Les Pardaillan — Tome 05 : Pardaillan et Fausta

By Michel Zévaco

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Fausta, by Michel Zévaco

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Title: Les Pardaillan, Tome 05, Pardaillan et Fausta

Author: Michel Zévaco

Release Date: September 25, 2004 [EBook #13524]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PARDAILLAN, TOME 05, ***




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MICHEL ZÉVACO



LES PARDAILLAN

Tome 05

Pardaillan et Fausta



I

LA MORT DE FAUSTA

A l'aube du 21 février 1590, le glas funèbre tinta sur la Rome des
papes--la Rome de Sixte-Quint. En même temps, la rumeur sourde qui
déferlait dans les rues encore obscures indiqua que des foules
marchaient vers quelque rendez-vous mystérieux. Ce rendez-vous était sur
la place del Popolo. Là, se dressait un échafaud. Là, tout à l'heure,
la hache qui luit aux mains du bourreau va se lever sur une tête. Cette
tête, le bourreau la saisira par les cheveux, la montrera au peuple
de Rome. Et ce sera la tête d'une femme jeune et belle, dont le nom
prestigieux, évocateur de la plus étrange aventure de ces siècles
lointains est murmuré avec une sorte d'admiration par le peuple qui
s'assemble autour de l'échafaud.

....................................................

La princesse Fausta était enfermée au château Saint-Ange depuis dix mois
qu'elle avait été faite prisonnière dans cette Rome même où elle avait
attiré le chevalier de Pardaillan... le seul homme qu'elle eût aimé...
celui à qui elle s'était donnée... celui qu'elle avait voulu tuer
enfin, et que sans doute elle croyait mort. C'est ce que la formidable
aventurière, qui avait rêve de renouer la tradition de la papesse
Jeanne, attendait le jour où serait exécutée la sentence de mort
prononcée contre elle. Chose terrible il avait été sursis à l'exécution
parce que, au moment de livrer Fausta au bourreau, on avait su qu'elle
allait être mère. Mais, maintenant que l'enfant était venu au monde,
rien ne pouvait la sauver.

Et, bientôt, l'heure allait sonner pour Fausta d'expier son audace et sa
grande lutte contre Sixte-Quint.

..........................................................


Ce matin-là, dans une de ces salles d'une somptueuse élégance comme il
y en avait au Vatican, deux hommes, debout, face à face, se disaient de
tout près et dans la figure des paroles de haine mortelle. Ils étaient
tous deux dans la force de l'âge et beaux; tous deux aussi, bien
qu'appartenant à l'Eglise, portaient avec une grâce hautaine
l'harmonieux costume des cavaliers de l'époque. Et c'était bien la même
haine qui grondait dans ces deux coeurs, puisque c'était le même amour
qui les avait faits ennemis.

L'un d'eux s'appelait Alexandre Peretti, le nom de famille de Sa
Sainteté Sixte-Quint. Cet homme, en effet, c'était le neveu du pape. Il
venait d'être créé cardinal de Montalte. Il était ouvertement désigné
pour succéder à Sixte-Quint, dont il était le confident et le
conseiller. L'autre s'appelait Hercule Sfondrato; il appartenait à l'une
des plus opulentes familles des Romagnes, et il exerçait les fonctions
de grand juge avec une sévérité qui faisait de lui l'un des plus
terribles exécuteurs de la pensée de Sixte-Quint.

Et voici ce que les deux hommes se disaient:

--Écoute, Montalte, écoute! Voici le glas qui sonne... rien ne peut la
sauver maintenant, ni personne!

--J'irai me jeter aux pieds du pape râlait le neveu de Sixte-Quint, et
j'obtiendrai sa grâce.

--Le pape! Mais le pape, s'il en avait la force, la tuerait de ses mains
plutôt que de la sauver. Tu le sais, Montalte, tu le sais, moi seul
je puis sauver Fausta. Hier, la sentence lui a été lue. Maintenant
l'échafaud est dresse. Dans une heure, Fausta aura cessé de vivre si tu
ne me jures sur le Christ, sur la couronne d'épines et sur les plaies
que tu renonces à elle...

--Je jure... bégaya Montalte, ivre de rage et d'horreur.

--Eh bien, gronda Sfondrato, que jures-tu?

Ils étaient maintenant si près l'un de l'autre qu'ils se touchaient.
Leurs yeux hagards se jetèrent une dernière menace et leurs mains
tourmentèrent les poignées des dagues.

--Jure, mais jure donc! répéta Sfondrato.

--Je jure, gronda Montalte, de m'arracher le coeur plutôt que de
renoncer à aimer Fausta, dût-elle me haïr d'une haine aussi impérissable
que mon amour. Je jure que, moi vivant, nul ne portera la main sur
Fausta, ni bourreau, ni grand juge, ni pape même. Je jure de la défendre
à moi seul contre Rome entière s'il le faut. Et, en attendant, grand
juge meurs le premier, puisque c'est toi qui as prononcé sa sentence.

En même temps, d'un geste de foudre, le cardinal Montalte, neveu du
pape Sixte-Quint, leva sa dague et l'abattit sur l'épaule d'Hercule
Sfondrato.

Puis Montalte s'élança au-dehors.

Sous le coup, Hercule Sfondrato était tombé sur les genoux. Mais presque
aussitôt il se releva, défit rapidement son pourpoint et constata que
le poignard de Montalte n'avait pu traverser la cotte de mailles qui
couvrait sa poitrine. Hercule eut un sourire terrible:

«Ces chemises d'acier que l'on fabrique à Milan sont vraiment de bonne
trempe. Je tiens le coup pour reçu, Montalte! et je te jure que ma dague
à moi saura trouver le chemin de ton coeur!»

Montalte s'était élancé dans le passage couvert qui reliait le Vatican
au château Saint-Ange. Il parvint au cachot où Fausta vaincue attendait
l'heure de mourir et s'approcha en tremblant de la porte que gardaient
deux hallebardiers. Les deux soldats eurent un geste comme pour croiser
les hallebardes. Mais, sans doute, puissante était, dans le Vatican,
l'autorité du neveu de Sixte-Quint, car les deux gardes reculèrent
Montalte ouvrit le guichet qui permettait de surveiller l'intérieur du
cachot.

Et voici ce que, à travers ce guichet, vit alors le cardinal Montalte...
Fugitive, rapide et effrayante vision.

Sur un lit étroit était étendue une jeune femme... La jeune mère...
elle... Fausta... un être éblouissant de beauté. Dans ses deux mains
elle a saisi l'enfant et elle l'élève d un geste de force et de douceur,
et elle le contemple de ses yeux larges et profonds.

Au pied du lit se tient une suivante.

Et Fausta, d'une voix étrangement calme, prononce:

--Myrthis, tu le prendras, tu l'emporteras loin de Rome. N'aie crainte,
nul ne s'opposera à ta sortie du château Saint-Ange: j'ai obtenu cela
que, moi morte, meure aussi la vengeance de Sixte-Quint.

--Je n'aurai nulle crainte, répondit Myrthis avec une sorte de ferveur
exaltée. Puisque, vous morte, je dois vivre encore, je vivrai pour lui.

Fausta esquisse un signe de tête comme pour prendre acte de cette
promesse. Une minute, elle garde le silence; puis, les yeux fixés sur
l'enfant, elle ajouta:

--Fils de Fausta!... Fils de Pardaillan!... que seras-tu?... Ta mère, en
mourant, te donne le baiser d'orgueil et de force par quoi elle espère
que son âme passera dans ton être!...

C'est fini. Myrthis a pris dans ses bras l'enfant qu'elle doit emporter
loin de l'Italie, le fils de Fausta le fils de Pardaillan. Et elle se
recule, et elle se détourne comme pour cacher à l'innocent petit être, à
peine entré dans la vie, la vue de sa mère entrant dans la mort.

Fausta d'un geste funèbrement tranquille, a ouvert un médaillon d'or
qu'elle porte suspendu à son cou et a verse dans une coupe préparée
d'avance les grains de poison que contient ce médaillon.

C'est fini. Fausta a vidé d'un trait la coupe et elle retombe sur
l'oreiller... Morte.



II

LE GRAND INQUISITEUR D'ESPAGNE

DE l'autre côté de la porte retentit un effroyable cri d'angoisse
et d'horreur. C'est Montalte qui clame sa stupeur. Montalte que ce
dénouement vient de foudroyer et qui râle,:

--Morte?... Comment! Elle est morte!... Insensé! Comment n'ai-je
pas prévu que Fausta, pour se soustraire au contact du bourreau, se
donnerait la mort!...

Et, presque aussitôt, une ruée, toute impulsive, contre cette porte
qu'il martèle d'un poing furieux en bégayant:

--Vite! vite! Du secours!...

Et devant le néant de cette tentative, s'adressant aux hallebardiers qui
assistent, impassibles, à cette crise de désespoir:

--Ouvrez! mais ouvrez donc, je vous dis qu'elle se meurt... qu'il faut
la sauver!

L'un des gardes répond:

--Cette porte ne peut être ouverte que par monseigneur le grand juge.

Et Montalte s'abat sur ses genoux.

A ce moment une voix calme prononça ces mots:

--Moi aussi, j'ai le droit d'ouvrir cette porte... Et je l'ouvre!...

Montalte se redressa d'un bond, considéra une seconde l'homme qui venait
de parler ainsi, et d'un accent de sourde terreur, mêlé de respect,
murmura:

«Le grand inquisiteur d'Espagne!»

Inigo de Espinosa, cardinal-archevêque de Tolède grand inquisiteur
d'Espagne, proche parent et successeur de Diego d'Espinosa, était un
homme de cinquante ans, grand, fort et de physionomie presque douce,
mais rusée. L'inquisiteur était à Rome depuis un mois. Il était venu
y accomplir une mission que nul ne connaissait. Il avait eu avec
Sixte-Quint de nombreux entretiens auxquels nul n'avait assisté.
Seulement on avait remarqué que le vieux pape, naguère encore si robuste
dans ses entrevues diplomatiques, était sorti de ses entretiens avec
d'Espinosa de plus en plus brisé, de plus en plus vieilli. On savait
aussi que l'inquisiteur devait, le lendemain reprendre le chemin de
l'Espagne.

Sur un geste impérieux d'Espinosa, les deux gardes s'inclinent et vont
se placer à l'extrémité de l'étroit couloir ou ils reprennent, de loin,
leur garde monotone.

Sans ajouter une parole, Espinosa, comme il l'a dit ouvre la porte et
pénètre dans le cachot.

Montalte se précipite à sa suite, le coeur débordant dune joie
délirante, l'esprit soulevé par un espoir aussi puissant qu'irraisonné.

Et, soudain, il reste cloué sur place... Ses yeux hagards se fixent avec
douleur, avec rage... avec haine sur un tout petit être, là, dans les
bras de la suivante.

La vue de cet enfant a suffi, seule, à déchaîner dans l'esprit de cet
homme robuste un monde de pensées tumultueuses dont le souffle empesté
emporte et détruit tout sentiment humain, ne laisse rien... rien
qu'une pensée de haine mortelle... car, ce tout petit c'est le fils de
Pardaillan!

Pas un détail de cette scène rapide, d'une éloquence terrible dans son
mutisme même, n'a échappé à l'oeil observateur du grand inquisiteur.

Cependant, d'une voix calme, presque douce, il dit en montrant la porte
ouverte à Myrthis.

--Vous êtes libre, femme. Accomplissez la mission maternelle qui vous a
été confiée...

Puis, impérieusement, aux deux gardes toujours immobiles au fond du
couloir:

--Laissez passer la clémence de Sixte!

Et Myrthis, serrant sur son sein le fils de Pardaillan, sans un mot,
sans un geste, franchit le seuil de la porte.

Quand l'enfant a disparu, le cardinal Montalte se tourne vers Fausta
dont la tête, déjà pâle, auréolée de la splendeur de ses longs cheveux,
se détache sur la blancheur de l'oreiller, saisit la main de Fausta qui
pend hors du lit, imprime un long baiser sur cette main déjà froide et
sanglote:

--Fausta! Fausta! Est-il vrai que tu sois morte?...

Et, soudain, le voilà debout, l'oeil injecté, la dague au poing et,
cette fois, il hurle:

--Malheur à ceux qui me l'ont tuée!...

Mais, alors, il se trouve face à face avec l'inquisiteur, et, comme un
éclair, la notion de la réalité lui revient. Alors, c'est à Espinosa
qu'il s'adresse:

--Monseigneur! monseigneur! pourquoi m'avez-vous conduit ici?
Pourquoi?... Je devine... je sens... je vois que vous êtes ici pour y
faire un miracle... De grâce, parlez, monseigneur!... dit-il suppliant.

Alors Espinosa, de sa voix toujours calme, prononce:

--Monsieur, le poison que la princesse Fausta a pris sous vos yeux lui a
été vendu par Magni, [1] le marchand d'herbes que vous connaissez...
Ce Magni est un homme à moi... Il existe un contrepoison unique... Ce
contrepoison, je l'ai sur moi... Le voici! En disant ces mots. Espinosa
fouille dans sa bourse et en sort un minuscule flacon.

[Note 1: Herboriste connu à Rome, véhémentement soupçonné d'avoir
empoisonné Sixte-Quint, sur l'ordre de l'inquisition d'Espagne.]

Une clameur de joie délirante jaillit des lèvres de Montalte. Il saisit
les mains de l'inquisiteur, et d'une voix vibrante:

--Ah! monseigneur, sauvez-la!... Sauvez-la et puis prenez ma vie... je
vous la livre.

--Monsieur le cardinal, votre vie nous est précieuse... Ce que j'ai à
vous demander. Dieu merci, est de moindre importance.

Montalte eut la sensation très nette que l'inquisiteur allait lui
proposer quelque effroyable marché duquel dépendrait la mort de Fausta.
Mais il regarda Espinosa bien en face et dit:

--Tout, monseigneur! Demandez!

Espinosa s'approcha jusqu'à le toucher, presque, et le dominant du
regard:

--Prenez garde, cardinal!... Prenez bien garde... Je sauve cette femme,
puisque sa vie vous est précieuse au-dessus de tout... Mais, en échange,
vous, vous m'appartenez... n'oubliez pas cela...

--Je n'oublierai pas, monseigneur. Sauvez-la et je vous appartiens...
Mais, pour Dieu, hâtez-vous, ajoute-t-il en essuyant son front où perle
la sueur.

--Je retiens votre engagement, dit Espinosa.

Et désignant Fausta, rigide:

--Aidez-moi.

Avec des gestes doux comme des caresses, Montalte prit la tête de
Fausta dans ses mains tremblantes, et, frissonnant d'espoir, la souleva
doucement pendant que Espinosa versait dans la bouche le contenu de son
flacon. Au bout de quelques instants, une légère rougeur vint colorer
les joues de Fausta.

Enfin un souffle à peine perceptible s'échappe doucement des lèvres
entrouvertes, et Montalte, qui sent sur son visage ce souffle léger,
pousse lui-même un profond soupir, comme s'il voulait aider au travail
lent qui se fait dans cet organisme.

Il pose sa main sur le sein et se redresse, les yeux étincelants: le
coeur bat... très faiblement, il est vrai, mais enfin il bat.

Au même instant, Fausta ouvre les yeux et les pose sur Montalte qui se
penche sur elle. Presque aussitôt elle les referme. Un souffle régulier
soulève son sein.

Alors Espinosa qui, impassible, a considéré toute cette scène, dit:

--Avant deux heures, la princesse Fausta aura retrouvé toute sa
conscience.

--Vos ordres, monseigneur?

--Monseigneur le cardinal, répond l'inquisiteur, je suis venu d'Espagne
à Rome tout exprès chercher un document portant la signature de Henri
III de France, ainsi que son cachet. Ce document est enfermé dans le
petit meuble placé dans la chambre de Sa Sainteté. En l'absence du pape,
nul ne peut pénétrer dans sa chambre... Nul... hormis vous, Montalte!...
Ce document, reprend-il après une légère pause, ce document, il nous le
faut.

--C'est bien... Je vais le chercher, répond le cardinal.

Et il sort aussitôt d'un pas rude et violent.

Demeuré seul, Espinosa paraît plongé un moment dans une profonde
méditation. Puis il s'approche de Fausta, la touche légèrement à
l'épaule pour la réveiller, et dit:

--Êtes-vous assez forte, madame, pour m'entendre et me comprendre?

Fausta ouvre les yeux, et les pose, graves et lucides, sur le visage de
l'inquisiteur qui se contente de cette réponse muette et reprend:

--Avant mon départ, je veux, madame, vous rassurer sur le sort de votre
enfant... Il vit... Et votre servante Myrthis doit, à l'heure qu'il est,
avoir quitté Rome. Toutefois, ne croyez pas que Sixte-Quint a laissé
vivre cet enfant uniquement pour tenir le serment qu'il vous a fait...
Si l'enfant vit, madame, c'est que Sixte sait que vous avez caché
quelque part une somme de dix millions, que vous les avez légués à votre
fils... Si Myrthis a pu quitter Rome sans encombre, c'est que Sixte sait
que votre suivante connaît l'endroit où sont enfouis ces millions.

Espinosa s'arrête un moment pour juger de l'effet produit par sa
révélation.

D'un signe, Fausta fait entendre qu'elle a compris.

--C'est tout ce que je voulais vous dire, madame.

Il s'incline gravement, avec une sorte de déférence. Mais, avant de
franchir la porte, il se retourne et ajoute:

--Encore un mot, madame: le sire de Pardaillan a pu échapper à
l'incendie du palais Riant... Pardaillan est vivant, madame!...
Pardaillan... vivant!

Et, cette fois, Espinosa sort tranquillement.



III

LA VIEILLESSE DE SIXTE-QUINT

Une grande table de travail, deux fauteuils, un petit meuble, ça et là
quelques escabeaux; une étroite couchette, un prie-Dieu, au-dessus,
un magnifique Christ en or massif, seul luxe de ce retrait; une
vaste cheminée où pétille un feu clair; un tapis, de lourds rideaux
hermétiquement clos: c'était la chambre de Sa Sainteté Sixte-Quint.

Usé par le temps et le long effort, ce n'est plus le formidable athlète
d'autrefois. Mais, à l'éclair qui parfois luit sous les sourcils, on
devine encore l'infatigable lutteur.

Sixte-Quint était assis à sa table de travail, le dos tourné à la
cheminée. Et le pape songeait:

«A cette heure, Fausta a pris le poison. Elle est morte!... La suivante
Myrthis a quitté le château Saint-Ange, emportant l'enfant de Fausta...
le fils de Pardaillan!...»

Le pape se leva, fit quelques pas, puis revint s'asseoir dans son
fauteuil, qu'il tourna vers le feu; il reprit sa rêverie:

--Oui, les quelques jours que j'ai à vivre seront paisibles, car
l'aventurière n'est plus!... Il me reste, avant de mourir, à frapper
Philippe d'Espagne...

Le pape allongea la main vers le petit meuble et y prit un parchemin
qu'il parcourut des yeux.

«Funeste inspiration que j'ai eue d'arracher cette déclaration à la
pusillanimité de Henri III... inspiration plus funeste encore que
j'ai eue de la garder si longtemps... Maintenant Philippe connaît son
existence, et le grand inquisiteur est venu ici me menacer de mort!...
Moi!...» murmura-t-il.

Sixte-Quint haussa les épaules:

«Mourir!... ce n'est rien... Mais mourir sans avoir réalisé mon rêve:
Philippe chassé d'Italie!... L'Italie unifiée du nord au midi, l'Italie
entière soumise et asservie et la papauté maîtresse du monde... Que
faire?... Envoyer ce parchemin à Philippe?... Par quelqu'un qui
n'arriverait jamais?... Peut-être... L'anéantir?... Ce serait un coup
terrible pour Philippe... Aussi bien j'ai juré à Espinosa qu'il a été
détruit... Oui... un geste et il devient la proie de cette flamme!...»

Le pape se pencha et tendit vers le foyer le parchemin ouvert sur lequel
s'étale un large sceau... le sceau de Henri III de France.

Déjà la flamme mordait les bords du parchemin.

Un instant encore, et c'en était fait des rêves de Philippe d'Espagne.
Brusquement Sixte-Quint mit le parchemin hors d'atteinte et, hochant la
tête, répéta:

«Que faire?...»

A ce moment une main, d'un geste rude, saisit le parchemin. Sixte-Quint
se retourna furieusement et se trouva en présence de son neveu, le
cardinal Montalte. A l'instant, les deux hommes furent face à face.

--Toi!... Toi!... Comment oses-tu!... Je vais...

Et le pape allongea la main vers le marteau d'ébène pose sur la table
pour appeler, jeter un ordre.

D'un bond, Montalte se plaça entre la table et lui et froidement:

--Sur votre vie, Saint-Père, ne bougez pas!

--Holà! dit le vieux pape en se redressant de toute sa hauteur,
oserais-tu porter la main sur le souverain pontife?

--J'oserai tout... si je n'obtiens de vous la grâce de Fausta.

Le pape eut un mouvement de surprise, puis, songeant qu'elle était
morte, un sourire:

--La grâce de Fausta?... Soit!

Le pape choisit un parchemin parmi les nombreux papiers rangés sur la
table, et, très posément, le remplit et le signa d'une main ferme.

--Voici la grâce, dit Sixte-Quint, grâce pleine et entière. Et,
maintenant que tu as obtenu ce que tu voulais, rends-moi ce parchemin,
et va-t'en... va-t'en... A toi, fils de ma soeur bien-aimée, je fais
grâce!

--Saint-Père, avant de vous rendre ce parchemin, un mot: si vous avez
signé cette grâce, c'est que vous croyez Fausta morte... Eh bien, vous
vous trompez, mon oncle, Fausta n'est pas morte! Je l'ai sauvée en lui
faisant prendre moi-même le contrepoison qui l'a rappelée à la vie.

Sixte-Quint resta un moment rêveur, puis:

--Eh bien, soit! Après tout, que m'importe Fausta vivante?... Elle ne
peut plus rien contre moi. Sa puissance religieuse est morte en même
temps que naissait son enfant... Mais toi, qu'espères-tu donc d'elle?...
As-tu fait ce rêve insensé que tu pourrais être aimé de Fausta?...
Triple fou!... Sache donc, malheureux, que tu attendriras le marbre le
plus dur avant que d'attendrir le coeur de Fausta.

--Il n'y a pas deux Pardaillan au monde! ajouta-t-il gravement.

Montalte ferma les yeux et pâlit.

Plus d'une fois, en effet, il avait songé, en grinçant, à ce Pardaillan
inconnu qui avait été aimé de Fausta. Il avait senti une haine mortelle
et tenace l'envahir. Des pensées de meurtre et de vengeance étaient
venues le hanter. Et, d'une voix morne, il répondit:

--Je n'espère rien. Je ne veux rien... si ce n'est sauver Fausta... Et,
quant à ce parchemin, ajouta-t-il rudement, je vais le remettre à Fausta
qui ira le porter, elle. à Philippe d'Espagne à qui il appartient... Et,
pour plus de sûreté, j'accompagnerai la princesse.

Sixte-Quint eut un geste de rage. La pensée de paraître céder à des
menaces à peine déguisées lui était insupportable. Bravant le poignard
de Montalte, il allait appeler, lorsqu'il se souvint que ce parchemin,
somme toute, il l'avait lui-même retiré de la flamme où il hésitait à le
jeter. Après tout, qu'importait le messager: Fausta ou comparse, pourvu
qu'il n arrivât pas à destination? Sa résolution fut prise. Il répondit:

--Peut-être as-tu raison. Et, puisque j'ai fait grâce à toi et à elle,
va!...

Un quart d'heure plus tard, Montalte rejoignait Espinosa et lui disait:

--Monsieur, j'ai le parchemin.

--Donnez, monsieur, dit froidement l'inquisiteur.

--Monseigneur, avec votre agrément, la princesse Fausta ira le porter à
S. M. Philippe d'Espagne... C'est la, je crois, ce qui vous importe le
plus.

Espinosa fronça légèrement les sourcils et:

--Pourquoi la princesse Fausta?

--Parce que je vois là un moyen de la préserver de tout nouveau danger.

--Soit, monsieur le cardinal. L'essentiel, en effet est, comme vous le
dites, que ce document parvienne a mon souverain le plus tôt possible.

--La princesse partira dès que ses forces lui permettront d'entreprendre
le voyage... Je puis vous assurer que le parchemin parviendra à
destination, car j'aurai l'honneur de l'accompagner moi-même.



IV

LE REVEIL DE FAUSTA

Lorsque Fausta revint à elle, ce fut d'abord, dans son esprit, un
prodigieux étonnement. Sa première pensée fut que Sixte-Quint n'avait
pas permis qu'elle échappât à la hache du bourreau. Le cri de Montalte,
clamant sa joie de la voir vivante, était si vibrant de passion qu'elle
voulut savoir quel était l'homme qui l'aimait à ce point. Elle ouvrit
les yeux et reconnut le neveu du pape. Elle les referma aussitôt et
pensa:

«Celui-là a obtenu de Sixte qu'il me fît grâce de la vie... Que m'est la
vie à présent que morte est mon oeuvre et que Pardaillan n'est plus!...»

Cependant, elle écouta et, alors, elle comprit qu'elle s'était trompée.
Non, Sixte-Quint n'avait pas fait grâce. Montalte, seul, au prix de
quelque infamie héroïquement consentie, avait accompli ce miracle de
l'arracher à Sixte et à la mort. Aussitôt elle entrevit tout le parti
qu'elle pourrait tirer d'un pareil dévouement. Mais à quoi bon!... Elle
voulait mourir!

Elle sentit qu'on la touchait à l'épaule... on lui parlait... Elle
ouvrit les yeux et fixa Espinosa. Et, au fur et à mesure, son esprit
réfutait ses arguments.

Son fils?... Oui! Sa pensée s'est déjà portée vers l'innocente créature.
Il vit... Il est libre... C'est là le point capital... Et, soudain,
comme un coup de tonnerre, ces mots répétés dans son esprit éperdu:

«Pardaillan vivant!»

Deux mots évocateurs d'un passé d'enivrante passion et de luttes
mortelles! Ce passé si proche, puisque quelques mois à peine la
séparaient du moment où elle avait voulu faire périr Pardaillan,
dans l'incendie du palais Riant!.... Ce Pardaillan si haï... et tant
adoré!...

Pardaillan vivant!... Mais alors la mort, pour Fausta, ce serait la
fuite devant l'ennemi! Et Fausta n'a jamais fui!... Non, elle ne veut
plus mourir... Elle vivra pour reprendre le tragique duel interrompu et
sortir enfin triomphante de ce suprême combat.

C'est à ce moment que Montalte s'approcha d'elle.

Pendant qu'il se courbait, elle l'étudiait d'un coup d'oeil prompt et
sûr, et, tout de suite, pour bien marquer, dès le début, la distance
infranchissable qu'elle entendait établir entre eux, cette femme
étrange, qui semblait échapper à toutes les faiblesses, à toutes les
fatigues, se redressa en une majestueuse attitude, et d'une voix qui ne
tremblait pas:

--Vous avez à me parler, cardinal? Je vous écoute.

En même temps ses yeux noirs se posaient sur ceux de Montalte,
étrangement dominateurs et pourtant graves et doux.

Alors Montalte, d'une voix basse et tremblante, lui annonça qu'elle
était libre.

--Sixte-Quint me fait donc grâce?

Montalte secoua la tête:

--Le pape n'a pas fait grâce, madame. Le pape a cédé devant une volonté
plus forte que la sienne.

--La vôtre... n'est-ce pas?

Montalte s'inclina.

--Alors Sixte-Quint révoquera la grâce qu'il a signée par contrainte.

--Non, madame, car, en même temps, j'ai obtenu de Sa Sainteté un
document qui sera votre égide. Le voici.

Fausta prit le parchemin et lut:

«Nous, Henri, par la grâce de Dieu, roi de France, inspiré de notre
Seigneur Dieu, par la voix de Son Vicaire, notre Très Saint Père le
Pape; en vue de maintenir et conserver en notre royaume la religion
catholique, apostolique et romaine; attendu qu'il a plu au Seigneur,
en expiation de nos péchés, de nous priver d'un héritier direct;
considérant Henri de Navarre incapable de régner sur le royaume de
France, comme hérétique et fauteur d'hérésie; à tous nos bons et loyaux
sujets: Sa Majesté Philippe II, roi d'Espagne, est seule apte à nous
succéder au trône de France, comme époux d'Elisabeth de France, notre
soeur bien-aimée, décédée, mandons à tous nos sujets le reconnaître
comme notre successeur et unique héritier.»

--Madame, dit Montalte, lorsqu'il vit que Fausta avait terminé
sa lecture, la parole du roi ayant en France force de loi, cette
proclamation jette dans le parti de Philippe les deux tiers de la
France. De ce fait, Henri de Béarn, abandonné par tous les catholiques,
voit ses espérances à jamais détruites. Son armée réduite à une poignée
de huguenots, il n'a d'autre ressource que de regagner promptement son
royaume de Navarre, trop heureux encore si Philippe consent à le lui
laisser. Celui qui apportera ce parchemin à Philippe lui apportera donc
en même temps la couronne de France... Celui-là, madame, si c'est un
esprit supérieur comme le vôtre, peut traiter avec le roi d'Espagne et
se réserver sa large part... Votre puissance est ruinée en Italie, votre
existence y est en péril. Avec l'appui de Philippe, vous pouvez vous
créer une souveraineté qui, pour n'être pas celle que vous avez rêvée,
n'en sera pas moins de nature à satisfaire une vaste ambition... Ce
parchemin, je vous le livre et je vous demande de consentir à le porter
à Philippe...

Aussitôt la résolution de Fausta fut prise et, s'adressant au cardinal,
elle dit:

--Quand on s'appelle Peretti, on doit avoir assez d'ambition pour agir
pour son propre compte... Pourquoi avez-vous imposé ma grâce à Sixte?...
Pourquoi m'avez-vous empêchée de mourir?... Pourquoi me faites-vous
entrevoir ce nouvel avenir de splendeur? Je vais vous le dire: parce que
vous m'aimez, cardinal.

Montalte tomba sur les genoux, tendit les mains dans un geste
d'imploration.

--Taisez-vous, cardinal. Ne prononcez pas d'irréparables paroles...
Mais, moi, je ne vous aimerai jamais.

--Pourquoi? Pourquoi? bégaya Montalte.

--Parce que, dit-elle gravement, parce que j'aime, et que Fausta ne peut
concevoir deux amours.

Montalte se redressa, écumant:

--Vous aimez?... Vous aimez?... et vous me le dites?...

--Oui, dit simplement Fausta.

--Vous aimez!... Qui?... Pardaillan, n'est-ce pas?...

Et Montalte, d'un geste de folie, tira sa dague.

Fausta, immobile dans son lit, le regardait d'un oeil très calme, et,
d'une voix qui glaça Montalte, elle dit:

--Vous l'avez dit: j'aime Pardaillan... Mais croyez-moi, cardinal
Montalte, laissez votre dague... Si quelqu'un doit tuer Pardaillan, ce
n'est pas vous, c'est moi...

--Pourquoi? hurla Montalte.

--Parce que je l'aime, répondit froidement Fausta.



V

LA DERNIÈRE PENSÉE DE SIXTE-QUINT

Après le départ de son neveu, Sixte-Quint, assis devant sa table de
travail, demeura longtemps songeur.

Il fut tiré de sa rêverie par l'entrée d'un secrétaire qui vint, à voix
basse, lui dire que le comte Hercule Sfondrato sollicitait avec instance
la faveur d'une audience particulière, ajoutant que le comte paraissait
violemment ému.

Le nom d'Hercule Sfondrato, brusquement jeté dans sa méditation, fut
comme un trait de lumière pour le pape qui murmura:

--Voilà l'homme que je cherchais! Faites entrer le comte Sfondrato,
ajouta-t-il à haute voix.

Un instant après, le grand juge, les traits bouleversés, entrait d'un
pas rude, se campait devant le pape, et attendait dans une attitude de
violence.

--Eh bien, comte, dit Sixte-Quint en le fixant, qu'avez-vous à nous
dire?

Pour toute réponse, Sfondrato dégrafait son pourpoint, écartait la cotte
de mailles et montrait sur sa poitrine la marque du coup de dague de
Montalte.

Le pape examina la plaie en connaisseur, et froidement:

--Beau coup, par ma foi! et sans la chemise d'acier...

--En effet, Saint-Père, dit Sfondrato avec un sourire livide.

Puis, réparant hâtivement le désordre de sa tenue, avec un haussement
d'épaules dédaigneux, les dents serrées, d'un ton tranchant:

--Le coup n'est rien... J'eusse peut-être pardonné a celui qui l'a
porté. Ce que je ne lui pardonnerai jamais, ce qui rend ma haine
mortelle, c'est que tous deux, nous aimons la même femme.

--Fort bien, dit Sixte paisiblement. Mais pourquoi me dire cela à moi?

--Parce que, Saint-Père, celui-là touche de près à Votre Sainteté,
parce que la femme que j'aime s'appelle Fausta et l'homme que je hais
s'appelle Montalte!

Le pape prit un parchemin sur la table et, d'une main calme, se mit à le
remplir.

Sfondrato, immobile, songeait:

--Il va me faire jeter dans quelque cachot, mais, par l'enfer! celui qui
osera toucher au grand juge...

Sixte-Quint achevait de remplir le parchemin.

--Voici pour panser votre coup de poignard, dit-il. Vous m'avez demandé
le duché de Ponte-Maggiore et Marciano. En voici le brevet...

Stupéfait, Sfondrato, d'un geste machinal, prit le parchemin et gronda:

--Votre Sainteté n'a donc pas entendu?... Celui que je veux tuer, c'est
Montalte... votre neveu! celui que vous désignez au conclave pour vous
remplacer!

--Que vous frappiez Montalte, c'est affaire entre lui et vous. Mais
frappez-le dans ses entreprises, dans son amour en lui enlevant cette
femme... cela vaudra mieux, croyez-moi, qu'un stupide coup de dague!

--Oh! haleta Sfondrato, quel crime a donc commis Montalte pour que vous,
son oncle, vous parliez ainsi?

--Montalte, dit le pape avec un calme effrayant, Montalte n'est plus
mon neveu, il est mon ennemi! il a arraché de mes mains l'arme qui peut
anéantir la puissance de la papauté et, cette arme, Fausta, graciée par
moi!... Fausta libre ira la porter à l'Espagnol maudit...

--Fausta graciée! gronda Sfondrato anéanti.

--Oui, dit Sixte, Fausta libre!... Fausta qui, dans quelques heures
peut-être, quittera Rome et s'en ira, escortée de Montalte, porter à
l'Escurial le document qui donne à Philippe le trône de France.
Voilà l'oeuvre de Montalte, instrument docile aux mains du grand
inquisiteur!...

--Fausta libre! grinça Sfondrato, Fausta accompagnée de Montalte!

Et, avec une résolution sauvage, posant sur la table le brevet de duc
que le pape venait de lui conférer:

--Tenez, Saint-Père, reprenez ce brevet, ôtez-moi les fonctions de grand
juge, et, en échange, nommez-moi chef de votre police. Avant une heure,
je vous rapporte ce document, cette arme redoutable... L'échafaud est
prêt, le bourreau attend. Eh bien, j'en mourrai de douleur peut-être,
mais cette femme appartient au bourreau et sa tête tombera!... Montalte,
je le saisis, je le condamne comme rebelle et sacrilège; quant au grand
inquisiteur, un coup de dague vous en délivre... Un mot, Saint-Père, un
ordre!

--Oui, dit le pape d'une voix sombre. Et avant trois jours, j'aurai,
moi, cessé de vivre!

Et comme Sfondrato le considérait avec stupeur:

--Croyez-vous donc que Montalte, Fausta, le grand inquisiteur lui-même
pèsent d'un grand poids dans la main de Sixte-Quint?... Par le sang
du Christ, je n'aurais qu'à fermer cette main, pour les broyer!
Mais, au-dessus du grand inquisiteur, il y a l'Inquisition!... Et
l'Inquisition me tient!... Si j'essaie de reprendre ce document,
l'Inquisition m'assassine... Et je ne veux pas mourir encore... J'ai
besoin de deux ou trois années d'existence pour assurer le triomphe de
la papauté!...

Le nouveau duc de Ponte-Maggiore avait écouté avec attention. Quand le
pape eut terminé:

--Eh bien, soit, Saint-Père, qu'ils partent... Mais, quand ils seront
hors de vos États, moi, je les rejoins, et Je vous jure que, de ce
moment, leur voyage est terminé.

--Oui! Mais on sait que vous m'appartenez... et alors... Et puis, duc,
êtes-vous sûr de vous?

--Dix Montalte! Cent Montalte! Je ne les crains pas, gronda le duc.

--Et le grand inquisiteur?

--Un ordre... il meurt!

--Et Fausta? Oui! Fausta, malheureux! elle vous tuera!

Et, sur un geste du duc:

--Non, non, reprit Sixte avec autorité, après moi, je ne connais
qu'un seul homme au monde capable de tenir tête à Fausta... et de la
vaincre... Et, cet homme, c'est le chevalier de Pardaillan!

Le duc tressaillit, rougit et pâlit tour à tour. Mais, surmontant son
émotion, il demanda:

--Vous croyez, Saint-Père, que celui-là réussira là où je serais brisé,
moi?

--Je l'ai vu mener à bien des entreprises autrement redoutables. Oui, si
Pardaillan voulait... si quelqu'un avait assez d'intelligence à la tête,
assez de haine au coeur pour aller trouver cet homme, et le décider...
oui, ce serait le seul moyen d'arrêter Fausta et Montalte en leur
voyage!

--Eh bien, j'aurai cette intelligence et cette haine, moi! Je consens à
m'effacer. Et, puisqu'il y a au monde un dogue de taille à les broyer
d'un coup de mâchoire, je vais le chercher, je vous l'amène, et vous le
lâchez sur eux, tonna Ponte-Maggiore.--Quitte à lui briser les crocs
après, s'il est nécessaire... ajouta-t-il en lui-même.

--Lâchez! Lâchez... C'est bientôt dit!... Sachez, duc, que Pardaillan
n'est pas un homme qu'on peut lâcher sur qui on veut et comme on veut...

--Saint-Père, est-ce d'un homme que vous parlez ainsi?

--Duc, dit gravement le pape, Pardaillan est peut-être le seul homme qui
ait forcé l'admiration de Sixte-Quint... Puisque vous le voulez, allez,
duc, essayez de décider Pardaillan.

--Où le trouverai-je?

--Au camp du Béarnais. Vous allez vous rendre auprès de Henri de
Navarre. Vous lui ferez connaître la teneur exacte du document que
Fausta porte à Philippe. Votre mission se borne à cela. Le reste vous
regarde... c'est à vous de trouver Pardaillan. Et, quand vous l'aurez
trouvé, vous lui direz simplement ceci:

--Fausta est vivante! Fausta porte à Philippe un document qui lui livre
la couronne de France...

--Quand faut-il partir?

--A l'instant.



VI

LE CHEVALIER DE PARDAILLAN

Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore, sortit de Rome et se lança au
galop sur la route de France. Les passions grondaient dans son coeur. A
une demi-lieue de la Ville Éternelle, il s'arrêta court et, longtemps,
sombre, muet, le visage convulsé, il contempla la lointaine silhouette
du château Saint-Ange. Son poing se tendit et il murmura:

--Montalte, Montalte, prends garde, car, à partir de ce moment, je suis
pour toi l'ennemi que rien ne désarmera...

Ponte-Maggiore traversa la France, ayant crevé plusieurs chevaux, et ne
s'arrêtant, parfois, que lorsque la fatigue le terrassait. A quelques
lieues de Paris, il rejoint un gentilhomme qui s'en allait, lui aussi,
vers la capitale, et Ponte-Maggiore aborda cet inconnu en lui demandant
si on savait vers quel point de l'Ile-de-France le Béarnais se trouvait
alors.

--Monsieur, répondit le cavalier inconnu, S. M. le roi a pris ses
logements dans le village de Montmartre, à l'abbaye des Bénédictines de
Mme Claudine de Beauvilliers.

Ponte-Maggiore considéra plus attentivement l'étranger qui parlait avec
cette sorte d'irrévérence moqueuse et il vit un homme d'une quarantaine
d'années, au visage fin, au profil de médaille, vêtu sans aucune
recherche, mais avec cette élégance qui tenait à sa manière de porter le
pourpoint et le manteau.

--Si vous le désirez, monsieur l'inconnu, je vous conduirai jusqu'au
roi, qui m'a donné rendez-vous pour ce soir.

Ponte-Maggiore, étonné, jeta un regard presque dédaigneux sur le costume
simple et sans aucun ornement.

--Oh! continua l'inconnu en souriant, vous serez bien plus étonné quand
vous verrez le roi qui porte un costume si râpé que vraiment vous lui
ferez honte, vous, avec toutes vos broderies reluisantes, avec la plume
mirifique de votre chapeau, avec vos éperons d'or, avec...

--Assez, monsieur, interrompit Ponte-Maggiore, ne m'accablez pas, ou je
vous montrerai que, si je porte de l'argent à mon pourpoint et de l'or
aux talons de mes bottes, je porte aussi de l'acier dans ce fourreau.

--Vraiment, monsieur? Eh bien, je ne vous accablerai donc pas et me
bornerai à vous tirer mon chapeau, car il serait malséant qu'un illustre
cavalier, venu en droite ligne du fond de l'Italie...

--Comment savez-vous cela? interrompit furieusement Ponte-Maggiore.

--Eh! monsieur, si vous ne vouliez pas qu'on le sache, vous auriez bien
dû laisser votre accent de l'autre côté des monts.

En disant ces mots, le gentilhomme salua d'un geste gracieux et reprit
paisiblement son chemin.

Ponte-Maggiore porta la main à la poignée de sa dague. Mais, considérant
la silhouette vigoureuse de l'inconnu, il se calma.

--Eh! monsieur, fit-il, ne vous fâchez pas, je vous prie, et
permettez-moi d'accepter l'offre bienveillante que vous m'avez faite
tout à l'heure.

--En ce cas, monsieur, suivez-moi, dit l'inconnu du bout des lèvres.

Les deux cavaliers allongèrent le trot, et, vers le soir, au moment
où le soleil allait se coucher, ils se trouvèrent sur les hauteurs de
Chaillot.

Le gentilhomme français s'arrêta, étendit le bras et prononça:

--Paris!...

Tandis que Ponte-Maggiore considérait le spectacle de la grande ville
assiégée, son compagnon semblait rêver à des choses lointaines. Sans
doute le lieu même où il se trouvait lui rappelait quelque épisode
héroïque ou charmant de sa vie.

--Eh bien, monsieur, dit Ponte-Maggiore, je suis à vous.

L'inconnu tressaillit, parut revenir du pays des songes et murmura:

--Allons...

Ils descendirent vers Paris en obliquant du côté de Montmartre. Sur les
remparts, quelques lansquenets indifférents. Quantité de prêtres et de
moines, la robe retroussée, le capuchon renversé; quelques-uns avaient
la salade en tête, quelques autres portaient des cuirasses; tous étaient
armés de piques, de hallebardes, de dagues, de vieux mousquets, ou tout
uniquement de solides gourdins. Tous avaient le crucifix à la main ou
pendu à la ceinture.

Autour des religieux, une foule de misérables, déguenillés, se
traînaient péniblement et revenaient sans cesse, avec l'obstination
du désespoir, occuper les créneaux d'où ils criaient, avec des voix
lamentables:

--Du pain!... du pain!...

--Il paraît, dit Ponte-Maggiore en ricanant, que les Parisiens
accepteraient volontiers une invitation à dîner.

--C'est vrai, murmura l'inconnu, ils ont faim. Pauvres diables!...

--Vous les plaignez? dit Ponte-Maggiore.

--Monsieur, dit l'inconnu, j'ai toujours plaint les gens qui ont faim et
soif.

--C'est ce qui ne m'est jamais arrivé, fit dédaigneusement
Ponte-Maggiore.

L'inconnu le parcourut du haut en bas d'un étrange regard, et, avec un
sourire, répondit:

--Cela se voit.

Si simple que fût cette réponse, elle sonna comme une insulte, et
Ponte-Maggiore pâlit.

Sans doute, il allait cette fois répondre par une provocation, lorsqu'au
loin s'éleva une clameur:

--Le roi!... le roi!... Vive le roi!...

Comme par enchantement, une foule hurlante et délirante envahit les
parapets en criant:

--Sire!... sire!... Du pain!...

--Me voici, mes amis! criait Henri IV. Eh! Ventre-saint-gris! pourquoi
diable ne m'ouvrez-vous pas vos portes?

Alors, l'inconnu et Ponte-Maggiore virent une de ces choses émouvantes
que l'histoire enregistre.

Henri IV venait de mettre pied à terre. Les deux ou trois cents
cavaliers qui l'entouraient l'imitèrent et alors, on vit toute une
théorie de mulets chargés de pain. Henri IV, le premier, prit un de ces
pains, le fixa au bout d'une immense perche et le tendit aux affamés des
remparts. En un clin d'oeil, le pain fut partagé.

En même temps, les cavaliers de l'escorte suivaient l'exemple du roi.
De tous côtés, par des moyens divers, on faisait passer aux assiégés
quantité de pains accueillis avec transport, et les cris de joie, les
bénédictions éclataient sur les remparts.

--Bravo, sire! cria l'inconnu.

Henri se tourna vers celui qui manifestait si hautement son approbation,
et, avec un bon sourire:

--Ah! enfin!... Voici donc M. de Pardaillan!

--Pardaillan! gronda Ponte-Maggiore...

--Monsieur de Pardaillan, continuait Henri IV. je suis bien heureux de
vous voir.

--Votre Majesté sait que je lui suis tout acquis.

Henri IV posa un moment son oeil rusé sur la physionomie souriante du
chevalier et dit:

--A cheval, messieurs, nous rentrons au village de Montmartre. Monsieur
de Pardaillan, veuillez vous placer près de moi.

--Monsieur, dit Pardaillan à Ponte-Maggiore, s'il vous plaît de dire
votre nom, j'aurai l'honneur, en arrivant à Montmartre, de vous
présenter à Sa Majesté, selon ma promesse...

--Vous voudrez donc bien présenter Hercule Sfondrato, duc de
Ponte-Maggiore et Marciano, ambassadeur de S. S. Sixte-Quint auprès de
S. M. le roi Henri!

Un léger tressaillement agita Pardaillan. Mais son naturel insoucieux et
narquois reprenait le dessus:

--Peste, je ne m'attendais pas à un tel honneur!

Lorsque le roi s'éloigna, à la tête de son escorte, une immense
acclamation partit du haut des remparts.

Se tournant vers Pardaillan qui chevauchait à son côté, Henri IV dit
avec un soupir:

--Quel dommage que de si braves gens s'entêtent à ne pas m'ouvrir leurs
portes!

--Eh! sire, dit le chevalier en haussant les épaules, ces portes
tomberont d'elles-mêmes quand vous le voudrez.

--Comment cela, monsieur?

--J'ai déjà eu l'honneur de le dire à Votre Majesté: Paris vaut bien une
messe!

--Nous verrons... plus tard, dit Henri IV avec un fin sourire.

Bientôt, l'escorte s'arrêtait devant l'abbaye où le roi pénétra, suivi
de Pardaillan, de Ponte-Maggiore, et de quelques gentilshommes.

Le roi ayant mis pied à terre, Pardaillan qui, sans doute, l'avait avisé
de la venue d'un envoyé du pape, présenta le duc.

--Monsieur, dit le roi, veuillez nous suivre. Monsieur de Pardaillan,
quand vous aurez reçu la communication que monsieur le duc est chargé de
vous faire, n'oubliez pas que nous vous attendons.

--Hé! Sancy, avez-vous enfin trouvé un acquéreur pour notre merveilleux
diamant, et nous apportez-vous quelque argent pour garnir nos coffres
vides?

--Sire, j'ai en effet trouvé, non pas un acquéreur, mais un prêteur qui,
sur la garantie de ce diamant, a consenti à m'avancer quelques milliers
de pistoles que j'apporte à mon roi.

--Merci, mon brave Sancy.

Et, avec une pointe d'émotion:

--Je ne sais quand, ni si jamais je pourrai vous les rendre, mais
ventre-saint-gris! argent n'est pas pâture pour des gentilshommes comme
vous et moi!

Et, à Ponte-Maggiore stupéfait:

--Venez, monsieur.

Quand il fut dans la salle qui lui servait de cabinet et où
travaillaient encore deux de ses secrétaires, Rusé de Beaulieu et Forget
de Fresne:

--Parlez, monsieur.

--Sire, dit Ponte-Maggiore en s'inclinant, je suis chargé par Sa
Sainteté de remettre à Votre Majesté cette copie d'un document qui
l'intéresse au plus haut point.

Henri IV lut avec la plus extrême attention la copie de la proclamation
de Henri III que l'on connaît. Quand il eut terminé, impassible:

--Et l'original, monsieur?

--Je suis chargé de dire à Votre Majesté que l'original se trouve entre
les mains de Mme la princesse Fausta, laquelle, accompagnée de S. E.
le cardinal Montalte, doit être, à l'heure présente, en route vers
l'Espagne pour la remettre aux mains de Sa Majesté Catholique. Le
souverain pontife a cru devoir donner à Votre Majesté ce témoignage de
son amitié en l'avertissant. Quant au reste, le Saint-Père connaît trop
bien la vaste intelligence de Votre Majesté pour n'être pas assuré que
vous saurez prendre telles mesures que vous jugerez utiles.

Henri IV inclina la tête en signe d'adhésion. Puis, après un léger
silence, en fixant Ponte-Maggiore:

--Le cardinal Montalte n'est-il pas parent de Sa Sainteté? Alors?

--Le cardinal Montalte est en état de rébellion ouverte contre le
Saint-Père! dit rudement Ponte-Maggiore.

Et, s'adressant à un des deux secrétaires, le roi dit:

--Rusé, conduisez M. le duc auprès de M. le chevalier de Pardaillan, et
faites en sorte qu'ils se puissent entretenir librement. Puis, quand
ils auront terminé, vous m'amènerez M. de Pardaillan. Allez, monsieur
l'ambassadeur, et n'oubliez pas qu'il m'est agréable de vous revoir
avant votre départ, ajouta-t-il avec un gracieux sourire.

Quelques instants après, Ponte-Maggiore se trouvait en tête-à-tête avec
le chevalier de Pardaillan, assez intrigué au fond, mais dissimulant sa
curiosité sous un masque d'ironie et d'insouciance.

--Monsieur, dit le chevalier d'un ton très naturel, vous plairait-il de
me dire ce qui me vaut l'honneur de recevoir un personnage illustre tel
que M. le duc de Ponte-Maggiore et Marciano?

--Monsieur, Sa Sainteté m'a chargé de vous faire savoir que la princesse
Fausta est vivante... et libre.

Le chevalier eut un imperceptible tressaillement, et tout aussitôt:

--Tiens! tiens! Mme Fausta est vivante!... Eh bien, mais... en quoi
cette nouvelle peut-elle m'intéresser?

--Vous dites, dit Ponte-Maggiore abasourdi.

--Je dis: qu'est-ce que cela peut me faire que Mme Fausta soit vivante?
répéta le chevalier, d'un air si ingénument étonné que Ponte-Maggiore
murmura:

«Oh! mais!... il ne l'aime pas?... Mais, alors, ceci change bien des
choses!»

Pardaillan reprit:

--Où se trouve la princesse Fausta, en ce moment?

--La princesse est en route pour l'Espagne.

--L'Espagne! songea Pardaillan, le pays de l'Inquisition!... Le génie
ténébreux de Fausta devait se tourner vers cette sombre institution de
despotisme...

--La princesse porte à Sa Majesté Catholique un document qui doit
assurer le trône de France à Philippe d'Espagne.

--Le trône de France?... Peste! monsieur. Et qu'est-ce donc, je vous
prie, que ce document qui livre ainsi tout un pays?

--Une déclaration du feu Henri troisième, reconnaissant Philippe II pour
unique héritier.

--Est-ce tout ce que vous aviez à me dire de la part de Sa Sainteté?

--C'est tout, monsieur.

--En ce cas, veuillez m'excuser, monsieur. S. M. le roi Henri m'attend.
Veuillez transmettre à Sa Sainteté l'expression de ma reconnaissance
pour le précieux avis qu'elle a bien voulu me faire passer.

Henri IV avait accueilli la communication de Ponte-Maggiore avec une
impassibilité toute royale, mais, en réalité, le coup était terrible et,
à l'instant, il avait entrevu les conséquences funestes qu'il pouvait
avoir pour lui.

Il avait aussitôt convoqué en conseil secret ceux de ses fidèles qu'il
avait sous la main, et, lorsque le chevalier fut introduit, il trouva
auprès du roi Rosny du Bartas, Sancy et Agrippa d'Aubigné.

Dès que le chevalier eut pris place, le roi, qui n'attendait que lui,
fit un résumé de son entretien avec Ponte-Maggiore. Pardaillan, qui
savait à quoi s'en tenir, n'avait pas bronché. Mais, chez les quatre
conseillers, ce fut un moment de stupeur indicible aussitôt suivi de
cette explosion:

--Il faut détruire le parchemin!...

Seul, Pardaillan ne dit rien. Alors, le roi, qui ne le quittait pas des
yeux:

--Et vous, monsieur de Pardaillan, que dites-vous?

--Je dis comme ces messieurs, sire: il faut le reprendre, ou c'en est
fait de vos espérances, dit froidement le chevalier.

Le roi approuva d'un signe de tête, et, fixant le chevalier comme s'il
eût voulu lui suggérer la réponse qu'il souhaitait, il murmura:

--Quel sera l'homme assez fort, assez audacieux, assez subtil, pour
mener à bien une telle entreprise?

D'un commun accord, comme s'ils se fussent donné le mot, Rosny, Sancy,
du Bartas, d'Aubigné, se tournèrent vers Pardaillan. Et cet hommage muet
fut si spontané, si sincère que le chevalier se sentit doucement ému.

--Je serai donc celui-là, dit-il avec simplicité.

--Vous consentez donc? Ah! chevalier, s'écria le Béarnais, si jamais je
suis roi... roi de France... je vous devrai ma couronne!

--Eh! sire, vous ne me devrez rien...

Le roi réfléchit un instant, et:

--Pour faciliter autant que possible l'exécution de cette mission
forcément occulte, mais qui doit aboutir coûte que coûte, il est
nécessaire que vous soyez couvert par une autre mission, officielle,
celle-là. En conséquence, vous irez trouver le roi Philippe d'Espagne,
et vous le mettrez en demeure de retirer les troupes qu'il entretient
dans Paris.

Et, se tournant vers son secrétaire:

--Rusé, préparez des lettrés accréditant M. le chevalier de Pardaillan
comme notre ambassadeur extraordinaire auprès de S. M. Philippe
d'Espagne. Préparez, en outre, des pleins pouvoirs pour M.
l'ambassadeur. Combien d'hommes désirez-vous que je mette à votre
disposition? demanda-t-il alors à Pardaillan.

--Des hommes?... Pour quoi faire, sire?... fit Pardaillan, avec son air
naïvement étonné.

--Comment, pour quoi faire?... s'écria le roi stupéfait. Vous ne
prétendez pourtant pas entreprendre cette affaire-là seul?

--Ma foi, sire, répondit le chevalier avec un flegme
imperturbable, je ne prétends rien!... Mais il est de fait que, si je
dois réussir dans cette affaire, c'est seul que je réussirai... C'est
donc seul que je l'entreprendrai, ajouta-t-il froidement, en fixant sur
le roi un oeil étincelant.

--Ventre-saint-gris! s'écria le roi suffoqué. Puis, considérant
Pardaillan un moment avec une admiration qu'il ne chercha pas à cacher,
il lui demanda, très calme:

--Quand comptez-vous partir?

--A l'instant, sire.

--Ouf!... Voilà un homme, au moins!... Touchez là, monsieur.

Pardaillan serra la main du roi et sortit aussitôt, suivi de près par
Sancy. Au moment où le chevalier se disposait à monter à cheval, Sancy
lui remit ses lettres de créance et son pouvoir, et:

--Monsieur de Pardaillan, dit-il. Sa Majesté m'a chargé de vous remettre
ces mille pistoles pour vos frais de route.

Pardaillan prit le sac rebondi avec une satisfaction visible, et,
toujours gouailleur:

--Vous avez bien dit mille pistoles, monsieur de Sancy?

Et, tout en disant ces mots, il enfouissait soigneusement le sac au fond
de son portemanteau.

Lorsque cette opération importante fut terminée, il sauta en selle, et,
en serrant la main de Sancy:

--Dites au roi qu'il se montre, à l'avenir, plus ménager de ses
pistoles... Sans quoi, mon pauvre monsieur de Sancy, vous en serez
réduit à engager jusqu'aux aiguillettes de votre pourpoint.

Et il rendit la main, laissant de Sancy ébahi, ne sachant ce qu'il
devait le plus admirer: ou son audace intrépide, ou sa folle
insouciance.



VII

BUSSI-LECLERC

Vers le moment où le roi attendait le chevalier de Pardaillan, l'abbesse
Claudine de Beauvilliers entra dans une cellule voisine du cabinet du
Béarnais.

L'abbesse s'en fut droit à la muraille, déplaça un petit guichet
dissimulé dans la tapisserie, et par cette étroite ouverture, écouta,
sans en perdre un mot, tout ce qui se dit dans le cabinet.

Lorsque Pardaillan sortit du cabinet du roi, Claudine de Beauvilliers
referma le guichet et sortit à son tour.

L'instant d'après, elle était en tête-à-tête avec le roi, qui,
remarquant l'expression sérieuse de sa physionomie habituellement
enjouée, s'écria galamment:

--Hé là! ma douce maîtresse, d'où vient ce nuage qui assombrit votre
beauté?

--Hélas! sire, les temps sont durs! et les soucis de notre charge
écrasent nos faibles épaules.

Ayant ainsi aiguillé la conversation dans le sens où elle le voulait,
Claudine se lança dans un long exposé des devoirs de sa charge d'abbesse
et des embarras financiers dans lesquels elle se débattait.

--Cent mille livres, sire! Avec cette somme, je sauve votre maison de la
ruine. Me les refuserez-vous?

L'humeur galante du Béarnais se refroidit considérablement à l'énoncé de
cette somme plus que rondelette. Et, comme Claudine insistait:

--Hélas! ma vie, où voulez-vous que je prenne cette somme énorme?... Ah!
si les Parisiens m'ouvraient enfin leurs portes!... si j'étais roi de
France!...

--S'il ne s'agit que d'attendre, sire, peut-être pourrai-je
m'arranger!... Si au moins vous me faisiez la promesse d'une abbaye plus
importante... celle de Fontevrault, par exemple...

--Hé! mon coeur, vous n'y pensez pas! L'abbaye de Fontevrault est la
première du royaume. Il faut être de sang royal pour prétendre à la
diriger.

Tant et si bien que Claudine de Beauvilliers quitta son royal amant,
n'ayant obtenu que des promesses très vagues. Aussi, en rentrant dans
ses appartements, elle murmurait:

--Puisque Henri ne veut rien faire pour moi, je vais donc me tourner du
côté de Fausta, qui, elle, au moins, sait reconnaître les services qu'on
lui rend.

L'abbesse réfléchit longtemps, ensuite elle fit appeler une soeur
converse, à qui elle donna des instructions minutieuses, et la congédia
par ces mots:

--Allez, soeur Mariange, et faites vite.

Une heure n'était pas écoulée encore, que soeur Mariange introduisait
auprès de l'abbesse un cavalier soigneusement enveloppé dans un vaste
manteau.

--Monsieur Bussi-Leclerc, dit Claudine, veuillez vous asseoir... Vous
êtes ici en sûreté.

Bussi-Leclerc s'inclina et, sur un ton farouche:

--Madame, pour amener dans ce logis Bussi-Leclerc proscrit, il a suffi
de prononcer devant lui un nom...

--Pardaillan...

--Oui, madame. Pour rejoindre cet homme, Bussi-Leclerc passerait au
travers des armées réunies du Béarnais et de Mayenne...

--Bien, monsieur, dit Claudine avec un sourire.

M. de Pardaillan vient de partir avec l'intention d'entraver les projets
d'une personne que j'aime... Il faut que cette personne soit avisée
du danger qu'elle court, et, connaissant votre haine contre M. de
Pardaillan, je vous ai fait appeler. Voulez-vous vous défaire de celui
que vous haïssez et vous assurer en même temps un puissant protecteur?

--Le nom de ce puissant protecteur? dit Bussi, qui réfléchissait.

--Fausta!

--Fausta!... Elle n'est donc pas morte?

--Elle est vivante et bien vivante, Dieu merci!

--Mais... excusez-moi, madame... quel intérêt avez-vous, vous, à aviser
Fausta du danger qu'elle court?

--Monsieur, de la réussite des projets de la princesse dépend l'avenir
de l'abbaye... Celle que j'ai si longtemps appelée ma souveraine saura
reconnaître royalement le service que je lui aurai rendu...

--Bon! gronda Bussi, voilà une raison que je comprends!... Il s'agit
donc, madame, d'aviser Fausta que le sire de Pardaillan est à ses
trousses et la veut contrecarrer un peu dans ses entreprises... Mais
quels sont, au juste, ces projets?

--Placer la couronne de France sur la tête de Philippe d'Espagne.

Bussi-Leclerc bondit, et, stupéfait:

--Et vous voulez aider Fausta dans cette entreprise, vous... vous?

Claudine comprit le sens de ces paroles. Elle n'en parut pas autrement
choquée.

--Monsieur, j'ai sondé les intentions du roi Henri. S'il devient roi
de France, l'abbaye de Montmartre et son abbesse n'en seront pas plus
riches. Alors...

--Parfait! madame, c'est encore une raison que je comprends
admirablement. J'accepte donc d'être votre messager. Veuillez,
maintenant, me mettre au courant.

--En peu de mots, monsieur, voici: il s'agit d'une déclaration de
Henri III, reconnaissant Philippe comme son seul héritier... Cette
déclaration, la princesse la porte au roi d'Espagne, M. de Pardaillan
doit s'en emparer pour le compte de Henri de Navarre, et, vous, vous
devez avertir Fausta, l'aider et la défendre... Et ceci me fait penser
qu'il serait peut-être utile que... vous fussiez secondé par quelques
bonnes épées.

--J'y pensais aussi, madame, dit Bussi en souriant.

Je vais donc partir et tâcherai de recruter quelques solides compagnons.
Que devrai-je dire à la princesse de votre part?

--Simplement que c'est moi qui vous ai envoyé à elle et que je suis
toujours son humble servante.

--Madame, je vous dis adieu, dit Bussi en s'inclinant.

Au point du jour, il trottait sur la route d'Orléans et, tout en
trottant, songeait:

«Bussi, vous avez été un des piliers de la Ligue... un des plus fermes
soutiens des ducs de Guise et de Mayenne... un des chefs les plus actifs
et les plus influents du conseil de l'Union... gouverneur de la Bastille
où vous avez su amasser une fortune honorable... Vous avez été en
correspondance directe avec les principaux ministres de Philippe et un
des premiers à accueillir et soutenir les prétentions de ce souverain
au trône de France... Pour tout dire, vous avez été un personnage avec
lequel il fallait compter. Et maintenant? Que suis-je maintenant? La
déconvenue s'est appesantie sur le pauvre Leclerc! Il a fallu rendre le
gouvernement de la Bastille, quitter précipitamment Paris, se cacher, se
terrer, tête et ventre! moi, Bussi! Avec la perspective d'être pendu si
je tombe aux mains de Mayenne, écartelé si je suis pris par le Béarnais!

«Donc, l'effondrement de ma situation politique est complet... Il est
vrai que j'ai la consolation d'avoir sauvé une partie de ma fortune
que j'avais eu la prévoyante idée de mettre à l'abri. Et voilà que, au
moment précis où tout croule sous moi, au moment où je n'ai plus d'autre
solution que de me retirer à l'étranger et d'y vivre obscur et oublié,
à ce moment survient cette brave, cette excellente, cette digne abbesse
qui me remet le pied à l'étrier, qui me donne le moyen de me refaire une
situation magnifique auprès de Philippe, car je n'aurai pas la naïveté
de m'attacher à Fausta, non, par l'enfer! Et, par surcroît, cette sainte
abbesse me donne le moyen de me venger du sire de Pardaillan!... Tous
les bonheurs à la fois, et, du coup, ma fortune est assurée, si je ne
suis pas un niais...»



VIII

TROIS ANCIENNES CONNAISSANCES

L'auberge solitaire dressait son perron délabré au bord de la route
défoncée. L'aspect de ce logis, perdu au fond de la campagne, était si
engageant que le voyageur aisé doublait le pas en passant devant lui.

Ils étaient trois compagnons, surgis d'on ne sait où. Jeunes tous les
trois--l'aîné paraissait avoir vingt-cinq ans à peine--mais dans quel
état! Dépenaillés, fripés, râpés. Et, cependant, il y avait comme une
sorte d'élégance native dans la manière de porter le manteau, et ils
gardaient une allure dégagée, une aisance de manières qui n'étaient pas
celles de malandrins vulgaires. Ils s'arrêtaient, hésitants, devant le
perron.

--Quel coupe-gorge! murmura le plus jeune.

--Toujours délicat, ce Montsery! dit le plus âgé.

--Ma foi! dit le troisième, nous sommes exténués de fatigue, nos
estomacs crient famine, ne faisons pas les fines bouches--nos ressources
d'ailleurs ne nous le permettent pas--entrons! Passez, Chalabre!

Les trois marches branlantes du perron franchies, ils se trouvèrent dans
une vaste salle déserte.

--Du feu! cria Montsery en montrant l'immense cheminée au fond
de laquelle quelques tisons achevaient de se consumer. Voyez,
Sainte-Maline!

Et, saisissant une poignée de sarments secs, posés à terre, il la jeta
dans l'âtre, et, bientôt, une flamme claire s'éleva en ronflant.

--Holà! hé! l'hôte! appela Chalabre en frappant la table du pommeau de
sa rapière.

Sans se presser, l'hôte apparut. C'était un colosse qui les toisa d'un
coup d'oeil exercé et qui, sans empressement, sans aménité, grogna:

--Que voulez-vous?

--A boire!... à boire et à manger.

L'hôte tendit une patte large et velue.

--On paie d'avance...

--Maroufle! s'écria Montsery.

En même temps, son poing se détendit et s'abattit sur la face du
colosse, qui roula sur le sol. Il se releva aussitôt d'ailleurs, et,
dompté, sortit, l'échiné basse, après avoir murmuré:

--Je vais vous servir, messeigneurs!

L'instant d'après, il posait sur la table trois gobelets, un broc, un
pain et un pâté. Les trois contemplèrent silencieusement la maigre
pitance, puis se regardèrent tristement.

--Enfin! soupira Sainte-Maline, les beaux jours reviendront peut-être...

Mélancoliques et résignés, ils attaquèrent les provisions trop maigres
pour leurs estomacs affamés.

--Ah! soupira Montsery, où est le temps où, logés et nourris au Louvre,
nous faisions nos quatre repas par jour, comme tout bon chrétien qui se
respecte!

--C'était le bon temps! dit Chalabre. Nous étions gentilshommes de Sa
Majesté.

--Et notre service?... Toujours auprès du roi, chargés de veiller sur sa
personne...

--Enfin, mort diable! ce jour-là, le jour où nous avons occis Guise,
nous avons sauvé la royauté.

--Notre fortune était assurée du coup.

--Oui, mais le coup de poignard du moine, en frappant le roi à mort,
anéantit en même temps toutes nos espérances, murmura Sainte-Maline
rêveur. Le roi mort, on nous fit bien voir que nous n'existions que pour
lui.

--De tous côtés, on nous tournait le dos, grinça Montsery.

--J'enrage, quand je pense que le temps des franches lippées n'est plus
et ne reviendra peut-être jamais!

--Si seulement nous avions la bonne aubaine de rencontrer quelque
voyageur isolé qui consentirait à nous venir en aide, de bon gré... ou
de force...

A ce moment, sur la route, au loin, le galop d'un cheval se fit
entendre. Les trois compagnons se regardèrent sans prononcer une parole.
Enfin, Sainte-Maline prit son manteau, tira la dague et l'épée hors des
fourreaux et se dirigea vers la porte qu'il franchit.

--Allons! dit résolument Chalabre.

Sainte-Maline en tête, Montsery fermant la marche, les anciens
«ordinaires» de Henri III se défilèrent sous les grands peupliers qui
bordaient la route. Le voyageur avançait au trot cadencé de son cheval,
sans soupçonner le danger qui le menaçait, et même, quand les trois
spadassins, le jugeant assez près, occupèrent la chaussée, il mit son
cheval au pas.

Quand il ne fut plus qu'à quelques pas, dissimulant les armes sous les
manteaux, les trois s'arrêtèrent, et Sainte-Maline, mettant le chapeau à
la main, dit très poliment du reste:

--Halte! monsieur, s'il vous plaît!

Le voyageur s'arrêta docilement.

Les trois essayèrent de le dévisager, mais le voyageur avait le visage
enfoui dans les plis de son manteau. Néanmoins, Sainte-Maline prit la
parole:

--Monsieur, je vois à votre équipage que vous êtes un gentilhomme
fortuné. Mes amis et moi sommes gentilshommes de haute naissance et
n'ignorons rien des égards qu'on se doit entre gens de qualité.

Ici, légère pause. Coup d'oeil scrutateur sur le voyageur pour juger
de l'effet produit. Impassibilité et immobilité de celui-ci. Savante
révérence de Sainte-Maline et reprise de la harangue:

--Sans doute, monsieur, vous ignorez que les chemins sont sillonnés par
des bandes armées qui maltraitent et pillent ceux qui ne sont pas, et
même ceux qui sont de leur parti. Vous ignorez cela, monsieur, sans quoi
vous n'auriez pas commis l'imprudence de voyager seul, avec, pendu à
l'arçon, un portemanteau d'apparence aussi respectable que celui que je
vois là.

Nouvelle pause, et péroraison:

--Croyez-moi, monsieur, le meilleur moyen d'éviter toute mauvaise
rencontre est d'aller en très modeste équipage... De cette façon, on
n'excite pas la convoitise des mauvais routiers et on ne les expose
pas à la tentation de vous casser la tête afin de vous dépouiller. Or,
monsieur, c'est ce qui vous arriverait inévitablement si votre bonne
étoile ne nous avait placés sur votre route à point nommé... En
conséquence, par pure bonté d'âme, si vous voulez nous faire l'honneur
de nous confier votre bourse, mes amis et moi accepterons volontiers de
la dissimuler sous nos hardes et...

--Et, ajouta Chalabre en démasquant son pistolet avec le plus gracieux
sourire, soyez assuré, monsieur, qu'avec ceci nous saurons défendre la
bourse que vous nous aurez confiée. Et que nous nous ferons un devoir de
vous restituer... plus tard.

Comme s'il eût été terrifié, le voyageur laissa tomber quelques pièces
d'or que les trois compagnons comptèrent, pour ainsi dire, au sol. Mais
ils ne firent pas un geste pour les ramasser.

--Oh! monsieur, fit Sainte-Maline, vous me peinez.

--Cinq pistoles seulement!...

---Mordieu! dit Chalabre en armant son pistolet d'un air féroce, je suis
très chatouilleux sur le point d'honneur, monsieur!

--Tripes et ventre! appuya Montsery en précipitant le moulinet de sa
rapière, je ne permettrai pas...

De plus en plus effrayé, sans doute, le voyageur laissa tomber quelques
nouvelles pièces qui, pas plus que les premières, ne furent ramassées.

--Là! là! messieurs, dit Sainte-Maline, calmez-vous.

Et, se tournant vers le voyageur:

--Mes compagnons ne sont pas aussi mauvais diables qu'ils en ont l'air.
Ils se déclareront satisfaits pourvu que vous veuillez bien ajouter aux
excuses que vous venez de laisser tomber la bourse entière d'où vous les
avez extraites.

Et, cette fois, Sainte-Maline appuya sa demande par une attitude
menaçante.

Mais alors, le voyageur, muet jusque-là, cria:

--Assez, assez, monsieur de Sainte-Maline!

--Bonjour, monsieur de Chalabre. Serviteur, monsieur de Montsery.

--Bussi-Leclerc! crièrent les trois.

--Lui-même, messieurs!

Et, avec une ironie féroce:

--Alors, depuis que ce pauvre Valois n'est plus, nous nous sommes faits
détrousseurs de grand chemin?

--Fi! monsieur, dit doucement Sainte-Maline, fi!... Sommes-nous pas en
guerre?... Vous êtes d'un parti, nous d'un autre; nous vous prenons,
vous payez rançon, tout est dans l'ordre! Et n'est-ce pas ainsi que les
choses se passent?

--N'avons-nous pas un compte avec monsieur?... On pourrait le régler sur
l'heure, dit Montsery en aiguisant sa dague à la lame de son épée.

--Là! là! ne vous fâchez pas, dit Bussi narquois. Vous savez bien que
je suis de force à vous embrocher tous les trois!... Causons plutôt
d'affaires... C'est de l'argent que vous voulez? Eh bien, je puis vous
faire gagner mille fois plus que les quelques centaines de pistoles que
vous trouveriez dans ma bourse.

Les trois hommes se regardèrent un moment, visiblement déconcertés.
Enfin, Sainte-Maline rengaina et:

Ma foi! monsieur, s'il en est ainsi, causons.

--Il sera toujours temps de revenir au présent entretien si nous ne nous
entendons pas, ajouta Chalabre.

Bussi-Leclerc approuva de la tête, et:

--Messieurs, j'ajouterai cent pistoles si vous vous engagez à vous
trouver demain à Orléans, à l'hôtellerie du Coq-Hardy, montés et
équipés. Là, je vous ferai connaître quel sera votre service. Mais je
vous avertis qu'il y aura des coups à recevoir et à donner. Puis-je
compter sur vous?

--Une question, monsieur, avant d'accepter ces cent pistoles; si le
service que vous nous proposez ne nous convient pas...

--Rassurez-vous, monsieur de Sainte-Maline, il vous conviendra.

--Mais enfin, monsieur?...

--En ce cas, vous serez libres de vous retirer, et ce que j'aurai donné
vous restera acquis. Est-ce dit, messieurs?

--C'est dit, foi de gentilshommes.

--Bien, monsieur de Sainte-Maline. Voici les cent pistoles... Et ce
n'est qu'une avance... Au revoir, messieurs; à demain, à Orléans,
hôtellerie du Coq-Hardy.

--Soyez tranquille, monsieur, on y sera.

Tant que Bussi-Leclerc fut visible, les trois anciens bravi de Henri III
restèrent immobiles.

Lorsque la silhouette de Bussi disparut à un tournant de la route,
alors, alors seulement, Sainte-Maline se baissa et ramassa les pièces
d'or restées à terre.

--Hé! fit-il en se redressant, ce Bussi-Leclerc gagne à être connu
ailleurs qu'à la Bastille!... Vive Dieu! nous voici riches à nouveau,
messieurs! Mais qui m'eût dit qu'après avoir été les ennemis de
Leclerc, après avoir été ses prisonniers, nous deviendrions compagnons
d'armes!...

--Tout arrive, dit sentencieusement Montsery.

Le lendemain, à Orléans, trois cavaliers s'arrêtaient avec grand tapage
dans la cour de l'hôtellerie du Coq-Hardy.

--Holà! mort diable! il n'y a donc personne dans cette hôtellerie de
malheur! criait le plus jeune.

Déjà, l'hôte apparaissait, criant:

--Voilà! voilà! messeigneurs!

Les trois cavaliers avaient mis pied à terre. L'aîné dit aux valets qui
accouraient:

Surtout, maroufles, veillez à ce que ces braves bêtes soient bien
traitées et bien pansées.

--Soyez sans inquiétude, monseigneur...

Alors, les trois cavaliers se regardèrent en souriant et se firent des
révérences aussi raffinées que s'ils eussent été à la cour et non dans
une cour d'auberge.

--Peste! monsieur de Sainte-Maline, quelle superbe mine vous avez sous
ce pourpoint cerise!

--Mortdiable! monsieur de Chalabre, les merveilleuses bottes, et comme
elles font ressortir la finesse de votre jambe!

--Vivedieu! monsieur de Montsery, vous avez tout à fait grand air dans
ce magnifique costume de velours gris souris. Vous êtes un fort galant
gentilhomme!

Et, riant, parlant haut, se bousculant, les trois compagnons pénétrèrent
dans la salle, à moitié pleine, précédés par l'hôte, le bonnet à la
main, multipliant les courbettes.

Déjà, les servantes s'empressaient, et l'hôte criait:

--Madelon! Jeanneton! Margoton! holà! coquines, vite! Le couvert pour
ces trois seigneurs qui meurent de faim... En attendant, je vais
moi-même chercher à la cave une bouteille de certain vin de Vouvray,
bien frais, dont Vos Seigneuries me donneront des nouvelles...

--Tu entends, Montsery? Messeigneurs par-ci. Vos Seigneuries par-là...
Ah! il n'est plus question de nous faire payer d'avance!

--Mortdiable! ça réchauffe le coeur de se voir traiter avec le respect
auquel on a droit.

--C'est que, maintenant, les pistoles tintent dans nos bourses.

--Vienne Bussi-Leclerc, il faudra que le service qu'il veut nous
proposer soit bien détestable pour qu'on le refuse.

--Eh! justement, le voici, Bussi-Leclerc!

C'était en effet Bussi-Leclerc; il s'avança.

--Bonjour, messieurs! Que je vous voie un peu... Parfait!... Vive Dieu!
vous avez repris vos allures de gentilshommes. Avouez que cela vous sied
mieux que le piteux équipage dans lequel je vous rencontrai. Mais prenez
votre repas... Je boirai un verre de ce petit vin blanc avec vous.

Et, quand Bussi-Leclerc se fut assis devant le verre plein:

--Maintenant, monsieur de Bussi-Leclerc, nous attendons que vous nous
fassiez connaître à quel service vous nous destinez, fit Montsery.

--Messieurs, avez-vous entendu parler de la princesse Fausta?

--Fausta! s'exclama Sainte-Maline d'une voix étouffée. Celle qui,
dit-on, faisait trembler Guise?

--Celle qui était, chuchotait-on, la Papesse.

--Fausta! qui conçut et créa la Ligue... Fausta, qu'on appelait la
Souveraine... Eh bien, messieurs, c'est à son service que j'entends vous
faire entrer... Acceptez-vous?

--Avec joie, monsieur! Nous étions au service d'un souverain, nous
serons au service d'une souveraine.

--Quel sera notre rôle auprès de la princesse?

--Le même qu'auprès de Henri de Valois... Vous étiez chargés de veiller
sur la personne du roi; vous veillerez sur celle de Fausta.

--Nous acceptons ce rôle, monsieur de Bussi-Leclerc... Mais la princesse
a donc des ennemis si puissants, si terribles, qu'il lui faut trois
gardes du corps tels que nous?

--Ne vous ai-je pas prévenus?... Il y aura bataille.

--Il vous reste à nous désigner ces ennemis.

--La princesse n'a qu'un ennemi, dit Bussi.

--Un ennemi!... Et on nous engage tous les trois! Vous voulez
plaisanter?

--Non monsieur de Chalabre. Et j'ajoute: malgré tous nos efforts réunis,
je ne suis pas sûr que nous en viendrons à bout! fit Bussi d'un ton
grave.

--C'est donc le diable en personne?

--C'est celui qui, détenu à la Bastille, a enfermé le gouverneur à sa
place, dans son cachot; c'est celui qui, ensuite, s'est emparé de la
forteresse et a délivré tous les prisonniers. Et vous le connaissez
comme moi, car, si j'étais le gouverneur, vous étiez, messieurs, au
nombre de ces prisonniers.

--Pardaillan!

Ce nom jaillit des trois gorges en même temps, et, au même instant, les
trois furent debout, se regardant, effarés.

--Je vois, messieurs, que vous commencez à comprendre qu'il n'est plus
question de plaisanter.

--Pardaillan! C'est lui que nous devons tuer?...

--C'est lui!... Pensez-vous encore que nous serons trop de quatre?

--Pardaillan!... Oh! diable!... Nous lui devons la vie, après tout.

--Oui, mais tu oublies que nous avons acquitté notre dette...

--Décidez-vous, messieurs. Êtes-vous à Fausta? Marchez-vous contre
Pardaillan?

--Eh bien, mortdieu! oui, nous sommes à Fausta!

--Je retiens cet engagement, messieurs. Et, maintenant, je bois au
triomphe de Fausta et au succès de ses «ordinaires»!

--A Fausta! aux «ordinaires» de Fausta! reprit le trio en choeur.

--Et maintenant, messieurs, en route pour l'Espagne!



IX

CONJONCTION DE PARDAILLAN ET DE FAUSTA

Bussi-Leclerc et ses compagnons franchirent les Pyrénées sans encombre,
et pénétrèrent dans la Catalogue.

Ils s'arrêtèrent à Lerida, autant pour y prendre un peu de repos que
pour se renseigner.

A l'auberge, avant même de mettre pied à terre, Bussi s'informa et
l'aubergiste répondit:

--L'illustre princesse dont parle Votre Seigneurie a daigné s'arrêter
dans notre ville. Elle est partie, voici une heure environ, se dirigeant
sur Saragosse pour, de là, gagner Madrid. La princesse voyage en
litière. Vous n'aurez pas de peine à la rejoindre.

Ces renseignements précieux étant acquis, ils mirent pied à terre, et:

--Mes compagnons et moi, nous sommes fatigués et nous étranglons de
soif... Y a-t-il à manger chez vous?...

--Dieu merci! nous avons des provisions, seigneur! répondit
l'aubergiste, non sans orgueil.

L'instant d'après, l'hôte posait sur une table: du pain, une outre
rebondie, une épaule de mouton bouillie et un grand plat rempli de pois
chiches cuits à l'eau, et, se tournant vers les voyageurs:

--Vos Seigneuries sont servies... Et, par Dieu! ce n'est pas souvent que
nous servons pareil festin!

--Mortdiable! bougonna Montsery, c'est cette maigre pitance qu'il
appelle un festin!

--Ne soyons pas trop exigeants, dit Bussi-Leclerc, et tâchons de nous
habituer à cette cuisine, car c'est à peu près ce que nous rencontrerons
partout...

Au bout d'une heure, les quatre compagnons enfourchèrent leurs montures,
se lancèrent sur les traces de Fausta, et, bientôt, ils eurent
la satisfaction d'apercevoir sa litière que des mules, richement
caparaçonnées, traînaient d'un pas nonchalant, mais sûr.

Bordée de bruyère brûlée par les rayons implacables d'un soleil
éblouissant, la route pierreuse côtoyait le flanc de la montagne,
plongeait brusquement et, sinueuse, s'en allait traverser la plaine qui
s'étendait à perte de vue.

Fausta et son escorte apparurent sur la route et s'immobilisèrent, dans
un flamboiement de lumière.

Devant elle, très loin, un cavalier, lancé à toute allure, semblait
accourir à sa rencontre.

Mais Fausta venait de reconnaître Bussi-Leclerc et elle songeait:

--Bussi-Leclerc ici! Que vient-il faire en Espagne?

Au même instant, elle faisait un signe, et Montalte, qui se tenait à
cheval près de la litière, se courba sur l'encolure du cheval pour
écouter:

--Cardinal, vous laisserez approcher ces cavaliers...

Et Fausta s'immobilisa, sur les coussins de la litière, en une pose de
grâce et de majesté et cependant, irrésistiblement, comme attirés par
quelque fluide mystérieux, ses yeux se portèrent sur le cavalier, dans
la plaine, là-bas, point noir qui grossissait peu à peu.

Bussi-Leclerc et les «ordinaires» s'arrêtèrent devant la litière et, le
chapeau à la main, attendirent que Fausta les interrogeât. Alors:

--Est-ce donc après moi que vous courez, monsieur de Bussi-Leclerc,
qu'avez-vous donc à me dire?

--Je vous suis envoyé par Mme l'abbesse des Bénédictines de Montmartre.

--Claudine de Beauvilliers n'a donc pas oublié Fausta?

--On ne saurait oublier la princesse Fausta quand on a eu l'honneur de
l'approcher, ne fût-ce qu'une fois.

--Que me veut Mme l'abbesse?

--Vous faire connaître que S. M. Henri de Navarre est au courant des
moindres détails de la mission que vous allez accomplir auprès de
Philippe d'Espagne... Prenez garde, madame! Henri de Navarre ne reculera
devant aucune extrémité pour vous arrêter.

--C'est Claudine de Beauvilliers qui vous a chargé de me donner cet
avis? dit Fausta, songeuse.

--J'ai l'honneur de vous le dire, madame.

--On m'a assuré que le roi Henri avait pris ses logements à l'abbaye de
Montmartre... On dit le roi très inflammable... Claudine est jeune,
elle est jolie, et son caractère d'abbesse ne la met pas à l'abri de la
tentation.

--Je comprends, madame... Entre le roi Henri et vous, madame, l'abbesse
n'a pas hésité pourtant... Vous le voyez.

--Bien! dit gravement Fausta. Est-ce tout ce que vous avez à me dire?

--Pardonnez-moi, madame, Mme de Beauvilliers m'a expressément recommandé
d'engager à votre service quelques gentilshommes braves et dévoués et de
vous les amener, pour vous protéger...

--Nous sommes en Espagne, où nul n'oserait manquer au respect dû à celle
qui voyage sous la sauvegarde du roi et de son inquisiteur... Pour le
reste, monsieur le cardinal Montalte, que voici, suffit.

--Mais, madame, il n'est pas question du roi Philippe et de ses
sujets!... Il s'agit du roi Henri et de ses émissaires, qui sont
Français, eux, et qui, croyez-moi, se soucient de la sauvegarde d'un
grand inquisiteur comme Bussi-Leclerc se soucie d'un coup d'épée.

A ce moment, le voyageur de la plaine, que Fausta ne perdait pas de vue
tout en s'entretenant avec Leclerc, était arrivé au bas de la montagne
et avait disparu à un tournant.

--Je crois que vous avez raison, monsieur, dit enfin Fausta. J'accepte
donc le secours que vous m'amenez. Qui sont ces braves gentilshommes?

--Trois des plus braves et des plus intrépides parmi les Quarante-Cinq:
M. de Sainte-Maline, M. de Chalabre, M. de Montsery.

Fausta connaissait-elle ces trois noms?... Savait-elle le rôle que
la rumeur publique leur attribuait dans la mort tragique du duc de
Guise?... C'est probable.

Aussi, au salut profondément respectueux des trois, elle répondit avec
un sourire:

--Je tâcherai, messieurs, que le service de la princesse Fausta ne vous
fasse pas trop regretter celui de feu S. M. le roi Henri III.

Et, à Bussi-Leclerc:

--Et vous, monsieur? Entrez-vous aussi au service de Fausta?

S'il y avait une ironie dans cette question, Bussi-Leclerc ne la perçut
pas, tant elle fut faite naturellement.

--Veuillez m'excuser, madame, je désire réserver mon indépendance pour
quelque temps. Toutefois, j'aurai l'honneur de vous accompagner à la
cour du roi Philippe, où j'ai affaire moi-même.

--Oh! oh! dit Fausta, d'ailleurs très calme, le roi de Navarre
enverrait-il contre nous un corps d'armée?... Le pauvre sire n'a
pourtant pas trop de troupes pour conquérir ce royaume de France qui lui
fait si fort envie!

--Plût à Dieu qu'il en fût ainsi, madame! Non, ce n'est pas un corps
d'armée qui marche contre vous!... C'est un homme, un homme seul... qui
va fondre sur vous... c'est Pardaillan!...

--Le voici! dit Fausta, froidement. Et, du doigt elle désignait le
cavalier qui s'avançait à leur rencontre.

--Pardaillan! rugit Bussi-Leclerc.

--Pardaillan! enfin!... gronda Montalte.

Ils étaient là cinq gentilshommes, braves tous les cinq, ayant fait
leurs preuves en maint duel, en maint combat. Pardaillan apparaissait et
ils se regardèrent et se virent livides...

Lui, cependant, seul, droit sur la selle, un sourire narquois aux
lèvres, s'avançait paisiblement.

Et, quand il ne fut plus qu'à deux pas de Fausta, d'un même mouvement,
les cinq mirent l'épée à la main et se disposèrent à charger.

--Arrière!... Tous!... cria Fausta.

Et sa voix était si dure, son geste si impérieux, qu'ils restèrent
cloués sur place, se regardant, effarés.

Pardaillan s'inclina avec cette grâce altière qui lui était propre, et,
le visage pétillant de malice:

--Madame, dit-il, je vois avec joie que vous vous êtes tirée saine et
sauve du gigantesque brasier que fut l'incendie du Palais Riant.

Fausta fixa sur lui son oeil profond et répondit doucement:

--Je vois que vous avez su vous en tirer, vous aussi.

--A propos, madame, savez-vous quelle main scélérate... ou simplement
maladroite, alluma le formidable incendie où j'ai longtemps cru que vous
aviez laissé votre précieuse existence? C'est que je n'ai pas perdu le
souvenir d'une certaine nasse... Vous souvient-il, madame, de cette
jolie nasse, au fond de la Seine, dans laquelle je dus bien passer toute
la nuit?

Fausta eut un imperceptible battement de cils qui n'échappa pourtant pas
à Pardaillan, car il dit:

--C'est pour vous répéter qu'il est assez dans mes habitudes de me tirer
d'affaire... Mais vous?... Croiriez-vous qu'on m'avait assuré que vous
aviez trouvé une mort horrible dans cet incendie?... Croiriez-vous que
j'ai éprouvé une angoisse mortelle à cette nouvelle?

Fausta posait sur lui ses yeux de diamants noirs dont l'éclat se voilait
d'une douceur attendrie et, sous son masque d'impassibilité, elle
haletait, car ces paroles que Pardaillan prononçait d'un air lointain,
comme s'il se fût parlé à lui-même ces paroles venaient de faire naître
un espoir insensé dans son coeur agité.

Il se mit à rire à nouveau, et:

--J'avais oublié qu'une femme de tête comme vous ne pouvait avoir manqué
de prendre des mesures infaillibles pour sortir indemne d'une aussi
périlleuse Situation... ce dont je vous félicite!

Fausta sentit son coeur se contracter à ces paroles qui la cinglèrent
comme une insulte.

--Est-ce pour me dire ces choses que vous m'avez abordée? dit-elle d'un
ton altier.

--Non, pardieu! Et je vous demande pardon de vous tenir ainsi sous ce
soleil torride, pour écouter les fadaises que je viens de vous débiter.

--Comment se fait-il donc que je vous rencontre chevauchant sous le ciel
rayonnant d'Espagne?

--Je vous cherchais, répondit simplement Pardaillan.

--Eh bien, maintenant que vous m'avez trouvée.

--Madame, S. M. le roi Henri m'a chargé de lui rapporter certain
parchemin qui est en votre possession et que vous destinez au roi
d'Espagne. Et je vous cherchais pour vous dire: «Madame, voulez-vous me
remettre ce parchemin?»

Tandis qu'il parlait, Fausta semblait comme perdue dans quelque rêve
lointain, et, quand il se tut, fixant sur lui ses yeux de flamme:

--Chevalier, je vous ai proposé, il n'y a pas bien longtemps, de vous
tailler un royaume en Italie et vous avez refusé parce qu'il vous
aurait fallu combattre un vieillard... Bien que ce vieillard s'appelât
Sixte-Quint, venant d'un esprit chevaleresque comme le vôtre, ce refus
ne m'a pas surprise. Les plans que j'avais élaborés et que votre refus
d'alors anéantissait, je puis les reprendre en les modifiant... Il
s'agit de faire alliance avec un souverain... le plus puissant de la
terre...

Fausta fit une pause.

Alors, d'une voix calme, sans impatience, comme il n'eût rien entendu:

--Madame, voulez-vous me remettre le parchemin?

Une fois encore, Fausta sentit les étreintes du doute et du
découragement. Mais elle le vit si paisible, si attentif--en
apparence--qu'elle reprit:

--Écoutez-moi, chevalier... Contre la remise de ce parchemin, vous devez
obtenir le commandement en chef de l'armée que Philippe enverra en
France. Et cette armée sera formidable. Sous le commandement d'un chef
tel que vous, cette armée est invincible... A la tête de vos troupes,
vous fondez sur la France, vous battez le Béarnais sans peine, on le
juge, on le condamne, on l'exécute comme fauteur d'hérésie... Philippe
II est reconnu roi de France, et on crée pour vous un gouvernement
spécial, quelque chose comme la vice-royauté de France!... Vous vous en
contentez... jusqu'au jour où, raccourcissant le titre d'un mot, vous
pourrez, par droit de conquête, placer sur votre tête la couronne
royale... Dites un mot, et ce parchemin que vous me demandez pour
Henri de Navarre, je vous le remets à l'instant à vous, chevalier de
Pardaillan.

Pardaillan, glacial, répéta:

--Madame, voulez-vous me remettre le parchemin que j'ai promis de
rapporter à S. M. Henri?

Fausta le fixa un instant, et, d'une voix morne:

--Je vous ai offert pour vous ce précieux parchemin, et vous l'avez
refusé... Je le porterai donc à Philippe.

--A votre aise, madame, dit Pardaillan en s'inclinant.

--Alors, qu'allez-vous faire?

--Moi, madame... J'attendrai... Et, puisque vous êtes décidée à aller à
Madrid, j'irai aussi.

--Au revoir, chevalier, répondit Fausta, sur un ton étrange.

Pardaillan salua d'un geste large et, paisiblement, reprit le chemin par
où il était venu.

Alors, quand il eut disparu au premier coude de la route, Bussi-Leclerc,
Chalabre, Montsery, Sainte-Maline, Montalte entourèrent la litière, avec
des jurons et des imprécations, et Montalte gronda:

--Pourquoi, madame, pourquoi nous avoir empêchés de charger ce truand?

Fausta les considéra un instant avec dédain, et:

--Pourquoi?... Parce que vous trembliez de peur, messieurs.

--Madame, il en est encore temps!... Un mot et cet homme n'arrive pas au
bas de la montagne.

--Oui? Eh bien, essayez...

Et, du doigt, elle leur désignait Pardaillan, qui réapparaissait au pas
sur la route en lacet.

Humiliés par le dédain qu'elle leur manifestait, exaspérés jusqu'à la
fureur par le dédain, encore plus outrageant de celui qui s'en allait
là-bas, sans avoir même paru remarquer leur présence, ils se ruèrent en
se bousculant, grondant de sourdes menaces.

Cependant, Fausta, avec un sourire étrange, prenait les attitudes
de quelqu'un qui se dispose à assister commodément à un spectacle
intéressant.

Les cinq gardes du corps de Fausta s'étaient élancés pêle-mêle, à la
poursuite de Pardaillan. La route, en se rétrécissant, les obligea à
se mettre en file, et voici quel était l'ordre de marche établi par le
hasard. En tête, Bussi-Leclerc, puis Sainte-Maline, Chalabre, Montsery,
et, fermant la marche, Montalte.

Pardaillan, lui, se trouvait à un angle de la route où il y avait une
minuscule plate-forme.

Lorsqu'il entendit derrière lui le pas des chevaux, il se retourna:

--Tiens! c'est ce brave Bussi-Leclerc, et les trois mignons que j'ai
tirés de la Bastille, et celui-là que je ne connais pas!... Pourquoi
diable Fausta les a-t-elle empêchés de me charger là-haut? Ils y avaient
de la place, au moins, tandis qu'ici...

Posément, il fit faire volte-face à son cheval et l'accula contre la
paroi du chemin, la croupe presque appuyée contre d'énormes quartiers
de roches éboulés. Ainsi placé, il avait devant lui le sentier par où
venait Bussi; derrière, les roches qui lui faisaient un rempart; à sa
gauche, il avait le flanc de la montagne et, à sa droite, le précipice.
On ne pouvait donc l'attaquer que de front et un à un.

Son épée dégagée, il attendit, et, lorsque Bussi-Leclerc ne fut plus
qu'à quelques pas de lui:

--Eh! monsieur Bussi-Leclerc, où courez-vous ainsi?... Est-ce après la
leçon d'escrime que je vous promis voici quelques mois?

--Misérable fanfaron! hurla Leclerc, en chargeant, attends, je vais te
donner la leçon que tu mérites, moi!

--Je ne demande pas mieux, fit Pardaillan en parant.

--Tue! tue! crièrent les trois «ordinaires».

--Là! là! messieurs... Si vous vouliez me tuer, il ne fallait pas mettre
en avant cet écolier.

--Mort de ma mère! un écolier, moi, Bussi!...

--Et un mauvais écolier encore... qui ne sait même pas tenir son épée...
là!... hop! sautez!

Et l'épée de Bussi sauta, alla tomber dans le précipice.

Derrière lui, Sainte-Maline criait:

--Place! faites-moi place, mordieu!

Bussi, hébété, ne bougeait pas, continuait de barrer la route aux
autres. Et, comme il jetait des regards de fou autour de lui, il vit
Montalte qui avait mis pied à terre, et lui tendait son épée.

Bussi s'en saisit avec un rugissement de joie et, sans hésiter, fonça de
nouveau, tête baissée.

--Encore! fit Pardaillan. Ma foi, monsieur, vous êtes insatiable!

Il achevait à peine que l'épée de Bussi décrivait une courbe dans l'air
et allait rejoindre la première au fond du précipice.

--Là! fit Pardaillan, êtes-vous plus satisfait maintenant? Si je sais
compter, c'est la cinquième fois que je vous désarme...

Bussi leva les poings au ciel, étouffa une imprécation, et s'affaissa,
terrassé par la rage et la honte.

C'en était fait de lui si Pardaillan--suprême humiliation et suprême
générosité--ne l'avait saisi de sa poigne de fer et maintenu, évanoui,
sur la selle.

Sainte-Maline s'efforçait vainement de passer et de prendre la place de
Bussi, lorsque Montalte, se dressant devant lui, d'une voix basse et
sifflante:

--Sur votre vie, monsieur, ne bougez pas! Cet homme est un démon! Si
nous le laissons faire, il nous tuera les uns après les autres, ou nous
désarmera. Emmenez Bussi et retournez auprès de la princesse...

Pardaillan, ayant assujetti Bussi, se tourna vers les «ordinaires», et,
de son air le plus aimable:

--A qui le tour, messieurs?

Mais Sainte-Maline, Chalabre et Montsery obéissaient en grommelant à
l'ordre du cardinal, et, en jetant des regards furieux qui s'adressaient
autant à Montalte qu'à Pardaillan, mettaient pied à terre, s'emparaient
de Bussi, s'efforçaient de le faire revenir à lui.

Pendant ce temps, Montalte se campait devant Pardaillan, et pâle de rage
contenue:

--Monsieur, dit-il, sachez que je vous hais.

--Bah! Mais je ne vous connais pas, monsieur. Qui êtes-vous?...

--Je suis le cardinal Montalte, dit l'autre en se redressant.

--Le neveu de cet excellent M. Peretti?...

--Je vous hais, monsieur...

--Vous l'avez déjà dit, monsieur, dit froidement le chevalier.

--Et je vous tuerai!

--Ah! ah! ceci, c'est autre chose!...

Cependant, les «ordinaires» s'éloignaient, emmenant Bussi-Leclerc, qui,
revenu à lui, pleurait sur sa défaite, suivis d'assez loin par Montalte,
pensif.

--A vous revoir, messieurs!, leur cria Pardaillan.

Et, haussant les épaules, il reprit sa route, en fredonnant un air de
chasse du temps de Charles IX.

Il n'avait pas fait cinquante pas qu'il entendait un coup de feu. La
balle venait s'aplatir à quelques toises de lui, sur le versant qu'il
côtoyait.

Il leva vivement la tête. Montalte, seul, penché sur l'abîme, au-dessus
de lui, tenait à la main le pistolet qu'il venait de décharger. Le
cardinal, voyant son coup manqué, sauta sur son cheval, et, avec un
geste de menace, se lança à la poursuite de ses compagnons.



X

DON QUICHOTTE

Le cavalier, tout en poursuivant son chemin, songeait:

«Diable! s'il avait mieux calculé la portée, c'en était fait de M.
l'ambassadeur et de sa mission.»

Et, avec un froncement de sourcils:

«Bussi-Leclerc et les autres m'ont attaqué en gentilshommes, épée contre
épée... Celui-là tente de m'assassiner... Celui-là est à surveiller de
près! Il me hait, m'a-t-il dit, mais pourquoi? Je ne le connais pas,
moi...»

Il se retourna et aperçut Fausta et son escorte parvenus au bas de la
montagne. Il hocha la tête, et:

«Me voici, une fois de plus, piqué de la tarentule de me mêler de ce qui
ne me regarde pas!... Me voici, une fois de plus, jeté au milieu
d'une partie où je n'avais que faire, et où ma présence vient tout
brouiller... Et j'aurais la sottise de m'ébahir que des gens que je ne
connais pas me veulent la malemort? Mais c'est précisément le contraire
qui devrait m'étonner!...»

En monologuant de la sorte, il arriva à Madrid sans avoir aperçu une
seule fois l'escorte de Fausta, et sans aventure digne d'être notée.

Au bord du Mançanarès, sur une éminence, à l'endroit même où se dresse
aujourd'hui le palais royal, s'élevait alors l'Alcazar, résidence du
roi.

Pardaillan s'y rendit tout droit. Le premier officier auprès duquel il
se renseigna lui répondit:

--Sa Majesté a quitté Madrid, voici quelques jours.

--Et où le roi se rend-il?

--Le roi se rend à Séville à la tête d'un corps d'armée castillan pour
soumettre les hérétiques: juifs, musulmans et bohèmes.

--C'est là une entreprise digne de ce grand roi, dit Pardaillan, avec
son air figue et raisin.

Et, tournant bride, Pardaillan reprit sa course. Passé Cordoue, après
avoir traversé de véritables forêts d'orangers et d'oliviers, en
longeant les bords du Guadalquivir, dont le cours était barré par des
milliers de moulins à huile, il arriva à Carmona, village situé à
quelques lieues de Séville, où il fut tout surpris de voir l'armée
royale occupée à dresser ses tentes.

Et il se remit en route encore une fois.

Vers le soir, il aperçut enfin l'escorte du roi, hérissée de piques
et de bannières, qui déroulait lentement ses anneaux sur la route
poudreuse.

Peu soucieux de la suivre à pareille allure, il se lança sous bois, où
il eut tôt fait de la dépasser. Mais, alors, il s'arrêta, et:

«Mordieu! pendant que je le puis, voyons un peu de près la figure de ce
valeureux prince!»

Montés sur des chevaux magnifiquement caparaçonnés, une centaine de
seigneurs, bardés de fer et la lance au poing, précédaient une vaste et
somptueuse litière traînée par des mules parées de housses aux couleurs
éclatantes.

Dans un opulent et sévère costume de soie et de velours noirs, le roi
était à demi étendu sur des coussins de velours broché.

Front chauve, joues creuses, barbe et cheveux courts et gris, oeil
froid, d'une fixité peu ordinaire, taille plutôt petite, de la morgue
hautaine plutôt que de la majesté, physionomie sombre et glaciale... un
spectre!...

Tel fut le signalement que Pardaillan établit de S. M. Catholique
Philippe II, alors âgé de soixante-trois ans.

Derrière la litière, deuxième rempart vivant de fer et d'acier.

«Cordieu! fit Pardaillan en s'éloignant à toute bride, la sombre figure
que voilà!... Et c'est là le triste sire que Mme Fausta rêve d'imposer
au peuple de France, si vivant, si joyeux!... Par Pilate! la seule vue
de ce glacial despote suffirait à figer à jamais le rire sur les jolies
lèvres des filles de France.»

Séville, capitale de l'Andalousie, était autrement importante que de nos
jours. Située dans la plaine, dépourvue de toute défense naturelle, si
ce n'est du côté du Guadalquivir, elle était protégée par une enceinte
crénelée, et quinze portes gardaient l'entrée de la ville.

Au moment où le soleil se couchait dans un flamboiement de pourpre et
d'or, Pardaillan fit son entrée par la porte de la Macarena, située au
nord de la ville. Avisant un cavalier dont la physionomie lui plut
de prime abord, le chevalier le pria de lui indiquer une hôtellerie
convenable près du palais royal.

Le cavalier fixa sur lui un oeil pénétrant et le considéra un moment
avec une attention et une insistance qui eussent fait bondir Pardaillan
s'il n'avait reconnu dans le regard et le sourire de cet inconnu une
sympathie manifeste, et comme une sorte d'admiration.

Si bien que Pardaillan, qui n'était pourtant pas d'un naturel très
patient, voyant qu'il ne répondait pas, reprit doucement, et avec un
sourire:

--Monsieur, j'ai eu l'honneur de vous prier de m'indiquer une auberge.

L'inconnu sursauta, et:

--Oh! excusez-moi, seigneur... Une hôtellerie?... dans les environs
de l'Alcazar? Eh bien, mais... l'hôtellerie de la Tour me paraît tout
indiquée... Elle est très confortable et l'hôtelier est un de mes
amis... Mais, vous êtes étranger, seigneur. Français?... Oui, je le
vois!... Si vous voulez bien me le permettre, j'aurai l'honneur de vous
conduire moi-même à l'hôtellerie de la Tour et de vous recommander aux
bons soins de l'hôte.

--Monsieur, je vous rends mille grâces, répondit le chevalier qui, à son
tour, détailla son guide d'un coup d'oeil rapide.

C'était un homme qui paraissait un peu plus de quarante ans. Il était
grand et maigre: il avait un front superbe, le front vaste d'un penseur,
surmonté d'une chevelure abondante, naturellement bouclée, re jetée en
arrière, légèrement grisonnante aux tempes; des yeux vifs, perçants; un
nez long et crochu; les pommettes saillantes, les joues creuses, une
petite moustache brune, relevée sur les côtés, et une barbiche taillée
en pointe.

Le chevalier remarqua que son costume, quoique râpé, était d'une
propreté méticuleuse; que l'inconnu paraissait se servir péniblement de
son bras gauche. Enfin, il portait au côté une large et solide rapière.

Ils se mirent en route côte à côte, et, chemin faisant, avec une
complaisance inlassable et une compétence qui frappa Pardaillan,
l'inconnu lui fournit des renseignements clairs et précis sur tout ce
qu'il pensait devoir intéresser un étranger.

En approchant du fleuve, il lui dit en désignant une tour encastrée dans
l'enceinte du palais royal:

--L'hôtellerie de la Tour, où je vous conduis, se dénomme ainsi à cause
de son voisinage avec cette tour, qui s'appelle la tour de l'Or... C'est
le coffre où notre sire le roi enferme les richesses qui lui viennent
d'Afrique.

--Peste! le coffre est de taille! A ce compte-là, je me contenterais
d'un coffret! fit Pardaillan.

--Je me contenterais de moins encore! Vous pouvez le voir à ma mise,
répondit l'inconnu en riant aussi.

--Monsieur, dit gravement Pardaillan, peu importe là mise et que
l'escarcelle soit vide... Je vois à votre air que vous possédez ce que
votre roi ne pourra jamais acquérir avec tous ses trésors.

--Diable! seigneur, fit l'inconnu d'un air narquois, qu'ai-je donc de si
précieux, selon vous?

--Vous avez ceci et cela, répondit Pardaillan en posant son doigt tour à
tour sur son front et sa poitrine.

L'inconnu dédaigna de jouer la modestie, ce qui confirma Pardaillan
dans la bonne opinion qu'il commençait à s'en faire. Il se contenta de
murmurer, mais, cette fois, le chevalier l'entendit:

--Merveilleux! Tout comme don Quichotte!

Et, arrêtant son cheval, le chapeau à la main, très gravement, il dit:

--Seigneur, je m'appelle Miguel de Cervantes de Saavedra, gentilhomme
castillan, et je me tiendrai pour honoré au-dessus de tout si vous me
permettez de me proclamer votre ami.

--Moi, monsieur, je suis le chevalier de Pardaillan, gentilhomme
français, et j'ai vu, du premier coup, que nous étions faits pour nous
entendre à merveille. Touchez là donc, monsieur, et croyez bien que, si
quelqu'un se trouve honoré, c'est moi.

Et les deux nouveaux amis échangèrent une franche étreinte.

Cependant, ils étaient arrivés à l'auberge, et avant de mettre pied à
terre:

--Monsieur de Cervantes, dit Pardaillan, ne vous semble-t-il pas que
nous ne pouvons en rester là, et que la connaissance ainsi ébauchée ne
peut dignement continuer qu'à table, et en choquant nos verres?

--C'est aussi mon avis, seigneur, dit Cervantes en souriant.

--Vraidieu! monsieur, vous me réjouissez l'âme! Vous ne sauriez croire
combien cela repose de rencontrer de temps en temps un homme qui fait fi
des simagrées, et avec qui on peut parler en toute loyauté de coeur.

--Oui, dit Cervantes, rêveur. Je vois que ce plaisir doit être plutôt
rare pour vous. C'est que, pour apprécier une nature aussi simple et
aussi droite que la vôtre, il faut être doué soi-même d'un coeur très
simple et très droit. Or, chevalier, en notre époque effroyablement
tortueuse et compliquée, la droiture et la simplicité sont considérées
comme des crimes impardonnables. Le malheureux affligé de cette tare
monstrueuse, qui commet l'imprudence de la montrer, voit aussitôt les
honnêtes gens dont se compose l'immense troupeau de ce que l'on est
convenu d'appeler la société, se ruer sur lui le fer à la main, prêt à
le déchirer; et, le moins qui puisse lui arriver, c'est de passer pour
un fou... J'ai idée que vous devez en savoir quelque chose...

--C'est, par Dieu! vrai. Je n'ai, jusqu'à ce jour, rencontré que des
loups qui m'ont montré les crocs... Mais vous voyez que je ne m'en porte
pas plus mal.

En devisant de la sorte, ils pénétrèrent dans l'auberge, et il faut
croire que la recommandation de Cervantes n'était pas sans valeur, car
l'hôtelier se montra très accueillant, et s'empressa de préparer le
festin que Pardaillan voulait offrir à son nouvel ami.

--Nous causerons; à table, avait-il dit à Cervantes, et en buvant des
vins de mon pays. Vous me direz qui vous êtes, je vous dirai qui je
suis.

En attendant que le dîner fût à point, ils s'attablèrent dans le patio,
au milieu d'autres consommateurs assez nombreux, devant une bouteille
de vieux Xérès. La nuit étant venue, le patio était éclairé par une
demi-douzaine de lampes à huile posées sur des appliques en fer forgé.

--Vous voyez, chevalier, dit Cervantes, le jour, lorsque le soleil darde
trop violemment ses rayons, on peut s'étendre à l'abri sous les arcades
que supportent ces minces colonnettes.

Enfin, le dîner fut servi par une délicieuse jeune fille de quinze ans,
la propre fille de l'hôtelier, que son père envoyait pour honorer ses
hôtes de marque.

Et, tout en dévorant à belles dents, tout en entonnant force rasades
de vins du Bordelais alternés avec les meilleurs crus d'Espagne, ils
causaient; et Cervantes ayant raconté son histoire:

--Ainsi donc, disait Pardaillan, après avoir été soldat et vous être
vaillamment battu à cette glorieuse bataille de Lépante, d'où vous êtes
revenu à peu près estropié, si j'en juge par votre bras gauche dont vous
vous servez si péniblement, vous voilà maintenant commis au gouvernement
des Indes, et piqué du désir de vous immortaliser, en écrivant quelques
impérissables chefs-d'oeuvre. Mordieu! vous l'écrirez, ce chef-d'oeuvre!

--Voulez-vous que je vous dise. Chevalier? Eh bien, jusqu'ici, j'étais
en proie aux affres du doute. Maintenant, je crois qu'en effet
j'écrirai, sinon le chef-d'oeuvre dont vous parlez, du moins une oeuvre
digne d'être remarquée.

--Là! j'en étais sûr!... Mais, dites-moi, pourquoi ne doutez-vous plus,
maintenant?

--Parce que j'ai enfin trouvé le modèle que je cherchais, répondit
Cervantes, avec un sourire énigmatique.

--Le patio s'était vidé peu à peu. Il ne restait plus qu'un groupe
de consommateurs assez bruyants, réunis à la même table, à l'autre
extrémité de la cour, Cervantes, d'un coup d'oeil circulaire, s'était
assuré qu'on ne pouvait les entendre, et, baissant la voix:

--Et vous, seigneur, dit-il, vous m'avez parlé d'une mission...
Excusez-moi, et ne voyez, dans la question que je veux vous poser, rien
autre que le désir de vous être utile...

--Je le sais, fit Pardaillan. Voyons la question.

--Cette mission, donc, vous mettra-t-elle en contact avec le roi?

--En contact... et en conflit! dit nettement Pardaillan, en le regardant
en face.

Cervantes soutint le regard du chevalier, puis, se penchant sur la
table, à voix basse:

--En ce cas je vous dis: gardez-vous, chevalier, gardez-vous bien!... Si
vous êtes venu ici dans l'intention de contrarier la politique du roi,
laissez de côté cette loyauté qui éclate dans vos yeux... Si vous êtes
venu en ennemi, ne vous fiez pas à votre force, à votre courage, à votre
intelligence!... Tremblez, chevalier; et regardez non devant vous, mais
à droite, à gauche, derrière, derrière surtout, car c'est derrière que
vous serez frappé.

--Diable, mon cher, vous m'impressionnez. Il appela la servante.
Dites-moi, ma belle enfant, comment vous appelez-vous?

--Juana, seigneur.

--Eh bien, ma jolie Juana, allez donc me chercher de ces gelées
d'oranges que vous avez emportées, elles sont délicieuses, par ma
foi!...

Deux minutes plus tard, Juana posait sur la table les confitures et se
retirait de son pied léger.

--Vous disiez donc, cher monsieur de Cervantes?... dit Pardaillan en
étalant soigneusement sa confiture sur un gâteau de miel.

Cervantes le considéra une seconde avec ébahissement et hocha doucement
la tête.

--Savez-vous ce que c'est que le roi Philippe? reprit Cervantes,
toujours à voix basse.

--Je l'ai vu passer dans sa litière, il n'y a pas bien longtemps, et, ma
foi, l'impression qu'il m'a produite n'est guère à son avantage.

--Le roi, chevalier, c'est l'homme qui a fait trancher la tête à un de
ses ministres, coupable d'avoir osé parler devant lui avant d'y être
invité... C'est l'homme qui note minutieusement l'ordre dans lequel il
laisse ses papiers sur la table de travail afin de s'assurer que nulle
main indiscrète n'est venue les toucher... C'est l'homme qui poursuit
d'une haine implacable la femme qu'il a cessé d'aimer et la laisse
lentement mourir dans le cachot où il l'a fait jeter... C'est l'homme
qui vient ici à la tête d'une armée pour meurtrir d'inoffensifs savants,
de paisibles commerçants, coupables seulement d'adorer un autre dieu
que le sien... et dont le véritable crime est de posséder d'immenses
richesses, bonnes à confisquer... C'est l'homme enfin qui, par jalousie,
a fait saisir et mourir dans les tortures son propre fils, l'infant don
Carlos! Voilà ce que c'est que le roi d'Espagne contre lequel vous venez
vous heurter, vous, chevalier de Pardaillan.

--Dans ma carrière, déjà longue, dit paisiblement Pardaillan, il m'a été
donné de combattre quelques monstres... J'avoue, toutefois, n'en avoir
jamais rencontré d'aussi magnifique dans sa hideur que celui dont vous
venez de me tracer le portrait. Celui-là manquait à ma collection, et
tout ce que vous me dites me donne une furieuse envie de le voir de
près... dusse-je être broyé.

--Exactement ce que dirait don Quichotte! fit Cervantes avec admiration.
Et, pourtant, s'il n'y avait que le roi seul... ce ne serait rien...

--Comment! cher monsieur, il y a pis encore?...

--L'Inquisition! dit Cervantes dans un souffle.

--Bah! fit Pardaillan en éclatant de rire... Fi! vous, un gentilhomme,
vous tremblez devant des moines!

--Hé! chevalier, ces moines font trembler le roi et le pape lui-même!

--Bon! Qu'est-ce que votre roi?... Une façon de faux moine couronné...
Qu'est-ce que le pape? un ancien moine mitré!... D'ailleurs, le pape, et
même la papesse--vous ignorez sans doute qu'il y a eu une papesse--je
les ai tenus dans la main que voici, et je vous jure qu'ils ne pesaient
pas lourd!... et j'ai dédaigné de la fermer, cette main, sans quoi ils
eussent été broyés!...

--Merveilleux! s'exclama Cervantes en frappant dans ses mains, vous
parlez tout à fait comme don Quichotte!

--Je ne connais pas ce don Quichotte, mais, s'il parle comme moi, c'est
un homme sage, mordieu, à moins que ce ne soit un fou...

--Ah! chevalier, dit Cervantes assombri, ne plaisantez pas!

--Et, avec un accent de sourde terreur:

--Vous ne savez pas, vous, ce que c'est que cet effroyable tribunal
qu'on appelle le Saint-Office... car tout est saint dans cette
redoutable institution de bourreaux... Vous ne savez pas que ce pays,
si magnifiquement doté par la nature, naguère encore débordant de vie,
resplendissant de la gloire de ses artistes et de ses savants que
l'on massacre en masse, ce pays, aujourd'hui, agonise lentement, sous
l'impitoyable étreinte d'un régime d'épouvante... et l'épouvante
est telle que, devenus déments, oui, fous de peur! des milliers de
malheureux sont allés se dénoncer eux-mêmes, se livrer eux-mêmes aux
flammes des autodafés!... Et c'est à ce monstre que vous voulez vous
heurter?... Prenez garde! vous serez brisé, comme je brise cette coupe!

Et, d'un coup sec, Cervantes brisait la coupe placée devant lui.

--Juana! appela Pardaillan. Mon enfant, apportez une autre coupe à M. de
Cervantes.

Et, quand la coupe fut remplacée et remplie, Pardaillan se tourna vers
Cervantes et:

--Mon cher ami, dit-il de cette voix spéciale qu'il avait dans ses
moments d'émotion, vous me voyez ravi et tout ému de la belle amitié
que vous voulez bien témoigner à l'étranger que je suis. Quand vous me
connaîtrez mieux, vous saurez que j'ai dû déjà être brisé, je ne sais
combien de fois dans ma vie, et, au bout du compte, j'ai toujours vu que
ce sont ceux qui pensaient me pulvériser qui ont été brisés.

--Ce qui veut dire que, malgré ce que Je vous ai dit, vous persistez?

--Plus que jamais! dit simplement Pardaillan. Je dois à votre amitié une
explication. La voici: tout ce que vous venez de me dire, je le savais
aussi bien que vous, mais, une chose que vous ignorez peut-être et que
je sais, c'est que mon pays est menacé de ce double fléau: Philippe II
et son Inquisition... et je sais encore qu'il est impossible que la
France soit lentement étranglée comme votre malheureux pays.

--Pourquoi?

--Parce que je ne le veux pas! dit froidement Pardaillan.

--Vous parlez encore comme don Quichotte! exulta Cervantes qui, à de
certaines réponses de Pardaillan, perdait la notion de la réalité.

--S'il en est ainsi, ce don Quichotte dont vous me rebattez les
oreilles, votre ami don Quichotte est fou!

--Fou? Peut-être bien!... oui... c'est une idée que vous me donnez là...
Il faudra voir... murmura Cervantes.

Et, tout à coup, revenant à la réalité, il se leva, s'inclina
profondément devant Pardaillan ébahi, et:

--En tout cas, dit-il, c'est un brave homme et un brave... Et je veux
vous faire une proposition, chevalier.

--Voyons la proposition, fit Pardaillan, qui le considérait avec un
commencement d'inquiétude.

--C'est, dit Cervantes, l'oeil pétillant de joyeuse malice, de porter
avec moi la santé de l'illustre chevalier don Quichotte de la Manche!

--Mordieu! fit Pardaillan qui se leva avec un soupir de soulagement,
je le veux de tout mon coeur, bien que je ne connaisse pas ce digne
seigneur...

--A la gloire de don Quichotte! dit Cervantes avec une émotion étrange.

--A l'immortalité de votre ami don Quichotte! renchérit le chevalier en
choquant son verre contre celui de Cervantes, qui mit la main sur son
coeur en signe de remerciement.



XI

DON CESAR ET GIRALDA

Après avoir vidé leurs coupes d'un trait, ils se rassirent en face l'un
de l'autre, et:

--Chevalier, dit Cervantes avec simplicité, je n'ai pas besoin de vous
dire que je vous suis tout acquis.

--J'y compte bien, mordieu! répondit Pardaillan avec la même simplicité.

Cependant le patio s'était de nouveau garni. Plusieurs cavaliers d'assez
mauvaise mine causaient bruyamment entre eux, en attendant les boissons
rafraîchissantes qu'ils venaient de commander.

--Par la Trinité sainte! disait l'un, savez-vous, seigneurs, que
Séville, depuis quelque temps, ressemblait à un cimetière?

--El Torero, don César, disparu... retiré dans les ganaderias de la
Sierra!... en proie à un de ces accès d'humeur noire qui le prennent
parfois! disait un autre.

--La Giralda invisible...

--Heureusement, notre sire le roi vient d'arriver. Tout cela va changer
enfin.

--Nous allons retrouver le sourire de la Giralda.

--El Torero ne nous boudera plus et nous donnera quelque magnifique
corrida.

--Sans compter les petits profits que nous retirerons de l'expédition!

Toutes ces répliques claquaient, entremêlées d'énormes éclats de rire,
soulignés de rudes coups de poing sur la table.

--En somme, dit Pardaillan à mi-voix, d'après ce que j'entends, cette
nouvelle croisade entreprise par votre roi, comme toute croisade qui se
respecte, n'est qu'une vaste curée dont chacun, depuis le roi jusqu'aux
derniers de ces... braves, espère tirer un honnête profit.

--N'est-ce pas toujours ainsi? répondit Cervantes en haussant les
épaules.

--Qu'est-ce que ce Torero dont ils parlent?

Les traits mobiles de Cervantes prirent une expression de gravité et de
mélancolie.

--Il s'appelle don César, sans autre nom, dit-il, car il n'a jamais
connu ni son père ni sa mère. On l'appelle El Torero et on dit El Torero
comme on dit le roi. Il s'est rendu célèbre dans toute l'Andalousie
par sa façon de combattre le taureau, inconnue jusqu'à ce jour. Il ne
descend pas dans l'arène comme font tous les autres toréadors, bardé
de fer, couvert de la rondache, la lance au poing, monté sur un cheval
caparaçonné... Il vient à pied, vêtu de soie et de satin, sa cape
enroulée autour de son bras gauche, il tient une épée, il enlève le flot
de rubans placé entre les cornes de la bête, qu'il ne frappe jamais, et,
ce flot de rubans conquis au péril de sa vie, il va le déposer aux
pieds de la plus belle... C'est un brave que vous aimerez quand vous le
connaîtrez.

--Ainsi, dit Pardaillan, revenant à son idée première, le roi est
tellement pressé d'argent qu'il ne dédaigne pas de se mettre à la tête
d'une armée de détrousseurs?

--La question d'argent, la répression de l'hérésie, les exécutions en
masse... s'il n'y avait que cela, le roi laisserait faire ses ministres
et généraux... Tout cela n'est que prétexte pour masquer le véritable
but que nul ne connaît en dehors du roi et du grand inquisiteur... et
que, seul, je devine, murmura Cervantes.

--Par Dieu! je me disais aussi qu'il devait y avoir autre chose de plus
grave, là-dessous! s'écria Pardaillan. Et, avec une sorte de curiosité:

--Voyons, est-ce qu'Elisabeth d'Angleterre menacerait d'envahir
l'Espagne?...

--Ne cherchez pas, chevalier, vous ne trouveriez pas!... Cette
expédition formidable, dans laquelle des milliers d'innocentes victimes
seront sacrifiées, est dirigée contre... un seul homme! C'est un
jeune homme de vingt-deux ans environ, qui n'a pas de nom, pas de
fortune--car, s'il gagne largement sa vie dans le périlleux métier qu'il
a choisi, ce qu'il gagne appartient plus aux malheureux qu'à lui-même.
C'est un homme qui, lorsqu'il ne descend pas dans l'arène, passe son
existence dans les ganaderias où il dompte le taureau pour son propre
plaisir. Vous voyez que ce n'est ni un conspirateur ni un personnage.

--C'est le toréador dont vous me parliez avec tant de chaleur...

--Lui-même, chevalier.

--Je comprends maintenant que vous me disiez que je l'aimerais quand je
le connaîtrais... Mais dites-moi, il est donc d'une, illustre famille,
ce jeune homme sans nom?

Cervantes jeta un coup d'oeil soupçonneux autour de lui, vint s'asseoir
tout près de Pardaillan, et dans un souffle:

--C'est, dit-il, le fils de l'infant don Carlos, mort assassiné, il y a
vingt-deux ans.

--Le petit-fils du roi Philippe!... L'héritier, alors, de la couronne
d'Espagne, au lieu et place de don Philippe, l'infant actuel?...

Silencieusement, Cervantes approuvait de la tête.

--C'est le grand-père, monarque puissant, qui organise et dirige une
expédition contre son petit-fils, obscur, pauvre, faible... Il y a
la-dessous quelque sombre secret de famille, murmura Pardaillan rêveur.

--Si le prince voulait... l'Andalousie, qui l'adore sous sa personnalité
de toréador, l'Andalousie se soulèverait demain; il aurait des milliers
de partisans; l'Espagne, divisée en deux clans, se déchirerait
elle-même... Comprenez-vous maintenant? L'expédition est à deux fins, on
se débarrassera de quelques hérétiques, on enveloppera le prince dans ce
vaste coup de filet, et on s'en débarrassera sans que nul ne soupçonne
la vérité.

--Et lui?...

--Rien!... il ne sait rien.

--Et s'il savait, voyons, vous qui paraissez le connaître, que
ferait-il?

Cervantes haussa les épaules:

--Le roi va se charger la conscience bien inutilement, dit-il. D'abord
parce que le prince ignore tout de sa naissance, ensuite parce que, même
s'il savait, il se soucierait fort peu de la couronne. Il a une nature
d'artiste, ardente et généreuse, et, de plus, il est amoureux fou de la
Giralda.

--Corbleu! Il me plaît votre prince!... Mais, s'il est si féru d'amour
pour cette Giralda, que ne l'épouse-t-il?

--Hé! il ne demande que cela!... Malheureusement, la Giralda, on ne sait
pourquoi, ne veut pas quitter l'Espagne.

--Eh bien, qu'il l'épouse ici... Ce ne sont pas les prêtres qui manquent
pour bénir cette union, et, quant au consentement de la famille,
puisqu'il ne se connaît ni père ni mère...

--Mais, fit Cervantes, vous ignorez que la Giralda est bohémienne...

--Qu'est-ce que cela fait?

--Comment? Et l'Inquisition?...

--Ah, ça! cher ami, voulez-vous me dire ce que l'Inquisition vient faire
là-dedans?

--Comment! fit Cervantes stupéfait... La Giralda est bohémienne...
C'est-à-dire que, demain, ce soir, l'Inquisition peut la faire saisir et
jeter au bûcher... Et, si ce n'est déjà fait, c'est que la Giralda est
adorée des Sévillans et qu'on craint un soulèvement en sa faveur.

--Mais le prince n'est pas bohémien, lui, dit Pardaillan qui ne voulait
pas en démordre.

--Non!... Mais, s'il épouse une hérétique, il devient passible de la
même peine: le feu.

--Oh! vous m'en direz tant!... Au diable l'Inquisition! La vie n'est
plus tenable avec cette institution là!... et je vous avertis que la
bile commence à me travailler singulièrement à ce sujet!... Quant à
votre petit prince, eh bien, j'éprouve une furieuse envie de me mêler un
peu de ses affaires... sans quoi il ne s'en tirera jamais! Contez-moi
plutôt l'histoire de ce fils de l'infant don Carlos; vous me paraissez
la connaître à fond.

--C'est une sombre et terrible histoire, chevalier, murmura Cervantes,
dont le front se rembrunit.

D'un coup d'oeil circulaire, il s'assura que nul ne pouvait l'entendre,
et:

--Sachez d'abord que tous ceux qui ont été mêlés de près ou de loin
à cette histoire sont morts de mort violente... Tous ceux qui l'ont
simplement connue et qui ont commis l'imprudence de montrer qu'ils
savaient quelque chose ont disparu mystérieusement, sans qu'on ait
jamais pu savoir ce qu'ils étaient devenus.

--Bon! comme nous ne voulons pas avoir le même sort, nous ferons en
sorte que nul ne se doute que nous la connaissons.

A cet instant, sans qu'ils y prissent garde, un couple entra
discrètement dans le patio.

L'homme avait son feutre rabattu et sa cape lui couvrait une partie du
visage. La femme était non moins soigneusement enveloppée dans une mante
dont le capuchon rabattu cachait entièrement sa figure.

Silencieusement, ils passèrent comme des ombres et vinrent s'asseoir
sous les arcades où une demi-obscurité les mettait à l'abri de tout
regard indiscret: évidemment, c'étaient deux amoureux désireux de
solitude.

Les deux nouveaux venus n'étaient plus tôt assis qu'un autre personnage,
entré sur leurs pas, se faufilait prudemment et, sans que nul ne fît
attention à lui, venait se dissimuler entre deux palmiers, à quelques
pas des deux amoureux qu'il paraissait guetter.

Mais, si habile qu'eût été sa manoeuvre, elle n'avait pas échappé à
l'oeil de Pardaillan toujours en éveil.

--Ouais! songea-t-il, on dirait quelque vilaine araignée tapie au fond
de son trou, prête à fondre sur sa proie!... Mais qui diable guette-t-il
ainsi?... J'y suis!... C'est à ces deux amoureux, là-bas, qu'il en a...
Je ne les avais pas remarqués, ces deux-là... C'est un jaloux... Allez,
mon cher, je vous écoute, dit-il à Cervantes.

--Vous savez, chevalier, qu'une des clauses du traité de
Cateau-Cambrésis stipulait le mariage de l'infant don Carlos, alors âgé
de quinze ans, avec Elisabeth de France, fille aînée du roi Henri II,
âgée elle-même de quatorze ans. Et que le roi Philippe épousa lui-même
la femme qu'il destinait à son fils... Ce que vous ne savez pas, parce
que ceux qui l'ont su ont disparu comme je vous ai dit, c'est que
l'infant Carlos s'était pris pour sa jolie fiancée d'une passion
irrésistible... Une de ces passions foudroyantes, sauvages, tenaces,
comme seuls sont capables de les concevoir les tout jeunes gens et les
vieillards... Le prince était beau, élégant, spirituel et il était
follement épris... La princesse l'aima. Pouvait-il en être autrement? Et
ne devait-il pas être son époux?... La fatalité voulut que le roi, veuf
depuis peu de Marie Tudor, vît à ce moment la fiancée de son fils...

--Et il en devint amoureux... c'est dans l'ordre.

--Malheureusement oui, reprit Cervantes. Dès l'instant où il sentit la
passion gronder en lui, planant au-dessus des sentiments et des lois qui
régissent le vulgaire, le roi, avec une superbe impudence, réclama pour
lui celle qu'il avait destinée à son fils... La princesse aimait don
Carlos... Mais c'était une enfant... et Catherine de Médicis était sa
mère... Elle refoula ses sentiments et céda sans trop de difficultés.
Mais le prince supplia, pleura, cria, menaça... Il parla de son amour en
termes qui eussent attendri tout autre que son rival, car c'étaient deux
rivaux qui, maintenant, se trouvaient aux prises, et, glorieusement,
comme un argument décisif, il confia à son père que son amour était
partagé. Inspiration qui devait lui être fatale... Dans son orgueil
prodigieux, le roi n'avait même pas été effleuré par cette pensée que
son fils pouvait lui être préféré. La naïve confidence de l'infant, en
le frappant brutalement dans son orgueil, vint déchaîner en lui toutes
les fureurs d'une sombre jalousie qui se changea en haine implacable...
Il y eut alors entre les deux rivaux des scènes terribles, dont
le secret est jalousement gardé par les grands arbres des jardins
d'Aranjuez, qui en furent, seuls, les témoins muets... Et la princesse
Elisabeth devint la reine Isabelle, comme nous disons ici... mais le
père et le fils restèrent à jamais deux ennemis.

Cervantes s'arrêta un moment, vida d'un trait la coupe que Pardaillan
venait de remplir, et reprit:

--L'infant don Carlos fut mystérieusement écarté des affaires du
gouvernement et de la cour. Il était préférable, d'ailleurs, qu'il en
fût ainsi, car, chaque fois que le roi et l'infant se trouvaient face
à face, c'était, de part et d'autre, le même regard sanglant où se
lisaient des pensées de meurtre, le même déchaînement de passions
furieuses qui menaçait de les précipiter l'un contre l'autre, la dague
au poing. Et les choses marchèrent ainsi durant des mois, durant
des années, lorsqu'un jour, comme un coup de tonnerre, éclata cette
nouvelle: l'infant est arrêté, jugé, condamné à mort...

--Il y eut réellement jugement?

--Oui! Trois hommes se trouvèrent qui, se faisant les instruments de
basse vengeance du père, osèrent condamner le fils à mort: le cardinal
Espinosa, grand inquisiteur; Ruy Gomez de Sylva, prince d'Eboli, et le
licencié Birviesca, membre du conseil privé.

--Sous quel prétexte?

--Connivence avec les ennemis de l'État, machinations dans les Flandres,
voilà ce qui fut proclamé bien haut. La vérité, autrement terrible, la
voici: l'infant Carlos avait une nuée d'espions à ses trousses. La reine
n'était pas moins surveillée, et, cependant, les deux amoureux, que la
passion du roi avait séparés, trouvèrent moyen de se rencontrer et de
se témoigner leur amour. Où?... Comment? Ce sont là des miracles qu'un
amour ardent et sincère parvient à réaliser sans qu'on puisse les
expliquer. Tant il y a que don Carlos était devenu l'amant de la reine,
que la reine allait être mère et que l'enfant qu'elle attendait avait
pour père l'amant et non l'époux. Commirent-ils quelque imprudence à ce
moment-là?... Furent-ils trahis par quelque comparse?... Nul n'a jamais
su... Toujours est-il qu'un jour la reine avisa son amant que le roi,
pris de soupçons, la faisait mystérieusement conduire dans un couvent.
Elle voyait dans la soudaine et imprévue décision de son royal époux une
menace pour la vie de l'enfant à venir. Don Carlos prit aussitôt ses
dispositions pour sauver son enfant, et, lorsque les émissaires du roi
se présentèrent pour se saisir du petit prince qui venait de naître, il
avait disparu... Le lendemain, l'infant était arrêté.

--Pauvre diable! murmura Pardaillan apitoyé.

--L'infant fut jugé et condamné, comme je vous ai dit. Mais ce procès
n'était qu'une comédie destinée à masquer le drame qui se déroulait dans
l'ombre. Et ce drame dépassait en horreur tout ce que l'imagination peut
concevoir. Le roi, dans son orgueil, ne pouvait pas croire qu'il eût été
bafoué à ce point... Il doutait encore et cependant il voulait savoir...
et pour savoir il ne recula pas devant la question.

--La question?... à son fils?... il a osé!...

--Oui, cette chose hideuse, inimaginable: un père faisant torturer
son enfant. Voyez-vous ce cachot sombre, dont les murailles épaisses
étouffent les plaintes du patient. Sur le chevalet, la victime est
étendue. A ses côtés, le bourreau fait placidement chauffer ses fers,
dispose ses instruments de torture. Et, en face, le roi, seul témoin...
juge et bourreau tout à la fois... Et, tandis que les membres se brisent
sous les coups du maillet, tandis que les chairs grésillent sous la
morsure des tenailles rougies, l'infâme père, penché sur la victime
pantelante, répète d'une voix qui n'a plus rien d'humain:

--Parle... Avoue!... Avoue donc, misérable!...

--Et la victime, dans un spasme d'agonie, coupant elle-même, d'un coup
de dents furieux, un morceau de sa langue et crachant, avec son mépris,
ce lambeau sanglant au visage de son père comme pour lui dire:

«Je ne parlerai pas!»

--Et le père bourreau, vaincu peut-être par ce courage surhumain,
essuyant d'un geste machinal son visage souillé, arrêtant d'un geste le
supplice... Voilà ce qui se passa dans ce cachot, chevalier.

--Mordieu! l'épouvantable histoire!... Mais d'où tenez-vous ces détails
si précis?...

Comme s'il n'avait pas entendu, Cervantes reprit:

--On annonça que le roi avait fait grâce et que la peine de mort était
commuée en prison perpétuelle. Et, quelques jours plus tard, en juillet
1568, on annonça que l'infant était mort. On ajoutait que ce malheureux
prince menait une vie fort déréglée, qu'il mangeait énormément de fruits
et autres choses contraires à sa santé, qu'il buvait à jeun de grands
verres d'eau glacée, dormait découvert, au serein, pendant les fortes
chaleurs, et que tous ces excès avaient miné sa santé.

--Et, la reine, fut-elle épargnée?

--On ne touche pas à la reine, en Espagne... La reine ne fut pas
inquiétée. Seulement, deux mois après la mort de don Carlos, elle
mourait, elle-même, à vingt-deux ans... des suites de couches... dit-on.

--Oui, c'est une coïncidence assez éloquente, en effet. Dites-moi, vous
qui êtes poète, avez-vous remarqué comme, parfois, le silence parle plus
éloquemment que la parole? dit Pardaillan sans transition.

Et, du coin de Foeil, il désignait les cavaliers qui, l'instant d'avant,
menaient si grand tapage.

--En effet, ces braves sont devenus bien soudainement muets.

--Silence! fit Pardaillan à voix basse, il se trame quelque chose ici
qui sent le guet-apens d'une lieue.

Tandis que Cervantes contait à Pardaillan la tragique histoire de
l'infant Carlos, le personnage, tapi entre les deux palmiers, se
glissait furtivement jusqu'à la table des bruyants cavaliers. Là, il
prononçait quelques paroles en montrant un objet dans le creux de sa
main. Aussitôt, ces consommateurs se courbaient dans une attitude de
respect mêlée de sourde terreur.

L'homme alors, sur un ton impératif, donnait rapidement des
instructions, et tous, sans hésitation, s'inclinaient en signe
d'obéissance... Tous, moins deux cependant, qui parurent faire des
objections, d'ailleurs plutôt timides. Alors, l'homme se redressa avec
un air terrible, et, le doigt levé vers le ciel, il prononça quelques
mots sur un ton menaçant, et, domptés, ces deux-là se courbèrent comme
les autres.

Sans plus s'occuper d'eux, l'homme saisit au passage la servante qui
allait et venait, et lui glissa un ordre à l'oreille. Et la servante,
comme ses clients, s'inclina avec les mêmes marques de terreur et de
respect, sortit vivement, revint presque aussitôt poser un paquet de
cordelettes sur la table et disparut avec une rapidité qui dénotait une
frayeur intense.

Impassible, l'homme s'assit près de la porte et attendit.

Alors, sur le patio jusque-là si bruyant, plana un silence précurseur de
l'orage qui, bientôt, allait se déchaîner.

Cependant, les deux amoureux, tout à leur conversation, n'avaient rien
remarqué et se disposaient à sortir aussi discrètement qu'ils étaient
entrés.

Lorsqu'ils furent à deux pas de la porte, l'homme mystérieux se dressa
devant eux, et, la main tendue:

--Au nom du Saint-Office, jeune fille, je t'arrête! dit-il avec une
sorte de tranquillité funèbre.

D'un geste prompt et doux en même temps, l'amoureux écarta la jeune
fille, et, ne voyant qu'un homme sans arme apparente, confiant dans
sa force musculaire, il dédaigna de tirer l'épée qu'il avait au côté.
Seulement, il se porta rapidement en avant, le poing levé.

Au même instant, il sentit un grouillement entre ses jambes: son bras
levé, pris brusquement dans un lacet, était violemment ramené en
arrière, son épée arrachée. En moins d'une seconde, garrotté des pieds
à la tête, il était réduit à l'impuissance. A contrecoeur, il est vrai,
mais avec une précision et une promptitude remarquables, les cavaliers,
descendus au rang d'alguazils, avaient exécuté la manoeuvre commandée
par l'agent secret de l'Inquisition.

Nous disons qu'ils avaient obéi à contrecoeur. En effet, en réponse aux
insultes de l'amoureux, l'un d'eux bougonna:

--Eh! par Dios! la besogne n'est guère de notre goût!... Mais quoi?... On
nous a dit: «Ordre du Saint-Office!...» On ne tient pas à aller pourrir
dans les _casas santas_, on obéit... Faites comme nous, señor.

Cependant, l'amoureux, dûment ficelé, était étendu à terre et les quatre
vigoureux gaillards qui pesaient de tout leur poids sur lui parvenaient
difficilement à paralyser ses efforts. Alors, leur besogne à peu près
terminée, ils eurent le loisir de contempler les traits étincelants
de celui qui, par sa force peu commune, leur inspirait une secrète
admiration, et ce cri leur échappa:

--Don César!... El Torero!... et la Giralda!..

Car la jeune fille avait bravement essayé de secourir son défenseur, et,
en se débattant, son capuchon, arraché, venait de mettre à découvert sa
radieuse Beauté.

Tout cela s'était accompli avec une rapidité foudroyante, et l'agent,
toujours impassible, avait contemplé la scène d'un oeil sombre.
Lorsqu'il vit don César, épuisé par ses propres efforts, râlant sous la
quadruple étreinte, il étendit sa griffe, saisit la Giralda au poignet
et, avec une explosion de joie furieuse:

--Enfin!... je te tiens!

La jeune fille, à ce contact, avait eu un geste de dégoût, elle avait
sursauté comme sous quelque brûlure en se tordant pour échapper à la
brutale étreinte. Elle se défendait de son mieux, la pauvre petite, mais
ne pesait pas lourd dans la poigne de son agresseur qui paraissait
doué d'une belle force, à en juger par l'aisance avec laquelle il la
maintenait d'une seule main.

--Allons, grogna-t-il, décidé à en finir, allons, suis-moi!

Et, d'un pas ferme, il se dirigea vers la porte, en la traînant
brutalement. Mais, arrivé là, il dut s'arrêter.

Pardaillan, nonchalamment appuyé contre la porte, les bras croisés sur
sa large poitrine, le regardait paisiblement.

L'inquisiteur fixa une seconde cet étranger qui paraissait vouloir lui
barrer le passage.

Mais Pardaillan soutint ce regard avec un calme si ingénu, Pardaillan
avait aux lèvres un sourire si naïf que vraiment il n'était pas possible
de le croire animé de mauvaises intentions.

Et d'ailleurs, comment supposer que quelqu'un serait assez insensé pour
oser manquer au respect dû au représentant d'un pouvoir devant lequel
tout se courbait? Cette idée était tellement extravagante que l'agent du
Saint-Office la repoussa aussitôt, et, conscient de la supériorité que
ses redoutables fonctions lui conféraient, il ne daigna même pas parler;
d'un geste impérieux, il commanda à cet intrus de s'écarter. L'intrus
ne bougea pas et, toujours souriant, le contempla avec des yeux où se
lisait, maintenant, un vague étonnement.

Impatienté, il dit sèchement:

--Allons, monteur, faites-moi place. Vous voyez bien que je veux
sortir?...

--Hé! que ne le disiez-vous plus tôt. Vous voulez sortir?... Sortez,
sortez, je n'y vois aucun inconvénient.

En disant ces mots, Pardaillan ne bougeait pas d'un pouce. L'inquisiteur
fronça le sourcil. Le flegme souriant de cet inconnu commençait à
l'inquiéter.

Néanmoins, il se contint encore, et, d'une voix sourde:

--Monsieur, dit-il, j'exécute un ordre du Saint-Office et il est mortel,
même pour un étranger comme vous, d'entraver l'exécution de ces ordres.

--Ah! c'est différent!... Malepeste! je n'aurais garde d'entraver les
ordres de ce saint... comment dites-vous?... Saint-Office, quoi... Et,
quoique étranger, je ne manquerai pas de vous traiter avec tous les
égards dus à un agent... tel que vous.

Et il ne bougeait toujours pas, et, cette fois, l'inquisiteur blêmit,
car il n'y avait pas à se méprendre sur le sens injurieux de ces
paroles, tombées du bout des lèvres.

--Que voulez-vous enfin? dit-il d'une voix que la fureur faisait
trembler.

--Je vais vous le dire, répondit Pardaillan avec douceur. Je veux--et il
insista sur le mot--je veux que vous laissiez cette jeune fille que vous
maltraitez... je veux que vous rendiez la liberté à ce jeune homme que
vous avez fait saisir traîtreusement...

Après quoi, vous pourrez sortir...

L'agent se redressa, coula un regard fielleux sur cet étrange énergumène
et, enfin, gronda:

--Prenez garde! Vous jouez votre tête, monsieur. Refusez-vous obéissance
aux ordres du Saint-Office?

--Et vous?... Refusez-vous obéissance à mes ordres, à moi? fit
Pardaillan, froidement.

Et, comme l'inquisiteur restait muet de saisissement:

--Je vous avertis que je ne suis pas très patient.

Un silence lourd d'angoisse pesa sur tous les spectateurs de cette scène
prodigieuse.

L'acte inouï de Pardaillan, qui osait opposer sa volonté à l'autorité
suprême du plus formidable des pouvoirs, ne pouvait passer que pour
l'acte d'un dément ou d'un prodige d'audace et de bravoure.

Au milieu de l'effarement général, Pardaillan, seul, restait
parfaitement calme, comme s'il avait dit et accompli les choses les plus
simples et les plus naturelles du monde. Et, rompant ce silence chargé
de menaces, une voix éclatante claironna soudain:

--Oh! magnifique don Quichotte!

C'était Cervantes qui, encore un coup, perdait la notion de la réalité,
et manifestait son enthousiasme pour le modèle que son génie devait
immortaliser.

L'inquisiteur, enfin revenu de sa stupeur, tremblant de rage, se tourna
vers les cavaliers, et ordonna:

--Emparez-vous de cet hérétique!

Et, du doigt, il désignait Pardaillan.

Ils étaient six, ces cavaliers, dont quatre s'occupaient à maintenir
le prisonnier: don César. Les deux à qui l'ordre s'adressait se
regardèrent, hésitants.

--Obéissez, par Dieu vivant! ou sinon...

Les deux hommes se résignèrent, mais la physionomie du chevalier ne leur
annonçait rien de bon, car ils portèrent soudain la main à la poignée de
l'épée. Ils n'eurent pas le temps de dégainer. Prompt comme la foudre;
Pardaillan fit un pas et projeta ses deux poings en avant. Les deux
hommes tombèrent comme des masses.

Alors, s'approchant de l'inquisiteur jusqu'à le toucher, le regardant
droit dans les yeux, glacial:

--Laissez cette enfant, dit-il.

--Vous violentez un _familier_[1], monsieur, vous paierez cher cette
audace! grinça l'inquisiteur.

[Note 1: Un échelon de la hiérarchie. Il y avait les juges ou
inquisiteurs, les assesseurs, les conseillers, les familiers, les
notaires, les secrétaires, les greffiers, etc.]

--Trop familier, même!... Je crois, drôle, que tu te permets de menacer
un gentilhomme!... Allons, laisse cette jeune fille, te dis-je!

Le familier se redressa, farouche, et:

--Portez donc la main sur moi, si vous l'osez!

--Ma foi, j'eusse préféré m'épargner ce contact répugnant, mais, enfin,
puisqu'il le faut...

Au même instant, Pardaillan se pencha, saisit le familier par la
ceinture, le souleva comme une plume, l'emporta à bout de bras jusqu'à
la porte qu'il poussa du pied, et le jeta rudement dans la rue en
disant:

--Si tu tiens à tes oreilles, ne t'avise pas de revenir ici tant que j'y
serai.

Puis, sans plus s'en occuper, il rentra dans le patio, et, aux quatre
cavaliers qui le regardaient d'un air ébahi, rudement:

--Détachez ce seigneur!

Ils s'empressèrent d'obéir, et, en coupant les cordes:

--Excusez-nous, don César, votre résistance au Saint-Office vous aurait
infailliblement coûté la vie...

Quand le Torero fut détaché, Pardaillan leur montra la porte du doigt et
dit:

--Sortez!

--Nous sommes des cavaliers! fit l'un d'un air rogue.

--Je ne sais si vous êtes des cavaliers, dit paisiblement Pardaillan,
mais je sais que vous avez agi comme des sbires... Sortez donc si vous
ne voulez que je vous traite comme tels...

Et il montrait la pointe de sa botte.

Les quatre, honteux, courbèrent l'échiné, et, avec des jurons étouffés,
se dirigèrent vers la porte.

--Doucement, leur cria Pardaillan, vous oubliez de nous débarrasser de
ça.

Ça, c'étaient les deux qu'il avait à moitié assommés.

Piteusement, les quatre s'attelèrent, et, l'un soulevant les épaules,
l'autre les jambes, ils firent une sortie qui était loin d'être aussi
brillante que leur entrée.

Quand ils se retrouvèrent entre eux, avec l'hôte, sa fille, les
servantes, qui surgirent soudain d'on ne savait quels coins d'ombre et
qui, maintenant, étaient partagés entre l'admiration que leur inspirait
cet homme extraordinaire et la crainte d'une accusation de complicité,
malheureusement très possible:

--Cordieu! On respire mieux maintenant! dit tranquillement Pardaillan.

--Sublime, magnifique, admirable don Quichotte! exulta Cervantes.

--Écoutez, cher ami, fit Pardaillan, dites-moi, une fois pour toutes,
qui est ce don Quichotte dont vous me rebattez les oreilles depuis une
heure?

--Il ne connaît pas don Quichotte! s'apitoya Cervantes avec un air de
désolation comique.

Et, avisant la petite Juana:

--Ecoute ici, _muñeca_ (poupée). Regarde un peu si, en furetant bien
dans ta chambre, tu ne trouverais pas un morceau de miroir.

--Pas besoin d'aller si loin, seigneur, répondit Juana en riant. Voilà
le miroir que vous demandez.

Et, fouillant dans son sein, la jolie Andalouse en tira une coquille
plate, recouverte d'un enduit blanc aussi brillant que de l'argent.

Cervantes prit la coquille-miroir, la présenta gravement à Pardaillan,
et, s'inclinant:

--Regardez-vous là-dedans, chevalier, et vous connaîtrez cet admirable
don Quichotte, dont je vous rebats les oreilles depuis une heure.

--C'est bien ce qui me semblait, murmura Pardaillan, qui regarda un
moment Cervantes avec un air très sérieux.

Puis, haussant les épaules:

--J'avais bien dit: votre don Quichotte est un maître fou. Parce qu'un
homme de sens n'aurait pas accompli toutes les folies que vient de faire
ici ce fou de... don Quichotte.

El Torero et la Giralda s'approchèrent alors du chevalier, et, d'une
voix tremblante d'émotion:

--Je bénirai l'instant où il me sera donné de mourir pour le plus brave
des chevaliers que j'aie jamais rencontré, dit don César.

La Giralda, elle, ne dit rien. Seulement, elle prit la main de
Pardaillan, et la porta vivement à ses lèvres.

Comme toujours, devant toute manifestation de reconnaissance ou
d'admiration, Pardaillan resta un moment fort emprunté, plus gêné devant
cette explosion de sentiments sincères qu'il ne l'eût été devant les
pointes acérées de plusieurs rapières menaçant sa poitrine.

Il contempla, une seconde le couple, adorable de charme et de jeunesse,
et, de cet air bourru qu'il avait dans ses moments d'émotion douce:

--Mordieu! monsieur, il s'agît bien de mourir! Il faut vivre pour cette
adorable enfant... En attendant asseyez-vous là, tous les deux, et, en
buvant du vin de mon pays, nous chercherons ensemble le moyen de vous
soustraire aux dangers qui vous menacent.



XII

L'AMBASSADEUR DU ROI HENRI

Une des pièces annexes du salon des Ambassadeurs dans l'Alcazar de
Séville est est vaste, lambrissée, plafonnée de bois d'essences rares,
bizarrement sculptés dans ce fantastique style arabe. Sommairement
meublée: larges fauteuils, énormes bahuts, une grande table de travail,
surchargée de paperasses.

De petites fenêtres cintrées donnent sur ces fameux jardins, célèbres
dans le monde entier.

Le roi Philippe II est assis devant une de ces fenêtres, et son oeil
froid erre distraitement sur les splendeurs d'une nature luxuriante,
corrigée, embellie et garrottée par un art intelligent, mais trop
raffiné.

Le grand inquisiteur est debout près de lui.

Plus loin, appuyé au chambranle d'une autre fenêtre, un colosse se tient
immobile. Un nez long et busqué, des yeux sombres, sans expression,
c'est tout ce qui émerge d'une forêt de cheveux crépus, retombant sur le
front, jusque sur les sourcils épais et broussailleux, et d'une barbe
neptunienne, envahissant tout le bas du visage jusqu'aux pommettes, le
tout d'un roux ardent.

Ce colosse, don Iago de Almaran, plus communément appelé à la cour Barba
Roja, ou, en français, Barbe Rousse, c'était le dogue de Philippe II.

Là où se trouvait le roi, aux fêtes, aux cérémonies religieuses, aux
exécutions, au conseil, on voyait Barba Roja, immobile, muet, les yeux
fixés sur son maître, ne comprenant que sur son ordre exprès.

C'était une brute magnifique, qui faisait partie, en quelque sorte, des
accessoires qui entouraient la personne du roi. Mais, sur un signe, sur
un regard du maître, la brute devenait d'une intelligence remarquable
pour exécuter l'ordre secret saisi au vol.

Le roi, dans son costume opulent et sévère, avec cet air sombre et
glacial qui lui était habituel, écoutait attentivement les explications
d'Espinosa.

--La princesse Fausta, disait le grand inquisiteur, est la même qui a
rêvé de renouer la tradition de la papesse Jeanne. C'est la même qui a
fait trembler Sixte V et a failli le renverser de son trône pontifical.
C'est une intelligence et c'est une illuminée... Elle est à ménager, son
concours peut être précieux.

--Et ce chevalier de Pardaillan?

--D'après ce que j'en ai entendu dire, c'est une force redoutable qu'il
faudra s'attacher à tout prix ou briser impitoyablement... Mais encore
faudrait-il le voir à l'oeuvre pour le juger... D'autre part, le jour
même de son arrivée à Séville, il s'est heurté à un de mes agents... Ce
Pardaillan l'a jeté dans la rue comme on jette un objet gênant...

--Il a osé porter la main sur un agent de l'Inquisition? fit le roi d'un
air de doute.

Espinosa s'inclina en signe d'affirmation.

--Alors, dit Philippe sur un ton tranchant, il faut le châtier... tout
ambassadeur qu'il est.

--Il est nécessaire de savoir d'abord ce que veut et ce que peut le sire
de Pardaillan.

--Peut-être, fit le roi, toujours glacial. Mais il est impossible de
laisser impunie l'offense faite à un agent de l'Etat... Il faut un
exemple.

--Les apparences sont sauvegardées: l'agent n'avait pas d'ordres... il a
agi de sa propre initiative et par excès de zèle... C'est un manquement
à la discipline qui mérite une peine sévère. Quant au sire de
Pardaillan, on saura trouver un prétexte... si besoin est.

--Bien! fit le roi avec indifférence.

Et, se levant, il vint, d'un pas lent et majestueux, se placer près de
la table de travail:

--Faites introduire Mme la princesse Fausta.

Et il s'assit dans une attitude qui lui était familière: la jambe droite
croisée sur la jambe gauche, le coude sur le bras du fauteuil, le menton
appuyé sur le poing.

Espinosa s'inclina profondément, alla transmettre les ordres du roi et
revint se placer discrètement dans une embrasure, non loin de Barba
Roja.

Au même instant, Fausta faisait son entrée.

Elle s'avançait lentement, avec cette souveraine majesté qui faisait se
courber tous les fronts. Ses yeux de diamant noir se posaient sur les
yeux de Philippe qui, impassible, figé dans son immobilité voulue, la
fixait avec une insistance vraiment royale.

Seulement, tandis que, chez le roi, le regard était froid, impérieux,
foudroyant comme un coup droit qui vise à tuer, chez Fausta, il se
montrait enveloppant, d'une douceur inexprimable et en même temps d'une
force irrésistible, qui tendait à désarmer simplement.

Fausta se courba dans la plus impeccable des révérences de la cour.

Mais, de la suprême harmonie de ses attitudes, du port de tête altier,
du regard fulgurant se dégageait une si souveraine autorité qu'elle
semblait écraser celui devant qui elle s'inclinait.

Et l'impression était si saisissante qu'Espinosa ne put s'empêcher
d'admirer, et murmura:

--Incomparable comédienne!

Et le roi, ébloui peut-être par la surhumaine beauté de cette
étincelante magicienne, le roi sentit plier son indomptable orgueil.

Il se leva, fit deux pas rapides, se découvrit en un geste empreint de
l'orgueilleuse élégance espagnole, et, la saisissant par la main, la
redressa avant que la révérence ne fût terminée, la conduisit à un
fauteuil en disant gravement:

--Veuillez vous asseoir, madame.

De la part de ce fier monarque, rigide observateur de l'étiquette, ce
geste imprévu, qui stupéfia Espinosa, constituait le triomphe le plus
éclatant pour Fausta.

Qu'était-ce que le roi Philippe?

C'était un croyant sincère. Doué d'une intelligence supérieure, il avait
haussé cette foi jusqu'à l'absolu, s'en était fait une arme, et il avait
rêvé ce que, jadis, avait dû rêver Torquemada, c'est-à-dire l'univers
soumis à sa foi, c'est-à-dire à lui-même.

L'Histoire nous dit, en parlant de lui: sombre, fanatique, orgueilleux,
despote... Peut-être!... en tout cas, c'est bientôt dit.

Nous disons, nous: IL CROYAIT! Et cela explique tout.

Il croyait que la foi est nécessaire à l'homme pour vivre une vie
heureuse et mourir d'une mort paisible. Attenter à la foi, c'était
donc attenter au bonheur des hommes, c'était donc les vouer à une mort
désespérée. Les incroyants, les hérétiques apparaissaient comme des
êtres malfaisants qu'il était nécessaire d'exterminer.

Sa foi religieuse se transformant en foi politique, il avait cru à la
monarchie universelle.

De là, ses menées dans tous les pays d'Europe. De là, son intervention
immédiate dans les affaires de la France. Ce pays devait être annexé
le premier, puisqu'il se trouvait sur sa route, et, en l'annexant, il
réunissait en même temps ses États en un formidable faisceau.

Tel était l'homme sur lequel Fausta, par l'éclat de sa prestigieuse
beauté, venait de remporter un premier succès dont elle avait le droit
d'être fière.

Fausta s'assit donc en une de ces poses de grâce dont elle avait le
secret.

A son tour, le roi s'assit et:

--Parlez, madame, dit-il avec une sorte de déférence.

Alors, de cette voix harmonieuse dont le charme était si puissant:

--J'apporte à Sa Majesté la déclaration du roi Henri III, par laquelle
vous êtes reconnu comme successeur et unique héritier du roi de France.

Espinosa darda son oeil de feu sur Fausta et pensa:

--Va-t-elle réellement remettre le parchemin?

--Voyons cette déclaration, dit le roi.

Fausta jeta sur lui ce rapide et sûr coup d'oeil habitué à fouiller les
masques les plus impassibles, et, ne le voyant pas au point où elle le
désirait:

--Avant de vous remettre ce document, il me paraît indispensable de vous
donner quelques explications, de me présenter à vous. Il est nécessaire
que Votre Majesté sache ce qu'est la princesse Fausta, ce qu'elle a déjà
fait et ce qu'elle peut et veut faire encore.

Le roi dit simplement:

--Je vous écoute, madame.

--Je suis celle que vingt-trois princes de l'Eglise, réunis en un
conclave secret, ont jugée digne de porter les clefs de saint Pierre.
Celle à qui ils ont reconnu la force et la volonté de réformer le culte.
Celle qui, par la persuasion ou par la violence, saura imposer la foi à
l'univers entier. Je suis la papesse!

Philippe, à son tour, la considéra une seconde.

--Vous êtes, dit-il, celle qu'un souffle du chef de la Chrétienté a
renversée avant qu'elle ne mît le pied sur les marches de ce trône
pontifical convoité. Vous êtes celle que le pape a condamnée à mort,
dit-il non sans rudesse.

--Je suis celle que la trahison a fait trébucher dans sa marche, c'est
vrai. Mais je suis aussi celle que ni la trahison ni le pape, ni la mort
même, n'ont pu abattre parce qu'elle est l'Elue de Dieu qui la conduit à
l'inéluctable triomphe pour le bien de la foi!

Ceci était dit avec un tel accent de sincérité solennelle que le roi,
croyant comme il l'était, ne pouvait pas ne pas en être impressionné et
qu'il commença de la regarder avec un respect mêlé de sourde terreur.

Fausta reprit:

--Quelle est la loi qui interdit à la femme le trône de Pierre? Des
théologiens savants ont fait des recherches minutieuses et patientes;
rien, dans les écrits saints, dans les paroles du Christ, rien
n'autorise à croire qu'elle doive être exclue. L'Eglise l'admet à
tous les échelons de la hiérarchie. Il y a des abbesses et il y a des
saintes. Pourquoi n'y aurait-il pas une papesse? D'ailleurs, il y a un
précédent. Le sexe féminin est-il un obstacle aux grandes conceptions?
Voyez la papesse Jeanne, voyez Jeanne d'Arc, voyez, dans ce pays même,
Isabelle la Catholique, regardez-moi, moi-même, croyez-vous que cette
tête fléchirait sous le poids de la triple couronne?

Elle était rayonnante d'audace et de foi ardente.

--Madame, dit gravement Philippe, j'avoue que les feux d'une couronne
royale pâliraient sous l'éclatante blancheur de ce front si pur... Mais
une tiare!.. excusez-moi, madame, il me semble que d'aussi jolies lèvres
ne peuvent être faites pour d'aussi graves propos.

Cette fois, Fausta se sentit touchée. Le coup était rude; mais elle
n'était pas femme à renoncer.

Elle reprit avec force:

--Si je suis l'Élue de Dieu pour le gouvernement des âmes, vous l'êtes,
vous, pour le gouvernement des peuples. Ce rêve de monarchie universelle
qui a hanté tant de cerveaux puissants, vous êtes désigné pour le
réaliser... avec l'aide du chef de la Chrétienté, représentant de Dieu.
Je parle d'un pape qui vous soutiendra en tout et pour tout parce qu'il
aura l'indépendance nécessaire, parce qu'il aura besoin de s'appuyer sur
vous comme vous aurez besoin de son assistance morale. Et, pour qu'il en
soit ainsi, que faut-il? Que les États de ce pape soient suffisants
pour lui permettre de tenir dignement son rang de souverain pontife.
Donnez-lui l'Italie, il vous donnera le monde chrétien. Vous pouvez être
ce maître du monde... je puis être ce pape...

Philippe avait écouté avec une attention soutenue sans rien manifester
de ses impressions.

--Mais, madame, dit-il, l'Italie ne m'appartient pas. Ce serait une
conquête à faire.

Fausta sourit.

--Je ne suis pas aussi déchue qu'on le croit, dit-elle. J'ai des
partisans nombreux et décidés, un peu partout. J'ai de l'argent. Ce
n'est pas une aide pour une conquête que je demande. Ce que je demande,
c'est votre neutralité dans ma lutte contre le pape.

Le roi paraissait réfléchir profondément, et, d'un air rêveur, il
murmura:

--Il faudrait des millions pour cette entreprise. Nos coffres sont
vides.

--Que Votre Majesté dise un mot, et, avant huit jours, j'aurai fait
entrer dans ses coffres cent millions, plus si c'est nécessaire,
dit-elle avec dédain.

Philippe la fixa une seconde, et, hochant la tête:

--Je vois ce que vous me demandez et que je ne saurais vous donner,
puisqu'il ne m'appartient pas... Je vois mal ce que vous pourriez me
donner en échange.

--J'apporte à Votre Majesté la couronne de France... Il me semble que
cela compenserait largement l'abandon du Milanais.

--Eh! madame, si je la veux, cette couronne de France, il me faudra la
conquérir. Et, si je la prends, ce seront mes canons et mes armées qui
me l'auront donnée, et non vous!

--Votre Majesté oublie la déclaration du roi Henri III? dit vivement
Fausta.

--La déclaration du roi Henri III? fit le roi en ayant l'air de
chercher. J'avoue que je ne comprends pas.

Cette déclaration est formelle. Grâce à elle, c'est la reconnaissance
assurée de Votre Majesté par les deux tiers, au moins, du royaume de
France.

--C'est tout à fait différent, en ce cas. Cette déclaration peut avoir
la valeur que vous dites... Encore faudrait-il la voir? Ne deviez-vous
pas me la remettre, madame? dit négligemment le roi en la regardant.

--Votre Majesté ne pense pas que j'aurais été assez insensée pour porter
sur moi un tel document?

--Évidemment, madame, vous n'êtes pas femme à commettre une telle
imprudence! répondit Philippe froidement.

Fausta sentit venir l'orage; mais, intrépide, comme toujours, elle ne
recula pas. Et, toujours paisible:

--Votre Majesté l'aura dès qu'elle m'aura fait connaître sa décision au
sujet des propositions que j'ai eu l'honneur de lui faire.

--Je ne pourrai rien décider, madame, tant que je n'aurai pas vu ce
parchemin.

--Sans vous engager positivement, vous pourriez me laisser entrevoir vos
intentions.

--Mon Dieu, madame, tout ce que vous m'avez dit concernant la papesse
m'a singulièrement intéressé... Tout cela serait, à la rigueur,
réalisable si vous étiez d'âge respectable. Mais vraiment, vous, madame,
jeune et adorablement belle comme vous voilà? Mais nous autres, pauvres
pécheurs, nous n'oserions jamais lever les yeux sur vous, car ce n'est
pas la vénération due au représentant de Dieu que nous éprouverions
alors, mais l'adoration ardente et jalouse due à l'incomparable beauté
de la femme. Au lieu de sauver les âmes, vous les damneriez à tout
jamais. Est-il possible? Vous rêvez de souveraineté pontificale! Mais,
par la grâce, par le charme, par la beauté, vous êtes souveraine entre
les souveraines et votre puissance est si prestigieuse que la mienne
n'hésite pas à s'incliner devant elle.

Le roi avait commencé à parler avec froideur. Peu à peu, emporté par
la violence de ses sentiments, il s'était animé, et, c'est sur un ton
ardent, plus significatif que ses paroles assurément, qu'il avait
terminé.

Fausta, sous son masque souriant, sentit gronder en elle une sourde
irritation.

Allait-elle donc maintenant, partout et toujours, se heurter à l'amour?
S'il en était ainsi, elle n'avait plus qu'à disparaître. C'était la
ruine anticipée de tous ses projets.

Ainsi donc, partout, elle se heurtait à des amoureux, et, le seul,
l'unique dont elle aurait désiré ardemment l'amour, Pardaillan, serait
le seul à la dédaigner?

Elle songeait à ces choses, et, en même temps, elle s'inclinait devant
Philippe. Et, de sa voix harmonieuse:

--J'attendrai donc qu'il plaise à Votre Majesté de se prononcer,
dit-elle simplement.

Et Philippe, d'un air détaché:

--C'est ce que je ferai dès que j'aurai vu cette déclaration.

Fausta comprit qu'elle n'en tirerait rien de plus pour l'instant, et
elle songea:

«Nous reprendrons la conversation plus tard. Et, puisqu'il plaît à ce
roi, que je croyais si fort au-dessus des faiblesses humaines, de ne
voir en moi que la femme, je descendrai, s'il le faut, jusqu'à son
niveau et j'emploierai les armes de la femme pour le dominer.»

Tandis qu'elle songeait, Espinosa était allé jusqu'à l'antichambre
transmettre un ordre sans doute. Il revenait, de son pas feutré, se
remettre discrètement à l'écart, lorsque le roi lui fit un signe, et:

--Monsieur le grand inquisiteur, avez-vous organisé quelque imposante
manifestation religieuse en vue de célébrer pieusement le jour du
Seigneur?

--Devant l'autel de la place San Francisco, autant de bûchers qu'il y a
de jours dans la semaine seront dressés, sur lesquels sept hérétiques
opiniâtres seront purifiés par le feu, dit Espinosa en se courbant.

--Bien, monsieur, dit froidement Philippe.

Et, s'adressant à Fausta, impassible:

--S'il vous est agréable d'assister à cette sainte cérémonie, je vous y
verrai avec plaisir, madame.

Puisque le roi daigne m'y convier, je ne manquerai pas un spectacle
aussi édifiant, dit Fausta.

--La corrida? demanda-t-il alors à Espinosa.

--Elle aura lieu après-demain lundi, sur la même place San Francisco.
Toutes les dispositions sont prises.

Le roi fixa Espinosa et, avec une intonation si étrange que Fausta en
fut frappée:

--El Torero?

--On lui a fait connaître la volonté du roi. El Torero participera à la
course, répondit Espinosa calmement.

Se tournant vers Fausta, avec un air de galanterie sinistre chez lui:

--Vous ne connaissez pas El Torero, madame? demanda Philippe. C'est le
premier toréador d'Espagne. C'est un innovateur, une manière d'artiste
dans son genre. Il est adoré de toute l'Andalousie. Vous ne savez pas ce
qu'est une course de taureaux? Eh bien, je vous réserve une place à mon
balcon. Venez, madame, vous verrez un spectacle intéressant... Tel que
vous n'avez jamais rien vu de semblable, insista-t-il avec la même
intonation qui avait déjà frappé Fausta.

Et ses paroles étaient accompagnées d'un geste de congé, aussi gracieux
qu'il pouvait l'être chez un tel personnage.

--J'accepte avec joie, sire, dit Fausta, se levant.

Au même instant la porte s'ouvrit et un huissier annonça:

--M. le chevalier de Pardaillan, ambassadeur de S. M. le roi Henri de
Navarre.

Et, tandis que Fausta, malgré elle, restait clouée sur place, tandis
que le roi la fixait avec cette insistance qui décontenançait les plus
intrépides et les plus grands de son royaume, le chevalier s'avançait
d'un pas assuré, la tête haute, le regard droit, avec cet air de
simplicité ingénue qui masquait ses véritables impressions, s'arrêtait à
quatre pas du roi et s'inclinait avec cette grâce altière qui lui était
particulière.

Et un fugitif sourire vint arquer ses lèvres narquoises, tandis que,
d'un coup d'oeil rapide, il dévisageait Barba Roja, immobile et rêveur
dans son encoignure, et Espinosa, plus près.

A la vue de cette physionomie calme, presque souriante, il murmura:

«Celui-là, c'est le véritable adversaire que j'aurai à combattre.
Celui-là, seul, est redoutable.»

Le résultat de ces réflexions, rapides comme un éclair, fut que
Espinosa, observateur attentif, n'aurait pu dire si la révérence de cet
extraordinaire ambassadeur s'adressait au roi, à Fausta, qui le fixait
de ses yeux ardents, ou à lui-même.

Et le grand inquisiteur, de son côté, murmura:

«Voici un homme!»

En se courbant avec cette élégance naturelle, quelque peu hautaine,
qui constituait à elle seule une flagrante infraction aux règles de la
rigide étiquette espagnole, Pardaillan songeait encore:

«Ah! tu cherches à me faire baisser les yeux!... Ah! tu t'es découvert
devant Mme Fausta et tu remets ton chapeau pour recevoir l'envoyé du roi
de France!... Ah! tu fais trancher la tête du téméraire qui ose parler
devant toi sans ta permission! Mort-diable! tant pis...»

Et, faisant deux pas rapides vers Fausta, qui se retirait lentement,
avec ce sourire de naïveté aiguë qui faisait qu'on ne savait pas s'il
plaisantait:

--Quoi! vous partez, madame?... Restez donc!... Puisque le hasard nous
met tous les trois en présence, nous pourrons ainsi régler d'un coup nos
petites affaires.

Ces paroles, dites avec une cordiale simplicité, produisirent l'effet de
la foudre.

Fausta s'arrêta net et se retourna, fixant tour à tour Pardaillan, comme
si elle ne le connaissait pas, et le roi pour deviner s'il n'allait pas
foudroyer à l'instant l'audacieux qui osait une telle inconvenance.

Le roi devint plus livide encore; son oeil gris lança un éclair. Barba
Roja, lui-même, porta la main à la garde de son épée et regarda le roi,
attendant l'ordre de frapper.

Espinosa, en réponse à l'interrogation muette du roi, eut un haussement
d'épaules et un geste qui signifiaient:

--Je vous ai averti... Laissez faire... Nous réglerons tout quand il en
sera temps.

Et le roi Philippe II, acceptant le conseil de son inquisiteur,
intéressé malgré lui peut-être par la hardiesse et la bravoure
étincelante de ce personnage qui ressemblait si peu à ses courtisans,
toujours courbés devant lui, Philippe se taisait; mais en lui-même il
murmurait:

--Voyons jusqu'où ira l'insolence de ce roturier!

Fausta, oubliant qu'elle avait congé, oubliant le roi lui-même, fixait
sur Pardaillan un regard résolu, prête à relever le défi--et cependant
d'un esprit trop supérieur pour ne pas admirer intérieurement.

Chez Espinosa, l'admiration se traduisait par cette réflexion:

«Il faut que cet homme soit à nous à tout prix!»

Seul Pardaillan souriait de son sourire naïf, ne paraissait pas
soupçonner le moins du monde la tempête déchaînée par son attitude et
qu'il jouait sa tête.

Et, avec la même simplicité, s'adressant au roi:

--Je vous demande pardon, sire, je manque peut-être à l'étiquette, mais
mon excuse est dans ce fait que notre sire, le roi de France (et il
insistait sur ces derniers mots), nous a habitués à une large tolérance
sur ces questions, quelque peu puériles.

La position risquait de devenir ridicule, c'est-à-dire terrible pour le
roi. Il fallait, de toute nécessité, réprimer ce qui lui apparaissait
comme une insolence, ou l'écraser de son dédain.

--Faites, monsieur, comme si vous étiez devant le roi de France, dit-il,
en insistant à son tour sur ces derniers mots, avec un ton qui eût fait
rentrer sous terre tout autre que Pardaillan.

Mais Pardaillan en avait vu et entendu bien d'autres. Pardaillan,
enfin, avait résolu de piquer l'orgueil de ce roi qui lui déplaisait
outrageusement.

--Je remercie Votre Majesté de la permission qu'elle daigne m'accorder
avec tant de bonne grâce, dit-il. Figurez-vous que je suis curieux de
voir de près certain parchemin que possède Mme la princesse Fausta. Mais
curieux à tel point, sire, que je n'ai pas hésité à traverser la France
et l'Espagne tout exprès pour satisfaire cette curiosité que vous
partagez, j'en jurerais, attendu que ce parchemin n'est pas dénué
d'intérêt pour vous.

Et, tout à coup, avec cette froide tranquillité qu'il prenait parfois:

--Ce parchemin, je suis certain que vous l'avez demandé à Mme Fausta,
je suis certain qu'elle vous a répondu qu'elle ne l'avait pas sur elle,
qu'il était placé en lieu sûr... Eh bien, c'est faux... Ce parchemin est
là...

Et, tendant le bras, il touchait presque le sein de la «papesse» du bout
de son index.

Et le ton était d'une assurance si irrésistible, le geste à la fois si
imprévu et si précis que, de nouveau, l'espace de quelques secondes, le
silence pesa lourdement sur les acteurs de cette scène rapide.

--Quel rude joueur! admira encore Espinosa.

Quant à Fausta, elle reçut le coup en pleine poitrine. Mais elle ne
broncha pas. Le roi, lui, commençait à s'intéresser à cet étrange
ambassadeur au point qu'il oubliait ses façons cavalières qui l'avaient
froissé.

Le chevalier continuait:

--Allons, madame, sortez de votre sein ce fameux parchemin,
montrez-le-nous un peu, que nous puissions discuter sa valeur, car, s'il
intéresse Sa Majesté le roi d'Espagne, il intéresse aussi Sa Majesté le
roi de France que j'ai l'insigne honneur de représenter ici.

En disant ceci, Pardaillan s'était redressé. Et il y avait une telle
flamme dans son regard, une telle force, une telle autorité dans son
geste que, cette fois, le roi lui-même ne put s'empêcher d'admirer cet
homme tant il apparaissait, maintenant, imposant et majestueux.

Fausta n'était pas femme à reculer devant une telle mise en demeure et
elle songeait:

«Puisque cet homme bat les diplomates les plus consommés par sa
franchise audacieuse, pourquoi n'emploierais-je pas la même franchise
comme une arme redoutable qui se tournerait contre lui?»

Et elle porta la main à son sein pour en extraire le parchemin et
l'étaler dans un geste de bravade.

Mais, sans doute, il n'entrait pas dans les vues du roi de discuter sur
ce sujet avec l'ambassadeur du roi Henri, car il l'arrêta en disant
impérieusement:

--J'ai donné congé à madame la princesse Fausta.

Fausta n'acheva pas son geste. Elle s'inclina devant le roi, regarda
Pardaillan droit dans les yeux, et:

--Nous nous retrouverons, chevalier, dit-elle d'une voix très calme.

--J'en suis certain, madame, dit gravement Pardaillan.

Fausta approuva non moins gravement d'une légère inclination de tête
et se retira majestueusement, comme elle était entrée, accompagnée par
Espinosa qui, soit pour lui faire honneur, soit pour tout autre motif,
la conduisit jusqu'à l'antichambre où il la laissa pour revenir assister
à l'entretien du roi et de Pardaillan.

Lorsque le grand inquisiteur reprit sa place:

--Monsieur l'ambassadeur, dit le roi, veuillez nous faire connaître
l'objet de votre mission.

Avec cette intuition merveilleuse qui le guidait dans les cas graves
où une décision prompte s'imposait, Pardaillan avait étudié et compris
instantanément le caractère de Philippe II. Il supportait le regard fixe
du roi sans paraître troublé et répondit, avec une tranquille aisance,
comme s'il eût traité d'égal à égal:

--Sa Majesté le roi de France désire que vous retiriez les troupes
espagnoles que vous entretenez dans Paris et dans le royaume. Le roi,
animé des meilleures intentions à l'égard de Votre Majesté, estime que
l'entretien de ces garnisons dans son royaume constitue un acte peu
amical de votre part. Le roi estime que vous n'avez rien à voir dans les
affaires de la France.

L'oeil froid de Philippe eut une lueur aussitôt éteinte:

--Est-ce tout ce que désire Sa Majesté le roi de Navarre? fit-il.

--C'est tout... pour le moment, dit froidement Pardaillan.

Le roi parut réfléchir un instant, puis il répondit:

--La demande que vous nous transmettez serait juste et légitime si S. M.
de Navarre était réellement roi de France... et qui n'est pas.

--Ceci est une question qui n'est pas à soulever ici, dit fermement
Pardaillan. Il ne s'agit pas de savoir, sire, si vous consentez à
reconnaître le roi de Navarre comme roi de France, Il s'agit d'une
question nette et précise... le retrait de vos troupes qui n'ont rien à
faire en France.

--Que pourrait le roi de Navarre contre nous, lui qui ne sait même pas
prendre d'assaut sa capitale? fit le roi avec un sourire de dédain.

--En effet, sire, dit gravement Pardaillan, c'est une extrémité à
laquelle le roi Henri ne peut se résoudre.

Et, soudain, avec son air figue et raisin:

--Que voulez-vous, sire, le roi veut que ses sujets se donnent à lui
librement. Il lui répugne de les forcer par un assaut, en somme facile.
Ce sont là scrupules exagérés qui ne sauraient être compris du vulgaire,
mais qu'un roi comme vous, sire, ne peut qu'admirer.

Le roi se mordit les lèvres. Il sentait la colère gronder en lui, mais
il se contint.

--Nous étudierons, dit-il, la demande de Sa Majesté Henri de Navarre.
Nous verrons...

Malheureusement, il avait affaire à un adversaire décidé à ne pas se
contenter de faux-fuyants.

--Faut-il conclure, sire, que vous refusez d'accéder à la demande juste,
légitime, et courtoise du roi de France? insista Pardaillan.

--Et quand cela serait, monsieur? fit le roi d'un air rogue.

--On dit, sire, que vous adorez les maximes et les sentences. Voici un
proverbe de chez nous que je vous conseille de méditer: «Charbonnier est
maître chez lui», reprit paisiblement Pardaillan.

--Ce qui veut dire? gronda le roi en se redressant.

--Ce qui veut dire, sire, que vous ne pourrez vous en prendre qu'à
vous-même si vos troupes sont châtiées comme elles le méritent et
chassées du royaume de France, dit froidement Pardaillan.

--Par la Vierge-Sainte! je crois que vous osez menacer le roi d'Espagne,
monsieur! éclata Philippe, livide de fureur.

Pardaillan répondit avec un flegme sublime.

--Je ne menace pas le roi d'Espagne... Je l'avertis.

Le roi, qui ne s'était contenu jusque-là que par un puissant effort de
volonté, donnait soudain libre cours à l'exaspération suscitée en lui
par les façons cavalières et hardies de cet étrange ambassadeur.

Il se tournait déjà vers Barba Roja pour lui faire signe de frapper,
déjà Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, se disposait à dégainer
lorsque Espinosa s'interposa et très calme, d'une voix presque douce:


--Le roi, qui exige de ses serviteurs un dévouement et un zèle absolus,
ne saurait vous reprocher de posséder à un si haut degré les qualités
d'un excellent serviteur. Il rend hommage au contraire à votre ardeur et
saura, le cas échéant, en témoigner auprès de votre maître.

--De quel maître voulez-vous parler, monsieur? fit tranquillement
Pardaillan qui, aussitôt, fit face à ce nouvel adversaire.

Si impassible que fût le grand inquisiteur, il faillit perdre contenance
devant cette question imprévue.

--Mais, balbutia-t-il, je parle du roi de Navarre.

--Vous voulez dire du roi de France, monsieur, fit Pardaillan
imperturbable.--Je suis, il est vrai, ambassadeur du roi de France. Mais
le roi n'est pas mon maître pour cela.

Sur le coup, Espinosa et Philippe se regardèrent avec un ébahissement
qu'ils ne cherchèrent pas à dissimuler. Enfin Espinosa se ressaisit et,
doucement:

--Si le roi n'est pas votre maître, qu'est-ce donc, selon vous?

Pardaillan devint glacial et, s'inclinant, il ajouta:

--C'est un ami auquel je m'intéresse.

En soi le mot était énorme, prononcé devant des personnages tels que
Philippe II et son grand inquisiteur, qui représentaient le pouvoir
dans ce qu'il y a de plus absolu. Et, ce qu'il y eut de plus prodigieux
encore, c'est que, après avoir considéré un instant cette physionomie
étincelante d'audace et d'intelligence, après avoir admiré cette
attitude de force consciente au repos, Espinosa l'accepta, ce mot, comme
une chose toute naturelle car il s'inclina à son tour et, gravement:

--Je vois à votre air, monsieur, qu'en effet vous ne devez avoir d'autre
maître que vous-même et l'amitié d'un homme tel que vous est assez
précieuse pour honorer même un roi.

--Paroles qui me touchent, car, monsieur, je vois à votre air que vous
ne devez pas prodiguer les marques de votre estime, répondit Pardaillan.

Espinosa le regarda un instant et approuva doucement de la tête.

--Pour en revenir à l'objet de votre mission. Sa Majesté ne refuse pas
d'accéder à la demande que vous lui avez transmise. Mais vous devez
comprendre qu'une question aussi importante ne se peut résoudre sans
qu'on y ait mûrement réfléchi. Vous le comprenez?

Ayant écarté l'orage momentanément, Espinosa s'effaça de nouveau,
laissant au roi le soin de continuer la conversation dans le sens où il
l'avait aiguillée. Et Philippe, comprenant que l'inquisiteur ne jugeait
pas le moment venu de briser les pourparlers, ajoutait:

--Nous avons nos vues.

--Précisément, dit Pardaillan, ce sont ces vues qu'il serait intéressant
de discuter. Vous rêvez d'occuper le trône de France et vous faites
valoir votre mariage avec Elisabeth de France. C'est un droit nouveau
en France et vous oubliez, sire, que, pour consacrer ce droit, il vous
faudrait une loi en bonne et due forme. Or, jamais le parlement ne
promulguera une pareille loi.

--Qu'en savez-vous, monsieur?

--Eh! sire, voici des années que vos agents sèment l'or à pleines mains
pour arriver à ce but. Avez-vous réussi?... Toujours vous vous êtes
heurté à la résistance du parlement... Cette résistance, vous ne la
briserez jamais, ajouta Pardaillan haussant les épaules.

--Et qui vous dit que nous n'avons pas d'autres droits?

--Le parchemin de Mme Fausta?... Eh bien, parlons-en de ce parchemin!
Si vous mettez la main dessus, sire, publiez-le et je vous réponds
qu'aussitôt Paris et la France reconnaissent Henri de Navarre.

--Comment cela? fit le roi avec étonnement.

--Sire, dit froidement Pardaillan, je vois que vos agents vous
renseignent bien mal sur l'état des esprits en France. La France
n'aspire qu'au repos, à la paix, enfin. Pour l'avoir, cette paix, elle
est prête à accepter Henri de Navarre, même s'il reste hérétique...
à plus forte raison l'acceptera-t-elle s'il embrasse la religion
catholique. Le roi, lui, hésite encore. Publiez ce fameux parchemin et
ses hésitations disparaissent, pour en finir il se décide à aller à la
messe et, alors, c'est Paris qui lui ouvre ses portes, c'est la France
qui l'acclame.

--En sorte que, selon vous, nous n'avons aucune chance de réussite dans
nos projets?

--Je crois, dit paisiblement Pardaillan, qu'en effet vous ne serez
jamais roi de France, car: la France, sire, est un pays de lumière et de
gaieté. La franchise, la loyauté, la bravoure, la générosité, tous les
sentiments chevaleresques y sont aussi nécessaires à la vie que l'air
qu'on respire. C'est un pays vivant et vibrant, ouvert à tout ce qui est
noble et beau, qui n'aspire qu'à l'amour, la liberté. Pour régner sur ce
pays, il faut nécessairement un roi qui synthétise toutes ces qualités,
un roi qui soit beau, aimable, brave et généreux entre tous.

--Vous avez la franchise brutale, monsieur, grinça Philippe.

Pardaillan eut cet air d'étonnement ingénu qu'il prenait lorsqu'il se
disposait à dire quelque énormité.

--Pourquoi? J'ai parlé au roi de France avec la même franchise que
vous qualifiez de brutale, et il ne s'en est point offusqué... bien au
contraire... De vrai nous ne saurions nous comprendre parce que nous ne
parlons pas la même langue. En France, il en serait toujours ainsi, vous
ne comprendriez pas vos sujets qui ne vous comprendraient pas davantage.
Le mieux est donc de rester ce que vous êtes.

--Je méditerai vos paroles, croyez-le bien, dit Philippe, livide. En
attendant, je veux vous traiter avec les égards dus à un homme de votre
mérite. Vous plairait-il d'assister à l'autodafé dominical de demain?

--Mille grâces, sire, mais ces sortes de spectacles répugnent à ma
sensibilité un peu nerveuse.

--Je le regrette, monsieur, dit Philippe avec une amabilité sinistre.
Mais, enfin, je veux vous distraire et non vous imposer des spectacles
qui, s'ils nous conviennent à nous, sauvages d'Espagne, peuvent en
effet choquer votre nature raffinée de Français. Éprouvez-vous la même
répugnance pour la corrida?

--Ah! pour cela, non! fit Pardaillan sans sourciller. J'avoue même que
je ne serais pas fâché de voir une de ces fameuses courses. On m'a parlé
d'un toréador fameux en Andalousie, ajouta-t-il en fixant le roi.

--El Torero? fit le roi paisiblement. Vous le verrez... Vous êtes
invité à la corrida d'après-demain lundi. Vous verrez là un spectacle
extraordinaire, qui vous étonnera, j'en suis sûr, reprit Philippe avec
cette intonation étrange qui fit dresser l'oreille à Pardaillan, comme
elle avait frappé Fausta l'instant d'avant.

--Je remercie Votre Majesté de l'honneur qu'elle veut bien me faire, et
je ne manquerai pas d'assister à un aussi curieux spectacle.

--Allez, monsieur l'ambassadeur, je vous ferai connaître ma réponse à la
demande de S. M. Henri de Navarre... Et n'oubliez pas la corrida, lundi.

--Ouais! songeait Pardaillan en s'inclinant, serait-ce quelque
traquenard à mon intention?... Mortdiable! il ne sera pas dit que ce
sinistre despote m'aura fait reculer! Je n'aurai garde-d'oublier, sire!
dit-il, se redressant. Et en lui-même: Pas plus que tu n'oublieras les
quelques vérités dont je t'ai gratifié.

Et, d'un pas ferme, il se dirigea vers l'antichambre.

Derrière lui, sur un signe impérieux de Philippe II, Barba Roja se mit
en marche. En passant près de son maître, il s'arrêta une seconde:

--Corrige-le, ridiculise-le devant tout le monde... mais ne le tue pas,
murmura le roi.

Et le molosse sortit derrière Pardaillan en marmonnant:

«Diantre soit de la fantaisie du roi! C'était si facile de le prendre
par le cou et de l'étrangler comme un poulet... ou bien encore quelque
bon coup de dague ou d'épée et la besogne se trouvait proprement
expédiée...»

Barba Roja sorti, le roi se leva, vint se placer derrière une lourde
portière de brocart, poussa légèrement la porte et, de là, se mit à
surveiller attentivement ce qui allait se passer.

Pardaillan ne paraissait pas se douter qu'une ombre le suivait pas à
pas. L'antichambre, dans laquelle il venait de pénétrer, était une vaste
salle nue, garnie simplement d'immenses banquettes courant le long des
murs. Elle était encombrée de courtisans, gentilshommes de service,
officiers de garde, laquais chamarrés, affairés et pressés, huissiers
immobiles, la baguette d'ébène à la main. Parmi les courtisans, les uns
étaient assis sur les banquettes, d'autres se promenaient à petits pas,
d'autres encore, groupés dans les embrasures des fenêtres, causaient
entre eux. Devant certaines portes, un officier de garde, l'épée au
poing, devant d'autres, un huissier.

Dans une embrasure, Pardaillan reconnut des visages de connaissance. Il
murmura:

«Tiens! les trois anciens ordinaires de Valois! Ils attendent sans doute
leur maîtresse, la digne Fausta. Mais je ne vois pas ce brave Bussi, ni
cet excellent neveu de M. Peretti.»

Dans cette antichambre, où s'entassait une foule, on n'entendait que de
vagues chuchotements. On se fût cru dans une église. Nul, ici, n'eût été
assez téméraire pour élever la voix.

Curieux comme il l'était, sous ses airs de ne pas l'être. Pardaillan
fit plusieurs fois le tour de la salle. Tout à coup, il s'aperçut qu'un
silence de mort planait maintenant sur cette foule tout à l'heure
discrètement bruissante. Et, chose plus étrange encore, tout mouvement
avait cessé. On eût dit que tous les assistants avaient été soudain
pétrifiés. L'explication de cet apparent phénomène est très simple.

Barba Roja cherchait ce qu'il pourrait bien faire pour ridiculiser
Pardaillan devant tous les assistants. Et, comme il ne trouvait rien,
il se contentait d'emboîter les pas du chevalier. Seulement son manège
avait été vite remarqué. Alors, un murmure se répandit de proche en
proche, il allait se passer quelque chose, quoi, on n'en savait rien.
Mais chacun voulut voir et entendre.

Et, au milieu du silence et de l'immobilité générale, Pardaillan devint
le point de mire de tous les regards.

Il n'en parut nullement gêné d'ailleurs et, d'un pas très posé, il
s'achemina vers la sortie. Devant la porte, un officier se tenait
raide comme à la parade. Derrière Pardaillan, Barba Roja fit un signe
impérieux. L'officier, au lieu de s'effacer, tendit son épée en travers
de la porte et, très poliment d'ailleurs, dit:

--On ne passe pas ici, seigneur!

--Ah! fit simplement Pardaillan. En ce cas, veuillez me dire par où je
pourrai sortir.

L'officier eut un geste vague qui embrassait toutes les issues sans en
désigner aucune plus spécialement.

Pardaillan parut s'en contenter et ne dit rien. Résolument, au milieu
de l'attention générale, il se dirigea vers une autre porte. Là, il
se heurta à un huissier qui, comme l'officier, lui barra le chemin en
étendant sa baguette et, très poliment, en saluant très bas, lui dit
qu'on ne passait pas par là.

Pardaillan fronça légèrement le sourcil et eut pardessus son épaule un
coup d'oeil qui eût donné fort à réfléchir à Barba Roja s'il avait pu le
saisir au passage.

Mais Barba Roja ne vit rien. Il cherchait toujours comment s'y prendre
pour ridiculiser le chevalier...

Pardaillan eut un regard circulaire, et, en lui-même:

«Par Pilate, je crois que ces laquais titrés se moquent de moi! Souriez,
nobles cuistres, souriez... Tout à l'heure vos sourires se changeront en
grimaces, et c'est moi qui rirai,» pensa-t-il ironiquement.

Et, toujours imperturbable, il reprit sa promenade qui, soit hasard,
soit intention, l'amena près des trois ordinaires de Fausta. Alors
Montsery, Chalabre, Sainte-Maline s'avancèrent, saluèrent fort galamment
le chevalier qui rendit le salut de son air le plus gracieux et, avec
des sourires aimables, mais à voix basse, ils échangèrent rapidement ces
quelques phrases:

--Monsieur de Pardaillan, dit Sainte-Maline, vous savez sans doute que
nous avons mission de vous occire, ce que nous ferons, dès que nous le
pourrons.

--Avec bien du regret cependant, dit Montsery avec sincérité.

--Car nous vous tenons en singulière estime, ajouta Chalabre, avec une
révérence impeccable.

Pardaillan se contenta de saluer de nouveau en souriant:

--Mais, reprit Sainte-Maline, il nous paraît qu'on cherche à vous faire
jouer ici un rôle... ridicule.

--Dites toujours votre pensée, messieurs, dit poliment Pardaillan.

--Eh bien, monsieur, dit Montsery, qui était toujours le plus fougueux
des trois, la pensée de laisser berner un compatriote devant nous, sans
protester, nous est insupportable.

--Surtout lorsque ce compatriote est un galant homme comme vous,
monsieur, ajouta Sainte-Maline.

--Alors? Qu'avez-vous résolu, messieurs? dit Pardaillan qui se raidit
comme il faisait toujours dans ses moments d'émotion.

--Vivedieu! monsieur, dit Chalabre, nous avons résolu d'infliger à ces
mangeurs d'oignons crus la leçon que mérite leur outrecuidance.

--Nous serons fort honorés, monsieur, de tirer l'épée à vos côtés, dit
Sainte-Maline, en saluant galamment.

--Tout l'honneur serait pour moi, messieurs, fit Pardaillan, en rendant
le salut.

--Quitte à reprendre notre liberté d'action après, et à vous charger
quand l'occasion se présentera, ajouta Montsery.

Pardaillan approuva gravement de la tête et les contempla un instant
avec une expression d'indicible mélancolie. Enfin, très gravement:

--Messieurs, dit-il, vous êtes de braves gentilshommes. Ce que vous
faites, et dont je vous exprime ma gratitude émue, vous sera compté.
Pour ma part, quoiqu'il advienne, je ne l'oublierai jamais. Mais--ici
il reprit sa physionomie narquoise et son sourire d'ironie aiguë--mais
quittez tout souci en ce qui me concerne. Vous pouvez rester ici sans
crainte de voir ridiculiser un compatriote. On rira peut-être tout à
l'heure, je vous jure qu'on ne rira pas de votre serviteur.

Il y eut un échange de révérences courtoises, et Pardaillan se remit à
déambuler.

Tout à coup, il sentit qu'on lui avait marché sur le talon. Il y eut une
explosion de rires étouffés chez les courtisans. Pardaillan se retourna
vivement et aperçut Barba Roja qui roulait des yeux effarés. C'était
sans le faire exprès que le colosse avait marché sur le talon du
chevalier. Mais ce banal incident fut un trait de lumière pour lui, car
il se frappa le front. Il avait trouvé.

Pardaillan le contempla un instant en souriant, de son sourire froid et
railleur.

--Excusez-moi, monsieur, fit-il très doucement, j'espère que je ne vous
ai pas fait mal.

Et il reprit paisiblement sa promenade au milieu de l'hilarité générale.
A ce moment, il passait près de la porte du cabinet du roi. Il eut dans
l'oeil une lueur aussitôt éteinte.

Au même instant, et, coup sur coup. Barba Roja lui marcha sur les
talons, Pardaillan se retourna encore et avec son immuable sourire:

--Décidément, monsieur, vous allez me trouver d'une maladresse insigne.

Et il voulut reprendre sa promenade. Mais Barba Roja lui mit la main
sur l'épaule. Sous la puissante pesée du colosse, Pardaillan fléchit
subitement.

Si Barba Roja eût connu Pardaillan, peut-être eût-il été étonné de
rencontrer si peu de résistance. Malheureusement pour lui Barba Roja
ne connaissait pas Pardaillan. Dédaigneux, il redressa cet adversaire
indigne de lui et, magnanime, le relâcha brusquement, ce qui le
fit trébucher. Un éclat de rire général, accompagné d'exclamations
admiratives, vint chatouiller agréablement la vanité du dogue de
Philippe II et l'encourager en même temps à persévérer dans son rôle.
Les courtisans savaient que Barba Roja n'agissait jamais que sur l'ordre
du roi. L'applaudir bruyamment était donc une manière comme une autre de
faire leur cour.

Pardaillan frotta doucement son épaule, sans doute endolorie et, d'un
air à la fois piteux et béat d'admiration, qui fit redoubler les rires:

--Mon compliment, monsieur, vous avez une poigne solide!

Barba Roja, d'un geste, appela un huissier. Il lui prit sa baguette
d'ébène, la plaça posément dans la position horizontale, à un pied
environ du sol, et ordonna:

--Maintenez ainsi cette baguette.

Et, tandis que l'huissier s'accroupissait pour exécuter l'ordre, se
tournant vers Pardaillan qui, comme tout le monde, suivait attentivement
ces préparatifs:

--Monsieur, dit Barba Roja, d'un air rogue, j'ai parié que vous
sauteriez par-dessus cette canne.

--Par-dessus cette canne? Diable! fit Pardaillan en tortillant sa
moustache d'un air embarrassé.

--J'espère que vous ne voudrez pas me faire perdre mon pari pour si peu
de chose.

Barba Roja fit un pas vers Pardaillan, et, désignant la canne que
l'huissier maintenait avec un sourire de jubilation féroce:

--Sautez, monsieur, fit-il sur un ton menaçant.

Alors, devant l'air piteux du chevalier, les exclamations fusèrent de
tous les côtés:

--Il sautera! dit un seigneur.

--Il ne sautera pas!

--Cent doubles ducats contre un maravédis, qu'il saute!

--Tenu!...

--Sautez, monsieur, répéta Barba Roja.

--Et si je refuse? demanda Pardaillan presque timide.

--Alors je vais vous pousser avec ceci, dit froidement Barba Roja qui
mit l'épée à la main.

--Enfin! songea Pardaillan avec un sourire de joie puissante. Et, au
même instant, il dégaina.

Un duel dans l'antichambre royale... C'était un fait inouï, sans
précédent, et Barba Roja était le seul homme qui pût se permettre un
geste pareil.

Le colosse, en dehors de sa force extraordinaire, passait pour une
des premières lames d'Espagne, et, pour peu que l'étranger sût manier
proprement son épée, le spectacle allait être passionnant au plus haut
point. Aussi le silence s'établit subitement. On se rangea en un vaste
demi-cercle, laissant le plus de place possible aux deux combattants qui
se trouvaient non loin de la porte par l'entrebâillement de laquelle
Philippe II, invisible, assistait à toute la scène, l'oeil étincelant
d'une joie sauvage. Pardaillan avait admirablement joué son rôle
poltron, et, pour le roi comme pour tous les assistants, le doute
n'était pas possible: le dogue du roi allait rudement châtier l'insolent
Français.

L'huissier avait voulu se mettre à l'écart, mais Barba Roja était si sûr
de lui qu'il commanda:

--Ne bougez pas. Monsieur sautera, tout à l'heure.

Les deux adversaires tombèrent en garde au milieu du cercle attentif.

Ce fut bref, foudroyant, étincelant. A peine quelques froissements de
fer, quelques éclairs, et l'épée de Barba Roja, arrachée par une force
irrésistible, s'en alla rouler au milieu du cercle muet d'effarement.

--Ramassez, monsieur, dit froidement Pardaillan.

Le colosse s'était déjà précipité sur son épée. De nouveau il fonça sur
Pardaillan, convaincu que ce qui venait de lui arriver était le fait
d'une surprise, d'une faiblesse passagère, qui ne se renouvellerait pas.

Et, une deuxième fois, l'épée, violemment arrachée, alla rouler sur les
dalles, où, cette fois, elle se cassa net.

--Demonio! hurla Barba Roja, qui se rua, la dague levée.

D'un geste prompt comme la foudre, Pardaillan passa son épée dans sa
main gauche, saisit au vol le poignet du colosse, et, d'une étreinte
formidable, le maintint levé, le pétrit, le broya, sans effort apparent,
avec aux lèvres un sourire terrible. Barba Roja se raidit dans un effort
de tous ses muscles. Il ne réussit pas à se soustraire à la prodigieuse
étreinte, et, au milieu du silence de mort qui planait sur l'assistance,
on entendit un râle étouffé. Une expression de douleur atroce se
répandit sur les traits du colosse: ses doigts engourdis s'ouvrirent
malgré lui; le poignard lui échappa et, tombant sur la pointe, se brisa
avec un bruit sec.

Alors, d'un geste brusque, Pardaillan ramena le poignet en arrière et le
maintint sur le dos, tandis que, de la main gauche, il rengainait son
épée inutile. Et Barba Roja qui sentait ses os craquer sous la pression
de fer. Barba Roja fut contraint de se courber.

Alors, ainsi courbé, Pardaillan le poussa vers l'huissier qui maintenait
toujours sa baguette à deux mains d'un geste purement machinal.

--Saute! commanda impérieusement Pardaillan en montrant la baguette de
son doigt tendu.

Barba Roja essaya une suprême résistance...

--Saute! répéta Pardaillan, ou je te brise les os!

Et un craquement sinistre, suivi d'un gémissement plaintif, vint prouver
aux courtisans pétrifiés que la menace n'était pas vaine.

Et, soulevé par les tenailles d'acier, sentant son bras se désarticuler
sous la puissante pesée, les traits contractés, livide de honte, écumant
de fureur et de douleur, Barba Roja sauta. Impitoyable, Pardaillan
l'obligea à se retourner et à sauter dans le sens contraire.

Ils se trouvaient alors placés face au cabinet du roi.

Haletant, râlant, le visage inondé de sueur, les yeux exorbités. Barba
Roja paraissait sur le point de s'évanouir. Alors, Pardaillan le lâcha.

Mais, de la main gauche, saisissant à pleine main l'opulente barbe du
colosse, sans un mot, sans regarder derrière, comme une bête qu'on
traîne à l'abattoir, il le traîna à peu près inerte, vers le cabinet du
roi.

Et Philippe II, qui le vit venir, n'eut que le temps de se reculer
précipitamment, sans quoi il eût reçu en plein visage le battant de la
porte, que Pardaillan repoussa d'un violent coup de pied.

Alors, laissant la porte grande ouverte derrière lui, d'une dernière
poussée envoyant Barba Roja rouler évanoui aux pieds du roi:

--Sire, dit Pardaillan d'une voix claironnante, je vous ramène ce
mauvais drôle... Une autre fois, ne le laissez pas aller sans sa
gouvernante, car, s'il s'avise encore de me vouloir jouer ses farces
incongrues, je serai forcé de lui arracher un à un les poils de sa
barbe...

Et, dans la stupeur et l'effarement, il sortit sans se presser, en
jetant autour de lui des regards étincelants.

Lorsque gentilshommes et officiers, revenus de leur stupeur, se
décidèrent à courir sus à l'insolent, il était trop tard. Pardaillan
avait disparu.



XIII

LE DOCUMENT

En reconduisant Fausta, Espinosa lui avait dit:

Madame, vous plairait-il de m'attendre un instant dans mon cabinet? Je
reprendrais avec vous la conversation au point où elle est restée avec
le roi, peut-être arriverons-nous à nous entendre.

--Me sera-t-il permis de me faire accompagner? demanda Fausta en le
regardant fixement.

Espinosa fit signe à un dominicain qui se trouvait là, et dit:

--La présence de M. le cardinal Montalte, que je vois ici, suffira, je
pense, à vous rassurer. Tour les braves qui vous escortent, nous ne
saurions vraiment les faire assister à un entretien aussi important.

Montalte s'était avancé vivement. Les trois ordinaires en avaient fait
autant et se disposaient à l'escorter.

--Si l'illustre princesse et Son Éminence veulent bien me suivre,
j'aurai l'honneur de les conduire jusqu'au cabinet de monseigneur, dit,
en s'inclinant profondément, le dominicain.

--Messieurs, dit Fausta à ses ordinaires, veuillez m'attendre un
instant. Cardinal, vous venez avec moi.

Suivi de Fausta et Montalte, le dominicain se fraya un passage dans la
foule, qui d'ailleurs s'ouvrait respectueusement devant lui. Au bout
de la salle, le religieux ouvrit une porte qui donnait sur un large
couloir, et s'effaça pour laisser passer Fausta.

Au moment où Montalte se disposait à la suivre, une main s'abattit
rudement sur son épaule. Il se retourna vivement et s'exclama
sourdement:

--Hercule Sfondrato!

--Moi-même, Montalte. Ne m'attendais-tu pas?

Le dominicain les considéra une seconde d'un air étrange et, sans fermer
la porte, il s'éloigna discrètement et rattrapa Fausta.

--Que veux-tu? gronda Montalte en tourmentant le manche de sa dague...

--Te parler... il me semble que nous avons des choses intéressantes à
nous dire. N'est-ce pas ton avis aussi?

--Oui, dit Montalte, avec un regard sanglant, mais... plus tard... J'ai
autre chose à faire pour le moment.

Et il voulut passer, courir après Fausta qu'une secrète intuition lui
disait être en danger.

Pour la deuxième fois, la main de Ponte-Maggiore s'abattit sur son
épaule, et, d'une voix blanche de fureur, en plein visage:

--Tu vas me suivre à l'instant, Montalte, menaça-t-il, ou je te
soufflette devant toute la cour!

--C'est bien, fit Montalte, livide, je te suis... Mais malheur à toi!...

Et, s'arrachant à l'étreinte, il suivit Ponte-Maggiore en grondant de
sourdes menaces, abandonnant Fausta au moment où, peut-être, elle avait
besoin de son bras.

Fausta avait continué son chemin sans rien remarquer, et, au bout d'une
cinquantaine de pas, le dominicain ouvrit une deuxième porte et s'effaça
comme il avait déjà fait. Elle pénétra dans la pièce, et alors seulement
s'aperçut que Montalte ne l'accompagnait plus.

--Où est le cardinal Montalte? fit-elle sans trouble comme sans
surprise.

--Au moment de pénétrer dans le couloir Son Éminence a été arrêtée par
un seigneur qui avait sans doute une communication urgente à lui faire,
répondit le dominicain avec un calme parfait.

--Ah! fit simplement Fausta.

Et son oeil profond scruta avec une attention soutenue le visage
impassible du religieux et fit le tour de la pièce qu'il étudia
rapidement. C'tait un cabinet de dimensions moyennes, meublé de quelques
sièges et d'une table de travail placée devant l'unique fenêtre qui
l'éclairait. Tout un côté de la pièce était occupé par une vaste
bibliothèque sur les rayons de laquelle de gros volumes et des
manuscrits étaient rangés dans un ordre parfait. L'autre côté était orné
d'une grande composition enchâssée dans un cadre d'ébène massif, et
représentait une descente de croix signée Coello.

Presque en face la porte d'entrée, il y avait une autre petite porte.
Fausta, sans hâte, alla l'ouvrir et vit une sorte d'oratoire exigu, sans
issue apparente, éclairé par une fenêtre aux vitraux multicolores.

Elle donnait sur une petite cour intérieure.

Le dominicain, qui avait assisté impassible à cette inspection
minutieuse, quoique rapide, dit alors:

--Si l'illustre princesse le désire, je puis aller à la recherche de S.
Em. le cardinal Montalte et le ramener.

--Je vous en prie, mon révérend, dit Fausta, qui remercia d'un sourire.

Le dominicain sortit aussitôt et, pour la rassurer, laissa la porte
grande ouverte. Fausta vint se placer dans l'encadrement et constata
que le dominicain reprenait paisiblement le chemin par où ils étaient
venus... Elle fit un pas dans le couloir et vit que la porte par où ils
étaient entrés était encore ouverte. Des ombres passaient et repassaient
devant l'ouverture.

Rassurée sans doute, elle rentra dans le cabinet, s'assit dans un
fauteuil et attendit, très calme en apparence, mais l'oeil aux aguets,
prête à tout.


Au bout de quelques minutes, le dominicain reparut. Il poussa la porte
derrière lui, d'un geste très naturel, et, sans faire un pas de plus,
très respectueux:

--Madame, dit-il, il m'a été impossible de rejoindre Son Éminence.
Le cardinal Montalte a, paraît-il, quitté le palais en compagnie du
seigneur qui l'avait abordé.

--S'il en est ainsi, dit Fausta en se levant, je me retire.

--Que dirai-je à monseigneur le grand inquisiteur?

--Vous lui direz que, seule ici, je ne me suis pas sentie en sûreté et
que j'ai préféré renvoyer à plus tard l'entretien que je devais avoir
avec lui, dit froidement Fausta.

--Reconduisez-moi, mon révérend, ajouta-t-elle vivement.

Le dominicain ne bougea pas de devant la porte.

--Oserai-je, madame, solliciter une faveur de votre bienveillance?
fit-il.

--Vous? dit Fausta étonnée. Qu'avez-vous à me demander?

--Peu de chose, madame... Jeter un coup d'oeil sur certain parchemin que
vous cachez dans votre sein, dit le dominicain en se redressant.

--Je suis prise! pensa Fausta, et c'est à Pardaillan que je dois ce
nouveau coup, puisque c'est lui qui leur a révélé que j'avais le
parchemin sur moi.

Et, tout haut, avec un calme dédaigneux:

--Et, si je refuse, que ferez-vous?

--En ce cas, dit paisiblement le dominicain, je me verrai contraint de
porter la main sur vous, madame.

--Eh bien, venez le chercher, dit Fausta en mettant la main dans son
sein.

Toujours impassible, le religieux s'inclina, comme s'il prenait acte de
l'autorisation et fit deux pas en avant.

Fausta leva le bras droit, soudain armé d'un petit poignard et d'une
voix calme:

--Un pas de plus et je frappe, dit-elle. Je vous avertis, mon révérend,
que la lame de ce poignard est empoisonnée et que la moindre piqûre
suffit pour amener une mort effroyable. Le dominicain s'arrêta net, et
un sourire énigmatique passa sur ses lèvres.

Fausta devina plutôt qu'elle ne vit ce sourire. Elle eut un rapide
regard circulaire et se vit seule avec le religieux.

Elle fit un pas en avant, le bras levé, et:

--Place! dit-elle impérieusement, ou tu es mort!

--Vierge sainte! clama le dominicain, oseriez-vous frapper un inoffensif
serviteur de Dieu?

--Ouvre la porte alors, dit froidement Fausta.

--J'obéis, madame, j'obéis, fit le religieux d'une voix tremblante,
tandis qu'avec une maladresse visible il s'efforçait vainement d'ouvrir
la porte.

--Traître! gronda Fausta, qu'espères-tu donc?

Et elle leva le bras d'un geste foudroyant.

Au même instant, par-derrière, deux poignes vigoureuses saisirent le
poing levé, tandis que deux autres tenailles vivantes paralysaient son
bras gauche.

Sans opposer une résistance qu'elle comprenait inutile, elle tourna la
tête et se vit aux mains de deux moines taillés en athlètes. Ses yeux
firent le tour du cabinet. Rien ne paraissait dérangé. La petite porte
était toujours fermée. Par où étaient-ils entrés? Évidemment le cabinet
possédait une, peut-être plusieurs issues secrètes.

Spontanément, elle laissa tomber le poignard, inutile maintenant. L'arme
disparut, subtilisée, escamotée avec une promptitude et une adresse
rares, et, dès qu'elle fut désarmée, les deux moines, avec un ensemble
d'automates, la lâchèrent, reculèrent de deux pas, passèrent leurs
mains noueuses dans leurs manches et s'immobilisèrent dans une attitude
méditative.

Le dominicain se courba devant elle avec un respect où elle crut démêler
elle ne savait quoi d'ironique et de menaçant, et de sa voix calme et
paisible:

--L'illustre princesse voudra bien excuser la violence que j'ai été
contraint de lui faire, dit-il. Sa haute intelligence comprendra, je
l'espère, que je n'y suis pour rien...

Sans manifester ni colère ni dépit, avec un dédain qu'elle ne chercha
pas à cacher, Fausta approuva.

Et, s'adressant au dominicain, très calme:

--Que voulez-vous de moi?

--J'ai eu l'honneur de vous le dire, madame: le parchemin que vous avez
là...

Et, du doigt, le dominicain montrait le sein de Fausta.

--Vous avez ordre de le prendre de force, n'est-ce pas?

--J'espère que l'illustre princesse m'épargnera cette dure nécessité,
fit le religieux en s'inclinant.

Fausta sortit de son sein le fameux parchemin, et sans le donner:

--Avant de céder, répondez à cette question: que fera-t-on de moi après?

--Vous serez libre, madame, entièrement libre!

--Le jureriez-vous sur ce christ?

--Il est inutile de jurer, dit derrière elle une voix: Ma parole doit
vous suffire, et vous l'avez, madame.

Fausta se retourna vivement et se trouva en face de Espinosa, entré sans
bruit par quelque porte secrète.

D'une voix cinglante, en le dominant du regard:

--Quelle foi puis-je avoir en votre parole, cardinal, alors que vous
agissez comme un laquais?

--De quoi vous plaignez-vous, madame? fit Espinosa avec un calme
terrible. Je ne fais que vous retourner les procédés que vous avez
employés envers nous. Ce document, Montalte, avec mon autorisation,
l'avait confié à votre loyauté et vous deviez nous le restituer. Vous,
cependant, abusant de notre confiance, vous avez essayé de nous vendre
ce qui nous appartient et, ayant échoué dans cette tentative, vous avez
résolu de le garder, dans l'espoir, sans doute, de le vendre à d'autres.
Comment qualifiez-vous votre procédé, madame?

--Je le disais bien: vous avez l'âme d'un laquais, dit Fausta avec un
mépris écrasant. Après l'avoir violentée, vous insultez une femme.

--Malheur à celui qui cherche à contrecarrer les entreprises de
la sainte Inquisition! reprit Espinosa. Celui-là sera brisé
impitoyablement. Allons, madame, donnez-moi ce document qui nous
appartient!

--Je cède, dit Fausta, mais vous paierez cher et vos insultes et la
violence que vous me faites.

--Menaces vaines, madame, fit Espinosa en s'emparant du parchemin.
J'agis pour le bien de l'État, le roi ne pourra que m'approuver. Et,
quant à ce document, je dois des remerciements à M. de Pardaillan, qui
nous le livre.

--Remerciez-le donc tout de suite, en ce cas, fît une voix railleuse.

D'un même mouvement, Fausta et Espinosa se retournèrent et virent
Pardaillan qui, le dos appuyé à la porte, les contemplait avec son
sourire narquois.

Ni Fausta ni Espinosa ne laissèrent paraître aucune marque de surprise.
Le dominicain et les deux moines échangèrent un furtif coup d'oeil;
mais, dressés à n'avoir d'autre volonté, d'autre intelligence que celles
de leur supérieur, ils restèrent immobiles.

--Enfin Espinosa, d'un air très naturel:

--Monsieur de Pardaillan... Comment êtes-vous parvenu jusqu'ici?

--Par la porte, cher monsieur, fit Pardaillan avec son sourire le plus
ingénu. Vous aviez oublié de la fermer à clef... cela m'a évité la peine
de l'enfoncer.

--Enfoncer la porte, mon Dieu! et pourquoi?

--Je vais vous le dire, et, en même temps, je vous expliquerai par quel
hasard j'ai été amené à m'immiscer dans votre entretien avec madame.

--Je vous écouterai avec intérêt, monsieur, fit Espinosa.

Et, comme les deux moines, soit par lassitude réelle soit sur un signe
du grand inquisiteur, esquissaient un mouvement:

--Monsieur, dit paisiblement Pardaillan à Espinosa, ordonnez à ces
dignes moines de se tenir tranquilles... J'ai horreur du mouvement
autour de moi.

Espinosa fit un geste impérieux. Les religieux s'immobilisèrent.

--C'est parfait, dit Pardaillan. Ne bougez plus maintenant, sans quoi je
serais forcé de me remuer aussi...

Et, se tournant vers Fausta et Espinosa, qui, debout devant lui,
attendaient:

--Ce qui m'arrive, monsieur, est très simple: lorsque j'eus ramené près
du roi ce géant à barbe rousse de qui la cour avait voulu se gausser, et
que j'ai dû protéger, je sortis, ainsi que vous l'avez pu voir. Mais vos
diablesses de portes sont si pareilles que je me trompai. Je m'aperçus
bientôt que j'étais perdu dans un interminable couloir: pestant fort
contre ma maladresse, j'errais de couloir en couloir, lorsque, passant
devant une porte, je reconnus la voix de madame... J'ai le défaut d'être
curieux. Je m'arrêtai donc et j'entendis la fin de votre intéressante
conversation.

Et, s'inclinant avec grâce devant Fausta:

--Madame, fit-il gravement, si j'avais pu penser qu'on se servirait
de mes paroles pour vous tendre un traquenard et vous extorquer ce
parchemin auquel vous tenez, je me fusse coupé la langue plutôt que de
parler. Je me devais à moi-même de réparer le mal que j'ai fait sans le
vouloir, et c'est pourquoi je suis intervenu...

Tandis que Pardaillan, dans une attitude un peu théâtrale qui lui seyait
à merveille, l'oeil doux, la figure rayonnante de générosité, parlait
avec sa mâle franchise, Espinosa songeait:

«Cet homme est une force de la nature. Nous serons invincibles s'il
consent à être à nous. Pour se l'attacher, il faut se montrer plus
chevaleresque que lui. Si ce moyen ne réussit pas, il n'y aura qu'à
renoncer... et se débarrasser de lui au plus tôt.»

Fausta avait accueilli les paroles de Pardaillan avec cette sérénité
majestueuse qui lui était personnelle, et, de sa voix harmonieuse, avec
un regard d'une douceur inexprimable:

--Ce que vous dites et ce que vous faites me paraît très naturel, venant
de vous, chevalier.

--Ce sont là, dit Espinosa, des scrupules qui honorent grandement celui
qui a le coeur assez haut placé pour les éprouver.

--Ah! monsieur, fit le chevalier, vous ne sauriez croire combien
votre approbation me remplit d'aise. Elle me fait prévoir que vous
accueillerez favorablement les deux grâces que je sollicite de votre
générosité.

--Parlez, monsieur de Pardaillan, et, si ce que vous voulez demander
n'est pas absolument irréalisable, tenez-le pour accordé d'avance.

--Mille grâces, monsieur, fit Pardaillan en s'inclinant. Voici donc: je
désire que vous rendiez à Mme Fausta le document que vous lui avez pris.

Fausta eut un imperceptible sourire. Pour elle, il n'y avait pas le
moindre doute: Espinosa refuserait.

Espinosa demeura impénétrable. Il dit simplement:

--Voyons la seconde demande?

--La seconde, fit Pardaillan avec son air figue et raisin, vous paraîtra
sans doute moins pénible. Je désire que vous donniez l'assurance à
madame qu'elle pourra se retirer sans être inquiétée.

--C'est tout, monsieur?

--Mon Dieu, oui, monsieur.

Sans hésiter, Espinosa répondit avec douceur:

--Eh bien, monsieur de Pardaillan, il me serait pénible de vous laisser
sous le coup d'un remords et, pour vous prouver combien grande est
l'estime que j'ai pour votre caractère, voici le document que vous
demandez. Je vous le remets, à vous, comme au plus digne gentilhomme que
j'aie jamais connu.

Le geste était si imprévu que Fausta tressaillit et que Pardaillan, en
prenant le document que lui tendait Espinosa, songea:

--Que veut dire ceci?... Je m'attendais à disputer sa proie à un tigre
et je trouve un agneau docile et désintéressé. Mort-diable! il y a
quelque chose là-dessous!

Et, tout haut, à Espinosa:

--Monsieur, je vous exprime ma gratitude sincère.

Puis, à Fausta, lui tendant le parchemin conquis, sans même le regarder:

--Voici, madame, le document que mon imprudence faillit vous faire
perdre.

--Eh quoi! monsieur, fit Fausta avec un calme superbe, vous ne le gardez
pas?... Ce document a, pour vous, autant de valeur que pour nous. Vous
avez traversé la France et l'Espagne pour vous en emparer. C'est à vous
personnellement, sire de Pardaillan, qu'on vient de le remettre, ne
pensez-vous pas que l'occasion est unique et que vous pouvez le garder
sans manquer aux règles de chevalerie si sévères que vous vous imposez?

--Madame, fit Pardaillan déjà hérissé, j'ai demandé ce document pour
vous. Je dois donc vous le remettre. Me croire capable du calcul que
vous venez d'énoncer serait me faire une injure injustifiée.

--A Dieu ne plaise, dit Fausta, que j'aie la pensée d'insulter un des
derniers preux qui soient au monde!... Mais comment ferez-vous pour
tenir la parole que vous avez donnée au roi de Navarre?

--Madame, fit Pardaillan avec simplicité, j'ai eu l'honneur de vous
le dire: j'attendrai qu'il vous plaise de me remettre de plein gré ce
chiffon de parchemin.

Fausta prit le parchemin sans répondre et demeura songeuse.

--Madame, fit alors Espinosa, vous avez ma parole: vous et votre escorte
pourrez quitter librement l'Alcazar.

--Monsieur le grand inquisiteur, dit gravement Pardaillan, vous avez
acquis des droits à ma reconnaissance, et, chez moi, ceci n'est pas une
formule de politesse.

--Je sais, monsieur, dit non moins gravement Espinosa. Et j'en suis
d'autant plus heureux que, moi aussi, j'ai quelque chose à vous
demander.

--Ah! oh! pensa Pardaillan, je me disais aussi: voilà bien de la
générosité!

Et, tout haut:

--S'il ne dépend que de moi, ce que vous avez à me demander vous sera
accordé avec autant de bonne grâce que vous en avez mis vous-même à
acquiescer à mes demandes, quelque peu excessives, je le reconnais.

Espinosa approuva de la tête et, sans bouger de sa place, avec le pied,
il actionna un ressort invisible; et, au même instant, la bibliothèque
pivota, démasquant une salle assez spacieuse dans laquelle des hommes,
armés de pistolets et d'arquebuses, se tenaient immobiles et muets prêts
à faire feu au commandement.

Vingt hommes et un officier! dit laconiquement Espinosa.

«Ouf! pensa Pardaillan, me voilà bien loti!... Quand je pense que j'ai
eu la naïveté de croire que le tigre s'était mué en agneau pour moi!»

--C'est peu, dit sérieusement Espinosa, je le sais; mais il y a autre
chose et mieux.

Et, sur un signe, les hommes se massèrent à droite et à gauche, laissant
au centre un large espace libre. L'officier alla au fond de ce passage
ouvrir toute grande une porte qui s'y trouvait. Cette porte donnait sur
un large couloir occupé militairement.

--Cent hommes! fit Espinosa, qui s'adressait toujours à Pardaillan.

«Misère de moi!» pensa le chevalier, qui, néanmoins, resta impassible.

--L'escorte de Mme la princesse Fausta! commanda Espinosa d'une voix
brève.

Fausta regardait et écoutait avec son calme habituel.

Pardaillan s'appuya nonchalamment à la porte par où il était entré et un
sourire d'orgueil illumina ses traits à la vue des précautions prises
contre lui! Et, cependant, dans la sincérité de son âme, il se
gratifiait libéralement des invectives les plus violentes.

Mais, par un revirement naturel chez lui, après s'être admonesté, son
insouciance reprenant le dessus:

--Bah! après tout, je ne suis pas encore mort!... et j'en ai vu bien
d'autres!

Et il sourit de son air narquois.

Espinosa, se méprenant sans doute sur la signification de ce sourire,
continuait de son air toujours paisible:

--Voulez-vous ouvrir la porte sur laquelle vous vous appuyez, monsieur
de Pardaillan?

Sans mot dire, Pardaillan fit ce qu'on lui demandait.

Derrière la porte se dressait maintenant une cloison de fer. Toute
retraite était coupée par là. Pardaillan, alors, guigna la fenêtre.

Au même instant, au milieu du silence qui planait sur cette scène
fantastique, un léger déclic se fit entendre et une demi-obscurité se
répandit sur la pièce.

Espinosa fit un signe. Un des moines ouvrit la fenêtre: comme la porte,
elle était maintenant murée extérieurement par un rideau de fer. A ce
moment, Chalabre, Montsery et Sainte-Maline parurent dans le couloir.

--Madame, fit Espinosa, voici votre escorte. Vous êtes libre.

--Au revoir, madame, répondit Pardaillan en la regardant en face.

Espinosa la reconduisit, et, en traversant la pièce secrète où les
sbires faisaient la haie, à voix basse:

--J'espère qu'il ne sortira pas vivant d'ici, dit froidement Fausta.

Si cuirassé que fût le grand inquisiteur, il ne put s'empêcher de
frémir.

--C'est cependant pour vous, madame, qu'il s'est mis dans cette
situation critique, fit-il avec une sorte de rudesse inaccoutumée chez
lui.

--Qu'importe! fit Fausta. Êtes-vous donc d'un esprit assez faible pour
vous laisser arrêter par des considérations de sentiment?

--Je croyais que vous l'aimiez? dit Espinosa en la fixant attentivement.

Ce fut au tour de Fausta de frémir.

--C'est précisément pour cela que je souhaite ardemment sa mort!
râla-t-elle dans un souffle.

Espinosa la contempla une seconde sans répondre, puis s'inclinant
cérémonieusement:

--Que Mme la princesse Fausta soit reconduite avec les honneurs qui lui
sont dus, ordonna-t-il.

Et, tandis que Fausta, suivie de ses ordinaires, passait de son pas lent
et majestueux devant la troupe qui attendait très calme, Espinosa reprit
paisiblement:

--Le cabinet où nous sommes est une merveille de machinerie exécutée
par des Arabes qui sont des maîtres incomparables dans l'art de la
mécanique. Dès l'instant où vous êtes entré, vous avez été en mon
pouvoir. J'ai pu, devant vous, sans éveiller votre attention, donner des
ordres promptement et silencieusement exécutés. Je pourrais, d'un
geste dont vous ne soupçonneriez même pas la signification, vous faire
disparaître instantanément, car le plancher sur lequel vous êtes
est machiné comme tout le reste ici... Convenez que tout a été
merveilleusement combiné pour réduire à néant toute tentative de
résistance.

--Je conviens, fit Pardaillan, que vous vous entendez admirablement à
organiser un guet-apens.

Espinosa eut un sourire:

--Vous voyez, monsieur de Pardaillan, que, si j'ai accédé à vos
demandes, c'est bien par estime pour votre caractère. Et, quant au
nombre des combattants que j'ai mis sur pied à votre intention, il vous
dit quelle admiration j'ai pour votre bravoure extraordinaire, Et,
maintenant que je vous ai prouvé que je n'ai accédé que pour vous être
agréable, je vous demande: consentez-vous à vous entretenir avec moi,
monsieur?

--Eh! monsieur, fit Pardaillan avec son air railleur, vous vous acharnez
à me prouver que je suis en votre pouvoir et vous me demandez si je
consens à m'entretenir avec vous?... La question est plaisante!... Si
je refuse, les sbires que vous avez apostés vont se ruer sur moi et me
hacher comme chair à pâté... Si j'accepte, ne penserez-vous pas que j'ai
cédé à la crainte?

--C'est juste! fit simplement Espinosa.

Et, se tournant vers ses hommes:

--Qu'on se retire, dit-il. Je n'ai plus besoin de vous.

Avec un ordre parfait, les troupes se retirèrent aussitôt, laissant
toutes les portes grandes ouvertes.

Espinosa fit un signe impérieux, et le dominicain et les deux moines
disparurent à leur tour.

Au même instant, les cloisons de fer qui muraient la porte et la fenêtre
se relevèrent comme par enchantement. Seule la large baie donnant sur la
pièce secrète, où se trouvaient les hommes d'Espinosa l'instant
d'avant, continua de marquer la place où se trouvait primitivement la
bibliothèque.

--Mordieu! soupira Pardaillan, je commence à croire que je m'en tirerai.

--Monsieur de Pardaillan, reprit gravement Espinosa, je n'ai pas cherché
à vous intimider. J'ai voulu seulement vous prouver que j'étais de force
à me mesurer avec vous sans redouter une défaite. Voulez-vous maintenant
m'accorder l'entretien que je vous ai demandé?

--Pourquoi pas, monsieur? fit Pardaillan.

--Je ne suis pas votre ennemi, monsieur. Peut-être même serons-nous amis
bientôt si, comme je l'espère, nous arrivons à nous entendre. Dans tous
les cas, quoi que vous décidiez, je vous engage ma parole que vous
sortirez du palais librement comme vous y êtes entré. Notez, monsieur,
que je ne m'engage pas plus loin... L'avenir dépendra de ce que vous
allez décider vous-même. J'espère que vous ne doutez pas de ma parole?

--A Dieu ne plaise, monsieur, dit poliment Pardaillan. Je vous tiens
pour un gentilhomme. Et, si j'ai pu, me croyant menacé, vous dire
des choses plutôt dures, je vous exprime tous mes regrets. Ceci dit,
monsieur, je suis à vos ordres.

Et, en lui-même, il pensait:

--Attention! Ceci va être une lutte autrement redoutable que celle avec
le géant à barbe. Les duels à coups de langue n'ont jamais été de mon
goût.

--Je vous demanderai la permission de mettre toutes choses en place ici,
dit Espinosa. Il est inutile que des oreilles indiscrètes entendent ce
que nous allons nous dire.

Au même instant, la porte se referma derrière Pardaillan, la
bibliothèque reprit sa place, et tout se trouva en l'ordre primitif dans
le cabinet.

--Asseyez-vous, monsieur, fit alors Espinosa, et discutons, comme deux
adversaires qui s'estiment mutuellement et désirent ne pas devenir
ennemis.

--Je vous écoute, monsieur, fit Pardaillan, en s'installant dans un
fauteuil.



XIV

LES DEUX DIPLOMATES

--Comment se fait-il qu'un homme de votre valeur n'ait d'autre titre que
celui de chevalier? demanda brusquement Espinosa.

--On m'a fait comte de Margency, fit Pardaillan avec un haussement
d'épaules.

--Comment se fait-il que vous soyez resté un pauvre gentilhomme sans feu
ni lieu?

--On m'a donné les terres et revenus du comte de Margency... J'ai
refusé. Un ange, oui, je dis bien, un ange par la bonté, par le
dévouement, par l'amour sincère et constant, fit Pardaillan avec
une émotion contenue, m'a légué sa fortune--considérable, monsieur,
puisqu'elle s'élevait à deux cent vingt mille livres. J'ai tout donné
aux pauvres sans distraire une livre.

--Comment se fait-il qu'un homme de guerre tel que vous soit resté un
simple aventurier?

--Le roi Henri III a voulu faire de moi un maréchal de ses armes... J'ai
refusé.

--Comment se fait-il enfin qu'un diplomate comme vous se contente d'une
mission occasionnelle, sans grande importance?

--Le roi Henri de Navarre a voulu faire de moi son premier ministre...
J'ai refusé.

«Chaque réponse de cet homme est un véritable coup de boutoir... Eh
bien, procédons comme lui... Assommons-le d'un seul coup», réfléchit
Espinosa.

--Vous avez bien fait de refuser. Ce qu'on vous offrait était au-dessous
de votre mérite, dit-il.

Pardaillan le considéra d'un oeil étonné et:

--Je crois que vous faites erreur, monsieur. Tout ce qui m'a été offert
était, au contraire, fort au-dessus de ce que pouvait rêver un pauvre
aventurier comme moi, dit-il doucement.

Pardaillan ne jouait nullement la comédie de la modestie. Il
était sincère. C'était un des côtés remarquables de cette nature
exceptionnelle de s'exagérer les obligations, très réelles, qu'on lui
devait.

Espinosa ne pouvait pas comprendre qu'un homme, conscient de sa
supériorité, fût en même temps un timide et un modeste dans les
questions de sentiment.

Il crut avoir affaire à un orgueilleux et qu'en y mettant le prix il
pourrait se l'attacher:

--Je vous offre, reprit-il, le titre de duc avec la grandesse et dix
mille ducats de rente perpétuelle à prendre sur les revenus des Indes;
un gouvernement de premier ordre, avec rang de vice-roi, pleins pouvoirs
civils et militaires, et une allocation annuelle de vingt mille ducats
pour l'entretien de votre maison; vous serez fait capitaine de huit
bannières espagnoles et vous aurez le collier de l'ordre de la Toison...
Ces conditions vous paraissent-elles suffisantes?

--Cela dépend de ce que j'aurai à faire en échange de ce que vous
m'offrez, dit Pardaillan avec flegme.

--Vous aurez à mettre votre épée au service d'une cause noble et juste,
dit Espinosa.

--Monsieur, dit le chevalier simplement, sans forfanterie, il n'est pas
un gentilhomme digne de ce nom qui hésiterait à donner l'appui de son
épée à une cause que vous qualifiez noble et juste. Il n'est besoin pour
cela que de faire appel à des sentiments d'honneur ou plus simplement
d'humanité... Gardez donc titres, rentes, honneurs et emplois... L'épée
du chevalier de Pardaillan se donne, mais ne se vead pas.

--Quoi! s'écria Espinosa stupéfait, vous refusez les offres que je vous
fais?

--Je refuse, dit froidement le chevalier... Mais j'accepte de me
consacrer à la cause dont vous parlez.

--Cependant, il est juste que vous soyez récompensé.

--Ne vous mettez pas en peine de ceci... Voyons plutôt en quoi consiste
cette cause noble et juste, fit Pardaillan avec son air narquois.

--Monsieur, fit Espinosa, vous êtes un des hommes avec qui la franchise
devient la suprême habileté... J'irai donc droit au but.

Espinosa parut se recueillir un instant.

«Mordieu! se dit Pardaillan, voici une franchise qui ne paraît pas
vouloir sortir toute seule!»

--Je vous écoutais attentivement lorsque vous parliez au roi, continua
Espinosa en fixant Pardaillan, et il m'a semblé que l'espèce d'aversion
que vous paraissiez avoir pour lui provient surtout du zèle qu'il
déploie dans la répression de l'hérésie. Ce que vous lui reprochez le
plus, ce qui vous le rend antipathique, ce sont ces hécatombes de
vies humaines qui répugnent à votre sensibilité, selon votre propre
expression... Est-ce vrai?

--Cela... et puis autre chose encore, fit énigmatiquement le chevalier.

--Parce que vous ne voyez que les apparences et non la réalité. Parce
que la barbarie apparente des effets vous frappe seule et vous empêche
de discerner la cause profondément humaine, généreuse, élevée... Mais,
si je vous expliquais...

--Par Dieu! je suis curieux de voir comment vous vous y prenez pour
justifier le fanatisme et les persécutions qu'il engendre...

--Fanatisme! Persécution! s'exclama Espinosa. On croit avoir tout dit,
tout expliqué, avec ces deux mots. Parlons-en donc. Vous, monsieur de
Pardaillan, je l'ai vu du premier coup, vous n'avez pas de religion,
n'est-ce pas? Eh bien, monsieur, comme vous, et au même sens que vous,
je suis sans religion... Cet aveu que je fais et qui pourrait, s'il
tombait dans d'autres oreilles, me conduire au bûcher, moi, le grand
inquisiteur, vous dit assez et quelle confiance j'ai en votre loyauté et
jusqu'à quel point j'entends pousser la franchise.

--Monsieur, dit gravement le chevalier, tenez pour assuré qu'en sortant
d'ici j'oublierai tout ce que vous aurez bien voulu me dire.

--Je le sais, monsieur, et c'est pourquoi je parle sans hésitation et
sans fard. Donc, là où il n'y a pas de religion, il ne saurait y avoir
fanatisme, il n'y a que l'application rigoureuse d'un système mûrement
étudié.

--Fanatisme ou système, le résultat est toujours le même: la destruction
d'innombrables existences humaines.

--Comment pouvez-vous vous arrêter à d'aussi pauvres considérations? Que
sont quelques existences lorsqu'il s'agit du salut et de la régénération
de toute une race! Ce qui apparaît aux yeux du vulgaire comme une
persécution n'est en réalité qu'une vaste opération chirurgicale
nécessaire... Bourreaux! dit-on. Niaiserie. Le blessé qui sent le
couteau de l'opérateur tailler impitoyablement sa chair pantelante hurle
de douleur et injurie son sauveur qu'il traite, lui aussi, de bourreau.
Cependant, celui-ci ne se laisse pas émouvoir par les clameurs de son
malade en délire. Il accomplit froidement sa mission, il va jusqu'au
bout de son devoir, qui est d'achever l'opération bienfaisante et
il sauve son malade, souvent malgré lui. Nous sommes, monsieur, ces
opérateurs impassibles, impitoyables--en apparence--mais, au fond,
humains et généreux. Nous ne nous laissons pas plus émouvoir par les
clameurs, les injures, que nous ne nous montrerons touchés par des
manifestations de reconnaissance le jour où nous aurons mené à bien
l'opération entreprise, c'est-à-dire le jour où nous aurons sauvé
l'humanité.

Le chevalier avait écouté attentivement l'explication que Espinosa
venait de lui donner avec une chaleur qui contrastait étrangement avec
le calme qu'il montrait habituellement. Lorsque Espinosa eut terminé, il
resta un moment rêveur, puis, redressant sa tête fine:

--Mais êtes-vous sûr, monsieur, qu'en agissant ainsi vous réalisez le
bonheur de l'humanité?

--Oui, fit nettement Espinosa. J'ai longuement médité ces questions et
j'ai mesuré le fond des choses. Je suis arrivé à cette conclusion que la
science est la grande, l'unique ennemie qu'il faut combattre avec une
ténacité implacable, parce que la science est la négation de tout
et qu'au bout c'est la mort, c'est-à-dire le néant, c'est-à-dire la
terreur, le désespoir, l'horreur. Tout ce qui se livre à la science
aboutit fatalement là où je suis: au doute. Le bonheur se trouve donc
dans l'ignorance la plus complète, la plus absolue, parce qu'elle
préserve la foi, et que la foi seule peut rendre doux et paisible
l'inéluctable moment où tout est fini. Parce qu'avec la foi tout n'est
pas fini précisément, et que ce moment d'horreur intense devient
un passage dans une vie meilleure. Voilà pourquoi je poursuis
irrémissiblement tout ce qui manifeste des idées d'indépendance. Voilà
pourquoi je veux imposer à l'humanité entière cette foi que j'ai perdue,
parce que, assuré de mourir désespéré, je veux, dans mon amour pour mes
semblables, leur éviter, du moins, mon sort affreux.

--En sorte que vous leur imposez toute une vie de souffrance et de
malheur pour leur assurer quoi? Un moment d'illusion qui durera l'espace
d'un soupir.

--Allons, fit Espinosa, sans manifester aucun dépit, je n'ai pas réussi
à vous convaincre. Mais, si j'ai échoué dans des généralités, peut-être
serais-je plus heureux dans un cas particulier que je veux vous
soumettre.

--Dites toujours, fit Pardaillan sur la défensive.

--Vous, monsieur, dit Espinosa sans la moindre ironie, vous qui êtes
un preux, toujours prêt à tirer l'épée pour le faible contre le fort,
refuserez-vous de prêter l'appui de votre épée à une cause juste?

--Cela dépend, monsieur, fit le chevalier, imperturbable. Ce qui vous
apparaît comme noble et juste peut m'apparaître, à moi, comme bas et
vil.

--Monsieur, fit Espinosa en le regardant en face, laisseriez-vous
accomplir un assassinat sous vos yeux sans essayer d'intervenir en
faveur de la victime?

--Non pas, certes!

--Eh bien, monsieur, dit nettement Espinosa, il s'agit d'empêcher un
assassinat.

--Qui veut-on assassiner?

--Le roi Philippe.

--Diantre! monsieur, fit Pardaillan, qui reprit son sourire gouailleur,
il me semble pourtant que Sa Majesté est de taille à se défendre!

--Oui, dans un cas normal. Non, dans ce cas tout particulier. Un homme,
un ambitieux, a juré de tuer le roi. Il a mûrement et longuement préparé
son forfait. A cette heure, il est prêt à frapper, et nous ne pouvons
rien contre ce misérable, parce qu'il a eu la diabolique adresse de se
faire adorer de toute l'Andalousie, et que porter la main sur lui serait
provoquer un soulèvement irrésistible. Parce que, pour l'atteindre et
sauver le roi, il faudrait frapper les milliers de poitrines qui se
dresseront entre cet homme et nous. Le roi n'est pas l'être sanguinaire
que vous croyez, et, plutôt que de frapper une multitude d'innocents
égarés par les machinations de cet ambitieux, il préfère s'abandonner
aux mains de Dieu. Mais, nous, monsieur, qui avons pour devoir sacré de
veiller sur les jours de Sa Majesté, nous cherchons un moyen d'arrêter
la main criminelle avant l'accomplissement de son forfait, sans
déchaîner la fureur populaire. Et c'est pourquoi je vous demande si vous
consentez à empêcher ce crime monstrueux.

--Il est de fait, dit Pardaillan, qui cherchait à discerner la vérité
dans l'accent du grand inquisiteur, que, bien que le roi ne me soit
guère sympathique, il s'agit d'un crime que je ne pourrais laisser
s'accomplir froidement s'il dépendait de moi de l'empêcher.

--S'il en est ainsi, dit vivement Espinosa, le roi est sauvé et votre
fortune est faite.

--Ma fortune est toute faite, ne vous en occupez donc pas, railla le
chevalier, qui réfléchissait profondément. Expliquez-moi plutôt comment
je pourrai exécuter seul ce que votre Saint-Office ne peut accomplir
malgré la puissance formidable dont il dispose.

--C'est bien simple. Supposez qu'un accident survienne, qui arrête
l'homme avant l'accomplissement de son crime, sans qu'on puisse nous
accuser d'y être pour quelque chose...

Vous ne pensez pourtant pas que je vais l'assassiner! fit Pardaillan
glacial.

--Non pas, certes, dit vivement Espinosa. Mais vous pouvez vous prendre
de querelle avec lui et le provoquer en combat loyal. L'homme est brave.
Mais votre épée est invincible. Le dénouement de la rencontre est
assuré, c'est la mort certaine de votre adversaire. Pour le reste, la
foule n'ira pas, je présume, s'ameuter parce qu'un étranger se sera pris
de querelle avec El Torero...

«J'avais bien deviné, pensa Pardaillan. C'est un tour de traîtrise à
l'adresse de ce malheureux prince...»

--Vous avez bien dit El Torero? dit-il hérissé.

--Oui, fit Espinosa avec un commencement d'inquiétude. Auriez-vous des
raisons personnelles de le ménager?

--Monsieur, dit Pardaillan d'un air glacial, je me contenterai de vous
dire que vous me proposez là un bel assassinat dont je ne me ferai pas
le complice.

--Pourquoi? fit doucement Espinosa.

--Mais, fit Pardaillan du bout des lèvres, d'abord parce qu'un
assassinat est une action basse et vile, et qu'avoir osé me la proposer
constitue une injure grave. Prenez garde! La patience n'a jamais été une
de mes vertus, et les propositions injurieuses que vous me faites depuis
une heure me dégagent des obligations que je crois vous avoir. Mais,
comme vous pourriez ne pas comprendre ces raisons, je vous avertis
simplement que don César est de mes amis. Et, si j'ai un conseil à vous
donner, à vous et à votre maître, c'est de ne rien entreprendre de
fâcheux contre ce jeune homme.

--Pourquoi? fit encore Espinosa avec la même douceur.

--Parce que je m'intéresse à lui et que je ne veux pas qu'on y touche,
dit froidement Pardaillan, qui se leva.

--Je vois avec regret que nous ne sommes pas faits pour nous entendre,
dit Espinosa livide.

--Je l'ai vu du premier coup... je l'ai même dit à votre maître, fit
Pardaillan toujours froid.

--Monsieur, dit Espinosa impassible, je vous ai engagé ma parole que
vous quitteriez le palais sain et sauf. Si je tiens ma parole, c'est
que je suis sûr de vous retrouver et, alors, je vous briserai
impitoyablement, car vous êtes un obstacle à des projets patiemment
élaborés... Allez donc, monsieur, et gardez-vous bien.

Pardaillan le regarda bien en face et, l'air étincelant, sans
forfanterie, avec une assurance impressionnante:

--Gardez-vous vous-même, monsieur! dit-il.

Et il sortit d'un pas ferme et assuré, suivi des yeux par Espinosa, qui
souriait d'un sourire étrange.



XV

LE PLAN DE FAUSTA

Ponte-Maggiore avait entraîné Montalte hors de l'Alcazar. Sans prononcer
une parole, il le conduisit sur les berges à peu près désertes du
Guadalquivir, non loin de la tour de l'Or, à l'entrée de la ville.

Un moine, qui paraissait plongé dans de profondes méditations, marchait
à quelques pas derrière eux et ne les perdait pas de vue.

Lorsque Ponte-Maggiore fut sur la berge, il jeta un regard autour de
lui, et, ne voyant personne, il se campa en face de Montalte, et d'une
voix haletante:

--Écoute, Montalte, dit-il, ici comme à Rome, je te demande une dernière
fois: veux-tu renoncer à Fausta?

--Jamais! dit Montalte avec une sombre énergie.

Les traits de Ponte-Maggiore se convulsèrent, sa main se crispa sur la
poignée de sa dague. Mais, faisant un effort surhumain, il se maîtrisa,
et ce fut d'un ton presque suppliant qu'il reprit:

--Sans renoncer à elle, tu pourrais du moins la quitter...
momentanément. Nous étions amis, Montalte, nous pourrions le
redevenir... Si tu voulais, nous partirions, nous retournerions tous
deux en Italie.

--Sais-tu que le pape est malade? Ton onde est bien vieux, bien usé...
Nous avons un intérêt capital à nous trouver à Rome au moment où il
mourra, toi, Montalte, pour toi-même, puisque tu étais désigné pour
succéder à Sixte; moi, pour mon oncle, le cardinal de Crémone.

A l'annonce de la maladie de Sixte-Quint, Montalte ne put réprimer
un tressaillement. La tiare avait toujours été le but de ses rêves
d'ambition. Et il se trouvait pris soudain entre son amour et son
ambition. Il n'hésita pas et secoua la tête avec une résolution
farouche.

--Tu mens, Sfondrato, dit-il. Comme moi tu te soucies peu de la mort du
pape et de qui lui succédera... Tu veux m'éloigner d'elle!

--Eh bien, oui, c'est vrai! gronda Ponte-Maggiore, la pensée que je vis
loin d'elle, tandis que, toi, tu peux la voir, lui parler, la servir,
l'aimer... te faire aimer peut-être... cette pensée me met hors de moi.
Il faut que tu partes, que tu viennes avec moi!... Je ne la verrai
jamais, mais tu ne la verras pas davantage...

Montalte haussa furieusement les épaules, et d'une voix sourde:

--Insensé! dit-il. Sa présence m'est aussi indispensable pour vivre que
l'air qu'on respire... La quitter!... autant vaudrait me demander ma
vie!...

--Meurs donc! en ce cas, rugit Ponte-Maggiore, qui se rua, la rapière au
poing.

Montalte évita le coup d'un bond en arrière et, dégainant d'un geste
rapide, il reçut le choc sans broncher et les fers se trouvèrent engagés
jusqu'à la garde.

Pendant quelques instants, ce fut, sous l'éclatant soleil, une lutte
acharnée; coups foudroyants suivis d'aplatissements soudains, sans aucun
avantage marqué de part et d'autre.

Enfin, Ponte-Maggiore, après quelques feintes habilement exécutées, se
tendit brusquement et son épée vint s'enfoncer dans l'épaule de son
adversaire.

Au moment où il se redressait avec un rugissement de joie triomphante,
Montalte, rassemblant toutes ses forces, lui passa son épée au travers
du corps. Tous deux battirent un instant l'air de leurs bras, puis se
renversèrent comme des masses. Alors, d'un coin d'ombre où il était
tapi, surgit le moine qui s'approcha des deux blessés, les considéra un
instant sans émotion et se dirigea aussitôt vers la tour de l'Or où
il pénétra par une porte dérobée. Quelques instants plus tard, il
reparaissait, conduisant d'autres moines porteurs de civières sur
lesquelles les deux blessés, évanouis, furent chargés et transportés
avec précaution dans la tour.

Montalte, le moins grièvement atteint, revint à lui le premier. Il
se vit dans une chambre qu'il ne connaissait pas, étendu sur un lit
moelleux aux courtines soigneusement tirées. Au chevet du lit, une
petite table encombrée de potions, de linges à pansement. De l'autre
côté de la table, un deuxième lit hermétiquement clos.

Entre les deux lits, le moine allait et venait à pas menus et feutrés,
versait des liquides épais et inconnus, minutieusement dosés, préparait
avec un soin méticuleux une sorte de pommade brunâtre.

Lorsque le moine s'aperçut que le blessé devait être éveillé, il
s'approcha du lit, tira les rideaux, et d'une voix douce, nuancée de
respect:

--Comment Votre Éminence se sent-elle?

--Bien! répondit Montalte d'une voix faible.

Le moine eut ce sourire satisfait du praticien qui constate que tout
marche normalement.

--Votre Éminence sera sur pied dans quelques jours, à moins d'imprudence
grave de sa part, dit-il.

Montalte brûlait du désir de poser une question. Il espérait bien avoir
tué Ponte-Maggiore et il n'osait s'informer. A ce moment, un gémissement
se fit entendre. Le moine se précipita et tira les rideaux du deuxième
lit d'où partait le gémissement.

«Hercule Sfondrato! pensa Montalte. Je ne l'ai donc pas tué!»

Et une expression de rage et de haine s'étendit sur ses traits
bouleversés. De son côté, Ponte-Maggiore aperçut tout d'abord la tête
livide de Montalte et la même expression de haine et de défi se lut dans
ses yeux.

Cependant, le moine-médecin s'empressait. Avec une adresse et une
légèreté de main remarquables, il appliquait sur la blessure un linge
fin recouvert d'une épaisse couche de la pommade qu'il venait de
fabriquer et, soulevant la tête de son malade avec des précautions
infinies, il lui faisait absorber quelques gouttes d'un élixir.
Aussitôt une expression de bien-être se répandait sur les traits
de Ponte-Maggiore et le moine, en reposant la tête sur l'oreiller,
murmurait:

--Surtout, monsieur le duc, ne bougez pas... Le moindre mouvement peut
vous être funeste.

«Duc! pensa Montalte. Cet intrigant a donc réussi à arracher à mon oncle
ce titre qu'il convoitait depuis si longtemps!»

Sous l'effet bienfaisant des pansements habiles et des cordiaux
énergiques du moine, les deux blessés avaient recouvré toute leur
conscience et, maintenant, se jetaient des regards furieux, chargés de
menaces.

Le moine se dirigea vivement vers une pièce voisine. Là, un religieux
attendait, plongé dans la prière et la méditation... du moins en
apparence. Le moine-médecin lui dit quelques mots à voix basse et revint
précipitamment se placer entre ses deux malades.

Au bout de quelques instants, un homme entra dans la chambre et
s'approcha du moine-médecin qui se courba respectueusement, tandis que
Montalte et Ponte-Maggiore, reconnaissant le visiteur, murmuraient avec
une sourde terreur:

«Le grand inquisiteur!»

Espinosa eut une interrogation muette à l'adresse du médecin qui
répondit par un geste rassurant et ajouta:

--Ils sont sauvés, monseigneur!... Mais voyez-les... je crains à chaque
instant qu'ils ne se ruent l'un sur l'autre et ne s'entretuent!

Le grand inquisiteur, avec une fixité troublante, fit un geste
impérieux. Le moine se courba profondément et se retira aussitôt de son
pas silencieux. Espinosa prit un siège et s'assit entre les deux lits,
face aux deux blessés qu'il tenait sous son regard dominateur.

--Ça, dit-il, d'un ton très calme, êtes-vous des enfants ou des
hommes?... Comment! vous, cardinal Montalte, et vous, duc de
Ponte-Maggiore, vous qui passez pour des hommes supérieurs, dignes de
commander à vos passions!... Et quelle passion!... la jalousie aveugle
et stupide!...

Et, comme ils faisaient entendre tous deux un sourd grondement de
protestations, Espinosa reprit avec plus de force:

--J'ai dit stupide... je le maintiens!... Eh! quoi, vous ne voyez donc
rien? Niais que vous êtes? Pendant que vous vous entre-déchirez, qui
triomphera? Oui? Pardaillan!... Pardaillan qui est aimé, lui! Pardaillan
qui réussira à vous prendre Fausta pendant que vous serez bien occupés à
vous mordre... et il aura bien raison!

--Assez! assez! monseigneur, râla Ponte-Maggiore, tandis que Montalte,
l'oeil injecté, crispait furieusement ses poings.

Le grand inquisiteur reprit sur un ton plus rude:

--Au lieu de vous ruer l'un sur l'autre, unissez vos forces et vos
haines par le Christ! Elles ne sont pas de trop pour combattre et
terrasser votre ennemi commun. Alors, quand vous l'aurez tué, il sera
temps de vous entretuer, si vous n'arrivez pas à vous entendre.

Montalte et Ponte-Maggiore se regardèrent, hésitants et effarés. Ils
n'avaient pas songé, ni l'un ni l'autre, à cette solution pourtant
logique.

--C'est pourtant vrai ce que vous dites, monseigneur! murmura Montalte.

--Croyez-vous sincèrement que Pardaillan est seul à redouter pour vous?

--Oui, râlèrent les deux blessés.

--Voulez-vous réellement le terrasser, le voir mourir d'une mort lente
et désespérée?

--Oh! tout mon sang en échange de cette minute!

--Eh bien, alors, soyez amis et alliés. Jurez de marcher la main dans la
main jusqu'à ce que Pardaillan soit mort. Jurez-le sur le Christ! ajouta
Espinosa en leur tendant sa croix pastorale.

Et les deux ennemis, réconciliés dans une haine commune contre le rival
préféré, tendirent la main sur la croix et grondèrent d'une même voix:

--Je jure!...

--C'est bien, dit gravement Espinosa, je prends acte de votre serment!
Alliance offensive et défensive, et sus à Pardaillan!

--Sus à Pardaillan! C'est juré, monseigneur.

--Cardinal Montalte, dit Espinosa en se levant, vous êtes moins
grièvement atteint que le duc de Ponte-Maggiore; je le confie à vos bons
soins. Il n'y a pas un instant à perdre; il faut que vous soyez sur pied
le plus tôt possible. Songez que vous avez affaire à un rude lutteur,
qui, pendant que vous êtes Cloués ici, par votre faute, ne perd pas son
temps, lui. Au revoir, messieurs.

Et Espinosa sortit de son pas lent et grave.

Suivant la promesse du grand inquisiteur, Fausta, escortée de
Sainte-Maline, Montsery et Chalabre, avait quitté l'Alcazar avec tous
les honneurs dus à son rang.

Fausta aimait à s'entourer d'un luxe inouï partout où elle allait. A
cet effet, elle semait l'or à pleines mains. Le luxe fabuleux dont elle
s'entourait faisait partie d'un système, un peu théâtral, savamment
étudié. C'était comme une sorte de mise, en scène éblouissante destinée
à frapper l'imagination de ceux qui l'approchaient, tout en mettant en
relief sa beauté.

A Séville, Fausta s'était fait immédiatement aménager une demeure
somptueuse où s'entassaient les meubles précieux, les tentures
chatoyantes, les bibelots rares, les toiles de maîtres les plus réputés
de l'époque. Ce fut dans cette demeure que sa litière la conduisit.

Rentrée chez elle, ses femmes la dépouillèrent du fastueux costume de
cour qu'elle avait revêtu pour sa visite à Philippe II, et lui passèrent
une ample robe de lin fin, tout unie et d'une blancheur immaculée.
Ainsi vêtue, elle se retira dans sa chambre à coucher, pièce où nul ne
pénétrait et qui contrastait étrangement, par sa simplicité, avec les
splendeurs qui l'environnaient.

Là, sûre que nul oeil indiscret ne pouvait l'épier, elle sortit de son
sein la déclaration de Henri III que Espinosa avait failli lui enlever.
Elle la considéra longtemps d'un air rêveur, puis elle l'enferma dans
un petit étui à fermoir secret qu'elle plaça dans un tiroir habilement
dissimulé au fond d'un coffre en chêne massif.

Ces précautions prises, elle s'assit et, sans que son visage perdît
rien de ce calme majestueux qu'elle devait à une longue étude, elle
réfléchit:

«Ainsi, j'ai rencontré Pardaillan chez Philippe, et cette rencontre a
suffi pour me faire trébucher encore!»

Et, avec un sourire indéfinissable:

«Il est vrai que Pardaillan lui-même est venu me délivrer!... Il
est vrai que, si Espinosa est bien l'homme que je crois, le geste
chevaleresque de Pardaillan lui coûtera la vie... Mais Espinosa
osera-t-il profiter du traquenard qu'il avait si admirablement
machiné?... Ce n'est pas sûr! La diplomatie de ce prêtre est lente et
tortueuse. Moi seule, j'ose vouloir et je sais aller droit au but... Lui
aussi!... Pourquoi ne veut-il être à moi?... Que ne ferions-nous pas si
nous étions unis?...»

Sa pensée eut une nouvelle orientation en songeant à Philippe II:

«L'impression que j'ai produite sur le roi m'a paru Profonde...
Sera-t-elle durable? Alors que j'espérais l'éblouir par l'élévation de
mes conceptions, ma beauté seule a paru impressionner cet orgueilleux
vieillard. Eh bien, soit... L'amour est une arme comme une autre et par
lui on peut mener un homme... surtout quand cet homme est affaibli par
l'âge.»

Et, revenant à ce qui était le fond de sa pensée:

«Toutes mes rencontres avec Pardaillan me sont fatales... Si Pardaillan
revoit Philippe, cet amour du roi s'éteindra aussi vite qu'il s'est
allumé. Pourquoi?... Comment?... Je n'en sais rien! mais cela sera,
c'est inéluctable... Il faut donc que Pardaillan meure!...»

Encore un coup une saute dans sa pensée:

«Myrthis!... Où peut être Myrthis en ce moment? Et mon fils?... Ils
doivent être en France maintenant. Comment les retrouver?... Qui envoyer
à la recherche de mon enfant! Je cherche vainement, nul ne me paraît
assez sûr.»

Et, avec un accent intraduisible:

«Fils de Pardaillan!... Si ton père t'ignore, si ta mère t'abandonne,
que seras-tu? que deviendras-tu?...»

Longtemps elle resta, ainsi à songer. Enfin, elle fit venir son
intendant, lui donna des instructions et demanda:

--Monsieur le cardinal Montalte est-il là?

--Son Éminence n'est pas encore rentrée, madame.

Fausta fronça le sourcil et elle réfléchit.

«Cette disparition est étrange... Montalte me trahirait-il? Ne
lui a-t-on pas plutôt tendu quelque embûche? Il doit y avoir de
l'Inquisition là-dessous... J'aviserai...»

--Messieurs de Sainte-Maline, de Chalabre et de Montsery?
interrogea-t-elle, tout haut.

--Ces messieurs sont avec le sire de Bussi-Leclerc qui sollicite la
faveur d'être reçu.

--Faites entrer au salon le sire de Bussi-Leclerc, avec mes
gentilshommes.

L'intendant sortit. Fausta entra au salon, et prit place dans un
fauteuil monumental et somptueux comme un trône, en une de ces attitudes
de charme et de grâce dont elle avait le secret, et attendit.

Quelques instants plus tard, Bussi-Leclerc et les trois «ordinaires»
s'inclinaient respectueusement devant elle.

Cette superbe assurance sombra piteusement devant l'accueil hautain de
Fausta, qui, avec un fugitif sourire de mépris, répondit:

--Soyez les bienvenus, messieurs. Asseyez-vous. Nous avons à causer.

Les quatre gentilshommes s'inclinèrent en silence et prirent place dans
les fauteuils disposés autour d'une petite table qui les séparait de la
princesse.

--Messieurs, reprit Fausta, vous avez bien voulu accourir du fond de la
France pour m'apporter l'assurance de votre dévouement et l'appui de
vos vaillantes épées. Le moment me paraît venu de faire appel à ce
dévouement. Puis-je compter sur vous?

--Madame, dit Sainte-Maline, nous vous appartenons.

--Jusqu'à la mort! ajouta Montsery.

--Donnez vos ordres, fit simplement Chalabre.

--Avant toute chose, je désire établir nettement les conditions de votre
engagement.

--Les conditions que vous nous avez faites nous paraissent très
raisonnables, madame, dit Sainte-Maline.

--Combien vous rapportait votre emploi auprès de Henri de Valois?
demanda Fausta en souriant.

--Sa Majesté nous donnait deux mille livres par an.

--Sans compter la nourriture, le logement, l'équipement.

--Sans compter les gratifications et les menus profits.

--C'était peu, fit simplement Fausta.

--Monsieur Bussi-Leclerc nous a offert le double en votre nom, madame.

--Monsieur de Bussi-Leclerc s'est trompé, dit froidement Fausta qui
frappa sur un timbre.

A cet appel, l'intendant, porteur de trois sacs rebondis, fit son
entrée.

Du coin de l'oeil, les trois spadassins soupesèrent les sacs et se
regardèrent avec des sourires émerveillés.

--Messieurs, dit Fausta, il y a trois mille livres dans chacun de ces
sacs... C'est le premier quartier de la pension que j'entends vous
servir... sans compter la nourriture, le logement et l'équipement...
sans compter les gratifications et les menus profits.

Les trois eurent un éblouissement. Cependant Sainte-Maline, non sans
dignité, s'exclama:

--C'est trop! madame... beaucoup trop!

Les deux autres approuvèrent de la tête, cependant que, des yeux, ils
caressaient les vénérables sacs.

--Messieurs, reprit Fausta toujours souriante, vous étiez au service
du roi. Vous voici à celui d'une princesse qui deviendra souveraine un
jour, peut-être...

--Prenez donc sans scrupules ce qui vous est donné de grand coeur,
ajouta-t-elle, désignant les sacs.

--Madame, dit avec chaleur Montsery, qui était le plus jeune, entre le
service du plus grand roi de la terre et celui de la princesse Fausta,
croyez bien que nous n'hésiterons pas un seul instant.

--Même sans compensation! ajouta Sainte-Maline, en faisant disparaître
un des trois sacs.

--Ni menus profits, dit Chalabre à son tour, en subtilisant d'un geste
prompt le deuxième sac.

Ce que voyant, Montsery, pour ne pas être en reste, s'empara du dernier
sac en disant:

--C'est pour vous obéir, madame.

Fausta dit soudain:

--Vous allez en expédition, messieurs.

Les trois dressèrent l'oreille.

--La même somme vous sera comptée à la fin de l'expédition...

Les trois furent aussitôt debout.

--Il s'agit de Pardaillan, messieurs.

--Ah! ah! pensa Bussi, je me disais aussi: de quelle entreprise mortelle
cette générosité, plus que royale, est-elle le prix?

L'enthousiasme des trois spadassins tomba instantanément. Les faces
épanouies devinrent graves et inquiètes, les yeux scrutèrent les coins
d'ombre, comme s'ils se fussent attendus à voir apparaître celui dont le
nom seul suffisait à les affoler.

--Trouvez-vous toujours votre service payé trop cher? demanda Fausta,
sans raillerie.

Les trois hommes hochèrent la tête.

--Dès l'instant où il s'agit de Pardaillan, non, mortdiable! ce n'est
pas trop cher!

--Hé quoi! hésiteriez-vous? demanda encore Fausta.

--Non, par tous les diables!... Mais Pardaillan... Diantre! madame, il y
a de quoi hésiter!

--Savez-vous que nous courons fort le risque de ne jamais dépenser les
pistoles qui tintent dans'ce sac?

Fausta, toujours glaciale, dit simplement:

--Décidez-vous, messieurs.

Baissant la voix instinctivement, comme si celui dont ils préméditaient
le meurtre eût été là pour les entendre, Sainte-Maline dit:

--Il s'agit donc de?...

Et un geste d'une éloquence terrible traduisit sa pensée.

Toujours brave et résolue, avec un imperceptible dédain, Fausta formula
tout haut, froidement, résolument, ce que le brave n'avait pas osé dire:

--Il faut tuer Pardaillan!

--Ah bah! après tout un homme en vaut un autre! trancha Sainte-Maline.

Et, d'un commun accord, avec des rictus de dogues prêts à mordre, la
rapière au poing, les trois crièrent:

--Sus à Pardaillan!

Fausta sourit. Et, sûre d'eux, elle se tourna vers Bussi.

--Le sire de Bussi-Leclerc se croit-il trop grand seigneur pour entrer
au service de la princesse Fausta?

--Madame, fit vivement Bussi, croyez bien que je serais fort honoré
d'entrer à votre service.

--Dans une entreprise contre Pardaillan, le concours d'une épée telle
que la vôtre serait d'un appoint précieux. Faites vos conditions
vous-même.

Bussi-Leclerc se leva. D'un geste violent il tira sa dague, et, avec un
accent de haine furieuse, il gronda:

--Madame, pour avoir la joie de plonger ce fer dans le coeur de
Pardaillan, je donnerais, sans hésiter, non seulement ma fortune
jusqu'au dernier denier, mais encore mon sang jusqu'à la dernière
goutte... Mon concours vous est donc tout acquis... Plus tard, madame,
j'accepterai les offres gracieuses que vous voulez bien me faire. Pour
le moment, et pour cette entreprise, il vaut mieux que je garde mon
indépendance.

--Quand vous croirez le moment venu, monsieur, vous me trouverez dans
les mêmes dispositions à votre égard.

--En attendant, madame, dit-il, souffrez que je sois le chef de cette
entreprise... Ne vous fâchez pas, messieurs, je ne doute ni de votre
zèle ni de votre dévouement, mais vous agissez pour le compte de madame,
tandis que j'agis pour mon propre compte, et, quand il s'agit de sa
haine et de sa vengeance, Bussi-Leclerc, voyez-vous, n'a confiance qu'en
lui-même.

--Avez-vous un plan tracé, monsieur de Bussi? demanda Fausta.

--Très vague, madame.

--Il faut cependant que Pardaillan meure... le plus tôt possible,
insista Fausta en se levant.

--Il mourra! grinça Bussi avec assurance.

Fausta interrogea du regard les trois ordinaires qui grondèrent.

--Il mourra!

--Allez, messieurs, dit Fausta en les congédiant avec un geste de
souveraine.

Dès qu'ils furent dans la vaste salle qui leur servait de dortoir,
le premier soin des trois ordinaires fut d'éventrer leurs sacs, et
d'aligner les piles d'or et d'argent avec des airs de jubilation
intense.

--Trois mille livres! exulta Montsery en faisant sauter dans sa main une
poignée de pièces d'or. Jamais je ne me suis vu si riche!

--Le service de Fausta est bon!

--M'est avis que nous ne tenons pas encore la gratification, murmura
Chalabre en hochant la tête.

Et Montsery, exprimant tout haut ce qu'il pensait tout bas:

--C'est dommage!... Il me plaisait, à moi, ce diable d'homme!

--C'est pourtant ce même homme que nous devons attaquer...

--Que veux-tu, Montsery, on ne fait pas toujours ce qu'on veut.

--Et, puisque la mort de Pardaillan doit nous assurer l'abondance et la
prospérité, ma foi! tant pis pour Pardaillan! décida Sainte-Maline.



XVI

LE CAVEAU DES MORTS VIVANTS

Lorsque Pardaillan, après avoir quitté Espinosa, se trouva de nouveau
dans le couloir, il se secoua et, avec un soupir de soulagement:

«Ouf! Me voilà enfin sorti de ce cabinet savamment machiné, certes, mais
qui manquait vraiment trop de sécurité avec ses chausse-trapes et ses
planchers à bascule... Ici, du moins, je sais où je pose le pied.»

Et, de son coup d'oeil si prompt et si sûr, étudiant le terrain autour
de lui:

--Hum! C'est bientôt dit! Qui me prouve que ce couloir n'est pas machiné
comme le cabinet d'où je sors? De quel côté aller?

--De quel côté sortir? A droite ou à gauche?... Ce brave monsieur
Espinosa aurait bien pu me renseigner... Si je retournais lui demander
mon chemin?

Pardaillan esquissa un geste pour rouvrir la porte. Mais il réfléchit:

«Ouais! Ne vais-je pas me remettre bénévolement dans la gueule du
loup?... Pourquoi souriait-il de si étrange façon quand je l'ai
quitté?... Je n'aime pas beaucoup ce sourire-là... Peut-être serait-il
prudent de ne pas trop se fier à la bonne foi de ce prêtre... Voyons!
je suis venu par la droite, continuons par la gauche... Que diable!
j'arriverai toujours quelque part!»

Ayant ainsi décidé, il se mit résolument en route, aux aguets, la main
sur la garde de l'épée bien dégagée, prête à jaillir du fourreau à la
moindre alerte.

Le corridor dans lequel il se trouvait était très large. C'était comme
une artère centrale à laquelle venaient aboutir une multitude de voies
transversales plus étroites. Quelques rares fenêtres jetaient, par-ci
par-là, une nappe de lumière tamisée par les vitraux multicolores, en
sorte que ces couloirs étaient, dans leur plus grande étendue, plutôt
sombres ou même complètement obscurs.

Au bout d'une cinquantaine de pas, le couloir central tournait
brusquement à gauche. Pardaillan avait franchi la plus grande partie de
la distance sans encombre, lorsqu'en approchant du tournant il entendit
le bruit d'une troupe nombreuse en marche.

Par malchance, juste à cet endroit, se trouvait une fenêtre. Impossible
de passer inaperçu. Il s'arrêta.

Au même instant, un commandement bref se fit entendre:

--Halte!

Un silence de quelques secondes. Suivi du bruit des armes posées à
terre, un brouhaha de conversations bruyantes, des allées et venues, les
différents bruits particuliers à une troupe qui s'installe.

«Diable! pensa Pardaillan, ils vont camper ici?»

Il réfléchit un instant, puis eut un de ces gestes résolus qu'il avait
dans les circonstances graves et murmura:

«C'est ici que nous allons voir ce que vaut la parole de M. le grand
inquisiteur de toutes les Espagnes... Allons!...»

Et il reprit sa marche en avant, sans se presser.

A peine avait-il fait quelques pas, qu'un groupe d'hommes d'armes
déboucha dans le couloir. Ces hommes ne parurent pas remarquer la
présence du chevalier. Riant et plaisantant, ils s'approchèrent de la
fenêtre, s'assirent en rond sur les dalles et se mirent à jouer aux dés.

Comme il allait tourner à gauche, Pardaillan se heurta à un deuxième
groupe qui s'en allait rejoindre le premier, soit pour se mêler à la
partie, soit pour y assister en spectateur. Pardaillan passa au milieu
des soldats, qui s'écartèrent devant lui sans faire la moindre remarque.

«Allons, pensa-t-il, décidément, ce n'est pas à moi qu'ils en veulent!»

Cependant, comme le couloir dans lequel il venait de s'engager était
occupé par une dizaine d'hommes qui paraissaient s'établir là comme pour
y camper, ainsi qu'il l'avait pensé, tout en poursuivant son chemin d'un
air très calme, le chevalier se tenait prêt à tout.

Il avait déjà dépassé le groupe sans que nul fît attention à lui. Il n'y
avait plus devant lui qu'un soldat qui s'était arrêté et, accroupi sur
les dalles, paraissait très attentionné à réparer une de ses chaussures.

Pardaillan sentit la confiance lui revenir.

Il se trouvait presque à la hauteur du soldat accroupi. Alors il
entendit une voix murmurer:

--Tenez-vous sur vos gardes, seigneur... Évitez les rondes... on veut
vous prendre... Surtout ne revenez jamais en arrière, la retraite vous
est coupée...

Pardaillan, qui allait dépasser le soldât, se retourna vivement pour lui
répondre, mais déjà l'homme s'était élancé et rejoignait ses camarades
en courant.

«Oh! oh! pensa le chevalier qui se hérissa, je me suis trop hâté
de faire amende honorable... Qui est cet homme, et pourquoi me
prévient-il?... A-t-il dit vrai?... Oui, morbleu! voici les hommes qui
s'alignent et me barrent le chemin... Un, deux, trois, quatre, cinq
rangs de profondeur, tous armés de mousquets... Malepeste! M. Espinosa
fait bien les choses, et, si je me tire de là, ce ne sera vraiment pas
de sa faute!»

Il s'éloigna à grands pas en grommelant:

«Eviter les rondes!... C'est plus facile à dire qu'à faire... Si
seulement je connaissais la structure de ces lieux!... Quant à revenir
en arrière, je n'aurais garde de le faire...»

Le couloir dans lequel il se trouvait était redevenu sombre et, comme
cette demi-obscurité le favorisait, il avançait d'un pas souple et
allongé, évitant de faire résonner les dalles, pas trop inquiet, en
somme, bien que sa situation fût plutôt précaire.

Tout à coup un bruit de pas, devant lui, vint l'avertir de l'approche
d'une nouvelle troupe.

«Une des rondes qu'il me faut éviter», murmura-t-il en cherchant
instinctivement autour de lui.

Au même instant la ronde déboucha d'un couloir transversal et vint droit
à lui.

«Me voici pris entre deux feux!» songea-t-il.

En regardant attentivement il aperçut, sur sa gauche, une embrasure;
d'un bond, il se jeta dans ce coin d'ombre plus épaisse et s'appuya à la
porte qui se trouvait là.

Or, comme il tâtait de la main pour se rendre compte, il sentit que la
porte cédait. Il poussa un peu plus et jeta un coup d'oeil rapide par
l'entrebâillement: il n'y avait personne. Il se glissa avec souplesse,
repoussa vivement la porte sur lui et resta là, l'oreille tendue,
retenant son souffle. La ronde passa. Pardaillan eut un soupir de
soulagement. Et, comme le bruit de pas s'était perdu au loin, il voulut
sortir et tira la porte à lui: elle résista. Il insista, chercha: la
porte qu'il avait à peine poussée, actionnée par quelque ressort caché,
s'était fermée d'elle-même et il lui était impossible de l'ouvrir.

«Diable! murmura-t-il, voilà qui se complique.»

Sans s'obstiner, il abandonna la porte et inspecta le réduit qui l'avait
abrité momentanément.

C'était une espèce de cul-de-sac. Il y faisait très sombre, mais le
chevalier, qui, depuis sa sortie du cabinet d'Espinosa, marchait presque
constamment dans une demi-obscurité, y voyait suffisamment pour se
rendre compte de la disposition des lieux. En face la porte il distingua
un petit escalier tournant.

«Bon! songea-t-il, je passerai par là... je n'ai d'ailleurs pas le
choix.»

Résolument il s'engagea dans l'escalier fort étroit et monta lentement,
prudemment. L'escalier émergeait du sol sans rampe et aboutissait à une
sorte de vestibule. Sur ce vestibule, trois portes, une de face, l'autre
à droite, la troisième à gauche de l'escalier.

D'un coup d'oeil, Pardaillan se rendit compte de cette disposition. Il
eut une moue significative et murmura:

«Si ces portes sont fermées, me voilà pris comme un rat dans une
souricière.»

Comme en bas, comme dans les couloirs, il se trouvait plongé dans une
demi-obscurité qui, jointe à un silence funèbre, commençait à peser
lourdement sur lui. Il regrettait presque d'avoir écouté l'homme qui
lui avait conseillé d'éviter les rondes. Il se secoua pour faire tomber
cette impression de terreur qui s'appesantissait sur lui. Il allait se
diriger au hasard vers l'une des trois portes, lorsqu'il crut entendre
un murmure étouffé sur sa gauche. Il changea de direction, s'approcha et
entendit distinctement une voix qui disait:

--Eh bien, que fait-il?

«Espinosa! songea Pardaillan qui reconnut la voix. Voyons ce qui se
trame là derrière.»

Et, l'oreille collée contre la porte, il concentra toute son attention.

Une deuxième voix inconnue répondait:

--Il erre dans le dédale des couloirs où il est perdu.

«Cornes du diable! gronda Pardaillan, ceci me concerne à n'en pas
douter. Si je me tire de ce mauvais pas, vous paierez cher votre
trahison, monsieur Espinosa.»

De l'autre côté de la porte, la voix de Espinosa reprenait sur ce ton
bref et impérieux qui lui était habituel:

--Les troupes?

--Cinq cents hommes, tous armés de mousquets, occupent cette partie du
palais. Des postes de cinquante hommes gardent toutes les issues. Des
rondes de vingt à quarante hommes sillonnent les corridors dans tous les
sens, fouillent toutes les pièces. Si l'homme se heurte à l'une de ces
rondes ou à l'un de ces postes, une décharge générale le foudroie...

--Tête et ventre! rugit Pardaillan exaspéré, c'est ce qu'il faudrait
voir!

Et, dans sa tête, avec l'instantanéité de l'éclair, le plan d'évasion
se dessinait net et précis, d'une simplicité remarquable: entrer
brusquement, saisir Espinosa, lui mettre la pointe de l'épée sur la
gorge et lui dire:

«Vous allez me conduire à l'instant hors de ce coupe-gorge ou sinon, foi
de Pardaillan, je vous étripe avant que d'être broyé moi-même!»

Tout cela n'était qu'un jeu, mais, pour l'accomplir, il fallait que la
porte ne fût pas fermée à clef.

Cependant, Espinosa donnait ses ordres:

--Il faut l'acculer à la salle des tortures et l'obliger à y pénétrer.

--C'est facile, monseigneur, fit la voix inconnue: l'homme est bien
obligé de passer par les voies que nous laissons libres devant lui.

«La torture! rugit Pardaillan flamboyant de colère, la pensée est digne
de ce prêtre doucereux et félon. Mais, par Pilate! Il ne me tient pas
encore!»

Et, en disant ces mots, il appuya l'épaule contre la porte, s'arc-bouta
solidement et, comme il allait pousser de toutes ses forces, il étouffa
une clameur de joie et de triomphe. La porte qu'il avait crue fermée ne
l'était pas. Il n'eut qu'à la pousser et se rua dans la pièce.

Elle était vide.

D'un coup d'oeil rapide, il en fit le tour: il n'y avait aucune issue
visible autre que celle par où H venait de pénétrer. Elle était sans
meubles, froide, obscure.

Dès qu'il vit la pièce absolument vide, Pardaillan se rappela avec
quelle facilité la porte du bas s'était si énigmatiquement et si mal à
propos fermée sur lui.

«Si celle-ci se ferme toute seule sur moi, je suis perdu!» songea-t-il.

Et, en même temps, d'un bond, il sortit plus vite qu'il n'était rentré.
Et, dès qu'il fut revenu dans le vestibule, la porte, mue par un
mécanisme invisible, se referma d'elle-même.

«Il était temps!» murmura Pardaillan en passant la main sur son front où
pointait la sueur de l'angoisse.

Il s'appuya contre la porte pour se rendre compte. Elle était bien close
et paraissait assez solide pour résister à un assaut.

Machinalement, il jeta les yeux autour de lui et demeura stupéfait: il
ne se reconnaissait plus.

L'escalier tournant avait disparu. Le trou béant par où il était entré
était comblé. L'instant d'avant il y avait trois portes, maintenant il
n'y en avait plus que deux: celle sur laquelle il s'appuyait encore et
celle qui aurait dû se trouver en face de l'escalier.

Si solide que fût le cerveau de Pardaillan, il commençait à sentir
l'affolement le gagner. Il avait beau se raidir, il sentait peu à peu
l'horreur le pénétrer.

Ajoutez qu'il était à jeun, et que, depuis des heures peut-être, il
errait ainsi, pourchassé et traqué de couloir en couloir.

S'il y avait danger de mort, il n'y avait pas à en douter, et ce n'est
pas cela qui était fait pour l'effrayer. Mais où était ce danger? En
quoi consistait-il?

«On savait donc que j'étais là, aux écoutes? grommelait le chevalier. Et
que me veut-on, décidément? M'obliger à me réfugier dans la chambre
des tortures? Le scélérat qui parlait ici tout à l'heure a justement
observé: l'homme sera bien obligé de passer par les voies que nous
laisserons libres devant lui!»

Et, avec cette froide raillerie qui ne l'abandonnait jamais, même dans
les passes les plus périlleuses:

«L'homme, c'est moi! L'homme!... Il ne lui suffit pas d'assassiner les
gens, il faut encore qu'il les injurie!...»

Il demeura un moment rêveur et murmura:

«La chambre des tortures! Eh bien, soit, allons voir ce qui nous attend
dans cette salle!»

Et, d'un pas rude, il se dirigea vers la porte, bien certain de la
trouver ouverte.

«Pardieu! ricana-t-il en voyant qu'elle cédait sous sa pression, puisque
je dois passer par là!»

Il franchit le seuil, et, une fois de plus, il se trouva dans un
couloir. Et toujours la même demi-obscurité, le même silence...

Pardaillan était habitué à se dompter, et d'ailleurs il s'était trouvé
déjà à plus d'une aventure périlleuse. Il avait mis l'épée à la main et
il allait d'un pas ferme et tranquille, mettant une sorte d'orgueil à
conserver une allure de sang-froid. Mais, de l'effort qu'il faisait, il
sentait la sueur couler de son front à grosses gouttes, et son coeur
battait la chamade pendant qu'il se disait:

«Voici ma dernière aventure. Pour cette fois, le diable lui-même ne
saurait, je crois, me tirer de ce mauvais pas!»

Il avait déjà parcouru un assez long chemin, tournant et retournant
sans cesse, et sans s'en douter, dans les mêmes couloirs, qui
s'enchevêtraient comme à plaisir, sondant les coins d'ombre plus
épaisse, tâtant le sol avant de poser le pied, cherchant toujours,
sans la trouver, une sortie à ce fantastique labyrinthe où il errait
éperdument.

Tout à coup, sans qu'il pût discerner d'où elle venait, devant lui, dans
l'ombre, il devina, plutôt qu'il ne la vit, une nouvelle troupe
qui, silencieusement, venait à sa rencontre. Il s'arrêta et écouta
attentivement.

«Ils sont au moins une trentaine, pensa-t-il, et il me semble voir
briller les fameux mousquets dont la décharge doit me foudroyer.»

D'un geste rapide, il assujettit son ceinturon, s'assura que la dague
était bien à sa portée et se ramassa, étincelant, prêt à bondir,
retrouvant instantanément tout son sang-froid, puisqu'il n'avait plus
devant lui que des êtres de chair et d'os comme lui.

«Il faut en finir, gronda-t-il, je charge!... Que diable! je trouverai,
bien moyen de passer!»

Il allait bondir et charger, ainsi qu'il avait dit; il s'arrêta net:
derrière lui, surgie il ne savait d'où, une autre troupe s'avançait à
pas de loup. Une fois encore, il était pris entre deux feux.

«Eh bien, non! réfléchit Pardaillan, ce serait folie pure! Mortdiable!
il ne s'agit pas de se faire tuer stupidement... il faut sortir vivant
d'ici!...»

Il chercha autour de lui et vit, sur sa gauche, toujours une embrasure.

«Parbleu! grogna-t-il, puisque je dois aboutir à la chambre de torture,
je pensais bien qu'on m'aurait ménagé une de ces voies dans lesquelles
je dois passer.»

Et, avec un sourire railleur, il poussa la porte qui céda, ainsi qu'il
l'avait prévu. Il pensait que les gens d'armes allaient passer sans
s'arrêter. Il repoussa rageusement la porte en maugréant:

«En voilà encore une que je ne pourrai plus ouvrir!»

La porte poussée violemment claqua, mais ne se ferma pas.

«Tiens! s'étonna Pardaillan, elle reste ouverte, celle-là! Qu'est-ce que
cela veut dire?»

Comme pour le renseigner, une voix cria soudain:

--Nous le tenons! il est entré là!

Au même instant, il entendit une galopade désordonnée.

«Ah! ah! pensa Pardaillan, cette fois-ci, ces braves vont m'attaquer.
Bataille! soit; aussi bien j'aime mieux cela que tout ce mystère.»

Tout en monologuant de la sorte, Pardaillan ne perdait pas son temps et
inspectait les lieux.

«Encore un cul-de-sac! s'exclama-t-il. Au fait, c'est peut-être toujours
le même qui change d'aspect et où je suis ramené sans m'en douter.»

Dans ce cul-le-sac, il ne vit rien qu'un énorme bahut placé justement à
côté de la porte. Sans perdre un instant, il le poussa devant la porte.
Il était temps; la même voix qui s'était déjà fait entendre disait en
frappant la porte:

--Il est là! Je l'ai vu se glisser.

--Enfoncez la porte, commanda une autre voix impérative, nous le tenons!

--Pas encore! railla Pardaillan, campé devant le bahut.

Les coups commencèrent à ébranler la porte et, en même temps, des rires,
des plaisanteries, des menaces éclataient. Le chevalier comprenait
parfaitement que, dans le cul-de-sac obscur, il lui serait impossible de
tenir tête à cinquante ou soixante assaillants. Tout ce qu'il pouvait
espérer, lorsque le bahut serait tombé--ce qui ne pouvait tarder--était
d'en découdre quelques-uns. Mais il devait fatalement succomber sous
le nombre. Il continuait donc de chercher instinctivement par où il
pourrait battre en retraite. Comme il jetait autour de lui des regards
scrutateurs, ses yeux tombèrent sur l'emplacement occupé précédemment
par le bahut. D'un bond, il fut sur l'endroit et vit, là, une ouverture
que le bahut servait à dissimuler sans doute, et qu'il n'avait pas
remarquée au premier abord. Il se pencha. C'était encore un petit
escalier qui s'enfonçait dans le sol.

Pardaillan réfléchit une seconde:

«Puisque c'est par là qu'on veut que je passe, passons», décida-t-il
sur-le-champ.

Et il s'engagea dans l'étroit escalier tournant. Il descendit à tâtons
et compta soixante marches, au bout desquelles il se trouva dans un
étroit souterrain plongé dans une obscurité complète, et si bas qu'il
fut forcé de se courber. A tâtons, toujours, il fit une vingtaine de
pas, assez surpris de n'être pas poursuivi, A ce moment, il entendit
derrière lui un bruit assez semblable au grincement d'une grille poussée
violemment. Il se retourna, et ses bras tendus heurtèrent en effet, une
grille qui venait de se fermer sur lui.

«Une herse, murmura Pardaillan. On ne veut pas me poursuivre... mais on
ne veut pas non plus que je revienne sur mes pas.»

La situation du chevalier, traqué dans les couloirs du haut, était
brillante comparée à celle dans laquelle il se trouvait maintenant. En
haut, il pouvait aller et venir, en se tenant droit, dans des couloirs
spacieux, il y voyait suffisamment pour se diriger, et il respirait
un air qui sentait bien un peu le moisi, à la vérité, mais qui, somme
toute, était encore respirable. Ici, les choses changeaient d'aspect.

Plus de dalles propres et luisantes d'abord. Un sol fangeux et gluant,
semé de flaques dans lesquelles il s'enfonçait jusqu'à la cheville. Ici,
plongé dans des ténèbres épaisses, il était obligé d'aller à tâtons et
de se tenir courbé en deux. A chaque instant, il sentait le répugnant
contact d'animaux immondes, qui fuyaient sous ses pas.

Pour comble d'infortune, son estomac hurlait la faim, et la fatigue
de ces interminables marches et contre-marches commençait à se faire
cruellement sentir, et cependant il ne voulait pas s'arrêter.

Tout lui semblait préférable à ce frisson qui s'emparait de lui dès
qu'il séjournait.

De l'angoisse, il passait maintenant à la fureur.

Il était furieux contre Espinosa qui manquait odieusement à sa parole
et lui infligeait ce singulier supplice d'une chasse abominable où il
jouait le rôle du gibier aux abois. Et cela seul lui faisait présumer ce
qui l'attendait dans la salle des tortures, terme mortel de cette course
affolante où tout se terminerait pour lui dans les raffinements de
quelque supplice monstrueux.

Il était furieux contre Fausta. cause initiale de tout ce qui lui
advenait. Enfin, il était furieux contre lui-même, se reprochant
amèrement son manque de résolution, exaspéré à tel point que, pour un
peu, il se fût accusé de couardise, cherchant, très sincèrement, à se
persuader qu'il aurait dû foncer sur les hommes d'armes et que tout,
même la mort, était préférable à sa situation présente et surtout à ce
danger inconnu qui le guettait et qui fondrait sur lui, quand il serait
dans la salle des tortures.

Et, dans ce désarroi de ses pensées, au milieu de l'affolement, au plus
fort de la fureur, une lueur d'espoir et de réconfort, en cette suprême
constatation:

«Heureusement M. d'Espinosa, qui pense à tout et machine admirablement
le guet-apens, a oublié de me faire désarmer. Mordieu! j'ai encore ma
dague et ma rapière; avec cela je défie le sieur Espinosa de me livrer
vivant à ses bourreaux!»

A ce moment il buta sur un obstacle. Il tâta du bout du pied: c'était la
première marche d'un escalier.

«Faut-il monter? réfléchit-il. Ne vaudrait-il pas tout autant m'asseoir
là et attendre la mort? Oui, mais la mort par la faim!»

Il frissonna longuement et:

«Non, par tous les diables! Tant qu'il me reste un souffle de vie, tant
que j'aurai la force de tenir une arme, je dois me défendre. Montons!...
Allons voir ce qui nous attend à la chambre des tortures.»

Il monta. L'escalier aboutissait à une salle voûtée, faiblement éclairée
par un soupirail situé tout en haut de la voûte. Et ce pâle crépuscule,
succédant aux ténèbres opaques dans lesquelles il s'était débattu, lui
parut clair et joyeux comme un ciel radieux. Et, lui qui sortait d'une
tombe, il aspira avec délices l'air tiède et moisi qui tombait du
soupirail.

Il éprouva instantanément un peu de bien-être. Avec le bien-être, la
confiance et le courage lui revinrent aussitôt.

Il secoua sur les dalles luisantes ses semelles lourdes des boues
accumulées dans le souterrain et, avec un sourire de satisfaction, il
s'écria tout haut, pour le plaisir d'entendre une voix humaine:

--A la bonne heure, mordieu! Ici, on respire, on y voit, on n'a pas à
lutter avec les immondes bêtes qui m'assaillent en bas. Tête et ventre!
il fait bon vivre!

Ayant ainsi philosophé, il étudia les lieux avec sa promptitude
habituelle. Alors il pâlit et murmura:

«Ah! ah! me voici donc acculé en cette fameuse salle des tortures qui
doit être pour moi la fin de tout!»

Sa physionomie prit l'expression hermétique et glaciale qu'elle avait au
moment de l'action; et, de son oeil froid, il étudia plus minutieusement
ce lieu patibulaire.

La salle était relativement propre. Jusque hauteur d'homme, les murs
étaient revêtus de plaques de marbre blanc, elle était dallée de même
marbre blanc, et de nombreuses rigoles, qui la sillonnaient dans tous
les sens, servaient à l'écoulement du sang des malheureux sur qui la
main de l'inquisiteur s'était appesantie.

Il y avait là, pendus à des crochets, posés à terre ou sur des
tablettes, une collection complète de tous les instruments de torture en
usage, et Dieu sait si l'époque était féconde en inventions de ce
genre! Il y en avait même d'inédits. Pinces, tenailles, masses de fer,
couteaux, haches de toutes dimensions et de toutes formes, réchauds,
paquets de cordes, instruments bizarres et inconnus se trouvaient là,
rangés méthodiquement et soigneusement entretenus.

L'escalier par lequel il avait pénétré là aboutissait de plain-pied à
la salle. Il n'y avait pas de porte. C'était comme un trou noir qui se
perdait dans la nuit opaque.

Presque en face de ce trou, trois marches et une porte bardée de fer,
défendue par une serrure et deux verrous de dimensions extraordinaires.

Si cette porte se fût trouvée devant Pardaillan, au cours de sa fuite
éperdue, il n'eût pas manqué d'aller à elle, avec la quasi-certitude de
la trouver ouverte.

Mais Pardaillan était logique. Il savait qu'il devait aboutir là, il
savait que cette salle d'horreur était le terme où il devait trouver la
mort. Comment? Par quel moyen? Il n'en savait rien. Mais il l'avait
dit lui-même: là était la fin de tout pour lui. Pardaillan était
donc certain que cette porte était bien cadenassée, et qu'essayer de
l'ébranler serait peine inutile. Par là sans doute viendraient le
bourreau et ses aides, et qui sait? peut-être aussi Espinosa, désireux
d'assister à son agonie.

Pardaillan haussa les épaules et dédaigna d'approcher la porte, de la
visiter soigneusement. A quoi bon user ses forces en efforts superflus?
Tout à l'heure il aurait besoin de toute sa vigueur pour tenir tête aux
assassins.

Instruit par l'expérience, il marchait en sondant le terrain, craignant
une surprise ou quelque coup de traîtrise que les machinations
fantastiques dont il était la victime lui faisaient une nécessité de
prévoir et de redouter. Il choisit dans le tas une lourde masse de fer
garnie de pointes acérées; il prit en outre un couteau à lame courte
et large--ceci pour le cas où sa dague et sa rapière viendraient à se
briser dans le choc qu'il devinait imminent.

Il saisit un escabeau de chêne massif qui servait sans doute au
bourreau, le traîna dans un angle, et, la rapière au poing, la dague et
le couteau à la ceinture, la masse à portée de la main, il s'assit et
attendit en établissant lui-même la situation.

«Ainsi, on ne pourra m'attaquer que de front!... A moins que ces murs
ne s'écartent d'eux-mêmes pour permettre de m'assaillir par-derrière.
Ainsi, du moins, je puis me reposer un instant... si on m'en laisse le
temps.»

Combien de temps resta-t-il ainsi? Des heures, peut-être. Tant qu'il
avait marché, le feu de l'action l'avait empêché de songer à la faim.
Maintenant qu'il était immobile, elle se faisait impérieusement sentir.
Sans doute aussi avait-il la fièvre, car une soif ardente le dévorait et
le faisait cruellement souffrir.

Alors, pour la première fois, cette pensée atroce lui vint que,
peut-être, Espinosa avait conçu cette idée vraiment diabolique de le
laisser mourir de faim et de soif. Cette pensée lui donna le frisson de
la malemort et il fut aussitôt sur pied en grondant:

«Par Pilate et Barrabas! il ne sera pas dit que j'aurai attendu
stupidement la mort sans rien tenter pour l'éviter... Cherchons,
mort-diable! cherchons!...»

Invinciblement, ses yeux se portaient sur la porte, dont l'aspect
formidable l'avait tout d'abord rebuté, et il formula sa pensée à haute
voix:

--Qui me dit qu'elle est fermée?... Pourquoi ne pas s'en assurer? Et, en
parlant, il franchissait les trois marches, il était sur la porte. Les
lourds verrous, soigneusement huilés, glissèrent facilement et sans
bruit.

Le coeur lui battait à grands coups dans la poitrine; il examina la
serrure. Elle était fermée et bien fermée.

Il tira vigoureusement à lui: la porte résista. Elle ne fut même pas
ébranlée.

Alors, il lâcha la serrure pour examiner le chambranle et la gâche. Il
étouffa un cri de joie.

Cette gâche était maintenue par deux vis à grosses têtes rondes. La
dévisser n'était qu'un jeu; les instruments ne manquaient pas dans la
chambre pour mener à bien cette opération.

Il eut tôt fait de trouver une lame qui lui servit de tournevis, et,
tout en travaillant, il se disait:

«Pardieu! j'y suis!... les gens qu'on amène ici sont généralement
enchaînés et escortés de gardes... sans cela on n'aurait pas commis
l'imprudence de placer aussi maladroitement cette serrure... Espinosa a
oublié ce détail... il a oublié que j'ai les mains libres... aussi, j'en
profite.» En moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, les deux vis
étaient arrachées. Au moment de tirer la porte à lui, il s'arrêta, la
sueur de l'angoisse au front, et murmura:

«Et si elle est maintenue par des verrous extérieurs?...»

Mais, se secouant furieusement, il saisit à deux mains l'énorme serrure
et tira à lui: la gâche tomba sur les marches, et la porte s'ouvrit.

Pardaillan s'élança avec un rugissement de joie délirante. En effet, il
l'avait entendu, Espinosa voulait le forcer à entrer dans la chambre de
torture; là, tout devait être fini. Or, pour une cause qu'il ignorait,
nul n'était intervenu, ou peut-être Espinosa avait-il réellement pensé à
le laisser mourir de faim dans ce cachot.

Or, il était sorti vivant de ce lieu d'horreur qui devait être son
tombeau; il n'avait donc plus rien à redouter, les embûches de
l'inquisiteur devaient s'arrêter là où il devait trouver la mort. Cela
lui paraissait très clair. De là la joie puissante qui l'étreignait.

Avec un soupir de joie, il murmura:

«Allons, je commence à croire que je m'en tirerai!»

Il commença par repousser la porte et regarda autour de lui. Il se
trouvait dans une façon de petit vestibule et il avait en face de lui
une porte simplement poussée. Il la tira à lui et entra. Il se trouva
alors dans une allée étroite, largement éclairée par un oeil-de-boeuf
situé tout en haut, à droite.

«Ouf, s'écria joyeusement le chevalier, voici enfin le ciel! J'ai bien
cru que je ne le verrais plus.»

En effet, ce n'était plus ici le jour tamisé d'un intérieur, c'était la
lumière pleine, éclatante, qui pénétrait par là. Le tout était d'arriver
jusque-là. Pour ce faire, Pardaillan chercha autour de lui, ce qu'il
n'avait pas encore fait jusque-là, suffoqué qu'il était par la joie de
revoir le ciel et la lumière.

«Oh! diable! fit-il en reculant, ce n'est pas gai!»

Effectivement, ce n'était pas gai! il était dans un caveau mortuaire.
Surmontant sa répugnance, il se livra à un examen attentif de sa
nouvelle prison.

Sur sa gauche se dressaient trois cases garnies toutes les trois de
cercueils en plomb. Sur sa droite, il y avait trois cases, mais une
seule, celle du bas, était garnie. Les deux autres béaient, attendant le
dépôt funèbre qui devait leur être confié provisoirement.

Mais, ce qu'il y avait de bizarre, c'est que ces cases, au lieu d'être
en maçonnerie, comme cela se pratique généralement, étaient en bois de
chêne massif et lourd.

Pardaillan ne s'attarda pas à ce détail. Il eut un rire silencieux et,
désignant les deux cases vides:

«Pardieu! Voilà une échelle toute trouvée pour atteindre cette lucarne.»

Sans hésiter, il posa le pied sur le cercueil du bas et se hissa jusqu'à
la case du haut où il dut s'allonger tout de son long sur le ventre.

«Ça n'est pas précisément drôle, mais, enfin, je n'ai pas le choix et ce
n'est vraiment pas le moment de faire la petite bouche», pensa-t-il.

L'oeil-de-boeuf était coupé par deux barreaux en croix. Pardaillan
sortit la tête entre les barreaux et regarda. La vue donnait sur des
jardins. Il mesura de l'oeil la hauteur et eut un sourire:

«Un saut magnifique.»

A droite de la lucarne, un mur. Non loin, deux fenêtres ogivales garnies
de vitraux de couleurs à sujets religieux.

«La chapelle du palais! pensa Pardaillan. Aux barreaux, maintenant!»

Il se recula, se tassa le plus qu'il put pour allonger le bras et tâter
les barreaux.

«Ils sont en bois!»

Et il se mit à rire de bon coeur. Cette fois, il était bien
définitivement sauvé. Briser ce frêle obstacle, se laisser glisser,
franchir le mur qu'il voyait là-bas, tout cela ne serait qu'un jeu pour
lui. Il était maintenant plein de joie, de forces et de courage. Sa
délivrance lui paraissait assurée, certaine, et il se voyait racontant
cette fantastique aventure à son ami Cervantes.

Cependant il s'agissait maintenant de briser l'obstacle, qui ne
résisterait pas longtemps à sa poigne vigoureuse.

Déjà il avait saisi le barreau à pleines mains et tirait de toutes ses
forces, lorsqu'il sentit que quelque chose montait doucement sous lui,
pesait sur sa gorge.

«Oh là! Qu'est ceci! j'étrangle...» nota-t-il et il rentra
précipitamment la tête.

Au même instant ce quelque chose passa brusquement à un pouce de son
visage. Il entendit un bruit sec, comme celui d'un couvercle qui se
rabat, et il fut plongé dans une obscurité complète.

Il projeta vivement ses jambes à gauche pour descendre. Il heurta
violemment une cloison.

Il voulut reculer, se soulever... Partout, il se heurtait à du bois
dur comme du fer... Il se sentait pressé dans des cloisons épaisses et
solides, basses et étroites, dans lesquelles il respirait péniblement,
serré de toutes parts.

Pardaillan était enfermé vivant dans un cercueil.

Il eut un sourire atroce et ferma les yeux en songeant:

«Voilà donc la surprise que me ménageait Espinosa! Voici donc le piège
final qu'il me tendait et dans lequel j'ai donné tête baissée comme un
étourneau!»

Alors, le cercueil pivota lentement sur lui-même et, lorsqu'il
s'immobilisa, une multitude de petites lumières scintillèrent soudain
devant ses yeux éblouis.

Refoulant à force de volonté l'épouvante qui l'agrippait, Pardaillan
chercha d'où venaient ces lumières.

Il vit qu'un petit judas ouvert était aménagé dans l'intérieur de sa
boîte, à hauteur du visage.

«Monsieur d'Espinosa veut que je voie et que j'entende... Soit,
regardons et écoutons.»

Et Pardaillan regarda. Et voici ce qu'il vit:

L'intérieur désert de la chapelle. Le choeur brillamment éclairé. Au
milieu de l'allée centrale un catafalque autour duquel brûlaient huit
cierges.

Avec cette intuition qui lui était particulière, Pardaillan devina que
ce catafalque lui était destiné et qu'on allait porter là son cercueil.

Quatre moines taillés en athlètes surgirent de l'ombre et s'approchèrent
du cercueil. Et voici ce que Pardaillan entendit:

--On va donc célébrer l'office des morts?

--Oui, mon frère.

--Pour qui?

--Pour celui qui est dans le cercueil.

--L'homme qui a passé par la chambre de torture?

--La chambre de torture, vous le savez, mon frère, n'est qu'un
épouvantail destiné à attirer le condamné dans le caveau des morts
vivants.

Au même instant une cloche se mit à sonner le glas. La porte de la
chapelle du roi s'ouvrit à deux battants, et une longue théorie de
moines, recouverts de cagoules blanches, cierges en main, entra, et,
d'un pas lent et solennel, vint se ranger devant l'autel. Puis le
bourreau, seul, tout rouge, qui vint se placer devant le catafalque.

Derrière le bourreau, des moines encore, recouverts de cagoules de
toutes les couleurs, qui vinrent se ranger autour du catafalque jusqu'à
ce que la petite chapelle fût pleine. Un prêtre, revêtu des habits
sacerdotaux de deuil, monta à l'autel, flanqué de ses desservants et de
ses enfants de choeur.

Les mugissements de l'orgue se déchaînèrent, se répandirent en volutes
sonores sous les voûtes de la royale chapelle qu'ils emplirent d'une
musique tour à tour plaintive et menaçante.

Alors, les moines rassemblés là, en un choeur formidable, entonnèrent le
_de Profondis_.

Et l'office des morts commença. Pardaillan, fou d'horreur, glacé
d'épouvanté, secoué du frisson mortel, Pardaillan, vivant, dut assister
à son propre office des morts.

Il se raidit, se débattit, hurla, frappa des pieds et des poings les
parois de son étroite prison.

Mais les sons de l'orgue couvrirent ses appels désespérés. Mais,
lorsqu'il frappait plus fort, les moines, impassibles, mugissaient:

«_Miserere nobis... Dies irae! Dies illa!_»

Et, quand cet interminable office prit fin, les moines se retirèrent
comme ils étaient venus: en procession lente et solennelle. Les
desservants éteignirent les cierges de l'autel. Tout retomba dans le
silence et la pénombre. Enfin, autour du catafalque, faiblement éclairé
par quelques lampes d'argent qui tombaient de la voûte, il n'y eut plus
que les quatre moines porteurs...

Pardaillan sentit ses cheveux se hérisser quand il entendit un de ces
moines demander, avec une indifférence placide:

--La fosse de ce malheureux est-elle creusée?

--Il y a plus d'une heure qu'elle est prête.

--Alors, dépêchons-nous de le porter en terre, car voici qu'il est
l'heure de souper.

Et Pardaillan sentit qu'on le soulevait, qu'on l'emportait. Alors,
rassemblant toutes ses forces, la bouche collée contre le judas, il
cria:

«Mais je suis vivant!... Sacripants, vous n'allez pas m'enterrer
vivant!...»

Comme s'ils eussent été sourds, les quatre sinistres porteurs
continuèrent imperturbablement leur route, le cahotant abominablement,
n'apportant aucune précaution dans l'accomplissement de leur funèbre et
abominable besogne, uniquement préoccupés qu'ils étaient de se rendre au
plus vite au réfectoire.

Bientôt Pardaillan sentit un air plus frais caresser son visage, qu'il
tenait obstinément collé contre le judas. Il se vit au grand air, dans
un jardin, et il frissonna:

«Le cimetière!...»

Si l'office des morts lui avait paru d'une lenteur mortelle, la
marche vers le trou suprême lui parut s'accomplir avec une rapidité
fantastique. C'est qu'il espérait encore qu'un miracle s'accomplirait en
sa faveur et il comprenait que, lorsqu'il serait dans le trou, que la
terre pèserait sur lui lourde et glaciale, tout espoir de délivrance
serait à jamais perdu. Il sentit qu'on le posait assez rudement sur un
sol meuble.

Il perçut distinctement le glissement des cordes sous le cercueil qui
fut soulevé, glissa doucement et tomba mollement au fond de la fosse.

Une voix de basse tonitrua:

«_Requiescat in pace!_»

Et la terre s'abattit lourdement sur lui. Alors Pardaillan s'abandonna.
Et, avec une résignation où perçait encore et malgré tout une pointe de
raillerie, il murmura:

«Cette fois-ci, me voici mort et enterré!»

Cet accès de désespoir ne dura pas longtemps. Presque aussitôt il se
ressaisit et recommença à crier furieusement, à talonner le couvercle à
grands coups, à se meurtrir les coudes et les épaules en s'efforçant de
faire éclater les parois. Combien de temps s'écoula ainsi?

Il n'en eut pas conscience.

Et, comme, pour la centième fois peut-être, s'arc-boutant de toutes
ses forces décuplées par le désespoir et la rage, il essayait de faire
sauter le couvercle, tout à coup, au moment où il râlait, à bout de
forces et de courage, sur une faible poussée de l'épaule, le couvercle
s'ouvrit comme de lui-même, eût-on dit.

--Mort de tous les diables! hurla Pardaillan.

Il était livide, hagard, tremblant de fureur et d'horreur. Il respira
à grands coups comme s'il n'eût pu rassasier ses poumons et passa
machinalement sa main sur son front d'où coulaient de grosses gouttes de
sueur. Il était à genoux au milieu de son cercueil et regardait autour
de lui sans voir, avec des yeux de fou, ne pensant pas à fuir.

Il ne remarqua pas qu'il était dans un jardin et non dans un cimetière
comme il l'avait cru. Il ne remarqua même pas que sa fosse n'avait
presque pas de profondeur et que toute la terre qu'on avait jetée sur
lui, à pleines pelletées, s'était, par suite de quelque agencement
spécial, éparpillée à droite et à gauche, laissant le cercueil bien
dégagé.

Il ne remarqua rien, il ne vit rien... qu'une chose:

C'est qu'il était vivant et libre, qu'il avait de l'air et de l'espace
devant lui, et que, maintenant, enragé de vengeance, il était résolu à
tordre le cou de ce scélérat d'Espinosa qui avait combiné le supplice
sans nom qu'on venait de lui infliger, et que, sa bonne rapière au
poing, bravant la mousquetade, il se sentait enfin de force à tenir tête
à tous les sbires de l'inquisiteur.

Enfin, sa tête en feu un peu rafraîchie par l'air frais du soir--la nuit
commençait à tomber--ayant retrouvé un peu de sang-froid, il escalada
lestement la fosse et, à pas rudes et allongés, avec cette foudroyante
rapidité de décision qu'il avait dans l'action, il se dirigea droit vers
une porte dérobée située juste en face de lui.

Arrivé devant la porte, il tira sa rapière et brusquement il ouvrit.
La porte donnait sur une cour occupée militairement par une compagnie
d'hommes d'armes...

Pardaillan fit résolument deux pas en avant. Tout de suite il se heurta
à l'officier de garde commandant la troupe, lequel, en le voyant,
s'écria d'un air étonné:

--Monsieur de Pardaillan! D'où sortez-vous donc?

Pardaillan entendit-il ou n'entendit-il pas? Il ne comprit qu'une chose:
c'est que l'officier ne cherchait pas à lui barrer le passage.

--Par où sort-on? répondit-il.

Au reste, sans attendre la réponse, il tourna à droite, au hasard, sans
savoir, et s'éloigna à grands pas.

L'officier cria à son tour:

--Eh! monsieur de Pardaillan! pas par là!

Et, comme le chevalier continuait son chemin sans se tourner, sans se
détourner d'un pouce, l'officier courut après lui, le saisit par le bras
et dit, très poliment:

--Vous vous trompez, monsieur de Pardaillan, ce n'est pas par là qu'on
sort... c'est par ici.

-Et, du doigt, il désignait la direction opposée.

--Vous dites, monsieur? hoqueta Pardaillan stupide d'effarement, ne
sachant s'il rêvait où s'il était éveillé.

L'officier répondit paisiblement:

--Vous m'avez fait l'honneur de me demander où était la sortie. Je vous
fais remarquer que vous vous trompez... La sortie est à gauche et non à
droite.

--Ah! ça, monsieur, gronda Pardaillan qui se sentait devenir fou, vous
n'êtes donc pas là pour m'arrêter?

--Quelle plaisanterie, monsieur, fit l'officier en souriant. J'ai, il
est vrai, reçu l'ordre d'arrêter quiconque se présentera devant moi.
Mais cet ordre ne concerne pas M. de Pardaillan!

Le chevalier regarda l'officier jusqu'au fond des yeux. Il vit qu'il
était de bonne foi. Il rengaina aussitôt et, saluant à son tour l'homme
qui lui parlait:

--Excusez-moi, monsieur, fit-il doucement, je crois que j'ai pris la
fièvre... là... dans ces couloirs.

--Cela se voit, dit l'officier toujours souriant.

A ce moment, une voix, qu'il reconnut aussitôt, dit avec calme:

--Ne vous avais-je pas donné ma parole que vous pourriez sortir comme
vous étiez entré?

--Espinosa! gronda Pardaillan. Mais d'où sort-il?

Le grand inquisiteur, en effet, paraissait avoir surgi de terre.
Pardaillan s'approcha d'Espinosa jusqu'à le toucher et, les yeux
flamboyants, avec ce calme glacial qui, chez lui, était l'indice d'une
colère blanche réfrénée à force de volonté, il lui dit en plein visage:

--Vous arrivez à propos, monsieur! Il me semble que nous avons un compte
à régler!

Espinosa ne broncha pas. Avec ce calme imperturbable qui lui était
particulier, il reprit paisiblement:

--Si vous ne m'aviez pas fait l'injure de douter de cette parole, si
vous aviez passé avec confiance au milieu des troupes, vous n'auriez pas
vécu ces quelques heures de transes mortelles. C'est une leçon que j'ai
voulu vous donner, monsieur. En même temps, c'est un avertissement.
Rappelez-vous que, quoi que vous fassiez, quelles que soient les
apparences, vous serez, dans cette ville immense, en mon pouvoir et dans
ma main, comme vous l'avez été dans ce palais.

Et, avec un accent où perçait, comme malgré lui, une sorte d'intérêt:

--Croyez-moi, monsieur de Pardaillan, vous êtes l'homme des luttes
épiques sous le soleil éclatant, face à face et les yeux dans les yeux.
Rentrez chez vous, en France, monsieur de Pardaillan; ici vous serez
broyé, et vraiment j'en aurais du regret, car vous êtes un brave.

Pardaillan allait répliquer vertement. Déjà Espinosa avait disparu sans
qu'il eût discerné par où ni comment.



XVII

OU BUSSI-LECLERC VERSE DES LARMES

Pardaillan était entré dans le palais à neuf heures du matin. Quand il
sortit, la nuit était venue.

Comme on était en été, à une époque où les jours sont encore longs, il
calcula mentalement qu'il avait dû passer de huit à neuf heures à errer
dans les couloirs et les souterrains dont trois ou quatre dans le
cercueil.

«Je voudrais bien voir la figure que ferait M. Espinosa si on lui
infligeait pareil supplice, maugréa-t-il en s'éloignant. La nasse
métallique où m'enferma, l'an passé, la douce Fausta, comparée au
se jour que je viens de faire, était un lieu de délices. Cordieu!
l'horrible invention! Comment ne suis-je pas devenu fou?»

Il était livide, avec quelque chose de hagard au fond des prunelles, et
il marchait en titubant comme un homme ivre.

Et, tout en se hâtant par les rues désertes et obscures, car la nuit
était tout à fait venue, il bougonnait:

«C'est la faim qui m'affaiblit et me fait tituber ainsi. Maître Manuel,
la perle des hôteliers d'Espagne, n'aura, je crois, jamais assez de
provisions dans son auberge de la Tour pour apaiser ma fringale.»

Et il rédigeait mentalement un de ces menus à faire reculer Gargantua
lui-même.

Si Pardaillan eût été moins affamé, moins déprimé physiquement, il se
fût sans doute aperçu que, depuis sa sortie du palais, quatre ombres
s'étaient attachées à ses pas et le suivaient à distance respectueuse
avec une patience inlassable. Mais il ne rêvait pour le moment que
ripaille et beuverie.

Si le chevalier ne remarqua rien, nous qui savons, nous avons pour
devoir de renseigner le lecteur, et c'est pourquoi nous le prions de
revenir quelques heures en arrière, au moment où Bussi-Leclerc quittait
Fausta, bien décidé à occire Pardaillan.

Bussi-Leclerc était un maître en fait d'armes dont la réputation était
solidement établie par plus de vingt duels où il avait toujours blessé
ou tué son homme...

Cette réputation de maître invincible, c'était l'orgueil, la gloire,
l'honneur de Bussi-Leclerc. Il y tenait plus qu'à tout. Pour maintenir
intacte cette réputation, il eût sans hésiter sacrifié sa fortune, sa
situation politique, sa vie et son honneur même. Or, cette réputation
avait lamentablement sombré le jour où Pardaillan l'avait, comme en se
jouant, désarmé devant témoins.

Désarmé! lui! Bussi-Leclerc l'invincible! Désarmé à plusieurs reprises!
Il en avait pleuré de rage.

Cette mésaventure lui avait été d'autant plus douloureuse qu'à la suite
de cette rencontre--la quatrième--qu'il était venu chercher si loin, il
avait dû s'avouer à lui-même que jamais il n'arriverait à toucher ce
diable d'homme qui, par surcroît, se faisait un malin plaisir de le
ménager.

Pardaillan, c'était donc le déshonneur vivant de Bussi lui-même.

«Or, puisque Pardaillan--et que la foudre m'écrase à l'instant même si
je sais pourquoi!--s'obstine à ne pas me meurtrir, il faut bien que ce
soit moi qui le meurtrisse! rageait Bussi-Leclerc, en arpentant à grands
pas sa chambre. Tête et ventre! mort du diable! il faudra que j'en
arrive là, moi, Bussi!»

Bussi-Leclerc était un bretteur, un spadassin, un homme sans foi ni
loi... mais il n'était pas un assassin!

Et c'était la pensée d'un assassinat qu'il traduisait par ces mots: «en
arriver là», c'était cela qui l'enrageait, qui le faisait verdir de
honte.

«Et pourtant, songeait-il en sacrant, pourtant je ne vois pas d'autre
moyen.»

Et, peu à peu, cette idée d'un assassinat, contre laquelle il se
révoltait, s'insinuait en lui. Il avait beau la chasser, elle revenait,
tenace, tant et si bien qu'il finit par s'écrier:

«Eh bien, soit! descendons jusque-là s'il le faut!... Aussi bien, il ne
m'est plus possible de continuer à vivre ainsi, et, tant que cet homme
vivra, la pensée de mon déshonneur m'assassinera de rage! Allons!...»

En maugréant toutes sortes de jurons et de malédictions, il s'en fut
chercher les trois ordinaires qu'il emmena incontinent.

Il était environ sept heures du soir lorsqu'ils arrivèrent à l'Alcazar,
où Bussi s'informa.

--Je ne crois pas que M. l'ambassadeur de S. M. le roi de Navarre soit
sorti, lui répondit l'officier qu'il interrogeait.

Bussi eut un tressaillement de joie, et il songea.

«Aurais-je cette bonne fortune de trouver la besogne faite. Si pourtant
le maudit Pardaillan était proprement occis dans quelque recoin du
palais!... Je n'en serais pas réduit à un assassinat, moi, Bussi!»

Frémissant d'espoir, il entraîna ses trois compagnons. Tous quatre se
blottirent dans une encoignure de la place qu'on appelle aujourd'hui
«plaza del Triumfo», et ils attendirent. Leur attente ne fut pas
longue. Un peu avant huit heures, Bussi-Leclerc eut le chagrin de voir
Pardaillan bien vivant traverser la place en titubant, ce qui arracha
une imprécation à Bussi qui grinça.

«Par les tripes de messire Satan! non seulement ce papelard d'Espinosa
l'a laissé échapper, mais encore il me semble qu'il l'a traité
magnifiquement, car l'infernal Pardaillan me paraît avoir bu
copieusement!»

Ils lui laissèrent prudemment prendre une certaine avance, puis ils se
lancèrent à sa poursuite, se glissant le long des maisons, se faufilant
sous les arcades.

Cependant, sans se douter de la poursuite dont il était l'objet, le
chevalier s'était engagé sur les quais, lieu propice, s'il en fût,
à l'exécution d'un mauvais coup. On eût pu croire qu'il cherchait à
faciliter la besogne des assassins. La vérité est que, nouveau venu dans
la ville, ne connaissant que ce chemin, Pardaillan, avec son habituelle
insouciance du danger, n'avait pas cru devoir se mettre à la recherche
d'un chemin plus sûr.

Or, comme il allait d'un pas qui se faisait plus ferme et plus assuré
le long des quais encombres et déserts, une ombre, surgie d'un coin
d'ombre, se dressa devant lui, et une voix glapit lamentablement:

--_Por Christo crucificado, une limosna!_ (La charité, au nom du Christ
crucifié!)

Tout autre que Pardaillan, à pareille heure et en pareil lieu, se fût
prudemment écarté. Mais Pardaillan, en général, n'avait pas les idées
préconçues de tout le monde. Il se fouilla donc vivement. Mais, ce
faisant, par une habitude devenue chez lui comme une seconde nature, il
étudiait d'un coup d'oeil pénétrant la physionomie du mendiant nocturne.

Ce mendiant, quoiqu'il se tînt courbé humblement, paraissait taillé en
athlète. Il était couvert de haillons sordides. Une rude tignasse lui
couvrait le front, cependant que le bas du visage était enfoui sous une
épaisse barbe noire, inculte.

Il sembla au chevalier qu'il avait déjà vu quelque part ces yeux
fuyants. Mais ce ne fut qu'une impression vague et fugitive. Cette
physionomie rébarbative lui parut complètement inconnue de lui et il
tendit une pièce d'or au mendiant ébloui qui se courba jusqu'à terre en
égrenant tout son chapelet de bénédictions.

Pardaillan, son obole donnée, passa avec un geste de vague compassion.
Dès que le chevalier eut tourné le dos, le mendiant se redressa
brusquement.

Sa face humble et implorante, l'instant d'avant, paraissait maintenant
terrible. Ses yeux étincelaient d'une joie sauvage et ses lèvres avaient
ce rictus d'un fauve couvant sa proie. Son bras se leva dans un geste
foudroyant, et une lame courte jeta dans la nuit une lueur blafarde.

Les quatre assassins à la piste virent le geste imprévu--geste
mortel--du mendiant. Ils s'immobilisèrent, se tapirent dans l'ombre,
témoins muets et haletants du meurtre qui allait s'accomplir sous leurs
yeux. Et Bussi-Leclerc, dans un accès de joie délirante, hoqueta:

--Mort du diable! s'il nous débarrasse du Pardaillan, la fortune de ce
mendiant est faite!

Au même instant, le chevalier pensait:

«Où diable ai-je vu ces yeux-là?... Et cette voix!... Il me semble
l'avoir entendue déjà...»

Et, machinalement, il se retourna.

Le bras armé du mendiant ne retomba pas, il se courba plus bas que
jamais et nasilla éperdument:

--Muchas gracias señor! (Grand merci, seigneur!)

Pardaillan n'avait rien remarqué. Il reprit sa route en haussant les
épaules et murmura à part lui:

«Bah! tous ces mendiants se ressemblent ici!»

Bussi-Leclerc, lui, eut un juron furieux et gronda:

«Brute!... Il le laisse échapper!»

Et, toujours suivi des trois ordinaires, il reprit sa chasse, résolu à
faire payer la déconvenue qu'il venait d'éprouver par une magistrale
correction appliquée en passant au trop maladroit mendiant.

Mais il eut beau regarder et chercher dans l'ombre, le mendiant avait
disparu comme par enchantement.

Pendant ce temps, Pardaillan avait dépassé la Tour de l'Or et s'était
engagé dans la rue étroite et sombre où était située l'auberge de la
Tour, dont il apercevait, non loin de là, le perron, faiblement éclairé.

«Il faut en finir!» grogna Bussi-Leclerc au paroxysme de la rage.

Pardaillan avançait insoucieusement. Derrière lui, Bussi, la dague au
poing, allait d'un pas souple et silencieux. Quelques pas encore le
séparaient de l'homme qu'il haïssait. Il se ramassa sur lui-même et, la
dague levée, il franchit d'un bond la distance en rugissant:

--Enfin! je te tiens!

A cet instant précis, une voix jeune et vibrante cria dans le silence de
la nuit:

--A vous, monsieur de Pardaillan! Prenez garde!.

Au même moment Bussi-Leclerc reçut une violente bourrade qui le fit
trébucher dans son élan. Quant à Pardaillan, il s'était jeté brusquement
de côté, en sorte que le coup, au lieu de l'atteindre entre les épaules,
ne fit que l'effleurer au bras.

En même temps, un homme jeune se plaçait au côté du chevalier et le
couvrait de sa rapière. Pardaillan reconnut aussitôt cet intrépide
défenseur. Il eut un sourire moitié attendri et moitié railleur, et
murmura en dégainant, sans se presser:

--Don César!

El Torero, car c'était bien lui qui venait d'arriver si fort à propos
pour détourner le coup de poignard de Bussi, demanda avec une anxiété
qui toucha profondément le chevalier:

--Vous n'êtes pas blessé, monsieur?

--Non, mon enfant, rassurez-vous!

Pendant ce bref dialogue, Montsery, Chalabre et Sainte-Maline, qui
s'étaient laissé distancer par Bussi, accouraient l'épée haute.
Bussi-Leclerc lui-même qui, emporté par son élan, était allé rouler sur
les cailloux, se relevait en sacrant comme un païen et tous quatre, ils
chargèrent avec ensemble.

Pardaillan avait, du premier coup d'oeil, reconnu à qui il avait
affaire, et, en voyant les quatre charger, il dit tranquillement à don
César:

--Adossons-nous contre cette maison... Ces braves ne seront pas tentés
de nous prendre par-derrière.

La manoeuvre s'accomplit avec promptitude et décision et, lorsque les
quatre foncèrent, ils trouvèrent deux pointes longues et acérées qui les
reçurent sans faiblir.

Les choses se trouvaient changées, tout au désavantage des trois
ordinaires et de Bussi, écumant. L'intervention soudaine et imprévue de
don César faisait avorter piteusement leur coup.

En effet, les séides de Fausta n'ignoraient pas que Pardaillan, à lui
seul, était parfaitement de force à les battre tous les quatre réunis.
Ils savaient qu'ils ne pouvaient l'avoir que par coup de traîtrise.

Or, non seulement Pardaillan était maintenant sur ses gardes et leur
faisait face avec sa vigueur accoutumée, mais encore, pour comble, voici
qu'un inconnu venait bravement seconder les efforts de celui qu'ils
croyaient tenir. Et le pis est que cet inconnu paraissait manier son
épée avec une maîtrise incontestable.

Ces réflexions, plutôt mélancoliques, traversèrent comme un éclair le
cerveau des quatre compagnons. Néanmoins, comme ils étaient braves,
pas un instant la pensée ne leur vint d'abandonner la partie et ils
attaquèrent fougueusement, résolus à se tirer très honorablement de ce
mauvais pas ou à y laisser leur peau.

Cependant, de sa voix railleuse, Pardaillan disait:

--Bonsoir, messieurs!... Vous voulez donc me meurtrir un peu?

--Monsieur, fit Sainte-Maline en lui portant un coup droit, d'ailleurs
paré avec une remarquable aisance, nous vous avons averti ce matin.

--C'est juste, monsieur, reprit Pardaillan, cette fois sans nulle
raillerie, je me souviens... Je me souviens même si bien que, vous le
voyez, je ne peux me résoudre à toucher des gentilshommes qui se sont
comportés si galamment avec moi ce matin même.

En effet, chose incroyable, qui stupéfiait don César et faisait hurler
Bussi, rouge de honte, Pardaillan ne rendait aucun coup. Il avait l'oeil
à tout; son épée, qui paraissait animée d'une vie intelligente, se
trouvait partout à la fois, mais c'était pour parer comme en se jouant
et non pour attaquer. Et cela ne lui suffisait pas encore; après s'être
rendu compte que don César était un second digne de lui, il lui disait
de sa voix mordante:

--Cher ami, faites comme moi, ménagez ces messieurs, ce sont de braves
gentilshommes.

Et le toréador, maintenant amusé, faisait comme lui, se contentait de
parer, couvert d'ailleurs par l'épée étincelante et magique du chevalier
qui trouvait moyen de parer même les coups destinés à son second qui,
sans lui, eût été touché à deux reprises différentes.

Et Pardaillan ne disait pas un mot à Bussi. Il ne paraissait pas même
l'avoir vu.

Ils étaient près du patio de l'auberge. Au bruit, la porte s'était
ouverte. Cervantes était apparu dans l'entrebâillement. Il avait mis
tout de suite l'épée à la main et avait voulu se ranger auprès de
ses deux amis, mais le chevalier l'avait cloué sur place en disant
paisiblement:

--Ne bougez pas, cher ami... Ces messieurs seront tôt lassés.

Et Cervantes, qui commençait à connaître Pardaillan, n'avait pas bougé.
Mais il gardait l'épée à la main, prêt à intervenir à la moindre
défaillance.

Et, à la lueur de la lune. Manuel, l'hôtelier, et des consommateurs
accourus derrière Cervantes, assistèrent effarés à ce spectacle
fantastique de deux hommes--d'un seul homme eût-on aussi bien pu
dire, tant l'épée de Pardaillan se multipliait,--tenant tête à quatre
forcenés, hurlant, jurant, sacrant, bondissant, frappant à droite, à
gauche, de la pointe, du revers, des coups furieux, imperturbablement
parés, jamais rendus.

Et, s'adressant à Chalabre, Sainte-Maline et Montsery:

--Messieurs, disait Pardaillan, de sa voix paisible, quand vous serez
fatigués, nous arrêterons. Remarquez que je pourrais en finir tout de
suite en vous désarmant l'un après l'autre. Mais ceci est une honte que
je ne veux pas infliger à de galants hommes tels que vous.

Il faut dire, pour être juste, que les trois ordinaires, en continuant
cet étrange combat, avaient compté que Pardaillan finirait par se piquer
au jeu et rendrait enfin coup pour coup. Dès qu'ils virent qu'ils
s'étaient trompés et que leurs adversaires s'obstinaient, leur ardeur
se refroidit considérablement, et bientôt Montsery, qui, étant le plus
jeune, était toujours le plus primesautier dans ses mouvements, abaissa
son épée en disant:

--Mortdiable! je ne saurais continuer la lutte dans ces conditions.

Et il rengaina sans attendre l'assentiment de ses compagnons. Comme
s'ils n'eussent attendu que ce signe, Chalabre et Sainte-Maline firent
de même.

Pardaillan attendait sans doute ce geste, car il répondit gravement:

--C'est bien, messieurs.

Alors, alors seulement, il parut apercevoir Bussi qui ne désarmait pas,
lui, et, écartant d'un geste don César, il marcha droit à l'ancien
gouverneur de la Bastille. Et, tandis qu'il avançait avec un calme
terrible, parant toujours, Bussi reculait. Et, en reculant, Bussi, les
yeux exorbités fixés sur les yeux de Pardaillan, y lisait le sort qui
l'attendait, et, dans son esprit en délire, il clama:

--Ça y est!... Il va me désarmer encore... toujours!...

Et cela lui parut inéluctable. Il comprit si bien que rien au monde ne
saurait lui épargner cette dernière humiliation qu'il sentit son cerveau
chavirer. Brusquement, il baissa la pointe de sa rapière et râla dans un
sanglot atroce:

--Pas ça! pas ça!... Tout, hormis ça!...

Alors, Chalabre, Montsery, Sainte-Maline, qui n'aimaient pas
Bussi-Leclerc, mais du moins rendaient hommage à sa bravoure, virent
avec une émotion poignante le spadassin jeter lui-même son épée derrière
lui et se ruer tête baissée sur la pointe de la lame de Pardaillan, en
hurlant désespérément:

--Tue-moi!... Mais tue-moi donc!

Si Pardaillan n'avait écarté précipitamment son fer, c'en était fait de
Bussi-Leclerc.

Alors, voyant que Pardaillan dédaignait de le frapper, Bussi-Leclerc,
comme un fou, s'arracha les cheveux, se meurtrit la figure à coups
d'ongles en criant:

--Oh! démon! il ne me tuera pas!...

Pardaillan s'approcha de lui et, avec un accent où il y avait plus de
tristesse que de colère:

--Je ne vous tuerai pas, Leclerc, et pourtant j'en aurais le droit... A
chacune de nos rencontres, vous avez voulu me tuer. Moi, j'ai toujours
agi sans haine avec vous... Je me suis contenté de parer vos coups et
de vous désarmer, ce que vous ne pouvez me pardonner. Je vous ai connu
geôlier et j'ai été votre prisonnier. Je vous ai vu sbire et vous
avez voulu me faire arrêter, sachant que ma tête était mise à prix.
Aujourd'hui, vous avez descendu un échelon de plus dans l'ignominie et
vous avez voulu m'assassiner, lâchement, par-derrière! Oui, certes,
j'aurai le droit de vous tuer, Jean Leclerc! Mais ce serait vraiment
trop simple... et, au surplus, je ne suis pas un assassin, moi! Mais,
pour tant de férocité, unie à tant de félonie contre moi, qui ne vous
avais jamais rien fait... si ce n'est d'exercer vos jambes... j'ai
droit à plus et à mieux que le coup de dague que vous implorez. Or, ma
vengeance, la voici: je vous fais grâce, Leclerc!... Mais, sachez-le
bien, si vous aviez eu le courage d'affronter mon fer, si vous m'aviez
combattu loyalement, vaillamment, comme un gentilhomme, cette fois-ci,
je ne vous eusse pas désarmé et peut-être même vous eusse-je fait la
grâce de vous toucher... Mais vous vous êtes désarmé vous-même, Leclerc,
vous vous êtes dégradé vous-même... Restez donc ce que vous avez voulu
être.

Pardaillan aurait pu continuer longtemps sur ce ton, mais Bussi-Leclerc
en avait entendu plus qu'il n'en pouvait supporter. Bussi-Leclerc, qui
s'était jeté courageusement sur le fer de Pardaillan, ne put endurer
plus longtemps le supplice de ces injures débitées posément, d'une voix
presque apitoyée. Il prit sa tête à deux mains, et, se martelant le
front à coups de poing furieux, il s'enfuit en hurlant comme un chien
qui hurle à la mort.

Quand il eut disparu, Pardaillan, se tournant vers les trois ordinaires,
pâles et raides d'émotion, continua:

--Messieurs, parce que, me croyant en fâcheuse posture, vous avez eu, ce
matin, la généreuse pensée de m'offrir vos services, je n'ai pas voulu,
ce soir, vous traiter en ennemis et vous tuer, ainsi que je pouvais le
faire. Mais, ajouta-t-il d'un ton plus rude et en fronçant le sourcil,
mais n'oubliez pas que je me crois dégagé envers vous maintenant...
Evitez, messieurs, de vous heurter à moi...

Les témoins de cette scène écoutaient avec un ébahissement profond cet
homme extraordinaire qui, attaqué à l'improviste par trois braves,
lesquels ne paraissaient certes pas manchots, osait leur dire en face,
sans forfanterie, qu'il n'avait pas voulu les tuer. Et, ce qui redoubla
leur ébahissement, ce fut de voir ces trois braves accepter ces paroles
sans protester, car ils se contentèrent de saluer gracieusement.

--Au revoir, monsieur de Pardaillan!

--A vous revoir, messieurs, répondit Pardaillan, toujours grave.

Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se prirent par le bras et
s'éloignèrent en riant très fort, en plaisantant tout haut, ainsi qu'il
était de bon ton pour des mignons.

Pardaillan, demeuré immobile, bientôt n'entendit plus rien. Alors il
poussa un soupir mélancolique, haussa les épaules et, prenant le bras de
don César:

--Allons souper, dit-il en l'entraînant vers l'auberge. Il me semble que
vous devez avoir faim.



XVIII

DON CRISTOBAL CENTURION

Comme bien on pense, Pardaillan trouva l'hôtellerie sens dessus dessous.
Manuel, l'hôtelier, Juana, sa fille, les servantes, tout ce monde, au
bruit de la bataille, s'était empressé d'accourir et avait assisté à
toute la scène.

Pardaillan avait un air qui faisait que, généralement, on se hâtait de
le servir avec égards. Mais, ce soir-là, il ne put s'empêcher de sourire
en voyant avec quelle célérité le personnel de l'auberge de la Tour,
patron en tête, s'empressait de prévenir ses moindres désirs.

En un clin d'oeil, la table avait été dressée dans le coin le mieux
abrité du patio, abondamment garnie de mets propres à aiguiser
l'appétit, tels que: olives vertes, piments rouges, marinades diverses,
saucissons et tranches de porc froid, flanqués d'un nombre imposant de
flacons vénérables, aux formes diverses, proprement alignés en bataille,
le tout d'un aspect fort réjouissant... surtout pour un homme qui,
enterré vivant, avait pu penser que jamais plus il ne lui serait donné
de se délecter à si appétissant spectacle.

Bien entendu, pendant ce temps, l'hôte, rué à ses fourneaux, s'activait
en conscience et se disposait à envoyer l'omelette bien mordorée, les
pigeons cuits à l'étouffée, les côtes d'agneau grillées sur des sarments
bien secs, plus quelques bagatelles comme pâtés divers, tranches de
venaison, truitons frits, arrosés d'un jus de citron. Enfin, pour
couronner dignement le tout: le régiment des marmelades, compotes,
gelées, confitures, pâtes de fruits divers, accompagnés des flans et
tartes, renforcés par les fruits frais de la saison.

Tandis que le personnel de l'hôtellerie s'activait à son service,
Pardaillan remplit trois coupes sans mot dire, invita d'un geste
Cervantes et don César, vida la sienne, d'un trait, la remplit, et la
vida une deuxième fois et, en reposant la coupe sur la table:

--Ah! morbleu! dit-il. Ce vin d'Espagne vous réchauffe le coeur et, par
ma foi! j'en avais besoin.

--En effet, dit Cervantes qui l'observait avec une attention soutenue,
vous êtes pâle comme un mort et paraissez ému... Je ne pense pourtant
pas que ce soit le combat que vous venez de soutenir qui vous ait ainsi
frappé... Il y a certainement autre chose.

Pardaillan tressaillit et regarda un instant Cervantes en face, sans
répondre. Puis, haussant les épaules:

--Asseyez-vous là, dit-il en s'asseyant lui-même, et vous ici, don
César.

Sans se faire autrement prier, Cervantes et don César prirent place
sur des sièges. S'adressant à don César et faisant allusion à son
intervention qui l'avait préservé du coup de poignard de Bussi:

--Je vous fais mon compliment, dit-il. Vous n'aimez pas, à ce que je
vois, laisser traîner longtemps une dette derrière vous.

Le jeune homme rougit de plaisir, plus encore pour le ton et l'air
affectueux dont ces paroles furent prononcées, que pour les paroles
elles-mêmes. Et, avec cette franchise et cette loyauté qui paraissaient
être le fond de son caractère, il répondit vivement:

--Ma bonne étoile m'a fait arriver à point pour vous éviter un mauvais
coup, monsieur, mais je ne suis pas quitte envers vous; au contraire, me
voici à nouveau votre débiteur.

--Comment cela, monsieur?

--Eh! monsieur, n'avez-vous pas paré pour moi plusieurs coups qui
m'eussent indubitablement atteint... si vous n'aviez veillé sur moi!

--Ah! fit Pardaillan, vous avez remarqué cela?

--Nécessairement, monsieur.

--Ceci prouve que vous savez garder tout votre sang-froid dans l'action,
ce dont je vous félicite vivement... Maintenant, si vous m'en croyez,
attaquons toutes ces victuailles qui doivent être succulentes, si j'en
juge par leur mine. Nous causerons en mangeant.

Et les trois amis commencèrent bravement le massacre des provisions
accumulées devant eux.

............................................................

Pendant que Pardaillan répare ses forces épuisées par un long jeûne, et
les émotions d'une journée si bien remplie, il nous faut revenir à un
personnage dont les faits et les gestes sollicitèrent notre attention.

Nous voulons parier de cet étrange mendiant qui, en reconnaissance
d'une aumône royale que lui avait généreusement faite le chevalier
de Pardaillan, n'avait rien trouvé de mieux que de le menacer de son
poignard, par-derrière, et s'était soudain évanoui. Le mendiant s'était
tout simplement glissé entre les marchandises qui encombraient le
quai, avait gagné une des nombreuses ruelles qui aboutissaient au
Guadalquivir, et s'était élancé en courant dans la direction de
l'Alcazar.

Arrivé à une des portes du palais, le mendiant dit le mot de passe
et montra une sorte de médaille. Aussitôt, la sentinelle s'effaça
respectueusement. Alors, d'un pas délibéré, il s'engagea dans le dédale
des couloirs, qu'il paraissait connaître à fond, et parvint rapidement à
la porte d'un appartement à laquelle il frappa d'une manière spéciale.
Un laquais vint lui ouvrir aussitôt et, sur quelques mots que le
mendiant lui dit à l'oreille, il s'inclina avec déférence, ouvrit une
porte et s'effaça.

Le mendiant pénétra dans une chambre à coucher. Cette chambre était
celle du dogue de Philippe II, don Inigo de Almaran, plus communément
appelé Barba Roja, lequel, présentement, le bras droit entouré de
bandes, se promenait rageusement, en proférant d'horribles menaces
à l'adresse de ce Français, ce Pardaillan de malheur, qui lui avait
presque démis le bras.

Au bruit, Barba Roja s'était retourné. En voyant devant lui une espèce
de mendiant sordide, il fronça les sourcils, mais il reconnut le
personnage.

--Cristobal! s'exclama Barba Roja. Enfin, te voilà!

Si Pardaillan se fût trouvé là, il eût reconnu dans celui que Barba Roja
venait d'appeler Cristobal, le familier qu'il avait délicatement jeté
hors du patio le jour de son arrivée à l'hôtellerie de la Tour.

Qu'était-ce donc que ce Cristobal? Le moment nous paraît venu de faire
plus ample connaissance avec lui.

Don Cristobal Centurion était un pauvre diable de bachelier comme il y
en avait tant à cette époque en Espagne. Jeune, intelligent, instruit,
il avait résolu de faire son chemin et d'arriver à une haute situation.
C'était plus facile à décider qu'à réaliser. Surtout lorsqu'on ne se
connaît plus de père ni de mère et qu'on n'a été instruit et élevé que
par la charité d'un vieil oncle, lui-même pauvre curé de campagne, dans
un royaume où prêtres et moines sont légion.

Il commença d'abord par se décharger de ces vains scrupules qui sont
l'apanage des sots et la pierre d'achoppement de tout ambitieux
fermement résolu à réussir. L'opération se fit avec d'autant plus de
facilité que les susdits scrupules n'encombraient pas précisément la
conscience du jeune Cristobal Centurion. Devenu plus léger, il n'en
demeura pas moins ce qu'il était avant, pauvre à faire pitié au Job, de
biblique mémoire. Mais, comme les efforts louables qu'il avait faits
pour délester sa conscience méritaient somme toute une récompense, le
diable la lui donna en lui suggérant l'idée d'alléger son vieux curé
d'oncle de quelques doublons que le brave homme avait parcimonieusement
économisés en se privant durant de longues années, et qu'il avait
précautionneusement enfouis dans une sûre cachette, non pas si sûre
pourtant que le jeune drôle ne la découvrît après de longues et
patientes recherches.

Muni de ce maigre pécule, subitement emprunté à la prévoyance
avunculaire, le bachelier Cristobal, devenu don Cristobal Centurion,
se hâta de gagner au large et se mit en quête de quelque puissant
protecteur. Ceci était dans les moeurs de l'époque. Il y avait en ce
temps un don Centurion que Philippe II venait de créer marquis de
Estepa. Don Cristobal Centurion se découvrit incontinent une parenté
indéniable--du moins elle lui parut telle--avec ce riche seigneur.
Cristobal s'en fut le trouver tout droit et réclama de lui assistance.
Le marquis de Estepa était un de ces égoïstes comme il y en a
malheureusement trop. Il demeura intraitable. Et non seulement ce
mauvais parent ne voulut rien entendre, mais encore il déclara tout net
à son infortuné homonyme que, s'il s'avisait encore de se réclamer d'une
parenté que lui, marquis de Estepa, s'obstinait à nier contre toute
évidence, il ne se gênerait nullement de le faire bâtonner par ses gens.

La menace des coups de bâton produisit une impression pénible sur don
Cristobal Centurion, et il s'aperçut alors qu'il s'était trompé et,
qu'en effet, le seigneur marquis n'était pas de sa famille.

Durant quelques années, il continua de vivoter.

Il se fit soldat et apprit à manier noblement une épée. Puis il se fit
détrousseur de grands chemins et il apprit à manier non moins noblement
le poignard. Ayant acquis des notions sérieuses sur la manière de se
servir convenablement d'à peu près toutes les-armes en usage à l'époque,
il mit généreusement ses talents à la disposition de ceux qui ne les
possédaient point; il vous délivrait de quelque ennemi acharné ou
vengeait une offense mortelle, un honneur outragé.

Comme il continuait à étudier par plaisir, comme il était
merveilleusement doué, il était devenu un vrai savant en philosophie,
en théologie et en procédures de toutes sortes. Et, pour varier ses
occupations et accroître quelque peu ses maigres ressources, il donnait
une leçon à celui-ci, passait une thèse pour le compte de celui-là,
écrivait un sermon pour le compte de tel prédicateur, ou encore
rédigeait les plaidoiries de tel avocat.

Or, un jour, comme il cherchait dans ses souvenirs d'enfance--ce qu'il
appelait: fouiller dans ses papiers de famille--il se rappela qu'une
de ses arrière-cousines avait, autrefois, épousé le cousin de
l'arrière-cousin de don Inigo de Almaran, personnage considérable,
promu à l'honneur de veiller directement sur les jours de Sa Majesté
catholique.

Don Centurion se dit que sa parenté était claire, évidente, palpable,
et que l'illustre Barba Roja--qui, somme toute, faisait en haut de
l'échelle sociale, et pour le compte du roi, ce que, lui, Centurion,
faisait en bas, pour le compte de tout le monde--ne pouvait manquer de
le comprendre et de le bien accueillir.

Il se trouva qu'en effet Barba Roja comprit admirablement le parti qu'il
pourrait tirer d'un sacripant instruit et vigoureux, décidé à tout,
capable de tenir tête au casuiste le plus subtil, en même temps capable
de diriger et d'exécuter adroitement un coup de main.

Il lui apparut que, pour l'exécution de certaines expéditions
mystérieuses qu'il entreprenait de temps en temps, soit pour le compte
du roi, soit pour son propre compte, cet homme qui lui tombait du ciel
serait le lieutenant idéal qu'il n'aurait jamais osé espérer.

Don Cristobal Centurion eut donc cette bonne fortune de se voir bien
accueilli. Sa parenté fut reconnue sans discussion et son nouveau cousin
le fit entrer d'emblée à la _General Inquisicion suprema_ avec des
appointements qui, pour si modestes qu'ils fussent, n'en parurent pas
moins mirifiques au bravo.

Dire que don Centurion était tout dévoué à Barba Roja serait quelque peu
exagérer. Une fois pour toutes, il s'était débarrassé de tout sentiment
encombrant, et la reconnaissance était au nombre de ceux-là. Mais il
était trop intelligent pour n'avoir pas compris que, tant qu'il ne
se sentirait pas assez fort pour voler de ses propres ailes, il lui
faudrait s'appuyer sur quelqu'un de puissant.

Ah! si quelqu'un de plus puissant s'était offert a l'employer, il n'eût
pas hésité à lâcher et, au besoin, à trahir odieusement le confiant
Barba Roja. Mais, comme nul ne songeait encore à se l'attacher, il
restait momentanément foncièrement attaché à son cousin.

Tel était l'homme qui venait d'entrer chez Barba Roja au moment où le
colosse vaincu tournait autour de sa chambre comme un fauve en cage.

--Eh bien? interrogea-t-il anxieusement.

Centurion haussa dédaigneusement les épaules et répondit d'une voix
qu'il s'efforçait de rendre calme, mais où perçait, malgré lui, une
sourde irritation:

--Eh bien, c'était prévu! Monseigneur le grand inquisiteur, pour des
raisons que je ne saisis pas, a jugé bon de le laisser échapper.

--Sang du Christ!... Que la fièvre maligne étrangle le damné prêtre
qui s'avise de jouer à la générosité!... Si cet homme vit, je reste
déshonoré, et je perds la confiance du roi et je n'ai plus qu'à me
retirer dans quelque cloître et y crever de honte et de macération!...

Ces paroles jetèrent la consternation dans l'âme du dévoué Centurion. La
disgrâce du dogue de Philippe II entraînait sa déconfiture à lui. Aussi,
fut-ce très sincèrement qu'il répondit non sans quelque mélancolie:

--J'entends bien, mon cousin. Mais vous exagérez quelque peu, à mon
sens. Sa Majesté ne peut raisonnablement vous faire un crime d'avoir
trouvé votre maître. A bien considérer les choses, j'estime que, dans
votre malheur, vous avez encore du bonheur.

--Comment cela?

--Sans doute. Il aurait pu se faire que vous fussiez tombé sur un
Espagnol désireux de vous supplanter auprès du roi, et vous eussiez été
irrémissiblement perdu. Au lieu de cela, vous avez eu la bonne fortune
de tomber sur un Français, et, qui mieux est, sur un ennemi de Sa
Majesté. Vous voilà bien tranquille: celui-là ne cherchera pas à prendre
votre place...

--Peut-être as-tu raison, dit Barba Roja. Mais, n'importe, il me faut
une vengeance.

--Oh! pour cela, dit Centurion sous le sourcil duquel jaillit une lueur
fauve, je suis de votre avis. Et, si vous avez une dent contre le
Français, j'en ai une aussi, et d'une belle longueur, je vous en
réponds...

--Enfin, l'as-tu vu? Où est-il? Que fait-il?

--Il doit être maintenant rentré à son hôtel où je suppose qu'il se
restaure. Je l'ai vu et je lui ai parlé. A telle enseigne qu'il m'a fait
l'aumône...

--Tu l'as vu! gronda Barba Roja, et...

--Je vous entends, mon cousin, dit Centurion avec un sourire livide.
S'il a échappé, croyez bien que ce n'est pas le fait de ma volonté. Il
faut croire qu'une providence veille sur lui, car, comme j'allais lui
enfoncer le poignard que voici entre les deux épaules, il s'est retourné
à point nommé et, diable! nous connaissons tous deux la force redoutable
du sire. Je n'ai pas demandé mon reste, j'ai filé vivement, et me voici.

Et, avec une explosion de joie sauvage, il reprit:

--Nous le tenons, mon cousin! Je cerne l'auberge et je le prends mort ou
vif, dusse-je démolir la bicoque.

--Bon! grogna Barba Roja, c'est cela... Prends autant d'hommes qu'il en
faudra et cours, je le voudrais déjà voir les tripes au vent... Quel
malheur que le scélérat m'ait à moitié désarticulé le bras!... Je
n'aurais laissé à personne le soin de mener à bien cette affaire...

--Pour ce qui est de mener à bien la chose, dit Centurion avec une joie
frénétique, vous pouvez vous en rapporter à moi.

--Il t'a fort mal accommodé, toi aussi.

Centurion hocha doucement la tête et, avec un calme sinistrement résolu:

--Dieu aidant, j'espère lui rendre avec usure ce qu'il m'a fait,
dit-il. Mais la question n'est pas là... Vous m'aviez donné l'ordre de
rechercher et de vous amener cette petite Giralda, pour laquelle vous
êtes féru d'amour. Je vous ai obéi comme je le devais, et ce n'est
certes pas ma faute si je n'ai pas réussi. Or, grâce à l'intervention de
ce Pardaillan, qui ne respecte rien, j'ai échoué et j'ai été désavoué
par mes supérieurs... mieux, j'ai été puni pour avoir agi sans ordres...
L'ordre venait de vous, mais, comme vous n'avez pas jugé à propos de me
couvrir, pensant que vous aviez de bonnes raisons pour agir ainsi, je
n'ai écouté que mon dévouement pour vous et je me suis tu, et j'ai
accepté la punition sans murmurer.

--En effet, dit Barba Roja, plutôt gêné, j'avais des raisons toutes
spéciales pour ne pas me mêler à cette affaire. Mais, comme il n'est pas
juste que tu aies été puni par ma faute, prends ceci.

Ceci était une bourse qui parut sans doute convenablement garnie au
dévoué Centurion, car il eut une grimace de jubilation et, tout en
serrant précieusement la bourse sous ses loques de mendiant, il dit en
souriant:

--Qui peut m'assurer, mon cousin, qu'il ne m'arrivera pas avec ce
Pardaillan ce qui m'est arrivé avec la Giralda? Que je réussisse, comme
je l'espère, ou que j'échoue, qui me dit que Mgr d'Espinosa ne se
fâchera pas? Si mon action contrarie ses projets, c'en est fait de moi.

--Enfin, fit Barba Roja impatienté, explique-toi clairement. Que
veux-tu?

--Je veux, dit froidement Centurion, un ordre écrit de votre main,
à seule fin d'être complètement couvert en cas où ce que je vais
entreprendre ne serait pas du goût de Mgr le grand inquisiteur.

--N'est-ce que cela? Que ne le disais-tu plus tôt! fit Barba Roja en se
dirigeant vers un cabinet d'ébène.

Mais, après avoir ouvert le meuble, il s'arrêta et, considérant
piteusement son bras en écharpe:

--Au fait, dit-il, comment veux-tu que je m'y prenne pour écrire avec
mon bras malade?

--Ventre de veau! murmura Centurion désappointé, c'est vrai, j'avais
oublié le bras malade. Et pourtant, reprit-il avec froideur, pourtant,
je n'agirai pas sans un ordre écrit.

--Diable! fit Barba Roja perplexe, comment faire en ce cas?

Centurion parut réfléchir un instant et soudain:

--Ne pourriez-vous faire signer cet ordre au roi?

Barba Roja haussa ses larges épaules.

--Me vois-tu, fit-il du bout des lèvres, allant dire au roi: «Sire, vous
plairait-il de signer l'ordre de meurtrir le sire de Pardaillan?»

Tout à coup, en coulant en dessous un coup d'oeil sur Barba Roja,
Centurion dit d'un air détaché:

--Il y aurait bien un moyen... Un blanc-seing!...

--Oh! fit-il, comme tu y vas! Sais-tu que ceux que j'ai ici portent la
signature du roi?

--Je le sais... C'est justement ce qu'il faut.

--Sais-tu qu'avec un de ces parchemins on peut tuer?

--Cela n'en vaut que mieux.

--Sais-tu qu'avec un de ces parchemins, on peut échapper à toute
sanction, on peut exiger main forte de toutes les autorités civiles ou
religieuses?

L'oeil de Centurion eut une lueur aussitôt éteinte.

--Mon cousin, fit-il froidement, je vous ferai remarquer que le temps
passe et qu'en tardant davantage nous courons le risque de trouver
l'oiseau déniché.

Barba Roja eut un geste de fureur concentrée et, toujours hésitant, il
murmura:

--Diable! un blanc-seing...

Alors, le voyant ébranlé. Centurion, de son air le plus indifférent:

--Au fait, vous avez peut-être raison. Somme toute, je ne suis pas
pressé, moi. J'attendrai que vous soyez en état de me signer l'ordre...

--Barba Roja se décida brusquement...

--Me jures-tu de ne pas faire un mauvais usage de ce parchemin? fit-il.

--Eh! quel profit illicite voulez-vous qu'un pauvre diable comme moi
puisse tirer de ce méchant carré de parchemin? Si encore c'était un bon
sur le Trésor, je comprendrais... Mais ça!...

Barba Roja ouvrit un tiroir secret du cabinet. Il y prit un des
blancs-seings dont il disposait pour l'exécution des ordres secrets du
roi et le tendit à Centurion en disant:

--Tiens! tu me rendras ceci après l'expédition.

Centurion prit le parchemin d'un air très détaché, mais, si Barba Roja
avait pu discerner l'éclair de triomphe qui s'alluma dans l'oeil du
familier, nul doute qu'il ne lui eût arraché le redoutable papier.

Centurion enfouit le précieux parchemin sous ses loques et, se dirigeant
vers la porte, il s'écria:

--A bientôt, mon cousin. Je n'ai pas un instant à perdre et cependant il
me faut aller changer ce costume.

Déjà, Centurion avait ouvert la porte, lorsque Barba Roja, avec une
timidité étrange chez ce colosse, murmura:

--Cristobal!...

Centurion repoussa la porte et attendit. Mais, voyant que Barba Roja,
très embarrassé, ne pouvait se résoudre à parler, il lui dit avec cette
brusque familiarité qu'il ne se permettait que dans le tête-à-tête:

--Les moments sont précieux, l'homme peut nous échapper. Voyons, videz
votre sac une bonne fois.

--Cette jeune fille, fit le colosse en rougissant.

--La Giralda?... Voilà donc où le bât vous blesse, railla Centurion
narquois.

--Ne pourrais-tu... si l'occasion se présente... faire d'une pierre deux
coups?... reprit Barba Roja.

--Cela se peut faire, dit Centurion avec un mince sourire, si toutefois
la jeune fille est à l'auberge...

--Tu es un bon parent, Cristobal, fit Barba Roja, dont le visage
s'éclaira. Si tu réussis, si tu me livres cette jeune fille, demande-moi
tout ce que tu voudras!...

--Je n'aurai garde d'oublier la promesse, fit Centurion entre haut et
bas.

Et tout haut:

--Je vais travailler de façon à satisfaire à la fois votre haine et
votre amour.

Et, sur ces mots, il s'éclipsa.



XIX

LE SOUPER

Centurion se hâta de sortir du palais. Il exultait, le brave Centurion,
et, en caressant sous ses haillons le blanc-seing qu'il venait
d'arracher à la naïveté de Barba Roja, il répétait à chaque instant,
comme s'il eût voulu se convaincre lui-même d'une chose qui lui
paraissait incroyable:

«Je suis riche!... Enfin! je vais donc pouvoir déployer mes ailes et
montrer ce dont je suis capable!»

Comme il traversait la place du Palais en faisant des rêves merveilleux,
ce qui ne l'empêchait pourtant pas d'avoir l'oeil aux aguets, une ombre,
surgie de derrière un pilier, se dressa soudain devant lui. Centurion
s'arrêta et demanda à voix basse:

--Eh bien? L'homme?

--Il a été attaqué par quatre gentilshommes, presque à la porte de
l'auberge. Il les a mis en fuite.

--A lui tout seul? demanda Centurion sur un ton d'incrédulité.

--Il lui est venu du secours. El Torero.

--Et maintenant?

--Il vient de se mettre à table avec El Torero et un grand diable qu'il
a appelé Cervantes.

--Bon! je connais! Retourne à ton poste, et, s'il y a du nouveau, viens
m'avertir à la maison des cyprès.

L'ombre s'éclipsa instantanément. Centurion reprit sa course dans la
nuit, en se frottant les mains avec une jubilation intense.

A quelques dizaines de toises du Guadalquivir, dans un endroit désert,
une maison solitaire se dissimulait, prudemment tapie au centre de
massifs de palmiers, d'orangers, de citronniers et de fleurs aux subtils
parfums. Tout autour de cette première barrière de fleurs et de verdure,
une double rangée de cyprès géants dressaient leur sombre feuillage
comme un rideau opaque. Le rideau de cyprès était entouré lui-même d'une
muraille assez élevée qui gardait la mystérieuse demeure et la défendait
contre toute intrusion intempestive.

Centurion s'en fut droit à une porte bâtarde percée dans la muraille. Il
frappa d'une certaine façon et la porte s'ouvrit aussitôt. Il traversa
le jardin en homme qui connaît son chemin, contourna la maison et, après
avoir franchi les marches du perron monumental, il pénétra dans un vaste
et somptueux vestibule.

Quatre laquais, revêtus d'une livrée de nuance discrète et très sobre
d'ornements, semblaient monter la garde dans ce vestibule où le
bachelier-bravo était sans doute attendu, car, sans qu'une parole fût
prononcée, un des laquais souleva une lourde tenture de velours et
l'introduisit dans un cabinet meublé avec un luxe d'une richesse inouïe.

Ce n'était sans doute pas la première fois qu'il pénétrait dans ce
cabinet, car le familier jeta à peine un regard distrait sur les
splendeurs qui l'environnaient. Il était resté campé au milieu de la
pièce.

Une apparition blanche surgit soudain d'une merveilleuse portière de
brocart, soulevée par une main invisible, et s'avança d'un pas lent et
majestueux.

C'était Fausta. Centurion se courba dans une révérence qui ressemblait à
un agenouillement.

--Parlez, maître Centurion, dit Fausta sans paraître remarquer l'étrange
costume du personnage.

--Madame, dit Centurion, toujours courbé, j'ai le blanc-seing.

--Donnez, dit Fausta sans manifester la moindre émotion.

Centurion tendit le parchemin que venait de lui confier Barba Roja.

Fausta le prit, l'étudia attentivement et demeura un long moment
rêveuse. Enfin, elle plia le parchemin, le mit dans son sein et,
toujours impassible, de son pas lent et un peu théâtral, elle alla
s'asseoir devant une table et traça quelques lignes de sa fine écriture
sur un parchemin qu'elle tendit au familier en disant:

--Quand vous voudrez, vous passerez à ma maison de la ville, et, sur
le vu de ce bon, mon intendant vous remettra les vingt mille livres
promises.

Centurion saisit le bon d'une main frémissante et le parcourut d'un coup
d'oeil.

--Madame, fit-il d'une voix tremblante d'émotion, il y a erreur, sans
doute...

--Comment cela? Ne vous ai-je pas promis vingt mille livres? dit Fausta,
très calme.

--Précisément, madame... et vous me remettez un bon de trente mille
livres!

--Les dix mille livres en surplus sont pour récompenser la célérité avec
laquelle vous avez exécuté mes ordres.

Centurion se courba plus que jamais. Un fugitif sourire de mépris vint
arquer les lèvres de Fausta.

--Allez, maître, dit-elle simplement, de son ton d'irrésistible
autorité.

Centurion ne bougea pas.

--Qu'est-ce? fit Fausta sans impatience. Parlez, maître Centurion.

--Madame, dit Centurion avec une joie manifeste, j'ai la joie de vous
annoncer que je tiens Pardaillan.

Fausta était restée assise devant la table. En entendant ces mots, elle
se leva lentement et, dardant son regard lumineux sur le bravo presque
prosterné, elle répéta, comme si elle n'eût pu croire ses oreilles:

--Vous avez dit que vous tenez Pardaillan!... Vous?

Rien ne saurait traduire ce qu'il y avait d'incrédulité et de souverain
mépris dans le ton de ces paroles.

Cependant, avec une modeste assurance. Centurion reprit:

--Voici, madame: le sire de Pardaillan est en ce moment attablé dans
une hôtellerie dont toutes les issues sont gardées par mes hommes. En
sortant d'ici, je prends avec moi dix braves lurons dont je réponds
comme de moi-même, nous envahissons l'hôtellerie en question, et nous
cueillons l'homme...

--L'homme!... Qui ça, l'homme?

--Mais... Pardaillan...

--Dites: monsieur le chevalier de Pardaillan, gronda Fausta.

--Ah! fit Centurion, de plus en plus éberlué. Soit! Nous arrêtons M. le
chevalier de Pardaillan et nous vous l'amenons... à moins que vous ne
préfériez que nous l'expédions proprement ad patres...

«Je me disais aussi, réfléchissait Fausta, qu'un ignoble sbire, qu'un
bravo de bas étage réussisse à s'emparer d'un homme tel que Pardaillan,
c'est contraire au sens naturel des choses.»

Et, à voix haute, sans nulle raillerie:

--Voilà ce que vous appelez tenir Pardaillan?... Vous vous ferez tuer,
vous et vos dix braves.

--Oh! fit Centurion incrédule, vous croyez, madame?

--J'en suis sûre, dit froidement Fausta.

--Qu'à cela ne tienne... je prendrai vingt hommes, trente, s'il le faut.

--Et vous vous ferez battre... Vous ne connaissez pas le chevalier de
Pardaillan.

Centurion allait protester. Elle lui imposa silence d'un geste
impérieux. Elle retourna à sa table et griffonna de nouveau quelques
lignes:

--Ceci, dit-elle, est un nouveau bon de vingt mille livres. Il est à
vous si vous le voulez.

--A moi!... s'exclama Centurion ébloui. Que faut-il faire?

--Je vais vous le dire, répondit Fausta.

Alors, d'une voix calme et posée, elle donna ses instructions au bravo
attentif. Quand elle eut terminé, elle plia le bon, le mit dans son
sein, et dit:

--Si vous réussissez, ce bon est à vous.

--C'est comme si je le tenais, fit Centurion, avec un sourire sinistre.

--Allez donc. Il n'y a plus un instant à perdre.

--Madame!... fit Centurion avec une hésitation et un embarras soudain.

--Qu'est-ce encore?

--Vous m'aviez promis que la petite bohémienne ne serait pas livrée à
don Almaran.

--Eh bien? fit Fausta en l'étudiant attentivement.

--Eh bien, je désire savoir si cette promesse tient toujours.
Excusez-moi, madame, reprit Centurion avec une émotion étrange, je ne
suis qu'un pauvre bachelier qui, sa vie durant, n'a fait que loger le
diable dans sa bourse... C'est vous dire que les 50 000 livres que je
devrai à votre générosité représentent pour moi une fortune inouïe...
Pourtant, cette fortune, je l'abandonnerais de grand coeur contre
l'assurance que jamais la Giralda ne sera livrée à cette brute de Barba
Roja.

--Tu l'aimes donc bien? demanda Fausta de son air paisible.

Sans répondre. Centurion joignit les mains en une extase muette.

--Rassure-toi, dit lentement Fausta, jamais cette jeune fille ne sera,
par ma volonté, livrée à ton parent.

Centurion se courba jusqu'à terre et s'élança au dehors, ivre de joie.

Fausta resta un long moment rêveuse, combinant dans sa tête les derniers
détails du guet-apens qui devait, enfin, faire disparaître de sa vie cet
obstacle vivant qui la faisait trébucher dans toutes ses entreprises, et
qui s'appelait Pardaillan.

Ayant tout réglé, elle se leva et sortit du cabinet. Dans le corridor
où elle s'engagea, elle s'arrêta devant une porte, poussa un judas
invisible, et regarda par la petite fente. Une jeune fille, blottie dans
un large fauteuil, en une pose adorable de grâce, paraissait sommeiller
doucement, la tête penchée sur son épaule.

Cette jeune fille, c'était Giralda.

--Elle dort, murmura Fausta, je la verrai tout à l'heure.

Doucement, elle repoussa le judas, et poursuivit sa route. Parvenue au
bout du corridor, elle ouvrit la dernière porte qu'elle trouva à main
droite, et entra.

La pièce dans laquelle elle venait de pénétrer était un rez-de-chaussée
surélevé comme un entresol. C'était une espèce de boudoir très simple,
éclairé par une fenêtre protégée par des volets de bois qui paraissaient
en assez mauvais état.

Fausta frappa sur un timbre et donna un ordre au laquais, qui se
présenta aussitôt.

Celui-ci enleva tous les sièges qui garnissaient la pièce et repoussa du
côté opposé à la fenêtre tous les meubles qui restaient, en sorte que,
lorsqu'il eut terminé sa besogne, il ne resta plus, comme meubles,
qu'une petite table, un coffre, et un cabinet placé dans une
encoignure. En fait de siège, il ne resta qu'un large divan, sur lequel
s'amoncelaient des coussins de soie. Le divan était placé juste en face
de la fenêtre, en sorte qu'après cet agencement bizarre une moitié de la
pièce se trouva meublée et l'autre moitié complètement dégarnie.

Toutes choses étant ainsi disposées suivant son idée, Fausta sortit,
précédée du laquais portant un candélabre garni de cires allumées.

Le laquais, éclairant Fausta, parvint à une porte qu'il ouvrit, et
se trouva devant un escalier de pierre qui aboutissait aux caves. Le
laquais descendit, et, après maints détours, s'arrêta devant une porte
de fer, qu'il ouvrit. Il posa son flambeau sur le seuil et se tint à
l'écart, tandis que Fausta pénétrait dans un caveau, bas de plafond,
sans aucune ouverture apparente autre que la porte, assez long, mais
fort étroit, assez semblable comme forme à une baignoire de dimensions
anormales. Les parois et le sol de ce caveau étaient recouverts de
larges dalles de marbre blanc.

A la lueur tremblotante de son flambeau, Fausta inspecta ce lieu qui
n'avait rien de sinistre. Elle alla prendre une cire au flambeau, la
leva en l'air, et étudia le plafond. Puis, satisfaite sans doute de son
inspection, elle remit la cire en place, revint au milieu du caveau,
fouilla dans son sein et en sortit une boîte minuscule, dans laquelle
elle prit une petite pastille.

«Ceci m'a été vendu par Magni, songeait-elle. Magni est un homme à
Espinosa. Il m'a trompée déjà en me donnant pour du poison ce qui
n'était qu'un narcotique. N'en sera-t-il pas de même avec cette
pastille?... Peu importe, mes précautions sont bien prises, cette
fois-ci... J'eusse voulu lui épargner une trop lente agonie, mais je
n'ai plus le temps d'expérimenter ceci.»

Elle, alla allumer le bout de la pastille à une des cires. Elle souffla
légèrement pour activer la combustion et vint la déposer au milieu
du caveau. De minces volutes d'une fumée bleuâtre et odoriférante
s'échappèrent de la petite pastille qui se consumait lentement.

Fausta sortit alors. Le laquais s'approcha et ferma la porte à double
tour.

--Vous irez jeter cette clef dans le fleuve, à l'instant, dit Fausta.
Demain matin, vous ferez venir des maçons et vous ferez murer solidement
cette porte.

Le laquais s'inclina en signe d'obéissance.

Et, en remontant l'escalier, Fausta songeait:

«Qu'il vienne seulement... et rien ne pourra le sauver. Même pas moi...
si j'en avais le désir.»

Et, tandis que le laquais s'en allait docilement jeter la clef dans le
Guadalquivir proche, Fausta se dirigea vers la chambre où dormait la
Giralda, en murmurant:

«Allons styler la petite bohémienne.»

Pendant que Fausta organise la mise en scène du guet-apens imaginé par
elle, pendant que Centurion procède à l'exécution de ce guet-apens,
Pardaillan devise paisiblement avec ses amis.

--Comment se fait-il que vous vous soyez trouvé à point nommé dans cette
rue? dit-il à don César.

--C'est très simple. M. de Cervantes et moi n'étions pas sans
appréhensions au sujet de l'entrevue que vous deviez avoir avec le roi.
Sans nous être concertés, nous nous trouvions ici vers midi, pensant
vous y trouver. Ne vous voyant pas, notre appréhension se changea en
inquiétude. Alors, nous allâmes à l'Alcazar, espérant, sinon vous y
rencontrer, du moins y avoir des nouvelles qui nous eussent rassurés.

--Ah! fit Pardaillan en le regardant en face, vous vous êtes inquiétés
de moi?... Qu'eussiez-vous fait si je ne fusse pas revenu?

--Je ne sais pas, monsieur, dit naïvement don César. Mais nous ne
serions pas restés inactifs... Nous aurions cherché à pénétrer dans le
palais.

--Nous serions entrés, assura Cervantes.

--Et alors? demanda Pardaillan, dont les yeux pétillaient de joyeuse
malice.

--Alors, il aurait bien fallu qu'on nous dît ce que vous étiez devenu...
et, dans le cas où on vous aurait arrêté, nous aurions cherché à vous
délivrer... Nous aurions plutôt mis le feu au palais!

--Mais, cher ami, j'eusse brûlé aussi, en ce cas.

--Oh! fit don César tout saisi, c'est vrai!... Je n'y avais point pensé.

--Et puis, quelle idée bizarre!... venir me chercher au palais, c'est la
plus insigne folie que vous eussiez pu faire.

--Fallait-il donc vous abandonner? s'indigna le Torero.

--Je ne dis pas... Mais pénétrer au palais pour m'en tirer, diable!...
grommela Pardaillan.

--Dites-moi, mon cher, croyez-vous que je sois vivant ou mort?
reprit-il, s'adressant à Cervantes.

--Quelle question! fit Cervantes. Il me semble que vous êtes bien
vivant, que diable!...

--Eh bien, c'est ce qui vous trompe, dit froidement Pardaillan. Je suis
mort... ou plutôt je suis le mort-vivant... A telle enseigne que, dûment
et proprement cloué entre quatre planches, j'ai bel et bien été descendu
dans la fosse... Qu'avez-vous donc, Juana, ma mignonne?

Cette question était motivée par le bris d'un flacon plein d'un vin
généreux que Juana venait de laisser choir sur les dalles du patio.

--Oh! fit Juana, rouge sans doute de confusion pour sa maladresse,
est-ce vrai ce que vous dites, monsieur le chevalier?

--Aussi vrai, ma belle enfant, que vous allez être obligée de remplacer
le flacon que vous venez de briser... et c'est vraiment dommage, car cet
excellent liquide est fait pour nous abreuver et nous donner des forces,
et non pour laver les dalles de cette cour.

--C'est horrible! frissonna Juana qui, sous l'oeil perspicace du
chevalier, rougissait de plus en plus.

Cervantes et don César ne purent s'empêcher de frémir.

--Et vous vous êtes tiré de là? demanda anxieusement don César.

--Sans doute... puisque me voici.

--C'est donc cela que je vous ai vu si pâle? fit Cervantes.

--Dame, écoutez, cher ami, quand on est mort...

--Sainte mère de Dieu! marmotta Juana, en se signant.

--Ne tremblez donc pas ainsi, petite Juana. Si je suis mort, je suis
aussi vivant... puisque je suis mort-vivant...

Devant cette explication effarante, donnée avec un air paisible, Juana
jugea prudent de battre précipitamment en retraite et se réfugia dans
la cuisine sans plus attendre, pendant que Cervantes, ému autant
qu'intrigué, disait:

--Expliquez-vous, chevalier, je devine à votre air que vous venez
d'échapper à quelque terrible danger.

Le chevalier s'empressa de faire à ses amis un récit succinct des
effroyables aventures qu'il avait vécues au palais. Lorsqu'il eut
achevé, il s'écria joyeusement:

--Versez-nous à boire, et dites-moi, don César, comment vous êtes
intervenu si fort à propos pour faire dévier le coup de poignard de
Bussi-Leclerc.

--C'est comme je vous l'ai dit, monsieur, qu'étant inquiet je ne pouvais
tenir en place. Tandis que M. de Cervantes cherchait une combinaison qui
nous permît de vous arracher des griffes de l'inquisiteur, j'étais allé
me mettre sur la porte extérieure du patio. C'est de là que j'ai vu
s'élancer l'homme et que, n'ayant pas le temps de l'arrêter, j'ai crié
pour vous avertir du danger.

Pardaillan parut s'absorber dans la dégustation d'un flan savoureux.
Tout à coup, redressant la tête:

--Mais, dit-il, je ne vois pas votre fiancée, la tant jolie Giralda.

--La Giralda a disparu depuis hier, monsieur.

Pardaillan posa brusquement son verre, et dit, en scrutant le visage
souriant du jeune homme:

--Ouais!... Vous dites cela d'un air bien paisible! Pour un amoureux, ce
calme me surprend, je l'avoue.

--Ce n'est pas ce que vous croyez, monsieur, dit le Torero, en
continuant de sourire. Vous savez, monsieur le chevalier, que la Giralda
s'obstine à ne pas quitter l'Espagne.

--Ce n'est pas ce qu'elle fait de mieux, fit Pardaillan, et m'est avis
que vous devriez l'exhorter à fuir au plus tôt. Croyez-moi, l'air de ce
pays est mauvais pour vous comme pour elle.

--C'est ce que je me tue à lui dire, appuya Cervantes en haussant les
épaules; mais les jeunes gens n'en font toujours qu'à leur tête.

--C'est que, dit gravement don César, il ne s'agit pas là d'un simple
caprice de jeune femme, ainsi que vous paraissez le croire. La Giralda,
comme moi, n'a jamais connu son père ni sa mère. Or, depuis quelque
temps, elle a appris que ses parents sont vivants, et elle croit être
sur leurs traces. La douceur du foyer familial apparaît comme le suprême
bonheur à ceux qui, comme nous, ne les ont jamais connus. Peut-être
ont-ils été abandonnés volontairement, peut-être ces parents qu'ils
désirent ardemment connaître sont-ils indignes et les repousseront
haineusement... n'importe, ils cherchent quand même, quittes à se
meurtrir le coeur... La Giralda cherche... et comment aurais-je le coeur
de l'empêcher, puisque, moi-même, je chercherais, comme elle... si je ne
savais, hélas! que ceux dont je ne connais même pas le nom ne sont plus,
ajouta-t-il avec un accent poignant.

--Diable! fit Pardaillan, remué malgré lui, vous m'en direz tant... Mais
pourquoi n'aidez-vous pas votre fiancée dans ses recherches?

--La Giralda est un peu sauvage, c'est une bohémienne, vous le
savez--ou, dû moins, elle fut élevée par des Bohémiens. Elle a ses idées
et ses manières à elle; elle ne dit que ce qu'elle veut bien dire...
même à moi... J'ai cru comprendre qu'elle a la conviction que ses
recherches n'aboutiront pas si elle ne les fait elle-même. Quant à sa
disparition, si elle ne m'inquiète pas autrement, c'est que, plusieurs
fois déjà, elle a disparu ainsi. Demain, peut-être, je la verrai revenir
avec une déception de plus... et je m'efforcerai de la consoler.

Pardaillan se souvint qu'Espinosa lui avait proposé d'assassiner le
Torero. Il se demanda si cette disparition de la bohémienne ne cachait
pas un piège à l'adresse du fils de don Carlos.

--Êtes-vous bien sûr, dit-il, que la Giralda s'est absentée
volontairement et dans le but que vous venez d'indiquer?

--La Giralda m'a prévenu. Son absence devait durer un jour ou deux.
Mais, ajouta don César avec un commencement d'inquiétude, que
pensez-vous donc?

--Rien, dit Pardaillan, puisque votre fiancée vous a prévenu
elle-même... Seulement, si, demain matin, vous ne l'avez pas revue,
suivez mon conseil: venez me chercher sans perdre un instant et nous
nous mettrons ensemble à sa recherche.

--Vous m'effrayez, monsieur!

--Ne vous émotionnez pas outre mesure, dit Pardaillan avec son flegme
habituel, et attendons à demain. Est-il vrai que vous prendrez part à la
corrida?

--Oui, monsieur, dit don César, dans l'oeil de qui passa comme un éclair
sombre.

--Ne pourriez-vous vous abstenir d'y paraître?

--Impossible, monsieur, fit le Torero sur un ton tranchant. Le roi m'a
fait le très grand honneur de m'ordonner d'y paraître... Sa Majesté
a même poussé l'insistance jusqu'à envoyer à différentes reprises me
rappeler qu'elle comptait absolument me voir dans l'arène... Vous voyez
bien que je ne saurais me dérober.

--Ah! fit Pardaillan, qui avait son idée. Est-il dans les usages de
faire pareille démarche?

--Non pas, monsieur... Aussi bien, l'honneur que me fait Sa Majesté n'en
est que plus précieux, dit don César, d'une voix mordante.

Pardaillan le considéra droit dans les yeux. Puis, se penchant
par-dessus la table, à voix basse:

--Écoutez, dit-il, voici plusieurs fois que je remarque en vous une
étrange émotion quand vous parlez du roi... Jureriez-vous que vous
n'avez pas un sentiment contre Sa Majesté Philippe?

--Non! fit nettement don César, je ne ferai pas un tel serment... Je
hais cet homme! Je me suis juré qu'il ne mourrait que de ma main... et
vous voyez que je sais respecter un serment.

Ceci fut dit d'une voix ardente, avec un accent auquel il n'y avait pas
à se méprendre.

«Diable! pensa Pardaillan, voici qui n'est pas fait pour arranger les
choses!»

Et, tout haut:

--Et vous me dites cela, à moi, que vous connaissez depuis quelques
jours à peine!... J'admire votre confiance, si elle s'étend ainsi à tout
le monde...

--Ne croyez pas que je sois homme à conter mes affaires à tout venant,
dit vivement le Torero. J'ai été élevé dans une atmosphère de mystère et
de trahison. A l'âge où l'on vit insouciant et heureux, je n'ai connu
que malheurs et catastrophes, et j'ai dû errer dans les ganaderias ou
dans les sierras en me cachant comme un criminel, ayant pour compagnon
et pour maître un ganadero, que je croyais mon père, et qui était bien
l'homme le plus taciturne et le plus soupçonneux que j'ai connu. J'ai
donc appris à me méfier et à me taire. Je n'ai dit à personne, pas même
à M. de Cervantes, qui est un ami éprouvé, ce que je viens de dire à
vous, que je connais depuis quelques jours, à peine.

--Pourquoi à moi? dit Pardaillan avec naïveté.

--Le sais-je? dit don César avec un abandon juvénile. Est-ce la loyauté
qui éclate sur votre visage? Est-ce la bonté que j'ai lue dans vos
yeux, si railleurs pourtant? Est-ce votre générosité ou votre éclatante
bravoure? Un irrésistible penchant m'attire vers vous et j'éprouve ce
sentiment fait de confiance, de respect et d'affection, tel qu'on le
doit éprouver, me semble-t-il, pour un grand frère... Excusez-moi,
monsieur, je vous ennuie peut-être, mais c'est la première fois que je
me sens assez de confiance pour parler ainsi à coeur ouvert.

--Pauvre petit prince! murmura Pardaillan attendri; puis, regardant bien
en face don César:

--En somme, que savez-vous de votre famille?

--Rien, monsieur... ou si peu. Je sais que mon père et ma mère sont
morts, et tout me porte à croire qu'ils étaient d'illustre famille.

--S'il en est ainsi, et c'est probable, dit Cervantes, ne regrettez pas
trop cette famille. L'adversité, voyez-vous, forme des caractères de
votre trempe et de la trempe du chevalier, et, ce qui vous apparaît
comme un malheur, au fond, est peut-être un grand bonheur.

--Peut-être, monsieur. J'avoue que je me suis dit à moi-même plus d'une
fois ce que vous venez d'exprimer. Mais cela n'atténue ni mes regrets ni
ma douleur.

--Comment avez-vous appris la mort de vos parents? demanda Pardaillan.
Êtes-vous bien sûr qu'on ne vous a pas trompé, volontairement ou non,
sur ce point?

Le Torero secoua tristement la tête:

--Je tiens ces détails du ganadero qui m'a élevé et je suis bien
sûr qu'il ne m'a pas menti. Il connaissait, dans tous ses détails,
l'histoire de ma famille, et, s'il n'a jamais consenti à me révéler
certaines choses, comme le nom de mes parents, par exemple, c'est que,
m'a-t-il souvent répété: «Le jour où votre existence sera connue, si
vous ignorez tout de votre famille, on vous laissera peut-être vivre.
Mais, si on soupçonne que vous connaissez votre nom, vous êtes un homme
mort!

--Comment cet homme, qui disait que la divulgation du secret de votre
naissance vous serait mortelle, a-t-il pu consentir à vous dévoiler
certains détails qu'il eût été plus humain de vous laisser ignorer?

--C'est que, dit gravement le Torero, il pensait que le premier devoir
d'un fils est de venger la mort de ses parents. C'est pourquoi il m'a
dit et répété que, peu de temps après ma naissance, mon père et ma mère
sont morts de mort violente, assassinés par Philippe, roi d'Espagne...
Vous comprenez maintenant pourquoi j'ai dit que cet homme ne mourra que
de ma main.

--Je comprends, en effet, dit Pardaillan, qui cherchait ce qu'il
pourrait dire ou faire pour détourner le jeune homme de ce meurtre qui
lui paraissait monstrueux. Mais prenez garde! Qui vous dit que le roi
soit vraiment responsable?

Don César considéra un moment Pardaillan en face, comme s'il eût voulu
pénétrer le fond de sa pensée. Ne parvenant pas à déchiffrer la vérité,
le Torero eut un geste de colère, et, d'une voix sourde:

--La pensée qu'un homme tel que vous peut me croire capable d'un acte
monstrueux m'est insupportable, dit-il. Je vais donc vous dire ce que je
sais. Vous jugerez ensuite si j'ai le droit de venger les miens.

Le jeune homme se recueillit, puis expliqua:

--Mon père a été arrêté sur l'ordre du roi, enfermé dans un cachot,
soumis à la torture, et finalement mis à mort, sans jugement. Ma mère
a été enlevée, séquestrée dans un couvent où elle est morte,
empoisonnée... Mon père et ma mère avaient à peu près l'âge que j'ai
aujourd'hui. Moi-même, encore au berceau, je ne dus la vie qu'à la
compassion d'un serviteur, lequel m'emporta et me cacha si bien qu'il
parvint à me soustraire à l'implacable haine du royal bourreau de ma
famille. Le bien de mes parents était considérable. Le roi, d'assassin
qu'il était, se fit voleur et fit main-basse sur les richesses qui
auraient dû me revenir.

Le fils de don Carlos s'interrompit un moment pour passer sa main sur
son front moite. Et, pendant que Pardaillan et Cervantes se regardaient,
consternés, il reprit d'une voix qui se faisait mordante et rude:

--Quel crime mon père avait-il donc commis? Tout simplement il avait une
femme qu'il adorait et qui le lui rendait bien! ma mère. Or le roi se
prit d'une passion violente pour la femme de son sujet... Habitué à voir
ses courtisans s'abaisser jusqu'aux plus viles complaisances, le roi
crût qu'il en serait de même cette fois-ci. Il eut l'imprudence de faire
connaître sa volonté, pensant que le mari se trouverait honoré de lui
livrer sa femme... Il arriva qu'il se heurta à une résistance que ni
prières ni menaces ne purent faire fléchir. C'est alors que la jalousie
l'exaltant jusqu'au crime, le bandit couronné fit arrêter celui qu'il
considérait comme un rival heureux, le fit torturer par esprit de
vengeance et finalement mettre à mort, pensant que, le mari trépassé,
la femme céderait... Cet odieux calcul fut déjoué par la fidélité de la
femme à la mémoire de son mari lâchement assassiné...

--Alors, l'amour du roi se mua en haine furieuse. Ne pouvant vaincre la
résistance de ma mère, il la fit emprisonner. Sa haine sauvage s'étendit
jusqu'à l'enfant de ses malheureuses victimes, et j'eusse aussi été
assassiné si, comme je vous l'ai dit, je n'avais été enlevé et caché par
un serviteur dévoué.

Don César se tut et demeura un long moment rêveur. Et Pardaillan, d'un
air apitoyé, pensait:

«Pauvre diable!... Mais quel intérêt ce soi-disant serviteur dévoué
a-t-il pu avoir à faire cet invraisemblable récit qui, par certains
côtés, frôle si dangereusement l'effroyable vérité?»

Don César redressa sa tête fine et intelligente et dit:

«Pensez-vous toujours que venger la mort des miens serait un crime
monstrueux?»



XX

LA MAISON DES CYPRÈS

Pardaillan cherchait comment il pourrait éviter de répondre à une
question aussi scabreuse lorsqu'il fut tiré d'embarras par l'arrivée
d'un personnage qui vint sans façon interrompre leur conversation.

C'était un petit bout d'homme qui paraissait douze ans à peine, noir
comme une taupe, sec comme un sarment, l'air déluré, l'oeil vif mais
singulièrement mobile. Il se campa devant don César et attendit dans une
attitude pleine de fierté.

--Eh bien, El Chico (le petit) qu'y a-t-il? demanda doucement le Torero.

--C'est rapport à la Giralda, répondit le petit homme avec un laconisme
plutôt ambigu.

--Lui serait-il arrivé quelque chose? demanda vivement le Torero.

--Enlevée!...

--Enlevée! répétèrent les trois hommes d'une même voix.

Au même instant, ils furent debout tous les trois. Don César, atterré
par cette nouvelle inattendue, jetée aussi brutalement, restait muet de
stupeur.

--Voyons, ne nous effarons pas et procédons avec méthode, s'exclama
Pardaillan.

Et s'adressant à El Chico qui attendait, toujours campé dans sa pose
pleine de dignité:

--Tu dis, petit, que la Giralda a été enlevée?

--Oui, seigneur... Il y a deux heures environ.

--Où?

--Passé la Puerta de las Atarazanas.

--Comment sais-tu cela, toi?

--Je l'ai vu, tiens!

--Raconte ce que tu as vu.

--Voila, seigneur: je m'étais attardé hors les murs et je me hâtais pour
arriver avant la fermeture des portes, lorsque je vis, non loin devant
moi, une ombre qui se hâtait aussi vers la ville: c'était la Giralda.

--Tu en es sûr?

El Chico eut un sourire entendu:

--Tiens! dit-il, j'ai de bons yeux!... Et quand même je ne l'aurais
pas reconnue, quelle autre que la Giralda eût appelé El Torero à son
secours? Tiens!...

--Elle m'a appelé?

--Quand les hommes se sont jetés sur elle, elle a crié: «César! César!
à moi!» puis les hommes lui ont jeté une cape sur la tête et l'ont
emportée.

--Quels sont ces hommes? Le sais-tu, petit?

El Chico eut encore son sourire entendu et, avec ce laconisme qui
faisait bouillir l'amoureux désespéré:

--Don Centurion, dit-il.

--Centurion! s'exclama don César; le damné ruffian mourra de ma main!

--Qu'est-ce que ce Centurion? demanda Pardaillan qui ne perdait pas de
vue le petit homme.

--Le familier que vous avez jeté dehors l'autre jour, dit Cervantes. On
sait trop pour le compte de qui opère ce sacripant!

--Pour qui?

--Pour don Almaran, dit Barba Roja.

--Barba Roja?... Ce colosse qui ne quitte jamais le roi?

--Lui-même!... Vous le connaissez, chevalier?

--Un peu, fit Pardaillan avec un léger sourire.

Et en lui-même: «Du diable s'il n'y a pas de l'Espinosa là-dessous!...
Enfin je suis là et je veillerai sur ce petit prince pour lequel je me
sens de l'affection.»

Pendant ces apartés, don César continuait l'interrogatoire du petit
homme:

--Et toi, Chico, qu'as-tu fait, quand tu as vu ces hommes enlever la
Giralda?

--Je les ai suivis... Tiens! on aime le Torero!

--Et tu sais où ils l'ont conduite?

--Tiens! je ne serais pas venu vous chercher sans ça! fit El Chico en
levant les épaules.

--Bravo, Chico!... Conduis-moi, s'exclama don César se dirigeant vers la
porte.

--Un instant! fit Pardaillan, en se plaçant devant lui. Nous avons le
temps, que diable!

Et voyant que le Torero, trépignant d'impatience, n'osait pas lui
résister:

--Fiez-vous à moi, mon enfant, fit-il doucement, vous n'aurez pas à le
regretter.

--Chevalier, j'ai pleine confiance en vous, mais... voyez dans quel état
je suis!

--Un peu de patience, donc!... Si tout ce que ce petit bout d'homme
vient de raconter est vrai, je réponds de tout... mais diantre! Il ne
s'agit pas d'aller nous jeter tête baissée dans quelque traquenard.

--Quoi, vous consentirez?...

Pardaillan haussa dédaigneusement les épaules:

--Ces amoureux sont tous stupides, dit-il à Cervantes, qui se contenta
d'approuver d'un signe de tête.

--Voyons, petit, reprit le chevalier en s'adressant à El Chico, tu as
vu enlever la Giralda, tu as suivi les ravisseurs, tu sais où ils l'ont
conduite et tu es accouru le dire à don César.

--Oui, seigneur!

--Bien. Et, dis-moi, comment savais-tu que don César était ici?

El Chico eut une hésitation imperceptible qui n'échappa pourtant pas à
l'oeil perspicace du chevalier.

--Tiens! fit-il, je suis allé chez lui. On m'a dit: «Il doit être à
l'hôtellerie de la Tour.» J'y suis venu...

Et comme s'il eût deviné ce qui se passait dans l'esprit du chevalier,
il ajouta:

--Si Votre Seigneurie affectionne don César, qu'elle vienne avec lui.
Et, se tournant vers Cervantes, muet: Vous aussi, seigneur... et tous
vos amis... tant que vous en avez... Tiens! à présent qu'il a pris la
Giralda, don Centurion ne la rendra pas sans montrer un peu les crocs...
Moi, je peux vous conduire à la maison et puis après, serviteur, je ne
compte plus. Que voulez-vous que je fasse, pauvre de moi!... Je suis
trop petit, tiens!

El Chico paraissait sincère et devait l'être en effet.

--Si c'était, pensa Pardaillan, un guet-apens, on n'aurait évidemment
pas la naïveté de recommander à don César de se faire accompagner. Tout
au contraire, on chercherait à l'attirer seul. A moins que...

Et s'adressant à El Chico:

--Tu penses donc qu'ils sont en nombre autour de la Giralda?

--Il y a les quatre qui l'ont enlevée... Il y a don Centurion...
Ceux-là, j'en suis sûr. Je les ai vus entrer et ils ne sont pas
ressortis... J'ai idée qu'il doit bien y en avoir quelques autres cachés
dans la maison...

--Allons! décida soudain Pardaillan.

Aussitôt, El Chico se dirigea vers la porte.

Cervantes, sur un signe de Pardaillan, se plaça à la gauche du Torero,
tandis que le chevalier se plaçait à sa droite. Pardaillan était bien
persuadé que le guet-apens--en admettant qu'il y eût guet-apens était
dirigé contre don César. Pas un instant la pensée ne l'effleura qu'il
pouvait être visé lui-même.

Cette pensée, Cervantes ne l'eut pas davantage. Dans ces conditions,
leur unique préoccupation à tous deux était de veiller sur le fils de
don Carlos, seul menacé.

Quant à don César, il n'en cherchait pas si long.

La Giralda était en danger, il courait à son secours.

Le temps, si clair deux heures avant, s'était couvert, et maintenant
d'épais nuages masquaient complètement la lune. La porte du patio
franchie, ils se trouvèrent dans la nuit noire.

--Où nous conduis-tu, El Chico? demanda don César.

--A la maison des Cyprès.

--Bien, je connais!... Marche devant, nous te suivons.

Sans faire la moindre observation, El Chico prit la tête de la petite
troupe et marcha d'un bon pas.

Tout en marchant à côté d'El Torero, qu'il tenait amicalement par le
bras, Pardaillan, l'oeil aux aguets, l'oreille tendue, lui demanda à
voix basse:

--Êtes-vous sûr de cet enfant?

--Eh oui, morbleu!

--C'est que El Chico n'est pas un enfant. Il a vingt ans, peut-être
même plus. Malgré sa taille minuscule, c'est bel et bien un homme
très proportionné, comme vous avez pu le remarquer, et sans aucune
difformité. C'est un nain, un joli nain, mais c'est un homme. N'allez
pas lui dire qu'il n'est qu'un enfant, il est fort chatouilleux sur ce
point et n'entend pas la plaisanterie.

--Ah! c'est un homme!... Tant pis, morbleu! Je le préférais enfant...

--Pourquoi?

--Pour rien... une idée à moi... Mais enfin, homme ou enfant, qu'est-ce
que ce nain? D'où le connaissez-vous? Êtes-vous sûr de lui?

--Quant à vous dire qui est ce nain, je confesse que je n'en sais
rien... On l'appelle El Chico à cause de sa taille... D'où je le
connais? Il traîne par les rues de la ville et vit, comme il peut, des
aumônes qu'on lui fait. Un jour, j'ai pris sa défense contre une bande
de mauvais drôles qui le maltraitaient. Depuis, il m'a toujours témoigné
une certaine affection. Est-il dévoué? Je crois que oui... je n'en
jurerais pas cependant.

--Enfin, murmura Pardaillan, allons toujours, nous verrons bien.

Le reste du trajet s'accomplit en silence. Tant qu'il dura, Pardaillan
se tint sur ses gardes et il fut plutôt étonné de voir que nulle
agression ne s'était encore produite lorsque El Chico s'arrêta enfin
devant la porte bâtarde de la maison des Cyprès, en murmurant:

--C'est là!

--Après tout, songea Pardaillan, je me suis peut-être trompé!... Je
deviens trop méfiant, sur ma foi!

Il y avait une borne cavalière à côté de la porte. El Chico la désigna
aux trois hommes, et dans un souffle il murmura en montrant le mur:

--C'est bien commode, tiens!

De l'oeil, Pardaillan mesura la hauteur et sourit. L'escalade, avec un
tel marchepied, ne serait qu'un jeu.

El Chico continua:

--Évitez les allées... à cause du sable qui fait du bruit, marchez sur
le gazon. Avec un peu d'adresse, vous pouvez réussir sans qu'il y ait
bataille; sûr qu'ils dorment là-dedans... Moi, je vous attends ici, et
s'il y a danger je vous préviens en sifflant ainsi.

Et le petit homme fit entendre un léger ululement parfaitement imité.

--Pourquoi ne viens-tu pas avec nous? demanda. Pardaillan peut-être par
un reste de méfiance.

El Chico eut un geste d'effroi.

--Non, fit-il vivement, je n'entrerai pas là. Tiens, que voulez-vous que
je devienne, si vous vous battez?

Don César, qui avait hâte de passer de l'autre côté du mur, tendit sa
bourse en disant:

---Prends ceci, El Chico. Mais je ne me tiens pas quitte pour si peu
envers toi. Quoi qu'il arrive, désormais j'aurai soin de toi.

El Chico eut une seconde d'hésitation, puis il prit la bourse en disant:

--J'étais déjà payé, seigneur... Mais il faut bien vivre, tiens!

--Pourquoi dis-tu que tu étais déjà payé? fit Pardaillan, qui avait cru
démêler comme une bizarre intonation dans la réponse du petit homme.

Sur un ton très naturel, celui-ci répondit:

--J'ai dit que j'étais payé parce que je suis content d'avoir rendu
service à don César, tiens!

Laissant leur petit guide, les trois aventuriers, en se servant de la
borne, eurent tôt fait d'escalader le mur et se laissèrent doucement
tomber dans les jardins de la maison des Cyprès. Don César voulut
s'élancer aussitôt; mais Pardaillan le retint en disant:

--Doucement, ne nous exposons pas à un échec par trop de précipitation.
C'est le moment d'agir avec Imprudence, et, surtout, silencieusement. Je
passe le premier en éclaireur; vous, don César, derrière moi; et vous,
monsieur de Cervantes, vous fermerez la marche. Ne nous perdons pas de
vue, et maintenant plus un mot.

Dans l'ordre qu'il venait d'établir, Pardaillan s'avança prudemment,
évitant les allées sablées comme l'avait judicieusement recommandé El
Chico, se dirigeant droit vers le côté de la maison qui lui faisait
face.

Les portes et les fenêtres étaient closes. Pas le plus petit filet de
lumière ne se voyait nulle part. De ce côté, tout semblait bien endormi.
Pardaillan contourna la maison et atteignit le deuxième côté, aussi
sombre, aussi silencieux que le premier. Il poussa plus loin et parvint
au troisième côté. Là, à une fenêtre du rez-de-chaussée située dans
l'angle de la maison, à travers des volets mal joints, un mince filet
de lumière filtrait. Pardaillan s'arrêta. Il s'agissait maintenant
d'atteindre la fenêtre éclairée et de voir ce qui se passait à
l'intérieur.

Pardaillan désigna la fenêtre à ses deux compagnons et, sans mot dire,
reprit sa marche en avant, en redoublant de précautions.

D'ailleurs, tout paraissait les favoriser. Ils marchaient sur un épais
gazon qui étouffait le bruit de leurs pas et ils côtoyaient les massifs,
derrière lesquels il leur serait facile de se dissimuler en cas
d'alerte.

Pardaillan contourna un massif qui se trouvait à quelques pas de la
fenêtre. Don César et Cervantes suivirent à la file et ne remarquèrent
rien d'anormal. Ils n'avaient plus qu'à franchir une petite pelouse qui
s'étendait presque jusque sous la fenêtre.

Derrière Cervantes, du sein de ce massif où ils n'avaient rien remarqué
d'anormal, des ombres surgirent soudain, rampèrent silencieusement et
se redressèrent tout à coup pour exécuter, avec un ensemble parfait, la
manoeuvre que voici:

Deux mains saisirent l'écrivain au cou, par-derrière, et étouffèrent
dans sa gorge le cri prêt à faillir. Une cape fut lestement jetée sur
sa tête, vivement entortillée et serrée à l'étouffer. Des poignes
vigoureuses le saisirent aux bras et aux jambes, l'enlevèrent comme une
plume avant qu'il eût pu se rendre compte de ce qui lui arrivait, et le
portèrent dans le massif.

La capture s'était opérée avec une rapidité foudroyante, sans heurt,
sans bruit, sans à-coup d'aucune sorte, sans que ni le Torero ni
Pardaillan, plus, éloignés, se fussent aperçus de quoi que ce soit.

Dans le massif, une des ombres dépouilla lestement Cervantes de son
manteau. Elle s'en enveloppa soigneusement et, s'efforçant d'imiter
l'allure du prisonnier, s'en fut délibérément rejoindre le chevalier et
don César. Une voix brève prononça:

--Qu'on le porte dehors, sans lui faire du mal.

Et Cervantes, à moitié étranglé, se trouva porte hors de la maison en
moins de temps certes qu'il n'en avaitis à y pénétrer.

Pendant ce temps, Pardaillan et don César étaient parvenus sous la
fenêtre éclairée.

Nous avons dit qu'elle était située au rez-de-chaussée. Mais c'était un
rez-de-chaussée assez élevé pour qu'un homme, même de grande taille, ne
pût atteindre les volets et jeter un regard indiscret dans l'intérieur.

Or, à droite et à gauche de la fenêtre, il y avait deux arbustes plantés
dans deux grandes caisses. Et Pardaillan, qui avait passé sa journée
à se débattre dans le filet d'Espinosa, ne put s'empêcher de trouver
bizarre que ces deux caisses se trouvassent précisément là, sous cette
fenêtre, la seule éclairée de la mystérieuse demeure.

«On jurerait qu'on les a placées là pour nous faciliter la besogne»,
grommela-t-il.»

D'un coup d'oeil rapide, il étudia les volets et il pensa:

«Bizarre! ces volets ne tiennent pour ainsi dire pas. La lumière filtre
par quantité de fentes et de trous... Mortdiable! cette fenêtre de
rez-de-chaussée si mal défendue dans une maison qui, partout ailleurs,
paraît gardée!... Voilà qui ne me dit rien qui vaille!...»

Mais, tandis que Pardaillan observait et réfléchissait, El Torero,
impatient comme tous les amoureux, agissait. Il traînait une des deux
caisses sous la fenêtre, grimpait dessus sans s'inquiéter de l'arbuste
qu'il piétinait, et, appliquant son oeil à une de ces nombreuses fentes
qui paraissaient suspectes à Pardaillan, il regarda et, oubliant toute
prudence, s'exclama presque à haute voix:

--Elle est là!...

En entendant cette exclamation, Pardaillan jeta les yeux autour de lui.
A ce moment, l'homme qui s'était enveloppé dans le manteau de Cervantes
s'approchait avec précaution, tout comme aurait fait le romancier. Dans
l'ombre, Pardaillan le prit pour Cervantes et, n'apercevant rien de
suspect, il s'élança d'un bond à côté de don César et regarda, lui
aussi, oubliant toutes ses appréhensions du coup.

Sur un lit de repos placé juste en face de la fenêtre, la Giralda,
étendue, paraissait profondément endormie.

Don César et Pardaillan se regardèrent et se comprirent sans parler.

S'arc-boutant sur leur caisse, ils saisirent les volets et tirèrent de
toutes leurs forces réunies.

Les volets s'ouvrirent sans trop de peine et sans aucun bruit, ce qui
était le plus important.

Débarrassés de cet obstacle, ils s'établirent le mieux qu'ils purent sur
le bord de la fenêtre afin de l'ouvrir sans bruit, comme ils venaient
d'ouvrir les volets.

A ce moment, une porte s'ouvrit dans la chambre. Un homme entra qui
s'approcha de la Giralda et la contempla un moment avec une expression
passionnée qui fit pâlir don César. Puis, se baissant, l'homme saisit
dans ses bras la jeune fille qui s'abandonna, les membres ballants,
comme un corps privé de vie. Chargé de son précieux fardeau, qui ne
paraissait pas peser bien lourd à ses bras robustes, l'homme se redressa
et se dirigea vers la porte par où il était entré.

--Vite! rugit don César en donnant de l'épaule contre la fenêtre, il
l'emporte!

Pardaillan tira son épée, appuya de son côté, de toutes ses forces,
contre la fenêtre, qui s'ouvrit violemment, et, l'épée à la main, il
sauta à l'intérieur de la pièce. Au même instant, il entendit un cri
terrible.

Lorsqu'il sentit la fenêtre céder sous leurs efforts, don César se
ramassa pour bondir. Dans le même moment, il fut saisi par les jambes et
tiré en arrière. Alors, il poussa le cri entendu de Pardaillan. Ramené
violemment à terre, le Torero fut saisi, réduit à l'impuissance, porté
lui aussi hors de la maison.

Pardaillan, lui, avait sauté.

Lorsque ses pieds touchèrent le sol, il sentit ce sol trembler et
s'écrouler sous lui, et il tomba dans le noir.

Instinctivement, il étendit les bras pour se raccrocher, et son épée,
heurtant il ne savait quoi, lui échappa. Il tomba comme une masse, fort
rudement. Heureusement, la chute n'était pas très profonde; il ne se fit
aucun mal, mais il se trouva dans l'obscurité la plus complète.

«Ouf! dit-il, je ne m'attendais pas à cette chute!»

Et, avec cet air railleur qui lui était familier:

«Ceci me paraît une répétition des appartements si habilement machinés
du seigneur Espinosa. Mais diantre! c'est trop dans la même journée, et
si chaque jour doit m'apporter une telle abondance d'émotion, la vie ne
sera plus tenable!... Le tour est bien joué, par ma foi! Il n'en reste
pas moins acquis que je ne suis qu'un niais et ce qui m'arrive est bien
fait pour moi. Une autre fois, je serai plus perspicace...»

S'étant convenablement morigéné et invectivé, ainsi qu'il avait coutume
de faire chaque fois qu'il était victime de quelque terrible mésaventure
qu'il se reprochait--assez injustement, ce nous semble--de n'avoir pas
su prévoir et éviter, il se leva, se secoua et se tâta.

«Bon, grogna-t-il, rien de cassé. Si la tête manque toujours d'un peu
de cervelle, le reste, du moins, est encore passable... Mon épée a dû
rebondir dans la chambre, là-haut. Heureusement, la dague me reste.
C'est peu, mais enfin, le cas échéant, on tâchera de se tirer d'affaire
avec.»

Ayant ainsi pensé, il porta la main au côté pour s'assurer que la dague
y était bien.

Il constata que, si le fourreau était bien accroché au ceinturon, la
lame, en revanche, avait disparu.

Tout en bougonnant, il fit à tâtons le tour de son cachot. Ce fut vite
fait.

«Peste! ce n'est pas très vaste! Et pas un meuble, pas même un peu
de paille... Comment vais-je passer la nuit sur ces dalles?... Et ce
plafond, que je touche avec la main!... Ceci ressemble, en plus grand
et en pierre, au joli cercueil dans lequel m'enferma ce matin S. E. le
cardinal d'Espinosa. Tiens! qu'est-ce que ceci?»

En marchant, il avait senti quelque chose glisser sous son pied, et
il avait perçu comme un léger frôlement sur la dalle. Il se baissa et
chercha à tâtons.

«Tiens! tiens!... Un parchemin!... Mais diantre! il fait noir comme
dans un four ici... Ceci me concerne-t-il? Ceci a-t-il été mis ici pour
moi?... Non, évidemment, sans quoi on m'eût donné de la lumière afin que
je puisse lire... Un parchemin égaré, alors? Nous verrons plus tard,
puisque, aussi bien, je ne peux faire autrement...

Il mit le parchemin dans son pourpoint et se remit à discuter avec
lui-même; puis, il renifla fortement...

«Quel diable de parfum est-ce là?... Ce n'est pourtant pas un boudoir
pour jolie femme!... Ah! mordieu! j'y suis!... Fausta!... Quelle femme
autre que Fausta consentirait à descendre de plein gré dans pareil
tombeau? D'autant plus que je ressens d'étranges sensations. Ma
respiration s'oppresse... ma tête s'alourdit... Fausta! eh! par Pilate!
la damnée Fausta a passé par là!...»

«Après avoir essayé de m'assassiner de tant de façons différentes, je
serais curieux de savoir ce qu'elle a bien pu imaginer cette fois-ci.»

Comme pour répondre à cette question, un judas s'ouvrit à ce moment dans
le haut de la voûte. Un imperceptible rai de lumière descendit par les
fentes du judas et, en même temps, une voix, que Pardaillan reconnut
aussitôt, prononça ces paroles:

--Pardaillan, tu vas mourir.

--Par Dieu! fit Pardaillan, dès l'instant où la douce Fausta m'adresse
la parole, il ne saurait être question que de mort. Voyons ce qu'elle me
réserve.

--Pardaillan, continua Fausta, invisible, j'ai voulu te tuer par le fer,
tu as échappé au fer, j'ai voulu te tuer par la noyade, tu as échappé
à l'eau, j'ai voulu te tuer par le feu, tu as échappé à l'incendie. Tu
m'as demandé: «A quel élément aurez-vous recours?» Je te réponds: «A
l'air.» L'air que tu respires est saturé de poison. Dans deux heures, tu
ne seras plus qu'un cadavre.

--Voilà donc l'explication que je cherchais. Figurez-vous, madame, que
j'étais intrigué par ce parfum que je sens autour de moi, et, vous ne me
croirez peut-être pas mais, ma parole, j'ai pensé à vous... J'ai pensé
que, si Fausta était descendue dans cette fosse, ce ne pouvait être que
pour y apporter la mort et la changer en un tombeau. Voilà ce que j'ai
pensé, madame.

--Tu as vu juste, Pardaillan, et tu vas mourir, tué par l'air que tu
respires et que j'ai, moi, empoisonné.

Il y avait quelque chose de fantastique dans cette conversation macabre
entre deux êtres qui ne se voyaient pas, qui se parlaient à travers
l'épaisseur d'un plafond, dont l'un était, pour ainsi dire, déjà dans
la tombe et qui, sur un ton paisible et comme détaché, se disaient des
choses effrayantes.

Cependant, Pardaillan répondait:

--Mourir! c'est bientôt dit, madame. Mais, voyez-vous, j'ai les poumons
bien solidement attachés, et je crois que je suis homme à résister à
tous les poisons dont vous avez eu l'attention de saturer l'air à mon
intention. J'en suis bien fâché pour vous, madame, dont la marotte est
de me vouloir occire à tout prix, par n'importe quel moyen, et je ne
sais pourquoi, par exemple?

--Parce que je t'aime, Pardaillan, dit la voix morne de Fausta.

--Eh! morbleu! ce serait une raison pour me laisser vivre au contraire!
Quoi qu'il en soit, madame, je crois que j'échapperai à votre poison
comme j'ai échappé à la noyade et au feu.

--C'est possible, Pardaillan, mais, si tu échappes au poison, tu restes
condamné quand même.

--Expliquez-moi un peu cela, madame...

--Tu mourras par la faim et par la soif.

--Diable! c'est assez hideux cela, madame!

--Je sais, Pardaillan, c'est une mort lente et horrible. Aussi ai-je
voulu te l'éviter, et c'est pourquoi j'ai eu recours au poison.

--Bon, goguenarda le chevalier, je reconnais là votre habituelle
circonspection. Vous avez si grand-peur de me manquer que vous vous êtes
dit que deux précautions valent mieux qu'une.

--C'est vrai, Pardaillan. Aussi ai-je pris non pas deux, mais toutes les
précautions possibles. Vois-tu cette porte de fer qui ferme ta tombe?

--Je ne la vois pas, madame, parbleu! Je n'ai pas des yeux de hibou pour
voir dans la nuit. Mais, si je ne la vois pas, je l'ai reconnue avec mes
doigts.

--Cette porte, dont la clef a été jetée dans le fleuve, dans quelques
heures sera murée... Le mécanisme actionnant le plafond par où tu es
descendu sera détruit, la chambre où je suis aura ses portes et sa
fenêtre murées... Alors, tu seras isolé du monde, alors tu seras muré
vivant, nul ne soupçonnera que tu es là, nul ne pourra t'entendre si tu
appelles, nul ne pourra pénétrer jusqu'à toi, même pas moi...

--Bah! vous avez beau entasser les obstacles, j'échapperai au poison, je
ne mourrai pas de faim et je sortirai d'ici vivant... Le seul avantage
que vous retirerez de cette nouvelle marque d'amour sera d'allonger
un peu plus le compte que nous aurons à régler un jour... et que nous
réglerons en effet, ou j'y perdrai mon nom.

Fausta, comédienne géniale par certains côtés, était, par certains
autres, ardemment sincère et convaincue. La foi vibrante qu'elle avait
eue en son oeuvre s'était, sous le choc des revers répétés, peu à peu
effacée. Elle persistait pourtant, mais c'était maintenant l'orgueil qui
la guidait.

Qui, jusqu'à présent, l'avait abattue? Pardaillan. Dès lors, la
superstition s'empara d'elle, l'effroi entra dans ce coeur jusque-là
indompté, et superstition et terreur unies exercèrent sur elle leur
action dissolvante.

Longtemps, elle avait cru qu'en tuant Pardaillan elle tuerait du même
coup ces sentiments nouveaux qui la choquaient.

Pardaillan avait résisté à tous ses coups. Comme le phénix de la
légende, cet homme réapparaissait alors qu'elle se croyait certaine de
l'avoir bien définitivement tué. Et, chaque fois qu'il réapparaissait,
c'était pour anéantir irrémédiablement ses combinaisons plus savantes,
longuement et patiemment échafaudées.

Sa stupeur avait fait place à la terreur. Et, la superstition s'en
mêlant, elle n'était pas éloignée de croire que cet homme était
invincible, plus qu'invincible: immortel. De là à croire que Pardaillan
était son mauvais génie contre lequel elle s'épuiserait vainement, que
Pardaillan échapperait fatalement à toutes ses embûches jusqu'au jour où
elle succomberait sous ses coups, il n'y avait qu'un pas qui fut vite
franchi.

Fausta poursuivait la lutte âprement, obstinément. Mais elle n'avait
plus foi en elle, mais le doute était entré en elle et elle n'était pas
éloignée de croire que rien ne lui servirait de rien, qu'elle aurait
beau faire, Pardaillan, l'infernal Pardaillan, toujours ressuscité,
sortirait une dernière fois de la tombe où elle croirait l'avoir cloué
pour la frapper mortellement.

Lorsque Pardaillan eut affirmé qu'il sortirait vivant de son actuel
tombeau, Fausta frémit et se demanda avec angoisse si elle avait bien
pris toutes les précautions nécessaires, si quelque moyen de fuite
inconnu n'avait pas échappé à son minutieux examen des lieux. Ce fut
donc d'une voix mal assurée qu'elle demanda:

--Tu crois donc, Pardaillan, que tu échapperas cette fois-ci comme les
autres?

--Parbleu! assura Pardaillan.

--Pourquoi? haleta Fausta.

Alors, d'une voix mordante qui la glaça:

--Parce que, je vous l'ai dit, nous avons un compte terrible à régler...
Parce que je vois enfin que vous n'êtes pas un être humain, mais un
monstre de perversité et que vous épargner, comme je l'ai fait jusqu'à
ce jour, serait plus que de la folie, serait un crime... Parce que vous
avez lassé ma patience et que je suis résolu enfin à vous écraser...
Parce qu'il est écrit que Pardaillan domptera Fausta et la réduira à
l'impuissance... Or, maintenant que j'ai reconnu que vous n'êtes pas
une femme, mais un monstre suscité par l'enfer, je vous le dis en toute
loyauté: gardez-vous, madame, gardez-vous bien, car, le jour où cette
main s'appesantira sur Fausta, c'en sera fait d'elle, elle expiera tous
ses crimes et le monde sera délivré d'un tel fléau.

Tant que Pardaillan s'était contenté d'expliquer pourquoi il se sentait
sûr d'échapper à ses coups, Fausta avait écouté en frémissant, d'autant
plus que, sous l'obsession de la superstition, pendant qu'il parlait,
dans son cerveau affolé, elle se répétait:

«Oui, il se sauvera comme il le dit, c'est écrit, c'est inéluctable...
Fausta ne saurait atteindre Pardaillan!»

Mais, lorsque Pardaillan, justement exaspéré et s'animant au fur et à
mesure, assura qu'un jour prochain viendrait où il aurait sa revanche et
lui ferait expier ses crimes, le caractère indomptable de cette femme
extraordinaire reprit le dessus.

Elle retrouva à l'instant sa lucidité et son sang-froid. Ce fut d'une
voix très calme qu'elle répondit:

--Soyez tranquille, chevalier, je me garderai bien et je ferai en sorte
que votre main ne s'appesantisse plus jamais sur personne.

--Voire, grommela Pardaillan, je ne saurais trop vous y engager... Mais,
excusez-moi, madame, je ne sais si c'est le poison que vous m'avez
libéralement dispensé, mais il est de fait que je tombe de sommeil.
Brisons donc cet intéressant entretien et souffrez que je me couche sur
ces dalles qui n'ont rien de moelleux et dont il faut bien que je me
contente, puisque Votre Sainteté n'a pas daigné octroyer même une botte
de paille au condamné à mort que je suis. Sur ce, bonsoir!...

Et Pardaillan qui, sous l'influence des miasmes délétères émanés de la
pastille empoisonnée, sentait effectivement ses forces l'abandonner
et tout tourner dans sa tête endolorie, s'enroula dans son manteau et
s'étendit du mieux qu'il put sur les dalles froides.

--Adieu, Pardaillan, dit doucement Fausta.

--Non, pas adieu, par tous les diables! railla une dernière fois
Pardaillan, à moitié endormi, pas adieu, mais au revoir...

Les derniers mots expirèrent sur ses lèvres et il demeura immobile,
endormi... mort, peut-être.



XXI

CENTURION DOMPTÉ

Fausta attendit encore un moment, écoutant attentivement, n'entendant
rien... que les palpitations de son coeur qui battait à coups redoublés.

Elle appela Pardaillan, elle lui parla. Aucune réponse ne parvint à son
oreille tendue.

Alors, elle se redressa, sortit lentement et, confiante sans doute en
ses précautions, dédaigna de fermer la porte derrière elle. Elle vint
s'asseoir dans ce cabinet où nous l'avons vue en conversation avec
Centurion. La, immobile dans son fauteuil, elle médita longtemps. Dans
sa tête, avec l'obstination d'une obsession, cette question accessoire
se posait avec ténacité:

«Magni m'a-t-il trompée? Est-ce un narcotique ou un poison?»

Cette question aboutissait fatalement à la principale, à la seule qui
comptât pour elle:

«Est-il mort ou simplement endormi?»

Haletante, souffrant une torture physique devant l'effroyable geste,
accompli, elle en tirait logiquement toutes les conclusions, avec une
lucidité que ni la douleur réelle ni l'incertitude ne parvenait à
obscurcir.

«Mort, tout est dit... Délivrée de cet amour que Dieu m'imposa comme une
épreuve, mon âme victorieuse redevient invulnérable. Je puis reprendre
ma mission avec confiance, sûre de triompher désormais, le seul obstacle
qui entravait ma route ayant été supprimé par ma volonté.

«Endormi seulement, tout est à refaire peut-être!... Qui peut jamais
savoir avec Pardaillan?... Si je pouvais pénétrer jusqu'à lui... un coup
de poignard pendant qu'il dort et tout serait fini... Funeste idée
que j'ai eue de faire jeter la clef du caveau!... Mes précautions se
retournent contre moi.»

Longtemps encore, elle resta ainsi à méditer.

Enfin, ayant pris sans doute des résolutions fermes, elle frappa sur un
timbre. A cet appel, un homme parut qui se courba avec obséquiosité.

Cet homme, c'était le familier, le lieutenant et le pseudo-cousin de
Barba Roja, c'était don Centurion.

--Maître Centurion, dit Fausta, sur un ton de souveraine, on ne m'avait
pas trompée sur votre compte. Entre des mains habiles et puissantes,
vous pourriez être un auxiliaire précieux. Vous avez, j'en conviens,
intelligemment et diligemment exécuté mes ordres. Je consens à vous
prendre définitivement à mon service.

--Ah! madame, dit Centurion au comble de la joie, croyez que mon zèle et
mon dévouement...

--Point de protestations superflues, interrompit Fausta, hautaine. La
princesse Fausta paie royalement, c'est pour qu'on la serve avec zèle
et dévouement. Votre intérêt me répond de votre zèle et de votre
dévouement... Pour la fidélité, nous en reparlerons. L'essentiel est que
vous soyez bien pénétré de cette vérité, que vous ne trouverez jamais un
maître tel que moi.

--C'est vrai, madame, avoua humblement Centurion, c'est pourquoi je
considérais comme un honneur insigne d'entrer au service de la puissante
princesse que vous êtes.

--Vous êtes, maître Centurion, pauvre, obscur et méprisé de
tous--surtout de ceux qui vous emploient. Vous êtes instruit,
intelligent, dénué de scrupules, et, cependant, malgré votre supériorité
intellectuelle incontestable, vous resterez ce que vous êtes: l'homme
des viles besognes, un composé bizarre et monstrueux de bravo, d'espion,
de spadassin. On vous emploie sous ces formes diverses, mais, quels que
soient les services que vous rendez, vous n'avez pas d'espoir de vous
élever au-dessus de cette basse condition. On a tout intérêt à vous
laisser dans l'ombre.

--Malheureusement, madame.

--Malgré tout, vous avez de vastes ambitions.

Fausta s'arrêta une seconde, tenant Centurion anxieux sous son clair
regard. Puis, elle laissa tomber:

--Ces ambitions, je puis les réaliser... au-delà de ce que vous avez
rêvé.

--Madame, balbutia Centurion agenouillé, si vous faites ce que vous
dites, je serai votre esclave!

--Je le ferai, dit Fausta résolument. Tu auras tes lettres de noblesse
en bonne et due forme et d'une authenticité indiscutable; je t'élèverai
au-dessus de ceux qui t'écrasent. Et, quant à ta fortune, ce que tu as
déjà reçu de moi n'est rien, comparé à ce que je te donnerai. Mais, tu
l'as dit, tu seras mon esclave.

--Parlez... ordonnez...

Fausta était à demi allongée dans un fauteuil monumental. Ses pieds,
chaussés de mules de satin blanc, croisés l'un sur l'autre, étaient
posés sur un coussin de soie brochée, placé lui-même sur un large
tabouret de tapisserie. Ainsi posés, ses pieds croisés dépassaient
le bord du coussin. Centurion s'était prosterné, et, comme pour bien
marquer qu'elle était pour lui une divinité, pour prouver qu'il
entendait rester, au pied de la lettre, le chien soumis dont il avait
parlé, il franchit en rampant la distance qui le séparait de Fausta et
posa dévotement ses lèvres sur la pointe du soulier.

Il y avait, certes, dans ce geste imprévu, une intention d'hommage
religieux comme on en avait rendu souvent à Fausta alors qu'elle pouvait
se croire papesse.

Mais Centurion avait exagéré le geste qui avait on ne sait quoi de vil
dans sa bassesse outrée.

Cependant, Fausta avait sans doute un plan bien arrêté à l'égard de
Centurion car, et bien qu'elle eût un geste de répulsion, elle ne retira
pas son pied. Au contraire, elle se pencha sur lui et, posant sa main
blanche et fine sur la tête du bravo prosterné, elle le maintint un
inappréciable instant les lèvres collées sur la semelle, puis, retirant
son pied, brusquement, elle le lui posa sur la tête, appuyant fortement
dessus, sans ménagement, et, le tenant ainsi écrasé dans cette pose plus
qu'humiliée, elle dit de sa voix chaude et douce comme une caresse:

--J'accepte ton hommage. Sois fidèle et soumis comme un chien fidèle et
je te serai bon maître.

Ayant dit, elle retira son pied. Centurion redressa son front courbé,
mais resta agenouillé.

Et, sur un ton de souveraine autorité:

--S'il est juste que vous vous humiliez devant moi qui suis votre
maître, il est juste aussi que vous appreniez à vous redresser et à
regarder les plus grands, car bientôt vous serez leur égal!

Centurion se releva, ivre de joie et d'orgueil. Il exultait, le
sacripant! Enfin, il allait donc pouvoir donner sa mesure, maintenant
qu'il avait trouvé le maître puissant de ses rêves. Il allait enfin être
quelqu'un avec qui l'on compte. Ah! certes, il serait fidèle à celle qui
le tirait du néant pour faire de lui un homme redoutable.

Et, comme si elle eût deviné ce qui se passait dans sa tête, Fausta
reprit, d'une voix calme, mais où perçait cependant une sourde menace:

--Oui, il faudra m'être fidèle, c'est ton intérêt... D'ailleurs, j'en
sais assez sur ton compte pour faire tomber ta tête rien qu'en levant un
doigt.

Centurion la regarda en face, et, d'une voix basse, ardente:

--Madame, dit-il, vous avez le droit de douter de ma fidélité, puisque
j'ai trahi pour vous. Je vous jure cependant que je suis sincère en vous
disant que je vous appartiens corps et âme et que vous pouvez disposer
de moi comme vous l'entendrez. A défaut de cette sincérité, mon intérêt
vous répond de moi.

--Bien, dit gravement Fausta, vous parlez un langage que je comprends.
Voici le bon de vingt mille livres promis pour la capture du sire de
Pardaillan. Voici de plus un bon de dix mille livres pour récompenser
les braves qui vous ont aidé.

Centurion, frémissant, saisit les deux bons et les fit disparaître
vivement en songeant à part lui:

«Dix mille livres pour ces drôles!... Halte-là, madame Fausta, ceci,
c'est du gaspillage...»

Malheureusement pour lui, Centurion ne connaissait pas encore Fausta.
Elle se chargea incontinent de lui prouver que, s'il avait cherché en
elle un maître, il l'avait trouvé, et qu'il lui faudrait marcher droit
s'il ne voulait pas se faire casser à gages.

En effet, Fausta, comme si elle avait lu à livre ouvert dans sa pensée,
lui dit, sans manifester ni colère ni mécontentement:

--Il faudra perdre ces habitudes de prévarication. La part que je vous
fais est assez belle pour que vous laissiez à chacun ce que je lui
alloue. Si vous tenez à rester à mon service, il faudra devenir
scrupuleusement honnête. Sachez qu'une heure après que vous aurez fait
votre distribution, je saurai quelle somme vous aurez remise à chacun,
et, si vous avez soustrait seulement un denier, je vous briserai
impitoyablement.

Honteux, Centurion rougit, ce dont il fut bien étonné lui-même, et, se
courbant:

--Vous êtes bien, je le vois, celle que Dieu a envoyée, puisqu'il vous a
donné le pouvoir de ire dans les consciences. Désormais, madame, je vous
le jure, je n'aurai plus de telles idées.

--Bien vous ferez, dit froidement Fausta, qui reprit:

--Faites entrer cet enfant, ce nain.

Centurion sortit et revint presque aussitôt, accompagné d'El Chico.

Nous ne saurions dire si le petit homme fut ébloui par les richesses
entassées dans la pièce, ni s'il fut impressionné par la beauté et la
majesté de la grande dame devant qui on venait de l'introduire. Tout ce
que nous pouvons dire, c'est qu'il se montra indifférent, en apparence.
Il se campa devant Fausta, dans cette attitude fière, qui ne manquait
pas d'une certaine grâce sauvage et qui lui était particulière, et,
respectueux sans humilité, il attendit, dressé sur ses ergots, ne
perdant pas une ligne de sa petite taille.

Fausta le fouilla un instant de son oeil d'aigle, et, voilant l'éclat du
regard, adoucissant sa voix:

--C'est vous, dit-elle, qui avez conduit ici le Français et ses amis?

El Chico n'était pas très bavard et il n'avait, cela va sans dire,
que de très vagues notions d'étiquette, si tant est qu'il connût la
signification de ce mot.

Il se contenta de répondre d'un signe de tête affirmatif.

Fausta possédait au plus haut point l'art de composer ses manières,
suivant le caractère et la situation de ceux qu'elle avait intérêt
à ménager ou qu'elle voulait s'attacher, et ce fut en souriant avec
indulgence qu'elle accueillit le semblant de réponse du petit homme. Ce
fut en souriant encore qu'elle dit négligemment:

--Ce Torero, don César, vous a fait du bien. A défaut d'affection, vous
deviez avoir pour lui de la reconnaissance. Pourtant, vous avez consenti
à l'attirer ici?

--Je savais bien qu'on en voulait seulement au Français, dit avec un
sourire aussi El Chico. Tiens! on a des oreilles et des yeux. On écoute,
on regarde... On est petit, c'est vrai, on n'est pas un sot.

--De sorte que vous avez compris que vos deux compatriotes ne couraient
aucun danger?... Si, cependant, la vie de don César eût été menacée,
eussiez-vous agi comme vous l'avez fait? Répondez franchement.

Le petit homme hésita un moment avant de répondre. Ses traits se
contractèrent douloureusement. Il ferma les yeux. Un combat violent
paraissait se livrer en lui, dont Fausta suivait curieusement toutes les
phases.

Enfin, il poussa un gros soupir et répondit d'une voix sourde:

--Non.

--Alors, dit Fausta, vous auriez perdu les deux mille livres qu'on vous
a promis en mon nom.

El Chico répondit, cette fois sans hésitation:

--Tant pis!

Fausta sourit.

--Allons, dit-elle, je vois que vous savez être reconnaissant. Et le
Français?

A cette question, l'oeil du petit homme eut une lueur aussitôt éteinte,
et, vivement, il dit:

--Je ne le connais pas. Tiens, ce n'est pas un ami comme don César.

Fausta crut démêler une intonation bizarre dans ces paroles.

--C'est pourtant un ami de ce Torero que vous affectionnez au point de
lui sacrifier deux mille livres! dit-elle. Savez-vous qu'en frappant
ceux qu'ils aiment, on atteint parfois plus cruellement les gens que si
on les frappait eux-mêmes?

Fausta posait la question sans paraître y attacher d'importance, mais
elle fixait son oeil doux sur le nain et l'étudiait attentivement.

Celui-ci tressaillit et parut étonné de ces paroles. Évidemment, il
n'avait pas pensé qu'en aidant à meurtrir Pardaillan il pouvait, du même
coup, faire beaucoup de mal à ceux qui aimaient le chevalier. Mais,
approfondir de telles idées était au-dessus du jugement d'El Chico. Il
secoua donc les épaules et grommela quelques paroles confuses que Fausta
ne parvint pas à saisir.

Voyant qu'elle n'en tirerait rien, elle fit un geste comme pour
l'engager à patienter un moment et, à voix basse, donna un ordre à
Centurion qui s'éclipsa aussitôt.

--On va vous apporter la somme promise, dit-elle au petit homme. C'est
une somme considérable pour vous.

Les yeux du nain étincelèrent, ses traits s'illuminèrent, mais il ne
répondit rien.

A ce moment. Centurion revint et déposa devant Fausta un petit sac sur
lequel les yeux d'El Chico se portèrent aussitôt pour ne plus le perdre
de vue.

--Il y a dans ce sac, reprit doucement Fausta, non pas deux mille
livres, mais cinq mille... Prenez, c'est à vous.

A l'énoncé de cette somme, qui lui paraissait exorbitante, El Chico
ouvrit des yeux énormes. Sa joie et sa stupeur furent telles qu'il
demeura cloué sur place.

--Cinq mille livres L. balbutia-t-il.

--Oui! fit de la tête Fausta qui souriait.

Ce disant, elle poussait le sac vers le petit homme qui, retrouvant
soudain le mouvement, s'en saisit brusquement et le pressa de ses deux
mains contre sa poitrine, comme s'il eût craint qu'on ne voulût le lui
arracher, en répétant machinalement:

--Cinq mille livres!

--Elles y sont, dit Fausta, qui paraissait s'amuser de la joie folle du
nain. Vous pouvez vérifier.

Vivement, El Chico porta la main au cordon qui fermait le sac,
visiblement anxieux de vérifier à l'instant même si on ne se jouait pas
de lui. Mais il n'acheva pas son geste. Ses yeux se fixèrent, angoissés,
sur Fausta, et, tout à coup, il se mit à rire. Mais son rire avait
quelque chose d'effarant. On eût dit plutôt des sanglots convulsifs; et
il bégayait, sur un ton plaintif:

--Riche! Je suis riche!... autant que le roi!...

Si Fausta fut étonnée de cette étrange manifestation de joie, elle n'en
laissa rien paraître.

--Vous voilà riche, en effet, fit-elle de sa douce voix. Vous allez
pouvoir... épouser celle que vous aimez.

A ces mots, El Chico tressaillit violemment et fixa sur Fausta des yeux
effarés où se lisait comme une vague terreur. Et, comme il secouait la
tête négativement, avec une expression de douleur manifeste:

--Pourquoi non, dit-elle gravement. Vous êtes un homme par l'âge et
par le coeur. Vous voilà riche. Pourquoi ne songeriez-vous pas à vous
établir, à vous créer un intérieur? Vous êtes petit, c'est vrai, mais
vous n'êtes pas contrefait. Vous êtes admirablement conformé dans votre
petitesse, on peut même dire que vous êtes beau. Ne dites pas non. Vous
aimez, je le vois, pourquoi ne seriez-vous pas aimé aussi?...

El Chico ouvrait de grands yeux ravis et, en écoutant cette princesse
qui lui parlait si doucement, sans nulle raillerie, d'un air convaincu.

Mais, sans doute, le bonheur qu'on lui faisait entrevoir lui parut
irréalisable, car il secoua douloureusement la tête et Fausta n'insista
pas.

--Allez, dit-elle doucement, et souvenez-vous que, si vous avez besoin
d'une aide, soit auprès de celle que vous aimez, soit auprès de sa
famille, vous me trouverez prête à intervenir en votre faveur. Allez
maintenant.

El Chico, très ému, ne trouva pas un mot de remerciement. Titubant,
comme s'il était ivre, il se dirigea vers la porte, oubliant de
s'incliner devant la grande dame et, comme il allait franchir le seuil,
il se retourna brusquement, se précipita sur Fausta, saisit sa main qui
pendait au bras de son fauteuil et y déposa un baiser vibrant. Puis, se
redressant aussi vivement qu'il était accouru, sans dire mot, il sortit
en courant.

Fausta n'avait pas fait un mouvement, pas prononcé une parole. Lorsque
El Chico fut sorti, elle songea:

«Voilà un petit bout d'homme qui, maintenant, se fera hacher pour moi.
Mais quelle est la femme dont il s'est épris et pourquoi ai-je cru
démêler comme de la haine dans sa manière de parler de Pardaillan? Il
faudra savoir; ce nain me sera peut-être utile...»

Ecartant momentanément le nain de son esprit, elle se leva, alla
soulever une tenture et, avant de disparaître, s'adressant à Centurion,
qui attendait immobile:

--Faites ce qui est convenu, dit-elle, et venez me rejoindre aussitôt
dans l'oratoire.

Sans attendre de réponse, certaine que ses ordres seraient exécutés,
elle laissa tomber la portière et disparut. Elle s'engagea dans le
corridor et s'arrêta devant cette porte où nous l'avons déjà vue
s'arrêter. Elle poussa le judas et regarda.

La Giralda, sous l'empire de quelque narcotique, dormait paisiblement,
étendue sur un large lit de repos.

--Dans dix minutes, elle se réveillera, pensa Fausta qui repoussa le
judas et poursuivit son chemin.

Elle parvint à la pièce qu'elle avait désignée à Centurion et y pénétra
en laissant la porte grande ouverte. Cet oratoire était plus petit et
meublé très simplement. Elle s'assit et attendit quelques minutes au
bout desquelles Centurion parut et, sans entrer, dit:

--C'est fait, madame. Il serait prudent de nous retirer. Il est à
présumer qu'ils vont visiter la maison.

Fausta fit un geste qui signifiait qu'elle avait le temps et reprit sa
méditation sans plus s'occuper de Centurion.

--Madame, répéta le bravo en faisant quelques pas, il est temps de nous
retirer.

--Poussez la porte, sans la fermer, commanda Fausta d'un air paisible.

Visiblement intrigué. Centurion obéit. Quand il se retourna, après
avoir poussé la porte, il aperçut une étroite ouverture, pratiquée
dans l'épaisseur de la muraille, que la porte grande ouverte lui avait
masquée.

--Une porte secrète, murmura-t-il; je comprends maintenant.

--Prenez ce flambeau, dit Fausta, et éclairez-moi.

Centurion prit le flambeau et se dirigea vers l'ouverture. Un étroit
escalier aboutissait au ras du sol. Il se mit à descendre, éclairant la
marche de Fausta qui referma la porte secrète derrière elle sans que le
bravo, qui, pourtant, la guignait du coin de l'oeil, parvînt à saisir le
secret de cette fermeture.

Après avoir franchi une vingtaine de marches, ils se trouvèrent dans
une galerie souterraine assez large pour permettre à deux personnes de
passer de front, assez élevée pour qu'un homme, même de haute tailler
pût marcher sans être obligé de baisser la tête. Le sol de ce souterrain
était tapissé d'un sable très fin, doux à la marche, étouffant le bruit
des pas.

Après avoir parcouru un assez long espace. Centurion rencontra une
galerie transversale. Il s'arrêta devant le mur de cette galerie et
demanda:

--Faut-il tourner à droite ou à gauche?

--Restez où vous êtes, répondit Fausta.

A son tour, elle s'approcha du mur, et, sans chercher, sans hésitation,
elle saisit une pierre qui se détacha d'autant plus aisément que cette
prétendue pierre était tout simplement une planche assez habilement
peinte et maquillée pour qu'elle pût se confondre avec les vraies
pierres qui l'entouraient. La planche enlevée démasqua une petite
excavation. Fausta passa son bras dans le trou et actionna un ressort
caché. Aussitôt, une ouverture apparut dans le mur.

--Passez, dit Fausta en montrant l'ouverture.

Centurion, son flambeau à la main, passa, toujours suivi de Fausta.

Ils se trouvèrent dans une grotte artificielle assez vaste. De la voûte
assez élevée pendaient plusieurs lampes. Sur une façon d'estrade basse,
trois fauteuils étaient disposés devant une grande table. D'énormes
banquettes en chêne massif étaient placées au pied de l'estrade, à
droite et à gauche de la table, de telle façon qu'un espace assez large
était ainsi aménagé devant l'estrade.

Centurion connaissait-il cette salle de réunion clandestine? Savait-il à
quoi servait cette retraite souterraine et ce qui se tramait là-dedans?

On aurait pu le croire, car, dès l'instant où il avait pénètre dans
la grotte, une singulière inquiétude s'était emparée de lui. En
reconnaissant tout à fait des lieux qui, sans doute, lui étaient
familiers, son inquiétude s'était changée en épouvante. Il était devenu
livide, un tremblement convulsif s'était emparé de lui. Il regardait
avec des yeux hagards Fausta qui ne paraissait pourtant pas remarquer
son trouble et disait tranquillement:

--Allumez donc ces lampes, ce flambeau ne nous éclaire pas suffisamment.

Heureux de cacher son trouble. Centurion se hâta d'obéir et, les lampes
allumées, il posa machinalement son flambeau sur la table et passa sa
main sur son front, où perlait la sueur de l'angoisse.

Toutes les lampes étant allumées, Fausta fit signe au bravo de la
suivre. Elle sortit de la grotte, le conduisit à l'excavation qu'elle
avait laissée ouverte, et:

--Regardez, dit-elle impérieusement.

Centurion se pencha et regarda. Alors, il sentit ses cheveux se hérisser
sur sa tête.

Que voyait-il donc de si extraordinaire?

Rien que de très simple: une infinité de petits trous étaient ménagés
dans le fond de l'excavation. Par ces petits trous, on pouvait voir
jusqu'aux moindres recoins de la grotte, mais plus particulièrement
l'estrade qui se trouvait précisément en face des trous.

Fausta, toujours impassible, paraissait ne rien remarquer de ce trouble
qui, maintenant, tournait à l'affolement. Elle rentra dans la grotte,
suivie de Centurion en proie à une terreur mystérieuse qui anéantissait
ses facultés au point qu'il ne s'aperçut même pas que Fausta, actionnant
un deuxième ressort caché, avait fermé la porte par où ils venaient de
pénétrer.

--Par ces trous, dit Fausta tranquillement, non seulement on peut tout
voir, comme vous ayez pu vous en rendre compte, mais encore on entend
tout ce qui se dit ici. Par cette excavation, j'ai pu assister,
invisible, aux deux derniers conciliabules qui ont été tenus dans cette
salle... Ai-je besoin d'ajouter que je sais tout?

Centurion s'écroula à genoux et râla:

--Grâce! Madame!

Fausta laissa tomber sur la loque humaine affalée à ses pieds un regard
empreint d'un souverain mépris, et, le repoussant rudement du bout du
pied:

--Debout! gronda-t-elle. Pensez-vous que je vous aie pris à mon service
pour vous livrer à l'Inquisition!

D'un bond. Centurion se releva. Après avoir manqué défaillir de peur, il
pensait maintenant s'évanouir de joie.

--Vous ne voulez donc pas me livrer balbutia-t-il.

--La terreur vous rend fou, mon maître, dit-elle en levant les épaules.
Prenez garde! je ne garderais pas un lâche à mon service.

Centurion poussa un rauque soupir de soulagement et, se redressant:

--Par le Christ vivant! je ne suis pas un lâche, madame, et vous le
savez bien! Mais, misère! j'ai cru sincèrement que vous alliez me
livrer.

Et, avec un frisson d'épouvanté, il ajouta:

--J'appartiens à l'Inquisition et je sais trop quels supplices
effroyables sont réservés à ceux qui la trahissent. Ce qui m'attendait,
madame, est tellement au-dessus de ce que l'imagination peut concevoir
que je n'eusse pas hésité à me poignarder devant vous pour me soustraire
au sort affreux qui eût été le mien.

--Soit, dit Fausta d'un ton adouci, je te pardonne d'avoir tremblé
devant le supplice. Je te pardonne aussi d'avoir essayé de me cacher des
choses que j'avais intérêt à connaître. Mais que ce soit la dernière
fois!

--J'entends, madame, dit humblement Centurion, et j'obéirai, je le jure.
Aussi bien je ne suis pas de force avec vous, je le confesse humblement.

--Bien! opina Fausta. A quelle heure, la réunion?

--Dans deux heures, madame.

--Nous avons le temps, dit Fausta qui se dirigea vers l'estrade et
s'assit dans un fauteuil.

Centurion la suivit et se plaça devant elle, au pied de l'estrade.

--Avant toutes choses, reprit Fausta en regardant le bravo jusqu'au fond
des yeux, les hommes qui se réunissent ici savent qu'il existe quelque
part un fils de don Carlos, dont ils désirent faire leur chef. Malgré
les recherches les plus minutieuses, ils n'ont pu parvenir à découvrir
sous quel nom se cache ce malheureux prince. Ce nom, j'en jurerais, tu
le connais, toi.

--C'est vrai, madame, dit Centurion dompté.

L'oeil noir de Fausta eut une lueur, aussitôt éteinte.

--Ce nom? fit-elle d'une voix calme.

--Don César, connu dans toute l'Andalousie sous le nom d'El Torero,
répondit Centurion sans hésiter.

Sans doute, Fausta était bien loin de s'attendre à ce nom. Sans doute
aussi, la révélation de ce nom contrariait sérieusement des plans
soigneusement élaborés, car, prise d'une fureur soudaine, elle
s'exclama, pâle de rage:

--Tu as bien dit don César... l'amant de la Giralda... Ah! misérable!
C'est maintenant que je les ai laissés aller, lui et la bohémienne, que
tu me préviens?...

Debout sur l'estrade, une main appuyée sur la table, l'autre tendue dans
un geste de menace, prise d'un accès de colère effrayant chez cette
femme toujours si maîtresse d'elle-même, Fausta foudroyait du regard le
malheureux Centurion terrifié.

--Madame, bégaya-t-il, je ne savais pas... Vous ne m'aviez pas
interrogé.

Par un effort de volonté admirable, Fausta se calma subitement. Ses
traits se rassérénèrent. Elle s'assit et, le coude sur la table, elle
réfléchit longuement, paraissant avoir oublié la présence de Centurion
qui, muet, retenant son souffle, respecta sa méditation.

Enfin, elle releva la tête et, très calme:

--Vous ne pouviez pas savoir, en effet, dit-elle. Maintenant,
racontez-moi tout.



XXII

LE NAIN A L'OEUVRE

Nous sommes obligés de revenir momentanément à l'un de nos personnages
dont les faits et gestes prennent une importance qui sollicite notre
attention.

Voici donc le nain El Chico--car c'est de lui que nous voulons
parler--promu au rang de protagoniste.

Celui-ci est une réduction d'homme--gracieuse, il est vrai, et nous
avons entendu Fausta, qui doit s'y connaître, lui dire qu'il est beau
dans sa petitesse. Il est sinon délicat, car il a été élevé à la dure,
du moins faible comme un enfant qu'il est par la taille. Il est placé
tout au bas de l'échelle sociale, puisqu'il n'est qu'un pauvre diable de
bout d'homme, sans père ni mère, élevé on ne sait comment ni par qui,
venu on ne sait d'où, gîtant on ne sait dans quel trou, vivant. Dieu
sait comme! de la charité publique, rie reculant pas devant certaines
besognes louches pour assurer sa pitance, et pourtant, malgré tout, ne
manquant pas d'une vague dignité, d'une inconsciente fierté.

Donc, El Chico sortit en courant du cabinet de Fausta. Il était fou de
joie--ou de douleur, car on n'aurait pu, en conscience, affirmer lequel
de ces deux sentiments dominait en lui. Toujours courant, il se rendit
au fond du jardin, du côté du fleuve. Il paraissait d'ailleurs connaître
admirablement ce jardin et, à travers le labyrinthe des allées et des
bosquets, dans la nuit accrue de l'ombre opaque des arbres en quantité
considérable, il se dirigeait sans hésitation.

Arrivé à la ceinture de cyprès, il grimpa sur un de ces arbres avec
dextérité et s'engagea dans le cône de verdure sombre où sa petite
taille pouvait lui permettre de pénétrer et de se dissimuler. Sans
doute, il avait là quelque cachette connue de lui seul, car il se
débarrassa du sac d'or qu'il devait à la munificence de Fausta, après
quoi il se laissa glisser à terre.

Sans se presser maintenant, l'air grave et méditatif, il longea
l'enceinte de verdure et s'arrêta de nouveau devant un jeune cyprès que
le hasard avait sorti de l'alignement et fait pousser tout près du mur.
Cet arbre, placé là, c'était une échelle naturelle toute trouvée pour
franchir l'obstacle élevé. En effet, El Chico grimpa là jusqu'à ce qu'il
fût arrivé à dominer le mur. Alors, il imprima un léger balancement au
tronc frêle de l'arbuste et, avec l'adresse et la souplesse d'un chat,
il sauta sur la crête du mur. Il se suspendit par les mains et se laissa
tomber doucement hors de la propriété.

Il s'éloigna du mur et alla s'asseoir dans l'herbe qui poussait haute et
drue. Les coudes appuyés sur les genoux ramenés au corps, la tête dans
ses mains, il resta longtemps ainsi, immobile. Peut-être pensait-il
à des choses que lui seul savait. Peut-être obéissait-il à des
instructions reçues dans la maison des Cyprès. Peut-être enfin, et plus
simplement, S'était-il endormi.

Les vibrations lointaines d'un bronze religieux laissant tomber dans la
nuit douze coups solennellement espacés le tirèrent de sa torpeur.

C'était à peu près vers ce même moment que Fausta, précédée de
Centurion, s'engageait dans les sous-sols de sa mystérieuse maison de
campagne.

El Chico se leva, s'ébroua et dit tout haut:

--Tiens! il est temps... Allons!

Et il se mit en route à pas lents, faisant le tour de la propriété,
ne cherchant nullement à se cacher. On eût même dit qu'il souhaitait
attirer l'attention sur lui, car il faisait le plus de bruit qu'il
pouvait.

Et, tout à coup, il entendit des gémissements étouffés et vit deux
masses déposées au pied du mur et qui s'agitaient éperdument en des
soubresauts fantastiques.

El Chico ne parut nullement effrayé. Il eut même un de ces sourires
rusés qui illuminaient parfois sa physionomie, et, allongeant le pas, il
s'approcha de ces deux masses. Il reconnut alors qu'il se trouvait en
présence de deux corps humains étroitement roulés dans des capes et
congrûment ficelés des pieds à la tête.

Sans perdre un instant, il se pencha sur le premier de ces corps et se
mit à trancher les liens qui l'enserraient, à le débarrasser des plis de
la cape oui l'étouffait.

--El señor Torero! s'exclama El Chico, lorsque le visage de la victime
fut enfin dégagé.

Et le visage du petit homme exprimait une surprise si évidente,
l'intonation était si naturelle, si sincère que le plus méfiant s'y fût
laissé prendre.

Mais le Torero avait sans doute autre chose à faire, car, sans perdre le
temps de remercier son sauveur--ou prétendu tel--il s'écria:

--Vite! aide-moi!

Et, sans plus attendre, il se rua à son tour sur son compagnon
d'infortune qu'il eut tôt fait de dégager.

--Le seigneur Cervantes! s'écria le nain avec un ébahissement croissant.

C'était, en effet, Cervantes qui se mit péniblement sur son séant et,
d'une voix enrouée, s'écria:

--Mort de tous les diables! j'étouffais là-dedans! Merci, don César.

--Venez, s'écria le Torero, bouleversé, il n'y a pas un instant à
perdre!... s'il n'est pas trop tard déjà!

C'était plus facile à dire qu'à faire. L'écrivain avait été fort malmené
et don César, non sans angoisse, vit bien qu'il fallait, de toute
nécessité, lui laisser le temps de se remettre:

--Une minute!... mon cher, laissez-moi respirer un peu... On m'a à
moitié étranglé, bredouilla-t-il.

Ce n'était que trop vrai. Le Torero ne pouvait abandonner son ami dans
cet état. Il en prit stoïquement son parti mais, comme chaque minute qui
s'écoulait diminuait les chances qui lui restaient d'arriver à temps
pour aider Pardaillan et délivrer la Giralda, il fit la seule chose
qu'il avait à faire, c'est-à-dire qu'aidé d'El Chico et de Cervantes
lui-même il se mit à frictionner énergiquement son ami, qui, tout en
s'aidant lui-même, ne perdait pas la tête pour cela et, reconnaissant le
nain:

--Que fais-tu là, toi? dit-il en fronçant le sourcil. Ne devais-tu pas
guetter du côté de la porte?

Le petit homme, sans interrompre ses frictions, répondit:

--Tiens! j'ai vu que vous ne reveniez pas... j'étais inquiet, j'ai voulu
savoir. J'ai fait le tour de la maison... heureusement pour vous, car,
sans moi...

Et, du coin de l'oeil, il montrait les cordes et les capes restées à
terre.

El Chico était sans doute un comédien de première force, car Cervantes,
qui ne le perdit pas de vue, ne put rien démêler de suspect dans son
attitude.

D'un air plutôt piteux, l'aventurier écrivain soupira:

--Il est de fait que, sans toi, j'étranglerais encore sous ce maudit
bâillon.

-Enfin, il se mit debout et fit quelques pas.

--Venez donc! s'écria le Torero, qui bouillait d'impatience.

Et il s'élança enfin, expliquant tout en marchant ce qui lui était
arrivé au moment où il allait bondir avec Pardaillan à la poursuite du
ravisseur de la Giralda.

--En sorte, dit Cervantes, que le chevalier a attaqué seul? S'ils ne
sont pas trop nombreux contre lui, il y a des chances pour qu'il s'en
tire.

--Hélas! soupira le Torero.

Tout en s'expliquant, ils étaient revenus à la porte bâtarde. Cervantes
monta sur la borne, et, en un clin d'oeil, le Torero fut sur le mur.
Cervantes allait le suivre, lorsque ses yeux tombèrent sur le nain qui
les avait suivis, et assistait à l'escalade. Il sauta à terre, prit
El Chico dans ses bras, et le passa à don César qui le fit glisser de
l'autre côté du mur. Ceci fait, il saisit la main que lui tendait le
Torero et se hissa sur le mur:

--J'aime mieux l'avoir avec nous. Je serai plus tranquille,
grommela-t-il.

Le nain, pourtant, n'avait opposé aucune résistance, et Cervantes vit
avec satisfaction qu'il les attendait bien tranquillement au pied du
mur.

Les deux amis sautèrent ensemble et s'élancèrent en courant, accompagnés
du nain qui, décidément, paraissait de bonne foi et animé des meilleures
intentions.

Il ne s'agissait plus cette fois de ruser et de s'attarder à des
précautions, utiles peut-être, mais qui leur eussent fait perdre un
temps précieux.

Ils avaient mis l'épée à la main, et, l'oeil aux aguets, ils couraient
droit devant eux.

Le hasard fit qu'ils aboutirent au perron.

Nous disons le hasard. En réalité, ils y furent conduits par le nain,
qui avait fini par les précéder. Ils le suivirent machinalement, sans se
rendre compte peut-être.

En quelques bonds, ils franchirent les marches et furent devant la
porte. Ils s'arrêtèrent un moment, hésitants. A tout hasard, le Torero
porta la main au loquet. La porte s'ouvrit.

Une lampe d'argent, suspendue au plafond, éclairait d'une lueur tamisée
les splendeurs du vestibule.

--Oh! diable! murmura Cervantes émerveillé, à en juger par le vestibule,
c'est ici la demeure d'un prince.

Don César lui, ne s'attarda pas à admirer ces merveilles. Une portière
était devant lui. Il la souleva et passa résolument. Ils se trouvèrent
tous les trois dans ce cabinet où Fausta, peu d'instants plus tôt, avait
remis au nain la somme de cinq mille livres.

Comme le vestibule, ce cabinet était éclairé. Seulement, ici, c'était
un flambeau d'argent massif garni de cires rosés qui distribuait une
lumière discrète.

--Pour le coup, songea Cervantes, nous sommes dans une petite maison du
roi!... Il va nous tomber dessus une nuée d'hommes d'armes déguisés en
laquais.

En effet, à moins de supposer qu'ils étaient attendus et qu'on avait
voulu leur faciliter la besogne--ce qui eût été une pure folie--il
fallait bien admettre que ce merveilleux palais était actuellement
habité. Or, le propriétaire d'une aussi somptueuse demeure ne pouvait
être qu'un grand personnage, entouré de nombreux domestiques, voire de
gardes et de gens d'armes. De plus, il était évident que ce personnage
n'était pas encore couché, sans quoi les lumières eussent été éteintes.
Lui, ou quelqu'un de ses gens, pouvait donc apparaître d'un instant à
l'autre, et, alors, il était à présumer que les coups pleuvraient drus
comme grêle sur les indiscrets visiteurs.

Tout en se faisant ces réflexions judicieuses, quoique peu
encourageantes, Cervantes ne lâchait pas d'une semelle don César. Tous
deux se rendaient parfaitement compte du danger couru. Ils n'en étaient
pas moins résolus à l'affronter jusqu'au bout.

En ce qui concerne don César, la délivrance de la Giralda--qui lui
paraissait plus que compromise--passait au second plan. Pardaillan,
qu'il croyait aux prises avec les gens du ravisseur, s'était exposé par
amitié pour lui. La pensée qui dominait en lui était donc de retrouver
le chevalier s'il n'était pas trop tard.

Pour Cervantes, c'était plus simple encore. Il avait accompagné ses
amis, il devait les suivre jusqu'au bout, dussent-ils y laisser leur
peau, tous. Ils allaient donc, avec prudence, mais parfaitement
résolus...

Du cabinet, ils passèrent dans le couloir.

Ce couloir, assez vaste, comme nous avons pu le voir en suivant Fausta,
était, comme le vestibule et le cabinet, éclairé par des lampes
suspendues au plafond de distance en distance.

Et toujours la solitude. Toujours le silence. C'était à se demander si
cette opulente demeure était habitée.

Le Torero, qui marchait en tête, ouvrit résolument la première porte
qu'il rencontra.

--Giralda! cria-t-il dans un transport de joie.

Et il se rua à l'intérieur de la pièce, suivi de Cervantes et du nain.
La Giralda, nous l'avons dit, sous l'empire d'un narcotique, dormait
profondément.

Don César la prit dans ses bras, inquiet déjà de voir qu'elle ne
répondait pas à son appel.

--Giralda! balbutia-t-il angoissé, réveille-toi!

En disant ces mots, il lâchait le buste, s'agenouillait devant la jeune
fille et lui saisissait les deux mains. Le buste n'étant plus soutenu,
s'abandonna mollement sur les coussins.

--Morte! sanglota l'amoureux livide.

--Non pas, corps du Christ! s'écria vivement Cervantes. Elle n'est
qu'endormie. Voyez comme le sein se soulève régulièrement.

--C'est vrai! s'écria don César, passant du désespoir le plus affreux à
la joie la plus vive. Elle vit!

A ce moment, la Giralda soupira et commença à s'agiter. Presque
aussitôt, elle ouvrit les yeux. Elle ne parut nullement étonnée de voir
le Torero à ses pieds et elle lui sourit.

--Mon cher seigneur! dit-elle très doucement.

Et sa voix ressemblait au gazouillis d'un oiseau.

Ils se prirent les mains, et, oubliant le reste de la terre, ils se
parlèrent des yeux en se souriant, extasiés. Et c'était un tableau d'une
fraîcheur exquise.

Avec son éclatant costume: mélange de soie, de velours, de satin, de
tresses, de houppettes multicolores, avec son opulente chevelure, aux
mèches indisciplinées retombant en désordre sur le front, la raie
cavalièrement jetée sur le côté, la tache pourpre d'une fleur de
grenadier au-dessus de l'oreille, avec ses grands yeux ingénus, son
teint éblouissant, son sourire gracieux découvrant l'écrin perlé de
sa bouche; avec son air à la fois candide et mutin, et dans sa pose
chastement abandonnée, la Giralda, surtout, était adorable.

Il est probable qu'ils seraient restés indéfiniment à se parler le
langage muet des amoureux, si Cervantes n'avait été là. Il n'était pas
amoureux, lui, et, sans se soucier de troubler l'extase des jeunes gens,
il s'écria donc, sans façon:

--Et M. de Pardaillan! Il ne faudrait pourtant pas l'oublier!

Ramené brutalement à terre par cette exclamation, le prince se redressa
aussitôt, honteux d'avoir oublié un moment l'ami sous la caresse des
yeux de l'amante.

--Où est donc M. de Pardaillan? dit-il à son tour.

Cette question s'adressait à la Giralda, qui ouvrit de grands yeux
étonnés.

--M. de Pardaillan, dit-elle, mais je ne l'ai pas vu!

--Comment! s'écria le Torero troublé. Ce n'est donc pas lui qui vous a
délivrée?

--Mais, mon cher seigneur, fit la Giralda de plus en plus étonnée, je
n'avais pas à être délivrée!... J'étais parfaitement libre.

Cette fois, ce fut au tour de don César et de Cervantes d'être
stupéfaits.

--Vous étiez libre! Mais, alors, comment se fait-il que je vous ai
trouvée ici, endormie?

--Je vous attendais.

--Vous saviez donc que je devais venir?

--Sans doute!

La Giralda, le Torero et Cervantes étaient plongés dans un étonnement
sans cesse grandissant. Il était évident qu'ils ne comprenaient rien à
la situation.

Seul le nain, spectateur muet de cette scène, gardait un calme
inaltérable. Il paraissait, d'ailleurs, se désintéresser complètement de
ce qui se passait autour de lui.

Cependant, le Torero s'exclamait:

--Ah! par exemple! ceci est trop fort! Qui vous avait dit que je
viendrais ici?

--La princesse.

--Quelle princesse?

--Je ne sais pas, dit naïvement la Giralda. Elle ne m'a pas dit son nom.
Je sais qu'elle est aussi bonne que belle; qu'elle m'avait promis de
vous aviser du moment où vous pourriez venir me chercher sans danger;
qu'elle a tenu parole... puisque vous voilà!

--Voilà qui est étrange! murmura don César.

--Oui, plutôt! dit Cervantes. Mais il me semble, don César, que le mieux
serait de nous mettre incontinent à la recherche du chevalier.

--Par Dieu! vous avez raison. Nous perdons un temps précieux. Mais,
emmener Giralda avec nous ne me paraît guère prudent, surtout s'il faut
en découdre. La laisser seule ici ne me semble guère plus prudent!

--Mais, seigneur, fit la Giralda très simplement, il n'y a plus personne
dans cette maison... C'est la princesse qui me l'a dit. N'avez-vous pas
trouvé toutes les portes ouvertes?

--C'est vrai, corps du Christ! dit Cervantes.

--Et cette fameuse princesse, où est-elle pour l'heure? reprit doucement
le Torero.

--Elle est retournée à sa maison de la ville, escortée de ses gens... Du
moins me l'a-t-elle assuré.

--Visitons toujours la maison, trancha Cervantes.

Don César considéra la jeune fille avec un reste d'incertitude.

--Je vous assure, cher seigneur, dit la Giralda, que je peux aller sans
crainte avec vous. Il n'y a plus personne ici. La princesse me l'a
assuré et j'ai bien vu à son air que cette femme ne connaît pas le
mensonge.

--Allons! décida brusquement El Torero.

Sans mot dire, El Chico prit un flambeau allumé sur une petite table et
se disposa à éclairer la petite troupe.

La visite commença. D'abord avec prudence, ensuite plus ouvertement,
sans nulle précaution, au fur et à mesure qu'ils s'apercevaient que la
maison mystérieuse était en effet vide de tout habitant. Des caves, où
ils descendirent, au grenier, ils ne trouvèrent pas une porte fermée à
clef. Ils pénétrèrent partout, fouillèrent tout.

Nulle part ils ne trouvèrent la trace de Pardaillan.

Le chevalier ayant sauté seul dans cette sorte de boudoir d'où ils
avaient vu un homme emporter la Giralda endormie, don César revenait
obstinément à cette pièce, pensant, avec raison que, là, il trouverait
l'explication de cette inquiétante disparition. Ils étaient donc encore
une fois réunis tous les quatre dans cette pièce, déplaçant les quelques
meubles que Fausta y avait laissés, sondant les murs et le plancher, ne
laissant pas un pouce inexploré. Et toujours rien.

Et, cependant, sans qu'ils s'en doutassent, là, sous leurs pieds, celui
qu'ils cherchaient avec tant d'acharnement dormait, peut-être, de
l'éternel sommeil.

Le nain les suivait passivement, avec une indifférence absolue. Il
aurait pu se retirer depuis longtemps s'il avait voulu. Cervantes,
qui avait conservé quelques soupçons à son égard, revenu de ses
présomptions, ne le surveillait plus et, tout comme Giralda et don
César, paraissait avoir oublié sa présence. Cependant, le petit homme
restait. Malgré son indifférence apparente, on eût dit qu'un intérêt
puissant l'obligeait à rester. Parfois, lorsque le nom de Pardaillan
était prononcé, une lueur s'allumait dans l'oeil du petit homme.

Devant le résultat négatif de leurs recherches, Cervantes et don César
décidèrent d'accompagner la Giralda chez elle, de rentrer chacun chez
soi et de revenir au grand jour s'informer auprès de la mystérieuse
princesse qui, sans doute, serait de retour dans sa somptueuse maison de
campagne.

Ceci bien décidé, ils traversèrent le jardin et parvinrent à la porte
que Giralda assurait devoir être ouverte. En effet, elle n'était pas
fermée à clef.

--C'était bien la peine d'escalader le mur, remarqua Cervantes, nous
n'avions qu'à entrer tranquillement.

Ils se mirent en route, encadrant la Giralda, précédés du nain, qui
marchait en éclaireur.

Au bout de quelques pas, El Chico s'arrêta brusquement, et, se campant
dans sa pose accoutumée devant la Giralda et ses deux cavaliers:

--Le Français!... Il est peut-être rentré à l'auberge, tiens! dit-il
avec cette brièveté de langage qui lui était particulière.

Don César et Cervantes échangèrent un coup d'oeil.

--Au fait, dit le romancier, c'est possible, après tout.

--Je ne le crois pas... N'importe, allons à l'auberge de la Tour.

L'oeil du nain eut une lueur de contentement. Et, sans ajouter une
parole, changeant de direction, il prit le chemin de l'hôtellerie du
chevalier. Cependant, El Torero marchait sombre et silencieux à côté de
la Giralda qui, remarquant bientôt cet air morose et chagrin, demanda
avec une tendre inquiétude:

--Qu'avez-vous, César? Se peut-il que la disparition de M. de Pardaillan
vous affecte à ce point? Le chevalier, croyez-moi, est homme à sortir
sain et sauf des pires situations. Il est si fort! si bon! si courageux!

El Torero répondit doucement:

--Je chercherai M. de Pardaillan jusqu'à ce que je sache ce qu'il est
devenu, parce que, en dehors de l'affection fraternelle que je lui
porte, l'honneur me le commande impérieusement. Mais je sais bien qu'il
saura se tirer d'affaire sans notre assistance.

--C'est certain, appuya, avec conviction, Cervantes, qui ne perdait pas
un mot de l'entretien des deux amoureux. Pardaillan est de ces êtres
privilégiés qui prêtent sans marchander l'appui de leur bras à quiconque
fait appel à eux. Mais, lorsque, par aventure, ils se trouvent eux-mêmes
dans l'embarras, ils se démènent si bien que, lorsqu'on accourt à leur
secours, ils ont déjà accompli toute la besogne!

Et c'était admirable la confiance et l'admiration que ces trois êtres
manifestaient à l'égard de Pardaillan, qu'ils connaissaient depuis
quelques jours à peine.

Voyant que don César, après avoir approuvé les paroles de Cervantes d'un
air convaincu, retombait dans son morne abattement, la Giralda reprit:

--Alors, mon doux seigneur, qu'est-ce donc qui vous rend soudain si
chagrin?

--Giralda, fit El Torero, qu'est-ce donc cette histoire d'enlèvement
qu'El Chico est venu nous raconter?

--C'est la vérité pure, dit la Giralda, qui cherchait à démêler où il
voulait en venir.

--Vous avez été enlevée? Réellement? Par Centurion?

--Par Centurion.

--Mais Centurion, dans ces sortes d'affaires, n'agit pas pour son propre
compte.

--Je vous entends. César. Centurion est le bras droit de don Almaran.

Ayant prononcé ce nom, elle perçut le frémissement de son amant, qui la
tenait par le bras.

Simplement, don César était jaloux.

Cependant, El Torero, après un instant de silence, reprenait d'une voix
qui tremblait:

--Comment se fait-il que, vous sachant au pouvoir de ce monstre que
vous prétendiez abhorrer, je vous ai vue si calme et si tranquille, ne
cherchant même pas à vous sauver, ce qui vous eût été pourtant très
facile.

Giralda aurait pu répondre que, pour fuir comme le disait son amant,
il aurait fallu qu'elle n'eût pas été endormie par un narcotique'assez
puissant pour que lui-même l'ai crue morte un moment. Elle se contenta
de répondre en souriant:

--C'est que, cette fois. Centurion n'agissait pas pour le compte de
celui que vous savez.

--Ah! fit El Torero plus inquiet encore, pour qui donc alors?

--Pour la princesse, dit Giralda en riant.

--La princesse!... Je ne comprends plus.

--Vous allez comprendre, dit la Giralda soudain sérieuse. Écoutez-moi,
César. Vous savez que j'étais partie à la recherche de mes parents?

--Eh bien? Vous avez été encore déçue?

--Non, César, cette fois je sais, dit tristement la Giralda.

--Vous connaissez votre famille?

--Je sais que mon père et ma mère ne sont plus, sanglota la jeune fille.

--Hélas! c'était à prévoir, dit El Torero en la prenant tendrement dans
ses bras. Et ce père, cette mère, étaient-ce des gens de qualité, comme
vous le pensiez?

--Non, César, cette fois je sais, dit tristement la jeune fille. Mon
père et ma mère étaient des gens du peuple. Des pauvres gens, très
pauvres, puisqu'ils durent m'abandonner, ne pouvant me nourrir. Votre
fiancée. César, n'est même pas fille de petite noblesse. C'est une fille
du peuple.

Don César la serra plus fortement dans ses bras.

--Pauvre Giralda! dit-il avec une tendresse infinie. Je vous aimerai
davantage, puisqu'il en est ainsi. Je serai tout pour vous, comme vous
êtes tout pour moi.

La Giralda releva son gracieux visage et, à travers ses larmes, elle eut
un sourire à l'adresse de celui qui lui pariait si tendrement. El Torero
reprit:

--Êtes-vous bien sûre, cette fois-ci, Giralda? Vous avez été si souvent
leurrée.

--Il n'y a pas de doute, cette fois-ci. On m'a donné des preuves. Ce
que je gagne dans cette affaire, c'est de savoir que j'ai été baptisée,
autrefois, avant d'être la Bohémienne que je suis devenue. Vous voyez
que l'avantage n'est pas bien grand.

La Giralda était à moitié païenne. C'est ce qui expliqué qu'elle parlait
de son baptême avec une telle désinvolture.

--Ne dites pas cela, Giralda, fit gravement El Torero. C'est beaucoup,
au contraire. Vous échappez de ce fait à la menace d'hérésie suspendue
sur votre tête. Mais ne m'avez-vous pas dit que vous avez été enlevée
sur l'ordre de cette princesse inconnue?

--Pas tout à fait. Quand je me suis vue aux mains de Centurion et de ses
hommes, je fus prise d'un désespoir affreux. C'est que je pensais qu'on
allait me livrer à l'horrible Barba Roja. Jugez de ma surprise et de
ma joie lorsque je me vis en présence d'une grande dame que je n'avais
jamais vue, laquelle, avec des paroles de douceur, me rassura, me jura
que je ne courais aucun danger et, mieux, que j'étais libre de me
retirer à l'instant si je le désirais.

--Vous êtes restée, pourtant! Pourquoi? Pourquoi cette princesse vous
a-t-elle fait enlever? De quoi se mêle-t-elle et qu'avez-vous à faire
avec elle?

--Que de questions, monseigneur! La princesse me connaissait. Comment?
Celle qu'on a appelée la Giralda, parce qu'elle a vécu ses premières
années à l'ombre de la tour de ce nom, un peu à cause de la facilité
avec laquelle elle tournait en dansant sur les places publiques,
celle-là n'est-elle pas connue de tout Séville?

--C'est vrai, murmura don César, dépité.

--A proprement parler, la princesse ne m'a pas fait enlever. Elle m'a
plutôt délivrée. Voici: vous savez que Centurion me guettait depuis
longtemps. Sans l'intervention de M. de Pardaillan, il m'aurait même
arrêtée tout récemment. Or, je ne sais pourquoi il se trouve que
Centurion est employé aussi par la princesse et qu'il est sous sa
dépendance beaucoup plus qu'il n'est sous celle de Barba Roja. Centurion
a dû dire à la princesse qu'il avait ordre de m'enlever et celle-ci lui
a, à son tour, donné l'ordre de me conduire directement à elle. Ce qu'il
a été contraint de faire.

--Pourquoi? Pourquoi cette princesse que vous ne connaissiez pas
s'intéresse-t-elle ainsi à vous?

--Pur hasard! La princesse m'a vue. Elle a été frappée--c'est elle qui
parle--de la grâce de mes danses et s'est informée de moi, sans que j'en
aie jamais rien su. Riche et puissante comme elle est, elle a eu
tôt fait de découvrir ce que je n'avais pu trouver en des années de
recherches. Intéressée, elle a désiré me connaître de près; elle a
profité de la première occasion, avec d'autant plus d'empressement et de
joie que, ce faisant, elle me tirait d'un grand danger.

--En sorte, dit El Torero en hochant la tête, que je lui suis redevable
d'un grand service.

--Plus que vous ne croyez. César, dit gravement la Giralda. Enfin,
pourquoi je suis restée quand j'étais libre de me retirer? Parce que la
princesse m'a affirmé qu'il y avait danger de mort, pour quelqu'un
que vous connaissez, à me rencontrer pendant une période de deux fois
vingt-quatre heures. Parce que j'aime ce quelqu'un plus que ma propre
vie et que, dès l'instant où ma présence pouvait lui être mortelle, je
me serais plutôt ensevelie vive. Parce que la princesse, enfin, m'avait
assuré que, lorsque tout danger serait conjuré, ce quelqu'un serait
avisé et viendrait me chercher lui-même. Faut-il aussi vous nommer ce
quelqu'un, don César? ajouta la Giralda avec son sourire malicieux.

Autant El Torero s'était montré inquiet, autant il était maintenant
radieux.

Aussi accabla-t-il sa fiancée de remerciements et de protestations qui
la firent rougir de plaisir.

Mais son humeur jalouse dissipée par les franches explications de la
Giralda, ses transports un peu calmés, les paroles de sa fiancée ne
laissèrent pas que de l'étonner grandement, et il s'écria:

--Cette princesse me connaît donc aussi? Et quel danger pouvait bien me
menacer? Savez-vous que tout cela est fort étrange?

--Pas tant que vous le supposez. Je vous ai dit que la princesse est
aussi bonne que belle, et elle sait qui vous êtes, elle connaît votre
famille.

--Elle sait qui je suis? Elle connaît le nom de mon père?

--Oui, César, dit la Giralda, gravement.

--Elle vous a dit ce nom?

--Non! Ceci, elle ne le dira qu'à vous.

--Elle vous a dit qu'elle me révélerait le mystère de ma naissance?
demanda El Torero, frémissant d'espoir.

--Oui, seigneur, quand il vous plaira de le lui demander.

--Ah! s'écria El Torero, il me tarde d'être à demain pour aller voir
cette princesse et l'interroger. Oh! savoir enfin qui je suis et ce
qu'étaient les miens!

Pendant que les deux amoureux échangeaient leurs confidences sans prêter
attention à lui, Cervantes se disait:

«Ouais! Qu'est-ce que cette princesse qui connaît tant de gens et
possède tant de secrets? Et de quoi se mêle-t-elle d'aller révéler qui
il est à ce malheureux prince? Elle ne se doute donc pas qu'une pareille
révélation le condamne sûrement à mort! Comment empêcher cette inconnue
de parler?»

Cependant, ils arrivèrent à l'auberge de la Tour sans qu'il leur fût
survenu rien de fâcheux.

Il était environ une heure du matin. L'auberge, par conséquent, était
silencieuse et obscure. El Chico, qui paraissait en proie à une morne
tristesse, frappa à la porte extérieure du patio d'une manière spéciale,
connue seulement des intimes de la maison.

Contrairement à son attente, comme s'ils eussent été attendus, la porte
s'ouvrit aussitôt et la petite Juana, la jolie fille de l'hôtelier
Manuel, montra dans l'encadrement son fin visage à la fois inquiet et
curieux.

En apercevant la jeune fille, El Chico devint très pâle. Il faut croire
pourtant qu'il savait dissimuler soigneusement ses impressions et ses
sentiments, car, à part la teinte terreuse qui se répandit brusquement
sur son visage bronzé, rien, dans son attitude, ne trahit l'émotion
intense qui s'était emparée de lui.

Il redressa fièrement sa petite taille et adressa à la jeune fille ce
sourire amical qu'on a pour les amis de longue date.

Cependant, malgré sa fierté native, un observateur attentif eût
démêlé dans l'attitude du nain, dans le sourire résigné, cette pointe
d'admiration à la fois humble et ardente que l'on a pour les êtres
considérés comme d'une essence supérieure.

Par contre, les manières de Juana, quoique très franches, très
cordiales, avaient un air à la fois supérieur et protecteur, apparent
malgré sa discrétion. Un indifférent eût pensé que la jolie Andalouse,
fille d'un notable bourgeois dont les affaires étaient prospères, savait
garder la distance qui la séparait de ce mendiant. Un plus attentif
eût aisément découvert dans ces manières une affection réelle, quasi
maternelle.

De fait, Juana avait un peu de ces manières brusques, tendres, quoique
grondeuses, empreintes d'une coquetterie enfantine, telles que les ont
les petites filles jouant à la petite maman avec leur poupée préférée.
Oui, c'était bien cela. Le nain devait être pour elle comme un jouet
vivant que l'enfant aime de tout son coeur tout en le maltraitant, sans
méchanceté d'ailleurs, dans un instinctif besoin de jouer au petit
maître, au petit tyran.

Le plus étonnant, c'est que le nain, dont la susceptibilité était grande
pourtant, acceptait franchement ces manières. Non pas avec la passivité
d'un jouet, mais avec un plaisir réel, quoique dissimulé. Il trouvait
cela très naturel. Et, de la part de Juana, rien ne l'offensait, c'était
Juana. Tout lui était permis, à elle. Ses rebuffades et ses vivacités
d'enfant espiègle et gâtée, assurée de son despotique pouvoir, lui
paraissaient douces, et, en tout cas, préférables à son indifférence.

Était-ce là l'effet d'une habitude contractée dès l'enfance? Peut-être.

En tout cas, il faut convenir que cette adoration et cette admiration
étaient parfaitement justifiées.

Juana avait seize ans. C'était le type de l'Andalouse dans toute sa
pureté. Elle était petite, mignonne, et ses mouvements vifs et enjoués
étaient empreints d'une grâce mutine qui n'était pas sans une élégance
naturelle remarquable. Elle avait le teint chaud de l'Andalouse, des
yeux noirs superbes, la bouche petite, aux lèvres pourpres un peu
sensuelles. Elle avait les attaches d'une finesse aristocratique, et
ses mains fines et blanches eussent fait envie à plus d'une dame de la
noblesse.

Elle était méticuleusement propre, et sa mise, fort au-dessus de sa
condition, dénotait une coquetterie raffinée que l'indulgent orgueil
paternel, loin de chercher à la modérer, se plaisait à exciter, car
ce brave Manuel ne reculait devant aucune dépense pour satisfaire les
caprices de cette enfant gâtée.

Juana portait casaque de velours, corsage de soie claire, moulant
avantageusement une taille fine et souple, basquine de soie assortie au
corsage, laissant à découvert un mollet nerveux, laissant ressortir la
finesse de la cheville, la petitesse d'un pied d'enfant mince et cambré,
chaussé de satin, et dont elle se montrait très fière, comme toute vraie
Andalouse. Elle portait un riche tablier surchargé de tresses, de noeuds
et de houppettes, comme le reste du costume, d'ailleurs.

Ainsi parée, elle surveillait les serviteurs de son père, et il fallait
être un bien grand seigneur--comme ce Français--ou un bon vieil
ami--comme M. de Cervantes--pour qu'elle condescendît à servir
elle-même.

Juana s'effaça pour laisser entrer les nocturnes visiteurs, et, bien
qu'elle parût inquiète, elle répondit au sourire d'El Chico par un
sourire de satisfaction visible souligné d'un geste bienveillant, avec
cet air de petite souveraine qu'elle avait, malgré elle, avec lui.

Et cela suffit pour amener sur les joues du petit homme un peu de cette
rougeur qui avait disparu soudain à la vue de la jeune fille. Cela
suffit pour illuminer son regard d'une joie intérieure.

Lorsque Cervantes, qui fermait la marche, eut pénétré dans le patio,
Juana eut une seconde d'hésitation et, avant de repousser la porte, elle
se pencha et regarda au-dehors, dans la nuit claire.

Elle paraissait étrangement émue, la petite Juana.

On eût dit vraiment qu'elle attendait quelqu'un qu'elle s'inquiétait de
ne pas voir apparaître. Quand il fut bien avéré qu'il n'y avait plus
personne, elle eut un soupir qui ressemblait à un sanglot, poussa
tristement les verrous et introduisit le groupe dans la cuisine.

Pendant que la servante, encore à moitié endormie, s'activait en
marmottant de sourdes imprécations contre les coureurs de nuit qui
venaient troubler son sommeil, Juana la suivait d'un regard machinal.
Mais elle ne la voyait même pas. Elle était bien trop émue, la petite
Juana. Ses jolis yeux, si gais d'habitude, étaient comme embués de
larmes refoulées. Une question lui brûlait les lèvres, qu'elle n'osait
formuler, et personne ne remarqua l'étrange émotion de la jeune fille.

Personne, hormis la duègne, précisément, qui se hâta de mâchonner des
réflexions empreintes d'acrimonie, non exemptes pourtant d'affection
bourrue, à l'adresse des jeunes maîtresses qui se mêlent de passer les
nuits à s'abîmer les yeux inutilement alors que, Dieu merci! il y a de
dignes matrones pour s'acquitter en conscience de devoirs d'hospitalité
qui ne sont pas le fait de mains blanches de petite dame.

Personne, hormis Chico, qui ne la perdait pas de vue et qui, à mesure,
voyait toute sa joie s'envoler, et la regardait avec ses bons yeux de
chien fidèle, prêt à tout pour ramener le sourire sur les lèvres du
maître.

--M. de Pardaillan est-il rentré? demanda le Torero.

La petite Juana tressaillit violemment, et c'est à peine si elle put
balbutier d'une voix étranglée:

--Non, seigneur César.

--J'en étais sûr! murmura le Torero en regardant Cervantes d'un air
consterné.

La petite Juana put faire un gros effort, et, pâle comme une cire, elle
demanda:

--Le sire de Pardaillan était avec vous pourtant. J'espère qu'il ne lui
est rien arrivé de fâcheux.

--Nous l'espérons aussi, petite. Juana, mais nous ne le saurons que
demain, dit Cervantes d'un air préoccupé.

Juana chancela. Elle fût tombée si elle n'avait rencontré une table à
laquelle elle se cramponna. Et personne ne remarqua cette défaillance
soudaine.

Personne, hormis la servante, qui clama:

--Vous tombez de fatigue, notre demoiselle!

El Chico avait vu, lui aussi. Il ne dit rien, mais il s'approcha
vivement, comme s'il eût voulu lui prêter l'appui de sa faiblesse.

Sans rien remarquer, Cervantes reprit:

--Mon enfant, faites-nous préparer des lits. Nous achèverons la nuit
ici, et, demain, nous reprendrons nos recherches.

Le Torero approuva d'un signe de tête.

Juana, heureuse peut-être d'échapper à une contrainte pénible, suivit la
servante.

Cervantes, après un geste amical à l'adresse de Chico, se hâta de
regagner la chambre qui lui était destinée.

Le Torero ne voulut pas le suivre avant d'avoir chaudement remercié
et de l'avoir assuré encore une fois qu'il se chargeait désormais de
pourvoir à ses besoins. La Giralda joignit ses protestations à celles de
son fiancé. Le petit homme accueillit ces marques d'amitié avec cet air
fier et détaché qui lui était particulier. Mais l'éclat de son regard
montrait clairement qu'il était content de cette amitié.



XXIII

EL CHICO ET JUANA

Demeuré seul dans la cuisine de l'auberge, Chico grimpa sur un escabeau,
auprès de l'âtre mourant. Il était triste, car il l'avait vue, «elle»,
bien triste et agitée.

La tête dans ses mains, il se mit à songer à des choses de son passé,
si court encore. Et, ce passé, comme son présent, comme sans doute
son avenir aussi, se résumait en un seul mot: Juana. Aussi loin que
remontassent ses souvenirs, Juana avait toujours vu le nain placé entre
ses petites mains, comme un jouet. Le petit n'avait pas de famille, et,
si quelqu'un s'occupait parfois de lui, c'était pour le corriger à grand
renfort de taloches. Malgré son espièglerie, Juana avait le coeur bon.
Sans comprendre, elle avait été touchée de cet abandon. Et, toute
jeune, elle avait pris l'habitude de veiller elle-même à-ce qu'il fût
convenablement nourri et logé. Petit à petit, elle s'était accoutumée à
jouer ainsi à la petite maman. Et, comme son père donnait l'exemple de
la soumission à ses caprices, elle savait se faire obéir sans peine. De
là venaient les petits airs protecteurs qu'elle avait gardés avec le
Chico.

Lui, de son côté, s'était habitué à la voir commander, et comme tous, à
la maison, lui obéissaient sans discuter, il avait fait comme tout le
monde.

Discuter un ordre, un désir de Juana lui apparaissait comme une chose
monstrueuse, impossible. Ce même petit garçon, diabolique peut-être,
enragé assurément, qui avait la prétention de ne reconnaître ni maître
ni autorité, après avoir facilement accepté l'autorité de Juana, l'avait
si bien reconnue pour son unique maître que, parvenu à l'âge d'homme,
il l'appelait encore fréquemment: «Petite maîtresse», ce dont la jeune
fille se montrait même très fière.

Les enfants avaient grandi. Juana était devenue une jolie jeune fille.
Chico était devenu un homme... mais il était resté enfant par la taille.

Juana avait d'abord été prodigieusement surprise de voir que, peu à peu,
elle était aussi grande, puis plus grande que son compagnon, qui avait
quatre ans bien sonnés de plus qu'elle. Elle en avait été ravie. Sa
poupée resterait toujours une petite poupée. Ce serait charmant pour
elle. Avec la raison, ce sentiment égoïste avait fait place à la pitié.
D'autant que Chico se montrait très mortifié et très chagrin de rester
toujours tout petit, alors que tous grandissaient autour de lui.
Et Juana s'était bien promis de ne jamais abandonner ce petit. Que
deviendrait-il sans elle?

Ce qui n'avait été d'abord que l'effet de l'habitude la soumission et
l'obéissance passive de Chico s'accrurent encore, s'il était possible,
par suite d'un sentiment nouveau que lui-même n'arrivait pas, sans
doute, à bien démêler: l'amour. Mais l'amour dans ce qu'il avait de plus
pur: l'amour absolu, surhumain. Et il ne pouvait en être autrement.
Durant des années, Juana avait été pour lui une sorte de petit Dieu
devant lequel il était en adoration perpétuelle Pour elle, rien n'était
trop beau, ni trop fin, ni trop riche. Toutes ses pensées convergeaient
vers un but unique: faire plaisir à Juana, satisfaire les caprices de
Juana, dût son coeur en saigner. Quand elle était là, il n'avait plus
ni volonté, ni raisonnement, ni sensations. C'était elle qui pensait,
parlait, éprouvait pour eux deux. Lui ne vivait que par elle et ne
savait qu'admirer et approuver aveuglément ce qu'elle avait décidé.

Cet amour était resté pur de toute pensée charnelle. Il avait beau dire
qu'il était un homme, il savait bien, tiens! que ce n'était pas. Cette
pensée d'un mariage possible entre une femme, une vraie femme, et lui,
bout d'homme, ne l'avait même pas effleuré. Est-ce que c'était possible,
voyons? Il avait fallu que cette grande dame lui en parlât pour
réveiller en lui de telles idées. Encore, sûrement, la belle dame
s'était moquée de lui!

Juana était arrivée sur ses treize ans. Un beau jour, parée comme une
dame, elle était descendue dans la salle. Non pour mettre la main à
la besogne, fi donc! mais pour suppléer la maîtresse de maison, morte
depuis longtemps et remplacée par l'excellente matrone que nous avons vu
précisément bougonner la jeune fille, laquelle matrone répondait au nom
de Barbara.

Dona Juana s'était mise à surveiller le personnel, peu nombreux d'abord,
à faire marcher la maison avec une maîtrise telle que nul ne se fût
avisé de lui résister. En même temps, elle savait si adroitement
contenter le client, elle savait si bien distribuer sourires et
louanges, avec tant d'adresse, qu'en peu de temps l'auberge de la Tour
était devenue une des mieux achalandées de tout Séville.

Alors, la morale était de nouveau intervenue, toujours représentée par
le digne Manuel, lequel avait fait remarquer qu'il serait scandaleux que
Juana se meurtrît à la besogne, alors que ce paresseux de Chico, qui
allait bien sur ses dix-sept ans, se gobergerait tranquillement, sous le
fallacieux prétexte qu'il était trop petit.

La même morale avait ajouté que, lorsqu'on est pauvre et qu'on n'a
pas de famille, il faut travailler pour gagner sa vie. Chico s'était
demandé, non sans terreur, ce qu'il pourrait bien faire pour gagner sa
vie. Mais, comme Juana avait paru approuver cette morale, Chico, et de
bonne volonté, avait consenti à ce travail qui devait faire de lui un
homme libre.

Manuel en avait aussitôt profité pour lui attribuer les besognes les
plus basses et les plus dures aussi, en échange de quoi il lui octroyait
libéralement le gîte et la pâtée.

La besogne assignée était au-dessus des forces du nain. Peut-être
l'eût-il accomplie, vaille que vaille, si on avait su ménager sa
susceptibilité grande. Mais la susceptibilité de Chico était une chose
qui ne comptait pas. Dans ses nouvelles fonctions, le nain devint tout
de suite le souffre-douleur de tous.

Le plus terrible est que ses occupations le tenaient tout le jour loin
de la présence de Juana, ce qui, en soi, était déjà un cruel tourment et
ce qui avait, en outre, le grave inconvénient de le livrer à la
merci d'une valetaille et d'une clientèle souvent avinée, qui ne lui
ménageaient ni les humiliations ni les coups.

Jamais il n'avait été aussi malheureux.

Aussi ce ne fut pas long. Au bout de quelques jours d'un supplice sans
nom, Chico planta là tablier, balais, clients et patron et disparut.
Comment vécut-il? De maraude, tout simplement. Il ne lui fallait pas
gros pour le sustenter. Les fruits savoureux abondaient dans ce vaste
jardin qu'était l'Andalousie. Il n'avait qu'à prendre. Quand le temps ne
permettait pas cette maraude, il se rendait aux porches des églises et
tendait la main.

Le Chico mangeait peu, gîtait dans on ne savait quel trou, était couvert
de loques, mais il était libre. Libre de dormir au bon soleil. Il était
fier et content.

Devant la fuite du nain, la morale de Manuel s'était répandue en
plaintes amères, en reproches sanglants, en prédictions terrifiantes.

Cependant, Chico n'était pas un ingrat, comme le prétendait le digne
Manuel. Seulement, sa gratitude allait--et c'était assez naturel--au
seul être qui lui eût témoigné de la bonté et de l'affection: Juana.

Chaque jour, il trouvait le moyen de se faufiler dans l'auberge; il
était si petit--et là, tapi dans un coin, il se remplissait les yeux de
la vue de celle qui était tout pour lui. Il regardait Juana, vive et
alerte, toujours mise comme une petite reine, qui allait et venait,
surveillant le service, l'oeil à tout, en avisée ménagère qu'elle était,
d'instinct, malgré sa jeunesse. Et, quand il avait bien rempli ses yeux
et son coeur, il s'en allait content... pour revenir le lendemain.

Quelquefois, lorsqu'elle passait à sa portée, il osait allonger la main,
saisissait un coin de la basquine et la baisait dévotement.

Un jour qu'il avait mal calculé son mouvement, au lieu de la basquine,
il avait effleuré le mollet. Il en était resté tout saisi. D'autant que
Juana, croyant à la grossière plaisanterie de quelque client, s'était
arrêtée, pâle d'indignation, en jetant un grand cri qui avait fait
accourir Manuel et les serviteurs.

Piteusement, il était sorti de sa cachette et, à genoux devant elle, les
mains jointes, il avait murmuré:

--C'est moi, Juana. N'aie pas peur.

Bien qu'il fût dans un état pitoyable, à ne pas prendre avec des
pincettes, elle l'avait reconnu tout de suite. Elle avait même paru très
contente et elle avait répondu à son père qui s'informait:

--Ce n'est rien. Je me suis heurtée contre cette table et je n'ai pu me
retenir de crier comme une sotte.

Elle l'avait conduit dans un endroit écarté. Tout de suite elle l'avait
pris de très haut avec lui:

--Que faisais-tu dans ce coin? Sacripant! paresseux! Comment oses-tu
reparaître dans la maison que tu as abandonnée, sans un adieu, sans
regrets? Ingrat!

--Je voulais te voir, Juana.

--Oui-da! Et d'où te vient ce tardif désir, après des jours et des jours
d'oubli?

Très triste, il répondit:

--Je ne t'ai pas oubliée, Juana, je ne le pourrais pas d'ailleurs. Je
suis venu ainsi tous les jours.

--Tous les jours! Tu veux m'en faire accroire. Pourquoi ne t'es-tu
jamais montré?

--Je pensais qu'on m'aurait chassé.

Elle l'avait regardé avec un air de commisération étonnée. Et, haussant
les épaules:

--Tu l'aurais, ma foi, bien mérité... Tu devrais savoir pourtant que je
n'aurais pas fait cela, moi.

--Toi, Juana, oui. Mais ton père? Mais les autres?

L'argument lui parut avoir sa valeur. Elle ne répondit pas tout de
suite. Elle ne doutait pas de ce qu'il disait d'ailleurs et--ce qu'elle
se gardait bien d'avouer--peut-être l'avait-elle découvert plus d'une
fois dans les coins où il se croyait si bien caché. Pour dissimuler son
embarras, elle reprit, grondeuse:

--Dans quel état te voilà! On te prendrait pour un malandrin. Comment
n'as-tu pas honte de te présenter ainsi devant moi? Ne pourrais-tu être
propre, au moins?

Il baissa la tête, honteux. Une larme pointa à ses cils.

Elle vit qu'elle lui avait fait de la peine, et dit d'un ton radouci, en
le regardant finement:

--N'est-ce point toi aussi qui as apporté ces fleurs que j'ai trouvées
parfois sur ma fenêtre?

Il rougit et fit signe que oui de la tête.

--Pourquoi as-tu fait cela?

--Je ne voulais pas que tu me crusses ingrat. Les autres, ça m'est égal;
mais, toi, je ne veux pas, tiens!... Alors, j'ai pensé que tu devinerais
et que tu me pardonnerais, répondit-il sincèrement.

--C'est du joli! Comment as-tu pu parvenir jusqu'à ma fenêtre?
Malheureux! n'as-tu pas réfléchi que tu pouvais te tuer et que je ne me
serais jamais pardonné ta mort?

Il se sentit le coeur ensoleillé. Allons, elle n'était plus fâchée. Elle
l'aimait toujours, puisqu'elle tremblait pour lui. Et, riant d'un bon
rire clair:

--Il n'y a pas de danger, dit-il. Je suis petit, mais je suis adroit,
tiens!

--C'est vrai que tu es adroit comme un singe, dit-elle en riant de bon
coeur, elle aussi. N'importe, ne recommence plus... tu me remettras tes
fleurs toi-même, je serai plus tranquille.

--Tu veux bien que je vienne te voir? fit-il tremblant d'espoir.

Elle eut sa petite moue de pitié dédaigneuse:

--A présent que te voilà revenu, tu ne vas pas t'en retourner, je pense?
dit-elle.

--Mais ton père?

Elle eut un geste autoritaire pour signifier que ce n'était pas cela qui
l'embarrassait et trancha:

--Veux-tu me voir, sans te cacher comme un voleur, oui ou non?

Il joignit les mains avec un air extasié.

--En ce cas, dit-elle, ne t'inquiète pas du reste. Tu prendras tes repas
avec nous, tu coucheras ici, je vais te faire habiller décemment, et,
pour ce qui est du travail, tu ne feras que ce que tu voudras bien faire
de ton chef, et dans la mesure de tes forces. Allons, viens.

Il secoua la tête et ne bougea pas.

Elle pâlit et, fixant sur lui un regard de douloureux reproche, elle dit
avec des larmes dans la voix:

--Tu ne veux pas?

Et tout aussitôt, avec son petit air autoritaire et décidé, elle ajouta:

--Je ne suis donc plus ta petite maîtresse? Je ne commande plus? Tu te
révoltes?

Très doucement, mais avec un air obstiné, il dit:

--Tu es et tu seras toujours toute ma joie. Je passerais à travers le
feu pour te voir... Mais je ne veux plus que tu me nourrisses.

Malgré elle, elle eut un regard sur ses loques et, encore un coup, il
baissa la tête en rougissant. Elle lui prit le menton du bout de ses
petits doigts, l'obligea à relever la tête et plongea avec une grande
tendresse son regard innocent dans le sien. Et elle comprit ce qui se
passait dans son esprit. Et elle eut cette délicatesse vraiment féminine
de ne pas insister.

--Soit, dit-elle après un silence. Tu viendras quand tu voudras. Quant
au reste, tu feras comme tu voudras. Seulement n'oublie pas, si tu avais
besoin, que tu me ferais une grosse peine de ne pas te souvenir que
je suis et resterai toujours pour toi une soeur tendre et dévouée. Me
promets-tu de ne pas oublier?

Elle dit ceci avec une grande douceur et une émotion poignante. Alors,
ainsi qu'il leur arrivait parfois quand elle faisait la reine, et qu'il
lui rendait humble hommage, il s'agenouilla et posa doucement ses lèvres
sur la pointe de son petit soulier de satin.

Elle reçut l'hommage sans fausse modestie, comme un tribut dû à sa
beauté et à sa bonté, mais avec un regard attendri où perçait une pointe
de malice nuancée de pitié.

Lui, cependant, se redressait et disait dans un grand élan de tout son
être:

--Tu es et tu seras toujours ma petite maîtresse.

Elle frappa joyeusement dans ses petites mains et, orgueilleusement
triomphante:

--Viens, dit-elle, rosé de plaisir, viens voir mon père!

--Non! dit-il encore doucement.

Elle frappa du pied d'un air mutin, et moitié boudeuse, moitié curieuse:

--Qu'y a-t-il encore?

--Je ne veux pas que ton père me voie dans cet état. Je reviendrai
demain et tu verras que je ne te ferai pas honte.

Comment s'arrangea-t-il? Par quel tour de force d'ingéniosité? Par
quelle mystérieuse besogne accomplie fort à propos? C'est ce que nous ne
saurions dire. Tant il y a que, lorsqu'il revint le lendemain, il était
superbe dans son costume presque neuf, qui sans avoir rien de fastueux,
comme de juste, était d'une propreté méticuleuse et d'une élégance qui
faisait admirablement valoir la gracilité de la jolie miniature qu'il
était.

Aussi le Chico triompha sur toute la ligne.

D'abord, il vit les yeux de la coquette Juana briller de plaisir à le
voir si propre et si élégamment attifé. Ensuite, il put lire, sur les
physionomies ébahies de Manuel et des serviteurs accourus, la stupeur
admirative que leur causait la vue de Chico en fringant cavalier.

Depuis ce jour, il eut soin de réserver un costume coquet qu'il
n'endossait que pour aller voir sa petite maîtresse, et qu'il rangeait
soigneusement ensuite dans quelqu'une de ces cachettes connues de lui
seul. Le reste du temps, ses haillons ne lui faisaient pas peur.

Juana n'avait eu qu'à jeter ses bras au cou de son père pour obtenir le
pardon de Chico. Et, comme le bonhomme n'était pas méchant, il avait
accueilli convenablement le retour de l'ingrat, comme il disait.

A la fête de Juana, et à certaines fêtes carillonnées, le Chico
s'arrangeait toujours de façon à apporter quelques menus cadeaux
que «petite maîtresse» acceptait avec une joie bruyante, car ils
consistaient généralement en objets de toilette, et nous savons que la
coquetterie était son péché mignon.

Ces jours-là, El Chico daignait accepter l'invitation à dîner de Manuel,
et prenait place à la table familiale, à côté de sa maîtresse, aussi
heureuse que lui.

Au coin de son âtre mourant, le Chico se remémorait tristement toutes
ces choses, pendant que Juana, là-haut, s'occupait de ses hôtes.

Juana, si ignorante qu'elle fût des choses de l'amour, était bien trop
fine et délurée pour ne pas avoir deviné depuis longtemps ce que le
Chico se donnait tant de peine à lui cacher. Et, de fait, il n'était pas
besoin d'être fort experte pour comprendre que le nain était entièrement
dans sa petite main à elle.

Si elle était amoureuse ou non de Chico, c'est ce que nous verrons par
la suite. Ce que nous pouvons dire c'est qu'elle était habituée à
le considérer comme une chose bien à elle et exclusivement à elle.
L'adulation du nain l'avait inconsciemment conduite à l'égoïsme. Elle
était naïvement et sincèrement pénétrée de sa supériorité, bien pénétrée
de cette pensée que, si elle était, elle, parfaitement libre de ses
sentiments, libre de le choyer ou de le faire souffrir selon son
caprice, il n'en pouvait être de même de lui, qui ne devait avoir aucune
affection en dehors d'elle.

Sur ce point, si elle n'était pas amoureuse, elle était du moins fort
exclusive, et, pour mieux dire, jalouse, au point qu'elle eût souffert
à la seule pensée d'une infidélité, voire d'une préférence, même
momentanée.

Mais, tout ceci, le nain l'ignorait. Car, s'il était discret elle ne
l'était pas moins. Et c'était à ce moment qu'une parole de Fausta,
lancée au hasard, pour sonder le terrain, était venue jeter le trouble
dans son âme jusque-là peut-être résignée.

Était-il possible, à présent qu'il était riche, qu'il pût se marier
comme tous les autres hommes?

Oserait-il jamais parler et comment serait accueillie sa demande? Ne
soulèverait-il pas un éclat de rire général et son pauvre amour, si pur,
si désintéressé, connu de tous, ne ferait-il pas un objet de dérision
universelle?

Et Juana? L'aimait-elle?

Juana aimait d'amour ailleurs, et, le rival préfère, il ne le
connaissait que trop.

La voix aigre et grondeuse de la duègne Barbara le tira de sa rêverie.

--Sainte Vierge! clamait la matrone, vous voulez donc vous tuer? Mais
que se passe-t-il donc?

--Il ne se passe rien, ma bonne Barbara, j'ai affaire en bas et n'irai
me coucher que lorsque j'aurai fini.

--Ne suis-je plus bonne à vous aider?

--J'ai besoin d'être seule. Va te coucher. Dans un instant j'irai aussi.

Chico entendit encore de vagues imprécations, le bruit sourd de savates
traînant sur le carreau, puis le bruit d'une porte poussée rageusement.

Un moment de silence se fit. Juana, évidemment, s'assurait que la duègne
obéissait, puis Chico perçut le bruit de petits talons claquant sur les
marches de chêne sculpté de l'escalier intérieur. Il se laissa glisser
de son escabeau et il attendit debout.

La jeune fille pénétra dans la cuisine. Sans, dire un mot, elle se
laissa tomber dans un large fauteuil de bois, et, posant le coude sur la
table, elle laissa tomber sa tête dans sa main et resta ainsi, sans un
mouvement, les yeux fixés, dilatés, sans une larme.

Silencieusement, Chico s'assit devant elle, sur les dalles propres et
luisantes de la cuisine, et, comme s'il eût craint pour elle le froid
des dalles, il prit doucement ses petits pieds dans ses mains et les
posa sur lui en les tapotant doucement.

Soit que Juana fût habituée à ce manège, soit qu'elle fût trop
préoccupée, elle ne parut prêter aucune attention aux soins tendres et
délicats dont il l'entourait.

Lui, sans dire un mot, la contemplait tristement de ses yeux de bon
chien, et, quand il la sentait frissonner, il pressait doucement ses
pieds, comme pour lui dire:

«Je suis là! Je compatis à tes douleurs.» Longtemps, ils restèrent ainsi
silencieux. Enfin, il murmura d'une voix apitoyée:

--Tu souffres, petite maîtresse?

Elle ne répondit pas. Mais sans doute la chaude tendresse qui semblait
émaner de lui fit se dilater son pauvre coeur meurtri, car elle laissa
tomber sa jolie tête dans ses mains et se mit à pleurer doucement,
silencieusement, à tout petits sanglots convulsifs.

--Pauvre Juana! dit-il encore.

Et c'était admirable qu'il eût la force de la plaindre, elle d'abord.
Car il savait bien ce qu'elle avait et pourquoi elle pleurait ainsi: et
ses larmes retombaient sur son coeur à lui, comme des gouttes de plomb
fondu. Et, poussant l'oubli de soi jusqu'à la plus complète abnégation,
il prit les devants et, bravement, les larmes dans les yeux, mais un
sourire stoïque aux lèvres, il dit:

--Tu l'aimes donc bien?

--Qui?

Il savait bien qu'il n'avait pas besoin de le nommer et qu'elle
comprendrait quand même. Seulement la question en soi la laissa toute
désemparée. Évidemment, elle ne s'était jamais interrogée elle-même, car
elle écarta ses mains et, le regardant de ses yeux baignés de larmes,
elle dit avec une naïveté touchante:

--Je ne sais pas!

Il eut une seconde d'espoir. Si elle ne savait pas elle-même, le mal
n'était peut-être pas irréparable.

Espoir très fugitif. Tout de suite l'aveu détourné jaillit spontanément,
douloureux dans sa cruauté involontaire.

--Je ne sais pas si je l'aime! Mais ceux qui le poursuivent avec tant
d'acharnement et qui, pour le vaincre, lui si courageux et si fort, ont
dû l'attirer dans quelque odieux guet-apens et l'assassiner lâchement,
ceux-là je les déteste. Je les déteste et ce sont des assassins... des
assassins maudits... oui, maudits.

Et, en répétant ces mots avec colère, elle trépignait à coups de talons
furieux, oubliant que c'était sur lui, Chico, qu'elle trépignait ainsi.
Lui ne broncha pas. Il n'avait même pas senti les coups de talon
pourtant violents. Elle aurait pu le fouler et l'écraser littéralement,
il, ne s'en serait pas aperçu davantage. Il était devenu livide. Une
seule pensée subsistait en lui, qui le rendait insensible à la douleur
physique:

«Elle déteste et maudit ceux qui l'ont attiré dans un guet-apens! Mais
j'en suis, moi, de ceux-là!... Alors, elle va me détester et me maudire
aussi? Elle me chasserait de sa présence... ce serait fini, il ne me
resterait plus qu'à mourir. Mourir!...»

Et, comme si ce mot avait un écho dans son esprit à elle, elle reprit en
pleurant doucement:

--Je ne sais pas si je l'aime! Mais il me semble que je mourrai si je ne
le vois plus.

Alors, de la voir pleurer, de l'entendre dire qu'elle mourrait, comme un
enfant, il se mit à pleurer tout doucement, lui aussi. Et, en pleurant,
sans savoir ce qu'il faisait, il baisait les petits pieds et les
arrosait de ses larmes, et il répétait dans des sanglots convulsifs:

--Je ne veux pas que tu meures! Je ne veux pas.

Tout à coup, une idée lui traversa l'esprit. Il se mit debout, et:

--Ecoute, petite maîtresse, dit-il avec tendresse, va te coucher et
dors bien tranquillement. Moi, je vais le chercher, et demain je te le
ramènerai.

La femme qui aime ailleurs est toujours injuste et cruelle envers qui
l'aime et qu'elle dédaigne. Tout lui est sujet à soupçons injurieux.

--Tu sais quelque chose! cria-t-elle en le secouant rudement. C'est toi
qui es venu le chercher, au fait. C'est toi qui l'as poussé à suivre don
César. Qu'en a-t-on fait? Parle! mais parle donc, misérable!

--Tu me fais mal! gémit-il, sans se défendre.

Honteuse, elle le lâcha.

--Je ne sais rien, Juana, je te le jure! dit-il très doucement. Si je
suis venu le chercher, c'est pour l'amour de toi.

--C'est vrai, dit-elle, comment pourrais-tu savoir! Pour l'amour de
moi, tu n'aurais pas voulu aider à le meurtrir. Je suis folle...
pardonne-moi.

Et elle lui tendit sa main, comme une reine. Et lui, le bon chien
fidèle, il saisit la main blanche qui venait de le rudoyer et la baisa
tendrement.

--Que comptes-tu faire? dit-elle.

--Je ne sais pas. Mais, si quelqu'un peut le sauver, je crois que c'est
moi... Je suis si petit, je passe partout et on ne se méfie pas de moi.

Brusquement elle le prit dans ses bras, et, le pressant sur son sein:

--Ah! mon Chico! mon cher Chico! si tu me le ramènes sauf, comme je
t'aimerai! gémit-elle, retournant sans le savoir le fer dans la plaie.

Jamais elle ne l'avait serré dans ses bras comme elle venait de le
faire. Et ce baiser qui s'adressait à un autre, il le sentait bien, lui
faisait mal.

--Je ferai ce que je pourrai, dit-il simplement. Espère. Me promets-tu
d'aller te reposer?

--Je ne pourrai pas, dit-elle douloureusement.

--Il le faut pourtant... Sans quoi, demain, quand je le ramènerai, tu
seras fatiguée et il te trouvera laide.

Et il souriait en disant cela, le malheureux.

Et elle eut la cruauté de dire:

--Tu as raison. Je vais me reposer. Je ne veux pas qu'il me trouve
laide.

--Et quand il sera de retour, que feras-tu? Qu'espères-tu, Juana?

Elle tressaillit et pâlit affreusement.

Qu'espérait-elle, au fait? Elle ne s'était pas posé cette question, la
petite Juana.

Elle avait vu le seigneur français si beau, si brave, si étincelant et
si bon aussi. Son petit coeur vierge avait battu la chamade et elle
l'avait laissé faire sans se rendre compte du danger qu'il lui faisait
courir.

Mais, devant la question si nette et si franche du Chico, elle voyait,
trop tard, l'énormité à quoi aboutissait son inconséquence. Évidemment
il ne pouvait être question d'union entre la fille d'un hôtelier comme
elle et ce seigneur français, envoyé du roi de France.

Alors, que pouvait-elle espérer?

Le Français avait-il seulement fait attention à elle? Évidemment, elle
n'existait pas pour lui, et, s'il avait eu pour elle quelques paroles de
banale galanterie, c'était par pure habileté sans doute, car il
n'était pas fier et il était si bon. Mais, de là à concevoir un espoir
quelconque, quelle folie!

--Ramène-le vivant, fit-elle, c'est tout ce que je demande. Pour le
reste, je sais bien que je n'ai rien à espérer. Le sire de Pardaillan
retournera dans son pays, et, moi, je me consolerai et l'oublierai petit
à petit. Tu me resteras, toi, mon Chico, et je t'aimerai bien, va... Nul
ne le mérite plus que toi.

Cette espérance qu'elle lui donnait, sans y croire elle-même, lui mit la
joie dans l'âme, et, pour achever de l'affoler, elle se pencha sur
lui, posa chastement ses lèvres sur son front et dit en le poussant
doucement:

--Va, Chico. Fais ce que tu pourras. Moi, je vais tâcher de reposer un
peu en t'attendant.



XXIV

SUITE DES AVENTURES DU NAIN

Le nain s'en fut à petits pas, la tête penchée sur sa poitrine,
plongé dans des pensées qui l'absorbaient entièrement. Il allait sans
appréhension. Qu'aurait-il redouté? Tout ce qu'il y avait de mendiants,
de vagabonds dans Séville connaissaient le Chico;

Le petit homme ne craignait donc rien, si ce n'est la rencontre d'une
ronde de nuit. Mais il avait la vue perçante, l'ouïe très fine; il était
vif et leste comme un singe, et, en cas d'alerte, l'exiguïté de sa
taille lui permettait de se faire un abri de tout ce qu'il rencontrait
sur sa route: borne, tronc d'arbre ou simple trou.

S'il était sans appréhensions, par contre, il était très perplexe. Remué
jusqu'au fond de l'âme par la plainte de Juana disant qu'elle mourrait
de la mort de Pardaillan, le Chico, sans mesurer la portée de ses
paroles, avait promis de le rechercher et de le ramener vivant, laissant
ainsi entendre qu'il était persuadé que le chevalier était vivant.

Or, c'était tout le contraire. Chico avait de bonnes raisons de croire
que celui qu'il considérait comme un rival avait été proprement occis.
Aussi, tout en marchant sous le ciel étoile, il bougonnait, l'air
furieux:

«J'avais bien besoin de promettre de le chercher. Que vais-je faire
maintenant? Le Français, c'est certain, à l'heure qu'il est, son corps
doit rouler dans les flots du Guadalquivir, et c'est bien fait pour lui!
Tiens! Pourquoi est-il venu me voler le coeur de Juana?»

Ayant ainsi manifesté ses sentiments contre son rival, il reprit le
cours de ses réflexions.

«Je ne suis pas une bête, tiens! J'ai bien compris que les hommes
de Centurion avaient préparé une embuscade dans la maison où je le
conduisais. Si don César n'a rien trouvé, c'est que le corps a été jeté
dans le fleuve.»

Il réfléchit un moment, l'index posé au coin des lèvres, sur lesquelles
se jouait un sourire rusé.

«A moins que le Français ne soit enfermé dans une des caches secrètes de
la maison. Tiens! c'est qu'il y en a des caches dans cette maison, et je
ne les connais pas toutes. Mais pourquoi? Cette idée lui parut absurde.

«Non! ce n'est pas pour le relâcher que la princesse l'a attiré chez
elle!» reprit-il. Il s'arrêta un instant et réfléchit:

«Pourtant j'ai promis à Juana. Alors, que faire? Aller visiter les
caches que je connais?... Et si, par malheur, je trouve le Français
vivant! Il faudrait donc le prendre par la main et le conduire à petite
maîtresse?... Est-ce possible?...»

Une expression d'angoisse inexprimable crispa ses traits et, farouche,
il pensa:

«Je suis un homme et je suis riche, maintenant, et je suis bien fait,
m'a-t-on dit, et, à part ma petitesse, je n'ai nulle infirmité ni
monstruosité. Pourquoi une femme ne voudrait-elle pas de moi? Juana, si
grande près de moi, hélas! est toute petite à ce qu'on dit. Si elle le
voulait, je ferais d'elle la femme la plus heureuse du monde. Je l'aime
tant! Oui, mais suis petit, voilà! Alors personne ne veut de moi, elle
pas plus qu'une autre. Pourquoi? Parce que le monde se moquerait de la
femme qui oserait prendre pour époux un nain!...»

Il mit brutalement ses petits poings sur ses yeux et, de nouveau, la
lutte reprit dans cette conscience aux abois:

«La princesse, qui est une savante, m'a dit qu'on atteignait les gens
plus sûrement en les frappant dans leurs affections qu'en les frappant
eux-mêmes. Juana m'a dit qu'elle mourrait si ce Français de malheur ne
revenait pas. C'est moi qui l'ai conduit à la mort, le Français, et
Juana, sans le savoir, m'a traité d'assassin. Si Juana meurt, comme elle
l'a dit, c'est donc moi qui l'aurai tué et je serai deux fois assassin.
Et cela, est-ce possible? Et pourtant!... Si Juana meurt, je meurs. Si
je lui amène le Français, elle vit, et, moi, je meurs quand même...
Je meurs de désespoir et de jalousie... De quelque manière que je me
retourne, c'est moi qui suis frappé. Pourquoi? Quel crime ai-je commis?»

Et, tout d'un coup, avec une résolution farouche:

«Eh bien, non!... Mourir pour mourir, du moins qu'elle ne soit pas à un
autre. Que le Français maudit disparaisse à tout jamais... Je ne ferai
rien pour le sauver... Je le tuerai plutôt de mes faibles mains!...
Et puis, qui sait? Après tout, Juana l'a dit aussi, elle oubliera
peut-être, et elle m'aimera, comme avant, elle me l'a promis. Je n'en
demande pas davantage...»

C'était la condamnation définitive de Pardaillan que le petit homme
décidait là.

Ayant pris cette résolution irrévocable, il se hâta et atteignit bientôt
la maison des Cyprès.

Il s'en fut droit à la porte et, avec précaution, il essaya de l'ouvrir.
La porte résista. Il eut un sourire.

«La princesse est revenue, murmura-t-il, toutes les portes sont fermées
maintenant, et il y a du monde là-dedans. Il s'agit d'être prudent.
Tiens! je n'ai pas envie d'aller rejoindre le Français au fond du
fleuve.»

Il fit le tour de la muraille, se baissa et chercha à tâtons. Quand il
se redressa, il tenait une corde mince, longue, munie de forts crampons.
Il se dirigea vers le cyprès qui touchait le mur. Il fit tournoyer la
corde et la lança contre l'arbre. A la seconde tentative, les crampons
se prirent dans les branches de l'arbre. Il tira sur la corde: elle tint
bon.

Alors, il se mit à grimper avec la souplesse d'un jeune chat. Bientôt,
il fut dans l'arbre. Il enroula la corde autour de son cou et se laissa
glisser à terre.

Prudemment, il se dirigea vers le cyprès où il avait caché son trésor.
Il prit le sac de Fausta, auquel il avait attaché la bourse de don
César. Quelques minutes plus tard, il était hors de la maison, ayant
parfaitement réussi son expédition.

Il replaça la corde, où il l'avait prise et se dirigea droit vers le
fleuve, non sans s'assurer, d'un coup d'oeil circulaire, que nul ne
l'observait.

On avait construit là une sorte de quai à pic, au fond duquel,
maintenues par une solide maçonnerie, les eaux basses roulaient
lentement. A une faible distance du sol, et hors de l'atteinte des eaux,
il y avait une bouche, un trou noir, fermé par une grille de fer dont
les barreaux croisés étaient énormes et très rapprochés.

El Chico se suspendit dans le vide, au-dessus de cette bouche, et, avec
une adresse qui dénotait une grande habitude, il se trouva bientôt
cramponné à la grille. Il saisit un des barreaux, scié depuis longtemps
sans doute, et le déplaça sans effort. Cela fit une ouverture carrée au
travers de laquelle un homme mince et petit n'aurait pu passer et par
laquelle il se laissa glisser très facilement, après avoir remis le
barreau en place.

Il se trouva dans un conduit tapissé de sable fin et de voûte très
basse, bien que le nain pût s'y tenir droit. Ce couloir était coupé en
différents endroits par des murs épais qui étaient chargés d'arrêter
les incursions indiscrètes. Seulement, dans chacun de ces murs, des
ouvertures avaient été ménagées, habilement dissimulées et actionnées au
moyen de ressorts cachés, dont Fausta ignorait l'existence, sans quoi
elle n'eût pas manqué de prendre les précautions nécessaires pour se
mettre à l'abri d'une irruption inattendue.

El Chico paraissait connaître à merveille tous les tours et détours
du souterrain ainsi que les différentes manières d'ouvrir les portes
secrètes, car il allait sans hésitation. Comment connaissait-il ces
secrets? Par hasard sans doute. Le nain avait dû découvrir fortuitement
la première ouverture. Faible comme il était, sans appui, à la merci du
premier venu, il avait compris qu'il pouvait se créer là une retraite
sûre, que nul ne pourrait soupçonner. Il n'avait pas hésité et s'était
installé aussitôt. Comme il était intelligent et observateur, il
n'avait pas tardé à soupçonner qu'il devait y avoir autre chose que
le cul-de-sac qu'il avait découvert. Et il s'était mis à le chercher.
Durant des mois, durant des années, il avait ainsi longuement,
patiemment étudié son domaine, pierre à pierre. Et, favorisé par le
hasard sans doute, il avait peu à peu découvert la plus grande partie
des ouvertures secrètes de ces substructions.

Après avoir fait pivoter ou s'enfoncer des pans de muraille qui se
redressaient derrière lui, après avoir ouvert, rien qu'en les touchant,
de monstrueuses portes de fer qui se refermaient d'elles-mêmes sur lui,
il parvint au pied d'un petit escalier de pierre très étroit et très
raide. Il était dans l'obscurité la plus complète, mais il n'en
paraissait nullement gêné et se dirigeait avec autant de facilité que
s'il avait été éclairé.

Il grimpa une dizaine de marches et ne s'arrêta que lorsque son front
vint heurter la voûte. Alors, il se pencha sur les marches et chercha
des doigts, à tâtons. Un déclic se fit entendre, la dalle placée
au-dessus de sa tête se souleva d'elle-même et sans bruit. Avant de
monter les deux dernières marches, il chercha dans une autre direction.
Un nouveau déclic se fit entendre. Alors seulement il franchit les
dernières marches et pénétra dans un caveau, en disant tout haut, comme
ont coutume de faire les personnes qui vivent seules:

«Enfin, me voici chez moi!»

Et, sans se retourner, certain que la dalle se refermerait d'elle-même,
il fit deux pas et s'accroupit devant une des parois du caveau. Il
toucha du doigt une plaque de marbre. Actionnée par le ressort qu'il
avait déclenché avant d'entrer, la plaque bascula, et, avec elle, toute
la maçonnerie sur laquelle elle était cimentée.

Cela fit une excavation si basse qu'il dut baisser la tête pour la
franchir. Il alluma une chandelle, dont la lueur vacillante éclaira
faiblement le trou dans lequel il venait de pénétrer.

C'était un petit réduit, pratiqué dans l'épaisseur de la muraille. Ce
réduit pouvait avoir six pieds de long sur trois de large. Il était
assez haut pour qu'un homme de taille moyenne pût s'y tenir debout. Il
y avait là-dedans une caisse élevée sur quatre pieds qui l'isolaient du
sol, recouvert de sable fin. La caisse était bourrée de paille fraîche,
et, sur cette paille, deux petits matelas étaient étendus. Des draps
blancs et des couvertures achevaient de lui donner l'apparence d'un lit
confortable.

Il y avait une autre caisse aménagée comme un buffet. Il y avait un
petit coffre solide, muni de grosses serrures, s'il vous plaît, une
petite table, deux petits escabeaux, de menus ustensiles de ménage, tout
cela reluisant de propreté. On eût dit l'intérieur d'une poupée.

C'était le palais d'El Chico. Le réduit était aéré par un soupirail
devant lequel El Chico avait installé lui-même et rudimentairement un
volet de bois.

Ayant allumé sa chandelle, le nain eut la précaution de pousser le
volet. Mais il ne referma pas la plaque qui masquait l'entrée de sa
demeure. Il était si sûr que nul ne le pouvait surprendre par là!

Ce que Fausta appréhendait si vivement s'était réalisé. Pardaillan
n'était pas mort par le poison.

Après quelques heures d'un sommeil qui ressemblait à la mort, le réveil
se fit très lentement. Pardaillan se mit sur son séant et considéra d'un
oeil trouble l'étrange lieu où il se trouvait. Sous l'influence des
émanations soporifiques dont l'air avait été saturé, son cerveau
engourdi subissait comme une sorte d'ivresse qui abolissait la mémoire
et paralysait l'intelligence.

Peu à peu, ces effets stupéfiants se dissipèrent, le cerveau se dégagea,
la mémoire lui revint; il retrouva toute sa conscience, et, avec elle,
il retrouva ce sang-froid qui le faisait si redoutable.

Il ne fut d'ailleurs pas étonné de se voir vivant.

Pardaillan pensait--et du diable s'il savait pourquoi--qu'il échapperait
au hideux supplice que lui réservait Fausta. Le pensant, il le disait
sans même songer aux conséquences fâcheuses que sa franchise pouvait
avoir.

Donc, ayant recouvré ses esprits, il ne fut pas étonné de voir qu'il
avait échappé au poison. Il gouailla:

«Mme Fausta joue vraiment de malheur avec moi! Son poison a fait long
feu. Je le lui avais bien dit. Maintenant, il ne me reste plus qu'à
réaliser la seconde partie de ma prédiction qui est, si j'ai bonne
mémoire, que je dois sortir d'ici avant que la faim et la soif ne
m'aient terrassé, ainsi qu'en a décidé cette bonne Mme Fausta qui me
comble vraiment de ses attentions.»

Sortir d'ici, comme disait si simplement le chevalier, apparaissait
pourtant comme une entreprise plutôt énergique. Il n'y pensa pas un
instant et murmura:

«Voyons! depuis ce matin, je me débats dans une foule de lieux divers
qui sont des merveilles de mécanique, comme dit M. d'Espinosa.

«Ce serait bien du diable si ce tombeau n'était pas quelque peu machiné.
Au surplus, je connais ma Fausta, et il me paraît invraisemblable
qu'elle ne se soit pas réservé quelque voie secrète où il lui soit
possible de s'assurer qu'elle me tient toujours. Cherchons donc.»

Et il se mit à chercher méthodiquement, minutieusement, patiemment,
autant que cela lui était possible dans la nuit opaque qui
l'enveloppait.

Mais, depuis la veille, il n'avait pris aucun repos. Sans doute, aussi,
le narcotique avait affaibli ses forces, car il dut s'arrêter au bout de
quelques instants.

«Diable! fit-il, m'est avis que voilà une recherche qui pourrait être
plus laborieuse que je ne le jugeais de prime abord. C'est le poison de
Mme Fausta qui casse ainsi les jambes? Ne nous épuisons pas, laissons
l'effet se dissiper entièrement en nous reposant un peu.»

Ayant décidé, faute de siège, il s'assit sur son manteau plié sur les
dalles et attendit le retour de ses forces.

Après un repos assez long, il jugea ses forces suffisantes pour
reprendre son travail.

Et, tout à coup, au lieu de se lever, il se coucha tout de son long,
l'oreille collée contre les dalles. Il se redressa presque aussitôt et,
restant à terre, appuyé sur ses mains, avec un sourire narquois, il
murmura:

«Par Dieu! ou je me trompe fort, ou voici qui va m'éviter de longues
recherches. Si c'est Mme Fausta qui, pour en finir, m'envoie...»

Il s'interrompit, la sueur de l'angoisse au front.

«S'ils sont plusieurs, et c'est probable, songea-t-il, aurai-je la force
de lutter?»

Il s'accroupit sur les talons et se mit silencieusement à faire jouer
les articulations de ses bras.

«Bon! fit-il avec un sourire de satisfaction, s'ils ne sont pas trop
nombreux, on pourra peut-être s'en tirer.»

Et il se rencogna contre le mur, l'oreille tendue, l'oeil attentif,
prêt à l'action. Il vit une dalle, là, devant lui, osciller légèrement.
Vivement, il s'approcha, se cala solidement sur les genoux et attendit.

Maintenant, la dalle, poussée par une main invisible, se soulevait
lentement et, en se soulevant, elle masquait Pardaillan accroupi. Sans
bouger de sa place, il tendit ses mains, prêtes à se refermer sur le cou
de l'ennemi qu'il attendait là, à l'orifice du trou béant.

Ses mains ne s'abattirent pas.

Au lieu des hommes armés qu'il attendait, Pardaillan, étonné, vit
surgir un petit diable qu'il reconnut aussitôt, car il murmura avec
ébahissement:

«Le nain!... Est-il seul? Que vient-il faire ici?»

Comme s'il eût voulu le renseigner, le nain s'écria à haute voix:

«Enfin! Me voilà chez moi!»

«Chez lui! pensa Pardaillan en regardant autour de lui. Il ne couche
pourtant pas dans ce tombeau.»

La dalle se refermait automatiquement, mais il ne s'en occupait plus
maintenant. Il avait changé d'idée. Il n'avait d'yeux que pour El Chico.

El Chico, qui avait commis une grave imprudence en ne se retournant pas,
ouvrait la porte--si l'on peut ainsi dire--de son logis et allumait sa
chandelle.

«Ah! ah! fit Pardaillan émerveillé, voici donc ce qu'il appelle son chez
lui! Du diable si j'aurais jamais trouvé le secret de ces ouvertures.
Mais voici un petit bout d'homme que je ne serais pas fâché d'étudier
d'un peu près!»

El Chico avait--deuxième imprudence--laissé sa porte ouverte. En
rampant, Pardaillan s'approcha de l'ouverture et jeta un coup d'oeil
indiscret dans l'intérieur. Il ne put s'empêcher d'éprouver une sorte
d'admiration pour l'ingéniosité déployée par le petit homme dans
l'aménagement de son mystérieux retrait.

Emporté par son coeur généreux, Pardaillan oubliait ses préventions
contre le nain qu'il soupçonnait véhémentement d'avoir participé à le
mettre dans la situation précaire où il se trouvait. Sa bonté naturelle
faisait taire son sentiment et il n'éprouvait plus qu'une immense pitié
pour le pauvre petit déshérité.

Le nain s'était assis devant sa table et il tournait le dos à
l'ouverture par laquelle Pardaillan pouvait l'observer à loisir. Chico
était du reste à mille lieues de soupçonner qu'on l'épiait.

Après être resté un long moment pensif, il allongea la main vers le sac
et le vida sur la table.

«Peste! songea Pardaillan en entendant le bruit de l'or remué, ce petit
mendiant est riche comme feu Crésus. Où a-t-il pris cet or?»

«Les cinq mille livres y sont bien. La princesse n'a pas menti», dit
Chico, comme pour le renseigner.

«De mieux en mieux, se dit Pardaillan, il est cousu d'or et il connaît
des princesses!

Une idée lui passant soudain par l'esprit, une lueur de colère s'alluma
dans son oeil.

«Triple sot! fit-il. Cette princesse, c'est Fausta... Cet or, c'est le
prix de mon sang... C'est pour toucher cet or que ce misérable avorton
m'a conduit dans le traquenard où j'ai donné, tête baissée!»

Le nain replaça son or dans le sac qu'il ficela solidement, puis il alla
à son coffre, en tira une poignée de pièces d'argent qu'il déposa sur la
table. Il vida ensuite la bourse qu'il tenait de la générosité de don
César et fit son compte à haute voix.

«Cinq mille cent livres, plus quelques réaux», dit-il.

«Il a l'air lugubre, pensa le chevalier. Cinq mille livres constituent
pourtant un assez joli denier. Serait-ce un avare?»

«Je suis riche! riche! répéta le Chico d'un air morne. Et, avec colère:
à quoi me sert cette fortune? Juana ne voudra jamais de moi, puisqu'elle
aime le Français!»

«Oh! diable! s'écria Pardaillan dans son for intérieur. Voici du
nouveau, par exemple! Je commence à comprendre maintenant. Ce n'est pas
un avare, c'est un amoureux... et un jaloux. Pauvre petit diable!»

«Et le Français est mort!» continua le Chico.

«Je suis mort? Je veux bien, moi!...»

«Que vais-je faire de tout cela?... Puisque je ne puis avoir Juana,
eh bien, j'emploierai cet or en cadeaux pour elle. Il y a de quoi en
acheter, des bijoux et des casaques richement brodées, et des robes, et
des écharpes, et des mantilles, et des mignons souliers...»

Il rayonnait, le Chico.

«Où diable l'amour va-t-il se nicher?» pensa Pardaillan.

La joie du nain tomba soudain. Il râla:

«Non! Je ne veux même pas avoir cette joie. Juana s'étonnerait de me
voir si riche. C'est qu'elle est fine, tiens! Elle devinerait peut-être
d'où m'est venue ma richesse. Elle me chasserait, elle me jetterait mes
cadeaux au visage en me traitant d'assassin!»

Et, d'un geste furieux, il balaya le sac qui alla rouler sur les dalles.

«Tiens! tiens! fit Pardaillan, dont l'oeil pétilla, il me plaît ce petit
bout d'homme!»

Le Chico allait et venait avec agitation dans son petit réduit. Il
s'arrêta devant l'ouverture, l'oeil perdu dans le vague, le sourcil
froncé, et murmura:

«Assassin... Juana l'a dit: je suis un assassin... Au même titre que
ceux qui ont tué le Français... plus... Tiens, sans moi, il ne serait
pas mort. Je n'avais pas pensé à cela, moi. La jalousie me rendait
fou... Et, maintenant, je comprends, et je me fais horreur!...»

Pardaillan suivait avec une attention passionnée les phases du combat
qui se livrait dans l'esprit du nain.

Celui-ci reprit à haute voix le cours de ses réflexions coupées par les
apartés du chevalier:

«Le Français n'est peut-être pas mort? Il est peut-être encore possible
de le sauver. Je l'ai promis à Juana!»

«Je ne pensais pas que cette petite Juana pût s'intéresser si vivement à
moi!»

«Si le Français est mort, Juana mourra et, moi, je mourrai de la mort de
Juana.»

«Mais non, mais non! Je ne veux pas toutes ces morts sur ma conscience,
morbleu!»

«Si le Français est vivant et que je le sauve...»

«Ceci est mieux!... Voyons que fais-tu en ce cas?»

«Juana sera heureuse... Le Français l'aimera. Combinent ne pas l'aimer?
Elle est si jolie!»

«La peste soit des amoureux! Ils sont tous les mêmes! Ils se figurent
que l'univers entier n'a d'yeux que pour l'objet de leur flamme.»

«Le Français l'aimera et alors je mourrai.»

«Encore! Décidément, c'est une manie!»

«Qu'importe après tout! Est-ce que je compte? J'aurai réparé le mal que
j'aurai fait. Je ne serai plus un assassin. Ma maîtresse me devra son
bonheur.»

«Superbe idée, par ma foi!»

«C'est dit. Je vais fouiller toutes les caches que je connais.»

«Bon! Tu n'iras pas loin», dit Pardaillan en riant sous cape.

Et, sans faire de bruit, il se retira au fond du cachot, s'enroula dans
son manteau, s'étendit sur les dalles et parut dormir profondément.

«Si je ne le trouve pas... s'il est mort... demain j'irai le réclamer
à la princesse», continua le nain. Il grommela encore quelques mots
vagues, et brusquement éteignit sa chandelle et sortit en disant:

«Allons!»

Tout de suite, la tache noire que faisait Pardaillan étendu sur les
dalles blanches attira ses regards. Il frissonna:

«Le Français!»

Il blêmit et se sentit défaillir. Il ne s'attendait pas à le trouver si
vite... Là surtout... Il s'inquiéta:

«Comment ne l'ai-je pas vu en entrant? Ah! oui, la dalle le masquait et
je ne me suis pas retourné.

Aussi, comment supposer... Et moi qui ai parlé tout haut!...»

Il s'approcha doucement de Pardaillan qui le guignait du coin de l'oeil,
tout en paraissant profondément endormi.

«Serait-il mort?» songea le nain.

Cette pensée le fit frémir, sans qu'il eût pu dire si c'était de joie ou
d'appréhension. Entre le mal et le bien, la lutte avait été longue et
rude. Maintenant, le bien triomphait définitivement; il était bien
résolu à sauver son rival, et, cependant, on l'eût fort étonné en lui
disant qu'il accomplissait un acte héroïque.

Il s'approcha encore de Pardaillan et il perçut le bruit rythmé de sa
respiration.

«Il dort!» fit-il.

Et, malgré la jalousie qui le déchirait, il ne put se tenir de rendre un
hommage mérité à son rival, car il murmura en hochant doucement la tête:

«Il est brave. Il dort et il doit cependant savoir ce qui l'attend et
qu'il peut être frappé pendant son sommeil. Oui, il est brave, et c'est
peut-être pour cela que Juana l'aime.»

El Chico ne se doutait pas que celui dont il admirait la bravoure, tout
en feignant de dormir, l'admirait lui-même pour une bravoure qu'il ne
soupçonnait pas.



XXV

OU LE CHICO SE DÉCOUVRE UN AMI

Le nain se pencha sur le chevalier et le toucha à l'épaule. Celui-ci
feignit de se réveiller en sursaut. Il le fit d'une manière si naturelle
qu'El Chico s'y laissa prendre. Pardaillan se mit aussitôt sur son
séant, et, ainsi placé, il dominait encore d'une bonne moitié de tête le
nain debout devant lui.

--Le Chico! s'exclama Pardaillan, étonné. Te voilà donc prisonnier aussi,
pauvre petit!

--Je ne suis pas prisonnier, seigneur Français, dit le Chico avec
gravité.

--Tu n'es pas prisonnier! Mais, alors, que fais-tu ici, malheureux?
N'as-tu pas entendu! c'est la mort, une mort hideuse, qui nous attend.

Le Ohico parut faire un effort, et, d'une voix sourde:

--Je suis venu vous chercher, pour vous sauver!

--Pour me sauver? Ah! diable!... Tu sais donc comment on sort d'ici,
toi?

--Je le sais, seigneur. Tenez, voyez!

En disant ces mots, le Chico s'approchait de la porte de fer et, sans
chercher, il appuyait sur un des nombreux clous énormes qui rivaient les
plaques épaisses. La dalle s'était soulevée sans bruit.

--Voilà! dit simplement le Chico.

--Voilà! répéta Pardaillan avec son air le plus naïf. C'est par là que
tu es venu pendant que je dormais?

Le Chico fit signe que oui de la tête.

--Je n'ai rien entendu. Et c'est par là que nous allons nous en aller?

Nouveau signe de tête affirmatif.

--Il vaudrait mieux partir tout de suite, seigneur, dit le Chico.

--Nous avons le temps, dit Pardaillan avec flegme. Tu savais donc que
j'étais enfermé ici? Car tu m'as bien dit, n'est-ce pas, que tu étais
venu me chercher?

--Je l'ai dit. La vérité est que, si je vous cherchais, j'ignorais que
vous fussiez ici.

--Alors, pourquoi y es-tu venu? Qu'y fais-tu?

Toutes ces questions mettaient le nain dans un cruel embarras.
Pardaillan ne paraissait pas le remarquer.

--C'est ici mon logis, tiens! lâcha El Chico.

Il n'avait pas plus tôt dit qu'il regrettait ses paroles.

--Ici? dit Pardaillan incrédule. Tu veux rire! Tu ne loges pas dans
cette manière de sépulture?

Le nain fixa le chevalier. El Chico n'était pas un sot. Il haïssait
Pardaillan, mais sa haine n'allait pas jusqu'à l'aveuglement. S'il avait
pu, il aurait tué Pardaillan en qui il voyait un rival heureux, et il
n'eût éprouvé aucun remords de ce meurtre. Il avait cependant senti ce
qu'il y avait de bas dans le fait de conduire son rival à la mort pour
une somme d'argent.--Et lui, pauvre diable, vivant de rapines ou de
charité, il avait rejeté avec dégoût cet or primitivement accepté!

Il eut honte d'avoir hésité et, à la question de Pardaillan, répondit
franchement:

--Non, mais je loge ici.

Et il démasqua l'ouverture de son réduit et alluma sa chandelle.
Pardaillan, qui avait sans doute son idée, pénétra derrière lui.

--Bon! fit-il, on se voit les yeux. C'est déjà mieux.

Avec un naïf orgueil, le nain levait sa chandelle pour mieux éclairer
les pauvres splendeurs de son logis. Il oubliait qu'en même temps il
éclairait en plein le sac d'or étalé sur les dalles.

--C'est merveilleux! admira le chevalier avec une complaisance qui fit
rougir de plaisir le nain. Mais comment peux-tu vivre ainsi dans cette
manière de tombeau?

--Je suis petit. Je suis faible. Les hommes ne sont pas toujours tendres
pour moi. Ici, je suis en sûreté.

Pardaillan le considéra avec une expression apitoyée.

--On ne vient jamais te déranger? fit-il, indifférent.

--Jamais!

--Ceux de la maison, là-haut?

--Non plus. Personne ne connaît cette cache. Tiens! il y en a des caches
dans la maison que nul ne connaît, hormis moi.

Pour se mettre au niveau du nain debout, Pardaillan s'assit gravement à
terre.

Et, sans savoir pourquoi, le Chico désemparé fut touché de ce geste,
comme il avait été touché du compliment sur son logis. Il lui semblait
que ce seigneur si brave et si fort ne consentait à s'asseoir ainsi sur
les dalles froides que pour ne pas l'écraser de sa superbe taille, lui,
Chico, si petit. Il croyait n'éprouver que de la haine pour ce rival, et
il était tout effaré de sentir la haine s'effacer; il était stupide de
sentir poindre en lui un sentiment qui ressemblait à de la sympathie; il
en était stupide et indigné contre lui-même aussi. Sans trop savoir ce
qu'il disait, peut-être pour cacher ce trouble étrange qui pesait sur
lui, le petit homme dit:

--Seigneur, il est temps de partir, croyez-moi.

--Bah! rien ne presse. Et, puisque personne ne connaît cette cache,
comme tu dis, nul ne viendra nous déranger. Nous pouvons bien causer un
peu.

--C'est que... je ne peux pas vous faire sortir par où je passe
d'habitude, moi.

--Parce que?

--Vous êtes trop grand, tiens!

--Diable! Alors? Tu connais un autre chemin par où je pourrai passer?
Oui!... Tout va bien.

--Oui, mais, par ce chemin, nous pourrons rencontrer du monde.

--Ces souterrains sont donc habités?

--Non, mais quelquefois il y a des hommes qui se réunissent là-dedans...
Aujourd'hui, justement, il y a une réunion.

--Qu'est-ce que ces hommes, et que font-ils? demanda curieusement le
chevalier.

--Je ne sais pas, seigneur.

Ceci fut dit d'un ton sec. Pardaillan vit qu'il savait, mais qu'il n'en
dirait pas plus long. Il était inutile d'insister. Il eut un léger
sourire et poursuivit:

--Sais-tu que j'étais condamné à mort? Oui. Je devais mourir de faim et
de soif.

Le nain chancela. Une teinte livide se répandit sur son visage.

--Mourir de faim et de soif, bégaya-t-il en frissonnant. C'est horrible!

--En effet. Tu n'aurais pas imaginé cela, toi? C'est une idée d'une
princesse de ma connaissance... que tu ne connais pas, toi, heureusement
pour toi...

En disant ces mots sur un ton très naturel, Pardaillan souriait
doucement. Pourtant, le nain rougit. Il lui semblait que l'étranger
voulait lui faire sentir de quelle abominable action il s'était fait le
complice. Il ne se reconnaissait plus, le petit homme. Voici maintenant
que des choses qu'il n'avait jamais soupçonnées jusque-là se levaient
dans son esprit éperdu, Et il considérait avec un respect mêlé d'une
terreur superstitieuse cet étranger qui, sans en avoir l'air, en
souriant d'un air railleur, disait très simplement des choses très
simples qui, néanmoins, lui mettaient dans la tête des idées confuses,
qu'il ne comprenait pas très bien et qui heurtaient ses idées
accoutumées. Pourquoi, puisqu'il le haïssait, pourquoi la pensée de
l'affreux supplice, cette pensée qui eût dû le rendre joyeux, le
soulevait-elle d'horreur et de dégoût? Pourquoi? Qu'y avait-il donc en
lui?

Entre deux âmes également belles et pures, il y a des affinités secrètes
qui font que, sans se connaître, elles se devinent et s'apprécient à
leur juste valeur. Pardaillan ne connaissait pas le nain, il avait de
bonnes raisons de croire qu'il lui devait d'avoir été placé dans la
situation critique où il se trouvait. Pourquoi n'éprouvait-il aucune
colère contre lui? Pourquoi n'éprouva-t-il que de la pitié? Pourquoi
conçut-il instantanément le projet d'arracher cette petite créature
inconnue à l'affreux désespoir où il la voyait sombrer? Pourquoi?

Le nain ne connaissait pas Pardaillan. Il avait de bonnes raisons de le
haïr de haine mortelle. Pourquoi eut-il l'intuition que cette raillerie
aiguë, cette ingénuité narquoise n'étaient qu'un masque? Comment
devina-t-il que, sous ce masque, se cachaient la bonté, la pitié, la
générosité, le désintéressement? Pourquoi, alors qu'il croyait n'avoir
que de la haine au coeur, se sentait-il attiré vers cet homme détesté?
Pourquoi enfin--et ceci paraîtra peut-être une contradiction?--pourquoi
ce sourire railleur avait-il le don de l'exaspérer, malgré qu'il vit
qu'il n'y avait que bonté dessous? Pourquoi? Nous constatons. Nous ne
nous chargeons pas d'expliquer.

Pour tout dire, aux mains de Pardaillan, le Chico était un peu comme un
pur-sang sauvage aux mains d'un écuyer consommé: il a beau se cabrer
et ruer, la main souple et ferme, sans avoir besoin de recourir à la
cravache, l'oblige à se calmer et à suivre docilement le chemin par où
elle veut le faire passer.

Voyant qu'il se taisait, le chevalier reprit, soudain grave:

--Tu vois de quel épouvantable supplice tu me sauves! Je ne suis
pas riche, Chico, mais tout ce que j'ai, à compter d'aujourd'hui,
t'appartient. Je veux que tu sois comme un petit frère pour moi. Tu
n'auras plus besoin de te terrer comme une bête. Le chevalier de
Pardaillan veillera sur toi, et sache qu'il faut respecter ceux qu'il
aime et estime. Voici ma main, Chico.

En disant ces mots, il tendit sa main loyale, et, dans ses yeux, il y
avait comme une lueur de malice.

Le nain hésita une seconde. Un instinct particulier lui fit-il deviner
l'imperceptible malice... Aussi vivement, et comme s'il eût eu peur
de se brûler au contact de cette main qui se tendait à lui, largement
ouverte, il cacha la sienne derrière son dos.

Pardaillan ne se fâcha pas. La pointe de malice du regard s'accentua
d'un léger sourire.

--Holà! Chico, fit-il. Te croirais-tu trop grand seigneur pour serrer la
main que voici? Peste! mon cher, sais-tu qu'ils sont très rares ceux à
qui je la tends ainsi.

--Ce n'est pas cela, balbutia le nain, sans trop savoir ce qu'il disait.

--Touche là, en ce cas!... Non?... Serait-ce que tu te crois indigne de
serrer ma main?

Le Chico regarda le chevalier en face, et, d'une voix qui tremblait de
honte... ou de fureur:

--Et si cela était? fit-il d'un air de bravade.

--Oh! oh! Quoi? tu es indigne? Tu n'es pas le brave garçon que je
croyais? Quel crime as-tu donc commis?

Le nain, qui, jusque-là, s'était contenu, tiraillé qu'il était par des
sentiments contraires, éclata soudain.

--Je ne veux pas de votre amitié, cria-t-il, farouche. Je ne veux pas de
votre protection, ni toucher votre main. Je ne veux rien de vous, rien,
rien... C'est moi qui vous ai conduit ici, et je savais qu'on voulait
vous tuer... Et on m'avait payé pour cette besogne... Oui, on m'avait
donné cinq mille livres... et, tenez, les voici! ajouta-t-il en poussant
d'un coup de pied furieux le sac qui vint rouler, à demi éventré, aux
pieds de Pardaillan, devant qui les pièces d'or s'éparpillèrent.

--Tu as fait cela? gronda Pardaillan.

--Je l'ai fait, tiens! puisque je le dis! fit le nain en soutenant
fièrement son regard.

--Ah! tu as fait cela! fit Pardaillan glacial. Eh bien, tu peux faire ta
prière, ta dernière heure est venue.

Et, sans se lever, il abattit ses mains puissantes sur les frêles
épaules d'El Chico, qui ployèrent. Devant la pitié qui éclatait parfois
très visible sur le visage du chevalier, le nain s'était trouvé
paralysé, indécis, ne sachant quelle contenance garder. Devant le
sourire malicieux, la fureur avait grondé dans son coeur, car, malgré
sa petite taille et sa faiblesse, il n'en était pas moins très
chatouilleux.

Devant la colère et la menace--réelles et simulées--il retrouva le calme
qui lui avait fait défaut jusque là.

Il ne fit pas un geste de défense. Peut-être venait-il de trouver en un
éclair la solution vainement cherchée jusqu'alors: mourir étouffé, broyé
par son ennemi. Mourir, oui!... Mais, du même coup, son ennemi était
perdu aussi. Comment sortirait-il, après avoir tué le nain? La dalle du
cachot, il est vrai, était soulevée.

Mais après? L'escalier aboutissait à un cul-de-sac d'où il lui serait
impossible de sortir, faute de connaître le secret qui ouvrait la paroi.
Il n'aurait fait que changer de tombe, voilà tout. Et le nain ne pouvait
se tenir d'éprouver un certain dédain pour ce rival si fort, si brave...
mais si faible d'esprit qu'il ne comprenait pas qu'en tuant le nain
maintenant il se condamnait lui-même.

Oui, décidément, c'était là la bonne solution. Mais... Mais il arriva
que le rival abhorré relâcha son étreinte. Il arriva que l'ironie
du regard avait fait place à une telle douceur, il arriva que cette
physionomie, l'instant d'avant si menaçante et si terrible, exprima une
telle bonté, une telle mansuétude, que le Chico, qui le regardait bien
en face, sentit son trouble le reprendre, et, emporté malgré lui, comme
il aurait crié: «Prenez garde!», il dit doucement, sans chercher à se
dégager:

--Si vous me tuez, comment sortirez-vous d'ici?

--Peste! c'est, par ma foi, très juste, ce que tu dis là! Et moi qui n'y
pensais plus! Mais, sois tranquille, tu ne perdras rien pour attendre,
promit Pardaillan.

Ayant dit, il le lâcha tout à fait. Et voilà que, ce faisant, l'affolant
sourire recommençait à se dessiner... Alors, le Chico regretta. Et,
comme s'il eût voulu exciter la colère de cet homme déconcertant, il dit
rudement:

--Venez donc. Et, quand je vous aurai sauvé, moi, vous pourrez me tuer,
vous. Je vous jure que je ne chercherai pas à éviter le coup dont vous
me menacez. «Ce sera la délivrance!» ajouta-t-il pour lui.

--Tu souhaites donc la mort?

Chico le regarda de travers. Il avait parlé bien bas cependant: il avait
entendu quand même, le diabolique personnage. S'il voulait mourir,
c'était son affaire, tiens!

--Venez, seigneur, dit-il froidement, tout à l'heure il sera trop tard.

--Un instant, que diable! Je veux savoir, d'abord, pourquoi tu m'as
conduit à la mort.

Une flamme jaillit des yeux de Chico, plantés droit sur les yeux de
Pardaillan, et il exhala sa haine dans ce cri puéril:

--Parce que je vous déteste! je vous déteste!

--Tu me détestes tant que ça, goguenarda Pardaillan, de plus en plus
narquois.

--Je vous déteste tant que, si je n'avais promis de vous sauver, je vous
tuerais! grinça le petit homme.

--Tu me tuerais! railla Pardaillan, oui-da! Et avec quoi, pauvre petit?

Le nain bondit jusqu'à son lit et en tira une dague cachée entre les
deux matelas.

--Avec ceci! cria-t-il en brandissant son arme.

--Tiens! remarqua paisiblement Pardaillan, mais c'est ma dague!

--Oui, dit El Chico, avec une violence qui voulait être du cynisme.
Pendant que vous escaladiez le mur, je vous l'ai volée! volée! volée!

Il râlait en prononçant ce mot et il paraissait éprouver une âpre
jouissance à se cingler avec.

--Eh bien, mais, puisque tu as une arme et puisque tu veux ma mort,
tue-moi, dit Pardaillan très calme.

Et il le regardait, sans nulle raillerie, cette fois, avec une certaine
curiosité, eût-on dit.

Fou de fureur, le nain leva le bras.

Pardaillan ne fit pas un geste. Il continuait de le regarder froidement,
bien en face. Le bras du nain s'abattit dans un geste foudroyant. Mais
ce fut pour jeter la dague à toute volée au fond du réduit, et il gémit:

--Je ne veux pas! Je ne veux pas!

--Pourquoi?

--Parce que j'ai promis...

--Tu as déjà dit cela. A qui as-tu promis, mon enfant?

Rien ne saurait rendre la douceur affectueuse avec laquelle le chevalier
prononça ces paroles. La voix était si chaude, si caressante; il se
dégageait de toute sa personne des effluves sympathiques si puissants
qu'El Chico en fut remué jusqu'au fond des entrailles. Son pauvre
petit coeur se dilata doucement et les larmes jaillirent, douces et
bienfaisantes, cependant qu'une plainte monotone s'exhalait de ses
lèvres crispées:

--Je suis trop malheureux! trop malheureux! trop!

«Bon! pensa Pardaillan, il pleure: le voilà sauvé!»

Il allongea les bras, attira le nain à lui, posa sa petite tête baignée
de larmes sur sa large poitrine, et, avec des gestes tendrement
fraternels, il se mit à le bercer doucement, avec des paroles
réconfortantes.

Et le nain qui, de sa vie, ne s'était connu un ami, qui n'avait jamais
senti une affection se pencher sur sa détresse, se laissait faire, ému
d'une émotion infiniment douce, émerveillé de sentir au contact de ce
coeur noble et généreux germer en lui la fleur d'un sentiment fait de
gratitude attendrie et d'affection naissante.

Doucement, El Chico se dégagea et regarda Pardaillan comme s'il ne
l'avait jamais vu. Il n'y avait plus ni colère ni révolte dans les yeux
du petit homme. Il n'y avait plus cette expression de morne désespoir
qui avait ému le chevalier. Il n'y avait plus dans ces yeux qu'un
étonnement prodigieux: étonnement de ne plus se sentir le même,
étonnement de ne pas reconnaître celui dont le contact avait suffi pour
opérer en lui une métamorphose qui le stupéfiait.

--Là! fit joyeusement Pardaillan, c'est fini, n'est-ce pas? Tu vois que
je ne suis pas aussi mauvais diable que tu croyais. Allons, donne ta
main et soyons bons amis.

Et, de nouveau, il tendit sa main à El Chico, qui baissa la tête, et,
honteux, murmura:

--Malgré ce que j'ai fait et dit, vous voulez...

--Donne-moi ta main, te dis-je, insista Pardaillan sérieux. Tu es un
brave garçon, El Chico, et, quand tu me connaîtras mieux, tu sauras que
je dis bien rarement ce que je viens de te dire.

Vaincu, le nain mit sa main dans celle du chevalier, où elle disparut,
et murmura:

--Vous êtes bon!

--Chansons! bougonna Pardaillan, j'y vois clair, voilà tout. Parce que
tu ne te connais pas toi-même, il ne s'ensuit pas que je ne te connais
pas, moi.

--Vous me connaissez! s'écria-t-il très étonné. Qui vous a renseigné?

Gravement, Pardaillan leva un doigt, et, souriant, comme on sourit à un
enfant:

--Mon petit doigt! fit-il.

El Chico ouvrit de grands yeux, et considéra son interlocuteur avec
crainte. L'impulsion qui le poussait vers lui lui paraissait tellement
surnaturelle qu'il n'était pas éloigné de le croire un peu sorcier.

--Ainsi donc, continua Pardaillan, causons un peu. Et n'oublie pas que
je sais tout. Voyons, pourquoi as-tu voulu me faire tuer? Tu étais
jaloux, n'est-ce pas?

Le nain fit signe que oui.

--Bien. Comment s'appelle-t-elle? Ne fais pas la bête, tu me comprends
très bien. Si tu ne la nommes pas, je vais la nommer moi-même... Mon
petit doigt est là pour me renseigner.

Le nain se résigna et laissa tomber ce nom:

--Juana.

--La fille de l'hôtelier Manuel? Il y a longtemps que tu l'aimes?

--Depuis toujours, tiens!

--Lui as-tu dit que tu l'aimais?

--Jamais! s'écria El Chico scandalisé.

--Si tu ne le lui dis pas, comment veux-tu qu'elle le sache, nigaud? fit
Pardaillan amusé.

--Je n'oserai jamais.

--Bon! le courage te viendra un jour. Continuons. Tu as cru que je
l'aimais, hein! et tu m'as détesté?

--Ce n'est pas tout à fait cela. C'est Juana qui vous aime!

--Tu es un niais, El Chico.

--C'est vrai, répondit El Chico avec tristesse, car il songeait au
chagrin de Juana. C'était vrai, un grand seigneur comme vous ne peut
avoir rien de commun avec la fille d'un hôtelier.

--Tu crois cela, toi? Eh bien, dit gravement Pardaillan, tu te trompes.
Et la preuve en est qu'un grand seigneur comme moi a épousé autrefois
une cabaretière.

--Voua vous moquez, seigneur, fit El Chico, incrédule.

--Non, mon cher, je dis la pure vérité, fit Pardaillan, avec une émotion
profonde.

--Se peut-il? s'écria El Chico ébahi. Quel homme êtes-vous donc?

--Je suis un grand seigneur... c'est toi qui l'as dit, fit Pardaillan
avec son air figue et raisin.

--Alors, fit El Chico en pâlissant, vous pourriez... épouser: Juana.

--Non, par tous les diables! Pour deux raisons, dont la première, qui
suffirait à elle seule, est que je ne l'aime pas et ne l'aimerai jamais.
Oui, mon cher, tu as beau rouler des yeux féroces, c'est ainsi. Parce
que cette petite Juana t'apparaît comme une reine de beauté, il ne
s'ensuit pas qu'il en doive être ainsi pour tout le monde. Juana, j'en
conviens, est une délicieuse enfant, pleine de grâce et de charme, mais
il faut en prendre ton parti: je ne l'aime ni l'aimerai.

Et, avec une mélancolie poignante qui bouleversa le nain et le
convainquit plus et mieux que n'aurait pu faire un long discours:

--Mon coeur est mort, il y a longtemps, longtemps, vois-tu, petit.

--Pauvre Juana! soupira El Chico.

--Je n'ai jamais vu d'animal aussi capricieux et biscornu qu'un
amoureux, éclata Pardaillan avec une fureur comique. En voici un qui,
tout à l'heure, me voulait poignarder pour que sa Juana ne soit pas à
moi. Et, maintenant, il gémit parce que je n'en veux pas.

Le nain rougit, mais se tut.

--Enfin, que veux-tu dire avec ton «pauvre Juana»?

--Elle vous aime, dit tristement El Chico.

--Tu me l'as déjà dit. Et, moi, je te dis qu'elle ne m'aime pas plus que
je ne l'aime!

Le nain bondit. Ses traits exprimèrent un tel ahurissement que
Pardaillan éclata de son bon rire sonore.

--Cependant...

--Cependant, elle t'a dit qu'elle mourrait de ma mort.

--Quoi!... vous savez?...

--Mon petit doigt, t'ai-je dit. Malgré tout, je maintiens ce que j'ai
dit. Voyons, as-tu confiance en moi?

--Oh! fit El Chico avec un élan de tout son être.

--Bon! en ce cas, laisse-moi faire. Aime ta Juana de tout ton coeur,
comme tu l'as fait jusqu'à ce jour, et ne t'occupe pas du reste, j'en
fais mon affaire.

Le nain se précipita et ramassa la dague, qu'il tendit à Pardaillan en
disant:

--Prenez-la, nous courons le risque de rencontrer du monde, maintenant.
Quel dommage que vous n'ayez plus votre épée!

--On tâchera de se tirer d'affaire avec ceci, fit tranquillement
Pardaillan, en plaçant avec une satisfaction visible la lame dans sa
gaine.

--Allons, dit El Chico, le voyant prêt.

--Un instant, petit. Et cet or? Tu ne vas pas le laisser là, je suppose?

--Que faut-il en faire?

--Il faut le ramasser et le serrer soigneusement dans le coffre que
voici, dit Pardaillan. Ne te faut-il pas une dot pour te marier?

--Quoi! fit-il avec un tremblement convulsif, vous espérez?... dit le
nain pâlissant et rougissant.

--Je n'espère rien. Qui vivra verra.

Le nain hocha la tête et, considérant les pièces répandues sur les
dalles:

--Cet or!... murmura-t-il avec une moue significative.

--Je vois où le bât te blesse, sourit Pardaillan. Voyons, pourquoi
t'a-t-on donné cet or?

--Pour vous conduire à la maison des Cyprès.

--Tu m'y as conduit, puisque j'y suis encore.

--Hélas! soupira El Chico, honteux.

--Tu as donc rempli ton engagement. Cet or est bien à toi. Ramasse-le,
et ne t'occupe pas du reste.



XXVI

LES CONSPIRATEURS

L'ombrageuse fierté d'El Chico avait fait de lui un déclassé rebelle à
toute autorité. Jusqu'à ce jour, une seule personne avait pu lui
parler en maître: Juana. Or voici que, maintenant, dans son existence,
surgissait un autre maître: Pardaillan. Il lui semblait que, de tout
temps, celui-ci avait eu le droit de le commander et que lui n'avait
rien de mieux à faire que de lui obéir comme il obéissait à Juana. Et,
ce qui le confirmait dans cette pensée, c'était de constater que lui,
qui s'était si longuement et si vigoureusement débattu pour échapper à
cet ascendant, il l'acceptait sans conteste et lui obéissait non avec
résignation, mais avec plaisir.

C'est que Pardaillan avait su faire naître en son esprit cette
conviction que, grâce à lui, le rêve chimérique d'un amour partagé
pouvait devenir une réalité. De ce fait, Juana lui apparaissait comme la
madone, Pardaillan lui apparut comme Dieu lui-même.

En conséquence, Pardaillan ayant commandé de ramasser l'or de Fausta, le
Chico obéit docilement.

Lorsque la petite fortune fut enfermée dans le coffre dûment cadenassé:

--En route, maintenant, il est temps! dit Pardaillan.

Le nain souffla sa chandelle, déclencha le ressort actionnant la
plaque qui obstruait l'entrée de son réduit et, suivi du chevalier, il
s'engagea dans l'escalier.

Ainsi qu'il l'avait brièvement expliqué, le Chico, ne suivit pas le
chemin par où il était venu. En effet, Pardaillan, en rampant au besoin
aurait pu parvenir jusqu'à la grille qui fermait le conduit aboutissant
au fleuve. Mais, là, il n'aurait pu passer par l'ouverture que le nain
avait pratiquée à sa taille.

Au reste, pourvu qu'il sortît enfin de ce lieu sinistre où l'implacable
volonté de Fausta l'avait condamné à mourir par la faim, peu importait
à Pardaillan par quel chemin. Il n'était pas autrement incommodé par
l'obscurité, ses yeux y étant faits, et, à travers le dédale des voies
souterraines multiples et enchevêtrées à plaisir, derrière le petit
homme, il allait avec son insouciance accoutumée, notant soigneusement
dans son esprit les explications de son guide, qui lui dévoilait
complaisamment le mécanisme secret des nombreux obstacles qui leur
barraient fréquemment la route.

Ils étaient maintenant dans un couloir sablé assez large pour leur
permettre de passer de front sans se gêner mutuellement.

Et, tout à coup, Pardaillan eut un éblouissement. Il lui avait semblé,
là, devant lui, en travers de cette muraille qui se dressait à quelques
pas d'eux, il lui avait semblé voir scintiller des étoiles.

--Nous approchons de la sortie? demanda-t-il à voix basse.

--Pas encore, seigneur, répondit El Chico.

--Il m'avait semblé cependant... Morbleu! je ne me trompe pas! Voici que
je vois de nouveau des étoiles.

Ils approchaient de la muraille et, devant eux, en effet, Pardaillan
voyait scintiller non pas des étoiles, comme il l'avait cru de prime
abord, mais des lumières assez nombreuses.

Son premier mouvement fut de mettre la dague au poing en murmurant:

--Tu avais raison, petit, je crois qu'il va falloir en découdre.

Le nain ne répondit pas. Il savait sans doute à quoi s'en tenir sur
le compte de ces lumières, car, sans en avoir l'air, il poussait tout
doucement Pardaillan, placé à sa gauche. Cette manoeuvre avait pour but
de lui dérober la vue de ces lumières, en le poussant hors du rayon où
elles étaient visibles. Mais l'attention de Pardaillan était éveillée
maintenant, et rien ni personne au monde n'aurait pu le détourner.
Cependant, comme s'il n'avait rien remarqué, le Chico voulait continuer
son chemin en tournant sur sa gauche.

--Un instant, murmura Pardaillan. Je suis curieux, moi, si tu ne l'es
pas. Je veux voir ce qui se passe là.

Les lumières jaillissaient d'une excavation placée devant lui.
Pardaillan se pencha et regarda; mais, aussitôt, il se redressa, en
faisant entendre un sifflement.

--Venez, seigneur, insista désespérément le Chico. Venez, vous verrez
que, tout à l'heure, il sera trop tard!

D'un geste doux mais très ferme, Pardaillan lui imposa silence et,
se penchant de nouveau, il se mit à regarder et à écouter avec une
attention soutenue, pendant que le nain, voyant l'inutilité de ses
efforts, se résignait et, le dos appuyé au mur, les bras croisés,
attendait le bon plaisir de son compagnon.

Que voyait donc Pardaillan qui l'intéressait à ce point? Ceci:

On se souvient que Fausta était descendue dans les souterrains de sa
maison, accompagnée de Centurion. Fausta avait déplacé une pierre de la
muraille et avait ordonné à Centurion de regarder par ce trou afin de
lui prouver que, par là, invisible, on pouvait assister à tout ce qui se
passait dans cette étrange grotte aménagée en salle de réunion. Fausta
avait négligé ou dédaigné de refermer l'ouverture et le hasard venait
d'amener Pardaillan devant cette excavation par laquelle, et au travers
de petits trous habilement ménagés du côté intérieur, filtraient les
nombreuses lumières qui éclairaient présentement cette grotte. Sur les
banquettes qui garnissaient la salle, Pardaillan vit une vingtaine de
personnages. Sur l'estrade, assis dans les fauteuils, trois autres
personnages, président et assesseurs de cette nocturne et occulte
réunion, lui étaient aussi parfaitement inconnus.

Au moment où Pardaillan s'était penché pour la première fois sur
l'excavation, le président de cette réunion, assis au milieu, s'était
levé et, d'une voix que Pardaillan, aux écoutes, entendit distinctement,
il dit:

--Seigneurs, frères et amis, j'ai l'insigne honneur de vous présenter
une nouvelle recrue. Moi, votre chef élu, je m'efface humblement devant
cette recrue et je salue en elle le seul chef vraiment digne de nous
diriger, en attendant la venue de celui que vous savez.

Ces paroles produisirent dans l'assemblée étonnée une certaine rumeur
suivie d'un vif mouvement de curiosité lorsqu'on s'aperçut que cette
nouvelle recrue, saluée comme leur seul chef possible, était une femme.

Cette femme, Pardaillan la reconnut aussitôt, et c'est à ce moment qu'il
eut ce léger sifflement que nous avons signalé. Cette femme, c'était
Fausta. Lentement, avec cette majesté un peu théâtrale qui lui était
particulière, elle monta sur l'estrade et se tint debout, face à ce
public inconnu, qu'elle semblait dominer de son oeil de diamant noir,
étrangement fascinateur.

Les trois personnages assis sur l'estrade, qui savaient sans doute ce
que Fausta venait faire là, se levèrent alors d'un même mouvement. En un
clin d'oeil, la table fut repoussée, un fauteuil fut placé presque
au bord de l'estrade, dans lequel Fausta s'assit avec cette sérénité
majestueuse si puissante chez elle. Dès qu'elle fut assise, les trois
se placèrent debout derrière son fauteuil, dans l'attitude raide et
compassée de dignitaires de cour.

Bientôt, soit qu'ils fussent entraînés par cet exemple, soit qu'ils
fussent transportés par la souveraine beauté de celle qui surgissait
inopinément au milieu d'eux, tous les assistants se levèrent comme un
seul homme et, debout, attendirent respectueusement qu'il plût à ce
nouveau chef de s'expliquer.

Avant d'avoir parlé, Fausta était assurée du succès.

Pardaillan eut la perception très nette de ce succès:

«Incomparable magicienne!» murmura-t-il.

Fausta, toujours maîtresse d'elle-même, n'avait rien laissé paraître de
ses sentiments. Elle accepta l'hommage de ces inconnus comme une chose
due et avec cette dignité bienveillante qu'elle savait prendre en de
certains moments. Un instant elle laissa errer son oeil froid sur ces
fronts qui se courbaient et, se retournant à demi, elle fit un signe à
celui des trois qui l'avait présentée à l'assemblée. L'homme s'avança:

--Seigneurs, dit-il, voici la princesse Fausta. Souveraine en ce pays du
soleil et de l'amour, ce pays béni qui s'appelle l'Italie, la princesse
Fausta est fabuleusement riche. Elle connaît tout de nos projets et
pourrait, je crois, vous nommer tous par vos noms, titres et qualités.
Fausta étendit sa main et dit:

--Rassurez-vous, seigneurs, il n'y a pas de traîtres parmi vous. Sous un
régime d'oppression sanglante pareil à celui sous lequel agonise votre
beau pays d'Espagne, il ne fallait pas être grand clerc pour deviner
qu'une réaction devait se faire et que des hommes de coeur et de
dévouement se trouveraient, qui tenteraient de secouer le joug de fer.
Ceci posé, le reste n'était plus qu'un jeu pour moi. Et, quant à vos
personnages, quant à vos projets, si je les connais, c'est que j'ai pu
assister, invisible, à la plupart de vos conciliabules.

Cette déclaration loyale, faite sur un ton de suprême assurance, fit
tomber les suspicions qui, déjà, se faisaient jour. Fausta perçut
parfaitement ces impressions, mais elle n'en laissa rien paraître. Comme
si, désormais, elle eût acquis le droit de commander, elle se tourna
vers le personnage qui la présentait et dit d'un ton bref:

--Continuez, duc!

Celui à qui elle venait de donner ce titre de duc s'inclina profondément
et reprit, se faisant l'interprète des pensées de plus d'un qui
l'écoutait:

--Oui, seigneurs, la princesse vient de vous le dire, il n'y a jamais eu
et il n'y aura jamais de traître parmi nous. Et, cependant, la princesse
Fausta nous connaît, nous et nos projets. Mais, alors quelle paraît
trouver tout simple de nous avoir découverts, qu'elle me permette
de dire ici que, pour nous avoir devinés, il faut être doué d'une
perspicacité peu commune. Pour avoir osé s'aventurer parmi nous, il faut
être doué d'une audace que bien des hommes n'auraient pas.

Un murmure approbateur se fit entendre.

--Le pouvoir dont elle dispose en tant que souveraine, continua le duc,
ses immenses richesses, son esprit supérieur, son courage viril, ses
ambitions vastes, tout cela, la princesse Fausta le met au service de
l'oeuvre de régénération que nous poursuivons.

Des acclamations saluèrent cette fois ces paroles. Le duc reprit d'une
voix qui se fit plus forte:

--Tout ce que je viens de vous dire n'est rien à côté de ce qui me reste
à vous révéler.

Le duc prit un temps, soit pour ménager ses effets, en orateur habile,
soit pour permettre au silence de se rétablir, car ses paroles avaient
soulevé un mouvement assez vif dans l'assemblée. Puis il reprit:

--Ce chef que nous cherchions vainement depuis de longs mois, le fils
de don Carlos, la princesse le connaît... elle se fait fort de nous
l'amener.

Ici, l'orateur dut s'arrêter, interrompu qu'il fut par les exclamations
diverses, les trépignements, les manifestations les plus diverses d'une
joie bruyante et sincère. Toutes ces clameurs se confondirent en un cri
unanime de «Vive don Carlos! Vive notre roi!» jailli spontanément de
toutes ces poitrines haletantes. Un geste du duc ramena instantanément
le silence. Chacun redevint attentif.

--Oui, seigneurs, lança le duc. La princesse connaît le fils de don
Carlos, et elle nous l'amènera. Mais il y a mieux encore. Écoutez ceci:
la princesse sera, d'ici peu, l'épouse légitime de celui dont nous
voulons faire notre roi. Épouse de notre chef, elle mettra à son service
son pouvoir, sa fortune, et surtout son puissant génie. Elle fera de son
époux non pas un roi de l'Andalousie, comme nous le souhaitons, mais,
dépassant toutes nos ambitions, elle fera de lui, avec votre aide, le
roi de toutes les Espagnes. C'est pourquoi, moi: don Ruy Gomès, duc de
Castrana, comte de Mafalda, marquis de Algavar, seigneur d'une foule
d'autres lieux, grand d'Espagne, dépouillé de mes titres et biens par
l'infâme tribunal qui s'intitule «Saint-Office», je lui rends hommage
ici et je crie:

--Vive notre reine!

Et le duc de Castrana mit un genou en terre. Et, comme l'étiquette très
rigoriste de la cour d'Espagne interdisait de toucher à la reine, sous
peine de mort, il se courba devant Fausta jusqu'à toucher du front les
planches de l'estrade. Et un cri formidable retentit:

--Vive la reine!

Impassible comme à son ordinaire, Fausta reçut sans sourciller
l'enthousiaste hommage. Sans doute s'était-elle blasée sur ce genre
de manifestations, ayant reçu--alors qu'elle pouvait se croire la
papesse--des hommages religieux faits d'adoration mystique, autrement
grandioses. Cependant, elle daigna sourire.

Elle se leva vivement et, relevant le duc avec une grâce captivante:

--A Dieu ne plaise, dit-elle, que je laisse un de nos plus fidèles
sujets le front dans la poussière.

Et, lui tendant sa main à baiser dans un geste vraiment royal, elle
reprit sa place dans son fauteuil.

--Duc, reprit-elle, quand notre époux sera sur le trône de ses pères,
nous voulons que soient réformées les règles d'une étiquette étroite et
mesquine. Nous sommes souveraine et nous ne l'oublions pas, mais nous
sommes avant tout femme, et nous entendons le demeurer. Comme telle,
nous voulons que nos sujets puissent nous approcher sans que cela leur
soit imputé à crime.

Et, désignant d'un geste empreint d'une grâce hautaine les hommes qui
venaient de l'acclamer:

--Ceux-ci auront été les premiers. Ils nous seront toujours les plus
chers et les bienvenus auprès de nous.

Alors, ce fut du délire. Pendant un long moment, on n'entendit que les
vivats les plus frénétiques. Puis ce fut la ruée au pied de l'estrade,
chacun voulant avoir l'insigne honneur de toucher à la reine. Celui-ci
baisant le bout de sa mule, celui-là le bas de sa robe, d'autres
enfin--et c'étaient les mieux partagés, les plus heureux et les plus
fiers aussi--effleurant le bout de ses doigts qu'elle leur abandonnait
avec une grâce nonchalante, ayant aux lèvres un indéfinissable sourire.

Et Pardaillan, qui ne perdait pas un geste, pas un clin d'oeil, admirait
aussi Fausta, réellement superbe en son abandon dédaigneux.

«Superbe, divine comédienne», murmura-t-il. En même temps, il plaignait
les malheureux affolés par le sourire de Fausta. Enfin, il songeait à
don César:

«Voyons, voyons, je ne comprends plus, moi. Cervantes m'a assuré que le
Torero était le fils de don Carlos. M. d'Espinosa m'a demandé, de façon
fort claire, de l'assassiner. C'est donc que, lui aussi, le croit le
fils de don Carlos. Et il doit être bien renseigné, je présume, ce bon
M. d'Espinosa. Or, le Torero est féru d'amour pour la Giralda, qui
est bien la plus ravissante petite bohémienne que j'aie connue--à
l'exception toutefois d'une certaine Violetta, devenue une duchesse. Le
Torero ne connaît pas Fausta, du moins pas que je sache. Il est bien
décidé à épouser sa bohémienne de fiancée. Donc, Mme Fausta ne peut
devenir son épouse... J'ai peine à croire à la félonie de don César! Le
mieux est d'écouter. Mme Fausta va peut-être me renseigner elle-même.»

Le calme s'était rétabli dans l'assistance. Chacun avait regagné sa
place, heureux et fier de la faveur que le hasard lui avait octroyé. Le
duc de Castrana déclara:

--Seigneurs, notre bien-aimée souveraine consent à s'expliquer devant
vous.

Ayant dit, il s'inclina devant Fausta et reprit sa place derrière son
fauteuil. A cette annonce du duc, un silence religieux s'établit comme
par enchantement. Un instant, Fausta les tint sous le charme de son
regard, et, de sa voix singulièrement prenante, elle dit:

--Vous êtes ici une élite. Catholiques ou hérétiques--comme on
dit couramment--vous êtes tous des croyants sincères et, partant,
respectables. Mais vous êtes aussi animés d'un esprit de large
tolérance. Sous le sombre despotisme de cette institution justement
anathématisée par des papes qui payèrent ce courage de leur vie,
l'Inquisition, cet esprit a fait de vous des proscrits, déchus de leurs
titres, ruinés, traqués, avec la menace du bûcher suspendue sur vos
têtes, jusqu'au jour où la main du bourreau s'appesantira sur vous pour
la réaliser, cette menace. Vous vous êtes souvenus que l'union fait la
force, et, lassés de l'effroyable tyrannie qui pèse sur les corps et
sur les consciences, vous vous êtes cherchés, concertés et finalement
associés. Vous avez résolu de vous soustraire au joug de fer. Ayant fait
le sacrifice de votre vie, vous avez réuni vos efforts et vous vous êtes
mis bravement à l'oeuvre. Aujourd'hui, tous, ici, vous êtes des chefs
occultes. Chacun de vous représente une force de plusieurs centaines de
combattants qui attendent un ordre.

--Vous avez eu connaissance de la naissance mystérieuse d'un fils de don
Carlos, par conséquent d'un petit-fils du despote sanguinaire sous la
rude poigne duquel l'Espagne agonise. Vous avez pensé à faire de ce fils
de l'infant votre chef suprême, espérant que Philippe accepterait le
démembrement de ses États en faveur de son petits-fils. C'est bien cela,
n'est-ce pas?

Les auditeurs répondirent affirmativement.

--Eh bien, reprit Fausta sur un ton tranchant, vous vous êtes trompés,
gravement trompés, insista-t-elle.

Des protestations éclatèrent un peu partout.

--Pourquoi? crièrent plusieurs au milieu du tumulte.

Impassible, Fausta attendit, n'essayant pas de dominer le bruit. Lorsque
le brouhaha se fut apaisé:

--Jamais, reprit-elle froidement, l'orgueil de Philippe ne consentira
un tel démembrement. Il faudrait bien peu connaître le caractère
intraitable du roi pour supposer que, vaincu, il acceptera sa défaite.
Vaincu, le roi cédera. Mais tenez pour assuré que, dès le premier jour,
il préparera dans l'ombre sa revanche et qu'elle sera implacable. Votre
victoire sera le produit d'une surprise. Trop de forces resteront entre
les mains du roi. Il ne lui faudra pas longtemps pour les rassembler.
Alors il envahira votre État naissant, de tous les côtés à la fois, et
mettra l'Andalousie à feu et à sang. Il n'aura pas grand-peine à vous
écraser. Dans ce coin de terre qui représente à peine le dixième du
territoire que vous avez laissé à Philippe, quelle résistance sérieuse
pourrez-vous opposer à un ennemi dix fois supérieur? Vous n'aurez même
pas la suprême ressource de chercher le salut sur mer, car vous serez
bloqués par la flotte de Philippe qui vous affamera, et enfin vous
barrera la route à coups de canon si vous cherchez à fuir.

Votre succès aura été éphémère. Votre entreprise mort-née.

Dans la salle, les conjurés se regardaient avec consternation. Cette
femme, avec une franchise virile, audacieuse, leur avait fait toucher
du doigt les points faibles de leur entreprise. De sa voix douée
et chantante, elle leur avait montré combien téméraire était cette
entreprise, à quel échec certain ils couraient. On conçoit que les
paroles de Fausta étaient venues troubler étrangement leur quiétude
feinte ou réelle.

Quelqu'un traduisit le sentiment général en demandant d'une voix
hésitante:

--Est-ce à dire qu'il nous faut renoncer?

--Non, par le Dieu vivant! lança Fausta avec véhémence. Élargissez votre
horizon. Ayez assez d'ambition pour vous transporter d'un coup jusqu'aux
sommets... ou n'en ayez pas du tout!

Ceci était dit d'une voix cinglante, avec un air de souveraine hauteur,
un dédain à peine voilé.

--Ce n'est pas l'Andalousie seule qu'il faut soulever, continua Fausta
d'une voix vibrante, c'est l'Espagne tout entière. Comprenez donc
qu'avec le roi et son gouvernement un arrangement est impossible, Tant
que vous leur laisserez une parcelle de pouvoir, vous serez en péril.
Ici il ne faut pas de demi-mesures. Il faut tout renverser si vous ne
voulez être broyés.

Elle s'arrêta un instant pour juger de l'effet de ses paroles. Il était
sans doute tel qu'elle le souhaitait, car elle eut un vague sourire et
reprit:

--Jamais l'occasion ne fut aussi propice. L'oppression engendre la
révolte. Or, vit-on jamais oppression comparable à celle que subit ce
malheureux pays? Que des hommes courageux osent dire tout haut ce que
tous pensent tout bas: le peuple se lèvera en foule!

Et, avec un sourire qui en disait long:

--Les foules sont crédules, elles sont féroces aussi... Il ne s'agit que
de trouver les mots qui les convainquent et alors malheur à ceux sur qui
on les a lâchées! Tout se résume à ceci: la disparition d'un homme. Avec
lui, tout un système exécrable s'écroule. Est-il besoin de tant
combiner quand il suffit d'un peu d'audace? Que quelques hommes résolus
s'emparent de celui de qui vient tout le mal, et l'Espagne rentière
poussera un soupir de délivrance, et ces hommes seront considérés comme
des libérateurs.

Les conjurés, à ces paroles terriblement claires, furent secoués d'un
frisson de terreur. Ils n'avaient jamais envisagé les choses sous cet
aspect. Ah! ils étaient loin de la timide conspiration ébauchée! Et
c'était une femme qui osait de telles conceptions, qui, en termes à
peine voilés, leur proposait de toucher au roi; et quel roi? Le plus
puissant de la terre! Ils en étaient blêmes.

Et, cependant, l'ascendant de cette femme était tel que la plupart se
sentaient disposés à la lutte. Si formidable que leur parût l'aventure,
ils décidèrent de la tenter. Un audacieux demanda:

--Le roi pris, qu'en fera-t-on?

--Le roi, dit Fausta de sa voix grave, touché de la grâce divine, à
l'exemple de son père, l'empereur Charles, le roi demandera à se retirer
dans un cloître.

--On sort du cloître.

--Le cloître est une manière de tombe. Les morts ne quittent pas leur
tombeau.

C'était clair. Un seul eut le courage de manifester un soupçon de
scrupule. Timidement, une voix dit:

--Un assassinat!...

--Qui a prononcé ce mot? gronda Fausta en foudroyant du regard
l'imprudent contradicteur.

Mais celui-ci avait sans doute épuisé tout son courage, car il se tint
coi. Violemment, Fausta reprit:

--Moi qui parle, vous tous qui m'écoutez, d'autres qui nous suivront,
que faisons-nous? Nous sommes des centaines et des centaines qui
risquons nos têtes contre une seule: celle du roi. Qui oserait dire que
la partie est égale? Qui oserait nier qu'elle n'est pas tout à notre
désavantage? Si nous la perdons, nos têtes tombent. Le sacrifice en est
librement consenti d'avance. Si nous la gagnons, il est juste que le
perdant la paie: et c'est sa tête qui roule à terre. Qui ose dire qu'il
y à assassinat? S'il craint pour sa tête, celui-là, il peut se retirer.

L'argument de Fausta avait porté cependant.

--Je vais plus loin, continua-t-elle avec une violence qui allait
grandissant, et je vous dis ceci: Philippe, roi, qui pourrait
faire saisir, juger, condamner, exécuter le fils, de Carlos, son
petit-fils--ce qui serait une manière d'assassinat légal--Philippe,
j'en ai la preuve, a attiré son petit-fils dans un guet-apens et
après-demain, lundi, à la corrida, sur un ordre, le fils de Carlos
sera traîtreusement assassiné. L'exemple vient toujours d'en haut. Et
maintenant je vous demande: laisserez-vous lâchement assassiner celui
que vous avez choisi pour chef, celui dont vous voulez faire votre roi?

A cette révélation inattendue, le tumulte se déchaîna.

Pendant un moment, on n'entendit que des menaces horribles, Fausta
étendit sa main pour réclamer le silence. Et le tumulte s'apaisa.

--Vous voyez bien qu'il nous faut frapper pour ne pas l'être nous-mêmes.
L'heure de l'action a sonné. La laisserez-vous passer?

--Non! non! Nous sommes prêts! Mort au tyran! Sus à l'Inquisition!
Sauvons notre roi d'abord! Mourons pour lui! Donnez vos ordres!

Toutes ces exclamations se heurtaient, se confondaient, éclataient,
rebondissaient, furieuses, sauvages, animées d'une résolution farouche.
Cette fois, ils étaient bien déchaînés. Fausta les sentit prêts à tout.
Un signe et ils se rueraient sur la voie qu'elle leur désignerait.

--Je prends acte de vos engagements, dit-elle gravement quand le silence
se fut rétabli. Nous sommes en présence de deux faits primordiaux:
premièrement l'assassinat projeté de votre chef. Si nous voulons, pour
la grandeur de ce pays, qu'il monte sur le trône, il faut nécessairement
qu'il vive. Nous le sauverons, car lui seul peut succéder légitimement
à l'actuel roi--dussions-nous périr jusqu'au dernier, lui sera sauvé.
Comment? C'est un point que nous réglerons tout à l'heure.

--Secondement, la disparition de Philippe. Ceci est l'affaire d'un plan
que j'ai établi et que je vous soumettrai en temps utile, plan dont je
garantis la réussite et dont l'exécution nécessitera l'intervention d'un
très petit nombre d'hommes. Si vous êtes, comme je le crois, des hommes
de valeur et de courage, dix d'entre vous suffiront pour enlever le roi.
Un fois en notre pouvoir, le reste me regarde.

Ici, nombreuses protestations de dévouement, offres spontanées de
volontaires décidés à entreprendre l'expédition. Fausta remercia d'un
sourire et continua:

--Ces deux points réglés, il ne reste plus qu'à faciliter l'accès du
trône au roi de votre choix. Et tout d'abord, afin qu'il n'y ait point
de malentendu, je jure ici, en son nom et au mien, de remplir fidèlement
et scrupuleusement les conditions que vous aurez posées. Établissez vos
demandes par écrit, messieurs, en vue du bien général. Ne craignez pas
de trop demander. Nous souscrivons d'avance à vos demandes.

C'était lâcher les chiens à la curée. De telles paroles ne pouvaient
passer sans soulever une légitime joie.

Ayant déblayé le terrain et semé l'allégresse parmi ses auditeurs,
Fausta put revenir à ce qui l'intéressait directement: la réalisation de
ses projets personnels, avec la certitude d'être approuvée et secondée
par tous.

Elle reprit donc avec assurance:

--Vous avez cherché un chef qui fît vos idées siennes et vous l'avez
trouvé. Je tiens à vous prouver que celui que vous avez choisi peut seul
devenir roi et être accepté comme tel et de la noblesse, et du clergé,
et du peuple. Accepté sans discussion, accepté avec joie. Ceci,
messieurs, est d'une importance capitale. Ne croyez pas que la lutte
m'effraie. Mais imposer un roi par la force est toujours une entreprise
scabreuse. Sans compter que ce n'est pas toujours le droit qui triomphe.

Elle respira un instant et reprit avec une sorte d'exaltation mystique
qui produisit une impression profonde sur ses auditeurs, déjà captivés:

--Dans le choix que vous avez fait, je vois la main de Dieu. Notre cause
triomphera, j'en ai la ferme conviction, car il ne s'agit pas ici de
renverser une dynastie, de soutenir et de pousser un usurpateur. Non. Il
s'agit d'une succession régulière, normale, et, je vous l'ai déjà dit,
légitime.

Le sentiment qui dominait maintenant était la curiosité poussée à son
plus haut point.

«Voilà qui est particulier, se disait Pardaillan, en lui-même. Comment
cette géniale intrigante va-t-elle s'y prendre pour justifier et
légitimer, comme elle dit, ce qui apparaîtrait aux yeux de tout homme
sensé et non prévenu comme une belle et bonne usurpation?»

Fausta continuait, au milieu d'un silence religieux:

--Notre futur roi est sauvé. J'en réponds. Le roi actuel est pris, avec
votre aide. Il disparaît, et, tenez, ayons le courage d'appeler les
choses par leur nom: le rpi actuel meurt. La succession royale est
ouverte. Qui succède au roi Philippe? Qui lui succède de droit?

--L'infant Philippe! lança quelqu'un.

--Non! cria triomphalement Fausta. Voilà où est votre erreur: confondre
un homme, un nom, avec un principe. Le successeur de droit, le
successeur légitime, c'est le fils aîné du roi défunt! Or, le fils aîné
du roi, le véritable aîné, le véritable infant, c'est celui que vous
avez choisi, celui qui a été élevé à l'école du malheur, celui qui sera
le roi de vos rêves. C'est celui que vous dites fils du défunt infant
Carlos et que je dis, moi, fils aîné et successeur de son père Philippe
Il. C'est celui-là qui sera de droit roi de toutes les Espagnes, roi
de Portugal, des Pays-Bas, empereur des Indes, sous le nom de Charles,
sixième du nom.

«Ouf! railla Pardaillan, que de couronnes! Je comprends maintenant que
Mme Fausta se soit soudainement férue d'amour pour l'homme assez fortuné
pour accumuler sur sa tête autant de titres pompeux!»

--Il faut, dès maintenant, concluait Fausta imperturbable, combattre de
toutes vos forces et détruire à tout jamais la légende d'un fils de don
Carlos et de la reine Isabelle. Il n'y a, il ne peut y avoir qu'un fils
du roi Philippe, lequel fils, par droit d'aînesse, succède à son
père. Cette vérité reconnue et admise, il n'y aura ni contestation ni
opposition le jour où l'héritier présomptif montera sur le trône laissé
vacant par son père.

Il faut rendre cette justice aux auditeurs de Fausta: nul ne protesta.
Tous acceptèrent ces instructions. Avec une unanimité touchante, le plan
de la future reine d'Espagne fut adopté. Chacun s'engagea à répandre
dans le peuple les idées qu'elle venait d'exposer.

Il fut entendu que, si le roi protestait, l'infant aurait été écarté par
suite d'on ne savait quelle aberration. La même, sans doute, qui lui
avait fait écarter le premier infant, don Carlos, qu'il avait fini
par faire arrêter et condamner. Et, en exploitant habilement ces deux
abandons aussi inexplicables qu'injustifiés, on pourrait parler de
folie. Si le roi n'avait pas le temps de protester, c'est-à-dire s'il
était doucement envoyé _ad patres_ avant d'avoir pu élever la voix, le
futur Charles VI aurait été enlevé au berceau par des criminels, qu'on
retrouverait au besoin. Le roi, naturellement, n'aurait jamais cessé
de faire rechercher l'enfant volé. Et l'émotion, la joie d'avoir enfin
miraculeusement retrouvé l'héritier du trône, auraient été fatales au
monarque affaibli par la maladie et les infirmités, ainsi que chacun le
savait.

Ces différents points étant réglés:

--Messieurs, dit Fausta, préparer l'accès du trône à celui que nous
appellerons Carlos, en mémoire de son grand-père, l'illustre empereur,
c'est bien. Encore faut-il qu'on ne l'assassine pas avant. Il nous faut
parer à cette redoutable éventualité. Je vous ai dit, je crois, que
l'assassinat serait perpétré au cours de la corrida qui aura lieu demain
lundi, car nous voici maintenant à dimanche. Tout a été lentement et
savamment combiné en vue de ce meurtre. Le roi n'est venu à Séville que
pour cela. Il faudra donc vous trouver tous à la corrida, prêts à faire
un rempart de vos personnes à celui que je vous désignerai et que vous
connaissez et aimez tous, sans connaître sa véritable personnalité.
Amenez avec vous vos hommes les plus sûrs et les plus déterminés. C'est
à une véritable bataille que je vous convie, et il est nécessaire que le
prince ait autour de sa personne une garde d'élite uniquement occupée de
veiller sur lui. En outre, il est indispensable d'avoir sur la place
San Francisco, dans les rues adjacentes, dans les tribunes réservées
au populaire et dans l'arène même, le plus grand nombre de combattants
possibles. Les ordres définitifs vous seront donnés sur place. De
leur exécution rapide et intelligente dépendra le salut du prince et,
partant, l'avenir de notre entreprise.

Ces dispositions causèrent une profonde surprise aux conjurés. Il leur
parut évident qu'il n'était pas question d'une bagarre sans importance,
mais bien d'une belle et bonne bataille comme elle l'avait dit. La
perspective était moins attrayante. Mais on n'obtient rien sans risques.

Puis, pour tout dire, si ces hommes étaient pour la plupart des
ambitieux sans scrupules, ils étaient tous des hommes d'action, d'une
bravoure incontestable.

--Il ne s'agit pas, dit encore Fausta, d'échanger stupidement des coups.
Il s'agit de sauver le prince. Il ne s'agit que de cela pour le moment,
entendez-vous? Et solennellement: Jurez de mourir jusqu'au dernier, s'il
le faut, mais de le sauver, coûte que coûte. Jurez!

--Nous jurons! crièrent les conjurés en brandissant leurs épées.

--Bien! dit gravement Fausta. A lundi donc, à la corrida royale.

Elle sentait qu'il n'y avait pas à douter de leur sincérité et de leur
loyauté. Mais Fausta ne négligeait aucune précaution. De plus, elle
savait que, si grand que soit un dévouement, un peu d'or répandu à
propos n'est pas fait pour le diminuer, au contraire.

D'un air détaché, elle porta le coup qui devait lui rallier les
hésitants, s'il y en avait parmi eux, et redoubler le zèle et l'ardeur
de ceux qui lui étaient acquis.

--Dans une entreprise comme celle-ci, dit-elle, l'or est un adjuvant
indispensable. Parmi les hommes qui vous obéissent, il doit s'en trouver
à coup sûr un certain nombre qui sentiront redoubler leur audace et leur
courage lorsque quelques doublons seront venus garnir leurs escarcelles.
Répandez l'or à pleines mains. On vous l'a dit, nous sommes
fabuleusement riches. Que chacun de vous fasse connaître à M. le duc de
Castrana la somme dont il a besoin. Elle lui sera portée à son domicile
demain. La distribution que vous allez faire se rapporte exclusivement
au combat de demain. Par la suite, il sera bon de procéder à d'autres
largesses. Et, maintenant, allez, messieurs, et que Dieu vous garde.

Fausta omettait volontairement de leur parler d'eux-mêmes. Elle savait
bien qu'ils ne s'oublieraient pas, et elle put lire sur tous les visages
devenus radieux combien son geste généreux était apprécié à sa valeur.

Ayant dit, elle les congédia d'un geste de reine et fit un signe
imperceptible au duc de Castrana, lequel alla incontinent se placer près
de l'ouverture par laquelle ils étaient bien obligés de sortir tous.

Le départ se fit lentement, un à un, car il ne fallait pas éveiller
l'attention en se montrant par groupes dans les rues de la ville, non
encore éveillée.

Le duc de Castrana recueillait et notait le chiffre que lui donnait
chacun avant de s'éloigner. Il échangeait quelques mots brefs avec
celui-ci, faisait une recommandation à celui-là, serrait la main de cet
autre et chacun se retirait ravi de son urbanité car personne ne doutait
que, sous le nouveau régime, il ne deviendrait un puissant personnage,
et chacun aussi s'efforçait de se concilier ses bonnes grâces.

Pendant ce temps, Fausta, demeurée seule sur l'estrade, n'avait pas
bougé de son fauteuil et semblait surveiller de loin la sortie de
ces hommes qu'elle avait su faire siens grâce à son habileté et à sa
générosité.

Pardaillan ne la quittait pas des yeux, et sans doute avait-il appris à
lire sur cette physionomie indéchiffrable, car il murmura:

«La comédie n'est pas finie, ceci me fait l'effet d'un temps de repos et
je serais fort étonné qu'il n'y eût pas une deuxième séance. Attendons!»

Ayant ainsi décidé, il se retourna vers le Chico.

Le nain avait attendu très patiemment. Ce qui se passait derrière ce
mur le laissait parfaitement indifférent, et même il se demandait
quel intérêt pouvait trouver son compagnon à écouter ces sornettes de
conspirateurs.

Donc, en attendant que le dernier conjuré se fût éloigné, Pardaillan se
mit à causer avec le Chico, non sans animation. Et sans doute s'était-il
avisé de demander quelque chose d'extraordinaire, car le nain, après
avoir montré un ébahissement profond, s'était mis à discuter vivement
comme quelqu'un qui s'efforce d'empêcher de commettre une sottise.

Sans doute Pardaillan réussit-il à le convaincre, et obtint-il de lui ce
qu'il désirait, car, lorsqu'il se mit à regarder par l'excavation, il
paraissait satisfait et son oeil pétillait de malice. Fausta maintenant
était seule.

Tout à coup, sans que Pardaillan pût dire par où elle était venue, une
ombre surgit de derrière l'estrade et vint silencieusement se placer
devant Fausta. Puis une deuxième, une troisième, jusqu'à six ombres
surgirent de même et vinrent se ranger, debout, devant Fausta.

Pardaillan, parmi ceux-là, reconnut le duc de Castrana et aussi le
familier qu'il avait jeté hors du patio: Cristobal Centurion, dont il
savait le nom maintenant.

«Par Dieu! murmura-t-il, je savais bien que tout n'était pas fini.»

--Messieurs, commença Fausta de sa voix grave, j'ai demandé à M. le
duc de Castrana de me désigner quatre des plus énergiques et des plus
décidés d'entre vous tous. Il vous connaît tous. S'il vous a choisis,
c'est qu'il vous a jugés dignes de l'honneur qui vous est réservé.

Les quatre désignés s'inclinèrent profondément et attendirent. Fausta
reprit en désignant Centurion:

--Celui-ci a été choisi directement par moi parce que je le connais. Il
est à moi corps et âme.

--Vous tous, ici présents, vous serez les chefs des chefs qui viennent
de sortir. A part don Centurion qui reste attaché à ma personne, vous
recevrez les ordres de M. le duc de Castrana, votre chef suprême.

--Vous composerez notre conseil et vous aurez chacun la haute main sur
dix chefs et sur leurs troupes. A dater de maintenant, vous faites
partie de notre maison et je pourvoirai à tous vos besoins. Pour le
moment, je tiens à vous dire ceci: je compte sur vous, messieurs, pour
que vos hommes n'oublient pas un instant que, ce qui importe avant tout,
c'est de sauver le prince dont nous ferons un roi. A vous je dis,
séance tenante, ce prince, vous le connaissez. Il est célèbre dans
l'Andalousie. On le nomme don César.

--Le Torero! s'exclamèrent les cinq.

--Vous connaissez l'homme. Pensez-vous qu'il soit à la hauteur du rôle
que nous voulons lui faire jouer?

--Oui, par le Christ! C'est une vraie bénédiction du Ciel que ce soit
justement celui-là le fils de don Carlos. Nous ne pouvions rêver
chef plus noble, plus généreux, s'écria le duc de Castrana, avec
enthousiasme.

--Bien, duc. Vos paroles me rassurent, car je vous sais très réservé
dans vos admirations. Je dois vous avouer que je connais peu le prince.
Je sais qu'on parle de lui comme d'une manière de Cid dont on se montre
très glorieux. Mais je me demandais s'il aurait assez d'intelligence
pour me comprendre, assez d'ambition pour adopter mes idées et les faire
siennes.

Avec un peu plus de perspicacité, le duc et les cinq hommes qui
l'entouraient eussent pu se demander comment cette princesse avait pu
parler de son mariage avec un homme qu'elle ne connaissait même pas.

Ils n'y pensèrent pas. Et le duc se contenta de dire:

--Le Torero, c'est un fait connu, a des idées qui se rapprochent
sensiblement des nôtres. Pour ce qui est de vos inquiétudes, je crois
fermement qu'elles seront dissipées dès que vous aurez eu un entretien
avec le prince.

--J'en accepte l'augure. Mais, duc, n'oubliez plus qu'il n'y a pas,
qu'il ne peut y avoir de fils de don Carlos. Il ne peut y avoir qu'un
fils légitime du roi. Don César est ce fils! Pour convaincre les
incrédules, il n'est rien de tel que de paraître sincère et convaincu
soi-même. Cette sincérité, vous l'obtiendrez en vous habituant à
considérer, vous-mêmes, comme une vérité absolue, ce que vous voulez
faire pénétrer dans l'esprit des autres.

--C'est vrai, madame. Soyez assurée que nous n'oublierons pas vos
recommandations.

--Pour l'exécution de vastes desseins, il me faut des hommes d'élite et
c'est pourquoi je vous ai pris à part.

--Sur ce point, madame, je crois pouvoir vous affirmer que vous aurez
toute satisfaction avec nous, fit le duc au nom de tous.

--Je le crois, dit froidement Fausta. Mais, en même temps, il faudra que
ces hommes consentent à rester entre mes mains des instruments passifs.

Les cinq conspirateurs se regardèrent quelque peu déconfits. Évidemment
ils ne s'attendaient pas à semblable exigence.

Fausta devina leur pensée. Elle reprit:

--Évidemment, cela est dur, surtout pour des hommes de votre valeur. Il
est nécessaire pourtant qu'il en soit ainsi. J'entends rester le cerveau
qui pense. Si vous acceptez, la destinée qui vous attend dépassera en
splendeur ce que vos rêves les plus fous auront à peine osé concevoir.
S'il en est parmi vous qui hésitent, ils peuvent se retirer, il en est
temps encore.

On ne pouvait pas être d'une franchise plus brutale. Cette main blanche
et parfumée, cette main aux ongles rosés, serait une poigne de fer à
l'étreinte de laquelle on ne saurait tenter de se soustraire, une fois
qu'elle se serait abattue sur vous.

Mais aussi quel prestigieux avenir entrevu!

Le duc et ses amis furent dominés comme l'étaient, en général, tous ceux
qui approchaient de près cette femme extraordinaire.

--Nous acceptons, madame. Disposez de nous comme d'esclaves, dit le duc
au nom de tous.

--J'accepte cet engagement, dit Fausta d'une voix grave. Et, soyez
tranquilles, vous monterez si haut que peut-être en serez-vous éblouis
vous-mêmes. Je compte sur vous pour établir une discipline sévère et
maintenir vos hommes dans des idées d'obéissance passive. Nous rêvons
de grandes choses. Je me sens la force de mener à bien cette oeuvre
colossale. Celui que nous avons choisi dominera le monde, grâce à vous.

Fausta revint vite au sentiment de la réalité.

--Ces rêves de puissance et de grandeur, dit-elle, reposent sur une tête
menacée; si cette tête tombe, c'en est fait de ces rêves!

--On ne touchera pas un cheveu du prince. Dussions-nous périr tous, il
sera sauvé. Vous avez notre parole de gentilshommes.

--J'y compte, messieurs. Don Centurion vous fera parvenir, demain, mes
instructions précises. Allez, maintenant.

Le duc et ses quatre amis ployèrent le genou devant celle qui leur avait
fait entrevoir un avenir prodigieux et, s'enveloppant de leurs manteaux,
ils se disposèrent à sortir. Alors Pardaillan se redressa et fit un
signe. Le Chico se mit aussitôt en marche, guidant le chevalier qui,
jugeant la séance terminée, se décidait, sans doute, à quitter les
souterrains de la maison des Cyprès.

Si Pardaillan ne s'était tant hâté, il eût entendu une conversation qui
n'eût pas manqué de l'intéresser.

Fausta était restée songeuse. Quand elle vit que le duc et ses amis
s'étaient retirés, elle descendit de l'estrade et, s'adressant à
Centurion d'une voix brève:

--Cette bohémienne, cette Giralda, peut être un obstacle à nos projets.
Elle me gêne. Il faut qu'elle disparaisse dans la bagarre de demain.

Elle eut l'air de réfléchir un instant en surveillant Centurion du coin
de l'oeil et elle décida:

--Prévenez votre parent Barba Roja. Lui seul, je crois, pourra m'en
débarrasser.

--Quoi! madame, fit Centurion d'une voix étranglée, vous voulez!...

--Je veux, oui! dit Fausta avec un imperceptible sourire.

Sur un ton douloureux, le bravo dit:

--Vous m'avez promis cependant...

--Que faudrait-il donc que je fasse pour arriver à vous persuader qu'on
ne me prend pas pour dupe?

--Madame, bégaya Centurion interloqué, je ne comprends pas.

--Vous allez comprendre. Vous m'avez dit que vous étiez amoureux de
Giralda, au point que vous parliez de l'épouser. Eh bien soit, j'y
consens, épousez-la.

--Ah! madame! je vous devrai la fortune et le bonheur! s'émerveilla
Centurion, radieux.

--Épousez-la, répéta Fausta avec nonchalance. Seulement il est une
petite chose, sans grande importance pour un amour, aussi désintéressé
que le vôtre. Dans le nouvel ordre de choses que nous allons instaurer,
vous serez un personnage en vue. On s'étonnera peut-être que le
personnage que vous allez être ait pour épouse une humble bohémienne.

--L'amour sera mon excuse. Nul ne pourra médire sur le compte de ma
femme. La Giralda, malgré qu'elle ne soit qu'une bohémienne, est connue
comme la vertu la plus farouche de l'Andalousie. Cela est l'essentiel.

Fausta eut un mince sourire, et, comme si elle n'avait pas entendu, elle
continua:

--On s'étonnera surtout que ce personnage ait été assez oublieux de son
rang et de sa dignité pour épouser une jeune fille du peuple. Car la
famille de la Giralda est connue maintenant. Elle est, cette petite, de
la plus basse extraction.

Centurion chancela sous le coup qui était rude, affreux. L'amour qu'il
avait affiché pour la Giralda n'était qu'une comédie. Il s'était
imaginé, par suite d'on ne savait quels indices, que la bohémienne était
issue d'une illustre famille. Il avait conçu ce plan: avec l'assistance
de Fausta, évincer Barba Roja, écarter le Torero, Débarrassé de ces deux
obstacles, lui Centurion, déjà riche, en passe de devenir un personnage,
consentait à épouser cette fille sans nom.

Une fois le mariage consommé, un heureux hasard lui ferait connaître
à point nommé la filiation de son épouse. Il devenait du coup l'allié
d'une des plus illustres familles du royaume. Et si, plus tard, devenu
roi, le Torero s'avisait de rechercher son ancienne amante, lui,
Centurion, savait trop quels bénéfices un courtisan complaisant peut
tirer d'un caprice royal.

Tel avait été le plan de Centurion. Et c'est au moment où il voyait ses
affaires marcher au mieux de ses désirs qu'il apprenait brutalement
qu'il s'était trompé, que la Giralda, dont il avait rêvé de faire le
pivot de sa fortune, n'était qu'une pauvre fille de basse extraction.

Ce coup l'assommait.

Le voyant muet d'hébétude, Fausta acheva:

--Hé! quoi! Ne le saviez-vous pas? Auriez-vous commis cette faute,
impardonnable pour un homme de votre force, de prêter une oreille
crédule aux propos de cette fille qui se croit issue d'une famille
princière?

Cette fois, il n'y avait pas à douter, la raillerie était flagrante,
cruelle: elle savait certainement.

--Épargnez-moi, madame! supplia-t-il, honteux.

Fausta le considéra une seconde et, haussant dédaigneusement les
épaules:

--Êtes-vous enfin convaincu qu'il est inutile d'essayer de jouer au plus
fin avec moi?

--Que faut-il dire de votre part à Barba Roja? demanda-t-il, jetant le
masque et résolument cynique.

--De ma part, dit Fausta avec un suprême dédain, rien. De la vôtre,
à vous, dites-lui que la bohémienne ne manquera pas d'assister à la
corrida, puisque son amant doit y prendre part. Don Almaran, placé à la
source même des informations, ne doit pas ignorer qu'il se trame quelque
coup de traîtrise, lequel sera mis à exécution pendant que se déroulera
la corrida. Il doit savoir que le coup préparé par M. d'Espinosa avec le
concours du roi n'ira pas sans tumulte. A lui de profiter de l'occasion
et de s'emparer de celle qu'il convoite. Quant à vous, comme J'ai besoin
d'être tenue au courant de ce qui se trame chez mes adversaires, il vous
faut éviter à tout prix d'éveiller des soupçons. En conséquence, vous
aurez soin de vous mettre à sa disposition pour ce coup de main et de le
seconder de telle sorte qu'il réussisse. Tout le reste vous regarde à la
condition que la Giralda soit perdue à tout jamais pour don César, et
sans que j'y sois pour rien. Vous me comprenez?

--Je vous comprends, madame, et j'agirai selon vos ordres, dit le bravo,
heureux de se tirer d'affaire.

Très froide, elle dit:

--Je vous engage à prendre toutes les dispositions utiles pour mener à
bien cette affaire. Vous avez beaucoup à vous faire pardonner, maître
Centurion.

Le bravo frémit. Il comprenait le sens de la menace. La situation
dépendait de sa réussite. Il réussirait donc coûte que coûte:

--La bohémienne disparaîtra, j'en réponds, dussé-je la poignarder de mes
mains, dit-il avec assurance.

--Partons, dit alors Fausta très paisiblement.

Centurion s'en fut chercher son flambeau, qu'il avait dissimulé sous
l'estrade, et l'alluma.

Il n'y avait qu'une porte visible dans cette salle: celle par où les
conjurés s'étaient dispersés et lui donnait sur une galerie souterraine,
laquelle aboutissait hors du mur d'enceinte de la maison.

Cependant le duc de Castrana et ses amis étaient revenus et s'étaient
retirés par une issue qu'on ne voyait pas. Fausta elle-même était entrée
par une troisième porte qu'on ne voyait pas davantage.

Son flambeau allumé à la main. Centurion demanda:

--Quel chemin prenez-vous, madame?

--Celui du duc.

L'estrade n'était pas appuyée contre le mur. Centurion contourna
cette estrade et ouvrit une petite porte secrète qui se trouvait là,
habilement dissimulée. Puis, sans se retourner, convaincu qu'elle le
suivait, il s'engagea dans la galerie étroite qui aboutissait à cette
porte et attendit que Fausta le rejoignît. Celle-ci s'était mise en
marche.

Elle avait contourné l'estrade et allait disparaître à son tour,
lorsqu'elle demeura clouée sur place.

Une voix vibrante, qu'elle connaissait trop bien, venait de lancer sur
un ton railleur:

--La restauratrice de l'empire de Charlemagne daignera-t-elle accorder
une minute de son temps si précieux au pauvre routier que je suis?

Fausta s'était arrêtée net, sans se retourner. Son oeil eut une lueur
sinistre et, dans sa pensée éperdue, elle hurla:

--Pardaillan! L'infernal Pardaillan!... Ainsi il a échappé à la mort,
comme il l'avait dit! Il est sorti de la tombe où je croyais bien
l'avoir emmuré vivant!

Elle leva vers le ciel un regard fulgurant comme si elle eût voulu
sommer Dieu de lui venir en aide.

Et voici qu'en abaissant les yeux elle vit dans l'ombre Centurion qui se
livrait à une pantomime effrénée dont la signification lui était très
claire:

«Retenez-le un moment, disaient les gestes de Centurion, je cours
chercher du renfort, et cette fois nous le tenons!»

Elle abaissa plusieurs fois de suite ses cils pour montrer qu'elle avait
compris, et alors elle se retourna.

Tout ceci, qui nous a demandé un temps très long à expliquer, s'était
produit en un temps inappréciable.

En tenant compte de la surprise à laquelle elle n'avait pu échapper,
si maîtresse d'elle-même qu'elle fût, Pardaillan put croire que rien
d'anormal ne s'était passé, qu'elle était bien seule et qu'elle s'était
retournée à son appel. Son visage était si calme, son oeil si limpide,
son attitude empreinte d'une telle sérénité, que Pardaillan, qui la
connaissait bien pourtant, ne put se tenir de l'admirer.

Elle s'avança vers lui avec la grâce d'une grande dame qui, pour honorer
un visiteur de marque, le conduit elle-même vers le siège qu'elle lui
destine.

Et Pardaillan dut reculer devant elle, contourner des banquettes et
s'asseoir là où elle voulait qu'il s'assît.

Nous avons dit qu'il n'y avait qu'une porte visible: elle était à
droite. Au centre se trouvait l'estrade.

Derrière l'estrade était située la porte secrète par où Centurion venait
de sortir, courant chercher du renfort. Devant l'estrade, il y avait
un espace vide au bout duquel se trouvait le mur qui faisait face à
l'estrade.

Dans ce mur étaient percées l'excavation par où Pardaillan avait regardé
et écouté, et un peu plus loin, la porte invisible par où il était
entré--du moins Fausta avait tout lieu de croire qu'il était entré par
là. A droite et à gauche de l'estrade se trouvaient les banquettes sur
lesquelles les conjurés s'étaient assis.

La manoeuvre de Fausta, amenant Pardaillan à s'asseoir sur la dernière
des banquettes placées à gauche de l'estrade, avait eu pour but de
l'acculer sur le seul côté de la salle où il n'y avait aucune porte,
visible ou invisible, de cela Fausta était sûre.

Quant à la porte visible, au coeur de chêne, jamais Pardaillan, malgré
sa force et sa bravoure, ne pourrait traverser cette salle encombrée
pour arriver jusqu'à elle. Et même s'il parvenait à accomplir ce
miracle, il n'en serait pas plus avancé, la porte étant fermée à triple
tour.

Pardaillan était bien pris cette fois.

Que pourrait sa courte dague contre les longues et bonnes rapières dont
il allait être menacé?

Pardaillan s'était prêté avec une bonne grâce, dont lui seul était
capable en pareil moment, à la petite manoeuvre de Fausta. Il serait
certes téméraire d'affirmer qu'il n'avait rien remarqué de ces
dispositions inquiétantes. Mais Fausta le connaissait bien. Elle savait
qu'il n'était pas homme à reculer, sur n'importe quel terrain. Et, sans
scrupule comme sans remords, elle exploitait habilement ce qu'elle
considérait comme une faiblesse.

Donc Pardaillan s'assit sur la dernière banquette, à la place même
qu'elle désignait. Elle-même s'assit sur une autre banquette, en face de
lui. Ils se regardèrent en souriant. On eût dit deux amis heureux de se
retrouver.

Cependant son sourire, à lui, avait on ne sait quoi de narquois,
d'insaisissable pour tout autre qu'elle. Ces deux antagonistes,
exceptionnellement doués, avaient en certaines circonstances à leur
disposition des sens spéciaux qui leur permettaient de percevoir ce qui
échappait à leurs sens ordinaires.

Ne percevant rien d'anormal, elle se rassura.

Alors, d'une voix très calme, douce et chantante, un sourire aux lèvres,
comme on s'informe de la santé d'une personne qui vous est chère, elle
dit:

--Ainsi vous avez pu échapper au poison dont l'air de votre cachot était
saturé?

Et lui, souriant aussi, soutint son regard sans provocation, sans
arrogance, mais avec fermeté et assurance:

--Ne vous avais-je pas prévenue? dit-il d'un air indéchiffrable.

--C'est vrai. Vous aviez bien vu!

Un long moment elle le considéra en silence et elle reprit:

--Ce poison n'était qu'un narcotique. A vrai dire, j'en avais le
soupçon. Ce qui m'étonne, c'est que vous ayez pu sortir de ce cachot où
vous étiez emmuré comme dans une tombe. Comment avez-vous fait?

--Cela vous intéresse-t-il vraiment?

--Rien de ce qui vous touche ne me laisse indifférente, croyez-le bien.

On eût dit qu'elle se réjouissait de le voir sain et sauf. Et peut-être,
dans le désarroi où se débattait sa pensée, se réjouissait-elle en
effet.

Il répondit, en s'inclinant gracieusement:

--Vous me comblez, vraiment! Prenez garde! vous allez me rendre
outrecuidant et fat. Vous me voyez tout confus de l'intérêt que vous
voulez bien me porter.

--Ce qui vous paraît très simple paraît prodigieux à d'autres, dit-elle.
Tout le monde ne peut pas avoir votre rare mérite, ni votre modestie
plus rare encore.

--De grâce, madame, ménagez cette modestie! Vous tenez donc à savoir?

Elle fit «oui!» doucement de la tête.

--Soit. Vous savez qu'une partie du plafond de ce cachot s'abaisse au
moyen d'un mécanisme.

--Je sais.

--Vous ignorez sans doute que dans le cachot même un ressort
caché permet de faire descendre ce plafond qui remonte ensuite
automatiquement?

--Je l'ignorais, en effet.

--Eh bien, c'est par là que je suis sorti. Ma bonne fortune m'a fait
trouver ce ressort sur lequel j'ai appuyé de façon tout à fait fortuite.
Le plafond est descendu, à mon grand ébahissement. Cela constituait un
petit plateau sur lequel je me suis placé. Le pla fond, en remontant,
m'a ramené dans la chambre d'où j'avais été précipité. Vous voyez que
c'est très simple.

--Mais comment avez-vous eu l'idée de descendre dans les souterrains?

--Toujours le hasard, dit-il de son air le plus naïf. J'ai trouvé toutes
les portes ouvertes. Je ne connaissais pas la maison. Sans savoir
comment, je me suis retrouvé dans les caves. Je suis assez observateur,
vous le savez. J'ai pensé qu'une maison que vous aviez choisie devait
posséder plus d'une issue secrète semblable à celle par où j'étais
sorti. Et, toujours favorisé par le hasard, j'ai été amené dans un
couloir ou mon attention a été sollicitée par quelques lumières qui
transparaissaient à travers le mur. Est-il nécessaire de vous en dire
plus long?

--C'est inutile. Je comprends maintenant.

--Ce que je ne comprends, pas, c'est qu'une femme telle que vous ait
commis cette faute impardonnable de laisser sa maison déserte, toutes
portes ouvertes.

Le dialogue entre ces deux adversaires prenait des allures de duel.
Jusqu'ici ils n'avaient fait que se tâter. Maintenant ils se portaient
des coups. Et, comme toujours, c'était Pardaillan qui chargeait le
premier.

Fausta se contenta de relever le reproche d'imprudence. Elle expliqua:

--Si j'ai laissé toutes portes ouvertes, j'avais des raisons. Vous n'en
doutez pas, puisque vous me connaissez... Que vous soyez arrivé à point
nommé pour bénéficier de cette apparente négligence, c'est un malheur...
réparable. En ce qui concerne cet oeil secret qui vous a permis
d'assister à mon entrevue avec les gentilshommes espagnols, je conviens
que le reproche est mérité. J'aurais dû en effet le fermer. J'ai péché
par trop de confiance. C'est une leçon. Tenez pour certain qu'elle ne
sera pas perdue.

Elle disait cela paisiblement, comme s'il se fût agi d'une chose de
médiocre importance. Mais, après avoir confessé son erreur, elle revint
à ce qui lui paraissait autrement important, et avec un sourire
aigu comme celui de Pardaillan quand il lui faisait remarquer les
conséquences de son imprudence:

--Mais vous-même, croyez-vous que vous ayez été bien inspiré en entrant
ici? Vous parlez d'imprudence? Il vous était si facile de tirer au
large!

--Mais, madame, fit Pardaillan avec son air le plus naïf, j'ai eu
l'honneur de vous dire que j'avais absolument besoin d'avoir un
entretien avec vous!

--Il faut donc que ce que vous avez à me dire soit bien grave pour que
vous vous exposiez ainsi après avoir échappé miraculeusement à la mort?

--Bon Dieu! madame, où prenez-vous que je m'expose, et qu'ai-je à
craindre en tête-à-tête avec vous?

--Croyez-vous donc que je vous laisserai sortir d'ici aussi facilement
que vous y êtes entré? Vous vous dites que ce n'est pas moi qui vous
barrerai la route... Vous avez raison. Mais sachez que dans un instant
vous allez être assailli. Vous allez vous trouver seul et sans arme,
dans cette salle bien gardée.

Pourquoi lui disait-elle cela, alors qu'elle était seule encore avec
lui? Elle savait bien que, s'il lui plaisait de mettre à profit
l'avertissement qu'elle lui donnait, il n'avait que quelques pas à
faire pour sortir. Pensait-elle qu'il ne trouverait pas le ressort
qui actionnait la porte secrète? Ou plutôt ne pensait-elle pas qu'en
l'avertissant il se croirait obligé de rester?

Très tranquillement, il répondit:

--Vous voulez parler des braves que ce sacripant d'inquisiteur est allé
chercher, tout courant?

--Vous saviez...

--Sans doute! De même que j'ai bien remarqué votre petit manège qui
consistait à m'acculer dans ce coin de la salle.

Fausta ne put s'empêcher de l'admirer. Mais, en même temps que
l'admiration, l'inquiétude pénétrait en elle. Elle se disait que,
si fort qu'il fût, Pardaillan ne pouvait s'être exposé à un aussi
formidable danger sans avoir la certitude de s'en tirer indemne.

Une fois encore, elle jeta autour d'elle un coup d'oeil soupçonneux et
ne découvrit rien. Elle étudia encore la physionomie du chevalier et le
vit si confiant en sa force, que ses soupçons se dissipèrent, et elle se
dit:

«Il pousse la bravade aux plus extrêmes limites!»

--Sachant que vous alliez être attaqué, dit-elle tout haut--et je vous
préviens qu'une vingtaine d'épées vont vous assaillir--, sachant cela
vous êtes resté. Vous comptez donc passer sur le corps aux vingt
combattants que vous allez avoir sur les bras?

--Leur passer sur le corps serait trop dire. Mais, ce que je sais, c'est
que je m'en irai d'ici sans blessure sérieuse, parce que mon heure n'est
pas venue... Parce qu'il est écrit que je dois vous tuer.

--Pourquoi ne me tuez-vous pas tout de suite, en ce cas?

Elle prononça ces mots avec bravade et comme si elle l'eût défié de
mettre sa menace à exécution.

Très naturellement, il dit:

--Votre heure n'est pas venue, à vous non plus.

--Ainsi, selon vous, je dois échouer dans toutes les tentatives que je
dirigerai contre vous?

--Je le crois, dit-il très sincèrement. Récapitulons un peu les
différents moyens que vous avez employés dans l'unique but de m'occire:
le fer, la noyade, l'incendie, le poison, la faim et la soif... et me
voici devant-vous, bien vivant. Dieu merci! Tenez, vous faites fausse
route en cherchant à me tuer. Renoncez-y. C'est dur? Vous tenez
absolument à m'expédier dans un monde qu'on prétend meilleur? Oui!...
Mais puisque vous ne pouvez y parvenir! Que diable! il n'est pas besoin
de tuer les gens pour s'en débarrasser. On cherche. Les moyens ne
manquent pas qui font qu'un homme, vivant encore, n'existe plus pour
ceux qu'il gênait.

Il plaisantait.

Malheureusement, dans l'état d'esprit où elle était, sous l'influence
de la superstition qui lui suggérait qu'en effet il était invulnérable,
elle he pouvait pas comprendre qu'il osât plaisanter sur un sujet aussi
macabre. Et, dans sa superstition, elle se persuada que, nouveau Samson,
il livrerait lui-même le secret de sa force.

--Comment? demanda-t-elle naïvement.

Il eut un imperceptible sourire de pitié.

--Eh! le sais-je? plaisanta-t-il.

Et, avec une lueur de malice dans les yeux, en mettant son doigt sur son
front:

--Ma force est là... Essayez de me frapper là.

Elle le considéra longuement. Il paraissait très sérieux. Il eût frémi
s'il eût pu lire ce qui se passait dans son cerveau et quelle pensée
infernale il venait de faire germer en elle par une simple plaisanterie.

Elle demeura un instant pensive, cherchant à comprendre le sens de
ses paroles et le parti qu'elle pourrait en tirer, et dans son esprit
obstinément tendu vers ce but: la suppression de Pardaillan, en un
éclair, elle entrevit la solution cherchée et elle pensa:

«Le cerveau!... le frapper au cerveau!... le faire sombrer dans la
folie!... Et c'est lui qui m'indique ce moyen... Il a raison, cela vaut
mille fois mieux que la mort... Comment n'y ai-je pas pensé?»

Et, tout haut, avec un sourire sinistre:

--Vous avez raison. Si vous sortez d'ici vivant, je ne chercherai plus à
vous tuer. J'essaierai autre chose.

Quoi qu'il en eût, Pardaillan ne put réprimer un frisson. Cette
intuition merveilleuse qui le guidait lui fit deviner qu'elle avait
combiné quelque chose d'horrible, suggéré par sa plaisanterie. Mais il
n'était pas homme à rester longtemps sous cette impression pénible. Il
se secoua et, de sa voix railleuse:

--Mille grâces! dit-il.

Il lui apparut si calme, si maître de lui, que, de nouveau, elle
l'admira. Et, d'une voix vibrante:

--Vous avez entendu ce que j'ai dit à ces Espagnols? Encore ne leur
ai-je point dévoilé ma pensée tout entière. Vous m'avez, en raillant,
saluée du titre de restauratrice de l'empire de Charlemagne. L'empire de
Charlemagne ne serait rien comparé à celui que je pourrais créer si je
m'appuyais sur un homme tel que vous. Cet avenir prestigieux ne vous
tente-t-il pas? Que ne ferions-nous pas tous les deux! Nous pourrions
voir l'univers entier soumis à notre loi. Dites un mot, un seul, ce
prince espagnol disparaît, vous seul demeurez maître de celle qui n'eut
jamais d'autre maître que Dieu. Et nous marchons à la conquête du monde.

Glacial, il répondit:

--Je croyais vous avoir dit une fois pour toutes mon sentiment sur ces
rêves d'ambition. Excusez-moi, madame, mais nous ne pouvons pas nous
entendre.

Elle comprit qu'il était inébranlable. Elle n'insista pas et se contenta
d'approuver de la tête.

Pardaillan reprît d'une voix mordante:

--Que vous fassiez assassiner le roi Philippe, comme il y a quelques
mois vous avez fait assassiner Henri de Valois, c'est affaire entre vous
et lui. Je n'ai pas à prendre la défense de Philippe qui, du reste, me
paraît de taille à se défendre lui-même. Que vous mettiez, dans un but
d'ambition personnelle, ce pays à feu et à sang, comme vous l'avez fait
en France, ceci encore est affaire entre vous et Philippe ou son peuple.
Si les moyens que vous employez étaient avouables, je dirais même que je
n'en suis pas fâchée, car, en soulevant l'Espagne contre son roi,
vous donnerez assez d'occupation à celui-ci pour le mettre dans
l'impossibilité de poursuivre ses projets sur la France. Par cela même,
mon malheureux pays, sous la conduite d'un roi rusé mais brave homme,
tel que le Béarnais, aura le temps de réparer en grande partie les
calamités que vous aviez déchaînées sur lui. Sur ces deux points,
madame, si je n'approuve pas vos idées et vos procédés, du moins, vous
ne me trouverez pas devant vous.

--C'est beaucoup, chevalier, dit-elle franchement; et, si vous n'avez
pas des exigences inacceptables en échange de cette neutralité, je suis
assurée du sucès.

Pardaillan eut un sourire réservé et il reprit:

--Faites ce que bon vous semblera ici, cela vous regarde. Mais ne jetez
pas les yeux sur mon pays. Je vous l'ai dit, la France a besoin de repos
et de paix. Ne cherchez pas à y fomenter la haine et la discorde comme
vous l'avez déjà fait, vous me trouveriez sur votre route. La nouvelle
entreprise que vous tentez ici est appelée à un échec certain. Elle aura
le même sort qu'ont eu vos entreprises en France: vous serez battue.

--Pourquoi?

--Je pourrais vous dire: parce que ces entreprises sont fondées sur la
violence, la trahison et l'assassinat. Je vous dirai plus simplement:
parce que vos rêves d'ambition reposent sur la tête d'un homme loyal et
simple, le Torero, qui n'acceptera pas les offres que vous voulez lui
faire. Parce que don César est un homme que j'estime et que j'aime, moi,
et que je vous défends, vous entendez bien, je vous défends de vous
attaquer à lui. Et, maintenant que je vous ai dit ce que j'avais à vous
dire, vous pouvez faire entrer vos assassins.

En disant ces mots, il se leva et se tint debout devant elle, rayonnant
d'audace. Et, comme s'ils eussent entendu son ordre, au même moment, les
assassins se ruèrent dans la salle avec des cris de mort.

Fausta s'était levée aussi. Elle ne répondit pas un mot. Sans se
presser, elle se retourna, s'éloigna majestueusement et alla se placer à
l'autre extrémité de la salle, désireuse d'assister à la lutte.

Si Pardaillan avait voulu, il n'aurait eu qu'à étendre le bras, abattre
sa main sur l'épaule de Fausta, et le combat eût été terminé avant que
d'être engagé. Aucun des assistants n'eût osé ébaucher une menace en
voyant leur maîtresse aux mains de celui qu'ils avaient pour mission de
tuer sans pitié.

Mais Pardaillan n'était pas homme à employer de tels moyens. Il la
regarda s'éloigner sans faire un geste.

Centurion avait bien fait les choses. Il avait été un peu long, mais il
savait qu'il pouvait compter sur Fausta pour garder le chevalier autant
de temps qu'il serait nécessaire. Il amenait avec lui une quinzaine de
sacripants qui le suivaient dans toutes ses expéditions avec Barba Roja.

En plus de cette troupe, le familier amenait avec lui les trois
ordinaires de Fausta: Sainte-Maline, Montsery et Chalabre, lesquels
avaient bien consenti à suivre Centurion parlant au nom de la princesse.

Les deux troupes réunies formaient un total d'une vingtaine d'hommes,
armés de solides et longues rapières et de bonnes et courtes dagues.

Les assaillants, avons-nous dit, s'étaient rués avec des cris de mort.
Mais, si la précaution qu'avait eue Fausta de placer Pardaillan au fond
de la salle était bonne, car elle l'acculait dans un coin et le mettait
dans la nécessité d'enjamber un nombre considérable d'obstacles et de
passer sur le ventre de toute la troupe pour atteindre la sortie, cette
précaution devenait mauvaise car, pour atteindre leur victime, les
hommes de Centurion devaient d'abord, eux aussi, enjamber ces mêmes
obstacles, ce qui ralentissait considérablement leur élan.

Pardaillan les regardait venir à lui avec ce sourire railleur qu'il
avait dans ces moments.

Il avait dédaigné de tirer sa dague, seule arme qu'il eût à sa
disposition. Seulement, il s'était placé derrière la banquette, sur
laquelle il était assis l'instant d'avant. Cette banquette était la
dernière de la rangée. Pardaillan avait placé son genou gauche sur cette
banquette, et, ainsi placé, les bras croisés, l'oeil aux aguets et
pétillant de malice, il attendait qu'ils fussent à sa portée.

Fausta, qui le surveillait de sa place, et qui, devant cette froide
intrépidité, sentait le doute l'envahir de plus en plus, se disait:

«Il va les battre tous! c'est certain! c'est fatal!»

Cependant Pardaillan avait reconnu les ordinaires, et, de sa voix
railleuse:

--Bonsoir, messieurs!

--Bonsoir, monsieur de Pardaillan, répondirent poliment les trois.

--C'est la deuxième fois aujourd'hui que vous me chargez, messieurs. Je
vois que vous gagnez honnêtement l'argent que vous donne Mme Fausta.
Seulement je suis confus de vous donner tant de mal.

--J'espère que nous serons plus heureux cette fois-ci, dit Chalabre.

--C'est possible! fit paisiblement Pardaillan, d'autant que, vous le
voyez, je suis sans arme.

--C'est vrai! dit Montsery, en s'arrêtant. M. de Pardaillan est désarmé!

--Nous ne pouvons pourtant pas le charger, s'il ne peut se défendre, dit
tout bas Montsery.

--D'autant qu'ils sont assez nombreux pour mener à bien la besogne,
ajouta Sainte-Maline en désignant du coin de l'oeil les hommes de
Centurion.

--Puisque vous n'avez pas d'arme, dit-il tout haut à Pardaillan, nous
nous abstenons, monsieur. Que diable! nous ne sommes pas des assassins!

Pardaillan s'inclina gracieusement, et:

--En ce cas, messieurs, écartez-vous et regardez...

A ce moment, sept ou huit des plus vifs parmi les assaillants n'avaient
plus que deux rangées de banquettes à franchir pour être sur lui.
Posément, avec des gestes mesurés, Pardaillan se courba et saisit à
pleins bras la banquette sur laquelle il appuyait son genou.

C'était une banquette longue de plus d'une toise, en chêne massif et
dont le poids devait être énorme.

Pardaillan la souleva sans effort apparent et, quand les premiers
assaillants se trouvèrent à sa portée, il balaya l'espace de sa
banquette tendue à bout de bras, en un geste large, foudroyant de force
et de rapidité.

Un homme resta sur le carreau, trois se retirèrent en gémissant, les
autres s'arrêtèrent interdits. Pardaillan se mit à rire doucement et
souffla un moment.

Mais le reste de la bande arrivait et poussait les premiers rangs, qui
durent avancer malgré eux. Pardaillan, froidement, méthodiquement,
recommença le geste de la mort. Trois nouveaux éclopés durent se
retirer.

Ils n'étaient plus que treize, en omettant les trois ordinaires qui
assistaient, béants d'admiration, à cette lutte épique d'un homme
contre vingt. Les hommes de Centurion s'arrêtèrent, quelques-uns même
s'empressèrent de reculer, de mettre la plus grande distance possible
entre eux et la terrible banquette.

Pardaillan souffla encore un moment et, profitant de ce qu'ils se
tenaient en groupe compact, il souleva de nouveau l'arme formidable que
lui seul peut-être était capable de manier avec cette aisance: il la
balança un instant et la jeta à toute volée sur le groupe pétrifié.

Alors ce fut la débandade. Les hommes de Centurion s'enfuirent en
désordre et ne s'arrêtèrent que dans l'espace libre devant l'estrade.
Avec Centurion, qui avait eu la chance de s'en tirer avec quelques
contusions sans importance, bien qu'il ne se fût pas ménagé, ils
n'étaient plus que six hommes valides.

Cinq étaient restés sur le carreau, morts ou trop grièvement endommagés
pour avoir la force de se relever. Les autres, plus ou moins éclopés,
geignant et gémissant, étaient hors d'état de reprendre la lutte.

Pardaillan passa sa main sur son front ruisselant de l'effort soutenu,
et, en riant, du bout des lèvres:

--Eh bien, mes braves, qu'attendez-vous? Vous savez bien que je suis
seul et sans arme!

Mais, comme, en disant ces mots, il plaçait son pied sur la banquette
qui se trouvait à sa portée, les autres, malgré les objurgations de
Centurion, restèrent cois.

Alors, Pardaillan se mit à rire plus fort, et, s'apercevant que
plusieurs rapières s'étalaient à ses pieds, il se baissa tranquillement,
ramassa celle qui lui parut la plus longue et la plus solide, et, la,
faisant siffler, de son air railleur, il leur lança:

--Allez, drôles! le chevalier de Pardaillan vous fait grâce!

Et, se tournant vers Fausta, sans plus s'occuper d'eux:

--A vous revoir, princesse! lui cria-t-il.

Il fit un demi-tour méthodique, et lentement, sans se retourner, il se
dirigea vers la muraille qui fermait le fond de la salle, dans ce coin
où il avait plu à Fausta de le placer, certaine qu'il n'y avait là
aucune issue.

Arrivé au mur, il frappa dessus trois coups du pommeau de la rapière
qu'il venait de ramasser.

La muraille s'ouvrit d'elle-même.

Avant de sortir, il se retourna. Centurion et ses hommes, revenus
de leur stupeur, se lançaient à sa poursuite. Les trois ordinaires
eux-mêmes, le voyant armé, chargeaient de leur côté. Le rire clair de
Pardaillan fusa plus ironique que jamais. Il lança:

--Trop tard!

Quand la bande hurlante et menaçante arriva, elle se heurta à la
muraille qui s'était refermée d'elle-même.

Honteux, furieux, ils se mirent à frapper le mur à coups redoublés.
Trois hommes de Centurion soulevèrent péniblement une de ces banquettes
que le chevalier avait maniée avec tant de facilité et s'en servirent de
bélier sans réussir davantage à ébranler le mur.

Exténués, ils se résignèrent à abandonner la poursuite, et, piteux, ils
se rangèrent autour de Fausta. Centurion surtout était très inquiet. Il
s'attendait à des reproches sanglants. Sainte-Maline, Chalabre, Montsery
n'étaient pas très rassurés non plus.

A la grande surprise de tous, Fausta ne fit aucun reproche. Elle savait,
elle, que Pardaillan devait sortir vainqueur de la lutte. Donc elle se
contenta de dire:

--Ramassez ces hommes, qu'on leur donne les soins que nécessite leur
état. Vous distribuerez à chacun cent livres à titre de gratification.
Ils ont fait ce qu'ils ont pu, je n'ai rien à dire.

Une rumeur joyeuse accueillit ces paroles. En un clin'd'oeil les éclopés
furent enlevés.

Demeurée seule, Fausta resta immobile sur la banquette où elle s'était
assise, cherchant, combinant, mettant en oeuvre toutes les ressources de
son esprit si fertile en inventions de toutes sortes. Que voulait-elle?
Peut-être ne le savait-elle pas très bien elle-même. Toujours est-il
que, de temps en temps, elle prononçait un mot, toujours le même:

--La folie!...

Enfin, ayant sans doute trouvé la solution tant cherchée, elle se leva,
rejoignit ses gardes du corps et remonta dans ses appartements.

Tandis que les ordinaires, sur un signe d'elle, s'installaient dans le
vestibule, elle pénétra dans son cabinet, suivie de Centurion à qui elle
donna des instructions claires et minutieuses, ensuite de quoi le bravo
quitta la maison des Cyprès et rentra dans Séville. Fausta attendit dans
son cabinet. Une demi-heure après, sa litière l'attendait devant le
perron. Elle y monta. Autour caracolaient ses gardés ordinaires:
Montsery, Chalabre, Sainte-Maline, et derrière venait une imposante
escorte de cavaliers armés jusqu'aux dents.

La litière pénétra dans l'Alcazar et s'arrêta devant les appartements
réservés à Mgr le grand inquisiteur.

Quelques instants plus tard, Fausta était introduite auprès d'Espinosa,
avec qui elle eut une longue et secrète conversation. Sans doute ces
deux puissants personnages arrivèrent-ils à s'entendre, sans doute
Fausta obtint-elle ce qu'elle voulait, car, lorsqu'elle sortit, un
sourire de triomphe errait sur ses lèvres et une lueur de contentement
rendait ses yeux noirs plus brillants [1].


[Note 1: L'épisode qui termine ce récit a pour titre _Les Amours du
Chico_.]


TABLE


  I.--La mort de Fausta
  II.--Le grand inquisiteur d'Espagne
  III.--La vieillesse de Sixte-Quint
  IV.--Le réveil de Fausta
  V.--La dernière pensée de Sixte-Quint
  VI.--Le chevalier de Pardaillan
  VII.--Bussi-Leclerc
  VIII.--Trois anciennes connaissances
  IX.--Conjonction de Pardaillan et de Fausta
  X.--Don Quichotte
  XI.--Don César et Giralda
  XII.--L'ambassadeur du roi Henri
  XIII.--Le document
  XIV.--Les deux diplomates
  XV.--Le plan de Fausta
  XVI.--Le caveau des morts vivants
  XVII.--Où Bussi-Leclerc verse des larmes
  XVIII.--Don Cristobal Centurion
  XIX.--Le souper
  XX.--La maison des Cyprès
  XXI.--Centurion dompté.
  XXII.--Le nain à l'oeuvre
  XXIII.--El Chico et Juana
  XXIV.--Suite des aventures du nain
  XXV.--Où le Chico se découvre un ami
  XXVI.--Les conspirateurs






End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan, Tome 05, Pardaillan et
Fausta, by Michel Zévaco

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Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.