Histoire du XIXe siècle (volume 2/3) : II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

By Michelet

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Title: Histoire du XIXe siècle (volume 2/3)
        II. Jusqu'au dix-huit Brumaire

Author: Jules Michelet

Release date: March 19, 2024 [eBook #73199]

Language: French

Original publication: France: C. Marpon et E. Flammarion, 1880

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU XIXE SIÈCLE (VOLUME 2/3) ***






  HISTOIRE
  DU
  XIXe SIÈCLE

  PAR
  J. MICHELET

  NOUVELLE ÉDITION REVUE ET ANNOTÉE

  II
  JUSQU’AU DIX-HUIT BRUMAIRE


  PARIS
  C. MARPON et E. FLAMMARION, ÉDITEURS
  1 A 7, GALERIES DE L’ODÉON ET RUE ROTROU, 4

  1880
  Tous droits de traduction et de reproduction réservés.




PARIS.--IMPRIMERIE ÉMILE MARTINET, RUE MIGNON, 2.




PRÉFACE

DES JUSTICES DE L’HISTOIRE


I

Dans l’avertissement de mon premier volume, j’ai parlé de la justice
sévère de l’histoire, des arrêts de cassation que souvent elle porte
contre les caprices du monde et les opinions légères, passionnées, des
contemporains.

«Ces justices tardives que nous n’entendrons pas, ne nous affectent
guère,» pourront dire quelques-uns.--A tort.

Non, l’opinion de l’avenir à laquelle tant d’hommes sacrifient la vie
même, apparemment est quelque chose. La malédiction et le supplice
posthume qu’inflige l’horreur du genre humain, cet enfer historique, est
redouté par les tyrans puisqu’ils n’épargnent rien pour sauver leur
mémoire et tromper la postérité. L’exposition publique qu’ils subissent
à jamais leur a paru chose redoutable. A tout prix, ils auraient voulu
fuir le soleil vengeur, et ne pas rester là, comme l’oiseau de nuit
conspué du passant, qu’on a cloué sur une porte.

En récompense, beaucoup qui méritaient un souvenir reconnaissant n’ont
bien souvent que l’oubli en partage. Ils surnagent un moment dans la
mémoire, tombent bientôt au même gouffre. Ne comptez pas sur le petit
cercle dont, vivant, vous fûtes entouré.

«Je mourrai seul,» dit Pascal.

C’est le sort commun de l’humanité.

Mais est-il bon qu’on se souvienne?--Oui. Chaque âme, parmi des choses
vulgaires, en a telle, spéciale, individuelle, qui ne revient point la
même, et qu’il faudrait noter quand cette âme passe et s’en va au monde
inconnu.

Si l’on constituait un gardien des tombeaux, comme un tuteur et
protecteur des morts?

J’ai parlé ailleurs de l’office qu’occupa Camoëns sur le rivage
meurtrier de l’Inde: _Administrateur du bien des décédés_.

Oui, chaque mort laisse un petit bien, sa mémoire, et demande qu’on la
soigne. Pour celui qui n’a pas d’amis, il faut que le magistrat y
supplée. Car la loi, la justice est plus sûre que toutes nos tendresses
oublieuses, nos larmes si vite séchées.

Cette magistrature, c’est l’Histoire. Et les morts sont, pour dire comme
le Droit Romain, ces _miserabiles personæ_ dont le magistrat doit se
préoccuper.

Jamais dans ma carrière je n’ai perdu de vue ce devoir de l’historien.
J’ai donné à beaucoup de morts trop oubliés l’assistance dont moi-même
j’aurai besoin.

Je les ai exhumés pour une seconde vie. Plusieurs n’étaient pas nés au
moment qui leur eût été propre. D’autres naquirent à la veille de
circonstances nouvelles et saisissantes qui sont venues les effacer,
pour ainsi dire, étouffer leur mémoire (exemple, les héros protestants,
morts avant la brillante et oublieuse époque du XVIIIe siècle, de
Voltaire et de Montesquieu).

L’histoire accueille et renouvelle ces gloires déshéritées; elle donne
nouvelle vie à ces morts, les ressuscite. Sa justice associe ainsi ceux
qui n’ont pas vécu en même temps, fait réparation à plusieurs qui
n’avaient paru qu’un moment pour disparaître. Ils vivent maintenant avec
nous qui nous sentons leurs parents, leurs amis. Ainsi se fait une
famille, une cité commune entre les vivants et les morts.

La différence des siècles, des formes, des costumes, n’y fait rien.
L’histoire a plaisir à les reconnaître. Elle sent par exemple que les
grands martyrs protestants, malgré leur costume et leur bizarre langage
théologique, furent aussi les martyrs, les héros de la liberté.

Ce fut pour moi un grand bonheur de finir tel de ces malentendus.

Comment, en remontant, vers 1670, avait-on perdu la mémoire du héros, du
martyr, qui, simple individu, chercha par toute l’Europe des ennemis à
Louis XIV, et qui, plus que personne, créa la grande ligue contre lui,
et la ruine future de ce nouveau Philippe II? J’ai vu, avec étonnement
des protestants eux-mêmes ne pas savoir ce nom digne d’une mémoire
éternelle, ni la terrible aventure où il fut enlevé sur le lac de Genève
pour être roué à Paris.

Je le trouvai, oserai-je dire, oublié, sans honneur au fond de la terre
(dans la compilation, si peu lue, d’Élie Benoît). Avec quelle joie je
l’en déterrai, et j’honorai cet illustre martyr des libertés du monde.

Je n’en ai guère moins, dans le présent volume, et les suivants,
d’exhumer tant d’hommes éminents des derniers temps de la Révolution,
que Bonaparte a obscurcis, cachés, fait oublier, et trop souvent
noircis. Beaucoup ont disparu pour l’histoire, perdus dans les rayons
absorbants et jaloux, que projetait sa gloire, augmentée à plaisir par
tant d’historiens déclamateurs. Citons, entre autres, les hommes qui
préparèrent l’expédition d’Égypte, qui dans ce pays même dirigèrent
l’administration de Bonaparte. Nommons l’énergique, le bienfaisant
Caffarelli, dont la noble figure avant moi s’était perdue dans l’ombre.

                   *       *       *       *       *

Et comment s’étonner qu’on oublie les individus, quand les peuples
s’oublient eux-mêmes, quand ils sont ingrats et aveugles pour leurs
pères et pour les plus grands moments de leur histoire? Cela arrive à
toute nation. Et ce n’est pas seulement aux Français, que l’Europe croit
si légers. Je le prouverai également pour les Anglais, plus tenaces et
moins oublieux.

Dans ce volume, pour la France et l’Europe, pour nous et la coalition,
le nœud est Fructidor. C’est là surtout que le regard attentif et
sérieux de l’histoire était nécessaire. Jusqu’à moi l’opinion générale
se trompait et prenait le change sur cet événement. Nous avons prouvé,
que ce fut en réalité un complot royaliste, déjoué à temps par le
Directoire, par la fermeté d’un seul des directeurs[1]. Les royalistes
eux-mêmes ont avoué leur parfaite entente avec l’Anglais qui, après son
danger (la grande révolte de la flotte), faisait des sacrifices énormes
d’argent pour faire _sauter_ la France.

  [1] La Réveillère-Lepeaux. Son fils a bien voulu communiquer ses beaux
    Mémoires, enfin imprimés.

On avait fait venir à Paris la Vendée furieuse. Ce qui fit dire à
Pichegru déporté: «Si nous avions vaincu, les révolutionnaires n’eussent
pas été quittes pour la déportation.» Au bout de deux ans, nous voyons
ce bon royaliste Pichegru revenu à Londres puis, guidant contre nous les
Russes, comme il avait naguère guidé les Autrichiens.

Cette affaire de Fructidor, où les attaquants se dirent attaqués et le
firent croire, rappelle parfaitement l’affaire de 1870, où la Prusse,
qui depuis trois ans préparait l’invasion de la France, parvint à mettre
les torts apparents du côté des Français et à faire croire qu’elle
n’avait fait que se défendre.

La chance tourna autrement en Fructidor. Non seulement la République
échappa au complot royaliste, mais une explosion républicaine eut lieu
dans tout l’occident de l’Europe (Irlande, Hollande, Rhin, Suisse,
Piémont, Rome, Naples). De sorte que la France apparut dans la majesté
de la mère République entourée de ses filles.

Toute l’humanité occidentale revendiqua ses droits et se crut apte à se
gouverner elle-même, à ne plus obéir qu’aux lois de la Raison, telles
que le XVIIIe siècle les avait promulguées.

Là la France eut un moment adorable de générosité, un élan merveilleux
de fraternité courageuse. Jamais elle n’approcha davantage de son
poétique rêve: _la délivrance du monde_, l’humanité devenue majeure sous
la forme républicaine. Elle étendit ses vœux à l’Afrique, à l’Asie. Et
les conseillers de Bonaparte en Égypte lui firent assembler le premier
divan égyptien, que l’on consulta utilement sur les intérêts du pays,
canaux, irrigations, répartition des taxes, etc.

La France, à ce moment, après la victoire de la république en Fructidor,
sembla accepter la tutelle, la défense de tous les faibles de la terre.
Grande audace, surtout pour un État tellement travaillé au dedans par la
trahison.

On l’a taxée d’imprudence, d’étourderie. A tort. Il faut songer
qu’alors, non seulement sur le Rhône, mais à Turin, à Rome, à Naples et
à Dublin, on massacrait ou pendait nos amis, tous ceux qui avaient cru
en nous, à l’évangile des libertés du monde. Pouvions-nous être sourds
aux soupirs de leur agonie, à leurs prières pour leurs patries, ces
jeunes républiques, hier nées de nous?

La France ne s’effraya pas. Elle accepta le duel universel contre tous,
décréta la conscription, et par ses jeunes soldats elle frappa deux
coups admirables, en triomphant des meilleures armées de l’Europe. La
république vainquit d’une part les Russes, de l’autre les Anglais. Et
trahie, surprise par un guet-apens, elle emporta du moins ses deux
victoires capitales au tombeau.

Le triste retour d’Égypte, et les raisons pour lesquelles les Anglais,
qui tenaient la mer, laissèrent revenir Bonaparte dans une traversée si
lente de quarante-cinq jours, s’explique comme on verra, surtout par la
chronique orientale, publiée en 1839.

La surprise de Brumaire ne s’explique pas moins par la connivence des
généraux pour prendre l’homme des royalistes, éloigner le général
républicain, qui, après sa victoire de Zurich, pouvait revenir[2].

  [2] M. Hamel est le premier qui ait eu le courage d’être juste envers
    le Directoire trop accusé. Ballotté par les événements, il n’eut ni
    les moyens ni le temps de poser la solide pierre où pût se fonder la
    république, l’éducation. Les royalistes l’arrêtèrent au premier pas,
    en lui faisant supprimer l’École normale.--Les grandes écoles
    restèrent à part, ne reconstituèrent point l’homme par leur réunion.
    La première, celle de droit, ne justifia pas ce titre, mais resta ce
    qu’elle est, une école des lois et décrets, qui varient chaque jour.
    (Voy. mon livre _Nos fils_, et la préface de ma _Révolution_.) Elle
    resta sans base morale dans le milieu bâtard où l’on fait semblant
    de croire que la vieille religion de la Grâce, des _élus_ et du bon
    plaisir peut s’arranger avec la Justice et la République.


II

Dans ce second volume, où je raconte la lutte acharnée de la France et
de l’Angleterre, ai-je cédé à un sentiment d’hostilité pour celle-ci!

Je ne le crois nullement. Ce que j’ai dit sur l’Inde anglaise est moins
violent que les discours des grands orateurs anglais. Sur tout le reste,
j’ai eu présente cette maxime que l’historien qui parle d’un peuple
étranger doit y bien regarder avant de condamner ce qu’il connaît trop
peu. Il devrait plutôt entrer dans ses idées, tenir compte de la
tradition de ce peuple, et de la violence naturelle de ses moments
passionnés[3].

  [3] C’est ce que j’ai tâché de faire, et que n’a pas fait le
    professeur Sybel dans son dogmatisme. (Voy. les critiques fort
    justes et excellentes que M. Avenel a faites de son ouvrage, dans le
    journal _la République_.) Au reste, les idées qu’attaque si
    violemment cet Allemand sont celles de l’Allemagne elle-même et de
    toute l’Europe au XVIIIe siècle. M. Avenel remarque très bien que
    tous alors également adoptaient, croyaient, enseignaient cet
    évangile de la raison qui, par Rousseau, Basedow, Pestalozzi,
    circula et parut un moment le _Credo_ de l’Allemagne.

L’époque de ces luttes sauvages et fratricides, grâce à Dieu, est finie.
J’écrivais l’autre jour à Darwin, le grand naturaliste: «Par les idées
communes, même par les intérêts communs, le détroit semble déjà comblé.
Je vois avec bonheur l’entreprise du pont, ou plutôt du tunnel, qui,
passant de Calais à Douvres, rendrait les deux pays à leur voisinage
réel, à leur parenté, à leur identité géologique.»

Ce ne sont pas seulement mes rapports d’amitié, et un peu de famille,
qui me lient avec ce grand peuple. Ce sont mes principes. Je suis pour
lui contre Philippe II, Louis XIV et Napoléon. A la révocation de l’édit
de Nantes, je suis avec nos protestants et je vais avec eux sacrer
Guillaume à Westminster (voy. mon _Histoire de France_, année 1688).

Contre tous ces tyrans du continent, combien a servi le détroit! Combien
je me félicitais en 1830 (lorsque alors je vis l’Angleterre) que le
sauvage Bonaparte eût échoué, n’eût pu faire la descente ni détruire
cette ruche admirable de l’industrie humaine!

L’asile commun des nations, au moyen âge! On parle trop des origines
anglo-saxonnes de l’Angleterre. Ces petites tribus y furent peu de chose
en comparaison du très grand fonds celtique, et du vaste flot
d’émigrants qui venaient sans cesse du rivage d’en face, surtout du
rivage flamand. Mille passages des chroniques[4] prouvent que de très
bonne heure les populations laborieuses du continent y affluèrent en
masse. Les tisserands surtout étaient attirés à tout prix dans ce pays
où la laine était le principal commerce. L’élément germanique s’effaça,
et le mysticisme flamand. L’esprit anglais se forma, avec un caractère
particulier de positif, de suite, accompagné d’une dextérité inconnue
aux Allemands. L’empereur Frédéric II, dans ses poésies, marque chez les
Anglais ces belles et longues mains, que sans doute ils tenaient de
leurs aïeux les ouvriers de Flandre[5].

  [4] Le savant Brentano a l’air d’ignorer ces chroniques.

  [5] J’ai parlé de ces émigrations dans mon _Histoire de France_. Mais
    pour cette intéressante _Histoire de la laine_, il faut attendre le
    grand ouvrage d’érudition que prépare avec tant de soin M. J.
    Quicherat, directeur de l’École des Chartes, n’épargnant ni
    dépenses, ni voyages nécessaires à ses recherches.

Une époque solennelle dans ces migrations d’ouvriers est celle de 1685,
lorsque nos tisserands protestants vinrent remplir tout un faubourg de
Londres (_Spitalfield_). Cette fuite par mer dut les mener aussi en
Écosse, en ce pays qui avait été jadis par l’amitié une autre France.

Je le croirais. Mais je n’en crois pas moins à la belle légende
d’Écosse, selon laquelle une riche demoiselle écossaise, ayant par
erreur porté une fausse accusation contre sa servante, fit en expiation
la fondation d’un atelier (couvent laïque) où de pieuses femmes avec une
patience, une régularité admirable, parvinrent à la perfection de ce
qu’on appela _le fil d’Écosse_.

Même perfection dans la laine qu’on fabriquait en Angleterre dans le
Lancashire. Le débit des bas de laine devint considérable, lorsque,
après la conquête de l’Inde, l’argent circula, même chez les pauvres. Un
homme ingénieux, Arkwright, accéléra singulièrement cette fabrication
par la machine à bas.

Ces machines admirables, et surtout celle de Watt (triomphante vers
1800) ont fait oublier une chose plus admirable encore: l’école des
machinistes que forma Watt, et les circonstances morales qui avaient
préparé de pareils ouvriers, si soigneux, attentifs à la précision, qui
mirent dans ces grands moteurs la parfaite exactitude de l’horlogerie.

Les Anglais, superbes et colériques, comme tous les mangeurs de viande,
semblaient moins propres à cela que les sobres Écossais. Il y fallut une
révolution morale, un fanatisme vertueux plus qu’imaginatif, un rare
amour du bien et du devoir, soutenu chaque journée, malgré l’ennui de
longues heures, une patience peu connue chez les races mobiles du
continent.

On a trop négligé cette époque, et ces ouvriers sérieux, dans la
régularité des premières manufactures.

Les Anglais même, l’ont un peu oublié. C’est à l’histoire de leur
rappeler les vertus de cette génération industrielle, si contraire par
les mœurs à l’industrialisme d’aujourd’hui.

Beaucoup se figurent que la population agreste, entrant alors dans les
manufactures, perdit sous le rapport moral. C’est exactement le
contraire. La vie de l’atelier était plus sévère que celle des champs.
Nombre de romans, tableaux très fidèles des mœurs de l’époque, sont là
pour témoigner ce que c’était que cette joyeuse Angleterre (_merry
England_), combien oppressive et souvent déshonorante pour la famille
pauvre.

La famille rustique qui se faisait industrielle, n’étant serve que du
travail régulier, sans caprice, montait en dignité morale et en
intelligence. L’ouvrier suppléait l’imperfection de la machine, et
parfois la perfectionnait.

Pour résumer, les deux points de départ de l’industrie anglaise sont:

1º Cette immense hospitalité qui s’ouvrit à tous les persécutés de
l’Europe, et qui, en retour, fut dotée de leurs industries; origine
méconnue de l’Angleterre elle-même qui ne se souvient pas qu’elle est en
partie Flamande, Française, etc., et s’intitule toujours Anglo-Saxonne.

2º La grande révolution qui eut lieu dans les mœurs anglaises peu avant
1800, et qu’on a tort de croire trop exclusivement théologique. Sous ces
formes affectées d’un christianisme sombre se cachait une chose bien
plus générale, un amour du travail régulier que n’a offert au même degré
aucune nation.

Ces deux grands caractères que j’ai restitués à l’Angleterre, mieux
qu’on ne faisait jusqu’ici, seront analysés dans mon troisième volume.
Les mœurs de famille, généralement plus fortes que celles du continent,
sont ce qui m’a le plus attaché à l’Angleterre, malgré ses luttes avec
la France.


III

Combien il est difficile d’être juste! par combien de nuages, de
barrières la vérité peut être ajournée, indéfiniment obscurcie!

J’en ai l’exemple de 1800 à 1806.

Des documents peu connus en Russie, et ailleurs parfaitement inconnus,
m’ont mis à même de pénétrer et de juger une époque, un règne jusqu’ici
fort mal représenté, le règne du czar Paul Ier.

Le temps n’a pas manqué. Voici soixante-treize ans que Paul est dans la
terre. Ses fils ont régné cinquante ans avec un pouvoir absolu. Qui donc
a empêché la vérité de se produire? L’empereur Alexandre, assombri par
la fin tragique de Paul, n’aimait point qu’on touchât ce lugubre sujet;
il eut toute sa vie le malheur de voir autour de lui les assassins de
son père. Sous Nicolas, le fait était déjà ancien, et il ne restait
guère que les fils de ceux qui avaient fait le coup.

Or, ceux-ci étaient de deux classes, ou de ces Allemands bâtards qui,
comme fonctionnaires, gouvernent tout en Russie, ou bien des seigneurs
russes, qui devaient une partie de leur fortune aux confiscations de
Pologne. Toucher à ces derniers, ce serait, pensait-on, décourager le
zèle, méconnaître les services rendus. Et quant aux Allemands, je l’ai
dit, ils sont tellement mêlés à tout, incorporés à la Russie, où ils
gèrent et la fortune de l’État et la fortune des seigneurs, que la
Russie, qui en soufre, ne peut s’en passer, et, si elle les écartait,
croirait se dissoudre.

Aussi un accord étonnant s’est fait sur ce règne. Les Allemands, qui
sont les grands scribes du monde, qui savent les langues du Nord, et sur
l’histoire du Nord écrivent seuls, racontent les faits à leur manière
sans être contredits. Par les mariages et les princesses allemandes, et
leurs enfants, qui sont de petits Allemands, ils donnent incessamment
des maîtres à la Russie.

C’est une des merveilles de ce temps que le czar actuel, Alexandre II,
se soit affranchi des routines et ait hasardé la grande révolution qui
avait fait reculer ses prédécesseurs: l’émancipation des paysans.

Paul, martyr de sa méchante mère Catherine, et de sa première femme,
qu’elle lui avait donnée pour son supplice, fut tenu très longtemps à
part dans la campagne, et garda de vrais traits du caractère national.
Il resta un paysan russe, avec les qualités et les défauts de cette
race. Elle est mobile, un peu fantasque. Mais il n’en est point de
meilleure. En général, le paysan Slave, Russe, Lithuanien, Polonais, est
une fort bonne créature. Les longs hivers du Nord, qui les tiennent
renfermés plusieurs mois, les font infiniment sensibles à la famille,
fort dépendants de l’enfant, de la femme, amis des animaux.

Si bien qu’en ce pays, d’une histoire si terrible, les voyageurs nous
présentent un tout autre tableau. Sous les tragédies politiques, il y a
des mœurs agricoles; fort douces, en grand contraste. Tel fut Paul,
nature un peu capricieuse, avec des élans généreux de nature. Par un
secret instinct, il aima fort la France. Et d’abord la France qui
demandait asile, la France émigrée. Puis il se ravisa, se rapprocha de
la France républicaine (sous celui qu’on croyait alors un Washington).
Avec cette alliance, il projetait deux choses: d’une part, établir la
liberté des mers en protégeant les faibles: Danemark, Suède, Hambourg,
etc., contre la tyrannie des flottes anglaises; d’autre part, il voulait
entreprendre (avec la France, l’Autriche, etc.) le démembrement des pays
qu’on dit Turcs[6], et pour lesquels la Turquie n’a jamais rien fait que
leur donner l’anarchie discordante du gouvernement des pachas. Ces
pachas avaient partout les marchands anglais pour associés dans
l’exploitation du pays.

  [6] Je prouve ceci par un document russe, tout à fait inconnu, que je
    dois à M. Iwan Tourgueneff.

Pour ce grand projet, Paul, outre l’alliance de la France, semble avoir
eu l’idée de faire appel aux Slaves, Cosaques et Polonais. Et déjà il
avait rappelé les Polonais de Sibérie, ce qui fit trembler les
possesseurs de leurs biens.

L’Angleterre avait le plus grand intérêt à sa mort. Mais beaucoup s’en
chargeaient. Outre les Anglais de Pétersbourg, tous les Allemands de
Russie avaient hâte de remplacer Paul ou par l’impératrice qui était
Allemande, ou par son fils soumis aux influences allemandes et
anglaises. De là la catastrophe.

Je ne connais nulle scène plus touchante que celle de Paul entrant dans
la prison de Kosciuszko pour le délivrer, et, devant ce pauvre grand
homme, blessé encore et alité, versant d’abondantes larmes. (Voy.
Niemcewiz.)

Larmes précieuses qui firent espérer la réconciliation des deux sœurs,
Russie et Pologne, et la résurrection de celle-ci.

Dès lors le mur fatal qui depuis si longtemps a comme divisé le monde,
et séparé l’Occident de l’Orient, ce mur tombait. La Russie, l’Orient,
tenus loin de l’Europe par l’interposition de la grosse Allemagne,
entraient en communication avec l’Occident, le Midi s’alliait à des
races plus en rapport avec la vivacité russe, et l’électricité toute
méridionale de ce peuple que les invasions tartares ont seules rejeté
dans le Nord.

Dans cette courte préface sur la Justice historique, comme un
redressement des jugements précipités que portent les contemporains,
j’ai négligé son aspect le plus haut, celui d’un effort du cœur, de la
raison, pour anticiper ici-bas la Justice suprême qui doit régner dans
l’univers.

Mes aspirations en ce sens ne viennent pas du cœur seul. Elles sont
autorisées par une sérieuse considération du monde.

Ce monde présente en tout des lois analogues, une identité admirable
dans ses méthodes, ses procédés. Les prétendus savants qui nient cela ne
s’aperçoivent pas qu’ils font deux mondes différents, l’un soumis à la
règle et au plus parfait équilibre; l’autre tout inharmonique,
désordonné, un vrai chaos.--Je ne connais qu’un monde, et voyant partout
l’équilibre, la justesse dans les choses physiques, je ne doute pas
qu’il n’y ait également équilibre et justesse dans les choses morales.
Sinon ici, du moins ailleurs, dans les globes et les existences qu’il
nous sera donné de traverser.

La Justice, ce Dieu qu’à mon âge de force, à la mort de mon père,
j’invoquai (dans la préface de ma _Révolution_), est toujours mon
soutien. J’y trouve un sérieux bonheur, une espérance qui ne peut me
tromper, contre les deux écoles sophistiques, l’une du néant, l’autre de
l’arbitraire, du caprice divin.

Donc, malgré l’âge, je continue mon œuvre. Si pourtant elle devait finir
ici, je ne me plaindrais pas. Je vois qu’en toutes choses le progrès est
l’allure constante de cette Puissance de la vie qui va toujours de bien
en mieux, et je garde l’espoir, comme un courageux ouvrier, que de mes
travaux imparfaits j’irai à un travail meilleur.


Paris, 1er mars 1873.




HISTOIRE

DU

XIXE SIÈCLE




LIVRE PREMIER

ANGLETERRE




CHAPITRE PREMIER

LE PREMIER PITT.--LA GUERRE ET LES EMPRUNTS.--LE TRAITÉ DE 1763 A LIVRÉ
LE MONDE AUX ANGLAIS.


Dans le premier volume de cette histoire du dix-neuvième siècle, nous
avons exposé le dehors, la mise en scène du théâtre, mais pas assez
encore le dessous, le dedans, ce qui se trouvait sous les planches.

Nous avons raconté les rapides succès de Bonaparte et l’effet
d’éblouissement qu’il avait dès lors sur le monde. Effet interrompu par
la levée du siège de Mantoue, et sa prostration personnelle, dont deux
grands médecins, Masséna, Augereau, le remontent à Castiglione (4 août
96).

Paris crut que c’était la fin de la guerre. Mais non l’Europe, puisque
en octobre, l’envoyé anglais Malmesbury dit à Paris que «la France ne
pouvait espérer de paix, à moins de rendre tout: l’Italie, les Pays-Bas,
le Rhin.»

Donc ces grandes victoires de Bonaparte ont eu peu d’effet. Tout lui
reste à recommencer. Le déluge barbare qui sans cesse fond sur lui des
Alpes ne peut être arrêté. A peine il vient à bout des Allemands de
Wurmser, qu’il a sur les bras le torrent des Slaves et Hongrois
d’Alvinzi. Ces brillants coups n’expliquent rien, si l’on ne se rend pas
bien compte de la force lointaine qui, par des canaux peu connus, leur
opposait sans cesse la vaillante barbarie du Danube.

Cette roue épouvantable avait son grand moteur à Londres, où Pitt, assis
sur la masse docile des créanciers de l’État, professait, faisait croire
l’axiome de Price: «Plus on emprunte et plus on est riche.»

Obscur et poétique mystère de richesse insondable!

L’or qu’on y puisait sans mesure allait fasciner ce monde héroïque et
sauvage. Et tout n’arrivait pas: beaucoup restait à Bâle, chez un agent
anglais qui, de là à Strasbourg, à Lyon, et surtout à Paris, soldait les
traîtres et les espions, des Fauche et des Pichegru, etc.

Mais Pitt avait deux poches. De la seconde (étrange abîme) nous avons vu
sortir à flots le torrent des faux assignats, chefs-d’œuvre de gravure,
que Puisaye fabriquait, et qui, le jour, la nuit, lancés en France sur
des barques légères, animaient, ravivaient incessamment l’incendie
vendéen. En vain éteint par Hoche, il gagnait sous la terre. A Paris, à
Lyon, et dans tout le Midi.

Combien de temps durerait ce grand mensonge en deux parties: l’emprunt
illimité sans base, et le faux assignat? C’est ce qu’il fallait voir.
Était-ce au loin, par des succès en Italie, qu’on pourrait espérer
d’arrêter la machine? C’était l’idée de Bonaparte. Ou, par un coup
hardi, traversant le détroit et secondant les Irlandais? Ce fut l’idée
de Hoche, sa tentative audacieuse.

                   *       *       *       *       *

Voilà le fait très simple et nu qui se passait à la fin de 96.

Mais on comprendrait peu, on serait même injuste sous tel rapport, si
l’on ne remontait plus haut dans le dix-huitième siècle, si l’on
n’expliquait bien ce que l’Angleterre, dans sa lutte contre la France et
la Révolution, apportait de spécieux, et même de solide, à ce combat.

                   *       *       *       *       *

Sa haute légitimité remonte à 1688, où, pour l’avantage commun de
l’Europe et du genre humain, elle combattit Louis XIV, la proscription
des protestants, la révocation de l’édit de Nantes. Lutte si inégale qui
réussit par la Hollande et par nos réfugiés. Les Anglais, fatigués,
mêlés d’éléments étrangers, n’osèrent revenir à leur glorieuse
république de 1649. Ils refirent une royauté, mais au minimum, et prise
dans des petits princes étrangers, une race de basse Allemagne.

L’Angleterre, avec Georges Ier, Georges II, avec Walpole, tomba fort
bas, sous le rapport moral. En 1750, elle croyait elle-même que, même au
point de vue matériel, elle avait baissé. C’était l’opinion, après
Walpole. En 1750, son successeur, le duc de Newcastle, adresse cette
question à un médecin, le docteur Russell: «Pourquoi le sang anglais
est-il si pâle et appauvri? Quel remède?» Russell, dans un beau livre
que j’ai cité ailleurs[7], indiqua le remède: «La mer et l’action.»

  [7] Dans mon livre _de la Mer_.

L’action n’avait jamais cessé. Sous l’apparente paix de Walpole, un être
inquiet avait toujours agi, erré, coureur de mers. Je l’appellerai
Robinson (nom d’un livre immortel de 1719). Ce Robinson, vers le pôle
Nord, pour son commerce d’huile, faisait l’immense massacre des cétacés
qui, pendant tout ce siècle, a rougi la mer de sang. Au midi, à la
faveur du traité de l’Assiento, il fournissait de nègres les Espagnols,
et chez eux, malgré eux, le pistolet au poing, il commerçait, hardi
contrebandier. En 1738, les Espagnols excédés mutilèrent un de ces
drôles. De là une scène dramatique au Parlement, et une fureur d’autant
plus grande que la vengeance promettait de beaux bénéfices.

J’ai déjà parlé de l’homme qui plaida cette cause avec un talent
admirable et une vraie fureur, le premier des deux Pitt (lord
Chatham)[8]. Après Walpole, le grand acheteur de consciences,
l’Angleterre ouvrit fort les yeux en voyant tout à coup ce magique et
sublime acteur, sincère et désintéressé, d’une passion réelle, comme
l’acteur d’Athènes qui, jouant Électre, apporta sur la scène, non pas
l’urne d’Oreste, mais l’urne de son propre fils. Ce grand Chatham, si
naturellement furieux, avait l’élan colérique des Gallois, dont venait
sa famille. De plus, il était né malade, toute sa vie, il eut un
bourreau, la goutte. A chaque accès, ses cris étaient des accès
d’éloquence.

  [8] J’en ai parlé dans mon _Histoire de France_. Aujourd’hui, je dois
    parler surtout du second, mort en 1806; je citerai plus loin les
    sources de son histoire.

Une vieille dame, Sarah Marlborough, qui haïssait la France, fut charmée
d’un jeune homme qui paraissait si enragé. Elle crut y reconnaître son
fils et elle le fit son héritier.

Mais il n’avait qu’une passion, la colère. Et, de haut, méprisait
l’argent. Quel spectacle pour les Anglais après Walpole! Ils ont des
moments de grandeur. Ils trouvèrent cela beau, furent charmés de lui
voir rendre une grosse place qu’on lui avait donnée, charmés de
l’entendre parler contre ceux qui toujours prêchaient pour le Hanovre,
le patrimoine du Roi. En cela, il semblait tourner le dos au ministère.
C’est ce qui l’y porta. A reculons, il n’y alla pas moins. Les Anglais
étaient furieux de quelques succès de la France. Il fallut par deux fois
que le roi, malgré lui, nommât et renommât ministre celui qui
représentait le mieux la colère nationale.

L’ennemi de Pitt, Fox Holland, le fit lui-même rappeler. En 1757, il fut
premier ministre, malgré le Roi et l’aristocratie. L’engouement des
Anglais pour leur grand avocat fut tel, que l’insuccès qu’il eut
d’abord, loin de les décourager, les piqua, les attacha à lui. Il est
vrai que ce furieux avait de très nobles éclairs qui lui illuminaient
l’esprit. Il en eut un très beau, de haute et ferme raison, quand,
mettant sous ses pieds la vieille antipathie des Anglais pour les
Écossais, il dit magnanimement que ces belliqueux montagnards n’étaient
point des ennemis. Ils ne voulaient que guerre; eh! bien, il fallait
leur donner des armes, les employer en Amérique. Dès ce moment, en
effet, ils changent, et combattent pour l’Angleterre, même contre leurs
anciens amis les Français.

Il dit ensuite une chose qui réussit: «Il faut conquérir l’Amérique en
Allemagne.» A force d’argent, soutenir Frédéric, ce petit roi qui, à
travers sa meute d’ennemis, pourrait peut-être l’emporter sur la France
de la Pompadour. Hasardeuse pensée que l’événement justifia. Seulement
ce fut la porte par où l’Angleterre se lança dans la voie des guerres
par subsides, dans la voie des emprunts, chargeant toujours la dette, et
d’avance écrasant la génération à venir. Plusieurs ne croyaient pas au
succès. «Le crédit, disaient-ils, ne pourra pas se soutenir sans des
succès constants et des victoires sans fin. A cela quelle solution?
Faire banqueroute, ou conquérir le monde!»

C’est ce qui arriva. La France, en 1763, par le traité de Paris, laissa
d’une part les _Indes_, de l’autre l’_Amérique_.

C’étaient deux mondes. Et pourtant Pitt n’était pas encore content d’un
tel traité. Quand il apprit le Pacte de famille, notre traité avec
l’Espagne, il voulut recommencer la guerre, la faire aux Espagnols.

Cette fureur d’aller de guerre en guerre en employant l’épée des autres,
et s’obérant de plus en plus, fut punie lorsque l’Amérique refusa de
s’épuiser en fournissant toujours. L’avis de Pitt était qu’on la calmât
à tout prix. Mais ses conseils ne purent empêcher la séparation.

Il la vit s’accomplir, ce qui l’acheva. Depuis deux ans, il était
maniaque, et il avait cent caprices bizarres. Il s’était laissé faire
pair et comte de Chatham, ce qui lui ôta (suprême douleur) le cœur du
public, confondit dès lors ce grand citoyen avec un groupe fort peu
populaire, ceux qu’on appelait ironiquement les _amis du roi_. Parti
intéressé qui avilissait l’Angleterre, ne connaissait ni communes, ni
Pairs, ni Whigs, ni Tories, mais uniquement le roi.

Tout à coup, à la fin, Chatham remonta. Ce grand acteur, d’autant
meilleur acteur qu’il était à la fois calculé et sincère, s’arrangea
pour avoir devant le parlement une scène de colère héroïque, où
peut-être il espérait mourir en défendant l’honneur national, et
détournant l’Angleterre de reconnaître l’indépendance américaine. La
mise en scène fut superbe. Il s’avança, la mort sur le visage, soutenu
par son second fils de dix-neuf ans (William Pitt), s’emporta, parla
longuement, retomba dans les bras de son fils. Ce fut la fortune de
celui-ci, plein de mérite au reste. Si différent qu’il fût du grand
Chatham, il fut consacré par cette scène, et on le vit toujours dans
l’ombre du héros.

La bienveillance fut extrême pour lui. Ses futurs adversaires, Fox,
Burke, l’accueillirent, le vantèrent, l’exaltèrent. Il était fort
précoce, et, sous de tels auspices, il put impunément montrer une fierté
où l’on crut reconnaître la grande âme de son père. A vingt-deux ans, il
déclarait qu’il n’accepterait de place que dans le ministère, et déjà, à
vingt-cinq, il fait autorité dans le parlement.

Il fallut bien du temps pour voir que, sous plusieurs rapports, il
différait fort de Chatham; souvent il fut son contraire. Cela ne choqua
pas, et parut naturel. L’Angleterre avait changé elle-même; une autre
génération avait succédé.




CHAPITRE II

UNE NOUVELLE ANGLETERRE.--LE MÉTHODISME.--LA SAINTE
BANQUE.--L’ÉGLISE.--LE JEUNE PITT.


Ce qu’il y eut d’original dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, c’est que,
vers 1750, au moment où elle allait prendre sa grande expansion dans le
monde qu’abandonnait la France, au moment où l’impulsion de Chatham la
lançait, pour ainsi dire, dans l’infini, à ce moment, elle éprouva en
elle un mouvement tout contraire à cette expansion, une sorte de
contraction. Par un contraste admirable, tout en embrassant le monde du
dehors, elle fit effort pour concentrer sa force propre, sa native
énergie.

Cela fut instinctif sans doute. Mais la volonté ajouta beaucoup à
l’instinct. Qu’un peuple ait fait si à propos de telles modifications
sur lui-même, c’est une chose singulière qu’on voit rarement dans
l’existence libre et bien plus calculée d’un individu.

Il faut dire que, si l’Angleterre présenta ce miracle d’une certaine
réforme morale, accomplie au moment de sa grande action extérieure, ce
miracle s’explique non seulement, par ce qui restait de l’élément
puritain toujours subsistant en dessous, mais encore et surtout par le
retour au principe qui est le fonds même de l’Angleterre. Ce principe
qui avec tant de force fut manifesté dans Cromwell et la révolution de
1648 était bien antérieur. Nous le trouvons, même avant le
protestantisme, en 1400 chez les Lancastre et chez leur héros, Henri
V.--Les Tudors, en 1500, les Stuarts en 1600, apportèrent des éléments
tout contraires à ce fonds. Il reparut avec l’exaltation fanatique des
covenantaires et de la république vers 1650, et obstinément encore, vers
1750, moins violent, mais austère d’apparence (même de fonds, en grande
partie) dans les disciples de Wesley et dans les méthodistes, moins
farouches que leurs pères les puritains, et beaucoup plus mêlés aux
affaires, au commerce, à tous les intérêts du monde.

En face de la grande propriété territoriale, s’était élevé, sous
Guillaume le Hollandais, le parti de l’argent, de la bourse, la banque,
qui de plus en plus pesa dans les affaires, et, dans sa rivalité avec
les lords, les grands évêques, eût bien voulu aussi arriver aux places
de l’Église et à son budget monstrueux. Les puritains s’étaient tenus
écartés de cette mine d’or, en refusant la condition qu’on leur faisait
de jurer les 39 articles de l’Église Anglicane. Les fils des puritains
furent moins sévères. Vers 1733, commença la prédication de ce saint
plus avisé, le célèbre Wesley. Il réfléchit au tort que ce scrupule
faisait à l’Église, qu’il fermait aux plus dignes, aux hommes de Dieu.
Lui-même fort désintéressé, il permit aux siens les affaires, les
richesses, qui pouvaient tellement augmenter l’influence du bon parti.
Il ne leur fit pas reproche de jurer les 39 articles, et par là d’avoir
place au grand banquet de l’Église établie. La Bible nous dit elle-même
que les patriarches se faisaient peu de scrupules d’emprunter et de
prendre aux impies leurs idoles d’or, qu’ils savaient faire servir à un
meilleur usage. Ainsi le monde des affaires, de l’argent, de la banque,
eut de plus un accès aux richesses de la grande Église. Mais pour
montrer que c’était malgré eux et pour Dieu seul qu’ils franchissaient
ce pas, ils suivirent autant que possible les habitudes sévères de leurs
familles en tout le reste, firent hautement la grimace à l’argent,
montrant que, quoique riche, on pouvait être pauvre d’intention, tenir
l’argent au coffre, mais éloigné de l’âme.

L’argent venait à flots. Les saints banquiers inspiraient confiance.
L’Europe, effrayée par les guerres, attirée par les emprunts de Chatham,
et charmée de placer son or dans la sûreté de la grande île, l’entassait
dans les mains respectables de la pieuse banque, obligeait celle-ci de
recevoir et d’encoffrer.

Tout affluant aux mains de cette classe bien aimée de Dieu, son
puritanisme de forme (voulu et calculé, mais non pas faux) fut imité,
compté parmi les moyens de parvenir, et devint le ton général. De là les
beaux et singuliers romans de Richardson, tant admirés, si peu compris.
Les jeunes miss, qui jusque-là (dit Walter Scott), lisaient à l’aventure
les pièces scabreuses du temps de Charles II, non moins naïvement,
crurent ne pas pouvoir s’établir si elles ne parlaient le jargon dévot
de Paméla.

Ce qui montre le bon sens de l’Angleterre et la raison parfaite qu’elle
gardait, c’est qu’avec ces tendances et ces apparences spirituelles,
elle fit une réforme qui paraissait contraire, fort matérielle, en ses
habitudes. Un peuple, alors de dix ou douze millions d’âmes, à qui Dieu
mettait tout à coup le monde sur les bras, et l’Amérique, et l’Inde, et
l’immensité de la mer, sentit vivement le besoin d’être fort pour
recevoir cette manne énorme qui lui venait. C’est pour répondre à ce
besoin que Bakewell vers 1750 inventa la viande. Jusque là les bestiaux
étaient élevés surtout pour le laitage. Le régime de la viande obtient
faveur, remplace le lait fade dont les pâles Pamélas s’alimentaient au
détriment de leur enfant. Ce fut une révolution rapide. Toute la
jeunesse nourrie de viande désormais, par une éducation nouvelle est
lancée dans la vie. L’écolier peu captif des écoles, qu’il quitte à
quatorze ans (moins les nobles enfants d’Oxford), entre de bonne heure
dans l’action, par le commerce, la mer, les Indes.

Voilà donc, au milieu du siècle, deux changements à la fois dans les
mœurs et les habitudes. La Bible domine tout. Mais la situation
commande. Pour y suffire, pour recueillir tant de bienfaits de Dieu, il
faut à tout prix que l’Angleterre se fortifie.

Que fera l’Église établie? Ses évêques grands seigneurs, jusque-là si
bouffis, en présence des bénéficiers inférieurs d’une apparence si
pieuse, ne purent rester, comme ils étaient, de purs lords; ils prirent,
à contre-cœur, des formes plus ecclésiastiques. De là cet étonnant
mélange de vertus fausses et vraies, de sainteté doublée de mondanité et
d’orgueil, de douceur irritée, amère. Mélange singulier, d’autant plus
équivoque que le bien est tellement incorporé au mal qu’on ne peut
jamais dire, que tout soit faux.

Le grand Chatham, _the great commoner_, l’homme des Communes, sous sa
colérique éloquence, savait tout aussi bien que le rusé Walpole que
l’Angleterre, avec sa triplicité idéale, vantée par Blackstone et par
Montesquieu, l’Angleterre était simple: la Couronne, l’Église et les
Lords,--les Lords, l’Église et la Couronne. On déguise plus ou moins la
prédominance du roi ou de la reine, mais la royauté donne les hautes
places, la pairie, les plus gras évêchés du monde. De plus, la Couronne
est un mythe; cela ne se discute pas. Le roi est le roi, l’oint du
Seigneur; il est l’Église même en son principe. Ce qu’il y a de plus
ferme, c’est le roi, l’Église établie.

En 1755, quand Chatham eut son second fils (le célèbre Pitt), il était
au plus haut, bien loin encore de l’état d’enfance maladive où il tomba
dans ses deux dernières années, et où il devint l’homme du roi. Mais
déjà pour ce fils, où il mettait ses espérances plus qu’en l’aîné, il
voulut qu’il fût élevé par l’Église établie, solide et plus royale que
la royauté même. Il confia l’enfant à un prêtre, le docteur Tomline, que
plus tard il fit évêque de Winchester. Ce révérend a écrit la vie de M.
Pitt, que j’ai constamment sous les yeux[9]. Il fut son précepteur, son
secrétaire et son exécuteur testamentaire. Il ne quitta point son élève
et put témoigner de tout son mérite. Point de légende plus sûre et plus
suivie de la naissance à la mort.

  [9] G. Tomline, _Memoirs of the life of W. Pitt_. 1822.

Certaines vertus coûtèrent peu à Pitt sans doute; fils d’un malade, et
malade souvent lui-même. Il ne résistait aux affaires, aux nuits si
fatigantes du parlement qu’en buvant un peu, sans excès. Du reste,
admirablement pur, il a passé toute sa vie entre son précepteur l’évêque
Tomline, et vers la fin, une demoiselle, sa nièce Esther Stanhope, qui
lui servait de secrétaire.

Dans le beau portrait de Lawrence, dont le musée de Versailles a une
copie excellente, il a quarante ans, c’est-à-dire qu’il est assez près
de sa mort. Il est rouge, et, pour l’ennoblir, le peintre habile lui a
mis un fort bel habit mordoré. Il est un peu commun; on dirait de race
marchande, et l’on se souvient involontairement que son bisaïeul, le
premier Pitt connu, ne l’est que pour avoir vendu un diamant au roi de
France. Il y a dans l’ensemble de cette figure je ne sais quelle fausse
enfance. Enfance colérique et bouffie. On l’appelait volontiers _angry
boy_.

Gallois par ses aïeux paternels, il était par sa mère fin Anglais, et
parent des Temple. Il eut l’éducation classique, pesante, des docteurs
anglicans. Beaucoup de grec. Et les historiens écossais. Mais point
Gibbon, qui sans doute ne plaisait pas à son évêque.

                   *       *       *       *       *

On voit que, de bonne heure, son éducation ecclésiastique porta ses
fruits; il sut parfaitement le manège des prêtres et pratiqua leurs
adresses politiques. Il se garda d’entrer dans l’opposition, mais il
glissa parfois des propositions populaires, modérées, innocentes, qui ne
pouvaient déplaire au roi. Il parlait vaguement de réforme
parlementaire, sans pousser dans ce sens contre l’aristocratie. D’autre
part, il refusa de s’allier à lord North et aux _Amis du Roi_, ce qui
lui eût ôté pour l’avenir toute popularité; il avait vu son père baisser
dans l’opinion dès qu’il inclina dans ce sens.

Je ne donne pas la vie de M. Pitt. C’est là qu’à travers mille longueurs
on peut étudier les finesses du menuet parlementaire qu’il dansa
parfaitement. Toujours un peu raide d’attitude, mais habile pour sauver
tels mouvements obliques dans un ingénieux balancement qui trompe l’œil,
semble incliner vers la gauche sans quitter la droite, et reste souple
en paraissant raide, ne singe point les caricatures doctrinaires imitées
de la cravate de Saint-Just, du col empesé de Calvin.

En M. Pitt l’homme politique avait mille mérites de détails, et l’homme
privé toutes les vertus. Je ne suis pas de l’avis de Joseph de Maistre
qui dans ses Lettres le juge médiocre. Mais, comme l’indique le portrait
de Lawrence, il avait un masque de tartufe rose et bigarré.

Un homme grave et hautement estimé, lord Grey, dans sa jeunesse,
peut-être emporté au delà des bornes, a dit un mot terrible: «M. Pitt
n’a jamais proposé une mesure que dans l’intention de tromper la
Chambre. Dès son début, il fut apostat complet, déclaré.»




CHAPITRE III

LE BILL DE L’INDE, 1783.--PITT RÈGNE MALGRÉ LE PARLEMENT.


M. Pitt resta dans un douteux nuage jusqu’à la fin de la guerre
d’Amérique, brillant au parlement d’un doux éclat, comme un jeune homme
sage et de grande espérance, dans une position non tranchée qui le
laissait disponible pour tout. On pouvait croire encore qu’il suivrait
la voie de son père, la grande voie populaire. Mais alors des
circonstances violentes, imprévues, déchirent le voile et percent le
nuage. Pitt paraît ce qu’il est, le contraire de Chatham. Il est resté
tel, sans retour.

C’était le moment décisif où le roi, dont l’obstination avait retardé si
longtemps la paix d’Amérique, se vit abandonné de tous, même de son ami
et ministre lord North qu’il avait si longtemps traîné malgré lui dans
la voie de la guerre. North, en péril, quitta le roi et se réfugia près
de Fox dans l’opposition[10]. C’était la victoire des Communes, la
défaite de la Couronne, si, par un coup hardi, le roi ne mettait la
constitution au grenier avec les vieux meubles. Un homme sensé ne l’eût
pas fait. Il aurait respecté la religion politique de l’Angleterre,
n’eût pas sorti la royauté du nuage protecteur dont jusque-là tous les
partis étaient d’accord pour la couvrir. Fox ne devinait pas que ce
sacrilège le roi même le ferait contre le roi. Fox, faisant la paix,
voyait toute la chambre pour lui, et crut que le pays tout entier était
derrière, tout prêt à soutenir la chambre et la constitution.

  [10] Voy. la _Correspondance de Fox_ et l’analyse qu’en a faite M. Ch.
    de Rémusat.

Cela parut douteux au petit Pitt, qui jugea l’Angleterre au vrai, comme
elle était, beaucoup plus royaliste qu’elle ne le savait elle-même.
Quand Fox lui offrit une place dans ce ministère odieux à la Couronne,
il se garda bien d’accepter. Il eut raison. Ce ministère dura neuf mois
à peine (1783, 2 avril 12 décembre). Fox se coula lui-même par une
tentative hardie et honorable.

La conquête de l’Inde, où l’audacieux Clive avait si aisément remplacé
notre Dupleix, fut un mal pour l’Angleterre autant qu’un bien. Ce pays
magnifique, une vraie partie du monde, vaste comme l’Europe, était riche
en art, en or et en diamants, en luxe délicat, mais aussi (il faut le
dire) en maladies contagieuses. Et c’était peu de chose, comparé à
l’infect chaos d’une administration livrée au désordre, aux hasards
confus d’une grande Compagnie de marchands. La barbarie carthaginoise,
celle des Gênois en Corse, etc. était sans doute fort éloignée du
caractère anglais; mais on a souvent remarqué que les Anglais, gênés
chez eux et se respectant fort, sont d’autant plus sujets à s’abandonner
en voyage et sans doute bien autrement dans un pays si lointain, si peu
surveillé. Le vaillant Clive, déjà, avait eu un procès monstrueux, où
l’Angleterre (embarrassée entre l’honneur et le profit, entre ses mœurs
et sa conquête) s’était vue au moment de pendre le héros qui lui donnait
un monde. Clive satisfit à l’honneur. A la fin de son long procès, objet
de l’universelle réprobation publique, qui lui attribuait les crimes de
tous, il fut absous, mais se jugea lui-même, mourut, en quelque sorte se
tua (1763).

Malgré l’absolution, ce procès fit honneur à l’Angleterre, qui, n’osant
se montrer juste, fut sensible du moins, et embarrassée de la chose.
Mais, ensuite, la peste morale redoubla étrangement. Ce fut comme aux
Indes dans les années où le déluge des moussons n’a pas balayé le pays,
les jongles immenses, qui reçoivent tous les tributs infects des
torrents, surtout le bas Gange, une mer, comble d’ordures et de
cadavres, tout cela exhale le choléra avec une terrible odeur de mort.
Il en fut ainsi vers 1784, lorsque Warren Hastings, le premier
gouverneur royal, revint des Indes. Malgré son adresse et ses mérites
administratifs, la Compagnie elle-même, sans parler des pauvres Indiens,
le poursuivait d’accusations terribles, d’avoir, sans autorisation, fait
la guerre, exterminé un peuple, et de plus, par un affreux procès qui ne
fut qu’un assassinat, rendu les Anglais exécrables à ce monde de cent
millions d’hommes.

Cette odieuse odeur de mort qui venait des Indes émut terriblement.

Fox, avec l’intrépidité d’une âme chevaleresque, osa, au moment de son
triomphe, entreprendre ce grand balayage, et crut être suivi. A la tête
d’une majorité énorme, il entreprit de soumettre ce chaos de l’Inde à la
loi. Il avait avec lui Francis, l’auteur des _lettres de Junius_. Cet
ancien pamphlétaire revenait de l’Inde, malade d’indignation. Fox,
d’après son avis, proposa un bill qui aurait jeté du jour dans ces
étables d’Augias, jusque-là si obscures. Le parlement s’y serait ouvert
une fenêtre pour y mettre l’air et la lumière. Il y eût mis sept
curateurs pour surveiller la Compagnie; curateurs que le roi n’aurait pu
révoquer que sur une adresse du parlement.

On aurait tranquillisé l’Inde, en renonçant à s’agrandir, c’est-à-dire à
spolier les princes indiens.

Fox, ministre de la Couronne, propose cela. Mais, spectacle inattendu!
c’est la Couronne, le roi qui travaille contre, se déclare contre son
ministre. Le roi écrit aux pairs, sans détours ni ambages, que quiconque
votera pour son ministre est son ennemi personnel. Les pairs rejettent
le bill.

Ainsi ce voile religieux qui mettait le roi derrière un nuage, le
rendait invisible, impeccable (n’agissant que par son ministère), c’est
le roi même qui le déchire, et brutalement, comme un fou, s’expose en
chemise.

Tout est permis aux fous. Celui-ci se moque de la chambre, ne s’informe
pas de la majorité qui est pour Fox et pour la loi. Et il risque cela
dans l’affaire la moins excusable, la plus scabreuse de profit et
d’argent, qui lui ouvre une foule de places à donner, de sorte que
désormais la Couronne apparaît cyniquement appuyée sur ces deux
corruptions électorales: le grand budget des places de l’Église et celui
des places de l’Inde.

Audace qui épouvante au moment où la Couronne, vaincue par la chambre,
paraissait au plus bas!

Trouvera-t-on un homme assez désespéré pour suivre ce fou qui marche sur
les toits? Il y faut quelqu’un de leste. La jeunesse intrépide en est
seule capable sans doute, si la prudence, les scrupules ne l’arrêtent
pas. M. Pitt, si jeune, avec son teint de rose, d’enfant, de vierge,
suit le roi par ce chemin cynique et dangereux, dont plus qu’un autre il
aurait dû, ce semble, avoir horreur. C’est justement la voie contraire à
celle de son père. Où est-elle la belle séance, si glorieuse pour lui,
la grande scène patriotique où il soutint Chatham mourant dans ses bras,
où l’on augura tant du jeune homme? démentir à ce point Chatham et toute
sa tradition de famille, cela rappelle l’ambitieuse Tullie qui, pour
aller au trône, n’arrêta pas son char, le fit passer sur le corps de son
père.

Il faut croire que le maître de Pitt, Tomline, avait bien cuirassé son
cœur. L’évêque conte la chose simplement, sans être embarrassé: «Ce fut,
dit-il, le seul événement qui, à ma connaissance, ait jamais troublé le
repos de M. Pitt, bien qu’il fût en bonne santé.»

«En effet, dit M. Lewis[11], il se croyait noyé, enfermé par les eaux»
d’une inondation, quand, devenu ministre, sa réélection à la chambre fut
proposée et qu’il y eut un immense et unanime éclat de rire.

  [11] Cornewall Lewis, _Histoire gouvernementale de l’Angleterre_, bon
    ouvrage, traduit. 1867.)

Tout autre se fût découragé, eût reculé devant la majesté simple de la
constitution. A toutes ces voix ironiques qui lui disaient:
«Retirez-vous!» il répondit: «Je reste, pour défendre le privilège du
roi, qui seul peut nommer les ministres.»

Quoi! gouverner sans les Communes et sans la nation!... C’était enfiler
le chemin des précipices, celui de Charles Ier, de Jacques II.

Voilà ce que tout le monde eût dit, ce qu’il ne se dit pas. Chose
incroyable! comment cet homme si jeune avait-il déjà ce secret honteux,
savait-il la profonde corruption du cœur de l’homme, ses étranges et
soudains retours?

Georges, tout fou qu’il était, fut fort effrayé; il songeait à se
retirer en Hanovre, disait peut-être comme son aïeul Georges Ier: «J’en
serai quitte pour mes ministres, dont ils couperont la tête.»

Pitt, bien plus corrompu, jugea qu’on s’arrangerait, qu’une nouvelle
élection amènerait des hommes plus souples,--un peu fâchés d’abord, mais
réconciliables.--Cette question de l’Inde qui semblait un péril, il
jugea froidement que c’était un appât[12].

  [12] Tout cela est très obscur, adroitement gazé par les Anglais.
    Notre compatriote, M. Barchou de Penhoën si prolixe, dans son grand
    ouvrage (_Histoire de l’Inde_), suit de plus près les pièces
    originales. C’est en lisant son récit qu’on voit Pitt bien à nu dans
    ce moment solennel, et l’immense intérêt électoral qu’il avait dans
    cette affaire, qui changea le gouvernement anglais pour un
    demi-siècle.

                   *       *       *       *       *

Ce fait bizarre et singulier d’un roi, vaincu en Amérique, vaincu dans
le parlement, qui se moquait du parlement, le renvoyait chez lui, et
semblait mettre à néant la fameuse constitution, était une témérité pire
que toutes celles des Stuarts. L’Europe crut au naufrage, à la
submersion de ce pays paisible, lorsqu’elle le vit mettre l’Inde aux
pieds du roi, et celui-ci nommer pour vice-roi son aide de camp
Cornwallis.

Personne alors ne savait que l’Angleterre est un vaisseau vivant qui, en
cas de besoin, se dirige et échappe. Une foule d’intérêts privés sont là
pour venir au secours, pour sauver du moins les apparences et faire que
le vaisseau, avec telle avarie, n’enfonce pas et même marche fièrement.

C’est ce qui arriva. Dès le moment qu’on vit la Couronne péricliter et
le grand mât du navire menacer, une foule d’hommes intelligents vinrent
à la rescousse, et, dans leur propre intérêt, aidèrent à la manœuvre.
Là, les Anglo-Indiens, les nababs, comme on disait, furent admirables,
travaillèrent vigoureusement pour M. Pitt et pour le roi. La Cité s’émut
fort, et tous les gros capitalistes. De sorte que Pitt put dire à Fox
qui avait le parlement, la loi et la constitution: «Moi, j’ai la tête de
la nation, la plus respectable Angleterre, la Cité, le Roi et les
Lords.»




CHAPITRE IV

LE ROI BRISE LE PARLEMENT.--PROCÈS ET ABSOLUTION D’HASTINGS.--1785-95.


Derrière ce grand procès, entre le roi et le parlement, entre le roi et
la constitution un autre allait venir dont on ne parlait pas encore,
mais qu’on voyait à l’horizon, et qui, je crois, intéressait autant,
partageait en deux armées contraires toute la banque de Londres et
Calcutta, le procès d’Hastings, le gouverneur des Indes. Cet homme
adroit, malgré les charges graves qui pesaient sur lui, avait plu
extrêmement à Georges III et à beaucoup de gens intéressés à ce que
toutes ces affaires mal odorantes de l’Inde fussent traitées avec des
ménagements convenables par une nouvelle chambre, plus discrète, et non
pas ventilées indécemment par les bruyants amis de Fox.

Il y avait à Londres un banquier anglais de Calcutta, certain Benfield,
qui, jadis simple petit commis, avait si bien fait ses affaires, qu’il
avait pu (disait-il) prêter à la Compagnie quarante ou cinquante
millions. Cet homme, avec ses amis, travailla habilement, vaillamment
l’élection du nouveau parlement et se mit si bien près de Pitt, que la
Compagnie des Indes prit peur et n’osa plus nier cette dette honteuse de
cinquante millions. Dès qu’on la reconnut, cette dette, elle grossit de
maintes et maintes choses. On en ajourna l’examen. Il était fort
essentiel qu’il ne se fît jamais que par des gens amis, un peu myopes,
qui ne regardassent pas de près. Cette myopie dura d’abord pendant vingt
ans jusqu’à la mort de M. Pitt, jusqu’en 1806. Mais alors, au milieu du
grand combat européen, on avait autre chose à faire. On ne s’en avisa
qu’après Waterloo, en 1815, lorsqu’on eut du loisir. Et alors, au bout
de trente ans, on s’aperçut que la fameuse dette était fausse, ou du
moins étonnamment surfaite, ne montant qu’au vingtième de la somme
réclamée et payée!

Ce grand mystère était-il un mystère? Il avait dû être connu de
l’administration et de beaucoup de personnes. Mais, pendant trente ans,
on avait jugé qu’il était prudent de se taire, d’ajourner cette
révélation peu agréable à tant de gens considérés.

L’habile électeur, ce Paul Benfield, l’élection faite et une chambre
passable installée, retourna tranquillement à Calcutta, comptant sur
Pitt et sur l’empressement qu’il mettrait à donner aux Indes une
administration discrète, toute royale, toute ministérielle, qui ferait
les choses sans bruit, perpétuerait la nuit et le silence.

En effet, M. Pitt reçut avec confiance et fit accepter à la nouvelle
chambre le plan que lui fournit un ami de Benfield, Richard Atkinson. Ce
plan remettait l’Inde au roi en toute chose politique, et à un bureau de
contrôle qui siégerait à Londres de par le roi. Aux Indes, le gouverneur
du roi aurait un grand pouvoir, une grande liberté d’action. Le roi
passa ce grand pouvoir à son aide de camp Cornwallis.

Cette nomination étonnait d’autant plus qu’à ce moment venait de
débarquer à Londres la preuve vivante du danger qu’il y avait à
constituer aux Indes cette espèce de roi. Le dernier gouverneur, Warren
Hastings, débarquait tout chargé des accusations de la Compagnie et de
celle des cent nations de l’Inde. De sorte qu’on proposait d’épaissir
les ténèbres au moment où l’on apercevait les maux, les ulcères
effroyables qu’elles n’avaient pu cacher tout à fait.

On croyait que sous Georges l’honnête roi, sous la morale dynastie de
Hanovre, Hastings, mettant le pied en Angleterre, pourrait fort bien
être arrêté. Il le fut, mais seulement, par un charmant accueil du roi
qui, ravi de voir un homme si fin, dit: «Ce drôle est bien adroit! que
de gens me parlent pour lui! Si je le faisais ministre?»

Ce n’était pas l’avis de M. Pitt. Cette turpitude royale le fit rougir.
Et alors, chose inattendue, il joua supérieurement le menuet
parlementaire dont j’ai parlé, se rapprocha de Fox, de ceux qui
accusaient Hastings, mais fort modérément, voulant bien qu’il fût
accusé, écarté des affaires, mais qu’il le fût faiblement et que le
procès avortât.

Avortement peu vraisemblable. Hastings, arrivait remarqué, et on peut
dire, traîné, happé, par ce terrible dogue Francis, qui ne lâchait pas
prise, le tenant par mille preuves. L’éloquence colérique de Burke
allait en profiter et donner au procès un éclat effroyable dans toute
l’Europe. Fox, précipité du pouvoir, trouvait dans ce procès une
revanche, et, de plus, un triomphe d’humanité. Son grand cœur avait
entendu les soupirs et les pleurs du pauvre monde indien, et le voyait
venir, les mains jointes devant l’Angleterre.

Le jeune Pitt aimait l’ordre, et, sans son intérêt électoral et son rôle
obligé de serviteur du roi, il eût suivi la voie de son illustre père
qui, sur cette question, se décida magnanimement contre ses intérêts.
Quand le conquérant Clive vint voir Chatham à Londres et proposa que la
Couronne et les ministres prissent le gouvernement de la conquête,
Chatham répondit, non en ministre, mais en grand citoyen: «Si la
Couronne avait un revenu si considérable, cet agrandissement du pouvoir
royal serait contraire aux libertés publiques.»

M. Pitt, tout au rebours de son père, accepta cet agrandissement et le
pouvoir immense qu’eut dès lors la Couronne de donner les emplois dans
l’Inde. Il devait, par pudeur, se détourner d’Hastings; mais il ne
pouvait que favoriser en dessous un homme si utile qui avait fait dans
l’Inde la révolution la plus avantageuse aux natifs anglais contre les
indigènes, en donnant toutes les places aux premiers et ouvrant cette
riche mine à la corruption électorale.

Avant Hastings, l’Inde était déjà une ressource pour les familles, pour
les cadets qu’on y envoyait de bonne heure. L’enfant, parti tout jeune,
pouvait, sous l’abri de la Compagnie, faire un peu de commerce, en
s’associant un homme du pays, un adroit Banian. Mais cela ne menait pas
loin. Au contraire, Hastings réservant aux Anglais toute place lucrative
dans l’administration, dans l’armée et la judicature, donnait des postes
fixes et une assiette aux jeunes émigrants. Le cadet bien placé n’avait
qu’un tour à faire en Angleterre pour se marier convenablement dans une
bonne famille, qui l’épaulait et le portait plus haut. Toute maison qui
avait des cadets et des filles, se sentait fortement liée par le
patronage d’Hastings qui leur rendait possible leur établissement.

M. Macaulay, un homme très fin, ne justifie pas Hastings, mais il montre
combien de personnes aimables et respectables faisaient des vœux pour
lui. Il montre, au début du procès, la foule de dames vertueuses et
charmantes, qui s’intéressant à cette cause, vinrent à l’ouverture du
procès, et même pour ce jour mirent leurs plus beaux diamants. L’accusé,
visiblement homme d’esprit et distingué, par son extérieur favorable
réfutait, même sans parler, tant d’accusations monstrueuses. Mais
l’impression devint tout à fait bonne quand il raconta l’histoire, si
bien imaginée, vraisemblable après tout, de son premier point de départ:
«Fils d’une famille ruinée, il avait vu le modeste château de ses pères
passer par adjudication à l’étranger. Il s’en éloignait lentement, quand
parvenu à une colline, il se retourna, et vit, les yeux humides, la
maison et son _pleasure ground_ dans les teintes suaves, le sourire du
couchant; il fut touché au cœur, et il se jura à lui-même de revenir et
de racheter à tout prix le manoir paternel.»

Que de beaux yeux pleurèrent en entendant cela! Et combien d’hommes
mêmes cachaient leur émotion! Il avait touché la vraie fibre anglaise.
Et l’on comprit très bien qu’il avait dû faire l’impossible pour
atteindre ce but. Plus d’un, dans cette grande foule, put se dire: «Moi,
je ne vaux pas mieux. Et pour cela, qui sait? j’aurais pu faire autant,
et pis!»

On se souvient du mot de Henri de Lancastre (Henri IV), quand de l’exil
il revint en Angleterre.--A Richard II qui dit: «Que voulez-vous avec
tant d’hommes d’armes?--Moi, rien, répond Lancastre, sinon reprendre le
manoir et la terre de mes pères.» Ce mot frappe tout le monde, toute
l’Angleterre suit Lancastre, et il est forcé d’être roi.

De même Hastings, en appelant ainsi aux sentiments les plus forts des
Anglais: la propriété, le manoir, les souvenirs de famille, eut tous les
cœurs pour lui. Les cent millions d’Indiens furent oubliés.

Au reste la chambre des Communes, en renvoyant l’accusation aux Pairs,
avait eu soin d’en retirer une chose trop odieuse, terrible, un grand
crime individuel. C’est le seul acte, je l’avoue, qui aujourd’hui encore
rende implacable pour cet homme, et c’est aussi surtout cet acte que les
biographes ont pris soin d’atténuer.

Hastings était arrivé au pouvoir avec un système tout différent de ses
prédécesseurs. Notre Dupleix, avait vu deux choses que n’aperçurent pas
les Anglais: que les femmes de l’Inde peuvent y prendre un grand
ascendant (il y parut bientôt quand une femme gouverna vingt années les
tribus belliqueuses des Mahrattas) et que les Européens pourraient, par
des mariages, tourner cet ascendant à leur profit. Dupleix épousa une
dame de l’Inde qui en savait tous les dialectes et qui correspondait
pour lui avec tous les rajahs. Les Anglais comprirent peu cette
habileté. Clive, un simple commis marchand qui s’éleva uniquement par sa
vaillance et son audace, était un homme rude. Mais à travers cette babel
de langues et de mœurs inconnues, tout un monde d’affaires difficiles,
il eut le bon sens d’employer les musulmans de l’Inde, énergiques et
intelligents, plus graves que les Indiens proprement dits. Hastings
espéra davantage; il crut qu’en se faisant un peu instruire par les gens
du pays, il pourrait bientôt s’en passer, écarter à la fois les
musulmans et la grande masse des natifs. Guidé par ceux-ci, tout
d’abord, il emprisonna les ministres musulmans qui avaient gouverné
jusque-là. Mais, en se servant contre eux des Indiens, il ne les
traitait pas mieux. Ceux-ci, c’était un monde immense, civilisé et doux,
qui savait les hommes et les choses du pays, sans lequel on ne pouvait
rien. Hastings eut l’idée saugrenue de les remplacer tous par des
Anglais élevés à la hâte et discordants d’ailleurs avec les mœurs de la
contrée. Enfin de faire une Angleterre dans l’Inde. De là mille
vexations pour éloigner les indigènes, les repousser des places que
jusque-là ils occupaient.

La Compagnie, ses directeurs, n’étaient guère plus contents que les
Indiens, voyant le gouverneur agir en roi, faire sans eux la paix et la
guerre, conquérir des peuples indiens ou les exterminer. Ils virent avec
plaisir venir à eux l’homme de combat, Francis qui montra les dents au
tyran. Mais le tyran très fin disait lui-même qu’il ne voulait rien que
justice. Il provoqua à Calcutta l’érection d’une haute cour,
indépendante de la Compagnie.

Cette cour, nommée à la sollicitation du gouverneur et lui devant ses
grosses places et ses énormes traitements, allait dépendre de lui seul,
et le servir envers et contre tous.

Arrêtons-nous ici, et rappelons ce que Bentham et tant d’autres Anglais
ont dit de leur pays. Sa fidélité au passé, son respect pour les
vieilles lois saxonnes, normandes, etc., ont fait de l’Angleterre une
babel juridique où les légistes eux-mêmes se reconnaissent à peine. Les
hommes riches et considérables qui se trouvent juges des comtés, sont
trop heureux d’avoir des clercs qui, bien payés, les guident. De là un
peuple immense de gens d’affaires, de juges secondaires, souvent peu
scrupuleux et fort avides. Hastings recruta là son nouveau tribunal et
n’eut pas de peine à y mettre des gens qui, placés là par lui, devaient
juger pour lui et dans son intérêt.

Cependant les directeurs continuaient de l’accuser, trouvant ses comptes
peu réguliers. En cela ils étaient aidés par Francis qui eût voulu de
plus une réforme générale pour protéger un peu les malheureux Indiens.
Les défenseurs d’Hastings disaient qu’il avait mis dans le pays une
meilleure police. Il y avait moins de voleurs. Cependant une chose
frappe, c’est qu’en ce système tout anglais, les domestiques, clients et
agents des Anglais, n’ayant point la justice à craindre, étaient (à
petit bruit) d’affreux tyrans. La grande plaie de l’Inde, les
enlèvements et les ventes d’enfants avaient augmenté.

Le dernier des ministres indiens, le brave Nuncomar, avait été d’abord
employé par Hastings qui s’en servait contre les musulmans. Il le
destitua, l’accusa, et Nuncomar, sans doute enhardi par Francis, osa
accuser Hastings à son tour. Là on s’aperçut un peu tard que celui-ci
était terriblement armé. Ce tribunal qu’il avait constitué montra alors,
comme une épée, une patente royale qui le rendait indépendant des
directeurs et de la Compagnie. Bel hommage, au principe qui veut que la
justice soit libre des pouvoirs administratifs. Ainsi, ces
administrateurs qui avaient fait, en réalité, ce grand empire,
trouvèrent que la Couronne les soumettait à de petits procureurs venus
hier de Londres. Ces légistes, fort plats en Angleterre, fort rogues à
Calcutta, avec leur patente royale et les troupes d’Hastings, purent se
moquer parfaitement des créateurs de l’empire indien et de Francis, le
grand réformateur. Intrépides de leur ignorance, ne sachant pas les
langues du pays (il leur fallait pour tout des interprètes), ils
procédèrent d’autant plus hardiment; on accusa l’accusateur indien. On
l’arrêta comme coupable d’un faux qu’il aurait commis autrefois; de
plus, chose inouïe (plaisante dans un pays polygamique), on l’accusa du
crime d’avoir plus d’une femme. Faute grave contre la loi chrétienne,
contre la loi anglaise. Mais cette loi anglaise, les juges la violèrent
cruellement, car, sans forme, délai, ni sursis, l’Indien fut le même
jour jugé, pendu et étranglé.

Et cela, devant une foule immense, désolée et en pleurs, qui n’osa
essayer la moindre résistance, mais sentit dans le supplice du brame, de
l’homme principal du pays, la mort de l’Inde, crut mourir ce jour-là.

Avec raison, dès lors ce fut fini. Ce rapport entre les deux races que
Dupleix, et même Clive, avait su respecter et qui par mariage, se serait
augmenté, fut rompu, et les Anglais tentèrent cette chose, impossible,
de faire tout, remplir tout, et profiter de tout, d’administrer et juger
sans comprendre[13].

  [13] L’homme du roi, le sage Cornwallis, comprit, en arrivant aux
    Indes, que, pour perpétuer cette gageure, il fallait des traitements
    énormes, monstrueux.--Avec les meilleures écoles, en Europe et aux
    Indes, comment espérer que des jeunes gens, impatients de se placer,
    de s’amuser, apprendront rapidement six ou huit langues difficiles.
    Ils n’y parviennent pas. Il leur faut l’interprète. Jamais sans les
    Indiens, ils ne pourraient rien faire, ni même tyranniser
    l’Inde.--IL faut que les Anglais soient un peuple bien grave pour ne
    pas rire eux-mêmes de cette comédie.

    Les commencements valaient mieux. On espérait alors créer de solides
    liens entre les deux pays. Je suis heureux ici de pouvoir rendre
    hommage à la mémoire de William Jones, dont les travaux m’ont tant
    servi. Son _Digest Hindou_ fut jadis un de mes livres favoris. Ce
    grand érudit fut lui-même un charmant poète. Il avait rêvé
    d’associer les origines indiennes et celtiques, Ossian et Calidasa.
    Seul, délaissé par sa femme malade, restant en Orient, pour y
    mourir, il s’adresse ainsi aux bons génies de l’Inde, à la divinité
    du Soleil, (Sureya): «Si les hommes demandent quel mortel élève
    ainsi la voix, dis, ô dieu (car tes regards embrassent le ciel, la
    terre, l’océan), dis que du sein de l’île d’Argent, là-bas, au loin,
    de cette terre où les astres sourient d’un éclat plus doux, un homme
    est venu, et bégayant notre langue divine, bien qu’il ne soit pas
    issu de Brahma, il a tiré, de sa source la plus pure, la science
    orientale à travers des souterrains longtemps fermés et des sentiers
    longtemps obscurs.»

Le procès fut donc réduit aux moindres griefs, concussions et cruelles
extorsions. Mais Hastings ferma la bouche, disant qu’il ne les
commettait que pour des nécessités publiques, les besoins absolus de la
Compagnie. On glissa sur les guerres qu’il avait faites sans
autorisation. Ainsi réduit, le procès ennuyait. Dans les sept ou huit
ans qu’il dura, le public se refroidit fort, et l’impatience se tourna
contre les accusateurs. Les défenseurs d’Hastings, bien sûrs de leur
affaire et se tenant à cheval sur les formes techniques de la procédure,
s’arrêtaient peu à discuter. Chaque fois que l’accusateur Burke se
plaignait qu’on éternisât le procès en s’attachant aux règles des
tribunaux ordinaires, le chancelier répondait que ces règles, sécurité
du pauvre accusé, ne pouvaient être trop suivies. Alors on appela douze
jurisconsultes et on les consulta. On n’en tira que des éloges
enthousiastes des formes légales: «Heureuse! trop heureuse Angleterre!
où l’accusé est ainsi garanti!»

La Compagnie elle-même avait beau dire que les comptes d’Hastings
étaient brouillés, obscurs et inintelligibles, la masse des gens de loi
répondait par de nouveaux hymnes sur la bonne justice anglaise où
l’innocence est si bien à l’abri.

Ces retards servaient fort Hastings. Tous ceux qui arrivaient de l’Inde,
gras des places qu’il avait données, ne manquaient pas de chanter ses
louanges. La comédie d’un tel concert était si fade qu’Hastings s’en
ennuyait lui-même, se plaignait des lenteurs (qu’on faisait dans son
intérêt).

On avait refusé d’entendre l’homme qui savait le mieux les choses, les
eût trop éclaircies, Francis (Junius). Et en même temps on refusait à
Burke les pièces qui lui étaient nécessaires. De sorte que, le tenant
désarmé de preuves, on lui reprochait de ne pas prouver. Les choses en
vinrent au point que les accusateurs peu à peu se trouvèrent accusés.
L’indignation mettant Burke en fureur le rendait odieux, insupportable à
la grande assemblée. Son éloquence irlandaise qui aurait agi aux
Communes, était odieuse aux Pairs, si bien que l’archevêque d’York lui
reprocha d’avoir soif de sang, et l’appela _Marat_.

Il trouvait qu’en traînant le procès sept années seulement, on avait
imité la promptitude meurtrière de nos Terroristes. «Dans une affaire
capitale, disait-on, il vaut mieux aller lentement.»

Le 6 mai 94, après ce beau procès, les débats furent clos et Hastings
reluisit dans toute sa pureté d’innocence.

Pitt s’était réservé. Il s’attachait en tout à la morale. On avait
remarqué que, dans les jours scabreux où sa politique l’entraînait, il
quittait sa place de ministre et allait humblement s’asseoir près du
grand philanthrope si respecté, l’excellent Wilberforce.

L’Angleterre était calme alors, heureuse de ses agrandissements
lointains et de sa fixité intérieure. Elle croyait toujours que la
Couronne était la pierre de l’angle de ce bel édifice. La maison de
Hanovre, par sa médiocrité même, lui plaisait. Quand Georges devint fou,
tous s’y intéressèrent et se mirent en prières. Il revint, il reprit ce
qu’en appelait son bon sens. Ce fut une joie, une fête universelle.

Tout cela répondait si peu au portrait fantaisiste que Montesquieu et
autres avaient tracé de l’Angleterre, que les nôtres la croyaient en
captivité et fort impatiente de sa délivrance. Hoche, Monge et Bonaparte
disaient: «Délivrons l’Angleterre!»

Avant eux, Brissot, qui y avait vécu longtemps et devait la connaître,
ne doutait pas de sa ruine. A la fin de chacun de ses discours, il
parlait du naufrage de l’Angleterre, et disait: «Voilà pourquoi
l’Angleterre s’est perdue!»

«Perdue? lui dit quelqu’un, mais sous quel degré de latitude?»




CHAPITRE V

GUERRE AVEC LA FRANCE.


Donc, après la révolution d’Amérique et avant celle de France, quand
déjà fraîchissait le vent précurseur des grandes tempêtes, l’Angleterre,
même par ses intérêts nouveaux, était conduite à chercher le repos sous
la vieille fiction royale, tellement ébranlée en Europe. La royauté,
outre son privilège propre et son antique appui de l’Église établie, en
avait conquis un nouveau, le patronage de l’Inde, tant de places à
distribuer. Son repos lui était aussi garanti par la foule inquiète des
créanciers de l’État, amis passionnés de la stabilité. L’opposition
était annulée, réduite à un si petit nombre, qu’il suffisait, disait-on,
«d’un fiacre pour la conduire au parlement.»

La situation était belle pour Pitt. Pour se rendre populaire, il lui
suffisait de quelques réformes financières, de se donner pour un
disciple d’Adam Smith et, par moments, de flatter Wilberforce, le
crédule apôtre de l’affranchissement des noirs.

Pitt semblait de plus en plus avoir oublié les haines de son père et sa
tradition colérique. Il se rapprocha de la France pour lui imposer le
traité de commerce qui fit entrer chez nous les marchandises anglaises
et révolutionna nos grandes masses ouvrières du Nord. A ce moment,
l’Angleterre s’étonna de trouver Pitt si pacifique, si ami de la France.
Reproche qu’il repoussa par cette parole charmante: «Peut-on haïr
toujours?»

Cependant le travail cessait; l’industrie du meuble qui avait créé, sous
Louis XV, le faubourg Saint-Antoine, s’était, sous Louis XVI, arrêté
partout. Ce nouveau Paris inoccupé fit la grande insurrection du 14
juillet, prit la Bastille. L’Angleterre applaudit et toute l’Europe,
depuis Londres jusqu’à Pétersbourg. Fox dit: «C’est le plus grand
événement du monde.» Nos fédérations de 90, ce mouvement désintéressé,
cet appel aux libertés du genre humain, remplirent d’ivresse tous les
cœurs et tous les yeux de larmes. Les Anglais avaient cru d’abord que
nous faisions, sur leur exemple, une révolution anglaise. Puis, quand
ils virent qu’elle serait française, beaucoup persévérèrent dans leur
admiration, et déclarèrent que la Constitution de 91 était le
chef-d’œuvre de l’esprit humain. Le beau livre de Payne, _les Droits de
l’Homme_, fut porté jusqu’au ciel, mais, il faut le dire, par une
minorité généreuse en rapport avec l’admirable génération qui avait
surgi en Europe depuis Rousseau et la guerre d’Amérique, génération
crédule, imaginative, impatiente dans ses vœux pour le genre humain.
C’est partout le même homme, qui ferait croire qu’il n’y a plus qu’une
nation. Partout, c’est La Fayette, Fitz-Gerald et Kosciuszko. Cette
veine de feu gagne la Belgique, l’Italie et en partie le Rhin.

De tous côtés scintille l’horizon, mais par moments différents, sans
accord et de place en place.

C’est un fort beau spectacle (et que j’aurais volontiers recommandé au
pinceau de Reynolds, de Lawrence) de voir Pitt, naviguant, sur son
insubmersible barque, dans ce cercle d’orages dont l’Europe est
illuminée. A son âge de plus de trente ans, c’est toujours l’enfant
rose, un peu bouffi, sérieux et colère, qu’on a vu à vingt ans, mais
paisible pourtant. Qu’a-t-il à craindre? Il navigue réellement sur un
ferme véhicule. Comme le fameux éléphant de l’Inde, composé de personnes
vivantes, d’êtres animés, une masse le soutient, la masse solide des
créanciers de l’état, rentiers, banquiers, etc., intéressés à son salut,
et qui à chaque instant le remonte d’élan, d’enthousiasme, lui donne un
coup d’épaule.

Au 6 octobre 89, il a souri en voyant Louis XVI captif et l’Angleterre
vengée. La France lui apparaît errant à l’aventure, comme un vaisseau
perdu, augmentant par ses embarras la sécurité de l’Angleterre.

L’Irlande seule peut inquiéter. Mais c’est justement un Irlandais qui
prononce l’anathème contre la France, contre la révolution, alliée
naturelle de son pays. L’opposition anglaise, si faible, se trouve
coupée en deux, réduite presque à rien. Fox est abandonné, et Pitt monte
au plus haut. On dresse des autels à l’ange de la Bourse qui a trouvé le
3 pour 100 à cinquante et l’a fait monter jusqu’à cent. Le fanatisme ne
connaît plus de bornes, quand ce dieu des rentiers, par l’amortissement,
donne à la dette un gage de solidité éternelle. Ses garanties vont
s’étendre partout. «Si la guerre vient, tant mieux! Nous prendrons le
Cap, Saint-Domingue et Java! La dette sera une montagne dont les racines
immuables embrasseront la terre!»

Ces rentiers imaginatifs, autour de Pitt, lui font autant de
janissaires, des dévoués à mort, comme ceux du Vieux de la Montagne. Au
moment où il se forme de grands clubs, avec des noms illustres, pour la
réforme électorale et le suffrage universel, Pitt est si bien assis
qu’il offre un ministère à Fox. Quel trait de magnanimité! Mais Fox n’y
est pas pris. Général sans soldats, seul dans le parlement, il
trouverait dans ce ministère une captivité, une vraie souricière. Il
échappe, se réserve, attend.

On a douté si Pitt voulait la guerre avec la France. Mais il était
visible que la guerre doublerait sa dictature, probable qu’elle la
prolongerait pour lui et son parti. Et, en effet, elle la prolonge
vingt-deux ans, jusqu’en 1815, et même plus loin, puisque à peine en
1830 on a osé parler de réforme parlementaire[14].

  [14] Voy. l’ouvrage de Cornewall Lewis, _Histoire gouvernementale
    d’Angleterre, jusqu’en 1830_.

Aussi, quand Fox et autres amis de l’humanité, voulaient qu’on essayât
de sauver la tête de Louis XVI, Pitt dit: «Pourquoi nous compromettre en
vain?» Il croyait, non sans vraisemblance, que la généreuse Angleterre
prendrait violemment le parti du roi de France qui naguère l’avait
humiliée, qu’elle serait sensible et humaine, suivrait tout entière la
voix de Burke et son appel à la pitié, à la vengeance. C’est-à-dire que
l’Irlandais Burke aiderait lui-même à la dictature absolue de Pitt.

La France était tellement dans l’illusion et dans le rêve, qu’en faisant
la guerre à l’Autriche, elle comptait sur l’amitié de l’Angleterre, son
aînée dans la liberté. Elle y envoya un homme sûr, le patriote
Talleyrand, et crut avidement ce qu’assurait son agent Maret (Bassano):
Que Pitt voulait la paix. Au reste, on croyait que l’Angleterre nous
appelait. Monge, ministre de la marine, disait: «Allons délivrer
l’Angleterre!»

Elle était tout au contraire dans un accès de royalisme, au point qu’on
put faire des pamphlets qui rappelaient ceux du temps de Jacques II. On
s’y moquait des trois pouvoirs; on disait que la Constitution n’est pas
triple, mais une, et qu’elle se réduit au roi seul.

L’art ingénieux de M. de Bismarck fut celui de Pitt en 93: il ne déclara
pas la guerre, mais il se la fit déclarer.

Les encouragements donnés aux émigrés, la guerre à nos amis, aux neutres
qui nous apportaient du blé dans la famine, aigrirent la France, lui
firent franchir le pas. L’Angleterre condamna à mort ceux qui
porteraient du blé en France. Et la Convention, par représailles,
déclara l’Angleterre ennemie du genre humain.

Le genre humain? il semblait contre nous. L’Angleterre paye et arme des
Allemands, des Piémontais, fait des traités avec la Russie, l’Autriche
et la Toscane, Naples, l’Espagne, le Portugal.

Avouons que, dans un tel moment, il fallut à notre ami Fox un grand
courage pour défendre la France abandonnée et oser proposer la paix! On
en rit. Pitt, seul sérieux, répondit que, pour la paix, il fallait avant
tout la destruction d’un monstre d’anarchie qui avait contre lui
l’universalité du monde.

Mais voilà que ce monstre, la Révolution, loin d’avoir peur du monde, le
menace elle-même. Les rêveurs girondins lancent la croisade
révolutionnaire. La Montagne succède et lève un million de soldats, bat
la Prusse et l’Autriche, prend Nice, la Savoie, le Rhin.--Wattignies et
Fleurus, la retraite de Cobourg, l’inertie de la Prusse, qui empoche
l’argent anglais et ne fait rien, tout cela montre au sage Pitt que ce
fou de Burke avait raison quand il disait: «On ne viendra à bout de la
France que par la France même, en offrant aux Français royalistes
l’appât d’une Restauration.»

                   *       *       *       *       *

Pitt converti prend un ton doucereux. Il ne fait pas la guerre à la
France, mais pour la France, la bonne France royaliste.

Seulement, dans l’affaire de Toulon perce la vérité. L’Angleterre veut
Toulon, mais pour elle. L’idée de conquête et de démembrement lui est
venue. Brest et Toulon lui suffiraient et les côtes de la Vendée. J’ai
conté l’accueil admirable que Pitt fit à Puisaye, le grand machinateur
breton et Vendéen, l’ingénieux magicien qui évoqua la source meurtrière
de la fausse monnaie de papier. C’est le vrai sens des expéditions de
Quiberon, Granville et l’île Dieu, qui furent proprement l’inondation de
cette peste des faux assignats.

Cependant l’Angleterre, tout en nous blessant, se blessait. La cité de
Londres elle-même, la Banque si fidèle à Pitt, gémissait, haletait; elle
était indignée de voir la Prusse empocher les subsides et se moquer de
Pitt. On _pressa_ pour la mer jusqu’à cent mille matelots. Opération
meurtrière qui jeta l’Angleterre hors d’elle-même et de sa sagesse. On
tira sur le roi et l’on mit sa voiture en pièces.

Pitt sentit le besoin de satisfaire un peu l’opinion, appela à lui
quelques noms populaires, des seigneurs de l’ancien parti wigh. D’autre
part, en faisant passer à l’Autriche de l’argent pour soutenir la
guerre, on envoya à Paris un lord pour traiter de la paix, un homme
conciliant, Malmesbury. Cet agent parti après notre malheur du 31
juillet[15] et la levée du siège de Mantoue, nous trouva déjà relevés
par la double victoire de Castiglione. Ses propositions excitèrent le
rire de Paris, l’Angleterre ne voulait traiter qu’autant que la France
rendrait _toutes ses conquêtes_, l’Italie, la Hollande, les Pays-Bas, le
Rhin. On nous aurait permis pour toute indemnité de prendre quelques
colonies de nos alliés, la Hollande et l’Espagne, c’est-à-dire de nous
brouiller à jamais avec ces deux puissances maritimes, au moment où leur
amitié nous devenait si précieuse.

  [15] La prise de Brescia et de sa garnison française.

Un piège si grossier, si peu ingénieux, ne pouvait qu’indigner. On fit
dire à l’anglais de quitter Paris dans les vingt-quatre heures.

Ni Londres, ni Paris ne pouvaient s’y tromper. Pitt ne voulait pas la
paix et faisait tristement la guerre, toujours par le même moyen qui
échouait toujours, une profusion aveugle d’argent. Il en avait versé des
torrents pour la Prusse, des torrents en Vendée, pour Quiberon, etc. Et
maintenant des torrents en Autriche pour fournir constamment de la chair
fraîche à Bonaparte, à cette épée terrible et altérée de sang.

En tout cela, dit fort bien M. de Maistre, Pitt fut très peu original,
agit toujours par les mêmes moyens, sans nulle invention ni génie[16].

  [16] Pitt, malgré son mérite parlementaire et ses divers talents
    paraît en tout ceci impuissant, médiocre. Rien d’inventif ni de
    profond. Sa haine intérieure et recuite l’éclaira beaucoup moins que
    la belle colère de Chatham, qui était une flamme. Notre ennemi, M.
    de Maistre, le juge fort sévèrement; voyez sa lettre du 29 mars
    1806.




CHAPITRE VI

LA MER.--L’IRLANDE.--LE GÉNÉRAL HOCHE.


Cette inégalité dans le duel du siècle entre la France et l’Angleterre,
au moment de 95, étonne peu, quand on songe aux circonstances opposées
que l’une et l’autre venaient de traverser.

L’Angleterre, si paisible depuis sa lutte d’Amérique, dans son prosaïque
bonheur, n’avait guère eu de préoccupation, d’intérêt en ce monde, que
le mouvement de son commerce, de sa bourse, que de voir sa rente monter.

La bouillonnante France, depuis la sublime aurore de 89 jusqu’au sombre
et non moins sublime 93, avait traversé tous les cercles décrits par
Dante, et elle n’arrivait en 95 à la république paisible, au
gouvernement régulier, qu’à travers les terribles émotions qui l’avaient
funébré, grandi. Dans sa pâleur mortelle on distinguait une blanche
lueur qui effrayait le monde, et semblait un reflet d’acier.

La très grande habitude qu’elle avait de mourir, ce pacte avec la mort
qu’elle avait fait (c’est le mot de Danton), avait rendu tous les
dangers indifférents, et simples les plus grandes choses. Passer les
Alpes en plein hiver, passer la mer à travers les flottes ennemies, cela
paraissait naturel.

Pendant que Bonaparte et Masséna franchirent les neiges, Hoche passa
l’Océan (15 décembre), et si la tempête garda l’Angleterre en 96, le
passage n’en fut pas moins accompli en 97.

Le seul moyen d’avertir l’Angleterre, de l’arrêter dans cette guerre
d’argent que, tranquille elle-même, elle faisait au monde, ce n’était
pas, comme le croyait Bonaparte, de la frapper aux Alpes ou en Égypte,
mais plutôt de la secouer fortement et de près en la menaçant par
l’Irlande.

Il ne s’agissait pas même de vaincre, mais d’alarmer sans cesse et
d’effrayer le commerce, la banque, la bourse, d’intimider l’ennemi et
d’enhardir les nôtres. Tels étaient les projets de Hoche et de son ami
l’amiral Truguet. Projets hardis, d’un désintéressement héroïque, et qui
même n’avaient pas besoin de la victoire.

Même vaincue, notre jeune marine révolutionnaire s’était formée. Tel
était l’esprit singulier de ces temps qu’elle n’avait pas besoin de
succès pour s’encourager. A peine née, elle soutint en juin 93 une
grande et horrible bataille de trois jours contre la vieille marine
anglaise. Après la prise de Toulon et l’incendie du port, avec ses
vaisseaux noirs, demi-brûlés, une grande flotte sortit audacieusement,
qui portait une armée. La Corse fut reprise, et la Méditerranée,
désertée pour trois ans par l’ennemi, sembla nous appartenir.

Enfin, la France maritime commençait à respirer. Je ne crois pas
qu’aucun autre pays présente des tribus si variées de génies et
d’instincts pour tous les besoins de la mer. Nos marins de Normandie, si
sages et tacticiens, tellement analogues aux Anglais, conquirent, comme
on sait, l’Angleterre, les deux Siciles au moyen âge. L’audacieuse
marine des Basques allait à Terre-Neuve et découvrit l’Amérique, avant
Colomb. Enfin, nos Provençaux, le bailli de Suffren, trouvèrent et
enseignèrent ce qui a fait plus tard les victoires de Nelson, de
combattre au plus près et de se joindre à portée de pistolet.

Tout ce grand peuple de marins sur ses sables, ses dunes, ses côtes de
l’ouest, regardait tristement la mer. Malgré nos victoires des Alpes, la
France était comme captive, tant que sa marine était paralysée.
L’émigration de tous nos officiers, leur catastrophe à Quiberon, nous
laissait un grand vide. Qui se présentait pour les remplacer? De simples
pilotes, peu instruits, d’un cœur intrépide (comme on le vit par _le
Vengeur_). Dans leur fanatisme admirable, ils n’avaient pas besoin
d’espérer la victoire; il leur suffisait du combat, de l’honneur du
drapeau, d’une sublime défaite qui étonnât; c’était tout leur calcul.
Ils comptaient mourir pour la France, et parfois la victoire inespérée
leur arrivait. Notre ennemi furieux, Nelson, dit plus tard qu’entre ces
Français, qu’il hait tous, il préfère pourtant à notre marine noble
cette jeune marine jacobine, déguenillée, héroïque.

Quel ferment pour l’enthousiasme de cette France haletante de savoir
qu’il y a sur l’autre rivage une autre France demi-barbare, mais émue,
dans l’impatience et le transport de cette grande joie fraternelle! Les
nôtres, frères de ceux qui firent les Fédérations de 90, qui
continuèrent sur le Rhin les Fédérations militaires des armées,
s’imaginaient commencer par l’Irlande les Fédérations maritimes et
toutes celles du genre humain.

Pour moi, quand je vis, même en 1815, dans des circonstances si peu
favorables, les montagnards d’Écosse et ce grand nombre de soldats
irlandais à qui on fait porter le costume écossais, je sentis
parfaitement que toutes ces tribus celtiques sont nos cousins, nos
parents éloignés et dépaysés. Plus tard, en 1830, sur le pont
d’Édimbourg, devant les vieilles maisons si hautes, je me croyais à
Lyon. Souvent dans les villes d’Irlande, je croyais voir nos Picards,
nos Wallons (bolg ou belges). _Bolg_ est le nom commun de ces races
parentes, séparées par la mer. L’air _bon enfant_ des paysans d’Irlande
(malgré l’œil bleu qui surprend sous des cheveux noirs) me rappelait mes
propres parents, picards wallons, vrais méridionaux du Nord, pleins
d’imagination et de bonté naïve, adorable, et d’un cœur immense[17].

  [17] L’amabilité de cette race ne me trompe pas. Je n’en connais pas
    de meilleure. En présence des Anglais si raides, et qui font même
    effort pour paraître souvent pires qu’ils ne sont, l’Irlandais fait
    un grand contraste. Ceux qui s’en moquent n’avouent pas moins leurs
    qualités charmantes dans des récits qui feraient adorer la bonté
    irlandaise. J’ai lu, dans _l’Inde anglaise_ de Warren, qu’étant,
    dans sa jeunesse, officier dans l’armée de la Compagnie, et étant
    obligé, en campagne, de coucher sur la terre humide, un de ses
    soldats irlandais, pour lui sauver cette humidité malsaine, se
    coucha sous lui, sans bouger de toute la nuit. L’officier,
    s’éveillant au grand jour, l’y trouva encore immobile et gardant
    cette position gênante de crainte de le réveiller (Warren, _Inde
    anglaise_, excellent livre, traduit).

La belle philosophie de l’histoire que nous ont faite les fatalistes
allemands tend à faire croire qu’il y a des destinées inévitables qui
sont l’arrêt des peuples inférieurs. La France (même en ses plus grands
triomphes) n’a jamais cru cela. Elle a trop le sentiment du mouvement et
sent trop finement que bien souvent l’infériorité dans un sens tient à
une supériorité dans un autre genre.

Telles races d’Italie qu’on a souvent dites inférieures, parce qu’elles
cédèrent à Rome, à ses rudes soldats, furent justement le plus haut du
génie italien (Virgile et le Corrège).

La pauvre Écosse, vaincue à Culloden, donna à ses vainqueurs la fortune
qu’ils cherchaient en vain aux Indes. L’Écossais Watt leur montra que
les Indes étaient en eux, dans leur activité; il les transforma de fond
en comble. L’Écossais Walter Scott donna à l’Angleterre une popularité
immense.

Nous fûmes bien étonnés en 1815, après l’épopée monotone des grandes
armées, de nous trouver si sensibles aux légendes écossaises. Après tant
de spectacles d’uniformes, on fut ravi de voir reparaître l’ancienne
individualité sous ces costumes, avec le plaid, le tartan et la
cornemuse. Nous y retrouvions l’écho lointain des antiquités de la
grande famille celtique.

L’Écosse, enrichie par l’industrie et les carrières civiles, laissa à
son tour le service militaire aux Irlandais. Cela commença dans la
guerre d’Amérique, puis peu à peu aux Indes. Quand Warren Hastings et
surtout Cornwallis donnèrent les places aux Anglais avec d’énormes
appointements, ils cherchèrent moins les grades militaires. En même
temps, les positions inférieures de l’armée, même celles de simple
soldat, furent délaissées par les Anglais, quand la fabrique prenant
l’essor offrit de gros salaires. L’Irlandais suppléa, et sous l’uniforme
britannique, il passa pour Anglais. Tels même, comme les Wellesley
(Wellington) par l’adoption anglaise, s’élevèrent jusqu’au rang de
généraux, de gouverneur des Indes.

Le pauvre paysan d’Irlande crut avoir fait fortune quand il put
s’engager parmi ces habits rouges, si bien vêtus, si grassement nourris.
Lorsqu’on lit ce qu’était, vers 1800, le luxe de l’armée anglaise dans
l’Inde, ses incroyables saturnales, on comprend tout à fait l’attraction
immense que l’Angleterre et l’Inde anglaise exerçaient alors sur
l’Irlande et la transformation que celle-ci jusque-là torturée,
amaigrie, allait subir au profit de l’Angleterre, son ennemie.

Donc Hoche, en isolant l’Irlande, eût coupé le bras droit de
l’Angleterre et d’avance tué Wellington.

Le passage en Irlande n’était pas impossible, comme le prouva en 97
l’expédition d’Humbert. La marine anglaise, en 95, était dans une
période de torpeur et d’hésitation. Nelson n’avait pas encore donné son
grand élan. Il était simple capitaine, et encore si méconnu, qu’à
trente-deux ans on l’employait aux tristes fonctions de curer les ports
sur un bateau dragueur.

L’entreprise de Hoche était incertaine, mais d’un danger superbe, de
ceux auxquels un héros aimerait à donner sa vie. C’était bien plus
qu’une affaire de guerre et de destruction. C’était surtout l’évocation,
la résurrection d’un peuple frère que la France eût tiré du tombeau.

Pour moi, c’est un de mes meilleurs souvenirs de jeunesse d’avoir lu en
1830 le livre si touchant de Thomas-Moore: _la Vie, la mort de
Fitz-Gerald_[18], ce charmant Irlandais, si aimé de la France; avec
cette épigraphe de Lucain, où parle Cornélie rapportant à l’Égypte les
os du grand Pompée: _On a craint sa grandeur... Eh bien, reçois sa
cendre!_ De toute cette génération enthousiaste, sensible et romanesque
de 89, nulle figure plus que celle-là n’a été au cœur. La famille de ces
vieux chefs de clans, les Fitz-Gerald, était en possession de fournir à
l’Irlande les martyrs de la résistance. Déjà, sous Henri VII, j’en vois
un condamné, décapité, avec un O’Connor. Puis, un autre en 1535, aussi
décapité. Cette fraternité de supplices faillit se reproduire de nos
jours, où l’ami de Fitz-Gerald, O’Connor que nous avons connu, bien près
de périr avec lui, fut par bonheur, sauvé pour s’unir en France avec les
Condorcet.

  [18] Th. Moore, _the Life and death of lord Ed. Fitz-Gerald_, avec
    cette touchante épigraphe:

        Si sæcula prima victoris timuere minas,
        Nunc accipe saltem ossa tui Magni.

    (LUCAN.)

    Je recommande aussi un bien curieux livre: _Life of Thubala Welh
    Tone, founder of the Irish Society, written by himself_, edited by
    his son, Washington, 1826. Il fut chef d’une de nos demi-brigades.
    Ouvrage charmant. Style rapide, agréable, tout français. C’était un
    protestant qui écrivait, par fraternité, pour les catholiques. Il
    écrit à Paris, plein de gaieté, d’espérance, attendant le succès de
    Hoche. Il fait son portrait de la manière la plus naïve: «Paresseux,
    mais sans vice. Il a un amour vertueux, etc.» Une gravure charmante
    le montre au vif: douce, aimable figure, nez fin, un peu bombé;
    front trop fuyant.

Cet aimable Édouard, celui dont il s’agit, était un fils cadet des ducs
de Leinster. Il fut élevé en France par un Écossais qui avait épousé sa
mère, devenue veuve. On l’envoya en Amérique faire la guerre contre la
Fayette et les Français qu’il devait tant aimer. Là, comme tant d’autres
alors, il s’éprit de la vie sauvage. Dans un voyage qu’il fit à travers
les neiges du Canada, les Indiens, à leur tour, furent si charmés de
lui, de sa naïve et vaillante originalité, qu’ils l’adoptèrent, le
proclamèrent chef de la _tribu de l’Ours_. Pitt eût voulu le gagner,
l’employer; il lui offrait le commandement de l’expédition anglaise
contre Cadix. Il mettait à cela une condition: qu’il se ferait bon
Anglais, quitterait l’opposition irlandaise. Il refusa; ce chemin à
l’action, à la gloire, lui fut ainsi barré. D’autre part, sa fortune
n’était pas meilleure en amour. Comme cadet, il n’était pas riche, et, à
son retour d’Amérique, il avait eu l’insigne douleur de voir sa fiancée
qui en épousait un autre.

La France, la grande Révolution, le consolaient de tout. Il dîna avec
Fox dans la joie qu’apporta la nouvelle de Valmy et de la retraite des
Prussiens. Il ne tint pas à cette joie, passa en France et logea à
Paris, d’abord chez Thomas Payne, l’apôtre de la liberté des deux
mondes. Que ne fût-il resté chez cet ami austère! Il aurait fait comme
son compatriote Tone, qui devint général en France; il se fût lancé dans
les guerres de la liberté. Mais une affaire de cœur fut son entrave. Aux
réjouissances que l’on fit à Paris pour Jemmapes, le jeune général
Égalité, personnage très calculé, invita le citoyen Fitz-Gerald et le
fit dîner avec madame de Genlis et son élève, la charmante Paméla (fille
naturelle du duc d’Orléans). Le voilà pris. Il aime et il épouse. Cela
le brouille d’abord avec sa famille; puis avec l’Angleterre, qui le raye
des rôles de son armée. Le voilà donc Français? Non pas. Son fatal
mariage avec les Orléans empêche notre gouvernement de l’employer.

Cependant la tempête soufflait en France et en Irlande. Fitz-Gerald,
condamné à une oisiveté solitaire, et désespéré d’être heureux, avec sa
Paméla, leur enfant, son jardin en fleurs, s’efforçait d’ignorer et de
ne pas prévoir. On frémit en lisant ses lettres et son imprévoyance, en
entendant la tourmente cruelle qui s’agite déjà autour de cette idylle.

On dit que le cœur trop plein, au moment où Hoche préparait sa grande
expédition d’Irlande, il dit la chose non seulement à Sheridan, l’ami du
prince de Galles, mais inconsidérément à une dame liée avec un ami de
Pitt.

Cette parfaite nature, douce et chevaleresque, mais fort peu
révolutionnaire, n’avait pas la fixité de vues, la décision qui fait le
succès. Il appelait la Révolution, les Français, et en même temps il
craignait qu’ils ne réussissent trop et ne s’emparassent de l’Irlande,
que lui-même ne passât pour traître, ayant machiné la conquête de sa
patrie. Et cependant, il se disait: «L’Amérique a bien appelé les
Français!»

Le prince régent pleura Fitz-Gerald,--comme le czar Paul et son fils
pleurèrent Kosciuszko, qu’ils visitaient dans sa prison. Mais ils n’en
firent pas plus pour la Pologne et pour l’Irlande.

Le mouvement avait commencé en Irlande par un très grand spectacle
d’amitié, de fraternité, tel qu’on en voit rarement sur la terre. Les
Irlandais protestants à Belfast réparaient la longue injustice
qu’avaient soufferte leurs frères catholiques, au point que les
catholiques qui portaient dans Dublin la pétition de Liberté furent
traînés en triomphe par les protestants. La Liberté effaçait tout, et la
fraternité semblait rester comme la religion de la terre. Belfast avait
célébré l’anniversaire de la Révolution française, en arborant quatre
pavillons: _France_, _Irlande_, _Amérique_, et _Pologne_. Le pavillon
anglais manquait; à tort. Car l’Angleterre s’agitait elle-même. Le
drapeau irlandais du _1er bataillon national_ était toujours la _harpe_,
mais désormais elle était surmontée non plus de la couronne, mais du
bonnet de la liberté.

Cependant Pitt avait sacrifié vingt millions pour acheter le parlement
d’Irlande. Et ce qui valait mieux pour lui, le sang versé en France, et
en Irlande la crainte des propriétaires, agissait, et le danger de
donner l’élection aux catholiques, si ignorants, barbares. Pitt s’était
procuré l’alliance secrète du pape contre la France. Pie VI lui écrivait
cyniquement: «Nous n’avons plus que vous!» Les prêtres catholiques,
craignant par-dessus tout la France, excommunièrent quiconque se
joindrait aux Français.

Hoche avait été un peu retardé; il se défiait de son amiral
Villaret-Joyeuse, en demanda un autre, et, pour le surveiller, monta sur
le même vaisseau, lequel fut écarté par les tempêtes de décembre et ne
put aborder. Grouchy, son lieutenant, arriva seul avec 1 800 hommes. Ce
général, très brave, mais très malencontreux, eut déjà là son Waterloo:
il craignit une si grande responsabilité, ne voulut pas agir sans Hoche;
Bouvet aussi, son amiral, refusait d’aborder. Il y avait, dit-on,
plusieurs centaines de mille hommes en armes, mais fort désordonnés. Un
Judas avait organisé une machine perfide de police. On s’était arrangé
pour que des dragonnades, des cruautés de soldats fissent éclater
l’insurrection trop tôt. Belfast et tout le Nord s’en retirèrent[19].

  [19] L’un des directeurs, la Réveillère-Lepeaux, avait en Irlande son
    gendre qui y habitait depuis plusieurs années. Il aurait dû
    s’informer d’autant mieux des causes du non-succès. Les royalistes
    firent manquer tout deux fois. En décembre 96, nos officiers de
    marine ne voulaient pas réussir. Hoche s’était mis sur une frégate,
    comme jadis Suffren faisait en pareil cas, pour se porter partout
    avec plus de rapidité. Malgré le mauvais temps, ils le promenèrent
    un mois en mer et se refusèrent aux prières de Grouchy, qui voulait
    débarquer et combattre à tout prix.--En 97, ce furent les bureaux de
    la Trésorerie, tout royalistes, et qui par la constitution étaient
    indépendants et du Directoire et de l’Assemblée; ces bureaux,
    dis-je, rompirent l’expédition; ils ne fournirent des fonds que pour
    Humbert et douze cents hommes qui eurent de grands succès. Mais
    Sarasin qui avait dix mille hommes, faute de fonds, ne put passer à
    temps. Cette trahison des royalistes donna la victoire aux Anglais
    de Cornwallis, qui avait trente mille hommes. Voy. _Mém. de la
    Réveillère_. t. I, p. 185 et t. II, p. 30.

Hoche repoussé par la tempête, manquant à sa fortune, quand cent mille
Irlandais en armes l’attendaient, ces deux événements portèrent au
comble la joie des royalistes, leurs parricides espérances
(août-décembre 96).

Par quatre fois, ils avaient assassiné Hoche. En vain. Mais cette fois
ils tâchèrent de le tuer dans d’opinion en le déclarant pour toujours:
un héros _malheureux_, haï de la fortune. Pouvait-on pourtant dire que
son entreprise avait avorté? L’Irlande était toujours en armes et la
panique dans Londres, la banque, le crédit en déroute. Pour rassurer
dans cet effroi, Pitt avait dû faire la presse de cent mille matelots.
Ces enlèvements portèrent (en 97) le pays à la catastrophe qui put
sembler le Jugement dernier: _la grande révolte des trois flottes_ qui
seules défendaient l’Angleterre.




LIVRE DEUXIÈME

ITALIE




CHAPITRE PREMIER

LES SIX VICTOIRES DE MASSÉNA.--SEPTEMBRE 96.--ENVIE DE BONAPARTE.


Avant que la victoire de Castiglione ne fût connue, célébrée à Paris,
beaucoup de gens soutenaient qu’il fallait rappeler Bonaparte, le
remplacer. Les royalistes le croyaient jacobin, l’appelaient toujours
_Vendémiaire_, ne lui tenaient nul compte de ses ménagements pour Rome
et le clergé, ni des entraves qu’il mettait à la Révolution italienne en
empêchant la vente des biens d’Église.

D’autre part, les patriotes reprochaient amèrement au Directoire de
soutenir en Bonaparte, non pas un général, mais un vrai tyran d’Italie
qui, sans compter avec la République, agissait de sa tête, soutenait les
despotes, le Piémont, le pape, etc. Ils demandaient aussi qu’il fût
rappelé, arrêté. Mais par qui arrêté, à la tête des troupes de
l’enthousiaste armée d’Italie? Par qui? Par le général Hoche.

Ce fut Hoche qui le sauva. Il était à la veille de sa grande entreprise,
dans l’état magnanime d’un homme qui va risquer tout et sacrifier sa
vie, même au besoin sa gloire, dans ce hasard, dans cette immolation.
Bonaparte semblait son ennemi et avait toujours eu de mauvais procédés
pour lui. Cela tenta le cœur de Hoche. Indigné du bruit qu’on faisait
courir et, par une sublime étourderie, il se déclara son garant, et se
fit sa caution. Dans une belle lettre où, parlant aux royalistes seuls,
il impose réellement silence aux jacobins, il répond en termes
magnifiques du patriotisme de Bonaparte: «Ah! brave jeune homme, quel
est le militaire républicain qui ne brûle de t’imiter? Conduis à Naples,
à Vienne, nos armées victorieuses. Réponds à tes ennemis personnels en
humiliant les rois, en donnant à nos armes un lustre nouveau, et
laisse-nous le soin de ta gloire!»

Au 4 août, Masséna, Augereau, lui gagnant deux batailles en deux jours,
le rendirent aussi indestituable et au-dessus des jugements de
l’opinion. Ces innombrables prisonniers, ces drapeaux arrachés, que l’on
envoyait à Paris, c’était un beau spectacle!... tant de drapeaux, tant
de canons! Seize mille prisonniers qui par l’Italie et la France firent
un long défilé, une exhibition interminable d’uniformes étrangers!

Après ce triomphe qui doutait que Wurmser, battu par Masséna, éreinté
par Augereau, ne fût extrêmement malade? Tout ce qu’avait pu le pauvre
vieillard, c’était de gagner Mantoue, de s’y réfugier. On ne fut pas peu
surpris de voir que, dans ce même mois, il se remontrait au soleil, que
par lui, par ses lieutenants, il osait chevaucher aux défilés des Alpes
sur la route du Tyrol; de sorte que, si Bonaparte forçait les défilés
pour se mettre sur la route d’Insprück, où il invitait Moreau à venir le
joindre, ce ne serait qu’en poursuivant et écrasant Wurmser.

L’étonnement redoubla quand on sut que Wurmser n’était pas poursuivi,
que c’était lui, ce vieux diable incarné qui, avec quarante mille
hommes, cherchait Bonaparte, s’était mis à ses trousses. Quelle
insolence exorbitante! quinze jours après Castiglione! C’était comme le
lion poursuivant son chasseur, faisant la chasse à l’homme. Dans ces
basses racines des Alpes, les défilés forment le long du fleuve des
pièges naturels. Partout des chaussées les resserrent contre les
rochers. Augereau, nos tirailleurs pyrénéens, grimpaient, dominaient
tout. Et on forçait les passages d’en bas. On culbute Davidowich à
Roveredo. Mais Wurmser, qu’on croyait au nord, était au sud, et derrière
Bonaparte, comptant bien l’enfermer. Projet qui eût pu réussir, si la
grande insurrection du Tyrol eût commencé en septembre.

Ce peuple agricole attendit la fin de ses travaux pour entrer en
mouvement. Bonaparte n’en était pas moins déjà resserré, engagé au filet
que forme la Brenta dans son lit de rochers et que Bassano ferme au sud.
Bassano, sur la rive gauche, communique par un pont avec la rive droite.
Là s’établit Wurmser. Nos Français n’avaient contre lui que trente mille
hommes. Mais Augereau tenait la rive gauche, le côté où est Bassano.
Masséna était à la droite où est le fleuve et le pont. C’était encore
comme le pont de Lodi. Masséna le passa de même, se réunit à Augereau;
ils fondirent dans la ville, malgré les canonniers de Wurmser, qui se
firent tuer sur leurs pièces. Cela se fit si vite, que Wurmser lui-même,
pressé entre deux colonnes, eut à peine le temps de monter à cheval.
Avec son admirable cavalerie, il s’ouvrit un passage au sud; tous les
autres s’écoulèrent au nord vers le Frioul. Ainsi la grande armée qui
croyait nous tenir est rompue en deux parts, et Bonaparte est tiré du
filet.

Wurmser trouve moyen, avec ses cavaliers, de traverser l’Adige et
d’échapper à Masséna; il passe sur le corps à Murat, et se jette dans
Mantoue (13 septembre). Ainsi, par son revers, il obtint une fois de
plus le résultat recommandé par Vienne: d’assurer avant tout la grande
place forte, la gardienne de l’Italie.

Ce qui terrifia Wurmser et nous surprend encore, ce fut la prodigieuse
marche de l’infanterie de Masséna pendant quatre jours et quatre nuits,
tandis que Wurmser, avec ses chevaux, ne put aller si vite, s’arrêta une
nuit. Il vit avec stupeur ce miracle, que les mêmes hommes ayant battu
sa droite à Trente, son centre et toute son armée à Bassano (8
septembre), lui barraient la route, voulaient couper sa retraite vers
Mantoue. S’ils n’y parvinrent, ce fut la faute d’un guide qui égara
Masséna et lui fit prendre le plus long.

L’opiniâtre Wurmser, loin de rester à l’abri, à l’instant offrit la
bataille. On l’a nommée Saint-Georges (un faubourg de la ville), ou la
Favorite, villa des ducs de Mantoue. Elle fut très acharnée et la
cavalerie hongroise, montée sans selle, eut un moment l’avantage.
Masséna rallia les nôtres et fut soutenu par Rampon et la fameuse 32e
demi-brigade qui, formée en carré, brisa les charges de cette cavalerie
héroïque. Wurmser ne put se contenir, avança, occupa la villa, le
faubourg. Mais Masséna l’isola de plusieurs de ses corps, et, avec la
32e, le poussa furieux dans Mantoue.

Masséna, en un mois, dans un petit espace, avait fait des centaines de
lieues et gagné six batailles sans compter les terribles petits combats
livrés le long des fleuves, des précipices. Dans le long filet du Tyrol,
où Bonaparte s’était mis, il lui ouvrit l’issue à Trente et à Roveredo.
A Bassano, où Wurmser l’attendait, Masséna fut le matador qui jeta bas
le taureau. Enfin, quand Wurmser livra sans autre espoir le combat de
Saint-Georges, ce fut encore Masséna qui lui enfonça le couteau.

Dès lors, l’heureux Bonaparte, pendant trois mois, put aller et venir au
centre de l’Italie. Qui lui avait donné ces trois mois?
Incontestablement, les grands succès de Masséna.

On le sentait bien à Paris, dans l’armée. En admirant le génie de
Bonaparte et lisant ses belles proclamations, on tenait compte aussi du
muet héroïque qui, sans parler, faisait tant de sa main! A Paris, à
l’armée, on chantait à tue-tête le couplet si connu: «Enfant chéri de la
victoire!...»

                   *       *       *       *       *

Il faut que ce moment ait été bien amer à Bonaparte, car il sortit de
ses calculs habituels, de sa profonde astuce, et laisse voir sans
ménagements les sentiments qu’il eut toujours pour Masséna. Dans son
dernier rapport, il loue ses favoris, Marmont, Leclerc, qui arrivèrent
trop tard à la bataille, il oublie ceux qui agirent[20]. Que dis-je? il
oublie Masséna! sachant qu’il ne se plaindrait pas, n’écrivait jamais,
parlait peu. Et, en effet, sans le général Koch, qui a retrouvé ce
chiffon, nous ignorerions que cet homme insouciant, négligent,
taciturne, parla et écrivit cette fois et par un terrible billet. Nous
devons à ce hasard d’avoir un jour profond, une étrange percée dans le
cœur ténébreux de Bonaparte, généralement habile à cacher ses
replis[21]. Masséna dit dans ce billet avec sa simplicité héroïque: «La
victoire de Saint-Georges est due à mes dispositions, à mon activité, à
mon sang-froid à tout prévoir... Sans l’ordre que je donnai à
l’intrépide Rampon, ma division était tournée et c’était fait de la
bataille.» Puis, il demande avancement pour Rampon, mais n’obtient rien.

  [20] Rampon lui déplaisait pour lui avoir rendu au début de la guerre
    le service de réparer la bévue qui l’eût perdu au premier pas.

  [21] Madame de Rémusat qui connaissait bien Bonaparte, n’en parle pas
    autrement: «Rien de si rabaissé, il faut en convenir, que son âme.
    Nulle générosité, point de vraie grandeur. Je ne l’ai jamais vu
    admirer, je ne l’ai jamais vu comprendre une belle action.» (Mém. t.
    I, p. 105.)

Le mauvais cœur s’enfonça dans l’ingratitude. On rougit en le voyant
abuser ignoblement de son pouvoir arbitraire de général, envoyer Masséna
(un homme si utile à la France et qui plus tard la sauva à Zurich), en
garnison dans un lieu malsain (en septembre) où il pouvait périr. Sur
ses réclamations, il le met à Vérone, mais (par une persécution
obstinée, ignoble) sans logement, presque sans vivres, lorsque d’autres
étaient bien nourris, affamant ce corps héroïque, le premier de l’armée.

Les grandes trahisons de Bonaparte, celle d’Espagne (si bien contée par
M. Lanfrey) le font bien moins connaître que la conduite double,
infiniment habile qu’il eut toute sa vie pour Masséna. Le problème était
de le ruiner dans l’opinion, sans laisser soupçonner qu’entre tous il le
jugeait le premier, mais avait la faiblesse d’en être jaloux. A
Sainte-Hélène encore, voulant le rabaisser, il dit ridiculement (sur ce
grand homme d’action) «qu’il était sans culture et _sans conversation_.»
Il le représente comme un soldat «dont la pensée confuse s’éclaircissait
tout à coup sous le feu.»

Grand éloge qui lui échappe tard et si près de la mort. Mais, dans toute
sa vie, il ne laissa passer nulle occasion de vilipender Masséna; et
cela avec une adresse remarquable, le faisant accuser, noircir par
d’autres, lui créant peu à peu la réputation d’un joueur, d’un
dilapidateur[22]. En 1801, où Bonaparte avoue que la défense de Gênes
par Masséna lui a fait Marengo, sa diabolique ingratitude diffame son
sauveur. Comment? et par qui? c’est là le plus fort! Il le diffame par
la voix de Carnot, dont l’honnêteté connue appuyait tous ces bruits que
jamais on ne put prouver. C’est là qu’on reconnaît surtout l’élève des
prêtres, et combien l’éducation cléricale affine en mal et déprave les
cœurs.

  [22] Exemple en 99, le pillage de Rome que firent, pour l’expédition
    d’Égypte, les bonapartistes eux-mêmes, comme le dit un ennemi de
    Masséna, Gouvion Saint-Cyr.

Devant tant de noirceurs on est embarrassé de résoudre cette question:
Comment le fourbe Bonaparte, ayant joué tant de tours à Masséna, le
trouvait-il toujours? L’insouciance de celui-ci, son aveuglement à
servir ce calomniateur, ne s’expliquent pas suffisamment par l’avarice
ou l’ambition. Non, il y avait autre chose; un mystère de nature.

Son grand instinct de guerre tenait de la fatalité aveugle qui domine
certains animaux. Que ferait le chien de chasse hors de la chasse? Il
avait besoin du péril plus que de richesse et de gloire. Bonne chance
pour son ennemi. Il l’enterrait dans l’or et sous de prétendus honneurs
qui l’abaissaient. Le malicieux Bonaparte les énumère à Sainte-Hélène et
lui porte ce coup final[23]: «Enfin, maréchal de l’empire.» Dernière
pelletée de terre qui cache le héros. Et il y en a pour jamais!

  [23] _Mém. militaires de Bonaparte_, écrits à Sainte-Hélène.




CHAPITRE II

RÉPUBLIQUES ITALIENNES.--COMBATS D’ARCOLE.--16-17 NOVEMBRE 96.


A la fin de juillet 96, Bonaparte s’attendait peu à ce déluge allemand
de Wurmser. Il avait seulement nouvelle de vingt mille hommes que
l’Autriche tirait de son armée du Rhin pour l’Italie. De là les embarras
dont il ne fut tiré que par la vaillance de Masséna.

Eh bien, de septembre en novembre, pendant trois mois, il ne prévoit pas
davantage, et quand il voit descendre une armée toute nouvelle, deux
grands bans de Barbares, d’une part la tourbe du Tyrol, de l’autre les
grosses masses croates, hongroises, d’Alvinzi, il semble, encore non pas
surpris (il fait face), mais il a l’air d’être éveillé en sursaut, comme
un homme qui, pendant ces trois mois, a pensé à toute autre chose qu’à
ce nouveau déluge, si facile à prévoir.

On est frappé de voir que cet homme, si positif, semble absent
quelquefois, moins occupé des actes que de l’impression qu’il produit,
des rêves, apparences ou espoirs, qu’il donne aujourd’hui et qu’il
escomptera demain.

De sorte qu’à suivre les bulletins, les articles qu’il inspirait et
faisait faire, ses lettres au Directoire, et même à Joséphine, on
s’aperçoit que, derrière sa vie d’action, il en avait une autre
d’imagination, de vastes et vives espérances qu’il avait ou donnait aux
autres. On peut dire que chaque jour il se peignait lui-même dans un
cadre nouveau et sous une nouvelle auréole. D’abord, on l’avait vu dans
sa proclamation au haut des Alpes du Piémont, montrant à son armée
l’Italie, et lui promettant Rome, parlant de réveiller la cendre de
Brutus. Mais son armée républicaine prenait cela au sérieux bien plus
que ne voulait sa politique, si favorable au pape. Dès lors il ne parle
plus de Rome, il se tourne vers la pensée classique en général, les
tableaux d’Italie envoyés à Paris, et même les souvenirs littéraires.

Dans la longueur du siège de Mantoue, un peu malade en juillet, il
raconte à Joséphine, dans une lettre sentimentale et calculée sur le
goût de l’époque, qu’en pensant à elle, rêveur mélancolique, il a été,
au _clair de lune_, voir sur le lac le village de Virgile. Là sans doute
il prit l’idée de la fête du grand poète, qu’il fit plus tard, et qui le
recommanda fort à la société lettrée, élevée dans ce culte classique.
Joséphine ne perd pas de temps. On parle de cette visite, on fait des
gravures, fort belles, préparées évidemment longtemps d’avance (on
n’avait pas alors nos fades et expéditives lithographies). Et, dans ces
gravures, on voit le héros d’Italie, auprès du tombeau de Virgile, et
ombragé de son laurier.

Tout avait été arrangé en prévision de Mantoue dont Bonaparte espérait
se faire une auréole. Et ce siège fut un revers. Castiglione et Bassano,
l’en relevèrent. Mais les grands coups d’épée, et les prodiges de
septembre que Masséna enfin s’avisa de revendiquer, paraissent avoir un
peu détourné Bonaparte de l’Italie. Il semble dire déjà ce qu’il écrit
un an après: «Qu’est-ce que l’Italie? Peu de chose.» La pensée est
visiblement tournée vers l’Orient. Déjà il avait dit aux nôtres quand
ils vinrent à Ancône, «qu’ils étaient en face de l’Épire, royaume
d’Alexandre le Grand.» Au 6 septembre, après le grand succès de Bassano:
«Quel effet ce sera pour la Hongrie et pour _Constantinople_!» L’année
suivante, il fait alliance avec Ali-Pacha et le prince des Maïnotes.
Déjà il parle de l’Égypte. Son cœur n’est plus en Italie.

Mais il y avait en France une grande masse de patriotes qui s’y
intéressaient, et espéraient la révolution italienne. Seulement, les
amis de la paix, très pressés de la faire (comme Carnot et Letourneur au
Directoire) craignaient que Bonaparte ne donnât à l’Italie des gages qui
empêcheraient de s’entendre avec l’Autriche. C’était le point de vue de
Bonaparte. Mais il se serait trop démasqué, il eût trop déplu à la
majorité du Directoire s’il n’eût rien fait pour l’Italie. Aussi
quoiqu’il eût un arrangement avec le duc de Modène, dès que les Modénois
voulurent se mettre en république, il demande avis au Directoire[24],
mais n’attendit pas sa réponse, et déclara que Modène et Reggio étaient
sous la protection de la France et pouvaient se constituer librement.
Puis il s’excusa aux directeurs, disant n’avoir pas reçu à temps leurs
conseils. Tout en s’excusant, il continuait dans la même voie, unissant
à Modène, Bologne et Ferrare pour en faire ce qu’on appela la République
cispadane.

  [24] Correspondance, 26 mai.--12 Juin 97.

Acte audacieux qu’il faisait de son chef, certain cette fois d’être
avoué du parti patriote. Mais, en même temps il tâchait de plaire aux
amis de la paix, aux modérés, et même aux rétrogrades, en ajournant
toujours la grande affaire que voulait l’Italie et que craignait le
pape: _la vente des biens ecclésiastiques_. Il n’en vendit que peu, et
tard, l’année suivante, demandant l’aveu du pape qu’il croyait séduire
en lui faisant sa part.

Ainsi, dans les trois mois qui s’écoulent entre Bassano et Arcole, il ne
fait rien de sérieux pour relever l’Italie. Il proclame des républiques,
mais empêchant la grande révolution territoriale des biens d’Église, il
ne donne à ces républiques nulle base, n’essaye pas de tirer de tant de
villes qui étaient pour nous quelques ressources militaires.

Les Italiens étaient sans doute peu aguerris, peu exercés. Il ne fallait
pas charger de leur instruction des hommes du Nord, des Suisses, comme
il fit. Nos méridionaux auraient mieux convenu, tels que Murat,
l’intrépide et brillant acteur, dont les _fantasias_ avaient tant relevé
notre cavalerie; ou la furie de Lannes, terrible et contagieuse pour
entraîner des masses qui, avec lui, ne se connaissaient plus. Nos
Gascons, jadis moqués comme hâbleurs et vantards, avaient ainsi donné
tout à coup une génération guerrière, des Soult, des Bessières, des
Bernadotte, etc. De même, les Italiens, une fois enlevés, auraient
produit (non sans doute Garibaldi encore), mais de vaillantes épées, des
Medici, des Cialdini, des Cernuschi.

La légion lombarde que fit Bonaparte ne se composait que de trois mille
jeunes gens de bonne famille, bien triés. Il craignait fort les embarras
d’une révolution italienne avec qui il eût fallu compter, négocier,
haranguer, faire l’homme, et non plus le soldat; descendre des hauteurs
du commandement militaire, et se laisser toucher de près.

Dès lors, dédaignant les ressources que lui offraient ces villes
d’Italie, il n’avait qu’une armée, terrible, mais toujours diminuant. Et
l’ennemi, au contraire, c’était comme on l’a vu, le peuple même, de
grandes masses inépuisables. Aussi le cabinet de Vienne, voyant que la
grande force populaire, qui fut pour nous en 92, était maintenant de son
côté, voyant nos armées d’Allemagne en pleine retraite, n’avait pas même
daigné recevoir Clarke, notre envoyé, et l’avait adressé à l’ambassadeur
d’Autriche en Piémont.

Bonaparte ne comprenait pas trop le genre de guerre de ces Barbares. Il
se moqua de leur maladresse à marcher en corps séparés. Mais les
localités et la difficulté des vivres dans ces montagnes stériles
exigeaient ces séparations. Et lui-même bientôt en remontant les Alpes
fut contraint de marcher ainsi. Ajoutez une autre raison, c’est que ces
tribus, de langue, de race différente, étaient des forces vives dont on
ne pouvait tirer parti qu’en tenant compte de leur différence, et
profitant du mouvement divers qui était propre à chacune.

Il y avait d’ailleurs des antipathies de peuples et de races qu’il eût
été insensé de forcer. Comment eût-on fait marcher ensemble, et du même
pas, les Valaques des régiments-frontières, quoique très bons soldats,
avec les orgueilleux et superbes honveds hongrois? Comment les gais et
fantasques Tyroliens, au chapeau pointu, à la plume verte, se
seraient-ils battus volontiers à côté des masses croates, de leurs gros
manteaux rouges ensanglantés des guerres des Turcs? Les Autrichiens, et
leur ancien général, le prince Eugène, avaient conservé fort utilement
ces grandes divisions, et, dans l’ordre mécanique de la guerre, ils
avaient eu certains égards pour le _génie_ national et respecté sa
liberté.

Cette tempête qui pendait des Alpes, tous ces torrents humains qui en
descendaient de partout, semblent avoir étonné les nôtres. Heureusement
tout cela ne fondit pas du même jet. Tandis que les Tyroliens étaient
encore avec Davidowich, plus près de leurs montagnes, les Hongrois,
Croates, Alvinzi étaient déjà en avant sur la route de Vérone. Devant
eux Masséna se retira, non sans désordre. Le général Vaubois, opposé à
Davidowich et chargé de défendre contre lui les postes de la Corona et
de Rivoli, risquait d’être forcé par l’impétuosité de l’élan tyrolien.
Il y résista d’abord, puis eut une panique, crut qu’il était coupé, que
ces hardis chasseurs avaient passé devant et l’avaient devancé aux
grandes positions de Rivoli.

Bonaparte n’avait que Vérone. Et il y était serré de près par la grosse
armée d’Alvinzi, qui, avec son artillerie, dominait dans la haute
position de Caldiero. Bonaparte vint inutilement contre cet ours avec
ses dogues, Masséna, Augereau, pour le forcer dans la montagne. Masséna
gravit un endroit négligé. Mais la nature se mit de la partie. Une
froide grêle se mêlant aux boulets souffletait les nôtres au visage, et,
dans la boue, on ne pouvait faire avancer les canons. Cela se passait le
12 novembre. Le 14, Bonaparte écrit au Directoire une lettre désespérée,
où il dit que tous ses héros sont morts ou blessés: «Nous sommes
abandonnés au fond de l’Italie. Peut-être l’heure du brave Augereau, de
l’intrépide Masséna est près de sonner. Alors, que deviendront tous ces
braves gens[25]?»

  [25] Voy. la _Correspondance_, 14 novembre 1796.

Qui le sauva? Alvinzi. On se défiait de sa fougue; comme on avait fait
pour son prédécesseur, on lui avait donné un sage chef d’état-major,
Weirother. Et sans doute le commissaire anglais qui avait suivi partout
Wurmser ne manquait pas à Alvinzi, et fortifiait le Mentor autrichien.
Le mot invariable des Anglais, on l’a vu à Toulon, à Gênes, c’était
toujours: «_Des places: assurons-nous des places!_» Alvinzi, leur
obéissant ne visait que Vérone; il cherchait des échelles pour en
escalader les murs. Il croyait que, dans la lutte, le pugilat d’un tel
assaut, la vigueur hongroise l’emporterait.

Bonaparte aussi crut à la force, à la vaillance individuelle, et voulut,
cette fois encore, répéter l’affaire de Lodi. Par une sublime
imprudence, il laissa Vérone avec quinze cents hommes seulement. Et avec
tout le reste, il alla prendre pour champ de bataille les marais, les
chaussées de l’Adige et de l’Alpon. Il calculait que, par ce chemin
étrange, arrivé à Ronco, il se trouvait sur les flancs de l’ennemi, et
presque derrière lui. Les marais étaient traversés par deux chaussées,
l’une à gauche qui rejoignait Vérone; l’autre à droite sur l’Alpon
passait par le village d’Arcole.

Par la digue de gauche il pouvait tomber sur Alvinzi, si celui-ci
tentait d’escalader Vérone. C’était là le grand poste. Il y mit Masséna.
Celui-ci, plein de sang-froid, vit bientôt approcher un corps
qu’Alvinzi, averti par le bruit, avait envoyé. Il le laisse avancer sur
la chaussée étroite, puis fond sur lui, le refoule et le noie. De son
côté, Augereau, suivait l’autre digue jusqu’au pont qui mène au village
d’Arcole.

Bonaparte s’était mis avec Augereau. Il voyait les dispositions sombres,
nullement enthousiastes de l’armée. Il crut que c’était le moment de
s’exposer lui-même. Il n’en avait pas encore trouvé ni cherché
l’occasion. Je l’ai dit, il ne les a jamais cherchées dans sa longue vie
militaire, pensant peut-être avec raison que, dans l’intérêt de l’armée
il faut réserver le général.

Ici, à Arcole, il devait de sa personne affronter le péril. Il s’était
avancé, d’après des renseignements inexacts, ne sachant pas que les
Croates avaient fortifié le village et garni le passage d’une nombreuse
artillerie. Il avait bien envoyé une brigade et le général Guyeux pour
tourner ce pont et passer l’Alpon au-dessous d’Arcole. Mais il fallait
attendre, et le héros se trouvait arrêté dans une position que les
braves de Lodi eussent pu trouver ridicule. Il voulait, a dit Thiers,
arriver à temps sur les derrières d’Alvinzi, et obtenir un triomphe
complet. Mais cette grande armée d’Alvinzi, encore entière et qui reprit
bientôt l’offensive, n’était nullement là sur cette digue étroite. Et à
Arcole, il n’y avait qu’un petit détachement de Croates, que grossissent
les narrateurs bonapartistes pour grossir aussi la victoire.

Bonaparte, arrivé près du pont, et mis en présence du péril, ne pouvait
ni se retirer ni hésiter sans perdre son prestige. Augereau saisit un
drapeau et resta plusieurs minutes sous la mitraille. Bonaparte en avait
pris un. Mais cela n’avait pas d’action et n’entraînait personne.
Heureusement, son cheval prit peur, et le jeta hors de la tempête de
mitraille sur la rive boueuse, où il eut de l’eau jusqu’à mi-corps.
Selon un récit plus vraisemblable, il était à pied, déjà descendu de
cheval. Dans ce cas-là, on pourrait croire sans lui faire tort, que son
frère Louis qui le suivait, ou bien que ses amis, Bessières, à qui il
avait confié sa garde personnelle, voulurent réserver une vie si
précieuse, l’entraînèrent, et le firent descendre. Mais, au moment où il
était dans ce marais, les Croates, qui voyaient l’accident et tout ce
pêle-mêle d’officiers, accouraient pour les prendre. Là, son frère et
Bessières furent admirables, ils l’en tirèrent et le firent remonter.
Tout cela a été bien arrangé. D’abord dans les journaux, les gravures,
etc., on se garda bien de le montrer dans ce marais qui le protégea si
utilement contre la mitraille sous laquelle Augereau s’obstina à rester.
On se garda bien aussi de dire que son frère s’exposa pour lui sauver la
vie. On a voulu ainsi faire oublier l’ingratitude dont plus tard il paya
Louis.

Dans les récits qu’il en a faits lui-même pour le Directoire (et pour le
public), il met en grande lumière l’attachement des soldats pour lui.
Mais justement, s’il s’exposa, c’est parce qu’il vit l’armée immobile et
muette, dont le silence semblait lui reprocher ce massacre étourdi,
qu’on eût pu éviter. En réalité, à Arcole, le soldat était si mal
disposé, que les chefs durent payer de leur personne et furent presque
tous tués ou blessés. Lannes fut blessé trois fois et persévéra à
combattre.

Les pertes n’étaient pas égales. Alvinzi, en perdant ses Barbares, si
nombreux, pouvait tout réparer le lendemain. Bonaparte exposait la fleur
irréparable de l’armée, de la France.

«Mais sans cela, dit M. Thiers, le Hongrois aurait fui.» Qui le prouve?
il avait l’avantage du nombre, et l’égalité de valeur.

«Ou bien, Vérone eût été exposée?» Non, puisque Masséna était sur la
digue gauche, et y était vainqueur. Or cette digue gauche étant voisine
de Vérone, Alvinzi eût bien regardé avant de marcher vers la ville, avec
Masséna dans le dos.

Jomini dit ici que probablement Bonaparte n’avait pas une connaissance
suffisante des lieux. Et moi, je dis de plus que s’il eût fait explorer
cette digue droite, il eût su que le village d’Arcole était fortifié, et
ne se fût pas trouvé devant la batterie avec son drapeau inutile, pour
faire tuer tant de braves gens, et lui-même tomber bien à point dans la
boue.

La nuit se passa à attendre si Vaubois tenait encore et avait besoin
d’être secouru. «Bonaparte, dit M. Thiers, eût secouru Vaubois.» Comment
l’aurait-il pu, étant déjà si inférieur en nombre à Alvinzi? Au moindre
mouvement qu’il eût fait, il risquait d’exposer Vérone.

Pour la journée du 16, vaste silence dans les récits bonapartistes. Ils
évitent de dire que l’ennemi avait si peu souffert la veille que,
repassant l’Adige il prit l’offensive. Mais Masséna occupait toujours en
vainqueur sa digue gauche. Il met son chapeau à la pointe de son épée,
enfile la chaussée à la baïonnette, jette aux marais ce qu’il rencontre,
prend six canons et huit cents hommes. Bonaparte ne fit que tirailler
pendant ce jour du 16.

Le grand mystère qu’on n’a pas expliqué, c’est pourquoi Davidowich ne
venait pas se joindre à Alvinzi. C’est que n’ayant pas détruit le
lieutenant de Bonaparte, Vaubois, les Tyroliens hésitaient à se mettre
en mouvement, suivis par lui, pour secourir le Hongrois qui d’ailleurs
pouvait s’en passer.

Ce qui le prouve, c’est que le lendemain 17 novembre, Alvinzi reprend
une furieuse offensive. Sur la rive de droite, le général Robert est
tué, les siens repoussés. Et Bonaparte a besoin encore de toutes les
ressources de son astucieux génie; pour faire face, il a recours à la
fameuse 32e demi-brigade, la cache derrière un bois de saules, d’où,
sortant à propos, elle prend ou tue trois mille Croates. Alors,
Bonaparte, ramenant Masséna à lui, se porte avec toute son armée devant
Alvinzi. Seulement, avant d’attaquer avec Masséna et Augereau, il
inquiète les Hongrois, en faisant circuler derrière eux, un petit corps,
et, pour mettre le comble à leur inquiétude, il lance à travers les
roseaux vingt-cinq cavaliers (de ses guides) qui arrivent avec des
fanfares, un bruit éclatant de trompettes. Les Barbares effarés, comme
un taureau qui se laisse détourner souvent par un enfant, et qui s’en va
les cornes basses sans regarder qui le suit, les Hongrois, dis-je,
ahuris, épuisés par soixante-douze heures de combat, s’en vont, mais
s’en vont lentement se reposer vers la Brenta. Ils n’y trouvent plus les
Tyroliens, qui, avec leur mobilité, contents de leur succès sur Vaubois,
avaient regagné leurs montagnes.

Bonaparte avait fait à Arcole une découverte, c’est que cette armée,
naguère fanatique de lui, y voyait déjà clair pourtant, qu’elle avait
remarqué son imprévoyance étourdie, réparée à force d’hommes, et combien
il ménageait peu, non seulement le soldat, mais les plus précieux, les
plus irréparables de ces officiers. Il fit un peu oublier cette
prodigalité des vies humaines par une de ces anecdotes qui venaient
toujours à propos, et comme le _Mémorial_ en donne tant sur la bonté de
Bonaparte. C’est la sentinelle endormie, dont il prend le fusil et dont
il achève la faction.

Il ne manqua pas d’écrire à Paris, de représenter cette affaire, qui, se
passant sur des chaussées, ne put avoir de grandes mêlées, comme une
bataille générale où les deux armées auraient donné. Il prétend
qu’Alvinzi eut huit ou dix mille morts! Qui le contredira? comment
retrouver, compter tous ces morts au fond des marais.

La manière dont le hasard, ou son cheval, ou ses amis, le mirent hors de
la mitraille, cette circonstance fâcheuse est dans la lettre écrite au
Directoire; mais pour la publicité, elle est déguisée, touchée avec une
adresse singulière.

Pont d’Arcole et pont de Lodi, furent confondus et mêlés pour la gloire
de Bonaparte. Et la dernière affaire le porta jusqu’au ciel.




CHAPITRE III

VICTOIRE DÉCISIVE DE RIVOLI.--(13 JANVIER 97) ET REDDITION DE
MANTOUE.--BONAPARTE SAUVE LE PAPE A TOLENTINO.


Une partie du Directoire, la Réveillère, Rewbell, avaient toujours
considéré l’extinction de la papauté comme la grande affaire d’Italie et
la suprême défaite de la contre-révolution. L’indifférence de Barras, la
douceur de Carnot et sa partialité croissante pour le monde du passé,
avaient laissé Bonaparte fort libre d’éluder ses primitives instructions
et de sauver Rome. Parfois la saison l’empêchait, disait-il, et parfois
ses ménagements pour Naples. Il montrait au Midi le fantôme de la grande
armée Napolitaine de cinquante mille hommes, dont il se moque ailleurs
dans une lettre, disant que, pour la réduire, il lui suffirait de six
mille grenadiers.

Cependant le vieux Pie VI, son avide neveu qui gouvernait, et ses
cardinaux intrigants (qu’on connaît mieux maintenant par les Mémoires de
Consalvi), travaillaient constamment l’Autriche contre nous. Ils lui
avaient montré très bien la grande faute de Bonaparte, qui ne faisait
aucun usage de l’Italie, lui défendant obstinément de s’armer par le
grand moyen, _la vente des biens d’Église_. Or, puisqu’il ne faisait pas
la croisade révolutionnaire que demandaient les villes, on pouvait faire
aisément contre lui par Naples et Rome (et en général par les
campagnes), la croisade contre-révolutionnaire en profitant des
ressources du Midi, toutes intactes, et que la guerre n’avait pas
entamées.

Conseil haineux, mais très imprévoyant, qui stimula l’appétit de
l’Autriche et lui rappela sa politique: _Qui ne peut piller l’ennemi,
doit au moins piller ses amis._ C’est ce qu’elle fit plus tard, en se
faisant donner d’abord son alliée Venise, puis en s’emparant même de
Rome et des États de son ami le pape.

Celui-ci, sans prévoir encore cet étrange résultat du conseil qu’il
donnait, voulait pour le moment que Wurmser, qui restait inutile à
Mantoue, passât à Rome, à Naples, commandât leurs armées et leur
communiquât la fougue, l’emportement de son courage. Pendant ce temps,
Alvinzi, intact encore, malgré les combats partiels (tellement exagérés)
d’Arcole, aurait percé jusqu’à Mantoue et y eût remplacé Wurmser.

Bonaparte eût porté alors la peine de sa duplicité. Il eût amèrement
regretté d’avoir ménagé Rome, éludé une expédition que lui-même disait
si facile, respecté les trésors et les ressources du Midi pour les
laisser aux Autrichiens.

Le secret de la croisade fut admirablement gardé, et Bonaparte, n’ayant
point éclairé les routes, ne sut rien et ne prévit rien. Un de ses
historiens dit ridiculement: «Il arrivait de Bologne à Vérone et il ne
vit que deux mille Autrichiens, mais devina.» Je le crois bien. Les
cinquante mille hommes d’Alvinzi, cette masse qui faisait trembler la
terre, ne passaient pas comme une mouche. Enfin Joubert, qui était déjà
aux prises sur le plateau de Rivoli, avertit son imprévoyant général; il
était temps. Avec son petit corps de dix mille hommes il était déjà
entouré, serré, il étouffait. Bonaparte avait à Vérone son épée de
chevet, Masséna, cette division si mal traitée par lui (après les cinq
victoires d’octobre). C’étaient quatre régiments invincibles, entre
autres la 32e demi-brigade avec son chef Rampon. Il les fait partir dans
la nuit du 24 au 25 janvier, et marcher toute la nuit. Lui-même, à
cheval, les précède, arrive à Rivoli à deux heures du matin. La lune se
levait tout exprès par un ciel froid et pur pour lui donner un grand
spectacle. C’était un monde, tout le monde barbare en ses tribus
diverses, fort distinct par ses feux qui entouraient le petit corps de
Joubert. Une grosse colonne de toute arme montait la grande route et le
Monte-Baldo, et par une sorte d’escalier tournant allait s’emparer du
plateau pour l’accabler. Trois autres corps, tous d’infanterie, avaient
gravi les hauteurs supérieures et allaient en descendre, comme par les
gradins d’un amphithéâtre. Un quatrième corps, sous Lusignan, circulait
sur le côté et devait se placer derrière Joubert, lui fermer sa retraite
vers Vérone. Enfin, pour compléter le cadre de ce spectacle de terreur,
on voyait sur l’autre côté de l’Adige un autre corps, dont les boulets
venant par intervalles semblaient dire à Joubert: «Tu n’échapperas pas».

Une chose cependant était claire, c’est que l’immense infanterie qui
descendait des hauteurs sur le plateau n’avait point d’artillerie, et
que l’énorme armée qui montait vers Joubert par cette sorte d’escalier
tournant et qui faisait monter ses canons avec peine, était elle-même
sous le feu de nos canons, de la vive et rapide artillerie française.
Cela rassurait Bonaparte. Mais voilà que ces intrépides Barbares tuent
les chevaux qui traînaient nos canons, arrivent sur les pièces et les
enlèvent. Cinquante grenadiers de la 14e demi-brigade s’élancent,
s’attèlent aux canons et les ramènent à nous.

Masséna arrivait (il était temps) et ses quatre brigades. Avec
Bonaparte, il prend la 32e, rallie ceux qui avaient plié, renverse
l’ennemi et vient se placer à côté de la 14e entamée, qui résistait
valeureusement. Mais, à ce moment, les grenadiers de l’ennemi étaient
parvenus à hisser leur artillerie sur le plateau. De l’autre côté,
Lusignan (avec sa colonne) apparaissait derrière Joubert, déjà battait
des mains et croyait l’avoir pris. Bonaparte défend qu’on s’en occupe et
dit résolument: «Ceux-ci sont à nous.»

Sa gauche était couverte par Masséna et la 32e. Une batterie est dirigée
vers l’ennemi, qui n’avait pas encore eu le temps de mettre ses canons
en place. Nos cavaliers impétueux, Leclerc et Lassalle les chargent;
Joubert, qui charge aussi, a son cheval tué, continue de combattre un
fusil à la main. Tous les ennemis qui ont monté, grenadiers, cavaliers
avec leur artillerie sont précipités pêle-mêle dans l’escalier tournant.
D’autre part, l’infanterie autrichienne, venue d’en haut et descendue
déjà sur le plateau, perd tout espoir, et fuit en désordre aux
montagnes. Restait le corps de Lusignan qui, derrière lui rencontra nos
réserves par les routes de Vérone, mit bas les armes, nous donna quatre
mille prisonniers.

Bonaparte laisse Joubert poursuivre la déroute et, avec la division
Masséna, qui depuis vingt-quatre heures marchait ou combattait, il se
met encore en route pour marcher toute la nuit, voulant poursuivre
Provera, lieutenant d’Alvinzi, en faisant quatorze lieues jusqu’à
Mantoue. Exploit peu difficile pour Bonaparte qui était à cheval, mais
cruel, exterminateur pour ces braves gens qui allaient à pied sans
repos. C’étaient nos Pyrénéens, nos Gascons, Provençaux, dont cette
division était composée, qui avaient déjà fait cela après Bassano,
marchant cent heures sans s’arrêter, puis combattant et gagnant des
victoires, non par le bras seulement, mais avec leurs jambes d’acier et
leur infatigable cœur.

Hélas! qu’est-elle devenue cette élite admirable? Il en a épuisé les
restes en deux folies célèbres: l’Égypte, où il les délaissa, et
Saint-Domingue, où il les exposa à une mort certaine, sous ce climat
dévorateur, pour les faire échouer dans un crime, la vaine tentative de
refaire l’esclavage.

                   *       *       *       *       *

La bataille de Rivoli fut une grande et terrible bataille qui nous donna
treize mille prisonniers et non pas comme Arcole, une série de petits
combats. C’est la lutte définitive entre nous et les tribus du Nord, qui
montrèrent un courage égal, ayant contre elles cette pente escarpée et
luttant sans pouvoir se servir de leur artillerie.

Elle eut pour complément la ruine des dix mille hommes que Provera
menait à Mantoue. Provera, traqué comme un gibier sauvage, cerné de tous
côtés, est forcé de se rendre. Dès lors tout est fini. Le grand projet
manqué. Wurmser, essaya vainement d’échapper pour se rendre à Rome, à
Naples, essayer la croisade catholique. Il disait qu’il avait encore
pour un an de vivres. Bonaparte ne s’y trompait pas. Il le savait aux
abois, et que Mantoue était plein de cadavres; trente mille hommes y
étaient morts. Sa lettre, qu’il écrivit au moment même au Directoire, ne
fait nulle mention des circonstances romanesques[26], des générosités
héroïques qu’il ajouta plus tard dans une autre relation. Loin de là, il
se montra assez rude, dédaigneux, pour ce vieux et héroïque Wurmser,
comme s’il lui gardait rancune de l’avoir arrêté si longtemps. Wurmser,
à la sortie, avait demandé à le saluer. Mais Bonaparte était déjà parti
et n’avait laissé à sa place qu’un de ses lieutenants.

  [26] Voy. les récits divers et successifs qu’il a donnés de tout cela
    plus tard.

                   *       *       *       *       *

On pouvait dire que Rome avait succombé dans Mantoue. Mais cette cour
était si haineuse que, faisant sonner partout le tocsin, lançant dans
les campagnes ses moines avec le crucifix, elle essaya deux fois par des
hordes de paysans d’arrêter les vainqueurs de Wurmser, d’Alvinzi. Les
Romagnes, disait le cardinal Rusca, seront une Vendée. Au contraire,
Bonaparte venait fort modéré et dans une disposition toute politique. A
Faenza, il dit qu’il ménageait cette ville par respect pour le pape. Il
parla en Italien aux prisonniers et les renvoya libres, en jurant qu’il
n’était pas venu pour détruire la religion, mais au contraire _pour la
religion_ et le peuple. Les prêtres, loin de perdre à son arrivée, y
gagnèrent. Il fit nourrir dans les couvents ceux d’entre eux qui étaient
sans ressources, et tous ceux qui rentrèrent en France devinrent de
chauds prédicateurs de Bonaparte et ses panégyristes enthousiastes.

Il ne voulait que faire un peu peur au saint-siège, le sauver et, en
cela, il était en accord admirable avec la violente réaction qui en
France portait au Corps législatif un monde de royalistes fanatiques,
des assassins du Midi, tel chef de bande qu’on eût dû fusiller aussi
bien que Charette. Tout ce monde lui écrivait de France et de Paris:
«Osez!» Il hésitait pourtant, craignant de trop se démasquer. Pour
gagner du temps, il eut une idée saugrenue; c’était que le Directoire
donnât à l’Espagne la ville de Rome, en laissant tout le reste au pape
avec son pouvoir spirituel. Et, en même temps, pour amuser les
philosophes, il leur envoyait un joujou, la noire Madone de Lorette,
qu’on mit à la Bibliothèque.

A trois marches de Rome, à Tolentino, il s’arrête contre les promesses
qu’il avait faites tant de fois à l’armée de la mener à Rome. Il bâcle
son traité avec celle-ci en vingt-quatre heures, sans consulter le
Directoire, qui avait dit, il est vrai vaguement, qu’il s’en rapportait
à lui. Il se garde d’attendre l’intercession des puissances catholiques,
voulant que le pape ne sût gré du traité qu’à lui. Le pape en fut quitte
pour promettre encore quelques millions, quelques tableaux; et ces
millions devaient être acquittés partie en pierreries, en vieux bijoux,
sorte de bric-à-brac de valeur incertaine. Nulle mention des belles
conditions auxquelles tenait le Directoire: 1º que le pape permît au
clergé de faire le _serment civique_, c’est-à-dire de jurer qu’il sera
bon citoyen; 2º suppression de l’_inquisition romaine_ et fermeture des
fours ou caves où les condamnés étaient brûlés vifs. C’est ainsi
qu’autrefois Gélon imposa aux Carthaginois vaincus de ne plus brûler de
victimes humaines[27].

  [27] Ces caves ont existé jusqu’à Léon XII. M. de Sanctis, consulteur
    du saint-office, réfugié à Turin, a assuré devant des témoins très
    graves et très croyables que ce pape, sans réprouver ces exécutions,
    déclara, vers 1830, qu’il entendait que désormais elles ne se
    fissent plus à huis clos, mais devant tout le monde, sur les places
    publiques, au champ de Flore, où furent brûlés jadis Jordano Bruno
    et tant d’autres. Dès lors on recula devant l’horreur qu’aurait
    excitée ce spectacle, et l’on dut recourir à des moyens plus doux ou
    du moins plus mystérieux.

Bonaparte ne fit nulle mention de la grande condition à laquelle tenait
le salut de l’Italie: _la vente des biens ecclésiastiques_. Dans sa
correspondance, ses lettres aux fonctionnaires Haller, Collot, montrent
combien timidement il touchait cette question. Tout cela a été caché ou
mutilé par les historiens, qui passent vite ici, ne voulant pas se
mettre mal avec les prêtres. Mais une belle lettre de Bologne[28]
indique très bien que des quatre provinces qu’on avait prises au pape,
Bonaparte ne garda que la Romagne et le port d’Ancône, _rendant au pape
trois provinces_, celles d’Urbin, de la Marche et de Pérouse.

  [28] Insérée dans _le Moniteur_ du 21 mars 97.

Les Bolonais, craignant sans doute Bonaparte, le ménagent dans cette
lettre et disent qu’on doute qu’un tel traité soit son ouvrage.

Au reste, l’opinion de l’Italie lui importait bien moins que celle de
l’armée française. Dans une lettre qu’il écrit à Joubert pour la faire
circuler sans doute, il appelle Rome _cette prêtraille_. Tout ce qu’il
voulait c’était de tirer de cette prêtraille ce qu’il eut en effet, un
beau certificat du pape, la lettre où Pie VI l’appelle _son cher fils_.
Titre important en France, dans la violente réaction où les royalistes
travaillaient puissamment leurs élections anti-républicaines.

Dans ce moment tumultueux, la guerre civile était à craindre avant qu’on
eût terminé la guerre étrangère. C’est ce qu’objectaient les deux
directeurs militaires, passionnés pour la paix, Carnot et Letourneur.
Ils suivaient dans ce sens le mouvement général et faisaient bon marché
de la question de Rome. Au contraire, les deux avocats Rewbell, la
Réveillère-Lepeaux, voulaient la victoire du principe et celle de la
Révolution.

Barras flottait dans cette tempête, et penchait dans ce dernier sens,
comme on le vit quand Bonaparte acheta la paix en sacrifiant la
république de Venise. Mais tout son entourage, sa cour, ses femmes,
l’adorée Madame Tallien, l’adroite Joséphine ne le laissaient pas libre.
Elles pesèrent du côté de la réaction, du côté de Rome et de Bonaparte.
Barras céda l’ascendant aux amis de la paix et à Carnot; mais il ne lui
pardonna jamais sa propre faiblesse. Il le haït à mort et une fois
s’emporta contre lui en termes si extravagants, qu’on put croire qu’il
perdait l’esprit.

Ce qui prouve pourtant pour Barras, c’est que les plus sages amis de
Carnot même étaient d’opinion contraire à la sienne. Le plus ancien de
tous, Prieur (de la Côte-d’Or) lui reprochait d’être trop scrupuleux
contre les rétrogrades. Et l’Américain Monroë lui disait: «La France,
loin de céder aucune de ses conquêtes, doit partout planter son drapeau.
C’est celui de la liberté[29].»

  [29] _Mémoires de Carnot_, II, 133.




CHAPITRE IV

CAMPAGNE DU TYROL (MARS-AVRIL 97).--BONAPARTE SAUVE L’AUTRICHE A LÉOBEN.


Le traité de Tolentino finissait assez tristement la campagne d’Italie.
Pour un argent (promis), on avait oublié la question de principe; tant
de promesses faites d’abolir sinon la papauté, au moins l’inquisition.

Pour compenser l’effet de ce triste traité, on envoya et l’on fit
circuler en France vingt mille prisonniers; on chargea Augereau de
porter les drapeaux à Paris. La figure populaire du héros de
Castiglione, cette figure d’un enfant loustic du faubourg Saint-Marceau,
devait rassurer les patriotes sur les intentions réelles de Bonaparte,
et répondre de sa sincérité républicaine. Mais pourrait-il tenir ce
qu’il avait promis depuis un an, de passer les Alpes et d’aller à
Vienne? Il en avait une excuse bien légitime dans la saison. Comment se
risquer, lorsque l’hiver durait encore, un hiver assez rigoureux?

Ses partisans, et les journaux, stylés par ses frères et par Joséphine,
n’en parlaient qu’avec terreur. Les journalistes sans nouvelles, pour
réveiller, exciter l’intérêt (je dis ceci d’après mon père, qui alors
imprimait les journaux) avaient un sûr moyen: c’était un accident, une
blessure supposée de Bonaparte, ou une chute de cheval, etc. Il devenait
l’unique, l’irréparable Bonaparte. Tant d’hommes héroïques, et déjà
célèbres, disparaissaient. Lui seul restait en scène.

Cependant, on avait bien vu, dans la seule armée d’Italie, que s’il lui
arrivait un malheur, il ne manquerait pas d’hommes qui pussent au besoin
succéder. Lui-même, dans ce long entr’acte de plusieurs mois qu’il passa
en été au centre de l’Italie, quel lieutenant s’était-il donné?
Masséna.--Augereau, s’il avait le même courage, n’avait ni la tête, ni
la solidité de Masséna. Mais il avait eu ce grand moment, cette belle
fortune, de relever Bonaparte (défaillant?) avant Castiglione.

Enfin il y avait un jeune homme qui lui inspirait la plus grande
confiance. C’était Joubert, esprit cultivé, tête sereine dans les plus
grands périls, général et soldat. C’était un homme grand, délicat, qui
n’avait pas la base carrée de Masséna. Mais il s’était lui-même
fortifié. Vrai héros de la volonté. Plus tard, on le considéra comme le
successeur éventuel de Bonaparte. Lui-même l’estimait tellement, qu’en
lui confiant, pour le passage des Alpes, sa droite, qui devait traverser
le Tyrol insurgé, il lui écrit[30]: «Si notre division du Tyrol est
battue, refoulée sur le Mincio, même jusqu’à Mantoue, Joubert commandera
Mantoue, la Lombardie, et tout ce qui est entre l’Oglio et l’Adige.»
C’était se remettre à lui pour la retraite possible, la ressource
dernière, en cas de malheur.

  [30] _Correspondance_, 13 mars 97.

Il croyait à ce jeune héros plus encore qu’au froid et ferme Kilmaine,
qu’il avait laissé au poste de Vérone, pour lui surveiller l’Italie.

Bonaparte suivait, par la nécessité des lieux, la méthode tant reprochée
par lui aux Autrichiens, de marcher divisé sur trois routes à la fois.
Il avait à sa droite Joubert (et dix-neuf mille hommes), à sa gauche
Masséna et sa division (dix ou douze mille hommes). Lui au centre (ayant
quarante mille hommes), il marchait avec Bernadotte et les renforts qui
lui venaient du Rhin.

Joubert n’eut pas de bonheur. Avançant rapidement par Botzen et Brixen,
il battit plusieurs fois les généraux autrichiens, mais il n’en fut pas
moins entouré par l’océan tumultuaire et fanatique de l’insurrection du
Tyrol. Difficile épreuve de se trouver dans la tempête étourdissante
d’un grand peuple, véritable élément qu’on peut repousser, mais qu’on ne
voit par moment céder sur un point que pour le retrouver à côté comme
une vague partout présente, partout furieuse, aboyante. Par bonheur,
Joubert avait d’admirables généraux de cavalerie, Dumas, l’hercule
nègre, qui répéta sur un pont le trait d’Horatius Coclès, et l’intrépide
Delmas, grand soldat et grand caractère, le seul qui fut ferme au sacre,
et qui osa tenir tête en face à Bonaparte et, par un mot terrible,
flétrir sa lâcheté pour Rome.

Il était naturel que le nouveau général autrichien, l’archiduc Charles,
vînt se jeter dans l’insurrection tyrolienne, qui eût ajouté à son armée
une grande force populaire. Mais on ne le lui permit pas. Il eut l’ordre
de disputer le centre, le passage du fleuve, puis de défendre à l’est la
route de Carinthie, celle de Trieste et de Vienne. Même avant d’avoir
reçu ses renforts, il se présenta devant la grande armée de Bonaparte
pour l’empêcher de passer le Tagliamento. Il y fut indécis, il fit trop
ou trop peu. Il opposa une faible résistance, combattit juste assez pour
éprouver une petite défaite, et perdre cinq cents hommes. Il n’empêcha
point le passage.

Masséna, pour son compte, avait passé à un autre endroit. Il avait pris
alors la droite de Bonaparte qui marchait par les vallées centrales
intermédiaires (entre Joubert et Masséna). Ce dernier courait dans les
neiges par la route la plus élevée vers Tarwis, point stratégique,
important, décisif, recommandé à l’archiduc. Masséna y courait si vite,
qu’il y était depuis deux jours quand Bonaparte lui donna l’ordre d’y
aller. Bonaparte lui-même, étant au centre, avec ses quarante mille
hommes, était hors du péril, ayant sur les hauteurs un tel homme à sa
droite.

Pour employer une image grossière, mais expressive, qu’on se figure un
chasseur d’ours qui d’abord avait eu un compagnon à gauche, mais il a
perdu en chemin ce compagnon (Joubert). Heureusement il a à droite, aux
crêtes des montagnes, un autre compagnon, un chien colossal et terrible
des Alpes, qui cherche l’ours et qui va l’étrangler.

Ce chien des Alpes est Masséna qui, après sa course foudroyante, était
déjà assis à Tarwis, attendait. L’archiduc arriva, montra un grand
courage, et s’exposa en vain. Ses soldats de recrues, mêlés (contre
l’usage autrichien) de toute nation et de toute langue, n’avaient pas la
cohésion ordinaire de leurs armées qui marchent par tribus. Ils furent
battus, et le pis, c’est qu’un commandant autrichien, Baïolich, qui n’en
sut rien, se précipita là, suivi et poursuivi par la division Augereau
(alors Guyeux). Il la fuit, et, dans une gorge affreuse, il se trouve
nez à nez avec Masséna. En tête, en queue, c’est l’ennemi. Il est
pressé, serré des deux côtés. Infanterie, cavalerie, artillerie, et
bagages, tout est amoncelé, et monte l’un sur l’autre. L’archiduc vit en
vain en échapper les restes. Ce qui en sauva un assez grand nombre,
c’est que beaucoup étaient des gens du pays, des montagnards, fort
lestes à se dérober par les précipices. On n’en prit ou tua que trois
mille! N’importe! la campagne était réellement terminée.

«Léger combat,» dit Bonaparte, avec une envie visible d’atténuer ce
succès décisif. De même ailleurs, il fait cette remarque malveillante:
«Que la division Masséna (si vaillante et qui lui gagna tant de
batailles) _commence à se servir_ de la baïonnette.» Il veut
ridiculement faire croire que, jusque-là, elle aimait mieux tirer, et
_combattait de loin_.

Cependant sa jalousie, qui voudrait amoindrir les succès de Masséna, ne
s’accorde pas avec le besoin qu’il a de faire valoir à Paris cette
campagne pour son avantage personnel et pour émerveiller par l’audace de
sa tentative de passer les Alpes en cette saison[31]. «Le combat de
Tarwis s’est livré au-dessus des nuages sur une sommité qui domine
l’Allemagne et la Dalmatie. Il y avait trois pieds de neige.»

  [31] 25 mars. _Correspondance_, p. 542.

Cette guerre que Bonaparte faisait à travers une saison si rude sur ces
hautes montagnes, cette guerre exposée ainsi et habilement exagérée en
poétiques images, faisait grelotter Paris, le remplissait d’étonnement,
d’admiration, de craintes pour Bonaparte. Il risquait peu. Car aux
divisions victorieuses de Masséna et Guyeux (Augereau), il put réunir
celle de Sérurier. Celle de Joubert manquait seule, interceptée,
assiégée par les Tyroliens. Bonaparte ne savait pas même où il était.
Car il écrit le 5 avril à Dombrowski: «Qu’il ait, s’il est possible, des
nouvelles de Joubert, et marche à sa rencontre.» Ce qui est singulier,
c’est qu’en ce même jour (5 avril), où il dit n’avoir pas de nouvelles
de Joubert, il en donne à Paris, et raconte les avantages qu’il a
remportés[32].

  [32] _Correspondance_, p. 95, 602.

Le 1er avril, Masséna, vainqueur à Klasenfurth, y faisait entrer
Bonaparte. Et le 5, battait à Neumarkt l’archiduc en personne. Ce prince
avait choisi une position superbe, l’avait hérissée de canons. Il avait
autour de lui son élite, ses huit bataillons de grenadiers. Avec cela,
il fut obligé de faire retraite devant la seule division de Masséna.

La Carinthie, ménagée et rassurée par Bonaparte ne s’était pas soulevée
comme le Tyrol. C’est un pays, dit-il lui-même, agricole et pacifique.
On ne connaît pas assez ces contrées, si peu allemandes, mais
slavo-italiennes, qui se lient avec le territoire vénitien.

Au 22 mars, Bernadotte, envoyé à Trieste et aux fameuses mines d’Idria,
y trouva du minerai pour plusieurs millions, qui, avec les contributions
qu’il levait, permirent à Bonaparte d’envoyer de l’argent aux armées du
Rhin. Elles allaient enfin s’ébranler, ces armées nécessiteuses, et si
longtemps paralysées. Leurs retards portaient au comble les espérances
de Bonaparte et le mettaient dans une véritable fureur d’ambition. Il
écrit le 5 mars une lettre hardie, terriblement compromettante, où il se
dévoile cyniquement.

L’ancien gouvernement de Venise, qui, pour bien moins, exécuta
Carmagnola, eût regardé cette lettre comme indice d’une prochaine
usurpation, et se fût défait à coup sûr d’un homme qui désormais, sans
masque, courait droit à la tyrannie.

Il écrit audacieusement: «Si le prince Charles commande les deux armées
du Rhin et d’Italie, il faut nécessairement qu’il y ait chez nous _unité
de commandement_[33].» C’est-à-dire que Bonaparte, à la tête de toutes
nos armées, commande Moreau et le général Hoche! A qui ose-t-il écrire
cette lettre? A quelqu’un qui, à coup sûr, ne la montra pas au
Directoire, au bon Carnot qui, ayant répondu tant de fois du
désintéressement patriotique de Bonaparte, dut rougir de se voir
démentir par une telle lettre et sans doute la mit dans sa poche.

  [33] _Correspondance_, I, 547.

Cependant ce qu’il craignait allait se faire, et on allait le précéder
en Allemagne. Le gouvernement, par un suprême effort, avait mis les deux
grandes armées du Rhin en état de le passer au 18 avril. C’était une
élite superbe, héroïque, et, pour la discipline, bien supérieure à
l’armée d’Italie. C’était Kléber, Desaix, Championnet, trois noms aimés
du peuple autant que du soldat; c’étaient aussi les braves, le grenadier
Lefebvre, le hardi cavalier Richepanse, le jeune et vaillant Ney, qui
devait tant grandir.

Bonaparte frémissait de les mettre en partage de la gloire qu’il
poursuivait et touchait presque. Celle de porter à l’Autriche le dernier
coup et d’assurer la paix. Il écrit le 16 avril une lettre enragée;
oubliant sa dissimulation habituelle, il en vient aux basses injures
avec ces grandes armées et ces grands hommes. Il leur reproche de ne pas
avoir fait ce qu’il craignait le plus, ce qu’il voudrait bien croire
désormais impossible. Voilà cette lettre insultante (16 avril, p. 637):
«Je me suis précipité en Allemagne pour dégager les armées du Rhin. J’ai
passé les Alpes, par trois pieds de neige, où personne n’avait passé. Il
faut que ces armées n’aient point de sang dans les veines. Je m’en
retournerai en Italie. Elles seront accablées.»

Masséna, parti de Léoben le 18 avril au matin, avait pris la route de
Vienne. Bonaparte espérait terrifier la cour de l’Empereur, et prévenir
le Directoire pour la conclusion de la paix. Peu auparavant il avait
écrit à l’archiduc une lettre philanthropique sur les malheurs de la
guerre, où il disait: «Si j’avais le bonheur de sauver la vie à un seul
homme, j’en serais plus fier que de toute la vaine gloire des
batailles.» Cette lettre, si singulière pour un tel _prodigueur_
d’hommes, était assez bien combinée pour faire pleurer le public à
Paris.

A Léoben, il traite seul avec Bellegarde, envoyé de l’Empereur; et il
écrit au Directoire: «J’ai signé. Que voulez-vous? Je n’ai plus que
vingt mille hommes. Voilà la Hongrie qui se lève. J’ai appelé votre
envoyé Clarke, qui n’est point venu pendant dix jours.» Et il ajoute:
«Vous m’aviez donné pleins pouvoirs sur les opérations diplomatiques,
et, dans la situation, les préliminaires de paix étaient une opération
militaire.» Que signifie cet audacieux galimatias? Probablement, le
Directoire, en envoyant son homme, Clarke, qui le trahit et eut soin de
ne pas arriver à temps, avait écrit à Bonaparte qu’au reste, l’envoi de
Clarke ne pouvait lui porter ombrage; que _c’était à lui qu’on se
fiait_; ou telle autre parole obscure dont il profite effrontément.

Il était sûr qu’en présence de la joie publique, devant Paris enivré de
la paix, on n’oserait pas le démentir. Cependant cette chose énorme,
qu’un général se fût substitué au Directoire et eût stipulé pour la
république, comment serait-elle reçue? Carnot seul, avec Letourneur qui
était son double, l’accepta. Mais Barras en fut indigné, ainsi que
Rewbell et la Réveillère-Lepeaux.

Bonaparte était inquiet. Il imagina une chose qui dérouta tout le monde
et montre admirablement la profondeur de son astuce. Il envoya le traité
par Masséna!

Quoi! celui pour qui ses bulletins sont si avares de louanges, il lui
accorde ce triomphe!

Il en avait besoin. Voulant présenter son traité (ainsi qu’il avait fait
pour celui du Piémont) comme l’œuvre commune des généraux, de l’armée,
il plaçait cet acte scabreux sous la protection du chef le plus illustre
de l’armée, le plus renommé à Paris.

En voyant la simplicité héroïque de Masséna, «l’enfant de la victoire,»
on n’oserait pas soupçonner sous la candeur de l’enfant l’astucieuse
ambition de Bonaparte.




CHAPITRE V

BONAPARTE DUPÉ PAR L’AUTRICHE QUI LUI FAIT PERDRE SIX MOIS
(AVRIL-OCTOBRE 97).


Bonaparte était si impatient qu’au lieu d’écrire d’abord au Directoire,
à Paris, qu’il venait de signer la paix, contre toute convenance, il
l’écrivit d’abord à Hoche qui entrait à Francfort, afin de l’arrêter et
de lui fermer la campagne. Pour excuser un peu cette précipitation
inconcevable, il prétend dans sa lettre aux Directeurs qu’on l’avait
averti seulement du mouvement de Hoche, _et non de celui de Moreau_:
«J’ai cru la campagne perdue, que nous serions battus les uns après les
autres, et j’ai conclu la paix[34].»

  [34] _Correspondance_, 31 avril, t. II, p. 12.

Étrange assertion, injurieuse pour Hoche, comme si ce grand nom faisait
présager des défaites!

Injurieuse pour la partie militaire du Directoire, qui, impatiente de
tout brusquer et de tout remettre à Bonaparte, lui aurait caché qu’avec
l’armée de Hoche, partait celle de Moreau.

Tout cela paraissait louche. Et mille bruits circulaient, on le voit par
ses lettres même: «On avait dit d’abord qu’il était battu au Tyrol[35].»
Et, en effet, son lieutenant Joubert y avait été assiégé, sans pouvoir
donner de ses nouvelles. Au 18 mai, il écrit encore à Bernadotte: «Il
n’est pas question que je quitte l’armée; c’est un conte sans fondement,
etc.» C’est qu’en effet le Directoire s’apercevait de sa conduite
double. Il se mettait tellement à l’aise avec le gouvernement, qu’il ne
lui donna pas même avis de sa convention (19 mai 97) avec le Piémont, et
pour calmer Barras, la Réveillère-Lepeaux, Rewbell, il dit: «Ce roi est
peu de chose, et ce royaume ne pourra continuer.»

  [35] _Correspondance_, 30 avril.

Mais avec tout cela, comment destituer Bonaparte, après une telle
campagne, malgré Carnot et Letourneur, qui, avec tout le public, étaient
charmés de la paix, faite n’importe comment? La majorité du Directoire
s’y fût perdue certainement, et cela au moment dangereux du grand
mouvement électoral.

Les frères de Bonaparte, fort actifs, et tous leurs journalistes,
s’extasiaient, ossianisaient sur cette merveille inouïe des Alpes
franchies en plein hiver, malgré la grande insurrection, les carabines
tyroliennes. «Hélas! on le tuera, disait-on, et c’est pour cela qu’on
l’a envoyé dans cette expédition terrible.» Joséphine en pleurait, et le
public se prenait fort à cette donnée romanesque, rebattue, d’un héros
exposé par les traîtres aux plus grands dangers. Plus tard, ce fut
l’Égypte, où l’on crut que le Directoire voulait le faire périr.
Moi-même, j’ai entendu ce conte, qu’on répétait toujours dans ma
première enfance.

En mars, on passe très bien les Alpes. Et, sauf les hauts plateaux de
l’Engadine, les Alpes orientales ont de la neige alors plutôt que de la
glace.

Bonaparte qui se plaignait toujours d’être abandonné, avait reçu un
renfort admirable de quinze mille hommes choisis dans les armées du
Rhin. Venise armait, il est vrai, ses paysans, ses Esclavons. Ces
Barbares, en tuant cent Français dans Vérone, effrayèrent au contraire
les Italiens et les firent incliner vers le parti français. Bonaparte
tenait une conduite double: d’une part, recommandant à son lieutenant
Kilmaine de ne donner ni conseils ni secours aux patriotes italiens; et,
d’autre part, leur envoyant un de ses officiers pour les pousser à la
révolte, l’intelligent et rusé Landrieux, que lui-même désavoua bientôt.
Au reste, il ne savait, ni lui, ni la partie pacifique du Directoire, ce
qu’on ferait. Au 1er février, il proposait encore, pour garder Mantoue,
de rendre plutôt Milan aux Autrichiens! Milan! la cité la plus
républicaine peut-être de toute l’Italie!

Plus tard, à Léoben, lorsque l’Autriche, si affaiblie, ayant perdu en un
an cinq armées, recevait du prince Charles le conseil de traiter, quand
Masséna laissé à lui-même[36], voyait presque Vienne déjà, ne demandait
qu’à avancer, à ce moment, Bonaparte signe, et, par une précipitation
singulière, rend à l’Autriche les cinq provinces qu’il lui a déjà
prises.

  [36] Non sans cavalerie, comme disait Bonaparte, mais avec Dumas, les
    célèbres cavaliers du Rhin.

Que lui donne l’Autriche, en échange? Rien. Elle traînera, ajournera les
ratifications.

Comment! lui qui faisait si grand mépris des Italiens et surtout de
Venise, il est si impressionné de leur insurrection qu’il se décide à
céder tout, à rendre cinq provinces des Alpes! S’il s’agissait d’un
homme moins hasardeux, on dirait que la tête lui a tourné, qu’en voyant
l’agitation de ces grandes foules derrière lui, il s’est cru enfermé,
perdu dans les montagnes, et qu’il a lâché tout brusquement et sans
garantie.

Qu’il ait été si crédule, si facile à tromper, cela semble étonnant,
impossible. Je crois bien que son impatience et le désir d’arrêter Hoche
qui allait entrer vainqueur en pleine Allemagne put l’aveugler; mais je
crois aussi que la grande élection royaliste qui se faisait alors, et
qui semblait donner la France à ce parti, dut faire impression sur lui.
Ce qui est sûr, c’est que les modérés durent lui écrire le mot qu’on
attribuait au pacifique Carnot: «Voulez-vous donc opprimer l’Empereur?»
Joséphine, directement liée avec les royalistes, alors triomphants par
l’élection, dut aussi lui écrire que, «s’il s’obstinait à prendre
Vienne, il se fermerait Paris même et se brouillerait pour jamais avec
tous les honnêtes gens.»

A ce moment douteux chacun regardait l’avenir.

Moreau, entrant en Allemagne, prit un fourgon autrichien qui contenait
les lettres et les avis que le traître Pichegru donnait à l’ennemi. Il
les fit déchiffrer. Mais quelqu’un (sa femme sans doute, une Bretonne
royaliste) lui dit qu’il serait peu chevaleresque, peu gentilhomme, de
livrer Pichegru, son ancien général. Et alors ces papiers furent
déchiffrés si lentement qu’ils ne servirent à rien.

Bonaparte avait presque les mêmes ménagements. Ainsi, il arrête (au 1er
juin) Entraigues, un agent confidentiel des émigrés, que, d’après les
lois d’alors, il pouvait fusiller. Il ne l’envoie point à Paris; il le
garde. Il le traite fort bien, tellement que cet agent, dont le parti
triomphait alors au Corps législatif, fait l’insolent. Bonaparte ne le
pressait guère pour en tirer quelque chose, et lui demanda d’abord le
moins important, certain mémoire qu’il a fait sur la Prusse[37]. Ce
n’est qu’au mois de juillet que, mécontent des royalistes, il presse un
peu plus Entraigues, l’accuse, livre une lettre qu’il a écrite à un des
chefs royalistes de Paris, Barbé-Marbois. Enfin, ce n’est qu’en octobre
qu’il remet au Directoire vainqueur tous les papiers d’Entraigues,
c’est-à-dire après la révolution de Fructidor, où le Directoire eût pu
si utilement employer ces papiers. Lenteur extraordinaire, si
étrangement calculée, qu’elle ressemble à la trahison.

  [37] _Correspondance_, t. III, p. 235.

Il se croyait très fort, s’imaginant tromper les deux partis. Mais très
visiblement il inclinait à droite et pour le parti du passé[38].

  [38] Causant avec madame de Rémusat sur sa campagne d’Italie, il dit:
    A l’aide de mes ordres du jour, je soutenais le système
    révolutionnaire; d’autre part, je ménageais en secret les émigrés,
    je leur permettais de concevoir quelque espérance... Je devins
    important et redoutable, et le Directoire, que j’inquiétais, ne
    pouvait cependant motiver aucun acte d’accusation. (Mém., t. I, p.
    272).

Il fut bien étonné, lorsqu’en gardant tant de ménagements pour tout le
parti rétrograde, en tenant à Milan près de lui le dangereux Entraigues
qui avait leur secret, il voit ce parti même l’attaquer aux Cinq Cents,
au sujet de Venise, par le député Dumolard. Il s’étonne, s’indigne,
s’aperçoit que les rétrogrades (royalistes, Autrichiens) se sont joués
de lui, ne lui savent aucun gré de sa modération pour le pape et
l’Empereur. Et sa fureur l’emporte jusqu’à cet aveu ridicule. Il dit
précisément ce que nous disons: «Qu’à Léoben, il a sauvé Vienne et
l’existence de la maison d’Autriche[39].»

  [39] _Correspondance_, t. III, p. 205.

M. Lanfrey a fort bien résumé ces incroyables variations, de mars en
octobre 97, tous ces marchandages d’États, de peuples. Venise, offerte
par Carnot, et, d’autre part, Milan dans une autre combinaison, arrivent
tour à tour. Mais c’est dans la _Correspondance_ de Bonaparte, c’est de
lui-même qu’il faut apprendre les détails de sa perfidie. Non seulement
il laisse nos envoyés français s’engager, promettre en son nom, mais,
lui-même, il écrit aux Vénitiens comme à un peuple ami et allié, protégé
de la France, pour leur soutirer leurs vaisseaux par lesquels il saisit
dans l’Adriatique les îles vénitiennes. De proche en proche, il se rend
maître des ressources de tout genre qu’offrait leur port, même du bois
de construction. Pendant ce temps, dans ses lettres à Paris, il écrit
mille injures contre les Italiens, et, pour faire plus d’impression, il
met par deux fois dans ses lettres des petits stylets vénitiens, qui,
dit-il, ont servi aux assassinats de Vérone.

Pour retrouver un spectacle semblable dans l’histoire, il faut remonter
jusqu’aux légations de Machiavel, aux perfidies de César Borgia.




LIVRE III

FRANCE, 1796-1797, JUSQU’EN FRUCTIDOR




CHAPITRE PREMIER

DE LA SECONDE RÉACTION QUI MÈNE EN FRUCTIDOR.


C’est au traité de Léoben que les dissentiments du Directoire, jusque-là
assez bien cachés, apparaissent enfin et commencent la période de lutte
qui ne finit qu’en Fructidor.

A Léoben, nous voyons la minorité du Directoire, Carnot et Letourneur,
se ranger du côté de Bonaparte et de la paix avec l’Autriche; d’autre
part, la majorité, Barras, Rewbell, la Réveillère, lutter, puis céder à
regret, ayant contre eux les amis de la paix, c’est-à-dire tout le
monde. Le parti royaliste ayant déjà ce traité, prit son élan vainqueur
pour les élections qui suivirent.

Pendant quatre-vingts ans, les royalistes ont constamment plaidé contre
la république. Constamment les bonapartistes, même les indifférents et
gens d’affaires, ont jugé que les traités de Chérasco, de Léoben,
étaient deux très bonnes affaires, c’est-à-dire ont adopté l’avis de
Bonaparte et de Carnot contre la majorité du Directoire.

Celle-ci, si violemment attaquée, ne s’est point défendue.

Rewbell n’a rien écrit, que je sache.

Barras n’avait écrit que des pièces détachées, qu’il avait confiées à
son ami Rousselin de Saint-Albin, et dont celui-ci a fait les _Mémoires
de Barras_. Ces Mémoires, qui peut-être seraient sa justification pour
bien des faits, existent encore, et attendent leur publication.

Enfin, grâce à Dieu, au bout de près d’un siècle, nous pouvons lire
les Mémoires, excellents et visiblement véridiques, de la
Réveillère-Lepeaux, le meilleur et le plus ferme républicain de ces
temps-là.

Il a écrit ces Mémoires fort tard, vers la fin de sa vie, avec une
fermeté de justice admirable. Il ne conteste en rien les grandes
qualités de Carnot. Il dit qu’aux premiers temps, Carnot plaça de très
fermes républicains. Il ne lui fait d’autre reproche que l’entraînement
aveugle pour le parti qui faillit l’emporter en 97 et qui semblait alors
avoir pour lui la majorité de la France.

Pour moi, toujours nourri dans une haute et affectueuse estime de ces
deux illustres familles, Carnot, la Réveillère-Lepeaux; de plus, ayant
longuement étudié pour ma _Révolution_ les Mémoires successifs que les
Carnot ont publiés, je ne me doutais guère de ce qu’était au fond ce
grand procès. Des lueurs indirectes, mais très-vives, m’en vinrent dès
la publication officielle de la _Correspondance_ de Bonaparte. Dans ses
lettres, on voit très bien ce que Carnot ne cache pas[40], que Bonaparte
eut pour auteur de sa fortune et protecteur bien moins Barras que
Carnot. C’est-à-dire que dans ces traités célèbres où Bonaparte fit
grâce au Piémont, à l’Autriche (96-97), il eut pour appui au Directoire
Carnot, vrai dictateur aux affaires militaires et par suite dans celles
de la diplomatie. En cela, et en tout, (soit générosité, soit
entraînement d’amitié et de société) Carnot protégea le parti du passé,
ceux qu’il croyait les faibles, et que lui-même, au Comité de salut
public, il regrettait d’avoir persécutés.

  [40] Réponse à Bailleul.

Par exemple, nos lois contre les émigrés étaient toujours sévères. Et
quoique toute la France fût déjà pleine d’émigrés rentrés, quelques-uns
furent encore l’objet de la rigueur des lois. Beaucoup d’entre eux,
jadis réfugiés à Coblentz, l’avaient quitté, et occupaient Turin, le
Piémont, ce royaume qui, par mariage, se trouvait uni aux Bourbons. Les
tantes de Louis XVI y étaient encore. Quand Bonaparte vainqueur approcha
de Turin, grande panique. L’héritier du royaume alla supplier Bonaparte.
Et nul doute aussi qu’à Paris, la société la plus distinguée ne suppliât
Carnot de ne pas enlever cruellement aux émigrés leur dernier asile.
Sans doute sa famille ne fut pas la dernière à désirer et à demander
cela. Les lettres de Bonaparte où il se recommande à madame Carnot
montrent assez qu’elle comptait beaucoup près de son mari dont l’âme
tendre, passionnée, était toujours douloureusement affectée du
déplorable souvenir de tant de signatures données de confiance à
Robespierre et au terrible Comité. Indépendamment de ceci, son frère,
Carnot-Feulin, son collègue Letourneur, tous deux officiers du génie,
devaient lui rappeler ce noble corps, dont une partie était restée en
France et l’autre partie avait émigré (exemple, Phélippeaux, plus tard
célèbre à Saint-Jean-d’Acre). Madame Carnot, certainement, par bon cœur
et sensibilité, devait le faire ressouvenir que des nobles, comme le duc
d’Aumont, seigneur de son village, avaient toujours protégé sa famille,
et lui-même aux écoles, qu’enfin ils avaient été les premiers promoteurs
de son avancement et de sa fortune.

Pourquoi enlever avec Turin le dernier asile aux émigrés? Le traité
d’ailleurs était excellent, il livrait tant de places et permettait de
lever l’argent dont on avait besoin. En bonne guerre aussi, il y avait
grand avantage à se débarrasser d’un de ses ennemis, le Piémont, avant
d’attaquer le grand ennemi, l’Autriche. Ainsi le traité fut approuvé de
la société et du grand public à Paris, du parti rétrograde, des femmes
pieuses, des femmes sensibles.

Ainsi d’avril 96, du traité avec le Piémont partit une seconde réaction
dont on ne parle guère. La réaction thermidorienne avait fini à
proprement parler en Vendémiaire, une autre succéda.

On gardait avec l’horreur, le souvenir des jacqueries de Prairial, et
fort peu celui de l’insurrection de Messieurs (royalistes et boursiers)
de Vendémiaire. Cette prise d’armes de jeunes bourgeois et de gens bien
vêtus n’avait pas produit grand effroi. Et les vaincus excitèrent plutôt
l’intérêt. L’affaire de Quiberon, et nos officiers de marine, amenés là
par les Anglais, fusillés par les nôtres, avaient laissé trop de
regrets. Les insurgés de Vendémiaire en profitèrent. On dit: «Assez de
morts!» On rechercha très peu. Les contumaces se promenaient partout
dans les rues, aux théâtres, aux églises.

On les vit tous, comme aux marches de Saint-Roch, sous l’aimable figure
de Lacretelle et autres jeunes gens de la bourse et du journalisme,
légers et un peu vains, au total assez doux. Et cette opinion indulgente
s’étendit, s’affermit au point qu’on ne crut jamais les récits
véridiques de Fréron qui, depuis Vendémiaire, envoyé par la Convention
en Provence, avait recueilli tant de preuves des massacres et
assassinats faits par les royalistes du Midi. Leur vainqueur à Paris,
Bonaparte, ne leur fit non plus aucun mal. Il intervint même pour Menou
qui les avait tant ménagés.




CHAPITRE II

L’AN MYSTIQUE DE LA RÉACTION.--SAINT-MARTIN.--LE SALUT PAR LES FEMMES.


Ainsi le parti royaliste, vaincu en Vendée et ailleurs, réussit,
s’étendit, surtout par les larmes et l’attendrissement.

C’était le secret de ce parti pleureur. Même en ses plus grandes
violences, il voulait être plaint et prétendait exciter la pitié.

En 93, il pleurait sur Louis XVI et Marie-Antoinette. De Londres, il
inondait l’Europe de gravures pathétiques qui retraçaient l’événement.
Puis ce fut Quiberon et tous ses émigrés. Après ce fut Charette, dont on
vendait partout le portrait, les reliques.

Une chose à remarquer dans ce grand déluge de pleurs qu’on versait sur
l’ancien régime, c’est que ces larmes étaient fort indistinctes. On ne
se souvenait plus que ce monde, qu’on pleurait d’ensemble, tant qu’il
avait vécu, était étrangement divisé, composé d’éléments hostiles entre
eux. On ne se souvenait plus des haines de la noblesse de cour, ni de
celle-ci pour les parlementaires. Ces mêmes officiers de marine,
aujourd’hui regrettés, c’étaient eux qui par leur arrogance de favoris
(à Versailles et près de la Reine), avaient plus que personne provoqué
la Révolution.

Chose curieuse! le présent révolutionnaire apparaissait hétérogène,
comme un monde de ruines. Et l’ancien régime, déjà un peu reculé dans le
passé, ne montrait plus au souvenir ses contrastes, ses incohérences;
tout cela avait pâli en six ans, et l’on n’y voyait qu’un monde
d’harmonies. Tel est l’effet du temps: il se plaît à parer ce qui
n’existe plus.

Ajoutez la pitié et ses émotions pour des misères réelles. Tant de gens
errant par l’Europe, même en France, et non sans danger, rapportant
leurs misères, mendiant, en guenilles, à la porte de leurs châteaux.
Cela touchait, bien naturellement. La France, victorieuse, avait presque
oublié que ces mêmes hommes avaient été chercher les armées étrangères,
les avaient amenées, aidées, et furieusement combattu contre nous.

N’importe! si eux-mêmes étaient coupables, leurs familles ne l’étaient
pas. Les femmes, les enfants d’émigrés intéressaient tout le monde. Les
belles du nouveau régime, les charmantes maîtresses des nouveaux
enrichis avaient bon cœur, se faisaient une fête de recevoir, de traiter
ces familles, modestes et douces alors, qui paraissaient avoir tout
oublié. Elles ne gardaient de l’ancien régime que leurs bonnes manières,
leur fine langue, toujours exempte des néologismes grossiers de
l’époque, leurs façons distinguées sans orgueil, et flatteuses sans
servilité. L’esprit de ce monde-là peu étendu, avait la grâce qui
manquait tout à fait à la société nouvelle et reposait du chaos qui
avait précédé. Le théâtre du temps, ses petits opéras, ses pièces
souvent larmoyantes, s’associaient parfaitement à cette disposition.

Un théâtre qui à peine se rouvrait à moitié n’en avait que plus
d’attrait mystérieux. A ceux qui se figurent que Bonaparte a rouvert les
églises, Grégoire a fort bien dit et montré par les chiffres qu’en 1800,
il y en avait quarante mille de rendues au culte. La Révolution, sauf le
grave moment de novembre 93, ne les ferma jamais entièrement. Et après
ce novembre et les fêtes de la Raison, Robespierre, qui venait de
guillotiner la Commune et les apôtres du nouveau culte, sans restaurer
l’ancien, lui donna en quelque sorte une protection tacite. Vers sa fête
de l’Être suprême, les églises catholiques se rouvrirent à petit bruit,
et même _non pas à petit bruit_: à Saint-André des Arts et à
Saint-Jacques, on chantait l’office tout haut, si haut, que M. Daunou,
alors prisonnier, entendait et pouvait suivre la messe de sa prison,
assez lointaine (Port-Libre ou Port-Royal, aujourd’hui la Maternité).

Ces chants gothiques, qui réveillaient tant de souvenirs d’enfance et de
famille, d’un temps d’autant plus cher qu’il semblait disparu à jamais,
auront-ils quelque écho dans la littérature? Rien, certes, alors, ne
l’indiquait. M. de Maistre n’avait pas publié ses théories barbares,
heureusement pour son parti; il aurait gâté tout. Chateaubriand, tout
plein de dissonances hasardées et grotesques, alors aurait fait rire. Il
fallait au monde dévot, pour lui donner l’élan, quelque chose
d’original, d’aimable pour la Révolution puissante, qu’on devait ménager
encore, de doux comme un chant à voix basse, dont on pût dire également:
«J’entends, je n’entends pas.»

Cette sourdine était habilement gardée dans un livre anonyme imprimé à
Lyon, écrit à Strasbourg (_l’Homme du désir_). Ce livre paru en 1790,
fut pendant six ans englouti par la tempête du temps.

L’auteur, Saint-Martin, petit gentilhomme, ancien officier d’environ
cinquante ans, se présenta, comme élève, à la grande École normale
ouverte à la fin de 94. Dans cette école, douze cents élèves, la plupart
hommes faits, venaient étudier pour devenir maîtres à leur tour. Ils
pouvaient demander des éclaircissements au professeur, même lui faire
des objections.

On avait commis l’imprudence de confier l’_enseignement de la
philosophie_ au faible et indécis Garat, c’est-à-dire la défense de la
libre raison et des principes de la liberté, disons mieux, l’épée même
de la Révolution, à la faible main d’une femme, moins qu’une femme, un
eunuque.

Saint-Martin, dans une douceur extrême et bien calculée, s’appuie contre
Garat, du XVIIIe siècle, du _sens moral_, reconnu par Rousseau contre
Helvétius.

Puis, tout à coup, il ouvre une thèse mystique, biblique, qui sera celle
de Bonald: «Pour faire la première langue, il fallut déjà une langue...»
Il n’ajoute pas une langue dictée par Dieu, ou _inspirée_ de Dieu. Mais
plus tard, dans la brochure où il parle de cette dispute, il rappelle à
Garat que son maître Bacon reconnaît, comme source de la science, non
seulement la liberté, _mais aussi l’illumination_.

Le mot est dit, le fossé est franchi. Ce prétendu élève, introduit dans
l’école de la libre raison, se démasque et avoue sa maîtresse,
_l’illumination_.

L’_Homme du désir_ fut écrit, pour une dame fort pieuse, chez qui
Saint-Martin s’établit un seul mois. Apprenant que son père était malade
(à Amboise), il se sépara et partit. Même, après la mort de son père, il
ne revit plus jamais la dame. Ainsi, il emporta son inspiration tout
entière, et ne s’engouffra pas dans le mysticisme allemand. Il fut, à sa
manière, français et révolutionnaire.

Il écarte vigoureusement les anges et visions de Swedenborg, ses trois
sens, allégoriques, symboliques. Il dit: «Ne disons pas à l’homme:
_Croyez en nous_, mais: _Croyez en vous_[41].»

  [41] _L’Homme du désir_, ch. CLXXXVII, p. 267.

Il est chrétien, puisqu’il croit à la chute de l’homme et à la nécessité
de remonter. Mais pour remonter, il n’indique ni la Bible, ni les
miracles, _mais l’âme_ uniquement[42].

  [42] _Considérations_, p. 11.

Il ajoute audacieusement: «Vous ferez les mêmes œuvres que le
Réparateur, et même _de plus grandes_.» Car il n’agissait que par sa
puissance, et depuis qu’il est remonté vers son Père, vous pouvez agir
par sa puissance, et par celle de l’Esprit (du Saint-Esprit).--Il
reconnaît trois âges, trois lois, dont la troisième sera la plus grande
(c’est la doctrine de Joachim de Flore, vers 1200[43]).

  [43] _L’Homme du désir_, ch. CXLVII, p. 219.

Dans ses _Considérations sur la Révolution_, 1796, il prend parti pour
la Révolution, et surtout contre le clergé. La Providence se mêle
visiblement de la Révolution, qui ira à son terme. N’avons-nous pas vu
les opprimés reprendre leurs droits, usurpés sur eux par l’injustice?
L’époque actuelle est la crise de toutes les puissances humaines, qui
expirent et se débattent contre une puissance neuve, naturelle et vive.
C’est une guerre sacrée, quoique le mot _religion_ soit effacé.

«L’homme a été fait pour être la prière de la Terre. Il doit secourir
Dieu en s’unissant à son action. Son plus beau droit (p. 79), c’est
d’exposer la douleur de la terre à l’éternelle Sagesse, dont l’œil trop
pur ne les apercevrait pas; c’est d’émouvoir le cœur de cette Providence
et d’en faire descendre le baume régénérateur.»

Ce qui revient à dire: «Dieu est trop pur pour voir nos honteuses
misères, et les secourir. Il faut que l’homme lui aide.»

Dieu souffre de ne pas être aidé[44].

  [44] _L’Homme du désir_, ch. LXXXIX.

«Nous pouvons faire, pour le Sauveur, que le séjour du tombeau lui soit
moins amer!...»

L’âme tendre de Saint-Martin le mène loin dans cette voie étrange. C’est
Dieu qui prie la créature humaine et veut entrer en elle. Il adresse à
Dieu ces paroles: «Tu sollicites l’entrée dans le cœur humain comme si
c’était toi qui eusses besoin de lui.»

                   *       *       *       *       *

Ces livres originaux, si doux et si hardis, dévots et révolutionnaires,
où l’auteur met si haut l’action et le pouvoir de l’homme, où il montre
Dieu même, pour l’œuvre du salut, ayant besoin de l’homme, et celui ci
comme collaborateur de Dieu, cette doctrine, dis-je, qui portait au sein
du mysticisme l’esprit hardi du XVIIIe siècle, avaient certes une vive
originalité, qui ne fut dans aucun des esprits analogues du moyen âge.

Cette mendicité sublime où le Ciel prie la Terre de se laisser sauver,
tout cela était trop haut, trop fin aussi, pour devenir populaire.

Une seule chose pouvait avoir ce caractère, c’est que Saint-Martin, par
lui-même, en un point très profond, sympathise et s’accorde avec les
tendances du temps.

Ce cœur humain à la porte duquel Dieu lui-même supplie pour entrer,
c’est surtout celui de la femme. C’est elle qui, enfantant l’homme, le
met dans la voie de régénération. Voilà pourquoi ses cuisantes douleurs
sont alors suivies de la joie la plus pure[45].

  [45] «Homme, lorsque tu formes l’enveloppe de ta postérité, tu
    attaches l’homme à l’homme de péché. Aussi, quel retour amer pour
    toi, quel vide!--Femme, lorsque tu donnes le jour à ton fils, tu
    attaches l’homme à la voie de régénération. Voilà pourquoi tes
    douleurs les plus cuisantes sont suivies de la joie la plus pure.
    Homme, tu pleures en arrivant au monde, parce que ta régénération ne
    peut se faire sans expiation.» (_L’Homme du désir_, ch. CLXV, p.
    249.)

Ainsi, en toute femme, s’ouvre le grand mystère chrétien. L’homme,
dit-il crûment, ne fait qu’attacher l’homme à la voie du péché, dont la
femme le retire. Ainsi elle est le vrai sauveur.

C’est la voie logique où devait arriver le christianisme, où Marie
remplace Jésus, où l’homme disparaît, où le dernier mystère, c’est le
céleste hymen de la femme et de Dieu.

Cette spiritualité mettait trop en lumière son côté féminin, scabreux.
Les beaux livres de Saint-Martin furent peu réimprimés. Ce n’étaient pas
des livres de lecture, mais bien plutôt des textes pour les
conversations dévotes, des textes que deux cœurs attendris pouvaient
plutôt ensemble méditer, savourer.

Cette action occulte et pénétrante, si peu remarquée (tandis que les
livres barbares et criards de de Maistre qui vinrent après, étaient
prônés partout) n’en fut que plus profonde. Ce fut comme un liquide qui,
s’infiltrant par endosmose, va percer des couches épaisses; elles en
reçoivent l’influence, mais ne le connaissent même pas. Et cela, en
grande douceur, et même en grand silence. Des hommes envenimés, furieux,
dont la fureur avait peu d’action, sentirent le mot de l’Évangile:
«Heureux les doux! car ils _posséderont la terre_!» Ainsi se renoua
l’habile et cauteleuse tradition. Ce ne fut pas grand’chose, et l’on n’y
sentit rien. Sans faire bruit, ni se manifester hors d’un monde discret,
la dévotion nouvelle, comme une tache d’huile, descendit.

Les côtés révolutionnaires par lesquels Saint-Martin semble accepter
beaucoup d’idées nouvelles étaient le passe-port par lequel des femmes
tendres, adroites et passionnées, obtenaient grâce pour les idées
chrétiennes et trouvaient moyen d’en parler. Dès que les hommes un peu
rudes du temps semblaient étonnés et scandalisés, elles demandaient
grâce, passaient, alléguaient leurs vieilles habitudes d’enfance, de
famille, d’éducation. Et alors on se taisait, on craignait de les
contrister.

Pour un but si noble et si saint, elles ne craignaient rien,
s’aventuraient, apprenaient les chemins des ministères et du Luxembourg
même. Telles, sous la protection de leurs amis (fournisseurs ou
banquiers), pour des affaires de charité, d’humanité, risquaient même
d’aller chez Barras, où la Tallien, et Joséphine, les écoutaient avec
bonté. Rewbell était bourru, et la Réveillère inflexible dans son
philosophisme. Le plus facile était Carnot, homme de cœur dont le
tempérament sanguin, était sensible aux femmes. Pour mille objets
d’humanité, congés, réforme, retour de leurs enfants, les mères
s’adressaient à lui. Il en fut bien plus entouré lorsque l’on fit la
faute de confier aux Directeurs une charge bien délicate, la radiation
de la liste des émigrés. Ainsi des hommes politiques qu’on aurait dû
réserver tout entiers aux intérêts généraux furent sans cesse assourdis,
énervés d’affaires individuelles, des plus touchantes plaintes des
mères, sœurs, épouses et filles, en rapport continuel avec ces
intéressantes personnes. Elles venaient là, suppliantes, pour jurer le
civisme et les bonnes dispositions des émigrés. Une atmosphère d’ancien
régime enveloppa le Directoire. Les classes distinguées d’autrefois,
avec leurs sentiments, leurs idées religieuses, s’y montraient sous un
jour aimable de nature et d’humanité.




CHAPITRE III

LE JARDIN GENEVIÈVE ET LA THÉORIE DES ÉGAUX (1796).


J’ai vu beaucoup de gens regretter Le Directoire, moins encore pour ses
plaisirs, qui sont de bien d’autres époques, que pour une chose qui fut
tout à fait propre à celle-ci: une vive sensibilité en bien, en mal, un
singulier charme de vie, vibrant de mille émotions, toutes excitées du
fond du fonds, et d’étranges abîmes que nul âge n’avait sondés.

Cela n’arrivait pas toujours à la forme littéraire, mais d’autant plus
stimulait l’agitation passionnée et l’électricité du temps.

De grands artistes, des peintres ont du moins, par des traits touchants,
marqué le passage d’un siècle à l’autre; Greuze et Prudhon ont noté en
traits admirables et la défaillance nerveuse du siècle qui finit, et le
sourire délicat du nouveau, mais si vite éteint dans les larmes.

Greuze, martyr toute sa vie de la pauvreté et d’une société fausse, a
peint, non en grands tableaux, mais surtout en ébauches, en portraits
fort attendrissants, des enfants, des filles du peuple. Il nous donne
l’état trop souvent faible, maladif, où les victimes de la faim ou des
fatalités du vice arrivaient de bonne heure, avec je ne sais quel charme
de ces bouquets, trop tôt fanés qui offrent souvent une étrange féerie
de mort prochaine que la vie n’eût jamais atteinte.

Greuze était si évidemment une victime de l’ancien régime, qu’il
traversa respecté les temps de la Terreur. Il était octogénaire, mais
vécut assez pour voir le charmant génie qui inaugura l’âge nouveau.

Prudhon, du même pays que Greuze, fils de la gracieuse Saône et élève de
Lyon, toujours misérable comme Greuze, refusa d’être italien et de faire
fortune à Rome sous l’abri de Canova. Il s’y fût amolli, fondu. A tout
prix, il fut Français, et trouva son génie, la beauté dans le mouvement.
Revenu, et mourant de faim, il eut, par Bernardin de Saint-Pierre et les
Didot, à faire les délicieuses gravures de _l’Art d’aimer_, et celle de
_Daphnis et Chloé_. Enfin une gravure populaire de haute importance[46].

  [46] _Le calendrier de l’an III_. Biblioth. nationale: Héning, 95-96.

Minerve, la raison éternelle, occupe le fond dans une grande majesté, et
sous son puissant regard s’unissent trois personnes ou trois principes:
_Liberté, Égalité, Fraternité._

La Liberté, forte et sombre, cuirassée, occupe le centre. A sa gauche,
une jeune femme, charmante, mère visiblement, aux belles mamelles émues,
c’est la Fraternité, féconde d’amour et de tout bien.

A droite (c’est le coup de génie), l’Égalité se présente timidement,
pauvre petite fille du peuple, pas bien nourrie, un peu maigre. Si fine
est-elle, et si touchante, qu’à la voir, tout s’attendrit. Elle
approche. Que veut-elle si naïvement? Visiblement c’est d’être
accueillie, adoptée. Grand Dieu, qui ne le fera pas? qui n’ouvrira ses
bras, son cœur à l’orpheline? L’égoïsme est impossible devant elle. Il
n’y a plus ni riche, ni pauvre. Tous sont prêts à partager.

Elle voudrait monter aussi. Mais tous désirent qu’elle monte. Divin
rayon d’amour, de bonté à la fois! on sent l’étroit rapport de l’amour
et de la pitié.

Prudhon a reproduit cent fois ce motif charmant sous différents noms,
avec la même expression, le même sens. Sans l’expliquer, ni même sans
s’en rendre bien compte à lui-même, il indique le nom, qu’on peut donner
au siècle, en sa plus générale tendance: _Le désir, la recherche de
l’Égalité._

                   *       *       *       *       *

Partout durent naître ces désirs. Mais peut-être d’abord à Lyon, l’école
de Prudhon et de Greuze; Lyon centre d’industries délicates qui
chômèrent, comme je l’ai dit, bien avant 89, quand la mode (et la reine)
préférèrent aux arts de Lyon les dentelles et les blancs tissus de
Malines et des Flandres, Lyon agonisa tout à coup. Son industrie, non de
manufactures, mais de familles, excita dans sa détresse une pitié
violente, qui se tourna aisément en fureur révolutionnaire. De là,
Chalier, l’Italien, le Piémontais, furieux de sensibilité.

Il était négociant. D’autres, plus riches que lui, Bertrand entre
autres, maire de Lyon, commencèrent alors ces rêves de l’égalité
absolue, qui peut-être avaient été en germe mystique chez les Vaudois,
les Pauvres de Lyon. Cette théorie c’était: _partager tout_.

Chassé par les royalistes, Bertrand alla à Paris, où il trouva
Chaumette, procureur de la Commune, et son employé Babeuf. J’ai dit dans
mon précédent volume que leurs idées assez modérées, s’arrêtaient
d’abord au partage des communaux (voy. le premier livre de Babeuf,
publié en 89), puis le partage de biens nationaux, qu’on donnerait aux
ouvriers. Babeuf, même après la mort de Chaumette, ne va pas plus loin,
et se déclare défenseur de la propriété. En janvier 95, il ne réclame
rien de la Convention que ce qu’elle a voté elle-même, et ce que les
biens nationaux permettaient d’accorder: des terres aux soldats revenus
de la guerre, des secours aux infirmes, des travaux aux nécessiteux[47].

  [47] _Journal de Babeuf_, nivôse (21 décembre au 19 janvier 95).

C’est vraisemblablement dans la prison du Plessis, rue Saint-Jacques, où
il était renfermé avec le Lyonnais Bertrand et beaucoup de patriotes,
qu’il étendit son horizon, et adopta le grand rêve du _partage
universel_.

Nulle part plus qu’en prison, n’existe, ne fermente la Liberté idéale.
Au petit jardin de la Force, les prisonniers avaient érigé un autel à la
Liberté[48].

  [48] Mémoires de Villatte, p. 211.

En prison dominent les rêves. Ceux des prisonniers se réduisaient à
deux:

1º La mort du grand tyran, c’est-à-dire de l’ancienne religion.
Saint-Simon, Thomas Payne la rêvaient (_l’Age de Raison_);

2º La naissance d’un nouveau monde, plus libre (Thomas Payne, _Justice
agraire_). Plusieurs ne restaient pas dans les limites modérées de
Payne. En raison de leurs misères et des murs qui les entouraient, ils
se donnaient libre carrière, un espace illimité, tout ce que peut
embrasser l’halètement du soupir: _le paradis des égaux_ sur la terre.

Ce violent soupir pour le peuple, pour que le peuple travailleur puisse
enfin boire et manger, n’est pas une chose nouvelle; il semble, au
quatorzième siècle, bien exprimé chez les hussites par ce mot: «La coupe
au peuple!» Il a inspiré les fantaisies humanitaires, bizarrement
exagérées, de Rabelais, de Fourier, leur gloutonnerie gigantesque pour
la multitude affamée. Les économistes, dans leur religion de la terre et
du travail de la terre, n’eurent pas autre chose en vue. Et M. Turgot
même, dans sa fameuse parole sur _le travail, première propriété et la
plus sacrée de toutes_, n’est pas bien loin de Thomas Payne.

Ce mysticisme égalitaire, rêvé vers 95, aux prisons, où les plus riches
se plaisaient à partager, fut comme un soleil dans la nuit. De jeunes
enthousiastes l’adoptèrent bien volontiers, comme le musicien
Buonarroti, petit-neveu de Michel-Ange. Des âmes religieuses s’en
éprirent, telles que les théophilanthropes, dont la secte commençait
alors. D’autres, des philosophes comme le bon Sylvain Maréchal qui se
croyait athée, et qui vit une lumière quasi divine dans le bonheur de
tous.

Cet élan d’humanité prit une nouvelle force quand les prisons
s’ouvrirent et que les patriotes de toutes nuances, dont on avait fermé
les clubs (entre autres celui du Panthéon), s’assemblèrent au printemps
de 96, dans un jardin abandonné et qui semblait mystérieux.

C’est celui de l’abbaye Sainte-Geneviève, sous les murs de Philippe
Auguste, bâtis en 1200, près de la tour Clovis, où se voit encore la
place de la chaire d’Abailard.

Dans ce lieu singulier, qui, je ne sais pourquoi, fut ainsi le berceau
des plus grandes révolutions, les disciples de Robespierre, ceux de
Chaumette et de la Commune,--disons mieux, Babeuf et Duplay,--jusque-là
divisés, se rapprochèrent et se donnèrent la main.




CHAPITRE IV

COALITION DES ÉGAUX ET DES TERRORISTES.--ARRESTATION. 19 MAI.--LES
EXÉCUTIONS DE GRENELLE.


J’ai dit combien les deux grandes écoles de la révolution, celle des
Jacobins, de Robespierre, celle de Chaumette et de la Commune avaient
été violemment hostiles (en 93), jusqu’à ce que Robespierre, en 94,
guillotinant Chaumette, établit à Paris une Commune purement jacobine.

J’ai parlé aussi, en 90, de l’origine des Jacobins (ou Amis de la
Constitution), origine toute bourgeoise, j’en ai montré le premier type
dans une réunion bourgeoise de Rouen. Ce parti, de forme sévère, affecta
toujours une décence, un décorum, dont ne se piquaient nullement les
réunions (ouvertes aux dernières classes du peuple) qui se faisaient
autour de la Commune et de son procureur Chaumette. Les Jacobins furent
souvent infidèles à leurs formes décentes, mais nullement leur chef
Robespierre qui, pour l’habit et pour la tenue, offrit toujours le type
de la propreté un peu sèche de la bourgeoisie de 89.

Il en fut de même au point de vue religieux. Robespierre dans son culte
de l’Être suprême s’en tint strictement à Rousseau, au Vicaire savoyard,
et par là tenta d’inoculer à la Révolution un mélange de christianisme.
Au contraire, le parti de Chaumette, de son employé Babeuf et de la
Commune, essaya en novembre 93, d’inaugurer le culte de la Raison. Au
club des Cordeliers, même éloignement du christianisme; seulement on
attestait contre lui moins la Raison que la Nature. La tradition de
Diderot y dominait, autant que celle de Rousseau aux Jacobins.

Ce que craignait le plus Robespierre, c’était que ces partis différents,
des _indulgents_ (Danton, Desmoulins, Phélippeaux), et de la _Commune_
(Chaumette et Babeuf) ne se réunissent. Il frappa les uns et les autres
au printemps de 94. Mais, après la mort même de leurs chefs, ils se
rapprochèrent. Babeuf, disciple de Chaumette, dans son livre de
_Carrier_, si violent contre Robespierre, invoque contre lui les
_indulgents_. Ainsi, en 94, et peut-être en 95, Babeuf, les
Chaumettistes, restaient les ennemis des Jacobins et du parti de
Robespierre.

Ce divorce aurait peut-être subsisté à jamais, si le Directoire ne les
eût maladroitement réunis dans les mêmes prisons. Leur tempérament était
autre. Les communistes étaient fort loin des tendances serrées,
strictement citoyennes, des Robespierristes ou Jacobins, dont l’évangile
politique était le _Contrat social_ et la constitution de 93, le
gouvernement de la Terreur.

Robespierre, plus sage que les siens, avait simplement présenté cette
constitution (idéal d’avenir), mais l’avait toujours ajournée, pensant
avec raison qu’une constitution qui amenait au vote tant de paysans (non
propriétaires et valets ruraux) pourrait fort bien donner l’avantage aux
royalistes et supprimer la république.

Aussi, après la Convention, la nouvelle assemblée, composée pour les
deux tiers de la Convention elle-même, jugeant de ce danger comme avait
jugé Robespierre, vota la mort pour qui proposerait _la royauté_,--ou
l’établissement de cette _constitution_ de 93, qui, par la démagogie
rurale, eût ramené la royauté.

On ne comprend pas bien pourquoi les Robespierristes, oubliant la
prudence de Robespierre, voulaient cette constitution (c’est-à-dire,
faire voter ces millions de paysans royalistes, catholiques, poussés par
le clergé), qui certainement eussent voté contre eux.

Dans leur fanatisme étourdi, ces jacobins, ivres de l’idéal, voulaient
tenter la grande expérience d’appeler leurs ennemis au vote,
c’est-à-dire de leur mettre aux mains un poignard contre la république,
en leur disant: «La France votre mère vous donne un instrument de mort;
pouvez-vous l’employer contre elle?»

Grande poésie! mais parfaitement folle. Elle alla au cœur de Babeuf. Il
ne douta pas que ces paysans à qui la république allait donner la terre,
ne fussent convertis tout à coup, et métamorphosés en hommes, en
excellents républicains.

Il croyait voir que la propriété, alors si volatile, vendue à si vil
prix, divisée, puis vendue de nouveau par les agioteurs, n’existait
presque pas et n’était plus qu’un jeu de hasard et de bourse[49]. Il
fallait, disait-il, que l’État intervînt et finît ce jeu, en distribuant
la terre de France aux paysans qui l’avaient défendue. Mais comment
l’État ferait-il cette révolution sans revenir aux moyens de terreur? Là
triomphaient les Robespierristes. Ils firent avouer à Babeuf, jusque-là
ennemi du sang, que Robespierre avait raison dans ses sévérités contre
les _indulgents_ et la vague philanthropie de Chaumette.

  [49] Une image hideuse, mais qui peut faire bien comprendre! Quand
    sous les tropiques tombe un grand animal, par exemple un éléphant,
    on ne tarde pas à voir les noires légions de fourmis et autres
    insectes qui s’en emparent, le dissèquent et rendent cette masse
    énorme à la circulation générale. Tout en engraissant les insectes,
    la masse ne passe pas moins à l’air, à la terre, aux éléments qui
    vont la rendre utile.

    Quoique la propriété dans cette opération de démembrement et de
    transmigration laissât souvent une part forte aux insectes, je veux
    dire aux spéculateurs, il faut pourtant reconnaître qu’en grande
    majorité elle tomba aux mains utiles des familles rurales qui
    avaient à la terre un double droit. D’abord en la défendant contre
    l’étranger, elles l’avaient achetée de leur sang. Ensuite, par leur
    travail immense, persévérant, elles la tiraient de l’état de
    stérilité où l’avaient laissée les grands propriétaires (voy. A.
    Young, sur les Turenne), ou la négligence des petits nobliaux (A.
    Young, sur les Chateaubriand). C’est précisément ce qui arriva.

Ainsi, Babeuf, dans cet entraînement sauvage de logique, se laissa mener
loin, loua son ennemi Robespierre, renia son maître Chaumette, avoua que
la mort de Chaumette était juste!

A ce moment, qui fut comme sa chute, il fut frappé.

Arrêté, convaincu d’être avec les Terroristes, et dans les mêmes
complots.

Dans ses prisons, il avait été enfermé avec eux; il avait vu Duplay,
l’hôte de Robespierre, et d’autres. Il les avait trouvés d’excellents
citoyens. Il avait vu à Arras un certain Germain, officier de vingt-deux
ans, plein d’esprit, de talent, d’éloquence. Et, à Paris, dans une de
ses fuites, il avait été caché dans l’église déserte de l’Assomption par
le patriote Darthé, vaillant et impitoyable compagnon de Lebon dans sa
mission du Nord, qui fit couler à flots le sang, mais qui paralysa les
menées des royalistes et fit avorter leur entente avec les Autrichiens
et sauva la France peut-être.

L’assemblée du jardin Geneviève, ce pêle-mêle de communistes et de
terroristes, fut saisie le 10 mai 96, le jour même du combat de Lodi.
Bonne nouvelle pour Bonaparte, qui dès lors trama, dit-il lui-même,
contre le Directoire, et jugea que, dans les paniques qu’excitaient de
telles nouvelles, la France inquiète pouvait tôt ou tard se jeter dans
les bras du parti militaire.

Le ministère de la police venait d’être créé. Cette jeune police, selon
l’usage de toutes les polices, avait été ravie de faire son entrée par
une belle découverte, ce grand coup de surprise qui faisait dire: «Que
serait devenu Paris, la France, si la police n’eût veillé?»

On ne discuta rien. On crut. Et l’effet fut si assommant pour Paris que,
dix ans après, dans mon enfance, on s’en souvenait encore. C’était un
prairial gigantesque qu’on avait craint, une Babel immense. Chacun crut
avoir un gouffre sous ses pieds. Au moment où la loi créait des millions
de propriétaires, la propriété, ce semble, ne pouvait que se rassurer.
Ce fut tout le contraire. Ces nouveaux propriétaires, qui, en grand
nombre, étaient hier des jacobins, furent plus effrayés que les autres,
s’accrochèrent, du cœur et des mains, à leur propriété nouvelle. Et dans
leur terrible effroi des théories de partage que l’on prêtait à Babeuf,
se tinrent fermes à côté du gouvernement.

Babeuf fut tout à coup si délaissé, si solitaire, un tel objet de
terreur, qu’on n’avait guère à craindre.

Ainsi Paris, à cinquante lieues de la Vendée, ne s’était pas ému de ces
torrents de sang, de ces affreux combats. Le récit trop véridique de
Fréron, ces terribles procès-verbaux des crimes royalistes du Midi
avaient fait peu d’impression! Et cette panique de Babeuf, ce partage
impossible, avait saisi d’horreur, et fait frissonner tout le monde!

Quand la police fut créée, on la donna d’abord à Merlin, le célèbre
jurisconsulte de la Convention. Mais bientôt on représenta aux
Directeurs que la police, mise ainsi dans les mains odieuses qui avaient
écrit la _loi des suspects_, aurait trop l’air d’un instrument de
tyrannie. Et l’on présenta à Carnot un tout petit homme, fort doux et
fin (malgré son nom grotesque), Cochon de l’Apparent. Cet homme avait
une bonne réputation de modéré; mais cette modération inclinait
tellement à droite, du côté royaliste que ce parti, presque vainqueur en
Fructidor et qui croyait changer les ministres, eût gardé Cochon de
l’Apparent. Sa nomination à la police, un ministère de si haute
confiance, encouragea les royalistes.

Un jour, un militaire, nommé Grisel, annonce qu’il a à révéler un grand
secret. Cochon était trop fin pour accepter la commission suspecte de
transmettre la révélation. Il l’adressa au Directoire même, à Carnot et
à trois autres directeurs. Il s’agissait d’un complot jacobin. On le
cacha au seul Barras, qu’on suspectait parce qu’il avait gardé des
relations avec le faubourg Saint-Antoine. La révélation était celle-ci:
que le club du Panthéon, qu’on venait de fermer, s’assemblait maintenant
au jardin Geneviève, avec ses deux nuances: robespierriste et
chaumettiste. Duplay avec Babeuf, Bertrand, etc. Cette révélation aurait
paru peu importante, si Grisel ne l’avait ornée des noms de patriotes
qui, dans leurs journaux, faisaient la guerre au Directoire, les grands
noms d’Antonelle et de Robert Lindet.

Avec cette addition, cela prit fort. Les Directeurs y virent l’occasion
de se débarrasser une bonne fois de ces noms respectés de gens qui
auraient pu être leurs successeurs, ils crurent au grand complot,
monstrueux, qui mettait ensemble les nuances les plus diverses. C’était
tout un poème. Le 10 mai, on en prend plusieurs et leurs papiers. Mais
ces papiers n’apprennent rien. Rien que des rêves vagues des révolutions
en projet. Quel dommage! voilà le grand poème par terre.

                   *       *       *       *       *

Paris, dans ce moment, subissait une grande _crise financière_. Aux
assignats, décrédités au dernier point, on substitua les mandats.
Opération mal faite qui ne profita qu’aux agioteurs. Le gouvernement fut
ravi de voir l’attention violemment détournée vers Babeuf et par
l’épouvantail terrible de ce partage universel dont on parlait sans
cesse, et dont on frémissait. Le corps législatif s’était montré si
crédule à ces bruits terribles, que dès le premier jour et sans
information, il chassa de Paris une masse de gens, nullement compromis,
mais qui, par leur situation malheureuse, pouvaient être tentés de se
compromettre: les fonctionnaires destitués, les militaires hors de
service, et les ex-conventionnels.

Cette mesure était extrêmement favorable aux royalistes, dont on
chassait les ennemis. Si le procès durait, si l’ombre fantastique du
partage universel et de l’abolition de la propriété occupait quelques
mois la France, et l’obscurcissait de ténèbres en quelque sorte, on
pouvait croire que l’élection prochaine d’un tiers de l’Assemblée serait
toute pour les royalistes et pour les prétendus amis de l’ordre. Sous
prétexte qu’un député, Drouet, se trouvait dans les accusés, on chargea
du procès un tribunal exceptionnel, une haute cour, hors de Paris, à
Vendôme, et qui mit une année pour instruire le procès de Babeuf,
c’est-à-dire le fit traîner jusqu’aux élections.

On prétendait (à tort peut-être) que Carnot avait dit un mot fâcheux:
«Avec les royalistes, il suffit de montrer l’épée. Avec les jacobins, il
faut frapper et l’enfoncer.»

Ce mot était le meilleur certificat que les royalistes pussent avoir
pour les élections, comme amis de l’ordre auquel toute la France
aspirait. Comment croire que Carnot n’ait pas lu le terrible Mémoire de
Fréron, et toutes les preuves qu’il donne des massacres royalistes du
Midi? comment croire que ces drames atroces n’étaient pas parvenus à ses
oreilles? N’importe. On tenait à prouver à lui, au Directoire que les
jacobins massacrés étaient les massacreurs, et que c’étaient eux seuls
qu’il fallait frapper.

C’est ce que fit l’ingénieuse police du temps. Pendant que Babeuf
enfermé ne bougeait, restait là comme un épouvantail utile aux élections
royalistes de l’année suivante, beaucoup de jacobins, de Babouvistes
étaient libres, impatients d’agir, et prêts, par leurs étourderies, à se
perdre, à servir merveilleusement les projets de la police.

On sut que les impatients des faubourgs espéraient l’assistance des
quelques soldats mécontents du camp de Grenelle. Et la police y prépara
visiblement ce qu’on appelle _une souricière_.

La Réveillère, alors président du Directoire, n’en fut pas averti[50].
Cochon dit la chose à son patron Carnot. Car celui-ci, le matin même,
avertit paternellement un enfant qui l’intéressait, le jeune Lepelletier
Saint-Fargeau, de ne pas aller à cette échauffourée.

  [50] Voy. ses Mémoires en août 96.

La Réveillère, était à Paris, quoi qu’en dise Carnot, et ne pouvait même
s’absenter; car, comme président, il devait à toute heure donner des
signatures. Mais Cochon garda le secret pour Carnot, voulant que seul il
eût la gloire d’avoir défendu l’ordre et sauvé la société.

Tout était préparé. La colonne insurgée, voyant le Luxembourg bien gardé
et en armes, passa devant, se dirigea vers Grenelle. Les soldats ne
bougèrent. Alors quelques insurgés des plus crédules, fort mal armés, se
laissèrent conduire à la tente d’un officier qui, disait-on, était des
leurs, le colonel Malo. Celui-ci, pour faire croire que tout cela
n’était pas préparé, attendait armé jusqu’aux dents, mais en chemise,
comme un homme surpris qui n’a pas le temps de s’habiller. Au moment, il
s’élance, tel quel, saute à cheval, et le sabre à la main, les poursuit,
fait tirer sur eux. On en couche par terre un grand nombre; plusieurs se
jettent dans la Seine et se noient. Le reste est fait prisonnier (28-29
août 96).

Dans ce coup de filet on prit ce qu’on trouvait. Ils étaient cent
trente-deux de toute nuance. Plusieurs, disait-on, étaient royalistes.
Et, pour augmenter la confusion, on prétendait qu’un directeur, Barras,
les avait lui-même encouragés.

Ce qu’on avait prévu arriva; c’est qu’en cette nuit de contradictions,
Paris reçut à la tête un violent coup électrique de peur et de fureur;
cette population, plus douce que celle de bien des grandes villes, est
sujette à ces accès nerveux. Les uns sont des ouvriers qui tremblent que
le travail n’arrête; les autres des marchands inquiets de leurs billets
et de la fin du mois; les autres des propriétaires craintifs, et moins
encore peut-être pour la vie que pour la chère propriété.

Le Directoire, généralement humain, fut poussé certainement par la
panique, par ce tourbillon de colère. La peur est impatiente, elle lui
enjoignait de sévir sur-le-champ. Et alors il fit une chose insensée et
inexplicable. Les gens pris à Grenelle furent jugés sur-le-champ par une
commission militaire, tandis que Babeuf et ceux qu’on disait être les
chefs du mouvement restèrent presque un an à Vendôme, devant la haute
cour, attendant leur jugement.

On était si pressé, qu’à ces cent trente-deux accusés on ne voulait
donner qu’un défenseur. Camus, au Corps législatif, empêcha cette
barbarie.

La commission qui siégeait au Temple, sur quarante-deux, en adjugea
d’abord treize à la mort, qui furent fusillés à Grenelle. Puis en
septembre, octobre, il y eut encore trois exécutions, de quatre, de
neuf, de six, dans les neuf il y avait trois anciens députés de la
Montagne, il y avait ce riche et généreux Bertrand, de Lyon, qui fut
peut-être le principal apôtre du grand partage universel.

Ainsi, de mai, en octobre, les exécutions continuèrent, sans que l’on
s’avisât que la confrontation de ces accusés de Paris avec ceux de
Vendôme était indispensable pour l’un et pour l’autre procès.

On les gardait comme un épouvantail, utile avant l’élection. Dans le
jeune Darthé, obstiné au silence, on avait la menace du terrorisme
sanguinaire. Babeuf parlait, prouvait qu’il n’avait fait qu’écrire, mais
orgueilleusement menaçait d’un peuple immense, qui, disait-il, le
suivait, était avec lui.




CHAPITRE V

LES MODÉRÉS ET INDÉCIS, CARNOT, ETC.--INDULGENCE POUR LE GRAND COMPLOT
ROYALISTE, 1797.


Il ne faudrait pas croire que ces sévérités excessives de la justice
militaire fussent un acte du gouvernement, le fait du Directoire. Les
Directeurs étaient fort modérés, la plupart philanthropes. Ce fut plutôt
le fait sauvage de l’étourdissement, de la panique générale.

L’air du temps n’était nullement à la cruauté. Plus d’opinion tranchée
et violemment fanatique. Il n’y avait réellement que deux grands partis
fort excités l’un contre l’autre, les acquéreurs de biens nationaux qui
étaient ou qui se croyaient patriotes, et les royalistes rentrés qui
réclamaient avec fureur pour des biens que beaucoup d’entre eux
n’avaient eus jamais. J’ai connu un de ces furieux aristocrates, hardi,
très capable de tout pour le triomphe de la noblesse: c’était un garçon
serrurier.

Ce qui dominait réellement dans l’immense majorité, c’étaient les
indécis, les neutres, souvent de très bonne foi. Garat conte qu’en
Fructidor, Suard passant par la Suisse[51], M. Necker lui montra le
projet de son dernier ouvrage où, dans un même volume, il exposait deux
plans, le premier d’une république, le second d’une monarchie, _toutes
deux également bonnes_, également libres, disait-il, et soumises aux
lois éternelles du véritable ordre social. Necker lui-même était ravi de
cette idée et s’écriait: _Le bel âge pour écrire que soixante-dix ans!_

  [51] Garat, _Mémoires de Suard_, t. II, _sub fine_.

Plusieurs, même des jeunes alors avaient soixante-dix ans. Après 93, et
surtout, après l’horrible émotion de Prairial, beaucoup restèrent
nerveux et indécis. Même des natures honnêtes et élevées gardèrent des
impressions qui les faussaient et les faisaient varier. Boissy d’Anglas
garda toujours la vision du jour épouvantable où le monstre hurlant à
mille têtes, le pâle spectre de la faim, approcha de ses yeux la tête
sanglante de Féraud. Ces souvenirs, sans le rendre traître à la
république, lui faisaient malgré lui descendre certaine pente vers la
monarchie.

Cet homme honnête et justement considéré pour sa loyauté, était fort
prudent, hésitant comme on l’était dans les familles protestantes.
Membre de la Convention, il se montra fort variable lors du procès de
Louis XVI, se cacha, et revint siéger en 94 dans le centre. Il loua
Robespierre, qui alors rassurait le centre contre la Montagne. Sous le
Directoire, président des Cinq-Cents, et au premier rang dans la
considération publique, ses souvenirs de Prairial le faisaient
quelquefois faiblir. Ainsi, en 96, lorsque les républicains de la Drôme
essayaient de résister aux royalistes, d’arrêter leurs progrès sur le
Rhône, une malheureuse idée d’équilibre égara Boissy, et il obtint que
le général Willot fût appelé de Marseille en Ardèche. Ce Willot était
depuis longtemps accusé par l’armée d’Italie comme un traître et un
royaliste, ami et protecteur des assassins du Midi.

Cette bévue de Boissy d’Anglas, si funeste, et ses tendances
instinctives pour le royalisme modéré, tel que, jeune, il l’avait exposé
dans son Éloge de Malesherbes, ne peuvent le faire confondre avec les
traîtres que contenait l’Assemblée, un Dandré, par exemple, distributeur
connu de l’or anglais, que Wickam envoyait de Bâle. Mais il est très
probable que Boissy, comme une infinité de députés, et, en général, les
Français fatigués par la Révolution, comme MM. Necker, Garat, etc.,
croyait que la république et la monarchie tempérée se valaient et
pouvaient être des gouvernements également libres. On revenait à
Montesquieu, et aux idées si fausses qu’il a données sur la constitution
anglaise.

Dans cet état flottant, on pouvait présumer que beaucoup d’hommes,
jusque-là partisans assez sincères de la constitution républicaine de
l’an III (qui faisait électeur tout propriétaire, _et même tout
locataire_ d’un fort petit loyer), n’étaient pas loin de penser à la
monarchie constitutionnelle ou à une république monarchique. Le modéré
Thibaudeau, qu’on appelait _la barre de fer_ pour sa fixité à défendre
la constitution de l’an III, n’en fut pas moins des premiers à mollir
pour le consulat, ainsi que Doulcet de Pontécoulant, l’ancien protecteur
de Bonaparte, et avec lui une infinité d’autres.

Même des royalistes zélés et invétérés, comme les avocats Siméon,
Portalis, comme Barbé-Marbois, intendant de Saint-Domingue,
consciencieux et sévère travailleur, mêlaient à leur royalisme des
aspirations libérales qu’ils ne laissèrent échapper qu’à la fin de leur
vie, quand triompha le royalisme.

L’indécision existait au Directoire même. Barras, occupé de plaisirs,
avait des relations de parti avec les jacobins des faubourgs, des
relations de plaisir avec les royalistes, les agioteurs, toutes sortes
de gens. Rewbell, excellent directeur, entrait dans beaucoup de détails,
faisait beaucoup d’affaires et bien. La Réveillère, longtemps caché sous
la Terreur, avait pris des habitudes de solitude et d’étude scientifique
qui allaient peu avec le gouvernement.

Carnot et Letourneur, les deux ingénieurs, s’occupaient seuls de la
guerre, et par occasion de la diplomatie. Honnêtes gens, mais trop liés
à l’esprit de l’ancien régime par le corps du génie auquel ils
appartenaient, et encore plus par leur éducation aristocratique et
monarchique, qui se réveillait en eux avec une force d’autant plus
grande qu’elle avait été durement comprimée, cachée sous la Terreur.

Les Carnot, comme les Bonaparte, étaient d’une famille de notaires
établis depuis plusieurs générations à Nolay, près Autun, dans cette
partie sévère de la Bourgogne qui ressemble si peu à l’autre. Là,
beaucoup de dévotion, de pèlerinages, d’ermitages. La sœur aînée de
Carnot, supérieure d’un hôpital, semble avoir été une sainte.

Carnot reçut son éducation des prêtres à Autun, où passa aussi Bonaparte
avant Brienne. Carnot resta plus longtemps que Bonaparte sous la
discipline ecclésiastique, ne la quitta qu’à dix-sept ans, pour être
envoyé à Paris.

Une chose assez curieuse, c’est que de même que les Bonaparte mettaient
leur orgueil à être petits-neveux d’un saint du moyen âge, d’un capucin
célèbre, les Carnot étaient parents (si le mot ne trompe pas) du père
Hilarion Carnot, historien de l’ordre de Saint-François et de plusieurs
livres mystiques.

Le père de Carnot[52] eut dix-huit enfants. Fort estimé, il était juge
de la plupart des seigneuries des environs. Cela devait lui donner une
grande autorité dans le pays, mais aussi devait le tenir fort dépendant
de tous ces personnages. Il faut une grande force de caractère pour se
garder soi-même dans cette position.

  [52] _Mémoires_, t. I., p. 64.

Telle était la situation d’une bonne partie des députés de nos
assemblées. Beaucoup étaient clients et gens d’affaires des seigneurs,
du clergé. Cela créait des habitudes invariablement liées aux souvenirs
de l’ancien régime, dont ces légistes exerçaient seuls en toute chose le
pouvoir réel, l’action.

Carnot, envoyé à Paris pour étudier, ne tomba pas dans le dévergondage
d’esprit et de lectures où nous avons vu Bonaparte.

Il n’avait pas un Marbeuf pour le protéger. Son protecteur naturel
aurait été le duc d’Aumont, seigneur de son village et qui, sous Louis
XV, était premier gentilhomme de la chambre du roi. Cette grande maison,
riche de tant de seigneuries, avait à Paris, pour administrateur et
principal agent, une dame fort entendue et sage (madame Delorme). Tout
naturellement elle s’intéressa au jeune Carnot, laissé seul sur le pavé
d’une telle ville, dans une pension qui préparait aux examens de jeunes
officiers. Rien ne fut plus heureux que ce patronage pour le jeune
Bourguignon, fort sensible, qui eût pu tomber dans mille écarts. Ce
jeune mathématicien était poète, même auteur érotique; on lui attribue,
non sans vraisemblance, neuf volumes imprimés de correspondance
amoureuse.

Carnot avait bon cœur. Loin de cacher ou d’oublier le rapport de
clientèle où sa famille était à l’égard du duc d’Aumont, il saisit plus
tard l’occasion de rendre à cette famille un service signalé.

Mais sa vive reconnaissance était pour sa Minerve, cette dame prudente
qui, à Paris, l’avait si bien gardé. Il l’invitait souvent à sa table au
Luxembourg[53]. Et peut-être était-ce pour elle et quelques autres amis
de même opinion, qu’il avait, dans ces dîners, l’attention d’avoir,
certains jours, des plats maigres pour ne pas les contrarier[54].

  [53] Nous dit M. Carnot, le fils, t. I, p. 84.

  [54] _Mémoires_, t. II.

La maternité adoptive, ce lien délicat qu’on n’a jamais encore
suffisamment décrit, analysé, n’en a pas moins une grande force. Et
madame Delorme, alors âgée, prudente et expérimentée, put agir
indirectement pour son parti plus qu’on ne supposait. Elle avait pour
auxiliaire le sentiment de Carnot même, qui croyait que les royalistes
seraient patients, éviteraient toute violence, comptant sur les
élections.

C’était bien leur vrai jeu. Et ils l’auraient joué, si l’Angleterre
pressée, ne les avait peut-être forcés d’agir trop tôt, sans attendre.

Ils s’adressèrent à ce pantin Malo qui, en chemise, avait sabré les
Babouvistes. Malo saisit aussi cette chance d’avancement, fit bonne mine
aux royalistes, les attira, et les fit arrêter chez lui. La chose était
publique, et le ministre Cochon ne put faire autrement que de lui
laisser son cours (janvier 97).

Mais Cochon trouva là bien plus qu’il ne voulait trouver. Indépendamment
des dépositions de l’abbé Brottier et autres, qui présentaient les
choses comme des projets sans conséquence, un certain épicier Dunan, qui
réellement s’appelait Duverne de Presle, eut peur, avoua tout, donna au
Directoire l’idée complète de l’affaire, expliqua sans détour le plan
concerté avec les Anglais. On avait décidé depuis deux ans qu’on ne
ferait plus d’entreprises partielles, plus de tentative de détails
toujours avortées, mais un complot d’ensemble, suivi sur le même plan.
La déroute des chefs vendéens y servait plutôt que d’y nuire. Ces
forces, indisciplinables jusque-là, devaient désormais se plier à
l’unité de vues, d’efforts.

Ce plan répondait parfaitement à la parole de Burke, longtemps
incomprise de Pitt: «On ne viendra jamais à bout de la France que par la
France.»

Dunan disait: «C’est par la constitution même que nous trouverons les
moyens de ruiner la constitution. Pour cela il faut s’emparer des
élections, forcer les royalistes d’aller aux assemblées primaires en se
concertant dans leur choix, faire voter dans le même sens les
indifférents qui veulent moins tel gouvernement que l’ordre et le
respect de la propriété.

«Les compagnies royalistes que l’on armera sous les couleurs
républicaines n’auront pour but ostensible que de s’opposer à tout ce
qui peut gêner _la liberté_ d’élections. Avec ce mot, on se rendra
maître des assemblées primaires. L’agent anglais en Suisse, M. Wickam,
fournira les fonds nécessaires.

«Nous avons eu le plan de descente en Irlande, et le rapport de Carnot
sur ce plan. Dès le mois de juin 96, des membres du Corps législatif se
sont offerts au roi, mais ils voulaient ne lui donner que le pouvoir
exécutif sans changer la constitution même.

«Si l’on publie mon rapport, ajoute Dunan, les royalistes vont rentrer
en terre, mais d’autres proposeront, à Londres, d’appuyer les jacobins
qui, ramenant la Terreur, feront d’autant plus désirer le roi.»

Cette dernière menace, un peu vaine, mais habile, semble avoir pétrifié
le Directoire; Babeuf et Darthé vivaient encore à Vendôme, à la date des
élections, pour paralyser le gouvernement. Les conspirateurs royalistes,
condamnés à mort, furent graciés pour ainsi dire, n’eurent que des
peines d’une douceur étrange; au même moment l’on innocentait les
contumaces de Vendémiaire qui, depuis plus de dix-huit mois, se
promenaient, se montraient, piaffaient dans Paris.

Cochon restait à la police. Il avait prouvé sa sûreté, sa fidélité, en
saisissant en une année les deux complots en sens inverse des Jacobins
et des royalistes. Cela semble avoir tranquillisé le Directoire, qui
parut dès lors endormi.

Au 30 décembre, dans sa situation flottante, il ne se montra pas moins à
l’Europe dans une scène vraiment triomphale, pour recevoir les drapeaux
d’Arcole qu’envoyait Bonaparte. Les ambassadeurs d’Espagne et des
États-Unis, ceux de Sardaigne et de Tunis assistaient à cette scène. Le
président était Barras. Mais le vrai roi, en quelque sorte, était
Carnot, ce protecteur constant, zélé de Bonaparte, qui en tout l’avait
assisté, qui, à ce moment même, détachait de l’armée du Rhin vingt mille
hommes d’élite pour l’aider dans l’expédition du Tyrol. Carnot et
Bonaparte étaient en ce moment l’unique objet de l’attention. Le
premier, dirigeant une guerre heureuse, et si doux au dedans, indulgent
pour les royalistes, était au comble de la faveur publique.

On regardait les Alpes neigeuses, on calculait les chances de cette
expédition romanesque, improbable.

Les royalistes en quatre mois, jusqu’en mai, avaient bien le temps de
machiner l’élection, de préparer, monter leur coup.




CHAPITRE VI

CRISE SUPRÊME DE L’ANGLETERRE.--RÉVOLTE DE LA FLOTTE, MAI 97.


Il est constant que, depuis Léoben et la nouvelle élection de tiers (250
députés), le Directoire se trouva effroyablement pauvre, dépourvu de
tout moyen d’action. Les contes qu’on faisait de Barras et de sa folle
cour en étaient le prétexte. Mais, en réalité, il y avait un projet
fixe, formé, avoué, d’_affamer_ le gouvernement, en lui ôtant tout
maniement de fonds. La loi passa aux Cinq cents, et elle aurait passé
aux Anciens, sans Dupont de Nemours, un royaliste, mais enfin un
Français, qui trouva monstrueux de désarmer l’État dans un moment si
grave. Eh bien, malgré le refus des Anciens, les commis de la
Trésorerie, rois absolus et traîtres royalistes, s’assirent solidement
sur la caisse, même après Fructidor, et firent manquer l’expédition
d’Irlande, la séparant habilement, donnant de l’argent pour Humbert et
pour douze cents hommes, mais refusant l’argent des douze mille hommes,
qui, avec Saladin, allaient rejoindre Humbert.

Cette royauté des bureaux, qui, déjà sous Carnot avait longuement
retardé le passage du Rhin en mai, tint la France désarmée au moment où
un événement unique ouvrait l’Angleterre à ses ennemis.

Je ne suis pas l’ennemi de ce grand peuple, et j’ai souvent remercié le
ciel de ce que cette ruche immense de travail, d’industrie, n’avait pas
été bouleversée par la barbare expédition que préparait notre tyran en
1805. Cependant, en voyant la guerre d’argent que Pitt, croisant les
bras et sans bouger, nous faisait par nos traîtres en 97, on ne peut
s’empêcher de regretter que cette honte alors n’ait pas fini.

Un événement terrible eut lieu en mai 97 qui semblait la fin de la fin,
et comme le jugement dernier pour la nouvelle Carthage. On eut, une
nuit, sur la côte et jusque dans la Tamise, un spectacle terrible, et
bien plus effrayant que toutes les visions apocalyptiques d’Ézéchiel.
Les trois immenses flottes qui gardaient l’Angleterre, celle de
Portsmouth, Plymouth, et une autre encore dans le Nord, ces citadelles
flottantes de la Grande Bretagne, obscures la nuit, muettes comme des
corps de naufragés, tout à coup prennent voix, s’illuminent bizarrement
par des torches mouvantes... Qu’est-ce ceci? C’est une éruption, et bien
autre que celles de l’Etna... La Flotte est révoltée. Ce qui faisait
jusqu’ici la défense, la sécurité, c’est maintenant le péril. Quel
péril? un enfer déchaîné. Et un enfer bizarre et tout artificiel.

La nature n’aurait jamais fait cette tourbe, cette écume épouvantable,
un peuple de maudits. L’homme seul pouvait faire un tel monstre.
L’Angleterre, en déclamant fort contre la Terreur française, avait fait
sur la mer un 93 permanent. Malgré toutes les phrases qu’on a dites sur
la _presse_ des matelots, il est sûr que les habitudes effroyables de la
traite des nègres (surtout depuis cent ans, depuis le traité de
l’Assiento), avaient créé, même pour les blancs, une férocité indicible.
A peine les côtes de Guinée purent-elles jamais offrir de scènes plus
barbares et plus démoniaques que ce qu’on voyait chaque nuit dans les
ruelles qui mènent à la Tamise. Des hommes, à moitié ivres, qu’on
prenait n’importe comment, au filet, au _lazzo_, et qu’on traînait
presque étranglés jusqu’à la barque fatale, où meurtris et sanglants
sous les gourdins, on les précipitait, ne bougeant plus et comme morts.
De là, avec d’autres sévices, traînés au vaisseau noir, où on les
précipitait à fond de cale, sans air et sans lumière, dans un tartare
immonde. Quelques vieux romans de ce temps ont peint cela, mais non
jusqu’au bout, grâce à Dieu. Au reste, les figures de damnés qu’on a
encore, même de grands marins anglais, font un parfait contraste avec
les figures grossières, mais calmes, empreintes de bonhomie, de ceux de
la Hollande. Comparez Nelson et Ruyter.

Ce n’était pas une petite affaire que de tenir ces enfers bien fermés,
et ces foules furieuses qui, si elles n’étaient enchaînées, restaient
toujours sous l’effroi de terribles supplices, ne travaillant, ne
manœuvrant que sous la gueule des pistolets. Horrible effort d’entasser
dans ces cales tant de désespoirs, de blasphèmes, la fureur de tant de
damnés.

Ce chaos de victimes, d’hommes inexpérimentés, était certainement moins
utile que n’auraient pu l’être des équipages formés et résolus. Mais
dans l’éblouissement où était Pitt, et sans doute aussi dans son
indifférence hautaine pour la nature humaine, tout cela lui resta fermé.
Il empila avec fureur des hommes, de la matière vivante, dans ces
cachots flottants. Cachots, parfois sépulcres. Vivants ou morts, on ne
distinguait guère. De cette chambre, élue on sait comment, il obtint
tout d’abord soixante, quatre-vingt mille matelots! On s’effraya. Alors,
il exigea cent mille. Puis, sans précautions, d’une main froide et au
hasard, sans s’inquiéter si son enfer pourrait contenir tout cela, il en
engouffra cent dix mille.

Alors, les ténèbres flambèrent. La mer s’illumina. Un formidable cri
s’éleva, et tout d’abord s’inscrivit sur les pavillons: _La république
flottante_. Hélas! ce mot de république, tant oublié depuis Cromwell, et
dans tous les temps plats de la maison de Hanovre, qui peut alors bien
savoir ce que c’est? Chose rare et singulière, fort peu anglaise: _Ils
perdirent le respect_, ils mirent leurs officiers aux fers. Maintenant
qu’allaient-ils faire? Remonter la Tamise? On le croyait, on
construisait des batteries pour les arrêter au passage. Et s’ils
passaient, qu’auraient-ils fait, ces diables égarés, demi-fous? Ils
auraient fort bien pu brûler Londres, comme au temps du Complot papiste.
La Banque défaillit de frayeur, et la Bourse tomba à cinquante pour
cent. C’est justement l’excès d’effroi qui soutint Pitt. Ses adversaires
votèrent pour lui et lui accordèrent tout. La Banque fut dispensée de
payer, sinon en billets. Les créanciers de l’État furent très braves à
force de peur, firent tout ce qu’on voulait, agirent comme un seul
homme. On attrapa, on désarma la foule, lui accordant toutes ses
demandes, comme paye et comme nourriture. Force pardons surtout. Puis on
pendit les chefs et tout rentra dans le devoir (juin 97).

Dans cette terrible aventure qui, il est vrai, dura peu, Pitt eut ce
grand bonheur que le gouvernement français n’existait pas, pour ainsi
dire, était paralytique. Cette leçon ne fut pas perdue. Par des moyens
désespérés, et surtout par un déluge immense, épouvantable, d’or,
d’argent, on prépara, on hâta, à Paris, en France, la grande trahison
royaliste. Pendant que, de l’Est, du Midi, Pichegru venait avec les
Francs-Comtois et les Lyonnais, de la Vendée, de la Bretagne, qui
paraissaient dormir, vinrent les brigands, les amis de Charette, avec
leurs ceintures pleines d’or.

Les Autrichiens eussent aimé mieux peut-être que le mouvement n’eût lieu
que quand la mauvaise saison allait rendre la guerre impossible. Mais
les Anglais étaient pressés, après cette grande panique; ils voulaient
se remettre le cœur par le naufrage de la France.




CHAPITRE VII

LA FAUSSE ÉLECTION DE 97.--MORT DE BABEUF (26 MAI).


L’indulgence excessive des procès royalistes, les fusillades atroces des
procès jacobins, montrèrent suffisamment au parti monarchique qu’il
pouvait tout oser, et que, quoi qu’il osât, on ne punirait que ses
adversaires.

Cela commença par des farces, des amusements de jeunes gens, qui, la
nuit, abattaient les arbres de liberté. Puis ils trouvèrent plus gai
d’en prévenir l’autorité insolemment. Alors, on osa davantage; on
s’amusa, la nuit, à arrêter les diligences. Histoire de rire. Mais quand
elles étaient chargées de l’argent des impositions, on le prenait.
Histoire de rire. D’ailleurs, n’était-ce pas l’argent du roi? Des
fonctionnaires mal appris qui réprouvaient ces choses furent poignardés.
On s’amusait aussi à tirer des coups de fusil aux acquéreurs de biens
nationaux. Ceux qui tirent sont pris, jugés, absous. Les tribunaux ont
peur, et les acquéreurs patriotes sont traités comme des bêtes fauves.

Un courageux juge de paix osait commencer des poursuites contre les
royalistes. Mais c’est lui que l’on met en jugement.

Partout les prêtres réfractaires prêchent le meurtre, les vengeances.
Ils organisent deux petites Vendées, au Vivarais et aux Alpes-Maritimes,
et guident les bandes sauvages des barbets.

La guerre civile est imminente. C’est alors que Boissy d’Anglas,
toujours sous son impression de Prairial, et craignant une jacquerie
jacobine, obtint pour son département, l’Ardèche, qu’on y fît venir de
Marseille le général Willot accusé justement comme traître par l’armée
d’Italie; il arrive, pour porter secours aux royalistes triomphants. Le
long du Rhône, grâce à lui, ils eussent massacré à leur aise les
républicains. Heureusement, la Drôme, un département vigoureux, coupa
l’horrible chaîne qui, de Marseille, allait s’étendre à Lyon.

Que faisait donc le Directoire? A toute tentative pour remettre un peu
d’ordre, on lui criait: «Laissez agir la liberté! c’est la lance
d’Achille. Elle guérit les maux qu’elle fait.» De sorte que la
Réveillère et la majorité républicaine du Directoire étant paralysés par
les journaux, le grand public, muets comme de simples comparses,
pouvaient tout au plus dire des choses purement théoriques: «Les
principes _permettent_..., ou: _ne permettent pas_.»

_Vive la liberté!_ disaient les royalistes, et ils poussaient à
l’élection les masses de leurs paysans d’hier, bêtes brutes, qui avaient
hâte de retomber à quatre pattes. Ailleurs, si les patriotes quelque
part étaient forts, les royalistes prenaient les poignards et les
pistolets. A Mortagne, deux républicains sont tués, et beaucoup sont
blessés. Dans vingt-six départements, les assassinats furent si
nombreux, qu’un agent des royalistes et des Autrichiens, qui faisait
leur correspondance à Strasbourg, la baronne de Reich, s’en alarma,
trouvant qu’il était absurde de jeter le masque si tôt.

Quoi! dira-t-on, la masse ne s’opposait à rien. Elle était donc bien
refroidie! La France est donc bien versatile?--Non, la grande majorité
était toujours pour la Révolution, mais peu à peu s’était mise à
l’écart, reculée sur le second plan. Tel avait été jacobin et craignait
des vengeances. Tel avait acheté des biens nationaux; dans l’inquiet
souci de sa propriété nouvelle, ne voulait rien autre que (s’il pouvait)
être oublié. Tout au contraire, les royalistes apportaient aux élections
des passions furieuses, la haine et la vengeance, l’âpreté du chasseur
et sa férocité. Les compagnons de Jésus avaient partout reparu, à Lyon,
dans le Midi. Les tribunaux n’osaient rien; les gendarmes avaient peur
et ne voulaient rien voir. Aussi, les royalistes, agents électoraux le
jour, la nuit changeaient de rôle, et souvent forçaient les maisons,
étendaient la terreur par d’horribles sévices de chauffeurs qu’on
racontait partout et qui, longtemps après, dans mon enfance,
terrifiaient encore les campagnes. Voilà sous quelle pression se fit
l’élection du nouveau tiers.

Pendant l’élection, que disaient, à Paris, les sages et gens d’affaires,
les gens paisibles, etc.? «On a signé à Léoben; voici enfin la paix.
Mais les préliminaires ne sont pas encore complétés tout à fait. Ne
troublons rien, et laissons aller doucement l’élection. Nous pourrions
gâter la grande affaire. Carnot et Bonaparte ne sont pas maladroits. Qui
le croirait. Ce Bonaparte est l’ange de la paix; il est si passionné
pour elle, qu’il a rendu cinq provinces des Alpes à l’Empereur.--Et
Venise?--Qu’importe? Ne soufflons mot, nous empêcherions tout.»

Dans cette joie publique, il y avait bien encore un certain
trouble-fête, du côté de Vendôme. Babeuf, Darthé vivaient. Partout aux
familles timides, aux femmes, on rappelait que Darthé, c’était Lebon
même, une terreur plus sauvage que celle de Robespierre. Et, aux
inquiétudes de la propriété, on présentait Babeuf, l’abîme immense du
grand partage qui ruinerait tout, anciens, nouveaux propriétaires, et
les mettrait tous en chemise.

Vaines alarmes qui, au premier moment, avaient pu avoir leur
vraisemblance, comme tentation de pillage, comme une dangereuse
étincelle, un incendie peut-être dans les classes nécessiteuses; mais en
97, après l’horreur générale qui avait accueilli Babeuf, elles
apparaissaient dans leur réalité: rien qu’un fort bon secours pour
l’élection royaliste.

Enfin ils ont vaincu, ces royalistes, les voilà installés. Pourquoi un
sacrifice humain? On n’avait rien trouvé contre Babeuf que ses rêves, de
vaines paperasses, qu’il avait, il est vrai, rendues plus sérieuses par
son orgueil, des menaces insensées.

N’importe, on fit pour ces faux députés, ce tiers si mal élu qui
arrivait et venait à peine de s’asseoir, une chose agréable, et agréable
aussi à beaucoup de propriétaires, agioteurs et autres dont les titres
ne valaient guère, de leur ôter ce poids de la poitrine, de leur dire:
«Respirez... L’avenir est maintenant paisible et sans nuage. Ne craignez
rien. Babeuf est tué.»

Il avait été condamné à mort avec Darthé. Ils firent comme ceux de
Prairial. Ils se poignardèrent, mais ne purent que se blesser
horriblement, et furent guillotinés le lendemain (26 mai 97).




CHAPITRE VIII

INSOLENCE DES ROYALISTES.--PERSÉCUTION DE LOUVET QUI DÉNONCE LEURS
COMPLOTS, ET MEURT.


Ce tiers, si mal élu par la fraude et le crime, se caractérisa
suffisamment en ramenant un homme couvert de sang, que l’Assemblée
jusque-là avait repoussé comme chef des royalistes assassins du Midi.
Puis le long Pichegru apparaît, triste énigme sans trait, sans
caractère, être douteux, à qui le Directoire venait de retirer le
commandement. Ancien enfant de chœur, puis sergent et gradé par le
prince de Condé. Crapuleux d’habitudes avec des mœurs étranges fort
rares aujourd’hui, il n’était pas moins très ostensiblement dévot. Dès
qu’il entre, on se lève; le nouveau tiers le salue président; les deux
autres tiers suivent, approuvent sans difficulté.

Dès lors la trahison préside l’Assemblée. Et on l’introduit même dans le
gouvernement. Un directeur sortant, on le remplace par Barthélemy,
l’agent du roi (comme Barbé-Marbois l’avoue en 1818). Carnot
l’accueille, rend visite à Pichegru. Dès lors le prétendant siège, avec
Barthélemy, dans le Directoire même.

On ne se gêne plus. Imbert-Colomès se plaint qu’on ose lui reprocher de
correspondre avec Louis XVIII. Au Rhin, au Rhône, en Bretagne, des
racoleurs de l’ancien régiment Royal-Allemand recrutent publiquement
pour le roi.

On a vu que pour ôter toute force au Directoire, tout moyen d’action,
les Cinq Cents complotaient de lui enlever tout maniement des fonds
publics. Moyen sûr de paralyser l’action gouvernementale, de suspendre
l’administration.

Cependant les dévots, l’ardent Camille Jordan, voulaient armer les
prêtres du grand moyen d’insurrection, en leur rendant leurs cloches et
les laissant sonner à volonté la guerre civile.

A la fin de juillet (30 messidor), les Cinq Cents préparaient un projet
encore plus dangereux. Sous le prétexte d’un mouvement terroriste qui
n’existait pas, ils voulaient réorganiser la _garde nationale_, mais
bien plus dangereuse qu’en Vendémiaire. C’eût été une garde nationale
triée, nommée dans l’aristocratie par les assemblées électorales. Ce fut
Pichegru qui, au 2 thermidor (20 juillet), en présenta le plan. S’il
passait, Pichegru, les Clichyens, avaient une armée.

Tout était couvert d’ombre. Bonaparte, tout en menaçant les royalistes
et en faisant passer une partie des papiers d’Entraigues qui
concernaient Pichegru, gardait lui-même Entraigues, au lieu de l’envoyer
au Directoire, qui l’eût interrogé. Moreau, avec sa grande armée du
Rhin, tout opposée à celles d’Italie et de Sambre-et-Meuse, restait
muet, obscur. C’était comme un gros nuage sombre que l’on voyait à
l’est. Cette armée, si pure en ses grands chefs, Desaix, Championnet,
n’en était pas moins fortement travaillée, surtout en ses officiers
inférieurs. On avait près d’elle à Strasbourg un homme très agréable, un
ange, Fauche-Borel, aimable et de figure charmante, qui, l’autre année,
avait séduit Pichegru. Il était à Strasbourg, tout cousu d’_or anglais_
qui lui venait de Bâle. Sa correspondance avec les Allemands se faisait
par des pâtés de foie gras qu’envoyait le curé de Strasbourg. Fauche
avait apporté de Suisse nombre de montres d’or qu’il vendait à crédit ou
gratis à nos officiers. Arrêté, par l’argent, l’eau-de-vie, il se fit en
réalité le roi de la prison et des soldats qui le gardaient.

Moreau s’en doutait-il? Peut-être. Régulier dans ses mœurs, il dépendait
de madame Moreau, qui le menait à sa ruine. J’ai dit qu’ayant trouvé
dans un fourgon allemand les lettres de Pichegru à l’ennemi, il n’en dit
mot, et voulut d’abord les faire déchiffrer. Cela prit plusieurs mois.

Les partis monarchistes, des Bonaparte et des Bourbons, et puis des
bonapartistes encore, ayant eu le dessus pendant quatre-vingts ans,
ayant eu l’argent et les places, le temps pour corrompre l’opinion,
l’oubli est venu à la longue, et l’on n’a plus l’idée de l’état
d’insolence où arrivèrent les royalistes, les émigrés, chouans, dans cet
été de 97. On peut dire que la république victorieuse fit amende
honorable, et que la chouannerie vaincue, changeant les rôles, semblait
lui imposer de demander pardon.

Comment cela?

Non seulement par ces fausses élections du tiers de l’Assemblée, par la
prédominance du nouveau tiers, vainqueur, sur les deux anciens tiers
humiliés. Mais surtout par le pied que les royalistes avaient dans le
gouvernement, par la mollesse de Carnot, la trahison de Barthélemy et de
Cochon, de la police même du Directoire.

Un ami de Carnot le loue d’avoir accordé deux mille congés à des jeunes
gens dont leurs familles disaient avoir besoin. Eh bien, sans la forme
expresse de congés, les administrations par toute la France donnaient
des congés provisoires, en déclarant tel ou tel _mis en réquisition_
pour un service public. Même les parents d’émigrés furent déclarés par
l’Assemblée capables d’être _requis_ pour les emplois. Ces jeunes gens,
souvent un peu mieux éduqués, cravatés, à mains blanches, furent
préférés, de sorte que toute l’administration se trouva peu à peu
changée et recrutée parmi les ennemis de la Révolution.

L’armée même, plus à l’abri de ce mélange, n’en eut pas moins, dans les
armes savantes, dans les places d’état-major, des militaires suspects,
des Clarke et des Mathieu Dumas, des Lavalette, etc. Nous avons vu la
trahison de Clarke et son adresse pour arriver trop tard, de sorte que
Bonaparte à lui seul conclût Léoben.

Nous avons vu à la marine les Villaret-Joyeuse et ceux qui, par des
lenteurs et des manœuvres calculées, firent échouer Hoche en Irlande.
(Voyez la Réveillère, en 96.)

La trésorerie fit avorter de même l’expédition d’Humbert en 98. Cette
administration était une des forteresses du royalisme, et telle elle
resta. Barbé-Marbois, sous Napoléon, la retrouva la même. Telle, je l’ai
vue sous la restauration. Personnel identique, admirable de majestueuse
insolence, de mépris du public, et, sous prétexte de vigilance, de bonne
économie, trouvant moyen d’empêcher tout. Vraies torpilles qui, aux
moments critiques, savaient bien désarmer l’État.

Ces superbes commis, sortis pour la plupart du monde de l’émigration, en
étaient la copie fidèle, et se faisaient honneur de la représenter sur
le pavé de Paris au boulevard, au Palais-Royal, où ils faisaient la
guerre aux journaux patriotes. La presse était-elle libre? Oui, en
droit, légalement. Mais en fait? Beaucoup moins. Les journalistes
républicains n’ayant pas les subventions anglaises qui, de Pitt à
Wickam, et enfin ici à Dandré et autres arrivaient tous les jours,
étaient dans une grande infériorité financière. De plus, le Directoire,
toujours sous son épouvantail du parti de Babeuf, rognait les ailes aux
patriotes. On le vit par Fréron. Quand il eut publié son premier mémoire
sur les crimes des royalistes et les massacres du Midi, il ne put pas
imprimer le second. Comment cela, je ne sais. Mais je crois que même son
ami Barras l’en détourna, obtint cela de lui, disant: «N’ajoutons pas le
feu au feu!... Laissons périr ces déplorables souvenirs!... Paris est
gai, s’amuse. A quoi bon l’attrister?»

Ainsi l’indifférence de Barras, occupé de plaisir, l’indulgence de
Carnot, la trahison muette de Barthélemy, tout imposait silence aux
patriotes, encourageait les royalistes.

«Paris s’amuse!» disait-on. Et, en effet, le soir, que de bruit au
Palais-Royal!

Chaque soir, une scène infâme s’y passait, sous les yeux de la police
indifférente.

Quelle scène? Une scène de chasse, un cruel hallali! Même dans la rue
Saint-Honoré, et dans les deux rues sales qui entourent le Palais-Royal,
on entendait des cris sauvages. «Qu’est-ce?--Rien du tout.» Et les cris,
les risées redoublaient. «Ce n’est rien. C’est Louvet, sa Lodoïska,
qu’on siffle.»

Louvet était haï, et non sans cause. Son journal, _la Sentinelle_, est
le seul vrai tableau du temps, le seul témoin fidèle de la terreur
qu’exerçait alors l’insolence royaliste.

On a trop oublié cet homme, si hardi et si généreux, et si sincère
républicain, qui défendit en Prairial les Montagnards, ses
proscripteurs. On ne sait pas bien même tout ce qu’il a produit. Outre
_Faublas_, trop fidèle peinture des mœurs d’avant 89, il a fait un roman
très-beau, quoique oublié, sur _le Divorce_ et sa nécessité. Les
aventures de sa proscription, ce récit si touchant, eussent dû lui
ramener les partis. Ce fut tout le contraire. Il avait découvert la
place vulnérable où l’on pouvait lui lanciner le cœur. Sans fortune, il
vivait, avec sa femme, d’une librairie qu’il tenait aux Galeries de
bois. On s’acharna sur elle (hélas! alors une ruine après tant de
malheurs!) tous les soirs, on l’accablait de huées; on lui jetait à la
face les scabreux épisodes des romans de Louvet. On disputait, on
ouvrait des gageures: «Elle a rougi! elle a pâli!» Et si l’infortunée
fuyait, on triomphait: «Je vous dis qu’elle se trouve mal... Va donc,
Louvet, elle se meurt!»--Alors Louvet, un petit blondin pâle, et, pour
comble, myope, sortait parmi la foule, montrait le poing, défiait... De
là un colossal éclat de rire.

Dans ces Galeries (de bois alors, et de cuivre aujourd’hui), nul moyen
d’échapper aux regards. Chaque boutique a deux façades, et, par
derrière, on voyait tout, la femme demi-morte, et le désespoir du mari;
ses pleurs surtout! ses pleurs! quel régal pour la meute des
_incroyables_, qui se roulaient de rire: «Pleure! pleure! Louvet!... Et
tu as bien raison. Comme elle est pâle! elle en mourra!»

Son journal nous a donné ces scènes abominables d’une femme honnie et
déchirée à mort: le tourniquet du pilori antique et l’outrage de
l’exposition s’y retrouvaient avec les sifflets, et, pour ainsi parler,
les crachats au visage, enfin l’aveu, friand aux insulteurs, que
l’outrage a mordu, et la honte de la défaillance sous ces regards
féroces et impudiques. Louvet en fut poignardé à la lettre. Il prédit
dans sa _Sentinelle_ le coup que le parti montait contre le Directoire.
Il prédit, et mourut huit jours avant l’événement.

Prenez à la Bibliothèque, la collection Hennin et autres, vous verrez
là, dans les gravures du temps des types tels que ni Dante, ni
Michel-Ange, dans leur Enfer, leurs Jugements derniers, n’ont jamais pu
atteindre. Le chat furieux, désespéré, les a donnés peut-être dans ces
réjouissances atroces où, dans un sac de fer, à la Saint-Jean, on
suspendait une douzaine de chats hurlants, miaulant sur un brasier.
Grimaces épouvantables que purent représenter les chouans, duellistes
enragés, ou chauffeurs de 97, dans leurs épouvantables rires.




CHAPITRE IX

LE DIRECTOIRE S’AFFRANCHIT DE CARNOT.


Les royalistes trépignaient sur la France. Vaincus en Vendée, et
partout, dans les armées de l’ennemi, ils n’en étaient pas moins
agressifs, insultants à Lyon et à Marseille. A Paris, provoquant sous
les Galeries de bois, et au nouveau Coblentz. Les amis de Charette,
amnistiés par Hoche, les soldats gentilshommes de Lusignan, graciés par
les nôtres en Italie, ayant quitté à peine l’uniforme autrichien, ici,
étaient comblés des dames, et, sur les chaises du boulevard des
Italiens, étalaient leurs grâces en vainqueurs[55].

  [55] Voy. Boily et C. Vernet; Bibl. nationale.

Les historiens qui nous rapportent les adresses menaçantes, venues des
armées, ont l’air de croire que toute cette tempête fut suscitée par
Bonaparte (courroucé de l’ingratitude des royalistes). Mais des adresses
non moins fortes, encore plus menaçantes, venaient du Nord, et des
soldats de Hoche, de l’armée de Sambre-et-Meuse. Des adresses si
révolutionnaires n’étaient nullement dans la politique de Bonaparte,
qui, un moment fâché avec les rétrogrades, leur revint, les servit si
bien à Campo-Formio.

D’ailleurs, ce mouvement de l’armée contre les royalistes avait commencé
bien avant. Barbé-Marbois[56], exact pour les dates, nous donne ici un
fait que je crois vrai: c’est que cette armée d’Italie, furieuse après
Léoben contre la réaction qui lui arrachait sa proie des dents,
prévoyait que la réaction, après cet avantage, serait d’autant plus
forte pour la prochaine élection; elle aurait voulu que l’élection fût
remise.

  [56] Barbé-Marbois, t. I. _Introduction_, p. XVIII.

L’armée, ce grand muet du dix-neuvième siècle, n’était pas telle encore
à cette époque. L’autorité elle-même souvent l’excitait à parler, en
correspondant avec elle paternellement. Le Directoire écrivait
quelquefois à un simple officier après un beau fait d’armes (par exemple
à Rampon, avril 96).

Ignorait-elle, cette armée d’Italie, ce qui se passait à la maison?
Fille du Rhône et des Pyrénées, pouvait-elle ne pas savoir que, tout le
long du Rhône, on assassinait ses parents, qu’on allait à la chasse des
acquéreurs de biens nationaux? Et qui faisait ces meurtres? De jeunes
réfractaires, qui, par protection, trouvaient moyen d’éluder la
réquisition, aimant mieux cette guerre commode de tuer sur les grandes
routes.

La mère écrivait au soldat: «Reviens! la guerre n’est plus en Italie;
elle est ici... Reviens, et défends-nous. Ici, on ne dort plus. Chaque
nuit, on entend le chauffeur qui ricane et frappe au volet.»

Le jour, ces brigands gentilshommes étaient facétieux, excellents
escrimeurs, adroits à jouer de la pointe. Très poliment, ils
demandaient: «Vous créverai-je l’œil droit ou l’œil gauche[57]?»

  [57] C’est ce qui arriva à un de mes amis.

A Paris, tout cela était nié. «Des assassinats! disait le bon Camille
Jordan, il y a eu très peu, fort peu d’assassinats.»--Carnot dit quelque
part qu’il y a eu en tout deux assassinats. «Et je le sais, dit-il,
parfaitement; car l’un a eu lieu dans mon département la Côte-d’Or, et
l’autre dans le Nord, où est née ma femme.»--Assertion contre laquelle
cent mille familles sont prêtes à protester.

Ce qui prouve combien les meurtres furent nombreux, c’est que cette
assemblée, telle quelle, en fut effrayée elle-même et crut les arrêter
en fixant une amende pour toute commune où l’on aurait assassiné.

Ces guet-apens, ces meurtres frappaient surtout les populations
dispersées, solitaires, de nos paysans du midi qui avaient acheté des
biens nationaux. On le sentait peu à Paris, mais beaucoup à l’armée
d’Italie, où le soldat était fils ou frère, parent des victimes, ou du
moins connaissait celles de sa commune. De là une irritation extrême
contre le Directoire qui remédiait peu à ces maux, et spécialement
contre Carnot, déjà haï pour le traité de Léoben, et suspecté surtout
pour sa faiblesse envers les royalistes.

Cette disposition des armées n’éclata en plein que dans l’été de 97. Et,
au printemps, nul n’eût su voir encore comment s’ébranlerait la
toute-puissance de Carnot. Outre son mérite réel, son travail, son
activité, son maniement déjà ancien des affaires, des bureaux, il avait
une chose qui l’ancrait dans le public, et que lui-même explique
longuement: le fort lien qui l’unissait à Bonaparte[58]. Non seulement,
il dit qu’il fut l’artisan de sa fortune, plus que Barras, et réclame en
partie comme siens les traités de Bonaparte avec le Piémont et
l’Autriche. Mais il accuse la majorité du Directoire (la Réveillère,
Barras, Rewbell), le fameux trio, «tremblant pour son autorité», d’avoir
toujours voulu se débarrasser du général. «Bonaparte leur fut toujours
odieux, dit-il, et ils ne perdirent jamais de vue le projet de le faire
périr.»

  [58] Carnot, _Réponse à Bailleul_, p. 37, etc.

Ces paroles étranges (tant répétées plus tard) expliquent bien la
situation, la puissance incroyable que ces deux hommes se prêtaient l’un
à l’autre. Carnot, par lequel Bonaparte se croyait sûr d’être approuvé
de tout, tirait lui-même une force énorme des grands succès de l’heureux
général d’Italie. Quand Masséna apporta, à Paris, le traité de Léoben
sans attaquer Bonaparte comme eût fait sans doute Augereau, Masséna ne
put déguiser à la majorité du Directoire combien ce traité, si agréable
aux Parisiens et à la grande société, l’avait été peu à l’armée, qu’il
arrêtait au fort de ses victoires. Là commença entre la Réveillère et
Masséna, cette estime, cette amitié fidèle qui continua jusqu’à la mort.

La Réveillère vit là de près ce qu’on ne voyait pas de loin, que l’armée
était mécontente, que l’empressement de Carnot à accepter le traité et à
le faire subir à ses collègues par la force et la tyrannie du haut
public, était le sujet de graves accusations.

Sa sagacité s’éveilla. Il comprit que c’était le moment faible de
Bonaparte et de Carnot, et il dit à Rewbell: «Unissons-nous!... sinon,
nous périssons. Si nous avons Barras aussi, nous serons la majorité.»

Le moment était court. Il fallait le saisir. Le grand enchanteur
Bonaparte, affaibli devant l’armée par Léoben, mais relevé par les
folles attaques des royalistes, ne pouvait pas tarder à reprendre sa
fascination. La Réveillère, grandi, fortifié d’un élan de civisme, osa
proposer aux deux autres la chose qui devait le plus déplaire à
Bonaparte et à Carnot: _de nommer Hoche ministre de la guerre_.

Carnot a toujours dit avec raison que, le premier, il avait protégé
Hoche. Mais Hoche l’a toujours cru son ennemi, pensant que sa prison lui
était venue non de la haine seule de Saint-Just, mais de la liberté
qu’il avait prise de vaincre malgré le fameux Comité, et contre les
plans de Carnot. Leur antipathie mutuelle n’était un mystère pour
personne. Aussi, ce choix (impossible d’après la trop grande jeunesse de
Hoche), n’en était pas moins significatif. Il disait aux armées, à tous,
que la majorité du Directoire s’était affranchie de la royauté de
Carnot.

C’est ce qui donna un si terrible effet aux adresses anti-royalistes de
l’armée d’Italie et de l’armée de Sambre-et-Meuse.

Ayant fait cette chose de grand courage, les Directeurs se hasardèrent à
faire un pas de plus.

La police était dans les mains de Cochon, l’homme de Carnot.
C’est-à-dire que le Directoire ne savait que par lui sa vraie situation,
l’état de sûreté ou de péril où il était, et, en réalité, vivait dans
les ténèbres.

A ce Cochon qui pour les royalistes avait peu de secrets, ils
substituèrent Sotin, un homme à eux, sûr et fidèle, et dès lors, comme
éveillés en sursaut, ils virent avec terreur que déjà ils étaient
enveloppés dans un filet, avec un abîme dessous.




CHAPITRE X

LES ROYALISTES APPELLENT LA VENDÉE A PARIS. LE DIRECTOIRE APPELLE HOCHE,
LES ESCADRONS DE SAMBRE-ET-MEUSE.


Le Directoire, ouvrant les yeux, et regardant par le milieu fidèle de sa
nouvelle police, avait vu ce que le précédent ministre Cochon se serait
bien gardé de lui montrer.

Il avait cru n’avoir à craindre qu’une seconde édition de Vendémiaire,
une révolte bourgeoise où les fils d’agioteurs, les commis de la
Trésorerie, etc., viendraient escarmoucher aux marches de Saint-Roch,
applaudis de leurs belles, des gracieux balcons de la rue Honoré.

Le nouveau ministre Sotin, mieux informé, enlevant les toits des maisons
(comme dans le roman de le Sage), montra aux Directeurs surpris, un
tableau d’intérieur qu’ils ne devinaient point, et leur dit tout d’un
mot: «La Vendée est ici.»

Ce secret a été fort bien gardé des royalistes, si bien que, longtemps
même après la victoire du parti, le sage Barbé-Marbois ne le dit pas. Et
nous n’en saurions rien si de la Rue, qui avait plus de cœur,
d’emportement que de cervelle, n’eût tenu à rendre justice aux zélés
dont la tentative malheureuse fut déjouée en Fructidor. Ainsi, tandis
qu’à lire le récit si bien calculé de Barbé-Marbois, on doit croire que
le Directoire fut l’agresseur, on voit à plein par une simple note, que
donne franchement de la Rue, on voit, dis-je, que le Directoire avait en
face une armée inconnue, et d’autant plus insaisissable.

D’abord des jeunes gens de bonne mine étaient venus de l’Est, des
centres de l’émigration, et ne se cachaient guère: le duc de Rivière et
le très charmant Polignac, fils adoré de la tant adorée! qui, douze
années, régna sur la reine et la France.

Puis, venaient de l’Ouest, de grands propriétaires, les la Trémouille et
autres retournés dans leurs fiefs. Gens bien venus partout, et qui, chez
madame de Staël, écoutaient, se mêlaient à la société.

La Vendée, comme je l’ai dit ailleurs, s’était fort décrassée de ses
héros barbares. La noble Vendée, par M. de Châtillon, avait accusé
l’autre, celle des paysans et des prêtres, d’avoir fort indigné par ses
excès. Stofflet, le garde-chasse, ne put avoir la croix de Saint-Louis.

Frotté, au Bocage normand, avait fait une autre Vendée, semi-féodale,
flattant l’orgueil des bas Normands par son ordre, approuvé du roi. Les
biographes disent que Frotté était alors à Édimbourg. Je n’en crois
rien. Je pense avec de la Rue qu’il était à Paris au moins pour le
moment, ne voulant pas manquer une telle occasion, d’un succès si
certain, où tout le monde croyait aux récompenses.

Mais à part ces groupes et ces bandes, il y avait, si l’on peut dire,
une Vendée égrenée, et fort libre, de toute arme, tout rang, des
cavaliers démontés de Charette, des sangliers de Cadoudal qui, quittant
la Chesnaye, marchant surtout la nuit, étaient arrivés ici sans fusil,
mais avec de très bons pistolets de fabrique anglaise.

On ne peut pas douter non plus que des assassins du Midi, attirés par
les grosses distributions d’argent que Dandré et autres agents de
l’Angleterre faisaient aux Vendéens, ne soient venus toucher leur part.
Parmi ces gentilshommes de grande route, qui avaient l’habitude des
choses atroces, il y en avait qui agissaient pour leur compte, par
fureur personnelle et d’un cœur très envenimé. Dans les hommes et femmes
de feu Charette, et parmi les agents, les espions de Puisaye, il y avait
des âmes diaboliques. On peut en juger par la fureur qu’ils eurent de
crever les yeux des chevaux du général Hoche, sur lequel ils tirèrent
plusieurs fois, ayant tenté aussi trois fois de l’empoisonner.

Cette diversité du parti royaliste rendait l’unité impossible et la
direction difficile. Il n’y avait pas à espérer que ces beaux Polignac,
quoique venant tout droit de chez le roi, fussent obéis ni des clans de
Frotté, de cette sauvagerie domestique, encore bien moins de ces
honnêtes gens du coin des bois, qui, depuis tant d’années, vivaient de
proie, souvent de vol, parfois de meurtres.

Pichegru devait être épouvanté de ces étranges auxiliaires qui venaient,
disaient-ils, se joindre à sa future garde nationale. C’était une armée
de voleurs qui arrivait au secours de l’armée des banquiers. Cela
donnait lieu à penser.

Carnot caressait fort le parti royaliste, et recevait chez lui ses amis
de cette opinion dans son jardin du petit Luxembourg, sous les fenêtres
de ces collègues et de la Réveillère-Lepeaux, qui logeait au dessus:
«Lui et les siens, dit celui-ci, nous étourdissaient de chants
catholiques, chantaient la messe et vêpres[59].» Mais malgré toutes ces
avances aux royalistes, Carnot avait refusé de se lier à eux. Comme
régicide, il ne croyait pouvoir rien espérer de bon d’un parti où il
voyait tant de fanatiques et de fous. Il avait même hâte que les modérés
(royalistes ou non) fussent armés le plus tôt possible et formassent une
garde nationale contre ces hommes peu sûrs. C’est ce qui produisit cette
scène curieuse que Thiers a reproduite d’après la Réveillère-Lepeaux,
qui lui-même parla à Carnot. Celui-ci, grand de taille et de son
ascendant ordinaire, fut étonné de voir le petit homme contrefait
l’interroger de bas en haut, et lui dire avec fermeté:

  [59] La Réveillère, _Mémoires_, t. II, p. 65.

«Carnot, as-tu jamais entendu faire une proposition qui tendît à
diminuer les attributions des conseils, à augmenter les nôtres, à
compromettre la constitution?--Non,» répondit-il avec embarras.

«Nous as-tu jamais entendus, en matière de finances ou autres faire une
proposition qui ne fût pas conforme à l’intérêt public?--Non.

«Quant à ce qui t’est personnel, nous as-tu jamais entendus ou bien
diminuer ton mérite, ou nier tes services?

«Depuis que tu t’es séparé de nous, as-tu pu nous accuser de manquer
d’égards pour ta personne?

«Ton avis a-t-il été moins écouté quand il nous a paru utile et
sincèrement proposé?...

«Pour moi, dit la Réveillère, quoique tu aies appartenu à une faction
qui m’a persécuté, moi et ma famille, t’ai-je jamais montré la moindre
haine?--Non, non,» répondit Carnot.

«Eh bien, comment peux-tu te détacher de nous, et te rattacher à une
faction qui t’abuse, qui veut se servir de toi pour perdre la république
et qui te déshonorera en te perdant?»

Rewbell, Barras firent même violence à leur haine pour se rapprocher de
lui.

Il resta froid et renouvela sèchement sa proposition de mettre en
délibération la garde nationale.

Les directeurs levèrent la séance et restèrent convaincus qu’il les
trahissait.

Le Directoire n’avait de force, à Paris, qu’une garde de deux cent
cinquante cavaliers. Et l’Assemblée, outre sa garde de mille hommes,
avait, ici, deux armées à son choix: la garde nationale, qu’elle
organisait pour Pichegru, puis l’armée inconnue, ces bandes de Vendée,
des verdets du Midi et des gens de l’émigration.

Barras prit un parti, et sans prévenir ses collègues, il écrivit à Hoche
la situation du Directoire, qui se trouvait avoir en tête une Assemblée,
et par-dessous, une armée de brigands. Ni force, ni argent, Bonaparte en
a promis, n’envoie rien. Il favorise les adresses jacobines de l’armée,
et, d’autre part, écrit à l’antijacobin Carnot qu’il est toujours avec
lui. L’armée du Rhin, Moreau, se tait et garde un silence suspect. Le
grand cœur de Hoche s’émeut. Et il envoie sa petite fortune. Puis, ce
qu’il peut tirer de la caisse de l’armée. Puis, il monte à cheval et
arrive à Paris, désirant montrer à ces braves leur vainqueur, l’homme de
Quiberon.

La cavalerie de Sambre-et-Meuse, les escadrons invincibles de Richepanse
le suivaient, ils franchirent même le cercle constitutionnel des douze
lieues qu’on ne pouvait passer autour de la ville où était la
représentation nationale.

Ce fut la tête de Méduse. L’assemblée d’abord épouvantée, s’irrite, se
plaint au Directoire, qui dit que la chose n’a eu lieu que par erreur.
Hoche, interrogé par Carnot avec sévérité, ne dit pas qui l’a appelé. Il
ménage Barras et ne révèle rien, de peur de trop donner l’éveil aux
royalistes.

Ceux-ci, insatiablement, revenaient là-dessus, voulaient mettre Hoche en
jugement. Ce jeune homme, si fier et fort blessé du tour qu’on eût voulu
donner à une affaire qui touchait l’honneur, la caisse de l’armée,
tenait, disait-il, à être jugé.

Situation étrange, et singulièrement fausse. Les royalistes, avec leur
armée de brigands, criaient: «La loi! la loi!» et pendant six semaines,
poursuivaient Hoche avec une terrible fureur. On le croyait tellement
menacé, qu’on eut l’indigne idée qu’il se sauverait. Un Américain (vrai?
ou faux?) lui offrit chez lui un asile. Il répondait à tout: «Je veux
être jugé.»




CHAPITRE XI

FRUCTIDOR.


Les royalistes vainqueurs, ayant eu tant de temps pour faire leur
apologie, ont eux-mêmes pris soin de prouver qu’ils étaient
injustifiables.

1º Ils ont très bien montré que les phrases révolutionnaires qu’on
taxait de fictions jacobines: l’_or de Pitt_, _les agents de Pitt_,
etc., n’avaient rien d’inexact ni d’exagéré. La corruption fut pratiquée
sur la plus grande échelle où on l’ait employée jamais. On n’avait
jamais vu, par exemple, ces tentatives monstrueuses d’acheter des armées
entières par des cadeaux de valeur, des montres, etc., distribuées aux
officiers et presque à chaque soldat[60]. Système de prodigalité folle
où Pitt se précipita et où il ne fut sauvé à la fin que par trois
miracles improbables, le miracle des faux assignats, la foi surhumaine
des créanciers de l’État, enfin une surprise merveilleuse qui surgit à
point pour faire une sagesse de cette furieuse folie: l’éruption des
_Indes noires_ qui sont dessous l’Angleterre et le torrent de richesses
industrielles qu’elles donnèrent, dès qu’elles furent touchées par la
baguette de Watt.

  [60] Voir Fauche-Borel.

2º Les royalistes ont montré que, dans le guet-apens qu’ils organisaient
contre le Directoire, ils employaient, non seulement l’émigration et les
bandes du Midi, les verdets de Job Aimé, mais les chouans, ce qui
restait des brigands de Charette, gens ulcérés, envenimés par leurs
récentes défaites. Que serait-il arrivé s’ils eussent désorganisé le
corps de la gendarmerie, livré la France aux assassins? Mais c’est ce
qui n’eut pas lieu. Carnot, quoique mou pour eux, s’effraya de cette
proposition et la fit, heureusement, rejeter par les Anciens.

3º Ces gens, si peu scrupuleux, se montrèrent peu habiles, de vrais
étourdis. Les forces ne leur manquaient pas. Ils avaient la première de
toutes, la loi, les apparences de la loi. Ils avaient, par leur parlage
hautain, assujetti l’Assemblée qui, quoique hostile (il y parut) leur
obéissait. Ils avaient la force dans Paris, beaucoup de commis, et du
commerce et des administrations, toutes pleines de royalistes. Ils
avaient de vaillants hommes, des hommes d’exécution, endurcis à tout
faire, et qui depuis plusieurs années vivaient, sur les routes, de
pillage et de dépouilles, du poignard et du pistolet.

4º Leur but était simple, dit franchement de la Rue[61]: c’était de
surprendre le Directoire et de lui faire son procès.

  [61] De la Rue est ici l’auteur principal. Il ne dit pas
    hypocritement, comme Barbé-Marbois, que l’Assemblée attendait, fut
    surprise. Il dit que les meneurs Willot, Pichegru, avaient, dans la
    jeunesse et les chouans, douze ou quinze cents hommes tout prêts, et
    dix mille qui devaient les joindre au premier appel. (De la Rue, p.
    284.)

Eh bien, ces gens peu scrupuleux, ayant tant d’argent, de force, de
brigands à commandement, furent dupes de leurs manœuvres.

Certainement, au coin d’un bois, les Jean Chouan, les Cadoudal, avec
leur très fine oreille, auraient entendu et compris. Mais ce qui les fit
traîner, manquer le moment, c’est qu’ils ne marchaient pas seuls. Il
leur fallait respecter des émigrés qui arrivaient d’auprès du roi, qui
parlaient en son nom,--et, d’autre part, ménager la grosse masse
bourgeoise, où ils étaient comme perdus, le peuple des battus de
Vendémiaire que menait un personnage hésitant et indécis, le long et
flasque Pichegru.

On se piqua d’être fin. On rusa. On attendit.

Et pendant qu’on acceptait le secours de tant de brigands, de gens
condamnés par la loi, on disait cauteleusement: «Laissons le Directoire
se compromettre. Gardons la loi pour nous!»

A force d’hésitation et d’hypocrisies maladroites, ils furent surpris.
Et le pis, surpris par l’homme du monde qu’on aurait pu en juger le
moins capable, un philosophe, homme d’étude, qu’on aurait cru peu agile
et peu agissant d’esprit et de corps. Ce fut un vrai phénomène, un
miracle, comme si la lente, l’inoffensive tortue, prenait un tigre au
piège.

Ce philosophe, la Réveillère, petit, lent et contrefait, allait chaque
soir invariablement du Luxembourg au Jardin des Plantes, chez Thouin, le
célèbre jardinier, s’informer des plantes nouvelles. On pouvait, sur le
chemin, l’assassiner, l’insulter; c’est ce que fit notre Malo, le
sabreur ridicule; il alla avec son sabre chez la Réveillère qui,
froidement, s’en moqua, le mit à la porte.

Ce fut cet homme d’une apparence tellement pacifique, qui, dans le trio,
se montra le plus solide, même le plus audacieux. Rewbell fût parti
volontiers, et Barras, selon la vieille pratique, ne voulait agir
qu’avec le faubourg Saint-Antoine, ce qui aurait laissé beaucoup de
choses au hasard, et des chances à une grande effusion du sang.

Ce moyen fut rejeté. Seulement, pour avertir au moins les patriotes, on
inséra au _Moniteur_ que le prétendant faisait ses malles, préparait ses
équipages, allait revenir[62]. Le vieux maréchal de Broglie, l’Achille
de l’émigration, l’avait annoncé sans détour à notre ministre à la Haye.
Cette nouvelle échauffa les faubourgs, et même dans l’assemblée,
plusieurs, dit de la Rue lui-même, se mirent avec le Directoire, furent
_dans son secret_ (p. 292), c’est-à-dire impatients de voir sauter le
dernier tiers.

  [62] Mathieu Dumas dit ici, contre toute vraisemblance, que Kléber,
    alors à Passy, en présence d’une telle nouvelle, fut près de venir à
    Paris pour combattre le Directoire et défendre une assemblée où
    triomphait le royalisme.

Hoche sans revernir à Paris agissait. Dans la sombre fête tragique qu’on
faisait chaque année pour les morts du 10 août, il reçut de ses généraux
beaucoup d’adresses menaçantes, et, lui-même, il souffla l’orage,
disant: «Ne les quittez pas encore, ces armes terribles!» Beaucoup
d’officiers eurent des permissions pour aller à Paris, entre autres
Chérin, l’ami de Hoche, chef de son état-major, et le vaillant Lemoine,
l’un des vainqueurs de Quiberon.

Que faisait, pendant ce temps, le patriote Bonaparte? Il envoyait aussi
les adresses jacobines de son armée. Mais il écrivait à Carnot, le
modéré des modérés: «Je suis avec vous.» De plus, il dépêcha son aide de
camp, Lavalette, pour tenir le même langage.

Il laissait à Paris Augereau, dont il désirait peu le retour et
craignait la langue indiscrète. Cet homme du pont d’Arcole faisait ici
légende, et, de plus, né aux faubourgs, dont il avait le ton, il devait
les charmer. Le Directoire donna à Augereau le commandement de la
division militaire et celui de sa garde personnelle à Chérin, l’homme de
Hoche. Dès lors les royalistes, jugeant qu’il n’y avait plus de temps à
perdre, chargèrent le fougueux Vaublanc (contumace de Vendémiaire) de
faire enfin le rapport sur la garde nationale.

Œuvre bien difficile. Il s’agissait de concilier les trois nuances
royalistes, les furieux, émigrés, Vendéens, avec les hypocrites de
Pichegru. Ajoutez les disputes sur les rangs et les places. En huit
jours, on n’y parvint pas.

Sans doute, on tenait en arrière les Vendéens, qui eussent trop effrayé
Paris[63]. On ne montrait que des gens plus habiles, Pichegru et Willot.
Ces habiles furent des niais. Indécis, ne résolvant rien, ils firent de
plus la faute de se tenir comme à la disposition de la police. Elle les
trouva dans la même chambre, de sorte qu’on put les arrêter ensemble et,
en même temps, les empêcher de donner aucun ordre.

  [63] M. de Barante, si peu exact, ne sait pas ou ne veut pas dire ce
    qu’a dit franchement de la Rue trente ans plus tôt: «Que les
    Vendéens étaient à Paris.»

Pendant ce temps, Augereau, avec deux mille hommes, saisissait le
Carrousel, et deux ou trois autres mille prenaient le jardin. La garde
de l’Assemblée fraternisa avec eux. Tous les murs de Paris étaient
tapissés de la trahison de Pichegru, de ses rapports avec Entraigues et
les gens du prétendant. Les députés qui avaient nommé Pichegru
président, et qui allaient lui donner la garde nationale, n’avaient,
certes, pas à attendre que le peuple se mît pour eux.

Ils essayèrent de rentrer dans leur salle. En vain. La grande majorité
des deux conseils alla à l’Odéon et à l’École de médecine, où l’appelait
le Directoire, et le remercia d’avoir sauvé la chose publique.

La minorité qui, généralement, était ce nouveau tiers si mal élu, et qui
(on pouvait le dire) avait criminellement usurpé la représentation
nationale, fut d’abord enfermée au Temple dans la tour de Louis XVI, en
attendant son jugement.

Nulle enquête sur ces émigrés, ces Vendéens, qui, rompant leur ban, les
traités auxquels ils devaient la vie, étaient venus ici pour recommencer
la guerre civile.

On offrit à Barthélemy un passe-port. Il n’en voulut pas, préféra
Cayenne. Carnot se sauva avec peu de peine, resta plusieurs jours à
Paris. Il crut qu’on voulait le tuer. «Pourquoi faire? dit la
Réveillère. Qu’est-ce que le Directoire y eût gagné? Rien que
l’exécration.»

Le Directoire avait une crainte singulière, celle de vaincre trop, ce
qui aurait pu créer un dictateur.

Il suspectait Barras, l’attention avec laquelle il avait toujours
cultivé les faubourgs. On ne permit à ceux-ci d’approcher que deux jours
après le succès, où quelques hommes en vinrent, conduits par
l’ex-général Rossignol et furent sur-le-champ renvoyés.

D’autre part, si la brillante cavalerie de Sambre-et-Meuse, qui était à
deux pas, fût arrivée, elle aurait fort bien pu proclamer dictateur le
général Hoche.

La Réveillère, par excès de prudence voulut n’opérer qu’avec peu de
forces, n’avoir qu’une petite victoire, dont les ambitieux ne sauraient
profiter. De la Rue montre très-bien qu’Augereau eut en tout cinq mille
hommes, nombre minime pour s’emparer de Paris. Aussi, quand les
royalistes virent le petit nombre des vainqueurs, ils allèrent s’offrir
à Carnot réfugié chez un ami, lui dirent qu’avec lui, ils étaient prêts
à tomber sur Augereau et le Directoire[64]. La témérité vendéenne paraît
assez dans cette offre d’attaquer l’homme d’Arcole. Carnot fut sage. Ces
furieux qui, certes, n’avaient rien oublié, lui parurent plus dangereux
pour lui que le Directoire même, et il aima mieux échapper.

  [64] Voy. _Mémoires de Carnot_.

Mais cette hésitation du Directoire, cette crainte de frapper trop,
cette gaucherie d’allure qui, tout à la fois avançait, retirait la main,
fut très fatale à l’acte même et lui ôta son grand effet à Paris.

Les deux conseils, ravis d’être débarrassés de leur tyran, le nouveau
tiers, et d’autant plus irrités qu’ils avaient par faiblesse subi
honteusement son ascendant, se montrèrent aussi sévères et plus que le
Directoire. Ils ordonnèrent une mesure inouïe: Que quarante-sept
départements referaient leurs élections, et que de nouveaux tribunaux
arrêtant, punissant la Terreur royaliste, garantiraient pour tous la
liberté.

La confiance de l’Assemblée pour les Directeurs était telle qu’on eût
voulu les maintenir à leur poste dix ans. Ils répondirent par un Non
magnanime, jurant qu’ils ne resteraient pas une heure en place au delà
du terme fixé par la constitution.

Que ferait-on de ce coupable tiers qui avait usurpé la souveraineté
nationale? Sur les deux cent cinquante, on décida que cinquante seraient
déportés, peine d’autant plus naturelle que les royalistes eux-mêmes
venaient de l’infliger aux membres du Comité de salut public, qui (quels
que fussent leurs actes) ont sauvé la France après tout. Quinze députés
furent réellement déportés, et un seul journaliste. (Voy.
Barbé-Marbois.)

La déportation était fort usitée depuis Choiseul, qui d’abord n’envoya
que des colons, de très honnêtes gens. Peine fort inégale selon qu’on
est pauvre ou riche (exemple, Barbé-Marbois, qui la subit assez
doucement). Enfin, peine trompeuse. Pichegru, en deux ans revenu,
continua ses trahisons, guida les Russes contre nous, comme il avait
naguère guidé les Autrichiens.

Les jacobins, dont naguère on avait fusillé cinquante dans la plaine de
Grenelle, avaient bien droit de s’étonner, de s’indigner que cette
abolition philanthropique de la peine de mort commençât par les
royalistes.

Barras disait fort lestement: «Il faut au moins la tête de Pichegru.»
Les députés connus qui avaient pris la charge infâme de distribuer l’or
anglais (en remplissant d’abord leur poche) n’avaient guère moins de
droit que le grand traître à une mort honteuse, à une exécution en
Grève[65].

  [65] Ce qui excuse un peu la Réveillère d’avoir, malgré Barras,
    Augereau, etc., épargné les royalistes, c’est qu’il était fort
    irrité contre eux, et les traita comme ses ennemis personnels. Leurs
    plaisanteries sur la théophilanthropie l’avaient exaspéré. Lui-même
    en fait l’aveu.

Cette philanthropie déplorable, qui crevait tellement les yeux à la
justice et mettait de niveau avec des fautes légères les plus
épouvantables crimes, eut son fruit naturel, la multiplication des
traîtres. C’est surtout de ce jour que les frères Bonaparte, voyant la
France indifférente, dégoûtée du bien et du mal, travaillèrent sans
pudeur ni crainte à nous creuser l’abîme de Brumaire, la fosse qui
contenait pour l’Europe et pour nous quinze ans de guerre atroce et la
mort de trois millions d’hommes.




CHAPITRE XII

CONSÉQUENCE DE FRUCTIDOR.--LA RÉPUBLIQUE ÉCLATE PARTOUT.--(FIN DE 97).


La plus belle surprise, je crois, que la France offre en son histoire,
c’est celle qui eut lieu le lendemain de Fructidor.

Les plus grandes victoires du monde n’eurent jamais un tel effet.

L’attente de nos ennemis était immense en présence de l’élection de mai
97, où l’on put croire que la France avait voté contre elle-même,
s’était reniée.

La mollesse du Directoire pour les conspirateurs royalistes qui
avouaient, déclaraient leur entente avec les Anglais, semblait l’excès
même de l’indifférence, et comme un évanouissement de la république.

Le brillant héros de la guerre, d’accord avec la partie dominante du
Directoire, avait accordé la paix aux rois (Piémont, pape, Autriche), et
réellement fait la guerre aux peuples, en empêchant la vente des biens
d’Église, qui seule pouvait assurer la révolution d’Italie.

Les habiles, le traître Pichegru, et l’indifférent Moreau, tournaient
leurs regards ailleurs, abandonnaient la république, qui s’abandonnait
elle-même, ou bien la trahissaient.

Wickam à Bâle, Dandré à Paris, distribuaient les guinées à bureau
ouvert. Sous ce honteux allèchement, les Vendéens étaient venus, croyant
tenir la tête de la France moribonde, pendant qu’on la saignerait.

Tout cela au 17 fructidor. Au 18, tout est changé.

Les royalistes en une nuit ont été vaincus en France, en Europe et
partout.

C’est là véritablement le beau de l’événement. Si peu d’efforts, si peu
de force, et des résultats immenses. La grandeur morale a tout fait.

La Réveillère a dit et écrit (avec l’autorité de son caractère): «Comme
président du Directoire, _j’ai signé seul tous les actes de cette nuit_.
Et, sans moi, le 18 Fructidor n’eût pas été fait.» Ce qui ne le prouve
pas moins, c’est la grande colère de Carnot qui s’en prend surtout à lui
(colère effarée qui ne se connaît plus, le charge de mille injures,
l’appelle puant, vipère, etc.). Les royalistes avouent que la Réveillère
n’eut d’hésitation que pour son collègue Barthélemy, dont la trahison ne
fut connue qu’en 1818 par l’aveu de Barbé-Marbois.

Donc ce fut ce philosophe valétudinaire, qu’on croyait tout occupé de
botanique et de théophilanthropie, qui prit la responsabilité, mena
tout, sans verser le sang, et, fortement appuyé sur sa foi dans la
république, signa, fit tout, découvrant pour ainsi dire sa poitrine aux
poignards, lorsque vingt mille assassins peut-être, de l’ouest et du
Midi, étaient à Paris.

Ce fut comme dans une forêt où des malfaiteurs voient un homme endormi à
terre. Profond sommeil. Ils approchent. Mais voilà que cet homme,
éveillé, armé tout à coup, met flamberge au vent, fait luire et reluire
comme un cercle de lueurs d’acier. Il n’a pas besoin de frapper. Avec
respect on recule, et il est fort à l’aise dans ce cercle d’éclairs.

Quel cercle? Oh! c’est le plus sublime. Le moment sanglant de 93 avait
étonné, fixé tous les regards à la terre. Ici, spectacle bizarre, c’est
un philosophe, un philanthrope obstiné (obstiné jusqu’à la sottise
d’épargner Pichegru lui-même) qui, contre Barras, Augereau et tous,
exige impérieusement que le sang soit épargné. Et malgré cette clémence,
admirablement imprudente, toute la terre se réveille et salue la
république, autrement dit le Droit et la Raison.

Ce que nous prenions tout à l’heure pour les éclairs d’une épée, ce sont
des âmes de peuples ressuscités au soleil de Fructidor, qui s’éveillent,
scintillent de l’Etna au Zuiderzée. Tout le Rhin vinicole, contraire en
tant de choses à l’Allemagne, est pour nous, se met avec nous. La
Hollande, si longtemps trahie par les Orange qui l’étouffent sous
l’Angleterre, se lance vaillamment à la mer, son natif élément. Enfin
l’Italie, retardée par l’astuce de Bonaparte, prend l’essor. La vieille
Rome (ayant vomi sa vieillesse, la papauté) entraîne dans la farandole
des républiques italiennes la grande Naples, le vaillant Piémont. Qui
dira quelle fut la jeunesse, l’élan naïf de l’Italie, quand sous les
loyales mains de Championnet, de Joubert, elle se retrouva elle-même si
unie de cœur à la France!

Ce qu’on peut croire accidentel, mais sur cette étroite planète il y a
peu de choses accidentelles. Tout va d’ensemble par de secrètes
harmonies. Les aurores boréales de notre pôle, au même temps, sont
reproduites au pôle austral. Les cataclysmes volcaniques des Antilles se
reproduisent à Java, au Japon. Eh bien, les Français répandus dans
l’Inde, électrisant les musulmans de Tippoo et autres, essayèrent sous
cet héroïque sultan de faire une république. On en a ri, ignorant
combien de fois les musulmans ont adopté les formes républicaines.
L’_égalité_, sous un chef, c’est le vrai génie de l’Asie.

                   *       *       *       *       *

Qui fut consternée? L’Angleterre. Après tant de dépenses inutiles, elle
se crut ruinée, désespéra.

Pitt commença la descente mélancolique qui le conduisit à sa chute de
1801. Fox, croyant voir, dit-on, la fin de sa patrie, lisait l’essai de
Hume _sur l’Art de bien mourir_.




CHAPITRE XIII

EMBARRAS DU DIRECTOIRE, QUI SIGNE CAMPO-FORMIO.--OCTOBRE 97.


Cette gloire du Directoire qui éblouit l’Europe, qui força la voix même
de nos plus furieux ennemis, n’empêchait pas les difficultés de la
situation.

Jusque-là, la grande affaire qui absorbait tout était la guerre, et le
reste ne venait qu’après. Il fallut regarder enfin la république, hors
des bulletins des armées. La rentrée de nos ennemis, prêtres et nobles,
facilitée par la mollesse de toutes les administrations, remplissait la
France malade comme d’insectes mortels qui, en toutes choses, la
troublaient. Même après Fructidor, ils firent, sur plusieurs points,
divers essais de guerre civile. Et, ce qui était peut-être pis, c’est
que souvent, paisibles en apparence, s’infiltrant d’autant mieux à
l’action générale pour la rendre fiévreuse, on les trouvait partout sans
les reconnaître. Sieyès fit la proposition hardie et chimérique de
chasser tout noble de France. Boulay (de la Meurthe) et Chénier firent
décider qu’au moins on leur ôterait les droits civiques.

D’autre part, Sotin, le ministre zélé de Fructidor, entreprit de
poursuivre et de déposer les prêtres qui refusaient le serment d’obéir
aux lois. De là grande clameur! «Pauvres prêtres! dit-on; cruelle
proscription!» A vrai dire, ce n’était que déporter la guerre civile.

Mille autres plaies restaient. On regarda en face un grand fléau du
temps. Dans beaucoup de contrées, de vastes terres restaient désertes,
stériles, sans que l’autorité locale s’informât si elles étaient (ou
non) terres d’émigrés. La Réveillère-Lepeaux voulait que cette enquête,
cette détermination précise fût remise à des députés, commissaires moins
craintifs que les autorités locales. On ne fit rien. Et cette proie
immense fut réservée à la corruption arbitraire du consulat et de
l’empire.

A la suite de la dépréciation des assignats et des mandats, une part
énorme de la rente était aux mains de ceux qui l’avaient acquise à vil
prix. On prit une mesure hardie: c’était de ne payer _en argent_ que le
tiers, et d’acquitter les deux autres tiers _en terres_, en biens
nationaux. Quoi de plus juste qu’une telle opération? Mais les bureaux,
qui à ce moment faisaient manquer l’expédition d’Irlande par des retards
habilement calculés, firent de même manquer cette grande opération
financière. Elle devint en apparence une banqueroute. Les commis de la
Trésorerie, excellents royalistes, agirent en cela mieux que n’aurait
jamais fait Pichegru. L’avortement d’une si vaste combinaison mit dans
mille autres choses un décousu, une vacillation, une paralysie
extraordinaires. Partout la gêne. Des renvois infinis, de bureau en
bureau. Partout des commis ventrus, luisants, hautains, pour dire:
«Voilà la république! voilà le Directoire! Il mange tout... Allez donc
demander des restes aux grands festins du Luxembourg!...»

Le rentier revenait à sec et furieux. «Robespierre valait mieux, se
disait-il. Car alors il n’y avait pas d’octroi. Ceux qui ne mouraient
pas mangeaient. Le pain venait ici à prix réduit.»

A ces éléments troubles un autre élément plus trouble encore s’ajouta.
La grande armée du Rhin, avec son général douteux et ses communications
allemandes de foie gras et de montres suisses, etc., inspirait des
craintes, trop fondées: on le voit maintenant par Fauche-Borel et les
aveux de l’ennemi.

Augereau, à qui on donna cette armée, était, dit-on, conduit par un
officier intrigant, ex-moine, grand brouillon, et peu sûr. On ôta à
Augereau l’armée du Rhin, et l’on se décida bientôt à la dissoudre.

Qu’allait devenir cette foule d’excellents militaires, de moralité
vacillante? Même le héros Desaix, sensible et d’un trop faible cœur,
n’avait, dit-on, point censuré Moreau pour sa fidélité à un ami
coupable. Lui-même, ayant besoin d’aimer et d’admirer, il court en
Italie, se livre à Bonaparte. Kléber, sans l’imiter, reste à Paris,
frondeur et ennuyé, tout prêt à la folie d’Égypte, où Bonaparte
l’entraînera... La voilà dispersée, la grande armée du Rhin.

Ainsi partout le Directoire, vainqueur des royalistes, rayonnant de
gloire sur l’Europe, avait pendant ce temps des pièges sous lui, je ne
sais combien d’insectes, de fourmis (les bonapartistes, les
semibabouvistes) qui creusaient des souterrains tortueux sous ses pieds,
lui effondraient de tous côtés le sol.

Mais le plus efficace à nuire fut le glorieux traître de Campo-Formio.
Bonaparte, ici, fut bien plus que Cobentzel, le ministre dévoué de
l’Autriche. Celle-ci terrifiée par Fructidor et le désastre de ses amis
les royalistes, reprit courage quand elle vit en Bonaparte un homme
double et conquis d’avance au parti rétrograde.

La France venait de renvoyer fièrement l’ambassadeur anglais Malmesbury
et sa proposition perfide de faire la paix aux dépens de nos alliés.
Mais l’Autriche n’avait pas à craindre une telle rebuffade, ayant
Bonaparte pour elle. Il arrangeait toutes choses par deux crimes; il
voulait que la France prît pour elle la république de Gênes, et livrât à
l’Autriche la république de Venise, récemment élevée par nous,
encouragée par nous, et qui venait de nous donner ses îles en retour de
notre protection[66]. Proposition infâme qui ne pouvait même être
défendue par une apparence d’utilité. Barras, la Réveillère, Rewbell en
furent révoltés. Par ce beau traité de Campo Formio nous laissions à
l’Autriche tous les points de défense et d’attaque, la grande ligne
militaire, la vraie porte de l’Italie pour y rentrer quand elle
voudrait!

  [66] Suivons cela dans la _Correspondance officielle_:

    Ce ne fut que le 12 juillet qu’il songea enfin à organiser
    militairement les villes d’Italie (qu’il avait dit souvent avoir
    organisées). Mais, un mois après, _le 16 août_, il déclare au
    ministre Talleyrand qu’il n’est déjà _plus temps_ de commencer la
    guerre, que l’Empereur a refait son armée,--en d’autres termes que
    ces lourds Autrichiens ont été plus fins, l’ont joué.

    Que signifie alors sa lettre du 3 septembre où il dit avoir menacé
    les Autrichiens de la guerre _au 1er octobre_, si la paix n’est pas
    signée? Il savait bien qu’alors tout serait impossible, et il
    n’écrit cette lettre ridicule que pour les badauds de Paris.

    Dans sa _Correspondance_, on le voit _varier pour Venise_ de minute
    en minute. M. Lanfrey, ici, est admirable. Aujourd’hui toutefois,
    avec le secours de la _Correspondance_, on peut mieux distinguer les
    aspects divers de la question. 1º Le vieux gouvernement de Venise,
    moins tyrannique qu’on ne l’a dit, sans doute était coupable envers
    nous comme allié sûr de l’Autriche. 2º Mais de quoi était coupable
    envers nous la nouvelle _Venise_, une république fondée par des
    Vénitiens, Français de cœur, et nos propres agents, sincères et
    loyaux, Lallement, Villetard, une république avec laquelle
    Bonaparte, le 16 mai, avait fait un traité, à qui, le 26 mai
    (pendant qu’il escamotait leur marine) il faisait des promesses
    admirables pour assurer leur liberté, et relever par eux l’Italie?
    Il trompe encore les Vénitiens le 13 juin. Il avoue (19 septembre)
    que Venise est, de toute l’Italie, la ville la plus digne de la
    liberté. On est effrayé de voir combien, en disant ces paroles, il
    est détaché et de Venise et de l’Italie même. Sa mobile imagination
    le porte en Orient, en Grèce et dans l’Égypte (16 août). Il est ami
    d’Ali, l’affreux pacha de Janina.--Après Fructidor, quand le
    Directoire voulait très-sincèrement les libertés de l’Italie,
    Bonaparte ne tarit pas d’injures contre elle, contre ce peuple mou,
    superstitieux, _pantalon_ et lâche, etc. Il gronde âprement nos
    agents trop loyaux qui réclament pour les Vénitiens.

Cela était si fort que Cobentzel voyant le traître et cette âme pourrie,
crut en obtenir davantage, en tirer encore le centre de l’Italie. Si
l’Autriche ne l’eut, du moins, par les articles secrets de ce traité,
elle se faisait donner de grandes avantages tout près d’elle, par
exemple une partie de la Bavière entre Salzburg et le Tyrol; plus le
vaste archevêché de Salzburg (cet intéressant petit peuple, qui a
produit Mozart). L’Istrie, la Dalmatie, ces sujets de Venise, si
belliqueux, par le traité sont donnés à l’Autriche.

Bonaparte se sentait bien secondé par le monde, la société de Paris, les
belles dames, qui chaque soir affluaient au Directoire, les yeux moites,
et disaient avec attendrissement: «Ah! de grâce donnez-nous la paix!»

Le héros y aidait de son mieux, énumérant les ressources de tout genre
qu’il eût fallu pour faire la guerre. Puis l’hiver approchait. On ne
pouvait que prévoir des désastres.

Tout cela à grand bruit. De sorte que, non seulement le Directoire, mais
le Corps législatif, effrayé, reculait, et, si l’on eût persisté, eût
refusé l’argent et les ressources nécessaires. Ajoutez que Bonaparte eût
donné sa démission et préparé les défaites de son successeur.

La Réveillère dit la chose à merveille, et montre que si le Directoire
eût refusé de signer, il était perdu.

Voyant que par la coalition de tous les traîtres son traité allait
réussir, Bonaparte, ce grand acteur, employa une machine qui lui
réussissait toujours, une scène théâtrale. Il répandit la nouvelle que
c’était lui qui, par un accès de colère, où il cassa à Cobentzel de
précieuses porcelaines, l’aurait effrayé et forcé d’accepter enfin ce
traité si désirable pour l’Autriche!

Son courtisan Berthier et son ours Monge (rude et plat, muselé) furent
chargés de remettre le traité au Directoire. Et cette œuvre de nuit, ils
l’apportèrent la nuit, bien tard, au sévère la Réveillère, qui dépeint
sans pitié la grâce flatteuse de Berthier et la servilité grossière de
l’ours, maladroitement courbé de sa rude échine jusqu’à terre[67].

  [67] La Réveillère, _Mémoires_, t. II, p. 275.

Dans la lettre d’excuses que Bonaparte adresse au Directoire, il y a une
parole qui jure horriblement. C’est l’hommage qu’il rend à Hoche, qui
venait de mourir. Cette mort est une des causes qui lui ont fait,
dit-il, signer la paix. Toute sa vie, ce favori du sort, par son
intrigue et son habileté, avait soufflé la chance au vrai héros[68].
Hoche ne fut pas heureux. Il eut, il est vrai, la sinistre palme de la
Vendée, mais manqua Vendémiaire et manqua Fructidor. On hésitait
toujours à employer un homme si fier. Les bureaux de la guerre, cet
ennemi immuable et terrible, furent toujours contre lui, ainsi que tous
les traîtres, la belle société depuis Quiberon.

  [68] Dans une gravure curieuse de la collection Hennin (Bibl.),
    Bonaparte est présenté comme successeur de Hoche. La famille de
    celui-ci, en 1840, m’a dit qu’on croyait que les papiers de Hoche
    avaient été portés par ses lieutenants (Lefebvre?) à Bonaparte.

Cet homme de vingt-huit ans dut regretter la vie. Il avait des projets
immenses, non de guerre, mais plutôt de paix, la résurrection de deux
peuples, les Irlandais et les Wallons. Pour ceux-ci, il eût fondé la
république de Meuse, eût réveillé ce génie méconnu, le génie de la
Meuse, de la Moselle et du Rhin vinicole, si différent de
l’Allemagne[69].

  [69] Génie puissant et fort original. C’est de la Meuse, de Maseyck,
    près Liège, que sort en 1400 le grand révolutionnaire de la
    peinture, celui qui brisa le symbole, échappa aux écoles allemandes,
    Van Eyck. Je vois près de Cologne, sur les coteaux de Bonn, naître
    (bien loin du panthéisme alors) un héros, Beethoven.--Rhin et
    Moselle, associés dans le grand concert de leurs fédérations
    républicaines, eurent en lui leur grande voix.

Les guerres de la Révolution n’excluaient nullement la vraie fraternité
humaine. Hoche, Marceau, furent aimés sur les deux rives. Leur tombe,
toujours en Allemagne, y reste pour rappeler que, même dans la guerre,
ils portèrent un esprit de paix.




LIVRE IV

ANGLETERRE.--INDE.--ÉGYPTE 97-98




CHAPITRE PREMIER

L’ORGANISATION DE L’INDE SOUS CORNWALLIS.


L’Angleterre, en 97, chassée de toute l’Europe, ayant perdu son unique
alliée l’Autriche, étant vaincue comme faction par son échec de
Fructidor, où elle avait jeté des torrents d’or, d’argent, etc.,
l’Angleterre, dis-je, malgré quelques succès sur mer, paraissait au plus
bas.

L’Angleterre? Oui, mais non pas les Anglais. Sauf la révolte de la
flotte, alarme d’un instant, sauf la baisse de la rente, qui remonta
bientôt, les événements de ce monde n’avaient aucune prise sur les
Anglais et leur bien-être. Leurs nombreuses familles, n’en dévoraient
pas moins en pleine quiétude les monstrueux moutons, les bœufs, que
Bakewell venait de créer. Les enfants innombrables que le père ne
connaissait presque que par le millésime de leur naissance,
n’inquiétaient guère. Le remède était tout trouvé. Du jour que ces
babies avaient pris figure d’hommes, dès quinze ans, sans autre
hésitation, on les jetait à la mer, non pas comme autrefois, aux hasards
de la mer, mais pour des offices de terre, pour la bureaucratie de
l’Inde, où ils allaient s’essayer, griffonner.

Toute mère, aux prières du matin, pensait au grand Hastings, qui avait
fait cet ordre admirable, mais beaucoup plus à la couronne, au bon roi
Georges et à l’_ami du roi_, Cornwallis, qui venait de créer (dans sa
vice-royauté) cette immense administration où tous trouvaient à
s’employer. Administration si nombreuse qu’on calculait alors que
l’empire de Russie, la septième partie de la terre habitable, avait
moins de places à donner.

Georges III, l’un des meilleurs de ces Hanovriens, n’était pas un grand
politique. Mais il avait compris, mieux qu’on n’eût attendu de sa tête
fêlée, par son petit sens prosaïque de basse Allemagne, ce que d’autres
plus fiers auraient moins deviné: «Que si cette proie de l’Inde
engraissait les Anglais, homme à homme, l’Angleterre tiendrait la
couronne quitte du reste, et qu’il ne verrait plus son carrosse mis en
pièces, et lui-même tout prêt de s’embarquer pour le Hanovre.»

Après Hastings (le scélérat homme d’esprit qui avait trouvé la grande
méthode de spoliation), il fallait pour l’appliquer un homme médiocre,
qui suivrait pas à pas la chose avec bon sens. Cornwallis fut cet homme.
Doux, honnête, plein de mérite, mais d’un mérite malheureux, aide de
camp du roi, il n’était connu que par un grand revers. Comme il avait
fait un voyage en Prusse chez Frédéric, on l’avait cru guerrier, et on
lui avait donné contre les Américains et la Fayette une armée de neuf
mille hommes avec laquelle il capitula (1780). Cela ne refroidit point
le roi, et pour braver l’opposition, il récompensa Cornwallis, le fit
lord lieutenant de l’Inde, au moment où la nouvelle administration
faisait un roi du vice-roi. Il y resta longtemps, et justifia
parfaitement le choix du roi par cette médiocrité que Georges estimait
plus que toute chose.

Il y manqua pourtant une fois: il lui advint un succès militaire. En
1789-90, il faisait la guerre à Tippoo, le grand chef musulman, très
valeureux, de courage tigresque. Tippoo, par trois fois, affamant les
Anglais, refusait de traiter, et les eût pris peut-être par la faim
devant Seringapatam qu’ils assiégeaient, si Cornwallis n’eût appelé à
son secours les Mahrattes rivaux de Tippoo. Ils vinrent au nombre de
trente mille et apportèrent des vivres. Puis, les Mahrattes partant,
Cornwallis appela à son aide des tribus sauvages qui, en une fois
amenèrent quarante mille bœufs. Tippoo, abandonné, ayant mille cavaliers
seulement, ne put défendre sa capitale Seringapatam. Il dut livrer la
moitié du royaume et pour otages ses jeunes fils. Ils furent fort bien
reçus, avec un accueil paternel, par lord Cornwallis. S’il eût ruiné
entièrement Tippoo, il eût rendu trop forts les Mahrattes. Mais, en même
temps, on prit certain terrain qui plus tard permettait aux Anglais de
s’étendre indéfiniment. Cette conquête, faite à si bon marché, et
surtout par la politique, fit plus de bruit en Europe que notre victoire
de Jemmapes, qui eut lieu en même temps. Les Anglais furent habiles à
faire ressortir et répandre leur succès. Des gravures, pas trop chères
et demi-coloriées, que l’on rencontre encore, montrèrent partout la
vaillante résistance de Tippoo, la scène infiniment touchante des petits
princes indiens amenés au vainqueur, enfin le noble accueil qu’on fit à
leur malheur, et la mansuétude du parfait gentleman Cornwallis.

Cornwallis eut encore, quand la guerre de la révolution éclata, le
succès de prendre aux Français Pondichéry, ce qui semblait fermer l’Inde
à jamais aux ennemis de l’Angleterre.

Il avait parfaitement justifié le choix et les vues de la cour.
Appliqué, sérieux, médiocre en tout, mais solide, il avait fait la
guerre malgré lui, mais heureusement. Sa grande ambition était autre; il
se proposait bien plutôt d’être un sage administrateur, de porter enfin
l’ordre dans ce monde indien, si troublé par l’intrusion d’éléments
étrangers.

L’ordre que concevait Cornwallis, comme instrument fidèle de la couronne
et du ministère, était un ordre tout anglais. L’attache prodigieuse de
l’Angleterre à ses institutions fait qu’elle veut les retrouver partout
et que, partout elle en rapproche mille choses qui n’y ressemblent
guère, mais dont elle ne veut pas voir la différence. Ainsi elle a
assimilé l’Écosse à elle-même, la loi des clans à la loi féodale
anglaise. Les lairds, juges militaires des clans, ont été assimilés aux
lords, seigneurs propriétaires des fiefs. Ce qui n’était que fonction
est devenu un héritage que les filles ont transporté comme dot aux
grandes familles anglaises. Ainsi s’est consommée la ruine des clans au
profit de la grande propriété féodale et de l’usurpation anglaise.
Détruire partout la petite propriété au profit de la grande, telle fut
la tendance de l’Angleterre chez elle-même. Combien plus à la fin du
dix-huitième siècle où d’habiles gens montrèrent combien l’agriculture
conduite en grand rapporte plus, a moins de non-valeurs qu’elle n’en a
dans les petites propriétés! Pitt poussa d’autant plus en ce sens, qu’il
jugea que les petits, ne pouvant acheter ces grandes terres, mettraient
leur argent dans la rente, c’est-à-dire dans ses mains. Il alla
résolument dans ce système, non seulement par des impôts énormes sur les
consommations qui atteignent surtout le grand nombre, mais même par des
lois hardiment tyranniques, comme celle de 92, qui alloue les terres
communales aux plus riches de la commune.

Cornwallis fit de même, dans l’Inde, une réforme qui semblait tout
aristocratique. Il déclara que _toute terre appartenait aux gros
propriétaires_, ou zémindars, et non aux paysans (ryots) qui la
cultivaient depuis un temps immémorial. Ces zémindars, sous le
gouvernement précédent du Mogol, étaient agents fiscaux, levaient
l’impôt. Ils cumulaient tous les pouvoirs, étaient juges en même temps,
de sorte que, s’ils avaient débat avec le paysan, ils jugeaient ce
litige, étaient juges et parties. Cela était exorbitant. Ils pouvaient
condamner, exproprier le paysan, faire cultiver la terre par un autre.
L’État n’y perdait rien. Le zémindar, seul responsable, acquittait
l’impôt tout de même.

Cependant le droit réclamait. Il y avait des Anglais (comme Francis,
l’accusateur d’Hastings) qui soutenaient que la terre était
primitivement, et de droit, au paysan qui depuis si longtemps la
cultivait. Cornwallis crut prendre un moyen terme en maintenant que _la
propriété était vraiment à l’aristocratie_, aux zémindars, mais que
_ceux-ci ne seraient plus juges_, et que les différends entre eux et le
cultivateur seraient jugés par des tribunaux de l’État, des juges qui
viendraient d’Angleterre, et qui partant seraient impartiaux.

Là éclata, sous forme bizarre, le génie opposé des deux races, des deux
sociétés, si différentes. Les formes de la procédure anglaise, si lentes
et si verbeuses, compliquaient les moindres affaires, désespéraient les
indigènes, exigeaient l’intervention constante des interprètes. Même
avec eux, le juge et les parties ne se comprenaient pas. De là des
retards incroyables et un encombrement immense. En deux années, et dans
un seul district, le nombre des procès arriérés ne s’élevait pas à moins
de trente mille.

N’espérant plus s’en tirer jamais, on prit un grand parti, ce fut de
fermer en quelque sorte les tribunaux par des frais si énormes qu’on
hésitait à s’en approcher. Le pauvre n’y venait pas, en étant empêché
par les frais préalables. Et si le zémindar y venait, il était ruiné.
Jadis, il était juge, et, par simple sentence, il expropriait, pouvait
chasser son paysan. Maintenant, il fallait de coûteuses formalités.

Sous le Mogol, il y avait de grands désordres. Pourtant le pays
prospérait[70]. C’est alors que l’on fit ces monuments d’utilité
publique, ces immenses bassins d’eau pluviale pour les irrigations.
L’Inde restait féconde; elle restait _Sita_ la charmante, si bien
chantée dans le Ramayana. Malgré l’exactitude, la probité de Cornwallis,
déjà sous lui tout dépérit, et l’Inde dès lors s’achemina vers cet état
de vétusté qu’elle présente aujourd’hui.

  [70] Il y avait une grande diversité d’administration. Il paraîtrait
    qu’alors, dans les petits gouvernements indiens, les agents du
    prince s’arrangeaient directement avec les cultivateurs, soit homme
    par homme, soit village par village. (Mill et Wilson, t. V, p. 475.)

Cette misère s’explique surtout par l’administration la plus coûteuse
qui fut jamais. Le système qu’on créa à Londres et que Cornwallis dut
appliquer, fut de défendre le commerce aux employés, mais de les en
dédommager par d’énormes traitements. On crut finir tous les abus, en
appliquant cette maxime bizarre et méthodiste: «Plus on gagne, moins on
désire. Donc les richesses moralisent.» D’après cela, pour faire une
administration vertueuse, il fallait la gorger par des traitements
monstrueux.

Ainsi le _chief-justice_, nommé pour douze années, eut par an quinze
cent mille de nos francs. Les autres emplois à proportion, dans
l’administration, la justice, l’armée, l’Église. Par ce grossissement
prodigieux des traitements, l’Inde, devenue un champ magnifique pour la
corruption électorale, donna à la couronne, au ministère, une grande
force (autant que l’Église établie, l’autre colonne de la royauté). Son
administration se recruta dès lors dans des classes tout autres, moins
actives et plus délicates que celles qui fondèrent cet empire. Classes
plus honorables et décentes, se respectant davantage, mais infiniment
moins actives, laborieuses, cédant plus au climat, amoureuses de longs
loisirs. Classes enfin méthodistes, partant plus éloignées de leurs
sujets indiens que n’avaient été jadis les compagnons de Clive. De là un
bigotisme croissant qui eut son résultat en 1857.

Toutes ces fautes, qui sans doute furent prescrites et imposées de
Londres, ne peuvent empêcher de reconnaître les efforts méritants de
Cornwallis.

Même malgré tous les reproches que l’on peut faire à l’administration
anglaise, je doute qu’aucun peuple européen se fût mieux tiré d’une
tâche si difficile. Les Italiens et les Français peut-être auraient par
mariages pu créer une race qui, à la longue, aurait relevé l’Inde et se
serait posée médiatrice et interprète entre l’Orient et l’Europe.

Les Anglais recrutés sans cesse, se succédant très vite, y forment un
peuple de malades, sans avenir, qui ne produira rien que
l’abâtardissement de leur belle race, jadis si forte.

Je crois, comme M. le docteur Bertillon (_Dict. de médecine_, article
_Acclimatement_) que les conquêtes et colonies en pays tropicaux sont
éphémères et vaines, de vrais cimetières pour l’Europe, et rien de plus.

Tous les peuples, l’un après l’autre, iront dans l’Hindostan, et y
mourront. L’Inde n’appartient qu’à l’Inde même.

J’avais soutenu toute ma vie, contre tous, que l’Italie aurait sa
résurrection, sa renaissance. Cela s’est vérifié, et se vérifiera de
même pour l’Inde. Elle existe en dessous, plus industrieuse[71] et moins
morte que ne fut l’Italie au dix-septième siècle. Entre les prétendants
qui se disputeront l’héritage des Anglais, les indigènes interviendront,
et grandiront dans le combat, enterreront tous les étrangers, et
resteront seuls maîtres. Il y aura là une Europe.

  [71] Les Anglais ne font guère difficulté de dire eux-mêmes qu’ils ont
    tué l’Inde. Le sage et humain Russell le crut, l’écrivit. Ils ont
    frappé ses produits de droits ou de prohibitions, découragé l’art
    indien. S’il subsiste, il le doit à l’estime singulière qu’en font
    les Orientaux sur les marchés de Java, de Bassora.

    Ce fut un grand étonnement pour les maîtres même de l’Inde,
    lorsqu’en 1851 débarquèrent, éclatèrent au jour ces merveilles
    inattendues, lorsqu’un Anglais consciencieux, M. Royle, exhiba et
    expliqua toute cette féerie de l’Orient. Le jury, n’ayant rien à
    juger que «le progrès de quinze années,» n’avait nul prix à donner à
    un art éternel, étranger à toute mode, plus ancien et plus nouveau
    que les nôtres (vieilles en naissant). En face des tissus anglais,
    l’antique mousseline reparut, éclipsa tout. La Compagnie, pour en
    avoir un spécimen d’Exposition, avait proposé un prix (bien modique)
    de 62 francs. Il fut gagné par le tisserand Hubioula, ouvrier de
    Golconde. Sa pièce passait par un petit anneau, et elle était si
    légère qu’il en aurait fallu trois cents pieds pour peser deux
    livres. Vrai nuage, comme celui dont Bernardin de Saint-Pierre a
    habillé sa Virginie, comme ceux dans lesquels Aureng Zeb inhuma sa
    fille chérie au monument de marbre blanc qu’on admire à Aurengabad.

    Malgré le méritant effort de M. Royle, et ceux même des Français qui
    se plaignirent d’être mieux traités que les Orientaux, l’Angleterre
    ne donna à ses pauvres sujets indiens de récompense qu’une parole:
    «Pour le charme de l’invention, la beauté, la distinction, la
    variété, le mélange, l’heureuse harmonie des couleurs, rien de
    comparable. Quelle leçon pour les fabricants de l’Europe!»

    L’art oriental est tout à la fois le plus brillant, le moins
    coûteux. Le bon marché de la main-d’œuvre est excessif, j’allais
    dire déplorable. L’ouvrier y vit de rien; pour chaque jour, une
    poignée de riz lui suffit. Plus, la grande douceur du climat, l’air
    et la lumière admirables, nourriture éthérée qui se prend par les
    yeux. Une sobriété singulière, un milieu harmonique y rendent
    délicats tous les êtres. Les sens se développent, s’affinent.

    Le ciel fait tout pour eux. Chaque jour, un quart d’heure avant le
    lever du soleil, un quart d’heure après son coucher, ils ont sa
    grâce souveraine, la très-parfaite vision de la lumière. Elle est
    divine alors, avec des transfigurations singulières et d’intimes
    révélations, des gloires et des tendresses où s’abîme l’âme, perdue
    à l’océan sans bornes de la mystérieuse Amitié.

    C’est dans cette infinie douceur que l’humble créature, faible, si
    peu nourrie et d’aspect misérable, voit d’avance et conçoit la
    merveille du châle indien. De même que le profond poète Valmiki, au
    creux de sa main, vit ramassé tout son poème, le Ramayana,--ce poète
    du tissage, prévoit, commence pieusement le grand labeur, qui
    parfois dure un siècle. Lui-même n’achèvera pas, mais son fils, son
    petit-fils continueront de la même âme, âme héréditaire, identique,
    aussi bien que la main, si fine, qui en suit toutes les pensées.

    Cette main est unique dans les bijoux, étranges et délicieux, dans
    l’ornementation fantastique des meubles et des armes. Les derniers
    princes indiens, à cette Exposition, avaient noblement envoyé leurs
    propres armes, choses si personnelles, chéries, qu’ont portées les
    aïeux, et dont on ne se sépare guère. Sont-ce des choses? Presque
    des personnes. Car l’âme antique y est, celle de l’artiste qui les
    fit, celle des princes (jadis si grands) qui les portèrent. Un de
    ces rajahs envoya bien plus encore, un lit, signé de lui (et son
    propre travail?), un lit d’ivoire, sculpté et ciselé, de délicatesse
    infinie, meuble charmant d’un aspect virginal, plein d’amour, ce
    semble, et de songes.

    Et ces choses de luxe, œuvres de rares artistes, révèlent moins
    encore le génie d’une race que la pratique générale des arts que
    l’on dit inférieurs et de simples métiers. Il se marque
    particulièrement dans la manière simple dont ils exécutent sans
    frais, sans bruit, des choses qui nous semblent fort difficiles. Un
    homme seul, dans la forêt, avec un peu d’argile pour creuset, pour
    soufflet deux feuilles comme ils en ont, fortes, élastiques, vous
    fait, avec le minerai, du fer en quelques heures. Puis, si
    l’_asclepias gigantea_ abonde, de ce fer, il fait de l’acier, qui,
    porté par les caravanes à l’ouest et jusqu’à l’Euphrate, s’appellera
    l’acier de Damas.

    Quelqu’un dit: «Au lieu d’envoyer, de commander à Cachemire
    d’affreux dessins de châles baroques qui gâteront le goût indien,
    envoyons nos dessinateurs. Qu’ils contemplent cette éclatante
    nature, qu’ils s’imbibent de la lumière de l’Inde,» etc. Mais il
    faudrait aussi en prendre l’âme, la profonde harmonie. Entre la
    grande douceur de cette âme patiente et la douceur de la nature,
    l’harmonie se fait si bien, que _lui_ et _elle_ ont peine à se
    distinguer l’un de l’autre. (Michelet, _Bible de l’humanité_, livre
    I, ch. I.)




CHAPITRE II

PROMESSES DES BONAPARTES.--COMMENT ILS MACHINENT L’EXPÉDITION
D’ÉGYPTE.--1797-98.


Le Directoire, au milieu de sa victoire de Fructidor et de l’explosion
républicaine qu’elle avait partout provoquée (en Hollande, à Rome,
Naples, Piémont, et même en Suisse, contre la Suisse aristocrate), le
Directoire, dis-je, préparait à grand bruit une expédition d’Angleterre.
Tous s’y faisaient inscrire. On est saisi en voyant dans la
correspondance de Bonaparte et ailleurs de quels hommes, de quelles
forces héroïques la France disposait alors. Une telle liste donne l’idée
de tout un monde soulevé.

Nos vieux officiers de marine, en présence des débris espagnols, qui
récemment avaient jonché la mer, espéraient moins la victoire qu’une
belle mort. C’étaient les Indes plutôt, disaient-ils, qu’il fallait
attaquer, les Indes alors désarmées. Un officier du bailli de Suffren,
Villaret-Joyeuse, qui avait fait tant de fois le trajet des Indes,
disait que sur ces mers immenses, rien n’était plus facile que de passer
incognito. Tippoo nous attendait, et avec lui tout un empire, les
musulmans des Indes, une population belliqueuse.

Le troisième projet était de s’établir entre l’Asie, l’Europe, dans la
position moyenne, l’Égypte, pour profiter de la ruine de l’empire
ottoman, ou de l’empire indien. Vieux projet de Leibnitz, fort
raisonnable alors, lorsque la France de Louis XIV était si puissante sur
mer. Fort chanceux depuis. Car sur cette mer étroite, la Méditerranée,
il y avait cent à parier contre un qu’on trouverait l’ennemi et qu’on
serait noyé ou pris. C’est ce qui arriva.

Ce projet n’en était pas moins celui de Bonaparte. Dès le 9 thermidor an
V, il écrit au Directoire ces lignes singulières: «Il faut garder les
îles Ioniennes, et restituer plutôt l’Italie à l’Empereur. Pour détruire
l’Angleterre, il nous faudra bientôt nous emparer de l’Égypte. L’empire
turc s’écroule. Faut-il le soutenir ou en prendre sa part[72]?»

  [72] _Correspondance_, t. III, p. 311.

Tout cela vague encore, confus et étourdi. Était-il raisonnable, si l’on
avait ces vues, d’établir solidement l’Autriche au delà de l’Adriatique,
en lui donnant l’Istrie, la Dalmatie, comme il fit au traité de
Campo-Formio?

Ceux qui, à cette époque, de France ou d’Italie, regardaient
tourbillonner cette étoile indécise qui ravagea le monde, auraient été
embarrassés de dire comment elle prendrait sa course. Cependant, à vrai
dire, ses variations sont moindres qu’il ne semble. Dans les petites
choses il tourne à gauche, mais dans les grandes à droite. Ainsi il
approuve modérément le coup d’État et se montre durement ingrat envers
son protecteur Carnot. Petites choses où il veut amuser le parti
jacobin. Mais, en même temps, que de choses importantes, solides, il
donne au parti rétrograde? Non seulement son traité de Campo-Formio,
favorable à l’Empereur; mais, même avant, au 20 Fructidor, il éreinte,
tant qu’il peut, la révolution d’Italie, dans les États vénitiens, où il
était alors maître absolu. Et ce coup adressé à la jeune Venise, que
nous venions de fonder, frappa de même ailleurs, à Bologne, à Milan,
partout, comme empêchement à la vente des biens ecclésiastiques. Voici
cet ordre inique que le gouvernement vainqueur en Fructidor eût dû
punir: «Que tous les couvents et églises, jouissent de leurs biens et
revenus, quand même les gouvernements provisoires les auraient supprimés
ou en auraient disposé autrement[73].»

  [73] _Correspondance_, t. III, p. 359.

Deux mois après, quand le Directoire lui écrit: «Révolutionnez
l’Italie!» il fait le niais, et ne veut pas comprendre: «Comment faut-il
entendre cela?» dit-il. On ne lui répond pas. Il était évident que le
général n’était pas celui de la République mais son ennemi. Barras était
trop incertain, Rewbell, la Réveillère, trop humains, pour lui donner la
vraie réponse: celle que l’ancienne Venise trouva si à propos, pour en
finir avec Carmagnola.

Le Directoire, par sa loi financière, où il offrait deux tiers en terre
aux créanciers de l’État, et se faisait (très faussement) accuser de
banqueroute, s’était tué dans l’opinion, et, au milieu, de sa victoire,
semblait avoir la faiblesse, l’impuissance d’un vaincu. C’est ce moment
que Bonaparte prit pour retourner avec son traité et la paix. Cependant
les contemporains disent qu’il fut reçu avec plus de curiosité que
d’enthousiasme[74]. Les Italiens étaient furieux contre lui; et beaucoup
de Français entrevoyaient le personnage. Les carrosses à huit chevaux
dont il s’était servi là-bas leur plaisaient peu. Le général qui après
Vendémiaire était parti dans son habit râpé, qu’il avait fidèlement
repris pour entrer à Paris, n’en avait pas été moins roi d’Italie, et
plus que roi, par la facilité du Directoire.

  [74] Thibaudeau.

Tout le monde a redit l’accueil que le Directoire lui fit, malgré lui,
la scène qui se passa dans la cour du Luxembourg, son discours bref, où
il finissait par une chose agréable aux deux partis (royalistes et
jacobins): «Que d’autres institutions pourraient être nécessaires à la
France.» Mais ce fut une vraie parade, quand l’histrion boiteux,
Talleyrand, passant toutes les bornes, par ses hâbleries, montra le
général n’aimant que la paix et l’étude, n’aspirant qu’au repos. Il
faisait ses délices d’Ossian, etc.

En cette circonstance et en tout, le nouveau membre de l’Institut[75],
reçu en remplacement de Carnot! avait pour vraie tactique de se taire,
sauf quelques mots d’oracle qu’on comprenait diversement.

  [75] Bonaparte s’était fait recevoir de l’Institut, section des
    Sciences.

Bonaparte, dans cette première période de sa vie, apparaît plus qu’un
individu, c’est un groupe, un faisceau, et il faut dire _les
bonapartes_. Joséphine d’un côté, et les militaires bureaucrates de
Carnot, les Prieur, les Clarke, et les Mathieu Dumas, l’avaient fort
bien servi, tant que les royalistes et semi-royalistes n’étaient pas
trop démasqués. A gauche, il avait eu d’abord son prôneur Salicetti;
mais celui-ci redevient hostile et plaide contre lui la cause des
pauvres Italiens. Alors Bonaparte essaya de nouveau de ses frères comme
instruments d’intrigues. On n’aurait pu, pour ce but, trouver une
machine mieux composée que cette famille Bonaparte, où la nature avait
fort bien distribué les rôles. Un avantage réel qu’ils eurent, c’est
qu’ils se ressemblaient peu et pouvaient jouer parfaitement divers
personnages. Ils avaient des parleurs, ils avaient des muets; même des
gens paisibles, dont l’air tranquille et respectable éloignait toute
idée d’intrigues.

L’aîné, Joseph, élevé dans la somnolente Toscane, bien posé par un
mariage riche avec les Clary, de Marseille, avait cet air tranquille,
médiocre, qui donne confiance, qui dit qu’on ne hasarde rien, l’air d’un
presque honnête homme. Louis, le quatrième des frères, fort jeune, et de
figure mélancolique, pouvait aussi inspirer confiance. On a vu qu’à
Arcole il avait aidé à sauver Napoléon, qui le récompensa en tyrannie,
en honneur et en déshonneur de toute sorte. Louis, d’un esprit bizarre,
lent et rêveur, ce qu’expliquait sa mauvaise santé était né fort tard,
et quand Lætitia, ayant passé ses grands orages, déjà inclinait au
retour.

Mais à l’époque passionnée, au second, au troisième enfant, elle avait
eu deux rages en sens divers: l’une, Napoléon, son rêve d’ambition
titanique; l’autre, Lucien, créature discordante, où tout
tourbillonnait. Il naquit de l’envie et d’une situation fausse, de
l’idée saugrenue qu’il serait le vrai héros des Corses.

Napoléon, élevé en France, y était déjà avancé, général de brigade,
lorsque le vieux Paoli, revenu d’Angleterre à Ajaccio, vit Lucien, et
dans cet enfant précoce salua un jeune _philosophe poète_, lui fit
croire qu’il serait le vrai Bonaparte, remplirait le destin que l’autre,
devenu Français, avait manqué.

Ce rêve avorta. Lucien chassé bientôt de Corse avec sa mère, vécut à
Marseille d’une petite pension que la Convention accordait aux Corses
réfugiés. Simple commis d’abord et garde magasin, il avait épousé la
fille d’un aubergiste, puis s’était élevé à la place de commissaire des
guerres. Tel il se rappela à son illustre frère, au moment le plus mal
choisi, au moment où Napoléon, ayant levé le siège de Mantoue, se
trouvait sauvé par Castiglione et par Bassano. Napoléon, furieux de
cette parenté et de cette audace, écrit à son ami Carnot qu’on éloigne
au plus vite l’insolent de Marseille, qu’on le place à l’armée du Rhin.
C’était le perdre, ou à peu près. Mais Lucien para ce coup. Il n’alla
pas au Rhin, il se rendit en Corse, et là, par le nom de son frère il se
fit nommer député. Il fallait vingt-cinq ans, et il n’en avait que
vingt-quatre. N’importe. On passa là-dessus.

Napoléon, élevé par les prêtres, avait d’après lui-même conçu une
singulière idée, trop juste, de la nature humaine: Que plus on houspille
un homme, plus on l’outrage, plus il devient ami, s’il y voit intérêt.
Il avait agi ainsi avec Salicetti et d’autres, et ne s’était jamais
trompé. Il comprit que Lucien, ayant senti le talon de sa botte, serait
rentré dans son bon sens, et trouverait plus sûr, ne pouvant être son
rival, d’être son docile instrument. Il ne se trompa pas. Il rencontra
dans Lucien, un grand bavard, improvisateur solennel, qui semblait un
peu fou, une machine commode qu’on croyait une girouette sincère, et qui
(comme tel) pouvait soutenir tour à tour mille choses contradictoires.
D’ailleurs, pour antidote à Lucien, n’avait-il pas Joseph, doux et
calme, bien assis comme riche, et qu’on n’accusait pas d’appuyer
d’imprudents avis? Ces deux frères permettaient un jeu très variable.
Quand Bonaparte voulut, malgré le Directoire, que l’on autorisât la
messe et qu’on laissât tomber le décadi, cette proposition rétrograde,
il la fit faire, non par son frère Joseph, aristocrate, mais par Lucien,
son jacobin.

Généralement c’était Lucien qui avait l’honneur des propositions
patriotiques. C’est lui qui réclama pour la liberté illimitée de la
presse, c’est-à-dire pour les pamphlets contre le Directoire. Après
Fructidor, Lucien, plein de zèle pour la constitution de l’an III, veut
que l’on jure de lui être fidèle. Puis, arrivent des propositions
philanthropiques contre les impôts du sel et denrées de première
nécessité que la nouvelle guerre allait faire établir; et enfin, des
propositions difficiles à réaliser pour doter, pensionner les familles
des soldats.

Ce qui favorisa singulièrement les intrigues diverses des frères de
Bonaparte, ce furent les fluctuations qui agitèrent la France dans
l’hiver qui suivit Fructidor. Ce coup de Fructidor, qui stupéfia au loin
l’Europe, eut, de près, peu d’action; les douze déportés auxquels le
coup d’État s’était borné parurent si peu de chose, que les royalistes
étourdis frétillèrent toujours, comme ces mouches hardies, importunes,
qui vont autour de vous bourdonnant et piquant jusqu’à ce qu’on
s’éveille et les écrase. A Paris, dans certains cafés, les
_incroyables_, avec leurs costumes excentriques, avec leurs gros bâtons,
paradaient, prétendaient dicter les arrêts de la mode. Cela peu sérieux,
mais quand on songe que quelques jours plus tôt la Vendée était avec
eux, on comprend bien l’émotion du Directoire. Les soldats d’Augereau
étaient là, voulaient qu’on leur permît d’agir sur ces vaincus si
insolents. Certain soir, ils fondent sur eux et sur leur café principal,
se prétendent insultés, en blessent plusieurs. Chose odieuse, mais
d’utile retentissement, et qui n’aida pas peu à arrêter les
rassemblements royalistes dans les départements.

Par bonheur, la paix récente permettait de nombreux congés; beaucoup de
soldats qui rentraient dans leurs familles changèrent les choses de
face. Ils auraient pris sur les royalistes de vastes représailles, si le
Directoire, en maints départements, n’eût organisé des commissions
militaires dont les arrêts sévères ramenèrent les vaincus à la modestie.

En réalité, l’imprudente douceur de Fructidor n’ayant en rien brisé
l’insolence des royalistes, ceux-ci ne furent réellement réprimés que
par l’intervention de ces revenants redoutables, par la terreur des
soldats jacobins.

Mais on devait s’attendre à ce que ceux-ci, ayant rendu un tel service,
deviendraient exigeants, et, à l’époque prochaine des élections, s’en
rendraient hardiment les maîtres.

Ici, nous sommes obligé de caractériser au vrai les masses militaires
qui rentraient, et qui, ayant vaincu l’Autrichien au dehors et les
royalistes au dedans, rapportaient certes un vrai patriotisme et l’amour
de la république. Mais, parmi ces bons éléments s’en présentaient
d’autres aussi que la guerre et ses habitudes, ses désordres n’y avaient
que trop mêlés.

Lorsque Augereau, l’enfant du faubourg Saint-Marceau, vint à Paris, et
fut reçu du Directoire, il ne se montra pas couvert uniquement de
l’auréole d’Arcole et de Castiglione, mais grotesquement surchargé de
montres et de bijoux, si bien que le sévère Rewbell dit tout bas à la
Réveillère: «Quelle figure de brigand!» Augereau avait cru que ce
bizarre accoutrement, qui ne plut pas au Directoire, paraîtrait en
revanche à la foule, aux soldats, le vrai costume des héros d’Italie,
que beaucoup se représentaient chargés et surchargés de ces futilités
brillantes.

On ne songeait pas encore à se nantir de trésors plus solides. Il fallut
quelque temps, et l’adresse surtout des meneurs, pour rappeler qu’en 93,
la république avait promis des terres à tous ses défenseurs. Ces idées
d’avoir de la terre durent les prendre surtout lorsque tout le monde
parla de Babeuf et de son utopie. Très-peu acceptaient l’idée d’un
partage universel, mais beaucoup l’idée de favoriser les soldats en
récompense des services rendus dans la guerre. Cet espoir de lois
agraires et de distributions de terre du moins aux élus, à l’élite
guerrière, se répandit au moment même où le Directoire prétendait leur
assigner un autre emploi, _les donner comme gage de la rente_, des deux
tiers qu’on ne payait pas, mais qu’on voulait consolider sur la terre
non vendue. _D’autre part_, ce qui resterait de biens nationaux semblait
bien nécessaire comme _réserve de la guerre_ prochaine que l’Angleterre,
l’Autriche, allaient nous faire en appelant les Russes.

Mais qui pourrait donner cette fortune? quel, si ce n’est _le grand
Bonaparté_? (on prononçait ainsi pour que le nom fût plus retentissant).
Et, dans les poèmes insipides que Lucien faisait ou faisait faire
là-dessus, ce nourrisseur du peuple qui lui distribuera des terres, _le
grand Bonaparté_, rime toujours avec _Liberté_, dont il doit être en
même temps le sauveur.

Si quelqu’un, curieux, demandait plus d’explications au soldat revenu,
voulait savoir où Bonaparte prendrait tant de trésors, on lui riait au
nez, on disait: «Quelles sottes demandes!» On les faisait aussi quand il
partit pour l’Italie. Eh bien, il a trouvé de quoi nourrir le
Directoire, l’armée du Rhin, etc.--Et l’Italie, qu’est-ce? Peu de chose;
il a dit: «Qu’on ne m’en parle plus, qu’on la donne à l’Autriche! Je ne
m’occupe que de l’Orient!»

Mais l’Orient, qu’est-ce?--«_Les îles._ Et de là vient tout l’or du
monde, des Indes et de l’Égypte, de Saint-Domingue, etc. Est-il possible
d’ignorer cela, à votre âge?[76]»

  [76] Mon père a entendu cent fois ces redites au courant de la
    conversation.




CHAPITRE III

COMMENT BONAPARTE ÉLUDE L’EXPÉDITION D’ANGLETERRE, ET PRÉPARE CELLE
D’ÉGYPTE.--97-98.


Ainsi Bonaparte renonça à la grande succession de Hoche à la périlleuse
aventure d’Angleterre, où tout le monde le croyait engagé. Le passage
était incertain, dangereux, mais non pas impossible, puisque Humbert le
franchit peu après.

La difficulté était grande de tromper l’attente universelle. Il visita
les ports, la côte; ce fut tout.

Ce qui permit en partie ce singulier revirement, et porta les regards
ailleurs, ce fut la crise de Prairial. Les jacobins, auxiliaires du
Directoire contre les royalistes, et l’aidant à les réprimer, deviennent
exigeants; ils réclament pour eux-mêmes les terres promises aux soldats.

Le Directoire n’était nullement ennemi des partis avancés. Il élargit
ceux des accusés de Grenelle qui étaient encore en prison; mais il ferma
les clubs où l’on professait ces partages, qui auraient empêché la vente
des biens nationaux, c’est-à-dire coupé les vivres à l’État.
Le Directoire, persistant à défendre tous les peuples qui
s’affranchissaient, devait s’attendre au renouvellement de la grande
guerre européenne. Ceux qui, dans ce moment, décréditaient les biens
nationaux et les mettaient à rien brisaient l’épée de la révolution.
L’Assemblée profita du droit qu’elle avait d’examiner les nouvelles
élections et de s’_épurer_ elle-même, comme le dirent Chénier et les
vrais patriotes. Elle cassa soixante élections de ces prétendus jacobins
dont le babouvisme réel eût désarmé la France et bien servi l’Autriche.

                   *       *       *       *       *

Il faut le dire aussi, un grand vent semblait pousser l’humanité, les
deux grandes nations, vers l’Orient.

La lassitude de l’Europe était extrême. L’Angleterre depuis 1760 avait
conquis le monde, ajourné toute idée, était appesantie sur l’Inde. La
France, à travers ses tragédies intérieures et son épopée militaire,
s’usait à l’œuvre illimitée de l’affranchissement universel. C’est à ce
moment de fatigue que le grand enchanteur lui montra l’inconnu, l’Asie,
l’Égypte, et le réveil d’un monde.

Ce n’était pas une conquête ordinaire, ouverte à la cupidité, mais
l’espoir fantastique, sublime, d’une résurrection.

Ce ne fut pas à la chaussée d’Antin, dans la petite maison de Joséphine,
rue Chantereine, aujourd’hui rue de la Victoire, que cette grande
entreprise se prépara, mais dans le Paris de la rive gauche, bien moins
distrait, plus imaginatif.

Ce Paris de la rive gauche offrait en descendant vers l’ouest tous nos
établissements militaires: Invalides, ministère de la guerre, et son
école, l’École polytechnique, ardent foyer d’enthousiasme alors, comme
était (en remontant vers l’est) l’École de médecine, et celle du Muséum
d’histoire naturelle. Ces écoles allaient fournir aux grandes guerres un
peuple de médecins, d’ingénieurs, de savants en tous genres.

Au centre siégeait l’Institut, jeune alors; il se glorifiait de compter
parmi ses membres l’habile prestidigitateur qui faisait mouvoir ces
ressorts.

A mi-côte de la montagne, dans la belle rue Taranne, étaient établis les
bureaux où toute l’expédition se préparait. Là venaient les militaires
et les savants. La rue Taranne, limitée d’un côté par la rue des
Saint-Pères, offre à l’autre bout, au coin de la rue Saint-Benoît, la
glorieuse maison où l’Europe tout entière écouta Diderot, son oracle
encyclopédique[77].

  [77] La maison de Diderot n’existe plus. Elle vient d’être démolie
    pour élargir la rue, en faire un boulevard (boulevard
    Saint-Germain).

En tête de cette réunion, pour inspirer confiance, il y avait (chose
rare!) _un homme de cœur_ et qui en donnait à tout le monde, Caffarelli.
Il avait perdu une jambe dans les campagnes du Rhin, et il semblait le
plus actif de tous, le plus infatigable. L’armée, dans les batailles et
les déserts brûlants, voyait toujours marcher en tête l’héroïque jambe
de bois.

Les autres, au nombre de plus de cent, étaient pour la plupart de fort
jeunes gens. Fourier, l’illustre auteur du livre de _la Chaleur_,
l’élève favori de Lagrange, était l’homme complet, dont les aptitudes
diverses répondaient à tous les besoins. Savant et érudit,
administrateur, écrivain à la fois sévère et éloquent, à lui, comme au
plus digne, revint la première place, celle de _secrétaire perpétuel de
l’Institut d’Égypte_. C’est à lui que Kléber donna l’idée du grand
ouvrage qui résume l’expédition.

Il y avait, en outre, une foule d’hommes laborieux, comme Jomard, qui
épousa l’Égypte, et qui, non seulement sous Bonaparte, mais tout autant
sous Méhémet-Ali, couva l’Afrique avec une ardeur persévérante, prêta
son appui aux enfants qu’elle envoyait et ses soins aux travaux dont
elle était l’objet. Il fut pour beaucoup dans les voyages si instructifs
des Caillaud, des Caillé...

A ces savants ajoutez la foule des médecins, chirurgiens, ingénieurs,
administrateurs attachés à l’armée. Bref, la colonie était une ville, la
fleur de Paris, de la France. Et cette France avait deux pôles qu’on
trouve ensemble rarement. L’imagination inventive (Geoffroy
Saint-Hilaire), et le jugement fécond autant que ferme dans Fourier.
Bref, le dix-huitième siècle au complet, et l’Europe elle-même
merveilleusement représentée.

Une telle création, c’est un être qui a en soi toute condition de
s’achever, d’agir, et qui fatalement agit de manière ou d’autre.

Aussi, malgré le grand obstacle d’une guerre européenne qui approchait,
l’expédition fut lancée.

La Réveillère s’y opposait, il offrit à Bonaparte sa démission. En vain.

Lui-même avait créé une telle puissance qu’elle l’entraînait. Après
avoir reculé pour l’Angleterre, aurait-il pu reculer pour l’Égypte?




CHAPITRE IV

CONQUÊTE DE L’ÉGYPTE.--DÉSASTRE DE LA FLOTTE.--EFFORTS DES FRANÇAIS POUR
RÉVEILLER L’ÉGYPTE PRIMITIVE.


Bonaparte, en 96, avait dit de l’Italie: «Il faut y faire la guerre de
bonne heure, non point en été.»

Et, en 97, il allait engager l’armée par la chaude saison dans ce
terrible four, l’Égypte!

Quelle armée! non pas seulement l’armée d’Italie, un peu faite sans
doute à la chaleur, mais une armée composée en partie des divisions du
Rhin, comme celles de Kléber et de Desaix, divisions nullement
acclimatées et qui venaient du Nord.

Ni les Anglais, ni les Français sensés ne pouvaient croire qu’en cette
saison, il pensât à l’Égypte, d’autant plus que l’inondation qui allait
venir rend impossibles pendant quelque temps les mouvements militaires.

Kléber était convaincu que l’armée allait en Angleterre. Et c’est pour
cela qu’il consentait à suivre Bonaparte; il lui dit: «Si vous voulez
jeter un brûlot dans la Tamise, mettez-y Kléber. Vous verrez ce qu’il
sait faire.»

De même, les Anglais songeaient si peu à l’Égypte que, sauf le blocus de
Cadix qu’ils faisaient, ils laissèrent toutes leurs grandes forces dans
la Manche. Pour observer, pourtant, Nelson et trois vaisseaux furent mis
entre la Provence et l’Espagne, où la tempête les avaria fort. De sorte
que la mer, absolument déserte, donna libre carrière au départ de
l’expédition.

Trente-six mille soldats, six mille matelots étaient sous les armes sans
rien savoir de leur destination, sinon qu’ils étaient «l’aile gauche de
l’armée d’Angleterre.»

L’expédition avait été décidée le 5 mars. Six semaines suffirent pour
réunir les éléments de cette grande entreprise. Chose qui semblerait
incroyable si les hommes qui devaient en faire partie n’eussent été pour
la plupart organisés d’avance.

On partit le 20 mai 98 (1er prairial).

On suivit lentement la Sardaigne pour attendre Desaix, que les affaires
de Rome avaient mis un peu en retard. Il avait fallu prendre, réaliser
tout ce qu’on put dans Rome. C’était là, comme je l’ai dit, la faiblesse
de cette armée. Elle était toujours dans la fièvre des espérances
exagérées que donnait Bonaparte. Comme au début de la guerre d’Italie,
il s’adressait cyniquement à la cupidité. Dans sa proclamation, il leur
rappelle la misère où il les reçut, il y a deux ans, et tout ce qu’avec
lui, ils ont trouvé en Italie. Dans la guerre actuelle, ils trouveront
mieux, et «chaque soldat, au retour, _aura de quoi acheter six arpents
de terre_.»

Ces rêves, ces promesses ne répondaient que trop à la fermentation que
les désordres d’Italie avaient laissée en eux. Beaucoup trompaient par
le jeu l’ennui, l’oisiveté de la mer. Plusieurs jouaient la comédie, des
proverbes qu’ils faisaient eux-mêmes sur leurs prochaines aventures,
conquêtes, enlèvements de femmes, délivrances de captives, etc.

Le Directoire croyait que l’armée allait droit en Égypte, ce qu’elle
aurait dû faire pour prévenir un peu l’été, l’inondation. En passant
devant Malte, Poussielgue et des agents français qui y avaient été
firent valoir les avantages très grands, et évidents d’une telle
conquête, si près de l’Italie et sur la route d’Égypte. Bonaparte y
employa un mois, cet unique mois de faveur que la fortune lui laissait.
Il eût pu y trouver sa perte. Dans l’encombrement prodigieux de tant de
bâtiments de transport, d’embarcations telles quelles qu’on avait
ramassées, ce qu’on avait de navires de guerre n’eût pas suffi à
protéger l’expédition d’une attaque. Elle eût péri en pleine mer[78].

  [78] L’escadre était de 14 vaisseaux de ligne. Elle portait 36 000
    hommes.

Quelque admirable qu’ait été cette prise de Malte, ce fut une faute.
Nelson, nous côtoyant et même une fois se trouvant à six lieues de nous,
aurait pu nous atteindre. Heureusement il alla à Naples, à Alexandrie,
en Chypre, partout, sans avoir l’adresse de nous joindre. S’il l’avait
fait pendant notre débarquement à Alexandrie, qui fut long et pénible,
troublé par un vent fort, il nous mettait au fond de l’eau.

Bonaparte, ce joueur si heureux et si hasardeux, eut alors,
dit-il lui-même, un moment d’angoisse, et dit à la Fortune:
«M’abandonneras-tu?»

Elle ne le fit pas. Mais sa fatale imprévoyance n’en fut pas moins punie
d’autre manière. Arrivant si tard dans la saison, et retardé, en outre,
par l’occupation d’Alexandrie, il partit de cette ville et s’engagea
dans le pays avant d’avoir fait le sondage du port. On crut qu’on ne
pouvait y abriter la flotte, et on la conduisit au mouillage d’Aboukir,
où elle fut brûlée par Nelson. Ce mois, que Malte avait employé, lui eût
été bien utile en Égypte, où il lui eût donné le temps de prendre ce
renseignement indispensable pour la préservation de la flotte, et
assurer le retour. Jomard avoue lui-même que ce fut après le désastre
qu’on eut les plans, les cartes des sondages qui l’eussent évité[79].

  [79] Encycl. Schnitzler, art. _Institut d’Égypte_, t. XIV, p. 751.

                   *       *       *       *       *

Nos brillants exploits sont connus. On voit, par le chiffre des morts,
le petit nombre des nôtres en comparaison de ceux que perdirent ces
fameux cavaliers, les Mamelucks, combien ces batailles effrayantes par
leur _fantasia_ étaient différentes des batailles d’Italie. Mais,
d’autre part, comment les comparer aux faciles campagnes où les Anglais
de Clive, etc., ont défait des troupeaux indiens? Au total, le coup
d’œil de Bonaparte, la fermeté et le sang-froid des nôtres dans ces
grandes scènes méritent l’admiration qu’on leur a prodiguée.

Cela est raconté partout. Je ne m’y arrête pas. Seulement, je demande
comment les malheureux Égyptiens, tellement maltraités par leurs
maîtres, ne s’attachèrent pas mieux aux nôtres plus doux. Bonaparte leur
fit des avances uniques pour un vainqueur. Il leur rappela la tyrannie
des Mamelucks, qu’ils connaissaient trop bien. Il leur ramena enfin,
rendit à la liberté les esclaves que retenaient les chevaliers de Malte.
Il leur apprit que les Français avaient chassé le pape de Rome. Cela ne
les toucha point.

                   *       *       *       *       *

Une chose, à mon sens, plus curieuse que tous les combats pittoresques
qu’on a tant racontés, c’est notre entrée au Caire, le premier regard où
les vainqueurs et les habitants de cette ville immense s’observèrent, se
jugèrent.

Après ce grand effroi, et cette entrée si douce, l’étonnement aurait dû
être grand, et la reconnaissance. Les vainqueurs traversèrent en
souriant cette foule, et ne se montrèrent ennemis qu’aux Mamelucks, dont
ils pillèrent les palais. En quoi le petit peuple de la ville les aida
de grand cœur.

Nos Français, peu nombreux, étaient comme perdus au milieu d’une ville
de deux à trois cent mille âmes. Les rues étroites et sombres,
tortueuses, se fermaient la nuit par de solides portes de bois;
plusieurs même, coupées de bazars ténébreux, pouvaient, dans une
échauffourée, être de véritables pièges. La plus simple prudence
avertissait de s’en garder. Voilà donc que le général Dupuy, nommé
gouverneur de la ville, procède sévèrement à l’enlèvement de ces portes
séculaires, au grand chagrin de ceux qui y étaient habitués. De plus,
chaque propriétaire doit allumer à sa porte une lanterne la nuit. Grand
changement, peu agréable à une ville d’Orient. Plus de ténèbres. Les
rues, dès lors ouvertes aux chars retentissants, aux lourds canons de
bronze, ont perdu leur silence, ainsi que leurs mystères.

Les mesures sanitaires, si sages, semblaient une persécution.
L’éloignement d’un cimetière, chose si nécessaire après les ravages
terribles que la peste, en ce siècle, venait de faire, produisit une
émeute de femmes qui, avec le grand bruit, les tragédies de la douleur
orientale, vinrent, sous les fenêtres du général, étaler leur grand
nombre et leur deuil menaçant.

Les costumes équivoques de femmes toujours voilées étaient un vrai
danger, dans une ville si peu amie. On interdit les voiles. De là
grandes clameurs. Cependant ce qui montre l’utilité des précautions,
c’est que chez une dame, dénoncée par son intendant, on trouva des
armes, de la poudre, et force habits de Mamelucks. Cette dame en fut
quitte pour trois jours de prison et une amende.

Après un traitement si humain, et tant de marques de bonté, la joie des
musulmans pour notre désastre naval d’Aboukir semble une chose
monstrueuse, à faire douter de la nature humaine. Ils n’y virent qu’une
sentence de Dieu qui manifestement condamnait leurs vainqueurs.

Si pourtant, comme Bourrienne et autres l’ont dit, la principale cause
du malheur fut le dénûment de la flotte, qui n’avait point de vivres et
n’en recevait pas dans l’interruption des communications, on doit en
accuser l’indulgence de l’administration française, qui d’abord
n’organisa pas de moyens rigoureux assurer les routes et faciliter les
approvisionnements. Bonaparte a essayé en vain de rejeter le désastre
sur l’amiral. Tous deux furent indécis. Mais l’amiral le fut en partie à
cause de la répugnance honorable qu’il avait de quitter l’Égypte,
d’abandonner l’armée et d’éloigner la flotte.

Le salut de l’armée, autant que la bonne police du pays, demandaient un
ordre sévère et régulier. On voulut exiger que les propriétaires de
biens-fonds, de maisons, montrassent leurs titres, expliquassent s’ils
possédaient par achat ou par héritage. Chose fort difficile en pays
musulman, et fort embarrassante pour les grands, les héritiers des
maîtres du pays, qui ne possédaient que par violence, usurpation. On
créa, pour cet examen, un divan de six musulmans et six cophtes, auquel
pour chaque titre on payerait deux pour cent de la valeur.

Depuis les temps les plus antiques, les maisons des villes, et même les
boutiques, ne payaient rien. Jusque-là tout retombait sur les campagnes,
sur les pauvres fellahs, sur les laboureurs seuls, sur le travail et sur
la terre. L’impôt des campagnes, des paysans égyptiens, se levait par
des cophtes, Égyptiens eux-mêmes, à qui les Mamelucks en donnaient la
commission. Mais nos Français, chose nouvelle, ordonnèrent que les
maisons des musulmans et autres habitants des villes payassent tribut
comme les champs des fellahs. La perception se fit de même par les
percepteurs cophtes ou égyptiens. Ceux-ci, méprisés jusque-là comme une
race inférieure, vinrent, dans chaque maison, s’informer et enregistrer,
ce qui semblait une mortelle injure aux races jusque-là souveraines.

Les cophtes, et même les juifs, se sentant protégés, se relevèrent un
peu, ne montèrent plus des ânes, comme auparavant, mais des chevaux, et
portèrent des armes. Chose bien naturelle (contre les maraudeurs), mais
qui blessa fort les Arabes, les musulmans en général; ils ne
supportèrent pas cette odieuse égalité. Encore moins, se résignèrent-ils
quand ils virent ces cophtes, comme agents de l’autorité, exercer sur
eux-mêmes, sur tous, la contrainte, les sévérités qu’ils n’osaient
jusque-là appliquer qu’aux fellahs seuls, emprisonnant ceux qui ne
payaient pas.

L’orgueil musulman se cabra, s’autorisant de prétextes religieux; par
exemple, de la vente du vin, contraire à l’islamisme, mais qu’on ne
pouvait défendre à nos soldats. Quoi qu’on ait pu dire là-dessus, quand
je vois les musulmans plus tolérants ailleurs, je ne puis m’empêcher de
croire que l’impôt et la faveur accordés aux cophtes qui levaient
l’impôt n’aient été la principale cause du mécontentement public.

Tout cela n’allait pas à moins qu’à la restauration du vieil élément
égyptien contre les étrangers (Arabes, Turcs, Mamelucks, etc.), élément
malheureusement déprimé depuis bien longtemps, mais qui se serait relevé
avec l’aide de la France.

On reprochait, du reste, à nos Français de servir la cause des opprimés
en général, de vouloir, par exemple (contre le Coran), que les filles
eussent une pari dans l’héritage paternel.

Si la renaissance orientale devait arriver, ce serait moins sans doute
par l’association des Européens avec les races guerrières, que par leurs
encouragements aux natifs du pays, bien autrement dociles que les Turcs
et les Arabes.

Un ingénieur, chargé par le pacha de restaurer beaucoup de vieilles
machines abandonnées, n’avait point d’ouvriers. Il prit, dit-il lui-même
à un de mes amis, il prit de ces fellahs, qui, en moins d’un mois, se
trouvèrent capables de l’aider et de travailler sous ses ordres.

Cette race rouge a été jadis l’élément civilisateur de la contrée,
élément alors fort énergique, puisqu’elle domina les races qui
l’entouraient, les jaunes, blanches et noires[80].

  [80] Voy. _les monuments de Ramsès II_, dans Champollion, Lepsius,
    etc.

Les efforts des Français pour établir une justice égale[81] semblaient
le commencement d’une rénovation, non de l’Égypte seulement, mais des
races laborieuses d’Asie. En général, les maîtres, Anglais et autres,
nous ont trop habitués à douter de la renaissance possible de l’Orient.

  [81] Pour tout ceci, j’ai suivi (outre nos sources françaises, si
    connues) deux narrateurs orientaux, intéressants et instructifs.
    L’un est le syrien _Nakoula_, au service de l’émir des Druses. Il
    passa trois années en Égypte pendant l’expédition (traduit par M.
    Desgranges, 1839). Il observa beaucoup. Il prétend que Bonaparte
    avait le bras droit plus long que le gauche (le gauche apparemment
    était rétréci sur la poignée de l’épée?).--L’autre est un ennemi de
    la France, un musulman du Caire (_Abdurrahman Gabarti_, trad. par
    Cardin, 1838). C’est un lettré qui, à douze ans, savait tout le
    Coran par cœur. Son ouvrage se répandit, et fut estimé, puisque le
    sultan Sélim III le fit traduire en turc. Il est assez curieux,
    surtout comme représentant des préjugés natifs, même chez un homme
    cultivé. Il est partout malveillant, mais généralement d’une
    malveillance contenue, timide. Avec tant de moyens de s’informer, il
    étonne parfois par ses méprises et ses ignorances. Il croit par
    exemple que si, chez nous, les filles héritent, c’est que la loi ne
    donne rien aux mâles et les exclut de la succession. Son livre est
    curieux comme le témoignage forcé d’un ennemi sur la douceur
    singulière de la conquête française et les égards, même imprudents,
    des nôtres pour les musulmans. Il dit entre autres choses que les
    Français, entrant au Caire, avaient d’abord demandé que tous
    livrassent leurs armes; mais le peuple disant que c’était un
    prétexte pour entrer dans les maisons et piller, les vainqueurs y
    renoncèrent et leur laissèrent leurs armes, qu’ils employèrent peu
    après contre nous. (Gabarti, page 28.)

    Le consul anglais, M. Paton (1863) est bien plus Turc que les Turcs.
    Il ne cite de Gabarti que ce qui est contre nous, ne donne point les
    nombreux passages où le musulman avoue l’extrême douceur de la
    conquête. Il feint de croire que l’Égypte était vraiment encore au
    sultan, qui alors, dépossédé par les Mamelucks, n’osait y envoyer
    qu’un pacha annuel, lequel ne s’y montrait pas, et n’y était l’objet
    d’aucun hommage. M. Paton est parfois un peu étrange, il croit que
    la musique française est d’origine arabe (p. 210). Il affirme que la
    mer Rouge n’offrira jamais aucun avantage pour la navigation.
    (Paton, I, 229.)




CHAPITRE V

RÉVOLTE DU CAIRE, 21 OCTOBRE 98.--LA RÉNOVATION DE L’ÉGYPTE.


Si le Bonaparte d’Égypte eût été celui d’Italie, c’est-à-dire d’une
prévoyance, inquiète et sévère, il eût senti que le désastre d’Aboukir
ferait perdre la tête aux Musulmans, leur rendrait un orgueil insensé,
et qu’ils méconnaîtraient la vraie situation. Elle n’était pas mauvaise
en elle-même, malgré la perte de notre flotte. Bonaparte ne pensait pas
à retourner de sitôt, il avait dit qu’il voulait se fixer en Égypte.
C’est un fort bon pays, et qui, par les travaux que l’on faisait,
pouvait nourrir le double, le triple d’habitants. Qui le pressait
d’ailleurs, et qu’avait-il à craindre? Ni les Anglais ni les Turcs, à
coup sûr, avec une telle armée. Il devait souhaiter plutôt que les
Anglais eussent la témérité de débarquer.

Quant aux Égyptiens, on les craignait si peu, que, même au Caire, où
leur nombre les rendait dangereux, on leur avait laissé leurs armes. Ce
qu’on avait à craindre, c’était leur ignorance et l’orgueil musulman qui
pouvait leur faire faire à leurs dépens une inepte équipée.

Comment Bonaparte, défiant toujours, même cruel en Italie, ne vit-il pas
cela?

Il voulait à tout prix gagner les Égyptiens, et de l’Égypte se faire un
point d’appui pour ses entreprises ultérieures. Cette politique
intéressée était d’accord avec les dispositions de nos Français pour ces
peuples enfants à qui ils croyaient plaire en se montrant hôtes aimables
et bons camarades. Dans le narrateur musulman, Gabarti, quoique si peu
ami, on voit parfaitement la facilité des nôtres, leur empressement
bienveillant. Certain capitaine, dit-il, voulait que ses soldats
marchassent par la ville sans armes. Il avait pris pour femme une
Égyptienne du Caire. Son drogman avait été esclave à Malte et délivré
par nous. Ce drogman tenait un café où l’on chantait à la française. Le
capitaine y venait lui-même avec sa femme, et ce fut lui qui engagea les
musulmans à faire les illuminations et les réjouissances accoutumées
pour leur fête populaire d’Hussein[82].

  [82] Gabarti, p. 72.

Les chefs de l’expédition donnaient l’exemple de la confiance. Le génie
militaire ne se pressait nullement d’élever autour du Caire les
citadelles qu’on avait projetées. Et le génie civil, occupé des travaux
du Nil et de tant d’autres d’utilité publique qui auraient donné au pays
une face nouvelle, avait besoin que, sur cela surtout, on consultât les
hommes du pays. Cette nécessité dût conduire Bonaparte à appeler autour
de lui une sorte de représentation de l’Égypte entière. Au 1er octobre
98, on réunit les envoyés des quatorze provinces, et pour la première
fois, l’Égypte fut, si l’on peut dire, évoquée, consultée sur ses
intérêts. Dans cette détermination, on reconnaît la supériorité de ceux
qui entouraient, conseillaient Bonaparte, cette admirable élite où
figuraient les Berthollet, les Monge, et celui que Bonaparte, plus tard,
a nommé au premier rang parmi les fondateurs et législateurs de l’Égypte
nouvelle, Caffarelli.

Ce grand homme, déjà illustre dans la guerre et dans la science, général
du génie, et membre de l’Institut de France, quoique mutilé, continuait
sa carrière militaire. C’était un officier de Kléber, dont il avait
l’esprit héroïque, pacifique à la fois. Par son amour du bien, et ses
vues de réforme universelle, Caffarelli ressemblait à Vauban. Rien ne
lui était étranger. Larrey et Desgenettes nous disent qu’à sa mort il
était occupé des améliorations de la chirurgie militaire.

Cependant, en dessous un mauvais esprit circulait. La confiance
uniquement accordée aux anciens Égyptiens, nous valait la haine des
autres races. Ce fut cette ancienne Égypte qui, par un cophte, président
du tribunal civil, eut l’honneur de parler, et d’ouvrir l’assemblée.

Bonaparte croyait se concilier les musulmans, les turcs, les arabes, en
les invitant à nos fêtes. A celle de la république, on vit exposés aux
regards le Coran et les droits de l’homme. Mais les musulmans ne se
laissaient point séduire. Ils virent avec déplaisir les Français
assister à leurs fêtes. Ils en ajournaient certaines, sans doute les
plus solennelles, ne voulant les célébrer _qu’après notre départ_. Mais,
dit l’historien oriental, Bonaparte en fut averti _par un traître_, et
il fit lui-même avec pompe les fêtes nationales du Nil et du Prophète;
il s’y rendit, y assista jusqu’à la fin[83].

  [83] Gabarti, p. 39.

Cette marque de respect pour les croyances musulmanes, fit dire aux
Anglais et aux Mamelucks que les Français sentaient leur faiblesse et
bientôt quitteraient l’Égypte. L’Angleterre avait réussi à former contre
nous une coalition nouvelle, elle y entraîna la Russie, puis la Porte.

On fit bientôt circuler un prétendu manifeste du sultan. Lui à qui les
Mamelucks ne payaient rien qu’un hommage stérile, lui qui n’osait
envoyer en Égypte qu’un pacha nominal, qu’il changeait chaque année, on
le faisait parler en maître de l’Égypte. La proclamation, du reste
habile, désignait la France comme ennemie de toute religion. Elle
faisait parler le Directoire, prêtait à nos Directeurs des conseils
perfides, astucieux, et, par une insigne calomnie, elle leur imputait le
projet de détruire les villes saintes, la Mecque, Médine, Jérusalem.
Elle finissait par la promesse d’une armée turque, et par l’appel aux
armes.

L’ignorance où la plupart des nôtres étaient des langues orientales
permit à la proclamation de circuler. Même sans dissimuler rien, du haut
des minarets, les appels à la prière devenaient des appels à la révolte.
Mais rien ne fut plus décisif que l’enquête faite par le gouvernement
pour établir un cadastre régulier de toutes les propriétés (seul moyen
pourtant de mettre quelque justice dans la répartition de l’impôt). On
voit dans la Bible combien ces opérations, même les plus simples, les
dénombrements, sont maudits du peuple, et réprouvés de Dieu.

Les grands propriétaires, quoique les plus atteints, ne se mirent pas en
avant, mais réussirent à animer, soulever les petits, c’est-à-dire
justement ceux à qui l’égalité, l’équité de la répartition auraient
profité.

Dans la nuit du 29-80 vendémiaire, an VII (20-21 oct. 98), les dévoués
se concertèrent. Il y avait les chefs naturels du peuple, trente cheiks,
mais de plus les émissaires des Mamelucks; enfin nombre de fanatiques,
de cette populace qui partout vit des églises. Il fut convenu qu’au
matin on empêcherait l’ouverture des boutiques pour qu’une foule allât
protester contre l’enregistrement.

On se porta chez le cadi, homme fort respectable, pour lui faire appuyer
la réclamation. Sur son refus, on assomma ses gens, on pilla sa maison.
On essaya aussi de piller le couvent grec, qui heureusement se défendit.
On poignarda sans pitié une malheureuse caravane de vingt malades ou
blessés dont l’escorte avait été en route attaquée par des Arabes. Même
avant, on avait massacré tout ce qui était dans la maison du général du
génie Caffarelli. Il n’y était pas. Mais on trouva là tous les précieux
instruments des sciences, appareils de chimie et de physique, télescope,
etc., mille choses précieuses, impossibles à remplacer (la mer se
trouvant fermée), impossibles à suppléer, sinon par des efforts
incroyables d’invention. Le fanatisme avait trouvé là son véritable
ennemi, la science, et il ne l’épargna pas, sentant d’instinct tout ce
qu’il a à craindre d’elle et de la vérité.

Le général Dupuy, commandant de la place, haï pour sa sévérité, s’étant
dès le commencement engagé dans la foule, avait été tué par une lance
improvisée (faite d’un couteau) qui lui coupa une artère.

Le Trésor, qu’on attaqua ensuite, était heureusement gardé par un corps
invincible, les grenadiers de la fameuse 32e demi-brigade.

L’Institut d’Égypte, sans garde militaire, et dans un lieu fort exposé,
se défendit vaillamment lui-même; ces savants, jeunes la plupart, se
préparaient à une lutte désespérée, lorsque la foule, d’elle-même, prit
une autre direction.

Bonaparte était absent, mais à peu de distance. Quand il rentra, il
trouva déjà trois portes fermées et inaccessibles. Que serait-il arrivé,
si les Arabes du voisinage, dont plusieurs étaient, dit-on, envoyés par
les Mamelucks, par Mourad-Bey, s’étaient mis de la partie? Le pillage
eût commencé d’être l’affaire principale. Le quartier des juifs, des
grecs, des cophtes pendant une heure fut dévasté. L’argent, les bijoux,
les femmes, tout était de bonne prise pour ces prétendus fanatiques. Le
vaillant général Bon, heureusement, prit le commandement, balaya à coups
de fusil les rues principales, refoula la masse dans un seul quartier.
Quinze mille, et les plus exaltés, se jetèrent dans la grande mosquée,
jurèrent de s’y défendre. Bonaparte, qui arrivait, mit du canon à
l’entrée des rues principales, de manière que le centre fût environné,
assiégé.

Cependant, vers le soir, les rebelles ne bougèrent plus, attendant
probablement les secours qu’on leur avait promis, et que leurs
émissaires allaient chercher. De son côté, Bonaparte, ne pouvant enfiler
par le boulet les rues tortueuses, étroites, avait à minuit monté une
batterie sur une hauteur qui dominait tout et qui n’était qu’à cinquante
toises de la grande mosquée.

A l’aube, les quinze mille qui s’y étaient concentrés et voyaient entrer
en ville une foule de pillards arabes, se croyaient forts, sans
apercevoir qu’ils avaient la mort sur leur tête. Ils ne s’en doutèrent
que quand ils virent un obus tomber dans la mosquée, et d’autre part les
grenadiers en fermer toutes les issues, de sorte qu’il n’échappât
personne. Sous les obus, la mosquée fut bientôt percée à jour, et tout
le quartier environnant ne fut plus que ruines.

Bonaparte avait reçu avec une bonté sévère le divan des cheiks, qui
demandaient grâce pour la ville. Quoique fort irrité par la mort d’un de
ses aides de camp, un Polonais plein de mérite, il donna ordre aux
batteries d’en haut de cesser le feu, et même consentit que les cheiks
allassent demander aux désespérés de la mosquée s’ils voulaient se
rendre. Ils ne répondirent qu’à coups de fusil.

L’arrivée de Kléber, venu d’Alexandrie au Caire pendant l’action, prouva
aux habitants que les côtes étaient toujours au pouvoir des Français.
D’autre part, les Mamelucks de Mourad, contenus par Desaix, n’avaient
pas pu descendre du midi, ce qui avertissait la ville que, ni d’en haut,
ni d’en bas, elle n’avait à attendre de secours. Cela n’empêcha pas
qu’au faubourg des bouchers, ces gens qui sont souvent sous l’ivresse du
sang, s’acharnèrent à combattre à l’aveugle. De plus, à la grande
mosquée, plusieurs, étant montés sur les balustrades intérieures qui
tournent autour de l’édifice, continuaient de tirer, de tuer.

Jamais en pays musulman, on n’avait vu, après un traitement si doux et
si humain, une révolte si acharnée, sans cause. Aussi, d’une part, nos
soldats qui avaient perdu beaucoup des leurs; d’autre part, les cophtes
et les juifs, dont les musulmans avaient pillé les maisons, outragé les
familles, demandaient une forte répression. En vain. Le général fut
inflexible. Il accorda très peu aux vengeances les plus légitimes. On ne
vit point les grandes mitraillades de Lyon en 93, ni celles des villes
indiennes en 1857.

Le parti méthodiste qui dirigea celles-ci, et à qui les Anglais
eux-mêmes reprochent d’avoir mis huit cents hommes par jour à la bouche
du canon, ce parti fanatique, que l’orgueil exaspérait d’ailleurs, ne
pouvait pas trouver de supplices suffisants. Au contraire, Bonaparte,
qui, dans la guerre ménageait si peu l’homme, fut ici modéré autant
qu’on pouvait l’être en ce pays. Dans les lettres qu’il écrivait au
loin, au général Reynier, par exemple, qui était sur la côte, il croit
utile d’exagérer sa sévérité. Il lui dit que l’on coupe trente têtes par
jour. Son secrétaire Bourrienne, qui écrivait les ordres, dit douze
seulement.

Le consul anglais, M. Paton, est admirable ici. Il prétend qu’au second
jour de la révolte, les musulmans, entrant dans la grande mosquée pour y
faire leurs prières, _furent étonnés_[84] de la voir occupée, profanée
par nos soldats qui y campaient. Et qui donc l’avait profanée plus que
ceux qui avaient pris ce lieu pour champ de bataille, pour fort de la
révolte, et qui l’avaient si abondamment trempé de sang humain?

  [84] Paton, t. I, p. 189.

Je ne crois pas qu’il n’ait péri que trois cents Français. Ce ne fut pas
ici comme aux Pyramides et autres grandes batailles où l’ordre et la
discipline sont une protection. Ici, dans cette guerre de rues et dans
les embuscades de ruelles, passages, etc., l’avantage est aux foules.
Nakoula, le Syrien, prétend que nous perdîmes deux mille hommes[85],--et
quels hommes! tous précieux, si loin de la patrie,--et plusieurs
éminents par le courage, la science, irréparables!

  [85] Nakoula, traduit par Desgranges, 1839.

Nos savants s’exposèrent beaucoup. Dans la grande mosquée, un lieu si
dangereux, où les feux d’en haut et d’en bas se croisaient, on vit
l’orientaliste Marcel, chef de notre imprimerie orientale, se hasarder,
risquer mille fois la mort, pour atteindre et sauver un précieux
manuscrit.

Ceux qui pourraient douter de la modération de la répression n’ont qu’à
lire dans notre ennemi Gabarti l’étonnement que le pardon causa. «Les
habitants se complimentèrent, et personne ne pouvait croire que cela pût
se terminer ainsi[86].»

  [86] Gabarti, p. 48, 60.

L’étonnement fut plus grand encore, lorsque, peu de jours après, par une
noble hospitalité, «les Français ouvrirent la bibliothèque publique,
qu’ils venaient de fonder dans une belle maison qu’un des tyrans (sans
doute un Mameluck) avait construite de ses vols. Les Français (_qui tous
savent lire_), ouvraient la bibliothèque à dix heures, recevaient
poliment les musulmans et les faisaient asseoir. Ils leur montraient des
cartes, des figures d’animaux, de plantes, des livres d’histoire, de
médecine, des instruments de mathématiques et d’astronomie. Près de là
était la maison du chimiste, avec la machine électrique; puis la maison
du tourneur, et des instruments pour cultiver la terre avec moins de
fatigue.»

Les temps qui suivirent furent fort calmes, et le Caire reprit même un
grand aspect d’activité[87]. Les forteresses qu’on avait projetées
s’élevèrent autour de la ville sous la direction active de Caffarelli.
Des exécutions méritées sur des Arabes du voisinage, la destruction
complète d’un de leurs villages, rendirent les routes plus sûres et
firent l’effroi de ces pillards si dangereux dans la banlieue d’une
telle ville.

  [87] Si l’on veut savoir ce que fut l’occupation française, il faut
    consulter Gabarti. Quelle que soit sa malveillance, il avoue (p. 71)
    que les Français fusillèrent un des leurs qui avait outragé une
    femme et trois autres Français pour s’être introduits dans des
    maisons.--On se défiait non sans cause des Barbaresques qui
    passaient par le Caire pour aller à la Mecque; on en retint
    quelques-uns comme otages, mais au départ, on leur fit des présents.
    Lisez, encore dans Gabarti, les égards des Français, pour les
    musulmans aux fêtes du renouvellement de l’année pendant le ramazan
    et le baïram, où les boutiques sont ouvertes la nuit. Les musulmans,
    comme à l’ordinaire, allèrent, le jour, à leurs cimetières et
    visitèrent leurs morts. Les Français défendirent à la population
    chrétienne d’indisposer les musulmans en mangeant et buvant dans les
    rues et de blesser leur orgueil en portant comme eux des turbans
    blancs. Ils firent suivre la tournée du chef de police par un corps
    de cavalerie française. Ce n’est pas tout: nos officiers supérieurs
    complimentèrent les grands de la ville au sujet de la fête. Ils les
    invitèrent, et, pour les mieux recevoir, prirent des cuisiniers du
    pays. (Gabarti, p. 77-87.)

En même temps, Bonaparte rendit au Caire, et à l’Égypte le grand et le
petit divan, qui constituaient pour eux une sorte de représentation
nationale, et qui, en effet, dans mille choses locales pouvaient seuls
bien guider l’administration des Français. Ce fut, dit-on, chez les gens
du pays, une joie universelle et très vive; plusieurs se félicitaient,
s’embrassaient dans les rues. Chose assez naturelle. Car, sans exagérer
la puissance réelle de cette magistrature, elle pouvait du moins porter
de la lumière dans les affaires, empêcher bien des malentendus.

Ceux qui n’estiment les choses que par l’argent, riront (non sans mépris
de la simplicité française), quand ils liront dans une note authentique
de Bonaparte, écrite par lui-même et recopiée par Bourrienne, qu’en
douze mois l’Égypte entière, en y comprenant même l’exaction sur les
Mamelucks, nous rapporta seulement douze millions et cent mille
francs[88]!

  [88] Quelle pitié! un seul juge de Calcutta, le président du tribunal
    suprême, nommé pour douze années, recevait, on l’a vu, par année
    quinze cent mille francs. (Mill et Wilson.)




CHAPITRE VI

SUEZ ET LE VIEUX CANAL DES PHARAONS.--LES ROMANS DE BONAPARTE.--INVASION
DE LA SYRIE.--1798-1799.


Le Nil, dans l’ancienne langue de l’Égypte, est un nom féminin. Il est
la véritable Isis, et la mère de l’Égypte qui a produit et nourrit la
contrée. Depuis les pharaons, les maîtres qui s’y sont succédé se sont
tous montrés étrangers, illégitimes, usurpateurs, en négligeant ce vrai
dieu du pays. Le signe auquel les natifs durent reconnaître le caractère
légitime de notre conquête ce fut le soin, les travaux que les nôtres
accordèrent au Nil. Nos ingénieurs Girard, Lepère, etc., s’occupèrent
activement des digues, des canaux qui pouvaient assurer et régulariser
son cours. Ils songèrent à l’étendre, à renouveler le beau monument du
pharaon Néchao, le canal qui faisait communiquer le Nil et la mer Rouge,
canal si utile au commerce, et qui semblait le trait d’union entre
l’Égypte et l’Arabie, la mer des Indes et le haut Orient.

Le monde musulman, qui n’avait pas tout cela écrit au cœur comme les
vrais Égyptiens, et qui ne comprenait du Nil que ses bienfaits, devait
pourtant être frappé d’un tel gouvernement. Il l’était moins de
l’entourage des sciences, des savants de l’Europe qui créait ces
miracles que du jeune sultan qui les ordonnait, de ce jeune homme si
réservé qui pourtant présentait dans ses audiences une figure toujours
souriante[89]. On en fit la remarque lorsque le sérieux Kléber lui
succéda.

  [89] Gabarti, p. 132.

Pendant six mois au moins, Bonaparte, tenant l’Égypte par ses admirables
lieutenants, Kléber au nord et Desaix au midi, au centre avec Caffarelli
et l’institut d’Égypte, étonnant tous par sa sagesse, paraissait aux
Égyptiens un pharaon, aux musulmans un autre Salomon, ou un descendant
du Prophète. Tous s’inclinaient, et n’étaient pas loin de le croire
quand il disait: «Ne savez-vous pas que je vois les plus secrètes
pensées?»

Qui eût cru que ce sublime acteur fût le même Bonaparte, si intrigant en
France, si double en Italie? N’importe, nous l’admirons dans cette année
d’Égypte. Les très grands comédiens sont tels parce que tout n’est pas
feint dans leur jeu[90]. Je crois en outre que sa vive nature,
électrique par moments, put s’assimiler, s’harmoniser à la société où il
vivait, société de tant d’hommes éminents, bienveillants, pleins d’une
sympathie admirable pour le pays qu’ils espéraient régénérer.

  [90] Bonaparte juge de même ce moment de sa vie: «Ce temps que j’ai
    passé en Égypte a été le plus beau de ma vie; car il en a été le
    plus idéal.» (Mém. de madame de Rémusat, t. I, p. 274.)

Toutefois, il était trop mobile pour aller ainsi jusqu’au bout. Pour que
ce grand respect des natifs fût durable, pour que la haine qui s’y
mêlait au cœur des Musulmans se tût, il eût fallu une suite, une
conséquence qui n’étaient pas dans sa nature. Même lorsque son intérêt,
sa politique lui conseillaient le plus d’être harmonique, il discordait,
il détonnait.

Les musulmans, si graves, et, malgré leur barbarie, si fins pour
certaines nuances, le sentirent parfaitement. Et plusieurs (ce qui nous
semble sévère,) le jugèrent, sur ces dissonances, faux et menteur en
toute chose. Cela n’était pas. Il avait un penchant réel pour les mœurs,
les idées d’Orient.

Il eut même un instant l’idée de s’habiller à la turque. Mais il était
petit; cela lui allait mal, il y renonça.

Plusieurs soldats et officiers avaient pris femme en Égypte. Le général
Menou alla plus loin, et, pour faire un mariage d’amour, abjura, se fit
musulman. A ce sujet, Bonaparte dans ses lettres, parlant de Mahomet,
écrivait à Menou: «Notre Prophète.» Il avait promis de bâtir une grande
mosquée, et donnait même aux musulmans des espérances pour la conversion
des Français.

On crut qu’il aurait un sérail. Il n’avait pas de bonnes nouvelles de
Joséphine, fort légère à Paris. Si bien qu’on lui présenta plusieurs
femmes musulmanes. Il les trouva trop grasses, dit-il, ou plutôt
craignit les plaisanteries. Il les renvoya, mais pour donner un pire
scandale. Il prit ostensiblement pour maîtresse une jeune Française,
femme d’un de ses officiers, dont il éloigna le mari de l’Égypte. On la
voyait avec lui cavalcader, caracoler sur les promenades du Caire.
Scandale impolitique, qui devait choquer la gravité musulmane, et
montrer par un côté de légèreté étourdie le héros, le demi-prophète.

Vers la fin de 98, la fatigue, l’ennui l’avait pris, dit Bourrienne. Il
alla voir Suez, où il diminua les droits de douane, échangea une
correspondance avec le chérif de la Mecque pour rétablir l’ancien
commerce. Il reconnut le canal de Néchao qui unissait le Nil à la mer
Rouge; il méditait de le rétablir. Mais à ces vues si sages se mêlaient
beaucoup de vains songes, de velléités imaginatives. Il passa, à la mer
basse, en Arabie, pour voir à trois lieues de là, ce qu’on appelait les
sources de Moïse. Il écrivit aux Indes, à Tippoo-Saheb (une lettre qui
ne parvint pas), pour qu’il pût s’entendre avec lui. Et en même temps,
comme s’il eût voulu se rendre aux Indes par terre, il demandait au shah
de Perse la permission de faire sur la route des dépôts d’armes et
d’habits.

C’était aller bien loin pour chercher les Anglais qui arrivaient
d’eux-mêmes. Leur flotte bloquait Alexandrie. La Porte, leur instrument,
avait envoyé sur les confins de l’Égypte et de la Syrie, à El-Harik, le
célèbre pacha d’Acre, le cruel Djezzar.

En vain Bonaparte espérait gagner celui-ci. Il tua notre envoyé, nous
défia, se voyant d’une part aidé par la flotte anglaise, et de l’autre
par les pachas d’Alep et de Damas. Bonaparte espérait que les Syriens,
ennemis de Djezzar, se joindraient à lui, et, non seulement les
chrétiens, mais aussi les Druses, une vaillante et robuste population.
Il ne pouvait tirer de l’armée d’Égypte que douze mille soldats (il est
vrai les premiers du monde). Eh bien, avec ce petit corps, il résolut
d’aller à la rencontre des Anglais, des Turcs, même des Russes, dont les
flottes parurent bientôt dans l’Archipel.

Son imagination semblait excitée par le péril même: il comptait, s’il
pouvait réunir les Syriens, et trouver de quoi en armer trente mille, il
comptait, disait-il, _prendre l’Europe à revers_ (c’était son
expression), prendre Constantinople et Vienne, et fonder un grand empire
dans l’Orient.

Rien ne put se réaliser. Les Syriens restèrent divisés, firent bien des
vœux pour nous, mais ne nous aidèrent que fort peu. Au contraire, les
musulmans, par fanatisme ou par contrainte, se réunirent et eurent pour
eux la mer, et les secours inépuisables des Anglais.

La petite armée prit d’abord sur la frontière El-Harik, sans trop de
peine. La garnison fut traitée avec douceur, ainsi que dix-huit
Mamelucks, qui, menés au Caire, furent rendus à la liberté par
Poussielgue, l’intendant. Cette garnison, composée d’Arnautes ou
Albanais, en partie, prit service chez nous, et en partie promit de s’en
aller à Bagdad. Mais ils s’arrêtèrent en route et aidèrent ceux de
Djezzar à défendre contre nous Jaffa[91].

  [91] Nakoula, p. 99.

Cette ville nous fut disputée avec une sorte de fureur. Un parlementaire
que les Français envoyèrent pour la sommer de se rendre fut mis à mort.
Puis, quelques soldats des nôtres s’étant introduits par un passage
souterrain, en sortirent au milieu des ennemis, ne furent pas pris, mais
égorgés. Ce qui n’irrita pas moins les Français, c’est que les Barbares,
se croyant déjà vainqueurs, sortaient avec ces couffes où ils emportent
les têtes coupées, et où ils croyaient bientôt rapporter celles des
nôtres[92].

  [92] Miot, p. 138, 162, 267.

Nos généraux Lannes et Bon, donnèrent l’assaut des deux côtés, et,
pénétrant dans la ville, pressèrent entre eux la garnison, qui continua
de se défendre de maison en maison. Deux ou trois mille Arnautes se
réfugièrent dans un caravansérail où on allait certainement les brûler,
lorsque des aides de camp de Bonaparte, entre autres Eugène Beauharnais,
son beau-fils, leur promirent étourdiment la vie, ce que Bonaparte ne
ratifia nullement.

La situation était très mauvaise. On venait de s’apercevoir qu’on avait
rapporté la peste d’Égypte. Et ces braves, qui ne s’attendaient
nullement à ce nouvel ennemi, étaient, il faut le dire, très effrayés.
Des deux grands médecins qui ont suivi et raconté l’expédition, l’un,
déjà célèbre, Larrey, croyait la peste contagieuse; l’autre,
Desgenettes, trouvait utile de supprimer même le nom effrayant de peste,
et de dire que l’épidémie n’était qu’une espèce de fièvre, de soutenir
ainsi le moral de l’armée. Mensonge dangereux, dit Larrey; mais devant
l’ennemi, il fallait tenir le cœur haut. Bonaparte crut sage d’être de
l’avis de Desgenettes, il fit une longue visite à l’hôpital, et même
souleva le corps mort d’un pestiféré. On fit courir le bruit que
Desgenettes lui-même s’était inoculé la peste sans danger.

Qu’eût-ce été si, dans cette situation, déjà si triste, l’armée avait eu
connaissance des nouvelles qui venaient d’Égypte, de Syrie, de la mer?
Trois dangers à la fois l’environnaient. Non seulement les Anglais, les
Russes étaient en mer, mais par devant, nos amis de Syrie ne se
déclaraient pas. Derrière, l’Égypte croyait que Bonaparte était mort, et
elle ne payait plus. En outre, les pèlerins de la Mecque, en Égypte et
en Barbarie, paraissaient animés de ces souffles de fanatisme qui
s’élèvent parfois pour des causes inexplicables, comme les trombes du
désert. Déjà, avec l’aide des Mamelucks, qui, en partie, quittaient la
haute Égypte pour venir en Syrie, ils avaient massacré un convoi de
Français, et d’autres massacres avaient lieu dans plusieurs villes
musulmanes. Ce qui rendait la chose dangereuse, c’est que les
Barbaresques étaient conduits par un ange qui prétendait les rendre
invulnérables; beaucoup de peuples le suivaient.

Dans cette situation si hasardeuse, il eût été absurde de ratifier la
grâce donnée par Beauharnais aux trois mille brigands albanais. Aussi
Bonaparte ne le fit-il pas. Seulement il avait eu le tort de ne pas
prendre un parti sur le champ et de leur laisser croire qu’on les
graciait. L’armée, irritée par la résistance meurtrière qu’on lui avait
faite de maison en maison, et sentant justement qu’à peine délivrés, ils
n’iraient nullement à Bagdad, mais se joindraient sur-le-champ à
Djezzar, était loin de l’indulgence. Cependant Bonaparte ne voulut pas
se contenter d’un jugement tumultuaire. Il assembla les généraux. Les
noms si respectés de Kléber, de Caffarelli, étaient à eux seuls une
garantie de justice et nous font dire encore que la chose fut examinée
mûrement. Ils prononcèrent comme l’armée, ne reconnurent pas la folle
grâce accordée par Eugène, et sentirent que la vie donnée aux Albanais
serait la mort pour bien des nôtres.




CHAPITRE VII

BONAPARTE ÉCHOUE A SAINT-JEAN D’ACRE.--MAI 99.


Donc on se dirigea vers Saint-Jean d’Acre, par les grandes pluies
d’hiver et les chemins gâtés qui ne permettaient pas d’amener
l’artillerie de siège. L’armée venait d’un côté, l’artillerie de l’autre
(par mer). Il était bien probable qu’on ne se rejoindrait pas et que les
Anglais, maîtres de la Méditerranée, prendraient notre artillerie et
s’en serviraient contre nous. Que pouvait-on opposer à la probabilité
d’une chance si simple? La fortune de Bonaparte, qui l’avait favorisé et
avait pris soin jusque-là de justifier ses plus téméraires imprudences.

Notez que, de Constantinople, on avait envoyé à Saint-Jean-d’Acre un
corps d’artillerie turc, formé par nous quand le sultan était notre
allié. Ainsi c’étaient les élèves des Français qui allaient tirer sur
nous avec des pièces françaises. Si cela ne suffisait pas, les Anglais,
pour défendre une place que la mer entoure presque, étaient maîtres d’y
introduire à volonté des troupes et d’en renouveler la garnison par des
Européens, Anglais, et bientôt Russes.

L’amiral Sidney Smith, notre prisonnier naguère, et échappé du Temple,
avait ramené avec lui à Acre un de nos traîtres, l’émigré Phélippeaux,
qui, par les lois d’alors, aurait dû être fusillé à Paris. C’était un
ancien camarade de Bonaparte, son envieux, son ennemi dès le collège. Il
n’avait pas craint de prendre l’uniforme et le gros traitement de
colonel du génie anglais. En défendant habilement et fortifiant
Saint-Jean d’Acre, il n’avait d’autre vue que de nuire à Bonaparte et à
la France. Qui se doutait alors qu’entraver Bonaparte, et notre colonie
d’Égypte et de Syrie, c’était murer l’Asie, enterrer tant de peuples
dont le système anglais a confirmé la mort?

Le retard de notre artillerie donna à Phélippeaux le temps de faire de
grands travaux autour d’une place si petite. Il ne se borna pas aux
ouvrages extérieurs. Connaissant bien l’impétuosité des nôtres,
craignant que, malgré tout, ils ne trouvassent quelque jour, il avait
pris la précaution insolite de lier entre elles par des murs, les
maisons de la ville, de sorte que, forcée dans ses retranchements, elle
pût résister tout de même.

Qu’on en vînt là, c’était bien peu probable, avec cette facilité infinie
que donnait la mer et la flotte d’introduire dans la ville des forces
nouvelles. Bonaparte s’obstina comme un furieux dans cette entreprise
impossible. Il ne voulut pas voir que ses munitions tarissaient, si bien
qu’il était obligé de recueillir les boulets de l’ennemi pour les lui
renvoyer; on les payait aux soldats qui les ramassaient. En soixante
jours, on s’obstina à faire quatorze assauts, inutiles et sanglants,
ruineux pour notre petit nombre. L’ennemi fit vingt sorties,
s’inquiétant peu de ses pertes, qu’il réparait aussitôt.

L’obstination de Bonaparte était inexprimable: c’était comme une dispute
entre lui et la Fortune, infidèle pour la première fois. C’était plutôt
une inepte gageure avec l’impossibilité même.

Représentez-vous l’image ridicule d’un buveur opiniâtre qui s’efforce de
boire, de vider par en bas un tonneau qui sans cesse se remplit par en
haut.

Le peu qu’il tuait d’hommes à la tranchée du côté de la terre était à
l’instant suppléé, du côté de la mer; la flotte pouvait en fournir en
quantité illimitée.

Sa rage aveugle était si grande, qu’il mina d’abord, puis voulut
emporter à tout prix une tour avancée qui semblait tenir à la ville,
mais qui en était réellement séparée et n’y donnait nulle ouverture.

Nos soldats, devant la folie du héros, n’objectaient rien; on se faisait
tuer. Kléber seul disait avec une sévérité ironique: «Nous attaquons à
la turque une ville défendue par des moyens européens.»

Beaucoup de Syriens, qui haïssaient Djezzar, venaient au camp, faisaient
des vœux pour nous. Mais nous voyant limités là sur un étroit espace,
ils se gardaient de se déclarer. L’ennemi était trop heureux de nous
voir aheurtés à des murs, nous cassant le nez sur des pierres, tandis
qu’un beau et riche pays, la Galilée, était là tout près de nous. Il
était trop évident qu’il devait craindre les batailles, et nous, les
désirer. A lui la mer, à nous la terre. Kléber sut un gré infini au
pacha de Damas qui, voyant Bonaparte obstiné sur la côte, prit la route
du Mont-Thabor, et vint sur nous avec vingt-cinq mille hommes.
Bonaparte, s’il l’eût attendu, se serait trouvé assiégé lui-même, ayant
Acre devant lui, et ceux de Damas derrière. Il ne put s’empêcher
d’envoyer Kléber à la rencontre, mais avec si peu de munitions qu’après
un seul combat, Kléber en manqua tout à fait et fut dans le plus grand
danger.

Sans doute, Bonaparte n’en avait guère, mais on peut croire aussi, quand
on connaît son génie astucieux que, pour ces batailles livrées au
Mont-Thabor, près Nazareth, en des lieux si célèbres, il craignait fort
qu’on ne vainquît sans lui, et tenait à signer lui-même un bulletin de
Nazareth. Il vint donc, à la course, avec Bon, Rampon, la 32e et huit
pièces d’artillerie. Ceux de Kléber, rassurés par l’approche du secours,
avaient déjà rétabli la bataille et repris l’offensive. Ceux de
Bonaparte sabrèrent un camp de Mamelucks qui se tenait à part. Et
l’armée de Damas, voyant partout les nôtres, toute nombreuse qu’elle
était, prit peur, et se crut entourée. Il y eut un vertige immense, une
débandade générale. Les uns se précipitèrent derrière le Mont-Thabor,
d’autres se jetèrent dans les eaux du Jourdain (26 germinal, 15 avril).
Le lendemain matin, Murat entra dans Tibériade, déserte, sans garnison,
et y trouva des magasins immenses. On vit là ce qu’on eût gagné à
profiter de l’avantage et à poursuivre vers la riche Damas. Ce qui
souvent a garanti cette ville, c’est que dans les plaines on craignait
la cavalerie. Mais les batailles des Pyramides, de Nazareth, montraient
combien ces craintes étaient exagérées. La prise de Damas eût été un
coup de tonnerre qui eût effrayé nos ennemis, rassuré nos amis, et leur
eût fait prendre les armes. Bonaparte se fût trouvé à la tête d’un grand
peuple, et les Anglais, si redoutables dans Saint-Jean d’Acre, se
seraient-ils hasardés jusqu’à quitter la mer et venir nous offrir une
bataille rangée?

On ne pouvait pas prendre une ville, mais bien la Syrie tout entière, et
faire de notre petite armée le noyau de tout un peuple belliqueux.

Je me figure que c’étaient les vues du vrai bon sens, celles de Kléber
et de son ami Caffarelli.

Bonaparte avait d’autres vues. Il regardait la France. Pour elle, il lui
fallait d’abord ne pas se retirer de Saint-Jean d’Acre, et de plus dater
son bulletin de Nazareth.

De même qu’il avait fait le pèlerinage des sources de Moïse, écrit son
nom au registre du couvent, il s’arrêta au couvent de Nazareth, y
coucha, et vit dans l’église le miracle du lieu. Près de l’autel une
chapelle est, dit-on, la chambre de la Vierge même. Une colonne de
marbre noir engagée au plafond y paraît suspendue, parce que l’ange, au
moment de l’Annonciation, frappa du talon la base de la colonne, la
brisa. Cette légende, telle quelle, toucha quelques-uns de nos blessés
qui, se mourant, faiblirent, demandèrent l’extrême-onction.

Voilà comment un intrigant, peu digne d’une telle armée et de si grandes
circonstances, faisait platement sa cour à la réaction de Paris.

Dans cette armée pleine de gens d’esprit et d’expérience, il n’y avait
personne qui ne jugeât que Bonaparte s’obstinait dans une vaine
entreprise où son orgueil eût immolé le monde. C’était une chose
touchante de voir ces hommes aussi dociles que vaillants qui, tous les
jours envoyés à la mort, affrontaient sans murmurer des entreprises
impossibles. Ainsi, pendant près d’un mois, il leur fit attaquer cette
tour qui était devant une ville, mais n’y donnait nul accès. Avec cela,
peu de murmures, sauf à la perte des amis, où tel pleurait, poussait des
cris; un d’eux qui de douleur, de regret devint fou, dit alors des
choses très sages, et reprocha en face à Bonaparte sa sauvage
obstination.

De tant de pertes, aucune ne fut plus sensible à l’armée que celle de
Caffarelli. C’était, comme j’ai dit, cet homme unique qui, plus que
personne, avait lancé l’expédition, réglé l’Égypte avec sagesse. Son
solide héroïsme était un soutien pour tout le monde. Il avait perdu une
jambe au Rhin; il perdit un bras à Saint-Jean d’Acre, et pour ne pas
ralentir son activité, voulut que sur-le-champ on lui fît l’opération;
habitué à se dominer, il la subit sans laisser échapper la douleur par
aucun signe. Larrey dit que ce stoïcisme aggrava le mal et fut en partie
cause de sa mort[93]. Il se reprochait d’avoir entraîné dans
l’expédition tous ses jeunes amis, qui mouraient chaque jour, entre
autres Horace Say, jeune homme de grande espérance et frère de
l’économiste.

  [93] Larrey, p. 111.

Bonaparte venait voir Caffarelli deux fois par jour, voulant le calmer
peut-être, adoucir son jugement (qui certainement était celui de Kléber,
c’est-à-dire très contraire au siège). Peu de jours avant sa mort, une
vive dispute s’éleva entre eux, et sans doute Caffarelli lui dit son
opinion sans ménagement.

Après cela il s’enveloppa de son héroïsme, d’impassibilité stoïcienne.
Il voulut mourir en philosophant: «Lisez-moi, dit-il, la critique de
Voltaire sur l’_Esprit des lois_.» Choix singulier de lecture qui étonna
Bonaparte, mais qui se conçoit pourtant; le mourant se consolait par
cette vive protestation pour la liberté de l’homme contre Montesquieu,
et son système sur la fatalité du climat[94].

  [94] Dans l’ouvrage de MM. Reybaud, Marcel, etc., qui contient outre
    leur beau récit, mille choses utiles qu’on chercherait en vain
    ailleurs, on a fait l’entreprise méritoire, difficile, de nous
    donner des portraits de tant d’hommes héroïques. Ces portraits ne
    sont pas toujours bons, mais (je crois) souvent vrais! On n’invente
    pas des physionomies qui concordent si bien avec la vie connue du
    personnage. Rampon doit ressembler. Desgenettes fait crier: «C’est
    vrai!» Ce portrait, du reste médiocre, n’a pu être inventé. Dans son
    apparente candeur, il exprime à merveille le hâbleur bienveillant et
    bon, avec un petit air de niaiserie qui dut faire croire ses utiles
    mensonges.--Entre tous l’homme supérieur est évidemment Caffarelli,
    de vive intelligence et de finesse aiguë, mais, chose rare, d’une
    finesse qui tourne toute au profit de la bonté. Il était l’aîné de
    ses frères, ne voulut pas hériter et leur partagea tout. Ce qu’on
    remarque encore dans cette tête du Midi, c’est que ses qualités
    natives ont persisté à travers mille épreuves, mille souffrances. Un
    voltairien, et pourtant stoïcien!--Bonaparte, pour plaire aux
    soldats, voulut emporter le cœur de Caffarelli dans une boîte. Son
    corps est à Saint-Jean d’Acre, et sa pierre sépulcrale est respectée
    des Arabes, comme celles de Hoche et de Marceau sur le Rhin. Ainsi,
    la France mit partout ses enfants.

Caffarelli avait été pour beaucoup dans les grandes vues qui ont fait la
gloire de l’expédition. Vraiment, elle finit par lui. Après lui, le
siège ne fut plus possible. Bonaparte lui-même vit une grande flotte de
trente voiles qui venait aux assiégés, une flotte de trente vaisseaux
turcs. Non seulement nos nouveaux assauts ne réussirent pas, mais c’est
nous qui peu à peu allions nous trouver assiégés. Ceux du dedans,
habilement conduits par Phélippeaux, s’étaient introduits entre nos
lignes d’approche, et, de droite et de gauche, prenaient à revers nos
tranchées.

Phélippeaux mourut frappé d’un coup de soleil, inutilement pour nous,
nous déclinions chaque jour, et Bonaparte devenait la dérision des
Anglais. Sidney Smith répandit, signa, garantit une proclamation turque,
où, pour débaucher nos soldats, on leur répétait les bruits de Paris:
«Que le Directoire n’avait rien voulu dans l’expédition qu’éloigner
l’armée, dont il se défiait.» Cela ne produisit rien que de furieuses
injures de Bonaparte à Smith, et un très vain cartel de Smith à
Bonaparte.

Pendant ces sottes paroles de gens qui ne se connaissaient plus,
quelqu’un, d’un langage muet, se faisait mieux entendre, finissait tout,
la peste. La malignité du climat se liguait encore avec elle d’une autre
manière. En quelques jours, des vers naissaient dans les blessures et
les compliquaient.

Les nouvelles étaient effroyables. Indépendamment des fanatiques du
monde barbaresque dont j’ai parlé, les Anglais, maîtres dans la
Méditerranée, se montraient dans la mer Rouge, et nous ne voyions plus
autour de nous qu’un cercle noir d’ennemis.

Donc il fallut revenir, et, pour comble de misère, partir nuitamment, et
si subitement que, quelque soin que l’on prît d’emporter nos blessés,
plusieurs, un peu écartés, se croyant abandonnés, et cherchant leur
chemin, se lancèrent dans les précipices.

On aurait pu prévoir ce qu’on avait à attendre d’un tel homme, de sa
surdité aux conseils. On pouvait dire déjà ce que quelqu’un dit plus
tard, quand il répéta en Russie, sur six cent mille hommes, ce qu’il
avait fait sur dix mille en Syrie: «Où pourra-t-on trouver les
gardes-fous de son génie[95]?».

  [95] Mot de M. de Narbonne, cité par M. Villemain, _Mélanges_.

Bonaparte avait levé le siège de Saint-Jean d’Acre le 1er prairial (20
mai 99), à neuf heures du soir.

Notre allié, dans les Indes, Tippoo, qui depuis si longtemps regardait
vers la France, délaissé, sans secours, était mort en héros (avril
1799)[96].

  [96] Ce qui fit un tort immense à Bonaparte, c’est que lui-même
    renseigna ses ennemis sur sa détresse, le besoin qu’il avait de
    secours, etc. Sa correspondance interceptée fut publiée en un petit
    volume par Francis d’Yvernois, le Genevois anglais, sous ce titre:
    _Crimes des Français racontés par eux-mêmes_, réimprimé à Paris par
    René Pincebourde.




CHAPITRE VIII

FIN DE L’INDE MUSULMANE.--MORT DE TIPPOO, 1799.


La chute de Tippoo, la ruine de l’empire de Mysore étaient un malheur
pour la France, bien plus qu’on n’aurait cru dans ce grand éloignement.
Mysore et Seringapatam restaient, depuis la perte de Pondichéry, le
centre unique de notre commerce dans l’Inde. Tippoo et son père
Hyder-Ali avaient été, malgré tous nos malheurs, nos immuables alliés.
C’était un grand état qui avait des possessions sur les deux mers. De
plus, Tippoo, était, par ses qualités héroïques, le centre de l’Inde
musulmane, peu nombreuse, si on la compare à l’Inde Brahmanique, ne
comptant guère que quinze, vingt millions d’hommes, mais tout autrement
belliqueux, et, l’on peut dire le nerf de l’Inde même. Moins fins, moins
délicats que les Indiens proprement dits, ces musulmans leur étaient
supérieurs en qualités viriles, en dignité morale, en probité, fidélité.

Je suis ici dans ce triste chapitre, comme le voyageur qui, dans l’Inde
d’aujourd’hui, se trouve en face des grands tombeaux, fiers et
majestueux comme l’immense monument d’Acbar, ou tout au moins la
gracieuse tombe de la fille d’Aureng Zeb[97]. Je ne passerai pas sans
les avoir salués, sans avoir dit le caractère viril de l’Inde musulmane.
Plusieurs écrivains, même Anglais, ont raconté combien la sévérité
simple de leur culte imposait. Moi, je voudrais ici insister de
préférence sur le sentiment de l’honneur et l’exaltation de la probité.

  [97] Voy. les planches de Daniell, etc.

Je ne puiserai pas dans les livres, mais dans les récits graves et sûrs
que me faisait parfois mon ami, le très fin, le très savant Eugène
Burnouf.

Il était en rapport avec beaucoup d’Anglais, non seulement pour sa
science, mais pour la confiance que son caractère inspirait. L’un d’eux,
un colonel, homme de grand mérite, qu’il voyait souvent triste et
sombre, lui fit l’aveu suivant.

Il avait eu pour économe un musulman. Cet homme passait pour fort
honnête, et il avait une gravité qui imposait. L’Anglais, insoucieux,
faisait rarement ses comptes. Un jour, après dîner, il se met à les
faire. A cette heure un peu trouble, il a beau calculer, il trouve
toujours un déficit, quelque chose de moins que ne comptait son
musulman. Il se fâche, et recompte encore; toujours même différence.
L’autre, imperturbablement, soutient qu’il n’y a pas erreur, qu’il a
très bien compté, que le maître se trompe. Alors l’Anglais exaspéré,
l’appelle fourbe, menteur, voleur, etc. Enfin, n’en tirant aucune
parole, il le frappe au visage. L’autre recule, et tire le poignard
qu’ils portent tous, et dit: «Je ne vous tuerai pas; car, j’ai mangé
votre pain.» Il se frappe lui-même, et d’une main si sûre qu’il en meurt
à l’instant. D’après les croyances indiennes, celui qui a causé un
pareil accident, et qui se trouve ainsi maudit par un mourant, n’a plus
de repos en ce monde. Le pis, c’est que le mort avait raison, il était
innocent. Le malheureux Anglais, redevenu à froid tout à coup, se met à
refaire le calcul, et voit que c’est lui qui a tort. Dès lors, plus de
repos: la chose le poursuit et ne le lâche plus; il la traîne jusqu’à la
mort.

                   *       *       *       *       *

Cette race si fière et plus guerrière que propre aux arts, ne leur est
pourtant pas hostile comme les Turcs. Bornés par le Coran qui défend
toute représentation figurée, leur génie s’est tourné vers
l’ornementation et le décor en plusieurs genres. Tippoo dessinait ses
jardins et en faisait le plan; il a fait celui de Bangalore. La plupart
de ces monuments musulmans, grandioses, charmants, sont de magnifiques
mosquées avec de sublimes minarets à plusieurs étages, des galeries où
l’on crie la prière, de belles et charitables fontaines, si précieuses
dans ce climat, enfin d’admirables tombeaux[98], dont plusieurs
tellement spacieux que leurs compartiments innombrables peuvent servir
de logement.

  [98] Ces monuments de famille et de piété sont souvent fort touchants.
    A Agra, Shah Ichan, quittant cette ville pour Delhi, a fondé un
    délicieux monument pour sa sultane morte en couches en 1631. Dans
    l’ancienne Delhi, on voit une sépulture sainte, et quoique
    musulmane, révérée des Hindous. C’est celle de Jehannazah qui ne
    quitta pas son vieux père pendant dix ans, enfermée avec lui dans le
    château d’Agra, et qui mourut empoisonnée.--(Tandis que sa sœur
    Roxanore fut l’instrument des desseins parricides de leur frère
    Aureng Zeb.)--Sa tombe simple, porte cette inscription: Que la terre
    et la verdure soient les seuls ornements de ma tombe: C’est ce qui
    convient à celle qui vécut humble d’esprit et de cœur.» Et sur un
    côté on lit: «Ci-gît la périssable fachir Jehannazah Begum, fille du
    Shah Ichan, disciple de, etc.»

La supériorité de l’Inde musulmane pour la gravité des mœurs et pour la
guerre la rendait dédaigneuse pour l’Inde brahmanique, ce fut la faute
de Tippoo dont le fier caractère, les tendances sévères, héroïques,
exagérèrent la discorde des deux Indes qu’une meilleure politique aurait
tâché de rapprocher.

Chose curieuse, à l’autre bout du monde, le dix-huitième siècle est le
même, singulièrement actif et agité. Tippoo pour la curiosité,
l’inquiétude d’esprit, l’amour des nouveautés, nous fait penser à Joseph
II. Mais, d’autre part, sa fixité dans le travail, et le nerf
indomptable qu’il montra dans un climat si dissolvant, sont d’un
véritable héros, d’un Frédéric barbare. Il était cruel, mais très juste,
d’une justice impartiale. Nul privilège de naissance. Nulle place ne
s’accordait qu’après des épreuves et une sorte d’apprentissage. Les
commerçants français de Seringapatam avaient formé sous lui un club, et
dans l’égalité d’une société musulmane, réalisaient à leur manière
quelque chose de l’égalité jacobine[99].

  [99] Ce fait tout simple de cinquante-neuf marchands français réunis
    en club, selon la mode du temps, a été étrangement défiguré, sans
    doute par le gouverneur Wellesley qui, pour pousser la Compagnie à
    la guerre, lui fit cet épouvantail ridicule d’une grande explosion
    jacobine en pleine Asie. Les cockneys de Londres et les dames
    actionnaires ont dû pâlir. (Voy. Salmon, mai 97, p. 39. Londres,
    1800.)

Il n’y avait pas dans l’Inde, un ryot (laboureur), qui se mît au travail
avant Tippoo. La journée ne suffisait pas à son activité. Il voulait
savoir tout[100].

  [100] Sur la personne et la vie intérieure de Tippoo, voyez Mill,
    Wilson, Barchou de Penhoën, etc.

Les arts, les découvertes, l’agriculture, l’intéressaient aussi bien que
la guerre.

De grand matin, il recevait d’abord les rapports, donnait les premiers
ordres.

A neuf heures, il se rendait près des secrétaires d’État, dictait un
grand nombre de lettres[101].

  [101] Plusieurs fort confidentielles, indiquent ses brouilleries avec
    son père Hyder-Ali. Ces lettres fort courtes, et bien différentes
    sans doute de celles d’un Européen, n’en sont que plus curieuses.
    _Select Letters of Tippoo_, tr. by Kirkpatrick, 1811, in-4º (avec
    des autographes).

Puis, il se mettait au balcon pour voir ses éléphants, ses tigres
dressés pour la chasse, que l’on promenait avec leurs manteaux
d’or[102].

  [102] Il avait pris le tigre pour emblème, comme l’animal le plus fort
    dans l’Inde. Ces tigres étaient promenés par la ville avec de petits
    capuchons; aux moindres choses qui les eussent effrayés, on les leur
    rabattait sur les yeux.

Après déjeuner, assis sur un sopha, il recevait ceux qui désiraient
audience. Un officier lisait des requêtes, auxquelles il répondait
sur-le-champ. Pendant cette audience, trente ou quarante secrétaires
écrivaient assis le long du mur. Des courriers arrivaient, déposaient
les dépêches aux mains d’un secrétaire qui les lisait, et Tippoo dictait
les réponses, les signait, les scellait. Les grands vassaux avaient
leurs ministres près de lui.

De trois à cinq heures, il se retirait, restait dans ses appartements.

A cinq heures, au balcon, il voyait défiler ses troupes, et des
secrétaires écrivaient (des notes relatives à la guerre?).

A six heures et demie, c’était le repos, l’apparition de la cour, les
bayadères, même certaines comédies.

Dans cette vie si active, une seule chose manque, celle qui tient tant
de place et de temps chez les Anglais, je parle du repas, avec ses
continuations de boisson et d’ivresse, prolongée dans la nuit.

Tippoo n’eut qu’un défaut, l’orgueil, la haine et le mépris des
idolâtres, chrétiens et indiens brahmaniques. Il renversait les temples
de ceux-ci. Et quant aux musulmans, il les mécontenta, les alarma
eux-mêmes. A l’époque où le Mogol était prisonnier d’un rebelle, Tippoo
prit le titre de padishaw (empereur). Aussi lorsqu’en 97 il s’adressa au
sultan musulman de Caboul, celui-ci ne se joignit pas à lui et resta à
part.

                   *       *       *       *       *

Il est intéressant de voir comme, au contraire, dans l’Inde brahmanique,
le principal chef des Mahrattes, Sindiah, s’éleva par l’humilité. Chez
ces tribus où tous les guerriers étaient en concurrence pour le pouvoir,
on choisissait souvent un chef étranger à leur classe. C’est ce qui,
pendant trente années, les avait fait obéir à une femme, une sainte de
leur religion. Sindiah de même réussit, comme personne pacifique qui ne
pouvait porter ombre aux guerriers. Il était de la caste des Vaisya
(marchands), dont l’industrie a, dans les contrées voisines de Cachemire
une grande influence. Il se faisait gloire de descendre d’un serviteur
bien humble de la cour, dont la charge était de garder les pantoufles du
Peishwaw (chef de religion des Mahrattes). Aux grandes audiences de ce
chef, Sindiah se présentait toujours avec la paire de pantouffles, et
insistait pour s’asseoir au-dessous de tous les chefs militaires. Cela
lui réussit. Peu à peu tout l’ascendant fut à cet homme si humble qu’on
jugeait le plus pacifique[103]. Les guerriers se groupant autour de
celui qui semblait n’avoir nulle vue ambitieuse, il devint fort, et se
trouva en face des Anglais, de Tippoo.

  [103] Sur ce personnage et en général sur les Mahrattes, voy.
    l’histoire si curieuse et si instructive de M. Grant Duff.

La Compagnie anglaise, aux premiers temps s’était présentée (comme
Sindiah d’abord), toute pacifique et mercantile. Et même dans sa
grandeur, ses patentes ne portaient pas un autre titre que celui de
_marchands anglais_. Beaucoup de dames étaient parmi ses actionnaires,
et comme la puissance et la valeur des votes étaient proportionnées à la
mise, ces dames pouvaient avoir très grande part au gouvernement. Aussi
la Compagnie, _la bonne dame_, comme l’appelaient les Indiens, faisait
la guerre, mais toujours malgré elle (disait-on).

Entre _la bonne dame_ de Calcutta, et _le fils de marchands_ Sindiah,
entre ces deux hypocrisies s’agitait la puissance franchement militaire,
Tippoo, qu’on appelait le tigre.

Tigre mutilé, qui regardait de tous côtés où trouver un jour pour
s’élancer.

Les choses en étaient là lorsque Cornwallis fut appelé en Irlande, et
qu’à la place de cet esprit modéré, pacifique, le parti de la guerre
obtint pour vice-roi le violent Wellesley, avec son jeune frère, le
morne et sévère Wellington.

Ces deux frères, de race irlandaise (et primitivement espagnole?)
avaient été élevés, comme Pitt, par un évêque, haut dignitaire de
l’église anglicane, l’archevêque Cornwallis, frère du vice-roi des
Indes. Un des frères Wellesley fut évêque aussi, et chapelain du roi.

Les Anglais-Irlandais, comme ceux-ci, sont plus aigres que les Anglais
réels, avec quelque chose souvent de la violence du Midi. Wellesley
charma Pitt, dit-on, par un discours acerbe contre la France et la
Révolution. Donc, Pitt accorda Wellesley comme vice-roi, au parti qui
voulait la guerre et la conquête de l’Inde.

C’était une nouvelle Angleterre qui venait tard et d’autant plus avide.
Alléchés par les gros traitements qu’avait institués Cornwallis, elle
avait hâte d’étendre ce système à de nouveaux pays, d’exploiter ce
Pactole immense qu’allaient offrir des emplois de toute sorte,
militaire, judiciaire, ecclésiastique. L’église indienne qui relève de
Cantorbéry est la plus riche du monde.

Wellesley, porté au pouvoir par le parti de la guerre, n’était pas
cependant impatient de la faire. La Compagnie ne la voulait pas,
prévoyant qu’avec le système actuel de luxe et de dépense, l’armée
serait terrible à nourrir. Mais le 18 juin 98[104], le comité secret des
directeurs est averti (par Suez, Bombay) du passage de Bonaparte en
Égypte.

  [104] J. Salmon, _A Review of the war with Tippoo_, 1800, in-8º. C’est
    un recueil de pièces. Mais, comment le 18 juin put-on savoir cela?
    Je ne le comprends pas.

Et quoique, peu après, la destruction de la flotte française à Aboukir
pût le tranquilliser, les démarches inquiètes de Tippoo font persister
Wellesley pour la guerre. Non seulement Tippoo tramait une ligue avec la
France, la Perse, Constantinople, mais ce qui était bien plus grave et
plus immédiat, il avait établi une correspondance avec Raymond[105], un
Français qui avait formé un corps discipliné de seize mille Européens,
chez le Nizam, prince indien, allié des Anglais. Raymond avait planté un
_arbre de liberté_ devant le palais de Nizam. Peut-être il aurait joint
Tippoo et lui eût donné cette armée française. Tout à coup, Raymond
meurt. Cette mort fut sans doute un miracle accordé aux prières du parti
anglais. De plus le vieux Nizam qui refusait encore de licencier son
corps européen, devient malade, et voit son fils impatient de succéder
qui se fait Anglais. Le père, de désespoir en fait autant, licencie ses
Français que les Anglais accueillent gracieusement et reportent en
Europe.

  [105] Voy. Salmon, _Appendice B_. Ce fait si curieux ne se trouve que
    là.

C’était un coup terrible pour Tippoo qui l’écrivit à M. Magalon, notre
consul d’Égypte.

En même temps, d’après le conseil d’un horloger français, son favori,
Tippoo envoyait demander secours aux Français de l’île Bourbon; il n’eut
que deux cents hommes.

Là on place la scène du club jacobin dont les Anglais ont tant parlé.
Elle avait eu lieu plus tôt, le 5 mai 97. Un Rigaud, un corsaire
français avait assemblé le club, planté l’arbre de liberté et le drapeau
français que Tippoo salua en bon hôte, ami de la France.

Tippoo, non secouru par nous, n’en eut pas moins d’abord un avantage sur
le jeune colonel Wellington. Mais la diplomatie vint encore au secours
de la guerre. Les Anglais avaient une autre armée de huit mille hommes
sur la côte de Malabar; il fallait l’appeler, lui faire passer la chaîne
des Gattes. Le passage était gardé par un petit sultan que Tippoo
croyait sûr. Les Anglais lui persuadèrent de ne pas se perdre avec
Tippoo; il livra le passage, les deux armées anglaises réunies eurent
dès lors la victoire assurée.

Ce fut le signal de la ruine. Tippoo, presque abandonné, se tourna vers
les serviteurs qui lui restaient: «Nous voici à nos derniers
retranchements... Que voulez-vous faire?» Tous répondirent: «Mourir avec
vous.»

On dit qu’à ce dernier moment, voyant déjà une trouée dans les murs de
sa ville, il but, selon l’usage indien, dans une coupe de marbre noir,
et invoqua les dieux de l’Inde, en même temps que Mahomet. En
combattant, ses anciennes blessures se rouvrirent, et son cheval frappé
tomba sur lui. Tous les siens lui firent un rempart de leur corps, le
placèrent sur un palanquin. Il avait quatre grandes blessures et une à
la tempe, mortelle. Il n’en blessa pas moins encore ceux qui furent
assez hardis pour vouloir le prendre.

Il était temps pour les Anglais. Car ils n’avaient plus de vivres.

Wellesley, habilement magnanime, donna aux officiers de Tippoo plus
qu’ils ne recevaient de lui. Il rendit Mysore, devenu un petit État, à
un enfant issu de l’ancienne dynastie indoue. L’enfant avait trois ans.
Par une bizarre hypocrisie, on lui donna un sérail, pour faire croire
qu’on voulait que cette dynastie se perpétuât.




CHAPITRE IX

ADMINISTRATION CONQUÉRANTE, DÉVORANTE DES WELLESLEY.--DÉSESPOIR.--CULTE
DE LA MORT.


Une chose étonne dans ce qui précède: comment l’armée anglaise, peu
nombreuse en 92 sous Cornwallis, en 99 sous Wellesley, arrive-t-elle
tout d’abord au bout de ses vivres. Cornwallis eût péri sans
l’assistance des Mahrattes, et Wellesley fut obligé de brusquer
l’attaque, n’ayant de vivres que pour huit jours.

C’est que nulle prévoyance ne suffisait pour nourrir des armées si
mangeuses, où dix mille soldats traînaient avec eux cent mille bouches
inutiles (on le voit parfaitement dans la campagne de Lake, en
1803)[106].

  [106] Voy. Mill, Barchou de Penhoën, etc. Cette armée de dix mille
    hommes, sous Lake et Wellington, avait une suite de cent mille
    hommes; plus, force éléphants et chameaux. Nombre de serviteurs pour
    dresser les tentes.--Chaque cheval, outre son cavalier, avait deux
    domestiques, l’un pour l’étriller, l’autre pour les fourrages.
    Ajoutez un bétail immense, et des bœufs de transport, de nombreux
    serviteurs pour porter les palanquins, les malades, etc. Les soldats
    recevaient, avec les rations de viande que donnaient des troupeaux,
    des rations d’arack. Les officiers avaient en outre des moutons, des
    chèvres pour leur usage particulier.--Un simple lieutenant avait dix
    domestiques, un capitaine vingt, un major trente, etc. Même les
    soldats avaient leurs suivants. Il fallait un porteur d’eau pour
    chaque tente, un cuisinier par tente de dix ou douze soldats.

    Plus des femmes, marchands et inutiles (aventuriers qui cherchent et
    trouvent les grains cachés). Le camp était comme une ville. On y
    voyait de longues rues de boutiques dans tous les sens, avec
    marchands européens, indous, mongols. De riches restaurants qui
    étalent viandes, légumes, fruits rares;--des boutiques de changeur;
    de l’or en abondance, des draps fins, mousselines transparentes,
    étoffes brochées d’or, d’argent; diamants, pierres précieuses. Des
    femmes vendant essences, guérissant par enchantement.--Groupes de
    danseuses; d’autres disent la bonne aventure, chantent des chansons,
    pendant qu’un musicien joue d’un instrument d’airain.--Des jongleurs
    déploient leur dextérité. Les tentes militaires étaient établies sur
    un modèle uniforme; les autres variées. A travers ces rues
    irrégulières, des troupes d’éléphants et de chameaux circulaient
    gravement avec leurs clochettes. On trouvait là une foule de
    costumes et de langues diverses: anglais, persan, indoustan, arabe
    et dialectes provinciaux.

    Aux grandes pluies, cette foule ne trouvait pas d’abri, sauf parfois
    de vastes mausolées indiens. L’immense sépulture d’Acbar, avec ses
    cinq voûtes de marbre blanc et noir, ses terrasses et ses minarets,
    ses précieuses mosaïques reçut trois régiments de dragons. Les
    officiers logèrent dans les vingt chambres sépulcrales où les
    fondateurs des grandes familles reposaient autour de leur maître.
    Les tombes, si longtemps silencieuses, retentirent des banquets
    bruyants prolongés dans la nuit. Ces outrages des chrétiens, communs
    aux deux populations, indienne et musulmane, durent les rapprocher
    plus qu’au temps de Tippoo, et sans doute amener la coalition que
    nous avons vue en 1857.

Toute l’administration, civile et militaire, s’était depuis vingt ans
montée de plus en plus sur un pied monstrueux. Et, de leur côté,
plusieurs puissances indiennes, les Mahrattes, le Nizam, etc., payaient
fort largement des troupes européennes. Les Indiens de l’armée anglaise,
même les Irlandais, auraient pu chercher une discipline moins sévère, un
commandement plus doux, s’ils n’eussent été retenus par une nourriture
supérieure, une grande facilité d’amener beaucoup de serviteurs.

Une telle armée était un centre d’attraction, si séduisant, que souvent
elle pouvait rendre la guerre inutile. Tippoo lutta jusqu’à la mort avec
quelques serviteurs dévoués, mais fut abandonné du reste de ses troupes.
Perron, général des Mahrattes, avait aussi cela à craindre. Ceux-ci, en
effet, dès leurs défaites, passèrent joyeusement aux Anglais. Lorsqu’une
armée, si bien nourrie, vêtue, servie; lorsque cette image de bien-être
et de luxe, de dissolution même, apparaissait; certes l’armée opposée
avait besoin d’une grande vertu pour résister et demeurer fidèle. C’est
ce que comprirent Boignes, Perron. Voilà pourquoi ils quittèrent la
partie.

On n’avait pas besoin d’exciter la désertion. Elle se faisait
d’elle-même, et fut trop forte à la fin. En 1805, on ne savait plus que
faire de tant de volontaires. L’armée anglaise était devenue un piège,
un filet trop tentant, où tous eussent voulu être pris.

                   *       *       *       *       *

La grande difficulté était que, sans diminuer ce luxe séducteur, cet
attrait de corruption, il fallait y mettre de l’ordre, établir dans
cette vie de jouissances, une forte discipline militaire, tenir très
ferme ce soldat corrompu. Notez que la plupart étaient des Irlandais,
une race avec laquelle on est plus tenté de mollir.

L’inflexibilité nécessaire et plus qu’anglaise se trouva dans le jeune
Wellington, né en Irlande, mais, dit-on, d’origine espagnole, sec comme
ces hommes du Midi, vrais cailloux plus durs que le fer.

Il débuta par une défaite, ce qui l’encouragea; telle était sa nature.
Et avec cette résistance, chose contradictoire, il avait un instinct
prompt pour la guerre, la chasse à l’homme. Dans ses premières lettres,
on voit que, sans savoir encore les langues de l’Inde[107], il jugeait à
merveille les choses du pays. Il fut de bonne heure le grand oiseau de
proie, la funèbre et redoutable caricature que nous avons vue en 1815.

  [107] Grant Duff, l’historien des Mahrattes, qui vit ses lettres de
    cette époque, en fait la remarque.

Si sévère de nature, il dut lui coûter fort de respecter ce système
honteux qui était une séduction, un embauchage tacite par l’attrait de
la corruption même. Mais aux moindres infractions à la discipline, son
caractère se trouvait inflexible et inexorable. Si cette armée était
comme une fête, une bacchanale, elle avait des intermèdes atroces, la
potence et le fouet sanglant[108].

  [108] Wellington a toujours maintenu les châtiments corporels. A ceux
    qui, d’après l’exemple de la France, voulaient les supprimer, il a
    dit à la chambre des lords: «On ne peut comparer. En France, l’armée
    est la fleur de la population, et en Angleterre le rebut.»

Cette corruption sévère, cette rigueur avec une telle connivence aux
vices du soldat, exigeaient d’énormes dépenses. Et l’administration
n’était guère moins dévorante que l’armée. La Compagnie mangeait, mais,
pour se conserver son privilège, il fallait qu’elle fît manger aussi ses
actionnaires de Londres de qui elle dépendait.

Ces trois bouches (compagnie, administration, armée), qui séchaient
l’Inde à mort, avaient des faims terribles qui ne souffraient point le
retard. Wellesley fut obligé de sortir des ménagements, des lenteurs de
Cornwallis, il abrégea les formes, autorisa les zémindars, qui levaient
l’impôt sur le paysan, à l’exproprier au moindre retard.

Pouvoir cruel. Ce paysan, ou ryot, que beaucoup d’Anglais raisonnables
jugeaient le vrai propriétaire, Cornwallis l’avait fait simple
fermier[109], et Wellesley le mettait à la porte.

  [109] Sur la vanité et l’impuissance des tentatives de Cornwallis,
    voy. le judicieux Mill, livre V.

Jusque-là, tout avait pu changer, les empires et les dynasties, tout
excepté ce ryot, plus mêlé à la terre que l’antique bananier qui
ombrageait sa cabane, mêlé par la vie, l’âme, les habitudes. Si même
dans notre mobile Occident, l’expropriation est un fait terrible,
souvent mortel, qu’était-ce dans l’Inde où l’existence est tissue de
tant de pratiques locales!

Le zémindar, si favorisé des Anglais, pouvait donc chasser le paysan
natif, appeler un étranger qui aurait tout à apprendre. La terre
produirait-elle autant, et selon l’impatience de ce gouvernement
terrible? Le zémindar qui était jusque-là une sorte de seigneur féodal
(j’en vois un, parent de Tippoo), ne tardait pas à s’ennuyer de cette
terre chagrine qui devenait avare. Il eût voulu la vendre et s’en aller
jouir à Calcutta, Delhi. Un spéculateur se présente, lui offre de le
débarrasser de ce fief qui n’est plus qu’une place d’exacteur, toujours
insuffisant pour le fisc affamé.

Comment le nouveau zémindar, hier commerçant, banquier de Calcutta, de
Londres, pouvait-il, mieux que l’ancien, vrai fils de la contrée, savoir
ce que le paysan peut supporter sans succomber. Dans la province de
Madras, Thomas Munroë, un Anglais honnête et judicieux, dit qu’il
fallait revenir à l’ancien système du pays, faire avec le paysan une
estime de la moisson sur pied, estime que l’on jugerait par les
registres antérieurs du village. Mais, pour faire tout cela, il fallait,
que le collecteur sût davantage et les langues et les circonstances
locales.

On n’y parvint pas; l’on revint au malheureux système de la taxation par
village, par zémindarie. Avec cette différence que le zémindar actuel,
étranger au pays, souvent vivant à Calcutta, n’exploitait sa zémindarie
que par des intermédiaires et sous-intermédiaires, une foule de vampires
subalternes, et dans une complication difficile à surveiller.

                   *       *       *       *       *

Le paysan fuyait. Mais où? Dans l’Inde antique, même sous le Mogol, le
malheureux, sans terre, dépossédé, ce qui n’arrivait guère, avait une
ressource, celle de se mêler aux foules que chaque prince ou rajah
traînait avec lui. Un homme de plus dans ces foules ne comptait pas;
personne ne songeait à le repousser du banquet. Voir au _Ramayana_ les
foules innombrables qui suivent le roi, le bon père de Rama.

La ruine de chaque prince indien, c’est une table commune de moins pour
le pays. Jusque-là on n’a pas compté. Mais avec les conditions ruineuses
que l’alliance et la tutelle anglaise imposent aux princes, il leur faut
bien compter. Et pour la première fois ils se voient nécessiteux,
misérables.

Déjà la Compagnie, sous Hastings et Cornwallis faisait avec les princes
ces traités qu’on peut dire d’épuisement, où leur imposant telle charge
énorme (qui les ruinait), on les obligeait d’emprunter à des taux
usuraires; enfin, pour s’acquitter, ils cédaient leurs plus riches
provinces à la Compagnie. Le prince indien livrait la moitié, les trois
quarts de son domaine. Mais demeurait-il au moins maître du reste?
Nullement.

Ce long martyr commencé en 1801 par Wellesley sur le roi d’Aoude, dura
un demi-siècle, jusqu’en janvier 1856, où le dernier souverain qui
venait toujours réclamer à Londres, céda au désespoir, mourut. Il mourut
à Paris. Je vois encore au lieu le plus gai, au boulevard Italien,
défiler sous la pluie, dans la boue, son convoi, ses serviteurs en
larmes. Rien de plus lamentable. Ce luxe indien, ces couleurs rose et
jaune, mêlées d’or et d’argent, indignement souillées par notre hiver
impitoyable, avaient l’effet d’une cruelle mascarade qui crevait le
cœur.

Et combien plus funèbre encore de voir dans toute l’Inde ces tombeaux
aériens où chaque pic élevé des montagnes garde un mort tout vivant, un
rajah prisonnier dont l’héritage a été usurpé. Spectacle douloureux pour
ce peuple qui, dans chacune de ces victimes royales, sent sa mort et la
mort de l’Inde.

De bonne heure, au commencement du siècle, des masses de désespérés, des
paysans expropriés, des serviteurs innombrables, que les rajahs
dépossédés licenciaient malgré eux, ne savaient que faire. Plusieurs se
mirent à la suite des armées, pillant le pays pour elles, et plus
souvent à leur profit, et, formant à la longue des bandes, des armées de
pillards.

A mesure que ceux-ci furent poursuivis, le pillage, la dernière
ressource manquant, dans ces foules sans moyen de vivre, une contagion
se déclara, un choléra moral, _l’amour de la mort_, et la charitable
idée de faciliter la mort à tous. N’était-ce pas leur rendre service que
de les aider à franchir ce passage, d’en supprimer l’angoisse des
préparatifs et de le rendre aisé.

«Quel mort préférez-vous?» disait-on à un ancien. «La plus prompte.»

C’est justement le bienfait que les apôtres de la mort se proposaient de
répandre. D’ailleurs avec la métempsycose toute mort est provisoire.

Ce fut en 1810, peu après la vice-royauté des Wellesley et leur retour
en Angleterre que l’on s’aperçut de l’existence des Thugs ou Phansigar,
de ces étrangleurs aimables qui se chargeaient d’abréger le grand
passage.

A la rencontre de plusieurs routes où se trouvait une fontaine, dans un
beau bosquet comme ceux de Mundsoor (où se fit la première découverte
des thugs), un doux compagnon de route, et souvent un pieux fakir
accueillait le voyageur, s’intéressait à son voyage, à ses affaires,
parlait des misères qui rendent sa vie insupportable, et puis, peu à peu
s’approchant, lui lançait au cou un _lazzo_ comme ceux qui, en d’autres
contrées, aident à prendre un cheval sauvage. Puis, avec une
contraction, ramenait le _lazzo_ à lui, serrait bien... Et c’était fini.

Chez cette race faible, peu nourrie, la vie n’a pas grande résistance.
Et plus d’un, s’il avait ressuscité, eût remercié peut-être l’adroit
médecin, qui, avec si peu de façon, l’avait guéri de tant de maux.

Comme le médecin a droit à un honoraire du malade qu’il a guéri, le thug
croyait avoir le droit de se porter héritier du mort. Mais souvent il
lui laissait tout ce qu’il portait, se contentant du mérite d’avoir fait
une bonne action.

Action hautement agréable aux divinités de la mort, Khali, Bowanie, etc.

«Dieux antiques,» disent les Anglais. Je le veux bien, mais jusque-là
ils avaient marqué si peu qu’on n’en entendait point parler.

Wellesley quitta l’Inde en 1805, et Wellington, qui se maria, en 1806.
Cornwallis revint dans l’Inde, mais malade, et il mourut. Les thugs
tuèrent à leur aise jusqu’en 1830[110], où les réformes de Bentinck
donnèrent quelque espérance. Plusieurs thugs avouèrent, épouvantèrent le
pays de leurs révélations.

  [110] Le grand événement de 1857 a jeté quelque jour sur l’Inde.
    Cependant un brouillard très épais subsiste encore sur elle, et est
    soigneusement entretenu. Cela tient à plusieurs causes, d’abord à ce
    que nos rares voyageurs, les Jacquemont, Lejean, etc., se laissent
    facilement _enguirlander_. La bonne hospitalité des Anglais leur
    cache tout; ils ne voient pas l’Inde. Quand je lis les lettres de ce
    spirituel et mondain Jacquemont, je pense au voyage pauvre, mâle,
    héroïque de notre Anquetil-Duperron. (Voy. en tête du _Zend
    Avesta_.) Les frères Schlagintweit, allemands, n’ont voulu voir que
    l’histoire naturelle, et là même, la décadence des forêts, la
    sénilité de l’Inde, pouvait en dire beaucoup. Pour les Anglais
    eux-mêmes, ils sont d’une admirable discrétion. Depuis que les
    grandes discussions du Parlement ont fini là-dessus, on ne sait
    rien, sinon qu’un meilleur gouvernement a succédé à celui de la
    Compagnie. On s’occupe enfin des forêts, etc. Au reste, les Anglais
    sont d’autant plus discrets sur l’Inde, que c’est pour tant de
    familles une affaire d’intérêt personnel. Pour se dispenser de
    mentir, ils ne disent absolument rien.

    Parfois, il faut le dire, l’honneur et la véracité, la dignité
    morale de ce grand peuple, se fait jour et éclate, même en dépit de
    l’intérêt. C’est ce que j’ai remarqué avec plaisir dans les
    _Rapports sur la grande Exposition_, Rapports si favorables à
    l’Inde, si contraires à ceux qui en parlent comme d’un pays barbare.
    (Voy. ma _Bible de l’Humanité_.)

    En 1857 aussi, la lumière s’est faite. A cette époque M. le comte de
    Warren, a réimprimé, continué et doublé un excellent petit livre
    qu’il avait fait depuis longtemps. Anglais de père, Français de
    mère, capitaine interprète dans les troupes de la Compagnie, il
    n’est nullement défavorable aux Anglais, il dit même que, pour lui,
    l’Anglais, surtout celui qui a voyagé, est l’idéal de l’homme. Mais
    en même temps il est très véridique et terriblement instructif,
    navrant sur la misère, l’épuisement de l’Inde, sur la captivité
    cruelle des princes indiens qu’il a momentanément partagée. Il
    raconte naïvement comment les _saints_, les méthodistes ont provoqué
    l’horrible mouvement de 1857. Révolution atroce, mais naturellement
    amenée par tout un siècle d’injustices. Réimprimera-t-on Warren à
    Londres? J’en doute. Cela ferait peine au grand parti des _saints_
    et à l’auguste personne, qui est de ce parti.--Parti puissant, même
    à Paris, si bien qu’en 1857, la presse française fut toute entière
    contre l’Inde. Une seule voix s’éleva pour les Indiens, celle d’un
    homme, mort jeune et regretté, M. le marquis Jonquières Antonelle,
    de Nîmes, petit-fils du célèbre révolutionnaire.




LIVRE V

SUISSE.--PIÉMONT.--FRANCE.--FIN DU DIRECTOIRE (1799-1800)




CHAPITRE PREMIER

GRANDEUR EXTÉRIEURE DE LA FRANCE SOUS LE DIRECTOIRE.--RÉVOLUTIONS
DIVERSES, SUISSE, HOLLANDE, ETC., 1797-1798.


«Comment la France, au lieu de courir où ses intérêts l’appelaient,
d’aller aux Indes, comme le conseillait Villaret-Joyeuse, et comme on le
pouvait très bien en juin 98, s’amusa-t-elle à tant de guerres pour ces
républiques nouvelles qui s’élevèrent partout, le lendemain de
Fructidor?»

Pourquoi? C’est qu’elles nous appelaient, criaient à nous, imploraient
nos secours! Vous qui me demandez ceci, gens de courte mémoire,
avez-vous donc tellement oublié le rôle immense que vous aviez alors? La
France, depuis 89, et surtout depuis l’innocente, la non sanglante
révolution de Fructidor, était partout l’oracle et le législateur
commun, le pontife de la liberté. Partout les opprimés la sommaient de
faire des miracles pour eux, de leur donner ses lois, et l’abri de sa
grande épée.

J’en trouve un exemple touchant, lorsque, dans la guerre d’Italie, les
Grecs s’adressèrent à Bonaparte. Les descendants de Sparte, les
Maïnotes, voisins, souvent victimes du tigre Ali pacha, viennent un jour
trouver le général français. Ils ne savaient pas notre langue, ni lui la
leur. N’importe! Par une inspiration touchante, ils tirèrent de leur
sein un livre, l’Odyssée, et le mirent sur la table entre eux et lui.
Nul besoin de discours. La Bible de l’Europe, Homère, suffit à rappeler
ce que la Grèce fut pour nous, la nourrice, la mère de notre
civilisation, et le juste retour que nous devons à ses bienfaits.

                   *       *       *       *       *

Le tout petit palais du Luxembourg, et ceux qui gouvernaient avec si peu
de faste, eurent à ce moment une vraie grandeur. Le monde entier venait
au Directoire, priait la France et lui tendait les bras.

La république de Mulhouse se présenta la première, apportant son drapeau
sur les gigantesques épaules de Z... le plus bel homme du Rhin, voulant
être française à notre frontière même, acceptant les dangers d’être
notre avant-garde.

Genève vint ensuite, la vraie Genève, quitte de ses aristocrates et de
ses faux Anglais, l’hospitalière Genève à qui nous devons tant, et qui,
tout dernièrement sans les torts de Versailles, eût été pour nous, ce
que la nature l’avait faite, une valvule du cœur de la France, où
parfois a battu sa plus chaude pensée.

Genève avec son lac et le pays de Vaud, l’abri de la France protestante
contre Louis XIV, de la philosophie, de Voltaire et Rousseau contre
Louis XV, est pour nous autant que la patrie. Qui n’y a, en tout temps,
fortement respiré, et repris là son cœur des agitations de la France?

Que je les ai gagnés, ces courts repos, ces rajeunissements que nous
puisons aux Alpes, moi qui ai si souvent répété, célébré ce qu’on doit à
la Suisse! L’époque de la Réformation, celle de la Révocation, m’en
fournissaient l’occasion, mais non moins le changement si grave qui
s’est fait en Europe par Rousseau et Pestalozzi. La Suisse, bien avant
l’Allemagne, a ouvert la carrière au plus fécond des arts, l’art de
former, d’élever l’homme.

Et pour combien la Suisse fut-elle dans la Révolution française, qui le
dira? Moins encore par les livres, que par les hommes et par leurs
dévouements. Dans ma Révolution, j’ai montré au 14 juillet la ferme
assiette de nos régiments suisses (de la Suisse française) qui, malgré
Besenval, nous assistèrent de leur abstention, ne bougèrent des
Champs-Élysées, nous laissèrent prendre la Bastille.

Mais le point où j’ai le plus insisté, celui dont je parlerais encore
volontiers, si cet abrégé me le permettait, c’est l’affaire du régiment
de Châteauvieux[111]. J’y ai mis bien des pages, un temps considérable,
sans me lasser, et j’ai, à la longue, éclairci ce fait terrible,
enténébré par tous les historiens.

  [111] Voir Histoire de la _Révolution_, t. II, livre IV, chap. IV.

Un dernier mot de souvenir.

C’était le moment où M. de la Fayette, dupe alors, comme toujours,
entouré de femmes sensibles, et voulant relever le roi Louis XVI (qui
déjà pactisait avec l’ennemi), c’est l’époque, dis-je, où la Fayette,
par une entente aveugle avec Bouillé le traître, permit qu’on _frappât
un grand coup_ pour relever le trône. Ce coup tomba sur Nancy. Les
soldats de ce régiment (Vaudois, Neufchâtelois), reprochaient à leurs
officiers, seigneurs peu scrupuleux, fort légers, et fort durs, de ne
pas bien compter, de faire toujours des erreurs sur leur solde, puis de
lancer des maîtres d’armes qui les défiaient, les blessaient à coup sûr.
Là-dessus, on les arrête; les officiers sont juges; les soldats la
plupart pendus, écartelés, fournissent encore quarante galériens qui
rameront au bagne de Brest. Cette sentence atroce, appuyée par le Roi,
ne l’est nullement de la France.

Sur le passage de ces pauvres gens, la France se lève; il n’y a pas de
plus grande scène, ni plus touchante.

Oh! quel cœur nous avions alors!... ici les larmes viennent. Dieu! que
nous sommes froids maintenant! Une période glaciaire semble avoir
commencé. Qui aujourd’hui montrerait ces sentiments si jeunes? Hélas
France, qu’es-tu devenue?

On ne peut les garder à Brest. La ville, le port, ont senti une
commotion électrique. On les ramène, on leur ôte la casaque rouge. Et
sur toute la route, spectacle surprenant, chacun quitte sa veste, son
habit pour les revêtir. Les voici qui arrivent en triomphe à Paris; la
Liberté précède sur un char en proue de galère. Les chaînes brisées sont
portées par nos femmes et nos filles, en blanche robe, qui sans
hésitation, touchent le fer rouillé des galères, purifié par leurs
mains.

Grands souvenirs que tant de menteurs ont tâché de défigurer. Moi seul,
par un examen sérieux, je les ai renouvelés, éclaircis. Et c’est comme
une pierre d’alliance qui restera toujours entre les deux pays.

                   *       *       *       *       *

Je suis lié avec beaucoup de Suisses, fort distingués, qui, par
attachement au passé, un passé qui a eu sa gloire, ont une religion
invincible de leur histoire antique. Certes, je l’ai aussi. Si j’avais
été riche, j’aurais relevé le monument que Raynal (à la croix du lac de
Lucerne) éleva à Guillaume Tell.

D’autant plus je sais bon gré à MM. Monnard et Vulliemin, d’avoir, dans
leur savante histoire, avoué sans détour la corruption politique qui
régnait dans tant de cantons. Ces charges de magistratures, de juges,
vendues et revendues comme des biens patrimoniaux, ce trafic offrait un
spectacle hideux. Il est étrange que ce soient justement ces cantons où
madame de Staël et autres déclamateurs ont placé leurs tableaux d’une
idylle héroïque, toujours pure depuis Guillaume Tell.

La petitesse du pays, qui permettait de tout voir de près dans un délai
précis et personnel, ce trafic rendait plus choquant encore. Beaucoup de
Suisses, à toute époque, non sans péril, avaient réclamé là-dessus.

La tyrannie des villes sur les campagnes, par exemple de Zurich sur le
pays environnant, n’était guère moins odieuse. J’ai dit ailleurs[112] le
courage impuissant avec lequel Pestalozzi osa, dans sa jeunesse,
embrasser et défendre la cause des paysans de Zurich.

  [112] Voy. _Nos Fils_, 1869.

Mais nulle part la souveraineté de l’aristocratie n’était plus choquante
que dans celle de Berne sur le pays de Vaud; là, l’inégalité
apparaissait entre des populations égales en tous sens, entre des hommes
égaux d’éducation, souvent de position sociale. En quoi les Benjamin
Constant, les Laharpe, etc., étaient-ils inférieurs aux Haller de Berne?

L’ensemble, si varié, et si discordant de la Suisse, avec tant
d’injustices séculaires, explique parfaitement la passion des Suisses
pour l’émigration et même pour les hontes du service étranger. Mais
cette triste existence de mercenaires, qui, de Naples ou Versailles, les
renvoyait chez eux si corrompus, brouillait à jamais en eux les vrais
éléments indigènes. Les Besenval, tristes copistes, dans leur fausse
légèreté, ne trouvaient pas la grâce. Par ces mélanges d’éléments
discordants, plusieurs devenaient idiots, comme un capitaine revenu de
Naples, que je vis en 1858 à Seeburg près Lucerne.

La diversité si confuse des cantons pouvait-elle être ramenée à
l’harmonie sans détruire en même temps beaucoup de choses vitales en ce
pays? Je ne le pense pas. Mais l’esprit du temps, essentiellement
unificateur et centralisateur, disposait à le croire. Sauf quelques
hommes vraiment originaux, comme Lavater et Pestalozzi, tous, pour ce
grand changement, cherchaient leurs modèles à l’étranger. Les Genevois,
justement irrités contre la France de Louis XV et Louis XVI, admiraient
d’autant plus l’Angleterre (tels furent tous les amis, disciples,
secrétaires de Mirabeau) sans voir combien les institutions anglaises
sont spéciales. D’autres, comme les frères vaudois Laharpe, ne voyaient
que la France, enviaient sa majestueuse unité, ne sentaient pas assez
que cette unité, naturelle chez nous et qui date de loin, ne pouvait
être brusquement imposée à la grande diversité suisse. Le Directoire
pencha trop exclusivement pour ceux-ci. La haute faveur surtout que
Berne, Bâle, Genève, montraient à nos ennemis, Anglais et émigrés,
l’indisposait. Sauf la Réveillère, ex-girondin, toujours fédéraliste,
les directeurs furent pour le gouvernement unitaire de la Suisse, et en
même temps mirent la main sur Genève, dont on fit un département.

Acte injustifiable, certes, si à ce moment même on n’eût vu venir une
nouvelle coalition qui pour premier poste aurait pris Genève. Par le
grand débouché du Rhône sur notre frontière, Genève semble une porte de
la France.

Nous ne raconterons pas ces événements ni l’enlèvement du petit trésor
de Berne, que Bonaparte prit pour l’Égypte. En revanche, le Directoire
montra sa confiance à la nouvelle Berne, régénérée, en lui rendant son
magnifique parc d’artillerie. Ce gouvernement des Laharpe, des Stapfer,
unificateurs de la Suisse, ne fut pas populaire, et on lui a gardé
rancune, même de ses bienfaits. On a trop oublié qu’il aida à repousser
de la Suisse, de l’Europe, l’invasion des Russes, alors si rudes et si
barbares avec leur barbare Suvarow. On a trop oublié aussi que ce
gouvernement fut le protecteur, le premier promoteur, à Stanz, à Berne,
des écoles de Pestalozzi, qui, plus tard, d’Yverdon, débordèrent,
fécondèrent le monde de leur vivant esprit.

La Hollande, non moins diverse de races et d’éléments que la Suisse,
provoquait les mêmes questions. La majorité était-elle pour
l’incohérence et la diversité antique, ou pour l’unification moderne qui
se produisit alors sous la forme de la république batave? C’était un
grand problème et nullement de ceux où le nombre seul fait le droit.

Dans tous les temps, ce pays mixte a offert les deux partis, de la mer,
de la terre, peut-être également nombreux. Mais il y a cette grande
différence: le premier a fait la gloire du pays, c’est celui de la
république, alors maîtresse des mers; le second parti, celui du
stathouder, est celui de la décadence, et c’est par lui que la Hollande
ne va plus qu’à la remorque de l’Angleterre, comme une chaloupe derrière
un vaisseau.

Moi, je décide ici, comme dans le procès des deux mères devant Salomon.
Il faut d’abord que l’enfant vive. Or ce n’était pas vivre pour la
Hollande, que d’être une province anglaise, labourant, sillonnant la
terre, au lieu de sillonner la mer, son élément.

Dans un admirable tableau de Van der Helst qui est à Amsterdam, on voit
merveilleusement la question. C’est un repas municipal où figurent les
deux partis. Rien de plus saisissant. Ceux qui donnent le repas, les
bons gros marins, à cheveux noirs, figures réjouies, et fortes mains
calleuses, offrent avec bonhomie cette franche main aux cavaliers,
hommes plus fins, à cheveux blonds, qui viennent sous la jaune livrée de
la maison d’Orange. Ceux-ci osent à peine s’asseoir, se sentant là trop
déplacés. On a envie de crier à ces noirs, à ces figures ouvertes et
franches de marins: «Défiez-vous de ces fins cavaliers et de ces
blanches mains!... Ils ne montrent que leurs rapières. Mais qui sait si,
dessous, ils n’ont pas de stylet?»

En effet, ces beaux gentilshommes, la veille de notre révolution,
trahissaient deux fois la Hollande, en appelant l’Anglais d’un côté, la
Prusse de l’autre[113].

  [113] J’ajourne le triomphe de Nelson à Naples, les honteuses fêtes et
    les tragédies qui suivirent. J’ajourne les courses conquérantes de
    Championnet en Italie, puis la mort de Joubert,--Joubert vengé par
    Masséna dans sa grande bataille de Zurich et sa victoire sur
    Suvarow. Bataille immense qui fut gagnée sur un théâtre de cinquante
    lieues de long. Ces objets si importants me détourneraient trop de
    l’intrigue intérieure, mon sujet principal, jusqu’ici si peu
    éclairci.




CHAPITRE II

PIÉMONT.--DE MAISTRE.--MANIFESTE SANGLANT DE LA CONTRE-RÉVOLUTION.


La débonnaireté de Carnot et l’astuce de Bonaparte avaient, comme on a
vu, sauvé Turin, le vrai centre des émigrés. Par cette première faute
l’Italie fut manquée. Il fallut Fructidor et la grande explosion qu’il
amena en Europe pour donner une nouvelle impulsion, surtout pour
arracher de sa base immobile le Piémont, le vrai roi de la
contre-révolution.

La Sodome de Rome n’était que pourriture. Et la sanglante bacchanale de
Naples, avec sa barbarie lubrique, n’en laissait pas moins soupçonner
une autre Naples. Mais à voir la face morne de Turin, qui eût cru qu’il
y eût rien autre que la mort en dessous.

C’était le centre de l’émigration, beaucoup plus que Vérone et la cour
bavarde du prétendant. Il y avait là une vraie passion, toujours
vivante, inextinguible, celle de madame Adélaïde. Ici, c’était tout
autre chose que la frivole Marie-Antoinette et la débridée Caroline. Il
y avait un vrai démon. La Polonaise incestueuse, qui, pendant dix
années, eut cette étrange royauté, n’y renonça jamais, attendit la mort
d’Antoinette et n’y vit qu’une délivrance. Personne, par ses libelles et
sa haine toujours éveillée, n’y contribua davantage. Le temps ne faisait
rien sur celle terrible femme. A soixante et soixante-dix ans, elle
était jeune de haine.

Elle avait trouvé à Turin des âmes dignes d’elle. Le bigotisme
militaire, durci de siècle en siècle, les avait trempées pour le crime.
Les persécutions toujours renouvelées des innocents Vaudois des Alpes
leur inoculaient dans le sang un génie de bourreaux. De pieuses dames
surtout poussaient leurs maris, leurs amants, à cette bonne œuvre de
laver du sang hérétique les péchés de libertinage.

Et ces fureurs barbares du versant italien se retrouvaient au nord des
Alpes, au versant savoyard. La Savoie, peuple ardent sous un climat
glacé, au seizième siècle, dans les douces missions de saint François de
Sales, s’était massacrée elle-même. Au dix-huitième siècle, les victimes
manquaient, ayant passé à Genève, à Lausanne. Mais les fureurs ne
manquaient pas. Voltaire, avec finesse, avait vu et prédit, que les
derniers barbares dans ce siècle de tolérance se trouveraient dans les
magistrats. C’est une maladie en effet chez ceux qui, de père en fils,
ont l’habitude de juger, condamner, disposer de la vie humaine, c’est
une maladie d’éprouver le besoin de toujours exercer cette terrible
fonction. Et je ne parle pas du plaisir sanguinaire qu’y pouvaient
prendre certains hommes, mais plutôt de l’orgueil d’exercer une si haute
autorité.

Après le pouvoir de Dieu, qui est _créer_, le pouvoir le plus haut, sans
doute, est de _tuer_. Voilà pourquoi il devient nécessaire à ceux qui
légalement l’ont eu une fois.

Ce fut le génie du plus grand écrivain de la Restauration, de Maistre,
juge de Chambéry, dont l’audacieux petit livre, nullement défensif, prit
au contraire la Raison à partie, et la somma de se défendre.

Pour faire un pareil livre, exclure à ce point la lumière, il fallait
être non pas ignorant, mais bien cultivé de fausse science et
d’absurdité, avoir toujours vécu dans une prétendue science scolastique
et de séminaires.

Ainsi dans certaines vallées des Alpes où le soleil n’atteint pas à
midi, il y a non un faible jour, mais, ce qui est pis, un jour faux, des
apparences, des brouillards; sur des endroits glacés, au plus stérile,
des pointes aiguës, brillantes, qui font illusion.

L’auteur a si bien réussi, que, _même à midi_, le soleil n’atteint pas
sa vallée. Depuis Bossuet et la fin de Louis XIV, il ignore tout,
partant, méprise tout, rejette tout d’ensemble et sans contestation.

Tout ce qu’il sait du monde, c’est _la chute_, et la belle justice
chrétienne où l’innocent expie pour le coupable.

«Ne nous affligeons pas des grands massacres d’innocents qui ont
toujours lieu sur la terre.» C’est la méthode par laquelle le jardinier
céleste, en élaguant les branches, les rend fécondes. Là, l’auteur
énumère les massacres immenses qu’a permis Dieu; il semble qu’il y ait
plaisir, et que (comme dans le taurobole antique) il se ravive au bain
de sang.

Ce livre était fait pour avoir beaucoup plus de succès que _l’Homme de
désir_ et autres productions du doux mystique Saint-Martin. La Terreur
blanche du Midi, de la Vendée, y trouvait des arguments à son usage, et
dut croire qu’elle aussi entrait aux vues de Dieu.

L’ouvrage parut en 96 pendant la brillante campagne d’Italie. L’auteur
visiblement pense déjà à Bonaparte, et remarque que les plus brillants
capitaines de la république sont des nobles ou des anoblis.

Mais là, la prévision prophétique, qu’il a l’air de revendiquer,
l’abandonne visiblement. Il ne parle que de Monk, de la restauration
anglaise. Il ne fait nullement la différence entre notre révolution et
la leur. Il ne voit pas plus loin que M. Pitt et autres politiques, qui
croyaient que Bonaparte s’en tiendrait au rôle de Monk.

L’endroit où il faiblit, c’est justement celui où il veut rassurer sur
la vengeance royaliste. Il vante la clémence du Roi, et la douceur des
émigrés, en avouant pourtant qu’on sera juste. Ce qui revient au mot du
temps: «Le Roi pardonnera; mais les tribunaux feront justice.»

En attendant, triomphait sur le Rhône la justice du poignard. Au
Piémont, des exécutions militaires s’exerçaient sur les patriotes ou les
libres penseurs, malgré les réclamations du ministre français Ginguené.
Un savant ecclésiastique s’était marié à Turin, et passait pour avoir
les opinions hardies, quoique modérées. On le fusille, malgré le
ministre de France.

Le livre de De Maistre, qui semblait promettre Bonaparte, fut en réalité
le manifeste de la contre-révolution.




CHAPITRE III

LE DIRECTOIRE DÉCIMÉ.--PRAIRIAL 1799.


Tout Dieu naît d’un nuage.

Excellent axiome mythologique.

Il y faut ajouter les mirages, les fausses lueurs qui donnent au nuage
l’apparence d’un corps.

Mais comment cette œuvre de fraude peut-elle se perpétuer, et quels sont
les moyens de continuer, de refaire l’œuvre d’illusion? Grave question
politique.

Je l’avais étudiée, mais je croyais que cela avait un terme, et que,
surtout après 1870, on y renoncerait, qu’on laisserait la vérité captive
si longtemps percer le nuage.

Nulle époque dans l’histoire n’est plus obscure, je veux dire plus
savamment obscurcie, que 1800, la fin du Directoire.

Des révélations attendues, une seule paraît enfin, cette année 1872: les
Mémoires de la Réveillère-Lepeaux. Mais ce grand citoyen, admirable
narrateur pour Fructidor, est moins clair et fort bref pour les temps
qui suivent; il mentionne trop sommairement ce qu’il appelle «les
intrigues des frères Bonaparte,» etc.

Nous attendions aussi les Mémoires de Barras (par Saint-Albin), qui, je
crois, a été trop sévèrement jugé.

Nous attendions les Mémoires de Réal, qui furent présentés sur une
épreuve unique au roi Louis-Philippe, si curieux d’histoire
contemporaine.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais, indépendamment des causes latentes qui peu à peu se révèlent,
d’autres causes visibles menaient le Directoire à sa perte.

On prévoyait la guerre. La Réveillère lui-même, devant la coalition qui
se formait, grandie de l’alliance russe, avait dit: «La guerre est
nécessaire.»

Pour en payer les frais, on eut recours à une ressource fort dangereuse:
on rétablit l’octroi, avec les grotesques forteresses des fameuses
barrières de Paris, dont plusieurs subsistent encore.

Au milieu de l’irritation causée par cette mesure, arriva la nouvelle de
l’assassinat de nos envoyés, tués par les Autrichiens à Rastadt.

Déjà des traitements barbares, infligés aux prisonniers français en
Angleterre, indiquaient qu’aux yeux de nos ennemis, un Français n’était
plus un homme. Cette inhumanité nous fut très-profitable. Elle remonta,
tendit le nerf national. Nous retrouvâmes l’élan de 92. Une nouvelle
génération, surgit, non moins brave, et bien plus disciplinée. A cette
époque, le culte de la république était si fort encore, qu’on l’opposait
comme une autre religion aux barbares et fanatiques soldats de Suvarow.

La loi de la conscription (réquisition perpétuelle) fut proposée par
Jourdan, votée avec enthousiasme. L’élan fut tel que le gouvernement se
trouva fort embarrassé de suivre un mouvement si rapide.

Au milieu de cet élan guerrier, éclata le désastre d’Aboukir.

Le Directoire, apprenant ce malheur, causé surtout par la négligence de
Bonaparte, qui n’approvisionnait pas la flotte, ne l’accusa pas en
séance publique, mais assembla le Corps législatif dans la Bibliothèque.
Là eut lieu une vive contestation entre les frères de Bonaparte et ses
adversaires (certainement la Réveillère-Lepeaux)[114].

  [114] Le roi Joseph, dans ses Mémoires, nous a donné cette anecdote,
    t. I.

Les frères virent désormais dans celui-ci leur principal obstacle, et
commencèrent contre lui une guerre singulière. Ils se plaignaient des
dépenses du Directoire, ils accusaient surtout le plus économe, le plus
sévère des Directeurs, celui qui ne dépensait rien.

Avec deux mots, _déficit_ et _octroi_, plus d’impôt sur les choses
nécessaires à la vie du pauvre,--on commença une guerre terrible contre
les Directeurs, surtout contre la Réveillère, la vraie colonne, la
_pierre de l’angle_ du Directoire. Lui tombé, on le savait bien, tout
était abattu.

Sa figure magnifique (voy. au _Cabinet des Estampes_) en donne une
grande idée. Et ses épaules un peu voûtées ne font qu’exagérer
l’impression d’indomptable résistance qu’exprime cette figure.--Lui seul
était la Loi.

La Réveillère n’avait qu’un tort, d’exiger qu’un moment si trouble fût
conduit par l’ordre rigoureux de la paix, et de vouloir soumettre les
généraux aux commissaires civils.--On destitue Championnet, le
conquérant de Naples, aimé de l’Italie, malgré les contributions qu’il
était obligé de demander aux Italiens.

La situation ne permettait guère cette rigoureuse austérité.--Nos
généraux, dans de telles circonstances, devaient avoir quelque latitude,
ne pas être gênés par les agents civils.

Derrière cette idée fort juste, beaucoup d’intrigues se cachaient. Les
bonapartistes hardiment, sous le masque patriotique, étaient prêts à se
porter à de grandes violences. Barras flottait, et, trop heureux de
rester au pouvoir, s’était mis du côté des violents.

Ici s’ouvrit une scène mémorable. Cet étourdi Barras, oubliant le ferme
courage de celui à qui il parlait, osa dire à la Réveillère: «Eh bien,
c’est fait! les sabres sont tirés!» et par là s’attira cette foudroyante
réponse: «Misérable! que parles-tu de sabres? Il n’y a ici que des
couteaux, et ils sont dirigés contre des hommes irréprochables que vous
voulez égorger!»

Il résista tout le jour, ne céda que le soir, réfléchissant sans doute
qu’un massacre dans Paris encouragerait nos ennemis, refroidirait l’élan
des nôtres. Donc il céda au parti militaire, quoiqu’il vît bien
l’intrigue qui s’y mêlait, et qui en profiterait.--Il dit: «Je cède.
Mais la république est perdue!»

Il se retira, nu et pauvre, en refusant les sommes qu’en cas de
retraite, on devait donner aux Directeurs.

                   *       *       *       *       *

Des nouveaux directeurs, un seul, Roger-Ducos, était dans les intrigues
des frères de Bonaparte et fut l’un des principaux machinateurs de
l’usurpation.

Les autres, Gohier, Moulins, étaient des hommes nuls, mais assez
estimés, et qui avaient un bon renom de patriotes. Au reste, la faction,
dans l’absence de Bonaparte, et loin encore de pouvoir réaliser rien,
devait à tout prix garder une apparence double, et devant les armées,
devant cette jeune conscription qui s’élançait, se montrer
révolutionnaire.

Ce fut une grande surprise, et qui charma les exaltés, qu’on fît
ministre de l’intérieur un des membres de l’ancien Comité de salut
public, le sage Lindet. Plus administrateur que politique, il ne pouvait
gêner les secrètes machinations. Le ministère de la guerre fut donné
fort utilement à Bernadotte, qui le réforma à merveille. Les jacobins
croyaient Bernadotte pour eux, quoiqu’il eût épousé une Clary et se
trouvât ainsi beau-frère de Joseph Bonaparte. Ce grand chasseur de la
fortune la poursuivait par deux voies à la fois, parent, ami, et souvent
ennemi de Napoléon, qui a fait sa grandeur tout en le haïssant, par
moments lui tendant des pièges.

Ce qui trompa le mieux, donna le change, c’est que, dans la grande
affaire où était le salut pour tous, le nouveau Directoire ne prit pas
le mot d’ordre de la belle société, des salons rétrogrades, mais choisit
l’homme qu’ils repoussaient le plus.

L’enthousiasme des aristocrates exaltait le Russe Suvarow, vainqueur des
Polonais, des Turcs et de nos armées d’Italie[115], et on ne portait à
Paris que les bottes à la Suvarow, qu’avait mises à la mode le hardi
bottier Sakouski. Contre ces fanatiques Russes, si braves et si
barbares, nos conscrits de vingt ans pourraient-ils bien tenir? La chose
était douteuse. Le Directoire, quel qu’il fût, ici était obligé de
marcher droit, de prendre le général qui, plus que personne, avait fait
les prodigieux succès de Bonaparte, de prendre Masséna.

  [115] Voir pour les détails de cette victoire, le tome III du _XIXe
    Siècle_.

Ce choix extrêmement odieux à la haute société, qui avait fait nommer
Bonaparte en 96, était d’autant plus surprenant en 99, que le même
gouvernement venait, par le coup d’État de Prairial, de chasser l’intime
ami de Masséna, la Réveillère-Lepeaux, qui resta son ami jusqu’à la
mort[116].

  [116] Noble amitié, pour le dire en passant, et qui lave suffisamment
    le grand capitaine des imputations que les bonapartistes ont
    artificieusement portées contre lui, employant à ces calomnies des
    hommes estimés, censeurs aveugles qu’on trompait.




CHAPITRE IV

LE MONDE EN 99.--LE SALON DE LA RUE DU BAC.--MADAME DE STAËL.--JOSÉPHINE
DANS SA PETITE MAISON DE LA RUE CHANTEREINE.


Il eût été à désirer que madame de Staël, dans ses _Considérations_, au
lieu de parler de la Suisse, qu’elle connaît peu, eût essayé de fixer
par quelques coups de crayons le brillant pêle-mêle qui s’agitait chez
elle dans son hôtel, fréquenté de tous les partis. On en sait les traits
généraux et les figures marquantes. Je ne dirai pas les meneurs. L’homme
brillant, en 90, avait été l’aimable M. de Narbonne, grand seigneur
patriote. En 99, madame de Staël, plus mûre, avait un ami plus jeune, le
caustique Benjamin Constant, républicain sincère, dont elle aimait la
fine langue, les principes, et les cheveux blonds.

Mais la porte n’était pas fermée. On recevait des hommes de toute autre
couleur. De jeunes émigrés alors peu connus, Chateaubriand entre autres,
y étaient accueillis avec bonté.--Même des personnages suspects, le
grand propriétaire Vendéen que nous avons vu à Paris en Fructidor.
Comment fermer sa porte à un homme tellement titré?

Ce qui m’étonne davantage, c’est d’y voir à côté de celui qui comprima
Fructidor, le héros jacobin Augereau. De cet enfant du faubourg
Saint-Marceau on cite une jolie réponse, si fine, que personne ne la
comprit, mais qui est remarquable comme condescendance flatteuse du
jacobin à la société aristocratique. Madame de Staël demandait:
«Bonaparte se fera-t-il roi?» Augereau dit: «Madame, c’est un jeune
homme trop bien élevé pour cela.» (C’est-à-dire: pour prendre la place
du roi son maître et ancien bienfaiteur?)

Dans cette foule, il n’y avait pas combat d’opinions. La brillante et
candide maîtresse de maison, quoique sincèrement patriote, justement à
ce titre, exaltait Bonaparte.

Dans l’incertitude où l’on était encore des succès de Masséna, tout le
public attendait, appelait l’heureux retour du héros de Syrie. Le
gouvernement publiait, et tout le monde croyait ses bulletins quels
qu’ils fussent. Quoiqu’on pût s’informer par les petites barques
grecques qui, en tout temps, traversent la mer, on aimait bien mieux
croire aux flatteuses nouvelles: on célébrait _la destruction de
Saint-Jean d’Acre_, on changeait la petite bataille d’Aboukir, la
dernière qu’il livra avant de rentrer en France (25 juillet 99) en une
grande défaite des armées anglo-turques.

Qui n’y croyait était suspect, et sans doute mauvais citoyen.

On faisait mille romans, mille vaines conjectures sur l’avenir possible
du héros. La grande majorité croyait, d’après les vraisemblances, et les
idées si bien indiquées par M. de Maistre, qu’il restaurerait le Roi, et
que comme connétable ou autrement, il tâcherait de régner, comme un
arbitre armé nécessaire entre les partis.

Et pour lequel pencherait-il dans la question essentielle? dans la
question souveraine dont les intéressés parlaient d’autant moins qu’ils
y pensaient le plus: _la question des biens nationaux_. Là, le pêle-mêle
apparent du monde était tranché, et chacun au dedans jugeait des projets
de Bonaparte, selon des intérêts divers. On regardait ses frères, et on
en tirait quelque augure. A juger par Lucien et d’après la jeunesse
jacobine de Bonaparte lui-même, on augurait qu’il favoriserait le parti
révolutionnaire, les acquéreurs de biens nationaux. Mais sa sage
conduite en Italie, où il avait si fermement empêché le partage des
propriétés de l’Église, faisait croire qu’il aurait plutôt l’esprit de
Joseph, et qu’il pourrait ménager un traité, peut-être une restitution
partielle aux émigrés, anciens propriétaires.

Bref, tout le monde espérait en lui.

                   *       *       *       *       *

A l’autre bout de Paris, chez Joséphine, dans un petit salon de la rue
Chantereine, aux dernières heures de la soirée, on laissait partir les
dissidents, surtout les frères de Bonaparte bavards, peu bienveillants
pour la maîtresse de la maison qu’ils jalousaient. Vers minuit, il ne
restait guère que les gens les plus sûrs, surtout des royalistes émigrés
de Londres, à qui on pouvait tout dire. Je crois entendre parler la
créole expansive à cette heure. Ses sentiments étaient ceux de la
réaction depuis l’échec de Fructidor. L’espoir des royalistes commençait
à se porter sur Bonaparte qui ne manquait aucune occasion de leur donner
des assurances secrètes. En son absence, Joséphine et ses plus intimes
faisaient mesurer la distance où l’on était de l’année précédente, du
moment où Bonaparte avait quitté la France, et l’énorme pas que, par la
guerre, avait fait le parti jacobin. Un million d’hommes allait se
lever, ne sentait-on pas la terre trembler? Par sa nouvelle loi de
conscription, la France devenait un terrible foyer de guerre.

Il fallait, non pas le roi seulement, mais sous lui une main ferme qui
assistée des amis, des Anglais, permît au roi de contenir tous ces
éléments dangereux.

«Ah! pourquoi Bonaparte n’est-il pas ici, soupirait Joséphine. C’est à
lui seul que je me fierais, contre l’Europe et surtout contre ces
généraux jacobins qui, bien loin de contenir l’incendie, vont le
répandre, Augereau m’effraye par ses liaisons avec les faubourgs. Et ce
rusé Bernadotte, quoique parent et ami n’en est pas moins disposé à
jouer à Bonaparte le plus mauvais tour. Bernadotte est peut-être le plus
dangereux.

«Le Directoire craint que Bonaparte ne soit trop fort. Moi je crains
qu’il ne soit trop faible, une fois tombé dans ce guêpier de généraux.
Qui sait si on ne lui prépare pas son rival heureux Masséna, dans le cas
où Masséna serait vainqueur des Russes? Mais Bonaparte reviendra-t-il
jamais! Si j’étais le roi d’Angleterre, je n’écouterais pas ce fou de
Nelson qui veut empêcher son retour. Revenu ici, il prêterait au roi, et
aux Anglais son épée victorieuse. Lui seul est capable d’écarter, de
subordonner ces dangereux rivaux, opposer des digues à cet océan de feu
qu’en appelle la Révolution[117].»

  [117] Ces paroles prêtées à madame Bonaparte ne sont nullement
    fictives. Madame de Rémusat dit, dans ses Mémoires, que Joséphine
    était «expansive et même souvent un peu indiscrète dans ses
    confidences. Et que, pour se tirer d’affaire pendant la campagne
    d’Égypte, elle se compromettait par d’imprudentes relations.»
    Bonaparte à son retour l’obligea de rompre avec la société du
    Directoire, mais non avec le parti de la réaction. Au contraire,
    lorsqu’il fut devenu consul «il profita des qualités douces et
    gracieuses de sa femme pour attirer à sa cour ceux que sa rudesse
    naturelle aurait effarouchés; il lui laissa le soin du retour des
    émigrés. Presque toutes les radiations passaient par les mains de
    madame Bonaparte.»

    M. Michelet par son génie d’intuition semble avoir été témoin et
    auditeur autant que madame de Rémusat. La concordance des deux
    récits est frappante.

    A. M.




CHAPITRE V

COMMENT BONAPARTE OBTINT DE SORTIR D’ÉGYPTE.


C’est en 1839 seulement que ce mystère a été révélé à l’Europe par un
livre arabe que peu de gens ont lu, quoique traduit par M. Desgranges,
professeur au Collège de France.

Jusque-là, ni les Français ni les Anglais n’ont voulu ébruiter ce
secret, les premiers par amour-propre national, les seconds de peur
qu’on ne prît pour une trahison de leurs ministres et de leurs amiraux,
ce qui ne fut qu’une combinaison politique, astucieuse, mais malheureuse
en résultat pour l’Angleterre et pour la France.

Le narrateur mérite la plus grande confiance. C’est un homme simple,
honnête, qui avait le plus grand intérêt à savoir et être bien informé,
de plus, partisan de Bonaparte et des Français, près desquels il résida
trois années. Il s’appelait Nakoula; c’était un Syrien que le chef des
Druses tenait près de nos généraux pour être informé de tous les actes
de ceux dont il espérait la délivrance de son pays. Le départ de
Bonaparte fut un événement terrible pour les Syriens, et celui de tous
dont ils tinrent certainement à savoir le détail.

Bonaparte, d’abord, craignant de ne pouvoir sortir d’Égypte, avait fait
au Caire, devant les Ulémas, un discours violent contre le
Christianisme, disant: «qu’après avoir renié et détruit cette religion,
il était bien loin d’embrasser de nouveau la foi chrétienne[118].»

  [118] Nakoula, quoique chrétien, rapporte ceci sans réflexion, p. 50.

Mais peu après, Bonaparte, sans doute averti des événements de la France
par les petites barques grecques qui, en tout temps, parcourent la
Méditerranée, conçut un autre plan, espéra son retour[119].

  [119] Bonaparte dit, lui-même: «Je reçus des lettres de France; je vis
    qu’il n’y avait pas un instant à perdre.» (Mém. de madame de
    Rémusat, t. I, p. 274).

«A peine arrivé à Alexandrie, il se disposa à partir; on prépara trois
bâtiments sur lesquels il fit porter, pendant la nuit, des coffres
remplis de pierres précieuses, d’armes magnifiques, de marchandises,
d’étoffes et d’objets qu’il avait gagnés dans la guerre. Il avait aussi
avec lui de jeunes Mamelucks attachés à son service, et qu’il avait
richement habillés.

«Ces préparatifs terminés, il donna un grand dîner au général Smith,
général en chef des Anglais. Ce dernier, à l’époque où les Français
avaient levé le siège de Saint-Jean d’Acre, était venu avec des
vaisseaux devant Alexandrie. Il est d’usage parmi les Européens,
lorsqu’ils ne sont point en position de se livrer des combats, de se
voir réciproquement, quoique d’ailleurs ils soient en guerre. Bonaparte
témoigna donc au général Smith toutes sortes de prévenances, et lui fit
des cadeaux de prix. Il lui demanda ensuite, et obtint la permission
d’expédier trois petits bâtiments en France. Le général Smith étant
retourné la nuit même sur ses vaisseaux, Bonaparte s’embarqua avec sa
suite et sortit du canal par un vent violent. Deux jours après, le
général Smith apprit son départ. Cette nouvelle lui fit une grande
impression; il mit sur-le-champ à la voile pour le poursuivre; mais il
ne put en apprendre aucune nouvelle. Bonaparte saisissant l’occasion,
s’était envolé, comme un oiseau de sa cage[120].»

  [120] Nakoula, trad. par Desgranges, p. 150.

Selon un auteur Anglais[121], Sidney Smith, pour s’éloigner et ne point
garder Bonaparte, prit le prétexte d’aller chercher en Chypre son
approvisionnement d’eau douce.

  [121] Que suit Mario Proth dans sa piquante histoire qui, quoique
    satirique, est souvent très exacte.

Il était généreux, et un peu romanesque. Justement parce qu’il avait à
se plaindre de Bonaparte, qui naguère avait, avec insulte, dédaigné son
défi, il put avoir la tentation d’être magnanime. Cependant, il est
difficile de croire qu’il eût fait un tel acte qui pouvait être accusé
de trahison, sans être approuvé de son gouvernement.

Il est certain que les Anglais étaient fort indécis et divisés. Tandis
que les uns croyaient, comme Nelson, qu’il fallait le prendre, le garder
à tout prix, d’autres croyaient, d’après les royalistes de France, qu’il
ne pouvait revenir que pour rétablir les Bourbons. Mais ce qui domina
certainement, ce fut la crainte que Malte et l’Égypte ne restassent à la
France.

Bonaparte mit quarante-cinq jours pour faire cette petite traversée, et
dit, pour expliquer ce retard, qu’il avait pris le plus long, par les
côtes d’Afrique. Mais on peut croire aussi qu’il attendit le
laisser-passer. Si les Anglais l’accordèrent à la longue, c’est qu’ils y
avaient intérêt pour empêcher nos républicains de prévaloir décidément
sur les royalistes. Le général du parti révolutionnaire, Masséna, qui,
depuis un mois, avait gagné la grande bataille de Zurich, vaincu les
Russes[122], n’avait qu’à revenir (même seul) pour donner l’ascendant à
son parti. Et dès lors toute la France était jacobine, et Jourdan,
Augereau, même Bernadotte eussent été avec lui.--C’étaient eux
probablement qui, abusant de la simplicité héroïque de Masséna,
l’avaient détourné de venir sur-le-champ, et de paraître à Paris avec
l’éclat de sa victoire.

  [122] Voir le t. III du _XIXe Siècle_.

Dans cette situation menaçante pour les Anglais et la Coalition vaincue,
ils pouvaient croire habile d’accorder le retour à ce favori de
l’opinion, Bonaparte, qui, écartant Masséna et tous les généraux,
donnerait dans Paris et en France la victoire au parti des _honnêtes
gens_ et des royalistes. Il est assez probable que Joséphine, si bonne
royaliste, ainsi que je l’ai dit, l’avait fait espérer.

Après avoir relâché à Ajaccio, enfin il aborda à Fréjus (8 octobre 99).
En France, il trouva la partie plus belle qu’il n’avait espéré lui-même.
Cette surprise subite, l’adresse ou la magie qui l’avaient fait passer
invisible à travers les flottes anglaises, sa conquête d’Égypte, sa
victoire supposée de Syrie, qu’il affirmait dans ses bulletins; tout
cela porta l’enthousiasme jusqu’au délire.

Ce peuple, sauvé par la défaite des Russes, appelait, implorait
Bonaparte comme sauveur, et ne voulait devoir son salut qu’à lui. C’est
le grand thaumaturge qui va guérir d’un mot les plaies de la
patrie[123].

  [123] «Le Directoire frémit de mon retour; je m’observais beaucoup;
    c’est une des époques de ma vie où j’ai été le plus habile. Je
    voyais Sieyès et lui promettais l’exécution de sa verbeuse
    constitution; je recevais les chefs des jacobins, les agents des
    Bourbons; je ne refusais de conseils à personne, mais je n’en
    donnais que dans l’intérêt de mes plans. Je me cachais au peuple
    parce que je savais que lorsqu’il en serait temps la curiosité de me
    voir le précipiterait sur mes pas. Chacun s’enferrait dans mes
    lacs», etc. (Mém. de madame de Rémusat, t. I, p. 275.)

                   *       *       *       *       *

Bonaparte, en se retirant précipitamment de Saint-Jean d’Acre, avait
adressé à sa petite armée, mutilée et malade, une fort belle
proclamation qui la releva:

«Nous avons attaqué en vain l’Orient, nous partons pour défendre la
France contre l’Occident, etc.»

Ce noble discours, qui ravit les soldats, était celui de la situation.
Le nouveau Directoire semblait arrivé au dernier degré d’impuissance.
Personne ne soupçonnait les résultats grandioses et terribles de la
conscription. Des armées, non payées, peu nourries, composées en partie
de jeunes soldats, frappèrent deux coups épouvantables sur deux armées
très aguerries. D’une part, Brune, sur les Anglais et le duc d’York, sur
ces troupes si bien armées et si fermes, qu’on citait pour modèles,
avait reconquis la Hollande, tant convoitée par eux, qu’ils estimaient
déjà comme leur plus précieuse province, comme Kent ou Essex. Ce n’est
pas tout, il les réduisit à cette extrémité de ne pouvoir échapper que
par une capitulation. Terrible mortification, et la plus forte qu’aient
eue les Anglais depuis un siècle.

D’autre part, Masséna, profitant à Zurich de ce que l’Autriche avait
séparé ses troupes, et porté l’archiduc au nord, plus à la portée des
Anglais, Masséna, dis-je, avait pris, divisé encore les Autrichiens, les
Russes, et en avait fait un grand massacre. Ces barbares fanatiques,
très braves et qui avaient vaincu les nôtres en Italie, il les réduisit
à chercher des passages inaccessibles, _à passer par un trou
d’aiguille_, je veux dire par un défilé si étroit, qu’un homme seul
pouvait y passer à la fois. Les canons, la cavalerie, restèrent là, et
presque toute l’infanterie, pour combler de cadavres les profondes
vallées des Alpes.

Ces prodigieux événements qui eurent lieu en septembre, ne pouvaient
être prévus le 20 mars, jour où Bonaparte, levant le siège d’Acre, fit
sa belle proclamation, où il promettait aux soldats de les mener aux
guerres de France.

Mais ce qu’il savait, c’est que la mer et les flottes qui avaient si
bien gardé Acre, empêcheraient le retour de l’armée. Donc il trompait
celle-ci. Il ne trompait pas moins Paris, à qui il annonçait qu’il
n’avait quitté Acre qu’après n’y avoir pas laissé pierre sur pierre.




CHAPITRE VI

LE CABINET DE LONDRES AU MOMENT DU RETOUR D’ÉGYPTE.


Les Anglais sont crus et se croient obstinés. Mille faits prouvent
pourtant qu’ils ont des changements rapides en sens divers, comme les
flots furieux qui se battent au détroit.

On ne me croirait pas sur les brusques mutations qui se firent de 97 à
1801, si je ne tirais tous les faits d’un livre fort sérieux, de grande
autorité[124], fondé uniquement sur les correspondances et documents
divers, émanés des hommes politiques de ce temps-là (Pitt, Fox,
Grenville, Eldon, Malmesbury, etc.). L’auteur, qui fut ministre lui-même
et chancelier de l’Échiquier, a copié ces documents avec l’intelligence
de l’esprit où ils furent écrits.

  [124] Cornewall Lewis, _Histoire gouvernementale de l’Angleterre_.

Déjà, d’après ce livre, j’ai dit au commencement de ce présent volume,
le miracle de Pitt; comment, trouvant la Couronne au plus bas, il la
relève, change tout à coup le Parlement, et donne au roi un monde,
l’administration des Indes.

Ce don est fait par un tout jeune homme, ministre, dix-sept ans, et dont
le ministère, interrompu trois ans, reprendra sous d’autres après lui.
Le roi dominé par sa rancune contre l’Amérique et la France, partagea
très longtemps l’entrain haineux de Pitt dans la grande lutte, voyant,
malgré tant de dépenses, le crédit qui montait et le monde empressé à
prêter son argent à l’Angleterre. Mais l’essor des manufactures, puis
les revers de 97, changèrent fort ce courant d’argent et refroidirent le
roi. Georges crut de plus en plus ses serviteurs intimes, surtout son
médecin, et quelques évêques, l’archevêque de Cantorbéry, fort ennemi
des projets de Pitt.

Ce médecin, Addington, avait été camarade, ami d’enfance de Pitt, qui,
pour flatter le roi, l’avait fait président de la Chambre des Communes.

L’influence de cet homme doux, qui ne tourmentait jamais le roi
d’affaires publiques, dut augmenter, surtout dans les jours de terreur,
lorsque le peuple en fureur mit en pièces le carrosse royal, ou bien
dans cette nuit terrible où la flotte se révolta et où la Tamise parut
en feu. Bref, le roi, voyant Pitt malheureux à la guerre et maudit par
la foule, se tourna entièrement vers son cher conseiller Addington.

Ceci en 97-98. En 99, l’humiliation de la Hollande, la capitulation du
duc d’York et de son armée, poussa au comble le mécontentement du roi
contre Pitt, qui lui parut aussi inhabile qu’odieux.

Mais Georges aurait-il le courage de s’affranchir? Ce n’était pas
probable, et son timide médecin n’y eût suffi. Il y fallait Dieu même!
et les craintes du roi pour l’_Église établie_. L’archevêque de
Cantorbéry vint lui dévoiler le plan de Pitt, qui voulait mettre d’abord
les catholiques d’Irlande dans le Parlement d’Angleterre pour leur
ouvrir ensuite _tous les emplois_.

Le fait est que Pitt employait dans les affaires de l’Angleterre, de
l’Inde, force Irlandais, des Castlereagh, des Canning, des Wellesley,
etc. Lui, un parfait Anglais, il n’en jugeait pas moins avec sagacité
que le bon sens de sa race gagnerait fort en certains cas à être aidé du
brillant génie de l’Irlande. Ainsi lord Chatham avait appelé, armé, à
grand profit, les Écossais, qui, plus tard, étaient devenus, par Watt et
autres inventeurs, comme le _bras industriel_ de l’Angleterre. Son _bras
militaire_ maintenant, on le voyait dans l’Inde, c’était surtout les
Irlandais.

Ces grandes vues étaient trop au-dessus du roi; elles ne firent
qu’exalter son bigotisme protestant.

L’Angleterre haletait après la paix. L’impôt sur le revenu faisait
saigner le cœur des riches, et la grande industrie, qui naissait,
appelait à elle (à tout prix) les capitaux.

Ainsi la paix s’imposait d’elle-même. Ce qui pouvait retarder les
meneurs, c’est que, le roi étant un bigot protestant, ennemi des
catholiques, on ne pouvait lui laisser voir les relations qu’on avait
sous main avec les émigrés et autres catholiques français.

Donc on travaillait contre Pitt, mais tout doucement. N’importe. Ce
grand ministre de la guerre était perdu. En Fructidor, et plus tard en
Brumaire, l’Angleterre espéra la paix d’une entente secrète avec nos
royalistes. Mais on ne pouvait la faire, disait-on, qu’autant que la
France aurait un gouvernement régulier, une main ferme qui répondît
d’elle. Voilà pourquoi plusieurs Anglais croyaient, comme Sidney Smith,
qu’en laissant revenir Bonaparte, et l’opposant aux jacobins, Masséna,
Brune, Augereau, on ménageait la paix, la chute de Pitt et l’élévation
du pacifique médecin Addington qui, devenu ministre, guérissait les
plaies du pays.

Bonaparte profita de ce jeu politique, revint, et trompa tout le monde,
l’Angleterre comme la France. Mais cela n’y fit rien.

L’Angleterre était si violente dans sa fureur de paix, qu’en 1801 le
peuple de Londres détela les chevaux de l’envoyé de Bonaparte et traîna
sa voiture.




CHAPITRE VII

LE 18 BRUMAIRE.


La conspiration commencée de bonne heure et menée très lentement, tout à
coup éclata, réussit par la connivence des généraux qui se trouvaient
alors à Paris.

                   *       *       *       *       *

On a trop négligé de remarquer que, d’après les aveux même de Bonaparte,
ses plans, ses premières vues remontaient à quatre années.

Il dit que, depuis la journée de Lodi (12 mai 96), il commença à penser
«qu’on pourrait jouer quelque tour au Directoire.»

Pourquoi? C’est qu’en ce même jour la police découvrit l’association
récente des terroristes et des babouvistes, et que ces vagues théories,
si impossibles à réaliser, ramenèrent le public à sa grande panique de
Germinal et Prairial; qu’enfin cette peur força le Directoire d’être
impitoyable pour les utopistes. Il n’y avait au Directoire qu’un
militaire, Carnot. Tout le monde se réfugia de ce côté. Bonaparte
comprit qu’il n’y avait que ce moyen de parvenir, suivre cette route:
_rassurer la propriété_, et peu à peu _gagner les rétrogrades_ de toutes
nuances. Comment oser cela sans se démasquer, devant une armée
républicaine? C’est pourtant ce qu’il fit, avec succès, à Tolentino et à
Léoben, où de son propre aveu il sauva l’Autriche, comme il avait sauvé
le pape et le Piémont.

Les royalistes furent terriblement ingrats pour ses avances, et ne
vinrent à lui qu’après que Fructidor leur eut fait perdre toute
espérance de se tirer seuls d’affaire. Lui, cependant, ne s’arrêta
jamais dans ses plans rétrogrades. Au moment où il laisse l’armée faire
des adresses républicaines pour Fructidor, il expose ses vrais
sentiments dans une lettre à Talleyrand (et à Sieyès). Il réfute la
théorie des trois pouvoirs de Montesquieu, et ajoute: «Il ne faut que
deux pouvoirs, _l’un qui agisse_, l’autre qui surveille[125].»

  [125] _Correspondance_, t. III, 417. 19 sept. 97.

C’était en réalité réduire les pouvoirs à un seul. Celui qui est armé de
tous les moyens d’action tardera peu à absorber l’autre.

Il aime Sieyès, dit-il, et voudrait l’appeler en Italie. Pour appât, il
propose au vain théoricien deux constitutions à faire, entre autres
celle de Gênes. Dans ce siècle abstracteur qui souvent se payait de
mots, il pensait à Sieyès, excellent instrument, et le premier pour
rendre le vide sonore. Pourquoi? Il était le plus creux[126].

  [126] Lorsque plus tard il eut fait son grand crime par Sieyès et
    Barras, il les accabla tous les deux par des imputations
    invraisemblables, mais que crut tout le monde. Il répandit que
    Barras appelait les _Bourbons_, offrait le trône au prétendant.
    Celui-ci était donc bien sot, bien ignorant de la situation! Comme
    régicide, Barras eût dû se souvenir à quel point Carnot, régicide
    aussi, avait cru impossible de se fier aux royalistes en Fructidor.
    Il eût dû craindre les _Marat de la royauté_ (comme Entraigues
    s’appelait lui-même) et se souvenir du mot menaçant de de Maistre:
    «Le roi pardonnera, mais les parlements feront justice.»

    Pour Sieyès, la fable fut encore plus absurde. Bonaparte assura que
    Sieyès aurait, dans son ambassade à Berlin, offert le trône (dont il
    disposait sans doute), offert le trône de France, à qui? A l’homme
    le plus haï des Français, au duc de Brunswick, l’auteur du fameux
    manifeste qui mit toute la France en armes!

    Ce qui est sûr, c’est qu’après le mouvement du parti militaire déjà
    bonapartiste, qui chassa la Réveillère, Sieyès proposa la
    constitution muette qu’il avait dans l’esprit. C’était, d’une part,
    un tribunat qui ne discutait pas, mais proposait des lois; d’autre
    part, un sénat qui, sans discussion, jugeait des atteintes portées à
    la constitution. Deux corps muets, deux ombres. Les bonapartistes
    s’en moquèrent et se chargèrent de leur donner un corps.

    Après Brumaire, Bonaparte, voyant Sieyès dans le ruisseau, et
    conspué de tous, des royalistes comme prêtre philosophe, des
    révolutionnaires comme traître et lâche machinateur, Bonaparte monte
    sur ses épaules, pour ainsi dire, l’enfonce de son mieux dans la
    boue. Il suppose que cet homme si prudent, si timide, ne craignit
    pas de faire devant lui un acte avilissant, de fourrer ses mains
    dans une commode pour remplir ses poches d’or, pendant que Bonaparte
    faisait semblant de ne rien voir et tournait le dos. Il fit répandre
    la chose par le hâbleur Murat.

Bonaparte, en Égypte, n’en était que plus présent à Paris. Ses
conseillers, savants et philanthropes, lui donnaient le renom d’être un
grand administrateur. D’autre part, ses pèlerinages aux sources de
Moïse, à l’église de Nazareth, faisaient impression sur un certain
parti, tandis que ses avances aux musulmans, qu’on prenait pour purs
badinages, témoignaient de l’impartialité du politique.

Les nouvelles officielles étant rares, tous ces bruits étaient exploités
chaque jour, commentés par ses frères aux républicains, par Joséphine
aux royalistes. Ses mensonges sur la conquête de Syrie, la prétendue
destruction de Saint-Jean d’Acre, l’exagération de sa petite victoire
d’Aboukir, tout cela fut cru et pris avidement, répandu comme officiel.

A son retour il trouva tous les généraux inquiets et jaloux du grand
succès de Masséna, qui pouvait ramener au pouvoir les vrais républicains
et ajourner indéfiniment les espérances ambitieuses.

Barras et Sieyès se défiaient de Bonaparte; il eut de la peine à les
regagner. Jourdan était, je crois, encore malade. Bernadotte, quoique
beau-frère de Joseph, aima mieux rester neutre. Mais il eut tous les
autres. Augereau, n’osant pas refuser, conseillait au moins d’ajourner;
Bonaparte dit: «Le vin est tiré; il faut le boire.»

L’indécis Moreau baissa tellement, qu’il se chargea du rôle le plus bas,
d’être geôlier des directeurs patriotes Gohier, Moulins. Pour Barras, il
s’enfuit chez lui à la campagne[127].

  [127] Barras avait promis sa justification sur plusieurs points et la
    promettait encore (le 20 juin 1819). Son collègue Gohier (t. II,
    326) désirait qu’il la publiât. Espérons que le manuscrit des
    Mémoires de Barras sera enfin connu, et que la famille Saint-Albin,
    qui le possède, finira par l’imprimer.

Cependant, on tapissait les murs de proclamations ridicules où l’on
montrait Paris sous l’imminent danger d’un grand complot des jacobins.
S’il en était ainsi, on devait se hâter. Ce fut tout le contraire. Il
n’y eut jamais révolution traînée si longuement.

Le meilleur récit du 18 Brumaire est celui du directeur Gohier, que le
banquier Collot, quoique bonapartiste, continue sans le contredire.

A l’arrivée de Bonaparte, la banque se divisa. Ouvrard et sa Tallien,
que lui avait cédée Barras, restèrent du côté de Barras. M. Collot, que
j’ai connu, l’ancien fournisseur de l’armée d’Italie et fort ami de
Joséphine, la défendit comme il put près de son mari, qui voulait la
répudier, se rapprocha de Bonaparte, dont il s’était éloigné, et,
jusqu’au coup de Brumaire, habita, pour ainsi dire, rue Chantereine. Il
prêta les sommes nécessaires, vit tout, et sans doute observa de près ce
qu’on faisait de son argent.

Son récit est excellent. Bourrienne, à qui il conta tout, ainsi qu’à
d’autres personnes, l’a inséré (bizarrement) après la bataille de
Marengo. Il n’y eut pas grande finesse, mais une plate corruption.
L’argent de Collot servit d’abord à gagner un colonel corse, Sebastiani,
qui se trouvait à Paris, avec son régiment de dragons. Puis, on
corrompit Jubé, commandant de la garde du Directoire. De sorte que les
cinq Directeurs d’avance, sans s’en apercevoir, étaient prisonniers.
Tout était parfaitement prévu, au point que Bonaparte dit à Collot, le
15 brumaire, d’acheter une maison de plaisance à Saint-Cloud, où il
voulait souper avec lui le 19 brumaire, le soir de l’événement, pour
célébrer la victoire.

On craignait fort la figure que Bonaparte, peu habitué aux assemblées,
ferait devant les deux conseils. Son frère Lucien, inspecteur de la
salle, puis président des Cinq Cents, avait fait imprimer des billets en
blanc pour convoquer qui l’on voudrait, en excluant tous les autres.
C’était l’avis du ministre de la police Fouché. Mais Bonaparte craignit
qu’on ne dît qu’il avait eu peur de ces assemblées d’avocats.

Le conseil des Anciens était en partie gagné. Ils le nommèrent général
des forces de Paris, et, pour prévenir les complots dont on parlait,
décidèrent que, le lendemain 19, les deux conseils se transporteraient à
Saint-Cloud.

Ce qui décida tout, ce fut une lettre qui tomba comme une bombe. Le
secrétaire du Directoire y disait aux conseils qu’il n’y avait plus de
Directoire, que quatre directeurs sur cinq avaient donné leur démission
(Gohier, I, 277). Bonaparte lui-même confirma ce mensonge, et l’appuya
de menaces inutiles et parfaitement ridicules, disant que si on
l’accusait, il en appellerait à ses braves camarades. «Songez, dit-il,
que je marche accompagné du dieu de la Fortune et du dieu de la Guerre.»
Et il montrait dans la cour les bonnets à poil de ses grenadiers, qu’on
voyait de la fenêtre.

Il aurait dû garder cette belle éloquence pour le conseil des Cinq
Cents, où était la vraie bataille. On lui avait représenté les choses
comme si faciles qu’il croyait que ceux-ci céderaient à la seule vue des
troupes. Il se présenta à eux suivi de ses grenadiers, qui marchaient
sur trois de front (dit toujours M. Collot). La saison était déjà froide
(10 novembre), et on avait allumé les poêles dans la grande salle
(l’Orangerie); on avait mis devant la porte pour servir de vestibule un
tambour en tapisseries. Les curieux qui y étaient se pressèrent pour
laisser passer Bonaparte; mais ses soldats ne purent le suivre. Quand il
vit qu’il n’était accompagné que de deux ou trois de ses grenadiers, il
recula, sortit.

«Si un seul représentant, ajoute M. Collot, avait saisi Bonaparte, son
parti n’était pas assez fort pour le sauver. Et si, l’instant d’après,
on avait présenté sa tête sanglante au balcon, en le nommant traître à
la patrie, les soldats n’en auraient demandé, ni tiré vengeance. Mais on
perdit une demi-heure en clameurs, en injures.»

Deux hommes bien sincères, Daunou et Dupont (de l’Eure), m’ont dit qu’on
ne vit jamais un homme si pâle, si troublé, balbutiant, ne pouvant
parler. Interrogé sur le complot qu’on avait annoncé et placardé à grand
bruit, il ne sut que dire, sinon que Barras et Moulins lui avaient fait
des propositions de renverser le gouvernement. Rien n’avançait. On
profita d’une poussée où plusieurs représentants descendaient des
gradins, l’accablaient de reproches et où ses grenadiers vinrent
l’entourer, pour leur faire croire qu’on avait voulu le poignarder. L’un
d’eux, comme son sauveur, fut récompensé le lendemain.

Lucien se montra grand acteur. Il déposa sa toge, sortit échevelé devant
les grenadiers, dit à ces braves gens: «Croiriez-vous bien qu’ils
veulent que je tue mon frère, que je le déclare _hors la loi_?» Cela
parut monstrueux à ces hommes simples...

Pour terminer enfin une comédie ridicule qui menaçait de mal tourner,
Lucien entraîna son frère, et tous deux montèrent à cheval. Cependant
Bonaparte ne se rassurait pas et ne résolvait rien, craignant sans doute
d’être mal obéi de ses soldats. Il avisa la voiture de Sieyès, qui
n’était pas dans la bagarre, était resté dehors: «Que faut-il
faire?»--Sieyès bravement répondit: «Ils vous mettent _hors la loi_,
mettez-les-y vous-même.»

Alors on se hasarda de donner l’ordre à Murat et aux grenadiers de
mettre l’Assemblée hors la salle. Lucien aurait dit à ses soldais:
«Expulsez les représentants du poignard.» Ils fondirent dans la salle;
elle est au rez-de-chaussée: les députés sortirent par les fenêtres.

M. Collot nous donne seul la fin de ce triste récit:

«Il était bien difficile de refaire une autre assemblée. On réunit
environ quatre-vingts députés en tout, de l’un et de l’autre conseil. Je
me rappelle l’anxiété de Bonaparte pendant ce temps; il avait grand
besoin de la présence de M. de Talleyrand, qui ne cessait de
l’encourager. C’est à dix heures qu’il voulut qu’on ouvrît la séance.
J’y étais; et quel spectacle que cette séance nocturne dans la salle
même qui venait d’être polluée!... Tant que je vivrai, j’aurai devant
les yeux l’aspect de l’Orangerie pendant cette scène lugubre. Qu’elle
était silencieuse! combien mornes et attristés ceux qui venaient s’y
asseoir!... Figurez-vous une longue et large grange, remplie de
banquettes bouleversées, une chaire adossée au milieu contre un mur nu;
sous la chaire, un peu en avant, une table et deux chaises. Sur cette
table, deux chandelles, autant sur la chaire. Point de lustres, point de
lampes. Nulle autre clarté sous les voûtes de cette longue enceinte.

«Voyez-vous, dans la chaire, la pâle figure de Lucien, lisant la
nouvelle constitution[128], et devant la table deux députés verbalisant?
Vis-à-vis, dans un espace étroit et rapproché, gisait un groupe de
représentants indifférents à tout ce qu’on leur débitait; la plupart
étaient couchés sur trois banquettes, l’une servant de siège, l’autre de
marche-pied, la troisième d’oreiller. Parmi eux, dans la même attitude
et pêle-mêle, de simples particuliers. Non loin derrière on apercevait
quelques laquais, qui, poussés par le froid, étaient venus chercher un
abri, et dormaient en attendant leurs maîtres.

  [128] Après tant de mensonges, Lucien aurait encore ajouté celui-ci:
    «Dans trois mois, vos conseils et vos commissions vous rendront
    compte... Et le peuple jugera s’ils ont su remplir leur mandat.»
    (Gohier, I, 343.)

«Tel fut l’étrange aréopage qui donna à la France un nouveau
gouvernement.»


FIN




TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE TOME DEUXIÈME


                                                                  Pages.
  Préface.--Des justices de l’histoire                                 I

  L’histoire est un tribunal de cassation pour les jugements
    aveugles, passionnés des contemporains                             I
  Souvent une punition, souvent une réparation pour les morts trop
    oubliés                                                          III
  Des oublis ingrats, injustes                                        IV
  Les peuples s’oublient eux-mêmes. Exemples:
  Tirés de la France                                                   V
  De l’Angleterre                                                   VIII
  De la Russie                                                       XIV

  LIVRE PREMIER
  Angleterre                                                           1

  Chap. Ier.--Le premier Pitt.--La Guerre et les emprunts.--Le
                traité de 1765 a livré le monde aux Anglais            1
         II.--Une nouvelle Angleterre.--Le méthodisme.--La
                sainte banque.--L’Église.--Le jeune Pitt               9
        III.--Le bill de l’Inde, 1783.--Pitt règne malgré
                le Parlement                                          16
         IV.--Le roi brise le Parlement.--Procès et absolution
                d’Hastings.--1785-95                                  23
          V.--Guerre avec la France                                   36
         VI.--La mer.--L’Irlande.--Le général Hoche                   44

  LIVRE II
  Italie                                                              57

  Chap. Ier.--Les six victoires de Masséna.--Septembre 96.--Envie
                de Bonaparte                                          57
         II.--Républiques italiennes.--Combats d’Arcole (16-17
                novembre 96)                                          65
        III.--Victoire décisive de Rivoli (13 janvier 97) et
                reddition de Mantoue.--Bonaparte sauve le pape à
                Tolentino                                             77
         IV.--Campagne du Tyrol (mars-avril 97).--Bonaparte sauve
                l’Autriche à Léoben                                   86
          V.--Bonaparte dupé avec l’Autriche, qui lui fait perdre
                six mois (avril-octobre 97)                           96

  LIVRE III
  France (1796-1797) jusqu’en fructidor                              103

  Chap. Ier.--De la seconde réaction qui mène en Fructidor           103
         II.--Élan mystique de la réaction.--Saint Martin.--Le
                salut par les femmes                                 108
        III.--Le jardin Geneviève et la théorie des égaux (1796)     117
         IV.--Coalition des égaux et des terroristes.--Arrestation,
                10 mai.--Les exécutions de Grenelle                  123
          V.--Les modérés et indécis, Carnot, etc.--Indulgence
                pour le grand complot royaliste, 1797                134
         VI.--Crise suprême de l’Angleterre.--Révolte de la
                flotte, mai 97                                       143
        VII.--La fausse élection de 97.--Mort de Babeuf (26 mai)     148
       VIII.--Insolence des royalistes.--Persécution de Louvet,
                qui dénonce leurs complots et meurt                  153
         IX.--Le Directoire s’affranchit de Carnot                   160
          X.--Les royalistes appellent la Vendée à Paris.--Le
                Directoire appelle Hoche, les escadrons de
                Sambre-et-Meuse                                      166
         XI.--Fructidor                                              172
        XII.--Conséquence de Fructidor.--La république éclate
                partout.--(Fin de 97)                                181
       XIII.--Embarras du Directoire, qui signe Campo-Formio,
                octobre 97                                           185

  LIVRE IV
  Angleterre.--Inde.--Égypte (97-98)                                 193

  Chap. Ier.--L’organisation de l’Inde sous Cornwallis               193
         II.--Promesses des Bonapartes.--Comment ils machinent
                l’expédition d’Égypte.--1797-98                      203
        III.--Comment Bonaparte élude l’expédition d’Angleterre,
                et prépare celle d’Égypte.--97-98                    213
         IV.--Conquête de l’Égypte.--Désastre de la
                flotte.--Efforts des Français pour réveiller
                l’Égypte primitive                                   217
          V.--Révolte du Caire, 21 octobre 98.--La rénovation
                de l’Égypte                                          225
         VI.--Suez et le vieux canal des pharaons.--Invasion de
                la Syrie.--1798-1799                                 238
        VII.--Bonaparte échoue à Saint-Jean d’Acre.--Mai 99          246
       VIII.--Fin de l’Inde musulmane.--Mort de Tippoo, 1799         255
         IX.--Administration conquérante, dévorante des
                Wellesley.--Désespoir.--Culte de la mort             265

  LIVRE V
  Suisse.--Piémont.--France.--Fin du Directoire (1799-1800)          275

  Chap. Ier.--Grandeur extérieure de la France sous le
                Directoire.--Révolutions diverses; Suisse,
                Hollande, etc., 1797-1798                            275
         II.--Piémont.--De Maistre.--Manifeste sanglant de la
                Contre-Révolution                                    284
        III.--Le Directoire décimé.--Prairial 99                     288
         IV.--Le monde en 99.--Le salon de la rue du Bac.--Madame
                de Staël.--Joséphine dans sa petite maison de la
                rue Chantereine                                      294
          V.--Comment Bonaparte obtint de sortir d’Égypte            299
         VI.--Le cabinet de Londres vers 1800                        305
        VII.--Le 18 Brumaire                                         309


FIN DE LA TABLE DU TOME DEUXIÈME


PARIS.--IMPRIMERIE ÉMILE MARTINET, RUE MIGNON, 2.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU XIXE SIÈCLE (VOLUME 2/3) ***


    

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