Au pays de Jésus: souvenirs d'un voyage en Palestine

By Matilde Serao

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Title: Au pays de Jésus: souvenirs d'un voyage en Palestine

Author: Matilde Serao

Translator: Jean Darcy

Release date: December 29, 2024 [eBook #74990]

Language: French

Original publication: Paris: Plon-Nourrit

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS DE JÉSUS: SOUVENIRS D'UN VOYAGE EN PALESTINE ***






  MATILDE SERAO

  AU
  PAYS DE JÉSUS

  SOUVENIRS D’UN VOYAGE EN PALESTINE

  Traduction de l’italien par Mme Jean DARCY


  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  8, RUE GARANCIÈRE--6e

  1903
  Tous droits réservés




L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction
et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la
Suède et la Norvège.

Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la
librairie) en octobre 1903.


DU MÊME AUTEUR

  Au Pays de Cocagne. 5e édition. Un volume in-18       3 fr. 50


PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--4556.




A MON TRÈS CHER FILS ANTONIO,

tendrement.

M. S.




Il existe un type de voyageur très fréquent, qui se rencontre partout,
qui passe d’un pays à l’autre avec une activité infatigable, montrant
toujours la plus grande curiosité; qui accomplit toujours les excursions
les plus fatigantes; qui se hasarde dans les endroits les plus
dangereux, qui lasse la patience de ses compagnons de voyage, qui se
fait maudire par tous les guides et qui revient enchanté des pays les
plus lointains. Si, poliment, vous lui demandez de vous raconter ses
impressions, il vous confie, comme s’il vous révélait un profond
mystère, que les restaurants de Paris sont chers, que Londres a un
métropolitain, que les bateaux russes sont moins rapides que les
autrichiens, que l’eau est malsaine en Orient, que le trajet des petits
vapeurs sur le Grand Canal de Venise coûte deux sous, et bien d’autres
nouveautés que sa sagacité a découvertes dans ses voyages, au prix de
grandes fatigues, de beaucoup d’argent et de longs mois. Ce voyageur,
inoffensif, du reste, quelquefois sympathique dans sa frivolité, est
assez commun; il a une étrange ressemblance avec ses propres bagages, et
on dirait qu’en rentrant chez lui il doit aller se ranger dans un coin,
tranquille, immobile, avec les autres valises et les autres malles,
jusqu’à ce qu’un nouveau voyage l’en fasse sortir.

Un autre voyageur, moins commun, mais pas rare, est celui qui recherche
continuellement le pittoresque, dans les courtes étapes de son
vagabondage; ses yeux et son imagination ont soif de lignes, de
couleurs, de nuances toujours nouvelles et toujours surprenantes: il
demande à la campagne, à la ville, à la mer, à l’église, aux êtres, de
l’étonner tous les soirs et tous les matins. A la place du cerveau, il a
une galerie de tableaux; son esprit n’est qu’un panorama, dont il désire
sans cesse changer les images. Plus tard, quand il voudra parcourir, par
la pensée, ce qu’il a vu, ces tableaux n’étant pas reliés entre eux par
la logique d’une pensée constante ou par le fil d’un sentiment, ces
tableaux se confondront, se brouilleront: une fois le rapide plaisir des
yeux passé, ces souvenirs de voyage s’effaceront et il ne restera plus
rien de ces longues courses de pays en pays.

Mais je connais un voyageur différent des autres, qui, jeune ou vieux,
homme ou femme, riche ou pauvre, obéit à une curiosité exclusive,
unique, absorbante. Ce voyageur sentimental, en plus des mœurs et des
paysages, des habitudes et des coutumes, des légendes et de l’histoire,
demande quelque chose de plus intime aux contrées qu’il visite. Ce
singulier pèlerin du cœur, en voyageant, néglige certains aspects des
choses et des gens, qui semblent très importants, et il en recherche
d’autres plus modestes, moins intéressants: il n’entre pas dans un
musée, mais une foire champêtre l’attire; il ne s’extasie pas devant les
beautés cataloguées, mais il a un cri d’admiration pour ce qui n’attire
personne. Ce voyageur silencieux, capricieux, obstiné, est celui qui
veut voir palpiter l’âme des pays qu’il traverse. Chaque pays a une âme,
vous le savez. Où se trouve-t-elle? Insaisissable et cependant réelle,
fugitive et cependant présente, ondoyante et fluide, l’âme d’un pays
est, quelquefois, dans les yeux de ses femmes, dans une rue, dans un
paysage à une certaine heure, dans un fragment de statue, dans une arme
rouillée, dans une chanson, dans une parole. L’âme d’un pays est,
souvent, une fleur...

C’est ce que j’ai cherché dans mon voyage en Palestine: j’ai cherché,
humblement, où frémissait l’âme de cette terre sacrée qui a vu Dieu et a
entendu sa voix. Cette âme de la Palestine est répandue dans les claires
aurores de Samarie, dans le chant perpétuel de la fontaine de Nazareth
où la Vierge baigna ses mains pures, sur les rives du lac de Génésareth
dont les eaux soutinrent Jésus, un soir de tempête, partout où le Fils
de Dieu porta sa douleur ou son espérance; et, chaque fois que cette
palpitation divine s’est communiquée à mon cœur inquiet, j’ai essayé
d’arrêter ce souvenir sur le papier, j’ai donné à mon émotion la
signification matérielle la plus simple et la plus personnelle. En
revoyant, plus tard, ces notes de Palestine, je sens encore une fois la
séduction de ce pays faire vibrer mon esprit--séduction, ô lecteur, qui
ne vient pas des grandes et magnifiques expressions de la beauté, de la
richesse, de la puissance de cette contrée, mais du souffle spirituel
qu’y a laissé une Grande Vie.

Matilde Serao.

Jérusalem, printemps 1903--Naples, automne 1897.




VERS LA SYRIE




AU PAYS DE JÉSUS




I

En mer.


Un jour, une heure, une minute avant le départ, tout le fébrile
enthousiasme du voyage s’évanouit. L’égoïste ardeur avec laquelle se
sont faits les préparatifs, la hâte joyeuse pareille à celle du
prisonnier qui sourit à la liberté, ce rêve intérieur qui fait briller
les yeux de quiconque s’embarque, tout cela disparaît, laissant à sa
place un doute froid et stérile, une angoisse légère et opprimante.
L’âme incertaine se dit: «Fais-je bien de m’en aller? Seront-ils
vraiment beaux, fantastiques, poétiques, les pays où j’irai?
Trouverai-je l’émotion qui doit faire revivre mon cœur las et desséché?
Ne sont-ce pas les illusions des voyageurs, l’inquiétude des hommes, la
maladie du vagabondage, l’inlassable curiosité des imaginations avides,
qui ont créé ces légendes merveilleuses, ces fabuleux récits
d’impressions éprouvées? Ou, pis encore, n’est-ce pas plutôt l’avidité
de ceux qui vivent des voyages, sociétés de navigation, compagnies de
chemins de fer, marchands, industriels, aubergistes, cochers et
portefaix, qui ont organisé une vaste et indécente comédie? Et
peut-être, mon pays n’est-il pas _absolument_ beau comme je le crois, ce
pays que je connais et que j’aime, dont je sais supporter les défauts
parce que je l’adore, ce pays qui m’a vue naître, et qui, espérons, me
verra mourir?»

Ainsi, le doute mord le cœur du voyageur, comme si les paroles de
l’Ecclésiaste lues le matin même, par hasard, vibraient encore en lui,
parlant de la vanité des choses. L’âme, embarrassée et triste, se dit:
«Pourquoi partir, et laisser derrière moi tous ceux que j’aime? La vie
est courte, les jours sont précieux; à peine avons-nous le temps de
caresser une tête blanchie, de baiser les yeux de nos enfants, de serrer
une main amie, et nous rendons ce temps plus bref encore, en fuyant
comme si l’avenir était éternel, tandis que tout doit finir promptement?
Pourquoi quitter des figures bienveillantes qui me regardent avec
tendresse, pour vivre volontairement au milieu de visages étrangers,
pour entendre des idiomes étrangers; pour me sentir seule, perdue dans
ce vaste monde, sans qu’une de mes souffrances, sans qu’un de mes cris
de douleur trouve une main affectueuse, une parole de consolation? Aller
si loin, pourquoi? Qui est-ce qui me rend si cruelle envers moi-même?
Qui me pousse? Pas ceux que j’abandonne, car leur silence mélancolique
m’encourage à rester...» Et au milieu de ces angoissantes questions de
l’esprit attristé, le voyageur est pris d’un accès de misère morale et
matérielle: ses mains, déjà lasses, ne peuvent plus fermer les valises,
sa pensée distraite oublie l’heure du départ, son cœur tremblant n’ose
même pas prononcer les paroles d’adieu...

                   *       *       *       *       *

En ce soir parfumé de mai, tandis que sur le bateau on remontait l’ancre
pour appareiller, l’aspect de Naples prenait une séduction plus
profonde. Des milliers de lumières brillaient le long de la côte,
piquaient les collines et scintillaient comme si les étoiles étaient
descendues du ciel, pour donner à la ville un enchantement sidéral. Le
fronton d’une église, sur une hauteur, était brillamment illuminé pour
célébrer la fête d’un saint, et se dessinait en lignes brillantes dans
l’obscurité: de temps en temps, dominant le bruit sourd de la ville, qui
jouissait de cette tiède soirée printanière, la détonation d’une fusée
se faisait entendre, et une fleur de feu s’ouvrait dans le ciel noir.
Sur les quais, on voyait distinctement passer les voitures pleines de
gens, qui allaient à leurs amours, à leurs plaisirs, à la promenade; la
trompette des tramways sonnait, très bruyante. Et l’arc du firmament,
d’un azur velouté et profond, s’arrondissait dans la grande clarté de la
Voie Lactée, où les étoiles semblaient palpiter tendrement.

Autour du bateau, s’étendait l’eau frémissante avec des reflets pâles,
et de-ci, de-là, le falot rouge d’une barque qui coupait l’onde
tranquille, sur un rythme égal et monotone. A bord, tout paraissait
immergé dans les ténèbres: d’étranges assemblages de bois, de cordes, de
fer, se dessinaient vaguement; des gens affairés s’agitaient et
montraient, en passant près d’une lanterne, de faces préoccupées et
inconnues. Des groupes de personnes parlaient bas; d’autres êtres
solitaires se blottissaient dans un coin, peut-être mélancoliques,
peut-être ne pensant à rien du tout. Le plancher récemment lavé était
glissant; on n’osait pas s’accouder sur le bastingage encore humide,
pour regarder une dernière fois la ville. De temps en temps, la manœuvre
laissait tomber une corde, et, instinctivement, on changeait de place,
examinant avec défiance cette ambiance qui paraissait hostile, ennemie,
remplie de pièges. Du reste, le bateau semblait petit et mesquin: dans
la nuit, il était impossible de trouver le commandant ou le commissaire;
personne ne vous écoutait, et on se heurtait les uns les autres, sans se
saluer, sans s’excuser.

Puis, le signal du départ donné, le bateau a l’air de faire un grand
plongeon dans l’encre, un saut dans l’ombre, pour se noyer, lentement,
dans la nuit. Petit, léger, étrange, s’enfonçant de plus en plus dans
les ténèbres de l’horizon, il s’éloigne, et la ville grandit, couchée
sur ses collines fleuries, plus séduisante dans sa grâce nocturne. Sur
le pont, le mouvement s’est calmé. Quelques spectres, appuyés sur le
bastingage, admirent le paysage, tout piqueté de lumières; d’autres
spectres, assis sur des bancs, sentent les premiers frissons du vent
marin qui commence à souffler; quelques points incandescents trouent
l’ombre, montrant un cigare ou une cigarette allumés. Tout d’un coup,
d’une grosse machine noire, à droite, s’élève un bruit étrange suivi
d’un vague hennissement. Cela sort d’un _box_, où est enfermé un cheval,
dont la tête passe par-dessus la cloison mobile. L’animal, à l’étroit,
doit souffrir. Il hennit et frappe du pied. A chaque coup de cloche, il
se débat, et devant ce fantôme de cheval se tient un fantôme de soldat
qui lui caresse la tête, pour le calmer. La pauvre bête, elle aussi,
regarde Naples et semble triste comme un homme, en cette nuit de mai.

                   *       *       *       *       *

Mais, au matin, en pleine mer, impossible de ne pas subir le bien-être
physique qui domine les tristesses, les atténue, les endort. Les
mélancolies intimes sommeillent, tandis que tout le reste de l’être
s’abandonne à la caressante fraîcheur de cette heure exquise. On
croirait naviguer dans une immense coupe mollement arrondie, remplie
d’une eau azurée; et le sillage du navire, sa grande ligne argentée,
écumeuse et bouillonnante, marque le milieu de cette coupe. L’eau a le
brillant d’une étoffe de soie, et son mouvement est rythmé comme une
respiration. Le bateau est tout blanc, nettoyé de fond en comble; ses
cuivres luisent, les tentes rouges de ses écoutilles ondoient sous la
brise légère. Silencieux, déchaussés, d’un pas souple, les matelots vont
et viennent, lavant encore, versant de l’eau partout: ils ont cet air
calme et attentif particulier aux marins habitués aux muets labeurs.
Pendant ces heures de navigation, avec cet heureux sixième sens de
l’homme, qui est l’assimilation, le corps commence à s’habituer à ces
petites cabines, à ces petits lits, à ces petits escaliers, à ces
petites fenêtres; le tillac semble immense et le pont élevé où le
capitaine s’occupe de notre chemin et de notre vie paraît un minuscule
paradis, tout blanc, enveloppé de clartés, très haut, près du ciel.

Où est donc Naples, où sont donc ses enchantements? Bien loin,
maintenant... Nous sommes enfermés dans cette large coupe d’azur,
n’ayant plus la notion précise du temps et de l’espace; nous sommes
enveloppés par cet air lumineux et pur, traversé, souvent, par le vol
d’un faucon ou d’une tourterelle lassée; nous sommes conquis par ce
plaisir de vivre, sans volonté, sans pensée, voguant dans le bleu, sur
ce bateau brillant et propre. Certainement le regret existe au fond de
notre âme, et quelquefois avec une tendre mélancolie il embrume notre
esprit et voile nos yeux; quelquefois le regret a une morsure plus
vive... L’homme ne change pas ses sentiments: il les caresse, il les
endort, il les berce dans un long repos, sauf à les retrouver en lui,
plus calmes et plus doux, mais toujours vivants, mais toujours
présents... Et la vie étrange du bateau, si différente et si
immédiatement familière qu’il vous semble l’avoir vécue autrefois, quand
vous n’avez jamais navigué; et cette petite humanité qui vous entoure,
vous, inconnu, de gens que vous ne verrez plus demain et qui vous
oublieront; et tous les menus événements de votre singulière existence:
les choses, les êtres, les menus faits, tout cela vous enlève jusqu’à
l’idée même de votre personnalité. Qui êtes-vous, à présent? Un individu
quelconque qui voyage, comme tant d’autres individus. Qu’importe votre
âge, votre situation, votre intelligence? Tout est hors de vous, et
vous-même ne vous appartenez plus; vous faites partie du bateau et de
son itinéraire, vous êtes emporté dans une course rythmique vers
l’endroit où vous allez--où vous irez, si le bateau et la mer le veulent
bien.

Aujourd’hui la mer est bonne; mais la nuit suivante, dans votre sommeil,
vous entendez ses grondements et son agitation, au Cap Spartivento; et,
le troisième jour, l’île de Candie apparaît, avec ses montagnes
couvertes de neige, en mai; pendant huit heures d’affilée, on ne voit
que Candie, et enfin, enfin, au bout de quatre journées de mer, dans un
crépuscule rosé, vous apercevez une file de maisons blanches et basses,
sur un fond de sable jaune: c’est Alexandrie d’Égypte, c’est la terre de
Cléopâtre, que vous touchez presque. Plus tard, car le voyage en mer
vous a doucement enlevé toute volonté et votre imagination passive subit
seulement les impressions immédiates, plus tard, vous vous souviendrez
toujours de cette première vision, de ces maisonnettes blanches sur du
sable d’or, tandis que le soleil pourpré se lève à l’horizon et qu’un
souffle chaud vous donne le salut de l’Orient.




II

Le Nil.


L’âme de l’Égypte est le Nil. La mercantile Alexandrie, étendue sur le
bord de la mer, avec ses rues moitié modernes et moitié anciennes, un
peu européennes et un peu orientales, parcourues par la foule la plus
diverse, peut vous donner l’impression d’une vie nouvelle et curieuse;
mais, vous n’arrivez pas à fixer, dans ces mille particularités, le
véritable caractère égyptien. Vous comprenez que le secret de cette
existence n’est pas dans cette cohue d’Arabes, de Grecs, d’Italiens, de
Français; qu’il n’est pas dans ces cris gutturaux où domine la voix des
marchands ambulants; qu’il n’est pas dans ces boutiques de cigarettes;
qu’il n’est pas dans ces magasins de toutes les nations: il est
ailleurs... Dans la nuit, avez-vous jamais traversé, en hésitant, un
grand salon obscur? L’ombre est profonde et vos yeux ne distinguent
rien; mais si, dans un coin de la pièce, il y a quelqu’un, vous vous
arrêtez, le cœur battant, parce que vous _sentez_ sa présence; et vous
vous dirigez vers cet être inconnu, seulement conduit par votre
intuition personnelle.

Ainsi, irrésistiblement, par un mystérieux pouvoir, sans que personne
vous le dise, à l’heure crépusculaire, vous prenez une voiture et vous
sortez dans la campagne d’Alexandrie. Si vous ne trouvez rien d’abord,
vous allez plus loin; et tout d’un coup, dans le sable clair, quelque
chose d’un azur pâle, finement décoloré, vous fait tressaillir: c’est le
Nil. Impossible de vaincre votre émotion--émotion qui se transforme à
mesure que vous contemplez le grand fleuve de plus près et que vous
suivez ses rives doucement: vous voudriez le comprendre et l’aimer, pris
d’un grand attendrissement sentimental. Tous les fleuves possèdent une
poésie presque indicible, mais aucune n’égale celle du Nil. Elle ne
vient pas de sa grandeur, car il n’est pas large à Alexandrie; elle ne
vient pas de l’impétuosité de ses eaux, car à de nombreux endroits il
est immobile comme un lac; elle ne vient pas de sa profondeur, car il a
quelquefois une telle limpidité que les palmiers élancés, les caroubiers
tordus et les cabanes de ses bords se reflètent nettement sur son clair
miroir. Mais si, au Caire dans le faubourg de Boulacq, il vous apparaît
vaste et solennel comme la mer, avec ses dernières lignes perdues dans
les brumes du lointain, vous ne sentez pas sa force et sa puissance;
tandis qu’ici sous la villa Antoniadès, dans la campagne qui va
d’Alexandrie à Ramleh, la demeure estivale du vice-roi, le Nil a une
grâce mélancolique, serré entre ses rives étroites, semées de petites
fleurs jaunes. Si, au Caire, il s’agite en tourbillons vertigineux, qui
viennent se briser contre les arches du grand pont de Ghiseh, vous
inspirant la terreur sacrée d’une divinité terrible et cependant
miséricordieuse, ici, au contraire, il vous donne une impression de
grande sérénité, de paix amoureuse. Le Nil renferme en lui tous les
paysages fluviaux et toutes leurs expressions: les yeux enchantés ne se
lassent jamais de le contempler et emportent son image au fond de leurs
prunelles. Nous sommes en mai seulement, c’est l’été en Égypte et les
_dahabiehs_, ces longs bateaux gris perle semblables à des demeures
flottantes, ont leurs voiles repliées et sont amarrés à la rive, car
aucun voyageur ne remonte plus le grand fleuve pour son agrément, allant
vers la haute Égypte dans cette lente navigation qui est une joie pour
l’imagination. Seules, quelques barques de pêcheurs ou de trafiquants
filent à la voile, aux heures où la brise fraîchit: et vous les suivez
de l’œil, enviant ceux qui vont ainsi, sur ces eaux d’un azur pâli,
d’une couleur si noble et si fine, vers des rives plus larges, où se
dressent les ruines des anciens temples égyptiens. Sur le bord, souvent,
un groupe de _fellahines_, les femmes arabes du peuple, enveloppées dans
leur grand manteau noir, le visage couvert du voile noir, qui est arrêté
entre les sourcils par l’agrafe de métal; elles remplissent leurs
amphores de l’eau du Nil, les soulevant sur les épaules d’un mouvement
gracieux; quelques-unes de ces _fellahines_ ont les jambes dans l’eau,
et se penchent en avant, comme attirés par le fleuve sacré. La vieille
légende du Nil ne parle pas seulement de sa fécondité bienfaisante, mais
de la fraîcheur admirable de ses eaux, leur attribuant une vertu
spéciale et bizarre. A chaque tournant du chemin qui suit le Nil, le
spectacle change: tantôt c’est une petite mosquée, avec trois ou quatre
Arabes étendus par terre; tantôt c’est une maison toute blanche, aux
jalousies baissées, derrière lesquelles regardent des femmes; tantôt
c’est un groupe de palmiers, en grosses houppes ébouriffées; tantôt ce
sont les haies de roses d’une villa ou le berceau d’un café de campagne;
tantôt c’est la grande solitude, coupée par la silhouette d’un chameau
ondulant sous sa charge, conduit par un minuscule Arabe en chemise bleue
ou blanche. Et, que ce soit une cabane de bois couverte de chaume, que
ce soit une plaine aride et désolée, que ce soit un misérable village
détruit par un incendie, tout prend, sur le bord du Nil, un caractère de
poésie mystique, une séduction étrange, irrésistible. C’est le fleuve
qui donne son âme aux choses mortes, les fait revivre, les arrange, les
marque d’une inoubliable empreinte.

                   *       *       *       *       *

Et la nuit, sous le froid rayon de l’arc lunaire, le Nil vous offre le
plus mystérieux et le plus suggestif des tableaux. Aucun souffle de vent
n’agite la cime des arbres; aucun pas humain n’effleure la terre; aucune
voix ne trouble le lourd silence. Le paysage est plein de secrets. Les
eaux vont on ne sait où et on ignore d’où elles viennent: elles passent,
calmes, solennelles, éternelles. La lumière argentée leur donne une
teinte plus claire, dans les grandes ombres de la campagne. Si vous
tendez l’oreille, peut-être entendrez-vous leur frémissement, le long de
la rive. Un parfum vivace monte de jardins inconnus, de haies cachées.
Sur le bord, quelques arbres plus hauts plient leurs branches. Pas une
lumière dans les maisons, et bientôt après, plus de maisons: le grand
Nil s’allonge dans la vaste plaine, au milieu des voiles bruns de la
nuit, que le petit arc métallique de la lune n’arrive pas à déchirer.
Seul, le Nil veille; seul, il vit; seul, il a une âme, et vous-même
n’existez plus que pour lui: et vraiment quelque chose de divin vous
arrache à votre misère et vous plonge dans un songe sacré--le même rêve,
peut-être, qui ouvre les grands yeux des anciens dieux égyptiens; le
même rêve qui rend pensifs les yeux du Sphinx de granit; le même rêve
que le vôtre, ô Cléopâtre...




III

Le Caire.


Baigné par la blonde lumière du matin, traversé par des bouffées d’un
vent frais, rempli d’un tumulte joyeux et presque harmonieux, parcouru
en tous les sens par une foule étrange et bigarrée, le Caire vous séduit
dès l’arrivée. Les brumes de la fatigue morale, les voiles gris de
l’indifférence se soulèvent, se dissipent, s’évanouissent. Autour de
vous tout s’agite, tout se meut, tout vit; et c’est une agitation pleine
de gaieté, un mouvement juvénile et allègre, une vie frémissante et
ardente. Les magasins élégants abaissent leurs stores pour se protéger
du soleil déjà haut; des groupes de clients ou de flâneurs s’arrêtent
devant les boutiques, bavardant en arabe avec des sonorités gutturales,
bavardant en grec avec des sonorités musicales, bavardant en français
avec des sonorités chantantes, semblables au rapide gazouillement des
oiseaux. Des Arabes en longues chemises blanches ou bleues, pieds et
jambes nus, leur petit turban blanc mis de travers, courent en
s’appelant, en se poursuivant, en criant, en dialoguant à distance; des
Turcs enveloppés dans la grande tunique de soie à raies, croisée sur la
poitrine, retenue par une ceinture qui fait deux fois le tour du corps,
avec un turban plus large et plus solennel, marchent avec une noble
lenteur, mais la plupart s’arrêtent, debout, près des petits cafés; des
Bédouins vêtus de blanc et de noir, avec des visages olivâtres et des
yeux malicieux sous le burnous brun relevé sur la tête, baissé sur le
front et retenu par un cordon de laine, passent rapidement; des femmes
_fellahs_ toutes vêtues de noir, avec des yeux pensifs qui brillent sous
le voile, vous heurtent légèrement en passant, chargées de leur amphore
remplie d’eau; des Européens en vêtements européens, mais avec le _fez_,
vont à leurs bureaux égyptiens; des Européens, avec le chapeau européen,
vont à leur travail européen, à leurs affaires mi-européennes,
mi-orientales; des Anglais avec le casque en sureau et des Anglaises
également avec le casque en sureau, couvert de sept ou huit mètres de
mousseline blanche, qui pendent de tous côtés, traversent les rues de ce
pas méthodique dont ils traversent le monde; des prêtres grecs en grands
tubes noirs, avec la barbe grisonnante, les yeux extatiques, se rendent
à l’église orthodoxe; des soldats anglais, très élégants, d’une
politesse exquise, se pavanent fièrement; des soldats égyptiens, vêtus
de blanc, le ceinturon remonté sur l’estomac, sont moins élégants, mais
non moins fiers; des paysans, vêtus à l’égyptienne, de chemises de
toutes couleurs, entrent par les différentes portes du Caire pour vendre
leurs pacotilles; des débitants d’eau fraîche font tinter d’une manière
très mélodieuse deux disques d’étain l’un contre l’autre; des vendeurs
de graines cuites au four, des vendeurs d’abricots, des vendeurs de
bananes, des vendeurs de café, appellent les clients. Des voitures
européennes s’avancent au grand trot, portant un pacha drapé dans son
manteau blanc, avec une longue barbe blanche sur la poitrine; des
voitures où se font traîner de riches Levantins habillés chez Poole,
ayant l’apparence anglaise, sauf le _fez_; des chameaux pliant sous
d’énormes fardeaux; des chars longs et étroits qui, après avoir déchargé
leurs marchandises, transportent, maintenant, douze ou vingt Arabes
assis de tous les côtés, les jambes pendantes; et enfin, partout, des
ânes, les petits, les gracieux, les adorables petits ânes égyptiens, au
poil brun ou gris, à la tête fine, aux jambes minces, qui font du chemin
sans en avoir l’air, qui filent portant sur leur dos un gros Levantin,
ou un petit Européen, ou un Anglais vêtu de khaki, ou un Arabe, dont le
vent fait flotter la chemise, au trot. Ces «bourricots» sont la joie du
genre humain au Caire. On en trouve à chaque pas, arrêtés près du
trottoir pavé, tandis que la chaussée est en terre battue. L’ânier est,
généralement, un gamin brun, demi-nu, les jambes grêles comme celles de
sa bête; et la course qui coûte, au tarif, vingt-cinq sous pour les
étrangers ou les ignorants, a des accommodements à quinze sous, à dix
sous, jusqu’à cinq sous. En une minute, l’arrangement est fait et le
passager--appelons-le ainsi--saute sur la commode selle arabe et le
petit âne file comme un éclair, suivi de son guide, qui galope derrière
lui, la chemise gonflée comme un ballon. Et c’est, de tous côtés, le
trot rapide des petits ânes, le piétinement des petits ânes, le passage
des petits ânes intelligents et infatigables, accompagnés de leurs
âniers fins et prompts comme un dard. Ah! si on les pave jamais, les
rues du Caire, les ânes ne pourront plus trotter et disparaîtront,
emportant avec eux une des plus jolies choses de cette curieuse ville!

                   *       *       *       *       *

Après midi, le mouvement se calme. Les voitures se font plus rares; les
chameaux ont tourné la tête vers les portes de la ville, retournant aux
villages, aux faubourgs, d’où ils viennent; les chars marchent plus
lentement; quelques magasins sont fermés; d’autres baissent complètement
leurs stores. L’heure chaude tombe sur le Caire. Tous font la sieste.
Les arroseurs inondent les rues avec de grands jets d’eau, sortant des
tuyaux de caoutchouc. Les boutiques arabes sont vides, gardées seulement
par un gamin, qui agite lentement un chasse-mouches. Les âniers
s’appuient sur la selle des «bourricots» et dorment debout, les yeux
mi-clos. Dans les obscurs bazars turcs ou arabes, dans les sombres
échoppes, dans les passages où ne pénètre pas le soleil, les Turcs, les
mains fatiguées par la chaleur, continuent à broder des ceintures de
peau, à nettoyer de vieux argents, tout en sommeillant. Dans les palais
seigneuriaux, les fenêtres ouvertes, les stores baissés, les terrasses
couvertes d’étoffes multicolores, tous les soins sont pris pour laisser
entrer l’air frais et se garantir de la chaleur; ils sont entourés de
grands jardins; les ventilateurs battent de l’aile; de grands jets d’eau
inondent le sol; de vastes fontaines chantent dans les cours. A cette
heure, on rêve, on dort. La contemplation somnolente, ce charme
singulier de la vie orientale, enveloppe tout l’être. On entend des
bruits, mais atténués et sourds: si un peu de vent se fait sentir,
aussitôt on en éprouve du soulagement; le trille des oiseaux est
persistant, et cependant voilé; le tintement des disques du marchand
d’eau paraît une musique légère, très lointaine; et pourtant, vous ne
dormez pas; seule, votre volonté sommeille si profondément que cela vous
semble une énorme difficulté de tourner une page du livre, où vous avez
lu deux lignes.

                   *       *       *       *       *

Mais quand le soleil décline et que vous sortez dans les rues du Caire,
vous restez frappés de sa beauté et de sa richesse. La ville est à la
fois orientale et européenne, et ces deux caractères bien marqués ne se
heurtent pas; au contraire, ils se fondent et ils s’unissent, tout en
gardant leur individualité. Les cafés, du plus petit au plus grand, sont
remplis d’Égyptiens et de Turcs immobiles devant une table de café,
taciturnes, même s’ils sont quatre ou cinq, se tenant un pied dans la
main; près d’eux, quelques Anglais boivent leur _ale_, dans un silence
grave. Près de la boutique du confiseur grec, qui vend des _loukoumis_
et des conserves de fraises, d’orange, de mastic et du chocolat, se
trouve la pâtisserie française montrant des petits fours, des éclairs,
des madeleines et des babas; et la cigarette, depuis celle qui coûte un
centime jusqu’à celle qui en vaut six, se trouve sur toutes les lèvres,
sur celles de l’Arabe demi-nu, du Bédouin svelte et léger, du commis
italien, du riche Levantin, du Grec bavard, de l’Anglais raide et
sévère. La vie du soir, vouée au luxe, à l’oisiveté, au plaisir, vous
montre davantage ce contraste et en fait valoir toutes les séductions.
Sur la route de Ghesireh, qui est le Bois de Boulogne du Caire, après
avoir traversé cinq ou six rues aristocratiques, bordées de villas,
d’hôtels entourés de jardins; après avoir passé le pont de Ghiseh, sur
le Nil, le spectacle devient plus varié, plus bizarre, plus curieux.
Ici, une vaste prairie, près d’un petit palais, où deux ou trois
familles anglaises jouent au _tennis_, au _crocket_, tandis qu’au bout
du parc un groupe de jeunes Anglais galopent lançant leurs petits
chevaux ardents; les domestiques nègres attendent, patients, tenant par
le mors des montures de rechange; de petits breaks passent, chargés de
bonnes d’enfants, de gouvernantes. Plus loin, la promenade de Ghesireh
voit défiler des équipages viennois ou anglais, où de belles dames du
Levant montrent des toilettes d’un goût exquis, peut-être un peu trop
voyantes: un _saïs_ les précède. Le _saïs_ est une des plus jolies
trouvailles du luxe égyptien. Ce _saïs_ est généralement un Arabe,
choisi parmi les plus beaux et les mieux faits, très agile, vêtu de
légères mousselines blanches, avec une jaquette rouge ou bleue brodée
d’or; il a un bonnet également brodé d’or et entouré de gaze blanche, un
sabre court attaché à une ceinture de métal, et dans les mains une
baguette longue et fine. Il est pieds nus, naturellement. Il précède en
courant la voiture aristocratique, faisant faire place; ses jambes sont
plus rapides que celles des chevaux, et le vent agite ses étoffes
blanches: il a l’air de voler. Quand les maîtres l’ordonnent, il
s’assoit sur le siège; quelquefois, il monte derrière la voiture, et
reste là, dans une pose fière et nonchalante. Ainsi, derrière un
«stage», j’ai vu deux _saïs_, immobiles, admirablement beaux, bruns dans
des tissus clairs, scintillants d’or, prêts à sauter, à courir, à voler.
La route de Ghesireh est aussi remplie d’amazones, de soldats anglais
avec la minuscule toque coquettement posée sur l’oreille, de
four-in-hands et de voitures musulmanes fermées portant une dame voilée,
et de petits ânes trottinant vers les villages voisins; plus loin, on
aperçoit des dromadaires, allant de leur pas lent et régulier, vers
l’horizon. Un son de guitare--est-ce une _guzla_? est-ce une
guitare?--vient d’une petite auberge: une note gutturale et triste,
malgré son trille aigu. Dans un champ, un Turc, agenouillé, salue la
Mecque et le Prophète pour la quatrième ou cinquième fois de la journée.
Çà et là, dans des petits cafés, on entend le bruit des bouteilles de
limonade gazeuse qu’on débouche. Des êtres de toutes les nations se
promènent en voiture, au milieu des palmiers et des _éleks_. Le soleil
se couche brusquement, tout d’un coup: une fraîcheur d’abord légère,
puis plus aiguë, vous pénètre. Des manteaux blancs apparaissent. Les
voitures, les amazones, les cavaliers vont plus lentement, et si on
regarde bien devant soi, les Pyramides se dessinent, au loin...




IV

Les Pyramides.


Pour aller aux Pyramides, pendant les chaleurs du mois de mai, il faut
se lever tôt. Or, le «tôt» oriental n’est pas à sept heures, ni à six
heures, ni même à cinq heures. Il varie de trois à quatre heures du
matin, c’est-à-dire au moment où nos noctambules européens se décident à
aller au lit. Du reste, à trois heures et demie, il commence à faire
clair; à quatre heures, en se mettant en route, la lumière limpide
enveloppe la ville. Il ne fait pas frais, il fait froid, et c’est une
sensation exquise que de frissonner au Caire, sous le lourd manteau qui
recouvre les vêtements légers. Toutes les villes, les plus vulgaires et
les plus monotones, prennent, à l’aube, une expression originale et
fugitive; une expression mystérieuse, où il y a de la fatigue
mélancolique et de la gaieté nouvelle, l’engourdissement morbide et la
tristesse résignée du travail qui reprend et du repos qui finit; et
peut-être, derrière les fenêtres encore fermées des quartiers riches, se
trouve-t-il l’accablement qui suit les insomnies cruelles.

Tandis que la voiture vous conduit vers la route droite qui, hors la
ville, vous mène aux Pyramides, le grand bâillement et le léger sourire
de l’aube donnent un charme tout particulier au Caire, cette perle de
l’Égypte, et vous le fait aimer davantage. Déjà, vous rencontrez les
âniers et leurs bourricots, courant de tous côtés; des femmes allant
chercher de l’eau; des portefaix chargés de grandes jattes de lait
frais; déjà les innombrables boutiques de cigarettes s’entr’ouvrent;
mais, au pont de Ghiseh, sur le Nil, le spectacle de l’aurore devient
extravagant. La voiture est arrêtée par un encombrement de chameaux
chargés de fruits, de verdure, de sacs de charbon, de bois, de choses
inconnues enfermées dans des sacs, si bien que pendant une demi-heure,
il est impossible de faire un pas. Toutes ces bonnes et patientes bêtes
de somme, ces chameaux d’un aspect ridicule et malheureux, se balancent,
sans avancer: les conducteurs jurent en arabe; mais les soldats et les
employés de l’octroi, flegmatiquement, ne font passer qu’un animal à la
fois, tandis qu’il en arrive toujours de nouveaux; le nombre grossit,
augmente, à l’entrée du pont, les cris montent sous le blanc ciel
d’Orient, et la voiture du voyageur qui semble naufragée dans cette mer
de bêtes réussit péniblement à accomplir son sauvetage, fuyant en sens
inverse, sur la grande route balayée par la brise matinale. Nous pouvons
être tranquilles: ce jour-là, le Caire aura de quoi se nourrir, puisque
des plus lointains pays d’Égypte, sur le dos des grands chameaux jaunes,
arrive l’énorme avalanche des provisions de bouche, pour les pauvres et
les riches.

Deux heures au grand trot pour arriver aux Pyramides. Déjà, une heure
avant d’arriver, vous les voyez monter à l’horizon, se dessiner en
traits précis--car la finesse et la limpidité de l’air, en Orient,
donnent aux myopes l’illusion d’une vue meilleure et plus forte--et
montrer une blancheur pierreuse, teintée de jaune. On devrait
logiquement supposer que ces sombres et immenses tombes des anciens rois
d’Égypte sont un monument national sur la terre de Cléopâtre. Non. Les
Pyramides appartiennent à une tribu de Bédouins. Qui les leur a données?
Qui les leur a laissées en héritage? Sont-ils les descendants des
Rhamsès, ces hommes aux yeux allongés et pensifs, à la bouche sinueuse
et grave? Sont-ils les fils de ces grands Chéops aux mains allongées sur
les genoux, dont les visages sévères semblent cacher une flamme ardente
sous le masque de granit?... Ces Bédouins sont des tribus sauvages,
vagabondes, voleuses, venues du désert. Et alors, comment possèdent-ils
ces Pyramides? Ils les ont prises: voilà tout; d’autant plus que ces
pierres superbes et tragiques n’ont offert aucune résistance. Ils se
sont établis autour d’elles et ne les ont plus quittées. Qui peut les
chasser de là? Le gouvernement égyptien ne l’oserait pas. Le pouvoir des
Bédouins s’étend assez loin, sur une étendue de plusieurs milles, où ils
ont leurs maisons et leurs champs: des maisons très propres et des
champs très bien cultivés. Sur le pas de leurs portes ou dans la
campagne, les Bédouins lèvent leurs yeux malicieux sur les Pyramides,
les examinent avec le légitime orgueil du propriétaire, qui ne verra
jamais périr son bien, et le léguera, en mourant, à ses descendants.

Un Bédouin des Pyramides est, généralement, un homme très grand, très
mince, avec le teint brun doré; ses mains et ses pieds ont une élégance
naturelle; quant à la tête, elle résume toutes les images poétiques que
le monde s’est faites de la beauté masculine, dans ce pays d’Orient:
c’est-à-dire, le profil classique, des traits fins et énergiques, des
dents éclatantes qui luisent dans une bouche toujours ouverte. Ils sont
vêtus de blanc, avec un grand manteau noir et un turban blanc; mais ces
vêtements sont drapés avec une telle grâce, avec un sentiment artistique
si inconscient et si savant que ce blanc et ce noir forment un tableau
parfaitement harmonieux. Ils sont nu-pieds ou portent une paire de
pantoufles, qu’ils ôtent quand ils veulent courir--ou plutôt voler. Car,
personne n’égale l’agilité du Bédouin, personne n’est meilleur cavalier,
personne n’est meilleur tireur que lui. Il chevauche le pied à peine
appuyé sur l’étrier, qui est muni d’un éperon minuscule. Y a-t-il une
selle sur son cheval? On ne la voit pas--on voit seulement un grand sac,
fait d’un vieux tapis rapiécé, qui pend de chaque côté, comme une double
besace. Et, soit qu’il descende en toute hâte une côte escarpée, soit
qu’il galope dans un tourbillon de poussière, svelte, élancé, impétueux,
il a toujours l’air de s’envoler...

                   *       *       *       *       *

Il est hors de doute qu’il n’existe pas, dans tout l’univers, de voleurs
plus habiles et plus ingénus que ces Bédouins. Je ne parle pas de ceux
qui, dans les montagnes de Moab, près de la mer Morte, pillent,
ravagent, dévastent, saccagent le pays et s’enfuient, marchant pendant
quinze jours à étapes forcées, pour ne pas être pris: ceux-là sont des
voleurs grossiers et imparfaits, que la malheureuse victime, indigène ou
étrangère, ne réussit jamais à apercevoir, tant leurs rapines sont
promptes. Je parle de ceux qui, civilisés, doux, sympathiques, possèdent
les Pyramides. En arrivant dans le cercle étroit de leur domination, là
où finit la campagne fleurie et où commence la ligne sablonneuse du
désert, on voit, çà et là, des groupes d’hommes en manteaux blancs et
noirs se former, se séparer, se reformer, toujours en des poses
involontairement nobles. Ce sont les Bédouins qui veillent sur leur
trésor. Quand vous descendez de la voiture, accompagné de votre drogman,
et que vous avancez, marchant avec une certaine difficulté sur le sable,
le chef de ces hommes s’approche, vous souhaitant la bienvenue en trois
ou quatre langues--puisqu’ils en parlent cinq ou six, je crois--et il
vous accompagne, continuant à vous entretenir d’une voix musicale, avec
un sourire aimable. Peu à peu, se détachant de la première Pyramide,
surgissant derrière un monticule de sable, d’autres Bédouins vous
entourent, vous saluent, vous sourient, vous offrent tout ce qui est
offrable. Celui-ci veut vous faire monter sur le chameau qu’il tient par
la bride, afin que vous ne restiez pas les pieds sur le sable brûlant;
celui-là propose son petit âne; cet autre veut vous accompagner _dans_
les Pyramides, tandis qu’un quatrième veut vous accompagner _sur_ les
Pyramides. Car, il y a des voyageurs assez enragés pour se livrer à cet
exercice. Devant leur insistance, le drogman les invective en arabe; le
chef feint aussi de se mettre en colère contre ses «sujets», et ces
derniers ont l’air de se justifier verbeusement; ils s’éloignent pour un
moment, puis reparaissent brusquement, vous environnent, vous suivent,
jusqu’aux pieds des Pyramides. Ils vendent de tout: vieilles monnaies,
fragments d’albâtre, petites momies de terre, scarabées verts, sphinx
minuscules, colliers pour préserver du mauvais œil, amulettes de
cristal; et ils tirent tous ces menus objets de grands portefeuilles en
peau noire, cachés sous leur tunique blanche. Ces Bédouins sont si
pétulants et si tenaces dans l’offre et la demande, ils sont si beaux de
malice, ils sont si ingénus et si ardents dans leur avidité, que, petit
à petit, vous leur donnez vos _lire_, vos _shellings_, vos sous, vos
piastres turques, toute la monnaie cosmopolite qui emplit vos poches.
L’Anglais le plus gourmé et le plus raide ne leur résiste pas, tant ils
sont persuasifs, aimables et séduisants. Si vous vous impatientez, ils
ont l’air de céder et de se taire; si l’ombre d’un sourire se dessine
sur vos lèvres, ils vous parlent en chœur dans toutes les langues, et
ils sont si insinuants sans être serviles, si humbles sans paraître bas,
que le voyageur abandonne son argent en compensation de ce spectacle,
qu’il ne reverra peut-être jamais.

Le plus jeune d’entre eux, Mohammed, offrit de faire l’ascension et la
descente de la plus haute Pyramide en dix minutes. Elle est élevée de
quatre cents pieds anglais, taillée extérieurement en larges blocs de
pierre qui forment des degrés--et Mohammed voulait trois shellings, prix
modeste. Ils lui furent accordés. Il m’obligea à prendre ma montre à la
main, pour compter les minutes. Puis, il jeta son manteau: d’un bond, je
le vis sauter, tout blanc, sur la première pierre, et toujours plus
petit, grimper là-haut, là-haut, devenir un chiffon blanc, un mouchoir
blanc, un point blanc. Il atteignit le sommet en cinq minutes et demie;
immédiatement, il refit le chemin, descendant, sautant, bondissant,
devenant grand, plus grand, jusqu’à ce que, triomphalement, il arrivât
devant moi, haletant et essoufflé, c’est vrai, mais indiquant, d’un
geste, la montre que je tenais à la main. Il avait mis trois minutes et
demie pour descendre: en tout neuf minutes. Il voulut un autre shelling,
pour cette minute de moins. Je le lui donnai, en demandant ironiquement
s’il ne désirait pas autre chose. Il me répondit, avec une grande
fierté, qu’il fallait applaudir Mohammed et que, lorsque je retournerais
dans mon pays, je ne devrais pas oublier de dire: _Bravo, Mohammed!_ Et
en parlant, il se drapait noblement dans son manteau noir. Des quatre
shellings, Mohammed aura eu cinq sous ou une piastre turque. Ces
délicieux et implacables voleurs forment une association coopérative
rudimentaire, et ils versent fidèlement leur gain dans la main de leur
chef, qui le distribue ensuite, équitablement. Ils ont leurs heures de
garde aux pieds des Pyramides, où ils ont des besognes fixes: les plus
jeunes montent au sommet ou aident à monter l’Européen qui a cette
folie. Ils se mettent à trois, se faisant payer chacun deux shellings
d’avance: l’Européen, au quatrième degré, est pris de vertige et veut
redescendre, trop heureux de ne pas grimper jusqu’en haut et ses guides
trop contents de n’avoir rien à faire. Enfin, quand ils vous ont
soutiré, gracieusement, le plus d’argent possible, ils vous escortent
aimablement, pendant un bout de chemin, vous souhaitant un bon voyage et
une bonne santé dans toutes les langues, vous priant de revenir, saluant
très bas, se touchant le front à la mode arabe, se drapant dans leurs
burnous sombres. De loin, vous vous retournez pour les regarder encore,
ne pouvant leur garder rancune de vous avoir volé si galamment: ils sont
groupés en une masse noire et blanche, près des Pyramides, attendant
d’autres voyageurs, d’autres victimes placides et résignées. Quant aux
Pyramides, je crois avoir dit, plusieurs fois, qu’elles sont très
hautes...




V

Syrie, Syrie!


Celui qui va en Palestine quitte le port d’Alexandrie sans tristesse ni
regret, et tandis que le bateau s’incline lentement, le souvenir de
l’Égypte disparaît brusquement de son esprit, comme les brefs couchers
de soleil dans les ciels d’Orient. Les visions de ce pays ardent et
voluptueux, où le spectacle de la vie a l’enchantement de la grandeur et
de la beauté, dans toutes les formes extérieures--ces visions exquises
et majestueuses, qui ont été l’ivresse des yeux et de l’imagination
s’effacent promptement. Peut-être reviendront-elles plus tard, ces
visions charmantes dont nous gardons une impression mystérieuse. Alors,
notre âme comprendra qu’elle n’a pas su lire dans les yeux vides et
profonds du Sphinx, et le désir de revoir la terre de Cléopâtre nous
reprendra. Pas à présent, cependant... Durant quelques semaines,
l’agitation des départs précipités, la nouveauté d’une existence
mouvementée au milieu d’êtres inconnus, l’étourdissement causé par des
sensations multiples, la séduction de choses étrangement plaisantes
données en pâture à notre curiosité, nous font oublier le but véritable
du voyage. Celui qui va d’un bateau à un hôtel, d’un train à une barque,
d’un fleuve à un café, ballotté, heurté, secoué, cahoté, perdu au milieu
de la foule, n’est, dans ces premiers jours, qu’un pauvre être
inconscient, privé de volonté et de sentiments précis. Bientôt il se
ressaisit, reprend possession de ses esprits avec une tranquille
certitude. Le bateau qui l’emmène lui en ouvre la voie, et le
mélancolique idéal du pèlerinage reconquiert son cœur distrait: la
petite et si grande Terre Sainte, que nous connaissons ingénument par
les lectures de notre enfance; la région sacrée où le Seigneur s’est plu
à parler aux hommes par la bouche de son divin Fils; ce pays qui, de
loin, brille comme un pur joyau devant les yeux enchantés de tous les
chrétiens; cette contrée reparaît irrésistiblement au voyageur qui va
vers la Syrie...

                   *       *       *       *       *

Personne à bord de l’_Apollo_--un nom prédestiné--ne parle de la
Palestine, qui est un vocable géographique assez peu commun; mais le mot
retentissant de Syrie revient à chaque instant dans les conversations
des passagers. La Syrie! cette appellation poétique de la côte de
Palestine, n’est-elle pas celle des vieilles ballades d’il y a cinquante
ans, que nos mères nous récitaient en se souvenant de leur jeunesse, et
qui nous semblaient une musique délicieuse? Je me rappelle d’un seul
vers, assez modeste, d’une de ces légendes, aux rythmes simples:

    Un marchand s’en allait un jour de Syrie,...

et rien de plus; tout le reste s’est effacé de ma mémoire sauf ce vers
prononcé par des lèvres chéries et qui est resté imprimé en traits
ineffaçables dans mon esprit. La Syrie! Et dans notre jeune âge, nous
les avons aussi aimés, les personnages de ces naïves histoires, qui se
vouaient à la Croix et fuyaient un monde où ils ne trouvaient pas à
satisfaire leur besoin de souffrir et de combattre; ces chevaliers
toujours vêtus de fer, portant de lourdes épées qu’ils maniaient comme
un jonc, beaux, forts, brûlés par une noble ambition, torturés par leur
courage inutile et leur inutile valeur: le Saint Sépulcre prenait ces
vies de guerriers et de chrétiens! Nous les avons aimés, ces héros de la
_Jérusalem délivrée_, ces chevaliers aussi purs et aussi malheureux que
le poète qui les chanta; et plus tard, devant ceux qui se moquaient de
ces vieilles poésies et de ces croisés, tous taillés sur un même patron,
si passés de mode, nous nous sommes tus, sans sourire: nos sympathies
juvéniles, intimidées, dispersées, n’ont plus osé se montrer devant le
ricanement des ironistes modernes. Qui aurait le courage, à présent, de
montrer son enthousiasme pour Godefroy de Bouillon, sans entendre des
protestations sardoniques? Mais ici les esprits forts sont loin, et
justement le bateau va où Godefroy de Bouillon donna sa vie, pour cette
pierre que demain, peut-être, nos lèvres baiseront!

La Syrie! Le vapeur autrichien emporte, dans ses trois classes, des
pèlerins et des marchands, des touristes et des curieux, des dévots et
des indifférents: une petite foule, enfin, qui visite la Terre sacrée,
pour les intérêts de son cœur ou de son corps, de sa conscience ou de sa
bourse. Trois ou quatre avocats du Caire vont simplement à Jérusalem
pour aplanir des questions juridiques et financières se rattachant au
nouveau chemin de fer Jérusalem-Jaffa; près d’eux, un pèlerin maltais,
vêtu d’un habit presque sacerdotal, récite pieusement son rosaire, les
yeux perdus dans le vide, abîmé dans sa prière; à côté, deux jeunes
filles de Caïffa, le petit port d’où l’on part pour Nazareth et pour
Tibériade, deux jeunes filles turques européanisées, qui ont le regard
timide et fuyant, le teint transparent des femmes orientales, habituées
à être toujours voilées; plus loin, une nombreuse famille grecque, de la
grosse bourgeoisie, s’entretient avec vivacité de Jérusalem où elle se
rend, avec les enfants, la bonne et le domestique, et le mot _Panagia_,
le nom grec de la Vierge, revient à chaque instant dans leurs propos. Et
dans les troisièmes classes, pleines de petits marchands, de camelots,
de colporteurs, de guides, de drogmans, de soldats turcs qui vont
rejoindre leur corps en Palestine, personne ne s’occupe plus de la
lucrative Égypte où la saison est finie, et tout le monde parle de la
Terre Sainte, où la saison continue. Il y a une masse d’Anglais à bord,
munis de tous les billets Cook possibles et imaginables, qui, après le
bain, se promènent pieds nus, en pyjama, jusqu’à neuf heures du matin,
et après le second déjeuner se font lire la Bible, en anglais, par un
_clergyman_, notant tous les passages du Saint Livre qui se rapportent à
leur voyage, à leurs prochaines excursions; et vous entendez les noms
sacrés, coupés par des exclamations britanniques: _Aôh! Jéricho!... Aôh!
Holy-Land!... Aôh! Jordan!..._ Et, malgré l’indifférence suprême avec
laquelle ces mots sont prononcés, ils vous font quand même tressaillir,
dans l’émotion que vous éprouvez à l’approche de Jaffa. Quelqu’un
interroge le commandant de l’_Apollo_, un de ces fins Dalmates, hommes
de mer renommés, et lui demande si, vraiment, ce port de Jaffa où nous
toucherons pour la première fois le pays de Jésus est dangereux et peu
sûr? Le capitaine ne le nie pas, mais avec sa belle tranquillité de
marin déclare qu’il a vu d’autres ports bien plus mauvais, et que, du
reste, l’_Apollo_ s’arrête en pleine mer. Le port de Jaffa?... Un vilain
quart d’heure à passer, dans une barque qui bondit sur les vagues, au
milieu de récifs effrayants...

Cependant, près de Port-Saïd, un tumulte monte de la mer. Tous les
passagers se précipitent contre les bastingages, pour regarder un grand
bateau qui passe près de nous, si chargé de Turcs que l’on en éprouve de
la crainte et de l’épouvante. On voit des Turcs à l’avant, à l’arrière,
sur le pont du capitaine, jusque dans les barques pendues le long des
bordages: ils sont vieux, jeunes, sales, pieds nus, en haillons; ils
prient, parlent, crient, chantent, hurlent; c’est une apparition si
étrange et si effarante, que tout le monde se tait, à notre bord. C’est
le pèlerinage des musulmans, qui va à la Mecque et se dirige vers
Djedda, le port d’où les fanatiques partent pour se rendre en procession
à la tombe du Prophète. Ils vont dans la superbe mosquée, où se trouve,
sous les tapis précieux, la tombe inaccessible de leur grand Mahomet:
ils sont cinq ou six cents, c’est-à-dire une petite fraction de
l’immense pèlerinage turc. Pauvres, mais religieux jusqu’à l’exaltation
la plus aveugle, ils amassent sou par sou, piastre par piastre, l’argent
nécessaire à l’accomplissement de leur vœu. Des armateurs cupides les
entassent sur de vieux vapeurs, comme un troupeau humain. On ne les
nourrit pas: ils n’ont qu’une ration d’eau tous les jours. Ils emportent
leurs provisions et font la cuisine sur le pont: ils possèdent quelques
bouts de tapis usés, sur lesquels ils s’étendent et dorment. Il n’y a ni
première, ni seconde, ni troisième classe: le navire n’est qu’un vaste
dortoir. Et, sur les quatre cent mille pèlerins qui vont à la Mecque, il
en meurt presque toujours cinquante mille de maladies infectieuses, du
choléra, de la peste, de fatigue, d’insolation ou de faim. Mais, pour
eux, c’est un grand bonheur que de trépasser pendant ce pieux voyage: le
comble de la félicité est d’expirer au retour, après avoir vu et adoré
le tombeau saint. Les deux bateaux, celui qui porte les pèlerins
musulmans et celui qui porte les _hadji_ à la Mecque, se suivent à peu
de distance l’un de l’autre, tandis que les Turcs continuent à chanter
leurs prières.

Sur l’_Apollo_, on bavarde: «Quel est le pays qui envoie le plus de
monde en Palestine? L’Amérique du Sud expédie des croyants et l’Amérique
du Nord expédie des curieux. Mais, en Europe, quel est le peuple
chrétien le plus atteint de la nostalgie du Saint Sépulcre? Le peuple
russe. Et les Italiens? Bien peu se rendent en Palestine. Ils sont
religieux, cependant? Oui, certes, seulement, ils ne possèdent pas la
foi ardente et active: beaucoup d’entre eux n’ont pas de quoi faire le
voyage; et puis, les uns manquent d’énergie physique, les autres
d’énergie morale, et la plupart ignorent comment on va en Terre Sainte.
C’est dommage! Et pourtant, savez-vous la langue qui se parle le plus
là-bas? C’est l’italien.»

                   *       *       *       *       *

Dimanche matin. A l’aube, le commandant s’approche d’un groupe de
voyageurs un peu nerveux, qui ont mal dormi, et leur montre à l’horizon
un nuage bleu dans l’azur pâle du ciel. La Terre Sainte! Tous les
passagers courent à l’avant, pour deviner la terre dans cette masse
informe et vague. Le temps s’écoule et l’on voit émerger, de ce nuage
bleu, des contours plus nets, et enfin la colline où s’élève Jaffa, au
milieu de ses vergers, au milieu de ses jardins d’orangers et de
citronniers encore couverts de fleurs; son port, un vain simulacre de
port, semble tout blanc sous l’écume irritée qui se bat contre les
rochers: le bateau autrichien marche lentement. Là-bas, près de
l’endroit où nous devons passer dans une barque frêle, se dresse la
coque d’un navire russe qui s’y échoua l’an passé; et celle-ci, frappée
par les vagues furieuses, apparaît complètement retournée. L’_Apollo_
est arrêté. En tendant l’oreille, on perçoit au loin le son des cloches
chrétiennes, dont les vibrations se font de plus en plus claires. Les
habitants de Jaffa vont à la messe et nous pourrons aussi entrer dans
une église, quand nous débarquerons. Les pèlerins examinent anxieusement
la côte de Palestine; mais il y a, parmi eux, des gens bien nés, un peu
esclaves du respect humain, qui n’osent pas se jeter à genoux sur le
pont et tendre les bras vers le but tant désiré: leur émotion se devine
seulement à la pâleur de leur visage, aux larmes mystérieuses qui
emplissent leurs yeux. Oui, tous les voyageurs qui viennent se
réconforter au pays de Jésus éprouvent une angoisse suprême en
s’approchant de cette chose longuement rêvée, longuement attendue et
presque inespérée: ils ont la curiosité fébrile de celui qui recherche
derrière un voile une physionomie connue et aimée dans une vie
antérieure ou peut-être dans un rêve... Ceux-là, muets, isolés dans leur
contemplation, incapables de prier, incapables de faire le signe de la
croix, paralysés, éperdus, haletants, tentent de comparer la réalité à
leur songe; ceux-là, qui oublient de se prosterner et de se frapper la
poitrine, car ils viennent ici pour s’humilier et être pardonnés,
ceux-là, silencieux, taciturnes, morts à la vie extérieure, essayent, en
voyant la Terre Sainte, de _la reconnaître_...




LE VŒU ACCOMPLI




I

En chemin de fer.


Donc, grâce à la civilisation, un chemin de fer relie Jaffa, port de
mer, à Jérusalem, qui est sur la montagne. Le trajet est de trois heures
et demie. Un train unique part de Jaffa, tous les jours, pour la
Ville-Sainte, vers deux heures et demie de l’après-midi. Par une
fâcheuse combinaison des horaires, les bateaux égyptiens, autrichiens,
français ou russes, qui touchent les côtes de Syrie, arrivent à Jaffa le
matin; et le voyageur, poussé par la foi ou pressé par la curiosité, ne
fait ordinairement qu’y débarquer, aller au _Jérusalem-Hôtel_, se laver
les mains, déjeuner et repartir, la bouche brûlée par une tasse de café
bue en hâte. Qui visite Jaffa? Personne ou presque personne. Cependant,
c’est une ville curieuse, battue par une mer toujours agitée, fouettée
par les brises marines qui balayent, aux heures dangereuses du soir, les
mauvaises humidités des crépuscules d’Orient; c’est une ville
intéressante, avec ses cent jardins, où les orangers d’or et les citrons
jaunes brillent dans la verdure assombrie; c’est une ville riche, car
ses rues pittoresques se bordent peu à peu de jolies maisonnettes, bien
bâties. Les femmes de Jaffa ont le teint très clair, contrairement aux
autres femmes orientales; elles portent un long manteau de mousseline
blanche, tombant jusqu’aux pieds, serré au cou, et quelquefois un voile
sur le visage; les plus austères cachent leurs traits. Celles qui sont
européanisées montrent des yeux châtain clair, allongés, doux, un peu
fiers... Elles marchent lentement, par deux ou trois ensemble,
silencieuses, enveloppées dans leurs draperies légères.

Mais comment noter tout cela, avec le départ prochain? Celui qui veut
observer un peu mieux Jaffa doit se décider à y passer un jour et une
nuit, puisqu’il n’y a pas d’autre train à prendre. Bien peu le font:
presque tous se laissent gagner par la fièvre des Anglais et quittent
Jaffa au bout de deux heures. Ce petit voyage est cher: quinze francs.
Il n’y a que deux classes. La première, avec ses bancs de bois à peine
vernis, sans coussin, sans dossier, ressemble à nos troisièmes classes;
et la seconde n’a pas d’équivalent chez nous. Elles sont séparées par
une simple porte vitrée: la communauté est donc largement assurée. On
part généralement avec trois quarts d’heure de retard, car les Turcs
perdent flegmatiquement la tête, pendant que les voyageurs crient et
protestent dans toutes les langues. Il faut toujours ajouter un ou deux
wagons, au milieu des cris, des scènes, des disputes et des injures. On
part enfin!... Signe de croix; lecture pieuse. Mais est-ce bien sûr?

Il y a toujours quelques accrocs en chemin. A la station de Sejed, par
exemple, nous n’avons pas trouvé d’eau pour la machine: quarante minutes
d’arrêt. Nous repartons; le conducteur essaie de rattraper le temps
perdu en lançant sa locomotive à toute vapeur, épouvantant tous les
voyageurs. Les wagons sont petits et mal construits; la route monte
continuellement, côtoie la colline, serrée d’un côté contre la paroi
rocheuse, de l’autre dominant un torrent, un précipice, un ravin, et les
courbes s’enroulent et se déroulent dans un entrelacement ininterrompu:
le train ondoie sur les rails d’acier comme une barque sur la mer. Il
est préférable de se recueillir, de ne pas regarder par la fenêtre et
d’attendre les événements. Les stations intermédiaires, entre Jaffa et
Jérusalem, sont au nombre de cinq: Lyddah, Ramleh, Sejed, Dei-Aboun et
Battir.

                   *       *       *       *       *

Eh bien! rien de plus odieux que ce chemin de fer!... La traversée sur
mer a laissé lentement germer dans le cœur toutes les simples fleurs du
sentiment; l’arrivée à Jaffa n’a pas détruit l’émotion que donne
l’approche de la Terre sacrée, et pendant qu’en soi naît cet _état
d’âme_ spécial, fait de crainte muette, de vague tendresse, d’évocation
mystérieuse, le chemin de fer, brutalement, fauche toutes les belles
fleurs de la piété religieuse, dessèche les pures sources de la
poésie...

Le chemin de fer, comme toutes les choses nécessaires aux intérêts
humains, comme toutes les choses pratiques et utiles, est vulgaire;
ailleurs, il a sa raison d’être et je ne penserais jamais à en dire du
mal. Mais ici... Ici, on doit le maudire, au nom de toutes les choses
tendres et douces qu’il démolit dans l’esprit du voyageur. Lire imprimé
sur un sale carton vert le nom de celle que les psaumes célèbrent comme
la lumineuse Sion et que tous les chrétiens du monde évoquent comme la
cité de la Passion; entrer dans une de ces cages de bois au milieu des
bousculades, des coups de sifflet et des cris; voyager en compagnie de
Turcs riches ou pauvres, qui fument, somnolent, dorment, s’éveillent,
ôtent leurs souliers,--quand ils en ont,--se prennent le pied dans la
main et restent dans leur position favorite; voyager avec ces pâles
Hébreux, les cheveux bouclés aux tempes, sous des casquettes de
fourrure, sales, puants, qui vous regardent en dessous avec leurs yeux
curieux et moqueurs; subir tous les ennuis mesquins du voyage, qui,
ailleurs, sont insignifiants et ici semblent démesurés; traverser ce
coin de Palestine sans le voir, car le train danse la sarabande sur les
rails d’acier et les Arabes font un tintamarre d’enfer dans les secondes
classes... Ah! comme elles penchent leurs têtes fanées les pauvres
fleurs de la poésie... Vous passez en courant dans cette plaine de
Saron, où les Philistins vainquirent les fils d’Israël et leur prirent
l’Arche Sainte; le train laisse derrière lui la vallée de Sorve, où
Dalila séduisit Samson et l’envoya à Gaza, prisonnier aveugle, mais non
vaincu; vous devinez à peine la vallée des Géants, où David défit les
Philistins; plus avant, n’est-ce pas la tombe du vieux Siméon, qui tint
dans ses bras le Divin Enfant et demanda humblement à Dieu de le
rappeler à lui, ayant assez vécu pour voir le Sauveur? N’est-ce pas,
là-bas, le mont du Mauvais-Conseil, où les Pharisiens se réunirent avec
Caïphe pour décider la mort du Christ? Le train est trop rapide pour
laisser rien deviner; vous ne saisissez ni une ligne, ni une teinte, ni
un trait saillant, et, les yeux fatigués et l’esprit las, vous retombez
énervé sur votre banc de bois, vaincu par la vulgarité de ce chemin de
fer.

                   *       *       *       *       *

Le train s’approche de Jérusalem et la tristesse devient mortelle. C’est
donc sous cette forme hâtive, pressée, affairée, que l’on doit arriver
dans la ville des patriarches et des prophètes, dans la ville de David
et de Salomon; dans la ville où Jésus a vécu, a souffert, est mort sur
la Croix? Et c’est ainsi que sans recueillement, sans dévotion, sans
piété, Jérusalem va nous apparaître serrée dans sa ceinture de
montagnes? Ce n’est pas ainsi que la virent, pour la première fois, ceux
qui, dans les siècles passés, s’approchèrent de ces pierres divines. Ce
n’est pas ainsi que la virent les guerriers qui, avec Godefroy de
Bouillon, pleurèrent, combattirent et moururent sous ces saintes
murailles. Ce n’est pas ainsi que la virent ceux qui, jusqu’à ces
dernières années, y venaient en voiture, à cheval ou à pied, lentement,
tranquillement, s’abandonnant à l’émotion sacrée que donne le spectacle
de ces tours crénelées, de ces vieilles portes, de ces clochers
chrétiens, qui envoient au ciel la gaieté de leurs carillons,--ces
pèlerins qui pouvaient s’agenouiller dans la poussière et toucher la
terre de leur front...

Nous autres, pauvres misérables, nous arrivons dans un wagon, noirs de
la fumée de la locomotive, étourdis par les cris des portefaix. Nous
débarquons comme des voyageurs anonymes allant dans un pays quelconque,
pour une cause inutile ou vaine. Est-ce que Sion est une ville
d’affaires ou de plaisirs, où l’on ne se rend que pour des affaires ou
des plaisirs? Et notre âme? Et nos émotions? Et nos larmes? Où nous
agenouillerons-nous, nous autres?

Ah! cet abominable chemin de fer n’est pas pour nous autres; il est fait
pour les gens qui assignent au temps la valeur de l’argent, pour les
gens toujours pressés qui vont partout en courant, même au Saint
Sépulcre, qui veulent tout voir rapidement, même la maison de Marie de
Nazareth;--pour ces Anglais qu’étonneraient notre pâleur, nos pleurs,
nos agenouillements. Malheureusement ce sont ceux qui viennent en plus
grand nombre ici; et les vallées profondes d’où l’on monte à Jérusalem
sont déjà noyées dans les brumes charbonneuses des trains. La Palestine
a besoin d’eux: elle en vit. Il fallait donc une ligne ferrée. On a
dépensé beaucoup d’argent pour la construire. C’est utile. Fermons les
yeux pour goûter toute l’amertume de notre désillusion. Selon une
coutume pieuse, tous ceux qui se rendent dans la cité sainte, en voyant
apparaître la tour de David, devraient entonner le magnifique psaume:
_... Je me suis réjoui de cette parole qui m’a été dite: «Nous irons
dans la maison du Seigneur. Et nous avons élu notre demeure dans tes
maisons, ô Jérusalem...»_ Mais comment murmurer un psaume dans un train,
au milieu du tumulte de l’arrivée? Nous prierons ce soir sur le
Sépulcre.

Mais, cela ne nous est même pas permis. C’est le comble de la tristesse.
Une antique habitude religieuse défend à un chrétien, qui entre à
Jérusalem, de mettre le pied dans une maison, avant d’être allé adorer
le tombeau divin. Hélas! le train arrive tard, au crépuscule... Nous
avons mis les pieds dans tes murs, ô Sion; mais le soleil est couché, le
soir tombe, l’église du Saint-Sépulcre est fermée à la nuit. Impossible
de baiser le roc où Il fut déposé; impossible de contenter notre désir
de prières et de larmes. Il faut aller avec les Anglais de Cook, au _New
Grand Hôtel_, se rhabiller, attendre la cloche de la table d’hôte, dîner
avec un menu britannique, prendre du thé, comme si on était sur la
Maloya, dans l’Engadine ou à Monaco, et dormir dix heures,--la première
nuit, à Jérusalem...




II

Dans l’église.


Le centre de la Jérusalem chrétienne, le centre moderne, le centre
absolument anglais, est une grande place populeuse, qui s’étend devant
l’antique tour de David: là, se trouvent le _New Grand Hôtel_, les
bureaux de _Cook_, les bureaux de _Gaze and son_, son rival; quelques
boutiques à l’européenne et un peu plus loin, sous la porte de Jaffa,
une remise de voitures. De ce centre part la voie qui conduit à l’église
du Saint-Sépulcre: une voie étroite, traversant un des bazars turcs de
Jérusalem, c’est-à-dire une espèce de passage, bordé de boutiques
obscures, où il est difficile de distinguer ce qu’on vend. La rue est
encombrée de Turcs fumant leurs _narghilehs_, de chameaux couchés dans
la boue, d’ânes chargés de grains, d’Arabes trafiquant des marchandises,
leur éternelle cigarette aux lèvres; de femmes européennes venant
acheter des provisions et s’en retournant aussitôt... Après le bazar, la
voie fait deux ou trois coudes et commence à descendre, à descendre, par
de larges degrés. Et l’approche du Saint-Lieu se fait sentir clairement.

Dans les petites boutiques, maintenant, on aperçoit des cierges de
toutes tailles, historiés d’or, d’argent, d’azur et de pourpre; on voit
des chapelets de tous genres, depuis ceux qui ressemblent à un bracelet
d’enfant, jusqu’à ceux, énormes, qui se suspendent à la tête du lit;
depuis les rosaires modestes en verres colorés ou en noyaux de cerise,
jusqu’aux rosaires luxueux en grains d’ambre ou de lapis-lazuli; on vend
encore de ces grossières images peintes sur fond d’or, d’un style
ingénument byzantin, avec des visages pareils à ceux des premières
madones de l’_Hagia Sophia_, à Constantinople, mais copiées avec des
couleurs si criardes qu’elles paraissent éclairer le fond des magasins
sombres. Toutes ces choses, à ce que m’assure le pâle vendeur d’objets
sacrés,--je n’ai vu que des figures pâlies dans ces échoppes,--ont
touché le saint Sépulcre, ont été bénies par le saint Sépulcre... En
effet, à un tournant de la rue étroite, quelques degrés plus bas, on
débouche sur la petite place du Saint-Sépulcre. Aussitôt, on est frappé
par la belle façade de l’église, la seule ligne artistique du vieux
monument. Elle est fermée par deux portes ogivales en granit, d’une
coupe noble et large, surmontées de deux fenêtres également ogivales,
très pures, toujours fermées, drapées d’herbes parasites, où se nichent
des centaines d’oiseaux babillards. Sur la petite place, de pauvres
marchands ambulants étendent à terre des tapis déchirés et exposent des
petits objets de piété: images, médailles, chapelets, statuettes,
photographies jaunies; près d’eux, s’agite le vendeur de maïs cuit au
four, et le vendeur d’eau fait tintinnabuler harmonieusement ses deux
gobelets d’étain...

Une confusion excessive frappe l’œil de celui qui franchit le seuil
sacré de l’église du Saint-Sépulcre: une confusion qui vient de
l’agglomération et de la diversité des choses et des êtres. Avant tout,
sous la grande entrée, à main gauche, se trouve la loge du gardien
matériel de l’église: une plate-forme de bois, couverte de tapis et de
coussins, où sont accroupis deux ou trois musulmans, car le sultan a
conservé un droit de possession sur les Lieux-Saints, qu’il exerce avec
beaucoup de douceur et de dignité; mais, les gardiens sont turcs,
eux!... Étendus sur leurs coussins, habillés de longues robes de soie à
raies jaunes et rouges, déchaussés, le turban tourné deux fois autour du
fez, ils prennent le café dans des tasses minuscules, fument la
cigarette ou le narghileh, échangent de rares paroles entre eux,
tournent entre leurs doigts les boules d’ambre d’un _comboloi_, le
rosaire musulman, et ne daignent pas regarder ceux qui passent.

Dès l’entrée du temple, on se trouve devant la _Pierre de l’Onction_,
sur laquelle le corps du Seigneur fut lavé et parfumé de myrrhe et de
nard. La foule s’avance lentement: les uns se prosternent devant la
pierre; d’autres s’y étendent, les bras en croix; d’autres la frappent
de leur front; d’autres la baisent frénétiquement; d’autres la
contemplent en silence: de cette première rencontre mystique, les formes
de l’adoration religieuse se manifestent clairement, avec toute une
gamme d’expressions personnelles et variées. Sur cette pierre sacrée,
devant laquelle s’agenouillent les fidèles, les Églises chrétiennes
commencent leur lutte éternelle: des huit lampes qui brûlent au-dessus
du rocher, suspendues à une grosse chaîne d’argent reliée à deux
candélabres latéraux, trois sont au culte latin, trois au culte
schismatique grec, une au culte arménien et une au culte copte. Toutes
ces Églises appartiennent à Jésus et sont marquées du signe de sa
Rédemption,--toutes veulent avoir une place où il a vécu, pâti,
agonisé...

Anxieusement, le regard parcourt le vaste monument pour en saisir la
ligne générale et se la fixer dans la mémoire. L’église du
Saint-Sépulcre a toutes les formes architectoniques mêlées ensemble. Son
corps central est rond à l’endroit où s’élève l’édicule qui renferme le
saint Tombeau, et est entouré d’une colonnade circulaire, ainsi que d’un
large corridor sombre; mais, elle s’allonge en ovale dans la partie de
l’abside où, sur une plate-forme élevée à trois mètres du sol, s’ouvre
la chapelle grecque schismatique; elle est rectangulaire du côté de la
chapelle de Sainte-Marie-Madeleine, qui dépend du culte latin, et elle
forme un grand trapèze à la place où les Arméniens chrétiens, les fils
de saint Jacques, ont leur domination ecclésiastique. De toutes parts,
des coins les plus obscurs, surgissent des chapelles, des sanctuaires,
des autels, qui montent au premier étage ou descendent sous terre,
formant une masse confuse et irrégulière, dans laquelle l’œil se perd.
Il y a même un passage découvert, reliant les deux extrémités du saint
Temple, où la pluie tombe en toute liberté.

Puis, au milieu de ces édifices de tous les temps, de tous les pays, de
tous les styles, détruits et reconstruits cent fois, s’élève le conflit
des diverses religions chrétiennes, qui se pressent, se poussent,
s’étouffent, se serrent les unes contre les autres... Ainsi, près du
portique qui domine la tombe, vous trouvez des groupes de femmes,
drapées de bleu, misérables, sales et taciturnes, assises par terre,
tenant des enfants à leur cou: ce sont des Coptes qui passent des
journées à l’église, regardant la foule de leurs beaux yeux sauvages.
Cependant, un chant nasal arrive jusqu’à vos oreilles: sur l’abside,
dans une haute galerie d’or et de pierres précieuses, les Grecs
schismatiques célèbrent leurs cérémonies somptueuses. Tournez-vous vers
la chapelle souterraine où sainte Hélène revit la Croix, et tout à coup,
d’une petite porte qui s’entr’ouvre, apparaît un prêtre étrange, avec un
grand capuchon de soie noire abattu sur les yeux, une longue barbe
tombant jusqu’à la ceinture: c’est un prêtre arménien; il tient
l’aspersoir, et l’eau sacrée qui tombe sur vos mains et sur vos
vêtements est parfumée de rose... Et vous, qui êtes habitué à la
simplicité du culte latin, dans vos pays de mœurs simples, vous sentez
augmenter le désordre de votre pensée, l’effarement de votre esprit...

Cette église informe et cependant majestueuse dans ses multiples
architectures, insaisissable dans son aspect général, complexe et
compliquée dans ses manifestations mystiques, ondoyantes et incertaines,
a encore des caractères divers: ici, elle est propre, luisante, presque
claire; là, elle est mal tenue, presque sale; ailleurs, elle est riche,
brillante et somptueuse; plus loin, elle est pauvre et rustique; là-bas,
elle est ornée à l’européenne, et à côté elle est décorée à l’orientale.
Selon la patrie, la nation, la condition, les coutumes de ceux qui
possèdent un lambeau du Saint-Sépulcre, selon leur dévotion ou leur
fanatisme, ils en font un salon, une chapelle, une place... Parfois,
comme ornements, des fleurs artificielles; parfois, de lourdes lampes
d’argent éternellement allumées; parfois encore, de simples globes de
cristal teinté abritant une lueur vacillante; ou bien, de ces boules de
métal brillant, suspendues à des cordes, où le visage se reflète
déformé, comme dans nos jardins bourgeois; puis, des noix de coco
blanches, attachées avec des rosettes de rubans rouges et de perles
blanches; puis, des petites lampes de porcelaine blanche éclairées par
une flamme tremblante... Bref, tout ce qu’on peut rêver de plus
invraisemblable en l’honneur du Sépulcre, en hommage à Jésus, à la
gloire du Seigneur. Et toujours, et partout, vous retrouvez répétée
l’histoire des lampes de l’entrée: trois sont latines, trois sont
grecques, une arménienne et une copte; et vous la retrouvez dans les
candélabres, dont les branches sont divisées proportionnellement entre
les quatre Églises chrétiennes; et vous la retrouvez dans le nombre des
messes dites sur les autels communs aux quatre cultes. Enfin, quand la
première heure de flânerie religieuse est passée, vous cherchez
vainement en vous-même la vision unique, l’idée unique, la pensée
unique; vous essayez inutilement de fixer votre âme effarée, dans cette
église où l’humanité chrétienne affirme tumultueusement ses divers
droits mystiques et spirituels!

                   *       *       *       *       *

Le saint Sépulcre est une autre chose...




III

Cette Tombe.


Une nuée de petits oiseaux, toute vibrante de gazouillements, voltige
continuellement autour de la façade de la vieille église où se trouve le
saint Sépulcre: c’est un continuel battement d’ailes contre les deux
grandes fenêtres ogivales, contre l’arc de la porte; et les chants
joyeux pris et repris, interrompus et recommencés, sont plus allègres à
l’aube, tandis qu’au crépuscule ils deviennent plus faibles. Souvent un
oiseau plus curieux et plus impertinent pénètre dans le temple, sautille
çà et là, volette à droite et à gauche, en poussant de petits cris;
puis, après avoir un peu flâné, s’être posé sur ses fines pattes, avoir
agité sa jolie tête aux yeux brillants, il reprend le chemin de la
porte, ouvre ses ailes et s’enfuit dehors, emplissant l’air libre de ses
accents triomphants. Les personnes qui prient, rêvent ou pensent
derrière les pilastres qui soutiennent la voûte du chœur, dans les
chapelles éclairées par les lampes votives, sur les degrés de l’escalier
qui conduit à l’église du Golgotha, dans l’ombre sainte de la Tombe,
entendent ce ramage lointain et persistant; il se mêle, pendant les
heures des rites sacrés, aux chants mystiques que les Latins, Grecs,
Arméniens et Coptes élèvent au souvenir du Rédempteur; et la voix aiguë
de la gent emplumée s’unit à la voix grave de l’orgue, sur lequel les
Pères franciscains célèbrent les louanges de la tendre mère de Jésus.
Toujours résonne le trille perlé des petits oiseaux, fidèles aux pierres
grises du vieux monument, où ils ont fait leurs nids; et ils vivent là,
comme dans la plus riante campagne, saluant le soleil à son lever, qui
dore le clocher moussu; saluant le soleil à son coucher, qui incendie le
ciel assombri et disparaît à l’horizon, vers la mer. Dans la nuit, quand
le temple est clos et que le silence règne sur Jérusalem, les petits
oiseaux dorment la tête sous l’aile, blottis sur les corniches et sur
les frises, comme sur une branche d’arbre en fleurs.

                   *       *       *       *       *

L’édicule du saint Sépulcre est complètement isolé du reste de l’église;
il a été construit sur la roche vive qui formait les tombes de Joseph
d’Arimathie, dans lesquelles Jésus fut enseveli: le Sépulcre a été
revêtu de marbres précieux par la mère de l’empereur Constantin, qui
mérita le surnom d’_Helena Magna_. L’édicule saint forme une chapelle
allongée, carrée du côté de l’orient, pentagonale du côté de l’occident;
l’intérieur est fait de deux petites pièces communiquant entre elles par
une ouverture basse et étroite, sous laquelle on ne peut passer que plié
en deux.

La première, en entrant, s’appelle la chambre de l’Ange. Vous vous
souvenez de cette histoire pleine de grâce et de lumière, contée par le
plus poétique et le plus éloquent des évangélistes, par saint Jean, que
Jésus aima et préféra aux autres? Il vous dit que Marie de Magdala, deux
jours après la mort, vint au Sépulcre, mais trouva la pierre soulevée et
la tombe vide: elle se mit à pleurer, désespérée, parce que le corps du
Seigneur n’était plus là et qu’elle ignorait où on l’avait emporté et
caché. Et une figure céleste, de blanc vêtue, avec des ailes argentées,
apparut en lui disant: _Ne le cherchez pas, il est ressuscité..._ La
chambre de l’Ange a vu cette scène surprenante et a entendu ces paroles.
Au milieu, posé sur un piédestal et enserré dans un cadre de marbre, usé
par les baisers, il y a un morceau de la pierre tombale que Madeleine et
les saintes femmes trouvèrent renversée: elle était très lourde et très
grande, assurent les évangélistes. Cette cellule, qui est le vestibule
de la sainte Tombe, est obscure, à peine éclairée par les quinze lampes
d’argent appartenant, comme toujours, aux quatre religions chrétiennes.
Toutes les hypogées hébraïques avaient un vestibule de ce genre, et
celui où le pieux Joseph d’Arimathie, le disciple secret du Christ,
voulut déposer le corps du martyr, ressemblait à tous les autres. Il
était encore neuf, et le bon Joseph l’avait fait construire depuis peu
pour lui et les siens, dans un de ses jardins hors de Jérusalem, près de
la montagne du Golgotha. Un peu plus loin sous terre, dans un coin de
l’église, il y a d’autres tombes de la famille de Joseph; le Sépulcre
fut détaché de celles-ci par sainte Hélène: la topographie ne peut être
plus simple, plus évidente, plus précise.

                   *       *       *       *       *

Le saint Sépulcre est dans la seconde pièce. La porte n’est qu’une
ouverture arquée très basse et très étroite, taillée dans la roche vive.
Cette cellule est plus petite que la première: elle mesure deux mètres
carrés à peine. Elle a été entièrement revêtue de marbre, car les
pèlerins et les touristes anglais emportaient avec eux des petits
morceaux de la pierre et la détruisaient lentement; mais, entre les
dalles de marbre, on aperçoit la roche d’_autrefois_... Le tombeau, en
forme de sarcophage, est collé contre la paroi et creusé dans le roc
même: le Seigneur y fut déposé avec la tête vers l’orient et les pieds
vers l’occident. On dit que souvent, dans les derniers jours de sa vie,
et qu’ensuite agonisant sur la Croix, Jésus tourna son visage du côté du
couchant, comme s’il voulait repousser loin de lui ceux qui l’avaient
injurié et crucifié, paraissant attendre des pays occidentaux
l’exaltation et la gloire de sa foi.

Le saint Sépulcre est peu élevé du sol: une personne agenouillée peut le
baiser et l’adorer. Un Père veille toujours auprès de lui. En dehors de
ce pieux gardien, deux personnes peuvent à grand’peine tenir dans cette
étroite cellule. La foule stationne pendant des heures dans l’église,
attendant de pouvoir entrer dans la chambre de l’Ange, puis dans celle
où reposa Jésus: chaque fois qu’un fidèle en sort à reculons, pour ne
pas commettre l’irrévérence de tourner le dos, il est remplacé par un
autre fidèle... Sur cette tombe brûlent, jour et nuit, quarante-quatre
magnifiques lampes d’argent, suspendues à la voûte: les treize premières
sont aux catholiques latins,--c’est-à-dire aux franciscains de Terre
Sainte; treize sont aux Grecs non unis; treize, aux Arméniens chrétiens,
et quatre aux Coptes--toujours le même compte. Au-dessus du cénotaphe,
est attaché un tableau sombre et indistinct qui représente une
résurrection; de chaque côté du mausolée, deux petits rebords de marbre
sont fixés dans la muraille et permettent aux Pères franciscains d’y
poser un autel portatif sur lequel, chaque matin, ils célèbrent la
messe.

La petite pièce est claire, car au début du siècle passé les Grecs ont
percé la voûte de l’édicule, tout noirci par la fumée des lampes. La
roche dont est faite le Sépulcre est blanchâtre, veinée de rouge: on
l’appelle en arabe _melezi_, c’est-à-dire pierre sainte. On revêtit le
sarcophage de marbre dès le treizième siècle, mais les murs furent
recouverts beaucoup plus tard, et depuis on n’y a plus touché. Le
tombeau n’a été ouvert que deux fois: le Révérend Père Mauro, gardien
des Saints-Lieux, autorisé par le pape Jules II et par Kansou-el-Gauro,
sultan d’Égypte, eut en 1501 la fortune de pouvoir soulever la pierre
sacrée: il trouva, entre autres objets, une tablette de marbre gravé et
fit refermer le monument. Quatre ans plus tard, le Père Boniface,
gardien des Saints-Lieux, fouilla de nouveau le mausolée; il y découvrit
un morceau de la vraie Croix enveloppé dans un chiffon d’étoffe; mais,
au contact de l’air et de la lumière, tout retomba en poussière, sauf
quelques fils d’or qui formaient la trame du tissu. Il y avait encore un
parchemin, avec une inscription, mais si effacée qu’on pouvait seulement
lire ces mots: _Helena Magna_. Puis, le 27 août 1555, il fut refermé et
jamais ne fut plus touché.

Le bord de la sépulture est usé par les lèvres des pèlerins de tous les
temps et de tous les pays, mais le marbre résiste encore. Dans la
chambre sacrée, on peut entrer depuis l’aube jusqu’à midi; ensuite,
l’église se clôt jusqu’à deux heures et se rouvre jusqu’au coucher du
soleil. Les messes latines dites sur le lit funèbre de Jésus sont au
nombre de trois par jour: deux messes basses et une chantée. Ceux qui le
désirent peuvent se faire enfermer une nuit entière dans l’église du
Saint-Sépulcre et veiller, seuls près de la Tombe. Les pères
franciscains, même, ont dans leur chapelle de Sainte-Marie-Madeleine une
petite pièce où peut attendre, en se reposant, l’âme pieuse qui, plus
tard, restera toute la nuit seule avec sa conscience, seule avec son
Seigneur, devant la pierre la plus auguste du monde.




IV

En adoration.


Dans le vestibule qui précède la chambre funèbre du Seigneur, dans
l’ombre profonde où blanchoie la roche contre laquelle s’est appuyé le
divin messager, se tiennent ceux qui sont venus adorer la sépulture de
Jésus. Ils attendent leur tour pour passer sous la porte basse et
s’agenouiller devant le mausolée sacré. Les uns baisent la pierre de
l’Ange, en récitant quelques oraisons; les autres s’appuient contre le
mur: le silence n’est rompu que par le bruit des chapelets remués, par
un soupir douloureux, par un gémissement étouffé... Peu à peu, des
ombres de femmes ou d’hommes sortent du Sépulcre et disparaissent
rapidement, remplacées par d’autres ombres incertaines, qui se glissent,
pliées en deux, dans la cellule voisine, tandis que de nouvelles ombres
flottantes, anxieuses et lasses, arrivent dans l’édicule: des ombres
inconnues, des ombres misérables, dont l’unique désir est de se
prosterner devant la Tombe où fut déposé le Martyr sublime. Cette foule
de spectres est muette, silencieuse, taciturne; elle ne regarde rien,
absorbée dans le recueillement et dans la prière, abîmée dans la
tristesse et dans la douleur. Les lignes, les couleurs, les formes
disparaissent dans l’obscurité de cette première pièce, où déjà la
pensée du fidèle s’immerge en des profondeurs incalculables, où déjà
l’âme sent les affres de l’approche suprême: et chacun est renfermé en
soi-même, loin de la vie extérieure, emporté à travers le temps et
l’espace, dans un frisson d’attente...

Une grande lumière descend du toit ouvert de la petite cellule où fut
déposé, enveloppé dans son linceul, le corps du Seigneur, que la pauvre
mère et les saintes femmes avaient arrosé de leurs larmes et essuyé de
leurs cheveux. On y voit très clair.

Aussi, les visiteurs qui défilent, sans interruption, sous l’entrée
basse et viennent se prosterner devant le sarcophage, montrent leur âge,
leur condition, leurs vêtements, leur manière d’être, leurs attitudes de
piété ou de douleur--on devine presque leurs prières.

                   *       *       *       *       *

Prier, est-ce possible?

Celui-ci qui entre courbé et se relève comme ébloui par la clarté
blanche, tâtonnant, les mains en avant, cherchant la tombe, et qui
s’écroule devant elle, dans un oubli de toute formule, dans un abandon
absolu, sans parole et sans idée, ne peut prier. Cet autre qui est venu
de loin, qui a dominé mille difficultés pour arriver jusqu’à lui, qui a
souffert de la misère et des privations, ne peut formuler une parole: le
front appuyé sur le marbre sacré, les lèvres serrées, immobile, il n’a
pas la force de baiser la pierre; pas un geste, pas un mouvement,--un
abattement profond, comme si tous les ressorts de son être étaient
brisés.

Quelques-uns pleurent. Dès qu’ils sont tombés à genoux, leur cœur paraît
se briser; ils éclatent en sanglots bruyants, se frappent la tête contre
la roche, l’arrosent de larmes brûlantes, l’embrassent avidement, s’y
accrochent comme un naufragé à la planche de salut... Mais pas un mot,
pas une demande, pas une promesse, pas un serment, pas même ce murmure
d’oraisons, qui berce la mélancolie des fidèles devant l’autel:
seulement des sanglots convulsifs et un affaissement qui ressemble à la
mort.

Et c’est le pèlerin latin, venant de France, d’Italie, d’Espagne ou des
Républiques sud-américaines, dont la mystérieuse douleur a les éclats
les plus violents; c’est lui qui touche le saint Sépulcre des mains, des
lèvres, du front, sans pouvoir arrêter le ruisseau amer qui coule de ses
yeux; c’est lui qui voudrait se fondre dans une mer de larmes, pour y
trouver la purification et la mort.

Vous reconnaissez le pèlerin russe, le plus pauvre, le plus humble, le
plus dévot, le plus taciturne et le plus exalté de tous, à ses signes de
croix répétés, à son grand corps effondré dans une adoration ingénue, à
sa tête baissée sur laquelle s’abattent les ondes de ses blonds cheveux
frisés, à ses paupières rougies par des pleurs silencieux, à ses doigts
tremblants qui serrent un vieux bonnet de fourrure, à la pâleur de son
visage où éclate une folle ardeur religieuse. Vous reconnaissez à sa
figure hâlée, coupée de rides fortes et dures, à sa soutane usée, à son
expression d’extrême lassitude, à sa longue prostration mystique, le
pauvre prêtre maltais, qui est venu de son île dans les troisièmes
classes des bateaux, en mendiant et en disant des messes dans tous les
ports de la côte. Vous reconnaissez à ses regards extasiés la pèlerine
polonaise, qui marche depuis des mois, traversant à pied toute la Syrie,
ayant vécu grâce à la pitié des hospices, des refuges ou des passants,
baisant la main de tout le monde, ne parlant que le patois de son pays,
malade, épuisée, à bout de forces, mais brûlée par un feu inextinguible,
et s’évanouissant de joie à la vue du Tombeau sacré. Vous reconnaissez
le paysan grec à ses mains crevassées, qui ont tant travaillé la terre
qu’elles en ont pris la couleur brunie, qui ont tant touché les arbres
qu’elles en ont pris l’aspect rude et noueux; ces humbles mains
frémissent en effleurant la pierre blanche; ces humbles mains tiennent
la besace et le bourdon, comme les antiques pèlerins... Et ces fidèles,
aux haillons misérables et à l’âme somptueuse, ces chrétiens venus de
loin, venus de partout, apportent dans leur adoration le caractère
particulier de leur pays, de leur race, de leur tempérament, de leur
âme; mais tous, en approchant le saint Sépulcre, ont comme un
_manquement_ de leur être, comme une faiblesse morale et physique, comme
une défaillance devant le but atteint: la réalisation de leur désir,
leur extrême fatigue, l’émotion suprême, le souvenir des souffrances
passées, tout cela les accable d’un seul coup, comme si vraiment ils
allaient mourir. Il y en a qui, devant la pierre sacrée, expirent de
saisissement et de lassitude...

                   *       *       *       *       *

L’adoration du saint Sépulcre est perpétuelle: le jour, à toutes les
heures où le temple est ouvert; la nuit, dans les couvents dont les
grilles donnent sur l’église. Le jour, aux étrangers se mêlent ceux qui
demeurent à Jérusalem ou ceux qui viennent des environs. Tous veulent
prier, au moins une fois, au pied du lit funèbre de Jésus. Voilà la
femme hiérosolomitaine, enveloppée de la tête aux pieds de son grand
manteau de mousseline blanche: elle soulève son petit voile et montre un
visage brun, aux lignes irrégulières, un peu tourmentées, des yeux
magnifiques, d’un noir trouble; elle s’incline et pose ses lèvres sur le
marbre avec beaucoup de noblesse. Voilà le paysan de Béthanie, drapé
dans la longue tunique de toile et dans le burnous noir et blanc, la
tête ceinte du turban en poil de chameau des bédouins: il se signe deux
ou trois fois, très vite, et frappe son front contre le marbre, dans un
brusque élan de dévotion. Voici encore la Bethlémitaine, habillée de
laine bleue brodée de rouge, avec le fichu blanc ramagé de jaune et de
rouge, enveloppant curieusement son fier visage d’un dessin classique,
aux traits purs: elle s’agenouille dans une pose pleine de dignité,
pendant que la paysanne d’Aïn-Karem, de Saint-Jean-des-Montagnes, une
descendante du Précurseur, petite, menue, brune, gracieuse, avec des
mains et des pieds minuscules, vêtue d’azur sombre, tire sur son front
son châle de toile blanche, fin comme de la soie, pour cacher le triple
fil de pièces d’or et d’argent qui serre ses cheveux; elle tient son
enfant sur son épaule, et la mère et le fils baisent le Sépulcre. La
dévote de la colonie russe résidant à Jérusalem paraît, toute en noir,
un mouchoir blanc autour du cou, un autre mouchoir sur la tête, espèce
de religieuse sans couvent, du rite schismatique, faisant de grands
signes de croix, embrassant le sol, à chaque génuflexion.

C’est une procession d’hommes en turbans, en fez, en casquettes, en
chapeaux, vêtus à l’arabe, à la turque, à l’égyptienne, à l’européenne,
riches, pauvres, mendiants, loqueteux, miséreux; ces derniers, parfois
si sales qu’ils font horreur et pitié, venant, eux aussi, devant le
Sépulcre courber le front et plier le genou; tous les religieux, depuis
les doux franciscains jusqu’aux dominicains blancs, depuis les prêtres
grecs en cylindres noirs jusqu’aux prêtres arméniens encapuchonnés de
soie sombre, depuis les missionnaires latins jusqu’aux sœurs de
Saint-Joseph, tous accourent à l’aube, à midi, au soir, pour saluer le
Tombeau du Sauveur. Races blanches, races brunes, races noires, Arabes,
Européens, nègres, Abyssins, Syriaques, Grecs, personne ne passe devant
la grande porte ogivale, sans être mystérieusement attiré dans l’église
par cette pierre...

Au milieu de ces allées et venues, roule un flot incessant de bambins,
de mioches, de gamins, de garçons et de filles, toute une marmaille
appartenant aux nations qui campent à Jérusalem, et attirés, eux aussi,
par la roche sainte: surtout aux heures où finissent les écoles, des
bandes entières arrivent doucement, en silence, sur la pointe des pieds,
se cachent parmi les grandes personnes, se coulent, se glissent et se
trouvent dans l’édicule sans qu’on s’en aperçoive... Tous les enfants de
Sion viennent, chaque jour, dans un puéril et tendre pèlerinage, adorer
ingénument la pierre qui recouvrit le protecteur des innocents, le doux
Jésus... Je me souviens d’en avoir rencontré un tout petit, un jour: il
était très brun, maigre, délicat, et n’avait qu’une chemise jaune et
rouge, serrée à la taille par un ruban; ses pieds mignons étaient nus,
et il riait. Il n’était pas assez grand pour baiser la roche sacrée. Il
sautait pour essayer de l’atteindre, et chaque fois, retombait assis,
par terre. Alors, je le pris dans mes bras, et lui, tout heureux,
s’étendit presque sur le Sépulcre, le baisa vivement, avec une quantité
de légers baisers sonores. «_Yalla! Yalla!_ va-t’en! va-t’en!» lui cria
le prêtre arménien qui veillait dans la cellule; mais, il souriait, lui
aussi... Et pendant que le tout petit se sauvait, sans faire de bruit,
sur ses mignons pieds nus, le religieux le bénit, et d’un coup
d’aspersoir lui envoya un peu d’eau de rose...




V

Dans la nuit.


Le soleil monte et décline: les visiteurs du Sépulcre diminuent peu à
peu. La journée orientale, qui commence à l’aube, n’atteint pas la fin
du crépuscule et s’achève plus tôt. Vers quatre heures de l’après-midi,
les bazars se vident: les chameaux, débarrassés de leur fardeau, s’en
retournent vers Bethléem, vers Saint-Jean-des-Montagnes, vers Siloé ou
vers Béthanie; la population rurale de Jérusalem regagne ses foyers
lointains. Hommes, femmes, enfants, disparaissent dans les chemins
poudreux pour revenir le lendemain, pour revenir chaque jour, et tous,
avant de se retirer, s’agenouillent devant la tombe de Jésus. Les dames
de la ville rentrent dans leurs maisons, enveloppées d’une nuée de
mousseline blanche, que retient sous le menton une main brune annelée
d’argent, dont le poignet est cerclé de ces bracelets de verre bleu,
fabriqués à Hébron, le pays d’Abraham; elles aussi ont été saluer le
Sépulcre... Les mendiants chrétiens qui habitent des cabanes de bois,
sous le mont des Oliviers; des loqueteux déchirés, sales, repoussants,
sans âge et sans physionomie, quittent l’église sainte, serrant contre
eux l’écuelle de bois qui renferme les aumônes de la journée, roulant
dans leurs doigts raidis l’humble cigarette, sans laquelle le plus
pauvre et le plus misérable des Orientaux ne saurait vivre. Les pèlerins
religieux, revenant de quelques tournées à la vallée de Josaphat, aux
tombeaux des Rois, aux vasques de Salomon, se hâtent vers les couvents
latins, grecs, arméniens ou russes, dont les portes ferment au coucher
du soleil; les plus riches, ceux qui logent dans les deux ou trois
hôtels anglais de Jérusalem, vont baiser le marbre sacré avant la tombée
du jour. La grande église est de plus en plus solitaire et silencieuse.
Dans la partie de la rotonde appartenant aux Coptes, il y a encore,
accroupie à terre, une femme dont on ne voit pas le visage, immobile,
absorbée dans sa prière; puis, elle se lève et s’en va. Sur la petite
place les marchands de chapelets, de scapulaires, de croix et de
médailles d’argent faux, serrent dans leurs besaces leurs pacotilles et
s’éclipsent; le vendeur d’eau et le vendeur de gâteaux partent avec eux.
Personne ne descend plus les degrés de la rue qui relie le centre de la
ville au Saint-Sépulcre; personne ne paraît plus sous la petite porte
qui appartient aux Templiers et qui réunit l’autre partie de Sion à
l’Église des églises. Le chant des oiselets s’alanguit. Le soleil n’est
plus. Un bruit sourd monte sous les voûtes: les portes du temple sont
barricadées jusqu’au lendemain. Celui qui veut passer la nuit à veiller
près de la Tombe, est maintenant seul avec le Seigneur.

                   *       *       *       *       *

On dirait que la nuit monte de bas en haut, mettant d’abord de l’ombre
autour des colonnes de la rotonde, puis aux galeries inférieures, puis
aux voûtes et aux arceaux, derrière les pilastres, dans les chapelles,
dans les profondeurs étranges de cette singulière architecture, et
l’obscurité devient ténèbre. Çà et là, quelques points lumineux...
Là-haut, derrière l’abside, se dresse la seconde église, celle du
Calvaire, reliée à celle du Sépulcre par deux raides escaliers de
marbre: une petite lampe brûle sur le Golgotha à la place où fut érigée
la Croix. Quelques lumières scintillent dans les chapelles du Sauveur et
de Sainte-Marie-Madeleine; les chapelles souterraines, taillées dans le
roc, où se trouvent les tombes de Joseph d’Arimathie et de sa famille,
ont l’air de bouches noires, ouvertes sur l’abîme, prêtes à vous
engloutir. Et l’on se sent en proie à une émotion inconnue. Toutes les
facultés physiques sont paralysées; tous les sens sont hallucinés; l’âme
est inquiète. On reste debout, près de l’édicule sacré, n’osant y
entrer, n’osant bouger, n’osant faire un pas dans l’église assombrie.

Les proportions du temple s’agrandissent, deviennent énormes, se
brouillent, se troublent, se mêlent: quelquefois, un souffle fait
vaciller la flamme des lampes, et il semble qu’un fantôme les frôle d’un
coup d’aile. On entend des pas légers effleurer le sol. Qui donc
soupire? Qui donc passe là-bas, en blanc?... L’église est déserte et
cependant habitée: dans le silence se meuvent des êtres et bruissent des
sons mystérieux; l’œil ne distingue rien, mais l’esprit crée des
spectres douloureux et courroucés, sortis de leurs fosses lointaines
pour se grouper autour de la Tombe des tombes; l’oreille n’entend rien
de précis, mais l’imagination perçoit des murmures indiscrets, croit
reconnaître les voix attristées et grondeuses de ceux que nous aimions
et qui partirent les premiers... Dans les brunes ondes nocturnes qui
enveloppent l’édifice, s’agite tout un monde de figures impalpables, de
visages livides, de mains décharnées, se levant pour bénir ou pour
donner l’éternel adieu--tout un monde de tristesse et d’épouvante, d’où
montent des paroles amères, des sanglots étouffés, des cris sourds
d’agonie...

L’Ame, folle d’épouvante, dans un élan désespéré, pénètre, tremblante,
dans la chambre funèbre et se serre contre la Tombe--pierre de salut,
pierre d’amour... Et les lèvres convulsées se posent sur le marbre,
répétant la grande question, celle qui, dans les heures sombres, jaillit
des cœurs angoissés: «Puisque la nuit est épaisse, puisque nous sommes
seuls, ô Seigneur, puisque tu vois mes pensées et mon émoi, puisque je
me prosterne devant ta Tombe et que je veux passer la nuit en ta
présence, dis-moi, dis-moi, quelle est la Vérité et la Lumière, ô
Seigneur?...»

                   *       *       *       *       *

L’Ame attend... Les folles terreurs de l’esprit s’apaisent dans la vive
clarté des quarante-neuf lampes qui brûlent éternellement au-dessus du
saint Sépulcre, et la conscience agitée reprend une sérénité nouvelle.
En vérité, tout ce que l’Ame peut avoir de faux, de frivole, de mesquin
ou d’étroit, s’écroule brusquement, comme un grand mur qui empêchait de
respirer l’air pur, qui empêchait de voir le ciel bleu... Les misérables
calculs humains, les désirs trompeurs, les envies cupides et basses,
toutes les hypocrisies, tous les mensonges, toutes les vanités
disparaissent en cette nuit suprême... Le lien est brisé, qui attachait
l’Ame aux joies de l’instinct et aux plaisirs des sens. L’Ame est
libre... Jésus veut que ceux qui viennent à lui soient détachés de tout
ce qu’il y a d’impur et de mortel dans la vie, et ses ordres sont obéis.
Puissent les hommes fiers et vains de leur fortune, les femmes fières et
vaines de leur beauté, puissent-ils, tous et toutes, venir passer une
nuit dans cette église où est Votre sépulcre, ô Maître, près de ce lit
funèbre où Vous avez dormi le sommeil de la Mort: leur superbe et leur
orgueil tomberont durant ces longues heures nocturnes, seuls avec Vous,
qui portiez une âme divine et qui étiez le plus humble des hommes. C’est
dans cette solitude profonde, près de cette pierre qui recouvrit Votre
corps martyrisé, que devraient courber la tête tous les égoïstes, tous
les inutiles, tous les indifférents, tous ceux qui existent seulement
pour leur propre bien-être, sans se demander la raison de la vie et qui
dispersent vainement les plus nobles forces intellectuelles; ils
devraient s’humilier ici, devant Vous qui aimiez l’Idéal, qui saviez
l’aimer, qui saviez le faire aimer, et qui êtes mort pour faire vivre
cet Idéal, dans les siècles des siècles.

L’Ame pense, écoute, se souvient... Combien de paroles inoubliables
a-t-Il dit pendant sa vie! Cependant, il en prononça une plus vibrante,
plus mystérieuse, plus grande que les autres: _Tu te préoccupes de
beaucoup de choses, Marthe, et une seule est nécessaire..._ Une seule.
Alors, il n’est pas utile que nos désirs s’accomplissent, que nos rêves
se réalisent, que nos amours soient heureuses ou que nos haines soient
efficaces?... Non, _une seule chose est nécessaire_, et c’est Celui qui
a reposé deux jours sous ce roc qui l’a assuré. Alors, la douceur des
affections familiales, la solidité des amitiés, le respect et la
confiance de tous, ne sont donc rien? Alors, il ne faut ni pleurer ni
gémir, si nos peines ne sont point compensées et si nos sentiments sont
méconnus? Alors, il ne faut pas se désoler si notre faiblesse nous
empêche d’effectuer nos projets, nos songes, nos chimères? Et si nous
restons en chemin, inertes et inanimés, sans pouvoir aller plus avant,
sans volonté et sans espérance, alors, il ne faut pas nous désespérer et
nous devons chercher en nous-même--seulement en nous-même--la suprême
consolation?... _Une seule chose est nécessaire_: la vie de l’esprit.

L’Ame devine et comprend... Jésus veut que tous, par lui, vivent de la
grande vie de l’esprit. Combien étaient dolents, oppressés, malades,
malheureux; combien étaient faibles, épuisés, las, les femmes, les
vieillards, les enfants, les infirmes, et tous ont connu, par lui, les
consolations intérieures qui soulagent et qui purifient; combien
subissaient le poids des douleurs, les abattements de la misère, les
tristesses des abandons, et tous ont appris, par lui, qu’on porte en
soi, en sa propre conscience, la source de tous les réconforts. La vie
de l’esprit, qui prit en Jésus une forme divine et se manifesta par
l’oubli de tous les calculs humains, par le pardon des offenses, par la
pitié envers les pécheurs repentants, par l’amour pour ceux qui
souffrent; cette vie sublime, il en fit don à ceux qui crurent en
Lui--et à ceux qui y croiront dans la suite des temps. La vie de
l’esprit peut être simple et humble, grande et forte; elle peut conduire
l’homme jusqu’aux cimes les plus élevées de l’idéal et peut en faire des
martyrs, des résignés ou des héros; car, elle est le sourire de la
jeunesse, la force de la virilité, la bénédiction de la vieillesse:
c’est la vie de Celui qui naquit à Bethléem et mourut à Jérusalem.

L’Ame, désormais pacifiée et rassérénée, dit: «Tu m’as parlé, ô
Seigneur, pendant cette nuit terrible et douce... Tu as répondu à ta
servante. Je connais la Vérité et la Lumière...»

                   *       *       *       *       *

Dans le temple, une lumière d’aube descend de la coupole sur l’édicule
sacré; puis, le soleil paraît et l’enveloppe d’une auréole triomphante.




JÉRUSALEM, JÉRUSALEM!




I

La Ville.


Dans les Saintes Écritures, jaillit un hymne constant à la grandeur et à
la beauté de Jérusalem: le Psalmiste en parle avec un accent de passion;
les prophètes, qui devraient la maudire pour ses impiétés, ne peuvent
s’empêcher de l’exalter. Tous les adjectifs les plus emphatiques lui
sont adressés, toutes les phrases les plus pompeuses la saluent, toutes
les paroles les plus douces la caressent, et il semble que la langue
hébraïque n’ait pas de comparaisons assez fortes pour la glorifier. Elle
est brillante de clarté; sa lumière éblouit les yeux; elle est pleine de
splendeur et de majesté; elle déborde de richesse et de magnificences.
Salem signifie _paix_; Jérusalem veut dire _vision de la paix_, mais
elle s’appelle aussi la fille de Sion, la reine des montagnes, la ville
de David, la cité de Salomon. Elle est la demeure de l’esprit et l’image
du paradis sur terre; pour les chrétiens, la Sion terrestre est la
promesse certaine d’une autre Sion, mais céleste, celle-là... Et, de
toutes les poitrines sort un concert de louanges pour ces murailles
divines, emblème d’une enceinte paradisiaque, et on dirait qu’une nuée
d’encens l’enveloppe, comme un autel où viennent prier les fidèles du
monde entier.

Et aujourd’hui, en la voyant, personne qui ne se sente le cœur serré
d’une inexprimable angoisse; personne qui ne se dise que la fille de
Sion est couverte d’habits de deuil; personne qui ne considère
l’empereur Titus--celui qui abattit le temple de Salomon et détruisit
Jérusalem, quarante ans après le supplice de Jésus--comme l’envoyé de
Dieu, dans le pays où le Fils de l’homme avait souffert la Passion et
trouvé la Mort.

                   *       *       *       *       *

Cependant, en élaguant un peu l’épais jardin de la rhétorique hébraïque,
en songeant à l’immobilité des peuples orientaux, en considérant leurs
instincts conservateurs, je pense que la Jérusalem d’il y a deux mille
ans ne devait pas être très différente de celle d’à présent. Assurément,
le temple de Salomon était magnifique et devait étonner ceux qui s’en
approchaient: la mosquée d’Omar, qui est bâtie sur ses ruines, semble
l’œuvre d’un admirable ouvrier, et a une froide majesté qui frappe les
sens, sans éveiller l’émotion sacrée. Mais, les maisons dont le type se
conserve, exact, précis, dans toute la Palestine; mais, les mille
petites rues étroites qui montent et descendent; mais, les bazars
couverts; mais, les boutiques obscures, prenant du jour seulement par la
porte; mais, la forme même des fenêtres, avec leurs jalousies toujours
baissées, eh bien! tout cela n’a pas dû beaucoup changer. Certes, aux
peuplades nomades qui s’agitaient au delà du Jourdain, dans les âpres
montagnes du Moab et de Galaad; aux peuplades de pasteurs qui
conduisaient leurs troupeaux dans la plaine d’Esdrelon, près des monts
de Gelboé; aux peuplades de cultivateurs et de pêcheurs qui habitaient
l’heureuse Galilée, les collines fleuries de Nazareth et les rives
fraîches de Génésareth; à tous ceux qui dormaient sous les tentes, dans
les grottes, dans les cabanes de feuillage, dans les masures de bois,
cette Jérusalem, avec son temple, ses palais sacerdotaux, ses portes
monumentales, ses arcs de triomphe, ses maisons nombreuses devait
paraître la perle d’Israël. L’Épouse du Cantique des Cantiques ne
dit-elle pas que Jérusalem est belle comme les tentes de Kédar? Et
justement les tentes de Kédar sont encore en usage dans les bandes
nomades d’aujourd’hui. J’ai rencontré, près de Tibériade, un campement
de ces tentes en cuir noir, brillantes de graisse, basses, avec une
ouverture où on ne pouvait entrer qu’à quatre pattes.

Jérusalem était la ville de la Loi: Moïse y avait déposé le verbe sacré,
reçu de Dieu lui-même. Dans son temple, il y avait l’Arche
d’Alliance; il y avait la pierre sur laquelle Abraham--l’aïeul des
générations--sacrifia son fils Isaac; il y avait le vase de la manne; il
y avait tous les grands souvenirs d’Israël. Comment ce pays, qui
renfermait les trésors de leur religion, ne devait-il pas sembler
éclatant à ces peuplades d’imagination ardente et profonde? Comment ne
frémissaient-elles pas de joie, quand elles venaient célébrer Pâques, à
l’époque du pèlerinage annuel? Même à présent, les juifs y accourent de
toutes les parties du monde, et quelques-uns y veulent mourir: ils
abandonnent les régions fécondes et populeuses, ils laissent des pays
doux et tempérés, ils quittent des villes civilisées et viennent ici, où
les maisons à deux étages ne se voient que dans les quartiers neufs, où
les seuls édifices importants sont des couvents, des hospices, des
refuges créés par tous les schismes chrétiens, mais où tout le reste de
la ville est petit, mesquin, sombre, sale, misérable... Ils voient sans
doute tout cela à travers leur foi religieuse, et Jérusalem est toujours
pour eux la cité royale, la cité souveraine, la cité sainte. Pour le
voyageur, le curieux ou le touriste, elle est originale avec ses
ruelles, ses maisons basses, ses montées qui fatiguent les poumons et
ses descentes qui éreintent nos souliers européens, ses larges degrés de
pierre, ses impasses, ses culs-de-sac, ses marchés, ses bazars. C’est
absolument différent de ce que nous voyons ailleurs, dans n’importe
quelle ville d’Orient, à Constantinople, au Caire, à Tunis, à Tanger, à
Alger. L’originalité de Jérusalem vient de ce qu’elle est diverse et
multiple. Je ne parle pas de son unique rue carrossable, toute neuve,
hors la porte de Jaffa: là, s’étend une ville moderne, presque élégante,
avec les maisons des consuls, des hôtels et des villas... Mais qu’est-ce
que cela devant le bizarre mélange de ses quartiers musulmans, hébreux,
chrétiens, grecs, arméniens, coptes? Les ruelles sont remplies de
chameaux, de chèvres, d’ânes et de moutons qui servent à cette
population variée; les minarets se dressent auprès des clochers latins;
les ruines sont superposées; les unes remontent à Salomon, les autres à
Titus, à Chosroé, roi de Perse, aux Croisés... Dans le silence de cette
ville où ne circulent pas de voitures, toutes les religions élèvent leur
cri, depuis le son cristallin de la cloche latine jusqu’à la prière du
_muezzin_, sur la mosquée. Peut-être Jérusalem n’est-elle ni grande ni
vaste; mais elle est puissante dans les murs crénelés qui l’entourent,
qui ont été si souvent baignés par le sang humain, et qui sont fermés
par cette belle porte de Damas, si exquise qu’elle mérite le surnom de
la porte des Fleurs; Jérusalem a aussi un charme étrange... Pour celui
qui n’aime pas seulement visiter les églises et les chapelles, et qui
veut voir les coins ignorés, il n’y a pas de plaisir plus délicat que
d’errer, seul, sans drogman, à l’aventure. On va au hasard, s’arrêtant
pour marchander un collier d’ambre; achetant de ces petits abricots
indigènes, si doux et si frais; faisant le signe de croix devant le
passage d’une procession chrétienne; regardant le dîner des ouvriers
musulmans dans des cabarets, où un large banc vert sert de fourneau, de
table et d’étalage; écoutant les interminables transactions
commerciales, qui ont lieu en plein air, en ce sonore langage arabe qui
semble exprimer une colère violente, tandis que vendeurs et acheteurs
restent calmes près des chameaux accroupis. En flânant ainsi chaque
jour, certaines ruelles deviennent familières; on en découvre l’esprit
et les habitudes; d’autres, au contraire, s’ouvrent devant vous,
inattendues et imprévues, avec leurs singuliers mélanges de caractères
juifs, turcs, européens, dont la continuelle discordance se fond dans
une extrême harmonie. Parfois, on se perd dans un quartier inconnu, mais
aussitôt quelqu’un vous ramène dans le bon chemin, si vous le demandez
en français, en grec ou en italien, et parfois cela réserve de curieuses
découvertes.

Moi, par exemple, je me suis égarée une fois près d’un jardin
abandonné--un bizarre jardin dans une ville aussi aride que
Jérusalem,--et j’y ai trouvé la plante d’épines, pareille à celle dont
fut faite la couronne de Jésus...




II

Le peuple.


Parmi les soixante mille personnes qui demeurent dans les murailles
sacrées, y a-t-il un peuple de Jérusalem? Et, qui donc mérite ce nom
d’élection, envié des autres peuples et béni par le Seigneur?

Ce ne sont pas les juifs qui, à présent, forment la moitié des habitants
de Jérusalem. Israël avait eu une divine promesse et la sublime réalité
du plus grand avenir qui soit réservé à un peuple: mais, elle se lassa
d’être pieuse, bonne et heureuse. Depuis le fatal jeudi du _nizam_ où
les Hébreux, dans leur colère folle contre le Nazaréen, voulurent que le
sang du Juste retombât sur leur tête et sur celle de leurs enfants, la
malédiction les frappa et ils se dispersèrent: ils ne furent plus ni un
peuple ni une nation. Lentement, peu à peu, grâce aux événements
politiques, grâce surtout à l’indulgence froide et polie des Turcs, ils
ont reparu dans la vieille Sion. Ils reviennent des plus lointains pays
d’Europe, pâles, fatigués, maladifs, avec l’air timide de chiens battus,
regardant en dessous, craignant un ennemi, ou un persécuteur,
taciturnes, pensifs, incapables de lutter ouvertement, ayant un
instinctif besoin de se cacher dans des petites maisonnettes obscures et
silencieuses, dans des mesquines boutiques dont les marchandises se
dissimulent; et, malgré que leur nombre aille en augmentant, dans cette
Sion qui est l’objet de leur tendresse et de leurs larmes; malgré que le
petit et une partie du grand commerce soient dans leurs mains, ils n’ont
aucune hardiesse, ils conservent leur aspect craintif et malheureux,
sans oser lever la tête, semblant porter sur leurs épaules courbées tout
un passé de tristesse et de désespoir.

Et ils savent bien tout cela! Ils n’ignorent pas être tolérés à
Jérusalem par une généreuse concession, et ils s’y sentent comme dans un
domicile provisoire, dépendant d’un firman impérial qui peut les chasser
en masse; ils semblent être des intrus qui volent l’air et le soleil de
la Ville Sainte; dans la rue, ils rasent les murs, leurs longs cheveux
bouclés sur les tempes, vêtus de façon particulière, conservant un
caractère de faiblesse et de mauvaise santé, même chez les jeunes gens,
même chez les enfants. Ils s’ingénient aux négoces les plus modestes;
ils vendent de tout et ils achètent de tout; les uns font du change; les
autres, plus audacieux, arrivent à faire de l’usure, mais avec de telles
précautions et une telle finesse que personne ne peut les prendre en
faute. Une maison de banque, la plus importante de Jérusalem, est tenue
par des juifs; mais on y travaille à l’européenne, et elle est située
dans le quartier chrétien. Ceux-là sont des exceptions. Tous les autres
s’adonnent au petit commerce avec prudence, ténacité et obstination. Ils
ne savent pas travailler la terre. La tradition en est perdue: ils ont
vingt siècles de trafic, d’industrie, de négoce dans les veines. Leurs
femmes, rarement belles, presque toujours pâles et fanées, avec des yeux
clairs aux regards incertains, ne portent pas de voiles; elles ont un
curieux béret antique, posé de travers sur le front, cachant les
cheveux; là-dessus, elles jettent un châle de laine blanche à fleurs
rouges et jaunes; elles aussi marchent recueillies, silencieuses, sans
regarder personne, pressant le pas pour rentrer dans leurs maisons, qui
sont les plus laides de la ville. Et cependant, ils supportent tous les
mépris et toutes les vexations pour rester ici où, il y a deux mille
ans, ils possédaient le Temple, la Patrie et la Tradition; pour aller
pleurer le vendredi sur l’unique mur du Temple resté debout; pour mourir
ici et avoir un peu de la terre noire de la vallée de Josaphat sur leur
corps!

                   *       *       *       *       *

Les Turcs non plus ne sont pas le peuple de Jérusalem; ils sont au
nombre de huit ou dix mille, et vivent avec cette tranquillité, cette
indolence et ce désintéressement moral qui sont les vertus spéciales de
leur race. Je dis désintéressement _moral_, car leur administration en
Palestine est matériellement des plus fructueuses: toutes les
concessions qui sont faites aux Latins, aux Grecs, aux Arméniens, aux
chrétiens enfin, sont presque toujours achetées à prix d’argent et sont
très rarement données par le sultan. Chaque pouce de la Terre Sainte a
coûté des larmes, du sang et de l’or aux fidèles, et on peut dire que le
pays de Jésus, rendu stérile par l’incurie de l’islamisme, a fourni de
plus belles moissons à la Sublime-Porte, que le grain, le froment, le
raisin et les oranges.

Aussi les Turcs exercent-ils une domination très douce sur Jérusalem:
ils l’ont conquise et la gardent, mais chrétiens et hébreux sont traités
par eux avec indulgence. La première station de la _via Crucis_,
c’est-à-dire le Prétoire de Ponce-Pilate, d’où partit le Martyr, est à
présent une caserne turque; eh bien! chaque vendredi, les Pères
franciscains y commencent les dévotions de la _via Crucis_, suivis de
pèlerins, de fidèles, de curieux; les soldats turcs regardent cela
tranquillement, sans intérêt et sans mépris. Les gardiens de la porte du
Saint-Sépulcre sont turcs; ils passent toute leur journée étendus sur
une plate-forme couverte de tapis, fumant, ne demandant rien, ne parlant
à personne, attirant à peine l’attention des chrétiens. Eux aussi
admirent Jésus-Christ; il leur paraît moins grand que Mahomet, mais ils
le considèrent comme un grand prophète, semblable à David: ils
l’appellent _Naby Issa_, c’est-à-dire le prophète Jésus. Marie est aussi
l’objet de leur admiration: ils la nomment _Sitti Mariam_, c’est-à-dire
Madame Marie. Ils croient fermement que, dans la mosquée d’Omar, à
Jérusalem, la grosse pierre suspendue en l’air--la Roche Sainte prise au
temple de Salomon--est soutenue par les mains réunies de la mère de
Mahomet et de la mère de Jésus. Ils croient encore que, quarante ans
avant la fin du monde, Naby Issa ou Jésus reviendra, musulman lui-même,
et convertira à l’islamisme le monde entier. Après cela, le cataclysme
final.

Les Turcs, le peuple de Jérusalem? Eux-mêmes ne le pensent pas.
Fidèlement, ils vénèrent la mosquée admirable, la troisième de l’Islam,
après la Mecque et Medina; ils vénèrent les restes des patriarches et
des prophètes; ils vénèrent deux poils de la barbe de Mahomet sur la
Roche Sainte, qui est l’antique Saint des Saints de Salomon; mais chacun
est libre d’honorer ses saints, ses prophètes et ses martyrs. Les
musulmans laissent faire, tant que leur tranquillité ou leurs affaires
ne sont pas troublées. Ils ont conquis Sion, mais ils ne sont ni
Sionistes ni Hiérosolomitains.

                   *       *       *       *       *

Les chrétiens ne sont pas davantage le peuple de Jérusalem: les Latins,
les Grecs, les Arméniens, les Russes, les Coptes, les Maronites,
représentent, il est vrai, les fidèles disciples du Christ; mais, ils
sont profondément divisés par leurs schismes et leur fanatisme. Seule,
la phalange bénie des franciscains, gardiens des Lieux-Saints, auxquels
s’unissent quelques fidèles latins, possèdent, donné par saint François,
l’esprit d’humilité, de tempérance, de charité, qui pourrait être
l’origine d’une nation chrétienne à Jérusalem,--du seul, du vrai peuple
hiérosolomitain. Seulement ils sont si peu nombreux! Ainsi, quatre mille
Grecs, deux mille Latins, mille Arméniens et une foule de petites
églises chrétiennes forment une réunion discordante, toujours en guerre,
n’ayant aucune unité. Les Latins, Grecs, Arméniens, Coptes, jusqu’aux
protestants, vivent dans un état d’inquiétude, de malaise, de rage
continuelle que la Sublime-Porte seule arrive à calmer, quand la colère
va trop loin. Dans cet état belliqueux, chacun de ces groupes n’a de
lien religieux qu’avec sa propre Église, qu’avec son propre schisme, et,
convaincu d’être dépositaire d’une haute et parfaite mission
spirituelle, il ne s’adonne à aucun travail matériel, à aucune
industrie, à aucun commerce, et ne pense pas à accroître sa propre
fortune. Tous végètent dans l’ombre des couvents ou des refuges, ayant
le logement, des secours d’argent, des médecins, des remèdes, des
écoles, de l’aide et de la protection. L’oisiveté la plus grande règne
parmi ces groupes; ils fréquentent les cérémonies sacrées de leurs
rites, ils sont pieux, ils sont fanatiques; seulement leur piété
religieuse est souvent une affaire d’intérêt. Combien de fois, dans leur
foi ardente, les moines franciscains ont-ils regretté avec moi cet état
de choses, qui fait de l’exercice du culte une profession: l’homme qui
est allé à la messe, à cinq heures du matin, croit avoir accompli tout
son devoir! Les franciscains procurent du travail, obligent au travail:
mais les Latins sont si peu nombreux...

Cependant, pour l’existence de notre _nation_, pour que la grande foi
latine maintienne haut son prestige en Terre Sainte, il faut fermer les
yeux et ne pas désespérer de former, dans un lointain avenir, le peuple
de Jérusalem. On ne le formera certes pas avec les juifs, qui sont un
ramassis de gens venus de toutes les régions extrêmes et incapables de
s’organiser ou de se réunir; on ne le formera jamais avec les Turcs, qui
sont là, comme en garnison; on ne le formera pas plus avec les petits
groupes chrétiens, paresseux, fanatiques et divisés entre eux; on le
formera encore moins avec les Arabes des environs et avec les beaux
Bédouins armés jusqu’aux dents, qui arrivent du désert de Jéricho, de
l’Arabie Pétrée, des montagnes inaccessibles et des plaines inconnues,
pour vendre ou pour acheter: ils ne voient pas Sion, ils ne l’aiment
pas, ils ne la connaissent pas, pressés de s’en retourner à leurs
cabanes ou à leurs campements. Peut-être jamais Jérusalem n’aura-t-elle
un peuple?... Elle fut grande devant Dieu et Dieu y déposa toute sa
gloire; mais, quelqu’un y a souffert trop amèrement et y est mort trop
cruellement...




III

L’Ame.


Dix-huit pillages, cinquante dominations diverses, cinquante tyrannies
différentes; une population tuée, exterminée, détruite; une campagne
dévastée, abandonnée, rasée; une suite de catastrophes sans nom dans
l’histoire; une vengeance céleste comme jamais il n’en a existé, rien
n’a pu dompter, transformer, renouveler l’âme de Jérusalem depuis deux
mille ans. Oui, c’est la même âme qu’il y a vingt siècles, quand Jésus
venait en pèlerinage, ici, de son riant pays de Nazareth, de son simple
village de Galilée, et entrait par la porte Dorée, baissant la tête,
dégoûté et attristé de la froide hypocrisie, de la folle vanité, de la
profonde misère morale de Jérusalem. En ce temps, le peuple hébreu était
lentement descendu du grand bon sens des lois de Moïse à un rigorisme
aigu, mesquin, méticuleux; à un misérable sophisme religieux qui
rabaissait la foi à un glacial mensonge de l’esprit, qui révoltait tous
les cœurs purs, et contre lequel Jésus venait accomplir sa mission
divine. Sion fourmillait de sectes religieuses, l’une plus sophistiquée
que l’autre, et les Pharisiens, les Saducéens, les Esséniens, les
Gaulonites résument à peine dans leurs grandes lignes cette multitude de
_camerillas_ religieuses qui, chacune séparément, s’arrogeaient la
parfaite interprétation de la loi mosaïste. Jérusalem était, par
excellence, le pays des disputes théologiques et des discussions
publiques, qui dégénéraient vite en assemblées orageuses dans le Temple
même; le pays des colères religieuses et acrimonieuses; le pays où
chacun se drapait dans l’insolence et dans l’orgueil; le pays où
finalement les petitesses du culte arrivaient à étouffer la foi
elle-même. _La lettre tue, c’est l’esprit qui vivifie._

Ah! dans la grande âme du Fils de l’homme, du jeune Nazaréen, quelles
révoltes pour ces formules étroites et vides, quel mépris pour ces
pénitences faites en public et ces orgies faites en cachette, quelle
haine pour ces cœurs glacés et froids! Et, quelle colère devant ces
honteuses hypocrisies, devant les mensonges sacerdotaux, devant la
cruauté des riches lévites qui tenaient dans leurs mains tout le peuple
juif et l’écrasaient, l’opprimaient, le terrorisaient à leur gré! Alors,
le caractère de Jésus se change, comme se transforme le ton de sa
prédication divine. Quand il parle sur la montagne, quand il parle près
de la mer de Tibériade, au milieu d’une nature enchanteresse, parmi des
êtres simples et humbles, une fleur de tendresse jaillit de ses lèvres:
la divine promesse des béatitudes futures est prononcée sous le ciel
d’azur, au sommet de la montagne de Hattim. Mais, quand il arrive à
Jérusalem, ses yeux s’attristent, son âme se trouble, son cœur se
soulève d’indignation. Les paraboles les plus fortes et les plus
ardentes sont inventées par lui contre les riches, contre les vaniteux,
contre les cruels; les menaces les plus terribles éclatent dans ses
paroles, et un jour, il prend un fouet et chasse les vendeurs du Temple,
criant qu’ils changent en un marché la demeure de son Père.

                   *       *       *       *       *

L’âme de Jérusalem est immuable. Elle est toujours la cité du débat
théologal, de l’âcre sophisme, des discussions aigres, des cabales
cléricales; elle est toujours, et plus que jamais, la ville des sectes
et des hérésies. Sauf la petite Église latine, qui ne peut que combattre
doucement, avec l’ardeur de sa croyance, tout le reste est une
constante, mesquine et ridicule lutte de suprématies mystiques,
théologiques et temporelles; c’est une guerre de conventicules qui
surprend, décourage et dégoûte. Qui comptera jamais toutes les formes de
religions chrétiennes qui sont dans la moderne Jérusalem? Les chrétiens
de l’Église romaine se divisent en Latins, en Grecs unis, en Arméniens
unis, en Maronites du Liban, en Coptes unis; aussitôt après, viennent
les chrétiens hérétiques, c’est-à-dire les Grecs schismatiques, les
Arméniens schismatiques, les Coptes schismatiques, les Abyssins
schismatiques, qui ne sont que trois cents et ont aussi une chapelle.
Les chrétiens protestants établis en Terre Sainte, où, heureusement, ils
ne font pas grande propagande, sont encore divisés en plusieurs sectes.
Les chrétiens luthériens, c’est-à-dire les Allemands qui ont fondé en
Syrie des colonies très importantes, ont une quantité de divisions,
parmi lesquelles les luthériens du Temple, une secte spéciale. Il y a,
hors la porte San Stefano, un groupement de chrétiens d’Amérique,
fanatiques, ressemblant tant soit peu à l’Armée du Salut: ils
s’appellent _les Martyrs de la dernière heure_. J’ai aussi vu quelques
mormons.

Et croyez-vous que ces sectes, qui, en somme, vénèrent Jésus et sont
venues se fixer sur le lieu de sa Passion et de sa Mort, croyez-vous
qu’elles restent tranquilles devant la grande Tombe? Allons donc!
Chacune est armée contre l’autre de colère et d’envie; chacune cherche à
fouler aux pieds les droits de l’autre, soit par la force, soit par
l’argent, soit par la puissance; chacune cherche à être plus grande que
l’autre, non pas en l’honneur du Christ, mais pour ses patriarches, ses
clercs, ses membres. Elles arrivent à compter rageusement les lampes,
les cierges, les prières que chacune a droit d’offrir devant cet autel
où Il fut martyrisé pour avoir voulu la gloire des pauvres, des simples,
des pieux...

La colère emporte l’âme aux pires excès; pendant mon séjour, les prêtres
arméniens et grecs se battirent devant le saint Sépulcre, encore vêtus
de leurs ornements sacerdotaux. Dans l’église de la Nativité, à
Bethléem, le pacha est obligé de mettre un soldat de garde _près de
chaque autel_, et un autre veille, nuit et jour, près de l’étoile
d’argent qui marque la place de la naissance de Jésus, car les Grecs ont
déjà volé une fois le joyau. Il y a deux ans, un pauvre franciscain fut
tué à coups de revolver par un fanatique grec: on fit grand bruit de
cette mort, sans résultat. Dans un coin de la petite chambre du saint
Sépulcre, se trouvent presque toujours un prêtre grec ou un prêtre
arménien; ils ne bougent pas; ils vous observent attentivement et
reconnaissent immédiatement «la nationalité» de votre religion; si vous
êtes catholique romain, vous êtes un ennemi, sans que vous ayez fait le
moindre acte d’hostilité; ils comprennent que vous ne donnerez pas
d’aumônes, et si vous restez trop longtemps, ils grognent; ils vous font
signe de partir: souvent, pour avoir la tranquillité, vous vous en
allez, mais ils ont dérangé votre prière. Les processions, les fêtes,
les messes sont une lutte continuelle à qui aura la meilleure place, la
plus grande pompe, le plus de monde. Les schismatiques grecs et russes,
très fanatiques, font de grandes aumônes à leurs églises de Terre
Sainte, et, malgré cela, les pèlerins grecs et russes sont dépouillés
par leurs prêtres quand ils arrivent à Jérusalem. Tout se vend, jusqu’au
restant d’huile des lampes, comme si c’était une relique. Si Jésus
revenait sur terre et s’il voyait comme on traite les pauvres paysans
polonais, les pauvres colons russes, les pauvres Grecs de la Macédoine
ou de la Thessalie, comme il prendrait son fouet pour chasser les
marchands du Temple!

Ainsi, tous ces chrétiens hérétiques forment des groupes belliqueux,
commandés par leurs patriarches et par leurs prêtres, soutenus par les
consuls de leurs nations; et si le sang n’est pas continuellement
répandu, on le doit à la sagesse de la police turque; si les choses
gardent une apparence de calme, on le doit à l’équité musulmane.
L’infamie de ces chrétiens est si grande que, par force, il faut louer
Mahomet dans le pays de Mahomet, car seul Mahomet donne un exemple de
tolérance, de sagesse et de justice. Au milieu de tout cela, la pauvre
Église latine, la seule qui, depuis des centaines d’années, résiste
intrépidement à toutes ces guerres, grâce aux frères franciscains; la
seule qui tienne haut le prestige de la charité chrétienne; la seule qui
s’inspire d’une piété éclairée, d’une humilité digne et forte, d’un
ascétisme qui exalte et ennoblit la vie; la seule qui dépense sa vie au
profit de la foi et du saint Sépulcre, cette pauvre Église latine est
contrainte de naviguer sur des mers tempétueuses, les yeux fixés sur une
étoile divine et périlleuse.

                   *       *       *       *       *

L’âme de Jérusalem, plus soigneuse de sa gloire que de celle du Christ;
avide, cupide, superstitieuse, hypocrite, capable de tous les fanatismes
païens et de nulle charité chrétienne; cachant sous la fausse humilité
un orgueil immense; s’éloignant de plus en plus par ses sectes et ses
hérésies de la Loi véritable; l’âme de Jérusalem ferait encore pleurer
le Seigneur sur le mont des Oliviers, à l’endroit où se trouve la petite
chapelle en ruine qui porte l’inscription: _Dominus flevit_, Dieu a
pleuré!

Il pleurerait sur Jérusalem, puisque pour elle il a prêché en vain, il a
souffert en vain, il est mort en vain...




LA VOIE DOULOUREUSE




I

Le mont des Oliviers.


A l’est de Jérusalem, à trois pas de la porte San-Stefano, se dresse le
mont des Oliviers, séparé de Sion par la sombre vallée de Josaphat, et
ce nom suffit pour faire jaillir de toutes les âmes qui ont compris la
poésie de la Passion le flot amer et profond des souvenirs. Ce mont
n’est pas très haut, mais on le découvre de n’importe quelle terrasse de
Jérusalem, car il domine tout; il n’est pas très haut, mais la grande
lumière qui l’enveloppe dès l’aube, la grande clarté cristalline et
blonde qui entoure sa cime, semblent l’élever dans l’air. Même aux
heures nocturnes, quand la terrestre Sion aux maisonnettes blanches
s’endort à l’ombre de ses monastères chrétiens, de sa mosquée
triomphante et de son mur sacré; même aux heures tardives, quand le
silence règne dans les ruelles de Soliman, dans ses impasses désertes,
dans ses bazars muets, le pèlerin pensif peut contempler la montagne
sacrée où Jésus pria, souffrit et, durant la terrible nuit, s’en alla
vers la mort: n’est-ce pas là-haut qu’il fut baisé par Judas de Kérioth,
pris par les soldats et qu’il dit à ses disciples, après avoir cherché
en vain à les tirer de leur sommeil: _Qu’importe que vous vous éveilliez
maintenant, tout est fini!_ N’est-ce pas au mont des Oliviers que
commença la véritable Voie Douloureuse, et non pas au Prétoire de
Ponce-Pilate?...

Ah! dans les ténèbres argentées, avec quelle avidité les yeux de ceux
qui pensent, de ceux qui croient, de ceux qui rêvent, se fixent-ils sur
ce mont sacré, comme s’ils voulaient revoir le triste cortège éclairé
par les torches, avec les épées dégainées, descendant vers le Cedron et
traînant, lié comme un malfaiteur, le Fils de Marie!

                   *       *       *       *       *

Le chemin pour arriver au mont des Oliviers est très escarpé: ce sont
deux petits sentiers, pierreux et rudes. Les voyageurs qui aiment leurs
aises y montent à cheval ou à âne,--surtout à âne, car ces tranquilles
montures ont le pied sûr et tranquille, dans ces routes de Palestine,
que les pierres, les rocs, la terre friable rendent si dangereuses. Mais
ceux qui veulent visiter sérieusement la montagne divine vont à pied
lentement, sans la hâte du touriste pressé, avec le calme silencieux de
gens qui désirent penser et réfléchir, après avoir vu; alors, il faut
prendre le sentier abrupt que, dans la dernière période de sa vie, Jésus
parcourait chaque jour et où le sol semble avoir gardé l’empreinte de
ses pas. D’ailleurs, partout il y a un souvenir, une réminiscence, une
image de ce passé si lointain et si proche... Voici le jardin de
Gethsémani, avec ses huit oliviers sacrés, les oliviers _d’alors_, car
l’olivier repousse sur ses anciennes racines, et toutes les traditions,
l’hébraïque, la musulmane, la chrétienne, confirment rigoureusement
qu’ici, près de ces troncs noueux, Il venait chaque jour prier son Père,
qui était sa force et son courage. Le jardin de Gethsémani à lui seul
mérite plusieurs visites, plusieurs haltes, sous les arbres saints, dont
la verdure pâlissante a vu si souvent les grands yeux azurés du blond
Nazaréen se lever au ciel, dans le dégoût des hommes et des choses. Mais
le mont des Oliviers n’a pas seulement Gethsémani, le théâtre de la plus
grande tragédie morale qui ait jamais troublé et désolé une âme divine,
il a aussi pour lui une partie du drame sacré. Ici, à mi-côte, quelques
pierres indiquent la place d’une ancienne chapelle, appelée _Dominus
flevit_: le Seigneur a pleuré. C’est là que Jésus, regardant Jérusalem
noyée dans une lumineuse journée de printemps, dans toute sa splendeur
et sa puissance, dans tout son orgueil et son impénitence, c’est là que
Jésus pleura sur la ville et sur sa ruine; c’est là que, quarante ans
après la mort du Juste, l’empereur Titus, avec sa neuvième légion, lança
contre Jérusalem l’onde violente et dévastatrice des soldats romains, et
Sion tomba et son peuple fut massacré et ses temples s’effondrèrent, et
des milliers de Juifs commencèrent à gémir sous la malédiction
terrible... Près du jardin de Gethsémani, Marie de Nazareth, âgée de
soixante-trois ans, rencontra l’archange Gabriel qui, lui offrant une
palme, lui annonça la fin de sa vie et sa montée au ciel, dans une
gloire: elle baissa la tête, obéissante comme la première fois. Une
roche blanche marque l’endroit où Marie, s’élevant dans les airs, laissa
tomber sa ceinture, qui fut recueillie et conservée par l’apôtre Thomas;
quelques pas plus loin, dans une église où l’on descend par un large
escalier, se trouve la tombe de Notre-Dame, ainsi que celles de saint
Joachim et de sainte Anne; cette église appartient au rite grec, et,
continuellement, on dit des messes, des prières et des litanies sur le
roc, où on ne trouva, après son ensevelissement, que le linceul qui
enveloppait le corps de la Mère du Christ. Plus loin encore, s’élève la
grotte de l’Agonie, où Celui qui devait périr pour le salut de
l’humanité sua du sang et baigna la terre de cette écume pourprée:
chaque matin, à l’aurore, un Père franciscain vient célébrer la messe
dans cette grotte, qui, heureusement, dépend du culte latin. Une pierre
blanche, sur le flanc de la montagne, fixe la place du sommeil des
Apôtres, et au bout d’un sentier, une colonne s’élève là où Jésus fut
trahi par Judas. Ah! oui, il faut le visiter pas à pas, le mont des
Oliviers, et plusieurs fois, car les impressions sont trop violentes, et
on doit surtout monter jusqu’en haut, où se trouve la chapelle du
_Pater_. Ici, Jésus apprit à ses disciples comment on priait, en
joignant les mains et en prononçant les paroles sublimes qui consolent,
qui glorifient, qui demandent le pardon: _Notre Père!_ Il l’avait déjà
enseigné une autre fois sur le mont des Béatitudes, en Galilée, dans ce
merveilleux _Sermon sur la montagne_, que chaque chrétien devrait
connaître par cœur et que chaque philosophe admire dans sa grandeur...
La munificence d’Adélaïde de Bossi, duchesse de Bouillon, une Française
née d’un père italien, fonda ici un couvent de carmélites et l’église du
_Pater_,--une église claire et silencieuse, dont le cloître, tout
fleuri, est revêtu de marbres précieux, sur lesquels le _Pater noster_
est inscrit en trente-six langues. A droite, en entrant dans une cellule
mortuaire, gît la fondatrice, la duchesse de Bouillon, et près d’elle,
dans une urne, le cœur de son père. Derrière les murs du monastère, les
carmélites, qui suivent la règle de l’ardente Thérèse d’Avila, prient,
loin de tous regards humains; et cette église du _Pater_, toute blanche,
toute fleurie, pousse à la contemplation, aux rêves vagues et
lointains...

                   *       *       *       *       *

Enfin, c’est du mont des Oliviers que Jésus s’éleva au ciel,
accomplissant les prédictions de l’Écriture, accomplissant son destin
divin. Il faut grimper en haut, tout en haut, pour trouver la place
sacrée, d’où le _mont d’Orient_ vit la gloire de son Seigneur, comme il
en avait vu la honte et le désespoir. Hélas! cette place est occupée par
une mosquée! Cependant, avec cette tolérance religieuse dont les
musulmans donnent continuellement l’exemple, le derviche qui garde le
temple turc ouvre volontiers la porte aux chrétiens. Ainsi, le jour de
l’Ascension, les franciscains portent là-haut leur autel, leurs
ornements religieux et célèbrent la messe; du reste, avec un pourboire,
n’importe quel prêtre peut, sur un autel portatif, dire la messe dans la
mosquée, quand il le veut... Le mont des Oliviers, qui vit à ses pieds
tant de pleurs, de tristesses et d’agonies, a son faîte rayonnant de
splendeurs glorieuses, et la terre, tout autour de lui, paraît réfléchir
ces clartés; le ciel semble s’incliner doucement sur le mont de
l’angoisse et la mosquée disparaît, cachée par un nimbe de lumière. Sur
le sol croissent d’humbles fleurs mauves...




II

Gethsémani.


Ce ne sont pas les richesses d’une chapelle élevée magnifiquement par la
piété religieuse, ce n’est pas non plus l’édifice de pierre imposant
dans sa lourdeur, qui arrêtent ici: c’est le jardin fleuri sur la côte
de la montagne, sous le grand ciel d’un azur tendre presque blanc,--le
jardin allègre, tout ruisselant de rosée nocturne, baigné par les
délicates aurores orientales, égayé par le chant des oiseaux; c’est
Gethsémani qui vous prend, qui vous retient, qui, de loin, vous attire
encore, toujours, par une force intime et secrète... Quel charme magique
a donc ce jardin? Il est planté d’antiques oliviers, car l’olivier ne
meurt jamais, il renaît sur ses racines, et ces arbres ont vu Jésus
s’asseoir sous leur ombre, prier et instruire ses disciples. Huit
oliviers: mais si vieux, si imposants, que deux d’entre eux,
spécialement, ont la grandeur et la majesté des chênes. Leurs troncs
sont énormes; le plus gros a huit mètres de circonférence, et sa verte
frondaison s’étend sur le potager de Gethsémani. Ce tronc monstrueux ne
semble plus être du bois: on dirait de la pierre, de la roche; il en a
la couleur, la dureté, les crevasses, et au-dessus s’élève une
végétation merveilleuse, car les oliviers de l’inoubliable jardin
donnent encore une abondante récolte. Huit oliviers: mais la charité
poétique des franciscains, avec une intuition géniale, a tracé entre eux
des plates-bandes de fleurs, et dans ce climat brûlant, dans ce pays
sans eau, le jardin de Gethsémani, toujours frais et verdoyant, semble
être un coin de terre enchantée au milieu d’un désert aride. Et le
contraste est saisissant entre ces fleurs aux couleurs délicates, aux
parfums suaves, près de ces oliviers dont le feuillage ressemble à une
chevelure argentée: de petites roses blanches, des géraniums pourprés,
des mauves d’un lilas triste et de grands lis, droits sur leur tige
laineuse éclosent et s’ouvrent comme des coupes odorantes. Les siècles
ont passé sur les arbres sacrés, et ces plantes charmantes ne vivent
qu’un jour; leur exquise jeunesse se renouvelle sans cesse autour des
troncs noueux, tordus par les ans et leur fugace beauté entoure
amoureusement les oliviers argentés, témoins de tant de drames... C’est
une éternelle caresse de fleurs, c’est un sourire d’éternel printemps,
entourant cette vénérable vieillesse...

                   *       *       *       *       *

Chaque jour Jésus, abandonnant la ville de Jérusalem où il était mal vu,
laissant le Temple qui était devenu le centre de toutes les hypocrisies
et de toutes les cupidités; Jésus, suivi de ses disciples, sortait de la
cité et venait dans ce jardin de Gethsémani, dont le maître était un
ami, qui le laissait tranquillement parcourir son petit domaine.
Là-haut, sous les oliviers, il s’asseyait. C’était l’heure du
crépuscule, si douce en Orient. Combien de fois, à travers le feuillage
d’argent, dut-il lever les yeux au ciel, cherchant son Père, dans
l’ardeur sacrée de la prédication! Combien de fois la gaie chanson des
oiseaux, saluant le soleil qui se couchait derrière Jérusalem, dut
mettre en son grand cœur une tendresse infinie et une infinie détresse.
Près de lui était Simon-Pierre, en qui sa foi était si grande que même
l’acte de reniement ne l’ébranla pas; c’étaient Jean et Jacques, qu’il
se plaisait à appeler les _fils du tonnerre_, tant leur apostolat était
ardent; c’étaient ses autres disciples; c’étaient les saintes femmes:
Marie de Cléophas, qui le suivit, le servit et l’aima du premier jour;
Marie de Magdala, la Galiléenne passionnée, à laquelle il pardonna ses
péchés; Marie de Béthanie, sœur de Marthe et de Lazare, qui écoutait ses
paroles, extasiée; et Suzanne, femme de Couza; et trois ou quatre autres
encore qui, fidèles, pieuses, tendres, ne pouvaient plus s’arracher de
sa présence. A ceux-là, il parlait sous les vieux oliviers. Alors, dans
l’idylle du printemps naissant, dans ce pays encore béni du Seigneur,
sous un ciel limpide, entouré de gens qui l’écoutaient avec une âme
ingénue et un cœur plein d’adoration, Jésus disait les paroles douces,
les paroles suaves, les paroles émues qui attendrissaient les esprits
les plus durs, qui enflammaient les imaginations les plus froides, qui
amollissaient les intelligences les plus rudes. Oliviers noueux, vous
entendîtes ces paroles merveilleuses! Appuyé contre vous, devant ce mont
de Sion où brilla la gloire de David et de Salomon, Jésus répétait la
nouvelle loi de charité, de bonté et d’égalité, la nouvelle loi qui
libérait les âmes et les rendait fortes contre la misère humaine, au nom
d’une promesse suprême; sous vos branches chenues, ô oliviers,
retentissait l’écho de ces mots sublimes, qui, de ce pauvre et humble
jardin de Palestine, passaient sur le monde...

                   *       *       *       *       *

Et, cependant ce nom de Gethsémani évoque la plus grande douleur qui ait
brisé le cœur du Martyr: la fatale nuit d’angoisse, de défaillance, de
doute passée dans ce potager, est plus tragique encore que l’agonie sur
la Croix. Il vint ici dans la soirée terrible... Son âme était agitée,
mais ses disciples ne savaient pas la réconforter. Il leur dit de ne pas
dormir et leur confia sa faiblesse: son esprit était fort, mais sa chair
souffrait. Ils ne comprirent pas et ils s’endormirent. Il resta seul,
dans les ténèbres; seul, dans ce jardin charmant où s’étaient écoulées
des heures si belles et qui, maintenant, se vêtissait de deuil; seul,
sous le ciel noir; seul, devant le problème effrayant qui l’agitait tout
entier. Il essaya de prier, il essaya de s’unir à son Père par la
pensée: il ne le put pas. Une tristesse mortelle l’envahit... Il appela
ses disciples: ils reposaient. Il leur reprocha amèrement de ne pas
pouvoir veiller une heure: ils se rendormirent. Ah! c’est en cette nuit
de terreur, de frisson, de solitude, d’abandon, d’immense incertitude,
que Jésus vit, comme dans un résumé universel, toute l’infinie misère
humaine, le péché inévitable, la tentation invétérée, les décadences du
sang et de l’esprit, les faiblesses du cœur, tout le mal caché dans les
chairs et dans les âmes; Jésus mesura l’homme durant cette effroyable
nuit, et celui-ci lui apparut si craintif, si mal défendu contre
l’erreur, si aveugle, si sourd, si lâche, qu’il lui sembla impossible de
le sauver jamais! Seul, perdu dans l’ombre, tout près de la mort qui
l’attendait, Jésus comme homme, douta si cruellement, que sa chair en
fut bouleversée et qu’il sua du sang par tous les pores. Dans ce petit
jardin de Gethsémani, il s’interrogea lui-même, en une crise de défiance
suprême, pour savoir si sa prédication n’était pas un vain bruit emporté
par le vent, et si la semence de son verbe, comme dans la parabole,
n’était pas tombée sur la roche de l’égoïsme ou n’avait pas été dévorée
par les oiseaux de proie; il s’interrogea lui-même pour savoir si toute
sa vie terrestre, vouée à la noble pensée de refaire l’esprit du monde,
n’avait pas été dissipée stérilement; il s’interrogea lui-même pour
savoir si c’était utile maintenant de mourir sur la Croix... Angoissante
question, posée par une nature vierge et ardente, surprise brutalement
par le doute, assaillie par l’incertitude, abattue par la pensée d’avoir
vécu en vain, d’avoir souffert en vain, et peut-être de mourir en
vain!... Et, désespéré, le Christ joignit les mains, priant son Père
d’éloigner le calice de ses lèvres... Ce jardin, ce modeste petit jardin
entendit la parole la plus désespérée qui soit jamais sortie d’une
bouche humaine. Combien d’heures dura cette nuit formidable? Ah!
demandons-le à tous ceux qui connurent dans la vie--comme leur Dieu--de
ces nuits inoubliables, de ces nuits de désolation, de ces nuits de
misère, où tout croule autour de soi; demandons-le à tous ceux qui
souffrirent dans une de ces veilles ténébreuses; demandons-le à toutes
les grandes âmes qui eurent, elles aussi, leur nuit de Gethsémani, et
qui sentirent l’inanité de leurs efforts, la mesquinerie de leurs
tentatives, la caducité de leur œuvre. Qui donc a jamais compté ces
heures? Les douces paroles de l’Évangile leur donnent une épouvante
sacrée, car elles montrent avec une terrible simplicité les tourments
moraux, la douleur spirituelle et le déchirement physique qu’éprouva
Jésus durant ces moments solitaires. La tragédie fut enveloppée d’ombre,
cachée aux yeux humains, et quand le Fils de l’homme tendit la joue à
Judas, en vérité, il avait vaincu,--mais il était déjà mort...

                   *       *       *       *       *

O jardin de Gethsémani, le sépulcre de Joseph d’Arimathie ne recueillit
que le corps de Jésus, mais toi, tu as entendu ses paroles et tu as vu
ses larmes, tu es donc plus sacré pour nous que tous les endroits
sacrés, et nul ne peut s’approcher de tes oliviers sans trembler...




III

Le Chemin de la Croix.


Celui qui parcourt, de nos jours, le Chemin de la Croix, non pas depuis
la maison de Hanan le grand prêtre, qui vraiment médita, décida et
voulut la mort du prophète de Galilée; non pas depuis la maison de
Caïphe, instrument aveugle dans les mains de son beau-père Hanan, mais
depuis le Prétoire romain, ce _lithostratos_ où Ponce-Pilate, le
gouverneur fourbe et humain, fut obligé de condamner Jésus, après avoir
essayé de le sauver deux ou trois fois;--celui qui parcourt ce chemin
dont chaque pas rappelle le fatal trajet; celui qui parcourt cette Voie
Douloureuse, voulant tout voir et tout observer, met plus d’une heure
pour atteindre le lieu du supplice et de la mort, le Golgotha, où se
dresse aujourd’hui l’église du Calvaire. Maintenant encore la _Via
Crucis_ suit une montée, assez roide parfois, et à de certains endroits
il y a des degrés, comme devant l’évêché copte où, pour la troisième
fois, Jésus s’affaissa sous le poids de la Croix, comme devant la maison
de la bonne Véronique; cependant, la rue est pavée à la mode
hiérosolomitaine, de petites pierres longues et étroites qui rendent la
marche difficile, mais enfin elle est pavée. Une grande heure donc pour
le voyageur chrétien et pour le curieux de choses mystiques; et de plus,
une lassitude aussi grande que si l’on avait marché longtemps dans des
sentiers de campagne, où cependant le pied ne se heurte pas à des
cailloux pointus, comme dans la Voie Douloureuse. Ce dut être bien plus
long pour le Martyr! Alors, la côte était plus rapide, et le sol en
mauvais état, ainsi que tous les chemins de l’époque. La Croix pesait
sur ses épaules... Il avait passé ses derniers jours en veilles et en
prières; les deux dernières nuits avaient été terribles: on l’avait lié
à une colonne, flagellé, hué; son âme était abreuvée d’amertume et ses
forces le trahissaient. Quand il suivit, lentement, pas à pas, la Voie
Douloureuse, il devait être dans un tel état d’accablement physique, que
cette rue, que nous mettons une heure à parcourir, lui sembla sans doute
éternelle...

                   *       *       *       *       *

Le Prétoire de Ponce-Pilate est, à présent, une caserne turque et il s’y
trouve des fantassins musulmans. Cependant, moyennant un pourboire, on
peut entrer dans ce bâtiment, où, chaque vendredi, les Pères
franciscains, accompagnés de pèlerins et de dévots, se rendent pour
commencer le Chemin de la Croix, s’arrêtant aux quatorze stations... Or,
vous montez dans cette caserne turque par une vingtaine de marches, on
vous ouvre la porte, vous passez sous un grand drapeau rouge avec le
croissant et l’étoile blanche, et vous pénétrez dans une vaste cour, où
sont dressés les fusils en faisceaux, où les soldats nettoient leurs
gamelles: c’est le Prétoire, c’est le _lithostratos_, c’est là que Jésus
a été condamné à mort. Vous souvenez-vous des paroles de Ponce-Pilate:
_Je me lave les mains du sang de ce Juste?..._ C’est là-haut, près de ce
mur, qu’il les a proférées, c’est en bas, dans cette cour où les canons
des fusils brillent au soleil, où les soldats frottent les boucles de
leurs ceinturons pour les faire reluire, que le peuple hébreu a lancé la
terrible imprécation: _Que son sang retombe sur nos têtes et sur celles
de nos fils, jusqu’à la septième génération!_ Ensuite, Jésus descend les
degrés et, dans la rue, on le charge de la Croix: la place est marquée
par une pierre blanche, scellée dans le mur, car la _Scala Santa_ a été
transportée à Rome. La montée commence: les soldats entourent les deux
larrons et Celui que, par moquerie, ils appellent le roi des Juifs.
Pendant un certain temps, Jésus avance, courbé, pâle, livide, ruisselant
de sueur, le sang coulant de son front meurtri par la couronne d’épines.
Mais, arrivé au croisement de la rue du Prétoire et de la rue de Damas,
il tombe à terre. A l’angle des deux rues s’élève une colonne brisée,
qui marque la première chute du Martyr. La voie, qui s’élargit à cet
endroit, est parcourue par des piétons, des chameaux chargés de ballots,
des ânes allant au bazar, des Arabes demi-nus. Enfin, le Martyr se
relève; mais, un peu plus loin, un groupe vient au-devant de lui, c’est
Marie, c’est la Mère qui cherche son Fils; Il la voit, la regarde, la
salue: _Salve, Mater._ Et elle? _Elle ne dit rien_ et défaille dans les
bras des saintes femmes. La scène a eu lieu dans une ruelle peu
fréquentée: une petite chapelle s’érige à cent pas de là, consacrée à
Notre-Dame de l’Évanouissement. Mais les forces de Jésus, après la
rencontre de sa mère, s’affaiblissent de plus en plus: les soldats ont
hâte d’en finir, car les fêtes de Pâques s’approchent, et ils veulent
s’amuser librement: ils trouvent un paysan, un certain Simon, de Cyrène,
et lui mettent la Croix sur le dos. Mais Simon ne la porte que peu de
temps. C’est devant une maison grise, à un angle de la Voie Douloureuse,
que le Cyrénéen a soulagé les épaules meurtries du Christ. La route se
fait plus escarpée, les degrés commencent: pendant que le condamné monte
cette côte, haletant, exténué, épuisé, demandant la mort à chaque pas,
une femme sort de sa maison; elle s’appelle Bérénice et elle est Juive,
mais qu’importe?... elle s’approche des soldats et, courageusement,
essuie avec un linge la face de l’agonisant: sur la toile, le visage
reste imprimé en traits sanglants, et, à partir de ce jour-là, la Juive
ne s’appelle plus Bérénice, mais _Veri-Icon_, la vraie image, ou
Véronique. La maisonnette existe encore sous une arche obscure, en haut
d’un escalier creusé dans la roche brune, et peut-être en fera-t-on une
chapelle. La tragique procession continue: à soixante mètres de là,
Jésus tombe pour la seconde fois... Autour de lui, s’alignent des
petites maisons blanches, et sur une fenêtre fleurit un rosier, cultivé
par quelque Hiérosolomitaine aux yeux lourds; sur les degrés de pierre,
des gamins jouent et se disputent en arabe. A force de coups, le mourant
se relève, et son état est si pitoyable que des femmes le regardent
passer en pleurant. Et la grande prophétie sort des lèvres de celui qui
se traîne au supplice: _Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi,
pleurez sur vous et sur vos enfants!_ Puis, il se remet en marche... Le
trajet est long, l’accès est difficile, au loin apparaît le Golgotha,
mais pour l’atteindre, quel effort!... De nos jours, cette partie du
chemin est fermée par des constructions postérieures, et le pèlerin qui
veut suivre Jésus le long du chemin est obligé de faire deux ou trois
détours avant de joindre la dernière station, celle où, en vue du
Calvaire, Jésus tomba pour la troisième fois. C’est une petite place
située au coin du bazar, à un des endroits les plus sales et les plus
fréquentés de la ville: le marché des Arabes, des Musulmans, des
Abyssins coptes, des Juifs... L’âme est déchirée et le cœur se brise
devant ce spectacle.

                   *       *       *       *       *

Maintenant, la fin du drame surhumain se passe dans l’église du
Calvaire, tout là-haut, devant la roche qui a supporté le corps du
Christ. Une grande dalle de pierre marque l’emplacement où il fut
dépouillé de ses vêtements, que les soldats tirèrent au sort; non loin,
dans cette même église, un tableau de mosaïque indique le lieu du
crucifiement; quatre mètres au delà, vers l’est, un trou cylindrique,
revêtu d’argent, dit que la Croix y fut dressée. Elle regardait
l’Occident et les yeux du Christ expirant se fixèrent sur ce côté du
monde, qui devait faire triompher sa foi. Mais, désormais, la scène
lugubre touche à sa fin: les sept paroles sont prononcées; il a pardonné
au bon larron; il a parlé à sa mère et à Jean; il a remis son âme dans
les mains de son Père: la mort est venue. Là, près de ce petit autel du
_Stabat Mater_, élevé par les soins des fidèles, Jésus-Christ est
descendu de la Croix, enveloppé dans le voile de Marie; ici, sur cette
plaque de marbre--la _pierre de l’Onction_--son corps est lavé, parfumé
de nard et de myrrhe. Et un peu plus loin, dans le petit jardin du bon
Joseph d’Arimathie, dans le sépulcre encore neuf, la dépouille sacrée
est déposée, pendant que la nuit tombe...

La Voie Douloureuse est finie.




IV

Le Calvaire.


L’église du Calvaire fait partie de celle du Saint-Sépulcre. Tous les
chrétiens se rappellent cette lugubre histoire: Jésus fut crucifié sur
un petit monticule appelé le Golgotha, ce qui signifie _crâne_, parce
que la croyance populaire voulait que là soit enseveli le crâne d’Adam.
Le jardin où se trouvait la tombe familiale de Joseph d’Arimathie était
proche du Golgotha, d’après tous les évangiles; et les Juifs furent très
contents que le disciple secret de Jésus voulût bien se charger du corps
et l’emporter immédiatement, car la Pâque s’approchait et ils n’auraient
pu la célébrer, s’ils avaient été contaminés par le contact d’un
cadavre. La mère désespérée et les saintes femmes, l’apôtre Jean et le
bon Joseph n’eurent donc pas un long trajet à faire pour déposer le mort
dans son dernier lit: il fut enseveli à quelques pas du lieu de son
martyre.

Sainte Hélène eut une idée digne de son cœur: elle résolut d’enfermer
toutes les stations sacrées de la Passion dans une immense basilique.
Pour réaliser son projet, elle dut faire tomber une partie du monticule
où expira le Fils de l’homme, si bien que l’église est appuyée en partie
sur le Golgotha, en partie sur un terrain artificiel; l’église du
Golgotha se trouve à main gauche, en entrant dans la basilique du
Saint-Sépulcre; sa hauteur est d’environ cinq mètres.

Elle est bâtie dans un coin obscur, et un double escalier de pierre,
très raide, y conduit. Une obscurité profonde y règne continuellement et
les lampes jettent des lueurs incertaines sur les ors et les argents des
icones byzantins. Car, la place qui vit le crucifiement de Jésus, par de
tristes vicissitudes, appartient aux Grecs schismatiques. Sous l’autel,
une étoile d’argent marque l’endroit où l’on dressa la Croix, et le
métal est usé par les lèvres des fidèles. Plus loin, de chaque côté de
l’autel, se trouvent deux pierres qui indiquent l’emplacement des croix
du bon et du mauvais Larrons, et à droite, sous un revêtement de métal,
on voit la crevasse profonde qui s’ouvrit dans la roche, au moment où
Jésus, jetant un grand cri, expira sur la Croix. Cette crevasse se
prolonge jusque dans les entrailles de la terre et semble être produite
par un violent tremblement de terre. Saint Luc dit: _En même temps, le
voile du Temple se déchira en deux, du haut en bas; la terre trembla;
les pierres se fendirent..._

                   *       *       *       *       *

Eh bien! tout cet appareil ne satisfait point l’esprit; le Golgotha
n’aurait pas dû avoir de temple; la petite éminence qu’Il monta
péniblement, pliant sous un faix trop lourd pour ses épaules, où Il fut
dépouillé de ses vêtements--la tunique de Jésus était sans couture, d’un
seul morceau, tissée par sa Mère--où Il fut cloué sur la Croix, où Il
passa trois heures d’angoisse, où, mourant, Il pria pour ses ennemis, la
petite éminence aurait dû rester intacte, telle qu’elle était. Il
suffisait d’y ériger une grande Croix pas autre chose. Dans l’air libre,
sous le doux ciel d’un azur blanchissant que, durant les longs étés
syriens, aucun nuage ne vient troubler, la Croix se serait dressée,
jetant sa grande ombre sur la roche solitaire; et pendant les durs
hivers de la Judée, les vents et la pluie l’auraient fouettée sans
l’abattre; elle serait restée là grande, puissante, redoutable sur
l’horizon,--signe inébranlable de la foi chrétienne.

Le pèlerin, alors, aurait parcouru toute la _Voie Douloureuse_, partant
non pas du Prétoire où Ponce-Pilate lut à Jésus l’injuste condamnation,
mais de cet inoubliable jardin de Gethsémani qui rappelle la terrible
nuit d’épreuve... Le pèlerin aurait marché dans le chemin qu’Il suivit,
au milieu des soldats, à la lueur des torches fumantes, accompagné
seulement de deux ou trois de ses apôtres, pendant que Judas de Kérioth,
sur lequel il avait levé ses clairs yeux bleus, s’enfuyait, serrant
contre sa poitrine la bourse infâme renfermant les trente deniers... Le
pèlerin serait descendu comme Jésus dans la vallée de Josaphat, qui
sépare le mont de Sion du mont des Oliviers; il aurait passé, comme lui,
le petit pont de pierre jeté sur le torrent du Cedron; il aurait monté
la pente raide qui conduit à Sion et à la maison de Caïphe; et ainsi,
pas à pas, le pèlerin aurait pu suivre toute l’agonisante histoire de la
Passion, depuis la nuit passée chez Hanan à la maison de Caïphe, où
Simon-Pierre, en qui le maître avait mis ses plus grandes espérances, le
renia sans avoir la force de se déclarer son ami; le pèlerin aurait fait
toutes les stations de la _Via Crucis_, baisant la terre, et serait
enfin arrivé au petit monticule où se termina la terrible tragédie, à la
neuvième heure d’un vendredi de _nisam_. Et là, une simple croix aurait
rappelé cet instant suprême, cet instant qui bouleversa la face du
monde. La roche blanchâtre, striée de veines et de taches rouges, serait
intacte, et les yeux étonnés auraient vu librement l’énorme masse
séparée en deux dans toute sa profondeur.

A quoi bon cette chapelle petite et obscure, où l’on étouffe, où l’on ne
voit rien, où la grande vision du Golgotha est parfaitement perdue?
L’ardeur religieuse de ceux qui viennent se prosterner là, de toutes les
parties du monde, n’aurait certes pu démolir une montagne: le Seigneur
ne nous a pas dit de l’adorer dans les murs d’une église. On prie si
bien à l’air libre, sous les vieux oliviers de Gethsémani, à l’ombre
desquels Jésus se recueillit souvent; on prie si bien, là-bas, sur les
bords fleuris du Jourdain, dans ces champs bénis du ciel; on prie si
bien dans la douce Galilée, jardin enchanté où germa la parole divine...

Près du pont de Samarie, un jour, Jésus répondit à la Samaritaine, qui,
ingénument, lui demandait s’il fallait adorer le Seigneur dans le temple
comme les Hiérosolomitains ou sur la montagne comme les Samaritains;
Jésus répondit que bientôt on ne prierait plus dans le temple ni sur la
montagne, mais partout où serait l’esprit de vérité, dans sa lumière.
Eh! pourquoi le Golgotha n’est-il pas resté, comme il était alors, nu,
austère, tragique, au lieu de devenir un endroit clos et fermé, orné de
saintes images vêtues de métaux précieux, la face brunie et enfumée par
les lampes, tandis que la crevasse admirable est couverte de gouttes de
cire, tombées des petits cierges que penchent les fidèles, pour mieux
voir la fissure de la roche! Comme l’âme trouverait des impressions
aiguës et profondes, si on pouvait aller là où Il finit sa vie, pendant
les fraîches aubes naissantes ou durant les ardents crépuscules
pourprés, sans dépendre du règlement de la Sublime-Porte qui ouvre et
ferme les sanctuaires, sans passer devant les gardiens et les soldats
turcs...

Mais sainte Hélène ne pouvait savoir tout cela. Sa foi, alors, était si
vive, si ardente, si ingénue, si simple, si luxueusement païenne, que,
pour satisfaire son besoin de vénération, elle pensait aussitôt à de
magnifiques constructions, riches de marbres et de pierres précieuses.
La piété de sainte Hélène a construit trente-quatre sanctuaires sur les
Lieux-Saints! Comment n’aurait-elle érigé aussi un temple sur le
Golgotha? Plus tard, ses basiliques furent détruites et reconstruites,
puis détruites de nouveau, et encore reconstruites, mais jamais personne
ne pensa que le Calvaire ne devait être qu’une simple montagne ornée
d’une Croix... Ah! on l’aurait vue de toutes les collines de Jérusalem,
la Croix, et l’œil n’aurait pu la fixer sans se remplir de larmes!

En bas, dans l’église du Saint-Sépulcre, à main gauche, une petite
grille de fer entoure un roc; il est en face du Golgotha, éloigné d’une
cinquantaine de pas. C’est la place où les saintes femmes en pleurs
regardaient Jésus agoniser sur la Croix. Maintenant, en se mettant au
même point, on ne distingue plus qu’un amas de pierres et de colonnes. O
pieuses femmes, vous le voyiez, au moins, et nous, nous ne pouvons même
pas voir le symbole de sa douleur...




V

Les pleurs d’Israël.


Chaque vendredi, dans les rues de Jérusalem, partant de l’antique
Prétoire où Jésus fut injustement condamné et allant jusqu’au Sépulcre,
les pèlerins accomplissent la _Via Crucis_, s’agenouillant et priant
devant toutes les stations de la Croix, reconstituant chaque épisode du
drame horrible. Et le fatal dialogue entre Ponce-Pilate et le peuple
juif revient à l’esprit: _Voulez-vous la mort de ce juste?... Je me lave
les mains de son sang._ Et le peuple: _Retombe son sang sur notre tête
et sur celle de nos fils, jusqu’à la septième génération!_ Et c’est
vraiment chaque vendredi que la déprécation juive trouve son témoignage
douloureux et profond, encore une fois et toujours! En effet, ce
jour-là, les nombreux Israélites qui peuplent Jérusalem, environ trente
mille, ferment leurs boutiques et leurs échoppes, barricadent leurs
maisons et désertent leurs faubourgs infects. La ville prend l’aspect
d’un pays abandonné; on dirait une vieille cité de province, un
dimanche, à l’heure des vêpres. Les marchés sont vides. Les derniers
chameaux se sont éloignés, retournant à Bethléem, à Jéricho, à
Saint-Jean-de-la-Montagne. Un grand silence tombe sur l’antique Solima,
la ville de Salomon et de David, et le grand souffle d’Israël semble
avoir balayé les rues; le quartier nazaréen, le quartier de Jésus,
paraît rapetissé, dispersé sous le vent du rite hébreu. Où est donc la
population de Sion aux visages blêmes et aux fines lèvres pâles, la
population aux yeux tristes et fiers? Les chrétiens qui ont fait la _Via
Crucis_ rentrent à l’hôtel ou à l’hospice des franciscains pour se
reposer un peu, calmer leur esprit agité par les souvenirs de la Croix;
et plus tard, vers les heures d’après-midi, le drogman fidèle vient leur
rappeler qu’il faut aller voir les _pleurs d’Israël_. Les Juifs
travaillent durement, s’adonnent aux besognes les plus pénibles, peinent
du matin au soir, se disputant pour un centime, mangeant mal, dormant
peu, infatigables, silencieux, obstinés, toujours croissant en nombre et
en fortune; et un seul jour de la semaine, le vendredi, ils exhalent
leurs âmes dans des plaintes. C’est un vrai spectacle que les _pleurs
d’Israël_, un spectacle curieux, bizarre, morbide et émouvant.

                   *       *       *       *       *

Un mur! Non pas un mur ordinaire, mais quelque chose comme l’immense
flanc d’une construction cyclopéenne, voilà tout ce qui reste du temple
de Salomon, du temple qui renfermait la Loi mosaïque; du Temple, enfin,
dont les splendeurs et les somptuosités emplissent les Saintes
Écritures. Un mur seulement, mais si grandiose, si colossal, qu’aucune
parole ne peut en donner l’idée: l’œil qui se lève pour en mesurer la
hauteur s’abaisse aussitôt, humilié. Les pierres en sont larges,
longues, profondes, et sont en réalité des blocs égaux posés les uns sur
les autres: une roche à pic, taillée, lisse, poussiéreuse, puissante.
Tout a été ruiné. Jésus n’a-t-il pas dit qu’il pouvait détruire le
Temple et le reconstruire en trois jours? Il ne reste rien de ces bois
précieux, de ces ivoires, de ces pierres rares qui le rendaient éclatant
et stupéfiant; seul, ce pan de mur est là pour attester la puissance de
la main qui le renversa. Et cette ruine, non seulement n’est qu’un
misérable débris de la gloire d’Israël, mais pour que la malédiction
soit plus tragique encore, le destin a fait de cette muraille, qui
atteste la grandeur de Moïse et de Salomon, le support d’une partie de
la mosquée d’Omar.

Les Turcs ont profité des fondements du Temple pour ériger dessus,
pendant le règne d’Omar, un édifice magnifique, en l’honneur de Mahomet;
il est le troisième, par l’importance, dans l’Islam, après la mosquée de
la Mecque, tombe du Prophète, et après celle de Médine. Et le mur qui
était couvert d’escarboucles, d’émeraudes, de lames d’or et de cuivre;
le mur sacré qui avait vu les pompes solennelles de la loi mosaïque,
maintenant asservi et humilié, est le soutien d’un sanctuaire mahométan:
les lettres mystiques arabes en sont l’unique ornement, et des briques
jaunes et bleues courent intérieurement le long de la corniche. Dehors,
il suit une ruelle étroite et sale, où les blocs de pierre prennent un
aspect fantastique, au milieu des masures et des chaumières. La gloire
de Salomon est disparue, la gloire du peuple hébreu s’est éteinte, et la
muraille qui entendit les prophéties et les prières judaïques, qui fut
le berceau idéal de la Loi, est aujourd’hui marquée du sceau musulman.

Et c’est sur ce dernier vestige de leur passé, que les Hébreux viennent
pleurer chaque vendredi; ils n’entrent pas dans la mosquée d’Omar, parce
qu’elle leur fait horreur: ils assurent que le livre de la Loi a été
enterré sous le péristyle et qu’ils craignent de le fouler
involontairement aux pieds; en réalité, ils souffriraient trop en voyant
le croissant à la place de l’Arche Sainte, et le _mirah_ au lieu du
Tabernacle. Ils n’y pénètrent point. Chaque vendredi, ils s’acheminent
vers la ruelle où s’élève la muraille de Salomon; tous s’y rendent,
femmes et enfants, vieux et jeunes. Les femmes portent une espèce de
toquet de soie ou de laine, posé sur les cheveux; et, là-dessus, un
châle de mousseline à fleurs, qui leur cache la moitié du visage.
Quelques hommes ont le bonnet de fourrure, et ce sont des Juifs russes
ou polonais; d’autres, un bonnet de soie noire, et ce sont des Juifs
français ou anglais; d’autres encore sont vêtus de l’antique simarre
hébraïque, mais ceux-là sont peu nombreux. Le long des masures et des
chaumières, en face du mur sacré, il y a des bancs et des sièges: là,
s’asseyent les vieillards et les enfants, pour prier et pour lire leurs
oraisons. Et contre le mur, le front appuyé sur les pierres, se tiennent
une quantité de femmes, le châle rabattu sur la tête, les épaules
courbées, plongées dans une douleur silencieuse; et le roc froid, lisse
et poussiéreux, peu à peu se trempe de larmes, tombées de ces yeux qui
semblent se fondre en eau. Il y a là deux ou trois cents personnes à la
fois, qui restent dix minutes ou un quart d’heure. Ils sanglotent,
cherchant à étouffer leurs gémissements, ayant la pudeur de leur
douleur; puis ils cèdent la place à deux ou trois cents autres personnes
qui embrassent la roche, la frappent de leur front, prient et se
désespèrent. Et elles répètent une dolente et angoissante litanie, dont
voici les premiers vers:

    Pour notre temple détruit--nous venons ici et pleurons,
    Pour notre gloire tombée--nous venons ici et pleurons,
    Pour notre peuple exterminé--nous venons ici et pleurons.

Le rabbin ou quelque pieux vieillard, serviteur fanatique d’Israël,
psalmodie la première partie de ce chant désespéré, et la foule répond
avec le second vers. A mesure que s’étend le récit de l’infinie misère
du peuple juif, sans patrie, sans nation, sans roi; à mesure que la
grande lamentation se déroule, les pleurs coulent plus amers sur le mur
de Salomon. Ah! ils n’ont gardé que ces pierres posées les unes sur les
autres, dernier souvenir d’un temps glorieux et heureux, quand Israël
était aimé du Seigneur, et ils gémissent sur elles, comme sur un immense
cercueil où seraient ensevelies toutes leurs tribus. Parfois un chrétien
s’avance, par curiosité. Ils ne se retournent pas, ils ne le regardent
pas. Lui-même s’arrête, étonné. Ce qu’il voit le frappe profondément.
Une heure auparavant, il s’est souvenu des arrogantes paroles prononcées
par les meurtriers de Jésus: le sang qu’ils ont répandu a semé la
guerre, le feu, les épidémies, les persécutions, et ce pauvre mur voué à
Mahomet est leur unique héritage mystique.

Les pieds dans la boue, en plein air, au froid, au chaud, à la pluie,
sous le soleil, dans une ruelle pleine d’immondices, comme des chiens
chassés à coups de pied, ils viennent baiser ces pierres, pleurer sur
elles, _au dehors_, au milieu des curieux qui les observent, au milieu
de leurs ennemis les Turcs et les chrétiens. Ils étouffent leurs
sanglots, mais c’est une foule qui soupire et il y a dans l’air des
bruits de plaintes; ils répriment leurs soupirs, mais c’est une foule
qui se désespère; ils refrènent leurs plaintes, mais c’est une foule qui
se lamente... Flegmatiques, les Anglais les examinent avec un lorgnon.
Ainsi un jour j’ai vu une vieille Anglaise impertinente et obstinée,
montée sur un âne, qui voulait absolument traverser toute la ruelle sur
sa monture, et elle troubla fort les Juifs. Bizarre et émotionnant
spectacle. Certes, les pleurs sont contagieux; certes, la névrose des
larmes loge dans cette ruelle; certes, le mur de Salomon les
hypnotise... Mais à quoi servent les paroles de la science? Ils
gémissent là sur un désastre; ils expient le plus grand des péchés; ils
trouvent dans leur religion un nouveau sujet de douleur, quand nous, au
contraire, y trouvons un éternel sujet de consolation. Comment se moquer
d’eux? Ils ont tué Notre-Seigneur, mais ils sont si misérables, malgré
leur cupidité et leur commerce; ils sont si abandonnés et si délaissés,
malgré leur avarice; ils sont si privés de réconfort moral, malgré leur
courage, que la grandeur de leur châtiment effraye... Une fatalité les
enveloppe et leurs lamentations du vendredi est le cri des âmes qui,
après deux mille ans, sont encore oppressées par le destin.




VI

La vallée de Josaphat.


Si vous sortez de la cité sainte, en voiture, pour vous rendre dans la
jolie petite ville de Bethléem, vous voyez la grande vallée sombre
paraître et disparaître devant vos yeux; si vous allez, toujours en
voiture, dans ce frais et ombreux village de Saint-Jean-de-la-Montagne,
où est né le Précurseur, la vallée sinistre surgit encore devant vous,
mettant en votre âme un sentiment d’incroyable tristesse; si, enfin,
vous partez à cheval pour faire cette fatigante excursion de Jéricho, de
la mer Morte et du Jourdain, avant que vous arriviez à Béthanie, le
village où le Rédempteur aimait venir visiter Marthe et Marie, la vallée
s’étend à vos pieds, dans sa funèbre apparence d’immobilité, de silence
et d’horreur; et pendant les longues heures du trajet, cette effrayante
vision hante votre rêverie.

Et quand vous montez au jardin de Gethsémani, vous la sentez toute
proche, la vallée noire et muette; et si, parfois, vous l’oubliez, soyez
sûr que votre drogman, un homme précis et méthodique, vous rappellera
que c’est la vallée de Josaphat et que vous n’y êtes pas encore allé. En
vain, toute la partie sereine et tranquille de votre esprit se révolte
contre cette influence de lourde mélancolie; en vain, vous essayez de
résister à l’entraînement fatal qu’exerce sur vous ce voisinage
d’immuable consternation; en vain, vous tentez de vous soustraire à
l’ensorcellement secret de ce lieu d’éternelle douleur: tout en vous se
soumet à cette emprise mystérieuse. Vous finissez par avoir la nostalgie
malsaine d’une ambiance, où toutes vos misères passées et futures
pourraient former un _ex-voto_ de larmes réprimées, de soupirs étouffés,
de sanglots contenus, et un beau jour, presque malgré vous, oubliant
l’azur du ciel, oubliant le soleil, oubliant le sourire de la nature,
vous finissez par aller à pied dans la vallée de Josaphat, cherchant
l’ivresse des tristesses, des découragements, des ruines...

                   *       *       *       *       *

Croyez-vous qu’elle soit grande, la vallée de Josaphat? Non. Elle a
quatre kilomètres de longueur sur deux cents mètres de largeur. Mais
qu’importent ces mesures mesquines!... Quand on est descendu, lentement,
par le petit sentier raide et escarpé qui conduit au centre de la
vallée, quand on est arrivé au fond du ravin, on croit avoir pour
toujours abandonné les formes gaies et heureuses de la vie et être entré
dans le royaume sans fin de la Tristesse. La vallée de Josaphat n’a pas
d’arbres; elle n’a pas de fleurs; elle n’a pas une touffe d’herbe; toute
végétation a disparu depuis un temps immémorial, ou peut-être n’y en
a-t-il jamais eu; elle est faite de terre brune et stérile; elle est
faite de roches sombres et âpres; elle est faite de pierres rougeâtres
et hostiles. Tout le côté occidental est semé de tombes juives, et elles
sont si serrées, si pressées, si nombreuses, qu’il n’y a plus de place
pour en construire d’autres; de toutes les parties du monde, les
Israélites viennent se faire enterrer ici, et quelques-uns, agonisants,
arrivent seulement pour y mourir... Eh bien! ce ne sont pas ces
monuments qui inspirent une si profonde mélancolie: ils n’ont pas de
croix, pas d’inscriptions, pas de couronnes, pas de fleurs, et ces
pierres blanches, grises ou brunes n’évoquent pas d’idées funèbres.
Puis, elles nous touchent assez peu, ces sépultures juives qui
renferment des êtres que nous ne connaissons pas, des êtres d’une autre
race, des êtres d’une autre foi. Non, l’infinie désolation de la vallée
de Josaphat n’est pas là...

Il y règne un silence lugubre. Les bords du ravin se dressent à pic de
chaque côté, comme les parois d’un abîme, où n’arrive même pas la douce
lueur des étoiles; la lumière y est froide, comme décolorée par une
incommensurable pâleur; le ciel apparaît si lointain, si blanc, si
fermé, que les yeux se baissent involontairement sur la terre rougeâtre.
Personne ne passe. Là-bas, très loin, vers la fontaine de Siloé, une
paysanne s’éloigne, chargée de son outre noire remplie d’eau; mais on
dirait une ombre incertaine et fuyante. La solitude, ici, se fait
éternelle, dans le temps et dans l’espace. Peut-être, une âme vivante
n’ose-t-elle pas descendre dans ce désert, où l’imagination chrétienne
place le grand jugement et la dernière journée? Il semble qu’un charme
magique cloue à la pierre sur laquelle il s’est assis l’audacieux qui
s’est risqué dans ce gouffre. Aucun oiseau n’effleure de son aile les
hautes cimes de la vallée; aucun bourdonnement d’insecte n’anime l’air
immuable et pesant. Trois grands mausolées bizarres émergent au milieu
des pierres: celui d’Absalon, l’indigne fils de David; celui de
Zacharie, le fils de Barrabas, et celui de saint Jacques le Mineur. Ces
trois tombes sont chacune d’un style différent: celle d’Absalon surgit
au fond de la vallée, celles de Zacharie et de saint Jacques sont
collées contre la roche, et toutes trois attirent le regard sans le
retenir. La vallée de Josaphat, froide, muette, enveloppée d’un silence
que des milliers d’années semblent n’avoir jamais interrompu, sombre
comme aucun paysage humain, renferme en elle-même les éléments de la
plus haute et de la plus intime mélancolie. Celui qui obéit à la
séduction fatale et qui, assis sur une pierre, s’abandonne à
l’ensorcellement étrange de cet air lourd, de cette lumière morne, de
cette stupéfiante torpeur; celui-là s’imagine que, désormais, il
n’existe plus dans le monde ni la gaieté des couleurs qui enchantent
l’œil, ni la douceur des parfums qui caressent l’odorat, ni aucune de
ces choses belles, limpides, brillantes,--richesses humbles et
glorieuses de la vie. Celui qui subit la fascination funeste ne se
souvient plus des tendres caresses de ses enfants, des sourires de ses
parents, de l’affection de ses amis: il n’a plus que la sensation d’une
solitude éternelle, d’un désert que rien ne viendra jamais animer, sauf
l’effroyable catastrophe finale. Toutes les énergies s’abattent, toutes
les révoltes de l’âme s’engourdissent: celui qui descend dans la vallée
de Josaphat montre un grand courage. Le frisson de terreur et de douleur
qui l’accueille lui donne l’avertissement suprême: c’est la vallée de la
Mort.




VII

Ombre qui souffre...


J’eus la joie de me trouver à Jérusalem le jour de la Fête-Dieu. Vous
savez que c’est un jour aimé de ceux qui ont été élevés dans le Midi, où
la piété religieuse se plaît à des manifestations pleines de gaieté, de
grâce et de tendresse, ainsi qu’à des spectacles d’une pompeuse
solennité. Dans le Midi ensoleillé et riant, la Fête-Dieu fait sonner
les bruyants carillons dans les tièdes journées de mai ou de juin, et
promène dans les campagnes un dais de velours rouge soutenu par des
piques dorées, sous une pluie de fleurs, dans un nuage d’encens, au
milieu des prières et des chants. La Fête-Dieu autrefois était un Noël
estival, mais un Noël plus intense, célébré au grand air, à la belle
lumière du soleil, dans la jeune verdure, dans l’éternel renouveau de la
nature; seulement les anciennes coutumes s’effacent et celle-ci, comme
les autres, va se perdant peu à peu...

Donc je fus charmée de me trouver ce jour-là dans la moderne Sion, la
ville vouée au Seigneur. Je pensais que la Fête-Dieu, dans ce pays où
Jésus avait vécu et souffert, devait avoir un éclat spécial. Hélas!
j’oubliais que nous nous trouvions en Turquie! Non pas que les musulmans
s’opposent en quoi que ce soit aux manifestations du culte chrétien;
mais Jérusalem est sous la domination du sultan, et les processions
triomphantes à travers les quartiers mahométans ou juifs seraient un
non-sens. Mahomet règne en maître ici: la mosquée d’Omar, construite sur
les ruines du Temple de Salomon, est plus grande et plus magnifique que
l’église du Saint-Sépulcre.

Aussi, l’Église latine fait sa procession du _Corpus Domini_ dans
l’intérieur du sanctuaire, modestement, mais très pieusement. Toute la
communauté franciscaine y prend part, et, l’an passé, il s’y trouvait
aussi le Père Louis de Parme, le supérieur des franciscains, qui,
humblement, s’était mêlé à la foule des autres moines, observant ainsi
la tradition de simplicité et d’obscurité du grand saint François. J’ai
déjà dit que l’église du Saint-Sépulcre est vaste: plus que vaste, du
reste, bizarre, extravagante, faite de sept ou huit églises réunies, les
unes hautes, les autres basses, carrées, rondes, octogones,
souterraines, latines, grecques, coptes, arméniennes, claires, obscures,
sombres, reliées entre elles par une allée découverte, où il
pleut--quand il pleut... Il y a l’édicule sacré qui renferme la Tombe
divine, puis la chapelle souterraine où sont les autres tombes de Joseph
d’Arimathie; ensuite la chapelle souterraine de Sainte-Hélène et de
l’Invention de la Croix, la chapelle de la Prison de Jésus, la chapelle
de l’Apparition devant sainte Madeleine, la chapelle de la Flagellation,
la chapelle de la _Pierre de l’Onction_, l’église du Golgotha, et dans
celle-ci la chapelle du Crucifiement, la chapelle de la Mort, la
chapelle de la Déposition, et j’en oublie... Sont-elles trop nombreuses?
Non, la piété chrétienne des premiers siècles voulut multiplier les
souvenirs, pour imprimer plus profondément l’image du Divin Martyr dans
le cœur des hommes; partout où il y eut un acte de cette Passion, les
fidèles voulurent qu’on pût y pleurer et y prier. Mais les temps ont
changé; les croyants d’à présent adorent Jésus dans son essence même,
dans sa complète perfection humaine et divine, et non plus pour cet
épisode de douleur...

J’ai énuméré ces églises et ces chapelles, puisque la procession latine
les visite toutes en priant et en chantant; elle commence à trois
heures, et à deux heures et demie, je me trouvais déjà dans le temple.
Une foule composée de Hiérosolomitaines latines enveloppées dans leurs
blancs manteaux de mousseline, portant parfois un enfant; de
Bethlémitaines, à la beauté fine; de dames européennes, habillées à la
dernière mode; d’Anglaises catholiques, ridicules sous de grands
chapeaux ornés d’un couvre-nuque de toile; de mendiants, drapés dans des
haillons; et partout des bambins, de tout âge et de toutes tailles, car
Sion paraît se prêter singulièrement à la multiplication de la race
humaine... L’église du Saint-Sépulcre avait toujours son aspect
stupéfiant, assemblage d’éléments mystiques et profanes, réunion de
fanatiques et d’indifférents, laide et belle tout à la fois, riche et
pauvre, dégoûtante et émouvante...

La procession sortit à trois heures précises de la grande chapelle de
Marie-Madeleine, qui appartient aux franciscains. Devant marchaient les
_cavass_ du couvent, c’est-à-dire deux gardes armés et vêtus
magnifiquement, avec de grands bâtons à pomme dorée qui frappaient le
sol à coups réguliers; puis le clergé, puis la moitié de la communauté
franciscaine, puis le dais sous lequel était exposé le Corps de
Notre-Seigneur, puis l’autre moitié des moines franciscains, puis une
multitude d’enfants des écoles de Saint-François et de Saint-Joseph, et
enfin une foule de croyants de toute condition. Un long cortège qui se
déroulait difficilement dans le temple, avec ses énormes pilastres et
ses chapelles aériennes ou souterraines. Les prêtres et les moines
chantaient, les religieuses, les garçons et les filles leur répondaient;
et au premier arrêt devant la sainte Tombe, dans un éblouissement de
soleil qui entrait par ces hautes fenêtres, au milieu des nuages
d’encens, j’eus la sensation que c’était bien la Fête de Dieu, glorieuse
et gaie, avec les chants des enfants, des prêtres et des sœurs aux
blanches coiffes.

Ah! ces sœurs... Quatre ou cinq d’entre elles, vêtues de gris, le visage
caché par de grandes ailes blanches, allaient et venaient, faisant
s’agenouiller les fillettes, réglant leurs mouvements, dirigeant leurs
motets, marchant de ce pas étouffé qui leur est habituel, conservant un
air tranquille, renfermé et lointain... Il y avait une religieuse plus
âgée, plus grave, approchant de la trentaine, physionomie sereine, qui
surveillait tout avec une attention et une patience infatigables. Enfin,
parmi les petites filles, se trouvait une autre religieuse qui attira
aussitôt mon attention. D’abord, elle n’était pas vêtue de gris, mais de
noir, avec une tunique et une _patience_ semblables à celles de
carmélites, les filles de la grande sainte Thérèse d’Avila,--sauf que sa
tunique et sa _patience_ étaient noires. Sa coiffe, petite et étroite,
et toute plissée, n’avait pas les ailes blanches des sœurs de
Saint-Joseph. Quel était son ordre? Elle n’était pas cloîtrée,
certainement: son voile noir était rejeté en arrière et pendait
tristement sur la tunique sombre.

Cette religieuse appartenant à un ordre que je ne connaissais point,
était grande et mince, si mince que les plis de sa robe flottaient sans
accuser aucune forme. Son allure indiquait une fatigue mortelle; à
chaque pas, elle s’arrêtait comme à bout de force, et quand elle se
remettait en marche, elle semblait vouloir tomber... non pas tomber,
mais s’évanouir, défaillir, perdre connaissance, disparaître... On ne
voyait d’elle que le visage et les mains: un visage juvénile, marquant à
peine une vingtaine d’années, mais si ravagé, si pâle, si transparent,
si émacié, que toute la douleur humaine paraissait s’y être imprimée.
Les yeux sombres étaient pleins d’une indicible lassitude, regardant
sans voir, incertains, troubles, mélancoliques, souvent voilés de
larmes; la bouche pâle, aux lèvres fines, avait, à de certains moments,
une expression déchirante. Et ces mains, ces mains!... L’une, toute
blanche, pendait presque inanimée le long de la robe noire; l’autre
tenait le cierge: le cierge était léger, mais les doigts étaient si
décharnés, si faibles, si effilés, qu’ils tremblaient et laissaient
tomber de grosses gouttes de cire. Mains diaphanes, aux veines trop
bleues; mains de femme qui pleure, qui souffre, qui agonise, qui
meurt...

Pourquoi, aussitôt, cette Fête-Dieu s’assombrit-elle en moi? Pourquoi
tout mon être fut-il apitoyé par cette jeune douleur? Pourquoi mes yeux
ne se détachèrent-ils plus de cette ombre noire qui se traînait et
chancelait comme prise de vertige? Je l’ignore... Je fus vaincue par un
sentiment de pieuse curiosité, par la fascination de la souffrance, par
le mystère de tout ce qui est triste, par l’apparition d’une peine
inconnue. Qui était-elle? D’où venait-elle? Où allait-elle? Je n’en
savais rien: je ne pouvais rien demander, ni à elle, ni aux autres;
j’étais dans la foule des fidèles, elle était au milieu des fillettes
qui chantaient; je n’étais qu’une humble chrétienne et elle était
religieuse; elle semblait devoir expirer d’angoisse et d’épuisement à
chaque soupir... Mais en cette journée mystique, ce fantôme enfermé en
des vêtements monastiques intéressait mon âme comme une énigme
douloureuse.

Combien cette religieuse devait souffrir! On devinait que pour venir à
l’église et suivre la procession, elle avait dû faire un effort
surhumain: aussi les forces lui manquaient à chaque instant. Le cortège
était interminable et faisait de longues haltes: devant chaque église,
devant chaque autel, tout le monde se mettait à genoux et priait,
chantant pendant un quart d’heure ou une demi-heure. La malheureuse ne
s’agenouillait pas, elle tombait à terre, perdue dans les ondes de sa
robe de bure, abîmée dans un affaissement profond, la tête baissée, les
épaules voûtées: une guenille par terre, une loque, un amas noir, d’où
sortait un masque exsangue, effrayant. Elle pouvait à peine se relever;
deux fois, je la vis devenir plus pâle, comme si elle allait mourir.

Ces longues stations à genoux sont épuisantes; à la troisième chapelle,
humblement, elle alla s’appuyer contre un mur, ne se soutenant plus.
Pauvre, pauvre petite!... Plusieurs fois, elle essaya de chanter, pour
répondre aux motets et unir sa voix frêle à celles des fillettes; mais
sa bouche, sa bouche dolente, s’entr’ouvrit, aucun son n’en sortit et
des larmes passèrent dans ses beaux yeux obscurs. De temps en temps, la
religieuse qui s’occupait des enfants lui souriait de loin, et l’autre
lui répondait par un sourire mélancolique, las, si atrocement las... Ses
traits se tiraient et deux grandes ombres noires s’allongeaient sous ses
paupières.

--Elle va mourir... pensai-je, toute tremblante, inondée d’une sueur
froide comme si j’avais été en proie à un cauchemar.

Tout cela me semblait vraiment un rêve: cette lente théorie de moines,
de prêtres, de sœurs de charité; ce dais somptueux, ces files d’enfants,
la bouche entr’ouverte, la gorge pleine de chants, les yeux calmes et
béats; ce mysticisme serein, s’étendant sous les voûtes du vieux temple
où le Fils de l’homme avait été crucifié et était mort, tout cela me
semblait un songe--un grand songe de paix et de lumière--traversé par
une ombre qui paraissait avoir scellé en son cœur toutes les duretés,
toutes les tortures, toutes les misères humaines. Cette religieuse, qui
était gracieuse et frêle dans les plis de sa noire tunique, avec un
petit visage consumé par un exquis et terrible mal,--quel mal? un mal de
l’âme ou un mal du corps?--avec des prunelles nageant dans un fluide de
tristesse, avec une fine bouche aux lèvres violettes, avec des mains
pures et blanches comme l’hostie, cette religieuse semblait l’emblème de
ce que peut supporter notre pauvre existence humaine, limitée dans la
joie, sans bornes dans la douleur!

--Qu’elle meure! qu’elle meure!... pensai-je encore en la voyant
s’appuyer la tête contre un pilastre, presque inanimée.

La sœur qui conduisait le petit troupeau enfantin s’approcha d’elle et
lui parla tout bas. L’infortunée écoutait, les yeux clos, sans répondre:
elle fit un signe négatif, très faiblement. Cependant les paroles de
l’autre lui avaient rendu quelque courage. Quand la procession se remit
en marche, allant d’une chapelle à l’autre, elle se releva d’un seul
coup. Elle avait pris un chapelet dans sa poche et, sans le baiser, le
tenait collé contre ses lèvres, comme si elle buvait une liqueur
réconfortante. Mais plus loin, à l’église souterraine de l’Invention de
la Croix, je frémis pour elle: le cortège se pressait sur un large
escalier, aux degrés glissants et à moitié brisés, sans rampe, et tout
en bas, devant l’autel de Sainte-Hélène, psalmodiaient les frères.
Hélas! elle ne put descendre. Elle resta appuyée contre l’architrave; je
la revois encore, la face blême entre la coiffe et la guimpe, les
paupières meurtries, la respiration haletante, une sueur glacée aux
tempes, tenant le rosaire et le cierge dans ses mains, agitées d’un
tremblement mortel. Elle ne put monter non plus à l’église du Golgotha.
La chapelle du Calvaire est bâtie à la hauteur d’un premier étage, et,
par un large balcon, elle s’ouvre sur celle du Saint-Sépulcre; elle est
enveloppée de mystérieuses ténèbres, où scintillent les argenteries des
madones byzantines et les cierges allumés. Un escalier de marbre, étroit
et roide, y conduit et laisse passer peu de monde, car l’église du
Golgotha n’est pas grande. J’entendais les chants, là-haut, devant le
cercle fermé et auréolé d’or dans lequel brillait la croix; et jusqu’à
moi venaient les voix graves et sonores des moines, les voix jeunes et
argentines des séminaristes, les voix un peu aigres et un peu aiguës des
fillettes et des garçons.

La religieuse était restée en bas. Je la vis essayer de monter la
première marche, sans y réussir. Et, chose singulière, une bouffée de
sang enflamma son visage; elle eut un geste de désespoir et serra les
lèvres comme pour réprimer un sanglot, un cri, un soupir, que
sais-je?... Elle parut attendre, dans une crise d’agonie, quelque chose
de terrible, tant ses regards exprimèrent d’épouvante et d’anxiété.
Là-haut, on priait et on chantait... Peu à peu, sa figure reprit sa
pâleur terreuse, et le flot brûlant qui avait empourpré ses pommettes et
son front s’éteignit. Et pendant qu’elle restait affaissée, devant cet
escalier qu’elle n’avait pu gravir, moi, cachée derrière mon pilier, je
vis s’échapper deux grosses larmes de ses paupières abaissées.
Silencieuse dans l’ombre,--ombre elle-même,--elle pleurait doucement,
sans même soupirer: l’eau amère coulait sous la frange brune de ses
cils, mouillait ses joues amaigries, pleuvait sur sa robe noire, et elle
ne pensait pas à l’essuyer, tandis que la main qui tenait le rosaire
contre ses lèvres retombait à ses côtés et que le cierge, à demi
consumé, versait ses gouttes de cire sur le sol. Combien cela dura-t-il
de temps? Je n’en sais rien, mais cela me parut sans fin: il me semblait
qu’un fleuve, qu’une mer, jaillissaient de ses yeux rougis, trempaient
ses vêtements, inondaient le temple, submergeaient mon cœur et tout mon
être... La sœur qui surveillait les petites filles redescendit, agile et
active, et, en passant près de la malheureuse, s’arrêta une minute et la
regarda. Elle ne lui dit rien et jeta un coup d’œil autour d’elle. Tous
priaient. L’obscurité était complète. La sœur tira un mouchoir de sa
poche et sécha le visage de la pauvre éplorée avec un geste caressant.
L’autre releva la tête et la remercia d’un mouvement mélancolique.

Maintenant, la procession n’avait plus qu’à s’arrêter devant la _Pierre
de l’Onction_, sur laquelle le corps de Jésus fut étendu pour être
embaumé. Autour de cette roche brûlent une quinzaine de lampes d’argent,
et, en entrant et en sortant du saint Sépulcre, chacun se prosterne
devant elle, pour la toucher du front et des lèvres. Tout le cortège
entoura la pierre; d’abord les moines franciscains, l’un après l’autre,
baisèrent la dalle blanche, polie par les lèvres des croyants; puis le
clergé, puis les enfants, puis tous les assistants: c’était un
agenouillement général; quelques bouches s’arrêtaient plus longuement
sur le marbre; d’autres s’y collaient convulsivement; et tous les
visages paraissaient troublés de ce contact. La religieuse était restée
adossée contre la paroi du vestibule où se trouve la pierre; elle
attendit que, lentement, la foule se dispersât pour s’agenouiller sur la
relique sacrée. Elle regarda autour d’elle: solitude complète. Alors
elle tomba, les bras en croix, sur la roche et l’embrassa
frénétiquement, dans un incroyable emportement de passion religieuse. Et
elle resta là, comme un corps mort,--quelque chose de noir, adorant la
pierre sacrée où Jésus fut oint par les saintes femmes...

                   *       *       *       *       *

Je sus plus tard l’histoire de cette religieuse. Elle était phtisique et
était venue en Terre Sainte, envoyée par son couvent, pour voir si Jésus
ferait un miracle en sa faveur. Parfois, l’air chaud et sec de l’Orient
aide la volonté divine. Mais elle savait ne pouvoir être sauvée et
voulait mourir, là, où était mort le Martyr... Cette fête fut la
dernière à laquelle elle prit part. Quand je partis pour la Galilée,
elle était déjà réunie à son Seigneur, comme elle l’avait désiré.




DANS L’IDYLLE




I

Ephrata.


Que l’on me pardonne d’inscrire ici cette parole hébraïque, mais elle
est très significative et exprime bien ce qu’est Bethléem, terre de
Judée... Ephrata est l’appellation en hébreu de Bethléem et veut dire la
_fructueuse_, la _prospère_. De nos jours, si ce mot de Bethléem n’était
pas si doux à notre oreille et si cher à notre cœur par les souvenirs
qui s’y rattachent, nous l’abandonnerions volontiers pour revenir à
l’ancien nom, qui semble réunir toute la vertu et toute la force de
l’humble pays de la Nativité... Ainsi donc, la _fructueuse_,
c’est-à-dire l’endroit où, par une bénédiction du ciel, s’est accompli
quelque chose de grand et d’inespéré; car, depuis cet heureux jour, le
blé des champs comme l’herbe des prés, la force des hommes comme la
beauté des femmes, la grâce des enfants comme la santé des vieillards,
tout a fructifié en cette belle contrée, à la chaleur d’un soleil
matériel et spirituel. Peu de gens se rappellent le vieux nom qui
symbolise si parfaitement la belle terre de Juda, mais tous se
souviennent des prophéties qui annonçaient que dans le sein de Bethléem
naîtrait le Sauveur des hommes; et, le grand fruit, le fruit divin vint
au monde dans l’heureuse ville, par une nuit glacée de décembre, sous le
scintillement des étoiles d’argent, dans un khan où étaient réunis les
animaux domestiques. Qui donc l’a appelée Ephrata? Quel est le prophète
qui donna ce nom aux grises murailles descendant le long des coteaux, au
milieu des vignes, jusqu’à la grande plaine, où les pasteurs vinrent
adorer le nouveau-né, tremblant de froid dans ses langes blancs? Quand,
à l’aube, le petit enfant tendit ses mains mignonnes vers le ciel d’où
il descendait; quand Marie fut consolée de ses souffrances et de sa
pauvreté, devant le trésor qu’elle serrait contre son cœur, la destinée
d’Ephrata était accomplie: elle était véritablement prospère, puisque de
la vigne sacrée s’était détachée la grappe divine qui devait contenir la
vie; et elle put s’appeler Bethléem, un nom très doux, un nom
inoubliable, que toutes les âmes tendres ne peuvent entendre sans être
secrètement émues.

                   *       *       *       *       *

Qu’elle est jolie et gaie, Bethléem, accrochée à sa colline! On s’y rend
en une heure de Jérusalem, et, chose miraculeuse en Turquie, par une
route carrossable, qu’on parcourt sans risquer de se rompre le cou ou
d’avoir les côtes enfoncées. A un tournant du chemin, brusquement
apparaît le pays béni où naquit l’Enfant divin; les maisons
s’éparpillent au milieu des champs cultivés, des vignes, des potagers,
cachés sous la verdure et les arbres. Puis, en approchant, vous vous
engagez dans une rue étroite, c’est vrai, mais par les portes ouvertes
des maisons vous voyez des intérieurs propres, décents, ne ressemblant à
aucune des demeures chrétiennes de la Terre Sainte! La population de
Bethléem se monte, à présent, à huit mille habitants, et presque tous
sont chrétiens.

La contrée choisie entre toutes pour que le petit Rédempteur ouvrît les
yeux à la lumière ne peut avoir ni musulmans ni juifs, et le titre de
chrétien paraît aux Bethlémitains le plus glorieux qu’ils puissent
posséder. Il circule dans cette petite ville--si souvent rêvée dans les
songes enfantins--un tel souffle de bien qu’il semble que la Nativité y
ait répandu toute sa sublime poésie. Les Bethlémitains aiment le travail
comme la source de leur fortune: leurs mains adroites gravent
délicatement la nacre et en font des objets de piété; ils créent de
beaux rosaires; ils sculptent la noire pierre volcanique de la mer Morte
et la transforment en mille jolis bibelots; ils taillent l’ambre,
l’olivier, les noyaux des fruits pour exécuter des chapelets, des
colliers et des bracelets, et ils n’ont de repos que lorsque le fond de
leur magasin est bien garni. Puis, ils partent... Le Bethlémitain est
voyageur. Il va loin, à Rome, en France, en Amérique, vendre sa
marchandise, vivant frugalement, apprenant toujours la langue des pays
où il passe, regardant, observant, acquérant une finesse et une
politesse de manières qu’on ne trouve guère ailleurs que dans l’heureuse
Bethléem. Ceux qui ne voyagent pas cultivent les champs, et pendant que
leurs frères sont loin, ils augmentent la petite fortune de la maison,
et au retour tout se met en commun: le produit du commerce et le produit
de l’agriculture. Ils ne sont pas avides: ils veulent que leurs demeures
soient propres, que leurs enfants ne se baignent pas dans la boue du
ruisseau, que leur nourriture soit saine et abondante; ils aiment
beaucoup leurs femmes et en sont fort jaloux; cependant, ils ne les
traitent pas avec le mépris oriental qui fleurit dans tous les pays
turcs, de Jaffa à Smyrne et de Beyrouth à Constantinople.

                   *       *       *       *       *

La femme bethlémitaine mérite cet amour, cette jalousie, ce respect.
D’abord, elle est d’une beauté parfaite, avec sa pâleur ardente, ses
yeux largement ouverts, son regard franc et droit et sa bouche sérieuse,
d’un dessin pur et noble. Elle n’est pas grande, mais son port est fier
et paraît rehausser toute sa personne; elle est grassouillette, sans
être forte; ses pieds et ses mains sont minuscules. Ses vêtements ont un
cachet très artistique. Elle met une tunique longue et étroite en coton
bleu sombre, qui va du cou jusqu’aux chevilles, serrée à la taille par
une ceinture. Sur cette espèce de chemise, elle jette une double étole,
devant et derrière, en laine bleu sombre, toute brodée de rouge. Si elle
est encore vierge, elle se lie les cheveux par un ruban et noue autour
de sa tête un grand mouchoir blanc, richement brodé de bleu et de
pourpre sur l’ourlet; si elle est mariée, elle pose sur sa coiffure une
espèce de tiare de drap, à laquelle sont attachées les monnaies d’or et
d’argent qui forment sa dot; ces pièces de métal sont trouées et cousues
les unes sur les autres, comme des feuilles... Par-dessus ce bonnet, qui
est d’un poids énorme, la Bethlémitaine drape un voile avec un tel art
et une telle grâce que l’œil en reste charmé. Et croyez-vous que ces
femmes se bornent à être jolies et bien parées? Non. Tandis que la
paresseuse Hiérosolomitaine ne pense qu’à s’accroupir à l’église, son
enfant dans ses bras, et passe son temps à dire des prières qu’elle ne
comprend pas, l’alerte Bethlémitaine travaille à la maison, fait quelque
petit commerce de fruits ou de légumes, et même s’occupe à graver la
nacre. Quand son mari est en voyage, elle garde la demeure conjugale,
élève ses enfants, augmente le pécule familial, et son orgueil la met
au-dessus de toute faiblesse. Ah! il faut les voir, quand elles
descendent à Jérusalem, avec leurs amphores d’huile ou leurs paniers de
fruits posés sur la hanche, marchant d’un pas rythmique, le voile
tombant du bonnet en plis statuaires et leurs petits pieds touchant à
peine terre. Elles regardent et passent, tranquillement superbes et
cependant humbles: la journée terminée, elles viennent saluer le saint
Sépulcre, finissant leur travail avec une prière, et elles s’en
retournent par groupes de quatre ou cinq dans leur adorable pays; elles
ne parlent pas, elles ne chantent pas, leurs belles bouches sont calmes
et fières.

                   *       *       *       *       *

Tout cela, assurent les Bethlémitains, est un don du Divin Enfant...




II

La crèche.


Il est évident que Notre-Seigneur est né dans un _khan_.

Or le _khan_, en Orient, n’est même pas une auberge, c’est quelque chose
de beaucoup plus inférieur: un édifice sans toit, aux murailles grises,
souvent bâti en pleine campagne, appuyé contre une roche ou une grotte;
quelquefois, quand le _khan_ est très luxueux, il possède un auvent.
C’est un endroit de repos, fait surtout pour les chevaux, les mules ou
les ânes; il y a des râteliers, il y a du foin et de l’orge, il y a de
l’eau, et les animaux peuvent manger et boire. Quant aux
_moukres_--c’est-à-dire les cavaliers--ils s’étendent à terre, la tête
sur la selle, et ils dorment à la clarté des étoiles ou du soleil. Le
voyageur peut s’asseoir ou s’allonger sur une balustrade de pierre qui
sert à monter à cheval, et, s’il a un manteau ou un tapis, il peut même
y dormir. Ordinairement, le touriste ne trouve d’autre rafraîchissement
qu’un verre d’eau; mais si le _khan_ est absolument magnifique, il peut
se procurer une tasse de café, mais rien de plus. Ces _khans_ sont
servis par un patron avec deux aides, et dans des endroits très
solitaires et un peu dangereux, le gouvernement turc y place un soldat,
un _zaptieh_.

Au temps heureux de la Nativité, les _khans_ devaient être encore plus
primitifs; Bethléem avait une petite auberge, mais Joseph et Marie ne
purent y aller, non qu’ils manquassent d’argent pour payer le logement,
mais parce que la maison était pleine. Quirino, au nom de l’auguste
Rome, avait ordonné un recensement général, et toute la Palestine était
sens dessus dessous, car chacun devait signer la feuille dans son pays
d’origine. Joseph, descendant de David, malgré son humble métier de
charpentier, était obligé de se rendre à Jérusalem. La route de Nazareth
à Jérusalem par Nahim prend cinq à six jours de marche, par petites
étapes: Bethléem était une des dernières stations où Marie et Joseph,
fatigués, s’arrêtèrent, la nuit du 24 décembre. N’ayant pas trouvé de
place à l’auberge, ils se résignèrent à aller dans le _khan_, où ils
comptaient rester à peine quelques heures, devant partir le lendemain
pour la cité sainte. Marie, qui, si toutes les traditions de la Terre
Sainte ne se trompent point, avait alors quatorze ans et demi, fut prise
des douleurs de la maternité dans ce pauvre refuge; les animaux qui se
trouvaient là virent le petit Enfant sur la paille de leurs râteliers et
réchauffèrent son mignon corps de leur haleine tiède. Au-dessus de cette
réunion d’animaux et d’humbles gens, s’arrêta la lumineuse étoile qui
avait guidé les trois rois dans leur chemin: l’un venait de Perse,
l’autre des Indes, le dernier d’Abyssinie, et tous, avec leurs
richesses, leurs dons, leurs cadeaux, s’agenouillèrent devant le pauvre
_khan_ de Bethléem, où l’Enfant avait ouvert ses yeux clairs, qui
devaient jeter sur le monde une lumière d’aurore.

                   *       *       *       *       *

A quoi bon raconter l’histoire de la belle église édifiée sur la place
sacrée de la Nativité? Ces églises de Palestine, dues en grande partie à
l’immense piété de sainte Hélène, mère de Constantin, ont été presque
toutes détruites, puis reconstruites, puis encore démolies, puis de
nouveau refaites, et cela cinq ou six fois: aussi leur histoire est-elle
fort compliquée. A Bethléem, malgré les vicissitudes, la grotte où
naquit le Divin Enfant est restée intacte. On prend un petit cierge dans
l’église, on descend une douzaine de degrés assez roides, taillés dans
le mur. En bas, une grande quantité de lampes vous éblouissent dans un
scintillement d’or et d’argent, et vous vous trouvez dans la grotte
sainte. C’est une caverne naturelle, creusée dans une roche calcaire
tendre et couverte par une voûte artificielle. Sa longueur est de douze
mètres sur quatre de largeur; elle a trois portes, et ne reçoit aucune
lumière du dehors. Cinquante lampes y brûlent continuellement, et le sol
est couvert de marbre blanc, ainsi que les parois rocheuses; une
merveilleuse tenture de cuir repoussé s’étend le long des murs. A
gauche, en entrant, vous trouvez une abside, et en dessous une ouverture
circulaire qui laisse voir une pierre de couleur bleuâtre, un grand
jaspe; cette ouverture circulaire est entourée d’une étoile d’argent,
clouée sur le marbre. Autour du disque, il y a écrit: HIC DE VIRGINE
MARIA JESUS CHRISTUS NATUS EST. Les genoux se plient et avidement les
lèvres se posent sur le métal, comme si elles cherchaient le front du
nouveau-né et sa petite main innocente. Mais à côté, la roche a une
cavité: c’est le berceau où la Vierge Marie déposa l’enfant, priant la
nuit d’être douce pour lui; c’est la place où vinrent s’agenouiller les
pasteurs qui veillaient dans l’obscurité glacée et qui furent entraînés
par la parole de l’ange: _Allez, et vous trouverez un enfant enveloppé
de linges blancs et couché dans une grotte, c’est le Seigneur..._ Et
devant vos yeux disparaît la merveilleuse église, édifiée sur le
misérable _khan_ qui abrita la mère et le nouveau-né; on oublie que le
fanatisme des Grecs schismatiques est plus violemment déchaîné ici que
partout ailleurs et que le gouvernement turc est obligé de maintenir un
_zaptieh_ près de chaque autel pour éviter une autre guerre de Crimée,
arrivée parce que les Grecs, en 1847, volèrent l’étoile d’argent de la
Nativité; vous ne voyez pas les soldats, les prêtres arméniens, les
prêtres grecs, ni personne; vous ne remarquez pas les lampes d’argent,
les marbres précieux qui forment les hôtels, les tapisseries brodées,
les tableaux rares. Qu’est-ce que tout cela? rien... Ici, est né
l’Enfant vers qui se tendent, depuis deux mille ans, les petits bras de
tous les enfants chrétiens de la terre; ici se trouve le berceau où il
fut déposé par les mains tendres et caressantes de Marie; ici elle
chanta, peut-être pour l’endormir, quelque chanson en ce doux et lent
idiome hébraïque; ici, enfin, est la crèche... Oui, cette crèche
ingénue, candide, familière, à laquelle rêvent toutes les imaginations
et qu’essayent de reproduire les doigts gauches et inexpérimentés; oui,
cette crèche à laquelle vont les prières les plus pures, les aspirations
les plus élevées, les désirs les plus chastes; oui, cette crèche...
Peut-on voir autre chose? Ah! regardons-la bien, car si toutes les âmes
brisées par les luttes et les souffrances demandent au voyageur de
retour dans sa patrie ce qu’est le Golgotha ou le saint Sépulcre, si
toutes les âmes ardentes et romantiques veulent savoir ce qu’est le mont
des Oliviers ou le jardin de Gethsémani,--par contre, toutes les âmes
tendres et simples désirent être renseignées sur Bethléem et la crèche,
leur grande préoccupation religieuse.

Les enfants ignorent les douleurs de la Passion; ils connaissent
seulement cette grotte située dans une campagne verdoyante, pleine
d’arbres, de champs cultivés et de prés semés de violettes,--n’est-ce
pas le paysage de Bethléem?--où vivait une population de pasteurs, de
laboureurs, de bergers, de chasseurs, de joueurs de cornemuse qui, par
tous les chemins, accouraient regarder le nouveau-né dans son berceau de
pierre, au milieu des animaux domestiques. Les mains des enfants
tremblent d’émotion quand, la nuit de Noël, ils portent un petit Jésus
de cire, nu et souriant, sous l’arbre chargé de lumières; et certes, en
cette nuit-là, nuls cantiques et nulles prières ne sont plus doux au
ciel que ceux venant de cœurs innocents pour un innocent. Il faut leur
dire, au retour, à ces enfants, que la crèche est bien, comme ils la
croient, une petite grotte où la mousse et l’herbe tapissaient le sol,
où dans la pénombre luisent les yeux placides du bœuf et le nez blanc de
l’âne, où devant la porte toute une théorie de paysans est
agenouillée... Qui oubliera jamais cette roche vive cerclée d’argent où
palpita pour la première fois le cœur de Jésus? Qui donc pourra jamais
l’oublier, car il faudra la décrire aux petits amis du Divin Nouveau-né;
à ces petites créatures qui forment autour de lui le chœur qu’il a
toujours préféré? Ils écouteront, étonnés, ravis que leur illusion ne
s’envole point, et celui qui leur parlera sera plus heureux en leur
racontant seulement la vérité.




III

Le Précurseur.


Rien de plus charmant que le petit village d’Aïn-Karem perché sur la
montagne. Par groupes de trois ou quatre, ses maisonnettes descendent
jusqu’à mi-côte, dans la verdure, baignées par la belle lumière du
soleil levant; elles sont entourées de potagers cultivés et de jardins
en fleurs; elles regardent la vallée de Karem, qui s’allonge entre les
collines et se perd au loin. L’air qu’on y respire a des senteurs
balsamiques; quelques sources d’eau vive l’arrosent et y maintiennent
une fraîcheur continuelle. Une de ces sources alimente la plus grande
fontaine de la ville: un arbre imposant l’abrite, et elle coule, avec un
gai bouillonnement, dans deux ou trois conques de roches naturelles; là,
on voit arriver les femmes, si jolies et si fines, d’Aïn-Karem, venant
chercher leur provision d’eau et laver leur linge. Petites, sveltes,
avec un visage mince et doré sous des cheveux noirs, une bouche
mignonne, semblable à une fleur pourprée, des pieds et des mains
minuscules, elles sont vêtues de laine bleu sombre et portent sur la
tête un diadème noir, auquel sont attachées les monnaies d’or et
d’argent qui composent leur dot; puis, sur cet édifice métallique est
jeté un grand mouchoir, dont l’ourlet est brodé d’étranges dessins
rouges et bleus. Quelquefois, elles tiennent dans leurs bras un petit
enfant brun et maigre, et elles le cachent dans leur mante, où il rit à
pleines dents. Aïn-Karem, donc, occupe une situation exquise, à l’abri
des vents chauds ou froids. L’air y est très pur et l’eau limpide--ce
qui est un trésor en Palestine;--les femmes y sont séduisantes et les
hommes laborieux. Vers la fin de juin, quand les pèlerinages sont finis,
beaucoup de Hiérosolomitains viennent en villégiature dans ce joli
endroit, et si l’on ne se hâte pas de louer une maisonnette, on ne
trouve plus un coin pour se loger. Tous les malades et tous les
convalescents s’y guérissent. La distance de Jérusalem est à deux heures
de voiture; la route bifurque entre Bethléem et Aïn-Karem. Celui qui
visite ce village a le désir d’y séjourner, tant on y jouit de la paix
et de la fraîcheur: le murmure des fontaines a certainement quelque
chose de magique, car il est difficile de s’en arracher; et le cœur en
garde une image de sérénité, le tableau d’un de ces lieux bénis où l’âme
désire rester, mais que les nécessités de la vie ne nous
permettent point d’habiter. Aïn-Karem est le nom arabe de
Saint-Jean-de-la-Montagne. Ici est né Jean, le fils de sainte Élisabeth
et de saint Zacharie, Jean le Précurseur, saint Jean-Baptiste, qui fut
le plus grand parmi les enfants des hommes...

                   *       *       *       *       *

Le vieux Zacharie avait aussi à Aïn-Karem sa maison de campagne. On
prend un sentier sous les arbres, et on monte à cette demeure modeste,
où naquit Jean; et les deux petites chambres, parfaitement conservées,
ont un caractère de simplicité candide qui parle d’idylle... Ils étaient
vieux, Zacharie et Élisabeth; ils n’espéraient plus avoir d’enfants;
mais, le nid d’Aïn-Karem devait abriter son aigle. Ce fut dans l’attente
de cette maternité que Marie de Nazareth vint trouver sa cousine
Élisabeth, des collines lointaines de la Galilée. Qui ne se souvient de
la douceur de cette rencontre entre ces deux femmes, qui devaient donner
à la lumière Jésus et Jean, des humbles paroles d’Élisabeth s’inclinant
devant la mère du Sauveur, et du tressaillement de joie qu’elle
ressentit à sa vue?

Ici, sur le seuil de ces deux pauvres chambres, la brune fille de
Céphoris et la femme d’Aïn-Karem magnifièrent les miracles de Dieu et
s’embrassèrent avec une profonde tendresse. Dans ce pays modeste et
champêtre, Marie vécut trois mois; et la fontaine d’Aïn-Karem s’appelle
la fontaine de la Vierge, parce qu’elle y descendait chaque jour
chercher de l’eau, avec cette simplicité d’habitude que la plus élue
d’entre toutes conserva toujours. Le voyageur et le pèlerin peuvent,
assis sur une pierre, près de la fontaine, regarder le chemin par où
Marie venait les matins dorés, l’amphore sur la tête, du pas léger des
femmes de Judée; la douce scène se reproduit devant eux, avec la théorie
des femmes aux manteaux bleus et aux tuniques rouges; et ils peuvent
adorer la divine et fantastique image, mieux que sur les murs d’une
église. L’idylle suave dura trois mois entre Élisabeth et Marie: un jour
la Vierge abandonna la belle montagne d’Aïn-Karem, la terre bénie de
Judée, et alla commencer sa dramatique existence de mère douloureuse. Si
la chronologie traditionnelle ne se trompe point, le Précurseur naquit
deux ou trois mois avant Jésus, et Élisabeth dut le sauver des
persécutions d’Hérode, le tueur d’enfants, en le cachant dans une
grotte. Le rocher où le corps du nouveau-né fut déposé et qui protégea
ses membres frêles se voit encore, et les lèvres des fidèles viennent y
déposer un baiser, l’usant lentement. Et ainsi Aïn-Karem ou
Saint-Jean-de-la-Montagne, malgré que des siècles aient passé sur le
sommet de ses collines, n’a rien perdu de son aspect serein: ses eaux y
chantent toujours une légère chanson, donnant la joie de leur fraîcheur
à la gorge desséchée des voyageurs; ses fleurs et ses fruits y croissent
odorants et vigoureux; et la douce idylle qui vient des choses et des
souvenirs domine l’obscure vallée qui va se perdre dans le désert.

                   *       *       *       *       *

Mais Jean voulut fuir l’idylle. Jeune encore, il laissa la maisonnette
d’Aïn-Karem et alla vivre dans une grotte solitaire, où il commença une
existence de prières et de contemplations mystiques. La beauté de la
nature et la grâce des femmes n’eurent pas de signification pour lui; il
renonça à tout ce qui était humain et ses yeux fiers se brûlèrent à
regarder le ciel. Pendant que le Rédempteur traînait obscurément sa
jeunesse dans la boutique de Joseph le charpentier, Jean avait déjà
donné sa grande âme à un idéal suprême; la réputation de son austérité
et de son esprit pur et élevé s’était répandue dans toute la Judée. Les
sectes vivaient à Jérusalem dans l’hypocrisie et dans les plaisirs,
soumises jusqu’à la servilité à la loi de Moïse; mais Jean n’entra
jamais à Jérusalem, il n’aimait que les vastes solitudes et les horizons
infinis du désert: le contact avec la vie troublait ses extases
suprêmes. Jamais l’esprit de celui qui tressaillit dans le sein
d’Élisabeth, à l’approche de Marie enceinte de Jésus, jamais cet esprit
sauvage et indépendant ne voulut s’assujettir à la calme existence
d’Aïn-Karem; jamais la brune et maigre figure du Précurseur, creusée par
les jeûnes et les prières, ne monta le sentier étroit qui conduit au
village: cette fontaine ne désaltéra point ses lèvres brûlées. Il partit
pour toujours. Les jolies filles, aux yeux noirs brillants, ne le
revirent plus; ses compagnons ne lui envoyèrent plus leurs saluts
affectueux. Jean disparut. Plus tard, on apprit que dans l’ardent désert
de Jéricho, entre le lac Asphaltite et le Jourdain, une voix puissante
secouait les échos taciturnes des plages. Et la prophétie d’Isaac parut
s’être réalisée: _Une voix clame dans le désert et dit: Préparez les
voies du Seigneur._ Pendant des années et des années, dans cette plaine
desséchée où, seul, à travers les buissons d’épines couverts de sel,
galope le chacal immonde; dans cette plaine où semble planer l’éternel
châtiment d’un Dieu sans miséricorde; dans cette plaine où tout paraît
mort, là vécut Jean. Une peau de chameau lui ceignait les reins et était
son unique vêtement; il mangeait des sauterelles et du miel sauvage; il
était le fils du désert; il en était l’âme mystique; il en était
l’esprit exalté. Il peuplait la plaine, il la remplissait de ses
prédications. Qui l’écoutait? Personne. Cependant la renommée de sa
piété, de ses privations, de son austérité pénétrait dans les villages
les plus lointains, arrivait jusqu’à Jérusalem, faisait pâlir le
Tétrarque, l’époux d’Hérodiade... Comment, il y avait quelqu’un, là-bas,
qui maudissait l’éternel péché de l’homme; qui levait les bras au ciel,
vers ce Dieu que la Judée méconnaissait?... Des pays les plus lointains,
des gens humbles et repentants venaient solliciter le baptême et la
purification. L’eau du Jourdain était versée par les mains brunies de
Jean-Baptiste, et les hommes s’en retournaient réconfortés, venus à une
vie nouvelle. Ah! le jour merveilleux où le blond prophète descendit,
lui aussi, dans la plaine brûlante de Jéricho, demandant humblement le
baptême! Ainsi que les mères s’étaient rencontrées et embrassées, ainsi
les fils se rencontrèrent et s’embrassèrent, devant les rives du fleuve
sacré, dans ces champs que le ciel dut aimer, car ils furent témoins de
la scène suprême. Jean trembla de joie, et, dans l’émoi de son âme, il
ne voulut pas baptiser Jésus, s’en croyant indigne; mais le Galiléen l’y
obligea doucement, et sa tête blonde se baissa sous l’eau divine...
Après cela, l’histoire de Jean finit. Le baptême du Rédempteur est la
récompense de sa longue pénitence, de toute sa jeunesse sacrifiée à
l’idéal sublime. Salomé, fille d’Hérodiade, peut danser voluptueusement
devant le Tétrarque et demander la tête de l’ascète; celui-ci, dans les
prisons de Machéro, verra venir sans trembler la hache du bourreau. Son
destin mystique est accompli.




A QUATRE CENTS MÈTRES SOUS LA MER




I

Jéricho.


Jéricho, Jéricho! A peine dans la cité sainte, vous n’entendez que ce
mot, dans toutes les langues, avec plus ou moins d’aspiration sur la
première lettre, avec plus ou moins d’accent sur la dernière. Des
voyageurs de toutes nations le prononcent constamment à l’heure des
repas: Jéricho, Jéricho! En effet, celui qui, à Jérusalem, est monté sur
le mont des Oliviers, a contemplé le saint Sépulcre, est descendu dans
les tombeaux des Rois; celui qui a visité Bethléem et même traversé
Hébron, la ville d’Abraham, n’a vraiment rien fait et n’a vu que tout ce
que tout le monde peut voir. Jéricho! voilà l’endroit intéressant. Non
par lui-même, car, de la ville fameuse, il ne reste guère que huit ou
dix maisons, un hospice russe et quelques chambres meublées, seul abri
que l’on puisse trouver après le mois d’avril. Jéricho n’est rien, mais
c’est par là que passe la route du Jourdain et de la mer Morte. On y
mange et on y dort, quand on peut manger et dormir à quatre cents mètres
au-dessous du niveau de la mer, dans un pays où l’on respire du plomb
fondu. Le plus souvent, sans avoir ni mangé ni dormi, mais après avoir
été dévoré par les plus terribles moustiques du monde, on se dirige vers
le sombre lac de bitume qui a englouti Sodome et Gomorrhe et où semble
encore flamber le feu vengeur. On se rend sur les bords du Jourdain, où
saint Jean-Baptiste rencontra Jésus et lui versa sur la tête les claires
eaux du fleuve. Beaucoup de voyageurs ne vont pas en Samarie et ne
visitent pas la Galilée, Nazareth, le Thabor, le lac de Génésareth et
Capharnaüm, c’est-à-dire le théâtre de la jeunesse de Jésus; aucun
n’oserait quitter Jérusalem, sans s’être rendu à la mer Morte et au
Jourdain.

                   *       *       *       *       *

A peine le passant ingénu et malheureux a-t-il émis l’intention de se
rendre à Jéricho, que ses tourments commencent:

--Jéricho! mais la route est dangereuse.

--Dangereuse?... et pourquoi?

--A cause des Bédouins.

--Que font les Bédouins?

--Ils tuent les voyageurs pour les voler.

--Est-ce possible?

--Parfaitement.

--Et la police turque...

--Elle arrête les coupables, mais après le crime.

--Ah, bon!

_Ici, le voyageur s’abîme en de profondes réflexions; puis il va parler
de Jéricho un peu plus loin._

--Jéricho? Oui, c’est assez dangereux; cependant, depuis quelque temps,
on n’entend plus parler de rien.

--Depuis quelque temps?...

--Oui, il y a trois mois on a signalé une agression; c’était seulement
une vengeance particulière.

--Alors, les Bédouins sont des voleurs?

--Certainement; mais le gouvernement turc a un traité passé avec eux,
pour qu’ils n’attaquent pas les voyageurs.

--Vous parlez sérieusement?

--Pas tout à fait... Vous savez, dans ce pays...

--Alors, on peut voyager en toute sécurité?

--Je ne garantis rien.

_Le voyageur devient songeur; il prend courage et va vers un groupe de
personnes qui reviennent de Jéricho._

--Jéricho? Nous n’avons pas vu de Bédouins.

--Alors, vous avez été tranquilles?

--Pas complètement, car à un certain endroit les guides et l’escorte
nous ont fait hâter le pas, assurant qu’il y avait des brigands dans la
montagne.

--Les guides voulaient peut-être un pourboire plus fort?

--Peut-être...

--Jéricho? interrompt un autre. Prendrez-vous une escorte?

--Naturellement. Mais de quoi faut-il qu’elle soit composée?

--Un Bédouin à cheval, bien armé, à qui on donne quinze francs. C’est
une sorte de tribut payé au chef du village d’Aboutiss, sur la frontière
de Jérusalem.

_Ici, le voyageur est très ému._

--Au moins, avec cette escorte, est-on protégé?

--Presque...

--Comment presque?

--Vous savez, on rencontre quelquefois des bandes indépendantes, contre
lesquelles le cheikh d’Aboutiss ne peut vous protéger.

--Et l’escorte... que fait-elle?

--Elle se sauve.

--Mais alors elle ne sert à rien, votre escorte?

--Comment, à rien? Mais sans elle, vous ne pouvez partir.

--Cependant, puisqu’elle se sauve?

--Je le sais, mais elle est indispensable. Si vous n’en avez pas, il
vous arrivera quelque chose quatre-vingt-dix fois sur cent...

--Et si j’en ai une?...

--Oh! alors, il ne vous arrivera rien quatre-vingt-dix fois sur cent...

--Le chemin est-il bon?

--Pas mauvais.

--Vous n’avez pas eu d’incidents désagréables?

--Moi?... Pas du tout.

--Depuis combien de temps les assassinats et les vols ont-ils cessé sur
cette route de malheur?

--Depuis longtemps... mais qu’est-ce que cela vous fait, puisque vous
avez votre drogman et votre escorte!

--C’est juste.

--Vous avez aussi un Bédouin à cheval?

--Oui.

--Emportez des armes, si vous en possédez.

--J’ai bien un revolver, mais j’ai toujours peur qu’il ne parte dans ma
malle.

--Ça ne fait rien... Mettez-le bien en évidence.

--Voyons, la route de Jéricho n’est pas sûre, alors?

--Ah!... Vous comprenez... En Orient...

                   *       *       *       *       *

Puis le chœur continue:

--Jéricho?... Un chemin triste, désolé, désert, et de chaque côté, des
paysages sombres et monotones.

--Jéricho?... Une chaleur atroce.

--Mais je suis du Midi...

--Qu’importe! Jéricho est le point le plus bas de la terre: on ne peut y
respirer.

--Jéricho?... L’_hôtel du Jourdain_ est fermé... L’hospice russe est
fermé. Il n’y a que quelques chambres meublées tenues par des Russes.

--Jéricho?... Mais il n’y a rien à manger.

--J’emporterai mes provisions.

--Personne ne vous les fera cuire.

--Buvez du thé... Évitez l’eau...

--Jéricho?... Vous partirez à l’aube de Jérusalem pour arriver à dix
heures du matin. Il fera déjà chaud, mais vous ne souffrirez pas au
commencement du voyage.

--Bien, je partirai à l’aube.

--Vous avez un grand chapeau?

--Non; seulement un chapeau de paille.

--Vous avez au moins une _kouffieh_, un mouchoir de soie?

--Oui.

--Mettez-le sur votre chapeau...

--Oui.

--Et en dessous, placez sur vos cheveux un mouchoir de batiste.

--Que de choses, grand Dieu!

--Plus vous vous couvrez la tête, moins vous avez à craindre une
insolation.

--Très bien.

--Il vaudrait mieux avoir un casque de liège.

--Oh! un casque!

--Cela vous paraît étrange? mais en Orient, c’est le meilleur moyen de
se protéger du soleil...

--Je n’ai pas de casque, et si j’en avais un, je ne le mettrais pas.

--Enfin, protégez votre tête.

--Oui, merci.

--Jéricho? reprend un autre. Vous partirez l’après-midi, n’est-ce pas?

--Non, je me mettrai en route à l’aube pour profiter de la fraîcheur
matinale.

--C’est une erreur grave, car vous avez le soleil de face, et cela n’a
rien de divertissant, je vous l’affirme. J’en sais quelque chose...

--Alors, que faire?

--Il faut partir après midi. Vous aurez le soleil dans le dos tout le
temps, et vous ne souffrirez pas.

--En ce cas, j’arriverai fort tard à Jéricho!

--Cela n’a pas d’importance.

--Il n’y a donc pas de danger?

--Ma foi! on n’est pas sûr de rencontrer des voleurs, tandis que
l’insolation...

--Jéricho?... C’est un voyage fatigant, etc.

_Ici, notre infortuné voyageur, énervé et sceptique, demande:_

--Jéricho? Est-ce que cela vaut la peine d’y aller?

Parmi les interlocuteurs, quatre disent non; trois, oui; un, oui et non.

                   *       *       *       *       *

Et malgré tout pas un seul voyageur, jeune ou vieux, homme ou femme, qui
n’aille à Jéricho: c’est immanquable!




II

En palanquin.


Personne ne visiterait Jéricho, ses dix maisons et ses vingt cabanes
perdues dans la grande plaine de Riha, si l’on n’était forcé de s’y
arrêter en allant de Jérusalem aux rives désertes de la mer Morte ou aux
bords verdoyants du Jourdain. Personne ne voudrait séjourner dans ce
triste village, qui semble situé au fond d’un puits et où le ciel paraît
si lointain que l’œil s’abaisse plein d’effroi sur la terre. Le voyageur
emporte avec lui une impression d’ennui, de frayeur, de malaise, et se
souvient de Jéricho comme d’un endroit étrange et angoissant, où l’on a
la sensation d’une chute dans un trou profond, plein de vapeurs âcres et
de reptiles mystérieux... Qui n’a éprouvé, à Jéricho, ce frisson
physique et cette terreur morale? Qui n’a pas eu la crainte vague de
mourir, suffoqué dans cet air irrespirable, la nuit, dans ces étroites
chambres meublées? Qui n’a pas eu le cœur soulevé du goût de cendre
qu’ont tous les mets et de la saveur saumâtre qu’ont tous les liquides?
Alors, dès qu’on a subi ces effets divers, on n’a plus qu’un désir:
fuir, fuir, sans perdre une minute, n’importe où, vers le Jourdain, vers
la mer Morte, vers les monts de Moab, vers le désert même, mais ne pas
rester là où l’agonie est inévitable--l’agonie d’une pauvre mouche
tombée dans un verre.

La fuite! La petite maison de bois et de briques où l’on loge à trois
francs la nuit est construite au bout d’une ruelle: elle est enveloppée
d’un silence et d’un recueillement propres à donner immédiatement le
frisson de la peur. Les deux vieilles Russes ont des vêtements gris,
avec une coiffe et un col blanc, une tenue monacale. Elles ne
comprennent pas un mot d’italien, de français ou de grec. Silencieuses,
elles vont et viennent d’un pas léger. De temps en temps, la petite
maison, qui a un étage, craque un peu et on ne sait rien de ceux qui
sont au-dessus, à côté, autour de vous.

La chambre où l’on dort est au rez-de-chaussée; les fenêtres grillées
s’ouvrent sur la campagne. Le lit est entouré d’une moustiquaire si
épaisse qu’on pourrait y cacher un cadavre, comme dans les _Mystères
d’Udolphe_, d’Anne Radcliffe. Au dehors, le drogman, fidèle défenseur,
repose sur le divan d’une salle à manger; le Bédouin d’escorte, le
_moukre_ et son fils logent dans un hangar près des bêtes. Deux longues
nuits s’écoulent ainsi; on ouvre toutes les fenêtres sans réussir à
respirer; on sort sur le chemin pour essayer de voir les étoiles à
travers les arbres; on interroge les bruits légers qui rompent le lourd
silence; on attend je ne sais quelle apparition imaginaire ou réelle.

                   *       *       *       *       *

On va généralement à Jéricho à cheval en une dizaine d’heures. Moi, je
choisis le palanquin: ce mode de transport est plus pratique et plus
poétique; il est un compromis entre la raison et l’imagination, et, tout
en étant peu habituel, il respecte davantage les os du voyageur. En
Orient, le palanquin est une sorte de chaise à porteur en bois, dont le
devant est ouvert; sur les côtés, deux petites portières. La banquette
et le dossier sont rembourrés de cuir et couverts de toile grise. Quatre
brancards en avant et en arrière passent dans deux forts anneaux de fer
attachés au bât de deux vigoureuses mules. Et l’on est un peu secoué,
pas trop, avec la sensation d’un voyage sur mer--sans nausée.

Il est inoubliable, ce voyage en palanquin, dans ce pays où l’histoire
sacrée a laissé tant de traces; où Jésus, humblement, courba la tête
pour recevoir le baptême, tandis que le Précurseur pâlissait en touchant
son Seigneur! Nous partîmes de Jérusalem vers une heure après midi. Un
vent frais commençait à souffler. Notre petite caravane était ainsi
composée: d’abord mon palanquin plein de valises, de livres, de manteaux
pour la nuit, d’ombrelles et de mouchoirs de soie pour le soleil; puis
le drogman Issa, à cheval; puis, également à cheval, le Bédouin Ahmed;
celui-ci armé jusqu’aux dents, jeune, maigre, bruni, silencieux, fumant
d’éternelles cigarettes; puis le _moukre_ Jean et son fils, conduisant
l’âne chargé de provisions, sur lequel ils montaient une heure chacun.
Le Bédouin marchait en tête, et sa silhouette menue et précise se
détachait nettement sur la limpidité du ciel d’Orient; parfois, il
s’arrêtait, et, immobile comme une statue équestre, attendait l’arrivée
de la caravane. Le palanquin le rejoignait bientôt, avec son
balancement, qui rendait le paysage imprécis et plus attrayant; après
lui, toute notre petite troupe.

Ah! les longues heures passées en cette rêverie heureuse, en cet état
d’âme exquis qui rend les impressions plus aiguës et plus profondes!...
Ah! ma petite cellule de bois, ondulant sous les pas assurés des mules,
et l’horizon fuyant, et le paysage mouvant, et le parfum des
lauriers-roses! La route interminable, sans gaieté, sans vie, serpentant
entre des collines arides, descendant insensiblement au fond de ce
lugubre entonnoir, me faisait l’effet d’une route de rêve vers une
contrée chimérique, grâce à ce muet bercement dans l’air léger.

Les hautes montagnes de Sion fuyaient derrière nous; les maisons de
Béthanie disparaissaient une à une, et, comme en un kaléidoscope,
défilaient les collines poudreuses où le chacal même ne peut trouver sa
nourriture. Et toujours la petite boîte ambulante descendait,
descendait, le long des parois rocheuses, dans le lit des torrents, dans
les fossés creusés par les pluies hivernales. Le drogman, le _moukre_ et
son fils marchaient avec cette patience impassible des Arabes qui
affrontent toutes les privations et dévorent tranquillement l’espace. Le
Bédouin svelte, le fusil en bandoulière, les poignards croisés dans sa
ceinture, allait, toujours silencieux. Et pendant six heures, je
n’ouvris pas un livre, et je vécus dans l’austère enchantement d’un pays
deux fois sacré par les grands événements dont il fut le théâtre et par
les cataclysmes de la nature: pays dévasté, peut-être pour avoir vu de
trop grandes choses. Je me sentais loin, détachée du monde extérieur,
délivrée de toute influence étrangère, seule, seule, devant cette
campagne vaste et déserte, avec, là-bas, le but attendu et désiré; je me
sentais toute autre, avec une âme ingénue comme celle d’un enfant,--mais
d’un enfant qui aurait connu l’ardeur de la vie et la douceur du rêve...
Ah! mon palanquin, tout parfumé de lauriers-roses, qui me portait par
les chemins arides, semés de pierres fendillées par le soleil! Je n’ai
qu’à fermer les yeux pour retrouver encore son mouvement régulier, pour
revoir ces paysages tragiques et enchantés, imprimés en mon cœur, qui ne
saurait plus oublier...

                   *       *       *       *       *

Le voyage de nuit en palanquin a quelque chose de magique. Vers trois
heures après minuit, le drogman vient frapper à la porte de la petite
chambre où je repose, à Jéricho; dans l’ombre profonde, au milieu de
l’agitation de personnages fantastiques, qui grouillent de tous côtés,
la caravane repart pour le Jourdain. Les ténèbres sont épaisses, mais
les mules ont le pied sûr. Et le palanquin entre dans le noir, descend,
s’incline, penche, remonte, ondoie, effleure des buissons parfumés et
s’enfonce de plus en plus dans l’obscurité: au loin, paraît un bout de
ciel étoilé. J’ai la sensation d’être dans un pays inconnu, mystérieux,
fabuleux; de suivre des routes inexplorées et des chemins incertains,
dans des végétations invisibles; d’étranges profils et d’inquiétantes
silhouettes se dessinent autour de moi: seule, la cigarette du Bédouin
brille faiblement devant moi. En vain, mon regard halluciné essaye de
distinguer quelque chose; en vain, je me penche à la portière pour
tenter de voir... Où allons-nous? Avons-nous réellement un but? Le
voyage me semble interminable, sans fin, éternel... Peut-être vais-je
toujours marcher ainsi, sous la sombre nuit, enfermée dans cette boîte?
Mais non! là-bas, là-bas, les voiles épais, s’éclaircissent comme si une
main surhumaine les soulevait un à un. La pénombre devient grise, un
souffle frais bat de l’aile, et nous allons vers la lumière du jour
nouveau. L’heure est exquise. L’aube dans ce désert de sel qui s’étend
de Jéricho au lac de bitume, l’aube n’a pas la tristesse de l’aurore
brumeuse des villes. Elle a une délicatesse, une douceur, une jeunesse
intenses. Une clarté rose enveloppe la montagne de la Quarantaine, où
Jésus fut tenté par le démon, et descend dans la plaine. L’hallucination
devient réalité: la grandeur de cette solitude où Jean a parlé se
manifeste dans toute sa noblesse. J’ai les yeux encore pleins des
visions de la nuit et mouillés de larmes... Mais le soleil se lève et
une étendue vaste, immobile, décolorée, apparaît: c’est la mer Morte.




III

Sodome et Gomorrhe.


La mer Morte est située à environ dix lieues de Jérusalem, à trois cent
quatre-vingt-dix-neuf mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée.
L’immense coupe de ses eaux immobiles est renfermée entre deux chaînes
de montagnes élevées et arides, les monts de Juda et les monts de Moab.
Sur les rives et sur les sommets, aucune trace d’hommes ou de végétaux.
Sa largeur est de dix-sept kilomètres et elle a près de quatre cents
mètres de profondeur. Devant son apparence métallique, devant sa teinte
uniforme qui ne réfléchit même pas l’azur du ciel, le voyageur croit à
une étendue démesurée, et dans son imagination ce triste lac apparaît
comme un océan tranquille, qu’aucun navire ne traversera jamais.

Malgré une certaine transparence, l’œil est arrêté à peu de profondeur
par des étincelles rappelant l’éclat du mica. Je dois aussi avertir les
baigneurs qu’on remonte toujours à la surface et qu’il faut apprendre à
nager obliquement si l’on veut éviter de plonger et d’avaler un liquide
dont la saveur est atroce. Le baigneur est également forcé de se couvrir
le corps pour éviter le contact des minéraux en dissolution, et la tête
pour se protéger des rayons du soleil. Lorsque l’eau de la mer Morte
pénètre dans les yeux, elle y produit une brûlure analogue à celle du
tabac. Aucune espèce de poisson ne peut vivre dans ces ondes
empoisonnées. De temps en temps seulement, un oiseau rase le miroir
scintillant sans le ternir et disparaît rapidement.

Phénomène bizarre: aucun des fleuves qu’elle reçoit et qui y déversent
des milliers de litres d’eau, ne fait croître son niveau. Une immense
évaporation se produit et augmente encore le mystère, la solennité de
cet endroit. Pendant trois ou quatre lieues, la terre est brillante de
sel et les chevaux enfoncent dans cette blancheur comme dans une neige
scintillante. Çà et là, loin de la plage, s’élève un arbuste aride aux
fruits étranges, amers ou pleins de cendre, selon qu’ils sont frais ou
desséchés. Ce sont les fruits de la mer Morte, nés d’une végétation
condamnée, dans un désert aride, des fruits abominables au goût, des
fruits de châtiment, qui portent, eux aussi, les traces de la
malédiction divine.

                   *       *       *       *       *

Devant cette mer sans vague et sans tempête, qui prend à l’aube la
couleur de l’acier non trempé et aux heures plus lumineuses la teinte de
l’argent en fusion; sur cette plage qui ne vit jamais une barque de
pêcheurs ou un bateau de plaisance; en présence de cet océan mort où
s’engouffre le rapide et bruyant Jourdain, la curiosité superficielle
disparaît. Qu’importe si le manche d’une ombrelle, plongé dans l’eau, en
ressort tout brillant de sel? Qu’importe si cette petite île, là-bas,
paraît ou disparaît au-dessus de la ligne des eaux? Qu’importe si un
Anglais a parcouru à la nage la distance qui la sépare de la rive? Qui
oserait penser à de telles futilités au milieu du tragique silence qui
règne en ce lieu, parmi les âcres senteurs de bitume et de soufre,
devant l’expression austère que prennent les Arabes de l’escorte, gens
impressionnables et craignant Dieu?

C’est plutôt une sorte de curiosité macabre qui pousse à se pencher sur
l’eau et à la fixer, avec autant d’intensité peut-être que Dante, en son
immortelle et funèbre vision de l’Enfer. Sous les ondes fumantes du lac
de bitume, ensevelies sous une pluie de feu et de métaux fondus, dorment
les cinq villes pécheresses, où il fut impossible de trouver dix justes.
Terrible, implacable, fut le châtiment qui s’appesantit sur elles. La
mer Morte étendit dans la vallée, jadis pleine de vie, ses eaux chaudes,
épaisses et fumantes.

Pas une pierre, pas une trace humaine n’est restée de Sodome, de
Gomorrhe, d’Adama, de Ségor et de Soboïm! La terreur de cette punition
céleste se répandit par tout le pays des patriarches et, dans le cours
des siècles, plana comme un spectre menaçant au-dessus des villes
adonnées au péché. La crainte du feu vengeur troubla longtemps encore
les rois impies et les princes infidèles. Quel long pèlerinage d’êtres
humains virent ces rivages solitaires! Combien de voyageurs se sont
mélancoliquement penchés sur ces ondes pour en découvrir le secret, et
sont repartis plus pensifs, accablés sous l’infinie tristesse qui se
dégage de la Mer Morte!

                   *       *       *       *       *

Jamais nulle part le symbolisme ne fut exprimé d’une façon plus efficace
et plus épouvantable. Sodome et Gomorrhe sont bien disparues pour
toujours, et ni la religion ni l’art ne parviendront à les évoquer.
Cependant le péché et son châtiment, inflexiblement unis, sont partout.
Cette immensité déserte où l’herbe ne pousse pas; cette mer qui n’eut
jamais de vagues et dont les vapeurs sulfureuses montent dans l’air
jusqu’au ciel; ce métal liquide où se heurtent les éléments les plus
opposés; ces couleurs sans vie, qui semblent faites de pierre ou de fer;
cette absence de mouvement; la mort de ce vif et rapide Jourdain dans
les abîmes profonds et obscurs de la mer Morte; cette chaleur qui
dessèche et cette odeur qui serre la gorge; cette eau qui est du sel et
du métal; ces fruits qui sont du verre et de la cendre--tout cela, c’est
l’âme, c’est son péché, c’est son châtiment. Et l’homme qui a dégradé
son esprit dans les plaisirs égoïstes, qui a rendu un culte à la
matière, qui a vécu dans l’orgueil, qui a sacrifié la partie la plus
pure de lui-même aux choses du monde; l’homme, au moment où il se croit
le plus fort, sent en lui le poids écrasant de ce désert, de cette
solitude, de cette aridité.

L’être qui a obéi lâchement aux plus bas instincts, dès que sont passées
les brèves heures de ses joies, se voit fermer pour toujours le
spectacle de la vie: il n’y a plus pour lui ni riante campagne, ni
fleurs parfumées, ni oiseaux jaseurs; tout est poussière, pierre, métal;
tout est sombre ardeur, tout est tourment des sens. Le fruit de la vie,
d’apparence si florissante, désormais ne contient plus pour lui qu’un
peu de cendre. Pareil à ces misérables habitants des cités maudites, il
a nié, lui aussi, les saints enthousiasmes; il a renoncé à l’idéal, il a
repoussé la pureté et la foi, et comme eux, une fois son rêve de plaisir
fini, il ne trouve plus en soi que la dévastation, la ruine, et le
silence de la mort. Les eaux justicières se sont refermées sur cette
dévastation et ne s’ouvriront jamais plus. Dieu a voulu que ce paysage
de la mer Morte fût l’image du péché et du châtiment; et quiconque a
vécu dans l’erreur et a aimé le mensonge, voit submerger son âme sur un
horrible lac asphaltite...




IV

Le Jourdain.


Peu à peu, disparaissent les arides sillons couverts de sel que les
vapeurs de la mer Morte laissent tomber sur le vaste désert de Jéricho.
Le terrain mêlé de sable noirâtre et de pierres où se fatiguent les
chevaux est laissé en arrière. L’air n’est plus chargé de ce brouillard
qui, le long du lac de bitume, accable le voyageur. Le ciel d’Orient,
d’un azur très pâle et très doux, reparaît enfin; lentement, la caravane
poursuit sa marche, au pas tranquille des chevaux et des mules; le
palanquin se balance uniformément; et, tout à coup, dans la fraîcheur
matinale, quelques touffes d’herbe surgissent, où l’œil surpris croit
entrevoir des gouttes de rosée! Puis, un léger trille rompt le grand
silence de l’espace: c’est la voix d’un de ces petits oiseaux qui vivent
dans les herbes et sautillent près du sol. La végétation augmente sans
cesse: on voit maintenant, au milieu de la verdure, quelques fleurs des
pays chauds, blanches, jaunes ou violacées, jamais rouges; fleurs
gracieuses sur leur tige légère. Le sentier court entre des haies
fleuries et épineuses; les chevaux, de temps en temps, arrachent au
passage quelques plantes aromatiques et délicates comme de la dentelle.

Alors, sentant venir à lui ces odeurs saines et réconfortantes, voyant
toute cette verdure par les portières ouvertes, le voyageur se penche
avidement pour contempler le spectacle nouveau. Le balancement de la
marche l’empêche de remarquer que le paysage est très vaste, très animé,
très vivace, avec l’ondulation des hautes herbes, avec toutes ces masses
de fleurs, avec ces oiseaux qui chantent, avec toutes les formes de
cette vie solitaire et ardente, sous un ciel pur et caressant. Puis, sur
les parois mêmes de la chaise, il entend un léger frottement: les herbes
sont devenues si hautes qu’il faut maintenant s’ouvrir un passage, et
qu’il est presque entièrement submergé dans toute cette fraîcheur, parmi
ces rameaux qui le frôlent, ces gouttes de rosée qui lui mouillent le
visage. Et ce bain de feuillage après le pays aride, pierreux, maudit,
qu’il vient de traverser, cette tendresse des choses, cette caresse des
fleurs, tout cela est vraiment délicieux. Voici donc l’oasis de la
Palestine. Voici les champs aimés du ciel. Voici le Jourdain.

                   *       *       *       *       *

Non loin de la rive droite, la caravane s’arrête. En un clin d’œil, le
palanquin est sur le sol; les chevaux, les mules, sont laissés en
liberté; les châles, les valises, les tapis, les ombrelles sont placés
sur le gazon fleuri. Le soleil baigne d’une lumière blonde toute la
berge droite, tandis que la gauche est encore dans l’ombre. Le fleuve
sacré roule rapidement ses eaux claires par petites vagues, encore un
peu grises, que le soleil colore bientôt. Les hommes de la caravane se
réconfortent, étendus sur des tapis; le Bédouin fume son éternelle
cigarette et le drogman visite le sac aux provisions. Le touriste est
seul, tout seul devant le Jourdain. On ne peut décrire la superbe beauté
de cette eau limpide, fuyant silencieusement entre les buissons des
rives ombragées de grands arbres; la fascination de ce fleuve solitaire
qui traverse un beau pays tout plein de rosée, tout égayé par le chant
des oiseaux. De nouveaux paysages se découvrent. C’est partout la même
végétation libre et douce, des bosquets où s’harmonisent les tons
verdoyants des saules délicats qui courbent leurs rameaux légers.

L’eau très claire se plisse, bouillonne, forme mille cercles qui
s’ouvrent, se ferment, se reforment plus loin, tandis que d’autres
apparaissent, et cette masse liquide semble frémir d’une vie sacrée et
joyeuse. Le pèlerin reçoit alors une impression de complète félicité:
l’oppression que lui avait laissée ce long et fatigant voyage dans le
désert de Jéricho et à la mer Morte disparaît comme par miracle; la
profonde tristesse des contemplations austères s’évanouit comme une nuée
obscure; une joie sereine ranime son imagination engourdie et ses lèvres
voudraient baiser cette terre bénie.

Le Jourdain passe, très rapide; et le voyageur, arrêté sur la rive,
éprouve le désir intense d’entrer dans ses fraîches eaux et d’en
recevoir la vigoureuse et brutale caresse; il voudrait enfermer dans ses
bras ce grand fleuve qu’aima le Seigneur, que les prophètes saluèrent,
que les apôtres bénirent, et que tous les chrétiens vénérèrent. Et là,
immobile sur le bord, il veut passer en son âme une heure divine. Les
plantes se réfléchissent dans les ondes, les fleurs exhalent des parfums
exquis, les arbres tendent leurs bras noueux, le sable est doux sous les
pieds. Depuis des milliers d’années, le Jourdain coule ainsi à travers
la Palestine, formant une oasis merveilleuse, et donnant la sensation
d’un paradis consolateur aux âmes lassées de spectacles monotones,
sombres et tragiques: le fleuve sera toujours ainsi dans les siècles à
venir.

Mais le temps du pèlerin est compté, la mémoire est courte, les
impressions fugitives. Celui qui est venu contempler le fleuve le plus
saint du monde se couche sur le sel, laisse sa main baigner dans les
eaux glacées, pose son visage sur les herbes folles, joue avec les
pierres blanches de la grève et aspire de toutes ses forces le magique
enchantement du Jourdain. Les douloureuses émotions du pays désolé
s’effacent; les souvenirs de l’histoire terrible où coula le sang divin,
s’enfuient; les mortelles tristesses de l’âme souillée et misérable
s’évanouissent. Le Jourdain, c’est le mysticisme lumineux sans une
ombre, c’est la prière sereine sans un sanglot et sans une larme, c’est
la foi sans peur et sans tourments. Le ciel sourit à la terre, qui lui
adresse ses plus joyeux saluts; les herbes, les plantes, les arbustes
germent et fleurissent; un chant continuel s’élève sur les rives du
fleuve, de l’aube au coucher du soleil; et les grandes eaux
réfléchissant l’azur ont une pureté que rien ne peut troubler.

Ah! la cruelle tragédie qui fait encore pleurer des millions de
chrétiens, ici n’afflige plus le cœur du croyant: ici, c’est l’amour et
non la douleur; c’est l’espérance et non le désespoir; c’est la foi
sublime et non la terreur du doute. Les ondes magiques renouvellent le
miracle du baptême, auquel elles servirent; elles lavent, purifient,
vivifient, et un printemps nouveau se lève dans le cœur guéri de ses
incertitudes, de ses amertumes, de ses blessures. Toute l’innocence des
belles fleurs, toute la clarté des eaux fuyantes, toute la sérénité du
ciel joyeux, passent dans l’âme de celui qui vient ici accomplir ce
pèlerinage de foi et de pitié. Le mystère régénérateur se répète une
seconde fois, puisque c’est ici, sous ce grand arbre, que Jésus, un jour
de printemps, courba sa blonde tête sous la main de saint Jean: ce
paysage a vu la scène suprême de l’amour. C’est assez pour que nos
lèvres pieuses effleurent ce tronc rugueux, pour que notre front le
touche, pour qu’une extase divine emplisse notre cœur...




V

La rose de Jéricho.


Avant le départ, il se trouve toujours un ami peu indulgent qui ne
trouve d’autre moyen de torturer le pauvre voyageur, que de détruire ses
illusions de route en déflorant les légendes poétiques des régions
lointaines et en démontant, morceau par morceau, les merveilleux
châteaux en Espagne que l’imagination s’était créés. Je me souviens
qu’en avril j’eus la faiblesse ou la prétention de dire que je partais
pour la Palestine. Or, mon voyage fut retardé d’une vingtaine de jours,
et je ne pus me soustraire aux plaisanteries d’un de mes amis très
sceptique, qui se moquait de la Terre Sainte, de Jésus, de Jérusalem, de
toutes les choses mystiques et sacrées qui m’attiraient dans le pays de
Soria. Il me priait de lui envoyer les mesures exactes de la vallée de
Josaphat; il voulait que je lui fasse expédier, dans une enveloppe, une
mèche de la chevelure d’Absalon; il me demandait de fermer mes lettres
avec le sceau de Salomon; il désirait avoir la photographie de Sodome et
de Gomorrhe; il me conseillait de me faire rebaptiser dans le Jourdain,
si ce petit fleuve existait encore; mais son idée fixe était la rose de
Jéricho. Cette rose est si souvent nommée dans les Saintes-Écritures
qu’il me parlait sans cesse de cette fleur. Jusqu’au dernier moment, il
me recommanda de la rechercher pour la lui rapporter; seulement il
voulait la vraie, l’authentique rose de Jéricho, celle qui sert de
comparaison pour la beauté féminine dans le Livre Saint: on pourrait au
moins, en voyant la fleur, se faire une idée des femmes de
l’antiquité...

Je me suis souvent informée auprès de ceux qui étaient allés avant moi à
Jéricho, sur les rives desséchées de la mer Morte ou à la fraîche oasis
du Jourdain, s’ils avaient vu, trouvé, cueilli la fameuse rose: les
réponses étaient contradictoires. L’un n’y avait pas pensé; un autre
avait toujours cru qu’elle était une figure de rhétorique; un troisième
l’avait cherchée sans la trouver, mais la saison était peut-être
avancée; un quatrième soutenait que les habitants déclaraient n’avoir
jamais vu de roses dans leur pays; un cinquième, enfin, affirmait
qu’elle se trouvait seulement à des hauteurs inaccessibles. Peu à peu,
devant tant d’incertitudes, je commençai à croire moins fortement à
l’existence de la fleur mystique. Tout le monde connaît cette subtile
sensation d’amertume, qui se répand dans notre âme quand le doute vient
briser une des poétiques croyances de notre enfance: ce n’est pas une
grande douleur; mais c’est une peine obscure, quelque chose de beau qui
disparaît--et la beauté est une chose si nécessaire à notre vie! Donc,
personne ne pouvait me renseigner sur cette plante symbolique, qui
parfume tant de pages sacrées et qui, avec le nard et le cinnamome,
semble composer un des pénétrants aromes dont sont imprégnés les
antiques récits. Nul n’avait vu cette fleur de forme exquise et d’odeur
suave, nul ne la possédait, nul ne pouvait me donner une indication
certaine: c’était sans doute une figure biblique, un mot qu’il fallait
prendre à l’esprit et non à la lettre? La rose de Jéricho, à qui l’on
compara Marie de Nazareth, la Vierge très pure, n’existait plus,
détruite comme tant d’autres choses, comme les villages et les villes,
comme Jéricho elle-même aux grandioses murailles? Et, dans l’antiquité,
il n’y avait peut-être jamais existé une seule rose de Jéricho! Et les
moqueurs, les sceptiques de troisième catégorie, les railleurs sans
esprit, ceux qui détestent les voyages, les pays de traditions et de
légendes, avaient peut-être raison contre cette pauvre fleur désormais
hypothétique et perdue dans le ciel de l’abstraction. «Faites-en un
bouquet avec _le lis de la vallée_...», m’avait dit en ricanant mon ami,
victime de la manie de tout ridiculiser, tandis que Dieu l’avait créé
simple et tranquille.

Je ne renonçai pas pour cela à mon projet: je devais rester près de deux
jours dans la vieille cité, où quelques maisons à peine sont encore
debout, et j’avais l’intention de chercher cette introuvable fleur,
produit de l’imagination orientale. Je préparais quelques excursions
dans la campagne avec mon drogman; je voulais faire l’ascension des
collines même du mont de la Quarantaine, où Jésus après son baptême
était venu passer dans la solitude quarante jours de jeûne et de prière.
Cette montagne est jaune, aride, faite de durs rochers: on découvre à
cette hauteur le grand paysage de Jéricho jusqu’à la mer Morte et au
Jourdain. C’est là que Satan tenta Jésus et lui offrit tous les royaumes
de la terre, s’il reniait son divin Père.

L’ascension de cette montagne est plus difficile et plus périlleuse que
celle du Thabor; mais j’étais décidée à la faire, pour suivre pas à pas
la vie du Christ et aussi pour chercher la plante désirée. Si je ne la
trouvais pas... eh bien, il fallait perdre tout espoir et déclarer que
sous les cieux azurés, parmi le chant sonore des tourterelles, parmi les
genêts sauvages à l’odeur intense, parmi les grandes marguerites jaunes,
jamais, jamais la rose de Jéricho n’avait existé, même au temps des
patriarches et des prophètes, même pendant la vie de Jésus, même aux
époques suivantes...

Un jour, je me trouvais à Bethléem: c’est la première excursion qui se
fait, après avoir visité Jérusalem, car Ephrata, la prospère, n’est qu’à
une heure et demie de l’orgueilleuse Sion. Avant mon départ j’entrai,
accompagnée de mon drogman, dans une de ces boutiques où l’on vend des
curiosités locales: coquilles de nacre finement sculptées où est
représentée une scène de la Passion, rosaires de deux sous et de cinq
francs, petites croix de bois et d’ivoire, colliers aux grains
bizarrement colorés, coupe-papier de nacre, cendriers en pierre noire de
la mer Morte, et cent autres souvenirs, que les habitants fabriquent,
creusent, cisellent, toujours actifs, bons ouvriers et habiles
commerçants. J’avais acheté quelques petits objets, lorsque le commis me
demanda:

--Ne désirez-vous pas une rose de Jéricho?

--Moi?... certainement, répondis-je, absolument stupéfaite.

Il me présenta une sorte de petite branche portant de légères brindilles
réunies ensemble et formant une sorte de boule épineuse, où l’on voyait
à peine, dans les interstices, quelques graines complètement desséchées.

--C’est la rose de Jéricho? demandai-je.

--Oui.

--Mais fanée, flétrie?...

--Elle est toujours ainsi, madame.

--Vous n’en avez pas de fraîches?

--Mais, madame, la rose de Jéricho n’est jamais fraîche.

--Ce n’est peut-être pas la saison, continuai-je voulant absolument que
ce rameau fût le cadavre d’une rose.

--Non, non... du reste cette plante accomplit le miracle...

--Quel miracle?

--Trempez-la dans l’eau et vous verrez les feuilles s’ouvrir et
présenter des traces de fraîcheur.

--Et ensuite?

--Elle se dessèche de nouveau.

--Faut-il la tremper entièrement?

--Oui.

--Et quel prix la vendez-vous?

--Un sou.

J’achetai trois de ces roses, trois petits paquets d’épines jaunâtres,
si secs qu’ils semblaient tomber en poussière.

J’étais très heureuse d’avoir trouvé aussi facilement ce que je
cherchais; cette fleur s’était pour ainsi dire présentée d’elle-même à
moi, pour que ma fantaisie fût satisfaite et pour me permettre de
triompher des sceptiques qui n’y croyaient pas. Cependant je restais
froide. Ça, une rose? Ça, la belle fleur que le Psalmiste célèbre avec
tant d’enthousiasme? Chercher le fin coloris des pétales, la ligne
gracieuse des corolles, le parfum enivrant, et rapporter cette branche
d’épines! Quelle déception! Plongée dans l’eau, cette rose s’ouvrait en
effet et semblait commencer à s’épanouir: mais cet étrange miracle
n’arrivait pas à m’enlever ma secrète mélancolie. Un soir, à l’hôtel de
Jérusalem, je montrai la fleur à un secrétaire du Consul de France, mon
voisin de table.

--Elle est fausse, me dit-il.

--Comment, fausse?

--Oui, madame, c’est la fausse rose de Jéricho. On en vend partout à bas
prix.

--En effet, un sou...

--Eh bien, jetez-la, c’est une vulgaire contrefaçon.

--Et la vraie, l’avez-vous vue?

--Moi? Jamais. Je ne suis ici que depuis trois mois; j’ai bien le temps
de la voir.

--Où pourrais-je la trouver?

--A Jéricho peut-être... Sur la montagne de la Quarantaine...

--Je la chercherai, déclarai-je plutôt pour moi que pour le secrétaire.

Le lendemain, je partis pour Jéricho à deux heures de l’après-midi: de
Jérusalem, il y a six bonnes heures de cheval. Pendant la première
heure, on reste sur la montagne, car Sion est à neuf cents mètres
au-dessus du niveau de la mer. A cette heure, il fait déjà frais en
Palestine et, dans la marche vers Jéricho, on a le soleil derrière le
dos. Aussi le voyage est-il délicieux au début. Puis, on commence à
descendre, à descendre continuellement, entre des collines arides,
s’abaissant par degrés, formant une interminable série d’entonnoirs,
au-dessus desquels le ciel paraît s’éloigner de plus en plus, tandis que
le voyageur a l’air de s’enfoncer dans un trou, toujours plus étroit,
plus solitaire, plus étouffant. Ce n’est pas un paysage de tristesse; la
tristesse a ses attraits et l’horreur ses séductions: c’est un passage
de cauchemar, qui rappelle les rêves dans lesquels on tombe lentement
d’une tour, on descend par une corde qui ondoie sous le vent, on marche
dans un souterrain sans issue. Ainsi, pendant cette route interminable,
aux circuits arrondis, le malheureux pèlerin cherche en vain du regard
une maison, un arbre; il voit disparaître l’air et la lumière; oppressé,
il ressent un désir irrésistible de remonter vers l’air libre, vers la
pleine lumière, vers Jérusalem; mais ses mains sont incapables
d’imprimer le moindre mouvement aux rênes; le cauchemar paralyse sa
volonté et son cheval le rapproche toujours de Jéricho. Le soir tombe.
Ces parages ne sont pas sans danger, livrés sans défense aux incursions
des Bédouins pillards, appartenant aux tribus du Jourdain; mais toutes
ces roches jaunes et nues qui s’élèvent vers le ciel sont tellement
déprimantes qu’il n’y a pas de place dans l’âme pour la peur. L’air
devient presque irrespirable. Jéricho apparaît dans une grande plaine
encaissée avec ses trois ou quatre maisons, ses vingt ou trente cabanes.

--Est-ce là Jéricho? demandai-je au drogman.

--Oui.

--Il n’y a pas autre chose?

--Rien autre.

Et comment pourrait-il en être autrement? La terre serait fertile, mais
la température, l’été et l’hiver, est si chaude que peu de personnes
peuvent y vivre.

--A quel niveau est Jéricho?

--A quatre cents mètres _au-dessous_ de la Méditerranée, répond le
drogman. C’est l’endroit le plus bas de la terre.

Cela suffit pour m’enlever le peu de souffle qui me reste; j’ai peine à
comprendre comment Jéricho pouvait être une cité florissante et
glorieuse du temps de Jésus. Elle se nommait Rihha; son pain se vendait
dans toute la Palestine. Elle était pleine d’agriculteurs et de
commerçants. Comment vivaient-ils? Il est certain que de grands
cataclysmes atmosphériques ont dû changer pour toujours l’aspect du pays
de Jésus: de vastes régions sont désertes, des villes entières ont été
détruites, les habitants ont péri et l’homme a disparu. Les Écritures
parlent des trompettes du jugement, tellement retentissantes qu’elles
firent tomber les murs de Jéricho; maintenant pas une âme n’apparaît au
milieu des quelques maisons du village et je ne sais où passer la nuit.
Un hôtel qui contient quelques chambres est fermé à cause de la chaleur
des derniers jours d’avril. L’hospice russe, qui reçoit les pèlerins de
toutes les religions, n’admet plus personne dès le 15 mai.

Je suis forcée d’aller demander l’hospitalité dans une petite maison que
tiennent deux vieilles demoiselles russes. Pour trois francs, on me
donne une chambre; le drogman, lui, devra se contenter du divan de la
salle à manger, et les voituriers dormiront par terre près de l’écurie.
Je frappe à une barrière, il est huit heures et il fait nuit; personne
ne répond. Je refrappe; enfin une vieille femme apparaît, portant une
lanterne. Vêtue de gris, avec une étroite coiffe blanche et un grand
fichu blanc sur les épaules, elle ressemble à une religieuse. Le drogman
lui adresse la parole en arabe, et elle nous montre le chemin. Les
chevaux restent à l’écurie; quant à nous, nous suivons un sentier
rustique sous une treille; je lève les yeux, et j’aperçois les étoiles à
travers les feuilles. Malgré l’obscurité, je devine une végétation très
florissante; seulement, mes poumons oppressés ne fonctionnent plus, sous
cette atmosphère de plomb, et le contraste de ce jardin fleuri avec
l’angoisse de l’étouffement est cruel.

La maison est cachée sous les arbres. Ma chambre est au rez-de-chaussée:
la porte s’ouvre vis-à-vis de la treille; j’ai trois fenêtres pour
établir la ventilation; mais y a-t-il du vent? le vent a-t-il jamais
existé dans ce pays? Cette petite maison, cette chambre, ces deux lits
enveloppés de moustiquaires ont un aspect mystérieux. J’adresse la
parole à la vieille en français, elle ne me comprend pas; en grec, même
résultat; elle ne connaît que le russe et un peu l’arabe. Je lui fais
dire par le drogman d’enlever la lampe à pétrole et de me donner une
bougie. Cela l’étonne. Autour de la chambre, il y a d’autres portes
fermées et j’entends au-dessus de ma tête craquer le plancher de bois.
Tout cela est si nouveau, si étrange, que j’ai la sensation d’être en
pleine aventure. Qui habite cette maison? Y a-t-il d’autres voyageurs?
Qui sont ces deux vieilles? Qui a couché hier dans cette chambre, dans
ce lit? Ceux qui y ont dormi se sont-ils _réveillés vivants_, comme les
héros de Ponson du Terrail? Tout cela, je le pense sans le dire; la
vieille disparaît et le drogman s’éloigne.

Fermer les fenêtres et la porte me semble une bonne précaution, mais, un
quart d’heure après, je suis si oppressée que j’ouvre une croisée, puis
la seconde, puis la troisième, et enfin je sors, je vais me promener
sous la treille. La nuit est déjà avancée, les étoiles brillent;
seulement il est impossible de respirer. Jéricho me fait l’effet d’un
grand coup de poing donné par le bon Dieu sur la croûte terrestre.
Quelque chose de blanc attire mon attention. Ce sont de fines
campanules. De temps en temps, s’élèvent des bruits étranges dans le
jardin, des frôlements d’animaux peut-être... dans la maison aussi
montent des rumeurs bizarres. Impossible de dormir par cette chaleur qui
donne le vertige, dans cette demeure inquiétante, dans ce lit où les
cousins vous dévorent, près de ce jardin délicieux, mais qui doit être
plein de bêtes venimeuses.

Le matin, avant de partir pour le Jourdain, je fis demander à la vieille
Russe s’il y avait des roses à Jéricho.

--Certainement, répondit-elle au drogman.

Dans la lumière matinale, la maison me parut attrayante et propre, la
treille charmante et la propriétaire toute souriante, lorsqu’elle revint
portant une belle rose.

--Demandez-lui si c’est la rose de Jéricho?

--Oui, répondit-elle, par l’entremise de l’interprète.

--La vraie?

--Elle n’en connaît point d’autre.

--Depuis combien de temps est-elle ici?

--Depuis vingt-huit ans.

J’emportai la rose, toute joyeuse. C’était une fleur fraîche, de
couleurs vives, ayant à peu près la même forme et la même odeur que
notre rose de mai, seulement un peu plus petite. Voulant jouir de sa
beauté, je l’emportai avec moi au Jourdain, à la mer Morte, oubliant les
valises, les livres et les éventails, pour ne faire attention qu’à la
compagne odorante et délicate de mon long et silencieux voyage. Elle ne
commença à se flétrir qu’à mon retour à Jérusalem; alors, comme une
jeune fille sentimentale, je la plaçai entre deux feuilles de ouate et
je la renfermai dans un gros livre. Si les joues des femmes juives
étaient aussi belles que les pétales de ma rose, si leur haleine était
aussi parfumée, le Psalmiste avait raison!...

Le soir, à table, le secrétaire du Consul français me présenta le
médecin du Consulat, homme très intelligent et très aimable, qui habite
la Palestine depuis huit ans.

--Eh bien, madame, me demanda-t-il, avez-vous trouvé la rose de Jéricho?

--Oui, monsieur, je l’ai rapportée avec moi.

--Ah! très bien. Vous l’avez cueillie sur la montagne de la Quarantaine?

--Je n’ai pas été forcée d’en faire l’ascension; je l’ai trouvée dans le
jardin de la maison où j’ai passé la nuit.

--Dans un jardin? C’est étrange, murmura le docteur, du ton que prennent
les savants quand ils doutent de quelque chose.

--Étrange, pourquoi?

--Parce que cette fleur ne se trouve qu’à une grande altitude, et même
assez rarement. Voulez-vous me la montrer?

--Certainement.

Je lui portai mon livre, il souleva la ouate et regarda la rose déjà
fanée.

--Ce n’est pas la rose de Jéricho.

--Et qu’est-ce donc, grand Dieu?

--C’est une simple rose de mai, une rose des pays chauds. Mais vous
devez en avoir des milliers à Naples.

--Mais celle-ci vient de Jéricho! m’écriai-je presque les larmes aux
yeux.

--Certainement: cependant ce n’est pas la «rose des Évangiles».

--Et vous, l’avez-vous jamais vue?

--Non seulement je l’ai vue, mais j’en possède trois ou quatre. Je vous
en donnerai une.

En retournant en Italie, j’emportai donc la _vraie_ rose de Jéricho,
enfermée dans une petite boîte avec une notice scientifique. C’est une
petite fleur sèche, roulée en cornet, grande comme un ongle; elle a des
rameaux qui s’élargissent comme les branches d’un candélabre et portent
deux autres petites fleurs. Si l’on trempe la tige dans l’eau, ces
petites feuilles s’ouvrent, sans reprendre leur couleur. Du reste, voici
la notice scientifique: «La rose de Jéricho est une plante de la famille
des composites, grisâtre, laineuse, largement ouverte sur le sol. La
capsule des feuilles séchées présente des qualités hygrométriques très
remarquables, sur lesquelles M. de Saulcy attira le premier l’attention.
C’est pourquoi cette plante, qui est l’_astericus aquaticus_, est aussi
appelée _saulcya higrometrica_. Ses propriétés, bien plus accusées que
dans la plante des crucifères nommée _anastatica antherocuntica_ (la
fausse rose de Jéricho), de même que son abondance dans les plaines d’El
Zelzeyd, ont conduit de Saulcy et Michon à considérer l’_astericus
aquaticus_ comme la plante hygrométrique connue des anciens sous le nom
de rose de Jéricho. Ces voyageurs ont de plus fait observer que les
armes de certaines familles remontant aux Croisades représentent comme
rose de Jéricho une plante qui ressemble à l’_astericus_ et pas du tout
à l’_asterica_. L’_astericus_ se trouve sur la montagne de la
Quarantaine.»

Je l’ai, cet _astericus_. Dans l’eau il s’ouvre, mais il reste gris, sec
et laineux. Et c’est la rose de Jéricho...




EN GALILÉE




I

En marche.


Bien que, sur la carte, Jérusalem paraisse peu éloignée de Nazareth, il
faut néanmoins, pour gagner la Galilée, huit journées de cheval à
travers la Judée et la Samarie. Ce voyage est très fatigant et très
désagréable: aussi les indigènes et quelques paysans russes
l’accomplissent-ils seuls. Un second itinéraire par Jaffa et Caïffa
demande environ sept jours, mais sur des routes affreuses, dans des
voitures épouvantables. A ces inconvénients, ajoutez un certain nombre
de dangers plus ou moins fantastiques, toutefois inquiétants, et vous
comprendrez que j’aie choisi un troisième moyen plus commode, par terre
et par mer.

Un mardi soir, le petit et ridicule chemin de fer de Jérusalem me
transporta à Jaffa en trois heures et demie. Je partis le même jour pour
Caïffa à bord d’un paquebot du Lloyd autrichien; et, le jeudi, j’étais à
Nazareth. De la sorte, le trajet ne dure en tout qu’un peu plus de deux
jours. C’est relativement très rapide, mais ce passage du chemin de fer
au bateau, du bateau à la voiture, de la voiture au cheval, est vraiment
fatigant. On dort mal. A peine a-t-on le temps de manger, l’embarquement
à Jaffa est atroce et le débarquement à Caïffa n’est pas moins
effrayant.

Qu’importe! La Galilée vous attire de loin: la vue de ce doux pays où
Jésus fut jeune, aimé, heureux, peut seule diminuer l’horreur de sa
mort. Les larmes versées en Judée sur ses souffrances ont été si amères
que l’on a le besoin de remonter dans la vie du Martyr, et d’arriver au
temps où il vécut dans cette contrée exceptionnellement prospère. Quand
une personne aimée meurt jeune, c’est une affreuse douleur de penser
qu’elle n’a pas été heureuse durant sa courte existence; on interroge
anxieusement le passé pour découvrir si la chère morte a eu un jour, une
heure de joie! Eh bien, c’est en Galilée que l’on va rechercher le temps
juvénile, serein et glorieux de Jésus: j’éprouve cette sensation en
mettant le pied sur le bateau.

Cependant, la côte de Saint-Jean d’Acre apparaît au loin; les cimes du
grand Hermon, couvertes de neige, se dessinent à l’horizon et la perfide
mer de Syrie prend des tons plus bleus; la terre, voilée par une nuée
légère, se fait plus visible, revêtue d’une teinte verte qui efface du
souvenir l’horrible cauchemar laissé par Jéricho. Caïffa, petite ville
industrieuse, située au pied du Carmel, semble être en prière devant le
grand sanctuaire de Marie et nous accueille admirablement dans une
auberge allemande, très propre. Quelque chose d’indécis, mais de très
tendre, flotte dans l’air et se reflète jusque sur les habitants. A
l’aube, un cocher allemand vient frapper à votre porte, tandis que son
cabriolet, dont les chevaux piaffent et hennissent, vous attend en bas:
c’est Georges Suss, un brave Westphalien appartenant à la petite et
travailleuse colonie allemande de Caïffa. Il possède trois cabriolets;
mais, par précaution, il conduit lui-même à Nazareth. On part et,
pendant six heures, dansant, sautant, descendant dans le lit d’un
torrent, entrant dans un champ de blé, repartant à fond de train,
s’arrêtant pour manger un biscuit et boire un verre de vin sous de beaux
arbres, on goûte en ce voyage une saveur mystique qui vraiment enchante.

A mesure qu’on traverse les champs cultivés, richesse de l’immense
plaine d’Esdrelon, l’attraction mystique de la Galilée devient plus
profonde, plus enveloppante: il semble que la bénédiction divine sourit
encore à cette région si vivante et si gaie. Nul maintenant ne pense à
la mort. A chaque détour de la route, tantôt près, tantôt loin, semblant
se déplacer magiquement, se dresse le Thabor, rond et vert comme un
immense sillon jailli du sol fleuri. Des paysans bruns, lestes, vêtus
d’une chemise de coton bleu, passent çà et là et saluent en arabe, tout
souriants. Des charrettes chargées de bois et de pierres nous croisent.
Et, sous ce ciel très pur, au milieu de ce paysage si gai, au bruit d’un
vent léger qui agite la capote du cabriolet, on se sent peu à peu
envahir par une impression de calme, de paix, de sérénité. Nazareth est
encore loin, qu’importe! Le temps passe vite, l’âme s’abandonne sans
résistance à cette douceur nouvelle. En quoi consiste-t-elle donc? La
Galilée est la contrée de l’amour, mais est-ce là tout le secret?

Cette impression de tendresse, d’émotion, de joie silencieuse est plus
profonde qu’au commencement du voyage; quelle est donc la force
nouvelle, le pouvoir inconnu qui donnent à la Galilée cette séduction
mystérieuse? Comment y a-t-on davantage la certitude de se trouver dans
la terre de toutes les charités, de toutes les miséricordes, de toutes
les beautés matérielles et spirituelles... Quand du haut de la colline,
Nazareth s’offre à la vue, la vérité éclate harmonieusement dans notre
âme: la Galilée n’est pas seulement le pays de Jésus, c’est aussi le
pays de Marie...




II

M. Hardegg.


Au _Jerusalem Hotel_, à Jaffa, il y a toujours beaucoup de monde, et il
n’y a jamais personne. Je m’explique: Jaffa est le port d’attache des
steamers français, autrichiens, russes ou égyptiens qui font le service
des passagers ordinaires. Tous ces paquebots sont d’une exceptionnelle
ponctualité; ils partent et arrivent à jour fixe et résolvent même le
problème du départ à l’heure exacte, quelle que soit l’importance des
marchandises qu’ils doivent embarquer ou décharger. Chaque voyageur sait
donc à quelle heure et quel jour il sera à Jaffa et quand il repartira;
il peut calculer sur son indicateur l’emploi de son temps. Un seul train
par jour part de Jaffa pour Jérusalem, à deux heures et demie de
l’après-midi. En comptant trois heures de trajet, en y ajoutant les
retards habituels en Turquie et naturels dans cet odieux petit chemin de
fer, on peut compter arriver à Jérusalem vers six heures.

Un train unique descend tous les jours de Jérusalem à Jaffa; il part à
huit heures du matin et arrive à onze heures et demie. Ainsi, les
bateaux qui transportent les touristes, les déposent à Jaffa entre neuf
et dix heures du matin. Ils montent alors au _Jerusalem Hotel_, font
leur toilette, déjeunent et repartent pour Sion. Ceux qui viennent de
Terre Sainte s’embarquent vers trois heures et ont à peine le temps de
déjeuner au célèbre _Jerusalem-Hotel_... J’espère que cette longue
explication n’aura pas été trop embrouillée et fera comprendre comment
le registre des voyageurs est toujours plein au _Jerusalem_, le matin,
et comment, le soir, il n’y a jamais personne. La plus grande agitation
y règne de neuf heures du matin à deux heures tous les jours. C’est le
long de la route poudreuse un bruit continuel de voitures qui remontent,
au milieu des jardins d’orangers, de la ville commerciale à la ville
agricole, de la cité laide et noire à la colonie allemande, blanche et
propre, dont le _Jerusalem-Hotel_ est un des plus beaux ornements et M.
Hardegg, le propriétaire de l’établissement, le joyau le plus précieux;
partout les fouets claquent et les grelots résonnent; c’est une
procession d’hommes de peine, chargés de valises--presque toutes
anglaises, hélas!--couvertes d’étiquettes de toutes les stations du
monde; ce sont des discussions et des cris sous la treille fleurie de
l’hôtel, des allées et venues dans les sonores escaliers de bois; des
appels, par les portes ouvertes, pour demander l’eau, pour savoir
l’heure du déjeuner, pour avoir une tasse de café; c’est un bruit de
voix, de malles qu’on ouvre, de chaînes qui tombent; c’est toute
l’installation hâtive qui doit durer une heure, dans l’impatience de
partir, d’aller plus loin. Tout à coup, la cloche de l’hôtel sonne le
déjeuner; tous se précipitent dans l’escalier, malgré le flegme
britannique, qui d’ordinaire attend le troisième appel. Il y a toujours
au moins vingt à trente personnes à table: des Grecs, des Égyptiens, des
Russes, des Allemands et surtout des Anglais. Le repas est abondant mais
médiocre; personne n’y fait attention puisqu’on ne doit le subir qu’une
fois. Les méticuleux Anglais même ne réclament pas. On boit du vin
d’Hébron, _Hebroner wine_, à un franc la bouteille et on dévore
distraitement, en hâte, sans regarder ses voisins, qu’on ne reverra
probablement plus. Le café est avalé brûlant, la note payée vivement,
sans examen. A deux heures, nouveau tumulte; à deux heures et demie,
silence profond, claustral. On n’entend plus que le bruit léger des
orangers, agités doucement par la brise.

Cependant, cela vaudrait la peine de rester un jour ou deux à Jaffa pour
la ville, qui est originale et gracieuse; pour ses jardins, fameux dans
toute la Syrie; pour ses monastères, pour ses églises, et aussi pour le
_Jerusalem-Hotel_ et pour M. Hardegg. Qui est-ce donc que M. Hardegg?
C’est un petit homme maigre, sec, robuste, malgré son âge, portant des
favoris courts, qui complètent bien sa physionomie austère et
silencieuse. Toujours vêtu d’un pantalon gris, d’un pardessus noir et
d’un bonnet de velours également noir. Toujours correct, muet et
discret.

C’est un hôtelier, mais c’est aussi un chrétien de premier ordre, un
moraliste, un philosophe; il ne daigne jamais parler à ses voyageurs.
Pendant les trois ou quatre heures de presse, il fait quelques rares
apparitions sur le seuil d’une porte dans les escaliers, regardant
froidement çà et là et ne desserrant jamais ses lèvres minces. Aussi
est-il très difficile de se rendre compte de ses qualités
intellectuelles. Les personnes qui ne font que passer dans son hôtel ont
à peine le temps d’observer que les portes des chambres, au lieu d’un
numéro, sont marquées du nom d’un patriarche, d’un prophète, d’un grand
personnage de l’Ancien Testament. Il y avait, sur mon palier, les
chambres _Abraham_, _Jacob_, _Ézéchiel_, _Élie_; en tournant un peu, on
trouvait la chambre _David_; en face de la mienne, qui portait le nom de
_Josué_, le grand général qui arrêta le soleil, on voyait la chambre
_Melchissédec_. Les voyageurs hâtifs ne peuvent pas non plus profiter du
livre étrange déposé sur une table, au milieu de leur chambre. C’est un
ouvrage imprimé en anglais, en allemand, même en italien, et dont la
couverture est tout un symbole. Elle représente des animaux qui figurent
les sept péchés mortels, le dragon de l’Apocalypse, des candélabres à
sept branches. En l’ouvrant... mais qui l’ouvre jamais? Et, c’est
pourquoi M. Hardegg, hôtelier chrétien et philosophe moraliste, prend
l’argent des voyageurs qui restent trois heures, mais il les méprise:
pas moyen en effet de les moraliser. Ceux qui restent appartiennent à M.
Hardegg, et il les évangélise.

Parmi ceux-là, se trouvent le consul de Grèce, qui demeure à l’hôtel; le
représentant de Cook, sa femme et sa fille. Il y avait aussi, à cette
époque, un officier supérieur turc neveu du sultan, aide de camp du
pacha de Jérusalem: un jeune homme beau, intelligent, très cultivé, un
de ces musulmans raffinés qui ont habité Paris et Pétersbourg, comme
attachés d’ambassade. Quelquefois, un client curieux, fantaisiste ou
fatigué, reste aussi à Jaffa et ne va pas à Jérusalem pour des motifs
spirituels ou physiques; ces six ou sept personnes ne font pas de bruit,
mangent tranquillement, causent sans se presser. Le repas est bon. M.
Hardegg aime les voyageurs qui restent; il peut les sermonner; en
attendant, il les nourrit bien, tandis que les autres sont très mal
partagés. Dans sa magnanimité, M. Hardegg se décide à s’asseoir à la
table d’hôte, mais sans prendre part au repas. Quand mange-t-il?
Mystère. Par dévotion, il jeûne souvent. Il parle--ô miracle!--aux
étrangers qui séjournent plusieurs jours. Ce sont ses sujets: ils liront
son livre. En effet, après avoir causé, on remonte dans sa chambre pour
écrire une lettre; mais, enfin, tous ces serpents, ces renards, ces
tortues, toutes ces fouines, dessinés sur la couverture attirent, et on
lit le traité de morale de M. Hardegg. C’est un singulier mélange de
passages de la Bible et d’extravagants commentaires, de citations des
docteurs de l’Église et de notes bizarres de M. Hardegg, hôtelier; des
menaces, des prophéties, des exclamations, des phrases mystérieuses et
inquiétantes et surtout l’idée que chaque pas que vous faites est un
péché. Pour un voyageur, la chose est vraiment charmante!...
Distraitement, on prend et on reprend ce volume où le symbole est exposé
d’une façon confuse et où la philosophie est grotesquement imitée de la
_Sonate à Kreutzer_. Mais ce sont, par-dessus tout, les gens mariés que
M. Hardegg veut évangéliser; pour lui, l’état conjugal est un des plus
criminels, et, dans son livre, les apostrophes violentes contre les
malheureux conjoints ne manquent pas. M. Hardegg a l’habitude
d’interroger, à l’improviste, les étrangers qui s’attardent chez lui.
Vers neuf heures, un matin, comme je remontais après le premier
déjeuner, je le trouvai près de la chambre _Josué_.

--Êtes-vous mariée? me demanda-t-il sans me regarder.

--Certainement, monsieur, dis-je stupéfaite.

--Lisez mon livre, ajouta-t-il.

Et il disparut. Je le revis le lendemain sous la treille, au moment où
je montais en voiture.

--Vous avez lu? me demanda-t-il sévère.

--Et vous l’avez compris? reprit-il d’un ton où perçait comme une
certaine menace des châtiments célestes.

--Je l’espère, répliquai-je toute contrite.

Il était content de moi. En effet, le lendemain, je trouvai un
exemplaire italien de son traité de morale... J’en avais maintenant
trois: en français, en anglais et en italien. Dans l’après-midi, vers
six heures, je vis l’estimable hôtelier se promener sous la treille, et
justement je lisais ses élucubrations ténébreuses en souriant; il me
regarda et secoua la tête d’un air satisfait. Aussi, chaque fois que
j’appelais le garçon, celui-ci arrivait à l’instant; mes lettres
m’étaient apportées avec une rapidité foudroyante; la fille faisait deux
fois ma chambre au lieu d’une et ma bouteille d’_Hebroner wine_, à
moitié pleine, m’était toujours fidèlement conservée.

Hardegg n’avait que moi à convertir en ce moment; un Russe poitrinaire,
une dame anglaise, semblaient tout à fait sourds à ses leçons de
philosophie morale. Mais moi j’étais surtout l’objet de son attention,
et du haut de son orgueil il me dit au revoir quand je partis pour
Jérusalem. Nous nous revîmes six semaines après, à mon passage pour la
Galilée. L’hôtel était si tranquille et si frais au milieu des plantes
aux parfums subtils, la brise marine y soufflait si agréable, que j’y
passai volontiers deux jours à écrire. Sur ma table était ouvert le
fameux ouvrage du maître de céans, et il pouvait supposer que je prenais
des notes. Il me sourit de loin pendant ces deux journées; mais, au
moment de mon départ définitif, il eut la condescendance d’ouvrir
lui-même la portière de la voiture, et pendant qu’on chargeait les
bagages, il y resta appuyé.

--Il faut lire mon livre chez vous, me dit-il avec une hauteur quelque
peu mêlée de bienveillance.

--Je n’y manquerai pas, répondis-je avec solennité.

--Et le donner à votre mari; voilà un volume pour lui.

Et il retira de sa poche un quatrième exemplaire.

--Merci, merci, m’écriai-je très confuse.

--Si vous désirez quelques explications, écrivez-moi; on m’écrit de
partout pour des objections philosophiques et morales.

--Vous êtes un apôtre, monsieur, lui dis-je tout à fait convaincue.

--Oui, madame, dit-il en daignant soulever son bonnet de velours noir,
tandis que la voiture s’ébranlait.

Du reste, la note du _Jerusalem-Hotel_ fut très salée.




III

Le marchand de grains.


L’_Achille_, un grand paquebot du Lloyd autrichien, avait quitté le port
de Jaffa à midi et devait toucher Caïffa à sept heures du soir. Il se
rendait à Constantinople, chargé de passagers pris à Port-Saïd, à
Alexandrie, à Jaffa même, accomplissant son voyage sur les côtes
d’Égypte, de Syrie, de Roumanie, prenant et laissant des voyageurs,
chargeant et déchargeant des marchandises, avec un bruit de voix, un
fracas de chaînes, qui se calmaient seulement lorsque nous marchions. Le
père Marcel de Noilhac, le père Joseph de Naples et moi, avions pris ce
bateau pour aller de Jérusalem à Nazareth. Nous devions nous arrêter à
Caïffa. C’est un trajet peu important; mais, à côté de nous, un grand
nombre de touristes s’étaient installés pour une traversée de vingt
jours, et connaissaient déjà tous les secrets du bord.

Le père de Noilhac appartenait à l’ordre de Saint-François et dirigeait
le couvent de Nazareth: très sympathique, jeune, réfléchi et mystique,
il faisait penser à une femme en prière, à une âme privée de corps. Le
père Joseph de Naples, un beau religieux à la barbe grisonnante, était
le moine le plus populaire de la Terre Sainte. Très intelligent et très
actif, un peu trop remuant même, conservant encore son accent
napolitain, il possédait les grandes qualités de vivacité, d’aisance,
d’intuition rapide, naturelles à ses compatriotes. Apte à tout, pieux,
religieux et, en même temps, agent diplomatique très fin, il connaissait
à fond les Juifs, les Maronites et les Druses. A peine sur le pont, le
père Marcel s’en alla lire son bréviaire dans un coin. Le père Joseph,
lui, fut immédiatement entouré. Le commandant, le médecin, l’agent du
Lloyd, cinq ou six passagers se pressaient autour de lui. Moi,
j’essayais de saisir au passage une de ces intonations napolitaines,
dont mon oreille était privée depuis deux mois déjà. Je me sentais un
peu triste. En quittant Jérusalem, j’avais versé des larmes solitaires,
à la pensée que je ne pourrais plus baiser le marbre froid du saint
Sépulcre, que je ne verrais plus le soleil se lever du jardin de
Gethsémani; les premières émotions de mon voyage avaient été si intenses
que la Galilée me semblait un peu froide, un peu effacée. Cependant, le
père Joseph allait, venait, riait, discutait, donnait des poignées de
main à tout le monde, toujours en mouvement, mais sans s’agiter
inutilement comme nos frères de Naples. Les enfants d’un employé
français au service de la Turquie s’empressaient maintenant autour de
lui. Cette famille quittait Alexandrie, sur un ordre qui l’envoyait à
Constantinople et allait, auparavant, passer un mois en villégiature. Je
laissai le père Joseph causer avec les enfants, et je me rendis à
l’arrière pour contempler le sillage, mon occupation favorite en mer,
car je distingue tant de choses dans cette écume blanchâtre!... Je
rêvais un peu lorsque le père Joseph s’approcha de moi, accompagné d’un
homme vêtu comme un musulman: pantalon sombre, redingote noire et fez
rouge. Celui-ci paraissait âgé d’environ cinquante ans; il était de
taille moyenne, robuste, bien rasé: ses yeux vifs et mobiles attiraient
l’attention.

--Je vous présente Ibrahim, me dit le père Joseph.

--Tiens! Pourquoi me présente-t-il ce Turc? pensai-je.

L’Oriental ne porta pas ma main à son front et à son cœur, comme le font
tous les musulmans, mais il me la serra cordialement.

--La Terre Sainte n’a pas de meilleur ami qu’Ibrahim, ajouta le père
Joseph.

Je regardai mieux le nouveau venu, qui rougit de l’éloge du franciscain
et voulut protester.

--Pour un Turc, dis-je bêtement, c’est très beau de respecter la Terre
Sainte et ses religieux.

Ibrahim pâlit et une expression de vraie tristesse se peignit sur ses
traits.

--Je ne suis pas Turc, madame, murmura-t-il, je suis chrétien.

--Excusez-moi, m’écriai-je toute mortifiée.

La conversation s’engagea et je compris peu à peu devant qui je me
trouvais. Riche marchand de blé de Saint-Jean-d’Acre, descendu du Liban
vers la mer, Ibrahim conservait le rite chrétien de saint Maron, le
grand évêque. De conduite très réglée, il partageait son temps entre les
affaires et la pratique d’une religion profonde qui le prenait tout
entier. Il mettait le même enthousiasme, la même ardeur aux négociations
de son commerce qu’à ses prières de chaque jour. Sa foi avait quelque
chose de si impétueux, de si spontané; elle perçait tellement dans la
moindre de ses paroles que je l’enviais réellement lorsque je la
comparais à notre tiédeur. Ibrahim dépensait sa fortune en larges
aumônes. Il avait fait construire, à Saint-Jean-d’Acre, une église en
l’honneur de saint Louis, ce roi de France qui, pour se rapprocher de
Jésus, voulut aller mourir en Orient. Il venait constamment en aide aux
œuvres de la Terre Sainte, si délaissées par l’Italie, bien que les
franciscains soient italiens. Dans toutes les contestations, il
intervenait et les terminait toujours à l’avantage des moines. Sa main
droite donnait beaucoup et sa main gauche n’en savait rien. Voilà, en
quelques mots, ce qu’était Ibrahim, ce faux Turc.

Mais l’enthousiasme religieux du marchand de blé se manifestait surtout
dans ses voyages. Chaque année il passait trois mois en Europe. Il
visitait les plus riches cathédrales, les sanctuaires les plus renommés.
Il allait de Cologne à Lorette, de Saint-Jacques-de-Compostelle à
Lourdes, de Kasan à Valle-de-Pompéi. Partout enfin, où il pouvait
trouver une belle église, un tableau religieux important, une chapelle
connue, Ibrahim portait sa prière et son âme. Pendant ces trois mois le
commerçant n’existait plus. Il ne restait en lui que le chrétien ardent
à la recherche d’un temple, d’un autel, d’une image. De sorte qu’en huit
ou dix ans il n’avait vu ni les villes ni les monuments, mais les
Madones, les saints à genoux, les mains tendues vers le ciel.
Joyeusement absorbé dans sa foi, il ne savait rien de la vie moderne:
elle ne pouvait intéresser un homme venu de si loin pour s’agenouiller
dans les basiliques, contempler les statues des Vierges, entendre la
messe dans les grottes où se manifestent des apparitions merveilleuses.
Mais si l’existence positive, matérielle, le laissait indifférent, il
connaissait très bien le nom du prédicateur français de
Notre-Dame-des-Victoires et avait retenu ses sermons. Il oubliait,
pendant ces voyages, toute sa dure vie de commerçant, les affaires
officielles, les discussions énervantes avec des juifs, des Russes, des
musulmans entêtés; il y trouvait un adoucissement à ses fatigues, une
grande joie, un nouveau courage. Et, dans cet homme, aucun air de
componction, rien d’obscur, pas une trace de cette hauteur qui
accompagne toujours une dévotion simulée; mais une sincérité enfantine,
une expression de bonheur ingénue et admirable.

--Où êtes-vous allé cette année? demandai-je.

Il me regarda tout heureux et répondit:

--J’ai visité la France et l’Espagne, mais j’y étais déjà venu, après
avoir été en Italie.

--Ah! en Italie?

--Oui, chère madame. Quel pays que le vôtre, quel pays!

--Vous y avez des affaires? lui dis-je, ne pouvant encore oublier le
négociant.

--Des affaires, des affaires! Je vais en Italie pour Saint-Marc de
Venise, pour le Dôme de Florence, pour Saint-Pierre de Rome! J’y vais
pour les Madones de vos peintres. Quels peintres et quelles Madones!
J’en rêve encore lorsque je suis de retour à Saint-Jean-d’Acre. Cette
année j’ai eu, à Rome, un grand, un parfait bonheur!

Je compris enfin cette âme pour la première fois, et je m’écriai:

--Vous avez vu le Pape?

--Je l’ai vu, répondit-il à voix basse, respectueusement.

--Eh bien, quelles ont été vos impressions?

--Je ne puis tout vous dire. Nous attendions cette audience depuis huit
jours. Je ne mangeais et ne dormais plus. Enfin, nous pénétrâmes dans le
Vatican; mais deux heures s’écoulèrent encore. Enfin, le grand vieillard
parut, vêtu de blanc, les mains de cire, le visage décoloré. Je tombai à
genoux, tremblant de tous mes membres, et je sentais qu’il venait vers
moi. Je l’entendais parler à mes compagnons. Je ne respirais plus. Léon
XIII s’est arrêté, près de moi. Ah! madame, le Pape près d’Ibrahim, le
pauvre marchand de grains de Saint-Jean-d’Acre! le Pape, celui qui
représente la Religion sur la terre et dans le ciel!

--Il vous a parlé?

--Oui, dit gravement Ibrahim; il s’est penché vers moi et m’a dit:
«_Vous êtes chrétien d’Orient?_» Quelle voix! Je l’entendrai jusqu’à
l’heure de ma mort!

--Et vous lui avez répondu?

--A peine. J’ai balbutié: _Je suis maronite du Liban, Votre Sainteté._

--Ce fut tout?

--Oui. J’aurais voulu lui dire tout ce que j’avais dans l’âme, lui
offrir ma fortune et ma vie pour Jésus, pour l’Église: je n’ai pas osé.
Je l’ai regardé, les larmes aux yeux, et lui m’a fixé avec tant de
douceur... Le Chef de l’Église, madame!... Celui qui commande
spirituellement à des millions de chrétiens, qui commande les âmes... Je
n’ai rien dit.

--Il vous a compris, Ibrahim.

--Oui, je le crois, ajouta-t-il avec conviction.

Nous restâmes silencieux. Le mont Carmel était en vue.

--Je suis allé à Naples il y a peu de temps, reprit Ibrahim.

--A Naples? demandai-je en tressaillant.

--Oui, madame. C’est un pays où la foi existe encore: les églises y sont
toujours pleines le dimanche et jamais désertes, les autres jours. J’ai
baisé les ampoules où l’on conserve le sang de votre Patron. Et
Sainte-Claire, quel splendide monument! Avec quel plaisir j’y
retournerais! Mais pourquoi ne finit-on pas la façade du Dôme?

--L’argent manque: les Napolitains sont croyants, mais pauvres.

--Peu importe. Dieu y pourvoira!

--Eh bien, pourquoi ne terminez-vous pas les travaux?

--Je voudrais pouvoir compléter toutes les façades, achever tous les
temples! Mais il faudrait des richesses énormes. Ce que je possède
appartient aux pauvres et aux serviteurs de Jésus. J’ai donné à Naples,
comme ailleurs. Je suis resté volontiers dans cette ville, allant d’une
chapelle à une église, communiant ici, me confessant là, disant mon
chapelet partout. Vos compatriotes, chère madame, obtiendront tout ce
qu’ils demanderont sur la terre et dans les cieux.

--En effet, notre peuple est très pauvre, mais content.

--Que le Seigneur le protège! Je suis allé pendant mon séjour voir la
Madone du Rosaire. Je l’ai trouvée encore plus belle et plus riche: ses
miracles ne se comptent plus. J’y suis resté trois jours, et j’y
retournerai plusieurs fois encore, je l’espère, avant de mourir.

--Vous finirez par vous faire moine, lui dis-je en souriant.

--Non, je suis trop indépendant. Je veux voyager toujours. Je veux dire
mon rosaire dans le monde entier. Puis, il faut que je travaille. Les
pauvres ont besoin d’argent: Jésus m’en a tant confié, de malheureux! Me
faire moine? Il est tard, trop tard. Je ne suis qu’un pauvre marchand et
un humble serviteur de Dieu. J’essaie de faire mon devoir sans entrer
dans un ordre religieux. Ai-je tort? Croyez-vous donc que la vie profane
soit un continuel péché?

--Je ne sais, lui répondis-je pensive. Peut-être y a-t-il un certain
égoïsme à sortir de la vie. Où est la voie?

Il me regarda tout troublé. Lui aussi, sans doute, entendait en son cœur
une de ces interrogations douloureuses et inquiétantes, qui troublent
parfois notre conscience de croyants. Nous ne parlions plus. La nuit
tombait rapidement et le paquebot doublait le promontoire du Carmel.

--Voici le Carmel, dit Ibrahim, disons l’_Ave, maris stella_.

Il ôta son fez, s’agenouilla et appuya la tête contre le bastingage.
Quelques personnes et moi, nous l’imitâmes. Ibrahim priait ardemment, et
son visage était serein...




IV

Le Carmel.


Lorsque après avoir laissé derrière lui Port-Saïd le voyageur se
rapproche de la Terre Sainte et entrevoit, dans la brume de l’horizon
qui enveloppe tout d’une teinte uniforme, les blanches maisons de Jaffa
et la riche verdure de ses jardins d’orangers, il faut, pour que son
cœur s’émeuve, un véritable effort mystique. L’œil n’aperçoit, en effet,
que la rade périlleuse, toute blanchissante d’écume et, au-dessus d’une
plage jaunâtre, battue par le vent, une ligne de maisons neuves,
habitées par des marchands, des négociants ou des consuls. Rien qui
rappelle la Terre sacrée, où Jésus vécut, souffrit, mourut: aucune
ligne, aucune couleur, aucun son qui signalent l’approche de la contrée
sainte. Et le pauvre pèlerin, presque désillusionné, cherche vainement
en lui-même ce pieux enthousiasme qui met des larmes dans les yeux et
rend pâle d’émotion. Une bien meilleure impression attend les touristes
qui, partis d’Italie, d’Allemagne ou de France, arrivent en Palestine,
venant de Smyrne, suivant toute la côte de la Karamanie, sans toucher à
Beyrouth, la perle du Levant. Ceux-là, confortablement assis sur le pont
du paquebot, voient, un matin, surgir au bord de la mer
Saint-Jean-d’Acre, l’ancienne citadelle, et la blanche Caïffa. Mais ces
deux villes, dont l’une est florissante parce qu’elle est neuve et
l’autre en décadence pour avoir eu un trop glorieux passé, ne retiennent
pas longtemps l’attention: un mot a couru, répété de bouche en bouche, a
éveillé la curiosité et provoqué l’émotion des passagers; un mot qui
arrache les paresseux de leurs fauteuils d’osier, les malades de leurs
couchettes et les attire sur le côté gauche du bateau, qui semble
ralentir sa marche: le Carmel! le Carmel!

Voilà le grand promontoire qui s’avance dans la mer, à l’extrémité du
vaste golfe, où les eaux sont plus bleues et plus calmes; voilà la
montagne de Marie, qui s’élève toute ravissante dans l’air plus léger;
voilà la blanche église se découpant au loin sur le ciel pur, veillant
sur ces flots impétueux, où rugit la tempête pendant huit mois de
l’année.

Les personnes religieuses, qui passent devant le Carmel, en voyant cet
autel si éloigné d’eux et si rapproché de Dieu, éprouvent pour la
première fois la séduction mystique de la terre des prophètes et des
patriarches: très simplement, elles s’agenouillent sur le pont du
bateau, tendent les mains vers la montagne où monta Marie toute jeune,
accompagnée de sa mère, et entonnent à demi-voix l’_Ave, maris
stella_... Car, de là-haut, Elle paraît vraiment la protectrice de ceux
qui invoquent son nom, de ceux qui accomplissent ce pieux pèlerinage, de
tous ceux qui risquent leur vie pour gagner le pain de leurs enfants.
Une tradition hébraïque raconte que sur ce mont, où retentissait jadis
la voix menaçante d’Élie, sainte Anne et saint Joachim possédaient un
peu de terrain et quelques bestiaux. Chaque année ils quittaient la
Galilée et les riantes vallées où est située Nazareth, descendaient dans
la plaine d’Esdrelon et montaient au Carmel, emmenant avec eux leur
fille chérie. Ce sentier sauvage, où fleurissent les marguerites jaunes
et les genêts parfumés, a donc été bien des fois parcouru par Celle qui
devait être la plus pure des femmes, la plus malheureuse des mères. Elle
venait, sans doute, s’asseoir sur ces roches, au pied du promontoire, et
laissait errer ses yeux pensifs et doux sur la baie; depuis ce jour,
elle fut l’Étoile de la mer, et quiconque vit se préciser, à l’horizon,
la montagne de Marie, sentit qu’il s’approchait de la Terre divine.

                   *       *       *       *       *

Une belle route verdoyante, la plus commode peut-être de toute la
Palestine, serpente le long de la colline du Carmel et conduit au
monastère voué à la Vierge. La voiture où je m’étends paresseusement,
alors que j’aurais très bien pu faire l’ascension à pied, passe à
travers les haies d’herbes aromatiques, dont les moines font un élixir
fortifiant. A chaque tournant, la grande mer de Syrie apparaît, d’un
azur grisâtre, et la petite Caïffa se devine, toute blanche au pied de
la montagne de la Vierge. Le spectacle est délicieux, mais il n’a rien
d’oriental. Le paysage est presque italien; nous avons beaucoup de ces
sanctuaires, sur une colline, au bord de la mer, dans notre pays,
surtout dans le sud; et, en mon souvenir, repassent d’autres azurs,
d’autres baies ensoleillées, d’autres églises où j’ai prié. Il faut
vraiment un effort d’imagination devant ce couvent si élégant, ces
jardins si bien cultivés, cette mer qui ressemble à celle de Sorrente ou
de Francavilla des Abruzzes, pour se rappeler qu’ici, au temps des
prophètes, Isaïe vécut dans sa grotte, prêchant les peuples primitifs;
qu’ici Marie de Nazareth porta ses pas légers; qu’ici elle reparut,
après sa mort, sur ce promontoire, vers lequel se tournent les yeux de
tous les navigateurs, qu’ils viennent de Constantinople ou de Beyrouth,
du Pirée ou de Lattaquieh, d’Égypte ou de Chypre. Tout est propre, net,
correct en ce Carmel, que les bons Napolitains invoquent si souvent pour
obtenir la vie, la santé et la joie. Chère, chère Madone, dont les
scapulaires couvrent tant de fortes poitrines d’hommes et de femmes du
peuple, votre maison est belle, les fleurs y sont parfumées, la route
qui y conduit est aisée: mais, vous aimez aussi les paysages simples et
champêtres, les cabanes rustiques et les vastes horizons déserts dont la
solitude fait la beauté!

Dans le parloir du couvent, les moines français, courtois, taciturnes,
l’air un peu fier dans leurs vêtements blancs, échangent contre une
petite aumône des médailles, des rosaires et des prières imprimées.
Seule l’_Eau des Carmes_ coûte trois francs la grande bouteille, et un
franc cinquante la petite. Ce commerce fait vivre les religieux, sert à
l’entretien de ce magnifique couvent et de ce beau jardin. L’eau de
mélisse est, du reste, excellente contre les syncopes. Au moment où
j’entre dans la salle, deux pèlerins russes portant les larges culottes
et la tunique des _moujiks_ s’y trouvent déjà. Pauvres gens! Leurs longs
cheveux blonds et leurs bottes sont couverts de poussière. Ils ont
certainement mis au moins une semaine pour venir, par petites journées,
de Jérusalem à pied. Tous deux semblent malades et fatigués. Immobiles
et muets, ils contemplent dans une vitrine les bouteilles contenant le
fameux remède. Un carme, patient et muet comme eux, attend qu’ils
expriment un désir. Ils possèdent déjà des scapulaires, des rosaires,
des médailles; mais ils voudraient maintenant l’_Eau des Carmes_, et, ne
parlant que le russe, ils n’arrivent pas à se faire comprendre. Pourtant
leur envie est si intense qu’on la devine dans leurs yeux. Certes, ils
s’imaginent que cette eau est miraculeuse et qu’elle peut faire des
prodiges. Ils regardent anxieusement le moine et, à force de petits
gestes lents et tristes, ils demandent le prix: par signe aussi le frère
leur répond. Alors une profonde douleur se répand sur le visage des deux
Russes. Ils la veulent, cette liqueur bienfaisante, qu’ils croient un
baume donné par la Vierge elle-même; seulement, ils n’ont que très peu
d’argent. Ils se consultent longuement des yeux, prononcent quelques
mots brefs. Le moine attend toujours, l’air distrait. Quant à moi, je
suis réellement émue pour la première fois depuis mon arrivée.

Enfin, un des deux paysans tire de sa poche un vieux portefeuille
déchiré et l’examine avec soin. Je m’approche indiscrètement,
pieusement... Hélas! il n’a que quelques pièces turques d’une valeur de
trois francs, le malheureux pèlerin... mais sa foi est si vive qu’il
retire un franc cinquante et paye. L’émotion me paralyse bêtement et je
n’ose lui offrir cette bouteille, comme je l’aurais voulu. Le voilà donc
possesseur de ce qu’il désirait si ardemment. Il est tout joyeux.
Demain, peut-être, il n’aura pas un morceau de pain et se couchera
épuisé le long d’une haie, sur la route de Nazareth. L’_Eau des Carmes_
n’est qu’une eau de mélisse très bien faite et bonne pour les crises de
nerfs. Cependant le Russe la considère comme une essence miraculeuse, et
certainement la Vierge du Carmel la transformera en énergie, en
patience, afin qu’il puisse terminer son pèlerinage sans mourir de faim
ou de soif. Il ne périra pas. Elle le sauvera de la mort. O sainte
Madone, vous qui savez tout, vous protégerez votre serviteur!




V

Vers Nazareth.


Je dormais encore, et je rêvais d’un certain petit visage au nez
retroussé, aux grands yeux doux, lorsqu’un pas lourd fit gémir
l’escalier de bois de l’auberge du _Mont-Carmel_, où j’avais passé la
nuit et s’arrêta devant la porte de ma chambre. Une voix à l’accent bien
allemand m’appela:

--Madame, il est cinq heures.

Il était en effet cinq heures précises à l’excellente montre que j’avais
emportée en Palestine et qui avait résisté à toutes les températures, à
tous les chocs: Georges Suss, le voiturier allemand, venait me prévenir
qu’on partait pour Nazareth. Habituée à l’imperturbable apathie, à la
fière inexactitude orientales, j’avais bien recommandé de me réveiller à
l’heure fixée. Il y a six heures de voiture de Caïffa à Nazareth, et
même, en arrivant à onze heures, il était impossible d’éviter la
chaleur. A plus forte raison, si j’étais en retard! Cependant, à ce
moment, la ponctualité du bon Prussien me déplut. La veille, au lieu de
me coucher à neuf heures et demie, comme d’habitude, j’étais restée
jusqu’à minuit sur la terrasse de bois du petit hôtel pour admirer les
feux électriques de l’escadre anglaise, qui éclairaient la baie de
Saint-Jean-d’Acre. Aussi, il me manquait trois heures de sommeil et
j’étais mal disposée: le tendre rêve s’était évanoui, emportant avec lui
une image chère; il faisait froid et le soleil se levait à peine
derrière le mont Carmel. Mais Georges Suss, tranquillement, recommença
ses appels.

--Madame, il est cinq heures et demie.

J’ouvris la porte. Il prit sans rien dire les valises et les ombrelles
et alla les placer sous les banquettes de la voiture. Tout en buvant une
tasse de thé, je m’arrêtai sur le seuil de la porte et je regardai
Georges Suss. Il était maigre, grand, sec, la barbe brune et son casque
de liège s’enfonçait presque jusqu’aux yeux. Propriétaire de trois
voitures, il choisissait la meilleure et la conduisait lui-même, quand
il s’agissait d’un prélat, d’une dame ou d’un riche Anglais. Mais son
plus bel équipage n’était qu’un char à bancs à quatre roues très
élevées, couvert de toile, avec quatre banquettes à l’intérieur: c’était
si haut qu’il fallait monter sur une chaise pour arriver au marchepied.
Plus tard, le brave Allemand m’expliqua en mauvais italien que cette
construction était indispensable dans un pays où l’on devait à chaque
instant descendre dans des fossés et traverser des terrains marécageux.
Donc, moyennant vingt francs et deux francs de pourboire, ce baroque
véhicule à dix places m’appartenait tout entier jusqu’à Nazareth.
J’avais été recommandée au grand Georges Suss par le père gardien des
franciscains de Terre Sainte, et l’Allemand était pour moi non seulement
un cocher, mais aussi un protecteur, une escorte, un guide. Il me
regardait de temps en temps, avec des yeux calmes et fidèles: peut-être
était-il curieux de savoir qui pouvait être cette dame ni allemande, ni
anglaise, ni américaine, ni russe, cette italienne dont les compatriotes
ne vont jamais en Terre Sainte.

La voiture s’ébranla au trot rapide des chevaux dans la grande rue de
Caïffa. J’avais vaincu le sommeil et la fatigue. Devant la petite porte
du couvent, je fis arrêter pour laisser monter le père Marcel de
Noilhac, supérieur des franciscains de Nazareth, qui, après avoir passé
un mois à Jérusalem, s’en retournait dans son monastère. C’était un
singulier type de religieux: décharné, le visage un peu fatigué, avec
une barbe châtaine peu fournie, il portait le grand chapeau de paille
recouvert d’un mouchoir de soie, comme en portent tous les moines de
Terre Sainte. Taciturne, les yeux mélancoliques et pleins d’une flamme
mystique, il était français et ne connaissait pas un mot d’italien. Les
joues un peu rouges trahissaient bien un commencement de phtisie, ce mal
secret pour lequel beaucoup de franciscains viennent en Palestine, afin
d’y trouver la guérison ou de mourir en paix près du saint Sépulcre.
Dans la voix aussi, une trace un peu plus nette de fatigue; mais c’était
tout. Plus loin, un Turc qui se rendait à Nazareth me demanda de lui
donner une place. Il monta, et certainement rien n’était plus étrange
que ce haut véhicule conduit par un Prussien, portant un moine français
venu des environs de Cognac, une voyageuse italienne et un Turc de
Caïffa, et tout cela, dans la vaste plaine d’Esdrelon, par un beau matin
frais, roulant vers le pays où Jésus passa son heureuse enfance. La
route était longue, mais si fleurie, avec une fraîche brise qui courbait
les hautes herbes, tandis que les cahots du char à bancs écrasaient les
marguerites et les coquelicots du chemin: le père Marcel de Noilhac
disait son chapelet et lisait son bréviaire avec une modestie toute
féminine, avec une paix sereine, et Suss le regardait affectueusement,
car le voiturier de Caïffa adorait les franciscains de Nazareth, grâce
auxquels il vivait, travaillait, prospérait. Cependant Suss était
luthérien: mais qu’importe? Il croyait au Christ comme le moine penché
sur le livre jauni et ne demandait pas autre chose, semblant ponctuer
avec le claquement de son fouet le mouvement des feuillets sacrés. Le
Turc fumait continuellement des cigarettes et sommeillait; à chaque
secousse de la voiture, son fez lui tombait sur les yeux: il fumait même
en dormant. Je regardais autour de moi, toute au plaisir de contempler
ce vaste et clair paysage, ces cultures, ces champs verts et ces champs
jaunis, traversés de temps en temps par une femme ou un enfant--ce
paysage sonore à cause de la brise légère qui faisait battre les tentes
de la voiture, et emportait la fumée de la cigarette du Turc et de la
courte pipe de Georges Suss. Il avait demandé la permission de fumer, le
brave Prussien, et elle lui avait été accordée. Le père Marcel levait
les yeux de temps en temps, regardait autour de lui et annonçait
quelques sites importants.

--Voici le grand Hermon!

C’est la montagne la plus haute de la Galilée. On voit continuellement
disparaître ses cimes neigeuses dans les blancheurs du ciel d’Orient. La
longue route entrait maintenant dans les champs: il n’y avait plus de
sentier et l’air était tout embaumé. De temps à autre, je demandais à
Suss:

--Y sommes-nous?

--Non, madame, pas encore, mais bientôt.

Ils parlaient du Cison, un fleuve qu’on doit passer à gué, avec la
voiture. Quand il enfle, alors on ne passe plus. Le père Marcel, ayant
fini de prier, me conta de sa voix faible qu’un hiver il avait été
enfermé pendant deux mois à Nazareth, ne pouvant se rendre à Jérusalem
par Caïffa et la route de Samarie était encore plus mauvaise. Suss
approuvait de la tête: le Cison n’était pas commode et le Sultan ne se
hâtait pas d’y faire construire un pont. Le Turc n’écoutait pas ou
feignait de ne pas entendre. Heureusement il ne s’agissait pas de
Mahomet! Celui qui parle du Prophète en présence d’un Turc est dénoncé
et va en prison. Enfin, le Cison apparut. Je ne vis qu’une berge
pierreuse, avec un filet d’eau malsaine, mais quelles secousses! Les
cahots de la voiture étaient si forts que j’étais forcée de m’accrocher
aux tringles des rideaux. Le père souriait doucement. Depuis huit ans il
habitait ce pays et avait fait maintes fois ce trajet en voiture, à
cheval, ou même à pied.

--A pied, mon père?

--Pourquoi non, madame? J’ai été un peu malade après, mais très peu.

De temps en temps, à gauche, à droite, une montagne toute verte
apparaissait, se rapprochait, s’éloignait, toujours visible.

--Le Thabor!

--Pouvez-vous m’y conduire, Suss, demandai-je?

--Non, madame. N’y allez pas, c’est très laid.

Enfin, la voiture s’arrête dans une grande allée ombragée de tamarins.
Nous sommes à moitié chemin: il est huit heures ou huit heures et demie.
Georges Suss saute à terre et accroche deux sacs d’avoine au cou des
chevaux. Elles déjeunent, les pauvres bêtes, et nous aussi. Nous mettons
en commun un peu de viande froide, de fromage, des petits abricots et
des gâteaux anglais. Suss accepte un morceau de viande et du pain, et
comme il doit conduire, il ne veut pas boire de vin. Déjà le soleil est
très chaud, mais ces tamarins sont si touffus et la paix est si profonde
dans cette Galilée fleurie! Qui ne prendrait avec plaisir une heure de
repos, ici, sous ces arbres, dans ce char à bancs, où le Turc dort
profondément, la cigarette à la bouche?

--Il y a beaucoup de Turcs ici, mon père?

--Heureusement non! répond, à voix basse, le maigre frère de
Saint-François.

En route! en route! Le soleil brûle et l’heure passe: les chevaux se
retournent mélancoliquement vers les sacs d’avoine qui disparaissent, et
Suss leur parle allemand pour les consoler. La vaste campagne de la
Galilée s’étend devant nous, comme si elle s’allongeait: on passe de
collines en collines, de plaines en plaines, de ravins en ravins, on
marche, avec de grands cahots: la seconde moitié du chemin est la plus
mauvaise. Voici Naïm, où eut lieu le miracle du fils de la veuve; voilà,
au loin, la route de Samarie, que Jésus prenait, tous les ans, pour
aller à Jérusalem, en passant par Naplouse.

--Nous arrivons aux monts de Gelboé, dit le moine.

_Di Gelboe son questi i Monti!_ Oh! souvenirs de ma jeunesse! C’est donc
ici que se déroula le drame sanglant dont Saül fut le héros? Le grand
poète italien n’a donc pas imaginé tout cela? Rien n’est plus étrange
que de retrouver quelque chose de vrai, dans un récit dont nous nous
sommes moqués et que nous avons considéré autrefois comme une œuvre de
pure imagination! Qui, d’entre nous, n’a pas appris: _Bell’ alba è
questa..._ pour en rire après? Et cependant, c’était une aube comme
celle-ci dans ce pays sacré, qui vit la mort du malheureux: c’est
étrange! Le père Marcel de Noilhac n’a pas lu Alfiéri et je me garde
bien de lui en parler. Il fixe les yeux à l’horizon, et au fond de son
cœur il y a un grand désir de revenir à Nazareth. Il est certain que
Jérusalem est faite pour les franciscains qui combattent, mais non pour
ceux qui prient; elle est faite pour ceux qui luttent et non pour ceux
qui aiment les muettes contemplations. Je parle de Nazareth: les yeux du
religieux brillent. Si Dieu le veut, il y passera toute sa vie et il y
mourra, le jour désigné. Nazareth!... Il en rêvait, quand il était
enfant, au milieu des tonneaux d’alcool de son père, qui était un
distillateur de Cognac: tout petit, il croyait à la poésie de ce nom.

--Alors, votre rêve s’est réalisé, mon père?

--Oh! oui, madame... Il ne valait pas la réalité, s’écria-t-il, l’air
pleinement heureux.

Voilà donc un homme qui n’a jamais eu de désillusion! Il déclare
ardemment que la réalité valait plus que son rêve, ici, près des
collines nazaréennes, dans ce pays qui écouta la divine parole.
Inclinons-nous devant lui et rappelons-nous cette minute, cette
rencontre, cette parole. Suss, tout joyeux, excite ses chevaux; le temps
fuit derrière nous, ainsi que le chemin; la terre s’est éveillée.

--Voilà Nazareth, dit le moine.

La ville, blanche et rouge, monte sur la colline; monte avec ses
maisons, ses jardins, ses vergers, avec les aiguilles de ses trois
églises; monte tout heureuse, aspirant vers les cimes, vers l’azur du
ciel. Les yeux du père Marcel sont voilés de larmes. En vérité nul cœur
de chrétien ne peut voir Nazareth sans être ému.




VI

L’histoire de la Vierge.


Deux pays de la Galilée se disputent la gloire d’avoir vu naître Marie:
Séphoris et Cana, car le père et la mère de la Vierge n’étaient point
complètement pauvres; ils possédaient quelques champs sur le mont
Carmel, où ils venaient tous les ans, avec la jeune Marie; il est vrai
aussi qu’ils avaient beaucoup de parents à Cana: cependant il n’existe
pas d’autre preuve en faveur de cette ville, qui doit se contenter
d’avoir vu le premier miracle du Christ. On peut, au contraire, être à
peu près sûr que la mère de Jésus est née à Séphoris, un gros bourg, à
moitié chemin entre Tibériade et Nazareth. Comme tous les beaux villages
de Galilée, Séphoris est bâti sur une colline, et l’humble maison de
sainte Anne et de saint Joachim est construite presque au sommet du
coteau; le nom de Marie, Myriam, Mariam, Maria, est très commun en
Galilée et revient étrangement dans l’existence de Jésus: Marie, sa
douce mère; Marie de Cléophas, sa tante, ardente et dévote; Marie de
Béthanie, la sœur de Lazare, qui l’écoutait, extasiée, pendant le temps
qu’il passait auprès d’eux; Marie de Magdala, la pénitente passionnée,
qui purifia si noblement l’impur métal de son âme. La tradition parle de
l’enfance de la Madone, comme d’une période très douce: elle était brune
et fine, elle avait des mains effilées et de petits pieds, elle aimait
sa maison et la solitude; elle était laborieuse, souriante et réservée.
Quand ses vieux parents faisaient quelques pèlerinages à pied, à travers
la Palestine, ils emmenaient la fillette avec eux; et la tradition dit
encore qu’elle monta souvent sur la montagne qui ferme ce golfe de
Saint-Jean-d’Acre, et que, de là-haut, elle laissa errer sur la mer ses
regards calmes et doux: c’est par sa présence, sa pensée et ses rêves
qu’elle attira sur le mont Carmel la bénédiction du ciel. A treize ans
et demi, elle quitta sa petite maison de Séphoris pour épouser Joseph,
le charpentier de Nazareth.

                   *       *       *       *       *

En Orient, la vie est précoce, et on ne doit pas s’étonner que Marie se
soit mariée à cet âge. Il est tout naturel aussi qu’on l’ait donnée à un
homme mûr, presque vieux. La femme orientale respecte tellement l’homme
que la différence d’âge ne signifie rien. L’histoire dit, du reste, que
«Marie vénérait Joseph». Adossée au rocher, comme presque toutes les
maisons en Galilée, leur petite habitation était bâtie à l’entrée de
Nazareth et dominait une partie de la riante vallée: elle comprenait
trois pièces, dont une, la cuisine, avait une petite porte sur le
jardin. On pouvait gagner, à travers champs, sans entrer à Nazareth, la
petite boutique de Joseph.

C’est là que vécut la Vierge, dans sa famille, ignorée de tous, jusqu’au
jour où elle fut choisie. Comme les autres Nazaréennes, elle portait une
jupe d’un rouge sombre, serrée à la taille par une ceinture, et un grand
manteau de laine bleu foncé, tombant jusqu’à terre et relevé sur la
tête, ombrant le front; elle marchait pieds nus. Le chemin qui conduit
de sa maison à la fontaine l’a vue passer chaque jour, portant une
cruche inclinée sur la tête ou appuyée sur la hanche; bien souvent elle
pencha, au-dessus des eaux claires, son beau visage pensif. La route est
pierreuse, la source est en dehors de la ville, et cependant la Madone y
venait, chaque jour, accomplir l’humble besogne de puiser de l’eau; un
peu plus loin, dans cette vasque qui est toujours entourée de brunes
femmes du village, elle lavait les langes de l’Enfant Jésus.

Travail et prière, ces mots résument bien la première partie de la vie
de Marie, la femme de Joseph. L’heureux jour de printemps où Gabriel
descendit du ciel, elle priait, comme toujours. Le séraphin apparut sur
le seuil de la première chambre, tandis qu’elle se tenait dans la
seconde. Le croyant peut, ici, évoquer le saint dialogue, la scène
mystique, et prier à la même place où Elle pria, tout en regardant dans
l’ombre si quelque chose de lumineux ne se fait pas voir.

                   *       *       *       *       *

Plus tard, Marie, son petit enfant serré contre elle, ne fait que fuir
les dangers qui menacent cette tête si chère. Joseph et elle partent
pour l’Égypte, marchant pendant des mois entiers, errant çà et là,
dormant dans le tronc d’un vieil arbre, se nourrissant d’herbes et de
fruits. Ce sont les années d’exil jusqu’à ce que, les persécutions
finies, la Vierge revienne à Nazareth, retrouve sa maisonnette, reprenne
sa vie obscure. Maintenant, quand elle va à la fontaine, meurtrissant
ses petits pieds nus sur les pierres du chemin, elle tient un enfant par
la main; le matin, elle sort par la petite porte des champs et conduit
Jésus à l’atelier du charpentier, pour que son père putatif lui enseigne
à travailler le bois. A cette époque, l’amour maternel de Marie est
profondément tendre, calme et joyeux. Elle serait donc tout à fait
heureuse si, par moments, la vision de l’avenir ne traversait sa pensée.
Bien souvent, alors, elle dut ressentir le frémissement du désespoir et
de la mort, en pensant à la mission terrible et divine de son fils
chéri. Cependant, à côté d’elle, souriant et pensif, bon et courageux,
si beau avec ses grands yeux bleus et ses cheveux blonds, le Christ
grandissait; et elle veillait sur lui; serrait dans les siennes sa
petite main, le bénissait chaque soir, quand il fermait les yeux; elle
jouissait du bonheur ineffable d’être la mère d’un enfant divin! Années
sereines dont la joie était faite de vertus simples, de pieux désirs et
de pieuses satisfactions! Années disparues trop vite, hélas! pour le
cœur de la Vierge!

Rapidement, l’adolescent devient un jeune homme à l’œil plein de douceur
et d’autorité, à la parole éloquente, à l’âme noble et forte; déjà ses
compatriotes s’étonnent des audaces de Jésus, et ils ne l’aiment pas, le
prenant pour un rebelle, pour un révolutionnaire. Marie commence alors à
trembler pour son bien-aimé. Joseph, très vieux, descend dans la tombe,
sa mission accomplie. Marie, cédant au désir de son fils, qui ne veut
plus habiter Nazareth, où il est méconnu, quitte le pays où elle a connu
de trop brèves joies et se rend à Cana, chez ses parents. Alors
commencent les pérégrinations du Christ en Galilée et ses premières
prédications dans la campagne. La Vierge le suit quelquefois et
s’épouvante en l’entendant parler; elle se rassure aussi parfois devant
l’adoration dont Il est entouré. Mais le Fils de l’Homme approche de la
trentième année et la vie de la Madone devient une angoisse perpétuelle;
les beaux jours ont fui à jamais, elle commence son martyre--elle
devient la Mère des Douleurs!

                   *       *       *       *       *

Le premier miracle se fait à Cana, grâce à son intercession. La mère et
le fils assistent à des noces. Le vin vient à manquer. Le maître de la
maison se désole. Timidement, Marie dit à son fils: _Voyez, ils n’ont
plus de vin._ Jésus ne répond pas, ferme les yeux; une lutte intérieure
l’agite, comme s’il hésitait à manifester ses pouvoirs suprêmes: mais la
douce mère le regarde, l’air suppliant, et il se décide: les jarres
d’eau, qui étaient dehors, se changent en vin. L’essence spirituelle du
Christ est révélée, et la Madone, pour la première fois, vénère son
Divin Fils. Mais cette révélation est aussi le premier pas vers la
Croix, et elle le suit, toute tremblante, l’âme en proie à une joie
débordante et à une angoisse infinie. Dans le groupe des femmes altérées
des saintes paroles du Christ, Marie se mêle à celles qui le servent,
qui l’aiment, qui l’adorent. Les Maries! L’histoire nous a conservé le
nom de ces femmes heureuses qui purent entendre les paroles bénies,
brûler d’un amour sublime, vivre, souffrir et mourir pour leur Seigneur.
Le Christ se transporte à Tibériade et prêche à tout un peuple de
pêcheurs, de femmes et d’enfants: Marie est toujours là. Elle loge à
Bethsaïde, sur la rive gauche de la mer de Génésareth, dans la maison de
l’apôtre Pierre. La modeste maison suffit à contenir la femme, les
enfants et la belle-sœur du serviteur de Dieu. Maintenant Bethsaïde,
maudite comme Capharnaüm et Chorozaïn, n’est plus qu’un monceau de
ruines. Il ne reste que Magdala, le pays de l’autre Marie. Cependant la
Vierge suivait toujours Jésus en tremblant. Le voyage à Jérusalem
surtout présentait de grands dangers, car les habitants étaient féroces
et obstinés, mais la mère ne voulait pas mettre obstacle à l’expansion
de l’âme divine de son Fils. Acte obscur d’une mère qui cache ses
souffrances, qui voit la gloire et sent des épines dans son cœur, qui
sourit aux hymnes de joie et prévoit la Passion, l’agonie et la mort. O
longue et douloureuse vision d’un avenir fatal, tu as été le tourment de
ce cœur maternel, et Marie a subi, avant son Fils, les tortures de la
Croix!

                   *       *       *       *       *

Le dimanche des Rameaux, ce jour où Jésus éprouva les plus puissantes
émotions de sa jeunesse et de sa vie, quand une foule l’acclamait comme
le Fils de David, l’Élu du Seigneur, sous cette magnifique Porte Dorée,
que les Hiérosolomitains ne voulurent plus jamais avoir, la Madone était
cachée parmi le peuple. La nuit de la trahison et de l’arrestation, elle
veillait dans la maison de l’apôtre Thomas, où elle s’était réfugiée, et
ce fut l’apôtre Marc, échappé aux soldats de Pilate, qui vint l’avertir
du malheur qui la frappait. Alors elle se mit à la recherche de son
fils, avec les autres femmes fidèles, et toutes ensemble, pleurant sans
se plaindre, passèrent la nuit du jeudi au vendredi, devant la maison du
pontife Hannah, où Jésus avait été enfermé. Les saintes femmes savent
seulement que le jeune et blond prophète est au pouvoir de ses ennemis;
mais elle, la mère, sait qu’il est perdu. Elle pleure et se tait.
Lorsque la Passion commence et que Jésus est condamné dans le prétoire
de Pilate, lorsqu’il sort portant la croix et fait les premiers pas vers
le Calvaire, Marie va à sa rencontre. Le Christ lève les yeux, la voit
et la salue: _Salve, Mater!_ Et elle?... Elle se tait, pétrifiée. Une
angoisse suprême serre son cœur, et, appuyée sur ses saintes compagnes,
pieds nus, les cheveux défaits sur le manteau bleu, le visage décomposé,
elle marche derrière son fils, avec la raideur du désespoir. Elle ne se
plaint pas, elle ne gémit pas; mais, en vérité, il n’y a pas au monde
une douleur pareille à la sienne. O mères, qui adorez vos enfants et qui
avez eu la terreur de la mort, près du lit d’un fils chéri, qu’en
dites-vous?... Elle avance à grand’peine, mais elle va quand même, liée
par les entrailles et le cœur à ce Martyr tombé sous la croix, poussée
par l’instinct sublime de la mère joint à l’adoration de la femme pour
son Dieu.

Qui a jamais peint le visage de la Vierge, tandis qu’elle suivait Jésus,
du Prétoire au Golgotha? Qui a jamais essayé d’interpréter cette douleur
sans borne? Personne... L’art s’est inspiré, sous toutes les formes, de
la chasteté, de la pureté, de la sérénité, de la tendresse de Marie,
mais nul n’a créé la figure terrible de la Mère, décomposée par une
souffrance surhumaine. Cette tragédie maternelle a effrayé la main des
artistes, et seule notre imagination peut se représenter ce spectacle
d’horreur et de pitié. La Madone arrive enfin au Calvaire: elle ne peut
approcher, on l’empêche d’embrasser la Croix; alors toute la vie de
Marie se concentre dans ses yeux. _Elle regarde mourir Jésus._ Une mère!
L’histoire ne dit rien de ses larmes et de ses sanglots. Les pleurs se
sèchent et la voix s’éteint dans sa gorge; elle contemple toujours le
supplice, l’agonie de son Fils... Jamais un regard n’eut une pareille
intensité; jamais la terre ne supporta une semblable douleur, dans un
corps aussi frêle. Ici, à cette place, tous ceux qui ont souffert
devraient venir baiser la terre en se disant que rien n’est comparable à
l’angoisse qu’éprouva Marie en voyant mourir son Fils... Celui-ci pousse
le cri suprême, le ciel s’obscurcit, la terre tremble, le voile du
temple se déchire, et Marie, sans tressaillir, contemple et attend ce
cadavre. La nuit tombe, le pieux Joseph d’Arimathie et quelques fidèles
disciples descendent le corps. C’est alors seulement que les bras
maternels s’ouvrent et serrent cette dépouille sacrée; le visage de la
Mère touche celui du Fils dans un dernier baiser.

                   *       *       *       *       *

Marthe, Marie de Cléophas, Marie-Madeleine, quelques disciples, quittent
Jérusalem, craignant les persécutions: une barque de pêcheurs les porte
de Jaffa sur les côtes de Provence. La Madone reste à Jérusalem: elle a
une tombe chérie à garder, à visiter tous les jours. Son Fils est monté
au ciel, la foi chrétienne commence à se répandre, mais elle ne veut pas
abandonner l’endroit où Jésus a souffert, où Il est mort. Adieu donc,
doux pays de Galilée! Tes sentiers ne seront plus parcourus par le pied
léger de la Vierge; elle ne portera plus son amphore à la fontaine; elle
ne reverra plus la petite maison de Nazareth, caressée par les parfums
des vergers voisins; elle ne reverra plus ses amis et ses parents. Elle
reste où la tragédie du Christ eut son cruel dénouement, elle ne veut
pas oublier, elle vit dans la tristesse et la prière. Quelquefois, la
belle fontaine de Siloé, hors Jérusalem, voit cette femme se pencher,
pensive, sur ses eaux fuyantes; mais c’est un visage consumé par les ans
et la douleur, c’est une frêle matrone sur qui la vie a imprimé sa
trace; ce n’est plus la brune jeune fille qui reçut la visite de l’ange
Gabriel. Elle vit toujours chez l’apôtre Thomas, qui l’entoure d’une
piété filiale, en souvenir du Christ. Puis, un jour, sur le mont des
Oliviers, Gabriel lui apparaît encore une fois: il a une palme à la
main; il lui dit que sa vie est finie et que Jésus daigne l’appeler dans
sa gloire. Elle est vieille, elle est lasse, elle désire le ciel et la
mort; le divin ambassadeur la trouve prête comme autrefois, dans la
maisonnette de Nazareth, comme aujourd’hui à Jérusalem. Elle monte enfin
vers son Fils, laissant tomber sa blanche ceinture, pour que Thomas la
conserve, comme souvenir. Son humble et grande histoire est finie sur la
terre.




VII

Une journée à Nazareth.


Je me promenais seule, ce soir de juin, dans le long corridor de
l’hospice français, regardant par les larges fenêtres la vallée de
Nazareth ensevelie dans les ténèbres, lorsque je fus prise d’une
tristesse infinie. On éprouve de ces minutes de défaillance en voyage,
lorsqu’on est seul, loin de sa patrie, avec le sentiment vague et
indéterminé de la distance, avec l’ennui et la peur du monde indifférent
et inconnu dans lequel on se trouve; minutes de trouble où tout le
charme de l’éloignement, du pèlerinage dans ces pays nouveaux, au milieu
des étrangers, est complètement perdu. Une ou deux fois déjà, j’avais eu
cette douloureuse sensation de découragement, ce désir impuissant du
retour, de la patrie et de la famille. En cette soirée pure, mais
obscure, les étoiles me paraissaient hostiles, ennemies, lointaines: ce
n’étaient plus mes étoiles--les étoiles de mon pays. Je me promenais,
lentement, la tête basse, car je craignais, en rentrant dans ma cellule,
d’augmenter ma nervosité maladive. A ce moment, le frère Jean de
Rotterdam, un colosse au cœur d’enfant, spécialement voué à la Vierge et
qui me parlait souvent de sa mère vivant encore en Hollande, me
rejoignit pour me souhaiter le bonsoir. Je le regardai un peu étonnée,
et il comprit que j’avais quelque chose. C’était un homme simple, et il
voulut savoir si j’étais malade ou triste. Je me tus; mais il insista
avec tant de bonne grâce et de bonté que vraiment cela m’aida à
découvrir en moi la vraie, la profonde cause de l’angoisse qui m’avait
envahie. Et je la lui confiai.

Je lui dis--ne me parlait-il pas, frère Jean, de sa mère chérie et ne
pouvais-je lui parler, moi aussi, de mon fils adoré?--je lui dis donc,
que le lendemain était le treize juin, jour de Saint-Antoine, que
c’était le nom de mon fils, que je passais loin de lui ce jour sacré,
pour la première fois, que cela me désolait... Il me comprit aussitôt et
me regarda avec une telle pitié, que je me mis à pleurer dans l’ombre.
Puis, il me consola dans son français barbare; il ajouta que dans la
grande église de l’Annonciation il y avait une chapelle élevée à saint
Antoine et que lui, frère Jean de Rotterdam, très dévot au thaumaturge
de Padoue, dirait à cinq heures du matin une messe à cet autel.

--J’offrirai cette messe pour votre petit garçon, madame, et vous
l’entendrez[1], me dit en me quittant ce brave religieux.

  [1] En français dans le texte.

Immédiatement je fus consolée; il m’avait fait une de ces promesses qui
réconfortent et soulagent le cœur endolori.

                   *       *       *       *       *

Je me réveillai à quatre heures et demie, avant l’aube: une lueur
paraissait à l’horizon et le paysage se distinguait à peine dans
l’obscurité finissante. Le prévoyant frère Jean, avant de partir, avait
laissé devant ma porte une lanterne allumée. Comme pour une expédition
mystérieuse, mais le cœur plein d’une douce joie, je me mis en route et
traversai tout l’hospice des franciscains, où quelques pèlerins étaient
logés. Ils n’avaient pas comme moi un enfant appelé Antoine, dont la
fête tombait ce jour-là, et ils dormaient encore. Le froid me saisit sur
la petite place, où trois ou quatre grands arbres se courbaient sous le
vent. L’église de l’Annonciation était à cent pas à peine de l’hospice:
je me retournais pour regarder la cité de Marie et de Jésus plongée dans
le silence seulement interrompu par le son cristallin de la cloche
annonçant la messe--la messe de saint Antoine. Personne dans l’édifice,
sauf le frère convers qui allumait les cierges à l’autel de
Saint-Antoine et qui devait servir l’office. Partout, les ténèbres: au
dehors, sur la ville et sur les collines aimées de Jésus; au dedans,
dans l’église érigée sur l’emplacement de la maison de Marie, où se
passa la grande scène de Gabriel et de la Servante du Seigneur. J’étais
seule pour écouter cette messe qui devait attirer sur mon fils chéri la
bénédiction du Ciel. Seule, j’allais prier pour lui, afin qu’il ait la
paix de l’âme et la santé du corps. Certes, il sentirait venir de loin
l’espérance, le bonheur et la bénédiction. Revêtu des ornements
sacerdotaux, le frère Jean parut, abîmé tout entier dans sa foi candide
et enthousiaste, absorbé par l’acte sublime qu’il allait accomplir; il
ne me chercha pas des yeux, parce qu’il me savait là, dans un angle
obscur, plongée dans la contemplation et la prière, sentant l’immense
poésie de la foi, la sentimentale attraction de cette heure, de ce
temple. A ma droite, derrière le grand autel, se trouvait tout ce qui
reste de la maison de Marie, l’autre moitié étant à Lorette; là aussi,
était placée la blanche colonne qui marque l’endroit où Gabriel
descendit et prononça la salutation angélique. Maintenant, une faible
lumière commençait à se répandre, pendant que frère Jean continuait de
dire les paroles et de faire les gestes qui rendent la messe si belle,
si expressive, si captivante, du premier Évangile jusqu’à l’Élévation,
jusqu’au dernier Évangile: la voix émue, les mouvements larges, il se
sentait bien seul avec son Dieu, libre d’exprimer toute la grandeur de
son sentiment religieux, et moi-même, dans un coin sombre, j’avais aussi
l’impression d’être tout près de mon Seigneur, tremblante d’émotion,
fidèle et humble, tandis que l’image de mon fils adoré, avec ses beaux
yeux, doux et bons, passait devant moi. Bien des fois je m’étais
prosternée au moment solennel où le Christ descend dans l’Hostie et
j’avais ressenti un profond bonheur; mais en ce lieu consacré à un grand
souvenir mystique, dans cette auguste solitude où rayonnait l’âme très
pure de ce prêtre, en ce jour si cher à mes affections maternelles, mon
cœur tressaillit d’allégresse, se brisa dans une émotion suprême et,
comme sur l’autel, le Seigneur y descendit!

Vers quatre heures de l’après-midi, je fis une longue promenade dans
Nazareth, vraiment charmante sur ses vertes collines, battue par les
vents qui lui apportent les parfums des fleurs, bénie de Dieu et aimée
des hommes. De onze heures du matin à quatre heures il est impossible de
sortir, en cette saison d’été, car le soleil est trop chaud, la lumière
trop éblouissante, l’atmosphère trop lourde: il faut rester enfermé dans
sa chambre; on s’étend, on rêve, on fume ou on dort. Moi, en outre,
j’écrivais. Je sortis donc vers cinq heures, après avoir dormi, lu,
fumé, rêvé et écrit. J’avais déjà visité les sanctuaires assez en
détail; J’avais vu l’Annonciation, Saint-Joseph et la Sainte-Table; je
voulais maintenant parcourir la ville, faire connaissance avec les
habitants, hommes, femmes et enfants, observer un peu leurs mœurs. Rien
de mieux, lorsqu’on veut surprendre sur le vif les coutumes d’un pays,
rien de plus utile que la flânerie dans les rues, marchant doucement,
regardant beaucoup, sans en avoir l’air, causant avec une femme, riant
avec un enfant. Ce sont des plaisirs simples et délicats, des
impressions naïves et agréables, des tableaux qui s’impriment mieux dans
la mémoire que les plus beaux monuments et les palais les plus
magnifiques. Nazareth est beaucoup plus petite que Jérusalem, mais aussi
plus gracieuse. Moins importante que Bethléem, elle possède des jardins,
des champs cultivés, des vergers, des femmes, et elle ne renferme ni
musulmans, ni juifs, ni schismatiques, ni coptes, ni abyssins. Elle
appartient tout entière à la nation latine, c’est-à-dire aux
franciscains: il n’y a ni haine, ni secte, ni fanatisme oriental, ni
altercations, ni féroces vengeances. Nazareth, c’est le pays de la paix
chrétienne: les moines y vivent dans une parfaite tranquillité et leurs
œuvres pieuses et charitables ne sont troublées par personne. A
Jérusalem, Bethléem, Jaffa, Caïffa, Tibériade, les éléments turcs et
juifs sont toujours si discordants et les chrétiens si turbulents! Ici,
c’est la paix profonde. Construite sur deux collines, cette petite ville
de Nazareth est toute en montées et en descentes, mais les rues sont
praticables; çà et là, on trébuche sur une pierre: seule, la grande
voie, qui conduit au marché, est assez bien pavée. Les habitants sont
surtout agriculteurs; cependant, il y a quelques artisans: des maçons,
des forgerons, des cordonniers, des tisserands. J’ai beaucoup regardé
leurs petites boutiques: elles sont assez propres; le fond, peint en
brun, s’appuie sur les pierres de la colline et le devant est maçonné.
Celle de Joseph le Charpentier devait être toute pareille. Les idées,
les mœurs, la vie, sont presque immuables, en Palestine, depuis des
centaines d’années, même dans les pays où la civilisation a pénétré: à
plus forte raison en Galilée. Ces ateliers, à Nazareth, n’ont
certainement pas beaucoup changé depuis deux mille ans, époque où le bon
Joseph y maniait le rabot et où Jésus, humblement, travaillait l’âme
débordante de son divin secret. Les Nazaréens sont simples, pieux et
bons. J’ai acheté à l’un d’eux un ornement en filet avec des houppes
rouges et bleues, destiné à garnir le harnais d’un petit âne: c’est un
ouvrage assez bien fait. Mon vendeur, ancien élève des franciscains,
parlait italien, possédait de beaux yeux souriants et des dents
blanches. Peut-être descendait-il du pieux Joseph. Dans les rues, je fus
bientôt entourée d’une foule d’enfants: il y en avait un surtout, si
mignon, si leste, avec de si beaux yeux étincelants! il parlait arabe,
très vite, très vite. C’était un petit chrétien, me dit frère Jean de
Rotterdam, un petit chrétien qui apprenait déjà son catéchisme. Je
donnais quelques sous à l’enfant.

--Moi aussi, je donne toujours quelque chose à ces petits, ajouta le
frère. Je pense que l’Enfant Jésus était comme eux, ici, avec la même
figure peut-être...

Le soleil se couchait au moment où j’arrivai à la grande fontaine de
Nazareth, située un peu en dehors de la ville, du côté de l’église de
l’Annonciation et de la maison de Marie, mais à cinq cents pas au moins.
L’eau sort en trois jets, tombe dans une grande coquille de pierre
brisée, coule dans toutes les directions, forme de larges mares et un
petit ruisseau, où les femmes lavent leur linge. La nuit tombait
rapidement. Des Nazaréennes sortaient continuellement de deux ou trois
rues avoisinantes et venaient faire leur provision d’eau pour la nuit.
Elles s’avançaient, portant avec aisance la grande tunique bleue,
relevée à la ceinture et maintenue par un gros cordon de même couleur;
le manteau, également bleu, leur couvrait la tête, retombait un peu sur
le front et enveloppait tout le corps de plis très nobles. On
n’apercevait que leurs petits pieds nus, leurs mains fines, leur visage
ovale. Presque toutes sont belles: c’est un don de la Madone à ses
cousines et ses nièces. Même lorsque les Nazaréennes ne sont pas d’une
beauté absolue, elles sont fines, élégantes, sveltes, d’une pâleur
orientale ou légèrement brunes. Leur taille se plie gracieusement, avec
une certaine fierté. Lorsque leur cruche est vide, elles la portent
appuyée sur la hanche ou penchée sur un bourrelet; mais quand elles
l’ont remplie, elles la tiennent bien droite sur la tête ou sur le côté.
Le soleil se couchait et l’heure était infiniment douce; d’un pas léger
et silencieux, les femmes allaient et venaient, touchant à peine le sol;
elles se baissaient, remplissaient leur vase d’argile, se relevaient
d’un mouvement aisé et s’en retournaient tranquillement, sous le ciel
gris et violet; l’eau chantait et s’enfuyait de tous côtés. Je me sentis
entraînée en dehors du temps et il me sembla voir la Madone, elle-même,
s’avancer, les pieds nus, dans le crépuscule léger, tenant par la main
l’Enfant Jésus.




VIII

Sur le Thabor.


Partout en Galilée, le Thabor vous apparaît, dominant l’horizon; il a
une agréable forme ronde et il vous accompagne dans toutes vos
excursions, tantôt devant vous, tantôt derrière votre dos, vous
regardant sournoisement à gauche, à droite, veillant comme un phare
fidèle. Les contours sont délicatement dessinés: à mesure que vous
approchez, vous découvrez les arbres, grands et petits, dont il est
recouvert, et vous ressentez un vif désir d’entreprendre cette ascension
à travers la verdure, de suivre ces sentiers ombreux, d’arriver sur ce
sommet où le Christ se montra à ses disciples stupéfaits, dans sa
blanche robe de lin, tout rayonnant de gloire. Le Thabor a l’air simple
et facile; ses flancs ont un aspect engageant et, de là-haut, la vue de
la Galilée fleurie doit être merveilleuse! Le drogman ne fait aucune
difficulté pour vous accompagner, mais sans enthousiasme; le guide vous
demande si vous êtes bien en selle, et tous deux finissent par vous
déclarer que vous pourrez _peut-être_ monter à cheval jusqu’au point
culminant, mais que vous descendrez sûrement à pied. Le chemin est donc
roide? Très roide. Pourquoi ne pas monter à pied? Non, le cheval, qui
connaît le terrain, est plus sûr. Et la descente, alors?

A la descente, l’animal glisserait s’il portait un cavalier ou une
amazone. Cependant... le lendemain matin, malgré ces renseignements
décourageants, le départ de Nazareth est décidé; nos montures se mettent
en marche de leur pas tranquille et ferme; le drogman fume, le _moukre_
chantonne ses vers arabes et son petit chien, qui s’appelle Filjel,
c’est-à-dire _poivre_, saute autour de lui. Pendant une heure, la route
se maintient étroite, mais assez bonne et passe entre des champs, dont
la terre est rouge brique: le Thabor s’approche toujours davantage,
s’élève au-dessus de nous. Tout à coup, sous un grand olivier, le
drogman s’arrête, descend, vient vérifier les sangles et les étriers, et
procède pour lui-même à la même opération. Lentement, il se remet en
mouvement, le _moukre_ se place près de moi et met la main sur le
pommeau de ma selle.

Alors commence l’ascension la plus étrange, la plus effrayante qui soit:
ce n’est pas un sentier, c’est une sorte de sillon, plus ou moins
profond, plein de cailloux pointus, s’éboulant à un endroit, barré
ailleurs par de grosses pierres polies, qui font glisser nos bêtes; un
sillon si escarpé que le cheval est placé dans une ligne oblique et qu’à
chaque instant le _moukre_ me recommande de baisser la tête sur la
crinière. D’un côté, j’aperçois un précipice, à peine dissimulé par des
arbustes qui se plient au-dessus de l’abîme; de l’autre, la paroi élevée
de la montagne. Le sillon fait de grandes courbes, et à chaque détour,
ce chemin à peine tracé devient de plus en plus incertain. La pente est
si rude, qu’il est difficile de maîtriser le vertige. Cent fois, je me
dis qu’il eût été préférable d’aller à pied, mais, dès que je regarde à
terre, je change d’idée; du reste, il vaut mieux n’être distrait par
aucune pensée, car le _moukre_ me fait pencher lui-même sur la selle et,
si j’essaye de me relever, je sens une large et puissante main qui me
maintient. La montée continue, les plaines de la Galilée s’abaissent et
semblent ondoyer comme une mer, tandis que mon pauvre cheval, couvert de
sueur, blanc d’écume, fait un dernier effort, escalade une véritable
muraille... Le Thabor est vaincu!

                   *       *       *       *       *

Devant moi, le petit hospice et l’église des Franciscains se détachent
très blancs sur le ciel. On a nommé cet endroit: _Porte du Vent_, en
arabe: _Bab-el-Auoa_, parce qu’il y a continuellement une brise fraîche,
quelquefois très violente. Comme partout, un franciscain me conduit
d’abord à l’église dire quelques prières, puis me guide jusqu’à un
endroit sauvage, où germent cependant quelques rares plantes
odoriférantes. C’est là qu’eut lieu la Transfiguration. Nous avons
devant les yeux la scène divine que peignit Raphaël, avec une singulière
intuition et qui épuisa ses dernières forces d’artiste et de croyant:
les nuages qui se heurtent dans le ciel, annonçant la venue d’un de ces
orages habituels à cette région, semblent être les mêmes qui encadrèrent
le visage glorieux du Christ. N’était-ce pas hier? Autour de nous
s’étend la plaine d’Esdrelon, qui semble palpiter sous le vent qui vient
du Thabor; au loin, blanchissent les petites villes de la Galilée:
Séphoris, patrie de sainte Anne et de la Madone; Cana, lieu du premier
miracle; Naïm, où habitaient la veuve et son enfant malade, et tout à
fait à l’horizon, on devine la route qui mène au lac de Tibériade. Il
devait aimer cette montagne, Celui dont l’esprit tendait toujours vers
les régions pures et qui aspirait sans cesse à se rapprocher de son Père
céleste. Au moment solennel de la Transfiguration, il n’y avait avec lui
que trois apôtres: Pierre, Jacques et Jean; les autres s’étaient arrêtés
dans un village arabe de la plaine, appelé Dabourieh, en souvenir de
Débora. Seuls, les plus fidèles l’accompagnaient et eurent la vision
sublime... La voix du Père Augustin de Saragosse, moine espagnol, à la
douce prononciation, m’arrache à ma contemplation; c’est l’heure du
déjeuner, et du reste il faudra bientôt descendre. Avant le départ, un
religieux me présente un registre de visiteurs à signer. Hélas! Que le
Thabor en voit peu! Cette année, de février à juin, plus de trois mille
pèlerins ont visité la Palestine, sans compter les touristes, presque
tous Anglais, qui vont où Cook les conduit, et quatre-vingt-deux
seulement ont fait l’ascension du Thabor, pour voir l’endroit de la
Transfiguration! La route était horrible même à l’époque où Jésus vivait
sur la terre: c’est pourquoi les apôtres les moins courageux restèrent
au pied de la montagne. Pierre, Jacques et Jean, les plus ardents et les
plus dévoués, atteignirent seuls le sommet du Thabor et furent
récompensés par le spectacle divin. Je signe au-dessous du nom de Paul
Bourget, qui était venu un mois avant moi: je suis très contente d’être
arrivée, mais combien heureuse de redescendre.

                   *       *       *       *       *

Pour gagner le sommet du Thabor, il faut quarante-cinq minutes, sans
compter la longue route de la plaine. Si jamais, avant de repartir, vous
demandez au drogman, avec une certaine appréhension, «s’il faut
quarante-cinq minutes», il secoue la tête en souriant, et assure que
cela prendra moins de temps. Dieu soit loué! Et vous vous approchez de
votre monture. «Comment, vous voulez aller à cheval?» Le guide s’étonne
de votre audace ou de votre paresse: _personne_ ne descend à cheval du
Thabor. Le _moukre_ rassemble les rênes des bêtes et siffle pour appeler
_Filjel_. On se met en route à pied: seulement, c’est une véritable
chute! En vain, vous essayez d’aller lentement, avec précaution, vous
êtes entraîné, vous vous affolez, vous vous reprenez, vous perdez de
nouveau la tête, et vous ondoyez comme un drapeau battu par le vent,
vous allez en zigzag comme un serpentin de feu d’artifice, dans ce fossé
inégal qui devrait être un chemin! Quarante-cinq minutes! Le mouvement
est si rapide, si vertigineux, qu’il devient inconscient et presque
mécanique: vous tournez, et vous descendez, et vous descendez, et vous
tournez, glissant, roulant, tombant, vous relevant, avec une complète
absence de volonté, comme une toupie dont rien ne peut arrêter le
mécanisme. Enfin, c’est la plaine! Vous vous asseyez sur une pierre,
vous vous prenez la tête à deux mains, en vous demandant si vous êtes
encore bien vivant. La réponse est plutôt favorable. Vous buvez une
gorgée de cognac, vous respirez un peu; mais le temps presse. Il faut
remonter à cheval pour aller au lac de Génésareth et à la glorieuse
ville de Tibériade.




IX

Tibériade.


Il y a six grandes heures de cheval du Thabor à Tibériade. Comme il faut
s’arrêter une demi-heure à moitié route pour faire reposer les chevaux,
on ne peut arriver à destination qu’à sept heures du soir, en partant du
Thabor après midi: c’est déjà un peu tard, car la soirée est dangereuse
dans ces parages déserts de la Palestine. Six heures de trot serré,
pendant lesquelles le drogman Mansour me laissait prendre les devants,
voyant que je commençais à m’impatienter: le pauvre nazaréen, si
intelligent et si bien élevé, me racontait toutes les histoires capables
de m’intéresser, mais qui, après la troisième heure de cheval, ne
réussirent qu’à m’irriter profondément. Cette région de Galilée qui
s’étend du Thabor à Tibériade est aride, monotone, uniforme, tandis que
l’autre chemin qui passe par Loubieh, Séphoris et Cana, est aisée,
agréable et charmante. Cette vilaine route, que l’on prend à l’aller,
n’est qu’une succession d’immenses plaines désertes, qui défilent
lentement, l’une après l’autre, et derrière chacune d’elles vous croyez
toujours deviner un paysage bizarre ou intéressant: quand vous arrivez
au bout, vous ne trouvez jamais rien, qu’une autre étendue, sans cesse
la même, désolante. Sucrie Mansour, mon patient drogman, vers la
cinquième heure de marche, me jetait de timides regards et, voyant ma
mauvaise humeur, mon découragement et ma fatigue, murmurait de temps en
temps:

--Encore un peu, madame, encore un peu!

Mais, je ne le croyais pas. Je savais qu’il fallait six heures pour
gagner Tibériade, pas une minute de moins. La lassitude me causait une
sourde irritation. Le voyage de Nazareth au Thabor, la périlleuse
ascension, la descente précipitée, tout cela me semblait presque
agréable en comparaison de ces heures interminables, lentes, égales, à
travers ces plateaux sans un arbre, sans une cabane, sans un être
humain. Je sentais en moi une tristesse impatiente, une envie de
pleurer, de crier, de me jeter à terre, de ne plus marcher. Enfin
Mansour s’écria:

--Dans une demi-heure, nous verrons Tibériade!

Et moi, naïvement, je le crus. En effet, à l’horizon de la dernière
plaine, quelque chose d’un bleu intense apparut, qui n’était pas le
ciel: c’était le lac de Génésareth, le lac de Tibériade, si étendu,
qu’il a mérité le nom de mer de Génésareth. Je poussai un profond soupir
de soulagement!

--Voici Tibériade, dit Mansour.

Sur une des rives de cette exquise coupe d’azur aux reflets d’acier
s’élevait, toute petite, l’ancienne cité romaine et sa forteresse brune.
Hélas! quelle illusion! Nous étions encore loin: pendant soixante
terribles minutes, je crus voir Tibériade s’enfuir progressivement! Oui,
soixante-dix, peut-être quatre-vingts minutes de descente à pic, comme
si nous avions suivi à cheval un escalier enchanté, conduisant au centre
de la terre. Je pleurai de colère pendant cette dernière heure, et
quand, après neuf heures de voyage, je m’arrêtai près de la porte de
l’hospice de Tibériade, j’avais une forte fièvre causée par cet excès de
fatigue.

Dans l’hospice des franciscains, je trouvai seulement deux moines et
quelques domestiques pour le service des pèlerins. La ville qui fut une
orgueilleuse cité romaine, et qui s’étendait autrefois sur les rives du
lac, dans un des paysages les plus riants du monde, s’étiole aujourd’hui
sous un climat malsain, dans une chaleur humide balayée par un vent
lourd et surchauffé. Pour un franciscain, aller à Tibériade, c’est subir
une punition, accomplir avec résignation un vœu ou chercher une
pénitence volontaire. Beaucoup y tombent malades: quelques-uns y
meurent. Le Père Benedetto, le gardien, résistait seul, depuis deux ans,
aux pernicieuses influences; l’un des moines qui l’accompagnaient était
mort la semaine passée. On avait voulu l’emporter, quand il tomba
malade; mais, heureux de finir là où Jésus avait prononcé les plus
grandes paroles de son enseignement, il s’y refusa. Ce moine était
considéré comme un saint.

A peine arrivée, je m’étendis sur un divan et demandai une chambre sur
le lac: il n’y en avait pas, le couvent étant étrangement construit.
Très vaste, du reste: de longs corridors vides et sonores, de nombreuses
cellules pour les pèlerins, et, çà et là, des lampes à huile, dont la
flamme vacillait. Je souhaitais me coucher aussitôt, mais le Père
Benedetto voulut absolument me faire prendre quelque chose, et j’étais à
peine arrivée dans ma chambre que l’autre frère vint m’apporter des œufs
et du thé. Ce religieux était vieux, décharné, tout ridé, mais il
souriait doucement. Il ne pouvait comprendre que je me contentasse
d’œufs et de thé. J’étais si épuisée, que je le regardais stupidement.

--Vous êtes seul ici avec le gardien, mon Père? demandai-je pour dire
quelque chose.

--Oui, tout seul, murmura-t-il, l’_autre_ est mort.

Il me sembla remarquer une lueur tremblante dans ses yeux. Voyant que je
tombais de sommeil, il s’en alla en me souhaitant bonne nuit. Comme
toujours, j’inspectai les environs de ma chambre: elle donnait sur un
long corridor sombre, qui desservait beaucoup d’autres cellules. Le vent
faisait battre toutes les portes, les poussait, et on voyait confusément
des lits blancs et vides. Je m’enfermai à clef, puis j’ouvris ma
fenêtre, qui était basse: devant moi, s’étendait une cour, qui précédait
l’église. J’éteignis ma lumière et je me couchai. J’avais peut-être
dormi une demi-heure, lorsque je me réveillai en sursaut, mouillée de
sueur. Je pensai avoir la fièvre; je respirais difficilement. J’allai à
la croisée, je me recouchai et m’endormis. Mais peu après, autre réveil
brusque; j’avais distinctement entendu marcher dans la chambre.

Que faire? Je restai immobile. Du côté de la cour, on voyait un carré un
peu plus clair, comme brumeux, et sur cette faible clarté, quelque chose
de noir se détachait, les contours d’une antique construction romaine,
une tour. Un coq chanta. Pas d’autre bruit. Je pensai m’être trompée.
J’étais nerveuse: ce milieu nouveau, ce pays inconnu, ce monastère
désert, ce grand vent gémissant dans les corridors, tout cela pouvait
bien provoquer une hallucination: du reste, j’avais mon revolver chargé
près de moi. Bien comique, l’histoire de ce revolver! Je n’avais jamais
touché une arme à feu, et malgré la petitesse de celle-ci, elle me
faisait peur; je la tenais toujours enfermée dans sa gaine, me figurant
qu’elle allait partir toute seule dans ma valise! Cela ne m’empêchait
pas de la montrer partout où j’arrivais et de la poser sur ma table de
nuit. Pour quoi faire?

De nouveau, j’entendis marcher si près de moi que je sautai du lit et
criai: «Qui va là?» mais sans résultat. J’allumai en tremblant ma
bougie: personne dans la chambre, qui était tranquille. Cependant, je
compris que je ne pourrais plus dormir. Je m’habillai rapidement, je
pris un livre, je m’étendis sur le divan, et me mis à lire les _Pensées_
d’Arthur Schopenhauer, que j’avais emportées, pour ne pas trop m’amuser
en voyage. Mais les pas s’entendaient toujours. Je me dirigeai
instinctivement vers la fenêtre, et je regardai dans les ténèbres de la
cour: il y avait quelqu’un. Je vis une ombre raser les murs, si près
qu’elle semblait être dans l’intérieur de ma chambre. Elle allait et
venait, tantôt traînant les pieds, tantôt marchant avec précaution. Peu
à peu, je m’habituai à l’obscurité et je vis qu’elle avait la tête
penchée sur la poitrine et les mains pendantes le long du corps: il
m’était cependant impossible de distinguer si c’était un homme ou une
femme. Tout à coup elle disparut, comme si la terre l’avait engloutie,
puis elle reparut peu après. Alors elle leva un peu la tête et je
reconnus le moine au visage dur, l’ami du mort. Et je compris qu’après
s’être prosterné, il se relevait.

Il se promenait dans un espace restreint, comme s’il tournait sur
lui-même dans cette cour, devant l’église; il s’arrêtait et repartait
brusquement; parfois, il levait les bras au ciel, parfois il se frappait
le front. Je distinguais maintenant tout, car j’étais bien habituée à
l’obscurité, et j’avais éteint ma lumière. Cette ombre m’intéressait, me
captivait. Je sentais que tant qu’elle serait là, je resterais à la
fenêtre. Mais infatigable, ardente, elle reprenait ses allées et venues
en avant, en arrière, en cercle, autour d’un point fantastique, que je
ne voyais pas. De temps en temps, un profond soupir sortait de sa
poitrine: la nuit était tranquille, la croisée basse et je l’entendais
parfaitement. J’avais envie de l’appeler, de lui parler. Mais je n’osais
pas. Mes nerfs, brisés par l’extrême fatigue, étaient excessivement
surexcités; une atmosphère humide, pesante, affaiblissait mes poumons et
les cousins me dévoraient les mains et la face.

J’éprouvais une curieuse sensation de stupeur et d’angoisse, appuyée
contre la fenêtre, dans l’ombre, serrant entre mes doigts le livre
désespéré de Schopenhauer. Que pouvait faire cette ombre dans les
ténèbres, devant l’église du couvent? Pourquoi ce vieillard n’allait-il
pas dormir? Pourquoi veillait-il, à cette heure avancée, dans cette
contrée inconnue, sur les bords de ce lac sacré, fertile en miracles?
Peut-être priait-il? Mais pourquoi n’allait-il pas méditer dans sa
cellule ou à l’église? Pourquoi soupirait-il si tristement? Qu’avait-il?
Était-il malade? Était-il fou?

Ce religieux emporté par une agitation inquiète, à Tibériade, dans
l’_atrium_ de la vieille église consacrée aux Apôtres, par cette nuit de
juin, lourde et empestée; ce pauvre être que personne ne secourait, dont
nul ne connaissait sans doute les peines, me plongeait dans une espèce
de rêve. Je ne dormais pas, ressentant toujours la courbature de mes
neuf heures de cheval, mais la douleur était moins vive et mes nerfs se
calmaient: l’étonnement me clouait à la même place, regardant les gestes
du moine. Parfois, ses mouvements paraissaient être ceux d’un aliéné: il
se levait en agitant les bras et sanglotait... Pourquoi pleurait-il,
lui, un franciscain, qui ne devait plus se souvenir de sa patrie, de ses
parents, de sa famille; qui ne devait plus avoir ni désir ni passion, au
fond de son couvent de Terre Sainte? Que regrettait-il? Pourquoi
n’essuyait-on pas ses larmes? Je ne comprenais plus rien: je voyais
seulement ce fantôme se remuer convulsivement, paraître, disparaître,
puis revenir encore...

Les premières lueurs de l’aube me trouvèrent endormie contre ma croisée,
respirant l’air mou et lourd de Tibériade, et le moine était encore là,
étendu tout de son long par terre, sur quelque chose de blanc. Il
dormait, lui aussi, fatigué et épuisé par cette nuit de veille et
d’énervement: cette chose blanche était la pierre, sous laquelle avait
été enterré l’autre moine mort.

                   *       *       *       *       *

J’ai su depuis que ce pauvre vieillard ne pouvait se consoler d’avoir
perdu son compagnon, pour lequel il avait une tendresse et une
vénération immenses. Chaque soir, il se levait, comme appelé par une
voix intérieure, et venait dans cet _atrium_ où l’on avait enseveli le
mort, devant la porte de l’église: là, il priait, il pleurait, il
parlait même à celui qui n’était plus. Le père gardien avait écrit à
Nazareth, craignant pour la santé de son unique frère, et engageait
celui-ci à rester dans sa cellule, la nuit. Mais c’était inutile...
Quant à moi, je suis persuadée que j’ai pris là le germe des fièvres qui
m’assaillirent, quinze jours plus tard, à Constantinople, et qui
durèrent trois années, en souvenir de ces heures étranges et morbides,
où je crus avoir eu une vision de douleur, qui était une réalité.




X

Sur le lac.


Ce n’est pas une route qui descend à Tibériade, ce n’est pas même un
sentier, mais une sorte de sillon, creusé dans le sol par le pied des
mules, des chevaux, et des hommes. La terre détrempée, les cailloux, les
épines, rendent l’excursion longue et fatigante pour le cavalier le plus
intrépide. Mais lorsqu’on a le malheur de se trouver en face d’animaux
ou de voyageurs faisant l’ascension, alors les difficultés sont presque
insurmontables. Précisément, mon drogman et moi, nous rencontrâmes un
troupeau de chèvres, qui grimpaient la colline escarpée. Ces bêtes
obstinées et méchantes s’arrêtèrent court, se jetèrent dans les jambes
de nos chevaux et il fallut que le chevrier vînt les chasser, une à une,
pendant qu’immobiles sur nos montures nous attendions, avec la patience
qu’on acquiert en Orient, le moment de continuer notre marche. Il était
sept heures et demie du soir. Le soleil se couchait sur le lac et la
ville de Tibériade: ce spectacle aurait distrait le voyageur le plus
fatigué. Déjà, à l’aller, quand, du haut de la colline, le vaste lac de
Jésus était apparu devant mes yeux, lassés par sept heures d’un paysage
monotone, désert, aride, toute la sublime beauté de Génésareth avait
ranimé mon âme défaillante, donné l’essor à mon imagination, et de ce
moment je n’avais plus adressé la parole à mon drogman, dont j’avais mis
la patience à l’épreuve pendant la dernière partie de cette interminable
route.

Il le savait bien, du reste, qu’à peine arrivée devant le lac de
Génésareth, toute amertume disparaîtrait de mon cœur! Je crois bien
qu’en conduisant mon cheval par la bride, dans ce maudit chemin qui va
jusqu’à la grande porte romaine de Tibériade, il souriait à me voir
absorbée dans la contemplation des derniers feux du couchant qui
empourpraient les eaux du lac. Dieu sait combien de gens ce brave garçon
avait guidés, de Nazareth à Tibériade, par le Thabor, et dont il avait
patiemment supporté les rebuffades; Dieu sait combien d’entre eux il
avait vus changer de visage et d’humeur en face du tableau divin; Dieu
sait combien d’âmes il avait vu s’envoler, dégagées des liens terrestres
et planer dans une extase profonde. Devant ces couchers de soleil, dans
la clarté finissante d’un beau jour, il avait dû sentir l’extase
s’emparer de ceux qu’il conduisait. L’Oriental connaît et apprécie ces
longues et muettes contemplations; il aime aussi se plonger dans le
silence, dans l’immobilité. Je ne me plaignis plus de ma fatigue, de ma
courbature, de mes nerfs, de mes souffrances vraies ou imaginaires: je
regardais le lac de Jésus, qui entendit sa parole et vit ses miracles;
cette mer de Génésareth, dont les ondes furieuses se calmèrent sous son
pied divin.

C’était le soir. J’étais descendue dans le jardin du couvent, dont la
terrasse vient presque jusqu’à la plage. La nuit se faisait limpide,
comme au moment où la lune va paraître: la vaste coupe, azurée sous le
soleil, brillait d’un bleu sombre, en cette nuit d’Orient. Le lac
s’étendait désert, silencieux: quelques étoiles s’y réfléchissaient. Ses
eaux, immobiles, caressaient le sable, sans bruit. Les lumières de
Tibériade, de cette ville qui, il y a deux mille ans, fut témoin de la
puissance romaine, et qui n’est plus, à présent, qu’une cité juive,
s’éteignaient une à une, et mes yeux suivaient anxieusement toutes ces
lueurs vacillantes. Je désirais secrètement voir disparaître toute trace
de l’activité humaine, afin de me trouver seule, dans l’ombre, devant
cette mer sacrée sans qu’une voix arrivât jusqu’à moi; je souhaitais la
grande illusion de la solitude, espérant rapprocher mon âme de l’Ame
divine, qui errait peut-être encore sur les plaines verdoyantes, sur les
petites barques de ceux qui devinrent pêcheurs d’hommes. Les tamaris ne
remuaient plus; pas un bourdonnement d’insecte ne troublait l’air.
Enfin, la dernière clarté mourut dans la grande tour romaine qu’Hérode
Antipas éleva à la gloire de Tiberius Drusus; et le paysage devint plus
solitaire, plus vide, plus abandonné. C’est ainsi qu’il faut voir ces
rivages, où le Christ passa les trois plus belles années de son
existence. Le lac, qui est grand, devient immense dans l’ombre et mérite
le nom de mer Galiléenne que lui donnèrent les évangélistes.

C’est à la gauche de Tibériade que s’élevaient Bethsaïde, patrie de
saint Pierre, et Capharnaüm, où Jésus fit ses plus grands miracles. Ces
deux villes sont en ruine; mais avec un peu d’imagination, on peut les
revoir debout, très blanches parmi les genêts jaunes, et les lavandes à
l’odeur pénétrante. On croit aussi distinguer Magdala, le petit pays de
la grande repentie. Dans la nuit, au milieu des molles fraîcheurs de la
Syrie, laissant errer vos yeux sur le miroir tranquille du lac, vous
pensez à la grossière embarcation dans laquelle Il se laissait emmener,
absorbé dans ses sublimes pensées; à ses courts voyages, où il tenait
humblement compagnie aux pauvres pêcheurs et bénissait leurs efforts; à
la grande tempête, durant laquelle ses apôtres tremblèrent pour leur vie
et qu’il apaisa d’un signe de la main; à la journée, grise et brumeuse,
qui le vit, tout à coup, marcher sur les eaux... A présent, tout se
tait. Vous êtes seul. Une douceur infinie vous pénètre le cœur, en cet
endroit, où l’Histoire sacrée eut son point culminant: vous vous penchez
sur les ondes qu’il aima; où semble encore courir, comme un souffle
divin, sa parole de bonté et de charité. Ah! comme vous bénissez le jour
où vous êtes venu, à travers les terres et les mers, jusqu’à ce lac de
Génésareth, pour chercher cette nuit de solitude dans laquelle vous
sentez le temps passer doucement sur votre tête et vous jouissez d’être
seul, de ne pouvoir communiquer votre émotion à personne. Dieu concède
ce bonheur à ceux qui, humblement et courageusement, viennent de loin.
Ces heures suprêmes, où l’âme vit mille existences concentrées et
muettes, sont accordées aux pèlerins qui ne craignent pas les fatigues,
les tristesses de l’exil, l’éloignement, et qui se rendent au pays du
repos, dans la patrie et près du lac même de Jésus. O silence sublime et
suggestif! N’est-ce pas Lui qui vient jusqu’à vous sur les eaux, qu’il
effleure de son pas léger? Qui donc, dans l’ombre, parle dans votre
cœur, vous disant d’espérer, d’espérer toujours, car Il est l’éternelle
espérance?... Nuit de longue rêverie religieuse et spirituelle, nuit de
rêve, nuit de douceur, sur les rives de la mer miraculeuse, au milieu du
silence solennel... Qu’importe si le temps des miracles est passé! Ici,
dans votre esprit, le miracle renaît; car vous sentez votre âme s’ouvrir
comme une fleur; car vous êtes un de ces humbles qui l’aimèrent, le
suivirent, le virent naviguer sur les eaux, entendirent les échos des
collines répéter ses paroles; car vous aussi, vous voudriez vous lever
et suivre les pas de la douce Apparition, où qu’elle surgisse, où
qu’elle veuille vous diriger...




XI

Le Mont des Béatitudes.


Les rives du lac de Tibériade sont charmantes. Il est si grand, ses eaux
ont une couleur gris bleu si intense, la pêche y est si abondante, que
depuis des siècles la vive imagination orientale lui a donné le nom de
mer de Génésareth ou de Galilée. Beaucoup de chrétiens, dans l’ingénuité
de leur foi et dans l’ignorance des moindres notions d’histoire
religieuse, ne croient pas que Jésus ait réellement parcouru les bords
de la mer, suivi d’une foule de pêcheurs, parmi lesquels il choisit ses
plus ardents apôtres; qu’il ait marché sur les vagues et apaisé la
tempête. Et, du reste, il n’y a aucun intérêt à savoir si cette surface
liquide est un lac ou une mer. Le Christ passa les trente-trois années
de sa vie dans une région peu étendue, qui comprend la Galilée, la
Samarie et la Judée. Il n’en sortit pas et c’est là qu’il sut affronter
tout un monde d’idées, de coutumes et de lois: en comparaison du modeste
périmètre de ses pérégrinations, le lac de Tibériade pouvait facilement
passer pour une mer.

Lorsque par une claire matinée d’été, dans la fraîcheur que donne la
rosée nocturne, l’âme bien reposée, le pèlerin solitaire contemple cette
masse immense d’eau bleue, sur laquelle le soleil n’est pas encore levé,
il peut aisément croire à la mer Galiléenne. Ces petites barques
attachées à la rive, attendant les pêcheurs; ces grandes embarcations
dont les blanches voiles sont repliées, ajoutent encore à la
vraisemblance de son rêve. Les collines d’alentour s’arrondissent en
courbes molles, couvertes de verdure, se mirent dans les ondes
tranquilles qui se rident à peine; mais là-bas, dans mon pays, n’ai-je
pas vu les montagnes se réfléchir à l’aurore dans les eaux calmes de la
mer? Au milieu des buissons pleins de fleurs odorantes, des oiseaux de
Syrie, si gracieux dans leur petite taille, gazouillent et chantent dès
l’aube. Là-bas, vers Capharnaüm, le pays de saint Pierre, la plaine
s’étend d’un gris bleu et semble continuer le lac. N’insistons pas. Ici,
parmi ces roseaux, à l’endroit où je me suis arrêtée le bateau qui
portait Jésus fut attaché. Que demander de plus?

                   *       *       *       *       *

Une de ces collines se dresse à un quart d’heure à peu près de
Tibériade, sur la côte occidentale. Parmi les herbes parfumées, le
chemin monte en pente douce jusqu’au sommet en quinze ou vingt minutes.
Je désirais beaucoup faire l’ascension d’une de ces collines, pour
contempler à mon aise l’imposant et gracieux spectacle de Génésareth,
pour embrasser d’un seul coup d’œil tout le paysage où Jésus annonça le
royaume des cieux. Je ne savais trop de quel côté me diriger et j’aurais
peut-être choisi un autre point de vue, si mon fidèle drogman ne m’avait
rejointe en ce moment. Selon son habitude, il attendit à quelques pas,
dans le plus profond silence oriental, qu’il me plût de lui parler.

--Comment s’appelle ce coteau? demandai-je.

--Hattine, madame.

Je me tus. J’hésitais toujours. Peut-être, plus au delà, aurais-je pu
trouver quelque point de vue plus élevé.

--Il a encore un autre nom, reprit Mansour; il se nomme le Mont des
Béatitudes.

Je le regardais fixement. Le drogman, croyant que je ne comprenais pas,
voulut s’expliquer:

--Où Jésus annonça les neuf Béatitudes.

Je lui tournai le dos, brusquement; je me mis en marche vers le col de
Hattine. Tranquille et muet, l’Arabe me suivait à distance, sans que
j’entendisse le bruit de son pas. La route était aisée: quelques
cailloux, de temps en temps, glissaient sous mes pieds. Je me retournais
souvent pour admirer le lac que le soleil levant commençait à éclairer.
Ma robe balayait au passage les tiges frêles des fleurs. J’arrivai à une
première esplanade où de grandes pierres grises, ressemblant à du
marbre, étaient rangées en cercle sur le gazon. Je m’arrêtai un instant;
puis aspirant à un horizon plus étendu, je repris ma promenade, et je
parvins bientôt au sommet. La mer de Génésareth, en pleine lumière,
paraissait maintenant plus large. Tibériade, toute blanche, semblait
plus petite, et les plaines de la Galilée s’étendaient dans toutes les
directions. L’atmosphère, excessivement limpide, permettait à mon regard
de porter très loin. Au bas, je distinguais nettement les ruines de
Capharnaüm et de Bethsaïde, de Dalmanatha et de Chorozaïn, les quatre
villes où Jésus fit tant de miracles, sans pouvoir réveiller la foi
endormie de leurs habitants. Vers l’occident, quelque chose d’obscur
s’apercevait dans la campagne: c’était Magdala, c’était la petite ville
de Marie-Madeleine, la cité qui ne fut pas détruite, parce que le
Seigneur voulut ainsi récompenser la grande pénitente. Spectacle
inoubliable! C’est là, sous nos pieds, qu’est la place où se fit la
multiplication des pains et des poissons; ces douze masses de pierres
sont peut-être les douze sièges où s’asseyaient les apôtres pour écouter
le Christ et que celui-ci leur promit de transformer en douze trônes.
Spectacle inoubliable, place admirable! Ici, pendant trois ans, Jésus
monta tous les jours...

                   *       *       *       *       *

Tous les jours! Il avait besoin de se rapprocher du Ciel, dont il
venait, pour y puiser de nouvelles forces. Après le baptême, n’était-il
pas resté quarante jours sur l’aride et désolée montagne de Jéricho, à
jeûner, à prier, tenté par le Malin? Il aimait les collines; là, sa
parole atteignait une puissance et une douceur infinies. Des hommes, des
enfants et des femmes, conduits par les disciples, le suivaient,
ardemment, sachant bien qu’ils entendraient tomber de ses lèvres des
paroles sublimes. Tous s’asseyaient sur l’herbe ou sur les rochers,
formaient des groupes pensifs ou joyeux, et toujours le Seigneur les
consolait, faisait naître en leur cœur l’enthousiasme et l’extase.
Quelquefois, il s’arrêtait à moitié chemin, au milieu de ses amis, de
ses fidèles, leur parlant doucement, et autour de lui la nature épanouie
calmait l’ardeur de son âme brûlante. Le temps s’écoulait, plein d’une
joie heureuse et puérile, au grand air, sous le ciel bleu; le temps
s’écoulait et ces gens ne pensaient plus à leurs maisons, à leurs
affaires, à leurs tristesses, oublieux, extasiés... Puis, c’étaient les
grandes et inoubliables journées d’enseignement, les heures solennelles
où Jésus prophétisait, emplissant les côtes du mont Hattine de sa voix
divine, qui proclamait l’avènement du royaume des Cieux--des heures de
joie suprême, qui faisaient délirer ces êtres humbles, simples et
pauvres. La douleur et la misère disparaissaient, la mort même était
vaincue, selon la divine promesse. La foule, sur les pentes fleuries du
Hattine, criait d’allégresse, pleurait de joie; les mères embrassaient
leurs enfants, et les offraient à la bénédiction du Christ. Il
suffisait, alors, de l’exclamation d’une femme, de la demande d’un
disciple, des larmes d’un enfant, pour que le Maître prononçât les
vérités éclatantes, éternelles. O Hattine, ce fut ici que par une tiède
journée de printemps, quand tout était en fleur et que sur le lac
enchanté six barques rentraient chargées de poissons, ce fut ici que
Jésus s’arrêta, et que la foule déserta les maisons, les cabanes, les
chaumières: les tentes et les villages restèrent vides, les rives de la
mer Galiléenne furent abandonnées. Ce jour-là, l’air était si léger et
si caressant, les champs avaient de si molles ondulations d’herbes et de
plantes, la lumière était si claire, qu’une sorte d’ivresse animait tous
les visages: on sentait que quelque chose de grand allait s’accomplir.
Jésus pria longtemps, prosterné: quand il se leva, la foule eut le
profond tressaillement des moments suprêmes. Alors, en face des eaux
bleues, devant cette campagne fertile et bénie de Dieu, devant ces
pêcheurs et ces laboureurs, devant ces femmes et ces enfants, devant ces
gens naïfs et pauvres, il dit les paroles surhumaines qui, plus tard,
devaient retentir dans tout l’univers, sous le nom du _Sermon sur la
montagne_: c’est là que furent proclamées les Béatitudes de l’esprit,
qui ouvrent le paradis; c’est là que fut prononcée la parole qui sera la
consolation, la libération, l’exaltation des âmes souffrantes en ce
monde; le réconfort, la contenance, la fermeté, l’espérance éternelle:
«Heureux ceux qui pleurent!» Jésus a dit cela, ici... Baisons la terre.




XII

Magdala.


La figure d’une pécheresse apparaît çà et là, dans les Évangiles, tantôt
d’une façon précise, tantôt vaguement. Les détails de sa rencontre avec
Jésus varient, et en lisant superficiellement on pourrait croire à
l’existence de deux ou trois personnes différentes. Mais l’essence
morale du fait est simple: le Christ pardonne et l’on s’aperçoit
facilement qu’il s’agit d’une seule femme, de Marie de Magdala. La
peinture ancienne a toujours représenté Marie-Madeleine sous la forme
d’une beauté, aux cheveux d’or, très matérielle, sans l’ombre de poésie.
Mais en Galilée, plus que partout ailleurs, les vieilles histoires
pénètrent profondément dans le peuple et sont fidèlement conservées.
Aussi devons-nous croire la tradition populaire, lorsqu’elle nous parle
d’une Juive, grande et svelte, aux mouvements harmonieux, le visage
ovale, les yeux allongés et fiers, la bouche rose comme une grenade et
les cheveux noirs. C’est, au dire des pêcheurs et des paysans, le
véritable portrait de Marie de Magdala. Et que nous importe si le Titien
ne nous a pas donné l’image exacte de la grande repentie, puisqu’il nous
a légué une œuvre splendide de couleur et de vie? C’est surtout la
beauté qui compte dans l’art, la vérité a moins d’importance. Les
cultivateurs de Magdala ont peut-être raison en dépeignant la grâce
féminine de leur compatriote, ses regards étincelants et son
irrésistible sourire; peut-être aussi le Titien n’a-t-il pas tort...
Marie-Madeleine vivait-elle dans son pays quand elle rencontra le
Seigneur? Le connut-elle à Jérusalem ou pendant ses pérégrinations le
long du lac? On ne sait. Sans doute, l’orgueilleuse créature, vêtue de
riches ajustements, une mante de soie blanche jetée sur ses cheveux
parfumés, le front appuyé sur sa petite main chargée de gemmes,
enveloppée d’une atmosphère odorante, était partie de sa ville natale,
et dans son haut palanquin avait traversé la grande distance qui sépare
Magdala de Nazareth et de Jérusalem; sans doute, elle avait voyagé sous
les clairs cieux d’Orient, où volent les tourterelles azurées, et se
rendait à la cité de la Loi, qui était la glorieuse Sion, mais aussi le
centre du luxe et des plaisirs. Son cœur était entièrement desséché par
l’égoïsme. Jamais une larme ne venait mouiller ses paupières. Dure et
cruelle, fière de ses richesses, elle produisait partout sa merveilleuse
beauté qui soulevait sur son passage des murmures d’adoration. Mais un
jour la rose de Magdala se pencha sur sa tige: elle fléchit sous le
poids de sa pensée. Elle se sentit entourée de mépris. Tous ses péchés
s’accumulèrent au-dessus de sa tête et une grande horreur d’elle-même
s’empara de son âme. Persécutée, outragée, elle courut aux pieds de
Jésus et y resta, attendant sa condamnation. Moment suprême! Le Christ
pardonna. Ah! ce fut alors que le cœur de la Madeleine se brisa; ce fut
alors qu’un flot de larmes brûlantes sortit de ces yeux qui n’avaient
jamais pleuré, et ce flux emporta toutes les impuretés de cette âme, la
laissa propre et claire, toute pleine d’espérance, toute frémissante de
tendresse.

Ce jour-là, le Seigneur a conquis un être dont la confiance, le
dévouement, le courage n’ont pas de bornes. Ce n’est pas une femme qui
le sert par vaine curiosité, par fantaisie; c’est une créature
entièrement à lui, une adoratrice spirituelle, une sœur de son âme, une
servante de tous les instants. Ses petits pieds, qui n’avaient jamais
marché, parcourent sans fatigue les sentiers les plus rudes, à la suite
du Christ; ses mains, qui n’avaient jamais travaillé, deviennent habiles
à tous les travaux matériels; son âme enfin, qui ne connaissait pas la
prière, s’incline devant la majesté du Père céleste. Fidèle et
prévoyante, tendre et pratique, elle est la première au danger et à la
souffrance, la dernière à chercher le repos et la paix. On retrouve ses
traces partout où Jésus a posé sa tête, partout où il a prononcé une
parole. On la voit à Bethsaïde, sur le mont Hattine, dans la campagne de
Safed, sous les voûtes du temple à Jérusalem, dans le chemin qui descend
vers le lac de Tibériade et conduit à un des plus beaux spectacles du
monde, dans le jardin de Gethsémani...

Elle doit tout au Sauveur. Elle était morte spirituellement, il la
ressuscita; elle ignorait l’enthousiasme, il lui enseigna la source
d’émotions ineffables; elle ne connaissait pas la vertu purifiante de la
douleur et cette force descendit dans son cœur: un seul mot de pardon
accomplit sa rédemption morale. Elle est dans la foule le jour des
Rameaux, ce jour de poésie, de triomphe et de gloire,--ce dernier jour
de lumière et de joie. Mais la trahison de Gethsémani s’accomplit, les
apôtres fuient: elle suit Jésus, la femme passionnée, depuis le jardin
de l’Agonie jusqu’au palais du grand prêtre. Elle passe la nuit dehors,
attendant la sentence. Jésus souffre: le cœur de Marie-Madeleine est
déchiré et une plainte mal réprimée entr’ouvre ses lèvres. Sur le chemin
du Golgotha, elle est encore là, s’arrête enfin devant la croix et voit
mourir le Fils de l’Homme. Son désespoir est immense; ses sanglots ne
cessent que pour aider Joseph d’Arimathie et le bon Nicodème. Elle porte
les parfums nécessaires à l’embaumement. Le lendemain, elle vient la
première au tombeau, trouve la pierre soulevée et court avertir les
apôtres. C’est à elle que Jésus apparaît la première fois. Judas a
trahi, Pierre a renié son maître, Thomas est incrédule, les autres
disciples sont souvent indécis; mais Marie-Madeleine a tout admis sans
hésiter; sa foi, son abandon ont été absolus. Toute son ardeur mauvaise
s’est changée en mysticisme lumineux. Plus tard, il y aura des sainte
Thérèse, des sainte Françoise, des sainte Catherine, mais Marie de
Magdala aura concentré toutes les extases et toutes les humiliations;
elle aura été fidèle dans la vie et dans la mort, au delà même de la
tombe.

                   *       *       *       *       *

J’ai voulu voir Magdala. Un soir d’été, je me rendis au bord du lac,
pour m’entendre avec un batelier et me faire conduire, le lendemain, à
Medjet. Le petit village de la grande pécheresse est situé sur la côte
occidentale, à environ cinq cents pas de la plage. Le trajet à la rame
est fort long et assez coûteux, et on ne peut employer la voile, faute
de vent. La barque est plate, lourde, incommode; aussi j’y renonçai.
Cependant, ce ne fut pas sans regret que j’abandonnai l’idée de
traverser en entier la mer de Galilée, que plus de cent embarcations de
pêcheurs animaient autrefois, et où restent à peine maintenant quatre ou
cinq bateaux, paresseusement conduits par des gens qui ont oublié leur
métier.

--Allons à cheval à Magdala, Mansour, dis-je.

--Oui, madame, c’est bien préférable.

Le batelier s’en va silencieusement, sans protester. Il doit être
habitué à de pareilles déceptions, car les pèlerins surmenés par le rude
voyage de Tibériade vont rarement en barque à Bethsaïde ou à Magdala.
Nous voici donc encore une fois en route pour terminer le cycle de ces
journées émouvantes. La matinée est fraîche et tout semble joyeux autour
de nous. Mon cheval est bien reposé: c’est un arabe léger comme un
oiseau, qui se nomme _Aoua_ (le vent) et vient à moi quand je l’appelle.
Nous longeons le rivage et nous passons près de l’endroit, où le roi
Baudouin fut vaincu par les Turcs et perdit le trône de Jérusalem. Nous
traversons le champ de blé, où Jésus prononça une de ses plus belles
paraboles. L’heure est douce, toute parfumée d’herbes encore couvertes
de rosée, et le lac aux eaux bleu d’argent paraît et disparaît sans
cesse. Aoua et la monture du drogman vont d’un pas rythmé, comme s’ils
ne portaient personne, et nous arrivons à Magdala en une heure un quart.

C’est un pauvre village, dont les maisons construites en basalte sont
groupées au hasard. Le paysage est triste et monotone. Il y avait
autrefois une belle église catholique; mais elle fut détruite en 1300.
Je regarde autour de moi; je cherche en vain quelque chose que mon
imagination puisse animer. Voici, là-bas, un grand palmier et quelques
ruines: c’est peut-être là que demeurait Marie-Madeleine, et que de cet
endroit elle partit pour porter à Jérusalem sa beauté, son luxe, son
ardeur au plaisir? Ce palmier, peut-être, ombrageait un jardin
délicieux. Plus loin, à gauche, au bout du village, se trouvent les
restes d’un vieux mur. La maison, sans doute? Qui sait... Tout est
enveloppé de mystère. Une seule chose reste certaine: Magdala a existé,
Magdala est encore debout. C’est une des cinq villes où Jésus fit des
miracles de tendresse et de science sans pouvoir attendrir le cœur sec
de leurs habitants. Rappelez-vous les terribles menaces de l’Évangile:
_Malheur à toi, Capharnaüm; malheur à toi, Bethsaïde; car j’ai parlé
parmi vous, j’ai accompli des miracles et vous ne vous êtes pas
convertis! Malheur à vous, Chorozaïn et Dalmanatha, car si Sodome et
Gomorrhe avaient vu les miracles faits au milieu de vous, Sodome et
Gomorrhe se seraient repenties!_ Eh bien, la malédiction divine a frappé
les cités coupables. Toutes ont disparu, sauf Magdala qui reste debout.
Les pauvres pêcheurs de Galilée disent qu’elle verra la fin du monde,
car c’est la ville de la grande pécheresse et le pardon du Christ sera
éternel.




SAINT FRANÇOIS EN PALESTINE




I

L’hospitalité.


Jérusalem possède un grand hôtel moderne, le _New-Grand-Hôtel_, qui peut
contenir une centaine de personnes. Il est organisé d’après les règles
de l’élégance et du confort anglais; il a un certain caractère oriental
qui plaît aux voyageurs doués d’imagination. Dans les quartiers neufs,
au delà de Bad-El-Khalil, existent aussi deux autres hôtels petits et
propres, dirigés par des Anglais, nommés Howard et Feil. Puis, on peut
trouver un logement dans des maisons meublées, répandues dans toute la
ville, et surtout dans les quartiers catholiques latins. Mais, en
général, les pèlerins préfèrent le grand et bel hospice des
franciscains, _Casa Nova_, où l’hospitalité est exercée avec une
noblesse touchante.

Il ne faut pas confondre _Casa Nova_ où tous les touristes sont reçus,
sans distinction, avec le couvent des franciscains du Saint-Sauveur,
dont le prieur porte le titre de «Père gardien de la Terre Sainte et du
mont Sion». Personne n’y pénètre jamais, ni hommes, ni femmes. Les
moines n’en sortent que pour accomplir leur œuvre de charité, professer
dans les écoles et recevoir ceux qui se présentent à la porte de
l’hospice. _Casa Nova_ est un établissement séparé, bâti en face du
Saint-Sauveur. Au moment des grands pèlerinages, trois ou quatre
religieux et une dizaine de domestiques y sont employés. C’est un
immense bâtiment à trois étages, qui peut contenir jusqu’à cinq cents
personnes. Il est naturellement construit en forme de cloître: autour
d’une cour centrale s’élèvent quatre corps de logis, qui contiennent
chacun un long corridor, sur lequel s’ouvrent d’innombrables cellules,
bien aérées, blanchies à la chaux, très proprement tenues. Elles
contiennent toutes un bon lit, enveloppé d’une moustiquaire, une table,
une commode et quelques sièges. Tout cela a bon air et réjouit le
malheureux pèlerin épuisé par un dur voyage. Il y a trois catégories de
chambres, bien qu’en principe personne ne paye rien. Mais la différence
est peu sensible entre celles destinées aux grands personnages, aux gens
ordinaires, aux pauvres. Ces derniers sont souvent malades; il faut bien
les isoler.

Le frère hospitalier, homme intelligent et plein de cœur, accueille donc
avec cordialité ceux qui demandent asile au nom de Jésus, qu’ils soient
catholiques, protestants, coptes, arméniens ou grecs. On n’a qu’à donner
son nom et indiquer d’où l’on vient. Cette simple formalité accomplie,
on prend possession de sa blanche cellule, où le domestique vient
annoncer l’heure des repas. Le matin, du café au lait; à une heure, le
déjeuner abondant et sain arrosé d’un excellent vin de Jérusalem. Le
soir, dîner chaud. A neuf heures, les portes ferment et il faut être
rentré. Les franciscains laissent à leurs hôtes la plus grande liberté.
Ils ne les obligent à aucune pratique religieuse, ne s’inquiètent pas
s’ils vont ou non à la messe et ne mettent jamais les premiers la
conversation sur ce sujet. Les meilleurs guides se trouvent parmi eux.
Le travail le plus consciencieux sur la Palestine est dû à un de leurs
frères, le Père de Ham; c’est un ouvrage admirable au point de vue de la
précision, du sens pratique et de la poésie mystique. Pour les
excursions, les Pères fournissent le drogman, le Bédouin d’escorte, un
bon cheval. Leurs conseils sont excellents en toute chose. Ils soignent
les malades, consolent les affligés, savent tout, s’occupent de tout,
aplanissent les difficultés, et cela sans pose, sans _blague_, sans
indiscrétion. Ils sont toujours courtois, prévoyants, calmes, incapables
de se décourager; ils connaissent la plupart des langues et ont voyagé
dans le monde entier. Toutes les nationalités sont représentées chez
eux, mais en l’honneur de saint François, qui était Italien, ils parlent
cette langue, la propagent et la défendent en un mot; si l’Italie a
encore quelque autorité en Palestine, c’est à l’œuvre patriotique et
charitable des franciscains qu’elle le doit. Personne ne sait cela,
beaucoup paraissent l’ignorer et cependant, c’est grâce à cet ordre que
le saint Sépulcre est conservé à l’adoration des fidèles et que la foi
ne périt pas dans ces contrées.

                   *       *       *       *       *

Mais les résultats de son action sont surtout remarquables dans les
centres moins importants de la Palestine, en Samarie, en Galilée, où il
n’y a ni hôtel, ni route praticable. Partout où Jésus et Marie ont
passé, un couvent et un hospice sont sortis de terre. Bethléem n’a
qu’une pauvre auberge; Nazareth ne possède qu’un petit hôtel, mais
l’asile de Saint-François, ombragé d’un grand sycomore, est toujours
prêt à recevoir les pèlerins. A Tibériade, sur les bords du lac, à Naïm,
à Cana, à Emmaüs, à Sichem, dans toutes ces villes, on trouve chez les
moines un abri sûr, un lit propre, du vin naturel. A n’importe quelle
heure, on est certain d’un bon accueil. Si on arrive le matin, épuisé
par les secousses de quelque terrible véhicule, brûlé par le soleil,
mourant de soif, en un clin d’œil on a devant soi de l’eau, du sirop, du
thé et même des cigarettes. Si l’on frappe la nuit à la porte de la
maison miséricordieuse, las du voyage à cheval, exaspéré par la
monotonie du paysage, énervé par la fatigue, à demi mort: en un instant
le lit est fait, un domestique silencieux apporte ce qui est nécessaire
et sort aussitôt. On peut alors se laisser aller au sommeil et goûter
enfin une ineffable sensation de repos et de sécurité.

Ah! ce matin de mai, quand j’arrivai à Nazareth, les yeux brûlés par le
soleil, la gorge sèche, incertaine de trouver un abri, car c’était ma
première étape en Galilée! Deux ou trois fois, j’avais craint de rester
en chemin, et la vue de la ville, déserte et surchauffée, ne pouvait
guère me remettre. Mais au premier coup de marteau, la porte de
l’établissement s’ouvrit et un frère convers me conduisit dans un petit
salon, où le frère Jean de Rotterdam, un franciscain hollandais, vint me
rejoindre. Et dans cet hospice de Nazareth, isolé, abrité par les
arbres, frais, dans ma chambrette battue par les vents, j’ai passé les
jours les plus calmes et les plus recueillis de mon existence, en
communication directe avec l’esprit divin. Ah! ce soir de juin, quand
j’arrivai à Tibériade, devant l’immense coupe d’azur aux reflets
d’acier, et le grand corridor sonore de la maison franciscaine, plein de
rayons lunaires, où je me promenais pour m’emplir les yeux et l’âme du
paysage sacré! Comment oublier jamais ces couvents, ces chambres, cet
accueil simple et franc? Je me souviendrai toujours de ces voix qui, au
départ, appelèrent tendrement les bénédictions du ciel sur mes enfants:
_Que la sainte Vierge bénisse ton petit Antoine, madame, et les trois
petits..._

O chère et inoubliable hospitalité franciscaine, qui donne tout et ne
demande rien, qui offre le calme du corps et de l’esprit et ne réclame
même pas une légère aumône en échange. Je me rappelle le jour où nous
partîmes pour le Thabor! Dieu seul sait combien l’ascension est rapide,
vertigineuse, pleine de dangers: c’est une montagne qui ne ressemble à
aucune autre. Elle n’a que six cents mètres de hauteur et est aussi
dangereuse qu’un glacier de quatre mille. Mais c’est le lieu de la
Transfiguration et j’y allai. Je ne sais comment j’arrivai en haut. Tous
les effets nerveux, du cauchemar au vertige, je les éprouvai et une fois
au sommet, j’étais à moitié évanouie. Alors, un moine sortit du couvent,
et vint vers moi: c’était le père Augustin de Saragosse, qui vit seul
là-haut avec deux frères et deux serviteurs. Il me fit donner une
chambre, dans laquelle je dormis deux heures d’un profond sommeil. Il me
conduisit ensuite à l’endroit où se passa la scène merveilleuse de la
Transfiguration, où il me laissa méditer seule et regarder le beau
paysage qui s’étendait sous mes yeux. Au déjeuner, sur un morceau de
pain d’Espagne, je trouvai un frais œillet rouge que le cuisinier avait
placé là. Eh bien, cette fleur offerte dans un désert, par un humble
frère convers resté invisible, prouve que seul saint François sait faire
des miracles au pays de Jésus.




II

L’œuvre.


Le plus grand honneur de l’ordre des franciscains est d’avoir eu comme
fondateur le plus parfait serviteur du Christ. L’humilité et la sérénité
de Jésus, son amour pour les innocents, les humbles; son enthousiasme
pour la pauvreté et la pureté; sa prédilection pour les fleurs, les
plantes, les animaux; et enfin, sa tendance à protéger les pauvres
contre les riches, les faibles contre les forts, les bons contre les
cruels, se retrouvent en saint François. Dans toute son œuvre, en
Ombrie, en Palestine, partout où il a porté ses pas et sa parole
ardente, partout où il a fondé un couvent, béni un sanctuaire, érigé une
église ou créé ses ordres mineurs, il a interprété, mieux qu’aucun saint
et aucun chrétien, la pensée du maître. Certes beaucoup ont voulu imiter
le Seigneur dans ses actions et son enseignement; mais saint François a
été le plus grand de tous. Lui seul, par son cœur, son caractère, son
pays, le milieu dans lequel il vécut, l’époque heureuse pendant laquelle
s’écoula sa vie, pouvait faire ce qu’il a fait. Seul, il pouvait
concevoir le téméraire projet d’aller en Palestine adorer le tombeau de
Jésus, malgré la distance, les moyens de transport difficiles, sans
secours, sans autre ressource que l’aumône demandée partout, sur terre
et sur mer, dans les montagnes et dans les vallées. Ah! ses yeux rêveurs
durent se perdre sans doute bien souvent, au delà des terres lointaines,
des mers orageuses, tant était grand son désir du pieux pèlerinage! Par
son courage sans ostentation, par son ardeur ingénue, par son énergie
faite de tendresse, il était destiné à venir en Palestine pour prier,
pour réveiller la foi, pour pleurer, mais aussi pour agir et pour élever
à la gloire du Dieu vivant une organisation de prière et d’action,
d’enseignement et de secours--une organisation admirable que ni le
temps, ni les hommes, ni les mauvais jours ne pourront abattre!

                   *       *       *       *       *

Après le départ des croisés, le saint Sépulcre avait été abandonné par
les chrétiens. Ce fut alors que quelques frères mineurs vinrent
s’établir, conduits par saint François, près de l’église du Cénacle, et
plus tard furent mis en possession des Lieux saints de la Palestine, au
nom des catholiques romains. Jamais ils ne quittèrent ces sanctuaires
depuis leur arrivée, malgré les vexations, les persécutions, la prison,
la mort même, que les musulmans leur firent subir pendant des siècles.
En 1365, par exemple, ils furent emprisonnés par ordre du sultan
d’Égypte, qui voulut se venger de Pierre Ier de Lusignan, roi de Chypre:
la république de Venise les fit mettre en liberté. En 1537, à la suite
de la destruction de la flotte turque par Doria, doge de Gênes, Soliman
Ier ordonna au gouverneur de Jérusalem d’enfermer les franciscains dans
la tour de David et de les conduire plus tard à Damas: cette fois, ils
furent délivrés par François Ier, roi de France, et ils recouvrèrent la
garde de la Terre Sainte. Au dix-septième siècle, leurs droits sacrés
furent de nouveau contestés; Louis XIV intervint en leur faveur. Enfin,
en 1673 fut conclu entre ce roi et la Sublime-Porte un traité d’alliance
dont le trente-troisième article est ainsi conçu: «Les sanctuaires
possédés par les franciscains seront, à l’avenir, respectés de tous.»
Deux fois, Louis XIV dut insister, avec menace, pour que le traité fût
maintenu. En dernier lieu, Léopold Ier, empereur d’Autriche, après avoir
battu, à plusieurs reprises, les troupes musulmanes surtout en 1699,
profita de ses victoires pour assurer aux religieux la possession
pacifique de leurs églises, sans avoir à redouter davantage les
exactions du gouvernement. Mais, hélas! si les Turcs cessèrent leurs
persécutions contre les fils de saint François, les Grecs schismatiques
et les Arméniens leur arrachèrent de vive force, souvent avec effusion
de sang, ce qu’ils avaient conservé. Ces deux sectes chrétiennes
fanatiques, oubliant les enseignements du Christ, avides de domination
religieuse, enlevèrent aux franciscains tout ce qu’elles purent à force
d’argent, de ruse, de violence même: ce n’était pas le pouvoir matériel
qui les attirait, mais le pouvoir spirituel. Les pauvres franciscains
furent chassés du Cénacle par la Turquie, sous prétexte qu’il contenait
la tombe de je ne sais quel musulman; ils perdirent l’église de
l’Assomption qui tomba entre les mains des Grecs; on leur interdit de
dire la messe dans l’église de la Nativité, à Bethléem. Il y a peu de
temps, on leur enleva aussi le droit séculaire de célébrer les offices,
un jour par an, dans l’église Saint-Jacques, occupée par les Arméniens.
Leur chef en Palestine a encore, il est vrai, le titre de Gardien du
saint Sépulcre et du mont Sion; ils veillent encore sur les plus beaux
sanctuaires, mais certainement, à chaque droit sacré qu’on leur retire,
leur âme doit s’attrister, puisqu’ils sont les continuateurs de l’œuvre
de saint François dans ce pays.

                   *       *       *       *       *

Les frères mineurs qui habitent la Palestine portent aussi le nom de
Pères de la Terre Sainte. Ils ont mérité ce beau titre en consacrant,
pendant six siècles et demi, toute leur activité, toutes leurs
ressources et, quand il l’a fallu, tout leur sang, à l’accomplissement
de la triple mission que leur avait confiée leur fondateur et que
l’Église de Rome a confirmée solennellement. Cette mission consiste à
défendre, conserver, vénérer les Lieux Saints, à recevoir les pèlerins
et à leur donner tous les secours spirituels et matériels; enfin à
prêcher l’Évangile, là où il a été enseigné par Notre-Seigneur lui-même.
Dans certains pays, outre la garde des sanctuaires, ils ont des
paroisses, et c’est là surtout que leur œuvre est très importante. Ainsi
à Jérusalem, par exemple, ils sont gardiens du saint Sépulcre et en même
temps missionnaires, curés, médecins, pharmaciens, hôteliers.

Ils ont sous leur direction des écoles, où _seule la langue italienne_
est apprise, en souvenir de saint François. Ils recueillent des
orphelins, les instruisent, leur donnent un métier, leur font une âme
religieuse et une conscience chrétienne. Ils soutiennent les veuves, les
infirmes, les pauvres; payent leurs loyers, les nourrissent et leur
apprennent à travailler. La Garde de la Terre Sainte possède aussi un
noviciat à Nazareth: les étudiants font leurs humanités à Saint-Jean
dans la montagne, la patrie du Précurseur. Les frères achèvent leurs
études de philosophie à Bethléem et de théologie au couvent du
Saint-Sauveur à Jérusalem. L’ordre possède en tout quarante-quatre
couvents, trente écoles et des centaines d’élèves; des maisons pour les
pèlerins à Jaffa, Ramleh, Jérusalem, Bethléem, Saint-Jean, Emmaüs,
Nazareth et Tibériade.

                   *       *       *       *       *

Et maintenant par quel moyen fonctionne cette merveilleuse organisation
de foi, de charité et de prière? Comment les franciscains ont-ils pu
construire ces couvents, ces églises, ces hospices; maintenir les rites,
secourir les pauvres, faire marcher leurs écoles et recevoir les
pèlerins qui souvent ne payent pas? Par l’aumône. L’ordre de
Saint-François est fondé sur la pauvreté et aucun religieux n’a le droit
de posséder deux robes, pas même le supérieur, ici le Père Louis de
Parme. L’aumône! Petite et grande, elle arrive de toutes les parties du
monde, des contrées les plus éloignées, les plus étranges: ceux qui
croient au Christ, se souviennent de sa Tombe et des moines qui la
gardent. L’Amérique du Sud est spécialement généreuse. L’Italie, hélas!
est le pays qui envoie le moins! Il y a un jour spécial dans l’année, où
toutes les aumônes sont destinées à la Garde du Saint Sépulcre. J’ai dit
que les pèlerins pauvres peuvent ne rien donner; mais il arrive
quelquefois qu’un riche voyageur, après être resté dix jours, laisse
mille francs à l’hospice. Les frères ne demandent rien; ils ne se
découragent pas si l’argent manque; ils ont confiance et attendent. Et
ce n’est jamais en vain, car leur fondateur leur a enseigné l’amour de
la pauvreté et la foi, il leur a commandé de garder en leur cœur une
sublime espérance et de croire en la gloire de Notre-Seigneur. Oh! vous
qui me lisez, aujourd’hui, demain, plus tard, si le simple récit de mon
simple voyage vous émeut, si j’ai réussi à éveiller en vous un élan
d’amour, qui vous fasse souvenir de vos croyances d’enfant; si ces notes
écrites ingénument, avec la loyauté d’un cœur chrétien, sans art, sans
ornement, me donnent le seul succès de sentiment auquel j’espère,
rappelez-vous des fils de saint François, en Palestine. Plaignez-les
dans leurs malheurs; admirez-les dans leur courage; imitez-les dans leur
foi active; aimez-les au nom du Christ; aidez-les, toujours au nom du
Christ, que tous nous adorons...




LE DERNIER JOUR




I

Une espérance.


Les itinéraires, les moyens de transport et la géographie de la
Palestine sont en général très peu connus. Cette ignorance arrête bien
souvent l’élan sentimental des chrétiens, qui voudraient visiter ce pays
où se sont déroulés les plus grands événements de l’histoire. Ils
s’effrayent à l’avance, supposent les fatigues les plus épouvantables,
se voient déjà perdus dans un désert sans abri, sans nourriture; leur
volonté indécise s’affaiblit et ils renoncent à ce changement
d’existence, qui renouvellerait leurs forces et les rendrait plus
actifs, plus entreprenants. Mais un autre grand obstacle existe encore
et empêche bien des personnes qui le désirent ardemment de s’embarquer,
pour satisfaire l’invincible aspiration de leurs âmes vers la
contemplation et la prière: l’argent! Lorsqu’on entend parler de la
Syrie, des six semaines nécessaires pour y aller, y séjourner et
revenir, on croit qu’une très forte somme est indispensable, et comme on
ne la possède pas, on renonce tristement à son projet. Un voyage au pays
de Jésus coûte-t-il donc si cher? Les personnes extrêmement riches
sont-elles seules à pouvoir le faire, et cet immense plaisir, ces
émotions inoubliables sont-elles aussi un luxe réservé à une élite?
Faut-il réellement tant de louis, de livres anglaises ou turques pour
avoir le droit de s’agenouiller devant le saint Sépulcre et de baiser
les rives fleuries du Jourdain? Et tous les pauvres pèlerins, qui
viennent des contrées les plus lointaines et se rendent chaque année aux
Lieux Saints en priant dans toutes les langues, sont donc couverts d’or?
Et ceux qui se réunissent par groupes sous la conduite d’un prêtre,
simples, humbles, modestes, absorbés dans une unique pensée religieuse,
ce sont peut-être des riches cachés sous des haillons? Ces paysans de la
Petite-Russie et de la Macédoine, ces Polonais, ces Allemands, aux
vêtements déchirés, dont l’enthousiasme mystique est visible, mais qui
sont tout à fait misérables, comment ont-ils pu venir en Terre Sainte,
sans mourir de faim ou de privations? Vous le voyez, il n’est pas
indispensable d’être un favori de la fortune pour contempler le sol où
le Christ vécut et mourut pour nous.

                   *       *       *       *       *

Un voyage en Palestine, avec toutes commodités, toutes ses aises, toutes
les sécurités possibles, coûte 2,500 francs pour six semaines, et 3,000
francs, si l’on veut faire grandement les choses. En partant, j’emportai
3,500 francs, mais j’en dépensai 1,000 à acheter des souvenirs
égyptiens, turcs, arabes et chrétiens, dans tout mon parcours. Nul n’est
forcé d’en faire autant, et 2,500 francs suffisent. Avec cette somme, on
peut vivre très bien six semaines en Orient, quinze jours seulement au
Caire, vingt ou vingt-cinq jours à Monte-Carlo et un mois à Paris. On
dépense donc en réalité beaucoup moins en Syrie que dans les villes
élégantes et mondaines. En Suisse, où tous les gens _chics_ se rendent,
est-ce que tout ne coûte pas très cher, sauf les chemins de fer et les
pensions? Ceux qui sont allés dans l’Engadine, à Saint-Moritz, à
Interlaken, savent combien de centaines de francs ils ont laissées pour
une simple excursion. Revenons au doux pays de Jésus. La vie y est
certainement moins chère qu’ailleurs, surtout si l’on a des compagnons
de route. Il est vrai qu’on ne peut guère être plus de trois, ce serait
trop ennuyeux. Le prix du transport en première classe sur les paquebots
autrichiens, français, russes, égyptiens, est de 30 ou 40 francs par
jour. La meilleure Compagnie est le Lloyd autrichien. Au _Jérusalem
Hôtel_ de Jaffa, on paye 10 francs de pension pour la journée; au _New
Grand Hôtel_ de Jérusalem, 12 fr. 50. Ces deux pensions destinées aux
Anglais sont excellentes. Un drogman, qui est indispensable, revient à 8
francs dans la ville, 12 francs quand on va en excursion, 15 pour les
longs trajets. Un Bédouin d’escorte, armé jusqu’aux dents, demande 20
francs; mais il n’est utile qu’à Jéricho, à la mer Morte et au Jourdain.
Il faut encore deux chevaux qu’on paye 5 francs chacun, et un palanquin
pour les personnes paresseuses, malades ou âgées. N’oublions pas que le
pourboire sévit en Turquie, où le _bakschich_ triomphe. Néanmoins, on
peut s’en tirer sans trop de peine, même parmi des musulmans. Notons
aussi qu’on parle partout l’italien, le français et surtout l’anglais.
On a plus de chance d’être trompé en Occident qu’en cette terre bénie de
l’Orient. Les consuls sont charmants, les franciscains admirables et le
_Guide de Terre-Sainte_, en trois volumes, du Père du Ham résout, à lui
seul, toutes les difficultés possibles.

                   *       *       *       *       *

Mais, me direz-vous, on doit donc posséder 2,000 ou 3,000 francs pour se
donner l’immense plaisir de voir la Palestine? Pas du tout; on peut agir
avec mesure, économie et prévoyance. Sans renoncer à son bien-être il
est possible de dépenser beaucoup moins. Les secondes classes sur les
paquebots étrangers sont encore très confortables, et une fois arrivé on
trouve souvent des compagnons d’excursion, avec qui l’on peut partager
les débours: tout s’arrange avec de la patience et du discernement. Dans
ces conditions, en y regardant un peu, 1,500 francs suffisent pour six
semaines. Puis, l’hospitalité chez les franciscains compte bien aussi
pour quelque chose. Au lieu de gaspiller son argent dans les grands
hôtels, rien de plus facile que d’aller à la _Casa Nova_, où pendant
quinze jours on est nourri et logé pour rien; on laisse seulement une
aumône, ce qu’on veut: saint François ne prend que ce qu’on lui donne.
Dans les hospices russes ou français, on ne s’inquiète ni de la
nationalité, ni de la religion des pèlerins: c’est une commodité de
plus. Et voilà comment peu à peu les frais s’amoindrissent, grâce à la
charité chrétienne, à la réelle fraternité, qui règnent dans le pays du
Christ. Ainsi encouragé sans cesse, trouvant largement ce qui est
nécessaire à la vie matérielle et spirituelle, aidé par Jésus et ses
serviteurs, on peut se tirer d’affaire avec 1,000 francs seulement. Les
pèlerinages obtiennent encore des réductions pour les bateaux et les
chemins de fer et logent dans les asiles de leurs pays, lorsque les
étapes sont trop longues. Les pèlerins, mangeant en commun, n’ont besoin
que d’un seul guide et d’une très petite escorte. Enfin, les croyants
tout à fait pauvres peuvent visiter la Terre sacrée avec quelques
centaines de francs, mis de côté antérieurement, sou par sou. Par petits
groupes, ils se rendent dans les ports de mer, où la pitié des armateurs
diminue encore pour eux le prix des troisièmes. Souvent mal traités par
des capitaines peu charitables, ils achètent du cuisinier quelques
aliments qu’ils font cuire eux-mêmes. Les Russes ont recours à leur
fidèle samovar et se font cinq fois par jour du thé, dans lequel ils
trempent des morceaux de pain sec. Une fois à destination, ces pauvres
gens vont d’hospice en hospice, de sanctuaire en sanctuaire, toujours à
pied à cause de leur détresse, et aussi parce qu’ils en ont fait le vœu.
Deux par deux, quelquefois trois par trois, ils se mettent en route, le
bâton à la main, l’antique bourdon sur l’épaule. A cheval ou en
palanquin, le riche voyageur les dépasse, met six heures à faire le
chemin qu’ils parcourront en trois jours. Qu’importe! ils ne se
retournent même pas, ils vont toujours. Épuisés de fatigue, ils dorment
par terre, la tête sur une pierre. Dans les églises, on les trouve
toujours à genoux devant les images saintes, priant avec une si grande
foi que l’on a honte réellement d’être si tiède, si peu fervent. Ils
sont souvent malades; parfois ils meurent: ce sont les vrais fidèles de
Jésus.

En écrivant, j’ai un immense espoir. Mon livre est très attendu, très
demandé, non pour lui-même certainement, mais à cause du grand nom qui
brille dans ses pages; il sera lu par bien des personnes qui n’ouvrent
jamais un roman. Eh bien, j’espère qu’un de mes lecteurs ressentira le
vif désir d’aller en Syrie, et qu’ayant appris de moi les moyens
pratiques de s’y rendre, sans aucun danger, sans fatigue, il
entreprendra ce voyage, que je ne ferai pas, hélas, une seconde fois! On
se déplace si souvent pour revenir déprimé, fatigué moralement et
physiquement, tandis que la Palestine renferme une incomparable poésie
et laisse des souvenirs ineffaçables. Je désire donc ardemment que dans
une ville quelconque de l’Italie, dans un bourg inconnu, dans un pays
étranger où mon livre sera traduit, quelque âme chrétienne se sente
irrésistiblement attirée vers ces régions bénies, lesquelles lui seront
douces. Oui, qu’une seule personne s’embarque pour la Terre sacrée, et
mon travail n’aura pas été vain...




II

Issa Cobrously.


Le mot drogman devrait strictement vouloir dire «interprète», mais de
l’Égypte aux côtes de Syrie, il prend une signification plus large et
finit par exprimer les qualités réunies d’un interprète, d’un
_cicerone_, d’un guide et même d’un ami. Je n’ai vécu que trois jours
avec mon drogman d’Alexandrie, un Turc borgne, à l’air fin, nommé Ahmed;
mais je n’oublierai jamais son jargon italo-marseillais-arabe et son
inaltérable patience pendant les promenades que je voulus faire sur les
bords du Nil; sa complaisance était extrême et cent fois il m’aidait à
descendre de voiture; il tenait mes fleurs, mes jumelles, mon ombrelle
et mon manteau. Son intuition était prodigieuse: il ne comprenait pas
mes ordres, il les devinait. Quelle justesse d’observation dans les
descriptions qu’il me faisait de Ramleh, villégiature du sultan, et quel
serviteur empressé et respectueux: un véritable automate intelligent. A
mon départ pour Jaffa, Ahmed vint me conduire à bord du paquebot
_l’Apollon_ et me supplia de l’emmener.

--Pourrais-tu me servir de guide là-bas, Ahmed? demandai-je.

--Oh! non, me répondit-il avec la sincérité orientale. Je serai ton
domestique.

Je dus lui expliquer longuement que ce n’était pas possible; mais il
secouait la tête, peu convaincu, et il s’en alla, sans dire un mot, dans
sa petite barque, après avoir respectueusement porté ma main à son front
et à son cœur. Et le vieil Hassan, mon drogman du Caire?... Un vrai Turc
avec le turban blanc enroulé autour du fez, la longue tunique croisée et
serrée à la taille par une écharpe de soie et les larges culottes.
Vieux, un peu lent, la voix enrouée, sa contenance était si noble que
j’avais honte de le faire monter à côté du cocher: pour un peu, je
l’aurais fait asseoir à ma gauche, dans l’élégante victoria de louage.
Hassan venait me chercher à cinq heures du matin, car les journées
étaient déjà chaudes et il était préférable de faire les excursions
pendant la fraîcheur. A partir de ce moment, il me suivait partout comme
une ombre. Il frappait à ma fenêtre au rez-de-chaussée, à l’_Hôtel du
Nil_, et attendait dans le jardin. Quand j’apparaissais, sa figure ridée
s’éclairait d’un bienveillant sourire; il se mettait en marche, me
précédant et tenant à la main une baguette d’ébène. Il montait sur le
siège, échangeait quelques mots avec l’automédon et se retournait de
temps en temps pour me donner des renseignements. Je ne saisissais pas
très bien son français, encore plus mauvais que celui d’Ahmed. Le mot
«piramille» revenait souvent dans sa conversation. Plus tard, je me
rendis compte qu’il voulait parler des Pyramides! Cependant nous nous
entendions parfaitement, Hassan et moi. Comment? Je ne puis le dire,
mais mon guide peut se vanter d’avoir suivi en cinq ou six jours un
cours complet du dialecte napolitain, pendant que je me familiarisais si
bien avec son jargon que je suis sûre de comprendre maintenant n’importe
quel drogman. Un brave homme que ce Turc! Grave, aristocratique, il
écartait de mon passage hommes et animaux, rien qu’en les touchant avec
sa baguette. En deux mots, il faisait taire un cocher insolent ou un
vendeur de curiosités, qui discutait sur le prix d’un coussin de velours
ou d’une ceinture brodée d’or. Je l’admirais surtout lorsque nous
entrions ensemble dans les mosquées. Il souhaitait l’_Eleik Salam_ aux
gardiens du temple et aux mendiants qui lui répondaient gravement:
_Salam Eleik_; il me conseillait de me munir de piastres de cinq sous,
disant que c’était assez pour mes aumônes; il me choisissait les
meilleurs chaussons et entrait respectueusement, en saluant le grand
Mahomet. Il attendait toujours, pour me donner certains
éclaircissements, que je les lui eusse demandés. Il était très sérieux,
mais parfois sa physionomie s’éclairait d’une lueur de joie. Il avait
trois fils et m’en vantait la beauté et le courage. C’était pour eux
qu’il travaillait encore. Son intention était de leur donner une
boutique dans le bazar turc. Là, ils s’enrichiraient si Mahomet le
voulait ainsi...

--Et qu’en pense Mahomet? lui demandais-je sérieusement.

--Mahomet est bon, disait-il en baissant la tête, l’air content.

Naturellement, je lui parlais aussi de mes quatre enfants et il
m’écoutait en souriant, silencieusement. Il était encore robuste pour
son âge. Je me souviendrai toujours, je crois, de la matinée où nous
allâmes ensemble aux Pyramides de Giseh. Pendant toute la route, il ne
cessa de me mettre en garde contre la rapacité des Bédouins, gardiens
des Pyramides, les traitant de voleurs et de chiens. Au seuil du désert,
lorsque ces poétiques et agiles brigands nous entourèrent et que je me
laissai dépouiller en riant et en admirant leur beauté, il fallait voir
la colère de Hassan et les injures turques qu’il leur lançait! Ne
voulait-il pas, le pauvre vieux, battre ces jeunes et forts bandits? Au
retour, il finit par rire avec moi de notre aventure, mais il se
retournait pour montrer le poing au groupe d’Arabes et au grand Sphinx,
qui se dressait sur le sable jaune. Il disait: «le Sfunx», et croyait
parler français comme à Paris. Le jour du départ, il vint me conduire à
la gare, et, tirant de sa poche un joujou égyptien, me le donna et me
dit:

--Porte-le à celui de tes fils que tu aimes le plus.

Ah! vieillard rusé et subtil, comme il avait compris mon cœur, que je ne
lui avais pas ouvert!

                   *       *       *       *       *

Et le pauvre Issa, comment pourrais-je oublier ce compagnon fidèle?
Quarante jours passés avec cette perle des drogmans, qui réunissait en
lui les qualités les plus grandes, suffisent bien pour qu’un voyageur se
souvienne de lui. Pour s’expliquer mon enthousiasme, il faut savoir
qu’un drogman peut être négligeable en Égypte, mais qu’en Palestine il
est absolument indispensable. Personne ne peut s’en passer: à Jérusalem,
il n’est qu’un _cicerone_; mais, dès qu’on a passé la porte de Solima,
que ce soit pour aller à Bethléem, à Saint-Jean-de-la-Montagne, au
Jourdain ou en Galilée, il prend une grande importance. Avant la
Compagnie Cook, le drogman était une puissance: il possédait des
chevaux, des palanquins, des tentes, des lits, des ustensiles de cuisine
et des services de table, si bien qu’on traitait à forfait avec lui, et
qu’il fournissait tout, les repas, l’abri et l’escorte.

Ce que l’immortel et tout-puissant sir Thomas Cook a entrepris, sur une
vaste échelle, à des prix élevés, les drogmans le faisaient avec plus de
simplicité et de familiarité. C’était peut-être préférable. Maintenant
ils sont presque ruinés, car tous les Anglais et les touristes
s’adressent à Cook, et ils ne sont plus maintenant que des guides. Çà et
là, ils résistent encore, mais Cook triomphe partout! Le bon Issa, qui
n’avait pas cinquante-cinq ans, voyageait depuis très longtemps, et il
avait gagné beaucoup d’argent. Il était allé huit fois en Asie, deux
fois en Afrique avec Gordon, vingt-sept fois à Damas, vingt fois à
Bagdad; il avait parcouru toute l’Arabie, de Samarie à la Galilée,
d’Ascalon à Beyrouth, de Rosette à l’antique Phénicie, je ne sais
combien de fois. Il paraissait plus que son âge et était petit, maigre,
sec. Il portait des moustaches grisonnantes, ses jambes s’étaient
courbées à force de monter à cheval. Une vive intelligence se lisait
dans ses yeux. Chrétien de Jérusalem, Issa Cobrously parlait
parfaitement l’italien, le français et l’anglais; ses longs voyages,
faits aux côtés de gens presque tous très cultivés, avaient développé
son esprit. Il savait un grand nombre d’anecdotes, qui charmaient
l’ennui des routes interminables. Intimidée, au début, par son
indiscutable compétence, je suivis aveuglément ses conseils, qui étaient
excellents pour voyager tranquillement, sans se fatiguer, sans dépenser
beaucoup; peu à peu, je me mis à avoir des caprices, auxquels il se plia
avec complaisance. J’avais toujours envie d’écrire, quand il fallait
partir, et je voulais me mettre en route, juste au moment où bêtes et
hommes reposaient. Je l’appelais quelquefois et, tout en ayant l’air de
lui demander son avis, je lui communiquais une de mes idées
extravagantes; étonné, interdit, il me regardait. J’insistais, et au
bout d’une minute, il me disait froidement:

--N’y pensez plus, madame, c’est impossible.

J’eus bien souvent la preuve de son dévouement, de son courage et de sa
bonté pendant mon voyage à Jéricho. Nous étions cinq: moi, Issa, le
Bédouin d’escorte, le muletier et son fils. Si la longueur, la tristesse
et la fatigue de cet ennuyeux voyage furent supportables, si je ne me
doutai pas des dangers, c’est à Issa que je le dois. Pour la première
étape, qui dure une demi-journée, il avait choisi les heures les plus
fraîches, et il ne quitta pas mon palanquin. Une fois arrivés, vers sept
heures du soir, il me choisit une chambre dans la mystérieuse maison
tenue par les deux Russes dont j’ai parlé. Il alluma ma bougie et alla
me faire la cuisine, sans se reposer un seul instant. Le dîner fut
excellent, du bouillon au riz, un rôti et un poulet sauté. Il n’avait
pas oublié d’emporter des fruits secs, des biscuits anglais et du thé.

--Tu ne manges pas? lui dis-je quand il m’eut servie.

--Non, madame, je n’ai jamais faim dans ce maudit pays.

Le fait est qu’il y a à Jéricho une dépression atmosphérique énorme.
J’avais, moi aussi, des éblouissements. Et je fus prise tout à coup
d’une peur terrible, dans cette maison de bois, dont je ne connaissais
pas les habitants et où j’entendais des craquements extraordinaires.
L’idée banale me vint que j’allais être assassinée par je ne sais qui,
et je sortis dans le jardin. La salle à manger et la cuisine étaient
encore éclairées, et je vis Issa en train de faire du café pour le
lendemain. Quand il sut que j’étais effrayée, sans essayer de me
rassurer, il vint se coucher en travers de ma porte, comme un chien
fidèle. Pendant ces trois jours, il me servit ainsi, prévint mes
moindres désirs, respecta mes longs silences et me raconta, quand je
l’en priai, ses histoires les plus amusantes. Mais ce fut dans la nuit
de notre retour à Jérusalem, qu’il mit le comble à son dévouement. Nous
étions revenus de la mer Morte et du Jourdain, à midi; nous avions
déjeuné à deux heures et nous devions rester à Jéricho, jusqu’à quatre
heures du matin, pour laisser reposer les chevaux et les hommes. Du
reste, comme la lune ne se levait qu’à minuit et que les environs de
Jéricho sont très fréquentés par les voleurs, nous ne pouvions partir
plus tôt. Nous étions bien armés tous les cinq, mais que faire contre
une vingtaine de bandits? Il fallait donc partir à quatre heures après
minuit, pour arriver à onze heures du matin à Jérusalem, après sept
heures de chemin. Mais il advint que vers cinq heures du soir, après
avoir dormi, lu et fumé, j’eus trop chaud, et, appelant Issa, je lui
déclarai que je voulais m’en aller.

Tout d’abord, absolument stupéfiant, il me déclara que les bêtes
n’étaient pas en état, et que les Arabes dormaient. J’insistai et
j’essayai de lui persuader qu’en donnant double ration aux chevaux et
aux mules, et de l’argent à l’escorte, tout pouvait s’arranger. Il me
répondit qu’à six heures du soir on voyait encore clair, mais qu’à neuf
heures l’obscurité serait complète, et qu’à ce moment nous arriverions
justement à l’endroit le plus dangereux.

--Vous n’avez donc pas peur, madame?

--Je ne crains rien, et toi?

--Moi non plus, madame, mais je dois veiller sur vous: pensez à ma
responsabilité.

--Peu importe: tu diras que j’ai voulu partir. Je tomberai sûrement
malade si je reste ici une heure de plus.

En effet, je souffrais. Issa s’en aperçut, et, sans insister, il alla
parler au Bédouin, aux muletiers, aux chevaux même, je crois. Les offres
les plus brillantes furent nécessaires. Tous criaient que la route
n’était pas sûre, qu’ils étaient fatigués. Enfin on transigea: il fut
décidé que nous partirions à six heures et demie et qu’à moitié chemin
nous nous arrêterions pendant deux heures à un _khan_; dès que la lune
paraîtrait, nous continuerions notre marche jusqu’à Jérusalem. Il fallut
accepter. Pour partir, j’aurais fait n’importe quel sacrifice. Nous nous
éloignâmes donc de Jéricho. Un peu après huit heures, la nuit tomba et
il fallut se diriger aussi bien que possible dans l’ombre. Issa, près du
palanquin, tenait une main appuyée sur l’appui de la petite portière,
tandis que je contemplais ce paysage nocturne avec ravissement.

--Madame, voulez-vous quelque chose?

--Non, Issa.

--Êtes-vous fatiguée?

--Non, je suis très bien.

--Tant mieux.

Notre petit groupe s’avançait toujours dans ce noir; on entendait
seulement la chanson du muletier. Par moments, un fantôme surgissait
devant moi: c’était le Bédouin à cheval, qui revenait vers nous, pour ne
pas s’éloigner de la caravane. Tout à coup, arrêt brusque. Nous étions
arrivés au _khan_. Les gens sortirent et se mirent à parler vivement en
arabe avec Issa. Celui-ci resta avec moi pendant que les muletiers
conduisaient les bêtes à l’écurie. Je m’assis dans le palanquin, qu’on
avait posé par terre, et demanda:

--Que disaient ces hommes, Issa?

--Rien, madame.

--Dis-le-moi.

--Ce sont des sottises.

--N’importe, je veux le savoir.

--Eh bien, ils disaient que nous étions fous, vous et moi, d’avoir
entrepris ce voyage dans ces conditions; la nuit dernière, il y a eu une
attaque à la même heure.

--Qu’as-tu répondu?

--Que je vous ai obéi et que vous n’aviez pas peur.

--Et s’il arrivait quelque chose, Issa?

--Il faudrait d’abord me tuer, et ce ne serait pas facile.

--Cependant, tu es venu...

--Vous avez commandé, j’ai obéi.

Alors, devant ce khan, où déjà tout le monde s’était endormi, nous
parlâmes d’autre chose. Issa se mit à me dire du mal de Mahomet, qu’il
détestait. Sans être un chrétien intransigeant, il affirmait que le
Prophète était un brouillon, un rien du tout, un voleur, et que tous les
Turcs lui ressemblaient. Ce qu’il admirait le plus, en Jésus, c’était
d’être le fils de Marie, d’une Vierge, d’une créature angélique et
divine, tandis que la mère de Mahomet ne valait rien. Dans la nuit, peu
à peu, il s’emportait contre le muletier de Médine, qui s’était permis
de fonder une religion.

--Tu ne dis pas cela aux Turcs, Issa?

--Mais si, je leur répète qu’ils sont tous des ânes, eux et leur
Mahomet.

--Que font-ils?

--Ils rient, ou bien nous nous battons un peu!

Combien de fois le brave cœur m’a distraite, pendant les longues étapes,
en me décrivant les pays qu’il avait visités et que je ne verrai jamais.
Que de profils de voyageurs il a fait défiler devant moi! Il ne se
taisait que pour me donner à boire, allumer une allumette, serrer les
sangles de mon cheval, surveiller le chemin. Lorsqu’on approchait des
hôtels, il partait pour faire tout préparer. Jamais il n’avait ni faim
ni sommeil. Partout, à Jérusalem, à Bethléem, il me rendait
d’inappréciables services. Il était religieux et me laissait toujours
prier en paix; si, quand il retournait dans l’église, il me voyait
encore à la même place, il s’en allait tranquillement. Marié et père de
deux enfants, il avait perdu une petite fille et ne pouvait s’en
consoler. Il adorait sa profession et aurait voulu partir tous les
jours, pour de longues excursions, jusqu’à ce que ses jambes eussent
pris la forme d’un cercle et ses épaules, celle d’un point
d’interrogation! Il me décrivait les beautés de l’Asie Mineure et de
Bagdad, la ville des _Mille et une Nuits_, et me proposait d’y aller.
Ravie, je disais toujours oui; et lui, sans se douter que ce voyage en
Palestine représentait un effort sublime de ma part, il me croyait
naïvement. Issa Cobrously était un fanatique de la locomotion: son
bonheur consistait à vivre sous la tente, à chercher toujours de
nouveaux horizons. Il avait l’âme d’un explorateur. Son adoration pour
Gordon-Pacha, le mystique général anglais, n’avait pas de bornes: il ne
pouvait croire à sa mort; il espérait le revoir. Pauvre compagnon! Un
jour, à l’hôtel, on lui dit que j’écrivais, que j’avais fait des livres,
et cela me déplut beaucoup, car il commença à me parler d’une Anglaise,
qui écrivait aussi et qu’il avait accompagnée dans un de ses voyages. La
poésie de mon incognito s’évanouit. J’essayai vainement de lui persuader
que j’écrivais par caprice, qu’on imprimait mes livres à mon insu, que
personne ne les lisait. Il me regardait, en souriant, sans me croire. Il
me pria d’écrire quelque chose contre Cook, son ennemi, celui qui a fait
perdre leur gagne-pain à tous les drogmans de la Palestine, qui les a
réduits à gagner dix ou quinze francs au lieu de trente ou quarante! Il
détestait sir Thomas Cook autant que Mahomet, et en voulait à la reine
d’Angleterre de l’avoir fait baronnet. Je lui promis de le satisfaire,
et je le ferai certainement: un jour, j’écrirai un article contre Cook,
bien que ce soit injuste, et j’enverrai le journal au bon drogman. Il
fut si fidèle jusqu’au dernier moment! Après avoir fermé les valises,
compté l’argent, fait les dépêches, mis les lettres à la poste et donné
les pourboires à tous, il me rappela ma promesse d’aller avec lui à
Bagdad; de lui envoyer mon mari, mes amis, et de leur donner son
adresse, car il voulait servir de guide jusqu’à la plus extrême
vieillesse, vivre en plein air, au soleil, sous les étoiles, et
travailler jusqu’à la fin pour sa famille. Il fit des difficultés pour
recevoir le pourboire que je lui offris affectueusement, lui qui avait
sauvegardé ma vie, veillé pendant si longtemps sur ma santé, sur mon
bien-être et sur mes plaisirs. Il était ému, et moi, je pleurais
presque. Je pensais qu’on va une seule fois à Jérusalem en sa vie; que
je ne verrais plus le saint Sépulcre, Gethsémani, Nazareth; que je
n’irais jamais à Bagdad, et que je quittais pour toujours mon bon chien
fidèle, Issa Cobrously. Quant à lui, habitué aux grands déplacements des
étrangers, il croyait fermement que j’irais acheter des turquoises à
Damas et des perles à Golconde. Il me dit: au revoir. Dans mon cœur, je
lui dis: adieu. En crayonnant ici ses traits, je remplis mon rôle de
chroniqueur: je fais connaître un être bon et fidèle, un cœur simple et
courageux.




III

Les adieux.


La veille au soir, j’avais pris congé du sympathique et intelligent
consul italien à Jérusalem, M. Mina, et de sa femme. Je les avais
affectueusement remerciés de toutes leurs amabilités, pendant mon
séjour. Je partais le lendemain pour Jaffa, où je devais m’embarquer à
destination de Constantinople: mon pèlerinage en Terre Sainte était
fini. J’avais demandé que personne ne vînt à la gare me serrer une
dernière fois la main. Je n’aime pas cela. Mille préoccupations
vulgaires viennent distraire le voyageur, assis dans son compartiment,
au milieu de ses paquets, et, quoique tristes, les adieux se ressentent
de la hâte banale et monotone d’un départ. J’allai, le même soir, saluer
une dernière fois mes bons franciscains, mes chers frères en saint
François, qui m’avaient si souvent soutenue moralement, pendant six
semaines. Ces religieux, dont la gaieté est toujours égale dans
n’importe quelle circonstance de la vie, s’aperçurent bien vite de la
tristesse qui m’accablait, au moment où j’allais quitter cette
atmosphère de foi, de tendresse et de pitié: ils firent l’impossible
pour me consoler; ils me comblèrent de scapulaires, de petites reliques,
de médailles, et ceux qui devaient ailler en Italie me donnèrent
rendez-vous dans notre pays. Seul, un des plus âgés secoua la tête, et,
sentant bien qu’il ne quitterait plus la Palestine et que je n’y
retournerais pas, il me bénit pour la vie et la mort. Les autres
religieux souriaient doucement; voyant qu’ils ne parvenaient pas à
dissiper ma profonde mélancolie, ils me donnaient des conseils pour le
prochain voyage, que je ne manquerais pas de faire au pays de Jésus.
Très tendrement, ils me reprochaient de ne pas être descendue dans leur
hospice avec les pèlerins et exigeaient que je n’oubliasse pas de les
prévenir, avant mon arrivée, lorsque je reviendrais. Je leur promis
tristement tout ce qu’ils voulurent: je paraissais vraiment sincère et
décidée à revenir, et ils eurent l’air de me croire. Mais le vieillard,
qui m’avait bénie, me dit, au milieu du silence:

--Si je vis encore quand votre livre sera terminé, envoyez-le-moi.

Je me tus et détournai la tête pour lui cacher mon émotion. Je sortis de
_Casa-Nova_ et, précédée d’un _cavass_ portant une lanterne, car les
rues de Jérusalem ne sont pas éclairées, je retournai à l’hôtel, où je
trouvai des Anglais prenant le thé, avec des rôties au beurre.

                   *       *       *       *       *

Une coutume religieuse exige qu’au départ, comme à l’arrivée, on se
rende au saint Sépulcre. Le lendemain matin, bien qu’un peu nerveuse,
j’allai donc, pour la dernière fois, à l’église qui contient la Tombe la
plus auguste du monde entier. Il faisait très beau; les rues étaient
très animées et la blonde lumière du soleil éclairait joyeusement les
maisons turques, juives, chrétiennes, les jardins et les ruines. Des
centaines d’oiseaux gazouillaient sur l’arc ogival et sur la façade de
l’église. Ils avaient fait leur nid au milieu des pierres et nul ne
venait troubler leurs ébats. Dans le temple, c’était le va-et-vient
accoutumé de prêtres de toutes les sectes chrétiennes, de moines de
l’Église latine, de croyants, de curieux et de mendiants. A peine
entrée, je me sentis soudain distraite et indifférente. Ce fut en vain
qu’appuyée contre le marbre du tombeau j’essayai de me recueillir pour
cette suprême prière. Je ne trouvai pas en mon cœur la moindre trace
d’enthousiasme religieux. Je pensais malgré moi à mille détails futiles:
à mes bagages, à mes dépêches, aux pourboires que je devais donner, à
l’hôtel où je comptais descendre à Constantinople, et tout cela
froidement, sans y prendre aucun intérêt. J’étais insensible et glacée.
Je demeurai quelque temps dans cet état, espérant toujours un
changement, un peu d’émotion, l’ombre d’un regret, une grâce du ciel.
Mais rien n’y fit. Cette torpeur de l’esprit n’était pas nouvelle pour
moi et je connaissais cette horrible aridité, cette atroce indifférence.
Souvent l’âme se refroidit ainsi, tout à coup, quand elle a longuement
vibré sous des émotions répétées. Sur cette Terre sacrée, j’avais épuisé
mes forces spirituelles et vivement ressenti la puissance de la foi, de
l’amour et du mysticisme. Peut-être mes facultés sentimentales
étaient-elles épuisées? Quoi qu’il en soit, j’étais, pour le moment,
incapable d’aucun élan religieux et j’eus un instant de révolte contre
mon apathie stupide; puis, je me résignai. Je quittai le Sépulcre comme
si je sortais d’un bureau télégraphique, après avoir envoyé une dépêche
banale. Je revins à l’hôtel, calme comme un touriste satisfait d’avoir
le temps de fermer ses malles, de régler sa note, de donner ses
pourboires et de laisser au concierge sa nouvelle adresse, pour faire
suivre ses correspondances. Ce furent en effet ces banales occupations,
qui me retinrent dans ma chambre, où le drogman et le garçon m’aidèrent
à terminer mes paquets. Aucun accroc. Tout était prêt, je n’avais rien
oublié. Le portefaix pour les bagages était là, Issa attendait mes
ordres et une voiture stationnait sur la route de Bab-el-Khalil. Tout à
coup, j’éprouvai une de ces secousses intérieures, un de ces
avertissements imprécis, mais profonds, qui vous troublent: _j’avais
oublié quelque chose_. Je procédai à une inspection sérieuse de tous les
meubles, je comptai mes paquets, je fouillai dans mes poches. Rien
d’anormal. Mais l’impression persistait, augmentait même. Je cherchai
dans ma mémoire si toutes les formalités étaient accomplies. Le
passeport était visé, les télégrammes envoyés à Naples, les lettres
mises à la poste. Le bureau du Lloyd avait bien été prévenu, ma cabine
était bien retenue. Tout avait été fait, mais plus vivante encore la
voix intérieure répétait: _Tu as oublié quelque chose. Souviens-toi!
Souviens-toi!_ Très tourmentée, je descends lentement l’escalier, saluée
par les patrons, les secrétaires, les domestiques et les portiers de
l’hôtel. J’étais déjà sur le seuil et je m’apprêtais à monter en
voiture, me demandant si j’avais bien dit adieu à tout le monde, lorsque
la vérité éclata dans mon âme et je compris... J’avais oublié de saluer
Notre-Seigneur! Je retournai en hâte au Saint-Sépulcre, et, cette fois,
lorsque je me prosternai et que j’étendis les bras sur le marbre, un
désespoir immense m’étreignit: jamais plus, dans ma courte existence, je
ne retournerais à Jérusalem! Jamais plus, je ne me sentirais si près de
Jésus, de sa vie, de sa passion et de sa mort. Jamais plus mes lèvres
fiévreuses ne toucheraient cette froide pierre si souvent arrosée de mes
larmes. Jamais plus je ne pourrais me permettre une si longue absence.
On ne va qu’une fois à Jérusalem, et je pouvais dire adieu à ses portes
fatales, que je ne traverserais plus dans l’avenir. C’était fini.
J’éprouvai une aussi grande douleur que le soir terrible où je m’étais
jetée, seule, sur le cadavre de ma mère, et je sanglotais sur le tombeau
du Christ, sans pouvoir obtenir de consolation. Je ne voyais plus rien,
je ne pensais plus qu’à une chose: c’est qu’il fallait partir,
abandonner pour toujours ces lieux sacrés qui furent témoins du passage
de Jésus sur la terre. Trois fois je revins, en pleurant, dans la petite
salle et j’embrassai la Tombe, les parois et le seuil, avec le désespoir
d’un fils baisant les restes mortels d’une mère chérie! Trois fois, je
me prosternai. Je ne sais si quelqu’un me vit et si ma douleur l’émut,
en ce moment je ne me rendais compte de rien. D’autres que moi
connaissent peut-être cette angoisse supérieure. Je ne sais pas.
J’embrassai encore les colonnes et les gradins de chaque autel, comme si
je me séparais d’un être vivant. Avant de sortir, je jetai un dernier
regard dans l’intérieur du temple, je pensai que je mourrais un jour et
que la grande église et l’auguste Tombeau resteraient vivants, pour
veiller éternellement sur les chrétiens. Je n’ai jamais su quelles rues
je parcourus à pied, absorbée dans ma douleur. Je ne puis comprendre
comment j’arrivai jusqu’à ma voiture. Je me laissai, sans doute,
conduite à la gare, sans dire un mot, cachant mes larmes solitaires, que
personne ne venait sécher. Ma souffrance avait ses profondes racines
dans mon âme et rien ne pouvait arrêter mes sanglots convulsifs, ni
tarir les pleurs qui coulaient sur mes joues brûlantes.

                   *       *       *       *       *

Lorsque je montai dans le compartiment du petit chemin de fer, qui
allait m’éloigner de Jérusalem, mon cœur se brisa. Les yeux fixes, je
contemplai avidement la Ville Sainte et ses collines; je lui dis adieu,
comme à un ami qu’on ne doit plus revoir. Personne n’était venu
m’accompagner et nul ne vint troubler mon désespoir. Seuls, des Anglais
placés à côté de moi me regardaient avec étonnement et échangeaient
entre eux des opinions peu favorables pour moi, dont je me souvins plus
tard. En ce moment, je ne quittais pas la portière, et j’essayais de
fixer dans ma mémoire tous les détails du tableau que j’avais sous les
yeux, afin de pouvoir l’évoquer sans cesse dans l’exil. J’entendais à
peine les bruits extérieurs; il me semblait que j’étais entourée de
fantômes, et cependant le soleil brillait de tout son éclat, l’air était
pur et parfumé. Un coup de sifflet strident interrompit ma rêverie
douloureuse, le train s’ébranlait avec lenteur. Déjà Jérusalem
disparaissait et la vitesse du convoi augmentait rapidement. Tout était
bien fini: je pouvais maintenant vivre ou mourir, être heureuse ou
malheureuse, je ne ressentirais plus de semblables émotions. Alors,
tandis que la Tour de David paraissait se fondre dans le lointain, je
fis un serment et un vœu. Je jurai d’écrire, au nom de Jésus et de la
foi, en faveur des pays qu’il a bénis, un livre, sinon le meilleur et le
plus artistique, du moins le plus humain et le plus sincère de mon
œuvre. Je promis de le faire avec toute l’humilité d’une vraie
chrétienne, qui doit être lue par des chrétiens, humbles aussi et pleins
d’espoir.

J’ai tenu mon serment, et j’accomplis aujourd’hui mon vœu. Je dépose cet
ouvrage au pied de la Croix et, tendant les bras vers elle, je répète,
pour mes fils et pour moi, les paroles des premiers chrétiens: _Ave,
spes unica._




TABLE DES MATIÈRES


[NOTE DU TRANSCRIPTEUR: Cette table ne figure pas dans l’original.]

  Avant-propos                         I

  VERS LA SYRIE
      I.--En mer                       3
     II.--Le Nil                      10
    III.--Le Caire                    15
     IV.--Les Pyramides               22
      V.--Syrie, Syrie!               30

  LE VŒU ACCOMPLI
      I.--En chemin de fer            41
     II.--Dans l’église               48
    III.--Cette Tombe                 54
     IV.--En adoration                60
      V.--Dans la nuit                67

  JÉRUSALEM, JÉRUSALEM!
      I.--La Ville                    77
     II.--Le peuple                   83
    III.--L’Ame                       90

  LA VOIE DOULOUREUSE
      I.--Le mont des Oliviers        99
     II.--Gethsémani                 105
    III.--Le Chemin de la Croix      111
     IV.--Le Calvaire                117
      V.--Les pleurs d’Israël        133
     VI.--La vallée de Josaphat      129
    VII.--Ombre qui souffre...       133

  DANS L’IDYLLE
      I.--Ephrata                    147
     II.--La crèche                  152
    III.--Le Précurseur              158

  A QUATRE CENTS MÈTRES
      I.--Jéricho                    167
     II.--En palanquin               174
    III.--Sodome et Gomorrhe         180
     IV.--Le Jourdain                185
      V.--La rose de Jéricho         190

  EN GALILÉE
      I.--En marche                  205
     II.--M. Hardegg                 209
    III.--Le marchand de grains      217
     IV.--Le Carmel                  226
      V.--Vers Nazareth              232
     VI.--L’histoire de la Vierge    240
    VII.--Une journée à Nazareth     249
   VIII.--Sur le Thabor              257
     IX.--Tibériade                  263
      X.--Sur le lac                 271
     XI.--Le Mont des Béatitudes     276
    XII.--Magdala                    282

  SAINT FRANÇOIS EN PALESTINE
      I.--L’hospitalité              291
     II.--L’œuvre                    297

  LE DERNIER JOUR
      I.--Une espérance              305
     II.--Issa Cobrously             311
    III.--Les adieux                 323




    PARIS
    TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie
    8, RUE GARANCIÈRE






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS DE JÉSUS: SOUVENIRS D'UN VOYAGE EN PALESTINE ***


    

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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org.

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