The Project Gutenberg eBook of Les conversations d'Émilie
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Title: Les conversations d'Émilie
Author: marquise d' Épinay Louise Tardieu d'Esclavelles
Release date: November 29, 2025 [eBook #77364]
Language: French
Original publication: Paris: Pissot, 1776
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CONVERSATIONS D'ÉMILIE ***
CONVERSATIONS
ENTRE
UNE MERE ET SA FILLE.
LES
CONVERSATIONS
D’ÉMILIE.
Inutilesque falce ramos amputans,
Feliciores inserit.
Horat.
Nouvelle Édition.
A PARIS,
Chez PISSOT, Libraire, Quai des Augustins, près la rue Gît-le-Cœur.
M. DCC. LXXVI.
LETTRE
DE L’AUTEUR
A L’ÉDITEUR.
_Vous m’aviez désolée, Monsieur, en me disant l’autre jour que mes
Dialogues n’étoient pas au point où je les croyois. Vous m’avez
rassurée, en m’apprenant que vous n’y apperceviez ni un plan
d’éducation, ni même beaucoup de liaison entre les idées. C’est que je
ai pas eu la prétention de proposer un nouveau plan d’éducation, ni la
hardiesse de n’écarter de celui que des parents sages suivent
communément dans l’éducation des Filles. Je n’ai voulu faire qu’un
Traité de remplissage, si vous me permettez de parler ainsi, & montrer
comment les heures perdues, les moments de délassement peuvent être
employés par une Mere vigilante à former l’esprit d’un Enfant & à lui
inspirer des sentiments honnêtes & vertueux. Il ne s’agit donc ici ni de
plan ni de systême._
_Cependant, sous ce point de vue même, l’éducation doit être divisée,
comme dans un systême bien conçu & bien lié, en plusieurs époques, & il
faudroit faire un travail différent pour chacune. On peut en marquer
trois principales. La premiere finit à l’âge de dix ans, la seconde à
quatorze ou quinze ans; la troisieme doit durer jusqu’à l’établissement
de l’enfant._
_Suivant ce plan, je n’aurois encore essayé à travailler que pour la
premiere époque où il s’agit de présenter à l’esprit des idées simples,
de lui enseigner & de l’aider à les déveloper, & de profiter souvent
d’une niaiserie pour le conduire à des réflexions solides & sensées. Le
travail pour les deux autres époques seroit infiniment plus sérieux, &
je ne sçais si j’aurai la force de le tenter lorsque l’âge de ma Fille
pourra l’exiger._
_Cette confession faite, je vous abandonne, Monsieur, ces Dialogues.
Faites-en l’usage qu’il vous plaira, puisque vous pensez qu’ils pourront
être utiles à d’autres enfants. A Paris ce premier Janvier 1774._
CONVERSATIONS
ENTRE
UNE MERE ET SA FILLE.
PREMIERE CONVERSATION.
EMILIE.
Maman, j’ai bien étudié mon Catéchisme, trouvez-vous bon que je
travaille auprès de vous?... Ah! Maman, venez, venez, j’entens le
tambour. Ce sont les singes qui passent.
LA MERE.
Mettez-vous à la fenêtre avec votre bonne, mon enfant, quand ils seront
passés, vous viendrez travailler.
(_Emilie va à la fenêtre, ensuite elle revient._)
EMILIE.
Maman? je les ai vus; pourquoi n’êtes-vous pas venue les voir? Est-ce
que vous ne les aimez pas?
LA MERE.
Pas beaucoup. Tenez, voilà votre ouvrage, vous broderez jusqu’à cette
fleur.
EMILIE.
Oui, Maman; mais pourquoi n’aimez-vous pas les singes? Moi, je les aime
bien.
LA MERE.
Pourquoi les aimez-vous?
EMILIE.
C’est qu’ils sont drolles, ils m’amusent, ils ont une mine!... des
grimaces!
LA MERE.
Si vous les voyiez de près, ils ne vous amuseroient pas autant; ils sont
d’un naturel méchant, ils sont traîtres, malins, voleurs...
EMILIE.
Bon!... C’est dommage... mais comme je les vois par la fenêtre, ils ne
me feront pas de mal; ils ont une drolle de mine... je voudrois pourtant
bien les voir de près.
LA MERE.
Et qu’est-ce que c’est qu’un singe? Puisque vous les aimez, vous devez
sçavoir ce que c’est?
EMILIE.
Oui, sûrement? c’est un animal.
LA MERE.
Est-il fait comme un chien, comme un chat?
EMILIE.
Mais non, Maman, il est fait comme un singe.
LA MERE.
A quel animal trouvez-vous qu’il ressemble le plus?
EMILIE.
Je ne sçais pas, Maman, voulez-vous bien me le dire?
LA MERE.
C’est à l’homme; il en a la figure; les mains, les pieds...
EMILIE.
Est-ce que l’homme est un animal?
LA MERE.
C’est un animal raisonnable.
EMILIE.
Pourquoi dites-vous un animal raisonnable, Maman?
LA MERE.
C’est la maniere dont on s’exprime pour distinguer l’homme des bêtes;
parce que l’homme est la seule créature qui ait l’usage de la raison &
de la parole.
EMILIE.
Les hommes sont donc des animaux? Cela est drolle! & nous, Maman,
sommes-nous aussi des animaux?
LA MERE.
Quand je dis _l’homme_, j’entens toutes les créatures humaines; quand je
dis _un homme_, je désigne seulement alors une créature humaine du genre
masculin, & quand je dis _une femme_, je désigne une créature humaine du
genre féminin.
EMILIE.
Ah, Maman, voilà Rosette qui mange ma robe!... mais, Maman, les chiens
ne parlent pas?
LA MERE.
Non, ils n’ont ni l’usage de la raison, ni celui de la parole; ils
sentent comme nous la douleur; ils souffrent & se plaignent quand on
leur fait mal.
EMILIE.
Qu’est-ce qu’ils font, les chiens?
LA MERE.
Ils gardent leurs maîtres, & pour les en récompenser, leurs maîtres les
nourrissent & ont soin d’eux.
EMILIE.
Et les hommes, pourquoi sont-ils dans le monde?
LA MERE.
Pour y vivre en société.
EMILIE.
Et que font-ils toute la journée?
LA MERE.
Ils s’aident mutuellement dans leurs besoins, dans leurs affaires, &
même dans leurs plaisirs.
EMILIE.
Et celui qui n’aideroit pas les autres que lui en arriveroit-il?
LA MERE.
Que les autres ne l’aideroient pas, qu’il ne seroit bon à rien, que
bientôt il ne seroit ni aimé, ni estimé, ni recherché; que bientôt il
manqueroit de tout, & qu’il finiroit par mourir d’ennui, de besoin & de
chagrin.
EMILIE.
Il faut donc être utile aux autres pour être heureux?
LA MERE.
C’est un des moyens les plus sûrs pour arriver au bonheur.
EMILIE.
Qu’est-ce que c’est que le bonheur?
LA MERE.
C’est ce que vous éprouvez, mon enfant, quand vous êtes contente de
vous, & que vous avez satisfait à ce que nous exigeons de vous.
EMILIE.
J’entens, quand j’ai été bien obéissante & que j’ai bien fait mes
devoirs; mais quand je serai grande, je n’aurai plus de devoirs à faire,
je n’aurai donc plus d’occasion d’être heureuse?
LA MERE.
Chaque âge a ses devoirs, ses occupations, ses plaisirs...
EMILIE.
Maman, voyez mon ouvrage, il n’est pas mal.
LA MERE.
Est-il fini? Je vous ai dit ne pas quitter votre place que votre tâche
ne fût faite.
EMILIE.
Mais pourquoi cela, Maman?
LA MERE.
Parce qu’il faut s’accoûtumer à faire de suite ce que l’on fait, & à ne
point passer sans raison d’une occupation à une autre.
EMILIE.
Mais, Maman, c’est que...
LA MERE.
Point de raisonnement, quand je vous ai dit ce que vous devez faire, il
faut vous y soumettre sans replique.
EMILIE.
Maman, je vais vous obéir; mais permettez-moi de vous demander pourquoi
vous voulez bien dans de certains moments que je vous fasse des
questions, & que je dise tout ce qui me passe par la tête, & que vous ne
voulez pas le souffrir dans d’autres.
LA MERE.
Quand nous causons ensemble, soit pour votre instruction, soit pour
votre amusement, vous pouvez avec liberté & avec confiance me
communiquer toutes vos idées; alors je vous répons, & vos questions ne
sont point déplacées; mais lorsque je vous prescris votre conduite, vous
devez obéir sans replique.
EMILIE.
Pourquoi cela, Maman?
LA MERE.
Par respect & par confiance. M’avez-vous jamais vu exiger rien de vous
qui ne fût pour votre bien?
EMILIE.
Non, Maman.
LA MERE.
Je me suis toujours assujettie autant que votre âge le permet à vous
expliquer les raisons des ordres que je vous donne; vous le sçavez, d’où
viendroit donc votre répugnance à m’obéir.
EMILIE.
Cela est vrai, Maman, & je vous assure qu’à l’avenir je vous obéirai
sans repliquer; mais aussi quand nous causerons, vous me permettez de
vous dire tout ce que je voudrai.
LA MERE.
Oui, je vous le permets, mais seulement quand nous causerons.
EMILIE.
Causons-nous à présent, Maman?
LA MERE.
Mais il me semble qu’oui, qu’en pensez-vous?
EMILIE.
Oh! je m’en vais vous dire bien des choses... Maman? mais pourquoi
suis-je au monde?
LA MERE.
Voyez, dites-moi cela vous-même.
EMILIE.
Je n’en sçais rien.
LA MERE.
Et qu’est-ce que vous faites toute la journée?
EMILIE.
Mais je me promene, j’étudie, je saute, je bois, je mange, je ris, je
cause avec vous quand je suis bien sage.
LA MERE.
Eh bien, voilà jusqu’à présent pourquoi vous êtes au monde; c’est pour
boire, manger, dormir, rire, sauter, grandir, vous instruire, voilà ce
que vous avez à y faire, & à mesure que vous grandirez, vos occupations
& obligations changeront; au lieu d’être au monde pour sauter, danser &
être à charge aux autres, vous y serez pour travailler, pour être utile,
pour remplir d’autres devoirs & jouir d’autres amusements.
EMILIE.
Etre à charge aux autres? est-ce que je suis à charge?
LA MERE.
Sans doute, puisque vous êtes un enfant.
EMILIE.
Mais un enfant, c’est une personne.
LA MERE.
Un enfant c’est un enfant qui deviendra avec le temps une personne
raisonnable.
EMILIE.
Mais qu’est-ce que je suis donc à présent que je suis un enfant.
LA MERE.
Comment! vous avez cinq ans & vous n’avez pas encore réfléchi à ce que
vous êtes? tâchez de trouver cela toute seule.
EMILIE.
Maman, je ne trouve rien.
LA MERE.
Un enfant est une créature foible dans la dépendance de tout le monde,
un enfant est ignorant, étourdi, foible, innocent, importun & indiscret.
EMILIE.
Quoi, j’ai tous ces défauts.
LA MERE.
Ce sont ceux de votre âge. Vous voyez qu’un enfant ne doit les soins
qu’on prend de lui qu’à la tendresse de ses parents, & qu’il ne peut
être qu’à charge & insupportable aux autres.
EMILIE.
Il me semble que je ne suis pas si foible.
LA MERE.
La moindre personne peut vous renverser d’un coup de poing, peut vous
tuer, vous anéantir.
EMILIE.
Mais est-ce qu’un enfant ne peut pas se défendre comme un autre?
LA MERE.
La foiblesse l’en empêche, son ignorance & son étourderie ne lui
permettent pas de prévoir ni d’éviter le danger. Il a besoin d’avoir
sans cesse auprès de lui quelqu’un qui le garde, qui le protége, qui le
garantisse; personne n’a même interêt à se donner ce soin qui est
très-pénible, parce que l’enfant n’a rien en lui qui en dédommage, & ce
n’est que par sa douceur, par sa soumission, par ses égards pour ceux
qui lui rendent des services, qu’il peut se flater de les voir
continuer; car s’il a de l’humeur, s’il répond avec dureté, si ce n’est
pas son cœur qui lui fait sentir l’obligation qu’il a à tous ceux qui ne
lui font pas de mal, il sera bientôt abandonné de tout le monde; & alors
il seroit bien à plaindre.
EMILIE.
Mais, Maman, ma bonne n’est-elle pas obligée d’avoir soin de moi?
LA MERE.
Votre bonne a soin de vous parce que je l’en ai chargée; mais je ne peux
pas l’obliger à vous aimer si vous ne vous rendez point aimable, & si
vous aviez de l’humeur, de la dureté, de l’ingratitude pour elle, je
suis trop juste pour exiger qu’elle vous rende des soins que vous
reconnoîtriez si mal, & je lui défendrois même d’approcher de vous.
EMILIE.
Alors je m’habillerois toute seule.
LA MERE.
Croyez-vous le pouvoir?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
Voyons, défaites votre fourreau, votre collier.
EMILIE.
Voilà mon collier défait.
LA MERE.
Votre fourreau, à présent.
EMILIE.
Ah! je l’ôterai bien toute seule... Maman, voulez-vous bien défaire les
agraffes?
LA MERE.
Non, vous devez tout faire seule, puisque vous supposez que vous n’avez
personne pour vous aider.
EMILIE.
Mais je ferai bien le reste.
LA MERE.
Il vous faut donc quelqu’un pour défaire vos agraffes? Remettez votre
collier.
EMILIE.
Maman, je ne peux pas.
LA MERE.
Il vous faut donc quelqu’un pour renouer votre collier. Jugez par cet
essai combien vous avez besoin de votre bonne! Combien vous devez
craindre de la rebuter & qu’elle ne vous laisse; car si elle vous
quittoit par votre faute, personne ne voudroit vous aider.
EMILIE.
Mais vraiment, Maman, je serois bien à plaindre; je n’avois jamais pensé
à cela: je ne pourrois ni me lever, ni me coucher, ni rien faire toute
seule.
LA MERE.
Vous voyez donc bien que quand on est dans le cas d’avoir besoin de tout
le monde, il faut être polie, reconnoissante, corriger son humeur,
profiter des leçons & des avis qu’on vous donne, & sentir que quand on
vous corrige, c’est une preuve d’intérêt & d’amitié, & un moyen qu’on
vous procure pour vous faire aimer.
EMILIE.
Je n’avois jamais pensé à tout cela.
LA MERE.
C’est qu’à votre âge on est étourdie & qu’on ne prévoit rien.
EMILIE.
Mais à présent je prendrai garde à moi, & j’aimerai bien plus ma bonne,
puisqu’elle a eu tant de peine avec moi. Mais, Maman, il y a bien des
choses que je ne sçais pas, n’est-ce pas?
LA MERE.
Non-seulement il y a bien des choses que vous ne sçavez pas; mais vous
voyez bien que vous ne sçavez rien, puisque vous ne sçavez ni ce que
vous êtes, ni ce que vous faites en ce monde.
EMILIE.
Oh! je le sçais à présent, & je ne l’oublierai pas. Voilà ma tâche
finie, Maman, voulez-vous voir mon ouvrage?
LA MERE.
Voyons... il est bien. Vous pouvez jouer si vous êtes lasse de causer.
EMILIE.
Maman, puisque vous êtes contente, je vous en prie, je vous demande en
grace de me faire un grand plaisir.
LA MERE.
Quoi?
EMILIE.
Contez-moi l’histoire de cette Dame dont vous parliez hier au soir avec
mon Papa.
LA MERE.
Volontiers. Quand vous êtes raisonnable, je n’ai rien à vous refuser.
Cette Dame étoit veuve d’un homme de condition. A sa mort, elle étoit
restée sans bien avec une fille & un garçon...
EMILIE.
Comment s’appelloit-elle?
LA MERE.
Vous ne la connoissez pas.
EMILIE.
Mais sa fille?
LA MERE.
Elle s’appelloit Julie. Elle lui dit un jour: «Mon Enfant, je ne suis
point riche, je viens de m’épuiser pour faire entrer votre frere au
service. Jusqu’à présent il s’est distingué des jeunes gens de son âge
par sa sagesse & son émulation. Il fera son chemin, je l’espere, & il
pourra un jour vous être utile; mais pour vous, vous n’avez rien. Je ne
suis point en état de vous donner des maîtres, ni de vous procurer des
talents agréables. Ce n’est donc que de vos vertus, de votre émulation à
acquérir les qualités qui vous manquent, que vous pouvez attendre des
secours. Je vous aiderai des lumieres que l’expérience & la connoissance
du monde m’ont données. Si vous ne vous faites pas aimer, si vous
n’interessez pas par vos qualités personnelles, vous ne trouverez point
d’établissement à faire, vous ne vous marierez pas.»
EMILIE.
Pourquoi, Maman, cette Dame lui dit-elle cela?
LA MERE.
Parce qu’elle n’étoit pas riche, & que quand on n’a rien, il faut être
meilleure qu’une autre pour être recherchée; car si vous êtes pauvre &
méchante, on n’a rien de mieux à faire qu’à vous laisser là.
EMILIE.
Je ne voudrois pas d’un mari qui fût pauvre & méchant.
LA MERE.
Vous devez donc trouver tout simple qu’on ne veuille pas d’une femme
pauvre & méchante.
EMILIE.
Cela est vrai. Eh bien, Maman?
LA MERE.
Eh bien! Julie étoit malheureusement d’un mauvais caractére, boudeuse,
paresseuse, sujette à l’humeur, s’en prenant toujours aux autres de ses
torts, ingrate envers sa mere, qui la voyant incorrigible, fut obligée
de la mettre dans un Couvent. L’exemple de son frere n’avoit pu la
changer. Il avoit le plus grand respect pour sa mere; il ne l’approchoit
jamais sans lui en donner des marques; il avoit une extrême confiance en
elle. Sa plus grande peur étoit de lui déplaire. Pour Mademoiselle
Julie, elle manqua un mariage considérable, parceque les informations
qu’on fit à son sujet au Couvent lui furent si défavorables qu’on n’en
voulut pas malgré sa jolie figure, qui avoit séduit d’abord.
EMILIE.
Et qu’est devenue Mademoiselle Julie?
LA MERE.
Elle est restée au Couvent, & y sera toute sa vie.
EMILIE.
Mais elle se corrigera peut-être?
LA MERE.
A un certain âge, ma fille, on ne se corrige plus. Quand on n’a pas fait
ses efforts dès l’enfance, cela devient presque impossible.
EMILIE.
Etoit-elle Jolie, Mademoiselle Julie?
LA MERE.
Fort jolie; mais elle n’étoit pas aimable.
EMILIE.
Il vaut donc mieux être aimable que jolie. Cependant... Maman, suis-je
jolie?
LA MERE.
Jusqu’à présent vous ne l’êtes pas.
EMILIE.
Mais pourquoi donc tout le monde dit-il que je suis charmante?
LA MERE.
Je vous dirai cela demain. Allez jouer avec votre bonne en attendant la
promenade, & amusez-vous bien, puisque vous avez bien travaillé.
DEUXIEME CONVERSATION.
EMILIE.
Maman, comment s’appelle... ce n’est pas cela que je voulois dire...
Maman, vous m’avez promis de me dire une chose, voulez-vous bien me la
dire?
LA MERE.
Qu’est-ce que c’est, mon enfant?
EMILIE.
Mais pourquoi, si je ne suis pas jolie, me dit-on toujours que je suis
charmante?
LA MERE.
On peut être charmante sans être précisément jolie, & l’on peut être
très-jolie sans être charmante; car...
EMILIE.
Ah! je sçais, je sçais, Maman; pour être charmante, il faut être sage,
modeste, ne parler qu’à propos, n’être pas importune, n’est-ce pas,
Maman, vous m’avez dit cela?
LA MERE.
Cela est vrai. Dites-moi si vous êtes jolie ou charmante?
EMILIE.
Mais... je crois qu’oui.
LA MERE.
Lequel des deux?
EMILIE.
Jolie, Maman.
LA MERE.
Qu’est-ce que c’est que d’être jolie?
EMILIE.
J’entens quelque chose, mais je ne sçais comment dire.
LA MERE.
C’est d’être fort blanche, c’est d’avoir de beaux yeux, un nez bien
fait, une jolie bouche ni trop petite ni trop grande, enfin des traits
bien proportionnés; l’ensemble de toute la figure agréable, les cheveux
bien plantés, ne point faire des grimaces, n’avoir l’air ni boudeur, ni
ricannant, avoir l’air affable & modeste.
EMILIE.
Comme ma cousine?
LA MERE.
Oui; avez-vous tout cela?
EMILIE.
Mais non pas tout.
LA MERE.
Vous n’êtes donc pas jolie.
EMILIE.
Mais pourquoi presque tous ceux qui viennent ici le disent-ils?
LA MERE.
N’avez-vous jamais entendu dire à d’autres enfants comme vous, qu’ils
étoient charmants, aimables, quoiqu’ils ne le fussent pas?
EMILIE.
Je ne sçais pas, je n’y ai pas pris garde.
LA MERE.
Mais ne vous a-t-on jamais louée, quoique vous ne le méritassiez pas?
pensez-y bien.
EMILIE.
Je cherche. Je crois que cela pourroit bien être; mais dans le moment où
l’on me donnoit des louanges, je croyois les mériter, ou je crois plutôt
que j’avois bien peur que vous ne disiez le contraire, Maman... Ah!
tenez, je croyois aussi une fois qu’on se moquoit de moi.
LA MERE.
Ce n’étoit rien de tout cela. C’est une politesse fausse & mal entendue
qui fait qu’on se croit obligé lorsqu’on va dans une maison de louer
tout ce qui s’y trouve depuis la maîtresse jusqu’au petit chien. Vous
avez vu des gens à qui ma chienne alloit mordre les jambes, dire
également qu’elle étoit charmante. Croyez-vous que ce compliment fût
bien sincére & que Rosette le méritât?
EMILIE.
Oh! pour cela non.
LA MERE.
Eh bien ceux qui vous disent que vous êtes jolie, que vous êtes
charmante, ne le pensent pas plus de vous que de Rosette, ou ne sçavent
pas plus si vous le méritez mieux qu’elle, ou du moins ne se soucient
pas de le sçavoir.
EMILIE.
Mais c’est bien bête de parler pour ne pas dire vrai.
LA MERE.
Vous avez raison, il vaut bien mieux se taire. Aussi j’ai vu toutes les
jeunes personnes qui pensent bien, ne faire aucun cas de ces sortes de
compliments, & souvent même s’en trouver offensées. Il est bien sot ou
bien leger de tenir ces propos; mais il seroit bien plus sot encore de
les croire, & de s’en glorifier.
EMILIE.
Ah! Maman, je n’y serai plus attrapée... Mais... quand je suis bien
sage, il est pourtant vrai alors que je suis charmante; car ma bonne me
l’a dit, & vous aussi, Maman.
LA MERE.
Quand vous êtes raisonnable, nous vous disons que si vous étiez toujours
ainsi, vous seriez charmante, parce qu’alors vous l’êtes en effet; mais
vous ne sçavez point encore qu’on n’est point charmante avec une
conduite inégale, & que si vous voulez mériter cette réputation avec le
temps, il faut être tous les jours un peu plus raisonnable.
EMILIE.
Maman, je le serai toujours; à commencer d’aujourd’hui je vais être
parfaite.
LA MERE.
Qu’entendez-vous par-là?
EMILIE.
J’entens faire toujours bien.
LA MERE.
Vous croyez donc cela bien aisé?
EMILIE.
Oui, Maman, il n’y a qu’à vouloir.
LA MERE.
Et comment vous y prendrez-vous?
EMILIE.
En faisant toujours ce que ma bonne & vous me direz, & ne faisant pas
autre chose.
LA MERE.
Commencez donc par vous bien tenir.
EMILIE.
Oui, Maman; est-ce comme cela?
LA MERE.
Oui, & tournez vos pieds. Voilà qui est bien. Avez-vous écrit cette
après-dînée pendant que j’ai eu du monde?
EMILIE.
Oui, Maman, mais je n’ose vous montrer mon écriture, car elle est si
mal!... si griffonnée!...
LA MERE.
Ah, vous n’aviez pas pris encore la résolution d’être parfaite... tenez,
voilà déja vos pieds dérangés, & votre tête...
EMILIE.
Les voilà remis. Maman, voulez-vous me permettre de recommencer ma page,
je suis sûre que je la ferai très-bien.
LA MERE.
Volontiers. Mettez-vous près de cette table... Êtes-vous bien?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
Vous tenez mal votre plume... votre tête est de travers... votre
écriture n’est pas plus droite... vous vous impatientez? prenez garde,
l’impatience ne va pas avec la perfection... J’en suis fâchée, mais
cette page n’est pas meilleure que l’autre.
EMILIE.
Mais comment faut-il donc faire? Je vais recommencer.
LA MERE.
Non, vous avez assez étudié aujourd’hui. Il faut mettre le temps à tout.
Il faut vous appliquer pour faire tous les jours un peu moins mal; mais
on ne peut pas apprendre à écrire dans un jour, ni même se corriger en
si peu de temps. Vous avez déja oublié ce que nous avons dit hier sur
votre âge, & sur ce que vous aviez à faire dans le monde.
EMILIE.
Ah! pardonnez-moi, je m’en souviens bien: j’y suis pour m’instruire,
sauter, danser...
LA MERE.
Oui, & pour croître, grandir, former votre corps, votre cœur, votre
esprit. Dites-moi, Emilie, dépend-il de vous de devenir grande comme moi
tout-à-l’heure... d’ici à demain, par exemple?
EMILIE.
Non sûrement, Maman.
LA MERE.
Eh bien, vous n’êtes pas plus la maîtresse de bien écrire & de vous
rendre raisonnable en un jour, que de devenir tout d’un coup aussi
grande que moi.
EMILIE.
Il faut donc que j’attende que je sois grande pour être raisonnable?
LA MERE.
Plus vous ferez d’efforts pour le devenir & plutôt vous y parviendrez;
mais il y a la raison de votre âge, qui est la seule à laquelle vous
puissiez prétendre.
EMILIE.
Quelle est donc la raison de mon âge?
LA MERE.
A présent, c’est de sentir ce que vous êtes, & de reconnoître que vous
ne pouvez rien, qu’aidée des autres.
EMILIE.
C’est d’être soumise & reconnoissante, n’est-ce pas?
LA MERE.
Oui, c’est de vous appliquer à apprendre les choses qu’on vous enseigne
qui sont proportionnées à votre âge & à l’ouverture de votre esprit.
C’est de me donner votre confiance entiere, puisque vous convenez que je
ne vous ai jamais trompée.
EMILIE.
Ah! cela est bien vrai, Maman; mais après, qu’est-ce que je ferai?
LA MERE.
Après? Peu-à-peu vous grandirez; votre esprit se dévelopera; vos
connoissances augmenteront, & vous deviendrez avec le temps une personne
raisonnable.
EMILIE.
Oui, parce que j’aurai travaillé à corriger mes défauts.
LA MERE.
Et vous acquerrez une force sur vous-même, qui est ce qu’on appelle
_vertu_, & sans laquelle on ne peut se promettre ni bonheur, ni estime,
ni succès; mais vous ne serez pas parfaite.
EMILIE.
Mais pourquoi cela? quand est-ce donc que je le serai?
LA MERE.
C’est un avantage qui n’est point donné à l’homme, de même que vous avez
vos défauts, notre âge a les siens, & nous travaillons tous comme vous à
nous corriger pour notre propre satisfaction, & pour conserver l’estime
des autres.
EMILIE.
Qu’est-ce que c’est que l’estime des autres?
LA MERE.
C’est l’approbation que les autres donnent à notre bonne conduite, & que
les personnes que nous connoissons le moins, ou celles mêmes qui
auroient des raisons de ne pas nous aimer, ne peuvent nous refuser.
EMILIE.
Je n’entens pas cela, Maman. Comment peut-on approuver quand on ne
connoît pas les gens?
LA MERE.
Dites-moi; que pensez-vous de ces deux enfants dont je vous ai conté
l’histoire hier? de Mademoiselle Julie, par exemple?
EMILIE.
Ah, je crois, que c’est un méchant enfant!
LA MERE.
Et de son frere, quelle opinion en avez-vous?
EMILIE.
Je pense qu’il est bien aimable, bien vertueux, bien sage.
LA MERE.
Eh bien, cette bonne opinion que vous avez de lui sur ce que vous avez
appris de sa bonne conduite, c’est de l’estime. Et cependant vous ne le
connoissez pas.
EMILIE.
Eh bien, je le connois à présent.
LA MERE.
Vous ne le connoissez que de réputation, mais cela ne s’appelle pas
connoître, puisque vous ne l’avez jamais vu.
EMILIE.
Maman, aurez-vous la bonté de me conter encore une histoire aujourd’hui?
LA MERE.
Non, mon enfant, il est tard, nous allons nous promener, & s’il ne nous
vient personne nous continuerons de causer tout en marchant. Sonnez pour
qu’on nous apporte nos mantelets.
TROISIEME CONVERSATION.
EMILIE.
Maman, j’ai attrapé une mouche!... Ah, qu’elle est brillante!
LA MERE.
Oui, elle est belle.
EMILIE.
Je m’en vais lui ôter les aîles pour qu’elle ne s’en aille pas, & je la
nourrirai.
LA MERE.
Doucement, attendez! Vous a-t-elle mordue? Vous a-t-elle blessée?
EMILIE.
Non, Maman.
LA MERE.
Et pourquoi donc lui faire du mal?
EMILIE.
Mais cela ne lui en fait pas.
LA MERE.
Cela lui en fait autant que si l’on vous coupoit un pied ou une main.
Parce que vous ne l’entendez pas crier, vous supposez qu’elle ne souffre
pas, vous vous trompez. C’est une créature tout comme vous, elle souffre
tout comme vous, & il ne vous est pas permis de lui faire du mal.
EMILIE.
Mais si elle m’avoit mordue!
LA MERE.
Il est permis de se défendre, & si elle vous eût blessée, vous auriez pu
la tuer; mais elle ne vous a rien fait.
EMILIE.
Je ne voulois pas la tuer, Maman; je voulois la nourrir, & prendre soin
d’elle.
LA MERE.
C’est à-peu-près comme si le premier passant vouloit s’emparer de vous
pour vous élever & vous nourrir. S’il commençoit par vous couper le
pied, de peur que vous ne vous enfuyiez, comment trouveriez-vous cela?
EMILIE.
Je n’y consentirois pas.
LA MERE.
Mais si vous n’étiez pas la plus forte, il faudroit bien vous y
soumettre. Eh bien voilà comme vous avez fait avec cette mouche; vous
avez été la plus forte, vous l’avez prise, vous alliez sans moi lui
couper les aîles, & vous auriez été toute étonnée demain de la trouver
morte.
EMILIE.
J’en aurois été fâchée.
LA MERE.
Voyez comme elle souffre.
EMILIE.
Mais cela est vrai, elle souffre.
LA MERE.
Cette pauvre bête! pensez à la peine que vous auriez, si l’on vous
tenoit comme cela suspendue par un bras.
EMILIE.
Cela me feroit mal.
LA MERE.
Pouvez-vous n’être pas sensible au plaisir de lui rendre la liberté?
Laissez-la vîte aller retrouver ses camarades, jouissez de ce plaisir...
EMILIE.
Je le veux bien, mais...
LA MERE.
Souvenez-vous toujours, Emilie, qu’on ne doit se prévaloir de sa force
que pour secourir les plus foibles, & non pour les opprimer. Voilà comme
on se fait aimer, & comme on se procure du bonheur à tous les instants;
c’est en faisant toujours du bien, & jamais du mal volontairement.
EMILIE.
Mais moi, je ne veux faire du mal à personne, je m’en vais la laisser
envoler... ah! voyez, Maman, comme elle est bien aise!
LA MERE.
Oui. Vous avez le plaisir d’avoir fait du bien; n’êtes-vous pas plus
contente que si cette pauvre bête fût morte par votre faute?
EMILIE.
Oui, Maman, j’en aurois été bien fâchée.
LA MERE.
Voyez ce que vous deviendriez, si tous ceux qui sont plus forts que
vous, vous faisoient un petit mal? Je suis plus forte que vous, votre
bonne est plus forte que vous.
EMILIE.
Mais, vraiment oui, tout le monde est plus fort que moi.
LA MERE.
Eh bien, si nous n’aimions pas tous à faire du bien, & si au lieu de
trouver du plaisir à vous garantir du mal, & à protéger votre foiblesse,
nous nous divertissions à vous pincer, à vous tirer les oreilles, à vous
arracher les cheveux, que deviendriez-vous?
EMILIE.
Ah, Maman, que je serois malheureuse!
LA MERE.
Voyez donc combien il est important de contracter de bonne heure ce
plaisir de faire du bien; car à votre tour, vous serez la plus forte, &
si votre cœur ne répugne pas à faire du mal, tout le monde vous haïra.
Jusqu’à présent vous n’avez guere de supériorité que sur les mouches,
servez-vous-en pour leur faire du bien.
EMILIE.
Je n’oublierai pas cela, Maman; je ne sçavois pas qu’une mouche souffrît
comme nous; mais est-ce qu’il y a autant de mal à faire souffrir une
mouche qu’une personne?
LA MERE.
Non. Mais il faut s’accoûtumer à respecter la nature jusques dans ses
moindres productions. Une mouche, un hanneton, un chien, un arbre, tout
cela est son ouvrage.
EMILIE.
Moi aussi, je suis son ouvrage...
LA MERE.
Si vous arrachez une aîle ou une patte à cette mouche, il n’est pas en
votre pouvoir de réparer le mal que vous lui avez fait. Si vous arrachez
l’écorce de cet arbre, il n’est pas en votre pouvoir de l’empêcher de
périr, c’est comme si l’on vous arrachoit la peau.
EMILIE.
Cela leur fait donc bien du mal?
LA MERE.
Sans doute; vous ne devez donc pas leur nuire sans nécessité & sans
raison; vous ne pouvez même y trouver aucun plaisir. C’est l’ignorance,
c’est l’étourderie de votre âge qui fait faire aux enfants comme vous
tant de mal sans le sçavoir; mais à présent que je vous ai appris ce que
c’est qu’une mouche, un arbre, &c. vous n’aurez plus de pareils torts,
sans quoi vous donneriez une bien mauvaise idée de votre cœur.
EMILIE.
Oui, on diroit que je suis cruelle, que je suis méchante, n’est-ce pas,
Maman?
LA MERE.
On seroit fondé à avoir de vous l’opinion que l’on conçut de Domitien...
EMILIE.
Qu’est-ce que c’est que Domitien?
LA MERE.
C’étoit un Empereur Romain qui dans son enfance n’avoit d’autre plaisir
que de tuer des mouches, & de faire du mal à tous les animaux. On
n’avoit jamais pu l’en corriger.
EMILIE.
J’aurois bien mauvaise opinion d’un enfant qui ne veut pas se corriger.
LA MERE.
Vous avez raison. Aussi Domitien devint toujours plus méchant, &
lorsqu’il fut Empereur, il n’employa son autorité, son pouvoir qu’à
tourmenter les hommes, & à leur faire autant de mal qu’il en avoit fait
aux mouches dans son enfance. Il commit des crimes affreux. Il fut cruel
& atroce. Il finit par être assassiné, & son nom est encore aujourd’hui
en exécration.
EMILIE.
Je le crois, il le mérite bien. Maman, je voudrois bien lire son
histoire.
LA MERE.
Vous la trouverez dans l’histoire Romaine, nous la lirons ensemble; & je
vous ferai aussi celle de Titus, qui a été le modèle des hommes par sa
vertu & sa bonté. Quand il avoit passé un jour sans faire du bien, il
disoit: _Mes amis, j’ai perdu ma journée!_
EMILIE.
On devoit bien l’aimer! Etoit-ce aussi un Empereur Romain?
LA MERE.
Oui, il avoit regné avant Domitien; & vous me direz ce que vous pensez
de l’un & de l’autre.
EMILIE.
Oh! je crois que j’aimerois mieux Titus... Ah, Maman, il pleut, vîte,
vîte, allons-nous-en.
LA MERE.
Et pourquoi? Il fait très-chaud; il ne tombe que quelques gouttes, la
pluie ne durera pas, nous pouvons rester; nos habits sont de toile & ne
se gâteront pas.
EMILIE.
Mais la pluie me tombe sur le nez, je n’aime pas cela.
LA MERE.
Comme cela ne peut vous faire de mal, je vous conseille de vous faire à
cette petite contrariété. Voulez-vous passer pour une mijaurée?
EMILIE.
Mais non, Maman... puisque vous y restez, j’y resterai bien aussi.
Maman... puis-je faire du bien à quelque chose, moi?
LA MERE.
Sûrement.
EMILIE.
Et à quoi? Comment? Voulez-vous bien me l’apprendre?
LA MERE.
Premierement, vous pouvez faire du bien à votre bonne par votre sagesse,
votre docilité, votre douceur.
EMILIE.
Ah, c’est bon!
LA MERE.
Quand vous n’êtes pas raisonnable, quand vous avez de l’humeur dans mon
absence, vous l’affligez, vous l’obligez à parler sans cesse, cela la
fatigue & lui fait mal; & c’est une bien mauvaise récompense que vous
lui donnez des soins qu’elle prend de vous. D’ailleurs comme nous avons
le cœur bon & compatissant, c’est un spectacle fâcheux & qui nous
afflige de voir une petite fille qui se tourmente, & qu’on est obligé de
punir pendant qu’on desireroit pouvoir lui rendre la vie douce &
heureuse.
EMILIE.
Mais si ma bonne vouloit me laisser faire tout à ma fantaisie, elle ne
se tourmenteroit pas. Qu’est-ce qui en arriveroit?
LA MERE.
Il en arriveroit qu’elle manqueroit à son devoir, qu’elle perdroit ma
confiance, & qu’elle seroit mécontente d’elle-même, parce qu’elle auroit
à se reprocher tout le mal qui vous arriveroit.
EMILIE.
Est-ce qu’il m’arriveroit du mal?
LA MERE.
Pouvez-vous en douter? Toutes les fois que vous vous promenez dans le
jardin, par exemple, si on vous laissoit faire, vous mangeriez tout le
fruit ou meur ou verd que vous trouveriez à votre portée, & vous vous
rendriez malade, peut-être même à en mourir.
EMILIE.
Oh! oui, j’entens cela, je sçais bien que si on ne m’empêchoit pas de
manger du fruit entre mes repas, cela me feroit mal.
LA MERE.
Mais vous ne le sçavez que parce qu’on vous en a avertie, & comme cela
ne vous a pas suffi, on vous en a empêché. Je vous ai donné une
gouvernante pour suppléer à la raison & à l’expérience qui vous
manquent.
EMILIE.
Vous êtes bien bonne, Maman. Tenez; vous aviez raison, voilà déja la
pluie passée... Mais tout ce qu’on m’apprend, Maman, c’est pourtant
parce que vous le voulez, & si vous me laissiez faire quand je ne veux
pas étudier, alors je ne serois pas tourmentée?
LA MERE.
Non; mais je le serois moi, parce que j’aurois manqué à mon devoir & je
serois malheureuse.
EMILIE.
Est-ce que vous avez aussi des devoirs, Maman?
LA MERE.
Sans doute, il est de mon devoir de vous corriger de vos défauts, de
vous en montrer les inconvénients, de vous punir quand vous faites mal;
sans quoi lorsque vous serez grande, vous auriez à me dire: Maman, j’ai
des défauts qui rendent les autres & moi-même malheureux, il est trop
tard à présent pour me corriger; vous m’avez gâtée en me laissant faire
à ma fantaisie, c’est votre faute si je suis si méchante; votre
complaisance m’est bien nuisible, & je finirois ma vie avec le regret
d’avoir fait un mal que je ne pourrois pas réparer. Ainsi voilà encore
un bien qu’il est en votre pouvoir de faire, c’est de profiter de mes
avis, pour me préparer une vieillesse paisible & heureuse. J’emporterai
au tombeau la satisfaction de n’avoir pas donné des soins à une ingrate,
& je me glorifierai de toutes les vertus que vous vous efforcerez
d’acquerir.
EMILIE.
Ah, Maman... que je vous embrasse!... comme je veux être sage, comme je
veux vous aimer! Maman, dites-moi; dites-moi, je vous prie, toutes les
façons dont je puis faire du bien?
LA MERE.
Vous pouvez secourir les pauvres.
EMILIE.
Comment, je n’ai pas d’argent.
LA MERE.
Je ne vous en refuse pas pour cet usage; mais il y a plus d’une maniere
de les secourir; en vous montrant sensible à leurs peines, & les
consolant quand ils souffrent; en leur parlant honnêtement, lorsque vous
êtes forcée de refuser l’aumône qu’ils vous demandent; en leur montrant
le regret de ne pouvoir les satisfaire.
EMILIE.
Mais cela ne leur donne rien.
LA MERE.
Il est vrai; mais si vous ajoûtez un refus dur & brusque à leur malheur,
vous l’augmentez. Il est déja assez humiliant pour eux de tendre la main
pour demander, sans augmenter leur honte par votre dureté! Il n’y a que
ceux qui demandent sans besoin, sans nécessité, qui ne méritent point de
ménagement.
EMILIE.
Pourquoi, Maman?
LA MERE.
Parce que c’est la paresse ou la bassesse de leur ame qui les y engage,
& alors on ne doit ni leur donner, ni avoir d’égards pour eux, parce
qu’il ne faut pas encourager les vices.
EMILIE.
Ceux qui ne sont pas des pauvres & qui demandent autre chose que de
l’argent, ont-ils tort? Moi, par exemple, Maman, est-ce que je fais mal
de vous demander quelque chose?
LA MERE.
Non, on peut demander à son pere & à sa mere tout ce dont on a besoin;
on le doit même; mais on ne doit rien demander ni recevoir d’aucun
autre. Les personnes bien nées y attachent tant de honte, qu’elles
aimeroient mieux se passer de tout, que de le demander à d’autres qu’à
leurs pere & mere.
EMILIE.
Mais je ne comprens pas cela!
LA MERE.
Etes-vous en état de rendre les présents qu’on pourroit vous faire? d’en
faire aux autres de même valeur?
EMILIE.
Non, puisque je n’ai rien.
LA MERE.
Vous ne devez donc pas en recevoir, parce que vous contractez une
obligation que vous que pouvez pas acquitter.
EMILIE.
Mais si j’avois de l’argent?
LA MERE.
Il seroit bien plus court d’acheter vous-même ce que vous desireriez,
que d’en avoir l’obligation à d’autres.
EMILIE.
Et pourquoi? Est-ce une honte de demander ce qu’on a envie d’avoir?
LA MERE.
C’est que vous vous mettez dans le même rang, & au même degré
d’humiliation que ces pauvres qui demandent sans nécessité. Croyez-vous
qu’il soit bien flateur d’inspirer le sentiment de la pitié?
EMILIE.
Non.
LA MERE.
Ceux qui demandent par nécessité font pitié; ceux qui demandent sans
nécessité inspirent le mépris.
EMILIE.
Je suis bien aise de sçavoir cela.
LA MERE.
Rentrons, Emilie, il se fait tard. Nous allons à présent faire du bien à
toutes ces pauvres plantes qui souffrent de la sécheresse. Il faut les
arroser.
EMILIE.
Est-ce que les plantes souffrent?
LA MERE.
Certainement. Voyez comme elles sont flétries & desséchées par l’ardeur
du Soleil! Elles ont soif. Elles sont aussi une production de la nature.
J’aime à leur faire du bien.
EMILIE.
Et les plantes sont-elles aussi un animal?
LA MERE.
Non; on les appelle _végétaux_.
EMILIE.
Qu’est-ce que cela veut dire, Maman?
LA MERE.
Ce que c’est? Tenez, je m’en vais vous l’apprendre. Allez là-bas,
cueillez cette tige d’épinard que vous voyez plus haute que les autres.
Apportez-la-moi.
EMILIE.
Elle est toute pleine de petits grains.
LA MERE.
On recueille tous ces petits grains que l’on appelle _graine_ ou
_semence_, on les fait sécher au Soleil pour en ôter toute l’humidité;
ensuite on la met dans la terre, & cela s’appelle _semer la graine_.
Quand elle y a été quelque temps, elle pousse une herbe semblable à
celle-cy. Tout ce qui se met en terre en graine, ou pepin, ou noyau, &
qui pousse au bout d’un temps plus ou moins long des racines, des
feuilles, des fleurs, des fruits, des épis, des tiges, &c., s’appelle
_végétal_.
EMILIE.
Un arbre est-ce... quoi! Maman, qu’est-ce que c’est?
LA MERE.
C’est un végétal.
EMILIE.
Mais un arbre n’a pas de graine.
LA MERE.
Pardonnez-moi, je vous la ferai voir. Mais allez vous deshabiller, &
vous viendrez m’aider à arroser ces plates-bandes.
QUATRIEME CONVERSATION.
LA MERE.
Qu’avez-vous, Emilie, vous êtes triste?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
Est-ce que vous n’êtes pas bien aise de me revoir?
EMILIE.
Pardonnez-moi; mais...
LA MERE.
Eh bien?
EMILIE.
Maman, je ne mérite pas que vous ayez la bonté de causer avec moi
aujourd’hui.
LA MERE.
Pourquoi cela, ma fille?
EMILIE.
C’est que pendant tout le temps que vous avez été absente... Tenez,
Maman, permettez-moi de ne pas vous le dire. Je suis si humiliée de ce
que j’ai fait, que je n’ai pas le courage de l’avouer.
LA MERE.
Dès que vous sentez votre faute & que vous en êtes affligée, j’espere
que vous vous corrigerez & que cela ne vous arrivera plus.
EMILIE.
Oh, je vous le promets bien, Maman! J’ai prié ma bonne de me le
rappeller si je l’oubliois, afin de me mieux conduire; car je suis trop
mal à mon aise.
LA MERE.
Vous avez raison; c’est là le vrai secret pour vous corriger. Il n’y a
que les méchants qui ne se souviennent pas du mal qu’ils ont fait. Quand
les honnêtes gens ont eu un tort, ils se le rappellent toujours, afin de
n’y plus retomber. Mais dites-moi donc la faute que vous avez faite.
Vous sçavez que vous ne devez me rien taire, & qu’autant il est
important pour votre réputation de cacher vos défauts aux autres, autant
il est nécessaire de me les avouer.
EMILIE.
Je dois vous obéir, Maman, & je vais vous dire tout. Eh bien, Maman, je
n’ai rien fait, mais rien du tout, du tout, de ce que vous m’aviez
ordonné: j’ai toujours joué, toujours baguenaudé, & je n’ai pas étudié.
LA MERE.
Est-ce que votre bonne ne vous a pas engagée à travailler?
EMILIE.
Pardonnez-moi, Maman, ma pauvre bonne s’est donné bien de la peine pour
m’y engager; mais je ne sçais où j’avois l’esprit, je ne l’ai pas
écoutée, & c’est ce qui me fait le plus de peine; car c’est bien mal.
LA MERE.
Vous avez raison; mais j’espere au moins que vous n’avez pas mal reçu
ses avis.
EMILIE.
Oh non, Maman, je sçais bien que ce seroit vous manquer de respect,
puisque c’est par votre ordre qu’elle me parle.
LA MERE.
Eh bien! qu’est-ce qu’il faut faire à présent; car vous sçavez bien
qu’il ne suffit pas d’être fâchée d’une faute commise, il faut la
réparer.
EMILIE.
Cela est vrai, Maman; mais comment faire? Je ferai tout de suite la
pénitence que vous voudrez.
LA MERE.
Ce n’est pas par une pénitence que l’on répare le temps perdu. Puisque
vous avez employé à jouer le temps destiné à l’étude, ne trouvez-vous
pas juste d’employer à l’étude le temps où vous jouez ordinairement?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
Il faut donc vous mettre à lire avec bien de l’attention. Vous allez
lire tout haut auprès de moi, & les mots que vous n’entendrez pas, vous
m’en demanderez l’explication.
EMILIE.
Maman, je m’en vais sonner pour que ma bonne apporte mon Livre.
LA MERE.
Non, cela ne vaut pas la peine de la déranger. Prenez un Livre sur ces
tablettes; celui que voilà au coin sur la seconde planche d’en bas.
EMILIE.
Celui-là, Maman?
LA MERE.
Oui, apportez-le-moi.
EMILIE.
Maman, ce sont des contes moraux.
LA MERE.
Tant mieux, cela m’amusera.
EMILIE.
Lequel lirai-je?
LA MERE.
Le premier.
EMILIE.
Ah!... Maman...
LA MERE.
Eh bien, quoi?
EMILIE.
C’est la... lisons le second, Maman!
LA MERE.
Non, pourquoi?
EMILIE.
Maman, c’est la mauvaise fille.
LA MERE.
Eh bien, nous verrons si elle ressemble à quelqu’un de notre
connoissance.
EMILIE.
Lirai-je tout haut?
LA MERE.
Sans doute, & prononcez bien.
EMILIE _lit_.
«Dans une Ville de Province, presqu’aussi riche & aussi peuplée que
Paris, un homme de qualité retiré du service vivoit avec sa femme. Ils
tenoient un état considérable dans cette Ville & dans leur Terre qui en
étoit peu éloignée. Ces deux époux s’aimoient tendrement, & adoroient
tous deux une petite fille de sept ans, qui étoit le seul enfant qui
leur restât de trois qu’ils avoient eus. Ils donnoient tous leurs soins
à son éducation; mais comme l’enfant n’y répondoit pas, ils prirent tous
deux le parti de se retirer entierement dans leur Terre, ils quitterent
la Ville pour n’être point distraits des soins que demandoit une
éducation aussi difficile. Leurs amis blâmerent cette résolution; mais
la crainte de faire tort à la réputation de leur enfant, en dévoilant
aux autres ses mauvaises dispositions, leur fit cacher les vrais motifs
de leur retraite. Chacun raisonnoit diversement sur cet événement. Il y
a toute apparence, disoit l’un, que leurs affaires sont dérangées, & il
falloit bien que cela arrivât. Ils font une dépense excessive! une table
ouverte! leur bourse au service de tout le monde! C’est fort bien fait
d’être généreux, mais il faut pourtant compter avec soi-même, sans quoi
vous voyez ce qui en arrive. Mais non, répondoit un autre, ils payent
bien exactement; leurs affaires sont en ordre, mais je croirois plutôt
que le Comte d’Orville est jaloux de sa femme.--Bon, jaloux? Elle est si
raisonnable, c’est la sagesse même...» Maman, qu’est-ce que c’est que
d’être jaloux?
LA MERE.
Ma fille, c’est avoir la peur de n’être pas préféré aux autres.
EMILIE.
Est-ce joli d’être jaloux?
LA MERE.
Non, cela fait bien du mal.
EMILIE.
Oh! je ne veux pas être jaloux...
LA MERE.
Il faut dire jalouse.
EMILIE.
Mais il y a jaloux dans le Livre.
LA MERE.
C’est qu’on attribue ce défaut à un homme. Continuez de lire.
EMILIE _continue_.
«C’est la sagesse même. J’en conviens, reprenoit un autre; mais il faut
un motif pour prendre un parti aussi violent, & ils n’en donnent point;
ils ont même annoncé qu’ils ne recevroient personne, excepté quelques
amis très-intimes, & tout cela ne se fait pas sans raison. Mais,
Messieurs, disoit le plus raisonnable de tous, pourquoi se presser de
juger, pourquoi vouloir pénétrer dans les affaires des autres? Et si
c’étoit pour veiller de plus près à l’éducation de leur fille, que le
Comte & la Comtesse d’Orville renoncent au grand monde, qu’en
diriez-vous?--Bon, quelle apparence! si c’étoit-là leur motif, ils le
diroient; mais quitter tous les agréments de la vie pour une petite
fille de sept ans! quelle extravagance! On donne à cela de la soupe, des
maîtres, le fouet quand cela s’avise de raisonner, une poupée pour
qu’elle vous laisse en repos: voilà à quoi pere & mere sont obligés.
Quand ils font davantage, ils ont bien de la bonté. D’autant que j’ai
sçu par un Valet qui a servi dans la maison, que cette petite fille est
entêtée & maussade, ainsi elle ne vaut pas la peine que ses parents s’en
occupent tant...» Ce Laquais-là étoit bien bavard.
LA MERE.
Ils le sont tous.
EMILIE.
A la place de M. le Comte d’Orville, je l’aurois bien fait taire.
LA MERE.
Comment auriez-vous fait, & de quel droit empêcher un homme de dire ce
qu’il a vu?
EMILIE.
Mais il ne faut dire du mal de personne.
LA MERE.
Cela est vrai; mais on ne peut pas toujours empêcher les autres de
parler. Ne seroit-il pas plus court de se bien conduire, afin que ceux
qui ne peuvent pas s’empêcher de parler, n’ayent que du bien à dire.
Quand on se conduit mal, on s’expose à la médisance.
EMILIE.
Quoi? quand j’ai fait une faute, tous vos domestiques vont le dire,
Maman?
LA MERE.
Mais quand vous faites bien, vous ne craignez pas les bavards. Il faut
donc faire toujours le mieux possible, pour n’avoir pas l’inquiétude de
ce qu’on dit de vous.
EMILIE.
Je vais continuer, Maman. (_Elle lit._) «Monsieur & Madame d’Orville
n’ignorerent pas tout ce que l’on disoit d’eux; mais contents
d’eux-mêmes, & dans l’espérance de former au bien leur fille, ils
partirent, résolus de ne revenir que quand ils pourroient la montrer
dans le monde sans inconvénient pour elle. Pour mieux exciter son
émulation, ils emmenerent avec eux une de leurs petites niéces
à-peu-près de l’âge de leur fille, qu’on appelloit _Pauline de
Perseuil_. Madame d’Orville prit une pauvre fille de condition dont elle
connoissoit le caractére & les mœurs; elle lui assura un sort, & en fit
la gouvernante de sa fille & de sa niéce.» Qu’est-ce que c’est que les
mœurs, Maman?
LA MERE.
C’est un mot qui exprime tout seul le résultat de toute la conduite
d’une personne. On dit les bonnes mœurs, les mauvaises mœurs, les mœurs
douces, &c...
EMILIE _lit_.
«Mademoiselle d’Orville étoit paresseuse, volontaire, entêtée, n’avoit
aucun sentiment de tendresse pour ses parents, & n’étoit occupée toute
la journée que de ses joujoux & de sa parure. Dès qu’on vouloit
l’appliquer à l’étude ou causer avec elle, pour lui apprendre ses
devoirs, l’humeur s’en mêloit; elle pleuroit, elle crioit, & il n’y
avoit point de jour où elle ne subît deux ou trois punitions
humiliantes. Pauline au contraire étoit douce, polie avec tout le monde;
elle ne recevoit pas un avis sans en être reconnoissante, & sans
remercier la personne qui le lui avoit donné. Elle faisoit des progrès
dans tout ce qu’on lui apprenoit; enfin, elle étoit aimée & chérie de
tout le monde, comme la petite d’Orville en étoit détestée. Celle-cy
étoit jalouse de la préférence qu’on donnoit à Pauline, & elle n’avoit
pas l’esprit de voir qu’il ne tenoit qu’à elle de se faire aimer de même
en corrigeant ses défauts & son humeur; mais elle aimoit mieux s’en
prendre aux autres de ses torts que de se rendre justice. Son pere & sa
mere lui disoient sans cesse: Ma fille, vous serez toute votre vie
malheureuse. D’autres parents, moins bons que nous, vous auroient déja
abandonnée; il ne tient qu’à vous de jouir du sort de votre cousine.
Voyez comme elle est heureuse! C’est qu’elle est sage & qu’elle suit nos
avis. Mademoiselle d’Orville écoutoit à peine ce qu’on lui disoit, &
retournoit à l’étude ou au jeu sans être corrigée. Elle passa ainsi
quatre ou cinq ans toujours dans les pleurs, dans l’humeur & en
pénitence. Ses parents la voyant incorrigible, userent avec elle de la
plus grande rigueur, & Mademoiselle d’Orville devint si malheureuse,
qu’elle commença à faire des réflexions. Sa cousine avoit acquis toutes
sortes de talents. Elle avoit beaucoup lu, beaucoup appris; elle
commençoit à jouir du fruit de la peine qu’elle s’étoit donnée, elle
comprenoit à merveille toutes les conversations qu’elle entendoit,
lorsqu’elle étoit en compagnie, & lorsqu’elle se trouvoit seule, elle ne
s’ennuyoit jamais, parce qu’elle s’occupoit de ses talents. La musique,
le dessein, l’ouvrage; elle passoit d’une occupation à une autre; &
n’étant jamais desœuvrée, elle n’avoit jamais d’humeur.
«Un jour que Monsieur & Madame d’Orville se promenoient dans leur jardin
avec leur fille & leur niéce, il arriva que la petite d’Orville répondit
une impertinence à sa cousine. Le pere & la mere, après l’avoir obligée
à demander excuse à Pauline, l’envoyerent dans sa chambre. Il falloit
passer par le salon pour y aller. Un homme & deux femmes qui achevoient
une partie de jeu y étoient restés. La petite d’Orville qui le sçavoit
n’osa jamais passer devant eux; elle s’assit en dehors sur les marches
du perron, & ne remuoit pas de peur d’être apperçue. En effet, ceux qui
étoient dans le salon ne la soupçonnoient pas d’être si près. Ils
parloient d’elle. Quelle différence, disoit une de ces Dames, de Pauline
à la petite d’Orville. Pauline est douce, sensible, prévenante, remplie
de talents; elle est d’un caractére charmant: la petite d’Orville est
maussade, méchante; elle est insensible, paresseuse, ignorante; elle
n’aime personne, & personne ne l’aime, ni ne l’aimera jamais. J’ai vingt
fois conseillé à son pere de la mettre dans un Couvent pour toute sa
vie. Qu’est-ce qu’on peut faire d’un si mauvais sujet dans le
monde?--Pour moi, disoit l’autre Dame, elle me fait tant de mal à voir,
que quand elle paroît je tourne la tête de l’autre côté. Ah, la vilaine
petite fille! Est-il possible que cette enfant ne soit pas touchée du
chagrin qu’elle donne tous les jours à son pere & à sa mere? J’ai vu
Madame d’Orville pleurer de douleur de l’entêtement & du mauvais
caractére de sa fille. Vous avez bien quelques reproches à vous faire,
Monsieur le Baron, disoit-elle à l’homme qui jouoit avec elle; il y a de
l’inhumanité à vous de jouer, de causer avec elle, comme si elle le
méritoit. La petite d’Orville n’a pas l’esprit de voir que vous vous
moquez d’elle, que vous vous amusez de ses ridicules & de ses défauts, &
que vous vous embarrassez fort peu de ce qu’elle deviendra. Ma foi,
Madame, reprit le Baron, ce n’est ni ma fille, ni ma niéce; Dieu me
préserve d’avoir jamais une femme comme elle, mais elle ne mérite nul
égard; ainsi je m’en amuse. Si je croyois qu’il y eût la moindre
ressource dans son caractére, je ne la traiterois pas comme une
marionnette...» Ah! ah! cela est bon à sçavoir. Je connois quelqu’un qui
cause, & qui rit toujours, toujours avec moi, que je sois sage ou non,
apparemment qu’il me regarde aussi comme une marionnette.
LA MERE.
Cela pourroit bien être, jugez-en vous-même.
EMILIE.
Oh! j’en suis persuadée; mais voyons la suite, Maman, cela est fort
interessant! (_Elle lit._) «Une marionnette... Cette conversation frapa
Mademoiselle d’Orville, & lui ouvrit les yeux sur sa conduite. Elle
avoit alors douze ans; elle sentit qu’il étoit plus que temps de se
corriger. Elle entra dans le salon fondant en larmes. Elle se jetta aux
pieds de ces Dames. Oui, Mesdames, dit-elle, je mérite tout ce que vous
avez dit; mais je vous demande grace, je veux absolument me corriger. Je
veux qu’on dise à l’avenir autant de bien de moi que de ma cousine. Ne
m’abandonnez pas! Aidez-moi, je vous en conjure, à me faire pardonner de
papa & de maman que j’ai rendu malade! Oh, que je suis malheureuse! Que
je suis indigne de ses bontés! Jamais, jamais je ne pourrai réparer mes
torts, Mesdames, je n’ose paroître... Elle avoit le visage contre terre,
elle sanglottoit, mais ses pleurs ne couloient plus, comme auparavant,
par dépit & par humeur; son cœur étoit vraiment touché & ses larmes
étoient celles du repentir. Les Dames étonnées de ce changement, mais
touchées de l’aveu qu’elle faisoit elle-même de ses fautes, (car c’étoit
la premiere fois qu’elle avouoit ses torts,) commencerent à en prendre
meilleure opinion, elles la releverent. Une d’elles lui dit:
Mademoiselle, si vous êtes vraiment touchée, si vous sentez vos torts
comme je l’espere pour vous, vous pourrez vous corriger & devenir aussi
aimable que votre cousine, mais vous avez bien du chemin à faire.
J’avoue que je ne répondrois pas de vous, & si j’étois votre mere, je
voudrois voir avant de vous pardonner, si ces bonnes résolutions
dureroient...» Maman!
LA MERE.
Quoi?
EMILIE.
Cette Dame est bien dure; je crois que ses enfants sont bien malheureux.
LA MERE.
Elle n’en avoit pas.
EMILIE.
Ah! tant mieux!... Oh, je crois moi, que Mademoiselle d’Orville se
corrigera. Voyons! (_Elle lit._) «Mademoiselle d’Orville lui dit:
Madame, je ne demande pas que mon papa & maman me traitent comme ma
cousine; mais seulement qu’ils me permettent de me jetter à leurs pieds,
qu’ils m’aident, & vous aussi, Mesdames, à réparer mes torts. Et vous,
Monsieur, dit-elle au Baron, vous verrez que je ne suis pas une
marionnette: & que je mérite autant d’égards que ma cousine.
Mademoiselle, lui répondit le Baron, comme vous ne vous respectiez pas
vous-même, il me semble que les autres pouvoient s’en dispenser aussi.
Je mérite toutes ces humiliations, reprit Mademoiselle d’Orville; mais
patience. L’autre Dame, qui n’avoit pas encore parlé, dit tout bas à son
amie: Si vous aviez eu des enfants, vous ne seriez pas si sévere avec
celle-cy, & vous l’aideriez à se maintenir dans ses bonnes résolutions.
Un repentir sincere mérite d’être encouragé...» Ah, la bonne Dame je
l’aime!... Où est-ce que j’en suis? Ah!...
«Un repentir sincere mérite d’être encouragé. Elle prit Mademoiselle
d’Orville par la main. Venez, ma chere petite, lui dit-elle, voilà le
premier moment où je me suis interessée à vous. Je vais vous mener à
votre maman. La petite d’Orville se jetta dans ses bras: Madame, lui
dit-elle, que je vous ai d’obligations! je vous assure que vous ne vous
en repentirez pas.
«Mademoiselle d’Orville n’avoit plus cette contenance insolente qui
révoltoit tout le monde contre elle. Elle n’osoit approcher de son pere
& de sa mere. Elle trembloit, non pas comme auparavant de la peur de la
punition, mais de la honte que lui inspiroient ses torts. Ils la
reçurent avec indulgence; elle en fut pénétrée de reconnoissance. Sa
mere la serra tendrement dans ses bras, & lui disoit: Ah, mon enfant, je
t’en conjure, ne te rens pas malheureuse! que tes résolutions soient
durables, & n’aies point à te reprocher la mort de ta mere! Ta conduite
a détruit ma santé! Que deviendrois-tu, si tu me perdois par ta faute?
Tu serois un objet d’horreur! Personne ne voudroit te voir! Tout le
monde te fuiroit & tu te fuirois toi-même, mais tes remors te suivroient
par-tout! La petite d’Orville fondoit en larmes, sanglotoit & serroit sa
maman en criant: Maman! Maman! Ayez pitié de moi, ayez pitié de moi! je
veux tout réparer!
«En effet, de ce moment elle s’appliqua à vaincre son caractére. Elle
eut plus de peine qu’une autre, mais elle y parvint. Elle étudioit jour
& nuit, & en deux ans de temps elle eut une legére teinture de tout ce
que sa cousine sçavoit à fonds, car le temps perdu ne peut se réparer
entierement; mais on lui sçut gré des efforts qu’elle faisoit, &
sur-tout d’avoir réprimé son caractére. On commença à lui marquer de
l’estime & des égards. Le Baron ne la traita plus en enfant; il ne
cherchoit plus à polissonner avec elle. Il lui parloit avec le respect &
la décence que les hommes observent & doivent aux Demoiselles, &
auxquels ils ne manquent jamais sans qu’il y ait de leur faute. Monsieur
& Madame d’Orville pressés d’effacer la mauvaise réputation que malgré
leurs précautions leur fille s’étoit faite, quitterent le séjour de leur
Terre. Ils revinrent en Ville, & bientôt tout le monde s’empressa de
donner à Mademoiselle d’Orville les éloges qu’elle méritoit. On va
incessamment la marier, & l’on ne doute pas qu’elle ne fasse un
établissement avantageux. Pauline s’est mariée l’année derniere. Elle a
sur sa cousine la supériorité des talents & de la science, parce qu’elle
n’a pas, comme elle, perdu cinq années de temps qui sont bien
précieuses, & dont Mademoiselle d’Orville n’a connu le prix que quand il
n’en étoit plus temps.» Voilà tout, Maman. Je n’avois jamais lu cette
histoire toute entiere.
LA MERE.
Eh bien, qu’en dites-vous?
EMILIE.
Je dis qu’il ne faut pas perdre son temps comme Mademoiselle d’Orville.
LA MERE.
Vous voyez donc que vous avez eu tort de perdre votre matinée, car elle
est passée, de même que tous les jours où vous avez mal fait vos
devoirs. Est-il en votre pouvoir de faire revenir tous ces jours-là?
EMILIE.
Mon Dieu non, Maman, mais je ferai bien à l’avenir?
LA MERE.
Mais ce qui est passé est passé. Mettez-vous à votre table, & écrivez
jusqu’au dîner.
EMILIE.
Maman, je voudrois vous demander quelque chose sur ce que j’ai lu.
LA MERE.
Cette après-dînée nous en causerons en nous promenant si vous êtes
raisonnable.
EMILIE.
Mais s’il vous vient du monde?... Maman, j’ai envie de faire lire cette
histoire à une certaine personne... à un Monsieur, qui m’apporte
toujours des oranges de la part de M. Arlequin; vous sçavez bien?
LA MERE.
Oui, je sçais bien; mais je ne crois pas que cela soit nécessaire.
EMILIE.
Pourquoi, Maman?
LA MERE.
Nous dirons cela tantôt. Vous n’avez que le temps d’écrire avant le
dîner, ne le perdez pas!
CINQUIEME CONVERSATION.
EMILIE.
Maman, Maman, embrassez-moi!
LA MERE.
Très-volontiers. Vous me direz, sans doute, pourquoi.
EMILIE.
Oui, Maman; c’est que je le mérite bien. C’est que je suis bien sçavante
à présent, je sçais trois choses de plus.
LA MERE.
Trois choses, mais vraiment c’est beaucoup de choses. Sont-elles belles?
Sont-elles utiles?
EMILIE.
Vous allez voir, Maman, c’est que je sçais qu’il y a quatre Eléments, le
feu, l’eau, la terre & l’air.
LA MERE.
Bon!
EMILIE.
Oui, Maman, c’est très-vrai. Et puis élément veut dire principe qui fait
agir. Vous voyez que je l’ai bien retenu. Mais ce n’est pas tout.
LA MERE.
Eh bien?
EMILIE.
Tenez, Maman, écoutez. Il y a trois choses encore qu’on appelle les
trois regnes; le regne végétal, que vous avez eu la bonté de m’expliquer
l’autre jour; ce sont les fruits, les arbres, tout ce qui se seme ou se
plante; vous sçavez bien? Et puis le regne minéral, qui sont les
pierres, l’or, l’argent, le fer, qu’on appelle _mines_, & qui se forment
au fond de la terre; & puis le regne animal, qui sont tous les animaux,
les bêtes, les poissons, les oiseaux & les hommes, & voilà de quoi tout
le monde est composé.
LA MERE.
Et c’est pour tout cela qu’il a fallu vous embrasser?
EMILIE.
Oui sûrement, ma chere maman, est-ce que vous n’êtes pas bien aise, bien
contente de moi? Je sçais tout ce qu’il y a dans le monde à présent.
LA MERE.
Vous croyez cela?
EMILIE.
Mais, oui, Maman; est-ce qu’il y a encore autre chose?
LA MERE.
Et à qui avez-vous l’obligation de cette belle science?
EMILIE.
Maman, j’aurai l’honneur de vous le dire. Mais dites-moi donc, ma chere
Maman, si vous n’êtes pas bien contente de moi?
LA MERE.
Je le suis de votre émulation & du plaisir que vous avez en croyant m’en
avoir fait. Je vous en sçais très-bon gré, je vous en remercie même,
parce que cela me prouve que vous cherchez à me plaire. Mais, ma chere
Enfant, si vous voulez me faire un bien plus grand plaisir encore, il
faut oublier tout cela.
EMILIE.
Pourquoi donc, Maman?
LA MERE.
C’est que vous ne comprenez pas un mot de ce que vous croyez si bien
sçavoir, & que rien n’est si dangereux à votre âge que de parler de
choses qu’on n’entend pas; il en arrive toutes sortes d’inconvénients.
EMILIE.
Mais pardonnez-moi, Maman, j’entens très-bien tout ce que j’ai appris.
LA MERE.
C’est ce que nous allons voir. Reprenons un peu ce que vous avez dit.
Sçavez-vous qu’il y a de quoi causer huit jours, avant de comprendre un
seul des grands mots dont vous m’avez fait une si belle litanie.
EMILIE.
Ah! tant mieux. Maman, j’aime tant à causer avec vous; & puis il pleut
depuis ce matin; j’espere qu’il ne viendra personne, nous aurons bien du
temps.
LA MERE.
Profitons-en. Eh bien, vous dites donc qu’il y a quatre Eléments.
EMILIE.
Oui, Maman, le feu, l’air, l...
LA MERE.
Oh! doucement, je ne vais pas si vîte, moi, je dis comme Monsieur
Gobemouche, entendons-nous.
EMILIE _rit de tout son cœur_.
Monsieur Gobemouche... c’est un drolle de nom. Qu’est-ce que c’est que
Monsieur Gobemouche?
LA MERE.
C’est un original qui n’a que faire à notre conversation, nous en
parlerons une autre fois. Nous disions qu’il y a quatre Eléments, & n’y
en a-t-il que quatre.
EMILIE.
Je ne sçais pas, on ne m’en a montré que quatre.
LA MERE.
Et qu’est-ce qu’ils font ces quatre Eléments que vous connoissez?
EMILIE.
Ah! j’avois oublié... ils font aller le monde.
LA MERE.
Mais qu’est-ce que c’est que le monde?
EMILIE.
Mais, Maman, c’est tout cela; c’est Paris, c’est le bois de Boulogne,
c’est Saint Cloud... Voilà tout.
LA MERE.
Voilà tout ce que vous en connoissez. Eh bien, vos quatre Eléments font
donc aller Saint Cloud & le bois de Boulogne? Mais comment cela?
EMILIE.
Ah! je ne sçais pas.
LA MERE.
Bon, voilà déja votre science en défaut! Tâchons de nous remettre un peu
sur la voie. Voyons qu’est-ce qu’il y a dans le monde que vous
connoissez? De quoi est-il composé? qu’est-ce que vous y voyez?
EMILIE.
Des champs, des maisons, des rivieres, des hommes, des animaux; est-ce
cela, Maman, qui est le monde?
LA MERE.
Oui, il y a de tout cela dans le monde. Mais le ciel, les astres &
beaucoup d’autres choses dont je ne vous parlerai pas encore en font
aussi partie. Revenons à nos moutons. Vous m’avez parlé de rivieres.
Qu’est-ce que c’est que des rivieres?
EMILIE.
C’est de l’eau.
LA MERE.
Mais voilà de l’eau dans cette caraffe; est-ce que c’est une riviere?
EMILIE.
Non, Maman; mais une riviere, c’est pourtant de l’eau.
LA MERE.
Cela est vrai, il y a de l’eau dans une riviere; mais pour que cette eau
forme une riviere qu’est-ce qu’il faut?
EMILIE.
Ah! je le sçais, je m’en souviens, ma bonne me l’a dit. D’abord elle
sort de terre, elle forme un petit ruisseau, & puis ce petit ruisseau
augmente, augmente, & puis quand il est bien grand, on l’appelle
riviere. N’est-ce pas cela, Maman?
LA MERE.
A la bonne heure. Une riviere est donc composée d’une grande quantité
d’eau qui suit son cours...
EMILIE.
Qu’est-ce que cela veut dire qui suit son cours?
LA MERE.
Cela veut dire qu’elle ne se perd pas dans la terre depuis l’endroit où
elle en est sortie, jusqu’à ce qu’elle trouve une autre riviere où elle
retombe, & où elle se perd.
EMILIE.
Ah! ah! & la Seine, où est-ce qu’elle se perd?
LA MERE.
La Seine va tomber dans la mer, & à cause de cela on l’appelle un
fleuve. Voilà la différence des fleuves aux rivieres. Les fleuves
retombent dans la mer, & les rivieres retombent dans d’autres rivieres.
EMILIE.
Mais on dit pourtant la riviere de Seine.
LA MERE.
Cela est vrai, mais c’est un fleuve. Ah çà, il y a une heure que nous
parlons & d’eau & de riviere, & il n’est pas bien sûr encore que nous
nous entendions. Qu’est-ce que c’est que de l’eau?
EMILIE.
C’est ce qui sert à boire, à faire du thé.
LA MERE.
Vous me dites là son usage, mais vous ne me dites pas ce que c’est.
EMILIE.
Maman, je ne le sçais pas; je vous prie de vouloir bien me le dire.
LA MERE.
Ah! je sçavois bien que votre science étoit une science de perroquet,
dès qu’on vous change la demande, vous n’y êtes plus, & c’est une preuve
que vous n’attachez nulle idée à ce que vous dites. L’eau est un des
quatre Eléments de la nature.
EMILIE.
Ah! cela est vrai.
LA MERE.
Mais ces quatre Eléments, qui font aller le monde, à ce que vous dites,
comment s’y prennent-ils pour le faire aller?
EMILIE.
Ah, Maman, cela n’y étoit pas!
LA MERE.
Comment cela n’y étoit pas? où cela n’étoit-il pas?
EMILIE.
Dans le Livre où j’ai appris.
LA MERE.
Vous avez appris dans un Livre?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
Emilie, sonnez. Qu’on apporte de l’eau froide dans une petite jatte.
EMILIE.
Pourquoi faire, Maman?
LA MERE.
Vous allez voir. (_On apporte une jatte d’eau sur la table._) Venez ici,
Emilie, approchez votre main, & voyez comme cette eau est froide.
EMILIE.
Oui, c’est bien froid.
LA MERE.
Je vais mettre mes mains dans cette jatte, & je les y laisserai tandis
que nous allons parler d’autres choses, ensuite vous verrez. Dites-moi,
qu’est-ce que c’est que ce Livre qui vous a rendu si habile?
EMILIE.
Maman, vous sçavez bien qu’hier, quand vous m’avez amenée à Paris, vous
m’avez descendue au Palais Royal avec ma bonne, pendant que vous alliez
à vos affaires.
LA MERE.
Eh bien!
EMILIE.
J’ai trouvé Mademoiselle Louise, c’est ma bonne amie, Maman, vous sçavez
bien; elle m’a montré un joli petit Livre qu’on lui a donné pour
apprendre & pour s’amuser. Il est joli!... il est tout bleu, & il y
avoit cela dedans; & je l’ai appris bien vîte, parce que j’ai dit, Maman
sera bien surprise, & cela lui fera plaisir.
LA MERE.
Emilie, si vous voulez être bien raisonnable, nous ne nous quitterons
plus, & vous ne sortirez plus sans moi.
EMILIE.
Ah, Maman, que je serai aise! Oh je vais être bien sage; mais pourquoi
donc êtes-vous fâchée de ce que j’ai appris les Eléments & les... les
quoi donc? Comment est-ce que l’on appelle ce que j’ai appris encore?
LA MERE.
C’est que je ne veux pas faire de vous un perroquet.
EMILIE.
Un perroquet! c’est un oiseau?
LA MERE.
Oui, c’est un oiseau qui répéte les mots qu’il a entendus, mais qui ne
sçait ce qu’il dit, parce qu’il ne peut pas comprendre les mots qu’il
prononce, & quand vous répétez ce que vous avez entendu dire à tort & à
travers, comme cela vous arrive souvent, vous êtes comme un perroquet.
EMILIE.
Mais, Maman, quand je demande l’explication des choses que je n’entens
pas, je ne suis pas comme un perroquet.
LA MERE.
Cela est vrai? mais il y a des choses que l’on ne sçauroit vous
expliquer, parce que vous n’êtes point en âge de les comprendre; ce que
l’on pourroit vous dire ne serviroit qu’à brouiller vos idées, ou vous
en donneroit de fausses. Par exemple, vous sçavez très-bien lire à
présent; mais avant que vous le sçussiez, si l’on avoit commencé à vous
faire lire un mot en entier sans vous faire connoître vos lettres,
qu’est-ce qui en seroit arrivé?
EMILIE.
Je crois que je n’aurois pas pu.
LA MERE.
Pardonnez-moi; le mot _Maman_, par exemple, à force de vous le montrer &
de vous le faire prononcer, toutes les fois que vous auriez retrouvé ce
mot dans un Livre, vous l’auriez enfin reconnu, & vous auriez dit, c’est
_Maman_; mais vous n’auriez pas sçu que par-tout où vous auriez trouvé
une _M_ & un _a_, cela fait _Ma_, que par-tout où vous auriez trouvé
_M_, _a_, _n_, cela faisoit _man_. De même si l’on commence par vous
expliquer aujourd’hui nombre de mots qui demandent des connoissances que
vous n’avez point encore, vous n’en serez pas plus avancée que si l’on
vous avoit fait lire par routine & par mémoire, sans vous apprendre à
épeler.
EMILIE.
Ah! cela est vrai, Maman, je comprens cela.
LA MERE.
Voilà pourquoi il est si essentiel de ne rien faire, absolument rien
sans ma permission. Voilà pourquoi je ne vous laisse pas lire dans tous
les Livres, & pourquoi je ne vous laisse pas causer avec toutes sortes
de personnes. Et voilà pourquoi, Emilie, je vous recommande tant de ne
jamais vous servir de termes & de mots que vous ne comprenez pas, avant
de m’en avoir demandé l’explication, soit que vous les ayez lus, soit
que vous les ayez entendu dire.
EMILIE.
Et pourquoi, Maman, ne faut-il demander qu’à vous?
LA MERE.
C’est que personne ne prend à vous un aussi grand interêt que moi. C’est
que les questions des enfants fatiguent & importunent tout autre que
leur mere, & pour s’en débarrasser, on leur répond souvent la premiere
chose qui vient en tête, qu’elle soit juste ou non.
EMILIE.
Fort bien, on m’attrape donc quand je demande aux autres ce que je
n’entens pas?
LA MERE.
Cela arrive très-souvent, & lorsque l’on a une fois une idée fausse dans
la tête, il est très-difficile de la détruire, sur-tout à votre âge où
vous n’êtes pas en état d’en sentir le défaut.
EMILIE.
Maman, voilà qui est fait, je ne passerai plus un mot que je n’entens
pas sans vous le demander, & je ne le demanderai qu’à vous, puisque vous
voulez bien m’instruire... & puis je dois vous obéir.
LA MERE.
Voilà ce qui s’appelle de la raison.
EMILIE.
Et puis vous ne m’attrapez pas, vous Maman, vous ne m’avez jamais
trompée... mais pourquoi donc avez-vous toujours les mains dans cette
eau?
LA MERE.
Vous souvenez-vous comme elle étoit froide quand on l’a apportée?
EMILIE.
Oui, Maman, elle étoit bien froide.
LA MERE.
Eh bien, touchez-la à présent.
EMILIE.
Ah! elle ne l’est plus. Vos mains l’ont échauffée.
LA MERE.
Et comment cela s’est-il fait?
EMILIE.
C’est que vous aviez chaud.
LA MERE.
Mais qu’est ce qui fait que j’avois chaud?
EMILIE.
Je ne sçais pas.
LA MERE.
Qu’est-ce qui vous réchauffe quand vous avez froid?
EMILIE.
C’est le feu. Mais on n’a pas de feu dans le corps.
LA MERE.
Pardonnez-moi, on y a du feu, & si l’on n’en avoit pas, on ne pourroit
pas vivre; le sang se glaceroit dans les veines & l’on mourroit. Ce feu
s’accroît & ensuite diminue avec l’âge, & voilà pourquoi le vieux bon
homme que vous avez vu l’autre jour ne pouvoit pas se rechauffer,
quoique nous souffrions tous de la chaleur.
EMILIE.
Oh! ce pauvre bon homme, je m’en souviens, comme il trembloit; ma bonne
lui fit boire du vin. Il n’avoit donc plus de feu dans le corps? Mais
moi, ai-je du feu?
LA MERE.
Sans doute; mais nous y avons aussi de l’eau.
EMILIE.
Bon!
LA MERE.
Sûrement, quand vous pleurez, qu’est-ce qui tombe de vos yeux?
EMILIE.
Ah! cela est vrai; les larmes, c’est de l’eau.
LA MERE.
Si l’on n’avoit pas cette eau qui dans le corps humain s’appelle
_liqueur_, on mourroit desséché comme les plantes que vous voyez
flétries & prêtes à périr, quand la pluie ne les secoure pas.
EMILIE.
Voilà pourquoi vous les arrosez, n’est-ce pas, Maman?
LA MERE.
Et voilà pourquoi vous buvez; c’est pour entretenir...
EMILIE.
Ah!... mais, Maman, pourquoi est-ce que j’ai soif, puisque j’ai de l’eau
dans le corps?
LA MERE.
On a plus ou moins de soif, suivant que le feu qui nous anime est plus
ou moins fort & qu’il nous desséche plus ou moins.
EMILIE.
C’est donc pour l’éteindre qu’il faut boire?
LA MERE.
Non, c’est pour maintenir l’équilibre nécessaire à la vie entre les
solides & les liquides.
EMILIE.
Je n’entens pas cela, Maman.
LA MERE.
Je le crois bien; aussi je ne vous ai répondu que pour vous faire voir
qu’il y a des choses au-dessus de votre entendement, & dont il vaut
mieux remettre l’explication à un autre temps. Reprenons où nous en
étions. Vous voyez que le feu & l’eau sont nécessaires à la vie?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
A présent, retenez votre respiration... bouchez-vous bien la bouche & le
nez.
EMILIE.
Maman, j’étouffe, je ne peux pas.
LA MERE.
Vous voyez donc bien que l’air est aussi nécessaire à la vie que le feu
& l’eau. Mais ce n’est pas tout, Emilie. Notre chair est une matiere qui
est sujette à la corruption, & lorsqu’elle est desséchée, elle tombe en
poussiere & devient terre.
EMILIE.
Oui, Maman, j’ai vu cela dans mon Catéchisme historique.
LA MERE.
Eh bien, cette terre, le feu, l’air & l’eau sont les principes de la
vie. Si vous étiez privée d’une de ces choses, vous ne pourriez pas
vivre, comme je vous l’ai fait voir.
EMILIE.
Cela est vrai.
LA MERE.
Et ces quatre choses, le feu, l’eau, la terre & l’air sont ce qui donne
la vie à tout ce qui existe dans la nature.
EMILIE.
Mais ce n’est donc pas des Elements, comme dit ce Livre?
LA MERE.
Pardonnez-moi, on appelle la terre, le feu, l’air & l’eau, les quatre
Elements de la nature, parce qu’élément veut dire principe d’une chose,
ce qui lui fait être ce qu’elle est. A présent, vous entendez bien
qu’élément veut dire principe d’une chose?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
Eh bien, on dit aussi les éléments d’une science, les éléments de
l’écriture, les éléments de la lecture. Qu’est-ce que cela veut dire,
par exemple, les éléments de l’écriture?
EMILIE.
Mais, ce n’est pas le feu, la terre...
LA MERE.
Non; ce sont les éléments de la nature, ceux-là.
EMILIE.
Mais on ne m’a pas dit les autres.
LA MERE.
Qu’est-ce que nous sommes convenues qu’éléments vouloient dire?
EMILIE.
Eléments veut dire principes.
LA MERE.
Eh bien, qu’est-ce que c’est que les éléments de l’écriture?
EMILIE.
Ah! c’est-à-dire les principes de l’écriture.
LA MERE.
Cela est vrai, quand on dit les éléments d’une science, on entend les
principes d’une science, & quand on dit les quatre éléments de la
nature, on entend le feu, l’eau, la terre & l’air, qui sont les
principes de la vie.
EMILIE.
A présent, j’entens bien, & je ne l’oublierai pas... Maman, vous avez
donc lu tous les Livres?
LA MERE.
Je ne vous en donne point à lire sans les avoir lus, & je vous en ai dit
la raison.
EMILIE.
Je m’en suis bien apperçue; car l’autre jour en lisant l’histoire de la
mauvaise fille, vous sçaviez que cette Dame que je trouvois si méchante
n’avoit pas d’enfants... A propos, Maman, pourquoi n’est-il pas
nécessaire que nous fassions lire cette histoire à un certain Monsieur
qui polissonne toujours avec moi?
LA MERE.
C’est que j’espere que vous serez bientôt assez raisonnable pour qu’on
ne polissonne plus avec vous.
EMILIE.
Mais, Maman, si vous lui disiez que vous ne voulez pas?
LA MERE.
Ne vous rappellez-vous pas que le Baron répondoit à Mademoiselle
d’Orville, que comme elle ne se respectoit pas elle-même, il croyoit que
les autres pouvoient être dispensés de la respecter.
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
C’est donc la faute d’une Demoiselle quand les hommes ont un air trop
libre avec elle, & c’est votre faute quand on polissonne avec vous.
EMILIE.
Mais comment faut-il donc faire pour se faire respecter?
LA MERE.
Il faut rester assise auprès de sa mere ou à sa table à s’amuser. Il ne
faut point courir par la chambre comme une folle, en jettant ses bras
par-dessus la tête, & levant les pieds d’une maniere indécente. Il ne
faut pas adresser la parole aux hommes; mais quand ils vous parlent, il
faut seulement leur répondre poliment, & avec assez de sérieux pour
montrer que vous ne voulez pas qu’on vous approche; & toutes ces
attentions sur soi-même & sur son maintien s’appellent _la pudeur_.
EMILIE.
Mais, Maman, pourquoi ne voulez-vous pas dire à ces Messieurs que j’ai
de la pudeur?
LA MERE.
C’est qu’ils ne me croiroient pas en vous voyant vous conduire comme
vous le faites. Lorsqu’on en a, elle se voit bien sans qu’il soit besoin
de le dire, & il ne faut pas qu’on croie que c’est moi qui vous empêche
de vous familiariser avec les hommes; il faut que ce soit votre
contenance, votre conduite qui leur en impose; car si elle se trouvoit
contraire à mes propos, tout ce que je dirois ne vous garantiroit de
rien, & on croiroit que ma tendresse pour vous m’empêche de vous voir
comme vous êtes.
EMILIE.
Cela est vrai. Mais, Maman, tout ce que vous dites est vrai.
LA MERE.
Si vous en êtes persuadée, comme je l’espére, vous en profiterez. Mais
j’ai encore une autre vérité à vous apprendre, qui est une suite de ce
que nous venons de dire, c’est qu’une Demoiselle bien née...
EMILIE.
Qu’est-ce que c’est qu’une Demoiselle bien née?
LA MERE.
C’est-à-dire, qui a des dispositions naturelles à la vertu & un desir
très-vif de fuir le mal.
EMILIE.
Eh bien, Maman, qu’est-ce que fait une Demoiselle bien née?
LA MERE.
Elle doit s’accoûtumer de bonne heure à n’avoir pas de garde plus sûre
qu’elle-même; c’est à vous à en imposer, ce n’est pas à moi. Car si
c’est moi qui oblige les hommes à vous respecter, vous voyez bien que si
je suis un instant éloignée de vous, ils ne vous craindront plus, &
c’est votre ressentiment qu’il faut leur faire craindre, ce n’est pas le
mien.
EMILIE.
Allons, je prendrai bien garde à moi, & je ferai le mieux que je
pourrai.
LA MERE.
Vous voyez bien aussi que si vous faisiez lire l’histoire de la mauvaise
fille, vous vous exposeriez à vous faire dire que vous lui ressemblez à
beaucoup d’égards. Il vaut bien mieux vous corriger de votre étourderie,
de votre legéreté, & vous verrez que vous n’aurez plus besoin alors de
me prier de faire des leçons aux autres.
EMILIE.
Maman, je croyois... Ah! Maman, à propos j’ai oublié... ma bonne m’a dit
de vous prier, si vous envoyez à Paris, de faire passer chez la
Couturiere; elle n’a pas apporté ma robe neuve, elle l’avoit promise
pour aujourd’hui.
LA MERE.
Eh bien, apparemment qu’elle n’est pas finie, ce sera pour un autre
jour.
EMILIE.
Oh! c’est que je serai bien heureuse quand j’aurai ma robe neuve.
LA MERE.
Eh! qu’est-ce qu’une robe neuve peut faire au bonheur?
EMILIE.
C’est que je suis bien aise d’être parée.
LA MERE.
Est-ce que vous n’avez jamais eu de chagrin les jours où vous avez été
bien parée? N’avez-vous jamais pleuré avec une robe neuve?
EMILIE.
Oh, pardonnez-moi!
LA MERE.
Est-ce que l’on vous accorde tout ce que vous voulez les jours de
parure?
EMILIE.
Non pas toujours.
LA MERE.
Est-ce que mes amis, est-ce que moi-même, nous faisons plus d’attention
à vous, quand vous avez une belle robe?
EMILIE.
Mais non, Maman.
LA MERE.
Quelles sont les occasions où l’on s’occupe le plus de vous? où l’on
vous accorde tout ce que vous desirez, & où vous éprouvez cette
satisfaction intérieure qui fait que vous êtes si contente de vous, de
moi & des autres?
EMILIE.
C’est quand je n’ai point d’humeur, quand j’ai été bien obéissante, &
que j’ai rempli tous mes devoirs... Là... tout couramment sans chercher
à me distraire.
LA MERE.
Vous voyez donc bien qu’une robe neuve ne rend pas heureuse; car vous
avez beau être parée, vous n’en avez pas été moins chagrine quand vous
avez eu des reproches à vous faire; & je vous ai vu très-gaie,
très-contente avec un petit fourreau de toile, souvent même à la fin du
jour assez sale; mais puisque nous y sommes, cherchons un peu, quelles
sont les conditions nécessaires au bonheur?
EMILIE.
Oui, cherchons... J’allois dire quelque chose, mais je crois que je me
trompe.
LA MERE.
Qu’est-ce que cela fait? dites toujours! Ce n’est qu’en me disant tout
ce qui vous passe par la tête que vous apprendrez à penser juste.
EMILIE.
Oui, Maman, mais si je dis mal?
LA MERE.
Eh bien, je vous en avertirai.
EMILIE.
Maman, c’est que je voulois dire, cherchons les éléments du bonheur!
LA MERE.
Eh bien, vous auriez très-bien dit; car c’est précisément ce que je veux
que vous trouviez.
EMILIE.
Mais le bonheur, c’est une chose... Je voudrois le sçavoir... Mais non,
ce n’est pas une science.
LA MERE.
C’est la premiere de toutes les sciences; celle qui importe le plus aux
hommes de connoître.
EMILIE.
Est-elle bien difficile à apprendre?
LA MERE.
Très-difficile & même impossible aux méchants, mais très-aisée pour ceux
qui se servent de leur raison.
EMILIE.
Ah! Maman, j’espére qu’elle ne sera pas difficile pour moi.
LA MERE.
Je l’espére aussi. Nous avons déja dit que les beaux habits ne rendoient
point heureux; voyez votre bonne, elle n’a pas de beaux habits, elle
n’est point riche; eh bien, la croyez-vous heureuse?
EMILIE.
Oh! sûrement, Maman, car elle rit & chante toujours. Je ne l’ai jamais
vue triste.
LA MERE.
Tous ces paysans, tous ces domestiques que vous voyez danser les
Dimanches à la porte du bois de Boulogne, vous les voyez contents; vous
les voyez rire, ils ne sont point riches; ce n’est qu’à force de
travailler toute la semaine qu’ils gagnent de quoi vivre & de quoi se
vêtir eux & leurs enfants. Vous m’avez souvent parlé de leur gaieté,
nous pouvons donc conclure que les richesses ne sont sûrement pas
nécessaires au bonheur.
EMILIE.
Mais qu’est-ce qui fait que tous ces pauvres gens sont contents?
LA MERE.
Voyez, dites-moi votre idée.
EMILIE.
Mais je crois, c’est parce qu’ils ont bien travaillé & parce que l’on
est content d’eux.
LA MERE.
Vous avez raison. Eh bien, quel sera donc le premier élément du bonheur
dans tous les âges & dans toutes les conditions?
EMILIE.
Ce sera d’avoir rempli son devoir & d’être content de soi, n’est-ce pas,
Maman?
LA MERE.
Cela est certain, on peut avoir tous les avantages réunis, bien des
richesses, une bonne santé, & n’être point heureux; mais sans bien, avec
une santé foible telle que vous m’en voyez, on peut se trouver heureux,
car le vrai bonheur dépend de nous-mêmes.
EMILIE.
Oui, il n’y a qu’à être bien sage.
LA MERE.
Et il n’y a pas de bonheur quand on n’a pas rempli ses devoirs, parce
qu’alors on n’est content ni de soi, ni des autres.
EMILIE.
Voilà pourquoi les méchants ne sont pas heureux, n’est-ce pas, Maman?...
Bon, voilà du monde!
LA MERE.
Je n’en suis pas fâchée; nous avons assez causé aujourd’hui, & il est
temps que vous alliez apprendre votre Évangile & achever vos études.
EMILIE.
Maman, j’ai encore quelque chose à vous dire sur ce bonheur que je
n’entens pas bien; demain vous me permettrez de vous le dire, n’est-ce
pas?
LA MERE.
Oui, si vous avez mérité que nous causions ensemble.
SIXIEME CONVERSATION.
LA MERE.
Eh bien, Emilie, qu’est-ce que vous vouliez me dire?
EMILIE.
Quoi? Maman, je ne sçais pas.
LA MERE.
Il y avoit quelque chose sur le bonheur que vous n’entendiez pas.
EMILIE.
Maman, je ne m’en souviens plus.
LA MERE.
Ce sera pour quand vous vous en souviendrez.
EMILIE.
Si vous eussiez eu la bonté de causer hier & avant-hier avec moi, ma
chere Maman, je m’en serois souvenue; mais à présent...
LA MERE.
Et qu’est-ce qui m’en a empêché?
EMILIE.
Maman, je le sçais bien, c’est ma faute, c’est que je ne l’ai pas
mérité. J’avois pourtant grande envie de bien faire, mais je n’ai jamais
pu.
LA MERE.
Et pourquoi n’avez-vous pas pu?
EMILIE.
Je ne sçais pas, Maman, je n’étois pas en train d’étudier. Quand je
voulois mettre les yeux sur mon Livre, mon esprit s’en alloit je ne
sçais où!
LA MERE.
Mais, mon Enfant, si l’on avoit toujours égard à la disposition où l’on
se trouve, on ne feroit jamais rien. C’est une raison pour s’appliquer
davantage, pour se donner plus de peine; mais ce n’est pas une raison
pour ne rien faire.
EMILIE.
Mais, Maman, on n’est pas toujours disposé à étudier, Papa vous l’a dit.
LA MERE.
Croyez-vous que je sois toujours disposée à causer ou à jouer avec vous?
Vous m’avez vu souvent malade & souffrante, ou la tête remplie
d’affaires; eh bien, je les oublie pour m’occuper même de vos
amusements. Si j’écoutois alors mes dispositions, je vous renverrois,
vous, votre poupée & votre petit ménage.
EMILIE.
Mais comment donc faire?
LA MERE.
Il faut s’accoûtumer à vaincre sa paresse & à faire ce que l’on doit
faire, quelque chose qu’il en coûte. Je vous l’ai déja dit, c’est cet
effort que l’on fait sur soi-même qui s’appelle _vertu_.
EMILIE.
Maman, je tâcherai...
LA MERE.
Il faut, lorsque vous vous sentez portée à la distraction, demander
vous-même à votre bonne à vous placer de maniere que vous ne voyiez rien
de ce qui se passe dans la chambre. Il faut, si vous apprenez par cœur,
apprendre tout haut, afin qu’elle vous avertisse s’il vous prend une
distraction, & si vous cessez de répéter, sans vous en appercevoir; il
faut enfin montrer de la bonne volonté si vous voulez qu’on ait pour
vous de l’indulgence. Il dépend toujours de vous de ne pas vous laisser
aller à l’humeur & à l’opiniâtreté.
EMILIE.
Oh, je le sens bien. Je sens que j’ai mérité mes punitions. Aussi,
Maman, je suis bien heureuse qu’il ne soit venu personne; car je
n’aurois jamais osé me montrer. Maman, vous m’avez promis que vous ne le
diriez pas.
LA MERE.
Oh, certainement! La bonne réputation d’une jeune personne est tout son
bien; c’est ce qu’elle doit chérir comme sa vie, & lorsqu’une fois l’on
est prévenu contre elle, il lui est si difficile de la réparer que je
n’ai garde d’aller dire vos défauts tant que j’aurai espérance de vous
voir corriger.
EMILIE.
Pourquoi la bonne réputation d’une jeune personne est-elle ce qu’elle
doit chérir le plus, Maman?
LA MERE.
Pourquoi êtes-vous fâchée, quand on vous parle des fautes que vous avez
faites?
EMILIE.
C’est que je voudrois qu’on dît toujours du bien de moi!
LA MERE.
Et pourquoi?
EMILIE.
Mais c’est que c’est humiliant de mal faire; on croiroit que je ne vaux
rien.
LA MERE.
Eh bien, voilà pourquoi la bonne réputation est précieuse, c’est qu’on
ne peut pas se passer de la bonne opinion des autres.
EMILIE.
On ne peut pas s’en passer? Et pourquoi?
LA MERE.
Vous le voyez, puisque vous ne pourriez pas souffrir qu’on crût que vous
ne valez rien. Ne sommes-nous pas convenues ces jours passés que les
hommes avoient besoin les uns des autres?
EMILIE.
Oui, maman!
LA MERE.
Pourriez-vous vous trouver à votre aise avec quelqu’un qui auroit
mauvaise opinion de vous?
EMILIE.
Non sûrement.
LA MERE.
C’est sur l’opinion que l’on a d’une personne, qu’on mesure l’estime ou
l’amitié qu’on lui accorde, & l’on ne connoît une jeune personne que par
sa réputation.
EMILIE.
Comment cela, Maman?
LA MERE.
C’est qu’elle ne paroît dans le monde qu’environnée de ses parents; on
ne l’entend presque pas parler; on ne la voit jamais agir; on ne peut
avoir d’opinion sur elle que par ce que l’on en entend dire par ceux qui
l’approchent dans l’intérieur de la maison.
EMILIE.
Oui, par les domestiques.
LA MERE.
Par les domestiques, par les maîtres, & par tous ceux qui la voient de
près.
EMILIE.
Mais si tous ces gens-là ne disent pas vrai?
LA MERE.
Le mensonge est un vice si affreux qu’il ne se rencontre pas
communément; & pour un menteur, il se trouve vingt honnêtes gens, amis
de la vérité, qui le démasquent.
EMILIE.
Qu’est-ce que cela veut dire, qui le démasquent? Est-ce que le mensonge
met un masque?
LA MERE.
Non, c’est une façon de parler. Vous sçavez bien qu’un masque cache les
traits du visage?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
Comme un menteur veut être cru, on dit qu’il emprunte les traits de la
vérité...
EMILIE.
Oh oui, & ceux qui prouvent qu’il a menti, le démasquent. Mais, Maman,
est-ce qu’un mensonge est toujours découvert?
LA MERE.
Toujours; un peu plutôt, un peu plus tard, la vérité se découvre.
EMILIE.
Et puis le menteur est bien attrapé, n’est-ce pas?
LA MERE.
Attrapé & puni autant qu’on le peut être; car il prouve qu’il est bête
d’avoir cru qu’il pouvoit faire passer le mensonge pour la vérité; il
est deshonoré, il perd la confiance de tout le monde; on ne le croit
plus, & personne ne veut avoir affaire à lui.
EMILIE.
Mais pourquoi deshonoré?
LA MERE.
Parce que c’est un vice bas, un vice avilissant, qu’on ne suppose pas
aux gens bien nés.
EMILIE.
Qu’est-ce que c’est que des gens bien nés?
LA MERE.
Je vous l’ai déja dit; ce sont ceux qui naissent avec le penchant à la
vertu. On se sert aussi de cette expression pour désigner tous ceux qui
ne sont pas nés d’un état obscur & bas.
EMILIE.
Et qu’est-ce que c’est que d’être deshonoré?
LA MERE.
C’est d’avoir perdu l’estime de ses semblables, soit par ses actions,
soit par sa façon de penser; c’est de s’être dégradé & d’avoir mérité de
descendre dans l’opinion des autres au-dessous de l’état où le sort nous
a mis.
EMILIE.
Mais, Maman, les domestiques diront... si vous les priez de ne rien dire
de ce que j’ai fait.
LA MERE.
Fi donc! Vous voudriez vous abbaisser à prier des domestiques de ne pas
parler de vous? Voyez comme une faute peut avilir.
EMILIE.
Mais, s’ils le disent, cela me fera tort!
LA MERE.
Ce sera la suite nécessaire de vos fautes. On ne les répare pas par une
bassesse, c’en seroit une de plus & bien plus humiliante; & voilà
pourquoi il est si essentiel de n’en pas faire. Croyez-moi,
corrigez-vous bien vîte! Que vos actions, que votre contenance marquent
votre repentir, & faites mieux à l’avenir, vous ne craindrez pas qu’on
parle de vous; ou, comme je vous l’ai déja dit, si l’on veut absolument
parler, on n’aura que du bien à dire.
EMILIE.
Si je n’avois pas pleuré & crié comme une petite folle, ils n’en
auroient rien sçu.
LA MERE.
Qu’est-ce que cela fait? En auriez-vous été moins coupable?
EMILIE.
Non; mais...
LA MERE.
Le mal est-il qu’on ait sçu votre faute ou que vous l’ayez commise?
EMILIE.
C’est que je l’aie faite.
LA MERE.
Est-ce que vous pouvez vous pardonner d’avoir mal fait, quand même votre
faute resteroit ignorée? Ne voyez-vous pas que si vous prenez l’habitude
de faire des fautes ignorées, vous en ferez bientôt de publiques?
EMILIE.
Pourquoi cela, Maman?
LA MERE.
Parce que tout est habitude, mon Enfant. Le premier jour que nous
arrivons à la campagne, & que nous quittons Paris, êtes-vous aussi en
train de courir & de vous promener que quand nous y avons passé
plusieurs mois, & que vous vous êtes promenée tous les jours?
EMILIE.
Non, Maman.
LA MERE.
La premiere fois que vous avez joué au volant, y avez-vous joué aussi
long-temps, & avez-vous jetté votre volant aussi haut que vous l’avez
fait depuis?
EMILIE.
Non, Maman.
LA MERE.
Qui est-ce donc qui vous a donné la facilité d’y jouer comme vous le
faites à présent, & de faire des promenades aussi longues sans vous
fatiguer?
EMILIE.
Je ne sçais pas.
LA MERE.
C’est qu’en vous promenant tous les jours vous acquerez la force de
faire tous les jours un peu plus de chemin, & vous parvenez enfin à
faire de très-grandes promenades sans vous fatiguer, parce que vous
fortifiez votre corps par un exercice continuel.
EMILIE.
Maman, si j’étois plusieurs jours sans marcher, je ne pourrois donc plus
aller à Saint Cloud?
LA MERE.
Cela vous seroit beaucoup plus difficile, & vous reviendriez si lasse
que cela vous dégoûteroit peut-être de la promenade. Vous éprouvez la
même chose pour vos leçons; quand vous avez été quelques jours sans
apprendre par cœur, vous n’apprenez plus aussi facilement.
EMILIE.
Oui, parce que j’en ai perdu l’habitude, n’est-ce pas?
LA MERE.
Oui, & il en est de même de l’exercice des vertus comme de l’exercice du
corps & de l’esprit.
EMILIE.
Bon!
LA MERE.
Oui, sans doute; si vous ne vous exercez pas seule & volontairement à
bien remplir vos devoirs, sans prendre garde à la disposition où vous
vous trouvez, & sans penser à la punition & à la récompense, vous
n’acquerrez jamais de force sur vous-même, & vous ferez des fautes en
public, parce que vous n’aurez pas contracté l’habitude de bien faire
étant seule.
EMILIE.
Eh bien! je sens cela, par exemple. Cela est vrai, quand j’ai bien fait
plusieurs jours de suite, j’ai moins de peine à étudier; & quand j’ai
bien étudié, je n’ai pas d’humeur.
LA MERE.
C’est que rien n’en donne tant que d’être mécontent de soi.
EMILIE.
Cela pourroit bien être.
LA MERE.
Prenez donc l’habitude de faire toujours le mieux qu’il vous sera
possible, & pour ne pas vous endormir sur le danger des fautes cachées,
faites-vous une loi de ne me jamais rien taire de ce que vous ferez, que
cela soit bien ou mal.
EMILIE.
Oui, Maman, je vous le promets, je vous dirai tout.
LA MERE.
Est-ce que vous n’avez pas remarqué une chose?
EMILIE.
Quoi, Maman?
LA MERE.
C’est qu’une faute a toujours des suites fâcheuses, & qu’on n’en est pas
quitte pour dire, je ne la ferai plus.
EMILIE.
Ah, je n’avois jamais remarqué cela!
LA MERE.
Voyez vous-même. Repassez dans votre esprit tous les torts que vous avez
eus, & vous connoîtrez bientôt que quand même votre faute seroit restée
ignorée, elle auroit eu des suites fâcheuses pour vous.
EMILIE.
Mais quand j’ai eu de l’humeur & de l’impatience, si on ne l’avoit pas
sçu, qu’est-ce qui m’en seroit arrivé?
LA MERE.
Premierement, que l’humeur & l’impatience nuisent à la santé; que tout
ce que l’on fait avec humeur & impatience est mal fait & maussade. Que
quand on s’y laisse aller, on prend par dépit & par déraison toujours le
plus mauvais parti dans ce que l’on a à faire. Il en est de même lorsque
vous n’étudiez pas; en vous voyant rester ignorante, il ne seroit pas
difficile de deviner que vous n’avez pas répondu à l’éducation qu’on
vous donne.
EMILIE.
Tout se sçait donc, Maman?
LA MERE.
Oui, tôt ou tard tout ce qui est se découvre & se sçait.
EMILIE.
Hier, Maman, quand je me suis levée, j’ai dit à ma bonne: aujourd’hui je
jouerai toute la journée, & je serai bien heureuse; & point du tout,
toutes les fois que je dis cela, cela va mal.
LA MERE.
Ce n’est pas de faire le projet d’être heureuse qui vous porte malheur,
c’est que vous vous trompez sur les moyens.
EMILIE.
Qu’est-ce que c’est que de se tromper sur les moyens?
LA MERE.
Quand vous voulez aller promptement de la porte de Boulogne à la Muette,
quel chemin prenez-vous?
EMILIE.
Je vais tout droit au rond de Mortemar, puis encore tout droit à la
Muette.
LA MERE.
Et si, voulant arriver promptement, vous preniez d’abord le chemin de la
porte Maillot pour vous rendre par des allées détournées au rond de
Mortemar?
EMILIE.
Mais, je n’y arriverois pas si vîte.
LA MERE.
Et pourquoi?
EMILIE.
C’est qu’il y a plus de chemin.
LA MERE.
Vous voyez donc bien que vous vous tromperiez sur les moyens d’arriver
promptement, & c’est à-peu-près de même que vous vous trompez sur les
moyens d’arriver au bonheur.
EMILIE.
Mais qu’est-ce qui fait cela?
LA MERE.
Votre legéreté & votre ignorance. C’est que vous n’avez pas des idées
assez justes sur ce qui vous est utile, & que vous entendez mal vos
interêts.
EMILIE.
Et comment faut-il faire pour les bien entendre?
LA MERE.
Il faut causer avec moi comme nous causons, & faire votre profit de ce
que je vous dis.
EMILIE.
Oui, il ne faut pas faire comme le petit Duplessis qui ne fait jamais ce
que sa mere lui dit; aussi son pere le bat toute la journée, à ce qu’on
dit, car je ne l’ai pas vu, moi; je ne sçais pas ce que font les
Laquais. Vous m’avez dit qu’il ne falloit pas leur parler sans
nécessité... Maman... bon! je ne sçais plus ce que je voulois dire.
Irons-nous promener aujourd’hui?
LA MERE.
S’il fait beau.
EMILIE.
Oh! je crois qu’il fera beau; il faut aller bien loin, bien loin. Ah!...
si vous voulez, Maman, nous irons boire du lait, & puis vous me direz
comment il faut faire pour ne me plus tromper sur les moyens.
LA MERE.
Et sur quels moyens voulez-vous apprendre à ne vous plus tromper?
EMILIE.
Mais sur ce que nous avons dit; Maman, c’est pour n’être pas attrapée
quand je veux être heureuse, & que je me propose de jouer toute la
journée.
LA MERE.
Mais, premierement, vous ne seriez pas heureuse si vous jouiez toute la
journée.
EMILIE.
Pourquoi donc?
LA MERE.
C’est que le jeu ne vous fait plaisir qu’autant qu’il vous délasse de
votre étude.
EMILIE.
Je crois pourtant que c’est bien joli de jouer toujours.
LA MERE.
Si vous n’aviez autre chose pour votre amusement que votre poupée &
votre petit ménage, n’en seriez-vous pas bientôt lasse?
EMILIE.
Oui, mais je change de jeu.
LA MERE.
Et vous vous en lassez de même.
EMILIE.
Ah! cela est vrai pourtant; car lorsque quelquefois j’ai joué toute la
journée, il y a des moments où je ne sçais plus que faire de mon corps.
LA MERE.
Le nombre des amusements est très-borné, & pour y trouver toujours du
plaisir, il faut les faire précéder du travail & d’occupations
sérieuses; alors on n’est jamais désœuvré ni ennuyé.
EMILIE.
Oui, je joue toujours avec grand plaisir quand j’ai travaillé... mais,
Maman, vous sçavez donc tout ce que je pense?
LA MERE.
A-peu-près.
EMILIE.
Ah, comment faites-vous?
LA MERE.
N’est-il pas vrai que l’objet de tous vos desirs est de vous éviter de
la peine & de vous procurer du plaisir?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
Quand vous étudiez mal, avec négligence, avec paresse, quelle est l’idée
qui vous occupe alors? Quelle en est la cause?
EMILIE.
C’est que d’apprendre me donne de la peine.
LA MERE.
Et que vous aimeriez mieux aller jouer, chanter, danser, &c.
EMILIE.
Cela est vrai.
LA MERE.
C’est donc pour fuir la peine & pour avoir plutôt du plaisir que vous
étudiez mal? Eh bien, qu’est-ce qui en arrive?
EMILIE.
Ah, il en arrive tout le contraire! Quand j’ai mal étudié, j’étudie plus
long-temps; l’humeur me prend, je sais tout de travers, & je ne joue
pas.
LA MERE.
Et quand vous êtes entêtée, & que vous suivez vos fantaisies sans égard
pour ce que j’exige de vous, quelle est votre idée?
EMILIE.
C’est que ce que je veux me fait plaisir, & que ce qu’on exige de moi ne
m’en fait pas.
LA MERE.
C’est donc pour fuir la peine & pour vous procurer du plaisir? Et qu’en
arrive-t-il?
EMILIE.
Que je m’attire une bonne pénitence, que la peine dure tout le jour, &
qu’il n’est plus question de jeu ni de plaisir.
LA MERE.
Et quand vous étudiez bien, & que vous êtes docile, qu’en arrive-t-il?
EMILIE.
Oh, que mes devoirs sont bientôt faits, que je suis heureuse,
heureuse!... Tenez, ma petite Maman, je sens là quelque chose dans mon
cœur qui me rend si aise, si aise!... Oh, comme je suis gaie & contente!
LA MERE.
Vous voyez donc bien que quand vous n’êtes pas raisonnable, vous vous
trompez sur les moyens qui menent au bonheur. Lorsque vous vous sentez
le desir de contenter une fantaisie que je desapprouve, ou quelque chose
que je vous défens; si vous vous disiez, au lieu du bien que je cherche,
il va m’arriver malheur, si je m’obstine; & si au contraire je céde,
j’aurai un bonheur plus grand que celui auquel je renonce.
EMILIE.
Et lequel donc?
LA MERE.
Le plus grand de tous, celui qui n’est au pouvoir de personne de vous
faire perdre, quand une fois vous l’avez.
EMILIE.
Maman, dites-moi donc vîte ce que c’est; je vous en prie.
LA MERE.
Celui d’être contente de vous, de sentir là, au cœur, ce qui vous rend
si aise.
EMILIE.
Oh! c’est vrai, c’est le plus grand plaisir quand j’ai là, au cœur, je
ne sçais quoi qui me fait rire toute seule, comment cela s’appelle-t-il,
Maman?
LA MERE.
Cela s’appelle la joie de la bonne conscience.
EMILIE.
Qu’est-ce que c’est que la conscience?
LA MERE.
C’est un sentiment intérieur qui nous avertit malgré nous de notre
conduite.
EMILIE.
Quoi? Est-ce que cela parle?
LA MERE.
Oui, cela crie au-dedans de nous, & nous met mal à notre aise quand nous
avons fait une faute, même ignorée, & cela nous fait rougir des louanges
qu’on nous donne quand nous ne les méritons pas.
EMILIE.
Et quand nous les méritons, qu’est-ce qu’elle dit, la conscience?
LA MERE.
Elle nous rend la louange agréable. Mais elle nous rend heureux toute
seule, & indépendamment de l’approbation des autres. Voilà pourquoi une
faute est tout aussi fâcheuse quand elle est ignorée que quand elle est
connue, & voilà pourquoi une bonne action nous donne tout autant de
satisfaction quand elle est cachée que quand elle est sçue; c’est qu’au
moment où l’on s’y attend le moins notre conscience nous fait un
reproche, ou nous approuve, & nous met bien ou mal à notre aise.
EMILIE.
Je l’ai entendue quelquefois, je crois; mais je ne sçavois pas ce que
c’étoit.
LA MERE.
Vous ne sçauriez trop l’écouter ni trop chercher à entendre ce qu’elle
vous dit. C’est un guide sûr. C’est un ami que nous avons toujours en
nous, & qu’on ne sçauroit trop ménager. Il faut vous accoûtumer à
questionner cet ami en vous-même plusieurs fois dans le jour.
EMILIE.
C’est drolle, quelque chose qui parle comme cela tout bas en nous-mêmes.
Je vous promets, Maman, que je lui parlerai tous les jours, je lui
dirai, ma conscience, êtes-vous contente?
LA MERE.
Emilie, il est l’heure de quitter votre ouvrage & de vous mettre à
l’étude.
SEPTIEME CONVERSATION.
EMILIE.
Maman, sçavez-vous que le petit Duplessis est mort?
LA MERE.
Oui, je le sçais.
EMILIE.
C’est donc pour cela que sa mere est venue ce matin?
LA MERE.
Oui. Et sçavez-vous la cause de la mort de son fils?
EMILIE.
Non, Maman.
LA MERE.
Il est mort pour s’être obstiné à cacher à sa mere une faute qu’il avoit
faite.
EMILIE.
Comment donc cela, Maman?
LA MERE.
Il y a environ cinq ou six semaines que cette pauvre femme ayant à
sortir, avoit enfermé son enfant dans sa chambre. Elle lui avoit défendu
de monter sur les chaises. Dès qu’il fut seul, il monta sur un fauteuil,
& de-là sur la commode, pour prendre des confitures qu’il avoit vu
mettre sur une planche. Il en mangea, & en descendant il tomba sur la
tête & se fit grand mal; mais il n’en voulut rien dire, de peur d’être
grondé. Quelque temps après, il lui prit de grands maux de tête & de la
fiévre. On le questionna beaucoup, pour sçavoir s’il n’avoit pas fait de
chûte. Ne prévoyant pas la conséquence de ce qu’il avoit fait, il
soûtint toujours qu’il ne lui étoit rien arrivé, & enfin ce n’est que
deux jours avant sa mort qu’il avoua tout; mais il étoit trop tard. Le
dépôt étoit formé dans la tête, & il n’y avoit plus de reméde.
EMILIE.
Et s’il l’avoit dit tout de suite?
LA MERE.
On auroit pu le sauver. Vous voyez bien, Emilie, qu’une faute cachée
n’en est pas moins une faute, & pour être ignorée, n’en a pas moins ses
effets dont un enfant ne peut pas prévoir les conséquences souvent
funestes.
EMILIE.
Je le vois bien, Maman.
LA MERE.
Et voilà pourquoi il faut me dire tout ce que vous faites, afin que je
juge pour vous des suites de vos démarches, & que je vous les fasse
connoître.
EMILIE.
Oui, Maman, je vous dirai tout. Mais pourquoi sa mere est-elle si
affligée, puisqu’il étoit si méchant?
LA MERE.
C’est qu’une mere espere toujours que son enfant se corrigera, tant par
les avis qu’on lui donne que par sa propre expérience.
EMILIE.
Maman, voulez-vous bien me dire ce que c’est que l’expérience?
LA MERE.
Ce sont les connoissances que nous acquerons par le souvenir de ce qui
nous est arrivé. Par exemple, votre expérience vous a montré qu’on est
malheureux quand on ne fait pas le sacrifice de ses fantaisies à ses
devoirs.
EMILIE.
Bon! Voilà encore un mot que je n’entens pas. Qu’est-ce que c’est que
sacrifice?
LA MERE.
On en fait pour soi & pour les autres. Ceux que l’on fait pour soi
consistent à renoncer à un avantage présent auquel nous attachons
beaucoup de prix, pour s’en procurer un autre souvent plus éloigné.
EMILIE.
Comment cela, Maman?
LA MERE.
Quand vous obéissez sur le champ & sans replique, lorsque je vous dis de
cesser votre jeu & d’aller travailler, vous faites le sacrifice d’un
plaisir présent, pour vous en procurer un plus grand, qui est de remplir
vos devoirs.
EMILIE.
Ah! oui, j’entens bien cela à présent.
LA MERE.
Cela s’appelle sacrifier son plaisir à son devoir. Et les sacrifices que
l’on fait aux autres consistent à renoncer à un plaisir ou à un avantage
pour leur en procurer. C’est ce qu’on appelle la bonté. Quelquefois même
on consent à son propre dommage, on s’attire des peines volontaires pour
procurer aux autres un très-grand bien, & cela s’appelle ou de la
générosité ou de l’héroïsme, suivant que l’objet du sacrifice est plus
ou moins grand.
EMILIE.
Maman, me permettez-vous de vous demander une chose?
LA MERE.
Dites.
EMILIE.
Pourquoi avez-vous fait entrer la femme Duplessis dans votre cabinet?
LA MERE.
Qu’est-ce que vous trouvez de singulier à cela?
EMILIE.
Mais vous l’avez fait asseoir.
LA MERE.
Pourquoi pas?
EMILIE.
Mais vous lui avez donné votre main. Elle s’est mise à pleurer, & les
larmes vous sont venues aux yeux; vous l’avez appellée mon enfant.
LA MERE.
Qu’est-ce que vous concluez de tout cela? Qu’est-ce que vous imaginez?
EMILIE.
Mais je crois qu’elle étoit bien affligée, & que vous vouliez la
consoler.
LA MERE.
Cela est vrai.
EMILIE.
Je croyois qu’il ne falloit pas causer avec les domestiques.
LA MERE.
Non, il ne faut pas causer avec eux sans nécessité; mais la premiere de
toutes les nécessités est de consoler ceux qui ont de la peine, &
particulierement nos domestiques.
EMILIE.
Et pourquoi cela, Maman?
LA MERE.
Puisqu’ils sont soumis à nos ordres, puisqu’ils nous servent, puisqu’ils
nous donnent journellement des preuves de zéle & d’attachement, il est
bien juste que nous nous chargions de leur bonheur autant qu’il dépend
de nous.
EMILIE.
Cela est vrai. Mais comment faire, puisqu’on ne joue pas avec eux?
LA MERE.
En n’exigeant pas d’eux plus qu’ils ne peuvent faire, en les payant
exactement, en les soignant dans leurs maladies, & en les consolant
quand ils ont de la peine, en ne les laissant pas d’ailleurs manquer à
leur devoir, en les tenant dans le respect; en un mot, en se conduisant
avec eux comme un pere juste & bon le fait avec ses enfants.
EMILIE.
Maman, vous êtes donc le pere de toute la maison?
LA MERE.
Votre pere & moi, nous sommes les chefs de la maison; je suis votre
mere, & j’en tiens lieu à tous ceux qui sont sous mes ordres.
EMILIE.
Voilà donc pourquoi tout le monde vous obéit?
LA MERE.
Oui. Chaque maison est regardée comme une famille, chaque famille a un
chef qui la gouverne, à qui on est convenu de s’en rapporter, qui
protége, qui veille aux interêts de chacun, & à qui chacun est soumis.
EMILIE.
Et moi, Maman, qu’est-ce que je suis?
LA MERE.
Vous êtes un des membres de la famille.
EMILIE.
Comment un des membres? Je suis un membre, moi?
LA MERE.
C’est une façon de parler, comme on désigne celui qui est le premier de
la famille & qui la gouverne par le _chef_, qui veut dire _tête_, on
continue la comparaison, & l’on dit les membres pour désigner les autres
personnes qui composent la famille.
EMILIE.
Mais les domestiques sont donc mes freres?
LA MERE.
Comme hommes nous sommes tous freres, c’est-à-dire, que toute créature
humaine mérite notre bienveillance...
EMILIE.
Maman, que veut dire bienveillance?
LA MERE.
Le mot même vous l’explique. Bien vouloir, vouloir du bien.
EMILIE.
Ah, c’est vrai! Eh bien, Maman, il faut donc vouloir du bien à tout le
monde?
LA MERE.
Sans doute, si vous voulez que tout le monde vous veuille du bien. Mais
ensuite il y a différents états, différentes classes dans la société.
Chacune vit entre elle dans l’égalité, & lorsque nous avons à faire aux
hommes des autres classes, nous nous conduisons avec eux suivant leur
rang. S’ils sont d’une classe au-dessus de la nôtre, nous leur devons de
la déférence, du respect; s’ils sont au-dessous, nous leur marquons de
la bonté, de la protection, &c.
EMILIE.
La classe, c’est comme au Couvent, n’est-ce pas?
LA MERE.
Pas tout-à-fait, mais cela en donne l’idée. De même qu’au Couvent il y a
la classe des grandes pensionnaires, la classe des petites, la classe
des novices, &c. de même dans le monde il y a la classe des gens de la
Cour, celle des Militaires, celle de la Magistrature, &c. On range dans
la même classe les personnes de la même profession. Par exemple, tous
les Militaires, qui ne sont pas décorés, sont de la même classe que
votre papa.
EMILIE.
Qu’est-ce que c’est que décoré?
LA MERE.
C’est d’avoir les Ordres du Roi, le Cordon bleu, le Cordon rouge, &c.
EMILIE.
A propos, Maman, je voulois toujours demander ce que c’étoit que le Roi,
je l’ai toujours oublié.
LA MERE.
C’est le chef d’une grande famille.
EMILIE.
Mais qu’est-ce que c’est? Pourquoi est-ce que tout le monde est obligé
de lui obéir? Est-ce que nous sommes de sa famille? tout le monde est-il
de sa famille?
LA MERE.
Nous sommes une des familles qu’il gouverne.
EMILIE.
Bon! il est donc le chef de toutes les familles?
LA MERE.
Oui, tous les habitants d’une Ville ou d’un Village sont partagés par
familles. Un pays est composé de beaucoup de Villes & de Villages. Un
royaume est composé de plusieurs pays, & le Roi est le chef de tout son
Royaume.
EMILIE.
Quoi? de toutes les familles?
LA MERE.
Oui.
EMILIE.
Il a bien des affaires.
LA MERE.
Il en a tant qu’il ne peut pas les faire seul.
EMILIE.
Et comment fait-il donc?
LA MERE.
Il choisit des personnes à qui il donne sa confiance, & qui gouvernent
son Royaume sous ses ordres, & on est obligé de leur obéir lorsqu’ils
parlent au nom du Roi.
EMILIE.
Tenez, c’est comme votre Maître d’hôtel à qui vous dites le matin tout
ce que vous voulez qu’on fasse dans la maison.
LA MERE.
Précisément.
EMILIE.
Et ceux qui gouvernent pour le Roi, les appelle-t-on aussi des Maîtres
d’hôtel?
LA MERE.
Non, ce sont des Ministres, des Gouverneurs, des Intendants. Ils ont
différents titres suivant leurs fonctions.
EMILIE.
Mais est-ce que tout son Royaume est obligé de venir tous les matins
sçavoir de ses nouvelles, comme je viens sçavoir des vôtres?
LA MERE.
Avec un peu de réflexion, vous verriez que cela est impossible.
D’ailleurs tous ses Sujets ne sont pas admis à cet honneur. Il n’y a que
les Princes de son sang, c’est-à-dire ses parens, & la Noblesse de son
Royaume qui aient le droit de lui faire leur cour.
EMILIE.
On lui doit donc bien du respect?
LA MERE.
Autant que vous m’en devez & par la même raison.
EMILIE.
Et Monsieur le Dauphin, c’est son fils?
LA MERE.
Dauphin est le titre qu’on donne à l’héritier du thrône de France,
c’est-à-dire à celui qui doit être Roi après celui qui regne.
EMILIE.
C’est beau d’être Roi!
LA MERE.
Oui, car il est le maître de faire du bien à tout le monde.
EMILIE.
Il est donc bien heureux; on le doit bien aimer?
LA MERE.
Sans doute, & c’est la récompense de tous ceux qui font du bien.
EMILIE.
Je ne l’ai jamais vu. Pourquoi ne vient-il pas vous voir, Maman, puisque
vous avez le droit de lui faire votre cour?
LA MERE.
Le Roi ne va voir personne.
EMILIE.
Pourquoi? Est-ce qu’il est malade?
LA MERE.
C’est qu’il est par sa dignité si fort au-dessus des autres qu’il n’est
pas d’usage qu’il accorde cet honneur à des particuliers.
EMILIE.
Qu’est-ce qui fait qu’on est Roi? Tout le monde peut-il être Roi?
LA MERE.
C’est suivant les pays. En France, c’est le plus proche parent du Roi
qui lui succede, & pour vous dire la même chose dans les termes d’usage,
en France la couronne est héréditaire: dans d’autres pays le peuple se
choisit & s’élit un Roi; c’est ce qui s’appelle un royaume électif.
Chaque royaume a ses loix & ses usages.
EMILIE.
Maman, est-ce que papa ne tient pas aussi lieu de pere à ses
domestiques?
LA MERE.
Certainement. Qu’est-ce qui vous en feroit douter?
EMILIE.
C’est que c’est toujours vous qui ordonnez tout dans la maison.
LA MERE.
C’est que lorsqu’une femme, par sa conduite & par sa vigilance, a mérité
la confiance de son mari, il lui abandonne le soin de l’intérieur de la
maison, & se contente du soin des affaires qui ne peuvent se traiter
qu’au dehors.
EMILIE.
Qu’est-ce que cela veut dire, les affaires du dehors?
LA MERE.
Il faut mettre cette question au nombre de celles dont vous ne pouvez
pas encore comprendre l’explication. Nous la renverrons à un autre
temps.
EMILIE.
Maman, vous m’avez dit que vous me diriez ce que c’est que Monsieur
Gobemouche.
LA MERE.
Cela ne vient pas trop à propos; mais n’importe, c’est le nom qu’on
donne aux gens qui n’ont point d’avis à eux, qui n’entendent rien aux
choses dont ils parlent, & qui veulent cependant en paroître instruits,
& moyennant cela, pour ne pas montrer leur ignorance, ils ne disent que
des mots qui ne signifient rien.
EMILIE.
Comment font-ils donc?
LA MERE.
Comme vous faites quelquefois, ils parlent au hazard.
EMILIE.
Oh, je m’en corrigerai; je ne parlerai plus de ce que je n’entens pas.
Je ne veux pas qu’on m’appelle Mademoiselle Gobemouche. Je voulois
encore vous demander autre chose... Ah! Maman, quand est-ce que je lirai
l’histoire de Titus & celle de Domitien?
LA MERE.
Tout-à-l’heure, si vous voulez, aussi-tôt que vous aurez fini votre
ouvrage.
EMILIE.
Oh! Maman, j’en ai encore un grand bout à finir, si vous vouliez, je
lirois à présent, car cela ne sera pas fait d’une demi-heure.
LA MERE.
Non, je veux que vous finissiez votre ouvrage.
EMILIE.
Maman, je vais le finir, me permettez-vous de vous demander pourquoi je
ne puis pas lire à présent; car il me semble que je finirois tout aussi
bien mon ouvrage après avoir lu?
LA MERE.
A douze ou quatorze ans, cela seroit fort égal; mais ne croyez pas que
cela le soit à présent.
EMILIE.
Mais pourquoi, Maman?
LA MERE.
C’est que l’habitude de ne point interrompre ce que l’on fait est
très-essentielle à prendre & doit influer sur toute votre vie. C’est que
vous êtes dans l’âge où l’on prend le plus facilement les habitudes que
l’on conserve, & que si vous n’en prenez pas de bonnes dès-à-présent, il
vous en coûteroit beaucoup pour les prendre par la suite. Souvenez-vous
qu’il ne faut point passer sans raison d’une occupation à une autre.
EMILIE.
Oui, quand je joue, par exemple, il ne faut pas m’interrompre pour
travailler, & quand je travaille il ne faut plus penser à jouer, sans
quoi je ne ferois rien qui vaille.
LA MERE.
Et quand vous quittez votre ouvrage, il faut le serrer, de même que
quand vous quittez vos jeux, il ne faut rien laisser traîner des choses
qui ont servi à votre amusement.
EMILIE.
Oui, il faut remettre chaque chose à sa place, cela donne l’esprit
d’ordre. Vous voyez bien, Maman, que je retiens bien ce que vous me
dites.
LA MERE.
Mais il ne suffit pas de retenir les mots, il faut les mettre en
pratique.
EMILIE.
Maman, cela viendra.
LA MERE.
Ma fille, cela ne viendra pas si vous ne commencez pas dès-à-présent.
EMILIE.
Maman, permettez-moi encore une petite, petite question.
LA MERE.
Et c’est?
EMILIE.
A quoi sert-il d’avoir l’esprit d’ordre?
LA MERE.
C’est que sans cela on ne sçait jamais ce qu’on fait, & que cela fait
gagner du temps, qui est une chose très-précieuse.
EMILIE.
Comment cela fait-il gagner du temps?
LA MERE.
Quand vous laissez traîner toutes les choses qui servent, soit à votre
travail, soit à votre amusement, qu’est-ce qui arrive, lorsque vous
voulez les retrouver?
EMILIE.
Que je ne sçais plus où elles sont, parce que les domestiques les ont
rangées je ne sçais où, & que je ne sçais plus où les prendre.
LA MERE.
Eh bien, comment faites-vous pour les retrouver?
EMILIE.
Je les cherche.
LA MERE.
Mais vous perdez du temps en les cherchant.
EMILIE.
Cela est vrai.
LA MERE.
Et c’est du temps fort mal employé; car si vous les eussiez rangées la
veille, vous les retrouveriez tout-de-suite.
EMILIE.
Cela est vrai.
LA MERE.
Et les trouvez-vous toujours?
EMILIE.
Non, il y en a souvent de perdues.
LA MERE.
Et vous n’avez jamais pensé que c’étoit par votre faute?
EMILIE.
Mais c’est la faute des domestiques. Pourquoi ne rangent-ils pas ce
qu’ils trouvent?
LA MERE.
Et pourquoi voulez-vous qu’ils mettent plus d’importance aux choses qui
vous appartiennent, que vous n’y en mettez vous-même? Ils ne sont pas
fondés à croire que ce que vous laissez traîner mérite d’être conservé.
EMILIE.
Cela est encore vrai.
LA MERE.
Ainsi voilà deux fautes pour une: celle de perdre par votre négligence &
votre manque de soins des choses qui vous appartiennent, & l’injustice
de vous en prendre aux autres de la faute que vous avez faite. Eh bien,
quand on n’a pas l’esprit d’ordre, les idées se perdent & se confondent
dans la tête comme vos joujoux dans la chambre, on ne sçait ce qu’on
dit, & l’on passe pour une folle ou pour une bête. Comprenez-vous à
présent à quoi l’esprit d’ordre est bon?
EMILIE.
Oui, Maman!... Voilà mon ouvrage fini.
LA MERE.
Allons, il est tard, nous pouvons passer dans ma chambre, & nous y
lirons l’histoire des deux Empereurs que vous voulez connoître.
HUITIEME CONVERSATION.
EMILIE.
Maman, il y a bien long-temps que vous ne m’avez conté d’histoire.
LA MERE.
Il est vrai.
EMILIE.
Si vous voulez avoir la complaisance de m’en dire une: j’ai été bien
raisonnable.
LA MERE.
Je le veux bien. Tout en nous promenant je vous conterai l’histoire de
deux petits Messieurs; mais c’est à condition que vous me direz ce que
vous pensez de leur conduite.
EMILIE.
Oh! oui, Maman, je vous le promets. Etoient-ils bien aimables, bien
sages?
LA MERE.
Vous le verrez. Prenons par cette allée. Le chemin est beau, & nous ne
rencontrerons personne qui nous interrompe.
EMILIE.
Eh bien, Maman?
LA MERE.
Eh bien, ma fille. Deux peres de famille d’une condition médiocre, mais
honnête & aisée, établis en province, avoient chacun un fils. Ces deux
jeunes gens très-bien élevés & liés d’amitié à l’exemple de leurs peres,
résolurent un jour, chacun de leur côté & sans se communiquer leurs
desseins, de quitter la maison paternelle & d’aller chercher fortune à
Paris.
EMILIE.
La maison paternelle, c’est la maison de son papa, n’est-ce pas, Maman?
LA MERE.
Oui.
EMILIE.
Comment? Ils vouloient s’en aller sans permission? Mais cela étoit bien
mal! Et s’en aller tout seuls, tout seuls?... Ils étoient donc fous?
Qu’est-ce qu’ils vouloient devenir?
LA MERE.
Ils avoient pourtant tous deux une forte raison pour rester chez eux.
L’un étoit sourd, l’autre sans être tout-à-fait aveugle voyoit à peine à
se conduire. Il eût été à propos de remédier à ces accidents avant que
de se mettre en route. Pour vivre dans le monde, on n’a pas trop de ses
deux yeux & de ses deux oreilles.
EMILIE.
Oh! je crois que non. Je parie que ces deux petits Messieurs sont de
méchants garçons, n’est-ce pas, Maman?
LA MERE.
Vous jugez bien vîte. Est-ce que vous voudriez qu’on décidât de votre
conduite & de votre caractére sur une folie qui vous auroit passé un
moment par la tête?
EMILIE.
Non, Maman!
LA MERE.
Attendez donc que vous sçachiez l’histoire de ces ceux jeunes gens pour
arrêter votre opinion, & si elle doit leur être défavorable, vous ferez
bien encore de supposer que leur aventure a pu être exagérée.
EMILIE.
Pourquoi cela, Maman?
LA MERE.
C’est qu’on ne sçauroit trop être en garde contre les propos qui peuvent
nuire, & quand il s’agit de condamner les autres, il faut réfléchir
long-temps avant d’établir son jugement. Ne desirez-vous pas qu’on en
agisse ainsi avec vous?
EMILIE.
Oui sûrement, Maman. Eh bien, qu’est-ce qu’ils firent?
LA MERE.
Quoique leur infirmité, d’abord peu considérable, augmentât tous les
jours, elle ne put arrêter leur projet. La jeunesse est ardente, &
souffre impatiemment les conseils. Elle ne doute de rien. Son
imagination lui répond de ses succès, & la raison est presque toujours
la derniere consultée.
EMILIE.
Est-ce que la raison est comme la conscience? Est-ce qu’elle parle
aussi?
LA MERE.
Suivre les avis qu’on vous donne, c’est écouter la raison. «Que ferai-je
dans la maison de mon pere?» disoit le sourd qui s’appelloit Daucourt.
EMILIE.
Ah! j’avois bien envie de sçavoir son nom, & je suis bien aise de ne pas
le connoître.
LA MERE.
«Puis-je espérer un sort digne de moi, disoit-il? Je suis grand, bien
fait, j’ai du mérite & de l’esprit. Ici, je vis ignoré, & sous le
prétexte que j’ai l’oreille un peu difficile, on prétend me borner à une
vie obscure, on me reproche ma surdité pour me refuser les
éclaircissements que je demande; mais je sçaurai m’en passer, je ne
perdrai plus mon temps à écouter, & je vais faire mon chemin par
moi-même.»
EMILIE.
Il a bonne opinion de lui, Monsieur Daucourt. Il ne veut plus perdre son
temps à écouter!
LA MERE.
Je connois des gens qui ne le disent pas, mais qui font de même.
EMILIE.
Qui donc, Maman?
LA MERE.
Cherchez bien... Vous ne dites mot? Quand on ne profite pas des avis que
l’on reçoit, c’est comme si l’on disoit qu’on ne veut pas perdre son
temps à écouter. Ne connoissez-vous personne dans ce cas?
EMILIE.
Oh! pardonnez-moi, Maman, j’entens bien; c’est de moi dont vous voulez
parler.
LA MERE.
Il faut prendre garde, Emilie, de ne pas condamner dans les autres les
fautes dont on peut être coupable.
EMILIE.
J’y prendrai garde, Maman.
LA MERE.
Vous venez de tomber là dans la même faute que Daucourt. Il s’étoit
persuadé qu’on ne lui parloit jamais, parce qu’il n’entendoit point; il
se moquoit des défauts de son camarade, & il ne voyoit pas les siens.
«Si j’étois aveugle comme lui, disoit-il, je ne me plaindrois pas d’être
négligé. Sans yeux, on n’est bon à rien. Il ne sçait d’ailleurs que ce
que je lui ai appris, & il ne peut se flater d’en sçavoir jamais
davantage. Son accident ne peut se cacher, & on peut très bien ignorer
le mien. La nature m’en a dédommagé, par une pénétration d’esprit peu
commune. Je parie que la plûpart de ceux qui me connoissent sont encore
à s’appercevoir de ma prétendue surdité. Il y a une maniere de prendre
part à tout sans y rien concevoir. Un sourire, un signe de tête, un mot
jetté à propos suivant l’air & le geste de ceux qui parlent, tout cela
m’a donné la réputation d’un homme qui entend très-finement.»
EMILIE.
Mais, c’est comme Monsieur Gobemouche cela.
LA MERE.
Précisément. «J’ai vu souvent, continuoit-il, les gens les plus graves
rire de mes bons mots, & le seul reproche que j’ai eu à faire à mes
oreilles, c’est de n’avoir pas toujours entendu l’éloge qu’on faisoit de
moi.»
EMILIE.
Voilà un drolle de corps! Je parie qu’il faisoit bien des _quiproquo_.
LA MERE.
Est-ce que vous sçavez ce que c’est qu’un _quiproquo_?
EMILIE.
Oui, Maman, c’est un coq-à-l’âne.
LA MERE.
Et qu’est-ce que c’est qu’un coq-à-l’âne?
EMILIE.
Mais c’est de dire une chose qui n’est pas ce qu’on dit.
LA MERE.
Voilà assurément une définition bien claire! Tâchez un peu de vous
expliquer d’une maniere plus précise; car enfin on parle pour être
entendu.
EMILIE.
Mais, Maman, vous sçavez bien ce que je veux dire.
LA MERE.
Quand cela seroit, cela ne suffit pas. Voyons, dites-moi ce que c’est
qu’un _quiproquo_ ou un coq-à-l’âne.
EMILIE.
Mais, tenez, Maman, c’est quand vous dites une chose, & que moi je me
suis trompée, j’en ai entendu une autre, & je répons à ce que j’ai
entendu.
LA MERE.
Cela devient un peu plus clair; mais donnez-moi un exemple de ce que
vous venez de dire.
EMILIE.
Maman, si vous disiez, par exemple, en parlant de moi, voilà une petite
Demoiselle bien raisonnable, & puis il passeroit une autre petite
Demoiselle qui croiroit que vous parlez d’elle, & qui diroit, Madame,
vous avez bien de la bonté, elle feroit un _quiproquo_. N’est-ce pas
cela, Maman?
LA MERE.
Oui, cela n’est pas mal.
EMILIE.
Maman, j’ai bien envie de sçavoir la fin de l’histoire.
LA MERE.
Tandis que Daucourt s’occupoit de ses projets, Sainville (c’étoit le nom
de l’aveugle) tenoit conseil de son côté. «La surdité de mon voisin
m’afflige, disoit-il, il sera obligé de passer sa vie chez son pere. Que
faire dans le monde quand on n’entend point?»
EMILIE.
Fort bien! En voilà encore un qui voit le défaut d’un autre, & je parie
qu’il ne voit pas le sien.
LA MERE.
Cela est vrai. «Pour moi, disoit-il, si j’ai la vue un peu foible, j’ai
en revanche écouté de toutes mes oreilles. J’ai acquis des connoissances
& de la mémoire. Daucourt est orgueilleux & opiniâtre; je suis docile &
me soumets sans peine aux volontés des autres. Par-là j’ai trouvé le
secret de me servir de leurs yeux. Ils voient pour moi, & me dispensent
du soin de me gouverner. Avec le secours de bons guides, je me tirerai
toujours d’affaire. On peut compter sur l’assistance des autres, quand
on veut s’y fier.»
Après avoir ainsi tracé leur plan, ils ne tarderent pas à le mettre en
exécution. Ils quitterent la maison paternelle, & prirent chacun une
route différente. L’aveugle muni d’un guide, & le sourd se reposant sur
son mérite.
EMILIE.
Ah! voyons ce qu’ils vont devenir.
LA MERE.
Le premiere journée, Sainville accusa son guide d’avoir choisi le chemin
le plus long & le plus pénible; mais étant arrivé le soir à la Ville, où
il devoit prendre place dans un carrosse public, il se reprocha le peu
de confiance qu’il avoit dans les hommes & se sçut mauvais gré d’avoir
soupçonné son conducteur.
Comme ses occupations pendant la route se réduisoient à monter en
carrosse le matin & à descendre le soir, il employa son temps à
refléchir sur sa position. Le résultat de ses méditations fut que dans
un pays policé, il étoit fort aisé de se passer de ses yeux.
EMILIE.
Qu’est-ce que c’est qu’un pays policé?
LA MERE.
C’est un pays où chacun vit en tranquillité, sans crainte que son voisin
lui nuise & trouble l’ordre.
EMILIE.
L’ordre de qui?
LA MERE.
Le bon ordre. On appelle ainsi la paix & la tranquillité qui résulte de
la vigilance & des soins de ceux qui gouvernent.
EMILIE.
Comment? Est-ce que nous sommes gouvernés?
LA MERE.
Il ne vous souvient déja plus de ce que nous avons dit la semaine passée
sur le Roi & sur ses Ministres.
EMILIE.
Ah! oui... mais il y a quelque chose que je n’entens pas: Maman:
dites-moi, je vous prie, quel rapport le Roi & les Ministres ont-ils à
ce que nous disions tout-à-l’heure?
LA MERE.
Vous l’allez voir. Que disions-nous l’autre jour qu’étoit le Roi?
EMILIE.
Le pere d’une grande famille.
LA MERE.
Qu’est-ce que fait un pere de famille dans sa maison?
EMILIE.
Il gouverne tout.
LA MERE.
Et en gouvernant tout, il établit les régles de conduite pour chacun, ce
qui fait que l’ordre & la sûreté sont établis dans sa maison.
EMILIE.
C’est donc cela qui s’appelle policé?
LA MERE.
C’est ce qui s’appelle la police, & l’on dit, une Ville bien ou mal
policée. Or dans chaque Ville le Roi établit un Magistrat qui s’appelle
Lieutenant de Police, chargé du soin de veiller à la sûreté des
particuliers, & de punir ceux qui voudroient la troubler, tels que les
voleurs, les brigands, les tapageurs, &c.
EMILIE.
J’entens toujours parler de voleurs; mais je ne sçais ce que c’est.
LA MERE.
C’est que vous ne me l’avez pas demandé. Un voleur est un homme qui
s’empare ou par force ou par adresse de ce qui ne lui appartient pas; &
comme il n’est pas permis d’user du bien des autres comme du sien,
chacun est interessé dans la société à le découvrir, & lorsqu’il est
découvert, il est puni.
EMILIE.
Maman, qu’est-ce que vous disiez de Monsieur Sainville, je ne m’en
souviens plus.
LA MERE.
Je disois, qu’il prétendoit qu’on pouvoit très-bien se passer de ses
yeux dans un pays bien policé.
EMILIE.
Mais pourquoi cela?
LA MERE.
«Cela seroit, disoit-il, une peine de plus que d’en avoir de bons. Il
faudroit en faire usage pour obliger ceux qui ont comme moi la vue
mauvaise, & qui sont en cela bien plus heureux qu’on ne pense,
puisqu’ils menent une vie dégagée de tous soins.»
EMILIE.
Il étoit donc bien paresseux?
LA MERE.
Avec ces réflexions, il prit un jour le devant à pied, pour rejoindre le
carrosse à l’endroit où l’on devoit dîner. Il s’étoit assuré un guide;
sans souci du côté des accidents, il marchoit gaiement, écoutoit les
propos de son conducteur, & s’occupoit de l’avenir agréable qu’il se
préparoit. Cependant la fatigue commença à se faire sentir, & le tira de
cet état de contentement. Bientôt son guide fut obligé de lui avouer
qu’il n’avoit jamais fait cette route, & qu’il ne sçavoit au juste où
ils étoient. «Mais j’apperçois quelques maisons, ajoûta-t-il; nous
sommes plus heureux que nous ne pouvions l’espérer.--N’en doutez point,
répondit Sainville; c’est l’endroit où nous voulions nous rendre.--Du
moins, reprit l’autre, on nous y dira le chemin qu’il faudra tenir.»
En arrivant dans le Hameau, ils se trouverent détournés de la route de
plus de quatre lieues; mais en revanche, ils furent bien reçus par un
vieillard & son accueil consola notre aveugle. Il ne fut plus question
que de bien dîner pour gagner ensuite avant la nuit la Ville où le
carrosse devoit s’arrêter.
Avant de poursuivre sa route il fallut s’assurer d’un autre guide.
Sainville remercia le sien de ses peines, & même du hazard qui les avoit
égarés & conduits chez un hôte si honnête. Il craignit de ne pouvoir
jamais remplacer un aussi bon conducteur.
Le fils du vieillard prit sa place. Ce jeune homme marqua d’abord à
Sainville beaucoup de surprise de son goût pour les voyages. Il lui
donna ensuite de très-bons conseils sur les précautions qu’il avoit à
prendre & sur la prudence qu’il devoit apporter au choix de ses guides.
Sainville, ennuyé de ses leçons, regretta un moment son premier
conducteur qui l’avoit entretenu de choses plus agréables; mais se
faisant bien vîte à la maniere de son nouveau compagnon, il ne tarda pas
à être enchanté de sa morale.
Le chemin néanmoins, lui paroissoit long. Il marchoit, il est vrai, sans
obstacle; mais accoûtumé depuis long-temps à rencontrer des pierres & à
se heurter, ce changement même le surprit. Il en parla à son conducteur
qui lui répondit, qu’il avoit choisi, non la route la plus courte, mais
la meilleure. «Quand on est aveugle, dit-il, on ne sçauroit aller trop
lentement & trop sûrement; les guides les plus habiles ne peuvent
toujours vous faire éviter le mauvais pas; il s’agit donc de prendre la
route la moins embarrassée.» Sainville charmé de ce discours, comprit
que son premier compagnon, avec ces propos & ses contes, n’avoit été
qu’un étourdi, & qu’il avoit trouvé en celui-cy un ami sage & sincere.
Il conçut pour lui autant d’estime que de reconnoissance. Leur entretien
les conduisit à la Ville, où ils apprirent que le carrosse avoit passé.
Il fallut continuer la route à pied, & après avoir marché jusqu’à la
nuit, ils furent obligés de s’arrêter dans un Village, sans avoir pu
rejoindre le carrosse.
Le lendemain Sainville, ne voulant point abuser de la bonté de son
guide, en prit un nouveau, qui gagna aussi promptement ses bonnes
graces. Celui-cy remarqua d’abord la générosité de notre aveugle, &
cette remarque augmenta son zéle. Il vanta à Sainville la connoissance
qu’il avoit des chemins & du pays. Il lui fit, pour le réjouir, la
description de tous les endroits où ils passoient; mais il lui apprit
aussi l’aventure de plusieurs voyageurs qui avoient été volés sur cette
route.
«Il est imprudent à vous, lui dit-il en finissant, de garder votre
bourse; c’est à celui des deux qui voit clair, à la porter. Si nous
sommes attaqués, vous êtes sans défense; mais n’ayant rien sur vous, il
ne peut vous arriver aucun malheur. Quant à moi, il me reste la
ressource de fuir, de sauver votre argent, & de venir vous reprendre
quand le danger sera passé.» Sainville ne put s’empêcher d’admirer cette
prévoyance. «Est-il possible, s’écria-t-il, que mes guides n’aient point
songé à me garantir d’un danger si évident, & qu’ils m’aient exposé par
leur imprudence à prendre tout ce que j’ai! Si je conserve ma bourse, ce
n’est pas à eux que j’en aurois l’obligation.» Il se hâta de la mettre
en sûreté entre les mains de son ami du jour, & lui confia qu’il avoit
encore une Lettre de change cousue par précaution dans la doublure de sa
veste.
Le guide, approuvant sa prudence, l’avertit bientôt qu’il y avoit devant
eux un ruisseau assez large. «Déshabillons-nous, dit-il, nous en serons
plus legers; je commencerai par passer vos habits, & je reviendrai
ensuite vous transporter de l’autre côté.» Sainville, touché de
reconnoissance, se déshabilla sans balancer, & dans le même instant il
se sentit saisi par le corps & plongé dans une riviere profonde. La
frayeur du danger lui ôta l’usage des sens; il ne revint à lui que
long-temps après. Il apprit alors qu’il étoit dans une cabane de
pêcheurs, auxquels il devoit la vie & tous les secours qui la lui
avoient conservée.
Assez long-temps malade, il eut le temps de faire des réflexions sur la
méchanceté des gens qui voient clair. Ces réflexions le dégoûterent des
voyages; & après avoir recouvré ses forces, il sollicita & obtint de son
pere le pardon de son double aveuglement. Ainsi de retour dans la maison
paternelle, il resta toute sa vie persuadé de trois vérités: La
premiere, que le choix d’un conducteur est une chose très-difficile,
mais en même-temps très-essentielle pour un aveugle. La seconde, que
quand on ne peut s’en passer, il vaut mieux rester chez soi. La
troisieme, que quand on a trouvé un bon guide, il ne faut jamais s’en
séparer.
EMILIE.
Est-ce que c’est tout, Maman?
LA MERE.
C’est toute l’histoire de Sainville.
EMILIE.
Et Daucourt?
LA MERE.
Nous en parlerons après. Voyons d’abord ce que vous pensez de celui-cy.
EMILIE.
Je pense qu’il a raison.
LA MERE.
Qui?
EMILIE.
Sainville.
LA MERE.
Et en quoi?
EMILIE.
Mais en ce qu’il dit à la fin, que quand on a trouvé un bon guide, il
faut le garder.
LA MERE.
Etes-vous bien convaincue de cela?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
En ce cas, vous ne donneriez pas votre confiance au premier venu?
EMILIE.
Non sûrement. Mais je ne ferai pas comme Sainville, moi; je n’irai pas
voyager toute seule.
LA MERE.
Est-ce que l’on n’a besoin de conseils que pour voyager?
EMILIE.
Mais je ne sçais pas... je crois pourtant... Tenez, Maman, je ne sçais
pas ce que je veux dire.
LA MERE.
A quoi pensez-vous que servent les conseils?
EMILIE.
Mais à se bien conduire, à ne point faire de fautes; & puis aussi à
apprendre ce que l’on ne sçait pas.
LA MERE.
Vous voyez donc bien qu’il n’est pas nécessaire de voyager pour avoir
besoin de conseils. Tout le monde en a besoin; mais tout le monde n’est
pas en état d’en donner aux autres. Il ne faut accorder sa confiance
qu’à ceux que l’on connoît bien, lorsque leur conduite nous a prouvé
qu’ils ne nous en donneront pas de mauvais.
EMILIE.
Oui, j’entens bien cela. Par exemple, Maman, je dois ne donner ma
confiance qu’à vous, parce que je suis sûre que vous ne me tromperez
pas, & que vous avez une patience, une patience... Mais à propos, Maman,
& Monsieur Daucourt, qu’est-ce qu’il est devenu?
LA MERE.
Je m’en vais vous le dire. Il voyageoit seul comme vous sçavez. Il
s’étoit pourvu d’un cheval avec lequel il se mit en route. La premiere
journée se passa fort heureusement. Il arriva le soir dans un bourg &
descendit à l’hôtellerie pour y passer la nuit. En vain lui demanda-t-on
ses ordres. Daucourt n’aimoit pas les questions.
EMILIE.
Je le crois bien, car il étoit sourd; il ne les entendoit pas.
LA MERE.
Pour les éviter, il se hâta de signifier qu’il vouloit être tranquille.
Ainsi après avoir soupé il congédia tout le monde; & comme il étoit plus
que jamais enyvré de ses grands projets, il se mit à y rêver, il se
coucha tard. Il ne s’apperçut qu’alors du besoin qu’il avoit de ses
hardes.
EMILIE.
Et pourquoi faire, dès qu’il alloit se coucher?
LA MERE.
Il avoit au moins besoin de son bonnet de nuit.
EMILIE.
Où étoit-il donc?
LA MERE.
Dans sa valise. Et comme on lui avoit demandé s’il n’avoit besoin de
rien, & qu’il n’avoit rien répondu, elle étoit restée sur le dos de son
cheval.
EMILIE.
Ah, c’est bien fait! & comment fit-il?
LA MERE.
Toute la maison étoit endormie; il fallut qu’il descendît lui-même pour
tirer de sa valise ce qui lui étoit nécessaire. Le bruit qu’il fit
éveilla les Valets. Ne recevant point de réponse à leurs questions, ils
crurent avoir à faire à un voleur & agirent en conséquence. Daucourt
meurtri de coups, démêla, non sans beaucoup de difficulté, les causes
d’un traitement si étrange.
EMILIE.
Comment! ils le battirent?
LA MERE.
Oui, sans doute. Les Valets le virent détacher la nuit la valise qui
appartenoit à un étranger logé chez eux; ils le prirent pour un voleur,
ils le battirent.
EMILIE.
Et quand ils le reconnurent, ils furent sûrement bien fâchés?
LA MERE.
Oui, mais l’homme étoit battu, & l’on se moquoit de lui.
EMILIE.
Et qu’est-ce que fit Daucourt?
LA MERE.
Le lendemain il se mit en route d’assez mauvaise humeur, sans juger
cependant moins favorablement de sa sagacité & de sa prudence.
EMILIE.
Ah! je parie qu’il lui arrive encore quelque malheur. Ce sera bien fait,
n’est-ce pas, Maman, puisqu’il ne se corrige pas?
LA MERE.
Le hazard ne le servit pas mal pendant quelques jours. Il ne fit que
très-peu d’étourderies. Il questionnoit beaucoup, devinoit assez juste,
& ses succès lui persuaderent plus d’une fois qu’il entendoit comme un
autre. Mais ce bonheur dura peu. Le quatrieme jour de son voyage les
habitants des Hameaux écartés l’avertirent qu’il s’étoit égaré, & lui
conseillerent de regagner promptement le grand chemin pour se soustraire
aux brigands dont leur canton étoit rempli. Daucourt prit, à son
ordinaire, cet avis pour un compliment, & s’applaudissant de son talent
de deviner, il continua sa route avec plus de confiance que jamais.
EMILIE.
Oh, le drolle de corps qui prend un avis pour un compliment!... Maman,
je suis lasse. Voulez-vous que nous nous asséyons?
LA MERE.
Volontiers. Bientôt il se vit attaqué. Il n’est point de sourd qui
n’entende le langage des voleurs...
EMILIE.
Comment est-ce qu’ils parlent donc?
LA MERE.
Ils ne parlent pas beaucoup; ils fouillent dans les poches sans
cérémonie. Daucourt fut dépouillé. Cette aventure l’affligea. Il reprit
pourtant courage, & se reposant sur son mérite, il se persuada qu’une
fois arrivé à Paris, il ne pourroit manquer sa fortune. «Ces malheureux,
disoit-il, reculent mes espérances. A pied, je ne sçaurois faire la même
diligence; mais enfin il ne s’agit que de gagner Paris. On y connoît le
prix des talents, & cela doit me suffire.» En se consolant ainsi, il
arriva dans une petite Ville, où il résolut de passer la nuit. Son
premier soin fut de s’adresser à un usurier.
EMILIE.
Qu’est-ce que c’est qu’un usurier?
LA MERE.
C’est un homme qui prête de l’argent à ceux qui en ont besoin, à
condition qu’on lui rendra le double de ce qu’il a prêté.
EMILIE.
Est-ce qu’il y a des gens comme ça? Ils sont donc bien riches?
LA MERE.
Ils le deviennent par ce moyen à-peu-près comme les voleurs quand ils
ont fait une forte capture.
EMILIE.
Oui, mais s’ils sont pris, les voleurs sont punis, parce qu’il n’est pas
permis de voler. Vous m’avez dit cela, Maman!
LA MERE.
L’usure n’est pas plus permise que le vol. Mais laissons cela, & pour
aujourd’hui contentez-vous de sçavoir que Daucourt fit à cet usurier un
récit touchant de son aventure, & qu’il lui proposa de lui avancer de
l’argent à compte de la fortune qu’il espéroit de faire à Paris.
L’usurier s’apperçut encore plus vîte de la surdité de Daucourt & de sa
sotise, que de son besoin d’argent. Il n’en étoit pas à son coup
d’essai. Il lui fit faire par écrit une reconnoissance de l’argent qu’il
alloit lui prêter. Il emporta le billet & promit de lui donner dans peu
de ses nouvelles. En effet, Daucourt se vit arrêté une heure après &
conduit en prison. Sa surprise fut égale à son courroux, & s’il n’apprit
point le sujet de son infortune, ce ne fut pas faute de questions, mais
faute d’entendre les réponses. Il sçut enfin, par un interrogatoire en
forme, qu’il étoit condamné à payer sur son billet cinquante pistoles
qu’il n’avoit pas touchées. On lui apprit par la même occasion qu’il
étoit sourd, mais il ne voulut jamais convenir ni de sa dette ni de sa
surdité. Livré à ses réflexions dans une prison assez désagréable, il
commença à se plaindre de sa destinée, & s’occupa principalement des
réglements qu’il conviendroit de faire pour garantir les voyageurs de la
brutalité des valets, de l’attaque des voleurs & de la friponnerie des
usuriers; trois especes d’hommes auxquels il attribuoit tous les
malheurs du monde.
Cependant il se familiarisa insensiblement avec l’idée qu’il pouvoit
bien être un peu sourd. De nouvelles réflexions (on a tout le loisir
d’en faire dans la prison) vinrent à l’appui du premier soupçon.
Daucourt ne put se dissimuler que s’il eût voulu se croire sourd & en
convenir, il auroit évité presque tous les malheurs qui lui étoient
arrivés. Il pensa encore que les jeunes gens, pour sçavoir si leurs
projets étoient bons ou mauvais, ne faisoient pas mal de s’adresser à
ceux que l’expérience a mis en état d’en juger. Il se condamna sur-tout
d’avoir entrepris de jouer un rolle, sans consulter un pere dont il
avoit reçu tant de marques de bonté. Il se détermina enfin à lui
apprendre ses malheurs & ses fautes. Ce pere étoit indulgent. Il
suffisoit que son fils fût malheureux & repentant pour lui faire oublier
ses écarts. Il pardonna. Daucourt eut la permission de revenir auprès de
lui, où il mene actuellement une vie tranquille, bien convaincu qu’il
faut avoir des oreilles pour entendre, & qu’on a besoin de conseils,
quand on veut réussir dans un monde qu’on ne connoît point.
EMILIE.
Il lui a fallu bien des choses pour apprendre qu’il étoit sourd.
LA MERE.
A quoi croyez-vous qu’on doive attribuer les malheurs qui lui sont
arrivés?
EMILIE.
Je crois, Maman, que c’est qu’il avoit trop bonne opinion de lui... Mais
je pense à une chose; être entêté, n’est-ce pas comme si l’on étoit
sourd?
LA MERE.
Précisément. Quand vous êtes entêtée, vous ne suivez que votre idée, &
vous croyez sçavoir d’avance tout ce qu’on va vous dire. Vous vous
croyez plus sage & plus habile que ceux qui vous parlent.
EMILIE.
Cela est vrai. Et puis quand je vois que j’ai tort, je ne veux pas en
convenir. Oh! je veux me corriger; il ne sera pas dit que je
ressemblerai à Monsieur Daucourt.
LA MERE.
Emilie, si vous êtes reposée, nous nous en retournerons.
EMILIE.
Comme il vous plaira, Maman... Maman, je crois que j’aime mieux Monsieur
Daucourt que Monsieur Sainville.
LA MERE.
Et pourquoi?
EMILIE.
Il est plus drolle, & puis... Cependant ils ont tort tous deux... Je ne
sçais pas, mais je l’aime mieux.
LA MERE.
Ne seroit-ce pas parce qu’il vous ressemble un peu?
EMILIE.
Peut-être bien... Mais il s’est corrigé, & je me corrigerai aussi...
Maman, nous avons assez causé; si vous permettez, je vais courir un peu.
LA MERE.
Je le veux bien; mais courez dans cette allée, & ne me perdez pas de
vue.
NEUVIEME CONVERSATION.
EMILIE.
Maman!
LA MERE.
Que voulez-vous, Emilie?
EMILIE.
Ah!... vous écrivez... j’en suis fâchée.
LA MERE.
Pourquoi?
EMILIE.
Mais à qui écrivez-vous donc?
LA MERE.
C’est à quelqu’un à qui j’ai affaire & que vous ne connoissez pas.
EMILIE.
Et qu’est-ce que vous lui mandez?
LA MERE.
Qu’est-ce que cela vous fait?
EMILIE.
Rien, mais c’est pour le sçavoir.
LA MERE.
Vous voyez bien que votre curiosité est indiscrete & sans objet.
EMILIE.
Comment donc, Maman?
LA MERE.
Ecoutez-moi! Lorsque vous me parlez tout bas des choses qui vous
intéressent, si une de vos petites amies, de vos compagnes venoit vous
interrompre & vous demander ce que nous disons, qu’est-ce que vous
diriez?
EMILIE.
Je dirois qu’elle est bien curieuse, & que cela ne la regarde pas.
LA MERE.
Vous croyez donc qu’elle commettroit une faute contre la politesse & la
discrétion?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
Eh bien! vous venez de commettre la même faute avec moi, & bien plus
grande encore, car vous me devez plus d’égards que votre petite amie ne
vous en doit.
EMILIE.
Mais vous ne causiez pas tout bas, Maman, vous écriviez?
LA MERE.
L’écriture est la conversation des absents. C’est le seul moyen que l’on
ait de leur communiquer ses idées; l’on confie alors ses secrets au
papier: voilà pourquoi tout ce qui est écrit est sacré. On ne doit pas
plus se permettre de lire les papiers que l’on trouve sous sa main,
quand ils ne nous sont pas adressés, que d’écouter deux personnes qui
parlent bas.
EMILIE.
C’est donc bien mal d’écouter, je ne le sçavois pas?
LA MERE.
Vous devez le concevoir, puisque vous trouveriez mauvais que vos
compagnes vous écoutassent quand vous me parlez.
EMILIE.
Oui; & il faut faire pour les autres comme nous voulons qu’ils fassent
pour nous. Je sçais bien cela.
LA MERE.
Souvenez-vous donc que ce seroit manquer à l’honnêteté, à la probité, à
toutes les loix de l’honneur & de la société, que de lire un papier
adressé à un autre, & d’écouter ce que l’on dit avec dessein de n’être
pas entendu.
EMILIE.
Tous les jours j’apprens quelque chose de nouveau.
LA MERE.
Mais ce n’est pas pour sçavoir à qui j’écris que vous êtes venue?
EMILIE.
Mon Dieu non; je suis bien fâchée d’avoir fait cette sotte demande. Je
vous promets Maman que je ne serai plus curieuse de ce qui ne me regarde
pas. Mais je crois que ce que j’ai à dire nous fera causer bien
long-temps, & si votre Lettre est pressée, Maman...
LA MERE.
Elle ne l’est pas. Attendez-moi ici, je vais revenir.
EMILIE.
Vous allez donc serrer vos papiers, Maman? Mais vous ne serez pas
long-temps?
LA MERE.
Non.
EMILIE.
C’est bon; je vais rêver pendant ce temps-là à tout ce que j’ai à
dire...
LA MERE.
Allons, prenons notre ouvrage, & voyons ce qui nous occupe.
EMILIE.
Maman, c’est que j’ai toutes mes idées barbouillées; ma tête est sens
dessus dessous.
LA MERE.
Eh bien, il faut tâcher d’y remette l’ordre. Voyons!
EMILIE.
Par exemple, vous m’avez dit, Maman, qu’il falloit que j’eusse une
confiance entiere en vous.
LA MERE.
Je ne vous ai jamais dit cela.
EMILIE.
Comment?
LA MERE.
Je vous ai prouvé par votre expérience que vous vous étiez toujours bien
trouvée d’avoir une confiance entiere en moi. Je vous ai montré plus
d’une fois, & toujours par votre expérience, que vous vous étiez nui à
vous-même, lorsque vous vous étiez cachée de moi. Mais je vous ai laissé
libre de juger de ce qui étoit le plus avantageux pour vous, ou de la
réserve ou d’une confiance entiere, & vous avez eu le bon esprit de
sentir que vous me la deviez; mais je ne vous ai jamais dit, il faut me
la donner.
EMILIE.
Mais c’est la même chose.
LA MERE.
Point du tout; car le jour que vous ne vous trouverez pas bien d’avoir
en moi une entiere confiance, il ne tiendra qu’à vous de me la retirer;
au lieu que si je vous avois dit, il faut me donner votre confiance, ce
seroit un ordre, & vous ne seriez pas maîtresse de me la retirer.
EMILIE.
Cela est vrai.
LA MERE.
Observez en passant par ce petit exemple, qu’il est très-important de
bien sçavoir la signification des termes dont on se sert & qu’on emploie
dans la conversation; sans quoi il arrivera que vous direz une chose &
que j’en comprendrai une autre.
EMILIE.
Je parie que voilà ce qui brouille mes idées?
LA MERE.
Cela pourroit bien être. Mais ce n’est pas ma faute; car je vous ai
assez recommandé de ne laisser passer aucun mot sans me demander ce
qu’il signifie.
EMILIE.
Cela est vrai; mais c’est que je les sçais tous à-peu-près...
LA MERE.
Voilà encore une expression qui n’est pas exacte. Vous voulez dire que
vous comprenez à-peu-près la signification de tous les mots, & ce n’est
pas cela que vous dites, car on peut sçavoir un mot, un terme, sans
comprendre toute l’étendue de sa signification. Mais laissons cela. Vous
dites donc?...
EMILIE.
Je voulois dire d’abord, Maman, que j’ai une confiance entiere en vous,
que je vous dis tout, mais tout, tout, & j’ai remarqué...
LA MERE.
Eh bien?... Qu’avez-vous remarqué?
EMILIE.
J’ai remarqué quelque chose.
LA MERE.
C’est?
EMILIE.
Je n’ose pas dire.
LA MERE.
Vous n’avez donc pas une confiance entiere en moi?
EMILIE.
Mais pardonnez-moi; mais c’est que... Allons, je m’en vais le dire.
LA MERE.
Ce que vous avez à me dire est donc bien humiliant, bien honteux?
EMILIE.
Oh non, Maman, du tout!
LA MERE.
Il n’y a pourtant que ces sortes d’aveux qui puissent coûter à faire.
EMILIE.
Ah, Maman, ne pensez pas cela, je m’en vais vous le dire bien vîte;
c’est que j’ai remarqué que vous ne me disiez pas tout.
LA MERE.
Et qu’est-ce que je ne vous ai pas dit?
EMILIE.
Mais je ne sçais pas...
LA MERE.
Mais encore avez-vous eu occasion de remarquer que je vous aye rien
caché de ce qui vous intéresse?
EMILIE.
Non, Maman.
LA MERE.
C’est donc sur les choses qui ne vous regardent pas que je vous ai fait
des mysteres?
EMILIE.
Oui, Maman; c’est quand vous parlez tout bas avec des personnes de vos
amis, quand vous recevez des Lettres, & puis d’autres choses comme cela.
LA MERE.
Et vous croyez donc que je manque de confiance en vous?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
Ah! il faut vous rassurer & vous montrer que j’ai toute celle que votre
âge peut permettre. Qu’est-ce que c’est que la confiance; car il faut
toujours convenir de nos termes pour être sûres que nous nous entendons?
Répondez-moi.
EMILIE.
C’est de tout dire à quelqu’un, de n’avoir rien de caché pour lui.
LA MERE.
Et qu’est-ce qui détermine en nous cette confiance pour une personne
plutôt que pour une autre?
EMILIE.
Je n’entens pas, ou pour mieux dire, je ne comprens pas.
LA MERE.
Qu’est-ce qui vous donne de la confiance en moi, par exemple; qu’est-ce
qui fait que vous me dites tout ce que vous pensez & tout ce que vous
faites?
EMILIE.
C’est que je vous aime, Maman.
LA MERE.
Cela ne suffit pas, ma fille. Vous aimez vos freres; vous aimez vos
petites compagnes, & vous ne leur dites pas tout ce que vous pensez, &
vous avez raison. Voyez pourquoi vous avez plus de confiance en moi
qu’en eux?
EMILIE.
C’est que vous ne m’avez jamais trompée, Maman, & que je suis bien sûre
que vous ne direz à personne ce que je vous dis.
LA MERE.
Vous croyez donc le secret & la discrétion indispensables pour inspirer
la confiance?
EMILIE.
Très-sûrement, Maman.
LA MERE.
Si j’allois confier aux autres tout ce que vous me dites, je perdrois
votre confiance, vous n’en auriez plus en moi.
EMILIE.
Je crois que je n’en pourrois plus avoir.
LA MERE.
Eh bien! vous devez donc trouver tout simple que je ne vous parle pas
des affaires des autres, puisque je ne leur parle pas des vôtres.
EMILIE.
Mais c’est que je voudrois bien sçavoir tout.
LA MERE.
Pourquoi faire? Il faut être si réservée pour ce qui ne nous regarde
pas! si discrette pour ne pas parler des affaires d’autrui, de peur de
nuire sans le sçavoir en nous en mêlant sans nécessité, qu’il est bien
plus heureux de n’en rien sçavoir.
EMILIE.
Mais c’est que cela amuse.
LA MERE.
Cela amuse les gens désœuvrés, comme les enfants & les ignorants. Il n’y
a guere que ceux-là qui soient curieux; ils sont bavards, redisants &
dangereux.
EMILIE.
Et pense-t-on d’eux comme cela dans le monde?
LA MERE.
Oui; on les craint, on les fuit.
EMILIE.
Il faut encore que je me souvienne de cela. Mais, Maman, vous, vos
affaires, pourquoi ne me les dites-vous pas?
LA MERE.
Parce que vous n’êtes point en âge de les entendre & de les connoître,
parce que votre âge est celui de la legereté, de l’indiscrétion, & qu’il
faut que vous ayez mérité ma confiance, comme j’ai mérité la vôtre, pour
que je vous la donne.
EMILIE.
Ah! Maman, je vous promets que je ne dirai rien de ce que vous me direz.
LA MERE.
Pour que je puisse m’y fier, il faut d’abord cesser d’être curieuse, &
puis j’essayerai votre discrétion par des secrets proportionnés à vos
connoissances. A mesure que vous en acquerrez, je vous dirai tout ce qui
pourra vous être utile de sçavoir, mais jamais ce qui concerne les
affaires des autres.
EMILIE.
Et moi, Maman, dois-je vous dire les affaires des autres?
LA MERE.
Comme personne n’ira vous choisir à votre âge pour vous rien confier,
vous pouvez tout me dire sans manquer à la prudence, & ce n’est qu’en me
disant tout, que vous apprendrez ce qu’il faut dire & ce qu’il faut
taire aux autres.
EMILIE.
Mais si l’on me prioit de ne pas vous dire quelque chose, comment faire?
LA MERE.
Il faut ne pas recevoir de confidences jusqu’à ce que vous soyez en âge
de discerner celles qui doivent être sacrées d’avec celles qu’il
convient de me dire.
EMILIE.
Mais est-ce que je peux empêcher de parler?
LA MERE.
Vous pouvez prévenir la confidence, & dire, si l’on vous demande le
secret, je vous avertis qu’il ne faut pas me le dire, si vous ne voulez
pas que Maman le sçache, parce que je ne lui cache rien.
EMILIE.
On dira que je suis une indiscrette.
LA MERE.
Au contraire, vous n’aurez pas promis le secret & vous n’aurez pas voulu
l’entendre. On dira que vous êtes prudente & vraie.
EMILIE.
C’est joli d’être prudente & vraie, n’est-ce pas, Maman?
LA MERE.
Oui, ce sont deux belles qualités. Mais je voudrois sçavoir pourquoi
vous aviez tant de peine à me dire que je n’avois pas confiance en vous.
EMILIE.
Maman, je ne sçais pas, je craignois que cela ne fût pas bien de vous
dire cela.
LA MERE.
Et quand cela auroit été mal, est-ce que je ne vous juge pas toujours
par votre intention?
EMILIE.
Cela est vrai, Maman.
LA MERE.
Vous voyez donc bien que c’est une fausse honte; & une fausse honte a
toutes sortes d’inconvénients.
EMILIE.
Lesquels donc?
LA MERE.
Que vous seriez restée dans l’idée que j’exigeois de vous une confiance
que je ne vous accordois pas.
EMILIE.
Oui, & puis que je n’aurois pas appris quelque chose sur la curiosité &
sur la discrétion que je suis bien aise de sçavoir. Mais, Maman, si vous
vouliez pourtant me dire un secret d’affaire, je vous assure que je le
garderai bien.
LA MERE.
Un secret d’affaire? Et vous êtes fort en état de comprendre ce que je
pourrois vous dire, n’est-ce pas?
EMILIE.
Mais je crois qu’oui.
LA MERE.
Allons, voyons.
EMILIE.
Faut-il garder le secret?
LA MERE.
Non pas absolument, mais comme il n’est ni poli, ni prudent d’entretenir
les autres de ses affaires, il est inutile d’en parler.
EMILIE.
Oh! je vous promets, Maman, que je n’en parlerai pas. Est-ce ce que vous
disiez hier au soir avec mon Papa, quand vous m’avez dit de vous laisser
causer tranquillement?
LA MERE.
Oui, vous ne m’interromprez pas.
EMILIE.
Non, Maman, je vous le promets.
LA MERE.
Votre Papa, l’année derniere, a fait afficher sa ferme, dont le bail
étoit à renouveller. Il s’est présenté plusieurs Fermiers; mais comme il
a fallu faire des informations pour sçavoir s’ils étoient solvables,
cela a donné au Fermier, dont le bail finissoit, le temps de faire des
réflexions. Entendez-vous bien?
EMILIE.
Je ne comprens pas tous ces mots-là, mais je n’ai pas osé vous
interrompre. Qu’est-ce que c’est qu’un Fermier; & puis sol... sol?...
Comment avez-vous dit Maman?
LA MERE.
J’ai dit, mon Enfant, toutes choses qu’il vous est impossible de
comprendre, mais ce que vous êtes fort en état de juger vous-même, parce
que vous le voyez tous les jours, c’est qu’une mere seroit très-aise de
donner sa confiance entiere à son enfant, & qu’elle n’attend pour cela
que le temps.
EMILIE.
Comment le temps?
LA MERE.
Oui, que le temps, que l’âge, que les instructions ayent mis son enfant
en état de comprendre les différentes choses qu’elle voudroit lui
confier. Elle attend que la prudence & la réflexion lui fassent juger de
l’importance de ce qu’on lui confie. Enfin, elle voudroit la voir
promptement formée; mais il faut le temps à tout, & c’est pour en hâter
le moment autant qu’il est possible, que je vous engage à profiter des
leçons qu’on vous donne. C’est pour cela que nous causons ensemble. Eh
bien, que concluez-vous de tout ce que je viens de vous dire?
EMILIE.
Je conclus, Maman, que lorsque vous me cachez quelque chose, c’est qu’il
ne faut pas me le dire, & je n’aurai plus de curiosité pour sçavoir ce
qui ne me regarde pas. Voilà ce que je conclus, & puis encore, que je
vais m’appliquer tant que je pourrai, & que je profiterai des avis que
vous voulez bien me donner.
LA MERE.
Vous ne croirez donc plus qu’on manque de confiance en vous.
EMILIE.
Non, Maman.
LA MERE.
Cette défiance est affligeante pour les autres, & c’est un vilain défaut
que la défiance; mais il y a bien autre chose qu’il faut que vous ayez
le courage de vous dire, parce que cela est vrai, & qu’il faut toujours
se dire la vérité.
EMILIE.
Quoi donc, Maman?
LA MERE.
C’est que vous n’avez encore aucune des qualités nécessaires pour que
l’on ait confiance en vous; ainsi vous n’êtes point en droit d’en
exiger, ni de vous plaindre de ce que l’on en manque.
EMILIE.
Et pourquoi donc, Maman, qu’est-ce qu’il faut faire pour les avoir?
LA MERE.
Il faut être plus grande que vous n’êtes, & cela ne dépend pas de vous.
Vous avez les agréments & les inconvénients de votre âge. Il faut en
grandissant, en prenant des années, perdre tous vos petits défauts &
acquérir des vertus solides; alors vous aurez droit à l’amitié & à la
confiance.
EMILIE.
Oui; alors vous en aurez en moi, n’est-ce pas, Maman?
LA MERE.
Si vous sçavez m’en inspirer; car la confiance est libre & ne peut
s’exiger. Vous êtes convenue que je ne vous avois jamais dit d’en avoir
en moi.
EMILIE.
Non, Maman.
LA MERE.
Qu’est-ce qui vous en a donné?
EMILIE.
Mais c’est que j’ai vu que je ferois bien.
LA MERE.
Et comment avez-vous vu cela?
EMILIE.
Maman, j’ai eu l’honneur de vous le dire.
LA MERE.
Oui, mais nous avons besoin de répéter souvent les mêmes choses?
EMILIE.
C’est que j’ai vu que vous me disiez toujours vrai, que vous ne répétiez
jamais ce que je vous avois dit, & puis vous m’annoncez toujours
d’avance ce qui m’arrivera.
LA MERE.
La prévoyance, la vérité & le secret sont donc des vertus nécessaires
pour inspirer la confiance?
EMILIE.
Je crois qu’oui.
LA MERE.
Croyez-vous les avoir?
EMILIE.
Oh non, pas encore; mais je veux les avoir absolument.
LA MERE.
J’aime à vous voir cette émulation.
EMILIE.
Maman, quand je les aurai, vous aurez confiance en moi, vous me l’avez
dit, n’est-ce pas?
LA MERE.
Oui, je vous le promets. Est-ce là tout ce qui barbouilloit vos idées?
EMILIE.
Oh! Maman, il y a bien autre chose; mais c’est bien difficile à dire
cela, je ne sçais par où m’y prendre.
LA MERE.
Essayez toujours.
EMILIE.
Maman, vous m’avez dit que si je restois ignorante, on n’auroit pas
bonne opinion de moi.
LA MERE.
Cela est vrai.
EMILIE.
Voilà pourquoi je me suis dépêchée bien vîte, bien vîte, d’apprendre à
lire & à écrire.
LA MERE.
Ah, vous ne vous êtes pas dépêchée, si vîte, si vîte!
EMILIE.
Mais un peu vîte, & puis je me dépêche à présent d’apprendre
l’Histoire-Sainte, la Géographie, enfin tout.
LA MERE.
Oui, vous en avez eu trois leçons... Eh bien, vous ne dites plus mot?
EMILIE.
Eh bien, Maman, c’est que je suis toute étonnée!
LA MERE.
Et de quoi?
EMILIE.
Mais, Maman, vous avez toujours la bonté de m’encourager, & à présent il
semble que vous ne soyez pas contente.
LA MERE.
Pardonnez-moi; mais vous commenciez à faire un si grand étalage de la
vîtesse que vous avez mise à apprendre fort peu de chose, que j’ai voulu
vous ramener à apprécier au juste votre mérite.
EMILIE.
Mais enfin, Maman, je sçais bien lire & bien écrire.
LA MERE.
Vous sçavez très-bien lire, j’en conviens, mais vous ne sçavez pas
encore écrire; vous commencez à bien former vos lettres, & il n’y a pas
de quoi se vanter si fort.
EMILIE.
Mais pourquoi donc, Maman?
LA MERE.
Si Mademoiselle Louise, ou quelques-unes de vos petites amies se
vantoient d’avoir appris en très-peu de temps à bien mettre leurs gants,
à se chausser & à se déchausser toutes seules, que penseriez-vous
d’elles?
EMILIE.
Oh! cela me feroit bien rire, par exemple; car tout le monde sçait cela,
je crois.
LA MERE.
Eh bien, il n’y a pas plus de vanité à tirer de sçavoir lire & écrire,
que de sçavoir se chausser & se déchausser toute seule; il n’est pas
plus permis d’ignorer l’un que l’autre, parce que cela est également
nécessaire.
EMILIE.
Mais d’apprendre à lire, c’est pourtant bien plus difficile.
LA MERE.
J’en conviens; mais c’est une peine que tout le monde a éprouvée, & que
tout le monde a surmontée à son tour. Personne n’est encore mort à cette
peine, ainsi l’on sçait que l’effort n’est pas grand.
EMILIE.
J’ai pourtant bien travaillé pour sçavoir lire couramment.
LA MERE.
Cela vous prouve que vous n’êtes pas un miracle de la nature comme vous
aviez l’air de le croire; car enfin vous ne sçavez rien de plus que ce
que sçavent tous les enfants de votre âge... Et si vous n’étiez pas
comme un petit hanneton...
EMILIE.
Ah!... à propos, Maman, que je vous dise... ce n’est pas un hanneton;
mais j’ai pris hier un beau papillon. Oh, il étoit beau! il avoit du
jaune, du bleu, toutes sortes de couleurs. J’avois bien envie de le
garder, mais je me suis souvenue de ce que vous m’avez dit... pas
d’abord pourtant, c’est ma bonne qui me l’a rappellé.
LA MERE.
Eh bien, qu’est-ce que vous en avez fait?
EMILIE.
Je me suis souvenue de cette mouche de l’autre jour, & j’ai dit, si l’on
me tenoit comme cela en l’air par les cheveux, cela me feroit bien mal.
Tenez, Maman, je me suis imaginé bien cela; car je me suis tiré les
cheveux, pour voir comme cela me feroit, & puis tout-de-suite j’ai été
dans le jardin, j’ai posé le papillon sur une rose; heureusement, je ne
lui avois pas fait mal, car il s’est envolé tout-de-suite, & je suis
revenue bien contente de lui avoir fait plaisir.
LA MERE.
Venez, que je vous embrasse, Emilie, vous ne sçauriez croire le plaisir
que vous me faites! Exercez-vous toujours à faire du bien, & à vous
trouver heureuse de celui que vous faites. C’est un moyen sûr de l’être
toujours, & un moyen qu’il ne dépendra de personne de vous ôter. Je
parie que vous étiez plus contente que vous ne l’êtes au milieu de tous
vos amusements ordinaires?
EMILIE.
Oh! cela est vrai, Maman; tenez, je me sentois si aise... Il me sembloit
que j’étois plus grande! Pourquoi donc?
LA MERE.
C’est que quand vous faites du bien, vous vous élevez au-dessus de votre
âge.
EMILIE.
Comment cela, Maman?
LA MERE.
C’est qu’à votre âge, on n’a pas souvent le pouvoir d’en faire, mais
revenons à ce que vous vouliez me dire.
EMILIE.
Bon! je ne sçais plus ce que c’est à présent. Qu’est-ce que je disois
donc, Maman?
LA MERE.
Vous me parliez de la peine que vous avez eue à apprendre à lire & que
vous avez à apprendre à écrire.
EMILIE.
Oui, mais je voulois dire autre chose... Est-ce que je n’ai dit que
cela?
LA MERE.
Il me semble que non. Vous avez commencé cependant comme si vous vouliez
qu’on vous expliquât pourquoi ces premieres sciences, qui sont les
éléments de toutes les autres, étoient si nécessaires à sçavoir.
EMILIE.
Oh, non!... oui... je me souviens... voici ce que je n’entens pas. Vous
m’avez toujours assuré, Maman, qu’on auroit mauvaise opinion de moi, si
je ne sçavois rien; & hier, vous sçavez bien, cette grande compagnie qui
est venue, ces Messieurs, ces Dames...
LA MERE.
Eh bien?
EMILIE.
Ils se sont moqués de cette Dame... J’ai oublié son nom... cette Dame,
dont ils parloient toujours, qui est si sçavante, comment
s’appelle-t-elle donc?
LA MERE.
Son nom n’y fait rien. Mais qu’est-ce qu’ils en disoient?
EMILIE.
Oh! j’ai bien vu qu’ils se moquoient d’elle, & vous l’avez bien vu
aussi, Maman, j’en suis sûre; car vous avez ri & vous avez fait des
signes à Papa. Pourquoi lui faisiez-vous des signes?
LA MERE.
C’étoit pour le prier de changer de conversation, parce que je n’aime
point à entendre donner des ridicules à personne chez moi.
EMILIE.
Monsieur le Comte disoit qu’il ne lui manquoit qu’un chapeau de Docteur,
je crois, & qu’on ne pouvoit pas dire un mot, qu’elle ne répondît en
grec ou en latin. Et puis ce gros Monsieur, qui avoit un habit verd &
une si belle veste, a dit, qu’elle parle toujours de sa science, pendant
qu’elle ne sçait pas seulement le prix d’un poulet; & puis qu’elle
feroit mieux d’apprendre à parler à sa fille, qui ne sçait pas lire.
LA MERE.
Eh bien, qu’est-ce que vous en dites?
EMILIE.
Mais voilà ce qui brouille ma tête. Pourquoi se moquer de sa science,
dès qu’il est honteux de ne rien sçavoir?
LA MERE.
Nous allons voir, c’est une chose à examiner. Je me rappelle qu’il y a
une de vos compagnes, dont la société ne vous plaît pas beaucoup, c’est
Mademoiselle Sophie, je crois.
EMILIE.
Ah! cela est vrai, elle m’ennuie.
LA MERE.
Et pourquoi?
EMILIE.
Vous le sçavez bien, j’ai eu l’honneur de vous le dire.
LA MERE.
Dites-le-moi encore, je ne m’en souviens pas bien.
EMILIE.
Mais c’est qu’elle parle toujours d’elle, de ce qu’elle a appris, de ce
qu’elle a dit, & quand on veut jouer ou parler d’autre chose, elle ne
veut pas, elle prend de l’humeur, & elle se donne toujours pour exemple.
LA MERE.
Et vous ne trouvez pas cela bien?
EMILIE.
Je ne sçais pas si cela est bien ou mal, mais cela m’ennuie.
LA MERE.
N’est-ce pas que vous voudriez faire comme elle, & qu’elle ne vous en
laisse pas le temps?
EMILIE.
Oh non, ma chere Maman!
LA MERE.
Vous avez raison; car cela est fort ridicule. Eh bien, vous ne devez
plus être étonnée qu’on blâme cette Dame de parler de sa science,
puisque vous trouvez le même ridicule insupportable dans vos compagnes.
EMILIE.
Mais cependant il faut bien montrer aux autres ce que l’on sçait, sans
quoi on passe pour une ignorante.
LA MERE.
Point du tout; cela s’arrange tout autrement, vous allez en convenir.
Quand vous brodez, quand vous faites de la tapisserie, quand vous lisez,
avez-vous besoin d’aller dire, Madame, je sçais lire, je sçais broder,
je sçais faire de la tapisserie? On sçait pourtant que vous n’ignorez
pas ces différentes choses.
EMILIE.
Je le crois bien, Maman; on me les voit faire.
LA MERE.
Eh bien! à la maniere dont on écoute les différentes conversations, à la
maniere dont on répond lorsqu’on nous adresse la parole, on juge
très-aisément qu’une personne est instruite, ou qu’elle est ignorante.
N’est-il pas vrai que si on vous parloit de l’histoire de France ou de
l’histoire Romaine, vous ne sçauriez répondre, parce que vous ne
sçauriez seulement pas de quoi l’on veut parler?
EMILIE.
Cela est sûr.
LA MERE.
Et si l’on parloit devant vous de quelques points de Religion contenus
dans votre Catéchisme, vous seriez tout d’un coup au fait de ce que l’on
dit, & vous pourriez même répondre à propos. Vous voyez donc bien qu’on
peut apprécier les connoissances que vous avez acquises sans que vous
vous donniez la peine de dire, je sçais ceci, j’ignore cela.
EMILIE.
Ah, ah, mais vraiment oui, cela est vrai!
LA MERE.
Vous devez sentir par la même raison, que c’est une affectation ridicule
d’aller se vanter de ce que l’on sçait.
EMILIE.
Oui je sens cela. Mais si on ne parle pas devant moi des choses que je
sçais, on croira que je suis ignorante.
LA MERE.
C’est une des raisons qui doit vous engager à apprendre promptement ce
que vous ne sçavez pas, pour être au fait de tout ce qu’on dit. Mais il
y a encore une raison, qui rend ridicule cette affectation de se vanter
de sa science.
EMILIE.
Laquelle, Maman?
LA MERE.
Pourquoi apprenez-vous à travailler en broderie, en tapisserie, &c.?
EMILIE.
Mais c’est pour sçavoir m’occuper, je crois, & puis pour faire des
ouvrages utiles pour moi.
LA MERE.
Pourquoi apprenez-vous à coudre, à raccommoder vos mouchoirs, vos
nippes, à faire vos ajustements?
EMILIE.
Maman, vous m’avez dit que c’étoit pour apprendre à me passer des
autres.
LA MERE.
C’est donc pour vous-même que vous apprenez à travailler, ce n’est pas
pour les autres?
EMILIE.
Non sûrement, c’est pour moi, c’est pour mon avantage; vous me l’avez
dit, Maman, je m’en souviens bien.
LA MERE.
Eh bien, mon Enfant! c’est aussi pour soi, pour sçavoir s’occuper seule,
& pour apprendre à se passer des autres, qu’il faut avoir des talents &
cultiver les sciences.
EMILIE.
Qu’est-ce que c’est que des talents & cultiver les sciences?
LA MERE.
La musique, le dessein, la danse, la peinture, &c. voilà ce qu’on
appelle des talents.
EMILIE.
Quoi, il faut sçavoir tout cela?
LA MERE.
Non, sur-tout si vous n’y avez pas de disposition naturelle; mais il
faut les connoître & apprendre à fond celui de ces talents pour lequel
vous vous sentirez le plus de goût.
EMILIE.
Oh! je crois que ce sera le dessein. Et cultiver les sciences, qu’est-ce
que c’est?
LA MERE.
C’est ce que vous appellez être sçavante, c’est sçavoir l’histoire & la
lire souvent, c’est acquérir des connoissances en tout genre.
EMILIE.
Mais on n’a donc jamais le temps de jouer?
LA MERE.
Quand vous appreniez à lire, vous ne pouviez pas concevoir que la
lecture vous serviroit un jour d’amusement?
EMILIE.
Oh! pour cela non; car j’ai bien pleuré pour apprendre à lire, j’en suis
bien honteuse à présent.
LA MERE.
Et cependant dans les moments destinés à vos amusements, je vous vois
souvent quitter votre poupée pour lire une Fable ou une Histoire.
EMILIE.
Oui, j’aime beaucoup à lire; cela m’amuse à présent.
LA MERE.
Vous pouvez donc comprendre que quand je vous presse d’apprendre de
nouvelles choses, ce sont de nouveaux amusements que je vous prépare.
EMILIE.
Comment cela, Maman?
LA MERE.
Lorsque vous sçaurez la musique, la géographie, le dessein, vous
passerez de l’une à l’autre de ces occupations, & vous vous en amuserez
comme vous vous amusez actuellement de la lecture.
EMILIE.
Oh, si je croyois cela!... Mais je le crois, Maman, puisque vous me le
dites.
LA MERE.
Il viendra un temps où votre poupée, votre lanterne magique, votre
ménage ne vous amuseront plus. Il faut donc vous préparer dès-à-présent
des ressources pour ce temps-là, & c’est ce que vous faites, lorsque
vous étudiez.
EMILIE.
Ah! Maman, je m’en vais bien m’appliquer, afin de sçavoir le plus de
choses que je pourrai. J’ai déja deux maîtres, Maman, si vous m’en
donniez encore quelques-uns, deux ou trois.
LA MERE.
Non; il ne faut pas aller trop vîte! Contentez-vous de bien faire ce
qu’on exige de vous, & laissez-moi guider vos progrès.
EMILIE.
Et avec cela je me passerai donc des autres?
LA MERE.
Vous n’aurez besoin que de vous-même & des vos talents pour vous trouver
heureuse.
EMILIE.
Mais pourquoi faut-il sçavoir se passer des autres?
LA MERE.
C’est qu’on est beaucoup plus souvent seul qu’avec les autres, & que si
vous ne sçavez pas vous occuper & vous amuser seule, l’ennui vous
gagnera. Quand on s’ennuie, on prend de l’humeur. Votre expérience vous
a d’ailleurs appris que l’humeur n’arrive jamais que lorsque l’on est
desœuvré.
EMILIE.
Maman, voulez-vous que je demande de la lumiere, je ne vois plus clair.
LA MERE.
Oui, sonnez!
EMILIE.
Et puis nous verrons la lanterne magique, en attendant que mon maître
vienne.
DIXIEME CONVERSATION.
EMILIE.
Maman, j’ai vu hier aux Thuileries quelque chose de bien extraordinaire.
LA MERE.
Et qu’est-ce que c’étoit?
EMILIE.
C’étoit une petite Demoiselle, bien parée, qui n’étoit pas plus grande
que moi, & qui regardoit toujours, toujours ses nœuds de manches.
LA MERE.
Bon!
EMILIE.
Elle ne regardoit pas seulement autre chose; aussi tout le monde rioit &
se moquoit d’elle. Elle ne le voyoit pas; elle rioit aussi.
LA MERE.
Comment! elle ne sentoit pas qu’on se moquoit d’elle?
EMILIE.
C’est que je crois qu’elle est un peu bête.
LA MERE.
Connoissez-vous cette petite Demoiselle?
EMILIE.
Non, Maman, je ne la connois pas, ni ma bonne non plus. Mais la bonne de
Mademoiselle Louise a dit que c’étoit sûrement la fille de quelque
cuisiniere, que sa maîtresse s’étoit divertie à parer, parce que si
c’étoit une Demoiselle de condition, elle ne seroit pas si étonnée
d’être bien mise & d’avoir des nœuds de manches.
LA MERE.
Cela prouve au moins une bien petite tête, bien vuide, bien ignorante.
EMILIE.
Oui, & bien bête de ne pas voir qu’on se moque d’elle. Mademoiselle
Louise voit bien quand on se moque d’elle, mais elle ne s’en soucie pas;
c’est bien mal cela, Maman?
LA MERE.
C’est encore pis que de ne le pas voir.
EMILIE.
Oui, cela prouve qu’elle n’a pas de sentiment.
LA MERE.
Et vous, comment faites-vous quand on se moque de vous?
EMILIE.
Moi?
LA MERE.
Oui vous.
EMILIE.
Je ne sçais pas.
LA MERE.
Comment! vous connoissez si bien les défauts de vos compagnes, & vous ne
connoissez pas les vôtres?
EMILIE.
Mais, Maman... c’est que je les vois; c’est visible cela.
LA MERE.
Vous rappelez-vous la Fable de la besace?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
Eh bien, qu’est-ce qu’elle dit?
EMILIE.
N’est-ce pas celle où tous les animaux sont contents de leur figure?
LA MERE.
Oui, ils se trouvent tous parfaits & critiquent leurs camarades.
Dites-moi les six derniers vers.
EMILIE.
_Nous nous pardonnons tout & rien aux autres hommes,
On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain.
Le fabricateur souverain
Nous créa besaciers tous de même maniere,
Tant ceux du temps passé que du temps d’aujourd’hui:
Il fit pour nos défauts la poche de derriere,
Et celle de devant pour les défauts d’autrui._
LA MERE.
Avez-vous bien pensé au sens de ces vers, ma fille?
EMILIE.
Pas beaucoup, Maman; mais j’y pense à présent.
LA MERE.
Je me meurs de peur que ce ne soit votre histoire.
EMILIE.
Non, Maman.
LA MERE.
Regardez-y bien. Interrogez votre conscience; je crois qu’il y a
long-temps que vous ne lui avez rien dit. Voyez, vous avez très-bien
remarqué qu’il étoit fort mal d’être insensible à l’improbation?
EMILIE.
L’improbation est le contraire de l’approbation, je crois?
LA MERE.
Oui, c’est le blâme, la critique. Eh bien! voyez si vous n’avez aucun
des défauts que vous voyez si bien dans les autres?
EMILIE.
C’est que mes défauts sont dans la besace qui est par derriere, vous
sçavez bien, Maman?
LA MERE.
C’est pour cela qu’il faut interroger votre conscience; il n’y a pas de
besace cachée pour elle.
EMILIE.
Eh bien, ce soir je lui demanderai. Maman, elle m’a parlé hier au moins.
LA MERE.
Et qu’est-ce qu’elle vous a dit?
EMILIE.
Oh! c’est après ma leçon d’écriture, vous sçavez bien ce qu’elle m’a
dit, Maman?
LA MERE.
Je m’en doute; elle vous a dit que si vous ne faisiez pas plus de
progrès, c’étoit votre faute & manque d’application.
EMILIE.
C’est vrai, Maman... ah!... à propos, j’ai lu hier une belle histoire
dans ce Livre que vous m’avez prêté. Oh, elle est belle! belle! belle!
Sçavez-vous, Maman, qu’elle a fait pleurer mon frere?
LA MERE.
Et vous?
EMILIE.
Moi, je n’ai pas pleuré!
LA MERE.
Est-ce que l’histoire ne vous a pas paru touchante?
EMILIE.
Ecoutez, Maman, je m’en vais vous la dire, vous me direz si j’ai mal
fait de ne pas pleurer.
LA MERE.
Sans sçavoir votre histoire, je vous dirai d’avance que vans avez bien
fait de ne pas pleurer, dès qu’elle ne vous a pas assez touchée pour
vous en donner envie, & votre frere a bien fait de pleurer dès qu’il
étoit attendri.
EMILIE.
Mais je n’entens pas cela, nous n’avons pas fait la même chose, & nous
avons bien fait tous deux.
LA MERE.
Oui, parce que vous avez suivi tous deux le mouvement de votre cœur. Le
vôtre ne vous a rien dit; il ne falloit pas le faire parler malgré lui.
Le sien s’est attendri, il l’a écouté.
EMILIE.
Maman, que je vous conte l’histoire que j’ai lue.
LA MERE.
Me la conterez-vous d’une maniere bien claire?
EMILIE.
Oh! oui, Maman, car je l’ai bien retenue.
LA MERE.
Voyons?
EMILIE.
«Il y avoit deux vieux bons hommes qui étoient une fois sur les
montagnes... les montagnes...» J’ai oublié le nom de la montagne, mais
c’est égal.
LA MERE.
Non pas, s’il vous plaît; cela n’est point égal, à moins que vous ne me
disiez au moins dans quel pays elle est.
EMILIE.
Mais je ne le sçais pas, Maman.
LA MERE.
Vous avez cependant lu le nom de la montagne, à ce que vous dites, &
vous ne sçavez pas où elle est?
EMILIE.
Non, Maman!
LA MERE.
Voilà ce que c’est que de ne pas connoître la géographie; moi je suis
bien aise de sçavoir dans quel pays étoient ces bons vieillards.
EMILIE.
Eh bien, Maman... Ah! je m’en souviens; c’étoit au bord de la mer...
Non, non, ils y alloient; mais ils sont restés dans les Alpes, proche de
la Savoie, je crois.
LA MERE.
Ah! vous me faites un grand plaisir de me le dire, parce qu’à présent je
les vois d’ici.
EMILIE.
Vous les voyez, Maman?
LA MERE.
Oui, parce que je sçais la géographie, & que voyant leur position, je me
les représente bien mieux.
EMILIE.
Et moi donc, Maman, puis-je voir où ils sont? C’étoit tout ce que je
desirois hier en lisant leur histoire.
LA MERE.
Vous n’avez qu’à vous dépêcher d’apprendre la géographie, & vous
connoîtrez bientôt le pays qu’ils habitoient.
EMILIE.
Mais est-ce que je ne peux pas les voir aujourd’hui?
LA MERE.
Non, parce que vous avez des connoissances si superficielles en
géographie que cela troubleroit vos idées. Il faut bien connoître son
pays avant de parcourir ceux des autres. Voyons la suite de votre
histoire!
EMILIE.
Eh bien, Maman, ces deux vieillards étoient là. Ils s’étoient fait une
petite maison, & ils avoient un lit, & puis des Livres, & puis ils
prioient le bon Dieu, & puis...
LA MERE.
Est-ce qu’il y avoit tous ces _& puis_ là dans votre histoire?
EMILIE.
Mais non, Maman, mais c’est que je conte...
LA MERE.
Je vous ai souvent conté des histoires, & je ne me rappelle pas d’avoir
jamais orné mon discours de tant d’_& puis_.
EMILIE.
Allons, je m’en vais bien dire. Il leur étoit arrivé bien des malheurs à
ces deux Messieurs; il y en avoit un qui étoit bien riche, bien riche, &
puis l’autre ne l’étoit pas.
LA MERE.
Je ne comprens rien à votre histoire. Qu’est-ce qu’ils faisoient sur
cette montagne avec un lit, des Livres, puisque l’un d’eux étoit si
riche?
EMILIE.
Mais non, Maman, c’est qu’il ne l’étoit plus, vous allez voir.
LA MERE.
Ah! c’est-à-dire, que vous avez commencé votre histoire par la fin. Il
faut prévenir de ces choses-là, car ce n’est pas l’ordinaire.
EMILIE.
Oh! Maman, cela n’y fait rien.
LA MERE.
Vous ne la contez pas apparemment pour être entendue.
EMILIE.
Pardonnez-moi, Maman.
LA MERE.
Mais si vous eussiez commencé à lire cette aventure par la fin, est-ce
que vous auriez pu y rien comprendre?
EMILIE.
Non, pas trop. Mais je ne sçaurois dire autrement. Tenez, Maman, parlons
d’autre chose.
LA MERE.
Non pas, je vous prie d’achever comme vous pourrez, & puis je vous dirai
comment il falloit la conter, afin de vous accoûtumer à mettre de
l’ordre dans vos idées.
EMILIE.
Si vous vouliez me le dire avant, ma chere Maman?
LA MERE.
Cela m’est impossible, je ne sçais pas votre histoire. Tâchez de vous en
tirer, puisque vous avez entrepris de la conter. Donnez-vous la peine de
penser avant de parler.
EMILIE.
Je pense, Maman, & je ne peux pas dire autrement. Ce Monsieur, qui étoit
bien riche a tout donné, parce que l’autre n’avoit rien. Il lui a dit,
prenez tout: il a tout pris, il a tout payé, & sa femme est morte dans
la prison en nourrissant son enfant... & puis...
LA MERE.
La femme de qui?
EMILIE.
La femme de ce Monsieur qui n’avoit rien & qui étoit l’ami de celui-là
qui étoit bien riche, & on l’avoit mis en prison aussi; c’étoit son
Boulanger, son Boucher & puis d’autres; & puis ils n’ont plus rien eu ni
l’un, ni l’autre, & voilà pourquoi ils sont sur la montagne, & ils sont
heureux; mais il y en a un qui est triste, c’est celui qui a perdu sa
femme, & voilà tout. Ai-je bien fait de ne pas pleurer?
LA MERE.
Oh certainement! vous ne pouviez pas pleurer, car vous n’y avez rien
compris. Mais cet homme que ses créanciers avoient mis en prison,
avoit-il été toujours pauvre, ou lui étoit-il arrivé quelque malheur?
EMILIE.
Je ne m’en souviens pas, je crois... Ah! pardonnez-moi, c’est le feu qui
avoit brûlé tout son bien la nuit, qui étoit dans son porte-feuille.
LA MERE.
La nuit étoit dans son porte-feuille?
EMILIE.
Mais non, Maman, c’étoit son bien qui étoit dans son porte-feuille.
LA MERE.
Moi, je comprens les choses comme on me les dit. Ainsi accoûtumez-vous à
vous expliquer clairement. Point de paresse, s’il vous plaît. Et par
quel hazard ces deux Messieurs étoient-ils amis? Comment s’étoient-ils
rencontrés?
EMILIE.
Mais ils ne s’étoient pas rencontrés, c’étoient deux freres.
LA MERE.
Ah! c’est une petite circonstance assez intéressante que vous oubliez
là. L’amitié est si étroite entre freres qu’il est tout simple qu’ils
partagent leur fortune entre eux. Ils seroient même très-coupables de ne
le pas faire, car tout ce qui leur arrive doit leur être commun. Il
falloit d’abord commencer votre récit par là; ensuite dire l’événement
qui avoit privé l’un des deux de sa fortune, tous les malheurs qui
avoient suivi la perte de son bien, comment son frere en avoit réparé
une partie autant qu’il étoit en son pouvoir, & vous auriez fini par
leur établissement sur les montagnes des Alpes, vous auriez fait le
tableau de la vie qu’ils y menoient, & l’on auroit compris quelque chose
à votre histoire.
EMILIE.
Eh bien, si vous voulez, Maman, je vais recommencer.
LA MERE.
Oh non, pas pour aujourd’hui; mais demain, pendant ma toilette, vous me
la conterez. Tâchez d’ici là d’arranger vos idées d’une maniere un peu
plus claire.
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
Et n’oubliez pas de dire un mot des raisons qui leur ont fait choisir
cette habitation de préférence à une autre. Sont-ils partis de chez eux
avec le projet d’y aller?
EMILIE.
Non, Maman. Il y a eu une tempête, parce qu’ils étoient embarqués... Ah!
tenez, je me souviens, ils demeuroient à Bruxelles, ils alloient en
Italie, & ils sont obligés de rester là.
LA MERE.
Ils ont pris un chemin bien singulier. Je ne vois pas trop comment ils
ont fait pour aller par mer de Bruxelles sur les Alpes. Cela est
impossible.
EMILIE.
Oh, l’histoire est bien longue; je n’ai pas tout retenu, & mon frere a
dit qu’il la reliroit encore.
LA MERE.
Je vous conseille d’en faire autant, si vous voulez la conter. Lisez-la
jusqu’à ce que les événements soient si bien dans votre tête, que vous
puissiez y mettre un peu plus d’ordre.
EMILIE.
Oui, Maman... Mais est-ce que cela est vrai?
LA MERE.
Je n’y vois rien d’impossible, & à travers le pot-pourri que vous en
avez fait, j’apperçois même qu’elle peut être fort intéressante, &
qu’elle est une preuve de la force de l’amitié fraternelle.
EMILIE.
Oh! oui, ces deux freres s’aimoient bien... tenez, Maman, autant que
j’aime mon frere.
LA MERE.
Vous l’aimez donc beaucoup?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
Mais pourquoi donc vous disputez-vous toujours?
EMILIE.
Oh! c’est pour jouer; & puis il prend mes joujoux.
LA MERE.
Vous n’êtes donc pas disposée à tout partager avec lui?
EMILIE.
Pardonnez-moi, Maman; & mon argent aussi, & mon goûter aussi. Hier je
l’ai partagé avec lui!
LA MERE.
C’est très-bien fait; mais il faut cependant changer le genre de vos
amusements & ne plus vous disputer ainsi. Vous n’aimez pas à être
contrariée, Emilie, & vous contrariez les autres! Cela n’est pas juste.
D’ailleurs cela est mal honnête, laissez ce ton à la petite Demoiselle
aux nœuds de manches, & prenez celui de votre état & d’une fille bien
née.
EMILIE.
Maman, vous direz donc la même chose à mon frere?
LA MERE.
Je la lui dirois aussi, s’il se mettoit dans le cas de mériter cet avis;
mais rien n’est moins nécessaire avec lui, car il est très-complaisant.
EMILIE.
Maman, je crois qu’on aime mieux mon frere que moi!
LA MERE.
Qui croyez-vous qui aime mieux votre frere que vous?
EMILIE.
Mais tous ceux qui viennent ici. Depuis un mois qu’il est avec vous, on
lui donne des louanges toute la journée, & à moi l’on ne dit mot.
LA MERE.
Quelle peut être la raison de cette distinction?
EMILIE.
Je ne sçais pas, Maman, je voudrois bien la sçavoir.
LA MERE.
Il faut la chercher, ma fille, & vous la trouverez.
EMILIE.
Maman, aidez-moi à la trouver.
LA MERE.
Je le veux bien; mais commencez par me dire ce que vous imaginez,
n’importe quoi.
EMILIE.
Oh! cela sera bientôt dit; je pense qu’apparemment il est plus aimable
que moi.
LA MERE.
Oui, mais vous avez de quoi l’être autant que lui, si vous voulez.
EMILIE.
Oui, Maman? Et comment cela?
LA MERE.
C’est qu’il est doux; c’est qu’il est complaisant; c’est qu’il écoute
quand on lui parle; c’est qu’il profite des avis qu’on lui donne, &
qu’il n’a point d’humeur.
EMILIE.
Oui, c’est laid l’humeur, on ne plaît donc pas avec de l’humeur?
LA MERE.
Oh! pour cela non.
EMILIE.
Eh bien! je n’en aurai plus; car je veux plaire absolument, absolument.
LA MERE.
Et comment vous y prendrez-vous pour n’avoir pas d’humeur?
EMILIE.
Quand elle voudra venir, je la renverrai.
LA MERE.
Et vous croyez qu’elle s’en ira?
EMILIE.
Oui, sûrement Maman. Oh bon, je l’ai chassée souvent comme cela!
LA MERE.
Oh que non, Emilie, ce n’est pas comme cela qu’il faut s’y prendre!
EMILIE.
Et comment faut-il donc faire?
LA MERE.
Il faut sçavoir d’abord, qu’est-ce qui la fait venir?
EMILIE.
Oh ça, je n’en sçais rien! Elle vient comme une folle à propos de
bottes, au moment où j’y pense le moins.
LA MERE.
Elle ne vient pourtant pas sans raison, & je le sçais bien; c’est que
vous craignez de vous donner de la peine. Vous êtes paresseuse
naturellement.
EMILIE.
Croyez-vous, Maman?
LA MERE.
Oui j’en suis sûre. Vous avez l’esprit paresseux, voyez vous-même.
EMILIE.
Mais je vais pourtant toujours de bon cœur à l’étude.
LA MERE.
Cela est vrai! mais dès qu’il faut faire quelque effort, soit de
mémoire, soit d’application, vous ne vous en sentez pas la force, &
l’humeur vous gagne.
EMILIE.
Mais quand je suis parvenue à la vaincre, j’apprens comme un petit ange
ensuite.
LA MERE.
Et quand vous jouez, & qu’il vous arrive la plus petite contrariété,
vous aimez mieux laisser là vos jeux que de la surmonter; vous êtes
pourtant fâchée de ne pas jouer, & l’humeur vous gagne.
EMILIE.
Cela est vrai, & cela m’humilie.
LA MERE.
Vous avez raison d’en être honteuse; car l’humeur est un aveu de notre
foiblesse, & il est fâcheux & humiliant de s’avouer & de montrer aux
autres qu’on est si foible.
EMILIE.
Tout le monde voit donc cela?
LA MERE.
Oui, certainement. Rien ne s’apperçoit si vîte que l’humeur. Si vous
voulez vous en corriger, il faut commencer par n’être plus paresseuse, &
par vous soumettre aux contradictions; alors vous acquerrez la force de
n’avoir plus d’humeur. Sçavez-vous, Emilie, pourquoi vous êtes occupée
toute la journée de rubans, de pompons, d’ajustements?
EMILIE.
Pourquoi, Maman?
LA MERE.
C’est que vous êtes paresseuse.
EMILIE.
Je ne comprens pas cela.
LA MERE.
C’est que vous êtes paresseuse & ignorante, & que pour penser à toutes
ces fadaises, votre esprit, votre mémoire n’ont aucun effort à faire.
Voilà pourquoi vous les préférez.
EMILIE.
Mais, Maman, je parle souvent d’autre chose & j’écoute.
LA MERE.
Oui, vous écoutez quand il est question de choses que vous connoissez;
acquérez donc promptement de nouvelles connoissances, si vous voulez
vous amuser sans gêne & sans humeurs, des conversations que l’on tient
quelquefois devant vous.
EMILIE.
Oh! je vais faire tout mon possible, Maman, je vous assure... Que
ferons-nous aujourd’hui, Maman?
LA MERE.
Vous allez vous promener avec votre bonne & votre frere.
EMILIE.
Et vous donc, Maman?
LA MERE.
Moi, je vais sortir, j’ai quelques affaires.
EMILIE.
Rentrez-vous de bonne heure?
LA MERE.
Le plutôt que je pourrai.
EMILIE.
Ah! tant mieux, Maman; car nous sommes bien contents, mon frere & moi,
quand nous sommes avec vous.
ONZIEME CONVERSATION.
EMILIE.
Maman, je viens de me promener aux Thuileries.
LA MERE.
Vous y êtes-vous amusée, ma fille?
EMILIE.
Mon Dieu non, Maman, je vous assure.
LA MERE.
Pourquoi donc?
EMILIE.
On m’a fait un fort vilain compliment.
LA MERE.
Et qui cela?
EMILIE.
Une Dame & un Monsieur qui passoient.
LA MERE.
Qu’est-ce donc qu’ils vous ont dit?
EMILIE.
Ils ont dit en passant que j’étois bien noire.
LA MERE.
Et cela vous a empêché de vous amuser?
EMILIE.
Mais oui, Maman, j’ai été fâchée.
LA MERE.
Cela n’en valoit pas la peine.
EMILIE.
Est-ce que ce n’est pas vilain d’être noire?
LA MERE.
Quand on est blanche, c’est un agrément de plus; quand on est noire,
c’est un agrément de moins: voilà tout.
EMILIE.
Mais quand on est noire, on est laide.
LA MERE.
Et quand on est laide, on est donc bien malheureuse selon vous?
EMILIE.
Est-ce qu’on ne l’est pas?
LA MERE.
Je vous le demande. Vous sçavez bien que vous n’êtes pas jolie jusqu’à
présent. Vous trouvez-vous bien à plaindre?
EMILIE.
Non, Maman.
LA MERE.
Cela ne vous a jamais empêché de rire, de danser, de vous réjouir.
EMILIE.
Oh! pour cela non.
LA MERE.
Eh bien, répondez vous-même à votre question, croyez-vous la beauté
nécessaire au bonheur?
EMILIE.
Je vois bien que non. Mais, Maman, je n’étois pas si noire l’année
passée, & je n’étois pas si laide.
LA MERE.
Cela est vrai. C’est que vous avez été beaucoup au soleil & à la
campagne au grand air... Ainsi vous voyez bien que vous seriez très à
plaindre si vous faisiez dépendre votre bonheur de la beauté de votre
teint.
EMILIE.
Pourquoi, Maman?
LA MERE.
Puisqu’il est si aisé à gâter, vous courriez risque à tout moment d’être
malheureuse.
EMILIE.
Ah! oui, vraiment. Je ne pourrois ni aller promener, ni rien faire.
J’aime mieux être laide & me divertir.
LA MERE.
Voilà pourquoi toutes les personnes raisonnables & sensées tâchent de se
procurer des avantages moins fragiles, qui établissent le bonheur d’une
maniere plus solide, & qui les dédommagent de la beauté qu’elles n’ont
pas, ou qui se perd du moins avec les années.
EMILIE.
Et comment faut-il faire, Maman?
LA MERE.
Je vous en ai indiqué déja plus d’un moyen.
EMILIE.
Maman, ayez la bonté de me le dire encore.
LA MERE.
Votre expérience ne vous a-t-elle encore rien appris là-dessus?
EMILIE.
Oui, quand je suis contente de moi d’abord, & puis quand j’ai pu faire
plaisir à quelqu’un, oh! je suis heureuse! heureuse!
LA MERE.
Eh bien, voilà un bonheur dont rien ne peut vous priver, dès que vous
êtes assez bien née pour le sentir & pour le goûter. Faire plaisir aux
autres, secourir un malheureux qui souffre, le consoler dans ses peines,
y prendre part, cacher les fautes des autres, les excuser dans leurs
foiblesses, oublier le mal & le méchant, parce que son idée trouble &
dégoûte: en un mot, être juste envers les autres & envers vous-même.
EMILIE.
Maman, je voudrois apprendre cela par cœur pour ne jamais l’oublier.
LA MERE.
Quand vous serez un peu plus grande, Emilie, je vous donnerai un Livre à
lire & même à apprendre par cœur, où vous trouverez presque tous ces
principes réunis.
EMILIE.
Ah, Maman, à présent, je vous en prie, je vous en prie, je vous demande
en grace!
LA MERE.
Il y a dans ce Livre des choses fort au-dessus de votre portée.
EMILIE.
Mais, Maman, seulement un petit endroit à apprendre par cœur, je vous
demande en grace, je vous promets que vous serez bien contente de moi.
Tenez, je serai sage. Ah, ma bonne Maman!... Ah! vous souriez; c’est
bon.
LA MERE.
Eh bien, je vous en ferai un extrait au premier moment que j’aurai de
libre, & je vous le donnerai.
EMILIE.
Ah, Maman, que je vous remercie! Que vous êtes bonne! Sera-ce bientôt?
LA MERE.
Oui; mais reprenons notre conversation.
EMILIE.
Oui, Maman... Eh bien, tenez, je ne sçais plus moi, où nous en étions.
LA MERE.
Tant pis; car pour être heureuse, il ne faut pas avoir une tête de
linotte.
EMILIE.
Maman, je voulois vous demander... Qu’est-ce que c’est qu’un extrait?
LA MERE.
C’est de ne prendre d’un ouvrage que ce qui vous interesse en laissant
tout le reste. Par exemple, dans celui dont je vous parle, je
transcrirai tout ce qui a rapport aux principes que vous desirez graver
dans votre tête & dans votre cœur, & je laisserai tout ce qui est
étranger. Cela s’appelle extraire un ouvrage, faire un extrait.
EMILIE.
J’entens... Eh bien, Maman, qu’est-ce que vous voulez bien me dire
encore?
LA MERE.
Nous parlions des différents objets sur lesquels il faut fonder son
bonheur.
EMILIE.
Ah! oui, j’ai bien retenu.
LA MERE.
Retenez bien aussi qu’un des plus sûrs & des plus indépendants de tout
événement, c’est le goût du travail & de l’occupation, parce qu’il nous
rend indépendants des autres, comme je vous l’ai déja dit.
EMILIE.
Oui; c’est il y a aujourd’hui huit jours que nous avons dit cela.
LA MERE.
L’occupation est une distraction sûre quand on a des peines & des
contradictions. C’est une ressource contre l’ennui. La lecture, les
talents, l’ouvrage, en un mot toutes les diverses occupations auxquelles
peuvent se livrer les personnes de notre sexe, qui, comme vous,
reçoivent une bonne éducation, sont une compagnie toujours prête, avec
laquelle on ne craint pas de suites fâcheuses, ni de mauvais
compliments, comme vous en a fait votre Dame des Thuileries.
EMILIE.
Oh! Maman, laissons cette Dame, je vous en prie, je suis fâchée...
LA MERE.
De quoi?
EMILIE.
De m’être fâchée.
LA MERE.
Eh bien, vous en tirerez du profit; & les fautes qui tournent à profit
sont moins fâcheuses que d’autres à votre âge. Mais comme vous dites,
laissons cette conversation. Comme je suis contente de vous, il faut que
je vous lise un Conte de Fée qui a assez de rapport à notre
conversation.
EMILIE.
Ah, ma chere Maman, que vous êtes bonne! Est-il vrai ce Conte?
LA MERE.
Autant que peut l’être un Conte de Fée; la morale n’en est point
exagérée, elle est vraie, la fable ne l’est pas. Ecoutez-vous?
EMILIE.
Oui, Maman.
LA MERE.
La Princesse Régentine, Souveraine de l’Isle Heureuse, avoit deux
filles, qui toutes deux pouvoient se promettre de faire un jour des
mariages avantageux. Elles étoient riches & de grande naissance.
Régentine jouissoit d’une excellente réputation; & l’on sçavoit qu’elle
n’avoit rien épargné pour l’éducation de ses filles, & qu’elle ne les
avoit jamais perdues de vue. Elles avoient toutes deux beaucoup
d’esprit. L’aînée étoit belle comme un Ange, ce qui l’avoit fait nommer
Céleste. Elle avoit un caractére vif & gai. La cadette, qu’on nommoit
Reinette parce qu’elle étoit ronde comme une pomme, étoit laide, & avoit
d’ailleurs tout autant d’agrément que sa sœur dans le caractére.
Régentine voyoit beaucoup de monde. Ses filles étoient toujours avec
elle. Chacun se récrioit sur la beauté de Céleste; tout le monde lui
adressoit la parole, & personne ne disoit rien à Reinette. Quelquefois
on rioit de ses reparties; on disoit qu’elle avoit de l’esprit, mais que
son aînée en avoit autant qu’elle, & que sa figure étoit si séduisante
qu’on ne pouvoit pas s’empêcher de s’occuper d’elle de préférence...
EMILIE.
Quel âge avoit-elle, Reinette?
LA MERE.
Elle avoit treize ans.
EMILIE.
Et l’aînée?
LA MERE.
Elle en avoit près de quinze. Reinette se désoloit d’être ainsi
délaissée; elle en avoit même quelquefois de l’humeur. Sa mere, qui les
jugeoit très-bien toutes deux, leur dit un jour: «Mes enfants, il y a
long-temps que je vous examine l’une & l’autre en silence. J’étudie
votre caractére. Vous êtes sœurs, vous ne devez rien avoir de caché
l’une pour l’autre; votre bonheur réciproque doit vous toucher
également. Il ne peut rien arriver à l’une de vous que l’autre n’y
prenne part. Malheur, plaisir, bonheur, en un mot l’amitié entre deux
sœurs est si intime, que tout doit être commun. Je vais vous faire part
de mes remarques; d’ailleurs il est temps que je vous révéle un secret
que je vous ai toujours tenu caché pour ne pas vous affliger.» Céleste &
Reinette prierent leur mere de vouloir bien les en instruire. «Vous, ma
fille, dit-elle à l’aînée, la nature vous a accordé une figure
distinguée, & c’est un des moindres dons que le Ciel pouvoit vous faire.
La beauté est souvent plus nuisible qu’utile au bonheur. D’ailleurs
c’est un avantage passager; quand vous aurez atteint l’âge de vingt ou
vingt-cinq ans, chaque jour apportera une petite dégradation à votre
beauté; & si vous continuez à fonder sur elle votre bonheur, vous vous
trouverez insensiblement fort à plaindre & sans ressource. Vous vous
enyvrez journellement des hommages & des complaisances que vos charmes
vous attirent. Vous y bornez votre existence. Vous vous accoûtumez
peu-à-peu à penser que tout est fait dans le monde pour être soumis à
vos volontés. Il arrive de-là que la plus legere contradiction est pour
vous un malheur, & que vous trouvez injustes tous ceux qui ne vous
admirent pas; vous ne prévoyez pas, comme je l’ai dit souvent, que c’est
dès la grande jeunesse & tout en jouissant de ses belles années, qu’il
faut se prémunir contre les événements de la vie, & se préparer des
ressources sûres contre l’adversité & les inconvénients d’un âge plus
avancé. C’est dès-à-présent qu’il faut établir votre bonheur sur des
fondements solides. Je vous ai dès l’enfance donné des principes qui me
répondent de votre vertu & de votre honnêteté. Je vous ai donné des
maîtres pour vous instruire & multiplier vos connoissances; vous auriez
pu en acquérir beaucoup, car vous avez de l’esprit; mais vous négligez
vos études, vous n’êtes occupée que de votre toilette & de vos
ajustements. Vous avez beau faire; ils ne vous dédommageront pas dans
quelques années de votre beauté perdue.»
«L’exemple de votre sœur vous a donné la même tournure, Reinette. Vous
vous affligez de n’être point jolie; vous en avez de l’humeur, & vous
passez des heures entieres devant votre miroir, pour voir si, à force de
pompons, la beauté n’arrivera pas. Vous avez beau faire, mes enfans, je
le répéte, Céleste ne sera pas toujours belle, & vous, Reinette, vous
resterez comme vous êtes. Croyez-moi, au lieu de perdre votre temps dans
des regrets inutiles, travaillez à vous dédommager de la beauté qui vous
manque. Chacune de vous a été douée en naissant de divers avantages.
Céleste a reçu la beauté, mais la Fée Prévoyante, qu’on oublia d’inviter
à mes couches, n’a jamais voulu depuis se laisser fléchir en sa faveur,
& a prononcé qu’elle ne verroit jamais plus loin que le bout de son nez
sur tout ce qui concerne les événements de la vie. La Fée Prudente eut
pitié de mes alarmes. Je ne puis, me dit-elle, m’opposer aux volontés de
Prévoyante, qui est mon ancienne. J’ai vu dans le Livre des Destinées,
qu’un sort heureux attend Céleste, mais elle n’en jouira que lorsqu’elle
aura perdu sa beauté, & qu’elle aura pu faire naître une passion sans le
secours de ses charmes.
«Vous voyez, ma fille, continua-t-elle, en adressant la parole à
Céleste, que vous avez un grand intérêt à profiter de mes conseils, &
que vous avez grand tort de n’être occupée que de votre beauté, qui sera
toujours un obstacle à votre bonheur.
«La faute que j’avois faite en vous mettant au monde, me rendit
attentive, lorsque votre sœur naquit. J’envoyai huit jours d’avance
inviter Prévoyante & ma bonne amie Prudente; ma marraine la Fée
Lumineuse ne fut point oubliée: la Fée Beauté étoit absente & ne put pas
venir; mais elle m’envoya sa cousine issue de germaine, Laidronette.
Elles vous reçurent, Reinette, & vous prirent l’une après l’autre entre
leurs bras. Laidronette vous doua d’une physionomie spirituelle & vive.
La Fée Lumineuse vous donna l’aptitude à tous les talents, & vous doua
de fermeté & de courage. Prévoyante, qui est rancuniere, vous permit
seulement d’être réfléchie, mais ne vous accorda la prévoyance que
lorsque vos malheurs vous auroient éclairée. Et moi, s’écria promptement
la Fée Prudente, je la doue du talent d’être heureuse au milieu de
l’adversité. Lumineuse ajoûta, j’y consens, & pour multiplier son
bonheur, je la doue d’une ame sensible & bienfaisante. Voilà, Reinette,
le sort qui vous attend. Nous pressâmes en vain Prévoyante de
s’expliquer sur les malheurs dont vous êtes menacée, elle s’est obstinée
au silence. C’est à vous, mes filles, à profiter de ce que je viens de
vous révéler; vous, Céleste, en vous efforçant de plaire par votre
caractére & par votre esprit, sans le secours de vos charmes; vous,
Reinette, en acquérant promptement des connoissances & des talents, pour
vous en faire des ressources dont il paroît que vous aurez besoin.»
EMILIE.
Est-ce que c’est déja tout, Maman?
LA MERE.
Oh! que non.
EMILIE.
Tant mieux, car cela m’amuse bien.
LA MERE.
Ce discours fit peu d’impression sur Céleste. Une visite arriva, on la
trouva belle comme un Ange; elle oublia bientôt l’Oracle, & ne pensa
qu’au plaisir de plaire & d’entendre louer sa beauté. Reinette fit
quelques réflexions, fut touchée des alarmes de sa mere, résolut de
s’appliquer davantage au dessein, à la musique, à la lecture; mais elles
étoient l’une & l’autre priées à un bal: l’heure de la toilette arriva,
elles y coururent avec le même empressement & le même désouci, que si
elles n’avoient rien appris de leur sort à venir.
Céleste trouva dans sa chambre un bel habit de bal de satin bleu &
argent, dont chaque falbalas étoit attaché avec un diamant jaune. La Fée
Prévoyante l’avoir envoyé, afin de la séduire & de lui faire oublier
plus promptement les avis de sa mere. Ce présent produisit tout l’effet
qu’elle en attendoit. Céleste ne se possédoit pas de joie. Elle courut
montrer à Reinette son bel habit. Celle-cy, qui étoit encore un peu
occupée de la conversation qu’elle venoit d’avoir, fut affligée pour sa
sœur de l’yvresse où elle la voyoit. Elle alloit lui communiquer ses
réflexions lorsque la fenêtre de son appartement s’ouvrit, & elles
virent tout-à-coup entrer quatre pigeons, blancs comme la neige. Ils
portoient une grande corbeille, qu’ils poserent aux pieds de Reinette;
elle s’ouvrit toute seule: les quatre pigeons déployerent un bel habit
de satin couleur de Rose & argent, pareil à celui de Céleste, & relevé
par des émeraudes. C’étoit encore un présent de Prévoyante qui prévoyoit
tout. Les quatre pigeons, après s’être acquités de leur commission, s’en
allerent par le même chemin, & la fenêtre se referma. Reinette fut
bientôt aussi éblouie que sa sœur. Régentine, qui vit l’impression que
les présents faisoient sur l’esprit de ses filles, fut un moment tentée
de les leur ôter, mais la crainte d’attirer encore de plus grands
malheurs sur elles, l’arrêta.
Dans cette perplexité, elle se retira dans son boudoir; elle appella
intérieurement Prudente à son secours, qui lui apparut tout-à-coup.
«Vous avez raison, lui dit la Fée, d’être inquiette de l’effet que ces
présents peuvent produire sur vos filles. Vous n’en connoissez pas
encore tout le danger. Ils ont la vertu d’ôter à celles qui les portent
la réflexion & la mémoire, & de ne les rendre sensibles qu’au plaisir de
s’admirer. Je vous ai déja dit, que je ne pouvois rien changer à la
destinée de Céleste, il faut qu’elle subisse son sort. Quant à Reinette,
je viens de lui faire trouver sur sa toilette une parure de tête, qui la
garantira du fort jetté sur son habit. Toutes les fois qu’elle se
trouvera exposée à faire mauvais usage de ses réflexions, (car elle n’en
feroit que de fausses) les roses qu’elle aura dans sa tête la piqueront
si fort qu’elle en perdra de vue ce qui l’occupoit, & que, lasse de ce
supplice, elle quittera d’elle-même sa parure.» Régentine remercia
beaucoup la Fée. «Ce n’est pas tout, reprit-elle; voici un miroir que je
vous donne, qui a la vertu de faire voir les objets tels qu’ils sont.
Aussi-tôt que vos filles commenceront à être lasses du bal, présentez
leur ce miroir, & suivez exactement ce que, dans le premier mouvement de
surprise, elles vous prieront de faire.» En finissant ces mots elle
disparut.
Régentine plus tranquille, mit son miroir dans sa poche, & revint
assister à la toilette de ses filles, qui étoient déja prêtes à partir.
Reinette lui montra les roses & les pierreries qu’elle avoit trouvées
sur sa toilette & dont elle s’étoit parée, & après maintes & maintes
folies que la joie fit dire aux deux sœurs, elles partirent pour le bal.
Elles éblouirent toute l’assemblée. Céleste étoit si belle qu’on ne
pouvoit pas soûtenir sa vue. Elle eut comme à l’ordinaire, la préférence
sur sa sœur; mais Reinette étoit si contente de sa parure, si gaie, si
yvre, qu’elle ne s’en appercevoit pas, & qu’elle se croyoit aussi belle
que Céleste, ce qui revenoit au même.
Le Prince Colibri pensa perdre la tête en voyant danser Céleste. Il
forma dès cet instant le projet de la demander en mariage. Céleste reçut
avec complaisance tous les hommages de cette brillante assemblée, & elle
pensoit en elle-même qu’il n’y avoit pas de bonheur plus grand sur la
terre que d’être belle, & d’avoir un habit de satin bleu & argent relevé
de topases. La même réflexion venoit à Reinette sur son habit couleur de
rose & argent relevé d’émeraudes; car ces deux habits ayant reçu de la
Fée Prévoyante le même pouvoir, la même idée vint en même temps aux deux
sœurs. Reinette porta la main à la tête & jetta un cri qui fit retourner
tout le monde; chacun s’empressa de la secourir, mais elle ne pouvoit
définir ce qu’elle avoit senti. Tout ce qu’on lui dit d’obligeant excita
en elle un mouvement de sotte vanité, qui lui valut une seconde piquure
plus forte encore que la premiere. Elle jetta un second cri. Elle dit
alors qu’il lui avoit pris subitement une douleur insupportable à la
tête, mais qu’elle avoit presque disparu. Elle remercia beaucoup ceux
qui s’empressoient autour d’elle, & elle recommença la danse comme si de
rien n’étoit. Ce ne fut pas pour long-temps. En passant devant une
glace, les deux sœurs se contemplerent avec tant de satisfaction, qu’une
troisieme piquure, plus longue & plus forte que les précédentes, faillit
à la faire mal. Comme elle pensoit juste, tant que la piquure se faisoit
sentir elle n’osa crier, de peur qu’à la fin on ne la prît pour folle.
Elle chercha sa mere. Elle l’apperçut dans un coin de la sale. Elle lui
vit les larmes aux yeux de la folie & de l’extravagance de ses filles.
Son premier mouvement fut d’aller se jetter dans ses bras; mais la
piquure s’affoiblit, & elle cessa de la sentir en donnant la main à un
Cavalier qui vint la prier à danser. Enfin le plaisir & la vanité
l’enyvrerent tellement, & les piquures devinrent si fréquentes & si
continues que l’une n’attendoit pas l’autre.
Ce fut alors qu’elle vint supplier sa mere de quitter promptement le
bal. Heureusement pour elle, Céleste fit un faux pas en dansant, qui lui
donna le même desir. Alors Régentine tira son miroir de sa poche, & leur
dit: «Voyez vous-mêmes si vous n’avez pas perdu quelques pierreries.»
Elles se regarderent toutes deux en même-temps. Céleste fit un éclat de
rire, & Reinette fut si humiliée qu’elle se cacha de ses deux mains.
«Maman, dit-elle, faites chercher par-tout ces vilains pigeons, qu’ils
reprennent leur habit, je ne veux plus le voir. Et moi, dit Céleste, je
vous prie, Maman, faites-moi peindre comme cela, pour que je ne sois
plus tentée de m’habiller de même. J’ai l’air d’une folle.»
EMILIE.
Mais qu’est-ce qu’elles avoient donc vu dans le miroir, Maman?
LA MERE.
Vous êtes bien pressée, Emilie, j’allois vous le dire. Eh bien! dans ce
miroir elles étoient si repetissées, elles paroissoient si petites, si
petites, qu’un enfant qui vient de naître ne l’est pas davantage.
Céleste n’apperçut dans sa tête que des hochets, des poupées, des
polichinels & toutes sortes de jouets d’enfants, au lieu des fleurs
qu’elle croyoit y avoir, & elle vit dans un coin de la sale la plûpart
de ceux qui lui avoient prodigué tant d’éloges, la tourner en ridicule &
lever les épaules de pitié en parlant d’elle.
Reinette vit toutes ses roses changées en épines. Son extrême parure lui
parut faire un contraste ridicule avec sa figure qui n’étoit pas jolie,
& elle entendit qu’on disoit quand elle partit, c’est dommage qu’avec de
l’esprit on soit si ignorante & si frivole: Céleste & Reinette ne
sçavent que sauter & rire comme des enfants. Régentine, qui a tant de
mérite, est bien à plaindre d’avoir de tels hannetons à gouverner.
De retour chez elle, Régentine fit monter à cheval quatre de ses Pages
pour chercher par-tout quatre pigeons blancs. Elle donna ordre aussi
qu’on lui amenât le meilleur Peintre. En attendant, elle & ses filles se
mirent au lit. Mais Céleste fut obligée de coucher toute habillée. Son
habit resta collé sur son corps, quelqu’effort qu’on fît pour l’en
débarrasser. Celui de Reinette tomba de lui-même dès qu’elle fut dans sa
chambre. Il n’y eut que les fleurs qu’on ne put jamais détacher de sa
coëffure. Ce qui lui fit faire des rêves couleur de rose.
A l’instant de son réveil, Régentine demanda si ses Pages étoient de
retour. On lui dit qu’il y en avoit trois qui avoient parcouru en vain
ses Etats, qu’ils n’avoient jamais pu trouver quatre pigeons blancs.
Quant au Peintre, il y avoit une heure qu’il attendoit le réveil des
Princesses. Régentine fit venir Céleste, & le Peintre commença aussi-tôt
son portrait. A mesure que le tableau s’avançoit, l’habit de Céleste se
détachoit de lui-même; & le portrait achevé, elle se trouva vêtue de
blanc, d’une toile très fine & sur laquelle se trouvoient peintes toutes
sortes de mouches & de papillons.
Tandis qu’on peignoit Céleste, le quatrieme Page arriva tout essoufflé,
& tout en nage. Il avoit parcouru, ainsi que ses camarades, tous les
Etats de Régentine, & tout aussi inutilement qu’eux. Il s’en revenoit
tristement, lorsqu’il apperçut au coin d’un bois une petite vieille qui
donnoit à manger à quatre pigeons blancs. Il conduisit au grand galop
son cheval vers elle. La vieille, le prenant pour un voleur, remit
promptement ses pigeons dans un panier & s’enfonça dans le bois. Le Page
y arriva presque en même temps qu’elle; mais il ne comprit pas comment
elle avoit pu faire, car le bois étoit si touffu qu’on ne pouvoit y
pénétrer. Il tourna long-temps sans pouvoir trouver l’entrée; il alloit
renoncer à son entreprise lorsqu’il vit auprès de lui une jolie petite
fille qui lui présenta un panier de chenevis. «Mon beau Seigneur, lui
dit-elle, voulez-vous acheter mon reste? J’ai là aussi de belles pommes;
croyez-moi, vous ferez bien de les acheter; & puis vous ferez une bonne
action, car j’ai ma mere bien malade, elle m’a donné tout cela à vendre,
& je n’ai encore rien vendu d’aujourd’hui.» Le Page prit une de ses
pommes, il mouroit de soif; il la mangea avec avidité & la trouva
délicieuse. Il lui vint en esprit, qu’en jettant du chenevis devant le
bois, cela attireroit peut-être les pigeons, & enchanté de cette
heureuse rencontre, il donna à la petite fille tout ce qu’il avoit
d’argent dans sa poche, & elle s’en alla très-contente. Aussi-tôt le
Page se mit à semer du chenevis le long des charmilles, & bientôt il
entendit le roucoulement des pigeons. Il essaya d’entrer dans le bois;
mais cela lui fut impossible. Il jetta de nouveau du chenevis, & il vit
paroître les quatre pigeons. La vieille suivoit le plus vîte qu’il lui
étoit possible. Il voulut prendre ces pigeons qui alloient de branches
en branches, mais ils lui échapoient toujours. Enfin, voyant que la
vieille étoit hors d’haleine: «Remettez-moi vos quatre pigeons, lui
dit-il, & je vous donnerai des pommes pour vous rafraîchir.--Ne perdez
pas votre temps à en offrir, lui cria-t-elle, jettez-les contre la
charmille jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus dans le panier.» Le page
obéit à la vieille, & s’en trouva bien; car la charmille prit feu &
s’enflamma à mesure qu’il jettoit les pommes. La vieille rappella ses
pigeons, qui vinrent se percher sur sa tête & sur ses épaules, & tout le
bois fut consumé sans qu’il lui en coûtât un cheveu, ni une plume à ses
pigeons. Le Page comprit alors qu’il avoit à faire à une Fée, & se
prosterna devant elle. «Vous êtes courageux & constant, mon beau jeune
homme, lui dit-elle, & vous en recevrez la récompense. Ramassez votre
chenevis & mettez-le dans vos poches pour nourrir mes pigeons, &
marchons; car la Princesse Régentine nous attend avec impatience.» Il
obéit sans hésiter, tant il étoit rempli de vénération pour elle.
Lorsque la vieille fut seule avec la Princesse, elle se fit connoître
pour la Fée Prudente. «Aussi-tôt que je vous eus quittée hier, lui
dit-elle, je courus m’emparer des pigeons de Prévoyante; car ce ne sont
qu’eux qui puissent débarrasser Reinette de son habit. Je m’étois
auparavant munie de la permission de notre Souveraine, qui me donna une
de ses filles d’honneur pour me secourir des piéges que me tendroit
Prévoyante. En effet, dès que votre Page parut, je vis en même temps un
faucon prêt à fondre sur les pigeons. Je connus qu’il étoit envoyé par
mon ancienne, & je me retirai dans le bois. Aussi-tôt il s’éleva une
charmille impénétrable. La fille d’honneur de la Souveraine vint à mon
secours, en donnant au Page les moyens d’abbatre le bois enchanté, & me
voilà! Ne perdons point de temps, remettons l’habit dans la corbeille!
Dès que les pigeons seront envolés, Reinette sera débarrassée de sa
coëffure qui étoit un préservatif contre le pouvoir de Prévoyante.»
Elles passerent ensemble dans l’appartement des jeunes Princesses. Elles
trouverent le portrait achevé: mais Céleste n’en fut pas contente; car
il la représentoit telle qu’elle devoit être, quand elle auroit perdu sa
beauté. Reinette faisoit de profondes réflexions sur tout ce qui lui
étoit arrivé, & le Page jettoit du chenevis aux pigeons comme la vieille
le lui avoit recommandé. Elle donna un coup de son bâton sur les deux
habits, qui tomberent en poussiere & s’évaporerent en fumée. Alors elle
congédia les pigeons dont elle n’avoit plus que faire. Ils partirent en
jettant de longs sifflements & se transformerent en hiboux. La vieille
dit au Page qu’il pouvoit faire l’usage qu’il voudroit de ce qui lui
restoit de chenevis. Il mettoit déja la main dans sa poche pour le
jetter par la fenêtre: mais il la retira pleine de diamants & de pierres
précieuses de toutes couleurs. «C’est, lui dit la Fée, la récompense de
votre bienfaisance & de votre zéle à exécuter les ordres de Régentine.
Vous avez offert de partager vos pommes avec moi, tandis que vous
mouriez de faim & de soif. Je vous donne de quoi faire la fortune de
plus d’un cadet comme vous.--Grand merci, Madame la Fée, lui répondit le
Page, je m’en vais porter cela à ma mere.»
«Souvenez-vous, Céleste, continua Prudente, de regarder ce tableau
toutes les fois que vous voudrez vous en faire accroire. Et vous,
Reinette, vous avez eu tout le temps de faire des réflexions sur votre
oreiller, vous pouvez détacher vos roses & vos pierreries.--Ah! ma
marraine, s’écria Reinette, de grace, laissez-moi au moins une des roses
pour m’avertir toutes les fois que je serai tentée d’oublier vos
leçons.--Je ne le peux, mon enfant, répondit la Fée; mais quand vous
vous trouverez dans l’embarras, je vous en tirerai, si vous n’oubliez
pas de m’appeller; car je n’ai le pouvoir de secourir que ceux qui
m’appellent avant de prendre un parti.» Reinette en donna sa parole, la
Fée partit, & on lui souhaita un bon voyage.
Cependant le Prince Colibri...
EMILIE.
Mais pourquoi s’appelloit-il Colibri, Maman? Voilà un drolle de nom!
LA MERE.
C’est que par le pouvoir d’une méchante Fée, il avoit été transformé
pendant plusieurs années en un oiseau qui porte ce nom. Le Prince
Colibri avoit été si frapé de la beauté de Céleste, qu’il retourna
promptement chez le Prince Tout-Rond, son pere, pour obtenir la
permission de la demander en mariage. On prépara une belle ambassade. Le
Prince Tout-Rond n’aimoit cependant pas trop les cérémonies; mais il
sentit que dans cette occasion on ne pouvoit s’en dispenser, & il fit
les choses de bonne grace. Son pays étoit limitrophe de celui de
Régentine, & rien ne convenoit mieux aux intérêts des deux Cours que
cette alliance. Aussi la demande fut-elle agréée, les préparatifs de la
noce se firent promptement & avec la plus grande magnificence. Le pere
de Colibri céda à son fils la souveraineté, & se réserva une seule
Terre, où il se retira. Le mariage fut célébré, & Céleste partit avec le
Prince son époux pour se rendre dans ses Etats, où elle fut reçue en
Souveraine.
Reinette comprit à merveille qu’elle ne seroit pas si aisée à marier que
sa sœur. Elle pensa donc sérieusement à se consoler de n’être pas jolie,
& à se procurer d’autres avantages. Elle prit du goût pour l’occupation
& l’étude. Elle avoit toujours appris avec assez de facilité, mais elle
n’approfondissoit rien; elle choisit la musique comme un genre d’étude
qui lui parut préférable, & elle tenta de s’y perfectionner. De-là elle
se fit un plan de lectures, les unes instructives, les autres amusantes,
& insensiblement elle acquit un très-grand nombre de connoissances. Elle
en retira plus d’un avantage, car indépendamment de son amusement
journalier, l’instruction donna un nouvel agrément à son esprit, &
bientôt elle fut plus recherchée & plus fêtée que ne l’avoit été sa sœur
avec toute sa beauté.
Le fils cadet du Prince des Trois-Étoiles, qui étoit sans apanage,
n’ayant rien à faire dans les Etats de son pere, voyageoit pour son
plaisir. On l’appelloit Pacifique, parce qu’il terminoit tous les
différends & toutes les querelles qui survenoient dans sa famille. Il
vint à la Cour de Régentine pour y passer trois semaines, mais il fut si
enchanté de la réception qu’on lui fit, qu’il y resta trois ans. Le
Prince Colibri lui donna des fêtes. Céleste & lui saisissoient toutes
les occasions de montrer leur magnificence, & ils étoient si accoûtumés
à ce genre d’amusement que, quand on étoit par hazard cinq ou six jours
sans inventer un nouveau spectacle, ils s’ennuyoient, ils baailloient, &
finissoient par prendre de l’humeur & par gronder tout le monde. Comme
on se lasse de tout, quand on en abuse, Céleste & Colibri ne trouverent
bientôt plus rien de saillant dans les plaisirs qu’on leur offroit.
L’Intendant des menus plaisirs du Prince fut menacé d’être chassé, s’il
ne faisoit pas mieux. Il écrivit dans tous les pays, pour requérir les
idées de toutes les gens célébres. On lui envoya des plans, des ouvrages
& des sujets pour les exécuter. Le Prince & la Princesse trouverent tout
cela très-beau, mais la fête n’étoit pas finie qu’ils baailloient comme
auparavant. Enfin on eut recours aux Fées. Quelques-unes prétendirent
que si Céleste & Colibri s’ennuyoient, c’étoit la faute de la vie oisive
& désœuvrée qu’ils menoient. D’autres plus indulgentes se prêterent à
les secourir & se firent fort de les faire mourir de rire; mais le rire
est un bien-être momentané, & ne rend pas heureux. Le Prince & la
Princesse l’éprouverent. La Fée Fanfreluche, dont tous les revenus
consistoient dans les contributions qu’elle tiroit des Marchandes de
Modes & des Fabricants d’Etoffes, fit présent à Céleste de deux mois de
son revenu pour effiloquer. Ce présent enchanta Céleste; elle effiloqua
du matin au soir pendant quelques jours; mais cette occupation lui donna
bientôt des vapeurs. Alors Fanfreluche ordonna un spectacle d’un nouveau
genre. On l’établit dans une prairie en face du château, de sorte que
Céleste pouvoit en jouir sans quitter sa chaise longue; elle n’avoit que
la peine de tourner la tête, ce qui lui coûtoit beaucoup, car à force de
ne rien faire, elle étoit devenue extrêmement paresseuse. Cette fête
devoit se passer la nuit. Par le pouvoir de la Fée la prairie fut
tout-à-coup environnée d’une colonnade d’albâtre avec des feuillages en
or & en pierreries, montant autour des pilastres; il y avoit des
amphithéatres dans toutes les travées où les Dames & les Seigneurs de la
Cour étoient placés. Le peuple étoit derriere, & voyoit par le moyen de
grandes & grosses lunettes où dix personnes pouvoient regarder à la fois
pour la commodité du public. La Fée fit distribuer de belles tabatieres
aux Dames & aux Seigneurs; ensuite elle donna un signal, toutes les
tabatieres s’ouvrirent à la fois, & il sortit de chacune une jolie
petite paire de doigts bien potelés, qui saisissant chaque spectateur
par le nez, les forçoit à lever la tête tous en même temps, & ils virent
dans les airs le plus beau feu d’artifice dont on eût jamais ouï parler.
Les doigts enchantés dirigeoient leur attention avec une dextérité
surprenante, en leur faisant tourner le nez à propos. La Princesse & le
Prince firent de grands éclats de rire, en voyant tous ces nez en l’air.
Mais bientôt un spectacle plus flateur s’offrit à leurs yeux. Tous les
spectateurs prirent subitement la figure de Céleste & de Colibri, & ils
eurent la satisfaction de se voir par-tout où ils jettoient leurs
regards, dans différents âges & dans toutes sortes d’attitudes. Céleste
& Colibri penserent mourir de plaisir; mais bientôt ils sentirent
l’ennui d’eux-mêmes qui les gagnoit, & ils prierent instamment
Fanfreluche de faire cesser le charme. Tout disparut, dès qu’ils eurent
formé le desir. Il n’y eut que les doigts enchantés qui vinrent se
ranger auprès de la Fée pour recevoir ses ordres. Elle les mit tous dans
un mortier, les fit piler, & bientôt il en sortit un beau jeune homme
que le Prince & la Princesse trouverent si aimable, qu’ils en firent
leur favori, & ensuite leur premier Ministre. Les affaires en allerent
beaucoup mieux, mais leur ennui accroissoit tous les jours davantage,
leur santé se dérangea, & bientôt ils se trouverent excessivement
malheureux.
Tandis que Céleste & Colibri faisoient de vains efforts pour trouver le
bonheur hors d’eux-mêmes, le Prince Pacifique devint tous les jours plus
épris du mérite de Reinette, & regrettoit d’être un cadet sans apanage &
de n’avoir pas un thrône à lui offrir. «Que je serois heureux,
disoit-il, d’avoir une femme si douce, si modeste, si raisonnable! Elle
est remplie de talents, & il ne lui échape jamais un mot qui puisse la
faire soupçonner d’en avoir, & qui puisse humilier celles qui ne sont
pas si habiles qu’elle. La pudeur & la décence, qui sont la plus belle
parure des femmes, se remarquent dans toutes ses actions. Elle n’a de
volonté que celle de sa mere; elle n’aura de volonté que celle de son
mari. Elle sçait s’occuper, elle trouve ses ressources en elle-même;
elle sera œconome. Elle est sensible, elle sera bienfaisante &
généreuse. Ah, que n’ai-je un thrône à lui offrir!» C’étoit là son
refrain.
De son côté, Reinette n’étoit point insensible au mérite du Prince
Pacifique, & regrettoit comme lui qu’il ne fût pas un parti sortable
pour elle. Régentine s’apperçut de leur vœu mutuel, & en parla à sa
fille. Reinette, qui n’avoit rien de caché pour sa mere, lui confia
l’inclination qu’elle avoit prise pour le Prince. Régentine trouva un
moyen de tout arranger; c’étoit de donner à Pacifique sa fille & ses
Etats, & de ne se conserver que la régence. Elle n’en eut pas plutôt
formé le projet, qu’il fut exécuté. On envoya des Ambassadeurs au Prince
des Trois-Etoiles, son pere, qui se hâta de donner son consentement; &
le jour de la noce suivit de près le retour des Ambassadeurs. Comme le
Prince Pacifique & Reinette n’avoient pas un goût décidé pour les fêtes,
on n’en donna pas d’extraordinaires, on se contenta de tenir grand
appartement à la Cour de Régentine & de donner un bal paré. Ce bal
rappella à la Princesse Reinette celui où elle avoit été deux ans
auparavant. Ce souvenir la fit penser à la Fée Prudente, à qui elle
avoit tant d’obligations. Elle rougit en réfléchissant qu’elle avoit
négligé de la consulter sur son mariage, & courut à sa mere pour lui
faire part de cette réflexion. Régentine la rassura du mieux qu’elle
put, & se reprocha néanmoins intérieurement la précipitation avec
laquelle elle avoit conclu le mariage de sa fille sans l’avis de ses
protectrices. Elle eut beau se dire que sa tendresse pour Reinette &
l’envie de lui faire promptement un sort heureux ne lui en avoient pas
donné le loisir, elle ne pouvoit se dissimuler son tort. Elle quitta
l’assemblée, & appella Prudente à haute voix. Prudente ne répondit pas.
Enfin, à force de lui demander grace, elle parut. «Je ne peux plus rien
pour vous, lui dit-elle; vous avez négligé de m’appeller vous & votre
fille, dans l’occasion la plus importante de sa vie; il faut qu’elle en
subisse la peine; il faut que son expérience lui apprenne de quelle
importance il est de ne rien faire sans moi. Et vous, Princesse, pour
vous punir de n’avoir pas dirigé votre tendresse & vos démarches par mes
avis, vous ne vous reveillerez que quand vos filles seront changées.» En
disant ces mots, Prudente frapa Régentine de sa baguette, & elle
s’endormit profondément.
Cependant Reinette inquiéte de ne point voir revenir sa mere, la fit
chercher par-tout. On la trouva endormie dans son boudoir. On crut
d’abord qu’elle s’étoit trouvée mal, mais on ne tarda pas à
s’appercevoir qu’elle étoit enchantée. Alors tout le palais retentit des
cris de Reinette. Chacun parla diversement de cet événement; chacun en
tira parti pour mettre à profit le moment où personne ne tenoit encore
les rênes du gouvernement, & le Prince Pacifique travailla à se faire
reconnoître Régent comme héritier de la souveraineté, en attendant qu’il
plût aux Fées de réveiller sa belle-mere. «Doucement, lui dit sa femme,
il faut appeller Prudente & Lumineuse à notre secours; Prévoyante doit
être aussi consultée pour sçavoir comment nous devons nous y
prendre.--Je n’ai que faire de cette bande de Sorcieres, répondit
Pacifique; chez mon pere des Trois-Étoiles je me gouvernois tout seul;
je crois que vous me prenez pour mon beau-frere Colibri? Je m’en vais
assembler le conseil, & tout ira bien.--Vous ne sçavez pas, lui répondit
affectueusement Reinette, à quoi vous vous exposez, cher Prince.» Alors
elle lui révéla tous les secrets de famille & le sort dont elle étoit
menacée. «Eh bien, lui répondit-il, assemblez-les, consultez-les,
divertissez-vous bien. Si leur avis est bon, je le suivrai, car j’aime
la paix; s’il ne vaut rien, je suis votre serviteur, & je vais au
Conseil.»
Reinette invita promptement Lumineuse, Prévoyante & Prudente. Elles
arriverent. «Vous avez bien fait de nous appeller, lui dit tout bas la
Fée Prudente. Quant à moi, mon avis vous est interdit; mais ma présence
vous garantira d’une partie des piéges que pourroient vous tendre mes
anciennes.» Reinette leur exposa la situation où le Prince son époux &
elle se trouvoient. Lumineuse aussi-tôt donna vingt projets, que
Prévoyante détruisoit à mesure que sa compagne les exposoit. Reinette
expliqua humblement ceux de son mari. Prévoyante se mit à sourire, & lui
fit une longue énumération de tout ce qu’il ne falloit pas qu’il fît. Le
Prince arriva, les écouta, se tenoit les côtes de rire, & partit pour ne
suivre que son avis. Les trois Fées se retirerent en lui souhaitant bien
du succès.
Pendant l’espace d’une année tout alloit assez bien; mais un jour, en
entrant dans l’appartement de Régentine, on la trouva disparue. Peu de
jours avant, Reinette avoit mis au monde un Prince & une Princesse. Elle
n’étoit pas encore éveillée, le Prince défendit qu’on lui annonçât cette
nouvelle avant qu’on eût fait toutes les recherches possibles. Elles
furent vaines. On ne put sçavoir ce que Régentine étoit devenue. Enfin
il fallut bien en instruire ses filles. Elles furent dans un desespoir
si violent qu’elles penserent en perdre la vie. Cet événement redoubla
la mélancolie dans laquelle Céleste étoit depuis long-temps tombée.
Colibri faisoit ce qu’il pouvoit pour la distraire, & n’y put réussir.
«Vous êtes une singuliere femme, lui disoit-il quelquefois; vous avez
tout à souhait; vous n’avez pas une fantaisie qui ne soit sur le champ
satisfaite; vous ne formez pas un desir, qui ne devienne une réalité; je
n’ai d’yeux que pour vous; je fais vos volontés du matin au soir, & vous
ne vous trouvez pas heureuse. Que vous faut-il donc?--Je n’en sçais
rien, répondit-elle; mais je m’ennuie.»
Reinette fut aussi vivement touchée que Céleste de la perte de sa mere;
mais son caractére n’étant pas le même, la douleur produisit sur elle
des effets différents. «Je suis mere aussi, se disoit-elle; il faut que
je me conserve pour élever mes enfants: mon mari est à la tête des Etats
de ma mere; il est surchargé d’affaires; sans vouloir m’en mêler au-delà
de ce qu’il jugera à propos, voyons si je ne peux pas lui être utile.
Par exemple, visitons la veuve & l’orphelin, voyons si le pauvre dans sa
chaumiere n’est point abandonné! J’ai des peines, consolons ceux qui en
ont plus que moi. Le soir, je rentrerai le cœur plein de joie du bien
que j’aurai répandu autour de moi, & je me trouverai heureuse. Alors le
Prince mon époux verra mon visage toujours serein & gai; j’emploierai
mes talents à le délasser des affaires, & il me verra chaque jour avec
un nouveau plaisir. Je vois bien que je ne dois plus compter sur la
protection des Fées. Rendons-nous heureuses par nous-mêmes & sans le
secours des autres.»
Reinette mit à profit ses réflexions. Elle suivit son plan exactement.
Elle eut bientôt sujet de s’en applaudir.
Le Prince Songecreux, dont les Etats n’étoient séparés de ceux de
Régentine que par une petite riviere qui en bornoit les limites, trouva
un jour en feuilletant dans ses archives, que son arriere-bisaïeul avoit
été possesseur de l’apanage dont jouissoit Reinette. Il trouvoit bien la
cession qui en avoit été faite en bonne forme; mais il prétendoit
qu’elle ne donnoit pas le droit à Régentine d’en disposer en faveur d’un
gendre, & qu’il devoit lui revenir après elle, faute d’enfants mâles. Il
dépêcha un Ambassadeur à Pacifique pour lui signifier ses prétentions.
Pacifique ne laissa pas que d’en être alarmé. Il examina tous les titres
de Régentine, & trouva qu’en effet elle avoit disposé en sa faveur un
peu legerement de son héritage. Reinette lui représenta cependant que
comme régent & comme gendre, il ne pouvoit se dispenser de défendre les
droits de sa mere, & qu’il falloit promptement mettre tout le pays sous
les armes & garnir les frontieres. L’avis du Conseil fut au contraire
d’éluder la question, & de répondre qu’il seroit temps de l’examiner
quand l’héritage seroit vacant. Régentine existoit; elle pouvoit revenir
d’un moment à l’autre; enfin, ce n’étoit pas le moment d’écouter de
telles prétentions, ni de les disputer. Cet avis pouvoit être le plus
prudent, il plaisoit même assez à Pacifique; mais la vanité de Reinette
fut blessée qu’on osât mettre en question le pouvoir & les droits de sa
mere. Les Ambassadeurs furent renvoyés & la guerre défensive résolue.
EMILIE.
Sera-t-elle bientôt finie la guerre, Maman; je ne l’aime pas, car je n’y
entens rien.
LA MERE.
Je m’en doute, aussi je veux vous en épargner les détails.
EMILIE.
Mais Maman, pourquoi Reinette ne consulta-t-elle pas Prudente avant de
faire la guerre?
LA MERE.
Vous avez raison; elle auroit d’autant mieux fait, qu’il n’est pas sage
de prendre un parti dans le premier mouvement du ressentiment. Enfin,
elle négligea cette sage précaution, & tout fut en armes. Songecreux
arriva en personne pour attaquer Pacifique dans ses Etats; & comme vous
n’aimez pas les détails, vous sçaurez seulement, qu’après s’être bien
défendu, toujours battu & poussé de poste en poste, Pacifique fut fait
prisonnier & ses troupes dispersées. Songecreux resta vainqueur,
s’empara des Etats de Régentine par droit de conquête, & Reinette fut
obligée de fuir chez sa sœur avec ses deux enfants, sans biens & sans
moyen de racheter son mari. Sa désolation dans le premier instant fut
extrême. Elle se repentit d’avoir déterminé son mari à faire la guerre;
mais il étoit trop tard; elle sentit que de vains regrets ne remédient à
rien. Elle avoit emporté avec elle toutes ses pierreries & ses diamants.
Elle les vendit pour payer la rançon de son mari. Colibri & Céleste
reçurent Pacifique, & lui offrirent, ainsi qu’ils avoient fait à
Reinette, tout ce qui étoit en leur pouvoir. Pacifique reçut leurs
offres avec reconnoissance, mais le malheur de se trouver à son âge
frustré de belles espérances lui donna un profond chagrin. Sans état,
sans revenu, chargé d’une femme & de deux enfants, cette situation
l’affecta si vivement, qu’elle changea tout-à-fait son caractére. Il
étoit sombre, inégal, inquiet, tout l’impatientoit & lui donnoit de
l’humeur; il grondoit sa femme, ses enfants: enfin, il devint
insupportable. Reinette, peu accoûtumée aux mauvais traitements &
bisarreries, gémissoit en secret d’un changement si funeste; mais comme
elle avoit un grand courage, elle n’opposa à ces mauvais traitements
qu’une patience inaltérable, de la douceur & de la fermeté. Voyant
combien elle étoit nécessaire à son mari & à ses enfants, elle fit taire
jusqu’à sa douleur secrette, & pour y parvenir elle mit en usage toutes
ses ressources; elle passoit sans cesse d’une occupation à une autre;
elle n’étoit jamais un instant à rien faire, & elle parvint à se faire
une maniere d’être agréable. Sa santé à la fin s’altéra, sans que son
courage en fût ébranlé. On la voyoit toujours avec un visage serein &
gai, & souvent elle parvenoit à tirer Pacifique de sa mélancolie.
«Qu’est-ce donc que les hommes, s’écrioit Colibri! Ma femme possede tout
ce que l’on imagine de plus nécessaire au bonheur; elle meurt d’ennui &
de chagrin; elle est maussade & insipide. Ma belle-sœur est accablée de
tous les revers possibles; elle est gaie & heureuse, & sa conversation
enchante; on ne la quitte qu’à regret. J’ai épousé la plus belle femme
de la terre; sa figure se perd tous les jours par sa faute. Reinette
étoit laide; sa santé est foible & se détruit, & plus elle prend
d’années, plus sa physionomie devient interessante. Ah! je n’y comprens
plus rien.»
Ces réflexions que faisoit Colibri, Céleste un beau matin les fit aussi.
Elle comprit par l’exemple de sa sœur que son desœuvrement & l’yvresse
où elle avoit été de sa belle figure, étoient la premiere cause de sa
tristesse. Elle s’avoua que depuis qu’on ne lui disoit plus qu’elle
étoit belle, on n’avoit plus rien à lui dire. Il lui vint dans l’esprit
qu’apparemment il valoit mieux être aimable que d’être belle; & elle
forma la résolution de se retirer de l’apathie où elle vivoit depuis si
long-temps. Elle demanda des Livres à sa sœur, & lui communiqua son
projet. Reinette en fut enchantée & voulut l’aider dans sa reforme. Un
événement qui fut le premier malheur réel que Céleste eût essuyé, acheva
de la faire rentrer en elle-même; car jusques-là elle avoit un peu
confondu les contrariétés indispensables dans la vie, avec les malheurs.
Le Prince Colibri fut tué à la chasse, d’un coup de fusil. Céleste fut
au desespoir de la mort de son mari. Ce malheur touchoit de très-près
Reinette & Pacifique, & par plus d’une raison. Quel alloit être leur
asyle? Céleste n’avoit point d’enfants & le pere de Colibri rentroit
dans tous les droits dont il s’étoit dépouillé volontairement en mariant
son fils. Reinette instruite par l’expérience & par le malheur, ne
manqua pas cette fois d’appeller la Fée Prudente à son secours. Elle
arriva. «Je suis contente, lui dit-elle, de la maniere dont vous vous
êtes tirée de vos épreuves, & dont vous avez réparé vos fautes. Vos
malheurs finiront bientôt. Il ne faut plus que perfectionner votre
ouvrage, en rendant à votre sœur le service de la soûtenir dans le
découragement qui s’emparera d’elle plus d’une fois avant d’embrasser
une vie aussi utile & aussi occupée que la vôtre.--Et ma mere, s’écria
Reinette? Madame par pitié, donnez-m’en des nouvelles; je ne cesse de la
pleurer.--Votre mere existe, & vous la reverrez bientôt, répondit la
Fée.--Et ses Etats... continua tristement Reinette; elle les a perdus
par ma faute!--Ne veuillez point pénétrer dans l’avenir, reprit
Prudente; soyez plus circonspecte & espérez la récompense de votre
mérite.--Et bien, je me tais, dit Reinette; mais que devons-nous faire
ma sœur & moi? Quelle conduite devons-nous tenir?--La plus simple est
toujours la meilleure, répondit la Fée; notifiez la mort du Prince à son
pere, & attendez. Mais vous devez bannir toute crainte, je serai
désormais toujours à vos côtés, & vous n’agirez plus qu’inspirée par
moi. Je vous quitte pour vaquer à d’autres affaires; mais je ne vous
perdrai point de vue. Voici trois présents que je vous fais,
servez-vous-en à propos. Quand vous vous trouverez embarrassée, vous
casserez cette noisette, & vous suivrez la premiere pensée qui vous
viendra dès qu’elle sera ouverte; ensuite vous en remettrez les morceaux
dans votre poche, ils se reprendront tout seuls, & à chaque nouvel
embarras, vous la casserez de nouveau. Voici un flacon qui renferme une
liqueur qui a la vertu de rendre la beauté, vous en ferez l’usage qu’il
vous plaira. Ce Livre-cy est le plus précieux de mes dons, dit-elle, en
tirant de sa poche un petit Livre bleu dont les feuillets étoient
blancs. Vous êtes jeune encore, & il vous reste bien des choses à
connoître. Ecrivez-y chaque jour vos réflexions, sur tout ce qui vous
sera arrivé & sur ce que vous avez à faire le lendemain, mettez-le sous
votre oreiller, en vous éveillant vous y trouverez mes réponses. Adieu,
profitez & ne vous découragez pas.»
Reinette remercia beaucoup la Fée, mit ses présents dans sa poche, &
courut chez sa sœur pour lui faire part des conseils de Prudente. Au
moment d’entrer dans son appartement, elle pensa qu’elle n’avoit point
demandé, si elle pouvoit lui parler de sa mere & des présents que la Fée
lui avoit faits; elle se trouva fort embarrassée, & elle cassa sa
noisette. Elle y trouva un billet où il étoit écrit: _De votre mere
seulement._ «C’est bon, dit-elle en elle-même; ce sera un moyen pour
hâter le changement de ma sœur.» Elle remit les morceaux de sa noisette
dans sa poche. Elle lui annonça en effet que sa mere se réveilleroit
aussi-tôt qu’elle se seroit corrigée des petits défauts contractés dans
l’opulence & dans l’oisiveté, & elle parvint en même temps à calmer sa
grande douleur, en lui montrant toujours le retour de sa mere attaché
aux efforts qu’elle feroit sur elle-même.
On se hâta de faire part de la mort de Colibri à son pere. Ce bon
vieillard s’étoit retiré dans une petite Terre, où il vivoit
paisiblement avec quelques Gentilshommes de son voisinage. Il reçut
cette nouvelle avec les démonstrations de la plus vive douleur. Celui
qui avoit été chargé de la lui annoncer, lui dit, que Céleste attendoit
ses ordres. Il rêva un moment, ensuite il dit: «Mon bien est bien à moi,
j’en peux faire ce que je veux; dites à Céleste, au Prince Pacifique & à
Reinette de venir me voir, je leur ferai connoître mes intentions.»
Plusieurs jours se passerent pendant lesquels Céleste, aidée des
conseils de sa sœur, fit des progrès rapides; mais la perte qu’elle
avoit faite se représentoit toujours à elle avec amertume, & sa douleur
détruisoit sensiblement sa figure. La premiere idée de Reinette fut de
lui donner son flacon, mais se rappellant que sa beauté avoit été cause
des défauts qui l’avoient rendue si malheureuse, elle remit à un autre
temps à en faire usage.
Elles se préparerent avec le Prince Pacifique à aller rendre visite au
Prince Tout-Rond. En arrivant chez lui, on leur dit que l’on doutoit
qu’il pût les recevoir, parce que n’ayant pas de portrait du défunt, il
étoit occupé à écrire dans le pays de Colibri, pour qu’on lui en envoyât
un qui ressemblât à son fils quand il étoit sous cette forme, & il avoit
défendu qu’on l’interrompît tant qu’il écriroit. Reinette demanda s’il
étoit long-temps ordinairement dans son cabinet, on répondit qu’il
n’étoit guere plus de vingt-quatre heures à écrire une Lettre.
Pacifique, à qui cette visite repugnoit beaucoup, fut d’avis de s’en
aller. Céleste & Reinette lui représenterent que le bon-homme pourroit
en être blessé. Pacifique insista. Reinette passa dans un cabinet pour
consulter sa noisette. Elle la cassa; il en sortit un charmant Colibri.
Reinette aussi-tôt rentra, & pria un Valet de chambre de présenter cet
oiseau de sa part à son maître. Il n’hésita pas de lui obéir, bien sûr
du plaisir qu’il alloit lui faire. Céleste & Pacifique ne comprenoient
pas où Reinette avoit pris ce Colibri. Elle leur dit que c’étoit un
présent que venoit de lui faire la Fée Prudente.
Le Prince & les deux Princesses furent bientôt admis en la présence du
beau-pere de Céleste. Il combla Reinette de remerciments. «Vous m’avez
rendu un grand service, lui dit-il, car je ne suis pas grand écrivain;
ce n’est pas que je n’aye écrit comme un autre; mais, ma foi, il y a
temps pour tout.» Après cette belle harangue, il embrassa sa
belle-fille, & se mit en frais pour la consoler; puis il passa avec
Pacifique dans son cabinet: ils furent environ une heure ensemble
pendant laquelle Céleste & Reinette ne laisserent pas que d’être fort en
peine du motif de cette conversation. Enfin, elle finit. Ils revinrent.
«J’ai voulu sçavoir, dit le bon-homme, ce que le Prince Pacifique avoit
dans l’ame; je suis content de lui, & comme je n’ai plus d’enfant, je
l’adopte, & je le fais mon héritier. Dès aujourd’hui il peut entrer en
jouissance de mes Etats; je lui remets tous mes droits, tels que je les
avois cédés à mon fils; je ne me réserve que mon petit canton de terre.
Mais j’y mets cependant la condition qu’il fera un sort convenable à la
veuve du Prince Colibri, dit-il à Céleste.--Fixez-le vous-même, Madame,
je m’en rapporte à vous, répondit Pacifique; je n’ai aucun droit au
bienfait que je reçois; je serai trop content de ce qui me
restera.--Prince, répondit Céleste, ce sera ma sœur qui me guidera sur
la demande que j’aurai à vous faire...» Elle alloit continuer, mais un
grand bruit qu’on entendit tout-à-coup l’interrompit. Une musique
céleste se fit entendre, & l’on vit descendre du ciel un palais de
crystal avec des portes de rubis & d’émeraudes. «Quel diable de train
est-ce là, s’écria le Prince Tout-Rond? Est-ce encore quelque Fée qui
vient faire des siennes, elles ne me laisseront jamais en repos?
Mesdames, c’est à vous sans doute à qui elles en veulent, je vais
m’enfermer dans mon cabinet avec mon charmant Colibri, & quand elles
seront parties, vous n’avez qu’à me faire appeller; il y a long-temps
que je ne me mêle plus des affaires des Grands.--Je vous demande la
permission de vous suivre, Prince, lui dit Pacifique, je ne suis guere
plus curieux que vous de la conversation de ces Magiciennes.--A la bonne
heure, reprit le vieillard, mais partons.»
Dès qu’ils furent sortis du salon, le palais, qui s’étoit placé dans la
cour, s’ouvrit; & les trois Fées, Lumineuse, Prévoyante & Prudente en
sortirent. «Où sont les Princes, demanderent-elles?» Les Princesses
n’osoient répondre. «Point tant de façons», dit Prévoyante en frapant de
sa baguette le cabinet où ils s’étoient retirés. La porte s’ouvrit.
«Nous venons, dit la Fée, vous donner un bon avis, Prince. Nous
approuvons fort le don que vous faites de vos Etats au Prince Pacifique,
dit-elle au beau-pere de Céleste; mais gardez-vous de le publier; les
succès de Songecreux pourroient l’engager à s’emparer aussi de vos
Etats, s’il vous voyoit y renoncer. Il faut tenir vos dispositions
secrettes. Il faut retourner prendre la place de votre fils. Pacifique
gouvernera en effet; mais il gouvernera en votre nom jusqu’à ce que vous
n’ayez plus rien à redouter de Songecreux.--L’avis est bon, dit le
vieillard, je n’en disconviens pas; mais quand n’aurons-nous plus rien à
redouter de Songecreux?--Quand il plaira à Céleste, dit la Fée
Lumineuse, voilà tout ce qu’il nous est permis de vous annoncer.--Moi,
s’écria-t-elle, & comment cela dépend-il de moi?--Oh qu’oui reprit
Tout-Rond, attendez-vous qu’elles répondent à cela? Allons, allons, il
faut prendre son parti, & faire comme elles l’entendent. Mais, Mesdames,
entre vous trois, ne pourriez-vous pas me rendre un service?...--Il est
rendu, se hâta de répondre la Fée Lumineuse, qui avoit pénétré la
demande qu’il vouloit leur faire.--Oh parbleu! Je vous défie, Madame
Lumineuse, avec tout votre esprit, de deviner ce que je voulois
dire.--Vous vouliez, lui dit-elle, nous demander de faire parler
Colibri; il répondra désormais à toutes les questions que vous lui
ferez, toutes les fois que vous le tiendrez sur le doigt, & que vous le
regarderez fixement; mais il ne sera entendu que de vous, & il ne
parlera jamais que vous ne l’interrogiez.--Bravo, répondit le bon-homme,
c’est encore mieux que je ne demandois. Vivent les Fées! C’est un
plaisir d’avoir à faire à elles. Mais voyons cependant si vous ne
m’attrapez pas.» Il prit le petit Colibri sur son doigt, & lui demanda
quelque chose à l’oreille, puis le regarda fixement, ce qui fit venir
les larmes aux yeux de Céleste. «Il parle comme un Oracle, s’écria-t-il!
Eh bien, Mesdames, vous dites donc...--Je dis, reprit Prudente, que vous
perdez le temps en paroles inutiles. Partez, retournez dans vos Etats,
abandonnez cette bicoque...--Bicoque vous-même, reprit Tout-Rond;
pourquoi injuriez-vous ma maison, Madame? je la quitte avec peine, &
puis je n’aime point à voyager.--Ne faut-il pas aussi vous en épargner
la peine, reprit Prévoyante? Allez vous coucher, & levez-vous demain de
bonne heure, car vous aurez plus d’une affaire.--Je ne demande pas
mieux, reprit-il encore, mais je suis en peine des Princesses & de
Pacifique; je n’ai d’appartement ici que pour moi, &...--Vous devenez
modeste ou vilain, dit Prévoyante en l’interrompant; où donne cette
porte que voilà au fond de votre cabinet?--Pardieu, dit-il, c’est ma
garderobe, prétendez-vous les coucher là?--Vous ne nous en imposez pas,
reprit Prévoyante.» En disant cela, elle frapa la porte de sa baguette;
la porte s’ouvrit, & l’on vit un magnifique appartement destiné à
Reinette & à son mari. De-là on passa dans un autre plus petit, & décoré
suivant l’étiquette des veuves, ce qui désignoit que Céleste devoit
l’occuper. «Vous avez très-bien fait d’y pourvoir, Mesdames, dit le
bon-homme, en admirant les appartements; tant que vous ne ferez que de
ces tours-là, vous serez les bien venues. Si vous voulez aussi vous
mêler du souper, je crois qu’il n’y aura pas grand mal, & alors je vous
proposerai sans façon...--Et où est la sale à manger, demanda
Prudente?--La sale à manger, dit-il, partout où je me trouve quand j’ai
faim. Ici par exemple!» Aussi-tôt une table somptueusement servie
descendit du plafond, & l’on se mit à table. Céleste paroissoit seule
insensible à toutes ces merveilles. Elle regardoit les larmes aux yeux
le petit Colibri que son beau-pere tenoit toujours sur son doigt. La Fée
Lumineuse consulta ses compagnes pour sçavoir si elles ne tâcheroient
pas par quelques charmes d’abréger le terme de ses regrets, & il fut
résolu qu’on en donneroit le pouvoir à Reinette, dont Prudente guidoit
toutes les actions.
Le souper fait, les Fées prirent congé de la compagnie, chacun se retira
dans son appartement, se coucha, & le lendemain en se réveillant, ils se
trouverent tous transportés dans le palais de Céleste. Tout rentra dans
l’ordre ordinaire. Pacifique se mit à gouverner; le bon vieillard
causoit toute la journée avec son Colibri. Reinette reprit ses
occupations, & Céleste fit tous ses efforts pour l’imiter. Elle
consultoit toujours sa sœur; celle-ci consultoit son Livre bleu & sa
noisette, & tout alloit le mieux du monde. La paix & l’union regnoient
entre eux. Céleste finit par se trouver heureuse. Tous les soirs on
chantoit en chorus:
Où peut-on être mieux
Qu’au sein de sa famille?
Une année se passa ainsi sans qu’il arrivât rien de remarquable. Un jour
où ils étoient tous rassemblés, on leur annonça la visite de Songecreux.
Cela les fit trembler. Il fallut pourtant bien le recevoir. La curiosité
l’attiroit, & il ne le cacha pas. Il avoit tant entendu parler du
bonheur de cette famille & du mérite de celle qu’il avoit dépouillée de
son héritage, qu’il voulut en juger par lui-même. Il se fit accompagner
par un de ses neveux, qui étoit un jeune Prince d’une beauté parfaite;
aussi on l’appelloit Phénix. La réception qu’on leur fit, fut assez
froide. Le jeune Prince trouva Céleste fort au-dessous de la réputation
de sa beauté, mais beaucoup plus aimable qu’on ne le lui avoit dit.
De retour chez son oncle, il ne parloit que de la _Famille heureuse_;
c’est le nom qu’on lui donnoit à vingt lieues à la ronde. «Mon oncle,
disoit Phénix, avez-vous remarqué ces deux sœurs? Et Céleste, quelle
modestie dans ses regards!--Ne m’interrompez pas, je songe... répondoit
Songecreux.--Et à quoi songez-vous, mon oncle?--A ce qui me plaît, mon
neveu.» Songecreux fut trois mois entiers à songer tout seul à ce qui
lui plaisoit sans jamais en faire part à personne. Pendant ce temps,
Phénix alloit fréquemment faire sa cour aux Princesses; il les trouvoit
toujours occupées & toujours plus aimables. Il prit pour Céleste un goût
si vif, qu’il vint un jour interrompre les rêveries de son oncle; il se
jetta à ses genoux, & lui avoua qu’il ne pouvoit plus vivre sans épouser
Céleste. «Parbleu, lui répondit Songecreux, tu aurois bien dû me le dire
plutôt: il y a trois mois que je songe comment je pourrois faire pour
réparer le mal que j’ai fait à toute cette famille, sans leur avouer que
j’ai eu tort, & je ne trouvois rien. Mais voilà l’arrangement tout fait:
tu épouseras Céleste; je te donne mes Etats, après moi s’entend, & je
rens à Reinette & à Pacifique pour présent de noces ce que je leur ai
pris.» Phénix fut dans un transport de joie difficile à rendre. «Je vous
tiens quitte des remerciments, lui dit son oncle, allez-vous-en trouver
votre céleste épouse, & laissez-moi, il faut que je me remette à
songer.--Et pourquoi faire, mon oncle?--Belle demande! Et le contrat &
la noce? Laissez-moi songer, vous dis-je, & partez.» Phénix ne se le fit
pas dire deux fois. Il s’adressa au Prince Pacifique, & lui dit les
intentions de Songecreux, en le priant de lui être favorable auprès de
Céleste. Reinette, qui vit dans cette proposition l’accomplissement de
tout ce qu’avoit annoncé Prudente, pressa sa sœur d’accepter la main de
Phénix. On consulta cependant son beau-pere, qui répondit: «Eh! mais,
qu’est-ce qu’on prétend donc que je devienne moi? Est-ce que je resterai
tout seul ici?--Il ne tiendra qu’à vous, lui dit Reinette, de venir
demeurer avec nous.--Parbleu, Princesse, vous n’en serez pas dédite; à
ce compte, je consens à tout.»
Dès que le mariage fut public, Songecreux vint lui-même chercher
Reinette & Pacifique pour les remettre en possession de leurs biens, ce
qui se fit avec la plus grande solemnité. Reinette ne fut pas plutôt
dans son palais qu’elle courut avec Céleste à l’appartement de leur
mere. Elles entrerent en tremblant dans le boudoir où elle s’étoit
endormie, & dont elle avoit disparu. Reinette, plus vive que sa sœur,
entra la premiere, & jetta un cri, en voyant sa mere qui se réveilla en
sursaut au bruit qu’elle fit. On peut plus aisément se représenter que
d’écrire les transports de joie des deux Princesses & de Régentine. Les
Princes furent appellés. Le bruit du retour de Régentine se répandit
bientôt, & la satisfaction devint générale. Régentine donna son
consentement au mariage de Céleste. Elle apprit l’heureux changement qui
s’étoit fait dans son caractére & dans sa façon de penser, & pensa en
mourir de plaisir. Reinette fit présent à sa sœur de son flacon de
beauté; mais elle dédaigna d’en faire usage, bien sûre par son
expérience que la beauté ne rendoit point heureuse.
Les Fées assisterent aux noces de Céleste, & l’on chanta un hymne en
l’honneur de Prudente & de Prévoyante. Céleste convint, & promit de ne
jamais oublier, que la beauté ne l’avoit jamais rendue heureuse, qu’elle
avoit été au contraire un obstacle à son bonheur, & qu’elle n’avoit joui
d’une satisfaction sans nuage que depuis qu’elle avoit contracté
l’habitude de faire succéder sans cesse une occupation à une autre.
Depuis cet événement, ils ont tous vécu heureux. Les Fées fixerent les
limites des Etats de Régentine, de Songecreux & du pere de Colibri; ils
furent entourés d’une riviere profonde. Ce pays est inaccessible à tous
ceux qui ne sont pas aussi vertueux que ses habitants. Ce qui fait que
depuis on l’a toujours appellé _l’Isle heureuse_.
* * * * *
LA MERE.
Eh bien! comment trouvez-vous cette histoire?
EMILIE.
Elle m’a fort amusée, Maman; je voudrois bien ressembler à Reinette.
LA MERE.
Vous sçavez ce qu’il faut pour cela?
EMILIE.
Oui, Maman, je la lirai encore, n’est-ce pas?
LA MERE.
Quand il vous plaira.
EMILIE.
Il y a bien des choses que je vous prierai de m’expliquer.
LA MERE.
Volontiers. Mais ce sera pour un autre jour.
DOUZIEME CONVERSATION.
EMILIE.
Que ferons-nous aujourd’hui, Maman?
LA MERE.
Ce que vous voudrez. Voyez ce que vous voulez faire; vous avez bien
rempli vos devoirs, je vous laisse maîtresse de choisir vos occupations
pour le reste de la journée.
EMILIE.
Vous êtes bien bonne, ma chere Maman! Eh bien, il faut si vous voulez...
ou bien je voudrois... Oh non, non, tenez, Maman, causons, cela vaudra
mieux.
LA MERE.
Cela vaudra mieux que quoi?...
EMILIE.
Que tout ce qui me passoit par la tête. Mais, Maman, si vous voulez,
puisque vous êtes contente de moi, j’aime mieux causer. Il y a près de
huit jours au moins, Maman, que nous n’avons parlé ensemble.
LA MERE.
Je croyois que nous causions ensemble tous les matins.
EMILIE.
Ah! oui, mais c’est à déjeûner ou en étudiant; mais faire la
conversation comme une Dame, il y a bien long-temps.
LA MERE.
Cela est vrai. Eh bien, je vous écoute, avez-vous bien des choses à me
dire?
EMILIE.
Oui, Maman, mais commencez.
LA MERE.
Volontiers! Par exemple, il me passe aussi une idée par la tête; rendez
moi un peu compte de tout ce qui vous est arrivé, & de la maniere dont
vous avez passé votre temps depuis notre derniere conversation.
EMILIE.
Ah! voyons. Premierement, ma chere Maman... faut-il parler de mes
devoirs?
LA MERE.
S’ils vous ont fait faire quelques réflexions nouvelles depuis que nous
en avons parlé à la bonne heure.
EMILIE.
Non. Ainsi je dirai seulement que Lundi dernier nous sommes sorties
ensemble.
LA MERE.
Et où avons-nous été, je ne m’en souviens pas trop?
EMILIE.
Comment, Maman, vous ne vous en souvenez pas? je m’en souviens bien,
moi; nous avons été acheter de la soie pour faire de la tapisserie, &
nous avons trouvé une Dame qui étoit si impertinente; vous sçavez bien
Maman, cette Dame qui étoit dans la boutique.
LA MERE.
Ah! oui vraiment, je me la rappelle; mais j’avois oublié & la Dame & son
impertinence.
EMILIE.
Elle avoit pourtant grand tort.
LA MERE.
C’est pour cela que j’ai été si pressée de l’oublier, d’autant qu’elle a
été très-fâchée de l’impertinence qu’elle m’a faite.
EMILIE.
Je le crois.
LA MERE.
Vous avez donc senti qu’elle avoit eu tort.
EMILIE.
Oui Maman!
LA MERE.
Et en quoi?
EMILIE.
Mais parce qu’elle est entrée dans cette boutique comme une folle,
qu’elle a voulu prendre votre chaise en vous faisant ranger, & sans
seulement faire la révérence, comme si vous étiez une Femme de chambre.
LA MERE.
Si j’avois été une Femme de chambre, elle n’auroit donc pas eu tort?
EMILIE.
Non Maman!
LA MERE.
Vous vous trompez, Emilie. Sa Femme de chambre n’auroit pas eu le droit
de lui résister comme moi; mais la Dame auroit eu tout autant de tort.
EMILIE.
Comment cela, Maman?
LA MERE.
En se conduisant comme elle l’a fait, elle étoit impertinente avec moi,
elle auroit seulement été impolie avec une Femme de chambre; & il ne
faut être impolie avec personne. Voilà précisément en quoi consiste la
faute que son étourderie lui a fait faire.
EMILIE.
Voilà donc pourquoi, Maman, vous me dites toujours de faire la révérence
à tout le monde.
LA MERE.
Sans doute; il faut s’accoûtumer de bonne heure à cette politesse
générale, qui n’est jamais déplacée & qui n’a rien de faux.
EMILIE.
Est-ce que la politesse est de la fausseté?
LA MERE.
Quand elle est exagérée, quand elle est outrée, elle en a l’air.
EMILIE.
Qu’est-ce que c’est que la politesse, Maman? Car c’est une de ces choses
que j’entens à-peu-près & que je voudrois bien sçavoir tout-à-fait.
LA MERE.
La politesse est une expression douce & volontaire des sentiments
d’estime & de bienveillance que nous éprouvons. Elle se marque par le
maintien, ou par les paroles. Elle est quelquefois aussi une simple
marque d’égards.
EMILIE.
C’est quand on fait la révérence à ceux devant qui on passe sans les
connoître qu’elle est une marque d’égards, n’est-ce pas, Maman?
LA MERE.
Oui précisément. Celle-là est sans conséquence, & il vaut mieux la
prodiguer que d’y manquer.
EMILIE.
Et l’autre?
LA MERE.
Celle qui se marque par les propos affables, ou par ce qu’on appelle
compliment d’usage, demande plus de distinction, pour ne pas passer les
bornes de la droiture. Je vous les ferai faire à mesure que l’occasion
s’en présentera.
EMILIE.
Pourquoi pas à présent, ma chere Maman?
LA MERE.
C’est que les maximes générales sont presque toujours fausses ou
sujettes à tant d’exceptions, qu’il vaut bien mieux attendre le moment
où l’exemple se présentera.
EMILIE.
Oui? Eh bien, parlons d’autre chose, Maman, je suis bien aise d’être au
monde!
LA MERE.
Et pourquoi?
EMILIE.
C’est que c’est joli tout ce qu’on voit. Et puis, il y a des moments où
je suis si heureuse! si heureuse! Hier, par exemple, cette Comédie où
vous m’avez menée, cette petite Demoiselle qu’on avoit renvoyée; elle
étoit bien affligée, elle pleuroit; mais aussi quand je l’ai vu revenir,
cela m’a fait tant de plaisir!... Comment est-ce qu’elle s’appelle?
LA MERE.
Nanine.
EMILIE.
Oui, Nanine! Pourquoi donc est-ce qu’on l’avoit renvoyée?
LA MERE.
C’est qu’on avoit dit du mal d’elle à son maître, & il l’avoit cru.
EMILIE.
Mais il avoit tort! Pourquoi ne lui demandoit-il pas si cela étoit vrai?
Moi si j’avois été à la place de ce Monsieur, je lui aurois dit:
Mademoiselle, on m’a dit... mais qu’est-ce qu’on lui avoit donc dit, je
ne sçais plus?
LA MERE.
Son maître lui avoit donné de l’argent; elle l’envoyoit en cachette à
son pere, & l’on l’avoit accusée de l’avoir donné à un autre.
EMILIE.
Eh bien! je lui aurois demandé si cela étoit vrai.
LA MERE.
Vous auriez mieux fait. Mais son maître étoit piqué de ce qu’elle avoit
manqué de confiance en lui, & il n’écoutoit que son ressentiment.
EMILIE.
Mais elle faisoit bien d’envoyer son argent à son pere; on ne devoit pas
la punir.
LA MERE.
Certainement. Voyons un peu, quelles réflexions ferons-nous sur tout
cela?
EMILIE.
Oh, je ne sçais pas, tout cela m’embrouille! Aidez-moi, Maman, s’il vous
plaît!
LA MERE.
Il me semble que nous pouvons conclure qu’en général il y a un grand
danger à ne pas donner sa confiance entiere à ceux qui veulent bien nous
diriger & nous guider.
EMILIE.
Oui, cela est vrai.
LA MERE.
Que l’on est très-blamable de suivre son premier mouvement de colere ou
de ressentiment, parce qu’on court le risque de faire des injustices
comme le Comte d’Olban.
EMILIE.
Cela est encore vrai. Ah! est-ce qu’il s’appelle d’Olban, ce Monsieur?
LA MERE.
Oui. Et qu’enfin celui qui n’a rien à se reprocher peut se consoler
comme Nanine des injustices qu’il essuie, parce que tôt ou tard la
vérité se découvre, & qu’on rend justice à qui il appartient.
EMILIE.
Oui... Maman, c’est bien commode, la vérité.
LA MERE.
Oui, pour celui qui ne s’en écarte pas, il n’a qu’à se tenir tranquille.
Et le mensonge, la calomnie, la fausseté sont en revanche bien
incommodes & bien fatiguants pour ceux qui s’y laissent entraîner. Il
faut qu’ils travaillent sans cesse à cacher leur duplicité, qu’ils
craignent toujours d’être découverts; qu’ils se tourmentent, & tout cela
fort inutilement, car avec le temps ils le seront certainement.
EMILIE.
Oh! pour moi, je dirai toujours vrai, car je n’aime pas à être
tourmentée. Tenez, Maman; quand j’ai tort, je suis si mal à mon aise, &
je serois bien pis si je mentois. Oh! mon Dieu, je me cacherois comme
cela avec mes deux mains sur mon visage; je crois que je n’oserois plus
jamais me montrer.
LA MERE.
Vous avez raison; car il y a des fautes qui ne s’oublient pas, & le
mensonge est du nombre. Celui qui s’en est rendu coupable perd l’estime
& la confiance des hommes, & l’on ne s’en releve jamais. C’est un vice
bas & avilissant.
EMILIE.
Mais à propos, Maman, vous sçavez bien ce que vous m’avez promis.
LA MERE.
Quoi?
EMILIE.
L’extrait de ce Livre pour apprendre par cœur. Vous l’avez oublié, moi
je m’en souviens bien.
LA MERE.
Je ne l’ai point oublié, car je l’ai dans ma poche; mais j’attendois que
vous vous en souvinssiez.
EMILIE.
Ah, ma chere Maman, que vous êtes bonne! Allez-vous me le donner?
LA MERE.
Oui, je serai bien aise que nous le lisions ensemble. Le voici, lisez.
EMILIE.
Voyons.
EXTRAIT des Principes moraux.
«Qu’il est doux d’exister, de penser, de sentir. J’existerai pour obéir
à l’Auteur de la Nature. Je penserai pour connoître la vérité. Je
sentirai pour aimer la vertu.
«Je ferai le bien, parce qu’il est agréable à faire. Je laisserai le
mal, parce qu’il remplit le cœur d’horreur & d’amertume.
«J’ouvrirai le matin mon cœur à la joie de pouvoir faire le bien; je me
livrerai le soir au sommeil avec la satisfaction d’avoir vécu dans
l’innocence. Je travaillerai le lendemain à faire le bien que je n’aurai
pas fait la veille.
«Je jouirai de tous les biens de la vie sans orgueil & sans injustice.
Je me passerai de tout ce que je n’ai point, sans humeur & sans murmure.
«O vérité, sois la lumiere de mon esprit! O vertu, sois la seule
nourriture de mon ame! O bienveillance, amour, gratitude, amitié, soyez
les plus douces occupations de ma vie!
«J’aimerai les hommes, parce qu’ils sont mes semblables. J’embellirai
mon existence de celle des autres. J’étendrai ma bienveillance sur tout
ce qui existe, afin que mon cœur soit toujours rempli de la douceur
d’aimer & d’être utile.
«S’il est vrai que les hommes soient plus méchants qu’ils n’étoient, je
ferai de l’indulgence & de la douceur mes compagnes ordinaires, afin de
n’être pas malheureuse des vices & des défauts des autres.
«Je serai heureuse du bonheur d’autrui, parce que je le sçaurai dans
l’aisance. Je plaindrai le malheureux que je ne puis secourir; je
partagerai ses peines, parce qu’il en sera d’autant soulagé. J’oublierai
le méchant & ses actions, parce qu’il faudroit le haïr.
«Je ne vivrai que pour aimer ce qui est bon & aimable. Je fermerai mon
cœur au poison de la haine & de l’envie, afin qu’il n’en soit pas
corrompu. Je souffrirai les injustices des autres sans me plaindre,
parce qu’ils sont assez punis d’être méchants.
«Je serai douce & sensible dans le bonheur, afin d’en être digne. Je
serai patiente & courageuse dans le malheur, afin de le vaincre.
«Je ne murmurerai pas des événements de la vie, parce que je n’en
connois ni la cause, ni le but. Je regarderai l’immensité de l’univers &
ses abysmes, afin de me guérir de l’orgueil de me croire quelque chose.
Je regarderai les soins de l’Auteur de la Nature pour la plus petite de
ses créatures, afin de ne me point croire abandonnée.
«J’emploierai mon loisir à contempler l’ordre & la magnificence de ses
ouvrages, afin d’avoir des sujets d’admirer & de me réjouir. Tous les
êtres sont faits pour obéir à sa loi, & ils ne trouvent leur bonheur que
dans leur obéissance. Je serai soumise à sa volonté, afin de remplir mon
heureuse destinée.
«J’admirerai les travaux & les vertus de l’homme, son courage, son
génie, & la sublimité de ses idées, & je serai aise d’être son
semblable. O homme, qui t’es dégradé par la bassesse du vice & des
mauvaises actions, que ton souvenir soit effacé de ma mémoire, afin que
je ne rougisse pas de mon être!
«O espérance, remplis mon cœur de la certitude de passer ma vie dans
l’innocence, afin que la paix de mon ame ne soit point altérée! Que mon
cœur n’éprouve jamais la lassitude de faire le bien! Je regarderai la
vie comme un bien passager que je rendrai sans regret, parce que je
l’aurai fait valoir de mon mieux, & que j’en aurai joui pour le bonheur
des autres & pour le mien. La vertu vaut mieux que la vie, parce qu’elle
rend l’homme heureux, & qu’il ne faut vivre que pour le bonheur des
autres & pour le sien.
«O toi, qui régles ma destinée, donne-moi beaucoup de devoirs à remplir,
afin que mon cœur ait beaucoup de sujets de satisfaction! Que plutôt je
cesse de vivre que de faire un crime! Que je ne sois jamais assez
misérable pour causer le malheur d’un être vivant!
«La fausseté sera loin de mon cœur! Le mensonge ne sera point dans ma
bouche, parce que je gagnerai à me montrer telle que je suis... &c.»
* * * * *
LA MERE.
Eh bien, comment trouvez-vous cela?
EMILIE.
Quoi! c’est déja fini? Mais il n’y a rien de nouveau là-dedans.
LA MERE.
Comment?
EMILIE.
Mais je sçais tout cela, Maman. C’est ce que nous disons tous les jours.
LA MERE.
Mais le dire ne signifie rien, si vous n’êtes pas convaincue de la
vérité de ces principes.
EMILIE.
Et comment ne le serois-je pas, Maman? Est-ce que je ne l’éprouve pas?
Quand j’ai tort, je suis malheureuse; quand je suis sage, je suis
heureuse; quand j’ai fait du bien à quelque chose, je suis enchantée.
Quand je vois quelqu’un souffrir, cela me fait de la peine; il semble
que ce soit moi qui souffre.
LA MERE.
Puissiez-vous toujours, mon Enfant, vous fortifier dans ces sentiments.
Croyez-moi, apprenez cet extrait par cœur pour vous rappeller à tout
instant les principes qui doivent diriger votre conduite.
EMILIE.
Ah! Maman, oui, je les apprendrai, je vous le promets; mais, Maman,
appellons cela les Eléments du bonheur, n’est-ce pas?
LA MERE.
Vous avez raison.
EMILIE.
Nous les cherchions l’autre jour, les voilà tout trouvés! Voulez-vous
bien me permettre de les copier, je les sçaurai plus vîte.
LA MERE.
Très-volontiers, les voilà. Allez les écrire.
EMILIE.
J’y vais, Maman, & je ne quitterai pas que je n’aye tout fini.
FIN.
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CONVERSATIONS D'ÉMILIE ***
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