Trois Stations de psychothérapie

By Maurice Barrès

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Title: Trois Stations de psychothérapie

Author: Maurice Barrès

Release Date: February 14, 2020 [EBook #61404]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TROIS STATIONS DE PSYCHOTHÉRAPIE ***




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  TROIS STATIONS
  DE
  PSYCHOTHÉRAPIE

  PAR
  MAURICE BARRÈS

  PARIS
  LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
  PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35

  1891
  Tous droits réservés.




DU MÊME AUTEUR


    * Sous l'oeil des Barbares. 1 vol.
   ** Un Homme libre, 3e édition, 1 vol.
  *** Le Jardin de Bérénice. 4e édition, 1 vol.
      Examen de ces trois volumes (_paraîtra en septembre_).
      Huit jours chez M. Renan. 2e édition. 1 brochure in-32.
      Trois stations de psychothérapie. 1 brochure in-32.

  POUR PARAITRE PROCHAINEMENT

      Les Exercices spirituels d'Ignace de Loyola, avec une préface de
        Maurice Barrès.


ÉMILE COLIN--IMP. DE LAGNY




_A ma mère._




TRAITEMENT DE L'AME


Ces trois essais sont tirés des dossiers où j'ai liassé les notes dont
furent composés ces «Traités de la culture du moi» auxquels certains
esprits ont donné leur sympathie. Voici en quelque sorte des marginalia
de _Bérénice_, de l'_Homme libre_ et des _Barbares_.

Cette _Visite à Léonard de Vinci_ pourra contenter ceux qui goûtent tel
chapitre de l'_Homme libre_ sur une journée que je passai à
Milan...--Dans la _Visite à Latour de Saint-Quentin_, le pastelliste, je
mets en relief l'incapacité qu'eut cet acharné observateur à se composer
une vue générale de l'humanité, dont il portraictura tant de fragments;
et quelques lecteurs penseront peut-être à Charles Martins du _Jardin de
Bérénice_. Chère et tendre Bérénice! Quand je l'aimais, n'ai-je pas vécu
en plus étroite harmonie avec l'âme du monde qu'aucun de ces curieux
insatiables qui mènent leur minutieuse enquête à travers les temps et
les pays?...--Dans le troisième essai enfin, dans ces considérations sur
le cosmopolitisme, où quelques-uns me sauront gré d'avoir utilisé
l'incomparable mémoire de Mademoiselle Bashkirtseff, on trouvera quelque
lumière sur une confusion, fort à la mode d'aujourd'hui, entre la
sensibilité de nos délicats et le sentiment religieux. Bien que nos
néo-catholiques ne soient que des esprits vagues auxquels il ne convient
pas de prêter plus d'importance qu'à la tasse de thé où ils se noieront,
il est du moins exact que certain pessimisme sentimental et certaines
exaltations religieuses témoignent d'une même qualité d'âme.

On le voit, ces essais sont des compléments de notre pensée; non pas des
redites, toutefois. Ils ne font point double emploi avec les ouvrages
que je rappelle, mais en soulignent la méthode.

Psychologie, scepticisme, dira-t-on. En vérité je n'ai pas plus de droit
au titre de psychologue, qui supposerait la curiosité et la science de
l'âme humaine tout entière, qu'à l'appellation de sceptique, qui
implique le refus de toute affirmation. Si des personnes raisonnables me
suivent dans les trois pèlerinages où cet opuscule les convie, elles
reconnaîtront que je n'étudie que certains états d'âme, assez
particuliers, mais où je suis compétent, et elles ajouteront que je ne
me contente pas de décrire des stations, mais encore que j'y théorise,
afin de réglementer les intéressés après avoir éclairé les curieux.

Ainsi se justifie mon titre _Essais de psychothérapie_. On trouvera ici
l'indication du traitement le plus convenable, selon notre méthode,--qui
est l'exaltation du Moi,--à certaines particularités de l'âme moderne.
C'est ici de la psychothérapie.

                   *       *       *       *       *

Vous traitez l'âme, disent les lecteurs (ceux-ci fort égayés, ceux-là
craignant qu'on ne les amuse guère), mais quelle est votre
thérapeutique?

Je me suis surpris à en invoquer le bénéfice dans une page de _Sous
l'oeil des Barbares_. C'était une prière ardente, une des plus sincères,
je l'affirme, qui soit sortie de l'angoisse familière à tant de jeunes
gens de notre époque. «... Le voeu, disais-je, que je découvre en moi
est d'un ami, avec qui m'isoler et me plaindre, et tel que je ne le
prendrais pas en grippe. J'aurais passé ma journée tant bien que mal sur
les besognes. Le soir, tous soirs, sans appareil, j'irais à lui. Dans la
cellule de notre amitié fermée au monde, il me devinerait; et jamais sa
curiosité ou son indifférence ne me feraient tressaillir. Je serais
sincère; lui, affectueux et grave. Il serait plus qu'un confident, un
confesseur. Je lui trouverais de l'autorité, ce serait mon ami, et, pour
tout dire, il serait à mes côtés moi-même plus vieux...»

Mais voici l'essentiel où je vise dans ces consultations:

«... Si mon cerveau trop sillonné par le mal se refusait à comprendre,
et, cette supposition est plus triste encore, si je méprisais la vérité
par orgueil de malade, lui sans méchante parole modifierait son
traitement. Car _il serait moins un moraliste qu'un complice clairvoyant
de mon âcreté. Il m'admirerait pour des raisons qu'il saurait me faire
partager; c'est quand la fierté me manque qu'il faut violemment me
secourir et me mettre un Dieu dans les bras, pour que du moins le
prétexte de ma lassitude soit noble._»

Le voilà dans cette dernière ligne, le véritable traitement qui convient
à nos jeunes contemporains caractérisés par l'énergie de leurs dédains
et par leur impuissance à agir. Eh! certes, je le sais bien que, sous
couleur d'être analystes, nous ne sommes que des nihilistes, des âmes
sèches, des cerveaux incapables de sentir efficacement et avec suite,
organisés uniquement pour la négation. Mais que sert-il qu'on nous
répète: «Ne soyez pas tels que vous êtes, n'usez pas de l'âme que vos
pères vous firent!» C'est encore en donnant leur rythme naturel et, sans
provocation, une allure toujours fière à nos sentiments que nous en
tirerons agrément et honneur.

J'ai donc poussé à leur pleine intensité les images où se reconnaîtront
la plupart des jeunes gens modernes, analyste qui s'épie soi-même,
curieux qui se passionne pour trouver les mobiles de tous actes,
cosmopolite errant à travers la culture humaine. Comme je l'avoue dans
le dernier essai, m'étant proposé de leur donner du ton, je leur
présente non leur histoire, mais leur légende, composée de telle sorte
qu'elle les ennoblisse à leurs propres yeux. En vérité, petits lycéens,
étudiants, jeunes garçons isolés en province, et vous aussi, filles de
vingt ans, qui n'avez les uns et les autres que du dégoût pour
l'ordinaire d'une vie que vous semblez d'ailleurs impuissants à
modifier, quand je vous prête l'âme du Vinci, de nos grands analystes
modernes et de la délicieuse Marie Bashkirtseff, n'est-ce pas un Dieu
que je vous mets sur les bras,--«pour que du moins le prétexte de votre
lassitude soit noble.»

Ces petits essais, dans mon esprit, ce sont, pour des modernes, des
consolations à la manière de celles que le plus précieux de nos maîtres,
Sénèque, adressait, avec une extrême élégance, aux raffinés si las de
son époque. Et pour m'en tenir au mémoire qui clôt ce livret, n'aurai-je
pas concouru utilement à la direction spirituelle des temps qui sont
proches, si je puis convaincre tant de jeunes femmes désoeuvrées,
voyageuses et déracinées de tout devoir, que «la légende d'une
cosmopolite» les dépeint? Aucune morale ne leur rendrait les vertus
surannées de la reine Berthe qui filait son lin, mais peut-être à nous
faire leur complice saurons-nous les convaincre de jouir sans hypocrisie
des conditions nouvelles de la vie moderne. Chère vie moderne, si mal à
l'aise dans les formules et les préjugés héréditaires, vivons-la avec
ardeur, avec clairvoyance aussi, avouons-en toutes les nuances, et que
diable! elle finira bien par dégager d'elle-même une morale et des
devoirs nouveaux.




TROIS STATIONS

DE

PSYCHOTHÉRAPIE




UNE VISITE

A

LÉONARD DE VINCI


  Aux analystes du Moi.

Milan nous touche entre toutes les villes, parce qu'elle fut le lieu
d'élection de Léonard de Vinci, et parce que Stendhal l'adora, jusqu'à
vouloir que sur sa tombe on écrivît simplement: «Citoyen milanais». Mais
de Stendhal, il faudrait parler depuis ce triste port de Civita-Vecchia,
où pendant trente années il s'ennuya, vieux beau apoplectique qui
n'avait d'autre distraction qu'une causerie, le soir, entre huit et
neuf, dans la boutique de l'unique libraire. Je veux rapporter de Milan
une visite que je viens d'y faire à Léonard de Vinci.

Non pas que l'oeuvre de Léonard, qui ne fut jamais considérable, soit
ici abondante. Des manuscrits, des esquisses, cette admirable fresque de
la _Cène_--dont la beauté semble plaire à Dieu même, puisqu'elle n'est
pas abolie, en dépit des militaires qui l'écaillèrent et des peintres
qui la retouchèrent: voilà tout ce que l'on peut étudier de ce grand
artiste à Milan, si l'on y ajoute, témoignages précieux, trésor rare, la
plupart des oeuvres exécutées sous son influence par ses élèves. Mais
cette gloire de Vinci, qui nous offre un des sujets les plus troublants
sur lesquels puissent rêver les ambitieux et les esthéticiens, quelques
traits de crayon lui suffisent pour l'affirmer.

Nous entrevoyons à peine ce qu'il fit et ce qu'il voulut; il faut
pourtant que nous le saluions comme un des princes de l'art. Ce peintre
exceptionnel est compris par la pensée mieux encore que par les yeux. Et
c'est à Milan, où il a tant médité, qu'on est le mieux placé pour rêver
de lui.

Dans les indications de ses _Livres de dessins_, et sous les repeints de
la _Cène_, nous devinons la beauté qu'il cherchait, aujourd'hui envahie
d'ombre; comme sous le génie inférieur de ses disciples nous retrouvons
la direction d'art qu'il enseigna.

                   *       *       *       *       *

Intelligence unique par sa puissance et par la largeur de sa curiosité,
Vinci apparaît à la fois un grand méditatif et un grand séducteur. Ses
études universelles et profondes ne l'accaparaient pas, il fut encore un
magnifique cavalier; d'une psychologie désabusée et fine, il évoluait
avec aisance dans la vie décorative de son siècle pittoresque. Que des
dons aussi opposés se soient trouvés dans un même homme, et poussés à
une telle perfection, voilà qui déconcerte les catégories où nous sommes
habitués à ranger les tempéraments! Et cette dualité éclaire le sourire
de toutes les figures qu'il a laissées, ce sourire que le temps emplit
chaque jour d'une nuit plus profonde, mais qui parut, dès son éclosion,
inexplicable! Il y peignait sa propre complexité, son âme habile tout à
la fois à la science et à la séduction.

Je ne saurais pas trouver d'épithètes pour vous exprimer ce conflit qui
fait le génie mystérieux du Vinci et que tant d'artistes, tant de
penseurs et tant d'amants ont interrogé, à l'_Ambrosienne_ et au
_Bréra_, sur les petites lignes du visage de ses femmes. J'aime mieux
transcrire ce que me disait, avec une intensité incroyable, une de ces
âmes (jeune fille, jeune homme?) aux cheveux déroulés, âme sensuelle
pourtant, avec des lèvres, de grands yeux et toute une joie divine qui
montait de son visage--ce que me répétait une autre esquisse, femme
adorable, baissant les paupières avec une gravité presque ironique--ce
que toutes me firent entendre:

«_Parce que nous connaissons les lois de la vie et la marche des
passions, aucune de vos agitations ne nous étonne, rien de vos insultes
ne nous blesse, rien de vos serments d'éternité ne nous trouble... Et
cette clairvoyance ne nous apporte aucune tristesse, car c'est un
plaisir parfait que d'être perpétuellement curieux avec méthode... Mais
nous sourions de voir la peine que tu prends pour deviner ce qui
m'intéresse._»

Voilà ce que dit, je l'ai bien entendu, le sourire de Léonard. C'est ce
que Goethe répétera plus tard. C'est, avec des différences sans nombre
de siècle et de race, l'impression que nous laissent les deux _Faust_.

Rien qui soit plus purement intellectuel. Comment Taine a-t-il pu
parler, à propos de Léonard, de pensées _épicuriennes_, _licencieuses_?
«Quelquefois, dit-il, chez le Vinci, on trouve un bel adolescent ambigu,
au corps de femme, svelte et tordu avec une coquetterie voluptueuse,
pareil aux androgynes de l'époque impériale... Confondant et
multipliant, par un singulier mélange, la beauté des deux sexes, il se
perd dans les rêveries et dans les recherches des âges de décadence et
d'immoralité...» Ici assurément, Taine, comme il lui arrive souvent dans
ses études d'art, a détourné ses yeux de l'oeuvre de Léonard pour suivre
le développement de sa propre pensée. Emporté par cette imagination
philosophique et par cette logique qui font sa puissance, ce grand
historien des passions intellectuelles a poussé jusqu'aux dernières
conséquences possibles la curiosité de Léonard. Sans doute, restreinte à
la méthode de Léonard, la divination de Taine a vu juste. Oui, «cette
recherche des sensations exquises et profondes», qu'enseignait le Vinci,
mènera la plupart des hommes à des rêveries ambiguës. Voyez, dans les
musées de Milan, ces figures de Marco d'Oggione, de Cesare da Sesto;
elles maintiennent avec peine leur sourire; je sens une polissonnerie, à
fleur des lèvres, sous ces jolis visages. Et ce portrait de jeune fille,
de petite fille (par un élève du Vinci)! Cette enfant est trop fine,
trop pure, elle en devient provocante! Mais c'est qu'elle n'est pas de
la grande race des femmes du Maître; sous son front étroit,
délicieusement éclairé de perles, elle n'a que des pensées médiocres. Je
le sais, qu'une telle âme, mal défendue par son faible cerveau contre
les exigences du désir, dut connaître d'étranges troubles, quand Léonard
lui enseignait, avec tant d'élégance, la curiosité du nouveau et le
dédain de la vie commune. Le pur Luini lui-même, dans le vestibule du
_Bréra_, nous montre une jeune fille aux paupières rougies, d'une
lassitude et d'une ardeur où la femme devient effrayante. Mais, M. Taine
ne le voit-il pas, chez Léonard comme chez Goethe, ces dangereuses
aspirations demeurent intellectuelles.

Ses exigences et ses indépendances se satisfont dans le domaine de la
pensée, sans se tourner vers des réalisations voluptueuses. Chez Léonard
l'intelligence aurait pu se révolter; jamais les nerfs. Les
contemporains de ce profond penseur le savaient bien. Lomazzo l'appelle
un Hermès, un Prométhée: il leur apparaît l'homme qui sait le secret des
choses. Il savait les lois de la vie.

Cela éclate dans son chef-d'oeuvre. Comme elle aura été étudiée cette
figure de Jésus qui est le centre de la _Cène_! C'est qu'elle est aussi,
pour quelques-uns, le centre de la conscience humaine. Je veux dire que
cette figure que nous voyons là toute tournée sur soi-même, toute
préoccupée de la vie intérieure, est le type parfait de l'analyste du
Moi: c'est l'esprit vivant uniquement dans son monde intérieur,
indifférent à la vie qui s'agite autour de lui.

Qu'un homme du quinzième siècle, dans une de ces cours sensuelles et
débordantes d'Italie, ait pu créer une telle beauté psychique, voilà qui
est prodigieux! Il n'y arriva pas du premier trait. Il faut voir au
_Bréra_ l'étude au crayon rouge qu'il fit pour cette tête de Jésus. Là,
pas de dédoublement de la personnalité. Bonté triste, pardon,
soumission, résignation, sans fierté intérieure, ce me semble.

Ce Jésus de l'esquisse est presque un frère de l'apôtre Jean qu'on voit
dans la _Cène_, et qui n'est, lui, qu'une vierge, rien qu'un simple.
Mais dans la fresque définitive, Jésus est fortifié: ce haut
intellectuel est entouré de sots, de braves gens et de canailles, dont
les attitudes violentes synthétisent admirablement les sentiments du
commun des hommes, et il leur dit: «_La trahison me viendra de vous, de
vous, ô mes amis. Mais cela ne m'offre rien d'étonnant, car je comprends
les tentations auxquelles succombera le coupable, et par là même je
l'excuse. D'ailleurs, pour que j'aie l'occasion d'être héroïque, ceci
était nécessaire; la grandeur morale étant faite des bas traitements
qu'elle surmonte._»

Cependant les mains de ce héros semblent avouer une certaine lassitude.
Un étroit paysage bleuâtre et voluptueux, entrevu dans une fenêtre,
derrière la tête de cette haute victime (victime de soi-même, martyr par
sa propre volonté), vient nous rappeler que la vie pourtant peut être
libre, sensuelle et facile. Ces hommes avec leur passion, ce sage avec
sa grandeur surhumaine et dont l'équilibre inquiète, nous attristent
également. Ah! qui donc saura nous faire connaître l'existence comme un
rêve léger!

                   *       *       *       *       *

C'est un coloriste lumineux que Léonard, et les créatures qu'il peint
sont les plus ravissantes qu'on puisse imaginer. Pourquoi donc, en le
quittant, suis-je saisi d'une telle tristesse? C'est que rien ne nous
comprime plus que de suivre le travail secret d'un analyste; on voit que
sa vie est un malaise, un frémissement perpétuel. Les grands peintres de
Venise furent heureux, car ils peignaient d'abondance, sans disputer
avec eux-mêmes. Mais quelle angoisse, celle de l'artiste qui se divise
en deux hommes, de telle sorte qu'à mesure que l'un crée, l'autre est là
qui juge l'oeuvre en train de naître! Et chacun d'eux, adorant l'autre,
se dit: S'il allait n'être pas satisfait!

J'ai souvent pensé à l'affligeante émotion dont palpitait assurément la
Béatrice quand, au Paradis, elle apparut à Dante. On sait que cet
illustre poète avait cherché sa maîtresse en Enfer, au Purgatoire;
enfin, il la retrouvait; il était éperdu de respect, de crainte aussi:
car de faible femme n'était-elle pas devenue une bienheureuse et la
compagne des personnes divines? Elle, cependant, dans la gloire qui
l'enveloppait, avait sa fraîche poitrine gonflée d'une angoisse plus
insupportable encore, car elle pensait: «_S'il allait me trouver moins
belle!_»

Cette imagination m'aide assez à comprendre la vie ardente d'un de ces
analystes chez qui l'âme, comme nous avons dit, est double. C'est
perpétuellement en eux le drame du Dante rencontrant la Béatrice. Leur
sourire est lassé et un peu dédaigneux, comme le sourire du Vinci: lassé
par ces violentes émotions intérieures; dédaigneux avec indulgence parce
que la vie extérieure leur paraît une petite chose auprès des
profondeurs de leur être que sans trêve ils considèrent.




UNE JOURNÉE

CHEZ

MAURICE LATOUR

DE SAINT-QUENTIN


  Aux psychologues à systèmes.

J'ai passé la journée dans ces trois petites salles, solitaires et
froides, du musée de Saint-Quentin, où sont réunis la plupart des
pastels de Maurice-Quentin de La Tour. Nul endroit où nous puissions
serrer de plus près ce que furent, en réalité, ces filles de l'Opéra,
ces publicistes, ces femmes si tendres, tous ces causeurs originaux de
qui la légende nous laisse près du coeur des images délicieuses, mais
trop vagues. La Tour eut la passion de rendre la nature, sans l'embellir
ni l'exagérer, et l'occasion de portraicturer beaucoup des figures
fameuses dans ce dix-huitième siècle.

Ses crayons fixaient non seulement les contours, les traits de
naissance, mais la physionomie, cette poussière des chagrins et des
félicités qui reste aux plis d'un visage froissé par la vie. Voilà, en
vérité, une des chapelles où peuvent méditer le plus abondamment les
dévots de l'âme humaine! Ils n'y trouveront pas seulement des images
illustres ou saisissantes; ce musée vaut surtout comme l'expression la
plus complète de cette passion vive dont sont possédés quelques esprits
pour écouter, regarder et comprendre les autres hommes. Je tiens
l'oeuvre de La Tour pour le témoignage le plus parfait que nous
possédions de la curiosité psychologique.

                   *       *       *       *       *

La Tour eut, à un degré incroyable, le goût de deviner et d'exprimer la
façon particulière qu'a chaque homme de rechercher le bonheur. Qu'un
Vinci, de sa _Joconde_ à son _Saint-Jean_, s'enfièvre pour nous indiquer
son rêve irréalisable! La Tour, dans ces quatre-vingt-sept pastels que
j'examine, se propose uniquement de nous faire voir les âmes les plus
intéressantes qu'il a rencontrées et d'y porter la lumière.

Au musée de Saint-Quentin, on m'entend, ce n'est pas le métier du grand
artiste qui m'arrête, mais j'admire qu'un homme ait enfermé sa vie dans
la seule curiosité de comprendre quelques variétés de l'âme humaine.

Les crayons d'un Sainte-Beuve vont moins loin dans l'analyse.
Embarrassés d'anecdotes, compliqués des goûts de l'auteur lui-même, les
_Portraits du Lundi_ ne valent pas, comme témoignages sur l'humanité
morte, ces pastels de La Tour, où rien n'existe qui ne soit
significatif.

Ces 87 visages qui, de tous ces murs, me regardent, il leur a sorti
leurs secrets à fleur de peau. Le pli de leurs lèvres, le poids de leurs
paupières, toute cette atmosphère du visage que notre instinct saisit
pour aimer ou haïr un homme mais qui n'a pas de nom, m'apparaissent, mis
en valeur dans ses pastels avec une prodigieuse sûreté de psychologue.
Ces morts, embrumés aujourd'hui par tant de querelles, La Tour me les
montre sans voiles, prisonniers pour jamais sous ces glaces. Il me les
explique. Machinalement, aux marges du catalogue, j'ai pris quelques
notes qu'il me dictait...

Voilà Rousseau, et j'ai écrit: «Tracassier, craintif, mélange de
jalousie et de dédain, mais dédain très particulier, dédain qui blâme et
salit tout. Et, pourtant, qui ne l'aimerait, ce Jean-Jacques, avec sa
jeune figure de laquais dévoré de sensualité et de chagrin!»

Voici d'Alembert: «Assez en bois... Je m'explique qu'il ait supporté si
courageusement les traits même posthumes de mademoiselle de Lespinasse,
et je comprends aussi qu'elle, si tendre, ait osé le ménager si peu: par
tempérament, il devait souffrir moins qu'aucun autre, car il avait des
dispositions naturelles au dévouement.»

Et madame Favart: «C'est la sottise de la spécialisation: sotte,
irrémédiablement sotte, ne pouvant exprimer qu'un personnage étroit,
qu'elle porte d'ailleurs à son intensité.»

Et Louis XV: «Un homme de ce temps déjà, comme nous en voyons au cercle,
dans le monde... Quel abîme entre ce galant homme, d'élégance si fine,
et ses prédécesseurs, que notre imagination ne peut se représenter!»

Et la Camargo: «Mademoiselle Camargo! la plus jolie figure, assurément,
de toute cette galerie: elle fut jeune et vigoureuse, elle faisait voir
de la finesse sur un fond de gravité voluptueuse... La jolie fille,
telle que je l'imagine à dix-sept ans, quand le comte de
Clermont-Tonnerre l'enleva, la paya et en fit sa maîtresse!»

Ainsi je parcourais ces salles où La Tour a augmenté l'humanité de vingt
figures intéressantes. Et peu à peu, de tous ces étrangers une tristesse
tomba sur moi, si pénétrante bientôt qu'elle m'incommoda. Je ne voulus
pas en voir davantage.

Etait-ce quelque regret de toutes ces beautés qui, pour jouir d'elles,
ne nous laissent que la poussière d'un pastel? Ou encore, le
mélancolique contraste de ces dépouilles de boudoirs classées
aujourd'hui administrativement?

Non, ce qui m'attristait, c'était la philosophie même de La Tour, cette
façon d'entendre la vie à laquelle son génie me faisait participer.

                   *       *       *       *       *

Je le sentis bien ce jour-là: perpétuelle curiosité, c'est mort sans
cesse renouvelée dans l'esprit. L'émotion que me donne telle âme mise là
sous verre par La Tour est balayée au cadre suivant; c'est mort et
naissance en moi à chaque pas.

Ainsi en est-il de tous ceux qui traversent la vie en purs analystes.
Devant leur compréhension, que rien ne fixe, toutes les âmes s'élèvent
pour tomber aussitôt, triomphatrices d'un jour. Ils accueillent tout et
n'adoptent rien; ils ne lient que des amitiés d'un soir et ressentent, à
chaque tournant de leur curiosité, la tristesse confuse du voyageur
quittant un beau pays. C'est la mort de nos amours de la veille qui
déblaie notre âme pour de nouvelles amours.

On rapporte du premier des analystes de ce temps, de M. Taine, un mot
hautain dont la candeur éclaire nettement ce véritable carnage qu'est,
dans l'ordre intellectuel, la vie de ces infatigables conquérants
d'âmes. Ce maître rencontre-t-il un homme intéressant par sa force
naturelle, par l'expérience acquise ou par ses singularités, il
l'entraîne à l'écart, le presse de questions, le sollicite de toutes
parts jusqu'à ce qu'il en ait vérifié les limites, puis s'écartant: «Je
l'ai épuisé!» pense-t-il.

Il a connu, lui aussi, cette desséchante ardeur psychologique, le
vieillard Siméon, de qui parlent les Évangiles, celui qui, étant entré
en relations avec l'Enfant Jésus et l'ayant attentivement observé,
s'écria du même ton que Taine: «Maintenant que je vous ai vu, Seigneur,
vous pouvez mourir!» Ce Siméon, avec un grand sens des nécessités de son
époque, prévoyait le drame du Calvaire et, très renseigné sur les
personnalités de la Judée, il désirait connaître les prétendants
possibles à ce grand rôle.

Les rédacteurs des Evangiles, dans un but facile à comprendre,
dénaturèrent légèrement ses paroles; de ce curieux, ils firent un
adorateur du Christ. En cela, du reste, ils commirent plutôt une erreur
qu'une habileté; l'illusion dans laquelle ils donnèrent est commune à
tous les hommes de parti que nous approchons pour mieux les étudier;
nous nous prêtions, ils crurent que nous nous donnions. Mais où voit-on
que Siméon ait embrassé les nouvelles doctrines? Il fit causer
l'illustre initiateur, et l'ayant compris: «Maintenant que je vous ai
vu, conclut-il, vous pouvez mourir, Seigneur.» C'est-à-dire qu'il
engageait Jésus à suivre sa Passion, mais se récusait d'y participer.

                   *       *       *       *       *

Aucune passion, mais les comprendre toutes! c'est la formule des
analystes.

Esprits vastes et mornes, ils évoquent à l'imagination ces plaines
d'eaux où se reflétaient en fuyant les voluptueuses galères de
Cléopâtre. Mais posséder les furtives images de toutes les souffrances
et de tous les bonheurs, cela valut-il jamais pour remplir nos jours une
seule fièvre émouvante?

Certes, avec quelque habitude des gestes et des formules convenues, vous
découvrirez une forte variété de caractères qui pourront vous distraire.
Le monde des arts et les couloirs de la politique, les salons et la rue,
la Bourse et le Palais, autant de théâtres où, sans grand effort, se
procurera un bon fauteuil d'orchestre celui qui sait utiliser les
libertés de 1789. Mais quoi! des poètes naïfs, des penseurs, des habiles
sans générosité et des sots prétentieux défilent au bout de ma lorgnette
amusée! mon coeur dispersé s'attriste à ce panorama, comme il fit dans
les salons de La Tour. Des figures! des figures! Ah! qui me délivrera de
tant de figures?... Ici l'analyste méprise un peu ma rapide satiété et
me raille:

--«Si tant de visages marqués par la vie ne vous suffisent pas, dit-il,
joignez-y le petit Bara qui fut historique en montrant son derrière.»

--«Ah! le derrière du petit Bara! lui répondrai-je, combien je
l'aimerais si je pouvais participer à l'héroïsme dont il est le geste!»

Se passionner autant que n'importe quel passionné, tel serait le bonheur
profond.

En vain voudrions-nous borner notre jeune instinct au rôle
d'observateur! Amusement d'épiderme! Sous ce masque de curiosité
distraite, je vois l'analyste qui bâille. «Puissances invincibles du
désir et du rêve! s'écrie Taine, on a beau les refouler, elles ne
tarissent pas.» La vie n'est qu'un spectacle, disait l'analyste, et il
la regardait passer des hautes fenêtres de sa tour, mais chaque belle
fièvre, en s'éloignant, lui laissait un de ces regrets qui, accumulés,
rompront la digue: l'analyste un jour se laisse envahir par son rêve.
Pas plus que Taine et les autres, La Tour n'y a échappé. Cet observateur
minutieux se préoccupa de systématiser le monde.

Il philosopha sur son art d'abord, puis sur l'organisation des sociétés;
et dans son désir d'embrasser l'univers, il en vint à régler le cours
des astres. Sa manie était de dégager l'harmonie qui gouverne les
choses; c'est le dernier mot des observateurs; ils veulent ordonner
cette masse d'objets particuliers dont ils se sont fait des images
précises. De telles passions, débridées dans des âmes qui longtemps se
raidissent, poussent souvent jusqu'à la folie. Le panthéisme de La Tour
offre au moins des bizarreries. On nous montre cet observateur minutieux
qui dans ses promenades s'adresse aux arbres et, les serrant dans ses
bras, leur dit: «Bientôt, mon cher ami, tu seras bon à chauffer les
pauvres.» Dans son rêve métaphysique, pour aider à l'incessante
transformation de la matière et parce qu'il était convaincu de l'unité
de substance, il dévora parfois ses excréments.

C'étaient là de fâcheuses méthodes. La Tour n'était pas doué pour saisir
cette âme du monde qu'il entrevoyait. Ce merveilleux physionomiste
prêtait à l'univers une figure insuffisante. Je ne m'en étonne pas,
ayant vu à ce musée de Saint-Quentin son portrait peint par Perroneau.
«La Tour, écrivais-je aux marges du catalogue, fait l'insolent, mais ne
domine pas; c'est un valet qui observe les invités, ce n'est pas
Saint-Simon.» Pensée exprimée trop durement! Mais on entendra qu'il ne
s'agit ici que de hiérarchie intellectuelle. Je veux dire que La Tour
n'était pas de force à maîtriser les objets qu'il avait la passion
d'observer.

A Saint-Quentin toujours, on le voit peint par lui-même: «Ce qui frappe
tout d'abord dans cette tête de Picard agile, c'est qu'un tel homme
devait être merveilleusement doué pour tous les arts manuels. Il voit
les choses par le dehors, il excelle à saisir leur agencement. Certes il
se préoccupe des pensées et des affections de l'âme, car il voit combien
elles modifient les physionomies, mais il n'a pas l'amour de l'âme. Il
ne s'émeut pas des passions qu'il épie.» Son panthéisme naquit de sa
constatation qu'il est une forte harmonie sous l'apparente diversité des
choses, mais nullement d'une révélation intérieure, d'un instinct
religieux. Ce descripteur jamais ne fut un intuitif. Les esprits de
cette race ignorent que le seul inventaire vraiment complet de
l'univers, c'est une ardente prière d'amour.

                   *       *       *       *       *

Observer, prendre des notes, les rassembler systématiquement, toute
cette froide compréhension par l'extérieur nous mène moins loin que ne
feraient cinq minutes d'amour. Nous ne pénétrons le secret des âmes que
dans l'ivresse de partager leurs passions mêmes. C'est la méthode où se
rejoignent les grands analystes et les purs instinctifs. Michelet mal
renseigné sur l'Inde védique, les Iraniens, les Egyptiens, les Juifs,
les enveloppe d'un tel nimbe d'amour qu'ils sont mieux éclairés (dans sa
«Bible de l'humanité») que par tous les savants mémoires des érudits
spécialistes. De même pour adoucir l'agonie de son amant, je me fie plus
aux soins délicats d'une maîtresse qui voit la plaie avec les yeux de sa
tendresse qu'à toute la science des hygiénistes. Et encore, s'il s'agit
de comprendre la direction de l'univers et la vie qui emporte tous les
êtres, seuls verront loin les passionnés. Un jour que _la Poja_, fille
jeune et toute nue dansait le tango sur la table branlante d'un mauvais
lieu d'Andalousie, ses seins frémissaient moins que les coeurs des
matelots ivres qui pour cent sous l'allaient posséder. Or, je le vis,
ces hommes grossiers, en cet instant, communiaient avec cette femme et
avec la vie universelle d'une façon plus étroite que ne firent jamais
les hommes de systèmes, et de celle que dévoraient leurs yeux enflammés,
ils se faisaient une image incomparablement plus vivante qu'aucun des
chefs-d'oeuvre d'observation suspendus par La Tour dans les froides
salles de Saint-Quentin.




LA LÉGENDE

D'UNE

COSMOPOLITE


  _Aux Néo-Catholiques._

Certains lieux fameux dans l'histoire de la sensibilité humaine portent
nos âmes au delà de nos propres émotions et nous communiquent les
fièvres qui les remplirent un jour. Telle la plage d'Elseneur où
l'obscur Hamlet lamentait la mort de son père et ses chagrins
personnels, telles les chambres trop étroites d'Auxonne, de Dôle et de
Seurres où le jeune Bonaparte essayait en écritures déclamatoires son
génie qui, si les trônes n'avaient pas été vacants, nous eût donné un
Byron. Ce sont là des _stations idéologiques_ aussi puissantes sur
l'imagination que telles stations thermales sur des tempéraments
déterminés, et les pèlerinages catholiques, d'un ordre analogue, font
voir merveilleusement que cette méthode d'exaltation intellectuelle
réunit toutes les conditions pour tourner en passions la curiosité et le
respect.

Mais chaque génération se choisit ses lieux de dévotion préférés, et
c'est même dans ces élections que se révèlent les variations de la
sensibilité. Qui de nos jeunes gens les plus récents songerait à
s'émouvoir devant la maison close de l'avenue d'Eylau où s'éteignit une
gloire retentissante! Nos jeunes aînés, tel M. Catulle Mendès ou encore
M. Camille Pelletan, doivent nous plaindre de cette froideur, et, malgré
toute leur compréhension, ils suspecteront notre bonne foi, si j'ajoute
qu'indifférents à la dernière demeure de Victor Hugo, nous sommes émus
par certain petit hôtel du quartier Monceau! Certes, le sens de la
mesure nous garde d'opposer notre goût à leur culte; simplement, nous
sommes de ces dévots qui s'émeuvent dans une chapelle étroite mieux qu'à
l'église cathédrale. Au 61 de la rue de Prony vécut quelques années et
mourut mademoiselle Marie Bashkirtseff, bien faite pour passionner ce
millier d'esprits compréhensifs et dégoûtés dont le ton attirant et
irritant depuis quelques années intéresse la critique. Leur trait
principal est peut-être que, froissés par toute inélégance, ils sont
cependant plus soucieux d'éthique que d'esthétique; ils aiment, pour
tout dire, la vie intérieure des êtres plus que leur pittoresque
extérieur. La monographie qu'a laissée cette jeune fille et qu'on a
publiée sous le titre de «Journal de Marie Bashkirtseff» les satisfait
mieux qu'aucune composition de nos écrivains de métier.

Je ne referai pas la biographie de mademoiselle Marie Bashkirtseff,
d'autant mieux connue que c'est des détails de sa vie que ses fidèles
nourrissent leur culte. Cette jeune fille, en effet, en dépit de ses
succès de peintre, en dépit de sa mort cruelle à vingt-six ans, en dépit
même de ses dons d'écrivain, les passionne uniquement par la sensibilité
particulière dont elle vivifia les moindres circonstances de sa vie.
Nulle existence qui offre une plus instructive collection de ces traits
de clairvoyance et d'ardeur morale si fort à la mode des intellectuels
d'aujourd'hui. Offert par une jeune fille et précisément par une fille
parée de ce charme russe, brutal et raffiné qui, seul, nous émeut à
cette heure, un tel état d'âme devait acquérir sur des jeunes gens un
prestige particulier, et, en vérité, il leur inspire ce sentiment voisin
de l'amour, sans lequel il n'est pas de féconde méditation.

Sans doute, cette façon de concevoir la vie qu'expose mademoiselle
Bashkirtseff, vingt autres l'ont affichée. Mais avaient-ils de cette
enfant élue la souplesse, la spontanéité et toute la sève vivifiante? A
aucun des plis de sa robe, je ne retrouve cette poussière de
bibliothèques dont les plus vivants de nos contemporains sont enlaidis.
Et telle est la force dont une beauté sincère dispose pour nous révéler
le sens de nos propres sentiments que nulle part je n'ai mieux approché
la formule des âmes de demain que dans la petite maison de la rue de
Prony. J'y allais par ce court chemin que la jeune fille elle-même
parcourut tant de fois, alors qu'elle visitait Bastien Lepage mourant
dans cette maison de la rue Legendre où, par une rencontre qui me
touche, j'ai succédé au bon peintre qu'elle aima comme un frère. La mère
inconsolée de celle que nous rappelons m'a dit comment Bastien Lepage,
apprenant la fatale nouvelle, cacha ses pleurs contre les coussins où
lui-même n'avait plus que trois mois à attendre la mort. Mademoiselle
Bashkirtseff fut victime de ces miasmes terribles qui volent épars dans
Paris; j'ai vu sur son bureau Kant et Fichte ouverts à des pages
passionnantes dont la mort interrompit pour elle la logique. Ses livres,
ses tableaux, quelques menus objets d'un usage familier, et son image à
tous les âges font de ce petit hôtel un touchant oratoire où la piété
maternelle continue à servir, comme elle fit pour la jeune vivante,
l'âme élégante et d'infinie ressource qui s'est effacée.

L'hôtel de la rue de Prony, la villa de Nice pleine des roses qu'elle
aimait et le tombeau du cimetière de Passy, c'est à madame Bashkirtseff
qu'il appartient de les maintenir, mais cette émouvante jeune fille,
nous sommes quelques-uns de sa race spirituelle qui la maintenons dans
notre imagination et, s'il est permis, près de notre coeur. Or, après
six années, quand elle a pris dans la mort un recul suffisant, ne
convient-il pas que, pour parfaire cette figure exceptionnelle et pour
en dégager toute la valeur symbolique, nous lui organisions sa
_Légende_?

Et tout d'abord, admettrons-nous que le petit hôtel de la rue de Prony
fasse un cadre satisfaisant à la plus inquiète des cosmopolites? Quand
nous la chérissons pour son ardeur, pour ses dégoûts et pour sa
compréhension, est-ce parmi ses toiles, est-ce même dans notre Paris que
notre rêverie l'évoque?

Nullement. Voir en elle un peintre ou une Parisienne, c'est étrangement
la réduire. Sans doute, ces tableaux que madame Bashkirtseff a refusés
aux sollicitations de tant d'étrangers--des Américains surtout,
passionnés plus qu'aucun pour cette étrange jeune fille--font voir un
grand sens de la nature et beaucoup de bonté. On le constate d'ailleurs
à toute ligne de son Journal, sa clairvoyance des insuffisances de la
nature n'excluait pas chez elle la pitié; sa susceptibilité de délicate
ne l'empêcha jamais de percevoir ce qu'il y a d'immortel dans les plus
humbles fragments de l'univers. Elle possédait le don précieux d'être
pénétrée par la douce lumière qu'il y a dans le regard des chiens
interrogeant leur bon maître. Mais précisément sourions qu'elle ait
prêté de l'importance au talent, elle qui possédait la chose essentielle
et si rare: une intelligence indulgente. Et s'il faut la goûter de ce
qu'elle ne méprisait pas tous ces gens de l'atelier Julian où elle
étudiait la peinture, s'il est vrai qu'elle se diminuerait et nous
irriterait en montrant à leur égard les mêmes sentiments qu'en ont, pour
d'insuffisantes raisons, des notables mal cultivés, du moins, affirmons
que le goût qu'elle leur montra était compréhension, mais non pas
identité. Elle les appréciait, mais en se gardant. C'est pourquoi nous
ne voudrons pas, sous peine de déformer sa physionomie, l'installer dans
notre mémoire comme une artiste peintre.

Précaution essentielle! et toutefois je doute, tant cette jeune fille se
donnait à ses enthousiasmes, qu'elle ait jamais pris une conscience
nette de cette différence que ses admirateurs sont bien forcés d'établir
entre elle et nos meilleurs ouvriers d'art. Par quelle délicieuse
naïveté s'attardait-elle à rivaliser avec mademoiselle Breslau? En
vérité, il eût été fort opportun qu'on indiquât à mademoiselle
Bashkirtseff la doctrine qu'elle était autorisée à pratiquer, la
doctrine du suffisant dédain!

Le suffisant dédain eût enseigné Marie Bashkirtseff à considérer les
peintres, les écrivains, les artistes, simplement parce qu'ils
ressentent des émotions qu'elle éprouvait elle-même. C'est pour cette
qualité de leur sensibilité qu'ils méritent qu'on les classe avec
honneur. Quant au don qu'ils possèdent de traduire et de fixer leurs
sentiments avec des couleurs, des phrases ou du marbre, cela les désigne
comme des utilités agréables, nécessaires dans toute maison réellement
bien montée, mais ne peut, en aucun cas, les placer dans la hiérarchie
plus haut que les âmes de leur qualité. Or, telle est, pour sa
profondeur et son étendue, la qualité d'âme de mademoiselle Bashkirtseff
que nos talents les plus fêtés ne sont à ses côtés que petites flûtes
près d'une partition complète. Parce qu'en cette âme, toute jeune et
toute faible qu'elle fut, retentissait après tout la sensibilité
humaine, je dis qu'aucune de nos meilleures flûtes ne pourrait
l'exprimer entière et qu'elle les possédait toutes. Elle eut dans sa
petitesse le sens de l'universel. N'ayons pas cette grossièreté de la
confondre avec des spécialistes, fussent-ils, d'ailleurs, d'excellents
ouvriers peintres.

C'est encore au nom du suffisant dédain, dont elle était tout animée
bien qu'elle en eût mal conscience, que je ne puis comprimer sa mémoire
dans Paris. Sans doute, elle désira la notoriété passagère et bruyante
que donne notre ville; je ne le lui reproche pas; même ce serait manquer
de compréhension qu'insister sur l'enfantillage du désir qu'elle avouait
pour des médailles au salon, de la réclame dans le _Figaro_, et de la
vogue dans les maisons où l'on dîne. Cela satisfaisait sa conception
momentanée de la vie. C'étaient les conditions de l'existence qu'elle
désirait pour l'instant. N'est-ce pas un des traits de cette sensibilité
ardente dont nous révérons en elle un des types les plus complets, de ne
vouloir rien laisser sans y participer? Paris méritait assurément d'être
une des stations de sa sensibilité, et c'est cela seulement qu'il lui
fut. M. Theuriet, qui a édité ce que possède le public du «Journal de
Marie Bashkirtseff», a insisté de préférence sur ces années d'atelier,
de concours, et tous ces petits soucis parisiens; nous projetons de
publier _in extenso_ ce Journal, et il nous donnera de Marie
Bashkirtseff vingt attitudes pour une que nous lui vîmes d'abord.

Marie Bashkirtseff avait, en effet, toute jeune, amalgamé cinq ou six
âmes d'exception dans sa poitrine trop délicate et déjà meurtrie. Quand
elle mourut dans cet atelier de la rue de Prony, elle possédait dans son
cerveau les livres de quatre peuples, dans ses yeux tous les musées et
les plus beaux paysages, dans son coeur la coquetterie et
l'enthousiasme. Toute jeune pèlerine qui cherche à travers l'Europe une
fièvre dont on ne se lasse point, Marie Bashkirtseff nous laisse son
souvenir à chérir, sa légende à amplifier, comme la plus émouvante
représentation de la sensibilité cosmopolite.

Vous pouvez vous évoquer Goethe, d'après une gravure allemande, étendu
sous un bel arbre, dans un abondant paysage de la fraîche patrie
germaine; Byron qui galope sur le sable jaune du Lido, au long de
l'Adriatique désolée; Balzac, dans une chambre sombre au milieu du Paris
nocturne, et qui s'échauffe méthodiquement de soucis d'argent et de
grandiose sociologie; mais de Marie Bashkirtseff, quelle image, quelles
moeurs, quelle patrie? Cette cosmopolite qui n'a ni son ciel, ni sa
terre, ni sa société, c'est une déracinée. Dans le bréviaire des
idéologues, pour exprimer son bohémianisme moral, si étrangement
compliqué de délicatesses, faudra-t-il pas que par un trait un peu
grossier, mais significatif, nous l'inscrivions sous le vocable de
_Notre-Dame du sleeping-car_?

                   *       *       *       *       *

Et pourtant mademoiselle Bashkirtseff, tandis qu'elle mène de prairie en
prairie l'élégant troupeau de ses curiosités et bien vite épuise les
beautés qui l'avaient attirée, nous livre deux ou trois images où l'on
peut profiter. Assurément, elles ne valent pas plus que des
photographies instantanées. Nous ne prétendons pas saisir une des
attitudes momentanées de cette inconstante, la donner comme son portrait
et nous en contenter. Mais ces «instantanés» fournissent des
_compositions de lieu_, comme dit Loyola, à notre goût pour la
méditation. Certains instants de sa délicate bohème me sont
particulièrement significatifs.

Sous nos yeux mi-clos, l'ingénieuse complaisance que nous avons vouée à
cette jeune fille nous la représente, qui naît à la puberté dans un bien
de la Petite Russie. Plaines sacrées pour nous qui ne les visitâmes que
d'imagination! Sous les brouillards qu'y met notre ignorance, elles font
battre de tristesse et d'impatient amour nos coeurs. Dans ce _là-bas_ se
forme la beauté où, j'en suis sûr, s'épanouira ce sentiment informe qui
nous remplit tous, jeunes gens, en qui les torrents de la métaphysique
allemande ont brisé les compartiments latins. Là-bas, c'est où
mademoiselle Bashkirtseff reçut comme les choses du monde les plus
naturelles cette vigueur d'esprit et de sensualité qui nous restitueront
le sens de l'amour, à nous autres de qui les pères ne savaient plus que
comprendre.

Mon imagination l'évoque encore qui fréquente les villes d'eaux de
Bohême, verdoyantes et pleines d'une musique qui, le soir, assombrissait
les âmes sans amour. Puis elle fut à Nice, fringante sous le soleil et
portant au corsage des anémones, des mimosas mêlés aux brins de tamaris.

Mais ces cadres, très suffisants pour emprisonner à jamais dans notre
souvenir tant de jeunes étrangères élégantes et romanesques, ne
sauraient contenir celle qui fut en outre passionnée de Spinosa. Si
mademoiselle Bashkirtseff doit être dite cosmopolite, c'est moins encore
pour sa vie errante que pour son intelligence. Elle put bien se prêter
aux hivers du littoral, aux printemps de Paris, à la saison de Londres;
elle s'accommodait de toutes les moeurs (car il y a dans nos modernes
cosmopolites ce que l'éducation classique nous dit d'Alcibiade qui fut à
Sparte le plus austère des hommes et chez les Perses plus mol qu'aucun
voluptueux), mais rapide à posséder le suprême ton de chaque milieu,
Marie jamais ne s'en satisfit: elle s'épuisait de désir vers la fièvre
du lendemain, dont les frissons lui devaient être également médiocres et
vains. De là son perpétuel vagabondage, fait du désir que son âme fût la
somme des enthousiasmes et aggravé de l'insuffisance de toutes les
émotions où elle avait participé; de là aussi notre conviction raisonnée
qu'après tout la ville où cette jeunesse inquiète et magnifique se fût
trouvée la moins dépourvue, c'est la cité éternelle, la ville
catholique, la capitale, Rome.

Rome, en effet, malgré son caractère éminent, est moins un lieu
particulier que le plus complet abrégé de la culture européenne. Elle
est faite des plus graves fragments de l'humanité. Marie Bashkirtseff,
élégante et nerveuse, et qui n'avait que vingt ans, ne pouvait certes
s'identifier à ce colossal Panthéon, mais elle s'y sentait à l'aise
parce que cette atmosphère lui offrait un peu de toutes les poussières
qui, à travers le monde, avaient délicieusement desséché sa bouche de
jeune pèlerine. Elle n'y était privée d'aucune des ardeurs qui
l'usaient, mais faisaient pour elle tout le prix de la vie.

Oui, Rome qui fut à tous les siècles le coeur de l'Europe est encore
telle du point particulier d'où nous l'envisageons, et s'il faut à notre
imagination un lieu idéal où placer cette jeune cosmopolite qui
représente pour nous la sensibilité la plus moderne, c'est encore Rome
que nous élisons. Aucun des frissons qui agitent l'humanité n'est absent
de Rome. J'accorde qu'ils n'y sont pas toujours aisés à distinguer. Avec
sa force de cohésion, cette reine impose à tant de traits disparates une
harmonie qui déroute et accable nos esprits amusés. Mais en faisant
l'unité avec toutes ces parcelles de l'esprit humain, elle le grandit
singulièrement. Tout ici prend sa pleine intensité et, bénéfice de
l'harmonie, tout ici porte avec soi sa cause. C'est au point que l'on
pourrait dire qu'à Rome chaque mouvement de l'âme se présente moins sous
une forme individuelle que sous forme de loi. Là seulement, le
cosmopolite met à leur plan les notions qu'il a recueillies à travers la
civilisation européenne. Certains de mes soirs romains, enivré de cette
forte éducation, je fus tenté de croire que les plus amples fragments de
l'univers civilisé ne valaient que comme détails agrandis de la fresque
humaine que Rome nous présente.

L'art de se servir des hommes, l'art de jouir des choses, l'art de
découvrir le divin dans le monde, qui sont, n'est-ce pas, les trois
amusements, le jeu complet d'un civilisé, Rome les enseigne, et d'une
maîtrise incomparable!

1º Est-ce la mélancolie des souvenirs, ses trésors d'art entassés ou les
intérêts religieux, mais Rome présente une variété de nations, un
mélange de sociétés, un concours de politiciens, d'aristocrates et
d'artistes, en même temps qu'une diversité de luxe, de poésies et de
douleurs telle que, pour pénétrer les coeurs rares, les grandes
intrigues et l'histoire des peuples, _pour apprendre à se servir de la
société_, nul séjour ne prévaudra contre celui-ci, si l'on observe
d'autre part qu'aucun des hommes supérieurs réunis là n'y vient pour se
distraire de soi-même, mais que chacun au contraire est enfoncé plus
avant dans sa noble manie par la gravité incomparable de cette ville.

2º _La beauté des choses_, d'autre part, c'est à Rome seule qu'on s'en
fait une complète éducation, parce que loin de surgir au milieu du
monde, comme ces fleurs sans analogues que sont les arts de Florence, de
Venise et de Flandres, les galeries de Rome sont composées des plus
riches échantillons de la sensibilité occidentale. En décorant ses
hôtels familiaux des oeuvres de toutes les époques et pays classiques,
Rome restitue à l'art son véritable sens. L'oeuvre d'art, en effet, se
propose de résumer dans une formule essentielle et avec une émotion
communicative des états psychiques et de nous y faire participer, pour
nous dédommager que nous n'ayons pas la puissance ou l'occasion de les
vivre. Dès lors cette ville,--de laquelle j'indiquerais aisément la
faiblesse, qui est tout de même de ne voir dans la nature que la dignité
humaine,--en appelant tous les arts à l'éducation de l'homme fait
l'homme du moins plus complet.

Peut-être, à ce que je dis du caractère d'universalité de l'art à Rome,
objectera-t-on que Michel-Ange semble bien exprimer le génie particulier
de cette ville avec autant d'étroitesse que Tiepolo la fête mélancolique
de Venise,--Sodoma l'ardente passion de la ville où sainte Catherine eut
ses extases,--Botticelli la grâce cérébrale de Florence--et Watteau le
génie indulgent et exquis du vrai Paris des Parisiens. Mais précisément
de ce fait qu'on voudrait me présenter comme une contradiction, je tire
mon meilleur argument. Il est vrai que Michel-Ange est si particulier
qu'on le confond avec le génie de Rome même; or, ce que nul ne
contestera, c'est qu'il exprime toute la puissance d'étreindre de la
sensibilité humaine. Ses sybilles ne sont pas comme les filles de
Watteau, de Botticelli, de Sodoma, de Tiepolo, l'humanité raffinant à
droite ou à gauche, elles sont tout l'homme poussant plus avant ses
vertus, l'homme plus virilisé.

3º Au reste, les églises, quel qu'ait été le goût de Marie Bashkirtseff
pour les salons et pour l'art, demeurent le véritable rendez-vous de qui
voyage avec le souci des choses psychiques. C'est encore là que, jusqu'à
cette heure, l'humanité a le mieux témoigné sa recherche du divin, et
par cette antique consécration elles attirent ceux-là mêmes de nos
modernes qui ont perdu le sens des dogmes. Or quelle ville opposerait
ses basiliques à Rome? Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, la cathédrale
de Cologne, Saint-Marc de Venise, Sainte-Sophie de Constantinople, dans
leur éclatante diversité apparaissent chacune comme la fièvre mystique
particulière au pays qui les éleva. Mais Rome rassemble toutes ces
fièvres pour en faire une force harmonieuse, et, appuyée sur trois cent
quatre-vingt-neuf églises, elle fait voir à notre imagination la
chrétienté entière, l'Eglise.

Le catholicisme! Voilà où tendent et s'expliquent tous les mouvements de
notre coeur, qui n'est obscur et mal à l'aise que pour avoir accueilli
les fièvres de cinq ou six peuples. C'est tiraillé par elles que le
cosmopolite, toujours incomplètement satisfait, erre à travers l'Europe;
il les satisferait dans la capitale où convergent toutes les nations.

Tandis que sonnait le beffroi de Bruges, Marie Bashkirtseff, qui venait
de visiter les Memling, se sentait, j'imagine, un peu béguine et une
part d'elle demeurait inoccupée; de même, par un lourd soleil de
printemps si, quittant le café Quadri, elle prit le frais aux voûtes de
saint Marc, elle s'y sentit dominée d'un rêve sensuel d'Orient et une
part d'elle soupirait encore. J'ai connu ces insuffisances des plus
nobles stations, mais un soir de mai, vers les cinq heures, sous le
chêne de San Onofrio où le Tasse sentit sa piété, compliquée des
délicatesses de l'héroïsme et de la volupté, s'exalter jusqu'à la folie,
je voulus baiser cette terre romaine, car je compris que de ceux qui
l'ont foulée, j'ai hérité toutes mes chères façons de souffrir et de
jouir.

Qu'à saint Pierre d'autres discutent ces froids espaces et cette pompe
architecturale, pour moi j'y distinguais seulement les confessionnaux
qui tapissent cette immense enceinte et où l'on parle toutes les
langues. C'est ici le point mathématique où tous les soupirs civilisés
se confondent pour former la sensibilité chrétienne. Tant d'émotions qui
furent apportées sous cette coupole des points extrêmes de la
chrétienté, en se réalisant dans une âme, la formeraient la moins
marquée de particularités qu'on puisse imaginer et la plus capable de
s'accommoder sans froissement des milieux les plus divers. L'âme qui
serait faite de tous les péchés, inquiétudes et scrupules qui vinrent
ici chercher la paix, serait exactement celle que nous nous représentons
sous le nom de sensibilité cosmopolite. Pour moi, jamais je ne franchis
ce seuil fameux sans qu'une émotion d'être au point le plus sensible de
l'humanité m'inclinât à m'agenouiller. Là seulement, parmi ces
directeurs de consciences polyglottes, j'eusse pu trouver quelqu'un qui
parlât ma langue. Là seulement eût été chez elle Marie Bashkirtseff,
notre soeur, si belle, parce qu'elle était ardente de toutes les
inquiétudes de tous les peuples.

                   *       *       *       *       *

Marie Bashkirtseff se fût étonnée qu'on confondît son cosmopolitisme
avec le sentiment des catholiques, et ceux-ci de même se pourraient
choquer. Chez les uns et chez les autres, ne serait-ce pas connaissance
insuffisante des besoins qui les animent? Ces gens qui renoncent à tout
et ces gens qui désirent tout sont bien faits pour s'entendre. Les uns
et les autres, en effet, ne se satisfont de rien; ils ont à un degré
tourmentant le sens du précaire, le désir de la perfection. Oui,
cosmopolites et catholiques sont de la même famille, et simplement nous
devons nous étonner qu'à une même époque on puisse mener par des
sentiers si différents la même poursuite du divin.

Afin que mademoiselle Bashkirtseff touchât en quels points ses
sentiments s'accordaient avec le plus exalté catholicisme, et pour
illustrer d'une anecdote romaine le tableau que je trace de la vertu
surhumaine de cette ville, j'eusse aimé lui proposer un idéal de
désintéressement auquel elle était bien digne d'atteindre.
Connaissez-vous l'histoire d'Alexandrine d'Alopéus et d'Albert de la
Ferronays, telle que nous la raconte le _Récit d'une soeur_ et dont nous
sommes quelques-uns à demeurer aussi émus que du _Journal de Marie
Bashkirtseff_, car ce sont là deux monographies d'une sensibilité
héroïque embellies par le romanesque de la beauté et de la mort.

Mademoiselle Bashkirtseff, qui était toute remplie d'une ardeur un peu
naïve pour les rapins et pour le dessus du panier parisien, m'eût sans
doute interrompu aux premiers mots que je lui eusse dit d'un livre,
réservé pour l'ordinaire aux jeunes femmes un peu timorées de province.
«Ne souriez pas, lui répliquerais-je, le goût que j'ai pour Albert de La
Ferronays part des mêmes préoccupations qui m'attirent vers vous.
L'étrange importance que vous attribuez au talent! Et quand, à les juger
de notre point de vue d'école, il serait prouvé que leur langue est
terne et leur vocabulaire banal, en voilà un bel empêchement à ma
violente sympathie! Je les aime parce qu'ils ont eu de l'exaltation
désintéressée.» Ils ont éprouvé l'amour pur dont Leibnitz a donné une
définition que je veux rapporter, car, avec leur sécheresse, ces
esprits, tels encore Comte et Spinosa, passent singulièrement les
gentillesses des artistes. «L'amour pur, dit-il, c'est d'être porté à
trouver du plaisir dans les perfections ou dans la félicité de l'objet,
et par conséquent à trouver de la douleur dans ce qui peut être
contraire à ces félicités. Cet amour a proprement pour objet les
substances susceptibles de la félicité, mais on en trouve quelque image
à l'égard des objets qui ont des perfections, sans les sentir, comme
serait, par exemple, un beau tableau. Celui qui trouve du plaisir à le
contempler et qui trouverait de la douleur à le voir gâté, quand il
appartiendrait même à un autre, l'aimerait pour ainsi dire d'un amour
désintéressé, ce que ne serait pas celui qui aurait seulement en vue de
gagner et de vendre ou de s'attirer de l'applaudissement en le faisant
voir.» Albert de la Ferronays poussa l'amour jusqu'à offrir à Dieu sa
vie pour qu'Alexandrine d'Alopéus, une protestante qu'il aimait, connût
la vraie religion. Peu après, il mourut, et, auprès du lit de leurs
brèves amours, devenu par l'intensité de son voeu d'idéaliste son lit de
mort, une parcelle de l'hostie qui allait être son viatique fut la
première communion de sa jeune amante. Combien il m'humilie déjà cet
homme singulier assez désintéressé pour souhaiter la mort entre les bras
de celle qui l'enivre, afin qu'elle soit encore ennoblie par la
possession de la vérité; mais, où je suis glacé de dégoût envers
moi-même, c'est quand je vois celle qui prit sur les lèvres refroidies
du mort un don si fort de mépriser les choses périssables qu'elle
s'éleva jusqu'à dire: «Lorsque j'ai été dépouillée de tout, c'est alors
que mon bonheur et mes délices et mon amour ont commencé.»

Le voilà ce sentiment du précaire et cet élan vers la perfection, par
quoi sont emportés, aussi fort que les catholiques, ces cosmopolites qui
se pressent de pays en pays, de passions en passions, enthousiastes et
jamais possédés, renonçant chaque jour et désirant toujours, les yeux
fiévreux et les mains sans prise, parce qu'aucune des formes passagères
qui emplissent l'univers ne leur livre le non-périssable, le divin.
Hautain idéalisme où communient, sans se reconnaître, le cosmopolite qui
ne veut plus ni ciel ni patrie, ni foyer, et le catholique qui renie
même d'être de cette terre. Nul lieu ne les contentera, hors Rome où
veillent les Sybilles de Michel Ange, dont les yeux graves font voir une
âme goûtant le plaisir amer d'adorer ce qui ne meurt pas, au milieu de
tout ce qui passe.

A notre cosmopolitisme, à notre dilettantisme, à notre cher nihilisme
enfin, pour dire le mot qui résume le mieux notre déracinement moral, la
grande ville catholique restitue leur sens complet, en même temps
qu'elle leur donne une haute allure. A sa lueur nos dégoûts et notre
ardeur m'apparaissent ce qu'ils sont en réalité, un sentiment religieux.
Mademoiselle Bashkirtseff fut emportée par une injuste mort avant
d'avoir profité de l'éducation de Rome. Il faut pourtant lui en assurer
le bénéfice dans la légende que nous lui organisons.

Paris, par sa coquetterie et sa bonne grâce, Londres, par l'hospitalité
solide et digne de ses cercles et de ses petites maisons, Venise, par sa
fièvre romantique, se font accepter du premier abord. Mais Rome est une
acquisition si lourde qu'une âme de vingt ans défaille. Cette ville-là,
tout épurée de vulgarité, n'est pas une jolie maîtresse qui accueille et
caresse nos habitudes, c'est une impérieuse qui froisse et rompt en nous
ce qu'elle estime indigne. Plus tard Marie Bashkirtseff s'y fût plu;
qu'y fût-elle devenue?

Sans qu'on puisse en douter, son bohémianisme, qui n'était d'abord que
l'agitation d'une petite personne de race jeune et sensuelle, et que
Paris transforma jusqu'à être un sentiment désintéressé, la recherche du
beau, Rome l'eût élevé au point qu'il fût devenu le mal familier aux
grands idéalistes qui se lassent de tout parce que seule la perfection
les satisferait.

Honoré soit-il, ce sentiment du précaire qu'eut avec tant d'intensité
cette petite fille; nous avons eu raison d'y méditer. Il nous fait
participer à ces mépris supérieurs que ressentent pour la réalité, pour
leur moi actuel, tous les hommes soucieux de l'univers qu'ils renferment
en puissance et du moi supérieur qu'ils ne sont pas encore. Maintenant
que je lui ai constitué toute sa valeur légendaire, celle que je saluais
du nom bassement moderne de «_Notre-Dame du Sleeping-car_» nous apparaît
une représentation de la force éternelle qui fait surgir des héros dans
chaque génération, et, pour qu'elle nous soit de bon conseil, cultivons
sa mémoire sous le vocable hautain de «_Notre-Dame qui n'êtes jamais
satisfaite_.»




TABLE DES MATIÈRES


  Traitement de l'âme                            IX

  Une visite à Léonard de Vinci.
    (Hommage aux analystes du moi).               1

  Une visite à Latour de Saint-Quentin.
    (Hommage aux psychologues).                  15

  La légende d'une cosmopolite.
    (Hommage aux néo-catholiques).               33


ÉMILE COLIN.--Imp. de Lagny






End of Project Gutenberg's Trois Stations de psychothérapie, by Maurice Barrès

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