela qu'ils avaient eu une bonne
soupe la veille; Charlot pensait que ce souvenir ne pouvait
remplacer le lait du matin, ou tout au moins un morceau de pain;
peut-être, les enfants qui liront cette histoire seront-ils de
son avis.

Lorsque les deux petits passèrent devant la loge, la concierge y
était; Petite mère posa la clef sur la commode en disant: Voilà
notre clef, madame.

-- C'est bien, répondit-elle sans même les regarder.

Hélas! elle avait devant elle tout l'ouvrage de la journée, et
puis les soucis étouffaient dans son coeur la pitié. Charlot
avait espéré un morceau de pain, mais il vit bien qu'il ne
fallait rien attendre.

Ce jour-là Petite mère prit le chemin opposé à celui qu'ils
avaient suivi la première fois: sans avoir aucun plan arrêté elle
monta la rue au lieu de la descendre. A mesure qu'ils avançaient,
le nombre des boutiques de boulanger et d'épicier allait en
diminuant, et par conséquent les tentations de Charlot aussi; à
la dernière il s'arrêta pour contempler les petits pains frais.
Dans l'intérieur de la boutique on voyait les deux petits garçons
du boulanger, leur sac au dos, qui tendaient la main pour avoir
chacun un gâteau sortant du four.

-- Vous reviendrez tout droit à midi pour déjeuner, leur cria
leur mère. Ne vous faites pas attendre.

-- Quels heureux enfants! se dit Charlot. Absorbé par la
contemplation de leurs gâteaux, dans lequel ils mordaient à
belles dents, il ne se dérangea pas pour leur laisser le passage
libre, et le plus grand le poussa un peu rudement en lui disant:

-- Ote-toi donc du chemin!

-- Peut-être qu'il a faim, dit le plus petit en se retournant.

-- Bah! on vient de déjeuner, répondit son frère en mettant dans
sa bouche le dernier morceau.

Et ils s'éloignèrent, laissant les pauvres petits sur le trottoir
devant la boutique fermée.

Une dame passa, elle venait de faire son marché et de son panier
sortaient des herbes et des fruits. Elle se heurta à Charlot et
cela la mit de mauvaise humeur.

-- Que faites-vous là, petits? dit-elle d'une voix un peu rude,
allez donc à l'école au lieu d'encombrer la rue.

Petite mère aurait volontiers pleuré de toutes ces rebuffades,
mais elle était accoutumée à retenir ses larmes. Charlot, lui,
était en colère et il montra son petit poing fermé à la dame au
panier, par derrière, il est vrai, en sorte qu'elle ne s'en douta
pas.

-- Allons-nous-en d'ici, dit Petite mère.

Et ils recommencèrent à marcher.

Tout au bout de la rue ils rencontrèrent une marchande d'oranges
avec sa charrette. Charlot s'arrêta en contemplation devant les
beaux fruits d'or; la vieille marchande prit une orange de rebut
qu'elle lui donna. Tout joyeux de cette générosité les enfants
allèrent s'asseoir sur les marches d'une porte et entamèrent ce
repas inattendu. Certes, un petit pain chaud, ou même un morceau
de main rassi, eût bien mieux fait leur affaire, mais une orange
était préférable à rien.

-- Je n'en ai jamais mangé, dit Charlot, les yeux fixés sur les
mains de sa soeur qui enlevaient l'écorce qu'elle avait entamée
avec ses dents, et toi, Petite mère?

-- J'en ai mangé une fois, mais ne je ne me rappelle pas le goût.
Maman en avait quelquefois quand elle était malade.

-- Ca sera bon, dit le petit homme qui se régalait en
imagination.

Il eut le premier quartier; l'orange était un peu amère et lui
fit faire une vilaine grimace.

-- Je croyais que c'était meilleur que ça, dit-il d'un air
désappointé. -- Mais c'était au moins quelque chose dans son
estomac creux, et le second morceau lui parut meilleur. Ce frugal
déjeuner fut bien vite achevé.

-- Il n'y en a déjà plus? dit Charlot qui ne s'était pas aperçu
que sa soeur lui donnait la part du lion. Donne-moi ça, je veux
le manger.

-- L'écorce... oh! non, ce n'est pas bon, tu verras comme c'est
amer.

Mais Charlot n'écoutait rien que son appétit. Il arracha l'écorce
de la main de sa soeur et en mit dans sa bouche un grand morceau
qu'il rejeta bien vite. Pourtant Petite mère serra le reste dans
sa poche, car, toujours prévoyante, elle pensa qu'elle pourrait
en tirer parti.

Un peu restaurés ils reprirent leur voyage.

Les maisons devenaient plus rares, de longs murs les séparaient
les unes des autres. Qu'y avait-il au delà? Les enfants auraient
bien voulu le savoir, mais ils ne voyaient rien. Pourtant ils
arrivèrent à un endroit où le mur était plus bas et Charlot pria
sa soeur de le soulever pour qu'il pût regarder.

-- Oh! comme c'est joli, s'écria-t-il. Il y a un grand jardin et
une quantité de petites plantes vertes tout en ligne, et des
choses en verre qui brillent, et des fleurs, des masses de fleurs
dans un coin. Si tu voyais comme c'est beau. Tiens-moi toujours,
Petite mère, je veux encore regarder!

Mais Petite mère, en dépit d'un effort héroïque, ne pouvait le
tenir plus longtemps. Elle laissa retomber le gros garçon qui se
retourna vers elle avec colère.

-- Tu pourrais bien me laisser regarder encore, méchante! cria-t-il.

-- Mes bras me font mal, répondit la pauvre petite. Tu es lourd,
Charlot.

Ils continuèrent à marcher; la bonne humeur du petit garçon était
partie; il traînait les pieds, il se plaignait du soleil, des
cailloux, il était vraiment insupportable; mais la patience de
Petite mère ne s'épuisait pas facilement.

Ils passèrent le chemin de fer de ceinture et les fortifications
sans rencontrer aucune maison en construction; puis ils virent
s'étendre devant eux la vraie campagne, des champs labourés, des
prés, des haies. Ils oublièrent le but de leur expédition et
Charlot reprit courage.

-- Je voudrais aller là-bas, dit-il en montrant les bois qui
couronnaient le côteau au-dessus des pentes cultivées.

-- C'est bien loin, dit la petite qui mesurait mieux la distance.

-- Je veux y aller, répéta le petit volontaire.

Ils recommencèrent à marcher, non plus cette fois pour chercher
leur père, mais pour voir du pays. Bientôt ils quittèrent la
route et entrèrent dans un sentier qui longeait les prés et les
carrés de terre labourée, jardins potagers en plein vent où les
légumes commençaient à pousser en abondance. Charlot marchait de
son mieux et vraiment ses petites jambes faisaient merveille
soutenues qu'elles étaient par sa volonté d'arriver aux bois;
mais elles finirent pourtant par refuser leur service. Il s'assit
sur le bord du chemin en pleurant de fatigue et de faim.

Que faire? Oh! s'il avait été un petit chevreau et qu'il eût pu
manger l'herbe tendre!... Dans la campagne un animal trouve
toujours sa pâture, mais il n'en est pas de même d'un enfant.

Petite mère commençait à être bien inquiète. Pourquoi s'était-elle
laissé entraîner si loin? Ils étaient en plein midi et le
soleil de mai tombait d'aplomb sur leurs têtes nues.

Comme elle allait peut-être commencer à pleurer aussi -- et cela
lui arrivait rarement, car Petite mère, comme tous ceux qui n'ont
personne pour essuyer leurs larmes, pleurait peu, -- elle
entendit un bruit singulier se répéter en se rapprochant.
L'enfant se rappelait qu'elle l'avait déjà entendu, mais où?
Tandis qu'elle rassemblait ses souvenirs, une petite tête fine,
ornée de deux cornes noires, parut au détour du sentier, puis une
chèvre tout entière, brune et blanche suivie d'une jeune fille
qui portait un panier sur la tête. Elles arrivèrent bientôt
devant les deux enfants. Charlot avait cessé de pleurer pour
regarder la jolie bête, mais les larmes coulaient encore sur ses
joues et il avait l'air bien désolé.

La maîtresse de la chèvre s'arrêta devant cette petite figure
bouleversée; la jolie bête s'arrêta aussi et les enfants virent
alors qu'elle était tenue par une corde mince et assez longue
pour lui laisser une certaine liberté.

-- Qu'est-ce qu'il a, ce pauvre petit? demanda la jeune paysanne
à Petite mère.

-- Il est bien fatigué, madame.

-- Et j'ai faim!... ajouta Charlot qui trouvait ce mal au moins
aussi cruel que l'autre.

-- D'où venez-vous?

-- De là-bas...

Et Petite mère montrait à l'horizon l'immense amas de maisons
enveloppé de fumée qu'ils avaient laissé derrière eux.

-- De Paris!... mais c'est un long chemin pour de petits enfants
comme vous.

-- Ah! oui, bien long, mais nous voulions aller dans les bois.

-- Et pour quoi faire?

Vraiment ils ne le savaient pas et ne purent répondre.

-- Il faut retourner chez vous; votre maman sera inquiète.

-- Notre maman est morte et notre papa... nous ne savons pas où
il est.

-- Oh! les pauvres petits!... Eh bien, venez avec moi, je vous
donnerai du lait.

Du lait, le rêve de Charlot!... Il essaya de se lever et de
marcher, mais ses pauvres petites jambes étaient trop lasses, il
fut forcé de se rasseoir.

-- Est-ce bien loin? demanda Petite mère.

-- Non, c'est là tout près, la maison dont vous voyez le toit
dans les arbres. Allons, si tu peux me porter mon panier, petite,
moi je prendrai ce gros garçon.

Si Petite mère n'avait pas beaucoup de force elle avait en
revanche beaucoup de courage. Elle prit le panier presque aussi
grand qu'elle, mais pas aussi lourd qu'il était grand, et suivit
la jeune fille qui avait pris Charlot à califourchon. Il fallait
monter une côte et Charlot était, au rebours du panier, plus
lourd encore qu'il n'était gros; aussi les deux pauvres petites
haletantes, ne pouvaient guère parler.

Charlot, lui, goûtait fort cette façon d'aller, et se sentait
très disposé à faire un bout de conversation.

-- Est-ce qu'il est méchant? demanda-t-il à sa monture.

-- Qui? dit la jeune paysanne en s'arrêtant pour reprendre
haleine.

-- Votre chien...

-- Je n'ai pas de chien.

-- Mais, continua Charlot très-étonné, en montrant la chèvre qui
tirait sa corde pour brouter une branche de genêt, est-ce que ce
chien n'est pas à vous?

-- Ce n'est pas un chien, dit Petite mère, c'est un mouton. N'as-tu
pas entendu comme il bêle?

La jeune fille s'arrêta, cette fois pour rire aux éclats.

-- Mais d'où venez-vous donc, vous deux? Vous ne me ferez pas
croire que vous n'avez jamais vu une chèvre...

-- C'est une chèvre? demanda Petite mère.

-- Certainement que c'est une chèvre. Oser dire que ma chevrette
est un chien ou un mouton!... avec ses jolies cornes et sa tête
fine!... Est-ce qu'on ne voit donc jamais de chèvre à Paris?

-- J'en ai vu une fois, mais j'ai cru que c'étaient des moutons à
cornes, répondit Petite mère un peu honteuse de son ignorance.

Quant à Charlot, il n'était pas honteux, mais il était choqué, en
conséquence de quoi il desserra ses bras qui étaient noués autour
du cou de sa porteuse, et se rejeta en arrière, pesant beaucoup
plus lourd et menaçant de tomber à chaque secousse que la chèvre,
dans ses mouvements capricieux, imprimait au bras de la jeune
paysanne autour duquel était passée la corde.

-- C'est un chien, répéta-t-il d'un ton péremptoire.

La chèvre prit cette affirmation en mauvaise part, car elle y
répondit par un bêlement énergique, et une secousse de la corde
si violente, que Charlot en perdit l'équilibre et se raccrocha
vivement au cou de la jeune fille. Celle-ci, à moitié étranglée
par cette étreinte et par les rires qu'elle ne pouvait réprimer,
le laissa glisser jusqu'à terre. Petite mère s'arrêta et posa son
panier.

Voyez-vous ce groupe? la jeune fille riant aux éclats, Charlot
assis par terre l'air offensé et déconfit, Petite mère, sérieuse,
les regardant tous deux sans comprendre la cause de cette scène,
et la bête broutant activement et bêlant de temps à autre pour
affirmer cette qualité de chèvre qui lui était contestée.

Quand elle eut assez ri, la jeune fille voulut reprendre Charlot
pour continuer leur chemin. Il aurait bien aimé faire le fier et
refuser, mais il était si las!... Il reprit donc sa place et, une
minute après il dormait sur l'épaule qui lui servait d'oreiller.

La maison était petite, toute cachée sous les arbres. Devant la
porte s'ébattaient quelques poules, un chat dormait en plein
soleil contre le mur; il entr'ouvrit les yeux pour voir qui
arrivait, mais ne jugea pas à propos de se déranger comme la gent
emplumée qui s'était enfuie avec mille démonstrations de terreur.
Dans la cuisine une femme âgée tricotait dans un coin; elle ne se
retourna pas. La jeune fille posa à terre son lourd fardeau sans
troubler son sommeil, puis elle attacha la corde de sa chèvre à
un gros clou planté au mur extérieur, et, s'approchant de la
vieille femme:

-- Grand'mère, cria-t-elle d'une voix forte et aiguë, je vous
amène des visites.

-- Qu'est-ce que c'est? grommela la vieille dame d'une voix peu
encourageante.

-- Des visites de Paris... des enfants qui se sont perdus...

La pauvre sourde se retourna et aperçut la petite créature qui se
tenait debout, à moitié cachée par son grand panier et le paquet
qu'on venait de poser dans un coin.

-- Qu'est-ce que c'est donc que ça? répéta-t-elle d'une voix plus
dure. Elle n'aimait pas les intrus, et d'ailleurs elle ne pouvait
modérer le son de sa voix.

-- C'est une brave petite fille, j'en réponds, car elle a porté
une charge plus lourde qu'elle. Quant à l'autre nous ne dirons
pas qu'il ne pèse rien, les bras m'en font mal, ajouta la jeune
fille en les étirant. Pourtant le pauvre petit a l'estomac creux,
paraît-il. Depuis quand n'avez-vous pas mangé?

-- Nous avons eu une orange ce matin, répondit Petite mère en
regardant d'un air inquiet la vieille paysanne rechignée.

-- Une orange, en voilà un déjeuner!... Grand'mère, ils ont
déjeuné avec une orange!...

-- C'est bien la manière de faire de Paris, dit la grand'mère
qui, par miracle, avait entendu et qui jugeait très-sévèrement la
grande ville. Au lieu de donner du bon lait à des enfants, on
leur donne des oranges... des fruits qui ne croissent pas chez
nous, encore!... Aussi quelle mine a-t-elle, cette petite!... une
figure grosse comme le poing et pâle, si ça ne fait pas pitié!...
Il faut faire attention, c'est voleur, ces enfants de Paris!...

Cette dernière phrase avait été prononcée pour les seules
oreilles de sa petite-fille, du moins la bonne dame le croyait,
mais d'une voix encore tout à fait assez haute pour que Petite
mère l'entendît.

-- Allons, grand'mère, vous ne pensez pas à ce que vous dites,
dit la jeune fille qui avait vu du coin de l'oeil la pauvre
petite devenir écarlate. Je vais donner à ces pauvres enfants une
tasse de lait de ma chèvre, ça leur fera plus de bien qu'une
orange, et peut-être ce petit entêté croira que ce n'est pas du
lait de chien.

Elle riait pour distraire l'enfant... puis elle sortit, laissant
Petite mère seule avec la redoutable vieille.

-- Approche, lui dit celle-ci.

Petite mère obéit lentement.

-- Que viens-tu faire ici?

Que pouvait-elle répondre? Elle était vraiment tentée de se
croire coupable, mais de quoi?

-- Que viens-tu faire ici? Répéta la sourde, rien de bon, j'en
réponds.

Cette voix formidable réveilla Charlot qui se mit sur son séant
et regarda tout autour de la chambre avec un profond étonnement.
Petite mère courut auprès de lui comme s'il eût pu être pour elle
un protecteur.

-- Oh! Charlot, dit-elle, allons-nous-en! Elle est si fâchée...
je ne sais pas pourquoi. Mais Charlot était moins timide que sa
soeur. Il se leva et, s'approchant de la dame, il la regarda bien
en face comme s'il eût voulu pouvoir la reconnaître où qu'il la
rencontrât, puis il lui dit tranquillement:

-- Tu es donc bien méchante, toi?...

Elle ne le comprit pas, mais elle regarda avec surprise ce petit
homme qui lui parlait d'un ton si assuré.

La jeune fille, qui rentrait, avait entendu l'étrange apostrophe
de Charlot.

-- Pourquoi dis-tu cela? c'est très-malhonnête, lui cria-t-elle.

-- Non, dit Charlot, ce n'est pas malhonnête. Elle parlait si
fort qu'elle m'a réveillé, et moi je ne veux pas qu'on fasse du
chagrin à Petite mère!...

Il aurait pu ajouter: Je me réserve exclusivement ce privilége.

-- Petite mère! répéta la jeune fille, entendant ce nom pour la
première fois.

-- Oui, elle lui parlait d'une voix méchante, et Petite mère
avait peur.

-- Elle n'est pas méchante, la pauvre grand'mère, mais elle est
sourde, et c'est bien heureux pour toi, petit impertinent. Les
sourds n'aiment pas voir autour d'eux des gens qu'ils ne
connaissent pas. Allons, grand'mère, ajouta-t-elle en criant de
tout son pouvoir, ne vous tourmentez pas... Ces petits ont faim,
je vais leur donner à manger et ils s'en iront.

-- Oui, oui, répondit la vieille femme qui avait à moitié
compris, c'est ça... ils vont tout manger comme si nous en avions
de trop. Ces enfants sont mal élevés... Ils viennent de Paris, je
ne m'y fie pas.

En parlant ainsi elle se retourna, de manière à ne pas voir ce
qui se passerait derrière elle.

La jeune fille était accoutumée à ne pas trop s'inquiéter des
gronderies de la vieille femme qui, du reste, la laissait faire à
sa tête, se contentant de grommeler un peu. Elle remplit deux
tasses de terre brune d'un lait tiède et écumeux, coupa deux
grandes tranches de pain, et fit signe aux enfants que c'était
pour eux. Comme elle vivait avec une sourde elle avait pris
l'habitude de parler souvent par signes.

Les enfants ne se firent pas prier. Ah! quel bon repas, que régal
délicieux!...

Quand il eut apaisé sa première faim, Charlot se tourna vers la
jeune paysanne qui les regardait manger d'un air de contentement
et lui dit:

-- Pourquoi est-ce que ne gardes pas ton lait pour ton chat?

-- Pour mon chat!... quelle idée as-tu là?

-- Oui, la grosse dame de chez nous n'a pas voulu nous en donner
parce qu'il était pour son chat.

-- Mon chat en a quand il en reste, dit la jeune fille en riant;
mais il n'est jamais servi le premier. Maintenant, racontez-moi
ce que vous venez faire ici? Vous vous êtes sauvés?

-- Oh! non, dit Petite mère, à qui ce bon repas et plus encore la
figure gracieuse et riante de la jeune paysanne avaient rendu le
courage, nous allions chercher notre papa, et nous avons marché
longtemps, et alors nous avons trouvé la campagne, et c'était si
joli!... nous avons marché encore, et ensuite nous ne pouvions
plus marcher, et vous êtes venue avec la jolie chèvre.

-- Mais est-ce qu'on n'est pas inquiet chez vous?

-- Non, puisqu'il n'y a personne.

-- Personne!... mais vous ne pouvez pas vivre seuls!...

-- Le père reviendra, répondit Petite mère.

-- Nous pourrions bien vivre tout seuls, reprit Charlot, si
seulement nous avions du pain et du lait.

-- Pauvres petits!... mais où est donc votre père?

-- Je ne sais pas, répondit Petite mère à qui cette compassion
faisait paraître son sort plus triste qu'elle ne l'avait cru.

-- Est-ce qu'il est bon pour vous?

-- Oh! oui, s'écrièrent ensemble les deux enfants.

-- Alors il ne vous a pas abandonnés, il reviendra... Je vous
ramènerai demain chez vous. Pour aujourd'hui vous coucherez ici
et demain nous partirons de grand matin ensemble. -- Grand'mère,
nous les garderons cette nuit...

Il fallut beaucoup de temps pour arriver à s'entendre: la sourde
persistait à croire que les enfants coucheraient dans le lit
qu'elle partageait avec sa petite-fille, mais elle fut à moitié
calmée lorsqu'elle comprit qu'un peu de paille dans un coin leur
suffirait pour dormir. Elle s'apaisa encore plus en voyant Petite
mère peler très-adroitement des pommes de terre et couper des
navets pour la soupe. Quant au pauvre Charlot il avait vraiment
fait sur elle une impression fâcheuse; elle ne pouvait supporter
qu'il s'approchât de son fauteuil, et suivait tous ses mouvements
d'un oeil inquiet. Charlot ne s'en préoccupait guère: il avait
bien déjeuné, un bon souper se préparait dont il était persuadé
qu'il aurait sa part, et cette maison hospitalière, où les chats
n'avaient que la seconde place, lui plaisait infiniment, de même
que sa jeune maîtresse.

-- Comment vous appelez-vous? demanda-t-il à celle-ci.

-- Je m'appelle Sylvanie, n'est-ce pas un joli nom?

Oui, c'était un bien joli nom, Petite mère le trouvait et sourit
en le répétant.

-- Et toi?... lui demanda la jeune fille, tout le monde ne
t'appelle pas Petite mère comme ton frère?...

-- C'est son nom, cria Charlot d'un ton indigné, tout le monde
l'appelle ainsi.

Sylvanie se mit à rire.

-- Eh! bien, Petite mère, je pense que ton nom te fait honneur,
mais il est drôle tout de même.

Sylvanie n'était pas fâchée d'avoir un peu de société; elle
menait une vie assez triste avec sa grand'mère, et bien qu'elle
ne s'en plaignît jamais, parce qu'elle était bonne et gaie, elle
était heureuse de voir de jeunes visages autour d'elle. La maison
était à l'écart et cachée dans un pli de terrain; de tous côtés,
il est vrai, pour peu qu'on s'élevât sur la hauteur, on
apercevait d'autres habitations, mais en regardant par la petite
fenêtre on aurait pu se croire loin des humains.

Charlot, toujours prompt à parler, raconta à Sylvanie tout ce
qu'il savait de leur vie. En l'écoutant elle répétait souvent:
"Pauvres petits!" et dans ses yeux bruns si brillants il y avait
un rayon d'une douceur infinie.

-- Ce doit être bien triste de demeurer à la ville, disait-elle.
Moi, je ne pourrais pas vivre ailleurs qu'ici. En hiver c'est un
peu solitaire, mais quand les bourgeons commencent à entr'ouvrir
l'écorce des arbres, et que l'herbe verdit près du ruisseau,
comme on est joyeux! Voyez, hier j'ai cueilli toutes ces fleurs
et j'ai trouvé des violettes sous la haie. Elles ne sont pas en
avance, cette année, il a fait si froid!...

-- Nous cueillons aussi des fleurs en allant au cimetière, dit
Petite mère, des petites fleurs blanches avec du jaune au milieu.

-- Des pâquerettes! il en croît au bord des grandes routes. J'en
ai vu quand je suis allée à Paris, mais elles sont laides en
comparaison de nos jolies pâquerettes rosées. Allez dans le
jardin pendant que la soupe cuit, vous vous amuserez mieux
qu'ici.

Quand les enfants furent sortis, la vieille femme appela Sylvanie
et lui cria dans l'oreille.

-- Il faut tout enfermer. Ces enfants de paris, ça ne vaut
rien...



VIII



Le jardin potager était vite parcouru: de grands carrés de pommes
de terre, d'autres plus petits de laitue, bordés d'oseille, çà et
là quelques buissons de groseilliers, c'était tout; mais au delà
quel monde enchanté! De beaux arbres aux troncs noueux, dont les
branches s'abaissaient jusqu'à terre, de jolis sentiers qu'on
voyait disparaître et reparaître entre les haies, des pentes de
gazon, et plus bas, près du ruisseau, de grands prés où les
boutons d'or émaillaient l'herbe encore courte et d'un vert
tendre. C'était pour les pauvres petits enfants, venus de la
ville, un spectacle tout nouveau et qui les ravissait.

-- Oh! les belles fleurs, s'écria Charlot, allons les
cueillir!...

-- Est-ce que nous osons? demanda Petite mère d'un air inquiet.

-- J'y vais, moi, cria Charlot qui osait toujours.

Et il courut au pré où il cueillit un énorme bouquet. Sa soeur le
suivit et fit de même, non sans quelques battements de coeur.

Charlot fut las le premier et ils s'assirent au bord d'un sentier
pour admirer leurs trésors; il donna à sa soeur tout ce qu'il
avait cueilli: il en avait assez et ne savait que faire de ces
fleurs qui, de loin, lui avaient paru si jolies. Petite mère les
arrangea soigneusement. Elle mettait du goût et du soin à tout ce
qu'elle faisait; elle était bien une vraie petite femme.
Lorsqu'elle eut fait son bouquet à sa pleine satisfaction, elle
le posa à côté d'elle sur le talus où ils étaient assis, et se
mit à regarder. Au loin, à travers le feuillage et la vapeur
légère d'une belle journée, elle voyait de sa place un immense
amas de maisons et de cheminées, et quand tout à coup elle se dit
que c'était Paris, et qu'il fallait y retourner, elle sentit son
coeur se serrer, car personne ne l'y attendait.

-- Oh! dit-elle avec un soupir, si nous pouvions rester ici!...

-- Nous pouvons bien rester, répondit Charlot qui, sans s'en
rendre compte, partageait la même impression.

-- Et le père?... Et puis la vieille dame ne voudrait pas.

-- Oui, mais Sylvanie voudrait bien. Je le lui demanderai.

-- Non, Charlot, nous devons retourner demain. Pense à ce que
ferait le père s'il revenait; peut-être qu'il reviendra ce soir,
continua-t-elle, et comme il sera triste de ne pas nous trouver.
Personne ne saura lui dire où nous sommes. Oh! Charlot, nous
n'aurions pas dû venir si loin.

-- Ca ne ferait rien. Le père pensera bien que nous allons
revenir.

-- Il sera inquiet, il aura beaucoup de chagrin...

-- Le père est un homme, il ne pleurera pas, dit Charlot avec une
grande dignité.

-- Non, répliqua sa soeur d'un air réfléchi, mais il aura du
chagrin; les hommes ont du chagrin aussi. Tu pleures bien
quelquefois, toi, Charlot, quand même tu es un garçon.

-- Mais quand je serai grand je ne pleurerai jamais; le père a
dit que les hommes ne doivent pas pleurer. Je me mettrai en
colère et je te battrai, parce que je serai fort, mais je ne
pleurerai pas.

-- Pourquoi me battras-tu?

-- Quand tu ne voudras pas m'obéir, je te battrai comme ça...

Et le petit garçon commença une démonstration qui n'avait rien
d'agréable pour sa soeur. Elle lui prit les deux mains pour
l'empêcher de la frapper: alors il lança un coup de pied à ses
fleurs qui se dispersèrent de tous côtés.

-- Oh! mes belles fleurs!... cria-t-elle, Charlot, c'est vilain!
tu aimes à me faire du chagrin.

Au même moment une tête fine et cornue s'allongea de derrière un
buisson, et la chèvre happa quelques fleurs et les broya de ses
dents aiguës, avec un bruit de mastication qui montrait que
c'était pour elle un vrai régal. Sa maîtresse la suivait de près;
elle souriait aux enfants, mais lorsqu'elle vit l'air méchant de
Charlot, elle changea de visage.

-- Est-ce qu'il est de mauvaise humeur, ce petit homme? demanda-t-elle.
Pourquoi a-t-il une si vilaine figure?

-- Je ne suis pas de mauvaise humeur, répliqua Charlot, mais je
veux qu'elle m'obéisse quand je serai grand. Si elle ne le veut
pas je la battrai. Je lui ai montré comment je ferai.

-- Ah! par exemple, voilà une jolie invention! Est-ce que ce gros
garçon te traite souvent ainsi? Je le punirais de la bonne
manière, moi, s'il s'avisait de me battre. Venez, mes enfants,
allons manger la soupe, elle sera cuite à point quand nous
rentrerons. Vous allez m'aider à mettre Brunette dans son écurie;
elle fait des farces quelquefois, la petite coquine; elle aime la
liberté, mais à nous trois nous en viendrons bien à bout.

-- Laissez-moi la tenir, dit Charlot en prenant la corde.

-- Non, non, tu ne la tiendrais pas ferme.

-- Oh! si, je la tiendrai bien...

En parlant ainsi il tira si vivement la corde que Sylvanie la
laissa glisser de son bras, et la chèvre, se sentant libre,
grimpa lestement le talus et disparut en un clin d'oeil au milieu
des buissons, tandis que les enfants la regardaient d'un air
consterné.

-- Ne courez pas après elle, dit Sylvanie elle s'en irait pour
tout de bon et nous ne pourrions plus la rattraper. Restez bien
tranquilles, qu'elle ne vous voie pas! Je vais l'appeler.

Alors elle s'avança doucement vers la jolie bête qui, débout sur
une pierre moussue, la regardait d'en haut d'un air mutin et
provocant, comme pour lui dire: Tu seras bien habile si tu me
reprends!...

Pauvre Brunette, elle était bien fière d'avoir conquis sa
liberté, mais elle ne se connaissait pas elle-même; elle ne
savait pas encore, malgré de nombreuses expériences, combien elle
était accessible à la tentation.

Lorsqu'elle eut flairé de loin une pincée de sel dans la main
ouverte de sa maîtresse, elle avança sa tête et son museau
friand, puis elle fit encore un ou deux bonds de côté comme pour
fuir un piége, et enfin, n'y pouvant plus tenir, elle vint, l'air
plus mutin et plus délibéré que jamais, lécher la main
appétissante. Alors Sylvanie, tout en la caressant, reprit
possession de la corde. Le tour était joué.

Brunette suivit sa maîtresse en se léchant le museau, comme si
elle n'avait fait qu'obéir à son propre caprice.

-- J'ai toujours un peu de sel dans la poche de mon tablier, dit
Sylvanie; avec cela, je suis bien sûre de la ravoir; mais ça
n'empêche pas que cela pourrait, une fois ou l'autre, être
difficile. Maintenant, dépêchons-nous. Elle nous a fait perdre du
temps, et la grand'mère attend.

Ce fut encore toute une affaire de renfermer la chèvre dans la
petite cabane de planches, adossée au mur de la maison, qui lui
servait d'étable. Tantôt elle se mettait en travers de l'étroite
porte, et il n'y avait pas moyen de la faire entrer; d'autres
fois, elle résistait ouvertement et faisait semblant de donner
des coups de corne. Mais Brunette, étant au fond bonne et
soumise, abusait rarement du droit de résistance et n'en faisait
guère usage que pour maintenir sa réputation de chèvre, la
réputation d'avoir "certain esprit de liberté."

Cinq minutes suffirent pour la caser bien et dûment dans sa
logette et en fermer l'entrée avec une planche, par-dessus
laquelle elle montrait sa jolie tête et cherchait une dernière
caresse de Sylvanie. Les deux enfants de Paris étaient enchantés
de tout cela.

-- Eh bien, dit la jeune fille, maintenant vous saurez
reconnaître une chèvre quand vous en verrez. Tu ne l'appelleras
plus un chien ou un mouton à cornes, Charlot?

-- Non, je vois bien maintenant qu'ils ne se ressemblent pas
beaucoup. Comme c'est amusant d'avoir une chèvre!... bien plus
amusant que ce gros vilain chat de la grosse dame qui dort
toujours, et qui ferme les yeux pour vous regarder. Je ne l'aime
pas, ce chat...

-- Sans compter que ma chèvre me donne du lait...

-- Oui, au lieu que ce vieux vilain chat boit tout le lait,
lui... continua Charlot, s'exaspérant à ce souvenir. Je le
déteste... Et encore il s'appelle Charlot, comme moi!... Je le
tuerai quand je serai grand.

-- Oh! Charlot!... il n'est pourtant pas méchant et il est si
beau!... Ce n'est pas sa faute si la vieille dame lui donne tout
le lait et si elle l'appelle Charlot.

-- Eh bien, je lui tirerai au moins la queue quand elle ne me
verra pas... Mais elle dit que Dieu me verra. Est-ce que c'est
vrai?

En parlant ainsi, Charlot s'était tourné vers Sylvanie, espérant
qu'elle, au moins, aurait une bonne réponse à lui faire.

-- Sans doute, répondit celle-ci, puisque Dieu voit tout.

-- Il ne peut pourtant pas nous voir, à présent que nous sommes
ici?...

-- Mais, mon pauvre Charlot, quelle idée te fais-tu donc? Dieu
est partout.

Charlot réfléchit un instant à cette étrange assertion, puis il
demanda:

-- Qu'est-ce que ça veut dire: _partout?_

-- Partout?... Cela veut dire dans tous les endroits: à Paris,
ici et dans beaucoup d'autres encore.

-- Est-ce que vous le connaissez?

-- Moi? répondit Sylvanie, un étonnée de cette question.
J'entends parler de lui souvent et je sais que c'est lui qui a
tout fait: la terre, le soleil, le ciel avec ses millions
d'étoiles...

-- L'avez-vous vu? demanda Charlot d'une voix plus basse, car il
commençait à pressentir qu'il y avait dans tout cela quelque
chose de mystérieux et d'incompréhensible.

-- Non, personne ne l'a vu. Mais vous ne savez donc rien de rien,
pauvres enfants?

-- Maman me parlait du bon Dieu, dit Petite mère, qui crut
discerner un reproche dans ces paroles; mais, depuis qu'elle est
morte, on ne m'a plus jamais parlé de lui.

-- Je ne suis pas bien savante non plus, reprit Sylvanie, mais
j'aime à penser que c'est Dieu qui prend soin de nous et qui me
donne tout ce que j'ai: mon jardin, ma chèvre, ma bonne
grand'mère, qui m'a élevée depuis que mes parents sont morts.
Tenez, la voilà qui nous appelle. Allons vite, nous l'avons
oubliée en causant. Nous voilà, grand'mère, nous voilà!...

Un instant plus tard, les enfants étaient assis autour de la
table, devant une assiette de soupe fumante et un morceau de pain
noir, un peu dur, mis d'un goût excellent, coupé pour eux à une
miche énorme qui leur faisait ouvrir de grands yeux. Cette
abondance les étonnait et les charmait.

-- Est-ce que j'en aurai encore? demanda Charlot.

-- Tant que tu en voudras, mon garçon, répondit Sylvanie.

La grand'mère vint prendre place à table, vis-à-vis d'eux. Elle
n'avait pas l'air content, et Petite mère se sentit tout
intimidée; Charlot lui-même était moins à son aise que de
coutume. Les plus petits, les animaux mêmes, sentent vite s'ils
sont les bienvenus ou si on les reçoit à contre-coeur. Petite
mère avait peine à avaler, tant son pauvre gosier était contracté
par le regard sévère qu'elle rencontrait dès qu'elle levait les
yeux. Pourtant, elle se laissa distraire un moment par
l'admiration que lui inspira une croix d'or que Sylvanie avait au
cou, et qu'elle ôta pour la montrer aux enfants.

-- C'est de l'or? dit Charlot avec respect.

-- Oh! comme elle est jolie! ajouta Petite mère en avançant la
main pour la toucher.

-- Tiens, je vais te la passer un moment autour du cou... Comme
te voilà belle!...

Petite mère se tenait droite et souriait de plaisir de se voir
ainsi parée.

-- Je veux l'avoir aussi! dit Charlot.

-- Non, non, pas toi; les garçons ne portent pas de croix. Et
puis, tu serais capable de te sauver avec comme ma chèvre. J'y
tiens beaucoup, à ma croix; elle était à ma mère.

La vieille dame suivait cette scène d'un oeil mécontent.

-- Je te conseille de prendre garde, dit-elle à sa petite-fille;
aie l'oeil sur ces enfants... Je ne te dis que ça.

En entendant ces paroles, qu'elle ne comprenait pas bien, Petite
mère se hâta de rendre la croix, et Charlot, loin d'avoir faim
pour un second morceau de pain, demanda tout bas la permission de
porter le reste du sien à la chèvre.

-- Est-ce qu'elle l'aime? demanda Petite mère.

-- Beaucoup. Mais n'avez-vous donc déjà plus faim?

-- Eh non! nous avons eu tant de soupe!

-- Eh bien, allez! je vous rappellerai pour m'aider à arranger
votre lit.

Ils partirent bien soulagés de s'éloigner de la vieille dame.

La chèvre accepta très-gracieusement leur offrande. Afin de faire
durer le plaisir, et de la voir plus souvent avancer son fin
museau et broyer le morceau de main avec ses petites dents
aiguës, ils firent les morceaux plus petits qu'elle n'aurait
voulu si elle avait pu exprimer sa manière de voir. C'était si
amusant!... Petite mère trouvait que non-seulement c'était un
amusement, mais encore une joie de pouvoir donner et faire
plaisir à quelqu'un. Elle caressait la petite tête cornue, et
aurait volontiers embrassé la jolie bête qui se laissait nourrir
par eux; seulement, les cornes pointues lui faisaient un peu
peur, et elle n'osait pas trop s'en approcher.

Lorsque le pain fut tout donné -- et il n'y en avait pas une bien
grosse provision -- elle essaya de cueillir une touffe d'herbe et
de la présenter au museau que la chèvre tendait encore, mais
celle-ci trouva mauvais qu'on lui offrît, après un mets délicat,
sa chère ordinaire, et se détourna d'un air offensé. Puis comme
Charlot, plus hardi que sa soeur, insistait d'une manière
indiscrète, elle lui détacha un coup de corne, qui ne le blessa
nullement, mais le fit fuir à vingt pas. Alors, certain d'être à
l'abri de la pauvre prisonnière, il s'arrêta, ramassa une grosse
motte de terre et la lui lança de toutes ses forces. La motte se
brisa en morceaux avant d'atteindre son but, et la chèvre n'eut
pas plus de mal que n'en avait eu le petit garçon lui-même; mais
elle était excitée, et si son corps avait pu suivre sa tête à
travers l'étroite ouverture, elle se serait vengée de son petit
persécuteur. Lui aussi était en colère; nous savons qu'il ne
fallait pas beaucoup pour cela. Il ramassa une grosse pierre qui
se trouvait sur le chemin, et il allait la lancer contre la
pauvre bête, malgré un cri suppliant de Petite mère, lorsqu'une
main l'arrêta et lui enleva la pierre, qu'elle jeta au loin.

-- Tu es donc un méchant garçon, lui dit Sylvanie? Je n'aurais
jamais cru que tu voudrais me remercier en assommant ma chèvre.

-- Elle m'a donné un coup de corne.

-- Que lui avais-tu fait?

-- Je lui avais donné du pain.

-- Tu l'avais sans doute irritée, et une chèvre ne sait pas ce
qu'elle fait, tandis qu'un petit garçon le sait, lui. Allons,
venez vous coucher, le soleil nous a donné l'exemple, et nous
devons nous lever demain matin avant lui pour partir.

Il y avait du foin sous un petit hangar. Sylvanie, aidée des
enfants, en transporta dans un coin de la cuisine pour en faire
un lit qui, s'il n'était ni bien épais ni bien moelleux, était
pourtant assez bon pour qu'on pût y dormir.

Lorsque les dernières lueurs du jour s'éteignirent dans la nuit,
tout le monde dormait dans la petite maison sur la lisière du
bois. Tout le monde, excepté pourtant la pauvre grand'mère qui
n'avait plus beaucoup de sommeil et que la défiance tenait
éveillée.

-- Ces enfants de Paris, ça ne vaut pas grand'chose. Il ne faut
dormir que d'un oeil, car ils sont capables de tout, se disait-elle.

Pourtant, un peu après minuit, comme ils n'avaient pas fait un
mouvement et qu'elle n'entendait que leurs respirations égales et
douces, elle s'endormit à son tour.



IX



Il ne faisait pas encore jour lorsque Petite mère fut tirée de
son sommeil par une voix qui disait tout près d'elle:

-- Allons, levez-vous vite, enfants; nous allons partir.

Elle fut bientôt debout car elle avait le sommeil léger, et,
secouant les brins de foin attachés à ses cheveux et à ses
vêtements, elle se mit en devoir de réveiller Charlot. C'était
une besogne plus difficile; il fallut au moins cinq minutes pour
lui faire entr'ouvrir les yeux, puis il les referma aussitôt et
se retourna sur sa paille avec un grognement et un vigoureux coup
de poing à l'adresse de ceux qui le dérangeaient. Un mot de
Sylvanie produisit plus d'effet que toutes les supplications de
sa soeur; elle rentra en disant:

-- Voilà du lait tout chaud pour vous.

Assez réveillé pour que cette bonne nouvelle parvînt jusqu'à son
intelligence, le petit affamé ouvrit les yeux, tout grands cette
fois, et se tint debout. Petite mère l'emmena à la fontaine pour
lui laver la figure et les mains, puis Sylvanie leur prêta un
peigne pour mettre un peu d'ordre dans leur chevelure. Après cela
ils burent leur lait et mangèrent du pain noir sans que la
grand'mère sourde se fût éveillée.

Alors Sylvanie prit une brassée de foin et la porta à la chèvre
qui devait rester prisonnière jusqu'à son retour; elle ferma la
porte de la maison et tous les trois commencèrent à descendre
vers la plaine. Le soleil ne tarda pas beaucoup à paraître; les
gouttes de rosée brillaient sur chaque brin d'herbe au bord du
chemin; les oiseaux gazouillaient et voletaient autour de leurs
nids, joyeux de se retrouver en pleine lumière après la nuit; les
haies en fleurs répandaient leurs parfums et le grand ciel
lumineux enveloppait la terre d'un rayonnement. Sylvanie, qui
aimait toutes ces choses, ayant toujours vécu au milieu d'elles,
faisait admirer aux enfants tous les détails de cette beauté de
la nature, si nouvelle pour eux. Petite mère aurait voulu
cueillir chaque fleur, s'arrêter pour regarder l'arc-en-ciel dans
chaque perle de rosée. Elle fut surtout charmée par la vue d'un
nid posé dans un buisson, où des oisillons encore inhabiles à
voler tendaient vers leur mère leurs petits becs avides. Se
dit-elle qu'il y avait dans le monde d'autres oisillons dont le nid
était moins douillet et qui n'avaient pas de mère pour leur
apporter leur nourriture? -- Non, elle ne fit pas de retour sur
elle-même et sur sa situation, ce n'était pas son habitude, et
puis tout était si nouveau autour d'elle, si différent de ce
qu'elle était accoutumée à voir! Les enfants n'ont pas de
prévoyance, heureusement. Petite mère et Charlot avaient mangé le
matin; ils étaient contents et ne se demandaient pas s'il en
serait de même le soir ou le lendemain. Personne ne leur avait
jamais dit que celui qui donne aux petits des oiseaux leur pâture
est aussi le père des orphelins, mais sans doute les petits
enfants innocents le savent sans en avoir conscience; ce n'est
que plus tard qu'on oublie et qu'il faut rapprendre la confiance
comme une leçon difficile.

Arrivés au bas de la colline, Sylvanie les fit marcher rapidement
vers une ferme qui était un peu à l'écart de la route, au milieu
d'un beau groupe d'arbres fruitiers encore en fleurs. Dans la
cour ils virent une charrette attelée d'un cheval qu'un homme et
un jeune garçon étaient occupés à charger de bidons pleins de
lait.

-- Nous sommes à temps, dit Sylvanie, j'avais bien peur d'arriver
en retard. Où est madame Nanette? N'est-ce pas elle qui va à la
ville?

-- Oui, avec moi, répondit le jeune garçon en soulevant le
dernier bidon. Nous sommes un peu en retard aujourd'hui, mais
nous irons bon train pour rattraper le temps perdu. Tenez, voilà
madame Nanette.

Une femme d'une belle prestance et d'une figure avenante parut
sur le pas de la porte et, tout en saluant Sylvanie d'un bonjour
amical, elle se rapprocha de la charrette pour y monter sans un
instant de retard.

-- Madame Nanette, dit Sylvanie, voulez-vous prendre ces deux
enfants dans votre voiture pour les ramener chez eux?

La laitière fronça légèrement le sourcil.

-- Nous n'avons pas une minute à perdre, dit-elle.

-- Le temps seulement de les mettre derrière vous parmi les
bidons. Il y a bien une place pour eux.

-- Qui sont-ils? où vont-ils?

-- Ils vous le diront en chemin. Je vous remercie mille fois.

-- Vous sont-ils parents? demanda encore madame Nanette pendant
que le petit cocher faisait claquer son fouet.

-- Non. Hier je n'avais jamais entendu parler d'eux, mais ils ont
couché chez nous; la petite vous racontera leur histoire.

Et la charrette, avec son surcroît de chargement, partit en
cahotant et en faisant un tel bruit sur les cailloux du chemin
qu'il fut impossible à Petite mère d'entendre un mot de ce que
lui dit la laitière qui était assise devant elle et se retournait
pour lui parler. Raconter une histoire, si courte qu'elle fût,
c'était hors de question, aussi madame Nanette dut se résigner à
emmener dans sa charrette les deux petits inconnus sans rien
savoir, si ce n'est qu'on les lui avait mis sur les bras. Elle
les regardait de temps en temps et la douce figure de Petite mère
lui gagnait le coeur, tandis que la tête frisée de Charlot lui
rappelait une tête du même genre appartenant à un des nombreux
marmots qu'elle laissait chaque matin à la ferme pendant qu'elle
allait vendre son lait.

Charlot avait d'abord un peu peur des secousses. C'était la
première fois de sa vie qu'il allait en voiture et cela lui
semblait bien moins agréable qu'il ne l'aurait cru. A chaque
cahot il se cramponnait à sa soeur et aurait volontiers poussé
des cris aigus, sans la crainte que lui inspirait madame Nanette.
Peu à peu la route devint meilleure et Charlot commença à se
rassurer; il ne tarda même pas à trouver que cette façon d'aller
avait du bon, et, avant une demi-heure, il était ravi et
jouissait en plein de sa situation au milieu des bidons. Quel
plaisir d'aller si vite et sans aucune fatigue, de regarder fuir
les haies et les champs, et les petites maisons qui bordaient la
route avec leurs jardins, de tout voir de haut et d'avancer sans
se donner aucune peine. Il était même fier de se voir au milieu
des bidons et s'irritait lorsque Petite mère paraissait moins
enchantée que lui. Elle aussi jouissait, mais à sa manière; elle
n'éprouvait aucun besoin d'exprimer ce qu'elle sentait, et puis,
il faut le dire, la crainte de voir madame Nanette se retourner
et fixer sur elle ses yeux brillants la troublait constamment
dans sa joie. Charlot, lui, était déjà familiarisé avec la
laitière jusqu'à lui sourire quand elle le regardait, et à
promener sa main sur sa robe de cotonnade.

Pauvre Charlot! ce voyage délicieux ne pouvait pas durer
toujours. Il fut même bien vite à son terme, car le cheval de la
ferme était un excellent petit trotteur, bien qu'il ne payât pas
de mine, et il connaissait bien son chemin qu'il faisait trois
cent soixante-cinq fois par an pour aller et autant pour revenir.
Il atteignit donc bientôt la première maison d'une longue rue qui
commençait presque dans la campagne et qui semblait descendre à
perte de vue vers le centre du grand Paris. Enfin la charrette
s'arrêta devant une boutique de fruitier; un homme et une femme
en sortirent pour prendre les bidons qui leur étaient destinés.

-- Hé! dit l'homme en regardant les enfants, qu'est-ce que c'est
que ce chargement que vous avez là? Vous avez voulu nous faire
voir un échantillon de la petite famille?

-- Non, ils ne sont pas à moi, les pauvres petits. A vrai dire,
je ne serais pas fière d'une petite sauterelle comme ça, ajouta
la laitière en regardant Petite mère et ses bras maigres. Je ne
sais même pas à qui ils sont ni où ils vont. On le me les a
perchés sur ma charrette au moment où nous partions. Où demeures-tu,
petite?

-- C'est tout près, dit le fruitier, lorsque Charlot eut répété
la réponse de Petite mère que personne n'avait entendue, il faut
descendre ici. Allons, venez que je vous aide.

Il enleva Petite mère comme une plume, puis il prit Charlot en
faisant semblant de fléchir sous ce lourd fardeau. Lorsqu'ils
furent tous deux à terre et qu'ils regardèrent autour d'eux sans
savoir où aller, ils paraissaient si petits, si chétifs, si
perdus, que la bonne laitière, bien qu'elle eût à craindre, en
s'attardant, les reproches de ses pratiques, ne put s'empêcher de
descendre de son siège pour leur demander si personne ne les
attendait.

-- Non, répondit Petite mère, il n'y a personne chez nous.

-- Personne!... Est-ce possible!... Où allez-vous donc?

-- A la maison...

-- A la maison... et personne ne vous attend!... mais ce n'est
pas croyable.

-- Peut-être que le père sera revenu, dit Petite mère.

-- Où est-il, votre père?

-- Il travaille, mais il y a bien longtemps qu'il n'est pas
rentré.

Petite mère ne savait plus le compte des jours et on lui aurait
dit qu'il y avait des semaines qu'elle l'aurait cru.

-- Et votre maman?

-- Elle est morte depuis longtemps... quand Charlot était tout
petit.

-- Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible? répétait la bonne femme.
Quand je pense que nos pauvres enfants pourraient être ainsi
abandonnés!... Si je savais ce que dirait notre homme, je les
ramènerais avec moi, mais il y en a tant déjà!...

-- Allons donc! dit la fruitière qui assistait à cette scène,
Paris en est plein de ces enfants-là. Ils se tirent toujours
d'affaire. Et puis, qui vous dit que c'est vrai, cette
histoire!... Laissez-les aller tranquillement, ne vous faites pas
de mauvais sang pour eux...

-- Je ne crois pourtant pas qu'elle mente, dit la laitière, un
peu refroidie, en regardant dans les yeux de la petite fille,
mais il faut que je m'en aille bien vite. Ecoute, petite, tu as
vu où je demeure, ce n'est pas bien loin. Si ton père ne revient
pas, et que tu ne trouves personne pour prendre soin de vous, tu
peux venir chez nous, entends-tu?

Ayant ainsi tranquillisé sa conscience, la brave femme remonta
sur sa charrette et continua sa tournée, la fruitière rentra dans
l'intérieur de sa boutique et les deux petits restèrent sur le
trottoir.

-- Allons! dit Petite mère en soupirant.

La rue lui semblait si triste, le pavé si dur après le chemin
qu'elle avait fait le matin dans le sentier en fleurs! Elle prit
la main de Charlot pour s'en aller, mais où? Elle ne connaissait
pas la rue et ne voyait rien qui lui fût familier.

Elle s'aperçut tout à coup qu'ils allaient se jeter dans les
jambes d'un agent de police d'une taille très élevée qui allait
et venait au coin de la rue. Petite mère leva la tête vers lui et
lui demanda son chemin. L'homme la regarda d'en haut, comme on
regarde une chose sur laquelle on craint de marcher par
inadvertance, puis il tendit la main dans une direction en
disant:

-- Troisième à droite.

Le malheur, c'est que ni Petite mère ni Charlot n'étaient bien
sûrs de connaître leur main droite. Pourtant ils prirent
d'instinct le bon chemin et reconnurent bientôt leur rue à un
long mur sans fenêtres qui en longeait la première partie.

-- Nous étions tout près de chez nous sans le savoir, dit Petite
mère joyeuse de se retrouver en pays de connaissance.

Charlot n'était pas content du tout: il marchait lentement et se
faisait traîner.

-- Si le père n'est pas rentré, j'aime mieux retourner dans la
campagne, dit-il; notre maison est trop laide, et puis ça sent
mauvais ici.

Il parlait ainsi en entrant dans l'allée étroite qui conduisait à
la loge et à l'escalier noir. C'est que l'air était en effet bien
différent de celui qu'il avait respiré le matin sur la colline.

-- Allons demander si le père est revenu, dit Petite mère qui
avait tout à coup une lueur d'espoir.

Il était encore de bien bonne heure et pourtant madame Perlet
vint au devant d'eux dès qu'elle les aperçut.

-- Bon Dieu! dit-elle, qu'êtes-vous devenus depuis hier matin,
mes pauvres agneaux? Vous nous avez fait une fameuse peur. Mon
mari allait vous réclamer à la police si vous n'étiez pas
revenus. Pauvres enfants, où avez-vous donc couché? dans la rue?
sous une porte?...

-- Nous avons eu un bon lit de foin, répondit Charlot, et on nous
a donné à manger.

-- Le bon Dieu soit béni!... Mais où donc êtes-vous allés? Nous
avons eu une belle peur!...

-- Le père est-il revenu, madame? demanda Petite mère.

-- Non... c'est-à-dire il n'est pas revenu, mais il y a des
nouvelles... Pauvres petits, qui est-ce qui vous a donné à
manger?

-- La maîtresse du chien, répondit Charlot qui retombait dans son
erreur de la veille. Non, c'est une chèvre, elle a des cornes et
elle donne du bon lait.

-- Par exemple!... et où l'avez-vous trouvée, cette chèvre? C'est
comme un conte, ce que tu me dis là...

-- Et le père?... répéta Petite mère inquiète.

-- Eh bien, il est à l'hôpital, votre pauvre papa. Il était tombé
d'une échelle et on l'avait porté à l'hôpital; voilà pourquoi il
n'était pas rentré. On n'est pas venu le dire parce qu'on ne
savait pas son adresse, mais hier un de ses camarades l'a
apprise, et il est venu nous donner la nouvelle.

-- A l'hôpital! répéta Petite mère à qui ce mot était peu
familier. Elle se souvenait seulement que sa mère avait dit une
fois: -- Je ne veux pas aller à l'hôpital, je veux mourir chez
nous, -- et que son père avait répondu: Sois tranquille, tant que
je vivrai tu n'iras pas à l'hôpital. Plus tard, un dimanche, elle
avait passé devant une grande maison où des gens entraient en
foule par une grande porte, et son père avait dit: Voilà un
hôpital. Y en a-t-il des malheureux là dedans!...

Une autre fois encore une voisine avait porté son petit enfant
malade à l'hôpital; elle y était retournée deux jours après et en
était revenue en pleurant. On avait dit que le pauvre petit était
mort.

Tout cela avait fait une impression profonde sur Petite mère.
Rien ne s'effaçait de sa mémoire; elle avait appris peu de chose
depuis qu'elle était au monde, mais elle n'avait guère oublié. Un
sentiment de terreur s'attachait pour elle à ce mot mystérieux:
l'hôpital. La pensée que son père y était l'avait fait devenir
tout pâle.

-- Il ne faut pas t'effrayer ainsi, ma fille, dit la bonne
concierge en la faisant asseoir, il paraît qu'il en reviendra. Il
était tombé de haut et il n'avait pas encore repris connaissance;
mais à présent peut-être qu'il est déjà mieux. Nous irons
chercher des nouvelles aujourd'hui. C'est jeudi, jour de visite,
nous irons nous trois; vous le verrez, votre pauvre papa. Allons,
ma fille, n'aie pas peur! nous irons ensemble, mais il y a encore
du temps jusqu'à ce que les portes soient ouvertes. Voilà les
marmots qui s'éveillent. J'ai tout mon ouvrage à faire... Tiens,
prends la clef et montre avec ton frère dans votre chambre. Je
n'aime pas à avoir tant de monde dans les jambes, ça n'avance pas
l'ouvrage. Je vous appellerai quand il sera temps.

Petite mère prit la clef mais sans avoir l'air de comprendre.
Elle regardait la concierge et ses lèvres tremblaient. Enfin elle
parvint à dire:

-- Est-ce que le père est bien malade?

-- Mais non, mais non... Il est tombé de l'échelle, voilà tout.
Le pauvre homme! moi qui l'accusais de vouloir vous abandonner.
Ce n'était pas sa faute, le pauvre malheureux!

Petite mère, suivie de Charlot qui ne comprenait pas très bien ce
qui s'était passé, monta lentement les quatre étages. Elle
n'était pas sûre elle-même de bien comprendre et ne savait si
elle devait être triste ou joyeuse; ce terrible mot d'hôpital lui
serrait le coeur. Lorsque la porte fut refermée sur eux, Charlot
tira de sa poche de petits cailloux qu'il avait ramassés sur le
chemin et se mit à jouer. Petite mère mit tremper dans une
vieille tasse ébréchée quelques fleurs qu'elle avait cueillies le
matin et gardées tout le temps dans sa main. Puis elle aperçut,
suspendu à un clou derrière la porte, le pantalon que son père
mettait le dimanche; elle en essuya le bas et le frotta
tendrement pour en ôter un peu de poussière. Alors, prenant
Charlot dans ses bras, elle s'écria moitié riant, moitié
pleurant:

-- Charlot, nous allons voir le père!... Nous allons aller à
l'hôpital!...

-- A l'hôpital! répéta le petit garçon, où est-ce, ça? Est-ce
qu'on nous donnera à manger?

-- Je ne sais pas, mais nous verrons le père...

-- Eh bien! allons-y tout de suite.

-- Non, pas encore, il faut attendre l'heure... Madame Perlet
nous appellera.

-- Je ne veux pas attendre! cria Charlot qui ne demandait qu'un
prétexte pour se fâcher.

Et une grêle de coups de poing et de coups de pied fondit sur
Petite mère qui était si absorbée par ses pensées qu'elle les
reçut avec indifférence, se contentant de dire comme de coutume:

-- Oh! Charlot!...



X



Un peu avant une heure, madame Perlet vint appeler les enfants.
Elle avait fait un brin de toilette; pour une visite à l'hôpital
il faut un peu de cérémonie. Aussi, n'ayant qu'un châle assez
chaud pour se parer, la bonne dame s'était persuadée qu'il
faisait un peu frais et elle était déjà tout en sueur rien que
pour avoir monté l'escalier. Elle examina les enfants d'un oeil
critique, et demanda à Petite mère s'ils n'avaient pas de
meilleures chaussures. Hélas! la course de la veille avait achevé
de mettre en lambeaux les vieux souliers qu'ils avaient aux
pieds. Elle les fit entrer dans la loge, leur donna un morceau de
pain -- non sans soupirer, car elle savait que le lendemain il
faudrait commencer à le prendre à crédit -- puis elle leur mit à
chacun un tablier propre de ses enfants et ils partirent.

L'hôpital n'était pas bien loin. Petite mère reconnut celui
quelle avait vu en se promenant avec son père; c'était la même
longue façade, la même entrée. Il lui sembla entendre encore ces
mots: Y en a-t-il là dedans, des malheureux! -- Et c'était son
père qu'elle allait y chercher!... Madame Perlet sentit la petite
main trembler dans la sienne.

On les laissa passer sans même les fouiller, comme on fait aux
portes des hôpitaux; il était bien visible qu'ils n'apportaient
rien. La concierge leur demanda pourtant:

-- Voulez-vous acheter des oranges, des biscuits?

Madame Perlet s'arrêta et, touchant une orange, la plus petite:
Combien? demanda-t-elle.

-- Quinze centimes, fut la réponse.

Elle n'en avait que dix dans sa poche.

-- Vous n'en avez pas de moins chères? demanda l'acheteuse. J'en
voudrais une de dix centimes.

-- Dix centimes, en mai!... allons donc! vous vous moquez.

Et les trois visiteurs se hâtèrent de passer. On leur fit
traverser une cour, puis suivre plusieurs couloirs, puis monter
un étage. Enfin ils arrivèrent à la porte de la salle où était le
blessé. Madame Perlet ne savait pas son numéro; elle marchait
entre les deux rangées de lits, regardant à droite et à gauche,
et ne voyant que des figures inconnues.

Tout à coup Petite mère la tira fortement par sa robe et lui
montra un lit, le dernier de la rangée. Un cerceau soulevait la
couverture au-dessus des jambes et une tête pâle, rigide comme du
marbre reposait sur l'oreiller.

Petite mère ne dit rien. Ses yeux étaient fixes, sa figure
presque aussi pâle que celle qu'elle montrait de sa petite main
étendue; elle avait recommencé à trembler.

-- Est-ce lui? demanda madame Perlet.

La petite essaya de dire oui, mais elle ne put articuler un son.
Charlot avait aussi regardé dans la direction que sa soeur
indiquait et il se mit à crier de toutes ses forces.

Alors une soeur s'approcha du groupe arrêté à quelques pas du lit
au milieu de la salle.

-- Il ne faut pas crier comme cela, mon petit homme, dit-elle.
Cela fait mal aux malades.

-- Ce n'est pas le père! criait le pauvre petit sans l'écouter et
d'une voix lamentable, ce n'est pas le père!... Je veux m'en
aller d'ici.

-- Est-ce leur père? demanda à voix basse la soeur à madame
Perlet qui s'efforçait de calmer le petit garçon. Est-ce votre
mari?

-- Non, non, Dieu merci. C'est leur père, mais ce n'est pas mon
mari. Il est sain et sauf à la maison. On a déjà bien assez de
misère sans celle-là. Il n'y a plus de mère, elle est morte.

-- Pauvres enfants! dit la soeur avec compassion.

-- Est-ce qu'il est bien mal? demanda madame Perlet se plaçant
entre la soeur et Petite mère afin que celle-ci ne pût entendre.

-- Très-mal; depuis lundi qu'il est ici il n'a pas repris
connaissance. Le médecin dit pourtant qu'il y a encore de
l'espoir, mais pour moi je n'en ai guère.

-- Ne le dites pas aux enfants! les pauvres petits, ils sauront
bien assez tôt qu'ils n'ont plus personne au monde!

-- Ils auront le bon Dieu, dit la soeur.

-- Ah! oui, ma soeur, sans doute, mais voyez-vous, ça ne suffit
pas à des petits malheureux qui ont faim et soif. C'est bon pour
ceux qui peuvent s'aider; alors le bon Dieu les aide aussi, comme
dit mon mari, mais pour des enfants comme ceux-là, il faut une
mère, voyez-vous. C'est comme si on me disait que le bon Dieu
prend soin d'un petit oiseau sans plumes qui tombe du nid. Il
n'en périt pas moins, le pauvret. Tout ce que je lui demande,
moi, c'est qu'il nous laisse à nos enfants jusqu'à ce qu'ils
soient grands; sans cela on a beau dire qu'il les aime, je ne m'y
fierais pas.

La soeur était un peu embarrassée pour répondre à ce discours.
Elle se contenta de sourire et de dire:

-- Vous n'avez pas de foi en Dieu.

-- C'est possible. Je me contente de faire mon devoir de mon
mieux et je pense que c'est tout ce que le bon Dieu peut demander
de moi. Quant au reste, je n'y entends rien.

-- Mais, dit la soeur, je ne sais qu'une chose, c'est que nous
devons avoir confiance. Si de pauvres petits êtres souffrent ici,
ils auront leur récompense là-haut.

Pendant cet entretien les deux enfants s'étaient approchés tout
doucement du lit. Charlot ne criait plus, il regardait de tous
ses yeux et, sous la pâleur et la rigidité de cette figure il
retrouvait peu à peu des traits familiers. Une des mains était
étendue sur le drap; il la toucha doucement. Elle était froide,
mais pas assez pour lui faire peur. Petite mère avança aussi la
sienne et la laissa sur celle du malade, puis elle dit tout bas:

-- Père!

Rien ne répondit, pas le plus léger signe de vie.

-- Ce n'est pas le père, dit Charlot à haute voix.

Alors il y eut comme une contraction sur cette figure immobile,
les yeux s'ouvrirent et se refermèrent aussitôt. Ce mouvement
avait suffi pour que le petit garçon reconnût entièrement son
père. Il se jeta sur lui en l'appelant de toutes ses forces, mais
la soeur le prit et l'emporta de l'autre côté de la salle.

-- Tais-toi, tais-toi, disait-elle, tu peux faire beaucoup de mal
à ton papa. Si tu ne veux pas être tranquille il faut t'en aller.

Cette menace effraya Charlot qui se tut aussitôt et revint près
du lit que Petite mère n'avait pas quitté. Le malade était
retombé dans son insensibilité absolue.

-- Nous allons partir, dit madame Perlet, ça ne sert à rien de
rester ici, et j'ai assez de besogne à la maison, Dieu merci.

Petite mère la regarda d'un air suppliant sans oser parler, mais
Charlot avait plus de courage.

-- Je ne veux pas m'en aller, dit-il.

-- Il le faut pourtant, mon garçon. Nous reviendrons dimanche.

-- Je ne veux pas m'en aller, dit tranquillement le petit homme
qui avait toujours pensé que la répétition des mêmes paroles leur
donnait une force irrésistible.

Pour toute réponse madame Perlet le prit d'une main ferme.

Alors Petite mère leva sur elle des yeux pleins de larmes en
disant:

-- Ne pouvons-nous pas rester un peu?

-- Ecoutez, dit la bonne soeur, s'ils veulent promettre de ne
rien dire et d'être bien tranquilles, ils peuvent rester sans
vous. Je les avertirai quand l'heure sera venue. Mais il faut
être parfaitement sages, sans cela je les mettrai bien vite à la
porte.

En parlant ainsi elle regardait Charlot qui répondit par un signe
de tête.

-- Vous saurez trouver votre chemin pour revenir? demanda la
concierge.

-- Oh! oui, je suis sûre que je pourrai le retrouver, répondit
Petite mère.

Un moment après les deux pauvres petits étaient seuls, assis sur
une chaise entre le mur et le lit où leur père était étendu sans
mouvement. Ils ne voyaient de lui que sa main gauche qui reposait
sur la couverture. Cette immobilité absolue ressemblait à la
mort... Le savaient-ils? Petite mère, qui avait vu sa mère
couchée sur son lit et l'avait appelée sans pouvoir lui faire
ouvrir les yeux, le comprenait mieux que son frère. Elle ne
pleurait pas, mais son pauvre petit coeur était comme glacé au
dedans d'elle.

L'hôpital!... c'était donc là l'hôpital... En face elle voyait
les premiers lits d'une longue rangée, et dans chacun, en
passant, elle avait vu une figure souffrante. Cette parole lui
revenait comme un refrain:

-- Y en a-t-il, là dedans, des malheureux!

Et maintenant, c'était son père qui était "là dedans." Y
resterait-il toujours? Ne reviendrait-il plus jamais dans leur
petite chambre, leur apportant avec le pain, le sentiment si doux
de ne plus être seuls? Ces pensées absorbaient Petite mère
lorsqu'elle s'aperçut tout à coup que le malade qui occupait le
troisième lit en face d'elle faisait de vains efforts pour
atteindre quelque chose sur la table à côté de lui. Poser
doucement Charlot par terre et courir à son aide, ce fut
l'affaire d'un instant.

Le malade était retombé sur son oreiller, épuisé par l'effort
qu'il avait fait. Il regarda l'enfant dont les yeux anxieux
l'interrogeaient et lui dit d'une voix qui n'était plus qu'un
souffle:

-- A boire...

Elle n'entendit pas mais elle devina, et, prenant le gobelet
d'étain à moitié plein d'une boisson rafraîchissante, elle se
haussa sur la pointe des pieds et l'approcha des lèvres
desséchées du malade qui but avidement une gorgée. Elle l'avait
fait avec tant de soin qu'il n'y eut pas une goutte répandue.

C'était un homme encore jeune que la maladie avait atteint et
consumé en peu de semaines. Il savait qu'il allait mourir. Petite
mère, oubliant sa timidité, essaya d'arranger son oreiller pour
qu'il fût plus à l'aide, puis elle posa une petite main fraîche
et caressante sur sa main brûlante.

Le malade la regarda de ses yeux déjà voilés. La voyant si petite
et si chétive, et pensant qu'elle n'aurait bientôt plus de père,
car il devinait qu'elle était l'enfant de l'homme que, depuis
trois jours, il voyait étendu sans mouvement en face de lui, il
se sentit ému de pitié pour elle et murmura:

-- Que Dieu te bénisse, pauvre petite!

Ainsi Petite mère emporta la bénédiction d'un mourant.

Charlot l'avait suivie; ils retournèrent s'asseoir à leur place.
Toujours même silence, toujours même immobilité.

Charlot finit par s'endormir sur les genoux de sa soeur. Lorsque
la soeur vint les avertir qu'il était temps de partir, elle les
trouva ainsi.

Petite mère était bien triste de devoir s'éloigner de son père;
mais elle comprit qu'il fallait se soumettre comme tout le monde.
Autour d'elle, les visiteurs et les malades échangeaient leurs
adieux: les uns se retournant pour faire un dernier signe, les
autres les suivant des yeux jusqu'à ce qu'ils eussent disparu.
Quelques-uns de ces derniers se demandaient sans doute si leurs
amis les retrouveraient au jour de la prochaine visite; d'autres
se consolaient en regardant ou en savourant les petites douceurs
qu'on leur avait laissées: une orange, un pot de confiture,
quelquefois une fleur. Et dans cette grande salle, où se
trouvaient réunies tant de souffrances, il y avait aussi des
joies, des attendrissements, des sentiments d'une inexprimable
douceur. Plus d'une pauvre femme avait apporté à son mari un
petit cadeau acheté au prix d'une dure privation, et tous deux
étaient heureux, l'un de son sacrifice, l'autre de se sentir
aimé.

Le malade à qui Petite mère avait donné à boire était presque le
seul qui n'eût pas eu de visite. En passant près de lui, elle le
regarda; elle aurait voulu lui rendre encore un petit service,
mais il s'était assoupi et ne la vit pas.

La soeur, qui s'était prise d'affection pour les deux enfants,
les accompagna jusqu'au haut de l'escalier. Là, elle se baissa
pour embrasser Charlot en disant:

-- Tu pourras revenir dimanche; mais il faudra encore être bien
sage, tu sais?...

-- Est-ce qu'il sera mieux dimanche? demanda Petite mère.

-- Dieu seul le sait, ma fille. Il faut le lui demander.

-- Mais nous ne savons pas où il est, dit Charlot.

-- Comment! s'écria la bonne soeur, confondue de cette ignorance,
tu ne sais pas où est le bon Dieu?...

-- Non. Je ne l'ai jamais vu...

-- Il est dans le ciel, mon enfant... On ne t'a donc rien
appris... Ta mère ne t'enseigne donc pas à prier?

-- Je n'en ai pas, répondit Charlot.

-- Elle est morte quand il était tout petit, ajouta Petite mère.

-- Oh! pauvres enfants!...

Et la soeur les regarda d'un air de pitié si profonde que Petite
mère en fut troublée. Ils étaient donc bien à plaindre, puisque
tout le monde les regardait ainsi.

Lorsqu'ils eurent descendu la moitié du grand escalier, la soeur
les rappela et les embrassa encore une fois.

-- Le bon Dieu prend soin des orphelins, dit-elle. N'oubliez pas
de le prier. Est-ce que personne ne vous l'a jamais dit?

-- Si, répondit Petite mère, ma maman me l'a dit; mais je ne sais
plus...

Il fallait retourner auprès de ses malades. La soeur soupira et
s'éloigna rapidement en répétant:

-- Pauvres petits!...

Lorsqu'ils eurent refait tout le chemin dans l'intérieur du vaste
édifice et qu'ils se retrouvèrent dans la rue, Charlot leva les
yeux et vit le ballon captif qui planait au-dessus des dômes et
des hautes tours des églises, dans le bleu du ciel.

-- Petite mère, dit-il, ne crois-tu pas qu'il demeure dans le
ballon, le bon Dieu?...

-- Je ne sais pas, répondit-elle, un peu surprise de cette idée.
Peut-être... Mais alors il ne pourrait pas nous entendre. Je
voudrais bien que quelqu'un nous explique tout cela.



XI



Les deux enfants s'étaient arrêtés, les yeux fixés sur le ballon
qui montait lentement dans l'air lumineux, lorsqu'une voix
fraîche et douce, parlant tout près d'eux, attira leur attention.
C'était celle d'une petite fille qui marchait à côté de sa mère.
Elle était plus grande que Petite mère, mais ne paraissait guère
plus âgée. Sa figure et son costume faisaient le plus parfait
contraste avec la chétive enfant qu'elle regardait: une robe de
mousseline blanche, de larges rubans bleus, une longue et
abondante chevelure blonde tout ondulée, des gants blancs, de
petits souliers blancs aussi, une figure rosée et de riants yeux
bleus, voilà ce que vit Petite mère lorsqu'elle se retourna. Elle
en fut toute saisie, toute ravie, et regarda la petite fille
comme on regarde un tableau.

-- Maman, disait celle-ci, vois-tu comme ils ont l'air
malheureux, ces pauvres petits!

-- Oui, répondait la mère distraite, mais nous sommes pressées.
Viens, Edith, ne m'arrête pas ainsi.

-- Oh! maman, je suis sûre qu'ils ont faim.

-- Eh bien, voilà des sous, donne-les-leur, ma fille, mais
dépêche-toi...

Edith prit les gros sous que sa mère avait tirés de sa poche et
les regarda d'un air mécontent.

Au même moment une dame de la connaissance de madame Grandville
traverse la rue pour lui parler. Voilà la petite fille libre de
ses mouvements; elle se hâte d'en profiter.

Glissant les gros sous dans sa poche, elle y prit un
porte-monnaie en miniature fait pour contenir des centimes ou des
pièces d'or: ce qu'elle en sortit, c'était son petit trésor, une
pièce brillante qu'on lui avait donnée la veille, puis elle
s'approcha de Petite mère qui était toujours en contemplation
devant cette apparition merveilleuse.

-- Je suis sûre que tu as faim, lui dit-elle.

Petite mère devint très rouge et ne répondit pas, mais Charlot
n'avait pas tant de scrupules.

-- Moi, j'ai faim, dit-il. Petite mère n'a pas aussi faim que
moi, elle.

-- Est-ce que tu mendies?... demanda encore Edith sans faire
attention au petit garçon, mais s'adressant toujours à sa soeur.

-- Oh! non, répondit la petite que ce mot fit rougir encore
davantage.

-- Tant mieux, parce que maman dit qu'aux mendiants il faut
donner des sous, mais puisque tu ne mendies pas, tiens, prends
ça: tu pourras acheter tout ce que tu voudras.

La petite pièce jaune brilla dans la main gantée de blanc et
passa dans la main brune et menue de l'autre enfant, sans que
celle-ci comprît ce que cela voulait dire. Et avant qu'elle fût
revenue de sa surprise, la figure rose et riante avait effleuré
la sienne, et elle avait reçu un baiser.

Puis Edith, légère et joyeuse d'avoir pu faire sa volonté,
rejoignit sa mère avant que celle-ci se fût aperçue de son
absence; toutes deux s'éloignèrent rapidement et tournèrent le
coin de la rue.

Petite mère restait immobile, ne sachant pas si ce qui venait de
se passer était un rêve. Jamais elle n'en avait fait de si beau.

Cette jolie créature vêtue de blanc, ce sourire, cette douce
voix, ce baiser, toute cette apparition avait été si rapide! mais
elle tenait la preuve de sa réalité, la petite pièce ronde qui
brillait au soleil. Elle la regardait dans sa main ouverte et
certes les passants auraient pu s'étonner de voir une petite
fille si pauvrement vêtue en possession d'une pièce de dix
francs.

-- Oh! que c'est beau! dit Charlot lorsqu'il la vit briller.
Petite mère, qu'est-ce que c'est? donne-la-moi, je veux jouer
avec.

-- Non, non, répondit-elle, car, sans se rendre compte de sa
valeur, elle savait que c'était une chose précieuse. Non,
Charlot, ce n'est pas pour jouer. C'est une pièce de cinquante
centimes en or. Je vais la mettre dans un coin de mon mouchoir
pour ne pas la perdre. Mais pourquoi est-ce qu'elle m'a donné
cela? Oh! comme elle était jolie!.. Je voudrais la revoir,
Charlot.

-- Mais tu n'as qu'à la regarder, elle est dans ta poche.

-- Ce n'est pas la pièce de cinquante centimes, c'est la petite
dame. Charlot, as-tu vu comme elle avait de beaux cheveux d'or?
et sa robe, elle était toute blanche comme ce nuage qui est
là-haut, et sa figure était comme une rose de mai; tu sais nous en
avons vu à l'hôpital, des roses de mai. Il y a une dame qui en a
apporté.

-- Moi je voudrais bien mieux qu'elle m'eût donné à manger, dit
Charlot d'un ton de mécontentement.

-- Mais avec dix sous nous aurons beaucoup à manger, Charlot.

-- Alors achète-moi un gâteau.

-- Non, il vaut mieux aller d'abord dire à madame Perlet que nous
sommes revenus et elle nous dira ce que nous pouvons acheter avec
tout cet argent. Tu sais, Charlot, les gâteaux ne sont pas si
bons pour toi que le pain et le lait, ou peut-être un petit
morceau de viande... ajouta la sage Petite mère dont les
ambitions grandissaient à mesure qu'elle réfléchissait à tout ce
qu'elle pourrait avoir avec sa nouvelle richesse.

De temps en temps elle mettait sa main dans sa poche pour
s'assurer que la pièce de cinquante centimes ne s'était pas
envolée, mais le noeud au mouchoir était fait solidement et elle
la retrouvait toujours à sa place.

Nous allons laisser les deux enfants suivre le chemin qui les
ramène à la maison, pour rejoindre la petite Edith et sa mère.

-- Leur as-tu donné les sous? demanda celle-ci au bout d'un
moment, car la rencontre de son amie lui avait fait oublier
l'incident.

-- Non, maman.

-- Et pourquoi?

-- C'est qu'ils ne mendient pas. On ne donne des sous qu'à ceux
qui mendient, n'est-ce pas?

-- Sans doute.

-- Alors je leur ai donné ma pièce.

-- Ta pièce?... Que veux-tu dire?

-- Celle que tu m'avais donnée hier, maman.

-- Edith!... s'écria la mère s'arrêtant court et regardant en
face la petite fille, tu n'as pas donné ta pièce de dix
francs?...

Edith regarda sa mère, sans s'émouvoir et répondit:

-- Mais si, maman. Ils ne sont pas des mendiants, la petite fille
me l'a dit.

-- Mais alors pourquoi la lui donner?

-- Maman, tu m'avais dit que tu me la donnais pour me faire
plaisir...

-- Sans doute, pour t'acheter quelque chose qui t'aurait fait
plaisir...

-- Eh bien, maman, cela m'a fait plaisir de la donner.

-- Mais, mon enfant, c'est une action déraisonnable. On donne des
sous dans la rue, on ne donne pas des pièces d'or.

-- Je donnerai des sous aux mendiants; mais à cette petite fille
j'ai donné ma pièce d'or, parce que je l'aime.

-- Comment peux-tu l'aimer? tu ne la connais pas.

-- Oh! cela ne fait rien. Elle est si pâle et si maigre, et elle
a l'air si gentil! J'ai oublié de lui demander son nom. Quel
malheur! je ne saurai pas quel nom lui donner quand je penserai à
elle. Eh bien, je l'appellerai Fleurette. C'est un joli nom,
n'est-ce pas, maman?

-- Tu l'auras bien vite oubliée, ma fille.

-- Oh! non, je t'assure que je ne l'oublierai pas et quand je la
rencontrerai je la reconnaîtrai tout de suite et je l'embrasserai
encore.

-- Comment, encore? est-ce que tu l'as donc embrassée?...

-- Mais oui, maman. Ce n'est pas mal n'est-ce pas?

-- C'est absurde, mon enfant. Embrasser une petite fille de la
rue, déguenillée, sale sans doute.

-- Non, maman, pas sale. Elle était très propre et son petit
frère aussi. Elle a une jolie petite figure, toute pâle et si
douce!... Oh! maman, tu ne l'as pas regardée, sans cela tu
l'aimerais.

-- Quelle singulière petite fille tu es, Edith, dit madame
Grandville, on ne sait où tu prends tes idées. Nous voilà
arrivées un peu en retard, je le crains. Montons vite et tâche
d'oublier ta nouvelle amie.

Madame Grandville conduisait sa fille à un cours à la mode où
toutes les jeunes filles se rendent en grande toilette, à peu
près comme Edith elle-même. Elle était une des élèves favorites,
car outre qu'elle avait assez d'intelligence et de désir
d'apprendre pour faire honneur à ses maîtres, on ne pouvait
s'empêcher de l'aimer pour elle-même.

Jamais peut-être, sans être précisément une princesse, une enfant
n'avait été placée dans une situation mieux faite pour la gâter
et l'enorgueillir que ne l'était Edith Grandville. Fille unique
de parents très riches elle avait été toujours, non seulement
aimée, mais admirée, et l'admiration est une nourriture malsaine
pour les petits comme pour les grands. Jamais on ne l'avait
punie, et lorsqu'on la reprenait c'était avec tant de douceur et
de tendresse que son petit coeur ne pouvait être ni froissé ni
attristé. Elle avait eu bien peu de désirs qui ne fussent
satisfaits. A part quelques petites maladies que les soins de sa
mère transformaient presque en plaisirs, elle ne savait ce que
c'est que de souffrir. Elle n'avait jamais vu autour d'elle que
des visages souriants, jamais entendu que des paroles
affectueuses et enjouées.

Chose étrange, chose bien rare et presque contre nature, car
Edith était gâtée en ce sens qu'il lui semblait naturel d'avoir
tout ce qu'elle désirait, elle n'était pas égoïste. Il ne lui
venait pas à l'esprit qu'une de ses volontés pût être contrariée,
mais elle voulait rendre les autres heureux autour d'elle tout
autant qu'être heureuse elle-même. Ses dispositions naturelles
étaient si aimables qu'elle s'oubliait même souvent pour les
autres, et lorsque le soir elle faisait sa prière, son coeur
débordait d'amour pour les siens, de reconnaissance envers Dieu
qui lui avait donné tant de bonheur, et de pitié pour ceux dont
la vie n'était pas douce comme la sienne. Sa mère aurait voulu
lui laisser ignorer qu'il y a des malheureux, mais Edith n'était
pas de ceux qui passent, sans rien voir et sans rien comprendre,
au milieu des misères humaines. Toute petite elle avait eu pitié
de l'aveugle qui mendie sous une porte cochère, du pauvre chien
affamé, et elle savait reconnaître sur les traits des enfants
qu'elle rencontrait dans la rue, les traces de la souffrance et
de la faim. Elle avait pour cela les yeux pénétrants de l'amour.

Sa mère l'emmenait de préférence dans les beaux quartiers où l'on
rencontre moins de misère, et où l'on peut plus facilement les
oublier; mais dans une grande ville, où ne rencontre-t-on pas la
souffrance?

Tout en regardant sa fille au milieu de ses compagnes, madame
Grandville pensait à ce qui venait de se passer, et se demandait
comment les autres mères jugeraient une action aussi
extravagante. Donner dix francs et un baiser à une petite
mendiante -- car elle persistait à appeler ainsi notre pauvre
Petite mère -- c'était la plus étrange des étranges idées de sa
fille. Madame Grandville était bonne et charitable dans le sens
ordinaire du mot: elle ne passait guère à côté d'une main tendue
sans y mettre son obole, et elle s'occupait de beaucoup d'oeuvres
de bienfaisance, mais elle n'avait pourtant rien en elle qui
ressemblât aux élans d'amour de son enfant. Elle s'en étonnait,
s'en inquiétait; elle y voyait pour l'avenir une source de
souffrance.

-- Avec l'âge elle s'en guérira peut-être, pensait-elle: il faut
qu'elle soit beaucoup avec d'autres enfants, c'est ce qu'il y a
de mieux pour elle. Sans cela, étant seule avec de grandes
personnes, elle pourrait devenir un peu étrange.

La leçon venait de finir, un joyeux éclat de rire d'Edith tira sa
mère de sa méditation et lui sembla comme une réponse à sa
pensée. Les petites élèves du cours sortirent ensemble et
s'éparpillèrent comme un essaim de gais papillons. Edith marcha
quelques moments avec des amies qui suivaient le même chemin,
puis elle se retrouva seule avec sa maman à l'endroit même où
deux heures auparavant elle s'était arrêtée pour parler à Petite
mère.

-- C'est là qu'était Fleurette, dit-elle; je voudrais bien
qu'elle y fût encore, mais nous la retrouverons bien sûr un jour.

-- Ce n'est pas probable, mon enfant. Ces petites mendiantes, ça
erre dans tout Paris; ces enfants-là n'ont souvent aucune demeure
fixe.

-- Oh! les pauvres petits!... Mais pourquoi leurs parents ne
prennent-ils pas soin d'eux? Tu ne me laisserais pas errer dans
tout Paris, maman?

-- Non, certainement, reprit madame Grandville en serrant la
petite main qu'elle tenait dans la sienne, mais c'est bien
différent. Les parents de ces pauvres enfants travaillent tout le
jour, ou peut-être mendient eux-mêmes. Et puis, tu comprends, ils
n'ont pas les mêmes habitudes et les mêmes idées que nous.

-- Je ne comprends pas, maman; ils aiment aussi leurs enfants,
n'est-ce pas?

-- Oui, mais ils ne peuvent pas les soigner comme nous; ils ne
les aiment pas tout à fait de la même manière: ils sont habitués
à les négliger et à les voir souffrir.

-- Maman, reprit Edith, après un moment de réflexion, est-ce que
tu pourrais t'habituer à me voir souffrir?

-- Non, ma chérie, certainement pas. Cela me déchirerait le
coeur.

-- Pourtant, s'il le fallait?...

-- Ah! s'il le fallait!... mais je ne m'y habituerais jamais.

-- Peut-être qu'ils se n'y habituent pas non plus, mais qu'il
faut le supporter, dit l'enfant d'un petit air réfléchi. Oh!
maman, si j'étais le bon Dieu je n'aurais pas fait des pauvres.
J'aurais voulu que tous les enfants fussent heureux.

-- Il y a des choses que tu ne peux pas comprendre, répondit
madame Grandville qui ne pouvait pas expliquer à sa fille que le
bon Dieu n'a pas fait les pauvres, mais que la pauvreté est le
résultat de l'égoïsme, de la paresse, de la maladie, en un mot du
mal qui règne sous tant de formes diverses dans le monde.

-- Ah! oui, dit Edith avec un profond soupir. Mais plus tard je
comprendrai et alors je tâcherai qu'il n'y ait plus de pauvres.

-- Ma pauvre chérie, tu auras bien à faire; mais ne pense plus à
tout cela, et va vite demander à ta bonne de te donner ton
goûter.

Lorsque ce soir-là Edith fut dans le petit lit tout entouré de
mousseline blanche qui faisait ressortir la jolie tenture de sa
chambre bleue, et que sa mère vint l'embrasser, elle lui dit en
passant ses deux bras autour de son cou:

-- Maman, tu n'es pas fâchée de ce que j'ai donné ma pièce de dix
francs?

-- Fâchée?... non, ma chérie, mais je voudrais que tu devinsses
plus raisonnable.

-- Alors, maman, le Seigneur Jésus n'était pas raisonnable...

-- Que veux-tu dire, mon enfant?

-- Mais, maman, il l'a dit: Tout ce que vous voulez que les
autres vous fassent, faites-le-leur aussi de même. Eh bien, moi,
si j'étais comme Fleurette, je voudrais bien qu'on me donnât une
pièce de dix francs.

-- C'est vrai, mais vois-tu, ma fille, tu ne peux pas encore
juger par toi-même de toutes ces choses. Tu auras peut-être fait
beaucoup de mal à cette petite fille en lui donnant tant
d'argent.

-- Beaucoup de mal... Comment cela peut-il lui faire du mal?

-- Elle en fera peut-être un mauvais usage.

-- Mais, maman, tu me l'avais bien donnée à moi! Cela ne m'a pas
fait de mal.

-- C'est bien différent. Elle n'est pas habituée à avoir de
l'argent et elle n'a peut-être personne pour la conseiller.

Edith était toute pensive.

-- Maman, au moins je ne lui ai pas fait de mal en
l'embrassant?...

-- Non, sans doute.

-- Eh bien, une autre fois je ne lui donnerai qu'un baiser.



XII



Petite mère et Charlot avaient marché lentement. Il faisait
chaud, et puis Charlot avait mille choses à dire sur l'emploi des
cinquante centimes en or. Ne pourrait-on pas acheter du pain et
du lait, et de la viande, et du chocolat?... et peut-être encore
des souliers?... Les siens laissaient entrer les petites pierres
et cela lui faisait bien mal... Petite mère secouait sagement la
tête: elle ne pensait pas qu'on pût avoir tant de choses, mais
elle avait cependant une vague idée qu'une pièce de dix sous en
or valait plus qu'une pièce de dix sous ordinaire. Tout en
marchant lentement, et en se trompant de chemin une ou deux fois,
ils arrivèrent pourtant.

La loge était pleine; plusieurs voisines s'y étaient réfugiées,
car il commençait à pleuvoir et nos deux enfants rentrèrent à
peine à temps pour échapper à l'orage qui avait menacé tout le
jour. Madame Perlet causait avec ses locataires de l'injustice
dont elle et son mari étaient l'objet de la part du propriétaire;
tout le monde s'accordait à condamner la conduite de celui-ci.

-- C'est bien triste pour vous, disait une femme d'une
physionomie douce, et ce n'est pas gai non plus pour nous autres
locataires, car nous avions de braves concierges, obligeants et
bien honnêtes, et Dieu sait ce qu'on nous donnera à la place.

-- Je ne dis pas, reprit une autre, que vous n'ayez pas été
quelquefois un peu exigeante pour le terme, madame Perlet, mais
vous n'auriez pas voulu nous faire mettre à la porte pour un
petit retard, tandis qu'avec ceux que nous aurons... Je vois ça
d'ici. Le propriétaire les a choisis exprès parce qu'ils sont
durs. Sans ça il vous aurait laissée dans votre place, car quel
mal lui avez-vous fait, à cet homme? Ils nous mettront à la rue
le plus vite possible. Allons, nous avions sans doute la vie
encore trop douce; nous en verrons de dures d'ici à quelque
temps...

La locataire, après avoir exprimé ainsi ses noires prévisions,
prit un lourd paquet qu'elle avait déposé sur le carreau et
allait quitter la loge, lorsqu'un mot de Charlot lui fit dresser
l'oreille.

-- Madame Perlet, disait le petit garçon en tirant celle-ci par
sa robe pour attirer son attention, vous ne savez pas?... Petite
mère a une pièce de dix sous en or?

-- Que veux-tu dire, petit? répondit la concierge, qu'est-ce que
c'est qu'une pièce de dix sous en or?

-- Oh! c'est si joli... c'est tout jaune et ça brille! C'est une
belle petite dame qui la lui a donnée. Montre-la, Petite mère.

Petite mère tira son mouchoir de sa poche, en défit soigneusement
le noeud, et montra aux regards étonnés des assistants une jolie
pièce d'or toute neuve.

-- Mais c'est une pièce de dix francs! s'écria madame Perlet. Où
est-ce que ces enfants ont pu la prendre?...

-- Je vous dis que c'est la belle petite dame qui l'a donnée,
cria Charlot.

-- Quelle petite dame?

-- Elle était dans la rue, elle est venue vers nous, elle a donné
cette belle pièce de dix sous à Petite mère, elle l'a embrassée,
et ensuite elle est partie.

-- Tu ne la connaissais pas? demanda madame Perlet en s'adressant
à la petite fille.

-- Non, répondit celle-ci.

-- Où l'as-tu rencontrée?

-- Je ne sais pas... dans une rue.

-- Et tu lui as demandé l'aumône?

-- Oh! non, je ne lui ai rien demandé.

-- Ca n'est pas croyable, dit une des voisines.

-- Ca me fait l'effet d'une histoire, ajouta une autre.

Cette bonne fortune des deux pauvres enfants avait tourné les
esprits à la malveillance. Petite mère le sentait vaguement et
paraissait plus timide encore que de coutume.

-- Allons, dit madame Perlet, c'est sans doute quelqu'un qui a
cru donner une pièce de monnaie, mais le bon Dieu l'aura permis
pour venir en aide à ces enfants. Si vous aviez vu comme moi leur
père, dans l'état où il est, vous auriez pitié d'eux.

Les voisine continuaient à secouer la tête et à chuchoter entre
elles!

-- Ecoutez, dit la concierge, ce n'est pas pour vous fâcher, mais
vous devriez voir d'un coup d'oeil que ces enfants sont honnêtes
et ne peuvent pas même deviner vos mauvaises idées; quant à moi
je suis sûre qu'ils disent vrai.

Les voisines, un peu offensées de ce discours, sortirent sans
répondre et continuèrent leur conversation dans l'escalier.
Lorsque madame Perlet fut seule avec les enfants, elle regarda
Petite mère dans les yeux et lui demanda:

-- C'est bien vrai, ce que vous avez raconté?

-- Oui, répondit-elle sans hésiter.

-- Dis-moi bien maintenant comment cela s'est passé.

Petite mère refit d'une manière plus détaillée le récit de son
frère. Madame Perlet comprit que la "belle petite dame" était une
enfant.

-- Il y en a comme ça de ces riches, dit-elle à son mari qui
était dans l'arrière-loge occupé, faute d'autre ouvrage, à
réparer les chaussures de ses enfants, il y en a qui donnent sans
compter, par caprice. Peut-être qu'elle ne s'est pas trompée.

-- Si on la retrouvait on le lui demanderait, répondit le
cordonnier, mais... allez-moi retrouver dans Paris quelqu'un dont
on ne sait pas le nom!...

-- En attendant, reprit la femme s'adressant de nouveau à Petite
mère, tu feras bien de me confier ta pièce de dix sous, comme tu
l'appelles, et je t'achèterai tous les jours du pain, du lait,
des haricots... enfin de quoi vous nourrir tous les deux.

-- Et des souliers?... dit Charlot en montrant les siens.

-- Oh! des souliers!... il faudrait plus que cela pour vous en
acheter à tous deux. Ceux de ta soeur sont encore plus mauvais
que les tiens, mais il n'y a pas moyen d'y penser. Sais-tu ce que
tu pourrais faire, Perlet? -- les leur réparer, et nous
prendrions sur les dix francs de quoi te payer ta peine. Ce
serait toujours ça.

-- Prendre l'argent de ces pauvres petits!... Tu n'y penses pas,
madame Perlet!... Je leur réparerai leurs chaussures après celles
des enfants. Ca ne me coûtera rien, j'ai encore des morceaux de
cuir et mon temps n'est pas bien précieux maintenant. Je leur
ferai ça un de ces soirs quand ils seront couchés. -- Mais dis
donc, madame Perlet, qu'est-ce que tu vas faire de leur argent.

-- Je vois bien que tu as peur que je ne le prenne pour les
nôtres, mais sois tranquille, je sais bien que ça ne leur
profiterait pas. Je leur achèterai pour cinquante centimes par
jour: ça leur en durera vingt, et peut-être qu'au bout de ce
temps le père sera guéri, car il paraît qu'il y a de l'espoir.
Avec cinquante centimes ils auront une livre de pain, deux sous
de lait et quatre sous de légumes secs que je leur ferai cuire;
ils ne mourront pas de faim. C'est une bonne idée qu'elle a eue
là, cette belle petite dame.

-- Ah! elle était bien belle! dit Charlot qui suivait
attentivement la conversation; elle avait de beaux cheveux d'or
et une robe toute blanche...

-- C'était peut-être une princesse, dit madame Perlet; pour les
princesses une pièce d'or c'est comme un sou pour d'autres.

-- Bah! dit le cordonnier, les princesses ne courent pas les
rues. La pièce d'or est là; c'est l'essentiel. Ne nous occupons
pas du reste.

Quand la nuit vint, les deux enfants étaient dans leur chambre,
et sur la table que Petite mère nettoyait si bien quoiqu'on ne la
salît guère, on voyait un gros morceau de pain et une tasse de
lait. C'était le déjeuner du lendemain, car la bonne madame
Perlet leur avait donné une assiettée de soupe avant de les faire
monter. Charlot regardait ces provisions d'un air très-tendre; il
proposa à sa soeur d'en goûter "un tout petit peu". Mais celle-ci,
prévoyante et raisonnable, savait bien qu'il n'y en avait pas
trop pour le lendemain. Elle savait aussi que si l'on y goûtait
"seulement un tout petit peu", comme disait son frère, il était
probable que tout y passerait. Elle prit donc le lait et le pain
et, montant avec précaution sur la chaise sans dossier, elle
plaça les précieuses provisions sur une planche, à l'abri même
des regards de convoitise du petit garçon.

Celui-ci soupira et se soumit.

-- Petite mère, demanda-t-il en se déshabillant pour se mettre au
lit, crois-tu que la belle petite dame a tous les jours du pain
et du lait tant qu'elle en veut?

-- Je crois qu'oui, répondit Petite mère d'un air réfléchi, et
peut-être encore d'autres choses.

-- Quoi donc? demanda Charlot, s'arrêtant et fixant sur sa soeur
des yeux pleins d'une ardente curiosité.

-- Oh! je ne sais pas. Peut-être qu'elle a tous les jours de la
viande, et des pommes de terre, et des gâteaux, et du chocolat!..

Charlot soupira encore; il pensait que c'était un sort bien
heureux et qu'il voudrait que ce fût aussi le sien.

-- Te rappelles-tu, demanda-t-il, quand le père nous a donné du
chocolat?...

-- Oh! oui, c'était bien bon. Maintenant que nous avons tant
d'argent je veux t'en acheter pour deux sous.

-- Demain, dès que nous serons levés!... dit Charlot.

-- Oui, si madame Perlet veut nous donner l'argent; mais, tu
sais, le matin elle n'est pas si bonne que l'après-midi; il
vaudrait peut-être mieux le lui demander l'après-midi.

Un troisième soupir. Charlot était dans une disposition de
douceur et de soumission tout à fait extraordinaire; ce qu'il
avait vu dans la journée l'avait rendu sérieux.

-- Charlot, dit Petite mère lorsqu'il fut couché, tu sais que la
bonne soeur a dit qu'il faut prier pour que le père se guérisse.

-- Je ne sais pas, répondit le petit homme à moitié endormi:
qu'est-ce que c'est que prier?

-- C'est demander au bon Dieu... Peut-être qu'il faudrait aussi
le remercier pour la pièce d'or.

-- Non, puisque c'est la petite dame qui l'a donnée.

-- Madame Perlet a dit que c'est peut-être le bon Dieu qui l'a
voulu afin que nous ayons du pain jusqu'à ce que notre papa soit
guéri. Alors, tu comprends, il faut lui dire merci.

Le petit garçon ne répondit pas; cela ne lui paraissait pas clair
du tout.

-- Charlot, ne veux-tu pas prier pour que le pauvre père soit
guéri quand nous irons le voir dimanche?

Une vision de la figure immobile et rigide qu'il avait vue passa
devant les yeux fermés de l'enfant. Il murmura:

-- Je ne veux pas aller le voir... Ca me fait peur...

-- Oh! Charlot, notre pauvre papa! tu veux bien venir avec moi
voir si le bon Dieu l'a guéri?

Mais Charlot dormait et Petite mère fit toute seule sa prière.



XIII



Madame Nanette monta le lendemain sur sa charrette chargée de
bidons plus tôt que de coutume. Elle n'avait pas ce jour-là sa
bonne figure souriante; elle était soucieuse et préoccupée.
Pendant tout le trajet elle ne prononça pas une parole et ne
regarda pas autour d'elle. C'est que madame Nanette avait un gros
poids sur le coeur.

Arrivée devant la boutique du fruitier, elle descendit lentement
de son siége et entra, ce qui n'était pas sa coutume.

-- Vous êtes bien matinale aujourd'hui, madame Nanette, dit le
fruitier en venant au devant d'elle.

-- J'ai à vous parler, répondit brusquement la laitière. Vous
savez, ces petits enfants que j'ai ramenés hier matin?...

-- Oui, après?

-- Connaissez-vous leur adresse?

-- Non... et pourtant ils me l'ont dite. Attendez, n'était-ce
pas?... Je ne puis me rappeler la rue, mais c'était près d'ici.
Avez-vous absolument besoin de cette adresse?

-- Oui, il me la faut tout de suite; ces malheureux enfants ont
volé, la petite fille au moins, car le petit garçon est bien
jeune. Cela paraît certain.

-- Que vous avais-je dit? s'écria le fruitier d'un air
triomphant. Ces enfants-là, c'est de la canaille, de la canaille
en herbe, j'ai vu ça tout de suite. Qu'est-ce qu'ils ont pris?

-- La jeune fille qui les a reçus pour passer la nuit avait au
cou une croix en or qu'ils ont beaucoup admirée. Elle ne l'a pas
retrouvée après qu'ils étaient partis. Elle a cherché partout.

-- Ca ne demandait pas beaucoup de réflexion pour savoir que la
petite drôlesse l'avait emportée; c'est futé comme des renards,
ces petits va-nu-pieds. Je l'ai bien su voir tout de suite, que
ce n'était rien de bon.

-- Eh bien, moi, j'aurais mis ma main au feu que cette petite
était honnête, dit madame Nanette, qui ne pouvait s'empêcher de
trouver que le fruitier prenait un peu trop de plaisir à voir ses
soupçons confirmés; elle avait une figure si douce.

-- Une petite figure d'hypocrite... Mais comment faire pour avoir
cette adresse? Tenez! je me souviens maintenant que, en
descendant la rue, ils ont parlé au grand agent de police... Sans
doute qu'ils lui ont demandé leur chemin. Le voilà justement en
face sur l'autre trottoir, je vais l'appeler.

Le grand agent de police vint aussitôt. Il se souvenait bien des
enfants qui s'étaient jetés dans ses jambes et qu'il avait
regardés de si haut, mais il eut un peu de peine à retrouver le
nom de la rue. Quant au numéro il ne se le rappelait plus du
tout, mais la rue n'était pas si longue et les deux pauvres
petits y étaient sans doute connus.

Munie de ces renseignements, madame Nanette continua sa tournée;
elle avait l'air de plus en plus sombre. Ce matin-là elle n'eut
pas le moindre sourire pour ses pratiques, tout au plus la
politesse indispensable. On avait peine à la reconnaître.

C'est que madame Nanette avait bon coeur, et cela lui faisait
beaucoup de peine de penser que la petite figure pâle et
sérieuse, qui lui avait inspiré tant d'intérêt, était celle d'une
voleuse et d'une hypocrite.

Sa tournée finie elle fit arrêter sa charrette à l'entrée de la
rue que l'agent de police lui avait indiquée et, d'après sa
description de nos deux pauvres petits, la première personne à
qui elle s'adressa comprit sans difficulté de qui elle voulait
parler.

-- Eh! c'est Petite mère et son gros Charlot, dit la bonne dame
qu'elle interrogeait. Tout le monde les connaît dans notre rue,
les pauvres enfants. Tenez, c'est là à droite. Adressez-vous à la
concierge, ils sont toujours fourrés chez elle.

Madame Nanette entra dans la loge où elle ne trouva que madame
Perlet et son mari.

-- Vous voulez leur parler? dit la concierge, lorsque la
visiteuse lui demanda les deux enfants, ils ne sont pas encore
descendus. Attendez, je vais les appeler. Vous êtes sans doute
une parente? C'est le bon Dieu qui bous envoie.

Madame Perlet la retint.

-- Non, dit-elle, je ne leur suis rien. Est-ce que vous
connaissez les parents de ces enfants?

-- La mère est morte depuis longtemps, le père est à l'hôpital.

-- Ils disaient qu'ils ne savaient pas où il était?...

-- Oui, mais nous l'avons retrouvé depuis hier.

-- Alors, ils n'ont au moins pas menti.

-- Menti! et pourquoi auraient-ils menti, les pauvres innocents?
C'est-il vous qui les avez pris chez vous avant-hier à la
campagne?

-- Non, mais c'est moi qui les ai ramenés. Leur père est-il un
honnête homme?

-- Il a l'air d'un bien honnête homme, mais nous ne le
connaissons pas depuis longtemps.

-- S'il est honnête, il sera bien malheureux d'apprendre que sa
petite fille a volé.

-- Volé!... s'écria la concierge.

-- Oui, elle a volé dans la maison où on les a recueillis et où
l'on a été si bon pour eux.

Alors elle raconta l'histoire de la croix d'or disparue.

Madame Perlet écoutait avec stupeur.

-- Mon Dieu! s'écria-t-elle, voilà pourquoi elle avait une pièce
de dix francs! Elle avait vendu la croix, la petite malheureuse!

Le sifflement particulier du cordonnier se fit entendre; c'était
ainsi qu'il faisait en général comprendre à sa femme qu'elle
avait fait une bêtise ou une maladresse, mais elle était trop
préoccupée pour y faire attention.

-- Voyons, dit-il, n'allons pas si vite. Rien n'est prouvé
encore; je ne croirai pas facilement que cette Petite mère soit
une voleuse, elle est trop bonne pour son petit frère. C'est
admirable de voir comme elle s'oublie pour lui.

-- Ah! dit madame Nanette, et si c'est pour lui qu'elle a
volé?...

-- On pourrait s'expliquer qu'elle prît pour lui un morceau de
pain s'il avait faim... et encore je ne l'en crois pas capable...
Mais un vol comme celui-là, je ne le croirai jamais.

Madame Perlet se sentait un peu rassurée par la ferme conviction
de son mari.

-- Mais cette croix qui a disparu, comment expliquez-vous cela?
demanda madame Nanette, et justement après que la petite fille
l'avait admirée.

-- C'est vrai, répondit madame Perlet, et puis il y a la pièce
d'or...

-- Il faut l'appeler, dit le cordonnier, elle pourra sans doute
s'expliquer.

Madame Perlet alla dans la rue et appela. Au bout de quelques
minutes les enfants parurent se tenant la main. Charlot regarda
d'un air curieux tout autour de lui; il s'était mis dans la tête
qu'on les appelait ainsi pour leur donner le chocolat tant
désiré. D'où serait-il venu? Il n'en savait rien. Il sentait
seulement qu'il avait encore place dans son estomac pour
l'accueillir, quoiqu'il eût, comme de coutume, absorbé une part
très-considérable du déjeuner que nous savons; mais son regard
inquisiteur ne rencontra rien, absolument rien qui pût confirmer
cette espérance. Madame Nanette, M. et madame Perlet étaient tous
les trois debout et graves. Sans s'en rendre bien compte, les
deux enfants sentirent qu'il y avait quelque chose de particulier
dans l'atmosphère. Ils reconnaissaient bien madame Nanette, mais
comme elle ne leur disait rien, ils n'osèrent pas la saluer et se
tinrent debout aussi devant ce redoutable groupe.

-- Laissez-moi la questionner, dit le cordonnier.

-- Petite mère, ma fille, continua-t-il avec un accent de bonté
qui mit un peu au large le coeur de la pauvre enfant, dis-nous
encore l'histoire de ta pièce d'or.

Ce n'était pas facile pourtant de répondre à une injonction comme
celle-là. Petite mère resta muette, ne comprenant pas pourquoi
elle devait redire ce qu'elle avait déjà dit.

-- Dis-nous qui te l'a donnée, répéta le cordonnier d'un air
encourageant.

-- C'est la belle petite dame, cria Charlot avant que sa soeur
pût ouvrir la bouche.

-- Attends ton tour, mon garçon. Où as-tu rencontré cette belle
petite dame, ma fille?

-- Dans la rue, répondit Petite mère d'une voix mal assurée et
d'un air si timide qu'elle avait vraiment les apparences d'une
coupable.

-- Dans quelle rue?

-- Je ne sais pas.

-- Comment était-elle habillée?

Petite mère répéta exactement sa description.

-- Etait-elle seule?

-- Non, avec une dame.

-- C'était sa maman, interrompit Charlot.

-- Et tu ne demandais rien?...

-- Non.

-- Alors comment se fait-il qu'elle ait eu l'idée de te donner?

-- Je ne sais pas... Elle est venue vers moi pendant que sa maman
causait avec une autre dame, et elle m'a demandé si je mendiais.
J'ai dit non; alors elle m'a donné la belle pièce de cinquante
centimes et elle m'a embrassée.

Au souvenir de ce baiser, la voix de Petite mère trembla un peu
plus; elle croyait le sentir encore.

-- Oui, dit Charlot, et alors elle s'est vite sauvée et nous ne
l'avons plus revue.

-- Voilà, dit madame Nanette, une histoire qui n'est guère
probable. Je m'en vais te dire, moi, ce que tu as fait, petite
menteuse! Tu as volé la croix d'or de cette bonne Sylvanie qui
vous a fait du bien à ton frère et à toi; tu as été la vendre
pour dix francs, et tu as inventé cette histoire absurde pour
tromper les braves gens qui ont confiance en toi. Et maintenant
tu me regardes avec de grands yeux étonnés, comme si tu ne savais
pas tout cela mieux que moi; mais nous ne sommes pas si bêtes que
tu crois et nous savons ce qui en est aussi bien que si tu nous
le racontais toi-même. Une petite créature pas plus haute que ça
qui sait déjà voler, mentir, tromper, c'est du gibier de prison!
Allons, allons, pas de ces airs d'innocence!... tu ne trompes
plus personne, ainsi c'est inutile.

Madame Nanette était tellement indignée de ce qu'elle croyait
être l'hypocrisie de la pauvre enfant, qu'elle n'avait plus de
pitié dans le coeur. Elle s'était attendue à trouver une petite
fille coupable, mais honteuse de sa mauvaise action, et prête à
tout avouer. Elle pensait que peut-être une enfant si jeune, et
qui n'avait plus de mère, n'avait pu se rendre compte de ce
qu'elle faisait en prenant ce qui ne lui appartenait pas; mais
l'histoire si bien inventée de la pièce d'or, cette habileté,
cette ruse, ces mensonges si bien combinés et qu'elle avait même
appris à son petit frère, cet air d'étonnement qu'elle croyait
joué, tout cela remplissait l'âme honnête de la fermière d'un tel
dégoût, qu'elle n'avait plus qu'une pensée, faire partager aux
autres ses sentiments d'indignation et voir traiter la
malheureuse enfant avec le mépris qu'elle méritait.

-- N'est-ce pas affreux? demanda-t-elle au concierge et à sa
femme.

-- Ah! oui, c'est affreux, répondit madame Perlet.

Mais le cordonnier prit la parole: Ce qui est affreux, dit-il,
c'est qu'on puisse croire si facilement au mal. Je ne dis pas que
la pauvre petite n'ait pas bien des choses contre elle, mais moi
qui la connais un peu, je sais qu'elle a pour elle son bon
caractère, sa bonne conduite, et son nom lui-même. Allons, Petite
mère, ma fille, viens ici, ajouta le brave homme en l'attirant à
lui, et dis-moi si tu sais de quoi on t'accuse.

Petite mère le regarda d'un air terrifié et suppliant. Il vit
bien qu'elle n'avait pas entièrement compris.

-- Cette dame dit que tu as pris la croix d'or de Sylvanie et que
tu l'as vendue pour ta pièce d'or.

L'enfant resta muette. C'était si étrange qu'on pût croire une
semblable chose.

-- Tu l'as vue, cette croix d'or?

-- Oui, elle me l'a mise au cou un petit moment.

-- Qu'en as-tu fait?

-- Je la lui ai rendue.

-- Et quand tu es partie, où était-elle, la croix?

-- Sylvanie ne l'avait pas au cou, répondit Petite mère,
rassemblant ses souvenirs, je ne crois pas, au moins.

-- Je crois bien qu'elle ne l'avait pas!... interrompit madame
Nanette.

-- L'avais-tu revue le matin avant de partir?

-- Non, répondit l'enfant dont la voix peu à peu se
raffermissait.

-- Tu nous dis bien la vérité?... Tu sais que Dieu t'entend.

En parlant ainsi le cordonnier regardait au fond de ses yeux
limpides; il ne put s'empêcher de sourire en rencontrant son
regard candide lorsqu'elle répondit:

-- Oui.

En entendant ces paroles, Charlot jeta un coup d'oeil inquiet
autour de lui: "Tu sais bien que Dieu t'entend," avait dit le
cordonnier. Il fallait bien que ce fût vrai puisque tout le monde
le disait. Dieu n'était donc pas dans le ballon, car il n'aurait
pas pu entendre de si loin Petite mère qui parlait si bas. Où
était-il donc?

-- Eh bien, dit M. Perlet, c'est une singulière histoire, mais je
suis convaincu -- vous m'entendez, madame -- que cette petite n'a
rien fait de mal et qu'elle dit la vérité. Je ne puis pas vous
forcer à le croire, mais souvenez-vous de ce que je dis. Un jour
viendra où tout sera expliqué.

-- Vous êtes facilement satisfait, répondit madame Nanette; je ne
demanderais pas mieux que de le croire car cette petite m'avait
pris le coeur; mais que voulez-vous? je ne peux pourtant pas dire
qu'il fait nuit en plein midi, et je vous conseille tout de même
de bien la surveiller.

Et madame Nanette sortit de la loge sans saluer personne. Elle
craignait que tout le monde ne fût d'accord pour la tromper.

-- Ecoute, madame Perlet, dit le cordonnier lorsqu'elle eut
disparu, tu as confiance en moi, n'est-ce pas?

-- Certainement... mais pourtant... Es-tu bien sûr? Tout cela est
si singulier!... Nous ne connaissons pas beaucoup ces enfants.

-- Il n'y a pas besoin de tant de connaissance. On voit bien vite
si l'on a affaire à un bon petit coeur, et je suis sûr que celle-ci
en a un où il n'y a pas plus place pour le mensonge que pour
l'égoïsme. Voyons, ma bonne femme, j'ai plus fréquenté le monde
que toi, et je te dis que cette petite-là est un trésor. Et
maintenant, écoute-moi bien! Que personne dans la maison ne sache
un mot de ce qui s'est passé ce matin! C'est heureux que je me
sois trouvé ici. Au revoir, je m'en vais chercher de l'ouvrage.




-- Et si tu n'en trouves pas?...

-- Eh bien, j'en chercherai encore. Il faudra bien qu'il s'en
trouve une fois. C'est déjà un soulagement de savoir que nous
avons un logement assuré.

-- Oui, mais il faut payer d'avance, et si tu ne travailles pas,
ce n'est pas le dédommagement que le propriétaire nous accorde...

-- Allons, allons, ne croasse pas!... Je vais peut-être avoir du
travail aujourd'hui. Bien sûr qu'il y en a pour moi quelque part,
il ne s'agit que de le trouver.

A peine M. Perlet était-il parti qu'une des locataires entra dans
la loge que les enfants venaient aussi de quitter.

-- Dites donc, madame Perlet, il y a eu du monde chez vous ce
matin... Qu'est-ce qu'elle voulait donc, cette dame? Est-ce vrai,
ce qu'on dit dans la maison que la petite au locataire du
quatrième est une voleuse?...

-- Qui vous l'a dit? demanda la concierge.

-- Je n'en sais rien, tout le monde en parle.

La bonne dame se garda bien de dire que c'était elle qui avait
entendu de la cour une partie de la scène qui avait eu lieu dans
la loge, et qu'elle s'était hâtée de le colporter.

-- Vous savez, ajouta-t-elle tout se redit...

-- Oui, par ceux qui écoutent aux portes, répondit madame Perlet
qui savait bien à qui elle avait affaire.

-- Dites-moi ce qui en est, continua la voisine qui fit semblant
de ne pas entendre afin de ne pas être obligée de se fâcher, et
de ne pas perdre ainsi sa chance de savoir tous les détails de
l'histoire.

-- Il n'y a rien à dire. On s'était trompé, voilà tout.

-- Vraiment? Cette dame a été convaincue?.. Elle avait l'air de
bien mauvaise humeur en s'en allant.

-- Ca m'est égal, qu'elle soit convaincue ou non, mon mari sait
bien ce qui en est.

-- Vraiment? On l'accuse donc d'un vol, cette petite?

-- Puisque vous le savez, vous n'avez pas besoin de me
questionner!

-- Voyons, madame Perlet, vous feriez mieux de me dire tout,
parce que, vous savez, on  exagère... Il faut que je puisse
raconter la vérité vraie.

Madame Perlet se rendit à ce raisonnement, et une demi-heure
après l'histoire de Petite mère, de sa pièce d'or et de
l'accusation portée contre elle, courait le voisinage. Bien peu
doutaient qu'elle fût coupable: on aime mieux être crédule au mal
qu'au bien, et puis il faut le reconnaître, les apparences
étaient contre elle. On mettait bien une sorte de charité à dire
en hochant la tête: Pauvre petite, c'est si jeune et ça n'a pas
de mère. Ce n'est pas étonnant qu'elle tourne mal, mais faut-il
qu'elle soit rusée pour avoir inventé une pareille histoire!...

Les enfants de la maison furent mis au courant lorsqu'ils
revinrent de l'école, et je ne jurerais pas que quelques-uns
d'entre eux n'aient pas envié à Petite mère son habileté à se
procurer des pièces d'or, mais ils n'en étaient pas moins remplis
d'une vertueuse indignation et ils se promirent de la lui faire
sentir par tous les moyens en leur pouvoir.

C'est étonnant combien la triste aventure de la pauvre enfant
excita autour d'elle, dans tous les coeurs, un sentiment de
propre justice et d'intime satisfaction de ce que, sur elle seule
dans la maison, pesait une telle honte. Il semblait que chacun
eût monté d'un degré dans sa propre estime. Depuis longtemps il
n'y avait eu autant d'animation, autant de fraternité dans cette
pauvre maison. On s'abordait, on se réunissait pour causer tout
en travaillant. Seule madame Charles, à qui son chat n'apportait
pas les nouvelles, resta dans une ignorance complète de ce qui
mettait tout ce petit monde en émoi.



XIV



Petite mère avait remonté les quatre étages suivie de Charlot qui
tenait sa robe et s'accrochait à elle comme s'il avait peur. Il
avait peur, en effet, mais de quoi?... Il n'aurait pu le dire,
car il ne comprenait que bien vaguement de quoi il s'agissait.
Petite mère s'assit sur sa chaise sans dossier, et se mit à
réfléchir. Charlot s'était accroupi par terre tout près d'elle;
suivant son ancienne habitude il appuyait sa tête sur ses genoux
et levait vers elle des yeux inquiets.

-- Petite mère, demanda-t-il, pourquoi pleures-tu? Est-ce qu'ils
veulent te faire du mal?

-- Oh! Charlot, répondit-elle, et elle ne put plus retenir ses
sanglots, ils croient que j'ai volé!...

-- Volé!... répéta le petit garçon pour qui ce mot avait un sens
vague et terrible.

Il se souvenait que dans la maison qu'ils avaient habitée
autrefois il y avait un jeune garçon que l'on appelait "le
voleur", que l'on montrait au doigt et dont tout le monde
s'éloignait. Ce malheureux enfant, que le mépris dont on
l'accablait avait endurci plutôt qu'humilié, était la terreur des
petits sur qui il se vengeait de la sévérité des grands. Charlot
avait gardé de lui un souvenir plein d'effroi, car il lui donnait
une taloche à chaque rencontre et il lui avait plus d'une fois
enlevé son morceau de pain lorsqu'il le trouvait le mangeant seul
dans l'escalier. Et maintenant c'était Petite mère qu'on accusait
d'être une voleuse!... Il ne pouvait comprendre cela, c'était
monstrueux...

-- Mais tu n'as pas volé, toi?... dit-il

-- Non, tu le sais bien, Charlot; je ne voudrais pas voler pour
rien au monde. Comment est-ce qu'ils peuvent le croire?...

Sa pensée se perdait dans ce mystère; tout à coup il se fit un
rayon de lumière.

-- Oh! dit-elle, je sais maintenant!... je n'avais pas pu
comprendre tout de suite. Oh! Charlot, si nous pouvions
rencontrer encore la petite dame! Elle se souviendrait bien
qu'elle m'a donné une pièce d'or... Alors on ne croirait plus que
j'ai volé.

-- J'irai la chercher, dit Charlot en se redressant.

-- Mon pauvre Charlot, tu ne sais pas elle demeure, ni moi non
plus; nous l'avons rencontrée dans la rue, tu sais bien.

-- J'irai dans la rue!...

Il allait ajouter: Quand je serai grand, mais il s'arrêta.
Peut-être serait-ce bien long d'attendre...

Petite mère regardait le ciel d'un air désolé.

-- Si le père était ici, il dirait que je ne suis pas une voleuse
et on le croirait, mais nous sommes tout seuls!...

Tout à coup elle se souvint des paroles du cordonnier, sa figure
s'illumina.

-- Monsieur Perlet ne l'a pas cru, lui, dit-elle. Il est bon; je
l'aime beaucoup.

Cette pensée que quelqu'un dans la maison avait confiance en elle
raffermit son courage. Elle essuya ses yeux et embrassa Charlot.

-- Ah! dit celui-ci dont la figure s'illumina aussi, quand je
serai grand je les battrai, ceux qui disent que tu es une
voleuse, et même je les tuerai!...

-- Oh! non, Charlot, tu ne voudrais tuer personne. Maintenant ne
pensons plus à tout cela. Vois-tu, il fait beau, nous irons nous
promener.

-- J'ai faim, répondit le petit garçon revenant à sa
préoccupation dominante.

-- Déjà!... Oh! Charlot, tu sais bien pourquoi nous ne pouvons
rien avoir avant midi, et je crois qu'il a sonné dix heures il y
a un moment. Viens, sortons un peu, cela te fera oublier.

Ils descendirent. Au second étage une porte était entr'ouverte:
une figure d'enfant parut dans l'ouverture, puis on entendit une
voix qui disait:

-- Mère, c'est elle!...

Et la mère répondit:

-- Comment ose-t-elle se montrer? je te défends de lui parler, tu
m'entends?...

Il était impossible que ces paroles, prononcées d'une voix haute
et claire, ne parvinssent pas aux oreilles de Petite mère. Elle
rougit, pâlit et hésita à passer; c'était d'elle qu'on parlait,
elle en était sûre; mais Charlot n'avait pas entendu, ou il
n'avait pas compris et il la tirait en avant.

Lorsqu'elle posa sa clef sur la table de la loge madame Perlet la
prit sans la regarder et sans lui dire un mot. Petite père vit
que le cordonnier était absent et s'éloigna bien vite.

Dans la rue une ou deux voisines vinrent sur le seuil de leurs
boutiques et la regardèrent d'un air particulier. Petite mère n'y
fit d'abord pas attention; elle ne pensait pas que sa réputation
de voleuse se fût déjà répandue en dehors de la maison, mais elle
entendit la fruitière dire à haute voix à une personne qui
regardait par-dessus son épaule:

-- Ca a des airs doux, timides... On ne sait plus à qui l'on peut
se fier dans ce monde.

Alors Petite mère se hâta de tourner le coin de la première rue
et elle essuya une grosse larme sans que Charlot s'en aperçût.

Ils marchèrent longtemps sans se rien dire, puis ayant atteint un
boulevard ils s'assirent sur un banc. Une femme pauvrement vêtue
y était établie avant eux, et deux enfants d'aussi misérable
apparence que leur mère jouaient auprès d'elle, prenant la terre
avec leurs mains et faisant des creux et des pâtés comme ils
l'avaient vu faire à d'autres enfants avec des pelles en bois. La
mère paraissait triste et abattue; elle regardait les enfants et
soupirait de temps à autre. Pourtant lorsqu'elle vit que les deux
petits s'amusaient, riaient en secouant leurs mains sales, et que
le soleil avait mis un peu de couleur à leurs joues pâles, elle
se mit à sourire et dit en caressant la tête du plus jeune:

-- Nous sommes bien ici, n'est-ce pas, mon Georges?

Le petit ne répondit pas, mais l'aîné, qui venait d'ajouter une
poignée de terre à son édifice, se retourna en disant:

-- Nous resterons encore longtemps.

-- Jusqu'à midi, répondit la mère, ce bon soleil me réchauffe et
vous êtes mieux ici que dans notre chambre humide.

Petite mère avait remarqué que la pauvre femme était pâle et
maigre à faire pitié; elle paraissait respirer avec peine, et
comme le banc n'avait pas de dossier, sa taille se pliait en deux
n'ayant pas la force de se soutenir. Elle était bien malade, il
était facile de le voir.

Au bout d'un moment elle parut remarquer les deux enfants qui
étaient venus s'asseoir à côté d'elle. Charlot suivait d'un oeil
d'envie le jeu des deux petits, dont l'aîné était à peu près de
sa taille mais moins vigoureux que lui.

-- Veux-tu jouer avec eux? demanda la mère qui devinait son
désir.

Quand il eut mis, comme les autres la main au pâté de terre, elle
regarda plus attentivement sa soeur et fut frappée de son air
chétif, qui faisait contraste avec la bonne mine du petit garçon,
et de l'expression triste de son visage pâle.

-- C'est ton frère? demanda-t-elle pour entrer en conversation.

-- Oui, madame.

-- Où est ta maman?

-- Elle est morte, depuis bien longtemps...

-- Pauvres petits!...

Petite mère ne s'étonnait plus de cette exclamation. Elle savait
bien maintenant qu'ils étaient de "pauvres petits!"

-- Et ton père?

-- Il est bien malade à l'hôpital.

La pauvre femme ne dit rien, mais Petite mère vit bien qu'elle
avait beaucoup de pitié pour eux. Elle savait que bientôt peut-être
les deux petits enfants qui jouaient à ses pieds seraient,
eux aussi, abandonnés.

Elle n'avait pas la force de parler beaucoup, et Petite mère
n'était guère disposée à entretenir une conversation; outre sa
timidité naturelle, elle avait sur le coeur un poids écrasant.
Pourtant elle était heureuse d'être assise auprès de cette
inconnue qui la regardait avec compassion; elle se sentait comme
abritée et oubliait un peu les regards malveillants et les
paroles dures qui lui avaient fait tant de mal. Et puis Charlot
était content de jouer, et Petite mère aimait à le voir content.
Le doux soleil de mai, traversant le maigre feuillage de l'arbre
sous lequel elles étaient assises, réchauffait ces deux êtres
souffrants, la pauvre mère minée par la maladie et le souci, et
la frêle enfant qui ne connaissait guère de la vie que ses
tristesses. Après l'angoisse qu'elle avait éprouvée le matin,
Petite mère se sentait rafraîchie par ce voisinage doux et
bienveillant. Hélas! ce sentiment de bien-être et de repos ne
devait pas durer longtemps.

Deux jeunes filles passèrent en se donnant le bras, riant et
causant très-haut comme pour attirer l'attention. Lorsqu'elle
furent en face du banc, l'une d'elles s'arrêta brusquement en
montrant Petite mère.

-- Tiens! dit-elle, regarde, c'est la voleuse!

Puis s'adressant à la pauvre enfant, elle lui demanda, avec un
ricanement grossier, si elle avait encore trouvé une pièce d'or,
et si elle était contente de sa matinée, après quoi la saluant du
nom de "mademoiselle la voleuse," elles s'éloignèrent.

Petite mère, tout effarée, reconnut deux jeunes filles qu'elle
rencontrait souvent dans son escalier.

La pauvre femme, assise près d'elle, l'avait regardée d'un air
d'étonnement et avait fait un mouvement instinctif pour
s'éloigner d'elle; Petite mère avait baissé la tête et deux
larmes coulaient le long de ses joues. La malade y vit un signe
qu'elle était coupable; sa pitié, pour l'enfant sans mère qui
avait pu être entraînée au mal par la misère et l'abandon, lutta
dans son coeur avec l'horreur que lui inspirait une voleuse. Si
elle avait été seule, la pitié l'eût emporté et elle aurait
montré de l'intérêt à Petite mère; mais ses enfants... elle ne
pouvait pas les laisser dans la société d'enfants vicieux. Elle
se leva donc sans mot dire et voulut prendre les deux petits
garçons par la main pour les éloigner, mais l'émotion lui avait
ôté le peu de force qui lui restait; elle chancela et dut
s'appuyer contre le tronc d'arbre. Petite mère courut à elle et
la ramena au banc où elle la fit asseoir en appuyant sa tête
contre son épaule. Au bout d'un moment la pauvre femme rouvrit
les yeux et, repoussant l'enfant avec une sorte de violence, elle
se redressa et respira avec effort.

-- Laisse-moi, dit-elle, je me remettrai mieux toute seule.
Emmène ce petit! je ne veux pas qu'il joue avec mes enfants.

La petite fille se leva et emmena Charlot qui essaya de résister,
mais se tut et obéit lorsqu'il eut jeté un regard sur la figure
bouleversée de sa soeur.

Quelques pas plus loin, Petite mère, par une impulsion soudaine,
lâcha sa main et revint près du banc.

-- Madame, dit-elle à la malade qui la regardait d'un air étonné
et sévère, je ne suis pas une voleuse, je vous assure que je ne
le suis pas.

Avant que celle-ci eût pu répondre, Petite mère avait rejoint
Charlot et s'en allait avec lui sans se retourner. Si elle en
avait eu la force, la pauvre femme l'aurait suivie, l'aurait
prise dans ses bras et lui aurait dit:

-- Je te crois, ma fille. Non, tu n'es pas une voleuse.

Les paroles de Petite mère, son accent, son regard avaient porté
la conviction dans son âme et elle la suivit longtemps des yeux.

Où aller maintenant? Petite mère était si lasse... Nulle part
dans ce dédale de rues, dans cette fourmilière humaine elle ne
pouvait trouver un asile, une protection... Ils errèrent encore
un peu; car elle n'avait pas le courage de rentrer... De loin
elle vit l'hôpital et le montra à Charlot.

-- Vois-tu, dit-elle, c'est là qu'est le père, dans cette grande
maison.

-- Je ne veux pas y aller! cria le petit garçon qui frissonnait
au souvenir de ce qu'il avait vu la veille.

-- Nous ne pouvons pas y aller avant dimanche; peut-être qu'alors
il sera guéri, Charlot. Il nous faut le demander au bon Dieu, la
bonne soeur nous l'a dit.

-- Mais, répondit le petit garçon, nous ne pouvons pas le lui
demander puisque nous ne savons pas où il est.

-- Vois-tu, Charlot, il est partout. Tu ne peux pas comprendre
ça, ni moi non plus, mais Sylvanie l'a dit et monsieur Perlet
aussi. Il voit tout... il entend tout.

Comme elle prononçait ces mots, sa figure s'illumina tout à
coup...

-- Mais alors, ajouta-t-elle, il sait que je n'ai pas volé la
croix!... Il sait que je ne mens pas!... Oh! Charlot, quel
bonheur!... peut-être qu'il le dira aux autres qui ne veulent pas
le croire... Charlot, je suis si contente qu'il le sache.

Charlot ne partageait pas la joie de sa soeur; il ne pouvait
absolument pas débrouiller ses idées sur ce sujet, et la pensée
du ballon s'associait obstinément dans son esprit à celle de cet
être mystérieux qui, disait-on, voyait tout, entendait tout, et
que lui ne pouvait ni voir ni entendre nulle part.

Midi sonnait à toutes les églises et les enfants reprirent le
chemin de la maison. La pensée qu'il y avait quelqu'un qui savait
qu'elle n'était pas coupable donnait à Petite mère un courage
tout nouveau pour braver les regards et la malveillance des
voisins.

Lorsqu'ils arrivèrent à la loge, le déjeuner était servi. C'était
un ragoût de pommes de terre avec quelques débris de viande qui
était fort apprécié des enfants. Madame Perlet ne les regarda
pas, elle était occupée d'un visiteur qui, debout, appuyé contre
la commode, causait avec elle. C'était un des locataires.

-- Vraiment, disait-elle, vous avez fait une pareille folie!...
vingt francs pour voir ce que le moindre moineau peut voir tous
les jours.

-- Pardon, pardon, madame Perlet. Les moineaux ne montent pas si
haut que ça. Je n'ai pas d'enfants, voyez-vous, et je gagne bien
ma vie, je puis donc m'accorder de temps à autre une petite
fantaisie. Eh bien, vrai, ça en valait la peine.

Pendant qu'il parlait, monsieur Perlet avait attiré Petite mère
sans rien dire, et il la tenait serrée contre lui. Cette étreinte
affectueuse donnait à la pauvre petite un sentiment délicieux de
protection.

-- Avec qui étiez-vous là dedans? demanda le cordonnier au
voisin.

-- Avec des messieurs et une dame, du beau monde, qui me
regardait un peu de travers comme si mon argent ne valait pas le
leur. Une fois dans les nuages je voudrais bien savoir si je ne
pesais pas autant qu'eux. Ah! je ne me repens pas d'y être allé,
vraiment, et je vais recommencer à économiser pour faire encore
un voyage en ballon l'année prochaine.

Charlot écoutait de toutes ses oreilles. Quand il fut bien sûr
d'avoir compris il prit la parole.

-- Est-ce que le bon Dieu y était? demanda-t-il au voyageur en le
tirant par sa manche.

-- Où donc, mon petit ami?

-- Dans le ballon...

-- Mais non, pas que je sache; du moins pas plus qu'il n'est ici.
Pourquoi demandes-tu cela?

-- Ah! dit Charlot avec un soupir, alors s'il n'est pas dans le
ballon, je ne comprends pas où il peut être.

-- Qu'est-ce qu'il veut dire? demanda le locataire étonné.

-- Je croyais qu'il demeurait dans le ballon, reprit l'enfant
d'un ton de complet découragement, et je voudrais tant le trouver
parce que Petite mère dit qu'il sait qu'elle n'est pas un
voleuse.

-- Qu'est-ce qu'il veut dire? répéta le visiteur de plus en plus
étonné, car il n'avait pas encore entendu parler de la triste
histoire qui remplissait la maison.

-- Il ne sait ce qu'il dit, répliqua M. Perlet. Allons, Charlot
mon garçon, tais-toi et laisse-nous causer raisonnablement.

Charlot recula d'un pas, mais il ne pouvait renoncer à la parole
sans une dernière question.

-- Alors, dit-il, à quoi sert le ballon si le bon Dieu n'y
demeure pas?



XV



Lorsque les enfants remontèrent dans leur chambre ils y
trouvèrent un hôte inattendu: Charlot, le chat, avait repris le
même chemin qui l'avait amené la première fois; il était sur le
rebord de la fenêtre et miaula piteusement en les voyant. L'autre
Charlot, implacable dans son ressentiment, voulut se jeter sur
lui pour lui tirer la queue, mais Petite mère le retint.

-- Non, non, dit-elle, tu le ferais sauver. Laisse-moi le prendre
tout doucement. Je ne veux pas que tu lui fasses du mal, Charlot,
il ne t'en a pas fait.

Le chat ne songeait point à se sauver: il se laissa prendre sans
aucune difficulté mais, après avoir subi de bonne grâce quelques
caresses, il sauta à terre et se dirigea vers la porte où il
miaula jusqu'à ce que la petite fille la lui eût ouverte; alors
il sortit, mais une fois dans le couloir il se retourna et
regarda Petite mère en miaulant encore.

-- Qu'est-ce qu'il a donc? demanda celle-ci; allons avec lui,
Charlot; on dirait qu'il veut nous montrer quelque chose.

Content de voir qu'on le comprenait enfin, le chat conduisit les
enfants devant la porte de sa maîtresse. Là il regarda de nouveau
Petite mère comme pour lui demander son secours. Elle frappa,
n'osant ouvrir comme le chat semblait l'y inviter. Une voix
faible répondit et Petite mère entra. Le chat, ayant réussi dans
son entreprise, passa devant elle et, s'avançant d'un air calme
et majestueux, il sauta à sa place accoutumée, mais le lit cette
fois n'était pas vide.

-- Ah! dit la vieille dame qui y était couchée la figure toute
rouge de fièvre, vous voilà enfin! j'ai tant appelé que ma voix
en est tout enrouée. Est-ce qu'on n'aurait pas pu deviner que
j'étais malade en ne me voyant pas sortir de ma chambre?... Dans
cette maison on ne s'inquiète pas plus de vous que si vous
n'existiez pas. On peut mourir sans que personne y prenne garde.

Un peu effrayée de cet accueil, Petite mère s'approcha timidement
en disant:

-- Etes-vous malade, madame?

-- Je le pense bien que je suis malade!... C'est facile à voir
que je suis malade! Depuis hier matin que je suis clouée dans mon
lit sans pouvoir me remuer!... C'est mon rhumatisme dans le dos,
je souffre comme une misérable... Et mon pauvre chat qui n'a pas
eu son lait hier ni ce matin, c'est encore ça qui me tourmente le
plus.

A ce moment, apercevant Charlot derrière sa soeur, madame Charles
fit une exclamation de mécontentement.

-- Je ne veux pas que ce méchant garçon reste ici, dit-elle, il
est capable de me tuer mon chat. Renvoie-le, petite!

-- J'aime mieux m'en aller, répliqua Charlot, je n'ai pas du tout
envie de rester avec vous, parce que vous êtes méchante.

-- Oh! Charlot! dit Petite mère, tu ne dois pas parler ainsi. Va
jouer dans la cour. Je t'appellerai quand j'aurai fini.

Charlot jeta un regard de haine sur le chat. Ne pourrait-il donc
jamais se venger de son ennemi? Mais d'un autre côté il aimait
réellement mieux quitter cette chambre, car notre Charlot avait
toujours éprouvé peu de sympathie pour les malades, et l'humeur
grondeuse de la vieille dame ne lui paraissait nullement
agréable. Faisant donc un geste menaçant à l'adresse du chat qui,
roulé en boule et confortablement assoupi, ne s'en aperçut pas,
il s'en alla.

-- A présent, dit la malade, tu vas d'abord m'arranger mon
oreiller. Il me semble que j'ai une pierre sous la tête. Là, fais
attention, petite. Tu l'ôteras tout doucement, tu le secoueras
bien et puis tu me le remettras. Je puis me soulever un peu...

Petite mère se souvenait-elle encore de ce qu'il faut aux
malades? Elle était si adroite dans ses mouvements et avait la
main si légère, que la vieille dame ne lui fit aucun reproche et
soupira de satisfaction lorsqu'elle put reposer sa tête sur un
oreiller lisse et moelleux. L'abandon où elle était restée depuis
deux jours l'avait irritée, mais au fond madame Charles était
bonne et elle remercia l'enfant d'un ton plus doux.

-- Tu sais mieux t'y prendre que je n'aurais cru, lui dit-elle.

Petite mère se sentit encouragée par ces paroles.

-- Maintenant, ouvre le tiroir d'en haut de ma commode. Il y a
dans le coin de droite, sous mes mouchoirs, un porte-monnaie?

Petite mère l'eut bientôt trouvé.

-- Apporte-le-moi. Ouvre-le et prends-y deux gros sous: referme-le
et mets-le sous mon oreiller. Tu vas aller me chercher mon
lait. Prends la tasse avec toi.

En un clin d'oeil Petite mère l'eut découverte.

-- N'en verse pas, et n'en bois pas une goutte! lui cria madame
Charles lorsqu'elle quitta la chambre.

En revenant de chez la fruitière la petite fille trouva Charlot
sur l'escalier; il s'ennuyait sans elle, étant si accoutumé à ne
pas la quitter. Ses yeux brillèrent lorsqu'il vit la tasse pleine
d'un lait blanc et épais.

-- Donne m'en une goutte, dit-il en se haussant pour l'atteindre.

-- Non, Charlot, j'ai promis de n'y pas toucher, tu vas le
renverser et alors qu'est-ce que je ferai?

-- J'en veux, dit le petit garçon en faisant un mouvement si
violent que la tasse faillit échapper aux mains de sa soeur.

-- Oh! Charlot, que fais-tu? cria la pauvre petite.

Il était parvenu à lui faire baisser le bras et il avait bu une
gorgée, mais l'accent suppliant de sa soeur l'arrêta.

-- Charlot, c'est voler! disait-elle, ce lait n'est pas à nous.

Une voisine avait assisté sans qu'elle s'en doutât à cette petite
scène, et regardant Petite mère d'un air méprisant, elle lui dit:

-- Te voilà tout à coup bien sainte n'y touche. Mieux vaut encore
voler une goutte de lait qu'une croix d'or.

-- Vous êtes une méchante! cria Charlot en fermant ses deux
petits poings avec colère, elle n'a pas volé la croix d'or, le
bon Dieu le sait.

Petite mère montait en pleurant.

Arrivée auprès de madame Charles elle reçut ses instructions sur
la quantité de lait qu'elle devait donner au chat.

-- Tu n'y as pas touché? demanda la malade.

L'enfant hésita. Elle n'y avait pas touché elle-même, mais on y
avait touché pourtant. Elle répondit que son petite frère avait
voulu en boire une goutte.

-- C'est un mauvais garçon, dit la malade: il ne faut pas le
laisser entrer dans ma chambre.

-- Il n'est pas méchant, répondit Petite mère, mais il est encore
petit et il aime tant le lait...

Le chat était descendu du lit et suivait tous ses mouvements, de
ses yeux demi-fermés, avec un intérêt qu'il parvenait mal à
dissimuler. Son repas fut placé comme de coutume sur la table
car, dit sa maîtresse, il en a l'habitude et il n'aime pas qu'on
le dérange. Alors Petite mère dut faire le café de la malade,
ranger sa chambre, épousseter les meubles. Elle s'en acquitta si
bien que celle-ci en fut attendrie pour elle.

-- As-tu mangé? lui demanda-t-elle lorsqu'elle fut sûre que le
chat n'avait pas laissé une goutte de son lait.

Sur sa réponse affirmative la vieille dame chercha une bonne
place sur son oreiller et s'assoupit. Minet était resté sur la
table devant sa soucoupe bien léchée, filant d'un air de
béatitude.

Petite mère ne savait que faire. Elle avait bien envie de
rejoindre Charlot, mais elle craignait que la porte ne fît du
bruit. Ce fut le chat qui vint à son secours; il voulut sortir et
comme madame Charles avait fait fermer la fenêtre il alla miauler
devant la porte. Sa maîtresse, sans se retourner, dit à demi-voix:

-- Ouvre-lui!... Et Petite mère le suivit et entra un moment dans
sa chambre.

Lorsqu'elle descendit dans la cour pour y chercher son frère, un
vrai tumulte y régnait. Aidé des enfants du concierge, Charlot
avait réussi à attraper son homonyme, puis on l'avait lâché après
lui avoir attaché à la queue une pelle en fer battu qu'il
traînait avec épouvante derrière lui; plus il courait, faisant
mille tours et détours, plus la belle bondissait sur le pavé avec
un tapage étourdissant. Le pauvre animal semblait affolé. Lui si
lent et si majestueux dans ses allures, courait, sautait,
tournait et retournait sur lui-même, par moments il avait presque
des convulsions de rage et de terreur.

Une voisine regardait et riait tout en essayant de gronder.

Petite mère se précipita dans la loge en appelant madame Perlet;
elle savait combien celle-ci avait le coeur tendre pour les
animaux. Un moment après le chat était délivré, ses persécuteurs
avaient reçu chacun un soufflet, et la concierge, toute
tremblante d'indignation, leur déclarait que les enfants qui font
souffrir les pauvres bêtes sans défense peuvent être assurés de
périr sur l'échafaud. -- Après cette exécution qui n'avait pris
que deux minutes, madame Perlet monta auprès de la malade qui
l'accueillit par des reproches.

-- Sans cette petite fille que serai-je devenue? lui dit-elle. Je
serais morte s'il m'avait fallu passer encore une journée sans
aucun soin et une nuit avec la fenêtre entr'ouverte!... Oui, ce
serait vraiment la mort pour une personne qui a des rhumatismes,
même en été et vous savez si les nuits sont fraîches maintenant.
Vous auriez bien pu vous inquiéter un peu de moi, madame Perlet,
en ne me voyant pas descendre depuis avant-hier. Et mon pauvre
chat qui n'avait rien mangé de tout ce temps!... S'il n'avait eu
l'intelligence de pousser la fenêtre avec sa patte jusqu'à ce
qu'il ait pu passer, nous serions encore dans cette belle
situation.

-- Le voilà que je vous le rapporte, votre chat, dit madame
Perlet que ces reproches irritaient un peu. Sans moi il serait
devenu enragé. Vous pouvez bien penser que j'ai autre chose à
faire qu'à m'inquiéter de savoir si mes locataires descendent ou
ne descendent pas; vous aurez du reste bientôt une autre
concierge qui saura peut-être mieux s'y prendre que moi pour vous
contenter.

-- Ne vous fâchez pas, madame Perlet, reprit la malade avec plus
de douceur. Si vous saviez ce que c'est que d'être là pendant
plus de trente heures toute seule et sans pouvoir remuer, vous
auriez plus de pitié.

-- C'était bien pénible, sans doute, reprit la concierge adoucie
à son tour, mais nous avons tous nos maux, madame Charles. Mon
mari n'a pas encore trouvé d'ouvrage, et ça me ronge, voyez-vous.

-- Faut avoir confiance en Dieu, madame Perlet.

-- Oui, oui, sans doute, c'est comme pour vous, madame Charles.
Il sait bien que vous êtes malade et ça ne vous empêche pas de
souffrir, tout comme ça ne nous empêchera pas de mourir de faim.

-- Eh bien, dit madame Charles, il m'a pourtant envoyé cette
petite qui m'a très-bien soignée. C'est une enfant bien aimable
et bien douce. Ah! que mon dos me fait mal, madame Perlet.

-- Ecoutez, reprit la concierge après un moment d'hésitation, mon
mari me gronderait s'il savait que je vous parle de ça, mais il
faut pourtant que vous sachiez que cette petite fille n'est pas
honnête. Méfiez-vous d'elle. C'est une menteuse et une voleuse.

-- Comment! cette enfant si douce et si tranquille! En êtes-vous
bien sûre, madame Perlet?

Celle-ci raconta l'histoire.

-- Peut-être qu'on se trompe, dit la malade, mais je suis bien
aise que vous me l'ayez dit, je me méfierai. Mon lit peut aller
encore pour cette nuit, mais demain matin si vous pouvez venir le
faire, je vous serai bien obligée, madame Perlet. Je me sens
mieux; ce ne sera peut-être après tout qu'une petite crise.

-- Je le souhaite pour vous, madame Charles; tenez je mets votre
chat sur le lit. C'est lui qui a amené la petite, vous savez; il
a bien mérité un peu de gâterie pour sa belle conduite. A revoir.
Je monterai ce soir avant de me coucher.

Avant la nuit Petite mère frappa doucement à la porte. Elle
s'acquitta avec intelligence des soins que la malade réclama
d'elle et donna au chat sa seconde portion de lait, puis elle
s'assit sur une petite chaise d'un air fatigué. Lorsque le chat
eut fini son repas, sans se presser, il tourna sur lui-même avec
une lenteur majestueuse, descendit de la table et vint s'établir
sur les genoux de l'enfant qui se mit à le caresser doucement.

-- Ecoute, dit madame Charles, sais-tu ce qu'on dit de toi,
petite?...

-- Oui, répondit l'enfant en baissant la tête.

-- Est-ce vrai que tu es une voleuse?...

-- Non, dit Petite mère, mais son accent n'avait pas de fermeté
parce qu'elle savait qu'on ne la croyait pas.

-- Ils ne veulent pas me croire, ajouta-t-elle d'un ton abattu.

-- Eh bien, moi, je te crois, dit la vieille dame. Tu es bonne
pour les bêtes et les bêtes t'aiment..., c'est un signe qui ne
trompe pas. Et puis tu m'as dit la vérité aujourd'hui quand tu
aurais pu me la cacher, je ne me méfierai pas de toi. Si je me
trompe, tant pis. Va dire à madame Perlet que je n'ai pas besoin
qu'elle monte ce soir, et reviens demain matin pour faire mon
ménage.

Les yeux de Petite mère brillèrent, mais elle n'osa rien dire et
se contenta de souhaiter à madame Charles une bonne nuit en
posant doucement le chat sur son lit.

-- Cette petite est la seule enfant que j'aie vue fermer une
porte sans la frapper, se dit la malade lorsqu'elle fut sortie,
et puis mon chat l'aime et se trouve bien avec elle, c'est une
preuve certaine qu'elle n'a pas de méchanceté. Allons, bonsoir,
Minet, nous allons dormir un peu tous les deux si ces
malheureuses douleurs veulent bien me le permettre.

Le chat parut comprendre que sa maîtresse ne pouvait pas le
caresser comme de coutume; il fit un pélerinage jusqu'à sa
figure, et se frotta contre sa joue, après quoi il retourna à sa
place accoutumée, et s'installa confortablement pour suivre ses
instructions.

Le lendemain, madame Charles était mieux et put se lever un peu.
Petite mère fut fidèle au rendez-vous, elle mit la chambre en
ordre, alla chercher le lait et fit le café.

Charlot laissa passer la tasse pleine sans essayer d'y toucher
pour son compte, mais comme Petite mère remontait en la portant
il vit qu'elle était obligée de s'appuyer contre le mur tant elle
était fatiguée. Il crut qu'elle avait faim; quel autre mal
pouvait-il supposer? et il lui conseilla de boire une goutte de
ce bon lait.

-- Oh! non, répondit-elle, je n'ai pas du tout faim.

Et en effet, à dîner, elle ne put pas toucher à ses pommes de
terre; toute l'après-midi elle resta assise sans bouger, se
sentant tour à tour glacée et brûlante. Charlot voulait aller se
promener et elle se leva pour le suivre, mais la tête lui tourna
si fort qu'elle fut obligée de se rasseoir. Charlot grogna un
peu, puis il alla jouer dans la cour, et lorsqu'il revint Petite
mère était étendue sur le lit: elle lui fit place pour qu'il se
couchât près d'elle.

-- Comme tu as chaud! dit-il en sentant ses mains brûlantes, moi
je n'ai pas chaud, il fait froid ce soir dans la cour.

-- Tu n'as pas pris un rhume, mon Charlot? demanda la petite dont
la sollicitude était toujours éveillée.

-- Non, mais tu prends trop de place. Laisse-moi me mettre au
fond, j'aime mieux ça, et donne-moi toute la couverture. Tu n'en
as pas besoin, tu as si chaud.

Il s'enveloppa de son mieux et Petite mère que la fièvre agitait,
se tint immobile pour ne pas l'empêcher de dormir. Au milieu de
la nuit, elle se réveilla glacée et frissonnante, les membres
lourds, la tête en feu.

-- Qu'est-ce que deviendrait Charlot si j'allais être malade? se
demanda-t-elle.

Mais elle ne s'appesantit pas sur cette pensée, et vers le matin
elle dormit un peu.



XVI



On était au dimanche matin. Petite mère s'était levée, faible et
brisée par sa mauvaise nuit, mais elle n'avait plus la fièvre et
se croyait guérie. Elle fit son service auprès de madame Charles
qui allait de mieux en mieux, alla chercher le lait de sa majesté
fourrée, et en le rapportant dut s'asseoir trois fois dans
l'escalier tant elle se sentait lasse. Personne ne s'aperçut
qu'elle avait une petite figure pâle et étirée, qu'elle ne
mangeait pas, qu'elle se traînait avec peine. Elle ne s'en étonna
pas. Pauvre enfant sans mère, depuis longtemps elle ne savait
plus ce que c'est que d'être l'objet d'une tendre sollicitude!

Il fallait faire la toilette de Charlot pour aller à l'hôpital,
et le petit rebelle avait coutume de transformer cette cérémonie
en une véritable épreuve pour la patience de sa soeur. Ce jour-là
il fut particulièrement indocile, Petite mère, trop lasse pour
lutter avec lui, s'assit sur le bord du lit et se mit à pleurer.

Charlot la regarda un peu surpris et presque repentant de l'avoir
mise dans cet état, car il savait bien que Petite mère ne
pleurait pas pour peu de chose.

-- Voilà le quart qui sonne et tu n'es pas encore prêt, Charlot.
Nous arriverons trop tard. Si le père est mieux il doit nous
attendre.

-- Mais s'il n'est pas mieux? dit Charlot. Ecoute! moi je ne veux
pas le voir s'il est encore comme l'autre jour, ça me fait peur.

-- Je suis bien sûre qu'il sera mieux, mon Charlot. Il nous
reconnaîtra, il nous parlera peut-être. Oh! dépêchons-nous! Je
voudrais déjà y être.

Et, ranimée par cette espérance, elle se leva, acheva la toilette
du petit garçon qui ne résistait plus, et tous deux s'en allèrent
la main dans la main, comme nous les avons vus tant de fois.

L'hôpital n'était pas bien loin, mais les forces de Petite mère
furent vite épuisées. Elle dut s'arrêter plusieurs fois; il lui
semblait que ses jambes étaient de plomb. Enfin ils parvinrent à
l'entrée de la grande salle; la pauvre petite s'arrêta avec un
battement de coeur. Si elle allait retrouver son père dans le
même état où elle l'avait laissé? L'espérance qui l'avait
soutenue jusque-là l'avait tout à coup abandonnée. Elle n'osait
plus même regarder autour d'elle.

Mais le bonne soeur les avait reconnus; elle vint au-devant d'eux
et les embrassa en disant:

-- Remerciez le bon Dieu, mes enfants, votre père est mieux.

A ces mots, le coeur de Petite mère fit un grand saut dans sa
poitrine. Elle suivit la soeur qui avait pris Charlot par la
main.

Oui, le père était mieux. Il les vit et leur sourit; il caressa
leurs têtes et leur parla même un peu; mais comme il était
changé! Les yeux enfoncés, les joues creuses, la figure livide et
une voix si faible qu'on l'entendait à peine. C'était lui
pourtant, et Petite mère, qui tenait sa main dans les siennes,
pleurait de joie. Charlot, lui, avait encore un peu peur de cette
étrange figure; il la regardait avec de grands yeux effrayés et
se tenait à distance; mais peu à peu le sentiment familier se
réveilla, il lâcha la robe de Petite mère qu'il avait tenue
serrée jusque-là, et se rapprocha du lit. Tous deux s'assirent et
la soeur leur dit qu'ils resteraient longtemps pourvu qu'ils se
tinssent bien tranquilles. Puis elle les quitta pour aller
soigner ses autres malades.

Pendant un moment personne ne parla. Petite mère regardait en
face d'elle et, dans le lit où était trois jours auparavant le
malade qui lui avait demandé à boire, elle vit une autre figure.
Où était-il? Elle parcourut des yeux tous les lits qu'elle
pouvait voir et ne l'aperçut nulle part. Sans qu'elle se rendît
bien compte de son impression, cela lui donna le frisson.

Tout à coup son père parla:

-- Pauvre enfants, qui est-ce qui a pris soin de vous?

Petite mère répondit que M. et madame Perlet étaient bien bons
pour eux.

-- Oui, ajouta Charlot qui avait retrouvé sa langue en même temps
que son assurance, et puis nous avons une pièce d'or, -- et tu ne
sais pas, père, ils disent que Petite mère a volé, mais ce n'est
pas vrai.

Le père tressaillit en entendant ces paroles; il laissa aller la
main de Petite mère et se tournant péniblement vers elle:

-- Volé!... répéta-t-il, tu n'as pas volé, enfant?...

Et il la regardait dans les yeux.

-- Non, non, père. Je n'ai pas volé.

-- Mais comment est-ce qu'on peut le croire? Raconte-moi tout...

L'enfant raconta en quelques mots son histoire; le malade
l'écoutait avec une attention intense; il lui fallait un effort
pour vaincre sa faiblesse et suivre le récit de la petite fille;
ses yeux caves étaient attachés sur elle avec une anxiété pénible
à voir.

Quand elle eut fini il retomba en arrière en poussant un grand
soupir.

Il ne savait que penser... Sans doute, Petite mère n'avait jamais
menti... Mais son histoire était si extraordinaire, et puis elle
n'avait jamais été au pas avant dans une si grande misère; la
tentation avait pu être trop forte pour elle. Sa grande faiblesse
l'empêchait de bien étreindre sa pensée et de tenir compte de
tout pour juger. Il ne voyait rien bien clairement dans son
esprit, mais on lui disait que tout le monde accusait Petite
mère, et lui-même il n'avait pas la certitude qu'elle ne fût pas
coupable.

Il laissa échapper un gémissement.

Petite mère comprit qu'il doutait d'elle.

-- Père, dit-elle d'une voix pleine d'angoisse, tu me crois,
n'est-ce pas?... dis que tu me crois!...

Il ne lui répondit pas.

Les paroles les plus dures n'auraient pas fait à la pauvre enfant
plus de mal que ce silence.

-- Père, dis que tu me crois! répéta-t-elle d'une voix
déchirante.

Toujours le même silence. Le malade avait fermé les yeux: il se
sentait trop faible pour penser, trop faible pour avoir une idée
nette. Petite mère crut qu'il se trouvait mal et appela la soeur.
Celle-ci vit son malade si faible et si agité qu'elle ne voulut
pas permettre aux enfants de rester plus longtemps près de lui.

-- Vous reviendrez jeudi, dit-elle, il sera alors plus fort et en
état de vous voir: pour aujourd'hui c'est assez, il faut vous en
aller, mes enfants. Ne t'afflige pas, ma fille, tu es toute
tremblante. On dirait que tu as fait une maladie depuis jeudi.
Viens avec moi, je te donnerai une goutte de vin pour que tu aies
la force de t'en retourner.

Petite mère redescendit le grand escalier le coeur bien plus
lourd que lorsqu'elle l'avait monté, et pourtant le père était
mieux; il les avait regardés, il leur avait parlé... Mais il
avait, lui aussi, pu croire qu'elle était une voleuse!... Oh!
comment pouvait-il le croire? Son coeur se brisait en y pensant.

Et puis comme il était changé, comme il était faible! serait-il
jamais de nouveau comme autrefois?... reviendrait-il à la maison?
reprendrait-il son travail? et si même ils pouvaient recommencer
la vie ensemble, seraient-ils encore heureux, puisqu'il n'avait
plus confiance en elle?

Perdue dans ses pensées, Petite mère ne remarqua pas que Charlot
lui avait fait prendre le chemin qu'ils avaient suivi l'autre
fois, un chemin qui les éloignait un peu de la maison. On ne
voyait pas le ballon, mais elle s'aperçut tout à coup qu'ils
étaient revenus juste à la place où la "petite dame" les avait
abordés. Epuisée, elle s'arrêta et s'assit sur une marche
d'escalier.

-- Ah! si seulement nous ne l'avions pas rencontrée! se dit-elle.

Charlot ne disait rien. Il avait bien reconnu l'endroit, et il
regardait attentivement autour de lui comme pour graver tout ce
qu'il voyait dans sa mémoire. Il avait un petit air raisonnable
et réfléchi qui ne lui était pas habituel.

Que de temps il fallut pour retourner jusqu'à la maison! Que de
fois les enfants s'assirent, tantôt sur un banc, lorsqu'ils en
trouvaient, tantôt sur une marche dans une rue tranquille. Que de
fois Petite mère pensa: Si j'avais seulement une goutte d'eau,
j'ai si soif! Que de fois aussi elle s'appuya au mur pour ne pas
tomber!... Elle était courageuse, la pauvre petite, dès que
l'insupportable douleur qu'elle avait à la tête se calmait un peu
elle rassemblait ses forces et se remettait à marcher. Arrivée
dans sa chambre elle ne put pas se déshabiller et s'étendit sur
le lit. Là elle se sentit un peu mieux. C'était un si grand
soulagement d'être à la maison et de pouvoir se tenir tranquille!
mais dès qu'elle faisait un mouvement il lui semblait que sa tête
allait se fendre.

-- Petite mère, dit Charlot au bout d'un moment, lève-toi, allons
manger la soupe, j'ai faim.

-- Vas-y seul, mon chéri; je voudrais tant dormir un peu.

-- Non, il faut que tu viennes avec moi, répondit le petit
garçon. Allons, lève-toi, tu es assez reposée maintenant.

Elle essaya de se lever, mais lorsqu'elle eut mis les pieds par
terre, tout tournait autour d'elle.

-- Je ne peux pas, Charlot, laisse-moi me recoucher. Je ne peux
pas me tenir debout.

-- Je veux que tu viennes, répéta le petit entêté.

Il la tira par le bras et Petite mère, qui n'avait pas la force
de résister, tomba sur le plancher où elle resta sans mouvement.

Charlot l'appela, la tira, la secoua. Quand il vit qu'elle ne
répondait pas, qu'elle ne remuait pas, qu'elle était toute
froide, il prit peur et descendit l'escalier en poussant des
cris.

Au premier étage, il rencontra madame Perlet et lui dit:

-- Petite mère est morte!...

Lorsque la concierge entra dans la chambre elle cru un instant
qu'il avait dit vrai, mais en soulevant l'enfant pour la mettre
au lit, elle sentit que le pauvre petit coeur battait faiblement,
et elle envoya le petit garçon chercher du vinaigre. Une
demi-heure plus tard, l'enfant, revenue à elle, était déshabillée,
couchée, réchauffée et assurait qu'elle n'avait plus aucun mal.

-- Seulement un peu à la tête, mais ce n'est rien, disait-elle.

La bonne concierge l'embrassa en la quittant.

-- Allons, dit-elle, tu seras toute guérie demain.

Petite mère leva sur elle ses yeux profonds en lui disant: Merci.
Il y avait une interrogation suppliante dans ses yeux, mais
madame Perlet ne la comprit pas. En voyant l'enfant si malade
elle avait oublié l'accusation qui pesait sur elle, mais Petite
mère en avait retrouvé le souvenir dès qu'elle avait repris
conscience d'elle-même.

Au milieu de la nuit, Charlot fut réveillé en sursaut. Il faisait
clair de lune et la fenêtre, sans volets et sans rideaux,
laissait entrer à flots la lumière blanche et transparente.
Petite mère, assise sur le lit, parlait et faisait des gestes.
Charlot fut très-étonné de la voir ainsi, car sa voix était
beaucoup plus haute que de coutume, et elle paraissait
très-excitée.

-- Charlot, disait-elle, ne leur dis pas que nous avons une pièce
d'or, parce qu'ils diront que je l'ai volée. Cache-la bien. Le
père croit aussi que je l'ai volée, le père aussi... le père
aussi... Vois-tu! ils sont tous là... ils me montrent au doigt et
ils disent: Voleuse, voleuse... Le chat sait que ce n'est pas
vrai et il l'a dit à la vieille dame... Le bon Dieu aussi le
sait, mais il ne veut pas le leur dire... Et je ne sais pas où il
est... Oh! Charlot, il faut le trouver pour lui demander de le
leur dire... Entends-tu, il faut le trouver!... Pourquoi est-ce
que personne ne veut nous dire où il est?... Il faut le trouver.

Elle se tut un moment, puis se mit à gémir en disant:

-- Oh! Charlot, ne me bats pas!... tu me fais tant de mal! ce
n'est pas ma faute si je ne puis pas aller avec toi. Vois-tu, mes
jambes sont en pierre maintenant et je ne peux pas marcher.
Charlot, ne te mets pas en colère, je ne peux pas... je voudrais
pouvoir te porter, mais je n'en ai pas la force.

-- Mais je ne te fais pas de mal, cria Charlot stupéfait, je ne
te bats pas, Petite mère, je ne veux pas que tu me portes... Nous
sommes dans notre lit... Ne parle pas ainsi, tu me fais peur!...

Petite mère ne semblait pas le comprendre, mais elle se taisait
lorsqu'il lui parlait.

Elle reprit d'une voix moins plaintive:

-- Ah! voilà la chèvre; elle veut te donner des coups de corne.
Charlot, sauve-toi!... On lui a mis la croix d'or au cou!... Vous
voyez bien que je ne l'ai pas prise, la croix d'or, elle est au
cou de la chèvre!

Et elle éclata de rire.

Charlot n'y comprenait rien. Il regardait tout autour de lui,
avec une sorte d'effroi, s'attendant à voir ce que sa soeur
voyait. Lorsqu'elle parla de la croix d'or au cou de la chèvre,
il ne put s'empêcher de rire comme elle.

-- Elle rêve, se dit-il, mais comme c'est drôle... elle a les
yeux tout ouverts, et pourtant on dirait qu'elle ne voit pas.
Petite mère, Petite mère, réveille-toi! Il n'y a pas de chèvre
ici, tu as fait un rêve. Tu m'as réveillé, c'est très-égoïste, je
dormais si bien. Maintenant, tiens-toi tranquille.

Ces paroles parvinrent jusqu'à un certain point à l'intelligence
de la pauvre petite. Elle comprit qu'elle avait réveillé son
frère, se recoucha docilement et se tint aussi tranquille que le
lui permit le violent accès de fièvre auquel elle était en proie.
Charlot se blottit tout au fond du lit et s'endormit.

Lorsque la concierge vint le matin pour savoir des nouvelles,
elle vit que l'enfant était réellement bien malade. La faiblesse
et l'abattement avaient succédé à la fièvre, et Petite mère
pouvait à peine sortir de sa stupeur pour lui répondre. Pourtant
l'instinct maternel triomphait encore de son extrême faiblesse.

-- Charlot!... dit-elle tout bas, en attachant un regard anxieux
sur sa visiteuse.

-- Je prendrai soin de lui. Ne t'inquiète pas.

-- Mais s'il reste ici, il prendra ma maladie.

Il lui fallut un grand effort pour dire ces mots.

-- Nous le prendrons tout à fait chez nous, répondit madame
Perlet, touchée de cette sollicitude.

L'enfant referma les yeux avec un air de lassitude, mais aussi
avec un sourire de reconnaissance.

-- Nous allons la faire porter à l'hôpital, disait, un moment
après, madame Perlet à la maîtresse du chat, à qui elle donnait
les nouvelles et qu'elle avait trouvée sur pied.

-- A l'hôpital!... répéta la vieille dame.

-- Que puis-je faire? Je n'ai pas le temps de la soigner, et
d'ailleurs, nous quittons la maison dans quelques jours.

-- Eh bien! reprit madame Charles, laissez-la-moi. Je me charge
d'elle.

-- Vrai? demanda madame Perlet d'un air de doute, vous voulez
faire cela?

-- Oui, et je suis une bonne garde malade, je m'y connais, j'en
ai eu entre les mains dans mon temps! Cette petite m'a soignée
aussi bien qu'une enfant de son âge peut le faire; maintenant
qu'elle est malade et que je suis à peu près guérie, je ne la
laisserai pas aller à l'hôpital.



XVII



Il n'y a que les pauvres gens pour savoir que rien n'est
impossible. Madame Perlet avait trouvé une place pour Charlot
dans la petite arrière-loge où les enfants dormaient ensemble.
Coucher trois dans un petit lit à peine assez grand pour un, ce
n'est pas une affaire... Charlot, étant accoutumé à être plus au
large, donnait des coups de pied à tort et à travers, forçait son
voisin de droite à rouler hors de la paillasse, son voisin de
gauche à se blottir tout au fond; mais ils dormaient tout aussi
bien l'un sur le plancher, l'autre aplati contre le mur. Charlot
régnait donc en maître sur cette paillasse qu'il s'était
appropriée et dormait comme un roi, disait madame Perlet. Peut-être
eût-il été plus juste de dire qu'il dormait comme un gros
garçon de cinq ans.

Madame Perlet lui avait enjoint de ne pas retourner dans la
chambre du quatrième en lui disant que Petite mère avait besoin
d'être bien tranquille. Le premier jour cela alla bien jusque
vers le soir. La nouveauté, le plaisir d'être avec d'autres
enfants, les petits services qu'il put rendre dans le ménage
firent passer le temps. La concierge monta trois fois dans la
journée pour voir comment allait la petite malade. Hélas! à
chaque visite le mal semblait avoir empiré. Madame Charles
parlait de faire venir un médecin; mais qui paierait la visite?
C'était une grosse question à laquelle personne ne pouvait
répondre, et on attendait.

Il faisait encore jour lorsque Charlot profita dune courte
absence de madame Perlet pour monter au quatrième. Il écouta un
moment à la porte et n'entendit rien. Alors il entra, pensant que
sans doute il allait trouver sa soeur prête à lui sourire comme
de coutume.... mais elle le regarda sans paraître le voir et ne
lui parla pas. Pourtant elle avait des couleurs sur ses joues,
beaucoup plus de couleurs que d'habitude. Ses yeux grands ouverts
étaient brillants, elle ne devait plus être malade. Charlot
s'approcha d'elle et toucha sa main qui jouait fièvreusement avec
la couverture.

-- Petite mère, dit-il, lève-toi, je m'ennuie sans toi. Pourquoi
est-ce que tu restes ainsi dans le lit?

La malade ne répondit pas. Elle le regardait avec des yeux
toujours plus fixes qui lui faisaient presque peur.

-- Petite mère, reprit-il, tu ne dois pas me laisser seul! tu
dois prendre soin de moi!... Entends-tu? lève-toi!...

Avait-elle compris? Ses lèvres tremblaient, une lueur
d'intelligence brilla dans ses yeux; elle essaya de se soulever
et demanda:

-- Charlot, as-tu mangé?

-- Oui. Madame Perlet m'a donné à manger.

-- Est-ce qu'il y a bien longtemps que je suis malade?

-- Oui, tu m'as laissé tout seul tout le jour... Madame Perlet
dit qu'il faut te laisser tranquille, mais moi je ne veux pas...
Je veux que tu te lèves et que tu prennes soin de moi; tu n'es
plus malade à présent.

Accoutumée comme elle l'était à céder à tous les désirs de son
frère et à ne vivre que pour lui, la pensée qu'elle l'avait
abandonné pendant toute une journée à des étrangers pénétra
jusqu'à son cerveau affaibli et lui causa une souffrance
inexprimable. Elle fit un effort suprême pour se lever, mais
retomba en arrière en disant d'une voix suppliante:

-- Charlot, je ne peux pas!...

Et elle recommença à divaguer, interrompant ses paroles sans
suite par des cris déchirants qui attirèrent bientôt madame
Charles tout épouvantée.

-- Que fais-tu ici? dit-elle à Charlot qui restait près du lit
l'air consterné, ne sachant s'il devait se fâcher ou avoir peur.
C'est toi qui l'agites ainsi. Je l'avais laissée bien tranquille
et assoupie. Qui t'a permis de venir ici? Allons, descends tout
de suite et ne t'avise pas de remonter...

Comme le pauvre petit, partagé entre l'irritation et le chagrin,
commençait à descendre l'obscur escalier, elle le rappela.

-- Si tu es capable d'être bon à quelque chose va dire à madame
Perlet qu'elle aille tout de suite chercher un médecin, entends-tu?
Dis-lui que ta soeur est bien mal et que c'est moi qui paierai.
Allons, va!...

-- Est-elle donc beaucoup plus mal, ta soeur? demanda M. Perlet
qui venait de rentrer.

-- Non, répondit Charlot, elle était toute rouge et elle voulait
se lever pour venir avec moi, et puis tout à coup, elle a dit
qu'elle ne pouvait pas et elle s'est mise à crier. Je ne sais pas
pourquoi elle crie, je ne lui ai pas donné de coups...

-- Comment, Charlot?... qui pourrait lui donner des coups quand
elle est si malade?

-- Je ne lui en ai pas donné, reprit le petit garçon, mais je lui
ai dit que c'était égoïste de rester ainsi dans son lit et de ne
pas prendre soin de moi... Alors elle a crié qu'elle ne pouvait
pas et la vieille dame est venue et elle a dit qu'il faut
chercher un médecin et qu'elle paiera.

-- J'y vais, dit le cordonnier, et je ramènerai le meilleur du
quartier. Ah! tu lui as dit qu'elle est égoïste... Eh bien, tu
mérites que le bon Dieu te la prenne; alors tu sauras peut-être
ce qu'elle vaut.

-- Je ne veux pas qu'il la prenne, dit Charlot. Demain elle sera
guérie et alors elle pourra se lever et elle prendra soin de moi.
Je n'aime pas qu'elle soit malade...

-- Tu es un fameux égoïste, mon garçon, mais peut-être est-ce un
peu la faute de ta soeur. Allons! je ne veux pas perdre une
minute. Il faut d'abord la guérir, après nous tâcherons de la
corriger de son défaut de te gâter.

Malgré la défense de madame Perlet, Charlot profita encore d'une
courte absence pour remonter au quatrième. Il s'assit sur la
dernière marche de l'escalier et attendit. On n'entendait plus
que de loin en loin un gémissement. L'enfant avait mis ses bras
sur ses genoux et y appuyait sa tête: il était dans l'obscurité
et rien ne venait le distraire de ses pensées. Peut-être
n'étaient-ce pas précisément des pensées; il était trop jeune
pour cela, mais il voyait passer des tableaux devant ses yeux. Il
se voyait lui-même à tous les moments de sa petite vie, toujours
avec Petite mère, toujours soigné, protégé, caressé, consolé par
elle. Il commençait à comprendre un peu ce qu'elle avait été pour
lui, mais il y avait une chose qu'il ne comprenait pas encore,
c'était combien il avait été, lui, exigeant, égoïste, volontaire.
Il ne le comprenait pas du tout, et pourtant son petit coeur
s'attendrissait peu à peu et il pensait qu'il voulait lui faire
un plaisir. Il se rappela qu'elle lui donnait sa part à elle des
rares friandises qui lui étaient tombées en partage; si ce
n'était pas le tout, au moins la meilleure moitié. Cela lui avait
semblé tout naturel, mais maintenant il voulait lui donner
quelque chose à son tour. En songeant ainsi, il s'assoupit, et
comme personne ne passait, il ne fut pas dérangé jusqu'au moment
où un bruit de voix le tira de son sommeil.

-- Encore un étage, Monsieur, disait la voix de madame Perlet.

Elle montait avec une petite lampe précédant un monsieur dont les
chaussures craquaient. Ce détail fut le premier qui attira
l'attention de Charlot. Il avait toujours envié les personnes qui
ont le bonheur de posséder des chaussures qui craquent, et Petite
mère lui avait plus d'une fois promis qu'il en aurait lorsqu'elle
serait assez riche pour lui en acheter. Charlot était persuadé
que c'étaient des chaussures toutes spéciales, que les gens
riches pouvaient seuls se procurer, et qui coûtaient d'autant
plus cher qu'elles faisaient plus de bruit. Il se recula tout
contre le mur et regarda attentivement l'heureux possesseur des
chaussures de ses rêves.

-- Nous y voici, Monsieur, dit encore madame Perlet, et au même
moment elle se heurta à Charlot qu'elle n'avait pas aperçu, la
lumière de la lampe ne tombant pas sur lui.

-- Ah! dit-elle, c'est toi! Que fais-tu ici?... Va vite te mettre
au lit.

Mais elle ne pouvait pas s'arrêter pour s'assurer de son
obéissance, et Charlot, qui aimait à faire sa volonté, résolut
d'attendre à la même place qu'on sortît de la chambre. Il avait
bien deviné que c'était le médecin qui venait de passer à côté de
lui.

La visite fut longue, si longue même que Charlot avait refermé
les yeux et recommencé à rêver sans être précisément endormi,
lorsque la porte se rouvrit; il se hâta de se cacher dans un
angle du mur, car il avait peur que madame Perlet ne le grondât.

-- La trouvez-vous bien mal, Monsieur? demanda-t-elle au médecin.

-- Elle est très-malade, mais il y a encore de l'espoir. C'est
une petite nature épuisée, sans cela il y aurait plus de
ressources.

-- Vous croyez qu'elle mourra? demanda encore la concierge d'une
voix émue.

-- Je ne puis rien dire, tout dépend de la constitution de
l'enfant. Est-elle orpheline?

-- Elle a son père, Monsieur, mais il est à l'hôpital, bien
malade.

-- Et qui la soigne? Vous ne pouvez y suffire.

-- C'est la vieille dame que vous avez vue, une voisine.

-- Je reviendrai demain. Ayez soin que l'on fasse tout ce que
j'ai ordonné. C'est peu de chose, du reste.

Un seul mot avait frappé Charlot: "Croyez-vous qu'elle mourra?"
Il savait, bien qu'il ne pût s'en souvenir, que sa mère était
morte et qu'on l'avait mise dans la terre, et que personne ne
l'avait jamais revue... Et Petite mère, si elle mourait, la
mettrait-on aussi dans la terre? Non, il ne le permettrait pas.
Il avait vu bien des fois des cercueils, et on lui avait dit ce
que c'était, et jamais il ne permettrait qu'on mît Petite mère
dans une de ces vilaines boîtes. Il allait entrer auprès d'elle
pour le lui dire et lui promettre que jamais il ne la laisserait
traiter de cette manière, quand la voix de madame Perlet se fit
entendre, l'appelant du bas de l'escalier; il n'osa pas désobéir.
Bientôt après Charlot dormait entre ses deux infortunés camarades
de lit, et il ne se passa pas beaucoup de temps avant qu'il eût
pris la place qui lui appartenait, non pas peut-être du droit du
plus fort, car les deux garçons étaient plus grands que lui, mais
du droit du plus égoïste.

Petite mère eut une nuit moins agitée. Elle était un peu mieux le
lendemain, mais d'une faiblesse extrême. Monsieur Perlet avait
trouvé du travail: c'était peu de chose, mais il semblait que la
mauvaise chance fût lasse de le poursuivre, et sa femme en était
toute remontée. Dans sa joie elle acheta pour Charlot et pour son
plus petit un bâton de chocolat. En voyant cette munificence,
Charlot comprit que le moment était venu de mettre en action sa
bonne résolution. Le chocolat était là dans sa main, il pouvait
immédiatement en faire le sacrifice à sa soeur. Sans doute il lui
eût été plus agréable de le manger sans un moment de retard, et
de s'en barbouiller à coeur joie la figure et les mains; il le
porta même plusieurs fois à sa bouche et en suça "un tout petit
peu". Mais il se souvint que Petite mère lui avait bien souvent
tout donné sans rien garder pour elle, et cette pensée le
fortifia contre la tentation. Lorsqu'il vit madame Perlet occupée
dans son ménage, il monta en hâte au quatrième et entra tout
droit dans la chambre. Petite mère était étendue toute blanche et
le regarda, mais sans faire un mouvement. Elle le reconnaissait
bien, mais sa faiblesse était si grande que même dire: Bonjour
Charlot, lui eût paru impossible. Le petit garçon s'approcha du
lit et mit le bâton de chocolat dans la petite main qui reposait
sur la couverture; cette pauvre main inerte ne se referma pas
pour le saisir.

-- C'est pour toi, Petite mère, dit-il, je te le donne.

Point de réponse.

-- Mange-le, je l'ai gardé pour toi.

Et comme elle ne faisait toujours aucun mouvement, il se dressa
sur la pointe des pieds et essaya de lui mettre le chocolat dans
la bouche. Petite mère serra les lèvres et détourna un peu la
tête. Charlot fut choqué.

-- Petite mère, dit-il, c'est très-mal! Je t'ai gardé mon
chocolat et tu ne veux pas le manger. Tu n'es pas gentille, et
puisque tu fais comme cela, quand je serai grand je ne te
donnerai rien, tu verras... Tu es bien meilleure quand tu n'es
pas malade; je ne t'aimerai plus si tu continues. Pourquoi ne me
parles-tu pas?

-- Je ne peux pas, Charlot, répondit d'une voix faible la pauvre
enfant que son amour pour son frère rendit capable de cet effort.

-- Tu peux bien manger le chocolat... Goûte-le...

-- Non, non, je t'en prie...

-- Eh bien, dit-il en retirant son cadeau d'un air offensé, je
vais te dire ce que je ferai. Quand tu seras morte je te
laisserai mettre dans la terre, et alors tu ne reviendras plus
jamais.

-- Qu'est-ce que tu dis, malheureux enfant? s'écria madame
Charles qui était entrée sans bruit après avoir pourvu au repas
de son chat. Es-tu fou de venir lui parler de choses
pareilles!... Va-t'en et ne remets pas les pieds ici!...

-- Il ne voulait pas me faire de peine, murmura Petite mère.

Elle ne put en dire davantage, mais son regard suppliant suivait
la vieille dame tandis qu'elle mettait assez brusquement Charlot
à la porte. Celui-ci se consola un peu dans l'escalier en
mangeant son chocolat.

Il avait vu ses bonnes intentions repoussées et méconnues, il se
sentait le droit d'être froissé et mécontent. Petite mère,
pensait-il, aurait bien pu manger le chocolat, c'était mauvaise
volonté toute pure de sa part, et quand elle savait qu'il l'avait
gardé tout exprès pour elle!... Eh bien, maintenant il ne lui
garderait plus rien, il mangerait tout, oui, tout. -- Il y avait
dans cette résolution un certain adoucissement à sa peine, et
puis le chocolat était bon. Mais comme il fut vite fini!... En
arrivant à la dernière marche il ne lui en restait plus rien
qu'une petite moustache.

Quand le médecin eut fait sa seconde visite, Charlot demanda à
madame Perlet:

-- Est-ce qu'il a dit que Petite mère sera bientôt morte?

-- Comment peux-tu parler ainsi? répondit la concierge étonnée.
Est-ce que cela ne te ferait donc pas de peine si ta soeur
mourait?

-- Si, dit-il, mais je ne la laisserai pas mettre dans la terre;
alors elle restera tout de même avec moi si elle _mourt_.

-- Que veux-tu dire, petit?

-- Je dis que, quand même elle n'a pas été gentille et qu'elle
n'a pas voulu manger le chocolat, je ne permettrai pas qu'on la
mette dans la terre comme notre maman, et alors elle sera encore
avec moi.

-- Mon pauvre Charlot, tu ne sais pas ce que c'est que de mourir.
Si elle meurt elle ne pourra pas rester avec toi, elle ira auprès
du bon Dieu.

-- Non, puisqu'elle ne sait pas où il est.

-- Il est dans le ciel.

-- Mais on ne peut pas y aller, il n'y a pas d'escalier!...

-- Tu ne peux comprendre cela, mon pauvre Charlot, mais tu peux
bien te dire une chose, c'est que si elle meurt tu auras perdu
une bonne soeur. Je ne sais pas si elle a volé ou non, mais je
sais qu'elle prenait soin de toi comme une vraie petite mère
aurait pu le faire. Elle t'aimait bien.

Involontairement, elle mettait Petite mère au passé, et pourtant
le médecin n'avait pas dit qu'il n'y avait plus d'espoir.

-- Oui, répondit Charlot, mais pourquoi n'a-t-elle pas voulu
manger le chocolat que j'avais gardé pour elle?

-- Tu as essayé de lui faire manger ton chocolat?...

-- Oui, mais elle n'a pas voulu.

-- Je le crois bien. Cela l'aurait peut-être fait mourir tout de
suite. Quand on est si malade on ne peut pas manger du chocolat.

-- Oh! mais moi j'en mangerais quand même je serais bien malade,
dit Charlot en passant encore sa langue sur ses lèvres.

-- Petit gourmand!... Maintenant écoute bien ce que je dis: Ne va
pas fatiguer ta pauvre soeur, laisse-la bien tranquille et
demande au bon Dieu de la guérir.

-- Puisque je ne le connais pas! répliqua le petit garçon d'un
ton boudeur.

-- Il t'entendra si tu es sage, mais si tu désobéis il ne
t'écoutera pas. Il n'aime pas les méchants enfants.

-- Est-ce qu'il aime Petite mère?

Madame Perlet hésita, puis elle répondit: Oui.

-- Alors il voudra la prendre, et moi j'aime mieux qu'elle reste
avec moi.

-- Eh bien, ne va plus la tourmenter et lui faire manger du
chocolat... Souviens-toi qu'il faut qu'elle soit bien tranquille.

Il y avait eu dans la maison une réaction en faveur de Petite
mère, c'est-à-dire que ceux qui s'étaient montrés le plus
sévères, maintenant qu'on la savait bien malade, avaient un
retour de pitié pour la pauvre enfant et demandaient avec intérêt
de ses nouvelles. Une voisine lui apporta une tasse de bouillon,
une autre demanda à la veiller, mais madame Perlet, qui devait
bientôt quitter la maison, déclara qu'elle s'en chargeait jusqu'à
son départ. C'était, comme le disait son mari, une vaillante
femme qui ne ménageait pas sa peine.

Cette nuit-là, lorsqu'elle fut seule avec Petite mère, celle-ci
lui dit:

-- Si je meurs, est-ce que Charlot pourra rester avec vous
jusqu'à ce que le père revienne?

-- Tu ne mourras pas, ma fille, répondit la bonne concierge en
lui caressant la main.

-- Je ne sais pas, mais le voulez-vous?...

-- Oui, nous prendrons soin de lui jusqu'à ce que ton père
revienne, tu peux compter sur nous.

-- Merci, dit l'enfant, et elle referma les yeux.

Madame Perlet la regarda un moment d'un air d'hésitation. Une
question lui brûlait les lèvres, mais elle ne savait pas si
c'était le moment de la faire.

Enfin elle se pencha sur elle et lui dit tout bas:

-- Dis-moi la vérité As-tu pris la croix d'or?

-- Non, répondit Petite mère ouvrant ses grands yeux sérieux et
les attachant sur elle.

-- Enfant, si tu savais que tu dois mourir aujourd'hui, que
répondrais-tu?

-- Je dirais non, répondit-elle encore.

-- Je te crois, ma fille, lui dit madame Perlet en l'embrassant.

Et elle s'assit près du lit tenant la petite main brûlante dans
la sienne.



XVIII



Quittons maintenant la chambre nue où Petite mère est étendue sur
son lit de souffrance, l'escalier noir que Charlot monte si
souvent et sur lequel ouvrent tant de portes qui laissent
entrevoir des intérieurs aussi misérables que le sien. Eloignons-nous
pour un moment de la pauvre maison où s'est passée jusqu'ici
la plus grande partie de cette histoire, et entrons dans une
demeure bien différente. C'est un joli hôtel situé entre une cour
qui ouvre sur un boulevard extérieur et un jardin dont les beaux
ombrages attirent les regards de tous ceux qui en longent les
murs. Nous passons d'un vestibule orné de plantes vertes à un
salon élégant qui communique avec une serre. De tous côtés l'air
et la lumière entrent à flots, les yeux se reposent sur la
verdure de la pelouse et des massifs, les oreilles sont charmées
par le murmure rafraîchissant d'un jeu d'eau, et des centaines
d'oiseaux chantent dans les arbres en fleurs. Quiconque serait
transporté de la triste maison que nous venons de quitter dans
cette ravissante habitation pourrait certainement se croire dans
un paradis.

Cette maison était celle d'Edith Grandville, et c'était bien
vraiment une sorte de paradis, car ceux qui l'habitaient
s'aimaient et étaient heureux.

Ils n'étaient que trois et quelques domestiques pour remplir
cette maison et ce beau jardin. Edith n'avait ni frère ni soeur.
C'était son seul chagrin, mais elle n'y pensait pas souvent et
lorsqu'elle y pensait, elle ne s'en plaignait jamais de peur de
faire de la peine à sa mère. Madame Grandville avait eu plusieurs
enfants tous morts très-jeunes; Edith, la dernière, était la
seule qui eût dépassé l'âge de sept ans. Elle en avait maintenant
plus de dix et elle était si fraîche et si bien portante que sa
mère commençait à se rassurer pour elle. Et cependant souvent
encore une inquiétude lui traversait le coeur comme une lame
aiguë, et elle serrait la petite fille dans ses bras comme si
quelqu'un avait voulu la lui arracher. Edith, dans ces moments-là,
regardait sa mère avec étonnement, puis elle l'embrassait en
riant, et madame Grandville, la voyant si gaie, ne savait plus
elle-même d'où lui était venue cette impression d'effroi, si ce
n'est l'excès même de sa tendresse pour cette enfant.

Chacun dans la maison aimait Edith; elle en était le plus beau
rayon de soleil. Jamais elle n'avait rencontré dans ce monde
autre chose que la bienveillance et l'affection. Nous savons déjà
qu'elle était la favorite de ses maîtres; elle l'était aussi de
ses compagnes; il n'y avait pas jusqu'au mendiant à qui elle
donnait un sou qui ne la remerciât avec un sourire. C'est qu'elle
avait elle-même un sourire joyeux et des manières gracieuses qui
épanouissaient tous les coeurs.

Le jeudi matin était revenu, car une semaine seulement s'était
écoulée depuis qu'Edith avait donné sa pièce d'or.

-- Maman, dit-elle à madame Grandville qui écrivait, si nous
allions encore aujourd'hui rencontrer Fleurette!

-- Fleurette! que veux-tu dire, mon enfant?

-- Tu sais bien, la petite fille que j'ai appelée ainsi, parce
que je ne sais pas son nom.

-- Ah! oui, je me rappelle... Mais ce n'est pas probable qu'elle
se retrouve au même endroit, à moins que ce ne soit dans l'espoir
de te rencontrer encore.

-- Si nous la retrouvons, tu me laisseras lui parler, maman?...

-- Je lui parlerai moi-même, ma fille.

-- Il faudra lui parler très doucement, parce qu'elle est timide.

-- Tu crois donc que je lui ferai peur?

-- Oh! non, maman, mais elle n'osera peut-être pas te répondre
comme à moi, parce que tu es une dame, tandis que moi je suis une
petite fille comme elle.

-- Comme elle!... répéta madame Grandville, en regardant sa
fille; pauvre petite!... elle ne te ressemble guère, si je m'en
souviens bien.

-- C'est vrai, maman, elle était si pâle, si maigre et si
pauvrement vêtue... Oh! pourquoi est-ce que tout le monde n'est
pas heureux comme nous?...

Elle soupira et sa mère s'empressa de détourner la conversation,
car elle n'aimait pas à voir Edith s'attrister.

-- Es-tu prête pour ton cours?

-- Oui, tout à fait prête.

-- Eh bien, ma chérie, pendant que j'achève mes lettres, mets-toi
au piano et étudie jusqu'à ce qu'il soit temps de t'habiller pour
déjeuner. Nous partirons un peu plus tôt que la dernière fois,
car c'est désagréable d'arriver en retard.

Edith alla en dansant dans le grand salon où était le piano. Elle
aimait beaucoup la musique et, comme elle recevait d'excellentes
leçons, elle était déjà capable de faire plaisir à ceux qui
l'entendaient. Elle étudia un morceau qu'elle aimait, et juste au
moment où elle pensait qu'elle le savait maintenant assez bien
pour le jouer à son père, la femme de chambre vint l'appeler pour
faire sa toilette.

Encore une danse légère tout au travers du vestibule et tout le
long de l'escalier, et Edith entra en chantant dans sa chambre,
cette jolie chambre bleue où nous l'avons vue s'endormir. Sa robe
était étalée sur le lit, tout était préparé pour elle.

-- Est-ce que je ne dois pas mettre une robe blanche aujourd'hui?
demanda la petite fille.

-- Madame a dit que l'air est un peu plus frais et qu'elle
préfère que vous mettiez une robe moins légère, Mademoiselle,
répondit la femme de chambre qui était toute nouvelle dans la
maison.

-- Cela m'est bien égal au fond, toutes mes robes sont jolies.

Et elle commença sa toilette en chantant toujours.

-- On dirait que vous voulez rivaliser avec les oiseaux du
jardin, dit Félicie en riant.

-- Ah! ils chantent mieux que moi. Quand je serai grande,
j'apprendrai à chanter, maman me l'a promis, mais eux savent
chanter sans leçons. Qui sait, pourtant?... Peut-être qu'ils s'en
donnent entre eux. Les jeunes apprennent des vieux... Ce serait
drôle d'assister à une leçon d'oiseaux. Je voudrais bien savoir
s'ils sont sévères, les professeurs... Monsieur le Merle et
madame la Fauvette doivent donner d'excellentes leçons, mais
elles sont trop chères pour les moineaux. Voilà pourquoi ils ne
savent rien, les pauvres petits.

Ainsi babillait l'heureuse petite fille, pendant que Félicie
l'habillait. Comme celle-ci lui mettait ses bottines et allait
les boutonner, Edith s'aperçut qu'elle était très-pâle et
paraissait souffrir.

-- Qu'avez-vous? lui demanda-t-elle.

-- Oh! rien. Un peu mal à la tête seulement.

-- Je ne veux pas que vous vous baissiez ainsi pour me mettre mes
bottines, je suis sûre que cela vous fait très mal. Donnez-moi le
crochet, je saurai bien les boutonner moi-même.

-- Oh! Mademoiselle Edith, dit la pauvre fille étonnée, car elle
n'avait point été accoutumée à tant d'égards, madame serait peut-être
fâchée si elle vous voyait vous chausser vous-même.

-- Maman! oh! non, soyez tranquille.

Après ce petit incident, Félicie déclara à qui voulait l'entendre
qu'elle n'avait jamais vu une petite demoiselle aussi aimable. Ce
n'est vraiment pas difficile de gagner les coeurs.

Lorsque la mère et la fille sortirent ensemble il faisait un
temps radieux. Edith était joyeuse et avait peine à marcher
raisonnablement. Il lui eût été plus facile de sauter et de
courir, mais il fallait obéir à l'étiquette; dans une rue de
Paris il n'est pas admis que des jeunes demoiselles, même de dix
ans seulement, se livrent à leurs ébats comme les chevreaux dans
les prairies, aussi Edith suppliait sa mère de la mener bientôt à
la campagne où elle pourrait sauter et s'amuser en liberté.

Au milieu d'un plan charmant pour le jour suivant, elle s'arrêta
tout à coup, le regard fixé sur un point encore éloigné. Sa mère
en suivit la direction pour voir ce qui la préoccupait si
fortement, mais elle n'aperçut qu'un petit garçon debout, appuyé
contre un mur.

-- Qu'est-ce que tu regardes donc? demanda-t-elle.

-- Maman, c'est... Oui, je crois que c'est le petit garçon qui
était avec Fleurette, du moins il lui ressemble beaucoup, et
puis, vois-tu? il est juste à la même place où ils étaient quand
je leur ai parlé. Mais pourquoi est-il tout seul?

-- Comment peux-tu le reconnaître?

-- Oh! je le reconnais parfaitement. Il a une tête toute frisée
et une bonne petite figure toute ronde. Maman, je veux lui
parler...

-- Pourquoi, ma fille? tu ne peux pas parler à tous les petits
gamins de la rue.

-- Non, mais celui-là était avec Fleurette. Permets-le-moi, je
t'en prie!

-- Eh bien! j'irai avec toi.

Elles s'avancèrent vers le petit garçon qui les regarda d'abord
d'un air étonné, mais bientôt sa figure s'illumina car il avait
reconnu "la petite dame".

-- N'est-ce pas toi qui étais ici il y a huit jours avec
Fleurette? demanda Edith en le regardant attentivement.

-- Non, j'étais avec Petite mère.

En entendant cette réponse, Edith parut fort désappointée, mais
elle reprit:

-- C'est pourtant bien toi, je te reconnais. Ne t'en souviens-tu
pas? Je t'ai rencontré ici avec elle.

-- Je m'en souviens bien. Nous étions à nous deux, Petite mère et
moi, et vous lui avez donné une belle pièce de cinquante centimes
en or.

-- C'est cela!... cria joyeusement Edith, mais comment donc
s'appelle la petite fille qui était avec toi?

-- Elle s'appelle Petite mère. C'est ma soeur.

-- Petite mère!... répéta Edith avec surprise, et où est-elle
aujourd'hui?

-- Elle est malade, bien malade. Ils disent que c'est parce
qu'elle a eu tant de chagrin à cause de la pièce de cinquante
centimes.

-- Comment, tant de chagrin? Que veux-tu dire?...

-- On a dit qu'elle avait volé la croix d'or, et elle pleurait,
Petite mère, et elle disait: Je n'ai pas pris la croix d'or. Mais
personne ne voulait la croire. Alors elle a été triste, triste...
et elle est devenue bien malade... et à présent elle ne peut pas
même manger de chocolat...

Ce récit n'était pas très intelligible.

-- Qu'est-ce qu'il veut dire, maman? demanda Edith d'un air de
détresse profonde.

-- Je n'en sais rien, ma fille. Qu'est-ce que c'est que cette
croix d'or?

-- C'est la croix d'or à Sylvanie, répondit Charlot. Ils disent
que Petite mère l'a prise, mais ce n'est pas vrai, elle ne l'a
pas prise!... Petite mère m'a dit que la croix d'or est au cou de
la chèvre, et elle m'a dit aussi que le chat le sait bien,
qu'elle ne l'a pas prise. Et le bon Dieu aussi le sait, mais il
ne veut pas le dire. Et alors tout le monde croit qu'elle est une
voleuse, et elle a tant de chagrin!...

C'était de plus en plus incompréhensible. Madame Grandville eut
un instant l'idée de laisser déraisonner le petit garçon, sans
plus s'inquiéter de son histoire impossible, et d'emmener Edith à
son cours, mais celle-ci résista.

-- Maman, te rappelles-tu que tu m'as dit que je lui aurais
peut-être fait beaucoup de mal en lui donnant ma pièce d'or? Si
c'était vrai?...

Ce mot fut comme un trait de lumière pour madame Grandville.

-- Tu as raison, ma fille, et si tu as fait du mal sans le
vouloir, nous devons tâcher de le réparer. Mais nous ne pouvons
nous arrêter plus longtemps maintenant. Ecoute, petit, veux-tu me
promettre d'être ici dans deux heures?... tu nous attendras à
cette place où nous sommes,. Sauras-tu y revenir?...

-- Je vais rester, répondit l'enfant en s'asseyant sur une marche
d'escalier.

-- Mais ce sera long, tu t'ennuieras...

-- Non. Petite mère est malade, on me défend d'entrer dans la
chambre, j'aime autant être ici. On m'avait dit d'aller à
l'hôpital, mais je n'ose pas entrer dans cette grande maison.

-- Qui est-ce qui est à l'hôpital?

-- Le père.

-- Et ta maman?

-- Je n'ai pas de maman, répondit l'enfant de ce ton indigné
qu'il prenait lorsqu'on lui faisait une question qui lui semblait
oiseuse. Elle est morte, et Petite mère prend soin de moi, mais
maintenant qu'elle est malade elle me laisse seul et je
m'ennuie...

-- Eh bien, nous te trouverons ici, reprit madame Grandville. Je
vais t'acheter un petit pain pour t'aider à attendre.

-- Il est évident, se disait la mère d'Edith, qu'il y a là
quelque chose que nous ne pouvons comprendre. Cette accusation de
vol pourrait bien avoir eu pour cause le don imprudent de ma
petite fille; mais ce qui est singulier, c'est qu'il soit
question d'une croix d'or.

-- Maman, demanda Edith, qu'est-ce qu'il a donc pu vouloir dire
avec cette croix d'or qui est au cou d'une chèvre?

-- C'est une histoire tout à fait absurde. Le pauvre petit ne
sait ce qu'il dit. Il est tout jeune d'ailleurs.

-- Il disait encore: Le chat le sait bien et le bon Dieu aussi,
mais il ne veut pas le dire.

Malgré son souci pour Fleurette, Edith ne pouvait s'empêcher de
rire au souvenir de cette phrase.

Charlot fut fidèle au rendez-vous. Madame Grandville et sa fille
le virent de loin à la place même où elles l'avaient laissé. Si
Petite mère avait été avec lui elle lui aurait dit qu'il devait,
en les reconnaissant, se lever et venir au devant d'elles, mais
Charlot avait peu de politesse naturelle, et sa soeur n'était pas
encore parvenue à lui en inculquer beaucoup.

Il resta donc tranquillement assis, attendant qu'on fût près de
lui et même alors il se contenta de regarder les deux dames d'un
air de connaissance.

-- Comment t'appelles-tu? lui demanda madame Grandville.

-- Je m'appelle Charlot.

-- Eh bien, Charlot, dis-moi où tu demeures.

Madame Grandville avait un agenda de poche et bien qu'elle ne
connût pas la rue qu'il nommait, elle s'assura qu'elle n'était
qu'à une petite distance.

-- Nous allons, dit-elle, prendre une voiture. Je te ramènerai à
la maison, Edith, et j'irai avec Charlot voir sa soeur.

-- Oh! maman, s'écria Edith consternée, et pourquoi pas moi
aussi?

-- Ma chérie, tu vas le comprendre. Cette petite est malade, nous
ne savons pas ce qu'elle a; c'est peut-être une maladie
contagieuse. Je ne voudrais pour rien au monde t'exposer à un
pareil danger.

-- Mais, maman, je n'ai pas du tout peur de prendre la maladie.
Je t'en supplie, maman, emmène-moi!

Mais madame Grandville fut inflexible, il fallut se soumettre;
Edith fut ramenée à la maison et le fiacre repartit aussitôt
emmenant sa mère et Charlot. Celui-ci, pour la seconde fois de sa
vie, allait en voiture et il en jouissait silencieusement,
regardant de tous ses yeux les maisons et les boutiques qui
passaient si rapidement devant lui.

Plus d'une figure curieuse se montra à la fenêtre lorsque la
voiture s'arrêta devant la pauvre maison; plus d'un regard étonné
suivit Charlot lorsqu'il en descendit accompagné d'une dame
élégante; plus d'un commentaire fut échangé entre voisines sur
cet événement extraordinaire.

Pendant ce temps madame Grandville entrait dans la loge où elle
ne trouvait que le cordonnier, car madame Perlet venait de monter
auprès de la petite malade. Lorsqu'il fut bien établi par les
renseignements que donna le concierge que tout ce qu'avait dit
Charlot sur sa famille était exactement vrai, madame Grandville
ajouta:

-- Pouvez-vous m'expliquer, Monsieur, ce que veut dire l'histoire
de vol que ce petit garçon nous a faite d'une manière tout à fait
incompréhensible.

-- Voilà ce que c'est, madame. La petite fille, qui est malade
maintenant, a rapporté il y a huit jours une pièce de dix francs
en disant qu'on la lui avait donnée dans la rue. Il s'est trouvé
qu'en même temps une croix d'or avait disparu dans une maison où
elle avait été la veille. Vous devinez ce qui en est résulté.
Personne dans la maison n'a douté qu'elle ne fût la voleuse, si
ce n'est moi pourtant. Je suis persuadé que cette affaire
s'expliquera. Les apparences sont contre elle, pauvre petite!...
mais elle n'est pas coupable, j'en ai la conviction.

-- Et vous avez raison, dit madame Grandville, car c'est ma
petite fille qui lui a donné, il y a huit jours, la pièce de dix
francs.

-- Oh! Madame, s'écria le brave homme, vous m'ôtez un poids de
dessus le coeur, car je craignais qu'elle ne pût jamais se
justifier aux yeux des autres, la pauvre enfant!

Alors il raconta à madame Grandville l'histoire de Petite mère;
il lui dit combien elle était dévouée à son petit frère, douce,
serviable, bonne pour tous, courageuse et endurante.

-- Elle est tombée malade de chagrin, ajouta-t-il, c'est une
chose certaine. Elle répète sans cesse dans son délire: "Le bon
Dieu sait bien que je ne l'ai pas prise, mais il ne veut pas le
leur dire." Et maintenant lorsqu'elle comprendra que son
innocence est prouvée, elle se guérira sans doute.

-- Je voudrais la voir, dit madame Grandville qui avait les yeux
pleins de larmes.

-- Montez au quatrième, Madame, c'est la première porte à droite.
Ma femme y est justement.

En gravissant l'étroit escalier, la mère d'Edith se disait:

-- Je lui avais bien dit, à ma pauvre petite chérie, que son
imprudente générosité avait pu faire du mal, mais j'étais loin de
me douter qu'elle causerait un mal aussi terrible. Ma pauvre
Edith, quel chagrin elle en aura!



XIX



Madame Grandville avait rarement vu une aussi pauvre demeure que
cette chambre où elle entra. Sauf le lit avec sa mince paillasse
et sa couverture déchirée, il n'y avait que la petite table de
sapin, la chaise sans dossier, une petite caisse qui servait de
siége aux enfants quand le père était là, le vieux panier dont
nous avons déjà parlé, et un tout petit poële en fonte dont le
tuyau passait par la cheminée. Sur une planche on voyait un ou
deux ustensiles de ménage, deux assiettes, une tasse ébréchée.
Deux clous plantés au mur tenaient lieu d'armoire; le pantalon du
dimanche et quelques vieux vêtements des enfants y étaient
accrochés. C'était vraiment la misère profonde.

Madame Charles avait apporté de sa chambre une chaise pour
s'asseoir, et madame Perlet se tenait debout près du lit
regardant la petite malade qui respirait péniblement. Toutes deux
restèrent immobiles d'étonnement en voyant entrer la visiteuse.
Celle-ci s'approcha.

-- Je suis la mère de la petite fille qui a donné à cette pauvre
enfant une pièce de dix francs, dit-elle.

Ce mot expliquait tout.

-- Ah! Dieu soit loué! s'écria madame Perlet. C'était donc bien
vrai. Depuis cette nuit que je l'ai veillée, la pauvre petite, je
le croyais... mais maintenant il faudra bien que tout le monde le
croie. Pauvre petit ange! comme elle serait heureuse si elle
pouvait vous entendre... Mais, voyez, depuis ce matin, elle n'a
pas bougé plus que ça... Elle est très mal.

-- Quelle est sa maladie? demanda madame Grandville.

-- Je ne sais pas bien: le médecin n'a rien dit. Elle n'a plus
beaucoup de fièvre, mais c'est la faiblesse qui la tient. Elle
n'a pas pour deux sous de vie dans son pauvre petit corps.

-- Est-ce qu'elle prend des fortifiants?

-- Oui, une voisine a apporté un peu de bouillon, je lui en fais
avaler des cuillerées... Le médecin a parlé de bon vin, mais où
le prendre?... Notre vin est trop aigre, et même en le payant
vingt sous le litre nous n'en aurions pas d'assez bon.

-- Prend-elle volontiers ce qu'on lui donne?

-- Elle fait tout ce qu'on veut... C'est un petit ange du bon
Dieu... Croiriez-vous, Madame, que cette nuit, quand je pensais
qu'elle était assoupie, elle m'a demandé tout à coup si je
n'étais pas trop fatiguée, et comme je lui disais: Non, ma fille,
ne t'inquiète pas de moi, elle me dit: "Merci, vous êtes bonne."
Si ça ne vous fait pas venir les larmes aux yeux!... C'est bien
ça qui m'inquiète... Elle est trop bonne, cette enfant, elle ne
peut pas vivre.

-- Dieu ne reprend pas tous les enfants doux et aimants,
heureusement!.... dit madame Grandville.

-- Ah! répondit madame Perlet en secouant la tête, j'ai toujours
vu que les meilleurs s'en vont.

Les trois femmes groupées près du lit regardaient ce petit visage
pâle et immobile. Elles ne s'étaient jamais vues avant ce moment-là,
mais elles ne se sentaient pas étrangères les unes aux
autres. Un même sentiment de pitié attendrie les pénétrait.

Madame Perlet, la plus expansive, reprit après un moment de
silence:

-- Je m'en veux de l'avoir soupçonnée. Mon mari me le disait
bien, pourtant, qu'elle n'avait rien fait de mal... mais je ne
voulais pas le croire.

-- Tant qu'à moi, dit madame Charles, du moment que mon chat
avait confiance en elle j'étais bien tranquille. On trompe les
gens, mais on ne trompe pas les bêtes. Si vous voyez qu'un animal
se trouve bien auprès de quelqu'un, homme ou enfant, et qu'il
recherche ses caresses, vous pouvez être sûr que c'est de la
bonne espèce. Minet y voit plus clair que moi, je vous en
réponds. Vous m'aviez dit de me méfier, madame Perlet, mais je
l'ai écouté plutôt que vous, et vous voyez que j'ai eu raison.

Ces paroles expliquaient à madame Grandville une des mystérieuses
phrases de Charlot: "Elle dit que le chat le sait bien." Elle ne
put s'empêcher de sourire et passa sa main sur le front moite de
l'enfant.

Pauvre petite! Quel contraste entre sa vie de misère et
l'heureuse vie d'Edith! Elles avaient le même âge, l'une si
frêle, si chétive, l'autre si fraîche, si élancée, si brillante
de santé... Quelle différence! et pourtant au fond toutes deux
vivaient de la même vie, celle de l'amour.

Madame Grandville s'éloigna en promettant de revenir bientôt.
Elle s'en alla le coeur plus ému qu'elle ne l'avait peut-être
jamais eu en présence d'une misère, et non-seulement plein de
compassion pour la petite malade, mais aussi d'admiration pour
ces deux pauvres femmes qui donnaient leur temps, leurs forces,
leur sommeil à une étrangère, sans avoir l'air d'y attacher la
moindre importance.

-- C'est la vraie charité, cela, se disait-elle, celle qui donne
non le superflu, mais le nécessaire, celle dont Jésus a dit:
"Celle-ci a donné de sa disette."

Edith attendait sa mère avec une impatience fiévreuse. Elle lui
fit tout raconter et répéta dix fois les mêmes questions tant
elle était avide de détails. Lorsque madame Grandville lui
décrivit la chambre où elle avait trouvé Fleurette, sa figure
s'attrista; elle n'avait jamais rien supposé de pareil.

-- Et son lit? demanda-t-elle.

-- C'est une paillasse sur les planches d'un vieux bois de lit.
La pauvre enfant doit être aussi mal couchée que possible, mais
elle n'est pas gâtée car, avant l'accident de son père, elle
couchait sur un tas de paille dans un recoin sombre.

-- Oh! maman, c'est affreux!...

Quand madame Grandville en vint à Petite mère elle-même et
qu'elle décrivit cette petite figure immobile, ces grands yeux
fermés et tout cernés de noir, ces traits pâlis et contractés par
la souffrance, Edith éclata en sanglots.

Madame Grandville s'arrêta. Elle s'était laissé entraîner par sa
propre sympathie et avait oublié sa crainte d'exposer sa fille à
des impressions tristes. Voulant la distraire de son chagrin elle
lui proposa de lui aider à préparer ce qui pourrait être utile à
la petite malade.

-- Oh! oui, maman! Qu'est-ce qui pourrait lui faire plaisir?...

-- Nous voulons d'abord chercher ce qui peut lui faire du bien,
et si nous parvenons à lui rendre un peu de force, alors on
pourra songer à lui faire plaisir. Pour le moment ce serait bien
inutile. Va demander à Félicie un panier et apporte-le-moi à la
salle à manger.

Edith s'empressa d'obéir.

-- Maintenant, maman, qu'allons-nous y mettre?

-- La seule chose qu'elle puisse prendre dans l'état où elle est,
c'est un peu de bouillon et de bon vin. Demande pour moi à la
cuisinière un demi-litre de son bouillon. Il était excellent
aujourd'hui. Pour demain nous lui ferons un consommé.

Toute joyeuse de s'employer pour Fleurette, Edith courut à la
cuisine. Il fallut expliquer à la cuisinière pourquoi on lui
demandait du bouillon. Lorsqu'elle eut entendu l'histoire un peu
confuse que lui fit la petite fille, elle fut tout empressement
pour la servir de son mieux.

-- Maintenant, dit madame Grandville, nous allons encore mettre
dans le panier quelque chose pour les deux gardes-malades: du
café et du sucre. Puisqu'elles veillent c'est sans doute ce qui
leur conviendra le mieux. Je vais y joindre une couverture chaude
et légère pour la malade, et nous leur enverrons cela tout de
suite. Félicie le portera sans doute volontiers, ce n'est pas
bien loin...

-- Ne pourrais-je pas aller avec elle?

-- Non, mon enfant, tu iras voir la petite fille lorsqu'elle sera
en convalescence, mais avant c'est inutile de me le demander.

Ce soir-là, M. Grandville devait rester à la maison après le
dîner. Edith était bien joyeuse car son père avait tant
d'occupations que c'était une fête chaque fois qu'il annonçait
une soirée de famille. Et ce jour-là cette perspective était
d'autant plus délicieuse qu'elle avait étudié pour lui un morceau
de piano, et qu'elle avait à lui raconter tant de choses qu'il
lui eût semblé impossible d'attendre un jour de plus.

Après le dîner M. Grandville s'assit dans son grand fauteuil,
celui que sa petite fille appelait "le fauteuil de joie" parce
qu'il s'y installait lorsqu'il avait une bonne heure à donner à
la vie de famille.

-- Papa, demanda Edith, as-tu beaucoup de temps ce soir?

-- Pourquoi me demandes-tu cela puisque je t'ai dit que je ne
sors pas?

-- Oui, mais tu ne vas pas tout de suite prendre ton journal, ou
bien ton gros livre. Je demande si tu as beaucoup de temps pour
moi.

-- Je te donne tout mon temps jusqu'à ce que tu ailles te
coucher. Pour aujourd'hui le journal te cède la place... Es-tu
contente?

-- Quel bonheur! J'ai tant de choses à te dire, papa.

-- Vraiment? Je croyais que tu avais un morceau de piano à me
jouer.

-- Oui, mais cela, ce n'est rien; ce sera bien vite fait. J'ai
énormément de choses à te raconter.

-- Eh bien, je suis prêt à recevoir cette avalanche. Qu'est-ce
que c'est donc que cette multitude de choses que tu as à me
dire?...

-- Tu verras...

-- Sont-elles gaies ou tristes?

-- Je crois qu'elles sont tristes, répondit Edith, après un
instant de réflexion.

-- Tant pis. J'aime mieux que ma petite fille me dise des choses
gaies.

-- Il y en a peut-être qui te feront rire, papa, répliqua Edith,
qui pensait à Charlot et à ses drôles de propos, mais pourtant
c'est plutôt triste que gai. J'ai beaucoup à te raconter et aussi
beaucoup à te demander.

-- Des questions profondes qui mettront ma science en défaut,
comme lorsque tu voulais savoir, quand tu étais petite, si les
anges mettent leurs bonnets de nuit pour dormir...

-- Oh! non, non, papa. Je ne suis plus si sotte à présent.

-- Eh bien, dit la mère, si tu commençais par la musique?...
Ensuite vous pourrez causer tout à votre aise.

Le morceau de piano était joli et le père en fut enchanté.

-- Je veux te faire un petit cadeau pour le plaisir que tu m'as
fait, dit-il. Que voudrais-tu avoir? Reste dans les limites d'une
sage modération; j'ai dit un _petit_ cadeau, tu sais.

Edith réfléchit, puis elle répondit:

-- Mais, papa, je n'ai envie de rien.

-- Vraiment? Penses-y bien encore.

Tout à coup, relevant la tête et laissant voir ses yeux
brillants, elle s'écria:

-- Papa, ce que je voudrais, c'est de l'argent.

-- De l'argent! répéta le père un peu étonné. Qu'est-ce qu'une
petite fille comme toi peut faire avec de l'argent?

-- Des cadeaux.

-- C'est vrai; c'est une bonne réponse. Mais tu en as déjà de
l'argent. Tu as reçu l'autre jour dix francs.

-- Ah! voilà, papa, c'est justement l'histoire que j'ai à te
raconter. Mets-toi bien au fond de ton fauteuil et écoute-moi.

-- As-tu donc envie que je dorme?

-- Non, pas du tout, mais je veux que tu sois bien afin que tu ne
t'impatientes pas, parce que mon histoire est très longue.

On avait apporté la lampe et madame Grandville avait pris son
ouvrage. Edith se percha sur les genoux de son père et commença.

Elle raconta très en détail ce que nous savons déjà, sa première
rencontre avec Fleurette et tout ce qui en était résulté.
Lorsqu'elle en arriva à la seconde partie de son récit, c'est-à-dire
à ce qui s'était passé le jour même, madame Grandville lui
vint en aide une ou deux fois pour le compléter. Le père écouta
avec un intérêt qui ne laissait rien à désirer. Il rit des drôles
de propos de Charlot, il s'attendrit sur la pauvre petite malade,
il approuva l'envoi qu'on lui avait fait, il promit même de
donner deux bouteilles d'un vin vieux qui lui ferait beaucoup de
bien, et il exprima l'espoir qu'elle serait bientôt rétablie.

-- Et à présent, papa, demanda Edith en finissant, devines-tu ce
que je voudrais?

-- Je n'ai pas besoin de le deviner puisque tu me l'as dit. Je te
donne vingt francs.

-- Est-ce assez pour acheter un lit avec un sommier, un matelas,
un oreiller? demanda la petite fille.

-- Non, certainement, ma fille, mais tu as bien de l'ambition.

-- Pense, papa, que Fleurette est couchée sur une mauvaise
paillasse. Il lui faut un lit. Si tu veux me donner de quoi
l'acheter tu ne me feras pas de cadeau au jour de l'an.

-- Petite rusée! tu sais bien que j'en serais le premier puni. Je
me trouverais trop malheureux de ne pas te voir contente.

-- Mais je serai contente. Je me souviendrai que tu m'as fait un
beau cadeau.

Monsieur Grandville consulta du regard sa femme qui lui répondit:

-- Ce serait certainement de l'argent bien placé.

-- Allons, dit-il, je voulais t'en donner vingt, tu m'en prends
cent... Je suis volé comme dans un bois. Combien me devras-tu de
baisers pour cela?

-- Cent, papa! cent baisers!... Je vais te les payer tout de
suite.

-- Non, non, ce serait trop. Nous nous en lasserions tous les
deux. Donne-moi un à-compte.

Elle lui en donna bien cinquante avant qu'il criât grâce. Après
quoi Edith alla se coucher heureuse de sa journée et plus
heureuse encore du lendemain.

A côté de son assiette, au déjeuner, elle trouva cinq belles
pièces d'or. Son père était déjà sorti.

-- C'est beaucoup pour une petite fille comme toi, dit madame
Grandville, et tu ne dois pas t'attendre à obtenir toujours tout
ce que tu demanderas... Mais cette fois-ci je suis heureuse que
la générosité de ton père te permette de faire un bien réel à
notre pauvre petite malade.

Edith sortit toute joyeuse avec sa mère. Elle tâtait souvent sa
poche pour s'assurer que le porte-monnaie si bien garni était en
sûreté. Madame Grandville lui laissa le plaisir de payer elle-même
la literie. Lorsque tout fut choisi et expédié, il restait
encore une petite somme qui fut employée à acheter l'étoffe pour
une paire de draps, et ce paquet-là fut envoyé chez madame
Grandville.

Edith ne se possédait plus de joie en pensant que non seulement
elle avait pu procurer un bon lit à la petite malade, mais encore
qu'elle travaillerait pour elle. Dès que l'étoffe fut arrivée,
Félicie dut l'aider à tailler les draps. Jamais broderie d'or et
de soie ne fut commencée avec un plus grand ravissement.

Et il faut rendre à Edith ce témoignage que, bien que les surjets
et les ourlets fussent un peu longs, et même lui semblassent
interminables, elle ne se relâcha pas de son zèle et ne permit
pas qu'aucune autre main que la sienne y fît un seul point.



XX



Petite mère fut transportée dans son beau lit neuf sans presque
en avoir conscience. Etait-ce le résultat de ce bien-être tout
nouveau pour elle, ou celui du traitement, ou bien encore le
triomphe de sa bonne constitution? Personne n'aurait pu le dire,
mais à partir de ce moment il y eut dans son état un changement
visible, et le médecin parla de guérison. Le progrès lent
continua au travers de quelques retours de fièvre. Elle commença
bientôt à faire attention à ce qui se passait autour d'elle, à
écouter ce qui se disait. Elle avait aussi des moments de vrai
sommeil et prenait avec plaisir le vin et le bouillon que madame
Grandville lui envoyait. Un jour celle-ci vint elle-même; Petite
mère la regarda attentivement, mais elle ne dit rien qui pût
faire deviner qu'elle l'avait reconnue. Le médecin avait si
fortement recommandé qu'on lui épargnât tout ce qui pouvait
l'émouvoir et surtout lui rappeler les impressions pénibles
qu'elle avait eues avant sa maladie, qu'on n'osa lui faire aucune
question; mais on vit bien qu'elle paraissait faire un effort
pour réfléchir et se rappeler. Le lendemain elle demanda qui
était la dame qu'elle avait vue.

Le nom de madame Grandville ne lui apprenait rien, mais elle se
tut et ne demanda rien de plus.

Une après-midi, Charlot, qui s'ennuyait cruellement de sa soeur,
se glissa dans la chambre que madame Charles venait de quitter
pour rentrer un moment dans la sienne. Petite mère était toute
tranquille dans son petit lit, les yeux ouverts et le regard
naturel. Il s'approcha d'elle plus doucement qu'il n'avait
coutume de faire, car il commençait à comprendre qu'elle avait
besoin de ménagements. Elle voulut avancer sa main pour lui faire
une caresse, mais elle n'en eut pas la force, la petite main
retomba.

-- Embrasse-moi, Charlot, dit-elle.

Il lui donna un baiser.

-- Veux-tu rester un peu avec moi?

-- Je veux bien, mais on me grondera. Ils disent toujours qu'il
faut te laisser tranquille... Je m'ennuie tant, Petite mère!...

Les lèvres pâles de la malade s'entr'ouvrirent pour répondre,
mais elle ne dit rien et regarda Charlot d'un air de compassion.

Ils restèrent un moment silencieux. Charlot se balançait d'un
pied sur l'autre, incapable qu'il était de se tenir tranquille
malgré sa bonne volonté. Petite mère, qui sentait que ce
mouvement faisait tourner sa tête si faible, fermait les yeux
pour ne pas le voir.

Au bout de deux minutes qui avaient paru bien longues à Charlot,
elle lui dit:

-- Qui m'a donné ce beau lit, le sais-tu?

-- Mais oui, cria Charlot joyeusement, c'est elle, la "petite
dame". -- Elle a envoyé le lit et du vin, et du bouillon, et sa
maman est venue te voir, et madame Perlet a dit que c'étaient des
personnes bien comme il faut.

-- La petite dame!... répéta la malade de sa voix faible.

Encore un silence, puis elle reprit:

-- Charlot, est-ce qu'elle a dit?...

Elle ne put s'expliquer mieux, mais Charlot comprit.

-- Elle a dit, répondit-il, qu'elle t'avait donné la pièce de
cinquante centimes en or.

Petite mère referma les yeux. C'était une joie si intense de
savoir qu'elle n'était plus accusée de vol que, si elle l'avait
sentie dans sa plénitude, elle n'aurait pas pu la supporter.

Las du silence qui avait recommencé et n'osant pourtant le
rompre, Charlot quitta la chambre. Lorsque madame Charles entra,
la petite malade était paisiblement endormie, les mains sur sa
poitrine, les lèvres entr'ouvertes par un demi-sourire. Elle
avait une apparence de calme et de bien-être si complet que la
vieille dame se dit en la regardant:

-- Comme elle paraît mieux! Voilà la première fois que je la vois
dormir d'un aussi bon sommeil.

Le lendemain madame Perlet était dans cette loge qu'elle devait
bientôt quitter, lorsqu'une figure jeune et souriante lui
apparut.

-- Est-ce ici que demeure une petite fille qu'on appelle Petite
mère?

-- Oui, sans doute, mais que lui voulez-vous? La pauvre enfant
est bien malade.

-- Bien malade!... répéta Sylvanie, car c'était elle, on l'a
deviné, -- mais pas dangereusement pourtant?...

-- Si dangereusement que ce n'est que d'aujourd'hui qu'on espère
la sauver. Que lui voulez-vous?...

-- Pauvre petite! qu'est-ce qui l'a rendue malade?

-- J'ai idée que c'est le chagrin... On l'a accusée de vol... La
pauvre enfant a trop souffert. L'injustice fait tant de mal!...

Madame Perlet parlait avec une certaine âpreté, oubliant qu'elle
avait eu sa part dans cette injustice.

Sylvanie avait pâli et regardait la concierge d'un air consterné.

-- Pauvre Petite mère! dit-elle. Comment avons-nous pu la
soupçonner!... La croix est retrouvée de ce matin. Je suis venue
le dire sans perdre une minute.

-- Ah! dit madame Perlet en regardant attentivement la jeune
fille, c'est donc vous, Sylvanie... Vous auriez bien pu prendre
la peine de retrouver votre croix un peu plus tôt. Ca nous aurait
épargné bien des tracas, et à cette pauvre enfant une maladie qui
n'a pas encore dit son dernier mot.

Sylvanie aurait volontiers pleuré en écoutant ces paroles, et
pourtant il n'y avait pas eu de sa faute dans tout cela; elle ne
pouvait se faire de reproches.

-- Ecoutez, Madame, dit-elle, je vais vous raconter comment les
choses se sont passées. Lorsque je revins à la maison après avoir
confié les deux enfants à madame Nanette pour les ramener, je
m'aperçus que je n'avais plus ma croix d'or. Il me semblait bien
être sûre que je ne l'avais pas revue depuis le moment où je la
leur avais montrée la veille, mais je voulais pourtant espérer
qu'elle s'était perdue en chemin, ou peut-être dans la cour de la
ferme lorsque j'avais mis les enfants sur la charrette. En dépit
de ma grand'mère, qui soutenait que c'étaient eux qui l'avaient
prise, j'ai refait le chemin en cherchant partout et je suis
allée demander à la ferme si personne ne l'avait vue. Nous avons
encore cherché tout le jour sans rien trouver, et il m'a bien
fallu croire que les autres avaient raison. Madame Nanette a dit
qu'elle retrouverait les petits voleurs et qu'elle me
rapporterait ma croix si elle était encore entre leurs mains.
Vous comprenez que lorsque le lendemain elle est venue nous dire
qu'ils l'avaient vendue pour une pièce de dix francs nous n'avons
plus eu aucun doute; j'ai regardé ma croix comme entièrement
perdue, et je n'ai plus fait de recherches. Je n'y pensais plus
guère, car on se console assez vite de ces malheurs-là, quand
tout à coup, ce matin, en nettoyant l'étable de ma chèvre, je
vois briller quelque chose, je le ramasse... c'était ma croix
d'or à moitié couverte de terre. Je ne savais comment m'expliquer
cela, mais je me suis souvenue tout à coup que j'avais pris une
brassée de foin, qui avait servi de lit aux enfants, pour
l'apporter à Brunette; sans doute la croix y était tombée, et
comme elle était légère elle s'y est perdue et n'a été retrouvée
que lorsque le foin a été mangé. Heureusement encore que ma
chèvre ne l'a pas avalée avec sa provende... Mais que cette
pauvre petite en ait tant souffert, voilà ce qui fait mal!...

Le récit de la jeune fille avait adouci madame Perlet. Dans de
telles circonstances il eût été vraiment impossible que Petite
mère ne fût pas soupçonnée, surtout par des personnes qui ne
savaient rien d'elle. Elle offrit une chaise à Sylvanie et lui
donna quelques détails sur la maladie de l'enfant.

-- Elle est mieux aujourd'hui; elle reconnaît tout le monde et
parle même un peu. Peut-être que ça lui fera plaisir de vous
voir, car elle nous a parlé de vous et de votre jolie chèvre,
mais il ne faut pas la faire causer, elle est encore trop faible.

-- Vous pouvez compter sur moi, répondit la jeune fille.

Elles montèrent ensemble. Madame Perlet n'avait pas revu la
malade depuis que, au lever du soleil, elle l'avait laissée
assoupie pour aller faire son ouvrage. Elle trouva un grand
changement. Madame Charles l'avait lavée, lui avait mis du linge
propre, sa tête était soulevée par un oreiller; elle avait
vraiment l'air en convalescence.

Elle sourit et ses joues se colorèrent faiblement lorsqu'elle
aperçut Sylvanie qu'elle reconnut aussitôt. Celle-ci s'approcha
pour l'embrasser. Elle était tout émue en voyant à quel point
quelques jours de maladie avaient changé cette petite figure déjà
si chétive.

Petite mère fixa sur elle ses grands yeux sérieux.

-- Je n'ai pas pris la croix d'or, dit-elle.

-- Je le sais, je le sais, ma petite. La croix d'or est retrouvée
depuis ce matin. Je sais maintenant que c'est moi qui l'avais
perdue.

Petite mère se laissa retomber comme lorsqu'elle avait appris que
la "petite dame" était retrouvée. Il semblait que la joie fût
toujours trop forte pour elle, et qu'elle pût moins bien la
supporter que le chagrin.

Alors Sylvanie s'assit auprès d'elle et, prenant sa main dans la
sienne, elle commença à lui parler doucement, très doucement et
très tranquillement, de la chèvre, du jardin, des fleurs des prés
et de tout ce qui pouvait l'intéresser sans l'agiter. Charlot
était entré et avait pris place sur les genoux de la visiteuse.

-- Vous ne savez pas, dit-il tout à coup. Petite mère a dit que
la croix d'or est au cou de la chèvre.

On rit de cette idée. Petite mère ne se rappelait pas l'avoir
dit, mais on lui expliqua que c'était un de ses rêves de fièvre,
et elle sourit aussi. Sylvanie raconta de nouveau à Charlot où
elle avait retrouvé la croix.

-- Tu vois, dit-elle, que si elle n'était pas au cou de la chèvre
elle était au moins bien près d'elle.

-- Alors nous ne l'avions pas volée!... s'écria le petit garçon.

On rit encore, mais toujours sans bruit pour ménager la malade;
puis Sylvanie se leva en disant qu'elle devait s'en aller de peur
de lui faire du mal; mais avant cela elle se pencha vers elle
pour lui dire quelques mots tout bas, et la petite figure pâle
s'illumina joyeusement.

Qu'étaient-ce donc que ces paroles que personne n'avaient
entendues, sinon Petite mère?

-- Quand tu seras plus forte, avait dit Sylvanie, je reviendrai
et je t'emmènerai avec moi, afin que tu puisses boire du lait de
ma chèvre et respirer le bon air des bois.

Quelle joie avait brillé dans les yeux de l'enfant! mais une
inquiétude vint bien vite la troubler.

-- Et Charlot?... demanda-t-elle.

-- Il viendra aussi, naturellement. Je sais bien que sans lui tu
ne pourrais pas être heureuse.

Après cette visite, Petite mère dormit profondément pendant
plusieurs heures. Lorsqu'elle se réveilla il faisait presque
nuit; elle crut d'abord qu'il n'y avait personne auprès d'elle,
mais elle s'aperçut bientôt que Charlot dormait aussi, la tête
appuyée sur son lit. Elle se souleva pour le regarder et vit
qu'il avait sur ses joues deux grosses larmes à demi-séchées et
que sa respiration était précipitée comme lorsqu'on a pleuré.

-- Pauvre Charlot! pensa-t-elle, madame Perlet est bien bonne
pour lui, mais je lui manque... Il s'ennuie de moi...

Et elle se mit à le caresser doucement.

Le contact de cette main familière réveilla le petit dormeur; il
regarda autour de lui d'un air étonné, puis s'écria joyeusement:

-- Petite mère, es-tu guérie?

-- Je suis beaucoup mieux, mon chéri.

-- Ah! je suis bien content! Maintenant je pourrai rester avec
toi... on ne me chassera plus toujours. Je serai bien sage,
Petite mère, je ne veux pas te faire de peine, je veux te
soigner... Si tu savais comme je prendrai soin de toi quand je
serai grand!... Je te porterai quand tu seras fatiguée, et je te
donnerai tout ce que j'aurai...

-- Tu es gentil, dit Petite mère plus touchée qu'elle ne pouvait
l'exprimer.

-- J'étais bien triste sans toi... Je voulais toujours monter,
mais on disait: Non, non, tu lui ferais du mal. Et j'ai entendu
la vieille dame qui disait qu'il ne fallait pas me laisser venir
près de toi parce que j'étais égoïste... Est-ce vrai, Petite
mère, que je suis égoïste?...

Elle ne pouvait pas dire non, elle ne voulait pas dire oui...
Elle répondit donc:

-- Tu ne le seras plus, Charlot.

-- Qu'est-ce que c'est que d'être égoïste?

Petite mère réfléchit. Elle n'avait là-dessus qu'une idée
très-confuse.

-- Je ne sais pas bien, dit-elle, mais ce n'est pas joli.

-- C'est peut-être quand on prend tout pour soi? reprit le petite
garçon éclairé par sa conscience.

-- Oui, peut-être...

-- Je n'ai pourtant pas été égoïste quand je t'ai apporté mon
chocolat, tu sais?... le premier jour que tu étais malade. Et tu
n'as pas voulu le manger!... C'était vilain, Petite mère.

-- Je ne me rappelle pas, Charlot.

-- Oh! que si... tu fermais la bouche, comme ça!... Et pourtant
tu savais bien que ça me ferait plaisir si tu le mangeais...

Petite mère ne trouva rien à dire pour sa défense; elle ne se
souvenait pas de ce vilain trait dont on l'accusait, mais elle
était toute disposée à reconnaître qu'elle aurait dû consentir à
quoi que ce fût pour faire plaisir à Charlot.

La conversation commençait à la fatiguer, le petite garçon lui-même
s'en aperçut.

-- Ecoute, dit-il, je vais te donner de ton bon vin. Madame
Perlet dit que ça te fait tant de bien. Où est la bouteille? Ah!
la voilà... Tiens, j'en verse un plein verre... Bois-le...

-- Non, non, Charlot, on ne m'en donne que le fond du verre, une
cuillerée seulement à la fois. Je ne pourrais pas en boire tant
que ça. Oh! je t'en prie!...

Il n'écoutait rien, et approchant le verre plein des lèvres de sa
soeur, il menaçait de le lui verser dans le gosier si elle ne
voulait pas l'avaler de bonne grâce. C'était ainsi que Charlot
entendait tenir sa promesse de la soigner si bien. Heureusement
madame Charles survint au moment où la pauvre petite allait
céder, ne pouvant plus lutter, même d'une manière passive, en
tenant les lèvres serrées. Charlot fut grondé, renvoyé, et alla
pleurer à sa place favorite sur l'escalier. Il avait beaucoup
fatigué sa soeur qui eut une moins bonne nuit. Malgré cela elle
était mieux le lendemain et elle demanda instamment qu'on permît
à Charlot de venir s'asseoir auprès d'elle. Madame Charles se fit
prier. Elle ne pouvait comprendre quel plaisir Petite mère
trouvait à la société de ce méchant garçon, et lui offrit à la
place celle de son chat qui, au moins; ne la fatiguerait pas.

-- Je veux bien qu'il vienne sur mon lit, répondit Petite mère,
mais je veux aussi Charlot.

-- Non, dit la vieille dame avec décision, je n'exposerai pas
cette pauvre bête à la méchanceté de ce petit drôle. Il faut
choisir... l'un ou l'autre, mais pas tous les deux.

-- Alors, je veux mon Charlot. Il est si triste sans moi!
ajouta-t-elle d'un air suppliant.

Madame Charles, un peu scandalisée de ce choix, alla appeler
Charlot et se retira dans sa chambre avec son chat. Les deux
enfants se retrouvèrent avec joie. Petite mère était bien plus en
train de causer que la veille; elle questionna Charlot sur tout
ce qui s'était passé depuis sa maladie, en particulier sur les
visites de la maman de la "jolie petite dame".

-- Ah! dit-elle, lorsque Charlot lui eut raconté tout ce qu'il
savait, maintenant je sais que le bon Dieu nous entend quand nous
prions. Tu vois, Charlot, il leur a dit à tous que je n'avais pas
pris la croix d'or...

-- C'est vrai... dit le petit garçon d'un air réfléchi. Je
voudrais bien savoir où il demeure.

-- Il paraît qu'il nous connaît bien, lui, puisqu'il nous
entend... Je voudrais savoir s'il sait mon nom et le tien,
Charlot, et s'il connaît nos figures...

-- C'est bien sûr qu'il sait nos noms, répondit Charlot, sans ça
comment aurait-il pu dire aux gens: Petite mère n'a pas volé la
croix d'or?

-- C'est vrai... Eh bien, maintenant, je vais lui demander que le
père soit guéri et qu'il revienne.

-- Madame Perlet a dit qu'elle irait le voir, avec moi, dimanche,
reprit Charlot. Mais j'aimerais mieux y aller avec toi, Petite
mère.

-- Peut-être que je ne serais pas encore assez forte, Charlot. Je
ne crois pas que je pourrais marcher très loin.

-- Je te porterai quand je serai grand, tu sais...

-- Oui, mais dimanche tu ne seras pas encore grand.

-- Je suis pourtant un peu grand, répliqua le petit garçon, se
levant et se tenant droit comme un fusil. Tu verras, tu verras,
Petite mère, comme nous serons heureux quand je serai tout à fait
grand. Tu ne sais pas comme je serai gentil!...

-- Tu es déjà bien gentil à présent, mon Charlot.

Et là-dessus ils s'embrassèrent.



XXI



Quelque jours s'étaient écoulés et un grand changement avait eu
lieu dans la pauvre maison. La famille Perlet avait quitté la
loge et s'était installée dans une maison voisine. Le cordonnier
avait retrouvé un peu de travail et sa femme faisait un petit
ménage; ils avaient emmené Charlot dans leur nouvelle demeure et
partageaient avec lui le peu d'air respirable et le morceau de
pain qu'ils possédaient.

-- Là où il y a assez pour six, il y a assez pour sept, disait le
père.

Cette maxime a cours parmi les pauvres, mais, si elle y est
souvent mise en pratique, ce n'est pas sans qu'il en résulte des
privations. Pour faire la part du septième il faut bien rogner un
peu celles des six autres, et chacun sait que, dans une famille,
ce n'est pas aux plus petits que l'on ôte volontiers le pain de
la bouche.

Vous avez souvent vu, en peinture du moins, un nid où tous les
oisillons tendent à la fois leur bec affamé au père qui leur
apporte la nourriture. La table qui rassemblait trois fois par
jour la famille du cordonnier ressemblait beaucoup à ce tableau
classique... Les oisillons étaient très affamés et le père,
hélas! ne rapportait qu'un bien petit vermisseau; mais la bonne
humeur et la confiance en Dieu assaisonnaient le chétif morceau
de pain, et personne ne se plaignait. La mère elle-même faisait
taire ses soucis. Ne savaient-ils pas tous que des temps
meilleurs viendraient?... Personne ne songeait à trouver que
Charlot fût de trop. On l'aimait bien d'ailleurs, quoiqu'il ne
fût pas toujours aimable, et madame Perlet avait pour lui plus
d'indulgence que pour ses propres enfants. "Pauvre petit, il n'a
pas eu de mère," disait-elle lorsqu'il faisait quelque sottise.
Quant à Petite mère, depuis qu'elle l'avait soignée et lui avait
sacrifié plus d'une nuit de sommeil, elle l'aimait comme la
prunelle de ses yeux.

Les nouveaux occupants de la loge n'étaient nullement aimables.
Ils étaient de la race des concierges hargneux et rageurs, de
vrais chiens de garde. Lorsque Charlot passait pour aller auprès
de sa soeur on trouvait toujours moyen de lui dire quelque chose
de désagréable; tantôt il apportait de la boue à ses souliers,
tantôt il se mettait dans le chemin de la concierge qui balayait;
jamais un mot amical, ou tout au moins bienveillant. Le pauvre
petit passait aussi vite que possible, tâchant de ne pas être
aperçu. L'absence des Perlet avait bien changé la maison, surtout
pour ceux des locataires à qui le souci du loyer pesait le plus
lourdement. Si Charlot avait moins que tout autre trouvé grâce
devant leurs yeux, c'est qu'ils savaient bien que son père était
à l'hôpital et le paiement du terme de juillet n'était rien moins
qu'assuré.

Ces terribles concierges avaient, en outre, un grand défaut: ils
n'aimaient pas les chats plus que les enfants. Le Charlot à queue
était aussi malmené que le Charlot à deux jambes. Il avait reçu
maints coups de balai, et même une fois tout un seau d'eau sale
sur sa belle fourrure fauve. Je vous laisse à penser si madame
Charles avait trouvé le procédé de son goût.

Il régnait dans toute la maison un esprit de mécontentement et
d'hostilité contre les nouveaux occupants de la loge.

Un matin Charlot entendit en passant des miaulements aigus. Il
voulait se hâter de monter sans être aperçu, mais le spectacle
qui s'offrit à ses yeux le retint cloué à sa place. Son ennemi,
le chat bien-aimé de la vieille dame, était pendu par les pieds
de derrière à une ficelle et le neveu de la concierge, un garçon
de quatorze ans qui venait l'aider le matin, frappait à tour de
bras avec une baguette le pauvre animal qui miaulait à fendre le
coeur et se tordait convulsivement... Oh! si sa maîtresse avait
pu le voir!...

Charlot, n'écoutant que son indignation, se précipita sur le
jeune garçon, et l'empoignant tout à coup par les jambes, au
moment où il s'y attendait le moins, il le fit tomber tout de son
long. Alors, voyant bien qu'il ne pouvait rien de plus contre un
adversaire beaucoup plus grand et plus fort que lui, il s'enfuit
en criant de toutes ses forces. Le méchant garçon s'était relevé
et le poursuivait dans l'escalier. Le pauvre chat était resté
suspendu; il ne recevait plus de coups, mais sa position n'en
était pas moins très pénible pour un animal accoutumé à ses
aises.

Charlot courait toujours et lorsque, arrivé au milieu du second
étage, il se vit sur le point d'être atteint par le gamin
furieux, il cria de tout son gosier:

-- Madame Charles, ils tuent votre chat!

La porte de la bonne dame se trouvait ouverte. Elle entendit ces
paroles sinistres et se hâta d'accourir. Plusieurs personnes
sortirent de leurs chambres attirées par les cris, et arrachèrent
le pauvre Charlot des mains du méchant gamin qui le frappait
impitoyablement.

-- Où est-il? où est-il?... criait la vieille dame toute
bouleversée.

-- Dans la loge, répondit Charlot, pendu à une ficelle.

Il n'y avait pas rhumatisme qui pût empêcher madame Charles de
descendre avec une rapidité dont elle-même ne se croyait plus
capable. Arrivée à la loge elle trouva son chat pendu, comme
Charlot le lui avait dit. Heureusement c'était par les pieds, en
sorte qu'il ne courait aucun danger pour sa vie. Mais comme il
miaulait et comme il tremblait!... D'une main aussi tremblante
que l'était la pauvre bête elle-même, sa maîtresse essayait
vainement de la détacher, lorsque la concierge rentra. Sa vue
redoubla l'indignation de la vieille dame qui, étant parvenue à
défaire le noeud, prit son chat dans ses bras, et se retournant
vers la nouvelle venue:

-- Votre loge est donc un coupe-gorge?... lui dit-elle, on y tue
les pauvres bêtes sans défense!...

-- Voilà bien du bruit pour rien, répliqua la concierge. Quel mal
ça lui faisait-il à cet animal? D'ailleurs ce n'est pas moi qui
l'avais attaché là.

-- Non, mais votre neveu ne le ferait pas sans votre permission.
C'est odieux, Madame; je me plaindrai au propriétaire, Madame...
Vous haussez les épaules... Eh bien, je vous citerai en police
correctionnelle, Madame.

-- Comme il vous plaira, Madame. Un procès parce qu'un petit
garçon a fouetté un chat, ce sera du nouveau.

-- Mais c'est mon chat, Madame, et personne n'a le droit de le
toucher...

-- Alors gardez-le dans votre chambre, Madame, et personne ne le
touchera.

Toute la maison était rassemblée sur l'escalier et l'on riait de
bon coeur de cette scène, mais au fond tout le monde était pour
madame Charles, car personne n'aimait la nouvelle concierge et
son polisson de neveu.

Bientôt le calme se rétablit, chacun rentra chez soi. Madame
Charles emporta Minet toujours tremblant dans ses bras, et la
concierge, restée seule avec son neveu, lui administra une paire
de soufflets pour le remercier de lui avoir attiré des ennuis.
Charlot s'était réfugié auprès de sa soeur.

Lorsque madame Charles eut fait prendre un peu de lait à son
chat, lorsqu'elle l'eut vu, tout à fait calmé, s'endormir sur son
édredon, elle se souvint de sa petite malade.

-- Oh! madame Charles, s'écria Petite mère en la voyant entrer,
voyez comme il saigne, mon pauvre Charlot!

Et en effet il avait reçu un coup de poing qui lui avait mis la
figure dans un lamentable état.

Alors madame Charles se souvint que c'était Charlot qui l'avait
appelée au secours de son chat, et que c'était pour ce précieux
animal qu'il avait été battu. Son coeur se réchauffa et
s'attendrit pour lui; elle le lava avec de l'eau fraîche, elle
mit une compresse sur le nez malade... et elle alla lui
chercher... devinez-vous?... une tasse de lait!...

Alors Charlot, bien restauré, raconta en détail son aventure. Il
n'était pas peu fier du rôle qu'il avait joué dans cette affaire,
et Petite mère l'admirait de tout son pouvoir.

-- N'est-ce pas qu'il a été courageux? demanda-t-elle à madame
Charles. Ce grand garçon... il est beaucoup plus fort que
Charlot... il aurait pu lui faire beaucoup de mal. Et puis vous
voyez bien maintenant, madame Charles, qu'il n'est pas méchant
pour les bêtes.

-- Non, j'aime beaucoup le chat maintenant, dit Charlot qui avait
un sentiment très vif de ses vertus nouvellement acquises. Quand
je serai grand je lui donnerai du lait. A présent je n'ai plus
besoin de compresse, mon nez ne me fait presque plus mal... Ah!
quand je serai grand, comme je le rosserai, ce vilain garçon!

-- Ecoute, Charlot, quand tu passeras devant la loge, tâche qu'il
ne te voie pas... il te battrait encore.

-- Non, non, il n'oserait pas! s'écria le petit héros.

Ce jour-là Charlot avait grandi de dix pieds à ses propres yeux,
et Petite mère le trouvait digne de toute son admiration. A
partir de ce moment madame Charles le traita toujours avec égards
et lui permit de rester dans la chambre tant qu'il voulait.

Tels étaient les incidents qui venaient distraire Petite mère
pendant la première partie de sa convalescence. Le dimanche qui
suivit l'aventure du chat elle eut une visite qui lui fit un bien
grand plaisir. Céline, le petite fille aux tresses blondes et au
grand tablier de cotonnade, était venue voir sa marraine et avait
demandé en passant des nouvelles de sa petite protégée.
Lorsqu'elle apprit que Petite mère était malade, elle alla
demander à sa marraine, qui avait un jardin, un joli bouquet et
elle le lui apporta. Céline était toujours gaie, toujours
contente. Elle avait une robe neuve qui lui avait été donnée par
une dame pour qui elle travaillait: sa grand'mère la lui avait
taillée et elle se l'était cousue. Elle la portait ce jour-là
pour la première fois, et sa marraine lui avait acheté une paire
de bottines neuves.

Mais elle ne pouvait rester longtemps, elle demeurait si loin!...
Lorsqu'elle fut partie la petite malade se sentait égayée par son
joyeux babil et ses frais éclats de rire.

Et ce même jour, pour comble de bonheur, Charlot apporta de
bonnes nouvelles du père. Il était beaucoup mieux; on espérait
que dans deux semaines il pourrait revenir à la maison. Charlot
avait beaucoup à raconter au retour de l'hôpital.

-- Pense, Petite mère, dit-il, nous avons acheté une belle orange
pour le père, pas à l'hôpital parce qu'elles sont plus cher, mais
dans une boutique. Madame Perlet a dit comme ça: "Je ne suis pas
bien riche, mais on n'aime pas à venir les mains vides." Et alors
nous sommes allés dans la grande salle, et le père nous a parlé,
et il a tout de suite demandé: "Où est Petite mère?" Madame
Perlet a dit comme ça: "Elle est un peu malade, mais ça ne sera
rien." Alors moi j'ai dit: "Non, elle est très malade... mais
elle ne mourra pas, parce que, à présent, elle peut boire du bon
vin et du bouillon." Alors madame Perlet m'a pincé le bras et
elle a dit: "Laisse-moi donc parler, petit nigaud, qu'as-tu
besoin d'inquiéter ton père?" Alors le père a dit: "Il faut me
dire la vérité, madame Perlet: quand j'ai vu que personne ne
venait me voir dimanche, j'ai bien pensé qu'il y avait un
malheur." Alors on lui a raconté que tu avais eu tant de chagrins
et que tu étais tombée malade... Et le père a dit... Attends, je
veux bien me rappeler ce qu'il a dit...

Charlot, qui n'avait de sa vie fait un aussi long discours,
reprit après un instant de réflexion:

-- Il a dit comme ça: "Alors elle n'avait pas volé!..."

-- Il le croyait!... dit Petite mère à demi-voix, mais avec un
accent de tristesse profonde.

Au moment même où Charlot faisait à sa soeur son récit, madame
Perlet racontait aussi à son mari ce qui s'était passé. Arrivée
aux paroles qui avaient tant ému Petite mère, elle continua
ainsi:

-- Oh! Seigneur, que je lui ai répondu, la pauvre enfant! est-ce
qu'elle serait capable de ça, elle qui n'a pas sa pareille dans
ce monde pour le coeur et la bonne conduite. -- Alors il a dit
tout bas: "Ma pauvre Petite mère, ma pauvre Petite mère... moi
qui l'ai soupçonnée! Je ne me le pardonnerai jamais. Ai-je été
assez malheureux pendant ces quinze jours! Je ne le croyais
pourtant pas tout à fait, mais j'avais peur. C'est si dur d'avoir
faim, et puis je savais bien comme la petite aime ce gamin-là, et
je me disais que peut-être pour lui... Ah! je m'en veux à présent
d'avoir eu de pareilles idée!"

-- Après ça, continua madame Perlet, je lui ai raconté la maladie
de la petite, et il m'a remerciée de ce que nous avons pris soin
d'elle et de Charlot. C'est un homme bien doux et bien comme il
faut, mais il a encore l'air très-malade. C'est malheureux que
nous ne soyons plus concierges de la maison, car nous aurions
patienté pour son terme, tandis que, maintenant, on ne tiendra
compte de rien... Comment est-ce qu'ils veulent, ces gens-là,
qu'un homme qui est à l'hôpital depuis des semaines puisse payer
son terme? Ce n'est pas raisonnable, en vérité... Enfin, nous lui
nourrirons son petit jusqu'à ce qu'il puisse de nouveau
travailler. Nous ne pouvons pas faire plus, n'est-ce pas?

-- Non, dit le cordonnier, malheureusement.

-- Il le rendra peut-être un jour à nos enfants.

-- Si ce n'est pas lui, ce sera un autre; les braves gens ne sont
pas rares en ce monde, ajouta M. Perlet.

-- Il y en a aussi de très mauvais, reprit sa femme. Ces nouveaux
concierges, par exemple... On dit...

-- Allons! allons! Madame Perlet, je ne me soucie pas d'en rien
savoir. On croit nous faire plaisir en disant du mal d'eux, comme
si nous étions meilleurs parce qu'ils sont méchants! Ne nous
mêlons pas de ce qui se passe dans cette loge, cela ne nous
regarde plus. Nous avons bien de quoi nous occuper à notre propre
besogne.

Madame Perlet se tut, comme elle faisait toujours quand son mari
lui donnait une leçon, et elle commença à préparer la soupe du
soir. Peu à peu tous les enfants rentrèrent. Charlot revint de
chez sa soeur et la famille se rassembla autour de la table.

-- M. Perlet, dit tout à coup Charlot en regardant autour de lui,
c'est encore plus petit ici que dans la loge.

-- A peu près la même chose. Pourquoi dis-tu cela, mon garçon?

-- Pourquoi n'avez-vous pas pris une grande maison? demanda
encore Charlot au lieu de répondre.

-- C'est que, vois-tu, mon garçon, plus une maison est grande,
plus on paie cher, et nous ne sommes pas bien riches, répondit le
cordonnier en riant.

-- Eh bien, dit Charlot avec sérieux, quand je serai grand je
vous donnerai beaucoup d'argent.

-- Merci, mon petit homme, et où le prendras-tu?

-- Je ne sais pas, mais le bon Dieu a donné à Petite mère ce
qu'elle lui a demandé, et moi je lui demanderai beaucoup
d'argent.

-- Ah! dit M. Perlet, cette prière-là, je ne te promets pas
qu'elle sera exaucée.



XXII



Nous sommes maintenant au mois de juin; les arbres n'ont plus de
fleurs, mais le feuillage en est devenu plus riche et plus épais;
l'herbe est plus haute; les roses sauvages fleurissent dans les
haies; de tous côtés on entend le bourdonnement des insectes: la
chaleur fait partout éclore des milliers de vies qui n'auront
qu'un jour. Tout s'épanouit et se vivifie aux doux rayons du
soleil; la campagne est encore fraîche comme au printemps et déjà
opulente comme en été.

Petite mère et Charlot sont en route vers la petite maison sur la
lisière du bois. Sylvanie voulait venir les chercher avec la
charrette de madame Nanette, mais la petite convalescente
n'aurait peut-être pas pu supporter les cahots de ce véhicule
primitif, et madame Grandville a voulu qu'elle fît le voyage dans
une voiture. Et sur cette voiture on a mis le lit de Petite mère,
car elle n'est pas encore en état de dormir sur une botte de
foin; il faut la traiter avec ménagements. Jamais elle n'a été si
gâtée, elle qui, il y a si peu de temps encore, ne savait pas ce
que c'était que d'être comptée pour quelque chose. Elle en est
tout étonnée et parfois même un peu embarrassée... Cela lui
semble peu naturel qu'on la soigne ainsi... Mais elle se laisse
faire. Comment pourrait-elle résister? Elle n'a pas encore
beaucoup de force et d'ailleurs elle trouve une certaine douceur
dans sa vie nouvelle.

Petite mère fait donc le voyage en voiture avec Charlot et
Sylvanie; on l'a étendue dans le fond, un petit oreiller sous sa
tête, et les deux autres se sont mis sur le devant. A chaque
instant Charlot l'appelle pour lui faire admirer ceci ou cela,
mais elle est encore faible et bien vite fatiguée de regarder...
Pourtant le petit garçon ne se laisse pas décourager.

-- Oh! Petite mère, regarde... Voilà la rue où nous avons passé,
voilà la boutique du boulanger où étaient les deux petits garçons
qui mangeaient des gâteaux. S'ils nous voyaient aujourd'hui, ils
seraient bien étonnés... Voilà le beau jardin que tu m'as laissé
regarder. Je puis le voir un peu en me tenant debout. Petite
mère, te rappelles-tu comme tu m'as vite laissé retomber?

-- Tu étais si lourd, Charlot! dit la petite qui se sent encore
écrasée par ce poids.

Il retrouve ainsi à chaque pas un souvenir. Petite mère a fermé
les yeux et ne lui répond plus. Sa tête tourne, elle ne peut plus
regarder ces maisons, ces murs, ces maigres arbres qui passent si
vite.

-- Laisse-la tranquille, Charlot, dit Sylvanie, tu vois bien
qu'elle est fatiguée.

Lorsque la voiture roule enfin entre des prés en fleurs et des
haies vertes, la petite fille retrouve la force de regarder. Elle
aime tant la campagne!... son petit coeur s'épanouit aux rayons
de ce doux soleil. Il lui semble qu'elle a déjà repris des
forces.

Enfin la voiture s'arrête à quelques pas de la maison connue. Le
cocher descend de son siége et Sylvanie l'aide à transporter le
petit lit. Charlot est très fier d'avoir reçu la mission de tenir
la bride des chevaux. Lorsque le lit est dressé dans une toute
petite chambre à côté de la grande cuisine, Sylvanie vient
chercher la malade qu'elle prend sans ses bras.

-- Tu ne pèses pas plus qu'une plume, dit-elle, j'aime mieux te
porter que de porter Charlot. J'espère que tu seras plus lourde
en partant.

Petite mère a bien un peu d'inquiétude au sujet de l'accueil que
lui fera la grand'mère sourde; elle a recommandé à Charlot d'être
poli et tranquille, mais elle sait qu'on ne peut guère compter
sur sa sagesse. Elle est bien surprise en voyant la vieille dame
quitter son fauteuil et venir au-devant d'eux... Son regard
exprime la compassion et elle répète: "Pauvre petite! pauvre
petite!..."

De sa main ridée elle caresse les cheveux frisés de Charlot, qui
la regarde d'un air effaré, mais comprend bien vite qu'ils sont
reçus cette fois avec bienveillance. Sylvanie était parvenue à
lui faire entendre toute l'histoire de la croix d'or et du
chagrin de Petite mère, et comme la pauvre grand'mère n'était pas
méchante mais seulement vieille, infirme et d'une humeur un peu
revêche, elle avait éprouvé une compassion réelle pour la pauvre
enfant et ne demandait pas mieux que de réparer, selon son
pouvoir, son injustice.

Sylvanie alla poser Petite mère dans le fauteuil de la vieille
dame et la petite fille, tout interdite d'une telle audace,
regarda celle-ci d'un air craintif, s'attendant à une
protestation indignée. Au lieu de cela la grand'mère vint elle-même
lui mettre un oreiller sous la tête et la couvrir d'un petit
châle. "Car, dit-elle, il fait plus froid dedans que dehors."

Le lit fut bien vite fait, on y porta la malade, quoiqu'elle
assurât qu'elle était tout à fait capable de marcher jusque-là.
Lorsqu'elle fut bien établie, la porte grande ouverte lui
permettant de voir tout ce qui se passait dans la cuisine, elle
se sentit si heureuse qu'elle ne put s'empêcher de pleurer.

-- Tu es triste, lui dit Sylvanie qui venait à chaque instant
voir comment elle se trouvait.

-- Oh! non...

-- Alors pourquoi pleures-tu?

-- Je ne sais pas. Je suis contente et je voudrais pouvoir dire
merci. Tout le monde est si bon!...

Sylvanie l'embrassa, puis elle disparut et revint un moment après
avec un bol de lait. Petite mère le but avec plaisir; depuis bien
longtemps rien ne lui avait semblé si bon.

Lorsque Sylvanie eut fini de tout ranger dans la maison, elle
prit Charlot par la main et ils revinrent bientôt amenant avec
eux une visite pour Petite mère. C'était Brunette qui eut un peu
de peine à se laisser persuader d'entrer dans la petite chambre,
craignant peut-être que ce ne fût une prison, mais elle finit par
céder et la malade eut le plaisir de lui donner un peu de pain.
Elle ne s'ennuya pas un moment pendant cette première journée;
Sylvanie allait, venait, faisant le ménage, chantant, riant,
parlant d'une voix éclatante pour se faire entendre de sa
grand'mère, et à toute minute adressant à Petite mère un mot ou
un sourire en passant. C'était certainement plus gai que la
société de madame Charles, bonne et dévouée, mais toujours un peu
taciturne et un peu sévère, à moins que son chat ne fût en cause;
alors elle savait s'animer. Sylvanie répandait la vie et la joie
tout autour d'elle; il semblait que personne ne pût être
malheureux dans son voisinage. Charlot aussi, sous cette douce
influence, était content, de bonne humeur et prêt à rendre
service. Il courait çà et là pour chercher tout ce que la
ménagère lui demandait, et elle multipliait les commissions pour
l'occuper. Il alla de lui-même cueillir des fleurs pour Petite
mère qui les aimait tant.

-- Demain, dit Sylvanie, s'il fait beau comme aujourd'hui tu
pourras t'asseoir sous un arbre, mais pour le moment tu es mieux
dans ton lit; le voyage est assez pour un jour.

Oui, elle était très bien dans son lit, elle ne désirait rien de
plus. Lorsqu'elle eut encore bu du lait dont elle ne pouvait se
lasser, elle s'endormit en regardant une branche de roses qui
entrait par la fenêtre à travers un grillage et venait se
balancer tout près d'elle. Sylvanie poussa la porte pour que le
bruit ne la réveillât pas et dit à Charlot d'aller jouer dehors.

Petite mère se réveilla très rafraîchie, très reposée. Elle
s'aperçut qu'il y avait dans la cuisine une visiteuse, car
Sylvanie causait à voix basse, et ce ne pouvait être ni avec la
vieille dame sourde, ni avec le bruyant Charlot. Elle resta
immobile et les yeux fermés parce qu'elle se trouvait bien ainsi,
et au bout d'un moment les voix devinrent plus distinctes. Peut-être,
sans s'en douter, parlait-on un peu plus fort; peut-être
aussi l'oreille de la petite fille s'était-elle accoutumée à ce
murmure qui lui avait d'abord paru insaisissable.

Sylvanie disait:

-- Elle est très faible et très maigre, c'est vrai, mais elle est
guérie; elle va maintenant reprendre des forces.

-- Ne vous y fiez pas, répondait l'autre voix, -- Petite mère
croyait déjà l'avoir entendue sans pouvoir lui donner un nom, --
elle n'est pas guérie, elle n'a qu'un souffle de vie. Elle n'en a
pas pour longtemps, c'est moi qui vous le dis... et ce serait un
bonheur pour elle de mourir... une pauvre enfant sans mère...
elle aurait trop à souffrir! Voyez-vous, si je devais m'en aller,
j'aimerais mieux emmener avec moi ma pauvre petite fille... ça me
déchirerait moins le coeur que de la laisser. Les garçons, c'est
différent; ils ont leur père, mais le meilleur père ça ne peut
pas remplacer une mère pour une fille. Votre Petite mère ira
rejoindre la sienne, j'en réponds. Déjà quand elle était sur ma
charrette je m'étais dit: En voilà une, avec ses grands yeux, qui
n'a pas un bien long fil de vie à dérouler. Maintenant que je
l'ai vue ici, sur ce lit, toute pareille à une figure de cire, je
suis encore plus sûre de ce que je vous dis.

-- Pensez à ce qu'elle a souffert, Madame Nanette, à ce qu'elle a
supporté depuis qu'elle était toute petite. Ce n'est pas étonnant
qu'elle soit chétive.

-- C'est bien ce que je dis... Elle a trop souffert. Les jeunes
plantes, ça a besoin de soleil; ça ne peut pas pousser dans une
terre dure et froide... Allez, elle sera mieux là-haut!...

En prononçant ces derniers mots madame Nanette se leva pour s'en
aller. Sylvanie l'accompagna, puis elle rentra, et encore tout
émue des prédictions de la bonne dame elle vint doucement
s'asseoir auprès du lit de Petite mère.

La voyant éveillée elle lui demanda si elle se sentait mieux.

-- Je me sens très bien, répondit la petite, puis elle ajouta,
ses grands yeux sérieux attachés sur ceux de la jeune fille:

-- Est-ce vrai, ce qu'elle disait?...

Sylvanie tressaillit. Etait-il possible que l'enfant eût
entendu?...

-- De qui parles-tu? demanda-t-elle.

-- La dame a dit que je devrai bientôt mourir...

-- Elle n'en sait rien... absolument rien... Tu es beaucoup
mieux, ma petite, et la campagne va te remettre tout à fait.
Madame Nanette est accoutumée aux bonnes joues rouges de ses
enfants, et parce que tu es maigre et pâle elle te croit bien
malade, mais elle se trompe.

-- A cause de Charlot je ne voudrais pas mourir, dit Petite mère
d'un air pensif.

-- Mais tu ne mourras pas... Ne te mets pas cela en tête!...

-- Non, continua l'enfant, mais je sais qu'on meurt quelquefois
tout jeune. Beaucoup d'enfants sont morts d'une mauvaise fièvre
dans la maison où nous étions avant... Il y avait une petite
fille de dix ans; nous avons été au cimetière avec les voisins...
Cela ne me ferait pas beaucoup de peine de mourir puisque ma
maman est morte, mais c'est à cause de Charlot, et puis le père
aussi... il serait triste.

Sylvanie aurait volontiers battu madame Nanette pour sa
malencontreuse conversation. Elle faisait de son mieux pour
effacer l'impression que Petite mère en avait reçue, mais elle
voyait bien que ce serait difficile.

Tout à coup celle-ci, qui avait paru un moment plongée dans ses
réflexions, l'interpella vivement:

-- Pourquoi a-t-elle dit que je suis malheureuse et qu'il
vaudrait mieux pour moi mourir?... Je ne suis pas malheureuse...
Tout le monde est bon pour moi et Charlot m'aime tant...

-- C'est vrai, dit Sylvanie, elle se trompait bien, madame
Nanette. Tu es une heureuse enfant, et nous ne pouvons pas nous
passer de toi, Petite mère, aussi le bon Dieu te laissera avec
nous, j'en suis sûre.

-- Je le lui demanderai, dit l'enfant.

Ce soir-là, avant de s'endormir pour la nuit, Petite mère ajouta
à la prière que sa mère lui avait enseignée ces mots qui
sortirent du fond de son coeur. "Bon Dieu, laisse-moi rester avec
Charlot! je suis si heureuse, tout le monde est si bon pour
moi... Je voudrais bien vivre encore longtemps."

Charlot couchait sur le foin dans un coin de la grande cuisine.
Il était enchanté et trouvait ce lit bien meilleur que la
paillasse que depuis quelque temps il avait partagée avec les
petits Perlet. Il y serait seul au moins, et personne ne pourrait
se plaindre de ses coups de pied. Charlot était ivre de joie de
se retrouver à la campagne. Il avait pris ses ébats dans le
jardin, il s'était roulé sur l'herbe du sentier, il avait cueilli
des fleurs par poignées pour Petite mère, il avait joué avec
l'eau de la fontaine jusqu'à ce que son unique pantalon fût
trempé à être tordu. Quand il revint pour manger sa soupe et se
coucher il était sale à faire peur, mais heureux comme un roi.

-- Allons, dit Sylvanie, toujours de bonne humeur, va te laver le
visage et les mains à la fontaine et puis couche-toi bien vite
afin que je puisse en faire autant de ton pantalon et le mettre
sécher devant le feu avant qu'il soit tout à fait éteint. Demain
matin un coup de fer l'achèvera. Gtand'mère, j'irai demain
demander à madame Nanette si elle ne pourrait pas nous prêter
quelques nippes de son petit Joseph pour Charlot, et puis je lui
ferai un pantalon avec un morceau de ma toile.

-- Et tes chemises? demanda la vieille dame.

-- Oh! ça n'en prendra pas beaucoup, il n'est pas bien grand,
notre Charlot. Quant à la pauvre petite je lui taillerai une robe
dans ma jupe lilas qui est devenue beaucoup trop courte pour moi.
L'étoffe n'en est plus bien bonne, mais ça lui fera encore de
l'usage, elle est si soigneuse.

Lorsque le lendemain matin Charlot se réveilla et voulut se lever
pour courir au jardin, il n'y avait pas moyen de mettre son
pantalon qui n'avait pas voulu sécher pendant la nuit. Sylvanie
lui dit qu'il fallait attendre et pendant que le fer chauffait
elle l'affubla du jupon rapiécé de Petite mère qui, tombant
presque sur le bout de ses pieds, lui faisait un costume assez
convenable. Mais Charlot le trouvait indigne de lui; il refusa
d'aller ainsi accoutré chercher de l'eau à la fontaine et s'assit
sur son lit d'un air fort mécontent. Il fallut même se fâcher
pour obtenir qu'il vînt boire son lait près de la table. Sylvanie
se moqua un peu de sa mauvaise humeur, qui se changea alors en
colère... Vous représentez-vous ce petit homme vêtu de son long
jupon, rouge de fureur, frappant des pieds et menaçant des
poings? C'était vraiment un spectacle à voir... Petite mère ne se
doutait de rien; elle dormait encore et on avait fermé la porte
pour qu'elle fût tranquille.

Sylvanie commença par rire de cette grotesque petite figure, mais
lorsqu'elle vit que c'était un sérieux accès de colère, elle prit
le petit méchant par le bras pour le mettre dans un coin noir où
elle tenait son bois. Charlot se débattait comme un furieux.

-- C'est comme ça que tu faisais avec ta pauvre soeur, lui
dit-elle; je t'ai vu la battre une fois, mais avec moi tu n'en
prendras pas aussi à ton aise... Tu vas te mettre là jusqu'à ce
que tu sois plus raisonnable.

-- Vous êtes méchante! cria Charlot exaspéré par le calme de la
jeune fille. J'aime bien mieux Petite mère; elle ne me fait
jamais de mal, elle... Elle est bien meilleure que vous. Petite
mère! Petite mère!... je veux que tu viennes... Je ne veux pas
rester avec cette méchante Sylvanie!...

La porte de la petite chambre s'entr'ouvrit doucement et Petite
mère parut sur le seuil tout effrayée... Les cris de son frère
l'avaient réveillée en sursaut et elle tremblait comme une
feuille.

-- Vois-tu ce que tu as fait, méchant garçon! dit Sylvanie en
prenant Petite mère dans ses bras pour la reporter dans son lit.
Elle dormait si bien et maintenant elle est toute tremblante.
Allons, petite, tu dois être accoutumée à l'aimable caractère de
ton Charlot, ainsi laisse-moi le mettre dans ce coin noir d'où il
ne sortira que lorsqu'il m'aura demandé pardon des sottises qu'il
m'a dites.

C'était la première fois de sa vie que Charlot était puni. Il
avait été frappé, battu par des voisins lorsqu'il leur jouait de
mauvais tours ou par des gamins plus forts que lui; quelquefois
même il avait reçu un coup de son père, mais il n'avait jamais
été puni lorsqu'il était méchant, comme il l'était en ce moment
par Sylvanie. Petite mère se contentait de lui dire: "Oh!
Charlot, tu me fais beaucoup de peine." Il avait cru qu'il en
serait de même avec sa nouvelle amie, mais il s'était trompé, il
le voyait bien maintenant.

Petite mère s'était recouchée et attendait avec anxiété l'issue
de cette scène; Sylvanie repassait tranquillement le pantalon;
Charlot avait cessé de crier. Il réfléchissait, chose salutaire
qui ne lui arrivait pas souvent, et le résultat de ses réflexions
fut qu'il valait mieux être sage que méchant, puisque, s'il se
soumettait à demander pardon, il pourrait remettre son pantalon
et aller courir dans la campagne. Une pensée meilleure encore,
parce qu'elle était moins égoïste, lui vint aussi: c'est que
Sylvanie avait été bien bonne pour lui et que ce n'était pas beau
de la payer de cette manière, mais comme c'était difficile de
demander pardon! Il ne l'avait jamais fait, son orgueil se
révoltait. Pourquoi avait-il été méchant?... S'il ne s'était pas
mis en colère il n'aurait pas eu besoin de demander pardon et de
s'humilier devant Sylvanie. Non!... il ne le ferait pas!... il
aimait encore mieux rester dans son coin noir tout le jour.

La lutte dura quelques minutes qui lui parurent très longues.
L'inquiétude de Petite mère allait croissant, et si elle avait
osé sortir de son lit et traverser le cuisine pour aller auprès
de Charlot, elle l'aurait entouré de ses bras et lui aurait dit
d'une voix suppliante: "Mon Charlot, je t'en prie, sois sage!
demande pardon!"

Et probablement comme Charlot était doué d'un esprit de
contradiction très prononcé, cela n'aurait fait que retarder la
victoire du bon sentiment sur le mauvais.

Enfin une voix mal assurée sortit du recoin noir.

-- Je veux être sage, disait-elle.

Sylvanie entr'ouvrit la porte et regarda Charlot qui eut un
instant l'idée de reculer, mais elle avait un sourire sur les
lèvres, cela le décida.

-- Je suis fâché d'avoir été méchant, dit-il.

-- A la bonne heure, c'est tout ce que je te demande. Maintenant
viens mettre ton pantalon qui est à peu près sec, et tu iras me
cueillir de l'oseille dans le jardin. Je te montrerai comment il
faut t'y prendre.

Ce fut une heureuse matinée en dépit de son triste commencement.
Charlot cueillit l'oseille pour la soupe, et, pour comble de
bonheur, Sylvanie consentit à le laisser un moment conduire la
chèvre le long du sentier, en lui attachant solidement autour de
la taille la corde mince qui la retenait. Ils étaient donc
inséparables, la chèvre et le petite garçon; il est facile de
comprendre que cette situation devait donner lieu à de joyeuses
luttes dans lesquelles Charlot était toujours vaincu, mais
Sylvanie le suivait de près et ne permettait pas que Brunette
abusât de sa force. Lorsqu'ils rentrèrent, Petite mère demanda à
s'habiller; elle se sentait si bien et le temps était si beau.
Sylvanie la porta sous le grand cerisier et l'assit dans le
fauteuil qu'elle avait préparé pour la recevoir.

-- Mais, dit Petite mère d'un air inquiet, il ne faut pas me
mettre dans ce fauteuil.

-- Tu t'y mettras jusqu'à ce que tu sois assez forte pour
t'asseoir sur une chaise.

-- Mais elle sera fâchée, peut-être...

-- Qui?... ma grand'mère?... Je te dis que c'est elle qui le
veut. Allons, souviens-toi que tu es une malade. Quand tu seras
tout à fait guérie tu pourras t'asseoir par terre si tu veux.

Petite mère se soumit, mais non sans que son pauvre petit coeur
restât quelque peu troublé.

Sylvanie l'avait quittée pour aller faire son ménage. Restée
seule, elle avait fini, malgré ses scrupules, par se laisser
aller tout au fond du fauteuil, et avait fermé ses yeux que le
jour éblouissait. Il était près de midi, les oiseaux ne
chantaient pas, mais on entendait le murmure léger de la brise
dans le feuillage et celui des insectes dans l'herbe touffue.
Tout cela était nouveau pour elle; elle n'avait pas la force de
penser beaucoup, mais elle se laissait aller à un sentiment de
bien-être inexprimable. Elle était à la campagne... Oh! que
c'était beau la campagne! combien elle trouvait heureux ceux qui
y vivent toujours! Elle fut tout à coup tirée de sa douce
somnolence par un bruit de pas qui approchaient derrière elle; ce
ne pouvait être ni Charlot, dont elle aurait bien reconnu les
petits pas précipités, ni Sylvanie qui avait une démarche vive et
légère. Celle de la personne qui s'avançait était lente et
traînante. Etait-il possible que ce fût la vieille dame? Sans
doute, alors elle venait réclamer son fauteuil, peut-être la
gronder d'avoir osé s'y mettre... La pauvre petite était de
nouveau toute tremblante.

Oui, c'était bien la vieille dame. Lorsqu'elle fut en face de
Petite mère qui, dans sa terreur, s'était soulevée à moitié, elle
la regarda d'un air de compassion et de bonté.

-- Es-tu bien là, petite? lui demanda-t-elle.

Mais Petite mère ne se sentit pas encore rassurée. Elle savait
qu'elle ne pouvait se faire entendre. Comment expliquer à la
vieille dame que ce n'était pas sa faute si elle occupait son
fauteuil et qu'elle voudrait bien pouvoir le quitter, mais
qu'elle n'aurait pas la force de retourner seule à la maison et
que Sylvanie lui avait dit qu'elle ne devait pas s'asseoir sur
l'herbe. Elle la regardait d'un air moitié suppliant, moitié
désespéré, car il lui était resté une terreur profonde de ses
premiers rapports avec la pauvre sourde, et elle ne comprenait
pas encore que celle-ci ne demandait qu'à réparer le tort qu'elle
lui avait fait sans le vouloir.

-- Eh bien, petite, répéta la vieille dame qui ne se doutait pas
de la frayeur qu'elle lui inspirait, le trouves-tu bon, mon
fauteuil?

Il faut se rappeler que la pauvre grand'mère n'entendait pas sa
propre voix, qui était un peu rude, et ne pouvait la modérer.
Cette voix paraissait formidable à la craintive Petite mère.

-- Oh! madame, s'écria-t-elle, je ne savais pas... ce n'est pas
ma faute...

Et, dans son effroi, elle se laissa glisser par terre malgré les
efforts de la vielle dame qui tendait sa main tremblante pour la
retenir.

Heureusement Sylvanie n'était pas loin. Elle arriva en courant,
prit l'enfant à bras le corps et la réinstalla dans le fauteuil
en lui disant:

-- Petite folle, que fais-tu donc?

Puis, se tournant vers la vieille dame, elle lui cria:

-- Elle croit que vous êtes fâchée de ce qu'elle est dans votre
fauteuil, grand'mère.

-- Non, non, répondit celle-ci, je lui donnerais bien volontiers
mon fauteuil pour la dédommager du mal que je lui ai fait.
Restes-y tant que tu voudras, ma fille, tu es la bienvenue.

Il n'y avait plus moyen de s'y méprendre. Petite mère comprit
enfin que les sentiments de la vieille dame envers elle étaient
d'une bienveillance extrême. Elle la remercia en se laissant
aller de nouveau dans le fauteuil et, à partir de ce moment, elle
se sentit tout à fait heureuse.

L'après-midi Sylvanie vint s'installer auprès d'elle avec son
ouvrage: c'était le pantalon destiné à Charlot. On attacha la
chèvre au tronc du cerisier et elle se mit à brouter de bonne
grâce l'herbe rase qui croissait autour, donnant de temps à
autre, par manière de diversion, un coup de dent dans une haie
vive. Charlot s'amusait à se tailler, avec un vieux couteau
ébréché, un petit bateau pour le faire aller sur la fontaine.

-- Comme vous cousez vite, dit la petite convalescente en
regardant Sylvanie.

-- Tu trouves... Sais-tu coudre?

-- Je me suis appris un peu, et une voisine m'a montré à mettre
les pièces, mais je vais lentement, parce que je ne sais pas
bien.

-- Quand tu auras repris tes forces je te montrerai.

-- Oh! merci.

Ce fut une délicieuse journée et certainement Petite mère fit
plus de progrès pendant ces quelques heures passées en plein air
et au milieu des arbres et des fleurs, que dans toute une semaine
passée dans sa chambre sans air et sans soleil.



XXIII



Chaque jour, dès le matin, Petite mère s'établissait sous le
cerisier. Elle ne trouvait jamais la journée trop longue: il y
avait tant à regarder; tant à admirer... Tantôt c'était un oiseau
qui voltigeait et sautillait autour d'elle, tantôt une fleur que
Charlot lui apportait, tantôt un nuage au ciel qui changeait de
place et de forme tandis qu'elle le suivait des yeux. Vers le
soir, quand les ombres commençaient à s'allonger sur les
prairies, on la ramenait à la maison. Le matin elle pouvait
marcher en s'appuyant un peu sur le bras de Sylvanie, mais le
soir elle était fatiguée et celle-ci la portait comme le premier
jour. Les joues de Petite mère prenaient des teintes rosées comme
elles n'en avaient pas eu depuis qu'elle était toute enfant;
elles étaient aussi moins creuses et ses yeux paraissaient moins
étrangement grands dans sa petite figure; sa bouche s'ouvrait
souvent pour sourire. Elle était bien changée, mais elle avait
toujours son air doux et sérieux, et le bonheur ne la rendait pas
égoïste.

Un jour une voiture s'arrêta à l'entrée du sentier qui conduisait
à la petite maison; c'était un événement. A part celle qui avait
amené les enfants, Sylvanie ne se souvenait pas d'avoir vu
pareille chose en sa vie. Elle regarda avec curiosité de la
fenêtre de sa cuisine et vit descendre une dame et une petite
fille qui s'avancèrent vers la maison. Alors Sylvanie essuya à la
hâte ses mains qui étaient dans l'eau de savon et alla au-devant
des visiteuses.

-- Nous venons voir notre petite malade, dit madame Grandville,
que la jeune fille reconnut alors pour l'avoir entrevue le jour
où elle était allée chercher Petite mère. Quant à Edith elle ne
l'avait pas encore rencontrée.

-- Vous la trouverez dehors, Madame, je vais vous conduire auprès
d'elle. Elle ne mérite presque plus le nom de malade, vous allez
la trouver bien changée.

Petite mère les vit venir de loin, et reconnut aussitôt la
"petite dame;" ses yeux brillèrent, elle rougit jusqu'à la racine
des cheveux, et puis la timidité prit le dessus, et lorsque les
visiteuses furent tout près d'elle elle n'osa rien dire, pas même
tendre la main. Mais Edith ne se laissa pas arrêter par cette
froideur apparente; elle l'embrassa en disant:

-- Que je suis contente de te revoir, ma chère Fleurette.

Petite mère, tout interdite de s'entendre appeler ainsi, ne dit
encore rien.

-- Est-ce que tu m'as oubliée?

-- Oh! non, répondit-elle avec un regard qui en disait bien plus
que ses paroles, mais je ne m'appelle pas Fleurette.

-- Je sais... Maman m'a dit qu'on t'appelle Petite mère. C'est
gentil aussi, on dirait que c'est pour jouer; mais moi je
t'appellerai toujours Fleurette parce que c'est le nom que je te
donnais en pensant à toi. Cela ne te fait rien, n'est-ce pas? Où
est Charlot?

-- Il joue à la fontaine.

-- Je vais le chercher, dit Sylvanie, mais il ne sera guère
présentable.

Elle courut d'abord chercher des chaises pour les visiteuses,
puis appeler Charlot qui vint, tout trempé et tout honteux,
baissant la tête et ne voulant regarder personne en face.
Pourtant au bout d'un moment, "la jolie petite dame" l'avait mis
à l'aise et il babillait de bonne grâce tout en jouant avec les
boucles blondes qui lui avaient laissé un si profond souvenir.

Quand madame Grandville eut bien admiré la bonne mine de la
petite convalescente, la jolie vue qu'on avait sous le grand
cerisier, la maison tout entourée de verdure, elle proposa à
Sylvanie de venir avec elle jusqu'à la voiture pour y prendre
quelques provisions qu'elle avait apportées.

-- Si vous pouvez, lui dit-elle, nous donner vers la fin de
l'après-midi quelque chose à manger, nous resterons un peu, et je
dirai au cocher d'aller au village voisin et de revenir nous
prendre avant la nuit.

-- J'ai du lait de ma chèvre, du pain noir et du fromage,
répondit Sylvanie, un peu inquiète de la modestie de ses
ressources.

-- Oh! alors nous ne manquerons de rien et si réellement cela ne
vous gêne pas nous resterons.

Le cocher fut donc congédié et madame Grandville entra avec la
jeune fille dans la maison.

Elle fut enchantée de l'ordre et de la propreté qui y régnaient,
mais elle ne fit pas de compliments à Sylvanie, car celle-ci
était si naturellement aimable et distinguée que l'on ne pouvait
s'étonner que tout, autour d'elle, portât le même cachet.

La vieille grand'mère était assise sur une chaise près d'une
fenêtre.

-- Elle est très sourde, dit Sylvanie.

-- Oh! cela ne m'empêchera pas de causer avec elle. J'ai une
bonne voix pour me faire entendre des oreilles les plus dures.

Lorsque la grand'mère, qui ne s'était pas doutée de l'arrivée
d'une voiture, eut compris à peu près qui était la visiteuse,
celle-ci entama avec elle une conversation qui, bien qu'un peu
pénible, marchait pourtant d'une manière tout à fait
satisfaisante. Au bout d'une demi-heure madame Grandville était
au courant de tout ce qui concernait Sylvanie et sa grand'mère.
Elle prenait tant d'intérêt à ce que celle-ci lui racontait sur
l'activité, le savoir-faire, la vaillance de sa petite-fille,
que, tout heureuse d'être écoutée ainsi, la bonne dame aurait
volontiers parlé jusqu'au soir.

Madame Grandville avait apporté ses crayons et elle voulut en
profiter pour faire un croquis de la vieille petite maison à
moitié cachée par les grands arbres qui, au premier coup d'oeil,
l'avait frappée comme digne de figurer dans son album.

Elle choisit le point de vue le plus pittoresque et se mit à
l'oeuvre. La vieille dame, flattée de ce qu'on faisait "le
portrait de sa maison," vint sur le seuil pour jouir de la vue de
l'artiste; Sylvanie allait et venait pour ses préparatifs, et
sous le grand cerisier caché par un angle du mur, on entendait
les voix de trois enfants qui causaient.

Petite mère n'était plus du tout intimidée. Elle avait la main
dans celle d'Edith et la regardait avec des yeux brillants.
Celle-ci avait trouvé place dans le grand fauteuil à côté d'elle
et Charlot se tenait assis par terre à leurs pieds. Si ce n'avait
été son admiration pour "la petite dame" il n'aurait certainement
jamais abandonné la fontaine pour se tenir si tranquille et
pendant si longtemps!... Ils étaient plongés dans une
conversation qui les absorbait tous les trois. Petite mère
racontait qu'elle avait demandé au bon Dieu de dire à ceux qui la
croyaient coupable qu'elle n'avait pas volé, et elle ajoutait en
regardant Edith de ses yeux pensifs:

-- Il le savait bien, n'est-ce pas?

-- Je le crois bien qu'il le savait. Il sait tout, même ce que
nous ne disons à personne. Pauvre Fleurette, quand je pense que
c'est moi qui suis cause que tu as été si malheureuse... Pourtant
je ne croyais pas mal faire en te donnant ma pièce d'or. Mais
maintenant tu n'y penseras plus, n'est-ce pas? Tu n'es pas fâchée
contre moi!...

-- Mais, dit Charlot qui n'avait écouté que les premiers mots, je
voudrais pourtant bien qu'on me dît comment le bon Dieu pouvait
le savoir.

-- Que veux-tu dire? demanda Edith en caressant la bonne joue
ronde du petit garçon. Est-ce que tu ne sais pas que Dieu voit
tout?

-- Nous ne savons rien, dit Petite mère tristement. On m'a dit de
prier Dieu, mais je ne sais pas où il est. Est-ce que vous l'avez
vu?

-- Vu!... Mais personne ne l'a vu... On ne le voit pas...

-- Alors comment le connaît-on?

La réponse était plus difficile qu'Edith ne l'avait cru au
premier abord. Elle réfléchit un moment.

-- Je ne sais pas bien, dit-elle... Jamais je n'ai eu l'idée de
me le demander. Voyons, que j'essaie de le comprendre... D'abord
tout ce qui est autour de nous, ces arbres, ces prés, le soleil
et le grand ciel bleu, je sais bien que c'est lui qui l'a fait...
Qui serait-ce? Les hommes ne pourraient pas.

-- Et les maisons? demanda Charlot.

-- Non. Les maisons, nous savons bien que les hommes les font,
puisque nous le voyons tous les jours.

-- Alors ils peuvent bien faire aussi les arbres?...

-- Non, parce que, vois-tu, Charlot, c'est beaucoup plus
difficile. Pense qu'un arbre est d'abord tout petit. Il croît...
il grandit comme nous. Nous grandissons, tu sais, tandis que les
maisons restent toujours comme on les a faites.

-- C'est vrai... dit Petite mère.

-- Maman m'a dit une fois que les hommes peuvent faire beaucoup
de choses très belles, mais qu'ils ne peuvent rien faire de
vivant.

-- Je voudrais... commença Petite mère, et elle s'arrêta.

-- Que voudrais-tu?

-- Je voudrais qu'on me dît tant de choses!... Quand j'étais
toute seule pendant que Charlot dormait et que le père ne
revenait pas, je pensais quelquefois que le bon Dieu était tout
près... Alors je n'avais plus peur et je lui demandais de nous
donner du pain et de ramener le père. Ma maman me disait
toujours; "Aie confiance en Dieu, demande-lui tout." Mais on ne
m'a jamais rien expliqué, et quelquefois je pensais qu'il n'y
avait personne pour m'entendre puisque jamais personne ne me
répondait.

-- Mais tu vois bien qu'il a pris soin de toi, Fleurette! Il
t'entendait donc!...

-- Oui, je le vois bien maintenant.

-- Mais où est-ce qu'il est donc? demanda Charlot d'un ton
impatient, car il lui fallait une réponse précise. Je croyais
qu'il était dans le ballon, mais le monsieur a dit que non.

-- Oh! Charlot, mon pauvre Charlot! s'écria Edith en riant, dans
le ballon!... Mais le ciel même, le grand ciel bleu ne peut pas
le contenir. Nous ne pouvons pas comprendre cela, mais nous
pouvons au moins aimer Dieu et lui demander de nous apprendre à
le connaître.

-- Je l'aimerai quand je l'aurai vu, dit le petit garçon avec
décision.

-- Jésus a dit: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton
coeur. Il faut donc bien que tu l'aimes, Charlot.

-- Qui est ça, Jésus?

-- Comment tu ne sais pas qui est Jésus? Et toi, Fleurette?

Petite mère était devenue toute rouge.

-- J'ai vu son portrait dans une église, dit-elle. Il était sur
une croix et il avait une couronne d'épines. Pourquoi est-ce
qu'ils lui avaient fait tant de mal?

-- Je vais vous raconter son histoire, dit Edith. Ecoute-moi
bien, Charlot.

Il y avait une fois dans un pays, qu'on appelle la Judée, des
bergers qui gardaient leurs troupeaux dans les champs. C'était la
nuit et tout à coup ils ont vu une grande lumière et ils ont
entendu une belle musique. C'étaient des anges qui chantaient. Tu
sais ce que c'est que les anges, Charlot?

-- Oui, dit le petit garçon, j'en ai vu dans les images.

-- Eh bien, les anges dirent aux bergers que dans une ville qui
s'appelait Bethléem il venait de naître un petit enfant. Alors
ils se levèrent pour aller le voir et une étoile les
conduisait...

-- Une étoile!... répéta Petite mère avec étonnement.

-- Oui, elle marchait devant eux et ils la suivaient.

-- Une étoile n'a pas de jambes, dit Charlot d'un ton bourru.

-- Non, mais elle marchait dans le ciel, et quand elle s'arrêta
les bergers aussi s'arrêtèrent. Et ils trouvèrent le petit enfant
Jésus dans une crèche. Tu sais ce que c'est?...

-- Ah! oui, j'ai vu cela dans une boutique, répondit Petite mère,
et on m'a dit que c'était l'enfant Jésus, mais je ne savais pas
ce que cela voulait dire.

-- Alors les bergers se sont mis à genoux devant le petit
enfant...

-- Pourquoi? demande Charlot étonné.

-- Parce qu'ils savaient que ce pauvre petit enfant, couché dans
cette crèche, était venu du ciel pour leur apprendre à connaître
Dieu et à l'aimer. Ensuite il grandit, et il était toujours sage,
toujours obéissant. Et quand il fut devenu un homme il faisait du
bien à tout le monde, il guérissait les malades, il consolait
ceux qui étaient malheureux. Il parlait du bon Dieu et il disait:
"Aimez-le de tout votre coeur, et aimez les autres comme
vous-mêmes." Alors ceux qui l'entendaient disaient: "Il nous parle de
la part de Dieu," et ils allaient partout avec lui pour
l'entendre encore. Et les petits enfants mêmes aimaient à aller
auprès de lui parce qu'il les prenait dans ses bras et les
bénissait. Mais les méchants le haïssaient et voulaient lui faire
du mal. Et bientôt ils l'ont pris et l'ont cloué sur une croix
avec une couronne d'épines sur la tête, et ils le frappaient et
l'insultaient. Et lui, il demandait à Dieu de leur pardonner...

-- Est-ce qu'il est mort? demanda Petite mère qui écoutait avec
une attention intense.

-- Oh! oui, il est mort... et il est retourné au ciel. Mais
alors, maintenant, tu comprends, nous savons que le bon Dieu nous
aime, puisque Jésus nous l'a dit. Nous savons qu'il veut nous
pardonner notre méchanceté et nous rendre bons comme Jésus
l'était.

Petite mère écoutait toujours les mains croisées sur ses genoux,
les yeux pleins de larmes.

-- Oh, dit-elle, si seulement il était encore sur la terre!...

-- Oui, dit Edith, je le voudrais bien aussi, mais nous irons au
ciel et nous le verrons si nous aimons Dieu de tout notre coeur
et notre prochain comme nous-mêmes. Et alors aussi nous verrons
Dieu...

En parlant ainsi Edith levait ses yeux bleus vers le ciel; il
semblait qu'elle entrevît quelque chose dans les profondeurs de
l'azur. Petite mère la regardait et son coeur se remplissait de
pressentiments des choses éternelles. Charlot, un peu las d'une
conversation si sérieuse, s'était mis à quatre pattes pour voir
de plus près une fourmi qui trottait, affairée, parmi les brins
d'herbe.

-- Je t'apporterai un livre où tu pourras lire l'histoire de
Jésus, dit Edith à Petite mère.

-- Je ne sais pas lire, répondit la pauvre petite toute confuse.

-- Oh! que c'est triste!... Mais tu apprendras, Fleurette; ce
n'est pas très difficile, je suis sûre que tu sauras bien vite.
Moi j'aime beaucoup à lire, mais j'aime encore mieux causer comme
à présent. Quand tu seras guérie tu viendras me voir quelquefois,
et je viendrai aussi chez toi. Nous causerons...

-- Mais, dit Petite mère, moi, je ne sais rien...

-- Je suis sûre que tu sais beaucoup de choses que je ne sais
pas. Dis-moi un peu ce que tu sais faire...

-- Rien... répéta la petite.

-- Je suis sûre que tu sais faire ton lit, balayer ta chambre.

-- Oui, mais ce n'est pas difficile. Je sais aussi faire cuire la
soupe.

-- Oh! que tu es habile! Moi je ne sais rien faire de tout cela.
Quand je veux m'en mêler la femme de chambre me dit "Laissez,
Mademoiselle, ce n'est pas votre affaire." Mais je voudrais
apprendre aussi, car c'est amusant de faire le ménage. Et toi,
Charlot, que sais-tu faire, gros garçon?

-- Moi, répondit Charlot, je sais cueillir l'oseille, et quand je
serai grand je saurai bâtir des maisons.

Sylvanie arrivait avec une petite table qu'elle couvrit d'une
nappe un peu grossière, mais d'une parfaite propreté. Elle y posa
des tasses, des assiettes, du lait, du pain de seigle, du fromage
et une grande assiettée de fraises qu'elle venait de cueillir
dans le jardin. C'était un repas charmant; Edith et sa mère
croyaient n'en avoir jamais fait de si bon. Charlot en prit une
large part sans se faire prier et Petite mère but son lait.
Sylvanie allait et venait pour servir, tandis que ses poules
s'aventuraient jusque sous le cerisier pour becqueter les miettes
du festin. Il fallut ensuite montrer à Edith la chèvre dont elle
venait de boire le lait, et Sylvanie voulut encore lui cueillir
un bouquet moitié de fleurs de son jardin, moitié de fleurs des
champs entremêlées d'herbes fines; tout cela prit du temps et le
soleil était bien bas à l'horizon lorsque la voiture, qui avait
attendu patiemment au bout du sentier, s'éloigna enfin emportant
les deux visiteuses. Les habitants de la petite maison les
suivirent des yeux tant qu'ils le purent, puis on rentra et
Petite mère se remit au lit un peu lasse, mais les yeux brillants
et le coeur joyeux.

-- Je ne veux pas dormir, je veux penser, dit-elle à Sylvanie qui
se penchait sur elle en lui souhaitant une bonne nuit.

-- A qui veux-tu penser?

-- A tout ce qu'elle m'a dit. Elle nous a raconté une si belle
histoire, et maintenant je sais que Dieu nous aime...

Un quart d'heure après elle dormait paisiblement. De beaux et
doux rêves la faisaient sourire, et lorsqu'elle s'éveilla dans la
nuit elle se sentait si heureuse qu'elle aurait voulu pouvoir le
dire à quelqu'un, mais tout le monde dormait. Par la petite
fenêtre un rayon de lune se glissait dans la chambrette entre les
branches du rosier; un rossignol tardif chantait dans les arbres
et le murmure de la fontaine se mêlait à sa voix. Tout était si
doux, si paisible. Petite mère se rendormit en souriant encore.




Oui, l'amour de Dieu veille sur vous, pauvres enfants, l'amour de
Dieu vous enveloppe de toutes parts! Petite mère le sait
maintenant. Pour en avoir conscience il faut un coeur d'enfant,
un coeur pur et aimant. Quelle douceur infinie dans le sentiment
de cet amour!

Elle dormit jusqu'au matin de ce sommeil profond et paisible, et
lorsqu'elle se réveilla sa première pensée fut:

-- Je suis tout à fait guérie...

Madame Nanette vint dans la journée, apportant un poulet de sa
basse-cour pour la malade, et du beurre de sa façon pour
Sylvanie. En regardant Petite mère, elle put à peine croire
qu'elle avait sous les yeux la même enfant qui lui avait paru
toute semblable à une figure de cire.

-- Mais te voilà toute vivante, lui dit-elle, je n'aurais jamais
cru qu'on pût changer à ce point en si peu de temps.

Et en s'en allant elle dit à Sylvanie:

-- Vous aviez raison, ma fille, cette petite a l'air de vouloir
vivre.



XXIV



Deux semaines après la visite d'Edith, Petite mère et Charlot se
trouvaient de nouveau dans la chambre sombre que nous
connaissons. Il faisait bien beau au dehors, mais les rayons du
soleil n'y pénétraient guère, et leurs yeux n'étaient plus
réjouis par la vue des arbres et des prés en fleurs, ni leurs
oreilles par le murmure rafraîchissant de la fontaine. Brunette
n'avançait plus sa jolie tête pour attraper un morceau de pain
dans la main de sa petite amie; le joyeux rire de Sylvanie ne se
faisait plus entendre. Quel changement!

Les enfants étaient dans la même attitude où nous les avons vus
pour la première fois, Petite mère assise sur la chaise sans
dossier et Charlot à ses pieds sur le plancher, la tête appuyée
sur ses genoux; mais cette fois ils n'avaient pas faim, car,
outre un bon déjeuner pris avant de quitter la maison sur la
lisière du bois, ils avaient trouvé à leur arrivée un repas chez
madame Charles.

Pourtant Charlot était triste et même un peu grognon.

-- Je ne sais pas pourquoi nous sommes revenus ici, disait-il.
C'est vilain cette chambre noire. J'aimerais mieux être resté
là-bas, il y faisait si beau. Quand je serai grand, je veux rester
toujours à la campagne.

-- Mais, mon chéri, nous ne pouvions y rester puisque le père
revient... Ne te réjouis-tu pas de le voir?

Charlot ne répondit rien.

-- Aurais-tu voulu y rester tout seul?

-- Non, avec toi...

-- Mais moi, Charlot, je n'aurais pas voulu y rester maintenant
que le père revient. Pense comme il serait triste s'il ne
trouvait personne. Nous allons le soigner si bien! Il est encore
faible... il faudra être bien sage, bien tranquille, Charlot.

-- Où pourra-t-il s'asseoir? demanda le petit garçon.

C'était un problème, en effet. Petite mère regarda tout autour de
la chambre d'un air d'anxiété. Elle y avait bien déjà pensé, mais
que pouvait-elle faire?...

-- Il n'y a que le lit, dit-elle.

-- Est-ce qu'il restera toujours couché?

-- Non, tu sais bien que madame Perlet a dit qu'il peut
maintenant marcher avec une canne. Il sera bientôt tout à fait
guéri. N'es-tu pas bien content de le revoir, Charlot?...

Même silence. Charlot ne pouvait pas encore oublier l'impression
de terreur qu'il avait reçue la première fois qu'il avait revu
son père après l'accident, alors qu'il était étendu sans
mouvement et sans connaissance. Pourtant il n'aurait pas voulu
dire qu'il ne se réjouissait pas de le revoir, il sentait lui-même
que c'eût été mal; il aimait donc mieux ne pas répondre.

-- Nous étions si bien à la campagne, reprit-il après un moment
de silence.

-- Oui, mais, tu sais, nous ne pouvions pas y rester toujours...
Sylvanie et la vieille dame ont été bien bonnes pour nous, mais
nous ne sommes pas à elles, tu comprends... Elles ne pouvaient
pas nous garder toujours.

-- Pourquoi? demanda Charlot qui ne comprenait rien à ces
subtilités. Elles nous aiment bien...

-- Oui, mais elles ne peuvent pas prendre soin de nous comme le
père, parce que lui, c'est notre père... il nous aime encore
mieux.

-- Je voudrais bien être avec lui s'il était dans une belle
campagne, mais je n'aime pas à être ici!... c'est noir, c'est
vilain!...

Petite mère regarda les murs nus et noircis et soupira en pensant
au beau rosier grimpant qui tapissait celui de la petite maison.
Comme tout était joli et frais à la campagne! Personne mieux
qu'elle ne sentait le contraste. Elle aurait volontiers pleuré,
mais elle reprit bien vite le dessus en pensant que le père
pouvait arriver d'un moment à l'autre.

On entendait dans le corridor un bruit inaccoutumé, et tout à
coup la porte s'ouvrit, laissant paraître sur le seuil madame
Charles tout essoufflée.

-- J'apporte mon fauteuil pour ton père, dit-elle en s'adressant
à Petite mère; il en aura besoin, le pauvre homme... Mais je n'en
peux plus... Es-tu assez forte pour m'aider?

-- Moi! moi! cria Charlot tout heureux de cette diversion.

Petite mère apporta aussi son faible concours, et à force de
peine on parvint à faire entrer le lourd fauteuil et à le placer
près de la fenêtre.

-- Là!... dit la vieille dame, c'est au moins un siége convenable
pour un malade. Et où se mettrait-il d'ailleurs? C'est bien
heureux que cette idée me soit venue.

-- Oh! merci, dit Petite mère rayonnante, comme il sera bien
là!... Vous êtes bonne, madame Charles.

Et dans sa reconnaissance elle prit la main de la vieille dame et
la baisa, puis resta toute honteuse de s'être ainsi livrée à son
impulsion.

-- Est-ce qu'on embrasse une vieille main toute ridée? dit la
bonne dame en s'en allant.

Et, quittant son ton grondeur dès qu'elle fut seule, elle
continua en se parlant à elle-même.

-- Pauvre petite... c'est pourtant elle qui m'a appris à penser
aux autres. Avant sa maladie je ne savais pas qu'on est heureux
de pouvoir s'entr'aider; maintenant je le sais..... Pauvre
petite!...

Les enfants, ravis de voir la chambre prendre un aspect si
confortable, changèrent plusieurs fois la place du fauteuil, et
finirent par le laisser à celle qu'on avait choisie en premier
lieu. Tout à coup Charlot s'écria joyeusement:

-- Petite mère, voilà le chat!...

En effet, sa majesté fourrée était entrée avec madame Charles et,
n'étant pas partie en même temps qu'elle, faisait une apparition
solennelle, sortant d'un coin où personne ne l'avait aperçue. Les
deux enfants n'avaient pas revu Minet depuis leur départ pour la
campagne. Charlot lui fit des avances un peu brusques sans
réussir à l'attirer, mais le chat s'approcha de Petite mère et
sauta sur ses genoux.

-- Il sait bien que tu ne l'aimes pas, dit-elle pour expliquer
cette conduite de la manière la moins blessante pour Charlot.

-- Oh! je l'aime bien maintenant, mais j'aime encore bien mieux
Brunette. Elle est si jolie et elle donne de si bon lait. Et toi,
ne l'aimes-tu pas mieux?

-- Je ne sais pas... C'est si agréable de caresser un chat, il a
l'air si content. Brunette ne reste jamais tranquille un instant.

-- C'est vrai, mais j'aime bien ça, moi. Ah! si nous étions
encore ensemble là-bas!...

-- Ecoute, mon Charlot, il ne faut pas avoir l'air triste quand
le père arrivera. Tu sais bien que Sylvanie a dit qu'elle
viendrait nous chercher quand elle s'ennuyerait trop de nous.

Petite mère se tut brusquement. On entendait quelque chose dans
l'escalier, des pas lents, un peu traînants, accompagnés d'un
autre bruit, comme celui d'un bâton qui frappait chaque marche.
Les enfants se tenaient immobiles... Les pas se rapprochaient...
Enfin ils s'arrêtèrent. Il y eut un moment d'hésitation, puis la
porte s'ouvrit, et un homme grand, maigre, appuyé sur une canne
parut sur le seuil.

-- Le père!... s'écria Petite mère en s'élançant vers lui.

Elle le prit par la main et le conduisit au fauteuil où il tomba
plutôt qu'il ne s'assit... il était si fatigué! Charlot, tout
interdit, le regardait sans oser s'approcher. Le père avait fermé
les yeux et s'était laissé aller au fond du fauteuil, car il
était encore très faible. Bientôt il les rouvrit et, regardant
son petit garçon:

-- Tu ne me reconnais pas? lui dit-il. Je te reconnais bien, moi,
tu es toujours le même, mon gros Charlot, mais Petite mère, elle,
a grandi; elle est devenue presque une femme.

Cette idée que Petite mère était une femme fit rire Charlot, et
une fois qu'il eut ri il se sentit plus à l'aise. Posant la main
sur un des genoux de son père, il demanda:

-- Est-ce que la grande maison est finie?

-- La grande maison!... répéta le père un peu étonné de cette
question qui n'avait aucun rapport avec ses pensées du moment.
Non, elle ne doit pas être achevée, mais pourquoi penses-tu à la
grande maison, mon garçon?

-- C'est que j'aime beaucoup les grandes maisons. J'en bâtirai
une pour Petite mère quand je serai grand.

-- Il ne faut pas y retourner, père!... dit la petite fille d'un
ton suppliant.

-- Ah! il se passera encore un peu de temps avant que je sois
capable de grimper à une échelle ou de porter un fardeau.

-- Quand le père retournera à la grande maison, dit Charlot,
j'irai aussi pour prendre soin de lui.

-- Tu es encore trop petit, répliqua sa soeur en le caressant.

-- Tu dis toujours que je suis petit!... mais je deviens grand,
moi, n'est-ce pas, père?

-- Cela viendra, mon garçon, avec un peu de patience. C'est bon
de se retrouver chez soi et avec vous, mes enfants!... Mais d'où
vient ce grand fauteuil? je ne le connais pas.

-- C'est la vieille dame au chat, répondit Charlot; elle l'a
apporté pour toi, père.

-- La vieille dame au chat!... je ne la connais pas non plus.

-- C'est elle qui a pris soin de moi quand j'étais malade, dit
Petite mère en levant sur son père ses yeux sérieux.

-- Et madame Perlet m'a pris chez elle, cria Charlot.

-- Ils ont tous été bien bons pour vous, dit le père, je voudrais
les remercier.

Comme il parlait on frappa à la porte. C'était madame Perlet une
tasse pleine dans les mains.

-- Comment que ça va? dit-elle au malade en prenant un air riant
pour cacher l'émotion que lui causait la vue de cette figure
dévastée par la maladie. Voilà un peu de bouillon pour vous
restaurer: nous avons justement mis le pot-au-feu hier. Nous
sommes riches maintenant, mon mari a retrouvé du travail dans son
ancienne maison; nous pouvons nous payer le pot-au-feu deux fois
par semaine.

-- Madame Perlet, dit le convalescent dont la voix tremblait et
dont les yeux étaient humides, je vous remercie ainsi que votre
mari de ce que vous avez fait pour mes pauvres enfants. Je vous
en serai toute ma vie reconnaissant.

-- Ne parlons pas de ça... Qui est-ce qui pourrait voir souffrir
de pauvres petits innocents et ne pas leur venir en aide? Vous en
feriez bien autant pour nous, n'est-ce pas?... C'est gentil tout
de même de vous voir ici et non plus dans ce lit d'hôpital...

-- Oui, je suis content, mais je ne dirai pas de mal de mon lit
d'hôpital, car c'est là que j'ai appris à avoir confiance en
Dieu.

-- Vraiment? dit madame Perlet d'un air surpris.

-- Est-ce qu'il n'a pas pris soin de mes pauvres enfants pendant
que je ne pouvais rien faire pour eux?... C'est vous autres,
braves gens, qui les avez nourris, c'est vrai, mais qui vous l'a
mis au coeur? Ah! Madame Perlet on comprend bien des choses quand
on est là, faible et sans mouvement, pendant des semaines. Avant
cela je ne pensais pas à Dieu, mais à qui aurais-je recommandé
mes pauvres petits si ce n'est à lui? Et il m'a entendu...

-- C'est pourtant vrai, dit madame Perlet.

-- Maintenant j'espère que nous pourrons lui montrer notre
reconnaissance en faisant pour d'autres ce que vous avez fait
pour nous.

-- Mais vous serez longtemps avant de pouvoir travailler, dit la
brave femme en regardant les mains affaiblies qui reposaient sur
les bras du fauteuil.

-- Encore un peu de temps, peut-être, mais les forces reviennent
vite quand on est content. Voyez-vous, madame Perlet, depuis le
jour où vous êtes venue à l'hôpital et où vous m'avez dit: "Votre
Petite mère n'a rien fait de mal, on l'avait accusée
injustement!" j'ai senti que je guérissais grand train.

-- Comment avez-vous pu croire cela, vous qui la connaissiez?...

-- Je n'y comprends rien... Je m'en veux maintenant, dit le
pauvre père en attirant la petite fille tout près de lui, mais
elle ne m'en veut pas, elle, n'est-ce pas, Petite mère?...
J'étais si faible, si malheureux de la sentir abandonnée... Je ne
savais pas encore ce que je sais maintenant: c'est que mes
pauvres petits avaient un Père dans le ciel.

-- Eh bien, vous avez plus de confiance que je n'en aurais à
votre place, car enfin vous voilà pour longtemps encore incapable
de travailler, et ce ne sont pas ces petits bras-là qui gagneront
beaucoup de pain...

-- On m'a accordé un dédommagement pour mon accident qui a été
causé par l'imprudence du maître maçon. Vous voyez bien que Dieu
prend soin de nous!...

Charlot tira Petite mère par le bras et la força de se baisser
jusqu'à ce qu'il pût lui parler à l'oreille:

-- Je crois que le père a vu le bon Dieu, dit-il. Où est-il donc?

-- Il est avec nous, Charlot, répondit-elle doucement, car elle
commençait à comprendre; je suis sûre qu'il est tout près
puisqu'il peut toujours nous voir et nous entendre et prendre
soin de nous partout où nous sommes.

Charlot réfléchit un moment, puis il dit:

-- Quand je serai grand je comprendrai.





FIN



Imprimerie de Poissy -- S. LEJAY et Cie.




Erreurs typographiques corrigées silencieusement:

Chapitre 3: =ainsi; dit la vieille dame= remplacé par =ainsi,
dit la vieille dame=

Chapitre 7: =excusait peut être= remplacé par =excusait peut-être=

Chapitre 7: =ce jour là= remplacé par =ce jour-là=

Chapitre 7: =recommençèrent à marcher= remplacé par
=recommencèrent à marcher=

Chapitre 7: =Pourtant petite mère= remplacé par =Pourtant Petite
mère=

Chapitre 7: =Et pourquoi faire?= remplacé par =Et pour quoi faire?=

Chapitre 7: =-- Du lait, le rêve= remplacé par =Du lait, le rêve=

Chapitre 11: =dans le petit lit- tout entouré=  remplacé par
=dans le petit lit tout entouré=

Chapitre 13: =-- Mais le cordonnier prit la parole= remplacé par
=Mais le cordonnier prit la parole=

Chapitre 14: =faisait des creux= remplacé par =faisant des creux=

Chapitre 14: =sur cesujet= remplacé par =sur ce sujet=

Chapitre 14: =il peut-être= remplacé par =il peut être=

Chapitre 15: =depuis avant hier= remplacé par =depuis avant-hier=

Chapitre 15: =pour vous, Madame Charles= remplacé par =pour
vous, madame Charles=

Chapitre 17: =frappé Charlot;= remplacé par =frappé Charlot:=

Chapitre 17: =va-t-en= remplacé par =va-t'en=

Chapitre 21: =ne se plaignait,= remplacé par =ne se plaignait.=

Chapitre 21: =tout bas: Ma pauvre= remplacé par =tout bas: "Ma
pauvre=

Chapitre 22: =Ce soir là= remplacé par =Ce soir-là=

Chapitre 22: =malade, Quand= remplacé par =malade. Quand=

Chapitre 22: =bien être inexprimable= remplacé par =bien-être
inexprimable=

Chapitre 23: =le savoir faire= remplacé par =le savoir-faire=

Chapitre 23: =Carlot en prit= remplacé par =Charlot en prit=

Chapitre 23: =monde dormait,= remplacé par =monde dormait.=

Chapitre 24: =ensemble là bas= remplacé par =ensemble là-bas=

Chapitre 24: =petits bras là= remplacé par =petits bras-là=










End of the Project Gutenberg EBook of Petite Mere, by 
Élise-Françoise-Louise de Plessis-Gouret

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PETITE MERE ***

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
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Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


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increasing the number of public domain and licensed works that can be
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considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
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