Derrière le voile : roman

By Mathilde Alanic

The Project Gutenberg eBook of Derrière le voile
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: Derrière le voile

Author: Mathilde Alanic

Release date: June 15, 2024 [eBook #73831]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1923

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DERRIÈRE LE VOILE ***







  MATHILDE ALANIC

  Derrière le voile

  ROMAN


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, 26

  Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
  pour tous les pays.




DU MÊME AUTEUR


Chez le même éditeur:

  NORBERT DYS.
  LE MAITRE DU MOULIN-BLANC.
  MIE JACQUELINE.
  MA COUSINE NICOLE. (Prix Montyon de l’Académie française.)
  NICOLE MARIÉE.
  NICOLE MAMAN.
  L’ESSOR DES COLOMBES.
  ... ET L’AMOUR DISPOSE.
  RAYONNE!
  AU SOLEIL COUCHANT.


Chez d’autres éditeurs:

  LE DEVOIR D’UN FILS.
  LES ESPÉRANCES.
  LA GLOIRE DE FONTECLAIRE.
  LA ROMANCE DE JOCONDE.
  LA FILLE DE LA SIRÈNE.
  LA PETITE MIETTE. (Prix Jules Favre de l’Académie française.)
  LES ROSES REFLEURISSENT. (Prix Sobrier-Arnould de l’Académie
    française.)
  AIME ET TU RENAITRAS!
  LE MIRACLE DES PERLES.


E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY



Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1923, by ERNEST FLAMMARION.




Derrière le voile




PREMIÈRE PARTIE

LE SOIR DU 12 JUIN




I


Le docteur Davier quitta sa victoria à l’angle de l’avenue de Paris et
de la rue Saint-Pierre.

--Je ferai le reste de ma tournée à pied. Rentrez, Auguste!

Et le médecin foula le bitume d’un pied alerte, heureux de se mouvoir
dans la tiédeur apaisée et dans la lumière qui s’étendait en larges
nappes sur le trottoir.

Le soleil de juin baignait de clarté rose les façades tournées vers
l’occident, avivait les couleurs des étoffes exposées, faisait jouer des
étincelles parmi les bibelots, les armes, les bijoux des étalages. La
gloire et le bonheur de l’été animaient de beauté et de jeunesse les
choses les plus communes.

Cependant le côté gauche de la rue plongeait dans le clair-obscur.
S’élevant au-dessus des toits des maisons et allongeant son ombre
jusqu’au milieu de la chaussée, un pignon fruste et noir découpait un
triangle rébarbatif sur le ciel. De rares fenêtres, garnies de barreaux,
perçaient l’épaisse muraille, et, en bas, une porte sévère et massive
s’incrustait dans une arcade trapue. Le docteur regarda au passage cette
sorte de forteresse contre laquelle se tapit le Palais de Justice. Et
l’inconsciente joie qui amenait un fredon près de ses lèvres s’évanouit.

--Pauvre Airvault! Penser qu’il se morfond là-dedans! Eût-on jamais
supposé que ce gentil artiste connaîtrait, quelque jour, cette sinistre
cage!

Nombreux étaient les promeneurs qui, la chaleur tombée, musaient le long
des magasins de nouveautés et des boutiques d’antiquaires. Le docteur
Davier, encore détourné vers la prison Saint-Pierre, heurta un amateur
de gravures, courbé en deux devant un vieux cadre.

Au choc, le monsieur se redressa, grommelant: un quinquagénaire
agréablement replet, rose, frais, des cheveux argentés frisant à ses
tempes grasses--tel un galant financier crayonné par Perronneau.

Son regard furibond, prêt à foudroyer l’interrupteur, éteignit
instantanément ses éclairs, dès qu’il se pose sur le médecin.

--Ah! cher, si ce n’avait été vous!

--Vous provoquiez en duel le quidam, maître Bénary! Chez vous,--on le
sait--la toge n’exclut pas l’épée! Pardonnez à mon étourderie. Je
regardais en arrière!

--Et moi, je faisais obstacle à la circulation! Mais quelle excuse!
Regardez s’il n’y a pas motif de s’absorber! Une carte des royaumes de
France et des Pays-Bas, avec génies allégoriques de Cochin! Mais Mme
Lermignot est tellement dure à la détente! soupira l’avocat.

La marchande, aux aguets derrière sa vitrine, s’entendant nommer, parut
sur le seuil, engageante:

--Entrez donc, messieurs! Je viens de recevoir des choses qui
intéresseront sûrement des connaisseurs tels que vous. Un
bonheur-du-jour, entre autres, que M. Gaspard de Terroy, s’il vivait
encore, ne laisserait à personne! Pauvre M. de Terroy! Dire que je lui
ai vendu, le 12 juin même, ce collier qui l’a peut-être fait assassiner
le soir!

--Oh! oh! se récria le docteur. Assassiner! Ne prononcez pas un pareil
mot! M. de Terroy est décédé de mort naturelle. Rupture d’un anévrisme!

--Mais, s’il aperçut un malfaiteur qui le volait, cette vilaine surprise
ne put-elle avancer sa fin? objecta insidieusement Mme Lermignot. Ça
paraît à tout le monde vraisemblable. Et, en tout cas, le résultat est
le même pour le défunt, que tout Versailles regrette!

--Mais non pour celui qu’on accuse! intervint Maître Bénary. N’aggravez
pas les charges qui pèsent sur mon malheureux client--innocent, j’en
suis certain!

--Un bon avocat doit toujours le dire! dit l’antiquaire avec un sourire
flatteur. Mais quand on possède une jolie femme... qu’on veut un décor
artistique à sa vie... Hé! les hommes sont faibles!... Vous n’entrez
pas, docteur?

Le médecin, laissant Maître Bénary gravir les deux degrés du magasin,
consultait sa montre:

--Non. Pas le temps! Je désire rejoindre ma famille au Parterre du Nord,
et je veux voir auparavant la malheureuse femme de Raymond Airvault.

--Je l’ai visitée tantôt! dit Maître Bénary. Je voulais essayer de tirer
d’elle quelque renseignement sur le fameux et fâcheux camée, trouvé dans
un tiroir de son mari. Mais ce dernier ne lui en avait pas parlé! Sacrée
pendeloque! C’est elle qui m’embarrasse! Alors, cher ami, vous résistez
vertueusement à la sirène qui s’appelle Mme Lermignot?

--Oui! Deux fois père, je ne dois pas m’exposer aux tentations
onéreuses! Mme Lermignot l’a décrété elle-même: les hommes sont faibles!

Et prenant congé en riant, le docteur poursuivit hâtivement son chemin,
tête baissée. Cette brève causerie, sous l’enjouement des ripostes,
contenait des sous-entendus graves qui agitaient sa pensée et sa vive
sensibilité.

Cette marchande, retorse en affaires, mais douée de clairvoyance et de
bon sens, n’avait fait que rapporter les rumeurs populaires--facilement
accusatrices. Bénary, par habitude professionnelle, pouvait clamer
l’innocence de l’inculpé, sans en être convaincu. Louis Davier voulait y
croire, en dépit des apparences.

«Les hommes sont faibles.»

Certes, il ne discutait pas ce truisme, lui, le tendre, resté tendre en
sa maturité, malgré les premiers frimas poudrant sa chevelure brune.
Deux fois, il avait livré son âme dans un élan d’amour. Devant lui
passèrent le fantôme gracieux de Laure, sa première femme, morte en
donnant le jour à la chère Évelyne--puis la silhouette fière de Fulvie
de Lancreau, vers qui l’avait jeté le Démon de Midi, et à laquelle il
devait ce trésor vivant, l’adoré petit Loys.

Madeleine Airvault, sans posséder une beauté éclatante, était, elle
aussi, une de ces créatures privilégiées dont le moindre geste exerce un
charme et révèle une grâce. Rien d’étonnant à qu’elle fût en butte à la
jalousie vulgaire.

Mais, admis par sa profession dans l’intimité du petit ménage, Davier
avait pu maintes fois constater l’ordre, l’activité de la jeune femme,
toute à sa tâche d’épouse et de mère. Les toilettes qui prenaient du
style sur sa personne, les gentilles parures de sa fillette, étaient
chiffonnées de ses mains. Son ingéniosité et les talents de son mari
seuls donnaient à leur intérieur cet aspect d’élégance qui excitait
l’étonnement et l’envie. Mais Madeleine était trop sage pour se livrer à
des dépenses exagérées qui eussent déséquilibré son modeste budget.
Cela, le docteur l’eût attesté sans hésitation!

Quoi qu’il en fût, la pauvre femme serait vouée maintenant à un sort
précaire. La catastrophe déclenchée l’avait trouvée malade des suites
d’une inquiétante broncho-pneumonie. Les émotions, causées par
l’arrestation de son mari et l’humiliante perquisition, aggravèrent
naturellement son état. Malgré son désir énergique de guérir pour lutter
contre le mauvais destin, elle demeurait abattue, anémiée, à la merci de
la moindre secousse.

Ainsi préoccupé, le docteur, répondant distraitement aux nombreux
saluts, passait de la rue Saint-Pierre dans l’avenue de Saint-Cloud,
vaste et vide, qu’il traversait pour gagner la populeuse rue Carnot. Là,
les coups de chapeau devinrent plus fréquents encore.

Mais une curiosité se mêlait aux démonstrations polies. Les regards
s’aiguisaient. Les têtes se penchaient derrière les vitres. Des
boutiquiers s’avancèrent sur le trottoir, pour voir le médecin atteindre
une vieille maison dont le premier étage ouvrait, sur un balcon de
pierre effritée et sous un couronnement de rocaille et de rinceaux
émoussés par le temps, trois fenêtres, voilées de stores de dentelles.

--Paraît que ça ne va pas encore chez les Airvault! murmure le
chapelier.

--Bah! répondit la mercière, une jolie malade intéresse toujours son
médecin!

Cependant, le docteur gravissait l’escalier aux marches usées, semées
d’épluchures, la main appuyée à une rampe, élégamment contournée, dont
la rouille mangeait les légers fleurons de fer forgé.

--Pauvre petite femme! Tout cela est si soigné quand elle est bien
portante! pensa le médecin.

Au premier palier, il tira une bande de drap brodé, qui pendait
au-dessous d’une plaque: R. Airvault--Commis Architecte.




II


Personne ne vint au drelindin de la sonnette. Davier alors s’aperçut que
la porte restait légèrement entre-bâillée, le pêne ressorti. Sans plus
attendre, il s’introduisit dans la petite antichambre, dont les
boiseries craquelées s’éclairaient de cadres nombreux--dessins,
estampes, aquarelles.

En passant, le médecin jeta un coup d’œil dans la cuisine: personne.
Rien qu’abandon et désordre.

--La femme de ménage doit être en course, se dit-il. Et se dirigeant
vers le fond du couloir, il frappa un coup léger à la porte.

--Entrez! répondit une voix frêle.

L’huis poussé, le docteur se trouvait en face du lit où la malade,
appuyée sur ses oreillers, apparaissait assise, penchant sa tête trop
lourde.

--Comment, on vous laisse seule, la porte ouverte? N’importe qui
pourrait pénétrer jusqu’à vous! fit le médecin, s’approchant.

Des larmes perlèrent dans les grands yeux noisette, à la sclérotique
nacrée.

--Je n’eusse pu aller vous ouvrir... J’ai demandé qu’on tirât le verrou
pour empêcher la serrure de se fermer... Oui, je suis seule depuis
tantôt. La femme qui venait ici m’a déclaré tout à coup qu’elle en avait
assez de me soigner, qu’elle craignait d’attraper ma maladie, sa santé
étant tout son capital, etc.

--Mais c’est inhumain! Voici l’extrémité barbare où amène la peur des
microbes, chez les ignorants et les égoïstes.

--Dites aussi le plaisir cruel d’humilier ceux qui se trouvent à leur
merci, et qui sont tellement humiliés déjà!

--Mais vous ne pouvez rester ainsi!

--Zélia m’a promis de m’envoyer une de ses voisines. Viendra-t-elle?
Rien ne m’étonne plus!

Mme Airvault mordit en vain ses lèvres. Les sanglots, brusquement, se
firent jour, violents. Elle saisit son mouchoir. Le docteur, désolé,
redoutant une crise, posa sa main avec autorité sur le poignet amaigri.

--Je vous défends de pleurer! Vous m’entendez bien! Voulez-vous guérir,
oui ou non?

--Ah! je me le demande! s’écria-t-elle. S’il n’y avait pas ma chère
fillette, je souhaiterais disparaître plutôt que de subir l’affront et
l’outrage. Voir mon pauvre mari sous le coup d’une accusation infâme!

--Rassurez-vous! Tous ceux qui le connaissent savent Raymond Airvault
incapable de cette vilaine action.

--Mais les autres! les autres! Avec quel plaisir les gens acceptent
toutes les calomnies les plus invraisemblables! Nous étions enviés dans
notre médiocrité. Raymond possédait la confiance de son patron, qui a
d’ailleurs exploité à son profit le talent de mon pauvre mari. Nous
envisagions une association possible avec un camarade et des pourparlers
étaient même engagés pour la location d’un gentil pavillon, rue de la
Paroisse, où Raymond eût ouvert un cabinet. Pourrons-nous reprendre tout
cela maintenant?...

--Soyez plus optimiste! L’enquête établira l’innocence de votre mari.

Madeleine s’abandonna sur l’oreiller, roulant sa tête dans les flots
châtains de sa chevelure dénouée.

--Ah! qu’il m’est difficile d’espérer! soupira-t-elle faiblement. La
chose la plus terrible, la plus déconcertante pour moi, c’est de songer
que Raymond s’est oublié au jeu, sans se rappeler sa famille! C’est de
penser qu’il est revenu ici, tandis que j’étais immobilisée sur ce lit,
afin de s’emparer de la petite somme que je tenais en réserve pour les
paiements à cette maison d’abonnement! Car nous avions eu déjà la
prévoyance d’acheter le mobilier de son futur bureau, et une chambrette
pour Raymonde. Mais je vous ai expliqué cela tant de fois. Pardonnez ce
radotage.

--La passion du jeu développe une folie momentanée. Vous m’avez dit que
quelques pertes financières vous affectaient quand vous êtes tombée
malade. Airvault sans doute pensait récupérer ces dommages. Il a pu
réaliser d’abord, autour du tapis vert, quelques gains vite reperdus.
Comme tous les malheureux grisés de la mauvaise fièvre, il a cru à son
retour de la chance. Il a risqué alors vos économies. Le voici
cruellement puni de son égarement. Ne lui en veuillez plus.

Ainsi qu’un calmant, mesuré goutte à goutte, les paroles apaisantes
tombaient dans l’âme torturée. Un regard soumis remercia le bienveillant
docteur. Et Madeleine, plus calme, murmura:

--Qu’il doit être malheureux là-bas! Et je ne puis aller le consoler!
Maître Bénary se montre très bon. Mais ses questions, tout à l’heure,
m’ont quand même agitée. Cette malheureuse pendeloque, qui semble une
preuve contre Raymond, j’en ignorais la présence dans le tiroir de sa
table. A quel instant m’en aurait-il parlé? Je m’endormais lorsque mon
mari rentra de la funeste réunion. Il couche dans son atelier, sur le
divan, depuis que je suis malade. Au matin, je l’entrevis, à travers ma
somnolence, quand il vint me dire au revoir! Mais Raymond est le plus
distrait des hommes! Il aurait pu garder des semaines dans ses poches,
sans jamais y songer, un bijou dix fois plus précieux! Qui vient?...
Quel bruit? On court!

Des pas précipités, irréguliers, se faisaient entendre, en effet, dans
le couloir. Avant que le médecin, contrarié, eût pu empêcher l’irruption
et défendre la porte, celle-ci s’ouvrit brusquement. Une fillette d’une
douzaine d’années, rouge, hors d’haleine, les yeux flamboyants sous une
toison échevelée, fit mine de bondir dans la chambre, puis s’arrêta net,
en fixant un regard troublé sur la malade qui, saisie, se soulevait sur
le coude.

--Qu’y a-t-il, Raymonde? Pourquoi rentres-tu avant l’heure habituelle?

L’enfant balbutia:

--On nous a lâchées plus tôt, voilà tout!

Mais sous l’œil perspicace de sa mère, elle perdit contenance, et baissa
les yeux vers le bout de son pied qui grattait nerveusement le parquet.

--Raymonde, regarde-moi en face. Tu ne dois pas dire la vérité! fit Mme
Airvault, élevant sa voix tremblante. Je ne veux pas que tu me mentes
jamais! Savoir que tu me trompes, toi, dépasserait toutes les peines qui
m’accablent.

La fillette, croisant ses bras au-devant de son visage, éclata en
larmes. Le docteur, apitoyé devant ce désespoir d’enfant, se pencha:

--As-tu été punie, Raymonde? Confie-moi ce gros chagrin? Nous sommes
bons amis, n’est-ce pas?

Paternel, il essaya d’écarter les minces poignets et s’empara des deux
menottes. Le chapeau renversé en arrière, les joues couvertes d’un
ruisseau, le petit visage, sous la masse crépue des cheveux sombres,
offrait un spectacle si lamentable que M. Davier en fut ému. Il
remarquait, à la tempe, la marque pourpre d’une griffade, à l’épaule, la
manche arrachée, et cette exclamation lui échappa:

--Comment? On t’a battue?

Les lèvres gonflées s’entr’ouvrirent pour une protestation furieuse.

--Non! Non! C’est moi qui ai battu la première! Les menteuses, les
méchantes! Je me suis échappée! Je ne veux plus retourner à la pension!
Jamais! Non!

Raymonde, en même temps, s’élançait pour tomber agenouillée devant le
lit, la tête enfouie dans le pan du drap, les épaules convulsivement
secouées:

--Oh! maman! Je n’ai pas menti! je te jure de ne jamais mentir! Mais je
n’en pouvais plus de supporter les grimaces et les ricanements de cette
affreuse fille et de ses amies! Oh! les méchantes! les méchantes!...

--Que disaient-elles? demanda à voix basse Mme Airvault, avec une
avidité douloureuse.

Du cœur oppressé, la vérité jaillit dans un cri déchirant:

--Elles m’ont appelée fille de vol...

La paume du docteur s’appesantit sur la bouche entr’ouverte. Le mot
terrible s’étrangla. Et le médecin, expressivement, désigna à la
fillette la malade retombée en arrière, les yeux fermés, pâle et rigide
comme une trépassée.

D’un effort visible et violent, l’enfant arrêta ses pleurs, puis se
redressa, en posant un long baiser sur la main blême.

--Raymonde! fit gravement le médecin, entre haut et bas, je te confie ta
maman. Soyez très sages toutes deux quand vous allez vous trouver
seules. Plus une parole! Tu en prends l’engagement?

--Oui! articula Raymonde, attachant sur le docteur ses grands yeux
noirs, où se lisait toute sa sincérité passionnée.

--Bien, ma petite! Je compte sur toi! Tu lui donneras sa potion. Tu
relèveras ses oreillers! Veille bien! Je vais m’occuper de vous trouver
une aide, puisque Zélia vous quitte!

--Oh! fit dédaigneusement la fillette, d’un ton de ménagère entendue, il
n’y a pas de quoi la regretter, cette Zélia! Elle était sale! Elle
prisait et aimait l’eau-de-vie! Je lavais en cachette les tasses, petite
mère, pour que tu ne prennes pas de dégoût!

Elle jetait son canotier sur la table, s’asseyait dans le fauteuil au
pied du lit.

--Je ne bougerai plus de là!

--Mais la petite garde-malade doit manger?

--Oh! je sais faire la cuisine, cuire les œufs à la coque et préparer le
tilleul. Il ne m’en faut pas plus, dit Raymonde, sérieuse et capable.

Le médecin, touché par la fermeté de l’enfant, lissa, d’une caresse, les
mèches ébouriffées, puis serra les doigts ivoirins.

--Je reviens demain! Patience!

--Docteur, comment vous remercier de vos bontés! murmura Mme Airvault.

--En suivant mes prescriptions toutes deux! Toutes deux, vous me
comprenez bien! Autrement, je vous sépare!

Et sur cet adieu, presque enjoué, il sortit.




III


--Hélas! je le dis en souriant! mais les séparer serait, en effet, de la
plus élémentaire prudence! pensait le docteur Davier, que poursuivait,
hors de la maison, le souvenir de la scène émouvante. Il faudrait éviter
que cette petite séjourne près de sa pauvre mère menacée. Mme Airvault
se rétablirait, placée dans des conditions propices. Mais les ressources
manquent. L’isolement est impossible. Ah! il n’est pas facile de
concilier les exigences professionnelles avec les nécessités, pratiques
ou morales, de l’existence! Voilà le supplice d’un médecin
consciencieux!

Il arrivait, ainsi songeant, au boulevard des Réservoirs, quand une
vieille femme, bonnet de tulle noir sur la tête, panier au bras, lui
barra le passage avec une profonde révérence.

--Monsieur me permettra de lui demander des nouvelles de sa santé?...
J’ai vu Mlle Évelyne à la messe, dimanche dernier. Je l’ai trouvée
pâlotte!

--Elle va bien pourtant, Philomène, et moi aussi, fit le docteur, plutôt
agacé de la rencontre.

Philomène avait été femme de chambre de la première Mme Davier; elle
était demeurée à la tête de la maison, jusqu’au remariage de son maître.
Mais la nouvelle reine, à son avènement, avait exigé que le docteur
éloignât la gouvernante, dont l’autorité acquise eût pu gêner la seconde
femme.

Le médecin allait couper là le bref entretien. Une idée subite l’amena à
se raviser.

--Philomène, je vous sais charitable et obligeante. Je viens d’assister
à un spectacle digne de compassion. Une malade, incapable de quitter son
lit, et qui va en être réduite aux soins d’une gamine de douze ans! Ne
sauriez-vous trouver une personne, discrète et honnête, pour aller
quelque temps près de Mme Airvault?

--C’est d’elle qu’il s’agit, s’écria Philomène, flattée de la confiance
que lui témoignait son ancien maître. Pardié! Je ne demande pas mieux,
car je la connais. Souvent sa petite a joué dans le parc avec Mlle
Évelyne. Sa mère était fière: elle ne parlait pas avec n’importe qui,
mais elle était toujours aimable avec moi. Pauvres gens! Voilà tout le
monde contre eux, avant que le juge ait décidé!

--A la bonne heure! Vous parlez comme une personne de bon sens. En
effet, la culpabilité de Raymond Airvault n’est nullement établie. Et
j’imagine qu’il sera bientôt relâché, faute de preuves suffisantes.

Fière et contente de s’entendre ainsi approuver, Philomène Pradin se
rapprochait, mystérieuse, hésitante, tiraillée visiblement entre la
tentation de parler et une sorte de crainte:

--Moi, je crois M. Airvault tout à fait innocent du vol. Il est resté,
dit-on, le dernier chez M. de Terroy. En est-on bien sûr! Il ne devait
pas y être tout seul, en tout cas.

--Comment le savez-vous?

--Je ne sais rien de certain, fit la brave femme, prudente. Mais le
vieux valet de chambre, en allant se coucher, avait chargé ma sœur, qui
demeure dans la cour, de fermer la grille après le départ des invités.
Malheureusement elle avait une crise d’asthme; c’est son petit-fils qui
est resté à veiller. Comme les messieurs se retiraient, Ernest s’est
avancé pour verrouiller. Ils lui ont dit: «Attention! il y a quelqu’un
de reste en haut! Et puis il peut revenir du monde...» Il n’était que
dix heures et demie. Tout de suite, en effet, un monsieur est entré dans
le couloir, long et mince comme une canne à pêche, penché d’un côté--dit
le gamin--et dont les cheveux clairs luisaient entre le col du pardessus
et le chapeau. Un moment après, M. Airvault est descendu. Mais Ernest
attendait toujours l’autre pour verrouiller. Là-dessus, il s’est endormi
et n’a refermé qu’au petit matin. Il n’a osé rien dire de peur d’être
emballé par sa mère, par Eugène, et il se coupera la langue plutôt que
de parler au juge... surtout après s’être tu si longtemps. Seulement, il
a causé de tout cela à sa sœur qui me l’a confié... Moi, je pense qu’il
vaudrait mieux confesser tout à la justice.

Philomène accentuait cette dernière phrase en traînant les mots, d’une
façon bizarre. Ses prunelles d’un noir opaque erraient çà et là, à demi
dérobées sous leurs épaisses paupières, évitant de fixer le docteur.
Celui-ci eut un léger haussement d’épaules, et, avec une bonhomie
quelque peu ironique, observa:

--Bon! bon! ne faites pas trop attention aux hallucinations d’un gamin
pris de sommeil, et qui a probablement absorbé beaucoup de
romans-feuilletons déjà. Qu’il aille déposer s’il y tient! Mais je ne
crois pas que la justice tienne compte d’un témoignage aussi
inconscient. En tout cas, Philomène, je compte sur votre charité
chrétienne pour envoyer quelqu’un au secours de Mme Airvault. Je vous
préviens seulement qu’il faut la maintenir dans un calme absolu, causer
le moins possible pour éviter de l’enfiévrer--et surtout--éviter tout
surcroît d’agitation... en parlant de l’aventure de son mari. Répétez
toujours: «Ça finira bien!» C’était votre rengaine habituelle! Rien de
plus salutaire!

La vieille femme avait écouté les commentaires de M. Davier d’un air
penaud et vexé, en se pinçant les lèvres comme pour les punir d’avoir
trop bavardé, ou retenir quelque chose qui lui brûlait la langue.

Mais l’appel à sa charité la tira de ses pensées, et elle protesta avec
chaleur:

--Monsieur peut être tranquille. C’est au numéro 39 de la rue? Bien, j’y
vais de ce pas. Et s’il ne se trouve personne de disponible, je suis
libre et je resterai quelques jours à les aider!

--Ah! je ne vous en demande pas tant! Enfin! merci pour elles, Dieu vous
le rende!

Ainsi rassuré au sujet des deux isolées, le docteur se dirigea vers le
passage, donnant accès au parc. Son allure s’était modifiée à son insu.
Cette brève conversation avait ébranlé ses nerfs d’une façon singulière.

Un malaise vague s’insinuait en lui, semblable à l’angoisse,
avant-coureur d’un pressentiment chagrin. L’ombre peut-être projetée par
une peine en marche, qui gagne, enveloppe, submerge, si on ne lui
échappe d’un ressaut de volonté.

Le médecin se railla:

--Voyons! Je me trouve dans le même état qu’un patient sonnant chez le
dentiste! C’est stupide! Rien de fâcheux ne m’est survenu, sinon que
j’ai prêté l’oreille aux commérages d’une vieille pie! L’homme mince
comme un jonc, le cou ployé, les cheveux brillants! Quel personnage
digne de Sherlock Holmes! Enfin, ce qui ressort de meilleur en tout
ceci, c’est que ces malheureuses femmes ne resteront pas plus longtemps
à l’abandon. Philo est un peu folle--mais compatissante.

Il débouchait dans le parc. Et tout de suite, les grands arbres, le
peuple souriant des dieux et des déesses, la marqueterie odorante des
parterres, les ébats des enfants de chair, entourant de vie les groupes
d’enfants de bronze ou de marbre, l’harmonie du décor exercèrent leur
attrait magique et puissant. Les ombres intérieures s’effacèrent. Seule
resta l’idée de la joie proche, la vision anticipée des figures
bien-aimées. Et il accéléra la montée de l’allée des Marmousets pour
hâter la rencontre.

Mais quelle délicate forme se dessinait, aérienne, au sommet ensoleillé
de la pente? Quelle main mignonne s’agitait pour un gai salut? Qui
accourait entre les vasques des fontaines, légère comme une petite
nymphe de Diane, ses boucles dorées soulevées autour des épaules, et se
jetait dans les bras du docteur?

--Évelyne, ma chérie! Tu m’attendais?

--Oui, je craignais que tu ne cherches trop longtemps! Il est venu des
dames pour voir... Petite-Mère... Elles ont peur du soleil, du vent...
Et tout le monde s’est réfugié à l’ombre, près du Bosquet d’Apollon.
Alors, je suis restée en sentinelle pour t’avertir.

--Petite chérie!

Évelyne, enfantinement, avait pris la main de son père. Il sourit aux
yeux bleus, si limpides, qui cherchaient les siens avec adoration.

--Papa, tu seras content. Loys a fait de grands progrès tantôt. Il dit
un mot nouveau: Bonjour! Et il a marché deux pas, tout seul!

--Ce petit raton!

Dans cette allégresse paternelle qui lui dilatait l’âme, devant la
charmante figure, imprégnée de lumière, levée vers lui, Davier, par
contraste, revit avec pitié un pauvre petit visage d’enfant, convulsé de
détresse.

--Tu connais bien, je crois, Raymonde Airvault?

--Oh! oui, papa! Je jouais avec elle... dans le temps... c’est-à-dire,
expliqua l’enfant avec embarras, dans le temps où Philomène
m’accompagnait. Nous nous entendions toujours très bien. Et nous avons
été aussi compagnes de catéchisme à Notre-Dame. C’est elle qui répondait
toujours le mieux aux questions de M. l’abbé. Je la vois moins depuis...
depuis que nous sommes de la paroisse Saint-Louis.

Après son mariage, le docteur avait, en effet, quitté son logement de la
place Hoche pour un petit hôtel de la rue de Satory, dont les fenêtres
découvraient la fraîche perspective du Potager du Roi. Il eût souhaité
entourer de toutes les fleurs, de tous les rayons, la jeune déité de son
nouvel amour!

Évelyne reprenait, intéressée:

--Est-ce que tu as quelque chose à me dire de Raymonde? Tu l’as vue?
Comment va sa maman? Et son pauvre papa?

--Tout cela est triste! Le chagrin plane sur cette maison.

--Oh! papa! Et nous sommes si heureux, nous. Ils ne manquent pas de pain
tout de même, dis?

--Non. Nous n’en sommes pas à cette extrémité. Ils sont malheureux
autrement, très malheureux.

--Oh! je vais prier à leur intention, ce soir!

--Oui, mon petit ange. Si quelque voix a chance de se faire entendre
là-haut, c’est bien la tienne!

Mais ils achevaient de longer le Parterre du Nord. Et à l’ombre des
charmilles, enclosant le Bosquet où Apollon, sous les traits idéalisés
de Louis XIV, reçoit les services empressés des Muses, apparaissait un
large cercle de chaises: robes multicolores, chapeaux fleuris, jaseries
bruyantes, voix aiguës, rires en fusées. La bande des brillantes amies
de Mme Davier, qui, svelte et brune, accoudée au dossier de son siège,
une écharpe safran retombant mollement de ses beaux bras nus sur sa robe
blanche, rééditait la pose gracieuse de la Joséphine peinte par Prudhon.




IV


Mme Davier regarda tranquillement approcher son mari, sans changer
d’attitude, et répondit au bonjour du docteur en lui présentant
rapidement son élégant entourage: «Mme de X., Mlle Z., et Mmes O. et Y.»
Puis, la conversation entre dames reprit, capricante et caquetante,
effleurant les derniers scandales parisiens, la pièce la plus macabre du
Grand-Guignol, le livre osé, interdit aux honnêtes femmes, mais que
toutes, naturellement, brûlaient de feuilleter.

Le médecin, lui, s’écartait vite du cénacle pour retrouver le baby dont
la nurse guidait les pas trébuchants.

--Papapa! criait impétueusement Loys, montrant, dans un rire d’aise, les
quatre petites perles dont s’enorgueillissait son bec rose.

--Est-il joli! admirait naïvement Évelyne, agenouillée sur le sable.
Lâchez-le, Mary, pour montrer à papa comme il se tient droit. Mais
monsieur est un paresseux, un petit poltron! Il n’ose pas se risquer à
marcher longtemps seul. Fi! que c’est laid d’avoir peur, pour un garçon!
Attrape-moi vite, Loys! Vite! Vite!

Elle se mit à tournoyer comme une jolie poupée-toupie, faisant voltiger
sa jupe à portée du bébé qui étendait inutilement ses menottes, et riait
aux éclats.

Mme Davier, au bruit des roucoulements qui s’entrechoquaient dans le
petit gosier, posa sur son fils le froid regard de son bel œil noir.

--Arrêtez! fit-elle, d’une voix impérieuse. Vous lui donnez le hoquet!
Il est très mauvais de l’énerver ainsi, alors qu’on le couche de bonne
heure. Toute la nuit, cet enfant en sera agité. Je pense d’ailleurs
qu’il est temps de le rentrer.

Davier n’osa s’interposer. Comme tout vrai savant, il demeurait timide
devant une mère, et professait volontiers que les théories des médecins
sont déjouées par l’intuition de la femme. Il laissa donc, sans
protester, Mary saisir Loys, qui regimbait, pour l’asseoir, de gré ou de
force, parmi les dentelles de la riche petite voiture.

Le père et la fille, instinctivement, évitèrent de se rapprocher.
Évelyne, déconcertée et attristée, recula dans l’ombre de la charmille
comme pour se faire oublier. Le docteur Davier, au contraire, s’avança
vers le groupe de dames et prit une chaise, avec l’intention de se mêler
à l’entretien.

La présence du médecin fit relever d’un ton la causerie. Mme O. raconta
un drame qu’elle avait vu représenter en Allemagne: un magistrat, chargé
d’une enquête, découvrait que l’auteur de l’assassinat était son propre
fils, et après un combat entre son cœur et sa conscience se décidait
enfin à taire l’horrible secret et à laisser le crime impuni.

--Les Catons sont rares à notre époque! opina la jolie Mlle Z., pour
faire preuve d’érudition.

--Oh! à toute époque, je suppose! jeta Mme Davier.

--Et puis, vraiment, quelle vertu... surhumaine et inhumaine! s’exclama
une vieille dame, un peu trop plâtrée, mais agréable quand même avec ses
yeux noirs, pétillants sous des bouclettes blanches. Livrer son propre
fils! Brr! Si personne n’en devait pâtir, j’estime que le pauvre
magistrat père fit bien! Pour moi, j’eusse agi de même!... Et vous,
docteur?

--Sait-on quelles lâchetés et quels héroïsmes sont en puissance au fond
de notre être? observa le médecin.

--Ce qui revient à dire, compléta Mme Z., que l’occasion fait les
larrons... et les Catons! Étrange filiation d’idées! Cet homme antique,
maussade et chauve, m’amène à songer à Béatrice Lenda, qui prétend
ressusciter les danses ninivites. Il paraît que les représentations
données aux intimes, dans son petit hôtel de la rue Vélasquez, sont
absolument ahurissantes.

--Mais, fit la vieille Mme Y., les yeux étincelants de malice plus que
jamais, si j’en crois les racontars, votre cher mauvais sujet de frère,
Fulvie, serait des familiers de la maison. Vous devez avoir des
renseignements par Stany!

A ce nom, la physionomie altière de Mme Davier s’adoucit. Stany, unique
frère de Fulvie de Lancreau, gai compagnon des années de misère,--alors
que le père et les deux enfants subissaient les tiraillements de la
gêne, l’instabilité du jour et l’insécurité du lendemain--demeurait,
pour la jeune femme, une affection qui primait peut-être les autres.

Stany, inconstant, paresseux, mais d’une grâce câline de grand lévrier,
trouvait toujours son aînée indulgente. Jamais le garçon n’avait pu
franchir le pont-aux-ânes du bachot. Peu importait à son insouciance!
Vaguement journaliste, vaguement dessinateur, vaguement musicien,
bredouillant l’anglais et l’espagnol, il occupait un très obscur emploi
dans une agence de voyages. A vingt-quatre ans, Stany n’entrevoyait
aucune possibilité d’améliorer sa situation--sinon par un mariage
avantageux.

--Plus tard, très tard! répétait-il quand on lui parlait avenir.

Avec un cynisme ingénu, il laissait entendre qu’il possédait, avec le
nom de Lancreau, une valeur monnayable.

Cette lignée turbulente des Lancreau, tout en gardant la particule à
travers mille avatars et de nombreuses mésalliances qui en brouillaient
le vieux sang, résumait aujourd’hui ses défauts dans Stany, et ses
charmes patriciens dans la belle Fulvie.

Le père, plaideur enragé, avait vu fondre l’héritage de sa femme dans
des procès sans fin. Échoué en dernier lieu dans une pauvre maison du
Chesnay, aux portes de Versailles, M. de Lancreau, frappé d’apoplexie
sur la route, recevait, par pur hasard, les soins du docteur Davier,
dont la voiture passait, au moment de l’accident. Le docteur accompagna
le malade au logis de ce dernier; la médiocrité banale du lieu s’effaça
devant l’apparition d’une jeune fille éplorée, d’une grâce royale.

La frayeur, le chagrin de Fulvie animèrent, ce jour-là, ses traits
glacés d’ordinaire, et leur donnèrent la beauté pathétique d’une
Iphigénie. Le médecin emporta, dans son âme, cette image saisissante.

Au cours des semaines suivantes, il revit toujours Mlle de Lancreau à
travers ce prisme de la première heure, parée des mêmes attraits
touchants. Les crêpes funèbres accrurent encore ce charme mélancolique.
M. Davier, bouleversé, envoûté, se décida à solliciter la faveur de
guider les destins de l’orpheline.

Fille si dévouée, elle serait certainement pour Évelyne la tutrice
vigilante et aimante qui tiendrait la place de la mère disparue.

Fulvie avait alors vingt-cinq ans. Aucun parti convenable ne s’était
présenté jusqu’ici. Dénuée de ressources, ne possédant ni les talents ni
l’énergie morale qui suppléent à la fortune, elle se voyait bloquée dans
une impasse lugubre.

Le mariage qui se proposait lui assurait l’évasion dans une existence
confortable et un cadre élégant. Ce mari roturier, d’âge mûr, assoté
d’amour, serait un serviteur plein de gratitude et de soumission.

Ces réflexions secrètes, les suggestions de quelques sibylles telles que
Mme Y. déterminèrent donc Mlle de Lancreau à devenir Mme Davier. Encore
drapée d’un deuil sévère, elle vint prendre possession du charmant
hôtel, préparé avec sollicitude pour la recevoir.

Naturellement, l’amoureux médecin ne déchiffra point l’arrière-fond
mental de la déesse. Elle se laissait aimer avec une condescendance
qu’il voulut appeler délicate et ombrageuse fierté.

La joie, l’orgueil de posséder un fils, achevèrent d’asservir l’époux.
L’heureuse mère du délicieux Loys prit sans peine l’autorité souveraine,
et gouverna tout autour d’elle avec une froide et indolente dignité.

Parfois seulement un malaise indéfinissable assombrissait Davier. Il
évitait de le préciser, ce malaise. Car alors, il eût dû constater tout
ce qui manquait à ses vœux! Abandon des cœurs, fusion des âmes, vie
familiale plus étroite et plus chaleureuse.

Et c’était surtout en considérant sa douce Évelyne--timide et contrainte
devant une _Petite-Mère_, pourtant impeccable--que le père sentait, au
côté gauche, une piqûre intense et profonde.

... Cinq petits doigts, tendrement, effleurèrent son cou. Évelyne se
tenait derrière sa chaise. Sans doute, la partie de grâces était finie
et l’enfant, en tapinois, revenait se blottir près du père adoré, qui,
sans se retourner, d’un frôlement de la nuque, répondait à la caresse.

Mme Y. tout à coup jeta un cri coquet de naïade effarouchée.

--Qu’est-ce que je vois? Quand on parle du soleil... on n’évoque pas
toujours Louis XIV... mais Stany de Lancreau apparaît... Bonjour, jeune
prince! Bonjour!

Elle clamait sa satisfaction, bruyamment, agitant son ombrelle pour
activer la marche du jeune homme qui s’avançait, d’un pas nonchalant et
glissé, la tête inclinée sur l’épaule gauche, onduleux comme un roseau
que balance le zéphir.

En approchant, il enleva son feutre gris, artistement cabossé, et
découvrit de longues mèches, d’une dorure artificielle.

--Nous parlions de vous justement. Vous arrivez à point! s’écriait Mme
Z.

--Mais toujours Stany arrive à point... pour réjouir les yeux de sa
sœur! appuya Mme Davier, étreignant la main molle, onctueuse comme celle
d’un prélat, aux ongles travaillés par une manucure experte. Eh! mais,
dis-moi un peu, Lauzun, pourquoi tu t’es versé un flacon de teinture sur
le crâne, afin d’accentuer ta blondeur naturelle?

--Oxygène? Henné? Camomille! piailla le cercle hilarant, autour duquel
le beau jeune homme distribuait sourires et gentillesses.

Très sérieux, avec une charmante conviction et des yeux candides, il
répliquait:

--Mais oui! je me suis laissé teindre! C’était de toute nécessité! Dans
la saynète que je viens de jouer chez Lenda, on me dit: _Blond comme le
perfide Eros aux cheveux couleur de paille!_

--Bravo! bravo! voici de la conscience professionnelle, se récria Mme
O., pâmée de rire. Parlez-nous de Lenda?

--_Blond comme le perfide Eros!_ ah! que cela lui convient bien!
approuva Mme Y., frappant Stany de son éventail d’ivoire. Allons, joli
dameret, venez un peu ici me raconter vos prouesses! Où en est votre
projet de journal artistique?

Stany tira un gémissement du plus profond de sa cage thoracique.

--Il est encore aux limbes, madame! A moins que Pluton ne veuille le
délivrer en lui apportant un gros sac d’or!




V


Stany était spécialement antipathique au docteur. L’homme de travail et
de raison ne pouvait admettre facilement les façons de faire et
l’existence déséquilibrée d’un paresseux, d’un raté à la cervelle
légère. Il s’étonnait, à part soi, que, rigoureuse en ses jugements à
certains égards, la sœur de Stany montrât une indulgence complaisante
aux folies du jeune muguet, rétif à tout conseil de sagesse.

Davier souffrait de la prédilection témoignée par Fulvie à son frère.
Jalousie inavouée, scrupules d’une conscience susceptible, qui ne
s’exprimaient pas tout haut.

Aujourd’hui, tandis que le cercle frivole faisait fête au «blond Eros»
et que celui-ci, réfugié près de la sémillante douairière, batifolait
futilement avec un éventail, en débitant des insanités, le docteur
sentit grandir jusqu’à l’exaspération son énervement.

Mirage bizarre! A cet instant, il retrouvait l’impression laissée par le
regard furtif de Philomène, et la gêne mystérieuse, réflexe de cette
impression, le ressaisissait. Il lui devint insupportable de subir plus
longtemps ce caquetage de volière et la vue du puéril efféminé «aux
cheveux de paille.»

Davier se leva et s’excusant en quelques paroles d’un enjouement forcé:

--Pardonnez-moi, mesdames, de renoncer à l’agrément de votre compagnie.
Mais le piéton insatiable que je suis a besoin de détendre ses jambes.
Je vais mettre à profit le temps qui me reste avant le dîner pour
marcher un peu.

Personne ne protesta pour le retenir--pas même Mme Y. qui, tout à
l’heure, essayait subrepticement de lui soutirer une consultation.
Fulvie étendit languissamment son bras encerclé d’or, en jetant un coup
d’œil sur sa montre incrustée de brillants.

--Vous avez jusqu’à huit heures, cher ami! Inutile de vous recommander
l’exactitude. Vous êtes toujours ponctuel!

Sur ce congé presque gracieux, le docteur salua à la ronde, puis
s’achemina par l’allée voisine. Quelques pas plus loin, une mignonne
compagne le rejoignait à la dérobée. Plus loin encore, hors de la portée
des regards, une étroite menotte se glissait dans la main virile qui se
resserra.

--Papa! Papa! La bonne promenade que nous allons faire, tous deux!

Tous deux!... Ces mots se chuchotèrent avec un frémissement d’amour et
de joie qu’eût envié un jeune amant, au premier rendez-vous! Le cœur
paternel tressaillit d’un émoi doux et profond.

Mais dans la tendresse de ces paroles, perçait une plainte involontaire.
Davier étouffa sa pensée, et enveloppa plus fort, dans la tiédeur de ses
doigts, le poing menu.

--De quel côté irons-nous, Évelyne? Dirige!

--N’importe où! J’aime tout ici, surtout avec toi! Tiens! disons bonjour
à Mme Flore que voici avec ses petits enfants, et puis visitons aussi
Mme Cérès et sa famille!

--Volontiers! Ces dames méritent bien que nous leur rendions nos
devoirs. Et ensuite!

--Ensuite? chercha Évelyne s’excitant de bonheur, nous passerons, si tu
veux, devant le char d’Apollon, puis nous rejoindrons le Miroir et le
Jardin du Roi. Ainsi nous reviendrons juste à l’heure, en sortant par la
porte de l’Orangerie! C’est bien dommage que nous n’ayons pas le temps
d’aller à Trianon!

--Allons-y en pensée seulement, ce soir! Tiens! voilà ton amie Cérès,
qui consulte avec inquiétude le ciel, afin de savoir si elle doit
presser la rentrée de ses gerbes!

A travers les ramures épaisses, les rayons déclinants s’allongeaient en
flèches brillantes; des éclaboussures de soleil revêtaient le sol d’un
tapis, moiré d’or et d’améthyste sombre. Évelyne, grisée, babillait
comme une alouette en plein azur, Et le père, s’accordant au badinage
enfantin, laissait pénétrer en son âme, sourdement inquiète et dolente,
l’apaisante fraîcheur des branches vertes, des sous-bois parfumés, du
bruissement argentin de la jeune voix.

Soudain, les deux promeneurs passèrent, de la pénombre des longues nefs
de feuillages, à l’éblouissement du grand espace découvert, où les eaux
du Bassin d’Apollon et du Grand Canal réverbéraient le ciel éclatant.

A l’est, le château s’illuminait. L’astre, descendant vers l’horizon,
baignait de feux plus ardents la demeure royale. Les fenêtres
étincelantes paraient d’une double rangée d’escarboucles la majestueuse
façade.

--Papa, tu sais, déclara posément Évelyne, je n’aime pas beaucoup Louis
XIV. Il a été dur et méchant, parfois, et si capricieux! Mais, tout de
même, il a créé de bien beaux jardins! Comme ça devait être joli, les
carrosses, les chaises roulantes, les seigneurs à perruques, et les
dames avec leurs grandes robes chamarrées! Et sur le canal, les
gondoles, les fêtes vénitiennes! Tiens! il y a des petits bateaux qui
voguent! Veux-tu que nous allions jusqu’à la Flottille?

--Pressons le pas alors!

Mais quel était, devant eux, ce gentilhomme corpulent et guilleret, qui
marchait en dodelinant de la tête, au rythme d’une ariette chantonnée à
quart de voix?

--Ah! Maître Bénary, deux rencontres en l’espace d’une heure, alors que
nous restons parfois huit jours sans nous apercevoir!

L’avocat s’arrêtait et saluait, avec une grave courtoisie, la fillette
rougissante.

--Oh! oh! docteur, mes compliments! Vous voilà en _bonne fortune_!

--Vous le dites! Et pour continuer à citer du Musset, Évelyne, tout à
l’heure, à sa façon, pastichait innocemment les Trois Marches de Marbre
Rose!

    «Que de grands seigneurs, de laquais,
    Que de duchesses, de caillettes»

--De talons rouges, de paillettes! continuait l’avocat souriant. L’idée
de cette évocation s’impose à tous ici! On vit dans le passé à
Versailles! Et c’est pour cela qu’on y devient forcément collectionneur!

--A ce propos, avez-vous fait affaire avec Lermignot? Vous semblez de
belle humeur?

--J’ai acheté la carte. Mais cette poussée de contentement provient
d’une cause plus sérieuse.

Ils arrivaient à l’embarcadère. Évelyne regarda avec de grands yeux
d’envie les heureux mortels qui prenaient place dans les bateaux.

--Ah! tenez, s’exclama Maître Bénary, la satisfaction me rend à mes
goûts juvéniles! Je fus un intrépide canotier de la Marne, au temps où
j’étais escholier! Gente demoiselle, vous plaît-il d’accepter une
navigation en cette nacelle? Ainsi votre charmante présence excusera les
fredaines d’un vieil étudiant!

--Bénary, mon ami, vous voilà déchaîné!... Mais le temps nous manque!

--Oh! accordez-moi seulement une demi-heure! Mes bras en auront vite
assez! Cette voiture nous attendra et nous ramènera à la ville en cinq
minutes!

Tant de convoitise ingénue éclatait dans les yeux de la fillette que le
père céda. Ce fut vite fait d’arrêter un cocher d’abord, de louer une
barque ensuite, de s’y installer. Maître Bénary, joyeusement, saisit les
avirons.

--Merci du plaisir que je vous dois, gracieuse Évelyne! A présent,
bravons l’essoufflement! Je vais vous dire en trois mots, Davier, la
chance qui m’advient. En sortant de la caverne Lermignot, je trouvai un
confrère parisien, qui venait dîner à Versailles. Tout naturellement, il
me parla d’un fait nouveau, se rapportant au vol commis chez M. de
Terroy, et qui semble devoir arranger les choses au profit de mon
client.

--Ah! tant mieux! proféra le médecin.

Évelyne, qui filtrait entre ses doigts l’eau dorée, comme pour saisir
les perles du sillage, redressa la tête, prise d’un intérêt subit pour
la conversation.

--Voilà! continua Maître Bénary, sur le front duquel commençaient de
saillir des gouttes de sueur. Un revendeur suspect du quartier des
Halles, à Paris, vient d’être arrêté pour recel de marchandises, volées
chez un grand commissionnaire en dentelles. On a trouvé chez lui, en
outre, un médaillon du collier de Terroy et deux topazes assez grosses,
signalées dans l’enquête. Il dit que ces objets lui ont été apportés par
un inconnu, ayant un fort accent anglais, qui s’est dit fils de famille
dans la dèche, et obligé de lessiver les bijoux de sa mère. L’homme,
probablement grimé, portait une barbe fauve; il était grand,
remarquablement mince. Or Raymond Airvault est de taille plutôt petite,
les épaules larges, râblé comme un Espagnol, et je ne crois pas qu’il
parle anglais.

Le docteur tenait les yeux fixés sur la perspective du canal de Trianon.
Le magnifique escalier à balustres, dont les courbes harmonieuses
s’élèvent avec grâce vers les beaux arbres du parc mélancolique,
semblait absorber toute son attention.

--Comme Watteau dut aimer ce site! murmura-t-il.

--Oui, c’est délicieux! Mais que dites-vous de mon histoire!

--Je... je ne vois pas très bien, je vous l’avoue, en quoi ces
circonstances peuvent favoriser votre client... Ne pourra-t-on supposer
l’ingérence d’un complice?

--Soit!... mais il y a déjà doute, et que le doute s’accroisse,
l’inculpé en bénéficiera! reprit vivement l’avocat. Ah! si Raymond
pouvait justifier la présence de la sacrée pendeloque dans son tiroir!
Parbleu! l’explication qu’en donne le pauvre diable est assez plausible!
M. de Terroy, averti de ses folies de jeu, le retint après le départ de
ses autres invités pour lui laver la tête. Airvault ne cacha pas ses
torts, et confessa les embarras où il s’était jeté, par sa faute, la
dette «dite d’honneur» contractée dans un tripot où un mauvais ami
l’avait introduit, la facture refusée, etc., tout cela rendu plus
critique par la maladie de sa femme. M. de Terroy, paternel envers ce
garçon qu’il a aidé à diverses reprises, lui prêta trois mille francs
pour sortir d’embarras.

--Fort bien! Je sais tout cela! Mais la pendeloque!

--Nous y arrivons! M. de Terroy avait montré à tous ses invités le
collier Renaissance, acquis le jour même, et qu’il enferma, en leur
présence, dans un coffret de vieil argent avec des pierres non taillées,
dont il voulait faire composer une parure pour sa petite nièce. La
pendeloque du collier était détachée. Quand il fut seul avec Airvault,
il pria celui-ci de prendre le dessin de ce camée--dessin qui serait
communiqué à une Revue artistique--et il lui confia le pendant pour
quelques jours. Raymond, en arrivant chez lui, retrouva dans la poche de
son gilet le précieux objet auquel il ne songeait déjà plus, et
l’enferma dans le tiroir de sa table à dessiner. Il repartait, le
lendemain matin, pour Montmorency où il surveille, comme vous le savez,
la construction d’une grande villa; la pendeloque lui sortit de
l’esprit. Quel malheur qu’il n’ait parlé à personne du travail commandé
par M. de Terroy! Enfin, le fait nouveau aura pour résultat de faire
pousser davantage l’enquête et vraisemblablement sur une autre piste.

--Une autre piste?

--Oui, à mon avis, l’instruction n’a pas tenu compte suffisamment de la
disposition des locaux.

Eugène, le vieux domestique, s’étant couché vers dix heures, l’entrée du
pavillon fut à peu près libre jusqu’à minuit. (Il faudrait aussi
interroger d’une façon plus précise la bonne femme qui fut chargée de
verrouiller la grille afin de connaître l’heure exacte de la fermeture.)
Quoi qu’il en soit, les verrous de la maison même n’étaient pas tirés.
Et il n’y a pas de trace d’effraction. Or, si vous vous rappelez bien la
disposition du pavillon, il existe, à l’entrée, un petit salon,
parallèle à l’antichambre, et contigu au studio. Quelqu’un a pu s’y
tenir caché, attendre la sortie d’Airvault--peut-être pour exposer une
requête à M. de Terroy, envahi toujours par les tapeurs. Admettons un
tapeur.--A sa vue, notre ami, violemment saisi, s’écroule foudroyé.
L’autre, soyons charitables! veut le secourir--constate que tout est
inutile. Sa main tombe sur le coffret. Autant de pris! Puis il sort par
les issues ordinaires--ou bien il saute sur le terre-plein du jardin et
se laisse tomber de la terrasse dans la ruelle qui passe derrière la
propriété.

--Oh! oh! maître Bénary, vous avez une imagination de romancier!

--Persifleur! Si vous aviez étudié l’affaire comme moi, ces probabilités
vous paraîtraient vraisemblables. Mais je ferais mieux de garder ma voix
pour la barre! Est-ce assez idiot de jacasser de la sorte en ramant.

L’avocat toussa, s’érailla, reprit souffle, et les avirons, quelque
temps paresseux, s’animèrent avec une nouvelle vigueur. L’embarcation
retournait vers le port. Évelyne, assise à l’arrière, sa chevelure
blonde traversée de soleil, inclina sa tête caressante sur l’épaule de
son père.

--Oh! quel bonheur si le papa de Raymonde revient enfin chez lui! Je
voudrais que tout le monde crût M. Bénary!

Lentement, M. Davier écarta sa main, demeurée en abat-jour sur ses yeux,
et il murmura, comme quelqu’un qui parle pour élucider ses souvenirs:

--Mais j’ai rencontré Airvault sur le chemin de la gare, le matin, alors
qu’il rejoignait Montmorency. Le décès de M. de Terroy n’était connu de
personne, puisque le valet de chambre, malade, n’entra dans le salon de
son maître qu’à huit heures. Airvault et moi, nous marchâmes de
compagnie, une centaine de pas environ. Et... je ne pourrais
l’affirmer... mais... il me semble bien qu’il m’a parlé d’un petit
travail à effectuer pour de Terroy... le dessin d’un joli bijou
ancien...

Maître Bénary leva sa rame dans un transport d’enthousiasme:

--Ah! cher ami! Que j’ai bien fait de jaser! Je ne me repens plus,
malgré l’aphonie! Tachez, je vous en conjure, de vous rappeler
exactement. Ainsi les allégations d’Airvault à propos du satané camée se
trouveraient justifiées. Spontanément, il avait avoué le prêt
d’argent--que personne ne soupçonnait. Ses livres portent d’ailleurs
mention d’avances semblables, faites par M. de Terroy et peu à peu
acquittées. On le croira plus facilement sur le reste si ses assertions,
touchant la pendeloque, sont confirmées par un homme tel que vous. Ah!
autre chose! A quelle heure l’avez-vous rencontré?

--Je suis sorti une demi-heure plus tôt que d’habitude, ce matin-là,
pour aller au chevet d’un hémiplégique. Il était environ huit heures
moins le quart.

--Admirable! s’écria Bénary, exalté. Voici l’alibi désiré! L’homme brin
de jonc s’est présenté à huit heures chez le revendeur, qui ôtait
seulement les panneaux de sa devanture. Évidemment, Airvault n’ayant pas
le don d’ubiquité, ne pouvait se trouver à la fois dans le train de
Versailles et rue Rambuteau! De plus, si on objecte qu’il a pu confier
le collier à un complice, le fait qu’il vous ait parlé de la
reproduction de la pendeloque, enlève toute vraisemblance à l’argument.
Ah! la bonne après-midi!

Le docteur se pencha vers l’onde vermeille qui lui envoya un chaud
reflet au visage:

--Mes souvenirs sont très nets quant à l’heure à déterminer,
articula-t-il. Puis en hésitant: Pour la pendeloque... J’écoutais d’une
oreille trop distraite pour certifier l’exactitude du propos... Vos
habiles dissertations ont pu me suggestionner, ajouta-t-il avec un
faible sourire.

Maître Bénary repoussa vigoureusement l’insinuation.

--N’allez pas vous mettre en tête pareille billevesée, et vous perdre
dans des scrupules nuageux, comme une nonne à confesse! Votre mémoire
s’éveille: voilà tout!

--Cet éveil est bien indécis...

--Mon cher! Indécises ou non, ces paroles, venant de votre part,
acquièrent une valeur inestimable! Notre juge d’instruction, si têtu
qu’il soit, sera bien obligé d’abandonner quelques-unes de ses
préventions. Je vous fais citer bon gré, mal gré, comme témoin à
décharge.

Allons! ajoutait l’avocat, sautant à terre, et tendant galamment la main
à Évelyne, je puis dire, après Titus, que je n’ai pas perdu ma journée.
Petite belle aux cheveux d’or, veuillez monter dans cet équipage! Que
n’ai-je le pouvoir magique de transformer ce locatis poudreux en char
fleuri, traîné par des colombes, pour le rendre digne de vous!




VI


L’hôtel Davier était une de ces jolies résidences du XVIIIe
siècle--telles qu’on en rencontre dans les principaux quartiers de
Versailles--avec un toit à l’italienne, entouré de balustres, une façade
aux lignes simples, percées de hautes fenêtres aux harmonieuses
proportions. La porte cochère s’ornait de moulures finement ciselées où
s’enlaçaient des guirlandes de fleurs, dignes de décorer les battants
d’un meuble de salon. Dans le tympan du cadre de pierre, un amour badin
soutenait un écusson à demi effacé. Les frondaisons des grands
marronniers, dépassant le mur du petit jardin, ajoutaient leur charme à
l’élégante architecture.

Cette délicieuse demeure semblait créée pour abriter une intimité
intelligente et heureuse, la grâce élégante d’une aristocratique beauté,
entourée d’artistiques richesses.

Le docteur y avait vu l’asile prédestiné du second amour qui réveillait
sa jeunesse. Il pensa rendre l’hôtel à sa destination en y amenant la
femme aimée et les trésors du passé qu’il avait glanés çà et là, au
cours des ans, avec un goût averti.

En revenant du parc avec Évelyne, Davier s’était préparé à l’épreuve de
dîner en compagnie de son beau-frère. Aussi fut-il étonné, lorsqu’il
pénétra dans le joli boudoir garni d’un mobilier Louis XVI authentique,
aux brocatelles estompées, aux bois laqués d’un gris éteint, d’y trouver
Fulvie seule. Debout près de la cheminée de marbre blanc, la jeune femme
arrangeait des roses dans un porte-bouquet de vieux Strasbourg.

Le valet de chambre, ouvrant presque aussitôt la porte de la salle à
manger, annonça que madame était servie. Trois couverts seulement
étaient disposés sur la table. Le médecin crut devoir dire, par
courtoisie, du bout des lèvres, en dépliant sa serviette:

--Tiens! votre frère n’est pas des nôtres?

Sans lever les yeux, Fulvie répliqua d’une voix blanche:

--Non, Stany est retourné à Paris.

--Si vite?

--Il était venu à Versailles tout bonnement pour me voir quelques
minutes. Ce garçon aime sa sœur!

--C’est trop juste!

Et abandonnant le sujet, le médecin commença le récit de la promenade et
de l’épisode qui l’avait agrémentée: la navigation imprévue!

--Oh! que M. Bénary est aimable! déclara Évelyne avec élan. Je me suis
tant amusée! Je voudrais voguer longtemps, longtemps, très loin!

--A ton âge, enfant, dit le père, j’ambitionnais d’être marin!
Maintenant, mes vœux se bornent à un voyage en Égypte! Mais quand
réaliser ce rêve?

La jeune femme, ses coudes nus sur la nappe, les mains jointes sous le
menton, les yeux dans le vague, murmura en mineur:

--Chacun fait des rêves. Et les plus chers ne se réalisent jamais!

Cette réflexion traduisait un si profond désenchantement que le mari
courba la tête.

Alors tout ce qu’il tentait pour faire du bonheur serait donc vain?

Mais le valet reparaissait, tournant autour des convives pour le
service. La conversation se traîna, dès lors, sur des questions terre à
terre.

Le dîner achevé, tous trois revinrent au petit salon. C’était l’instant
désiré par le chef de famille que sa profession retenait hors du foyer,
la plus grande partie du jour; l’heure trop courte où il jouissait de la
réunion.

Évelyne alla s’asseoir au piano pour sa demi-heure d’exercices
journaliers. Mme Davier, étendue sur une bergère trianon, ouvrit une
revue, en levant les sourcils avec une expression de martyre résignée,
tandis que l’enfant exécutait consciencieusement gammes et arpèges.

Le médecin finit par remarquer la contraction des traits et
l’abaissement des commissures de la bouche, trahissant un malaise.

--Qu’avez-vous, chère amie? demanda-t-il avec sollicitude. Votre
névralgie? Je vais vous chercher un comprimé d’aspirine.

--Ne prenez pas cette peine! Je sais dominer le mal!

--Peut-être le bruit vous gêne-t-il? Évelyne peut interrompre ou cesser
son tapotage.

Fulvie laissa tomber la revue sur ses genoux.

--Oh! avoua-t-elle languissamment, ce n’est pas seulement ce soir que
ces études insipides--dont les accrocs se répètent avec une persistance
agaçante--me crispent les nerfs.

--Ferme ton piano, Évelyne! dit à demi-voix M. Davier.

La fillette, consternée, essayait de s’excuser:

--Oh! petite mère, si je suis maladroite, ce n’est pas ma faute! Je
m’applique de mon mieux!

--Je veux le croire! dit Fulvie très doucement. Mais, sans doute,
suis-je impropre à enseigner. Je me déclare incapable de surveiller plus
longtemps votre travail. Vous tenez si peu compte de mes observations!
Une répétitrice étrangère sera mieux écoutée. Et pour que vous
travailliez à l’aise, je demande que le piano soit transporté
ailleurs... ou alors, je serai obligée de me retirer dans ma chambre.

Les pleurs de l’enfant débordaient en silence. Évelyne étendit la bande
de soie brodée sur le clavier et rabattit, sans bruit, le couvercle de
l’instrument. D’un geste furtif, elle essuya ses yeux et s’approchant
des deux époux, bredouilla:

--Je vais monter! J’ai beaucoup de leçons à apprendre, et une carte à
faire. Bonsoir, petite mère! Bonsoir, papa!

Mme Davier frôla de ses lèvres fermées le front satiné où retombaient
des boucles folles. Le docteur y appuya deux lents baisers où il crut
aspirer la petite âme, effarouchée et tendre.

La fillette sortie, le cœur du père s’alourdit, ainsi qu’un objet qui
s’immerge et coule.

Davier avait jugé prudent de se taire durant le bref colloque et de
garder la neutralité, pressentant que son intervention empirerait les
choses. Il lui était impossible de prendre parti sans chagriner
l’enfant, ou froisser sa femme. Ce qu’il entrevoyait de plus net, c’est
que les quelques instants où il jouissait de la réunion de famille
seraient abrégés. En même temps, il entrevoyait, pour les jours à venir,
de si grandes menaces d’orage, annoncées par des symptômes antérieurs,
qu’il s’interdit, atterré, de regarder plus avant.

Un silence régna. Fulvie replia sa revue, la déposa sur le guéridon
voisin, puis s’allongea dans sa bergère, placée devant la fenêtre. Les
yeux grands ouverts, en face de la perspective aimable du jardin de la
Quintinie, la jeune femme, évidemment, ne voyait rien des plaisantes
beautés du Potager du Roi. Ses prunelles de sombre métal demeuraient
fixes et ternes, comme il arrive quand l’attention se résorbe pour un
examen intérieur, profond et attristant.

Devant cet affaissement presque morbide, le docteur s’alarma:

--Vous ne semblez pas dans votre état normal? Souffrez-vous? Je puis
essayer de vous soulager.

Fulvie tourna lentement la tête sur le dossier de satin fleuri.

--Je vous remercie! Mais le mal dont je souffre est plutôt moral.

Les yeux des deux époux se joignirent. Davier murmura avec une sourde
angoisse:

--Vous me savez votre meilleur ami. Ne puis-je donc savoir ce qui vous
affecte?

Fulvie, quelques secondes, garda ce mutisme qui augmentait la crainte du
mari, puis elle soupira:

--Comprendrez-vous bien? Tout excellent que vous soyez, il y a certaines
subtilités de sentiments qui vous échappent... Je souffre du dédain
offensant, de l’aversion que vous montrez à mon frère.

Davier se rejeta en arrière. Des plis subits creusèrent son front et
s’allongèrent près des ailes du nez, vieillissant et durcissant tout à
coup son visage fin, demeuré jeune par la vivacité des yeux et la
mobilité des lèvres.

--Je ne crois pas avoir témoigné des sentiments aussi hostiles à votre
frère! objecta-t-il avec effort. Je ne puis approuver la façon peu
sérieuse dont il conçoit la vie... Sans doute le comprend-il. Et c’est
cela seulement qui le gêne vis-à-vis de moi.

--Vous ne vous rendez pas compte vous-même, je le crains, du sens que
prennent vos attitudes à son égard! répliqua Fulvie. Cette après-midi,
vous êtes parti subitement après son arrivée, et en quittant notre
groupe, à dessein ou non, vous avez omis de lui tendre la main! Ce n’est
plus là seulement de l’hostilité latente, mais déclarée! Et en offensant
le frère, vous blessez la sœur! Songez-y bien, poursuivit-elle avec feu,
Stany a été le rayon de soleil de ma jeunesse tourmentée, dont vous avez
vu le triste épilogue. Ne le jugez pas à votre jauge. Il y eut des
huguenots dans votre ascendance. Vous êtes sévère et puritain, en dépit
de vous-même, et de la bonté de votre cœur. Stany échappe à la toise
commune. Il est le fantaisiste, l’artiste. Tous ceux qui le connaissent
bien sont persuadés qu’il trouvera un jour la bonne veine! Il rumine un
projet de journal artistique--dont il serait le soiriste--qui paraît
fort sérieusement combiné. Stany a déjà réuni des promesses de
brillantes collaborations--en attendant le commanditaire généreux. Quel
dommage que vous l’ayez présenté trop tard à M. de Terroy, ou que
celui-ci soit mort trop tôt!

Sans laisser à son mari de temps de placer une parole, elle jetait avec
véhémence:

--Ne l’oubliez plus, je vous en prie! Stany est mon frère! Que dis-je?
Plus que mon frère--le petit cadet pour qui je représentais la
protection maternelle, mon premier fils, l’aîné de Loys!

La sincérité de ses sentiments rendait la jeune femme éloquente et lui
restituait cette beauté d’expression qui avait subjugué le mari. Davier
l’admirait, comme en la première rencontre, tandis qu’elle se débattait,
pâle d’une ardente pâleur, sa main fuselée élevée en l’air pour attester
ses déclarations vibrantes.

Jamais il n’avait mieux éprouvé la puissance de l’amour qui le
captivait. Jamais ne l’avait davantage étreint le désir éperdu d’être
aimé comme il aimait lui-même. Et la force de son émotion le retenait
immobile et silencieux, tandis que Fulvie reprenait, d’un accent
plaintif, sa poitrine oppressée soulevant le linon ajouré de son
corsage:

--Stany désire votre amitié. Il est parti sans que je puisse le retenir,
désolé! Et je comprends si bien ce dépit humiliant, douloureux! Rien
n’est plus pénible que de sentir se dérober ceux dont on souhaite
l’affection, de se heurter à l’antipathie--inconsciente parfois--de
quelqu’un qu’on désire gagner, de rencontrer enfin la méfiance quand on
cherche à obtenir la confiance! Ce découragement, je le connais!

--Comment? fit Davier, la gorge étranglée.

La réponse redoutée ne se fit pas attendre:

--Est-il besoin de nommer? Vous savez de qui je veux parler... Ne
secouez pas la tête! Rien n’est plus vrai! Cela saute aux yeux de tous!
Évelyne me fuit, m’échappe, et prend le contre-pied de tous mes
conseils!

--Oh! protesta le père, dans un souffle. Craignez de faire erreur, chère
amie! La petite vous aime! Peut-être n’est-elle pas encore familiarisée
suffisamment! C’est une sauvageonne! Son enfance est restée solitaire.
Mes occupations professionnelles m’accaparaient. Je n’eus pas le courage
de me séparer de ma fille. Ce petit oiseau égayait la maison vide.

Fulvie, à ces dernières phrases, eut un signe d’assentiment.

--Nous sommes pleinement d’accord sur ce point. Absent du logis, vous
laissiez votre enfant aux inférieurs. Voici l’origine des difficultés
auxquelles je me bute. Une très mauvaise influence s’est emparée
d’Évelyne. Pour enjôler l’enfant, et par elle, vous gouverner, on a
flatté ses petits défauts, fermé les yeux sur ses travers. Évelyne, en
un mot, a été très mal élevée.

Mme Davier exposait ces observations avec une pondération, une mesure
qui les rendaient convaincantes. Le docteur, ébranlé, s’évertuait in
petto à découvrir les travers de la fillette. Mais il s’avouait que sa
tendresse paternelle le rendait susceptible d’aveuglement. Il ne sut que
répéter cet argument sentimental:

--Évelyne est bonne et affectueuse. Elle finira par se rendre à
l’évidence. Elle vous respecte et ne demande, j’en suis sûr, qu’à vous
donner son petit cœur!

--Je ne demande, moi, qu’à le croire! soupira Fulvie, détournant les
yeux avec une certaine émotion. Oui, heureusement pour elle et pour
nous, Évelyne possède une bonne et saine nature. Et je ne vous ai pas
épousé, moi, avec l’intention de devenir une marâtre!

Davier s’inclina vers la main qui venait d’accentuer, d’un geste,
l’affirmation généreuse et la baisa avec reconnaissance.

--Orpheline moi-même, continuait Mme Davier, je sais tout ce qui me
manqua par suite de l’absence de direction maternelle. Cette direction,
j’ai essayé de la fournir à votre fillette. Mais j’ai vu rapidement que
la tâche serait plus difficile que je ne le supposais. On cherche à
détourner de moi l’enfant que je veux réformer. Elle se raidit au lieu
de s’abandonner. L’influence qui lui fut si pernicieuse, s’exerce
encore, sournoisement.

--Oh! croyez-vous?...

--Je le sais... Je sais que Philomène poursuit Évelyne, et se trouve
partout sur son chemin. En dernier lieu, n’a-t-elle pas réussi à se
faire admettre comme lingère à la pension?

--Je l’ignorais!

Une fois de plus, le docteur se trouvait bloqué. Les allégations de
Fulvie, sans que celle-ci le soupçonnât, empruntaient une force secrète,
une logique inattendue aux souvenirs que laissait à Davier se récente
rencontre avec Philomène. L’animosité de celle-ci contre la seconde
épouse s’était décelée. L’homme, embarrassé de remords confus, baissa la
tête, inférieur désormais dans la discussion.

--Soyons indulgents! murmura-t-il. La patience et le temps arrangeront
tout.

Fulvie interrompit avec une ironie attristée.

--Non, mon ami! Ne suivons pas la pitoyable politique du laisser-faire!
Stany en a été victime dans son jeune âge. Ayons le courage d’être
clairvoyants! Vous-même tout à l’heure avez confessé les abus qui se
sont produits. Évelyne, par la force des choses, fut abandonnée aux
domestiques. Sa première éducation est manquée. Moi, qui représente la
règle, je lui deviendrai vite odieuse si je m’obstine à agir. Je n’y
gagnerai que de me faire détester. Empêchons cela à tout prix!... Je
veux espérer beaucoup de l’avenir. Évelyne doit devenir une jeune fille
distinguée, digne de vous, et qui trouvera en moi le guide nécessaire à
ses débuts dans le monde. Mais, pour en arriver là, soyez énergique!

Davier pressentait le but vers lequel il était poussé. Il essuya sa
nuque et son front, glacés d’une sueur froide.

--Alors, dit-il à contre-cœur, quel parti prendre?

Renversée dans sa bergère, les yeux mi-clos, son beau visage empreint de
la tristesse qu’éprouve la sibylle en prononçant un oracle pénible,
l’extrémité de ses doigts fins se touchant, Fulvie articula d’une voix
posée:

--Il faut qu’Évelyne soit confiée, pour un temps, à des mains expertes
et prudentes. Le sacrifice est dur pour vous. Il est de ceux que
consomment chaque jour les parents prévoyants. Évelyne ne retrouvera
qu’avec plus de joie la maison paternelle... si elle en sort... quelques
années.

A cet aboutissement pourtant prévu, le père frémit. Comprimant sa
douleur, qu’il taxait lui-même de faiblesse, il murmura, courbant le
front, les coudes sur les genoux:

--Alors, vous croyez qu’il serait sage de mettre l’enfant pensionnaire à
la rentrée?

--Oui, formula nettement Mme Davier, pensionnaire, et à la rentrée
prochaine, oui! Mais non pas à Versailles. Ce ne serait qu’une
demi-mesure, et par conséquent, une maladresse. Ne vous effrayez pas! Ne
me regardez pas comme une tigresse altérée de sang. Je vais vous prouver
mon impartialité. Vous m’avez présenté, un jour, une institutrice de
votre première femme, qui dirige aujourd’hui une petite pension, à
Saint-Germain-en-Laye. J’ai entendu dire le plus grand bien de cette
personne. Pourquoi ne lui donneriez-vous pas le soin de diriger Évelyne,
qui se trouverait là tout de suite entourée d’affections--mais
d’affections sages et éclairées. Et vous-même seriez ainsi complètement
en repos.

Le choix proposé affirmait, en effet, d’une façon péremptoire, les
intentions bienfaisantes de Mme Davier et le désintéressement de son
conseil. Le pauvre père, vaincu, se compara mentalement à un pitoyable
captif qui, pieds et poings liés, entend décréter une sentence
rigoureuse.

Sans répondre, il se leva, la poitrine gonflée de profonds soupirs,
s’approcha de la fenêtre, et laissa errer au dehors son regard brouillé,
insensible à la sérénité du crépuscule où s’éteignaient les ors et les
pourpres du couchant.

Mais ce silence devait s’interpréter comme une soumission. La femme
mordilla ses lèvres souples pour en réprimer le sourire satisfait, et
redressant son corps onduleux, elle vint poser sa main longue et blanche
sur l’épaule du mari:

--Loys doit être endormi. Si nous montions le voir?




VII


Le grincement et les sonneries des tramways, les roulements des
voitures, les cris et les murmures de la rue montaient autour des
murailles épaisses, pénétraient par les fenêtres grillées. Le
prisonnier, assis sur sa couchette, le front dans ses mains, percevait,
avec accablement, ces rumeurs de vie et de liberté qui lui faisaient
mieux sentir la rigueur de la claustration.

Sa pensée errait seule, anxieusement, cherchant au logis la femme et
l’enfant aimées, dont il devait rester séparé.

Qu’advenait-il de toutes deux? Quand lui serait-il donné de les revoir?

Madeleine ne pouvait quitter la chambre, et il ne voulait pas que leur
fille le visitât dans l’affreux asile. Tout son être se révulsait à
imaginer cette pureté, cette fraîcheur exposées à cet air flétrissant.

Tandis qu’il se tenait dans les ténèbres volontaires, les yeux fermés,
Airvault croyait apercevoir, auréolées de lumière, la mère et la fille
enlacées, le regardant avec pitié et amour.

Le bruit vulgaire d’un sonore ronflement interrompit l’évocation.
Raymond tressaillit de dégoût.

La prison regorgeait, à cette époque. Et pour achever sa profonde
misère, Airvault devait partager sa cellule avec un braconnier, brute et
fourbe, accusé d’avoir mis le feu à une maisonnette de garde.

L’homme dormait d’un geste bestial, la bouche, largement ouverte,
trouant le collier de barbe broussailleux. Le jeune architecte, écœuré,
alla vers la fenêtre, et regarda avidement le carré de ciel bleu, à
travers la grille. Mais la vue de ces barres de fer le bouleversa. Il
heurta son front de ses poings fermés, en criant:

--Qui m’eût dit que jamais... Oh! j’en deviendrai fou!

Quelques tours dans l’étroit espace, et il revint tomber, épuisé, sur le
lit, le visage enfoui dans la couverture.

Comment se terminerait cet horrible songe? Désespérément, il chercha une
lueur dans la nuit où il se débattait.

Avec un tenace effort où il rassemblait sa volonté, son énergie
défaillantes, Raymond, une fois de plus, reconstituait l’enchaînement
des circonstances fatales qui avaient provoqué les suspicions et
aboutissaient, pour lui, à cette geôle.

Il se revit dans la bibliothèque-fumoir où, tous les quinze jours, M.
Gaspard de Terroy réunissait ses amis.

M. de Terroy était une figure curieuse et sympathique de philanthrope et
de dilettante. Difforme, les jambes cagneuses, l’épaule déjetée, il
avait renoncé à la vie normale et s’était gardé du mariage. Mais ses
goûts d’art, servis par une belle fortune, son intelligente charité lui
avaient permis de passer une existence sereine, dont les paisibles
jouissances se continuaient dans la vieillesse.

Il avait remarqué Raymond adolescent dans la boutique du vieux serrurier
Airvault--un artisan du marché Saint-Louis qui détenait les secrets de
la belle ferronnerie d’autrefois. Le petit-fils, orphelin, aidait le
grand-père à l’atelier. Les dessins de l’enfant intéressèrent l’amateur.
Le jeune garçon avoua son goût pour l’architecture. M. de Terroy
intervint pour lui permettre de suivre sa vocation. Ainsi Raymond, à
l’âge de quinze ans, devenait petit commis chez M. Menou. Parallèlement
à la pratique de sa profession, il poursuivait ses études spéciales, et
se faisait bientôt estimer pour son talent.

Aussitôt après son retour du régiment, Airvault épousait la jeune fille
qu’il aimait--simple factrice d’une papeterie de la rue Hoche, mais
douée de distinction, d’intelligence et de courage. L’avenir s’ouvrit,
gai comme l’aube.

M. de Terroy, toujours bienveillant, avait facilité les débuts du jeune
ménage, qui lui gardait une reconnaissance profonde. Raymond fréquentait
avec plaisir les mercredis de son protecteur. Réunions d’hommes,
dépourvues d’apparat, où chacun causait librement, sans autre contrainte
que le respect imposé par le lieu, et où s’entendaient, alternant avec
quelques morceaux de musique de chambre, des discussions élevées ou
ingénieuses sur des points d’esthétique, d’archéologie ou de
littérature.

Ces derniers temps, le jeune architecte s’était montré moins assidu.
Depuis cinq semaines, Madeleine restait alitée, et, trois jours sur six,
Airvault devait aller à Montmorency, pour y surveiller la construction
d’un château. Mais M. de Terroy ayant pris la peine de lui reprocher,
par un billet, son inconstance, le jeune homme voulut faire preuve de
son bon vouloir, et se rendit au prochain mercredi--qui tombait le 12
juin.

Le pavillon de M. de Terroy s’élevait, avenue de Saint-Cloud, dans un
beau jardin en terrasse, précédé d’une longue allée que bordaient
d’anciennes dépendances, des rez-de-chaussée coiffés de grands toits.
Airvault suivit ce couloir à ciel ouvert et entra dans l’antichambre où
le vieux domestique le débarrassa de son chapeau et de son pardessus,
avant d’ouvrir la porte du studio.

Sept ou huit habitués seulement étaient rassemblés dans la belle et
vaste pièce, dont une galerie de bois ouvragé faisait le tour, à hauteur
d’un premier étage. M. de Terroy accueillit l’arrivant avec son urbanité
habituelle. Eugène apporta le café, le vin d’Espagne, les gâteaux. Et
son maître, remarquant son abattement et sa pâleur, lui enjoignit
d’aller se coucher.

--Inutile de vous surmener. On se passera très bien de vos services.
Tout le monde sait le chemin. Je tirerai moi-même les verrous de la
maison quand le dernier de mes aimables invités me quittera.

La soirée suivit son cours, avec l’intermède d’une sonate de Beethoven.
M. de Terroy montra à ses amis de récentes acquisitions, entre autres un
coffret d’argent niellé contenant des gemmes non montées, et
un collier d’un curieux travail--de la fin du XVIe siècle
vraisemblablement--composé de quatre médaillons camées, reliés par
d’ingénieux motifs d’or. Le pendant, détaché du tour de cou, était formé
par une agate, portant la figure d’un guerrier, d’une beauté supérieure
au reste de l’ouvrage comme matière et comme gravure.

--Je ne suis pas loin de penser, disait M. de Terroy, que ce camée fut
l’œuvre du fameux Coldoré, portraitiste de Henri IV.

Peu après cette exhibition, les départs commencèrent.

Raymond se préparait aussi à la retraite. M. de Terroy lui posa la main
sur l’épaule.

--Restez, je désire vous parler.

Dès qu’ils furent seuls, le vieillard laissa éclater son mécontentement.
Quelqu’un lui avait révélé les imprudences d’Airvault--peut-être
celui-là même qui avait entraîné le jeune homme devant le tapis vert. Et
M. de Terroy, effrayé, assumait le soin désagréable d’avertir son
protégé et de le tancer vertement.

Airvault, décontenancé, ne songea pas à nier sa faute. Oui, il avait
joué, oui, une sorte de folie s’était déchaînée en lui; oui, il s’était
laissé éblouir par le mirage d’une fortune acquise en quelques coups
heureux. Étourdi par les premiers gains, il avait vu, en un éclair, la
santé et le repos de Madeleine assurés, la vie précaire et étroite
transformée en aisance.

Et tous ses espoirs se volatilisèrent encore plus vite qu’ils n’avaient
surgi. Maintenant, c’était la gêne, la dette, l’enlisement...

Il fut facile à M. de Terroy d’extraire la morale de cette expérience
décevante. Raymond, avec élan, promit de ne plus jamais toucher une
carte. Alors l’excellent confesseur, prenant acte de ce serment et
confiant en la contrition du coupable, le réconforta avec bonté, et lui
remit une avance de trois mille francs pour se dégager des créanciers
les plus pressants.

Puis, toujours délicat psychologue, M. de Terroy, comme pour ramener le
jeune homme vers les préoccupations d’art qui seraient son salut,
exprima le désir d’obtenir, de la pendeloque du collier, un dessin plus
fin, plus exact que la photographie ne saurait le donner. Ainsi
offrait-il à son obligé une occasion facile de lui être agréable.
Raymond, le comprenant ainsi, se proposa pour reproduire le camée
minutieusement. Puis il s’en alla, trébuchant, aveuglé, dans le trouble
de ses émois encore effervescents.

Le lendemain, c’était le départ pour Montmorency. En traversant Paris,
Raymond soldait la facture du magasin d’abonnement. Tout le jour
ensuite, il vaquait à sa tâche professionnelle, surveillant et guidant
peintres, électriciens, tapissiers, mettant la main aux décors des
plafonds. Le soir, il s’échappait pour retourner au tripot, versait son
dû entre les mains du joueur chançard, et pris par l’heure tardive,
couchait près de la gare du Nord, pour retourner, dès le lendemain
matin, au chantier, l’âme allégée.

Dans le train, il parcourut un journal, sans prêter attention à
l’entrefilet annonçant le décès de M. de Terroy.

Le soir seulement, en arrivant à Versailles, il apprit la mort de son
bienfaiteur. Il eut juste le temps d’assister le lendemain aux obsèques,
envoyé cette même après-midi jusqu’à la Baule pour y étudier le plan de
vastes chalets. Le propriétaire des terrains l’emmenait ensuite à la
Roche-Bernard, afin d’obtenir son avis sur l’agrandissement possible
d’un château. Ces pérégrinations, les pourparlers, les examens retinrent
l’architecte absent huit ou dix jours.

Pendant ce temps, sans qu’il s’en doutât, des abîmes s’ouvraient pour
l’engouffrer dès son retour chez lui.

La mort de M. de Terroy avait donné lieu à des commentaires confus. Le
vieux domestique, descendant de sa chambre et trouvant les portes
extérieures non fermées, crut à un oubli de son maître. Mais en
découvrant le cadavre rigide sur le tapis, la cordelière de la portière
dans sa main crispée, comme arrachée au cours d’une lutte, Eugène
s’affola, appela au secours les locataires de l’allée, parents de
Philomène, et tout ce monde crut d’abord à un assassinat, suivi de vol.

Mais l’examen médical conclut à une rupture d’anévrisme.
Instinctivement, en se sentant tomber, le vieillard s’était cramponné à
un appui quelconque.

De prime abord, à l’inspection des lieux, rien ne parut dérangé. Aucun
des objets de valeur, décorant le studio, n’avait été soustrait.

Cependant Eugène fit remarquer que le petit trousseau de clés de M. de
Terroy demeurait pendu à la serrure du cabinet florentin où il avait
coutume de laisser des sommes assez rondes pour s’éviter la peine de
remonter à sa chambre. Le portefeuille se retrouva à sa place, garni de
quelques billets. Mais tout à coup, dans le désordre de ces heures
bouleversées, le vieux serviteur se rappela le coffret d’argent, où
l’amateur avait serré des pierreries et le collier de camées acquis la
veille, et qui était resté, le soir précédent, en permanence sur une
console.

Il fut impossible de retrouver la précieuse boîte, montrée dans la
soirée aux habitués du mercredi.

Eugène communiqua à la police les noms des invités qui étaient présents,
lorsqu’il avait apporté le café. Les uns et les autres furent interrogés
discrètement. Tous se souvenaient d’avoir vu les camées; tous
s’accordèrent à déclarer que Raymond Airvault était demeuré le dernier
en tête-à-tête avec M. de Terroy.

Il fut facile de savoir qu’une facture présentée au domicile de
l’architecte, l’avant-veille, était demeurée impayée, et que le 13 juin,
à neuf heures environ, Airvault se présentait au magasin de Montmartre
pour acquitter la note et les frais.

Dès cette première et rapide enquête, les soupçons devaient donc se
porter sur le malheureux. Le mandat d’amener envoyé chez lui, tandis
qu’il pérégrinait à travers la Bretagne, ne put le toucher. Les absents
ont généralement tort. La police «informa» dans le quartier. On fit
sortir tout le venin des jalousies inconscientes et stupides, le fiel du
mercanti dédaigné pour le voisin, les ragots des commères harpies,
prêtes à déchirer jeunesse, beauté, amour, et à mal interpréter ce qui
dépasse leurs cervelles obtuses,--bref, les diffamations, les calomnies
que la justice officielle accepte comme «informations» et qui
constituent _l’opinion publique_, tombèrent avec ensemble sur le ménage
Airvault.

Mme Airvault, malade, vit avec stupeur la police entrer chez elle, et
l’interroger sur les faits et gestes de son mari--qu’elle ignorait en
partie. Une perquisition des meubles amena la découverte du camée.

Plus de doute! L’architecte avait profité de la mort subite de son
protecteur pour faire main basse sur le coffret, et soustraire peut-être
de l’argent. Le juge, débonnaire, mais pessimiste, avait acquis trop
d’expérience pour admettre que rien fût impossible.

A son retour, Raymond eut la pénible surprise de se trouver sous le coup
d’un mandat d’arrêt. Abasourdi, effaré par ces complications imprévues,
surmené de travail et d’inquiétudes de toutes sortes, Airvault, à sa
première comparution devant le juge d’instruction, ne sut se défendre
qu’en criant son indignation et sa douleur.

Quoi! on pouvait l’accuser d’une action aussi basse! Quoi! en voyant
tomber inanimé le protecteur qu’il vénérait, au lieu d’appeler au
secours, il n’eût pensé qu’à s’emparer d’une boîte de bijoux? Pour qui
le prenait-on? C’était idiot autant qu’infâme!

Ces dénégations désordonnées n’eurent point de prise sur le magistrat
blasé. Un coffret précieux avait disparu lors du décès de M. de Terroy.
Il avait bien fallu que quelqu’un l’emportât. Le domestique était hors
de cause... D’ailleurs l’architecte Airvault se trouvait en possession
d’un fragment du collier volé.

Alors Raymond, essayant de se ressaisir, secondé par Maître Bénary,
chercha frénétiquement le moyen d’établir son innocence par une complète
franchise. Il avoua la dette de jeu, ignorée jusque-là du juge, indiqua
la caverne où il s’était laissé dépouiller, raconta ensuite dans les
plus petits détails son dernier entretien avec M. de Terroy, donna le
chiffre des avances faites par celui-ci, et dit pour quelle cause le
camée lui avait été confié.

Tout échouait devant ces réalités: à personne il n’avait parlé du joyau
remis en dépôt, et les derniers prêts n’étaient pas mentionnés sur ses
livres de comptes.

... Chaque fois qu’il arrivait à ce nœud, dans son interminable
plaidoyer mental, Raymond sentait naître en lui ce délire furieux qui
conduit au suicide.

--Comment sortir de ce lasso? Comment?

Depuis vingt-cinq jours, il était écroué, rongé d’anxiété, terrassé par
l’humiliation, écarté de sa femme languissante que ces perturbations
allaient tuer.

... Le braconnier s’étira, bâilla bruyamment comme une bête qui beugle,
s’assit sur son séant, et grattant de ses dix ongles sa tignasse
laineuse, grogna:

--Vont-ils bientôt apporter la soupe, ces veaux-là? Quelle heure est-il?

--J’ai entendu sonner trois coups, jeta brièvement Airvault.

--Ben alors, recommençons de pioncer!

Il s’affala et reprit son somme. Raymond, abîmé de nouveau en sa
tragique méditation, se répéta:

--Non! Je suis visionnaire! Cet atroce cauchemar va prendre fin!... Ou
c’est à douter non seulement de la justice des hommes, mais de celle de
Dieu!




VIII


La porte aux lourdes ferrures s’ouvrit.

--On vous demande au cabinet de M. le Juge d’Instruction.

Airvault se leva, excédé. Quel nouvel assaut allait-il soutenir? Il
suivit son guide à travers les passages qui, communiquant de la prison
Saint-Pierre au Palais de Justice, lui évitaient du moins le déplaisir
des regards curieux.

Un homme attendait sur une banquette du couloir, entre deux gardes de
Paris. Airvault n’y prit point attention, tout à son inquiétude, tandis
que s’ouvrait la porte de la pièce où il avait subi la question
ordinaire et extraordinaire.

Maître Bénary, qui causait avec le juge d’instruction, vint à son
client, un sourire jouant sur ses lèvres rasées.

--Airvault, excusez ce procédé étrange, dit l’avocat presque enjoué. Je
n’ai pas voulu vous voir en particulier avant cet interrogatoire, afin
que votre loyauté éclatât de façon plus convaincante aux yeux de notre
juge.

Étonné, indécis, l’inculpé regarda craintivement le magistrat. Il lui
parut que cette physionomie de myope, au nez de rat fureteur, s’était
éclairée et que les gros verres du binocle ne se braquaient plus sur lui
de la même façon agressive.

La voix un peu chevrotante était aussi moins acidulée.

--Airvault, commença M. Verbois avec une certaine bienveillance, je ne
vous cache pas que deux faits nouveaux se produisent, capables
d’atténuer un peu les présomptions qui vous sont défavorables. Vous
prétendez toujours que le camée, trouvé en votre possession, vous fut
remis par M. de Terroy afin que vous en reproduisiez le dessin?

--Je ne puis prétendre autre chose puisque c’est l’exacte vérité.

--Il est très fâcheux que vous n’ayez pas pris note de cette commande.

--J’ai exécuté bien d’autres petits travaux pour M. de Terroy sans en
prendre mention. Et d’ailleurs, je fus bousculé par des besognes
pressantes, en cette période.

--Vous ne vous souvenez pas d’en avoir parlé à personne?

Raymond, pour la millième fois, se creusa la tête.

--Je n’en ai pas eu le temps. A peine ai-je échangé quelques mots avec
ma femme, le soir et le matin. Et en quittant Versailles de bonne heure,
je ne rencontrai qu’une personne, le docteur Davier, courant chez un
malade. Naturellement, je ne pensai qu’à lui recommander ma pauvre
Madeleine.

--Vous en êtes bien sûr?

L’architecte, surpris de la question, leva les épaules en soupirant.

--Je ne suis sûr de rien. Mille soucis me donnaient la fièvre. On me
menacerait de pendaison que je ne saurais davantage vous répéter les
propos échangés avec notre médecin, tandis que nous marchions du côté de
la gare.

M. Verbois rajusta son binocle.

--Heureusement pour vous, les souvenirs du docteur sont plus nets.

Raymond se tourna vers Maître Bénary dont le sourire s’accentuait.

--Hé! oui, fit l’avocat, la Providence, qui vous est propice, Airvault,
m’a placé, moi aussi, sur le chemin du docteur Davier. Et je lui ai joué
le mauvais tour, à cet excellent ami! de le faire citer devant M. le
juge d’instruction, pour que vous bénéficiiez de son témoignage. Dans
votre rapide rencontre avec Davier, vous lui fîtes part de votre
programme de travail surchargé, et incidemment vous parlâtes de cette
gravure d’un joyau ancien que vous deviez exécuter pour M. de Terroy.

Airvault écoutait, la tête bruissante.

--C’est possible! dit-il. Je m’épanche facilement avec le docteur. Mais,
pour être franc, je ne me souviens pas le moins du monde de ce que j’ai
pu lui dire.

--Le vraisemblable est, cette fois, véridique! rétorqua Maître Bénary.

Et avec une candide et inconsciente impudence, l’avocat ajouta:

--Où donc, au surplus, Davier aurait-il pêché ces détails?

--Quoi qu’il en soit, Airvault, la déposition de M. le docteur Davier
corrobore votre persistante assertion, constata M. Verbois, de bonne
grâce.

Il pesa sur un timbre. Un huissier parut.

--Faites entrer Gaston Bridou.

La minute suivante, se présentait, flanqué de ses fidèles gardiens,
l’homme entrevu par Raymond sur la banquette du couloir,--gros, blafard,
les joues molles, avec des yeux fuyants sous d’épaisses paupières--le
type d’un ex-larbin tombé parmi la basse canaille.

--Gaston Bridou, fit le magistrat en désignant Airvault, est-ce bien cet
homme qui vint, le 13 juin, à huit heures du matin, vous proposer
l’achat de deux topazes et d’un médaillon?

Raymond sentit son cœur s’arrêter, sous le regard bigle qui le toisait.
Ah! penser que son honneur, sa sécurité dépendaient de la clairvoyance
et de la bonne foi de cet être crapuleux!

Mais Bridou secouait la tête.

--Non! monsieur le juge, ce n’est point mon individu. L’autre était long
comme un jour sans pain et pas plus épais qu’un couteau. Sont-ils de
coterie? je n’en sais rien. Mais je jurerais que la grande asperge,
malgré sa barbe, n’est autre que Fonfonce-les-Pincettes--bien connu dans
le quartier des Halles. Aussi soupçonnant quelque chose de louche--car
je suis honnête, monsieur le juge!--je n’ai pas voulu acheter ferme. Je
lui ai dit de repasser. Il s’est douté du coup. Il n’est point revenu
chercher ses bibelots qui me fichent à présent dans l’embarras. Je ne
savais pas qu’ils avaient été signalés par les journaux et volés à
Versailles, ça, je vous le jure!

--Il suffit. Vous vous expliquerez au Parquet de Paris. Vous vous
rappelez bien exactement l’heure où l’inconnu déposa chez vous les
bijoux en question?

--Oui! je n’avais encore enlevé que le panneau de ma porte. Et mon café
chauffait sur le gaz, tandis qu’il me racontait ses boniments. Il était
donc dans les environs de huit heures, peut-être cinq minutes en plus ou
moins--pas davantage. Car je suis un homme réglé dans ses habitudes,
monsieur le Juge!

--Très bien! Allez maintenant!

Bridou sortit, tout en bredouillant des protestations et des doléances.
M. Verbois se retourna vers l’architecte:

--Voici le second hasard qui vous avantage: l’arrestation de ce
brocanteur qui, saisi pour une tout autre affaire, se hâta d’expliquer,
afin d’alléger son cas, la possession des bijoux dont il soupçonnait
bien la provenance. Mme Lermignot a reconnu le médaillon. Ce camée
faisait partie du collier. Le voleur devait être novice, car il eut
opéré autrement. Mais le besoin d’argent le pressait sans doute! Il
n’importe! L’évidence est trop forte pour que je ne m’y rende pas! Votre
présence à Versailles est attestée à l’heure même où l’inconnu entrait
chez ce brocanteur près de Saint-Eustache. Et en admettant l’hypothèse
que vous eussiez soustrait les bijoux--ne vous révoltez pas, attendez la
suite du raisonnement!--et que vous eussiez remis ces objets à un
complice, vous n’auriez pas eu la candeur, évidemment, de parler au
docteur Davier de la pendeloque à reproduire et que vous gardiez de par
vous. Ces coïncidences vous sont donc extrêmement favorables.

Le sens des mots pénétrait mal encore l’esprit ébranlé du pauvre
Raymond. Mais la mine de plus en plus épanouie de Maître Bénary, ainsi
qu’un baromètre annonce la fin d’une tempête, lui prédisait un
revirement heureux.

Le magistrat continuait:

--Reste contre vous la question des dépenses, faites le lendemain du
décès de M. de Terroy, alors que vous manquiez de numéraire la veille.
Cependant, vous avez avoué le prêt accepté, avec une spontanéité dont il
faut tenir compte. Et si vous n’avez pas songé à inscrire celui-ci, dans
cette période troublée, sur votre livre, en désordre depuis la maladie
de votre femme, vos registres antérieurs mentionnent des avances, faites
à diverses reprises par M. de Terroy et remboursées par vous en
plusieurs versements. Le défunt était donc coutumier envers vous de
telles libéralités. J’ajoute que son neveu et héritier, au courant des
générosités de son parent, accepte votre promesse de paiements
échelonnés. Il a toujours refusé de croire en votre culpabilité, et le
docteur Davier vous fait la même confiance. Sans être péremptoires, ces
marques d’estime plaident pour vous. Je me fais un devoir de le
reconnaître. Et puisqu’on parle de plaidoirie, concluait le juge avec un
clignement d’œil vers Maître Bénary, j’ai grand’peur que nous manquions
l’occasion d’entendre votre éloquent défenseur!

L’avocat s’inclina courtoisement.

--Mais je vous sais gré, au contraire, monsieur le Juge d’instruction,
de me préparer des loisirs par ces beaux jours d’été.

M. Verbois, s’adressant de nouveau à l’architecte, achevait avec quelque
embarras:

--Les apparences étaient contre vous. Mais voici des circonstances
nouvelles qui ébranlent, il faut en convenir, les présomptions
accusatrices. Dans cette incertitude, il serait abusif de vous retenir,
celui qui pourrait se constituer partie civile se refusant d’ailleurs à
vous poursuivre. Je vais donc rédiger une ordonnance de non-lieu. Vous
pouvez vous considérer comme libre!

Airvault chancela, saisi d’un tremblement. Quelque chose comme un râle
s’étrangla dans sa gorge. Il n’osait croire à ce qu’il avait tant
espéré.

Maître Bénary, charitable, s’empressa vers lui pour l’assurer de
l’heureux dénouement.

--Allons! dit-il en lui frappant amicalement l’épaule, tout est bien qui
finit bien. J’étais tranquille, averti, par mon intuition
professionnelle, de votre parfaite innocence. Et la vérité, tôt ou tard,
finit par éclater. Félicitons-nous que ce soit assez tôt.

Le juge d’instruction, lui, gardait un maintien compassé et gêné.
Peut-être se reprochait-il d’avoir montré trop de précipitation. Jadis,
à ses débuts, par excès de circonspection, il avait laissé filer un
notoire criminel. Depuis lors, il se cuirassait contre la crédulité et
pressait l’action.

Peut-être aussi, à cette minute, en dépit des preuves tangibles ou
morales disculpant Airvault, conservait-il des doutes intimes sur celui
qu’il relâchait, tout en se redisant la grande maxime qui incite juges
et jury, même sceptiques, à l’indulgence: «Mieux vaut risquer de laisser
impuni un coupable que de commettre une erreur.»

Le défenseur d’Airvault l’accompagna jusqu’au seuil de la prison.

--Allons, mon ami, les mauvais jours s’achèvent. Reprenez courage!
Pressez votre déménagement... sommaire. Le temps d’enlever ma robe et je
vous attends au greffe, où l’ordre d’élargissement va parvenir. Nous
sortirons d’ici ensemble. Ce soir, vous dînerez chez vous!

Raymond refit le sombre chemin jusqu’à la cellule ignominieuse. Mais le
carcan qui lui broyait la gorge s’était desserré. En un tour de main, il
rassembla papiers, linge et effets. Le repas du soir arriva.

--Tiens! fit-il à la brute qui se levait du lit avec un grognement
d’aise, prends ma part de soupe, et sans au revoir!

Au greffe, tandis qu’on lui restituait les menus objets qu’il avait dû
déposer lors de son arrestation--montre, couteau, porte-monnaie, épingle
de cravate--la colère et l’amertume l’envahirent. Pêle-mêle, il remit
dans sa poche ces choses familières, dont la vue et le contact désormais
n’éveilleraient plus que des réminiscences abominables: la fouille, la
mensuration... Leur séjour dans la geôle les souillait--et il en était
de même pour sa personne, imprégnée de l’impure atmosphère.

Mis en liberté, Airvault laissait quand même derrière lui les traces
ineffaçables de son passage dans le séjour du crime. Les indices du
bertillonnage, les empreintes de ses doigts, son signalement, son nom,
ceux de ses parents et de sa femme demeuraient immatriculés sur les
pages d’un registre d’écrou, parmi des noms infâmes.

La figure réjouie de Maître Bénary vint à propos éclairer la triste
pièce et ramener les idées consolantes, entraînant vers l’espoir.

Une délicate inspiration vint à l’avocat: épargner à l’homme éprouvé la
honte de passer sous cette arche terrifiante de la porte extérieure, qui
semble devoir inscrire à son fronton l’exergue désolant: _Lasciate ogni
speranza, voi che intrate._

--Nous allons faire le tour par le Palais, dit-il, prenant le bras de
Raymond. Je vous reconduirai jusqu’à votre logis.




IX


--Papa!

Ah! cette joie où l’âme se fond! Presser dans ses bras un corps
enfantin, chair de votre chair! Lire dans des yeux limpides le
ravissement et l’amour!

Les rancœurs, les hontes de l’injuste captivité s’oublièrent, une
minute, dans la félicité de cet embrassement qui consacrait la
délivrance!

Sa fille suspendue à son cou, Raymond se dirigea vers le lit, où
l’appelait le regard de velours, baigné de brume. Les bras blancs
amaigris se tendirent. Et sans parler, les trois êtres qui s’aimaient
demeurèrent unis, frémissants, éplorés.

Tout à coup, Raymond desserra les tendres liens et se rejeta en arrière:

--Je n’aurais pas dû vous toucher tout de suite, ô mes immaculées, avant
d’avoir lavé ce que cette fange où j’ai trempé a déposé sur moi! Il me
semble qu’un relent nauséabond se dégage de ma personne! De l’eau! de
l’eau!

Il disparut dans le cabinet de toilette et bientôt après s’entendit le
jaillissement de la douche. La violente émotion du premier contact
s’amortissait cependant chez Madeleine. Immobile, elle s’absorbait en
une pénible méditation. Quand Airvault revint dans la chambre,
rafraîchi, détendu, il retrouva sa femme mélancolique et grave. Il lui
prit la main. Elle le fixa longuement, et il baissa les yeux.

--Chérie! dit Madeleine avec effort, s’adressant à la fillette, y a-t-il
quelque chose à la cuisine pour faire dîner ton papa?

--Oui, oui, maman! Philo avait acheté des œufs et une grande tranche de
jambon. Et il reste des biscuits et des cerises. Peut-être
manquerons-nous de pain! Je vais bien vite en chercher! dit vivement
Raymonde.

Avec diligence, courant de la chambre à la cuisine et de la cuisine à la
chambre, l’enfant rectifiait sa tenue, coiffait son canotier, saisissait
un grand sac, fouillait dans un porte-monnaie, toute à son
affaire--telle qu’une mère de famille qui part au marché--et s’écriait
finalement, très animée:

--J’apporterai le guéridon près de ton lit, maman, et j’y mettrai le
couvert pour nous trois. Comme ce sera gentil! Je vais acheter aussi un
morceau de gruyère, de peur de disette!

Elle s’évapora là-dessus, comme une petite sylphide emportée par le
vent. Airvault demeurait stupéfait.

--Mais on dirait une parfaite ménagère!

--Oui! Heureusement, son cœur la guide, fit la mère. Que serais-je
devenue sans ma Raymonde! Et je dois bénir aussi l’excellente femme qui,
sur la recommandation du docteur Davier, a bien voulu s’intéresser à
notre misère! Car nous avons été traitées en parias! Ah! que ce fut dur!

Elle s’arrêta pour étancher ses larmes. Airvault gronda, dans un
sanglot:

--Ah! ce camée fatal! Ce juge obtus, têtu, tâtillon...

Madeleine l’interrompit de ce regard droit, qui plongeait jusqu’au fond
de la conscience de l’homme.

--Oui, tout cela fut horrible! Mais la première cause, la faute qui t’a
rendu suspect, qui a prêté au doute, et fourni des motifs à
l’accusation?... Oh! Raymond, Raymond! Toi qui aimes ta femme et ton
enfant, te laisser tenter par des plaisirs de viveur, céder aux
entraînements d’oisifs et de détraqués! Et cela, tandis que je gisais
sur ce lit, abattue par le mal!

Il hasarda une sourde excuse:

--Le vertige! L’espoir fou d’acquérir d’un coup tout ce qui nous manque
pour assurer le lendemain et te voir tranquille!...

--Peut-être! Mais le dangereux moyen! A quelle catastrophe as-tu
couru?... Et puis, ce fut un étonnement si poignant d’apprendre que tu
as agi à mon insu, lâchant la bride à des passions que j’ignorais être
en toi! C’est un homme inconnu qui se révèle!

Tandis que je m’exténuais à dévider ces idées, pendant mes heures de
fièvre, j’en arrivais à m’étonner que des gens tels que M. Bénary et le
docteur Davier puissent te garder leur confiance!

--Oh! Madeleine, ce que tu dis là est la plus dure des punitions!

--Que de reproches pourtant je serais en droit de t’adresser! Raymond!
Toi, si travailleur, si rangé, tu as épuisé notre réserve! Huit mille
francs de dilapidés! Et tu restes endetté!

--Je travaillerai double! Je vendrai certains bibelots. Mais
pardonne-moi! Ne me parle plus si sévèrement!

--Tu as trop souffert pour que j’insiste davantage! fit-elle, épuisée et
touchée. Mais bénissons ceux qui nous ont protégés dans cette affreuse
passe! Sans l’inlassable bonté du docteur Davier, tu ne me retrouverais
pas ici... Je ne serais plus de ce monde! Ah! ce qu’il m’a prêchée,
réconfortée, apaisée!

--C’est encore grâce à lui que la geôle s’est ouverte aujourd’hui,
murmura Airvault.

Il laissa tomber son front accablé sur la couche et très doucement, la
malade joua, du bout des doigts, avec les courtes boucles noires.

--Mon ami, mon cher mari! reprenons courage! La vie recommencera!

Un bruit de serrures, de piétinements légers. Raymonde ne tardait pas à
paraître, chargée de serviettes, d’assiettes et de verres.

--Allons, petit papa, commanda-t-elle, sérieuse et affairée,
dérange-toi, s’il te plaît. Approche la table, si tu veux bien, et
ajuste la rallonge. Étendons la nappe! et disposons le couvert de
Monsieur, de Madame et de Mademoiselle, comme dans une comédie.

Son entrain, cette fois, était quelque peu forcé. Deux plaques rouges
avivaient l’éclat de ses immenses prunelles noires. La courageuse enfant
taisait les blessures reçues, dans sa rapide pointe au dehors. Elle
s’interdisait de se rappeler les mauvais regards, échangés entre les
commères aguichées d’ironique curiosité, chez l’épicière et le
boulanger, et les paroles méchantes surprises au vol:

«Il est donc revenu?--Paraît!--Y a toujours de la chance pour ceux qui
se font bien voir des bourgeois.»

Le léger repas fut vite servi, et non moins promptement expédié.
Raymonde, adroite et attentive, assistait sa mère, arrangeait
commodément les oreillers, comptait les gouttes des drogues qui devaient
ajouter leur vertu tonifiante à l’alimentation de la malade. Et, tout
naturellement, le nom du docteur Davier revint.

--Jamais je ne pourrai le remercier assez tôt! dit Airvault, dans une
brusque décision. J’ai envie d’y aller tout à l’heure. Et je passerai
ensuite rue de l’Orangerie pour avertir M. Menou que je serai demain
matin à mon poste.

--Bien! Va!

--Oh! papa! tu vas nous quitter déjà! s’exclama l’enfant déconcertée.

Airvault se représenta la rue où il devait s’aventurer. Sur le chemin de
sa maison, tout à la joie de son innocence reconnue, au soulagement de
retrouver l’espace et l’air libres, de se mouvoir avec indépendance,
protégé par la présence de l’avocat à ses côtés, le malheureux avait
voulu ignorer le sournois ébahissement qui se propageait à son
apparition et faisait retourner les têtes.

Il avait beau s’exciter au dédain, sur le point de recommencer
l’épreuve, une peur l’ébranlait--comparable à la phobie du vide--et lui
enlevait tout sang-froid.

Madeleine soupçonna cette hésitation. Avec le sublime instinct des
femmes, elle trouva, pour l’homme démoralisé, déprimé, la plus efficace
des défenses: l’enfant dont la petite main communiquerait au père
énergie, vaillance, calme salutaire.

--Emmène Raymonde, tiens, puisqu’elle a tant de peine à se séparer de
son papa! Elle ne sort guère depuis quelque temps. Et je puis très bien
demeurer seule une heure ou deux.




X


Le dîner s’achevait chez le docteur Davier quand retentit le coup de
sonnette d’Airvault.

Ce jour-là, justement, Stany honorait de sa plaisante présence la table
de famille et Fulvie, charmée de cette condescendance, avait convié
quelques amis à prendre le thé pour animer la soirée.

Le valet remit une carte au docteur qui se dressa avec un
tressaillement.

--Hé! mon Dieu, cher ami, quel grand personnage s’annonce pour vous
causer une telle commotion! badina Mme Davier, décidée à la belle
humeur.

Mais le médecin, une barre en travers du front, jetait, d’une voix
brève, un ordre au domestique:

--Introduisez dans mon cabinet!

--Un client, à cette heure! s’exclama Fulvie, contrariée.

Son regard tomba sur le carton que le médecin avait déposé près de lui.
Elle eut une moue dédaigneuse.

--Raymond Airvault! fit-elle négligemment, en pliant sa serviette dans
l’enveloppe brodée. Cet individu, suspecté de vol chez M. de Terroy?
J’ai les oreilles rebattues de ce nom!

--Il est donc relâché? observa Stany.

--Apparemment, puisque le voici!

--Eh bien! pauvre diable, nous ne pouvons qu’en être enchantés! déclara
Stany avec sérénité. J’ai horreur de savoir les gens dans la peine!

Fulvie éclata de rire.

--Oh! toi, mon grand, tu es d’une indulgence... large comme l’Océan!
Avec toi, toujours: à tout péché miséricorde! N’empêche que tout
désignait cet homme pour le coupable. Situation médiocre, habitudes de
jeu, coquetterie de la femme--d’après ce que l’on dit.

Davier se mit debout d’un air impatient. Fulvie ajoutait avec malice:

--Mais oui, coquetterie de la femme, je le répète! Et si j’étais portée
à la jalousie, mon cher époux?... Vous êtes-vous assez occupé de cette
petite dame Airvault? Son nom figurait journellement sur votre liste de
visites! Et voici l’homme, de plus, qui se précipite chez vous! Ne vous
laissez pas envahir par ces gens-là. Naturellement, vous nous
retrouverez au salon! conclut-elle avec grâce. Et un bon bridge vous
délassera de vos obsessions médicales... et des taquineries conjugales!

Davier, nerveux, sourit à peine. Dès qu’il eut quitté la pièce, il
rencontra dans le vestibule Évelyne, qui s’était faufilée inaperçue,
telle qu’un petit furet, hors de la salle à manger.

--Papa, chuchota la fillette, Raymonde est avec son père. Je l’ai vue
par la fenêtre. J’espère qu’elle n’est pas malade. Je vais rester dans
le jardin. Si tu causes un peu longtemps avec M. Airvault, tu lui diras
que je serais bien contente de me promener un petit instant avec sa
petite fille? Tu y penseras, dis!

--Oui, chérie. Égaye-la! C’est une brave enfant! Et elle me parle
toujours de toi!

Le cabinet de consultation et les salles d’attente étaient établis dans
un bâtiment adossé à la muraille du jardin, et indépendant de l’hôtel.
En pénétrant dans la première pièce, le docteur trouva l’homme et
l’enfant. Il pinça affectueusement la joue de la fillette.

--Cette jeune demoiselle a-t-elle besoin que je constate si la Faculté
doit lui ouvrir la gorge ou la supplicier au pied ou à la tête? Non! Je
le supposais bien? Alors, mon cher Airvault, permettez que je la mette
dehors. Elle retrouvera ici, tout près, une petite personne qui brûle du
désir de converser avec elle.

Il rouvrit la porte. Évelyne s’avança, radieuse, vers Raymonde Airvault
et lui prit la main:

--Je suis bien heureuse de vous retrouver! Voulez-vous venir voir les
poules de Barbarie et les poissons dorés?

Raymonde, rougissante, céda à la douce attirance. La conjonction opérée,
les souples bras s’enlacèrent. Le docteur suivit de l’œil les deux
mignonnes, vaguant entre les buissons de roses et d’hortensias.

--Quel heureux âge! dit-il, introduisant le mari de Madeleine dans son
cabinet. Comme les cœurs se prennent vite!

--Hélas! soupira Airvault, que ne reste-t-on toujours enfants! Ah!
docteur, tout ce que je viens de subir! Et retrouver ma chère femme si
changée, si livide, avec ces roses factices aux pommettes! Et cela en
dépit des soins que vous lui avez prodigués! Que de grâces je vous dois!
Je ne sais pas par où commencer! C’est votre témoignage, le juge me l’a
dit, qui a fait enfin pencher la balance du côté de la vérité.

--Ne parlons plus de cela, fit le médecin, mettant en ordre,
machinalement, quelques papiers. Revenons à votre malade. Oui, elle
m’inquiète, je ne vous le cache pas... Elle est encore guérissable...
Mais... cette guérison s’accélérerait dans certaines conditions
d’hygiène, de climat, etc...

--Que je ne puis lui procurer! achevait Airvault avec découragement.

... Dans le jardinet, les deux fillettes erraient autour de la volière
et du bassin, en échangeant ces mille puérilités délicieuses qui
rapprochent les âmes jeunes et les esprits innocents.

Évelyne adorait les bestioles de toutes espèces. Elle-même, autant que
possible, soignait ses petits pensionnaires: les deux couples de
poulettes blanches, et les ménages des pigeonniers. A cette heure
tardive, les pigeons étaient rentrés dans leurs alcôves et mesdames
poules dormaient, roulées en boule sur leurs perchoirs--semblables à des
houppes à poudre de riz, définissait Évelyne.

Mais au seuil de la cuisine, madame Sans-Gêne, une belle chatte tigrée,
jouait avec ses minets. Évelyne posa l’un d’eux en cravate, sur son cou.

--Quelle jolie fourrure! n’est-ce pas? Ne dirait-on pas du velours gris?
Et jamais ces chers petits ne font sentir leurs griffes! Seulement, je
ne puis parvenir à les empêcher de croquer les moineaux! Voilà ce qui me
désole! Aimez-vous les oiseaux, Raymonde?

--Oui, nous avons un petit chardonneret dans une cage. Il est très bien
apprivoisé. Pendant les repas, il sort et vient sur mon épaule me tirer
les cheveux!

--Oh! que c’est mignon! Mais s’il s’échappait?

--Je fais attention de fermer la fenêtre... Cependant...

Raymonde plissa un pan de sa jupe et murmura, en baissant la tête:

--Ces derniers temps, j’ai pensé... que c’était bien méchant, bien
tyrannique de retenir en cage un petit être que le bon Dieu créa pour
voler. J’ai eu l’idée de rendre la liberté à Très-Petit. Mais Philomène
m’en a empêchée. Elle m’a dit que mon oiseau ne saurait pas trouver sa
nourriture, et qu’il serait sûrement mangé par les éperviers.

Au nom de Philomène, Évelyne retint une exclamation. Ses grands yeux
bleus s’ouvrirent largement, et très bas, la fille du docteur demanda à
sa petite compagne:

--Philomène, n’est-ce point ma Philomène à moi, Raymonde?

--Oui! Nous causons bien souvent de vous ensemble! Elle vous aime tant!

--Tu lui diras, oh! tu lui diras que moi, je l’aime toujours, quoiqu’il
me soit défendu de lui parler! dit Évelyne, sans s’apercevoir du _tu_
échappé à son émotion. Et je ne l’oublierai jamais... Tu lui diras tout
ça?

La porte du cabinet s’ouvrait, laissant passer le médecin et son
visiteur. Évelyne, cédant à son élan affectueux, saisit aux épaules la
fille aux yeux noirs, et les deux enfants s’embrassèrent avec effusion:

--Au revoir, Raymonde. Nous ne sommes plus seulement camarades, mais
amies, bien amies!




XI


Une lumière plombée tombait du ciel de juillet. Les terrassiers qui
creusaient les fondations d’une bâtisse, dans le quartier de
Porchefontaine, s’arrêtaient fréquemment pour prendre une lampée à la
gourde, et étancher leurs fronts d’où découlait la sueur.

L’un d’eux, grand gaillard aux bras noueux, vaincu par la flemme, jeta
bas sa pioche, et desserrant sa ceinture de laine bleue, s’affala au
pied du monticule de gravats.

--Ah! non! les copains, c’qu’y fait bon à l’ombre! Si qu’on m’y aurait
déposé, moi, j’y serais resté en disant: «Logé, nourri aux frais de
l’État! Merci, mes juges, ça me botte!»

Raymond Airvault, à cet instant, descendait l’échelle, suivi du maître
maçon. L’architecte reçut en plein visage l’allusion cinglante et le
regard insultant. Il s’enfonça les ongles dans la chair pour soulager le
désir de violence qui l’exaspérait.

Que de fois il avait dû s’imposer cette contrainte, où ses nerfs raidis
menaçaient de se briser, alors que la colère, l’indignation
bouillonnantes le poussaient à se ruer, tête baissée, vers l’insulteur
narquois!

Sans même qu’il fût nécessaire de les entendre, ne saisissait-il pas le
sens des propos susurrés à son apparition? Sa réputation n’était plus
nette. Il ne suffisait pas que sa non-culpabilité fût reconnue par la
justice; tant que le fauteur ne serait pas découvert, l’affaire
resterait trouble, et la voix populaire pourrait répéter l’injuste et
inexact dicton, trop facilement accepté comme axiome par la malignité
humaine: «Pas de fumée sans feu!»

Le jeune architecte avait beau remplir ses devoirs professionnels avec
le zèle le plus intelligent et une stricte intégrité, il ne se sentait
plus l’intermédiaire écouté, estimé, qui possède à la fois la confiance
du patron et celle des ouvriers. Son autorité était ruinée. Raymond
expérimentait à ses dépens que, pour la généralité, un _inculpé_ est
estimé _coupable_.

Et à ses côtés, deux pures victimes se trouvaient éclaboussées par cette
boue, où il était condamné à cheminer.

Chaque jour, des déceptions, des affronts nouveaux atteignaient la
malheureuse famille!

Fini! le projet d’association qui eût permis à Airvault la libre
extension de ses talents! Le camarade sur lequel il comptait, s’était
dédit avec embarras--craignant évidemment de lier son nom à celui d’un
homme discrédité. Fini, l’espoir d’installer son nid dans la gentille
maison, si enviée, de la rue de la Paroisse! Le propriétaire, sans
chercher de prétexte, avait déclaré ne plus pouvoir donner suite aux
pourparlers engagés. Il faudrait donc demeurer dans l’appartement trop
étroit, laisser au grenier les meubles précipitamment achetés et que
tant d’espérances avaient accueillis. Et pis encore, subir les
rencontres des colocataires dans l’escalier, la malveillance embusquée
dans les boutiques environnantes.

Madeleine, convalescente, sortait maintenant, restant le plus possible
au dehors, selon les prescriptions du docteur. Tout en suivant la rue,
la jeune femme avait l’impression angoissante de passer sous les
fourches caudines. Son cœur se resserrait, ses jambes flageolaient.

Mais une mince épaule s’offrait comme appui à sa main tâtonnante.

Raymonde, chargée d’un grand sac à ouvrage, cheminait, droite et
vaillante, près de sa mère--telle qu’un petit lionceau, prêt à mordre
quiconque approcherait. Ainsi péniblement atteignaient-elles la grille
du parc.

Vite, la fillette cherchait deux chaises, dans un coin abrité du
Parterre de Neptune, installait sa chère maman, lui couvrait les épaules
d’un châle; puis l’enfant s’asseyait, tirait son travail des profondeurs
du sac, et son gai bavardage entourait la malade d’une musique d’amour.

Parfois, Madeleine lasse, semblait somnoler, les yeux mi-clos. Mais, le
plus souvent, en ces instants de paix, elle priait en son cœur,
sollicitant de Dieu vigueur et courage, afin de protéger au lieu d’être
protégée, de donner d’elle-même plutôt que de recevoir.

En entendant les cris des enfants qui se poursuivaient, la mère songeait
tristement à la chérie, immobile près d’elle comme une grande personne
sage, et dont les douze ans avaient besoin de jeux. Mais elle comprenait
pourquoi Raymonde, susceptible et fière, ne recherchait aucune compagne.

Un jour, une fillette étrangère vint vers l’enfant:

--Nous avons besoin d’une troisième pour sauter à la grande corde. Si ça
peut vous faire plaisir de venir avec nous?

Oh! l’illumination subite des prunelles noires, trahissant l’intime
convoitise!

Mais, de l’autre côté de l’allée, Raymonde aperçut la petite fille,
nantie de la prestigieuse corde--l’une des méchantes qui, à la pension,
l’avaient insultée de leurs ricanements! Sa figure se glaça.

--Je vous remercie beaucoup! dit-elle poliment à l’obligeante inviteuse.
Mais j’ai mal au pied. Je ne joue pas!

Et elle se replongea dans son livre d’étude: une petite mythologie,
qu’elle aimait parce qu’elle y trouvait l’histoire des déesses qui
ornaient le grand jardin, et qui attiraient ou repoussaient son
affection comme l’eussent fait des personnes vivantes.

Tristement, la mère songeait:

--Que fera-t-on de la pauvre mignonne à la rentrée des classes? En
quelle institution la placer pour lui épargner les froissements que son
petit cœur ressent avec tant de vivacité?

Il arriva qu’Évelyne Davier descendit, un jour, l’allée des Marmousets
avec des compagnons de jeux. La fille du docteur aperçut les deux
femmes, assises près de la Fontaine du Dragon, et, son aimable visage
illuminé de plaisir cordial, elle accourut vers Raymonde.

--Que je suis contente de vous retrouver! Et vous allez mieux, madame?
Votre fille doit en être bien heureuse! Je suis peut-être indiscrète...
Voulez-vous bien qu’elle vienne jouer un peu au loup-caché avec nous,
là, tout à côté, dans le Bosquet du Triomphe?

Madeleine surprit l’élan qui soulevait inconsciemment Raymonde vers la
charmante tentatrice, et le sourire de sympathie qui rayonnait de l’une
à l’autre.

--Vous êtes trop gracieuse pour vous refuser, mademoiselle. Et c’est
bien volontiers que je verrai ma fille jouer avec vous. Ne te tourmente
pas, mon petit, si je reste seule un instant. Je n’ai besoin de rien.

Évelyne prit Raymonde par la main, et toute rose de satisfaction:

--Combien je vous remercie, madame! Et puis, ajouta-t-elle gravement,
soyez tranquille! Nous jouons avec des petits. Il y a ce garçon, Charlot
Desroches, qui a onze ans, c’est vrai, mais il est plus pacifique que
moi! Alors!...

A travers cette simplicité enfantine, se faisait jour un naïf instinct
de protection. Évelyne jeta son bras fluet autour des épaules de
Raymonde. Et Madeleine émue les vit monter l’allée, les deux têtes
rapprochées mélangeant les boucles de la toison brune et la soie
effilochée des longues mèches blondes.

Bientôt après, elle entendit les cris, les rires, les appels, sortant de
l’enclos de feuillage. Par intervalles, elle entrevoyait les silhouettes
graciles, bondissantes comme des faons poursuivis.

--Pour une heure, ma chérie pourra donc être enfant à l’aise.
Décidément, tout ce que nous avons trouvé de secours, dans notre
malheur, nous vient du docteur Davier. Sa fille est bonne comme
lui-même. Que le ciel les bénisse!

Raymonde revint exubérante et gaie, grisée de rires, ne tarissant pas
sur les plaisirs de la charmante récréation. Presque journellement, ces
rencontres se reproduisirent. Mme Davier et sa société ayant pris pour
quartier général le Parterre de Latone, Évelyne et ses compagnons, sous
la garde indulgente de la bonne des jeunes Desroches, descendaient
subrepticement l’Allée d’Eau pour rejoindre la petite amie. Raymonde
devint la camarade choyée, sans laquelle ne peut s’organiser la moindre
partie.

Une après-midi, Évelyne apparut toute pâle, ses tendres yeux violacés et
gonflés. Laissant les petits Desroches s’amuser aux quatre coins, elle
attira Raymonde dans l’allée parallèle.

--Il faut que je te parle. J’ai beaucoup de chagrin. Oui! le mois d’août
va s’achever. Nous allons passer septembre près de Biarritz. Alors, je
ne te verrai plus!

--Je serai triste en ton absence, Lynette. Mais contente pour toi, car
tu vas faire un beau voyage... que tu me raconteras après...

Évelyne secoua la tête d’un air si triste que la petite Airvault
s’effraya.

--Dis-moi tout ce qui t’afflige, je t’en prie!

--Eh bien!... après, je ne sais pas si nous nous retrouverons! Pense
donc! Je ne vais pas rentrer à Versailles! On va me mettre en pension...
à Saint-Germain-en-Laye.

Les pleurs, contre lesquels elle luttait, s’échappèrent. Consternée,
Raymonde gémit:

--Oh! pourquoi! pourquoi te fait-on cette peine?

A la hâte, de son petit mouchoir en boule, Évelyne épongeait ses larmes:

--Il le faut! Papa me l’a fait bien comprendre! Une jeune fille--ou un
garçon--doivent quitter la maison, un jour ou l’autre, pour les
exigences de leur éducation. Et ma santé se trouvera mieux d’une vie
plus réglée, plus tranquille, au milieu d’autres enfants. Je comprends
très bien cela, et je sais que papa prend beaucoup sur lui pour se faire
une raison. Et puis, la directrice de l’institution est une très bonne
demoiselle; elle a été professeur de maman--ma vraie maman, tu entends
bien! Je m’habituerai. C’est le début qui me coûtera beaucoup. Mais papa
viendra me voir très souvent. Il va même acheter une auto.

«Papa ne pouvait jamais avoir tort! Tout ce qu’il décidait était juste.»
Voilà ce qui ressortait de ces paroles désordonnées où s’exprimaient
pêle-mêle la douleur, la résignation, l’amour confiant, le ferme propos
de marcher avec vaillance dans le chemin assigné.

Raymonde, indécise entre la pitié, la sympathie, une indéfinissable
admiration, demeurait stupéfiée, les prunelles fixes et ternes.

--Et toi, amie, demanda inopinément Évelyne, où iras-tu à la rentrée?

La petite Airvault ferma les yeux comme pour éviter de voir l’angoissant
point d’interrogation, dont elle se détournait peureusement. Mais à son
amie elle devait sa pensée,--confidence pour confidence--et elle
balbutia, blême et farouche, les dents serrées:

--Je ne veux pas retourner en pension à Versailles!...

Évelyne lui saisit les deux bras.

--Eh bien! demande à tes parents de te mettre à Saint-Germain! Nous
serons ensemble! Quel bonheur, dis!

Le regard bleu et le regard noir se fondirent, en une extase
d’espérance. Mais, plus avertie que l’enfant riche des réalités de la
vie, aussitôt Raymonde entrevoyait les impossibilités du merveilleux
projet.

--Ce doit être trop cher! murmura-t-elle avec découragement. Ce qui est
pour toi, Évelyne, n’est pas pour moi!

--C’est bien dommage! soupira Mlle Davier.

L’heure de se séparer les trouva aussi abattues l’une que l’autre. Elles
s’embrassèrent avec plus d’effusion encore que de coutume.

--Prions bien fort! dit Évelyne. Le bon Dieu nous aidera.

Madeleine se levait quand sa fille la rejoignit.

--Le vent fraîchit plus tôt, ce soir! Rentrons, chérie!

Les deux femmes prirent leur route habituelle par le boulevard des
Réservoirs. Comme elles traversaient la vaste chaussée, un rassemblement
tout proche, d’où s’élevaient des voix menaçantes, devant un hôtel dont
la façade était barrée d’échafaudages, attira leur attention. Une vision
terrifiante les figea sur place.

Au centre du groupe, Airvault, d’un geste violent, souffletait un homme.
Celui-ci, heureusement contenu par les assistants, faisait mine de
foncer vers l’architecte. Son bras levé, son poing crispé, agité avec
menace, signifiaient expressivement: «Tu m’échappes! Mais je te
retrouverai!»

Pourquoi cette altercation?

Madeleine ne se le demanda pas. Elle se représentait trop bien la
tension des rapports journaliers, les insolences sourdes ou agressives
qui finissaient par exaspérer son mari jusqu’au délire.

Toute observation de l’architecte à un ouvrier paresseux ou saboteur, à
un patron négligent ou inexact, augmentaient l’hostilité latente.
Raymond avait beau imposer une compression formidable à son naturel
bouillant, un jour ou l’autre l’esclandre devait se produire. Le malheur
voulait que sa femme et sa fille fussent témoins de la rixe.

Les genoux de Madeleine fléchirent. Raymonde soutint rapidement sa mère:

--Maman, je t’en prie! Viens vite! Qu’on ne nous voie pas!

D’un effort surhumain, la jeune femme réagit contre le spasme qui la
révulsait. Tremblante de la tête aux pieds, elle parvint à gagner le
trottoir. Mais là, elle s’arrêta, chancelante:

--Je ne pourrai pas aller jusqu’à la maison. Appelle... cette voiture.

Airvault, dégagé, avançait de ce côté, les mâchoires serrées, les
sourcils barrant d’une ligne dure son visage enflammé. Il aperçut les
deux femmes en détresse, la victoria qui s’arrêtait. En quelques
enjambées, il fut près du véhicule.

--Madeleine!... Te trouves-tu mal?

A grand’peine, il l’aida, assisté par Raymonde, à gravir le marchepied,
et la pauvre créature s’affala sur les coussins, une mousse rose aux
commissures des lèvres.




XII


--Cela ne saurait durer! Je ne puis en supporter davantage!

Les doigts enfoncés dans sa chevelure crépue, Airvault redisait sa
lamentation, avec une insistance de monomane.

Quand les portes de la geôle s’étaient ouvertes, il avait cru être
quitte du cauchemar: les péripéties seules changeaient. Mais
l’oppression s’appesantissait encore plus lourdement. Blessé par toutes
les contingences, il se comparait au captif qui se meurtrit aux parois
d’une cage de fer. L’idée de sujétion, d’humiliation le suivait partout.
Dans l’inconnu qui le croisait, il appréhendait un ennemi, dont le
mépris secret le salissait au passage.

--Cela ne peut durer! Je n’en puis plus de cette lutte! Nous partirons!

Il parlait haut, sans s’en rendre compte. Un faible écho venait de la
couche où Madeleine était étendue:

--Partons! oui, partons!

A cette voix navrée, le malheureux frémissait, ramené au sentiment
désolant de son impuissance. L’émigration était impossible tant que la
jeune femme demeurait en cet état d’épuisement, sur la pente dangereuse
qui conduit de la menace imminente au mal avéré.

Le docteur multipliait les recommandations de prudence, d’isolement...

Que faire? Raymond se le demandait avec rage. Aucun secours, humain ou
divin, ne descendrait-il vers les affligés?

Cet appel désespéré, mêlé de blasphèmes, fut-il entendu d’un ange
pitoyable?

Un jour, M. Menou, le patron d’Airvault--fort embarrassé lui-même par
les difficultés que rencontrait désormais cet auxiliaire intelligent
dont il connaissait la valeur--retint son employé pour un entretien
confidentiel.

--Airvault, je dois vous faire part d’un projet qui peut vous
intéresser, pour des raisons diverses. Un de mes plus notoires confrères
parisiens--qui fut mon camarade à l’École des Beaux-Arts--a été chargé
de la construction d’un musée, dans une ville du Chili. Il cherche
présentement un homme actif, capable, qui s’engage à demeurer là-bas
trois années de suite afin de surveiller les travaux. Vingt mille francs
par année--voyage aller et retour payé, naturellement. Le premier
semestre sera versé à la signature du contrat, pour permettre au
suppléant de mettre ordre à ses affaires, avant de partir. J’ai songé
que cet arrangement vous conviendrait peut-être.

Ahuri par l’inattendu de la proposition, ébloui par les chiffres,
Raymond ne sut que balbutier:

--J’ai femme et enfant. Puis-je les exposer à un tel déplacement?

--Pas tout de suite! Je ne vous le conseille pas. A votre place, j’irais
en avant, en fourrier. Je m’assurerais du climat, des conditions de la
vie, etc. J’ajoute qu’il vous sera loisible d’accroître vos
appointements, en acceptant là-bas des travaux pour votre compte
personnel.

--En effet! cela serait tentant! murmura Airvault. Et je vous remercie
d’avoir songé à moi! Mais il me faut réfléchir à tête reposée, et
surtout aviser aux moyens d’organiser l’existence des miens, au cas où
ma femme se soumettrait à cette séparation temporaire.

--Évidemment! Tout cela est juste! Mais les compétiteurs ne manqueront
pas, si la chose s’ébruite. J’ai obtenu de mon ami la promesse de ne
rien décider avant que je ne vous eusse pressenti. Maintenant, méditez
et décidez... sans retard.

Airvault s’en alla, perplexe. Tous les avantages de l’expectative
imprévue chatoyaient déjà dans sa vive imagination: curiosité du long
voyage, du pays exotique, mœurs nouvelles, attrait de la tâche
considérable, fierté de servir l’art français. Avec quel entrain, il eût
clamé un oui! enthousiaste, quatorze ans plus tôt!

Mais d’autres destinées étaient liées à la sienne.

En cette occurrence, il éprouva le besoin d’un avis judicieux et
désintéressé. M. Bénary--dont l’expérience eût pu l’éclairer--passait
ses vacances en Hollande. Restait le docteur Davier. Au lieu de rentrer
à la maison, Raymond dirigea sa bicyclette vers la rue de Satory.

Il eut la chance de trouver celui dont il souhaitait le conseil.

Le docteur le reçut dans son cabinet de consultation. Le jeune
architecte s’excusa de son importunité. M. Davier s’était montré--non
seulement le médecin--mais l’ami bienveillant, le soutien moral de la
famille éprouvée. Il serait apte plus que tout autre à juger les
complications présentes--qui d’ailleurs mettaient en jeu l’intérêt de la
malade.

Encouragé, Raymond exposa alors l’offre transmise par M. Menou et ne
cacha pas la séduction qu’elle exerçait sur son esprit. Ah! quel
soulagement, s’il pouvait mettre de la distance et du temps entre lui et
l’ambiance actuelle! Respirer à l’aise! Lever enfin la tête comme son
honneur intact lui en donnait le droit!

Ses souffrances, ses aspirations, ses anxiétés, se déversaient en
tumulte devant l’auditeur sympathique. Le médecin, pensif, écoutait avec
une visible émotion. Quand Raymond se tut, Davier murmura:

--Il est toujours délicat et difficile de se substituer à autrui pour
examiner ce qui lui convient ou non. Cependant, j’ai beau tourner et
retourner la question, je crois, de bonne foi, qu’en tout temps elle eût
mérité sérieux examen. Dans un pays plus neuf que le nôtre, vous serez
moins étouffé qu’ici. Vous y trouverez des chances plus nombreuses
d’élargir votre carrière--et, en premier lieu, l’apaisement qui vous est
si nécessaire, à cette heure.

--Ah! puissiez-vous dire vrai! s’écria Raymond, acceptant avec ardeur
l’approbation qui encourageait ses espérances. Mais Madeleine?
Madeleine, que dira-t-elle? Se résignera-t-elle, sans trop de
déchirement, à mon éloignement momentané?

--Votre femme est sensée autant que sensible! déclara posément le
docteur. Et là, j’interviendrai pour la persuader--en lui dévoilant la
vérité sur son état. Ne craignez rien! L’argent qui vous sera versé
bientôt permettra enfin de réaliser ce qui s’impose: un séjour de
quelques mois dans un sanatorium de montagnes. Alors le mal sera enrayé.
Et elle rejoindra son mari et reprendra la vie familiale, sans craindre
de contaminer son enfant.

--Oh! docteur! C’est à ce point? balbutia Raymond, interdit. Madeleine
se désespérera. Cette révélation va la tuer!

--Non, parce que je lui démontrerai que son cas est guérissable. C’est
ma conviction. Mme Airvault comprendra que son premier devoir est
d’affermir sa santé pour redevenir elle-même, et ramener la joie dans
votre intérieur qui se reconstituera plus heureux, plus fortuné, sous un
ciel favorable.

--Ah! docteur, dites-lui tout cela! Vous serez, une fois de plus, notre
sauveur. Seulement, objecta le pauvre homme, tourmenté d’une nouvelle
inquiétude, voici ce qui entravera tout et bouleversera Madeleine: que
faire de notre fille pendant ces quelques mois d’attente?

--N’avez-vous point de parents à qui la confier?

--Il ne nous reste, à l’un et à l’autre, que des cousins éloignés,
indifférents, avec lesquels nous avons peu de relations.

--Une pension? Un couvent?

--Raymonde y souffrira à la fois et d’être privée de nous et de s’y
sentir isolée. C’est beaucoup pour un cœur comme le sien!

Le docteur pensa, par analogie, à la tendre petite tourterelle qu’il
devait écarter du nid. En ce rapprochement d’idées, une inspiration
jaillit.

--Airvault, de ce côté encore, nous allons découvrir une solution. Votre
fillette et la mienne ressentent l’une pour l’autre une de ces
irrésistibles affections d’enfant qui restent inoubliables et deviennent
parfois une force. Dès que je suis seul avec Évelyne, elle me parle de
Raymonde. Elles se voient très souvent au parc. Maintenant, je vais vous
confesser une décision prise dans l’intérêt de ma fille. Au début
d’octobre, je la place dans un petit pensionnat de Saint-Germain, dont
la directrice m’est parfaitement connue. Nos enfants éprouveraient une
joie immense à se retrouver, et ainsi ce ne serait plus un exil ni pour
la mienne, ni pour la vôtre. Vous allez en juger! J’entends Évelyne dans
le jardin.

Le médecin ouvrit la porte vitrée.

--Viens ici, mon amour!

La fillette entra, éclairant la pièce de sa robe rose et de sa chevelure
d’or.

--Voici le papa de ton amie Raymonde.

Évelyne salua, d’un joli sourire, pendant que le docteur poursuivait:

--Nous sommes en train, M. Airvault et moi, d’élaborer un dessein où tu
peux nous aider. Que dirais-tu si ta petite camarade passait l’hiver
avec toi, chez Mlle Duluc?

Évelyne laissa tomber son livre et frappa des mains.

--Ce que je dirais? Mais que ce serait une chance sans pareille!... Pas
d’attrape, au moins? Ça va se faire?

--Oui, mais il faut toi-même entrer dans le complot et disposer Raymonde
à ce parti!

--Comment? s’écria la fillette exultante. Mais c’est déjà fait. L’autre
jour, nous causions pension, toutes deux! Et nous avons conclu que ça
deviendrait presque un paradis... si nous y étions ensemble!

Les deux hommes échangèrent furtivement un regard attendri et amusé:

--Voilà comment les enfants devancent les combinaisons des parents!
soupira le docteur. Éternellement Rosine déconcertera Bartolo! Ah!
petites têtes de poupées! Ainsi, Airvault, rassurez-vous! Les choses
s’arrangeront comme la raison nous engage à le souhaiter! Avant une
heure--puisque vous devez rendre promptement réponse--j’irai chez vous
afin de préparer ma malade!

Le soir même, en effet, le médecin, avec une fermeté calme, instruisait
Madeleine de la nature de son mal, d’une façon catégorique. Mais après
avoir démontré la gravité des symptômes constatés, le péril qu’offrait
la cohabitation pour l’enfant, M. Davier, paternellement, réconfortait
la jeune femme éperdue en lui infusant la certitude de la guérison, si
elle se plaçait dans les conditions désirées.

Et alors Raymond expliqua quelle proposition lui était faite, quels
avantages immédiats et palpables permettraient aux éprouvés de recouvrer
le calme d’abord, puis, au delà de cette passe troublée, l’espérance, la
félicité de la réunion, la marche en avant vers un avenir plus beau.

--Ta santé surtout et avant tout, Madeleine! Point de vrai bonheur pour
personne de nous trois si tu ne redeviens solide, alerte, enjouée! Ne
pleure pas! Que te demande-t-on? Quelques mois de sagesse, de
philosophie, pendant lesquels tu te diras: Tous les jours, je travaille
pour ceux que j’aime en me guérissant, en me fortifiant; tous les jours,
j’avance vers le but que nous désirons! Alors, tu t’endormiras chaque
soir et tu te réveilleras chaque matin plus contente.

Madeleine étendit ses mains diaphanes.

--Tu as raison! Je ne veux pas pleurnicher sottement. Nous avons tous
besoin de courage. Et je penserai que la séparation eût pu être sans
terme!

Longuement, avec un tendre respect, Raymond baisa la joue pâle.

--Tu l’as dit un jour: la vie recommencera! Et voilà que la Providence
nous en offre le moyen. Vivons pour notre fille! Pour elle, je lutterai!
Pour elle, tu vas t’appliquer à guérir!

--Et soyez bien tranquille à son sujet! observa le docteur presque
gaiement. Évelyne, tout à l’heure, m’a recommandé, avec beaucoup
d’importance: «Papa, dis bien à Mme Airvault qu’elle ne se tourmente pas
de laisser Raymonde à Saint-Germain! Je veillerai sur elle!»




XIII


La collaboration d’Airvault fut acceptée.

Une quinzaine se passa en multiples préparatifs. Le jeune homme dut
faire face à une foule d’obligations urgentes. La première de toutes fut
de conduire sa chère femme dans l’abri montagnard de haute altitude,
choisi par l’entremise du docteur. Un ami de M. Davier avait été traité
avec succès à Lézins. Le même établissement reçut Madeleine.

Raymonde accompagna ses parents, afin d’alléger à sa mère la tristesse
et la fatigue du voyage. Ainsi la fillette connaîtrait-elle le pays où
sa pensée irait retrouver sa maman. Les cimes neigeuses, les glaciers,
les pentes vertigineuses couvertes de bois, les vallées alpestres, le
grand ciel pur exaltèrent l’enthousiasme de l’adolescente.

--Oh! maman, c’est si beau! Tu guériras! Je m’imaginerai tout cela en
t’écrivant et en priant pour toi!

L’entourage prévenant, la chambre inondée de lumière, le balcon d’où
l’on semblait planer dans l’espace infini, le diagnostic encourageant du
docteur, les exemples probants qu’il citait, tout concordait à inspirer
confiance. Et pénétrés d’optimisme, grisés d’espoir, ces trois êtres qui
s’aimaient tant supportèrent avec une résignation presque joyeuse
l’heure des adieux.

--Après... après... quel bonheur! répétait la petite Raymonde.

Et ces mots naïfs résumaient leurs intimes impressions.

De retour à Versailles, la fillette, active et zélée, aida son père à
ranger et à classer les objets qui garnissaient l’appartement;
l’essentiel du mobilier fut entassé dans une mansarde de la petite
maison où vivait Philomène.

--Si nous ne revenons pas ici, dit Airvault, je vous donnerai mission de
brocanter ces meubles; gardez pour vous, dès maintenant, en remerciement
de votre obligeance, ces fauteuils, cette lampe, cette portière, et ces
diverses babioles qui rendront votre logis plus confortable.

Comme témoignage de sa gratitude envers ses protecteurs, Raymond
laissait à Maître Bénary un vieux miroir de Venise: au docteur Davier,
une coiffeuse empire, incrustée de bronze doré. Au neveu de M. de
Terroy, il apporta, en gage des trois mille francs qu’il ne pouvait
encore solder, un souvenir de famille: le chef-d’œuvre de son trisaïeul,
le compagnon serrurier Airvault, dit Franc-Cœur--un petit puits de fer
forgé, d’une délicatesse aérienne.

--Mais c’est une pièce de musée, mon garçon! fit M. de Terroy, qui,
grand horticulteur, vouait aux fleurs et aux arbustes l’affection que
son oncle avait donnée aux arts. Ce travail dépasse la valeur du prêt
qui vous fut fait...

--Et dont vous ne connaissez le chiffre que par mes aveux! dit Raymond
avec chaleur. Ah! monsieur, pour avoir cru en ma bonne foi et accepté ma
parole comme véridique, alors que tout se tournait contre moi, je
voudrais trouver un don, des mots, capables d’exprimer toute ma
reconnaissance.

M. de Terroy, gagné par cette émotion si sincère, tendit brusquement la
main au jeune homme. Raymond s’inclina comme pour la baiser.

--Monsieur, vous me dédommagez, en une seconde, de mes pires
souffrances. Que de fois j’ai souhaité qu’il fût possible aux morts de
revenir attester la vérité! Votre oncle eût ratifié les moindres détails
de ma confession!

--Mon oncle vous estimait, repartit M. de Terroy à sa manière ronde. Et
puis il se connaissait en hommes. Vous aviez joué. Il vous a reproché
votre faute. Quelqu’un qui le touchait de près--oui, Airvault! je fus
celui-là!--lui donna jadis l’occasion des mêmes reproches. Je n’ai donc
pas le droit de vous jeter la pierre. Mais se laisser entraîner par la
fièvre du baccara--ou profiter bassement de la mort d’un être qu’on
respecte--ce sont deux actions bien différentes. Je vous crois incapable
de la dernière, qui est le fait d’un vil goujat--ou d’un inconscient!

Cette affirmation, dépourvue d’éloquence, mais énergique et convaincue,
réconforta Airvault comme un stimulant, pendant les dernières et graves
dispositions qui lui restaient à prendre. Le jour de la rentrée des
classes, il mena lui-même sa chérie au pensionnat de Saint-Germain. La
vue du bon visage de Mlle Duluc et du riant jardin renouvelèrent les
impressions favorables de sa première visite. Et ce fut en toute
quiétude qu’il abandonna sa fille à cette femme aux yeux maternels.

D’ailleurs, Évelyne Davier arrivait bientôt, escortée seulement de son
père--Mme Davier ayant dû demeurer près de Loys, en l’absence de la
nurse. Les deux petites se prirent aussitôt par la main pour se donner
mutuellement du courage, en adressant à ceux qu’elles adoraient un: Au
revoir! trempé de larmes.

Les deux pères, contenant le trouble qui les remuait, sortirent
ensemble. Airvault fit des adieux pénétrés au docteur.

--Je pars pour Paris et je n’aurai plus occasion, je suppose, de revenir
à Versailles. Tout est liquidé, en ce qui concerne mes affaires
personnelles. J’ai cédé le bail de mon appartement et vendu nombre de
bagatelles embarrassantes. Ainsi ai-je pu payer un semestre d’avance à
Mlle Duluc et envoyer une forte provision à Lézins, assurant le séjour
de Madeleine jusqu’en avril. Enfin, les paperasses de l’assurance sur la
vie sont signées d’hier. S’il m’arrivait malheur, permettez-moi de
compter sur vous pour guider les chères créatures que je laisserais
derrière moi. Et promettez-moi de servir de tuteur à ma Raymonde.

--Je vous le promets! Mais chassez les noirs papillons! Tout ira bien!

--Merci! Vous m’enlevez un poids oppressant! Maintenant, au travail! Je
pense m’embarquer à Pauillac, avec mon patron, vers la fin d’octobre.

--Alors, en route pour la fortune! dit le docteur, secouant une dernière
fois la main de l’architecte. Je vous souhaite tous les succès.

Raymond se redressa, un éclair jaillit de ses prunelles noires.

--Je souhaite mieux: l’honneur! Ah! trouver le damné gredin qui profita
de l’inertie de M. de Terroy pour enlever ce maudit coffret, voilà ce
qu’il faut me désirer!

Ils se quittèrent sur ces mots, Airvault devant traverser la ville pour
prendre la direction de Paris, tandis que le docteur revenait au train
de ceinture, qui, par Marly et Saint-Cyr, le ramenait à Versailles.

Une songerie profonde le retint, immobile et morne, près de la portière,
indifférent à l’éclatante parure automnale des prairies et des forêts
qu’il semblait contempler. La figure crispée de l’homme calomnié se
maintenait seule devant ses yeux, effaçant même la douce image
d’Évelyne.

Une scène de tendresse et de grâce familière éclaira opportunément les
brouillards tristes de son esprit, quand il rentra en son home. Fulvie,
assise dans le jardin tiède, embaumé par les héliotropes et les roses,
berçait dans ses bras, contre son épaule, l’intraitable Loys, qui, en
l’absence de Mary, agité et quinteux, venait de _faire une colère_.

Mme Davier s’était dépensée en de tels efforts qu’une rougeur de fatigue
avivait la pâleur ambrée de son teint.

--Heureusement, sa nurse revient demain! Je n’en puis plus! fit-elle,
plaintive et rieuse à la fois. Il est aussi méchant que put l’être
Duguesclin, ce petit monstre! Après tout, c’est peut-être ainsi que les
héros débutent! Écoutez, Monsieur, une berceuse que me chantait ma
grand’maman:

    Son œil le dit: il est fait pour la guerre!
    De ses lauriers comme je serai fière!

(C’est vrai! Vous irez à Saint-Cyr!)

    Il est soldat, le voilà général!
    Il court, il vole: il devient maréchal!

--Avancement rapide! objecta le père, admirant la menotte aux ongles
mignons qu’il tenait entre deux doigts.

    En attendant, sur mes genoux,
    Beau maréchal, endormez-vous!

Loys se taisait, insensiblement assoupi par la mélopée, les câlineries
et les baisers.

Fulvie était charmante dans cette attitude de Madone. Une confiance
amicale sourit dans le regard qu’elle leva vers son mari.

--Tout s’est bien passé à Saint-Germain? demanda-t-elle à demi-voix.

--Très bien! L’enfant s’est montrée raisonnable et soumise à souhait.

--Ah! tant mieux! J’en suis bien aise pour vous autant que pour elle!
Écoutez, mon ami! Je n’ai pas voulu vous accompagner aujourd’hui. Je
craignais--à tort ou à raison--de rendre plus pénible par ma présence ce
changement qui est, j’en conviens, une épreuve pour la chère petite.
Mais demain, j’irai seule, à l’heure de la récréation, porter à Évelyne
cette jolie boîte de vannerie fine--voyez là, sur le guéridon.--Je l’ai
remplie de friandises qu’elle distribuera à ses compagnes.

--Excellente inspiration! fit le docteur, touché de l’aimable
prévenance.

Il remercia sa femme d’un baiser qui glissa ensuite vers le petit front
moite. Une bouffée d’espoir rafraîchit son âme.

Comme il prenait le sentier conduisant à son cabinet, le médecin avisa
un petit carré de carton, gisant sur le sable, au milieu d’effilochures
et de brindilles de fil.

--Un billet de chemin de fer! Perdu par un client, peut-être?

Mme Davier rit à gorge déployée.

--Du tout! La femme de chambre s’était installée à cet endroit pour
rafistoler le pardessus d’été de M. Stany--car, en bonne sœur, je prends
soin de sa garde-robe. Une poche était percée, et dans la doublure se
promenaient un porte-crayon, des timbres, une cigarette, et un billet de
retour que le susdit jeune homme dut frénétiquement chercher en
repartant de Versailles pour Paris. Ah! Ah! Que cela ressemble bien à du
Stany!...

Le docteur examinait le ticket. La date restait nettement marquée: le 12
juin 1912.

Il voulut rejeter sur le sol le minuscule carton. Quelque chose de plus
fort que sa volonté fit resserrer ses doigts frémissants.

Davier entra dans son cabinet, s’assit à son bureau, considéra encore la
petite chose banale avec une stupeur horrifiée.

--Non! il ne s’est pas présenté ici, ce jour-là, non!... D’ailleurs,
Fulvie et moi, dînions au dehors!... C’est fou!

Sa pensée recula comme une bête qui se cabre.

Ses yeux pâlirent. Une rigidité singulière durcit son masque. Puis,
d’une impulsion rapide, il ouvrit un tiroir et lança le ticket tout au
fond.

Après quoi, le docteur attira une revue médicale et concentra son
attention sur le procès-verbal de la dernière séance de l’Académie de
Médecine.

Et un voile épais se tendit, dans les profondeurs de son âme, recouvrant
l’idée effarante qui avait failli surgir.




DEUXIÈME PARTIE

FATALITÉS




I


Raymonde, d’un grand geste de triomphe, éleva en l’air deux enveloppes,
pour les montrer de plus loin à Évelyne qu’elle rejoignait dans la cour
gazonnée de la pension.

--Deux bonheurs aujourd’hui, cria-t-elle, emphatique. Vois un peu! Un
rayon qui vient de Suisse, un autre du Chili, et qui tombent ici pour
illuminer mon cœur!

--Alors, bonnes nouvelles, Rara!

La fillette baisa les deux missives.

--Oh! si bonnes! Maman va de mieux en mieux! Elle apprend l’anglais, un
petit peu, en causant avec sa voisine de chambre et de véranda, une
«miss» charmante. L’espagnol lui serait plus utile. Papa sait déjà très
bien se faire comprendre! Il commence à se plaire à Talca. Il dit que
j’aimerai ce peuple où la fierté des hidalgos se corse de l’orgueil des
Indiens Araucaniens! Penses-tu, Lynette! Je vais voir des Peaux-Rouges,
comme dans le «Dernier des Mohicans!» Et les Andes, si hautes, et le
Pacifique! Un rêve! Mais papa m’engage--pour me taquiner--à devenir
moins bavarde, parce que je ferais scandale! Tout le monde, au Chili,
est étonnamment réservé. Le silence des rues, écrit papa, étonne nos
oreilles européennes. Mais comme c’est drôle, poursuivait Raymonde,
levant le nez vers le ciel où les nuages bas de décembre
s’effrangeaient, çà et là, pour laisser deviner une traîne de pâle azur.
Ici, nous sommes en plein hiver; tout est triste! A peine quelques
petites graines rouges aux fusains; plus de feuilles aux arbres de la
forêt! Et là-bas, ils jouissent de l’été! Des roses partout,
magnifiques! Et des grandes lianes roses et blanches, et des fruits en
abondance, des cerises délicieuses! Que nous serons heureux tous trois
dans ce paradis!

Évelyne, brusquement, fondit en larmes. Raymonde, déconcertée, arrêta
net son dithyrambe.

--Que te prend-il, Lynette?

Insensiblement, les deux amies s’étaient écartées des écolières qui,
dans l’espace découvert, couraient et sautaient pour se réchauffer.
L’œil vigilant de Mlle Duluc découvrit, entre les massifs, la fillette
en larmes. Promptement, la maîtresse inquiète accourut:

--Évelyne, ma petite enfant! vous êtes-vous fait mal? Qu’est-ce qui vous
chagrine?

Elle rapprochait tout contre elle la jeune affligée, et considérant
Raymonde avec une certaine sévérité:

--Est-ce Airvault qui vous a peinée?

Mlle Duluc sentit contre sa poitrine le grelottement du petit cœur
éperdu. Incapable encore de répondre, Évelyne dégagea son bras et saisit
à l’aveuglette la main de son amie.

--Non! Non! Airvault ne saurait me faire de peine volontairement. Mais
elle m’en fera beaucoup, néanmoins... quand elle s’en ira. Tout à coup,
l’idée de ce jour... joyeux pour elle, triste pour moi, s’est présentée.
Et cela m’a été cruel.

Ton son corps trembla dans un long frémissement. Mlle Duluc resserra son
étreinte.

--Sensitive! Nous n’en sommes pas là! Ne souffrons jamais d’avance. A
chaque jour suffit sa peine.

Préoccupée, en considérant Raymonde dont les yeux s’humectaient, la sage
éducatrice se demanda si elle ne devait pas s’efforcer de distendre
cette amitié trop chaleureuse. Évelyne, comme avertie intuitivement de
la pensée de sa maîtresse, leva son regard noyé et confessa avec une
loyauté humble:

--C’est très bête de ma part. Raymonde me parlait seulement des fleurs
et des fruits du Chili, et de son papa, et de sa maman. Je me suis
imaginé alors le bonheur qu’ils auront à se retrouver. Et j’ai pleuré:
voilà tout...

Un monde de regrets, d’aspirations, tout ce que contenait un cœur
d’enfant vibrant et tendre, se décelait dans ces simples mots. Mlle
Duluc en fut remuée.

En se représentant la figure fine et douce du père, l’orgueilleuse
beauté de la seconde épouse, l’institutrice comprenait sans peine le
malaise intérieur qui motivait le bannissement de l’orpheline. Ce
qu’Évelyne, sans le définir, enviait à son amie, plus déshéritée de la
fortune, c’était cette richesse que rien ne remplace dans le lot des
trésors humains: le nid tiède et quiet où l’enfant se blottit avec
délices entre ses parents affectueusement rapprochés.

Raymonde, démontée, attristée, cherchait de naïves consolations.

--Mais notre séparation ne sera pas éternelle, ma Lynette. Le Chili
n’est pas le pôle! Tu viendras nous voir. Et puis, je viendrai me marier
en France, parce que les enfants qui naissent là-bas sont Chiliens, et
je veux que mes enfants soient Français.

A cette déclaration, pour le moins prématurée, Mlle Duluc fut prise de
fou rire.

--Et ta ta ta... Votre fougueuse imagination prend le mors aux dents,
Airvault! Tout en approuvant vos sentiments chauvins, je vous préviens
qu’il est un peu trop tôt pour parler mariage! Avant d’aborder ces
problèmes d’avenir, il vous reste à résoudre beaucoup de problèmes
d’arithmétique! Et votre premier devoir comme Française, c’est de savoir
à fond votre syntaxe afin de bien connaître votre langue. Ce qui ne
m’empêchera pas, pour vous amuser, de vous passer une grammaire
espagnole. J’eus l’ambition à votre âge, d’apprendre le sonore langage
de Cervantès, avec un vieil ami. Mais s’il avait passé son enfance en
Espagne, il avait dû perdre beaucoup de mots sur la route, et il
étouffait le reste dans sa barbe chenue. Cependant je garde encore
souvenir d’une bien belle chanson.

Et Mlle Duluc gaiement fredonna, en ajoutant immédiatement la
traduction:

    Un peluquero se fué a misa
    Y como ne sabia rogar
    Pedia a todos los santos
    Si no hai pelucas que peinar...

    Un perruquier fut à la messe,
    Et comme il ne savait pas prier,
    A tous les saints il demandait
    S’ils n’avaient pas de perruques à peigner!...

--Oh! que c’est gentil! s’écria Raymonde électrisée. Mademoiselle,
apprenez-moi cette drôle de petite chose! Je la chanterai à papa!

--Et puis, observa Évelyne, j’aime ce pauvre homme qui offrait aux
saints ce qu’il pouvait faire!

--La même idée que le «Jongleur de Notre-Dame»! dit Mlle Duluc. Il n’est
point d’effort, humble et sincère, qui ne soit bien accueilli là-haut,
même quand il paraît absurde aux yeux des hommes. Rappelez-vous-le
toujours, mes petites!

Les jeunes yeux rayonnaient maintenant. Le sourire avait refleuri sur
les lèvres fraîches. Ainsi, habile et prudente, Mlle Duluc gagnait la
confiance de ses élèves et parvenait à régler les mouvements des âmes
adolescentes, si vivement impressionnables.

Elle ne chercha pas à éloigner l’une de l’autre les deux fillettes,
jugeant après étude attentive, que leurs natures se complétaient.
Également droites et aimantes, mais Raymonde, plus énergique, plus
ardente, d’esprit plus prompt, entraînait à l’action la rêveuse et
passive Évelyne. Le docteur Davier, en disposant l’institutrice à la
sympathie envers la famille Airvault, lui avait dit les mérites de
l’enfant dont il connaissait le courage, le dévouement et la fierté.

Le premier trimestre se passa donc sans secousses, rempli par le travail
et l’apprentissage d’habitudes nouvelles, les nostalgies apaisées par
les douceurs de l’amitié et de l’espérance.

Mme Davier, ainsi qu’elle en avait annoncé l’intention, vint assez
souvent visiter sa belle-fille à ce début d’hiver. Les jours de sortie,
elle emmenait Évelyne à Paris et lui offrait des divertissements
agréablement variés: matinées au Cirque ou au Français, réunions
dansantes, visites des grands magasins, haltes dans les pâtisseries
réputées.

Évelyne lui savait gré de ses efforts, et le témoignait avec le plus
d’expansion possible. Mais souvent, ces programmes trop copieux
dépassaient les forces de la fillette; elle revenait exténuée, le
cerveau débordant d’images trépidantes, les nerfs secoués, et des nuits
de fièvre, des cauchemars, des lendemains migraineux, succédaient à ces
courses agitées.

Évelyne, si on l’eût consultée sur le choix des distractions, eût opté
avec transport pour deux heures de tranquille promenade aux côtés du
père dont elle restait privée--dans le parc de Versailles ou les jardins
de Trianon, si poétiques en leur tristesse hivernale.

--Quelle est cette brunette aux yeux noirs, avec laquelle je vous ai vue
plusieurs fois dans la cour? demanda, un jour, Mme Davier à sa
belle-fille. Quand elle ira à un bal costumé, qu’elle se travestisse en
gitane! elle sera merveilleuse! Dites-le-lui de ma part. Comment
l’appelez-vous?

--Raymonde... Raymonde Airvault! prononça Évelyne avec une instinctive
répugnance.

--Airvault? chercha Mme Davier. Où donc ai-je entendu ce nom?

Une lueur se fit. Elle reprit, dévidant ses réminiscences, sans les
admettre comme conjectures:

--Airvault? Je sais maintenant. C’était le nom de cet homme, accusé de
vol chez M. de Terroy... et dont votre père soigna si assidûment la
femme. Rien de commun, naturellement, avec votre petite compagne?

Évelyne baissa les yeux, changea de couleur et se tut.

--Comment, ce serait leur fille!... Oh!...

Un étonnement immense arqua les beaux sourcils au-dessus des yeux
sombres, allumés d’indignation.

--J’étais loin de supposer que Mlle Duluc consentît à recevoir des
enfants issus de pareilles gens! articula Mme Davier, la lèvre gonflée
de mépris. Je vous croyais placée dans un milieu irréprochable et
distingué.

Tout à fait malheureuse, Évelyne osa poser la main sur le manchon de
loutre et supplia de toute sa ferveur:

--Oh! petite mère! Il y a ici des filles de fonctionnaires
supérieurs--même des nièces de ministres--que leurs parents n’osent pas
placer dans des couvents, à cause du gouvernement, vous savez! et qui
ont reçu la meilleure éducation. Toutes aiment Raymonde! Elle est si
originale, si complaisante! Ne dites pas! je vous en conjure!... ce
qui... le malheur... car ce n’était pas vrai... Ce n’était pas vrai!
non! papa l’a toujours dit! Et si cela se connaissait ici... ce serait
terrible pour elle... Elle doit partir au printemps, d’ailleurs!

--Ne vous agitez pas ainsi! répliqua la belle-mère, de plus en plus
froide. Je me respecte trop pour m’abaisser aux délations, sachez-le
bien! Mais je suis surprise et déçue. J’espérais--dans votre propre
intérêt--qu’on se montrait ici d’un accueil... plus restreint! Il est
vrai, acheva-t-elle avec ironie, que votre père, entiché de cette
famille, a dû se porter caution de son honorabilité!... Ne pleurnichez
pas, petite! C’est un moyen sûr de m’indisposer! Et abordons un sujet
beaucoup plus passionnant! Je vous ai commandé, pour les prochains
congés un joli fourreau de velours bleu. On tirera chez nous la galette
des Rois, après deux heures de danse. Vous pourrez inviter tous vos
jeunes amis de Paris et de Versailles!

L’enfant dut passer de la tristesse à la joie, et exagérer la gratitude
sans satisfaire encore tout à fait l’orgueil exigeant de Fulvie.

Le jour où elle vint chercher sa belle-fille pour les vacances de fin
d’année, Mme Davier découvrit, à travers le fourmillement de visiteurs
qui remplissait le parloir de l’institution, une capote de velours noir,
ornée d’une cocarde verte. La porteuse de cette coiffure vieillotte, en
rencontrant l’œil noir de Fulvie, se tassa sur elle-même comme pour
offrir moins de prise au regard fulgurant. Mais Raymonde Airvault, se
glissant entre les groupes, parvenait au bonnet panaché de vert, et en
compromettait l’équilibre par une accolade impétueuse.

--Oh! Philo! que c’est aimable à vous de venir me voir! Je l’écrirai à
maman! Comment allez-vous?

--Bien mieux! Et Très-Petit aussi! Il est remis des misères de la mue,
et il chante à réjouir tout le quartier.

Raymonde, à ce moment, reconnaissait Mme Davier et ébauchait une
révérence incertaine. Fulvie tourna le dos et entraîna Évelyne, dès que
celle-ci apparut. Aussitôt qu’elles furent en tête-à-tête dans le train,
la jeune femme donna libre cours à sa colère.

--Décidément, la présence de votre Airvault attire, à la pension, des
personnes bien vulgaires! Je n’en fais pas compliment à Mlle Duluc!

Évelyne avait à peine eu le loisir d’entrevoir la «personne vulgaire»
qui causait avec Raymonde. Cependant, toujours dominée par le désir
d’une entière sincérité, la fillette ne voulut pas feindre l’ignorance.

--J’ai cru apercevoir Philomène, fit-elle craintivement. Est-ce d’elle
que vous parlez?

--De qui serait-ce? répliqua presque brutalement Mme Davier. Pensez-vous
que j’aie lieu d’être contente? Cette maudite vieille a trouvé un
prétexte pour se rapprocher de vous et vous empoisonner de son venin!

Évelyne éleva la main pour un serment solennel.

--Je vous jure, maman, que je ne lui ai jamais parlé depuis que je suis
ici. Comment cela pourrait-il se faire? Elle n’est pas inscrite sur ma
liste.

--Objection sans valeur! Elle peut vous faire communiquer tout ce qui
lui plaira par cette petite bohémienne!

Devant la nécessité de mettre exactement les choses au point, la
fillette trouva le courage de s’expliquer avec un calme relatif:

--Je ne crois pas que Philo écrive à Raymonde. Je sais seulement que
celle-ci lui a confié la garde d’un oiseau très aimé. Philo ne doit pas
même être venue encore à Saint-Germain. Elle aura pensé consoler un peu
par sa visite Airvault, qui doit rester presque seule à la pension, en
l’absence de son père et de sa mère, alors que tout le monde part en
congé.

--Jolie consolation que la visite de cette commère! ricana Mme Davier.

Et, d’un haussement d’épaules, elle laissa comprendre que le piètre
incident était clos.

Elle n’en gardait pas moins un ressentiment qu’elle ne s’abaissa pas à
confesser. D’un naturel altier et impérieux, Fulvie considérait la
moindre infraction à ses ordres, même à ses désirs, comme une offense
inoubliable. Sans déclarer ses rancœurs, elle en voulut à tous ceux qui
ramenaient devant elle la figure détestée qu’elle entendait balayer de
son chemin.

Les congés terminés, elle prit de moins en moins souvent le train de
Saint-Germain. A ses confidents, elle déclara, avec grand découragement,
renoncer à une entreprise qu’elle devait reconnaître impossible,--la
conquête d’une malheureuse enfant dont la mentalité était faussée... On
la plaignit, on la cajola; ses amis s’ingénièrent à la dédommager de ce
mécompte.

--Cette pauvre charmante Fulvie! Un mari déjà âgé, d’une profession
austère. Et trouver tout de suite la charge d’une grande niaise, ingrate
par-dessus le marché!

La naissance de Loys survenant peu après la mort de M. de Lancreau, Mme
Davier avait passé dans une quasi retraite les deux premières années de
son mariage. Maintenant, Évelyne écartée,--cette longue fillette qui, en
l’appelant _Petite Mère_, lui causait tant d’agacements intimes--la
brillante jeune femme put s’abandonner à ses vrais penchants, réprimés
jusqu’ici par la force des choses.

Pourvue actuellement de larges ressources, elle sut mettre en valeur sa
beauté par une élégance raffinée. Tout de suite, elle fut cotée étoile
dans la Foire aux Vanités. Sa présence contribuait à l’ornement d’un
salon. Les invitations se multiplièrent.

Stany, lancé par ses relations de journal et de théâtre, l’intéressa à
une vie soi-disant artistique, artificielle et fascinante. Fulvie devint
une assidue des petits vernissages, des répétitions générales, des
premières et des avant-premières dans les théâtres boulevardiers ou les
boîtes à musique montmartroises.

Ah! qu’il était de son goût ce tourbillon d’éternel galop! Avec délices,
la jeune femme bondit au plein milieu de ce gai tumulte. Il fallait être
dans le train: elle prit le rapide-éclair!

En trois mois elle gagna ses grades. Désignée par son frère à
l’attention des petits soiristes, elle se vit attribuer un cliché
particulier dans la classification de la galerie vivante: «La belle Mme
D... au galbe impérial!»

Et, dans la chronique mondaine d’un grand journal, Fulvie eut un jour
l’enivrante gloire de voir mentionner «ses épaules sculpturales, au
grain marmoréen», et la toilette «inspirée qui révélait sa vénusté!»




II


Cependant Raymonde, en présence réelle à Saint-Germain-en-Laye, vivait
déjà virtuellement au Chili. Son imagination turbulente s’emparait de
l’avenir pour le transporter dans le présent.

Quelles félicités elle cueillerait dans le fabuleux Eldorado, peuplé de
si belles légendes, qui roule des cailloux d’or dans ses torrents, et en
face duquel s’élève l’île de Robinson Crusoé! Et cette seconde île
encore, dont parlait papa, et où habitèrent, il y a très longtemps, des
amazones gouvernées par une reine nommée Ciel-d’Or!

Raymonde se répétait à elle-même ces choses merveilleuses, comme
autrefois elle redisait _Cendrillon_ ou _Peau d’Ane_, mais elle se
gardait d’en importuner Évelyne. Ses lettres à son père et à sa mère se
terminaient toujours par un joyeux: _Hasta luego!_ (A bientôt!)

La date de la réunion restait incertaine, dépendant du rétablissement de
Mme Airvault. Vers février, le directeur du sanatorium prévint que la
cure était en bonne voie, mais qu’une prolongation de quelques mois en
assurerait le complet succès. Airvault répondit que le sacrifice devait
être efficace: il se résoudrait donc, ainsi que sa femme elle-même l’y
engageait, au délai nécessaire. D’ailleurs ses travaux personnels
allaient l’obliger prochainement à divers déplacements, et son patron,
M. Vielh, devant revenir au Chili en août, les deux passagères novices
profiteraient de cette occasion pour leur traversée.

Raymonde ne put s’empêcher de pleurer un peu en apprenant cet
ajournement. Mais sa mère l’engageait à la patience. L’enfant tut ses
regrets.

Lorsque la volée d’oisillons s’éparpilla au départ de Pâques, une
sensation de nostalgie et d’isolement glaça l’adolescente. Mlle Duluc,
apitoyée, chercha des diversions. Elle présenta la petite pensionnaire à
sa voisine, Mme Forestier, femme exceptionnellement bonne et
intelligente, qui, ayant perdu ses propres enfants, retrouvait
l’illusion des joies écoulées en s’entourant de jeunesse.

Déjà Raymonde avait été reçue à une petite fête d’arbre de Noël. Mais
cette fois, seule à la pension et mieux connue, elle vint presque
journellement près de l’aimable vieille. Elle y rencontrait nombreuse et
amusante compagnie.

Dès que les enfants entraient chez Mme Forestier, ils se sentaient chez
eux, dans une république vraiment régie par la devise: Liberté, égalité,
fraternité.

Croquet, trapèze, tennis, tonneau, etc. pour les récréations
extérieures. Au dedans, un vaste salon, un piano, des livres illustrés,
des jeux de toutes sortes, un Guignol, des placards remplis de hardes et
de chiffons pour les déguisements de charades. Ah! les bonnes heures de
rires, de danses, de facétieuses inventions, de folâtre allégresse dont
les éclats secouaient la vieille demeure, de la base aux greniers où
grimpaient souvent les audacieux envahisseurs!

Et, sereine au milieu du vacarme, Mme Forestier, à ceux qui
appréhendaient pour elle la fatigue, répondait avec douceur, en
regardant les portraits souriants de ses disparus:

--Fatiguée? oh! du tout! Je remercie les chers enfants de ramener de la
vie dans ma vieille maison. Il me semble ainsi entendre les miens.

M. le docteur Forestier, de l’Académie de Médecine, avait été le
professeur du docteur Louis Davier, qui entretenait avec la vénérable
veuve des relations déférentes. La présence d’Évelyne à la pension Duluc
resserra ces rapports.

Maintenant le médecin était en possession d’une auto, qui lui permettait
de se déplacer plus aisément. A diverses reprises, il amena Évelyne aux
réunions enfantines, durant les congés, et il enleva Raymonde, pour des
excursions charmantes à travers la forêt où verdoyait le printemps.

Les deux promeneuses jasaient comme des pinsons. Quel plaisir de rouler
par les avenues, et de courir à pied, dans d’étroits sentiers, pour
cueillir des brassées d’épines blanches ou de primevères! Et les
intéressantes et vivantes leçons d’histoire devant l’espace nu où
s’érigeaient jadis les pavillons royaux de Marly,--évanouis comme des
palais de nuages--ou bien près de la vasque en ruine où fut baptisé
Louis IX, dans la très révérée église de Poissy!

--On devrait amener ici tous les Louis de France, déclarait gravement
Évelyne, afin qu’ils deviennent bons et justes comme Saint Louis.

Parfois, du faîte d’un coteau, entre les hêtres et les chênes,
apparaissait la fumeuse perspective de la ville énorme, se confondant
avec les brumes du ciel.

--Comme c’est petit, Paris, vu d’ici! s’étonnaient les petites.

Et le docteur, rêveusement, contemplait cet angle de l’horizon, où se
concentraient les attractions magiques, pour lesquelles sa femme
abandonnait le foyer.

Ainsi les vacances s’écoulèrent, plus légères et plus rapides que ne
l’avait espéré l’enfant solitaire. Et Raymonde commença, pleine
d’ardeur, le trimestre qui la conduirait enfin au jour du départ.

Déjà la seconde quinzaine de juin commençait.

Une température d’orage, cette après-midi-là, appesantissait les têtes
sur les pupitres, pendant que se poursuivait la dictée monotone. La
porte de la classe s’ouvrit. Une femme de chambre avança la tête.

--Mademoiselle Airvault. Tout de suite, chez Mademoiselle!

Interloquée, Raymonde se leva. En quelques secondes, son cerveau tourna
et retourna des hypothèses fantastiques. Pourquoi la mandait-on de cette
façon inusitée et inopinée? Quelle faute avait-elle commise à son insu?
Puis des espoirs extravagants l’emportèrent.

--Y a-t-il quelqu’un chez Mlle Duluc?

--Oui.

--Un monsieur?

Un signe affirmatif. La fillette réprima ce cri:--Papa! ce doit être
papa! Elle n’osa interroger de peur d’une déconvenue, et précipita sa
course vers le bureau de Mme la Directrice.

Un monsieur, en effet, était assis vis-à-vis de Mlle Duluc. Non pas
celui qu’elle supposait; quand même une figure familière et aimée: le
docteur Davier.

Mais pourquoi ce silence quand elle approcha? Pourquoi ces yeux de
pitié? Pourquoi les lèvres de Mlle Duluc tremblaient-elles? Avec une
prompte intuition, la fillette sentit une tristesse flottant en l’air,
et qui l’imprégnait avant qu’une parole eût été prononcée. Sa pensée
vola du côté où elle savait un péril.

--Maman? balbutia-t-elle d’une voix éteinte, à peine perceptible.

--Ta maman va bien et sera ici dans deux jours au plus! répondit le
docteur.

--Alors? fit-elle, très bas, voyant qu’il hésitait. Et elle devinait que
cette suspension serait suivie d’un choc effroyable.

Le médecin se détourna. L’institutrice prit les poignets de
l’adolescente, l’attira, et la regardant au fond des yeux:

--Raymonde, oui, votre maman se met en route pour venir ici! Il faut que
sa petite fille la soutienne, vous m’entendez bien! dans une épreuve qui
est cruelle pour vous deux! Rappelez-vous que Dieu afflige souvent ceux
qu’il aime!

L’enfant, effarée, fixait sur sa maîtresse des prunelles immenses, vides
de pensées. Mlle Duluc joignit les petites mains entre les siennes, et
dit gravement:

--Prions Dieu, Raymonde! Prions pour qu’une âme qui vous est bien chère
trouve la félicité et le repos éternels. Dites après moi: Notre Père qui
êtes dans les cieux, bénissez le père que vous m’aviez donné et que vous
rappelez près de vous!

--Papa! Oh!

Un cri rauque de bête blessée. Le corps mince plia en arc, la tête
pendant en arrière.

Le docteur enleva l’enfant dans ses bras, l’étendit sur le divan. Mlle
Duluc courut chercher du vinaigre, des sels, de l’eau de Cologne. Mais
la syncope évitée, des sanglots déchirants se firent jour, si violents,
si pressés, qu’ils semblaient devoir briser la poitrine haletante.




III


Le surlendemain, Raymonde de nouveau était appelée au salon de Mlle
Duluc. Une femme, dont le chapeau et les vêtements portaient la
poussière d’un long voyage, se leva à son apparition. D’un élan, la
fillette tomba sur la poitrine de sa mère.

--Oh! dis, dis, maman! ce n’est pas possible!

--Tous les malheurs sont possibles pour nous! murmura Madeleine.

Mais ces mots amers s’étouffèrent dans l’embrassement frénétique qui
maintenait sa fille contre son sein.

Enfin, elle atteignait donc cette consolation suprême, vers laquelle
convergeaient uniquement ses désirs, durant l’interminable trajet:
envelopper de ses bras la petite créature née de ses entrailles. Dans le
désastre où tout sombrait, l’infortunée ne gardait plus de vivant en
elle que l’instinct maternel.

Mais si grand, si chaud était cet amour, où s’épandait son être, pour
ainsi dire, que Mlle Duluc, présente à la scène, vibrait de tous ses
nerfs devant l’enlacement pathétique de ces deux douleurs: la mère et
l’enfant.

--Maman, oh! ma maman chérie! Je ferai tout, tout, près de toi pour
remplacer papa en ce que je pourrai! balbutiait Raymonde (et son cœur
sincère s’exhalait dans ces effusions). Mais après tout, est-ce bien
vrai, cette chose affreuse? Ça s’est passé si loin! Ce n’est peut-être
pas sûr! Dis, si ce n’était pas vrai, pourtant!

Madeleine, d’un hochement de tête, repoussa la velléité d’espoir. En
quelques phrases sans lien, elle relata péniblement les simples et
tragiques péripéties.

Une dépêche de M. Vielh--l’architecte de Paris dont Raymond faisait
exécuter les plans à Talca--parvenait, quarante-huit heures auparavant à
Lézins: «Reçois nouvelle décès d’Airvault. Regrets sympathiques.»

Quand ce pli lui fut remis, Madeleine demeura assommée, stupide, se
refusant à croire que si peu de mots continssent des vérités aussi
atroces!

Puis elle avait bâclé ses bagages, comme dans la bousculade d’un
incendie, songeant seulement à télégraphier au docteur Davier: «Mari
décédé. Prévenir Raymonde.» Et elle n’était sortie de son hébétude
réellement que dans le train qui l’emportait, à toute vitesse, vers la
France.

M. Vielh, à Paris, l’avait reçue avec des égards pleins de
commisération, sans lui fournir aucun éclaircissement, instruit lui-même
par une dépêche concise, signée d’un contremaître et ainsi notifiée:
«Airvault disparu, voyage. Catastrophe. Mort probable.»

Une lettre explicative allait suivre, vraisemblablement. Au surplus, par
suite de cet événement déplorable, M. Vielh avancerait de quelques
semaines son départ pour le Chili, primitivement fixé en août.

Ah! cette date d’août! Le départ en commun arrangé par Raymond, et dont
toutes deux avaient anticipé la joie! Si souvent, l’enfant s’était
imaginé les délices de la traversée, sa mère près d’elle, et l’approche,
jour par jour, de ce débarcadère où sourirait, hélas! celui qui n’était
plus! Le même regret amena, pour les pauvres femmes, une recrudescence
de larmes.

Surmontant sa faiblesse, Madeleine achevait rapidement le récit de son
entrevue avec le patron de son mari: rendu à Talca, M. Vielh promettait
de tout mettre en œuvre pour connaître les circonstances dans lesquelles
son malheureux employé avait trouvé la mort, et obtenir la constatation
légale du décès, sans laquelle rien ne pouvait se régler.

Mme Airvault s’arrêta. Une sueur de fatigue et d’angoisse perlait à ses
tempes, et de grands cernes se creusaient autour de ses doux yeux
embués. Mlle Duluc devina les anxiétés que la malheureuse, le cerveau
encore vacillant, hésitait à concevoir et qui ajouterait une harcelante
torture au grand brisement moral. Les multiples embarras d’ordre
pratique, qui suivent la disparition d’un chef de famille, allaient
s’accroître, dans la conjoncture présente, de toutes les complications,
causées par la distance, le mystère, le milieu étranger.

Saisie de pitié, l’institutrice, tout naturellement, songeait à la
protection qui s’était maintes fois manifestée en faveur de l’enfant, et
qui, certainement, saurait guider la veuve à travers les difficultés de
la situation.

--Êtes-vous allée à Versailles prendre conseil du docteur Davier?

--Non! Je suis venue ici tout droit en quittant Paris.

--Voulez-vous que je téléphone? Peut-être le docteur se trouve-t-il chez
lui! En tout cas, nous saurons à quelle heure il pourrait vous recevoir,
ce soir ou demain, afin de ménager vos pas et vos forces.

--Oh! que de reconnaissance, Mademoiselle! Merci! Je n’ai plus une idée!

Mlle Duluc décrocha le récepteur et demanda la communication:

--Pour Versailles? Dix minutes au moins d’attente.

--Bien!

L’institutrice était demeurée en tiers aux premières minutes de la
visite--craignant, pour la mère et la fille, une émotion trop violente:
elle se tenait ainsi prête à les secourir, tout en les assistant de sa
muette sympathie. Maintenant elle pensa qu’il serait discret de les
laisser seules. Mais comme elle faisait mine de sortir, Mme Airvault,
d’un geste effrayé, la retint par sa robe:

--Oh! restez, Mademoiselle, je vous en prie! Je n’ai pas l’habitude du
téléphone! Et puis, la voix si faible, les oreilles bourdonnantes, je
suis incapable de me faire comprendre et d’entendre moi-même.

--Ne craignez rien! Je passe seulement dans la pièce voisine et je
reviendrai aussitôt que la sonnerie se déclenchera.

Quand Mlle Duluc rentra, au premier tintement, elle retrouva les deux
femmes, unies comme elle les avait laissées, leurs cœurs se réchauffant
au contact l’un de l’autre.

Dans l’appareil, une voix féminine, un peu sèche, demandait:

--Que veut-on?

--Madame, c’est Mlle Duluc, de Saint-Germain, qui désire parler au
docteur, si c’est possible!

--Bonjour, Mademoiselle. J’espère qu’Évelyne n’est pas souffrante.

--Du tout! du tout! Rassurez-vous, Madame! Mais il y a ici, en ce
moment, une personne qui a besoin des conseils du docteur, non pas tant
comme médecin que comme ami. Et nous désirerions savoir à quelle heure
elle doit se présenter.

--Mais à l’heure des consultations! de deux à quatre. Trop tard
aujourd’hui! Au fait, demain est jeudi... le jour que le docteur se
réserve maintenant à cause de votre élève, je le soupçonne. Mais si
cette personne veut dire son nom, le docteur sera prévenu dès son retour
et vous téléphonera pour fixer le moment qui lui convient.

La voix s’était adoucie en modulant ces explications, avec une intention
de bonne grâce.

--Oh! madame, je vous en remercie vivement! répliqua Mlle Duluc. Il
s’agit de la mère d’une de mes élèves, revenue de Suisse après l’annonce
d’un malheur affreux, et qui souhaite les bons avis du docteur Davier:
Mme Airvault!

--Quel nom dites-vous?

La voix lointaine s’exacerba avec une telle âcreté que la mère et la
fille en perçurent les éclats discordants.

--Airvault! par un A! appuya Mlle Duluc, croyant s’être mal fait
comprendre.

--Ah!

Un silence se fit après cette exclamation. Puis, brusquement, ces mots
furent jetés, cassants comme une grêle de cailloux:

--C’est bien! On préviendra le docteur. Adieu, mademoiselle.

Mlle Duluc, étourdie par ce leste congé, réfléchit trop tard, en
quittant l’appareil.

--C’est vrai! Je n’ai pas eu le temps de me concerter avec vous avant de
répondre, Mme Airvault. Peut-être ne comptiez-vous pas rester à
Saint-Germain aujourd’hui? On ne sait à quelle heure le docteur rendra
réponse! Alors, que ferez-vous?

Madeleine, recrue de fatigue et de désespérance, eut un mouvement des
épaules si résigné, si exténué, si abandonné à la destinée, que
l’institutrice voua toute sa compassion à cette épave, palpitante et
brisée.

--Ce que je ferai? murmurait Mme Airvault. Le sais-je? Les circonstances
le commanderont. Je ne puis rien... qu’attendre le retour de M. Vielh et
suivre la ligne de conduite que détermineront ceux qui veulent bien
s’intéresser à nous.

Et comme pour répliquer à une objection qui ne lui était pas adressée,
humblement, Madeleine ajoutait:

--Ce qui me tente le plus, ce serait de demeurer à proximité de ma
chérie. Je ne suis plus dangereuse... Le docteur du sanatorium me
recommande seulement d’accroître ma force de résistance. Hélas!

Le téléphone impérieusement lui coupa la parole. Mlle Duluc se précipita
vers l’appareil. Et aussitôt son visage s’éclaira.

--Oh! docteur, que vous êtes bon!... Merci, merci!... Oui, oui, elle va
vous attendre ici! A tout à l’heure!

--Vous avez compris, Mme Airvault? fit-elle, la communication achevée.
Le docteur Davier, arrivé tout de suite après mon appel, remonte en auto
et dans quelques instants, vous le verrez! En attendant, il est
nécessaire que vous preniez quelque réconfort, ne bougez pas. Je vais
vous faire apporter ici quelques aliments.

Du lait, des œufs, des confitures et des biscuits furent déposés devant
Madeleine. La légère collation n’était pas achevée que le docteur Davier
paraissait dans le petit salon.

Raymonde courut vers lui. Il frôla ses cheveux d’une caresse et tendit
la main à la veuve qui, suffoquée d’émotion, essayait vainement
d’articuler une parole.

Mlle Duluc entraîna son élève.

--Votre présence redoublerait l’attendrissement de votre mère.
Laissez-la s’expliquer librement avec son médecin--dont le temps,
d’ailleurs, est si limité.

Madeleine recommença son récit douloureux. Cette fois, ainsi que l’avait
intelligemment supposé l’institutrice, elle vidait tout son cœur, en
laissant sortir non seulement les regrets, mais les appréhensions et les
effrois.

N’étaient-ils pas maudits? A peine respiraient-ils après la première
commotion, et la riante espérance, saluée joyeusement, s’évanouissait
dans le noir abîme! Et voici que se redressait, les griffes étendues, le
spectre de la Pauvreté! Comment lutter? Une fillette de treize ans, une
femme à peine échappée à un mal insidieux et rongeur, et qui perdrait,
en peu de temps, l’énergie vitale patiemment récupérée.

A travers ces plaintes dramatiques, le docteur saisissait des menaces
imminentes, un enchaînement de fatalités vraiment lamentables. Il savait
que les précautions prises par Airvault afin de faciliter l’avenir à sa
famille, risquaient d’être annihilées. Tant que le décès ne serait pas
absolument confirmé, le contrat d’assurance resterait en suspens. A
défaut de preuve, la prime de l’assurance, versée à la Caisse des Dépôts
et Consignations, ne serait mise à la disposition de la veuve et de
l’orpheline qu’après un délai de trente ans.

Cependant, il fallait que cette femme continuât de vivre, que cette
enfant, bien douée, reçût le bienfait d’une bonne éducation!

A cet instant, une impression mystérieuse envahit Davier: il sentit en
lui, non seulement l’impulsion de sa vive pitié, mais la poussée sourde
et forte que donne la conscience d’un devoir, d’une tâche!

S’efforçant de concentrer sa pensée sur le terrain pratique, le médecin
dit:

--Rappelez-vous qu’il est de toute importance que vous gardiez votre
vigueur pendant ces pénibles atermoiements! Le directeur de Lézins était
satisfait du résultat obtenu. Je vais donc écrire au docteur Aubert pour
lui demander avis. Et je vous surveillerai en suivant ses indications.
Où comptez-vous résider?

Mme Airvault réfléchit.

--Philomène pourrait peut-être me donner asile jusqu’au retour de M.
Vielh.

Mais en levant les yeux, elle aperçut une nuance d’ennui ou
d’improbation dans le regard fixé sur elle. Le docteur, entre haut et
bas, confessait:

--Je préfère vous le dire: Philo est antipathique à Mme Davier.

Madeleine chassa, d’un signe, l’idée émise:

--Et d’ailleurs, me retrouver à Versailles me serait une épreuve. Trop
de souvenirs m’y obséderaient.

--Peut-être pourrez-vous dénicher un abri à Saint-Germain?

--Mais cet abri doit être extrêmement modeste! allégua-t-elle,
rougissante. Mes ressources sont bien minimes. Je puis, cependant, me
rendre utile, travailler quelques heures.

--Mlle Duluc ou Mme Forestier nous assisteront de leurs bons conseils à
cet égard. Ne projetez rien. Ne concluez rien sans m’en avertir. Vous
avez confiance en moi?

L’élan qui souleva la pauvre Madeleine, les mains jointes, était plus
éloquent encore que son cri.

--En qui aurais-je foi sur terre?

Davier détourna ses yeux obscurcis.

--Alors, je vais vous apprendre ce que votre mari me demanda, lors de
son départ. Il me fit promettre, s’il venait à vous manquer, de servir
de tuteur à votre fille. Cette mission, je la revendique aujourd’hui.

Madeleine jeta une exclamation et, saisissant la main que le docteur
n’eut pas le temps de dérober, elle y posa ses lèvres frémissantes.

--Oh! comment vous remercier! Et c’est l’intervention de mon pauvre aimé
qui me vaut cette grâce! Mon fardeau me paraît déjà moins lourd! Ah!
vous êtes d’une bonté sans pareille!

--N’exagérez pas! dit le médecin avec effort. Ma fille aime tendrement
votre fillette,--que j’ai vue naître. Je ne saurais demeurer indifférent
à vos chagrins. Et n’importe quel honnête homme vous rendrait les mêmes
services. Je ferai de mon mieux, mais je compte, de votre part, sur une
complète docilité. D’abord, reposez-vous. Ne perdez pas de vue la pensée
que vous serez utile à votre fille.

Il tira sa montre et se leva.

--Le temps me presse. Je vais conférer avec Mlle Duluc, qui est bonne et
sage. Attendez-la. Et soyez persuadée que vos amis ne vous abandonneront
pas.

Une heure après, l’institutrice annonçait à la veuve le succès des
négociations entreprises. Une personne, toute dévouée à Mme Forestier,
consentait à prendre Mme Airvault en pension pour une rémunération très
modérée, dans une petite maison calme et simple, située sur la route de
Fourqueux. Madeleine se laissa passivement conduire à la chambre, claire
et aérée, ouvrant sur des jardins de maraîchers, et, à bout de forces,
se couchant aussitôt, elle tomba dans le gouffre d’un sommeil accablé,
pareil au repos de la mort.




IV


Mme Davier, au retour d’une partie de golf, qu’avait suivi un goûter
joyeux, entrait en coup de vent dans le cabinet de travail de son mari,
excitée, le teint coloré.

--Que m’apprend-on?... Vous auriez accepté un mandat de tutelle? Et
cela, sans que j’en fusse le moins du monde avisée?... Vous êtes
vraiment d’un mystérieux!... J’ai le droit de m’en offenser! Le juge de
paix est bavard comme une corneille, quand il prend le thé. Il vient de
me dire qu’hier, ou avant-hier, il eut le plaisir de présider un conseil
de famille dont vous faisiez partie. Peut-on savoir, du moins, le nom de
cette pupille inconnue? Princesse, mendiante... ou saltimbanque?...

Le docteur releva le front avec une indicible fatigue.

--Cette pupille est seulement une enfant malheureuse. Son père, avant de
partir pour l’Amérique du Sud, m’avait demandé de veiller sur sa fille,
s’il venait à lui manquer. Il est mort, et je tiens mon engagement.

Pour conclure ces brèves révélations, il ajoutait, d’un ton uni et
naturel:

--Comme vous vous en doutez bien, c’est Raymonde Airvault que le conseil
de famille, rassemblé avant-hier, m’a accordée pour pupille.

La jeune femme enleva ses longs gants et les jeta sur le bureau avec
dépit.

--C’est très flatteur! Ces gens discrédités possèdent vraiment sur vous
un singulier empire! Votre existence n’était pas assez surchargée! Vous
refusez de m’accompagner en de nombreuses occasions où il serait
bienséant de vous voir figurer à mes côtés. Vous fuyez le monde, de plus
en plus. Et voilà que, de votre plein gré, vous assumez une tâche de
surcroît!... En l’honneur de qui et de quoi? De deux femmes, mère et
fille, qui me sont antipathiques!

--Vous ne les connaissez pas!

--Il me suffit de vous savoir si occupé d’elles! Et puis, je sais leurs
accointances avec cette odieuse Philo! Soutenir ces Airvault, c’est
pactiser avec ceux qui me sont hostiles!

Des ombres s’étendirent sur la physionomie de l’homme qui, renversé sur
le dossier de son fauteuil, subissait l’orage.

--Ne vous montez pas ainsi à tort! fit-il doucement. L’intérêt que
m’inspire cette famille est uniquement motivé par l’excessive fatalité
qui ne cesse de la poursuivre. Tout homme de cœur éprouverait le même
sentiment. Bénary...

--Que ne le nommait-on tuteur en vos lieu et place? interrompit-elle,
cassante.

--Bénary est célibataire. Je suis père: donc mieux désigné, à tous
égards, pour exercer un office quasi paternel auprès d’une fillette.

--Paternel! se récria Mme Davier, réellement scandalisée. Employer une
telle expression quand une gamine des rues est en jeu... Ces gens
n’appartiennent pas à votre monde. Laissez-les à leur destin!

--Oh! Fulvie, pesez vos paroles et vous en comprendrez la cruauté et
l’injustice! «Mon monde» est plus étendu que le vôtre! Je crois à la
fraternité humaine et au devoir d’aider plus faible que soi.

La jeune femme agita ses bracelets dont les pendeloques tintèrent,
accompagnant son rire sec d’un bruissement métallique.

--Ah! mon ami, où allez-vous? Votre grandiloquence m’écrase! A mon tour,
je vous supplie... de revenir au sens commun. Vous voilà lancé dans des
utopies, dignes du Chevalier de la Triste Figure. Si vous vous croyez
obligé de réparer toutes les injustices du sort, il vous faut recruter
une armée de Dons Quichottes, et mobiliser toutes les Filles de
Saint-Vincent, que dis-je?... la totalité des congrégations d’hommes et
de femmes.

--Sans parler des bonnes volontés laïques! Oui, cette chimère me
séduirait! répartit le médecin, acceptant le sarcasme.

Fulvie leva les yeux vers le plafond avec un soupir qui signifiait
clairement: «Fou! Il est fou et incurable!»

Son regard lourd d’ironie rencontra, en descendant, celui de son mari.
Elle ne lut pas de défi dans les prunelles bleu foncé, dont la lumière
voilée luisait au fond des orbites caves, mais la fermeté et la
tristesse. Sa finesse de femme lui apprit que ses moqueries n’avaient
point entamé la résolution arrêtée, et qu’elle ne gagnerait rien à une
opposition querelleuse et violente.

--Assez catéchisé! déclara-t-elle d’un ton léger. Faites à votre guise.
Courez au devant des déboires. Je m’en lave les mains! Mais épargnez-moi
l’agacement d’entendre jamais parler de ces deux créatures.

Elle sortit, droite et majestueuse. Davier suivit de l’œil la silhouette
élégante, qui se profila encore une seconde à travers les rideaux
diaphanes de la porte vitrée. Longtemps, après qu’elle eut disparu, il
demeura dans cette attitude. Puis, trempant dans l’encre sa plume
desséchée, il reprit le rapport médical suspendu.




V


L’année scolaire s’acheva, dispersant les élèves de l’institution Duluc.

Évelyne retournait à Versailles, sans voir se résoudre les perplexités
aiguës de Raymonde et de Mme Airvault. Mme Forestier, compatissant à
cette détresse excessive, chercha le moyen d’assurer, durant les
vacances, un peu de tranquillité aux deux éprouvées. Elle les envoya
passer août et septembre dans une maison champêtre qu’elle possédait aux
confins des bois de Marly, la femme du jardinier étant chargée
d’apprêter leurs repas.

C’était une vieille demeure, digne d’être peinte par Le Sidaner. Les
fenêtres des deux chambres mitoyennes ouvraient sur un petit parc planté
d’arbres résineux, de chênes et de tilleuls; entre les massifs
s’entrevoyait, par claires échappées, la calme et charmante campagne.
Des petits villages élevaient leurs toits au-dessus de l’étendue des
champs et des prés. Des fleurs, des fruits dans le verger! Des aliments
simples et sains, des œufs dénichés dans le poulailler, du lait frais.
Outre ces agréments journaliers, de temps à autre, la surprise d’une
visite d’Évelyne et de son père! Et par-dessus tout, primant tout, cette
fortune de vivre là, ensemble, cœur à cœur!

Quels avantages--qui eussent été de la félicité--si l’angoisse latente
n’eût retenu toute jouissance et assombri la clarté des jours!

Vers le début de septembre, une lettre de M. Vielh apporta les premiers
résultats de son enquête.

Raymond Airvault était parti de Talca au début de mai, en prévenant son
entourage qu’il s’absentait quelques jours. Il allait vers le Sud, à
Constitucion, pour y étudier l’agrandissement d’une chapelle, dans un
couvent de sœurs françaises, et il devait bifurquer vers Chillan afin de
discuter sur place un projet de Palace, adapté aux besoins de la station
thermale, de plus en plus fréquentée.

Airvault annonçait qu’il profiterait de ce petit voyage pour s’offrir
les émotions de la descente des fameux rapides du Maule.

Depuis ce départ, nulles nouvelles.

Or, deux catastrophes s’étaient produites à cette époque, presque
simultanément, dans la région visitée par Airvault: un pont de chemin de
fer, dont les assises avaient été ébranlées par une récente secousse
sismique, s’était effondré, dans un fleuve, au passage du train. Quatre
wagons se trouvaient complètement immergés. Nombreux furent les
cadavres, fracassés, défigurés, qui, roulés par le courant entre les
roches, ne purent être identifiés.

Et à Chillan, une vaste posada, construite en bois, avait pris feu en
pleine nuit. Plusieurs voyageurs n’eurent pas le temps de se sauver et
périrent dans les flammes. Airvault se trouvait-il parmi eux? Aucun
indice ne permettait de le certifier.

L’architecte pouvait aussi avoir été victime d’un accident ignoré,
pendant sa navigation--assez hasardeuse--sur le Maule.

Aussitôt ces renseignements obtenus, M. Vielh fit insérer, dans les
principaux journaux du Chili, une annonce promettant récompense à qui
pourrait fournir des indications sur le Français Airvault, dont les
traces étaient perdues depuis le 10 mai.

Personne ne répondit à cet appel.

Dès son retour, à la fin de septembre, M. Vielh fit mander la femme de
son employé et ne lui cacha pas son découragement.

--Ne comptons plus que sur le hasard pour nous apporter la lumière. Mais
toutes les probabilités, hélas! concordent! Et pour moi je ne garde pas
d’illusions.

Le patron de Raymond rapportait les papiers, livres et effets, demeurés
en désarroi dans l’appartement du défunt, à Talca. En palpant ces
pauvres dépouilles, les souvenirs des temps heureux, l’amour désespéré
se ravivèrent chez Madeleine. Touché de cette poignante douleur sans
plaintes et sans phrases, M. Vielh s’évertua aux exhortations.

--Patience. J’ai donné ordre de poursuivre les investigations
commencées, et à chacune de mes tournées, je réchaufferai le zèle des
enquêteurs. Tôt ou tard, nous saurons les circonstances, et la preuve
nécessaire sera obtenue.

En homme d’affaires, il songeait surtout aux conséquences funestes de ce
mystère environnant la mort d’Airvault. Pendant une période
indéterminée, peut-être longue, la famille du disparu resterait privée
des bénéfices de l’assurance. Et cette femme, encore charmante, serait
dans l’impossibilité de refaire sa vie, d’accepter un nouvel époux.

Madeleine, elle, bien loin de ces idées, considérait surtout les
différentes hypothèses émises sur la fin de celui qu’elle aimait. En
l’une ou l’autre de ces conjectures, le mari adoré avait subi les
tortures d’une mort tragique, dans des circonstances effroyables.

M. Vielh, cependant, déroulait des papiers et les montrait à la veuve.

--En ouvrant les cartons de votre mari, j’y ai trouvé ces plans. Ce sont
des projets, extrêmement intelligents et ingénieux, dressés pour des
travaux secondaires, dont il avait déjà préparé les bases, et qui se
continueront à mon compte. Il est de toute justice que je vous en verse
une rétribution approximative.

Il avançait cinq billets de mille francs vers Madeleine. Il surprit chez
la jeune femme un léger sursaut, comme l’esquisse d’un recul, et
expliqua nettement:

--Ce n’est pas une aumône, madame Airvault, mais une rémunération
légitime, due au talent et au labeur de votre mari. Il serait malhonnête
à moi de profiter de ces esquisses, sans vous les acheter.

Ainsi convaincue, elle prit possession des papiers bleus--avec un
respect et un attendrissement recueillis--ainsi qu’un legs inattendu,
venant de l’être cher entre tous.

A cette faible somme se bornerait sans doute l’héritage du défunt.

En effet, la compagnie d’assurances allégua l’équivoque pour se refuser
au paiement immédiat de la prime.

Un représentant de cette compagnie, quinteux, bilieux et rechigné, ne se
contenta pas d’exposer les stricts règlements, mais jeta, sans
ménagement, à la veuve des suppositions insultant la mémoire d’Airvault.

--Un homme ne donne plus signe de vie... Il peut quand même être vivant.

--Quoi! Mais...

--Mais?... Est-ce qu’un scandale, récent et retentissant, n’avait pas
montré l’exemple d’une disparition simulée. Tout le monde s’y était
laissé prendre, quelque temps, grâce à une mise en scène habilement
réglée. Le fait se passait en France. Le subterfuge avait été bientôt
éventé. Mais que de facilités pour pratiquer pareil stratagème entre les
Andes et le Pacifique!

--Monsieur! Un tel outrage!...

--Madame, je parle affaires. Inutile de se fâcher! Il fallait seulement
établir qu’une chose, jugée extravagante a priori, appartient néanmoins
au domaine du possible!

Madeleine, atterrée, n’en voulut pas écouter davantage et se retira, un
poignard en plein cœur.

Cette angoisse nouvelle était cent fois pire que l’affliction du
sacrifice. L’abominable doute allait-il désormais obscurcir de noires
vapeurs l’image bien-aimée?

Le docteur Davier, auquel elle se confia, s’éleva avec énergie contre la
cruelle suggestion.

--N’admettez pas cela un seul instant! Vous avez eu affaire à une brute!
Tenez-vous-en aux appréciations si justes de M. Vielh. Ne laissez pas
ternir le souvenir d’un brave et charmant mari, qui vous aima d’un amour
profond. Il suffisait de l’entendre prononcer votre nom pour être édifié
sur l’affection qu’il vous vouait.

Médecin de la compagnie d’assurances, Davier essaya d’intervenir auprès
d’autorités plus hautes que le grincheux employé. Mais le chef--avec une
courtoisie aussi impeccable que la raie partageant ses cheveux
plaqués--répéta les objections de son subordonné: les statuts étaient
formels.

--La mort dudit Airvault peut sembler évidente à ses amis. Mais nous,
hommes positifs, nous devons examiner soigneusement les circonstances.
Un individu conclut avec nous un contrat. Il est jeune, robuste, mais il
part au loin; il désire prémunir la famille qu’il laisse en Europe. Rien
que de judicieux dans cette prévoyance. Quelques mois après son arrivée
au Chili, plus personne! On veut croire qu’il a succombé dans une
catastrophe! Peut-être est-ce vrai. Mais aussi n’a-t-il pu profiter des
événements opportuns pour laisser supposer sa mort, et, tout en assurant
un petit patrimoine à sa femme et à sa fille, se libérer des liens
anciens pour commencer une vie nouvelle sur un autre continent?

--Mon cher monsieur, tout positif que vous vous vantiez d’être, je vous
reconnais une imagination de romancier.

--Du tout! La vie réelle fourmille de pareilles histoires! Mon
raisonnement s’appuie sur la connaissance de la faiblesse humaine. Votre
protégé était empêtré d’antécédents fâcheux.

--Oh!...

--Fut-il, oui ou non, inculpé de vol?

--A tort! Ce fut démontré! Une ordonnance de non-lieu a été rendue.

--Une ordonnance de non-lieu n’a pas la valeur justificatrice d’un
acquittement, rendu après débats publics. Votre homme restait donc sous
la main de la justice. Il a pu trouver une occasion inespérée d’échapper
à cette emprise et de refaire son existence. Qui sait si une belle
signora? Hé! hé!...

--Rien ne nous donne lieu de supposer une fugue! repartit assez
froidement le médecin, crispé par la voix huileuse et les petits
ricanements satisfaits. Airvault, de l’aveu de son patron, travailla
comme quatre pendant son court séjour au Chili, et il s’était fait
hautement estimer dans la société française, là-bas.

--Mon cher et honoré docteur, je ne vous empêche nullement de continuer,
vous aussi, votre estime au supposé défunt. Mais, dans l’état de choses
actuel, les quarante mille francs de prime resteront consignés jusqu’à
ce que lumière soit faite. Croyez bien que si j’en avais le pouvoir,
j’essayerais de fléchir la rigueur du règlement--ne fût-ce que pour vous
être agréable.

Le docteur Davier sortit de cet entretien étrangement déprimé.

Il se laissa emporter par l’auto, sans accorder un regard aux grâces de
la route. Pourtant les sites de l’Ile de France, dans la tonalité lilas
et fauve de cette fin d’octobre, déployaient leur harmonie puissamment
séductrice.

Mais l’âme, facilement pénétrée d’ordinaire par la poésie de la nature,
demeurait insensible et fermée, comme retirée en elle-même. Et, dans ce
refuge intérieur, elle se repliait, encore frémissante, devant le voile
jadis abaissé et maintenu rigide.

La pensée osait-elle un mouvement, aussitôt elle se trouvait entraînée
dans un cycle resserré, monotone, aux aboutissements immuables: «Si
l’innocence d’Airvault, en temps utile, avait été pleinement et
clairement démontrée, moins de préventions et de suspicions se
dresseraient maintenant, incitant à la défiance. La veuve et l’orpheline
ne se trouveraient pas en butte à ces difficultés misérables.»

Appuyé aux coussins de sa voiture, ainsi rêvait le docteur Davier,
tandis que défilaient, rapidement, les faubourgs, les villages de la
banlieue. Sans répit, une voix triste et basse, soufflant on ne sait
d’où, se mêlait au bruit du moteur, répétant cette injonction pressante:
«A toi de réparer l’injustice! A toi! A toi! C’est ta tâche!»

En arrivant chez lui, le médecin s’enferma dans son cabinet, rédigea une
longue lettre destinée à la Suisse, et eut soin de la porter lui-même à
la poste.

Quand il rentra, à l’heure du dîner, Stany, installé dans le boudoir de
sa sœur, grillait des cigarettes avec béatitude.

Le jeune homme, depuis quelques semaines, rectifiait ses allures
excentriques pour se transformer en gentleman d’aspect sérieux. Une
société financière de récente création utilisait sa preste jactance--et
surtout le nom à particule gravé sur sa carte--pour l’envoyer comme
«rabatteur» chez les petites gens, toujours en peine de placements sûrs.

Stany se félicitait de cette situation qui lui permettait d’agréables
déplacements. Sa mission l’amusait infiniment. Il jonglait maintenant
avec les chiffres, de façon à étourdir la raison des auditeurs. Sa
faconde atteignait l’éloquence pour dépeindre les entreprises grandioses
qui assureraient aux avisés, sachant saisir l’occasion, monts d’or et
merveilles de terre promise.

Allongé dans un fauteuil, il décrivait son procédé, au grand
divertissement de sa sœur:

--Tu comprends! Il faut infiniment de doigté! Pas d’emphase d’abord: un
préambule simple, engageant, à la fois cordial et retenu. Un exposé net
comme une leçon de géographie, mais bourré de citations scientifiques et
de termes de bourse. Le gogo boit cela comme une limonade. Puis le
discours s’élève vers les hauteurs sublimes. Nous grimpons de roc en
roc! J’arrive à la caverne où se cache la Fortune, hissée sur sa roue,
prête à déverser sa corne d’abondance. A cette apparition magique,
fasciné, subjugué, le bonhomme que je travaille ne saurait plus me
refuser sa signature. Autant d’empoché!

Fulvie riait aux éclats.

--Mon cher, tu me sembles avoir trouvé le filon! Stanislas Bouche-d’Or!
Crois-tu un peu à ce que tu racontes?

--Oh! cela, c’est autre chose! répliqua Stany avec flegme. Il m’est
recommandé de «prêcher». Mais on n’exige pas que j’aie la foi!

--Alors, permettez-moi de vous dire mon opinion, bien qu’elle n’importe
guère! interrompit le docteur Davier. Vous faites là métier d’attrapeur!

--Non! de trappeur! corrigea très gentiment Stany, rallumant une
cinquième cigarette. Que voulez-vous! J’ai un tempérament de chasseur.
Atavisme! Ne pouvant courir le loup et la grosse bête, je chasse
pauvrement, piètrement, au miroir! Il faut être de son époque! Il y eut
la période du renne et du mammouth, maintenant...

--Nous en sommes au règne du muflisme! définit le médecin, ouvrant un
journal.

Mais Loys entrait, râclant le tapis de Savonnerie des roulettes mal
dégrossies d’un cheval de bois.

--Regardez-moi ce futur cavalier et son impétueux palefroi! s’écria
Fulvie, tendant les bras à son fils.

Sans se laisser distraire par ces agaceries, le garçon, en ligne droite,
se dirigeait vers son père.

--Mon petit amour! murmura Davier, s’inclinant vers la tête brune aux
frisons légers.

Appuyé à son genou, l’enfant le buvait du regard avec une adoration
muette. Et, sous la caresse de ces yeux frais, de suaves effluves
s’épandaient dans le cœur paternel.

--Décidément, quand vous êtes là, personne n’existe plus pour lui!
constata la mère, piquée.

L’annonce du dîner fit heureusement diversion. Davier, la pensée
absente, laissa le frère et la sœur causer à leur guise sans se mêler à
l’entretien.

--Des obsessions professionnelles qui me poursuivent! s’excusa-t-il,
comme sa femme lui reprochait aigrement son mutisme.

Et il continua de s’abstraire. En esprit, il suivait la lettre qui
cheminait vers les Alpes.

La réponse lui parvint dans le plus bref délai, ainsi qu’il l’avait
demandé. Le jour même, le docteur se rendait à Saint-Germain-en-Laye,
dans la petite maison où Madeleine était revenue, lorsque la rentrée des
classes avait rappelé Raymonde.

--Mme Airvault, vous vous êtes engagée à m’obéir--ou plutôt à suivre mes
avis de confiance. Voici l’heure de vous exécuter. Rassemblez, sans un
instant de retard, ce qui vous appartient, et dès demain vous reprendrez
la route de Lézins.

Effarée, elle se récria.

--Docteur, y songez-vous! Je ne suis plus en mesure de payer
l’hospitalité du sanatorium. Les cinq mille francs donnés par M. Vielh
doivent être consacrés à l’éducation de Raymonde.

--Tranquillisez-vous à cet égard. Je...

--Docteur, je crois comprendre... Non, non!... Je ne veux pas que votre
générosité aille plus loin que le don de votre temps et de vos soins!
C’est déjà trop.

--Ne vous agitez pas ainsi, et ne me coupez pas la parole avant que je
me sois expliqué entièrement, s’il vous plaît! Voici l’hiver qui
s’annonce. Cette maisonnette, très gentille, j’en conviens, est située
en contre-bas dans un fond humide. J’appréhende pour vous les brumes
perfides de la mauvaise saison. J’ai donc correspondu, à votre sujet,
avec mon collègue de Lézins. Mis au courant de la situation, il a trouvé
une solution ingénieuse: je viens vous la proposer. Vous vous êtes fait
apprécier là-bas. On vous y verrait revenir avec plaisir. Vous êtes en
état maintenant de surveiller la lingerie, la bibliothèque, l’ordonnance
des salons, de causer un peu avec les pensionnaires anglais. Le docteur
Aubert estime que quatre heures, chaque jour, de ces occupations,
compenseraient, au delà même, les frais de votre nourriture. Le reste du
temps, vous le passeriez au soleil, sur la bienheureuse chaise-longue.
J’ajoute que Mlle Duluc, pressentie, consent volontiers à diminuer d’un
tiers la pension d’une élève, sujet d’avenir, qui fera honneur à son
institution.

--Je comprends à peine... Ou plutôt je comprends que tout le monde
s’entend pour nous obliger! murmura Madeleine, le cœur gonflé. Si
j’étais fière comme autrefois, je souffrirais de me savoir... l’objet de
la pitié générale. Aujourd’hui tant de bonté m’étonne... et me fait du
bien... Mais je vais encore me séparer de ma fille! Ah! cela, c’est
l’arrachement, la douleur sans nom!

--Votre premier devoir maternel, en ce moment, est d’achever votre
guérison et de laisser votre enfant travailler en toute quiétude. Il n’y
a pas de meilleure manière pour vous préparer, à l’une et l’autre, un
avenir tranquille que votre mutuelle affection embellira.

La logique de ce raisonnement s’imposa au bon sens de Mme Airvault.
Réprimant son chagrin, docile et résignée, elle s’embarqua, le lendemain
soir, à la gare de Lyon, escortée jusqu’au wagon par Raymonde et
Évelyne, qui, sur son instante sollicitation, avait été admise à
accompagner son amie sous la garde du docteur.

Et la voyageuse emporta dans son exil, suggestive de courage et
d’espoir, la vision des deux jeunes figures, et de l’homme respecté qui
représentait à ses yeux un émissaire de la Providence, la Sagesse et la
Bonté incarnées,--en un mot, la Loi et les Prophètes!




TROISIÈME PARTIE

A PAS LENTS




I


  Vevey, 12 septembre 1919.

  «Amie chérie,

  «Aujourd’hui sonnent mes dix-neuf ans. Et, pour fêter l’anniversaire,
  tout m’est sourires et joies.

  «D’abord à l’aube, ce matin, j’ai pu embrasser ma chère petite mère.

  «Ensuite, cette aube qui s’épanouit en pleine lumière, c’est sur la
  terre suisse que je l’admire. Ce qui me rappelle que les hostilités
  sont enfin closes! Le monde va respirer! Et il me semble que la nature
  même reflète la quiétude rendue à l’univers. Je t’assure que les Dents
  du Midi, à cette heure, paraissent animées d’une humeur espiègle et
  jouent à cache-cache à travers les dernières brumes matinales.

  «Où et quand te parviendront ces joyeusetés, ma Lynette?

  «Peut-être es-tu lancée déjà dans l’excursion de vacances que
  préméditait le docteur--sans en avoir encore déterminé le but--lorsque
  je suis partie de Saint-Germain-en-Laye pour rejoindre maman et miss
  Marwell?

  «Où que vous soyez, quand t’arrivera ce billet, dis bien à ton cher
  père que je ne goûte pas un agrément sans reporter vers lui ma
  reconnaissance.

  «Qu’il ne se récrie pas, suivant son habitude, quand j’entonne mes
  hymnes de remerciements! Mais si je remonte vers l’origine de mes
  chances... alors, alors, il me faut, de toute nécessité, inscrire son
  nom!... Oui, comme dans la vieille chanson: «Le feu ne veut pas brûler
  le bâton, le bâton ne veut pas battre le chien,» etc...

  «N’est-ce pas en suivant ses instructions que ma mère chérie raffermit
  sa santé? N’est-ce pas à Lézins, où il la persuada de séjourner encore
  une année, qu’elle connut cette délicieuse miss Daisy Marwell, qui,
  obligée aux mêmes précautions, la prit pour compagne et lui permit de
  mener, sous des cieux cléments, une existence aussi douce que le
  permettaient les horribles cahots de la guerre?

  «Et c’est grâce à miss Marwell que, depuis cinq années, je puis passer
  trois semaines de vacances, près de maman, dans une intimité
  charmante.

  «Miss Marwell est une fée, et mon tuteur, un saint! Comment ne pas
  s’estimer bénie quand on est gratifiée de tels patronages et qu’on
  possède un petit ange de vitrail pour amie?

  «Mille baisers, Lynette, dont tu donneras une part au gent Loys! Il ne
  manque que toi à ma félicité de ce matin! Du moins ai-je voulu
  t’évoquer!

  «Ton démon familier,

  «RAYMONDE.»

L’épistolière ferma vivement l’enveloppe, bondit sur ses pieds, et
saisit le feutre léger déposé sur le guéridon. Le soleil, le lac, les
palmiers du jardin, les hirondelles, tout l’appelait au dehors. Quatre à
quatre, elle descendit un étage et tambourina doucement à une porte.

--Rosalinde!

--_Come in, darling!_ répondit une voix claire et rieuse.

Le panneau poussé, Raymonde aperçut, contre la fenêtre, sa mère, penchée
vers une table où s’éparpillaient des cartes illustrées et des
feuillets.

--Je dérange! Pardon! Je m’en vais!

Mais, d’un vaste fauteuil, couvert de cretonne à ramages, la voix rieuse
s’éleva, entre des volutes de fumée bleuâtre, fleurant une fine odeur de
tabac oriental.

--Plaignez votre maman, Rosalinde! J’avais le cerveau débrouillé, au
réveil! Alors nous en sommes à la douzième lettre! Tante Daisy devait
beaucoup de réponses. Mme Airvault va prendre en grippe les Marwell de
toutes les générations. Si mes yeux étaient moins mauvais, je
n’abuserais pas ainsi de sa complaisance!

--Et que ferais-je alors? dit Madeleine affectueusement. Vous vous
ingéniez à m’éviter toute peine.

--Eh bien! darling, à mon exemple, vous apprécieriez le far niente! Far
niente! Il faut avoir vécu en Italie pour comprendre ce délice. Far
niente! Boire le soleil, s’engourdir, ne plus penser! Presque le
nirvana!

Et miss Marwell éclata de son joli rire, si juvénile qu’on s’étonnait de
voir des cheveux de neige à la créature fantastique, frêle et mignonne,
qui jetait ces trilles perlés.

Raymonde s’approcha et baisa respectueusement la main fluette, pendante
sur la cretonne fleurie.

--Far niente! Je doute, princesse Titania, que vous vous donniez souvent
ce loisir, car cessez-vous jamais de chercher quel bienfait commettra
cette main-là?

--C’est la gauche! Elle n’est utile qu’à manier la fourchette et à tenir
le violon! s’écria miss Marwell. Ah! _my dear_, j’ai pitié de vos
jambes, trop souvent au repos, entre nous! Exercez-les en portant ce
fatras à la poste! Vous avez une grande heure libre jusqu’au lunch!
Mais...

Raymonde, rappelée par ce mot, s’arrêtait sur le seuil:

--Mais, recommandait emphatiquement miss Daisy, n’écoutez ni Faust, ni
Don Juan, s’ils se trouvent sur votre passage et vous proposent leur
bras!

--Si! J’écouterai pour répondre: Messeigneurs, bien obligée je vous
suis! Mais on voit bien que vous sortez d’un autre siècle! Vous êtes des
vieux messieurs très démodés. Les hommes et les femmes ne se donnent
plus le bras que dans les cortèges de noces, ou pour passer du salon
dans la salle à manger. Et dans la rue, je préfère de beaucoup marcher à
mon pas!

Là-dessus, la jeune fille esquissa une bouffonne révérence, qui redoubla
l’hilarité de miss Daisy, et elle sortit, suivie par le regard tendre et
heureux de sa mère.

Raymonde eut vite fait de traverser le jardin et de gagner le quai; là
elle ralentit son allure. Pouvait-on se rassasier du tableau où
s’épandaient encore les douceurs de l’été?

Les voiles triangulaires, les cygnes, les mouettes, éparpillaient des
blancheurs errantes entre l’azur du ciel et celui du lac. Et pour cerner
l’horizon, les montagnes dressaient des crêtes déchiquetées,
transparentes comme du cristal, tandis que les hauteurs plus proches de
la rive découpaient les lignes sévères de leurs pentes, boisées ou
rocheuses.

Les rues de la vieille ville, qui gardent si heureusement un archaïsme
local malgré les inévitables transformations modernes, intéressaient
aussi la flâneuse. Elle se complut à muser quelque temps entre les
éventaires fleuris du grand marché. Cependant, les lettres englouties
dans une boîte, Raymonde biaisa de nouveau vers le lac, attirée
irrésistiblement par la magie de l’eau et des mouvants mirages.

Une grande paix l’enveloppait--la paix heureuse où la pensée se tait,
voluptueusement inerte. Tout ce que son regard rencontrait l’amusait,
lui paraissait aimable et ami, même le voiturier jovial charriant des
futailles, même ce chien jaune assoupi devant une porte, ces pigeons,
ces moineaux, mendiants de terre, et les hardies corsaires ailées, les
mouettes, poursuivant de leurs tourbillons et de leurs cris rapaces le
steamer qui s’éloignait de la Tour-de-Peilz, sous un panache de fumée.

Chaque ombre des nuées variait la scène, faisant courir des
frémissements colorés sur les cimes et les eaux profondes. Raymonde
s’accouda au parapet, ravie dans sa contemplation. Des gens passèrent,
d’autres s’approchèrent, sans qu’elle daignât y prendre garde. Tout à
coup, elle tressaillit violemment. Une voix lui soufflait à l’oreille:

--Ne mange pas tout le paysage avec tes énormes yeux, gourmande!
Laisses-en pour les autres!

--Évelyne! cria-t-elle, dans l’émerveillement d’un prodige.

C’était bien le délicieux visage, nimbé d’or fin, qui frôlait sa joue!
Et le petit Loys déjà lui tiraillait énergiquement le bras.

Raymonde, interdite, en se détournant, ne découvrit pas ceux qui eussent
pu accompagner le frère et la sœur, c’est-à-dire M. et Mme Davier, mais
deux grandes fillettes, grimaçantes et rougissantes, Mariette et Suzie
Desroches, et un jeune homme, brun de cheveux, bronzé de peau, portant à
la boutonnière le ruban vert et rouge de la croix de guerre, qui se
tenait droit et sérieux durant l’accostage.

--Je viens de t’écrire, Évelyne! Cinquante centimes de perdus! Comment
te trouves-tu ici sans crier gare?

--Par le bon plaisir de nos papas docteurs, qui ont voulu visiter
certain ami de la Faculté de Lausanne! Je crois, entre nous, qu’ils
étaient enchantés de mettre le pied hors des frontières!

--Et nous donc! firent les petites Desroches.

--Alors, par faveur grande, malgré les passeports exigés, les marmots
des deux familles ont été admis à visiter les bords du Léman, pendant
quatre jours. Oh! ajoutait Évelyne, suis-je étourdie! Le plaisir de la
surprise me fait négliger l’étiquette! Au fait, M. Valentin Clozel a
peut-être déjà rencontré Mlle Raymonde Airvault chez notre amie commune,
Mme Forestier?

--J’ai eu cet honneur! dit le jeune homme, s’inclinant.

--Je m’en souviens, en effet! murmura Raymonde, répondant au salut.

Un carillon annonçait midi. La jeune fille laissa dans le vague les
réminiscences:

--Ah! mon Dieu! l’heure du lunch! Je devrais être rentrée! De quel côté
vous dirigez-vous?

--Nous sommes descendus à l’hôtel proche du débarcadère. On le voit
d’ici...

--L’hôtel de la Grande-Bretagne? Mais c’est le nôtre.

Au lieu de se réjouir, les deux jeunes filles parurent également
embarrassées. Le nuage qui ternit les grands yeux noirs obscurcit les
tendres prunelles bleues.

La coïncidence--sur laquelle s’extasiait le petit Loys--menaçait de
devenir gênante. Mme Davier se trouverait certainement au déjeuner.
L’expectative d’une confrontation avec la femme, hostile et dédaigneuse,
qui pouvait humilier sa mère, glaçait la jeune fille jusqu’au creux des
os.

Elle-même, dans le cours des dernières années, avait dû supporter, à
diverses reprises, cette épreuve réfrigérante. Un allié inopiné l’avait
soutenue, et facilitait la continuité de ses relations avec Évelyne,
après que celle-ci fut sortie de la pension Duluc.

Loys, introduit par son père chez Mme Forestier, s’était pris d’amour
tendre pour la vieille dame et le petit monde dont elle s’entourait.
Raymonde Airvault, bras droit maintenant de Mlle Duluc, n’abandonnait
pas la bonne voisine, et, les après-midi de jeudi, continuait d’animer
les innocents divertissements. Le petit Loys se toqua de l’amie de sa
sœur. Les critiques et les ironies maternelles ne le dissuadèrent pas de
cet engouement intempestif. Force fut de laisser le garçonnet à sa
passion.

Câlin et doux, mais de santé fragile et inconstante, le malheureux gamin
devenait forcément impulsif et irritable. Loys était de ces oiselets
débiles à qui toute bouffée d’air apporte une bactérie quelconque. Il
semblait qu’un dieu malicieux eût voulu faire, du pauvre petit, un
démenti vivant à la science médicale et à l’infaillibilité de l’hygiène.

Pâli par une récente fièvre de croissance, Loys gambadait près de
Raymonde, au centre du groupe qui, sans empressement, s’acheminait vers
la grille de l’hôtel.

--Ah! veine! s’exclama le garçon, une charmeuse d’oiseaux!

Une personne menue, habillée de laine blanche, debout devant le parapet,
lançait du pain aux cygnes, environnée de piailleries aiguës et d’un
tournoiement de longues ailes souples.

--Miss Marwell! avertit Raymonde à demi-voix. Ne dirait-on pas un
Reynolds, avec ces beaux cheveux poudrés à frimas, ce profil délicat et
ce collier de velours noir!

Puis, entraînant Évelyne:

--Oh! chère miss Marwell, si vous saviez ce qui m’est arrivé dans cette
courte promenade? Des péripéties de cinéma! Voici que le Destin amène
vers moi, à l’improviste, mon amie la plus chère, Évelyne Davier.

--Fille de votre tuteur! Oh! je connais! dit aimablement miss Daisy. Je
me figurais bien ainsi la Clélie de ma Rosalinde! Vous saurez que
Raymonde figure en vérité pour moi la Rosalinde de notre Shakespeare.

Elle écouta, avec une affable patience, les noms précipitamment débités
par Raymonde, distribuant des poignées de main aux gauches fillettes;
mais quand vint le tour de Valentin Clozel, présenté le dernier, son
regard se posa, approbateur, sur le ruban de la boutonnière.

--Un soldat et un brave! Je m’honore! prononça-t-elle gravement.

Les mouettes, un instant négligées, revenaient effrontément à la charge.

Leur amie émietta la miche déposée sur le parapet et lança les bribes,
d’une volée, à la troupe folâtre.

--Elles sont si gentilles, n’est-ce pas? Je crois qu’elles sont
appointées par la République helvétique pour égayer le Léman! _I am
afraid of that, indeed!_ (J’en ai peur, réellement!)

--_No!_ répliqua Clozel, desserrant enfin les dents. _Don’t fear that!
They are too nice to be administrative ones!_ (Ne craignez pas cela!
Elles sont trop jolies pour appartenir à une administration.)

Miss Marwell frotta joyeusement ses petites mains pour en détacher les
dernières mies.

--_Oh! you speak english very well._ Je vous croyais un peu Jacques le
Taciturne.

--_Often I am so!_ (Souvent je le suis!)

Tout en badinant, la vive et spirituelle Anglaise dirigeait ses pas vers
l’hôtel, escortée de ses jeunes compagnons, et traversait lentement le
parterre sans cesser de causer avec Valentin Clozel. Ainsi Mme Davier,
qui attendait sous la véranda, près de Mme Desroches, le retour de la
petite bande, vit s’avancer, à ses yeux ébahis, cette reine poudrée à
frimas derrière laquelle se tenait, telle qu’une déférente demoiselle
d’honneur, Raymonde Airvault.

Celle-ci adressait à quelqu’un, qui se trouvait à une autre porte, un
tendre coup d’œil rapide. Instantanément, à son intime confusion, Fulvie
détermina l’identité de la dame grisonnante, au visage fin et doux, qui,
tout à l’heure, dans le salon, sur sa demande, la renseignait sur les
excursions du Mont-Pellerin et des Avants. Gaffe! Bévue! La femme à
laquelle elle s’adressait, confiante, et qui lui répondait avec la
simplicité aisée d’une personne bien née, ne serait autre que cette
Airvault, dont elle eût refusé le salut à Versailles?

Le vague souvenir que Mme Davier conservait de Madeleine, entrevue à
peine quelques années auparavant, se précisait, foudroyant.

Le pire était qu’après la courte conversation dans le drawing-room,
Fulvie avait louangé la complaisance et le bon ton de l’inconnue en
déclarant à Mme Desroches:--Qu’il est agréable de se trouver entre gens
de même éducation!

La gaffe! La gaffe!

Et voici qu’Évelyne et Loys ramenaient entre eux cette peste de
Raymonde, dont tous deux étaient coiffés. Et la belle-fille, gênée,
rougissante, se croyait obligée de nommer en bégayant cette miss
N’Importe Quoi dont la belle-mère se souciait comme de Marie Tudor! Et
il lui fallait subir salamalecs, compliments, batifolages, et garder
contenance correcte, de peur d’affoler cette benoîte et niaise mère
Desroches, qui n’entendait goutte à rien, ou d’offusquer ce Valentin
Clozel, qu’on avait des raisons graves de ménager, et qui, assez raide
et silencieux d’ordinaire, paraissait dégelé par cette bizarre Anglaise
qui riait comme une petite fille, mais dont l’œil pénétrant vous
vrillait ainsi qu’une pointe d’aiguille.

C’était plus de vexations que n’en pouvait tolérer la nature entière de
Fulvie. Heureusement, le déjeuner, servi par petites tables, vint lui
fournir un répit opportun.

Raymonde, en arrivant à sa place, y trouva une gerbe de glaïeuls et de
roses. La délicate et gracieuse miss Daisy n’avait garde d’oublier
l’anniversaire de sa petite amie. La joie, l’émotion, allumèrent mille
étincelles dans les grands yeux qu’Évelyne, admirative, appelait «des
soleils noirs». «Des yeux capables d’incendier Rome», définissait, un
jour, un vieil académicien madrigalisant, ami de Mme Forestier.

De sa place, Mme Davier vit l’illumination éblouissante: elle aimait les
changeantes expressions de ces immenses prunelles, à la fois sombres et
brillantes, où se reflétaient toutes les flammes du sentiment. Mais,
aujourd’hui, la modeste et douce jeune fille sentit un trouble
indéfinissable se mêler à son plaisir esthétique.

Tout à coup Raymonde lui apparaissait comme si elle l’apercevait pour la
première fois. Évelyne perdit notion de l’aspect accoutumé; elle examina
curieusement, ainsi qu’on le ferait dans une salle de théâtre, au bout
d’une lorgnette, la jeune personne assise vis-à-vis d’elle.

Taille moyenne, mais dégagée et souple sous la simple robe de laine
beige brodée de brun au col et à la ceinture, qui laissait nus les bras
ronds. Traits irréguliers--mais une intensité de vie étonnante sur la
mobile physionomie, où alternaient nuages et rayons, comme dans un ciel
orageux! Vision captivante et séduisante, assurément! Quel effet
devait-elle produire sur le spectateur moins habitué?

Par un réflexe involontaire, Mlle Davier tourna la tête vers le
compagnon assis à sa gauche. Le profil était abaissé vers l’assiette;
mais, furtif, le regard gris, strié de brun, s’échappait, attiré vers le
brillant point de mire: l’ardent petit visage aux yeux ensoleillés.

Évelyne eut l’étrange sensation qu’un grand creux se produisait soudain
dans sa poitrine et que son cœur, contracté, devenait dur et inerte.
Quelques minutes, elle demeura muette, le cou ployé. Puis elle chercha
dans la glace de la paroi sa propre image: une figure longuette, un peu
pâle, des yeux bleu de lin, des ondes dorées sous le chapeau de paille
marron, des épaules tombantes, un ensemble élégant, plaisant peut-être.

Peut-être!...

Elle se sourit, avec mélancolie:

--Si j’étais homme?... Entre les deux?...

Répondant à sa question secrète, Mlle Davier eut un mouvement que
Valentin Clozel prit pour un geste de négation.

--Vous refusez les pêches? Vous avez tort, mademoiselle! Elles sont
excellentes.

A ce moment, Mme Davier, voyant Mme Desroches occupée à déguster un
dessert copieux, se levait et avertissait à voix basse la friande dame:

--Demeurez tranquille. J’ai promis à mon mari de lui téléphoner à
l’heure du déjeuner.

Quelques minutes plus tard, elle revenait, congestionnée et animée.

--A la bonne heure! Les communications ici ne se font pas attendre! Eh
bien! nous partons tout à l’heure par le tramway ou le bateau. Ces
messieurs nous rejoignent tantôt à Montreux.

--Comment! se récria Mme Desroches interloquée. Je croyais que le
rendez-vous était fixé ici, qu’il restait seulement à indiquer l’hôtel!

--Nos époux en décident autrement! répliqua légèrement Fulvie. Nous
n’avons qu’à nous incliner devant leurs ordres.

--Sans doute! Mais nous allons manquer la visite de Vevey! déplora la
bonne Mme Desroches. C’est dommage!

--C’est dommage! répétèrent Loys et les petites filles, en regardant
Raymonde et miss Marwell.

Valentin Clozel ne regarda personne et ne dit rien.

Mme Davier réglait déjà l’addition, un sourire méphistophélique au coin
des lèvres. L’explication finale, à Montreux, offrirait sans doute
quelque ambiguïté. Mais l’essentiel était de fuir promptement une
promiscuité gênante et irritante. Et elle s’applaudissait d’en arriver à
ses fins par une manœuvre aussi audacieuse qu’expéditive.




II


Miss Marwell, remontée dans ses appartements, en compagnie de Mme
Airvault, Raymonde, victime des convenances, resta seule exposée à
l’ennui des adieux--d’ailleurs fort abrégés. Quand elle entra dans la
chambre de miss Daisy, elle vit cette dernière, guignant derrière son
rideau le départ des excursionnistes, tout en allumant une cigarette.

--Bon voyage! Je n’aime pas du tout la madame Junon brune, qui est la
femme de votre tuteur. Elle doit le réduire à l’état de prince consort!

--Oh! pas tout à fait!... c’est-à-dire pas du tout!... Mme Davier paraît
altière, intimidante... mais elle a participé à beaucoup d’œuvres très
bonnes pendant la guerre!

Miss Daisy, d’un geste, chassa le souvenir de Junon:

--Quant à Clélie, elle est jolie et douce, comme un iris blanc. Sans
doute est-elle engagée au jeune homme sympathique?

Raymonde ouvrit sa boîte à ouvrage.

--Je le crois... et l’espère! répondit-elle, d’une voix posée. Les deux
familles sont liées depuis longtemps. M. Clozel appartient à une lignée
de célèbres éditeurs, établie depuis plus d’un siècle, et qui publia
surtout des ouvrages scientifiques et médicaux. Il y eut un docteur
Clozel qui fut, à l’Académie de Médecine, le collègue du docteur
Forestier. Je sais tout cela par Mme Forestier elle-même.

--C’est chez elle que tu avais fait la connaissance de ce jeune homme?
demanda Madeleine.

--Mais oui! Tous ceux qui furent, enfants, des habitués de la bonne
maison, retournent volontiers, plus grands, à la source des agréables
souvenirs.

La jeune fille parlait du ton le plus naturel, avec un enjouement calme,
tout en dépliant une broderie. Mais, se ravisant, elle repiqua son
aiguille pour proposer à miss Marwell:

--J’y songe! Peut-être vous plairait-il d’entendre la suite de _l’Enfant
à la Balustrade_?

--Oh! si vous n’êtes pas fatiguée, volontiers j’écouterai! Merci! J’aime
ce petit garçon qui se bat avec le linge de la lessive!

Tandis que Raymonde, penchée vers le volume, continuait le charmant
récit, Madeleine, pensive, considérait sa fille à la dérobée. Un
pressentiment vague, une appréhension s’insinuaient chez la mère. Elle
prenait conscience, d’une façon plus frappante, des changements survenus
avec les années, et qui modifiaient l’âme de son enfant, jadis à
l’unisson de la sienne. Elle n’avait pu surveiller le travail journalier
de l’expérience. Que de sacrifices précieux entraînait la séparation!

--Oh! la fine psychologie! remarquait miss Marwell. Relisez, je vous
prie, la dernière phrase.

Raymonde sursauta, comme réveillée. Elle rougit, en reprenant le passage
qu’elle venait de lire avec une évidente distraction, la pensée rôdant
ailleurs:

«Des personnes causent entre elles, et les mots aussitôt dits
s’évaporent. Telle personne et telle autre causent, et il semble
qu’entre leurs bouches, les mots demeurent. Ils demeurent...

--Je l’ai souvent observé! approuva miss Daisy. C’est le début de
l’amour qui s’ignore.

Madeleine soupira. Ce lien invisible, immatériel, projeté entre deux
êtres, était-il besoin de paroles même pour le tisser? Un échange de
regards suffit. Ne croyait-elle pas avoir surpris ce phénomène, à
l’heure précédente, entre un inconnu et l’enfant chérie?

Cependant elle pouvait se méprendre. Aussi se défendit-elle
d’intervenir. Une interrogation maladroite risquait de donner vie aux
choses confuses, enfouies dans le nébuleux de l’inconscient. Madeleine
n’osa tenter l’épreuve. Mais, plus que jamais, elle s’alarma et se
lamenta en voyant arriver le terme de la réunion annuelle.

La dernière semaine s’entamait. En arrachant le feuillet de
l’éphéméride, la mère ne put retenir sa plainte.

--Ah! mon Dieu! plus que six jours! Et il faudra endurer encore la
cruelle cassure!

Raymonde l’enlaça de ses deux bras; de grosses larmes constellèrent,
ainsi que des gouttes de rosée, les larges prunelles brillantes.

--Oh! maman chérie, j’espère, cette fois! Le docteur Davier travaille à
notre rapprochement, tu le sais bien! S’il réussit à fonder cette œuvre
d’assistance à laquelle s’associe déjà Mme Forestier, la direction de la
maison de Marly te sera dévolue. Alors je te retrouverais chaque soir!
Par le train, ou à bicyclette par les beaux jours, ce sera facile! Quel
bonheur d’être ensemble, enfin!

--Tu sais bien que je n’ose jamais admettre d’espérances! Trop de fois,
j’ai été désabusée! fit tristement Madeleine. Supportons! Subissons!
Voilà ce que je me répète seulement, en demandant à Dieu les forces
nécessaires!

Encore une feuille d’enlevée au calendrier. Et, vers l’heure du lunch,
miss Marwell, pénétrant dans le salon, vit quelqu’un s’incliner devant
elle.

--Ah! vous nous revenez! s’écria-t-elle avec entrain. C’est gentil!

Valentin Clozel commença une explication un peu diffuse.

--Oui, j’étais chargé d’affaires pour la maison. Je devais me faire
connaître à des collaborateurs, des correspondants. La rencontre des
familles amies, à Lausanne, m’a fait négliger ces questions, quelques
jours... Alors il me faut revenir sur mes pas!

--Parfaitement! opina miss Marwell avec gravité. _Business! Business!_

Clozel, cependant, saluait Raymonde Airvault qui, demeurée debout près
de la table, feuilletait, d’un doigt fébrile, un album de publicité.
Madeleine entrait dans le drawing-room, à cet instant. Elle saisit la
fugace rougeur des deux jeunes visages qui, tout aussitôt, se creusaient
et pâlissaient.

La mère, profondément remuée, rendit en silence le salut respectueux du
jeune homme. Miss Marwell appela le nouveau venu par la baie.

--Regardez! La montagne s’est habillée en ses atours d’hiver pour votre
retour! Il a neigé, la nuit dernière. Gris et blanc, ce matin! Un effet
polaire! Enchanteur, _is it not_?

--Oui, j’aime tous les aspects de la montagne et du lac! Nous venions,
chaque année, sur les bords du Léman, avant la guerre. C’est, à mon
sens, le plus romantique, le plus vivant de tous les lacs suisses. Tant
de souvenirs le peuplent: Rousseau, Byron, Senancour!

--Oh! vous êtes littéraire!

--Oui, comme un livret-guide! fit le jeune homme, riant. Mais il me faut
être littéraire et scientifique pour soutenir dignement l’œuvre
paternelle!

--C’est vrai! Vous êtes _publisher_?

--De naissance! Les Clozel exercent le métier d’éditeurs depuis plus
d’un siècle et demi. Mais aujourd’hui la profession comporte des
exigences plus lourdes, en raison des acquisitions incessantes de toutes
les sciences--physiques ou métaphysiques.

Ces explications étaient, en réalité, dédiées à Mme Airvault, vers
laquelle le jeune homme se détournait. Raymonde continuait d’ouvrir et
de refermer des annuaires de commerce, des indicateurs de chemins de
fer, et s’attentionnait à étudier des modèles de tracteurs agricoles ou
des gravures de modes.

... Pendant quarante-huit heures, Valentin Clozel resta commensal de
l’Hôtel de la Grande-Bretagne, disparaissant entre les repas, mais
consacrant fidèlement ses soirées à converser avec miss Marwell.

--Mon flirt! disait triomphalement Titania, faisant sonner son aimable
rire en grelot d’argent.

Mais, ainsi parlant, elle envoyait une malicieuse chiquenaude dans la
direction de Rosalinde...

La pluie tomba, tout le matin du troisième jour, escamotant le paysage.
Plus d’autre horizon que les masses humides. Une éclaircie se produisant
enfin, vers le milieu de l’après-midi, Raymonde fut déléguée à plusieurs
courses en ville: _chemist_, _perfumer_, etc. Les diverses missions
accomplies, la jeune fille se trouvait à proximité de la terrasse
Saint-Martin. Elle céda à la tentation d’y monter. Elle aimait ce
belvédère dominant un vaste cercle, et d’où le rêve s’élançait, comme
d’un tremplin idéal.

Aujourd’hui, lumière et lignes se brouillaient dans une grisaille
presque uniforme. D’innombrables coulées bleuâtres indiquaient seulement
les reliefs. Les glaciers des cimes lointaines, çà et là, révélaient
faiblement leurs névés entre les vapeurs flottantes. Cette monotonie de
l’espace parut désolante comme le désert du néant à l’âme passionnée.
Raymonde crut apercevoir, dans le morne infini, l’image de son avenir,
et son cœur sombra d’angoisse. Elle s’assit près de l’église, et son
regard chercha dans le vide une clarté d’espoir.

Une forme humaine se dressa soudain, projetant de la vie dans cette
perspective morte. Mlle Airvault jeta un léger cri.

--Ne vous effrayez pas! dit Valentin Clozel, et ne vous indignez pas non
plus, si je vous avoue que je vous guette, depuis mon arrivée ici, avec
une patience d’apache. Mais vous êtes toujours accompagnée. Et j’imagine
que vous vous méfiez de moi, que vous me fuyez.

Elle murmura d’une voix indistincte:

--Pourquoi désirez-vous tant causer avec moi?

--Parce que j’ai beaucoup de choses à vous dire! répliqua-t-il
résolument. J’attends le moment propice depuis des mois. Cette occasion
désirée, j’ai cru la saisir, un jour, chez Mme Forestier. Mais je fus
dérangé... Et puis la guerre n’était pas finie. Je me fis scrupule de
vous troubler. Et je déchirai la lettre où je vous déclarais que vous
voir, vous entendre, c’était une jouissance jamais éprouvée et dont je
ne me lasserais jamais! Voilà!

Elle se détourna davantage. Mais elle ne parvenait pas à réprimer le
tremblement qui l’agitait toute. Ses lèvres pâlies articulèrent:

--Ce n’est pas bien de parler ainsi... à la meilleure amie de la chère
Évelyne.

--Évelyne! répéta Valentin avec l’accent du plus profond étonnement.
Pourquoi me nommer Évelyne Davier? Elle n’a rien à faire avec la
question dont je vous entretiens.

--Si, si!... Tout le monde suppose... Et ses parents, les vôtres croient
peut-être... C’est si naturel!... Je ne veux pas être une cause de
chagrin pour elle... ni pour son père.

Le jeune homme s’irrita.

--Mais Évelyne n’est pour moi qu’une gentille camarade... Je me moque de
ce que le monde suppose... et même de ce que les familles combinent, du
moment que mon bonheur personnel est en jeu. Ce que je sais
pertinemment, c’est que vous m’avez conquis sans le chercher. Pourquoi
n’ai-je plus vu que vous, subitement, dans le salon Forestier, un jour
que vous organisiez une charade pour les petits? Vos yeux, vos gestes,
votre voix si gaie et si chaude... tout cela me poursuivit dès lors. Je
compris la passion foudroyante de Roméo. Point n’est besoin de
comparaisons romantiques! Je vous aime de toutes mes forces. Ces deux
jours, passés dans votre ombre, ont encore accru mon sentiment. Tout ce
que je sais de vous me charme! Croyez-vous pouvoir m’aimer un peu, comme
moi, je vous aime tant?...

Frissonnante, Raymonde essaya de couvrir de ses mains le flamboiement
qui la brûlait du front au cou. Valentin saisit victorieusement les
poignets blancs et dégagea le visage dont les paupières palpitantes
dérobèrent le regard.

--Ma chère aimée!... Je crains de m’illusionner. Cependant, j’espère...
Répondez! M’aimez-vous?

--Je vous en supplie, fit-elle très bas. Ne me tourmentez pas ainsi! Ce
que vous voulez est... généreux, mais irréalisable... Je suis une
modeste institutrice... Vos parents doivent désirer pour vous une
alliance... plus appropriée à leur situation.

--Cela n’entre pas en compte, je le répète! Mes parents sont de braves
gens... Ils se sont mariés eux-mêmes par inclination... Puis, hélas! je
demeure leur enfant unique. Mon frère aîné a été tué au début de la
guerre; ma jeune sœur est morte de la grippe l’hiver dernier. Quand
j’amènerai une fille aimante et bonne dans leur maison en deuil, ils lui
ouvriront les bras!

La suggestion de l’heureuse vision entraînait le jeune homme à un élan
que Raymonde, éperdue, esquiva:

--Je vous en conjure, réfléchissez!

--Je réfléchis depuis des mois. L’heure est venue d’agir! On n’a jamais
trop de temps devant soi pour être heureux!

--Ayez pitié de moi! dit-elle alors, les mains jointes.

Valentin recula d’un pas; avec une inquiète attention, il considéra la
face bouleversée de celle qui le suppliait.

--Vous êtes sincère! reprenait-elle. Vous parlez avec décision, et vous
pensez que toutes choses s’arrangeront à votre gré. Moi, tout au
contraire, je crains, parce que j’ai déjà connu trop de déboires et de
peines. N’entamez pas ma force en me faisant accepter trop vite des
rêves qui me laisseraient, s’ils s’évanouissaient, sans courage pour ma
tâche. J’avais deviné... oui, presque! les sentiments que vous venez
d’exprimer, parce que... moi-même...

--Oh! Raymonde! Raymonde! je ne me trompais donc pas!

--Non! non! Mais... je craignais pour Évelyne... Je me haïrais de la
faire souffrir! Et puis, avant tout... vous m’entendez bien, il y a
maman! Maman qui a tant souffert et d’une façon si poignante, si
imméritée! Vous ne savez pas tout de nous! Je ne veux pas que ma chère
mère soit jamais humiliée! Je préférerais ne jamais me marier!... c’est
pour cela que je vous redis: Réfléchissez... Soyez prudent! Ayez pitié
de moi!

Valentin demeurait immobile, perplexe et stupéfié. Ces phrases agitées,
mais pleines de sens et de volonté, tombaient en froids glaçons dans son
âme exaltée.

Le masque viril, aux linéaments réguliers, sculpté comme dans la pierre
par quatre ans de fatigues et de dangers, se resserrait, durci par
l’effort mental. Ainsi devait-il paraître, sous le casque, aux heures
guerrières! Cette lutte intense, au surplus, ne déchaînait-elle pas
autant d’idées en conflit qu’un départ pour l’assaut, et le même désir
de vaincre?

Le jeune homme eut besoin de toute son énergie pour dominer ce tumulte
intérieur. Mais son amour sortait plus ferme et plus grand du combat.

--Raymonde, fit-il avec gravité, les paroles que nous venons d’échanger
valent des promesses. Vous avez raison. Je veux que vous soyez désirée,
appelée. J’agirai en conséquence, avec la circonspection que vous me
recommandez! C’est déjà être heureux que de croire le bonheur possible!
Ah! ma petite bien-aimée!... Je vais partir dès ce soir! mais je
prendrai congé sans que vous soyez là. Car je ne saurais pas dissimuler
mon ivresse! Au revoir!... Je vous emporte dans mon cœur!

Elle n’eut pas besoin de répondre. Son regard exprimait tout ce que la
voix n’eût su traduire.

... Une heure plus tard, Valentin Clozel annonçait son brusque départ à
miss Marwell et à Mme Airvault. Raymonde, malencontreusement remontée
dans sa chambre, après le thé, pour liquider sa correspondance attardée,
ne se trouvait pas présente. Le jeune homme, très correct, regretta de
ne pouvoir offrir ses hommages à Mlle Airvault et pria les deux dames de
lui servir d’interprète.

--Vous la retrouverez à Saint-Germain! fit malicieusement miss Daisy...
Tandis que, nous autres, nous serons privées pour longtemps du plaisir
de vous revoir!

--Peut-être! Je voyagerai, le semestre prochain, pour secouer les
dernières traces de poudre et de boue des tranchées et poursuivre mon
initiation professionnelle!

--Alors, si le destin vous amène du côté de Menton, n’oubliez pas que
nous comptons passer l’hiver et le printemps sur la montagne, en face la
mer!

--A merveille! Je rêve de gagner Gênes et Milan par la magnifique route
de la Riviera!

--Voyez comme tout s’arrange! s’extasia la taquine fée Titania. Vous
nous apporterez des nouvelles de notre Raymonde, _won’t you_?




III


--Alors, chère enfant, c’est bien décidé: vous ne m’accompagnez pas à
Paris, ce tantôt?

--Mais, petite mère, mon après-midi est engagée. Je ne voudrais pas
manquer ce cours de puériculture qui, vous le savez, m’intéresse
tellement!

--Je le sais! C’est pourquoi je n’insiste pas davantage! Ah! si
Antoinette de Gatrey ne m’avait téléphoné, ce matin! Mais elle désire
mon avis pour l’agencement de son nouvel appartement. Elle est si peu
pratique, la pauvre! Et puis, il y a le bottier, le fourreur et mille
corvées!

Mme Davier inscrivait des indications sur son agenda, qu’elle renfermait
dans un sac de broderie de perles au fermoir d’or.

--Peut-être dînerai-je avec Antoinette. Ne vous inquiétez donc pas si je
rentre un peu tard.

--Bien, petite mère. Restez tranquillement à vos affaires. C’est si
fatigant de courir Paris! Je surveillerai les devoirs de Loys quand il
rentrera du lycée.

--Merci, Évelyne!

Et Mme Davier ajouta, avec l’envie irraisonnée d’être agréable en
quelque chose à la jeune fille:

--Si j’en trouve le temps, j’irai jusqu’à la rue de Tournon, pour le
mardi de cette bonne Mme Clozel.

--Elle sera certainement heureuse de vous voir! répondit Évelyne avec
simplicité.

C’était jour de consultation. La sonnette ne cessait de retentir. Sans
revoir son mari, Mme Davier monta dans l’auto qui la transporta à la
gare.

Tandis que le train l’emmenait vers la capitale, un sourd malaise
tourmentait ses esprits. Tous les motifs allégués pour ce déplacement
n’étaient que mensonges. Et les yeux purs et sincères d’Évelyne
émouvaient en elle un sentiment d’humiliation, presque un regret.

En définitive, qu’allait-elle faire à Paris? Tout bonnement, retrouver
son frère, qui l’introduirait dans un dancing réputé. Son manteau de
fourrure cachait la tunique constellée d’acier qui la moulait.

Le proposition chuchotée par Stany avait réveillé chez la jeune femme un
avide désir de s’échapper du logis trop bourgeois, de replonger dans
l’atmosphère capiteuse, de goûter au plaisir violent qui anesthésie à
force d’ivresse, comme un soporifique.

Depuis quelque temps, Fulvie était obligée de constater un phénomène
effarant. Entre l’époux qui se dépensait à des tâches austères et la
jeune fille, gracieuse et bonne, qui montrait dans les moindres choses,
sans y prétendre, la passion du dévouement, la conscience déprimante
d’une infériorité morale s’imposait trop souvent à l’orgueilleuse femme.
Une lente transformation s’opérait en elle, atténuant ses virulences,
sapant l’égoïsme impérieux et exigeant de son caractère. Mais elle
regimbait, résistait à l’évolution, accusait l’assoupissement de la vie
familiale, qui rouillait ses ressorts, diminuait en elle l’énergie,
peut-être la jeunesse.

Et elle voulait retenir son véritable _soi_, cette personnalité mentale
à laquelle on est habitué comme à l’image physique reflétée par la
psyché. Elle cherchait à retrouver la Fulvie audacieuse et impériale,
cueillant à la ronde l’admiration et le désir des regards, la Fulvie
devant laquelle tombaient en moissons les hommages, comme les fleurs
venues de la foule pleuvent devant la ballerine ou le torero.

Quelques heures d’amusement, de vertige, la rendraient à elle-même,
retrempée, revivifiée, ayant rejeté toutes impressions maussades et
grises.

A la sortie du train, Fulvie s’engouffra dans le métro. Devant elle
s’assit un officier bleu horizon. Elle vit le chiffre brodé sur le képi.
Ses mains gantées se tordirent nerveusement dans le large manchon. Son
cœur s’enveloppa de deuil.

Ce chiffre, c’était le numéro de _son_ régiment! Cet homme avait
peut-être connu celui qui gisait dans un coin ignoré de la Champagne,
celui qui, jadis, marivaudait avec tant d’esprit et de hardiesse dans le
cercle du Parterre de Latone! Jours enfuis, joies évaporées, préférence
secrète dont les preuves n’étaient plus que cendres!

Elle sortit du souterrain, vibrante encore de ces réminiscences. Comme
il semblait l’aimer! Et comme elle l’eût aimé!

Devant la glace d’un étalage, Fulvie s’arrêta pour rectifier sa
coiffure. Elle s’étudia d’un regard clairvoyant. Trente-cinq ans! Oui,
la limite dangereuse de la maturité. Et l’âge se dénonçait à de sournois
indices: plissement des paupières, empâtement du menton, un je ne sais
quoi de plus massif et de plus lourd dans l’ensemble.

--La lutte finale! pensa-t-elle avec amertume. En avant, tout l’arsenal
défensif préconisé par Lina Cavalieri dans _Femina_, autrefois! Aurai-je
la patience de me vouer à ce travail de bagne?

Ses emplettes effectuées, Mme Davier se trouva, boulevard Haussmann,
tout près du siège administratif de l’importante maison d’automobiles
dans laquelle son frère était employé depuis peu. Elle avait projeté d’y
entrer pour obtenir de Stany un lieu et une heure de rendez-vous plus
précis--la friture du téléphone, le matin, ayant empêché la
communication.

--Je suis la sœur de M. de Lancreau, attaché à l’usine de
Levallois-Perret, dit Fulvie à l’huissier superbement galonné d’or.
Pouvez-vous lui demander à quel endroit je dois l’attendre?

Pendant que l’homme, obligeamment, opérait, Mme Davier examinait la
pièce, meublée avec une savante sobriété, et décorée de dessins et de
photographies des dernières créations sorties des ateliers. Une
impression de confiance la réconforta. Ce Stany, à travers ses
innombrables avatars, possédait le talent acrobatique de retomber
toujours d’aplomb. C’était une chance qu’il eût trouvé, dans cet
établissement puissant et prospère, une «situation d’avenir».

Ah! mon Dieu! ces situations dites _d’avenir_, le pauvre garçon, en
avait-il essayé! Et d’ordinaire ce fameux avenir n’allait pas plus loin
que cinq ou six mois! Tantôt la mirifique entreprise quittait Stany, en
s’écroulant; tantôt c’était Stany qui laissait l’entreprise, pour des
causes insaisissables et indéfinissables.

Il était temps, pour cet éternel gamin, d’arriver à la stabilité
permettant un mariage sérieux, qui achèverait de l’assagir.

L’huissier, le récepteur à l’oreille, écoutait les explications qui lui
étaient données. Puis, se tournant, placide, vers Mme Davier, il
prononça:

--M. de Lancreau, madame, depuis ce matin n’appartient plus à la maison.

Mille bluettes dansèrent devant les yeux de Fulvie. Elle sortit, sans
rien demander de plus, possédée par une rage froide.

Tous ses griefs légitimes contre son frère lui remontaient en mémoire.
Que de choses, cachées à son mari, et dont elle avait fait violemment
reproche à cet incorrigible fou! La conduite de Stany, durant la guerre,
avait blessé sa fierté. Homme, elle eût autrement soutenu le vieux nom
patronymique et ne se fût pas contentée d’un office de gratte-papier
dans un bureau de l’arrière.

Fulvie s’étonnait que le docteur n’eût émis aucune observation à ce
propos. Elle interprétait cette abstention comme une preuve de complet
dédain. Davier, évidemment, voyait en son beau-frère une parfaite
non-valeur.

--Je ne suis pas loin de cette opinion aujourd’hui! s’avoua-t-elle en
serrant les dents. Que s’est-il encore passé? Quel mobile à ce renvoi?

Elle se rendit rue Lafayette, à l’hôtel meublé où habitait Stany. Là,
nouvel échec: la gérante, avec un sourire pincé, l’avertit que M. de
Lancreau n’était plus son locataire. Et elle ignorait son adresse
actuelle.

Mme Davier, sidérée, courba la tête sous une honte. Sans aucun doute,
Stany était parti de là, congédié, endetté. La sœur s’en alla
précipitamment, à la fois démontée, inquiète et exaspérée.

--Encore et toujours des fugues! Ah! c’en est trop! Il abuse de mon
indulgence!... J’en ai assez de ses jérémiades, de ses repentirs,
aboutissant toujours à des demandes d’argent! Il faut qu’il se range! Ma
patience est à bout.

La jeune femme marchait frénétiquement, pour soulager la surexcitation
de ses nerfs. Soudain elle sentit la fatigue. Le jour de novembre
pâlissait. Elle distingua, près de Notre-Dame-de-Lorette, un autobus qui
desservait la rive gauche et passait devant la rue de Tournon. Eh bien!
puisque tout le plan d’escapade craquait, par la faute de cet idiot de
Stany, du moins acquitterait-elle une partie du programme annoncé, en
faisant visite à Mme Clozel.

Mme Davier monta donc dans l’autobus. Quelques instants plus tard, elle
gravissait le large escalier de l’aristocratique logis dont la famille
d’éditeurs occupait le vaste premier étage depuis plus d’un demi-siècle.




IV


Malgré les deuils de ces dernières années, Mme Clozel gardait sa porte
ouverte à ses amies, chaque mardi, de quatre à sept. A ces réceptions
très simples se retrouvaient à peu près régulièrement les mêmes
personnes, imprégnées de l’esprit de charité et dévouées, pour la
plupart, à des œuvres d’aide sociale.

La mère de Valentin s’avança, avec une urbanité empressée, vers la
rarissime visiteuse. La haute dignité de cette femme, dont le chagrin
avait givré la chevelure châtain et creusé les tempes, mais qui
conservait tant de lumière dans son large regard et dans son beau
sourire, intimida l’altière Fulvie. Son ton s’adoucit, prenant le
diapason de la voix accueillante.

Cependant Mme Clozel, laissant ses intimes poursuivre à leur guise
l’entretien en cours, installait Mme Davier à un guéridon, lui versait
elle-même une tasse de thé, l’entourait de petits soins hospitaliers, et
s’asseyait à ses côtés pour déguster une infusion de camomille.

--Le docteur est toujours extrêmement occupé?

--Il se surmène! A peine aborde-t-il la maison! Sans cesse on l’accable
de missions nouvelles! Je lui reproche d’excéder ses forces!

--Je le conçois! Mais ce sont de nobles excès! fit Mme Clozel. Et vous
devez manquer de conviction en les lui reprochant!

Tout en buvant à petits coups le breuvage aromatique, la mère de
Valentin demandait d’un air très calme, mais avec une imperceptible
hésitation:

--Votre mari n’a-t-il pas été le tuteur d’une jeune fille, Mlle
Airvault?

Les oreilles de Fulvie tintèrent à l’assourdir. Les nerfs ratatinés, la
jeune femme parvint à garder une apparente indifférence:

--Ah! mon Dieu, oui! Mlle Airvault représente encore une de ces
corvées... scabreuses... que mon pauvre docteur n’a pas la force morale
de refuser... Une situation... particulièrement délicate... des
circonstances... difficiles... Il se laissa toucher... Enfin!...

En achevant ces petites phrases rompues et sournoisement ambiguës,
Fulvie jeta un coup d’œil vers Mme Clozel qui, les yeux baissés,
surveillait la fusion du sucre dans sa tasse. Et affectant l’intérêt,
très naturellement, Mme Davier demanda:

--Vous avez entendu parler de cette jeune fille? Désire-t-on des
renseignements sur elle?

Mme Clozel fit un effort qui, visiblement, lui coûtait.

--Oui,... je... on... quelqu’un désire s’enquérir près du docteur
Davier... Et puisque je vous voyais... je supposais...

--Il s’agit peut-être d’un changement de position... pour cette
personne... Un poste plus avantageux, probablement?

--Probablement, oui... Je crois que oui! acquiesça précipitamment la
bonne mère de Valentin.

--Ah! tant mieux! laissa tomber Fulvie, car cette pauvre enfant ne
possède aucune fortune!... Mais, toutefois, si cette petite enquête
était déterminée par... une intention... de mariage, engagez vos amis à
se renseigner... s’il se peut... au Parquet de Versailles... sur le
père.

Les lèvres de Mme Clozel blanchirent, et ses yeux gris foncé, si
semblables aux yeux de son fils, se dilatèrent.

--Le père?...

--Oui, le père fut mis en prison pour une accusation de vol, qui ne fut
jamais bien tirée au clair! acheva Mme Davier, se levant et fermant son
écharpe de zibeline. Quand je vous disais que le docteur avait accepté
là un rôle scabreux!

Ayant déposé cet obus, elle ne songea plus qu’à précipiter sa sortie.
Décidément, cette après-midi à Paris ne lui réservait, jusqu’au bout,
que déboires et mécomptes! Elle ne s’étonnerait pas d’un déraillement
pour couronner le tout!

Au fond d’elle-même, Fulvie, en s’analysant, eût trouvé une honte de sa
rosserie. Maintenant elle se rendait compte de la perfidie de ses
insinuations. Mais une fureur de déchirer quelqu’un à coups d’ongles
l’avait saisie en entendant nommer Raymonde par cette moutonnière Mme
Clozel. Plus un doute à garder: ce bêta de Valentin s’était féru de la
gitane!

Quelque chose de plus qu’une antipathie fouettait le courroux de Mme
Davier. Le caprice de ce jeune homme allait faire avorter un projet
matrimonial, arrangé dans la cervelle de Fulvie, et qui, pensait-elle,
eût satisfait tout le monde.

Évelyne, à force de tact, de mesure, de bonté, était parvenue à se faire
estimer de sa belle-mère. Si personnelle que fût la jeune femme, elle
rendait justice à la sœur de Loys et souhaitait pour celle-ci un
établissement heureux.

La combinaison Valentin Clozel représentait exactement le genre de
mariage s’harmonisant aux goûts et au caractère de la fille du docteur
Davier. Fortunes solides, familles considérées, toutes les conditions
extérieures s’assortissaient merveilleusement. Et--Fulvie croyait le
deviner--le chaste cœur d’Évelyne inclinerait sans contrainte vers cette
union.

Et voici que l’irruption de la bohémienne aux yeux dévorants, dans ce
champ réservé, bouleversait les plans, rompait les calculs les mieux
établis! Mme Davier vouait de grand cœur la funeste créature aux
gémonies, et croyait s’animer de colère généreuse alors qu’elle
concentrait, sur la seule tête de Raymonde, les mécontentements
accumulés dans ce néfaste jour.




V


Le docteur n’était pas encore rentré, quoique l’heure du dîner fût
dépassée. Fulvie eut le temps de quitter la tunique pailletée pour
enfiler une robe d’intérieur moins clinquante, avant que son mari parût,
animé, exultant.

Dès que la famille fut réunie autour de la table, Davier laissa déborder
son allégresse.

--Je suis en retard! Mais vous m’en excuserez sûrement. La grande
affaire que nous travaillions à mettre sur pied, Desroches et moi, va
enfin devenir viable. Nous avions déjà obtenu des donations d’immeubles.
De Terroy a recruté des philanthropes qui nous assurent, par leurs
libéralités, les fonds de roulement. Les grands industriels, employant
la main-d’œuvre féminine, nous soutiendront. Bref, dès le printemps
prochain, trois asiles s’ouvriront, aux alentours de Versailles, pour
les jeunes filles qui, trop souvent, sont obligées de passer
immédiatement de l’hôpital à l’atelier.

Évelyne se leva pour aller déposer un baiser sur le front de son père,
et revint silencieusement à sa place.

--Oui, reprit le docteur, redoublant d’entrain, les arrangements
pratiques sont enfin conclus. Les ouvrages d’appropriation vont
commencer. En avril au plus tard, les convalescentes, les anémiées
trouveront trois maisons de repos en pleine campagne--modestes mais
tranquilles--avec des distractions variées, intelligentes et saines.

--Je vais donner mes quilles et mon jeu de tonneau! s’écria Loys
enthousiaste. Et aussi mon croquet!

--Très bien, mon petit homme!... Elles auront aussi une bibliothèque
choisie...

--J’offre mes livres de jeunesse, dit Évelyne.

--Parfaitement, ma vieille demoiselle. Vous pourrez y joindre des études
et récréations musicales élémentaires, car à Marly nos hospitalisées
jouiront d’un piano, Mme Forestier donnant les meubles avec le logis.
Enfin, M. de Terroy fera don de boutures et de greffes, afin que nos
«Jennys ouvrières» apprennent la culture en chambre. Elles recevront
encore chez nous des notions d’enseignement ménager... et de bons
conseils.

--Idéal! murmura Évelyne, les yeux humides et brillants. Oh! papa, que
tout cela est beau et bien!...

Mme Davier branla un front soucieux.

--Soit! mais combien de tracas et de désillusions j’entrevois pour vous,
à travers cet éblouissant programme! D’abord, trouverez-vous un
personnel capable de l’exécuter?

--Le personnel sera très restreint. Les pensionnaires collaboreront au
service de la table, de la cuisine, des dortoirs, du jardin.

--Mais où vous procurer des directrices assez fermes et clairvoyantes
pour maintenir, en bon ordre, ce petit monde turbulent?

--Desroches connaît quelqu’un pour la maison de Viroflay. Quant à celle
de Marly, Mme Forestier avait elle-même fixé son choix.

Évelyne, rayonnante, levait vers son père un regard d’entente
affectueuse que Fulvie saisit au passage. Un soupçon naquit.

--Et quelle est la personne désignée par Mme Forestier? demanda-t-elle,
regardant son mari en face.

A cette question catégorique, le docteur répondit du ton le plus
naturel:

--Mme Airvault. Elle est radicalement guérie, et je crois qu’elle
conviendra très bien à ces fonctions délicates... si elle veut bien les
accepter.

Mme Davier resta imperturbable, mais le verre de cristal dont elle
étreignait la tige se brisa. L’eau se répandit sur la nappe.

--Admettons que ce soit un bon présage! dit-elle avec un rire forcé, en
passant la première dans le petit salon.

Loys, suppliant, tirait la manche de sa grande sœur.

--Lynette, montons, dis! Je ne viendrai pas à bout de mes problèmes sans
ton aide!

La jeune fille prit l’enfant par la main.

--Allons, vite, chéri! Et comme j’ai un peu mal à la tête, je demande
permission aux autorités de me coucher ensuite sans redescendre.

--Couchez-vous tout de suite si vous souffrez, fit Mme Davier. Loys
abuse de votre obligeance!

--Du tout! Sa confiance m’honore et me réjouit! répliqua Évelyne, avec
son aimable enjouement.

Fulvie suivit d’un œil troublé les deux jeunes silhouettes. Ses colères,
refoulées à grand’peine, se manifestèrent sous forme de juste et
violente indignation.

--Ah! je n’en puis plus de voir cette pauvre petite, si candide, si
aveugle, si dupe, sur le point d’être victime de votre crédulité! Oui,
vous, son père, avec une confiance obstinée, vous prêtez la main à ceux
qui trahissent votre enfant et lui préparent une douleur peut-être
irrémédiable!

--Qu’est-ce à dire? interrogea Davier, blêmissant.

--Soyez franc avec vous-même. N’eussiez-vous pas accepté facilement
Valentin Clozel pour gendre?

--Je... je ne me suis pas posé la question... dit le médecin en
hésitant. Mais où voulez-vous en venir?

--Eh bien! je suis certaine qu’Évelyne ne considérait pas ce garçon avec
des yeux indifférents. Je puis vous annoncer, sans me vanter du don de
seconde vue, une prochaine visite de M. Clozel père, pour une
proposition de mariage... qui ne concernera pas Évelyne. Son fils s’est
toqué de la transcendante Raymonde. Je m’en aperçus à Vevey. C’est pour
cela que je précipitai le départ de cette ville. Je vous avais toujours
prédit que votre complaisance pour ces aventurières vous serait
préjudiciable un jour ou l’autre. Ce jour arrive. Vous avez couvé une
vipère pour mordre le cœur de votre fille!

--Vous allez trop loin! murmura Davier, en qui se redressait le sens de
la justice, au milieu d’un chaos de douloureuses anxiétés. Vous allez
trop loin! répéta-t-il, la gorge étranglée, le visage altéré, mais
reprenant la maîtrise de sa pensée et de ses sentiments. Admettons que
Valentin se soit épris de Raymonde, que celle-ci réponde à cette
inclination. Il ne s’ensuit nullement qu’elle ait comploté de trahir son
amie: l’amour souffle où il veut. Et il n’est pas certain non plus que
le cœur d’Évelyne ait parlé, comme vous le présumez.

Ces représentations sensées tombèrent dans l’âme agitée de la femme
comme de l’eau projetée sur des charbons ardents et en activèrent
follement l’effervescence. Fulvie, presque tragique, bondit de son
fauteuil, droite devant son mari.

--Vous le prenez vraiment avec un calme... qui me laisse fort à penser.
Toujours des excuses pour les torts et les fautes de ces gens! Et voici
que vous rapprochez d’ici... cette femme!... Que dois-je en conclure?...

--Seulement ce qui est la vérité. Cette femme a subi de rares tortures.
Ceux qui le savent ont cherché à améliorer son destin en la réunissant à
sa fille. N’en cherchez pas davantage.

Et soutenant sans faiblir, de ses yeux noyés de tristesse, le défi des
noires prunelles brûlantes, Davier proféra:

--Ce que vous devez penser surtout, Fulvie, c’est que votre mari vous
aima avec une tendresse dont vous ne connaissez pas la profondeur et
qu’il préféra toujours sacrifier son repos au vôtre.

Elle sentit, dans ces mots, une sincérité et une force qui lui
imposèrent, en même temps qu’une amertume dont elle n’osa pas demander
explication. Sans savoir pourquoi, elle prit peur, baissa les paupières
et resta muette.

La femme de chambre, à cet instant, entrait dans le petit salon.

--Madame! J’ai omis de dire à madame que, peu après son départ, M. de
Lancreau a téléphoné pour dire à madame que, envoyé aujourd’hui en
mission, il ne pourrait retrouver madame comme il était convenu. Il
viendra ici demain ou après-demain. Madame m’excusera de mon oubli?

--Oh! très bien! répondit Fulvie distraitement.




VI


Le train emportait Raymonde Airvault, ce jeudi, de Saint-Germain à
Versailles. Philo, très malade, réclamait une visite de la jeune fille.
Et celle-ci, avec la permission de Mlle Duluc, accourait au chevet de la
pauvre vieille qui la désirait comme une dernière joie.

D’autres nouvelles, reçues au même courrier le matin, ajoutaient à
l’émoi que lui causait cette démarche suprême près de l’humble amie
mêlée au passé. La jeune fille, dans l’isolement du wagon, lisait et
relisait ses lettres avec un trouble croissant.

La première, datée de Menton, provenait de sa mère. Plusieurs feuillets
de papier pelure: un véritable journal.

  Dimanche 16 novembre.

  «Le soleil brille sur les montagnes et sur la mer. Mais la vraie
  lumière, pour ta pauvre maman, c’est le sourire de ta photo, posée
  près de mon encrier. Quel bonheur si je pouvais jouir réellement de ta
  présence, comme le cher et excellent docteur me le fait espérer!

  «Cette solution arriverait à point pour me permettre de quitter miss
  Marwell sans la froisser ni l’affliger. Une de ses parentes se trouve
  appauvrie par de grandes pertes. Daisy ne peut guère lui venir en aide
  qu’en l’appelant à me remplacer. Mais jamais elle ne s’y décidera dans
  la crainte de me peiner. Elle est si délicate et si bonne! Ainsi mon
  départ, motivé par cette nomination, satisferait tout le monde, sans
  blesser personne.

  «Dieu nous prendrait-il en pitié? Le printemps dernier, j’avais fait
  connaissance, ici même, d’une famille italienne d’honorables
  commerçants. Un des frères du patron est établi directeur de banque
  dans la partie sud du Chili. Ce banquier vint lui-même en France pour
  deux mois, afin de revoir sa mère. Mis au courant de mon histoire, il
  me promit de faire des recherches, qui seraient d’autant plus
  efficaces qu’il possède des relations dans toutes les classes.

  «Ce brave homme, de retour au Chili, n’a pas oublié sa promesse. Dans
  sa dernière lettre à son frère, il dit avoir retrouvé trois rescapés
  de l’horrible incendie de Chillan. Ceux-ci, la veille de la
  catastrophe, dînèrent avec un architecte français, qui leur parla des
  plans de l’hôtel futur et qui, fatigué, les quitta pour aller se
  mettre au lit. Dispersés après le sinistre, ils n’eurent pas
  connaissance de l’annonce publiée par les soins de M. Vielh, ou
  négligèrent de se déranger. Quoi qu’il en soit, tous trois, pris
  séparément, ont répété les mêmes détails et les mêmes affirmations.
  Leurs dépositions, dûment légalisées, vont être adressées à la
  Compagnie d’assurances, qui ne saurait plus alors différer l’exécution
  de son contrat sans mauvaise volonté notoire.

  «Ainsi, ô ma chérie, ton pauvre bien-aimé père, mort d’une façon si
  cruelle, ne sera plus insulté par des suppositions calomnieuses!


  Mardi.

  «Chérie, M. Valentin Clozel nous a visitées hier, et m’a demandé une
  entrevue ce matin. Ensemble nous sommes sortis pour une promenade au
  Cap-Martin, et longuement il me parla de toi.

  «Oh! ma petite, je l’aime de te distinguer, de t’apprécier, d’exprimer
  avec une si belle ardeur son désir de te donner sa vie. Il serait bien
  le compagnon loyal, aimant, intelligent et énergique que je souhaite
  pour ma chère fille.

  «Mais quelles inquiétudes m’assaillent! Je me mets à la place de sa
  mère, et je conçois trop bien l’alarme qu’elle doit éprouver. Tant de
  jeunes gens se laissent entraîner par la violence de leur passion vers
  des filles indignes! Elle ne te connaît pas, et tout ce qu’elle peut
  apprendre l’engagera à la méfiance. Penses-y bien. Ne te prépare ni
  des regrets ni des remords qui gâteraient votre avenir à tous deux,
  car l’emportement de son amour le ferait passer par-dessus toutes les
  oppositions. Mais, la griserie dissipée, ne t’en voudrait-il pas?

  «Je lui ai raconté notre grande épreuve, l’accusation qui atteignit
  ton père et nous désespéra. Je dois t’avouer qu’il me parut fortement
  secoué par cette révélation inattendue.

  «Sois forte et calme. Quoi qu’il arrive, songe au refuge que t’offre
  le cœur maternel. Je t’embrasse de toute mon âme.

  «Madeleine AIRVAULT.»

Une larme avait maculé ces dernières lignes, que Raymonde frôla
pieusement des lèvres.

Il lui suffit d’ouvrir la troisième enveloppe pour qu’un fluide brûlant
parcourût ses veines. C’était seulement un petit carton, griffonné de
quelques lignes.

  «Vous me défendez de vous écrire, très méchamment. Aujourd’hui,
  j’enfreins l’ordre. Je suis à Menton, j’ai causé avec votre délicieuse
  mère.

  «Les chagrins qui vous frappèrent l’une et l’autre et disjoignirent
  vos existences excitent plus ardemment mon désir de vous apporter
  bonheur et sécurité à toutes deux.

  «J’ai écrit à mes parents dans ce sens. Déjà ma mère--si bonne, de
  compréhension si haute, elle aussi--avait reçu ma confidence. Elle
  sait que j’aime comme on ne peut aimer qu’une fois.

  «Je lui affirme de nouveau que votre pensée, plus que jamais, remplit
  ma vie. J’épouse votre passé, et je veux la direction de votre avenir.

  «Je vous aime. Je ne saurais trop le redire. Et--je me le jure à
  moi-même--j’acquerrai le droit de vous donner le baiser dont j’ose à
  peine écrire le souhait ici!

  «Vôtre à jamais.

  «VALENTIN.»

L’arrêt en gare de Versailles obligea Raymonde à redescendre du rêve
dans le monde actif. En suivant la foule, elle réfléchit qu’à cette
heure il lui restait quelque chance de rencontrer encore le docteur
Davier et qu’ensuite elle se trouverait libre de donner l’après-midi à
la malade.

Quelques pourparlers furent nécessaires, rue de Satory, pour faire
fléchir la consigne, le médecin interdisant sa porte les jeudis.
Cependant, dès que sa carte eut été transmise au docteur, Mlle Airvault
fut introduite dans le cabinet de consultations. M. Davier se leva pour
la saluer et abrégea, d’un geste, les excuses.

--Non, Raymonde! Vous ne me dérangez jamais, parce que je sais que vous
ne venez pas ici sans raison sérieuse. Qu’est-ce qui vous amène
aujourd’hui à Versailles?

--Un billet, écrit sous la dictée de Philomène Pradin, qui, étant _au
plus mal_ (ces mots sont soulignés), demande instamment à me parler.

La face pâlie et amaigrie du docteur parut s’amenuiser encore; ses yeux
se voilèrent.

--Ce n’est pas moi qui l’ai soignée, murmura-t-il. J’ignorais qu’elle
fût à cette extrémité.

--J’ai reçu aussi une lettre de maman, contenant des nouvelles
importantes qu’elle me prie de vous transmettre. Le mystère dont
s’enveloppait le décès de mon père est en passe de s’éclaircir.

Brièvement, la jeune fille relata l’histoire, en lui donnant pour
conclusion la pensée exprimée par Madeleine.

--Dieu merci! mon pauvre père ne sera plus insulté, dans sa tombe, par
des conjectures mensongères. S’il en était ainsi de toutes les erreurs
dont il fut victime! Mais la justice d’En-Haut prend heure, tôt ou tard!

Davier baissa les paupières et ne répondit rien. Raymonde, avec
rapidité, pour éviter à son tuteur une perte de temps, transmettait les
remerciements de Mme Airvault, la joyeuse espérance inspirée par le
projet de Marly...

--Comme elle sera contente, en recevant ma lettre, qui se croise avec la
sienne et qui lui apprendra l’heureuse solution! Ah! que de gratitude
s’ajoute à tout ce que nous vous devons.

Le médecin inclina la tête. Intimidée et refroidie par cet étrange
silence, Raymonde balbutia:

--J’aurai l’ennui de ne pas voir Évelyne tantôt, puisqu’elle devait
visiter Mme Forestier. Elle vient à Saint-Germain tandis que je suis à
Versailles!

--Elle est à Versailles et ne peut vous recevoir. Grippée et alitée
depuis deux jours!

--Ah! mon Dieu! j’observais bien en vous quelque chose d’anormal. Mais
rien ne vous inquiète, n’est-ce pas?

--Jusqu’ici non! Mais la grippe débute souvent d’une façon insidieuse.
Par mesure de prudence, je prescris l’isolement, et je compte appeler
une infirmière.

Raymonde, atterrée, pressa la main du père.

--Oh! que je vais souffrir d’ignorer... Mais vous téléphonerez à Mlle
Duluc?...

--Oui, mon enfant, oui!

--Vous direz à Évelyne que je pense à elle, que je vais entrer à
Notre-Dame exprès pour elle, dans l’église où nous nous sommes connues!
Oh! j’oubliais cette triste chose... oui, qui rend encore plus triste ma
visite à Philo. Elle est soignée chez sa sœur... qui habite toujours
près de la grille de l’ancien hôtel de Terroy!

--Ah!

Il avait tressailli, frappé, lui aussi, de la coïncidence pénible qui
ramenait la jeune fille au lieu du drame ancien.

Ce fut avec la terreur du but à atteindre que Raymonde s’élança vers
l’avenue de Saint-Cloud.




VII


Elle se retrouva bientôt devant la grille franchie par son père, sept
ans auparavant, un soir de juin.

Comme en ce temps-là, le portail restait béant, laissant libre l’accès
de l’allée pavée qui menait au perron du petit hôtel.

Sans oser jeter un regard de ce côté, Raymonde frappa à la porte de la
première maisonnette basse, à la haute toiture percée de lucarnes en
saillie.

Des savates traînèrent sur le carrelage. Et dans l’entre-bâillement
parut une figure, usée plus que vieille, paupières sans cils, teint
cireux, cheveux jaunâtres roulés en un minuscule chignon.

--Ah! Mademoiselle Airvault, que vous êtes gentille d’être venue! Elle
ne cesse de vous demander. C’est son idée fixe.

--Si j’avais su, je serais venue plus tôt.

--Cela a été subit. Et tout de suite le cœur a flanché... Elle est très
bas, très bas...

Tout en susurrant, la vieille femme traversait la cuisine pour ouvrir la
porte d’une seconde pièce où deux lits, bout à bout, se rangeaient au
long de la muraille. Sur la couche la plus éloignée, Raymonde aperçut
Philomène, soutenue par une pile d’oreillers, les mains errantes sur les
draps. Des mèches grises, échappées au bonnet, retombaient sur le visage
cachectique, où luisaient des yeux de fièvre.

C’était la première fois que la jeune fille entrevoyait les transes des
ultimes combats. Maîtrisant son effroi et sa pitié, elle s’approcha de
la moribonde et posa un baiser sur la tempe flétrie.

--Rara! ma jolie petite Rara si bonne! Enfin!

--Je ne vous savais pas malade, chère Philo! Vous m’auriez vue déjà. Où
souffrez-vous?

--Partout! Mais bientôt je ne souffrirai plus... Te parler va me
soulager. Après je m’en irai sans crainte vers le bon Dieu... Adèle,
laisse-nous.

La voix saccadée avait pris une force soudaine. Adèle sortit,
obéissante.

--Je me tiendrai à côté, mademoiselle. Si vous aviez besoin de moi...

Philo surveilla la porte, qui se referma strictement. Alors les
prunelles de braise plongèrent un âpre regard dans les beaux yeux,
jeunes et brillants.

--Tu es jolie, Rara, de plus en plus!... Et voici l’âge du mariage! Je
m’en tourmente!

--Pauvre bonne amie!

--Non... pas si bonne! J’aurais dû parler déjà depuis deux ans... J’ai
retenu cela, par affection pour Évelyne, pour son père... C’est Ernest,
mon neveu, le fils d’Adèle, mort durant la guerre dans un hôpital de
Paris, qui s’en inquiétait aussi, dans sa conscience. Adèle ne sait
rien. La tête pas assez solide et puis trop de chagrin!... Mais, en
repassant ses fautes, Ernest retrouvait celle-là. Il m’a révélé à moi
seule, et à son confesseur, comme il se reprochait de n’avoir pas dit à
propos... ce qu’il savait. Il faut toujours dire la vérité. A l’âge
d’homme, il voyait combien il avait été coupable. Mais alors c’était un
gamin, et il avait une peur affreuse des magistrats... Ah! j’étouffe!
Pourvu que j’aille jusqu’au bout! Ouvre la croisée.

Raymonde, épeurée, entr’ouvrit le battant. La malade aspira l’air froid
qui parut la ranimer, et reprit en rassemblant toute son énergie:

--C’était par cette fenêtre que le pauvre petit devait guetter... ce
soir-là, pour fermer la grille. Il vit entrer et sortir tout le monde.
Mais quelqu’un vint sur le tard, juste avant que ton père ne s’en
retournât. Ernest attendit longtemps sans voir repasser l’homme, si
longtemps que l’enfant s’endormit. Voilà ce qu’il n’osa avouer à sa
mère, qui était dure et sévère, et de peur d’être traduit en justice et
accusé, lui aussi. Il se faisait des chimères... qui se calmèrent quand
ton papa fut relâché.

--Oh! mon Dieu! pourquoi tout cela n’a-t-il pas été élucidé à temps!
s’écria désespérément la jeune fille.

--Oui! c’est la grande faute... la mienne comme la sienne!... car moi,
Philo, oui, Philomène Pradin! répéta la mourante, passant ses doigts
décharnés dans ses cheveux, j’ai su la négligence d’Ernest. Il était
plus libre avec moi. C’est à cause du père d’Évelyne que j’ai retenu ce
que je pensais. J’ai essayé de lui insinuer mon soupçon. Il n’a pas
compris... Et voilà pourquoi j’avais tant pitié de vous tous! Je
cherchais à vous obliger... pour réparer un peu... Mais, maintenant, il
y a un autre tribunal à craindre... et je te dis ces choses, parce qu’il
faut que ton père soit mieux innocenté...

La voix, sortie en violent éclat, sombra subitement. Il sembla aussi que
la raison, surexcitée par l’effort, déviât et faiblît au bout de la
tâche. Philomène, retombée sur ses oreillers, ne murmurait plus que des
lambeaux de prières, coupés de mots sans suite, où passait sans cesse le
nom du docteur Davier.

Raymonde, prostrée au chevet sur une chaise de paille, les mains à ses
tempes douloureuses, essayait de démêler les aveux confus qui venaient
de l’étourdir. Mais quelque chose échappait à son examen. L’énigme
restait sans solution. Une poignante impatience l’envahit et la remit
debout, près de la mourante.

--Philo, complétez, je vous en adjure, vos révélations. Votre neveu
connaissait-il l’homme entré le dernier?... Écoutez-moi! Entendez-moi!
Il faut que je sache tout!... Quel était cet homme?

La lueur vacillante des yeux troubles se raviva quelques secondes.

--Oui... tu dois savoir... Il ressemblait... nous avons cru... Un
vaurien... le frère de Mme Davier...

Raymonde se rejeta en arrière, accablée et déçue. Elle regretta d’avoir
prêté l’oreille à des divagations de délire, où subsistait une aversion
tenace.

Elle avait ouï dire que l’âme, dans la détresse des derniers débats,
exhale souvent le secret de ses sentiments dominants. Ernest avait pu se
reprocher, lui, sa déposition incomplète, devant les magistrats. Mais la
tante, dans sa rancune contre la seconde épouse du docteur, sous
prétexte d’une vague ressemblance, ne trouvait rien de mieux que
d’identifier le coupable supposé avec le frère de celle qui l’avait
expulsée!

Quelle créance apporter à ces dangereuses imaginations de monomane? La
jeune fille s’interdit d’en écouter davantage.

--Vous devez être fatiguée, dit-elle. Je vais appeler votre sœur.

Avec la divination suraiguë que donne l’approche de l’heure, Philo
sembla percevoir les réflexions de la jeune fille. La main squelettique
saisit le poignet mince.

--Adieu! Va-t’en! Pardonne comme dans le Pater Noster! Mais va, oh! va
prévenir le docteur Davier, sans faute! Je veux le voir! Promets d’y
aller.

Une seconde d’hésitation, puis Raymonde balbutia:

--J’irai... Et je vous pardonne, au nom de mon père comme au mien!

... Une terreur superstitieuse la précipita hors de la maison maudite.
Elle s’enfuit par la vaste avenue et le dédale des rues voisines, guidée
par l’instinct qui oriente l’oiseau sur le chemin du retour.

Dans l’obscurité naissante, Notre-Dame érigea son vaste vaisseau. La
jeune fille se jeta dans l’église et, agenouillée, enveloppée de la
douce pénombre de la nef, essaya de se recueillir, de se ressaisir, de
coordonner ses idées emmêlées.

Elle pria, de toute sa ferveur, pour celui qui avait été persécuté au
delà de la tombe, et sa pitié s’étendit à la malheureuse dont la
conscience s’agitait au bord de la mort.

«Requiescat in pace! Pauvre femme ignorante!... Pourtant?»

De nouveau, le doute obsédant, implacable, s’implantait, envahissait la
pensée. Pourtant?... Oui, pourtant, il y avait un coupable! Quelqu’un
avait commis l’acte répréhensible.

«Quelqu’un autre que mon père! Quelqu’un qui pouvait entrer, à front
découvert, dans ce salon hospitalier! Quelqu’un qui ne sortit pas par la
voie habituelle et se déroba! Si le petit Ernest avait dit vrai!»

Elle se courba sur le prie-Dieu et, en dehors de sa volonté, les
déductions continuaient de s’enchaîner d’elles-mêmes, avec logique et
vraisemblance. Stanislas de Lancreau était un vaniteux, un médiocre, un
incapable! Tout le monde le savait, et l’on supposait bien que le
docteur Davier ne pouvait estimer ce déplorable beau-frère... Mais le
docteur adorait sa femme, choisie par amour.

Raymonde se débattit avec angoisse contre la suggestion.

--Qu’il ait soupçonné la vérité sans la dévoiler! Non, non, je ne
consentirai jamais à l’admettre!... Et si c’était là, néanmoins, le
secret de sa générosité inlassable envers nous? Ce serait à n’avoir plus
foi en personne!

Elle se revit, enfant enthousiaste, élevant son protecteur au niveau des
plus grands, l’assimilant aux nobles modèles des vertus civiques ou
guerrières, épris d’idéal, de désintéressement, de dévouement!
Militaire, à son sens, il eût été l’émule de Hoche, ce Hoche à qui elle
eût voulu offrir une fleur, chaque fois qu’elle passait devant sa
statue. Dans la vie politique, il se fût montré l’égal de ce ferme et
austère Bailly, dont elle étudiait avec amour les effigies sculptées et
peintes, dans la salle du Jeu de Paume et au Musée, en leur attribuant
une ressemblance avec la physionomie mélancolique et fine du médecin.

Devait-elle renier cette longue admiration et ce respect? Ah! ce serait
le pire des supplices! Un écroulement intérieur!

--Mon Dieu! cria-t-elle en son cœur, délivrez-moi de ces insinuations
perverses, de ces présomptions, irrévérencieuses et iniques! Surtout,
que cette torture je la subisse seule! Et que ces perplexités
déchirantes soient épargnées à ma pauvre mère!

Brisée, mais un peu apaisée, Raymonde quitta l’église et se dirigea vers
la rue de Satory, afin de remplir la promesse faite à la mourante.

Mais le docteur, parti pour Paris où il dînerait, ne devait rentrer que
tard. La jeune fille ne put songer à confier verbalement au domestique
ni à expliquer sur une carte à découvert, la requête d’une femme
détestée de Mme Davier. Elle reprit le chemin de la gare où l’appelait
l’heure.

Là elle acheta une carte-lettre, et sous la lampe de la salle d’attente,
griffonna ces lignes, qu’elle jeta ensuite dans la boîte de la station.

  «Philo vous réclame instamment pour vous dire... les mêmes choses qui
  m’ont bouleversée! Mon père serait innocent du délit dont il fut
  accusé à la légère!

  «Je n’en ai jamais douté. Mais eût-on pu fournir la preuve, en temps
  voulu, pour le décharger de ce poids honteux? Voilà la question qui
  m’affole!

  «A vous, à Évelyne, mes constantes pensées.

  «RAYMONDE.»




VIII


A l’heure même où Raymonde Airvault, fiévreuse et accablée, s’embarquait
pour Saint-Germain-en-Laye, son nom remplissait un grave colloque dans
le cabinet de l’éditeur Clozel.

Entre les affaires urgentes qui, cette fin de jour, appelaient le
docteur Davier à Paris, il n’en était point de plus importante ni
d’aussi épineuse que cette entrevue avec le père de Valentin.

M. Clozel lui ayant demandé la faveur d’un entretien particulier, le
médecin, aisément, devina l’objet de la conversation désirée. Mais
préférant que le conciliabule eût lieu ailleurs que chez lui, il
répondit que, devant se rendre dans la capitale pour différentes
démarches, il irait lui-même trouver l’éditeur, boulevard Saint-Michel,
avant la fermeture des bureaux.

M. Clozel, quand le visiteur honoré se présenta, se répandit
naturellement en effusions reconnaissantes. Il était extrêmement confus
de ce que le docteur se fût dérangé pour lui rendre service. Mais M.
Davier excuserait deux pauvres parents, mortellement inquiets, qui
voyaient leur dernier fils, empoigné par la passion, décidé à tout
braver, à tout risquer...

--Représentez-vous notre angoisse. Nous ne connaissons pas cette jeune
fille. Elle mérite peut-être les éloges exaltés que lui décerne
Valentin. Mais l’amour rend aveugle! Peut-être aussi n’est-elle qu’une
créature habile, flirteuse, artificieuse et intrigante... adroite à
dresser ses pièges?

--Non! non! tranquillisez-vous à cet égard. Raymonde est trop spontanée,
trop franche et trop fière pour s’abaisser à de pareilles ruses.

--C’est ce que nous a déjà affirmé Mme Forestier. Mais vous la suivez
depuis plus longtemps. Mieux que quiconque, vous êtes au courant des
antécédents--non seulement de la jeune personne--mais de la famille. Ah!
docteur, docteur, voilà le point scabreux! Ni ma femme ni moi ne sommes
gouvernés par l’intérêt. Nous avons dû subir des sacrifices trop
douloureux pour ne pas sentir l’inanité, l’impuissance de l’argent. Le
manque de fortune ne serait donc nullement un grief valable contre la
jeune fille choisie par Valentin. Mais quelque chose prime tout à nos
yeux: l’honneur! Notre nom modeste est sans tache. Il nous en coûterait
terriblement, à l’un et à l’autre, de voir notre enfant s’allier à des
gens... tarés, indignes d’estime, ayant une flétrissure dans leur
passé...

Le médecin serra son pardessus, comme dans le frisson d’un froid subit.

--Les Airvault ne sont ni tarés ni indignes, prononça-t-il avec lenteur.
Ils furent malheureux, simplement.

Clozel considéra son interlocuteur d’un œil perplexe. Comment les
assertions du mari contredisaient-elles si complètement les imputations
de la femme? Que signifiait cette divergence? La matière importait trop
pour que l’éditeur ne se décidât pas à sonder le mystère. Il dit,
hésitant:

--Mme Clozel a su, par Mme Davier elle-même, que le père de cette jeune
fille fut emprisonné quelque temps.

Fulvie!... Ah! dérision! Un rictus releva les lèvres rasées du docteur.

--Airvault, oui! fut victime de la détention préventive, inculpé d’un
vol qu’il n’avait pas commis. L’accusation tomba d’elle-même. La seule
faute du pauvre homme avait été de tenter la chance du jeu. Mais ceux
qui le connaissaient, le sachant incapable d’un larcin aussi stupide
qu’odieux, tinrent à cœur de lui servir, en quelque sorte, de caution
morale.

En termes laconiques et précis, M. Davier narra le fait-divers, la mort
subite de M. de Terroy, la disparition du coffret d’argent, la
découverte du camée-pendentif dans un tiroir du dessinateur, toutes les
circonstances futiles et fatales qui projetaient l’idée de culpabilité
dans le cerveau d’un magistrat à la fois blasé, sceptique et timoré.

M. Clozel écouta ce récit avec une attention soutenue. Mais, en dépit de
sa volonté de bienveillance, sa physionomie et son attitude trahissaient
la gêne, l’anxiété, le découragement.

--Tout cela est certainement pitoyable! déclara-t-il quand le docteur
eut achevé. Et je ne m’étonne pas que ces réminiscences vous émeuvent!
Vous avez suivi, jour après jour, les vicissitudes de cette famille.
Vous pouvez prendre parti en connaissance de cause. Nos positions
respectives, pour juger des choses, sont bien différentes, car moi,
j’ignorais ces gens jusqu’à l’heure où mon fils me déclara qu’il
passerait par-dessus tous les obstacles, comme son tank, afin d’épouser
Mlle Airvault.

La voix plus basse, M. Clozel formulait l’objection capitale:

--Dans l’histoire fâcheuse, il reste cette grave lacune: le coupable n’a
pas été découvert.

Le docteur fut repris de ce frisson qui, tout à l’heure, le secouait de
la tête aux pieds. Il ferma le col de sa pelisse et lança un coup d’œil
vers la grande horloge comtoise, qui égayait, de son cadran de faïence
et de son balancier de cuivre, les sombres cartonniers verts et les
étagères de livres.

--Excusez-moi de vous quitter! dit-il, en se levant. Je suis loin
d’avoir achevé mes courses! Et j’ai un dîner de confrères.

M. Clozel, la tête penchée sur l’épaule, le front labouré de plis, se
mit en devoir de reconduire son visiteur. Celui-ci, la main sur le
bouton, se retournait:

--Mon cher ami, remettez-vous. Tout ce que je vous ai dit est exact.
Mais j’ai tout lieu de croire que la vérité absolue se dévoilera... Je
l’espère. Prenez patience. Temporisez avec votre fils. La jeune fille
qu’il a en vue se montrera digne de votre confiance. Patience encore une
fois!

Il ajouta, après une légère pause, entre haut et bas, presque bégayant:

--Peut-être vous appellerai-je... un de ces jours. Laissez tout alors et
venez sans tergiverser! Au revoir!

Le docteur traversa les bureaux, la tête haute et le pas ferme. Mais, en
tournant la rue Saint-André-des-Arts, il fut obligé de s’appuyer à la
muraille, chancelant, une main crispée sur la poitrine. Le spasme
réprimé par un effort immense, il reprit sa marche, sans égard pour son
malaise et traînant ses membres courbaturés.

Minuit sonnait quand le médecin rentra chez lui. Parmi les diverses
communications qui l’attendaient, se trouvait le billet de Raymonde,
apporté à la dernière distribution.

Louis Davier, cette nuit-là, ne connut pas le sommeil. Dès sept heures,
il commandait l’auto pour se rendre avenue de Saint-Cloud.

Mais sa visite, si matinale qu’elle fût, avait été devancée: Philomène
Pradin était entrée dans le grand repos.




IX


La funèbre vision de la couche mortuaire s’ajouta au cortège d’idées
noires qui pressaient Davier.

Au devant de ces multiples tristesses, planait une crainte, menace
harcelante, qui reléguait dans la pénombre toutes les autres
appréhensions, si poignantes qu’elles fussent.

Depuis les confidences de M. Clozel, confirmant les suppositions de
Fulvie sur l’amour qui portait Valentin vers Raymonde, Davier ne cessait
de creuser cette énigme: sa femme aurait-elle deviné aussi juste en ce
qui concernait Évelyne? L’enfant, au cœur si tendre, avait-elle conçu
une espérance condamnée à se flétrir?

Ah! s’il n’en était rien? Si ces conjectures tombaient à faux? De quel
soulagement serait pour le père cette certitude qui lui donnerait plus
de liberté d’action!

Aussitôt revenu à sa maison, le docteur monta à la chambre de la petite
malade. Évelyne, couchée, paraissait idéalement enfantine avec le
serpent doré de sa longue natte, ondulant sur la chemise finement brodée
d’où se dégageait le col mince et laiteux.

La jeune fille, souriante, présenta son front poli au baiser paternel.

--Mon méchant docteur va-t-il enfin me permettre de me lever
aujourd’hui? fit-elle, espiègle. J’en ai assez d’être clouée au lit! Et
je ne veux pas d’infirmière! Je ne me sens plus du tout malade!

--Non! mademoiselle, charitablement, a passé son rhume à son petit
frère! Le voilà en observation!

--Oh! que je regrette! Pauvre chéri! Mais tu le guériras vite, papa!

--On y tâchera! En attendant, vous resterez recluse, pour ne pas semer
çà et là vos microbes! Ne te crois pas encore hors de cause, fanfaronne!
Au lit! Au lit!... Et la tête au repos!... Que vois-je? Encore un
bouquin!... Et d’importance! Un in-octavo pour le moins!

Et le docteur attirait une brochure, glissée sous l’édredon. Évelyne
agrippa vivement le volume.

--Oh! papa! Il te paraît lourd! Et c’est une lecture si savoureuse, si
réchauffante qu’elle vous enlève, vous ravit! L’histoire de la chère
petite sœur Thérèse! Elle me transporte au troisième ciel!

--Reste sur la terre, mignonne, car je ne saurais te suivre si haut!
repartit Davier, s’asseyant sur le fauteuil, placé au pied de l’élégante
couchette laquée.

Et jetant un coup d’œil circulaire autour de la chambrette, décorée
d’aquarelles et de gracieuses futilités:

--Tiens! j’avise là, près de la fenêtre, une encoignure tout indiquée
pour un petit bureau de marqueterie que j’ai déniché quelque part, et
qui, surmonté d’un vieux miroir, fera ici le plus bel effet du monde!

--Papa! tu me gâtes trop! Sans cesse, tu inventes de nouvelles
gentillesses!

--Pour te retenir... ou pour me faire regretter... Car, je ne m’abuse
pas!... Un jour, il faudra te céder! Que peut un pauvre vieux papa quand
l’amour se met de la partie? Et puis, je serai enchanté--nonobstant--de
faire sauter des petits-enfants sur mes genoux!

Sous le voltigement des paroles badines, l’âpre arrière-pensée
continuait sa marche. L’œil du causeur contredisait le ton plaisant.
Acéré, attentif, il épiait les moindres fluctuations de la physionomie
transparente.

La peau nacrée du jeune visage se rosait légèrement. Les prunelles
bleues, où dansait d’abord une lueur gaie, s’embuèrent de rêve. Puis
Évelyne, les paupières lentement abaissées, s’immobilisa dans le
silence. Mais sa pensée ne demeurait pas inerte. Une flamme monta à son
front, ses lèvres s’agitèrent sans qu’aucun murmure en sortît. La jeune
fille, enfin, dirigea vers son père un regard paisible.

--Tu parles de petits-enfants, papa! Je crains que tu ne puisses faire
sauter sur tes genoux tous ceux que je veux te donner!

--Comment? As-tu l’intention de devenir une mère Gigogne?

Elle rit, puis, mutine, affirma avec un mouvement de tête volontaire:

--Oui! Oui! Mère Gigogne! Mère Gigogne d’une certaine façon!

Et aussitôt, étendant la main pour saisir celle de son père:

--Peux-tu m’écouter cinq minutes? Je vais te raconter une historiette.

--Va, Schéhérazade! acquiesça-t-il, le cœur étreint d’une frayeur
mystérieuse.

--Cela date de mon dernier été à la pension. Il y a donc deux ans. Nous
nous promenions toutes en forêt, un peu à la débandade. Nous venions de
quitter la route des Loges pour prendre une avenue transversale, où nous
nous amusions à chercher les derniers muguets. Au débouché d’un
carrefour, nous fîmes la plus charmante, la plus amusante rencontre; une
très jeune religieuse franciscaine,--ah! je la vois encore avec son
bandeau blanc appliqué sur le front, et son ruban rouge et son crucifix,
et cette expression de sérénité céleste!--une jeune religieuse donc nous
apparut, poussant devant elle une grappe de marmots. Ils étaient tout
petits, de l’âge où, trébuchant encore, l’enfant cherche la jupe de sa
mère. Mais leurs menottes maladroites eussent déchiré l’étoffe légère du
voile, si elles s’y étaient suspendues. Alors, pour les réunir et leur
fournir un appui, la petite sœur tenait le milieu d’une énorme corde à
puits, nouée de place en place, et les petites pattes se cramponnaient
aux nœuds. Rien n’était plus touchant que ce vivant chapelet, si ce
n’est la béatitude dont rayonnait l’angélique figure du guide... De ce
jour, papa, mon rêve d’avenir se fixa!

--Évelyne!

Davier retirait brusquement sa main pour la porter devant ses yeux.
L’enfant se souleva sur sa couche et, d’un souple glissement, parvint
près de son père.

--Papa, cela devait se dire un jour ou l’autre. Pardonne-moi de te faire
un peu de chagrin. Mais tu m’aimes trop, dis, pour m’empêcher... pour
t’opposer!... Tu me ferais tant de peine!

De ses deux bras, elle attirait la tête qui résistait, et en baisait la
tempe avec une tendresse ardente.

--Papa, mon bonheur est là! Comment t’en étonnerais-tu? Ne m’as-tu pas
donné l’exemple en consacrant ton savoir, tes soins, tes forces au
service des affligés? Me reprocheras-tu de me vouer au bien? Non... Dès
que ta surprise sera passée, tu te diras: Dieu me bénit en indiquant à
ma petite fille la voie où elle trouvera la sécurité!

Il eut un rire amer.

--Étrange bénédiction! Oh! malheureux que je suis!...

--Non! non! se récria-t-elle avec énergie. Pas malheureux! Je t’en
conjure, ne dis pas ce mot injuste! Réjouis-toi avec moi! Je ne suis pas
faite pour la lutte! Je me trouverai abritée dans une vie de retraite et
de prière qui convient à ma nature, et qui, seule, peut satisfaire les
besoins de mon cœur! Réjouis-toi, ô mon père que j’aime tant! Laisse-moi
suivre l’appel! Ne regrette rien, rien, puisque j’irai vers mon bonheur!
Je remercie Dieu de t’avoir eu pour père! Je veux que tu le remercies de
venir vers ta fille!

Elle se pressait contre lui, roulant sa tête blonde câline sur l’épaule
courbée. Hors de lui, Davier saisit le corps fluet aux aisselles,
recoucha l’enfant, rabattit les couvertures et l’édredon d’un coup de
main.

--Tu vas prendre froid! murmura-t-il d’une voix entrecoupée. Fais
attention!

Et se dérobant aux supplications muettes du regard éploré et des mains
jointes, le père sortit précipitamment de la chambrette pour descendre
d’un trait à son cabinet.

Là, il s’écroula dans son fauteuil, les coudes sur la table, la poitrine
soulevée de tumultueux sanglots.

--Évelyne! Mon ange! Se peut-il!...

La logique des choses lui apparaissait frappante, évidente, implacable!

L’enfant sans mère, étendant les bras pour y enfermer les orphelins et
souhaitant une maternité innombrable! La jeune fille, effleurée
peut-être d’un chaste espoir que le destin démentait, cherchant un idéal
plus haut, l’Amour Éternel! Quel rigoureux enchaînement de causes, de
faits et de conséquences!

Cher lis, trop suave et trop délicat pour de vulgaires contacts! Sans
doute, Évelyne serait-elle prémunie des heurts grossiers et des
déceptions communes, dans l’existence, fleurie de joies mystiques,
qu’enviait son âme innocente! Mais pour le père, quel holocauste
sanglant que le renoncement imposé!

Dans la consécration d’amour, que la vierge prononcerait avec
allégresse, l’homme voyait le sacrifice de l’agneau immaculé, victime
propitiatoire. Et il se courbait en tremblant, sentant, réel et
tangible, l’enserrement de la Main Toute-Puissante. Tôt ou tard, l’heure
arrive, l’heure de l’Immanente Justice que nul ne peut méconnaître, et
qui se manifeste aux yeux mêmes de l’incrédule.

Au fond de sa conscience, le voile, trop longtemps maintenu, se
déchirait en lambeaux, laissant visible la Vérité, le fantôme de la
Faute initiale.

Jadis, il l’avait aperçue d’un éclair, cette Vérité haïssable,
rigoureuse! Il refusa de l’examiner de près, car il se serait vu
contraint de la manifester au dehors. Tout dérivait de là!

Maintenant, elle venait, irrésistible et barbare, elle s’abattait sur
lui, elle remplissait son horizon!

Un choc interrompit la lutte morne où il s’épuisait: la perception d’une
présence.

Sa femme, debout de l’autre côté de la table, se penchait vers lui. Il
n’avait pas entendu le frôlement des pas sur le tapis, et sa figure,
couverte de larmes, démasquée à l’improviste, montrait un tel égarement
que Fulvie s’alarma.

--Grand Dieu! en quel état je vous retrouve! Qu’avez-vous? Évelyne
serait-elle plus mal?

Une sincère inquiétude se lisait dans les yeux élargis de la femme. Le
médecin secoua la tête.

--Non! rassurez-vous! Heureusement l’enfant va mieux. La fièvre a
disparu.

--Alors?... Alors?... répéta-t-elle, intriguée.

Il la pénétra de ce regard triste, empreint de douceur, de pitié et de
tendresse qui l’avait remuée, un jour, et faiblement, la voix si altérée
que le timbre ne s’en reconnaissait plus:

--Ne m’en veuillez point si je ne vous réponds pas... immédiatement.
Bientôt vous saurez tout ce qui doit se savoir...

Le mystère accrut l’angoisse de la jeune femme. Malgré sa bravoure
naturelle, le courage lui manqua pour récidiver ses questions.

Elle dit, après une pause, avec embarras:

--Je regrette, étant donné vos préoccupations, d’avoir consenti à
recevoir Stany à dîner, ce soir.

Elle ajouta, de plus en plus gênée, et baissant son front humilié:

--Il doit partir demain pour le Midi... ayant encore changé de
situation. Je me propose de le gronder à ce propos. Il n’est plus d’âge
à se montrer ainsi versatile! Mais je vais lui téléphoner de venir plus
tôt. Je le renverrai les adieux échangés.

Davier demeurait silencieux, les yeux détournés. Fulvie se dirigea vers
la porte. Elle s’entendit rappeler d’une voix affermie et nette. Son
mari se levait et disait:

--Ne changez rien! Laissez venir votre frère. Je vous prierai même
d’accepter un convive de plus. M. Clozel devait me visiter aujourd’hui.
Je vais l’inviter à se joindre à nous.




X


Le soir venu, Mme Davier fut, à bon droit, stupéfaite de voir, très
maître de lui, presque en belle humeur, l’homme surpris, le matin, dans
la prostration, voûté sous un faix--invisible, mais accablant.

Avenant, libre et dispos--tout au moins d’apparence--le docteur semblait
uniquement occupé de rendre sa maison agréable à ses hôtes, dont il
avait augmenté le nombre en recrutant Maître Bénary. La présence de
l’avocat stimulait particulièrement sa verve.

Bénary, jadis fourchette réputée--épaissi et un tantinet congestionné en
ces dernières années--dosait maintenant nourriture et boisson avec une
circonspection peureuse. Et le médecin l’en taquinait:

--Voyons, cher bâtonnier, vous, l’honneur de la table française autant
que du barreau, vous, le gardien des saines et nobles traditions
culinaires, vous, l’amateur de truffes, de coulis savants, dégustateur
averti de nos crus nationaux, vous, le digne héritier des Grimod de la
Reynière, des Brillat-Savarin, des Charles Monselet, de tous les
illustres gourmets gratifiés du beau titre de _fines gueules_, dois-je
avoir la douleur de vous voir déserter l’élite des disciples d’Épicure!
J’en suis à ce point indigné que mes transports me jettent dans une
intempérance de langage cicéronienne, genre d’éloquence que je réprouve!

Maître Bénary gémit comiquement:

--Jusqu’à quand, ô Louis Davier, me lapideras-tu de tes invectives et de
tes périodes ronronnantes! Ne raille plus un misérable à qui tu infliges
la plus barbare comme la plus raffinée des tortures: le supplice de
Tantale! Vainement me font risette tes flacons poudreux de Bourgogne et
de Beaulieu! Mes narines flairent avec délices les voluptueux effluves
des sauces succulentes! Mais, au bord de cette table, chargée de tout ce
qui doit charmer les yeux et le goût, se dressent à mes regards effarés
les spectres épouvantables que tu évoques, oracle d’Esculape: Goutte,
Sciatique, Dyspepsie, Gravelle! _Vade retro, Satanas!_... Il m’est
inutile de savoir que _bonum vinum lætificat cor hominis!_ car par tes
ordres, ô Torquemada, désormais tristement _Bibo Vitellium!_

Le médecin se mit à rire et, se détournant vers Stany:

--Vous qui vous lancez vers le cinéma, voilà un thème splendide: la
table tentatrice, les fantômes implacables, le gourmand terrorisé: ainsi
peut-on rajeunir le sempiternel tableau de Macbeth et de l’ombre de
Banco.

--Très humoristique! convint Stany qui, ayant reçu, avant le dîner, une
vigoureuse mercuriale de Fulvie, en guise d’apéritif, se tenait coi et
sage, entre son beau-frère et M. Clozel.

Celui-ci n’était pas moins ébahi que Mme Davier du tour imprévu que
prenaient les choses. En se rendant à l’invitation du médecin, l’éditeur
croyait recevoir, comme conclusion de la conversation de la veille, le
supplément d’informations promis et qu’il attendait avec impatience. Se
trouver en face de convives étrangers, entendre des propos presque
folâtres, lui était fastidieux. Le père de Valentin se scandalisait
presque de voir le docteur Davier si différent de ce qu’il paraissait
d’ordinaire, enjoué et plaisant, alors que ses deux enfants, malades,
étaient retenus à la chambre.

En désespoir de cause, pour rompre un mutisme qui semblerait
discourtois, l’éditeur échangea quelques mots avec son voisin, Stanislas
de Lancreau.

--Vous vous occupez de cinéma, monsieur?

Stany, sans se faire prier, exhala son enthousiasme et sa jubilation.
Oui! Il avait eu l’extraordinaire faveur d’être présenté à
Bonnet-Durapet,--le roi, pouvait-on dire, des cinés actuels--et ce
potentat l’engageait comme régisseur d’une troupe qui opérait sur la
Côte d’Azur. Mais ce n’était là qu’un pied mis à l’étrier. Stany
comptait transporter à l’écran quelques actes, restés dans son tiroir.
Sa cervelle fermentait. Il voyait partout des sujets à films.

--Je vous en fournirai un tout à l’heure, dont on peut tirer un effet
sensationnel, dit Louis Davier qui, depuis un instant, écoutait son
beau-frère. Hé oui! je suis homme d’imagination encore plus que de
science!... Demandez à Maître Bénary.

--C’est vrai, dit l’avocat! J’ai souvenance de certains petits vers
satiriques... Mais avec votre goût très classique, je ne vous vois pas
du tout inspirant un scénario de cinéma!

Là-dessus, il partit dans une charge à fond de train contre le ciné,
genre inférieur à la pantomime, à la lanterne magique, etc. Mais le
docteur, railleur, l’interrompit.

--Mon cher, prenez-y garde! Ne pas suivre son temps, c’est avérer son
âge, consentir à vieillir, rester en arrière avec les infirmes! Plus
éclectique que vous, j’accepte avec curiosité ce mode nouveau
d’expression scénique, qui peut fournir des moyens d’instruction et de
documentation extrêmement variés et féconds. Les drames, enregistrés par
le film, ressusciteront le bon mélo, éducateur des masses populaires,
qui vont toujours du côté généreux et possèdent un sens de l’équité que
je souhaiterais...

--Aux magistrats! Impertinent!

--Et à tous les gens de chicane! acheva en riant le médecin, se levant
pour passer au salon avec ses invités.

Le café, les liqueurs, les cigares distribués, Mme Davier s’éclipsa
quelques minutes pour courir au chevet de Loys. Quand elle revint, le
sujet cinéma n’était pas encore épuisé. La jeune femme prit une broderie
et s’assit près de M. Clozel.

Le docteur, assis au centre du groupe, près d’un guéridon, écrasa le
bout de son havane dans un cendrier.

--J’attendais votre retour, ma chère amie, pour vous exposer le thème de
mon drame cinématographique. Comme tout causeur mondain, j’appréhende de
voir couper mes effets. Aussi je réclame l’attention générale! Cela
s’appellerait le Voile Déchiré!

--De quel voile s’agit-il? fit Bénary. Serait-ce le Voile du Temple?

--Peut-être un voile d’odalisque! avança Stanislas. L’Orient comme
décor, ce serait fameux!

Davier porta à ses lèvres un petit verre de vieux cognac dont il but
quelques gouttes. Fulvie s’étonna de ce geste; depuis longtemps, son
mari s’abstenait de tout alcool. Une sourde inquiétude s’éveilla en
elle. La physionomie du docteur lui parut étrange; le sourire
s’effaçait, les prunelles se fonçaient. Peut-être étaient-ce là
simplement des symptômes de concentration intellectuelle. Négligemment,
le médecin releva l’observation de son beau-frère.

--Oh! quant au décor, mettez-y toutes les somptuosités que vous
voudrez!--Une ville d’art... Bruges, Florence, Venise... ou Versailles
même! Pourquoi pas?... Et cela à n’importe quelle époque!... Donc, en un
palais, rempli de chefs-d’œuvre, vit un vieux seigneur, dilettante, qui
se plaît à réunir une société choisie!... Tenez! je vois très bien cette
fête à Versailles... au XVIIIe siècle ou même de notre temps. Vous me
suivez bien? ajoutait-il complaisamment à l’adresse de son beau-frère,
assis en face de lui.

--Très bien! assura Stany, dont les yeux verdâtres cillèrent
nerveusement.

--Une soirée touche à sa fin. Musiciens, dames et gentilshommes se
retirent. Le vieux seigneur confère avec l’intendant d’un de ses
domaines, qu’il estime particulièrement. Il lui fait don d’un collier
pour sa fille qui vient de se fiancer, la jolie Maddalena. Tiens! malgré
moi, mon imagination m’emporte vers Venezia! Je vois la scène poétique,
la nuit étoilée, les gondoles, attachées aux pali, la barque emportant
l’intendant Raynaldo qui s’éloigne... N’est-ce pas suggestif?

--Absolument! approuva Bénary, avec une subite ardeur. Je vois cela par
vos yeux, si on peut dire!

--Enchanté de vous intéresser, maître! Mon vieux seigneur--admettons
qu’il se nomme Lazzaro--quitte le péristyle, rentre lentement dans les
galeries vides. Il atteint une pièce plus étroite, où il a rassemblé ses
trésors artistiques les plus précieux. Soudain, une tapisserie s’écarte,
un homme surgit. Lazzaro, violemment surpris, porte une main à son cœur
qui craque d’effroi; il étend instinctivement l’autre vers la tenture de
la paroi dont la frange s’arrache. Et il tombe, sans une plainte, sur le
dallage de marbre.

L’inconnu, interdit lui-même devant cette chute, s’approche,
s’agenouille, desserre la cravate. Au fait, Lazzaro portait-il une
cravate?... Ça dépendra de l’époque choisie! Vous vous documenterez à
cet égard.

--Parfaitement! bégaya Stany, allongeant les jambes et roulant une
cigarette d’un air dégagé. Continuez! Je palpite!

--Si le début vous empoigne déjà à ce point, je dois tout espérer des
péripéties qui suivent! articula Davier avec une ironique satisfaction.
Notre individu palpe la poitrine, le pouls de l’homme inanimé. Plus
rien! Un cadavre! Quoi faire? Sa mimique traduit son embarras. Pas un
serviteur en vue! Et puisque les soins sont inutiles! Son regard tombe
sur une boîte à bijoux, encore entr’ouverte, dans laquelle on a vu
Lazzaro chercher le collier, destiné à la fille de son intendant
Raynaldo. L’homme, qui est jeune et alerte, saisit la boîte, la cache
sous son manteau, saute par la fenêtre. On le voit, dans le dernier
tableau de l’épisode, raser les murs d’une ruelle et gagner ainsi le
Rialto. Hein! que de couleur locale!

Fulvie, pâlissante, oubliait sa broderie. M. Clozel, penché en avant,
observait, apercevant enfin le fil conducteur dans ce dédale où il
s’égarait d’abord. Louis Davier s’était levé, allant et venant lentement
devant la cheminée, mais s’arrêtant parfois droit en face de son
beau-frère.

--Voici les serviteurs qui découvrent le mort. Rumeur. Émotion!
Affolement du personnel! On constate la disparition du coffret.
L’intendant est resté le dernier. On trouve le collier entre ses mains.
Tumulte. Raynaldo est arrêté.

--Bref! encore une erreur judiciaire! remarqua Maître Bénary! Mais il
s’en commet de tous temps! J’en ai connu, pour ma part, de bien
regrettables! Je vous demande pardon de l’interruption, cher ami, et
encore plus à vos auditeurs... dont je trouble stupidement le plaisir.

--Un maître de la parole ne saurait garder longtemps le silence, insinua
le médecin avec une malice amicale. Et vos réflexions judicieuses
encouragent mon amour-propre d’auteur! Ne les ménagez donc pas! Je
reprends... Un seigneur, ami du défunt, Marco--appelons-le Marco ou
Ludovico, ad libitum!--appelé dès la première heure dans le palais
endeuillé, trouve, par hasard, dans la pièce mortuaire,--une mince
tablette d’ivoire. Il y lit, en tressaillant, quelques mots tracés par
la main de son beau-fils. Oui, Marco a épousé une veuve qu’il aime
follement. Il sait le fils de celle-ci, Pietro, libertin, léger. Mais de
là à l’accuser d’un vol honteux, Marco ne peut en accepter même la
supposition et se taxe de démence. La tablette a pu se perdre pendant le
bal. Il relègue le doute terrible au fond de son âme et s’interdit de
jamais l’examiner. Un voile tombe, qu’il ne soulèvera pas, afin de
sauvegarder la paix de la femme tendrement aimée.

Cependant il sait l’honnêteté foncière de Raynaldo. Celui-ci a été jeté
en prison.

--Les Plombs! ricana Stany, qui se composait une attitude insouciante et
fanfaronne.

Le docteur laissa tomber sur le jeune homme le regard tranquille, au
froid éclat, dont un dompteur maîtrise un chat sauvage. La sueur perla à
la racine des cheveux du persifleur.

--Les Plombs, soit! Ajoutez même que Raynaldo, tourmenté par la
question, a dû passer plusieurs fois le Pont des Soupirs. Marco, sentant
confusément qu’une grande injustice va se commettre, affirme que Lazzaro
lui avait parlé du bijou, destiné à Maddalena, la fille de Raynaldo. Son
témoignage, aidé de plusieurs circonstances...

--Oui! intervint encore Maître Bénary, on pourrait imaginer que le roi
Carnaval règne à Venise, et qu’un Arlequin est allé vendre les bijoux
volés, dans une petite boutique de recéleur de la Merceria.

--Pittoresque intermède! Merci, maître! Et dire que nous abandonnerons
ce scénario émouvant à Stanislas de Lancreau, sans prétendre à des
droits de collaboration! Attendez! Voici la partie vraiment pathétique!
Raynaldo, relaxé sans procès, demeure entaché aux yeux de tous. Le
mariage de Maddalena ne se conclut pas. Les parents de Valério, grands
verriers de Murano, probes et puritains, ne se décident pas à accepter
pour belle-fille l’enfant d’un homme suspecté. Raynaldo meurt de
chagrin, après ces secousses. Marco cherche à secourir la veuve et
l’orpheline du malheureux, mais alors--avec quelle amertume!--il voit sa
femme, sa chère Margherita! prendre ombrage de cette légitime
sollicitude.

Fulvie s’enfonça dans sa bergère. Ses yeux noirs, intensément agrandis,
formaient deux taches obscures dans son visage décoloré. Davier
continua:

--D’autres indices, impondérables, se groupaient peu à peu, fortifiant
les présomptions d’abord repoussées derrière le voile. Ludovico--pardon,
suis-je étourdi! Marco--pour n’avoir pas eu, au moment décisif, le
courage de considérer la rude Vérité, se trouve désormais la proie du
remords. Lui, réputé intègre et droit, il a manqué au plus élémentaire
devoir: aider la Justice à découvrir le coupable.

Ainsi l’innocence de Raynaldo eût été pleinement démontrée, et le
bonheur de deux pauvres enfants qui s’aiment ne serait pas compromis.
L’heure arrive, où toute défaillance se paye!

Un silence profond s’était établi, tandis que Davier, livide,
s’accoudant à la tablette de la cheminée, poursuivait d’une voix
blanche:

--Le voile tendu étant déchiré, Marco examina ce qui lui restait à
faire. L’homme assez vil, assez cynique, pour profiter d’une
circonstance funèbre, assez lâche pour tolérer qu’un autre fût soupçonné
à sa place, ne serait certes pas capable d’un acte de virile franchise.
Rien à attendre de Pietro, rien que des bouffonneries et des
pasquinades! Le mari de Margherita alors se décide à agir. Il existe,
dans la cour du Palais des Doges, des piliers creusés où se déposent les
lettres de délation. Marco écrira le récit du forfait impuni,
revendiquera sa part de responsabilité en dénonçant sa faute de
faiblesse et d’amour--puis, possédant un sûr moyen de délivrance dans le
chaton de sa bague, il ira jeter cette missive dans une bocca de marbre
du Palais.

Mme Davier quitta son siège, traversa le salon, vacillante, tremblant si
fort que les franges perlées de sa robe frissonnaient. Et s’accrochant à
son mari:

--Non! non! non! articula-t-elle, la voix rauque. Non, cette lettre où
cet homme trop bon s’humilie à l’excès, il ne l’enverra pas! Car sa
femme surviendra tandis qu’il l’écrit--oui, cette femme exigeante,
aveuglée... Pour elle aussi, le voile se déchire! Ah! que de choses lui
sont enfin compréhensibles!




XI


Fulvie dut s’arrêter, suffoquée par l’émotion. Mais, imposant silence du
geste, elle rassemblait sa rare énergie jusqu’à paraître farouche de
désespoir et de résolution, tandis que tombaient de ses lèvres ces
phrases brèves et hachées:

--Comment crier mon repentir? Je suis la cause. Car j’ai couvert de mon
affection ce fourbe, ce capon, ce misérable que je répudie aujourd’hui!
Et l’on ne voulut pas l’atteindre à travers moi, on craignit de me faire
mal!... Et je ne comprenais pas! Et je raillais, et je m’indignais, et
je m’offensais! Ah! quelle fierté doit vous rester, pourtant, quand on
se voit la sœur de cette loque vivante! Je l’observais tout à l’heure,
et tout, dans sa contenance, confirmait la vérité de ce qui était
dit!... Ah! oui, Stany, voilà du théâtre, comme tu es incapable de
l’imaginer!... J’ai l’impression de jouer un rôle, dans un cauchemar
dont on se réveille en se disant: Ah! heureusement qu’une telle horreur
n’est pas vraie! Et cela est vrai! vrai! proféra-t-elle dans une plainte
presque sauvage.

Elle se jetait vers son frère, les yeux étincelants, la main levée pour
un soufflet. Affalé, jaunissant, Stany replia ses longs membres comme
une araignée qui se roule en boule; ses pâles prunelles papillotaient
sous le regard chargé de mépris dont l’écrasait sa sœur.

--Parle! Parle! M’entends-tu? répétait Fulvie, en qui se rebellaient
toutes les violences de sa race. Mais ton silence même est révélateur.
Toi que j’aimais, que j’excusais comme un enfant infirme, dont on cache
les folies, les travers, tu m’apparais tellement dégradé que je ne
ressens plus pour toi que du dégoût. J’ai honte d’être ta sœur. J’en
demande pardon à l’honnête homme dont tu n’es pas digne de baiser les
pas. Et celui-là endosserait la peine de tes vilenies? Non, ce serait
trop injuste! Parle, gredin! Vide ton sac de boue jusqu’au fond, devant
nous tous! Ce sera propre et joli! Mais il le faut! Il le faut!

Elle appliqua ses paumes contre son front brûlant; puis, hagarde,
considéra les étrangers.

--Je m’explique... à présent, messieurs, pourquoi vous fûtes appelés
ici. Oh! mon pauvre ami, ce matin... vous vous décidiez à...

--Oui! fit Davier à demi-voix. Je ne savais par quel moyen j’amènerais
cette confession... Mais je m’en remettais au hasard... qui m’a servi...
Il fallait, de toute nécessité, éclairer et convaincre celui dont dépend
le sort de deux malheureuses femmes, méritantes et persécutées...

Il regarda M. Clozel dont le visage troublé disait l’émoi intime. Fulvie
trébuchait. Le docteur, d’un élan, fut près d’elle. Elle s’abattit,
sanglotante, contre l’épaule de son mari. Lentement, la jeune femme
reprit possession d’elle-même, et aussitôt, avec la véhémence d’une
Némésis, elle tendit son bras nu vers son frère.

--Allons, exécute-toi! Avoue! Airvault n’était pas le voleur?

Grelottant, Stany desserra avec peine ses mâchoires soudées l’une à
l’autre.

--Non!

--Et tu le laissas accuser, arrêter! cria Fulvie, au paroxysme de
l’indignation.

--J’espérais... toujours... que son innocence serait reconnue... J’ai
été soulagé... réellement... quand on le relâcha!... Oh!... Je ne
l’aurais tout de même pas laissé condamner!... Alors quand il fut mis en
liberté, je me suis dit: Très bien! Personne n’y pensera plus!

Il balbutiait ces lambeaux d’excuse, si flasque, si aplati, que sa sœur
sentit l’écœurement d’une nausée.

--Mais tu n’as pas songé que cette arrestation brisait la vie de cet
homme, qu’il serait ensuite exposé à mille affronts, que sa famille en
souffrirait?

Stany plissa la bouche pour une moue piteuse.

--Je n’en ai pas pensé si long!... Personne ne me parlait jamais de ces
gens-là... Je me suis dit que tout allait pour le mieux de ce côté!

La réponse se retournait contre Fulvie même. Ce fut comme la pointe
d’une arme qui lui frôlait le cœur.

--C’est vrai! murmura-t-elle dans un rire amer, personne ne lui parlait
de ces gens-là!

Ses jambes se dérobaient. Le docteur la fit asseoir dans un fauteuil et
s’adressant à Bénary:

--Maître, Mme Davier est allée au delà de ses forces, pour arracher
l’aveu décisif. Veuillez poursuivre cet interrogatoire pénible. Vous,
qui soutîntes le pauvre Raymond Airvault avec tant de foi et d’ardeur,
obtenez du fauteur véritable les circonstances de son méfait! Tout doit
se divulguer entièrement dans cette réunion d’amis, improvisée en
tribunal privé.

--Nous tâcherons de nous y inspirer de l’esprit d’équité... encore mieux
que la justice officielle! dit gravement l’avocat, contenant son
émotion. Je croyais à l’innocence de mon client. Je vous ai poussé
inconsciemment, mon cher docteur, à accentuer votre témoignage--je m’en
rends compte à présent--afin d’obtenir plus tôt l’ordonnance d’un
non-lieu.

--Avant d’être convaincu de la culpabilité de Stanislas, prononça
Davier, j’étais moralement persuadé de la non-culpabilité de l’artiste.
Et j’obéis, sans trop de scrupules, à votre suggestion.

--Rarement, reprit Bénary, j’ai participé à ce point aux anxiétés d’un
homme! Il se désolait tant de se voir séparé de sa femme malade! Les
conditions dans lesquelles fut accompli le délit, me paraissaient, à
priori, incompatibles avec la nature sensible et généreuse d’Airvault.
Voyons, M. de Lancreau...

Fulvie tressaillit en entendant résonner son nom.

--Je vous en prie, monsieur, ne l’appelez pas ainsi! Ça me fait mal!

Et avec un rire d’âpre dérision:

--Éros aux cheveux de paille! Voilà tout ce qui convient à un pareil
fantoche!

Davier, cependant, précisait:

--Le 12 juin 1912, ma femme et moi, nous allâmes dîner à
Dampierre--circonstance qui m’aida plus tard à contrôler mes souvenirs.
Je n’assistai donc pas à la réunion de ce mercredi chez de Terroy.
Cependant un billet de retour, retrouvé dans un vêtement, me prouva que
Stany, ce jour-là, vint à Versailles. Or, un enfant qui veillait à la
grille de M. de Terroy, vit passer, alors que les invités (sauf
l’architecte Airvault) étaient déjà partis, un homme grand, fluet,
dégingandé, aux cheveux clairs, bref, tout à fait le signalement de
Stanislas. Le gamin, chargé de fermer le portail, vit bien sortir
l’architecte; mais le sommeil le prit avant que reparût le dernier
entrant. Le petit eut peur d’être accusé de négligence; la terreur des
magistrats, la peur d’être grondé par sa mère le rendirent muet. Il se
confia néanmoins à sa sœur, qui, naïve et timorée elle-même, s’ouvrit de
ces choses à une tante plus indulgente que la mère. Philomène Pradin, à
mots couverts, fit part de l’incident à quelqu’un qui ne voulut pas le
prendre au sérieux et le qualifia d’imagination d’enfant et de vieille
femme. Par respect pour ce quelqu’un, Philomène écarta le souvenir qui
revint la tourmenter sur son lit de mort. Néanmoins, au cours des
années, le doute qu’elle avait semé germait chez ce quelqu’un. Doute
envahissant comme une plante vénéneuse, plus empoisonnant à mesure que
devenaient plus manifestes les conséquences fatales d’un manque de
sincérité vis-à-vis de soi-même!

Une douleur profonde assombrit la voix du docteur pendant qu’il
proférait sa confession, debout, la tête penchée. Il sentit saisir sa
main pendante. Un front pesant s’y appuya. Fulvie, ployée en deux,
s’humiliait, pénitente et contristée. La main qu’elle cherchait se
creusa doucement, pressant ses tempes fiévreuses d’une caresse.

Pitoyable aux deux époux, Maître Bénary voulut hâter l’issue de la
pénible scène, et s’adressant à Stany avec autorité:

--Vous n’étiez pas un familier de M. de Terroy. Quel motif vous décida à
vous présenter si tard chez lui? Je vous engage à la franchise absolue.
Car l’enquête peut se reprendre efficacement, aidée par des éléments
nouveaux qui rendront votre confusion plus complète et les sanctions
plus rigoureuses.

Indécis, le jeune homme tournait et retournait ses bagues, cherchant
sans doute quelque faux-fuyant ou une insolente bravade. Mais, dans
cette suspension, il reçut de nouveau, comme une décharge en plein
visage, le regard enflammé de Fulvie. Ce qui lui restait de présence
d’esprit s’effondra. Il fixa Maître Bénary avec l’expression rageuse de
la bête traquée qui fait face au chasseur.

--Autant tout raconter d’un coup, pour être plus tôt quitte de cette
sale histoire! Non, je n’étais pas des familiers de M. de Terroy.
Mon beau-frère ne m’avait présenté à lui qu’à contre-cœur,
occasionnellement. Mais, à ce moment-là, je rêvais de fonder un organe
artistique. D’autres, depuis, m’ont volé l’idée! Toujours ma chance! Je
cherchais des capitaux. L’inspiration me vint de gagner à mon projet M.
de Terroy, que l’on disait généreux... Je savais que si je me rendais
chez lui ce mercredi-là, je n’y rencontrerais pas le docteur Davier, qui
m’eût gêné pour expliquer mon affaire. Je préférais qu’il ne connût pas
ma démarche, et j’y allai sur le tard, afin de rencontrer moins de
monde. On se couche de bonne heure à Versailles! J’avisai de loin, sur
l’avenue, le groupe qui débouchait de la grille. «Bien! me dis-je,
j’aurai peut-être l’aubaine d’un seul à seul!» Personne à l’entrée de la
maison pour me recevoir. De l’antichambre, j’entendis M. de Terroy qui
fulminait, un homme qui marmottait des excuses. Je ne voulus pas les
troubler. Puis M. de Terroy se calmait après son sermon, comptait de
l’argent que l’autre empochait avec des remerciements attendrissants.
Ils se dirigèrent alors vers l’antichambre. Je me jetai dans le petit
salon voisin pour ne pas être découvert en posture d’écouteur. Je me
moquais des affaires de l’autre. Je m’inquiétai seulement de supputer si
le prêt que venait de faire M. de Terroy le mettrait en veine de
libéralité ou nuirait à mes intérêts. M. de Terroy mit l’autre à la
porte, tira les verrous, revint dans le grand salon, éteignit même un
lustre. Je jugeai qu’il était grand temps de me montrer et je soulevai
la portière. Mais voilà que ma vue le saisit. Il bat l’air de ses bras,
tombe à la renverse. Je me précipite pour le secourir. Et je constate la
mort foudroyante. Hébété, je cherche une sonnette. Je ne trouve rien
dans la demi-obscurité. Alors je distingue sur une console, éclairé par
une lampe, un coffret de métal brillant. C’était peut-être de cette
boîte que... Bref, je n’en pensai pas davantage. Le mort n’avait besoin
de rien... Et... je pris... l’objet... oui, ce fut plus fort que moi...
Je déverrouillai la porte et je sortis en pleine vitesse, par où j’étais
venu.

Il étalait la veulerie, l’amoralité de son âme dégénérée, avec si peu de
vergogne que les auditeurs en ressentaient le scandale d’une impudeur.
Fulvie, affaissée, enfouissait dans le coussin du fauteuil sa tête en
feu.

--Ce coffret, interrogea l’avocat, avez-vous tiré parti de son contenu?

La réponse fut faite du bout des lèvres, avec humeur.

--Ce n’était pas facile! les bijoux avaient été signalés! Par ci par là,
j’ai pu écouler quelques pierres. Le reste s’est dispersé en cadeaux...

--Les camées?

--Je les ai donnés à quatre dancing-girls qui s’en allaient en Amérique,
et qui les montèrent en épingles à chapeaux.

Fulvie se dressa, terrible, les bras croisés.

--Parler avec un tel flegme de ces choses infamantes! Abject! Abject! Tu
ne mérites ni ménagements ni pitié. Mais la corde! Oui, la mort des
truands! Ainsi décréterait notre aïeul, Bernard le Ligueur! Être pleutre
et abâtardi, que faire de toi?... Ah! ma faiblesse! Mon indulgence trop
grandes! Remords!... Et à cause de toi, Loys!... Évelyne même!...

Sa voix s’étrangla. Elle se tordit les bras convulsivement. Stany,
atterré par cette explosion, jetait de côté et d’autre des regards de
détresse. Quelque chose d’indistinct encore s’agitait en lui devant le
désespoir de sa sœur. Il essaya une défense, avec un effort de
sincérité.

--Je ne croyais pas que cette bêtise dût avoir une pareille
répercussion... J’en ai regret... Je n’ai jamais été pris au sérieux...
et je n’ai moi-même rien pris sérieusement!... Tu me traites
d’abâtardi... Je te donne raison... Je ne sens point en moi le courage
des grandes folies, que tu admirais chez les ancêtres... et par contre,
je dois étouffer, très souvent, des fantaisies... qui ne viennent pas à
l’esprit de tout le monde... Ce n’est pas ma faute... Je suis fait
ainsi.

--Voulez-vous nous faire entendre que vous n’êtes pas toujours maître de
vos impulsions? dit l’avocat.

--Qu’on l’entende comme on le voudra! répliqua Stany, avec l’ironique et
sombre philosophie d’un homme qui jette le manche après la cognée. En
style juridique, vous pouvez même déclarer que l’accusé se retranche
dans un système de défense concluant à la responsabilité limitée. Pensez
et dites ce qu’il vous plaira... Je suis devant vous maintenant comme un
lépreux qui étale ses chancres... Eh bien! oui, je me crois réellement
un raté, un anormal. Souvent, j’ai eu l’impression de différer des
autres. J’avais grand plaisir à mentir, quand j’étais enfant. Je volais
mes petits compagnons. A l’âge d’homme, ces tentations-là m’ont repris
parfois... Je n’y ai pas toujours succombé!

Ses paroles, rêches ou sifflantes, ne pouvaient lui concilier la
sympathie, mais dénonçaient une sinistre et lamentable infériorité
physiologique et mentale. Ceux qui l’entendaient en éprouvèrent la gêne
qui désarme le ressentiment et mène à la miséricorde envers les déchus
et les disgraciés.

Le bâtonnier murmura, après une courte pause, en consultant de l’œil le
docteur Davier:

--Tout étant connu maintenant, comment concluons-nous?

--Je ne me reconnais pas le droit d’un avis, répondit froidement le
médecin. On ne saurait être juge et partie. Soyez arbitres, vous et M.
Clozel, selon l’inspiration de votre sens droit et de votre équité.

Maître Bénary réfléchit à haute voix:

--Premier parti à considérer: rouvrir le procès? Mais n’est-ce pas
simplement raviver et étendre un scandale que la guerre fit oublier et
dont bien peu de gens, à Versailles même, se souviennent encore?

Mme Davier frémit et serra ses bras pour réprimer le gémissement qui
soulevait son sein.

Qui donc, hélas! avait relevé, des cendres du passé, l’affaire Airvault
pour la porter à la connaissance de Mme Clozel, avec une malignité
diabolique?

Et le jet de vitriol, destiné à une autre, se retournait vers celle qui
le lançait pour lui corroder la face!

--Sans doute, continuait l’avocat, les divulgations des débats publics
établiraient de façon irréfutable l’innocence d’Airvault, allégeant
ainsi le chagrin qui pèse sur sa veuve, déblayant les obstacles qui
peuvent obstruer l’avenir de sa jeune fille. En droit, cette
satisfaction légitime devrait leur être accordée.

--A vos ordres, murmura le docteur, s’inclinant. Ce qui doit être fait
sera fait.

Il sembla qu’un vent glacé pénétrait la pièce et transissait les cœurs.
Stany, effondré, fixait le mur avec hébétude, comme s’il y voyait
s’inscrire le fatidique _Mane_.

Maître Bénary reprenait:

--Pour moi, je ne pense pas qu’il soit sage d’entamer une nouvelle
action judiciaire. Le vol était peu important comme valeur intrinsèque.
Aucune plainte ne fut déposée. Rappeler ces événements déjà anciens,
n’est-ce pas agir hors de propos, et exciter un remous de curiosités
malsaines et malveillantes? Le public ne ménagera pas davantage les
victimes que les... comparses du drame, car peu de gens sont aptes à
comprendre ces subtilités psychologiques.

M. Clozel fit un mouvement. Mais l’avocat se hâtait de poursuivre,
allant jusqu’au bout de ses déductions, avec un effort qui contractait
son bon visage et mouillait sa voix:

--Nous sommes peut-être seuls ici à nous souvenir de Raymond Airvault.
Sa justification nous soulage. Mais l’essai de réhabilitation juridique
exposera les deux chères créatures qu’il laisse derrière lui à des
étonnements si douloureux qu’elles auront seulement changé de tristesse!
Quelle barrière se dresserait entre les deux jeunes amies, entre le
tuteur humblement respecté, le conseiller sage et dévoué...

--Bénary!... N’allez pas plus loin!

L’éditeur alors intervint avec une autorité soudaine:

--Oui, dit-il, je partage l’opinion de Maître Bénary. Raviver un
scandale, c’est l’étendre. Du haut des régions sereines promises aux
persécutés, Airvault ne peut plus concevoir l’idée de vengeance. Mais
nous tous qui _savons_ (il appuya expressivement sur le mot), notre
premier devoir sera de protéger celles qu’il lui fallut quitter, de les
maintenir en paix, de les entourer de tous les égards qui atténueront
leur épreuve. Voilà, ajouta-t-il en s’adressant au docteur, la
conclusion de notre entretien d’hier--et elle recevra certainement
l’approbation de Mme Clozel. Mais--sa voix prit une force inattendue--si
nous nous interdisons de recourir au tribunal ordinaire, il ne s’ensuit
pas que le coupable doive demeurer impuni. Kleptomane ou non, il commit
un délit de vol; puis il laissa planer un doute déshonorant sur un
honnête homme. Là, il y a crime! Crime qui entraîne une expiation
nécessaire dont le premier acte sera de renouveler par écrit l’aveu fait
de vive voix.

--Ah! s’écria violemment Fulvie, si j’étais à sa place, je ne
supporterais pas une heure la flétrissure!

M. Clozel leva vers la femme emportée son maigre visage d’ascète aux
yeux profonds.

--Êtes-vous chrétienne, madame? dit-il avec sévérité. La décision que
vous suggérez ne demande qu’une seconde de folie. Et après?...
L’éternité attend cet homme... Qu’il subisse l’existence, humblement
soumis, en gardant l’espoir des pardons abondants de Dieu! Voilà tout ce
que nous avons le droit de lui dire actuellement.

Stany redressa son long corps fléchi. Son regard, d’ordinaire fuyant, se
leva vers celui qui venait de parler. Et, toute forfanterie abolie, la
voix étrangement changée:

--Merci, monsieur! murmura-t-il. Je me souviendrai.




XII


Fulvie, pâle comme une morte dans sa robe scintillante, s’approcha de
son frère.

--Achève ce que tu as commencé... ainsi que le conseille M. Clozel.
Viens! Je t’assisterai. Je veux me rappeler seulement que j’eus la
prétention de remplacer près de toi la mère qui nous manqua! Viens!

Elle le guidait vers le cabinet du docteur. Celui-ci demeurait dans le
salon, avec ses hôtes, immobile, les yeux à terre. Maître Bénary,
tristement affecté, vint à son ami:

--Je ne veux pas vous voir ainsi déprimé. Ah! cher! ne vous torturez
plus la conscience. Soyez charitable envers vous-même, vous qui l’êtes
envers tous!

--Charitable? fit Davier, avec un mouvement d’épaules. Peut-être, en
effet, ai-je été poussé à un altruisme plus ample, par suite de cette
gêne morale dont je ne consentais pas à analyser la nature. Mais quand
même, à quelle humiliation suis-je condamné? Recevoir des éloges que je
ne mérite pas!... Et par-dessus tout, endurer ce supplice: les
remerciements trop exaltés, trop confiants, des deux victimes à qui mon
inertie fut préjudiciable! Voilà le mensonge tacite dont la continuité
me rongera... à moins que je ne m’en décharge par un aveu.

M. Clozel lui saisit le bras dans une étreinte vigoureuse.

--Ne faites pas cela! Ce serait une barbarie inutile! Supportez votre
malaise secret, mais ne ruinez pas, chez vos protégées, ce qui les
soutint aux temps d’épreuve. Vous leur feriez un mal inouï,
inguérissable! Restez vous-même vis-à-vis de celles qui croient en vous,
oui, restez ce que nous vous estimons, ce que vous êtes: un homme
infiniment bon.

Trop ému pour parler, le docteur remercia ses amis d’une longue pression
de main. Puis, tous trois, en silence, attendirent.

Une heure environ s’écoula. Mme Davier reparut seule, tenant un pli
cacheté.

Elle comprit l’inquiétude des regards qui l’interrogeaient.

--Rassurez-vous! _Il_ était exténué. Je l’ai fait monter à la chambre
qui est la sienne habituellement. Mais, dès demain, Stanislas de
Lancreau se mettra en route pour aller s’engager dans la Légion
Étrangère ou l’Infanterie Coloniale. La France a besoin de soldats. Il
trouvera là-bas la discipline qui lui manqua.

Elle prononça ces mots, brefs et saccadés, avec une grande dignité
d’attitude et d’accent. Consultant, d’un coup d’œil à la ronde, les
assistants, Fulvie ajoutait:

--Qui sera dépositaire de cette confession? J’ai pensé...

Elle s’arrêtait devant M. Clozel.

--J’ai pensé, monsieur... Je ne crois pas me tromper en supposant que
vous seriez intéressé, plus que quiconque ici, à défendre l’honneur de
la famille Airvault. N’est-ce pas à vous, dès lors, qu’il convient de
remettre cette arme? J’ai toute confiance que vous la garderez
secrète--même à vos enfants--pour n’en faire usage... qu’en cas
majeur...

Un sanglot déchira sa voix. M. Clozel prit l’enveloppe.

--Soyez tranquille, madame, dit-il avec sa calme fermeté. Personne ne
saura... sauf ma femme, dont je garantis l’entière discrétion.
J’inscrirai sur une double enveloppe les indications nécessaires, afin
que ce paquet soit remis, après notre mort à tous deux, entre les mains
d’un tiers respecté. D’ailleurs, le temps engloutit toutes choses. Les
souvenirs finiront par s’effacer. Et si--comme je l’espère--un événement
probable amène les deux dames Airvault à habiter Paris, ce dépaysement
les mettra mieux encore à l’abri des attaques éventuelles.

Fulvie, à bout de forces, était tombée sur le siège voisin, la figure
cachée dans son mouchoir.

D’un signe, elle acquiesça aux paroles sages. Compatissants à son
extrême désarroi, sans l’importuner de cérémonies fastidieuses, les deux
hôtes quittèrent le salon.

Quand le docteur revint, après avoir reconduit ses invités, la jeune
femme, par un miracle d’énergie, s’était remise debout. Ses larmes
étanchées ne se laissaient plus deviner que par un éclat vitreux de la
sclérotique et des traces rouges sur les joues livides.

--Voulez-vous voir Loys, s’il vous plaît? proposa-t-elle à demi-voix. Je
serais plus tranquille pour le reste de la nuit.

Elle monta l’escalier, très droite. La chambre du petit garçon
communiquait avec l’appartement de ses parents. La vieille femme de
chambre, assoupie sur la chaise longue, se frotta les yeux à l’entrée de
M. et Mme Davier. Celle-ci lui dit très bas:

--Allez vous coucher, Mélanie. Je veillerai.

L’enfant dormait, du sommeil profond qui suit la fièvre. Le docteur,
avec précaution, toucha le front, tâta le pouls.

--La température a certainement baissé. Les pulsations sont moins
fréquentes et plus régulières. Il y a tout lieu d’espérer que
l’indisposition sera bénigne.

Fulvie, de ses larges prunelles avides, contemplait le gracieux visage,
détendu, reposé. Béni soit le ciel! Le fléau apocalyptique, qui avait
emporté tant de jeunes vies, l’hiver précédent, ne serrerait pas
mortellement cette gorge frêle! Oh! Loys, petite fleur dont les racines
plongeaient si profondément dans le cœur maternel! Jamais mieux qu’après
l’horrible tempête, Fulvie n’avait senti ce lien vivant et mystérieux!

Et tandis qu’elle se délectait ainsi à savourer la joliesse veloutée et
tendre de la figure enfantine, elle y saisit le reflet d’une
ressemblance avec une physionomie virile, fine et douce. Son regard
monta vers le père, penché au-dessus du petit lit.

Elle le vit--comme on voit subitement, par échappées, ceux près desquels
nous vivons, et que l’habitude finit par nous déguiser.

Elle ne l’apercevait, d’ordinaire, qu’à travers ses propres préjugés,
ses dédains pour la roture du nom, pour les traditions bourgeoises et
les sujétions professionnelles.

Aujourd’hui, tandis qu’il confessait ses perplexités, ses angoisses et
dénonçait vaillamment la vérité, pour la première fois, la jeune femme
avait discerné la noblesse, la délicatesse chevaleresque de son mari;
pour la première fois, éblouie, confuse, repentante, elle estimait la
rareté et le prix de l’amour qui lui était dévolu.

Davier surprit tout à coup ce regard tenace et se troubla. Fulvie tendit
vers son époux ses mains jointes, et laissa éclater, en larmes chaudes,
ce qui venait d’envahir son âme et d’en rompre l’armature d’acier.




XIII


Dans une petite chambre haute de l’institution Duluc, une jeune fille
brode une légère guirlande à l’encolure d’un fourreau de crêpe rose.

Est-il occupation plus distrayante et couleur plus agréable à l’œil?
Aussi un sourire creuse-t-il une fossette dans la joue lisse, et un
rayon filtre des longues paupières abaissées, comme d’une étoile cachée
sous la nue.

Et la pensée voltige, ainsi qu’un oiseau, mais aussi preste que
l’aiguille. De vivifiants effluves s’exhalent de tous les coins--et plus
spécialement de ce tiroir de la petite table, près de laquelle est
assise la brodeuse. Parfois, la main s’y introduit, dans ce mystérieux
tiroir, et cherche un papier parmi d’autres lettres--un papier que les
yeux parcourent et que les lèvres frôlent, avant qu’on le replonge dans
les ténèbres.

Depuis trois semaines, le facteur a fort à faire avec Mlle Raymonde
Airvault! Tous les deux jours ou presque, la missive maternelle venant
du Midi. Et soir et matin, un billet de Paris qui se substitue vite au
dernier reçu dans une cachette, plus secrète encore que le
tiroir--contre le cœur frémissant, sous l’étoffe du corsage.

Oh! ces messages incandescents! Ils doivent se trahir et piquer des
scintillements de lucioles entre les épîtres banales, charriées par
l’honorable employé des postes!

Toujours et encore, ils chantent l’éternelle chanson qui se répète sans
cesse et ne lasse jamais: «Je vous aime!»

Mais souvent, à ce refrain, s’ajoutent plainte et reproche:
«M’aimez-vous autant que je vous aime? Alors abrégez l’attente! Vous
voir deux fois par semaine seulement, c’est à en mourir! Devons-nous
languir jusqu’au début de février, par égard pour miss Marwell et Mlle
Duluc?»

Inutile de parler le langage de la raison à ce jeune homme bouillant! En
vain lui explique-t-on que ni la mère, ni la fille ne peuvent faire
défaut vilainement à celles qui les soutinrent: Mme Airvault ne voulant
pas quitter sa compagne, ni Raymonde, sa directrice, avant l’arrivée de
leurs remplaçantes; Valentin Clozel regimbe et maugrée, envoyant à tous
les diables Titania et la respectée institutrice.

Et les blasphèmes ne sont qu’une variante de la délicieuse affirmation,
exprimée dans ces lettres, lues et relues: «Je vous aime!»

Est-il possible que ce soit l’enfant d’autrefois, abreuvée
d’humiliations et d’amertumes, qui se voie ainsi désirée, aimée, et pour
qui se prépare un nid doux et chaud où maman sera abritée paisiblement,
enfin!

«O père, puisses-tu être témoin de ces prodiges! Et que soit bénie la
chère famille qui nous adopte toutes deux!»

Délicatement--comme ils font toutes choses--M. et Mme Clozel ont laissé
comprendre à Raymonde Airvault que le docteur Davier, en les mettant au
fait de la malheureuse erreur d’autrefois, leur a communiqué son estime
et sa sympathie pour le calomnié! Et la mère de Valentin, en attirant
contre elle la fiancée de son fils, ajoutait affectueusement:

--Ma chère petite, ne restons pas captifs du passé. Marchons vers
l’avenir éternel en essayant de rendre le présent généreux et fécond,
riche de bonheur par la bonté et par l’amour.

Et Raymonde a pénétré le sens implicite de ce conseil élevé. _Sursum
corda!_ Elle a chassé de sa mémoire le souvenir terrible de l’angoisse
qui lui chavira l’âme, un soir, quand elle courait du lit où expirait
Philomène Pradin au logis de son tuteur et qu’elle griffonnait, à la
gare, un billet désordonné qui décelait le soupçon poignant.

Lorsqu’elle se représente la longue suite des bienfaits reçus, Raymonde
repousse, avec une horreur de sa rapide ingratitude, le doute qui la
tortura, ce funèbre soir.

Elle a appris, d’aventure, le départ de Stanislas de Lancreau pour
l’Afrique. Y a-t-il corrélation entre cet événement et les aveux in
extremis de Philo? La jeune fille s’interdit de le chercher. Ce qu’elle
souhaite, par-dessus tout et avant tout, c’est de garder sa mère en
quiétude. Ce qu’elle veut retenir en elle-même, c’est le sentiment de
reconnaissance envers le protecteur qui lui valut l’accueil chaleureux
de sa future famille.

Combien la vie sera bonne entre ces gens simples, charitables,
excellents! En y songeant, Raymonde s’émeut à tel point qu’elle doit
écarter bien vite l’étoffe fragile où risque de tomber une tache d’eau.

La trépidation d’un moteur, devant la maison, effarouche les jolis
rêves. Qui arrive?...

C’est jeudi. Les élèves sont allées se promener sur la terrasse du
Château, conduites par Mlle Duluc et la seconde maîtresse. Raymonde doit
recevoir les visiteurs. Curieuse, la jeune fille glisse un coup d’œil
entre les rideaux et reconnaît la limousine grise de son tuteur.
Promptement, elle enlève son tablier de satinette et se précipite dans
l’escalier.

Mais, au lieu de la sombre silhouette masculine, elle entrevoit, dans le
vestibule, une forme gracile et longue sous un manteau gris clair, une
toque de loutre, un halo de cheveux dorés! Évelyne!

Involontairement, Raymonde s’arrête et sa main pèse sur la rampe.

Hélas! Évelyne! Pourquoi faut-il que ce nom tendre provoque un pincement
au cœur!

Anxiété inavouable! Le choix inattendu de Valentin n’a-t-il point
froissé quelque chose dans l’âme suave, fraternellement amie? Cette
appréhension, qui n’a pu s’élucider, jette toujours sa brume dans la
félicité de Raymonde. Et c’est avec un transissement intime que la jeune
fille aborde Mlle Davier.

--Chérie! L’aimable surprise! Tu es seule?

--Oui. Papa m’a prêté l’auto pour trois heures. Alors je suis accourue
vers toi. Il y a si longtemps que nous n’avons bavardé. Quelle chance
que tu sois restée cette après-midi. D’ailleurs, je comptais te
poursuivre!

Les deux jeunes filles s’embrassent avec effusion et pénètrent dans le
salon vide, les bras enlacés.

--Quelles nouvelles nouvelles, Rara? J’en suis affamée, étant privée de
toi depuis un mois et demi! Je me suis trouvée très lasse, après ma
grippe. Ensuite Loys m’a accaparée.

--Comment va-t-il, le cher mignon?

--De mieux en mieux. Nous l’emmenons à Pau... dès que nous t’aurons vue
madame la mariée! Mais oui! Vos dates vont gouverner nos déplacements,
mademoiselle! Quand arrivera ta maman?

--Dans huit jours, pour le nouvel an,--la parente de miss Marwell ne se
décidant pas à quitter l’Angleterre avant Christmas!

--Et tes fiançailles?

--Le 3 janvier, chez Mme Forestier, comme tu le sais déjà, probablement.

--Oui, oui! La bonne amie veut--a-t-elle dit à papa--que la maison où
s’ébaucha l’idylle en abrite la consécration! Ainsi sera respectée
l’unité de lieu exigée par les règles classiques!

Et Évelyne éclate de ce rire frais et cristallin qui ravit son amie. Ah!
quel allègement de l’entendre plaisanter avec cette pleine liberté
d’esprit! Tout s’ensoleille maintenant dans la pièce banale, grise et
froide. Raymonde ne sent plus que la douceur de l’abandon et la tiédeur
de la main amicale où la sienne repose.

--J’ai des renseignements innombrables à obtenir de toi, reprend Mlle
Davier. Papa nous dit bien les choses en gros, mais un monsieur,
bousculé par l’épidémie de grippe et l’installation d’une œuvre, a bien
autre chose à penser qu’à satisfaire la curiosité d’une jeune sotte. Ta
bague est-elle choisie?

--Oui! Beaucoup trop belle! Une goutte de rosée cristallisée sur un
cercle d’or!

--Parfait, poétique enfant! Et malgré toi, traditionnelle! Je gagerais
que tu porteras la robe rose des ingénues, pour le repas des
accordailles!

--Gagné! Mais toi-même, penses-tu à ta toilette?

--Comment donc! Deux robes neuves en ton honneur! A propos d’honneur,
j’espère que tu seras fidèle à l’arrangement conclu aux environs de nos
quatorze ans, et que je serai ta première bridesmaid... Tu demanderas
peut-être miss Marwell pour brillante seconde...

Toutes les deux rient avec la même folie contagieuse qu’au temps de
l’adolescence. Plus sérieusement, Évelyne prononce:

--Je ne viens pas ici seulement pour mon plaisir, mais chargée d’une
mission gouvernementale. Votre tuteur, mademoiselle, se déclare lésé par
les volontés de Mme Forestier. Nous tenons absolument à vous fêter chez
nous. Tu ne peux me refuser cette satisfaction. C’est maman qui m’envoie
comme émissaire. Remarque bien que je dis «maman». Elle en est tout à
fait une pour moi depuis la maladie de Loys.

--Oh! Évelyne! s’exclame Raymonde chaleureusement, je m’en réjouis pour
toi, pour vous tous. Rien ne pouvait me rendre plus contente!

S’enhardissant, elle ajoute d’un ton significatif:

--A présent, il ne me reste plus qu’à t’adresser mes souhaits pour un
bonheur encore plus complet!

Les yeux bleus limpides soutiennent le regard malicieux, sans qu’un
battement des cils trouble leur clarté.

--Merci, Raymonde! réplique tranquillement Évelyne. Tes vœux seront
exaucés.

La fiancée de Valentin saute sur ses pieds, dans un transport
d’enthousiasme.

--Oh! me voici comblée! Vite, des confidences! C’est ton tour! Quand le
verra-t-on briller, ce jour de gloire?

--Il n’est pas fixé... J’ai promis de donner encore les vacances
prochaines à papa. Tout cela est très secret... Garde-le pour toi!

--Et... est-ce que je connais celui qui?...

Un sourire détend l’arc délié de la bouche souple. Raymonde ne saurait
définir pourquoi une subite timidité refrène ses questions. Évelyne, si
claire, si lisible habituellement, lui paraît tout à coup énigmatique,
insolite, mystérieuse.

Mlle Davier, laissant tomber le sujet à peine effleuré, s’approche du
piano, placé dans l’angle de la fenêtre.

--Ce cher vieux Pleyel, tant de fois tourmenté! Et comme en notre temps,
la romance de _Martha_ sur le pupitre!

Elle rabat le couvercle, et debout devant l’instrument, fait courir ses
doigts sur le clavier.

    «Ton destin, fraîche rose,
    «N’a pas même un printemps.
    . . . . . . . . . . . . . .
    «Briller et disparaître,
    «Voilà ton avenir!
        «Hélas!
    «Le jour qui te voit naître,
    «Te voit aussi mourir!»

--Te rappelles-tu comme nous soupirions cela avec sentiment? Chacune se
croyait la pauvre rose mélancolique, condamnée à briller et à se
flétrir. Romance d’autrefois!... Voici maintenant ce qui se chantera
dans mon cœur, le jour qui sera vraiment pour moi un jour de gloire:

    «Écoutez bien! Écoutez bien! Anges du sanctuaire,
    «Soyez témoins, soyez témoins de mon serment!
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
          «Je veux t’aimer, mais sans mesure,
          «O mon Sauveur, reçois ma foi!
          «Je veux t’aimer, je te le jure!
          «Reçois mon cœur, il est à Toi!»

La voix pure s’élève avec éclat, puis se ralentit dans une ineffable
douceur en proférant le solennel engagement. Raymonde, saisie, éperdue,
tremble de tous ses membres. Ses lèvres sèches peuvent à peine
balbutier:

--Que signifie?... Veux-tu dire que?... Non! ce que je pense est fou!
Explique toi-même!

Évelyne se retourne, sereine.

--Ce que tu penses doit être ce qui est vrai!

--Mais ton père? Sait-il?...

--Pendant que j’étais malade, je lui ai révélé mes intentions.

Interdite au point de rester sans parole, Raymonde Airvault contemple,
avec une sorte de pitié craintive, celle qui renonce pour jamais aux
terrestres espoirs dont elle-même serre avidement la gerbe sur son cœur
enivré.

--La Part de Marie! dit Évelyne en souriant.

Et de la figure liliale, nimbée d’or, s’irradie une lumière si paisible,
mais si intense que l’heureuse fiancée courbe la tête avec humilité.

Elle comprend que la prédestinée a choisi la part immortelle que nulle
tempête humaine ne saurait lui enlever.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


  PREMIÈRE PARTIE
  Le soir du 12 juin      5

  DEUXIÈME PARTIE
  Fatalités             121

  TROISIÈME PARTIE
  A pas lents           169


E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DERRIÈRE LE VOILE ***


    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.