The Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan - 01, by Michel Zévaco This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les Pardaillan - 01 Author: Michel Zévaco Release Date: August 17, 2004 [EBook #13207] [Last updated: May 17, 2012] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PARDAILLAN - 01 *** Produced by Renald Levesque MICHEL ZÉVACO LES PARDAILLAN Les Pardaillan I LES DEUX FRÈRES La maison était basse, toute en rez-de-chaussée, avec un humble visage. Près d'une fenêtre ouverte, dans un fauteuil armorié, un homme, un grand vieillard à tête blanche; une de ces rudes physionomies comme en portaient les capitaines qui avaient survécu aux épopées guerrières du temps du roi François I. Il fixait un morne regard sur la masse grise du manoir féodal des Montmorency, qui dressait au loin dans l'azur l'orgueil de ses tours menaçantes. Puis ses yeux se détournèrent. Un soupir terrible comme une silencieuse imprécation gonfla sa poitrine; il demanda: --Ma fille?... Où est ma fille?... Une servante, qui rangeait la salle, répondit: --Mademoiselle a été au bois cueillir du muguet. --Oui, c'est vrai, c'est le printemps. Les haies embaument. Chaque arbre est un bouquet. Tout rit, tout chante, des fleurs partout. Mais la fleur la plus belle, ma Jeanne, ma noble et chaste enfant, c'est toi... Son regard, alors, se reporta sur la formidable silhouette du manoir accroupi sur la colline. --Tout ce que je hais est là! gronda-t-il. Là est la puissance qui m'a brisé, anéanti! Oui, moi, seigneur de Piennes, autrefois maître de toute une contrée, j'en suis réduit à vivre presque misérable, dans cet humble coin de terre que m'a laissé la rapacité du Connétable!... Que dis-je, insensé! Mais ne cherche-t-il pas, en ce moment même, à me chasser de ce dernier refuge!... Deux larmes silencieuses creusèrent un amer sillon parmi les rides de ce visage désespéré. Soudain, il pâlit affreusement: un cavalier, vêtu de noir, entrait et s'inclinait devant lui!... --Enfer!... Le bailli de Montmorency!... --Seigneur de Piennes, dit l'homme noir, je viens de recevoir de mon maître le connétable un papier que j'ai ordre de vous communiquer à l'instant: ce papier que voici, c'est la copie d'un arrêt du Parlement de Paris en date d'hier, samedi 25 avril de cet an 1553. L'arrêt porte que vous occupez indûment le domaine de Margency; que le roi Louis XII outrepassa son droit en vous conférant la propriété de cette terre qui doit faire retour à la maison de Montmorency, et qu'il vous est enjoint de restituer castel, hameau, prairies et bois. Le seigneur de Piennes ne fit pas un mouvement, pas un geste. Seulement, une pâleur plus grande se répandit sur son visage, et sa voix tremblante s'éleva: --O mon digne sire Louis douzième! et vous, illustre François Ier! sortirez-vous de vos tombes pour voir comme on traite celui qui, sur quarante champs de bataille, a risqué sa vie et versé son sang? Revenez, sires! Et vous assisterez à ce grand spectacle du vieux soldat dépouillé parcourant les routes de l'Ile-de-France pour mendier un morceau de pain! Devant ce désespoir, le bailli trembla. Furtivement, il déposa sur une table le parchemin maudit, et il recula, gagna la porte et s'enfuit. Alors, dans la pauvre maison, on entendit une clameur funèbre déchirante: --Et ma fille! Ma fille! Ma Jeanne! ma fille est sans abri! Ma Jeanne est sans pain! Montmorency! malédiction sur toi et toute ta race. La catastrophe était effroyable. En effet, Margency, qui depuis Louis XII appartenait au seigneur de Piennes, était tout ce qui restait de son ancienne splendeur à cet homme qui avait jadis gouverné la Picardie. Dans l'effondrement de sa fortune, il s'était réfugié dans cette pauvre terre enclavée dans les domaines du connétable. Maintenant, c'était fini! L'arrêt du Parlement, c'était, pour Jeanne de Piennes et son père, la misère honteuse. Jeanne avait seize ans. Mince, frêle, fière, d'une exquise élégance, elle semblait une créature faite pour le ravissement des yeux, une émanation de ce radieux printemps, pareille, en sa grâce un peu sauvage, à une aubépine qui tremble sous la rosée au soleil levant. Ce dimanche 26 avril 1553, elle était sortie comme tous les jours, à la même heure. Elle avait pénétré dans la forêt de châtaigniers à laquelle s'appuyait Margency. Sous un bois, Jeanne, oppressée, une main sur son coeur, se mit à marcher rapidement en murmurant: --Oserai-je lui dire? Ce soir, oui, dès ce soir, je parlerai!... je dirai ce secret terrible... et si doux! Soudain, deux bras robustes et tendres l'enlacèrent. Une bouche frémissante chercha sa bouche: --Toi, enfin! Toi, mon amour... --Mon François! mon cher seigneur!... --Mais qu'as-tu, mon aimée? Tu trembles... Il se pencha, l'enlaça d'une étreinte plus forte. --C'était un beau grand garçon au regard droit, au visage doux, au front haut et calme. Or, ce jeune homme s'appelait François de Montmorency!... Oui! c'était le fils aîné de ce connétable Anne qui venait d'arracher au seigneur de Piennes le dernier lambeau de sa fortune! Enlacés, ils marchaient lentement parmi les fleurs ouvertes, dont l'âme s'épandait en mystérieux effluves. Parfois, un tressaillement agitait l'amante. Elle s'arrêtait, prêtait l'oreille et murmurait: --On nous suit... on nous épie... as-tu entendu? --Quelque bouvreuil effarouché, mon doux amour... --François! François! oh! j'ai peur... --Peur? Chère aimée! depuis trois mois que tu es mienne, depuis l'heure bénie où notre amour impatient a devancé la loi des hommes pour obéir à la loi de la nature, plus que jamais, Jeanne, tu es sous ma protection. Que crains-tu? Bientôt tu porteras mon nom. La haine qui divise nos deux pères, je la briserai!... --Je le sais, mon seigneur, je le sais! Et même si ce bonheur ne m'était pas réservé, je serais heureuse encore d'être à toi tout entière. Oh! aime-moi, aime-moi, mon François! car un malheur est sur ma tête! --Je t'adore, Jeanne. J'en jure le ciel, rien au monde ne pourra faire que tu ne sois ma femme! Un éclat de rire, sourdement, retentit tout près... --Ainsi, continuait François, si quelque peine secrète t'agite, confie-la à ton amant... ton époux. --Oui, oui!... ce soir. Ecoute, à minuit, je t'attendrai... chez ma bonne nourrice... il faut que tu saches!... --A minuit, donc, bien-aimée... --Et maintenant, va, pars... adieu... à ce soir... --Une dernière étreinte les unit. Un dernier baiser les fit frissonner. Puis François de Montmorency s'élança, disparut sous les fourrés. Une minute Jeanne de Piennes demeura à la même place, émue, palpitante. Enfin, avec un soupir, elle se retourna. Au même instant, elle devint très pâle: quelqu'un était devant elle--un homme d'une vingtaine d'années, figure violente, oeil sombre, allure hautaine. Jeanne eut un cri d'épouvanté: --Vous, Henri! vous! --Moi, Jeanne! Il paraît que je vous effraie! Par la mort-dieu, n'ai-je donc pas le droit de vous parler,... comme lui... comme mon frère! Elle demeura tremblante. Et lui, éclatant de rire: --Si je ne l'ai pas, ce droit, je le prends! Oui, c'est moi Jeanne! moi qui ai sinon tout entendu, du moins tout vu! Tout! vos baisers et vos étreintes! Tout, vous dis-je, par l'enfer! Vous m'avez fait souffrir comme un damné! Et maintenant, écoutez-moi! Sang du Christ, ne vous ai-je pas le premier déclaré mon amour? Est-ce que je ne vaux pas François? --Henri, dit-elle, je vous aime et vous aimerai toujours comme un frère... le frère de celui à qui j'ai donné ma vie. Et il faut que mon affection pour vous soit grande, puisque je n'ai jamais dit un mot à François... --Ah! c'est plutôt pour lui épargner une inquiétude! Mais dites-lui que je vous aime! Qu'il vienne, les armes à la main, me demander des comptes! --C'en est trop, Henri! Ces paroles me sont odieuses, et j'ai besoin de toutes mes forces pour me souvenir encore que vous êtes son frère! --Son frère?... Son rival! Réfléchissez, Jeanne! Le jeune homme grinça des dents, et haleta: --Donc, vous me repoussez!... Parlez! mais parlez donc!... Vous vous taisez?... Ah! prenez garde! --Puissent les menaces que je lis dans vos yeux retomber sur moi seule! Henri frissonna. --Au revoir, Jeanne de Piennes, gronda-t-il; vous m'entendez?... Au revoir... et non adieu!... Alors ses yeux s'injectèrent. Il eut un geste violent, secoua la tête comme un sanglier blessé et se rua à travers la forêt. --Puisse-je être seule frappée! balbutia Jeanne. Et comme elle disait ces mots, quelque chose d'inconnu, de lointain, d'inexprimable, tressaillit au fond, tout au fond de son être. D'un geste instinctif, elle porta les mains à ses flancs, et tomba à genoux; prise d'une terreur folle, elle bégaya: --Seule! seule! Mais, malheureuse, je ne suis plus seule! mais il y a en moi un être qui vit et veut vivre! II MINUIT! Le silence et les ténèbres d'une nuit sans lune pesaient sur la vallée de Montmorency. Onze heures sonnèrent lentement au clocher de Margency. Jeanne de Piennes s'était redressée pour compter les coups, cessant d'actionner son rouet!... Elle murmura: --Ce soir, quand je suis rentrée, pourquoi mon père paraissait-il bouleversé?... Pourquoi, si convulsivement, m'a-t-il serrée sur son coeur? Comme il était pâle! En vain, j'ai essayé de lui arracher son secret... Enfin, elle éteignit le flambeau, s'enveloppa d'une mante et, poussant la porte, marcha vers une maison paysanne située à cinquante pas. Comme elle longeait une haie toute parfumée de rosés sauvages, il lui sembla qu'une ombre, une forme humaine, se dressait de l'autre côté de la haie. --François!... appela-t-elle, palpitante. Rien ne lui répondit... et, secouant la tête, elle poursuivit son chemin. Alors, cette ombre se mit en mouvement, se glissa vers la demeure du seigneur de Piennes, alla droit à une fenêtre éclairée; et l'homme, rudement, frappa. Le seigneur de Piennes ne s'était pas couché. A pas lents, le dos voûté, il se promenait dans la salle, l'esprit tendu dans une recherche affreuse: qu'allait devenir sa Jeanne! Le coup frappé à la fenêtre arrêta soudain sa morne promenade, et l'immobilisa dans l'attente pantelante d'une dernière catastrophe. Le seigneur de Piennes, alors, ouvrit, regarda!... Et un rugissement de haine, de douleur et de désespoir déchira sa gorge... Celui qui frappait, c'était un fils de l'implacable ennemi, c'était Henri de Montmorency! Le vieillard se retourna: d'un bond, il courut à une panoplie, décrocha deux épées, les jeta sur la table. Henri avait franchi la fenêtre, échevelé, hagard. D'un signe violent, le seigneur de Piennes montra les deux épées. Henri secoua la tête, haussa les épaules et saisit la main du vieillard. --Je ne suis pas venu pour me mesurer avec vous, dit-il d'une voix démente; pour quoi faire? Je vous tuerais. Et d'ailleurs, je n'ai pas de haine contre vous, moi! Est-ce que cela me regarde que mon père vous ait fait disgracier? Je sais! oh! je sais: par le connétable, vous avez perdu votre gouvernement; de riche et puissant que vous étiez, vous êtes pauvre et misérable!... --Qu'es-tu donc venu faire ici? Parle! gronda le vieux capitaine. --Tu veux savoir pourquoi je suis ici? C'est parce que je sais que tu dois aux Montmorency la misère qui t'accable! Oui, c'est parce que je connais ta haine, vieillard insensé, que je viens te crier: N'est-il pas un abominable sacrilège que Jeanne de Piennes soit la maîtresse de François de Montmorency!... Le seigneur de Piennes chancela. Un nuage rouge passa devant ses yeux. Ses pupilles se dilatèrent. Sa main se leva pour une insulte suprême. Henri de Montmorency, d'un geste foudroyant, saisit cette main et la serra à la broyer. --Tu doutes! rugit-il. Vieillard stupide! Je te dis que ta fille, à cette minute même, est dans les bras de mon frère! Viens! viens! Stupide, en effet, sans forces, sans voix, le père de Jeanne fut violemment entraîné par le jeune homme qui, d'un coup de pied, ouvrit la porte: l'instant d'après, tous deux étaient devant la chambre de Jeanne... Cette chambre était vide!... Le seigneur de Piennes leva au ciel des bras chargés de malédiction et sa clameur désespérée traversa lamentablement le silence de la nuit. Puis courbé, râlant, vacillant, se heurtant à la muraille, il parvint à regagner la salle... Henri s'était enfui dans la nuit, comme dut jadis s'enfuir Caïn. Jeanne de Piennes avait marché jusqu'à la maison paysanne. Le premier coup de minuit sonna: au détour du sentier, à trois pas d'elle, François apparut... Elle le reconnut aussitôt et, au même instant, elle fut dans ses bras. L'étreinte fut presque violente: ils s'aimaient vraiment de toute leur âme. --Mon aimée, dit alors François de Montmorency, les minutes nous sont comptées ce soir. Un cavalier vient d'arriver au manoir, devançant mon père d'une heure: il faut que le connétable me trouve au château... Parle donc, bien-aimée... dis-moi quel est le secret qui t'oppresse. Quoi que tu aies à me confier, souviens-toi que c'est un époux qui t'écoute... --Un époux, mon François! Oh! tu m'enivres de bonheur... --Un époux, Jeanne: je le jure par mon nom glorieux et sans tache jusqu'à ce jour! --Eh bien, fit-elle toute palpitante, écoute... Il se pencha. Elle appuya sa tête sur son épaule. Elle allait parler... elle cherchait la parole d'aveu... A ce moment, un cri terrible, un cri d'horrible agonie déchira le silence des choses... --C'est la voix de mon père! balbutia Jeanne épouvantée. François! François! on égorge mon père!... Elle s'était arrachée des bras de l'amant; elle se mit à courir; en quelques secondes elle fut devant la maison et vit la porte et la fenêtre ouvertes... Un instant plus tard, elle était dans la salle: son père râlait dans un fauteuil. Elle se jeta sur lui, toute secouée de sanglots, saisit sa tête blanche dans ses bras... --Mon père, mon père, c'est moi! c'est ta Jeanne! Le vieillard ouvrit les yeux et les fixa sur sa fille. Sous ce regard elle recula de deux pas; entre eux, il ne fut pas besoin de paroles: elle comprit qu'il savait tout! Et inconsciente, elle avoua: --Pardon, père! pardon de l'avoir aimé, de l'aimer encore!... Voyons, père, ne me regarde pas ainsi... tu veux donc que ta pauvre petite Jeanne meure à tes pieds, de désespoir!... Ce n'est pas ma faute, va, si je l'aime... une force inconnue m'a jetée dans ses bras... Oh! père..., si tu savais comme je l'aime!... A mesure qu'elle parlait, le seigneur de Piennes s'était redressé de toute sa hauteur. Sans répondre, il la conduisit jusqu'au seuil de la maison, étendit le bras dans la nuit, et il prononça: --Allez, je n'ai plus de fille!... Elle chancela; un gémissement râla dans sa gorge... A ce moment une voix chaude s'éleva soudain: --Vous vous trompez, monseigneur. Vous avez encore une fille. C'est votre fils qui vous le jure! En même temps, François de Montmorency apparut dans le cercle de lumière, tandis que Jeanne jetait un cri d'espoir insensé et que le seigneur de Piennes reculait en bégayant: --L'amant de ma fille!... ici!... devant moi!... Calme, sans un frémissement. François se courba. --Monseigneur, voulez-vous de moi pour votre fils? --Mon fils! balbutia le vieillard. Vous, mon fils! Qu'ai-je entendu? Est-ce une sanglante moquerie!... François saisit les mains de Jeanne: --Monseigneur, daigne votre bonté accorder à François de Montmorency votre fille Jeanne pour épouse légitime, dit-il avec plus de fermeté encore. --Épouse légitime!... Je rêve!... Ignorez-vous donc... --Je sais tout, monseigneur! Mon mariage avec Jeanne de Piennes réparera toutes les injustices, effacera tous les malheurs... J'attends, mon père, que vous prononciez le sort de ma vie... Une joie immense descendit dans l'âme du vieillard, et déjà des paroles de bénédiction montaient à ses lèvres, lorsqu'une pensée foudroyante traversa son cerveau: --Cet homme voit que je vais mourir! Moi mort, il se rira de la fille comme il se rit du père!... --Décidez, monseigneur, reprit François. --Père, mon vénéré père, supplia Jeanne. --Vous voulez épouser ma fille? dit alors le vieillard. Le jeune homme comprit ce qui se passait dans le coeur de ce mourant. Un rayon de loyauté mâle et douce illumina son front. Et il répondit: --Dès demain, mon père! dès demain!... --Demain! dit le seigneur de Piennes, je serai mort!... --Demain, vous vivrez... et de longs jours encore, pour bénir vos enfants. --Demain! râla le vieillard avec une immense amertume. Trop tard! c'est fini... Je meurs maudit... désespéré! François regarda autour de lui et vit que les domestiques de la maison, réveillés, s'étaient rassemblés. Alors une sublime pensée descendit en lui. Il enlaça d'un bras la jeune fille éperdue, fit signe à deux serviteurs de saisir le fauteuil où agonisait le seigneur de Piennes, et sa voix solennelle s'éleva: --A l'église! commanda-t-il. Mon père, il est minuit: votre chapelain peut dire sa première messe... ce sera celle de l'union des familles de Piennes et de Montmorency. --Oh! je rêve!... je rêve!... répéta le vieillard. Alors, le coeur désespéré du vieux capitaine se fondit. Ses yeux se remplirent de larmes, et sa main livide se tendit vers le noble enfant de la race maudite! Dix minutes plus tard, dans la petite chapelle de Margency, le prêtre officiait à l'autel. Au premier rang se tenaient François et Jeanne. En arrière d'eux, dans le fauteuil même où on l'avait transporté, le seigneur de Piennes. Et en arrière encore, deux femmes, trois hommes, les gens de la maison, témoins de ce mariage tragique. Bientôt les anneaux furent échangés et les mains frémissantes des amants s'étreignirent. Puis l'officiant murmura une bénédiction: --François de Montmorency, Jeanne de Piennes, au nom du Dieu vivant, vous êtes unis dans l'éternité... Alors les deux époux se retournèrent vers le seigneur de Piennes comme pour lui demander sa bénédiction, à lui. Un instant, il leur sourit... Puis ses bras retombèrent pesamment... et ce sourire demeura figé à jamais sur ses lèvres décolorées: Le seigneur de Piennes venait d'expirer!... III LA GLOIRE DU NOM Une heure plus tard, François pénétrait dans le manoir de Montmorency... Il avait remis la jeune épousée toute en pleurs aux mains de la nourrice, confidente de leurs amours, et, serrant Jeanne dans ses bras, il lui avait dit qu'il serait de retour près d'elle à la pointe du jour, dès qu'il aurait salué son père dont un cavalier lui avait annoncé l'arrivée. Lorsque François entra dans la salle des armes, il vit le connétable Anne de Montmorency assis dans un somptueux fauteuil surélevé de trois marches. Cinquante capitaines immobiles à ses côtés attendaient en silence. François n'avait pas vu son père depuis deux ans. Il s'avança jusqu'au pied du trône. Près de ce trône, se tenait Henri, arrivé depuis un quart d'heure. Il était blême et tremblant. A quoi songeait ce jeune homme de vingt ans? François de Montmorency ne vit pas le sanglant regard de son frère; profondément, il s'inclina devant le chef de famille. Le connétable, voyant la forte carrure de son aîné et sa taille vigoureuse, eut un sourire: ce furent toutes ses effusions paternelles. Alors, sans un geste, il parla, tranquille et terrible: --Écoutez-moi. Vous savez le désastre qu'a subi l'empereur Charles Quint sous les murs de Metz, au dernier mois de décembre. Le froid et la maladie, en quelques jours, ont détruit sa grande armée de soixante mille hommes d'armes et reîtres... Tous nous jugeâmes alors que c'était la fin de l'Empire! L'Espagnol détruit, le huguenot écrasé par moi dans les pays de langue d'oc, la paix semblait assurée; et, tout ce printemps, Sa Majesté Henri II l'a passé en fêtes, danses et tournois... Le réveil est terrible! Le connétable ajouta plus sourdement: --Oui, les éléments qui se mêlent parfois de donner aux conquérants d'effroyables leçons ont infligé à Charles Quint une mémorable défaite! Oui, l'empereur a pleuré en abandonnant ses quartiers où il laissait vingt mille cadavres, quinze mille malades et quatre-vingts pièces d'artillerie!... Mais le voila qui relève la tête! --Hier, à trois heures, la première nouvelle nous en est arrivée; l'empereur Charles Quint se prépare à envahir la Picardie et l'Artois! Cet homme de fer a constitué sa grande armée. Et à l'heure même où je parle, un corps d'infanterie et d'artillerie se porte à marches forcées sur Thérouanne. Écoutez tous, Thérouanne prise, c'est la France envahie, vous entendez bien! Voici ce que Sa Majesté et moi nous avons décidé: mon armée se concentre sous Paris et partira dans deux jours. Mais, en attendant un corps de deux mille cavaliers va courir à Thérouanne, s'y enfermer et y lutter jusqu'à la mort pour arrêter l'ennemi. --Jusqu'à la mort! rugirent les capitaines. --Or continua le connétable, pour cette aventureuse expédition, il fallait un chef jeune, indomptable, téméraire. Ce chef, je l'ai choisi!... François, mon fils, c'est toi!... --Moi? s'exclama François avec un cri de désespoir. --Toi! Oui, toi qui vas sauver ton roi, ton père et ton pays à la fois!... Deux mille cavaliers sont là! Revêts tes armes! Sois parti dans un quart d'heure! Va, et ne t'arrête plus que dans Thérouanne où il faudra vaincre ou mourir!... Henri, tu resteras au manoir et le mettra en état de défense! Henri se mordit les lèvres jusqu'au sang pour étouffer un rugissement de joie furieuse. --Jeanne est à moi! gronda-t-il au fond de lui-même. François, livide, fit un pas, et haleta: --Quoi! mon père! s'écria-t-il. Moi!... moi!... Les yeux hagards, l'âme convulsée, il eut l'atroce vision de Jeanne... de l'épouse... abandonnée... --Moi! répéta-t-il. Horreur!... Impossible!... Le connétable fronça les sourcils, et d'une voix rauque: --A cheval, François de Montmorency! à cheval!... --Mon père, écoutez-moi!... Deux heures! une heure! Je vous demande une heure! cria François. Le connétable Anne de Montmorency se dressa tout debout. --Vous discutez les ordres du roi et de votre chef! --Une heure! mon père. Et je cours à la mort!... --Par le tonnerre du ciel! un mot encore, François de Montmorency... un seul... et, pour la gloire du nom que vous portez, je vous arrête de mes propres mains. L'outrage était formidable, François redressa la tête. Tout disparut de son esprit: amour, femme, rêve de bonheur. Et sa parole couvrit la parole du vieux chef: --Que la foudre écrase donc celui qui a jamais pu dire qu'un Montmorency recule! Pour la gloire du nom, j'obéis, mon père, je pars! Mais si je reviens vivant, monsieur le connétable, nous aurons un terrible compte à régler. Adieu!... D'un pas rude, il traversa les rangs des capitaines épouvantés de cette provocation inouïe, de ce rendez-vous donné au maître tout-puissant des armées, au père! Tous les visages, tournés vers le connétable, attendaient un ordre d'arrestation. Mais un étrange sourire détendit les lèvres du chef, et ceux qui étaient près de lui l'entendirent murmurer: --C'est un Montmorency! Dix minutes plus tard, François était dans la cour d'honneur, cuirassé, harnaché, prêt à monter à cheval. Il se tourna vers un page: --Mon frère Henri! dit-il. Qu'on aille appeler mon frère. --Me voici, François!... Henri de Montmorency apparut dans la lumière des torches. François le saisit par la main, sans remarquer que cette main brûlait de fièvre. --Henri, dit-il, es-tu vraiment un frère pour moi? --Qui te permet d'en douter? --Pardonne! je souffre tant! Tu vas comprendre. Je pars, Henri, je pars pour ne plus revenir, peut-être... et je laisse derrière moi une immense détresse... Ecoute de toute ton âme; car de ta réponse va dépendre ma suprême résolution. Tu connais Jeanne... la fille du seigneur de Piennes... --Je la connais! répondit sourdement Henri. --Eh bien, voici le malheur... Je pars... Et Jeanne et moi, nous nous aimons!... Henri étouffa un rugissement de rage. --Tais-toi, continua François. Ecoute jusqu'au bout. Depuis six mois, nous nous aimons; depuis trois mois, nous sommes l'un à l'autre; depuis deux heures, elle s'appelle Montmorency... comme moi! Une sorte de gémissement râla dans la gorge d'Henri. --Ne t'étonne pas, poursuivit fiévreusement François; ne t'exclame pas! Elle-même te dira demain que le chapelain de Margency nous a unis cette nuit. Mais ce n'est pas tout! En ce moment Jeanne pleure sur un cadavre: le seigneur de Piennes est mort! Mort dans l'église même, tout à l'heure, en me jetant un dernier regard qui m'ordonnait de veiller sur le bonheur de son enfant! Et ce n'est pas tout encore! Margency fait retour à la maison du connétable! Oh! Henri, Henri, ceci est affreux! Je laisse Jeanne seule au monde, sans défense ni ressource... m'entends-tu? me comprends-tu? --J'entends... je comprends! --Frère, écoute-moi bien à présent. Acceptes-tu le dépôt que je veux te confier? Me jures-tu de veiller sur la femme que j'aime et qui porte mon nom?... Henri frissonna longuement, mais il répondit: --Je te le jure! --Si la guerre m'épargne, je retrouverai l'épouse dans la maison de mon père, sans que jamais elle ait souffert en mon absence. Car tu seras là pour la protéger, la défendre. Me le jures-tu? --Je te le jure! --Si je succombe, tu révéleras ce secret au connétable et tu lui imposeras la volonté de ton frère mort: que ma part du patrimoine mette à jamais ma veuve à l'abri de la pauvreté, et lui fasse une existence honorée. Me le jures-tu? --Je te le jure! répondit Henri pour la troisième fois. François l'étreignit alors dans ses bras en disant: --Tu as juré... souviens-toi!... A peine fut-il en selle qu'il alla se placer à la tête des deux mille cavaliers rassemblés sur une esplanade. Et aussitôt, levant le bras, d'une clameur éclatante et désespérée que le vieux Montmorency dut entendre du fond de son manoir, il cria: --En avant! Jusqu'à la mort! IV LE SERMENT FRATERNEL Le corps du seigneur de Piennes revêtu de ses habits de gala, les mains croisées sur son épée nue, comme une statue de tombeau, avait été placé, selon l'usage, au milieu de la salle d'honneur, sur un petit lit de camp. Jeanne, toute pâle de cette nuit qu'elle venait de passer à veiller son père, se dirigeait vers la fenêtre qu'elle entrouvrit. A ce moment, au loin, retentit un galop de cheval. --Le voilà! s'écria la jeune femme. Ses yeux se fixèrent sur la porte qui allait livrer passage à son cher François. Cette porte s'ouvrit. Jeanne, qui allait s'élancer, demeura pétrifiée, et un grand frisson glacial la parcourut: le frère de François parut. Henri de Montmorency fit trois pas, s'arrêta devant elle, la tête couverte, sans s'incliner. --Madame, dit-il, je suis porteur de nouvelles que j'ai juré de vous transmettre dès ce matin; sans quoi vous ne me verriez pas ici, en pareil moment, à la place de celui que vous attendiez... François est parti cette nuit... Elle laissa échapper un faible gémissement. --Parti? dit-elle timidement. Parti... mais, pour revenir bientôt, sans doute?... aujourd'hui même, peut-être? --François ne reviendra pas! Jeanne porta ses deux mains à son sein palpitant. --La guerre se déchaîne. François a sollicité et obtenu l'honneur de se porter dans Thérouanne pour y arrêter l'armée de Charles Quint... Arrêter l'empereur avec une poignée de cavaliers, c'est vouloir mourir!... Je vous dois toute ma pensée, madame... la pensée de mon frère: pris malgré lui dans une inextricable situation, placé dans l'alternative de désavouer un mariage qu'il regrette ou d'encourir la disgrâce du connétable, François a choisi de tous les suicides le plus glorieux. Jeanne devint aussi blanche que le cadavre de son père. Un cri terrible jaillit de sa gorge. Elle s'abattit sur les genoux. Et, dans l'atroce douleur qui faisait bondir son coeur, dans la foudroyante catastrophe qui la terrassait, un mot, un seul, résuma, condensa tout son désespoir. --Mon enfant!... mon pauvre enfant!... Longtemps elle demeura ainsi prostrée, sanglotante, oubliant la présence d'Henri, oubliant son père mort, s'oubliant elle-même, ah! surtout elle-même. --C'est bien, dit-elle. Où va le mari doit aller la femme. Ce soir, je partirai pour Thérouanne!... --Partir! vous! gronda le frère de François. Allons donc! vous n'y songez pas! traverser un pays envahi, des lignes ennemies!... Vous ne partirez pas! --Qui m'en empêchera? --Moi! Et brusquement, la passion l'emporta, l'affola, se déchaîna en lui. Il saisit la jeune femme dans ses bras, l'étreignit convulsivement, et d'une voix ardente: --Jeanne! Jeanne! Il est parti! Il vous abandonne! Trop lâche pour proclamer son amour, il ne vous aime donc pas! Mais moi,--moi, Jeanne! je vous adore à en perdre la raison, à en braver le ciel et l'enfer, à poignarder mon père de mes mains, si mon père s'opposait à mon amour! Jeanne! ô Jeanne! Que François meure donc de la mort des faibles puisqu'il n'a pas su vous garder! Moi, je vous veux! moi, je vous revendiquerai devant l'univers! O Jeanne, un mot d'espoir! ou plutôt, non, ne dites rien... un seul de vos regards sans colère me dira si je puis espérer... Jeanne l'entendait à peine. Toute sa volonté, toute sa force, elle les employait à se dégager de l'étreinte furieuse. Soudain, elle put s'arracher des bras de l'homme. Alors, Jeanne, debout, amincie, agrandie, pour ainsi dire, par la tension de son être, jeta un long regard sur Henri. Elle fit un pas. Son bras s'allongea. Son doigt toucha le front d'Henri. Et elle dit: --Chapeau bas, monsieur. Sinon devant la femme, du moins devant la mort! Henri tressaillit. Son regard trouble se posa un instant sur le cadavre, qu'il sembla apercevoir pour la première fois. D'un geste lent, il porta la main à son front, comme vaincu, comme pour se découvrir. Mais ce geste, il ne l'acheva pas. Son bras retomba. Ses yeux s'injectèrent de sang. Tout l'orgueil et toute la violence de sa race montèrent à son cerveau en une bouffée ardente: --Par la mort-diable! savez-vous, madame, que je suis ici chez moi, et que seul, après mon père, j'ai le droit d'y demeurer couvert! --Chez vous! éclata la jeune femme sans comprendre. --Chez moi! Oui, chez moi! L'arrêt du Parlement communiqué ici restitue Margency à notre maison, et je ne souffrirai pas qu'une vassale... Il n'acheva pas. D'un bond, Jeanne avait couru à une cassette enfermant les papiers du mort, l'avait ouverte, avait déplié le premier parchemin qui s'offrait à elle, l'avait parcouru et, le laissant tomber, sa voix s'élevait, couvrant celle de Montmorency, appelant les serviteurs: --Guillaume! Jacques! Toussaint! Pierre! venez tous! --Madame! voulut interrompre Henri. Les serviteurs en deuil étaient entrés et, avec eux, plusieurs paysans de Margency. --Entrez tous, continuait Jeanne enfiévrée, soutenue par une étrange exaltation. Entrez tous! Et apprenez la nouvelle: je ne suis plus ici chez moi!... Jeanne saisit une main glacée du cadavre et la secoua. --N'est-ce pas, mon père, que nous ne sommes plus ici chez nous? N'est-ce pas qu'on nous chasse? N'est-ce pas, père, que tu ne veux pas rester une minute de plus dans la maison de la race maudite?... Allons, vous autres! n'entendez-vous pas que le seigneur de Piennes n'est plus ici chez lui! Les joues brûlantes, les pommettes pourpres, les yeux en feu, la jeune femme courait d'un serviteur à l'autre, les poussait avec une force irrésistible, les plaçait autour du lit de camp... et, quand la manoeuvre fut prête, elle fit un signe. Huit hommes saisirent le lit, le soulevèrent sur leurs épaules, et les autres se formèrent en cortège, avec de sourdes malédictions, Jeanne marchant en tête!... Henri, comme dans un cauchemar, vit le cadavre franchir la porte, puis Jeanne disparaître et, au loin, dans le village, il n'entendit plus qu'un sourd murmure d'imprécations... Alors, violemment, il frappa le sol du pied, sortit, sauta sur son cheval et il s'enfuit... Jeanne, en arrivant chez la vieille nourrice où elle avait ordonné de porter le corps, tomba à la renverse, écrasée. Presque aussitôt, une fièvre intense se déclara; elle perdit la connaissance des choses, et seul le délire témoigna qu'elle vivait encore. Henri passa une nuit terrible, avec des accès de honte humiliée, des accès de fureur démente, et des crises de passion. Le lendemain, il retourna à Margency, prêt à tout,--peut-être à un meurtre. Une nouvelle l'écrasa: Jeanne se mourait! Dès lors, il revint tous les jours rôder autour de la maison paysanne... Cela dura des mois. Près d'une année s'écoula... une année atroce pendant laquelle sa passion s'exaspéra, pendant laquelle aussi il apprit tout à coup que Thérouanne avait succombé, que la place avait été rasée, que la garnison avait été passée au fil de l'épée, que François avait disparu!... Mort peut-être?... Il l'espéra! Oui, dans l'âme de ce frère, germa, grandit et se fortifia l'abominable espoir... Et il en eut l'irrévocable conviction le jour où quelques hommes d'armes exténués, amaigris, en lambeaux, passèrent par Montmorency et s'arrêtèrent au manoir. Ils racontèrent la prise de Thérouanne, la ville incendiée, rasée, le grand massacre de la garnison... Quant au chef, quant à Montmorency, disparu! On l'avait vu un moment derrière une barricade que plus de trois mille assaillants attaquaient... Et tranquille désormais, Henri se remit à rôder autour de la maison, attendant patiemment que Jeanne fût enfin guérie. Un jour--onze mois après le départ de son frère!--il aperçut enfin Jeanne dans le pauvre verger de la vieille nourrice. A la palpitation de son coeur, il comprit que l'amour était tout-puissant en lui. Jeanne était en grand deuil. Elle tenait dans ses bras un enfant qu'elle serrait passionnément sur son sein. Henri s'en retourna lentement, combinant un plan. Enfin, Jeanne était guérie! Enfin, il allait pouvoir agir! C'était simple: enlever la jeune femme et l'emmener de force au manoir. En arrivant dans la cour d'honneur, il vit un cavalier tout poudreux qui venait de mettre pied à terre. Henri pâlit... Mais il lui sembla que cet homme avait une figure joyeuse, qu'il était porteur d'une nouvelle qu'il devait croire heureuse... Mais à peine ce cavalier l'eut-il aperçu qu'il se dirigea vers lui et, d'une voix paisible, il dit en s'inclinant: --Monseigneur François de Montmorency, délivré de sa captivité, sera, après-demain, dans le manoir de ses pères. Il m'a fait l'honneur de m'envoyer en avant pour prévenir de son arrivée son bien-aimé frère... Henri devint livide; dans un éclair, il entrevit son frère se dressant en justicier, le frappant du coup mortel. Puis il s'abattit tout d'une pièce, foudroyé, assommé comme un boeuf à l'abattoir... V LOÏSE Pendant quatre mois, Jeanne avait lutté contre la mort. Dans la pauvre chambre de paysans où on l'avait couchée, elle se débattit des jours et des nuits contre la fièvre cérébrale qui devait ou la tuer ou la laisser folle. Au bout du quatrième mois, elle était hors de danger, et la fièvre avait disparu pour toujours. Pourtant, quand elle était seule, elle prononçait tout bas de vagues paroles d'infinie tendresse, adressées à qui?... Elle seule le savait! Deux autres mois s'écoulèrent ainsi. Un matin d'automne, comme la fenêtre ouverte laissait entrer le soleil d'octobre, doux comme un adieu de l'été, Jeanne se sentit plus forte et voulut se lever. Mais à peine eut-elle fait deux pas qu'elle porta vivement les mains à ses flancs en poussant un cri de détresse: la première douleur de l'enfantement venait de lui infliger sa redoutable morsure. La nourrice la coucha. Quand elle revint à elle, quand elle put soulever ses paupières alourdies, quand elle put regarder, un long frémissement de joie et d'amour la fit palpiter tout entière: là, tout contre elle, sur le même oreiller, ses deux poings minuscules solidement fermés, ses paupières closes, sa petite figure blanche comme du lait, rosé comme une feuille de rosé, ses lèvres entrouvertes par un faible vagissement, l'enfant, l'être tant espéré, tant adoré, l'enfant était là!... --C'est une fille! murmura la vieille nourrice. --Loïse! balbutia Jeanne dans un souffle imperceptible. Elle tourna son visage vers l'enfant, n'osant le toucher, osant à peine bouger. --Pauvre adorée... pauvre mignonne innocente... c'est donc vrai!... Tu n'auras pas de père!... Loïse grandit en force et en beauté. Dès que ses traits commencèrent à se former, il fut évident que cette fillette serait un miracle de grâce et d'harmonie. Chaque regard de la mère était une extase; chacune de ses paroles, un acte d'adoration. Elle n'aima pas son enfant, elle l'idolâtra. Le soir seulement, à l'heure où l'enfant s'endormait sur son coeur, Jeanne parvenait à détacher non pas son âme, mais sa pensée, de sa fille... et elle songeait à l'amant... à l'époux... au père! François!... le cher amant!... l'homme à qui elle s'était donnée sans restriction, tout entière!... Était-ce donc vrai qu'il était parti honteusement, sous un prétexte de guerre?... Était-ce donc bien vrai qu'il l'avait abandonnée, qu'il ne reviendrait plus? Mort peut-être... Aucune nouvelle!... Rien!... Et l'enfant qui dormait, parfois se réveillait soudain sous la pluie tiède des larmes qui tombaient sur son front... L'hiver se passa. Jeanne sortait rarement et ne s'éloignait jamais du jardin. Elle avait conservé une sourde terreur de sa dernière rencontre avec Henri de Montmorency, et elle tremblait à la seule pensée de se trouver devant lui... Puis le printemps revint, très précoce. En mars, Loïse allait vers son sixième mois--les premiers bourgeons éclatèrent, et tout redevint radieux dans l'univers, excepté dans le coeur de la pauvre abandonnée. Un jour, vers la fin de ce mois de mars, la nourrice et son homme allèrent couper du bois dans la forêt. Jeanne se trouvait dans sa chambre, contemplant avec une inexprimable tendresse Loïse endormie sur le lit. Cette chambre donnait sur le jardin, par une fenêtre à ce moment entrouverte. Tout à coup, un bruit de pas se fit entendre dans la première pièce qui donnait sur la route, et une voix s'éleva, implorant la charité. Jeanne entra dans cette pièce, et voyant un moine quêteur qui tendait sa besace, coupa une miche de pain et la tendit en disant: --Allez en paix, bon frère! Le quêteur remercia en nasillant, combla Jeanne de bénédiction, et finalement se retira. Alors Jeanne rentra dans sa chambre. Son premier regard fut pour le lit où reposait Loïse. Et un cri horrible, un cri sans expression humaine, un cri de louve à qui on arrache ses petits, un cri de mère enfin, jaillit de tout son être épouvanté: Loïse avait disparu! Jeanne chercha son enfant avec la fureur, avec l'irrésistible rage d'un être qui cherche sa vie. Pendant quatre heures, hagarde, échevelée, rugissante, effrayante à voir, elle battit les haies, les fourrés, se déchira, s'ensanglanta. La pensée lui vint soudain que l'enfant était à la maison... elle bondit, arriva haletante... Au milieu de la grande pièce, un homme était là, debout, livide, fatal... Henri de Montmorency! --Vous! vous qui ne m'apparaissez qu'aux heures sinistres de ma vie! D'un élan il fut sur elle, lui saisit les deux poignets,--et d'une voix basse, rauque, rapide: --Vous cherchez votre fille? Dites!... Oui! vous la cherchez! Eh bien, sachez ceci: votre fille, c'est moi qui l'ai! Je l'ai prise! Je la tiens! Malheur à elle si vous ne m'écoutez! --Toi! hurla-t-elle. Toi, misérable félon! --Tais-toi, gronda-t-il en lui meurtrissant les poignets. Écoute, écoute bien! si tu veux la revoir... La mère n'entendit que ce mot: la revoir! Sa fureur se fondit. Elle se mit à supplier: --La revoir! Oh! qu'avez-vous dit! La revoir!... Dites! oh! redites, par pitié! j'embrasserai vos genoux, je baiserai la trace de vos pas! Ma fille! Rends-moi mon enfant!... --Ecoute, te dis-je!... Ta fille, à cette minute, est aux mains d'un homme à moi. Un homme? Un tigre, si je veux, un esclave! Nous avons convenu ceci: écoute: ne bouge pas!... Voici ce qui est convenu: que je m'approche de cette fenêtre, que je lève ma toque en l'air, et l'homme prendra sa dague et l'enfoncera dans la gorge de l'enfant... Elle tomba à genoux, et de son front heurta la terre battue, voulant crier grâce, ne pouvant pas. --Relève-toi! gronda-t-il. Elle obéit promptement, et toujours avec un geste affreux des mains tendues, suppliantes. --Es-tu décidée à obéir? reprit le fauve. Elle fit oui, de la tête, démente, pantelante, terrible et sublime... --Ecoute, maintenant, François... mon frère... Eh bien, il arrive!... Tu entends? Ici, devant toi, je vais lui parler... Si tu ne dis pas que je mens, si tu te tais... ce soir ta fille est dans tes bras... Si tu dis un seul mot, je lève la toque... ta fille meurt!... Regarde, regarde... Voici François qui vient... Sur la route de Montmorency, un tourbillon de poussière accourait, comme poussé par une rafale... et de ce tourbillon sortait une voix frénétique: --Jeanne, Jeanne... C'est moi. Me voici! --François! François! hurla Jeanne délirante. A moi! D'un pas d'une tranquillité féroce, Henri se rapprocha de la fenêtre et gronda: --C'est donc toi qui auras tué ta fille! --Grâce! Grâce! Je me tais! J'obéis! A cette seconde, François de Montmorency poussa violemment la porte et, haletant d'émotion, ivre de joie et d'amour, s'arrêta chancelant, tendit les bras, murmurant: --Jeanne!... Ma bien-aimée! Mais ses bras, lentement, retombèrent. Pâle de bonheur, François devint livide d'épouvanté. Quoi! il arrivait! il retrouvait l'amante, la chère épousée! Et elle était là, immobile, statue de l'effroi... du remords peut-être!... François fit trois pas rapides. --Jeanne! répéta-t-il. Un soupir d'agonie râla dans la gorge de la mère. Elle eut comme un sursaut de son être pour se jeter dans les bras de l'homme adoré. Son regard dément se posa sur Henri. Il avait sa toque à la main, et son bras se levait!... --Non! non, bégaya la mère. --Jeanne! répéta François dans un cri terrible. Et son regard, à lui aussi, se tourna vers Henri. --Mon frère!... Tous les deux, le frère et l'épouse gardèrent un silence effrayant. Alors, François, d'un geste lent, croisa ses bras sur sa poitrine. Et grave, solennel comme un juge, triste comme un condamné, il parla: --Depuis un an, pas un battement de mon coeur qui ne fût pour la femme à qui librement ce coeur s'est à jamais donné, pour l'épouse qui porte mon nom. J'accours, le coeur plein d'amour, la tête enfiévrée de bonheur... et l'épouse tourne la tête... et le frère n'ose me regarder!... Ce que souffrit Jeanne dans cette minute fut inconcevable. L'effroyable supplice dépassait les bornes de la conception humaine. Elle aimait! Elle adorait! Et pendant que son coeur la poussait aux bras de l'époux, de l'amant, ses yeux fixés sur l'infernal auteur du supplice s'attachaient invinciblement à la main qui, d'un signe, pouvait tuer sa fille! Sa fille! Sa Loïse! Ce pauvre petit ange d'innocence! Cette radieuse merveille de grâce et de beauté! Quoi! égorgée! Jeanne se tordait les mains. Une écume de sang moussait au coin de ses lèvres: la malheureuse, pour étouffer le cri de son amour, se mordait les lèvres. A peine François eut-il fini de parler qu'Henri se tourna à demi vers lui. Sans quitter la fenêtre ouverte, sa main menaçante prête au funeste signal, d'une voix que sa tranquillité en cette épouvantable seconde rendait sinistre, il prononça: --Frère, la vérité est triste. Mais tu vas la savoir tout entière. --Parle! gronda François. --Cette femme..., dit Henri. --Cette femme... ma femme... --Eh bien, je l'ai chassée, moi, ton frère! François chancela. Jeanne laissa entendre une sorte de gémissement lointain, sans expression humaine. --Frère, cette femme qui porte ton nom est indigne. Cette femme t'a trahi. Et c'est pourquoi moi, ton frère, en ton lieu et place, je l'ai chassée comme on chasse une ribaude. L'accusation était capitale: la femme adultère était fouettée en place publique et pendue haut et court. La minute qui suivit l'accusation fut tragique. Henri, prêt à tout événement, la main gauche crispée à sa dague, la droite serrant la toque... le signal fatal!... Henri tenait sous son regard Jeanne et François;--il était calme en apparence, et roulait dans sa tête la pensée d'un double meurtre si la vérité éclatait. Jeanne, sous le coup de fouet de l'abominable accusation, se redressa. Pendant un instant inappréciable, l'amante fut plus forte en elle que la mère; une secousse la galvanisa comme la décharge d'un courant électrique peut galvaniser un cadavre. Elle eut un en avant fébrile de tout son corps; à ce moment, le bras d'Henri commença de se lever... La malheureuse vit le mouvement, avança, recula, bégaya on ne sait quoi de confus... et elle baissa la tête. Quant à François, il chancela. Lorsqu'il se fut dompté, lorsqu'il fut sûr de ne pas saisir dans ses mains puissantes l'adultère et de l'étrangler, François marcha sur Jeanne qu'il domina de sa haute stature. Quelque chose d'incompréhensible éclata sur ses lèvres blanches, quelque chose qui signifiait sans doute: --Est-ce vrai? Jeanne, les yeux fixés sur Henri, garda un silence mortel, car elle espérait être tuée. --Est-ce vrai? Le supplice allait au-delà des forces. Jeanne tomba. Non pas même à genoux, mais sur le sol, prostrée, se soulevant à grand effort sur une main, et dans un mouvement spasmodique, la tête toujours tournée vers Henri, et toujours son regard atroce de désespoir surveillant le geste assassin. Et ce fut alors seulement qu'elle murmura, ou crut murmurer, car on n'entendit pas ses paroles: --Oh! mais achève-moi donc! mais tu vois bien que je meurs pour que notre fille vive!... Et elle ne fut plus qu'un corps inerte chez qui la violente palpitation des tempes indiquait seule la vie. François la regarda un instant, comme le premier homme biblique put sans doute regarder le paradis perdu puis il se retourna vers la porte, et sans un cri, sans un gémissement, s'en alla, très lent et un peu courbé. Henri le suivit,--à distance. Il ne s'inquiéta pas de Jeanne. Qu'elle mourût, qu'elle vécût, il n'y songea pas. Si elle vivait, elle était à lui maintenant! Si elle mourait, eh bien, il avait du moins arraché de son esprit l'atroce tourment de la jalousie. Et ce fut dans cette solennelle et affreuse minute qu'Henri comprit toute l'étendue de sa haine contre son frère. Il le voyait écrasé... et il ne se sentit pas satisfait. Il voulait encore autre chose!... Quoi?... que François souffrît exactement la souffrance qu'il avait endurée, la même!... Et il le suivait avec une patience de chasseur. François ne fut pas étonné de voir son frère. Et simplement, comme s'il eût continué un entretien depuis longtemps commencé, il demanda: --Raconte-moi comment ces choses se sont passées. --A quoi bon, frère? Pourquoi te tourmenter ainsi d'un mal que rien ne peut guérir... rien! --Tu te trompes, Henri! Quelque chose peut me guérir, dit sourdement François. La mort de l'homme!.... --Henri tressaillit. Il pâlit un peu. Mais aussitôt une flamme étrange brilla dans ses yeux. --Tu le veux? --Je le veux! dit François. Tu m'avais juré de veiller sur elle... oh! tais-toi!... pas de reproche, pas de récrimination de ma part! Mais toi, tu me dois un récit fidèle du crime et le nom du criminel!... tu me dois cela, Henri! --J'obéis. A peine fûtes-vous parti, monseigneur, que la demoiselle de Piennes témoigna à l'homme combien peu elle vous regrettait!... --L'homme!... qui?... Le nom de l'homme!... --Patience, monseigneur!... Peut-être, dès avant votre départ, l'homme avait-il partagé votre bonne fortune. Peut-être ne voulait-elle de vous que le nom et la fortune et la puissance que vous assurait votre qualité de fils aîné! Oui, monseigneur, cela doit être! --Maintenant que j'y pense, monseigneur, maintenant que l'heure est venue de dire toute la vérité, je ne me contente plus de conjecturer: j'affirme... Dès avant vous, comprenez-moi bien, monseigneur, l'homme avait possédé Jeanne de Piennes... vous ne fûtes que le second! Un rugissement gronda dans la poitrine de François. --Parle... --J'obéis, reprit Henri. Lors de votre départ, les relations entre l'homme et Jeanne de Piennes continuèrent. Ils étaient libres désormais. Jeanne avait un nom, un titre. Vous absent, le mari parti, l'amant fut heureux au-delà de tout ce que je puis vous dire... Ce furent des nuits de délices... L'homme vous tenait de près, monseigneur! le jour où il apprit votre arrivée, il fit ce que vous eussiez fait! sa passion était satisfaite; il ne voulut pas qu'une de vos maisons fût souillée plus longtemps: il chassa l'adultère; il chassa la ribaude! François fut saisi d'un vertige: l'abîme était plus profond, plus insondable qu'il n'avait cru. Le regard qu'il attacha sur Henri fut celui d'un fou... Et Henri, la bouche crispée, le visage convulsé par la haine, la parole sifflante, acheva: --Il ne vous faut plus que le nom de l'homme, mon seigneur mon frère? Le voici! L'amant de Jeanne de Piennes, monseigneur, s'appelle Henri de Montmorency... VI PARDAILLAN Ce n'était pas une comédie qu'avait jouée Henri en menaçant Jeanne de faire tuer la petite Loïse: bien réellement, l'enfant était aux mains d'un homme; bien réellement, cet homme guettait le signal; bien réellement, il avait accepté de plonger sa dague dans la gorge de la pauvrette, si Henri, son maître, donnait le signal. Il s'appelait Pardaillan, ou plutôt le chevalier de Pardaillan. Il était d'une vieille famille de l'Armagnac, qui, au XIIIe siècle, acquit la seigneurie de Gondrin, près Condom. Cette famille se divisa en deux branches. La branche aînée fournit à l'histoire quelques noms connus: une de ces descendantes fut la célèbre Montespan; le duc d'Antin, qui a donné son nom à un quartier de Paris, descendait donc de cette branche dont un autre rameau se rattacha à la famille de Comminges. La deuxième branche demeure obscure et pauvre. Nous ne pouvons rien contre sa pauvreté; mais quant à l'obscurité, nous espérons bien qu'elle se sera dissipée aux yeux de nos lecteurs, lorsque nous aurons raconté la vie étrange, fabuleuse et prestigieuse du héros extraordinaire qui, bientôt, fera son apparition dans ce récit. Le chevalier de Pardaillan était un homme d'une cinquantaine d'années, un reître vieilli sous le harnais de guerre, un de ces soldats d'aventure que connaissaient toutes les routes de France et des pays voisins, toujours à la solde du plus payant et dernier enchérisseur... Le connétable de Montmorency, dans sa grande croisade au pays d'Armagnac, le ramassa, pauvre, gueux, sans sou ni maille, aux environs de Lectoure, se l'attacha, reconnut en lui une épée invincible, et le donna à son fils Henri. Lorsque le connétable partit pour sa campagne dans l'Artois et que François de Montmorency se fut élancé vers Thérouanne, le chevalier de Pardaillan demeura au manoir près d'Henri. Dans le courant de cette année, Henri, prévoyant peut-être qu'il aurait un jour besoin d'un dévouement aveugle, s'attacha à Pardaillan, s'employa à le conquérir par des dons, par sa faveur, par toutes les caresses qui pouvaient séduire un vieux soldat: Pardaillan devint sa chose, Pardaillan se fût fait pendre pour son maître, Pardaillan n'attendait qu'une occasion de mourir pour lui! Un jour le vieux chevalier apprit la nouvelle qui venait de se répandre dans tout le manoir: Monseigneur François de Montmorency revenait!... Le surlendemain, au matin, Henri, sombre, pâle, agité, l'emmena à Margency, lui montra la maison de la vieille nourrice et lui ordonna d'enlever Loïse; une heure après, Pardaillan revenait au point où l'attendait son maître: il tenait dans ses bras la pauvre petite créature. Alors, Henri lui donna ses instructions que Pardaillan écouta en faisant la grimace. En même temps, il lui glissa une bague ornée d'un magnifique diamant: le prix de l'horrible meurtre convenu! Henri pénétra dans la maison et attendit le retour de Jeanne. On sait la double et dramatique scène qui se produisit... Pardaillan vit arriver François... il demeura les yeux fixés sur la fenêtre, un peu pâle seulement, la fillette endormie dans ses bras; c'était horrible... Quand il vit sortir François, quand il vit Henri, à son tour, quitter la maison, Pardaillan eut un profond soupir de soulagement: le signal ne viendrait plus maintenant!... Et alors, qui se fût trouvé près de lui l'eût entendu grommeler: --C'est heureux que ce signal ne m'ait pas été donné! Car j'eusse été obligé de désobéir, de me sauver, de reprendre la vie errante d'autrefois, avec une vengeance de Montmorency à mes trousses!... Et je suis bien vieux... bien las!... Allons, mademoiselle, faites la risette!... Quant au reste... ma foi, j'obéis!... Il n'y a pas de mal, je pense, à garder cette petite un mois ou deux, comme j'en ai reçu l'ordre... Alors, très doucement, le reître enveloppa l'enfant dans un pli de son manteau et s'éloigna. Il parvint à une maison basse qui s'élevait au pied de la grande tour du manoir et entra: un petit garçon de quatre ou cinq ans courut à sa rencontre, les bras ouverts. --Jean, mon fils, dit Pardaillan, je t'amène une petite soeur. Et s'adressant à une paysanne qui filait au rouet: --Eh! la Mathurine, voici une petite fille à qui il faudra donner du lait... Et puis, pas un mot à âme qui vive! La servante jura d'être muette comme la tombe, prit la délicieuse petite créature dans ses bras, et s'occupa à l'instant de lui donner du lait, de l'installer... Quant au petit garçon, il ouvrait de grands yeux pétillants d'astuce et d'intelligence. C'était un enfant admirablement bâti, dont chaque mouvement révélait la force d'un jeune loup et la souplesse d'un jeune chat. C'était le fils du vieux routier, qui, habitant lui-même le manoir, le faisait élever dans cette chaumière où il l'allait voir tous les jours. Où Pardaillan avait-il eu ce fils? De quelle dame en mal de galanterie l'avait-il eu? C'était un mystère dont il ne parlait jamais... Il le prit sur ses genoux, et dans son oeil gris s'alluma une flamme de tendresse... Mais Jean, d'un geste volontaire, se débarrassa de l'étreinte paternelle, se laissa glisser à terre, courut à son petit lit où la Mathurine avait déposé Loïse, et saisit la frêle fillette dans ses bras nerveux. --Oh! petit père! oh! la mignonne petite soeur!... Pardaillan se leva brusquement, les yeux plissés, et sortit tout pensif, songeant à la mère! songeant à son désespoir, à lui, si son Jean disparaissait! Une heure après, Pardaillan était à Margency. Tantôt se glissant le long des haies, tantôt rampant, il s'approcha de la fenêtre, regarda, écouta. Oh! les lamentations de l'amante à son réveil! Les accès de fureur! les crises de démence où elle se maudissait de son silence, où elle voulait courir, rejoindre François, tout lui dire!... Et aussitôt la pensée de Loïse égorgée l'arrêtait!... Et la malheureuse râlait: --Mais j'ai obéi, moi! Je me suis tue! Je me suis assassinée!... Il m'a promis de me rendre ma fille... n'est-ce pas qu'il a juré?... Il me la rendra, dites? Loïse!... Où es-tu?... Pardaillan, écoutant ces accents du désespoir humain, claqua des dents, rivé à sa place, épouvanté de ce qu'il avait fait!... Enfin, il se recula d'abord doucement, puis plus vite, puis se mit à courir comme un insensé. Lorsqu'il arriva à la chaumière de la Mathurine, il faisait nuit. La Mathurine montra à son maître Loïse qui dormait près de son fils. Jean, de son petit bras, soutenait la tête si naïvement confiante, d'une sublime confiance, de la fillette. Alors, doucement, pour ne pas la réveiller, il la prit, l'enveloppa soigneusement, et se dirigea vers la porte. Au moment de sortir, il se retourna et d'une voix enrouée, il dit: --Vous réveillerez Jean. Vous l'habillerez. Vous le préparerez pour un long voyage... que tout soit prêt dans une heure... Ah! vous irez dire à mon valet qu'il amène ici mon cheval tout sellé... avec mon porte-manteau... Et Pardaillan, laissant la servante stupéfaite, reprit le chemin de Margency, avec, dans ses bras, la fille de Jeanne. Jeanne, écrasée par l'horrible fatigue de son désespoir, la tête vide, somnolait fiévreusement sur un fauteuil, des paroles confuses aux lèvres, tandis que la vieille nourrice, en pleurant, rafraîchissait son front avec des linges mouillés. --Allons, enfant, suppliait la vieille femme, allons, pauvre chère demoiselle, il faut vous coucher... --Loïse! Loïse! murmurait la mère. Et à cet instant, une grande ombre parut; Jeanne bondit, d'un geste frénétique, lui arrachait quelque chose que cette ombre portait dans ses bras; ce quelque chose, elle l'emportait avec un mouvement de voleuse, le déposait sur le fauteuil, et elle se jetait à genoux... et déjà, sans un mot, sans une larme, sans songer à embrasser sa fille, avec la dextérité instinctive de ses mains tremblantes, elle déshabillait rapidement l'enfant... Seulement elle bredouillait: --Pourvu qu'elle n'ait pas de mal, à présent! pourvu qu'on ne lui ai pas fait mal... voyons ça, voyons... En un instant, l'enfant fut toute nue, heureuse, comme les bébés, de remuer bras et jambes dans un fouillis frais et rosé. Avidement, gloutonnement, la mère la saisit, l'examina, la palpa, la dévora du regard depuis les cheveux jusqu'aux ongles des pieds... Alors, elle couvrit son corps de baisers furieux, les épaules, la bouche, les yeux, au hasard des lèvres, les fossettes des coudes, les mains, les pieds, tout, toute sa fille. Pardaillan regardait cela. Brusquement, la mère se tourna vers lui, se traîna vers lui, sur ses genoux, saisit ses mains, les baisa... --Madame! Madame! --Si! si! je veux embrasser vos mains! c'est vous qui me ramenez ma fille! Qui êtes-vous? Laissez! Je puis bien baiser vos mains qui ont porté ma fille! Votre nom? Votre nom! Que je le bénisse jusqu'à la fin de mes jours!... Pardaillan fit un effort pour se dégager. --Votre nom? répéta Jeanne. --Un vieux soldat, madame... aujourd'hui ici... demain ailleurs... peu importe mon nom... --Comment avez-vous ramené ma fille? --Mon Dieu, madame, c'est bien simple... une conversation surprise... j'ai vu un homme qui emportait une fillette... je le connaissais... je l'ai interrogé... voilà tout! Pardaillan rougissait, pâlissait, bredouillait. --Alors, reprit-elle, vous ne voulez pas me dire votre nom, pour que je le bénisse? --Pardonnez-moi, madame... à quoi bon?... --Alors!... Dites-moi le nom de l'autre!... --Le nom de celui qui a enlevé la petite? --Oui! Vous le connaissez! Le nom du misérable qui a accepté de tuer ma fille? --Vous voulez que je vous dise son nom... moi!... --Oui! Son nom!... que je le maudisse à jamais!... Pardaillan hésita une minute. Il cherchait un nom quelconque. Et subitement une pensée profonde descendit dans les obscurités de cette conscience, pensée de remords, et aussi pensée rédemptrice... Un peu pâle, il murmura: --Il s'appelle le chevalier de Pardaillan! VII LA ROUTE DE PARIS Dans la forêt de châtaigniers, sous la haute futaie, le soir qui descendait sur la vallée de Montmorency était déjà la nuit. Henri, en proférant l'épouvantable calomnie où il s'accusait lui-même pour mieux perdre Jeanne, Henri regarda avidement son frère. Il ne vit qu'une face blafarde d'où giclait le double éclair d'un regard insensé. Tout à coup, il ploya légèrement: la main de François venait de s'abattre sur son épaule. Et François disait: --Tu vas mourir! D'un prodigieux effort, Henri bondit en arrière. Au même instant, il tira son épée et tomba en garde. François, d'un geste lent, sans hâte, dégaina... L'instant d'après, les deux frères étaient en garde l'un devant l'autre, les épées croisées, les yeux dans les yeux. Pendant une seconde ou deux, il n'y eut plus que le cliquetis de l'acier, le souffle rauque des deux respirations, puis un bref juron d'Henri, puis encore un temps de silence... et puis, tout à coup, un soupir, un cri, le bruit sourd et lourd d'un corps qui tombe tout d'une masse. L'épée de François venait de traverser le côté droit de la poitrine d'Henri, au-dessus de la troisième côte. François mit un genou en terre. Il s'aperçut qu'Henri vivait encore. Brusquement, il tira sa dague, et d'un geste furieux la leva... --Meurs, gronda-t-il, meurs, misérable!... A cette seconde, une lueur rougeâtre éclaira le visage d'Henri. --Mon frère! Mon frère! murmura François d'une voix de fou, comme si, vraiment, il eût alors seulement reconnu son frère. Il se releva et détourna la tête. Alors il vit deux bûcherons dont la cabane s'élevait à quinze pas, et qui étaient accourus, une torche de résine à la main, attirés par le choc des épées... Incapable de prononcer un mot, François, d'un geste tragique, leur montra le corps de son frère...! Deux heures plus tard, François arriva au manoir. Le chef du poste au pont-levis jeta un faible cri de surprise et d'effroi en le voyant. Et il montra à un officier les cheveux du fils aîné du connétable. Ces cheveux, noirs le matin, étaient maintenant tout blancs comme des cheveux de vieillard. --Monseigneur, dit l'officier, nous avons fait préparer votre appartement, et... --Qu'on m'amène un cheval, interrompit François. Quelques instants plus tard, un valet amenait une monture, et l'officier tenant l'étrier demandait: --Monseigneur sera sans doute bientôt de retour!... François sauta en selle, et répondit: --Jamais! Aussitôt, il rendit la main et, dès qu'il fut hors de l'enceinte, piqua furieusement et disparut. --François! François! François! Ce triple appel désolé, enivré, haletant, retentit à cette seconde même, et une femme apparut, tenant un enfant. Mais sans doute Montmorency n'entendit pas ce cri déchirant, car il ne se retourna pas. Et le bruit du galop de son cheval s'éteignit dans le lointain. La femme, alors, s'approcha du groupe de soldats et d'officiers éclairés par des torches, qui avaient salué le départ de leur maître et assisté avec étonnement à cette sorte de fuite. --Où va-t-il? demanda-t-elle d'une voix brisée. L'officier reconnut la demoiselle de Piennes. Il se découvrit et répondit: --Qui le sait, madame?... --Quand reviendra-t-il?... --Il a dit: jamais! --Par là... où cela conduit-il? --Route de Paris, madame. --Paris. Bon!... Jeanne se mit aussitôt en chemin, serrant nerveusement dans ses bras Loïse endormie. Forte de son amour d'amante et de son amour de mère, elle s'enfonça dans la nuit, sous les grands arbres de la forêt, que les rafales de mars courbaient en salutations majestueuses entrevues dans l'ombre. Environ une heure après le départ de François de Montmorency, des bûcherons apportèrent sur une civière le corps ensanglanté de son frère Henri. Henri fut porté dans son appartement, et le chirurgien du château sonda la blessure. --Il vivra, dit-il, mais, de six mois, il ne pourra se lever. Les bûcherons avaient reconnu François au moment du duel. Mais l'événement leur parut si étrange et si redoutable qu'ils ne voulurent rien dire. On supposa donc que le deuxième fils du connétable avait dû être attaqué par des routiers. Ce fut vers la même heure que le chevalier de Pardaillan quitta Montmorency. Il ignorait ce qui venait de se passer au manoir. Mais l'eût-il su qu'il fût parti quand même. En effet, Pardaillan connaissait admirablement Henri de Montmorency, et savait qu'il n'y avait pas de pitié à attendre de lui. --En somme, grommelait-il, en rendant l'enfant j'ai trahi mon vindicatif seigneur. Tudiable! C'est qu'il adore voir un corps se balancer au bout d'une corde, ce digne maître! Ayant ainsi raisonné, ayant soigneusement examiné la ferrure de son cheval et bourré son porte-manteau, le chevalier de Pardaillan se mit en selle, plaça devant lui son petit Jean, salua le manoir d'un grand geste héroïque et railleur, et se mit en route d'un bon trot dans la direction de Paris. Au bout d'un bon temps de trot de vingt minutes, le cavalier crut apercevoir une ombre à deux pas de son cheval et, au même instant, celui-ci fit un brusque écart, puis s'arrêta net. Pardaillan se pencha, distingua une femme, et presque aussitôt la reconnut. Il tressaillit. Jeanne, cependant, continuait à marcher. Peut-être n'avait-elle pas entendu venir le cavalier. --Madame..., fit doucement le routier. Jeanne s'arrêta. --Monsieur, dit-elle, je suis bien sur le chemin de Paris? --Oui, madame. Mais vraiment... vous allez ainsi, toute seule, en forêt, par la nuit?... Voulez-vous me permettre de vous tenir compagnie?... Elle secoua la tête, murmura un faible remerciement. --Quoi! vous voulez être seule? reprit le cavalier. --Seule, oui, je ne crains rien. --Mais, madame, reprit-il, avez-vous au moins des parents à Paris? Savez-vous où vous irez? --Non... Je ne sais pas... --Mais vous avez sans doute de l'argent?... ne vous offensez pas, je vous prie... Un violent combat parut se livrer dans l'esprit du cavalier qui maugréa, pesta, jura tout bas, puis, prenant une soudaine résolution, se pencha vers Jeanne, déposa sur la poitrine de la petite Loïse un objet brillant, et s'enfuit au galop après avoir murmuré ces mots: --Madame, ne maudissez pas trop le chevalier de Pardaillan... c'est un de mes amis! Jeanne reconnut alors que le cavalier était l'homme qui lui avait rendu sa petite Loïse. Et, ayant examiné l'objet brillant, elle vit que c'était un magnifique diamant enchâssé dans une bague. Ce diamant c'était celui qu'Henri de Montmorency avait donné à Pardaillan pour payer l'enlèvement de Loïse!... VIII L'IMMOLATION LE connétable de Montmorency, d'un pas agité, se promenait dans la vaste salle d'honneur de son hôtel, à Paris. Ses gentilshommes disséminés sur les banquettes, ou debout par groupes, se racontaient à voix basse d'étranges choses. Tout d'abord que le connétable, s'étant penché tout à l'heure à une fenêtre, avait vu une femme debout devant le grand portail de l'hôtel, exténuée, paraissait-il, très pâle et un enfant dans les bras. Et le connétable avait donné l'ordre d'aller chercher cette femme et de l'introduire: elle attendait maintenant dans un cabinet voisin. Ensuite, que le fils du connétable, que l'on croyait mort, était arrivé soudain dans la nuit, qu'il avait eu une longue et orageuse entrevue avec son père, et qu'il était reparti pour une destination inconnue. Que la nouvelle venait d'arriver de Montmorency que le deuxième fils du connétable, Henri, avait été attaqué dans la forêt et grièvement blessé. Enfin, que Sa Majesté Henri II devait, ce jour-là même, à quatre heures, faire une visite, au chef de ses armées. On en concluait qu'une nouvelle campagne se préparait. Plus d'une fois le connétable s'était avancé jusqu'à la porte du cabinet où on avait introduit la femme. Et toujours il avait reculé, frappant du pied avec colère, reprenant sa promenade dans le demi-silence de la salle d'honneur. Enfin, il parut se décider, poussa brusquement la porte, et entra. Au milieu du cabinet, la femme, debout, attendait. Elle avait déposé son enfant endormi dans un fauteuil, et, appuyée au dossier, le contemplait... Rudement, il demanda: --Que voulez-vous, madame? --Monseigneur... --Oui, reprit le connétable, ce n'est pas moi que vous attendiez, n'est-ce pas? Au lieu du fils que l'on espère encore séduire par de mielleuses paroles, c'est le père inexorable qui paraît! Et cela vous déconcerte, n'est-ce pas? Jeanne de Piennes releva son douloureux visage: --Monseigneur, il est vrai que j'espérais voir François... mais une femme de ma race ne peut se déconcerter à se trouver en présence du père de son époux! --Votre époux! gronda le connétable en serrant les poings. Croyez-moi, je vous engage à ne point invoquer ce titre devant moi! François m'a tout raconté cette nuit. Tout, entendez-vous bien! Je sais que vous et votre père avez été assez habiles pour arracher à la faiblesse de mon fils un mariage. Quel mariage, d'ailleurs! nocturne et honteux comme un vol!... --Vous mentez, monsieur! --Par le Ciel! que dit-elle là?... --Je dis, monsieur, que vous avez seulement l'habit d'un gentilhomme! Je dis que votre couronne de cheveux blancs ne vous mettrait pas à l'abri du soufflet vengeur, si mon père, assassiné par vous, se trouvait près de moi! Je dis que vous parlez à une femme qui porte votre nom, monsieur! L'accent de ces paroles avait été en se haussant pour ainsi dire, depuis la simple dignité de la femme offensée jusqu'à la majesté d'une reine. Montmorency, étonné, rougit, pâlit et parut un instant balancer pour jeter un ordre... Puis le vieux chef des armées du roi s'inclina profondément. Il était dompté. --Monseigneur, reprit alors Jeanne en comprimant la violente agitation de son sein, vous m'avez dit tout à l'heure que vous saviez tout!... Non, monseigneur, vous ne savez pas tout! Vous ignorez l'affreuse vérité, comme l'ignore mon maître et mari, comme l'ignore l'époux de mon coeur, l'homme à qui j'ai donné ma vie, à qui je voudrai éviter une larme au prix de mon sang!... Cette vérité, monseigneur, vous devez l'entendre pour mon honneur, pour le bonheur de François, pour la vie de l'innocente créature qu'abrite votre toit en ce moment... l'enfant de notre amour! Étonné par la noblesse du geste et par la douleur de l'accent, fasciné par tant de beauté et de simplicité, le vieux Montmorency, pour la deuxième fois, s'inclina. --Parlez donc, madame, dit-il. Et en même temps, ses yeux se portèrent sur la petite Loïse endormie. Jeanne saisit ce regard au vol. Quelque chose comme une aube d'espoir illumina son âme. Avec ce mouvement d'orgueil qu'ont toutes les mères, elle prit la mignonne créature dans ses bras, l'embrassa longuement et, avec une timidité douloureuse, avec un sourire mouillé de pleurs, la tendit au formidable aïeul. Peut-être, à cette fugitive minute, le coeur de Montmorency fut-il attendri! Il eut un geste vague des bras comme pour saisir l'enfant, et il demanda: --Comment s'appelle-t'il?... --Elle s'appelle Loïse! dit Jeanne, palpitante de tendresse. Une moue dédaigneuse plissa les lèvres du connétable. Une fille!... Elle recula en pâlissant, tandis que lui reprenait: --Je vous promets, madame, de vous écouter maintenant!... Parlez donc sans crainte, et exposez-moi cette vérité dont vous vouliez m'entretenir. Jeanne comprit que le lien qui était en train de se former d'elle à Montmorency venait de se briser. Mais une femme qui aime recèle dans son coeur des forces qui sont pour l'homme un sujet de stupéfaction. Elle rassembla toute son énergie, et entreprit de se justifier aux yeux du père de François. Avec cette voix qui était comme une mélodie d'un charme à la fois délicat et puissant, avec cette poésie naturelle qu'elle puisait dans son amour, elle dit ses premières rencontres avec François, l'irrésistible tendresse qui les avait poussés l'un vers l'autre, leurs aveux, puis la faute, puis la scène du mariage nocturne, les menaces d'Henri, la naissance de Loïse, et enfin l'effroyable supplice final où son coeur d'amante et de mère avait été broyé... Elle dit tout, n'omit aucun détail; le vieux Montmorency l'écouta sans prononcer une parole. Son oeil se plissait, son esprit, indifférent à ce drame lamentable, cherchait une ruse... --Relevez-vous, madame, dit-il enfin. Je suis convaincu que vous dites la vérité... --Oh! s'écria Jeanne avec exaltation. Loïse est sauvée!... Ce cri de la mère troubla un instant l'âme obscure du guerrier. Mais aussitôt il se remit et reprit: --J'ignorais d'ailleurs tout ce que vous venez de raconter touchant mon fils Henri. François ne m'en a point parlé (il mentait), et, tout à l'heure, en vous disant que je savais tout, je faisais seulement allusion à ce mariage secret qui m'a gravement offensé dans mon autorité paternelle et dans nos intérêts de famille. Ce mariage est impossible, madame! --Ce mariage, murmura Jeanne frappée au coeur, n'est ni possible ni impossible: il est: voilà tout!... Avec tranquillité, le connétable tira de son pourpoint deux parchemins et en déplia un. --Lisez ceci, dit-il. Jeanne parcourut d'un trait le parchemin. Elle devint livide. Le papier ne contenait que quelques lignes. Ces lignes, les voici: --A tous présents et à venir, salut. --Ordre est donné à notre prévôt, messire Tellier, de se saisir de la personne de François, comte de Margency, aîné de la maison de Montmorency, colonel de notre infanterie suisse, et de le conduire en notre prison du Temple où il demeurera jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de l'appeler à Lui. Nous le voulons et mandons ainsi à notre prévôt et tous officiers de notre prévôté, car tel est notre bon plaisir. --Monseigneur! Oh! monseigneur! bégaya enfin Jeanne, que vous a fait François? Oh! vous voulez m'éprouver, m'effrayer! La prison perpétuelle!... ô mon François!... --Madame, dit Montmorency, avec un calme sinistre, ce parchemin n'est pas signé encore. Je suis, madame, connétable des armées du roi et grand-maître de France. Dans quelques instants, le roi sera dans cet hôtel. Je n'aurai qu'à lui présenter ce papier, et à lui dire: Plaise à Votre Majesté d'apposer sa griffe au bas de ce parchemin. Et demain, madame, commencera la prison pour celui que vous aimez. --Oh! c'est affreux! Ma raison s'égare! Mais que vous a-t-il fait, seigneur? Que vous a-t-il fait? --Il vous a épousée: là est son crime... --Son crime! balbutia l'infortunée dont la raison, vraiment, s'égarait... Oh! monseigneur, ne punissez que moi! Une flamme s'alluma dans l'oeil du vieux Montmorency qui, froidement, continua: --Maintenant, madame, voici un deuxième parchemin. C'est un acte de renonciation volontaire à votre mariage... --Non non! oh! pas cela! haleta Jeanne dans un cri déchirant. Tuez-moi! mais pas cela... --Je sais combien un divorce est chose grave, et qu'il est difficile de faire casser un mariage. Mais, le roi aidant... --Grâce! Pitié! Justice, monseigneur! cria Jeanne. --La bonne volonté de notre Saint-Père nous est acquise... vous n'avez qu'à signer... --Pitié! oh! laissez-moi François! --Signez, madame, et le Saint-Père cassera le mariage... --Ma fille, monseigneur! La fille de François! Vous lui volez son père!... Vous lui arrachez son nom!... --C'en est assez, madame. Tout à l'heure, je présenterai l'un ou l'autre de ces deux parchemins au roi. François sera demain au Temple si, dès ce soir, je ne puis expédier à Rome votre renonciation. Signez et vous le sauvez... --Grâce! grâce! sanglota l'épouse martyre. Non! non! --Le roi! Le roi! Vive le roi!... Des cris éclataient dans la cour d'honneur. Une fanfare de trompettes retentit. On entendit les pas précipités des gentilshommes qui couraient au-devant d'Henri II. La porte s'ouvrit violemment et un homme cria: --Monseigneur! monseigneur! voici Sa Majesté!... --Adieu, madame, dit lentement Montmorency. Déchirez cette renonciation. Moi, je vais faire signer au roi l'ordre d'emprisonner mon fils! --Arrêtez! je signe! râla la martyre. Et elle signa!... Puis elle tomba à la renverse, tandis qu'un de ses bras, dans un geste instinctif et sublime, cherchait encore à protéger Loïse... Le connétable fondit sur le parchemin, le saisit, le cacha dans son pourpoint et, de son pas lourd de tueur d'hommes et de femmes, se porta à la rencontre d'Henri II. Dans la cour, les cris de joie éclataient furieusement: --Vive le roi! Vive le roi! Vive le connétable!... IX LA DAME EN NOIR Le mariage secret de François de Montmorency et de Jeanne de Piennes fut cassé par le pape. En l'année 1558, François, maréchal des armées royales, épousa Diane de France, fille naturelle du roi. Quinze jours avant l'époque fixée pour la cérémonie, il alla trouver la princesse. --Madame, lui dit-il, je ne sais quels sont vos sentiments à mon égard. Pardonnez-moi la franchise brutale de mon langage: je ne vous aime pas, et ne vous aimerai jamais... La princesse écoutait en souriant. --On nous marie, continua François. En acceptant l'insigne honneur de devenir votre époux, j'obéis au roi et au connétable qui veulent cette union pour des raisons politiques. Je vous offense, je le sais... --Non pas, monsieur le maréchal, fit vivement Diane. --Si mon coeur était libre, dit alors François, il serait à vous; car vous êtes belle parmi les plus belles. Mais... --Mais votre coeur est à une autre?... --Non, madame! Et je me suis mal exprimé: mon coeur est mort, voilà tout!... Diane se leva. C'était une grande belle femme qui ne manquait ni de coeur ni d'esprit. --Monsieur le maréchal, dit-elle doucement, venant de tout autre que vous, une pareille franchise m'eût en effet offensée. Mais à vous, monsieur, je pardonne tout... Obéissons donc au voeu du roi, et gardons chacun notre coeur. C'est bien ainsi que vous l'entendez?... --Madame..., murmura François en pâlissant... car peut-être avait-il espéré une autre réponse. --Allez, monsieur le maréchal. Je respecterai le deuil de votre coeur... C'est ainsi que fut conclu le pacte. Après la cérémonie, François se lança à corps perdu dans une série de dangereuses campagnes; mais la mort ne voulait pas de lui. Quant à Henri, il ne revit pas son aîné. On eût dit, d'ailleurs, que les deux frères cherchaient à s'éviter. Quand l'un guerroyait dans le Nord, l'autre se trouvait dans le Midi. Le jour de la rencontre devait pourtant venir, et de terribles drames se préparaient pour ce jour-là... Car les deux frères aimaient toujours la même femme, maintenant disparue, sans qu'aucun d'eux, malgré des recherches ardentes, eût jamais pu la retrouver. Qu'était-elle donc devenue, cette femme tant adorée? Plus heureuse que François, avait-elle trouvé un refuge dans la mort? Non! Jeanne vivait!... Comment la malheureuse avait-elle quitté l'hôtel de Montmorency après l'effroyable scène où s'était consommé son sacrifice? Comment ne mourut-elle pas de désespoir? Il nous a été impossible de reconstituer les épisodes de cette existence flétrie. Nous retrouvons Jeanne dans une pauvre maison de la rue Saint-Denis. Elle habite tout en haut, sous les toits, un étroit logement composé de trois petites pièces. Et dès l'instant même où nous la retrouvons, nous possédons le secret de la force étrange qui a permis à Jeanne de vivre. Entrons dans la maison... pénétrons dans une pièce claire, pauvre, mais arrangée avec un goût délicieux... regardons le tableau admirable qui s'offre à nos yeux... écoutons!... Jeanne vient d'entrer dans cette petite pièce et se dirige vers l'embrasure de la fenêtre où est assise une jeune fille. En passant, elle s'arrête un instant devant le miroir, se regarde, et songe: --Comme il me trouverait flétrie, s'il me voyait à présent!... Me reconnaîtrait-il seulement? Hélas! Je ne suis plus la Jeanne de jadis, je ne suis plus celle qu'il appelait la Fée du printemps... je ne suis plus que la Dame en noir... Jeanne se trompe!... Elle est admirablement belle. Sa pâleur n'enlève rien à l'idéale beauté de son visage, à la parfaite pureté des lignes, à l'harmonieuse splendeur de ses cheveux... L'éclat de ses yeux s'est seulement adouci et comme voilé. Mais elle est toujours la femme radieusement belle que les gens du voisinage appellent--la Dame en noir parce qu'elle porte sur ses vêtements le même deuil éternel que dans son coeur. Et ces yeux voilés reprennent eux-mêmes tout leur tendre éclat, cette bouche close reprend aussi son adorable sourire lorsque le regard de Jeanne se reporte sur la jeune fille qui, dans l'embrasure de la fenêtre, se penche et s'active sur un travail de tapisserie. Ah! c'est que cette petite ouvrière aux doigts rosés qui courent dans la laine, c'est sa fille! sa Loïse!... Loïse paraît seize printemps... Ses yeux, d'un bleu intense, semblent réfléchir l'infinie pureté d'un ciel de mai. Ses cheveux forment autour de son front de neige un nimbe nuageux, presque fluide tant ils sont fins et soyeux. On ne sait quelle force de souplesse et de fierté se dégage de ce merveilleux ensemble. Et pourtant... Quelle mélancolie sur ce front si radieux, si noble de lignes, si expressif!... Jeanne s'est approchée de son enfant. La mère et la fille se sourient... et quiconque les verrait en ce moment se demanderait laquelle des deux est la plus admirable, et jurerait que ce sont deux soeurs que quelques années séparent à peine! Jeanne s'assied devant Loïse, prend l'autre extrémité de la tapisserie et se met à travailler activement. --Mère, dit Loïse, reposez-vous. Voilà trois nuits que vous passez sur cet ouvrage... --Chère Loïse!... Tu oublies que je dois porter cette tapisserie aujourd'hui même à cette jeune dame... --Que vous m'avez dit de bonne bourgeoisie... dame Marie Touchet, je crois?... --Oui, mon enfant... --Ah! ma mère, pourquoi ne sommes-nous pas, nous aussi, de bourgeoisie?... Pourquoi sommes-nous de pauvres ouvrières?... Je dis cela pour vous, ajouta vivement Loïse, car, moi, je suis si heureuse!... Jeanne jette un profond regard sur sa fille, et murmure en tressaillant: --De bourgeoisie!... Pauvre enfant sans nom!... Que dirais-tu si tu savais que tu t'appelles Loïse de Montmorency?... --A quoi songez-vous, ma mère? --Je songe, mon enfant, ma petite Loïse adorée, que peut-être tu n'étais pas née pour ce pénible labeur... et que c'est bien triste pour moi de voir des piqûres d'aiguilles au bout de tes jolis doigts... Jeanne saisit la main de sa fille et couvre ses doigts de baisers. Loïse éclate d'un joli rire sonore, clair, d'une charmante gaieté. --Bon, ma mère! s'écrie-t-elle. Croyez-vous donc que j'aie des mains de jeune princesse?... La mère tressaille profondément. --Qui sait, reprend-elle, qui sait si, sans ces deux hommes maudits... Loïse laisse tomber son aiguille, et, très émue, cette fois: --Ah! ma mère! quand me direz-vous ce terrible secret qui pèse sur votre vie?... --Jamais! jamais! murmure sourdement Jeanne. --Quand me direz-vous, reprend Loïse qui n'a pas entendu, le nom des deux hommes, cause du malheur qui est dans votre existence, je le sens!... De ces deux noms, vous ne m'en avez jamais dit qu'un!... --Oui, Loïse!... Le nom du chevalier de Pardaillan!... --Je ne l'oublie pas, ma mère! Et je vous jure que, cet homme, je le déteste de toutes mes forces, pour ce mal inconnu qu'il vous a fait!... Mais l'autre! l'autre, plus criminel encore, m'avez-vous dit!... --Jamais! jamais!, reprend Jeanne au fond de son coeur. Loïse respecte le silence de sa mère, et pousse un soupir. Les deux femmes se penchent vers la tapisserie, et on ne voit plus que leurs deux mains agiles qui vont et viennent, tandis que leurs cheveux se touchent, se frôlent... Bientôt la tapisserie est terminée. Jeanne, alors, s'enveloppe d'une mante et, après avoir serré Loïse sur son coeur, sort pour se rendre chez la dame qui a commandé cet ouvrage... dame Marie Touchet. Loïse a accompagné sa mère jusque sur le palier. Elle rentre alors et, comme attirée par une force invincible, court à la fenêtre de l'autre pièce qui donne sur la rue Saint-Denis... En face, se dresse une grande maison: l'hôtellerie de la Devinière. Loïse lève sa tête charmante vers l'hôtellerie, craintivement, furtivement, tandis que son jeune sein se gonfle d'espoir et d'émoi. Là-haut, à une fenêtre de grenier, apparaît un jeune cavalier... Du bout des doigts, il envoie un baiser à Loïse... Loïse hésite, rougit, pâlit... elle demeure un instant les yeux fixés sur l'inconnu... et ce regard est peut-être un aveu. Ce jeune cavalier porte un nom qu'ignore Loïse et qui, s'il était prononcé, retentirait comme une malédiction dans le coeur de jeune fille qui s'ouvre à l'amour le plus pur. Car le jeune cavalier s'appelle le chevalier Jean de Pardaillan!... X PARDAILLAN, GALAOR. PIPEAU ET GIBOULÉE Ce Jean de Pardaillan habitait depuis près de trois années une assez belle chambre située tout en haut de l'hôtellerie de la Devinière et donnant sur la rue Saint-Denis. Nous allons voir comment et pourquoi un pauvre hère comme lui pouvait se permettre le luxe de loger à la Devinière, la première rôtisserie du quartier, renommée dans tout Paris au point que Ronsard et sa bande de poètes y venaient faire ripaille; la Devinière, ainsi baptisée quarante ans auparavant par maître Rabelais en personne! Jean de Pardaillan, disons-nous, était un pauvre hère, un sans-le-sou. C'était un jeune homme d'une vingtaine d'années, grand, mince, flexible comme une épée vivante. Été comme hiver, on le voyait vêtu du même costume de velours gris; il ne portait pas la toque, mais une sorte de chapeau rond, en feutre gris--ce genre de chapeau qu'Henri III devait plus tard mettre à la mode, et dont Pardaillan fut sans aucun doute l'inventeur. A ce chapeau s'accrochait une plume de coq rouge qui chatoyait au soleil et lui donnait crâne allure. Ses bottes en peau gris de souris, modelant la jambe fine et nerveuse, montaient aux cuisses presque jusqu'au haut-de-chausses. Le talon soutenait des éperons formidables; au ceinturon de cuir éraillé, éraflé, pendait une rapière démesurée, et lorsque, des éperons, l'oeil montait à cette rapière, de cette rapière à la large poitrine serrée dans un pourpoint rapiécé, de la poitrine aux moustaches hérissées, des moustaches aux yeux flamboyants, et enfin des yeux au chapeau posé sur l'oreille, en bataille, les hommes gardaient de cet ensemble une impression de force qui leur inspirait instantanément un respect non dissimulé; les femmes, une impression d'élégance et de beauté du diable, que plus d'une avait de la peine à dissimuler. Dans toute la rue Saint-Denis et dans le voisinage, le chevalier de Pardaillan était connu et redouté. Plus d'un mari faisait la grimace en le voyant passer, fier comme le roi, gueux comme un truand; mais plus d'une bourgeoise se retournait avec un sourire, et même des grandes dames soulevaient les rideaux de leur litière pour l'accompagner du regard. Et lui, candide au fond, ne voyant rien de toute cette admiration qui lui faisait escorte, faisait résonner ses éperons et passait, le nez au vent, comme un jeune loup cherchant aventure--aventure de bataille, aventure d'amour, coups à donner ou à recevoir, grands déploiements de l'étincelante rapière, baisers furtifs, tout lui était bon!... Donc, le chevalier de Pardaillan, hormis sa santé, sa force et son élégance, ne possédait rien au monde. Ou plutôt nous nous trompons: il possédait Galaor! il possédait Pipeau! il possédait Giboulée! Qu'était-ce que Galaor? Un cheval! Pipeau? Un chien! Giboulée? Une rapière! Six mois environ avant le jour où nous avons vu Jean de Pardaillan envoyer de haut et de loin ce baiser qui révélait en lui tout un état d'âme, M. de Pardaillan le père avait appelé son fils. Le vieux routier logeait dans cette hôtellerie de la Devinière depuis deux ans. Il occupait avec son fils un étroit cabinet noir qui donnait sur une sombre cour. --Mon fils, dit-il, je vous fais mes adieux... --Quoi! monsieur, vous partez donc! s'écria le jeune homme avec un élan qui chatouilla le coeur de son père. --Oui, mon enfant, je pars!... Toutefois, je vous propose de vous emmener avec moi... Le jeune chevalier, qui rougissait rarement, qui pâlissait encore moins souvent, rougit et pâlit coup sur coup à cette proposition. --Je vous propose de vous emmener; mais je crois vraiment que vous feriez mieux de demeurer à Paris... Paris, mon cher, c'est la grande marmite où les sorcières font bouillir ensemble la bonne et la mauvaise fortune. Restez, mon enfant. Quelque chose me dit que, dans la distribution que font les sorcières de leur marmite, c'est la bonne fortune qui vous tombera en partage... Aussi disais-je bien: je vous fais mes adieux. --Mais, mon père! fit Jean plus ému qu'il ne voulait le paraître, qui vous oblige à vous éloigner? --Une foule de choses--et d'autres encore. Que voulez-vous? J'ai la nostalgie de la grande route. Je regrette les coups de soleil et les averses. J'étouffe dans Paris, moi. Enfin, il faut que je m'en aille! Peut-être le vieux Pardaillan, avait-il un motif plus impérieux de fuir Paris. Car il paraissait tout embarrassé. Il se hâta de continuer: --Au moment de nous quitter, peut-être pour toujours, car je suis bien vieux, je regrette, chevalier, de n'avoir à vous laisser que des conseils. Au moins ces conseils, qui constituent tout votre héritage, sont-ils dignes d'être précieusement observés... Je m'en vais, mon cher fils; mais je puis me vanter d'avoir fait de vous un homme capable de lutter contre cette chose perverse et maléficieuse qu'on appelle la vie. Vous êtes un escrimeur accompli, et il n'y a pas un maître d'armes dans tout le royaume capable de parer les bottes que je vous ai enseignées. Dans les seize ans qui viennent de s'écouler, je vous ai emmené avec moi; et soit sur mon cheval, soit sur mon dos quand vous étiez petit; soit sur vos jambes ou sur la monture que vous procurait le hasard, quand vous étiez adolescent, vous avez parcouru en tous sens les pays de France, de Bourgogne, de Provence et de langue d'oc et de la langue d'oïl. Vous avez donc appris les choses--les plus difficiles qui soient: savoir dormir sur la dure, avec la selle sous la tête; savoir se coucher sans manger; avoir froid et chaud indifféremment... oui, vous savez tout cela, mon fils, et c'est pourquoi vous êtes bâti de fer et d'acier! Le vieux Pardaillan regarda une minute son fils avec une orgueilleuse admiration. Puis il reprit: --Et pourtant, vous eussiez pu vivre heureux et tranquille, me succéder dans un bon emploi, au sein de la richesse et de la prospérité, sous un maître noble comme le roi, plus riche que le roi!... Un crime a décidé autrement de ma destinée et de la vôtre. --Un crime, mon père! s'écria Jean tout palpitant. --Un crime ou un acte imbécile: c'est tout un. Et c'est moi qui le commis... --Vous! Impossible! Vous, le coeur le plus tendre... --Comme vous y allez! Écoutez. Après une existence de routier, de hère, de sacripant, de malandrin, j'avais donc fini par trouver la tranquillité: bombance, bons vins et le reste; tout ce qui constitue l'honnêteté de la vie. Mais, un jour, mon maître me donna une petite commission des plus faciles: enlever une effrontée d'enfant au maillot. Je le fis et reçus en récompense un diamant qui valait bien trois mille écus. J'eus promesse du double si je gardais la petite... Je ne vous parle pas d'une autre clause du traité, que j'étais décidé dès la première minute à ne pas tenir... -Eh bien, mon père? -Eh bien, je fis la sottise de prêter l'oreille à je ne sais quelle absurde voix qui murmurait je ne sais plus trop quoi dans mon coeur. Bref, je rendis l'enfant! Et criminel jusqu'au bout, j'offris le diamant à la mère. --Le nom de cette mère? Le nom du maître qui vous donnait de ces commissions?... --Le secret n'est pas à moi, mon fils... Je continue. Grâce à ce crime, vous êtes pauvre comme Job ne le fut jamais. Maintenant, chevalier, écoutez ce que j'avais à vous dire... Écoutez, s'il vous plaît, de tout votre coeur, et recueillez l'héritage de mes bons et loyaux conseils... Les voici... Premièrement, méfiez-vous des hommes. Il n'en est pas un qui vaille beaucoup plus que la vieille corde qui devrait le pendre. Si vous voyez quelqu'un se noyer, tirez-lui votre chapeau et passez. Si vous apercevez des truands qui attaquent un bourgeois à un coin de rue, tirez sur l'autre coin. Si quelqu'un se dit votre ami, demandez-vous aussitôt quel mal il vous souhaite. Si un homme déclare qu'il vous veut du bien, mettez une cotte de mailles. Si on vous appelle à l'aide, bouchez-vous les deux oreilles... Me promettez-vous de ne pas oublier ces paroles? --Je vous le promets, monsieur... Ensuite? --Deuxièmement, méfiez-vous des femmes. La plus douce cache une furie. Leurs cheveux fins sont des serpents qui enlacent et étouffent. Leurs yeux poignardent. Leur sourire empoisonne. Vous m'entendez bien, mon fils? Ayez des femmes tant qu'il vous plaira. Mais ne vous donnez à aucune, si vous ne voulez flétrir votre vie, si vous ne voulez périr accablé, par les mensonges et les trahisons. Méfiez-vous des femmes. --Je vous le promets, monsieur. Ensuite?... --Troisièmement, méfiez-vous de vous-même. Ah! surtout de vous-même! Écartez violemment dès le début de votre vie les mauvais conseils de miséricorde, d'amour et de pitié, tous les pièges que votre coeur ne manquera pas de vous tendre. C'est l'affaire de quelques années. Très facilement avec un peu de bonne volonté, vous deviendrez comme les autres hommes: dur, impitoyable, égoïste, et alors vous serez solidement armé. M'avez-vous bien entendu? --Oui, mon père, et je vous promets de m'exercer de mon mieux. --Bon! Je pars donc tranquille. Je vous laisse Giboulée, ajouta Pardaillan, qui jeta un regard caressant sur une longue rapière accrochée au mur. Il la prit et ceignit lui-même le cuir verni autour des reins de son fils. --Là! Vous voilà chevalier pour de bon, maintenant! Soyez fort contre vous-même, fort contre les femmes, fort contre les hommes! Adieu, mon fils, adieu... Ce fut ainsi que Jean demeura seul au monde, et qu'il acquit Giboulée. Une quinzaine de jours après le départ de son père, le chevalier de Pardaillan se promenait un soir, tout mélancolique, sur les bords de la Seine, lorsqu'il vit une bande de gamins lier les pattes à un pauvre chien avec l'intention évidente de le noyer. Fondre sur la bande, la disperser à coups de taloches, délier la malheureuse bête fut, pour le chevalier, l'affaire d'un instant. --Bon! pensa-t-il, monsieur mon père m'a recommandé de laisser se noyer les hommes, mais non les chiens. Je ne lui désobéis donc pas... Inutile d'ajouter que l'animal ainsi sauvé s'attacha à son libérateur et le suivit pas à pas lorsqu'il s'en alla. Il l'avait appelé Pipeau. Pipeau était un chien berger à poil roux ébouriffé, ni beau ni laid, mais d'une jolie ligne, et surtout admirable par l'intelligence et la mansuétude de ses yeux bruns. Il possédait une mâchoire à briser du fer; il était un peu fou, aimait à courir frénétiquement aux moineaux, fonçant tête baissée, renversant tout sur son passage, et l'air très étonné, quand il s'arrêtait, que les moineaux ne l'eussent pas attendu. Le soir où il rentra à l'auberge accompagné de Pipeau, c'est-à-dire une quinzaine après le départ si étrange de, son père, Pardaillan monta tristement à son pauvre cabinet noir et jeta un regard navré sur la tristesse de ce gîte. --Il n'est pas possible, grommela-t-il, que j'habite plus longtemps ce taudis. J'y mourrais, maintenant que M. de Pardaillan n'est plus là pour l'égayer. Par Pilate et Barabbas, comme disait mon père, il me faut une chambre logeable. Oui, mais où la trouver? Comme il réfléchissait ainsi, il s'aperçut que la porte qui faisait vis-à-vis à la sienne était entrouverte. Il y alla aussitôt, la poussa doucement, et passa la tête. Il n'y avait personne dans la chambre, belle grande pièce, ornée d'un bon lit, de plusieurs chaises; et même d'une table, d'un fauteuil. --Voilà mon affaire! se dit Pardaillan. Il ouvrit la fenêtre: elle donnait sur la rue Saint-Denis. Il allait retirer sa tête lorsque ses yeux s'étant portés sur la maison d'en face, plus basse que l'hôtellerie, il vit, à une fenêtre qui s'ouvrait sur le toit de cette maison, une tête de jeune fille, si belle, avec ses cheveux d'un blond d'or, et l'air si doux, si candide et si fier que Pardaillan crut avoir entrevu un être paradisiaque. Et que fut-ce lorsqu'au bout de quelques instants il reconnut une jeune fille rencontrée plusieurs fois dans la rue Saint-Denis. Au cri qu'il avait poussé, elle leva la tête, rougit, ferma la fenêtre et disparut. Mais Pardaillan demeura une heure à la même place, et il y fût demeuré plus longtemps encore si une voix ne l'avait subitement arraché à sa contemplation. Il se retourna en fronçant le sourcil et se vit en présence de maître Landry Grégoire, successeur de son père; propriétaire actuel de l'hôtellerie de la Devinière. Maître Landry avait été dans son enfance un être chétif et si court sur jambes que les clients de la rôtisserie l'avaient surnommé Landry Cul-de-Lampe. Au fur et à mesure qu'il avait avancé en âge, au lieu de pousser en hauteur, il s'était développé en largeur; maître Landry apparaissait comme une sorte de boule, placée en équilibre sur deux masses charnues et surmontée d'une tête en pain de sucre, percée de deux petits yeux craintifs, méfiants, fouilleurs et sournois. --Je venais justement chez vous, monsieur le chevalier, dit maître Landry. --Eh bien, vous y êtes! fit Pardaillan. --Comment, j'y suis! --Mais oui, j'ai changé de logis: à partir de ce soir, je m'installe ici. Maître Grégoire devint cramoisi. --Monsieur, dit-il, je venais vous dire qu'il m'est impossible de continuer à vous loger dans le cabinet noir... --Vous voyez bien! Nous sommes d'accord. --A plus forte raison, poursuivit Grégoire exaspéré, ne puis-je vous céder cette chambre qui vaut ses cinquante écus par an. Il est temps que je parle, monsieur le chevalier... Lorsque M. votre père me fit l'honneur de venir loger chez moi, voici deux ans de cela, il promit de me payer régulièrement. Au bout de six mois, n'ayant pas encore reçu un denier, je me présentai à M. votre père, et le priai de me payer l'arriéré... --Et que fit mon vénérable père? Il vous paya, je pense. --Il me rossa, monsieur! dit Landry avec une majestueuse indignation. --Et dès lors, vous fûtes convaincu de l'impertinence qu'il y a à réclamer de l'argent à un honorable gentilhomme? --Oui, monsieur, dit simplement le maître de la Devinière. Mais je dois dire que M. votre père me rendait quelques services. Il protégeait ma rôtisserie, et n'avait pas son pareil pour prendre un ivrogne par les reins et le jeter à la rue. --En ce cas, c'est vous qui lui redevez, maître Landry. N'importe, je vous fais crédit. Landry, qui était déjà cramoisi, devint violet. Il souffla pendant deux minutes. Puis il reprit: --Trêve de plaisanterie, monsieur. --Que voulez-vous donc? Expliquez-vous, que diable! --Monsieur, je veux que vous vous en alliez, à moins que vous ne puissiez me payer les deux ans d'arriérés que vous me devez, vous et M. votre père! --Est-ce votre dernier mot, maître? --Mon dernier mot. J'entends que dès demain le cabinet soit libre! Tranquillement, le chevalier passa dans son logis, prit dans un coin un bâton court, le même qui avait servi à son père, saisit Landry par l'une des courtes nageoires qui lui servaient de bras, leva le bâton et le laissa retomber sur l'échiné de l'aubergiste. --Un bon fils doit imiter les vertus de son père, dit-il; mon père vous a rossé: mon devoir est de vous rosser!... Et Pardaillan se mit, en effet, à rosser maître Grégoire avec une conscience qui prouvait qu'il ne savait rien faire à demi. L'aubergiste poussa des hurlements effroyables, et ses clameurs retentirent dans toute la maison. En un instant, la chambre fut envahie par les domestiques. Alors, Pardaillan poussa le malheureux Grégoire vers la fenêtre qu'il ouvrit toute grande, le saisit, le harponna solidement, le passa à travers la fenêtre, et, les bras tendus, le tint suspendu dans le vide. --Dehors, vous autres! dit-il de sa voix calme et mordante, dehors, ou je le laisse tomber!... --Allez-vous-en! allez-vous-en!... gémit l'aubergiste plus mort que vif. Il y eut une retraite précipitée des domestiques. Seule, Mme Landry demeura, et il faut dire qu'elle ne semblait pas effarée outre mesure de la périlleuse situation où se trouvait, son mari. --Grâce, monsieur le chevalier! murmura Landry. --Nous sommes d'accord, n'est-ce pas? Plus de ces demandes intempestives?... --Jamais! Jamais! --Et je pourrai habiter cette chambre? --Oui, oui!... Mais rentrez-moi, pour l'amour de la Vierge!... Je meurs!... Le chevalier, sans se presser, réintégra l'aubergiste dans la chambre, et l'assit presque évanoui dans le fauteuil où Mme Landry s'empressa de lui bassiner les tempes. --Ah! monsieur le chevalier, dit-elle avec un regard qui n'avait rien de trop sévère, quelle peur vous m'avez faite! Lorsque Landry revint à lui, il eut avec le chevalier de Pardaillan une explication à la suite de laquelle il fut convenu que la belle chambre demeurerait le logis du jeune homme, et que même il pourrait prendre ses repas du soir dans la rôtisserie, à condition qu'il continuât le genre de services qu'avait rendus son père. Et ce fut ainsi que la paix fut signée entre maître Landry Grégoire et l'aventurier. Un soir, le chevalier de Pardaillan sortait d'un bouge de la rue des Francs-Bourgeois où il venait de boire avec quelques truands de ses amis force mesures d'hypocras. Il était à peu près ivre. C'est-à-dire que sa fine moustache se hérissait plus que jamais, et que Giboulée en bataille derrière les mollets occupait toute la largeur de l'étroite rue. Il chantait un sonnet à la mode, de maître Ronsard. --Au meurtre! au truand! cria une voix dans le lointain, une voix de vieillard, semblait-il. --Or ça, disait Pardaillan, les cris viennent de la rue Saint-Antoine; d'après les conseils de mon père, je dois tourner les talons et gagner la Devinière. Ainsi fais-je, il me semble! Il ne tarda pas à arriver rue Saint-Antoine. --Tiens, fit-il, j'aurais pourtant juré que j'avais tourné vers la rue Saint-Denis!... Là, il aperçut deux hommes que serraient de près une dizaine de truands. Tous les deux étaient à cheval. L'un d'eux tenait en main une troisième monture toute sellée. C'était un vieillard, vêtu comme un serviteur de grande maison. C'était lui qui criait: --Au meurtre! Au guet! Mais les truands, sachant bien que personne n'interviendrait et que le guet, en entendant les cris, s'écarterait prudemment, ne s'occupaient pas du vieux, et entouraient l'autre cavalier qui, sans prononcer une parole, se défendait énergiquement, à preuve les deux francs-bourgeois qui étaient étendus sur la chaussée, le crâne fracassé. Cependant cet homme, si vigoureux et si courageux qu'il fût, allait succomber. --Tenez bon, monsieur! cria tout à coup une voix calme et plutôt railleuse, on vient à vous!... En même temps, Pardaillan surgit dans la mêlée et commença à faire, pleuvoir sur les truands une grêle de coups. Il n'avait pas dégainé la fameuse Giboulée; mais saisissant par le cou les deux premiers de la bande qui lui tombèrent sous la main, il les rapprocha l'un de l'autre, d'un irrésistible et rapide mouvement; les deux faces se heurtèrent, les deux nez commencèrent à saigner; alors par un mouvement inverse, Pardaillan les sépara, les poussa l'un à droite, l'autre à gauche, les lança, pareils à une double catapulte; chacun des truands alla rouler à dix pas, entraînant dans sa chute deux ou trois de ses camarades, et aussitôt le chevalier se plaça devant l'inconnu assailli et, d'un geste large, tira la flamboyante Giboulée... Les truands furent-ils épouvantés de la manoeuvre et de la force musculaire qu'elle prouvait? Toujours est-il qu'il se fit parmi eux un mouvement de retraite silencieuse et précipitée; en un instant, tous avaient disparu, emportant leurs blessés, comme des fantômes qui s'évanouissaient dans la nuit. --Par la mordieu, mon brave! s'écria alors le cavalier inconnu, vous m'avez sauvé la vie! Le chevalier de Pardaillan rengaina froidement son épée, souleva son chapeau, et dit: --Savez-vous, monsieur, ce que je viens de faire? --Eh! par le diable! Vous venez de me sauver, vous dis-je! --Non pas: j'ai désobéi au voeu formel de mon père... Et je crains bien qu'il ne m'en arrive malheur. Ces derniers mots furent prononcés d'un ton glacial qui firent frissonner l'inconnu. --En tout cas, reprit-il, vous m'avez rendu un fier service. Acceptez en souvenir de cette rencontre la monture que mon domestique tient en main. Galaor est le meilleur cheval de mes écuries. --Soit! J'accepte le cheval! répondit Pardaillan avec le ton et le geste d'un roi acceptant l'hommage d'un sujet. Et avec la légèreté d'un cavalier qui, dès cinq ans, avait chevauché par monts et par vaux, il sauta sur Galaor. L'inconnu fit de la main un signe d'adieu et s'éloigna en homme pressé. Au moment où le vieux serviteur se disposait à suivre son maître à distance respectueuse, Pardaillan s'approcha de lui, et lui demanda à voix basse: --Y a-t-il inconvénient à ce que je sache le nom de ce seigneur pour qui j'ai commis le crime de désobéir au voeu de mon père?... --Aucun, monsieur, fit le vieillard étonné. --Alors, ce cavalier? --C'est Mgr Henri de Montmorency, maréchal de Damville... Ce soir-là, Jean de Pardaillan ramena donc un nouvel hôte à l'auberge de la Devinière; il arriva au moment où on fermait l'hôtellerie: sans rien demander à personne, il conduisit Galaor à l'écurie, l'installa à la meilleure place et versa une mesure d'avoine dans la mangeoire. Galaor était un aubère cap de more qui pouvait aller sur ses quatre ans; il avait la tête fine, le front large, les naseaux ouverts, le garrot bien dessiné, la croupe souple, les jambes sèches. C'était une bête magnifique. --Ah ça! que diable faites-vous donc là? demanda tout à coup la voix grasse de maître Landry. Pardaillan tourna légèrement la tête vers la boule de graisse que représentait l'aubergiste et répondit par-dessus l'épaule: --J'examine le produit de mon dernier crime. Landry frissonna. --Ainsi, dit-il, ce cheval est à vous? --Je vous l'ai dit, maître Landry, répondit Pardaillan. --Et, continua l'aubergiste, je devrai le nourrir? --Ah ça! voudriez-vous d'aventure que cette noble bête mourût de faim?... Et le chevalier, s'étant assuré par un dernier regard que Galaor ne manquait de rien, souhaita le bonsoir à l'aubergiste atterré, et s'en fut se coucher. A partir de ce jour, on ne vit plus Pardaillan que monté sur Galaor, et Pipeau le précédant le nez au vent, en quête de tout ce qui était bon à manger et à voler aux devantures des marchands de volailles; quant à Galaor, pour rien au monde il ne se dérangeait de la ligne droite. Il faut ajouter que, pour un murmure, pour un regard de travers, la redoutable Giboulée sortait toute seule de son fourreau. Pardaillan sur Galaor, compliqué de Pipeau, aggravé de Giboulée, devint donc la terreur du quartier--nous voulons dire la terreur des insolents, des hobereaux pillards, des spadassins et des capitans qui pullulaient; car le chevalier n'intervenait jamais dans une querelle que pour défendre le plus faible. Un jour, Pardaillan s'occupait dans sa chambre à raccommoder son pourpoint. Ordinairement, c'était Mme Landry qui s'occupait de ce soin. Mais la belle aubergiste, ayant surpris le chevalier les yeux fixés sur le toit d'en face, boudait depuis quelques jours, retirée sous la tente, c'est-à-dire parmi ses casseroles. Ayant tant bien que mal réparé l'accroc qu'il essayait de faire disparaître, Pardaillan remit son pourpoint, ceignit son épée et s'apprêta à sortir. Mais avant de s'éloigner, il se mit à la fenêtre: juste à ce moment, il vit la Dame en noir qui sortait de la maison et prenait la direction de la rue Saint-Antoine. Au même instant, Loïse parut à la fenêtre. Emporté peut-être par une sorte de bravade à la misère de son costume, par un défi à l'impossibilité d'être aimé tel qu'il se voyait, pour la première fois, d'un geste tout instinctif, il envoya un baiser... Loïse rougit, il est vrai! maïs elle demeura une seconde à regarder le chevalier, sans colère, puis, lentement, elle rentra. --Oh! songea Pardaillan dont le coeur se mit à battre la chamade, mais on dirait qu'elle n'est pas indignée! Oh! Il faut que, sur-le-champ, je parle à sa mère!... Un roué eût dit:--Je vais profiter de l'absence de la mère pour aller me jeter aux pieds de cette belle enfant!... Sans plus réfléchir, le chevalier s'élança en coup de vent et rattrapa la Dame en noir au moment où elle tournait l'angle de la rue Saint-Denis et prenait la rue Saint-Antoine, dans la direction de la Bastille. Mais alors, il n'osa plus! Et il se contenta de suivre la Dame en noir à distance respectueuse. Arrivée non loin de la place Baudoyer, Jeanne tourna à droite dans ce dédale de ruelles qui servaient de communication entre la rue Saint-Antoine et le port Saint-Paul, derrière la place de Grève. Elle finit par s'arrêter dans la rue des Barrés, à l'endroit précis où s'était élevé jadis un couvent de carmes. La maison devant laquelle Jeanne de Piennes s'était arrêtée était située sur l'emplacement même de l'ancien couvent; elle était entourée de beaux jardins; elle était petite, mais de belle apparence, bien qu'un peu mystérieuse. Pardaillan vit la Dame en noir heurter le marteau, et, bientôt après, entrer dans la maison. --Je lui parlerai quand elle sortira, pensa-t-il. Il faut que je lui parle! Et il se posta en sentinelle, à un bout de la rue. Une servante avait introduit Jeanne et l'avait conduite au premier étage, dans une pièce agréablement meublée. A son entrée, un jeune homme et une femme qui étaient assis l'un près de l'autre tournèrent la tête. --Ah! fit la femme, voici ma tapisserie! --Bon! dit le jeune homme en s'adressant à Jeanne. Avez-vous tenu compte de l'inscription que je vous fis tenir? --Oui, monsieur, dit Jeanne. --Quelle inscription? demanda la femme d'une voix timide et très douce. --Vous allez voir! répondit le jeune homme. Ce jeune homme semblait âgé de vingt ans au plus. Il était habillé comme un riche bourgeois, de drap fin; son vêtement était noir; mais à sa toque de velours noir resplendissait un diamant énorme. Il était de taille moyenne, et paraissait de santé délicate; son visage était pâle et même bilieux; il avait le front bombé; les yeux sournois ne regardaient pas en face; la bouche se plissait ordinairement sous l'effort d'un sourire en général mauvais, parfois sinistre, mais qui, en ce moment, était plein d'une réelle cordialité; les mains s'agitaient et les doigts se contractaient par suite de quelque manie; peut-être ce jeune homme était-il atteint d'une maladie nerveuse. Quant à la femme, elle accusait trois ou quatre ans de plus que son compagnon. C'était une jolie blonde d'allure modeste et qui, dans une foule, ne devait pas provoquer ce murmure qui forme comme un sillage d'admiration sur le passage de certaines femmes souveraines par la beauté. Tout en elle était modestie, effacement presque craintif; mais elle avait des yeux d'une douceur infinie et d'une tendresse extraordinaire lorsqu'elle les posait sur le jeune homme. --Voyons l'inscription! reprit-elle avec une curiosité impatiente. --Regardez, Marie! fit le jeune homme en prenant la tapisserie des mains de la Dame en noir. Cette tapisserie représentait une série de bouquets de fleurs de lis qui s'entrelaçaient et couraient autour de l'étoffé; au centre se dessinait un cartouche sur fond bleu; et c'est sur ce cartouche que se détachait en lettres d'or l'inscription suivante: JE CHARME TOUT. Celle qu'on avait appelée Marie leva sur le jeune homme un regard interrogateur. Celui-ci frotta lentement ses mains pâles et dit avec un sourire heureux: --Chère Marie, vous ne devinez pas? --Non, mon bien-aimé Charles... --Eh bien, ce sera là désormais votre devise, Marie... --Oh! Charles... mon bon Charles... --Savez-vous où j'ai trouvé cette inscription? --Comment devinerais-je, mon doux ami? --Eh bien, s'écria Charles triomphalement, c'est dans votre nom!...--Je charme tout n'est que l'anagramme de Marie Touchet, votre nom!--Vous n'avez qu'à vérifier... Alors, toute rouge d'un réel bonheur, elle se jeta dans les bras de son amant qui la serra sur sa poitrine avec une indicible expression de tendresse. Jeanne de Piennes avait assisté, immobile et douloureuse, à cette scène de bonheur intime et paisible. --Comme ils s'aiment! songea-t-elle. Comme ils sont heureux, ce bon bourgeois et cette douce bourgeoise! Hélas! moi aussi, j'aurais pu être heureuse!... --Oui, Marie, disait à voix basse le jeune homme, oui, c'est à cela que j'ai songé ces temps derniers! Car c'est à toi seule que je rêve au fond de mon Louvre! Et tandis que ma mère me croit occupé à la destruction des huguenots, tandis que mon frère d'Anjou se demande si je songe au moyen de le tuer, tandis que Guise cherche à surprendre sur mon front le secret de sa destinée, moi je songe que je t'aime, toi seule, puisque seule tu m'aimes! Marie écoutait ces paroles avec ivresse... Elle oubliait la présence de la Dame en noir. --Sire! sire! fit-elle, presque à haute voix, vous m'enivrez de bonheur. --Sire! murmura Jeanne. Le roi de France!... Et dans sa pauvre imagination tant martyrisée, une secousse violente se produisit. Elle était devant Charles IX... L'homme que tant de fois elle avait rêvé d'approcher pour implorer justice... non pour elle, ah! certes! mais pour sa fille, pour sa Loïse!... Haletante, la tête en feu, elle fit un pas en avant. Charles IX avait enlacé Marie Touchet dans ses bras. Il reprit à demi-voix: --Il n'y a pas de sire, ici! Il n'y a pas de majesté, tu entends. Marie? Il n'y a que Charles! Ton bon Charles, comme tu m'appelles... Car il n'y a que toi, Marie, pour dire que je suis bon et cela me soulage, vois-tu, cela jette une lumière dans l'horreur de mes pensées... Le roi! Je suis le roi!... Marie, je suis un pauvre enfant que sa mère déteste, que ses frères haïssent! Au Louvre, je n'ose pas manger, j'ai peur du verre d'eau qu'on m'apporte, j'ai peur de l'air que je respire... Ici, je mange, je dors, je bois sans crainte, ici! ah! je respire à pleins poumons! --Charles! Charles! calme-toi... Mais Charles IX s'exaltait. Ses yeux flamboyaient. Sa parole était devenue rauque et sifflante. --Je te dis qu'ils veulent ma mort! grinça-t-il tout à coup sans prendre la précaution de baisser la voix. Ah! Marie, Marie! Sauve-moi, cache-moi!... J'ai lu dans leurs pensées, te dis-je! J'ai fouillé leurs consciences, et j'y ai vu ma condamnation écrite en lettres de flamme! --Charles! par grâce, calme-toi!... Oh! voilà encore ton accès!... Charles! reviens à toi! Tu es près de moi... Mais le roi s'abattit dans un fauteuil, les yeux convulsés, en proie à une crise violente. Jeanne s'était élancée pour aider Marie. --Oh! madame, balbutia celle-ci, par pitié pour mon pauvre Charles si malheureux, jamais un mot de ceci! --Rassurez-vous! dit Jeanne avec dignité, je sais trop ce qu'est la douleur humaine, et c'est la douleur qui m'a appris le silence.... Marie fit un signe de tête pour remercier. --Puis-je vous être utile? reprit Jeanne. --Non, non, fit vivement Marie; soyez remerciée et bénie... Je connais ces redoutables crises... Charles, dans quelques instants, sera à lui... --En ce cas, je vous quitte... --Ah! madame! s'écria Marie avec un élan de reconnaissance, vous avez toutes les délicatesses... Comme vous avez dû aimer!... Un fugitif et douloureux sourire passa sur les lèvres décolorées de Jeanne, qui fit un signe d'adieu et se retira. A peine avait-elle disparu que Charles IX ouvrit les yeux, jeta autour de lui un regard anxieux et, voyant Marie penchée sur lui, sourit tristement. --Encore un accès? fit-il avec une sourde angoisse. --Rien, presque rien, mon Charles! --Il y avait ici quelqu'un tout à l'heure... ah! oui... la femme qui a fait cette tapisserie... Où est-elle?... --Partie, mon Charles, partie depuis deux minutes... --Avant l'accès? --Oui, oui, mon bon Charles, avant!... Allons, te voilà remis... bois un peu de cet élixir... là... repose un instant ta pauvre tête... là... sur mon coeur... mon bon Charles. Elle s'était assise, l'avait attiré sur ses genoux, et Charles, docile comme un enfant, obéissait, penchait sa tête pâle et sombre. XI VOX POPULI, VOX DEI!... Le chevalier de Pardaillan avait attendu la sortie de Jeanne avec la patience d'un amoureux. Il était résolu à lui parler. Pour lui dire quoi? Qu'il aimait sa fille? Qu'il la voulait pour épouse? Cela, peut-être. Lorsqu'il la vit sortir et revenir vers lui, il prépara donc un discours très propre; selon lui, à produire une vive émotion sur celle qui l'écouterait. Malheureusement, à la minute où la Dame en noir passa près de lui, il en vint justement à oublier le commencement de son discours, le plus beau passage, selon lui toujours. Il demeura donc bouche bée... Jeanne passa. Pardaillan s'élança alors, en se disant qu'il se donnait jusqu'à la rue Saint-Dente pour aborder la Dame en noir, ne songeant même pas que le moyen le plus convenable après tout, c'était de se présenter au logis de la dame. Mais lorsqu'il déboucha dans la rue Saint-Antoine, il trouva que l'aspect de Paris avait changé, comme parfois, à l'approche des premières rafales d'une tempête, l'Océan change brusquement de face. Des groupes nombreux, bourgeois et peuple mêlés, marchaient dans la direction du Louvre. La grande artère était devenue une fleuve d'hommes d'où montaient des murmures menaçants, parfois des éclats de voix. Que se passait-il? Pardaillan cherchait à ne pas perdre de vue la Dame en noir qui marchait à vingt pas devant lui. A un moment, un de ces remous violents qui font tourbillonner les foules sans qu'on sache pourquoi se produisit. Jeanne, enveloppée dans ce remous, disparut. Le chevalier s'élança, distribuant force horions, jouant des coudes, et se frayant un passage à coups de bourrades; mais il ne retrouva plus la Dame en noir. Devant lui, bras dessus, bras dessous, marchaient trois hommes, trois hercules, avec des cous de taureaux, des faces rouges, des yeux menaçants. Et la foule, sur leur passage, vociférait: --Vive Kervier! Vive Pezou! Vive Crucé! --Quels sont ces trois éléphants? demanda Pardaillan. --Comment, monsieur! répondit un bourgeois, vous ne connaissez pas Crucé, l'orfèvre du pont de bois? Et Pezou, le boucher de la rue du Roi-de-Sicile? Et Kervier, le libraire de l'Université? --Excusez-moi, j'arrive de province, dit Pardaillan. Ah!... c'est là le boucher, le libraire et l'orfèvre? Bon! je suis content d'avoir vu cela, moi! --Les trois grands amis de M. de Guise! --Peste! C'est bien de l'honneur pour M. de Guise! --Oui, monsieur! les défenseurs de la sainte religion. A ce moment, Pardaillan arrivait près du pont de bois. Là, une foule énorme, agitée, poussait des clameurs: --Vive Guise!... Mort aux huguenots! --Vous entendez? dit le bourgeois. Vous entendez le peuple? Or, vous le savez, _vox populi, vox Dei!..._ --Pardon, observa doucement le chevalier, je n'entends pas l'anglais... --Ce n'est pas de l'anglais, monsieur, fit l'homme avec dédain. C'est du latin. Et ce latin-là signifie que la voix du peuple, c'est la voix de Dieu. Le bourgeois, à ce moment, fut séparé de Pardaillan par une poussée du peuple: une forte escouade d'arbalétriers et d'arquebusiers du guet déblayait les abords du pont pour laisser le passage libre à Henri de Guise. Pardaillan était placé à l'entrée du pont, contre la première maison du côté gauche: une vieille bâtisse à demi ruinée, et qui probablement était abandonnée, car les fenêtres en étaient closes, tandis que toutes les autres maisons du pont laissaient voir des spectateurs jusque sur leurs toits. Cependant, le chevalier remarqua que la première maison du côté droit qui faisait vis-à-vis à la bâtisse abandonnée était également fermée: une seule de ses fenêtres était ouverte, mais cette fenêtre était grillée d'un treillis épais. Derrière ce treillis, dans l'ombre, Pardaillan crut voir un instant une figure de femme dont les yeux incandescents jetaient des regards de flamme sur la foule, qui sourdement grondait: --Mort aux huguenots!... Pourquoi?... Il n'y avait pas à ce moment de huguenots dans Paris. Ou s'il y en avait, ils se cachaient! Pardaillan vit tout à coup l'orfèvre, le boucher et le libraire, Crucé, Pezou et Kervier, parcourir vivement des groupes et donner un mot d'ordre. Dès qu'ils avaient passé, on criait de plus belle: --Sus au parpaillot! Mort à Béarn! A l'eau, Albret!... Alors Crucé, Pezou et Kervier vinrent se poster sur le côté gauche du pont, à trois pas du chevalier. --Par Pilate et Barabbas! grommela-t-il, je crois que je vais voir aujourd'hui des choses intéressantes!... --Ah! ah! hurlait à ce moment Crucé, voici M. de Biron qui passe! Biron le boiteux!... --Et M. de Mesmes, seigneur de Malassise! ajouta Kervier. --Les signataires de la paix de Saint-Germain! vociféra Pezou. Les amis des damnés huguenots!... Autour d'eux, la foule trépigna de joie et hurla: --A bas la paix de Saint-Germain! Mort aux parpaillots! Crucé leva les yeux vers la fenêtre grillée où Pardaillan avait cru remarquer un visage de femme. Cette fois, c'était un visage d'homme qui apparaissait derrière le treillis épais. Cet homme échangea un rapide signal avec Crucé, puis disparut dans l'intérieur... Pénétrons un instant dans cette maison. Là, dans la pièce à la fenêtre grillée, une femme grande, maigre, tout enveloppée de noir, avec une tête d'oiseau de proie, nez de vautour, bouche serrée, regard perçant, est assise dans un vaste fauteuil. Cette femme, c'est la veuve d'Henri II, la mère de Charles IX, Catherine de Médicis... Près d'elle, un homme jeune encore, et qui a dû être fort beau, emphatique de geste, théâtral d'allure, avec on ne sait quoi de souple dans la démarche, et de félin dans les attitudes... Cet homme, c'est Ruggieri, l'astrologue... Que font-ils là tous les deux? Quelles mystérieuses accointances permettent à l'astrologue florentin de garder devant la reine cette attitude ou il y a plus de caresse que de respect? Catherine frappe nerveusement du bout du pied. --Patience, patience, _Catharina mia_, dit Ruggieri --Et tu es sûr, René, qu'elle est à Paris? --Tout à fait sûr! La reine de Navarre est entrée hier secrètement dans Paris. Jeanne d'Albret est sans doute venue voir quelque important personnage. --Mais comment l'as-tu su, René?... --Eh! comment l'aurais-je su, sinon par la belle Béarnaise que vous avez placée près d'elle? --Alice de Lux?... --Elle-même! Ah! c'est une fille précieuse. --Et tu es sûr que Jeanne d'Albret va passer sur ce pont? --Croyez-vous, sans cela, que j'y aurais appelé Crucé, Pezou et Kervier? fit Ruggieri en haussant les Épaules. --Oh! murmura Catherine de Médicis en serrant ses mains l'une contre l'autre, c'est que je la hais, vois-tu, cette Jeanne d'Albret! Guise n'est rien. Je le tiens dans ma main et je le briserai quand je voudrai. Mais Albret, voilà l'ennemi, René, le seul ennemi vraiment redoutable pour moi! Ah! si je pouvais donc la tenir ici, et l'étrangler de mes mains!... --Bah! ma reine, fit Ruggieri, laissez cette besogne au bon peuple de Paris. Tenez, le voilà qui s'apprête! Écoutez! En effet, d'effroyables hurlements éclataient au-dehors. Ruggieri s'était approché du treillis, suivi de Catherine. --Je ne vois qu'Henri de Guise, haleta sourdement Catherine de Médicis. --Regardez là-bas... au bout du pont... cette litière, derrière l'escorte... La litière ne peut plus reculer... la foule l'enserre... tout à l'heure, en arrivant ici... les rideaux vont s'écarter un instant... et ce sera bien du diable si notre ami Crucé ne reconnaît pas la reine de Navarre!... Sur le pont, Henri de Guise s'avançait, suivi d'une trentaine de cavaliers. Il saluait du geste et du sourire, et de temps à autre il criait: --Vive la messe! --Vive la messe! Mort aux huguenots! répétait la multitude qui délirait. C'était un redoutable et magnifique spectacle. Ces seigneurs de l'escorte, montés sur des chevaux splendidement harnachés, portaient des costumes éclatants où rutilaient des pierreries... mais le plus beau de tous, le plus étincelant, c'était leur chef: Henri de Guise. C'est tout au plus s'il avait vingt ans. Il était de haute taille, bien pris, avec un visage où éclatait un somptueux orgueil. --Guise! Guise! vociférait le peuple, avec des acclamations que Catherine de Médicis écoutait en incrustant ses ongles acérés dans les paumes de ses mains. Et là-bas, dans la petite maison, de la rue des Barrés, dans le logis de Marie Touchet, le roi de France dormait paisiblement, la tête sur l'épaule maternelle de sa maîtresse... Cependant, Henri de Guise et son escorte avaient franchi le pont. Mais alors, ils trouvèrent la foule si compacte qu'ils durent s'arrêter plusieurs minutes. A ce moment, derrière eux, éclatèrent des clameurs si féroces que le duc de Guise, instinctivement, porta la main à sa dague et fit volte-face. Non, ce n'était pas à lui qu'on en voulait!... Une litière, s'avançant à grand-peine, arrivait au débouché du pont, devant la maison en ruine près de laquelle se tenaient Crucé, Pezou et Kervier. Cette litière était modeste, et ses rideaux de cuir étaient hermétiquement fermés. A ce moment, les rideaux s'ouvrirent l'espace d'une seconde. Mais cette seconde avait suffi!... --Enfer! rugit Crucé dont la voix de stentor domina les clameurs. C'est la reine de Navarre! Mort à la parpaillote! Mort à Jeanne d'Albret!... Et avec ses amis, il se rua sur la litière. --Enfin! murmura Catherine avec un terrible sourire. En un instant, un groupe nombreux et discipliné avait entouré la litière, gesticulant et vociférant: --Albret! Albret! Mort à Albret! A l'eau, la huguenote!... La litière fut soulevée comme un fétu de paille par les lames de l'océan; renversée, piétinée, elle disparut... Mais les deux femmes qu'elle contenait avaient eu le temps de sauter à terre. --Pitié pour Sa Majesté! cria la plus jeune des deux femmes, d'une merveilleuse beauté. --La voilà! La voilà! tonnèrent Crucé et Pezou en désignant l'autre dame, qui tenait à la main une sorte de petit sac en cuir. C'était Jeanne d'Albret, en effet!... D'un geste de souveraine majesté, elle ramena son voile sur son visage. Une poussée puissante, irrésistible, la jeta contre la porte de la maison en ruine avec celle qui l'accompagnait. Mille bras se levèrent. La reine de Navarre allait être saisie, broyée, déchirée... A cet instant, Catherine de Médicis et Ruggieri, du haut de leur fenêtre, le duc de Guise, du haut de son cheval, virent un spectacle inouï, fantastique et merveilleux... Un jeune homme venait de s'élancer, balayant la foule à coups de poing, à coups de tête, à coups de coude, entrant, pénétrant comme un coin de fer, et semblant faire le vide autour de lui, par une sorte de formidable roulis de ses épaules... En un clin d'oeil, il se forma un espace entre la porte de la maison en ruine à laquelle s'appuyaient les deux femmes, et la multitude furieuse à la tête de laquelle se trouvaient l'orfèvre, le boucher et le libraire. Alors, le jeune homme tira sa longue et solide rapière qui flamboya, et se mit à décrire un moulinet vertigineux, qu'il n'interrompit que pour lancer de seconde en seconde des coups de pointe furieux, tandis que la cohue stupéfaite, épouvantée, reculait, élargissant le demi-cercle!... --René! gronda Catherine, il faut que ce jeune homme meure ou qu'il soit à moi! --J'y pensais! répondit Ruggieri en s'élançant. --Saint-Mégrin! disait de son côté le duc de Guise, tâche donc de savoir qui est cet enragé. Cornes du diable, le magnifique sanglier. Cet enragé, comme disait Guise, ce sanglier qui tenait tête à la meute humaine, c'était le chevalier de Pardaillan. Au moment où Crucé et sa bande se jetaient sur la litière, il avait vu que cette litière contenait deux femmes. Ce fut, pendant presque une demi-minute, l'homérique image d'un rocher qu'assaillent vainement des vagues déchaînées. Le peuple tourbillonnait autour de Pardaillan avec d'effroyables vociférations. Crucé, Kervier et Pezou lui jetaient des menaces apocalyptiques. Et Pardaillan, ramassé sur lui-même, les mâchoires serrées, sans un mot, sans un geste inutile, faisait tournoyer la flamboyante Giboulée. Le demi-cercle se resserrait, malgré la résistance du premier rang; des masses profondes, par-derrière, poussaient, avec de tumultueux mouvements de flux et de reflux. Pardaillan comprit qu'il allait être écrasé.. Il jeta sur Jeanne d'Albret et sa compagne un regard qui eut la durée d'un éclair, et cria: --Rangez-vous! Les deux femmes obéirent. Alors, lui, toujours couvert par la longue rapière, se pencha en avant, en équilibre sur la jambe gauche, tandis que, du pied droit, il se mettait à décocher contre la porte vermoulue des ruades forcenées. Au premier coup de talon, qui résonna comme un choc de madrier, la multitude comprit la manoeuvre, poussa une clameur de rage, et essaya de se ruer sur l'insensé qui tentait le miracle de sauver la huguenote. Deux ou trois hommes tombèrent, sanglants, et Giboulée décrivit un cercle d'acier flamboyant. Au deuxième coup de talon, la porte ébranlée gémit, et une de ses ferrures tomba. Au troisième, elle s'ouvrit violemment, la serrure fracassée. --Venez, Alice! dit Jeanne d'Albret d'une voix étrangement calme. Le peuple, en voyant que sa victime lui échappait pour l'instant, jeta un rugissement tel qu'il sembla que la vieille maison allait s'écrouler; Crucé, Pezou et Kervier, maintenant, ne se trouvaient plus en tête; ils avaient disparu dans les vastes remous de cette houle humaine; il y eut comme un assaut, la marche irrésistible d'un mascaret, le dévalement gigantesque d'une trombe qui s'abat... mais cette masse d'hommes écrasés les uns sur les autres, poussant, poussés, vint s'arrêter, haletante, rugissante, émiettée par ses propres mouvements, devant la porte refermée!... En effet, à peine la reine de Navarre avait-elle disparu que Pardaillan, cessant son moulinet, porta à droite, à gauche, devant, au hasard, une dizaine de coups de pointe dont chacun fut suivi d'un hurlement de douleur. Puis, dans cet espace de temps; inappréciable où la multitude s'arrêta, hésitante, hébétée, il bondit en arrière, à corps perdu, repoussa la porte et jeta autour de lui un regard de flamme... La maison, ancien logis d'un menuisier ou d'un charpentier, était pleine de madriers. Saisir cinq ou six de ces madriers, les arc-bouter contre la porte, établir un rempart solidement échafaudé, fut pour le chevalier l'affaire d'une minute. Le premier mot de Jeanne d'Albret fut: --Êtes-vous de la religion, monsieur [1]? [Note 1: Êtes-vous protestant?] --Eh! madame, je suis de la religion de vivre... surtout en ce moment où mauvais marchand serait celui qui achèterait ma peau pour plus d'un sol. Jeanne d'Albret jeta un regard d'admiration sur ce jeune homme en lambeaux, les mains déchirées de sanglantes éraflures, qui continuait à sourire. --Si nous devons mourir, reprit la reine de Navarre, je veux, avant, vous remercier et vous dire qu'à l'instant de ma mort j'aurai connu le plus héroïque gentilhomme que j'aie jamais vu... --Oh! murmura Pardaillan, nous ne sommes pas morts encore: nous avons bien trois minutes devant nous!... D'un coup d'oeil, il avait examiné l'endroit où il se trouvait. C'était une pièce immense qui avait dû servir d'atelier à un charpentier. Il n'y avait pas de plafond. C'était le toit lui-même qui couvrait cet atelier, et ce toit était soutenu par trois poutres verticales qui semblaient aller chercher leur base à travers le plancher, dans les caves. En moins de temps qu'il ne le faut pour l'écrire, Pardaillan avait parcouru la pièce. En arrivant au fond, c'est-à-dire au côté qui donnait sur le fleuve, il aperçut une trappe ouverte qui permettait de descendre aux caves. D'un cri, il appela les deux femmes qui accoururent. --Descendez! fit-il. --Et vous? demanda la reine. --Descendez toujours, madame! Jeanne d'Albret et sa compagne obéirent. Au bas de l'escalier, elles trouvèrent qu'elles étaient non pas dans une cave, mais dans une pièce pareille à celle du dessus; sous le plancher, elles entendaient des clapotements... la maison était construite sur pilotis! Et c'était la Seine qui coulait au-dessous. A ce moment, une minute à peu près s'était écoulée depuis l'instant où elles étaient entrées dans la maison. Jeanne d'Albret prêta l'oreille une seconde. Dans une sorte d'accalmie des rafales populaires, elle crut entendre là-haut comme un grincement de scie... mais cela dura l'espace d'un éclair et, de nouveau, l'énorme mugissement de la foule couvrit tous les bruits. Jeanne d'Albret eut l'intuition qu'on devait pouvoir communiquer avec le fleuve... son pied, tout à coup, heurta un anneau de fer... elle se baissa avec un cri de joie puissante, le souleva d'un effort inouï, arracha la trappe de son alvéole... et là, sous ses yeux, avec le rauque soupir du condamné qui a la vie sauve, oui, là, elle aperçut une échelle qui descendait au fleuve!... Et au bas de cette échelle, une barque! --Monsieur, monsieur, rugit-elle. --Me voici! tonna Pardaillan.. Si nous mourons, ce sera en nombreuse compagnie!... Et le chevalier apparut au haut de l'escalier, tenant une grosse corde à la main. Sur cette corde, il s'arc-bouta, d'un effort tel que les muscles de ses jambes saillirent, et que les veines de ses tempes parurent prêtes à éclater. A ce moment, la hideuse multitude affamée de mort, dans un effrayant fracas, se précipitait, se ruait... --A mort! à mort! à mort!... A ce moment, aussi, Pardaillan, d'une dernière secousse frénétique, semblable à un titan qui cherche à déraciner un chêne séculaire, tira sur la corde!... Un craquement formidable se fit entendre, la maison parut osciller un instant, puis, parmi d'atroces clameurs de désespoir, un grondement puissant, quelque chose comme un roulement de tonnerre... la maison s'effondrait! Les poutres se déchiraient! la toiture tout entière tombait d'un bloc: blessant, tuant par centaines les meurtriers!... Que s'était-il passé? Pardaillan avait scié les trois poutres qui portaient la toiture!... Pardaillan les avait liées avec la même corde! Pardaillan, en secouant frénétiquement cette corde, avait fait tomber les poutres! Et alors, d'un bond, d'un saut, il se lança dans le vide, tomba au pied de l'escalier, et se rua vers Jeanne d'Albret, tandis que, sur le plancher qu'il venait de quitter, s'effondrait la toiture de la vieille maison!... La reine, d'un geste, lui montra le fleuve, l'échelle, la barque!... En un instant, ils y furent tous les trois... Le chevalier coupa la corde qui retenait la légère embarcation, et celle-ci, entraînée par le courant, se mit à filer dans la direction du Louvre. Pardaillan dirigea la barque au moyen d'une godille qu'il trouva au fond. Cinq minutes plus tard, il abordait au-dessous du Louvre, à l'endroit même où se trouvait quelques années auparavant l'enclos des Tuileries, et où Catherine de Médicis faisait alors construire un palais par son architecte Philibert Delorme. Lorsqu'ils furent débarqués, Pardaillan s'arrêta sur la berge, le chapeau à la main. --Monsieur, dit alors Jeanne d'Albret avec ce calme énergique dont elle ne s'était pas départie un seul instant, je suis la reine de Navarre... Et vous? --Je m'appelle le chevalier de Pardaillan, madame. --Vous venez, monsieur, de rendre à la maison de Bourbon un service qu'elle n'oubliera jamais... Le chevalier fit un geste. --Ne vous en défendez pas, reprit la reine... pas devant moi, du moins! ajouta-t-elle avec amertume. Pardaillan saisit l'allusion: avoir défendu la huguenote, c'était peut-être mériter la mort! --Ni devant vous, ni devant personne, madame, dit-il. J'ai conscience d'avoir, en effet, rendu un grand service à Votre Majesté, puisque je lui ai sauvé la vie; mais je dois déclarer que j'ignorais quelle grande reine j'avais l'honneur de défendre. Jeanne d'Albret, qui depuis des années commandait à des héros et devait se connaître en héroïsme, fut frappée de cette dignité froide, corrigée par on ne savait quoi d'ironique et de gouailleur, qui émanait de toute la personne du chevalier. --Monsieur, reprit la reine après l'avoir examiné avec admiration, si vous voulez me suivre au camp de mon fils Henri, votre fortune est faite. Pardaillan tressaillit et dressa l'oreille au mot de fortune. Au même instant, l'image de la jeune fille aux cheveux d'or, de l'adorable voisine qu'il guettait pendant des heures à la fenêtre, cette radieuse image passa devant ses yeux. Il eut donc une grimace de regret pour cette fortune qui s'évanouissait à peine entrevue, et répondit en s'inclinant avec une grâce altière: --Que Votre Majesté daigne accepter l'hommage de ma reconnaissance: mais c'est à Paris que j'ai résolu de chercher fortune. --C'est bien, monsieur. Mais au cas où quelqu'un des miens désirerait vous rencontrer, où vous trouverait-il? --A l'auberge de la Devinière, madame, rue Saint-Denis. Jeanne d'Albret fit alors un signe de tête et se tourna vers sa compagne. --Alice, vous avez été bien imprudente de faire passer la litière par le pont... --Je croyais le passage libre. Majesté, répondit avec assez de fermeté la jeune fille. --Alice, reprit la reine, vous avez été bien imprudente de lever les rideaux... --Un mouvement de curiosité... fit Alice avec moins d'assurance. --Alice, continua Jeanne d'Albret, vous avez été bien imprudente enfin de prononcer tout haut mon nom devant cette foule hostile... --J'avais la tête perdue, madame! répondit la jeune fille, cette fois dans un véritable balbutiement. --Ce n'est pas pour vous en faire le reproche, mon enfant. Mais enfin, quelqu'un qui eût voulu me livrer n'eût pas agi autrement... --Oh! Majesté!... --Une autre fois, soyez plus prudente, acheva la reine avec tant de sérénité qu'Alice de Lux (Ruggieri nous a appris son nom) fut aussitôt rassurée. --Monsieur le chevalier, dit alors Jeanne d'Albret, je vais abuser de vous... --Je suis à vos ordres, madame. --Bien. Merci. Veuillez donc nous suivre à distance là où nous allons... Sous la protection d'une épée telle que la vôtre, je ne craindrais pas de traverser une armée. Pardaillan reçut sans faiblir le compliment. Seulement, il poussa un soupir et murmura: --Quel dommage que je ne puisse plus quitter Paris!... Monsieur mon père me l'avait bien dit... Méfie-toi des femmes!... Me voilà ficelé par les cheveux d'or de ma voisine... Tout en monologuant, le chevalier suivait à dix pas, l'oeil au guet, la main à la garde de l'épée, les deux femmes qui, rapidement, s'enfoncèrent dans Paris. Le soir commençait à tomber. Pardaillan qui, dans sa hâte à suivre la mère de Loïse, était parti sans déjeuner, commençait à ressentir de furieux tiraillements d'estomac. Après d'innombrables détours, Jeanne d'Albret et sa compagne arrivèrent enfin au Temple. En face de la sombre prison dont la grande tour noircie par le temps dominait le quartier comme une menace, une maison d'apparence bourgeoise s'élevait d'un étage. Sur un geste de la Reine, Alice de Lux heurta à la porte. Presque aussitôt on ouvrit. Jeanne d'Albret fit signe à Pardaillan de se rapprocher. --Monsieur, dit-elle, vous avez maintenant le droit de connaître mes affaires. Entrez donc, je vous prie. --Madame, dit Pardaillan, Votre Majesté s'abuse: je n'ai qu'un droit, celui de me tenir à ses ordres. La porte, cependant, s'était refermée. Les trois visiteurs furent conduits par une domestique, sorte de géant femelle, jusqu'à une pièce étroite, mal meublée, mais assez propre. Là, un vieillard à nez recourbé, à longue barbe biblique, était assis à une table sur laquelle se trouvaient trois balances de différents calibres. --Ah! ah! fit-il avec une cordialité exagérée, c'est encore vous, madame... madame... comment donc, déjà? C'est qu'il y a trois ans que je ne vous ai vue... mais votre nom est inscrit là, dans mon coffre... --Madame Leroux, dit la reine sèchement. --C'est bien cela! J'allais le dire! Et vous avez encore quelque collier de perles, quelque agrafe de diamant à vendre à ce bon Isaac Ruben? Nous prierons notre lecteur de se souvenir que la reine de Navarre, au moment où elle avait sauté de la litière, tenait à la main un sac de cuir. Ce sac, Jeanne d'Albret l'ouvrit, et en versa le contenu, pêle-mêle. Les yeux d'Isaac Ruben pétillèrent. Il allongea les mains sur les diamants, les rubis, les émeraudes, les pierres précieuses qui chatoyaient sur la table et croisaient leurs feux. La reine de Navarre était alors une femme de quarante-deux ans. Elle portait encore le deuil de son mari, Antoine de Bourbon, mort en 1562. Elle avait des yeux gris, avec un regard puissant qui pénétrait jusqu'à l'âme. Sa voix provoquait les enthousiasmes. Sa bouche avait un pli sévère; et, au premier abord, cette femme paraissait glaciale. Mais quand la passion l'animait, elle se transformait. Jeanne d'Albret n'avait qu'une passion: son fils. C'est pour son fils que, femme simple, éprise de la vie patriarcale du Béarn, elle s'était jetée à corps perdu dans la vie des camps. Cependant, Isaac Ruben venait de trier les pierres. Il les examina, le sourcil froncé par l'effort du calcul. --Madame, dit brusquement le Juif en levant la tête, il y a là pour cent cinquante mille écus de pierres. --C'est exact, dit Jeanne d'Albret. --Je vous offre cent quarante-cinq mille écus. Le reste représente mon bénéfice et mes risques. Comment voulez-vous que je vous paie? --Comme la dernière fois. --En une lettre à l'un de mes correspondants? --Oui. Seulement, ce n'est pas à votre correspondant de Bordeaux que je veux avoir à faire. --Choisissez, madame. J'ai des correspondants partout. Le nom de la ville? --Saintes. Sans plus rien dire, le Juif se mit à écrire quelques lignes, les signa, déposa un cachet spécial sur le parchemin, relut soigneusement cette sorte de lettre de change, et la tendit à Jeanne d'Albret qui, l'ayant lue, la cacha dans son sein. Isaac Ruben se leva en disant: --Je demeure à vos ordres, madame, pour toute opération de ce genre. La reine de Navarre tressaillit, et un soupir vite réprimé gonfla son sein: ce qu'elle venait de vendre, c'étaient ses derniers bijoux; il ne lui restait plus rien!... Faisant de la main un signe d'adieu au marchand, elle se retira suivie d'Alice. Pardaillan les suivit. XII LES TROIS AMBASSADEURS JEANNE D'ALBRET sortit de Paris par la porte Saint-Martin, voisine du Temple. A deux cents toises de là, attendait une voiture que conduisaient deux postillons. La reine de Navarre marcha jusqu'à cette voiture sans prononcer une parole. Elle fit monter Alice de Lux la première, et, se tournant alors vers Pardaillan: --Monsieur, dit-elle, vous n'êtes pas de ceux qu'on remercie. Je veux seulement vous dire que j'emporte le souvenir d'un des derniers paladins qui soient au Monde... En même temps, elle tendit sa main. Avec cette grâce altière qui lui était propre, le chevalier se pencha sur cette main et la baisa respectueusement. La voiture s'éloigna au galop de ses petits tarbes nerveux. Longtemps, il demeura là tout rêveur. --Un paladin! Moi!... songeait-il. Et pourquoi pas! Oui! Pourquoi n'entreprendrais-je pas de montrer aux hommes de mon temps que la force virile, le courage indomptable sont des vices hideux quand ils sont mis à la disposition de l'esprit de haine et d'intrigue; et qu'ils deviennent des vertus, quand... Au mot de vertu, il leva les épaules, renvoya Giboulée dans ses mollets, d'un coup de talon, et grommela: --M. de Pardaillan, mon père, m'a pourtant fait jurer de me défier surtout de moi-même! Allons voir s'il reste quelque perdreau ou quelque carcasse de poulet chez maître Landry! Une heure plus tard, dans la rôtisserie de la Devinière, il était attablé devant une magnifique volaille que Mme Landry Grégoire découpait elle-même, ce qui lui permettait de faire valoir la rondeur d'un bras nu jusqu'au coude. Une fois rassasié, Pardaillan s'en fut tranquillement se coucher, tandis que maître Landry poussait un soupir de désespoir en constatant que trois flacons avaient succombé aux attaques de son hôte. Le lendemain, fatigué de la grande bataille de la veille, Pardaillan se réveilla assez tard. Il se leva, passa son haut-de-chausses et se mit en devoir de raccommoder son pourpoint, opération qui lui était des plus familières. Il s'était placé près de la fenêtre pour avoir du jour, et tournait le dos à la porte. Il venait de boucher un premier trou et attaquait un accroc situé en pleine poitrine lorsqu'on gratta légèrement à la porte. --Entrez! cria-t-il sans se déranger. La porte s'ouvrit. Il entendit la voix grasse de maître Landry Grégoire qui disait avec respect: --C'est ici, mon prince, c'est ici même... Et ayant tourné la tête par-dessus son épaule pour voir de quel prince il s'agissait, Pardaillan aperçut en effet le plus magnifique seigneur qui eût jamais franchi le seuil de la Devinière: hautes bottes en peau fine, à éperons d'or, haut-de-chausses en velours violet, pourpoint de satin, aiguillettes d'or, rubans mauves, grand manteau de satin violet pâle, toque à plume violette agrafée à une émeraude; et, dans ce costume, un jeune homme frisé, musqué, pommadé, parfumé, moustaches relevées au fer, joues fardées, lèvres passées au rouge: un mignon splendide. Le chevalier se leva et, son aiguille à la main, dit: --Veuillez entrer, monsieur. --Va, dit l'inconnu, va dire à ton maître que Paul de Stuer de Caussade, comte de Saint-Mégrin, désire avoir l'honneur de l'entretenir. --Pardon, dit froidement le chevalier, quel maître? --Mais le tien, ventre de biche! J'ai dit ton maître, par le sambleu! Pardaillan devint de glace, et avec la superbe tranquillité qui le caractérisait, répondit: --Mon maître, c'est moi! Saint-Mégrin fut étonné ou ne le fut pas; il demeura impassible, craignant surtout de déranger la dentelle de sa collerette. Seulement, il laissa tomber ces mots: --Seriez-vous, d'aventure, monsieur le chevalier de Pardaillan? --J'ai cet honneur. Saint-Mégrin, dans toutes les règles de l'art, se découvrit et exécuta sa révérence la plus exquise. Pardaillan ramena sur ses épaules son vieux manteau déteint et, d'un geste, désigna au comte l'unique fauteuil de la chambre, tandis qu'il s'asseyait sur une chaise. --Chevalier, dit Saint-Mégrin, je vous suis dépêché par Mgr le duc de Guise pour vous dire qu'il vous tient en grande estime et haute admiration. --Croyez bien, monsieur, fit Pardaillan du ton le plus naturel, que je lui rends cette estime et cette admiration. --L'affaire d'hier vous a mis en fort belle posture. Et tout à l'heure, au lever de Sa Majesté, le récit en fut fait au roi par son poète favori, Jean Dorât, qui a assisté à la chose. --Bon! Et qu'a-t-il dit, ce poète? --Que vous méritiez la Bastille pour avoir sauvé deux criminelles. --Et qu'a dit le roi? --Si vous étiez homme de cour, vous sauriez que Sa Majesté parle très peu... Quoi qu'il en soit, vous passez maintenant pour un Alcide ou un Achille. Tenir tête à tout un peuple pour protéger deux femmes, c'est fabuleux cela! Et, surtout, ce moulinet de la rapière! Et les coups de pointe de la fin! Et cette maison qui s'écroule!... Bref, Mgr le duc de Guise serait charmé de vous être agréable. Et pour preuve, il m'a chargé de vous supplier d'accepter ce petit diamant comme une première marque de son amitié. Oh! ne refusez pas, vous feriez injure à ce grand capitaine. --Mais je ne refuse pas, dit Pardaillan. Et il passa à son doigt la magnifique bague que lui tendait le comte. --Or ça, dit Saint-Mégrin, venons-en aux choses sérieuses. Notre grand Henri de Guise remonte sa maison en vue de certains événements qui se préparent. Voulez-vous en être? La question est franche. --J'y répondrai par la même franchise: je désire n'être que d'une seule maison. --Laquelle? --La mienne! --Est-ce la réponse que je dois rapporter au duc de Guise? --Dîtes à monseigneur que je suis touché jusqu'aux larmes de sa haute bienveillance, et que j'irai moi-même lui porter ma réponse. --Bon! pensa Saint-Mégrin, il est à nous. Mais il se réserve de discuter le prix de l'épée qu'il apporte. Tout plein de cette idée, il tendit une main qui fut serrée du bout des doigts. Le chevalier l'accompagna jusqu'à sa porte où eurent lieu force salamalecs et salutations. --Hum! songea Pardaillan quand il fut seul. Voilà ce que je puis appeler une proposition inespérée. Etre de la suite du duc de Guise! Mais c'est la fortune, cela! Non, je n'accepterai pas!... Pourquoi? Pardaillan se mit à arpenter sa chambre avec agitation. --Eh! pardieu, j'y suis! Je n'accepterai point parce que monsieur mon père m'a recommandé de me défier!... Content d'avoir trouvé ou feint de trouver cette explication, et de n'avoir pas à s'interroger davantage, le chevalier contempla avec admiration le diamant que lui avait laissé Saint-Mégrin. --Cela vaut bien cent pistoles, murmura-t-il. Peut-être cent vingt? Qui sait si on ne m'en donnera pas cent cinquante? Il en était à deux cents pistoles lorsque la porte s'ouvrit de nouveau, et Pardaillan vit entrer un homme enveloppé d'un long manteau, simplement vêtu comme un marchand. Cet homme salua profondément le chevalier stupéfait et dit: --C'est bien devant monsieur le chevalier de Pardaillan que j'ai l'honneur de m'incliner? --En effet monsieur. Que puis-je pour votre service? --Je vais vous le dire, monsieur, dit l'inconnu, qui dévorait le jeune homme du regard. Mais avant tout, voudriez-vous me faire le plaisir de me dire quel jour vous êtes né? Quelle heure? Quel mois? Quelle année? L'inconnu, malgré l'étrangeté de ses questions, n'avait pas l'air d'un fou. --Monsieur, dit Pardaillan avec la plus grande douceur, tout ce que je puis vous dire, c'est que je suis né en 49, au mois de février. Quant au jour et à l'heure, je les ignore. --_Peccato!_ murmura le bizarre visiteur. Enfin! je tâcherai de reconstituer l'horoscope du mieux que je pourrai. Monsieur, continua-t-il à haute voix, êtes-vous libre? --Ménageons-le se dit le chevalier.--Libre, monsieur? Eh! qui peut se vanter de l'être? Le roi l'est-il, alors qu'il ne peut faire un pas hors de son Louvre? Libre! comme vous y allez, mon cher monsieur! C'est comme si vous me demandiez si je suis riche. Libre! Par Pilate! Si par là vous entendez que je puis me lever à midi et me coucher à l'aube, que je puis, sans crainte, sans remords, sans regarder qui me suit, entrer au cabaret ou à l'église, manger si j'ai faim, boire si j'ai soif... (la paix. Pipeau! Qu'as-tu à grogner, imbécile!) embrasser les deux joues de la belle madame Huguette, ou pincer les servantes de la Corne d'Or, battre Paris le jour ou la nuit à ma guise (n'ayez pas peur il ne mord pas!), me moquer des truands et du guet, n'avoir de guide que ma fantaisie et de maître que l'heure du moment, oui monsieur, je suis libre! Et vous? L'inconnu se dirigea vers la table et y déposa un sac qu'il sortit de dessous son manteau. --Monsieur, dit-il alors, il y a là deux cents écus. --Deux cents écus? Diable! --De six livres. --Oh! oh! De six livres? Vous dites: de six livres? --Parisis, monsieur! --Parisis! Eh bien, monsieur, voilà un honnête sac. --Il est à vous, fit brusquement l'homme. --En ce cas, dit Pardaillan avec cette froide tranquillité qu'il prenait tout à coup parfois, en ce cas, permettez que je le mette en lieu sûr. Maintenant, dites-moi pourquoi ces deux cents écus de six livres parisis sont à moi. L'inconnu croyait avoir écrasé un homme. Ce fut lui qui le fut. Il s'attendait à des remerciements enthousiastes, il reçut la question de Pardaillan en pleine poitrine. Toutefois, il se remit promptement, et, reconnaissant au fond de lui-même qu'il avait affaire à un rude jouteur, il résolut d'assommer d'un mot son adversaire. --Ces deux cents écus sont à vous, dit-il, parce que je suis venu vous acheter votre liberté. Pardaillan ne sourcilla pas, ne fit pas un mouvement. --En ce cas, monsieur, prononça-t-il du bout des dents, c'est neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille huit cents écus de six livres parisis que vous me redevez, pas un de moins, pas un de plus. J'ai dit. --_Briccone!_ murmura l'homme dont les épaules ployèrent. Ouf, monsieur! C'est donc à un million d'écus que vous estimez votre liberté? --Pour la première année, dit Pardaillan sans broncher. Cette fois, René Ruggieri--que l'on a sûrement deviné--s'avoua vaincu. --Monsieur, dit-il après avoir jeté un regard d'admiration sur le chevalier, je vois que vous maniez la parole comme l'épée et que vous connaissez toutes les escrimes. Je vous demande pardon d'avoir essayé de vous étonner. Et je viens au fait de mon affaire. Gardez votre liberté, monsieur. Vous êtes homme de coeur et d'esprit, comme vous avez prouvé hier que vous avez du coeur. _Perhacco_, monsieur! Vous avez une épée qui tranche et des mots qui assomment! Que diriez-vous si je vous proposais de mettre l'un et l'autre au service d'une cause noble et juste entre toutes, d'une sainte cause pour mieux dire! Et d'une princesse puissante, bonne, généreuse... --Laissons la cause et voyons la princesse. Serait-ce Mme de Montpensier? --Non, certes! fit vivement Ruggieri. Mais tenez, ne cherchez pas! Qu'il vous suffise de savoir que c'est la princesse la plus puissante qu'il soit en France. --Cependant, il faut bien que je sache à qui et à quoi j'engage ma foi? --Juste! on ne peut plus juste! Venez donc, s'il vous plaît, demain soir, sur le coup de dix heures, au pont de bois, et frappez trois coups à la première maison qui est à droite du pont... Pardaillan ne put s'empêcher de tressaillir en songeant à cette figure pâle qu'il avait cru entrevoir derrière le mystérieux treillis de la fenêtre grillée. --On y sera! dit-il d'un ton bref. --C'est tout ce que voulais... pour l'instant! répondit Ruggieri. Quelques instants plus tard, l'étrange visiteur avait disparu. Et Pardaillan se mit à songer: --Je veux que le diable m'arrache un à un les poils de ma moustache si cette princesse ne s'appelle pas Catherine de Médicis! Pardaillan en était là de ses réflexions lorsque, pour la troisième fois, la porte s'ouvrit. Il sursauta, tout de bon effaré, lui qui mettait son point d'honneur à ne s'effarer de rien. Mais presque aussitôt, son étonnement, sans diminuer d'intensité, changea de sujet. En effet, l'homme qui entrait était le vivant portrait de l'homme qui venait de sortir. C'était le même air de sombre orgueil, le même port de tête emphatique, les mêmes traits accentués, le même regard de flamme. Seulement l'homme aux deux cents écus (René Ruggieri, on le sait) paraissait âgé de quarante-cinq ans. Il était de moyenne taille. Le feu de ses yeux se voilait d'hypocrisie. Il semblait se fier plus à la ruse qu'à la force. Le nouveau venu, au contraire, n'accusait que vingt-cinq ans, était de haute stature; la franchise éclatait dans son regard, son orgueil était de la fierté. Mais une lourde tristesse paraissait peser sur lui; il y avait dans cet homme on ne sait quoi de fatal. Les deux hommes s'étudièrent un instant et, bien que l'un parût l'antithèse de l'autre, ils se sentirent tous deux comme rassurés par une indéfinissable sympathie. --Êtes-vous le chevalier de Pardaillan? demanda ce troisième visiteur. --Oui, monsieur, dit Pardaillan avec une douceur qui ne lui était pas habituelle. Me ferez-vous l'honneur de me dire qui j'ai la joie de recevoir dans mon pauvre logis? A cette question, l'étranger tressaillit et pâlit légèrement. --C'est juste. La politesse veut que je vous dise mon nom. Je m'appelle Déodat. Déodat tout court. Déodat sans plus. C'est-à-dire un nom qui n'en est pas un. Un nom qui crie qu'on n'a ni père ni mère. Déodat, monsieur, signifie: donné à Dieu. En effet, je suis un enfant trouvé, ramassé devant le porche d'une église. Arraché à ce Dieu à qui mes parents inconnus m'avaient donné. Confié par le hasard à une femme qui a été pour moi plus qu'un Dieu. Voilà mon nom, monsieur, et l'histoire de ce nom. --Et cette femme qui vous recueillit? --C'est la reine de Navarre. --Mme d'Albret! --Oui, monsieur. Et ceci me rappelle à ma mission, que je vous demande pardon d'avoir oubliée pour vous entretenir de ma médiocre personne... --Bon! je la connais! --Vous la connaissez? --Oui. La reine de Navarre vous envoie me dire qu'elle me remercie encore de l'avoir tirée, hier, des mains de ces enragés; elle vous charge de me réitérer l'offre qu'elle m'a faite d'entrer à son service; et enfin, elle m'adresse par votre entremise quelque bijoux précieux. Est-ce bien cela? --Comment savez-vous?... --C'est bien simple. J'ai reçu ce matin un ambassadeur de certain grand seigneur qui m'a donné un fort beau diamant et qui m'a demandé si je voulais servir son maître; j'ai ensuite reçu un mystérieux député qui m'a remis deux cents écus et m'a fait savoir que certaine princesse me veut compter parmi ses gentilshommes. Enfin, vous voici, vous, troisième. Et je suppose que l'ordre logique des choses va se continuer. --Voici en effet le bijou, fit Déodat en tendant au chevalier une splendide agrafe composée de trois rubis. --Que vous disais-je! s'écria Pardaillan qui saisit l'agrafe. --Sa Majesté, continua Déodat, m'a chargé de vous dire qu'elle avait distrait ce bijou de certain sac que vous avez dû voir. Elle ajoute que jamais elle n'oubliera ce qu'elle vous doit. Et quant à prendre rang dans son armée, vous le ferez quand cela vous conviendra. --Mais, demanda Pardaillan, vous avez donc rencontré la reine? --Je ne l'ai pas rencontrée: je l'attendais à Saint-Germain, d'où Sa Majesté est partie pour Saintes, après m'avoir donné la commission qui m'amène près de vous. --Bon. Une autre question: Avez-vous rencontré, en montant ici, un homme enveloppé d'un manteau, paraissant âgé de quarante à cinquante ans? --Je n'ai rencontré personne, fit Déodat. --Dernière question: Quand repartez-vous? --Je ne repars pas, répondit Déodat dont la physionomie redevint sombre; la reine de Navarre m'a chargé de diverses missions qui me demanderont du temps. --Bon. En ce cas, votre logement est tout trouvé; vous vous installez ici. --Mille grâces, chevalier. Je suis attendu chez quelqu'un qui... Mais que dis-je là?... Fi! J'aurais un secret pour un homme tel que vous! Je suis attendu chez M. de Téligny, qui est secrètement à Paris. --Le gendre de l'amiral Coligny? --Lui-même. Et c'est à l'hôtel de l'amiral, rue de Béthisy, que vous devriez me venir demander, si ma bonne étoile voulait jamais que vous eussiez besoin de moi. Mais il vous suffira de frapper trois coups à la petite porte bâtarde. Et quand on aura tiré le judas, vous direz: Jarnac et Moncontour. --A merveille, cher ami. Mais à propos de Téligny, savez-vous ce qui se dit assez couramment? --Que Téligny est pauvre? Qu'il n'a pour tout apanage que son intrépidité et son esprit? Que l'amiral eut grand tort de donner sa fille à un gentilhomme sans fortune? --On dit cela. Mais on dit aussi autre chose. On, c'est un certain truand, homme de sac et de corde qui a été employé à plus d'une besogne et qui a vu beaucoup. On m'a donc affirmé que, la veille du mariage de Téligny, un gentilhomme de haute envergure se serait présenté chez l'amiral pour lui dire qu'il aimait sa fille Louise. --Ce gentilhomme, interrompit Déodat, s'appelle Henri de Guise. Vous voyez que je connais l'histoire. Oui, c'est vrai. Henri de Guise aimait Louise de Coligny. Il vint représenter à l'amiral que l'union de la maison de Guise et de la maison de Châtillon représentée par Coligny mettrait fin aux guerres religieuses; enfin, l'orgueilleux gentilhomme plia jusqu'à pleurer devant l'amiral, en le priant de rompre le mariage projeté et de lui accorder Louise. --C'est bien cela. Et que répondit l'amiral? --L'amiral répondit qu'il n'avait qu'une parole et que cette parole était engagée à Téligny. Il ajouta que d'ailleurs ce mariage était voulu par sa fille qui, en somme, prétendit-il, était le premier juge en cette affaire. Henri de Guise partit désespéré. Téligny épousa Louise de Coligny. Et, de chagrin, Guise se jeta à la tête de Catherine de Clèves, qu'il vient d'épouser il y a dix mois. --Laquelle Catherine, assure-t-on, aime partout où elle peut, excepté chez son mari! --Elle a un amant, fit Déodat. --Qui s'appelle? --Saint-Mégrin. Le connaîtriez-vous? --Je le connais depuis ce matin. Mais cher ami, laissez-moi vous apprendre une nouvelle: Henri de Guise est à Paris. --Vous êtes sûr? s'exclama Déodat, qui tressaillit. --Je l'ai vu de mes yeux. Et je vous réponds que le bon peuple de Paris ne lui a pas ménagé les acclamations! Déodat boucla rapidement son épée, et jeta son manteau sur ses épaules: --Adieu, fit-il d'un ton bref, soudain redevenu sombre. Laissez-moi vous embrasser, ajouta-t-il. Je viens de passer une heure de joie paisible comme j'en ai connu bien peu dans ma vie. --J'allais vous proposer la fraternelle accolade, répondit le chevalier. Les deux jeunes gens s'embrassèrent cordialement. --N'oubliez pas, dit Déodat; l'hôtel Coligny... la petite porte... --Jarnac et Moncontour. Soyez tranquille, cher ami. Le jour où j'aurai besoin qu'on vienne se faire tuer près de moi, c'est à vous que je penserai d'abord. --Merci! dit simplement Déodat. Et il s'éloigna en toute hâte. Quant à Pardaillan, son premier soin fut de courir chez un fripier pour remplacer ses vêtements. Il choisit un costume de velours gris tout pareil à celui qu'il quittait, avec cette différence que celui-ci était entièrement neuf. Puis il fixa l'agrafe de rubis à son chapeau neuf pour y maintenir la plume de coq. Puis il alla chez le Juif Isaac Ruben pour lui vendre le beau diamant du duc de Guise, dont il eut cent soixante pistoles. XIII UNE CÉRÉMONIE PAÏENNE Le soir commençait à tomber lorsque Pardaillan revint à la Devinière. Instinctivement, ses yeux se levèrent vers la petite fenêtre où tant de fois était apparu le charmant visage de Loïse. Mais la fenêtre était fermée. Le chevalier poussa un soupir et se tourna vers le perron de la Devinière. A gauche de ce perron, il aperçut alors trois gentilshommes qui, le nez en l'air, semblaient examiner attentivement la maison où demeurait la Dame en noir. --Vous dites que c'est bien là, Maurevert? fit l'un d'eux. --C'est là, comte de Quélus. Au premier, la propriétaire, vieille dame bigote, sourde et confite en prière. Le deuxième est à moi depuis ce matin. --Maugiron, reprit celui qu'on venait d'appeler comte de Quélus, conçois-tu ces bizarres passions de Son Altesse pour ces petites bourgeoises? --Moins que des bourgeoises, Quélus. Lui qui a la cour!... --Mieux que la cour, Maugiron: il a Margot! Les deux jeunes gentilshommes éclatèrent de rire et continuèrent à causer entre eux sans s'occuper de Maurevert, pour lequel ils cherchaient à peine à déguiser un sentiment de mépris et de crainte. Maurevert s'était éloigné en disant: --A ce soir, messieurs! Quélus et Maugiron allaient en faire autant lorsqu'ils virent se dresser devant eux un jeune homme qui, avec une politesse glaciale, mit son chapeau à la main et demanda: --Messieurs, voulez-vous me faire la grâce de me dire ce que vous regardiez si attentivement dans cette maison? Les deux gentilshommes échangèrent un coup d'oeil --Pourquoi nous posez-vous cette question, monsieur? fit Maugiron avec hauteur. --Parce que, dit Pardaillan, cette maison m'appartient. --Et vous supposez, dit Quélus, que nous aurions envie de Racheter? --Ma maison n'est pas à vendre, messieurs, fit Pardaillan. --Alors, que voulez-vous? --Vous dire simplement ceci: je ne veux pas qu'on regarde ce qui m'appartient, et surtout qu'on en rie. --Vous ne voulez pas! s'écria Maugiron avec Colère. --Viens, fit Quélus. C'est un fou. --Messieurs, dit Pardaillan toujours impassible, je ne suis pas fou. Je vous répète que je hais les insolents qui regardent ce qu'ils ne doivent pas voir... --Mordieu! Vous allez vous faire couper les oreilles! --Et que j'ai l'habitude de châtier ceux dont le rire me déplaît, acheva Pardaillan. Allez rire ailleurs. --Ah! ah! fit Quélus. Et où diable voulez-vous que nous allions rire? --Mais, par exemple, dans le petit Pré aux Clercs. --C'est bien. Et quand? --Tout de suite, si vous voulez! --Non pas. Mais demain matin, vers les dix heures, nous y serons, mon ami et moi. Et vous, Monsieur, tâchez de bien rire ce soir. Car, demain, vous ne rirez plus. --J'y tâcherai, messieurs! dit Pardaillan qui salua d'un grand geste de sa plume de coq... Quélus et Maugiron s'éloignèrent dans la direction qu'avait déjà prise Maurevert. Pardaillan, inquiet et troublé, entra dans la salle de la Devinière, et s'attabla. --Que diable faisaient là ces deux étourneaux?... Et l'autre, avec sa figure d'oiseau de mauvais augure!... Seraient-ils venus là pour elle?... Par les cornes de tous les enfers! Si cela était!... Le raisonnement aidant, et aussi un bon flacon de vin d'Anjou, Pardaillan parvint à se rassurer, et, selon ses habitudes d'observateur, se mit à regarder autour de lui. Ce soir-là, il y avait grand remue-ménage dans l'auberge. Les servantes dressaient le couvert pour une forte tablée dans une pièce voisine. Maître Landry et ses queux agitaient force casseroles. --Ah ça! demanda le chevalier à Lubin, qui le servait, il y aura donc belle et nombreuse société ce soir? --Oui, monsieur. Et vous m'en voyez tout joyeux. --Pourquoi joyeux? --D'abord parce que messieurs les poètes sont fort généreux... ils boivent bien, et me font boire. --Ce sont donc des poètes qui vont venir? --Comme tous les mois, le premier vendredi, monsieur le chevalier. Ils se réunissent pour dire des poésies qui me feraient rougir, si je n'étais trop occupé à boire pour écouter. --Bon. Ensuite?... Ton autre motif de joie? --Ah oui! Eh bien, c'est que frère Thibaut va venir. --Le moine? Est-il donc aussi poète? --Non. Mais... excusez-moi, monsieur le chevalier, voici justement... une plume rouge... Et, sans finir sa phrase, Lubin, qui paraissait fort embarrassé, se précipita au-devant d'un cavalier qui venait d'entrer dans la salle. Ce cavalier avait une plume rouge à sa toque. Il s'enveloppait soigneusement de son manteau qu'il relevait jusqu'au nez. Mais, si bien qu'il dissimulât son visage, Pardaillan aperçut un instant ce visage. --M. de Cosseins! murmura-t-il. Cosseins était le capitaine des gardes de Charles IX, c'est-à-dire le premier personnage militaire du Louvre. --Qu'est-ce que cette société de poètes dont font partie le capitaine des gardes et le moine Thibaut? songea le chevalier. Pourquoi est-ce Lubin cet ancien moine qui a quitté son couvent et qui s'est fait garçon d'hôtellerie par amour de la bonne chère et non maître Landry qui va au-devant d'un pareil personnage? Et, avec une curiosité surexcitée, il suivit des yeux le manège de Lubin et de Cosseins. Landry, occupé à ses fourneaux dans la rôtisserie, n'avait pas fait attention au nouveau venu, bien que, de la cuisine située à gauche de la grande salle, il pût voir par une large baie ce qui se passait dans l'auberge. Or, Lubin et le capitaine pénétrèrent dans la salle où les servantes dressaient le couvert. --C'est ici qu'aura lieu le banquet, messire poète, fit Lubin en essayant vainement de dévisager l'homme à la plume rouge. --Allons plus loin! dit Cosseins. La salle suivante était vide et donnait dans une quatrième salle également vide, mais où des sièges étaient préparés. A gauche de cette salle s'ouvrait un cabinet noir. Cosseins y entra. --Qu'est-ce que c'est que cette porte? demanda le capitaine. --Elle ouvre sur l'allée qui longe les quatre salles et aboutit à la rue. --Nul ne peut entrer par ici? Lubin sourit et montra les deux énormes verrous qui maintenaient la porte massive. --C'est bien. Où se tiendra le moine? --Frère Thibaut? Dans la grande salle, devant la porte du banquet. Oh! personne n'entrera, et vous pourrez à l'aise vous débiter vos sonnets et vos ballades. --C'est que, vous comprenez, il y a tant de jaloux qui seraient bien aises de s'emparer de nos productions! Cosseins, satisfait sans doute de son inspection, retraversa les salles, gagna la porte du salon et disparut. --Que diable va-t-il se passer ce soir à la Devinière? se demanda Pardaillan. Le chevalier n'était pas homme à perdre son temps en méditation. Il connaissait l'hôtellerie de fond en comble. Il se leva donc sans affectation, appela Pipeau d'un claquement de langue, et pénétra dans la salle du banquet où trois servantes effarées achevaient de mettre le couvert. Il passa rapidement, et entra dans la pièce vide en refermant derrière lui la porte. Puis il atteignit la pièce où étaient rangés des sièges, et enfin le cabinet noir qui donnait sur l'allée. Ce cabinet n'était d'ailleurs qu'une sorte de caveau aux murailles en pierre humide, et tout tapissé de toiles d'araignées. Il communiquait avec l'allée par la lourde porte que nous avons signalée, et avec la pièce aux sièges par une porte percée d'un judas. Or, ce caveau, c'était l'antichambre des caves de maître Landry. Dans le fond s'ouvrait une trappe que fermait un couvercle à anneau de fer. Pardaillan, toujours suivi de son fidèle Pipeau, s'enfonça dans l'escalier qui descendait aux caves, les visita soigneusement, et, n'ayant remarqué rien d'anormal, revint s'installer dans le cabinet noir en laissant ouverte la trappe des caves. Nous reviendrons dans la grande salle de l'auberge. Là, vers neuf heures, apparurent trois hommes très enveloppés et portant à leurs toques des plumes rouges. Lubin courut au-devant de ces mystérieux personnages et les introduisit dans la salle du banquet. Dix minutes plus tard, deux autres cavaliers, puis enfin trois nouveaux, tous ayant une plume rouge à la toque, entrèrent à la Devinière et furent conduits par Lubin qui, alors, murmura: --Huit plumes rouges. Le compte y est! A ce moment, un moine a barbe blanche, aux yeux sournois, à la figure rubiconde, franchit à son tour le seuil. --Frère Thibaut! s'écria Lubin en s'élançant à la rencontre du moine. --Mon frère, dit celui-ci à voix basse, nos huit poètes sont-ils arrivés? --Ils sont là, répondit Lubin. --Très bien. Veuillez donc m'écouter, mon cher frère. Il s'agit de choses graves. Vous comprenez. Ce sont des poètes étrangers qui viennent discuter avec les nôtres. --Mais, mon frère, comment se fait-il que vous soyez mêlé à des questions de poésie? --Frère Lubin, fit sévèrement le moine, si notre révérend et vénérable abbé, Mgr Sorbin de Sainte-Foi, a permis que vous quittassiez le couvent pour venir faire ripaille et bombance en cette auberge... Si le révérend, prenant en pitié votre soif inextinguible, vous a donné une preuve aussi extraordinaire de sa mansuétude, ce n'est pas qu'il vous tolère par surcroît le péché mortel de la curiosité! Vous n'avez pas de questions à poser. Ou sinon, vous rentrez au couvent! --Miséricorde! Je vous jure, mon frère... --C'est bien. Maintenant, dressez-moi une petite table là, devant la porte de cette salle, car je me sens quelque appétit. --Que vous donnerai-je à dîner, mon cher frère? --La moindre des choses: une moitié de poularde, une friture de Seine, un pâté, une omelette et des confitures, avec quatre bouteilles de vin d'Anjou... --Le moine s'installa donc devant la porte, de façon que nul ne pût entrer sans sa permission. Lorsque Lubin eut apporté sur la table les éléments du repas modeste demandé par frère Thibaut, celui-ci reprit: --Maintenant, frère Lubin, écoutez-moi bien. Vous connaissez l'allée qui aboutit au cabinet noir? Eh bien, vous allez vous mettre en sentinelle à la porte de cette allée, sur la rue, jusqu'à ce que je vous en relève. Lubin, qui voyait s'évanouir tous ses rêves gastronomiques et bachiques, poussa un soupir qui eût attendri un tigre. Mais frère Thibaut ne parut pas s'en apercevoir. --Si quelqu'un veut entrer dans l'allée, continua-t-il, vous vous y opposerez. Si ce quelqu'un persiste, vous pousserez un cri d'alarme. Allez, mon cher frère, hâtez-vous... Force fut à Lubin d'obéir. Alors, frère Thibaut attaqua consciencieusement sa demi-poularde. La demie de neuf heures sonna. A ce moment, six nouveaux personnages firent leur entrée dans l'auberge. --Voici les mécréants! grogna frère Thibaut. Je suis comme frère Lubin, moi. Je ne comprends pas pourquoi on me force à garder la porte pour des faiseurs de phébus comme ce Ronsard, ce Baïf, ce Rémy Belleau, ce Jean Dorât... ce Jodelle et ce Pontus de Thyard! En grommelant ainsi, frère Thibaut dévisageait successivement les six poètes et se rangeait pour les laisser entrer dans la salle du banquet. Il va sans dire que l'arrivée des poètes et leur disparition étaient passées inaperçues. Et pour se rendre un compte exact de cette scène, notre lecteur doit se figurer la grande salle de la Devinière pleine de soldats, d'écoliers, d'aventuriers, de gentilshommes; Ça et là, quelques ribaudes; au milieu de la salle, un bohémien qui fait des tours de passe-passe; les éclats de rire, les chansons, les cris des buveurs, le fracas des pots d'étain et des gobelets qui s'entrechoquent. Les six poètes de la Pléiade (Joachim du Bellay, le septième, était mort en 1560) entrèrent donc sans avoir éveillé la moindre curiosité, et passèrent dans la salle du festin. Là, Jean Dorât arrêta d'un geste ses confrères, et leur dit; --Nous voici donc, une fois encore, unis dans la célébration de nos mystères. Je puis dire que nous sommes ici la fleur de la poésie antique et moderne, et que jamais assemblée de plus fiers docteurs en l'art sublime ne fut plus digne de monter au Parnasse pour y saluer les dieux tutélaires. Je vous ai parlé, il y a huit jours, de ces quelques étrangers qui désirent assister à la célébration d'un de nos mystères. --Sont-ce des poètes tragiques? demanda Jodelle. --Nullement. Et même ils ne sont pas poètes. Mais je réponds que ce sont d'honnêtes gens. Ils m'ont confié leurs noms sous le sceau du secret. Maître Ronsard approuve leur admission. --Mais s'ils nous trahissent? observa Rémy Belleau. --Ils ont juré le silence, répondit vivement Dorât. D'ailleurs, messieurs, ils repartent dès demain, il est vraisemblable qu'ils ne reviendront jamais à Paris. Pontus de Thyard, qui était mangeur et buveur d'élite, Pontus qu'on appelait le--Grand Pontus à cause de sa taille herculéenne, Pontus dit alors: --Moi, je trouve qu'on dîne de mauvaise humeur et qu'on digère mal quand... --Ces nobles étrangers n'assisteront pas à notre agape! interrompit Dorât. Alors, les six poètes entonnèrent en choeur une chanson bachique. Et ce fut aux accents de cette chanson qu'ils firent leur entrée dans la salle du fond où se trouvaient déjà les huit inconnus aux plumes rouges. Ils étaient assis sur deux rangées, comme des gens venus au spectacle. Tous étaient masqués. Les six poètes eurent l'air de ne pas les avoir vus. A peine furent-ils entrés que leur chanson bachique se transforma en une mélopée au rythme bizarre qui devait être une invocation. En même temps, ils se rangèrent sur un seul rang devant le panneau du fond de la salle qui faisait vis-à-vis à la porte du cabinet noir par où on accédait aux caves. Aussitôt, Jean Dorât ouvrit la porte d'un vaste placard qui occupait tout le panneau. Ce placard s'évidait profondément en forme d'alcôve. Et voici ce que les huit spectateurs virent alors. Au fond de cette alcôve se dressait une sorte d'autel antique. Cet autel, qui était en granit rosé, affectait la forme primitive et rudimentaire des grandes pierres qui, jadis, au temps des mystères, servaient aux sacrifices. Mais son soubassement était orné de sculptures et de médaillons; l'un de ces médaillons représentait Phébus ou Apollon, dieu de la poésie; dans un autre, c'était Cérès, déesse des moissons; un troisième figurait Mercure, dieu du commerce et des voleurs, en réalité, dieu de l'ingéniosité. A gauche et à droite de l'autel, étaient accrochées des tuniques blanches et des couronnes de feuillage. Enfin, par un incroyable mais véridique caprice ou peut-être par un mélange de paganisme et de religion chrétienne, d'où certainement était banni tout esprit de profanation, ou peut-être enfin par un singulier oubli, en arrière de l'autel, un peu à gauche, accrochée au mur, très étonnée sans doute de se trouver là, c'était une enluminure représentant la Vierge qui écrasait un serpent!... A peine la porte de l'alcôve fut-elle ouverte que Jean Dorât y entra, décrocha les tuniques blanches et les couronnes et les tendit à ses amis. En un instant les six poètes furent habillés comme des prêtres de quelque temple de Delphes et couronnés de feuillage et de fleurs entrelacés. Alors, ils se placèrent à gauche de l'autel, et commencèrent, en grec, un couplet modulé sur une musique primitive; le couplet terminé, ils évoluèrent en file et vinrent se placer à droite de l'autel où eut lieu, sur la même musique, la reprise d'un deuxième couplet, figurant sans aucun doute l'antistrophe, tandis que le premier avait figuré la strophe. Ronsard s'avança vers un brûle-parfum et y jeta le contenu d'une cassolette qu'il venait de prendre sur l'autel. Aussitôt, une fumée blanche et légère s'éleva dans les airs, emplissant l'alcôve de la salle d'une odeur subtile de myrrhe ou de cinname. Alors, il y eut une reprise en choeur sur une mélopée plus lente. Puis, tout se fut de nouveau. Les poètes s'étaient débarrassés de leurs tuniques blanches, mais avaient gardé sur leurs têtes leurs couronnes de fleurs. La porte de l'alcôve fut soudain refermée. Et les poètes, attaquant le chant bachique qui avait servi d'entrée à cette étrange scène de paganisme, se mirent en file et disparurent dans la salle du festin, où aussitôt on entendit le choc des verres, le bruit des conversations et des éclats de rire. --Voilà de bien grands fous, ou de dignes philosophes! grommela le chevalier de Pardaillan. Nos lecteurs n'ont pas oublié, en effet, que le chevalier s'était introduit dans le cabinet noir, prêt à s'engouffrer dans la trappe de la cave au moindre danger d'être découvert. Après la disparition des poètes, les huit hommes masques se levèrent. --Sacrilège et profanation! gronda l'un d'eux qui ôta son masque. --L'évoque Sorbin de Sainte-Foi! murmura Pardaillan, qui étouffa une exclamation de surprise. --Et l'on m'oblige, moi, reprit Sorbin, à assister à de telles infamies! Ah! la foi s'en va. L'hérésie nous étouffe! Il n'est que temps d'agir!... --Que voulez-vous, monseigneur! s'écria un autre qui retira également son masque. Dorât est des nôtres. Il nous couvre. Il surveille cette réunion. Où voulez-vous aller? Chez vous? Dans une heure, nous étions tous arrêtés. Partout, la prévôté fait bonne surveillance. Ici, nous sommes en sûreté! Et, dans celui qui venait de parler ainsi, Pardaillan reconnut Cosseins, le capitaine des gardes du roi! Il n'était pas au bout de ses surprises. Car, les six autres s'étant démasqués à leur tour, il reconnut avec stupéfaction le duc Henri de Guise et son oncle, le cardinal de Lorraine! Quant aux quatre derniers, il ne les connaissait pas. --Ne nous occupons pas, dit le cardinal de Lorraine, de la comédie de ces poètes. Plus tard, nous verrons à étouffer cette hérésie nouvelle... Plus tard, quand nous serons les maîtres. Cosseins, vous avez étudié les lieux? --Oui, monseigneur. --Vous répondez que nous y sommes en sûreté? --Sur ma tête! --Eh bien, messieurs, parlons de nos affaires, dit alors le duc de Guise d'un ton d'autorité. Calmez-vous, monsieur l'évêque, les temps sont proches. Lorsqu'il y aura sur le trône de France un roi digne de ce nom, vous prendrez votre revanche. Je vous ai juré que l'hérésie serait exterminée; vous me verrez à l'oeuvre. Où en sommes-nous? Parlez le premier, mon oncle. --Moi, dit le cardinal de Lorraine, j'ai fait les recherches nécessaires, et je puis maintenant prouver que les Capétiens ont été des usurpateurs et que ceux qui leur ont succédé n'ont fait que perpétuer l'usurpation. Par Luther, duc de Lorraine, vous descendez de Charlemagne, Henri. --Et vous, maréchal de Tavannes? dit Henri. --J'ai mille fantassins prêts à marcher. --Et vous, maréchal de Damville? Pardaillan tressaillit. Le maréchal de Damville! Celui qu'il avait tiré des mains des truands! Celui qui lui avait donné Galaor!... --J'ai quatre mille arquebusiers et trois mille gens d'armes à cheval, dit Henri de Montmorency. Mais je tiens à rappeler mes conditions. --Voyez si je les oublie, fit Henri de Guise avec un sourire: votre frère François saisi, vous devenez le chef de la maison de Montmorency, et vous avez l'épée de connétable de votre père. Est-ce bien cela? Henri de Montmorency s'inclina. Et Pardaillan vit luire dans ses yeux une rapide flamme d'ambition ou de haine. --A vous, monsieur de Guitalens! reprit le duc de Guise. --Moi, en ma qualité de gouverneur de la Bastille, mon rôle m'est tout tracé. Qu'on m'amèn le prisonnier en question, et je réponds qu'il ne sortira pas vivant. Qui était le prisonnier en question?... --A vous, de Cosseins! dit Henri de Guise. --Je réponds des gardes du Louvre. Les compagnies sont à moi. Au premier signal, je le saisis, je le mets dans une voiture et le conduis à M. de Guitalens!... --A vous, monsieur Marcel. --Moi, maître Le Charron m'a supplanté dans mon poste de prévôt des marchands. Mais j'ai le peuple avec moi. De la Bastille au Louvre, tous les quarteniers et dizainiers sont prêts à faire marcher leurs hommes quand je voudrai. --A vous, monsieur l'évoque. --Dès demain, dit Sorbin de Sainte-Foi, je commence la grande prédication contre Charles, protecteur des hérétiques. Dès demain, je lâche mes prédicateurs, et les chaires de toutes les églises de Paris se mettent à tonner. Henri de Guise demeura une minute rêveur. --Et le duc d'Anjou? Qu'en ferons-nous? demanda tout à coup Tavannes. Et le duc d'Alençon? --Les frères du roi! murmura Guise en tressaillant. --La famille est maudite! répondit âprement Sorbin de Sainte-Foi. Frappons d'abord à la tête; les membres tombent en pourriture! --Messieurs, dit alors Henri de Guise, à chaque jour suffit sa tâche. Nous nous sommes vus. Nous savons maintenant sur quoi nous pouvons compter pour mener à bien notre grande oeuvre. Messieurs, vous pouvez compter sur moi... non seulement pour l'action, mais pour ce qui doit suivre l'action. Un pacte me lie à chacun de vous; je le tiendrai religieusement. Vous recevrez le mot d'ordre. D'ici là, que chacun reprenne ses occupations ordinaires. Maintenant, messieurs, séparons-nous. Alors, tous, l'un après l'autre, vinrent baiser la main de Guise, hommage royal que le jeune duc accepta comme une chose vraiment naturelle. Puis ils sortirent, en s'espaçant de quelques minutes. Alors, la trappe de la cave se souleva et la tête de Pardaillan apparut. Le chevalier était un peu pâle de ce qu'il venait de voir et d'entendre. C'était un formidable secret qu'il venait de surprendre, un de ces secrets qui tuent sans rémission. Et Pardaillan, qui n'eût pas tremblé devant dix truands, Pardaillan qui avait tenu tête à un peuple déchaîné, Pardaillan frissonna de se sentir maître--ou l'esclave!--d'un tel secret. Devait-il assister, spectateur impuissant, à la tragédie qui se préparait? Non! mille fois non! Une haine lui venait contre ces conspirateurs... Pardaillan n'aimait pas le roi... Charles IX lui était indifférent. Quel que fût le roi de France, lui était son propre roi... Mais vraiment, ces gens lui apparaissaient bien vils! Tous, tous, ils devaient au roi leurs places, leurs emplois, leurs honneurs... Tous faisaient partie de sa cour, l'encensaient, l'adulaient! Et par-derrière ils voulaient le frapper! Alors, quoi?... Les dénoncer?... Jamais, ah! jamais cela, par exemple! Il n'était pas l'homme de ces basses besognes. Ces réflexions passèrent comme un éclair dans l'esprit du chevalier. Et comme la contemplation n'était guère son fait, il se couvrit soigneusement le visage de son manteau et s'élança dans l'allée, juste au moment où Lubin se dirigeait vers lui pour refermer la porte laissée ouverte par Montmorency. Lubin, à qui frère Thibaut avait fait la leçon, savait que huit poètes devaient sortir par l'allée. Il avait compté, tout joyeux à l'idée d'aller tenir compagnie à frère Thibaut. --Holà! cria-t-il en apercevant ce neuvième personnage qui dérangeait son calcul, que faites-vous ici? Mais la stupéfaction de Lubin se changea instantanément en terreur. Car il achevait à peine de parler qu'il reçut une violente bourrade, laquelle l'allongea de tout son long dans l'allée. Pardaillan sauta lestement par-dessus le gémissant Lubin, et aussitôt il se trouva dans la rue. XIV LE TIGRE A L'AFFÛT A cette heure-là, l'hôtellerie de la Devinière était fermée. Closes également les boutiques d'alentour La rue était une solitude enténébrée. Le silence était profond. Il fallait être un brave et hardi cavalier pour s'aventurer seul dans les rues, qui dès le couvre-feu, devenaient le vaste et inextricable domaine des truands, gueux, mauvais garçons, capons, argotiers et francs bourgeois. Henri de Montmorency s'était engagé sans hésiter dans la rue Saint-Denis. Sous son manteau, il tenait a la main une forte dague bien emmanchée. Il marchait sans hâte, rasant les maisons à droite dans la direction de la Seine. Tout à coup, il s'arrêta net s'enfonça dans un angle obscur, s'immobilisa contre une borne. A vingt pas, se dirigeant vers lui, il venait de distinguer un groupe confus qui, l'instant d'après, se dégagea des ténèbres et lui apparut, composé de quatre personnes. --Des truands! songea le maréchal de Damville en assurant dans sa main le manche de sa dague. Mais non. Ce ne pouvait être une bande de truands. Ces inconnus avaient cette démarche assurée qui indique des gens en parfaite amitié avec le guet et leur conscience. Ils causaient et le maréchal entendait leurs rires étouffés. --Messieurs messieurs, disait à ce moment l'un d'eux, ne riez pas. Cette personne a un nom. --La voix du duc d'Anjou! murmura sourdement Henri de Montmorency. --Et ce nom, mon prince? reprenait un autre de la bande. --Dans la rue Saint-Denis, on l'appelle Mme Jeanne, ou la Dame en noir. --Nom à donner froid au dos! --J'en conviens, messieurs. Mais qu'importe le nom de la mère si la fille est jolie. Et peut-on rien voir de plus ravissant que cette petite Loïse!... Ah! messieurs, vous allez voir la merveille, et je veux... Mais le maréchal n'écoutait plus. Le reste se perdit dans un murmure étouffé. Au nom de Jeanne, il avait violemment tressailli. Au nom de Loïse, il avait étouffé un rugissement, et, presque sans prendre de précautions, s'était jeté à la poursuite du duc d'Anjou et de son escorte. --Jeanne! Loïse!... Ces deux noms avaient retenti en lui comme un coup de tonnerre. Qu'était cette Jeanne? Qu'était cette Loïse? Étaient-ce _elles_?... Oh! il voulait le savoir à tout prix! Dût-il interroger le duc d'Anjou! Dût-il provoquer le frère du roi! Un instant, Henri de Montmorency s'arrêta suffoqué. Quoi! seize ans écoulés! Et ce nom qui pouvait ne pas la désigner, qui s'appliquait peut-être à une quelconque, ce nom déchaînait en lui la passion qu'il croyait éteinte. --Jeanne! Jeanne! Était-ce donc possible qu'il la revît, qu'il lui parlât! Était-ce possible que, vivante, elle lui apparût encore, alors qu'il la croyait morte, alors qu'il espérait avoir étouffé l'amour de jadis sous les cendres de ses ambitions! Oui. Il aimait. Il aimait comme autrefois. Plus qu'autrefois peut-être... La bande avait pris de l'avance. En quelques bonds, il la rejoignit. Et brusquement, une pensée terrible fulgura parmi les pensées tumultueuses qui assaillaient son esprit, comme un coup de foudre éclaire soudain un ciel chargé de nuées livides. --Mais si c'est elle! Si elle est à Paris! Avec sa fille!... Si François l'apprend!... Si le hasard ou l'enfer les met en présence!... S'il connaît ma trahison!... Oh! mon frère se dressant devant moi, comme jadis, là-bas dans la forêt de châtaigniers!... François me demandant compte de l'imposture!... Que dirai-je?... Que ferai-je?... Il essuya les grosses gouttes de sueur qui roulaient sur ses tempes. Et un rire silencieux, un rire terrible résonna, condensa les vapeurs de vengeance qui montaient à sa tête. --Je n'attendrai donc pas qu'Henri de Guise soit roi de France pour devenir le chef de la maison de Montmorency! Et puisque François est de trop, qu'il meure!... A ce moment, il vit que la bande s'était arrêtée devant l'hôtellerie de la Devinière. Montmorency--ou Damville, si on veut lui donner le nom sous lequel il était connu,--se colla contre un mur, sous un auvent, et là, presque chancelant, la respiration rauque, il tâcha de voir, il tâcha d'entendre... --Maurevert, la clef! dit la voix du duc d'Anjou. --La voici, monseigneur!... --Allons, messieurs!... Les quatre s'avancèrent vers la porte de la maison qui faisait vis-à-vis à la Devinière... --Oh! gronda Henri de Damville, par l'enfer, il faut que je sache! Il eut un mouvement pour s'élancer. Mais il s'arrêta court, se renfonça sous son auvent... Devant la porte, un homme venait de se dresser soudain. Et cet homme disait sans raillerie, sans colère: --Par Pilate et Barabbas, messieurs! Vous me forcez à désobéir aux ordres de monsieur mon père! Que cette faute retombe sur vous seuls! --Quel est ce maître fou? dit le duc d'Anjou. --Eh! pardieu, Maugiron, c'est notre homme de tantôt! --C'est lui-même, ou Dieu me damne! s'écria Maugiron. Ah ça? mon digne propriétaire, vous montez donc la garde devant votre maison? --Comme vous voyez, mon digne mignon, répondit Pardaillan. Le jour, la nuit, je suis toujours là! --Ça! éclata le duc d'Anjou, finissons-en, monsieur le drôle; ôtez-vous de là! --Ah! messieurs, fit Pardaillan d'une voix très calme, en s'adressant à Quélus et à Maugiron, recommandez donc à votre laquais de se tenir tranquille, ou il va se faire étriller, comme vous-mêmes, demain matin, sur le petit Pré aux Clercs, vous allez vous faire estafiler? --Misérable! rugirent les gentilshommes. Ce n'est pas demain matin, c'est tout de suite que tu vas mourir. Pardaillan tira son épée. Maurevert, sans dire un mot, s'était précipité. Mais il recula avec un hurlement de douleur et de rage. Le chevalier avait tiré son épée, de ce grand geste ample et rapide qui faisait siffler Giboulée dans sa main. La lame décrivit un demi-cercle flamboyant, s'abattit à revers comme une cravache d'acier, et cingla la joue de Maurevert. Une longue éraflure sanguinolente marqua une trace rouge sur cette joue, et Pardaillan, du même coup, tombant en garde, se prit à dire posément: --Puisque vous voulez que ce soit tout de suite, je le veux bien, moi! Mais, par Pilate! que dirait monsieur mon père, s'il me voyait ici? Ah! monsieur, je suis au désespoir de lui désobéir en vous portant ce coup de pointe! Cette fois, ce fut Maugiron qui hurla et recula, le bras droit inerte laissant tomber son épée. Quélus, à son tour, s'élança. --Halte! fit la voix impérieuse du duc d'Anjou. Le duc écarta vivement Quélus et s'avança, désarmé, jusqu'à Pardaillan, qui, baissant son épée, en appuya la pointe sur le bout de sa botte. --Monsieur, dit le duc d'Anjou, je vous tiens pour un brave gentilhomme. Pardaillan salua jusqu'à terre, mais son oeil ne perdit pas de vue un instant ses adversaires. --Vous avez dit tout à l'heure des choses que vous regretteriez amèrement si vous saviez à qui vous parlez. --Monsieur, dit Pardaillan, votre politesse me les fait déjà regretter, quelque basse et indigne que soit la conduite d'un gentilhomme, c'est aller un peu loin que de le traiter de laquais. Je m'excuse, et vous m'en voyez tout marri. La phrase était si équivoque, si ambiguë, que le duc pâlit de honte. Mais il était résolu à passer outre et à feindre de tenir pour valable une excuse qui n'était qu'un nouvel affront. --J'accepte vos excuses, dit-il en nasillant, ce qui lui arrivait quand il voulait se donner plus de majesté qu'il n'en avait en réalité. Et maintenant que nous nous sommes expliqués je dois vous dire que j'ai affaire dans cette maison. --Ah! ah! Que ne le disiez-vous tout de suite!... Affaire! Diable! Vous avez affaire ici? --Affaire d'amour, monsieur! --Je ne m'en doutais pas, vraiment! --Vous allez donc nous laisser le passage libre? --Non! fit tranquillement Pardaillan. --Ah! prenez garde, monsieur! On dit que la patience du roi est courte. Celle de son frère est encore plus courte!... En parlant ainsi, le duc d'Anjou cherchait à redresser sa taille. Car il était assez petit et atteignait à peine à l'épaule de Pardaillan. Le chevalier feignit de n'avoir pas compris qu'Henri d'Anjou venait, en somme, de se nommer. Et, avec ingénuité, il répondit: --Monsieur, au nom de cette amitié toute neuve dont vous avez bien voulu m'honorer, je vous supplie de ne pas insister: vous me désobligeriez cruellement... La position devenait ridicule, c'est-à-dire terrible pour le duc d'Anjou. Il pâlit de fureur et, dans un tressaillement de rage, il leva la main. Au même instant, il sentit sur sa gorge la pointe de l'épée de Pardaillan. Les trois gentilshommes jetèrent un cri et, saisissant le duc, le ramenèrent violemment en arrière. --Chargeons! dit Quélus. --Non pas! répondit le duc qui frémissait de honte. Remettons la partie, messieurs. Maugiron est hors de combat. Maurevert n'y voit plus. Quant à moi, je ne puis décemment pas me commettre avec ce truand. Rengaine, Quélus! Rengaine, mon ami, nous reviendrons en nombre. Et, s'adressant à Pardaillan qui, l'épée en garde, appuyé de la main gauche à la porte, attendait, immobile, silencieux: --Au revoir, monsieur. Vous aurez de mes nouvelles... --Je souhaite qu'elles soient bonnes, monsieur! répondit le chevalier. L'instant d'après, la bande avait disparu. Pendant plus d'une heure, Pardaillan demeura à la même place, l'oreille au guet, l'épée au poing. Mais la rue demeura dès lors déserte et silencieuse. Le chevalier, certain qu'il n'y aurait plus de nouvelle attaque, du moins pour cette nuit, cogna du poing à la porte basse de la Devinière, se fit ouvrir, et monta à sa chambre. Alors, sous prétexte de se rassurer encore, il ouvrit sa fenêtre et plongea sur la chaussée un regard perçant. Mais, de cette hauteur, il ne voyait plus rien, ou, s'il voyait quelque chose, ce n'était que la petite fenêtre d'en face vers laquelle ses yeux se trouvèrent invinciblement ramenés. La fenêtre était d'ailleurs obscure. Loïse et sa mère dormaient. Nous devons dire que Pardaillan demeura tout d'abord atterré de ce qu'il venait de faire. Il avait parfaitement reconnu le duc d'Anjou. Et maintenant que le feu de l'action était tombé, il comprenait l'énormité de son acte. Le frère du roi, héritier de la couronne, était en effet une figure populaire à Paris. Pardaillan était badaud comme tout bon Parisien; et le visage du duc d'Anjou lui était familier. Donc, malgré la nuit, il l'avait reconnu. Et, comme nous l'avons dit, il en était atterré. Il constata avec amertume qu'une sorte de fatalité le poussait à se mêler de ce qui ne le regardait pas, et que, fils dénaturé, rebelle aux voeux sacrés de son père, il prenait justement le contre-pied de ses sages conseils, que pourtant il se jurait chaque matin d'observer religieusement. Finalement, il eut ce haussement d'épaules qui lui était familier et qui signifiait: --Allons! le vin est tiré, il faudra bien le boire! Et au surplus, nous verrons bien! En attendant, il se promit d'être prudent et de ne pas se rendre le lendemain au Pré aux Clercs où il avait rendez-vous avec Quélus et Maugiron. --J'ai servi de mon mieux l'un de ces gentilshommes, songea-t-il. Quant à l'autre, je chercherai une occasion de lui rendre raison. Mais quant à aller au Pré aux Clercs, ce serait me jeter dans les bras des sbires que le duc d'Anjou ne manquera pas d'aposter et qui me conduiraient tout droit à la Bastille. Content d'avoir ainsi arrangé les choses, il se coucha en rêvant à Loïse. En bas, dans la rue, le maréchal de Damville avait assisté à toute la scène sans reconnaître Pardaillan, qu'il avait à peine entrevu dans cette nuit sombre, il y avait plusieurs mois de cela, et dont il ignorait le nom comme la figure. Sans bouger de la place où il s'était immobilisé, il avait vu l'intervention soudaine du jeune homme, le départ du duc d'Anjou et de ses acolytes, et enfin la rentrée de Pardaillan à l'auberge de la Devinière. Lorsqu'il fut certain que la rue serait désormais paisible, il quitta son poste d'observation et, longeant les boutiques fermées, vint se placer devant la maison dans laquelle le duc d'Anjou avait voulu pénétrer. Alors la question se posa de nouveau en lui: --Quelle est cette Jeanne? Quelle est cette Loïse?... Elles! c'est certain! Coïncidence pour un nom, passe! Mais coïncidence pour les deux noms! Est-ce possible? Non, non! ce sont elles!... C'est elle qui est la!... Oh! il faut que je le sache, que je m'en assure!... Je reviendrai au jour... Oui, mais si, d'ici là, elle disparaît?... Non, il faut que je demeure ici jusqu'à ce que je sache!... Ses yeux levés interrogeaient, fouillaient, scrutaient fiévreusement le visage muet de la maison. Le jour se leva. Peu à peu, les boutiques s'ouvrirent; la rue s'anima; les marchands ambulants passèrent et virent avec étonnement cet homme pâle qui tenait ses yeux fixés sur la maison... Henri de Montmorency ne bougeait pas. Parfois un frisson l'agitait. Tout à coup, là-haut, une fenêtre s'ouvrit, une tête de femme se montra l'espace d'une seconde; mais cette seconde avait suffi. Henri de Montmorency étouffa un cri en reconnaissant Jeanne de Piennes!... XV CATHERINE DE MÉDICIS IL était neuf heures du soir. Dans la maison du pont de bois où nous avons déjà introduit nos lecteurs; Catherine de Médicis et l'astrologue Ruggieri attendaient le chevalier de Pardaillan auquel, on s'en souvient, le Florentin avait donné rendez-vous. La reine écrivait à une table, tandis que l'astrologue se promenait à pas lents, venant de temps à autre jeter un coup d'oeil sur ce que Catherine écrivait, sans chercher d'ailleurs à cacher cette indiscrétion, mais comme un homme qui a le droit d'être indiscret--ou qui le prend. Un monceau de lettres déjà cachetées étaient entassées dans une corbeille. Et Catherine écrivait toujours. A peine une lettre finie, elle en commençait une autre. La prodigieuse activité de cette reine se dépensait ainsi. C'est ainsi qu'après une lettre de huit pages serrées où elle exposait à sa fille, la reine d'Espagne, la situation des partis religieux en France et où elle demandait de décider le roi d'Espagne à intervenir, elle écrivait à Philibert Delorme, son architecte, pour lui donner des indications sur le palais des Tuileries; puis elle écrivait à Coligny en termes caressants pour l'assurer que la paix de Saint-Germain serait durable; puis elle achevait un billet à maître Jean Dorât; elle écrivait ensuite au pape, puis au maître de cérémonies pour lui dire d'organiser une fête. De temps à autre, et sans s'interrompre, elle jetait un mot bref. --Ce jeune homme viendra-t-il? --Certainement. Mais que voulez-vous faire de ce spadassin? Catherine de Médicis posa la plume, jeta un profond regard sur l'astrologue et dit: --J'ai besoin d'hommes, René. De grandes choses sont en l'air. Il me faut des hommes... et surtout j'ai besoin d'un bon spadassin, comme tu dis. --Nous avons Maurevert. --C'est vrai; mais Maurevert m'inquiète. Il en sait trop long maintenant. Et puis Maurevert a été touché à son dernier duel. Son bras a tremblé. Vienne une circonstance tragique, vienne une de ces secondes terribles où le sort d'un empire repose sur une épée... que cette épée tremble un millième de seconde... que le coup s'égare... et l'empire s'écroule peut-être... René, le bras de ce jeune homme ne tremble pas! --Il sera à nous, rassurez-vous, Catherine. --A propos, René, l'hôtel que je t'ai fait construire est terminé. On m'en a remis les clefs ce matin. --J'ai vu, ma reine, j'ai vu. J'en ai fait le tour par la rue du Four, la rue des Deux-Écus et la rue de Grenelle. C'est tout l'emplacement de l'hôtel de Soissons. Vous faites magnifiquement les choses. --Que dis-tu de la tour que je t'ai fait élever? --Je dis que jamais Paris n'aura vu une telle merveille de hardiesse élégante. Mais déjà l'esprit de Catherine suivait une autre piste. --Oui, reprit-elle lentement, ce jeune homme me sera utile. As-tu essayé, René, d'établir sa destinée par la sublime connaissance que tu as des astres? --Divers éléments me manquent encore; mais j'y arriverai. Au surplus, ma reine, pourquoi vous inquiéter à ce point de ce hère? N'avez-vous pas vos gentilshommes, vos créatures, vos femmes? --Oui, René, j'ai mes cent cinquante demoiselles, et, par elles, je sais ce que cent cinquante ennemis peuvent confier à l'oreille d'une maîtresse; oui, j'ai mes créatures jusque chez Guise, jusqu'en Béarn; et par ces créatures je connais les plans de ceux qui veulent ma mort et, au lieu d'être tuée, c'est moi qui tue; oui, j'ai mes gentilshommes et, par eux, je tiens le Louvre et Paris. Mais je me défie, René!... Son regard se perdit dans le vague. --René, dit-elle d'une voix glacée, j'avais quatorze ans lorsque je vins en France. J'en ai cinquante. Cela fait donc trente-six années de souffrances et de tortures, trente-six années d'humiliations, de rage d'autant plus terrible que je devais la déguiser sous des sourires, trente-six années où j'ai été tour à tour méprisée, bafouée, réduite à l'état de servante, et enfin haïe... mais d'être haïe, ce n'est rien!... Cela a commencé le soir de mon mariage, René... --Catherine, Catherine! à quoi bon de tels souvenirs? --C'est que les souvenirs ravivent la haine! dit sourdement Catherine de Médicis. Oui, la longue humiliation commença le soir de mon mariage et, dusse-je vivre cent ans encore, je n'oublierai jamais cette minute où le fils de François Ier, m'ayant conduite à notre appartement, s'inclina devant moi et sortit sans me dire un mot... la nuit suivante et les autres, il en fut de même... Lorsque mon époux devint roi de France, la reine, la vraie reine, ce ne fut pas moi... ce fut Diane de Poitiers. Les années s'écoulèrent pour moi dans la solitude: un jour, j'appris qu'Henri de France me voulait répudier. Tremblante, la rage au coeur, j'interrogeai mon confesseur sur les motifs que pouvait faire valoir mon royal époux... Sais-tu ce qu'il me répondit? Ruggieri secoua la tête. --Madame, dit le confesseur, le roi prétend que vous sentez la mort! Ruggieri tressaillit et pâlit. --Je sentais la mort! poursuivit Catherine de Médicis en reprenant place dans son fauteuil. Comprends-tu? J'étais mortelle à tout ce que je touchais... Et, chose affreuse, René, il semble qu'Henri II ait eu raison de parler ainsi... Lorsque, poussé par ses conseillers, par Diane de Poitiers elle-même, dont la générosité fut pour moi la dernière lie du fiel, le roi se résolut à me garder, lorsque, sur les instances des prêtres, il consentit à faire de moi sa véritable épouse, lorsque enfin j'eus des enfants, ah! René... que furent ces enfants? François est mort à vingt ans, après un an de règne, d'une effroyable maladie des oreilles dont la source est restée inconnue. Seulement Ambroise Paré me dit qu'il est mort de pourriture. Catherine s'arrêta un instant, les lèvres serrées, le front barré d'un pli. --Regarde Charles! reprit-elle d'une voix plus sourde. Des crises terribles l'abattent et, par moments, je me demande s'il ne va pas finir dans la folie, dans la pourriture de l'intelligence, comme François a fini dans la pourriture du corps. Regarde le duc d'Alençon, mon dernier-né! avec son visage ravagé, ne semble-t-il pas marqué lui aussi d'un signe fatal? Vois enfin le duc d'Anjou! (Et ici la voix âpre de la reine prit une expression de tendresse qui surprenait.) Il paraît vigoureux, n'est-ce pas? Eh bien, moi qui le connais, qui le soigne, je vois seule les signes de débilité chez cet enfant incapable de lier deux idées... --François est mort. Charles est condamné. Henri, avant peu sans doute, va monter sur le trône et poser sur sa faible tête une couronne dont le poids l'écrasera. Tu vois bien qu'il faut que je sois forte, moi, pour régner sur la France, tandis qu'Henri s'amusera! Henri, qui seul m'aime et me comprend! Henri d'Anjou, que Charles jalouse, pauvre enfant! Henri à qui on vient de refuser l'épée de connétable! Henri, mon fils, enfin!... Que veux-tu, une mère ne se sent vraiment mère que pour l'enfant qui est vraiment son enfant, selon son coeur et son esprit!... --Et l'autre, madame... vous n'en parlez jamais... Catherine tressaillit. Ses yeux se dilatèrent et plantèrent un regard aigu dans les yeux de l'astrologue. --Je crois, dit-elle, que tu n'es pas dans ton bon sens. Prends bien garde que jamais une question de ce genre ne t'échappe encore. --Pourtant, il faut que je parle! Ruggieri, en laissant tomber ces mots, avait gardé la tête baissée. Et ce fut dans cette attitude qu'il continua: --Oh! soyez sans crainte, madame, nul ne nous entendra; j'ai pris mes précautions; nous sommes seuls... Si j'ose parler, ma reine, c'est que j'ai interrogé les astres, et que les astres m'ont répondu! Catherine frissonna. Elle, qui ne tremblait pas devant le crime, tremblait devant la menace des astres. Sûr désormais d'être écouté, Ruggieri continua: --Ainsi, madame, vous pouvez dormir tranquille, vous! Ainsi, Catherine, vous n'y songez jamais à l'autre! Moi, j'y songe. Moi, depuis longtemps, je ne dors plus que d'un sommeil fiévreux. Et chaque fois que je m'endors, Catherine, le même rêve sinistre se dresse au chevet de mon lit. Je vois un homme qui sort d'un palais, par une nuit obscure, tandis que la femme, l'amante, l'accouchée enfin, lui fait un dernier geste implacable... cet homme a pleuré, supplié en vain... l'amante a prononcé une irrévocable condamnation... l'homme sort donc du palais... sous son manteau, il emporte on ne sait quoi... quelque chose qui vit pourtant, car cela vagit, cela se plaint, cela crie grâce... et l'homme est impitoyable, car l'homme, lâche une fois dans sa vie, a peur de la femme!... Il va... il dépose le nouveau-né sur les marches d'une église... et puis il se sauve! Catherine, les traits durs, murmura sourdement: --Tu oublies une chose, René! Tu oublias le meilleur! --Non, je n'oublie pas! Non, Catherine! Heureux si j'avais pu oublier!... Avant d'emporter le nouveau-né pour l'abandonner, j'avais laissé tomber sur ses lèvres une goutte d'une liqueur blanche... c'est cela que vous voulez dire, n'est-ce pas?... --Sans doute! Puisque, grâce à ce poison, l'enfant ne pouvait pas vivre plus de deux mois. Tu fus brave, René, tu fus stoïque... et je ne pus me repentir de t'avoir aimé, puisque tu jetais, au néant la preuve de l'adultère de la reine... Mais à quoi bon, encore une fois, éveiller de tels souvenirs? C'est vrai, je t'ai aimé! Tu vins à une heure où le roi, mon mari, me forçait à saluer sa maîtresse, où les gentilshommes de la cour me tournaient le dos, où l'on haussait les épaules quand je parlais, où les domestiques eux-mêmes attendaient pour me servir que Diane de Poitiers eût confirmé mes ordres. Seule, méprisée, humiliée, dévorée de rage et de désespoir, je vis un jour dans tes yeux un éclair de pitié... Nous allâmes l'un vers l'autre... Nous passions des journées à causer de Florence et des nuits à parler des astres. Tu m'enseignas ton art sublime. Tu fis plus: tu me révélas les secrets des Borgia. Grâce à toi, René, je connus _l'acqua tofana_, Grâce à toi, j'appris la science qui fait de l'homme l'égal de Dieu puisqu'elle lui donne droit de vie et de mort. J'appris à enfermer la mort dans un chaton de bague, dans le parfum d'une fleur, dans le feuillet d'un livre, dans le baiser d'une maîtresse. C'est de là que date ma fortune, René... C'est à toi que je la devais. Tu en reçus la récompense qui te convenait... Tu partageas la couche d'une reine!... --Et maintenant que je suis devenue la Reine, maintenant que, l'un après l'autre, j'ai touché du doigt mes ennemis, maintenant que sur les ruines entassées je vais échafauder une souveraine puissance qui étonnera le monde, tu viens me parler du passé. René, hier est mort. C'est demain qui compte! L'enfant? Pourquoi arrêterais-je ma pensée sur cet être disparu? L'enfant, sans doute, a été ramassé par quelque femme qui l'a emporté. Et puis, comme tu lui avais versé le germe de la mort, sans doute, au bout de deux mois, il est rentré dans le néant dont il n'aurait pas dû sortir... Ruggieri saisit la main de Catherine et la serra fortement: --Et si je m'étais trompé? dit-il sourdement. Si la dose avait été insuffisante! Ou si le miracle s'était accompli, reprit René. Si l'enfant vivait!... --Malédiction! gronda la reine. --Écoutez, Catherine, écoutez! Que de fois, depuis cette nuit terrible, j'ai interrogé les astres! Et les astres m'ont toujours répondu qu'il vivait!... --Malédiction! répéta la reine. --Je ne vous en parlais pas, reprit l'astrologue, je gardais pour moi terreur, douleur et remords. Mais maintenant, le silence, ma reine, serait un crime... un crime envers vous qui êtes restée l'idole de ma vie!... --Soit, dit-elle, admettons que l'enfant vive. Qu'est-ce que cela peut me faire? Il vit, mais il ne saura jamais qui il est! Il vit, mais c'est dans quelque quartier ignoré, fils sans nom, enfant trouvé, pauvre selon toute vraisemblance. Il vit, mais nous ignorerons toujours où il est, comme toujours il ignorera le nom de sa mère! --Catherine, dit Ruggieri, apprêtez toute votre force d'âme: l'enfant est à Paris, et je l'ai vu! --Tu l'as vu! rugit la reine. Quand? Quand? --Hier.!... Et avant toutes choses, apprenez le nom de la femme qui l'a recueilli, sauvé, élevé... --C'est? --Jeanne d'Albret!... --Fatalité!... Mon fils vivant!... La preuve de l'adultère aux mains de mon implacable ennemie!... --Elle ignore, sans aucun doute! balbutia Ruggieri. --Tais-toi! Tais-toi! gronda-t-elle. Puisque c'est Jeanne d'Albret qui a élevé l'enfant, c'est qu'elle sait!... Comment? Je l'ignore! Mais elle sait, te dis-je! Oh! tu vois qu'il faut qu'elle meure! Ah! Jeanne d'Albret! Il ne s'agit plus de savoir si c'est ta race ou la mienne qui régnera... De toi à moi, c'est une question de vie ou de mort!... Et c'est toi qui mourras!... Après ces paroles qui lui échappèrent, rauques et sifflantes, Catherine de Médicis s'apaisa par degrés. Elle redevint la froide statue... le cadavre qu'elle semblait être au repos... --Parle! dit-elle alors. Quand et comment as-tu su la chose? --Hier, madame, je sortais de chez ce jeune homme... --Celui qui l'a sauvée? --Oui, ce Pardaillan. Au moment où je quittais l'auberge, je demeurai pétrifié par une sorte de vision qui tout d'abord me stupéfia: un homme venait vers moi. Et, chose effrayante qui fit dresser mes cheveux sur ma tête, cet homme, il me sembla que c'était moi! Moi-même! Moi qui marchais à l'encontre de moi! Mais moi tel que je devais être il y a vingt-quatre ans! Ma première pensée fut que je devenais fou. Ma deuxième fut de couvrir mon visage. Car, si cet homme m'avait vu, il eût sans doute éprouvé la même impression que moi... Quand je revins de ma stupeur, je le vis qui entrait à l'auberge que je venais de quitter... J'étais bouleversé, Catherine!... Si vous aviez vu comme il avait l'air triste!... --Palpitant, je rentrai dans l'auberge, je montai l'escalier à pas de loup, je rejoignis le jeune homme... je le vis entrer chez ce Pardaillan d'où je sortais... je collai mon oreille à la porte... J'entendis toute leur conversation... et de cet entretien, Catherine, est sortie pour moi la preuve implacable que c'est lui! que c'est notre fils! jadis recueilli, sauvé, puis élevé par Jeanne d'Albret!... --Et lui... se doute-t-il? --Non, non! fit vivement Ruggieri. J'en réponds. --Mais que vient-il faire à Paris? --Il est au service de la reine de Navarre et, sans doute, il va maintenant la rejoindre. Catherine retomba dans sa méditation. Que combinait-elle, à ce moment où l'existence de son fils venait de lui être révélée? Quelles pensées agitaient cette mère? Tout à coup, Catherine de Médicis tressaillit. --On frappe! dit-elle avec un accent de terreur. --C'est le chevalier de Pardaillan. Je lui ai donné rendez-vous pour dix heures... --Le chevalier de Pardaillan! fit Catherine de Médicis en passant une main sur son front poli comme un vieil ivoire. Ah! oui... Ecoute, René... pourquoi allait-il chez Pardaillan?... sont-ils donc amis?... --Non, madame. Il venait simplement remercier le chevalier de la part de la reine de Navarre. --Ainsi, ils ne sont pas amis? insista Catherine. --Du moins, ils se sont vus hier pour la première fois... --Va ouvrir, René, va mon ami, j'ai trouvé de l'occupation pour ce jeune homme. Tu dis qu'il est pauvre, n'est-ce pas? et orgueilleux? Tu m'as bien dit cela de ce Pardaillan? --Oui, madame, pauvre jusqu'à la misère; orgueilleux jusqu'à la démence. --C'est-à-dire capable de tout comprendre et de tout entreprendre. Va ouvrir, René... Catherine de Médicis, pendant les deux minutes ou elle demeura seule, esquissa rapidement son plan, et composa son visage, en sorte que, lorsque le chevalier de Pardaillan parut, il ne vit devant lui qu'une femme au sourire mélancolique, mais non plus sinistre, à l'attitude fière, mais non plus hautaine. Il s'inclina profondément. Du premier coup d'oeil il avait reconnu Catherine de Médicis. --Monsieur, dit celle-ci, savez-vous qui je suis? --Tenons-nous bien, songea Pardaillan. Elle va mentir, c'est le moment de mentir comme elle. Et tout haut, il répondit: --J'attends que vous me fassiez l'honneur de me le dire, madame. --Vous êtes devant la mère du roi, dit Catherine. Ruggieri admira le coup. Pardaillan se courba plus profondément encore, puis, se redressant, il demeura debout dans cette pose naïve qui lui seyait merveilleusement. Catherine l'examina avec une attention soutenue. --Monsieur, reprit-elle alors, ce que vous avez fait hier est bien beau... Se jeter ainsi dans une pareille mêlée et risquer la mort pour sauver deux inconnues c'est admirable... --Je le sais, Majesté. --C'est d'autant plus beau que ces deux femmes ne vous étaient rien... --C'est vrai. Majesté: ces deux dames m'étaient parfaitement inconnues. --Mais vous savez leurs noms maintenant? --Je sais, répondit Pardaillan, que j'ai eu l'honneur de défendre de mon mieux Sa Majesté la reine de Navarre et une de ses suivantes. --Je le sais aussi, monsieur, fit Catherine. Et c'est pourquoi j'ai voulu vous connaître. Vous avez sauvé une reine, monsieur, et les reines sont solidaires. Ce que ma cousine n'a peut-être pu faire, je veux le faire moi. La reine de Navarre est pauvre et ses embarras sont grands. Cependant, il est juste que vous soyez recompensé. --Oh! pour ce qui est de cela, que Votre Majesté se rassure: j'ai été récompensé selon mon mérite. --Comment cela? --Par une parole que Sa Majesté la reine de Navarre a bien voulu me dire. --Mais ma cousine de Navarre ne vous a-t-elle point offert quelque situation auprès d'elle? --Si fait, madame. Mais j'ai dû refuser. --Pourquoi? fit vivement Catherine. --Parce qu'il m'est impossible de quitter Paris. --Et si je vous offrais d'entrer à mon service, que diriez-vous? Vous ne voulez pas quitter Paris? Eh bien, c'est justement ce que je vous demanderais. Chevalier, vous qui vous jetez tête baissée à la défense de deux inconnues, voulez-vous contribuer à défendre votre reine? --Eh quoi! Votre Majesté a-t-elle donc besoin d'être défendue? s'écria sincèrement Pardaillan. Un fugitif sourire passa sur les lèvres de la reine: elle tenait le défaut de la cuirasse. --Oui! cela vous surprend! fit-elle de sa voix la plus séduisante. Et pourtant, cela est, chevalier! Entourée d'ennemis, obligée de veiller nuit et jour à la sûreté du roi, je passe ma vie à trembler. Vous ne savez pas tout ce qui s'agite de sourdes ambitions autour d'un trône... Pardaillan tressaillit en songeant à ce complot dont il avait surpris le secret à la Devinière. --Et pour me défendre, continua la reine, pour défendre le roi, je suis presque seule. --Madame, dit le chevalier sans émotion apparente, il n'est pas un gentilhomme digne de ce nom qui hésiterait à vous donner l'appui de son épée. Une mère est sacrée. Majesté. Et quand cette mère est reine, ce qui n'était qu'une obligation d'humanité devient un devoir auquel nul ne peut se soustraire. --Ainsi, vous n'hésiteriez pas à prendre rang parmi ces trop rares gentilshommes qui, ayant à la fois pitié de la reine et de la mère, se dévouent pour moi? --Je vous suis acquis, madame, répondit Pardaillan. La reine réprima un tressaillement de joie... --Avant de vous dire ce que vous pouvez pour moi, reprit Catherine de Médicis, je veux vous dire ce que je ferai pour vous... Vous êtes pauvre, je vous enrichirai; vous êtes obscur, vous aurez les honneurs auxquels peut prétendre un homme tel que vous. Et pour commencer, que dites-vous d'un poste au Louvre, avec une rente de vingt mille livres? --Je dis que je suis ébloui, madame, et que je me demande si je rêve... --Vous ne rêvez pas, chevalier. C'est le devoir des reines de trouver de l'occupation aux épées telle que la vôtre. --Voyons donc l'occupation, dit Pardaillan. --Monsieur, je vous ai parlé de mes ennemis qui sont ceux du roi. Or, je vais vous dire, monsieur, comment j'agis lorsque je vois s'approcher de moi un de mes ennemis. J'essaie d'abord de le désarmer par mes prières, par mes larmes, et je dois dire que je réussis souvent... --Et quand Votre Majesté ne réussit pas? fit Pardaillan. --Alors, j'en appelle au jugement de Dieu. --Que Votre Majesté me pardonne... je ne saisis pas... --Eh bien!... Un de mes gentilshommes se dévoue; il va trouver l'ennemi, le provoque en un loyal combat, le tue ou est tué... S'il est tué, il est sûr d'être pleuré et vengé. S'il tue, il a sauvé sa reine et son roi, qui, ni l'un ni l'autre, ne sont des ingrats... Que dites-vous du moyen, monsieur? --Je dis que je ne demande qu'à tirer l'épée en champ clos, madame! --Ainsi... si je vous désigne un de ces êtres méchants... --J'irai le provoquer! fit Pardaillan, qui redressa sa taille. --Monsieur, dit la reine, vous avez reçu hier une visite... --J'en ai reçu plusieurs, madame... --Je veux parler de ce jeune homme qui vous est venu de la part de la reine de Navarre. Celui-là, monsieur, est un de ces implacables ennemis dont je vous parlais, peut-être le plus acharné, le plus terrible de tous, parce qu'il agit dans l'ombre et ne frappe qu'à coup sûr... Celui-là me fait peur, monsieur... non pour moi, hélas! j'ai fait le sacrifice de ma vie... mais pour mon pauvre enfant... votre roi! Pardaillan s'était pour ainsi dire ramassé sur lui-même. Son rêve d'un duel où il était le champion d'une reine et d'une mère, ce rêve tombait, et il entrevoyait de sinistres réalités. --Hésiteriez-vous, mon cher monsieur? fit la reine étonnée. Et l'accent de sa voix était devenu si menaçant que le chevalier, plus que jamais, se redressa, se hérissa. --Je n'hésite pas. Majesté, dit-il, je refuse. Habituée à voir des échines courbées devant elle, à entendre des paroles balbutiantes, Catherine de Médicis eut un moment de profonde stupéfaction. Une légère rougeur qui monta à son visage blême indiqua à Ruggieri la fureur qui se déchaînait en elle. Mais Catherine était depuis longtemps habituée à dissimuler, elle qui dissimula toute sa vie. --Vous nous donnerez au moins de bonnes raisons? fit-elle avec la même douceur. --D'excellentes, madame, et qu'un grand coeur comme le vôtre comprendra à l'instant. L'homme dont parle Votre Majesté est venu chez moi et m'a appelé son ami; tant que cette amitié ne sera pas brisée par quelque acte vil, cet homme m'est sacré. --Voilà, en effet, des raisons qui me convainquent, chevalier. Et comment s'appelle-t-il, votre ami? --Je l'ignore, madame. --Comment! Cet homme est votre ami, et vous ne savez pas son nom! --Il ne m'a pas fait l'honneur de me le dire. Au surplus, il est moins étonnant d'ignorer le nom d'un ami que celui d'un ennemi aussi implacable. Catherine baissa la tête, pensive. --Voilà un homme! songea-t-elle. Il n'en est que plus dangereux. Et puisqu'il ne veut pas me servir... Monsieur, ajouta-t-elle tout haut, je vous demandais ce nom pour voir si nous étions bien d'accord sur la personne. Ne parlons donc plus de cet homme. Je comprends et respecte le sentiment qui vous guide. --Ah! madame, vous m'en voyez tout heureux! Je craignais tant d'avoir déplu à Votre Majesté!... --Et pourquoi donc? Fidèle à l'amitié, cela signifie: fort contre l'ennemi commun. Allez, monsieur, et rappelez-vous que je me charge de votre fortune. Demain matin, je vous attends au Louvre. Catherine de Médicis se leva. Pardaillan s'inclina devant la reine. Quelques instants plus tard, il était dehors, retrouvait à la porte son fidèle Pipeau, et reprenait le chemin de la Devinière en cherchant a déchiffrer l'énigme vivante qu'était la reine Catherine... --Elle a dit: demain matin, au Louvre, conclut-il. Bon. On y sera. Le Louvre, c'est la grande antichambre de la fortune! Décidément, je crois que M. Pardaillan mon père se trompait!... Une heure après cette scène, Catherine de Médicis rentrait au Louvre, faisait appeler son capitaine et lui disait: --Monsieur de Nancey, demain matin, a la première heure, vous prendrez douze hommes et un carrosse, vous vous rendrez à l'hôtellerie de la Devinière, rue Saint-Denis; vous arrêterez un conspirateur qui se fait appeler le chevalier de Pardaillan, et vous le conduirez à la Bastille... XVI LE MARÉCHAL DE DAMVILLE Pardaillan se leva à l'aube après avoir très mal dormi. On n'arrive pas tout d'un coup à la fortune sans que la pensée en soit profondément troublée. Comme il était homme de méthode, il avait fini, à force de se tourner et de se retourner dans son lit, par se tranquilliser sur tous les points obscurs qui l'inquiétaient. Voici comment il avait arrangé les choses: 1° Il se rendrait au Louvre, à l'invitation de Catherine de Médicis; 2° Il irait à l'hôtel Coligny prévenir Déodat qu'il eût à quitter Paris au plus tôt; 3° Il provoquerait Henri de Guise et rendrait ainsi à la reine le plus signalé service; 4° Une fois sur de sa position nouvelle, il irait trouver la Dame en noir, lui dirait son amour pour sa fille et, gentilhomme de la cour, sans doute favori du roi, obtiendrait Loïse en mariage; 5° Il ferait rechercher son père, et lui ferait une bonne et douce vieillesse. Ayant ainsi arrangé sa vie, le chevalier avait pu dormir quelques heures. Mais à l'aube, comme nous l'avons dit, il était debout. Il fit une toilette soignée. Il s'agissait de prouver aux gentilshommes de la cour qu'un Pardaillan était à son aise sur tous les terrains. Quand il fut prêt, n'ayant plus qu'à ceindre son épée accrochée au mur, il constata qu'il avait encore deux ou trois heures devant lui avant de pouvoir se présenter raisonnablement au Louvre. Il se dirigea donc vers la fenêtre sans grand espoir d'ailleurs d'apercevoir Loïse. A ce moment. Pipeau grogna sourdement. Pardaillan ne prêta aucune attention à ce grognement, et ouvrit sa fenêtre. Presque au même instant, la fenêtre de Loïse s'ouvrit avec violence, et la jeune fille, les cheveux dénoués, les yeux hagards, apparut, leva la tête vers Pardaillan et cria: --Venez! Venez! --Enfer! gronda Pardaillan. Que se passe-t-il? C'était la première fois que Loïse adressait la parole au chevalier. Et c'était, selon toute apparence, pour implorer son secours, et il fallait que le danger fût grave pour qu'elle eût osé jeter ce cri qui ressemblait à un cri de terreur. --J'accours! rugit Pardaillan. A la même seconde, Pipeau fit entendre un aboi furieux, la porte vola en éclats, une douzaine d'hommes armés se ruèrent dans la chambre et l'un d'eux cria: --Au nom du roi!... Pardaillan voulut s'élancer vers son épée demeurée à la muraille; mais avant qu'il eût pu faire un mouvement, il fut entouré, saisi par les bras et par les jambes, et il tomba. --A moi, monsieur! cria la voie de Loïse. Et cette voix arracha au chevalier un rugissement. Dans un prodigieux effort, il tendit ses muscles... et, alors, il constata que ses jambes étaient liées! Liés aussi ses bras. Il ferma les yeux et, de ses paupières closes, jaillit une larme que dévora la fièvre des joues... Pendant ce temps, le chien hurlait, pillait, mordait, dans le tas. Quand le chevalier fut réduit à l'impuissance, Nancey compta autour de lui deux morts et cinq blessés. Pardaillan avait assommé l'un des morts d'un coup de poing à la tempe. Pipeau avait étranglé l'autre. --En route! commanda le capitaine. Pardaillan, tout ficelé, fut saisi, emporté... et le long aboi lugubre du chien ponctua la défaite de son maître. Dans la rue, le chevalier ouvrit les yeux, et vit trois carrosses. L'un était rangé contre la porte de l'hôtellerie et celui-là était pour lui. Les deux autres stationnaient devant la maison d'en face; le premier était vide; dans le deuxième, Pardaillan reconnut Henri de Montmorency, le maréchal de Damville! Il n'eut pas le temps d'en voir plus long, car il fut jeté dans le carrosse qui lui était destiné, les mantelets furent aussitôt rabattus, et il se trouva dans une prison roulante qui se mit aussitôt en mouvement. Pardaillan était comme fou de fureur et de désespoir. Mais, si désespéré qu'il fût, il garda assez de sang-froid pour suivre en imagination les tours et détours de la voiture qui l'entraînait. Il connaissait admirablement son Paris et, au bout de quelques minutes, il fut fixé... --On me conduit à la Bastille! La Bastille, c'était l'oubliette, c'était la tombe, c'était la mort lente au fond de quelque cachot sans air. Pardaillan comprit qu'il était perdu. Au moment où celle qu'il aimait l'appelait à son secours et où elle avouait ainsi qu'elle l'aimait! Lorsque la voiture, ayant franchi des ponts-levis et des portes, s'arrêta enfin, lorsque Pardaillan fut descendu, il regarda autour de lui et se vit dans une cour sombre, entouré de soldats. Il fut saisi par deux ou trois geôliers herculéens qui le portèrent plutôt qu'ils ne le firent marcher. Il franchit une porte de fer, pénétra dans un long couloir humide dont les murs rongés de salpêtre laissaient suinter de mortelles émanations; puis on monta un escalier de pierre en pas de vis, puis on franchit deux grilles de fer, puis on longea un corridor et, enfin, Pardaillan fut poussé dans une pièce assez vaste située au troisième étage de la tour ouest. Il entendit la porte se refermer à grand bruit. Alors, comme on lui avait tranché ses liens, il jeta une longue clameur de désespoir et se rua sur la porte qu'il secoua frénétiquement... Bientôt, il comprit que ses efforts étaient vains... Et il tomba sur les dalles, évanoui. Que se passait-il dans la maison de la rue Saint-Denis? Pourquoi Loïse, qui n'avait jamais parlé au chevalier de Pardaillan, l'appelait-elle à son secours? C'est ce que nous allons dire. Le maréchal de Damville avait, comme on l'a vu, reconnu Jeanne de Piennes. Une fois sûr qu'il ne s'était pas trompé dans ses pressentiments, il regarda autour de lui et s'aperçut qu'il faisait grand jour et que, des boutiques voisines, on l'examinait curieusement. Alors il s'éloigna et rentra à l'hôtel de Mesmes qu'il habitait toutes les fois qu'il venait à Paris. Il fit venir un de ses officiers et lui donna ses instructions. Il se jeta tout habillé sur un lit et dormit quelques heures. Vers le milieu de la nuit, c'est-à-dire à peu près vers le moment où, la veille, il avait rencontré le duc d'Anjou et ses acolytes, il se leva, s'arma soigneusement, et se dirigea vers la rue Saint-Denis. Il passa le reste de la nuit en faction à l'endroit même qu'il avait choisi la nuit précédente. Au matin, deux carrosses arrivèrent, suivis de gens d'armes. Henri monta dans l'un des deux carrosses, afin de ne pas être remarqué, et fit signe à l'officier qu'il pouvait opérer. L'officier, suivi d'une demi-douzaine de soldats, entra dans la maison. La propriétaire, vieille bigote, les reçut en tremblant et se signa, épouvantée, lorsqu'elle entendit l'officier lui dire: --Madame, vous abritez dans votre logis deux femmes de la religion. Ces deux huguenotes sont accusées d'accointances avec les ennemis du roi... Et vous risquez fort de passer pour complice. --Moi!... --A moins que vous ne m'aidiez à les arrêter sans bruit. --Je suis à vos ordres, monsieur l'officier. Qui l'eût cru! Des huguenotes chez moi! Tout en marmottant ces paroles entre les quatre dents qui lui restaient, la bonne dévote montait l'escalier, suivie de l'officier et des soldats. Elle frappa. Et dès qu'elle eut compris que de l'intérieur on tirait le verrou, elle s'effaça. Jeanne de Piennes se trouva en présence de l'officier. --Que désirez-vous, monsieur? L'officier rougit. La commission ne lui allait qu'à demi. Il s'agissait, en somme, d'un bon petit guet-apens. Il n'avait nulle qualité pour procéder à une arrestation. Et maintenant, devant cette femme, il comprenait qu'il était odieux. Et plus tremblant que Jeanne, il répondit à demi-voix, comme honteux: --Madame... c'est un ordre rigoureux qu'il faut que j'exécute... excusez-moi, je ne fais qu'obéir. --Quel ordre? dit Jeanne en jetant un regard d'angoisse sur la chambre où se trouvait sa fille. --Je viens vous arrêter, madame. On vous accuse d'être de la religion et d'avoir désobéi aux derniers édits. A ce moment, la porte de Loïse s'ouvrit. La jeune fille comprit tout d'un regard. --Monsieur, dit alors la Dame en noir, vous faites erreur. --C'est ce qu'il vous sera facile d'établir, madame. En attendant, veuillez me suivre, sans bruit, je vous prie. --Ma fille! On me sépare de ma fille! s'écria Jeanne dont toute la résolution tomba. Loïse avait jeté un cri. Affolée, sans savoir ce qu'elle faisait, elle courut à la fenêtre, l'ouvrit violemment, aperçut le chevalier de Pardaillan. Et son premier mot fut pour appeler cet homme à qui elle n'avait jamais parlé: --Venez! Venez! L'officier, voyant que les choses allaient se gâter, entra dans le logis, suivi de ses soldats. --Madame, s'écria-t-il, je vous jure que vous ne serez pas séparée de mademoiselle, puisqu'il faut qu'elle vous suive. Je vous jure que je vous conduis toutes les deux au même endroit... Obéissez donc sans bruit car vous me forceriez à employer la violence, ce que je regretterais toute la vie. Jeanne vit cet officier résolu à faire comme il disait. Elle comprit le danger et l'inutilité d'une résistance. De plus, on lui affirmait qu'elle ne serait pas séparée de Loïse. --C'est bien, monsieur, dit-elle en reprenant sa fermeté. M'accordez-vous cinq minutes pour me préparer? --Volontiers, madame, répondit l'officier, heureux d'en être quitte à si bon compte. Et il sortit avec ses soldats, tandis que Jeanne faisait signe à la vieille propriétaire d'entrer. Celle-ci obéit, après avoir consulté l'officier du regard. Jeanne, alors, courut à sa fille qu'elle arracha de la fenêtre et qu'elle étreignit dans ses bras. --Qui appelais-tu, mon enfant? demanda-t-elle. --Le seul homme qui puisse nous être de quelque secours. --Ce jeune chevalier qui regarde si souvent et si obstinément les fenêtres de ce logis? --Oui, ma mère, répondit Loïse dans l'exaltation de la fièvre, et sans songer que ces paroles étaient un aveu. --Tu l'aimes donc? Loïse pâlit, rougit et deux larmes perlèrent à ses cils. --Et lui? demanda Jeanne. --Je crois... oui... j'en suis sûre! balbutia Loïse. --S'il en est ainsi, tu penses que nous pouvons compter sur lui? --Ah! ma mère s'écria Loïse dans un élan de tout son coeur, c'est l'homme le plus loyal, j'en répondrais sur ma tête! --Comment s'appelle-t-il? demanda Jeanne. Loïse leva ses jolis yeux effarés comme ceux d'une biche... --Mais..., fit-elle avec une adorable naïveté... je ne sais pas encore... son nom... --Oh! candeur! murmura Jeanne avec un sourire tout mouillé de pleurs. Et elle songea qu'elle aussi, jadis, avait aimé long-temps sans même savoir le nom de celui qu'elle aimait. --C'est bien, dit-elle. Nous n'avons ni le temps, ni le choix! Puisses-tu ne pas te tromper!... Elle courut à un coffret, en tira une lettre toute cachetée qu'elle avait sans doute écrite depuis longtemps et, prenant une feuille de papier, écrivit en hâte: Monsieur, Deux pauvres femmes éprouvées par le malheur se confient à votre loyauté. Vous êtes jeune et, sans doute, accessible à la pitié, à défaut de tout autre sentiment. Si vous êtes tel que nous pensons, ma fille et moi, vous remettrez à son adresse la lettre enveloppée sous ce pli. _Soyez remercié et béni pour l'immense service que vous nous aurez rendu. LA DAME EN NOIR. Alors, elle cacheta le tout, et appelant la propriétaire: --Dame Maguelonne, dit-elle, voulez-vous me rendre un grand service? --Je le veux, ma fille. Et pourtant, qui eût cru que vous étiez huguenote, vous si belle et si sage personne. --Dame Maguelonne, me croyez-vous capable de mentir? Eh bien, je vous jure que je suis victime d'une erreur... à moins, ajouta-t-elle avec une poignante tristesse, que tout ceci ne soit qu'une affreuse comédie. --En ce cas, fit la dévote avec fermeté, dites-moi en quoi je puis vous être utile, je ferai votre commission, dût-il m'en coûter! --Il ne vous en coûtera rien, ma bonne dame. Il s'agit de remettre ce pli à un jeune chevalier qui demeure là, dans cette hôtellerie, à la dernière fenêtre, en haut. La vieille femme fit disparaître le papier. --Dans dix minutes, votre lettre sera arrivée. Chère dame! Puisse l'erreur être reconnue bien vite. Car qui ne vous aimerait et qui pourrait soutenir que vous êtes vraiment des huguenotes? Jeanne, cependant, avait remercié la digne bigote et ouvert la porte. --Monsieur, nous sommes prêtes, dit-elle. L'officier salua et commença à descendre. Il eût pu s'inquiéter de ce que sa prisonnière avait bien pu dire à la vieille propriétaire. Mais, on l'a vu, il était passablement honteux du rôle qu'il jouait et, pourvu qu'il réussît à ramener à l'hôtel de Mesmes la Dame en noir et sa fille, il était résolu à n'en pas demander davantage. Henri de Montmorency, caché dans son carrosse, étouffa un rugissement de joie furieuse en apercevant Jeanne et sa fille. Il ne s'était même pas aperçu qu'une arrestation venait d'avoir lieu dans l'hôtellerie de la Devinière, et que des groupes nombreux commentaient l'événement. Jeanne et Loïse montèrent dans le carrosse qui stationnait devant la porte. Dame Maguelonne les avait suivies jusque-là. Au moment où le carrosse allait s'ébranler, Jeanne lui jeta un regard de suprême recommandation. La vieille s'approcha vivement, à l'instant où les mantelets allaient se rabattre, et murmura: --Soyez sans crainte: dans quelques minutes, la lettre sera dans les mains du chevalier de Pardaillan... Un cri terrible, un cri d'angoisse, d'horreur et d'épouvante retentit, et Jeanne, livide, voulut s'élancer. Mais, à cette seconde, les mantelets furent rabattus. Le carrosse se mit en mouvement... Jeanne tomba évanouie en murmurant: --Le chevalier de Pardaillan!... Oh! la fatalité!... Dame Maguelonne était comme certaines vieilles femmes qui n'ont rien à faire: elle passait son temps à épier. Elle avait donc remarqué le jeune cavalier; elle avait fini par savoir à quelle adresse allaient ses regards et comme elle était au mieux avec l'une des servantes de l'hôtellerie, elle avait appris tout ce qu'on pouvait savoir du chevalier de Pardaillan, alors que Loïse ignorait jusqu'à son nom. La vieille dame flaira donc une affaire d'amour dans laquelle elle allait se trouver mêlée. Ce fut donc les yeux baissés, mais l'esprit en éveil, qu'elle entra à la Devinière et dit à sa voisine, dame Huguette Landry Grégoire: --Je voudrais parler au chevalier de Pardaillan. --Le chevalier de Pardaillan! s'écria maître Landry qui avait entendu. Mais vous n'avez donc rien vu. --Non... je ne sais rien... Que se passe-t-il?... --Eh bien, le terrible Pardaillan... Pardaillan le pourfendeur, Pardaillan le matamore, eh bien, il est arrêté! --Arrêté! fit la vieille en pâlissant,--non pas qu'elle s'intéressât au sort du chevalier, mais déjà elle craignait d'être compromise. Huguette Landry fit tristement signe que son mari disait l'exacte vérité, tandis que l'aubergiste reprenait: --C'est bien son tour! Ça lui apprendra de saisir les bons bourgeois par le collet et à les tenir suspendus dans le vide! --Et qu'a-t-il fait? --Il paraît qu'il conspirait avec les damnés huguenots. Pour le coup, dame Maguelonne se retira précipitamment, rentra chez elle et enfouit la lettre dans une cachette. --Tout devient clair! songea-t-elle. C'étaient des huguenotes, et elles conspiraient avec le parpaillot d'en face! Pendant que ceci se passait rue Saint-Denis, le carrosse qui emportait Jeanne de Piennes et sa fille arrivait à l'hôtel de Mesmes, entrait dans la cour et la porte se refermait. L'officier fit alors descendre les deux femmes; en se serrant l'une contre l'autre, elles suivirent l'officier qui les conduisit au premier étage. Il s'arrêta devant la porte, et dit en s'inclinant: --Veuillez entrer là: ma mission est terminée. Jeanne de Piennes répondit par un signe de tête, et poussa la porte. Dès qu'elle fut entrée avec sa fille, cette porte se referma. Elles entendirent le bruit de la clef. La pièce où elles venaient d'être enfermées était de belles dimensions et richement meublée. Les murs étaient couverts de tapisseries. Au fond de la pièce, il y avait une porte ouverte. Elle donnait sur une chambre à coucher au fond de laquelle se trouvait une deuxième chambre à coucher. Et c'était tout. Cela composait un appartement de trois pièces dont toutes les fenêtres donnaient sur la cour de l'hôtel. Jeanne se laissa tomber dans un fauteuil. --Une lettre! s'écria Loïse en désignant du doigt un papier qui se trouvait sur la table. Elle s'en saisit et lut: Les prisonnières n'ont aucun mal à redouter. Si elles désirent quoi que ce soit, elles n'ont qu'à agiter la cloche qui se trouve près de cette lettre. Une femme de chambre est à leur service et accourra au premier signal. C'est cette femme qui servira aux prisonnières leurs repas. Il y a toutes chances pour que cet emprisonnement ne dure que quelques jours. --Qu'est-ce que tout cela signifie? murmura Loïse. Heureusement, mère, il ne semble pas que nous soyons dans une prison! --Mieux vaudrait peut-être cent fois que nous fussions en réalité dans une maison du roi. Jeanne secoua la tête, comme pour chasser de terribles soupçons qui lui venaient. --Attendons, mon enfant, attendons. Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. Mais, en attendant, j'ai une grave confidence à te faire. --Dites, ma mère, fit Loïse en s'asseyant près de Jeanne. --Mon enfant, il s'agit de ce jeune cavalier. Loïse rougit. --Il est donc bien vrai que tu l'aimes! s'écria Jeanne. Loïse baissa la tête. La mère garda quelques minutes le silence, comme si maintenant elle eût hésité à parler. --Nous savons son nom, à présent, reprit-elle lentement. --Oui. Dame Maguelonne nous l'a appris. Il s'appelle le chevalier de Pardaillan. Et Loïse prononça ces mots avec une telle tendresse que Jeanne tressaillit. --Le chevalier de Pardaillan! murmura-t-elle avec accablement. --Mère! mère! s'écria Loïse, on dirait en vérité que ce nom ne vous est pas inconnu et qu'il vous cause quelque secret chagrin dont je ne me rends pas compte... Et j'y songe! Déjà tout à l'heure, lorsque dame Maguelonne a prononcé ce nom, vous avez jeté un cri où il y avait de l'angoisse, et, eut-on dit, presque de la terreur... Vous vous êtes évanouie, mère! Oh! je tremble... il me semble que je vais apprendre quelque chose d'affreux!... --Ecoute, ma Loïse. Lorsque tu naquis, ta pauvre mère avait déjà éprouvé bien des malheurs. De terribles catastrophes s'étaient abattues sur elle. En sorte, Loïse, que, si tu n'avais pas été là, je serais morte alors de douleur et de désespoir. Tu ne pourras jamais comprendre à quel point je t'adorais... --Mère, je n'ai qu'à vous regarder pour m'en rendre compte! fit Loïse tremblante. --Chère enfant!... Oui, je t'aimais comme je t'aime maintenant. Je t'aimais plus que moi-même, plus que tout au monde, puisque je t'aimais plus que lui!... --Lui!... --Mon époux... ton père!... --Ah! mère! Vous n'avez jamais voulu me dire son nom! --Eh bien, tu vas le savoir! L'heure est venue. Ton père, Loïse, s'appelait... François de Montmorency! Loïse jeta un faible cri. --Achevez, ma mère! s'écria-t-elle. Non pas qu'elle fût éblouie de ce grand nom, elle qui s'était toujours crue de pauvre naissance; mais elle se souvenait alors que sa mère lui avait toujours appris que l'un des deux hommes qu'elle devait le plus redouter au monde s'appelait Henri de Montmorency. Palpitante, elle se suspendit, pour ainsi dire, aux lèvres de sa mère, qui continua: --Ton père, Loïse, était parti pour une rude campagne. Je le croyais mort. Un jour--jour de joie infinie et de malheur implacable--j'appris qu'il vivait, j'appris qu'il était de retour et qu'il accourait vers moi... Or, sache que l'homme qui me donnait ces nouvelles, c'était le frère de ton père, et c'était Henri de Montmorency! Apprends aussi une chose, mon enfant! C'est que cet homme, avant de me donner ces nouvelles, t'avait fait enlever par un misérable... un tigre, comme il l'appela lui-même. Et après m'avoir appris le retour de ton père, après m'avoir appris qu'il t'avait fait enlever, il ajouta que, si je démentais les paroles qu'il allait prononcer en présence de mon époux, sur un signe de lui, tu serais égorgée! --Horreur!... --Oui, horreur! Car jamais nul ne saura ce que je souffris lorsque, devant mon époux, Henri de Montmorency m'accusa de félonie! Je voulus protester! mais, à chacun de mes gestes, je voyais son bras prêt à donner le signal de ta mort au tigre qui t'avait emportée... Je me tus!... --Oh! mère! mère! s'écria Loïse en se jetant dans les bras de Jeanne, comme vous avez dû souffrir! --Tu comprends maintenant pourquoi je t'ai toujours dit qu'il y avait un homme au monde que tu devais haïr, que tu devais fuir comme on fuit le malheur et la mort... c'était Henri de Montmorency... --Et l'autre mère, l'autre!... fit Loïse d'une voix mourante. --L'autre, mon enfant, celui qui t'avait enlevée!... --Oui, mère!... --Loïse, apprête ton courage... ce monstre s'appelait le chevalier de Pardaillan! Loïse ne poussa pas un cri, ne fit pas un geste. Elle demeura comme foudroyée, très pâle, et deux grosses larmes roulèrent de ses yeux. --Le père de celui que j'aime! Jeanne la saisit dans ses bras, l'étreignit convulsivement. --Oui, dit-elle, enfiévrée, la tête perdue. Oui, ma Loïse bien-aimée, nous sommes toutes deux marquées pour le malheur... Un homme généreux te sauva, te rapporta à moi... et ce fut lui qui m'apprit le nom du monstre... Oui, c'était le père de celui que tu aimes... car je sus que le monstre avait un enfant... de quatre ou cinq ans... le tigre est mort sans doute... mais l'enfant a grandi... Loïse ne disait rien. Elle aimait le fils de l'homme exécrable par qui sa mère avait été condamnée à une vie de malheur! Et qui savait si ce fils n'accomplissait pas les mêmes besognes que le père? Pourquoi le jeune chevalier n'était-il pas accouru à son secours? Pourquoi, depuis si longtemps, les guettait-il? Ah! il n'y avait plus à en douter! Ce chevalier de Pardaillan était l'émissaire de l'homme qui l'emprisonnait et qui emprisonnait sa mère!... --Oh! mère, dit-elle dans un murmure d'angoisse, mon coeur est brisé... --Pauvre chérie adorée... il le fallait, vois-tu, pour éviter de plus grands malheurs... --Mon coeur est comme mort, reprit Loïse; mais ce n'est pas à moi que je songe... --A quoi songes-tu donc, mon enfant? fit Jeanne en jetant un profond regard sur sa fille. A lui, sans doute! Ah! mon enfant, détourne ta pensée... Loïse secoua la tête. --Je songe, dit-elle avec un frémissement, à l'homme qui vient de nous enlever, je crois deviner quel est cet homme... C'est... --Oh! tais-toi, tais-toi! bégaya Jeanne comme si le nom qui était sur les lèvres de sa fille et sur ses propres lèvres à elle eût été une malédiction... A ce moment, Jeanne étreignit sa fille plus violemment de son bras droit, tandis que son bras gauche se tendait vers la porte qui venait de s'ouvrir sans bruit... --Lui! murmura-t-elle en devenant livide... Sur le pas de la porte, livide lui-même, pareil à un spectre immobile, se tenait Henri de Montmorency!... XVII L'ESPIONNE Il est un personnage de ce récit que nous avons à peine entrevu et qu'il est temps de mettre en lumière. Nous voulons parler de cette Alice de Lux qui suivait la reine de Navarre. On a vu comment Jeanne d'Albret et Alice de Lux, sauvées par le chevalier de Pardaillan, s'étaient rendues toutes les deux chez le juif Isaac Ruben, et comment elles étaient montées dans la voiture qui stationnait en dehors des murs, non loin de la porte Saint-Martin. Le carrosse, enlevé par ses quatre bidets tarbes, avait contourné Paris, passant au pied de la colline de Montmartre, puis piquait droit sur Saint-Germain où avait été signée la paix entre catholiques et réformés, paix qui n'était guère qu'un menaçant armistice. Jeanne d'Albret descendit dans une maison d'une ruelle qui débouchait sur le côté droit du château. Là, elle trouva trois gentilshommes qui l'attendaient dans la salle basse. --Venez, comte de Marillac, dit-elle à l'un d'eux. Celui qu'elle venait d'appeler ainsi était un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, vigoureusement découpé, la physionomie empreinte de tristesse. A l'entrée de la reine et de sa suivante, cette physionomie s'était soudain éclairée. Alice de Lux, de son côté, l'avait regardé. Un trouble inexprimable avait fait palpiter son sein. Déjà le comte de Marillac s'était incliné devant la reine, la suivait dans le cabinet retiré où celle-ci venait de pénétrer. --Pourquoi Votre Majesté m'appelle-t-elle ainsi? demanda alors le jeune homme. Jeanne d'Albret jeta un mélancolique regard sur le comte. --N'est-ce donc pas votre nom? dit-elle. Ne vous ai-je pas créé comte de Marillac? --Je dois tout à Votre Majesté, vie, fortune, titre... Ma reconnaissance ne finira qu'avec mon dernier battement de coeur... mais je m'appelle Déodat... O ma reine! Vous ne voyez donc pas que vous êtes la seule à me donner ce titre de comte de Marillac, et que tout le monde m'appelle Déodat, l'enfant trouvé!... --Mon enfant, dit la reine avec une tendre sévérité, vous devez chasser ces idées. Brave, loyal, intrépide, vous êtes marqué pour une belle destinée si vous ne vous obstinez pas dans cette recherche mortelle qui peut paralyser tout ce qu'il y a en vous de bon et de généreux... --Ah! fit le comte de Marillac d'une voix sourde, pourquoi ai-je surpris cette conversation! Pourquoi la fatalité a-t-elle voulu que j'apprisse le nom de ma mère! Et pourquoi ne suis-je pas mort le jour où, apprenant ce nom, j'ai appris aussi que ma mère était la reine funeste, l'implacable Médicis... A ce moment, un cri étouffé retentit dans la pièce voisine. Mais ni la reine de Navarre ni le comte de Marillac, tout entiers à leurs pensées, n'entendirent ce cri. --Quoi qu'il en soit, reprit la reine avec fermeté, enfermez en vous-même ce fatal secret. Vous savez combien je vous aime: je vous ai élevé comme mon propre fils: vous avez couru la montagne avec mon Henri; vous avez eu les mêmes maîtres... continuez donc à être mon fils d'adoption... Le comte de Marillac s'inclina avec un respect plein d'émotion, saisit la main de la reine et la porta à ses lèvres. --Maintenant, reprit la reine de Navarre, écoutez-moi, comte. J'ai besoin dans Paris d'un homme dont je sois sûre. --Je serai cet homme-là! fit vivement Déodat. --J'attendais votre proposition, mon enfant, dit la reine en contenant mal son émotion. Mais faites-y bien attention, c'est peut-être votre vie que vous allez exposer. --Ma vie vous appartient. --Peut-être aussi, reprit lentement la reine de Navarre, aurez-vous à risquer plus que la vie... peut-être vous trouverez-vous placé en présence de circonstances où vous aurez à lutter contre votre propre coeur... alors, mon enfant, c'est plus que du courage que j'attendrai de vous, c'est une magnanimité d'âme que je ne puis espérer qu'en vous... --Quelles que soient les circonstances. Majesté, il me sera impossible d'oublier que, si je vis, c'est à vous que je le dois! --Oui! murmura la reine pensive, il le faut! Écoute-moi, mon enfant, mon cher fils... Alors Jeanne d'Albret, bien qu'elle fût certaine que nul ne guettait ses paroles, se mit à parler bas. L'entretien, ou plutôt le monologue, dura une heure. Au bout de cette heure, le comte répéta en les résumant les instructions qui venaient de lui être données. Jeanne d'Albret le saisit, l'attira à elle et, l'embrassant au front, lui dit: --Va, mon fils, pars avec ma bénédiction... Déodat s'éloigna et traversa la pièce où attendaient les deux autres gentilshommes. Il jeta un rapide regard autour de lui; mais, sans doute, il ne trouva pas ce qu'il comptait voir ou revoir dans cette salle basse, car il sortit dans la ruelle, détacha un cheval dont le bridon était fixé au tourniquet d'un contrevent, se mit en selle et commença à descendre la grande côte boisée, dans la direction de Paris. Au bout de vingt minutes, le comte de Marillac--ou Déodat, comme on voudra rappeler--atteignit un groupe de chaumières ramassées autour d'un pauvre clocher. Ce hameau s'appelait Mareil. Dans l'obscurité, le comte distingua un bouquet de chêne et de buis au-dessus d'une porte. C'était une auberge. Il soupira et mit pied à terre en se donnant comme excuse que les portes de Paris étaient fermées à cette heure et qu'il valait mieux attendre là le matin, plutôt que d'aller chercher un gîte du côté de Reuil ou de Saint-Cloud. Il frappa à la porte du bouchon avec le pommeau de son épée. Au bout de dix minutes, un paysan à demi aubergiste vint lui ouvrir; et sur le vu de l'épée, plus encore que sur le vu d'un écu tout brillant, consentit à servir au comte un repas sur le coin d'une table, près de l'âtre. Après le départ du comte de Marillac, la reine de Navarre était demeurée quelques minutes seule et pensive. Puis elle frappa deux coups sur un timbre avec un petit marteau. Une porte s'ouvrit et Alice de Lux parut. --Alice, dit Jeanne d'Albret, je vous ai dit, au moment où nous avons été sauvées, que vous aviez été bien imprudente... --C'est vrai... mais je croyais avoir expliqué à Votre Majesté... --Alice, interrompit la reine, en disant que vous aviez été imprudente, je me suis trompée... ou j'ai feint de me tromper; car, si je vous avais dit à ce moment ma véritable pensée, peut-être eussiez-vous commis quelque nouvelle imprudence qui, cette fois, m'eût été fatale. --Je ne comprends pas, madame, balbutia Alice de Lux. --Vous allez me comprendre tout à l'heure. Lorsque vous êtes venue à la cour de Navarre, Alice, vous m'avez dit que vous étiez obligée de fuir la colère de la reine Catherine parce que vous vouliez embrasser la religion réformée... C'était il y a huit mois... je vous accueillis comme j'ai toujours accueilli les persécutés; et comme vous étiez de bonne naissance, je vous plaçai parmi mes filles d'honneur... Depuis huit mois, avez-vous un reproche à m'adresser? --Votre Majesté m'a comblée, dit Alice, mais, puisque ma reine daigne m'interroger, qu'elle me permette à mon tour de poser une question. Ai-je donc démérité? N'ai-je pas, depuis huit mois, accompli avec zèle tous les devoirs de ma charge? Ai-je jamais cherché à détourner quelque gentilhomme des soucis de la guerre? --Je reconnais, fit la reine, que vous avez montré un zèle dont quelques-uns ont pu être surpris. Que vous dirai-je? Je vous eusse préférée catholique plutôt que protestante à ce point. Quant à votre conduite vis-à-vis de mes gentilshommes, elle est irréprochable; enfin, votre service a toujours été admirable, au point que, même lorsque vous n'étiez pas de service, même quand je n'avais pas besoin de vous, vous étiez toujours assez près de moi pour tout voir, sinon pour tout entendre. Cette fois, l'accusation était si claire qu'Alice de Lux chancela. --Oh! Majesté, murmura-t-elle, j'ai horreur de comprendre? --Il faut pourtant que vous compreniez. Mes soupçons ne sont guère éveillés que depuis une quinzaine de jours. Il faut que je me sépare de vous, puisque j'ai acquis la conviction que vous me trahissez... --Votre Majesté me chasse! bégaya la jeune fille. --Oui, dit simplement la reine de Navarre. Alice de Lux, appuyée au dossier d'un fauteuil, jetait autour d'elle ces yeux hagards qu'ont les condamnés. --Votre Majesté se trompe... je suis victime d'infâmes calomnies... --Écoutez, Alice, dit Jeanne d'Albret d'une voix si triste que la jeune fille en frissonna, j'eusse pu vous livrer à nos juges; je n'en ai pas le courage. Je me contente de vous renvoyer à votre maîtresse, la reine Catherine... --Votre Majesté se trompe!... murmura encore Alice. La reine de Navarre secoua la tête. --Ce jour-là où j'entrai chez vous et où je vous surpris écrivant, pourquoi, Alice, avez-vous jeté votre lettre au feu? --Madame! s'écria Alice, madame, il faut donc que je vous avoue la vérité!... J'écrivais à celui que j'aime!... --C'est en effet ce que je supposai, et voilà pourquoi je me tus. Ce jour où un de mes officiers vous vit causant avec un courrier qui partait pour Paris, Alice... Le courrier s'éloigna précipitamment: il n'est plus jamais revenu. Pourquoi? --Je lui donnais des commissions pour des amis que j'ai à Paris, madame! Est-ce ma faute si cet homme n'est plus revenu? Qui sait, au surplus, s'il n'a pas été tué? --Oui, c'est bien là les différentes explications que vous avez données, et je vous crus. Cependant, il y a quinze jours, comme je vous le disais, je commençai à vous soupçonner sérieusement. --Pourquoi, madame? pourquoi?... --Votre insistance pour m'accompagner à Paris me remit en mémoire les faits que je viens de vous exposer, et beaucoup d'autres. Je me décidai, Alice, parce que je voulais vous mettre à l'épreuve. Vous voyez à quel point je répugnais à vous croire... ce que plusieurs de mes conseilleurs vous accusaient d'être, puisque j'ai risqué ma vie dans l'espoir de démontrer votre innocence. --Eh bien. Majesté, vous voyez bien que je suis innocente, puisque vous vivez... --Ce n'est pas votre faute! fit sourdement la reine. Alice de Lux, vous étiez de connivence avec ceux qui ont voulu me tuer. C'est vous qui avez voulu que la litière passât sur le pont! C'est vous qui avez ouvert les rideaux! C'est votre cri qui m'a désignée aux assassins. C'est à vous que l'un d'eux a voulu remettre ce billet au moment où la litière se renversait. Il paraît que j'étais encore moins troublée que vous, puisque j'ai vu ce billet lorsqu'il tombait sur vos genoux, puisque je l'ai ramassé sur le sol, puisque je l'ai gardé, puisque le voilà!... En disant ces mots, la reine de Navarre tendait à Alice un papier plié en triangle et d'un format minuscule. La jeune fille tomba à genoux, ou plutôt s'écroula, écrasée par une telle honte qu'il lui semblait que jamais plus elle n'oserait se relever. --Lisez! ordonna Jeanne d'Albret. Lisez, car ce billet contient un ordre de vos maîtres. L'espionne, subjuguée, déplia le billet, et elle lut: Si l'affaire réussit, soyez au Louvre demain matin. Si l'affaire ne réussit pas, quittez votre poste au plus tôt en demandant un congé en règle, et venez dans la huitaine. La reine veut vous parler. Il n'y avait pas de signature. Un faible cri qui ressemblait à l'atroce gémissement de la honte se fit jour à travers les lèvres tuméfiées de l'espionne. La reine de Navarre laissa tomber sur Alice de Lux un regard de souveraine miséricorde. Puis elle prononça: --Allez... L'espionne se releva lentement; elle vit la reine qui, le bras tendu, lui montrait la porte, et elle recula jusqu'à ce qu'elle se trouvât contre cette porte. De ses mains hésitantes, tremblantes, elle ouvrit, sortit, et ce fut seulement alors qu'elle se mit à courir comme une insensée. Jeanne d'Albret sortit à son tour et entra dans la salle basse où l'attendaient les deux gentilshommes. --Nous partons, messieurs, dit-elle. Quelques instants plus tard, un carrosse, escorté par les deux gentilshommes à cheval, s'éloignait rapidement. Alice de Lux, en quittant la maison, s'était mise à courir, pareille à une insensée. Elle traversa l'esplanade qui se trouvait devant le château. Tout à coup, elle s'arrêta, frissonnante, regarda autour d'elle. --Où aller! murmura-t-elle. Où me cacher! Que vais-je devenir quand il va savoir! Je suis perdue! Que faire? Aller à Paris? Me rendre aux ordres de l'implacable Catherine? Oh! non, non!... Qu'ai-je fait?... J'ai voulu assassiner la reine de Navarre?... Quelle abjection dans mon âme! Elle s'assit sur une pierre, le menton dans les deux mains. Là-bas, dans les montagnes où le fils de Jeanne d'Albret courait le loup quand il ne courait pas la jouvencelle, on l'appelait la Belle Béarnaise. Et ce surnom lui seyait à merveille. Mais, dans cette minute, nul n'eût reconnu sa beauté dans ces traits convulsés, dans ces yeux hagards... --Que faire? reprenait-elle. Fuir la reine Catherine?... Insensée! Pour la fuir, il n'est qu'un refuge: la tombe... et je ne veux pas mourir... Non! oh! non, je suis trop jeune pour mourir... Marche, misérable! Il faut que tu ailles jusqu'au bout de ton infamie... Allons, debout, espionne! La reine t'attend... Machinalement, elle s'était levée et avait repris le chemin qu'elle venait de parcourir, s'orientant vers Paris au jugé, car elle connaissait à peine le pays. Au bout d'une heure de marche, elle entrevit quelques maisons basses, et regarda avidement. A dix pas d'elle, il lui parut qu'une de ces maisons basses devant lesquelles elle s'était arrêtée laissait filtrer un peu de lumière. Avec l'inconsciente résolution qui présidait à tous ses mouvements, elle se dirigea vers cette lumière et frappa à une porte. On ouvrit presque aussitôt. --Une chambre pour cette nuit, dit-elle. --Oui, fit l'aubergiste. Mais entrez vous chauffer. Vous grelottez, madame. L'homme ouvrit une autre porte, elle donnait sur une sorte de salle d'auberge qu'éclairait la flambée de l'âtre. Elle entra, et, instinctivement, se tourna vers cette lumière, vers cette chaleur. Et elle vit un cavalier qui lui tournait le dos, accoudé au coin d'une table. Du premier coup, elle le reconnut. Car une flamme monta à ses joues pâles, et un cri lui échappa. Le cavalier se retourna vivement: c'était Déodat. --Quoi! Alice! fit-il d'une voix ardente. Je ne rêve pas. C'est bien vous! Vous au moment où mon âme était noyée de tristesse à la pensée d'une longue séparation! Il l'avait entraînée vers la grande flamme claire du foyer, l'avait fait asseoir, et il tenait ses mains dans les siennes. --Oh! mais vous êtes glacée... Vous tremblez, Alice... Vos mains sont froides... Rapprochez-vous... là... plus près du feu... Comme vous êtes pâle! Comme vous paraissez fatiguée... --Que vais-je lui dire! songeait-elle. Elle se taisait. Pourquoi?... Eh! pardieu! Est-ce qu'elle ne devait pas être effarée de son audace? Quoi! cette jeune fille avait quitté la reine de Navarre pour le rejoindre, accomplissant ainsi un acte qui la compromettait à jamais, qui la perdait! Et il était assez ridicule pour se demander les raisons de sa pâleur, de son angoisse, de son silence! Il est vrai qu'ils s'aimaient, qu'ils s'étaient juré leur foi, qu'ils s'étaient fiancés! Ah! comme il regrettait, à cette heure, de n'avoir pas confié cet amour à la reine de Navarre!... Elle eût consolé sa douce fiancée, la bonne et maternelle reine! Elle lui eût fait prendre la séparation avec patience! Il serra ses deux mains avec plus de timidité. --Alice! murmura-t-il. Elle ferma à demi les yeux. --Voici l'horrible minute! songeait-elle. Oh! Mourir! avant que mes lèvres se desserrent!... --Alice, reprit-il, cher ange de ma triste vie, si jamais j'avais été assez misérable pour douter de votre amour, quelle preuve plus magnifique et plus adorable eussiez-vous pu m'offrir que celle de cette sublime confiance qui vous a poussée à partir parce que je partais!... Les yeux de la jeune fille s'emplirent d'étonnement. --Mais ce que vous avez fait, Alice, reprenait-il doucement, il faut que nul ne le sache... Venez... il en est temps encore... venez, ma chère âme... dans une demi-heure, nous serons à Saint-Germain..., et nous dirons tout à la reine... puis je reprendrai mon chemin, et vous m'attendrez, paisible, confiante... Alice, alors, parla. Elle venait de trouver ce qu'il fallait dire: --La reine est partie... --Partie!... --Elle est bien loin, maintenant!... Il y eut un silence. Marillac, profondément troublé, contemplait avec un inexprimable attendrissement Alice de Lux qui, maintenant, se remettait un peu. Pour quelques heures ou quelques jours, l'explication redoutable était écartée par le seul fait que le comte croyait à un coup de tête amoureux de la jeune fille. --J'ai profité du moment même où Sa Majesté allait monter dans sa voiture pour m'éloigner... j'ai entendu qu'on m'appelait, qu'on me cherchait... puis j'ai vu le carrosse partir dans la nuit. --Ceci est un grand malheur, dit le comte. Oh! comprenez-moi, Alice. Pour moi, vous demeurez la pure et noble fiancée que vous êtes, l'élue de mon coeur. Mais que va-t-on dire? Que va penser la reine? --Que m'importe ce qu'on pourra dire ou penser, puisque je vous ai vu... Je ne pouvais supporter l'idée d'une plus longue séparation... et, lorsque je vous ai vu prendre le chemin de Paris, une force irrésistible m'a poussée à me mettre en route, moi aussi... En parlant ainsi, Alice de Lux paraissait bouleversée. Elle l'était réellement. Seulement, ce n'était ni l'émoi de l'amour ni le trouble de la pudeur. C'était son mensonge qui la bouleversait. Et c'était aussi les suites de ce mensonge. Mais Déodat ne vit que l'explosion de l'amour. --Pardon, Alice, oh! pardon! s'écria-t-il dans le ravissement de son âme. Vous êtes plus grande, plus fière, plus généreuse que moi, et je ne mérite pas d'être aimé d'une fille telle que vous. Oui, oui, mon Alice, vous êtes à moi, et je suis à vous tout entier, pour toujours; et cela date du premier jour où je vous ai vue... Rappelez-vous, Alice... vous veniez de Paris... vous étiez seule... votre voiture s'était brisée dans la montagne... vos conducteurs vous avaient abandonnée... vaillante, vous poursuiviez à pied votre chemin et je vous rencontrai sur les bords de ce gave que vous ne pouviez traverser... et vous m'avez alors raconté votre histoire... et, tandis que vous parliez, je vous admirais... Longtemps, nous demeurâmes seuls, sous le grand noyer... et, lorsque vint le crépuscule, je vous pris dans mes bras, je vous portai sur l'autre bord du gave, je vous conduisis à la reine de Navarre... --C'est de ce jour, Alice, que date mon amour et, dusse-je vivre cent existences, jamais je ne pourrai oublier cet instant où je vous portai dans mes bras. Ah! c'est que vous entriez dans ma vie comme un rayon de soleil pénètre dans un cachot! Oh! Alice, mon Alice! une fois encore, vous venez de m'éclairer. Soyons-nous l'un à l'autre un monde de bonheur, et oublions le reste de l'univers! Qu'importe ce qu'on dira... Alice de Lux appuya sa tête pâle sur le coeur de celui qu'elle aimait, et elle murmura: --Oh! si tu disais vrai! Si nous pouvions oublier tout au monde! Ecoute, écoute, mon cher amant... Moi aussi, j'étais triste à la mort. Mois aussi, j'étais environnée de ténèbres. Moi aussi je souffrais d'affreuses tortures. Non, ne t'interroge pas, tu es venu, et moi aussi j'ai vu s'éclaircir le sinistre horizon où me poussait la fatalité. Serions-nous donc deux maudits qu'un ange de miséricorde a jetés l'un vers l'autre pour les sauver du désespoir! Oui, cela doit être! Eh bien, puisque tu es tout pour moi, puisque je suis tout pour toi, fuyons, ô mon amant, fuyons! Laissons la France! Franchissons les monts et au besoin les mers! --Oh! chère adorée!... tu t'exaltes étrangement... --Non. Je suis calme. Et c'est dans tout le calme de mon esprit que je te répète: partons. Allons en Espagne ou en Italie, plus loin, s'il le faut. Le comte de Marillac secoua la tête lentement. --Ecoute-moi, mon Alice. Je te jure sur mon âme que, si j'étais libre, je te répondrais: tu veux que nous partions... partons; allons où tu voudras. --Mais vous n'êtes pas libre! fit Alice avec amertume. --Ne le sais-tu pas?... Un jour, je te dirai le secret de ma naissance... et même le nom de ma mère... Alice tressaillit. Ce secret, elle l'avait surpris! Là-bas, dans la maison de Saint-Germain, c'était elle qui avait poussé ce cri étouffé lorsque le comte de Marillac avait parlé de sa mère... Catherine de Médicis! --Oui, reprit le jeune homme; un jour, bientôt, sans doute, je te dirai tout! Mais sache dès à présent qu'il est quelqu'un au monde que je vénère, au point de mourir s'il le faut pour sauver cette femme. Car c'est une femme, Alice, tu la connais: c'est la reine de Navarre, celle que nous appelons notre bonne reine. Elle m'a sauvé. Elle a été ma mère. Je lui dois tout: la vie, l'honneur et les honneurs. Eh bien, la reine Jeanne a besoin de moi. Si je partais en ce moment, ce ne serait pas seulement une fuite, ce serait une lâcheté, une trahison. --Je comprends, fit-elle dans un souffle, en devenant livide. Alors, nous ne partons pas? --Songe que de grands malheurs atteindraient notre reine, si je n'allais pas à Paris! --Oui, oui, c'est vrai... la reine est menacée.. tu ne dois pas partir... --Je te retrouve, généreuse amie!... Mais ne crois pas au moins que mon devoir vis-à-vis de la reine me fasse oublier mon amour. Alice, puisque la reine de Navarre est partie, puisque tu ne peux songer à la rejoindre maintenant, tu viendras à Paris avec moi. Je sais une maison où tu seras accueillie comme une fille... --Cette maison? interrogea-t-elle. --C'est celle de notre illustre chef, de l'amiral Coligny. A son tour, elle secoua la tête. --Tu ne veux pas te réfugier chez l'amiral? Demanda le comte. Elle ferma les yeux, comme accablée. --Je suis fatiguée, murmura-t-elle, fatiguée au point que je n'ai plus ma tête à moi... si je pouvais dormir... là... près de ce feu... sous ton regard... il me semble que toute ma fatigue s'en irait. Et comme si elle eût succombé au sommeil, elle renversa sa tête en arrière. Le comte de Marillac, sur la pointe des pieds, alla demander à l'aubergiste un ou deux oreillers, une couverture. Il arrangea les oreillers pour soutenir la tête de la bien-aimée, jeta la couverture sur ses genoux et, comprenant à la régularité de sa respiration qu'elle dormait paisiblement, s'assit lui-même, s'accouda à la table, les yeux fixés sur elle. Profondément attendri, Déodat veillait sur sa fiancée. Alice de Lux méditait. Et il est nécessaire que nous essayions de résumer ici cette méditation. Faute de ce soin, certaines attitudes de ces personnages demeureraient incomprises. La situation de cette femme était tragique. Le drame, ici, était exceptionnel. Un mot l'explique: l'espionne adorait le comte de Marillac. Plutôt que de lui apparaître ce qu'elle était, elle fût morte de mille morts. Déodat, fils de Catherine, appartenait corps et âme à Jeanne d'Albret. Alice de Lux espionnait pour le compte de Catherine de Médicis, pour perdre Jeanne d'Albret. De ces terribles prémisses se dégageait une implacable conclusion: Alice et Déodat se trouvaient ennemis, mais ennemis comme on pouvait l'être alors, c'est-à-dire que le devoir de chacun d'eux était de tuer l'autre. Or, si Déodat ne savait rien sur Alice, l'espionne savait tout sur l'émissaire de Jeanne d'Albret. Ce que nous disons là, Alice de Lux le posa nettement dans son esprit comme un effroyable théorème. Et cela posé, elle envisagea deux cas possibles: 1° Elle se tuait; 2° elle vivait. Premier cas. Elle se tuait. La chose ne l'embarrassait pas. Elle portait toujours sur elle à tout hasard un poison foudroyant. Donc, rien de plus facile. Par là, elle échappait à la honte. Oui, mais elle renonçait à une vie d'amour. Elle repoussa cette solution. Deuxième cas. Elle vivait. Elle pouvait essayer d'entraîner Déodat loin de Paris. Oui, cela pouvait réussir. L'essentiel était qu'il ne sût rien. Elle pouvait essayer de s'arracher à la domination de la reine Catherine. Se séparer de Déodat pour un temps impossible à délimiter. Inventer les motifs d'une séparation. Revenir auprès de Catherine et attendre. Dès qu'elle serait déliée de Catherine, elle rejoindrait le comte et le déciderait à partir avec elle. Oui, mais si, pendant ce temps, il revoyait la reine de Navarre?... Si la reine parlait!... Pourquoi Jeanne d'Albret parlerait-elle, si lui se taisait?... Donc, il fallait qu'elle inventât quelque chose pour que Déodat ne parlât jamais d'elle devant la reine de Navarre. Ces différents points adoptés, il n'y avait plus qu'à trouver le motif de la séparation. Mais était-il besoin que la séparation fût complète? Non, cela n'était pas utile. C'était même dangereux. Il fallait qu'elle pût le voir de temps en temps. L'aube commençait à blanchir les vitres épaisses de la salle d'auberge lorsque l'espionne feignit de se réveiller. Elle sourit au comte de Marillac. --Il est temps de prendre une décision, dit-il. Chère aimée, je vous proposais de vous réfugier dans l'hôtel de l'amiral. --Vraiment? fit-elle d'un air d'ingénuité. Vous me proposiez cela? --Souvenez-vous, Alice... --Ah! oui, fit-elle vivement. Mais c'est une chose impossible, mon bien-aimé. Songez que vous-même, autant que j'ai pu le comprendre, allez habiter ce même hôtel... --C'est pourtant vrai, balbutia-t-il. --Ecoutez, mon cher amant. J'ai à Paris une vieille parente, quelque chose comme une tante, un peu tombée dans le malheur, mais qui m'aime bien. Sa maison est modeste. Mais j'y serai admirablement jusqu'au jour où je pourrai être toute à vous... C'est là que vous allez me conduire, mon ami. Voilà un bonheur! s'écria Déodat rayonnant, car il n'avait pas envisagé sans une secrète terreur la solution qu'il avait proposée, l'hôtel Coligny pouvait devenir un centre d'action violente.--Mais, ajouta-t-il, pourrai-je vous voir? --Oh! répondit-elle avec volubilité, très facilement. Ma parente est bonne personne... Je lui dirai une partie de mon doux secret... vous viendrez deux fois la semaine, les lundis et les vendredis, si vous voulez, vers neuf heures du soir... Il se mit à rire. Il était radieux que les choses s'arrangeassent ainsi. --A propos, fit-il, où demeure madame votre tante? --Rue de la Hache, répondit-elle sans hésitation. --Près de l'hôtel de la reine? s'écria-t-il en tressaillant. --C'est cela même. Non loin de la tour du nouvel hôtel. Vous verrez, presque au coin de la rue de la Hache et de la rue Traversine, une petite maison en retrait, avec une porte peinte en vert. C'est là... --Si près du Louvre! si près de la reine! murmura sourdement le comte... Mais de quoi vais-je m'inquiéter là!... Et l'aubergiste étant apparu, il s'occupa de faire servir un déjeuner sommaire à la jeune fille. Ils se mirent à table. Elle mangea de bon appétit. Ce fut une heure charmante. Enfin, Déodat monta à cheval et prit Alice en croupe. Le comte prit un trot assez rapide et, vers huit heures du matin, il entra dans Paris. Bientôt il atteignit la rue de la Hache et déposa sa compagne devant la maison signalée. Puis il s'éloigna sans plus se retourner. Alice l'accompagna du regard jusqu'à ce qu'il eût tourné au coin. Alors elle poussa un profond soupir; toute la force d'âme qui l'avait soutenue jusque-là tomba d'un coup. Défaillante, elle heurta le marteau de la porte verte et murmura: --Adieu, peut-être à jamais, rêve d'amour! La porte s'ouvrit. La jeune fille traversa une sorte de jardinet profond de sept à huit pas, et pénétra dans la maison qui se composait d'un rez-de-chaussée et d'un étage. Un mur assez élevé, dans lequel s'ouvrait la porte verte, séparait le jardin de la rue de la Hache. Si la rue, en raison de l'ombre que projetait la grande bâtisse de la reine Catherine, paraissait assez mystérieuse, la maison l'était davantage encore. Personne n'y entrait jamais. Une femme d'une cinquantaine d'années l'habitait seule. Elle était connue dans le quartier sous le nom de dame Laura. Elle était toujours proprement vêtue, et même avec une certaine recherche. Quand elle sortait, elle se glissait silencieusement le long des murs, et ses sorties avaient toujours lieu de grand matin ou au crépuscule. On en avait un peu peur, bien qu'elle parût bonne personne, et que, le dimanche, elle assistât très régulièrement à la messe et aux offices. Laura, en voyant entrer Alice, n'eut pas un geste de surprise. Il y avait pourtant près de dix mois que la jeune fille n'était venue dans la maison. --Vous voilà, Alice! dit-elle sans émotion. --Brisée, meurtrie, ma bonne Laura, fatiguée, d'âme et de corps, écoeurée de mon infamie, dégoûtée de vivre... --Allons, allons! Vous voilà partie encore... Vous êtes toujours la même... exaltée, vous effarant d'un rien. --Prépare-moi un peu de cet élixir dont tu me donnais autrefois. La femme versa dans un gobelet d'argent quelques gouttes d'une bouteille qu'elle tira d'une armoire. Alice absorba d'un trait la boisson qui venait de lui être préparée. Elle parut en éprouver aussitôt une sorte de bien-être, et ses lèvres pâlies reprirent leurs couleurs. Alors, elle examina toutes choses autour d'elle, comme si elle eût pris plaisir à refaire connaissance avec cet intérieur. Ses yeux, tout à coup, tombèrent sur un portrait. Elle tressaillit et le contempla longuement. --Il faut enlever cette toile, dit-elle enfin. --Pour la mettre dans votre chambre à coucher? --Pour la détruire! fit Alice en rougissant. --Pauvre maréchal! grommela Laura qui, montant sur une chaise, décrocha le tableau. Bientôt, elle eut décloué la toile; et elle la déchira en morceaux qu'elle jeta dans le feu. Alice avait assisté sans dire un mot à cette exécution qu'elle venait d'ordonner. --Laura, dit-elle avec une sorte d'embarras, il viendra ici, vendredi soir, un jeune homme... La vieille qui, un sourire étrange au coin des lèvres, regardait se consumer les derniers fragments du portrait, ramena son regard sur la jeune fille. --Pourquoi me regardes-tu ainsi? fit Alice. Tu me plains, n'est-ce pas? Eh bien, oui, je suis à plaindre, en effet... Mais écoute-moi bien... ce jeune homme viendra tous les lundis et tous les vendredis... --Comme l'autre! dit Laura en attisant le feu. --Oui! comme l'autre... puisque les lundis et les vendredis sont les seuls jours où je suis libre... Tu comprends ce que j'attends de toi, n'est-ce pas, ma bonne Laura? --Je comprends très bien, Alice. Je redeviens votre parente... votre vieille cousine? --Non, j'ai dit que tu es ma tante. --Bien. Je monte en grade. Votre nouvel amoureux doit être plus important que ce pauvre maréchal de Damville. --Tais-toi, Laura! fit sourdement Alice. Henri de Montmorency n'était que mon amant. --Et celui-ci? --Celui-ci... je l'aime!... --Et l'autre! non le maréchal!... mais le premier, ne l'aimiez-vous pas aussi? --Le marquis de Pani-Garola! --Eh! oui, ce digne marquis! A propos, savez-vous ce qu'il devient? Il est entré en religion. Cela vous étonne, n'est-ce pas? Moine à vingt-quatre ans! --Moine! Le marquis de Pani-Garola! murmura Alice. --Maintenant le révérend Panigarola! répondit la vieille. Ainsi va la vie. Hier démon, aujourd'hui ange de Dieu... Mais revenons à votre jeune homme. Comment s'appelle-t-il? Alice de Lux n'entendit pas. Elle réfléchissait. --Oh! si cela était possible! murmura-t-elle. Je serais libre!... Tu dis, reprit-elle tout haut, que le marquis s'est fait moine?... De quel ordre? De quel couvent? --Il est aux carmes de la montagne Sainte-Geneviève. --Et il prêche? --A Saint-Germain-l'Auxerrois. --A Saint-Germain-l'Auxerrois. Bien. Laura, tu peux me sauver la vie, si tu le veux... --Que faut-il que je fasse? --Obtiens du marquis... du révérend Panigarola qu'il m'entende en confession. La vieille jeta un regard perçant sur Alice, mais elle ne vit qu'un visage bouleversé par une profonde douleur et une immense espérance. --Oh! oh! songea-t-elle, il y a là quelque secret qu'il faut que je sache... Ce sera peu facile, continua-t-elle en répondant à Alice. Le révérend est assiégé..., mais, enfin, je pense que j'y arriverai, surtout si je dis quelle nouvelle pénitente implore les secours du digne père... --Garde-toi bien de dire qu'il s'agit de moi! s'écria Alice. Ecoute, Laura, tu sais combien je t'aime, et quelle confiance j'ai en toi, puisque tu m'as sauvée une fois déjà... --Oui, vous avez confiance en moi, mais vous ne m'avez pas encore dit le nom de ce jeune homme qui doit venir... --Plus tard, Laura, plus tard! Ce nom, vois-tu, est un secret terrible. Mieux vaudrait que je meure plutôt que de révéler qui il est... Mais écoute... Tu sais ce que je souffre auprès de la maudite Catherine. Tu sais quelle horreur j'ai de moi-même! Tu sais que je me suis vue infâme, que j'ai voulu me tuer... et que, sans toi, sans tes soins qui m'ont ranimée, sans ces maternelles caresses qui m'ont consolée, je serais morte!... Eh bien, aujourd'hui plus que jamais, il faut que je cesse d'être, comme tant de malheureuses, un instrument aux mains de cette femme impitoyable. Si certaines choses que j'espère n'arrivent pas, il n'y aura plus qu'un repos possible pour moi... la mort.! --La mort à votre âge! Allons, chassez-moi vite ces pensées funèbres, ou je croirai que vous voulez imiter votre beau marquis de Pani-Garola qui est devenu le moine Panigarola, ce qui est une manière de mourir! A ces paroles, Alice frissonna. --Le moine, murmura-t-elle. --Rassurez-vous, madame, je me charge de vous faire entendre par lui en confession. --Et quand? fit vivement la jeune fille. --Tenez... nous sommes aujourd'hui mardi. Eh bien, pas plus tard que samedi soir; maintenant, laissez-moi vous poser une question: quel jour comptez-vous aller au Louvre? --J'irai au Louvre samedi matin. Laisse-moi maintenant. J'ai bien besoin de repos, ma pauvre Laura, et ces quelques jours ne seront pas de trop pour me remettre... Alice de Lux parut alors s'enfoncer dans une profonde rêverie que respecta la vieille Laura. Le soir de ce jour, comme les lumières étaient éteintes et que tout semblait dormir dans la maison, vers dix heures, la porte verte s'ouvrit sans bruit, et une femme sortit dans la rue de la Hache. Elle se dirigea d'un pas étouffé et rapide vers la tour de l'hôtel de la reine. Cette tour était percée d'étroites lucarnes qui éclairaient l'escalier intérieur, et la première de ces lucarnes, grillée de barreaux solides, se trouvait presque à hauteur d'homme. La femme s'arrêta devant cette lucarne et, se haussant sur la pointe des pieds, allongeant le bras, laissa tomber un billet dans l'intérieur de la tour construite pour l'astrologue Ruggieri. Cette femme, c'était la vieille Laura!... XVIII PIPEAU Ce matin où le chevalier de Pardaillan fut arrêté, Pipeau, par un sentiment d'amitié fraternelle, fit de son mieux pour défendre son maître--son ami. Pardaillan fut vaincu. Pipeau fut vaincu, et s'enfuit. Une fois dans la rue le chien se mit à suivre le carrosse où l'on avait jeté le chevalier. La queue et la tête basses, notre héros--c'est du chien que nous parlons--arriva à la Bastille, et, dans la simplicité de son âme, voulut naturellement y pénétrer. Le pauvre animal se heurta le museau à la pointe d'une hallebarde et, ayant opéré une retraite, il fut accompagné dans cette retraite par une grêle de pierres et de projectiles divers. Et quand il voulut revenir à la charge, il se trouva devant une porte fermée. Il commença à faire le tour de la forteresse à cette allure désordonnée qui lui était habituelle. Quelques heures se passèrent pour la pauvre bête dans une sombre inquiétude. Il finit par s'installer à une vingtaine de pas de la porte et du pont-levis, et, le museau en l'air, inspecta cette chose énorme et noirâtre où son maître s'était englouti. Le soir arriva. Des gens qui s'intéressèrent à la manoeuvre du chien s'approchèrent de lui. L'un d'eux voulut l'emmener, il montra les crocs. Mais lorsque la nuit fut venue, il se décida à s'en aller et se dirigea en droite ligne vers la Devinière. Il entra d'un trait, franchit la salle commune que, d'un coup d'oeil, il inspecta et monta jusqu'à la chambre de Pardaillan. La chambre était fermée et son maître n'y était pas: c'est ce dont il s'assura en reniflant à la jointure de la porte. Triste à la mort, il redescendit, et il pénétra dans la cuisine. --Te voilà, chien d'ivrogne!... cria Landry qui découpait une volaille et, avec cette grâce spéciale que peuvent avoir les hippopotames, il balança un instant sa jambe droite et lança son pied à toute volée. Il y eut un aboi sonore, immédiatement suivi d'un gémissement. Maître Landry avait manqué son coup; l'homme avait tournoyé et s'était abattu, entraîné par sa masse pesante. Lorsque les domestiques l'eurent relevé, non sans effort, et non sans gémissements de l'aubergiste, celui-ci eut ce mot: --L'ennemi est en fuite, Huguette. Mais au même moment, il jeta un cri de désespoir, et de sa main tremblante désigna le plat sur lequel il était en train de découper la volaille à l'arrivée de Pipeau. La volaille avait disparu!... Le chien s'enfuit donc, lesté d'un beau poulet destiné à quelque riche client et put, ce soir-là, dîner comme un roi. Pendant quelques jours, Pipeau disparut. Que devint-il en ces journées moroses? On le vit à deux ou trois reprises regarder de loin l'auberge de la Devinière, comme un paradis perdu. Mais le quartier de la Bastille devint son quartier général. Il y passait des journées entières, assis devant la porte par où son maître avait disparu, le nez en l'air, très attentif. Nous le retrouvons, le dixième jour au matin, à cette même place. Le pauvre Pipeau avait maigri. Tout à coup, il se mit sur ses quatre pattes, les joues frémissantes, l'oeil enflammé, la queue doucement remuée. Pipeau venait d'apercevoir quelque chose. Là-haut, à l'une des étroites fenêtres, un visage apparaissait derrière des barreaux! Pipeau fit quatre pas, huma l'air, écarquilla les yeux, regarda du nez, regarda de l'oeil... et il fut soudain convaincu! Pipeau témoigna son allégresse en courant de ci et de là comme un insensé, en tournoyant follement sur lui-même pour attraper sa queue, en se roulant dans la boue, en rampant, en bondissant, enfin par toutes les extravagances qui traduisent le bonheur d'un chien. Finalement, il s'approcha le plus près possible du fossé, leva la tête vers le visage, et poussa trois abois clairs: --C'est moi! C'est moi! Regarde-moi donc!... --Pipeau! cria une voix qui tombait de la meurtrière. Le chien répondit par un coup de voix bref. --Attention! reprit la voix, qui semblait ne se préoccuper nullement d'être entendue par les sentinelles voisines. Autre aboi très clair qui signifiait: --Je suis prêt! Que veux-tu? A ce moment, les sentinelles de garde devant la porte s'approchèrent. Cette étrange conversation d'un chien avec un prisonnier leur paraissait quelque chose de grave. Or, à cette même seconde, un objet blanc s'échappa de la petite fenêtre et, vigoureusement lancé, décrivit sa trajectoire, franchit le fossé et alla tomber à vingt pas du chien. Cet objet blanc était un papier roulé en boule et appesanti par un caillou quelconque. Les gardes s'élancèrent. Mais, plus prompt que l'éclair. Pipeau avait déjà atteint le papier et l'avait saisi dans sa gueule. A toutes jambes, il s'enfuit dans la rue Saint-Antoine. --Arrête! Arrête! s'écrièrent les gardes qui se lancèrent dans une poursuite éperdue. En quelques secondes, le chien eut disparu à l'horizon. Alors les gardes, en toute hâte, revinrent à la Bastille pour prévenir le gouverneur de ce fait exorbitant: --Un prisonnier correspondait avec le dehors, envoyait des lettres! Et son messager était un chien!... Ce prisonnier était Pardaillan. Quant à Pipeau, quand il fut hors d'atteinte, quand il s'arrêta haletant, il lâcha la boule de papier qu'il avait emportée jusque-là, s'en alla tranquillement, et regagna la Bastille. Un passant qui vit ce manège ramassa la boule, déplia soigneusement le papier, l'examina sur ses deux Faces... Le papier ne portait aucune écriture, aucun signe... Le passant le rejeta... et le papier tomba dans le Ruisseau. XIX LA BASTILLE Le chevalier de Pardaillan, lorsqu'il avait entendu se refermer la porte, lorsqu'il avait compris que cette porte de son cachot était inébranlable, était tombé sur les dalles presque sans connaissance. Quand il revint à lui, le premier emploi qu'il fit de son énergie fut de se réduire au calme le plus absolu, et de dompter la fureur qui bouillonnait en lui. Alors, il examina la chambre où il était enfermé. C'était une pièce assez vaste dont le plancher était composé de larges dalles. Seulement, dans tout un angle, les dalles s'étant brisées, on les avait remplacées par des carreaux. Les murs et la voûte surbaissée étaient en pierres de taille noircies par le temps; mais elles n'étaient point trop humides, le cachot étant situé assez haut dans la tour. Une étroite lucarne, placée assez haut, laissait entrer un peu--très peu--de lumière et d'air. Mais en montant sur un escabeau de bois, siège unique de cette prison, il était facile d'atteindre à cette fenêtre. Une botte de paille, une cruche pleine d'eau sur laquelle était déposé un pain, achevaient l'ameublement de la chambre. Dans le corridor, on entendait le pas lent et sonore d'une sentinelle. Pardaillan se jeta sur la paille assez propre qui devait lui servir de lit. Une couverture trouée, élimée, traînait sur cette paille. A l'actif de notre héros, disons qu'à ce moment d'angoisse terrible pour un homme qui savait parfaitement qu'on ne sort de la Bastille que--les pieds devant, à ce moment, toute sa pensée se reporta vers Loïse. L'amertume de son arrestation lui vint surtout de ce qu'il n'avait pu courir au secours de sa petite voisine. --C'est moi qu'elle a appelé, songeait-il. C'est tout d'abord à moi qu'elle a pensé dans le danger. Et me voici en prison! Le déchirement qu'il éprouva lui fut une révélation. --Je l'aime! Mais à quoi bon cet amour? la reverrait-il jamais? Est-ce qu'on sortait de la Bastille! Et quel pouvait être ce danger qui l'avait menacée au point qu'elle avait appelé à son secours un homme qu'elle connaissait à peine de vue? Ce fut au duc d'Anjou que Pardaillan songea. Sans doute le duc et ses acolytes étaient revenus de bon matin. Ou peut-être même ne s'étaient-ils pas éloignés... Avec un immense désespoir, Pardaillan se dit que, s'il avait passé la nuit dans la rue comme il en avait eu un instant la pensée, non seulement il se fût trouvé là pour protéger Loïse, mais encore il n'eût pas été arrêté! A force de songer à ce qu'il y avait de si terriblement ironique dans la destinée qui le supprimait du monde des vivants, à l'heure même où il eût pu être si heureux, il en vint à se demander pourquoi il était arrêté... Il devinait vaguement que le coup venait de la reine Catherine. Et pourtant, elle s'était montrée si bonne, si franche, elle lui avait donné rendez-vous au Louvre avec une si naturelle fermeté, qu'il refusait de s'arrêter à ce soupçon. Mais qui, alors? --Est-ce que ce complot que j'ai surpris... est-ce que le duc de Guise... mais non! comment aurait-il su!... Le soir du sixième jour, il n'y tint plus et résolut de savoir au moins de quel crime il était accusé. Lorsque le geôlier entra le soir dans son cachot, Pardaillan, pour la première fois, lui adressa la parole. --Mon ami..., dit-il d'une voix très douce. Le geôlier le regarda de travers. --Il m'est défendu de parler aux prisonniers. --Un mot! Un seul! Pourquoi suis-je ici!... Le geôlier se dirigeait vers la porte. Il se retourna vers le jeune homme et il le vit si bouleversé, si pâle, si pitoyable, que sans doute il fut ému. --Écoutez, dit-il d'une voix un peu moins rude, je vous préviens pour la dernière fois: il m'est défendu de vous parler; si vous persistiez, je serais obligé de faire mon rapport au gouverneur. Et l'on vous descendrait dans les cachots! --Eh bien, rugit Pardaillan, que cela arrive donc! Mais je veux savoir! Je le veux, tu entends! Parle donc, misérable, ou je te jure que je vais t'étrangler! Il fit un bond pour se ruer sur le geôlier. Mais celui-ci s'attendait sans doute à quelque attaque car, au, même instant, il fut dans le corridor, et referma la porte violemment. Pardaillan se jeta alors sur cette, porte; c'est à peine s'il réussit à l'ébranler. Pendant toute la nuit et la journée du lendemain, il fit un tel vacarme, il poussa de tels hurlements, il assena contre la porte de tels coups, que le geôlier n'osa pénétrer dans le cachot. Seulement, le gouverneur prévenu prit une douzaine de soldats solidement armés, et, ainsi escorté, se rendit au cachot du forcené. --C'est monsieur le gouverneur qui vient vous voir cria le geôlier à travers la porte. --Enfin! je vais donc savoir! murmura Pardaillan. La porte fut ouverte. Les soldats croisèrent leurs hallebardes. Pardaillan, dans une sorte d'accès de folie, allait s'élancer sur ces hallebardes. Tout à coup, il s'arrêta court... Il venait d'apercevoir le gouverneur au milieu des soldats. Et ce gouverneur, il le reconnaissait! C'était l'un des conspirateurs qu'il avait vus dans l'arrière-salle de la Devinière. --Ah! ah! fit le gouverneur, il paraît que la vue des hallebardes vous produit le même effet qu'à tous les enragés de votre espèce! Vous reculez maintenant! Bon, bon!... Vous ne dites plus rien?... Écoutez, je suis une bonne âme, moi; que cela ne se renouvelle plus, vous entendez? Sans quoi, à la première récidive, le cachot; à la deuxième, la privation d'eau; à la troisième, la torture. Pardaillan avait, en effet, reculé de deux pas. --Allons! reprit le gouverneur, vous voilà sage... et prévenu! Gare le chevalet L. Il fit un mouvement pour se retirer. Alors Pardaillan se porta vivement en avant. --Monsieur le gouverneur, dit-il d'une voix dont le calme eût paru admirable à qui eût su ce qui se passait en lui, j'ai une demande à vous faire... Une simple demande... --Connu! Vous voulez savoir pourquoi vous êtes ici?... Eh bien, mon cher, laissez-moi vous apprendre une chose, c'est que je ne m'inquiète jamais de savoir le crime de mes prisonniers. Seulement, je puis vous apprendre aussi que, selon toute probabilité, vous ne sortirez jamais d'ici... Ainsi, tâchez de faire bon ménage avec moi et vos dignes gardiens. --Je ne demande pas mieux monsieur le gouverneur, et je vous remercie de vos bons conseils... mais là n'est pas la demande que je voulais vous faire. --Que vouliez-vous donc? --Simplement du papier, une plume et de l'encre. --C'est défendu. --Monsieur le gouverneur, il s'agit d'une révélation. --Une révélation? --Oui, que je veux faire à vous-même par écrit, J'ai découvert par hasard un complot. --Un complot! fit le gouverneur en pâlissant. --Un complot de huguenots, monsieur le gouverneur! Il ne s'agit rien de moins que d'assassiner M. de Guise. --Ah! ah! diable! et vous avez découvert cela? --Je vous donnerai par écrit le moyen de faire saisir les damnés huguenots et la preuve du complot. J'espère qu'on m'en saura gré et que je pourrai rentrer en bonnes grâces... --Eh bien, s'il en est ainsi, je vous promets, moi, de faire tout au monde pour hâter votre délivrance. Le digne gouverneur avait immédiatement établi son plan. Il laisserait le prisonnier écrire sa dénonciation, puis, sur le premier prétexte, il le ferait descendre dans une de ces bonnes oubliettes où un homme meurt en quelques mois. Armé des révélations, il deviendrait non seulement le sauveur de Guise, selon lui futur roi de France, mais encore le sauveur de la sainte Eglise. Un quart d'heure plus tard, le geôlier apporta à Pardaillan deux feuilles de papier, de l'encre et des plumes toutes taillées. Le chevalier saisit avidement le papier. --Dans quelques jours je serai libre! s'écria-t-il. C'est votre maître lui-même qui m'ouvrira les portés! --Mon maître? --Oui, le gouverneur, M. de Guitalens. Le geôlier hocha la tête et se retira. Le lendemain matin, de très bonne heure, il arriva. --Eh bien, cette révélation est-elle écrite? --Pas encore!... Vous comprenez... il faut que je me rappelle bien tout! --Hâtez-vous, en ce cas... monsieur le gouverneur est impatient! Pardaillan demeuré seul approcha l'escabeau de la fenêtre, se hâta d'y monter et colla vivement son visage aux barreaux. Toute la journée, il inspecta du haut de son escabeau les abords de la prison... Il aperçut à deux ou trois reprises son chien qui errait, et murmura avec un sourire attendri: --Pauvre Pipeau!... Soudain, comme il prononçait ce mot, il étouffa un cri de joie folle. --J'ai trouvé! s'écria-t-il en descendant de son escabeau. Aussitôt, Pardaillan saisit l'une des deux feuilles de papier qui lui avaient été remises et se mit à écrire. Puis il plia soigneusement le papier et le cacha dans son pourpoint. Cela fait, à coups de talon, il brisa l'un des carreaux qui dans un angle du cachot remplaçaient les dalles, choisit un morceau assez lourd de ce grès et le cacha soigneusement. Le lendemain matin, il prit la feuille de papier sur laquelle il n'avait rien écrit. Il la roula autour du morceau de carreau qu'il avait brisé, monta sur l'escabeau, et, le coeur battant, reprit sa place à la fenêtre, ou plutôt à la lucarne. Tout de suite, son regard tomba sur Pipeau. --Pipeau!... cria-t-il. De l'endroit où il se trouvait, il pouvait entrevoir un coin de la porte d'entrée. Au cri qu'il poussa, il vit les sentinelles lever la tête. --Cela marche! gronda-t-il. Au même instant, prenant une légère reculée, il lança violemment dans l'espace le morceau de carreau enveloppé de son papier blanc. L'instant qui suivit fut pour lui une seconde d'effroyable angoisse. Il vit le papier rouler sur le sol, Pipeau le saisir, les gardes se précipiter à la poursuite du chien. Et ce fut seulement lorsqu'il les vit revenir qu'il descendit de l'escabeau. Il s'assit, passa les deux mains sur son front et murmura: --Si le chien a lâché le papier devant les gardes, je suis perdu! Bientôt, un bruit de pas précipités retentit dans le corridor. Pardaillan était pâle comme un mort. La porte s'ouvrit violemment: le gouverneur apparut entouré de gardes. --Monsieur! gronda le gouverneur, vous allez me dire ce que contenait la lettre que vous avez jetée, ou je vous fais mettre à la question sur l'heure! Pardaillan poussa un profond soupir de joie. --Je suis sauvé! murmura-t-il. --En vain nierez-vous! reprit Guitalens. Vous avez été entendu appelant le chien! Vous avez été vu! Répondez... --Je ne le nie pas. Je dirai plus. C'est que, depuis longtemps, mon chien est dressé à ce genre d'exercices. --Il sait donc où il doit porter ce papier? --Il le sait parfaitement; il y a été cent fois. --C'est donc à cela que vous destiniez le papier, sous prétexte de révélation à me faire!... Ah! vous me le paierez cher! Et à moins que vous ne me disiez tout... A qui avez-vous écrit? --A une personne que je nommerai tout à l'heure devant vous seul. --Et c'est à cette personne que le chien va porter la lettre? --Non, mais à un de mes amis, un ami sûr et fidèle qui, dès ce soir, remettra la lettre à la personne qui doit la lire. J'ajoute seulement que mon ami a ses entrées au Louvre à toute heure. Le gouverneur Guitalens tressaillit. --La personne qui doit lire la lettre habite donc le Louvre? --Elle y habite! Guitalens réfléchit une minute. Le prisonnier répondait avec une telle franchise ou plutôt avec un tel aplomb qu'un commencement d'inquiétude vague se glissa dans l'esprit du gouverneur. --C'est bien, reprit-il. Maintenant, voulez-vous dire ce que contenait la lettre? --Avec plaisir, monsieur de Guitalens, fit tranquillement Pardaillan. Mais il vaudrait mieux que je vous dise cela seul à seul... Vous m'en pouvez croire... --J'exige que vous parliez à l'instant. --Soit donc, monsieur! J'ai simplement écrit à la personne en question qu'un soir, il n'y a pas long-temps, je me trouvais dans une auberge de Paris qui se trouve rue Saint-Denis... --Silence! gronda le gouverneur en pâlissant. --Et où vont boire des poètes... et autres personnages... Guitalens devint livide. --Prisonnier, interrompit-il d'une voix tremblante, m'assurez-vous que votre lettre est assez grave pour que nous en parlions seul à seul? --C'est un secret d'État, monsieur. --En ce cas, il vaut mieux en effet que je sois seul à vous entendre. Il se retourna et fit un geste. Soldats et geôliers sortirent à l'instant. --Monsieur, dit le chevalier, je ne dois pas vous surprendre beaucoup en vous apprenant que la personne à qui est destinée ma lettre... --Plus bas! plus bas! supplia Guitalens. --C'est le roi de France! acheva Pardaillan. Maintenant, si vous tenez à savoir ce que j'écris à Sa Majesté, j'ai fait un double de ma lettre à votre intention; ce double, le voici. Lisez-le. Pardaillan tira de son pourpoint le papier sur lequel il avait écrit la veille et le tendit au gouverneur. Voici ce que contenait le papier: Sa Majesté est prévenue qu'il y a contre elle complot d'assassinat. Messieurs de Guise, de Damville, de Tavannes, de Cosseins, de Sainte-Foi, de Guitalens, gouverneur de la Bastille, conspirent pour tuer le roi et faire sacrer à sa place M. le duc de Guise. Sa Majesté aura la preuve du complot en faisant mettre à la question le moine Thibaut, ou M. de Guitalens, l'un des plus acharnés. La dernière réunion des conspirateurs a eu lieu dans une arrière-salle de l'auberge de la Devinière, rue Saint-Denis. Je suis perdu, bégaya Guitalens. Misérable! --Monsieur! dit Pardaillan, je cherche ma liberté, voilà tout! Mais je puis vous sauver... --Vous!... vous me sauveriez! Et comment?... Dans quelques instants, le roi saura l'horrible vérité... --Eh! s'écria Pardaillan, qui vous dit que le roi va être prévenu dans quelques instants!... --La lettre! --Il ne l'aura que ce soir. Mon ami ne doit la porter que ce soir, à huit heures, entendez-vous! Nous avons donc toute une journée devant nous!... --Fuir?... Mais où fuir?... Je serai rejoint!... --Non! ne fuyez pas! Arrangez-vous simplement pour que la lettre ne parvienne pas au roi! --Et comment? --Un seul homme est capable d'arrêter cette lettre dans sa route: c'est moi. Faites-moi sortir d'ici; dans une heure, je suis chez mon ami, je reprends la lettre, et je la brûle. --Et qui me garantit que vous feriez cela? balbutia-t-il. --Monsieur, s'écria le chevalier, regardez-moi. Je vous jure sur ma tête que, si vous me faites sortir, cette lettre ne parviendra pas au roi. Puisse-je être foudroyé si je mens!... Et maintenant, écoutez: ceci est votre dernière chance. Je ne vous dirai plus rien; si vous ne me relâchez, le roi que je sauve me fera bien relâcher, lui! Qu'est-ce que je risque? De rester ici un jour, deux jours au plus... Tandis que vous... si vous ne me faites sortir, vous êtes un homme mort... Guitalens demeura quelques minutes effondré sur l'escabeau, faisant d'incroyables efforts pour ressaisir sa pensée vacillante. Le coup qui le frappait était vraiment terrible; il se voyait condamné à mort; et quelle mort! quelque supplice effroyable briserait sans doute son corps avant qu'il ne se balançât au bout de l'une des cordes de Montfaucon! Il claquait des dents. --Jurez-moi, bégaya-t-il, jurez-moi... sur le? Christ... sur l'Evangile... que vous arriverez à temps... --Je jurerai tout ce que vous voudrez, fit Pardaillan d'une voix très calme, mais je vous ferai observer que le temps passe... vos gardes eux-mêmes vont s'étonner... --C'est vrai! fit Guitalens en essuyant son front couvert de sueur. Monsieur, dans une demi-heure, vous serez dehors. Pardaillan eut assez de puissance sur lui-même pour commander à son visage de n'exprimer qu'une joie de politesse. --Comme vous voudrez! répondit-il. Guitalens ouvrit la porte, rappela les gardes et, devant eux, se tourna vers le prisonnier. --Monsieur, dit-il, votre secret vaut en effet la peine d'être transmis à Sa Majesté. Je ne doute pas de la reconnaissance du roi, et j'espère que, dans peu d'instants, je pourrai vous ouvrir moi-même les portes de cette Bastille. Le geôlier de Pardaillan demeura stupéfait. Le gouverneur, en toute hâte, fit atteler son carrosse et y monta en disant à voix haute qu'il se rendait au Louvre. Il s'y rendit en effet et y demeura juste le temps nécessaire pour que ses gens pussent croire qu'il avait parlé au roi. Au bout, non pas d'une demi-heure, comme il l'avait dit, mais d'une heure, il était de retour et s'écriait devant quelques officiers: --Ah! c'est bien un grand service que cet homme rend à Sa Majesté! Mais, messieurs, silence absolu sur tout ceci. Guitalens, séance tenante, se rendit à la prison de Pardaillan: --Monsieur, lui dit-il, je suis heureux de vous annoncer qu'en raison du service que vous lui rendez Sa Majesté vous fait grâce... --J'en étais sûr!... fit Pardaillan en s'inclinant. Cinq minutes plus tard, le chevalier était dehors. Le gouverneur l'avait escorté jusqu'au pont-levis, honneur qui prouvait à tous en quelle estime il tenait son ancien prisonnier. Au moment où Pardaillan allait s'éloigner, Guitalens lui serra la main d'une façon significative. --Voulez-vous que je vous rassure? fit Pardaillan. Les yeux de Guitalens flamboyèrent. --Eh bien, écoutez donc: le papier que j'ai jeté à mon chien... --Oui... --L'ami qui devait le porter au roi... --Oui, oui... --Eh bien, l'ami n'existe pas; le papier était blanc... je suis incapable d'une dénonciation, même pour sauver ma vie... Guitalens étouffa un cri où il y avait autant de joie que de regret. Un instant, il eut la pensée de mettre sa main au collet de celui qui avouait l'avoir joué. Mais comme c'était un homme à double face, il supposa naturellement que Pardaillan pouvait mentir, que le papier pouvait bien contenir la dénonciation... Il grimaça dans un sourire: --Vous êtes un charmant cavalier, et je suis vraiment heureux de vous donner la clef des champs! XX LA LETTRE DE JEANNE DE PIENNES Nous ramenons un instant nos lecteurs auprès de dame Maguelonne, la vieille propriétaire de la maison où habitaient Jeanne de Piennes et sa fille. On a vu que cette digne matrone s'était rendue à l'auberge de la Devinière, comment elle y avait appris l'arrestation du chevalier de Pardaillan qui concordait si étrangement avec celle de ses deux locataires et comment elle était rentrée chez elle fort effrayée de savoir que sa maison avait été un nid de conspiration huguenote. Sa première pensée fut de brûler la lettre qui lui avait été confiée par Jeanne de Piennes. La terreur de passer pour complice la talonnait. Mais dame Maguelonne était femme, vieille et dévote. Cette vénérable femme tremblait d'épouvante à la pensée qu'on pourrait trouver chez elle cette lettre--et cependant, elle ne la brûla pas! Lorsque, au bout de trois ou, quatre jours de combat contre sa peur, dame Maguelonne se fut enfin résolue à ne pas brûler ce papier, elle eut à subir un nouveau combat. En effet, dès qu'elle était seule, elle courait fermer sa porte et ses fenêtres, allait prendre la lettre, s'asseyait, et passait des heures entières à se demander: --Que peut-il y avoir là-dedans? Ce papier, mille et mille fois, elle le tourna en tous sens, en gratta les joints avec son ongle, essaya au moyen d'une épingle de soulever le repli. Tant il y eut qu'à la fin la lettre s'ouvrit. Le pli contenait un mot adressé au chevalier de Pardaillan, et une lettre qui portait une suscription... Par le mot, la Dame en noir suppliait le chevalier de faire parvenir la lettre à son adresse. Et cette adresse, c'était: Pour François, maréchal de Montmorency. La vieille demeura stupéfaite et remplie de remords. En effet, elle voyait clairement qu'il n'y avait pas la moindre connivence entre la Dame en noir et le chevalier de Pardaillan; d'où sa stupéfaction. Et d'autre part, sa curiosité demeurait inassouvie, puisqu'il y avait une deuxième lettre à ouvrir; d'où son remords. Héroïquement, elle résista plusieurs jours à l'envie démesurée de savoir ce qu'une pauvre ouvrière comme sa locataire pouvait bien avoir à dire à un grand seigneur comme François de Montmorency. Enfin, elle n'y tint plus. Elle courut à la lettre, la déposa sur une table, s'assit et fit sauter le cachet. A ce moment, elle bondit. On venait de heurter à sa porte. Au même instant, cette porte s'ouvrit. La vieille jeta un cri de terreur. Dans son impatience, elle avait oublié de s'enfermer. Et quelqu'un entrait. Et ce quelqu'un, c'était le chevalier de Pardaillan! --Vous! cria dame Maguelonne en couvrant de ses mains tremblantes les papiers restés sur la table. Le chevalier demeura un instant étonné. --Cette vieille me connaît donc? songeait-il. Puis saluant avec politesse: --Madame, dit-il, rassurez-vous, je ne vous veux aucun mal; pardonnez-moi seulement d'entrer ainsi chez vous et de vous avoir effrayée peut-être... un grave intérêt m'a fait oublier un instant les convenances. --Oui, la lettre! fît la vieille réellement effarée. --Quelle lettre? demanda Pardaillan de plus en plus étonné. Dame Maguelonne se mordit les lèvres; elle venait de se trahir; elle essaya maladroitement de cacher les papiers, mais Pardaillan les avait vus et ne les perdait plus des yeux. --Vous n'êtes donc plus en prison? reprit la vieille. --Vous le voyez, madame; il y avait erreur et, l'erreur ayant été reconnue, on m'a aussitôt relâché. Et ma première visite est pour vous, ma chère dame. Il y a dix jours, j'ai été arrêté et conduit à la Bastille à la suite d'une erreur qui, comme vous le voyez, n'a pas tardé à être reconnue. Or, au moment même où mon logis était envahi, deux personnes qui demeurent chez vous étaient menacées d'un grand danger, puisqu'elles m'appelaient à leur secours. Je sais que ces deux personnes ont été enlevées violemment le jour même de mon arrestation... --Au même moment. --C'est cela! Eh bien, madame, pouvez-vous me donner à ce sujet le moindre renseignement? --Je vous dirai tout ce que je sais. La Dame en noir et sa fille Loïse ont été arrêtées, dit-on, parce qu'elles complotaient avec vous. --Avec moi! --Mais il est bien évident qu'elles étaient innocentes, les pauvres chères créatures, puisque vous l'êtes vous-même... --Et, dites-moi, qui est venu les arrêter? --Des soldats, un officier... --Un officier du roi?... --Dame, je ne sais pas trop... ah! s'il s'était agi de religieux, j'aurais tout de suite reconnu le costume. --Le duc d'Anjou n'était pas parmi ces gens? --Oh! non! fit la vieille effrayée. --Vous n'avez aucune idée de l'endroit où on a dû les emmener? --Pour cela, non... j'étais si troublée, vous comprenez. --Mais, fit tout à coup le chevalier, lorsque je suis entré, vous avez parlé d'une lettre. Est-ce que ces malheureuses femmes auraient écrit? Les mains de la vieille se crispèrent sur les papiers qu'elle avait fini par faire tomber sur son tablier. --Voyons, madame, qu'est-ce que ces papiers, que vous froissez? --Monsieur, ce n'est pas moi que les ai ouverts, je vous le jure, s'écria la vieille. Et d'un geste convulsif, elle tendit les papiers à Pardaillan qui les saisit avidement... D'un coup d'oeil, il parcourut la lettre qui lui était adressée. --Cette chère dame m'a fait promettre de vous remettre ces écrits, continuait dame Maguelonne avec volubilité, je vous jure que je me suis aussitôt rendue à la Devinière pour tenir ma promesse, mais vous étiez arrêté, je les ai donc précieusement gardés... --Personne ne les a vus? --Personne, mon cher monsieur, personne au monde... --Qui donc les a ouverts?... --Eh! ils se sont ouverts tout seuls! --Mais vous les avez lus? --Un seul, monsieur, un seul! Celui qui vous était destiné... --Et l'autre? --J'allais le lire, mais vous êtes arrivé... --Madame, dit Pardaillan qui se leva, j'emporte ces papiers. Vous le voyez, je suis chargé de faire parvenir cette lettre au maréchal de Montmorency; rien au monde ne pourra m'empêcher d'exécuter la volonté de celle qui m'a honoré de sa confiance. Quant à vous, madame, vous avez commis une mauvaise action en ouvrant ces papiers. Je vous la pardonne à une Condition... --Laquelle, mon bon jeune homme? --C'est que jamais vous ne parliez à âme qui vive de ces papiers... --Oh! pour cela, vous pouvez en être sûr! Le chevalier salua dame Maguelonne et se retira. Dehors, il retrouva Pipeau qui l'attendait. Il franchit tranquillement la rue et entra dans l'auberge. Maître Landry, qui portait un broc de vin à des clients, le laissa tomber et s'arrêta, saisi d'étonnement. --Le chevalier! fit l'aubergiste atterré. --Remettez-vous, cher monsieur, je comprends toute la joie que vous éprouvez à me revoir; mais enfin, ce n'est pas une raison pour ne pas me demander si j'ai faim et ce que je mangerais bien. Pardaillan, après s'être restauré, se dirigea vers l'écurie, constata que son cheval était toujours au râtelier et que la noble bête n'avait pas souffert de son absence. Puis il monta à sa chambre, et son premier mouvement fut de ceindre son épée qui était restée accrochée au mur. Alors, il relut trois ou quatre fois de suite le billet que lui avait adressé la Dame en noir. --En somme, conclut-il, il s'agit de faire parvenir au maréchal, duc de Montmorency, la lettre ci-jointe. Et, de même que dame Maguelonne, Pardaillan se demanda ce qu'il pouvait bien y avoir de commun entre celle qu'il croyait être une pauvre ouvrière, et le grand maréchal de Montmorency. La lettre était là, sur la table. Elle était ouverte... Mais certes, il ne la lirait pas!... Et pourtant!... Quel mal ferait-il en la lisant! Et qui sait s'il n'y trouverait pas des indications précieuses sur les gens qui avaient arrêté Loïse et sa mère! Sans aucun doute, la Dame en noir implorait la protection du maréchal de Montmorency. --Qu'est-il besoin du maréchal? conclut-il. Si quelqu'un doit délivrer Loïse et sa mère, c'est moi! Je ne veux pas qu'un autre s'en mêle!... Allons, lisons!... Le jeune homme déplia donc brusquement le parchemin et se mit à lire. Quant il eut fini, le chevalier de Pardaillan était très pâle. Un profond soupir gonfla sa poitrine. Il reprit la lettre et la relut d'un bout à l'autre, revint sur deux ou trois passages essentiels, répéta à demi-voix des phrases entières, comme si le témoignage de ses yeux seuls eût été insuffisant pour le convaincre. Et lorsque cette deuxième lecture fut terminée, cette fois la lettre s'échappa de ses mains... Le chevalier de Pardaillan laissa tomber sa tête sur sa poitrine et se mit à pleurer. La lettre de Jeanne de Piennes était datée du 20 août 1558, c'est-à-dire de l'année même où François de Montmorency avait épousé Diane de France, fille naturelle d'Henri II. Il y avait environ quatorze ans que cette lettre avait été écrite. La voici: J'ai donc subi aujourd'hui la pire douleur qu'il soit donné à une amante d'éprouver. Je l'ai subie, cette douleur, mon âme est encore comme engourdie, mon coeur se déchire, et, pourtant, je ne meurs pas! Peut-être mon heure n'est-elle pas venue encore. Et puis, ce qui me rattache à cette misérable vie, c'est de me pencher sur le petit lit de l'enfant. Si je meurs, qui prendra soin d'elle? Il faut que je vive... Elle a cinq ans. Si tu pouvais la voir, ô mon François! En ce moment, elle dort, paisible, confiante... elle sait que sa mère veille sur elle. Ses cheveux dénoués, épars sur l'oreiller, lui font une auréole blonde; ses lèvres sourient. C'est ta fille, ô mon cher époux! Aujourd'hui, François, ton mariage a été célébré. Toute la pauvre rue que j'habite parle de la pompe de cette cérémonie et dit que Mme Diane est la digne épouse d'un fier seigneur tel que toi... hélas! n'étais-je donc pas digne d'assurer ton bonheur? Aujourd'hui, tout est bien fini. La dernière lueur d'espérance qui vacillait dans mon âme vient de s'éteindre. Le jour où ton père me chassa, broya mon coeur comme s'il l'eût saisi dans son gantelet des jours de bataille, le jour où, presque folle, je sortis en trébuchant de cet hôtel où, pour te sauver, je venais de signer ma pauvre déchéance, le jour où, éperdue, agonisante, je m'enfonçai dans le noir Paris, ma fille dans mes bras, ce jour-là, François, je crus avoir franchi les limites de la douleur humaine... Hélas! Je n'avais pas encore vécu la présente journée!... Aujourd'hui, c'est fini: tout est noir en moi. C'est fini, François! pourtant, un indissoluble lien te rattache à moi. Ton enfant vit. Ton enfant vivra. C'est pour elle que j'ai déchiré mes lèvres qui voulaient parler, c'est pour elle que j'ai gravi les calvaires de désespoir, c'est pour elle que j'ai subi le martyre... Ta fille vivra, François! Je devais me taire pour ma fille. Aujourd'hui, pour ma fille, je dois parler... T'ai-je dit qu'elle s'appelle Loïse?... La chère enfant porte admirablement ce joli nom. Que j'aie été frappée, moi, je l'admets. Que ma vie soit brisée, que je sois déchue de mon titre d'épouse sans avoir mérité ce suprême affront, soit! Mais je veux que Loïse soit heureuse: tout ce qui me reste de vie, force, volonté, énergie, pensée, tout est là! Je ne veux pas que Loïse soit injustement frappée comme je l'ai été. Pour cela, il faut que tu puisses ouvrir ton coeur à ta fille. Il faut qu'elle puisse entrer la tête haute dans ta maison, il faut que Loïse puisse prendre à ton foyer la place qui lui est due! Et pour cela, mon cher époux, il faut que tu saches la terrible, la solennelle vérité... Je t'appelle encore mon époux. Car tu demeureras tel jusqu'à la fin de mes jours. Or, il faut que tu saches l'abominable crime qui nous a séparés. Tu vas tout savoir: et que ton père fut cruel, et que ton frère fut criminel, et que ton amante, ton épouse peut porter fièrement ton nom, et que ta fille a le droit de venir s'asseoir dans la maison des Montmorency. Cette lettre, François, je l'écris parce qu'il faut que la vérité éclate. Mais pour l'envoyer, pour te la faire parvenir, j'attends trois choses: La première, c'est que ton père soit mort. Car c'est sur toi que le connétable ferait tomber le poids de sa haine s'il apprenait que le fatal secret t'est connu. La deuxième, c'est que ma fille... ta Loïse... soit en âge de défendre ma mémoire et de parler hardiment comme il convient à une Montmorency, fille d'une de Piennes, héritière irréprochable des Montmorency. La troisième, c'est que je me sente sur ma mort, ou qu'un grave péril menace notre enfant. Tant que ces trois conditions ne seront pas remplies, ô mon François, je veux demeurer dans mon ombre, heureuse encore de pouvoir me dire qu'en me taisant j'assure la paix et le bonheur de l'homme que j'ai tant aimé... Car ma vie à moi ne compte plus. Mais ce qui compte, François, c'est la vie et le bonheur de notre enfant. Lorsque tu recevras cette lettre, Loïse sera assez grande pour te parler. Ton père sera mort, et je n'aurai plus rien à redouter de ce côté pour toi... Mais à ce moment-là aussi... ou je serai mourante, ou un danger sera sûr la tête de Loïse. Dans les deux cas, François, la volonté suprême de ton amante, de ton épouse, est que tu reportes sur Loïse cette affection dont j'étais si fière, que tu coures à son secours, que tu la prennes avec toi, que tu lui rendes le nom auquel elle n'a cessé d'avoir droit, puisqu'elle est née quand j'étais ta femme, que tu lui fasses enfin l'existence qui doit être la sienne: celle d'une héritière directe des Montmorency. Et maintenant, François, mon amant, mon cher époux, voici l'affreux secret. Tout notre malheur tient dans ces mots: Ton frère Henri m'aimait. Il ne craignit pas de me l'avouer. Mais j'espérais que la droiture finirait par l'emporter chez cet homme si jeune encore. J'espérais que mon amour pour toi me couvrirait contre l'injure de son amour à lui. Je me tus pour ne pas déchaîner la guerre dans une illustre famille. La nuit de ton départ pour la guerre, une confidence était sur mes lèvres... Tu sais quels événements précipités se produisirent, et que notre mariage eut lieu... Le lendemain, je t'attendis vainement: tu étais parti! La confidence qui était sur mes lèvres, la voici, mon François: j'étais enceinte, j'allais te donner un enfant! Cet enfant vint au monde pendant que tu te battais... c'est notre Loïse. Dans ces mois terribles où je te crus mort; où je faillis mourir moi-même, ton frère disparut, et j'espérai qu'il s'était éloigné pour toujours. Un jour, ma fille me fut enlevée. Et comme éperdue je la cherchais, ton frère m'apparut, m'annonça ton retour, et en même temps me dit qu'il connaissait l'homme qui avait enlevé Loïse. Et comme je demeurais toute palpitante du bonheur de te savoir vivant, comme je demandais quelle folie pouvait pousser ton frère, alors, François, s'ouvrit devant mes yeux l'abîme où j'allais m'engloutir. Notre Loïse était entre les mains d'un homme payé par ton frère... un misérable qui s'appelait le chevalier de Pardaillan. Ce monstre devait, sur un seul signe de ton frère, égorger la pauvre petite créature... ta fille, François... ce cher petit ange... Et ce signe, ton frère devait le faire au chevalier de Pardaillan si j'avais le malheur de prononcer une seule parole devant toi, tandis que je serais accusée... accusée de forfaiture par ton propre frère! Tu sais maintenant pourquoi je me tus lorsque ton frère m'accusa!... Je me tus, François! Et pourtant, mon âme hurlait de désespoir, ma chair criait sa souffrance! Je me tus, et la nature prit pitié de moi sans doute... car je m'évanouis et, lorsque je revins à moi, tu avais disparu... J'étais condamnée! mais Loïse, ta fille, était sauvée! Ah! François! maudit soit à jamais l'être abominable qui porte ton nom... ton frère... Maudit soit ce Pardaillan, ce complice hideux qui avait accepté l'effroyable besogne!... Mais il faut que tu saches le reste. Toi parti, ma fille me fut rendue par un inconnu; je courus à Montmorency pour te dire tout: tu étais en route pour Paris! Je courus à Paris... je vis le connétable... Et le connétable qui sut toute la vérité par moi me donna à choisir: Ou je renoncerais à mon titre d'épouse, ou tu serais enfermé au Temple pour la vie! Je signai!... Et je disparus, meurtrie, brisée... mais ma fille me restait! j'ai vécu pour elle! je vivrai pour elle... Maintenant, mon cher époux, tu sais l'effrayante vérité. Je te jure que, si j'avais été seule frappée, je serais morte, emportant le terrible secret dans la tombe. Ce secret, je l'écris. Je te le ferai parvenir à l'heure de ma mort; en mourant, je veux être sûre que ta Loïse va reprendre le rang auquel elle a droit, et qu'une vie de bonheur va s'ouvrir devant elle. Accours donc, ô mon époux! Quelle que soit l'année, quel que soit le jour, quelle que soit l'heure où j'aurai décidé de te faire parvenir cette lettre, où tu l'auras reçue, accours, suis le messager que je t'enverrai..., accours auprès de ta femme innocente qui n'a jamais cessé d'être digne de toi et de t'adorer, près de ta fille, ta Loïse, que je veux remettre dans les bras de son père!... Jeanne de PIENNES, Duchesse de Montmorency. Telle était la lettre que venait de lire le chevalier de Pardaillan! Par une sorte de culte touchant, de révolte peut-être, par une conscience de son droit moral et de sa parfaite innocence, la malheureuse Jeanne l'avait signée de son titre: duchesse de Montmorency. Pendant quelques minutes, le jeune homme demeura immobile, comme s'il eût appris quelque catastrophe. Et en effet, c'était une catastrophe qui s'abattait sur lui. Il pleurait silencieusement, les larmes coulaient le long de ses joues sans qu'il songeât à les essuyer. Duchesse de Montmorency!... Loïse est la fille des Montmorency!... Cette sourde exclamation révélait une partie de son amertume. En effet, Pardaillan, pauvre hère, sans sou ni maille, eût pu épouser Loïse, fille d'une modeste ouvrière. Mais Loïse, fille du maréchal de Montmorency, ne pouvait devenir l'épouse du pauvre chevalier. Il faut bien se rendre compte de ce que ce nom de Montmorency évoquait alors de formidable puissance et de splendeur. Avec le connétable, cette maison, l'une des plus fières de la noblesse du royaume, avait connu l'apogée de la grandeur. Le connétable mort, le nom gardait encore tout son prestige. Et si l'on songe que François était devenu le chef d'un puissant parti qui faisait échec aux Guises d'une part, et au roi, d'autre part, on comprendra que Pardaillan éprouvât une sorte de vertige quand il mesurait la distance qui le séparait maintenant de Loïse. --Tout est fini! murmura-t-il en répétant la parole désespérée qu'il avait lue dans la lettre de la Dame en noir, c'est-à-dire de Jeanne de Piennes... Par moments, pourtant, il semblait au chevalier qu'un peu d'espoir rentrait dans son coeur. Si Loïse l'aimait! Si elle ne se laissait pas éblouir par la situation nouvelle qui l'attendait!... --Mais non, pauvre fou! reprenait-il aussitôt. Lors même que Loïse m'aimerait, est-ce que son père peut consentir à une telle mésalliance! Que suis-je? Moins que rien, presque un truand aux yeux de beaucoup; un aventurier sans feu ni lieu; je ne possède au monde que mon épée, mon cheval et mon chien... Il se leva et fit quelques pas rapides dans la chambre. --Oh! fit-il en serrant les poings, j'oubliais encore cela. Non seulement Loïse ne peut pas être à moi, non seulement elle ne m'aime pas, selon toute vraisemblance, mais encore elle doit me haïr!... Le jour où sa mère lui dira ce que mon père a fait, le jour où elle saura que je m'appelle Pardaillan, quels sentiments pourra-t-elle avoir pour moi, sinon ceux d'une répulsion instinctive? Il aimait Loïse et son père avait enlevé cette même Loïse pour une monstrueuse besogne!... Il ne pouvait y avoir que haine et mépris dans le coeur de Loïse pour le vieux Pardaillan... et pour son fils! --Eh bien, s'écria-t-il sourdement, puisqu'il en est ainsi, puisque tout nous sépare, puisqu'elle doit me haïr, pourquoi m'occuperais-je d'elle encore?... Oui! pourquoi porterais-je cette lettre?... Et que me fait à moi Mme la duchesse de Montmorency, qui maudit mon père, qui me maudira moi-même?... Et que me fait sa fille?... Elles sont malheureuses! Eh bien, que d'autres courent à leur secours! Une étrange exaltation bouleversait le jeune homme. Il se promenait à grand pas, gesticulait, lui si sobre de gestes, parlait à haute voix. Il résumait sa situation. Elle était effrayante. Il avait contre lui la reine Catherine, il avait contre lui le duc d'Anjou et ses mignons qu'il avait gravement offensés; il avait contre lui le duc de Guise que Guitalens s'empresserait, sans doute, de mettre au courant de ce qui s'était passé à la Bastille!... Il éclata d'un rire amer. --J'oubliais!... Dans la nomenclature de mes ennemis, j'oubliais Montmorency! Peste! ce n'est pas là le moindre et, lorsque Mme de Piennes lui aura répété ce que mon père a tenté contre sa fille, je serai bien étonné si ce digne seigneur ne cherche pas à m'achever au cas où la Médicis ne m'aurait pas déjà fait jeter dans quelque basse fosse! au cas où les mignons ne m'auraient pas poignardé au détour de quelque ruelle! En garde, messieurs! Gardez-vous, je me garde!... Et, tirant son épée, dans un de ces gestes flamboyants qui lui étaient familiers, Pardaillan se fendit cinq ou six fois contre le mur... --Hé! Seigneur Jésus, à qui en avez-vous, monsieur le chevalier! Et Mme Huguette Grégoire apparut en prononçant ces mots de sa voix douée et câline: --Je venais... pour ceci... Ceci? fit Pardaillan qui examina du coin de l'oeil un sac rebondi que l'hôtesse déposait sur le coin de la table. --Oui, monsieur le chevalier. Lorsque vous avez été arrêté.. vous avez oublié votre argent... là... Alors, vous comprenez... je vous l'ai gardé... et je vous le rapporte! --Madame Huguette, vous mentez. --Moi, grand Dieu!... Je vous jure... --Ne jurez pas: c'est votre mari maître Landry, qui a raflé mes pauvres écus; et, vous, bonne hôtesse, vous me les rapportez!... Madame Grégoire, vous avez eu tort: cet argent, je le devais à maître Grégoire. Je ne l'ai pas oublié: je l'ai laissé pour lui. --Mais qu'allez-vous devenir?... Partageons, au moins! --Ma chère Huguette, sachez une chose: c'est que je ne me sens jamais aussi riche que lorsque je n'ai pas le sou. D'ailleurs, il me reste cette agrafe, ajouta-t-il en désignant le bijou que lui avait envoyé la reine de Navarre et qui était fixé à son chapeau. Huguette reprit le sac en soupirant. --Mais, continua le chevalier, je ne vous en aime pas moins... vous avez bon coeur, Huguette... vous êtes aussi bonne que belle... Ah! Huguette, je crois, décidément, que je vous adore!... Huguette baissa la tête et deux larmes perlèrent à ses cils. --Quoi! vous pleurez, Huguette? s'écria Pardaillan avec la même fièvre, tandis que le désespoir éclatait dans ses yeux; vous pleurez! au moment où je vous jure que je vous aime!... Huguette, doucement, se dégagea des bras de Pardaillan. --Comme vous devez souffrir! murmura-t-elle. Pardaillan tressaillit. --Moi! souffrir? Où prenez-vous que je souffre? Huguette releva ses beaux yeux sur le jeune homme. --Je pense, dit-elle avec mélancolie, que vous avez beaucoup de chagrin. Oh! ne riez pas ainsi. Vous me faites mal, et vous vous faites plus de mal encore à vous-même! Oui, monsieur le chevalier, vous avez le coeur gros... parce que vous aimez... Croyez-vous donc que je ne m'en sois pas aperçue?... Pardonnez-moi, je vous ai guetté... je vous ai vu passer des heures et des heures à cette fenêtre, le regard fixé sur la petite fenêtre d'en face... Vous aimez... vous avez laissé là votre coeur... et celle qui a disparu l'a emporté avec elle... Et vous croyez, pauvre jeune homme, qu'on ne vous aime pas... Eh bien, détrompez-vous... on vous aime... --Comment le savez-vous? --Je le sais, monsieur, parce que, si je vous ai guetté, je l'ai guettée, elle aussi! Je le sais, parce qu'il est facile de tromper un indifférent, mais qu'il est impossible de tromper une femme... jalouse... une femme qui aime! Pardaillan n'entendit pas ces mots puisqu'ils ne furent pas prononcés, mais il comprit. --Huguette, vous êtes un ange... --Vous l'aimez donc bien? fit Huguette à voix basse. Il ne répondit pas et étreignit convulsivement les mains de l'hôtesse. Nous ne savons vraiment pas trop comment cette scène se serait terminée, si la voix de maître Landry, qui appelait sa femme d'en bas, ne se fût fait entendre. Huguette se sauva légèrement, à demi heureuse, à demi désolée. --Pauvre Huguette! songea Pardaillan. Elle m'aime et pourtant elle cherchait à me consoler en me trompant. Mais c'est fini maintenant. Loïse ne m'aime pas, ne peut pas m'aimer. Eh bien, je ne l'aime plus! Je redeviens libre... libre de mon coeur, de ma pensée, de mes pas... Au diable Paris!... Demain, je me mets à la recherche de mon père!... Et quant à cette lettre... cette lettre... elle arrivera à son adresse comme elle pourra!... En disant ces mots, Pardaillan saisit la lettre de Jeanne de Piennes, la recacheta vivement, la fourra dans son pourpoint d'un mouvement rageur et s'élança au-dehors, bien résolu à ne plus s'inquiéter de rien de ce qui concernait Loïse et sa mère, et tous les Montmorency de France. Ce que fit Pardaillan dans cette journée, il est probable qu'il l'ignora toujours lui-même. On le vit dans deux ou trois cabarets où il était connu. Il ne prenait aucun soin de se cacher. Pourtant, sa position était effrayante. Vers cinq heures, il se retrouva calme, de sang-froid, maître de lui. Il regarda autour de lui, et se vit non loin de la Seine, presque en face du Louvre, devant un somptueux hôtel. --L'hôtel de Montmorency!... Je n'irai pas, certes!... Presque en même temps, Pardaillan s'approchait de la grande porte, et furieusement heurtait le marteau!... XXI LE CONFESSEUR La veille de ce jour où le chevalier de Pardaillan sortit de la Bastille grâce à la jolie ruse qu'il avait imaginée et où, malgré sa ferme résolution, il s'était trouvé devant l'hôtel Montmorency, une scène importante s'était passée dans l'église Saint-Germain-l'Auxerrois. Il était environ neuf heures du soir. Le prédicateur venait d'achever son sermon devant une foule énorme qui avait envahi la basilique. Ce prédicateur était un moine superbe, de haute taille et de grande allure. Il portait avec une sorte de distinction théâtrale le costume noir et blanc de carme. On l'appelait le révérend Panigarola. Ce moine, malgré sa jeunesse, produisait une impression d'ascétisme sévère qui corrigeait fort à propos l'enthousiasme assez peu religieux qu'il soulevait chez ses belles auditrices. Il était, d'ailleurs, d'une remarquable beauté; il possédait l'art du geste, ce grand geste des bras levés vers les voûtes lointaines et qui s'abaissent tout à coup pour menacer ou pour bénir. Mais ce qu'on admirait le plus en lui, c'était la véhémence de ses attaques qui n'épargnaient pas même le roi. Ce Panigarola prêchait ouvertement la guerre à l'hérésie et l'extermination des huguenots. Il englobait dans la même haine la reine de Navarre, Jeanne d'Albret, son fils Henri, le prince de Condé, l'amiral Coligny, enfin tous les huguenots et ceux qui, comme le roi Charles IX, avaient la faiblesse de les tolérer. Panigarola inspirait une curiosité passionnée aux femmes qui l'écoutaient. Pour quelques-unes et surtout pour les femmes du peuple, c'était un saint homme que la reine Catherine avait fait venir d'Italie pour sauver la France et racheter ses péchés. Mais pour la plupart des nobles dames qui suivaient ses sermons, c'était plus et mieux qu'un saint: c'était un homme qui avait beaucoup péché, et auquel, selon le précepte de l'évangile, elles pardonnaient beaucoup. Elles l'avaient connu naguère, le brillant marquis de Pani-Garola! Il était de toutes les fêtes; c'était alors un rude spadassin qui avait sur la conscience une demi-douzaine de morts; un coureur de cabarets, un de ces mignons bretteurs dont l'insolence, le luxe et la force étonnaient le pauvre monde. Puis, tout à coup, il avait disparu. Et voici qu'on le retrouvait sous la robe de carme, plus beau que jamais, plus flamboyant, mais l'anathème aux lèvres, alors qu'autrefois ces lèvres n'avaient eu que des sourires. La foule, lentement, s'écoula et se répandit au-dehors en criant: --Mort aux huguenots! Il ne resta qu'une quinzaine de femmes qui se mirent en prière autour d'un confessionnal. Mais un bedeau vint les prévenir que le révérend, très fatigué ce soir-là, n'entendrait aucune de ses pénitentes. L'une, jeune et belle autant qu'on pouvait en juger sous les grands voiles noirs dont elle était couverte, était affaissée sur un prie-Dieu; parfois un frisson l'agitait. Lorsque le moine traversa l'église en glissant silencieusement, sa compagne la poussa du coude et murmura: --Le voici qui vient, Alice! Alice de Lux releva la tête et frémit. Panigarola passa près de la pénitente et s'enferma dans le confessionnal. --Eh bien? fit à voix basse la compagne d'Alice. --Laura... maintenant, je n'ose plus, répondit la jeune fille d'une voix tremblante. Tu n'as pas prononcé mon nom, au moins? Alice s'approcha du confessionnal et s'agenouilla. Elle était séparée du moine par un treillis en bois léger; en outre, ses voiles cachaient son visage; enfin, l'obscurité était assez grande pour qu'elle ne pût distinguer nettement le confesseur. --Je vous écoute, madame... Un court débat se fit en elle, et, tout à coup, sourdement, elle dit: --Marquis de Pani-Garola, je suis Alice de Lux. Je suis la femme que vous avez aimée, que vous aimez peut-être encore... et cette femme vient à vous en suppliante... --Je vous écoute, madame, répondit le moine de la même voix indifférente. Alice tressaillit de terreur. Il lui sembla comprendre que, derrière ce grillage, ce n'était pas un homme qui l'écoutait, mais une statue impassible. --Clément, fit-elle avec ardeur, ne reconnaissez-vous pas ma voix?... --Il n'y a plus de Clément, madame, pas plus qu'il n'y a de marquis de Pani-Garola. Il n'y a devant vous qu'un homme de Dieu qui vous entendra en Dieu et qui suppliera Dieu d'avoir pitié de vous, si vous méritez cette pitié... --Oh! balbutia Alice avec un désespoir concentré, il est impossible que vous ayez oublié notre amour. --Madame, si vous me parlez ainsi, je serai obligé de me retirer. --Non, non, restez! Il faut que je vous parle!... --Faites-le donc comme si vous parliez à Dieu... --Soit!... Eh bien, écoutez-moi, mon révérend père... et vous me direz si j'ai assez expié mes fautes et mes crimes, et si le bras de Dieu qui s'est appesanti sur moi ne m'a pas assez frappée! --Je vous écoute, ma fille. --Je vais vous raconter la faute d'abord; puis je vous raconterai l'expiation. Ainsi, vous pourrez juger. J'avais à peine seize ans. J'étais belle. Une grande reine m'avait distinguée et m'avait prise parmi ses filles d'honneur. Et comme j'étais orpheline, comme je n'avais plus ni père ni mère, ni famille, cette reine m'assura qu'elle serait ma mère et me tiendrait lieu de famille... --A cette époque, beaucoup de jeunes seigneurs me dirent qu'ils m'aimaient... mais moi, je n'en aimais aucun. Je n'aimais personne!... j'aimais le luxe... j'aimais les dentelles, j'aimais les bijoux... et j'étais pauvre... La reine dont je vous parle me promit non pas seulement le luxe, mais la richesse; je lui ai promis de lui obéir aveuglément... Ce fut là mon premier crime; la vue de quelques écrins remplis de diamants m'affola et, pour les posséder, pour m'en orner à ma guise, j'eusse signé un pacte avec Satan... Hélas! le pacte fut signé... un jour, la reine me fit venir dans son oratoire... elle ouvrit devant moi un tiroir resplendissant de perles, d'émeraudes, de rubis, de diamants... et elle me dit que tout cela était à moi si je lui obéissais... Enfiévrée, les joues en feu, l'âme bouleversée, je m'écriai: «Que faut-il faire? Majesté!...» La reine sourit, me prit par la main, me conduisit dans une pièce qui précédait son oratoire et souleva une tenture: derrière la tenture c'était la grande galerie qui attenait aux appartements du roi.. là se promenaient les gentilshommes que je connaissais tous. Elle m'en désigna un et me dit: «Fais-toi aimer de cet homme!» --Un mois plus tard, continua Alice, si bas que le moine l'entendit à peine, j'étais la maîtresse de ce gentilhomme... Alors, sans un geste, le moine demanda: --Comment s'appelait cet homme? --Oui! Vous voulez dire que j'ai eu tant d'amants qu'il faut préciser, n'est-ce pas! Eh bien, il s'appelait Clément-Jacques de Pani-Garola. Il était marquis. Il arrivait d'Italie. Vous avez dû le connaître un peu, mon père! --Continuez, ma fille, dit tranquillement le moine. Cet homme vous l'aimiez sans doute? Eh bien, si c'est là toute votre faute, je puis vous garantir que Dieu vous pardonnera, comme je suis prêt à vous absoudre... --Vous me raillez. Eh bien, soit encore. Raillez, mais écoutez: Ce gentilhomme, je ne l'aimais pas! --Et lui? demanda sourdement le moine. --Lui!... il m'aima, il m'adora, du moins, je crois qu'il en fut ainsi... Quoi qu'il en soit, mon révérend, un an après que j'eus reçu de la reine l'ordre que je vous ai exposé, je devins mère... L'enfant vint au monde dans une petite maison de la rue de la Hache que la reine m'avait donnée... Cette naissance demeura secrète... le père emporta le nouveau-né... --Je comprends, dit le moine en grinçant des dents. Un tardif sentiment maternel a éclos dans votre coeur, le remords vous ronge, et vous voulez savoir ce qu'est devenu l'enfant... Je puis vous renseigner sur ce point... je le vois tous les jours! --L'enfant n'est donc pas mort!... gémit Alice dans un spasme d'épouvante. Vous m'avez donc menti! Parlez! --Dieu permit que l'enfant vécût. Peut-être voulait-il en faire l'instrument de ses justes colères!... Le père, ce marquis, ce brillant et naïf gentilhomme, l'emporta, comme vous dites, le confia à une nourrice et lui donna un nom... --Lequel? demanda Alice dans un souffle. --Celui qu'il portait lui-même. L'enfant s'appelle Jacques-Clément... --Où est-il? Où est-il? râla la mère. --Il est élevé dans un couvent de Paris... Je vous l'ai dit: c'est un enfant du Seigneur... et peut-être le Seigneur le réserve-t-il pour quelque héroïque aventure. Est-ce là ce que vous vouliez savoir? Écrasée, Alice garda le silence. Le moine, d'une voix âpre, comme éraillée par les puissantes émotions qui se déchaînaient en lui, continua: --Vous avez voulu me parler, Alice! Eh bien, vous m'entendrez à votre tour! Vous êtes venue troubler la paix qui commençait à s'étendre comme un suaire sur mon misérable coeur... Ah! vous avez cru que l'enfant était mort, et, repentante peut-être, vous êtes venue me demander l'absolution du crime qui ne fut pas commis. Il ne vit pas le geste de dénégation désespérée que fit Alice, et poursuivit: --Vous êtes-vous demandé pourquoi ce crime fut médité? Avez-vous cherché à savoir pourquoi, ayant emporté l'enfant, je ne reparus plus auprès de la mère, pourquoi je descendis dans l'enfer de l'orgie, et pourquoi enfin je me suis jeté dans ce gouffre qui s'appelle un couvent!... --Clément! bégaya la jeune fille, non seulement je me le suis demandé, mais je l'ai su presque aussitôt! Et c'est là ce qui m'amène à vos pieds! Le moine tressaillit. --Voyons! Parlez! gronda-t-il. Racontez-moi ce que vous avez appris... Dites-moi surtout les origines du crime, si vous voulez que je mesure le mal et l'expiation! Alors, Alice de Lux, d'une voix entrecoupée, à peine perceptible, commença. --La reine supposait que le parti de Montmorency avait cherché des alliances en Italie. Elle savait que vous aviez passé par Vérone, Mantoue, Parme et Venise. On vous avait vu avec François, maréchal de Montmorency... La reine voulut avoir la preuve de cette conspiration, et c'est pour cela que je devins votre maîtresse... Voilà l'origine du crime. --Oui! fit le moine. Le crime lui-même, à présent. --Une nuit que vous dormiez profondément, harassé de mes caresses, je profitai de votre sommeil pour... Elle s'arrêta, palpitante. --Vous n'osez achever. J'achèverai, moi! gronda Panigarola. Vous profitâtes de mon sommeil pour me voler mes papiers... et, le lendemain matin, ils étaient entre les mains de Catherine de Médicis! --Je m'aperçus tout de suite de ce qui était arrivé, continua le moine. Et en peu de jours j'acquis la certitude que la femme que j'adorais était une misérable espionne!... --Grâce! gémit Alice. Je me suis repentie... --Heureusement, ces papiers étaient insignifiants. Le maréchal de Montmorency n'en dut pas moins prendre la fuite. La vie d'une douzaine d'hommes tint à un fil. Je ne vous parle pas de la mienne! --Grâce! Taisez-vous!... --Un mois après, vous accouchiez... Moi, pendant ces mortelles journées, j'avais étudié ma vengeance... --Effroyable vengeance! cria presque la jeune fille. Vous avez profité de l'état de faiblesse où je me trouvais, du délire de la fièvre, pour me faire écrire et signer une lettre que vous m'avez dictée mot à mot! Et dans cette lettre, je m'accusais moi-même d'avoir tué mon enfant!... --N'était-ce pas convenu! Dites! N'avez-vous pas consenti à ce que j'emporte l'enfant pour le tuer?... Amante perfide, mère sans coeur, c'est vous qui maintenant m'accusez!... --Non! Non! gémit Alice terrorisée, je n'accuse pas, je supplie!... Votre vengeance fut juste, mais comme elle fut terrible!... Cette lettre que j'écrivis sous votre dictée! Cette lettre qui me livre au bourreau! Cette lettre qui fait de moi une fiancée du gibet! C'est à Catherine de Médicis que vous l'avez remise! --Oui! dit le moine avec une netteté glaciale... --Et sais-tu ce qui en est résulté! Dis! Le sais-tu!... Il en est résulté que je suis devenue entre les mains de la reine un instrument d'infamie! que je dus entreprendre de devenir la maîtresse de François de Montmorency! que, n'ayant pas réussi à séduire cet homme qui passe dans la vie comme un spectre glacé, je dus séduire son propre frère, Henri! Je ne parle pas de mes autres amants! mais je te dis que je vis dans la plus hideuse abjection, et que c'en est trop, que je ne puis aller plus loin!... --Eh bien, fit le moine avec un sourire livide, qui vous empêche de vous libérer!... Puisque vous savez maintenant que le crime ne fut pas commis, que l'enfant est vivant!... --Oh! c'est affreux! sanglota la malheureuse. Votre vengeance est atroce!... --Vous aviez adopté un métier: j'ai cherché le moyen de vous obliger à le continuer, voilà tout! --Sans pitié!... oh! il est sans pitié!... --Qui vous dit que je sois sans pitié! s'écria Panigarola. M'avez-vous jamais rien demandé? Alice frémit. Un espoir furieux fit irruption dans cette âme de ténèbre. --Oh! bégaya-t-elle, si cela était possible! --Dites-moi ce que je puis faire pour vous. --Clément, vous pouvez me sauver! Vous pouvez m'arracher à la honte, au désespoir, à la mort! Et il suffit pour cela que vous prononciez un mot! Clément, je t'ai fait beaucoup de mal... sois grand... sois généreux... pardonne... --Que puis-je faire pour vous sauver? répéta le moine. --Tu peux tout!... ô Clément, c'est en suppliante que je suis venue... songe que tu m'as aimée... Ecoute... je ne sais quel pacte te lie maintenant à Catherine... mais je la connais... je sais beaucoup de ses secrets... je sais qu'autant elle te soupçonnait jadis, autant elle t'admire à présent... Elle ne peut rien te refuser. Clément!... Dis un mot... et elle te rendra la fatale, l'horrible lettre. --C'est cela que vous êtes venue me demander! --Oui!... répondit-elle d'un souffle d'angoisse. --Vous ne vous trompez pas, reprit le moine avec une sorte de gravité. Je puis beaucoup sur l'esprit de la reine. Je demanderai donc cette lettre... A une condition... --Parle!... oh! tout ce que tu voudras! --Simplement ceci: prouvez-moi qu'il est utile que cette lettre vous soit rendue... j'entends utile pour vous! Un effroi soudain agrandit les yeux d'Alice. Elle balbutia: --Mais ne vous ai-je pas dit... tout ce que je souffre!... --Ce ne peut être là une raison valable. --Je vous jure!... --Allons! je vois qu'il va falloir que je vous arrache moi-même votre confession... Si vous voulez votre liberté, Alice, si vous souffrez dans votre corps que vous livrez et dans votre coeur noyé de honte, c'est qu'enfin vous aimez! Enfin!... Est-ce vrai?... Faut-il vous dire le nom de celui que vous aimez?... Il s'appelle le comte de Marillac!... Si cela est vrai, il faut évidemment que vous soyez libérée. --Eh bien, oui! c'est vrai! haleta l'espionne en joignant les mains. J'aime! Pour la première fois de ma vie, j'aime avec tout mon coeur et toute mon âme!... Laisse-moi aimer! que t'importe ce que je puis devenir! Tu t'es vengé! J'ai souffert, j'ai expié... je disparaîtrai... ô mon Clément... rappelle-toi que tu m'as aimée... rappelle-toi que, dans mon indignité, mon coeur s'est ému pour toi... Sauve-moi... Panigarola demeura quelques instants silencieux. --Vous vous taisez? implora la jeune fille. --Je vais vous répondre, dit le carme d'une voix si rauque et si brisée qu'à peine Alice la reconnut-elle... Vous me demandez d'aller trouver Catherine et d'obtenir la lettre accusatrice? Eh bien, c'est impossible. Je ne suis pas en faveur auprès de la reine comme vous le pensez et comme je vous le disais moi-même, pour vous encourager à développer toute votre pensée. Il y a très longtemps que je n'ai vu la reine, et il est probable que je ne la verrai jamais. L'accent du moine était morne. Il parlait d'une voix pâle, si l'on peut dire. Évidemment, sa pensée était ailleurs. Alice demeurait stupéfaite, foudroyée sans comprendre. --Vous refusez de me sauver! murmura-t-elle. --Vous sauver! grondait le moine incapable de se contenir plus longtemps. C'est-à-dire, du fond de mon malheur, contempler votre félicité qui serait mon oeuvre! C'est-à-dire vous permettre d'aimer ce Marillac!... Alice jeta une plainte étouffée. Le moine se révélait à elle. Ce n'était pas le confesseur Panigarola, l'homme apaisé par la prière, le religieux miséricordieux... c'était encore et toujours ce marquis de Pani-Garola, ce gentilhomme aux passions dévorantes qu'elle avait connu! Elle se raidit contre le désespoir. Car maintenant une nouvelle terreur lui venait. Comment Panigarola savait-il le nom de celui qu'elle appelait son fiancé? Le moine lui-même allait le lui apprendre: --Croyez-vous que je vous ai perdue de vue un seul instant! Du fond de mon cloître, je vous ai suivie pas à pas. J'ai vu vos gestes, j'ai entendu vos paroles; il n'est pas un de vos actes, c'est-à-dire pas une de vos trahisons, dont je ne pourrais vous refaire l'histoire; je pourrais vous citer tous vos amants l'un après l'autre!... Mais ne croyez pas que j'ai été jaloux. En vous livrant à la reine, je savais ce que je faisais! Et c'était ma vengeance, cela! Vous venez à moi, et c'est moi que vous voulez faire l'artisan de votre bonheur! Quoi! Je vous révèle l'existence de votre enfant! J'essaie de réveiller en vous un sentiment humain capable de vous valoir l'oubli à défaut de ma pitié! Et vous ne songez qu'à votre amour! Insensée! Tu dis que c'est l'absolution de tes crimes que tu es venue chercher ici! Dis plutôt une malédiction! Le moine s'était levé. Il était sorti du confessionnal. Ses bras se levaient vers le maître-autel dans un geste d'imprécation... Et ce fut ainsi qu'il s'en alla, glissa comme un fantôme, secoué de rauques sanglots, et s'évanouit au fond des ténèbres, laissant Alice renversée en arrière, évanouie... Alors, la vieille Laura, avec un sourire au coin de ses lèvres minces, accourut auprès d'Alice de Lux. --Fuyons, dit-elle avec un morne désespoir. Fuyons! C'est ici le séjour de l'horreur, du crime et de la damnation! Alice de Lux passa une nuit affreuse. Mais telle était l'énergie morale de cette femme qu'elle ne perdit pas un instant à se lamenter. --Lutter jusqu'au bout! dit-elle en frémissant. Si son ancien amant avait eu pitié d'elle, si le moine avait arraché à Catherine de Médicis la terrible lettre qui la faisait son esclave, son plan était de ne plus retourner au Louvre que pour dire à la reine: --Jusqu'ici, je vous ai servie. Maintenant, je reprends ma liberté. Je ne vous demande rien que votre neutralité, je n'espère rien que d'être oubliée de vous. Tout ce rêve de liberté, de bonheur, s'écroulait. Il fallait reprendre la chaîne. Il fallait au plus tôt se rendre au Louvre, d'après les ordres qu'elle avait reçus. Le lendemain matin, Alice de Lux avait repris son visage impassible. Avec l'aide de Laura, elle s'habilla soigneusement et, accompagnée de la vieille femme, se rendit au Louvre. Bientôt elle parvint dans les appartements privés de la reine. Catherine de Médicis fut prévenue que Mlle Alice de Lux, de retour d'un long voyage, sollicitait l'honneur de lui présenter ses devoirs. Elle fit répondre qu'elle recevrait Alice dès qu'elle serait libre et que sa fille d'honneur eût à ne pas s'éloigner du Louvre tant qu'elle ne l'aurait pas vue. Catherine était en effet en conférence avec son confident, son ancien amant, son véritable ami, l'astrologue Ruggieri. Catherine avait pleine confiance dans la science de Ruggieri. Et Ruggieri lui-même n'était pas un charlatan. Il considérait l'astrologie comme la seule science qui valût d'être étudiée. Au moment où nous pénétrons dans le cabinet de la reine, Ruggieri prenait congé d'elle. --Ainsi, disait l'astrologue, c'est la paix? --Oui, René, la paix... la paix qui est parfois une arme plus redoutable que la guerre. --Et vous pensez que Jeanne d'Albret viendra à Paris? --Elle viendra, René. --Coligny? --Il viendra. Condé, Henri de Béarn viendront... Songe donc à ce que je t'ai recommandée. --Répandre le bruit que la reine de Navarre est malade? --C'est cela, mon bon René, dit Catherine avec un sourire, et je puis t'assurer qu'elle est bien malade. Mais ce n'est pas tout... Tu oublies le principal. --Répandre le bruit que Jeanne d'Albret a un autre enfant qu'Henri! fit Ruggieri en pâlissant. --Oui, un enfant qui est même plus âgé qu'Henri de Béarn... et qui aurait bien des droits... si Henri venait à disparaître... tu le connais! ajouta-t-elle en fixant un regard dominateur sur l'astrologue. Celui-ci courba la tête et murmura dans un soupir. --Mon fils!... Puis se redressant: --Une calomnie, Catherine! --Oui, une calomnie, René!... --Personne ne voudra croire, fit-il en hochant la tête. --Le mensonge est l'arme des forts, l'arme de ceux qui ont regardé la vie face à face et ont dit à la vie: tu n'es que néant! L'arme de ceux qui ont sondé leur conscience, et ont dit à leur conscience: tu n'es qu'imagination! Le vulgaire, le troupeau que nous gouvernons, doit avoir la haine du mensonge. Mais nous, René, nous pouvons et nous devons mentir, puisque le mensonge est le fond même de tout gouvernement solide. --Je mentirai donc, ma belle reine! s'écria Ruggieri. --La reine de Navarre viendra à Paris, je te le répète. Il faut qu'avant même son arrivée le mensonge ait déjà préparé nos voies. D'abord, elle est malade, tu comprends? Ensuite, elle a un fils... pourquoi t'assombris-tu? Et qui te dit que ce fils... je ne le réserve pas à de hautes destinées! qui te dit qu'il ne sera pas roi de Navarre à la place d'Henri!... --Ah! Catherine, murmura l'astrologue en appuyant ses lèvres sur la main de la reine, comme vous êtes grande. --Va! fit la reine en souriant, va et songe à m'obéir... --Aveuglément! s'écria l'astrologue en s'élançant hors du cabinet. A son tour, Catherine de Médicis quitta ses appartements sans passer par la salle où étaient réunies ses dames d'atours, et, par des couloirs réservés, gagna le logis du roi. A mesure qu'elle approchait, elle entendait une sonnerie de chasse. Charles IX, grand chasseur, avait une passion furieuse pour l'art de la vénerie en général et pour tous les arts qui s'y rattachaient en particulier. Il sonnait de la trompe à s'en époumoner, à s'en rendre malade. Avant d'entrer chez le roi, Catherine composa son visage et prit son air le plus mélancolique. Lorsqu'elle entra, Charles IX déposa aussitôt sa trompe, et, s'avançant vers elle, la prit par une main, baisa cette main et la conduisit enfin jusqu'à un grand fauteuil dans lequel la reine s'assit. --Mon fils, dit alors Catherine, je viens, comme tous les matins, m'informer de votre santé. Comment êtes-vous?... Tournez-vous vers la fenêtre, que je vous voie... Mais vous me paraissez bien... très bien... Ah! je respire... C'est que, voyez-vous, je ne vis plus depuis qu'Ambroise Paré m'a affirmé que l'une de ces crises pouvait vous tuer sur le coup; mais je n'en crois rien, Charles; d'ailleurs, j'ai ordonné des prières secrètes dans trois églises et notamment à Notre-Dame. --Ce que vous me dites là, madame, me rassurerait si j'avais besoin d'être rassuré; mais je suis comme vous; je ne crois nullement aux sinistres prédictions de maître Paré, et ceux qui pourraient se réjouir de ma mort devront attendre. --Amen! dit Catherine. Mais, mon fils, vous croyez donc qu'il y a des gens qui se réjouiraient de la mort du roi! --Eh, madame, d'où vous viennent ces idées funèbres! --La constante inquiétude d'une mère, Charles, ne désarme jamais devant les apparences de la sécurité. --Et moi, je vous dis que je me porte à merveille! Quant aux gens qui se réjouissent en secret dès que j'ai la colique, ils sont partout et jusque dans ce palais! --Vous voulez parler de messieurs les huguenots, mon fils. Eh bien, je voulais justement vous entretenir à leur sujet. Si cela vous convient, sire, le moment serait bon... Et Catherine jeta un regard significatif sur trois ou quatre personnes de l'entourage royal qui, au moment où la reine mère était entrée, s'étaient retirées dans un coin. Le roi se tourna vers ces personnes. --Messieurs, dit-il, la reine veut m'entretenir... Maître Pompéus, vous reviendrez dans une heure pour ma leçon d'armes... Ah! apportez-moi donc quelques-unes de ces lames arabes dont vous me parliez... Maître Crucé, nous causerons demain de ferronnerie; je veux voir ce nouveau modèle de serrure que vous avez inventé; messieurs, à bientôt. Le maître d'armes, Crucé, les gentilshommes sortirent après une profonde salutation à la reine. Au moment où la reine mère était rentrée, s'étaient retirées rapide regard. --Je vous écoute, madame! fit alors Charles IX en se jetant dans un vaste fauteuil. Ici, Naysus! Euyalus! Deux magnifiques lévriers qui, depuis l'entrée de la reine, n'avaient cessé de gronder, vinrent se coucher près du roi. --Charles, dit alors Catherine, est-ce que vous ne pensez pas que cette longue dispute, ces guerres funestes où succombent l'un après l'autre les meilleurs gentilshommes de l'un et l'autre parti ne finiront pas par appauvrir l'héritage que vous tenez de votre père et que vous devez transmettre intact à vos successeurs? --Si fait, pardieu! Je trouve que c'est vraiment payer trop cher le plaisir d'entendre la messe, que de voir succomber tant de braves. --J'aime à vous voir dans ces dispositions, sire. --Je ne m'étonne que d'une chose, madame; c'est que ces dispositions semblent vous étonner. N'ai-je pas toujours prêché que la paix devait se faire entre les deux religions? C'est vous qui venez me prêcher la concorde, alors que j'ai dû toujours résister à votre robuste appétit de guerre et de massacre! C'en est assez par la mort-dieu! J'entends que ma volonté soit faite, que tous vos muguets et mignons cessent de provoquer les huguenots, et que ces moines damnés comme votre Panigarola... nous verrons bien, pardieu! ajouta tout à coup Charles IX en se levant, qui commande à Paris! Aux derniers mots, il marcha sur Catherine d'un air si menaçant que la reine se leva en étendant le bras. --Eh! mon fils, s'écria-t-elle avec un rire forcé, on dirait vraiment que c'est à votre mère que vous en voulez!... Mais, si vous m'en croyez, vous n'arrêterez personne, pas plus Panigarola que Maugiron ou Quélus... --Je les arrêterai, si bon me semble, madame! J'arrêterai Henri s'il le faut! --Bon! fit la reine, vous parlez de paix, et vous ne rêvez qu'arrestations jusque dans votre famille! Mais déjà Charles IX, avec un grand geste de lassitude, se renversait dans son fauteuil. Catherine l'attendait là. --Vous n'arrêterez personne, dit-elle, si je vous donne un bon moyen d'assurer la paix générale. --Et il ne s'agit pas de quelque bon carnage, de quelque bataille nouvelle, de quelque levée de troupes et d'argent? --Rien de tout cela, mon fils! --Je vous écoute, madame, dit Charles. --Voici longtemps que j'y songe. Pendant que vous me croyez occupée à rêver de guerre comme je ne sais quelle héroïne, je ne suis qu'une pauvre mère cherchant à assurer le bonheur de ses enfants, insista-t-elle sur un mouvement de Charles. Et voici ce que j'ai trouvé, mon fils: les huguenots ne sont plus rien, ou du moins cessent d'être dangereux, s'ils n'ont plus Henri de Béarn et Coligny. Supposez que Coligny et Henri de Béarn fassent leur soumission. --Jamais ils n'y consentiront! --Eh bien, s'écria Catherine triomphante, j'ai trouvé mieux que de leur arracher une soumission qui serait peut-être hypocrite. J'ai trouvé le moyen d'en faire les amis les plus ardents du roi, ses alliés! Que pensez-vous que ferait le vieux Coligny, si vous lui donniez une armée pour aller défendre dans les Pays-Bas ses coreligionnaires massacrés par le duc d'Albe? --Je dis qu'il tomberait à mes pieds. Mais, Madame, ce serait la guerre avec l'Espagnol! --Nous causerons de cela en conseil, mon fils. Je sais un moyen d'éviter la guerre avec l'Espagne qui est et doit rester notre amie fidèle. Ceci acquis, êtes-vous décidé à faire à l'amiral la proposition que je vous dis? --Oui, morbleu! et même au prix d'une guerre avec l'Espagne, car, après tout, vaut mieux guerre de frontière que guerre intestine! --Bien. Vous admettez qu'en ces conditions l'amiral est à nous? Voilà donc les brouillons du parti huguenot qui n'ont plus de chef et viennent se ranger autour de vous. --Sans doute. Mais Henri de Béarn? --Ah! voilà où mon idée a du bon! Henri de Béarn est votre ennemi... eh bien, j'en fais plus que votre ami, j'en fais votre frère... en lui faisant épouser votre soeur... ma fille Marguerite! --Margot! s'écria Charles stupéfait. --Elle-même! Croyez-vous qu'il refusera l'alliance? Croyez-vous que l'orgueilleuse Jeanne d'Albret elle-même ne sera pas fière et heureuse d'une pareille union? --L'idée est admirable, en effet. Mais qu'en dira Margot? --Marguerite dira ce que nous voudrons. --Par la mort-dieu! s'écria le roi en se levant, voilà, madame, une belle et profonde pensée... Oui, oui, cela nous assure la paix... Le Béarnais rentrant dans ma famille, et Coligny occupé aux Pays-Bas, il n'y a plus de parti huguenot!... Ah! je respire! Et le roi Charles, en véritable enfant qu'il était, esquissa un pas de danse, puis saisit sa mère à pleins bras et l'embrassa sur les deux joues. Soudain, Catherine vit son fils pâlir. Charles porta sa main crispée à son coeur et s'arrêta, haletant. Son regard se troubla. Ses pupilles se dilatèrent. Puis ses traits se calmèrent. Son regard s'apaisa. Il respira plus librement. --Vous le voyez, ma mère, dit-il avec un triste sourire, voici une crise avortée. La joie que vous m'avez donnée me rend déjà plus fort... Ah! s'il n'y avait plus autour de mon trône ni haines sourdes, ni intrigues... si nous avions enfin la paix!... --Vous l'aurez, Charles! dit Catherine qui se leva. Reposez-vous en votre mère qui veille sur vous... J'ai donc votre approbation pour ouvrir des conférences en vue de ce mariage. --Oui, madame, allez... Et moi, je m'en vais de ce pas voir Margot et lui faire entendre raison. La reine mère eut un sourire aigu. Elle regagna ses appartements, lente et méditative, et entra dans son oratoire. --Paola, dit Catherine à une suivante italienne qui se tenait toujours à sa portée, amène-moi Alice. Quelques instants plus tard, Alice de Lux pénétrait dans l'oratoire. --Vous voilà donc de retour, mon enfant, dit Catherine avec une grande douceur. Vous êtes arrivée hier? --Non, madame, je suis arrivée il y a onze jours.... --Onze jours, et vous voilà aujourd'hui seulement! --J'étais bien fatiguée, madame, balbutia la fille d'honneur. --Oui, oui... je comprends, vous aviez besoin de vous reposer... et peut-être aussi de réfléchir un peu... de convenir avec vous-même... Mais laissons cela... Vous avez admirablement compris votre mission, et je ne connais pas meilleure diplomate que vous... Vous en serez récompensée. --Votre Majesté me comble, murmura la malheureuse. --Non, non, je ne dis que l'exacte vérité... grâce à vous, ma chère ambassadrice, j'ai pu connaître à temps et déjouer les projets de notre ennemie la plus déterminée... la reine Jeanne. Ah! à ce propos, soyez complimentée pour le choix de vos courriers... tous des hommes sûrs et diligents... et pour la rédaction de vos lettres... Oui, mon enfant, vous nous avez rendu de grands services... Et ce n'est pas votre faute si ces services n'ont pas été plus loin... --Je ne sais ce que veut dire Votre Majesté... --Alice, comment la reine de Navarre est-elle sortie de Paris?... Car elle y est venue, je le sais... Racontez-moi donc un peu tout cela... est-ce que vous faisiez partie du voyage? Ne m'a-t-on pas dit qu'il y avait eu quelque chose comme une révolte sur le pont de bois?... Alice commença aussitôt le récit sommaire de L'échauffourée que nous avons racontée. --Jésus! fit alors Catherine en joignant les mains. Est-il possible que vous ayez couru pareil danger!... Quand je songe qu'un peu plus la reine de Navarre était tuée, je ne puis m'empêcher de frissonner... car, après tout, je ne veux pas sa mort, à cette pauvre reine... Et la preuve que je ne lui veux aucun mal, c'est que je songe à faire la paix... et que je vais vous envoyer auprès d'elle pour préparer son esprit à un grand événement... Vous pourriez partir aujourd'hui même. En parlant ainsi, Catherine fixait un regard aigu sur Alice. La jeune fille, la tête courbée, frissonnante, demeurait frappée de stupeur. --A propos, reprit tout à coup Catherine, que venait donc faire à Paris la reine de Navarre? --Elle est venue vendre ses bijoux. Majesté. --Ah? Peccato! La pauvre chère... Ses bijoux!... Tiens, tiens... Et en a-t-elle eu un bon prix, au moins?... Au fait, cela m'est égal, je ne veux pas être indiscrète. Au surplus, elle est encore bien heureuse d'avoir des bijoux à vendre... Moi, il ne m'en reste plus... que quelques-uns... et encore, ils ne sont plus à moi... je les destine à des amis... Tiens, regarde, Alice! Prends un peu ce coffret... là, sur le prie-Dieu... bon. Alice avait obéi et déposait sur la table un coffret d'ébène que Catherine ouvrit aussitôt. Ce coffret était agencé par rangées superposées; le premier rang apparut aux yeux d'Alice. Il se composait d'une agrafe de ceinture et d'une paire de pendants d'oreille. Alice demeura indifférente et glacée. La reine lui jeta un coup d'oeil en dessous, et un mince sourire erra sur ses lèvres. --Peste! songea-t-elle. La demoiselle est devenue difficile!... Qu'en penses-tu, mon enfant? reprit-elle tout haut. --Je dis que ces bijoux sont bien jolis, madame. --Oui, certes... L'eau de ces perles est admirable, et on y chercherait en vain un défaut... Mais que disions-nous?... Ah! oui, que la reine de Navarre avait vendu ses dernières pierreries chez... chez qui, disais-tu? --Chez le juif Isaac Ruben, répondit Alice. --Oui, c'est bien cela. Et tu ajoutais que cette bonne reine était partie... --Pour Saint-Germain, madame; puis pour Saintes. Je crois que, de Saintes, Sa Majesté la reine de Navarre se rendra à La Rochelle. --Voyons, mon enfant, vous paraissez inquiète? Vous vous êtes pourtant reposée dix jours. Et je n'ai rien dit pour les embarras que vous avez pu me causer en ne vous rendant pas immédiatement à mes ordres... Mais maintenant, il s'agit de faire bonne mine... encore un effort, ma petite Alice... Je n'ai confiance qu'en toi, je suis entourée d'ennemis... tu vas voir que je n'ai pas de secrets pour toi... Je vais t'apprendre une grande nouvelle... Ma cousine de Navarre devient notre amie... elle vient ici.... à Paris... à cette cour... A mesure que Catherine parlait, Alice devenait de plus en plus pâle. Aux derniers mots, elle étouffa un cri que la reine feignit de ne pas entendre. --Alors, poursuivit-elle, il faut que je fasse parvenir un message à la reine de Navarre... un message verbal... Et c'est toi que je charge de cette grande mission. Alice fit un geste comme pour interrompre la reine. --Tais-toi, continua celle-ci. Ecoute-moi bien, car tu saisis que notre temps est précieux... tu vas partir. Dans une heure, pas plus tard, dans une heure, tu trouveras à ta porte une chaise de voyage; tu mèneras grand train... jusqu'à ce que tu aies rejoint la reine... Je vais te charger d'une double mission... la première, ce sera de présenter à la reine, avec toute la délicatesse nécessaire, les offres que je t'exposerai dans un instant... la deuxième, ce sera, selon les dispositions où tu la trouveras, de lui offrir... ou de ne pas lui offrir... un cadeau... un petit cadeau... qui devra venir de toi-même, tu entends... je n'y veux être pour rien... oh! rassure-toi... ce cadeau... ce sera facile... c'est simplement une boîte de gants... Tais-toi, je sais tout ce que tu pourrais objecter... tu diras, tu inventeras ce que tu voudras pour expliquer que tu sois chargée par moi du message... quant aux gants, je n'y suis pour rien... c'est toi qui les as achetés à Paris pour faire plaisir à ta bienfaitrice... --Je supplie Votre Majesté de ne pas aller plus loin... --Elle a déjà compris les gants! songea Catherine. Et elle a peur!... Rapidement, elle retira le premier compartiment du coffret aux bijoux. La deuxième rangée apparut. --Laissons-la respirer cinq minutes! poursuivit la reine en elle-même.--Que dis-tu de cela, ma petite Alice? fit-elle à haute voix. --Cela?... Quoi?... ce que vous disiez, madame, balbutia Alice en passant une main sur son front. --Eh! non... cela!... ces rubis! Regarde donc, voyons! --Sur la deuxième rangée qui venait d'apparaître, rutilait un large peigne d'or que couronnaient six gros rubis dont les feux sombres et somptueux incendiaient la nuit du velours noir!... C'était un royal bijou. --Ce peigne siéra merveilleusement à tes cheveux, dit la reine. On dirait une couronne. Tu en es digne, ma fille. Alice, d'un mouvement désespéré, tordait ses belles mains. La reine prit le peigne et le fit chatoyer. --Au fait, s'écria-t-elle, tu ne m'as pas dit comment tu étais arrivée là-bas... Raconte-moi un peu cela... --J'ai fait comme il était convenu, répondit Alice avec une volubilité fiévreuse; le conducteur a fait rouler la voiture à l'endroit que vous aviez indiqué; la voiture s'est brisée; j'ai attendu... quelqu'un est venu... --Quelqu'un? fit la reine en relevant brusquement la tête. --Un gentilhomme de la reine de Navarre. Il m'a conduite à la reine... j'ai fait le récit convenu... que j'avais voulu me convertir à la réforme... que vous m'aviez persécutée... que j'avais résolu de me réfugier en Béarn... La reine m'a accueillie... vous savez le reste... --Comment s'appelait ce gentilhomme? --Je n'ai jamais su son nom, dit Alice en frissonnant. Il est parti le jour même... Ah! Majesté, vous voyez bien que je ne puis accomplir cette mission, puisque j'étais persécutée par vous... Comment la reine s'expliquerait-elle... --Et tu dis que tu n'as jamais su son nom... --Le nom de qui? fit Alice avec le sublime aplomb du désespoir. --Ce gentilhomme... Ah! oui, c'est vrai... il est parti le jour même... n'en parlons plus. Quant aux soupçons que pourrait avoir Jeanne d'Albret, tu n'es qu'une enfant... Tu es venue à Paris, j'ai su ta présence, j'ai su que tu étais au mieux avec la reine de Navarre et dans mon désir de conciliation, pour faire plaisir à ma nouvelle amie, c'est toi que je charge de lui dire... ce que tu vas savoir tout à l'heure... Mais parlons d'abord des gants. A propos, je t'engage vivement à ne pas les essayer toi-même, et à ne pas même ouvrir la boîte qui les contient... --Mais c'est impossible, madame! L'accent était cette fois si ferme, bien que la voix fût tremblante, que Catherine fixa un regard aigu sur l'espionne. --Que vous arrive-t-il? demanda-t-elle. Dites-moi l'obstacle, nous verrons à le tourner. --L'obstacle est infranchissable, madame. Je ne voulais pas en parler, parce que je sens mon coeur se briser de honte toutes les fois que j'arrête mon esprit sur ces choses. --Voyons! fit Catherine d'une voix rude. --La reine de Navarre... s'est aperçue... de ce que j'étais auprès d'elle, madame. --Jeanne d'Albret vous a devinée! --Oui, madame! --Corps du Christ! gronda Catherine. Dites-moi, une fois pour toutes, comment la chose est arrivée. Alice, les mains toujours sur les yeux, répondit: --Dans l'affaire du pont... quelqu'un a jeté sur mes genoux un billet.. qui me donnait des ordres... Ce billet, je ne l'ai pas vu... la reine l'a pris... elle avait déjà de vagues soupçons... ils se sont transformés en certitude... elle m'a laissée venir jusqu'à Saint-Germain, et là... elle m'a... chassée. Il y eut un instant de silence. L'espionne sanglotait doucement. Et ces sanglots étonnaient Catherine de Médicis qui songeait qu'il devait y avoir--autre chose dans le coeur de la jeune fille. En effet, il y avait--autre chose! Et Alice était bien heureuse à ce moment d'avoir ce prétexte pour laisser déborder sa douleur. --Allons, calme-toi, reprit la reine. Après tout, tu en es quitte à bon compte. Le coup est dur... surtout pour moi. Ne crains pas que je te renvoie... je te trouverai une occupation digne de ton intelligence... et de ta beauté... Jamais nous ne parlerons plus de la reine de Navarre... Jamais!... Mais tu as encore toute ma confiance, et je vais te le prouver. Alice frémit. Quel nouveau coup allait la frapper?... --Voyons, reprit tout à coup la reine, te voilà plus calme. Ne songe plus au passé... tu ne peux plus m'être utile loin de Paris, tu me seras utile dans Paris, voilà tout. --Mais, madame, observa timidement l'espionne, ne m'avez-vous pas dit que la reine de Navarre devait venir ici? --Oui; je l'espère, du moins... mais garde-toi bien d'en parler. Quel mal vois-tu à ce que Jeanne d'Albret vienne ici? --Mais si elle me voit, madame?... Ne vaudrait-il pas mieux, pour Votre Majesté surtout, et puis un peu pour moi aussi, que la reine de Navarre ne me vît point? Si Votre Majesté y consentait, je m'éloignerais pour quelque temps... --Tu as raison... il ne faut pas que Jeanne d'Albret te voie! La joie qu'éprouva l'espionne fut si puissante qu'elle ferma les yeux pour ne pas montrer cette joie à la reine. --Tu ne te montreras donc pas au Louvre. D'ailleurs, pour la mission que je te réserve, il n'est pas nécessaire que tu y paraisses... mais tu ne quitteras point Paris, et nous correspondrons simplement.. Tu continueras à habiter ta maison de la rue de la Hache. Tous les soirs, tu me feras parvenir le résultat de tes observations. Voici comment... Tu as vu le nouvel hôtel que je me suis fait bâtir? Tu as vu la tour?... Eh bien, la première ouverture du bas de la tour est presque à hauteur d'homme. Cette ouverture est barrée de deux barreaux; mais il y a place pour passer la main; tous les soirs, tu viendras jeter là tes petites missives; et lorsque j'aurai quelque ordre à te faire parvenir une main te tendra le billet que tu auras à lire. Tu as bien compris tout cela? --Oui, Majesté! répéta Alice avec désespoir. --Très bien. Maintenant, sois attentive. D'abord, je vais t'annoncer une chose. C'est que tu as assez fait pour moi pour que je fasse quelque chose pour toi. Voilà près de six ans, Alice, que je t'emploie à mes desseins, qui sont ceux du roi... ma fille! Maintenant, Alice, tu as assez travaillé... la mission que je vais t'exposer sera la dernière... --Votre Majesté dit-elle vrai? s'écria Alice. --Très vrai, mon enfant. Je te jure qu'après ce dernier... service que tu auras rendu à la royauté, tu seras libre. Je t'en fais le serment sur ce Christ qui nous écoute! Mais moi je ne me considérerai pas comme libre vis-à-vis de toi. Je t'enrichirai, Alice. D'abord, tu peux compter que tu seras inscrite sur la cassette royale pour une pension de douze mille écus. Ensuite, j'ai sept ou huit hôtels dans Paris, tu choisiras celui que tu voudras, et je te le donnerai tout meublé, avec ses chevaux et ses hommes d'armes; ensuite, le jour où tu te marieras, sur ma cassette à moi tu recevras cent mille livres comptant. Alice, par un prodigieux effort de volonté, parvint à ne témoigner ni approbation ni improbation. --Donc, reprit Catherine complètement rassurée, je te trouve quelque beau gentilhomme qui t'aimera, que tu aimeras... Vous habitez à votre guise Paris ou la province; vous venez ou vous ne venez pas à la Cour; enfin, vous êtes entièrement libres, et toi, ma fille, tu es non seulement libre, mais heureuse, riche, enviée... et tiens, mon enfant, voici les bijoux que tu mettras le jour de ton mariage! En disant ces mots, Catherine souleva le deuxième compartiment du coffret aux bijoux. La troisième rangée apparut. Elle était éblouissante. Là, maintenu par de légères agrafes d'or, serpentait un collier de diamants vraiment digne d'une souveraine pour un jour de sacre. Aux quatre angles du compartiment, s'emboîtaient quatre bracelets massifs, dont chacun laissait voir une perle grosse presque comme une noisette! Les intervalles des bracelets au collier étaient occupés par des pendants d'oreille incrustés de saphirs; enfin, au centre de l'espace occupé par le collier était placée une agrafe composée de deux monstrueuses émeraudes semblables à deux yeux glauques qui eussent cherché à fasciner la jeune fille. --Oh! madame, il n'est pas possible que vous me destiniez une aussi magnifique récompense... Et, en elle-même, la malheureuse songea: --La dernière honte! La dernière infamie! Et après, je serai libre!... libre!... ô mon amant!... Et la reine, de son côté, pensait: --Hum! qu'a-t-elle donc?... Le troisième compartiment lui-même ne l'émeut pas?... Nous verrons tout à l'heure ce qu'elle dira devant le quatrième et dernier!... Alors, elle reprit à demi-voix comme si, dans son cynisme, elle eût éprouvé tout de même quelque embarras. --Ainsi, c'est convenu, n'est-ce pas? Maintenant, la mission, la voici... Fais-y bien attention, mon enfant, ceci est d'une exceptionnelle gravité... Je t'ai pardonné de n'avoir pas réussi auprès de François de Montmorency... Je ne te pardonnerais pas d'échouer auprès de celui-ci... car c'est d'un homme qu'il s'agit... Il faut que cet homme ait en toi une aveugle confiance... Il faut qu'à un moment donné tu puisses me l'amener... où je te dirai... M'as-tu comprise? --Oui, madame, dit Alice avec une certaine fermeté. --L'homme, reprit la reine d'une voix qui siffla, l'homme est à Paris; c'est mon ennemi mortel. Je te dirai comment tu pourras le trouver, le rencontrer... Alors, ingénie-toi... invente, sois prudente comme le serait une Borgia, sois belle comme l'était Diane, sois ce que tu voudras, sois un génie!... mais cet homme, il me le faut! --Son nom? demanda Alice. --Le comte de Marillac! répondit Catherine de Médicis. --Ce nom résonna comme un coup de tonnerre aux oreilles d'Alice de Lux. Livide, agitée d'un tremblement conduisit, cramponnée au dossier d'un fauteuil, elle luttait avec une effroyable énergie, avec une suprême dépense de toutes ses forces, pour garder un masque impassible, pour ne pas crier, pour ne pas s'évanouir, pour ne pas provoquer un soupçon. Mais Catherine, en cet instant, l'avait profondément étudiée... devinée peut-être... --Tu connais cet homme? dit-elle. --Non! --Et moi, je dis que tu le connais! --Non!... Catherine, ses yeux dans les yeux de l'espionne, la fouillait jusqu'au fond de la conscience. Alice se renversa, tomba, pantelante, sans que la fascinatrice l'eût touchée. Catherine mit un genou à terre. Et sa voix rauque jaillit non comme une question, mais comme une affirmation définitive: --Tu l'aimes!... --Je ne le connais pas!... murmura Alice. Puis elle s'évanouit. Catherine tira de son aumônière un flacon de cristal qu'elle déboucha avec précaution. Elle le fit respirer à la jeune fille. L'effet fut immédiat. Une secousse violente galvanisa Alice. Elle ouvrit les yeux. Son visage se couvrit d'une abondante sueur. --Debout! gronda la reine. Alice de Lux obéit. Tandis qu'elle se relevait, Catherine reprenait sa place dans son fauteuil. En même temps, son visage, prodigieusement habile à prendre toutes les expressions, redevenait paisible et serein. Un sourire erra sur ses lèvres. Et sa voix se fit caressante: --Que vous arrive-t-il donc, mon enfant? Êtes-vous à ce point fatiguée? Voyons, parlez-moi sans crainte... vous savez bien que je vous aime assez pour subir un peu vos caprices... Alice de Lux demeura un instant suspendue entre deux abîmes: la terreur d'une supercherie possible, l'espoir que la reine, par affection, par politique peut-être, la ménagerait. --Voyons, reprit la reine avec son bon sourire, avouez-moi que vous êtes fatiguée... Eh! mon Dieu, je comprends cela, moi! Je vous demandais un dernier service, voilà tout. Si cela dépasse vos forces, ne croyez pas au moins que j'en profite pour rétracter mes promesses. Si vous voulez vous reposer dès maintenant, sachez que je tiendrai tout ce que j'ai promis, la dot de mariage, les écus, les bijoux, tout! Alice étudiait avec une attention passionnée les paroles, le geste, la voix, la physionomie entière de la reine. La reine était vraiment naturelle; il fut impossible à l'espionne de surprendre un indice d'affectation ou d'ironie. --Oh! madame, s'écria-t-elle en joignant les mains, si Votre Majesté daignait m'y autoriser!... --T'autoriser? A quoi? --Eh bien, oui, je suis fatiguée... au-delà de ce que Votre Majesté pourrait supposer... --Ainsi, ce n'était pas le nom de l'homme qui te faisait pâlir? --Le nom de cet homme?... mais je l'ai déjà oublié, Majesté!... celui-là ou un autre... qu'importe! Et lors même qu'il me ferait horreur. Votre Majesté sait que je passerais outre... Non, madame, c'est la fatigue, la fatigue seule... Oh! j'ai besoin de repos... de solitude... je ne demande rien à Votre Majesté... D'ailleurs, elle m'a déjà comblée... je suis riche, j'ai des terres, des bijoux plus que je n'en désire... tout cela je le donnerais pour être un peu moi-même, pouvoir aller, venir, rire et pleurer à ma guise... surtout pleurer!... Catherine hochait doucement la tête. --Pauvre petite! murmura-t-elle comme à part soi, comme elle a l'air de souffrir! C'est de ma faute aussi... j'aurais dû m'apercevoir que cette enfant aspirait à une vie de calme. L'espionne tomba à genoux et sanglota: --Oui, Majesté! c'est cela... une vie de calme! --Ainsi, c'est ton congé que tu veux, ma petite Alice? --Si Votre Majesté voulait me l'accorder, dit Alice en se relevant, je lui en serais reconnaissante toute la vie... --Ainsi, reprit Catherine, en continuant à sourire, tu ne veux même pas faire ce petit effort, ma petite, le dernier... --Oh! s'écria Alice, Votre Majesté ne m'a donc pas comprise! --Le dernier, Alice, le dernier!... --Ayez pitié de moi, ma reine!... --Bah! je te dis que tu peux encore faire ce petit effort, le dernier! Ecoute, tu ne sais pas? je te donnerai un joyau d'une inestimable valeur... Je l'ai là, dans ce coffret. --Votre Majesté m'a montré ces joyaux dont une princesse serait jalouse... je ne les ai pas enviés... --Oui, mais le bijou du dernier compartiment, Alice! Tu ne peux te figurer sa beauté! Tiens, laisse-moi seulement te le montrer, et tu décideras ensuite! A ces mots, Catherine souleva rapidement le dernier compartiment du coffret aux bijoux. Le fond apparut. Il était couvert de velours noir, comme les autres rangées. --Regarde, dit Catherine de Médicis en se levant. Alice jeta un regard d'indifférence sur le nouveau bijou que lui montrait la reine. Aussitôt, elle devint livide; elle fit deux pas rapides, les mains en avant, comme pour conjurer un spectre, et un cri rauque s'échappa de sa gorge: --La lettre!... Ma lettre!... Catherine de Médicis, au mouvement de l'espionne, saisit le papier et le glissa dans son sein. --Ta lettre! gronda-t-elle. Tu la reconnais? C'est bien elle en effet. Sais-tu ce que l'on fait aux mères qui ont tué leur enfant et qui l'avouent cyniquement, comme tu l'avoues dans ta lettre? --C'est faux! hurla l'espionne. C'est faux! L'enfant n'est pas mort! --Mais l'aveu n'en existe pas moins, ricana Catherine. La mère criminelle, Alice, on la traduit devant la cour prévôtale qui la condamne à mort... --Grâce! Pitié!... L'enfant vit!... --Alors la mère coupable est livrée au bourreau... --Grâce! répéta Alice, qui tomba à genoux. Catherine frappa violemment sur un timbre, Paola apparut... --M. de Nancey! fit la reine. Le capitaine des gardes de Catherine se montra à ce moment à l'entrée de l'oratoire. Au même instant, Alice fut debout, et, pantelante, dans un souffle d'agonie, murmura: --J'obéis!... --Monsieur de Nancey, termina Catherine avec un sourire, vous voyez bien Mlle de Lux? Eh bien, il est possible qu'un de ces jours elle ait besoin de vous et de vos hommes. Retenez bien que vous devrez lui obéir, la suivre où elle vous mènera, lui prêter main forte, et arrêter la personne qu'elle vous désignera. Allez, et n'oubliez pas. Le capitaine s'inclina sans surprise, en homme qui en avait vu et entendu bien d'autres. Dès qu'il fut disparu, Catherine se tourna vers l'espionne; sa voix redevint dure. --Tu es décidée? bien décidée? --Oui, madame, bégaya la malheureuse. --Tu te mettras en rapport avec le comte de Marillac? --Oui, madame. --Bien; maintenant, écoute... Si tu me trahissais... ce n'est pas au grand prévôt que je ferais parvenir ta lettre... j'aurais encore assez pitié de toi pour te laisser vivre. Alice jeta à la terrible tourmenteuse un regard d'interrogation affolée. --C'est à un autre que je la ferais remettre! dit Catherine. Et j'y joindrais l'histoire de ta vie, avec preuves à l'appui. --Un autre! balbutia l'infortunée. --Et cet autre s'appelle le comte de Marillac, acheva Catherine de Médicis. Un long cri d'épouvanté et d'horreur retentit dans l'oratoire; et Alice de Lux tomba à la renverse, aux pieds de la reine, sans connaissance... XXII UNE RENCONTRE Nous avons vu à la suite de quels raisonnements Pardaillan avait pris la résolution de ne plus s'occuper que de lui-même, et comment, ayant en son pouvoir la lettre de Jeanne de Piennes à François de Montmorency, il s'était décidé à ne pas la faire arriver à son adresse. Or, par maint tour et détour et après mainte station en divers cabarets plus ou moins mal famés, il se dirigea vers l'hôtel de Montmorency et, tout en s'affirmant qu'il n'y entrerait pas, heurta le marteau de la grande porte. Ce ne fut pas la grande porte qui s'ouvrit, mais la porte bâtarde. Il en sortit un Suisse gigantesque armé d'une trique. --Que voulez-vous? ronchonna ce colosse en agitant son bâton de l'air le moins pacifique du monde. Le chevalier examina le Suisse depuis ses larges pieds jusqu'à son toquet garni de plumes; mais pour apercevoir ce loquet, il dut lever la tête. --Mon enfant, je voudrais parler à ton maître... Rien ne saurait dépeindre la stupeur, l'effarement et l'air de majesté offensée du digne Suisse. --Vous dites? bégaya-t-il. --Je dis: Mon enfant, je voudrais parler à ton maître, le maréchal. Le Suisse demeura abasourdi. Puis il s'élança, la trique haute, avec un rugissement de vengeance. Pardaillan, souple et léger comme une tige d'acier, fit un bond de côté. Emporté par l'élan, le Suisse administra dans le vide un formidable coup de bâton. Mais il n'avait pas plutôt exécuté ce mouvement qu'il sentit que la trique lui était arrachée des mains avec une irrésistible puissance; en même temps, Pardaillan la lui plaçait en travers des jambes; le géant trébucha, trembla sur ses assises, battit l'air de ses bras et finalement s'étala de son long en travers de la rue... Au même instant, il entendit un aboi sonore, et il sentit deux crocs s'enfoncer dans le bas de son dos... --Au meurtre! clama le Suisse sur lequel Pipeau venait de s'élancer en toute conscience. --Ici, Pipeau! commanda sévèrement le chevalier. Lâche ça! C'est un mauvais morceau! Le chien obéit. Et Pardaillan, la trique dans la main gauche, offrit la droite au géant consterné pour l'aider à se relever. --Me voilà condamné à ne pas m'asseoir, de huit jours au moins! fit le Suisse en se redressant. --Ce n'est rien, dit Pardaillan consolateur. Et maintenant que je suis céans, mon cher monsieur, voudriez-vous avoir la politesse de prévenir M. le maréchal que le chevalier Jean de Pardaillan désire l'entretenir pour affaire grave? --M. le Maréchal n'est pas en son hôtel, dit le Suisse. --Diable! Diable! Il n'est donc pas à Paris? --Mais non, monsieur... Aïe!... --Diable! Diable! Diable! fit Pardaillan, qui, tout en paraissant désespéré, n'en éprouvait pas moins une sorte de joie amère au fond de lui-même. Je reviendrai donc... Sur ces mots, Pardaillan appela Pipeau, et, ayant salué le Suisse d'un geste affable, se retira. --Par Pilate! songeait-il en remontant à grandes enjambées le cours de la Seine, j'ai fait ce que j'ai pu, moi!... Qu'elles se débrouillent maintenant!... Le soir venait. En face de Pardaillan, de l'autre côté de l'eau, se dressaient dans la brume les constructions inachevées du palais que maître Delorme élevait pour Catherine de Médicis sur l'emplacement du clos aux tuileries. Le chevalier s'arrêta sous un bouquet de hauts peupliers que le mois d'avril couvrait déjà de frondaisons ténues, d'un vert délicat. Il s'assit sur une large pierre de la grève et, la tête dans ses deux mains, regarda couler les eaux. Au moment même où il était assis sur la pierre de la grève, Pardaillan se faisait à lui-même une déclaration très grave: --Je ne puis me dissimuler que j'aime Loïse plus que ma vie, que je l'aime sans espoir, et je suis malheureux du mal qui lui arrive. Je sais parfaitement que, si j'arrive à la délivrer, un autre sera récompensé par son amour... car une Montmorency peut-elle aimer un pauvre hère tel que moi? Et pourtant l'idée de ne pas la secourir m'est insupportable. Il faut donc que je me mette à sa recherche. Il faut que je la trouve! Et puis après nous verrons... Le résultat de cette méditation au bord de la Seine fut que le chevalier résolut d'écarter de son esprit tout espoir de récompense amoureuse, et de se dévouer pour Loïse, quoi qu'il dût en advenir. Il se leva tout aussitôt, et prit le chemin de la Devinière. Il marchait de ce pas tranquille et souple qui est l'indice de la robustesse, et venait d'entrer dans la rue Saint-Denis, lorsqu'il entendit qu'on courait derrière lui. Bien qu'il fît nuit noire et que la rue fût déserte, Pardaillan dédaigna de se retourner. Au même instant, l'inconnu qui courait fut sur lui. Il y eut un choc violent. Bousculé à l'improviste, le chevalier chancela; il se remit aussitôt, et, tirant furieusement son épée, il s'apprêtait à provoquer de la belle façon le malappris trop pressé, lorsqu'il fut cloué sur place par ces paroles que grommela l'inconnu: --Par Barabbas! On se range, au moins!... Lorsque le chevalier revint à lui, l'inconnu, toujours courant, avait disparu. --Cette voix! murmura Pardaillan, ce juron... Oh! mais, on dirait que c'est lui! mon père!... Et il se mit à courir, lui aussi. Mais il était trop tard. Il ne vit plus personne dans la rue Saint-Denis. Lorsqu'il entra à la Devinière, sa première question à dame Huguette fut pour s'informer si par hasard quelqu'un ne serait pas venu le demander depuis dix minutes. Sur la réponse négative de l'hôtesse, il fut convaincu qu'il s'était trompé et regrettait dès lors d'avoir laissé fuir le personnage qui l'avait bousculé. Ayant copieusement dîné, le chevalier reboucla son ceinturon, compléta son armement au moyen d'un court poignard à lame solide, et, par les rues silencieuses, noires et désertes, se rendit à l'hôtel de l'amiral Coligny. Comme le lui avait recommandé Déodat, il frappa trois coups légers à la petite porte bâtarde. Presque aussitôt, il vit le judas s'entrouvrir. Pardaillan prononça à voix basse les deux mots convenus: --Jarnac et Moncontour... Aussitôt, la porte s'ouvrit et un homme parut, couvert d'une cuirasse de cuir, un pistolet à la main. --Qui demandez-vous? --Je voudrais voir mon ami Déodat, fit Pardaillan. --Excusez-moi, monsieur, reprit l'homme qui s'adoucit aussitôt: voulez-vous me dire votre nom? --Je suis le chevalier de Pardaillan. L'homme étouffa un cri de joie, ouvrit la porte toute grande et attira le jeune homme dans l'intérieur d'une cour. --Monsieur de Pardaillan! s'écria-t-il alors. Ah! soyez le bienvenu! Je désirais tant vous connaître!... --Pardonnez-moi, fit le chevalier, interloqué, mais... --Vous ne me connaissez pas, n'est-ce pas? Eh bien, nous ferons connaissance... je suis M. de Téligny. Téligny, gendre de l'amiral Coligny, était un homme de vingt-huit à trente ans. Il était fortement charpenté, et passait pour très fort aux armes comme il était excellent dans le conseil. Il avait une physionomie ouverte, des yeux très doux: il était de manières exquises, d'une politesse raffinée, élégant d'allure, d'esprit très cultivé, et l'on comprenait que la fille de l'amiral l'eût préféré à bien des partis plus riches, et notamment, disait-on, au duc de Guise lui-même. Ayant introduit le chevalier dans la cour, le gentilhomme se hâta de refermer solidement la porte, appela un domestique et lui remit son pistolet en lui disant: --Nous n'attendons plus qu'une personne, tu sais qui: tu n'as donc pas à te tromper... Puis, saisissant Pardaillan par la main, il lui fit traverser la cour, lui fit monter un bel escalier de pierre et le fit entrer dans une petite pièce. --Je veillais moi-même, expliquait-il tout en marchant, car nous avons réunion ce soir: l'amiral est là, M. de Condé aussi, et Sa Majesté le roi de Navarre... Cependant, Téligny, après avoir introduit le chevalier dans le cabinet, l'avait serré dans ses bras avec une joie si évidente que le jeune homme en fut doucement remué. --Voilà donc le héros qui a sauvé notre grande et noble Jeanne! s'écria Téligny. Ah! chevalier, que de fois en ces derniers jours nous avons désiré vous voir, vous remercier... --Ma foi, je vous avouerai que je ne savais guère en l'honneur de quelle princesse je tirais l'épée... mais, excusez-moi, une affaire grave m'oblige à venir demander l'aide de Déodat, qui a bien voulu se mettre à ma disposition... --Nous y sommes tous, chevalier! s'écria Téligny. Quant au comte de Marillac... --Le comte de Marillac? --C'est le véritable nom de notre cher Déodat. Je disais donc que, pour celui-là, vous l'avez ensorcelé; il ne jure que par vous... --Est-il ce soir en cet hôtel? --Il y est. Je vais le mander. Téligny appela un valet et lui donna un ordre. Quelques instants s'écoulèrent. Puis des pas précipités se firent entendre, une porte s'ouvrit, le comte de Marillac apparut, et courut à Pardaillan les mains tendues. --Vous ici, cher ami! s'écria-t-il, serais-je assez heureux pour que vous eussiez besoin de moi? Est-ce ma bourse, est-ce mon épée que vous êtes venu chercher? Les deux sont à vous... Le chevalier sentit son coeur se dilater. --Vraiment, balbutia-t-il, je ne sais comment vous remercier... --Me remercier! s'écria Déodat. Mais c'est moi qui suis votre obligé... nous le sommes tous ici, puisque vous avez sauvé notre grande reine... Téligny, voyant les deux amis partis dans le tête-à-tête, s'était retiré discrètement. --On dirait, fit Pardaillan, que vous êtes moins sombre que le jour où vous vîntes me voir en mon auberge. Vos yeux s'éclairent, vos lèvres sourient... vous serait-il arrivé quelque heureux événement? --Dites un grand bonheur! Je suis amoureux. C'est en venant vous voir que, près de Paris, j'ai rencontré celle que j'aimais... Sachez que je puis la voir deux fois par semaine, en attendant... --En attendant... --Que je puisse la ramener en Béarn et l'épouser. Ma fiancée est seule au monde... je suis son frère jusqu'au jour où je serai son époux. --Je comprends maintenant votre bonheur, fit Pardaillan. --Voilà l'égoïsme de l'amour! s'écria le comte. Je vous assomme avec mes histoires que vous avez la politesse d'écouter patiemment, et je ne songe même pas à vous demander... --En un mot, voici la chose, dit Pardaillan: je suis amoureux, comme vous. --Nous célébrerons nos unions le même jour. --Attendez... J'aime, comme vous, mon cher, seulement, vous pouvez voir votre fiancée deux fois par semaine, et moi je ne lui ai jamais parlé. Vous êtes sûr d'être aimé, et moi je redoute d'être haï; vous savez où trouver ce que vous aimez, et celle que j'aime a disparu. Or, je veux la retrouver à tout prix, fût-ce pour m'entendre dire que je suis détesté. Et c'est pour cela que je suis venu vous demander votre aide. --Comptez sur moi! dit chaleureusement le comte. Nous fouillerons Paris ensemble. Pardaillan raconta brièvement l'histoire de son amour, son arrestation au moment où Loïse l'appelait, son séjour à la Bastille, son départ, la lettre qu'il était chargé de remettre, enfin, tout ce que savent déjà nos lecteurs. Il ne tut dans tout cela que le nom de Montmorency, se réservant de le dire au bon moment. Et ce moment serait celui où l'on commencerait les recherches. --J'ai comme un vague soupçon, ajouta-t-il en terminant, du lieu où elle peut être et de l'homme qui a pu avoir intérêt à enlever Loïse et sa mère. --Très bien, cher ami; quand voulez-vous que nous commencions nos recherches? --Mais dès demain. --Dès demain, bon; je suis tout à vous. Maintenant, venez, que je vous présente à certaines personnes qui ont envie de vous voir. --Quelles sont ces personnes? --Le roi de Navarre, le prince de Condé, l'amiral... Venez, mon cher: vous êtes connu ici, et votre histoire d'évasion de la Bastille va achever de vous valoir l'admiration de ces grands seigneurs... Bon gré, mal gré, Pardaillan fut entraîné par le comte de Marillac. Celui-ci traversa rapidement deux ou trois pièces et parvint dans le grand salon d'honneur de l'hôtel de Coligny. Là, autour d'une table, étaient assis cinq personnages. Pardaillan reconnut immédiatement deux d'entre eux: Téligny, qu'il venait de voir, et l'amiral Coligny qu'il avait eu l'occasion de voir de loin deux ou trois fois. Le comte de Marillac, tenant toujours Pardaillan par la main, s'avança jusqu'à la table et dit: --Sire, et vous, monseigneur, et vous, monsieur l'amiral, et vous, mon cher colonel, voici le sauveur de la reine, M. le chevalier Jean de Pardaillan. A ces mots, ces personnages levèrent sur le chevalier des yeux pleins de bienveillance, de cordialité et d'admiration. --Touchez là jeune homme! s'écria, le premier, Coligny. Vous avez évité à la réforme un irréparable malheur. Le chevalier saisit la main qui lui était tendue avec un respect et une émotion visibles. --Et, moi aussi, je veux toucher cette main qui a sauvé ma mère, dit alors avec un fort accent gascon des plus désagréables un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, qui n'était autre que le roi de Navarre, futur roi de France sous le nom d'Henri IV. Pardaillan plia le genou, selon les usages de l'époque, saisit la main royale du bout de ses doigts et s'inclina sur elle avec une grâce altière qui provoqua l'admiration du personnage placé à côté du roi. C'était un tout jeune homme aussi, paraissant à peine dix-neuf ans, mais il y avait dans sa physionomie et ses attitudes on ne sait quoi de chevaleresque et d'imposant qui manquait au Béarnais. C'était Henri Ier de Bourbon, prince de Condé, cousin d'Henri de Navarre. Le prince de Condé tendit, lui aussi, la main a Pardaillan mais, au moment où celui-ci s'inclina, il l'attira à lui et l'embrassa cordialement en disant: --Chevalier, Sa Majesté la reine nous a dit que vous étiez un vrai paladin des vieux âges; faisons donc comme faisaient les paladins quand ils se rencontraient, et embrassons-nous... le roi de Navarre, mon cousin, le permet... --Monseigneur, dit Pardaillan, qui reconnut à ces derniers mots le jeune prince de Condé, je puis aujourd'hui accepter ce titre de paladin, puisqu'il m'est donné par le fils de Louis de Bourbon, c'est-à-dire d'un vaillant preux, le plus vaillant parmi ceux qui sont tombés sur les champs de bataille. --Bien dit, ventre-saint-gris! s'écria le Béarnais. --Le dernier personnage, qui n'avait encore rien dit, félicita à son tour le chevalier, en disant: --Si l'amitié du vieux d'Andelot peut vous être agréable, elle vous est acquise, jeune homme... Cependant, le jeune roi de Navarre fixait un oeil rusé sur le chevalier, et il cherchait peut-être quelque moyen de l'attacher à sa fortune, lorsque la porte s'ouvrit; un de ces domestiques armés en guerre que Pardaillan avait remarqués, alla vivement à l'amiral Coligny et lui glissa deux mots à l'oreille. --Sire, dit Coligny, M. le maréchal de Montmorency a bien voulu se rendre à mon invitation. Il est là. Et il attend le bon plaisir de Votre Majesté. --Ce cher François! Je serai heureux de le voir. Qu'il entre! Monsieur l'amiral, et vous, mon cousin, vous voudrez bien demeurer près de moi pendant cette entrevue. Les autres personnages de cette scène se levèrent pour se retirer. --Eh bien! fit Déodat, en saisissant le bras de Pardaillan, à quoi songez-vous donc? Pardaillan tressaillit, comme s'il s'éveillait d'un rêve. L'annonce que le maréchal de Montmorency allait entrer dans cette salle l'avait plongé dans une sorte de stupeur. --Pardon, balbutia-t-il. Et il s'inclina devant le roi de Navarre qui, pour la deuxième fois, lui tendit la main et lui dit: --Le comte de Marillac m'a fait savoir que vous ne prisiez rien tant que votre indépendance, et que vous entendiez vous tenir en dehors de toutes querelles; cependant, je veux croire que notre rencontre aura un lendemain et, quant à moi, je serais heureux de vous voir parmi les nôtres. --Sire, répondit Pardaillan, je dois à tant de bienveillance une entière franchise: les guerres religieuses m'effraient. Mais j'avoue à Votre Majesté que, si l'ardente sympathie d'un pauvre diable comme moi peut lui être utile, cette sympathie, vienne l'occasion, ne lui fera pas défaut... --Bien, bien... nous reprendrons cet entretien, dit le roi. Pardaillan sortit avec Marillac. Le vieux d'Andelot et Téligny étaient déjà sortis ensemble. --Quelle faiblesse vous a pris tout à l'heure, cher ami? demanda alors Marillac. Vous avez paru tout ému et vous êtes encore pâle. --Écoutez, fit Pardaillan, c'est bien le maréchal de Montmorency qui va être introduit auprès du roi? --Mais oui, fit Marillac étonné. --Eh bien, ce Montmorency, c'est le père de celle que j'aime! Il faut que je lui remette la lettre que j'ai là sous mon pourpoint et qui me brûle la poitrine. Si je ne lui remets pas cette lettre, je suis un félon et j'enlève à Loïse sa protection la plus naturelle et la plus sérieuse. Et si je la lui remets, cet homme va me haïr, et Loïse est perdue à jamais pour moi!... L'homme qui était attendu dans l'hôtel de Coligny et qui venait d'être introduit auprès du roi de Navarre, paraissait une quarantaine d'années. Il était grand, de forte carrure, et ses membres avaient cette souplesse particulière aux gens qui se livrent à de violents exercices du corps. Ses cheveux étaient blancs. Et c'était un étonnement pour l'oeil que cette blancheur de vieillesse sur cette tête demeurée jeune: aucune ride ne sillonnait ce visage; les yeux, sans flamme d'ailleurs, et comme voilés, avaient un regard limpide. Avec les années, lentement, lambeau par lambeau, la douleur s'en était allée. Mais la tristesse demeurait profonde, et pesait sur cet homme, d'un même poids égal; de là, sans doigte, cette lassitude... L'amour très pur, très profond, qu'il avait éprouvé pour Jeanne de Piennes, était encore tout entier dans son âme. Maintes fois, il avait éprouvé comme une vague tentation de la revoir; mais toujours, il avait réfréné ces désirs, et alors il se jetait toujours dans quelque entreprise guerrière ou politique où il déployait de fébriles activités sans parvenir à se détacher du souvenir qui l'obsédait. Il pensait peu à Henri de Montmorency. Lui avait-il pardonné? Non, sans doute. Mais il tâchait à l'oublier et il y parvenait assez aisément, tandis que Jeanne était toujours présente dans son imagination. Avec ce caractère, avec de telles racines d'amour dans le coeur, il est presque inutile de dire que François de Montmorency n'avait jamais songé à se refaire un autre bonheur, une autre famille, en un mot, une autre vie. Il avait accepté pourtant son mariage avec Diane de France. En acceptant cette union, il avait surtout voulu échapper aux tyranniques obsessions du vieux connétable, son père. Son existence avec Diane de France fut rigoureusement ce qu'ils avaient convenu qu'elle serait: une simple association. Ils se voyaient à de longs intervalles: en huit ans, François de Montmorency n'eut que trois ou quatre rencontres avec cette princesse qui portait son nom fort dignement: c'est-à-dire que, si elle eut de nombreux amants, comme l'affirme la chronique, elle eut toujours assez d'estime et même d'affection pour son mari, pour sauver les apparences. Nous devons ajouter que deux ou trois fois François de Montmorency eut aussi l'idée de se rendre au château. Un jour, il se mit en route avec l'intention bien arrêtée de refaire l'histoire du crime qui avait brisé sa vie, de le connaître dans tous ses détails. Il arriva, très décidé, jusqu'à une hauteur d'où, au sortir d'un bois, on apercevait Montmorency et, plus loin, le hameau de Margency. Mais là ses forces faiblirent. Et, pour ne pas montrer l'émotion qui le bouleversait, il ordonna à son escorte de reprendre sans lui le chemin de Paris. La destinée des hommes tient souvent à bien peu de chose: si François avait eu le courage de pousser jusqu'à Margency et d'y recueillir des témoignages, qui sait s'il ne fût pas bientôt arrivé à constater l'innocence de Jeanne de Piennes? Il y eut pourtant une circonstance où cette innocence faillit éclater aux yeux de François, sans qu'il l'eût cherchée. En 1567 eut lieu la bataille de Saint-Denis, entre huguenots et catholiques. Les huguenots venaient de remporter quelques avantages et s'étaient avancés tout près de Paris. Le connétable Anne fit une sortie, chargea à la tête de sa cavalerie et, ce jour-là encore, il se fit un grand carnage d'hérétiques. Seulement, dans la bagarre, le connétable fut blessé mortellement. Le blessé fut transporté à l'hôtel de Mesmes qui appartenait à son fils, Henri, duc de Damville. A ce moment, Henri était en Guyenne où il se distinguait par son zèle à imposer la messe aux hérétiques. François se trouvait à Paris. Il n'avait pas revu son père depuis trois ans. Il trouva le connétable couché, la tête emmaillotée, et dictant ses dernières volontés à son scribe. Lorsque le vieux Montmorency eut terminé, il aperçut son fils aîné qui venait d'entrer dans la chambre, et un rayon de joie illumina cette tête de moribond. --Mon fils, dit-il, si près de la mort, on voit les choses autrement qu'on ne les voyait... Peut-être, en de certaines circonstances, ne me suis-je pas assez préoccupé de votre bonheur... Répondez-moi franchement... êtes-vous heureux?... --Rassurez-vous, mon père, je suis aussi heureux qu'il m'est permis de l'être. --Votre frère... François tressaillit et pâlit soudain. --Ne vous réconcilierez-vous pas avec lui?... --Jamais! répondit François d'une voix sourde. --Écoutez... peut-être est-il moins coupable... que vous ne pensez... François secoua violemment la tête. --Cette jeune femme, reprit le connétable, qu'est-elle devenue? --De qui parlez-vous, mon père?... --La fille... du seigneur de Piennes... Ah! je meurs... --Mon père, calmez-vous... Tout cela est mort pour moi! --François! Je te dis... qu'il faut la retrouver... elle... et son... --Le connétable n'eut pas le temps de prononcer le mot qui était sur ses lèvres. Il entra en agonie, balbutia quelques paroles vides de sens et expira. Ainsi le secret de Jeanne de Piennes ne fut pas révélé à François de Montmorency qui ne chercha pas à savoir pourquoi son père voulait retrouver Jeanne... caprice funèbre d'un esprit qui sombre dans le néant, songea-t-il. François de Montmorency, après la bataille de Saint-Denis, vécut retiré des champs de bataille. Un jour que la reine mère lui offrit un commandement contre les huguenots, il refusa en disant qu'il considérait les réformés comme des frères d'armes et non comme des ennemis. Cette attitude lui valut les soupçons et la haine de Catherine de Médicis, qui essaya vainement de pénétrer ses secrets en lui envoyant Alice de Lux. On a vu qu'Alice avait échoué. Ce fut sur ces entrefaites et dans cette situation d'esprit qu'il reçut un jour la visite du comte de Marillac. Le comte venait, envoyé par Jeanne d'Albret; il obtint du maréchal la promesse de se rencontrer avec le roi de Navarre. Henri de Béarn, venu secrètement à Paris avec le prince de Condé et Coligny, prit rendez-vous avec François de Montmorency. Au jour dit, à l'heure convenue, le maréchal se présenta à l'hôtel de la rue de Béthisy. On a vu quel effet l'annonce de son arrivée produisit sur Pardaillan. Nous laisserons le chevalier expliquer à son ami Marillac les causes de son émotion et nous suivrons le maréchal, cette entrevue avec Henri de Béarn ayant sur la suite de notre récit une influence considérable. Le Béarnais accueillit le maréchal avec gravité. --Salut! dit-il à l'illustre défenseur de Thérouanne. François s'inclina devant le jeune roi. --Sire, dit-il, vous m'avez fait l'honneur de me mander pour m'entretenir de la situation générale des partis religieux. J'attends que Votre Majesté veuille bien m'expliquer ses intentions et je lui répondrai franchement. Tout rusé qu'il fût, le Béarnais fut désarçonné par cette netteté un peu sèche. --Prenez ce siège, fit-il pour se donner le temps de réfléchir; je ne souffrirai pas que le maréchal de Montmorency demeure debout quand je suis assis, moi, simple cadet encore dans le métier des armes. Montmorency obéit. --Monsieur le maréchal, reprit le roi après un instant de silence pendant lequel il étudia la mâle physionomie de son interlocuteur, je ne vous parlerai pas de la confiance que j'ai en vous. Bien que nous ayons combattu dans des camps opposés, je vous ai toujours tenu en singulière estime, et la meilleure preuve, c'est que vous êtes ici, seul de tout Paris, connaissant mon arrivée à l'asile que j'ai choisi. --Cette confiance m'honore, dit le maréchal, mais je ferai remarquer à Votre Majesté qu'il n'est pas un seul gentilhomme capable de trahir son secret. --Le résultat de cette confiance, continua le Béarnais, c'est que je vous causerai à coeur ouvert et que, du premier mot, je vous dirai le but de mon voyage à Paris. Monsieur le maréchal, nous avons l'intention d'enlever Charles IX, roi de France. Qu'en pensez-vous? Coligny pâlit légèrement. Condé se mit à jouer nerveusement avec les aiguillettes de son pourpoint. Le maréchal n'avait pas sourcillé. Sa voix demeura aussi calme que celle du Béarnais. --Sire, dit-il. Votre Majesté m'interroge-t-elle sur la possibilité de l'aventure ou sur les suites qu'elle pourrait avoir; soit en cas de réussite, soit en cas d'échec? --Nous parlerons de cela tout à l'heure. Pour le moment, je désire savoir seulement votre opinion sur... la justice de cet acte devenu nécessaire. Voyons, qu'en dites-vous? Serez-vous pour nous? Serez-vous contre nous? --Tout dépend, sire, de ce que vous voulez faire du roi de France. Je n'ai ni à me louer ni à me plaindre de Charles IX. Mais il est mon roi. Je lui dois aide et assistance. Donc, sire, avez-vous l'intention de violenter le roi de France, et rêvez-vous quelque substitution de famille sur le trône? Je suis contre vous! Cherchez-vous à obtenir de justes garanties pour l'exercice libre de votre religion? Je demeure neutre. En aucun cas, sire, je ne vous aiderai à cet enlèvement. --Voilà qui est parler net! Et l'on a plaisir à s'entretenir avec vous, monsieur le maréchal. Voici pourquoi nous avons résolu d'enlever mon cousin Charles. Je sais, nous savons que la reine mère prépare de nouvelles guerres. Nos ressources sont épuisées. En hommes et en argent, nous ne pouvons plus tenir campagne. Or, plus que jamais, nous sommes menacés. L'acte que nous préparons est un acte de guerre parfaitement légitime. Si Charles marchait à la tête de ses armées, ne chercherais-je pas à le faire prisonnier?... --Oui, sire, et j'avoue que, si j'avais l'honneur d'être votre féal, au lieu d'être celui du roi de France, je donnerais les deux mains à votre projet. --Très bien. Reste donc la question de savoir ce que nous ferons du roi quand il sera prisonnier... --En effet, sire, c'est là le point délicat, dit le maréchal. --Monsieur le maréchal, par mon père Antoine de Bourbon, descendant en ligne directe de Robert, sixième fils de saint Louis, je me trouve être premier prince du sang de la maison de France. J'ai donc quelque droit de me mêler des affaires du royaume, et, s'il m'arrivait de concevoir cette pensée qu'un jour, peut-être, la couronne de France devra se poser sur ma tête, cette pensée ne pourrait être illégitime. Mais les Valois règnent par la grâce de Dieu. J'attendrai donc la grâce de Dieu pour savoir si les Bourbons, à leur tour, doivent occuper ce trône, le plus beau du monde. --Sire, loin de suspecter les intentions de Votre Majesté, je ne veux même pas me permettre de les scruter. --Je n'en veux pas à la couronne de Charles. Qu'il règne, ce cher cousin, qu'il règne, autant du moins qu'on peut régner, quand on a pour mère une Catherine de Médicis! Mais, ventre-saint-gris! si nous n'en voulons pas à Charles, pourquoi nous en veut-il? Que signifient ces persécutions de huguenots malgré la paix de Saint-Germain? Il faut que tout cela ait une fin! Et comme nous ne sommes pas de force à tenir campagne, il faut bien que j'obtienne par la persuasion ce que la guerre ne peut nous donner! Et pour cela, ne faut-il pas que je puisse causer tranquillement avec Charles, comme je cause avec vous en ce moment? Voyons, duc, n'est-ce pas un acte légitime que nous entreprenons en essayant de nous emparer de Charles? Il ne s'agissait plus d'une capture, d'un acte de guerre, mais d'un entretien où les deux partis en présence seraient libres de signer ou de repousser le contrat proposé. --Dans ces conditions, acheva le roi de Navarre, puis-je compter sur vous? --Pour vous emparer du roi, sire? Franchise pour franchise. J'oublierai l'entretien auquel j'ai eu l'honneur d'être convié. Mais je vous donne ma parole, sire, que tout ce que je pourrai entreprendre pour protéger le roi Charles, sans le prévenir, eh bien! je l'entreprendrai! --J'envie mon cousin, d'avoir des amis tels que vous, dit le Béarnais avec un soupir. --Votre Majesté se trompe sur ces deux points. Je ne suis pas l'ami de Charles. Je suis un serviteur de la France, voilà tout. Quant à être votre ennemi, sire, je vous jure que nul ne fait des voeux plus ardents et plus sincères que les miens pour que les huguenots soient enfin traités selon la justice. --Merci, maréchal, dit le Béarnais, désappointé. Ainsi, nous ne devons compter ni sur vous, ni sur vos amis? --Non, sire! dit François avec une modeste fermeté. Mais laissez-moi ajouter que si, un jour, j'étais appelé dans un conseil qui se tiendrait entre vous et le roi de France... --Eh bien? interrogea Coligny. --Si une entrevue avait lieu, continua François, et que Sa Majesté Charles IX m'y appelle, je ne chercherais pas à savoir comment cette entrevue a été préparée; j'appuierais de toutes mes forces sur les décisions du roi, et je ne craindrais pas de proclamer que moi, catholique, je suis honteux et indigné de l'attitude des catholiques... --Vous feriez cela, duc! s'écria le roi de Navarre. --Je m'y engage, sire, répondit François. --Duc, fit le Béarnais, je retiens votre parole. J'espère que l'entrevue aura lieu bientôt. --Et moi, sire, je puis assurer Votre Majesté que mon dévouement lui est acquis, excepté toutefois en ce qui concerne certaines entreprises, ajouta François. Sur ces mots, le maréchal se retira, escorté par l'amiral qui tenait à lui faire honneur, jusqu'à la porte de son hôtel. Comme ils traversaient la cour, précédés par deux laquais, mais sans lumière, l'hôtel devant passer pour inhabité, deux hommes s'approchèrent vivement de François de Montmorency. --Monsieur le maréchal, disait l'un des deux hommes, voulez-vous me permettre de vous présenter un de mes amis en vous priant d'excuser les circonstances de cette présentation. --Vos amis sont les miens, comte de Marillac, dit François en reconnaissant celui qui lui parlait. --Voici donc M. le chevalier de Pardaillan, qui a une communication urgente à vous faire. --Monsieur, fit le maréchal en s'adressant à Pardaillan, je serai en mon hôtel demain toute la journée et serai heureux de vous y recevoir. --Ce n'est pas demain, dit Pardaillan d'une voix altérée, c'est tout de suite que je sollicite l'honneur de m'entretenir avec le maréchal de Montmorency. L'émotion de la voix, la tournure de la phrase à la fois impérative et réservée produisirent une profonde impression sur le maréchal. --Venez donc, puisque l'affaire dont vous voulez me parler ne peut souffrir de retard. Pardaillan fit rapidement ses adieux à Marillac pendant que le duc faisait les siens à Coligny. Puis les deux hommes sortirent ensemble. Telle était la confiance de Montmorency et sa crainte de compromettre le secret du roi de Navarre qu'il n'avait amené aucune escorte avec lui. Le chemin de la rue de Béthisy à l'hôtel de Montmorency se fit rapidement et silencieusement. La maréchal introduisit le chevalier dans un cabinet de l'hôtel, attenant à la grande salle d'honneur. --Je vous laisse un instant, dit le maréchal, le temps de me débarrasser de ma cotte de mailles. Demeuré seul, Pardaillan essuya la sueur qui coulait de son front. L'instant à la fois désiré et redouté était donc arrivé! Il fallait donc révéler à François de Montmorency qu'il avait une fille! Le maréchal allait donc savoir que, s'il avait jusqu'alors ignoré l'existence de cette fille, s'il avait répudié Jeanne de Piennes, s'il avait souffert, il le devait à un Pardaillan! Et c'était un Pardaillan qui allait lui dire tout cela. Le moment était venu où il allait à la fois se faire l'accusateur de son père et perdre à jamais Loïse! Son regard, tout à coup, tomba sur un portrait accroché dans l'angle le plus sombre du cabinet. Pardaillan fut secoué d'un long tressaillement. --Loïse! Loïse! murmura-t-il. Et aussitôt, cette pensée se fit jour dans son cerveau: --Comment le maréchal, qui ne sait pas qu'il a une fille, possède-t-il le portrait de cette fille?... Mais bientôt, à force d'examiner les traits délicats de la jeune femme merveilleusement belle que représentait la toile, la vérité lui apparut: --Ce n'est pas Loïse!... C'est sa mère, sa mère, quand elle était jeune!... A ce moment, François de Montmorency rentra dans le cabinet et vit le jeune homme en extase devant le portrait de Jeanne de Piennes. Il s'avança jusqu'à Pardaillan et lui posa sa main sur l'épaule. --Vous regardiez cette femme... et vous la trouviez belle? --Il est vrai, monsieur... cette haute et noble dame est douée d'une beauté qui m'a frappé. --Et peut-être, en votre âme encore pleine d'illusions, vous vous disiez que vous seriez heureux de rencontrer sur le chemin de la vie une femme pareille à celle-ci... --Vous avez lu dans ma pensée, monseigneur, dit Pardaillan avec une douceur voilée de tristesse; je rêvais, en effet, de rencontrer pour l'aimer, pour l'adorer, pour lui vouer ma vie et mes forces, la femme dont le sourire rayonne sur cette toile, cette femme dont le front si pur n'a jamais pu abriter une mauvaise pensée... Un sourire amer erra sur les lèvres du maréchal. --Jeune homme, dit-il, vous me plaisez... Cette sympathie est si vraie que je vais vous conter une histoire. Cette femme est la femme d'un de mes amis... ou plutôt elle l'a été... Elle était pauvre; son père était l'ennemi de la famille de mon ami; celui-ci la vit, l'aima... il l'épousa. Mais sachez bien que, pour l'épouser, il dut braver la malédiction paternelle; il dut risquer de se mettre en révolte contre son père, haut et puissant seigneur... Le jour même du mariage, mon ami dut partir pour la guerre. Quand il revint savez-vous ce qu'il apprit? Pardaillan garda le silence. --La jeune fille au front pur, continua François d'une voix très calme, eh bien, c'était une ribaude! Dès avant le mariage, elle trahissait mon ami... Jeune homme, méfiez-vous des femmes! Le maréchal ajouta sans amertume apparente: --Mon ami avait placé en cette femme tout son amour, son espoir, son bonheur, sa vie... Il fut condamné à la haine, au désespoir, au malheur, et sa vie fut brisée, voilà tout. Qu'a-t-il fallu pour cela? Simplement de rencontrer une jeune fille qui avait l'âme d'une ribaude... Pardaillan, sur ces mots, s'était levé; il s'approcha du maréchal et, d'un ton ferme, prononça: --Votre ami se trompe, monseigneur... François leva sur le chevalier un regard surpris. --Ou plutôt, continua Pardaillan, vous vous trompez... Le maréchal imagina que son visiteur, encore naïf et plein de foi, protestait d'une façon générale contre les accusations dont les hommes accablent les femmes. Il eut un geste de politesse indifférente et dit: --Si vous m'en croyez, jeune homme, venons-en au motif de votre visite. En quoi puis-je vous être utile? --Soit, fit Pardaillan. Monseigneur, j'habite rue Saint-Denis à l'auberge de la Devinière. En face de l'auberge se dresse une maison modeste, telle qu'en peuvent habiter les pauvres gens qui sont forcés à quelque labeur pour assurer leur existence; les deux femmes dont je suis venu vous entretenir, monseigneur, sont de ces pauvres gens dont je vous parle. --Deux femmes! interrompit sourdement le maréchal. --Oui! La mère et la fille! --La mère et la fille! Leur nom? --Je l'ignore, monseigneur. Ou plutôt, je désire ne pas vous le faire connaître pour l'instant. Mais il faut que je vous intéresse à ces deux nobles créatures si malheureuses et, pour cela, il faut que je vous raconte leur histoire. Ces derniers mots rassurèrent le maréchal dont l'imagination commençait à être mise en éveil. --Je vous écoute, dit-il avec plus de bienveillance pour son interlocuteur que pour les deux inconnues. --Ces deux femmes reprit alors le chevalier, sont considérées comme dignes de tous les respects. La mère, surtout. Depuis quatorze ans environ qu'elle habite ce pauvre logis, jamais la médisance n'a eu prise sur elle. Tout ce qu'on sait d'elle, c'est qu'elle se tue au travail des tapisseries pour donner à sa fille une éducation de princesse. Oui, monseigneur, de princesse; car cette jeune fille sait lire, écrire, broder et peindre des missels. Elle-même est un ange de douceur et de bonté... --Chevalier, fit Montmorency, vous plaidez la cause de vos humbles protégées avec une telle ardeur, que déjà je leur suis tout acquis. Que faut-il faire? Parlez... --Un peu de patience, monsieur le maréchal. J'ai oublié de vous dire que la mère dont on ne connaît pas le vrai nom s'appelle la Dame en noir. En effet, elle est toujours en grand deuil. Il y a dans cette existence si noble et si pure un épouvantable malheur... Ce malheur, je voudrais le racheter au prix de mon sang, car quelqu'un des miens en est la cause... --Quelqu'un des vôtres, chevalier! --Oui, mon père, mon pauvre père! --Et comment votre père... --Je vais vous le dire, monseigneur, en vous faisant le récit de la catastrophe qui a frappé cette noble dame. Sachez donc qu'elle a été mariée... et que son mari dut s'absenter pour longtemps... Vous le voyez, c'est comme l'histoire de l'ami dont vous me parlez. Après le départ de son mari, cinq ou six mois après, cette dame mit au monde une enfant. Tout à coup, le mari revint. Ce fut alors que mon père commit le crime... --Le crime!... --Oui, monseigneur, fit Pardaillan tandis que deux larmes brûlantes s'échappaient de ses yeux avec une double flamme de sacrifice... le crime! Mon père enleva la petite fille. Et la mère, la mère qui adorait son enfant, la mère qui fût morte pour éviter une larme au petit ange, la mère, monseigneur, fut placée en présence de cette affreuse alternative: ou elle consentirait à passer aux yeux de son mari pour parjure et adultère, ou son enfant mourrait!... François de Montmorency était devenu horriblement pâle. --Le nom! gronda-t-il d'une voix rauque. --Il ne m'appartient pas de vous le dire, monseigneur... --Comment avez-vous su? Dites!... --Voici la fin. Ces deux femmes, la mère et la fille, viennent d'être enlevées... elles m'ont fait parvenir une lettre qui est adressée à un grand seigneur. Cette lettre, la voici! François ne vit que cette lettre qu'on lui tendait toute ouverte, mais ne la prit pas tout de suite. Quoi! Il ne rêvait pas!... Ce jeune homme venait bien de lui retracer l'histoire de Jeanne de Piennes!... Ah! Ce nom n'avait pas été prononcé, mais il résonnait dans son coeur! Quoi! Jeanne vivante! Jeanne travaillant comme une humble ouvrière pour élever sa fille!... sa fille!... Et cette lettre! Cette lettre sur laquelle il dardait un regard flamboyant!... Elle contenait donc le récit de la lamentable tragédie! C'était Jeanne qui lui écrivait! Jeanne innocente et fidèle! --Lisez! monseigneur, dit Pardaillan, lisez... et, quand vous aurez lu interrogez-moi... car, si je ne fus pas témoin du crime, je suis du moins le fils de l'homme qui est dénoncé à votre haine... et cet Homme... mon père!... eh bien, il m'a parlé... Il m'a dit des choses que jadis je n'ai pas comprises, mais qui sont demeurées gravées dans ma mémoire... Alors le maréchal saisit la lettre. Tout de suite, il reconnut l'écriture de Jeanne. Il lut à grands traits, en deux ou trois reprises... Puis, quand il eut fini de lire, il se retourna vers le portrait, secoué de sanglots terribles, s'abattit sur le parquet, se traîna sur les genoux, les mains levées désespérément, avec un cri rauque qui faisait explosion sur les lèvres livides. --Pardon! Pardon! Puis il demeura tout à coup immobile, sans connaissance. Le chevalier courut à lui. Il s'ingénia de son mieux à ranimer le maréchal. Il le secoua, bassina son front d'eau fraîche, défit les aiguillettes de son pourpoint... Au bout de quelques minutes, la syncope cessa; François ouvrit les yeux. Il se leva. Une flamme étrange brillait dans ses yeux. Pardaillan voulut parler. --Taisez-vous, murmura François, taisez-vous... plus tard... attendez-moi... ici... promettez-moi... --Je vous le promets, dit Pardaillan. Montmorency plaça la lettre sous son pourpoint, sur son coeur, et s'élança hors du cabinet. Il courut aux écuries, sella lui-même un cheval, se fit ouvrir la porte de l'hôtel, et le chevalier entendit le galop d'un cheval qui s'éloignait. Il était une heure du matin. François traversa Paris à fond de train. Le cheval s'arrêta devant la porte Montmartre, fermée comme toutes les portes de Paris. --Ordre du roi! hurla François dans la nuit. Le chef de poste sortit tout effaré, reconnut le maréchal, et s'empressa de faire ouvrir la porte et baisser le pont-levis. Dans la campagne silencieuse et noire, la voix rauque de François rugissait des lambeaux de paroles que couvraient les quadruples sonorités du galop de son cheval. --Vivante!... Innocente!... Jeanne!.. ma fille!... Lorsque François atteignit Montmorency, près Margency, il se sentait plus calme. Le maréchal tout droit, sans hésitation, piqua droit à la chaumière où il était apparu à Jeanne et à Henri. --Ces gens vivent-ils encore? se disait-il. Oh! pourvu qu'ils vivent!... Ils vivaient! Bien vieux, bien cassés, mais ils vivaient! Aux rudes coups que frappa François, l'homme se réveilla, s'habilla et demanda à travers la porte: --Qui va là? --Ouvrez, par le Ciel! gronda François. La femme, la vieille nourrice au chef branlant, avec la hâtive lenteur des vieillards, sauta hors du lit, jeta un manteau sur ses épaules et saisit la main de son homme. --C'est lui! fit-elle, bouleversée d'émotion. --Qui, lui? --Le seigneur de Montmorency et de Margency! Ouvre! Il sait tout, maintenant! Puisqu'il vient!... Et elle arracha la barre de la porte, et elle dit: --Entrez, monseigneur, je vous attendais... entrez... je ne voulais pas mourir... je savais que vous viendriez... L'homme avait allumé un flambeau de résine. Montmorency entra. Dans la lueur rouge du flambeau, il vit la vieille debout devant lui, qui essayait de redresser sa taille courbée par l'âge et les longs labeurs de la terre. --Vous venez pour tout savoir? dit-elle. --Oui! fit-il d'une voix brisée. --Venez, mon fils... François se leva et suivit la vieille qui marchait lentement, courbée, en s'appuyant sur un bâton. --Eclaire-nous! commanda-t-elle à son homme. Elle ouvrit une porte, au fond. Le maréchal entra. Il se trouva dans une petite pièce dont la propreté contrastait avec le reste du misérable logis. Il y avait là un fauteuil, luxe étonnant dans cette chaumière, et un grand lit à colonnes, couvert de sa courtepointe. Le lit n'était pas défait. Sur le mur, au fond, il y avait deux ou trois images, une vierge enluminée, un crucifix avec un peu de buis en travers, et, juste au chevet, une miniature: le maréchal se reconnut, ses yeux se gonflèrent, deux larmes en jaillirent... La vieille, alors, parla: --C'est ici qu'elle est venue, monseigneur, dès le lendemain de votre départ; c'est ici, dans ce lit, qu'elle est restée quatre mois comme morte parce qu'on lui avait dit: que vous l'aviez abandonnée, c'est ici qu'elle a pleuré, prié, supplié en prononçant votre nom dans son délire... Le maréchal tomba à genoux. --C'est ici que, lentement, elle est revenue à la vie... Dès lors, elle s'habilla de deuil. --La Dame en noir! murmura sourdement François. --C'est dans ce lit, monseigneur, qu'est née Loïse, votre fille... Un frisson secoua Montmorency. --La naissance de l'enfant sauva la mère. Elle qui, peu à peu, dépérissait, retrouva ses forces pour la petite. A mesure que Loïse grandissait, la mère revenait à la vie. François étouffa une sorte de rugissement et, d'un revers de main, essuya la sueur froide qui inondait son visage. --Faut-il vous dire le reste? demanda la nourrice. --Tout!... tout ce que vous savez... --Venez donc! fit la vieille. Elle sortit de la maison, suivie pas à pas par Montmorency. Au coin d'une épaisse haie de houx et d'aubépine, la vieille s'arrêta, se retourna, et son bras s'étendit vers la maison. --Regardez, monseigneur, dit-elle; on voit la fenêtre, en ce moment la lune l'éclairé; en plein jour, de cette place, on verrait très bien quelqu'un qui serait debout contre cette fenêtre, dans l'intérieur de la maison, et on distinguerait tous les gestes que ferait ce quelqu'un. --Mon frère occupait ce poste près de la fenêtre quand je suis entré! La vieille, alors, se tourna vers son homme: --Raconte ce que tu as vu... L'homme s'approcha, s'inclina devant son seigneur et dit: --Les choses me sont restées dans la tête comme si elles étaient d'hier; donc, ce jour-là, depuis le matin, j'avais travaillé dans ce champ-là, de l'autre côté de cette haie; m'étant allongé à l'ombre pour dormir, voici ce que je vis en me réveillant: un homme était là, à deux pas de moi, tenant dans son manteau je ne savais trop quoi; il demeura là, peut-être une demi-heure, et moi je ne bougeai pas; puis, tout à coup, il se redressa à demi et s'en alla vite, courbé le long des haies; au moment où il s'en allait, j'entrevis ce qu'il cachait dans son manteau: c'était un enfant, mais j'étais loin de supposer que, cet enfant, c'était la fille de notre dame... Voilà ce que je vis, monseigneur. La nourrice, alors, reprit: --Ce qui s'était passé entre elle, vous et Mgr Henri, je ne le sus pas tout de suite, mais je le devinai en partie par les paroles désespérées qui échappèrent à la pauvre mère... Un homme vint... il rapportait la fillette... la mère faillit devenir folle de joie... Elle s'élança pour vous retrouver, en nous défendant de la suivre... Qu'est-elle devenue? Je ne sais. Les premières années, quand j'étais forte encore, je venais à Paris à chaque anniversaire du malheur; mais jamais je ne pus vous voir, jamais je ne pus la retrouver, elle... Le duc de Montmorency s'agenouilla. --Bénissez-moi donc, fit-il d'une voix brisée par les sanglots, car je vous dis: Elle vit! Tant d'injustice recevra une éclatante réparation, et Jeanne sera heureuse. L'humble paysanne fit ce que son seigneur lui demandait; elle étendit sur sa tête ses mains tremblantes et le bénit... Alors, tous les trois rentrèrent dans la maison. François s'enferma pendant une heure dans la petite pièce où était née Loïse. Il y resta sans lumière. Les deux vieillards l'entendirent qui pleurait, parlait à haute voix, tantôt avec des éclats de fureur, tantôt avec une douceur infinie. Puis, lorsqu'un peu de calme fut redescendu en lui, il sortit de la pièce, dit adieu aux deux vieux, et monta à cheval. A Montmorency, il s'arrêta devant la maison du bailli et se contenta de demander des parchemins sur lesquels il écrivit quelques lignes. Ces parchemins, la vieille nourrice les reçut dès le lendemain: c'était une donation pour elle et ses descendants de la maison qu'elle habitait et une donation de vingt-cinq mille livres d'argent. En quittant le bailli, François se rendit au château; là encore, il y eut grand émoi; mais le maréchal se contenta de faire venir l'intendant, et lui donna ordre de tout mettre en état, disant que, sous peu, il viendrait habiter le château; il insista surtout pour que toute une aile fût remise à neuf et luxueusement agencée, ajoutant simplement qu'il aurait l'honneur d'héberger deux princesses de haute qualité à qui cette aile du château serait destinée. Alors seulement, il s'éloigna au galop, et prit le chemin de Paris. Il y arriva comme on ouvrait les portes, et se dirigea en une course furieuse vers son hôtel où Pardaillan l'attendait. Le chevalier avait passé cette nuit dans une inquiétude et une agitation qui, lorsqu'il y songeait, ne laissaient pas que de le surprendre. Pourquoi le maréchal était-il parti? Où avait-il été? Peut-être tâchait-il simplement de se calmer par une longue course? Ces questions, pendant une heure, l'intéressèrent. Mais bientôt il comprit que la vraie, la redoutable question était de savoir ce que le maréchal penserait de son père. Il est vrai que le vieux Pardaillan avait lui-même ramené l'enfant. Le chevalier se souvenait parfaitement que son père le lui avait dit... Et même, n'avait-il pas donné un diamant à la mère de la fillette enlevée?... Mais tout cela constituait une médiocre excuse; le fait brutal et terrible demeurait tout entier: le maréchal avait répudié sa femme! Jeanne de Piennes avait souffert seize années de torture! Vers le matin, il se promenait à grands pas agités dans le cabinet, lorsque la porte s'ouvrit. Montmorency entra: --Chevalier, dit-il, veuillez excuser la façon dont je vous ai quitté. J'étais... fort ému... bouleversé... vous m'avez apporté la plus grande joie de ma vie!... --Monsieur le maréchal, fit le chevalier d'une voix altérée, vous oubliez que je suis le fils de M. de Pardaillan. --Non, je ne l'oublie pas! Et c'est ce qui fait que non seulement je vous aime pour la joie que je vous dois, mais encore que je vous admire pour le sacrifice consenti par vous... Car, évidemment, vous aimez votre père!... --Oui, dit le jeune homme, j'ai pour M. de Pardaillan une affection profonde. Comment en serait-il autrement? Je n'ai pas connu ma mère, et, aussi loin que je remonte dans mon enfance, c'est mon père que je vois penché sur mon berceau, soutenant mes pas incertains, pliant sa rudesse de routier à mes exigences enfantines; puis, plus tard, entreprenant de faire de moi un homme brave, me conduisant aux mêlées, me protégeant de son épée; par les nuits froides où nous couchions sur la dure, que de fois l'ai-je surpris à se dépouiller de son manteau pour me couvrir! Et souvent, quand il me disait:--Tiens, mange et bois, je garde ma part --pour plus tard, je fouillais dans son portemanteau et je m'apercevais qu'il n'avait rien gardé pour lui. Oui, M. de Pardaillan m'apparaît comme le digne ami dévoué jusqu'à la mort, à qui je dois tout... et que j'aime... n'ayant que lui à aimer! --Chevalier, dit Montmorency ému, vous êtes un grand coeur. Vous qui aimez votre père à ce point, vous n'avez pas hésité à m'apporter cette lettre qui l'accuse formellement... Pardaillan releva fièrement la tête. --C'est que je ne vous ai pas tout dit, monsieur le maréchal! Si j'ai consenti, pour réparer une grande injustice, à vous apporter la lettre accusatrice, c'est que je me réservais de défendre à l'occasion mon père. Je dis: le défendre! Et par tous les moyens en mon pouvoir! Avant que nous nous entretenions davantage, je vous demande de me dire en toute franchise quelle attitude vous entendez prendre vis-à-vis de mon père. Êtes-vous son ennemi? Je deviens le vôtre. Songez-vous à vous venger du mal qu'il a pu faire? Je suis prêt à le défendre, le fer à la main... Le chevalier s'arrêta, frémissant. Montmorency, pensif, le contemplait et l'admirait. Qu'eût-il dit s'il eût su que ces paroles provocantes, Pardaillan les prononçait le désespoir au coeur, s'il eût su qu'il aimait sa fille! --Chevalier, dit-il d'une voix grave, il n'existe et ne peut exister pour moi qu'un seul Pardaillan: c'est celui qui vient de m'arracher à un désespoir que les années faisaient plus profond. Si jamais je me rencontrais avec votre père, ça serait pour le féliciter d'avoir un fils tel que vous... --Ah! je puis vous dire maintenant que, si une parole de haine contre mon père fût tombée de votre bouche, c'est la mort dans l'âme que je fusse sorti d'ici! Le jeune homme vit qu'il avait failli trahir son secret. Il se hâta de continuer: --Maintenant, monseigneur, maintenant je puis vous dire que mon père a essayé de réparer le mal qu'il avait fait. --Comment cela? fit vivement le maréchal. --Je le tiens de lui-même. Il m'a raconté ces choses, ou plutôt, il me les a à demi révélées, à une époque où certes il ne pensait pas que je dusse avoir un jour l'honneur de vous être présenté. Monseigneur, c'est M. de Pardaillan qui enleva l'enfant, c'est vrai; mais c'est lui qui la ramena à la mère, malgré les ordres qu'il avait reçus... --Oui, oui, fit le maréchal, je vois comment les choses ont dû se passer... il y a un criminel dans tout cela, et le vrai criminel porte mon nom! Chevalier, je vais entreprendre la délivrance de la malheureuse femme qui a tant souffert... Voulez-vous me faire un récit exact et détaillé de tout ce que vous savez? Pardaillan raconta comment il avait été arrêté, et comment, à sa sortie de la Bastille, il avait eu tout ouverte la lettre de Jeanne de Piennes. Un seul point demeura obscur dans son récit: pourquoi Jeanne de Piennes et Loïse s'étaient-elles adressées à lui?... Il eut soin de glisser rapidement sur ce passage dangereux. --Il y a deux pistes possibles, dit-il en terminant, je vous ai dit que j'avais vu rôder le duc d'Anjou et ses mignons autour de la maison de la rue Saint-Denis. Peut-être est-ce donc au frère du roi que vous devrez demander compte de cette disparition. --Je connais Henri d'Anjou. L'action violente l'effraie. Il n'est pas homme à risquer un scandale. --Alors, monseigneur, j'en reviens à la supposition qui n'a cessé de me hanter. Je suppose qu'un hasard a pu mettre le maréchal de Damville en présence de la duchesse de Montmorency, et que nous devons commencer nos recherches du côté de l'hôtel de Mesmes. --Je crois que vous avez raison, fit le maréchal avec une violente agitation. Je vais de ce pas trouver mon frère. Mais, dites-moi, si vous ne m'aviez pas trouvé à Paris, vous eussiez donc entrepris cette délivrance? Pourquoi? --Monseigneur, fit Pardaillan qui faillit se démonter, je considérais comme un devoir de réparer en partie le mal dont mon père était responsable en partie... --Oui, c'est vrai... vous êtes vraiment une belle nature, chevalier. Pardonnez-moi ces questions... --Quant à ce qui est d'aller trouver le maréchal de Damville, reprit Pardaillan qui se hâta de laisser tomber cette inquiétante partie de l'entretien, j'imagine que la démarche est dangereuse... --Ah! s'écria François avec une exaltation concentrée, puisse-je le rencontrer! Et nous verrons de quel côté frappera le danger! --Je ne parle pas pour vous, monseigneur, mais pour elles... C'est d'elles seules qu'il s'agit! --Elles! fit le maréchal qui tressaillit. --Sans doute! Qui sait à quelles extrémités pourra se porter le duc de Damville, si elles sont chez lui, et si vous allez le provoquer! Qui sait quels ordres il aura donnés! --Ma fille! balbutia François en pâlissant. --Monseigneur, je vous demande un jour et une nuit de patience. Laissez-moi faire! Je me charge, dès cette nuit, de savoir ce qui se passe à l'hôtel de Mesmes. Si elles y sont, nous aviserons, et je crois que nous devrons ruser... --En vérité, chevalier, s'écria François, plus je vous écoute, et plus j'admire votre énergie et votre souplesse. Notre rencontre est un grand bonheur pour moi... --Ainsi, monseigneur, vous me laissez faire? --Jusqu'à demain, oui! --Monseigneur, reprit froidement Pardaillan, jusqu'au jour où j'aurai pu m'introduire à l'hôtel de Mesmes et où je saurai exactement ce qui s'y passe. D'ailleurs, j'espère que, dès cette nuit, j'aurai réussi. --Faites donc, mon enfant. Et si vous réussissez, je vous devrai plus que la vie... Le chevalier se leva pour se retirer. Le maréchal l'embrassa tendrement. Pardaillan s'éloigna à grands pas de l'hôtel de Montmorency. XXIII MONSIEUR DE PARDAILLAN PÈRE Deux mois environ avant les événements que nous venons de raconter, deux homme, vers le soir d'une froide journée, s'arrêtèrent dans l'unique auberge des Ponts-de-Cé, près Angers. L'un d'eux avait le costume et les allures de quelque capitaine rejoignant sa compagnie à petites étapes; l'autre paraissait être son écuyer. Or, ce capitaine, c'était le maréchal de Damville qui, venant de Bordeaux pour se rendre à Paris, s'était détourné de son chemin pour s'arrêter aux Ponts-de-Cé. Et s'il voyageait en modeste équipage, c'est qu'il tenait sans doute à ne pas attirer l'attention sur lui. Le maréchal avait un rendez-vous dans l'auberge des Ponts-de-Cé. A tout moment, l'écuyer sortait sur la route et regardait dans la direction d'Angers. Enfin, à la nuit noire, un cavalier s'arrêta devant l'auberge et, sans descendre de cheval, s'informa d'un voyageur qui devait être arrivé la veille ou le jour même. Cet homme fut mis en présence d'Henri de Montmorency qui esquissa un signe mystérieux. Sur un signe semblable que fit le nouveau venu, le maréchal ferma soigneusement sa porte et demanda vivement: --Vous venez du château d'Angers? --Oui, monseigneur. --Vous avez à me parler de la part du duc? --Quel duc, monseigneur? fit le cavalier. --Le duc de Guise! fit Montmorency à voix basse. --Nous sommes d'accord. Excusez toutes ces précautions, monsieur le maréchal, nous sommes fort surveillés... --Bon! Guise est-il encore à Angers? --Non. Il en est reparti il y a trois jours et se rend à Paris. Le duc d'Anjou est parti hier. --Savez-vous s'il y a eu entre eux quelque entente? --Je ne crois pas, monseigneur. Le duc d'Anjou est trop préoccupé de ses mignons et de ses bigoudis. --Vous m'apportez donc quelque mot d'ordre d'Henri de Guise?... --Oui, monseigneur; le voici...: le 30 mars prochain, à neuf heures et demie du soir, à l'auberge de la Devinière, à Paris, rue Saint-Denis. Vous souviendrez-vous, monsieur le maréchal? --Je me souviendrai. --Vous demanderez M. de Ronsard, le poète. Vous serez masqué. Vous aurez une plume rouge à votre toque. --Le 30 mars au soir, rue Saint-Denis, à la Devinière, bien. Est-ce tout? --Oui, monseigneur. Puis-je me retirer? Car il ne faut pas que mon absence ait été remarquée... --Allez, mon ami, allez... --Je vous serai reconnaissant de rendre compte à Mgr Henri de Guise que je me suis bien acquitté de la commission, et de lui dire que je suis à lui corps et âme, bien que j'appartienne au duc d'Anjou... en apparence! --Ce sera fait. Comment vous appelez-vous? --Maurevert, pour vous servir, ici et à Paris où je dois être sous peu. Et Maurevert, ayant salué, se retira. --Voilà une vraie figure de coquin, songea le maréchal. Comment Henri de Guise peut-il employer de pareils serviteurs?... En voilà un qui trahit son maître aujourd'hui. Qui dit qu'il ne vous trahira pas demain? Quant à ce rendez-vous en pleine rue Saint-Denis, j'irai, mais je prendrai mes précautions! Nos lecteurs ont déjà vu qu'Henri de Montmorency devait effectivement assister à la réunion de la Devinière, en cette soirée où Ronsard et ses poètes célébrèrent la muse antique, et où le duc de Guise et ses acolytes cherchèrent le moyen de tuer un roi. Après le départ de Maurevert, l'écuyer monta dans la chambre du maréchal. --Continuons-nous notre route, monseigneur? Demanda l'écuyer. --Ma foi non; nous ferons étape ici; mais sois prêt demain matin à la première heure, et, en attendant, fais-moi monter à souper, la route m'a creusé l'appétit. L'écuyer se retira en toute hâte pour exécuter les ordres de son maître. A ce moment, Henri de Montmorency entendit des vociférations furieuses éclater sous sa fenêtre, dans la petite cour. --Je vous dis que vous ne le mettrez pas là, corbleu! --Et moi, je vous dis qu'il est bien là! Par Pilate! Par Barabbas! --Cette voix! fit Henri en tressaillant. --Cette écurie est réservée aux bêtes de ces seigneurs. --Et moi, je vous jure que mon cheval n'ira pas dans l'étable parmi vos vaches! --Monsieur le mendiant, vous vous ferez jeter dehors! --Monsieur mon hôte, vous vous ferez bâtonner! --Bâtonner! moi! Ah! pardine, on a bien raison de dire: Routier, argotier! Le reste de la phrase se perdit dans une série d'interjections féroces, qui bientôt se changèrent en hurlements, lesquels à leur tour devinrent des gémissements. Henri était descendu rapidement dans la cour, et il aperçut deux ombres dont l'une rossait l'autre avec la conscience et l'entrain d'une main experte en ce genre d'exercice. --A l'aide! Au meurtre! cria l'aubergiste. Car l'ombre rossée n'était autre que l'hôtelier. Le rosseur, de son côté, suspendit son opération, salua courtoisement le nouveau venu, et lui dit: --Monsieur, à votre épée et à votre allure, je vous devine gentilhomme. Je le suis moi-même, et je prétends vous faire juge de l'algarade, si vous y consentez. Le maréchal fit un signe de tête approbatif. --Donc, reprit l'inconnu en cherchant vainement à distinguer dans l'obscurité les traits de son interlocuteur, ce manant que je viens d'étriller de mon mieux prétend que je dois retirer mon cheval de l'écurie pour lui faire passer la nuit dans l'étable. --L'écurie n'est que pour trois chevaux, gémit l'aubergiste; il y a juste place pour la bête de ce seigneur, son cheval de main et celui de son écuyer... --Où il y a place pour trois, il y a place pour quatre. Est-ce vrai, monsieur?... Une si belle et si bonne bête! Je veux vous la montrer, monsieur! Vous jugerez mieux ensuite. Holà, notre hôte, un falot! L'aubergiste, certain d'être appuyé par le voyageur qu'il supposait très riche, d'après la commande de son souper, se hâta d'allumer une lanterne. Mais aussitôt, Henri de Montmorency s'en saisit et en dirigea la lumière sur l'inconnu. --Lui! songea-t-il. Je m'en doutais à la voix. En même temps, Henri poussait la porte de l'écurie et, jetant un coup d'oeil à l'intérieur, apercevait auprès de ses trois chevaux un hongre d'une effrayante maigreur, les os perçant la peau, le sabot usé, les flancs raboteux. Pourtant, il se tenait ferme sur ses jarrets. --Voyez, monsieur, s'écriait cependant l'inconnu, voyez cette tête fine, ce poil luisant, ces jambes fines, et dites-moi si une pareille bête est digne de coucher à l'étable? Montmorency se retourna, son falot à la main, et murmura: --Vous avez raison, monsieur de Pardaillan, voilà un cheval de prix! L'inconnu demeura bouche bée, les yeux agrandis. Un cri, un nom allait lui échapper. Montmorency l'arrêta d'un coup d'oeil, et reprit à haute voix; --Monsieur, notre aubergiste consent à votre juste demande. Quant à vous, vous m'honoreriez en acceptant de partager mon souper. Point de façons! Entre gentilshommes... En parlant ainsi, à la grande stupéfaction de l'hôte, le maréchal de Damville avait passé son bras sous celui de Pardaillan et l'entraîna vers sa chambre. Le vieux Pardaillan, plus stupéfait encore que l'aubergiste, se laissa faire sans prononcer un mot. Pourtant, dans le trajet de la cour à la chambre, il avait réfléchi sans doute; car à peine la porte se fut-elle refermée sur le maréchal et sur lui que, se campant sur ses hanches, il prononça sans la moindre émotion apparente: --Enchanté de vous revoir en bonne santé, monseigneur! Puis, se dressant après le salut, et se campant, la tête haute, les yeux plissés: --Un peu vieilli, par exemple... Ah! dame, vous aviez quelque chose comme dix-neuf ans la dernière fois que j'eus l'honneur de vous présenter mes hommages et, si je sais compter, vous devez en avoir trente-cinq ou six; vous étiez alors ce qu'on appelle un joli brun, monseigneur, et vous n'aviez pas votre pareil pour donner à votre moustache un pli gracieux et terrible à la fois... Comme on change!... Quoi, est-ce bien des cheveux gris que j'aperçois à vos tempes? Quel pli amer a pris cette bouche! Et puis, comme votre visage s'est durci! Je dois dire qu'il n'était déjà pas si tendre... Moi, comme vous voyez, je suis à peu près le même... C'est que, passé un certain âge, nous autres, vieux routiers, nous ne vieillissons plus... J'ai souvent, ouï parler de vous, et toujours comme d'un pourfendeur _di primo cartello!_ Il paraît que vous fendez un crâne en deux, fort proprement, et qu'on ne compte plus les huguenots que vous tuâtes... Eh! Par Pilate, c'est moi qui vous ai mis l'estramaçon à la main et qui vous enseigna le coup de tête, ainsi que le coup de bandrolle, item le coup de pointe. Si j'étais vaniteux, je m'enorgueillirais d'un élève tel que vous. Je ne le suis pas. Dieu en soit loué, mais je m'enorgueillis tout de même. --Monsieur de Pardaillan, dit Henri de Montmorency, faites-moi donc le plaisir de partager mon souper. Le maréchal de Damville s'assit et, d'un geste, invita son commensal à en faire autant. --Par obéissance, monseigneur! fit Pardaillan qui s'assit et, aussitôt, avec un large soupir, décoiffa un grand pot de grès, lequel, étant ouvert, répandit dans la chambre une odeur de fines rillettes. --Oh! ohî fit Pardaillan, c'est franche lippée, ce soir! Damville le regardait d'un oeil pensif. --Vous m'avez félicité tout à l'heure, dit-il avec un accent incisif et âpre, il faut que je vous rende la pareille. Tudieu! Vous n'avez pas vieilli, vous! Je vous ai reconnu rien qu'au geste. Et puis, d'ailleurs, j'avais gardé un tel souvenir de vous!... (Le routier dressa l'oreille.) Par exemple, ce qui a vieilli, c'est votre costume! Dieu me damne! on dirait que c'est encore la même casaque que vous portiez le jour où vous m'avez si vivement quitté. Pauvre casaque! Que vois-je? Un trou au coude gauche... et des reprises... ah! ma foi, je renonce à les compter! Et vos bottes! vos pauvres bottes! Mort-diable! mais vous portez un éperon en fer et un autre en acier! Eh! ils n'ont même pas la même longueur! --Que voulez-vous, monseigneur! j'ai toujours eu la coquetterie de la misère! Sur cette phrase, le vieux routier vida un gobelet de Saumur et cligna des yeux en happant sa rude moustache du bout des lèvres. Montmorency avait posé son coude sur la table et, son menton dans sa main, il contemplait fixement son hôte. --Or ça, dit-il tout à coup, qu'êtes-vous devenu depuis que je ne vous ai vu? --J'ai vécu, monseigneur. --Où avez-vous habité? --Sur toutes les routes logeables, sous tous les cieux hospitaliers: pourtant, je dois dire que j'ai habité Paris pendant deux années environ. --Paris? Ah! ah!... Et pourquoi l'avez-vous quitté? --Pourquoi je l'ai quitté? fit Pardaillan dont l'oeil gris pétilla de malice. Eh bien, je vais vous le dire, monseigneur. J'étais donc à Paris, fort tranquille, et logé dans une fort bonne et belle hôtellerie... j'étais heureux, je devenais gras. Or, un soir... tenez, c'était en octobre dernier... Le maréchal tressaillit. --Un soir, donc, j'aperçus au détour d'une rue quelqu'un... une vieille connaissance à moi. Il faut vous dire, monseigneur, que je tenais essentiellement à éviter ce quelqu'un... figurez-vous que cet homme voulait absolument faire mon bonheur malgré moi. Je me dis aussitôt: Si je demeure à Paris, tôt ou tard, je finirai par me trouver nez à nez avec lui! Et alors, adieu ma jolie misère que j'aime tant! Il faudra être heureux, et puis parler, et puis donner des explications, et puis... bref! je déménageai sans tambours ni trompettes, et repris la grande route du hasard et de l'inconnu!... --Mais, fit Montmorency, j'étais justement à Paris à l'époque que vous dites. --Tiens, tiens! Comme cela se trouve, monseigneur! --Oui, j'y étais, reprit le maréchal; et même, il me souvient d'une aventure qui m'arriva vers ce moment-là; attaqué un soir par des truands, j'allais succomber lorsque je fus sauvé par un digne inconnu à qui je fis don du meilleur de mes chevaux, mon bon Galaor... --Au diable soit le sauveur! grommela le vieux routier. Il y eut quelques minutes de silence. Le maréchal réfléchissait. --Mon cher monsieur de Pardaillan, fit-il tout à coup, avez-vous remarqué une chose: c'est que nous ne nous sommes pas revus depuis seize ans, que je vous tiens là devant moi depuis deux bonnes heures, et que je ne vous ai pas encore demandé compte de votre trahison. --Pan! Il est venu! songea Pardaillan; Quelle trahison? Et comme Henri gardait le silence, hésitant peut-être à éveiller les fantômes qui dormaient en lui: --J'y suis, fit Pardaillan qui se frappa le front. Monseigneur veut sans doute me parler de ce gueux, de ce sacripant, de ce traître, de ce misérable qui avait tué un cerf dans les bois de monseigneur? Vous le fîtes pendre à la basse branche d'un châtaignier que je vois encore. Bel arbre, ma foi! Il est vrai, et je m'en accuse en toute humilité, dès que monseigneur eut tourné les talons, je dépendis le fripon; à preuve qu'il se sauva sans même me dire merci; ça m'apprendra. Ce fut une trahison, je le confesse. --J'ignorais ce détail, monsieur de Pardaillan, fit Montmorency; --Ah! pour le coup, monseigneur, je donne ma langue au chat. --Je suis sûr que la mémoire va vous revenir! --En effet, dit froidement Pardaillan; je me souviens de certaines trahisons du genre de celles que j'exposais. Monseigneur voudrait-il par hasard faire allusion à l'affaire de Margency, après laquelle j'ai eu le regret de le quitter? --Vous m'avez quitté parce que vous avez pensé que vous seriez pendu. --Pendu! Fi! monseigneur! Écartelé, roué vif, à la bonne heure! Mais simplement pendu... je ne me serais pas donné la peine d'entreprendre d'aussi longs voyages. Quant à l'affaire, je la confesse comme les autres, monseigneur: je vous ai trahi, ce jour-là; j'ai rendu la petite à sa mère. Que voulez-vous! J'ai entendu pleurer cette mère; je lui ai entendu dire des choses qui m'ont donné le frisson; je ne savais pas que la douleur humaine pût trouver de tels accents; et je ne savais pas qu'il pût y avoir de telles douleurs. Laissez-moi achever ma confession tout entière; depuis seize ans, il n'est pas un jour où je ne me sois repenti de vous avoir obéi ce jour-là et d'avoir été cause de grands malheurs. Et vous, monseigneur? Henri de Montmorency demeura quelques instants silencieux, puis il dit: --C'est bien, maître Pardaillan. Je vois que vous avez bonne mémoire. J'en reviens donc maintenant à ce que je vous disais: vous m'avez trahi. Or, je vous prie de remarquer que, cette trahison, je ne vous la reproche pas. J'ai oublié. Je veux oublier. Je vous tiens pour un bon et digne gentilhomme. Écoutez-moi donc, car je veux vous faire des propositions que vous serez libre d'accepter ou de refuser; si vous refusez, vous tirerez de votre côté, moi du mien, et tout sera dit. Si vous acceptez, il ne, pourra en résulter pour vous qu'honneur et bénéfice. Pardaillan se dit à lui-même: --Comme l'âge vous change un homme! Autrefois, pour le quart de ce que je lui ai dit, il m'eût chargé, l'épée et le poignard aux mains... mais que peut-il me vouloir? --Monsieur de Pardaillan, reprit le maréchal après un instant de réflexion, savez-vous que bien des jeunes gens envieraient la fermeté de votre regard. Autrefois, vous étiez redoutable; maintenant, vous devez être terrible... --Heu! on connaît son métier de ferrailleur, voilà tout! --Bon! fit le maréchal avec un regard d'admiration; et ce furieux appétit d'aventures qui vous distinguait? --L'appétit va, monseigneur; ce sont les occasions de le satisfaire qui manquent. --En sorte, reprit Henri, que si on vous offrait de dîner tous les jours à votre faim... --Cela dépend du genre de repas qu'on m'offrirait. Il y a aventure et aventure. --Bien, fit le maréchal, écoutez-moi donc avec toute votre attention, car ce que j'ai à vous dire est de la plus haute gravité. Il parut avoir une dernière hésitation, puis, se décidant: --Monsieur de Pardaillan, que pensez-vous du roi de France? --Le roi de France, monseigneur. Et que diable voulez-vous qu'un triste hère comme moi puisse en penser, sinon que c'est le roi! --Pardaillan, dites-moi ce que vous pensez, et je vous engage ma parole que nul ne connaîtra votre pensée... Pardaillan tressaillit. --Monseigneur, dit-il, je ne connais pas Sa Majesté: on dit le roi faible et méchant; on le dit atteint d'une maladie qui peut lui donner des accès de fureur; on dit qu'il est sans pitié comme sans courage; voilà ce qu'on dit; mais moi, je ne sais rien... rien qu'une chose: c'est qu'un roi pareil est incapable d'inspirer de véritables dévouements. --Si telle est bien votre pensée, je crois que nous pourrons nous entendre; vous êtes libre, vigoureux, plein de bravoure et d'adresse; au lieu de gaspiller ces qualités en piètres aventures de grand chemin, vous pourrez les employer à une oeuvre grandiose. Que diriez-vous, à la place de ce roi maniaque, soupçonneux, impitoyable et malade, que diriez-vous d'un roi qui serait la générosité faite homme, d'un roi qui serait grand par le coeur et grand par la race, jeune, enthousiaste, rêvant sans doute de s'illustrer, et par conséquent capable de donner à tous ceux qui l'entoureraient l'occasion de s'illustrer eux-mêmes?... --Monseigneur, vous me proposez tout bonnement de conspirer contre le roi... --Oui! fit nettement Montmorency. Auriez-vous peur? --De quoi pourrais-je avoir peur, puisque je n'ai même pas eu peur de vous? --Alors, qui vous arrête? fit Montmorency en souriant de cette adroite flatterie. D'ailleurs, je dois vous prévenir que je ne vous demande pas une action directe, mais une action de seconde main. --Expliquez-vous, monseigneur, expliquez-vous.. --Voici: je suis engagé dans cette aventure; quelle qu'en soit l'issue, j'irai jusqu'au bout. En cas de défaite, seul ou avec des indifférents, je me défendrais mal. Enfin, j'ai besoin de quelqu'un qui veille sur moi tandis que je garderai toute ma liberté d'action. --Je commence à comprendre, monseigneur. Je serai le bras qui agit sans qu'on puisse connaître le cerveau qui a dirigé ce bras. --A merveille. La chose vous convient-elle? --Oui, si j'y trouve un intérêt. --Que demandez-vous? --Rien pour moi, sinon d'être défrayé de mes pas et démarches. --Vous toucherez cinq cents écus par mois tant que vous resterez à mon service pour cette campagne. Est-ce assez? --C'est trop. Mais ceci, monseigneur, c'est un paiement et non une récompense. --Si vous ne voulez rien pour vous, pour qui demandez-vous? --Pour mon fils. --Eh bien, que demandez-vous pour ce fils? --Si la campagne échoue, une somme de cent mille livres qui lui seront assurées par donation. --Et si la campagne réussit? --C'est-à-dire si nous plaçons sur le trône un roi de notre choix? Alors, monseigneur, ce n'est plus de l'argent que je vous demande. Mais il me semble qu'une lieutenance avec promesse de capitainerie serait la digne récompense du fils de l'homme qui vous aurait servi. --Quant aux cent mille livres, dit le maréchal, je m'y engage dès à présent. Quant à la lieutenance, je m'engage à la mettre sur la liste des conditions que je compte imposer. --Très bien, monseigneur, votre parole me suffit... pour l'instant... Quand voulez-vous que je me trouve à Paris? Le maréchal réfléchit quelques instants. --Mais, dans deux mois par exemple, finit-il par dire. D'ici là, rien de grave ne sera préparé. Il suffirait donc que vous soyez en mon hôtel dans les premiers jours d'avril. --On y sera, monseigneur, et même avant. --Non pas. Il serait bon au contraire qu'on ne vous vît pas à Paris jusque-là. De même, lorsque vous arriverez, il sera bon que vous vous rendiez directement à l'hôtel de Mesmes sans qu'aucune figure de connaissance ait été rencontrée par vous. --J'arriverai la nuit, dans la première huitaine d'avril. --Ce sera parfait ainsi. Maintenant, d'ici là, qu'allez-vous faire? --Peuh! Je vais tout doucement me rapprocher de Paris en bon flâneur. --Avez-vous besoin d'argent? Sans attendre la réponse, le maréchal appela son écuyer et lui dit quelques mots à voix basse. L'écuyer sortit, et rentra quelques instants plus tard avec un petit sac rebondi qu'il posa sur la table. --Voilà, fit le vieux routier, un genre de dessert auquel je n'ai pas goûté depuis fort longtemps. Une heure après cette scène, tout dormait dans l'auberge. Seuls, Montmorency et Pardaillan réfléchissaient encore avant de s'endormir, l'un dans son lit, l'autre sur le foin du grenier où il avait élu domicile. --Je viens, songeait le premier, de faire une acquisition que le duc de Guise eût payée au poids de l'or. Et l'autre se disait: --Je risque ma tête, mais j'assure la fortune de mon enfant... XXIV LES PRISONNIÈRES C'est aux premiers jours d'avril, c'est-à-dire vers l'époque où le vieux Pardaillan, vêtu de neuf et transformé de pied en cap, se rapprochait de Paris, et où son fils cherchait à se mettre en rapport avec François de Montmorency, que nous nous transportons à l'hôtel de Mesmes où Jeanne de Piennes et Loïse sont prisonnières depuis une douzaine de jours. Le maréchal de Damville, sombre et agité, se promenait seul dans une vaste salle du premier étage. En retrouvant Jeanne, Henri s'était senti violemment ramené aux sentiments de sa jeunesse. Du moment où il la retrouva, où il la revit, où il s'empara d'elle, il comprit qu'il l'aimait encore. --Pourquoi suis-je si troublé de l'avoir retrouvée? Pourquoi éprouve-je des ardeurs de passion que je croyais éteinte? Est-ce que je l'aimerais maintenant plus que je ne l'aimais autrefois?... Comme Henri prononçait ces mots au plus profond de sa pensée, on heurta à la porte. Il eut un geste d'impatience, et alla ouvrir. Cet homme que nous avons entrevu aux Ponts-de-Cé, et qui lui servait d'écuyer, apparut. --Monseigneur, dit-il sans attendre d'être interrogé, une grave nouvelle. Le frère de monseigneur est à Paris! Damville pâlît. --Je l'ai vu moi-même, poursuivit l'écuyer, je l'ai suivi; il est en son hôtel. --C'est bien, laisse-moi. Demeuré seul, Henri de Montmorency se laissa tomber dans un fauteuil, accablé! Car cet homme, son frère! c'était la vengeance qui, d'une minute à l'autre, pouvait se dresser devant lui, menaçante, implacable! --Ah! si j'étais seul! gronda-t-il. Comme je l'attendrais d'un pied ferme! ou plutôt comme j'irais le chercher, le braver, lui crier dans le visage: Est-ce moi que vous êtes venu chercher à Paris! Me voilà! Que voulez-vous!... Mais je ne suis plus seul! Elle est là! Et je l'aime! Et je ne veux pas qu'il la trouve ici. Je ne veux pas qu'ils se rencontrent! Qui sait s'il ne l'aime pas toujours, lui!... Pendant une heure, Henri de Montmorency continua sa promenade qui, peu à peu, le calma. Enfin, un sourire parut sur ses lèvres. Peut-être avait-il trouvé ce qu'il cherchait, car il murmura: --Oui... là, elle sera en sûreté... j'ai un bon moyen de m'assurer la fidélité de cette femme... nous verrons! En même temps, il se dirigea vers l'appartement où Jeanne de Piennes et Loïse étaient enfermées. Arrivé à la porte, il écouta un instant et, n'entendant aucun bruit, ouvrit doucement au moyen d'une clef qu'il gardait sur lui, puis il poussa la porte, et s'arrêta en pâlissant: Jeanne et sa fille étaient devant lui! Serrées l'une contre l'autre, enlacées dans une étreinte comme pour se protéger mutuellement, le sein palpitant, elles le regardaient avec un indicible effroi. Il fit un pas, referma soigneusement la porte derrière lui, et s'avança en disant: --Vous me reconnaissez, madame? Jeanne de Piennes se plaça résolument devant Loïse. Le rouge de la honte empourpra son front. Elle dit: --Comment osez-vous paraître devant cette enfant? --Je vois maintenant que vous me reconnaissez! fit le maréchal. Je m'en félicite. Je vois que je n'ai pas trop vieilli, comme on me le disait récemment... tenez... quelqu'un dont vous avez dû garder le souvenir... M. de Pardaillan! Loïse laissa échapper un cri plaintif et se couvrit le visage des deux mains. L'exaltation du sentiment maternel transporta Jeanne aux dernières limites de l'audace et décupla ses forces. --Monsieur, dit-elle d'une voix très pure et très calme, vous avez tort d'évoquer devant ma fille d'aussi odieux souvenirs. Allez-vous-en, croyez-moi. Vous avez commis une dernière lâcheté en nous arrachant au pauvre bonheur qui me restait! Un frisson de fureur agita Montmorency. Ses poings se crispèrent. Mais il se contint. --Oui, fit-il en hochant la tête, vous voilà bien telle que je vous ai toujours vue; toutes les fois que je me suis trouvé en votre présence, c'est de la haine ou de la terreur que j'ai lue sur votre visage... J'ai à vous parler, madame. Et, comme vous, je pense qu'il est convenable que notre entretien demeure de vous à moi. Je prie donc votre fille de se retirer. Loïse jeta un de ses bras autour du cou de Jeanne. --Mère, s'écria-t-elle, je ne te quitterai pas! --Non, mon enfant, dit Jeanne, nous ne nous séparerons pas. Quoi que cet homme puisse dire, ta mère est là pour te défendre... Henri rougit et pâlit coup sur coup. Son plan d'isoler Jeanne échouait. Un instant, il se demanda s'il n'allait pas recourir à la violence. Mais il vit Jeanne si décidée qu'il eut peur. --Que craignez-vous? fit-il d'une voix basse et rauque, suppliante et menaçante à la fois. Si j'avais voulu vous séparer de votre fille, je l'eusse déjà fait et facilement. Je ne l'ai pas voulu. Dites et pensez ce que vous voudrez, vous ne m'ôterez pas le mérite de la franchise. Ah! vous grondez! Toute votre attitude proteste. Vous ne pouvez empêcher d'être ce qui est. Et ce qui est, c'est que, si François vous a abandonnée lâchement, moi, je suis fidèle! Un cri d'horreur et d'indignation éclata sur les lèvres de Jeanne. --Misérable, cria-t-elle dans un élan où il semblait qu'elle fût soulevée par tout son amour de jadis, misérable, c'est toi, c'est ta félonie qui nous a séparés. Mais sache-le, loin de moi, François me pleure, comme je le pleure! --Mère, mère! Je te reste! cria Loïse. --Oui, mon enfant, ma bien-aimée, tu me restes... et tu es bien maintenant mon unique trésor... Henri contempla d'un oeil sombre le spectacle de la mère et de la fille enlacées. --C'est bien, reprit-il en essayant de donner à sa voix un accent de modération. Plus tard, vous me rendrez justice... oui! quand vous saurez à quel péril je vous ai arrachées toutes deux, peut-être me regarderez-vous avec moins d'horreur. Pour le moment, il faut que vous sachiez ce que j'étais venu vous dire. Vous ne pouvez demeurer dans cet hôtel. Ce même péril qui vous menaçait rue Saint-Denis vous menace encore ici... Veuillez donc vous apprêter; dans une heure, une voiture vous transportera dans une maison où vous serez en parfaite sûreté... Adieu, madame! Un imperceptible mouvement de joie échappa à Jeanne. Mais le regard soupçonneux d'Henri saisit ce mouvement. --Je dois vous dire, fit-il froidement, que toute tentative, tout cri pendant le trajet seraient au moins inutiles... à moins qu'ils ne soient très dangereux... pour cette enfant. L'exaltation factice qui avait soutenu Jeanne en présence de son redoutable ennemi tomba d'un coup. Elle éprouvait une de ces terreurs qui paralysent la pensée. --C'est fini, songeait-elle. Ma fille est perdue, je suis perdue! En effet, l'entretien qu'elle venait d'avoir avec Henri lui prouvait que cet homme était encore ce qu'il était jadis. Dans les journées qui venaient de s'écouler, la malheureuse mère s'était reprise à espérer. Et pourtant, elle savait qu'elle était au pouvoir d'Henri de Montmorency. En effet, on n'a peut-être pas oublié que, le jour où elles avaient été amenées à l'hôtel de Mesmes, le maréchal, ouvrant soudain la porte, était apparu à la mère et à la fille au moment même où elles échangeaient des conjectures sur cet étrange emprisonnement. Mais, ce jour-là, Henri n'avait rien dit. Les jours s'étaient écoulés sans qu'il osât risquer une nouvelle entrevue. Et, alors que Jeanne espérait que le remords l'avait touché peut-être, le maréchal de Damville constatait que sa passion était plus violente que jamais. Cet espoir de Jeanne venait de s'envoler. C'était bien toujours le même Henri qu'elle avait connu. --Que va-t-il faire de nous? demanda-t-elle à demi-voix. --Courage, mère, fit Loïse. Qu'importe où cet homme nous conduira, pourvu que nous ne soyons pas séparées? La nuit s'acheva sans qu'on fût venu les chercher, et ce fut seulement sur le matin qu'elles s'endormirent, brisées, l'une près de l'autre. Un double événement empêcha le maréchal de Damville de donner suite, cette nuit-là, à son projet. Chose étrange, en quittant Jeanne de Piennes, il se trouva presque heureux. En somme, il avait porté le premier coup. Et puis, son invention de dire qu'il les avait enlevées pour les soustraire à un péril lui paraissait magnifique. Se séparer d'elles lui était certes pénible. Mais la certitude que François était à Paris, de vagues pressentiments que son frère pourrait bien venir à l'hôtel, le décidaient à cette séparation. Vers sept heures et demie, au crépuscule, il s'enveloppa d'un ample manteau, posa sur sa tête une toque sans plume, passa un solide poignard à sa ceinture et sortit de l'hôtel. Une demi-heure plus tard, il était rue de la Hache et s'arrêtait au coin de la rue Traversière, devant la petite maison à la porte verte... la maison d'Alice de Lux! Il frappa. Le silence demeura profond dans la maison. Et une lumière qu'il venait de remarquer à travers les jointures s'éteignit aussitôt. --On se méfie! gronda-t-il. Donc elle est là. Par le diable, il faudra bien qu'on m'ouvre! Il heurta plus fort. Et sans doute, à l'intérieur, on craignit que le bruit n'attirât la curiosité sur cette maison qui avait absolument besoin qu'on ne s'occupât pas d'elle, car Henri entendit des pas sur le sable du petit jardin, et bientôt, à travers la porte, une voix aigre se fit entendre: --Passez votre chemin, si vous ne voulez que j'appelle le guet... --Laura! s'écria Henri. Une exclamation étouffée lui répondit. --Ouvre, Laura, reprît le maréchal, ou, par tous les diables, j'entrerai en sautant par-dessus le mur! La porte s'ouvrit aussitôt. --Vous, monseigneur! fit la vieille Laura. --Oui, moi, qu'y a-t-il d'étonnant?... --Depuis près d'un an... --Raison de plus pour m'accueillir avec empressement quand je reviens. Ça, je veux parler à Alice. --Elle n'est pas à Paris, monseigneur! --Allons donc! ricana Henri; il n'était bruit que de son retour, l'autre matin, dans le Louvre. --Elle est repartie! reprit énergiquement Laura. --En ce cas, je m'installe ici pour l'attendre, dusse-je l'attendre un mois. --Veuillez entrer, monsieur, fit une voix, en même temps qu'une forme blanche se dessinait sur le seuil de la maison. C'était Alice; le maréchal la reconnut aussitôt et la salua avec une grâce non exempte de cette insolence que ce cavalier de haute envergure se croyait en droit de laisser deviner. Alice était rentrée dans la maison... Laura ralluma les flambeaux. Le maréchal se tourna vers Alice. Celle-ci debout, un peu pâle, les yeux baissés, attendit que Laura fût sortie. --Je vous écoute, monsieur, dit-elle alors; vous forcez ma porte; vous parlez haut, vous me saluez avec toute l'ironie dont vous êtes capable; tout cela parce que j'ai été votre maîtresse. Voyons, qu'avez-vous à me dire? Le maréchal demeura un instant étonné. --Ce que j'ai à vous dire! fit-il. Tout d'abord, vous demander pardon de m'être ainsi présenté. Cependant, Henri avait parcouru du regard cette pièce qu'il connaissait bien. --Rien de changé, fit-il, excepté deux choses. Vous d'abord, qui êtes plus belle que jamais... --Ensuite? --Ensuite cette place vide... cette place où se trouvait un portrait... --Le vôtre, monsieur. Je vais d'un mot vous faire comprendre pourquoi votre portrait n'est plus là, pourquoi on a tardé à vous ouvrir, pourquoi je vous prie de m'expliquer vite ce que vous attendez de moi et pourquoi je vous supplie enfin d'oublier que j'existe... j'ai un amant. Ceci fut dit avec une netteté qui eût paru bien douloureuse ou bien sublime à Henri s'il avait pu lire dans le coeur de son ancienne maîtresse. Ce ne fut pas chez elle une bravade, un défi, ni un aveu: ce fut un avertissement qui, en somme, était à l'honneur du maréchal, puisqu'on le supposait capable de discrétion absolue. --Je suis remplacé, fit Henri sans se douter qu'il disait une grossièreté; vous m'en voyez tout heureux; le genre de service que je viens vous demander exigeait que vous m'ayez assez oublié pour comprendre ce que je vais vous dire, et pas assez pour que vous m'ayez conservé votre bonne volonté. --Elle vous est acquise. --Je vais donc m'expliquer très clairement, reprit Henri qui, sur un signe d'Alice, prit place dans un fauteuil. A ce moment précis. Alice pâlit affreusement en étouffant un cri. Elle saisit le maréchal par un bras, et, avec une vigueur centuplée par quelque effroyable danger, l'entraîna vers un cabinet dont elle referma la porte. A cette même seconde, la vieille Laura apparaissait, effarée. --Silence! dit Alice d'une voix rauque. J'ai entendu!... Ce qu'elle avait entendu, c'est que quelqu'un venait de s'arrêter à la porte extérieure, et que ce quelqu'un ouvrait, et qu'il n'y avait qu'une personne qui pût ouvrir ainsi: le comte de Marillac... En deux bonds, le comte franchit le jardin et apparut à Alice qui, livide, bouleversée, debout au milieu de la pièce, s'appuyait à un fauteuil. --Vous, cher bien-aimé, eut-elle la force de prononcer. --Alice! Alice! s'écria-t-il, seriez-vous malade? Ou bien quelque émotion... --Oui, l'émotion, fit-elle, brisée par la secousse; l'émotion de vous voir, la joie... Elle se raidit convulsivement et parvint à donner une physionomie naturelle à son visage. Déodat demeurait étonné. Alice, qui l'observait, vit clairement ce qui se passait dans l'esprit du jeune homme. --Suis-je assez petite fille! s'écria-t-elle en souriant; voici que j'ai failli me trouver mal parce que je vous vois le jeudi au lieu de demain vendredi. Mais c'est une si heureuse surprise, mon doux ami. --Chère Alice! murmura le jeune homme en la prenant dans ses bras et en posant ses lèvres sur ses cheveux parfumés. Moi aussi, lorsque j'approche de cette maison bénie, je sens mon coeur qui se dilate, et une joie puissante qui me soulève, me transporte... Alice se rassurait, et songeait: --Le maréchal entendra... eh bien, que m'importe après tout! Il ne verra pas Déodat... il ne le reconnaîtra pas... --Pardonnez-moi donc d'être venu sans vous prévenir, reprit le comte. --Cher aimé, vous pardonner! Alors que je suis si heureuse... --Hélas! tout le bonheur est pour moi, et il sera bien bref... Je venais vous avertir que je ne pourrai pas, demain, passer près de vous les heures de charme auxquelles vous m'avez habitué... --Je ne vous verrai pas demain! --Non, écoutez, mon amie... j'assiste ce soir, dans une heure, à une fort grave réunion ou vont se trouver de hauts personnages... mais je ne veux rien avoir de caché pour vous... Alice comprit que le comte allait lui dire des secrets politiques. Et, sur-le-champ, cette torturante interrogation se posa dans son esprit affolé: Comment l'empêcher de parler? Comment faire pour que Damville n'entende pas? --N'êtes-vous pas le coeur de mon coeur, continuait Déodat, la pensée de ma pensée? Sachez donc que ce soir... --A quoi bon, mon aimé... non taisez-vous... je ne veux rien entendre de vous que des paroles d'amour... --Alice, fit le comte en souriant, vous êtes la compagne de ma vie, vous devez être celle pour qui il n'y a point de secret en moi... --Parlez plus bas, je vous en supplie... --Parler bas? Et pourquoi?... Qui pourrait nous entendre?... --Laura, Laura! souffla Alice à bout de forces. Songez que ma tante est curieuse... et bavarde... --Ah! pardieu, vous avez raison! Je n'y songeais pas! A ce moment, la porte s'ouvrit, Laura parut. --Chère enfant, dit-elle, j'ai à sortir quelques minutes... Je veux profiter de la présence de M. le comte de Marillac pour ne pas vous laisser seule... --Non! non! Ne sortez pas! s'écria Alice, hors d'elle. --Oh! Alice! murmura ardemment le jeune homme, vous vous défiez donc de moi?... --Moi! s'écria-t-elle dans un élan, me défier de vous!... Pantelante, martyrisée par la nécessité de paraître calme, elle murmura: --Allez... Allez... ma tante... mais revenez vite... L'instant d'après, le comte de Marillac entendit la porte de la rue se fermer très fort. --Nous voici seuls! dit-il avec un sourire. Et je vous veux persécuter de ma confiance et de mes secrets... Elle fit une dernière tentative désespérée. --Venez... vous n'avez jamais vu ma chambre... Je veux vous la montrer... Le jeune homme tressaillit. Une bouffée ardente monta à son front. Mais, dans ce coeur généreux, le respect de celle qu'il considérait comme sa fiancée s'imposa aussitôt. --Restons ici, répondit-il palpitant. Je n'ai d'ailleurs plus que quelques minutes. Savez-vous qui m'attend, Alice? Le roi de Navarre! Oui, le roi en personne. Et l'amiral de Coligny! Et le prince de Condé... Ils se sont réunis rue de Béthisy... --Malheur sur moi, malheur sur nous! clama la malheureuse au fond de son âme. --Sans compter quelqu'un que nous attendons... le maréchal de Montmorency! Alice fut secouée d'un tressaillement terrible. Et si le comte n'eût pas été, à ce moment, effrayé par ce tressaillement, il eût peut-être pu remarquer Un bruit, quelque chose comme une exclamation étouffée, tout près de lui, derrière une porte... --Qu'avez-vous, Alice! s'écria le jeune homme. Pourquoi pâlissez-vous?... Oh! mais vous allez vous trouver mal!... --Moi? Non, non!... ou plutôt, tenez... en effet... je ne me sens pas bien... Un instant, Alice se demanda si un évanouissement ne serait pas la seule solution possible. Mais avec cette rapidité de calcul qu'elle possédait au suprême degré, elle envisagea aussitôt que, si elle s'évanouissait, Déodat chercherait de l'eau, qu'il ouvrirait peut-être la première porte venue... celle du cabinet où se trouvait Henri de Montmorency! --C'est fini, reprit-elle alors, c'est passé... j'ai souvent de ces vapeurs... --Pauvre cher ange! je vous ferai la vie si douce et si belle que ces inquiétants malaises s'en iront... --Oui, oui, parlons de l'avenir, mon cher aimé... --Il faut que je vous quitte, Alice! Vous savez qui m'attend. Des résolutions graves vont être prises. Écoutez, si notre plan réussit, c'est la fin de toutes ces guerres... Alice, Alice, écoutez... il ne s'agit de rien moins que d'enlever Charles IX et de lui imposer nos conditions... Cette fois, un cri sourd échappa à Alice qui, faisant un suprême effort, courut à la porte en disant: --Silence! Voici ma tante!... Elle ouvrit la porte, et Laura parut en effet. Alice n'avait prononcé ces mots que pour arrêter Déodat. Si elle eût été moins bouleversée, elle se fût demandé pourquoi elle n'avait pas entendu s'ouvrir la porte de la rue, et pourquoi l'apparition de Laura coïncidait si bien avec ce qu'elle venait de dire. Quant au comte, il fut persuadé que la vieille femme venait en effet de rentrer. --Donc, reprit-il comme s'il continuait une conversation commencée, nous n'aurons pas demain notre bonne soirée. --Allez, allez, monsieur le comte, balbutia Alice, et que le Ciel vous conduise!... Comme d'habitude, Déodat, devant la tante Laura, serra les mains de sa fiancée. Comme d'habitude, elle le reconduisit jusqu'à la porte de la rue. --Déodat, murmura-t-elle alors avec un frisson, ces vapeurs que vous m'avez vues ne sont pas sans raison. Depuis quelques jours, je suis inquiète, je fais des rêves terribles, de sinistres pressentiments m'assaillent... --Enfant! Enfant!... --M'aimez-vous? demanda-t-elle en mettant toute son âme dans la question. --Si je t'aime! Comment peux-tu me demander cela? --Eh bien, fit-elle avec une ardeur qui alarma le jeune homme, Déodat, je t'en supplie en grâce, veille sur toi! Si ton père était là, je te dirais: Défie-toi de ton père!... Déodat, je te dis plus encore: Défie-toi de ta fiancée!... Et comme il cherchait à lui fermer la bouche par un baiser: --Est-ce qu'on sait! continua-t-elle fiévreusement. Est-ce que, dans un sommeil, dans une folie, il ne peut pas m'échapper une parole imprudente! Oh! Déodat, jure-moi de veiller, de t'assurer que l'eau que tu bois, le fruit que tu manges ne sont pas empoisonnés... jure! jure... --Eh bien, je te le jure, dit-il effrayé de cette exaltation d'épouvante. Mais, vraiment, tu finiras par me faire peur. Aurais-tu entendu quoi que ce soit? que sais-tu?... --Moi! Rien, rien, je te jure! Rien que des pressentiments. Mais mes pressentiments, à moi, ne me trompent jamais et deviennent de terribles réalités... Déodat, j'ai ton serment de te défier nuit et jour. --Oui, chère adorée, tu as ce serment!... Elle l'étreignit convulsivement dans ses bras. Ils échangèrent un dernier baiser, et, rapidement, le comte de Marillac s'éloigna dans la nuit. Alice demeura une minute seule dans le jardin pour recueillir ses idées et envisager la situation. Montmorency avait tout entendu. Cela, elle en était sûre. Il essaierait de nier, mais elle savait bien qu'il avait entendu. Tout!... Or, d'une part, le maréchal de Damville, attaché aux Guise, avait intérêt à dénoncer les huguenots. D'autre part, sa haine contre son frère devait le pousser à cette dénonciation, même dans le cas où il eût voulu épargner les huguenots. La conclusion, dans le terrible syllogisme qu'elle échafaudait, fut d'une clarté d'éclair: en sortant d'ici, le maréchal ira au Louvre et dénoncera son frère, Coligny, Condé, Navarre... Déodat dénoncé comme les autres! c'était la mort... Le front dans les deux mains, les dents serrées, Alice lutta quelques secondes à peine contre l'horrible nécessité qui se présentait à elle: supprimer la possibilité de la dénonciation en supprimant le dénonciateur possible. Bientôt, son esprit fut prêt. Le meurtre fut accepté, décidé. Elle rentra dans la maison; et, rappelons-le, tout ce débat avec elle-même avait à peine duré une minute. La mort de Montmorency lui apparut en même temps, pour ainsi dire, que la mort de Déodat. Elle se vit poignardant le maréchal au moment même où elle vit son ami, son aimé montant à l'échafaud. Alice rentra et, dans la pièce d'où sortait Déodat, décrocha rapidement un court poignard acéré, solide, non un joujou de femme, mais l'arme meurtrière avec sa pointe presque triangulaire, sa lame épaisse, son manche bien en main. Elle plaça l'arme dans sa main, comme elle avait vu faire à des Espagnols quand elle était à la cour de Jeanne d'Albret: la lame cachée dans la manche du vêtement flottant, la pointe en haut. En sorte que, dans un brusque mouvement, il n'y avait qu'à lever le bras pour que ce bras se trouvât armé. Alors, sans une faiblesse, sans pâleur, elle alla au cabinet où Henri était enfermé et l'ouvrit de la main gauche. Le maréchal était de taille élevée. A cause de cela, elle avait résolu de le frapper quand ils seraient assis tous les deux, l'un en face de l'autre, causant bien tranquillement. --Attention, se dit-elle, il va nier, soutenir qu'il n'a pas écouté; et, tandis qu'il sera bien occupé à me le prouver, le moment sera propice... Le premier mot du maréchal de Damville fut: --Je dois vous prévenir, Alice, que j'ai entendu tout ce qui s'est dit ici. Elle demeura comme stupide. Elle avait tout prévu, hormis cela. Un geste d'effarement lui échappa. Dans le mouvement de la manche flottante, le maréchal vit luire le poignard... Une seconde, il fut comme pensif. Puis, avançant d'un pas, il dit tranquillement: --Je dois vous dire aussi que j'ai sur moi une cotte de mailles qui ne me quitte jamais et contre laquelle s'émousserait votre poignard. Alice recula vivement jusqu'à la porte de sortie qu'elle ferma. Elle s'appuya contre cette porte, et répondit: --Je regrette que vous m'ayez devinée, car cela va m'obliger à une lutte répugnante où je risque d'avoir le dessous, mais je suis forcée de vous tuer! Elle cessa dès lors de dissimuler son poignard, elle l'emmancha solidement dans sa main; et elle fixa sur le maréchal un regard intrépide. Henri de Montmorency eut un geste d'admiration. Puis, ramenant les yeux autour de lui, par une sorte de prudence, il se plaça de façon que la table demeurât entre Alice et lui. --Alice, dit-il sourdement, le résultat d'une lutte entre nous deux ne saurait être douteux. --Je le sais! fit-elle avec un calme prodigieux; tuez-moi donc; vous ou moi, il faut que l'un des deux meure ici. --Je ne vous tuerai point, et vous ne me tuerez point. Si je dois porter les mains sur vous pour me livrer passage, je me contenterai de vous désarmer, et je passerai sans vous faire grand mal; du moins, je l'espère. En tout cas, n'espérez pas que je vous tuerai. Elle tressaillit. Par ce mot, le maréchal indiquait qu'il avait compris son désespoir. --Mais, continua-t-il, si vous m'obligez à des violences, je vous déclare que, le seuil de cette maison franchi, je me croirai libre de faire tel usage qui me conviendra des secrets que j'ai surpris. Un tremblement agita la jeune femme. --Au contraire, si nous parvenons à nous entendre, je me croirai engagé à un oubli absolu, et sur la foi de ma parole vous pourrez reprendre toute sécurité... Voyons, si je vous engageais ma parole d'oublier? Elle secoua rudement la tête. --Je ne crois pas à votre parole, fit-elle. Henri pâlit légèrement. --Et si je vous donnais un gage? Un gage vivant! Écoutez, causons en amis. Je devine en vous un furieux désespoir d'amour. Vous avez été ma maîtresse. Je vous ai toujours vue alors un peu froide, et vous intéressant à peine aux questions de coeur. Or, vous voici changée. Pour que vous ayez vis-à-vis de moi l'attitude que vous avez, il faut que vous aimiez de toute votre âme, de toute votre chair! Alice, vous supposez que je veux me servir de ce que j'ai entendu. Je vous déclare: vous ne voulez sauver ni le roi de Navarre, ni M. de Coligny, ni le prince de Condé, ni... mon frère! Vous voulez sauver le comte de Marillac. Qui est cet homme? Je l'ignore. Cet homme, Alice, c'est simplement à mes yeux l'homme qu'en ce moment vous aimez plus que votre vie, pour lequel vous voulez mourir!... Elle le regardait d'un regard étincelant, farouche. --Alice, il, est nécessaire que vous me répondiez; car si par hasard je me trompais, ce que j'ai à vous dire n'aurait plus de signification. Alice, vous ai-je bien comprise? --Oui. C'est bien ainsi que j'aime. Et c'est l'homme que vous dites que j'aime ainsi. --Bon. Nous allons donc nous entendre. Elle haussa les épaules, avec une indifférence superbe. --C'est nécessaire, reprit Henri. Voulez-vous vous demander pourquoi je suis si patient, pourquoi je m'exerce à être éloquent, moi qui suivant mon tempérament devrais déjà vous avoir jetée hors d'ici? Pourquoi j'ai besoin de vous? Pour la première fois depuis le commencement de cet entretien une lueur humaine parut dans le regard fixe et farouche d'Alice. Le maréchal saisit cette lueur. --Je commence à vous intéresser, dit-il. Je vous intéresserai davantage tout à l'heure. Aux questions que je viens de poser, je vais répondre moi-même. Pourquoi je suis patient, moi le soldat qu'on dit féroce? Pourquoi j'ai compris votre amour, moi qui ai toujours fait profession de mépriser l'amour? C'est que j'aime, Alice! C'est que mon amour est aussi ardent, aussi furieux que le vôtre, et que mon désespoir, à moi, est si profond, que j'en ai le vertige. Car l'homme que vous aimez vous aime, vous! Et la femme que j'aime me déteste, me méprise, me hait! Le maréchal s'arrêta, en proie à une émotion si violente et si communicative qu'Alice en trembla. Lentement, elle décroisa ses bras qui retombèrent le long de ses hanches puissantes. Les doigts crispés sur le poignard se détendirent. L'arme glissa sur le parquet avec un bruit vibrant. Henri de Montmorency, s'il eût joué la comédie de la douleur, eût souri de son triomphe. Mais Henri était sincère. Et c'était cette sincérité qui désarmait Alice. Du moment qu'elle put mesurer la profondeur de l'amour et du désespoir d'Henri, elle comprit qu'elle pouvait traiter de gré à gré avec cet homme. Elle s'avança vers lui la main tendue. Le maréchal de Damville saisit cette main. Tout entier à l'évocation de son amour dont il ne s'était jamais entretenu avec personne, il en venait à oublier le but de sa visite. --Asseyez-vous, monsieur le maréchal, dit-elle doucement, et soyez persuadé que le secret de votre douleur ne sortira jamais de mon coeur. --Je vous remercie, dit-il d'une voix sourde. Ils s'assirent l'un devant l'autre et se regardèrent avec une égale expression de pitié. Le maréchal, plus calme, continua: --Si je n'avais pas surpris votre secret, si je ne vous avais pas vue décidée à mourir, ou à tuer, je ne vous eusse pas parlé de cet amour qui me ravage. Il se trouve maintenant que le service que je venais vous demander devient une garantie pour vous, comme votre secret devient une garantie pour moi. Je m'explique. Voici ce qui arrive. Je me suis emparé de la femme que j'aime, et je la détiens prisonnière avec sa fille dans mon hôtel. Pour huit jours, moins peut-être, il faut que cette femme habite hors de chez moi, et cependant je veux être sûr qu'elle ne m'échappera pas. Je venais vous demander le service --De me constituer sa gardienne! --Oui, répondit violemment le maréchal. De nouveau, ils se mesurèrent du regard. --Écoutez-moi, dit le maréchal, si je livre votre amant, vous pouvez faire de moi l'homme le plus malheureux du royaume en prévenant le maréchal de Montmorency que Jeanne de Piennes se trouve chez vous, que Jeanne de Piennes est innocente du crime dont je l'ai accusée! Ces foudroyantes révélations, faites d'une voix farouche, produisirent sur Alice une indicible impression. Et à la pensée de jouer dans ce drame le rôle odieux qu'on lui destinait, elle frémit d'horreur. --Cela vous étonne, n'est-ce pas? fit Henri, que j'aime la femme de mon frère! que j'aie réussi à les séparer! que je poursuive encore cette femme de ma passion! Cela m'étonne bien plus moi-même. Maintenant, voici le marché: gardez-moi Jeanne, soyez une gardienne prudente, insensible, incorruptible... ou sinon... --Ou sinon? interrogea Alice blême d'angoisse. --En sortant d'ici, je dénonce votre amant, Marillac, et je l'envoie à l'échafaud. --Et comme elle demeurait éperdue, palpitante, revenant peut-être à sa pensée de meurtre, pensée de suicide, il ajouta: --Nous nous tenons, l'un l'autre. Je vous livre mon otage. Je prends la vie de votre amant en garantie. Si vous ne consentez pas, c'est que vous n'aimez pas! Alice de Lux se leva. Ses yeux fulgurants se levèrent au ciel, sa bouche se crispa comme une imprécation. --Oh! mon amour! gronda-t-elle, échevelée, terrible, hideuse et sublime; ô mon Déodat, pour toi, je descendrai le dernier échelon de l'infamie!... Le maréchal s'inclina profondément devant elle. --Demain, murmura-t-il; demain à la nuit noire, Je serai ici. Disposez tout pour vous assurer de vos prisonnières. Il sortit. Alice, les deux poings dans les yeux, la bouche écumante, tomba à genoux et haleta. --Je touche au fond de l'ignominie... qui, oh! qui viendra me relever dans cet abîme de honte!... --Moi! répondit une voix grave, forte, menaçante et pitoyable. Alice fit un bond terrible et se retourna. Panigarola était devant elle. --Le moine! bégaya-t-elle à demi folle. Dans l'encadrement de cette porte par où le maréchal de Damville venait de disparaître, debout, drapé comme une statue dans les plis blancs et noirs de sa robe, la figure immobile, le regard glacé, se tenait le moine Panigarola, le premier amant d'Alice de Lux... XXV LE PÈRE ET LE FILS A peu près vers l'heure où Henri quittait la rue de la Hache et reprenait le chemin de l'hôtel de Mesmes, c'est-à-dire un peu avant neuf heures, un homme filait rapidement le long de la rue Saint-Denis. Cet homme, qui marchait très vite, bouscula un passant sur lequel il alla heurter sans l'avoir vu. Il poussa un juron, grommela quelques mots et, sans daigner s'arrêter, continua sa course. L'homme stationna un instant devant l'auberge de la Devinière, qu'il contempla avec une sorte d'émotion, et où il parut un instant vouloir entrer. Mais, secouant la tête, il poursuivit rapidement son chemin en murmurant: --Pas d'imprudence! j'ai bien le temps de le voir! Il tourna alors dans une ruelle qui aboutit aux abords du Temple. Deux minutes plus tard, il soulevait le marteau de la grande porte de l'hôtel de Mesmes. Un judas s'ouvrit, une figure soupçonneuse parut derrière ce judas, et une interrogation revêche en sortit. Alors l'homme répondit: --Dites simplement à M. le maréchal que l'homme qu'il a rencontré à l'auberge des Ponts-de-Cé est arrivé et désire l'entretenir. La porte s'ouvrit à l'instant même. Un officier se montra et dit: --Vous venez des Ponts-de-Cé? --Oui-dà, bien que j'aie pris le chemin des écoliers. --Alors, vous êtes Pardaillan. --J'ai en effet l'honneur d'être M. de Pardaillan. Et vous? --C'est bien; ne vous fâchez pas: je suis homme à vous rendre raison d'un oubli, si cet oubli vous a choqué. --Choqué grandement. D'autant que votre figure ne me revient pas le moins du monde. --Je m'appelle Orthès et je suis vicomte d'Aspremont. A votre service, quand vous voudrez, M. de Pardaillan. --Tout de suite, alors! Rien ne me tourne sur le coeur comme une querelle refroidie. --Messieurs, messieurs!, intervint un deuxième officier. Le vicomte d'Aspremont haussa les épaules et dit à Pardaillan qui déjà dégainait: --Monsieur, ne craignez rien, je tâcherai que la querelle ne refroidisse pas trop. Mais le maréchal ne veut pas qu'on se batte ici. Et veuillez entrer, car vous êtes attendu. Le routier pénétra dans l'hôtel dont la porte se referma lourdement. --Monsieur, reprit alors Orthès, je vais avoir l'honneur de vous conduire à la chambre qui vous a été préparée. Précédé d'un laquais qui portait un flambeau, Orthès, vicomte d'Aspremont, se mit en route, accompagné de Pardaillan, avec lequel, selon les usages, il se mit à deviser gaiement, comme si un duel n'eût pas été convenu entre eux. On monta ainsi, au deuxième étage de l'hôtel et on parvint à une grande belle chambre. --Vous voici chez vous, fit Orthès. Voulez-vous souper? --Mille grâces. J'ai dîné, et bien dîné en arrivant à Paris. --Il ne me reste donc qu'à vous souhaiter une bonne nuit. --Ma foi, il est vrai que je tombe de sommeil et que j'espère dormir d'une traite jusqu'à l'aube. Mais, dites-moi, M. le maréchal n'est donc pas en son hôtel? --Il est absent, en effet; mais il vous attendait pour aujourd'hui ou demain et, dès qu'il arrivera, il sera prévenu. Les deux hommes se saluèrent. Orthès sortit. Et Pardaillan entendit la porte de sa chambre se fermer à double tour. --Ouais! fit-il en tressaillant. On m'enferme! Il courut à la porte: elle était solide et la serrure eût défié toute tentative d'effraction. Il courut alors à la fenêtre. Elle était au deuxième étage; il n'y avait pas moyen de sauter d'une telle hauteur sans se rompre les os, accident qui souriait aussi peu que possible au vieux routier. Il jeta rageusement sa toque sur le lit, et grommela: --Triple niais! Je suis pris!... Pardieu, tout devient limpide, à présent: la patience, la bonne grâce, les promesses et les écus de Damville, là-bas, à l'auberge des Ponts-de-Cé! Ah! le lâche, le couard! Et moi, comme un véritable étourneau, je vais donner tête baissée dans le panneau... J'y suis; le maître a peur, il me veut faire occire par ses valets!... Par Pilate et Barabbas! c'est bien ce que nous allons voir!... Telle fut la première pensée de Pardaillan. Cependant, en y réfléchissant, il y avait un détail qui le déroutait. Le maréchal lui avait positivement déclaré qu'il conspirait contre le roi de France: terrible confidence qui pouvait le conduire à l'échafaud... --A moins, murmura-t-il, que cette conspiration n'ait été imaginée pour me donner confiance!... Quoiqu'il en soit, je suis pris. Persuadé qu'on allait venir l'estocader, Pardaillan n'en ferma pas moins les yeux avec délices; dix secondes plus tard, un ronflement sonore emplit la chambre. Lorsqu'il se réveilla, il s'aperçut qu'il faisait grand jour. --Tiens! fit-il, je ne suis pas mort! A l'instant, il fut sur pied. Presque en même temps, la porte s'ouvrit, et le maréchal parut. Il était un peu pâle, et avait certainement passé une plus mauvaise nuit que son prisonnier. --Vous voici fidèle au rendez-vous, et au jour dit. --Ma foi, monsieur, je me repens presque d'être venu. --Pourquoi?... Ah! oui, parce qu'on vous a enfermé. Pardonnez-moi cette précaution. J'ai voulu vous éviter une rencontre... désagréable. --Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites là, monseigneur. --Il importe peu que vous compreniez. Je vais vous demander deux choses, mon cher Pardaillan. La première, c'est que vous vous laissiez enfermer pour aujourd'hui encore. Je vous jure que vous n'avez rien à craindre... Pardaillan fit la grimace. --Alors, reprit Henri, donnez-moi votre parole de ne pas sortir de cette chambre de toute la journée, et jusqu'à ce qu'on vienne vous chercher de ma part! --J'aime mieux cela! Vous avez ma parole, monseigneur. Mais vous deviez me demander deux choses... --Voici l'autre; je possède un trésor inestimable; il n'est pas en sûreté ici, et je veux le transporter... dans une maison où il sera à l'abri. Cette opération se fera ce soir à onze heures. Puis-je compter sur vous pour m'aider? --Monseigneur, du moment que j'ai consenti à entrer à votre service, j'étais décidé à braver à côté de vous tous les périls. Comptez donc sur moi... Mais vous craignez donc que le trésor en question ne vous soit enlevé pendant le trajet. --Oui, je le crains, fit Henri d'une voix sombre... Voici donc ce que j'ai combiné. A onze heures, la voiture quittera l'hôtel... --Ah! le trésor sera dans une voiture? --Oui, d'Aspremont conduira la voiture; moi, je serai à cheval en tête; et vous, à pied, vous marcherez en arrière-garde, l'épée d'une main, le pistolet dans l'autre, prêt à tuer sans miséricorde quiconque tenterait d'approcher... --C'est dit, monseigneur. Une question seulement: cette expédition a-t-elle quelque rapport avec... la campagne dont nous parlions aux Ponts-de-Cé?... En d'autres termes, ce trésor... est-ce du métal?... ou bien ne serait-ce pas plutôt un trésor en chair et en os? --Que voulez-vous dire? gronda Henri. Auriez-vous déjà appris... --Moi? Je n'ai rien appris, répondit Pardaillan, qui examinait attentivement le maréchal; je me demande seulement si le trésor en question ne serait pas... par exemple... une couronne? ajouta-t-il en baissant la voix. --Il croit qu'il s'agit du roi! s'écria en lui-même le maréchal, dont la physionomie s'éclaira aussitôt. --Parce qu'alors, acheva Pardaillan, vous comprenez, monseigneur, je redoublerais de précautions. --Ecoutez, Pardaillan. Je ne puis pas vous dire qu'il s'agit... de ce que vous croyez... mais faites comme si réellement vous alliez escorter... une couronne. --Bon! pensa Pardaillan. Ils ont déjà enlevé le roi!... Mais, une réflexion soudaine traversant son esprit, il demanda: --Ainsi, monseigneur, j'ai été enfermé à mon arrivée parce qu'on craint que je n'apprisse quelle personne était prisonnière en cet hôtel? --C'est exact! dit le maréchal. --Bien, fit résolument Pardaillan; je ne bougerai d'ici de toute la journée et, ce soir, je serai prêt. Dès que le maréchal fut sorti sur cette assurance, le vieux routier se dit: --Puisqu'on n'a pas voulu que je sache qui était prisonnier ici, pourquoi venir me le dire? Et puisque je le sais maintenant, pourquoi la précaution de m'obliger à rester enfermé toute la journée?... Non! ce n'est pas le roi qui est prisonnier! Ce qu'il y a c'est qu'on me cache quelque chose... que je dois ignorer jusqu'à ce soir... et que je veux savoir tout de suite, moi! Cela dit, Pardaillan commença par s'assurer qu'on ne l'avait pas enfermé: il était libre; la porte s'ouvrait sur un corridor dans lequel il fit quelques pas, jusqu'au large et monumental escalier qui descendait vers la cour. Il rebroussa chemin, persuadé qu'il serait infailliblement rencontré. Repassant devant la porte de sa chambre, il longea le corridor dans l'autre sens et finit par se heurter à une porte qu'il ouvrit. Cette porte donnait sur un petit escalier tournant. Content de cette première découverte, il rentra chez lui, à petits pas, médita, siffla des airs de chasse, tambourina les vitraux de sa fenêtre, bref, s'ennuya du mieux qu'il put. Vers onze heures, un laquais se présenta qui dressa la table, et couvrit cette table des éléments d'un déjeuner plantureux accompagné de flacons de réjouissante apparence. Tandis que l'aventurier se mettait à table et attaquait le déjeuner avec un appétit d'un estomac de vingt ans, le laquais disparut et revint quelques minutes après, porteur d'un sac d'argent. Les magnifiques dents solides et blanches du routier se découvrirent dans un large sourire. --Oh! oh! Qu'est-ce que cela? fit-il. --Le premier mois de monsieur l'officier que monsieur l'intendant de Monseigneur m'a remis. --Voilà un laquais d'une exaspérante politesse! pensa Pardaillan.--Eh bien, fit-il tout haut, dites-moi, mon ami, savez-vous ce que contient ce sac? --Oui, mon officier: six cents écus. --Six cents! Mais je ne dois en toucher que cinq cents! --C'est vrai, mais il y a les frais du voyage: c'est ce que M. l'intendant m'a chargé d'expliquer à monsieur l'officier. --Cent écus pour le voyage! Merci, mon ami. Ayez l'obligeance d'ouvrir ce sac. --C'est fait, mon officier, dit le laquais en obéissant. --Prenez-y cinq écus. Bien, mettez-les dans votre poche. Vous irez boire à ma santé. --Merci, mon officier, fit le laquais en saluant jusqu'à terre. Je vous promets de boire demain vos écus. --Pourquoi demain, mon ami? Pourquoi pas aujourd'hui? --J'ai ordre de me tenir à la disposition de monsieur l'officier toute la journée. --Voilà ce que je voulais savoir, grommela Pardaillan. Ainsi tu dois?... --Ne pas quitter monsieur l'officier, servir monsieur l'officier sans m'éloigner. --Décidément, voilà un animal qui a la politesse bien gênante, songea le routier. Mais j'y songe! fit-il tout à coup. Et mon cheval! Mon pauvre cheval! Mon ami, remets la main dans le sac. Prends-y encore cinq écus. --Je les tiens. --Bon, tu vas me faire le plaisir d'aller immédiatement au cabaret du Veau-qui-tète, entre la Truanderie et le Louvre. Tu paieras un compte d'une dizaine de livres que j'ai oublié de solder hier; le reste sera pour toi; et tu ramèneras mon cheval. Va, mon ami!... Le laquais ne bougea pas. --Eh bien? fit Pardaillan. --J'irai demain, mon officier. Les écuries de Monseigneur sont à la disposition de monsieur l'officier. Pardaillan regardait déjà autour de lui pour voir s'il ne trouverait pas quelque canne à casser sur le dos du laquais lorsqu'une idée subite le calma. Il se mit à rire! et, comme son déjeuner tirait à sa fin, il versa une rasade qu'il offrit à son geôlier. --Comment t'appelles-tu, mon ami? dit-il. --Didier, pour vous servir, mon officier. --Très bien, Didier, avale-moi ça hardiment, puisque tu ne peux aller te désaltérer au-dehors. Le laquais secoua la tête et répondit: --Monsieur l'intendant m'a prévenu que, si j'acceptais un seul verre de vin de monsieur l'officier, je serais cassé aux gages, et peut-être quelque chose de pis encore. --Le truand! le misérable capon qui m'assassine de sa politesse! rugit intérieurement le routier. C'est bon, reprit-il, tu es fidèle et obéissant. Tu iras droit en paradis. En même temps, il se leva, fit deux ou trois tours dans la chambre, pendant que le laquais rangeait la table. Puis il s'approcha de la porte qu'il ferma à double tour. Alors, il revint au laquais, et lui mettant une main sur l'épaule: --Ainsi, tu ne dois pas me quitter de la journée? Tu vas rester là à m'ennuyer, à m'empêcher de dormir? --Non pas, mon officier. Je dois me tenir dans le couloir. --Mais enfin, s'il me plaisait de sortir d'ici, tu me suivrais donc comme mon ombre? --Non pas, mon officier. Mais j'irais prévenir à l'instant monsieur l'intendant. --Didier, que dirais-tu si j'essayais de t'étrangler? --Je ne dirais rien, mon officier. Je crierais, voilà tout. --Tu crierais? Non! Reste à savoir si je t'en laisserais le temps! En même temps qu'il prononçait ces mots, Pardaillan saisit vivement son écharpe qu'il venait de dénouer; et, avant que le malheureux laquais eût pu faire un geste, il la lui enroulait autour du visage et le bâillonnait solidement. --Si tu bouges, si tu fais du bruit, tu es un homme mort. Didier tomba à genoux et, ne pouvant pas parler, joignit les mains geste qui pouvait passer pour une supplication assez éloquente, malgré le silence forcé du suppliant. --Bon! fit Pardaillan. Te voilà raisonnable. Et moi, me voici débarrassé de tes agaçants--monsieur l'officier. Maintenant, écoute-moi bien. Es-tu décidé à m'obéir? Le pauvre laquais, par une mimique expressive, jura l'obéissance la plus fidèle. --Très bien. Fais-moi donc le plaisir de retirer ce pourpoint galonné et armorié, ces chausses de drap jaune et cette toque à aigrette... Tu vas revêtir ma casaque et enfiler mes bottes, pendant que je me parerai du somptueux costume que tu portes si bien. C'est une lubie. Je veux voir quel air j'aurai en laquais de monsieur l'intendant de monseigneur. Tout en parlant, l'aventurier aidait le laquais à se dévêtir: car le pauvre homme, tout tremblant, n'y fût pas arrivé tout seul. En quelques minutes, le changement fut opéré: Didier était vêtu en Pardaillan et Pardaillan se carrait dans le costume armorié du laquais. --Maintenant, couche-toi, monsieur l'officier, fit Pardaillan. Le laquais obéit et se jeta sur le lit. Pardaillan lui couvrit la tête, comme on fait pour ne pas être gêné par la lumière du jour. --Si tu entends la porte s'ouvrir, ajouta-t-il, tu te mettras à ronfler, et tu ne feras pas un mouvement, à moins que tu ne veuilles que je te coupe les deux oreilles.... Alors, il sortit de la chambre et s'installa dans le couloir. Il régnait dans ce couloir une certaine obscurité. Pardaillan se dirigea à tâtons vers le petit escalier tournant que nous avons signalé. Mais il n'avait pas fait deux pas que cette porte s'ouvrit et livra passage à un homme dont Pardaillan reconnut la tournure: c'était l'écuyer qui accompagnait le maréchal pendant son séjour à l'auberge des Ponts-de-Cé. Le vieux routier fit immédiatement demi-tour. L'instant d'après, il était rejoint par l'homme: --Monsieur de Pardaillan, que fait-il? murmura l'écuyer. --Dort! souffla laconiquement Pardaillan. L'écuyer entrouvrit la porte, aperçut le faux Pardaillan sur le lit et referma la porte en disant à voix basse: --C'est bien; ne bouge pas d'ici; dès qu'il sera réveillé, viens me prévenir. Là-dessus, celui que Pardaillan appelait l'écuyer du maréchal poursuivit son chemin à pas étouffés, et descendit le grand escalier. --Ouf! murmura l'aventurier. J'en ai la sueur dans le dos! Mais maintenant, je crois que je suis tranquille pour une heure ou deux. Allons! à la découverte!... Aussitôt il gagna le petit escalier et commença à descendre. --Il fait noir comme dans un four, grommela-t-il. Comme il achevait ces mots, il posait le pied sur l'étroit palier du premier étage. Là une porte était ménagée, qui permettait d'entrer dans les appartements du maréchal. Pardaillan allait passer outre et continuer à descendre, lorsqu'à travers cette porte un bruit de voix lui parvint. Vivement, il colla son oreille à la serrure. Et, très nettement, il entendit prononcer son nom à diverses reprises. A peu près vers le moment où Pardaillan bâillonnait le laquais Didier, une chaise sans armoiries s'arrêtait devant l'hôtel de Mesmes; un homme en sortait mystérieusement et pénétrait aussitôt dans l'hôtel. Sans doute, c'était un personnage d'importance, car il fut introduit à l'instant même dans le cabinet du maréchal de Damville. Celui-ci, en apercevant son visiteur, alla au-devant de lui avec une certaine émotion, en disant à voix basse: --Vous ici!... quelle imprudence!... --L'imprudence eût été plus grande encore si je m'étais rendu chez monseigneur de Guise ou chez Tavannes. Et pourtant, la chose est si grave que je devais vous prévenir au plus tôt. Depuis hier, je ne vis pas; j'ai pu tout à l'heure m'échapper de la Bastille sans éveiller de soupçons; je vais tout vous dire; il faut que Guise soit prévenu aujourd'hui. Il y va de notre tête à tous... --Vous exagérez, Guitalens, fit Damville, qui, cependant, devant l'air effaré de son visiteur, ne put s'empêcher de pâlir. Ce visiteur n'était autre, en effet, que Guitalens, le gouverneur de la Bastille. --Voyons! qu'y a-t-il? reprit le maréchal. --Sommes-nous seuls? --Parfaitement seuls. Mais pour plus de précaution, venez. Le maréchal introduisit alors Guitalens dans une étroite pièce qui faisait suite à son cabinet. --Là! fit-il. Nous sommes maintenant séparés des gens de l'hôtel par mon cabinet, ma salle d'armes et une antichambre. Quant à cette porte, elle donne sur un escalier dérobé. Expliquez-vous donc sans crainte. --Eh bien, fit Guitalens en tombant sur un fauteuil, il y a que nous sommes probablement perdus. Il y a un homme dans Paris qui connaît notre secret. --Un homme connaît notre secret! s'écria le maréchal. --Hélas! ce n'est que trop vrai. Cet homme a assisté à notre dernière réunion de l'auberge de la Devinière. --Quel est cet homme? Comment s'appelle-t-il? --Pardaillan, dit Guitalens. --Pardaillan! s'écria Henri stupéfait. Un homme qui paraît la cinquantaine, bien qu'il ait plus de soixante ans, grand, maigre, sec, la moustache grise et rude? --Pas du tout! Le Pardaillan dont je vous parle est un jeune homme. --En ce cas, c'est son fils! le fils dont il m'a parlé! --Son fils? fit Guitalens sans comprendre. --Oui! je m'entends; continuez... vous disiez que ce Pardaillan a surpris notre secret à l'auberge de la Devinière; un mot d'abord: êtes-vous sûr que ce jeune homme est seul à connaître le complot? --Oui; je le crois du moins. --En ce cas, nous pouvons nous rassurer: je sais un moyen de m'emparer de ce Pardaillan et de le réduire au silence. Mais comment avez-vous su? --Parce que je l'ai eu en mon pouvoir pendant quelques jours en ma qualité de gouverneur de la Bastille; il m'a été amené; on m'a recommandé de le surveiller étroitement... --Mais alors, la question est des plus simples. --Comment cela? --Est-ce qu'il n'y a plus d'oubliettes à la Bastille? Mais il est libre! Il est dehors! J'ai dû le laisser partir. Le maréchal se demanda un instant si Guitalens n'était pas devenu fou. --Calmez-vous, mon cher Guitalens. Expliquez-vous avec plus de précision. Si ce jeune homme est bien celui que je crois, le mal n'est peut-être pas aussi grand qu'il vous apparaît. --Le Ciel vous entende! fit Guitalens. Et il entreprit le récit de la tragi-comédie qui s'était passée à la Bastille et à laquelle ont assisté nos lecteurs. --Qu'en dites-vous? ajouta-t-il en terminant. --Je dis que c'est merveilleux, et qu'il faut à tout prix nous attacher ce jeune homme. J'en fais mon affaire. --Vous le connaissez donc? --Non, mais je connais quelqu'un qui le connaît, et cela suffit; allez, mon cher Guitalens, et rassurez-vous; je me charge de prévenir le duc de Guise en cas de danger... mais de danger, il n'y en aura pas: ce soir ou demain, le jeune Pardaillan sera en notre pouvoir. --Votre tranquillité me fait du bien, dit Guitalens; je commence à respirer; si ce sacripant tombe en notre pouvoir, comme vous le pensez, ramenez-le-moi... vous savez qu'il y a encore de bonnes oubliettes à la Bastille. --Soyez donc tranquille; demain, je vous amène le jeune Pardaillan pieds et poings liés, à moins toutefois qu'il n'y ait quelque chose de mieux à en faire... Guitalens regagna sa chaise aussi mystérieusement, mais un peu plus rassuré qu'il n'en était sorti. A ce moment même, le vieux Pardaillan rentrait dans sa chambre, reprenait son costume, obligeait Didier à remettre le sien sur son dos avec rapidité, et lui disait: --Cent écus pour toi si tu ne dis pas un mot de ce qui t'est arrivé; un coup de poignard dans le ventre si jamais tu en parles à qui que ce soit. Choisis. --Je choisis les cent écus, pardieu!, fit Didier, trop heureux d'en être quitte à si bon compte. Et, sans façon, il se mit à puiser dans le sac. --Maintenant, fit Pardaillan, va prévenir M. l'intendant que je suis réveillé, comme il t'en a donné l'ordre tout à l'heure dans le couloir... Pardaillan s'installa dans un fauteuil, les jambes allongées, remplit son verre comme s'il eût été occupé à boire, et attendit les événements. Ce qu'il venait d'entendre dans le petit escalier tournant avait complètement modifié ses idées; car nos lecteurs ont compris que Pardaillan avait surpris la partie la plus intéressante de l'entretien qui venait d'avoir lieu entre le maréchal et le gouverneur de la Bastille. Qu'il y eût ou qu'il n'y eût pas une personne que le maréchal tenait à lui cacher, il ne s'en soucia plus. Le danger que courait son fils l'absorba, et il se mit à réfléchir aux moyens de prévenir au plus tôt le jeune cavalier. Sa conclusion fut ce qu'elle devait être: --Je vais à l'instant même sortir de l'hôtel et me rendre à l'hôtellerie de la Devinière. Si quelqu'un veut s'opposer à ma sortie, ma foi, je tue! On s'expliquera ensuite. Sur ce, il boucla son épée, s'assura qu'elle jouait bien dans le fourreau, et déjà il s'apprêtait à sortir de la chambre lorsque Damville parut. --Eh bien, fit le maréchal, avez-vous fait un bon somme? Etes-vous dispos pour ce soir, maître Pardaillan? --Je vois, monseigneur, que vous êtes bien renseigné. Peste! vous avez des serviteurs qui savent tout voir et tout rapporter! Quoi qu'il en soit, vous pouvez être tranquille! Je suis maintenant capable de veiller trois jours et trois nuits. --Je ne vous en demande pas tant: à minuit tout sera fini. --Et à cette heure-là, je serai libre, monseigneur? --Libre comme l'air; libre d'aller où bon vous semblera; mais, bien entendu, cette chambre demeure à votre disposition pendant toute la campagne projetée... A propos, ne m'avez-vous pas parlé d'un jeune homme... votre fils... --Si fait, monseigneur, dit Pardaillan qui tressaillit. --Le croyez-vous capable de donner, à l'occasion, un bon coup d'épée? --Lui? Il ne rêve que plaies et bosses! --Eh bien, amenez-le-moi demain sans plus tarder. Où loge-t-il? --Vers la montagne Sainte-Geneviève. --Ainsi, je puis compter sur ce jeune homme? --Comme sur moi-même. Le maréchal sortit. --Voilà qui change les choses, murmura le vieux routier en dégrafant son épée; puisqu'il compte que je lui amènerai mon fils demain, il n'entreprendra rien aujourd'hui; ce soir, à minuit, dès que je serai libre, je ferai un petit tour du côté de la Devinière, et nous verrons. D'ici là, inutile de risquer quelque algarade compromettante. Dormons! Cette fois, Pardaillan se jeta sur son lit et s'endormit tout de bon jusqu'à l'heure du souper. A dix heures, Henri de Montmorency prit ses dernières dispositions. Gille, son écuyer, son intendant, son âme damnée pour tout dire, connut seul la retraite où Jeanne de Piennes et sa fille devaient être transportées. Il fut expédié en avant avec ordre de se tenir dans la rue de la Hache et de surveiller les abords de la maison à la porte verte. Le vicomte d'Aspremont devait conduire la voiture jusqu'à l'entrée de la rue de la Hache. Là, il devait mettre pied à terre, tandis que le maréchal, conduisant les chevaux par la bride, amènerait la voiture à l'entrée de la maison. Quant à Pardaillan, il devait marcher en arrière-garde et s'arrêter à l'endroit même où s'arrêterait d'Aspremont. De cette façon, le maréchal et son écuyer étaient les seuls à savoir en quel endroit précis la voiture s'était arrêtée. Pardaillan ignorerait même toujours ce que cette voiture avait contenu. A onze heures, Orthès, vicomte d'Aspremont, se présenta chez Pardaillan et lui dit: --Quand il vous plaira, monsieur... Les deux hommes descendirent ensemble. Dans la cour de l'hôtel, la voiture attendait, prête à démarrer. Sans doute la personne qu'elle devait transporter y était déjà installée, car les mantelets étaient soigneusement rabattus et fermés à clef... D'Aspremont se plaça vivement en postillon. Henri, à cheval, fît une dernière recommandation à Pardaillan. --Nous irons au pas! tenez-vous à dix pas derrière la voiture et, si quelqu'un veut approcher, n'hésitez pas... vous m'avez compris? Pour toute réponse, Pardaillan montra l'épée nue qu'il tenait sous son manteau. Il était en outre armé d'un pistolet et d'un poignard. Sur un signe du maréchal, la grande porte de l'hôtel s'ouvrit; Henri prît la tête; la voiture suivit; Pardaillan se mit en marche, scrutant l'obscurité profonde de ses yeux perçants. --Si nous sommes attaqués, se dit-il, ce ne sera sûrement pas aux abords de l'hôtel. A ce moment la voiture tournait dans une ruelle. Un coup de feu retentit soudain et jeta un éclair dans la nuit. --En avant! hurla le maréchal. D'Aspremont, qui avait été visé sans être atteint, enfonça ses éperons dans les flancs du cheval conducteur, la voiture s'ébranla au galop. --Lâches! voleurs de femmes! rugit une voix rauque et altérée. Arrêtez! arrêtez! La voiture et le maréchal fuyaient. A peine le coup de feu eut-il retenti, à peine le véhicule se fût-il lancé au galop, à peine ces quelques cris eurent-ils été jetés dans le silence, que Pardaillan aperçut une ombre qui courait derrière la voiture. --Voilà le moment d'agir! songea-t-il. Il jeta un regard sur la pointe de son épée, et il se lança en avant, à la poursuite de l'inconnu qui lui-même galopait éperdument, cherchant à rattraper le maréchal. Cette course furieuse dura une minute. Pardaillan atteignit l'inconnu, et, arrivant sur lui, lui porta un coup de pointe furieux. Mais l'inconnu avait sans doute entendu courir derrière lui. Au moment où Pardaillan arrivait, il se retourna, et un bond agile lui évita le coup terrible que lui destinait son agresseur. Pardaillan profita de ce mouvement de l'inconnu pour se placer entre la voiture et lui. Il lui barrait ainsi le chemin. L'inconnu se rua en avant, la tête haute. A l'instant même, les deux fers se croisèrent... Les épées une fois engagées, les adversaires devinrent silencieux, chacun d'eux ayant reconnu en l'autre un escrimeur de force supérieure. L'obscurité était profonde, et c'est à peine s'ils se distinguaient. Cependant, le vieux Pardaillan se tenait sur la réserve, son but étant simplement d'arrêter l'inconnu assez longtemps pour qu'il ne pût rejoindre la voiture dont le grondement se perdait au loin. L'inconnu, au contraire, voulait absolument passer et passer vite. Il tâta donc deux ou trois fois le fer de son adversaire et, au jugé, se fendit à fond dans un coup droit et violent. On entendit ce froissement de fer qui ressemble au bruit de la soie qui se déchire: le coup était paré. L'inconnu se jeta en avant tête baissée: --Par Pilate! gronda-t-il. --Par Barabbas! rugit au même instant Pardaillan. Les deux jurons retentirent simultanément. Et à peine eurent-ils été proférés que les deux épées se baissèrent ensemble, et que ce double cri se fit entendre: --Mon père! s'écria l'inconnu. --Mon fils! répondit le vieux Pardaillan. Il y eut une minute de silence, pendant laquelle le chevalier, prêtant l'oreille, essaya de percevoir un dernier bruit qui pût lui indiquer de quel côté s'était dirigé Damville. Mais il n'entendit plus rien!... --Perdues! murmura-t-il avec accablement. Le vieux routier, pendant cette minute, avait cherché ce qu'il pourrait bien dire à son fils. Il sentait un vague besoin de se disculper et devinait instinctivement que le chevalier était en droit de lui faire des reproches. Il se campa donc dans son attitude de dignité offensée et, le poing sur la hanche, commença l'attaque: --Après une si longue absence, je vous retrouve, mon fils. Et comment vous retrouve-je? Désobéissant pleinement à mes conseils que vous aviez juré de suivre, et que vous eussiez dû considérer comme des ordres! Je vous avais commandé de vous défier des hommes, des femmes et de vous-même! Et vous voici, faisant le chevalier errant. Triste métier, mon fils. --Mon père, dit le chevalier d'une voix si altérée que le vieux routier en tressaillit, votre intervention me plonge dans un mortel désespoir. Nous sommes dans deux camps ennemis... --Eh! mort-dieu! qui vous empêche de venir avec nous? Ce sera tout profit. Cent mille livres vous sont assurées, et peut-être une compagnie vous sera-t-elle... --Taisez-vous! taisez-vous! s'écria le chevalier. Ah! mon père, ne devinez-vous pas ce que je souffre, et quel est mon chagrin de vous entendre parler ainsi!... Adieu, mon père... --Vous me quittez! --N'est-ce pas vous qui m'y forcez? s'écria le jeune homme tout frémissant. Songez, mon père, songez qu'il a pu arriver, cette nuit, un événement funeste: j'ai tiré l'épée contre vous! Le chevalier fit quelques pas de retraite précipités. Le vieux Pardaillan chancela et alla s'asseoir sur une borne cavalière. --Qu'est-ce à dire? gronda-t-il. Mon fils me quitte? Nous sommes ennemis?... Mais alors... qu'est-ce que je vais faire dans la vie, moi?... Que va devenir cette pauvre vieille carcasse?... Je vivais... l'espoir de le voir se frayer un chemin, devenir quelque capitaine redouté... l'espoir qu'il fermerait mes yeux au dernier moment... que sais-je? et tout s'effondre?... Deux grosses larmes coulèrent sur les joues tannées du routier et allèrent perler au bout de ses moustaches grises. Au même instant, il se sentit saisir par les deux mains et il eut un cri de joie rauque, presque terrible, en reconnaissant son fils qui se penchait vers lui et qui lui disait: --Eh bien, non, je ne peux pas vous quitter ainsi!... --Eh! mort de tous les diables! fulmina le vieux Pardaillan, commençons par nous embrasser! Le père et le fils s'étreignirent avec une joie délirante chez l'un, avec une joie mêlée de douleur chez l'autre. --Laisse-moi te voir! s'écria le vieux routier... Si fait, j'y vois tout de même, moi, je suis comme les chats... Mordieu! mais tu n'es plus le même! Te voilà fort comme les plus forts... Quelle envergure!... Et ton poignet! Peste! Mais je ne voudrais pas m'y frotter encore, moi qui connais le fin du fin de l'escrime! Ah! ah! Tu as donc adopté mon juron? Comme tu as poussé ton--Par Pilate! je me suis dit tout de suite:--Ça, c'est mon propre sang qui crie! Allons, viens! --Pas par ici, mon père, s'il vous plaît. Allons chez moi. --Et où est-ce, ton chez-toi? A la Devinière, je parie? --Mais oui, mon père. --Bon! Et sais-tu ce qu'est la Devinière pour toi en ce moment? Un coupe-gorge, un traquenard... --Ainsi, vous croyez?... --Je crois que tu dois commencer par tourner le dos à la Devinière. Je connais un certain Guitalens qui enrage après toi et qui serait charmé de te loger dans une de ses oubliettes. Allons, viens... Cette fois, le chevalier se laissa entraîner sans résistance. Vingt minutes plus tard, le père et le fils pénétraient au Marteau-qui-cogne, cabaret borgne situé sur les confins de la Truanderie, ruelle Montorgueil. Au premier étage du cabaret, dans une salle étroite, ils s'installaient devant un souper improvisé, et le vieux Pardaillan s'écria joyeusement: --Maintenant, raconte-moi tout! Tout depuis mon départ de Paris! Et d'abord, que faisais-tu à guetter cette voiture? Tu savais donc qu'elle allait sortir, et l'heure? --Oui, répondit le chevalier. --Et ce qu'elle contenait? --Oui! fit encore le chevalier, mais d'une voix plus sombre. --Eh bien, tu es plus avancé que moi! Moi, j'escortais la voiture sans savoir ce qu'elle emportait! --Donc, mon père, commença le chevalier, vous saurez que maître Landry Grégoire, le patron de la Devinière, jouit d'une réputation extraordinaire pour un certain nombre de mets appréciés. Ce matin, je m'étais mis dans la tête de voir ce qui se passait à l'hôtel de Mesmes. En conséquence, je me harnache en guerre, et me voilà parti. Dans la rue, je rejoins Huguette... vous vous rappelez Huguette, mon père? --La belle Huguette? Je n'aurais garde de l'oublier! --Eh bien, je suis au mieux avec elle. C'est une bonne personne, dont le coeur s'émeut facilement, Bref, je la rejoins et j'allais la dépasser en la saluant d'un sourire lorsqu'elle me demande si je ne lui ferai pas l'honneur de l'accompagner. Par politesse, je lui demande jusqu'où elle va. Et elle me répond que, comme toutes les semaines, elle va porter des pâtés chez Mme de Nevers, chez la jeune duchesse de Guise et, enfin, chez le maréchal de Damville. Je crois, mon père, que, de ma vie, je n'ai éprouvé pareille émotion. --Cette bonne Mme Huguette! fit le vieux routier. --Bref, à la grande joie de dame Huguette, je lui dis que je l'ai rejointe justement dans l'intention de lui tenir compagnie. Nous passons à l'hôtel de Guise, puis à l'hôtel de Nevers, puis nous arrivons à l'hôtel de Mesmes. Il y a un jardin derrière l'hôtel. Ce jardin a une porte. C'est par cette porte qu'entre dame Huguette pour se rendre directement aux offices de bouche, qui sont sur les derrières de l'hôtel. Au moment où dame Huguette pénètre dans le jardin, j'y entre avec elle. --Eh bien, s'écrie-t-elle, que faites-vous? --Vous le voyez, je vous accompagne jusqu'à l'office. Vous direz que je suis votre cousin, votre frère, tout ce que vous voudrez; mais je veux entrer. --Ah! monsieur le chevalier, si M. l'intendant le sait, vous nous ferez perdre la pratique du maréchal, acheva Huguette. Mais, comme je n'avais nullement l'air attendri, elle poussa un soupir et me laissa entrer avec elle. Nous pénétrons dans une sorte de vestibule. A gauche, s'ouvrent les cuisines, à droite, l'office. Au fond, une porte. Huguette se dirige à droite, et, au moment où elle va entrer: «Je vous attends ici!» lui dis-je. Un peu tremblante et désolée, elle entre, et moi, marchant droit à la porte du fond, je l'ouvre, et je vois un cabinet où je m'enferme. Dix minutes se passent. J'entends Huguette qui sort. J'en profite pour me glisser dans l'office. --Hum! fit le vieux routier. Position dangereuse, mon fils! Et qu'est-il arrivé, dis-moi vite! --Il est arrivé, mon père, que, par la fenêtre, j'ai vu une servante escorter dame Huguette dans le jardin, où elles m'ont cherché toutes deux; et que, de guerre lasse, Huguette est partie. Mais j'avais eu le temps d'examiner la servante, nommée Jeannette, de constater qu'elle était toute jeune... Voilà donc ce que tu allais faire à l'hôtel de Mesmes! --Vous ne le pensez pas, mon père! Toujours est-il que j'attendis Jeannette et que, lorsqu'elle revint, je la pris tout simplement dans mes bras, et que mon baiser étouffa le cri effarouché qu'elle voulait pousser. Sachez seulement qu'au bout d'une demi-heure la pauvre Jeannette était persuadée que j'étais amoureux fou d'elle; j'appris en même temps qu'elle devait se marier, pour plaire à M. l'intendant.... Elle devait se marier avec le neveu dudit intendant, palefrenier chez le maréchal de Damville. J'ai appris que l'intendant s'appelle Gilles, et le neveu Gillot. J'appris que Jeannette n'aimait pas le sieur Gillot, et qu'elle détestait le sieur Gilles. Et nous allions entamer de plus douées confidences, lorsque, tout à coup, on marche dans le vestibule. Jeannette ouvre une armoire, et me pousse dedans, à l'instant où la porte s'ouvrait. --Jeannette, dit l'intendant, les prisonnières ne t'ont rien dit ce matin? Les prisonnières! J'en fus presque défaillant dans mon armoire. Ici, le chevalier avala un verre de vin, essuya son front moite de sueur, puis continua: --Non, monsieur l'intendant, elles ne m'ont rien dit, répondit Jeannette. Pas plus ce matin que les autres jours, d'ailleurs. Ces dames sont bien tristes... --J'espère, reprit l'intendant, que tu n'as soufflé mot à personne de la présence de ces étrangères dans l'hôtel, à personne, pas même à mon neveu! --Oh! monsieur, vous m'avez tant menacée, qu'il n'y a pas de danger que j'en parle. --Bon! Souviens-toi que monseigneur te fera une bonne dot si tu es bien sage, si tu obéis... Demain, elles ne seront plus ici. Monseigneur les rend à la liberté. Tu comprends. Jeannette, ce sont des parentes du maréchal. Il voulait faire épouser à la plus jeune un beau parti dont la donzelle ne veut pas. Il a fait tout ce qu'il a pu pour la décider. Mais puisqu'elles sont aussi obstinées, la fille et la mère, ma foi, il y renonce. Et il les renvoie... tout cela, entre nous, tu comprends? --Soyez donc tranquille, monsieur. --Dès ce soir, elles partiront. Monseigneur est à bout de patience. Allons, au revoir. Jeannette, tu es une fille intelligente, et tu épouseras Gillot. --Oui! compte là-dessus, vieux fou! interrompit Pardaillan père. Cette Jeannette m'a l'air d'une gaillarde bien trop futée pour épouser ce dadais de Gillot. Si je lui coupais les oreilles à celui-là aussi? Et quelles étaient ces parentes?... --Vous allez le savoir, mon père, continua le chevalier. A peine eus-je compris que l'intendant du diable s'était éloigné que je sortis de mon armoire. --Vite, me dit Jeannette, allez-vous-en maintenant. --Vous reviendrez demain matin si... si je vous plais. --Tu me plais. Jeannette. Et c'est pourquoi je reste. Pourquoi veux-tu que je m'en aille? --Parce que c'est l'heure... l'heure où mon prétendu vient me faire sa cour. Allez-vous-en, je vous en supplie. S'il vous voyait, toute la maison accourrait à ses cris. --Non seulement je ne m'en irai pas, mais tu vas me conduire... --Où donc? --Où cela? Chez les dames dont parlait l'intendant... --Ah! pour le coup, vous êtes fou, s'écria d'abord Jeannette. Mais, petit à petit, je réussis à la convaincre et elle finit par se rendre à ce que je lui demandais. Elle ajouta qu'elle ne pourrait me conduire chez les prisonnières, qu'au soir, vers huit heures. Je flairais une feinte et supposais que Jeannette allait me prier de revenir le soir, lorsqu'elle termina en rougissant quelque peu: --D'ici là, monsieur, vous resterez dans ma chambre, où je vais vous conduire, et où je vous apporterai à manger. Là-dessus, je la remercie du mieux que je peux. Elle me dit de la suivre. Elle traverse vivement le vestibule, je la suis. Elle ouvre une porte et pénètre dans un couloir obscur en forme de voûte. Je continue à la suivre. Tout à coup, à l'autre bout du couloir, apparaît quelqu'un... --Le damné Gilles! s'écria le vieux Pardaillan. --Non, monsieur, c'était Gillot! J'avais remarqué dans le couloir, à droite, un renfoncement que je venais de dépasser de deux ou trois pas. Dans le renfoncement, il y avait une porte. Tandis que Jeannette s'arrête pétrifiée, moi, me dissimulant derrière elle, je rétrograde jusqu'au renfoncement. Jeannette tourne la tête et voit mon opération. Elle se met à causer à voix très haute avec Gillot. Pendant ce temps, j'ouvre et je me trouve au haut de l'escalier des caves! Je repousse doucement la porte et j'écoute. --Et où vas-tu comme ça, Gillot? --D'abord à l'office pour t'embrasser. Jeannette. --Ensuite? reprend la fille. --Ensuite, tu sauras que l'oncle Gilles m'a donné l'ordre de préparer pour ce soir la grande chaise à mantelets, avec deux bons chevaux, le tout bien attelé pour onze heures du soir. Et comme la chaise n'a pas servi depuis longtemps, et que je vais passer deux bonnes heures à la mettre en état, je vais chercher une bouteille pour me mettre en train. --Mais la porte est fermée! --Je l'ai ouverte tout à l'heure. Jeannette. --Bon! Viens-t-en un peu avec moi à l'office. Tu as bien le temps. --Non pas, peste! --Là-dessus, la porte s'ouvre et j'entrevois Jeannette effrayée, qui se cache le visage dans ses deux mains. J'avais commencé à descendre à reculons. A mesure que Gillot s'avance, je recule d'une marche. Enfin, me voilà en bas, je m'aplatis contre la muraille, dans l'espoir que Gillot ne me verra pas, et que je pourrai remonter, tandis qu'il cherchera son vin. Mais voilà cet imbécile qui allume un flambeau! Il m'aperçoit et demeure, un instant, atterré. Enfin, l'esprit lui revient, et il veut pousser un grand cri. Mais trop tard! Je l'avais déjà saisi à la gorge. Il était temps!... Car, au même instant, j'entends au haut de l'escalier une voix qui bougonne contre la négligence de l'officier des caves! C'était l'oncle Gilles qui refermait la porte à clef!... Jeannette s'était sauvée sans doute... --Diable! diable! grommela le vieux Pardaillan. Ainsi, te voilà enfermé dans la cave!... Je me demande comment tu vas faire, par exemple! --Mais, monsieur, puisque me voici près de vous c'est que j'en suis sorti! La porte était bel et bien fermée à triple tour. Moi, je tenais toujours mon Gillot par la gorge pour l'empêcher de hurler. Tout à coup, je le vois qui, du blanc, passe au rouge, et, du rouge, au violet. Alors je desserre. Il se jette à mes pieds en disant: --Grâce, monsieur le truand! Laissez-moi vivre, je ne vous dénoncerai pas! --Il t'a pris pour un truand! s'écria le vieux routier. --Il y avait de quoi, monsieur. D'ailleurs, je n'ai eu garde de le détromper: mais, pour plus de sûreté, je l'ai aussitôt bâillonné. --Et tu dis que ceci est arrivé vers quelle heure? --Mais il pouvait être onze heures du matin, monsieur. --Juste au moment où je bâillonnai maître Didier! --Je ne vous comprends pas, mon père. --Je te raconterai cela. Mais poursuis ton récit. Tu en étais au moment où tu bâillonnes Gillot... --Oui. Vous pensez si j'étais inquiet. Une heure se passe, puis deux! Pour comble, le flambeau consumé jette ses dernières lueurs et s'éteint. Me voilà dans une profonde obscurité, assis sur les marches de l'escalier, écoutant avec une profonde anxiété, attendant que quelque officier de cave vienne chercher du vin pour me frayer un passage au-dehors, le pistolet d'une main, le poignard de l'autre. Mais les heures passent. Je n'entends aucun bruit. Et songeant à ce qu'avait dit Gillot à Jeannette, songeant à cette voiture qui devait être prête pour onze heures, je me demande avec angoisse si les prisonnières vont être enlevées sans que je sache où on les conduit, sans que je puisse rien faire pour les délivrer!... --J'avoue que ta position n'était pas gaie. Mais, enfin, tu as pu ouvrir la porte? --Non, elle m'a été ouverte... par Jeannette. --Bonne petite Jeannette! --Vite, vite, me dit-elle. J'ai pu prendre la clef pour une minute. Sauvez-vous! --Quelle heure est-il? lui demandais-je tout enfiévré. --Un peu plus de dix heures. Je respire; la voiture ne doit partir qu'à onze heures! J'embrasse Jeannette de tout mon coeur. Vous reviendrez? me demanda-t-elle. --Certes! Comment pourrais-je t'oublier! --Et Gillot? fait-elle tout à coup en se rappelant son fiancé. --Gillot? Il dort!... Alors elle s'élance dans les caves. Moi, je gagne le jardin. Je le traverse en quelques bonds. Je trouve la porte fermée. Je saute par-dessus le mur. Je fais le tour de l'hôtel. Et, voyant qu'il est trop tard pour aller prévenir les personnes que cette affaire intéressait, je me décide à attendre seul la voiture... Au bout d'une demi-heure, je vois la grande porte de l'hôtel s'ouvrir. Je vais me poster au coin de la première ruelle. La voiture s'y engage. Et je remarque qu'elle est escortée par un seul cavalier qui marche en avant. Mon plan est aussitôt fait; abattre le postillon d'un coup de pistolet, désarçonner le cavalier, l'obliger à se battre avec moi, le tuer ou le blesser, puis défoncer les mantelets de la voiture et délivrer les prisonnières... Je fais feu sur le postillon... Vous savez le reste, mon père!... --Mais, fit alors le vieux routier, je t'avais demandé de me raconter tout ce que tu as fait depuis mon départ, et ceci n'est qu'une journée. --Ah! monsieur, s'écria le chevalier, c'est que l'importance de cette journée vous indique l'importance du reste! Si j'ai voulu pénétrer coûte que coûte dans l'hôtel de Mesmes, c'est que ma vie est attachée à la vie de ces deux femmes! c'est qu'il faut que je les délivre, ou j'y mourrai!... Une question tout d'abord, à laquelle je vous supplie de répondre... --Parle, mon enfant, dit le vieux Pardaillan. --Eh bien, fit le chevalier avec hésitation, vous escortiez la voiture, n'est-ce pas? --Oui, chevalier. J'étais même chargé de tuer tout ce qui tenterait d'en approcher. --Donc, reprit le chevalier, vous savez où va la voiture!... --Non, mon enfant! Je te le dis; tu me crois, n'est-ce pas? --Je vous crois, mon père! fit le chevalier avec une douleur concentrée. --Mais, reprit le routier, si je ne puis te dire où va le damné maréchal, tu peux me dire, toi, quelles sont ces prisonnières qu'on enlève avec tant de mystère. --Mon père, rappelez-vous ce qui a été dit le jour de votre départ. Rappelez-vous cette femme dont vous avez jadis enlevé la fille... Le vieux routier tressaillit et devint un peu pâle. --Eh bien, cette fille, cette enfant, Loïse de Piennes... ou mieux, Loïse de Montmorency... --Tu l'aimes!... --Je l'aime. Je l'aime sans espoir. Et pourtant, je veux la délivrer! Et c'est elle qui se trouve dans cette voiture! Elle et sa mère!... --Ah! Je comprends tout, maintenant! Je comprends les précautions prises hier et aujourd'hui contre moi. Car, si j'avais su la vérité, ce que tu as entrepris, je l'eusse entrepris, moi! --Mais enfin, mon père, comment se fait-il que je vous retrouve au service du maréchal? Depuis quand êtes-vous dans son hôtel? --Depuis hier soir seulement. Et j'y ai été gardé à vue. Seulement, le maréchal m'avait dît qu'à partir de minuit je serais libre. Je me proposais de te rejoindre à cette heure-là. Le vieux Pardaillan fit alors à son fils le récit de sa rencontre avec Damville aux Ponts-de-Cé et ce qui en était résulté. Le chevalier, à son tour, compléta son récit en racontant les principaux événements de sa vie depuis le départ de son père. Il fut résolu que le vieux Pardaillan retournerait à l'hôtel de Mesmes et qu'il servirait le maréchal avec fidélité en ce qui concernait son plan de campagne politique. C'était le meilleur moyen d'arriver à savoir ce qu'étaient devenues Jeanne de Piennes et sa fille. --Au besoin, ajouta le routier, il y a quelqu'un qui doit être instruit de cela. C'est celui qui conduisait: un certain vicomte d'Aspremont. Et, celui-là, je le forcerai à parler. --Moi, je vais prévenir le maréchal de Montmorency de ce qui vient de se passer. Et je vous attendrai ensuite à la Devinière... songez avec quelle impatience! --A la Devinière, malheureux! Tu veux donc retourner à la Bastille! --C'est vrai, je n'y songeais plus. --Tu vas demeurer ici. Je suis au mieux, depuis longtemps, avec la maîtresse du Marteau-qui-cogne. --Bien, mais vous irez chercher Pipeau, mon chien. --J'irai, mon fils! XXVI AU LOUVRE Le chevalier dormit deux ou trois heures sur un méchant matelas qui se trouvait dans un galetas dénommé «la chambre des princes». Vers neuf heures du matin, le chevalier était sur pied. Il se rendit directement à l'hôtel Montmorency et trouva le maréchal qui l'attendait avec une sombre impatience. Cette journée et cette nuit, François les avait passées à agiter des pensées confuses et contradictoires. Tantôt, il convenait que le jeune chevalier avait eu raison et que la ruse, en cette affaire, serait plus utile que la force. Parfois, il arrêtait son esprit avec une sorte de charme effaré sur cet événement qui, par moments, lui semblait chimérique; il avait une fille de dix-sept ans, dont toujours il avait ignoré l'existence! Alors, il souriait, et, presque aussitôt, ses yeux s'emplissaient de larmes. D'autres fois, il songeait à cette mère admirable, à Jeanne, dont il avait reconstitué le martyre depuis sa dramatique visite à Margency; et alors, il comprenait qu'il n'avait cessé de l'aimer... Et alors, un redoutable problème se posait; et, bien qu'il fît des efforts pour écarter la question, elle revenait implacable: il était marié à Diane de France. Lorsque le chevalier arriva, il n'osa l'interroger; mais son regard ardent parla pour lui... Maintenant, ce n'était plus qu'un homme: un homme qui souffrait. Il lut dans ses yeux toute l'angoisse de l'attente. --Monseigneur, dit-il, je ne m'étais pas trompé... elles étaient bien à l'hôtel de Mesmes. --Elles étaient! fit le maréchal sourdement. --Ce qui veut dire qu'elles n'y sont plus. Ah! Monseigneur, il y a dans tout cela une fatalité inconcevable. J'ai failli les délivrer... un coup de pistolet tiré à faux, un bras qui tremble... --Vous vous êtes donc battu? s'écria François. --Oui, monseigneur, mais je n'ai pas réussi. --Battu pour moi!... Chevalier, je vous ai déjà tant de gratitude que je ne sais comment vous exprimer mon amitié. Ainsi, reprit le maréchal en serrant les poings, c'est bien mon frère qui s'acharne contre elle. Et cet homme est de ma famille, de mon sang!... Voyons, racontez-moi ce que vous savez!... Le chevalier entama le même récit qu'il avait fait à son père. Mais il omit de citer le vieux Pardaillan. Tel quel, ce récit n'en frappa pas moins le maréchal d'une sorte d'admiration. --Vous avez fait cela! s'écria-t-il. --Oui, monseigneur, répondit simplement le chevalier; cela n'a d'ailleurs servi qu'à nous bien convaincre que le maréchal de Damville était le ravisseur. Quant à la voiture, où a-t-elle été? Voilà ce que je saurai peut-être avant peu... François saisit violemment la main de Pardaillan. --Et moi, jeune homme, je vous dis qu'il faut que je le sache à l'instant! Êtes-vous homme à répéter ce que vous m'avez raconté, même s'il peut en résulter quelque danger pour vous, même devant mon frère?... --Je suis prêt! fit Pardaillan, avec sa figure de glace. --En ce cas, vous êtes prêt à me suivre chez le roi? --A l'instant même, fit le chevalier. --C'est bien. Nous allons de ce pas nous rendre au Louvre. Que le roi fasse justice. Et si le roi se dérobe... --Eh bien? fit le chevalier haletant. --Alors, répondit le maréchal d'une voix sombre, si le jugement des hommes me fait défaut, j'en appellerai au jugement de Dieu. [2] [Note 2: C'est le vieux nom du duel.] Le maréchal s'élança vers son appartement. --Malepeste! grommela Pardaillan. Chez le roi!... C'est-à-dire chez la reine Catherine! la digne femme qui m'a fait jeter à la Bastille, et qui va s'empresser de me faire saisir! Un quart d'heure plus tard, le maréchal reparut. Il fit signe au chevalier de le suivre. Dans la cour, attendait un carrosse. Le maréchal et Pardaillan y prirent place, avec quatre pages. Pendant le chemin, François de Montmorency et Pardaillan ne se parlèrent pas. On arriva au Louvre. Ce matin-là, il y avait réception chez le roi, c'est-à-dire que Charles IX avait admis ses courtisans à son grand lever. Le jeune roi paraissait de bonne humeur; il venait d'entraîner tout son monde pour visiter un nouveau cabinet aménagé au rez-de-chaussée, au-dessous de ses appartements. C'était une pièce de dimensions assez vastes en elle-même, mais en somme plutôt petite, relativement aux immenses salles du Louvre; Charles IX prétendait en faire son cabinet d'armes et de chasses. La fenêtre de ce cabinet s'ouvrait sur la Seine et dominait la berge de sept à huit pieds. Il n'y avait pas de quai ou port à cet endroit; la Seine coulait, libre et capricieuse, creusant des sinuosités, des baies minuscules dans le sable. Au moment où nous pénétrons dans ce cabinet, où une quinzaine de personnes étaient rassemblées, le roi Charles IX, tenant à la main une arquebuse que venait de lui remettre son orfèvre-armurier Crucé, jetait de longs regards enivrés sur le paysage qu'il avait sous les yeux. Et comme son imagination était émue par ce spectacle, l'émotion se transmit au coeur, et il murmura doucement: --Marie!... --Sire, dit Crucé, le système nouveau de cette arquebuse permet de viser avec une justesse extraordinaire. --Ah! vraiment! fit le roi qui, arraché à son rêve, tressaillit et se mit à examiner l'arme. Un valet s'arrêta à deux pas du roi. ----Qu'y a-t-il? demanda Charles IX. --Sire, M. le maréchal de Montmorency est là qui sollicite l'honneur d'être introduit auprès de Votre Majesté. --Montmorency! s'écria Charles IX comme s'il n'eût pu en croire ses oreilles. Il aura entendu parler de la grande paix qui se fait. Et il veut cesser de bouder. Qu'il entre! Charles IX s'assit aussitôt dans un grand fauteuil de bois d'ébène sculpté richement. Et tous les assistants debout se rangèrent à droite et à gauche du fauteuil. Alors, on vit la porte s'ouvrir toute grande, et les quatre pages du maréchal entrèrent par deux, le poing sur la hanche, et se placèrent deux à droite deux à gauche de la porte, dans une attitude raidie. Puis le maréchal fit son entrée, suivi du chevalier de Pardaillan. François de Montmorency s'arrêta à trois pas du fauteuil et s'inclina profondément. Puis, se redressant, il attendit que le roi lui adressât la parole. Charles IX contempla un instant en silence la noble tête du maréchal, campé dans une attitude de force et de dignité. Seul, Henri de Guise fixait sur le maréchal un regard dédaigneux et presque haineux. --Soyez le bienvenu, monsieur le maréchal, dit enfin Charles IX. Depuis si longtemps que vous avez déserté la cour de France, on pouvait craindre que vous ne fussiez mort. Je vous vois heureusement bien vivant. Ayant satisfait sa petite rancune par ces railleries anodines, Charles IX ajouta d'un ton plus sérieux; --L'essentiel est que vous êtes là et que vous nous revenez enfin. Encore une fois, soyez le bienvenu. --Sire, dit Montmorency, je suis venu supplier Votre Majesté de m'accorder audience. --Vous l'avez... Parlez. --Sire, j'entends l'honneur d'une audience particulière. --Eh bien, soit... A peine le roi eut-il prononcé ce mot que tous les courtisans, y compris le duc d'Anjou, frère de Charles IX, s'inclinèrent ensemble et battirent en retraite vers la porte. --Pourquoi ce jeune homme demeure-t-il? fit le roi en désignant Pardaillan. Le chevalier tressaillit et ramena son regard sur Charles IX. En entrant dans le cabinet, les yeux de Pardaillan s'étaient tout d'abord portés sur Quélus, Maugiron et Maurevert. Et il avait souri comme il savait sourire par moments, c'est-à-dire avec cette impertinence glaciale qui lui était particulière. Sans doute les deux mignons d'Anjou et Maurevert le reconnurent aussi, car ils se mirent à le dévisager d'un air fort insolent. Montmorency se hâta de répondre: --Sire, le chevalier de Pardaillan que voici est un témoin de ce que je vais dire. Je sollicite pour lui le même honneur que pour moi... Charles IX fit un signe de tête approbatif. --Ce n'est pas tout, sire, poursuivit alors le maréchal. Puisque je vois Votre Majesté si bien disposée à mon égard, j'oserai la supplier de donner des ordres pour que M. le maréchal de Damville soit mandé au Louvre toute affaire cessante. --Mais c'est donc un conseil de famille que vous voulez tenir en notre présence? --Oui, sire, dit François d'une voix singulière. Et comme le roi de France est le père de tous ses sujets, il est raisonnable que ce conseil se tienne en présence du père. Charles IX connaissait très bien la haine qui divisait les deux frères. Mais, cette haine, il en ignorait les causes. Il eut le pressentiment qu'il allait connaître ces causes que les deux maréchaux avaient tenues si secrètes pendant de longues années. Il frappa donc avec un marteau d'argent, et, son valet de chambre s'étant montré à l'instant, il demanda Cosseins, son capitaine des gardes. --Votre Majesté a oublié qu'elle a donné congé à M. de Cosseins pour trois jours, dit le valet de chambre. --C'est vrai, pardieu! Mais le capitaine des gardes de Mme la reine mère est là, faites-le venir! Une minute plus tard, le capitaine de Nancey entrait dans le cabinet. Quelle que fût la puissance de l'étiquette, Nancey, en apercevant le chevalier de Pardaillan qu'il avait arrêté lui-même et bel et bien conduit à la Bastille, s'arrêta, frappé de stupeur, les yeux agrandis. Pardaillan parut examiner avec une profonde attention une arquebuse accrochée à la muraille; puis, comme Nancey continuait à le considérer, hypnotisé, le chevalier se décida a lui faire des yeux, du sourire et de la main, un petit signe amical, presque protecteur. --Eh bien fit le roi en fronçant les sourcils, que vous arrive-t-il, Nancey? --Pardon, sire, mille fois pardon! balbutia le capitaine, je viens d'avoir un éblouissement, un étourdissement... --C'est bon! reprit le roi. Rendez-vous à l'instant à l'hôtel de Mesmes et dites à M. de Damville que je veux lui parler. Le capitaine se courba en deux et sortit. --Et maintenant, sire, dit alors François de Montmorency, je dois dire à Votre Majesté que je suis venu demander justice et que, devant elle, j'accuserai le maréchal de Damville de félonie, mensonge et crime de rapt. Et ce n'est pas seulement à votre justice souveraine que j'en appelle! C'est encore à votre honneur! Les terribles choses que j'ai à raconter doivent demeurer secrètes, sire! --Monsieur le maréchal, dit le roi, puisque vous le voulez, nous serons donc l'arbitre de cette affaire. --Votre Majesté me comble. Mais, en raison même de la gravité des accusations que je prétends porter contre mon propre frère, ne convient-il pas qu'il soit présent avant que je n'entre dans le détail? Il s'agit de deux femmes... --C'est juste, maréchal, c'est juste. --Un long silence embarrassé suivit ces paroles, et près d'une demi-heure se passa. Enfin, le roi demanda: --Vous pouvez toutefois me dire dès à présent qui sont ces deux femmes? --Oui, sire: deux humbles ouvrières. --Des ouvrières? s'écria Charles IX étonné. --Sire, elles s'occupaient de broderies ou tapisseries, ce qui leur assurait leur pauvre existence. --Et où logeaient-elles? demanda le roi. Je me suis occupé moi-même des broderies d'armoiries, et je crois connaître les cinq ou six ouvrières qui, dans Paris, sont capables de mener à bien ce genre de travaux. --Sire, elles logeaient rue Saint-Denis. --Rue Saint-Denis! s'exclama vivement Charles IX. En face d'une auberge? --L'auberge de la Devinière, sire! --C'est cela! s'écria le roi en frappant ses mains l'une contre l'autre. Je la connais! c'est à coup sûr la plus habile brodeuse d'armoiries et devises qui soit dans Paris. Et, avec un sourire attendri, Charles IX se rappela cette scène où il avait offert à Marie Touchet la tapisserie exécutée par la brodeuse de la rue Saint-Denis et portant la devise:--Je charme tout. François de Montmorency, violemment ému, était devenu très pâle. Et, lorsque Charles IX, pensif, ajouta:--On l'appelait la Dame en noir..., le maréchal éclata. Un sanglot gonfla sa poitrine. Et, d'une voix rauque de désespoir, il répondit: --La Dame en noir!... Parce qu'on lui a arraché son nom, sa fortune, sa situation! Parce qu'un maudit et un criminel par aveuglement l'ont condamnée! Le maudit, c'est mon frère, sire! Le criminel, c'est moi!... La Dame en noir, sire, s'appelle Jeanne, comtesse de Piennes et de Margency! Elle s'est appelée duchesse de Montmorency!... Le roi, devant cette révélation, demeura sombre, étonné, hésitant. Il connaissait de Jeanne de Piennes ce que l'on en savait couramment: à-savoir que, mariée secrètement à François de Montmorency, elle avait été répudiée, grâce à l'insistance du connétable auprès du roi Henri II, et grâce à l'insistance du roi Henri II auprès de la cour de Rome. Il savait, en outre, que sa soeur naturelle Diane, devenue l'épouse de François, avait toujours vécu séparée du maréchal, et il se vit en présence d'un redoutable problème de coeur et de famille. Le maréchal, à la contraction de sa physionomie, comprit ce qui se passait dans l'âme de Charles IX. --Sire! s'écria-t-il haletant, il n'est question en ce moment d'aucun mariage à défaire ou à refaire. C'est à votre seule justice que je suis venu faire appel justice pour deux malheureuses qui, après tant d'infortune, ont été arrachées au peu de bonheur qui leur restait! C'est un ravisseur que je viens accuser ici... et le ravisseur, le voilà! François de Montmorency tendit violemment son poing fermé vers la porte qui s'ouvrait à ce moment, livrant passage à Damville. Dix-sept ans qu'ils ne s'étaient vus!... --Sire, dit Henri de cette voix âpre, et métallique qu'il avait dans ses fortes émotions, vous m'avez fait l'honneur de m'appeler, me voici aux ordres de Votre Majesté. Le chevalier de Pardaillan s'était reculé et comme effacé dans un angle. De sorte qu'Henri ne l'avait pas vu. Qu'avait imaginé Henri, prévenu par Nancey, non seulement pour empêcher François de l'accuser, mais encore pour le perdre à l'instant, l'envoyer à la Bastille, peut-être à l'échafaud!... C'était simple et effroyable: Le secret surpris chez Alice de Lux, le secret qu'il avait juré de ne pas révéler, il allait le dénoncer!... Simplement dire que le roi de Navarre, le prince de Condé, Coligny étaient à Paris, et que François de Montmorency les avait vus, et qu'ils avaient conspiré l'enlèvement du roi! --Monsieur de Damville, dit le roi, je vous ai fait venir sur la demande expresse de votre frère. Écoutez donc, s'il vous plaît, ce que M. le maréchal de Montmorency veut dire. Vous répondrez ensuite... Parlez, maréchal. --Sire, dit François, plaise à Votre Majesté de demander à M. de Damville ce qu'il a fait de Jeanne de Piennes, et de Loïse, sa fille, ma fille... Il y eut une seconde de silence funèbre. Le maréchal ajouta: --Que, s'il veut bien de bonne foi répondre et s'engager à ne plus poursuivre ces nobles et infortunées créatures, je le tiens quitte du reste. --Répondez, maréchal de Damville, dit le roi. Henri se redressa. Son regard alla de côté à François, regard rouge, aigu, mortel. Et voici ce qu'il dit: --Sire, pour que je réponde dignement, plaise à Votre Majesté de demander à M. le maréchal s'il n'a pas été dans un hôtel de la rue de Béthisy? quelles personnes il y a vues? et ce qui a été convenu? François devint pâle comme un mort. --Misérable! râla-t-il d'une voix si basse que le roi ne l'entendit pas. --Puisque le maréchal ne répond pas, reprit Henri, je vais répondre pour lui!... --Un instant, monseigneur! fit soudain une voix calme. Le chevalier de Pardaillan s'avança jusqu'au fauteuil, se plaçant ainsi entre les deux frères. Et, avant qu'on eût songé à lui imposer silence, avant qu'Henri fût revenu de l'étonnement que lui causait l'intervention de cet inconnu, le chevalier poursuivit: --Sire, je demande pardon à Votre Majesté, mais, appelé comme témoin, je dois parler. Et je me permets de dire à Mgr le maréchal de Damville que la réponse à sa question ne saurait intéresser en quoi que ce soit Sa Majesté... --Et pourquoi? gronda Henri. Qui êtes-vous donc, vous qui osez parler devant le roi sans qu'on vous interroge! --Qui je suis? Peu importe!... Ce qui importe, c'est qu'il est complètement inutile de parier de la rue de Béthisy si nous ne parlons pas d'abord de la rue Saint-Denis!... de l'auberge de la Devinière!.. de l'arrière-salle de cette auberge!... des poètes qui s'y réunissent!... A mesure que le chevalier parlait, Henri de Montmorency pliait les épaules, courbait les reins, comme si chaque parole fût jeté sur lui quelque poids énorme. --Que signifie cela? s'écria Charles IX. --Simplement que la question de Mgr de Damville était oiseuse et n'a rien à voir dans l'affaire qui nous rassemble. --Est-ce vrai, Damville? demanda le roi. Est-il vrai que votre question soit inutile à l'affaire qui vous réunit en notre présence, vous et votre frère? Henri poussa un soupir et répondit: --C'est vrai, sire!... François adressa au chevalier un regard d'une éloquente gratitude. Mais la curiosité du roi était éveillée maintenant, ses soupçons, peut-être! Charles fronça le sourcil. Son front d'ivoire jauni se plissa. --Pourtant, fit-il avec une sourde colère, c'est dans une intention quelconque que vous avez ainsi parlé. Vous avez parlé de la rue de Béthisy... De quel hôtel s'agit-il? Parlez!... Il était évident que le roi songeait à l'hôtel Coligny, rendez-vous naturel des huguenots. Henri comprit que de sa promptitude dépendait maintenant sa vie... S'il ne trouvait pas une prompte réponse, son frère était perdu; mais le damné inconnu qui le tenait sous son regard de flamme dénonçait la scène de la Devinière!... --Sire, dit-il, j'ai voulu parler de l'hôtel de la duchesse de Guise... C'est une histoire de femmes. --Ah! ah! fit Charles IX avec un sourire. --Je l'avoue, sire, cette histoire serait pénible à raconter pour moi, un ami du duc de Guise. Charles IX détestait cordialement Henri de Guise, en qui il sentait un redoutable compétiteur. Il connaissait d'ailleurs la conduite de sa femme qui, pour le quart d'heure était au mieux avec le comte de Saint-Mégrin. --Je comprends, mort-dieu! s'écria le roi en riant. Mais que vient faire en tout ceci l'auberge de la Devinière? Pardaillan jeta à Henri un regard qui signifiait: «Vous nous sauvez, je vous sauve!» et répondit: --Sire, si vous daignez le permettre, je dirai à Votre Majesté que l'auberge de la Devinière est un lieu où se réunissent des poètes pour causer de poésie... des dames, de grandes dames y viennent aussi causer de poésie... seulement, il arrive parfois que le poète porte pourpoint de satin mauve, manteau de soie violette, haut de chausses à rubans... C'était le portrait de Saint-Mégrin. Le roi eut un nouveau rire et grommela dans ses dents: --Mort-diable! je donnerais bien cent écus pour que ce cher Guise ait entendu... Lorsque le roi eut fini de rire, François essuya la sueur qui inondait son front et reprit: --Sire, j'ose rappeler à Votre Majesté que je suis venu, confiant dans sa justice, réclamer la liberté de deux malheureuses femmes qu'on détient malgré elles. --Oui, c'est vrai. Montmorency, expliquez votre cause. --Sire, je l'ai dit à Votre Majesté; Jeanne, comtesse de Piennes, et sa fille Loïse ont été ravies de leur logis, rue Saint-Denis, par violence; elles sont détenues prisonnières; je dis que c'est M. de Damville ici présent qui est le ravisseur. --Vous entendez, Damville? fit le roi. Que répondez-vous? --Que je nie, sire! dit sourdement Henri. Je ne sais de quoi il est question. Je n'ai pas vu depuis dix-sept ans les personnes dont il s'agit. C'est donc à moi de réclamer justice. --Sire, dit à son tour François d'une voix qui avait repris toute sa fermeté, la démarche que j'ai tentée auprès de Votre Majesté serait inqualifiable si je n'avais la preuve de ce que j'avance. Voici M. le chevalier de Pardaillan qui a passé la journée d'hier et une partie de la soirée, jusqu'à onze heures, caché dans l'hôtel de Mesmes. Si Votre Majesté l'y autorise, le chevalier est prêt à dire ce qu'il a vu et entendu. --Approchez, monsieur, et parlez, dit le roi. Le chevalier fit deux pas en avant et salua avec sa grâce un peu raide et hautaine. Damville ne put s'empêcher de frémir. --Ah! songea-t-il en lui-même, c'est là le fils?... --Sire, dit le chevalier, puisque nous en sommes aux questions, voulez-vous me permettre de demander à Mgr de Damville par quel bout il veut que je commence mon récit? --Je ne comprends pas, monsieur, fit Damville. --A votre guise, monseigneur, je commencerai par la fin, c'est-à-dire par la voiture qui sort mystérieusement; par le commencement, c'est-à-dire par les facéties de votre intendant Gille; ou enfin, même, par le milieu, c'est-à-dire par certaine conversation où il s'agit de toutes sortes de choses et de gens, notamment de votre serviteur le chevalier de Pardaillan, conversation dans laquelle joua un rôle quelqu'un qui venait de la Bastille exprès pour vous en entretenir. A ces derniers mots qui lui prouvaient clairement que le chevalier connaissait l'entretien qu'il avait eu avec Guitalens, Damville chancela, livide, hagard. Et il balbutia: --Commencez par où vous voudrez, monsieur! --La victoire est à nous! pensa Pardaillan. Et, certain qu'avec la menace déguisée dont il venait de faire usage, il obtiendrait tous les aveux qu'il voulait, il ouvrait déjà la bouche pour commencer son récit, lorsque la porte du cabinet s'ouvrit soudain. Les paroles s'étranglèrent dans sa gorge, et il demeura les yeux fixés sur la personne qui venait d'apparaître. --Qui ose entrer sans être mandé? gronda Charles IX. Comment! c'est vous, madame?... C'était Catherine de Médicis. Elle s'avança, laissant la porte ouverte. --Voici l'orage! pensa Pardaillan. La reine mère s'avançait avec ce sourire mince qui donnait à sa physionomie une si terrible expression de cruauté. --Mais, madame, reprit Charles IX en pâlissant de colère, j'ai donné audience particulière à M. le maréchal de Montmorency, et nul, ici, pas même vous, n'a le droit... --Je le sais, sire, dit tranquillement Catherine; mais vous m'approuverez quand je vous aurai dit qu'il y a ici un ennemi de la reine, votre mère, du duc d'Anjou, votre frère, et de vous-même! Pardaillan demeura très calme. --Que voulez-vous dire, madame? s'écria Charles IX. --Je veux dire qu'il y a ici quelqu'un à qui il a fallu une singulière audace pour oser pénétrer dans le Louvre, après avoir insulté le duc d'Anjou, votre frère, après avoir porté sur lui des mains criminelles, enfin, après m'avoir bafouée. --Nommez-le! Nommez-le donc, par tous les diables! --C'est celui qu'on appelle Pardaillan! Le voici. --Holà! gronda le roi en se levant. Gardes!... capitaine, saisissez cet homme. Avant que le roi eût achevé de parler, les mignons et Maurevert, devançant les gardes, s'élancèrent dans le cabinet en hurlant: --Sus! sus! A mort!... En même temps, ils avaient tiré leurs épées. Quélus venait en tête. Derrière lui, Maugiron, Saint-Mégrin et Maurevert. Puis, Nancey et les gardes. François et Henri étaient demeurés aussi stupéfaits l'un que l'autre; mais, tandis que François songeait déjà à intercéder pour le chevalier, Henri, pâle de joie, comprenait que cet incident le sauvait. Quant à Pardaillan, dès l'entrée de la reine, il s'était tenu sur ses gardes. Dans l'instant qui suivit, on le vit saisir l'épée de Quélus, la lui arracher, la briser sur ses genoux et en jeter les morceaux à la figure des assaillants qui, devant cette chose énorme, inouïe, d'une rébellion en présence du roi, s'arrêtèrent, se regardèrent, stupides, puis, tous ensemble, foncèrent. Or, ce temps d'arrêt, si rapide qu'il eût été, avait suffi à Pardaillan pour concevoir et exécuter une de ces bravades folles auxquelles il semblait se complaire par fantaisie. Quélus avait sa toque sur la tête... On entendit une voix d'un calme féroce, d'une ironie aiguë, proférer ces mots: --Saluez donc la justice du roi!... Quélus, en même temps, poussa un cri de douleur. Pardaillan venait de lui arracher sa toque, brisant les longues épingles d'or qui la fixaient et, par la même occasion, arrachant quelques poignées de cheveux. La toque tomba aux pieds de Catherine. Son coup fait, Pardaillan, bondissant en arrière, avait sauté sur le rebord de la fenêtre ouverte en criant: --Au revoir, messieurs... Et il sauta! Il sauta à l'instant précis où Maurevert et Maugiron atteignaient la fenêtre et allaient le saisir. Ils le virent retomber à pieds joints, se retourner, tandis que, hurlants, ils montraient le poing, et, grave, sans hâte, soulever son chapeau dans un grand geste, puis s'en aller, de son pas souple et tranquille. --L'arquebuse! L'arquebuse! vociféra le duc d'Anjou. Pardaillan entendit, mais ne se retourna pas. Maurevert, qui passait pour bon tireur, saisit une arquebuse toute chargée, ajusta le chevalier. La détonation retentit. Pardaillan ne se retourna pas. --Oh! le démon! gronda Maurevert. Je l'ai manqué!... Et des bateliers qui descendaient la Seine virent avec étonnement cette fenêtre du Louvre à laquelle se montraient cinq ou six gentilshommes penchés, le poing tendu, hurlant d'apocalyptiques menaces. Les quelques minutes qui suivirent furent, dans le cabinet royal, pleines de confusion et exemptes d'étiquette, chacun donnant son avis sans écouter celui du voisin. --Qu'on m'en donne l'ordre! cria Maurevert, et, ce soir, cet homme sera au pouvoir de Sa Majesté. --Vous avez l'ordre! fit Catherine. Maurevert s'élança, suivi des mignons, excepté Quélus qui se plaignait de la tête. En même temps, le roi, frappant du poing sur le bras du fauteuil où il s'était assis, grondait. --Par la mort-dieu, je veux qu'on fouille Paris! Je veux que le rebelle soit tout à l'heure à la Bastille! Ah! monsieur de Montmorency, je vous félicite des gens que vous m'amenez! --Monsieur le maréchal a toujours eu le tort de ne pas surveiller qui il fréquente, dit Catherine d'une voix miel et fiel. Henri de Damville sourit, il triomphait. François laissait passer l'orage. --M. de Montmorency fréquente les ennemis du roi, dit rageusement le duc de Guise. --Prenez garde, duc! répondit François; je puis vous répondre, à vous qui n'êtes ni la reine ni le roi... Et, tout bas, en le touchant du bout du doigt à la poitrine et en le regardant dans les yeux, il ajouta: --Ou du moins, pas encore, malgré vos désirs! Guise, épouvanté, recula. --Sire, reprit Catherine, ce chevalier de Pardaillan m'a insultée dans une circonstance que je raconterai à Votre Majesté. Il a osé porter les mains sur votre frère... --Ce n'est pardieu que trop vrai! fit le duc d'Anjou d'une voix nonchalante, en lissant sa barbe rare avec un peigne. Catherine de Médicis, pendant ce temps, poursuivait: --Sire, cet homme est un dangereux ennemi pour moi, pour le duc d'Anjou... --Cela suffit, dit Charles IX. Je prétends qu'on l'arrête et qu'on instruise son procès. Ainsi, on verra que j'aime ma famille... car j'aime ma famille, moi, autant qu'elle m'aime... Satisfait de cette pointe sournoise qu'il lançait à sa mère et à son frère, le roi redevint tout joyeux et fit signe qu'il voulait être seul. Catherine sortit avec le duc d'Anjou, suivis des yeux par le roi. Les autres assistants se retirèrent aussi. Mais François de Montmorency demeura ferme à son poste; ce que voyant, Henri de Damville demeura également. Le roi les regarda avec étonnement. --Je croyais avoir dit que l'audience était terminée, fit-il. --Sire, dit François d'un ton ferme. Votre Majesté m'a promis de me rendre justice: j'attends! --C'est vrai, après tout, fit Charles IX. Parlez donc... --Puisque, reprit alors le maréchal, puisque M. de Pardaillan n'est plus là, je dirai ce qu'il a vu, ce qu'il a entendu... Une voiture a quitté l'hôtel de Mesmes cette nuit à onze heures, emmenant secrètement deux femmes. En vain le nierait-on!... --Je ne le nie pas, dit froidement Damville. Et, puisqu'on m'y oblige, je ferai ici une confidence que je ne ferais devant personne au monde. Il regarda avec inquiétude du côté de la porte, et, mystérieusement, acheva: --Sire, une grande duchesse et sa suivante en mal d'aventure sont venues me demander l'hospitalité et m'ont prié de les ramener à leur hôtel. Votre Majesté exige-t-elle le nom de cette haute dame?... --Non pas, par la mort-dieu! s'écria Charles IX en riant. François se tordit les mains avec une rage désespérée. Il comprit, qu'il ne pourrait convaincre le roi. Mal vu à la cour, tandis que son frère y était en pleine faveur, dépourvu de preuves irrécusables, il avait vu s'enfuir avec Pardaillan sa seule chance de succès. --Allons, vous voyez que vous vous êtes trompé, maréchal, dit le roi. Allez, messieurs, allez... Holà, un instant: nous voyons avec peine et chagrin la plus noble maison de France divisée par des querelles intestines... J'espère, je veux que tout cela cesse bientôt... Les deux frères s'inclinèrent et sortirent: Henri, radieux, François, la rage au coeur. Dans la pièce voisine, le maréchal de Montmorency mît lourdement sa main sur l'épaule de son frère. --Je vois que votre arme est toujours la même, dit-il d'une voix rauque et sifflante: mensonge et calomnie! --J'en ai d'autres à votre service! dit Henri. François jeta sur son frère un regard sanglant. --Ecoute, gronda-t-il. Je veux te laisser le temps de réfléchir. Mais, lorsque je me présenterai à l'hôtel de Mesmes, tout sera fini. Si, à ce moment, tu ne rends les deux malheureuses que tu m'as volées, prends garde! Chez toi, au Louvre, dans la rue, partout où je te trouverai, je te tuerai! Attends-moi! --Je t'attends! répondit Henri. XXVII LE PREMIER AMANT Revenant de deux jours en arrière, nous entrerons dans le couvent des Carmes qui occupait un vaste emplacement sur la montagne Sainte-Geneviève. Outre ce couvent, les Carmes avaient encore un établissement au pied de la montagne, place Maubert. Le couvent de la montagne Sainte-Geneviève comportait différents bâtiments, un cloître, une chapelle et de vastes jardins. Plus un couvent avait de moines mendiants, plus il était riche. Les Carmes en avaient une douzaine. Mais ce que n'avaient pas les autres couvents, et ce qu'avait celui des Carmes, c'était deux êtres exceptionnels pour un couvent. Le premier était un enfant. Le deuxième, c'était le--crieur des trépassés. L'enfant avait quatre ou cinq ans. Il était pâle, chétif, avec un visage souffreteux et jaune. Il n'aimait pas à jouer dans les grands jardins. Il fuyait la société des moines. On l'appelait tantôt Jacques, tantôt Clément. Il était de nature craintive, un peu sombre, et très sauvage. Un seul moine avait trouvé grâce devant cet enfant, c'était le frère crieur des trépassés. Celui-ci, dès que le couvre-feu avait sonné à Notre-Dame, avait pour mission de se promener dans les rues noires et silencieuses. D'une main, il portait un falot pour éclairer sa route; de l'autre, une sonnette qu'il agitait de loin en loin. Et alors sa voix lugubre s'élevait: --Mes frères, priez Dieu pour l'âme des trépassés!... Bien que ces fonctions fussent des plus humbles, le frère crieur était considéré et même craint. On disait que ce frère était arrivé au couvent muni par le pape de redoutables pouvoirs. C'était d'ailleurs un prédicateur de haute éloquence, d'une hardiesse étrange. Il avait sollicité et obtenu aussitôt l'emploi de vaquer la nuit par les rues en criant aux bourgeois de prier pour les trépassés. On l'appelait le révérend Panigarola, bien qu'il n'eût pas encore les titres nécessaires pour être traité de révérend. Dès que la nuit tombait, Panigarola, s'il n'avait pas quelque sermon nocturne à prononcer, se couvrait d'un manteau noir, saisissait sa clochette et sa lanterne et s'en allait par les rues, ne rentrant souvent qu'au matin, exténué, brisé de fatigue par sa morne promenade. Alors il s'enfermait dans sa cellule. Il ne parlait à personne, dans le couvent, qu'à l'abbé ou au prieur. Tel qu'il était, Panigarola plaisait au petit Jacques. Seul, il pouvait approcher de l'enfant qui, sans cela, eût vécu à l'abandon. On les voyait rôder ensemble dans l'après-midi, à travers le jardin où tout renaissait. Le moine appelait Jacques--mon enfant d'une voix paisible et douce, l'enfant appelait le moine--bon ami. Ce jour-là, le moine et l'enfant, vers deux heures de l'après-midi, étaient assis sur un banc, tandis que la communauté chantait un office à la chapelle. Le moine avait sur ses genoux un missel écrit en gros caractères et imprimé en latin. Mais le livre contenait aussi quelques prières en cette langue qu'on appelait encore--la vulgaire et qui était la langue française. Le petit Jacques-Clément était debout près de lui. Le moine posa son doigt sur une ligne, et l'enfant, en hésitant, lut: --Notre père... qui êtes au Ciel... qui est-ce, ce père, bon ami? --C'est Dieu, mon enfant... Dieu qui est le père de tous les hommes... --Ainsi, dit l'enfant pensif, nous avons deux pères... --Oui, mon enfant. --Tu as un père, bon ami? Et le frère sonneur? Et les deux gros chantres qui ont de si vilaines figures? --Bien certainement. --Et les enfants qui, quelquefois, passent par-dessus le mur pour prendre des fruits, est-ce qu'ils ont chacun leur père? --Mais oui, mon enfant... --Alors, pourquoi est-ce que je n'ai pas de père, moi? Le moine pâlit. Un tressaillement de souffrance et d'amertume le secoua. --Qui t'a dit que tu n'as pas de père?... --Mais, fit le petit, je le vois bien... Si j'avais un père, il serait ici avec moi... je vois bien que les autres enfants, le dimanche, quand ils viennent à la chapelle... chacun d'eux a un père ou une mère... moi, je n'ai ni père ni mère. Panigarola demeura sombre, perplexe, agitant des réponses et n'osant les formuler. L'enfant reprit; --N'est-ce pas, bon ami, que je n'ai pas de père, pas de mère... que je suis seul, tout seul? --Et moi! fit enfin le moine d'une voix qui eût effrayé un autre enfant, que suis-je donc?... Le petit Jacques-Clément considéra son bon ami d'un oeil attentif, étonne. --Toi? dit-il... tu n'es pas mon père! Le moine eut un sursaut terrible de sa conscience, tandis qu'il demeurait pâle et glacé. Il lutta un moment contre l'envie furieuse de saisir dans ses bras l'enfant d'Alice! Il se renferma dans un silence farouche; affaissé, ramassé sur lui-même, il considéra avec horreur et délice la radieuse vision de femme qui flottait devant lui. Brusquement, Panigarola se leva du banc de pierre où il était assis et, sombre, méditatif, ayant oublié l'enfant, il se dirigea vers un escalier qui montait à sa cellule. Dans sa cellule, Panigarola s'assit, un peu soulagé par l'ombre où il se baignait. Et maintenant, il songeait: --Si encore, ô Christ, je croyais en toi! si j'avais pu anéantir ma pensée, mon âme, mes sentiments, dans cet océan obscur qui s'appelle la Foi!... J'ai tout tenté en vain... je ne crois pas... je ne croirai jamais... Il souffla et son poing tomba lourdement sur la table. --Il faut donc que je la revoie!... Depuis la scène du confessionnal, ma passion rallumée ne me laisse plus de répit... je fatigue, je brise mon corps à de somnolentes promenades sans fin à travers la ville silencieuse, et, quand je parviens enfin à m'endormir, le rêve, plus cruel que, la réalité, me l'apporte et la met dans mes bras!... Il faut que je la revoie!... Mais que lui dirai-je, insensé? Où trouverai-je l'étincelle sacrée qui enflammera cette âme putride et en fera une âme aussi belle que son corps?... Alors la tempête, qui hurlait dans cette conscience, se déchaîna plus furieuse. --Et que m'importe son âme! rugit-il en lui-même. Que m'importe qu'elle ait trahi! Qu'elle ait eu des amants! Alice! Où es-tu? Je te veux, je t'aime je t'aime!... Lorsque le révérend Panigarola parut au réfectoire, les yeux baissés, les bras croisés, les jeunes moines remarquèrent sa pâleur cadavérique. La nuit vint. Il jeta sur ses épaules un manteau noir et alla se faire ouvrir la porte du couvent. D'habitude, il allait au hasard, sans chemin convenu. Ce soir-là, il marcha droit au Louvre et s'enfonça ensuite dans les ruelles qui enveloppaient le palais des rois... Bientôt, il arriva rue de la Hache. Il s'arrêta presque en face de la maison à la porte verte et attendit. Ce n'était pas la première fois qu'il venait se réfugier dans cette encoignure sombre. Et souvent, par les nuits sans lune, après avoir long-temps erré à travers Paris, il finissait par aboutir là, comme un oiseau nocturne. Ce soir-là, il déposa doucement sa clochette et son falot qu'il avait éteint en atteignant la rue de la Hache. Ainsi, il serait libre de ses mouvements. Panigarola était venu avec l'intention fortement arrêtée d'entrer tout de suite dans la maison. Et, lorsqu'il fut arrivé, lorsqu'il se fut tapi dans son encoignure, il comprit combien lui était difficile cette chose si simple qui consistait à heurter un marteau pour se faire ouvrir une porte. Cent fois, il fut décidé; et cent fois, au moment même où il se disait:--Allons!, il se renfonça plus farouchement, plus désespérément dans l'ombre. Comme il était là, hésitant, finissant par se demander s'il ne valait pas mieux escalader le mur ou plutôt s'en aller, la porte s'ouvrit... il y eut un chuchotement... le moine demeura pétrifié d'angoisse. Ce qu'il redoutait se produisit: il entendit un baiser, si doux qu'eût été ce baiser. Il allait s'élancer... Au même instant, l'homme s'en alla rapidement, la porte se referma... Cet homme, c'était le comte de Marillac. Panigarola put le suivre un instant des yeux: ce fut une rapide vision aussitôt effacée. --L'homme qu'elle aime! gronda-t-il. Il s'en va heureux, l'âme radieuse; et moi, misérable, moi!... Longtemps figé à la même place, le moine lutta contre la douleur de la jalousie comme s'il l'eût éprouvée pour la première fois. Enfin, après peut-être une heure d'attente, il se dirigea résolument sur la porte. Au moment où il allait frapper, cette porte s'ouvrit de nouveau. Panigarola n'eut que le temps de s'effacer contre la muraille. Ce fut encore un homme qui sortit et s'éloigna rapidement: cette fois, c'était le maréchal de Damville. Le moine ne le reconnut pas. Peut-être ne prêta-t-il qu'une attention médiocre à ce fait qu'un homme sortait de chez Alice... après l'autre! Il repoussa la porte et entra dans le jardin. La vieille Laura qui avait escorté Henri n'était pas femme à s'effrayer. Au premier coup d'oeil, elle reconnut Panigarola. --Silence! dit le moine en lui saisissant le bras. Et, certain que la gouvernante ne tenterait rien contre lui, il pénétra dans la maison que venaient de quitter l'un après l'autre le comte de Marillac et Henri de Montmorency. Après le départ du maréchal, l'espionne écrasée de honte était tombée à genoux en s'écriant;--Qui donc viendra me relever dans cet abîme d'ignominie! Ces paroles désespérées, Panigarola les entendit, les recueillit avidement, et il répondit: --Moi!... Alice s'était relevée d'un bond, stupéfaite, épouvantée de cette apparition inattendue. A l'instant même, elle reconnut le marquis de Pani-Garola, son premier amant. Sa première pensée fut que le moine avait réfléchi depuis la scène de la confession, qu'il s'était repenti, qu'il avait eu pitié d'elle, peut-être!... qu'il avait arraché à Catherine de Médicis la terrible lettre accusatrice!... qu'il lui rapportait cette lettre!... Elle dompta son émotion, força sa physionomie à s'éclairer d'un sourire et, très doucement, elle dit: --Vous, Clément... vous ici... Vous avez entendu ce que je disais, n'est-ce pas?... Vous avez compris le désespoir qui me torture... Pendant qu'elle parlait ainsi avec une douceur humiliée, Panigarola était entré, refermant derrière lui la porte, et il écoutait, immobile, glacé en apparence, dévoré en réalité par tous les feux de sa passion. Panigarola demanda: --Quel est cet homme qui sort d'ici? Un imperceptible sourire de triomphe passa dans les yeux d'Alice; le moine était jaloux! donc il était à sa merci! Elle se rapprocha vivement de lui: --Cet homme, dit-elle, m'a infligé une des plus affreuses humiliations que j'aie subies. Et vous savez pourtant si j'ai été assez humiliée. --Son nom? --Le maréchal de Damville! répondit Alice. --Un de vos amants? fit-il avec une sourde rage. --Clément, dit-elle, soyez généreux... ou, sans cela, je ne comprendrais pas votre présence sous mon toit... Voulez-vous savoir ce que le maréchal de Damville est venu me demander?... Comme s'il n'eût pas entendu ce qu'Alice venait de dire, le moine bégaya: --Je suis venu vous proposer un marché --Un marché? fit-elle d'une voix soudain glacée. Parlez!... --Ai-je dit un marché? balbutia le moine. Pardonnez-moi, je suis fort troublé... J'ai des choses dans la tête que je voudrais vous dire... je suis bien malheureux, Alice. Une idée soudaine illumina la nuit de son amour et devint pour lui comme une étoile sur laquelle on se guide. Et ce fut avec la sérénité que lui donnait un nouvel espoir qu'il reprit: --Alice, j'ai vu notre enfant... aujourd'hui même. La jeune femme tressaillit, pâlit, tout à coup bouleversée. --Mon enfant! murmura-t-elle sourdement. Où est-il?.. --Je vous l'ai dit: il est élevé dans un couvent... --Les couvents de Paris sont innombrables et fermés comme des citadelles, reprit-elle amèrement. Si vous vous contentez de cette indication, autant me dire que vous êtes venu me tourmenter... Ah! Monsieur, l'autre soir vous n'avez frappé que l'amante et vous ne fûtes que cruel; ce soir, vous frappez la mère et vous êtes odieux!... --Est-ce que vraiment elle aimerait son enfant! songea le moine qui tressaillit d'une joie profonde. Lentement, il reprit: --Je l'ai vu aujourd'hui, Alice. Et savez-vous ce qu'il me disait? Il me demandait pourquoi tous les enfants ont un père et pourquoi il n'en a pas, lui... Elle cria avec une sorte de fureur mêlée de jalousie: --Et vous avez pu supporter une question pareille sans crier:--Oh! mon fils, ton père, c'est moi! O moine! moine que vous êtes! Ah! marquis de Pani-Garola, j'avais pu croire que du moine vous aviez pris l'habit seulement! je vois que vous en avez l'âme. --Il ne m'a pas demandé cela seulement, reprit le moine d'une voix terrible d'indifférence apparente; il m'a demandé aussi pourquoi il n'avait pas de mère!... Alice se tordait les mains. Elle comprenait maintenant ou croyait comprendre! Ce fils, c'était la vengeance que son premier amant tenait en réserve! Ce soir, il lui apprenait que l'enfant demandait sa mère... il le lui montrait seul, triste, pauvre petit abandonné... une autre fois, il viendrait lui raconter les larmes et le désespoir de l'enfant... puis bientôt peut-être que le petit se mourait, miné par le chagrin; --C'est cet entant qui m'a fait réfléchir, continua tout à coup le moine. C'est vrai, Alice, j'ai médité contre vous d'affreuses vengeances... mais je me suis demandé si, voulant vous atteindre, j'avais le droit de frapper l'enfant. Alice, voulez-vous voir votre fils... notre fils! --Oh! si vous faisiez cela!... Pardonnez-moi, Clément, tout à l'heure, j'ai été dure, emportée... C'est fini... Donc, vous me laisseriez voir mon fils... Ah! Clément, si vous faisiez cela... je dirais... que vous êtes un saint, et je vous vénérerais. --Voici donc ma pensée, dit-il. Vous vous êtes confessée à moi. Je vais me confesser à vous. Dans ce que je vais vous dire, certaines choses vous surprendront peut-être. Écoutez-moi jusqu'au bout, vous jugerez ensuite... Je crois, Alice, ne vous rien apprendre de nouveau en vous disant que je vous aime encore. --Je le sais, dit fermement Alice. --Bien! Pourtant, la scène de Saint-Germain-l'Auxerrois mérite que j'en précise le sens. Dix fois j'ai résisté à l'envie forcenée de planter mes doigts dans votre gorge. Et, si je vous avais tuée, Alice, c'eût été par amour. Vous comprenez maintenant que toutes mes violences ne furent que des formes atténuées de cet amour, puisque je songeais à vous tuer et que je ne l'ai pas fait!... Je dois vous prévenir, Alice, que, tout ce qu'un homme peut entreprendre pour oublier un amour, je l'ai entrepris. Il paraît que je vous aimais bien, puisque je ne suis pas arrivé à vous oublier. Ainsi, Alice, ma haine me cacha mon amour, et, pauvre fou, j'ai pu croire à la mort de mon amour. De nouveau, Alice fit un signe affirmatif. --J'ai lutté, Alice, j'ai lutté terriblement contre cet amour plus fort que le mépris. J'ai été vaincu, et me voici! Alice comprit que le moment était venu où la vraie pensée de son ancien amant allait se révéler. --Tout à l'heure, reprit en effet le moine, lorsque je suis entré, j'ai vu combien vous êtes malheureuse. La situation est donc d'une clarté effroyable; il y a trois êtres qui souffrent affreusement: moi, vous, l'enfant. A ce brusque rappel, la mère frémit. --Moi, continua le moine, qui ai compris l'impossibilité de vivre sans vous; l'enfant qui meurt faute d'une caresse maternelle; vous qui, selon votre propre expression, roulez dans des abîmes d'ignominie. Je suis donc venu vous dire ceci: voulez-vous remonter du fond de votre abîme? Voulez-vous que l'enfant vive? Voulez-vous que, moi-même, je sorte du cercle d'enfer où vous m'avez enfermé? --Comment? balbutia-t-elle. --En partant avec moi, avec l'enfant! Je suis riche. Là-bas, en Italie, je suis un homme considérable par ma famille et par ma fortune. Un indicible espoir le faisait palpiter. Il saisit la main de la jeune femme. --Ecoute, dit-il en laissant déborder sa passion: nous irons où tu voudras. Nous pouvons être heureux encore. Je suis capable d'un effort d'amour tel que j'anéantirai le passé dans mon esprit, le mépris dans mon âme, et que j'en arriverai à te considérer comme la vierge pure que tu étais jadis. Mon nom, je te le donne. Ma fortune est à toi. Ma vie, je te la livre. Tu veux bien, n'est-ce pas? --Non, répondit Alice. --Non? gronda le moine. --Ecoutez, Clément, dit-elle avec une gravité, une tranquillité qui n'étaient peut-être qu'un excès de désespoir. Vous me torturez en me faisant ces propositions qui tiennent du rêve irréalisable... --Pourquoi rêve? Pourquoi irréalisable? Doutes-tu de la puissance de mon amour? --Je ne doute pas de ton amour. Clément! Je te crois capable d'oublier!... Mais, de nous deux, il y a quelqu'un qui jamais n'oubliera... c'est moi! --Que veux-tu dire? --Que j'aime! cria-t-elle dans un éclat farouche. Que j'aime au point d'être scélérate et criminelle, et que, le jour où je dirai adieu à mon bien-aimé, je dirai adieu à la vie!... Je mourrais désespérée si je mourais loin de lui!... Elle avait un éclair de folie dans les yeux. Hébété, stupide de douleur, Panigarola comprit que tout était fini. Dans un geste machinal où revenait peut-être l'habitude de ses gestes de la chaire, il leva les bras au ciel, comme pour attester ou implorer. Mais Panigarola ne croyait pas... Ses bras retombèrent lentement... Et, silencieux, il parut s'enfoncer, s'évanouir dans la nuit, comme un spectre. Un instant plus tard, Alice entendit sa clochette et sa voix, déjà lointaine, qui criait: --Priez pour les trépassés!... XXVIII LE SIÈGE DU--MARTEAU-QUI-COGNE Après l'intéressante conversation qu'il avait eue avec son fils dans le cabaret borgne du Marteau-qui-cogne, M. de Pardaillan père était parti, joyeux et perplexe. La joie venait de ce que Pardaillan père se trouvait être dans le parti de Damville et Pardaillan fils dans le parti de Montmorency. --De quoi diable se mêle-t-il? maugréait le vieux routier. Voilà qu'il aime la petite Loïse, maintenant! Comme si Paris manquait de filles bonnes à aimer! Il a fallu que ce soit justement celle-là et non une autre! Sans cela, tout irait à merveille... Le Vieux Pardaillan haussait les épaules. --Tout de même, continua-t-il, je ne quitterai pas Damville, et je ferai le bonheur du chevalier, malgré lui, s'il faut. Je l'amènerai à des pensées plus raisonnables. Il a tout ce qu'il faut, mort-dieu! Il faisait jour lorsque le routier arriva à l'hôtel de Mesmes. --Monseigneur vous attend avec impatience, lui dit le laquais qui lui ouvrit. Henri, après son expédition nocturne, avait passé le reste de la nuit à se promener et à méditer; la disparition du vieux Pardaillan ne l'inquiétait pas outre mesure; il le savait capable de se tirer des plus mauvais pas. --Monseigneur, dit le routier en rentrant chez Damville, je vous avouerai que je tombe de sommeil. --Qu'est-il arrivé? fit vivement le maréchal. Vous avez été attaqué? --Mais oui, ou plutôt c'est vous qu'on attaquait; en somme, il est fort heureux que je me sois trouvé là... --Mais qui m'a attaqué? Est-ce à moi qu'on en voulait, ou à la voiture? --Je crois bien que c'est à tous les deux. --Et vous êtes arrivé à arrêter celui ou ceux qui attaquaient? Parlez donc, par tous les diables! --Eh! monseigneur, on voit que vous avez bien dormi, vous. Mais moi qui ai couru toute la nuit, vous comprenez?... Enfin, bref, voici la chose. A peine étions-nous à deux cents pas de l'hôtel que le coup de pistolet a retenti. La voiture file, je me précipite. Et je vois un grand gaillard qui courait à toutes jambes pour vous rattraper. Je le rejoins. Je me mets entre la voiture et lui. --Au large! me crie-t-il. --Bon! bon! lui répondis-je, si vous êtes pressé, l'ami, tâchez de passer. Moi, je ne bouge plus d'ici. --Il ne dit plus rien et fonce sur moi. Tudiable, quels coups!... Voyant que le gaillard était déterminé et paraissait de première force, je lui sers quelques-unes de mes meilleures bottes, mais sans l'atteindre. Tout à coup, il fait un bond de côté. Le coquin m'échappe. Il n'avait pas peur, mais voulait faire un crochet pour rejoindre la voiture... --Il ne l'a pas rejoint? s'écria le maréchal inquiet. --Attendez, monseigneur. Le voilà reparti à courir. Je recours derrière lui. Je n'ai pas tardé à le rejoindre d'assez loin, il est vrai, mais sans pouvoir mettre la main sur lui... --Il vous a échappé! --Attendez donc! Voilà mon coquin qui franchit le fleuve. Le maréchal respira. Pardaillan s'aperçut qu'il était, dès lors, rassuré. --Bon! songea-t-il. La voiture n'a pas franchi les ponts. C'est toujours cela que je saurai. Alors, continua-t-il à haute voix, commence une longue chasse qui ne s'est terminée qu'au petit jour. Nous avons parcouru l'Université en tous sens. Et, pour en finir, j'ai fini par acculer le gibier près de la porte Bordet. Voyant qu'il est pris, il fait face bravement et me présente sa pointe. Là-dessus, je lui sers ma botte des grands jours, vous savez, monseigneur, celle que je vous enseignai jadis?... Et je le cloue du premier coup!... C'est dommage, car c'était un brave. --Pardaillan, dit le maréchal, vous m'avez rendu un immense service. Et, comme ce service n'a rien à voir avec la campagne pour laquelle je vous ai engagé, je vais donner l'ordre à mon intendant de vous compter deux cents écus de six livres. Allez vous reposer, mon cher Pardaillan, allez... --Un mot. Monseigneur a-t-il pu conduire son trésor à bon port? --Certes. Grâce à vous, et grâce à ce brave Orthès... --Ah! M. d'Aspremont? --Lui-même; c'est lui qui conduisait. C'est un bon compagnon, comme vous. Tâchez de vous faire de lui un ami. --On tâchera, monseigneur! Le vieux routier regagna la chambre où il avait si bien bâillonné Didier le laquais, et se jeta tout habillé sur son lit. Cependant, avant de fermer les yeux, il demanda à Didier qui était attaché à son service: --Est-ce qu'il n'y a pas dans l'hôtel un certain Gillot? --Oui, monsieur l'officier; c'est le premier palefrenier. --Est-ce qu'il n'y a pas aussi une certaine Jeannette? --C'est la servante qui a soin de l'office. --Eh bien, va me chercher Gillot et Jeannette. Bien qu'étonné, le laquais s'empressa d'obéir; car on savait que M. de Pardaillan était du dernier mieux avec monseigneur. Dix minutes plus tard, une jeune fille, frimousse éveillée, retroussée, candide et malicieuse de petite Parisienne, entra dans la chambre et esquissa une révérence. --C'est toi qui es Jeannette? fit Pardaillan. --Oui, monsieur l'officier. --Eh bien, je suis content de t'avoir vue. Prends ces deux écus-là, sur la cheminée, et va-t'en. Jeannette, tu es une bonne petite fille. Si effarée et stupéfaite que fût la servante, elle n'en accepta pas moins le présent qui lui était fait si étrangement et sortit après un sourire et une révérence. Cinq minutes après se présentait à son tour un grand benêt de garçon à tignasse jaune et à sourire niais. --Est-ce toi qui t'appelles Gillot? fit Pardaillan. --Oui, monsieur l'officier! fit le palefrenier ébahi. --Eh bien, Gillot, mon ami, je t'ai appelé pour te dire que ta tête me déplaît. Cela a l'air de t'étonner? Gronda le vieux routier. Tu es bien impertinent, mon ami! --Excusez-moi, monsieur, fit Gillot en devenant cramoisi, je ne le ferai plus. --A la bonne heure; pour cette fois je te pardonne. Va-t'en, et n'oublie pas que je meurs d'envie de te couper les deux oreilles... Gillot s'enfuit avec la rapidité d'une épouvante bien excusable; et Pardaillan s'endormit paisiblement. Lorsqu'il se réveilla après quelques heures de sommeil, il apprit par Didier que le maréchal de Damville venait de partir pour le Louvre où le roi lui faisait l'honneur de le mander. En sautant de son lit, la première chose qu'il vit fut la pile de deux cents écus que maître Gille avait fait déposer sur la cheminée pendant qu'il dormait. --Voilà une maison où il pleut des écus! se dit-il. Cela devient grave et nous présage une rude campagne. Cela dit, le vieux routier répara le désordre de sa toilette, puis il entassa religieusement ses écus dans une ceinture de cuir qu'il portait autour des reins. --Dois-je attendre le retour du maréchal? songea-t-il quand il fut prêt de pied en cap; ou plutôt, ne dois-je pas profiter de son absence?... Allons voir le chevalier mon fils! Pardaillan se mit aussitôt en route vers le cabaret du Marteau-qui-cogne. Chemin faisant, il se frappa le front. --J'ai oublié que je dois aller chercher à la Devinière maître Pipeau! Sans plus réfléchir, il bifurqua aussitôt vers l'auberge de la Devinière, qu'il atteignit, alla s'asseoir modestement dans un coin et, toujours avec la même modestie, choisit une table où se dressait un magnifique couvert pour quatre personnes qui n'étaient pas encore arrivées. --Cette table est retenue, monsieur! lui fit observer une jeune servante. Pardaillan parut très étonné de l'observation et s'installa à la table en question. Quelques instants plus tard, Pardaillan vit arriver d'un air majestueux un vieux domestique. Ce digne représentant de l'autorité de maître Landry n'était autre que Lubin, ancien moine placé là pour de mystérieuses besognes auxquelles il ne comprenait rien, mais dont il profitait pour engraisser de son mieux. --On vous a dit que la table est retenue! commença Lubin d'une voix qu'il voulait autoritaire. --Bonjour, maître Lubin! fit le vieux routier. --Bonté divine! C'est monsieur de Pardaillan! --Lui-même! fît Pardaillan. Je vois, maître Lubin, que vous accueillez avec une sévérité déplacée les amis de votre patron qui font cent lieues pour le venir voir. Vous êtes bien gras, monsieur Lubin! Vous êtes outrecuidant de graisse. Aussi, disparaissez à l'instant! Et envoyez-moi votre maître... Lubin bredouilla quelques mots d'excuse. Bientôt, dans les cuisines de la Devinière, le bruit se répandit que M. de Pardaillan était de retour, et Landry, plus obèse que jamais, la figure blafarde, s'approcha du vieux routier qui s'écria: --Eh quoi! cher monsieur Landry, vous voilà? Je lis la joie sur votre visage! --Elle est bien sincère, monsieur! fît Landry avec une grimace. Est-ce que nous vous possédons pour longtemps? --Non, mon cher monsieur, je ne viens qu'en passant. --Est-ce qu'on vous a prévenu, monsieur, que cette table était retenue? --Qui doit dîner ici? --M. le vicomte Orthès d'Aspremont, dit Landry en se rengorgeant. M. le vicomte traite aujourd'hui trois notables bourgeois qui sont les sieurs Crucé, Pezou et Kervier. --Tiens! tiens! pensa Pardaillan. En ce cas, je laisse la place libre, fit-il. Seulement, mettez-moi, tout près, dans ce petit cabinet... --A l'instant même, monsieur! fit Landry rayonnant. Au moment où il allait se retirer pour veiller lui-même au dîner de Pardaillan, celui-ci le retint par un bras, et lui dit: --Est-ce que je ne vous devais pas quelques pauvres écus? --Si fait! balbutia Landry, méfiant. --Eh bien, tout à l'heure, vous me direz à combien cela peut monter, et nous serons quittes. En même temps, Pardaillan frappait sur sa ceinture qui rendit un son argentin. Quelques minutes plus tard, on servait un plantureux dîner dans le petit cabinet, et Pardaillan, ayant fermé la porte vitrée, défendit qu'on vînt le déranger. Seul, Pipeau fut admis dans le cabinet où Pardaillan l'appela. Une fois installé dans le cabinet, Pardaillan constata trois choses. La première, c'est qu'à travers le léger rideau qui couvrait les vitraux de la porte il pouvait voir tout ce qui se passait dans la salle qui commençait à se vider; la deuxième, c'est qu'en entrebâillant légèrement cette porte il entendrait facilement tout ce qui se dirait à la fameuse table retenue pour M. le vicomte d'Aspremont et les trois bourgeois; la troisième, enfin, c'est que le chien était armé de crocs formidables. En conséquence, Pardaillan arrangea le rideau pour bien voir, entrouvrit la porte pour mieux entendre, et donna une caresse au chien pour se mettre dans ses bonnes grâces. A ce moment, comme la salle était presque vide, Pardaillan, à travers le rideau de la porte vitrée, vit entrer trois personnages. Il reconnut aussitôt celui qui venait en tête: c'était Orthès, vicomte d'Aspremont. Il jeta un regard inquiet dans la salle et eut un geste de contrariété en paraissant chercher quelqu'un qui ne se trouvait pas là. Les trois hommes prirent place à la table que Pardaillan avait cédée, et l'un d'eux dit: --Il faut qu'il soit arrivé quelque chose à Crucé, car jamais il ne manque nos rendez-vous. --Bon! pensa Pardaillan. Il paraît que ce n'est pas la première fois que ces gens se réunissent. --Le voici! fit tout à coup le vicomte qui était placé face à la porte d'entrée et tournait le dos au cabinet. En effet, à ce moment, Crucé entrait. Il se dirigea vers les trois personnages et prit place à la table en disant: --J'arrive du Louvre... de là, mon retard. --Ah! oui, fit Pezou avec un gros rire, vous fréquentez le petit roitelet, le maigre Chariot. --Baste! fit Crucé. Je suis son orfèvre. Je suis aussi son armurier, et je viens de lui vendre une arquebuse perfectionnée... --Et que dit le roi? demanda Orthès. --Le roi est tout à la paix. Le roi veut qu'on s'embrasse! Catholiques et huguenots, mécréants et fidèles serviteurs de l'Eglise doivent se jurer amitié, fraternité, assistance et affection! Le roi a envoyé un exprès à M. de Coligny! Le roi a écrit à la reine de Navarre! Le roi veut marier sa soeur à Henri de Béarn! Voilà ce que dit le roi, messieurs! --Bon! bon! grogna le vicomte, nous lui ferons chanter bientôt une autre litanie! Crucé reprit alors: --Mais tout cela ne m'aurait pas empêché d'arriver à l'heure. Ce qui m'a retardé, c'est que j'ai voulu voir la fin d'une scène étrange qui vient de se passer en plein Louvre. Le petit Charlot voulait raccommoder Damville et Montmorency, et obliger les deux frères ennemis à s'embrasser; je vous dis que le roitelet est tout à la paix. Mais notre grand maréchal a tenu bon, à ce qu'il paraît... Toujours est-il que les deux frères étaient avec le roi, qui avait fait sortir tout le monde de son cabinet. J'ai écouté à la porte, et j'ai surpris des éclats de voix; malgré tout, je n'entendais pas grand-chose, lorsque voici la reine Catherine, la grande reine, qui arrive, traverse l'antichambre, entre et laisse la porte ouverte. Nous nous approchons tous, Anjou, Guise, Maugiron, Quélus, Maurevert, Saint-Mégrin, et en outre Nancey et ses gardes que la reine avait amenés. Le roi s'émeut. La reine, sans se laisser imposer silence, désigne du doigt un jeune homme qui escortait Montmorency et l'accuse de félonie, lèse-majesté et violences envers le duc d'Anjou. Le roi pâlit, ou plutôt jaunit. Il donne l'ordre de saisir le Pardaillan... --Comment! le Pardaillan! s'écria d'Aspremont. Dans son petit cabinet, le vieux routier avait frémi. --Mais oui! continuait Crucé, c'est ainsi que s'appelle le jeune homme en question. --Mais Pardaillan est vieux, bien qu'alerte. Je le connais: nous devons nous battre. --Jeune, monsieur le vicomte, tout jeune! Ah! Montmorency a de rudes compagnons. --Mais non! Il n'était pas avec Montmorency. Il était avec Damville. Vous avez mal vu, mal compris! --J'ai parfaitement vu, au contraire. Mais ce que vous dites prouve tout simplement qu'il y a deux Pardaillan. Vous connaissez le vôtre. Je connais le mien, et ce n'est pas d'aujourd'hui. Car c'est lui qui a fait manquer l'affaire du Pont de Bois... mais, suffit! pour en finir, au moment où le roi donne l'ordre d'arrêter Pardaillan, nous nous élançons tous, Quélus en tête. Mais voilà l'enragé qui brise l'épée de Quélus, qui lui arrache sa toque, qui, dans le tumulte, profère encore des insultes, qui, enfin, saute par la fenêtre et disparaît. Maurevert le tire et le manque... aussitôt, les mignons, d'une part, Nancey et ses gardes, d'autre part, quittent le Louvre pour courir à la recherche du jeune truand et l'arrêter partout où il se trouvera, et je vous réponds... Crucé en était là de son récit, lorsque la porte du petit cabinet s'ouvrit brusquement, et les quatre convives effarés virent se dresser devant eux le vieux Pardaillan qui, un peu pâle, mais souriant, disait de sa voix la plus polie: --Messieurs, permettez que je passe, s'il vous plaît. Je suis très pressé... La table, en effet, faisait obstacle... --Monsieur de Pardaillan! s'écria Orthès d'Aspremont. --Place donc! puisque je vous dis que je suis pressé! En même temps qu'il grondait ces mots, Pardaillan repoussa violemment la table; les flacons culbutèrent, les plats s'entrechoquèrent; au même instant, pâle de rage, d'Aspremont sautait sur son épée, mettait flamberge au vent et hurlait: --Ah! par la mort-Dieu, si pressé que vous soyez, vous me rendrez raison de l'insulte! --Prenez garde, monsieur, fit Pardaillan, j'ai l'épée mauvaise quand je suis pressé! Croyez-moi, remettons la chose! --A l'instant! sur-le-champ! vociféra le vicomte. --Vous n'êtes pas galant, monsieur Orthès, vicomte d'Aspremont! Soit donc! Mais, ajouta Pardaillan, les dents serrées, la voix sifflante, vous allez vous en repentir! A peine en garde, d'Aspremont poussa une botte furieuse. Pardaillan était blessé à la main, et le sang coulait. Dans la même seconde, le vieux routier sentit ses doigts se raidir et sa main devenir pesante; l'épée allait lui échapper... il la saisit de la main gauche et se rua sur son adversaire par une série de coups si furieux et si méthodiques à la fois que d'Aspremont, en quelques instants, fut acculé au mur après avoir renversé plusieurs tables. Ceci s'était fait si rapidement que les nombreux témoins de cette scène ne virent qu'une série d'éclairs et n'entendirent qu'une série de froissements précipités. Il y eut un dernier éclair, un froissement, et on vit d'Aspremont s'affaisser, rendant un flot de sang; il avait l'épaule droite traversée de part en part. Pardaillan, sans dire un mot, rengaina l'épée encore rouge, se précipita au-dehors, fendit la foule et se mit à courir. Dans sa hâte, il avait oublié Pipeau qu'il devait ramener au chevalier. Mais peut-être le chien avait-il éprouvé une instinctive sympathie pour lui car, s'étant par hasard retourné, Pardaillan le vit qui trottait sur ses talons. En un quart d'heure, le vieux routier atteignit le cabaret du Marteau-qui-cogne. --Catho! Catho! vociféra-t-il en entrant dans le bouge. Aux appels furieux de Pardaillan, Catho descendit un escalier de bois en criant: --Bon! bon! Est-ce de l'hydromel qu'il vous faut? --Mon fils!... Ce jeune homme que je t'avais confié!... --Eh bien?... demanda Catho. --Eh bien! qu'est-il devenu?... Où est-il?... --Ma foi, il a dormi comme un moine: puis il est parti, et n'est pas de retour encore... Le vieux routier bouillait d'impatience; mais il était évident que Catho ne pouvait lui fournir aucun renseignement. --Donne-moi donc de quoi faire une mesure d'hypocras, et de quoi sécher cette égratignure. Quelques minutes plus tard, Catho plaçait devant Pardaillan du vin, du sucre candi, de l'ambre, de la cannelle, du musc et des amandes. Puis, une infusion de vin chaud mêlé d'huile et de plantes diverses. Le vin chaud mêlé d'huile où des simples plantes avaient bouilli était pour panser la plaie de sa main droite; blessure légère, ce qu'il constata en remuant les doigts. Le vin froid, le sucre candi, l'ambre, la cannelle, le musc et les amandes étaient pour l'hypocras que Pardaillan se mit à fabriquer. Cependant, il tenait les yeux fixés sur la porte qu'il dévorait du regard, et grommelait: --Il lui arrivera malheur! Pourquoi diable se mêle-t-il de ce qui ne le regarde pas? Que diable allait-il faire au Louvre?... Le vieux Pardaillan avait achevé la préparation de son hypocras et commençait à déguster cette boisson compliquée, lorsque Pipeau aboya joyeusement et s'élança au-dehors: l'instant d'après, le chevalier entra et, apercevant son père: --Alerte! Alerte! Je suis poursuivi! En quittant le Louvre de la façon qu'on a vue, le chevalier de Pardaillan, après un détour ayant constaté que personne n'était à ses trousses, avait pris le chemin de l'hôtel de Montmorency qu'il ne tarda pas à atteindre. Le maréchal arriva une demi-heure après le chevalier, et commença par le serrer dans ses bras en lui disant: --Ah! mon cher enfant, votre présence d'esprit m'a sauvé la vie, et l'a sauvée sans doute à d'autres personnages... --Monseigneur, fit le jeune homme, je ne sais de quoi vous voulez parler. J'ai déjà oublié, ajouta-t-il avec un sourire, qu'il existe dans Paris une rue de Béthisy... --Aussi généreux que brave! fit le maréchal. Mais pourquoi la reine Catherine vous a-t-elle accusé?... --Sa Majesté me veut mal de mort parce que je n'ai pas voulu tirer l'épée contre un gentilhomme qui me fait l'honneur d'être mon ami. Vous le connaissez, c'est le comte de Marillac... Quant au duc d'Anjou, il est vrai que je l'ai quelque peu malmené certain soir où il venait rôder sous les fenêtres de deux personnes qui logeaient alors rue Saint-Denis... Le maréchal pâlit. --Vous pensez donc, gronda-t-il, que le frère du roi... --Je vous l'ai dit, monseigneur, et c'est la première piste que je vous avais indiquée pour retrouver les deux nobles dames que nous recherchons. François de Montmorency, son front dans une main, paraissait méditer sur cette voie qui s'offrait à ses recherches. --Non! fit-il en secouant la tête. Ce ne peut être Anjou... Mon frère seul est capable d'avoir médité et exécuté cette infamie. C'est à lui qu'il faut que j'en demande raison... Et, tendant la main au chevalier: --Ainsi, dit-il, c'est pour les défendre que vous vous êtes exposé à la colère de ces puissants personnages! --Monseigneur, balbutia le jeune homme, je vous ai dit que j'avais à réparer le mal causé jadis par mon père. --Et vous allez sans doute quitter Paris? --Moi! s'écria le chevalier avec étonnement. --Songez que, si on vous trouve, vous êtes perdu!... --Je n'espère rien que de moi-même! dit Pardaillan. Je ne quitterai pas cette ville, monseigneur. Une flamme d'orgueil et d'audace illumina un instant la physionomie du chevalier. --Monseigneur, reprit-il, puis-je vous demander ce qui est résulté de votre entrevue avec le maréchal de Damville? --Mon frère nie! répondit François d'une voix sombre. --Il nie! Pourtant j'ai entendu, j'ai vu!... --Après votre départ, il avait la partie belle pour nier. --Mais là n'est plus la question maintenant. Il faut trouver le moyen d'obliger l'ennemi à capituler... Avez-vous pris une décision? --Oui, mon jeune ami. Et c'est d'aller à l'hôtel de Mesmes. J'ai laissé à mon frère trois jours de réflexion suprême. Après quoi, je le tuerai ou il me tuera... Le ton avec lequel le maréchal prononça ces paroles prouva au chevalier que rien ne pourrait le faire changer d'idée. François de Montmorency reprit alors: --Passons à vous, maintenant. Vous êtes mon hôte, jusqu'au jour où il n'y aura plus danger pour vous à sortir d'ici. --Excusez-moi, monseigneur... j'ai déjà accepté l'hospitalité d'une personne qui m'est chère. Le maréchal crut qu'il s'agissait de quelque maîtresse chez qui le jeune homme comptait se réfugier, et n'insista pas. Seulement, il demanda: --Comment ferai-je donc pour vous prévenir si j'ai besoin de vous? --Monseigneur, je viendrai ici tous les jours, ou j'enverrai quelqu'un qui a toute ma confiance. Mais, si une complication survenait, on me trouvera à l'auberge du Marteau-qui-cogne. Là-dessus, le jeune homme fit ses adieux au maréchal, qui le serra dans ses bras. Une fois dehors, le chevalier se mit à marcher de ce pas tranquille et fier qui lui était habituel. Il se disait qu'au cas où on le chercherait, la meilleure manière d'attirer l'attention et de se faire arrêter était de se mettre à courir. Quoi qu'il en soit, il avait l'oeil au guet; mais, ne voyant rien de suspect dans les rues paisibles, il s'abandonna peu à peu à ses rêveries. Le malheur est que, lorsqu'on rêve ainsi, on ne voit plus rien autour de soi. Pardaillan ne vit pas la silhouette de Maurevert contre lequel il faillit se cogner. La chose se passait à l'angle d'une ruelle proche du Louvre. Pardaillan ne vit rien, lui, et poursuivit en même temps son chemin qui le conduisait au Marteau-qui-cogne et son rêve qui le conduisait aux pieds de Loïse. Mais Maurevert, qui n'avait aucune raison de rêver à ce moment-là, vit parfaitement le chevalier. Il bondit de joie et s'enfonça dans la boutique obscure d'un fripier. Lorsque Tardaillan fut passé, Maurevert sortit de la boutique et avisa un garde qui, son service fini, se promenait. Il lui dit deux mots, et le garde se mit à courir. A ce moment arrivèrent Quélus et Maugiron avec lesquels Maurevert avait rendez-vous. Il les mit au courant de la rencontre qu'il venait de faire et s'élança à la poursuite de Pardaillan. Tout ce mouvement échappa, bien entendu, au chevalier. Au moment où il entrait dans la ruelle Montorgueil, où se trouvait le cabaret du Marteau-qui-cogne, il entendit soudain derrière lui le bruit de pas nombreux et précipités. S'étant retourné, il vit une bande composée d'une dizaine de gardes, en tête desquels marchaient Quélus et Maugiron; quelques pas en avant de tous, venait Maurevert. Pardaillan allongea le pas. --Arrête, arrête! hurla Maurevert. --Au nom du roi! hurla le sergent. Pardaillan, son poignard à la main, prit alors une allure plus rapide. Son intention était de passer devant le cabaret sans s'y arrêter, et d'aller se perdre dans le dédale de ruelles qui formait un inextricable lacis entre la nouvelle église Saint-Eustache et la place de Grève. Mais, au moment où il s'élançait, à l'autre extrémité de la rue Montorgueil, il vit s'avancer une troupe du guet. Le chevalier était pris! Une légère sueur pointa à la racine de ses cheveux. Comme il hésitait pour savoir s'il essaierait de foncer sur l'ennemi qui était devant lui, un chien courut se jeter dans ses jambes. --Pipeau! s'écria Pardaillan. C'est donc que mon père est là!... Et il se jeta dans le cabaret en criant: --Alerte! Je suis poursuivi... Le vieux Pardaillan bondit jusqu'à la porte. Un coup d'oeil le convainquit de la gravité de la situation. Fermer la porte et la verrouiller fut pour le vieux routier l'affaire d'un instant. A la même seconde, des coups violents furent frappés. --Ouvrez, hurlait-on. --Barricadons! fit le vieux Pardaillan. Les tables, les escabeaux s'entassaient à l'intérieur, devant la porte. Du dehors, les coups devenaient plus furieux. --Nous le tenons! vociférait une voix que le chevalier reconnut pour être celle de Maurevert. --Catho! Catho! appela le routier. La grosse Catho était là, qui assistait sans trop d'émotion à la bagarre. Et il faut dire que, si elle eut quelque émotion, ce fut plutôt à la pensée que ce jeune homme, si brave et si beau, allait être emmené par les gens du roi. --Me voici, monsieur, dit-elle. --Un mot. Un seul. Es-tu contre nous? Es-tu avec nous? --Avec vous, monsieur, répondit Catho paisiblement. --Tu es une bonne fille, Catho. Je te revaudrai cela. Et le vieux Pardaillan glissa ce mot dans l'oreille de son fils:--Si elle avait pris parti pour eux, je la tuais raide! --Que t'arrive-t-il? reprit le routier. --Je vous raconterai la chose, monsieur. C'est toute une histoire assez longue. M. de Pardaillan père eut ce mot: --Catho, du vin!... Raconte, mon fils, nous avons le temps! Et, tandis que des coups sourds ébranlaient la porte, tandis qu'on entendait au-dedans les aboiements féroces de Pipeau, et au-dehors les hurlements du sergent, le chevalier, en quelques mots brefs et calmes, en un récit méthodique et tranquille, raconta la scène du Louvre. La porte, sous un coup violent, se fendit du haut en bas. --Catho! fit le routier. --Me voici, monsieur. --Tu as de l'huile, n'est-ce pas, ma fille? --De la très bonne huile de noix. --Bon! Y a-t-il une cheminée, là-haut? --Oui, monsieur. --Catho, tu es une bonne fille. Monte là-haut et allume un grand feu, un bon feu, tu entends, un feu à faire griller un cochon ou à faire rôtir un moine... La grosse Catho s'élança, saisit des fagots et monta. --A nous! fit M. de Pardaillan père. Et, suivi du chevalier, il se précipita dans les caves. Dix minutes plus tard, trois jarres d'huile étaient en haut, plus tout ce qu'il y avait de pain dans l'auberge, plus une cinquantaine de bouteilles, plus un levier de fer et une pioche trouvés dans la cave. --Voici les munitions! dit le père, en désignant l'huile. --Et voici les provisions! dit le fils. --A l'escalier! reprit le vieux. L'escalier était en bois. L'escalier était vermoulu. L'escalier ne tenait plus qu'à quelques crampons. --Catho? cria le routier, tu veux bien que je démolisse ta maison?... --Démolissez, monsieur! répondit Catho qui, sur le feu, plaçait une énorme marmite de fer, et dans la marmite, versait une jarre d'huile. Les deux hommes, à coups de pioche, à coups de levier, attaquèrent l'escalier par ses crampons. Quand les crampons qui le scellaient au mur furent arrachés, ils montèrent en haut et, du pied, des mains, se mirent à pousser. Une clameur terrible retentit: la porte était enfoncée: gardes et gens du guet, pêle-mêle, se jetaient à l'intérieur et repoussaient les obstacles accumulés. A ce moment, à cette clameur répondit un effroyable fracas: c'était l'escalier qui s'effondrait! --Catho! est-ce que ça chauffe? --Ça brûle, monsieur!... La marmite d'huile bouillante fut traînée au bord du trou auquel aboutissait l'escalier lorsqu'il y avait un escalier. La salle du bas était pleine de gens qui démolissaient la barricade et criaient: --Une échelle! Une échelle!... Pardaillan père se pencha et cria: --Messieurs, retirez-vous, ou nous allons vous échauder! Avec une vaste cuiller, il puisa l'huile bouillante et, à toute volée, en lança le contenu sur les assaillants. Ah! ce fut un beau concert de hurlements, de clameurs et de menaces!... En vingt secondes, la salle du bas était vide! --Catho! chauffe, ma fille! chauffe toujours! --Je chauffe, monsieur!... La rue était pleine de vociférations. Une clameur plus haute retentit: un menuisier apportait une longue échelle. --Par la fenêtre! hurla Maurevert. --Bon! fit le vieux Pardaillan, nouvelle tactique!... Attendez, mes enfants, nous allons rire!... L'échelle, violemment, fut posée contre la fenêtre et, ses montants s'appuyant sur les vitraux, les firent sauter en éclats. Le vieux routier ouvrit la fenêtre et se pencha: sept ou huit hommes montaient l'un derrière l'autre... il fit un signe... Le chevalier accourut. Le père et le fils saisirent les montants de l'échelle et unirent leurs deux forces... L'échelle, un instant, se balança puis retomba lourdement, s'abattit... deux hommes écrasés demeurèrent sur la chaussée boueuse. Au même instant, la marmite fut posée sur le rebord de la fenêtre; d'une secousse violente, les deux assiégés la vidèrent... il y eut un tonnerre de hurlements et, dans la même seconde, la place fut vide. Les assiégeants effarés, stupides devant une pareille résistance, se concertaient... Quinze hommes ébouillantés ou blessés étaient hors de combat, les deux Pardaillan n'avaient pas une égratignure. Paisible, Catho avait replacé sa marmite sur le feu et faisait chauffer une nouvelle jarre d'huile. Seulement, elle poussa tout de même un soupir de commerçante et murmura: --De la si bonne huile de noix, quel dommage!... Dehors, les assiégeants cherchaient à s'entendre pour une nouvelle attaque. --Puisque les enragés aiment ce qui brûle, hurla Maurevert, donnons-leur du feu! --Oui! oui! brûlons la bauge et les sangliers! --Seigneur! fit Catho, croyez-vous qu'ils vont nous brûler? --Je le crois, dit le vieux routier. --Catho! reprit tout à coup le chevalier, qu'y a-t-il derrière ce mur? --Dame... il y a la maison de mon voisin, le marchand de volailles vivantes. --Je te comprends, mon fils! s'écria le père. Essayons de passer chez le marchand de volailles. Le chevalier saisit la pioche et attaqua le mur. Le vieux Pardaillan, d'un geste, l'arrêta: --Cet homme va entendre les coups et prévenir les gardes: au lieu de fuir, nous ouvrons la brèche qui leur livre passage. --C'est un risque à courir, dit froidement le chevalier. J'aime mieux mourir dans un corps à corps que mourir dans le brasier que cette maison va être tout à l'heure... --Va donc, mon fils!... Les coups de pioche commencèrent à retentir sourdement. Le mur était épais, solide. Au-dehors, heureusement, le tumulte continuait. Mais des fascines s'accumulaient au pied de la maison. Catho, d'un geste, appela le routier à la fenêtre et, du doigt, lui montra un homme qui, dans la rue, se lamentait, se tordait les bras, s'arrachait les cheveux: --Le marchand de volailles! dit-elle. Quelques instants plus tard, un épais tourbillon de fumée monta au ciel et, bientôt, la flamme s'élança en langues écarlates et commença à lécher les murs de la maison. La maison brûla. On eut toutes les peines à éteindre ensuite l'incendie qui avait gagné les maisons voisines et menaçait toute la rue. Quelques voisins subirent des pertes graves; mais cela comptait pour peu de choses; l'essentiel était que Maurevert, Quélus et Maugiron purent se rendre au Louvre bras dessus, bras dessous. Maurevert fut reçu par la reine Catherine de Médicis. Les deux mignons le furent par le duc d'Anjou. --Madame, dit le premier à la reine mère devant Nancey qui faillit en avoir la jaunisse de jalousie, madame. Votre Majesté est vengée: nous avons pris le jeune truand comme un renard au terrier, et nous l'y avons enfumé, c'est-à-dire bel et bien grillé, moyennant un feu de joie dont nous avons fait flamber sa maison. --Maurevert, dit Catherine, je parlerai de vous au roi. Quant à Quélus et Maugiron, ils dirent au duc d'Anjou: --Monseigneur, vous êtes vengé... Sans Maurevert, qui a eu des hésitations inexplicables, nous aurions déjà pu vous annoncer la chose depuis une heure. Enfin, c'est fait. L'insolent ne vous regardera plus en face. Il est mort, brûlé vif. --Vous êtes vraiment de bons amis, dit le duc d'Anjou en se passant du cosmétique sur les sourcils. Je voudrais être le roi, rien que pour pouvoir vous récompenser selon vos mérites. XXIX COMMENT M. DE PARDAILLAN FILS DÉSOBÉIT UNE FOIS ENCORE À M. DE PARDAILLAN PÈRE Ni Pardaillan père ni Pardaillan fils n'étaient morts. Ils s'étaient bel et bien tirés de la fournaise, en passant par le trou fait à la pioche. Les trois assiégés se trouvèrent dans une sorte de grenier où le voisin serrait ses sacs de grains pour les volailles qu'il nourrissait. Ce grenier était fermé d'une vieille porte dont on fit sauter la serrure. Alors, ils se précipitèrent dans un escalier qui aboutissait à la cuisine. Cette cuisine ouvrait, d'une part, sur la boutique; mais, par là, on aboutissait à la rue, c'est-à-dire en plein traquenard. D'autre part, elle donnait sur une cour assez vaste, dont les quatre côtes étaient occupés par des poulaillers. Les murs de clôture étaient assez élevés. Mais il était facile de les franchir en montant sur le toit d'un poulailler. Le chevalier, le premier, se hissa à la force du poignet. Il tendit la main à Catho, qui en un instant le rejoignit; puis ce fut le tour du vieux Pardaillan. De là à la crête du mur, cela devenait un jeu. Et une fois sur le mur, ils n'eurent plus qu'à se laisser tomber. Ils se trouvèrent alors dans un jardin de maraîcher. --Que vas-tu faire? demanda le routier à Catho. --Je suis ruinée, dit-elle. Que vais-je devenir? --Tu ne peux nous suivre: il faut nous séparer. Le chevalier, trouvant que son père en usait peut-être avec quelque ingratitude, voulut intervenir. --Si elle nous suit, dit le routier, nous sommes pris, et elle aussi: une bonne corde pour tous les trois! La truanderie est à deux pas; que Catho s'y réfugie. Une fois là, elle est imprenable. Quant à nous, nous verrons. Allons, Catho, ma fille, est-ce que cela ne te paraît pas juste? --Très juste! dit-elle. Mais que vais-je devenir sans un sou! --Tends ton tablier! Catho releva les coins de son tablier. Le vieux Pardaillan dégrafa sa ceinture de cuir et, non sans un soupir d'adieu, en versa le contenu intégralement dans le tablier. --Mais il y a là près de cinq cents écus! s'écria Catho. --Plus de six cents, ma fille! --C'est plus que ne valait le taudis!... --Prends toujours. Tu reconstruiras une autre auberge, et tu nous aideras peut-être un jour à la brûler aussi. Seulement, ne l'appelle plus l'Auberge du Marteau qui cogne! Appelle-la l'Auberge des deux Morts qui parlent! Adieu... --Adieu, fit à son tour le chevalier, je regrette de ne rien pouvoir joindre aux écus de monsieur mon père... --Si fait: vous pouvez y joindre votre offrande, monsieur le chevalier! s'écria vivement Catho. Elle tendit sa joue. Et cette ribaude rougit... Le chevalier sourit et l'embrassa de tout son coeur sur les deux joues, ce qui était plus que Catho demandait. Les deux hommes s'éloignèrent alors rapidement, franchirent la porte du jardin et se trouvèrent dans une ruelle. M. de Pardaillan père, suivi de son fils, se mit à longer vivement la ruelle et aboutit à la rue du Roi de Sicile; de là, tournant à droite, les deux hommes tombèrent dans la rue Saint-Antoine, grande artère du Paris d'alors. --Ça! causons un peu de nos affaires, maintenant, dit le routier. Elles me paraissent quelque peu embrouillées. --Elles me semblent fort claires, à moi! dit le chevalier. Nous sommes tous deux en état de rébellion flagrante. --Que dirais-tu d'une petite promenade hors Paris? Ils allaient ainsi, devisant paisiblement, et ne prenant pas la peine de se cacher. D'ailleurs, la rue Saint-Antoine remplie de bourgeois, de passants, de marchands, les cachait: ils étaient perdus dans la foule assez nombreuse des piétons. --Mon père, répondit Pardaillan, il m'est impossible de quitter Paris en ce moment. --Impossible! Or ça, tu veux donc que nous soyons pendus? ou écartelés? ou roués vifs?... --Non, père, je vous supplie de partir... Quant à moi, il faut que je reste... Mais que se passe-t-il là? En disant ces mots, le chevalier s'élança. Le vieux Pardaillan l'arrêta par le bras. --Où courez-vous encore? De quoi diable vous mêlez-vous? Vous ne voulez vous défier ni des hommes, ni des femmes, ni de votre coeur? Ah! monsieur, s'écria le chevalier, ce que j'ai vu des hommes m'oblige à les mépriser presque tous; je crains les femmes; et, quant à mon coeur, je le maudis pour les mauvais tours qu'il me joue! Vous voyez donc bien que je suis vos avis... En parlant ainsi, le chevalier, d'une secousse, s'arracha à l'étreinte de son père. Le vieux routier demeura un instant stupéfait. --Voilà ce qu'il appelle suivre des avis? gronda-t-il. Je crois qu'il finira sur l'échafaud et il ne me restera que la ressource de l'y accompagner! Allons!... Et il s'élança à son tour vers le gros rassemblement qui obstruait la rue Saint-Antoine. A cet endroit de la rue, au-dessus de la boutique d'un marchand de simples et herbes desséchées dont l'enseigne était vouée--au grand Hippocrate, ledit marchand avait depuis longtemps fait creuser une niche. Dans cette niche, il avait placé une statuette en bois peint figurant un vénérable vieillard habillé à la grecque, possesseur d'une belle barbe, et qui n'était autre que le grand Hippocrate en personne. Or, peu à peu, ce personnage avait changé d'identité. Le grand Hippocrate était devenu peu à peu et tout doucement le grand saint Antoine. Or, de même que sur une foule de points dans Paris, de zélés serviteurs de l'Eglise avaient installé au-dessous de la niche, devant la porte de la boutique, une table sur laquelle ils avaient placé une corbeille destinée à recevoir les dons des fidèles à saint Antoine. Ceux qui étaient riches mettaient un denier ou un sou; ceux qui étaient pauvres jetaient un liard; enfin, les moins fortunés mettaient dans la corbeille du pain, des légumes pour la soupe de saint Antoine, et ceux qui n'avaient rien du tout faisaient une croix et une prière. Il va sans dire que, tous les soirs, les quêteurs des couvents venaient recueillir le contenu de la corbeille. Cela dit, on comprendra l'indignation publique lorsqu'un bourgeois étant venu à passer refusa formellement de déposer aucune aumône. --Saluez au moins le grand saint Antoine, lui cria-t-on. --Mais, objecta le bourgeois, c'est Hippocrate! Là-dessus, on cria au blasphème. --Mort au huguenot! --Mort au parpaillot! A ce moment passa une litière traînée par un cheval blanc, et dans laquelle se trouvait une jeune femme à l'oeil doux, au visage expressif. La litière fut naturellement arrêtée par la foule, et la jeune femme écarta les rideaux pour voir ce qui se passait. A peine eut-elle aperçu le bourgeois que l'on malmenait qu'elle s'écria: --Quoi! c'est l'illustre Ramus que l'on traite ainsi! Le bourgeois, entendant cette voix amie, fit tous ses efforts pour se rapprocher de la litière. --Laissez-le! criait la jeune femme. Je vous dis que c'est le savant Ramus!... La foule ne comprit qu'une chose: c'est que cette femme prenait le parti du--huguenot et, ayant remarqué que la litière ne portait pas d'armoiries, preuve que la femme n'était pas de noblesse et qu'il n'y avait pas de ménagement à garder pour elle, cria tout d'une voix: --A mort la parpaillote! Qu'on les brûle tous deux! La litière se trouva aussitôt entourée, et la foule qui, jusque-là, s'était plutôt amusée, devint tout à coup furieuse, s'exalta de ses propres clameurs; en quelques instants, la situation devint menaçante pour la jeune femme, et elle se mit à jeter des cris de détresse. Ramus, le visage ensanglanté, s'accrochait désespérément aux rideaux de la litière. --Place! place! hurla tout à coup une voix éclatante. Alors, on vit un jeune homme foncer tête baissée à travers la foule, écarter les plus enragés à coups de poing, arriver à la litière, et là, tirant une longue rapière, en porter des coups furieux aux assaillants les plus rapprochés. Un cercle se forma autour du chevalier de Pardaillan--car c'était lui. La jeune femme, voyant le secours inespéré qui lui arrivait, reprit courage et tendit la main au vieux Ramus, qui se hissa dans la litière en murmurant: --Je suis sauvé pour cette fois... mais c'est grand-pitié qu'un peuple en vienne à de si terribles méchancetés... La foule, voyant sa proie lui échapper, se mit à jeter des hurlements féroces, mais la flamboyante Giboulée décrivait de si rapides cercles avec sa pointe que le vide se maintenait autour du chevalier. Cependant les plus furieux allaient se ruer dans un assaut désespéré, lorsque des cris de douleur retentirent sur les derniers rangs de la foule qui se dispersa comme devant un ouragan; c'était M. de Pardaillan père qui arrivait à la rescousse et s'escrimait si bien de sa rapière qu'en quelques instants il eut pris place près de la litière, de l'autre côté de son fils. Avec une pareille escorte, la litière se trouva assez protégée pour avancer rapidement. Et comme, en somme, on ne savait pas trop de quoi il s'agissait, la foule s'arrêta, se contentant de menacer du poing les deux sauveurs qui, cent pas plus loin, remirent leurs épées au fourreau. Pardaillan père, une fois le danger passé, avait rejoint Pardaillan fils en grommelant: --De quoi diable t'es-tu encore mêlé là?... Le chevalier ne répondit pas: il était tout à l'émotion qui lui venait en s'apercevant que la litière suivait exactement le chemin qu'il avait pris le jour où il avait suivi la Dame en noir avec l'intention bien arrêtée de lui dire qu'il aimait sa fille Loïse! Et que devint cette émotion lorsque la litière entra dans la rue des Barrés!... Enfin, le coeur du chevalier se mit à battre plus fort que jamais lorsque la litière s'arrêta devant la maison où il avait vu entrer Jeanne de Piennes!... Le vieux Ramus descendit de la litière, suivi de la jeune femme qui sauta légèrement à terre. --Entrez, dit-elle de sa voix douce, entrez, mon bon père, Il faut que vous vous reposiez quelque peu. --Vous êtes une charmante enfant, dit Ramus, qui ne paraissait pas trop ému de ce qui venait de lui arriver; et j'aurai grand plaisir à me reposer en votre société. Et, comme la porte s'ouvrait au coup de marteau, le savant entra dans la maison. Alors la jeune femme se tourna vers le chevalier et son père. --Entrez, dit-elle avec une tendre autorité. Le chevalier eût bien voulu s'en aller: la curiosité de connaître cette maison où était entrée la mère de Loïse l'emporta. L'intérieur de la maison était d'aspect de bourgeoisie. Ils pénétrèrent dans une salle à manger, et la dame ordonna à une servante d'apporter des rafraîchissements. --Messieurs, dit-elle alors, je m'appelle Marie Touchet. Me ferez-vous la grâce de me dire à qui je dois d'être en vie? Le chevalier ouvrait déjà la bouche. Le vieux routier lui marcha sur le pied et se hâta de répondre: --Madame, je m'appelle Brisard, ancien sergent des années du roi, et mon jeune camarade que voici et qui est gentilhomme s'appelle M. de La Rochette. Marie Touchet remercia ses deux sauveurs en termes émus et voulut leur faire promettre de la revenir voir, ce à quoi ils ne voulurent pas s'engager. --Quelles relations Jeanne de Piennes pouvait-elle avoir avec la dame que nous quittons? se demandait le chevalier. --Je me demande à quoi nous sert d'avoir exposé notre vie pour ces inconnus! dit le vieux routier. Sans compter qu'un peu plus, vous alliez dire votre nom, alors que nous devons nous cacher... nous défier de Paris tout entier! --Oh! mon père, croyez-vous donc que cette femme qui nous doit la vie serait capable de nous trahir? --Je me méfierais du meilleur de mes amis en ce moment. Le lendemain, Marie Touchet reçut la visite du roi Charles IX, qui, comme toujours, vint seul et secrètement. Elle le mit au courant de ce qui s'était passé la veille et ajouta: --Mon cher sire, si vous avez quelque amour pour moi, vous récompenserez ce vieux sergent qui se nomme Brisard et ce jeune gentilhomme, si brave, M. de La Rochette. --Je le veux, dit le roi, je le veux, ma chère Marie. Le roi ordonna de rechercher activement Brisard, ancien sergent, et un gentilhomme nommé de La Rochette, et qu'on les lui amenât dès qu'ils seraient trouvés. Malgré d'activés recherches, on ne put mettre la main ni sur Brisard, ni sur La Rochette! Le roi en fut très contrarié, et son grand prévôt tomba en disgrâce. XXX LE GÎTE En quittant la maison de la rue des Barrés, le père et le fils discutèrent, en se promenant sur les bords de la Seine, de l'endroit où, ils se cacheraient et de ce qui leur restait à faire. Tout en discutant, ils descendaient le cours du fleuve, et ils vinrent à passer devant une guinguette. --J'ai faim! dit le chevalier. --Et moi, j'enrage de soif, dit le vieux routier. Entrons! J'espère que tu as de l'argent pour payer une omelette et une bouteille. Le chevalier se fouilla et fit un signe négatif. --J'ai tout donné à Catho! reprit le vieux routier. --Monsieur, je pense que nous ne devons pas le regretter. Catho nous a sauvé la vie... --Je ne dis pas non; mais, si nous mourons de faim et de soif, elle n'aura pas sauvé grand-chose!... Avec un soupir, les deux hommes s'éloignèrent de la guinguette. Tristes et silencieux, ils continuèrent à descendre le cours du fleuve. --Chevalier, dit tout à coup le vieux Pardaillan, nous cherchons la pitance et le gîte... viens, faisons-nous renards et loups... reprenons la route, reprenons ensemble nos longues étapes que guide le hasard; nous parcourrons la France, nous verrons le monde entier, si tel est notre bon plaisir!... Au discours du vieux routier, le chevalier répondit en secouant la tête; il ne voulait pas quitter Paris parce que Loïse était à Paris. Du moins, il avait la conviction qu'elle y était. --Ainsi, reprit le père, tu refuses encore de me suivre? --Mon père, je vous l'ai déjà dit: plutôt que de quitter Paris, je mourrais. --Bon, bon... cherchons donc un gîte? --Je crois, monsieur, en avoir trouvé un, fit le chevalier. --Voyons. Est-ce quelque bel arbre bien feuillu? --Rien de cela, monsieur: c'est un palais, l'hôtel de Montmorency. Le noble duc m'a offert l'hospitalité. Allons la lui demander pour tous deux. --Ouais, tu oublies donc, chevalier, que j'enlevai jadis sa fille et que ce digne maréchal doit avoir conservé quelque bonne dent contre ton père? --Vous vous trompez; s'il y a eu rancune, cette rancune est maintenant évanouie. --Je ne m'y fie pas. Mais enfin, puisque tu as l'hospitalité chez Montmorency, que ne le disais-tu plus tôt? Cela m'eût épargné des inquiétudes. Voilà donc ton gîte tout trouvé. --Le vôtre aussi, mon père. --Ne t'inquiète pas de moi. Du moment que tu as un gîte, le mien est tout trouvé aussi. --Et c'est? --Pardieu, l'hôtel de Mesmes! Allons, chevalier, je t'accompagne jusqu'au bac, et puis je prendrai le chemin du Temple. Nous aurons ainsi un pied dans l'un et l'autre camp. Ce plan, après réflexion, parut le plus simple et le meilleur au chevalier qui l'adopta aussitôt. En arrivant au bac qui était presque en face du palais que Catherine faisait bâtir sur l'emplacement de l'ancienne Tuilerie, le père et le fils s'embrassèrent; le bateau étant à ce moment sur l'autre rive, le chevalier dut attendre quelques moments et en profita pour dire à son père: --Monsieur, vous m'avez déjà rendu le service d'aller à la Devinière pour ramener mon chien Pipeau. Or, j'y ai laissé un autre ami auquel je tiens assez... --Serait-ce un autre chien? --Non, monsieur, c'est un cheval. --Diable! Mais nous sommes riches. Un cheval vaut de l'argent, s'il est bon... --Il est excellent. Mais gardez-vous de le vendre, mon père! --Et pourquoi? --Parce qu'il s'appelle Galaor! fit en souriant le chevalier. --Galaor! réfléchit le vieux routier. Galaor... où ai-je entendu ce nom-là?... Galaor... j'y suis! C'est aux Ponts-de-Cé... M. de Damville me racontait l'histoire d'une aventure à lui arrivée, et où il avait été sauvé. Ah ça! mais c'est donc toi qui as sauvé Damville?... Le chevalier sourit. --Et tu ne le disais pas! Vive Dieu!... A ce moment, le bac accostait et le chevalier embarqua, tandis que le vieux routier, tout joyeux, tout courant, prenait le chemin de la Devinière... En arrivant à l'hôtel de Montmorency, le chevalier, suivi de Pipeau, se fit conduire au maréchal. --Monseigneur, lui dit-il simplement, la personne à qui je comptais demander l'hospitalité n'est pas à Paris... Sans rien dire, le maréchal prit le chevalier par la main et le conduisit dans une chambre magnifique. --Chevalier, lui dit-il, vous êtes chez vous. Pendant ce temps. M. de Pardaillan père arrivait à la Devinière, tout courant, se précipitait dans les cuisines et demandait d'une voix empressée: --Où est Galaor?... --Galaor? fit Landry stupéfait. Il est à son écurie. Mais cet homme que vous avez blessé... --Quelle écurie, mort-diable? interrompit Pardaillan. --A droite de la cour, dit l'aubergiste effaré. Le vieux routier n'entendait plus. Déjà il courait à l'écurie indiquée, suivi de maître Landry, qui lui désigna un beau cheval aubère à tête fine et intelligente. --Voici Galaor! dit-il. Mais le blessé... --Vous m'ennuyez, maître Landry, avec votre vicomte d'Aspremont, s'écria Pardaillan qui commençait à seller Galaor. Est-ce ma faute s'il est tombé sur la pointe de mon épée? Eh bien, voyons, est-il mort? --Mais il n'est pas mort, monsieur! --Diable!... Ah! le misérable! Et qu'en avez-vous fait? --C'est ce que je voulais vous dire. Quand il eut repris ses sens, il a dit que la chose vous coûterait cher! --Bah! vraiment? --Et il a voulu être porté à l'hôtel de Mesmes! --Diable, diable!... fit Pardaillan qui s'arrêta court et se mit à réfléchir. Bah! s'écria-t-il tout à coup, Galaor arrangera tout cela! Allons, adieu, maître Landry. Sur ce, le vieux Pardaillan sauta en selle et s'éloigna au trot rapide de Galaor. Bientôt, il arriva à l'hôtel de Mesmes, fit placer Galaor à l'écurie par Gillot qui reconnut aussitôt l'ancienne monture du maréchal, et se demanda grâce à quel sortilège ce cheval, qui avait disparu tout à coup, était ramené par l'homme qui lui voulait couper les oreilles. Cependant, le vieux Pardaillan s'était rendu chez le maréchal. --Je vous attendais, dit celui-ci. Nous avons diverses questions à régler. --D'abord la question d'Aspremont? fit Pardaillan. --Oui; je vous avais recommandé de vous faire son ami, et voici qu'on me le ramène en triste état; vous me privez d'un fidèle serviteur... --Je vous en ramène un autre, monseigneur. --Où est-il? fit vivement le maréchal. --A l'écurie, monseigneur. Si j'osais vous faire une prière, ce serait de descendre avec moi jusqu'à vos écuries. Le maréchal, intrigué, acquiesça d'un geste et suivit Pardaillan. Celui-ci descendit dans la cour, ouvrît la porte de l'écurie et montra du doigt, sans rien dire, Galaor attaché à son râtelier. --Mon ancien destrier de bataille! fit le maréchal étonné. Qui me l'a ramené?... Vous?... --Moi, monseigneur. Il m'a été donné comme vous l'aviez donné; et celui qui vient de m'en faire présent, c'est celui-là même qui, certain soir où vous étiez attaqué par des truands, vous prêta main-forte. --C'est vrai; cet inconnu m'a sauvé la vie, dit le maréchal. --Cet inconnu, c'est le chevalier de Pardaillan, fils unique et héritier de votre humble serviteur! --Venez, dit le maréchal qui, sortant de l'écurie, remonta rapidement à son cabinet, agité, silencieux, tandis que le vieux routier l'examinait en dessous, en souriant. Expliquez-moi tout d'abord votre duel avec Orthès. --Mon Dieu, monseigneur, c'est bien simple: lorsque je suis arrivé ici, M. d'Aspremont m'a regardé et m'a parlé d'une façon qui m'a déplu. Je le lui ai dit. En galant homme qu'il est, il a compris. Aujourd'hui, nous avons trouvé l'occasion de nous exprimer en douceur toute l'estime que nous avons l'un pour l'autre. --Ainsi, pas de haine entre vous? --Pas la moindre haine, dit sincèrement Pardaillan. --Bon. Venons-en donc à Galaor, c'est-à-dire à votre fils. Vous dites que c'est lui qui, si heureusement, me prêta main-forte? --La preuve, monseigneur, c'est qu'il m'a donné Galaor en signe de reconnaissance. --Votre fils, mon cher, est un vrai brave. Vous m'aviez promis de me l'amener. Le vieux routier réfléchit un instant; et, pour dérouter entièrement le maréchal, il résolut d'employer l'arme la plus redoutable: la vérité. --Monseigneur, dit-il, j'ai proposé à mon fils d'être à vous: il ne l'a pas voulu parce qu'il est déjà à M. de Montmorency. Mon fils, monseigneur, a surpris un redoutable secret: il a assisté à votre entrevue, à l'auberge de la Devinière. Il a donc tout lieu de redouter votre colère ou la terreur de quelqu'un de vos acolytes, M. de Guitalens, par exemple. Il est persuadé que, si vous le teniez, vous l'enverriez à la Bastille, d'où il s'est échappé par miracle. Voilà les bonnes et solides raisons qu'il m'a données, pour ne pas venir ici. En outre, il est à Montmorency. Or, je suis à vous, moi! Il en résulte que je me trouve dans la nécessité ou de vous trahir, ce qui serait abominable, ou de devenir l'ennemi de mon fils, ce qui me paraît plus impossible encore. --Mais, demanda le maréchal, pourquoi le jeune homme est-il contre moi? --Il n'est pas contre vous, il est avec Montmorency, voilà tout. Il vous en veut si peu, monseigneur, et il a si peu envie de chercher à vous nuire, qu'il va quitter Paris dès ce soir... --Et pourquoi diable quitte-t-il Paris?... Pardaillan, franchise pour franchise. Il est très vrai que j'ai eu un instant l'idée de le rendre à Guitalens, dont il a surpris la conversation avec moi, je veux que le diable m'écorche vif, si je sais comment! Pardaillan, votre fils a le génie de la bravoure; mais il est sans appui. Amenez-le-moi! je l'enrichis! --Vous oubliez, monseigneur, qu'en raison même de cette attitude qu'il a eue au Louvre, il est poursuivi, traqué, et qu'il lui faut quitter Paris, sous peine d'être pendu. --Dans mon hôtel, le chevalier sera plus en sûreté que dans le château où, sans aucun doute, mon frère l'envoie. --Mais, si je ne me trompe, il doit être déjà parti. La chose pressait. En effet, voici ce qui nous est arrivé. Ici, Pardaillan raconta le siège du Marteau-qui-cogne. --Vous voyez, acheva le vieux routier, qu'il était temps que le chevalier quittât Paris. --Mais alors, vous êtes tout aussi compromis que lui! Pourquoi êtes-vous resté? --Parce que je vous avais promis de vous aider, monseigneur, dit simplement Pardaillan. Le maréchal tendit sa main au vieux routier, qui s'inclina plutôt pour cacher son sourire, que par respect. Ce fut ainsi que les deux Pardaillan, après avoir failli se trouver sans gîte, eurent définitivement chacun un véritable palais pour demeure. XXXI LA REINE MÈRE Trois jours après la scène du Louvre, ainsi qu'il l'avait annoncé à son frère, François de Montmorency se rendit à l'hôtel de Mesmes, résolu à terminer d'un coup de foudre cette haine de dix-sept ans. Le chevalier de Pardaillan avait insisté vainement pour l'accompagner. Il était environ sept heures du soir, lorsque le maréchal arriva devant l'hôtel de Mesmes. Il fit un signe à son écuyer qui, en cette circonstance, remplissait les fonctions de héraut d'armes. Sans descendre de cheval, l'écuyer sonna du cor. La grande porte de l'hôtel demeura fermée. Il y eut un nouvel appel de cor, puis un troisième. Le silence demeura profond. Aux environs, quelques têtes se montrèrent un instant à des fenêtres, puis disparurent aussitôt. Alors, sur un nouveau signe du maréchal, le héraut d'armes mit pied à terre et heurta rudement le marteau de la porte. Un judas glissa dans sa ramure. --Qui demandez-vous? fit une voix. --Nous demandons, dît le héraut, Henri de Montmorency, qu'on appelle duc de Damville. --Que lui voulez-vous? reprit la même voix. --Nous venons lui demander justice pour une injure dont il nous frappa. Que s'il refuse, nous en appellerons au jugement de Dieu. La porte s'entrebâilla. Un officier, aux armes de Damville, sortit, se découvrit, s'inclina devant François et dit: --Monseigneur, je suis fâché d'avoir à vous apprendre une mauvaise nouvelle: l'hôtel est vide depuis hier. Mon maître, monseigneur de Damville, sur ordre exprès de Sa Majesté le roi, a dû subitement quitter Paris. François pâlit et jeta un sombre regard sur l'hôtel. --Monseigneur, reprit l'officier, que s'il vous plaît de vous reposer en cette demeure, je m'empresserai d'y exercer, vis-à-vis de vous, les lois de l'hospitalité. François regarda le héraut, qui répondit. --Nous refusons l'hospitalité offerte. L'officier, alors, se couvrit, rentra dans l'hôtel et referma la porte. Alors, le héraut sonna du cor, et, par trois fois, appela à haute voix Henri de Montmorency. Puis, il mit pied à terre, s'approcha de la grande porte et dit: --Henri de Montmorency, nous sommes venus te demander raison d'une injure grave. Nous t'avons prévenu que nous serions à ta porte ce soir. Nous déclarons que tu as fui lâchement, nous te déclarons félon, et nous te laissons notre gant en signe de défi, tant est juste notre cause! A ces mots, François déganta sa main droite. Le héraut prit le gant; dans la sacoche de son cheval, il prit un marteau et un clou; et, s'approchant alors de la grande porte de l'hôtel, il y cloua le gant. Quelques minutes encore, François de Montmorency attendit pour voir si ce suprême outrage serait relevé par son frère, car il ne doutait pas qu'il ne fût dans l'hôtel. Puis, voyant que la porte demeurait fermée, et n'entendant aucun bruit, il se retira. A ce moment, deux hommes se montrèrent au coin même de cette ruelle, où le chevalier de Pardaillan avait tenté son attaque contre le maréchal de Damville: c'était le chevalier lui-même et le comte de Marillac. En effet, dès que François de Montmorency eut quitté son hôtel, le chevalier en était sorti presque aussitôt, et avait couru rue de Béthisy, où il avait trouvé le comte. En deux mots, il lui avait raconté la tentative qu'allait faire le maréchal. Marillac n'avait en somme que peu d'intérêt à aider Montmorency, malgré la sympathie qu'il éprouvait pour lui. Mais, en revanche, il s'était mis une fois pour toutes à la disposition du chevalier, pour lequel son amitié et son admiration allaient grandissant. Aussi, n'hésitât-il pas à suivre son ami, qui l'entraîna à l'hôtel de Mesmes. --Si le maréchal entre dans son hôtel, expliqua Pardaillan, et que nous ne le voyons pas en sortir, nous y entrerons, et il faudra bien qu'on nous dise ce qu'il est devenu. --Je ne crois pas qu'il entre, fit le comte. Je connais assez Damville pour supposer qu'il voudra éviter cette entrevue. Les deux jeunes gens, cachés dans une encoignure, assistèrent donc à la scène que nous venons de retracer. --Vous voyez que j'avais deviné juste, dit le comte de Marillac, lorsque le maréchal fut parti. Ils revinrent alors vers l'hôtel Coligny, le comte pensif, le chevalier inquiet, de cette profonde inquiétude qui serre la gorge, et qu'il cachait sous ce masque de froideur et ces saillies qui lui étaient habituelles. En arrivant devant l'hôtel Coligny, Pardaillan tendit sa main et annonça qu'il retournait près du maréchal. Mais le comte le retint. --Voulez-vous, dit-il, me faire un grand plaisir? Il s'agit simplement de dîner avec moi ce soir; puis, vers neuf heures, je vous emmènerai quelque part, où je meurs d'envie de vous présenter à une personne... --A qui donc? fit le chevalier en souriant. --A ma fiancée. Vous acceptez? Vous êtes libre ce soir?... --Je suis libre, mon ami; mais fusse-je enfermé à la Bastille, que, pour avoir l'honneur d'être présenté à celle que vous appelez votre fiancée, je démolirais la Bastille! Devisant ainsi, et se disant le plus simplement du monde de ces choses énormes, les deux amis se dirigèrent vers une guinguette, où ils dînèrent de bon appétit. Vers neuf heures, le comte de Marillac, suivi du chevalier, prit le chemin de la rue de la Hache. Il avait été maintes fois question, entre Pardaillan et Marillac, de la scène du Pont de bois; mais jamais Pardaillan n'avait songé à dire que, ce jour-là, la reine de Navarre était accompagnée d'une jeune fille. De son côté, Alice de Lux n'avait jamais dit à son fiancé qu'elle se trouvait dans cette circonstance auprès de Jeanne d'Albret; en effet, il eût fallu expliquer comment la reine, avait été attaquée; elle craignait, par un mot imprudent, de révéler son attitude... Il en résultait d'une part: Marillac ignorait que Pardaillan eût sauvé sa fiancée; de l'autre, Pardaillan ignorait que la compagne de la reine de Navarre fût précisément cette jeune fille, dont son ami l'avait entretenu avec tant de passion. Cela dit, revenons à Alice de Lux. Il y avait en elle de l'anxiété et de la terreur. L'anxiété venait de la présence chez elle de Jeanne de Piennes et de Loïse. Elle avait, il est vrai, pris toutes ses précautions. Jeanne et sa fille étaient logées au premier, dans deux chambres qui donnaient sur le derrière de la maison. Elles y étaient enfermées à clef. Mais, enfin, un hasard pouvait révéler leur présence à Marillac. Et alors, comment expliquerait-elle cette présence? Ce qui provoquait sa terreur, c'était un laconique billet qu'elle venait de recevoir. On n'a pas oublié que ses conventions avec la reine Catherine l'obligeaient à déposer, tous les soirs, dans la plus basse fenêtre de la tour, construite pour l'astrologue Ruggieri, une sorte de rapport de police. Généralement, elle se contentait de quelques mots vagues, tracés d'une écriture contrefaite: --Rien de nouveau à dire... ou bien--J'ai vu l'homme, tout va bien... Ce soir-là, au moment où Alice jetait son rapport, elle se sentit saisir par la main, et, dans cette main, on glissa un papier plié. Ce billet venait de Catherine de Médicis, mais ne portait aucune signature, aucun signe qui pût laisser deviner qui l'avait sinon écrit, du moins dicté. Voici ce qu'il contenait: Retenez l'homme, ce soir, jusqu'à dix heures. Renvoyez-le à cette heure sans tarder. S'il veut passer la nuit chez vous, trouvez un prétexte; mais qu'à dix heures il soit dans la rue; on veut bien ajouter qu'il ne lui arrivera pas de mal. La cynique supposition que le comte voudrait peut-être passer la nuit dans la maison amena une flamme de honte sur les joues d'Alice de Lux, et deux larmes brûlantes à ses yeux. Quant aux derniers mots du billet, ils ne la rassuraient pas!... Si Catherine de Médicis voulait que le comte fût dans la rue à dix heures, c'est qu'elle avait l'intention de le faire attaquer, enlever... que savait-elle?... toutes sortes de sinistres pressentiments l'assaillaient... Et, lorsqu'elle entendit heurter le marteau, sa résolution fut prise à l'instant. Coûte que coûte, arrive qu'arrive, elle décida de retenir Marillac toute la nuit, s'il le fallait... Quelques instants plus tard, le comte entra dans la pièce. --Chère Alice, dit-il, je veux vous présenter le chevalier de Pardaillan, que je considère comme un frère. Alice frémit. Du premier coup d'oeil, elle avait reconnu le jeune homme du Pont de bois, celui qui, après avoir sauvé la reine de Navarre, l'avait accompagnée chez le Juif du Temple. Pardaillan, qui, après s'être incliné, relevait la tête, la reconnut aussi à l'instant même. Il y eut chez Alice un moment de poignante angoisse. Pardaillan ne fit pas un geste de surprise, et il eut si parfaitement l'air de voir Alice pour la première fois qu'elle-même s'y trompa. Aussitôt, elle se rassura, du moins en ce qui concernait ce nouveau danger. --Comment se fait-il, se demandait Pardaillan, que je retrouve ici la suivante de la reine de Navarre? Pourquoi paraît-elle si troublée, si inquiète?... Je me rappelle que la reine lui a reproché, d'étrange façon, de l'avoir entraînée au Pont de bois... Et le chevalier se mit à étudier sérieusement la jeune femme. Au bout de quelques minutes, tous les trois causaient gaiement. Et, cependant, Alice voyait avec terreur l'aiguille de l'horloge avancer vers dix heures. --Comment faire, maintenant? Comment lui dire? Dix heures sonnèrent. Elle tressaillit et se mit à parler avec volubilité; et sa causerie eût paru charmante à tout autre qu'à Pardaillan, dont les soupçons s'éveillaient à chaque mot qu'elle prononçait. Il lui semblait qu'elle avait des gestes équivoques; il lui surprenait des pâleurs soudaines et des rougeurs excessives, qui étaient étranges; et il ne fut pas surpris du cri de terreur qu'elle jeta, au moment où le comte, se levant, annonça qu'il était temps de se retirer. --Pour Dieu, fit-elle d'une voix haletante, demeurez encore!... --Chère âme, dit Marillac, voici encore de vos terreurs... --Madame, dit le chevalier avec un accent tel qu'elle comprit ce qui se passait dans son esprit, je vous jure que, ce soir, il n'arrivera rien de fâcheux à mon ami. Elle lui jeta un regard de souveraine reconnaissance, et n'eut que la force de murmurer au comte: --Allez donc, mon bien-aimé, mais souvenez-vous que vous m'avez juré de veiller sur vous-même... Et, comme ils sortaient tous trois dans le jardinet, elle se pencha brusquement à l'oreille de Pardaillan: --Par pitié, ne le quittez pas qu'il ne soit en sûreté... Je crois qu'on veut le tuer... Le chevalier ne put réprimer un tressaillement. Les deux hommes sortirent et s'éloignèrent. Long-temps, Alice demeura dans la nuit, sur le pas de sa porte; mais enfin, n'entendant rien, elle rentra presque rassurée. --Qu'en pensez-vous? demanda le comte à Pardaillan. --Je pense... eh bien, oui, c'est vraiment une adorable jeune femme... --Avez-vous vu, reprit le comte, comme elle m'a recommandé de veiller sur moi-même. Elle a, par moments, des peurs inexplicables... --Eh! fit vivement le chevalier, qui vous prouve que ces peurs ne sont pas justifiées? Je crois bien que les femmes ont de certains instincts supérieurs aux raisonnements des hommes... A ce moment, comme ils entraient dans la rue de Béthisy, une ombre, qui les avait suivis pas à pas, s'approcha d'eux soudain. Les deux jeunes gens se mirent en garde. --Messieurs, dit l'homme qui venait de les rejoindre, ne redoutez rien, je vous prie. J'ai simplement deux mots à dire à celui d'entre vous qui est le comte de Marillac. Pardaillan tressaillit: il venait de reconnaître la voix de Maurevert. Il garda le silence et remonta son manteau pour cacher son visage. Marillac répondit: --C'est moi, monsieur. Qu'avez-vous à me dire? --Monsieur le comte, je voudrais vous parler seul à seul. --Vous pouvez parler devant monsieur, qui est mon ami. Maurevert hésita un moment, cherchant à entrevoir le visage de Pardaillan. Enfin, il se décida: --Monsieur le comte, dit-il, je suis chargé par une personne de vous prier de m'accompagner jusque chez elle... --Qui est cette personne? fit Marillac. --Une femme d'un rang auguste, voilà tout ce que je puis dire, puisque nous ne sommes pas seuls et que ce secret n'est pas à moi. --Jusqu'où dois-je vous accompagner, si je m'y décide? --Jusqu'à la première maison du Pont de bois, monsieur le comte... mais vous devez être seul. Vivement, Pardaillan entraîna alors Marillac à quelques pas de Maurevert. --Savez-vous quel est l'homme qui vous parle? C'est Maurevert, l'un des sbires de Catherine. Et savez-vous qui vous attend à la maison du Pont de bois? C'est la Médicis elle-même! --Vous en êtes bien sûr? --J'en mettrais ma main au feu. Ainsi, mon cher, renvoyons Maurevert avec tous les honneurs qui lui sont dus, c'est-à-dire... Pardaillan n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Marillac s'était retourné vers Maurevert, et, avec une sorte de désespoir fébrile, avait dit: --Je suis prêt à vous suivre, monsieur!... (Il faut bien que je voie enfin ma mère de près? songea-t-il avec une terrible amertume.) --Que faites-vous! s'écria Pardaillan. --Venez donc, monsieur le comte! dit Maurevert. Le chevalier essaya de retenir Marillac. Celui-ci, en proie à un trouble incompréhensible, saisit son ami dans ses bras, comme pour lui dire un suprême adieu, colla sa bouche à son oreille, et, d'une voix palpitante, prononça: --Mon cher, je vous dis adieu, et je vous bénis pour tout le bonheur que m'a donné votre charmante amitié... --Ah ça! murmura Pardaillan, devenez-vous fou? --Non! Car j'espère bien que Catherine de Médicis va me faire assassiner, et ce sera beau, voyez-vous! --Par la mort-Dieu! je ne vous quitte pas! --Tu vas me quitter, Pardaillan! Car, là où je vais, tu ne peux venir! Pardaillan, ce n'est pas le comte de Marillac qui va chez la reine mère... oui, je dis bien, la reine mère... C'est Déodat; c'est l'enfant ramassé sur les marches d'une église! Maintenant, veux-tu savoir pourquoi, sachant que je vais être assassiné, je vais chez la reine?... --Oui, oh! oui, fit Pardaillan qui haletait. --Eh bien, c'est parce que je veux connaître ma mère! Et que Catherine de Médicis... est ma mère!... Et, s'arrachant de l'étreinte de son ami, le comte fit un signe à Maurevert et s'élança rapidement dans la direction du Pont de bois. Le chevalier demeura quelques minutes comme étourdi. --Déodat, fils de la Médicis! murmura-t-il. Puis, reprenant son sang-froid, il s'élança à son tour vers la maison qu'il connaissait bien, décidé à en surveiller les abords tant que le comte y serait, et à y pénétrer au besoin. Et, tout en courant, tout en arrangeant son dispositif de bataille avec cet esprit de méthode qui était une de ses grandes forces, une question se posait dans son esprit: --Alice de Lux savait-elle que Maurevert guettait Marillac dans la rue? En peu d'instants, il atteignit le Pont de bois. Le chevalier examina un instant la maison mystérieuse où il avait pris contact avec Catherine de Médicis. La maison était muette, sa face toute voilée d'ombre. --Reine, magicienne, démon, tout ce qu'elle voudra! mais qu'elle ne touche pas à un cheveu du comte. Car j'irais la chercher au fond de son Louvre, et, du roi de France, je ferais un orphelin avant l'heure! Pardaillan se cacha, la dague au poing, les yeux fixés sur la maison mystérieuse du Pont de bois. Dans cette maison, c'était une scène poignante qui se déroulait à ce moment, malgré la froideur apparente des paroles échangées, avec, pour acteurs, la reine Catherine, l'astrologue Ruggieri, Déodat, l'enfant trouvé--la mère, le père, le fils. Mais, pour donner à cette scène toute sa signification, nous précéderons Déodat de Marillac dans la maison, comme déjà nous y avons une fois précédé Pardaillan. Cette fois, Catherine de Médicis n'écrit pas. Elle se pose cette question: --Viendra-t-il? Ruggieri la contemple silencieusement, avec une angoisse grandissante. Voici ce que dit Catherine: --Je ne veux pas qu'il meure ce soir. Je vais le sonder, savoir qui il est, mettre à nu son âme. S'il est tel que je l'espère, si je reconnais en lui mon sang et ma race, il est sauvé. Tu es le père, et je comprends tes appréhensions. Moi, René, je suis la mère; mais je suis aussi la reine. Je dois donc étouffer les cris de la maternité, songer aux choses de l'État, et, si cet homme s'écarte de moi, il mourra! --Catherine, dit Ruggieri qui, dans ses moments d'émotion, oubliait l'étiquette, qu'il vive ou meure, en quoi cela peut-il intéresser les affaires de l'État? Qui saura jamais... --Toute la question est là! interrompit Catherine d'une voix sourde. Si le secret devait toujours être gardé, je m'efforcerais d'oublier que quelqu'un par le monde peut, un jour, se dresser devant moi et me demander compte de sa détresse. Oui, je crois que je parviendrais à l'oublier. Mais vivre avec cette menace perpétuelle impossible! Crois-tu donc que mon coeur, à moi aussi, ne se soit pas ému quand tu m'as dit qu'il vivait! --Ah! madame, s'écria amèrement l'astrologue, pourquoi ne pas me dire que vous avez résolu sa mort et que rien ne peut le sauver! --Je te répète qu'il n'est pas condamné!... pas encore!... Je veux que mon fils, mon vrai fils selon mon coeur, mon Henri, soit roi sans conteste. Que Dieu appelle à lui ce malheureux Charles, et voilà Henri sur le trône. Cela se fera très simplement. Oui, mais devant nous se dresse un ennemi terrible. Il faudra que nous succombions ou qu'ils soient exterminés. Les Bourbons, René, voilà notre ennemi! Jeanne d'Albret, astucieuse, ambitieuse, convoite la couronne de France pour son fils, Henri de Béarn. Si je ne suis pas devenue folle, je dois penser que la meilleure méthode pour me défendre, c'est de supprimer Jeanne d'Albret... que son fils se trouve sans royaume, et voilà les Bourbons écrasés à jamais!... Or, qui mettre sur le trône de Navarre? Qui! sinon quelqu'un qui serait à moi, qui serait de ma race. Mon fils Henri, roi de France... et lui... ce fils inavouable, roi de Navarre? Ruggieri secoua tristement la tête, et, lorsqu'il entendit frapper, lorsqu'il eut introduit Maurevert suivi de Marillac, il ne put s'empêcher de frémir en jetant à son fils un regard à la dérobée. Maurevert, d'ailleurs, ne demeura pas dans la maison. Dans la salle du rez-de-chaussée, Ruggieri et Marillac demeurèrent un instant seuls, silencieux. --Soyez le bienvenu dans cette maison, monsieur le comte! finit par dire l'astrologue. Marillac, bouleversé lui-même par une indicible émotion, ne remarqua pas le trouble qui agitait Ruggieri. Il se contenta de s'incliner, et, comme Ruggieri lui faisait un signe, il le suivit d'un pas ferme. Arrivé au premier étage, Ruggieri poussa une porte et s'effaça pour laisser passer le comte le premier. --Ma mère! songea le jeune homme. --Voilà donc mon fils! pensa la reine. --Monsieur, dit froidement Catherine, je ne sais si vous me reconnaissez... --Vous êtes..., dit Marillac, emporté par l'irrésistible besoin de passion filiale qui germait en lui. --Eh bien? interrogea Catherine, dont le coeur à cet instant battit sourdement. --Je reconnais Votre Majesté, reprit le comte, vous êtes la mère... du roi Charles IX de France... --Bien, monsieur. Je vais vous parler en toute franchise. J'ai su que vous étiez à Paris; ce que vous y êtes venu faire, quelles personnes vous y avez accompagnées, je ne veux pas le savoir... Je sais seulement que le comte de Marillac est un ami fidèle de notre cousine d'Albret; je sais que la reine Jeanne a, en vous, une confiance sans borne; et comme je veux parler à cette grande reine à coeur ouvert, j'ai pensé que vous lui seriez un messager agréable... Le comte, faisant un effort sur lui-même, répondit d'une voix très calme: --J'attends les communications dont Votre Majesté veut bien me charger, et j'ose vous assurer, madame, qu'elles seront fidèlement transmises à ma reine... --Il ne sait rien! pensa Catherine, qui eut un soupir de soulagement. Et comment saurait-il, d'ailleurs? --Ce que j'ai à vous dire, reprit-elle, est d'une extrême gravité. D'abord, comte, ne vous étonnez pas que je vous reçoive ici, la nuit, en présence d'un seul ami fidèle, au lieu de vous recevoir au Louvre. Il y a à cela deux motifs: le premier, c'est que tout le monde ignore votre présence à Paris et celle de certains personnages. Le deuxième, c'est que toute la négociation dont je vous charge doit demeurer secrète... Le comte s'inclina. --Ensuite, continua la reine, je dois vous expliquer pourquoi je vous confie la solution de la redoutable querelle qui, hélas! a déjà coûté tant de sang aux hommes, tant de larmes aux mères... et je ne suis pas seulement reine; moi aussi, je suis mère! Cette parole, d'une incroyable imprudence, en un tel moment, provoqua chez Déodat--chez le fils!--une prodigieuse explosion de douleur intérieure. Ce sentiment fut si violent que le comte devint livide et il fût tombé s'il ne se fût appuyé au dossier d'une chaise. Catherine, toute à sa pensée, ne s'aperçut de rien. Mais Ruggieri avait vu, lui... avait compris!... --Il sait!... rugit-il au fond de lui-même. --Je vous ai choisi, continua la reine, parce que je sais combien Jeanne d'Albret vous aime. Je vous ai choisi parce que j'ai des vues sur vous... --Des vues sur moi! s'écria le comte avec une profonde amertume dont Ruggieri saisit le sens. Aurais-je donc l'honneur d'être déjà connu de Votre Majesté?... --Oui, monsieur, je vous connais... et même depuis beaucoup plus de temps que vous ne pouvez supposer... --J'attends que Votre Majesté m'expose ses vues, dit Marillac d'une voix altérée. --Tout à l'heure, comte. Pour le moment, je dois vous indiquer les propositions franches qu'en toute loyauté je vous charge de faire parvenir à ma cousine d'Albret. Veuillez m'écouter attentivement et noter chaque article dans votre mémoire. Ainsi, j'aurai tout fait pour la paix du monde et, si quelque calamité frappe le royaume, je n'en serai responsable ni devant Dieu, ni devant les rois de la terre. --A tort ou à raison, je suis considérée comme représentant le parti de la messe; à tort ou à raison aussi, Jeanne d'Albret est considérée comme représentant la religion nouvelle. Voici donc ce que je lui propose: une paix durable et définitive; le droit pour les réformés d'entretenir un prêtre et d'élever un temple dans les principales villes; trois temples à Paris; dix places fortes choisies par la reine de Navarre, à titre de refuge et de garantie; vingt emplois à la cour réservés aux religionnaires; le droit pour eux de professer en chaire leur théologie; le droit d'accession à tous emplois, aussi bien qu'aux catholiques... Que pensez-vous de ces conditions, monsieur le comte? --Madame, dit Marillac, je pense que, si elles étaient observées, les guerres de religion seraient à jamais éteintes. --Bien. Voici maintenant les garanties que j'offre spontanément, car on pourrait juger insuffisantes ma parole et la signature sacrée du roi... Marillac ne répondant pas, la reine poursuivit. --Le duc d'Albe extermine la religion réformée dans les Pays-Bas. J'offre de constituer une armée qui, au nom du roi de France, portera secours à vos frères des Pays-Bas, et ce, malgré toute mon affection pour la reine d'Espagne et pour Philippe. Afin qu'il n'y ait point de doute, l'amiral Coligny prendra lui-même le commandement suprême et choisira ses principaux lieutenants. Que dites-vous de cela, comte? --Ah! madame, ce serait réaliser le voeu le plus cher de l'amiral!... --Bien. Voici maintenant la garantie par où on verra éclater la sincérité de mes offres et mon désir d'une paix définitive. Il me reste une fille que se disputent les plus grands princes de la chrétienté. Ma fille, en effet, c'est un gage d'alliance inaltérable. La maison où elle entrera sera à jamais l'amie de la maison de France: j'offre ma fille Marguerite en mariage au roi Henri de Navarre. Qu'en dites-vous, comte? --Madame, j'ai entendu dire que vous êtes un génie en politique; je vois qu'on ne se trompe pas. --Vous croyez donc que Jeanne d'Albret acceptera mes propositions et quelle désarmera... --Devant votre magnanimité, oui. Majesté!... Elle n'eût pas désarmé devant la force et la violence. Ma reine, comme Votre Majesté, est animée d'un sincère désir de paix. Elle accueillera avec joie l'assurance que, désormais, il n'y aura plus de différence entre un catholique et un réformé... --Vous porterez donc mes propositions à Jeanne d'Albret. Je vous nomme mon ambassadeur secret pour cette circonstance, et voici la lettre qui en fait foi. A ces mots, Catherine tendit au comte un parchemin tout ouvert et déjà recouvert du sceau royal. La reine réfléchissait. Elle tournait et retournait dans sa tête la pensée qu'elle voulait émettre et jetait à la dérobée de sombres regards sur ce jeune homme qui était son fils. Enfin, elle commença d'une voix hésitante: --Maintenant, comte, nous en avons fini avec les affaires de l'Etat et de l'Eglise. Il est temps que nous parlions de vous. Et tout d'abord, je veux vous poser une question bien franche, à laquelle vous répondrez franchement, j'espère... Jusqu'à quel point êtes-vous attaché à la reine de Navarre? Jusqu'où peut aller votre dévouement pour elle? Marillac frissonna. La question était toute simple en apparence. Mais fut-ce l'accent de Catherine? Le comte crut y entrevoir une sourde menace contre Jeanne d'Albret. Catherine se douta peut-être de l'effet qu'elle venait de produire, car elle reprit, sans attendre la réponse: --Comprenez-moi bien, comte. La reine de Navarre, si elle accepte, comme je n'en doute pas, les propositions que je lui soumets, viendra à Paris pour les fêtes de la grande réconciliation. Je veux, en effet, que le mariage de ma fille avec le jeune Henri soit l'occasion d'une joie populaire dont on gardera le souvenir pendant des siècles. Sachez donc que je rêve pour Henri de Béarn une destinée glorieuse. Puisqu'il va être de la famille, je lui veux un royaume véritable et digne de lui. Qu'est-ce que la Navarre? Un joli coin de terre sous le ciel, certes, et qui serait encore un royaume acceptable pour un gentilhomme dépourvu de tout au monde. Mais, pour Henri de Béarn, je veux quelque chose comme une autre France... la Pologne, par exemple! --La Pologne! s'écria le comte étonné. --Oui, mon cher comte. J'ai des nouvelles sérieuses de ce grand Etat. Avant peu, sans doute, je pourrai disposer de ce beau trône... Je le réserve à un de mes fils. Et Henri de Béarn ne sera-t-il pas aussi mon fils, du jour où il aura épousé Marguerite de France? Dès lors, la Navarre n'a plus de roi. --Majesté, dit fermement Marillac, je ne crois pas que Jeanne d'Albret abandonne jamais la Navarre... --Tout est possible, comte, même que Jeanne et son fils refusent la gloire que je rêve pour eux, dans mon ardent désir d'effacer un triste passé. Mais enfin, si vous vous trompiez... si, pour une raison ou une autre, la Navarre se trouvait libre... eh bien, il lui faudrait un roi... Vous, monsieur! Cette déclaration produisit sur Marillac l'effet d'un coup de foudre: il eut la sensation violente, instantanée, que Catherine savait qu'il était son fils. Un tremblement convulsif l'agita. --Moi! balbutia-t-il, moi! roi de Navarre! --Vous, comte, dit tranquillement Catherine. --Moi! reprit Marillac. Mais, madame, pour qu'un pauvre être sans nom devienne un roi, il faut de puissants motifs. --Je les trouverai. Ne vous inquiétez pas, comte! --Vous ne me comprenez pas, madame! Ce n'est pas le motif de ma royauté que je cherche! C'est le motif qui vous pousse, vous, à vouloir faire de moi un roi! C'est la pensée qui vous guide! Ah! madame, c'est cela seulement que je veux savoir, le reste n'est rien! L'exaltation du comte surprit Catherine; mais elle l'attribua à l'étonnement. --Qu'importe, comte! dit-elle. Ne vous ai-je pas dit que j'avais des vues sur vous? Saisissez la fortune qui passe à portée de votre main, sans vous inquiéter du caprice qui l'a poussée de votre côté. Toute la question maintenant est, pour moi, de savoir le degré d'affection qui vous rattache à Jeanne d'Albret. Car c'est sur vous que je compte pour faire aboutir une entreprise que je mûris... Et comme le comte faisait un mouvement: --C'est-à-dire, ajouta-t-elle avec un sourire livide, l'entreprise qui doit assurer à Henri de Béarn un autre royaume... Marillac baissa la tête. --Madame, dit-il d'une voix qui, triste et sourde au début, finit par devenir éclatante, madame, je ne sonderai donc pas les intentions de Votre Majesté, et me bornerai à répondre aux questions qu'elle me pose. Vous avez prononcé, tout à l'heure, un mot qui m'a profondément ému. Vous avez dit: moi aussi, je suis mère!... Vous devez comprendre aussi, du moins je le suppose toujours, quelle peut-être l'affection d'un fils pour sa mère... Une sorte de pâleur livide s'était étendue sur le visage de Catherine. --Monsieur, dit-elle sourdement, vous avez d'étranges façons de vous exprimer... --Pardonnez-moi, madame, dit Marillac avec une froideur terrible: il m'est permis de tout supposer, de douter de tout, depuis que j'ai été abandonné par ma mère. --Monsieur!... Un gentilhomme peut douter de tout au monde, excepté de la parole d'une reine! --Ah! madame, vous m'avez demandé quelle est mon affection pour ma reine. C'est celle d'un fils! Je ne suis pas un gentilhomme, moi! J'ignore qui fut mon père. Qui suis-je, moi? Moi, que vous voulez faire monter sur un trône! Un enfant trouvé, madame! Une femme, une seule, a eu pitié de moi. Cette femme m'a ramassé, m'a pris dans ses bras, m'a emporté, m'a élevé à l'égal de son fils; cette femme, c'est une véritable mère... c'est ma reine... c'est la grande et noble Jeanne d'Albret... Un dernier mot, quant à ma véritable mère, celle qui m'a abandonné, ce que je puis souhaiter pour elle, c'est de ne jamais la connaître!... Le comte de Marillac, en disant ces mots, se recula, croisa les bras sur sa poitrine et attendit. Mais il connaissait mal la reine. Sans émotion apparente, sans qu'un pli de son visage eût tressailli, elle se contenta de hocher la tête. --Je comprends, monsieur, dit-elle, je comprends tout ce que vous avez dû souffrir, et je comprends aussi votre affection pour ma cousine d'Albret. Je vois qu'on ne m'avait pas trompée. Vous êtes bien l'homme au noble coeur qu'on m'avait dépeint. Pour le moment, il suffit que vous fassiez tenir à la reine les propositions que j'ai formulées... Selon l'usage, Catherine, en donnant ainsi congé au comte, lui tendit sa main à baiser. Mais, sans doute que le jeune homme ne vit pas ce mouvement. Car il se contenta de s'incliner profondément. Ruggieri fit un mouvement pour l'accompagner. Mais Catherine le retint d'un regard. Dès qu'elle eut compris que Marillac avait atteint la salle du rez-de-chaussée, elle saisit la main de l'astrologue. --Il sait! dit-elle. --Je ne crois pas! balbutia Ruggier!... --Et moi, je te dis qu'il sait! Allons, vite, le signal!... --Madame! madame! c'est notre enfant!... Violemment, elle l'entraîna à la fenêtre qu'elle ouvrit. --Le signal! gronda-t-elle. A ce moment, Marillac apparaissait sur le pont. Catherine entrevit sa haute et ferme silhouette élégante. --Grâce, Catherine! bégaya le père épouvanté. Grâce pour l'enfant de notre amour! Catherine, sans rien dire, lui arracha un sifflet qu'il portait suspendu à une chaînette d'or, et elle l'approcha de ses lèvres. Elle allait siffler, jeter le signal dont elle parlait... A ce moment, sur les décombres, en face de la fenêtre, une ombre venait de se dresser. L'homme, ainsi entrevu par Catherine et Ruggieri, rejoignit rapidement le comte, le prit par le bras et tous deux s'éloignèrent. Cet homme, c'était le chevalier de Pardaillan. --Il s'était fait accompagner! murmura Catherine avec un accent de rage qui épouvanta Ruggieri. --Oui! répondit celui-ci. Et, sans doute, d'autres hommes sont postés dans le voisinage. Nos quatre spadassins n'en viendraient pas à bout... D'ailleurs... voyez, il est trop tard! Catherine jeta violemment le sifflet contre le mur et grinça: --Il m'échappe, pour ce soir... mais ce n'est que partie remise. Je sais maintenant où le trouver... Il sait tout, René! Comment? Par qui? Ah! sans aucun doute, par l'infernale Jeanne d'Albret! C'est elle qui lui a dit la vérité... Mais comment a-t-elle su, elle-même?... Oh! il faut que cet homme meure avant peu... il faut que Jeanne disparaisse... XXXII A QUOI S'AMUSAIT LE PETIT JACQUES-CLÉMENT Le chevalier de Pardaillan accompagna Marillac jusqu'à la porte de l'hôtel Coligny. Il était à ce moment environ minuit. Pendant le trajet, Marillac, violemment ému de la scène que nous venons de raconter, ne dit que peu de mots. Mais il pria son ami d'entrer avec lui dans l'hôtel, ce à quoi Pardaillan consentit. Le comte fit réveiller aussitôt le roi de Navarre, Coligny et leurs compagnons. Dès qu'ils furent réunis, Marillac leur dit que Catherine de Médicis connaissait leur retraite. --Il faut fuir, dit Coligny simplement. --Il faut rester, répondit le roi de Navarre avec fermeté, mais sans pouvoir réprimer un frisson. Si Catherine n'a pas encore fait cerner cette maison, c'est qu'elle a des intentions qu'il faut connaître à tout prix. --Votre Majesté est dans le vrai, dit Marillac. Il raconta alors, de point en point, son entrevue avec la reine. Une longue discussion s'ensuivit, et il fut convenu que la reine Jeanne, véritable chef des huguenots, devait être mise au courant. Les propositions de Catherine furent d'ailleurs bien accueillies par Coligny, qui rêvait sincèrement la paix et que l'idée d'aller porter secours aux protestants des Pays-Bas enthousiasma. On décida que Marillac partirait aussitôt que possible. Il alla retrouver Pardaillan qui s'était à moitié endormi dans un fauteuil et lui expliqua ce qui se passait. --Voici, ajouta-t-il en terminant, ce que j'attends de vous, mon ami. Mon absence peut durer un mois. En cette affaire, c'est un bonheur que j'aie songé à vous présenter à Alice. Vous irez la voir; vous lui direz que je vais retrouver la reine de Navarre, et, pour que la séparation lui soit adoucie, dites-lui que je compte profiter de ce voyage pour raconter notre amour à la reine. Il est vraisemblable que Jeanne d'Albret va venir à Paris: à ce moment-là, j'espère, rien ne s'opposera à ce qu'Alice devienne ma femme. Les deux amis passèrent une heure encore à deviser de ce qui les intéressait le plus au monde. Pardaillan de Loïse, et Marillac, d'Alice de Lux. Puis ils s'embrassèrent, et le chevalier regagna l'hôtel de Montmorency pour y prendre un peu de repos. Quant à Marillac, il partit au point du jour comme c'était convenu. Quelques jours plus tard, le bruit commença à se répandre dans Paris que la paix de Saint-Germain, de boiteuse et mal assise qu'elle était, allait devenir parfaitement solide sur ses pieds et tout à fait inamovible. Bientôt, ce fut bien mieux: on apprit que le roi Henri de Béarn devait épouser Marguerite de France et que des fêtes magnifiques devaient avoir lieu à ce propos, et que Jeanne d'Albret allait faire son entrée dans Paris, escortée de tout ce que le royaume comptait de huguenots illustres. Le chevalier de Pardaillan, pendant toute cette période, erra à travers Paris, comme une âme en peine. Ses recherches pour retrouver Loïse n'aboutissaient à aucun résultat. Le maréchal de Montmorency, de plus en plus sombre, commençait à perdre tout espoir. Et le pauvre chevalier en arrivait à se dire que, sans aucun doute, Loïse et sa mère avaient été entraînées au fond de quelque province. Quant à son père, non seulement il ne lui apportait pas les nouvelles promises, mais il avait complètement disparu. Le chevalier avait, le jour même du départ de son ami, tenu sa promesse en allant voir Alice de Lux. Celle-ci l'accueillit avec une sorte de joie fiévreuse, qui était bien rare chez cette fille habituée à la plus extrême prudence. Son premier mot fut pour demander si son fiancé n'avait pas été assailli, en sortant de chez elle. --Rassurez-vous, madame, répondit Pardaillan; tout s'est passé le mieux du monde. --Cependant, monsieur, vous venez seul..., dit Alice. Pardaillan raconta alors comment ce gentilhomme inconnu les avait accostés, comme ce gentilhomme avait invité le comte à le suivre jusque chez la reine... --Chez la reine! s'écria Alice frémissante. Au Louvre?... --Non, pas au Louvre, madame! mais en certaine maison du Pont de bois. Et il en est sorti parfaitement sain et sauf, à telles enseignes que, moi, qui l'attendais à la porte, je l'ai accompagné jusqu'à l'hôtel de la rue de Béthisy. --Et, reprit Alice pensive, hésitante et troublée, il ne vous a rien dit de cette étrange entrevue? --Si fait. M. le comte est chargé d'une ambassade secrète auprès de la reine de Navarre, il a dû quitter Paris ce matin et m'a chargé de vous venir rassurer. Alice avait pâli. Elle se mordait les lèvres. Mille questions qu'elle n'osait formuler se pressaient dans son esprit. Une seule chose rassurait Pardaillan: de toute évidence, elle aimait sincèrement Marillac. Mais alors que signifiait ce trouble? Le plus naturellement du monde, il acheva sa mission en disant à Alice: --Mais ce n'est pas tout, madame. Mon ami m'a chargé de vous dire qu'il veut profiter de son voyage auprès de la reine de Navarre pour l'informer de son amour pour vous... Pardaillan avait à peine achevé ces mots qu'Alice se mit à trembler convulsivement. Elle murmura: --Je suis perdue! --Vous m'avez sans doute mal compris, madame! s'écria Pardaillan. M. le comte est résolu à demander à la reine l'autorisation de vous épouser dès son retour à Paris.. Je pensais vous apporter une grande joie... --Oui... en effet..., balbutia Alice, c'est une bien grande joie... ah! je me meurs... Alice de Lux, en effet, était tombée à la renverse, évanouie. Elle demeurait immobile, comme morte. Et le chevalier, avec un indicible mélange de pitié et de doute, vit que, dans l'évanouissement, deux larmes, qui roulaient sur les joues de la malheureuse, indiquaient seules qu'elle vivait encore. A ses cris, la vieille Laura arriva effarée; elle avait d'ailleurs tout écouté à travers la porte. --Ne vous inquiétez pas, dit-elle avec un sourire qui parut bizarre à Pardaillan, ma nièce est sujette à ces vertiges. En parlant ainsi, la vieille bassinait les tempes d'Alice avec du vinaigre et s'efforçait de lui faire avaler quelques gouttes d'un élixir, contenu dans un petit flacon. --Ah! fit le chevalier, madame est votre nièce? --Oui, monsieur... Eh bien, mon enfant, vous avez éprouvé quelque douleur? une peine de coeur, peut-être? Alice, qui rouvrait les yeux, aperçut le chevalier. --Non, répondit-elle en faisant un effort presque sublime. --Une joie, alors? insista l'atroce vieille. --Oui!... fit Alice d'une voix infiniment triste. L'instant d'après, elle paraissait remise. Elle avait, d'ailleurs, repris son sang-froid et reconquis cette force d'âme qui faisait d'elle une femme réellement extraordinaire. Le chevalier, par discrétion, voulut se retirer. Mais elle le retint et voulut savoir par le détail tout ce que Pardaillan savait. Enfin, il se retira, plus intrigué que jamais, se promettant bien de déchiffrer le mystère qu'il devinait là. Mais, lorsque, quelques jours plus tard, il voulut faire une visite à Alice, il trouva la maison fermée comme l'hôtel de Mesmes. Il interrogea des voisins; mais nul ne put lui donner le moindre renseignement. Le chevalier, désoeuvré, mortellement ennuyé, employait donc le plus clair de son temps à se promener dans Paris. Un jour qu'il avait franchi les ponts et qu'il errait dans l'Université, le hasard le conduisit sur la montagne Sainte-Geneviève, dans une ruelle solitaire, qui longeait le couvent des Carmes, sur son flanc gauche. Diverses maisons s'adossaient aux murailles du couvent des Barrés. Et même, plusieurs de ces maisons, par une porté de derrière, communiquaient avec le couvent. C'étaient en général des boutiques que les moines subventionnaient en secret, et où on vendait des objets de piété. Dans l'une de ces boutiques, on fabriquait des fleurs artificielles, comme on en met sur les autels, dans les églises. Ce jour-là, comme il faisait très chaud, les gens de la boutique travaillaient sur le pas de la porte, dans la rue. Il y avait là un homme, qui paraissait diriger le travail, deux femmes, une jeune fille, activement occupés à façonner des fleurs. A quelques pas de ce groupe, un enfant travaillait tout seul... Pardaillan s'arrêta à le contempler. En effet, l'enfant était remarquable par la vive intelligence qui éclairait ses grands yeux profonds. Il était pâle et malingre. Il dégageait de la tristesse. Parfois, il reculait au bout de son petit bras tendu le bout de branche artificielle qu'il travaillait, et clignait des yeux pour mieux l'examiner; alors, il rectifiait les détails qui lui semblaient défectueux, et la besogne reprenait, plus acharnée, plus passionnée. Cet enfant avait une âme d'artiste. Sans savoir pourquoi, Pardaillan s'intéressait à ce travail, au point d'en être ému. --Que fais-tu là, petit? demanda le chevalier. Tu travailles? --Oh! non, monsieur, je m'amuse. --Oui-da? Mais c'est très joli ce que tu fais... La glace était rompue. Le chevalier s'était accroupi près de l'enfant. Et il s'amusait, lui aussi! Il redressait des bouts de branches, piquait des fleurettes qui tremblotaient sur leur tige en fil de fer. --Je fais de l'aubépine. --De l'aubépine? Mais pourquoi faire? --Ah! voilà... j'ai un petit jardin à moi tout seul. --Où cela donc? --Là, dans le grand jardin du couvent, tout contre la chapelle. --Et tu veux y planter de l'aubépine? sourit Pardaillan. --Oh! non, c'est pour l'entourer... --Mais pourquoi n'y mets-tu pas de la véritable aubépine? Et puis, l'aubépine ne fleurit pas en cette saison?... --Ah! voilà... c'est pour ça... mon aubépine, à moi, sera toujours fleurie... vous voyez bien! --Je vois. Elle est vraiment jolie, ton aubépine --N'est-ce pas? fit le petit artiste, ravi de cette approbation, d'ailleurs méritée. Je m'appelle Clément. Et puis, vous ne savez pas? --Non, mon petit, je ne sais pas... --Eh bien, écoutez: je n'ai pas de mère, moi, savez-vous pourquoi? --Non, mon enfant, dit le chevalier ému. --Bon ami me l'a dit. Si je n'ai pas de mère, c'est qu'elle est morte... Savez-vous ce que c'est d'être mort? Eh bien, on vous met dans la terre... ma mère est dans la terre, au cimetière des Innocents... Le petit artiste continua: --Vous ne savez pas? Quand j'aurai beaucoup d'aubépine, quand il y en aura tout autour de mon petit jardin et que ça fera un gros buisson, un jour, je prendrai tout et j'irai mettre mon aubépine là-bas, où ma mère est dans la terre... --Au cimetière des Innocents? --Oui. Bon ami m'a dit qu'elle est là; mais il a été bien long à me le dire... De cette façon, ma mère sera contente, n'est-ce pas? --Certainement, mon petit, très contente. La conversation s'arrêta là, l'enfant s'étant remis à son travail avec une attention telle que le chevalier n'eut pas le courage de l'en déranger par d'importunes questions. Comme il se retirait, il entendit la cloche du couvent qui sonnait. S'étant retourné alors, il vit un moine à figure pâle qui prenait l'enfant par la main, et il l'entendit qui disait: --Allons, mon petit Jacques, il est temps de rentrer... --Bon, pensa le chevalier, il paraît que mon petit ami s'appelle Clément et Jacques... XXXIII LES CAVES DE L'HÔTEL DE MESMES Nous laisserons pour le moment M. de Pardaillan fils, pour nous occuper de M. de Pardaillan père. Qu'était-il devenu? Pourquoi n'avait-il pas cherché à revoir le chevalier? Transportons-nous à l'hôtel de Mesmes, le lendemain du jour où François de Montmorency, accompagné de son héraut d'armes, vint faire sa provocation. Henri, caché derrière un rideau de fenêtre, avait assisté à la provocation. L'insulte était grave et définitive. Mais peut-être Damville ne jugeait-il pas le moment venu de la relever, car il donna l'ordre de laisser le gant où il était. D'ailleurs, l'hôtel devait passer pour inhabité. La plupart des domestiques avaient été envoyés dans une autre maison que le maréchal possédait, dans la rue des Fossés-Montmartre, non loin des marais de la Grange-Batelière. La petite garnison de l'hôtel y avait été envoyée aussi. En sorte qu'il n'y avait plus autour de Damville que trois ou quatre soldats, un officier, le vieux Pardaillan et deux domestiques. Jeannette, promue au rang de cuisinière, faisait à manger à tout le monde, en prenant des précautions toutes les fois qu'elle sortait. D'Aspremont, blessé, avait été porté dans la maison des Fossés-Montmartre. Le lendemain de la provocation, donc, le maréchal de Damville, qui avait pour Orthès tout autant d'affection qu'il en pouvait avoir pour quelqu'un, alla voir le blessé et eut avec lui une longue conversation, où il fut surtout question de Pardaillan. Le maréchal rentra, pensif, à l'hôtel de Mesmes et fit appeler Pardaillan. --Monsieur de Pardaillan, lui demanda-t-il, savez-vous quelles personnes se trouvaient dans la voiture qui a été attaquée, la nuit où nous sommes sortis d'ici? --Je ne m'en doute pas, monseigneur! --Savez-vous qui avait intérêt à attaquer cette voiture? --Là-dessus, je puis vous répondre, puisque vous m'en avez instruit vous-même: votre frère, le maréchal. --Oui. Et ne m'avez-vous pas affirmé que votre fils ne peut être à moi, parce qu'il est à mon frère? --En effet, monseigneur... mais ces questions... --Attendez, monsieur... Vous m'avez dit que vous aviez tué l'homme qui nous avait attaqués... Eh bien, l'homme que vous avez tué se porte à merveille! --Ah! ah! voilà du nouveau, dit froidement le vieux routier qui, d'un geste rapide, s'assura que sa dague et sa rapière étaient en bonne place et prêtes à fonctionner. --Vous voyez que je suis bien renseigné. Mais je sais autre chose. Voulez-vous que je vous en instruise? --Monseigneur est aujourd'hui d'une obligeance dont je lui serai toujours reconnaissant. --Bon. Savez-vous comment s'appelle l'homme que vous n'avez pas poursuivi jusqu'à la porte Bordet, que vous avez accompagné bras dessus, bras dessous, jusqu'au cabaret du Marteau-qui-cogne, que vous n'avez nullement cloué d'un coup d'épée, et qui vient rôder autour de l'hôtel, en sorte que je le ferai prendre et ficeler... --Je serais charmé de le savoir, monseigneur. --Eh bien, il s'appelle le chevalier de Pardaillan, et c'est votre fils! --Le même qui vous tira des mains des truands? interrogea le vieux routier avec une insolence admirable. Le maréchal demeura un moment sans voix. Il s'attendait à voir pâlir Pardaillan, et Pardaillan lui riait au nez. --Ne nous fâchons pas, reprit sourdement Damville, ou, du moins, pas encore. Voyons: ce que je viens de vous dire est-il exact? --Du moment que vous le dites, monseigneur, je serais bien audacieux d'affirmer le contraire: vous dites que mon fils vous a attaqué, cela doit être. Vous dites que je l'ai accompagné. C'est possible. Il ne me reste qu'à vous féliciter d'avoir été si bien renseigné. Les deux hommes se mesurèrent du regard. Et, cette fois encore, ce fut le tout-puissant seigneur qui baissa les yeux devant l'aventurier. Pardaillan continua: --Mon langage vous déplaît, monsieur le maréchal. Est-ce ma faute?... Comment! Je me trouve en présence de la pire solution! Pour vous rester fidèle, je risque de devenir l'ennemi de mon fils. Je m'efforce à concilier vos intérêts avec les siens! --Pardaillan, la question n'est pas là... --Où est-elle donc, monseigneur? --Votre fils doit savoir quelles personnes se trouvaient dans la voiture? --Je l'ignore, monseigneur!... --Allons donc! Non seulement il le sait, mais il a dû vous le dire! --Vous vous trompez, monseigneur! Le maréchal s'avança de deux pas rapides vers Pardaillan: --Et qui sait si vous n'êtes pas d'accord avec lui! Le fils chez Montmorency, le père chez Damville... la chose s'arrangeait d'elle-même... monsieur de Pardaillan, vous et votre fils, je vous tiens pour des misérables! Le vieux routier se redressa, un peu pâle. --Monseigneur, dit-il d'une voix terriblement paisible, je tiendrai cet outrage pour nul et non avenu tant que vous n'aurez pas relevé le gant qui pend encore à votre porte. Damville bondit, fou de fureur, et se précipita la dague haute sur Pardaillan... Pardaillan l'attendit de pied ferme. Le bras du maréchal qui s'était levé ne retomba pas sur lui, il le saisit au poignet, l'arme s'échappa. Henri jeta un hurlement. --Monseigneur, dit Pardaillan, je pourrais vous tuer; c'est mon droit; je vous laisse vivre pour que vous puissiez vous laver de l'outrage de Montmorency; remerciez-moi! --C'est toi qui vas mourir! rugît Henri. A moi! A moi!... --Bataille, donc! fit Pardaillan qui tira sa rapière. A ce moment, tout ce qui restait de monde dans l'hôtel se ruait dans la pièce aux cris du maître. Pardaillan vit qu'il avait devant lui six hommes armés. --Sus! Sus! hurla Henri. Pas de quartier! Pardaillan, traçant un vaste demi-cercle avec sa rapière, bondit vers la gauche de la pièce. --Ici, la, meute! cria-t-il. Les assaillants se ruèrent de ce côté, dégageant ainsi la porte. C'est ce que voulait Pardaillan. En un clin d'oeil, il plaça sa rapière entre ses dents solides comme des dents de loup, empoigna un énorme fauteuil et le lança à toute volée sur les assaillants qui refluèrent vers le fond. Au même instant, il remit l'épée à la main et se jeta vers la porte qu'il franchit en poussant un éclat de rire. En quelques bonds, Pardaillan, poursuivi par la meute enragée, atteignit le bas de l'escalier. Là, il y avait une porte qui ouvrait sur cette cour. Il fondit sur elle pour l'ouvrir. --Malédiction! gronda-t-il. La porte était fermée! --Sus! Sus! Nous le tenons! vociféra l'officier. Au bas de l'escalier, vers la gauche, commençait le couloir qui aboutissait aux offices et aux derrières de la maison; de là, Pardaillan pouvait sauter dans le jardin, et, là, il eût été sauvé... mais, du premier coup d'oeil, il vit que la porte qui ouvrait sur le vestibule de l'office était fermée. Il était pris dans ce boyau, avec, devant lui, sept furieux solidement armés, derrière lui une porte infranchissable. Alors il calcula ses chances. Les assaillants ne pouvaient plus l'envelopper; ils ne pouvaient marcher que trois de front, et, encore, en se gênant. --A la rigueur, dit-il entre ses dents, je puis arriver à les tuer l'un après l'autre. C'est ce qu'il résolut, n'ayant plus que cette alternative, ou de faire ce grand carnage, ou de mourir. Les coups, cependant, pleuvaient sur lui. Il les paraît, ripostait à chaque seconde; sa longue rapière s'enfonçait dans le tas; un homme était blessé; les autres poussaient d'effroyables hurlements. Une épée l'atteignit à son épaule et déchira son pourpoint. La blessure saigna légèrement. Il avait déjà reculé de cinq pas; il n'y avait encore que trois de ses assaillants blessés, l'un d'eux, il est vrai, hors de combat, étendu à terre, tout râlant. A ce moment, il sentit une étrange pesanteur à sa main droite: c'était la blessure que lui avait faite d'Aspremont qui se rouvrait. Il saisit son épée de la main gauche. --Sus! sus! vociférait Henri. Il est aux abois! --A nous la bote! hurlaient les autres. Et cela faisait dans ce boyau obscur, avec les froissements de l'acier, les coups secs des battements, les râles, les jurons énormes, un vacarme indescriptible. Un coup de pointe blessa le routier au poignet gauche au moment où, après s'être fendu à fond sur l'officier, il faisait une retraite du corps. L'officier roula sur le sol qu'il talonna un instant: il était mort! Pardaillan n'avait plus que quatre hommes devant lui. Mais il était exténué; sa main gauche le faisait horriblement souffrir; il dut reprendre l'épée de la droite; et, haletant, il s'appuya de la gauche au mur. Un nuage passait devant ses yeux. Il allait tomber... Il recula encore de deux pas pour éviter un coup furieux que lui portait Damville. Mais il fut atteint au genou au même instant par un soldat. --C'est fini, murmura-t-il. Son épée lui tomba de la main... Cet instant était celui où il reculait en se soutenant toujours de la main au mur. Tout à coup, il eut la sensation que ce mur s'entrouvrait, il vit un trou noir béer près de lui, et, à bout de forces, presque évanoui, il s'y laissa tomber!... --Fermez la porte! vociféra Henri, et laissez-le crever dans cette cave!... Les soldats obéirent; la porte fut solidement fermée et verrouillée. C'est en effet dans la cave que le vieux Pardaillan avait roulé--dans cette même cave où son fils s'était trouvé enfermé. En s'appuyant de la main à la porte qui était simplement poussée, il avait ouvert cette porte et s'était laissé tomber, dans un dernier effort de l'instinct vital. Pardaillan avait roulé le long des marches et était demeuré étendu sans vie sur le sol de la cave. Si le maréchal l'y avait suivi, il n'eût eu qu'à l'achever d'un coup de poignard. Mais Damville ne croyait pas l'enragé aussi atteint qu'il l'était. Il redouta les suites de ce combat dans l'obscurité, alors que sa troupe était déjà si réduite. --Dans quelques jours, pensa-t-il, il n'y aura plus là qu'un cadavre que j'enverrai jeter à la Seine! Le vieux Pardaillan, cependant, ne bougeait plus. Il perdait beaucoup de sang par ses blessures, et, en somme, il risquait de mourir là d'épuisement. Mais ces vieux reîtres avaient l'âme chevillée au corps. Au bout d'une heure d'évanouissement, le corps étendu au bas de l'escalier commença à remuer les bras, puis les jambes; puis la tête se redressa; puis, enfin, ranimé par la fraîcheur de la cave, le routier se souleva, s'assit, passa ses mains sur son front. Enfin, il put penser. Et sa première pensée fut: --Tiens! Je ne suis pas mort? Soudain, l'une de ses mains se posa sur quelque chose de frais, de poussiéreux, de rond, ou plutôt de cylindrique. --Une bouteille! s'exclama-t-il. Est-ce possible?... D'un coup sec appliqué au hasard sur le sol, le goulot de la bouteille sauta. Pardaillan se mit à boire avec délices: ce qu'il buvait, c'était un vin frais, généreux, capiteux, doux au palais, chaud au coeur. Déjà l'effet du vin généreux se faisait sentir. Pardaillan comprenait que ses forces lui revenaient, avec les forces, la mémoire. --C'est bon! fit-il en hochant la tête. Puisque je n'ai pas été tué, puisqu'ils ne sont pas descendus m'achever ici, voyons à prendre des forces. Et d'abord, où en suis-je? Là-dessus, Pardaillan, qui s'y connaissait certes mieux qu'un chirurgien, se mit à se palper, à se visiter longuement. Le résultat de cet auto-examen fut celui-ci: Premièrement, il avait une plaie contuse en arrière de la tête; ladite plaie provenant sans doute de la chute le long de l'escalier de la cave; item, pour les mêmes causes, une dent brisée et le nez écorché; item, pour les mêmes motifs, une douleur lancinante au coude du bras droit. Deuxièmement, il avait une blessure à la main droite provenant de son duel avec d'Aspremont, ladite blessure s'étant rouverte pendant la mêlée dans le couloir. Troisièmement, une estafilade au poignet gauche. Quatrièmement, une plaie profonde un peu au-dessus du genou droit. Cinquièmement, l'épaule droite déchirée. Sixièmement, une blessure pénétrante au sein droit. Tout compte fait, et l'examen le plus sévère ayant été établi, Pardaillan ne se trouva pas autre plaie ou blessure, et estima qu'en somme il n'y avait pas dans tout cela de quoi mourir au fond d'une cave. Alors, il entreprit de bander ses blessures. Tant bien que mal, il put se défaire de ses vêtements. Et comme il portait chemise sous le pourpoint, il s'écria: --Voilà, pardieu, de quoi panser et bander vingt blessures!. N'ayant pas d'eau pour laver ces blessures, ce fut avec du vin que Pardaillan les lava. Il put se mettre debout et, à tâtons, s'exerça à faire quelques pas. Il eut un grognement de satisfaction; en somme, la vieille machine tenait bon. Sur ce, il chercha un coin pas trop humide, pas trop dur, et s'y endormit profondément. Lorsqu'il se réveilla, il regarda autour de lui, essayant de percer les ténèbres de la cave. --Ah ça, grommela-t-il, est-ce bien la peine de se préoccuper de mes blessures? Si je ne me trompe, dans quatre ou cinq jours au plus tard, la mort viendra me guérir de ces plaies et m'offrir le repos pour jamais! En effet, je vais mourir de faim... En parlant ainsi, Pardaillan se leva, retrouva l'escalier qui montait à la porte et essaya de voir si, par quelque manière, il en viendrait à bout..., mais il se rendit compte facilement qu'autant eût valu essayer de percer les épaisses murailles qui servaient de fondements à l'hôtel. Alors seulement, la pensée lui vint que, s'il ne pouvait pas ouvrir, il n'en était pas de même de ceux qui étaient au-dehors, et qu'on pouvait venir l'égorger pendant son sommeil. Par une bizarre contradiction, ou par un dernier espoir, Pardaillan, qui consentait à mourir de faim, se refusa énergiquement à mourir égorgé; il résolut de barricader la porte et d'empêcher qu'on pût entrer dans la cave, puisqu'il ne pouvait en sortir. Il redescendit donc l'escalier pour se mettre en quête des matériaux nécessaires, et, pour se donner du coeur à l'ouvrage, commença par se diriger vers le coin aux bouteilles; il en saisit une qu'il décapita et la porta à ses lèvres. A côté, il découvrit une vraie mine de jambons. Ils étaient proprement arrangés sur de la paille, en sorte que Pardaillan, en attaquant le premier, se dit avec satisfaction: --Voici le lit, voici les boissons rafraîchissantes et voici la nourriture aussi agréable que substantielle. Ajoutons qu'il parvint à barricader la porte au moyen de madriers. Il était sûr, désormais, qu'on ne pourrait plus arriver à lui pendant son sommeil, sans le réveiller. Et comme, s'il avait perdu sa rapière dans le combat, il avait au moins conservé sa dague, il avait de quoi se défendre. Peu à peu, il s'habitua à l'obscurité; le mince filet de lumière qui tombait d'un soupirail finit par lui paraître un véritable rayon de jour. Il put ainsi se rendre compte des jours et des nuits. Le temps s'écoulait cependant. Grâce à une constitution de fer Pardaillan triompha rapidement de la fièvre. Les blessures se cicatrisèrent. Malheureusement, la mine aux jambons s'épuisa avec non moins de rapidité. Et pourtant, avec son habitude des sièges, le vieux renard avait tout de suite pensé à se rationner, il l'avait fait scrupuleusement le premier moment. Malgré l'économie qui devint vite de la parcimonie, pour se tourner enfin en ladrerie, Pardaillan s'aperçut un jour qu'il ne lui restait plus qu'un jambon. A ce moment, il y avait peut-être un mois, ou peut-être plus encore qu'il était enfermé dans cette cave. Les blessures étaient guéries. Somme toute, jusque-là, il n'avait souffert ni de la faim, ni de la soif. Mais maintenant le problème allait se poser à nouveau; et, cette fois, il était inéluctable. En effet, pendant ce long séjour, Pardaillan avait employé son temps et toutes les ressources de son imagination à trouver un moyen d'évasion. Les projets se succédèrent dans son esprit, mais, à la pratique, il dut en reconnaître l'inanité et les abandonner l'un après l'autre. Il n'y avait aucun moyen de sortir de là! Dans deux jours, trois jours au plus, il allait se trouver sans vivres! Et alors commencerait une longue et terrible agonie pour aboutir à la mort la plus douloureuse! XXXIV JEANNE D'ALBRET Au moment où le comte de Marillac se mit en route pour accomplir la mission de confiance que lui avait donnée Catherine, la reine de Navarre se trouvait à La Rochelle, place forte considérée par les réformés comme le meilleur de leurs refuges. Jeanne d'Albret avait concentré là les forces dont elle disposait. Elle avait imaginé un plan aussi simple que hardi, et qui comportait deux actions simultanées. Il consistait à réunir sous les murs de La Rochelle tout ce qu'il y avait de protestants en France décidés à risquer un grand coup pour conquérir la liberté de conscience. Une fois cette armée réunie et organisée, elle en prendrait le commandement elle-même et marcherait droit sur Paris. Telle était la première action du plan. La deuxième consistait à tenter, dans l'intérieur même de Paris, un coup de main qui devait coïncider avec l'apparition de Jeanne d'Albret sur les hauteurs de Montmartre par où elle comptait attaquer. Ce coup de main, c'était l'enlèvement du roi Charles IX que l'on eût transporté au camp des réformés. Coligny, Condé, Henri de Béarn devaient prendre les devants, s'installer dans Paris et y préparer l'enlèvement. Telle était la deuxième action du plan. La résultante de ces deux combinaisons, la voici: Jeanne d'Albret apparaissait sous les murs de Paris avec une armée forte d'environ quinze mille fantassins, deux mille cavaliers, vingt canons. A un signal donné par elle du haut de Montmartre, Henri de Béarn, suivi de Condé et de Coligny, montait à cheval; quatre cents huguenots parisiens se formaient autour de lui; cette troupe traversait la ville assiégée et marchait sur la porte Montmartre en criant aux Parisiens que le roi Charles IX se trouvait dans le camp huguenot. Jeanne d'Albret comptait ainsi entrer dans Paris presque sans coup férir, se réunir à son fils, marcher sur le Louvre, et, là, imposer ses conditions à Catherine de Médicis. Les choses en étaient là lorsque Jeanne d'Albret reçut une lettre qui la troubla fort et ébranla ses résolutions. La lettre venait de Charles IX et lui était apportée par un gentilhomme du roi. En substance, Charles IX assurait la reine de Navarre de sa bonne volonté, affirmait son sincère désir de terminer à jamais les luttes qui ensanglantaient le royaume, et lui donnait rendez-vous à Blois pour discuter des conditions d'une paix durable et définitive. Pendant quelques jours, Jeanne d'Albret, tout en continuant ses préparatifs, eut l'esprit préoccupé de cette lettre. Elle avait simplement dit à l'envoyé du roi qu'elle ferait tenir une réponse. Le soir du seizième jour, après son départ de Paris, le comte de Marillac arriva en vue de La Rochelle. Son coeur battit à la pensée qu'il allait revoir la reine. Or, les seize journées de route monotone qu'il venait d'accomplir, il les avait passées à se demander comment la reine de Navarre accueillerait son idée de mariage avec Alice de Lux. Quand il y songeait, il ne voyait pas quelle objection elle pourrait bien faire à ce mariage. Mais, pour la première fois, il éprouvait de vagues inquiétudes. Qu'était-ce qu'Alice de Lux? D'où venait-elle? Le comte de Marillac n'était et ne pouvait être jaloux. Il était inquiet, voilà tout: inquiet non pas de ce qu'il penserait, lui, d'Alice; mais de ce qu'en penserait la reine. Que savait-il d'Alice de Lux? Donc, le comte de Marillac était violemment agité en entrant dans la ville de La Rochelle. Il s'informa aussitôt de la maison où logeait la reine. Lorsque Marillac se trouva en présence de Jeanne d'Albret, il oublia toutes ses préoccupations personnelles et il eut un moment de joie qui éclata dans ses yeux. La reine lui tendit sa main qu'il baisa avec une affection passionnée. --Vous voilà donc, mon cher enfant, dit la reine émue. Jeanne d'Albret considéra un instant le comte avec une tendresse grave. Une question était sur ses lèvres, et elle hésitait à la formuler. Attentif aux pensées de la reine, Marillac comprit et dit: --Sa Majesté le roi de Navarre est en parfaite santé, madame, et aucun danger ne le menaçait à l'heure où j'ai quitté Paris. J'en dirai autant de monsieur l'amiral et de monsieur le prince. --C'est mon fils qui vous envoie? demanda la reine. --Non, madame, fit Déodat. Je vous suis député par madame Catherine qui a pris soin de m'accréditer auprès de Votre Majesté. En même temps, il tira de son pourpoint la lettre de Catherine de Médicis et, mettant un genou à terre, la tendit à Jeanne d'Albret. Le comte de Marillac ne se releva que lorsque Jeanne d'Albret eut lu entièrement la missive. --Vous avez donc vu la mère du roi de France? --Je l'ai vue, madame. Marillac fit un récit fidèle et circonstancié de son entrevue avec Catherine, en tout ce qui concernait les propositions de paix et de mariage. --Comte, dit la reine lorsque Marillac eut fini de parler, je vous chargerai de porter une réponse à la reine mère. En même temps, vous serez porteur d'une lettre pour le roi Charles IX. Et, enfin, je vous donnerai des lettres pour le roi de Navarre et M. de Coligny. Je réfléchirai aujourd'hui et demain aux propositions qui nous sont faites. Après-demain, je rassemblerai notre conseil, et il sera délibéré sur toutes ces graves questions. Vous pourrez donc reprendre dans trois jours le chemin de Paris. Pour le moment, laissons de côté la politique et la guerre, et parlons de vous, mon cher comte... Ainsi, vous avez vu la reine Catherine? --Oui, madame, j'ai vu ma mère... et ma mère a reconnu en moi le fils qu'elle a abandonné... --Êtes-vous bien sûr de cela? --Votre Majesté va en juger. Ma mère n'a pas prononcé un mot d'affection; ma mère n'a pas eu un geste qui pût laisser supposer qu'elle me reconnaissait: ma mère n'a pas eu pour moi un regard de pitié... --Courage, mon enfant, dit Jeanne d'Albret. --C'est fini, madame. Je ne crois pas que la reine Catherine soit autre chose pour moi qu'une reine ennemie. Je n'ai parlé à Votre Majesté que des propositions que la reine mère me chargeait de lui porter. Mais, à moi aussi, elle a fait une proposition... --A vous comte! s'écria Jeanne en tressaillant. --La voici, madame: on offrirait à Sa Majesté Henri de Béarn le trône de Pologne, de façon que la Navarre se trouve sans roi... --Et alors? dit Jeanne d'Albret. --Alors, Majesté, si le roi votre fils acceptait de régner sur la Pologne, on mettrait un autre roi sur le trône de Navarre... et ce roi, madame... ah! c'est à peine si j'ose vous répéter ces étranges combinaisons ce serait moi!... Jeanne d'Albret demeura longtemps silencieuse et méditative. Oui! comme l'avait dit le comte, c'était bien là une preuve absolue que Catherine de Médicis avait reconnu son fils en Déodat... Quant à l'éventualité qu'Henri de Béarn pût aller occuper le trône de Pologne, Jeanne résolut de ne pas s'y arrêter un instant. Certes, la Pologne était un beau royaume. Mais Jeanne d'Albret, Navarraise dans l'âme, n'eût pas abandonné son pays même pour le trône de France. Et quant à Henri lui-même, malgré son extrême jeunesse, elle lui soupçonnait de plus vastes ambitions, et peut-être qu'un jour le roi de France fût un Bourbon et qu'il portât ce double titre: Roi de France et de Navarre... --Que pensez-vous de cette royauté qu'on vous offre? --Je pense, madame, répondit sans hésitation le comte de Marillac, que je me sens inapte à régner. Je n'ai pas la taille d'un roi. J'ajoute que je n'envisagerais pas sans une sorte d'horreur la nécessité de m'installer dans la maison de mon roi, de ma reine. Le comte était fort ému en prononçant ces paroles. --Madame, ajouta-t-il, si j'osais parler de bonheur, moi que jusqu'à ce jour vous avez vu désespéré... y a-t-il un bonheur possible pour moi?... Ah! madame, l'heure est venue de vous dire toute ma pensée, de vous parler à coeur ouvert, comme à la seule qui m'ait témoigné quelque intérêt. --Eh bien, comte?... --Eh bien, madame, j'aime!... Le visage de Jeanne d'Albret s'éclaira. --Cher enfant! Si vous saviez comme je suis heureuse... Car, si vous aimez, c'est que vous devez être aimé... comme vous le méritez... --Je suis sûr qu'elle m'aime autant que je l'aime... --En effet, dit doucement la reine, c'est un grand bonheur qui vous arrive, mon enfant. Mais vous ne m'avez pas dit encore le nom de votre élue... Marillac frémit. Un malaise inexprimable s'empara de lui. --Vous la connaissez, madame, dit-il d'une voix tremblante. Elle a été aussi malheureuse que je l'ai été. Comme moi, elle a trouvé en Votre Majesté un asile de douceur et de bonté. Faible, sans appui, fuyant la persécution, seule au monde, vous l'avez recueillie avec cette inépuisable générosité d'âme qui fait que le monde vous aimera plus encore qu'il n'admirera en vous la guerrière de génie... --Alice de Lux! murmura la reine de Navarre. --Vous l'avez dit, madame! fit Marillac en jetant sur la reine un regard d'ardente curiosité. Mais déjà la reine s'était faite impénétrable. Oui, Jeanne d'Albret possédait vraiment cette haute générosité d'âme dont le comte venait de parler, puisqu'elle sut retenir le cri douloureux qui allait faire explosion sur ses lèvres. --Vous ne me dites rien, madame, reprit Marillac tout pâle. De grâce, que pensez-vous?... --Eh bien, je n'en pense rien en ce moment. Je la connais peu. Je lui ai parlé une douzaine de fois en tout. Le comte comprit que la reine était troublée. --Madame, s'écria-t-il, il est nécessaire que je sache votre pensée tout entière... Jeanne d'Albret avait baissé la tête. Le comte lui demandait une vérité terrible--ou un mensonge. --Madame, reprit-il avec plus d'ardeur, si Votre Majesté ne me répond pas, c'est qu'elle condamne ma fiancée... --Je n'ai rien contre Alice de Lux, dit Jeanne d'Albret. Mais ce mensonge fut dit d'une voix si basse que Marillac, plus que jamais, eut l'intuition de la catastrophe qu'il attendait, pour ainsi dire. --Madame, ayez pitié d'un malheureux qui vous porte dans son coeur, qui n'a que vous au monde, pour qui vous êtes famille, amitié, affection, tout!... Madame, votre parole ne me suffit pas... c'est un serment qu'il me faut... Jurez-moi que vous venez de dire la vérité!... --Comte de Marillac, je vais vous donner une preuve d'affection telle que mon fils seul eût pu en attendre une semblable de moi... Je ne puis vous répondre... Je ne puis faire le serment que vous me demandez avant d'avoir vu Alice de Lux... Je la verrai, je lui parlerai et alors, mon enfant, je vous répondrai... Ce que je puis vous répéter, c'est que je ne connais pas cette jeune fille et que je vous aime assez pour la vouloir connaître avant de vous dire si elle est digne ou non de votre amour... Un rauque sanglot se brisa dans la gorge du jeune homme. --Où est Alice de Lux? demanda la reine. --A Paris, répondit le comte d'une voix presque inintelligible. Rue de la Hache. La maison à porte verte, près de la nouvelle tour... --C'est bien, dit Jeanne d'Albret, demain je partirai pour Paris... --Madame! balbutia le comte avec angoisse. --Nous partirons ensemble, reprit la reine. Vous prendrez le commandement de mon escorte. Allez, comte... Le jeune homme sortit en titubant... Dehors, il respira péniblement, s'arrêta quelques minutes... --Mais, rugit-il au fond de lui-même, il y a donc une vérité sur Alice? Quelque chose que j'ignore? Il rentra, brisé par la fatigue morale plus encore que par la fatigue physique, dans l'hôtellerie où il était descendu. Lorsqu'il se présenta à la reine de Navarre, celle-ci put juger des ravages qui s'étaient faits dans l'esprit de Marillac. Ses traits s'étaient durcis. Sa parole était devenue brève et rauque. --Que va-t-il devenir lorsqu'il saura? songea la reine. Elle évita soigneusement de parler d'Alice et donna au comte ses instructions pour que l'on pût partir dans la journée même. --Nous allons à Blois, dit-elle en terminant. Puisque Charles me donne rendez-vous dans cette ville, je ne veux pas fuir la conférence qu'il m'offre. De Blois, nous irons à Paris, quel que soit le résultat de la conférence. Nous irons officiellement si la paix se fait, nous irons secrètement dans le cas contraire... Le comte s'inclina sans répondre et sortit pour s'occuper, avec une activité fébrile, des préparatifs du départ. XXXV ÉTONNEMENT DE GILLES ET GILLOT Lorsque Charles IX sortit de Paris pour se rendre à Blois, il remarqua, non sans mécontentement, que son escorte comprenait les seigneurs catholiques les plus enragés contre les huguenots. De ce nombre était le duc de Guise, plus brillant, plus souriant que jamais. Le maréchal de Damville faisait aussi partie de l'escorte royale. La veille du départ, Henri avait fait venir son intendant--son âme damnée--, le sieur Gilles, et avait eu avec lui un long entretien relatif aux prisonnières de la rue de la Hache. --Tu m'en réponds sur ta tête, avait conclu le maréchal. Dans peu de temps, bien des choses seront arrangées. Et alors le roi fera un peu ce que voudrai. Mon matamore de frère ira pourrir dans quelque Bastille. D'ici là, prudence, et veille nuit et jour. A propos, ajouta négligemment Damville, il y a, dans les caves de mon hôtel, un cadavre dont il sera bon de se débarrasser. --Le cadavre de l'enragé spadassin, fit Gilles. C'est bien simple, monseigneur. Nous le sortirons de là par une nuit obscure et nous irons le confier à la Seine. Il en résulta que, quelques jours après le départ de la cour pour les conférences de Blois, maître Gilles appela son neveu Gillot. --Gillot, dit gravement l'intendant, nous allons ce soir débarrasser les caves de l'hôtel du cadavre qui achève d'y pourrir. La physionomie de Gillot s'éclaircit à l'instant même. --Pardieu! dit-il, s'il ne s'agit que d'enterrer le damné Pardaillan, je suis votre homme! --En route! fit l'oncle. --En route! répéta le neveu, brandissant un couteau. Alors Gilles ceignit une lourde épée qu'il avait décrochée d'une panoplie de son maître. Il passa deux pistolets à sa ceinture et remplaça son bonnet par un casque. Puis ils sortirent. Dans la remise de la maison, il y avait une petite charrette. Gillot attacha un âne à la charrette. --Prends aussi une corde, ordonna l'oncle. Nous la lui attacherons au cou avec une bonne pierre... Ces préparatifs achevés, ils se mirent en route, l'oncle marchant en avant l'épée d'une main, la lanterne de l'autre, le neveu venait derrière, traînant l'âne par la bride. Ils arrivèrent sans encombre à l'hôtel de Mesmes, firent entrer l'âne et la charrette dans la cour, barricadèrent la porte et se rendirent tout droit à l'office, où, d'un grand coup de vin, ils se remirent de leurs émotions. L'heure était venue d'exécuter la deuxième partie de l'expédition. Minuit sonna au temple tout proche. Gillot se signa, et Gilles saisit les clefs de la cave. Devant la porte de la cave, ils s'arrêtèrent un moment. Puis l'intendant poussa les verrous extérieurs, donna deux tours de clef, et la porte s'entrebâilla. L'intendant, d'un coup de pied, poussa la porte. Mais elle résista. --Qu'est-ce que cela veut dire? murmura Gillot. --Imbécile! dit Gilles, cela veut dire qu'il s'est barricadé lorsqu'on l'a poursuivi et traqué. Allons, il s'agit de démolir tout cela! L'oeuvre de démolition commença aussitôt. Au bout d'une heure de travail, le passage se trouva libre, la porte s'ouvrit toute grande, ils descendirent l'escalier, Gilles toujours en avant, sa lanterne à la main. Il était d'ailleurs si assuré maintenant qu'il n'avait plus affaire qu'à un cadavre, qu'il avait dédaigné de descendre avec l'épée. Gillot le suivait pas à pas, son couteau à la main. La cave était vaste et se composait de plusieurs compartiments; il y avait des coins et des recoins, des trous sombres derrière des futailles: l'exploration commença... Dans un coin du troisième compartiment, Gilles se baissa tout à coup avec un cri étouffé: --Des ossements! s'écria-t-il. --Les rats l'ont rongé! --Mais ce ne sont pas les ossements d'un homme! Les ossements étudiés, les deux nocturnes visiteurs se regardèrent avec stupéfaction. --Des os de jambons, fit l'oncle. --Des bouteilles vides! ajouta le neveu en montrant non loin de là une montagne de flacons décapités. --Le misérable, avant de mourir, a bien mangé et bien bu!... La recherche recommença plus acharnée. Au bout de deux heures, la cave avait été explorée jusque dans ses recoins les plus cachés: il fut évident que le cadavre de Pardaillan n'y était plus. --Voilà qui est étrange, murmura Gilles. --J'en reviens à mon dire, fit Gillot: les rats l'ont mangé! seulement, ils n'ont même pas laissé les os. --Imbécile! dit l'oncle. C'était son mot favori quand il parlait à son neveu. Cependant, force lui fut de se rendre à l'explication de Gillot, En effet, une nouvelle perquisition demeura sans résultat, et il était certain que Pardaillan n'avait pu s'évader. --Après tout, dit-il, cela nous évitera la peine d'aller Jusqu'à la Seine. N'ayant plus rien à faire dans la cave, l'oncle et le neveu reprirent le chemin de l'escalier. En mettant le pied sur la première marche, Gilles leva machinalement les yeux vers la porte qu'il avait laissée grande ouverte, et il poussa un cri terrible: cette porte était fermée. En quelques bonds, il l'atteignit, poussé par l'espoir que peut-être il l'avait lui-même poussée par mégarde. Et là, il constata que non seulement elle était poussée, mais encore qu'elle était fermée à double tour!... --Que se passe-t-il? demanda Gillot. --Ce qui se passe! hurla Gilles. Nous sommes enfermés!... Gillot demeura hébété, secoué d'un tremblement convulsif... A ce moment, un strident éclat de rire retentit derrière la porte fermée. Et les cheveux de Gillot se hérissèrent sur sa tête! Car, cette voix, il la reconnaissait! C'était le vieux Pardaillan qui venait de pousser cet éclat de rire. Nous l'avons laissé au moment où, n'ayant plus qu'un jambon pour toute provision, il entrevoyait avec horreur le supplice de la famine comme le terme fatal de sa carrière d'aventures. Lorsque ce dernier jambon fut épuisé, lorsqu'après avoir une centième fois fouillé la cave dans tous les sens Pardaillan se fut bien convaincu qu'il ne lui restait plus qu'à mourir, il prit une résolution: Il se soutiendrait avec du vin tant qu'il pourrait. Et, au moment où les souffrances de la faim deviendraient pressantes, eh bien, il échapperait à la torture par le suicide: d'un coup de dague, il en finirait. Couché près de son tas de bouteilles, il y avait sans doute plusieurs heures qu'il n'avait mangé et se demandait s'il ne valait pas mieux se tuer tout de suite. Tout à coup, il lui sembla entendre un bruit derrière la porte, il se releva d'un bond, se rapprocha, haletant, de l'escalier, et écouta... Et ce qu'il entendit lui causa une joie telle qu'il eut de la peine à retenir un cri. Il se dissimula dans un coin au pied de l'escalier; Gilles et Gillot passèrent à deux pas de lui. Il attendit qu'ils se fussent enfoncés dans le fond de la cave. Alors il n'eut qu'à remonter, et tranquillement, il ferma la porte. Son premier mouvement fut alors de détaler, mais, s'étant convaincu que l'hôtel était parfaitement désert, la curiosité le prit de savoir ce que diraient les deux fossoyeurs improvisés. Il entendit enfin l'oncle et le neveu s'approcher de la porte, une fois leur perquisition terminée. Et, satisfait de l'adieu qu'il leur jeta sous forme d'un éclat de rire et d'une menace, il s'éloigna. Le vieux routier, bien qu'il eût habité peu de temps l'hôtel, le connaissait pourtant de fond en comble. Rendu à la liberté par le tour de passe-passe auquel nous venons d'assister, il se rendit directement à l'office, alluma un flambeau, visita les armoires et commença par se réconforter de quelques victuailles oubliées. Alors il chercha les clefs des appartements et, les ayant trouvées, il se mit à visiter l'hôtel. Il parvint dans une grande salle où se trouvait un grand miroir. Il en profita pour s'inspecter de la tête aux pieds et constata qu'il était à faire peur. Il n'avait plus de chapeau, ses vêtements étaient en lambeaux, tachés de boue, de sang et de vin. Il n'avait plus d'épée. D'ailleurs, ses blessures étaient toutes fermées, et, sauf une cicatrice rougeâtre au nez, son visage était à peu près intact. --Procédons avec ordre et méthode, dit Pardaillan. Aussitôt, il pénétra dans la chambre à coucher du maréchal; il avisa une haute armoire ventrue à laquelle il essaya toutes ses clefs. A force de fouiller la serrure avec la pointe de sa dague, il finit par la faire sauter. --Tiens! fit-il, voila l'armoire qui s'ouvre! Elle était remplie de linge et de vêtements. Il procéda alors à une toilette complète dont il avait le plus grand besoin. Quand il fut somptueusement habillé, il prit à une panoplie une solide rapière. En continuant ses recherches, il arriva dans un cabinet écarté, où il tomba en arrêt devant un coffre armé de trois serrures. Au bout d'une heure de travail, les trois serrures avaient sauté. Pardaillan ouvrit le coffre et demeura ébloui: il était plein d'or et d'argent; il y avait là tout un trésor. --Voyons, dit-il, je ne suis pas un truand. Je n'emporterai donc pas cet or qui est à M. de Damville. Très bien. Mais M. de Damville me doit une indemnité de guerre que j'estime à trois mille livres. A mesure qu'il parlait ainsi, le vieux Pardaillan puisait dans le coffre. Lorsqu'il eut garni sa ceinture de cuir des trois mille livres qu'il avait comptées en pièces d'or, il referma soigneusement le coffre, puis le cabinet, puis toutes les chambres qu'il avait ouvertes. Et ainsi habillé de neuf des pieds à la tête, une bonne épée au côté, la ceinture garnie, il se dirigea d'un pas léger vers la grande porte de l'hôtel. Il se rendit à l'auberge de la Devinière, où il interrogea maître Landry qui lui apprit que la cour était à Blois, --Mais, ajouta le digne aubergiste, permettez-moi, monsieur, de vous féliciter du bien qui vous arrive; je vois, au superbe costume que vous portez, que vos affaires sont en bon train. --En effet, maître Landry; je viens de faire un petit voyage... Ce petit voyage m'a enrichi, ce qui va me permettre de régler le vieux compte que nous avons ensemble. --Ah! monsieur, s'écria Landry, j'ai toujours dit que vous étiez un parfait galant homme. --Ah! misérable! s'écria soudain le vieux routier. Tu vas payer cher ta trahison! Landry demeura ébahi, la bouche ouverte, les yeux ronds de surprise, tandis que Pardaillan, repoussant la table à laquelle il était assis, s'élançait au-dehors comme un forcené. Qu'était-il donc arrivé à Pardaillan? il avait vu passer, devant la Devinière, Orthès d'Aspremont à qui, non sans raison, il attribuait sa dispute avec le maréchal. C'était bien d'Aspremont qui passait, en effet, sa blessure ne lui ayant pas permis de suivre Damville. Malheureusement, il paraît que d'Aspremont était pressé; car il marchait d'un bon pas, et, lorsque Pardaillan arriva au coin de rue où il l'avait vu tourner, son adversaire avait disparu. Tout maugréant, il prit le chemin de l'hôtel de Montmorency. --Pourvu qu'il ne soit rien arrivé au chevalier! songeait-il. Ces Montmorency sont une mauvaise race. Je viens d'en avoir une nouvelle preuve avec Henri François est-il meilleur?... Contre son attente, le vieux Pardaillan trouva à l'hôtel Montmorency son fils qui le serra dans ses bras. --Que vous est-il arrivé, mon père? demanda le chevalier. --Je te raconterai cela. Je reviens de très loin. Mais, toi-même, mon cher chevalier, que t'est-il donc arrivé? --A moi, monsieur?... mais rien que je sache. --Cependant tu as la mine d'un moine qui, par hasard, aurait réellement fait carême. Tu es pâle, tu es triste... --Dites-moi votre histoire, mon père, fit le chevalier, je vous dirai la mienne après. Le vieux routier ne se fit pas prier et raconta son aventure point par point. --En sorte, fit le chevalier en riant, que Gilles et Gillot sont maintenant à votre place? --Avec cette différence que, si je me suis nourri de jambons, ils en seront réduits à se nourrir des os que je leur ai laissés. Le chevalier ne put s'empêcher de rire. --Et maintenant, reprit son père, à ton tour, chevalier. --Mon père, vous savez bien ce qui m'attriste. --Ah! oui... les deux donzelles en question. Elles ne sont donc pas retrouvées? --Hélas! Le maréchal de Montmorency et moi, nous avons en vain fouillé tout Paris... J'ai voulu alors quitter le maréchal, et, ne vous voyant plus, m'en aller. Nous n'avons plus d'espoir ni l'un ni l'autre... --Par la mort-Dieu! Par Pilate! Par Barabbas! --Que vous arrive-t-il, mon père? --J'ai trouvé! rugit le vieux Pardaillan. --Quoi! Qu'avez-vous trouvé!... --Où elles sont! ou plutôt le moyen de le savoir, ce qui revient au même! --Mon père, prenez garde de me donner une fausse joie qui me tuerait! --Je te dis que j'ai trouvé, corbacque! Partons!... --Partons, mon père! fit le chevalier avec une hâte fébrile. En route le vieux Pardaillan s'expliqua. --Il y a un homme qui sait assurément où se trouvent tes deux princesses au bois dormant. Et, cet homme, c'est le damné intendant de Damville, celui qui sait tous les secrets du maître. --Gilles!... Ah! vous avez raison... courons, mon père! Le père et le fils se mirent à courir et, arrivés à l'hôtel de Mesmes, ils y entrèrent par le jardin. Quelques instants plus tard, ils étaient devant la porte de la cave. Homme de sang-froid s'il en fut, le vieux routier retint son fils qui voulait ouvrir aussitôt, et se mit à écouter. Sans doute, de l'intérieur, Gilles et Gillot avaient entendu les pas, car à peine Pardaillan et son fils se furent-ils arrêtés devant la porte qu'une voix lamentable leur parvint: --Ouvrez, au nom du Ciel! Ouvrez, qui que vous soyez!... --Qui êtes-vous? demanda le vieux routier. --Je suis maître Gilles, l'intendant de Mgr de Damville. Nous avons été enfermés dans cette cave par un misérable, un homme de sac et de corde, un truand... --Assez! Assez, maître Gilles! s'écria Pardaillan qui éclata de rire. --Le damné Pardaillan! se lamenta Gilles en reconnaissant la voix de celui qu'il avait voulu enterrer. --Lui-même, mon digne intendant! Maître Gilles, écoutez-moi bien. --Je vous écoute, monsieur! haleta l'intendant. --J'ai eu pitié de vous... et c'est pour cela que je reviens. Je me suis dit qu'il serait indigne d'un chrétien de vous laisser, ici, mourir lentement de faim... Alors, je viens pour vous pendre!... --Miséricorde! Vous me voulez pendre! On entendit un gémissement et un sanglot. Pardaillan ouvrit la porte. Et, dans l'obscurité, il aperçut Gilles, à genoux sur l'une des marches de l'escalier; il était livide, hideux. --Chevalier, dit le vieux routier, demeurez à cette porte; armez vos pistolets; et, si l'un de ces deux misérables fait mine de vouloir sortir, tuez-le sans pitié. --Grâce, monseigneur, gémit l'intendant. --Tu as peur, continua Pardaillan. Et si je t'offrais un moyen de sauver ta vie? --Oh! bégaya le vieillard en tendant ses bras avec désespoir: tout ce que vous voudrez, tout! demandez-moi ce que j'ai pu entasser d'or et d'argent depuis que je vis. --Je ne veux pas de ton argent, dit le vieux routier. --Quoi alors? Dites! Parlez! --Je ne te tuerai pas. Tu ne seras pas pendu. Et même tu pourras t'en aller d'ici, à une seule condition... Tu me diras où ton maître le maréchal a conduit la dame de Piennes et sa fille... Gilles leva des yeux hagards vers Pardaillan. --Vous me demandez cela? dit-il. C'est cela que vous voulez savoir pour me donner vie sauve? --Oui. Tu vois que tu en es quitte à bon compte. Gilles, qui était à genoux, se releva. Gilles, qui grelottait et claquait des dents, se raidit et n'eut plus un frémissement. D'une voix ferme, il dit: --Tuez-moi donc: cela, vous ne le saurez pas! --Par tous les diables d'enfer! grommela Pardaillan. Ce vieux est superbe! Dommage que je sois forcé de le tuer! Il tira sa dague et, de sa même voix glaciale, il dit: --Pour ta bravoure, tu ne seras pas pendu. Mais je vais te tuer d'un seul coup, au coeur, si tu ne parles... --Voici mon coeur, dit le vieux Gilles en déchirant son pourpoint d'un coup violent. Seulement, si le désir d'un mourant vous est sacré, je vous supplie de dire à Mgr de Damville que je suis mort pour lui... Les deux Pardaillan demeurèrent saisis d'étonnement. --Monsieur de Pardaillan, fit tout à coup une voix qui grelottait. Le routier se retourna et aperçut Gillot qui sortait de derrière une futaille. --N'aie pas peur, dit-il: ton tour va venir; ton digne oncle d'abord, toi ensuite. --Je le sais, fit Gillot, tout blême, et, pour me sauver, je vais vous proposer un marché. Je sais où se trouvent les deux personnes que vous cherchez... --Il ment! gronda le vieillard qui, se débarrassant de l'étreinte de Pardaillan, se précipita sur son neveu. Mais il n'eut pas le temps de l'atteindre que déjà Pardaillan l'avait saisi à la gorge et le remettait au chevalier. --Parle! dit-il alors à Gillot. --Il ne sait rien! Il ment! vociféra Gilles. --Je ne mens pas, mon oncle, dit Gillot qui reprenait de l'aplomb. Le jour où j'ai reçu l'ordre de préparer la voiture, et où j'ai eu précisément affaire à ce digne jeune homme que voici, toutes ces manigances m'ont mis la cervelle à l'envers; et, à dix heures, j'ai suivi l'expédition. Je sais où la voiture s'est arrêtée, et je m'offre d'y conduire ces messieurs... --Où est-ce? palpita le chevalier. --Rue de la Hache! fit Gillot. --Rue de la Hache! s'exclama le chevalier stupéfait, à l'esprit de qui l'image d'Alice de Lux se présenta aussitôt. Mais il y avait d'autres maisons que la sienne dans la rue. Il était impossible que la fiancée de Marillac eût de pareilles accointances avec le duc de Damville! --Voyons, reprit-il. Quel est l'endroit exact? --Tais-toi! Tais-toi, infâme! hurlait le vieux Gilles. --Monsieur, la maison est facile à reconnaître, elle fait le coin de la rue Traversine: elle a un jardin, et il y a une porte verte à ce jardin. Le cri de rage que poussa l'intendant eût suffi pour démontrer que Gillot venait de dire la vérité. --Courons! s'écria le vieux Pardaillan. Mais le chevalier demeurait immobile, tout pâle. Il songeait qu'il s'était présenté à diverses reprises dans la maison de la rue de la Hache et qu'il avait toujours trouvé porte close depuis son entretien avec Alice. Il se demandait avec angoisse quel mystère cachait la vie d'Alice et quel malheur pour Déodat allait sortir de ce mystère. --Allons! dit-il enfin. Je saurai la vérité en l'interrogeant !... si je la retrouve! Le vieux Pardaillan ne comprit pas ces paroles, mais il s'apprêta à suivre son fils. --Vous avez tous les deux la vie sauve, dit-il à Gilles et à Gillot. Allez vous faire pendre ailleurs! --Hélas! Pendu, je le serai certainement! fit l'intendant. --Je témoignerai de votre fidélité, dit le chevalier. Rassurez-vous, je vous promets d'informer le maréchal de Damville de la belle résistance que vous avez faite. Pendant cette discussion, Gillot avait disparu. Sans doute, il ne tenait pas à se retrouver seul à seul avec son oncle. Gilles s'était assis sur un billot et, la tête dans les mains, réfléchissait à son triste sort. Les deux Pardaillan le laissèrent à ses funèbres méditations et sortirent de l'hôtel pour se rendre aussitôt rue de la Hache. --Qui peut bien demeurer dans la maison à porte verte? demanda le vieux routier. Sans doute quelque officier de Damville qui s'est retranché là avec une petite garnison. Je vous propose donc, mon fils, d'attendre la nuit. Le chevalier eut un instant d'hésitation, puis il dit: --Mon père, je crois qu'en cette affaire il faut que j'agisse seul... --Ah ça! tu connais donc la maison? --Oui. Et je ne redoute qu'une chose: c'est qu'elle soit inhabitée... en ce moment. --Je ne comprends pas, chevalier. Je pressens seulement qu'il y a là un secret. --Qui n'est pas à moi! C'est le secret d'un ami que j'aime comme un frère... --Et tu veux y aller seul? Tu m'assures qu'il n'y a pas de danger? --Aucun danger, mon père. --Bon. En ce cas, je t'attendrai au bout de la rue. --Non. Séparons-nous ici. Peut-être vous verrait-on. Et, si on s'aperçoit que quelqu'un peut intervenir, cela suffirait sans doute pour que la porte ne soit pas ouverte. --Je vais donc t'attendre... où cela? --Mais, mon père, vous pouvez m'attendre chez Catho! --Bah! tu l'as donc revue, pendant que je me consumais au fond de la cave? --Oui; avec l'argent que vous lui avez remis, elle a installé, rue Tiquetonne, un nouveau cabaret. --Qui s'appelle? --L'Auberge des deux morts qui parlent. --Ah! digne Catho! excellente Catho! tu t'es souvenue!... Je l'épouserai, chevalier! Sur cette boutade, le père et le fils se séparèrent; le chevalier continuant son chemin vers la rue de la Hache, le vieux routier s'acheminant vers le nouveau cabaret de Catho pour y attendre son fils en dégustant une pinte d'hypocras. Rue Tiquetonne, il vit en effet une auberge avec une devanture et une enseigne toutes neuves. C'était l'Auberge des deux morts qui parlent. Seulement, pour corriger ce que l'enseigne pouvait avoir de trop macabre, Catho avait fait peindre deux noirs... deux Maures qui étaient censés tenir conversation en agitant leurs gobelets. Pendant que le vieux Pardaillan admirait l'enseigne et entrait dans le cabaret, le chevalier approchait de la maison à la porte verte. Tout de suite, il remarqua que les contrevents étaient soigneusement rabattus sur les fenêtres, comme si la maison eût été inhabitée. Le coeur battant, il heurta le marteau. La porte demeura fermée, la maison silencieuse. Mais, cette fois, le chevalier était décidé à savoir ce qui se passait derrière ces murs et à savoir ce qu'il y avait dans ce silence et ce mystère. Alors, il jeta un coup d'oeil à droite et à gauche pour s'assurer qu'aucun voisin ne l'épiait, puis, s'élançant d'un bond, il atteignit la crête du mur de bordure. Alors il se hissa à la force du poignet et sauta dans le jardin, et marcha droit à la porte de la maison, décidé à faire sauter la serrure. Au moment où il y arrivait, cette porte s'entrouvrit et, dans la pénombre, une forme blanche apparut à Pardaillan. C'était Alice de Lux! Comme elle était changée! Comme elle était pâle! Et comme sa voix parut rauque, presque dure, lorsqu'elle dit: --Hâtez-vous d'entrer puisque vous forcez ma porte! Le chevalier obéit. Alice de Lux le fit pénétrer dans cette pièce où Marillac l'avait présenté. Elle demeura debout. Elle ne lui offrit pas de siège. --Pourquoi me persécutez-vous ainsi? dit-elle. --Madame, dit le chevalier en se remettant de l'émotion qui l'étreignait, votre accueil étrange m'aurait déjà chassé de cette demeure, si un puissant intérêt... --Un mot seulement: venez-vous de sa part?... --Vous me demandez, je crois, si je vous suis envoyé par le comte de Marillac? --Oui, monsieur. Oui, continua-t-elle en s'animant, ce ne peut être que lui qui vous envoie. Il a vu la reine de Navarre, n'est-ce pas? Et la reine a parlé! La reine a voulu le sauver de la hideuse créature que je suis! Il sait! --Madame, s'écria Pardaillan, vous commettez une affreuse erreur; ce n'est pas le comte de Marillac qui m'envoie! Alice de Lux, qui était blanche comme une morte, rougit légèrement, puis devint livide. --Ce n'est pas lui qui vous envoie, balbutia-t-elle. Qu'ai-je dit? Insensée!... Elle se couvrit le visage de ses deux mains. Le chevalier s'agenouilla: --Madame, dit Pardaillan d'une voix si mâle et si douce qu'elle semblait l'accent idéal de la franchise et de la pitié, madame, je vous supplie de croire que j'ai déjà oublié les paroles échappées à votre délire! Ce que je sais, c'est l'amour prodigieux que vous portez à mon ami! --Parlez-moi encore, bégaya-t-elle. Il y a long-temps que je souffre seule, toute seule avec moi-même! Et le chevalier, maintenant, oubliait pourquoi il était venu! Il se releva, saisit les deux mains d'Alice, l'attira à lui, la prit dans ses bras, et ses lèvres, doucement, se posèrent sur les cheveux parfumés de la jeune femme. Et, tout cela fut si vraiment, si profondément fraternel qu'Alice ne se rappelait avoir jamais éprouvé pareille impression d'apaisement et de douceur. --Ainsi, reprit-elle plus calme, le comte n'est pas de retour à Paris? --Non, madame. --Et, fit-elle avec hésitation, vous n'en avez reçu aucune nouvelle? Vous ne savez pas ce qu'il fait... ce qu'il pense? --Je n'en ai pas de nouvelles, madame; mais tout le monde sait à Paris que la reine de Navarre est à Blois, en conférence avec le roi de France. Il est donc certain que le comte se trouve à Blois, depuis plus de quinze jours. --Quinze jours!... --Tout autant, madame. Or, pour un cavalier comme le comte, de Blois à Paris, il y a quatre journées de marche. Un éclair de joie puissante parut dans les yeux d'Alice. Avec son tact ordinaire, le chevalier ne tirait aucune conclusion de ce qu'il venait de dire. Mais cette conclusion s'imposait d'elle-même à l'esprit d'Alice: --Si la reine de Navarre m'avait dénoncée, il serait ici depuis longtemps! Donc, selon toute vraisemblance, Jeanne d'Albret n'avait pas parlé. Alice redevint la charmante maîtresse de maison qu'elle était. Sur son appel, la vieille Laura apporta des fruits, des rafraîchissements, des confitures, selon la mode. Mais Pardaillan ne voulut goûter à aucune des douceurs qu'elle lui présenta. --Chevalier, dit-elle, lorsqu'elle fut arrivée à se rendre maîtresse de sa propre émotion, me pardonnerez-vous jamais la façon indigne dont je vous ai accueilli... j'étais folle... --Ne pensons plus à cela, madame. Et, puisque vous me traitez en ami, puis-je vous demander un sacrifice? --Quel qu'il soit, je suis prête! --Sachez donc que moi aussi j'aime. Maintenant, supposez, madame, que le comte, votre fiancé, soit détenu prisonnier chez moi... et supposez que vous veniez me demander sa liberté!... Ah! madame, à votre agitation, je vois que vous m'avez compris! Un seul mot, un seul: le sacrifice que vous êtes prête à accomplir pour moi ira-t-il jusqu'à rendre la liberté à Jeanne de Piennes et à sa fille? A mesure que le chevalier parlait, Alice paraissait plus bouleversée. --Vous aimez Loïse... Loïse de Montmorency... --Oui, madame! --Malheureuse!... murmura sourdement Alice, tout ce qui m'approche est flétri!... --Vous ne pouvez me la rendre, n'est-ce pas?... --Loïse et sa mère ne sont plus ici!... Elles ne sont plus ici, depuis le lendemain du jour où vous m'avez annoncé que le comte de Marillac allait voir la reine de Navarre. --Damville les a reprises! gronda le chevalier... Oh! cet homme se cache! Mais, dusse-je parcourir la France, je mettrai la main sur lui! Et alors... --Non, chevalier! Le maréchal ne les a pas reprises. C'est moi qui leur ai rendu la liberté... --Libres! Elles sont libres!... --Lorsque je me suis vue condamnée lorsque j'ai compris que mon noble fiancé allait me maudire ah! chevalier, quel horrible enchevêtrement de malheur dans ma vie!... je n'avais plus à redouter les révélations dont Damville me menaçait, puisque ces révélations, la reine de Navarre les faisait elle-même!... Je monte chez les prisonnières... Je leur dis:--Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait allez... vous êtes libres!... Et voici que si ce funeste accès de générosité ne m'était pas venu Loïse sortirait maintenant d'ici, emmenée par vous qui l'aimez! Ah! oui, je suis maudite! Vous exagérez le malheur, madame, dit doucement le chevalier. C'est déjà une joie immense pour moi de savoir que Loïse n'est plus au pouvoir du damné maréchal... Mais ne vous ont-elles pas dit où elles comptaient se retirer? --Hélas! j'étais si bouleversée que je n'ai même pas songé à le leur demander... Il y eut un moment de silence. --Je voudrais, dit Pardaillan, vous poser une question... Rassurez-vous, madame, elle m'est toute personnelle... Vous avez dû parfois vous entretenir avec elles?... --Deux ou trois fois seulement. --Eh bien, reprit le chevalier, dans ces circonstances... ou d'autres... enfin, tenez, madame, je veux savoir si jamais mon nom a été prononcé par Loïse... --Jamais, dit Alice. Un nuage passa sur le front du jeune homme. --Pourquoi aurait-elle parlé de moi? songea-t-il, elle m'a oublié depuis longtemps... Et pourtant c'est bien moi qu'elle appela à son secours, le matin où je fus arrêté. Pardaillan n'avait plus rien à faire chez Alice de Lux. Il prit donc congé. Mais la jeune femme le supplia de la revenir voir. Il promit. Cette infortunée lui inspirait un profond intérêt. En quittant la maison de la rue de la Hache, Pardaillan se rendit rue Tiquetonne, au cabaret des Deux-morts-qui-parlent. XXXVI UN ÉPISODE HOMÉRIQUE Le vieux Pardaillan, rue Tiquetonne, fut accueilli à bras ouverts par la digne hôtesse, dame Catho. Le routier, d'un coup d'oeil, inspecta le cabaret. --Catho, dit Pardaillan, tu mérites d'être félicitée. Ton auberge est admirable! --Grâce à vous, fit Catho. Grâce à vos beaux écus. Mais je pense que celle-ci ne brûlera pas comme l'autre! Pardaillan s'installa à une table, et, comme il lui était impossible de demeurer inoccupé, il engouffra un repas pantagruélique. Tout à coup, des trompettes retentirent au loin; il reboucla son épée, posa sa toque à plume noire sur le coin de son oreille gauche, et, redressant sa moustache, s'en fut vers la rue de Montmartre d'où venait le bruit des trompettes, après avoir prévenu Catho qu'il serait de retour dans peu de minutes pour retrouver son fils. --Vous allez donc voir l'entrée du roi? fit Catho. --Ah! ah! c'est donc Charles que signalent ces trompettes guerrières? --Oui, monsieur. On dit que le roi sera accompagné de Mme de Navarre et son fils, ainsi que d'une foule de seigneurs huguenots, qui se sont embrassés avec les gentilshommes catholiques. --Bon! Et moi qui voyais la guerre!... Enfin, allons voir les beaux habits et les belles armes des gardes. Ayant dit, Pardaillan remonta la rue Tiquetonne et ne tarda pas à déboucher rue Montmartre. Mais, là, il fut pris dans un remous de peuple et porté, poussé contre la porte d'une maison. --Un sol la chaise! Qui veut voir et entendre? On verra notre sire, le roi, on verra madame Catherine dans son carrosse d'or, on verra messieurs de Guise sur leurs grands chevaux, on verra... un sol la chaise!... Ainsi glapissait un gamin. Pardaillan lui donna quelques pièces de menue monnaie et se hissa sur la chaise, qui était placée contre la porte de la maison en question. Cette porte était solidement fermée. Et, en levant les yeux, Pardaillan s'aperçut que les fenêtres de l'unique étage étaient closes également, à l'encontre des maisons voisines où toutes les fenêtres étaient garnies de têtes curieuses. De son poste, Pardaillan dominait maintenant la foule et voyait s'approcher lentement le cortège royal, tandis que les cloches de toutes les églises de Paris sonnaient à toute volée, et que les couleuvrines du Louvre tonnaient. D'abord vint une compagnie des bourgeois du quartier, en armes; ils s'avançaient en répétant: --Le roi! Le roi! Place pour notre roi! Devant eux, la foule refluait à droite et à gauche, s'ouvrant comme la mer sous l'éperon d'un navire. Derrière eux, marchaient une compagnie d'arquebusiers, puis des pertuisaniers, et, enfin, apparaissaient les gardes du roi, précédés d'un double rang de trompettes à cheval. Aussitôt après, dans un somptueux carrosse doré, surmonté d'une couronne, traîné par douze chevaux blancs, caparaçonnés d'or dont chacun était tenu en main par un suisse gigantesque, apparaissait la pâle figure de Charles IX. Dans le même carrosse, sur la même banquette que Charles IX, assis à sa gauche, se trouvait Henri de Béarn qui, lui, multipliait les saluts, faisait des signes amicaux aux hommes, et riait aux femmes. Derrière le carrosse royal, venait une lourde machine non moins dorée, dans laquelle avait pris place Catherine de Médicis. Près d'elle, Jeanne d'Albret. Catherine ne cessait de saluer le peuple que pour sourire à Jeanne. Perché sur sa chaise, Pardaillan assistait à cette féerie avec un sourire goguenard. --Voilà les huguenots dans la place, grommelait-il. Mais ce n'est pas le tout que d'entrer. Comment vont-ils sortir? Tout à coup, son regard se croisa avec un regard flamboyant, auquel il s'accrocha pour ainsi dire. --Le maréchal de Damville! gronda le routier. En même temps, il saluait de son plus gracieux sourire et de son plus beau geste. Damville, d'une violente secousse, avait arrêté son cheval et demeurait pétrifié, les yeux rivés sur ce Pardaillan qu'il croyait mort. --Oh! oh! songeait à ce moment le vieux routier, la fête est complète. Tous mes assassins me regardent! Il redoubla les sourires et les saluts. En effet, près de Damville, trois ou quatre cavaliers s'étaient arrêtés. --L'homme que nous avons grillé dans le cabaret! s'écria l'un. --Celui qui est mort avec le chevalier de Pardaillan, fit un autre. Ces cavaliers qui étaient de la suite du duc d'Anjou, c'étaient Quélus, Maugiron, Saint-Mégrin et Maurevert... Cependant Pardaillan, que tous ces regards convergés vers lui ne troublaient aucunement, commençait à se dire que la rencontre pourrait bien fort mal tourner pour lui. En conséquence, il essaya de descendre de sa chaise afin de se faufiler dans la foule et de disparaître. Malheureusement, la foule était si tassée, si compacte autour de lui, que force lui fut de demeurer immobile sur son piédestal. Au moment où Pardaillan cherchait inutilement à descendre de sa chaise, le duc d'Anjou, s'étant retourné, s'aperçut que plusieurs de ses gentilshommes s'étaient arrêtés. Il appela Quélus, son favori, qui, s'approchant de lui, se mit à lui parler vivement. Le duc d'Anjou fit alors un signe au capitaine de ses gardes. Puis tout ce monde, entraîné par la marche du cortège, continua à s'avancer. --Les choses se gâtent! pensa le vieux routier. Il faut noter, en effet, que Pardaillan n'était pas le seul perché sur une chaise. Près de lui, à sa gauche, il y avait une table qui supportait sept ou huit curieux. A sa droite, une sorte de tréteau était couvert par une quinzaine de personnes. Il y avait aussi des chaises en quantité. Pardaillan prit le seul parti qui lui restait à prendre: il fit basculer sa chaise qui tomba; l'instant d'après, il se trouva sur la chaussée au milieu de gens qui hurlaient, furieux. L'aspect martial de Pardaillan leur imposa silence. Il fallait, coûte que coûte, sortir de cette foule et disparaître au plus tôt. A ce moment, au lieu de s'ouvrir devant lui, la foule reflua violemment et, pour ne pas être entraîné, Pardaillan s'accrocha au marteau de la porte devant laquelle sa chaise était placée. Que se passait-il? On eût dit qu'une partie du cortège royal faisait demi-tour, revenant sur ses pas. Une vingtaine de cavaliers, au grand trot, accouraient sans s'inquiéter des cris de terreur des femmes et des blasphèmes des bourgeois. Il y eut une fuite éperdue des vagues populaires. Et Pardaillan, accroché à son marteau, vit couler le flot sans comprendre les causes de cette fuite. Enfin, il se vit seul, tout seul contre cette porte. Alors, il lâcha le marteau et se retourna. Or, dans le mouvement brusque qu'il exécuta, le marteau frappa sur son clou arrondi. Pardaillan se retourna, et demeura tout ébaubi: il se trouvait seul dans un grand demi-cercle dont la corde était formée par des maisons de la rue et dont la ligne de circonférence était formée par des cavaliers sur un rang. Le cavalier qui se trouvait au milieu de cette ligne était Henri de Montmorency, duc de Damville, maréchal des armées du roi. Près de lui, un homme au sourire mauvais couvait Pardaillan d'un regard mortel. C'était Orthès, vicomte d'Aspremont. A l'aile droite de la courbe, se trouvaient Maurevert et Saint-Mégrin. A l'aile gauche, Quélus et Maugiron. Pardaillan se redressa et, d'une voix de fanfare, il dit: --Bonjour, messieurs les assassins! Un murmure féroce parcourut le rang des cavaliers. L'un d'eux fit un geste et tous se turent: c'était le capitaine des gardes du duc d'Anjou. Il dit: --Monsieur de Pardaillan, votre épée! --Allons donc! claironna la voix, de Pardaillan. Tu veux mon épée: viens la prendre! En même temps, il tira sa rapière en un de ces gestes flamboyants dont avait hérité son fils. --Monsieur, votre épée! gronda encore le capitaine d'Anjou. --Dans ton coeur ou ton ventre! à ton choix! grinça Pardaillan. --Finissons-en! dit Damville. --Un instant, fit une voix fielleuse. Monsieur que voici est le père d'un certain chevalier de Pardaillan qui a osé insulter Sa Majesté le roi. Prenons-le vivant! Et la torture saura bien lui faire dire où est son fils! C'était Maurevert qui parlait ainsi. Le conseil était terrible Les yeux de Damville jetèrent une lueur sanglante. --Oui! oui! vivant! Et qu'il dise où est son fils!... --Le voilà! tonna une voix vibrante, rugissante. A cette seconde, il y eut dans la troupe un désordre inexprimable: on vit l'un des cavaliers tomber, rouler dans la poussière de la chaussée; et, à sa place, sur son cheval, apparut un jeune homme à la figure figée dans un sourire d'intense ironie, mais aux yeux flamboyants; et ce nouveau venu, par une audacieuse manoeuvre, affolait le cheval dont il venait de s'emparer, lui labourant les flancs à coups d'éperon, lui brisant la bouche à coups de furieuses saccades sur le mors; la bête hennissait de douleur, se mettait à ruer, à se cabrer, faisait feu des quatre sabots; le cercle se reculait, la foule fuyait avec des hurlements; et le vieux Pardaillan Jetait un cri: --Mon fils!... --Tenez bon, monsieur! répondit le chevalier. En sortant de la maison de la rue de la Hache, le chevalier, arrêté un moment rue de Beauvais par la foule qui attendait le passage du roi, avait pu reprendre son chemin vers le cabaret des Deux-morts-qui-parlent lorsque cette foule s'était précipitée vers la rue Montmartre. Là, un groupe énorme de badauds stationnait autour de quelque chose qu'il ne voyait pas. Mais ce que vit parfaitement le chevalier, ce fut la haute stature de Damville. La première pensée du chevalier fut de s'écarter pour ne pas être reconnu, et de cherchera gagner la rue Tiquetonne, Et déjà il commençait à opérer son mouvement de retraite, lorsqu'il crut reconnaître la voix de son père! Aussitôt, il se rua tête baissée dans la foule! Il passa. En quelques secondes, il parvint aux cavaliers qui entouraient Pardaillan. Il vit son père acculé contre la porte. S'accrocher à l'étrivière du premier cheval auquel il se heurta, se hisser d'un élan sur la selle, placer la pointe de sa dague sur la gorge du cavalier stupéfait et terrifié fut pour lui l'affaire d'un instant. --Descendez, monsieur! dit le chevalier. --Vous êtes fou, monsieur! --Non, je suis fatigué, et j'ai besoin d'un cheval. Descendez, ou je vous tue! Le cavalier leva le pommeau de son épée pour assommer l'étrange adversaire. Mais il n'eut pas le temps d'achever. Un coup de dague en pleine poitrine l'atteignit. Il se renversa et roula. Le chevalier enfourcha la bête et dégaina sa rapière. Et, furieusement, il bondit. Cela avait eu la rapidité et le flamboiement d'un éclair. Un large espace demeura vide autour du vieux routier. Et il y eut alors quelques secondes de répit pendant lesquelles chacun étudia rapidement la situation. Le chevalier, au centre de cet espace vide, avait arrêté son cheval frémissant et le maintenait d'une main de fer. Ces quelques secondes de répit étaient mises à profit par le vieux Pardaillan. Les tables, les chaises, les échelles qui avaient servi aux curieux, maintenant en déroute, il s'en emparait, les entassait avec la prodigieuse habileté qu'il avait de ces sortes d'opérations, et à ce rempart, qui se dressait devant la porte à laquelle il était acculé, il ne laissait qu'un étroit passage. --Pour le chevalier, quand il sera désarçonné, grommela-t-il. Les cavaliers amenés par le capitaine des gardes d'Anjou n'attendaient qu'un signe de leur chef. Le capitaine dit en s'adressant aux deux Pardaillan: --Messieurs, au nom du roi, faites-y bien attention!... Vous rendez-vous? --Non, dit froidement le chevalier. --Vous faites rébellion? En avant donc!... Gardes, emparez-vous de ces deux hommes!... Les gardes d'un côté, les mignons de l'autre, se précipitèrent l'épée haute sur le chevalier qu'il fallait saisir ou tuer avant d'arriver au vieux Pardaillan. Le chevalier comprit que la dernière minute était arrivée. Sa pensée suprême fut pour Loïse. Mais cette pensée ne fit que traverser son cerveau. Au moment où l'attaque reprenait plus furieuse, et cette fois définitive, il voulut recommencer la manoeuvre désespérée qui venait de lui réussir. Il rassembla donc les rênes et porta aux flancs de la bête un double coup terrible. Mais le cheval, au lieu de s'enlever, s'abattit!... --Malédiction! rugit le chevalier qui, sautant agilement, se retrouva l'épée à la main. Que s'était-il passé? Dès la première intervention du chevalier, l'un des assaillants avait mis pied à terre et assuré dans sa main une de ces courtes dagues a large lame qui étaient des armes si meurtrières. Cet homme, c'était Maurevert. Il suivit d'un oeil attentif les mouvements du chevalier, et, au moment ou le capitaine criait:--En avant!. il se précipita à pied, se cramponna à la bride du cheval et lui enfonça sa dague en plein poitrail, d'un coup sur et violent. Atteinte au coeur, la bête s'affaissa agonisante. Le chevalier s'apprêta à mourir, et déjà il commençait à fourrager de sa rapière dans la masse qui grouillait autour de lui. --Par ici! hurla le vieux Pardaillan Le chevalier retourna la tête, vit le rempart élevé par son père; un éclair de dernier espoir brilla dans ses yeux et il se précipita vers l'ouverture. A peine fut-il en sûreté que l'ouverture fut bouchée par la chute d'un tréteau que le vieux routier avait maintenu suspendu à bout de bras. Le père et le fils se trouvèrent enfermés dans cette citadelle improvisée. Ils échangèrent un regard qui fut leur suprême étreinte d'adieu car ils n'avaient le temps ni de s'embrasser, ni même de se serrer la main. Les chevaux avaient marché en rang serré sur l'obstacle. Mais il y eut un recul, avec des hennissements de douleur, les bêtes se cabrant, les cavaliers jurant comme des païens: le vieux Pardaillan à gauche, le chevalier à droite, commençaient à s'escrimer; d'instant en instant, avec une sûreté terrifiante avec une rapidité d'éclair, les deux épées surgissaient d'entre les barreaux des chaises entassées, d'entre les pieds de table, s'élançaient comme des vipères d'acier piquaient les chevaux aux naseaux, aux poitrails et les deux indomptables assiégés, silencieux, ramassés sur eux-mêmes, le vieux routier dans une attitude de bête sauvage qui aspire le carnage, le jeune, imperturbable et froid, apparaissaient comme des Titans d'un autre âge. Le capitaine, d'un geste, arrêta encore l'attaque; cette tactique ne réussissant pas, il fallait en employer une autre. --Es-tu blessé? dit le vieux Pardaillan. --Pas une égratignure, et vous, mon père? --Rien encore. Tâchons de bien mourir, par Pilate! --Tâchons de ne pas mourir, dit froidement le chevalier. --Pied à terre! commanda le capitaine Une douzaine de cavaliers sautèrent à bas de leurs chevaux. Alors, ce fut un cercle d'épées qui se forma autour du rempart; douze ou quinze pointes convergèrent sur les Pardaillan. --Rendez-vous donc par la Mort-Dieu! dit le capitaine. Les Pardaillan secouèrent la tête. Le capitaine haussa les épaules et dit: --Prenez-les! Ensemble, à ce mot qui leur fut un signal d'attaque ensemble les épées fulgurèrent, les pointes fouillèrent a travers les bois, deux ou trois lames se cassèrent d'un coup sec, quatre hommes tombèrent, du sang gicla, et la bande recula pour un nouvel assaut. C'était un succès; les deux Pardaillan étaient rouges de sang, blessés tous deux à la tête, aux bras, à la poitrine. --Adieu, chevalier! fit le vieux routier en tombant sur un genou. --Adieu, mon père! dit le chevalier. Le capitaine fit un signe et cria: --Démolissez, d'abord!... Et, de nouveau, le formidable rang d'acier s'avança comme une bête monstrueuse, en dardant ses pointes. Au même instant, sous des coups furieux, la barricade s'écroula, le passage se trouva libre. --Voici la fin de la fin! s'écria le vieux Pardaillan dans un suprême éclat de rire. En même temps, il portait deux ou trois coups de pointe. --Adieu, Loïse! murmura le chevalier dans un frémissement de tout son être, en fermant un instant les yeux. Et, lorsqu'il les rouvrit, ces yeux, il demeura pantelant, ébloui, extasié, frappé d'un étonnement surhumain, rêvant qu'il était mort ou que, dans le vertige de l'angoisse, une consolante et radieuse apparition lui était survenue pour le conduire aux portes de l'infini. Et voici ce qu'il voyait: Les pointes des épées menaçantes qui étaient à un pouce de sa poitrine s'étaient relevées ou abaissées. Les assaillants reculaient à droite et à gauche, étonnés, fascinés, laissant libre une route bordée d'acier qui aboutissait à Henri de Montmorency à cheval, immobile, pétrifié, couvert d'une pâleur livide. Dans ce chemin, une femme vêtue de deuil s'avançait, lente et majestueuse... --La Dame en noir! haletait le chevalier. Et, sur le seuil de la maison, devant la porte où s'élevait la barricade, devant cette porte qui venait de s'ouvrir soudain, se tenait une jeune fille, adorable dans sa pose à la fois craintive et hardie, avec ses cheveux dorés lui faisant un nimbe glorieux, son doux visage pâle,--et, du seuil élevé, elle abaissait sur le chevalier un long regard chargé d'admiration et d'effroi... --Loïse! bégaya le jeune homme qui, d'un mouvement très doux, se mit à genoux sur le sol baigné de sang. Deux larmes perlèrent au bord des longs cils de la jeune fille. Et son regard se voila alors d'une céleste tendresse. --Puissances du Ciel, je vais mourir... elle m'aime!... Le chevalier tomba à la renverse, évanoui, tandis que le vieux Pardaillan, mordant sa rude moustache grise, grommelait: --Ah! c'est Loïse, Loïson, Loïsette?... Eh bien, je ne suis pas fâché de trépasser avec ce spectacle-là dans les yeux! La Dame en noir s'avançait vers Henri de Montmorency. Au moment où la porte s'était brusquement ouverte, où cette femme était ainsi apparue, se jetant entre les épées et les blessés, les assaillants s'étaient reculés effarés. Jeanne de Piennes s'arrêta à deux pas du maréchal de Damville. --Monseigneur, dit Jeanne de Piennes, je prends ces deux hommes: ils sont à moi. L'un d'eux est celui qui m'a ramené l'enfant qui m'avait été volée; l'autre est son fils. Le maréchal avait longuement tressailli. Ses yeux sanglants regardèrent, farouches, autour de lui, puis revinrent à Jeanne de Piennes. Et, sous son regard à elle, sous ce regard limpide, il se courba, vaincu... D'une voix rauque, à peine perceptible, il répondit: --Ces deux hommes sont à vous, madame... prenez-les!... Et sous ses coups de saccade violente, son cheval recula; mais il s'arrêta, et Henri demeura présent... un nouveau sourire fugitif et terrible tordit sa bouche. Jeanne de Piennes s'était retournée vers le capitaine des gardes du duc d'Anjou; --Monsieur, dit-elle, vous accomplissez ici une mission... --Ordre du roi, madame! fit le capitaine d'une voix ferme. Je dois arrêter ces deux gentilshommes... --Monsieur, je m'appelle Jeanne, comtesse de Piennes, duchesse de Montmorency... Le capitaine s'inclina profondément. --Je vous suis une caution vivante, poursuivit Jeanne. Ma parole vous répond des deux prisonniers. --S'il en est ainsi, madame, dit le capitaine, à Dieu ne plaise que je mette en doute la caution de haute, noble et puissante dame de Piennes et de Montmorency. Et si les deux prisonniers ne doivent pas quitter cette maison... --Ils ne la quitteront pas, monsieur! --J'obéis, madame. J'ajoute: je suis heureux d'obéir, car ce sont deux braves. Jeanne de Piennes s'inclina et se retourna vers les deux blessés qui, s'étant relevés, assistaient à cette partie de la scène en faisant d'héroïques efforts pour se tenir debout. Aux derniers mots du capitaine, d'un même mouvement, ils remirent leurs épées aux fourreaux. Jeanne de Piennes s'avança vers le vieux Pardaillan: --Monsieur, dit-elle de sa voix douce et fière, voulez-vous me faire le grand honneur de vous reposer dans ma pauvre maison?... Elle tendit sa main. Alors, d'un geste timide, Loïse présenta sa main au chevalier. Il la saisit en frissonnant et se redressa de toute sa taille. La porte se referma sur Loïse et le chevalier... --Capitaine! gronda Henri, vingt gardes devant cette maison, nuit et jour! Vous me répondez sur votre tête des prisonniers... et des prisonnières!... Au loin, les canons du Louvre tonnaient. XXXVII LE DIAMANT Le séjour des deux prisonnières dans le logis de la rue de la Hache avait été aussi triste qu'on peut l'imaginer: mais la souffrance morale n'avait été compliquée d'aucune souffrance physique, Alice de Lux se maintenait dans son rôle de geôlière; elle s'y maintenait avec honte, avec désespoir, et elle tâchait au moins d'atténuer ce qu'il y avait d'odieux dans ce rôle. Les jours et les nuits s'écoulaient mornes, désolés. Cependant, cette claustration au fond de deux pièces étroites avait altéré la santé de Jeanne de Piennes. Elle résistait au mal avec cette vaillance qu'on lui connaît. Oui, elle envisageait maintenant la mort comme le suprême repos. En effet, son dernier espoir s'était évanoui. Quel espoir? La lettre qu'elle avait écrite à François de Montmorency!... Elle ne doutait pas que cette lettre n'eût été remise. En interrogeant Alice de Lux, elle avait pu se convaincre que le maréchal était à Paris. Il lui semblait impossible que François n'eût pas reçu cette lettre touchante où elle avait raconté la vérité sur la tragédie de Margency. Et François n'était pas accouru à son appel! François l'abandonnait, la croyait encore coupable! Un moment, elle s'était raccrochée à cet espoir que le chevalier de Pardaillan n'avait pas remis la lettre. Mais, à force d'y songer, elle s'affirmait que cela même était impossible. Elle en arriva donc à admettre que François de Montmorency l'abandonnait. Quant à Loïse, depuis qu'elle savait que ce jeune homme en qui elle avait eu si naïvement confiance était le fils de l'homme qui l'avait enlevée jadis, elle faisait d'inutiles efforts pour le détester ou pour l'oublier. Telle était la situation morale des deux femmes, lorsqu'un soir Alice de Lux monta chez elles. Elle était plus pâle que d'habitude. Jeanne et Loïse la considéraient avec un effroi mêlé de pitié. Alice se tint devant la Dame en noir, les yeux baissés. --Madame, dit-elle, rendez-moi au moins cette justice que j'ai tout fait pour adoucir votre captivité. --Cela est vrai, dit Jeanne, et je ne me plains pas. --Une abominable circonstance de ma malheureuse vie, madame, m'a obligée à me faire geôlière. --Vous me l'avez dit, et je vous plains! --Ainsi, dit Alice qui frissonna légèrement, lorsque vous serez libres, vous ne vous en irez pas en me maudissant... --Libres!... Hélas! le serons-nous jamais! --Vous l'êtes! Un tressaillement agita Jeanne de Piennes. Loïse pâlit. --Vous êtes libres toutes les deux, reprit Alice avec une calme fermeté; cette circonstance dont je vous parlais n'existe plus. Adieu, madame, adieu, chère demoiselle... A ces mots, Alice de Lux se retira. La mère et la fille demeurèrent un instant comme accablées de la triste joie qu'elles éprouvaient. Puis elles s'embrassèrent dans une étreinte pleine d'effusion. A ce moment, une pensée fit tressaillir Jeanne de Piennes. Elle allait se trouver avec sa fille sans aucune ressource, sans logis, sans pain. Retourner à la maison de la rue Saint-Denis, c'était sans aucun doute retomber au pouvoir d'Henri de Montmorency. Jeanne comprenait qu'elle n'aurait plus la force de travailler pour sa fille, comme jadis. --Qu'allons-nous devenir? ne put-elle s'empêcher de murmurer. --Ma mère, dit bravement Loïse, comme si elle eût suivi pas à pas la pensée de Jeanne, vous avez travaillé pour nous deux; maintenant, ce sera mon tour, voilà tout!... A ce moment, Alice de Lux reparut devant Jeanne de Piennes. --Madame, dit-elle d'une voix altérée, pardonnez-moi d'avoir entendu votre entretien; j'ai écouté... ceci est un des malheurs de ma vie: j'ai pris, j'ai dû prendre l'habitude d'écouter autour de moi... Vous vous trouvez sans ressources, j'aurais dû y songer; je suis riche, madame. Laissez-moi la joie de faire un peu de bien... A ces mots, elle déposa sur le coin d'une table une bourse qui pouvait contenir une centaine d'écus d'or. Une vive rougeur empourpra le visage de Jeanne de Piennes. Loïse se détourna avec embarras. Alice s'agenouilla. --Madame, dit-elle d'une voix brisée, c'est une mourante qui vous offre ce peu d'or destiné à rendre moins durs à cette noble demoiselle les premiers temps... Jeanne regarda sa fille et tressaillit. --Je vous ai fait tant de mal, continua Alice, en acceptant de vous garder ici détenues, que j'en ai comme le coeur rongé. Je vous jure que vous adoucirez les derniers jours d'une malheureuse en recevant ce faible présent. Jeanne de Piennes laissa tomber sur la geôlière un regard d'infinie miséricorde. Elle tendit ses mains à Alice qui les saisit et les baisa ardemment. Jeanne prit la bourse. Elle voulut dire quelques paroles d'adieu à cette étrange geôlière pour qui elle n'éprouvait plus que de la pitié, mais déjà Alice s'était relevée et avait disparu. --Partons! dit alors Jeanne. Sur le premier moment, l'idée qu'elle était libre, qu'elle échappait enfin à Henri, lui causa une joie qui ranima ses joues flétries. Un pâle sourire se joua sur ses lèvres. En attendant, il fallait trouver un logis quelconque. Rue Montmartre, une petite maison inhabitée lui sembla réunir les conditions de modestie, de calme et d'éloignement qu'elle recherchait. Elle s'y installa aussitôt, et commença à faire avec Loïse des plans de départ. Loïse regardait sa mère avec inquiétude: jamais elle ne l'avait vue aussi fiévreuse. Dans la journée même, Jeanne dut s'aliter. Le délire la prit. Loïse, seule à lutter, n'en lutta qu'avec plus de fermeté. Des jours se passèrent. Jeanne, pour cette fois, échappa à la mort qui la guettait. Mais, lorsqu'elle put se relever, elle comprit qu'elle était condamnée. Elle ne respirait plus qu'avec difficulté et, plusieurs fois par nuit, les suffocations jadis espacées à de longs intervalles venaient la menacer. Un jour, comme elles causaient tristement, Loïse s'efforçant de sourire, la mère cherchant à lui donner l'illusion de la pleine santé revenue, ce jour-là, donc, comme elles convenaient de quitter Paris le lendemain, elles entendirent de grandes rumeurs dans la rue. Deux ou trois heures s'écoulèrent. La mère et la fille, assises l'une près de l'autre et se tenant par la main, écoutaient avec indifférence les bruits du dehors qui faisaient paraître plus profond le silence de la maison. Tout à coup, elles tressaillirent. Le marteau de la porte venait de retentir. --Qui peut frapper? murmura Jeanne. Elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. Mais, à ce moment, elle demeura clouée sur place. Elle venait d'entendre prononcer le nom de Pardaillan! Et ce nom, il était crié parmi des insultes, des menaces, des clameurs de haine! Autour de la porte de leur maison, il y avait un demi-cercle de cavaliers qui entouraient quelqu'un qu'elles ne pouvaient voir, vu que ce quelqu'un s'était ramassé contre la porte, sous l'auvent. Mais, si elles ne le voyaient pas, elles entendaient son nom. Pardaillan! Lui! L'homme qui avait enlevé Loïse! Etait-ce la punition du crime? A ce moment, un double cri étouffé échappa aux deux femmes. --Lui! avait murmuré Jeanne de Piennes, Henri de Montmorency! --Le chevalier de Pardaillan! murmura de son côté Loïse. --Notre mauvais génie est là! continua la mère. Loïse, mon enfant, qui sait si le damné Pardaillan ne nous a pas découvertes! Qui sait si ce n'est pas lui qui a amené ici son maître! Mais qu'as-tu donc, ma fille?... Tu pleures!... --Mère! oh! mère! Et, confuse, éperdue, Loïse ajouta: --Il faut le sauver!... Je meurs s'il meurt! --Sauver! s'écria Jeanne. Sauver qui?... Mon enfant, reviens à toi... nous n'avons personne à sauver ici... Il n'y a là que nos deux plus cruels ennemis! --Ah! ma mère, je suis sûre que lui n'est pas notre ennemi. Malgré tout, je ne puis le croire déloyal... Jeanne de Piennes se pencha davantage, et, apercevant le chevalier, elle comprit ce qui se passait dans le coeur de sa fille... Mais son regard ne s'attacha qu'un instant au chevalier. Elle devint soudain très pâle, les yeux agrandis par l'étonnement, regardant quelqu'un que Loïse ne voyait pas. Et, ce quelqu'un, c'était celui dont elle conservait l'image nettement et pieusement gravée dans sa mémoire, celui auquel elle avait voué une reconnaissance infinie, l'homme qui lui avait ramené sa petite Loïse!... Elle saisit la main de sa fille et dit simplement: --Viens!... Elles descendirent et ouvrirent la porte. Et, grandie par le sacrifice, transfigurée, auguste, elle apparut aux yeux des assaillants... On sait le reste. Lorsque les deux femmes, soutenant les blessés, furent rentrées dans la maison, lorsque ta porte eut été solidement refermée, leur première occupation fut de panser les éraflures et estafilades qu'ils avaient reçues. Les deux hommes se laissaient faire silencieusement. --Du diable, songeait le père, si je ne voudrais pas être blessé tous les jours pour être soigné par les mains de cette petite fille-là! --Je suis au paradis! songeait le fils de son côté. Par un sentiment de convenances tout naturel, c'était Jeanne de Piennes qui soignait le chevalier, tandis que Loïse s'occupait du vieux Pardaillan. Lorsque les pansements furent achevés, le vieux routier se leva du fauteuil et, saluant, il dit: --Madame, j'ai l'honneur de vous présenter mon fils, le chevalier de Pardaillan, et moi-même, Honoré-Guy-Henri de Pardaillan, de la branche cadette des Pardaillan, famille réputée dans le Languedoc pour ses hauts faits et sa pauvreté. Pauvres, nous le sommes, madame, avec toute la fierté qui convient; mais, par la Mort-Dieu, nous avons le coeur bien placé, et nous mettons à votre disposition les deux vies que vous venez de sauver... --Monsieur, dit Jeanne d'une voix altérée, c'est à peine si ma gratitude, à moi, se trouve satisfaite par ce que je viens de faire... --Je ne comprends pas, madame... --Ne me reconnaissez-vous pas?... Reconnaissez-vous au moins ce diamant que vous avez laissé tomber dans la main de ma fille en cette nuit de douleur où je gagnais Paris? --Je me souviens parfaitement, madame. J'ai voulu simplement dire que je ne comprenais pas votre gratitude, alors que vous devriez me haïr. --Et voilà, monsieur, ce qui fait que moi-même je demeure profondément troublée et que mon étonnement est inexprimable. Je vois en vous l'homme généreux qui me ramena ma fille. J'avais toujours ignoré votre nom que vous m'apprenez vous-même, c'est le nom de l'homme qui avait enlevé Loïse. --Je vais donc faire cesser votre étonnement, au risque d'encourir votre malédiction, dit alors le vieux Pardaillan d'une voix ferme: l'homme qui avait enlevé la pauvre petite pour obéir à Henri de Montmorency et l'homme qui vous la ramena, ces deux hommes-là, madame, n'en font qu'un, et il est devant vous... Oui, c'est vrai, madame, je commis le crime. Et, dans mon existence aigrie par la misère, c'est la seule action sérieusement blâmable que j'aie à me reprocher... mais il est non moins vrai que je fus pris de remords et que ce fut seulement à la minute où je rendis l'enfant que je pus respirer à l'aise... --Loïse, dit Jeanne de Piennes, voici l'homme généreux, l'homme de coeur qui encourut la haine d'un terrible seigneur pour te rendre à ta mère... Loïse s'avança vers le vieux routier, saisit ses deux mains et lui tendit son front charmant. --Mon enfant, dit-il, les souhaits d'un vieux coureur de routes ne sont peut-être pas un talisman de bonheur; mais, s'il ne fallait que donner ma pauvre vie pour vous rendre heureuse, ce serait une joie pour moi que de mourir. Jeanne, alors passa au doigt de sa fille la bague ornée du fameux diamant. --J'avais juré qu'il ne me quitterait jamais, dit-elle; ma fille tiendra mon serment. A ce moment les yeux de Loïse rencontrèrent ceux du chevalier, et elle pâlit sous l'effet d'un sentiment plus profond, comme si cette bague du malheur qu'on venait de lui passer au doigt fût devenue la bague de ses fiançailles. Après la première heure écoulée dans ces émotions, ce fut au tour du chevalier de parler. La Dame en noir lui demanda s'il avait bien reçu la lettre qu'il devait faire parvenir à François de Montmorency. Le chevalier raconta alors comment il avait été arrêté, mis à la Bastille, et comment il en était sorti. Loïse l'écoutait avidement et croyait entendre quelque fabuleux récit du temps de Charlemagne. Jeanne de Piennes, elle, écoutait avec angoisse. Et, lorsque le chevalier en vint à dire que le maréchal de Montmorency avait reçu et lu la lettre, elle ne put retenir une douloureuse exclamation: --Ah! s'écria-t-elle, il m'a donc condamnée, puisqu'il n'est pas là î... Le chevalier comprit le sens exact de ce cri de douleur. --Madame, je vous demande trois jours pour vous raconter la fin de ce que j'avais à vous dire: deux jours pour cicatriser ces coups d'épingle, un jour pour faire une démarche... Alors vous saurez quel accueil M. le maréchal a pu faire à votre lettre. Je crois, oui, vraiment, je crois que ce n'est pas à moi à dire ce que fut cet accueil. Si mystérieuses que fussent ces paroles, Jeanne, malgré elle, en conçut un immense espoir. On s'occupa alors d'installer les deux Pardaillan. Ce n'était pas la place qui manquait, mais les meubles faisaient défaut. Finalement, le vieux Pardaillan et son fils exigèrent d'être relégués dans une sorte de grenier abondamment garni de foin. Ce fut donc dans ce foin que les deux hommes se couchèrent lorsque la nuit fut venue. Jamais le chevalier n'avait trouvé une couche aussi douce et jamais il n'avait eu des rêves aussi heureux dans son sommeil. Mais le vieux Pardaillan, lui, se mit, selon une vieille habitude, à--étudier la localité, selon son mot. Cette étude l'amena à l'oeil-de-boeuf qui éclairait ce grenier et qui s'ouvrait sur la rue. Et ce qu'il vit lui fit faire une grimace. Vingt soldats que commandait un officier étaient installés sur la chaussée. Ils avaient allumé des torches dont les reflets rouges et tristes éclairaient leurs silhouettes. La plupart d'entre eux dormaient sur la chaussée même, roulés dans leurs manteaux. Mais quatre, appuyés sur des arquebuses, demeuraient debout contre la porte. La situation était plus terrible que jamais pour les deux indomptables aventuriers. --Amour, amour! grommela le vieux routier en hochant la tête, voilà bien de tes coups!... Nous sommes bel et bien perdus et cette fois sans rémission!... Là-dessus, le vieux Pardaillan s'étendit dans le foin près de son fils et, l'ayant longuement regardé dormir, s'endormit à son tour. Le lendemain matin, un rayon de soleil passant par la lucarne arrondie en forme d'oeil de boeuf réveilla le vieux Pardaillan. Il aperçut son fils qui, un coude sur le genou, le menton dans la main, paraissait absorbé dans quelque pénible réflexion. --Eh! qu'as-tu, chevalier? Voilà dix minutes que je te surveille du coin de l'oeil, et, si je n'entends pas les gémissements que tu pousses en toi-même, je les devine! --Je ne gémis pas, mon père: je réfléchis. --Peut-on savoir à quoi? A ces soldats qui gardent la porte. Or, il faut que j'aille trouver le maréchal de Montmorency, et que je l'amène ici, continua le chevalier avec un désespoir concentré. J'y réussirai, mon père! Je suis sûr d'y réussir, y eût-il mille gardes dans cette rue! Le maréchal, c'est tout naturel, emmènera sa fille. Alors, mon père, il ne me restera plus qu'à assister au mariage de Mlle de Montmorency avec le riche et puissant seigneur que lui destine sans aucun doute le maréchal, et puis nous serons libres... de faire le tour de l'univers! --Tu veux dire le tour de la place de Grève? Le chevalier haussa les épaules, non pour ce que venait de dire son père, mais pour répondre à sa propre pensée. --En tout cas, reprit son père, tu as demandé trois jours pour aller chercher le maréchal. Le chevalier secoua la tête. --J'ai demandé trois jours, dit-il, parce que je me croyais plus sérieusement blessé que je ne suis. Mais je suis fort. --Or ça, comment vas-tu sortir? Moi qui n'ai rien promis, je t'avoue que je ne vois pas le moyen... --Le maréchal sera ici aujourd'hui même... Le vieux Pardaillan se mit à siffler un air de chasse, et le chevalier commença ses recherches. --J'ai trouvé! dit-il au bout d'une heure. --Au diable les donzelles! Voyons, qu'as-tu trouvé? Le chevalier lui montra une lucarne qui s'ouvrait sur la toiture. --Quoi! Tu veux passer par les toits? --Puisqu'il n'y a pas d'autre chemin. Faites-moi la courte échelle, mon père, que je puisse atteindre cette chatière... --Tu es décidé? Eh bien, va! Le vieux Pardaillan plaça ses mains entrelacées de façon que le chevalier pût y poser le pied comme sur une marche. Le jeune homme s'élança, atteignit les épaules, et, levant les bras se cramponna au rebord de la lucarne. Quelques instants plus tard, il était sur le toit de la maison. Le chevalier se trouvait sur le revers de la toiture qui était opposé à la rue. Sa vue s'étendait sur une série de petites cours et de jardins. S'il descendait dans la cour de la maison, il était dans une impasse. Il n'y avait qu'un moyen. C'était de gagner le toit de la maison voisine. La position du chevalier était des plus dangereuses. Il se demandait comment faire lorsqu'il entendit un léger bruit, un signal d'appel. --Psst! faisait-on. Il leva la tête vers le toit de la maison voisine et aperçut, encadrée dans une étroite fenêtre une figure d'homme qui l'examinait avec un singulier intérêt. --Où ai-je vu ce visage-là? pensa le chevalier. L'homme était vieux. Il portait une barbe blanche. Il avait des yeux doux, calmes, avec un regard lumineux. --Rentrez chez vous, dit cet homme. --Que je rentre, monsieur? --Oui. Vous cherchez à vous sauver n'est-ce pas? Eh bien, le chemin que vous prenez est impossible. La maison où vous êtes prisonnier communique avec la mienne par une porte que j'ai condamnée, mais que j'ouvrirai! Le chevalier retint une exclamation de joie Il voulut remercier le vieillard. Mais celui-ci avait déjà disparu. --Mais où diable ai-je vu cet homme? pensa de nouveau le chevalier, qui se laissa tomber dans le grenier. --Que se passe-t-il? demanda le vieux Pardaillan Le chevalier raconta ce qui venait de se passer Le père et le fils se mirent aussitôt à déblayer le foin qui était entassé et cachait évidemment la porte signalée par l'inconnu--si cet inconnu n'était pas un traître! A leur joie intense, la porte leur apparut enfin, et, en même temps, ils entendirent que, derrière cette porte, on se livrait à un certain travail. Au bout de quelques minutes, la porte s'ouvrit, et un vieillard de haute taille, vêtu de velours noir, apparut et dit: --Monsieur Brisard, et vous, monsieur de La Rochette, soyez les bienvenus. Le vieux Pardaillan se frappa le front. --Les deux noms que je donnais à la dame! murmura-t-il Je me souviens parfaitement de vous, monsieur... --Ramus, dit le vieillard avec une noble simplicité. --Ramus! C'est bien cela. Seulement, je vais vous dire, monsieur. Je ne m'appelle pas Brisard et n'ai jamais été sergent d'armes, comme je vous le dis. Le chevalier que voici ne s'appelle pas M. de La Rochette... Ramus souriait. --Je vous donnai alors ces deux noms parce que nous avions intérêt à nous cacher... Je m'appelle Honoré de Pardaillan, et monsieur que voici est mon fils, le chevalier Jean de Pardaillan. --Messieurs, dit Ramus, j'ai assisté au terrible combat d'hier. Hélas! En quels temps vivons-nous!... Et je vais vous expliquer comment je me trouve ici. Mais veuillez d'abord entrer... Les deux Pardaillan obéirent, et Ramus leur fit descendre un escalier. Ils se trouvèrent alors dans une belle salle à manger d'apparence cossue. --Messieurs, dit Ramus, comme je vous le disais, je m'étais hier posté dans cette rue pour voir le passage du roi. Je vis donc le défilé du cortège, et j'assistai ensuite à l'effrayant combat que vous avez livré. Là, j'ai entendu vos noms. Mais la politesse m'obligeait à m'en tenir à ceux que vous m'aviez donnés vous-mêmes... Vie pour vie! Je vous devais la mienne. J'ai voulu racheter la vôtre... Hier, je vins donc trouver le propriétaire de cette maison et je l'ai louée pour trois jours, car il n'a pas voulu me la céder plus longtemps. --Vous n'avez plus qu'à me suivre. Vous sortirez d'ici de la façon la plus naturelle du monde, c'est-à-dire par la porte, laquelle porte n'est point surveillée, car elle donne sur la ruelle... --Monsieur, dit alors le chevalier, pour des motifs que monsieur mon père vous expliquera, nous ne pouvons partir... du moins pas tout de suite. Je serai donc seul, pour l'instant, à profiter de l'issue que vous nous offrez. --Venez, jeune homme! Le savant descendit encore un escalier. Le chevalier se trouva devant une porte qu'il entrebâilla. Il constata.. alors qu'il se trouvait dans la ruelle aux Fossoyeurs, perpendiculaire à la rue Montmartre. La ruelle n'était nullement surveillée. Au lieu de prendre la rue Montmartre où il risquait de se heurter aux gardes, le chevalier descendit en courant la ruelle, fit un assez long détour et prit le chemin de l'hôtel de Montmorency, où il ne tarda pas a arriver. Quelques instants plus tard, Pardaillan se trouvait en présence du maréchal qui, fiévreusement, lui dit: --Vous voici, cher ami, je n'attendais plus que vous. Nous allons partir... --Partir, monseigneur? Quitter Paris? --Oui. J'ai des raisons de croire que nous continuerions en vain à fouiller Paris. On m'a signalé une mystérieuse escorte qui, sur la route de Guyenne, accompagne une voiture, fermée... Elles sont là, chevalier! La Guyenne, c'est le gouvernement de Damville. Nous rejoindrons cette escorte, nous l'attaquerons. --Monseigneur, j'oserai vous prier d'attendre jusqu'à ce soir pour quitter Paris, dit le chevalier, pour le moment, je vous prie de m'accompagner seul, à pied... --Pardaillan, vous savez quelque chose! --Venez, monseigneur, dit le chevalier avec un accent où il y avait à dose égale de l'ironie et du désespoir. --Allons!... Mais songez que le temps est précieux. L'instant d'après, ils étaient en route et bientôt ils arrivaient à la ruelle des Fossoyeurs sans avoir fait la moindre rencontre qui pût les arrêter. Ils frappèrent. Ramus ouvrit. Ils entrèrent dans la maison et, arrivés dans cette belle salle à manger où Ramus avait introduit les deux Pardaillan, le chevalier dit simplement: --Monsieur Ramus, voulez-vous pousser votre générosité jusqu'à nous laisser seuls pour une heure dans cette salle? --Cette maison est à vous, mon enfant, dit le vieux savant, qui se retira dans une pièce du rez-de-chaussée. --Où sommes-nous? fit le maréchal étonné. --Monseigneur, dit le chevalier, je vous demande de m'attendre ici quelques minutes... Le chevalier sortit et François de Montmorency demeura seul. Le jeune homme regagna rapidement le grenier où il avait dormi. Il y retrouva le vieux Pardaillan qui s'écria aussitôt: --Elles t'attendent; elles s'inquiètent de toi... Le chevalier s'assit, ou plutôt se laissa tomber sur une botte de foin. --Mon père, dit-il, ayez la bonté de prévenir Mme de Piennes et Mlle de Montmorency que le maréchal est là. --Diable! fit simplement le vieux routier qui, s'approchant de son fils et lui mettant la main sur l'épaule, murmura: Chevalier!... --Mon père? --Tu souffres, hein?... raconte-moi un peu cela... --Vous faites erreur, mon père, dit le chevalier de cette voix qui était terrible dans sa tranquillité: j'ai été chercher le maréchal de Montmorency pour qu'il emmène sa fille. Il est là. Voilà tout... --Bon, bon! grogna en lui-même le vieux routier Tu veux garder pour toi ta douleur. Garde-la; tout à l'heure, nous pleurerons ensemble... En même temps, il descendit à l'étage où se trouvaient Jeanne de Piennes et Loïse... Quant au chevalier, il chercha un coin obscur du grenier afin quelles ne le vissent point lorsqu'elles traverseraient pour entrer dans la maison de Ramus. François de Montmorency était demeuré immobile les yeux tournés vers la porte par où avait disparu le chevalier. Cette porte s'ouvrit lentement, Jeanne de Piennes apparut. Elle était toujours habillée de ces vêtements noirs qui rehaussaient la tragique beauté de son visage pâle, illuminé par ses grands yeux profonds. Elle vit François et s'arrêta comme pétrifiée, les mains jointes. Pourtant, le vieux Pardaillan l'avait prévenue!... Et il semblait qu'il y eût surtout dans ce regard un étonnement infini. François, en la voyant, fut secoué comme par une furieuse décharge électrique. Il marcha vers elle... Comme elle, il avait joint ses mains... Quand il fut près d'elle, il se mit à genoux, son front se courba jusqu'aux pieds de la statue du Deuil, et alors les sanglots firent explosion dans sa gorge et sur ses lèvres. --Pardon... pardon... pardon!... Ses mains saisissaient les mains glacées de Jeanne Puis, de ce même mouvement insensible, comme s'il se fût haussé vers le ciel, il se mettait debout, l'enlaçait de ses bras, son visage était près du visage de Jeanne... Et, comme il allait parler, Jeanne, d'un mouvement très doux, mit ses deux bras autour de son cou, laissa tomber sa tête sur l'épaule de François... Ah! pourquoi François, à cet instant, fut-il saisi d'une terreur étrange? Ce mouvement des bras de Jeanne, il le reconnaissait! Ce sourire, cette attitude de la tête chérie qui se penche sur son épaule, il les reconnaissait!... --Jeanne! Jeanne! bégaya François avec angoisse. Et Jeanne murmurait: --O mon bien-aimé, tu vas le savoir enfin, le cher secret quoi je n'ose t'avouer depuis trois mois... Il faut que tu le saches... puis nous irons ensemble le dire à mon père. --Jeanne! Jeanne! cria le maréchal, pantelant. --Ecoute, mon François... écoute-moi bien... cette minute est solennelle... Mon bien-aimé, je suis ta femme, et notre union est bénie... --Jeanne! Jeanne! hurla le maréchal. --Ecoute... voici le cher secret, si doux et si redoutable... François, je vais être mère... Une clameur de désespoir, une imprécation terrible, un mot s'exhalèrent ensemble des lèvres du maréchal: --Folle!... Elle est folle! Et il tomba à la renverse, foudroyé, sans connaissance. Le maréchal de Montmorency venait de retrouver celle qu'il avait tant aimée. Qu'allait-il advenir de la réunion de ces deux êtres qui se chérissaient, du jeune amour du chevalier de Pardaillan, de la lutte engagée entre huguenots et catholiques? C'est ce que nos lecteurs connaîtront en lisant: L'ÉPOPÉE D'AMOUR TABLE I. Les deux frères II. Minuit! III. La gloire du nom IV. Le serment fraternel V. Loïse VI. Pardaillan VII. La route de Paris VIII. L'immolation IX. La dame en noir X. Pardaillan, Galaor, Pipeau et Giboulée XI. Vox populi, vox Dei XII. Les trois ambassadeur XIII. Une cérémonie païenne XIV. Le tigre à l'affût XV. Catherine de Médicis XVI. Le maréchal de Damville XVII. L'espionne XVIII. Pipeau XIX. La Bastille XX. La lettre de Jeanne de Piennes XXI. Le confesseur XXII. Une rencontre XXIII. Monsieur de Pardaillan père XXIV. Les prisonnières XXV. Le père et le fils XXVI. Au Louvre XXVII. Le premier amant XXVIII. Le siège du--Marteau-qui-cogne XXIX. Comment M. de Pardaillan fils désobéit une fois encore à M. de Pardaillan père XXX. Le gîte XXXI. La reine mère XXXII. A quoi s'amusait le petit Jacques XXXIII. Les caves de l'hôtel de Mesmes XXXIV. Jeanne d'Albret XXXV. Étonnement de Gilles et Gillot XXXVI. Un épisode homérique XXXVII. Le diamant End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan - 01, by Michel Zévaco *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PARDAILLAN - 01 *** ***** This file should be named 13207-8.txt or 13207-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/2/0/13207/ Produced by Renald Levesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform. distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium. a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium. you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tM. including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.