Plus fort que Sherlock Holmès

By Mark Twain

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Title: Plus fort que Sherlock Holmès
       Deuxième Édition

Author: Mark Twain

Release Date: March 17, 2004 [EBook #11622]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PLUS FORT QUE SHERLOCK HOLMÈS ***




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MARK TWAIN

Plus fort que Sherlock Holmès


TRADUIT PAR FRANÇOIS DE GAIL

DEUXIÈME ÉDITION


MCMVII






PREMIÈRE PARTIE




I


La première scène se passe à la campagne dans la province de Virginie,
en l'année 1880.

Un élégant jeune homme de vingt-six ans, de fortune médiocre, vient
d'épouser une jeune fille très riche. Mariage d'amour à première vue,
précipitamment conclu, mais auquel le père de la jeune personne, un
veuf, s'est opposé de toutes ses forces.

Le marié appartient à une famille ancienne mais peu estimée, qui avait
été contrainte à émigrer de Sedgemoor, pour le plus grand bien du roi
Jacques. C'était, du moins, l'opinion générale; les uns le disaient avec
une pointe de malice, les autres en étaient intimement persuadés.

La jeune femme a dix-neuf ans et est remarquablement belle. Grande,
bien tournée, sentimentale, extrêmement fière de son origine et très
éprise de son jeune mari, elle a bravé pour l'épouser la colère de son
père, supporté de durs reproches, repoussé avec une inébranlable fermeté
ses avertissements et ses prédictions; elle a même quitté la maison
paternelle sans sa bénédiction, pour mieux affirmer aux yeux du monde la
sincérité de ses sentiments pour ce jeune homme.

Une cruelle déception l'attendait le lendemain de son mariage. Son mari,
peu sensible aux caresses que lui prodiguait sa jeune épouse, lui tint
ce langage étrange:

«Asseyez-vous, j'ai à vous parler. Je vous aimais avant de demander
votre main à votre père, son refus ne m'a nullement blessé; j'en ai
fait, d'ailleurs, peu de cas. Mais il n'en est pas de même de ce qu'il
vous a dit sur mon compte. Ne cherchez pas à me cacher ses propos à mon
égard; je les connais par le menu, et les tiens de source authentique.

«Il vous a dit, entre autres choses aimables, que mon caractère est
peint sur mon visage; que j'étais un individu faux, dissimulé, fourbe,
lâche, en un mot une parfaite brute sans le moindre coeur, un vrai «type
de Sedgemoor», a-t-il même ajouté.

«Tout autre que moi aurait été le trouver et l'aurait tué chez lui comme
un chien. Je voulais le faire, j'en avais bien envie, mais il m'est venu
une idée que j'estime meilleure. Je veux l'humilier, le couvrir de
honte, le tuer à petites doses: c'est là mon plan. Pour le réaliser, je
vous martyriserai, vous, son idole! C'est pour cela que je vous ai
épousée, et puis... Patience! vous verrez bientôt si je m'y entends.»

Pendant trois mois à partir de ce jour, la jeune femme subit toutes les
humiliations, les vilenies, les affronts que l'esprit diabolique de son
mari put imaginer; il ne la maltraitait pas physiquement; au milieu de
cette épreuve, sa grande fierté lui vint en aide et l'empêcha de trahir
le secret de son chagrin. De temps à autre son mari lui demandait: «Mais
pourquoi donc n'allez-vous pas trouver votre père et lui raconter ce que
vous endurez?...»

Puis il inventait de nouvelles méchancetés, plus cruelles que les
précédentes et renouvelait sa même question. Elle répondait
invariablement: «Jamais mon père n'apprendra rien de ma bouche.» Elle en
profitait pour le railler sur son origine, et lui rappeler qu'elle
était, de par la loi, l'esclave d'un fils d'esclaves, qu'elle obéirait,
mais qu'il n'obtiendrait d'elle rien de plus. Il pouvait la tuer s'il
voulait, mais non la dompter; son sang et l'éducation qui avait formé
son caractère l'empêcheraient de faiblir.

Au bout de trois mois, il lui dit d'un air courroucé et sombre: «J'ai
essayé de tout, sauf d'un moyen pour vous dompter»; puis il attendit la
réponse.

--Essayez de ce dernier, répliqua-t-elle en le toisant d'un regard plein
de dédain.

Cette nuit-là, il se leva vers minuit, s'habilla, et lui commanda:

«Levez-vous et apprêtez-vous à sortir.»

Comme toujours, elle obéit sans un mot.

Il la conduisit à un mille environ de la maison, et se mit à la battre
non loin de la grande route. Cette fois elle cria et chercha à se
défendre. Il la bâillonna, lui cravacha la figure, et excita contre
elle ses chiens, qui lui déchirèrent ses vêtements; elle se trouva nue.
Il rappela ses chiens et lui dit:

«Les gens qui passeront dans trois ou quatre heures vous trouveront dans
cet état et répandront la nouvelle de votre aventure. M'entendez-vous?
Adieu. Vous ne me reverrez plus.» Il partit.

Pleurant sous le poids de sa honte, elle pensa en elle-même:

«J'aurai bientôt un enfant de mon misérable mari, Dieu veuille que ce
soit un fils.»

Les fermiers, témoins de son horrible situation, lui portèrent secours,
et s'empressèrent naturellement de répandre la nouvelle. Indignés d'une
telle sauvagerie, ils soulevèrent le pays et jurèrent de venger la
pauvre jeune femme; mais le coupable était envolé. La jeune femme se
réfugia chez son père; celui-ci, anéanti par son chagrin, ne voulut plus
voir âme qui vive; frappé dans sa plus vive affection, le coeur brisé,
il déclina de jour en jour, et sa fille elle-même accueillit comme une
délivrance la mort qui vint mettre fin à sa douleur.

Elle vendit alors le domaine et quitta le pays.




II


En 1886, une jeune femme vivait retirée et seule dans une petite maison
d'un village de New England: sa seule compagnie était un enfant
d'environ cinq ans. Elle n'avait pas de domestiques, fuyait les
relations et semblait sans amis. Le boucher, le boulanger et les autres
fournisseurs disaient avec raison aux villageois qu'ils ne savaient rien
d'elle; on ne connaissait, en effet, que son nom «Stillmann» et celui de
son fils qu'elle appelait Archy. Chacun ignorait d'où elle venait, mais
à son arrivée on avait déclaré que son accent était celui d'une Sudiste.
L'enfant n'avait ni compagnons d'études ni camarades de jeux; sa mère
était son seul professeur. Ses leçons étaient claires, bien comprises:
ce résultat la satisfaisait pleinement; elle en était même très fière.
Un jour, Archy lui demanda:

--Maman, suis-je différent des autres enfants?

--Mais non, mon petit, pourquoi?

--Une petite fille qui passait par ici m'a demandé si le facteur était
venu, et je lui ai répondu que oui; elle m'a demandé alors depuis
combien de temps je l'avais vu passer; je lui ai dit que je ne l'avais
pas vu du tout. Elle en a été étonnée, et m'a demandé comment je pouvais
le savoir puisque je n'avais pas vu le facteur; je lui ai répondu que
j'avais flairé ses pas sur la route. Elle m'a traité de fou et s'est
moquée de moi. Pourquoi donc?

La jeune femme pâlit et pensa: «Voilà bien la preuve certaine de ce que
je supposais: mon fils a la puissance olfactive d'un limier.»

Elle saisit brusquement l'enfant et le serra passionnément dans ses
bras, disant à haute voix: «Dieu me montre le chemin.» Ses yeux
brillaient d'un éclat extraordinaire, sa poitrine était haletante, sa
respiration entrecoupée. «Le mystère est éclairci maintenant,
pensa-t-elle; combien de fois me suis-je demandé avec stupéfaction
comment mon fils pouvait faire des choses impossibles dans l'obscurité.
Je comprends tout maintenant.»

Elle l'installa dans sa petite chaise et lui dit:

--Attends-moi un instant, mon chéri, et nous causerons ensemble.

Elle monta dans sa chambre et prit sur sa table de toilette différents
objets qu'elle cacha; elle mit une lime à ongles par terre sous son lit,
des ciseaux sous son bureau, un petit coupe-papier d'ivoire sous son
armoire à glace. Puis elle retourna vers l'enfant et lui dit:

--Tiens! j'ai laissé en haut différents objets que j'aurais dû
descendre; monte donc les chercher et tu me les apporteras,
ajouta-t-elle, après les lui avoir énumérés.

Archy se hâta et revint quelques instants après portant les objets
demandés.

--As-tu éprouvé une difficulté quelconque, mon enfant, à trouver ces
objets?

--Aucune, maman, je me suis simplement dirigé dans la chambre en suivant
votre trace.

Pendant son absence, elle avait pris sur une étagère plusieurs livres
qu'elle avait ouverts; puis elle effleura de la main plusieurs pages
dont elle se rappela les numéros, les referma et les remit en place.

--Je viens de faire une chose en ton absence, Archy, lui dit-elle.
Crois-tu que tu pourrais la deviner?

L'enfant alla droit à l'étagère, prit les livres, et les ouvrit aux
pages touchées par sa mère.

La jeune femme assit son fils sur ses genoux et lui dit:

--Maintenant, je puis répondre à ta question de tout à l'heure, mon
chéri; je viens de découvrir en effet que sous certains rapports tu n'es
pas comme tout le monde. Tu peux voir dans l'obscurité, flairer ce que
d'autres ne sentent pas; tu as toutes les qualités d'un limier. C'est un
don précieux, inestimable que tu possèdes, mais gardes-en le secret,
sois muet comme une tombe à ce sujet. S'il était découvert, on te
signalerait comme un enfant bizarre, un petit phénomène, et les autres
se moqueraient de toi ou te donneraient des sobriquets.

Dans ce monde, vois-tu, il faut être comme le commun des mortels, si
l'on ne veut provoquer ni moqueries, ni envie, ni jalousie. La
particularité que tu as reçue en partage est rare et enviable, j'en
suis heureuse et fière, mais pour l'amour de ta mère, tu ne dévoileras
jamais ce secret à personne, n'est-ce pas?

L'enfant promit, mais sans comprendre. Pendant tout le cours de la
journée, le cerveau de la jeune femme fut en ébullition; elle formait
les projets les plus fantastiques, forgeait des plans, des intrigues,
tous plus dangereux les uns que les autres et très effrayants par leurs
conséquences. Cette perspective de vengeance donnait à son visage une
expression de joie féroce et de je ne sais quoi de diabolique. La fièvre
de l'inquiétude la gagnait, elle ne pouvait ni rester en place, ni lire,
ni travailler. Le mouvement seul, était un dérivatif pour elle. Elle
fondait sur le don particulier de son fils les plus vives espérances et
se répétait sans cesse en faisant allusion au passé:

--Mon mari a fait mourir mon père de chagrin, et voilà des années que,
nuit et jour, je cherche en vain le moyen de me venger, de le faire
souffrir à son tour. Je l'ai trouvé maintenant. Je l'ai trouvé, ce
moyen.

Lorsque vint la nuit, son agitation ne fit que croître. Elle continua
ses expériences; une bougie à la main elle se mit à parcourir sa maison
de la cave au grenier, cachant des aiguilles, des épingles, des bobines
de fil, des ciseaux sous les oreillers, sous les tapis, dans les fentes
des murs, dans le coffre à charbon, puis elle envoya le petit Archy les
chercher dans l'obscurité; il trouva tout, et semblait ravi des
encouragements que lui prodiguait sa mère en le couvrant de caresses.

A partir de ce moment, la vie lui apparut sous un angle nouveau;
l'avenir lui semblait assuré; elle n'avait plus qu'à attendre le jour de
la vengeance et jouir de cette perspective. Tout ce qui avait perdu de
l'intérêt à ses yeux se prit à renaître. Elle s'adonna de nouveau à la
musique, aux langues, au dessin, à la peinture, et aux plaisirs de sa
jeunesse si longtemps délaissés. De nouveau elle se sentait heureuse, et
retrouvait un semblant de charme à l'existence. A mesure que son fils
grandissait, elle surveillait ses progrès avec une joie indescriptible
et un bonheur parfait.

Le coeur de cet enfant était plus ouvert à la douceur qu'à la dureté.
C'était même à ses yeux son seul défaut. Mais elle sentait bien que son
amour et son adoration pour elle auraient raison de cette
prédisposition.

Pourvu qu'il sache haïr! C'était le principal; restait à savoir s'il
serait aussi tenace et aussi ancré dans son ressentiment que dans son
affection. Ceci était moins sûr.

Les années passaient. Archy était devenu un jeune homme élégant, bien
campé, très fort à tous les exercices du corps; poli, bien élevé, de
manières agréables il portait un peu plus de seize ans. Un soir, sa mère
lui déclara qu'elle voulait aborder avec lui un sujet important,
ajoutant qu'il était assez grand et raisonnable pour mener à bien un
projet difficile qu'elle avait conçu et mûri pendant de longues années.
Puis elle lui raconta sa lamentable histoire dans tous ses détails. Le
jeune homme semblait terrorisé; mais, au bout d'un moment, il dit à sa
mère:

--Je comprends maintenant; nous sommes des Sudistes; le caractère de son
odieux crime ne comporte qu'une seule expiation possible. Je le
chercherai, je le tuerai.

--Le tuer? Non. La mort est un repos, une délivrance; c'est un bienfait
du ciel! il ne le mérite pas. Il ne faut pas toucher à un cheveu de sa
tête!

Le jeune homme réfléchit un instant, puis reprit:

--Vous êtes tout pour moi, mère; votre volonté doit être la mienne; vos
désirs sont impératifs pour moi. Dites-moi ce que je dois faire, je le
ferai.

Les yeux de Mme Stillmann étincelaient de joie.

--Tu partiras à sa recherche, dit-elle. Depuis onze ans je connais le
lieu de sa retraite; il m'a fallu cinq ans et plus pour le découvrir,
sans compter l'argent que j'ai dû dépenser. Il est dans une situation
aisée et exploite une mine au Colorado. Il habite Denver et s'appelle
Jacob Fuller. Voilà. C'est la première fois que j'en parle depuis cette
nuit inoubliable. Songe donc! ce nom aurait pu être le tien, si je ne
t'avais épargné cette honte en t'en donnant un plus respectable. Tu
l'arracheras à sa retraite, tu le traqueras, tu le poursuivras, et cela
toujours sans relâche, ni trêve; tu empoisonneras son existence en lui
causant des terreurs folles, des cauchemars angoissants, si bien qu'il
préférera la mort et aura le courage de se suicider. Tu feras de lui un
nouveau Juif errant; il faut qu'il ne connaisse plus un instant de repos
et que, même en songe, son esprit soit persécuté par le remords. Sois
donc son ombre, suis-le pas à pas, martyrise-le en te souvenant qu'il a
été le bourreau de ta mère et de mon père.

--Mère, j'obéirai.

--J'ai confiance, mon fils. Tout est prêt, j'ai tout prévu pour ta
mission. Voici une lettre de crédit, dépense largement; l'argent ne doit
pas être compté. Tu auras besoin de déguisements sans doute et de
beaucoup d'autres choses auxquelles j'ai pensé.

Elle tira du tiroir de sa table plusieurs carrés de papier portant les
mots suivants écrits à la machine:

10.000 DOLLARS DE PRIME

«On croit qu'un certain individu qui séjourne ici est vivement recherché
dans un État de l'Est.

«En 1880, pendant une nuit, il aurait attaché sa jeune femme à un arbre,
près de la grand'route, et l'aurait cravachée avec une lanière de cuir;
on assure qu'il a fait déchirer ses vêtements par ses chiens et l'a
laissée toute nue au bord de la route. Il s'est ensuite enfui du pays.
Un cousin de la malheureuse jeune femme a recherché le criminel pendant
dix-sept ans (adresse... Poste restante). La prime de dix mille dollars
sera payée comptant à la personne qui, dans un entretien particulier,
indiquera au cousin de la victime la retraite du coupable.»

--Quand tu l'auras découvert et que tu seras sûr de bien tenir sa piste,
tu iras au milieu de la nuit placarder une de ces affiches sur le
bâtiment qu'il occupe; tu en poseras une autre sur un établissement
important de la localité. Cette histoire deviendra la fable du pays.
Tout d'abord, il faudra par un moyen quelconque, que tu le forces à
vendre une partie de ce qui lui appartient: nous y arriverons peu à peu,
nous l'appauvrirons graduellement, car si nous le ruinions d'un seul
coup, il pourrait, dans un accès de désespoir chercher à se tuer.

Elle prit dans le tiroir quelques spécimens d'affiches différentes,
toutes écrites à la machine, et en lut une:

«A Jacob Fuller... Vous avez... jours pour régler vos affaires. Vous ne
serez ni tourmenté ni dérangé pendant ce temps qui expirera à... heures
du matin le... 18... A ce moment précis il vous faudra déménager. Si
vous êtes encore ici à l'heure que je vous fixe comme dernière limite,
j'afficherai votre histoire sur tous les murs de cette localité, je
ferai connaître votre crime dans tous ses détails, en précisant les
dates et tous les noms, à commencer par le vôtre. Ne craignez plus
aucune vengeance physique; dans aucun cas, vous n'aurez à redouter une
agression. Vous avez été infâme pour un vieillard, vous lui avez torturé
le coeur. Ce qu'il a souffert, vous le souffrirez à votre tour.»

--Tu n'ajouteras aucune signature. Il faut qu'il reçoive ce message à
son réveil, de bonne heure, avant qu'il connaisse la prime promise, sans
cela, il pourrait perdre la tête et fuir sans emporter un sou.

--Je n'oublierai rien.

--Tu n'auras sans doute besoin d'employer ces affiches qu'au début;
peut-être même une seule suffira. Ensuite, lorsqu'il sera sur le point
de quitter un endroit, arrange-toi pour qu'il reçoive un extrait du
message commençant par ces mots: «Il faut déménager, vous avez...
jours.» Il obéira, c'est certain.




III

EXTRAITS DE LETTRES A SA MÈRE


Denver, 3 avril 1897.

Je viens d'habiter le même local que Jacob Fuller pendant plusieurs
jours. Je tiens sa trace maintenant; je pourrais le dépister et le
suivre à travers dix divisions d'infanterie. Je l'ai souvent approché et
l'ai entendu parler. Il possède un bon terrain et tire un parti
avantageux de sa mine; mais, malgré cela, il n'est pas très riche. Il a
appris le travail de mineur en suivant la meilleure des méthodes, celle
qui consiste à travailler comme un ouvrier à gages. Il paraît assez gai
de caractère, porte gaillardement ses quarante-quatre ans; il semble
plus jeune qu'il n'est, et on lui donnerait à peine trente-six ou
trente-sept ans. Il ne s'est jamais remarié et passe ici pour veuf. Il
est bien posé, considéré, s'est rendu populaire et a beaucoup d'amis.
Moi-même j'éprouve une certaine sympathie pour lui; c'est évidemment la
voix du sang qui crie en moi!

Combien aveugles, insensées et arbitraires sont certaines lois de la
nature, la plupart d'entre elles au fond! Ma tâche est devenue bien
pénible maintenant. Vous le saisissez, n'est-ce pas? et vous me
pardonnerez ce sentiment? Ma soif de vengeance du début s'est un peu
apaisée, plus même que je n'ose en convenir devant vous; mais je vous
promets de mener à bien la mission que vous m'avez confiée. J'éprouverai
peut-être moins de satisfaction, mais mon devoir reste impérieux: je
l'accomplirai jusqu'au bout, soyez-en sûre. Je ressens pourtant un
profond sentiment d'indignation lorsque je constate que l'auteur de ce
crime odieux est le seul qui n'en ait pas souffert. Son action infâme a
tourné entièrement à son avantage, et au bout du compte il est heureux.
Lui, criminel, s'est vu épargner toutes les souffrances; vous,
l'innocente victime, vous les supportez avec une résignation admirable.
Mais rassurez-vous, il récoltera sa part d'amertumes, je m'en charge.

       *       *       *       *       *

Silver Gulch, 19 mai...

J'ai placardé l'affiche n° 1 le 3 avril à minuit; une heure plus tard,
j'ai glissé sous la porte de sa chambre l'affiche n° 2, lui signifiant
de quitter Denver la nuit du 14 avant 11 h. 50.

Quelque vieux roublard de reporter m'a volé une affiche; en furetant
dans toute la ville, il a découvert ma seconde qu'il a également
subtilisée. Ainsi, il a fait ce qu'on appelle en terme professionnel «un
bon scoop», c'est-à-dire qu'il a su se procurer un document précieux, en
s'arrangeant pour qu'aucun autre journal que le sien n'ait le même
«tuyau». Ce scoop a permis à son journal, le principal de l'endroit,
d'imprimer la nouvelle en gros caractères en tête de son article de fond
du lendemain matin; venait ensuite un long dithyrambe sur notre malheur
accompagné de violents commentaires sur le coupable; en même temps, le
journal ouvrait une souscription de 1.000 dollars pour renforcer la
prime déjà promise. Les feuilles publiques de ce pays s'entendent
merveilleusement à soutenir une noble cause... surtout lorsqu'elles
entrevoient une bonne affaire.

J'étais assis à table comme de coutume, à une place choisie pour me
permettre d'observer et de dévisager Jacob Fuller; je pouvais en même
temps écouter ce qui se disait à sa table. Les quatre-vingts ou cent
personnes de la salle commentaient l'article du journal en souhaitant la
découverte de cette canaille qui infectait la ville de sa présence. Pour
s'en débarrasser, tous les moyens étaient bons; on avait le choix du
procédé: une balle, une canne plombée, etc.

Lorsque Fuller entra, il avait dans une main l'affiche (pliée), dans
l'autre le journal. Cette vue me stupéfia et me donna des battements de
coeur. Il avait l'air sombre et semblait plus vieux de dix ans, en même
temps que très préoccupé; son teint était devenu terreux. Et songez un
peu, ma chère maman, à tous les propos qu'il dut entendre! Ses propres
amis, qui ne le soupçonnaient pas, lui appliquaient les épithètes et les
qualificatifs les plus infâmes, en se servant du vocabulaire très
risqué des dictionnaires dont la vente est permise ici. Et, qui plus
est, il dut prendre part à la discussion et partager les appréciations
véhémentes de ses amis. Cette circonstance le mettait mal à l'aise, et
il ne parvint pas à me le dissimuler; je remarquai facilement qu'il
avait perdu l'appétit et qu'il grignotait pour se donner contenance. A
la fin, un des convives déclara:

--Il est probable que le vengeur de ce forfait est parmi nous dans cette
salle et qu'il partage notre indignation générale contre cet
inqualifiable scélérat. Je l'espère, du moins.

Ah! ma mère! Si vous aviez vu la manière dont Fuller grimaçait et
regardait effaré autour de lui. C'était vraiment pitoyable! N'y pouvant
plus tenir, il se leva et sortit.

Pendant quelques jours, il donna à entendre qu'il avait acheté une mine
à Mexico et voulait liquider sa situation à Denver pour aller au plus
tôt s'occuper de sa nouvelle propriété et la gérer lui-même.

Il joua bien son rôle, annonça qu'il emporterait avec lui quarante mille
dollars, un quart en argent, le reste en billets; mais comme il avait
grandement besoin d'argent pour régler sa récente acquisition, il était
décidé à vendre à bas prix pour réaliser en espèces. Il vendit donc son
bien pour trente mille dollars. Puis, devinez ce qu'il fit.

Il exigea le paiement en monnaie d'argent, prétextant que l'homme avec
lequel il venait de faire affaire à Mexico était un natif de
New-England, un maniaque plein de lubies qui préférait l'argent à l'or
ou aux traites. Le motif parut étrange, étant donné qu'une traite sur
New-York pouvait se payer en argent sans la moindre difficulté. On jasa
de cette originalité pendant un jour ou deux, puis ce fut tout, les
sujets de discussion ne durent d'ailleurs jamais plus longtemps dans ce
beau pays de Denver.

Je surveillais mon homme sans interruption; dès que le marché fut conclu
et qu'il eut l'argent en poche, ce qui arriva le 11, je m'attachai à ses
pas, sans perdre de vue le moindre de ses mouvements. Cette nuit-là, ou
plutôt le 12 (car il était un peu plus de minuit), je le filai jusqu'à
sa chambre qui donnait sur le même corridor que la mienne, puis, je
rentrai chez moi; j'endossai mon déguisement sordide de laboureur, me
maquillai la figure en conséquence, et m'assis dans ma chambre obscure,
gardant à portée de ma main un sac plein de vêtements de rechange. Je
laissai ma porte entrebâillée, me doutant bien que l'oiseau ne tarderait
pas à s'envoler. Au bout d'une demi-heure, une vieille femme passa; elle
portait un sac. Un coup d'oeil rapide me suffit pour reconnaître Fuller
sous ce déguisement; je pris mon baluchon et le suivis.

Il quitta l'hôtel par une porte de côté; et, tournant au coin de
l'établissement, il prit une rue déserte qu'il remonta pendant quelques
instants, sans se préoccuper de l'obscurité et de la pluie. Il entra
dans une cour et monta dans une voiture à deux chevaux qu'il avait
commandée à l'avance; sans permission, je grimpe derrière, sur le coffre
à bagages, et nous partîmes à grande allure. Après avoir parcouru une
dizaine de milles, la voiture s'arrêta à une petite gare. Fuller en
descendit et s'assit sur un chariot remisé sous la véranda, à une
distance calculée de la lumière; j'entrai pour surveiller le guichet des
billets. Fuller n'en prenant pas, je l'imitai. Le train arriva: Fuller
se fit ouvrir un compartiment; je montai dans le même wagon à l'autre
extrémité, et suivant tranquillement le couloir, je m'installai derrière
lui. Lorsqu'il paya sa place au conducteur, il fallut bien indiquer sa
gare de destination; je me glissai alors un peu plus près de lui pendant
que l'employé lui rendait sa monnaie.

Quand vint mon tour de payer, je pris un billet pour la même station que
Fuller, située à environ cent milles vers l'Ouest. A partir de ce
moment-là, et pendant une semaine, j'ai dû mener une existence
impossible. Il poussait toujours plus loin dans la région Ouest. Mais,
au bout de vingt-quatre heures, il avait cessé d'être une femme. Devenu
un bon laboureur comme moi, il portait de grands favoris roux. Son
équipement était parfait, et il pouvait jouer son personnage mieux que
tout autre, puisqu'il avait été réellement un ouvrier à gages. Son
meilleur ami ne l'aurait pas reconnu. A la fin, il s'établit ici, dans
un camp perdu sur une petite montagne de Montana; il habite une maison
primitive et va prospecter tous les jours; du matin au soir, il évite
toute relation avec ses semblables.

J'ai pris pension à une guinguette de mineurs. Vous ne pouvez vous
figurer le peu de confortable que j'y trouve. Rien n'y manque: les
punaises, la saleté, la nourriture infecte.

Voilà quatre semaines que nous sommes ici, et pendant tout ce temps, je
ne l'ai aperçu qu'une fois; mais, chaque nuit, je suis à la trace ses
allées et venues de la journée et me mets en embuscade pour l'observer.
Dès qu'il a eu loué une hutte ici, je me suis rendu à cinquante mille
d'ici pour télégraphier à l'hôtel de Denver de garder mes bagages
jusqu'à nouvel ordre. Ici je n'ai besoin que de quelques chemises de
rechange que j'ai eu soin d'apporter avec moi.

       *       *       *       *       *

Silver Gulch, 12 juin.

Je crois que l'épisode de Denver n'a pas eu son écho jusqu'ici. Je
connais presque tous les habitants du Camp et ils n'y ont pas encore
fait la moindre allusion, du moins, devant moi. Sans aucun doute, Fuller
se trouve très heureux; il a loué à deux milles d'ici, dans un coin
retiré de la montagne, une concession qui promet un bon rendement et
dont il s'occupe très sérieusement. Mais, malgré cela, il est
métamorphosé d'aspect! Jamais plus il ne sourit, il se concentre en
lui-même et vit comme un ours, lui qui était si sociable et si gai, il y
a à peine deux mois! Je l'ai vu passer plusieurs fois ces derniers
jours, abattu, triste, et l'air déprimé. Il fait peine à voir. Il
s'appelle maintenant David Wilson.

Je m'imagine qu'il restera ici, jusqu'à ce que nous le délogions de
nouveau. Puisque vous le voulez, je continuerai à le persécuter, mais je
ne vois pas en quoi il peut être plus malheureux qu'à présent. Je
retournerai à Denver, m'accorder une saison de repos et d'agrément; je
m'offrirai une nourriture meilleure, un lit plus confortable et des
vêtements plus propres; puis je prendrai mes bagages et ferai déménager
le malheureux Wilson.

       *       *       *       *       *

Denver, 19 juin.

Tout le monde le regrette ici. On espère qu'il fait fortune à Mexico;
les voeux qu'on forme pour lui sont très sincères, et viennent du coeur.
Je m'en rends parfaitement compte: je m'attarde à plaisir ici, je
l'avoue; mais si vous étiez à ma place vous auriez pitié de moi. Je sens
bien ce que vous allez penser de moi; vous avez cent fois raison au
fond. Si j'étais à votre place, et si je portais dans mon coeur une
cicatrice aussi profonde!!!... C'est décidé. Je prendrai demain le train
de nuit.

       *       *       *       *       *

Denver 20 juin.

Dieu me pardonne, mère! nous sommes sur une fausse piste; nous
pourchassons un innocent! Je n'en ai pas dormi de la nuit; le jour
commence à poindre et j'attends impatiemment le train du matin!... Mais
que les minutes me semblent longues, longues...

Ce Jacob Fuller est un cousin du coupable! Comment n'avons-nous pas
supposé plus tôt que le criminel ne porterait plus jamais son vrai nom
après son méfait? Le Fuller de Denver a quatre ans de moins que l'autre;
il est venu ici à vingt et un ans, en 1879, et était veuf un an avant
votre mariage; les preuves à l'appui de ce que j'avance sont
innombrables. Hier soir, j'ai longuement parlé de lui à des amis qui le
connaissaient depuis le jour de son arrivée. Je n'ai pas bronché, mais
mon opinion est bien arrêtée: dans quelques jours, je le rapatrierai en
ayant soin de l'indemniser de la perte qu'il a subie en vendant sa mine;
en son honneur je donnerai un banquet, une retraite aux flambeaux et une
illumination dont les frais retomberont sur moi seul; on me traitera
peut-être «d'esbrouffeur», mais cela m'est égal. Je suis très jeune,
vous le savez bien, et c'est là mon excuse. Dans quelque temps on ne
pourra plus me traiter en enfant.

       *       *       *       *       *

Silver Gulch, 2 juillet.

Mère! Il est parti! Parti sans laisser aucun indice. Sa trace était
refroidie à mon arrivée; je n'ai pu la retrouver. Je me lève aujourd'hui
pour la première fois depuis cet événement. Mon Dieu! comme je voudrais
avoir quelques années de plus pour mieux supporter les émotions. Tout le
monde croit qu'il est parti pour l'Ouest; aussi vais-je me mettre en
route ce soir; je gagnerai en voiture la gare la plus voisine à deux ou
trois heures d'ici; je ne sais pas bien où je vais, mais je ne puis
plus tenir en place; l'inaction en ce moment me met à la torture.

Bien entendu, il se cache sous un faux nom et un nouveau déguisement.
Ceci me fait supposer que j'aurai peut-être à parcourir le monde entier
pour le trouver! C'est du moins ce que je crois. Voyez-vous, mère! le
Juif errant, en ce moment: c'est moi. Quelle ironie! Et dire que nous
avions réservé «ce rôle à un autre»!

Toutes ces difficultés seraient aplanies si je pouvais placarder une
nouvelle affiche. Mais je me sens incapable de trouver dans mon cerveau
un procédé qui n'effraye pas le pauvre fugitif. Ma tête est prête à
éclater. J'avais songé à cette affiche:

«Si le Monsieur qui a dernièrement acheté une mine à Mexico et en a
vendu une à Denver veut bien donner son adresse» (mais à qui la donner?)
«il lui sera expliqué comment il y a eu méprise à son sujet; on lui fera
des excuses et on réparera le tort qui lui a été causé en l'indemnisant
aussi largement que possible.»

Mais comprenez-vous la difficulté? Il croira à un piège; c'est tout
naturel, d'ailleurs! Je pourrais encore écrire: «Il est maintenant
avéré que la personne recherchée n'est pas celle qu'on a trouvée; il
existait une similitude de nom; mais il y a eu échange pour des raisons
spéciales.» Cela pourrait-il aller? Je crains que les soupçons des gens
de Denver ne soient éveillés. Ils ne manqueront pas de dire en se
rappelant les particularités de son départ: Pourquoi s'est-il enfui s'il
n'était pas coupable? Si je ne réussis pas à le trouver, il sera perdu
dans l'estime des gens de Denver qui le portent très haut. Vous qui avez
plus d'expérience et d'imagination que moi, venez à mon aide, ma chère
mère!

Je n'ai qu'une clef, une clef unique, je connais son écriture; s'il
inscrit son nouveau nom sur un registre d'hôtel sans prendre le soin de
la contrefaire très bien, je pourrai la reconnaître, mais il faut pour
cela que le hasard me fasse rencontrer le fugitif.

       *       *       *       *       *

San-Francisco, 28 juin 1898.

Vous savez avec quel soin j'ai fouillé tous les États du Colorado au
Pacifique, et comment j'ai failli toucher au but. Eh bien! je viens
encore d'éprouver un nouvel échec et cela pas plus tard qu'hier. J'avais
retrouvé dans la rue sa trace encore chaude qui me conduisit vers un
hôtel de second ordre. Je me suis trompé; j'ai dû suivre le contre-pied;
les chiens le font bien! Mais je ne possède malheureusement qu'une
partie des instincts du chien, et souvent je me laisse induire en erreur
par mes facultés d'homme. Il a quitté cet hôtel depuis dix jours,
m'a-t-on dit. Je sais maintenant qu'il ne séjourne plus nulle part
depuis les six ou huit derniers mois, qu'il est pris d'un grand besoin
de mouvement et ne peut plus rester tranquille. Je partage ce sentiment
et sais combien il est pénible! Il continue à porter le nom qu'il avait
inscrit au moment où j'étais si près de le pincer, il y a neuf mois:
«James Walker»; c'est aussi celui qu'il avait adopté en fuyant Silver
Gulch. Il ne fait pas d'effort d'imagination et a décidément peu de goût
pour les noms de fantaisie. Il m'a été facile de reconnaître son
écriture très légèrement déguisée.

On m'assure qu'il vient de partir en voyage sans laisser d'adresse et
sans dire où il allait; qu'il a pris un air effaré lorsqu'on le
questionnait sur ses projets; il n'avait, paraît-il, qu'une valise
ordinaire pour tout bagage et il l'a emportée à la main. «C'est un
pauvre petit vieux, a-t-on ajouté, dont le départ ne fera pas grand tort
à la maison.»

Vieux! Je suppose qu'il l'est devenu maintenant, mais n'en sais pas plus
long, car je ne suis pas resté assez longtemps. Je me suis précipité sur
sa trace; elle m'a conduit à un quai. Mère! La fumée du vapeur qui
l'emportait se perdait à l'horizon! J'aurais pu gagner une demi-heure en
prenant dès le début la bonne direction; mais il était même trop tard
pour fréter un remorqueur et courir la chance de rattraper son bateau!
Il est maintenant en route pour Melbourne!

       *       *       *       *       *

Hope Canyon, Californie.

3 octobre 1900.

Vous êtes en droit de vous plaindre. Une lettre en un an: c'est trop
peu, j'en conviens; mais comment peut-on écrire lorsqu'on n'a à
enregistrer que des insuccès? Tout le monde se laisserait démonter;
pour ma part, je n'ai plus de coeur à rien.

Je vous ai raconté, il y a longtemps, comment je l'avais manqué, à
Melbourne, puis comment je l'avais pourchassé pendant des mois en
Australie. Après cela, je l'ai suivi aux Indes, je crois même l'avoir
aperçu à Bombay; j'ai refait derrière lui tout son voyage, à Baroda,
Rawal, Pindi, Lucknow, Lahore, Cawnpore, Allahabad, Calcutta, Madras,
semaine par semaine, mois par mois, sous une chaleur torride et dans une
poussière! Je le traquais de près, et croyais le tenir; mais il s'est
toujours échappé. Puis, à Ceylan, puis à...

Mais je vous raconterai tout cela en détail. Il m'a ramené en
Californie, puis à Mexico, et de là il retourna en Californie. Depuis ce
moment-là, je l'ai pourchassé dans tous les pays, depuis le 1er janvier
jusqu'au mois dernier. Je suis presque certain qu'il se tient près de
Hope Canyon. J'ai suivi sa trace jusqu'à trente milles d'ici, mais je
l'ai perdue; pour moi, quelqu'un a dû l'enlever en voiture.

Maintenant je me repose de mes recherches infructueuses. Je suis
éreinté, mère! découragé et bien souvent près de perdre mon dernier
espoir. Pourtant, les mineurs de ce pays sont de braves gens; leurs
manières affables que je connais de longue date et leur franchise
d'allures sont bien faites pour me remonter le moral et me faire oublier
mes ennuis. Voilà plus d'un mois que je suis ici. Je partage la cabane
d'un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, «Sammy Hillyer», comme moi
fils unique d'une mère qu'il idolâtre et à qui il écrit régulièrement
chaque semaine (ce dernier trait me ressemble moins). Il est timide, et
sous le rapport de l'intelligence... certes... il ne faudrait pas lui
demander de mettre le feu à une rivière; à part cela, je l'aime
beaucoup; il est bon camarade, assez distingué, et je bénis le ciel de
me l'avoir donné pour ami; je peux au moins échanger avec lui mes
impressions; c'est une grande satisfaction, je vous assure. Si seulement
«James Walker» avait cette compensation, lui qui aime la société et la
bonne camaraderie. Cette comparaison me fait penser à lui, à la dernière
entrevue que nous avons eue. Quel chaos que tout cela, lorsque j'y
songe!

A cette époque, je luttais contre ma conscience pour m'attacher à sa
poursuite! Le coeur de Sammy Hillyer est meilleur que le mien, meilleur
que tous ceux de cette petite république, j'imagine; car il se déclare
le seul ami de la brebis galeuse du camp, un nommé Flint Buckner. Ce
dernier n'adresse la parole à personne en dehors de Sammy Hillyer.

Sammy prétend qu'il connaît l'histoire de Flint, que c'est le chagrin
seul qui l'a rendu aussi sombre et que pour ce motif on devrait être
pour lui aussi charitable que possible. Un coeur d'or seul peut
s'accommoder du caractère de Flint Buckner, d'après tout ce que
j'entends dire de lui. Le détail suivant vous donnera d'ailleurs une
idée plus exacte du bon coeur de Sammy que tout ce que je pourrais vous
raconter. Au cours d'une de nos causeries, il me dit à peu près ceci:

«Flint est un de mes compatriotes et me confie tous ses chagrins; il
déverse dans mon coeur le trop plein de ses tristesses quand il sent que
le sien est près d'éclater. Il est impossible de rencontrer une homme
plus malheureux, je t'assure, Archy Stillmann: sa vie n'est qu'un tissu
de misères morales qui le font paraître beaucoup plus vieux que son
âge. Il a perdu depuis bien des années déjà la notion du repos et du
calme. Il n'a jamais connu la chance; c'est un mythe pour lui et je lui
ai souvent entendu dire qu'il soupirait après l'enfer de l'autre monde
pour faire diversion aux misères de cette vie.»




IV


C'était par une matinée claire et fraîche du commencement d'octobre. Les
lilas et les cytises, illuminés par un radieux soleil d'automne, avaient
des reflets particuliers et formaient une voûte ininterrompue que la
nature aimable mettait à la disposition des êtres qui habitent la région
des hautes branches. Les mélèzes et les grenadiers profilaient leurs
formes rouges et jaunes et jetaient une teinte de gaieté sur cet océan
de verdure; le parfum enivrant des fleurs éphémères embaumait
l'atmosphère en délire; bien haut dans les airs un grand oiseau
solitaire planait, majestueux et presque immobile; partout régnaient le
calme, la sérénité et la paix des régions éthérées. Ceci se passe en
octobre 1900, à Hope-Canyon, et nous sommes sur un terrain de mines
argentifères dans la région d'Esméralva. Solitaire et reculé, l'endroit
est de découverte récente; les nouveaux arrivés le croient riche en
métal (il suffira de le prospecter pendant un an ou deux pour être fixé
sur sa valeur). Comme habitants, le camp se compose d'environ deux cents
mineurs, d'une femme blanche avec son enfant, de quelques blanchisseurs
chinois, d'une douzaine d'Indiens plus ou moins nomades, qui portent des
vêtements en peaux de lapin, des chapeaux de liège et des colliers de
bimbeloterie. Il n'y a ici ni moulins, ni église, ni journaux. Le camp
n'existe que depuis deux ans et la nouvelle de sa fondation n'a pas fait
sensation; on ignore généralement son nom et son emplacement.

Des deux côtés de Hope-Canyon, les montagnes se dressent à pic, formant
une muraille de trois mille pieds, et la longue file des huttes qui
s'échelonnent au fond de cet entonnoir ne reçoit guère qu'une fois par
jour, vers midi, la caresse passagère du soleil. Le village s'étend sur
environ deux milles en longueur et les cabanes sont assez espacées l'une
de l'autre. L'auberge est la seule maison vraiment organisée; on peut
même dire qu'elle représente la seule maison du camp. Elle occupe une
position centrale et devient, le soir, le rendez-vous de la population.
On y boit, on y joue aux cartes et aux dominos: il existe un billard
dont le tapis couturé de déchirures a été réparé avec du taffetas
d'Angleterre. Il y a bien quelques queues, mais sans procédés; quelques
billes fendues qui, en roulant, font un bruit de casserole fêlée et ne
s'arrêtent que par soubresauts, et même un morceau de craie ébréchée; le
premier qui arrive à faire six carambolages de suite peut boire tant
qu'il veut, aux frais du bar.

La case de Flint Buckner était au sud, la dernière du village; sa
concession était à l'autre extrémité, au nord, un peu au-delà de la
dernière hutte dans cette direction. Il était d'un caractère cassant,
peu sociable, et n'avait pas d'amis. Ceux qui essayaient de frayer avec
lui ne tardaient pas à le regretter et lui faussaient compagnie au bout
de peu de temps. On ne savait rien de son passé. Les uns croyaient que
Sammy Hillyer savait quelque chose sur lui: d'autres affirmaient le
contraire. Si on le questionnait à ce sujet, Sammy prétendait toujours
ignorer son passé. Flint avait à ses gages un jeune Anglais de seize
ans, très timide et qu'il traitait durement, aussi bien en public que
dans l'intimité. Naturellement, on s'adressait à ce jeune homme pour
avoir des renseignements sur son patron, mais toujours sans succès.
Fetlock Jones (c'est le nom du jeune Anglais) racontait que Flint
l'avait recueilli en prospectant une autre mine, et comme lui-même
n'avait en Amérique ni famille ni amis, il avait trouvé sage d'accepter
les propositions de Buckner; en retour du labeur pénible qui lui était
imposé, Jones recevait pour tout salaire du lard et des haricots.
C'était tout ce que ce jeune homme voulait raconter sur son maître.

Il y avait déjà un mois que Fetlock était rivé au service de Flint; son
apparence déjà chétive pouvait inspirer de jour en jour de sérieuses
inquiétudes, car on le voyait dépérir sous l'influence des mauvais
traitements que lui faisait subir son maître. Il est reconnu, en effet,
que les caractères doux souffrent amèrement de la moindre brutalité,
plus amèrement peut-être que les caractères fortement trempés qui
s'emportent en paroles et se laissent même aller aux voies de fait
quand leur patience est à bout et que la coupe déborde. Quelques
personnes compatissantes voulaient venir en aide au malheureux Fetlock
et l'engageaient à quitter Buckner; mais le jeune homme accueillit cette
idée avec un effroi mal dissimulé et répondit qu'il ne l'oserait jamais.

Pat Riley insistait en disant:

--Quittez donc ce maudit harpagon et venez avec moi. N'ayez pas peur, je
me charge de lui faire entendre raison, s'il proteste.

Fetlock le remercia les larmes aux yeux, mais se mit à trembler de tous
ses membres en répétant qu'il n'oserait pas, parce que Flint se
vengerait s'il le retrouvait en tête à tête au milieu de la nuit. «Et
puis, voyez-vous, s'écriait-il, la seule pensée de ce qui m'arriverait
me donne la chair de poule, M. Riley.»

D'autres lui conseillaient: «Sauvez-vous, nous vous aiderons et vous
gagnerez la côte une belle nuit.» Mais toutes les suggestions ne
pouvaient le décider; Fetlock prétendait que Flint le poursuivrait et le
ramènerait pour assouvir sa vengeance.

Cette idée de vengeance, personne ne la comprenait. L'état misérable du
pauvre garçon suivait son cours et les semaines passaient. Il est
probable que les amis de Fetlock se seraient rendu compte de la
situation, s'ils avaient connu l'emploi de ses moments perdus. Il
couchait dans une hutte voisine de celle de Flint et passait ses nuits à
réfléchir et à chercher un moyen infaillible de tuer Flint sans être
découvert. Il ne vivait plus que pour cela; les heures pendant
lesquelles il machinait son complot étaient les seuls moments de la
journée auxquels il aspirait avec ardeur et qui lui donnaient l'illusion
du bonheur.

Il pensa au poison. Non, ce n'était pas possible; l'enquête révélerait
où il l'avait pris et qui le lui avait vendu. Il eut l'idée de lui loger
une balle dans le dos quand il le trouverait entre quatre yeux, un soir
où Flint rentrerait chez lui vers minuit, après sa promenade accoutumée.

Mais quelqu'un pourrait l'entendre et le surprendre. Il songea bien à le
poignarder pendant son sommeil. Mais sa main pourrait trembler, son coup
ne serait peut-être pas assez sûr; Flint alors s'emparerait de lui. Il
imagina des centaines de procédés variés; aucun ne lui paraissait
infaillible; car les moyens les plus secrets présentaient toujours un
danger, un risque, une possibilité pour lui d'être trahi. Il ne s'arrêta
donc à aucun.

Mais il était d'une patience sans borne. Rien ne presse, se disait-il.
Il se promettait de ne quitter Flint que lorsqu'il l'aurait réduit à
l'état de cadavre; mieux valait prendre son temps, il trouverait bien
une occasion d'assouvir sa vengeance. Ce moyen existait et il le
découvrirait, dût-il pour cela subir toutes les hontes et toutes les
misères.

Oui! il trouverait sûrement un procédé qui ne laisserait aucune trace de
son crime, pas le plus petit indice; rien ne pressait: mais quand il
l'aurait trouvé, oh! alors, quelle joie de vivre pour lui!

En attendant, il était prudent de conserver religieusement intacte sa
réputation de douceur, et il s'efforçait plus que jamais de ne pas
laisser entendre le moindre mot de son ressentiment ou de sa colère
contre son oppresseur.

Deux jours avant la matinée d'octobre à laquelle nous venons de faire
allusion, Flint avait acheté différents objets qu'il rapportait à sa
cabane, aidé par Fetlock: une caisse de bougies, qu'ils placèrent dans
un coin, une boîte de poudre explosible qu'ils logèrent au-dessus des
bougies, un petit baril de poudre qu'ils déposèrent sous la couchette de
Flint et un énorme chapelet de fusées qu'ils accrochèrent à un clou.

Fetlock en conclut que le travail du pic allait bientôt faire place à
celui de la poudre et que Flint voulait commencer à faire sauter les
blocs. Il avait déjà assisté à ce genre d'explosions, mais n'en
connaissait pas la préparation. Sa supposition était exacte; le temps de
faire sauter la mine était venu.

Le lendemain matin, ils portèrent au puits les fusées, les forets, et la
boîte à poudre. Le trou avait à peu près huit pieds de profondeur, et
pour arriver au fond comme pour en sortir, il fallait se servir d'une
petite échelle. Ils descendirent donc; au commandement, Fetlock tint le
foret (sans savoir comment s'en servir) et Flint se mit à cogner. Au
premier coup de marteau, le foret échappa des mains de Fetlock et fut
projeté de côté.

--Maudit fils de nègre, vociféra Flint, en voilà une manière de tenir
un foret! Ramasse-le et tâche de tenir ton outil! Je t'apprendrai ton
métier, attends! Maintenant charge.

Le jeune homme commença à verser la poudre.

--Idiot, grommela Flint, en lui appliquant sur la mâchoire un grand coup
de crosse, qui lui fit perdre l'équilibre. Lève-toi! Tu ne vas pas
rester par terre, je pense. Allons, mets d'abord la mèche, maintenant la
poudre; assez; assez! Veux-tu remplir tout le trou? Espèce de poule
mouillée! Mets de la terre, du gravier et tasse le tout. Tiens! grand
imbécile, sors de là.

Il lui arracha l'instrument et se mit à damer la charge lui-même en
jurant et blasphémant comme un forcené. Puis il alluma la mèche, sortit
du puits et courut à cinquante mètres de là, suivi de Fetlock. Ils
attendirent quelques instants: une épaisse fumée se produisit et des
quartiers de roche volèrent en l'air avec un fracas d'explosion; une
pluie de pierres retomba et tout rentra dans le calme.

--Quel malheur que tu ne te sois pas trouvé là-dedans, s'écria le
patron.

Ils redescendirent dans le puits, le nettoyèrent, préparèrent un
nouveau trou et recommencèrent la même opération:

--Regarde donc ce que tu fais au lieu de tout gaspiller: Tu ne sais donc
pas régler une charge?

--Non, maître!

--Tu ne sais pas? Ma foi! je n'ai jamais rien vu d'aussi bête que toi.

Il sortit du puits et cria à Fetlock qui restait en bas:

--Eh bien! idiot! Vas-tu rester là toute la journée! Coupe la mèche et
allume-la!

Le pauvre garçon répondit tout tremblant:

--Maître, je ferai comme il vous plaira.

--Comment? tu oses me répondre, à moi? Coupe, allume, te dis-je!

Le jeune garçon fit ce qui lui était commandé.

--Sacrebleu, hurla Flint; tu coupes une mèche aussi courte... je
voudrais que tu sautes avec...

Dans sa colère, il retira l'échelle et s'enfuit.

Fetlock resta terrorisé.

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! au secours! Je suis perdu, criait-il. Que
faire? que faire?

Il s'adossa au mur et s'y cramponna comme il put: le pétillement de la
poudre qui s'allumait l'empêchait d'articuler un son; sa respiration
s'arrêta, il était là sans force et inerte; encore deux ou trois
secondes, et il volerait en l'air avec les blocs de pierre. Une
inspiration subite lui vint. Il allongea le bras, saisit la mèche et
coupa l'extrémité qui dépassait d'un pouce au-dessus du sol; il était
sauvé! Il tomba à moitié évanoui et mort de peur, murmurant avec un
sourire sur les lèvres:

--Il m'a montré! Je savais bien qu'avec de la patience, j'y arriverais!

Cinq minutes après, Buckner se glissa furtivement au puits, l'air gêné
et inquiet, et en examina le fond. Il comprit la situation et vit ce qui
était arrivé; il descendit l'échelle. Fetlock put remonter malgré son
grand affaiblissement et son émotion. Il était livide; sa mine
effrayante parut impressionner Buckner qui essaya de lui témoigner un
regret et un semblant de sympathie; mais ces deux sentiments lui étaient
trop inconnus pour qu'il sût les exprimer.

--C'est un accident, lui dit-il. N'en parle à personne, n'est-ce pas?
J'étais énervé et ne savais plus très bien ce que je faisais. Tu me
parais fatigué, tu as trop travaillé aujourd'hui. Va à ma cabane et
mange tout ce que tu voudras; ensuite, repose-toi bien.

N'oublie pas que cet accident est dû à mon seul énervement.

--Vous m'avez bien effrayé, lui dit Fetlock en s'en allant, mais j'ai au
moins appris quelque chose, je ne le regrette pas.

--Pas difficile à contenter, marmotta Buckner en l'observant du coin de
l'oeil. Je me demande s'il en parlera; l'osera-t-il? Quelle guigne qu'il
n'ait pas été tué!

Fetlock ne pensa pas à se reposer pendant le congé qui lui avait été
accordé; il l'employa à travailler avec ardeur et à préparer,
fiévreusement, son plan de vengeance. Des broussailles épaisses
couvraient la montagne du côté de la demeure de Flint. Fetlock s'y cacha
et adopta cette retraite pour machiner son complot. Ses derniers
préparatifs devaient se faire dans le bouge qui lui servait de hutte.

--S'il a le moindre soupçon à mon endroit, pensa-t-il, il a bien tort
de croire que je raconterai ce qui s'est passé; d'ailleurs, il ne le
croira pas longtemps; bientôt il sera fixé. Demain je ne me départirai
pas de ma douceur et de ma timidité habituelles qu'il croit
inaltérables. Mais après-demain, au milieu de la nuit, sa dernière heure
aura sonné sans que personne au monde puisse soupçonner l'auteur de sa
mort et la manière dont elle sera survenue. Le piquant de la chose est
que lui-même m'en ait suggéré l'idée.




V


Le jour suivant s'écoula sans aucun incident. Minuit va sonner et, dans
peu d'instants, une nouvelle journée commencera. La scène se passe au
bar, dans la salle de billard. Des hommes d'aspect commun, aux vêtements
grossiers, coiffés de chapeaux à larges bords, portent leurs pantalons
serrés dans de grosses bottes, ils sont tous en veston et se tiennent
groupés autour d'un poêle de fonte qui, bourré de charbon, leur
distribue une généreuse chaleur; les billes de billard roulent avec un
son fêlé; à l'intérieur de la salle, on n'entend pas d'autre bruit;
mais, au dehors, la tempête mugit. Tous paraissent ennuyés et dans
l'attente.

Un mineur, aux épaules carrées, entre deux âges, avec des favoris
grisonnants, l'oeil dur et la physionomie maussade, se lève sans mot
dire, il passe son bras dans un rouleau de mèche, ramasse quelques
objets lui appartenant et sort sans prendre congé de ses compagnons.
C'est Flint Buckner. A peine la porte est-elle refermée sur lui que la
conversation, gênée par sa présence, reprend avec entrain.

--Quel homme réglé! il vaut une pendule, dit Jack Parker, le forgeron,
sans tirer sa montre; on sait qu'il est minuit quand il se lève pour
sortir.

--Sa régularité est bien la seule qualité qu'il possède, répliqua le
mineur Peter Hawes, je ne lui en connais pas d'autre; vous non plus, que
je sache?

--Il fait tache parmi vous, dit Ferguson, l'associé de Well-Fargo. Si
j'étais propriétaire de cet établissement, je le forcerais bien à se
démuseler un jour ou l'autre, qu'il le veuille ou pas!

En même temps il lança un regard significatif au patron du bar qui fit
semblant de ne pas comprendre, car l'homme en question était une bonne
pratique, et rentrait chaque soir chez lui après avoir consommé un
stock de boissons variées servies par le bar.

Dites donc, les amis, demanda le mineur Ham Sandwich, l'un de vous se
souvient-il que Buckner lui ait jamais offert un cocktail?

--Qui? lui? Flint Buckner? Ah! non certes!

Cette réponse ironique sortit avec un ensemble parfait de la bouche de tous
les assistants.

Après un court silence, Pat Riley, le mineur, reprit:

--Cet oiseau-là est un vrai phénomène. Et son aide tout autant que lui.
Moi, je ne les comprends ni l'un ni l'autre; je donne ma langue au chat!

--Vous êtes pourtant un malin, répondit Ham Sandwich, mais, ma foi, les
énigmes que sont ces deux individus restent impossibles à deviner. Le
mystère qui entoure le patron enveloppe également son acolyte. C'est
bien votre avis n'est-ce pas?

--Pour sûr!

Chacun acquiesça. Un seul d'entre eux gardait le silence. C'était le
nouvel arrivant, Peterson. Il commanda une tournée de rafraîchissements
pour tous et demanda si, en dehors de ces deux types étranges, il
existait au camp un troisième phénomène.

--Nous oublions Archy Stillmann, répondirent-ils tous.

Celui-là aussi est donc un drôle de pistolet? demanda Peterson.

--On ne peut pas vraiment dire que cet Archy Stillmann soit un
phénomène, continua Ferguson, l'employé de Well-Fargo; il me fait plutôt
l'effet d'un toqué!

Ferguson avait l'air de savoir ce qu'il disait. Et comme Peterson
désirait connaître tout ce qui concernait Stillmann, chacun se déclara
prêt à lui raconter sa petite histoire. Ils commencèrent tous à la fois,
mais Billy Stevens, le patron du bar, rappela tout le monde à l'ordre,
déclarant qu'il valait mieux que chacun parlât à son tour.

Il distribua les rafraîchissements et donna la parole à Ferguson.

Celui-ci commença:

--Il faut d'abord vous dire qu'Archy n'est qu'un enfant, c'est tout ce
que nous savons de lui; on peut chercher à le sonder, mais c'est peine
perdue; on n'en peut rien tirer; il reste complètement muet sur ses
intentions et ses affaires personnelles; il ne dit même pas d'où il est
et d'où il vient. Quant à deviner la nature du mystère qu'il cache,
c'est impossible, car il excelle à détourner les conversations qui le
gênent. On peut supposer tout ce que l'on veut; chacun est libre, mais à
quoi cela mène-t-il? A rien, que je sache!

Quel est, en fin de compte, son trait de caractère distinctif?
Possède-t-il une qualité spéciale? La vue peut-être, l'ouïe, ou
l'instinct? La magie, qui sait? Choisissez, jeunes et vieux, femmes et
enfants. Les paris sont ouverts. Eh bien, je vais vous édifier sur ses
aptitudes; vous pouvez venir ici, disparaître, vous cacher, où vous
voudrez, n'importe où; près ou loin, il vous trouvera toujours et mettra
la main sur vous.

--Pas possible?

--Comme j'ai l'honneur de vous le dire. Le temps ne compte pas pour lui,
l'état des éléments le laisse bien indifférent, il n'y prête aucune
attention; rien ne le dérange!

--Allons donc! et l'obscurité? la pluie? la neige?

--Hein?

--Tout cela lui est bien égal. Il s'en moque.

--Et le brouillard?

--Le brouillard! ses yeux le percent comme un boulet de canon! Tenez,
jeunes gens. Je vais vous raconter quelque chose de plus fort. Vous me
traiterez de blagueur!

--Non, non, nous vous croyons, crièrent-ils tous en choeur. Continuez,
Well-Fargo.

--Eh bien! messieurs, supposez que vous laissiez Stillmann ici en train
de causer avec vos amis: sortez sans rien dire, dirigez-vous vers le
camp et entrez dans une cabane quelconque de votre choix; prenez-y un
livre, plusieurs si vous voulez, ouvrez-les aux pages qu'il vous plaira
en vous rappelant leurs numéros; il ira droit à cette cabane et ouvrira
le ou les livres aux pages touchées par vous; il vous les désignera
toutes sans se tromper.

--Ce n'est pas un homme, c'est un démon.

--Je suis de votre avis. Et maintenant, je vous raconterai un de ses
exploits les plus merveilleux.

--La nuit dernière, il a...

Il fut interrompu par une grande rumeur au dehors; la porte s'ouvrit
brusquement et une foule en émoi se précipita dans le bar entourant la
seule femme blanche du camp qui criait et pleurait:

--Ma fille! ma fille! partie! perdue! Pour l'amour du ciel, dites-moi où
est Archy Stillmann, nous ne savons plus où chercher.

--Asseyez-vous, Mrs Hogan, lui dit le patron du bar. Asseyez-vous et
calmez-vous, Stillmann est ici depuis trois heures; il a engagé une
chambre après avoir rôdé toute la journée à la recherche d'une piste,
suivant sa bonne habitude. Il est ensuite monté se coucher. Ham
Sandwich, va donc le réveiller et amène-le; il est au numéro 14.

Archy fut vite habillé et en bas. Il demanda des détails à Mrs Hogan.

--Hélas! mon ami, je n'en ai pas. Si j'en possédais seulement! Je
l'avais couchée à sept heures et lorsque je suis rentrée, il y a une
heure, plus personne! Je me suis précipitée chez vous; vous n'y étiez
pas; depuis, je vous cherche partout, frappant à toutes les portes; je
viens ici en désespoir de cause, folle, épouvantée, le coeur brisé.
Dieu merci, je vous ai trouvé enfin! et vous me découvrirez mon enfant!
Venez vite! vite!

--Je suis prêt, Madame, je vous suis; mais regagnez d'abord votre
logement.

Tous les habitants du camp avaient envie de prendre part à la chasse.
Ceux de la partie Sud du village étaient sur pied, et une centaine
d'hommes vigoureux balançaient dans l'obscurité les faibles lueurs de
leurs lanternes vacillantes. Ils se formèrent en groupes de trois ou
quatre, pour s'échelonner plus facilement le long du chemin, et
emboîtèrent rapidement le pas des guides. Bientôt, ils arrivèrent à la
maisonnette des Hogan.

--Passez-moi une lanterne, dit Archy.

Il la posa sur la terre durcie et s'agenouilla en ayant l'air d'examiner
le sol attentivement.

--Voilà sa trace, dit-il en indiquant du doigt deux ou trois marques sur
le sol. La voyez-vous?

Quelques-uns d'entre les mineurs s'agenouillèrent et écarquillèrent
leurs yeux pour mieux voir. Les uns s'imaginèrent apercevoir quelque
chose, les autres durent avouer, en secouant la tête de dépit, que la
surface très unie ne portait aucune marque perceptible à leurs yeux.

--Il se peut, dit l'un, que le pied de l'enfant ait laissé son
empreinte, mais je ne la vois pas.

Le jeune Stillmann sortit, tenant toujours la lampe près de la terre; il
tourna à gauche, et avança de quelques pas en examinant le sol
soigneusement.

--Je tiens la trace, venez maintenant, et que quelqu'un prenne la
lanterne.

Il se mit en route, d'un pas allègre, dans la direction du Sud, escorté
par les curieux, et suivit, en décrivant des courbes, toutes les
sinuosités de la gorge pendant une lieue environ. Ils arrivèrent à une
plaine couverte de sauges, vaste et obscure. Stillmann commanda: Halte,
ajoutant:

--Il ne s'agit pas de partir sur une fausse piste, orientons-nous de
nouveau dans la bonne direction.

Il reprit la lanterne et examina la route sur une longueur de vingt
mètres environ.

--Venez, dit-il, tout va bien.

Il se remit en route, fouillant les buissons de sauge, pendant un quart
de mille et obliquant toujours à droite; puis il prit une autre
direction, fit un grand circuit, repartit droit devant lui et marcha
résolument vers l'ouest pendant un demi-mille. Il s'arrêta, disant:

--Elle s'est reposée ici, la pauvre petite. Tenez la lanterne et
regardez; c'est là qu'elle s'est assise.

A cet endroit, le sol était net comme une plaque d'acier et il fallait
une certaine audace pour prétendre reconnaître sur ce miroir uni la
moindre trace révélatrice. La malheureuse mère, reprise de
découragement, tomba à genoux, baisant la terre et sanglotant.

--Mais où est-elle alors? demanda quelqu'un. Elle n'est pourtant pas
restée ici; nous la verrions, je pense.

Stillmann continua à tourner en rond sur place, sa lanterne à la main;
il paraissait absorbé dans ses recherches.

--Eh bien! dit-il, sur un ton maussade. Je ne comprends plus.

Il examina encore.

--Il n'y a pas à en douter, elle s'est arrêtée ici, mais elle n'en est
pas repartie. J'en réponds! Reste à trouver l'énigme.

La pauvre mère se désolait de plus en plus.

--Oh! mon Dieu! et vous Vierge Marie! venez à mon aide! Quelque animal
l'a emportée! C'est fini! je ne la reverrai jamais, jamais plus!

--Ne perdez pas espoir, madame, lui dit Archy. Nous la retrouverons, ne
vous découragez pas.

--Dieu vous bénisse pour ces bonnes paroles de consolation, monsieur
Archy, et elle prit sa main quelle couvrit de baisers.

Peterson, le dernier arrivé, chuchota avec ironie à l'oreille de
Ferguson:

--En voilà une merveille d'avoir découvert cet endroit. Vraiment pas la
peine de venir si loin, tout de même; le premier coin venu nous en
aurait appris autant. Nous voilà bien renseignés, maintenant!

L'insinuation n'était pas du goût de Ferguson, qui répondit sur un ton
emballé:

--Vous allez peut-être chercher à nous faire croire que l'enfant n'est
pas venue ici? Je vous déclare que cette petite a passé par ici; si vous
voulez vous attirer de sérieux ennuis, vous n'avez qu'à...

--Tout va bien! cria Stillmann. Venez tous ici et regardez bien. La
trace nous crevait les yeux et nous n'y avons rien vu les uns et les
autres.

Tous s'accroupirent avec ensemble à l'endroit supposé où l'enfant avait
dû s'asseoir et se mirent à écarquiller les yeux en fixant le point
désigné par le doigt d'Archy. Après une pause suivie de profonds soupirs
de découragement, Pat Riley et Ham Sandwich répondirent ensemble:

--Eh bien, Archy? Nous n'avons rien vu!

--Rien? vous appelez cela rien?

Et avec son doigt il fit sur le sol un signe cabalistique.

--Là, la reconnaissez-vous maintenant la trace d'Injin Billy? C'est lui
qui a l'enfant.

--Dieu soit loué! s'écria la mère.

--Reprenez la lanterne. Je tiens de nouveau la bonne direction.
Suivez-moi.

Il partit comme un trait, traversant rapidement les buissons de sauge,
puis disparut derrière un monticule de sable; les autres avaient peine à
suivre: ils le rejoignirent et le retrouvèrent assis tranquillement en
train de les attendre. A dix pas plus loin on apercevait une hutte
misérable, un pauvre abri informe, fait de vieux chiffons et de
couvertures de chevaux en loques qui laissaient filtrer une lumière à
peine tamisée.

--Prenez le commandement, Mrs Hogan, dit le jeune homme. Vous avez le
droit d'entrer la première.

Tous la suivirent et purent voir le spectacle qu'offrait l'intérieur de
cette hutte: Injin Billy était assis par terre, l'enfant dormait à côté
de lui. Sa mère la prit dans ses bras et l'étouffa de caresses; son
coeur débordait de reconnaissance pour Archy Stillmann; elle pleurait à
chaudes larmes. D'une voix étranglée par l'émotion, elle laissa échapper
un flot de ces paroles attendries, de ces accents chauds et ardents que
seul peut trouver un coeur irlandais.

--Je l'ai trouvée vers dix heures, expliqua Billy. Elle s'était
endormie, très fatiguée, la figure humectée de larmes, je suppose; je
l'ai ramenée ici, et l'ai nourrie, car elle mourait de faim; depuis ce
moment elle n'a cessé de dormir.

Dans un élan de reconnaissance sans bornes, l'heureuse femme l'embrassa
lui aussi, l'appelant «le Messager du ciel». En admettant qu'il soit un
messager du ciel, il était certainement un ange déguisé et grimé, car
son accoutrement bizarre n'avait rien de séraphique.

A une heure et demie du matin, le cortège rentra au village en chantant
un refrain triomphal et en brandissant des torches; c'était une vraie
retraite aux flambeaux. Ils n'oublièrent pas de boire tout le long de la
route et, pour tuer les dernières heures de cette nuit mouvementée, ils
s'entassèrent au bar en attendant le jour.






DEUXIÈME PARTIE




I

SHERLOCK HOLMÈS ENTRE EN SCÈNE


Le jour suivant, une rumeur sensationnelle circula au village. Un
étranger de haute marque, à l'air grave et imposant, à la tournure très
distinguée, venait d'arriver à l'auberge. Il avait inscrit sur le
registre le nom magique de:

SHERLOCK HOLMÈS

La nouvelle se répandit de hutte en hutte, de bouche en bouche dans la
mine; chacun planta là ses outils pour courir aux vrais renseignements.
Un mineur qui passait par la partie Sud du village annonça la nouvelle à
Pat Riley, dont la concession touchait à celle de Flint Buckner.
Fetlock Jones parut très affecté de cet événement et murmura même:

--L'oncle Sherlock! Quelle guigne!

Il arrive juste au moment où... Puis il se mit à rêvasser, se disant à
lui-même:

--Après tout, pourquoi avoir peur de lui? Tous ceux qui le connaissent
comme moi, savent bien qu'il n'est capable de découvrir un crime
qu'autant qu'il a pu préparer son plan à l'avance, classer ses arguments
et accumuler ses preuves.

Au besoin il se procure (moyennant finances) un complice de bonne
volonté qui exécute le crime point par point comme il l'a prévu!... Eh
bien! cette fois Sherlock sera très embarrassé; il manquera de preuve et
n'aura rien pu préparer. Quant à moi, tout est prêt. Je me garderai bien
de différer ma vengeance... non certainement pas! Flint Buckner quittera
ce bas monde cette nuit et pas plus tard, c'est décidé!

Puis il réfléchit:

--L'oncle Sherlock va vouloir, ce soir, causer avec moi de notre
famille; comment arriverai-je à m'esquiver de lui? Il faut absolument
que je sois dans ma cabine vers huit heures, au moins pour quelques
instants.

Ce point était embarrassant et le préoccupait fort. Mais une minute de
réflexion lui donna le moyen de tourner la difficulté.

--Nous irons nous promener ensemble et je le laisserai seul sur la route
une seconde pendant laquelle il ne verra pas ce que je ferai: le
meilleur moyen d'égarer un policier est de le conserver auprès de soi
quand on prépare un coup. Oui, c'est bien le plus sûr, je l'emmènerai
avec moi.

Pendant ce temps, la route était encombrée, aux abords de la taverne,
par une foule de gens qui espéraient apercevoir le grand homme. Mais
Holmès s'obstinait à rester enfermé dans sa chambre et ne paraissait pas
au plus grand désappointement des curieux. Ferguson, Jake Parker le
forgeron, et Ham Sandwich, seuls, eurent plus de chance. Ces fanatiques
admirateurs de l'habile policier louèrent la pièce de l'auberge qui
servait de débarras pour les bagages et qui donnait au-dessus d'un
passage étroit sur la chambre de Sherlock Holmès; ils s'y embusquèrent
et pratiquèrent quelques judas dans les persiennes.

Les volets de M. Holmès étaient encore fermés, mais il les ouvrit
bientôt. Ses espions tressaillirent de joie et d'émotion lorsqu'ils se
trouvèrent face à face avec l'homme célèbre qui étonnait le monde par
son génie vraiment surnaturel. Il était assis là devant eux, en
personne, en chair et en os, bien vivant. Il n'était plus un mythe pour
eux et ils pouvaient presque le toucher en allongeant le bras.

--Regarde-moi cette tête, dit Ferguson d'une voix tremblante d'émotion.
Grand Dieu! Quelle physionomie!

--Oh oui, répondit le forgeron d'un air convaincu, vois un peu ses yeux
et son nez! Quelle intelligente et éveillée physionomie il a!

--Et cette pâleur! reprit Ham Sandwich, qui est la caractéristique de
son puissant cerveau et l'image de sa nette pensée.

--C'est vrai: ce que nous prenons pour la pensée n'est souvent qu'un
dédale d'idées informes.

--Tu as raison, Well-Fargo; regarde un peu ce pli accusé au milieu de
son front; c'est le sillon de la pensée, il l'a creusé à force de
descendre au plus profond des choses. Tiens je parie qu'en ce moment il
rumine quelque idée dans son cerveau infatigable.

--Ma foi oui, on le dirait; mais regarde donc cet air grave, cette
solennité impressionnante! On dirait que chez lui l'esprit absorbe le
corps! Tu ne te trompes pas tant, en lui prêtant les facultés d'un pur
esprit; car il est déjà mort quatre fois, c'est un fait avéré: il est
mort trois fois naturellement et une fois accidentellement. J'ai entendu
dire qu'il exhale une odeur d'humidité glaciale et qu'il sent le
tombeau; on dit même que...

--Chut, tais-toi et observe-le. Le voilà qui encadre son front entre le
pouce et l'index, je parie qu'en ce moment il est en train de creuser
une idée.

--C'est plus que probable. Et maintenant il lève les yeux au ciel en
caressant sa moustache distraitement. Le voilà debout; il classe ses
arguments en les comptant sur les doigts de sa main gauche avec l'index
droit, vois-tu? Il touche d'abord l'index gauche, puis le médium,
ensuite l'annulaire.

--Tais-toi!

--Regarde son air courroucé! Il ne trouve pas la clef de son dernier
argument, alors il...

--Vois-le sourire maintenant d'un rire félin; il compte rapidement sur
ses doigts sans la moindre nervosité. Il est sûr de son affaire; il
tient le bon bout. Cela en a tout l'air! J'aime autant ne pas être celui
qu'il cherche à dépister.

M. Holmès approcha sa table de la fenêtre, s'assit en tournant le dos
aux deux observateurs et se mit à écrire. Les jeunes gens quittèrent
leur cachette, allumèrent leurs pipes et s'installèrent confortablement
pour causer. Ferguson commença avec conviction:

--Ce n'est pas la peine d'en parler. Cet homme est un prodige, tout en
lui le trahit.

--Tu n'as jamais mieux parlé, Well-Fargo, répliqua Parquer. Quel dommage
qu'il n'ait pas été ici hier soir au milieu de nous!

--Mon Dieu oui, répliqua Ferguson. Du coup, nous aurions assisté à une
séance scientifique, à une exhibition d'«intellectualité toute pure», la
plus élevée qu'on puisse rêver. Archy est déjà bien étonnant et nous
aurions grand tort de chercher à diminuer son talent, mais la faculté
qu'il possède n'est qu'un don visuel: il a, me semble-t-il, l'acuité de
regard de la chouette. C'est un don naturel, un instinct inné, où la
science n'entre pas en jeu. Quant au caractère surprenant du don
d'Archy, il ne peut être nullement comparé au génie de Sherlock Holmès,
pas plus que... Tiens, laisse-moi te dire ce qu'aurait fait Holmès dans
cette circonstance. Il se serait rendu tout bonnement chez les Hogan et
aurait simplement regardé autour de lui dans la maison. Un seul coup
d'oeil lui suffit pour tout voir jusqu'au moindre détail; en cinq
minutes il en saurait plus long que les Hogan en sept ans. Après sa
courte inspection, il se serait assis avec calme et aurait posé des
questions à Mme Hogan... Dis donc, Ham, imagine-toi que tu es Mme Hogan;
je t'interrogerai, et tu me répondras.

--Entendu, commence.

--Permettez, Madame, s'il vous plaît. Veuillez prêter une grande
attention à ce que je vais vous demander: Quel est le sexe de l'enfant?

--Sexe féminin, Votre Honneur.

--Hum! féminin, très bien! très bien! L'âge?

--Six ans passés.

--Hum! jeune... faible... deux lieues. La fatigue a dû se faire sentir.
Elle se sera assise, puis endormie. Nous la trouverons au bout de deux
lieues au plus. Combien de dents?

--Cinq, Votre Honneur, et une sixième en train de pousser.

--Très bien, très bien, parfait!--Vous voyez, jeunes gens, il ne laisse
passer aucun détail et s'attache à ceux qui paraissent les plus petites
vétilles.--Des bas, madame, et des souliers?

--Oui, Votre Honneur, les deux.

--En coton, peut-être? en maroquin?

--Coton, Votre Honneur, et cuir.

--Hum! cuir? Ceci complique la question. Cependant, continuons; nous
nous en tirerons. Quelle religion?

--Catholique, Votre Honneur.

--Très bien, coupez-moi un morceau de la couverture de son lit, je vous
prie. Merci!

Moitié laine, et de fabrication étrangère. Très bien. Un morceau de
vêtement de l'enfant, s'il vous plaît? Merci, en coton et déjà pas mal
usagé. Un excellent indice, celui-ci. Passez-moi, je vous prie, une
pelletée de poussière ramassée dans la chambre. Merci! oh! grand merci!

Admirable, admirable! Maintenant, nous tenons le bon bout, je crois.
Vous le voyez, jeunes gens, il a en main tous les fils et se déclare
pleinement satisfait. Après cela, que fera cet homme prodigieux? Il
étalera les lambeaux d'étoffe et cette poussière sur la table, et il
rapprochera ces objets disparates et les examinera en se parlant à voix
basse et en les palpant délicatement:

«Féminin, six ans, cinq dents, plus une sixième qui pousse; catholique.
Coton, cuir! Que le diable emporte ce cuir!» Puis il range le tout, lève
les yeux vers le ciel, passe la main dans ses cheveux, la repasse
nerveusement en répétant: «Au diable, le cuir!» Il se lève alors, fronce
le sourcil et récapitule ses arguments en comptant sur ses doigts; il
s'arrête à l'annulaire, une minute seulement, puis sa physionomie
s'illumine d'un sourire de satisfaction. Il se lève alors, résolu et
majestueux, et dit à la foule: «Que deux d'entre vous prennent une
lanterne et s'en aillent chez Injin Billy, pour y chercher l'enfant, les
autres n'ont qu'à rentrer se coucher. Bonne nuit, bonne nuit, jeunes
gens!» Et ce disant, il aurait salué l'assistance d'un air solennel, et
quitté l'auberge.

Voilà sa manière de procéder. Elle est unique dans son genre,
scientifique et intelligente; un quart d'heure lui suffit et il n'a pas
besoin de fouiller les buissons et les routes pendant des heures
entières au milieu d'une population effarée et tumultueuse.

Messieurs, qu'en dites-vous? Avez-vous compris son procédé?

--C'est prodigieux, en vérité, répondit Ham Sandwich. Well-Fargo, tu as
merveilleusement compris le caractère de cet homme, ta description vaut
celle d'un livre, du livre le mieux fait du monde. Il me semble le voir
et l'entendre. N'est-ce pas votre avis, Messieurs?

--C'est notre avis. Ce topo descriptif d'Holmès vaut une photographie et
une fameuse!

Ferguson était ravi de son succès; l'approbation générale de ses
camarades le rendait triomphant. Il restait assis tranquille et
silencieux pour savourer son bonheur.

Il murmura pourtant, d'une voix inquiète:

--C'est à se demander comment Dieu a pu créer un pareil phénomène.

Au bout d'un moment Ham Sandwich répondit:

--S'il l'a créé, il a dû s'y prendre à plusieurs fois, j'imagine!




II


Vers huit heures du soir, à la fin de ce même jour, par une nuit
brumeuse, deux personnes marchaient à tâtons du côté de la hutte de
Flint Buckner. C'était Sherlock Holmès et son neveu.

--Attendez-moi un instant sur le chemin, mon oncle, je vous prie, dit
Fetlock; je cours à ma hutte, j'en ai pour deux minutes à peine.

Il demanda quelque chose à son oncle qui le lui donna et disparut dans
l'obscurité; mais il fut bientôt de retour, et leur causerie reprit son
cours avec leur promenade. A neuf heures, leur marche errante les avait
ramenés à la taverne. Ils se frayèrent un chemin jusqu'à la salle de
billard, où une foule compacte s'était groupée dans l'espoir
d'apercevoir l'«Homme Illustre». Des vivats frénétiques l'accueillirent;
M. Holmès remercia en saluant aimablement et au moment où il sortit,
son neveu s'adressa à l'assemblée, disant:

--Messieurs, mon oncle Sherlock a un travail pressant à faire qui le
retiendra jusqu'à minuit ou une heure du matin, mais il reviendra dès
qu'il pourra, et espère bien que quelques-uns d'entre vous seront encore
ici pour trinquer avec lui.

--Par saint Georges! Quel généreux seigneur!

--Mes amis! Trois vivats à Sherlock Holmès, le plus grand homme qui ait
jamais vécu, cria Ferguson. «Hip, hip, hip!!!» «Hurrah! hurrah! hurrah!»

--Ces clameurs tonitruantes secouèrent la maison, tant les jeunes gens
mettaient de coeur à leur réception. Arrivé dans sa chambre, Sherlock
dit à son neveu, sans mauvaise humeur:

--Que diable! Pourquoi m'avez-vous mis cette invitation sur les bras?

--Je pense que vous ne voulez pas vous rendre impopulaire, mon oncle? Il
serait fâcheux de ne pas vous attirer les bonnes grâces de tout ce camp
de mineurs. Ces gars vous admirent; mais si vous partiez sans trinquer
avec eux, ils prendraient votre abstention pour du «snobisme». Et du
reste, vous nous avez dit que vous aviez une foule de choses à nous
raconter, de quoi nous tenir éveillés une partie de la nuit.

Le jeune homme avait raison et faisait preuve de bon sens. Son oncle le
reconnut. Il servait en même temps ses propres intérêts et fit cette
réflexion pratique dans son for intérieur:

--Mon oncle et les mineurs vont être fameusement commodes pour me créer
un alibi qui ne pourra être contesté.

L'oncle et le neveu causèrent dans leur chambre pendant trois heures.
Puis, vers minuit, Fetlock descendit seul, se posta dans l'obscurité à
une douzaine de pas de la taverne et attendit. Cinq minutes après, Flint
Buckner sortait en se dandinant de la salle de billard, il l'effleura
presque de l'épaule en passant. «Je le tiens», pensa le jeune garçon.

Et il se dit à lui-même, en suivant des yeux l'ombre de la silhouette:
«Adieu, mon ami, adieu pour tout de bon, Flint Buckner! Tu as traité ma
mère de... c'est très bien, mais rappelle-toi que tu fais aujourd'hui ta
dernière promenade!»

Il rentra, sans se presser, à la taverne, en se faisant cette
réflexion: «Il est un peu plus de minuit, encore une heure à attendre;
nous la passerons avec les camarades... ce sera fameux pour l'alibi.»

Il introduisit Sherlock Holmès dans la salle de billard qui était comble
de mineurs, tous impatients de le voir arriver. Sherlock commanda les
boissons, et la fête commença. Tout le monde était content et de bonne
humeur; la glace fut bientôt rompue. Chansons, anecdotes, boissons se
succédèrent (les minutes elles aussi se passaient).

A une heure moins six la gaieté était à son comble:

Boum! un bruit d'explosion suivi d'une commotion.

Tous se turent instantanément. Un roulement sourd arrivait en grondant
du côté de la colline; l'écho se répercuta dans les sinuosités de la
gorge et vint mourir près de la taverne. Les hommes se précipitèrent à
la porte, disant:

--Quelque chose vient de sauter.

Au dehors une voix criait dans l'obscurité:

--C'est en bas dans la gorge, j'ai vu la flamme.

La foule se porta de ce côté: tous, y compris Holmès, Fetlock, Archy
Stillmann. Ils firent leur mille en quelques minutes. A la lumière d'une
lanterne, ils reconnurent l'emplacement en terre battue où s'élevait la
hutte de Flint Buckner; de la cabine elle-même, il ne restait pas un
vestige, pas un chiffon, pas un éclat de bois. Pas trace non plus de
Flint. On le chercha tout autour; tout à coup quelqu'un cria:

--Le voilà!

C'était vrai. A cinquante mètres plus bas, ils l'avaient trouvé ou
plutôt ils avaient découvert une masse informe et inerte qui devait le
représenter. Fetlock Jones accourut avec les autres et regarda.

L'enquête fut l'affaire d'un quart d'heure. Ham Sandwich, chef des
jurés, rendit le verdict, sous une forme plutôt primitive qui ne
manquait pas d'une certaine grâce littéraire, et sa conclusion établit
que le défunt s'était donné la mort ou bien qu'il fallait l'attribuer à
une ou plusieurs personnes inconnues du jury; il ne laissait derrière
lui ni famille, ni héritage; pour tout inventaire une hutte qui avait
sauté en l'air. Que Dieu ait pitié de lui! C'était le voeu de tous.

Après cette courte oraison funèbre, le jury s'empressa de rejoindre le
gros de la foule où se trouvait l'attraction générale personnifiée dans
Sherlock Holmès. Les mineurs se tenaient en demi-cercle en observant un
silence respectueux; au centre de ce demi-cercle, se trouvait
l'emplacement de la hutte maintenant détruite. Dans cet espace vide
s'agitait Holmès, l'homme prodigieux, assisté de son neveu qui portait
une lanterne. Il prit avec un ruban d'arpentage les mesures des
fondations de la hutte, releva la distance des ajoncs à la route, la
hauteur des buissons d'ajoncs et prit encore d'autres mesures.

Il ramassa un chiffon d'un côté, un éclat de bois d'un autre, une pincée
de terre par ici, les considéra attentivement et les mit de côté avec
soin. Il détermina la longitude du lieu au moyen d'une boussole de poche
en évaluant à deux secondes les variations magnétiques. Il prit l'heure
du Pacifique à sa montre et lui fit subir la correction de l'heure
locale. Il mesura à grands pas la distance de l'emplacement de la hutte
au cadavre en tenant compte de la différence de la marée. Il nota
l'altitude, la température avec un anéroïde et un thermomètre de poche.
Enfin, il déclara magistralement en saluant de la tête:

--C'est fini, vous pouvez rentrer, messieurs!

Il prit la tête de la colonne pour regagner la taverne, suivi de la
foule qui commentait cet événement et vouait à l'«homme prodigieux» un
vrai culte d'admiration, tout en cherchant à deviner l'origine et
l'auteur de ce drame.

--Savez-vous, camarades, que nous pouvons nous estimer heureux d'avoir
Sherlock au milieu de nous? dit Ferguson.

--C'est vrai, voilà peut-être le plus grand événement du siècle! reprit
Ham Sandwich. Il fera le tour du monde, souvenez-vous de ce que je vous
dis.

--Parions! dit Jake Parker le Forgeron, qu'il va donner un grand renom
au camp. N'est-ce pas votre avis, Well-Fargo?

--Eh bien, puisque vous voulez mon opinion là-dessus je puis vous dire
ceci:

Hier, j'aurais vendu ma concession sans hésiter à deux dollars le pied
carré; aujourd'hui, je vous réponds que pas un d'entre vous ne la
vendrait à seize dollars.

--Vous avez raison, Well-Fargo! Nous ne pouvions pas rêver un plus grand
bonheur pour le camp. Dites donc, l'avez-vous vu collectionner ces
chiffons, cette terre, et le reste? Quel oeil il a! Il ne laisse
échapper aucun détail; il veut tout voir, c'est plus fort que lui.

--C'est vrai! Et ces détails qui paraissent des niaiseries au commun des
mortels, représentent pour lui un livre grand ouvert imprimé en gros
caractères. Soyez bien persuadés que ces petits riens recèlent de
mystérieux secrets; ils ont beau croire que personne ne pourra les leur
arracher; quand Sherlock y met la main, il faut qu'ils parlent, qu'ils
rendent gorge.

--Camarades, je ne regrette plus qu'il ait manqué la partie de chasse à
l'enfant; ce qui vient de se passer ici est beaucoup plus intéressant et
plus complexe; Sherlock va pouvoir étaler devant nous son art et sa
science dans toute leur splendeur.

Inutile de dire que nous sommes tous contents de la façon dont l'enquête
a tourné.

--Contents! Par saint Georges! ce n'est pas assez dire!

Archy aurait mieux fait de rester avec nous et de s'instruire en
regardant comment Sherlock procède. Mais non, au lieu de cela, il a
perdu son temps à fourrager dans les buissons et il n'a rien vu du tout.

--Je suis bien de ton avis, mais que veux-tu; Archy est jeune. Il aura
plus d'expérience un peu plus tard.

--Dites donc, camarades, qui, d'après vous, a fait le coup?

La question était embarrassante; elle provoqua une série de suppositions
plus ou moins plausibles. On désigna plusieurs individus considérés
comme capables de commettre cet acte, mais ils furent éliminés un à un.
Personne, excepté le jeune Hillyer, n'avait vécu dans l'intimité de
Flint Buckner; personne ne s'était réellement pris de querelle avec lui;
il avait bien eu des différends avec ceux qui essayaient d'assouplir son
caractère, mais il n'en était jamais venu à des disputes pouvant amener
une effusion de sang. Un nom brûlait toutes les langues depuis le début
de la conversation, mais on ne le prononça qu'en dernier ressort:
c'était celui de Fetlock Jones. Pat Riley le mit en avant.

--Ah! oui, dirent les camarades. Bien entendu nous avons tous pensé à
lui, car il avait un million de raisons pour tuer Flint Buckner;
j'ajoute même que c'était un devoir pour lui, mais tout bien considéré,
deux choses nous surprennent: d'abord, il ne devait pas hériter du
terrain; ensuite, il était éloigné de l'endroit où s'est produite
l'explosion.

--Parfaitement, dit Pat. Il était dans la salle de billard avec nous au
moment de l'explosion. Et il y était même une heure avant.

--C'est heureux pour lui; sans cela on l'aurait immédiatement soupçonné.




III


Les meubles de la salle à manger de la taverne avaient été enlevés, à
l'exception d'une longue table de sapin et d'une chaise. On avait
repoussé la table dans un coin et posé la chaise par-dessus.

Sherlock Holmès était assis sur cette chaise, l'air grave, imposant et
presque impressionnant. Le public se tenait debout et remplissait la
salle. La fumée du tabac obscurcissait l'air et l'assistance observait
un silence religieux.

Sherlock Holmès leva la main pour concentrer sur lui l'attention du
public et il la garda en l'air un moment; puis, en termes brefs,
saccadés, il posa une série de questions, soulignant les réponses de
«Hums» significatifs et de hochements de tête; son interrogatoire fut
très minutieux et porta sur tout ce qui concernait Flint Buckner: son
caractère, sa conduite, ses habitudes et l'opinion que les gens avaient
de lui. Il comprit bien vite que son propre neveu était le seul dans le
camp qui eût pu vouer à Flint Buckner une haine mortelle. M. Holmès
accueillit ces témoignages avec un sourire de pitié et demanda sur un
ton indifférent:

--Y a-t-il quelqu'un parmi vous, messieurs, qui puisse dire où se
trouvait votre camarade Fetlock Jones au moment de l'explosion?

Tous répondirent en choeur: «Ici même.»

--Depuis combien de temps y était-il? demanda M. Holmès.

--Depuis une heure environ.

--Bon! une heure à peu près? Quelle distance sépare cet endroit du
théâtre de l'explosion?

--Une bonne lieue.

--Ceci est un alibi, il est vrai, mais médiocre.

Un immense éclat de rire accueillit cette réflexion. Tous se mirent à
crier: ma parole, voilà qui est raide! vous devez regretter maintenant,
Sandy, ce que vous venez de dire?

Le témoin confus baissa la tête en rougissant et parut consterné du
résultat de sa déposition.

--La connexion quelque peu douteuse entre le nommé Jones et cette
affaire (rires) ayant été examinée, reprit Holmès, appelons maintenant
les témoins oculaires de la tragédie et interrogeons-les.

Il exhiba ses fragments révélateurs et les rangea sur une feuille de
carton étalée sur ses genoux. Toute la salle retenait sa respiration et
écoutait.

--Nous possédons la longitude et la latitude avec la correction des
variations magnétiques et nous connaissons ainsi le lieu exact du drame.
Nous avons l'altitude, la température et l'état hygrométrique du lieu;
ces renseignements sont pour nous des plus précieux, puisqu'ils nous
permettent d'estimer avec précision le degré de l'influence que ces
conditions spéciales ont pu exercer sur l'humeur et la disposition
d'esprit de l'assassin à cette heure de la nuit. (Brouhaha d'admiration,
réflexions chuchotées. Par saint Georges, quelle profondeur d'esprit!)

Holmès saisit entre ses doigts les pièces à conviction.

--Et maintenant, demandons à ces témoins muets de nous dire ce qu'ils
savent:

Voici un sac de toile vide. Que nous révèle-t-il? Que le mobile du
crime a été le vol et non la vengeance. Qu'indique-t-il encore? Que
l'assassin était d'une intelligence médiocre ou, si vous préférez, d'un
esprit léger et peu réfléchi? Comment le savons-nous? Parce qu'une
personne vraiment intelligente ne se serait pas amusée à voler Buckner,
un homme qui n'avait jamais beaucoup d'argent sur lui. Mais l'assassin
aurait pu être un étranger? Laissez encore parler le sac. J'en retire
cet objet: c'est un morceau de quartz argentifère. C'est singulier.
Examinez-le, je vous prie, chacun à tour de rôle.

Maintenant rendez-le-moi, s'il vous plaît.

Il n'existe dans ce district qu'un seul filon qui produise du quartz
exactement de cette espèce et de cette couleur. Ce filon rayonne sur une
longueur d'environ deux milles et il est destiné, d'après ma conviction,
à conférer à cet endroit dans un temps très rapproché une célébrité qui
fera le tour du monde; les deux cents propriétaires qui se partagent son
exploitation acquerront des richesses qui surpassent tous les rêves de
l'avarice. Désignez-moi ce filon par son nom, je vous prie.

«La Science chrétienne consolidée et Mary-Ann!» lui répondit-on sans
hésiter.

Une salve frénétique de hurrahs retentit aussitôt, chaque homme prit le
fragment des mains de son voisin et le serra avec des larmes
d'attendrissement dans les yeux; Well-Fargo et Ferguson s'écrièrent:

--Le «Flush» est sur le filon et la cote monte à cent cinquante dollars
le pied. Vous m'entendez!

Lorsque le calme fut revenu, Holmès reprit:

--Nous constatons donc que trois faits sont nettement établis, savoir:
que l'assassin était d'un esprit léger, qu'il n'était pas étranger; que
son mobile était le vol et non la vengeance. Continuons. Je tiens dans
ma main un petit fragment de mèche qui conserve encore l'odeur récente
du feu. Que prouve-t-il? Si je rapproche ce fragment de mèche de
l'évidence du quartz, j'en conclus que l'assassin est un mineur. Je dis
plus, Messieurs, j'affirme que l'assassinat a été commis en recourant à
l'explosion. Je crois pouvoir avancer que l'engin explosif a été posé
sur le côté de la hutte qui borde la route à peu près au milieu, car je
l'ai trouvé à six pieds de ce point.

Je tiens dans mes doigts une allumette suédoise, de l'espèce de celles
qu'on frotte sur les boîtes de sûreté. Je l'ai trouvée sur la route, à
six cent vingt-deux pieds de la case détruite; que prouve-t-elle? Que la
mèche a été allumée à ce même endroit. J'ajoute que l'assassin était
gaucher. Vous allez me demander à quel signe je le vois. Il me serait
impossible de vous l'expliquer, Messieurs, car ces indices sont si
subtils, que seules une longue expérience et une étude approfondie
peuvent rendre capable de les percevoir. Mais, les preuves restent là;
elles sont encore renforcées par un fait que vous avez dû remarquer
souvent dans les grands récits policiers, c'est que tous les assassins
sont gauchers.

--Ma parole, c'est vrai, dit Ham Sandwich en se frappant bruyamment la
cuisse de sa lourde main; du diable si j'y avais pensé avant.

--Ni moi non plus, crièrent les autres; rien ne peut décidément échapper
à cet oeil d'aigle.

--Messieurs, malgré la distance qui séparait l'assassin de sa victime,
le premier n'est pas demeuré entièrement sain et sauf. Ce débris de bois
que je vous présente maintenant a atteint l'assassin en l'égratignant
jusqu'au sang. Il porte certainement sur son corps la marque révélatrice
de l'éclat qu'il a reçu. Je l'ai ramassé à l'endroit où il devait se
tenir lorsqu'il alluma la mèche fatale.

Il regarda l'auditoire du haut de son siège élevé, et son attitude
s'assombrit immédiatement: levant lentement la main, il désigna du doigt
un assistant en disant:

--Voici l'assassin!

A cette révélation, l'assistance fut frappée de stupeur puis vingt voix
s'élevèrent criant à la fois:

--Sammy Hillyer? Ah! diable, non! Lui? C'est de la pure folie!

--Faites attention, Messieurs, ne vous emportez pas! regardez: il porte
au front la marque du sang!

Hillyer devint blême de peur. Prêt à éclater en sanglots, il se tourna
vers l'assistance en cherchant sur chaque visage de l'aide et de la
sympathie; il tendit ses mains suppliantes vers Holmès, et implora sa
pitié disant:

--De grâce, non, de grâce! ce n'est pas moi, je vous en donne ma parole
d'honneur. Cette blessure que j'ai au front vient de...

--Arrêtez-le, agent de police, cria Holmès. Je vous en donne l'ordre
formel.

L'agent s'avança à contre-coeur, hésita, et s'arrêta.

Hillyer jeta un nouvel appel.

--Oh! Archy, ne les laissez pas faire; ma mère en mourrait! Vous savez
d'où vient cette blessure. Dites-le-leur et sauvez-moi. Archy,
sauvez-moi!

Stillmann perça la foule et dit:

--Oui, je vous sauverai. N'ayez pas peur.

Puis s'adressant à l'assemblée:

--N'attachez aucune importance à cette cicatrice, qui n'a rien à voir
avec l'affaire qui nous occupe.

--Dieu vous bénisse, Archy, mon cher ami!

--Hurrah pour Archy, camarades! cria l'assemblée.

Tous mouraient d'envie de voir innocenter leur compatriote Sammy; ce
loyal sentiment était d'ailleurs très excusable dans leur coeur.

Le jeune Stillmann attendit que le calme se fût rétabli, puis il reprit:

--Je prierai Tom Jeffries de se tenir à cette porte et l'agent Harris
de rester à l'autre en face, ils ne laisseront sortir personne.

Aussitôt dit, aussitôt fait.

--Le criminel est parmi nous, j'en suis persuadé. Je vous le prouverai
avant longtemps, si, comme je le crois, mes conjectures sont exactes.
Maintenant, laissez-moi vous retracer le drame du commencement jusqu'à
la fin:

Le mobile n'était pas le vol, mais la vengeance, le meurtrier n'était
pas un esprit léger. Il ne se tenait pas éloigné de six cent vingt-deux
pieds. Il n'a pas été atteint par un éclat de bois. Il n'a pas posé
l'explosif contre la case. Il n'a pas apporté un sac avec lui. J'affirme
même qu'il n'est pas gaucher. A part cela, le rapport de notre hôte
distingué sur cette affaire est parfaitement exact.

Un rire de satisfaction courut dans l'assemblée; chacun se faisait signe
de la tête et semblait dire à son voisin: «Voilà le fin mot de
l'histoire: Archy Stillmann est un brave garçon, un bon camarade! Il n'a
pas baissé pavillon devant Sherlock Holmès.» La sérénité de ce dernier
ne paraissait nullement troublée. Stillmann continua:

--Moi aussi, j'ai des témoins oculaires et je vous dirai tout à l'heure
où vous pouvez en trouver d'autres.

Il exhiba un morceau de gros fil de fer. La foule tendit le cou pour
voir.

--Il est recouvert d'une couche de suif fondu. Et voici une bougie qui
est brûlée jusqu'à moitié. L'autre moitié porte des traces d'incision
sur une longueur de trois centimètres. Dans un instant, je vous dirai où
j'ai trouvé ces objets. Pour le moment, je laisserai de côté les
raisonnements, les arguments, les conjectures plus ou moins
enchevêtrées, en un mot toute la mise en scène qui constitue le bagage
du «détective», et je vous dirai, dans des termes très simples et sans
détours, comment ce lamentable événement est arrivé.

Il s'arrêta un moment pour juger de l'effet produit et pour permettre à
l'assistance de concentrer sur lui toute son attention.

--L'assassin, reprit-il, a eu beaucoup de peine à arrêter son plan, qui
était d'ailleurs bien compris et très ingénieux; il dénote une
intelligence véritable et pas du tout un esprit faible. C'est un plan
parfaitement combiné pour écarter tout soupçon de son auteur. Il a
commencé par marquer des points de repère sur une bougie de trois en
trois centimètres, il l'a allumée en notant le temps qu'elle mettait à
brûler. Il trouva ainsi qu'il fallait trois heures pour en brûler douze
centimètres. Je l'ai moi-même expérimenté là-haut pendant une
demi-heure, il y a un moment de cela, pendant que M. Holmès procédait à
l'enquête sur le caractère et les habitudes de Flint Buckner. J'ai donc
pu relever le temps qu'il faut à une bougie pour se consumer lorsqu'elle
est protégée du vent. Après son expérience, l'assassin a éteint la
bougie, je crois vous l'avoir déjà dit, et il en a préparé une autre.

Il fixa cette dernière dans un bougeoir de fer-blanc. Puis, à la
division correspondante à la cinquième heure, il perça un trou avec un
fil de fer rougi. Je vous ai déjà montré ce fil de fer recouvert d'une
mince couche de suif; ce suif provient de la fusion de la bougie.

Avec peine, grande peine même, il grimpa à travers les ajoncs qui
couvrent le talus escarpé situé derrière la maison de Flint Buckner; il
traînait derrière lui un baril vide qui avait contenu de la farine. Il
le cacha à cet endroit parfaitement sûr et plaça le bougeoir à
l'intérieur. Puis il mesura environ trente-cinq pieds de mèche,
représentant la distance du baril à la case. Il pratiqua un trou sur le
côté du baril, et voici même la grosse vrille dont il s'est servi pour
cela. Il termina sa préparation macabre, et quand tout fut achevé, un
bout de la mèche aboutissait à la case de Buckner, l'autre extrémité,
qui portait une cavité destinée à recevoir de la poudre, était placée
dans le trou de la bougie; la position de ce trou était calculée de
manière à faire sauter la hutte à une heure du matin, en admettant que
cette bougie ait été allumée vers huit heures hier soir et qu'un
explosif relié à cette extrémité de la mèche ait été déposé dans la
case. Bien que je ne puisse le prouver, je parie que ce dispositif a été
adopté à la lettre.

Camarades, le baril est là dans les ajoncs, le reste de la bougie a été
retrouvé dans le bougeoir de fer-blanc; la mèche brûlée, nous l'avons
reconnue dans le trou percé à la vrille; l'autre bout est à l'extrémité
de la côte, à l'emplacement de la case détruite. J'ai retrouvé tous ces
objets, il y a une heure à peine pendant que maître Sherlock Holmès se
livrait à des calculs plus ou moins fantaisistes et collectionnait des
reliques qui n'avaient rien à voir avec l'affaire.

Il s'arrêta. L'auditoire en profita pour reprendre haleine, et détendre
ses nerfs fatigués par une attention soutenue.

--Du diable, dit Ham Sandwich, en éclatant de rire, voilà pourquoi il
s'est promené seul de son côté dans les ajoncs, au lieu de relever des
points et des températures avec le professeur. Voyez-vous, camarades,
Archy n'est pas un imbécile.

--Ah! non, certes...

Mais Stillmann continua:

--Pendant que nous étions là-bas, il y a une heure ou deux, le
propriétaire de la vrille et de la bougie d'essai les enleva de
l'endroit où il les avait d'abord placées, la première cachette n'étant
pas bonne; il les déposa à un autre endroit qui lui paraissait meilleur,
à deux cents mètres dans le bois de pins, et les cacha en les recouvrant
d'aiguilles. C'est là que je les ai trouvées. La vrille est juste de la
mesure du trou du baril. Quant à la...

Holmès l'interrompit, disant avec une certaine ironie:

--Nous venons d'entendre un très joli conte de fées, messieurs, certes
très joli, seulement je voudrais poser une ou deux questions à ce jeune
homme.

L'assistance parut impressionnée.

Ferguson marmotta:

--J'ai peur qu'Archy ne trouve son maître cette fois.

Les autres ne riaient plus, et paraissaient anxieux. Holmès prit donc la
parole à son tour:

--Pénétrons dans ce conte de fées d'un pas sûr et méthodique, par
progression géométrique, si je puis m'exprimer ainsi; enchaînons les
détails et montons à l'assaut de cette citadelle d'erreur (pauvre joujou
de clinquant) en soutenant une allure ferme, vive et résolue. Nous ne
rencontrons devant nous que l'élucubration fantasque d'une imagination à
peine éclose. Pour commencer, jeune homme, je désire ne vous poser que
trois questions.

Si j'ai bien compris, d'après vous, cette bougie aurait été allumée hier
soir vers huit heures?

--Oui, monsieur, vers huit heures!

--Pouvez-vous dire huit heures précises?

--Ça non! je ne saurais être aussi affirmatif.

--Hum! Donc, si une personne avait passé par là juste à huit heures,
elle aurait infailliblement rencontré l'assassin. C'est votre avis?

--Oui, je le suppose.

--Merci, c'est tout. Pour le moment cela me suffit; oui, c'est tout ce
que je vous demande pour le quart d'heure.

--Diantre! il tape ferme sur Archy, remarqua Ferguson.

--C'est vrai, dit Ham Sandwich. Cette discussion ne me promet rien qui
vaille.

Stillmann reprit, en regardant Holmès:

--J'étais moi-même par là à huit heures et demie, ou plutôt vers neuf
heures.

--Vraiment? Ceci est intéressant, très intéressant. Peut-être avez-vous
rencontré vous-même l'assassin?

--Non, je n'ai rencontré personne.

--Ah! alors, pardonnez-moi cette remarque, je ne vois pas bien la valeur
de votre renseignement.

--Il n'en a aucune à présent. Je dis, notez-le bien, pour le moment.

Stillmann continua:

--Je n'ai pas rencontré l'assassin, mais je suis sur ses traces, j'en
réponds; je le crois même dans cette pièce. Je vous prierai tous de
passer individuellement devant moi, ici, à la lumière pour que je puisse
voir vos pieds.

Un murmure d'agitation parcourut la salle et le défilé commença.

Sherlock regardait avec la volonté bien arrêtée de conserver son
sérieux. Stillmann se baissa, couvrit son front avec sa main et examina
attentivement chaque paire de pieds qui passaient. Cinquante hommes
défilèrent lentement sans résultat. Soixante, soixante-dix. La cérémonie
commençait à devenir ridicule et Holmès remarqua avec une douce ironie:

--Les assassins se font rares, ce soir.

La salle comprit le piquant et éclata d'un bon rire franc. Dix ou douze
autres candidats passèrent ou plutôt défilèrent en dansant des
entrechats comiques qui excitèrent l'hilarité des spectateurs.

Soudain, Stillmann allongea le bras et cria:

--Voici l'assassin!

--Fetlock Jones! par le grand Sanhédrin! hurla la foule en accompagnant
cette explosion d'étonnement de remarques et de cris confus qui
dénotaient bien l'état d'âme de l'auditoire.

Au plus fort du tumulte, Holmès étendit le bras pour imposer silence.
L'autorité de son grand nom et le prestige de sa personnalité
électrisèrent les assistants qui obéirent immédiatement. Et au milieu du
silence complet qui suivit, maître Sherlock prit la parole, disant avec
componction:

--Ceci est trop grave! Il y va de la vie d'un innocent, d'un homme dont
la conduite défie tout soupçon. Écoutez-moi, je vais vous en donner la
preuve palpable et réduire au silence cette accusation aussi mensongère
que coupable. Mes amis, ce garçon ne m'a pas quitté d'une semelle
pendant toute la soirée d'hier.

Ces paroles firent une profonde impression sur l'auditoire; tous
tournèrent les yeux vers Stillmann avec des regards inquisiteurs.

Lui, l'air rayonnant, se contenta de répondre:

--Je savais bien qu'il y avait un autre assassin!!!

Et ce disant, il s'approcha vivement de la table et examina les pieds
d'Holmès; puis, le regardant bien dans les yeux, il lui dit:

--Vous étiez avec lui! Vous vous teniez à peine à cinquante pas de lui
lorsqu'il alluma la bougie qui mit le feu à la mèche (sensation). Et,
qui plus est, c'est vous-même qui avez fourni les allumettes!

Cette révélation stupéfia Holmès; le public put s'en apercevoir, car
lorsqu'il ouvrit la bouche pour parler, ces mots entrecoupés purent à
peine sortir:

--Ceci... ha!... Mais c'est de la folie... C'est...

Stillmann sentit qu'il gagnait du terrain et prit confiance. Il montra
une allumette carbonisée.

--En voici une, je l'ai trouvée dans le baril, tenez, en voici une
autre!

Holmès retrouva immédiatement l'usage de la parole.

--Oui! Vous les avez mises là vous-même!

La riposte était bien trouvée, chacun le reconnut, mais Stillmann
reprit:

--Ce sont des allumettes de cire, un article inconnu dans ce camp. Je
suis prêt à me laisser fouiller pour qu'on cherche à découvrir la boîte
sur moi. Êtes-vous prêt, vous aussi?

L'hôte restait stupéfait. C'était visible aux yeux de tous. Il remua les
doigts; une ou deux fois, ses lèvres s'entr'ouvrirent, mais les paroles
ne venaient pas. L'assemblée n'en pouvait plus et voulait à tout prix
voir le dénouement de cette situation. Stillmann demanda simplement:

--Nous attendons votre décision, monsieur Holmès.

Après un silence de quelques instants, l'hôte répondit à voix basse:

--Je défends qu'on me fouille.

Il n'y eut aucune démonstration bruyante, mais dans la salle chacun dit
à son voisin:

--Cette fois, la question est tranchée! Holmès n'en mène plus large
devant Archy.

Que faire, maintenant? Personne ne semblait le savoir. La situation
devenait embarrassante, car les événements avaient pris une tournure si
inattendue et si subite que les esprits s'étaient laissé surprendre et
battaient la breloque comme une pendule qui a reçu un choc. Mais, peu à
peu, le mécanisme se rétablit et les conversations reprirent leurs
cours; formant des groupes de deux à trois, les hommes se réunirent et
essayèrent d'émettre leur avis sous forme de propositions. La majorité
était d'avis d'adresser à l'assassin un vote de remerciements pour avoir
débarrassé la communauté de Flint Buckner: cette action méritait bien
qu'on le laissât en liberté. Mais les gens plus réfléchis protestèrent,
alléguant que les cervelles mal équilibrées des États de l'Est
crieraient au scandale et feraient un tapage épouvantable si on
acquittait l'assassin.

Cette dernière considération l'emporta donc et obtint l'approbation
générale.

Il fut décidé que Fetlock Jones serait arrêté et passerait en jugement.

La question semblait donc tranchée et les discussions n'avaient plus
leur raison d'être maintenant. Au fond, les gens en étaient enchantés,
car tous dans leur for intérieur avaient envie de sortir et de se
transporter sur les lieux du drame pour voir si le baril et les autres
objets y étaient réellement. Mais un incident imprévu prolongea la
séance et amena de nouvelles surprises.

Fetlock Jones, qui avait pleuré silencieusement, passant presque
inaperçu au milieu de l'excitation générale et des scènes émouvantes qui
se succédaient depuis un moment, sortit de sa torpeur lorsqu'il entendit
parler de son arrestation et de sa mise en jugement; son désespoir
éclata et il s'écria:

--Non! ce n'est pas la peine! Je n'ai pas besoin de prison ni de
jugement. Mon châtiment est assez dur à l'heure qu'il est; n'ajoutez
rien à mon malheur, à mes souffrances. Pendez-moi et que ce soit fini!
Mon crime devait être découvert, c'était fatal; rien ne peut me sauver
maintenant. Il vous a tout raconté, absolument comme s'il avait été avec
moi, et m'avait vu. Comment le sait-il? c'est pour moi un prodige, mais
vous trouverez le baril et les autres objets. Le sort en est jeté: je
n'ai plus une chance de salut! Je l'ai tué; et vous en auriez fait
autant à ma place, si, comme moi, vous aviez été traité comme un chien;
n'oubliez pas que j'étais un pauvre garçon faible, sans défense, sans un
ami pour me secourir.

--Et il l'a bigrement mérité, s'écria Ham Sandwich.

_Des voix_.--Écoutez camarades!

_L'agent de police_.--De l'ordre, de l'ordre, Messieurs.

_Une voix_.--Votre oncle savait-il ce que vous faisiez?

--Non, il n'en savait rien.

--Êtes-vous certain qu'il vous ait donné les allumettes?

--Oui, mais il ne savait pas l'usage que j'en voulais faire.

--Lorsque vous étiez occupé à préparer votre coup, comment avez-vous pu
oser l'emmener avec vous, lui, un détective? C'est inexplicable!

Le jeune homme hésita, tripota les boutons de sa veste d'un air
embarrassé et répondit timidement:

--Je connais les détectives, car j'en ai dans ma famille, et je sais que
le moyen le plus sûr de leur cacher un mauvais coup, c'est de les avoir
avec soi au moment psychologique.

L'explosion de rires qui accueillit ce naïf aveu ne fit qu'augmenter
l'embarras du pauvre petit accusé.




IV


Fetlock Jones a été mis sous les verrous dans une cabane inoccupée pour
attendre son jugement. L'agent Harris lui a donné sa ration pour deux
jours, en lui recommandant de ne pas faire fi de cette nourriture; il
lui a promis de revenir bientôt pour renouveler ses provisions.

Le lendemain matin, nous partîmes quelques-uns avec notre ami Hillyer,
pour l'aider à enterrer son parent défunt et peu regretté, Flint
Buckner; je remplissais les fonctions de premier assistant et tenais les
cordons du poêle; Hillyer conduisait le cortège. Au moment où nous
finissions notre triste besogne, un étranger loqueteux, à l'air
nonchalant, passa devant nous; il portait un vieux sac à main, marchait
la tête basse et boitait. Au même instant, je sentis nettement l'odeur à
la recherche de laquelle j'avais parcouru la moitié du globe. Pour mon
espoir défaillant, c'était un parfum paradisiaque.

En une seconde, je fus près de lui, et posai ma main doucement sur son
épaule. Il s'affala par terre comme si la foudre venait de le frapper
sur son chemin. Quand mes compagnons arrivèrent en courant, il fit de
grands efforts pour se mettre à genoux, leva vers moi ses mains
suppliantes, et de ses lèvres tremblotantes me demanda de ne plus le
persécuter.

--Vous m'avez pourchassé dans tout l'univers, Sherlock Holmès, et
cependant Dieu m'est témoin que je n'ai jamais fait de mal à personne!

En regardant ses yeux hagards, il était facile de voir qu'il était fou.
Voilà mon oeuvre, ma mère! La nouvelle de votre mort pourra seule un
jour renouveler la tristesse que j'éprouvai à ce moment; ce sera ma
seconde émotion.

Les jeunes gens relevèrent le vieillard, l'entourèrent de soins et
furent pleins de prévenance pour lui; ils lui prodiguèrent les mots les
plus touchants et cherchèrent à le consoler en lui disant de ne plus
avoir peur, qu'il était maintenant au milieu d'amis, qu'ils le
soigneraient, le protégeraient et pendraient le premier qui porterait
la main sur lui. Ils sont comme les autres hommes, ces rudes mineurs,
quand on ranime la chaleur de leur coeur; on pourrait les croire des
enfants insouciants et irréfléchis jusqu'au moment où quelqu'un fait
vibrer les fibres de leur coeur. Ils essayèrent de tous les moyens pour
le réconforter, mais tout échoua jusqu'au moment où l'habile stratégiste
qu'est Well-Fargo prit la parole et dit:

--Si c'est uniquement Sherlock Holmès qui vous inquiète, inutile de vous
mettre martel en tête plus longtemps.

--Pourquoi? demanda vivement le malheureux fou.

--Parce qu'il est mort!

--Mort! mort! Oh! ne plaisantez pas avec un pauvre naufragé comme moi!
Est-il mort? Sur votre honneur, jeunes gens, me dit-il la vérité?

--Aussi vrai que vous êtes là! dit Ham Sandwich, et ils soutinrent
l'affirmation de leur camarade, comme un seul homme.

--Ils l'ont pendu à San Bernardino la semaine dernière, ajouta
Ferguson, tandis qu'il était à votre recherche. Ils se sont trompés et
l'ont pris pour un autre. Ils le regrettent, mais n'y peuvent plus rien.

--Ils lui élèvent un monument, continua Ham Sandwich de l'air de
quelqu'un qui a versé sa cotisation et est bien renseigné.

James Walker poussa un grand soupir, évidemment un soupir de
soulagement; il ne dit rien, mais ses yeux perdirent leur expression
d'effroi; son attitude sembla plus calme et ses traits se détendirent un
peu. Nous regagnâmes tous nos cases et les jeunes gens lui préparèrent
le meilleur repas que pouvaient fournir nos provisions; pendant qu'ils
cuisinaient, nous l'habillâmes des pieds à la tête, Hillyer et moi; nos
vêtements neufs lui donnaient un air de petit vieux bien tenu et
respectable. «Vieux» est bien le mot, car il le paraissait avec son
affaissement, la blancheur de ses cheveux, et les ravages que les
chagrins avaient faits sur son visage; et, pourtant, il était dans la
force de l'âge. Pendant qu'il mangeait, nous fumions et causions;
lorsqu'il eut fini, il retrouva enfin l'usage de la parole et, de son
plein gré, nous raconta son histoire. Je ne prétends pas reproduire ses
propres termes, mais je m'en rapprocherai le plus possible dans mon
récit:

HISTOIRE D'UN INNOCENT

«Voici ce qui m'arriva:

«J'étais à Denver, où je vivais depuis de longues années: quelquefois,
je retrouve le nombre de ces années, d'autres fois, je l'oublie, mais
peu m'importe. Seulement, on me signifia d'avoir à partir, sous peine
d'être accusé d'un horrible crime commis il y a bien longtemps, dans
l'Est. Je connaissais ce crime, mais je ne l'avais pas commis; le
coupable était un de mes cousins, qui portait le même nom que moi.

«Que faire? Je perdais la tête, ne savais plus que devenir. On ne me
donnait que très peu de temps, vingt-quatre heures, je crois. J'étais
perdu si mon nom venait à être connu. La population m'aurait lynché sans
admettre d'explications. C'est toujours ce qui arrive avec les
lynchages; lorsqu'on découvre qu'on s'est trompé on se désole, mais il
est trop tard... (vous voyez que la même chose est arrivée pour M.
Holmès). Alors, je résolus de tout vendre, de faire argent de tout, et
de fuir jusqu'à ce que l'orage fût passé; plus tard, je reviendrais avec
la preuve de mon innocence. Je partis donc de nuit, et me sauvai bien
loin, dans la montagne, où je vécus, déguisé sous un faux nom.

«Je devins de plus en plus inquiet et anxieux; dans mon trouble je
voyais des esprits, j'entendais des voix et il me devenait impossible de
raisonner sainement sur le moindre sujet; mes idées s'obscurcirent
tellement que je dus renoncer à penser, tant je souffrais de la tête.
Cet état ne fit qu'empirer. Toujours des voix, toujours des esprits
m'entouraient. Au début, ils ne me poursuivaient que la nuit, bientôt ce
fut aussi le jour. Ils murmuraient à mon oreille autour de mon lit et
complotaient contre moi; je ne pouvais plus dormir et me sentais brisé
de fatigue.

«Une nuit, les voix me dirent à mon oreille: «Jamais nous n'arriverons à
notre but parce que nous ne pouvons ni l'apercevoir, ni par conséquent
le désigner au public.»

«Elles soupirèrent, puis l'une dit: «Il faut que nous amenions Sherlock
Holmès; il peut être ici dans douze jours.» Elles approuvèrent,
chuchotèrent entre elles et gambadèrent de joie.

«Mon coeur battait à se rompre; car j'avais lu bien des récits sur
Holmès et je pressentais quelle chasse allait me donner cet homme avec
sa ténacité surhumaine et son activité infatigable.

«Les esprits partirent le chercher; je me levai au milieu de la nuit et
m'enfuis, n'emportant que le sac à main qui contenait mon argent: trente
mille dollars. Les deux tiers sont encore dans ce sac. Il fallut
quarante jours à ce démon pour retrouver ma trace. Je lui échappai. Par
habitude, il avait d'abord inscrit son vrai nom sur le registre de
l'hôtel, puis il l'avait effacé pour mettre à la place celui de «Dagget
Barclay». Mais la peur vous rend perspicace. Ayant lu le vrai nom,
malgré les ratures, je filai comme un cerf.

«Depuis trois ans et demi, il me poursuit dans les États du Pacifique,
en Australie et aux Indes, dans tous les pays imaginables, de Mexico à
la Californie, me donnant à peine le temps de me reposer; heureusement,
le nom des registres m'a toujours guidé, et j'ai pu sauver ma pauvre
personne!

«Je suis mort de fatigue! Il m'a fait passer un temps bien cruel, et
pourtant, je vous le jure, je n'ai jamais fait de mal ni à lui, ni à
aucun des siens.»

Ainsi se termina le récit de cette lamentable histoire qui bouleversa
tous les jeunes gens; quant à moi, chacune de ces paroles me brûla le
coeur comme un fer rouge. Nous décidâmes d'adopter le vieillard, qui
deviendrait mon hôte et celui d'Hyllyer. Ma résolution est bien arrêtée
maintenant; je l'installerai à Denver et le réhabiliterai.

Mes camarades lui donnèrent la vigoureuse poignée de main de bienvenue
des mineurs et se dispersèrent pour répandre la nouvelle.

A l'aube, le lendemain matin, Well-Fargo, Ferguson et Ham Sandwich nous
appelèrent à voix basse et nous dirent confidentiellement:

--La nouvelle des mauvais traitements endurés par cet étranger s'est
répandue aux alentours et tous les camps des mineurs se soulèvent. Ils
arrivent en masse de tous côtés, et vont lyncher le professeur. L'agent
Harry a une frousse formidable et a téléphoné au shériff.

--Allons, venez!

Nous partîmes en courant. Les autres avaient le droit d'interpréter
cette aventure à leur façon. Mais dans mon for intérieur, je souhaitais
vivement que le shériff pût arriver à temps, car je n'avais nulle envie
d'assister de sang-froid à la pendaison de Sherlock Holmès. J'avais
entendu beaucoup parler du shériff, mais j'éprouvai quand même le besoin
de demander: «Est-il vraiment capable de contenir la foule?»

--Contenir la foule! lui, Jack Fairfak, contenir la foule! Mais vous
plaisantez! Vous oubliez que cet énergumène a dix-neuf scalps à son
acquit, oui! dix-neuf scalps!

En approchant nous entendîmes nettement des cris, des gémissements, des
hurlements qui s'accentuèrent à mesure que nous avancions; ces cris
devinrent de plus en plus forts, et lorsque nous atteignîmes la foule
massée sur la place devant la taverne, le bruit nous assourdit
complètement.

Plusieurs gaillards de «Dalys Gorge» s'étaient brutalement saisis de
Holmès, qui pourtant affectait un calme imperturbable.

Un sourire de mépris se dessinait sur ses lèvres et, en admettant que
son coeur de Breton ait pu un instant connaître la peur de la mort, son
énergie de fer avait vite repris le dessus et maîtrisait tout autre
sentiment.

--Venez vite voter, vous autres! cria Shadbelly Higgins, un compagnon de
la bande Daly: vous avez le choix entre pendu ou fusillé!

--Ni l'un ni l'autre! hurla un de ses camarades. Il ressusciterait la
semaine prochaine! le brûler, voilà le seul moyen de ne plus le voir
revenir.

Les mineurs, dans tous les groupes, répondirent par un tonnerre
d'applaudissements et se portèrent en masse vers le prisonnier; ils
l'entourèrent en criant: «Au bûcher! Au bûcher!» Puis ils le traînèrent
au poteau, l'y adossèrent en l'enchaînant et l'entourèrent jusqu'à la
ceinture de bois et de pommes de pin. Au milieu de ces préparatifs, sa
figure ferme ne bronchait pas et le même sourire de dédain restait
esquissé sur ses lèvres fines.

--Une allumette! Apportez une allumette!

Shadbelly la frotta, abrita la flamme de sa main, se baissa et alluma
les pommes de pin. Un silence profond régnait sur la foule; le feu prit
et une petite flamme lécha les pommes de pin. Il me sembla entendre un
bruit lointain de pas de chevaux. Ce bruit se rapprocha et devint de
plus en plus distinct, mais la foule absorbée paraissait ne rien
entendre.

L'allumette s'éteignit. L'homme en frotta une autre, se baissa et de
nouveau la flamme jaillit. Cette fois elle courut rapidement au travers
des brins de bois. Dans l'assistance, quelques hommes détournèrent la
tête. Le bourreau tenait à la main son allumette carbonisée et
surveillait la marche du feu. Au même instant, un cheval déboucha à
plein galop du tournant des rochers, venant dans notre direction.

Un cri retentit:

--Le shériff!

Fendant la foule, le cavalier se fraya un passage jusqu'au bûcher;
arrivé là, il arrêta son cheval sur les jarrets et s'écria:

--Arrière, tas de vauriens!

Tous obéirent à l'exception du chef qui se campa résolument et saisit
son revolver. Le shériff fonça sur lui, criant:

--Vous m'entendez, espèce de forcené. Éteignez le feu, et enlevez au
prisonnier ses chaînes.

Il finit par obéir. Le shériff prit la parole, rassemblant son cheval
dans une attitude martiale; il ne s'emporta pas et parla sans véhémence,
sur un ton compassé et pondéré, bien fait pour ne leur inspirer aucune
crainte.

--Vous faites du propre, vous autres! Vous êtes tout au plus dignes de
marcher de pair avec ce gredin de Shadbelly Higgins, cet infâme...
reptile qui attaque les gens par derrière et se croit un héros.

Ce que je méprise par-dessus tout, c'est une foule qui se livre au
lynchage. Je n'y ai jamais rencontré un homme à caractère. Il faut en
éliminer cent avant d'en trouver un qui ait assez de coeur au ventre
pour oser attaquer seul un homme même infirme. La foule n'est qu'un
ramassis de poltrons et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent le shériff
lui-même est le roi des lâches.

Il s'arrêta, évidemment pour savourer ces dernières paroles et juger de
l'effet produit, puis il reprit:

--Le shériff qui abandonne un prisonnier à la fureur aveugle de la foule
est le dernier des lâches. Les statistiques constatent qu'il y a eu cent
quatre-vingt-deux shériffs, l'année dernière, qui ont touché des
appointements injustement gagnés. Au train où marchent les choses, on
verra bientôt figurer une nouvelle maladie dans les livres de médecine
sous le nom de «mal des shériffs».

Les gens demanderont: «Le shériff est encore malade?»

Oui! il souffre toujours de la même maladie incurable.

On ne dira plus: «Un tel est allé chercher le shériff du comité de
Rapalso!» mais: un tel est allé chercher le «froussard» de Rapalso! Mon
Dieu! qu'il faut donc être lâche pour avoir peur d'une foule en train de
lyncher un homme!

Il regarda le prisonnier du coin de l'oeil et lui demanda:

--Étranger, qui êtes-vous et qu'avez-vous fait?

--Je m'appelle Sherlock Holmès; je n'ai rien à me reprocher.

Ce nom produisit sur le shériff une impression prodigieuse. Il se remit
à haranguer la foule, disant que c'était une honte pour le pays
d'infliger un outrage aussi ignominieux à un homme dont les exploits
étaient connus du monde entier pour leur caractère merveilleux, et dont
les aventures avaient conquis les bonnes grâces de tous les lecteurs par
le charme et le piquant de leur exposition littéraire. Il présenta à
Holmès les excuses de toute la nation, le salua très courtoisement et
ordonna à l'agent Harris de le ramener chez lui, lui signifiant qu'il le
rendrait personnellement responsable si Holmès était de nouveau
maltraité. Se tournant ensuite vers la foule, il s'écria:

--Regagnez vos tannières, tas de racailles!

Ils obéirent; puis s'adressant à Shadbelly:

--Vous, suivez-moi, je veux moi-même régler votre compte. Non, gardez ce
joujou qui vous sert d'arme; le jour où j'aurai peur de vous sentir
derrière moi avec votre revolver, il sera temps pour moi d'aller
rejoindre les cent quatre-vingt-deux poltrons de l'année dernière.--Et,
ce disant, il partit au pas de sa monture suivi de Shadbelly.

En rentrant chez nous vers l'heure du déjeuner, nous apprîmes que
Fetlock Jones était en fuite; il s'était évadé de la prison et battait
la campagne. Personne n'en fut fâché au fond. Que son oncle le
poursuive, s'il veut; c'est son affaire; le camp tout entier s'en lave
les mains.




V

LE JOURNAL REPREND


Dix jours plus tard.

«James Walker» va bien physiquement, et son cerveau est en voie de
guérison. Je pars avec lui pour Denver demain matin.

       *       *       *       *       *

La nuit suivante.

Quelques mots envoyés à la hâte d'une petite gare. En me quittant, ce
matin, Hillyer m'a chuchoté à l'oreille:

--Ne parlez de ceci à Walker que quand vous serez bien certain de ne pas
lui faire de mal en arrêtant les progrès de son rétablissement. Le crime
ancien auquel il a fait allusion devant nous a bien été commis, comme
il le dit, par son cousin.

Nous avons enterré le vrai coupable l'autre soir, l'homme le plus
malheureux du siècle, Flint Buckner. Son véritable nom était «Jacob
Fuller».

Ainsi, ma chère mère, ma mission est terminée. Je viens d'accomplir mon
mandat. Sans m'en douter, j'ai conduit à sa dernière demeure votre mari,
mon père. Qu'il repose en paix!


FIN






CANNIBALISME EN VOYAGE


Je revenais dernièrement de visiter Saint-Louis, lorsqu'à la bifurcation
de Terre-Haute (territoire d'Indiana), un homme de quarante à cinquante
ans, à la physionomie sympathique, aux manières affables, monta dans mon
compartiment et s'assit près de moi; nous causâmes assez longtemps pour
me permettre d'apprécier son intelligence et le charme de sa
conversation. Lorsqu'au cours de notre entretien, il apprit que j'étais
de Washington, il se hâta de me demander des «tuyaux» sur les hommes
politiques, sur les affaires gouvernementales; je m'aperçus d'ailleurs
très vite qu'il était au courant de tous les détails, de tous les
dessous politiques, et qu'il en savait très long sur les faits et gestes
des sénateurs et des représentants des Chambres aux Assemblées
législatives. A une des stations suivantes deux hommes s'arrêtèrent près
de nous et l'un d'eux dit à l'autre:

«Harris, si vous faites cela pour moi, je ne l'oublierai de ma vie.»

Les yeux de mon nouveau compagnon de voyage brillèrent d'un singulier
éclat; à n'en pas douter, ces simples mots venaient d'évoquer chez lui
quelque vieux souvenir. Ensuite son visage redevint calme, presque
pensif. Il se tourna vers moi et me dit:

--Laissez-moi vous conter une histoire, vous dévoiler un chapitre secret
de ma vie, une page que j'avais enterrée au fin fond de moi-même.
Écoutez-moi patiemment, et ne m'interrompez pas.

Je promis de l'écouter; il me raconta l'aventure suivante, avec des
alternatives d'animation et de mélancolie, mais toujours avec beaucoup
de persuasion et un grand sérieux.

Récit de cet étranger:

«Le 19 décembre 1853, je quittai Saint-Louis par le train du soir qui va
à Chicago. Tous compris, nous n'étions que vingt-quatre voyageurs
hommes; ni femmes ni enfants; nous fîmes vite connaissance et comme
nous paraissions tous de bonne humeur, une certaine intimité ne tarda
pas à s'établir entre nous.

«Le voyage s'annonçait bien; et pas un d'entre nous ne pouvait
pressentir les horribles instants que nous devions bientôt traverser.

«A 11 heures, il neigeait ferme. Peu après avoir quitté le village de
Welden, nous entrâmes dans les interminables prairies désertes qui
s'étendent horriblement monotones pendant des lieues et des lieues; le
vent soufflait avec violence, car il ne rencontrait aucun obstacle sur
sa route, ni arbres, ni collines, ni même un rocher isolé; il chassait
devant lui la neige qui tombait en rafales et formait sous nos yeux un
tapis épais. Elle tombait dru, cette neige, et le ralentissement du
train nous indiquait assez que la locomotive avait peine à lutter contre
la résistance croissante des éléments. Le train stoppa plusieurs fois et
nous vîmes au-dessus de nos têtes un double rempart de neige aveuglant
de blancheur, triste comme un mur de prison.

«Les conversations cessèrent; la gaieté fit place à l'angoisse; la
perspective d'être murés par la neige au milieu de la prairie déserte,
à cinquante lieues de toute habitation, se dressait comme un spectre
devant chacun de nous et jetait une note de tristesse sur notre bande
tout à l'heure si joyeuse.

«A deux heures du matin, je fus tiré de mon sommeil agité par un arrêt
brusque. L'horrible vérité m'apparut dans toute sa nudité hideuse: nous
étions bloqués par la neige. «Tous les bras à la rescousse!» On se hâta
d'obéir. Chacun redoubla d'efforts sous la nuit noire et la tourmente de
neige, parfaitement convaincu qu'une minute perdue pouvait causer notre
mort à tous. Pelles, planches, mains, tout ce qui pouvait déplacer la
neige fut réquisitionné en un instant.

«Quel étrange spectacle de voir ces hommes lutter contre les neiges
amoncelées, et travailler d'arrache-pied, les uns plongés dans une
obscurité profonde, les autres éclairés par la lueur rougeâtre du
réflecteur de la machine!

«Au bout d'une heure, nous étions fixés sur l'inutilité complète de nos
efforts; car la tempête remplissait en rafales les tranchées que nous
avions pratiquées. Pour comble de malheur, on découvrit que les bielles
de la locomotive s'étaient brisées sous la résistance du poids à
déplacer. La route, eût-elle été libre, devenait impraticable pour
nous!!

«Nous remontâmes dans le train, fatigués, mornes et découragés; nous
nous réunîmes autour des poêles pour examiner l'état de notre situation.
Nous n'avions pas de provisions de bouche; c'était là le plus clair de
notre désastre! Largement approvisionnés de bois, nous ne risquions pas
de mourir de froid. C'était déjà une consolation.

«Après une longue délibération, nous reconnûmes que le conducteur du
train disait vrai: en effet quiconque se serait risqué à parcourir à
pied les cinquante lieues qui nous séparaient du village le plus
rapproché aurait certainement trouvé la mort. Impossible de demander du
secours, et l'eussions-nous demandé, personne ne serait venu à nous. Il
nous fallait donc nous résigner et attendre patiemment du secours ou la
mort par la faim; je puis certifier que cette triste perspective
suffisait à ébranler le coeur le plus stoïque.

«Notre conversation, pourtant bruyante, produisait l'illusion d'un
murmure vague, qu'on distinguait à peine au milieu des rafales de vent;
la clarté des lampes diminua peu à peu, et la plus grande partie des
«naufragés» se turent, les uns pour réfléchir, les autres pour chercher
dans le sommeil l'oubli de leur situation tragique.

«Cette nuit nous parut éternelle; l'aurore glacée et grise commença à
poindre à l'est; à mesure que le jour grandissait, les voyageurs se
réveillèrent et se donnèrent du mouvement pour essayer de se réchauffer;
l'un après l'autre, ils étirèrent leurs membres raidis par le sommeil,
et regardèrent par les fenêtres le spectacle horrible qui s'offrait à
leurs yeux. Horrible! il l'était en effet, ce spectacle. Pas une
habitation! pas un atome vivant autour de nous! partout le désert, blanc
comme un linceul; la neige, fouettée en tous sens par le vent,
tourbillonnait en flocons dans l'espace.

«Nous errâmes toute la journée dans les wagons, parlant peu, absorbés
dans nos pensées; puis vint une seconde nuit, longue, monotone, pendant
laquelle la faim commença à se faire sentir.

«Le jour reparut; silencieux et triste, nous faisions le guet,
attendant un secours qui ne pouvait pas venir; une autre nuit lui
succéda, agitée de rêves fantastiques pendant lesquels des festins
somptueux et les fêtes bacchiques défilaient sous nos yeux! Le réveil
n'en fut que plus pénible! Le quatrième et le cinquième jour parurent!
Cinq jours de véritable captivité! La faim se lisait sur tous les
visages déprimés qui accusaient l'obsession d'une même idée fixe, d'une
pensée à laquelle nul n'osait ni ne voulait s'arrêter. Le sixième jour
s'écoula, et le septième se leva sur notre petite troupe haletante,
terrifiée à l'idée de la mort qui nous guettait. Il fallait pourtant en
finir et parler. Les lèvres de chacun étaient prêtes à s'entr'ouvrir
pour exprimer les sombres pensées qui venaient de germer dans nos
cerveaux. La nature, trop longtemps comprimée, demandait sa revanche et
faisait entendre un appel impérieux!

«Richard H. Gaston, de Minnesota, grand, d'une pâleur de spectre, se
leva. Nous savions ce qui allait sortir de sa bouche; un grand calme,
une attention recueillie avaient remplacé l'émotion, l'excitation
factice des jours précédents.

«--Messieurs, il est impossible d'attendre davantage! L'heure a sonné.
Il nous faut décider lequel d'entre nous mourra pour servir de
nourriture aux autres.

«M. John J. Villiams, de l'Illinois, se leva à son tour:--Messieurs,
dit-il, je propose pour le sacrifice le Révérend James Sawyer de
Tennessee.

«--Je propose M. Daniel Hote de New-York, répondit M. W. R. Adams,
d'Indiana.

«M. Charles Langdon:--Que diriez-vous de M. Samuel Bowen de
Saint-Louis?

«--Messieurs, interrompit M. Hote, j'opine plutôt en faveur du jeune
John A. Van Nostrand, de New-Jersey.

«H. Gaston:--S'il n'y a pas d'objection, on accédera au désir de M.
Hote.

«M. Van Nostrand ayant protesté, la proposition de M. Hote fut
repoussée, celles de MM. Sawyer et Bowen ne furent pas acceptées
davantage.

«M. A.-L. Bascom, de l'Ohio, se leva:--Je suis d'avis de clore la liste
des candidatures et de laisser l'Assemblée procéder aux élections par
vote.

«M. Sawyer:--Messieurs, je proteste énergiquement contre ces procédés
irréguliers et inacceptables. Je propose d'y renoncer immédiatement, et
de choisir un président à l'Assemblée; nous pourrons ensuite poursuivre
notre oeuvre sans violer les principes immuables de l'équité.

«M. Bell, de Iowa:--Messieurs, je proteste. Ce n'est pas le moment de
s'arrêter à des formalités absurdes. Voilà huit jours que nous ne
mangeons pas; et chaque minute perdue en discussions vaines rend notre
situation plus critique. Les propositions précédentes me satisfont
entièrement (ces messieurs en pensent autant, je crois); pour ma part,
je ne vois donc pas pourquoi nous ne nous arrêterions pas à l'une
d'elles, il faut en finir au plus vite.

«M. Gaston:--De toutes façons, l'élection nous demanderait au moins
vingt-quatre heures, et c'est justement ce retard que nous voulons
éviter. Le citoyen de New-Jersey...

«M. Van Nostrand:--Messieurs, je suis un étranger parmi vous; je n'ai
donc aucun droit à l'honneur que vous me faites, et j'éprouve une
certaine gêne à...

«M. Morgan d'Alabama, l'interrompant:--Je demande que la question soit
soumise au vote général. Ainsi fut fait, et le débat prit fin, bien
entendu. Un conseil fut constitué, M. Gaston nommé président, M. Blake
secrétaire, MM. Holcomb, Baldwin et Dyer firent partie de «la Commission
des candidatures»; M. R.-M. Howland, en sa qualité de pourvoyeur, aida
la Commission à faire son choix.

«La Commission s'accorda un repos d'une demi-heure avant de procéder à
ses grands travaux. L'Assemblée se réunit, et le comité porta son choix
sur quelques candidats: MM. George Ferguson, de Kentucky, Lucien
Herrman, de la Louisiane, et W. Messick, du Colorado. Ce choix fut
ratifié.

«M. Rogers, de Missouri, se leva:--Monsieur le Président, les décisions
ayant été prises maintenant selon les règles, je propose l'amendement
suivant, en vue de substituer au nom de M. Herrman celui de M. Lucius
Harris, de Saint-Louis, qui est honorablement connu de tous ici. Je ne
voudrais en quoi que ce soit amoindrir les grandes qualités de ce
citoyen de la Louisiane, loin de là. J'ai pour lui toute l'estime et la
considération que méritent ses vertus. Mais il ne peut échapper à
personne d'entre nous que ce candidat a maigri étonnamment depuis le
début de notre séjour ici. Cette considération me porte à affirmer que
le comité s'est fourvoyé en proposant à nos suffrages un candidat dont
la valeur morale est incontestable, mais dont les qualités nutritives
sont...

«Le Président:--Le citoyen du Missouri est prié de s'asseoir; le
Président ne peut admettre que les décisions du comité soient critiquées
sans suivre la voie régulière.

«Quel accueil fera l'Assemblée à la proposition de ce citoyen?

«M. Halliday, de Virginie:--Je propose un second amendement visant la
substitution de M. Harvey Davis, de l'Orégon, à M. Messick. Vous
estimerez sans doute avec moi que les labeurs et les privations de la
vie de frontière ont dû rendre M. Davis quelque peu coriace; mais,
Messieurs, pouvons-nous, à un moment aussi tragique, ergoter sur la
qualité de la chair humaine? Pouvons-nous discuter sur des pointes
d'aiguilles? Avons-nous le droit de nous arrêter à des considérations
sans importance? Non, Messieurs; la corpulence, voilà tout ce que nous
demandons; l'embonpoint, le poids sont à nos yeux les principales
qualités requises: le talent, le génie, la bonne éducation, tout cela
nous est indifférent. J'attire votre attention sur le sens de mon
amendement.

«M. Morgan (_très agité_):--Monsieur le Président, en principe, je suis
pour ma part absolument opposé à cet amendement. Le citoyen de l'Orégon
est vieux; de plus, il est fortement charpenté, et très peu dodu. Que
ces Messieurs me disent s'ils préfèrent le pot-au-feu à une alimentation
substantielle? et s'ils se contenteraient de «ce spectre de l'Orégon»
pour assouvir leur faim? Je demande à M. Halliday, de Virginie, si la
vue de nos visages décavés, de nos yeux hagards ne lui fait pas horreur;
s'il aura le courage d'assister plus longtemps à notre supplice en
prolongeant la famine qui déchire nos entrailles et en nous offrant le
paquet d'os que représente le citoyen en question? Je lui demande s'il
réfléchit à notre triste situation, à nos angoisses passées, à notre avenir
effroyable; va-t-il persister à nous jeter en pâture cette ruine, cette
épave, ce vagabond misérable et desséché, des rives inhospitalières de
l'Orégon? Non! il ne l'osera pas! (_Applaudissements._)

«La proposition fut mise aux voix et repoussée après une discussion
violente. M. Harris restait désigné, en conformité du premier
amendement. Le scrutin fut ouvert. Il y eut cinq tours sans résultat. Au
sixième, M. Harris fut élu, tous les votes, sauf le sien, s'étant portés
sur son nom. Il fut alors proposé que ce scrutin serait ratifié par un
vote unanime à mains levées; mais l'unanimité ne put être obtenue, M.
Harris votant encore contre lui-même.

«M. Radiway proposa alors que l'assemblée fît son choix parmi les
derniers candidats, et que l'élection eût lieu sans faute pour le
déjeuner. Cette proposition fut acceptée.

«Au premier tour, il y eut scission: les uns penchaient en faveur d'un
candidat réputé très jeune; les autres lui préféraient un autre homme de
belle stature. Le vote du président fit incliner la balance du côté du
dernier, M. Messick; mais cette solution déplut fortement aux partisans
de M. Ferguson, le candidat battu; on songea même un instant à demander
un nouveau tour de scrutin; bref, tous décidèrent d'ajourner la
solution, et la séance fut levée de suite.

«Les préparatifs du repas détournèrent l'attention du parti Ferguson et
au moment où le fil de la discussion allait reprendre, on annonça en
grande pompe _que M. Harris était servi_. Cette nouvelle produisit un
soulagement général.

«Les tables furent improvisées avec les dossiers de fauteuils des
compartiments, et nous nous assîmes, la joie au coeur, en pensant à ce
régal après lequel nous soupirions depuis une grande semaine. En
quelques instants, nous avions pris une tout autre physionomie. Tout à
l'heure le désespoir, la misère, la faim, l'angoisse fiévreuse, étaient
peints sur nos visages; maintenant une sérénité, une joie indescriptible
régnaient parmi nous; nous débordions de bonheur. J'avoue même sans
fausse honte que cette heure de soulagement a été le plus beau moment de
ma vie d'aventures.

«Le vent hurlait au dehors et fouettait la neige autour de notre prison,
mais nous n'en avions plus peur maintenant.

«J'ai assez aimé Harris. Il aurait pu être mieux cuit, sans doute, mais
en toute justice, je dois reconnaître qu'aucun homme ne m'agréa jamais
autant que Harris et ne me procura autant de satisfaction. Messick ne
fut pas précisément mauvais, bien qu'un peu trop haut en goût; mais pour
la saveur et la délicatesse de la chair, parlez-moi de Harris.

«Messick avait certainement des qualités que je ne lui contesterai pas,
mais il ne convenait pas plus pour un petit déjeuner qu'une momie (ceci
soit dit sans vouloir l'offenser). Quelle maigreur!! mon Dieu! et dur!!
Ah! vous ne vous imaginerez jamais à quel point il était coriace! Non
jamais, jamais!

--Me donnez-vous à entendre que réellement vous...?

--Ne m'interrompez pas, je vous en prie.

«Après ce frugal déjeuner, il fallait songer au dîner; nous portâmes
notre choix sur un nommé Walker, originaire de Détroit. Il était
excellent; je l'ai d'ailleurs écrit à sa femme un peu plus tard. Ce
Walker! je ne l'oublierai de ma vie! Quel délicieux morceau! Un peu
maigre, mais succulent malgré cela. Le lendemain, nous nous offrîmes
Morgan de l'Alabama pour déjeuner. C'était un des plus beaux hommes que
j'aie jamais vus, bien tourné, élégant, distingué de manières; il
parlait couramment plusieurs langues; bref un garçon accompli, qui nous
a fourni un jus plein de saveur. Pour le dîner, on nous prépara ce vieux
patriarche de l'Orégon. Là, nous reçûmes un superbe «coup de
fusil»;--vieux, desséché, coriace, il fut impossible à manger. Quelle
navrante surprise pour tous! A tel point que je finis par déclarer à mes
compagnons:--Messieurs, faites ce que bon vous semble; moi, je préfère
jeûner en attendant meilleure chère.

«Grimes, de l'Illinois, ajouta:--Messieurs, j'attends, moi aussi.
Lorsque vous aurez choisi un candidat qui soit à peu près «dégustable»,
je serai enchanté de m'asseoir à votre table.

«Il devint évident que le choix de l'homme de l'Orégon avait provoqué le
mécontentement général. Il fallait à tout prix ne pas rester sur cette
mauvaise impression, surtout après le bon souvenir que nous avait laissé
Harris. Le choix se porta donc sur Baker, de Géorgie.

«Un fameux morceau celui-là! Ensuite, nous nous offrîmes Doolittle,
Hawkins, Mac Elroy,--ce dernier, trop petit et maigre, nous valut
quelques protestations. Après, défilèrent Penrol, les deux Smiths et
Bailey; ce dernier avec sa jambe de bois nous donna du déchet, mais la
qualité était irréprochable; ensuite un jeune Indien, un joueur d'orgue
de Barbarie, un nommé Bukminster,--pauvre diable de vagabond, décharné;
il était vraiment indigne de figurer à notre table.

«Comme consolation d'une si maigre pitance, nous pouvons nous dire que
ce mauvais déjeuner a précédé de peu notre délivrance.

--L'heure de la délivrance sonna donc enfin pour vous?

--Oui, un beau matin, par un beau soleil, au moment où nous venions
d'inscrire John Murphy sur notre menu. Je vous assure que ce John Murphy
devait être un «morceau de roi»; j'en mettrais ma main au feu. Le destin
voulut que John Murphy s'en retournât avec nous dans le train qui vint à
notre secours. Quelque temps après il épousa la veuve de Harris!!...

--La victime de...?

--La victime de notre première élection. Il l'a épousée, et maintenant
il est très heureux, très considéré et a une excellente situation. Ah!
cette histoire est un vrai roman, je vous assure! Mais me voici arrivé,
monsieur, il faut que je vous quitte. N'oubliez pas, lorsque vous aurez
quelques instants à perdre, qu'une visite de vous me fera toujours le
plus grand plaisir. J'éprouve pour vous une réelle sympathie, je dirai
même plus, une sincère affection. Il me semble que je finirais par vous
aimer autant que Harris. Adieu monsieur, et bon voyage.»

Il descendit; je restai là, médusé, abasourdi, presque soulagé de son
départ. Malgré son affabilité, j'éprouvais un certain frisson en sentant
se poser sur moi son regard affamé. Aussi, lorsque j'appris qu'il
m'avait voué une affection sincère, et qu'il me mettait dans son estime
sur le même pied que feu Harris, mon sang se glaça dans mes veines!

J'étais littéralement transi de peur. Je ne pouvais douter de sa
véracité; d'autre part il eût été parfaitement déplacé d'interrompre par
une question inopportune un récit aussi dramatique, présenté sous les
auspices de la plus grande sincérité. Malgré moi, ces horribles détails
me poursuivaient et hantaient mon esprit de mille idées confuses. Je vis
que le conducteur m'observait; je lui demandai: Qui est cet homme?

J'appris qu'il faisait autrefois partie du Congrès et qu'il était un
très brave homme. Un beau jour, pris dans une tourmente de neige et à
deux doigts de mourir de faim, il a été tellement ébranlé par le froid
et révolutionné, que deux ou trois mois après cet incident, il devenait
complètement fou. Il va bien maintenant, paraît-il, mais la monomanie le
tient et lorsqu'il enfourche son vieux «dada», il ne s'arrête qu'après
avoir dévoré en pensée tous ses camarades de voyage. Tous y auraient
certainement passé, s'il n'avait dû descendre à cette station; il sait
leurs noms sur le bout de ses doigts. Quand il a fini de les manger
tous, il ne manque pas d'ajouter: «L'heure du déjeuner étant arrivée,
comme il n'y avait plus d'autres candidats, on me choisit. Élu à
l'unanimité pour le déjeuner, je me résignai. Et me voilà.»

C'est égal! j'éprouvai un fameux soulagement en apprenant que je venais
d'entendre les élucubrations folles d'un malheureux déséquilibré et non
le récit des prouesses d'un cannibale avide de sang.






L'HOMME AU MESSAGE POUR LE DIRECTEUR GÉNÉRAL




I


Il y a quelques jours, au commencement de février 1900, je reçus la
visite d'un de mes amis qui vint me trouver à Londres où je réside en ce
moment. Nous avons tous deux atteint l'âge où, en fumant une pipe pour
tuer le temps, on parle beaucoup moins volontiers du charme de la vie
que de ses propres ennuis. De fil en aiguille, mon ami se mit à
invectiver le Département de la Guerre. Il paraît qu'un de ses amis
vient d'inventer une chaussure qui pourrait être très utile aux soldats
dans le Sud Africain.

C'est un soulier léger, solide et bon marché, imperméable à l'eau et qui
conserve merveilleusement sa forme et sa rigidité. L'inventeur voudrait
attirer sur sa découverte l'attention du Gouvernement, mais il n'a pas
d'accointances et sait d'avance que les grands fonctionnaires ne
feraient aucun cas d'une demande qu'il leur adresserait.

--Ceci montre qu'il n'a été qu'un maladroit, comme nous tous d'ailleurs,
dis-je en l'interrompant. Continuez.

--Mais pourquoi dites-vous cela? Cet homme a parfaitement raison.

--Ce qu'il avance est faux, vous dis-je. Continuez.

--Je vous prouverai qu'il...

--Vous ne pourrez rien prouver du tout. Je suis un vieux bonhomme de
grande expérience. Ne discutez pas avec moi. Ce serait très déplacé et
désobligeant. Continuez.

--Je veux bien, mais vous serez convaincu avant longtemps. Je ne suis
pas un inconnu, et pourtant il m'a été aussi impossible qu'à mon ami, de
faire parvenir cette communication au Directeur Général du Département
des Cuirs et chaussures.

--Ce deuxième point est aussi faux que le premier. Continuez!

--Mais, sur mon honneur, je vous assure que j'ai échoué.

--Oh! certainement, je le savais, vous n'aviez pas besoin de me le dire.

--Alors? où voyez-vous un mensonge?

--C'est dans l'affirmation que vous venez de me donner de
l'impossibilité où vous croyez être d'attirer l'attention du Directeur
Général sur le rapport de votre ami. Cette affirmation constitue un
mensonge; car moi je prétends que vous auriez pu faire agréer votre
demande.

--Je vous dis que je n'ai pas pu. Après trois mois d'efforts; je n'y
suis pas arrivé.

--Naturellement. Je le savais sans que vous preniez la peine de me le
dire. Vous auriez pu attirer son attention immédiatement si vous aviez
employé le bon moyen, j'en dis autant pour votre ami.

--Je vous affirme que j'ai pris le bon moyen.

--Je vous dis que non.

--Comment le savez-vous? Vous ignorez mes démarches.

--C'est possible, mais je maintiens que vous n'avez pas pris le bon
moyen, et en cela je suis certain de ce que j'avance.

--Comment pouvez-vous en être sûr, quand vous ne savez pas ce que j'ai
fait?

--Votre insuccès est la preuve certaine de ce que j'avance. Vous avez
pris, je le répète, une fausse direction. Je suis un homme de grande
expérience, et...

--C'est entendu, mais vous me permettrez de vous expliquer comment j'ai
agi pour mettre fin à cette discussion entre nous.

--Oh, je ne m'y oppose pas; continuez donc, puisque vous éprouvez le
besoin, de me raconter votre histoire. N'oubliez pas que je suis un
vieux bonhomme...

--Voici: J'ai donc écrit au Directeur Général du Département des Cuirs
et chaussures une lettre des plus courtoises, en lui expliquant...

--Le connaissez-vous personnellement?

--Non.

--Voilà déjà un point bien clair. Vous avez débuté par une maladresse.
Continuez...

--Dans ma lettre, j'insistais sur l'avenir assuré que promettait
l'invention, vu le bon marché de ces chaussures, et j'offrais...

--D'aller le voir. Bien entendu, c'est ce que vous avez fait. Et de
deux!

--Il ne m'a répondu que trois jours après.

--Naturellement! Continuez.

--Il m'a envoyé trois lignes tout juste polies, en me remerciant de la
peine que j'avais prise, et en me proposant...

--Rien du tout.

--C'est cela même. Alors je lui écrivis plus de détails sur mon
invention...

--Et de trois!

--Cette fois je... n'obtins même pas de réponse. A la fin de la semaine,
je revins à la charge et demandai une réponse avec une légère pointe
d'aigreur.

--Et de quatre! et puis après?

--Je reçus une réponse me disant que ma lettre n'était pas arrivée; on
m'en demandait un double. Je recherchai la voie qu'avait suivie ma
lettre et j'acquis la certitude qu'elle était bien arrivée; j'en envoyai
quand même une copie sans rien dire. Quinze jours se passèrent sans
qu'on accordât la moindre attention à ma demande; pendant ce temps, ma
patience avait singulièrement diminué et j'écrivis une lettre très
raide. Je proposais un rendez-vous pour le lendemain et j'ajoutai que si
je n'avais pas de réponse, je considérerais ce silence du Directeur
comme un acquiescement à ma demande.

--Et de cinq!

--J'arrivai à midi sonnant; on m'indiqua une chaise dans l'antichambre
en me priant d'attendre. J'attendis jusqu'à une heure et demie, puis je
partis, humilié et furieux. Je laissai passer une semaine pour me
calmer. J'écrivis ensuite et donnai un nouveau rendez-vous pour
l'après-midi du lendemain.

--Et de six!

--Le Directeur m'écrivit qu'il acceptait. J'arrivai ponctuellement et
restai assis sur ma chaise jusqu'à deux heures et demie. Écoeuré et
furieux, je sortis de cette antichambre maudite, jurant qu'on ne m'y
reverrait jamais plus. Quant à l'incurie, l'incapacité et l'indifférence
pour les intérêts de l'armée que venait de témoigner le Directeur
Général du Département des Cuirs et chaussures, elles étaient
décidément au-dessus de tout.

--Permettez! Je suis un vieil homme de grande expérience et j'ai vu bien
des gens passant pour intelligents qui n'avaient pas assez de bon sens
pour mener à bonne fin une affaire aussi simple que celle dont vous
m'entretenez. Vous n'êtes pas pour moi le premier échantillon de ce
type, car j'en ai connu personnellement des millions et des milliards
qui vous ressemblaient. Vous avez perdu trois mois bien inutilement;
l'inventeur les a perdus aussi, et les soldats n'en sont pas plus
avancés; total: neuf mois. Eh bien, maintenant je vais vous lire une
anecdote que j'ai écrite hier soir, et demain dans la journée vous irez
enlever votre affaire chez le Directeur Général.

--Je veux bien, mais le connaissez-vous?

--Du tout, écoutez seulement mon histoire.




II

COMMENT LE RAMONEUR GAGNA L'OREILLE DE L'EMPEREUR



I

L'été était venu; les plus robustes étaient harassés par la chaleur
torride; les plus faibles, à bout de souffle, mouraient comme des
mouches. Depuis des semaines, l'armée était décimée par la dysenterie,
cette plaie du soldat; et personne n'y trouvait un remède. Les médecins
ne savaient plus où donner de la tête; le succès de leur science et de
leurs médicaments (d'une efficacité douteuse, entre nous), était dans le
domaine du passé, et risquait fort d'y rester enfoui à tout jamais.

L'empereur appela en consultation les sommités médicales les plus en
renom, car il était profondément affecté de cette situation. Il les
traita fort sévèrement, et leur demanda compte de la mort de ses
hommes; connaissaient-ils leur métier, oui ou non? étaient-ils des
médecins ou simplement de vulgaires assassins? Le plus haut en grade de
ces assassins, qui était en même temps le doyen des médecins du pays et
le plus considéré aux environs, lui répondit ceci:

«Majesté, nous avons fait tout notre possible, et nos efforts sont
restés infructueux. Ni un médicament, ni un médecin ne peut guérir cette
maladie; la nature et une forte constitution seules peuvent triompher de
ce mal maudit. Je suis vieux, j'ai de l'expérience. Ni médecine, ni
médicaments ne peuvent en venir à bout, je le dis et je le répète.
Quelquefois ils semblent aider la nature, mais en général ils ne font
qu'aggraver la maladie.»

L'empereur, qui était un homme incrédule, emporté, invectiva les
docteurs des épithètes les plus malsonnantes et les renvoya brutalement.
Vingt-quatre heures après, il était pris, lui aussi, de ce mal cruel. La
nouvelle vola de bouche en bouche, et remplit le pays de consternation.
On ne parlait plus que de cette catastrophe et le découragement était
général; on commençait à perdre tout espoir. L'empereur lui-même était
très abattu et soupirait en disant:

«Que la volonté de Dieu soit faite. Qu'on aille me chercher ces
assassins, et que nous en finissions au plus vite.»

Ils accoururent, lui tâtèrent le pouls, examinèrent sa langue, et lui
firent avaler un jeu complet de drogues, puis ils s'assirent patiemment
à son chevet, et attendirent.

(Ils étaient payés à l'année et non à la tâche, ne l'oublions pas!)



II

Tommy avait seize ans; c'était un garçon d'esprit, mais il manquait de
relations; sa position était trop humble pour cela et son emploi trop
modeste. De fait, son métier ne pouvait pas le mettre en évidence; car
il travaillait sous les ordres de son père et vidait les puisards avec
lui; la nuit, il l'aidait à conduire sa voiture. L'ami intime de Tommy
était Jimmy, le ramoneur; un garçon de quatorze ans, d'apparence grêle;
honnête et travailleur, il avait un coeur d'or et faisait vivre sa mère
infirme, de son travail dangereux et pénible.

L'empereur était malade depuis déjà un mois, lorsque ces deux jeunes
gens se rencontrèrent un soir vers neuf heures. Tommy était en route
pour sa besogne nocturne; il n'avait naturellement pas endossé ses
habits des jours de fête, et ses sordides vêtements de travail étaient
loin de sentir bon! Jimmy rentrait d'une journée ardue; il était d'une
noirceur inimaginable; il portait ses balais sur son épaule, son sac à
suie à la ceinture; pas un trait de sa figure n'était d'ailleurs
reconnaissable; on n'apercevait au milieu de cette noirceur que ses yeux
éveillés et brillants.

Ils s'assirent sur la margelle pour causer; bien entendu ils abordèrent
l'unique sujet de conversation: le malheur de la nation, la maladie de
l'empereur. Jimmy avait conçu un projet et il brûlait du désir de
l'exposer.

Il confia donc son secret à son ami:

--Tommy, dit-il, je puis guérir Sa Majesté; je connais le moyen.

Tommy demanda stupéfait:

--Comment, toi?

--Oui, moi.

--Mais, petit serin, les meilleurs médecins n'y arrivent pas.

--Cela m'est égal, moi j'y arriverai. Je puis le guérir en un quart
d'heure.

--Allons, tais-toi. Tu dis des bêtises.

--La vérité. Rien que la vérité!

Jimmy avait un air si convaincu que Tommy se ravisa et lui demanda:

--Tu m'as pourtant l'air sûr de ton affaire, Jimmy. L'es-tu vraiment?

--Parole d'honneur.

--Indique-moi ton procédé. Comment prétends-tu guérir l'empereur?

--En lui faisant manger une tranche de melon d'eau.

Tommy, ébahi, se mit à rire à gorge déployée d'une idée aussi absurde.
Il essaya pourtant de maîtriser son fou rire, lorsqu'il vit que Jimmy
allait le prendre au tragique. Il lui tapa amicalement sur les genoux,
sans se préoccuper de la suie, et lui dit:

--Ne t'offusque pas, mon cher, de mon hilarité. Je n'avais aucune
mauvaise intention, Jimmy, je te l'assure. Mais, vois-tu, elle semblait
si drôle, ton idée. Précisément dans ce camp où sévit la dysenterie, les
médecins ont posé une affiche pour prévenir que ceux qui y
introduiraient des melons d'eau seraient fouettés jusqu'au sang.

--Je le sais bien, les idiots! dit Jimmy, sur un ton d'indignation et de
colère. Les melons d'eau abondent aux environs et pas un seul de ces
soldats n'aurait dû mourir.

--Voyons, Jimmy, qui t'a fourré cette lubie en tête?

--Ce n'est pas une lubie, c'est un fait reconnu. Connais-tu le vieux
Zulu aux cheveux gris? Eh bien, voilà longtemps qu'il guérit une masse
de nos amis; ma mère l'a vu à l'oeuvre et moi aussi. Il ne lui faut
qu'une ou deux tranches de melon; il ne s'inquiète pas si le mal est
enraciné ou récent; il le guérit sûrement.

--C'est très curieux. Mais si tu dis vrai, Jimmy, l'empereur devrait
connaître cette particularité sans retard.

--Tu es enfin de mon avis? Ma mère en a bien fait part à plusieurs
personnes, espérant que cela lui serait répété, mais tous ces gens-là ne
sont que des travailleurs ignorants qui ne savent pas comment parvenir à
l'empereur.

--Bien entendu, ils ne savent pas se débrouiller, ces empaillés,
répondit Tommy avec un certain mépris. Moi j'y parviendrais.

--Toi? Un conducteur de voitures nocturnes, qui empestes à cent lieues à
la ronde?

Et à son tour, Jimmy se tordait de rire; mais Tommy répliqua avec
assurance:

--Ris si tu veux, je te dis que j'y arriverai.

Il paraissait si convaincu, que Jimmy en fut frappé et lui demanda avec
gravité.

--Tu connais donc l'empereur?

--Moi le connaître, tu es fou? Bien sûr que non.

--Alors comment t'en tireras-tu?

--C'est très simple. Devine. Comment procéderais-tu, Jimmy?

--Je lui écrirais. J'avoue que je n'y avais jamais pensé auparavant;
mais je parie bien que c'est ton système?

--Pour sûr que non. Et ta lettre, comment l'enverrais-tu?

--Par le courrier, pardi!

Tommy haussa les épaules et lui dit:

--Allons, tu ne te doutes donc pas que tous les gaillards de l'Empire en
font autant. Voyons! Tu ne me feras pas croire que tu n'y avais pas
réfléchi.

--Eh bien, non, répondit Jimmy ébahi.

--C'est vrai, j'oublie, mon cher, que tu es très jeune et par conséquent
inexpérimenté. Un exemple, Jimmy; quand un simple général, un poète, un
acteur ou quelqu'un qui jouit d'une certaine notoriété tombe malade,
tous les loustics du pays encombrent les journaux de remèdes
infaillibles, de recettes merveilleuses qui le doivent guérir. Que
penses-tu qu'il arrive s'il s'agit d'un empereur?

--Je suppose qu'il en reçoit encore plus, dit Jimmy tout penaud.

--Ah! je te crois! Écoute-moi, Jimmy; chaque nuit nous ramassons à peu
près la valeur de six fois la charge de nos voitures, de ces fameuses
lettres, qu'on jette dans la cour de derrière du Palais, environ
quatre-vingt mille lettres par nuit. Crois-tu que quelqu'un s'amuse à
les lire? Pouah! Pas une âme! C'est ce qui arriverait à ta lettre si tu
l'écrivais; tu ne le feras pas, je pense bien?

--Non, soupira Jimmy, déconcerté.

--Ça va bien, Jimmy; ne t'inquiète pas et pars de ce principe qu'il y a
mille manières différentes d'écorcher un chat. Je lui ferai savoir la
chose, je t'en réponds.

--Oh, si seulement, tu pouvais, Tommy! Je t'aimerais tant!

--Je le ferai, je te le répète. Ne te tourmente pas et compte sur moi.

--Oh! oui. J'y compte Tommy, tu es si roublard et beaucoup plus malin
que les autres. Mais comment feras-tu, dis-moi?

Tommy commençait à se rengorger. Il s'installa confortablement pour
causer, et entreprit son histoire:

--Connais-tu ce pauvre diable qui joue au boucher en se promenant avec
un panier contenant du mou de veau et des foies avariés? Eh bien, pour
commencer, je lui confierai mon secret.

Jimmy, de plus en plus médusé, lui répondit:

--Voyons, Tommy, c'est méchant de te moquer de moi. Tu sais combien j'y
suis sensible et tu es peu charitable de te payer ma tête comme tu le
fais.

Tommy lui tapa amicalement sur l'épaule et lui dit:

--Ne te tourmente donc pas, Jimmy, je sais ce que je dis, tu le verras
bientôt. Cette espèce de boucher racontera mon histoire à la marchande
de marrons du coin; je le lui demanderai d'ailleurs, parce que c'est sa
meilleure amie. Celle-ci à son tour en parlera à sa tante, la riche
fruitière du coin, celle qui demeure deux pâtés de maisons plus haut; la
fruitière le dira à son meilleur ami, le marchand de gibier, qui le
répétera à son parent, le sergent de ville. Celui-ci le dira à son
capitaine, le capitaine au magistrat; le magistrat à son beau-frère, le
juge du comté; le juge du comté en parlera au shérif, le shérif au
lord-maire, le lord-maire au président du Conseil, et le président du
Conseil le dira à...

--Par saint Georges! Tommy, c'est un plan merveilleux, comment as-tu
pu...

--... Au contre-amiral qui le répétera au vice-amiral; le vice-amiral le
transmettra à l'amiral des Bleus, qui le fera passer à l'amiral des
Rouges; celui-ci en parlera à l'amiral des Blancs; ce dernier au premier
lord de l'amirauté, qui le dira au président de la Chambre. Le président
de la Chambre le dira...

--Continue, Tommy, tu y es presque.

--... Au piqueur en chef; celui-ci le racontera au premier groom; le
premier groom au grand écuyer; le grand écuyer au premier lord de
service; le premier lord de service au grand chambellan; le grand
chambellan à l'intendant du palais; l'intendant du palais le confiera au
petit page favori qui évente l'empereur; le page enfin se mettra à
genoux et chuchotera la chose à l'oreille de Sa Majesté... et le tour
sera joué!!!

--Il faut que je me lève pour t'applaudir deux fois, Tommy, voilà bien
la plus belle idée qui ait jamais été conçue. Comment diable as-tu pu
l'avoir?

--Assieds-toi et écoute; je vais te donner de bons principes, tu ne les
oublieras pas tant que tu vivras. Eh! bien, qui est ton plus cher ami,
celui auquel tu ne pourrais, ni ne voudrais rien refuser?

--Comment, Tommy? Mais c'est toi, tu le sais bien.

--Suppose un instant que tu veuilles demander un assez grand service au
marchand de mou de veau. Comme tu ne le connais pas, il t'enverrait
promener à tous les diables, car il est de cette espèce de gens; mais il
se trouve qu'après toi, il est mon meilleur ami, et qu'il se ferait
hacher en menus morceaux pour me rendre un service, n'importe lequel.
Après cela, je te demande, quel est le moyen le plus sûr: d'aller le
trouver toi-même et de le prier de parler à la marchande de marrons de
ton remède de melon d'eau, ou bien de me demander de le faire pour toi?

--Il vaudrait mieux t'en charger, bien sûr. Je n'y aurais jamais pensé,
Tommy, c'est une idée magnifique.

--C'est de la haute philosophie, tu vois; le mot est somptueux, mais
juste. Je me base sur ce principe que: chacun en ce monde, petit ou
grand, a un ami particulier, un ami de coeur à qui il est heureux de
rendre service. (Je ne veux parler naturellement que de services rendus
avec bonne humeur et sans rechigner).

Ainsi peu m'importe ce que tu entreprends; tu peux toujours arriver à
qui tu veux, même si, personnage sans importance, tu t'adresses à
quelqu'un de très haut placé. C'est bien simple; tu n'as qu'à trouver un
premier ami porte-parole; voilà tout, ton rôle s'arrête là. Cet ami en
cherche un autre, qui à son tour en trouve un troisième et ainsi de
suite, d'ami en ami, de maille en maille, on forme la chaîne; libre à
toi d'en suivre les maillons en montant ou en descendant à ton choix.

--C'est tout simplement admirable, Tommy!

--Mais aussi simple et facile que possible; c'est l'A B C; pourtant,
as-tu jamais connu quelqu'un sachant employer ce moyen? Non, parce que
le monde est inepte. On va sans introduction trouver un étranger, ou
bien on lui écrit; naturellement on reçoit une douche froide, et ma foi,
c'est parfaitement bien fait. Eh! bien, l'empereur ne me connaît pas,
peu importe; il mangera son melon d'eau demain. Tu verras, je te le
promets. Voilà le marchand de mou de veau. Adieu, Jimmy, je vais le
surprendre.

Il le surprit en effet, et lui demanda:

--Dites-moi, voulez-vous me rendre un service?

--Si je veux? en voilà une question! Je suis votre homme. Dites ce que
vous voulez, et vous me verrez voler.

--Allez dire à la marchande de marrons de tout planter là, et de vite
porter ce message à son meilleur ami; recommandez-lui de prier cet ami
de faire la boule de neige.»

Il exposa la nature du message, et le quitta en disant: «Maintenant,
dépêchez-vous.»

Un instant après, les paroles du ramoneur étaient en voie de parvenir à
l'empereur.



III

Le lendemain, vers minuit, les médecins étaient assis dans la chambre
impériale et chuchotaient entre eux, très inquiets, car la maladie de
l'empereur semblait grave. Ils ne pouvaient se dissimuler que chaque
fois qu'ils lui administraient une nouvelle drogue, il s'en trouvait
plus mal. Cette constatation les attristait, en leur enlevant tout
espoir. Le pauvre empereur émacié somnolait, les yeux fermés. Son page
favori chassait les mouches autour de son chevet et pleurait doucement.
Tout à coup le jeune homme entendit le léger froufrou d'une portière
qu'on écarte; il se retourna et aperçut le lord grand-maître du palais
qui passait la tête par la portière entrebâillée et lui faisait signe de
venir à lui. Vite le page accourut sur la pointe des pieds vers son cher
ami le grand-maître; ce dernier lui dit avec nervosité:

--Toi seul, mon enfant, peux le persuader. Oh! n'y manque pas. Prends
ceci, fais-le lui manger et il est sauvé.

--Sur ma tête, je le jure il le mangera.

C'étaient deux grosses tranches de melon d'eau, fraîches, succulentes
d'aspect.



IV

Le lendemain matin, la nouvelle se répandit partout que l'empereur était
hors d'affaire et complètement remis. En revanche, il avait fait pendre
les médecins. La joie éclata dans tout le pays, et on se prépara à
illuminer magnifiquement.

Après le déjeuner, Sa Majesté méditait dans un bon fauteuil: l'empereur
voulait témoigner sa reconnaissance infinie, et cherchait quelle
récompense il pourrait accorder pour exprimer sa gratitude à son
bienfaiteur.

Lorsque son plan fut bien arrêté, il appela son page et lui demanda s'il
avait inventé ce remède. Le jeune homme dit que non, que le grand maître
du palais le lui avait indiqué.

L'empereur le congédia et se remit à réfléchir:

Le grand-maître avait le titre de comte: il allait le créer duc, et lui
donnerait de vastes propriétés qu'il confisquerait à un membre de
l'opposition. Il le fit donc appeler et lui demanda s'il était
l'inventeur du remède. Mais le grand-maître, qui était un honnête homme,
répondit qu'il le tenait du grand chambellan. L'empereur le renvoya et
réfléchit de nouveau: le chambellan était vicomte; il le ferait comte,
et lui donnerait de gros revenus. Mais le chambellan répondit qu'il
tenait le remède du premier lord de service.

Il fallait encore réfléchir. Ceci indisposa un peu Sa Majesté qui songea
à une récompense moins magnanime. Mais le premier lord de service
tenait le remède d'un autre gentilhomme! L'empereur s'assit de nouveau
et chercha dans sa tête une récompense plus modeste et mieux
proportionnée à la situation de l'inventeur du remède.

Enfin de guerre lasse, pour rompre la monotonie de ce travail imaginatif
et hâter la besogne, il fit venir le grand chef de la police, et lui
donna l'ordre d'instruire cette affaire et d'en remonter le fil, pour
lui permettre de remercier dignement son bienfaiteur.

Dans la soirée, à neuf heures, le grand chef de la police apporta la
clef de l'énigme. Il avait suivi le fil de l'histoire, et s'était ainsi
arrêté à un jeune gars, du nom de Jimmy, ramoneur de profession.
L'empereur s'écria avec une profonde émotion.

--C'est ce brave garçon qui m'a sauvé la vie! il ne le regrettera pas.

Et... il lui envoya une de ses paires de bottes, celles qui lui
servaient de bottes numéro deux!

Elles étaient trop grandes pour Jimmy, mais chaussaient parfaitement le
vieux Zulu. A part cela, tout était bien!!!




III

CONCLUSION DE L'HISTOIRE DE L'HOMME AU MESSAGE


--Maintenant, saisissez-vous mon idée?

--Je suis obligé de reconnaître que vous êtes dans le vrai. Je suivrai
vos conseils et j'ai bon espoir de conclure mon affaire demain. Je
connais intimement le meilleur ami du directeur général. Il me donnera
une lettre d'introduction avec un mot explicatif sur l'intérêt que peut
présenter mon affaire pour le gouvernement. Je le porterai moi-même sans
avoir pris de rendez-vous préalable et le ferai remettre au directeur
avec ma carte. Je suis sûr que je n'aurai pas à attendre une
demi-minute.

Tout se passa à la lettre, comme il le prévoyait, et le gouvernement
adopta les chaussures.






LES GEAIS BLEUS


Les animaux causent entre eux; personne n'en peut douter, mais je crois
que peu de gens comprennent leur langage. Je n'ai jamais connu qu'un
homme possédant ce don particulier; mais je suis certain qu'il le
possède, car il m'a fortement documenté sur la question.

C'était un mineur d'âge moyen, au coeur simple; il avait vécu longtemps
dans les forêts et les montagnes solitaires de la Californie, étudiant
les moeurs de ses seuls voisins, les animaux et les oiseaux; il parvint
ainsi à traduire fidèlement leurs gestes et leurs attitudes. Il
s'appelait Jim Baker. Selon lui, quelques animaux ont une éducation des
plus sommaires et n'emploient que des mots très simples, sans
comparaisons ni images fleuries; d'autres, au contraire, possèdent un
vocabulaire étendu, un langage choisi, et jouissent d'une énonciation
facile; ces derniers sont naturellement plus bavards, ils aiment
entendre le son de leur voix et sont ravis de produire leur petit effet.
Après une mûre observation, Baker conclut que les geais bleus sont les
plus beaux parleurs de tous les oiseaux et animaux. Voici ce qu'il
raconte:

«Le geai bleu est très supérieur aux autres animaux; mieux doué qu'eux,
il a des sentiments plus affinés et plus élevés, et il sait les exprimer
tous, dans un langage élégant, harmonieux et très fleuri. Quant à la
facilité d'élocution, vous ne voyez jamais un geai bleu rester à court
de mots. Ils lui viennent tout naturellement d'abord à l'esprit, ensuite
au bout de la langue. Autre détail: j'ai observé bien des animaux, mais
je n'ai jamais vu un oiseau, une vache ou aucune autre bête parler une
langue plus irréprochable que le geai bleu. Vous me direz que le chat
s'exprime merveilleusement. J'en conviens, mais prenez-le au moment où
il entre en fureur, au moment où il se crêpe le poil avec un autre chat,
au milieu de la nuit; vous m'en direz des nouvelles, la grammaire qu'il
emploie vous donnera le tétanos!

«Les profanes s'imaginent que les chats nous agacent par le tapage
qu'ils font en se battant; profonde erreur! en réalité, c'est leur
déplorable syntaxe qui nous exaspère. En revanche, je n'ai jamais
entendu un geai employer un mot déplacé; le fait est des plus rares, et
quand ils se rendent coupables d'un tel méfait, ils sont aussi honteux
que des êtres humains; ils ferment le bec immédiatement et s'éloignent
pour ne plus revenir.

«Vous appelez un geai un oiseau: c'est juste, car il a des plumes et
n'appartient au fond à aucune paroisse; mais à part cela, je le déclare
un être aussi humain que vous et moi. Je vous en donnerai la raison: les
facultés, les sentiments, les instincts, les intérêts des geais sont
universels. Un geai n'a pas plus de principes qu'un député ou un
ministre: il ment, il vole, il trompe, et trahit avec la même
désinvolture, et quatre fois sur cinq il manquera à ses engagements les
plus solennels. Un geai n'admet jamais le caractère sacré d'une parole
donnée. Autre trait caractéristique: le geai jure comme un mineur. Vous
trouvez déjà que les chats jurent comme des sapeurs; mais donnez à un
geai l'occasion de sortir son vocabulaire au grand complet, vous m'en
direz des nouvelles: il battra le chat, haut la main, dans ce record
spécial. Ne cherchez pas à me contredire: je suis trop au courant de
leurs moeurs. Autre particularité: le geai bleu surpasse toute créature
humaine ou divine dans l'art de gronder: il le fait simplement avec un
calme, une mesure, et une pondération parfaite. Oui, monsieur, un geai
vaut un homme. Il pleure, il rit, et prend des airs contrits; je l'ai
entendu raisonner, se disputer et discuter; il aime les histoires, les
potins, les scandales; avec cela plein d'esprit, il sait reconnaître ses
torts aussi bien que vous et moi. Et maintenant je vais vous raconter
une histoire de geais bleus, parfaitement authentique:

«Lorsque je commençai à comprendre leur langage, il survint ici un petit
incident. Le dernier homme qui habitait la région avec moi, il y a sept
ans, s'en alla. Vous voyez d'ailleurs sa maison. Elle est restée vide
depuis; elle se compose d'une hutte en planches, avec une grande pièce
et voilà tout; un toit de chaume et pas de plafond. Un dimanche matin,
j'étais assis sur le seuil de ma hutte, et je prenais l'air avec mon
chat; je regardais le ciel bleu, en écoutant le murmure solitaire des
feuilles, et en songeant, rêveur, à mon pays natal dont j'étais privé de
nouvelles depuis treize ans; un geai bleu parut sur cette maison
déserte; il tenait un gland dans son bec, et se mit à parler: «Tiens,
disait-il, je viens de me heurter à quelque chose.» Le gland tomba de
son bec, roula par terre; il n'en parut pas autrement contrarié et resta
très absorbé par son idée. Il avait vu un trou dans le toit; il ferma un
oeil, tourna la tête successivement des deux côtés, et essaya de voir ce
qu'il y avait au fond de ce trou; je le vis bientôt relever la tête, son
oeil brillait. Il se mit à battre des ailes deux ou trois fois, ce qui
est un indice de grande satisfaction, et s'écria: «C'est un trou ou je
ne m'y connais pas; c'est sûrement un trou.»

«Il regarda encore; son oeil s'illumina, puis, battant des ailes et de
la queue, il s'écria: «J'en ai, une veine! C'est un trou, et un trou des
mieux conditionnés.» D'un coup d'aile, il plongea, ramassa le gland et
le jeta dans le trou; sa physionomie exprimait une joie indescriptible,
lorsque soudain son sourire se figea sur son bec, et fit place à une
profonde stupeur: «Comment se fait-il, dit-il, que je ne l'aie pas
entendu tomber?» Il regarda de nouveau, et resta très pensif; il fit le
tour du trou en tous sens, bien décidé à percer ce mystère; il ne trouva
rien. Il s'installa alors sur le haut du toit, et se prit à réfléchir en
se grattant la tête avec sa patte. «Je crois que j'entreprends là un
travail colossal; le trou doit être immense, et je n'ai pas le temps de
m'amuser.»

«Il s'en alla à tire d'aile, ramassa un autre gland, le jeta dans le
trou et essaya de voir jusqu'où il était tombé, mais en vain; alors il
poussa un profond soupir. «Le diable s'en mêle, dit-il, je n'y comprends
plus rien, mais je ne me laisserai pas décourager pour si peu.» Il
retourna chercher un gland et recommença son expérience, sans arriver à
un résultat meilleur.

«C'est curieux, marmotta-t-il; je n'ai jamais vu un trou pareil; c'est
évidemment un nouveau genre de trou.» Il commençait pourtant à
s'énerver. Persuadé qu'il avait affaire à un trou ensorcelé, il
secouait la tête en ronchonnant; il ne perdit pas cependant tout espoir
et ne se laissa pas aller au découragement. Il arpenta le toit de long
en large, revint au trou et lui tint ce langage: «Vous êtes un trou
extraordinaire, long, profond; un trou peu banal, mais j'ai décidé de
vous remplir; j'y arriverai coûte que coûte, dussé-je peiner des
années.»

Il se mit donc au travail; je vous garantis que vous n'avez jamais vu un
oiseau aussi actif sous la calotte des cieux. Pendant deux heures et
demie, il ramassa et jeta des glands avec une ardeur dévorante, sans
même prendre le temps de regarder où en était son ouvrage. Mais la
fatigue l'envahit et il lui sembla que ses ailes pesaient cent kilos
chacune. Il jeta un dernier gland et soupira: «Cette fois je veux être
pendu si je ne me rends pas maître de ce trou.» Il regarda de près son
travail. Vous allez me traiter de blagueur, lorsque je vous dirai que je
vis mon geai devenir pâle de colère.

«Comment, s'écria-t-il, j'ai réuni là assez de glands pour nourrir ma
famille pendant trente ans et je n'en vois pas la moindre trace. Il n'y
a pas à en douter: si j'y comprends quelque chose, je veux que l'on
m'empaille, qu'on me bourre le ventre de son et qu'on me loge au musée.»
Il eut à peine la force de se traîner vers la crête du toit et de s'y
poser, tant il était brisé de fatigue et de découragement. Il se
ressaisit pourtant et rassembla ses esprits.

«Un autre geai passa; l'entendant invoquer le ciel, il s'enquit du
malheur qui lui arrivait. Notre ami lui donna tous les détails de son
aventure. «Voici le trou, lui dit-il, et si vous ne me croyez pas,
descendez vous convaincre vous-même.» Le camarade revint au bout d'un
instant: «Combien avez-vous enfoui de glands là-dedans?»
demanda-t-il.--«Pas moins de deux tonneaux.»

«Le nouveau venu retourna voir, mais, n'y comprenant rien, il poussa un
cri d'appel qui attira trois autres geais. Tous, réunis, procédèrent à
l'examen du trou, et se firent raconter de nouveau les détails de
l'histoire; après une discussion générale leurs opinions furent aussi
divergentes que celles d'un comité de notables humains réunis pour
trancher d'une question grave. Ils appelèrent d'autres geais; ces
volatiles accoururent en foule si compacte que leur nombre finit par
obscurcir le ciel. Il y en avait bien cinq mille; jamais de votre vie
vous n'avez entendu des cris, des querelles et un carnage semblables.
Chacun des geais alla regarder le trou; en revenant, il s'empressait
d'émettre un avis différent de son prédécesseur. C'était à qui
fournirait l'explication la plus abracadabrante. Ils examinèrent la
maison par tous les bouts. Et comme la porte était entr'ouverte, un geai
eut enfin l'idée d'y pénétrer. Le mystère fut bien entendu éclairci en
un instant: il trouva tous les glands par terre. Notre héros battit des
ailes et appela ses camarades: «Arrivez! arrivez! criait-il; ma parole!
cet imbécile n'a-t-il pas eu la prétention de remplir toute la maison
avec des glands?» Ils vinrent tous en masse, formant un nuage bleu; en
découvrant la clef de l'énigme ils s'esclaffèrent de la bêtise de leur
camarade.

«Eh bien! monsieur, après cette aventure, tous les geais restèrent là
une grande heure à bavarder comme des êtres humains. Ne me soutenez donc
plus qu'un geai n'a pas l'esprit grivois; je sais trop le contraire. Et
quelle mémoire aussi! Pendant trois années consécutives, je vis
revenir, chaque été, une foule de geais des quatre coins des États-Unis:
tous admirèrent le trou, d'autres oiseaux se joignirent à ces pèlerins,
et tous se rendirent compte de la plaisanterie, à l'exception d'une
vieille chouette originaire de Nova-Scotia. Comme elle n'y voyait que du
bleu, elle déclara qu'elle ne trouvait rien de drôle à cette aventure;
elle s'en retourna, et regagna son triste logis très désappointée.»






COMMENT J'AI TUÉ UN OURS


On a raconté tant d'histoires invraisemblables sur ma chasse à l'ours de
l'été dernier, à Adirondack, qu'en bonne justice je dois au public, à
moi-même et aussi à l'ours, de relater les faits qui s'y rattachent avec
la plus parfaite véracité. Et d'ailleurs il m'est arrivé si rarement de
tuer un ours, que le lecteur m'excusera de m'étendre trop longuement
peut-être sur cet exploit.

Notre rencontre fut inattendue de part et d'autre. Je ne chassais pas
l'ours, et je n'ai aucune raison de supposer que l'ours me cherchait. La
vérité est que nous cueillions des mûres, chacun de notre côté, et que
nous nous rencontrâmes par hasard, ce qui arrive souvent. Les voyageurs
qui passent à Adirondack ont souvent exprimé le désir de rencontrer un
ours; c'est-à-dire que tous voudraient en apercevoir un, de loin, dans
la forêt; ils se demandent d'ailleurs ce qu'ils feraient en présence
d'un animal de cette espèce. Mais l'ours est rare et timide et ne se
montre pas souvent.

C'était par une chaude après-midi d'août; rien ne faisait supposer qu'un
événement étrange arriverait ce jour-là. Les propriétaires de notre
chalet eurent l'idée de m'envoyer dans la montagne, derrière la maison,
pour cueillir des mûres. Pour arriver dans les bois, il fallait
traverser des prairies en pente, tout entrecoupées de haies, vraiment
fort pittoresques. Des vaches pâturaient paisibles, au milieu de ces
haies touffues dont elles broutaient le feuillage. On m'avait
aimablement muni d'un seau, et prié de ne pas m'absenter trop longtemps.

Pourquoi, ce jour-là, avais je pris un fusil? Ce n'est certes pas par
intuition, mais par pur amour-propre. Une arme, à mon avis, devait me
donner une contenance masculine et contrebalancer l'effet déplorable
produit par le seau que je portais; et puis, je pouvais toujours faire
lever un perdreau (au fond j'aurais été très embarrassé de le tirer au
vol, et surtout de le tuer). Beaucoup de gens emploient des fusils pour
chasser le perdreau; moi je préfère la carabine qui mutile moins la
victime et ne la crible pas de plombs. Ma carabine était une «Sharps»,
faite pour tirer à balle. C'était une arme excellente qui appartenait à
un de mes amis; ce dernier rêvait depuis des années de s'en servir pour
tuer un cerf. Elle portait si juste qu'il pouvait,--si le temps était
propice et l'atmosphère calme,--atteindre son but à chaque coup. Il
excellait à planter une balle dans un arbre à condition toutefois que
l'arbre ne fût pas trop éloigné. Naturellement, l'arbre devait aussi
offrir une certaine surface!

Inutile de dire que je n'étais pas à cette époque un chasseur émérite.
Il y a quelques années, j'avais tué un rouge-gorge dans des
circonstances particulièrement humiliantes. L'oiseau se tenait sur une
branche très basse de cerisier. Je chargeai mon fusil, me glissai sous
l'arbre, j'appuyai mon arme sur la haie, en plaçant la bouche à dix pas
de l'oiseau, je fermai les yeux et tirai! Lorsque je me relevai pour
voir le résultat, le malheureux rouge-gorge était en miettes,
éparpillées de tous les côtés, et si imperceptibles que le meilleur
naturaliste n'aurait jamais pu déterminer à quelle famille appartenait
l'oiseau.

Cet incident me dégoûta à tout jamais de la chasse; si j'y fais allusion
aujourd'hui, c'est uniquement pour prouver au lecteur que malgré mon
arme je n'étais pas un ennemi redoutable pour l'ours.

On avait déjà vu des ours dans ces parages, à proximité des mûriers.
L'été précédent, notre cuisinière nègre, accompagnée d'une enfant du
voisinage, y cueillait des mûres, lorsqu'un ours sortit de la forêt, et
vint au-devant d'elle. L'enfant prit ses jambes à son cou et se sauva.
La brave Chloé fut paralysée de terreur; au lieu de chercher à courir,
elle s'effondra sur place, et se mit à pleurer et à hurler au perdu.
L'ours, terrorisé par ces simagrées, s'approcha d'elle, la regarda, et
fit le tour de la bonne femme en la surveillant du coin de l'oeil. Il
n'avait probablement jamais vu une femme de couleur, et ne savait pas
bien au fond si elle ferait son affaire; quoi qu'il en soit, après
réflexion, il tourna les talons et regagna la forêt. Voilà un exemple
authentique de la délicatesse d'un ours, beaucoup plus remarquable que
la douceur du lion africain envers l'esclave auquel il tend la patte
pour se faire extirper une épine. Notez bien que mon ours n'avait pas
d'épine dans le pied.

Lorsque j'arrivai au haut de la colline, je posai ma carabine contre un
arbre, et me mis en devoir de cueillir mes mûres, allant d'une haie à
l'autre, et ne craignant pas ma peine pour remplir consciencieusement
mon seau. De tous côtés, j'entendais le tintement argentin des
clochettes des vaches, le craquement des branches qu'elles cassaient en
se réfugiant sous les arbres pour se mettre à l'abri des mouches et des
taons. De temps à autre, je rencontrais une vache paisible qui me
regardait avec ses grands yeux bêtes, et se cachait dans la haie. Je
m'habituai très vite à cette société muette, et continuai à cueillir mes
mûres au milieu de tous ces bruits de la campagne; j'étais loin de
m'attendre à voir poindre un ours. Pourtant, tout en faisant ma
cueillette, mon cerveau travaillait et, par une étrange coïncidence, je
forgeai dans ma tête le roman d'une ourse qui, ayant perdu son ourson,
aurait, pour le remplacer, pris dans la forêt une toute petite fille,
et l'aurait emmenée tendrement dans une grotte pour l'élever au miel et
au lait. En grandissant, l'enfant mue par l'instinct héréditaire, se
serait échappée, et serait revenue un beau jour chez ses parents qu'elle
aurait guidés jusqu'à la demeure de l'ourse. (Cette partie de mon
histoire demandait à être approfondie, car je ne vois pas bien à quoi
l'enfant aurait pu reconnaître son père et dans quel langage elle se
serait fait comprendre de lui.)

Quoi qu'il en soit, le père avait pris son fusil, et, suivant l'enfant
ingrate, était entré dans la forêt; il avait tué l'ourse qui ne se
serait même pas défendue; la pauvre bête en mourant avait adressé un
regard de reproche à son meurtrier. La morale suivante s'imposait à mon
histoire:

«Soyez bons envers les animaux.»

J'étais plongé dans ma rêverie, lorsque par hasard, je levai les yeux et
vis devant moi à quelques mètres de la clairière... un ours! Debout sur
ses pattes de derrière, il faisait comme moi, il cueillait des mûres:
d'une patte il tirait à lui les branches trop hautes, tandis que de
l'autre il les portait à sa bouche; mûres ou vertes, peu lui importait,
il avalait tout sans distinction. Dire que je fus surpris, constituerait
une expression bien plate. Je vous avoue en tout cas bien sincèrement
que l'envie de me trouver nez à nez avec un ours me passa
instantanément. Dès que cet aimable gourmand s'aperçut de ma présence,
il interrompit sa cueillette, et me considéra avec une satisfaction
apparente. C'est très joli d'imaginer ce qu'on ferait en face de tel ou
tel danger, mais en général, on agit tout différemment; c'est ce que je
fis. L'ours retomba lourdement sur ses quatre pattes, et vint à moi à
pas comptés. Grimper à un arbre ne m'eût servi à rien car l'ours était
certainement plus adroit que moi à cet exercice. Me sauver? Il me
poursuivrait, et bien qu'un ours coure plus vite à la montée qu'à la
descente, je pensai que dans les terres lourdes et embroussaillées, il
m'aurait bien vite rattrapé.

Il se rapprochait de moi; je me demandais avec angoisse comment je
pourrais l'occuper jusqu'à ce que j'aie rejoint mon fusil laissé au pied
d'un arbre. Mon seau était presque plein de mûres excellentes, bien
meilleures que celles cueillies par mon adversaire. Je posai donc mon
seau par terre, et reculai lentement en fixant mon ours des yeux à la
manière des dompteurs. Ma tactique réussit.

L'ours se dirigea vers le seau et s'arrêta. Fort peu habitué à manger
dans un ustensile de ce genre, il le renversa et fouilla avec son museau
dans cet amas informe de mûres, de terre et de feuilles. Certes, il
mangeait plus salement qu'un cochon. D'ailleurs lorsqu'un ours ravage
une pépinière d'érables à sucre, au printemps, on est toujours sûr qu'il
renversera tous les godets à sirops, et gaspillera plus qu'il ne mange.
A ce point de vue, il ne faut pas demander à un ours d'avoir des
manières élégantes!

Dès que mon adversaire eut baissé la tête, je me mis à courir; tout
essoufflé, tremblant d'émotion, j'arrivai à ma carabine. Il n'était que
temps. J'entendais l'ours briser les branches qui le gênaient pour me
poursuivre. Exaspéré par le stratagème que j'avais employé, il marchait
sur moi avec des yeux furibonds.

Je compris que l'un de nous deux allait passer un mauvais quart d'heure!
La lucidité et la présence d'esprit dans les circonstances pathétiques
de la vie sont faits assez connus pour que je les passe sous silence.
Toutes les idées qui me traversèrent le cerveau pendant que l'ours
dévalait sur moi auraient eu peine à tenir dans un gros in-octavo. Tout
en chargeant ma carabine, je passai rapidement en revue mon existence
entière, et je remarquai avec terreur qu'en face de la mort on ne trouve
pas une seule bonne action à son acquit, tandis que les mauvaises
affluent d'une manière humiliante. Je me rappelai, entre autres fautes,
un abonnement de journal que je n'avais pas payé pendant longtemps,
remettant toujours ma dette d'une année à l'autre; il m'était hélas!
impossible de réparer mon indélicatesse car l'éditeur était décédé et le
journal avait fait faillite.

Et mon ours approchait toujours! Je cherchai à me remémorer toutes les
lectures que j'avais faites sur des histoires d'ours et sur des
rencontres de ce genre, mais je ne trouvai aucun exemple d'homme sauvé
par la fuite. J'en conclus alors que le plus sûr moyen de tuer un ours
était de le tirer à balle, quand on ne peut pas l'assommer d'un coup de
massue. Je pensai d'abord à le viser à la tête, entre les deux yeux,
mais ceci me parut dangereux. Un cerveau d'ours est très étroit, et à
moins d'atteindre le point vital, l'animal se moque un peu d'avoir une
balle de plus ou de moins dans la tête.

Après mille réflexions précipitées, je me décidai à viser le corps de
l'ours sans chercher un point spécial.

J'avais lu toutes les méthodes de Creedmoore, mais il m'était difficile
d'appliquer séance tenante le fruit de mes études scientifiques. Je me
demandai si je devais tirer couché, à plat ventre, ou sur le dos, en
appuyant ma carabine sur mes pieds. Seulement dans toutes ces positions,
je ne pourrais voir mon adversaire que s'il se présentait à deux pas de
moi; cette perspective ne m'était pas particulièrement agréable. La
distance qui me séparait de mon ennemi était trop courte, et l'ours ne
me donnerait pas le temps d'examiner le thermomètre ou la direction du
vent. Il me fallait donc renoncer à appliquer la méthode Creedmoore, et
je regrettai amèrement de n'avoir pas lu plus de traités de tir.

L'ours approchait de plus en plus! A ce moment, je pensai, la mort dans
l'âme, à ma famille; comme elle se compose de peu de membres, cette
revue fut vite passée. La crainte de déplaire à ma femme ou de lui
causer du chagrin dominait tous mes sentiments. Quelle serait son
angoisse en entendant sonner les heures et en ne me voyant pas revenir!
Et que diraient les autres, en ne recevant pas leurs mûres à la fin de
la journée; Quelle douleur pour ma femme, lorsqu'elle apprendrait que
j'avais été mangé par un ours! Cette seule pensée m'humilia: être la
proie d'un ours! Mais une autre préoccupation hantait mon esprit! On
n'est pas maître de son cerveau à ces moments-là! Au milieu des dangers
les plus graves, les idées les plus saugrenues se présentent à vous.
Pressentant en moi-même le chagrin de mes amis, je cherchai à deviner
l'épitaphe qu'ils feraient graver sur ma tombe, et arrêtai mon choix sur
cette dernière:

CI-GIT UN TEL

MANGÉ PAR UN OURS

LE 20 AOUT 1877.

Cette épitaphe me parut triviale et malsonnante. Ce «mangé par un ours»
m'était profondément désagréable, et me ridiculisait. Je fus pris de
pitié pour notre pauvre langue; en effet ce mot «mangé» demandait une
explication; signifiait-il que j'avais été la proie d'un cannibale ou
d'un animal? Cette méprise ne saurait exister en allemand, où le mot
«essen» veut dire mangé par un homme et «fressen» par un animal. Comme
la question se simplifierait en allemand!

HIER LIEGT

HOCHWOHLGEBOREN

HERR X.

GEFRESSEN

AUGUST 20. 1877.


Ceci va de soi. Il saute aux yeux d'après cette inscription que le Herr
X... a été la victime d'un ours, animal qui jouit d'une réputation bien
établie depuis le prophète Elisée.

Et l'ours approchait toujours! ou plus exactement, il était à deux pas
de moi. Il pouvait me voir dans le blanc des yeux! Toutes mes
réflexions précédentes dansaient dans ma tête avec incohérence. Je
soulevai mon fusil, je mis en joue et je tirai.

Puis, je me sauvai à toutes jambes. N'entendant pas l'ours me
poursuivre, je me retournai pour regarder en arrière; l'ours était
couché. Je me rappelai que la prudence recommande au chasseur de
recharger son fusil aussitôt qu'il a tiré. C'est ce que je fis sans
perdre de vue mon ours. Il ne bougeait pas. Je m'approchai de lui avec
précaution, et constatai un tremblement dans ses pattes de derrière; en
dehors de cela, il n'esquissait pas le moindre mouvement. Qui sait s'il
ne jouait pas la comédie avec moi? Un ours est capable de tout! Pour
éviter ce nouveau danger je lui tirai à bout portant une balle dans la
tête; cela me parut plus sûr. Je me trouvais donc débarrassé de mon
redoutable adversaire. La mort avait été rapide et sans douleur, et
devant le beau calme de mon ennemi, je me sentis impressionné.

Je rentrai chez moi, très fier d'avoir tué un ours.

Malgré ma surexcitation bien naturelle, j'essayai d'opposer une
indifférence simulée aux nombreuses questions qui m'assaillirent.

--Où sont les mûres?

--Pourquoi avez-vous été si longtemps dehors?

--Qu'avez-vous fait du seau?

--Je l'ai laissé.

--Laissé? où? pourquoi?

--Un ours me l'a demandé.

--Quelle stupidité!

--Mais non, je vous affirme que je l'ai offert à un ours.

--Allons donc! vous ne nous ferez pas croire que vous avez vu un ours?

--Mais si, j'en ai vu un!

--Courait-il?

--Oui, il a couru après moi!

--Ce n'est pas vrai. Qu'avez-vous fait?

--Oh! rien de particulier,--je l'ai tué.

Cris surhumains: «Pas vrai!»--«Où est-il?»

--Si vous voulez le voir, il faut que vous alliez dans la forêt. Je ne
pouvais pas l'emporter tout seul.

Après avoir satisfait toutes les curiosités de la maisonnée et calmé
leurs craintes rétrospectives à mon endroit, j'allai demander de l'aide
aux voisins. Le grand chasseur d'ours, qui tient un hôtel en été, écouta
mon histoire avec un sourire sceptique; son incrédulité gagna tous les
habitants de l'hôtel et de la localité. Cependant comme j'insistais sans
le faire à la pose, et que je leur proposais de les conduire sur le
théâtre de mon exploit, une quarantaine de personnes acceptèrent de me
suivre et de m'aider à ramener l'ours. Personne ne croyait en trouver
un; pourtant chacun s'arma dans la crainte d'une fâcheuse rencontre, qui
d'un fusil, d'un pistolet, un autre d'une fourche, quelques-uns de
matraques et de bâtons; on ne saurait user de trop de précautions.

Mais lorsque j'arrivai à l'endroit psychologique et que je montrai mon
ours, une espèce de terreur s'empara de cette foule incrédule. Par
Jupiter! c'était un ours véritable; quant aux ovations qui saluèrent le
héros de l'aventure... ma foi, par modestie, je les passe sous silence.
Quelle procession pour ramener l'ours! et quelle foule pour le
contempler lorsqu'il fut déposé chez moi! Le meilleur prédicateur
n'aurait pas réuni autant de monde pour écouter un sermon, le dimanche.

Au fond, je dois reconnaître que mes amis, tous sportsmen accomplis, se
conduisirent très correctement à mon égard. Ils ne contestèrent pas
l'identité de l'ours, mais ils le trouvèrent très petit. M. Deane, en sa
qualité de tireur et de pêcheur émérite, reconnut que j'avais fait là un
joli coup de fusil; son opinion me flatta d'autant plus que personne n'a
jamais pris autant de saumons que lui aux États-Unis et qu'il passe pour
un chasseur très remarquable.

Pourtant il fit remarquer, sans succès d'ailleurs, après examen de la
blessure de l'ours, qu'il en avait déjà vu d'analogues causées par des
cornes de vache!!

A ces paroles méprisantes, j'opposai le parapluie de mon indifférence.
Lorsque je me couchai ce soir-là, exténué de fatigue, je m'endormis sur
cette pensée délicieuse: «Aujourd'hui, j'ai tué un ours!»






UN CHIEN A L'ÉGLISE


Après le chant du cantique, le Révérend Sprague se retourna et lut une
liste interminable «d'annonces», de réunions, d'assemblées, de
conférences, selon le curieux usage qui se perpétue en Amérique, et qui
subsiste même dans les grandes villes où les nouvelles sont données dans
tous les journaux.

Cela fait, le ministre du Seigneur se mit à prier; il formula une
invocation longue et généreuse qui embrassait l'Univers entier, appelant
les bénédictions du ciel sur l'Église, les petits enfants, les autres
églises de la localité, le village, le comté, l'État, les officiers
ministériels de l'État, les États-Unis, les églises des États-Unis, le
congrès, le président, les officiers du gouvernement, les pauvres marins
ballottés par les flots, les millions d'opprimés qui souffrent de la
tyrannie des monarques européens et du despotisme oriental; il pria pour
ceux qui reçoivent la Lumière et la Bonne Parole, mais qui n'ont ni yeux
ni oreilles pour voir et comprendre; pour les pauvres païens des îles
perdues de l'océan, et il termina en demandant que sa prédication porte
ses fruits et que ses paroles sèment le bon grain dans un sol fertile
capable de donner une opulente moisson. Amen.

Il y eut alors un froufrou de robes, et l'assemblée, debout pour la
prière, s'assit. Le jeune homme à qui nous devons ce récit ne
s'associait nullement à ces exercices de piété; il se contentait de
faire acte de présence... et prêtait une attention des plus médiocres à
l'office qui se déroulait. Il était rebelle à la dévotion, et comme il
ne suivait la prière que d'une oreille distraite, connaissant par le
menu le programme du pasteur, il écoutait de l'autre les bruits
étrangers à la cérémonie. Au milieu de la prière une mouche s'était
posée sur le banc devant lui, il s'absorba dans la contemplation de ses
mouvements; il la regarda se frotter les pattes de devant, se gratter
la tête avec ces mêmes pattes, et la faire reluire comme un parquet
ciré; elle se frottait ensuite les ailes et les astiquait comme si elles
eussent été des pans d'habit; toute cette toilette se passait très
simplement, et sans la moindre gêne; la mouche évidemment se sentait en
parfaite sécurité. Et elle l'était en effet, car, bien que Tom mourût
d'envie de la saisir, il n'osa pas, convaincu qu'il perdrait
irrémédiablement son âme, s'il commettait une action pareille pendant la
prière. Mais à peine l'«Amen» fut-il prononcé, Tom avança sa main
lentement et s'empara de la mouche.

Sa tante, qui vit le mouvement, lui fit lâcher prise.

Le pasteur commença son prêche et s'étendit si longuement sur son sujet
que peu à peu les têtes tombèrent; Dieu sait pourtant que la conférence
était palpitante d'intérêt, car il promettait la récompense finale à un
nombre d'élus si restreint qu'il devenait presque inutile de chercher à
atteindre le but.

Tom compta les pages du sermon; en sortant de l'église il ne se doutait
même pas du sujet du prêche, mais il en connaissait minutieusement le
nombre des feuillets. Cependant cette fois-ci il prit plus d'intérêt au
discours. Le ministre esquissa un tableau assez pathétique de la fin du
monde, à ce moment suprême où le lion et l'agneau couchés côte à côte se
laisseront guider par un enfant. Mais la leçon, la conclusion morale à
tirer de cette description grandiose ne frappèrent pas le jeune
auditeur; il ne comprit pas le symbole de cette image, et se confina
dans un réalisme terre à terre; sa physionomie s'illumina et il rêva
d'être cet enfant, pour jouer avec ce lion apprivoisé.

Mais lorsque les conclusions arides furent tirées, son ennui reprit de
plus belle. Tout d'un coup, une idée lumineuse lui traversa l'esprit; il
se rappela qu'il possédait dans sa poche une boîte qui renfermait un
trésor: un énorme scarabée noir à la mâchoire armée de pinces
puissantes. Dès qu'il ouvrit la boîte, le scarabée lui pinça
vigoureusement le doigt; l'enfant répondit par une chiquenaude
vigoureuse; le scarabée se sauva et tomba sur le dos, pendant que
l'enfant suçait son doigt. Le scarabée restait là, se débattant sans
succès sur le dos. Tom le couvait des yeux, mais il était hors de son
atteinte. D'autres fidèles, peu absorbés par le sermon, trouvèrent un
dérivatif dans ce léger incident et s'intéressèrent au scarabée. Sur ces
entrefaites, un caniche entra lentement, l'air triste et fatigué de sa
longue réclusion; il guettait une occasion de se distraire; elle se
présenta à lui sous la forme du scarabée; il le fixa du regard en
remuant la queue. Il se rapprocha de lui en le couvant des yeux comme un
tigre qui convoite sa proie, le flaira à distance, se promena autour de
lui, et s'enhardissant, il le flaira de plus près; puis, relevant ses
babines épaisses, il fit un mouvement pour le happer, mais il le manqua.
Le jeu lui plaisait évidemment, car il recommença plusieurs fois, plus
doucement; petit à petit il approcha sa tête, et toucha l'ennemi avec
son museau, mais le scarabée le pinça; un cri aigu de douleur retentit
dans l'église pendant que le scarabée allait s'abattre un peu plus loin,
toujours sur le dos, les pattes en l'air. Les fidèles qui observaient le
jeu du chien se mirent à rire, en se cachant derrière leurs éventails ou
leurs mouchoirs; Tom exultait de bonheur. Le caniche avait l'air bête
et devait se sentir idiot, mais il gardait surtout au coeur un sentiment
de vengeance. Se rapprochant du scarabée, il recommença la lutte,
cabriolant de tous les côtés, le poursuivant, cherchant à le prendre
avec ses pattes ou entre ses dents; mais ne parvenant pas à son but, il
se lassa, s'amusa un instant d'une mouche, d'une demoiselle, puis d'une
fourmi, et abandonna la partie, découragé de n'arriver à rien. Enfin,
d'humeur moins belliqueuse, il se coucha... sur le scarabée. On entendit
un cri perçant, et on vit le caniche courir comme un fou dans toute
l'église, de la porte à l'autel, de l'autel vers les bas-côtés; plus il
courait, plus il hurlait. Enfin, fou de douleur il vint se réfugier sur
les genoux de son maître, qui l'expulsa honteusement par la porte; sa
voix se perdit bientôt dans le lointain.

Pendant ce temps, l'assistance étouffait ses rires et le pasteur
s'interrompit au milieu de son discours. Il le reprit ensuite tant bien
que mal en cherchant ses mots, mais dut renoncer à produire le moindre
effet sur l'auditoire; le recueillement des fidèles s'était évanoui, les
plus graves conseils du pasteur étaient reçus par eux avec une légèreté
mal dissimulée et très peu édifiante.

Lorsque la cérémonie fut terminée, et la bénédiction donnée, chacun se
sentit heureux et soulagé.

Tom Sawyer rentra chez lui très satisfait, pensant qu'après tout le
service divin avait du bon, lorsque de légères distractions venaient
l'agrémenter. Une seule chose le contrariait: il admettait bien que le
chien se fût amusé avec son scarabée, mais il avait vraiment abusé de la
permission en le faisant s'envoler par la fenêtre.






UNE VICTIME DE L'HOSPITALITÉ


--Monsieur, dis-je, ne m'en voulez pas si je vous ai amené dans ma
maison aussi glaciale et aussi triste!

Il faut vous dire tout d'abord que j'ai été assez fou pour amener chez
moi un ami, et qui plus est, un malade. Assis en chemin de fer en face
de ce monsieur, j'eus l'idée diaboliquement égoïste de lui faire
partager avec moi le froid de cette nuit brumeuse.

J'allai à lui et lui tapai sur l'épaule: «Ah!» s'écria-t-il étonné.

--Venez, lui dis-je, sur un ton engageant et parfaitement hypocrite, et
que ma maison soit la vôtre. Il n'y a personne en ce moment, nous y
passerons d'agréables moments. Venez donc avec moi.

Aguiché par mon amabilité, cet homme accepta. Mais lorsque nous eûmes
causé quelques instants dans la bibliothèque, nous sentîmes le froid.

--Allons, dis-je, faisons un beau feu clair et prenons du thé bien
chaud; cela nous mettra de bonne humeur. Permettez-moi de vous laisser
seul pour tout préparer, et distrayez-vous en mon absence. Il faut que
j'aille jusque chez Palmer pour lui demander de m'aider. Tout ira très
bien.

--Parfait, me répondit mon hôte.

Palmer est mon bras droit. Il habite à quelques centaines de mètres de
ma maison, une vieille ferme qui servait de taverne pendant la
Révolution. Cette ferme s'est beaucoup délabrée depuis un siècle; les
murs, les planchers ont perdu la notion de la ligne droite et l'allée
qui mène à la maison a presque complètement disparu; aussi le bâtiment
paraît-il tout de travers; quant aux cheminées, elles semblent fortement
endommagées par le vent et la pluie. Pourtant c'est une de ces vieilles
maisons d'apparence solide qui avec tant soit peu de réparations
braveraient les intempéries pendant encore cent ans et même plus. Devant
la ferme s'étend une grande pelouse, et on aperçoit dans la cour un
puits ancien qui a désaltéré des générations de gens et de bêtes. L'eau
en est délicieusement pure et limpide. Lorsque sévirent les chaleurs de
l'été dernier, j'y puisai bien souvent de l'eau, me rencontrant avec les
mendiants qui venaient se désaltérer d'une gorgée d'eau claire avant de
continuer leur route. Certes, vos vins capiteux peuvent faire briller de
convoitise les yeux des convives qui se réunissent autour de tables
somptueusement servies; il n'en reste pas moins vrai que l'eau pure et
cristalline constitue une boisson exquise pour les pauvres déshérités de
l'existence.

En arrivant à la ferme, je m'aperçus qu'il n'y avait pour tout éclairage
qu'une triste bougie à la porte, et je frappai discrètement. On ouvrit
aussitôt.

--Palmer est-il là? demandai-je.

--Non, John est absent; il ne reviendra qu'après dimanche.

Hélas! hélas! il ne me restait qu'à m'en retourner; reprenant à tâtons
la route que je distinguais à peine dans le brouillard au milieu des
pêchers, je rentrai dans ma lugubre maison.

Mon hôte malade paraissait très affecté.

--Allons! lui dis-je en lui tapant doucement sur l'épaule,--le secouer
plus vigoureusement eût été très déplacé dans le cas présent,--il faut
nous débrouiller nous-mêmes; je n'ai trouvé personne à la ferme.

Allons! reprenons courage et ayons un peu d'entrain. Remontons-nous le
moral, et allumons le feu; mon voisin est absent, mais nous saurons bien
nous passer de lui.

J'allumai donc ma lampe astrale, ma lampe à globe, veux-je dire, dont le
piètre fonctionnement est une honte pour l'inventeur. Il faut lever la
mèche très haut pour qu'elle donne un peu de lumière, et au bout d'un
moment elle fume si bien que la pièce est pleine d'une suie épaisse qui
vous prend à la gorge. Au diable cette vilaine invention! Comme
j'aimerais l'envoyer au diable!

Je me rappelai que je trouverais des fagots sous le hangar; j'en rapportai
donc et les mis dans le fourneau de la cuisine que j'allumai; ensuite je
pris la bouilloire, j'allai au puits la remplir, la mis sur le fourneau et
j'attendis. Lorsque l'eau fut bien bouillante, je pris la boîte à thé, et
coupai dans un gros pain carré des tranches que je fis griller. Au bout de
trois quarts d'heure qui me parurent un siècle, je retournai vers mon ami.
«Le thé est prêt», lui dis-je. Nous nous transportâmes silencieusement à la
cuisine. Je récitai le benedicite; la lampe fumait, le feu flambait
difficilement, le thé était froid; mon ami tremblait de froid (on me
raconta plus tard qu'il avait médit de mon hospitalité. Ingrat
personnage!) Après le thé, la principale chose à faire était de nous
réchauffer pour ne pas nous laisser mourir. Au fond, mon ami se montra
assez vaillant, et lorsqu'il s'agit de bourrer le poêle plusieurs fois,
il me proposa son aide. Il essayait de paraître gai, mais sa physionomie
restait triste. Pour ma part je riais intérieurement comme un homme qui
vient de faire une bonne affaire en achetant un cheval. Et dire que les
gens viennent chez vous pour trouver de l'agrément! Lorsqu'ils sont sous
votre toit, vous leur devez le confort sous toutes ses formes. Ils
s'attendent à être fêtés, soignés, cajolés et bordés dans leur lit le
soir. Le temps qu'ils passent chez les autres représente pour eux un
doux «farniente». Avec quelle satisfaction ils s'effondrent dans un
fauteuil, et regardent vos tableaux et vos albums. Comme ils aiment à se
promener en baguenaudant, humant avec délices la brise parfumée! Que la
peste les étouffe! Comme ils attendent le dîner avec un appétit aiguisé.
Le dîner! Quelquefois le menu en est bien difficile à composer, et
pendant que les invités sont dans un état de béatitude céleste, le
maître de maison se creuse la tête dans une perplexité douloureuse! Oh!
quelle délicieuse vengeance lorsqu'on peut troubler un peu leur
quiétude, et qu'on les voit essayer de dissimuler leur mécontentement le
jour où l'hospitalité qu'ils reçoivent chez vous ne répond pas à leur
attente. «Mauvaise maison, pensent-ils; on ne me reprendra pas dans une
galère pareille; j'irai ailleurs à l'avenir, là où je serai mieux
traité!»

Lorsque je vois cela, je me paye la tête de mes invités et m'amuse
follement de leur déconfiture. C'est tout naturel, et je trouve très
logique qu'ils partagent mes ennuis de maître de maison. Avec notre
nature il nous faut des signes visibles et extérieurs de bonté;
l'accueil du coeur ne nous suffit pas. Si vous offrez à un ami un bon
dîner ou un verre de vin, s'il a chaud et est bien éclairé chez vous, il
reviendra; sans cela vous ne le reverrez plus; la nature humaine est
ainsi faite; moi, du moins, je me juge ainsi. Mais ici j'établis une
distinction. Si votre ami fait des avantages matériels qu'il peut
trouver chez vous plus de cas que des charmes intellectuels, s'il
dédaigne votre amitié parce qu'il ne trouve pas chez vous tout le luxe
et le confort qu'il aime, alors, ne l'honorez pas du nom d'«Ami!»

--Allons nous coucher, proposai-je.

--Parfait, répondit mon invité.

--Pas si vite, mon cher, répliquai-je; les lits ne sont pas faits; il
n'y a pas de femme de chambre dans la maison. Mais qu'est-ce que cela
fait? Cela n'a aucune importance. Je vais m'absenter un instant pendant
que vous entretiendrez le feu.

Je monte dans la chambre d'ami; je n'y trouve rien. Au bout d'une
demi-heure, je découvre des oreillers, des draps et des couvertures. Je
redescends et je tape joyeusement sur l'épaule de mon ami toujours
transi de froid, et je lui dis aimablement: «Venez dans le nid qui vous
attend. Vous y dormirez comme un bienheureux et demain vous vous
sentirez mieux.»

Je le déshabille, le couche, et en le voyant la tête sur l'oreiller, je
lui souhaite: «Bonsoir, bons rêves.»

--Bonsoir, me répond-il avec un faible sourire.

Après avoir regardé le temps par la fenêtre, je gagnai mon lit, qui
était fait à la diable. Oh! l'horrible lune, froide et lugubre! Phoebé,
Diane ou Lune, je te supplie par le nom que tu voudras de ne pas
pénétrer dans ma chambre et de ne pas inonder mes yeux de ton pâle
sourire! Au diable ta figure blafarde qui trouble le sommeil et les doux
rêves!

Le lendemain matin, j'allai chez mon ami et le traitant comme un prince
ou un personnage de marque, je lui demandai avec force détails des
nouvelles de sa nuit. Comme c'est un homme intègre, incapable d'altérer
la vérité, il m'avoua qu'il avait eu un peu froid. Insupportable
personnage! Je lui avais pourtant donné toutes les couvertures de la
maison!

Nous tombions juste sur un dimanche; or, mon ami qui est un fin rimeur
a beaucoup chanté les charmes et la poésie du dimanche à la campagne;
comme le feu n'était pas encore allumé, je le pris par le bras, et lui
proposai une promenade sur le gazon; mais le gazon était couvert de
rosée, et il rentra transi pour se réchauffer près du poêle éteint.
L'heure du déjeuner approchait, mais je n'avais pas encore solutionné
cette question embarrassante. Tout d'un coup, me frappant le front comme
si une étincelle en eût jailli, je me précipitai hors de la cuisine, en
traversant le jardin au galop, et je frappai à la porte de la ferme.

L'excellente fermière était heureusement visible.

--Madame, lui dis-je, je suis dans un grand embarras. J'ai un ami chez
moi, et ne dispose de personne pour nous faire la cuisine; je n'ai pas
la moindre provision; pouvez-vous me rendre le service de nous préparer
le déjeuner, le dîner et le thé pour la journée?

Très obligeamment elle y consentit, et au bout d'une demi-heure, je
conduisis triomphalement mon poète dans cette vieille maison; la nappe
blanche était mise, une chaleur exquise régnait dans la pièce; du coup,
mon ami retrouva toute sa gaieté.

Nous allâmes à l'église, et au retour, son sang, fouetté par la marche,
lui avait rendu sa bonne humeur; lorsqu'il s'assit dans le fauteuil à
bascule pour attendre le poulet rôti, il me donna l'illusion du
«Bien-être en personne».

J'étais presque furieux de lui avoir procuré un tel confort!






LES DROITS DE LA FEMME

PAR

ARTHEMUS WARD


L'année dernière, j'avais planté ma tente dans une petite ville
d'Indiana. Je me tenais sur le seuil de la porte pour recevoir les
visiteurs, lorsque je vis arriver une députation de femmes; elles me
déclarèrent qu'elles faisaient partie de l'Association féministe et
réformiste des droits de la femme de Bunkumville, et me demandèrent
l'autorisation d'entrer dans ma tente sans payer.

--Je ne saurais vous accorder cette faveur, répondis-je; mais vous
pouvez payer sans entrer.

--Savez-vous qui nous sommes? cria l'une de ces femmes, créature
immense, à l'air rébarbatif, qui portait une ombrelle de cotonnade
bleue sous le bras; savez-vous bien qui nous sommes, monsieur?

--Autant que j'en puis juger à première vue, répondis-je, il me semble
que vous êtes des femmes.

--Sans doute, monsieur, reprit la même femme sur un ton non moins
revêche; mais nous appartenons à la société protectrice des droits de la
femme; cette société croit que la femme a des droits sacrés, et qu'elle
doit chercher à élever sa condition.

--Douée d'une intelligence égale à celle de l'homme, la femme vit
perpétuellement méprisée et humiliée; il faut remédier à cette
situation, et notre société a précisément pour but de lutter avec une
énergie constante contre les agissements des hommes orgueilleux et
autoritaires.

Pendant qu'elle me tenait ce discours, cette créature excentrique me
saisit par le col de mon pardessus et agita violemment son ombrelle
au-dessus de ma tête.

--Je suis loin de mettre en doute, madame, lui dis-je en me reculant,
l'honorabilité de vos intentions; cependant je dois vous faire observer
que je suis le seul homme ici, sur cette place publique; ma femme (car
j'en ai une) est en ce moment chez elle, dans mon pays.

--Oui, vociféra-t-elle, et votre femme est une esclave! Ne rêve-t-elle
jamais de liberté? Ne pensera-t-elle donc jamais à secouer le joug de la
tyrannie? à agir librement, à voter...? Comment se fait-il que cette
idée ne lui vienne pas à l'esprit?

--C'est tout bonnement, répondis-je un peu agacé, parce que ma femme est
une personne intelligente et pleine de bon sens.

--Comment? comment? hurla mon interlocutrice, en brandissant toujours
son ombrelle; à quel prix, d'après vous, une femme doit-elle acheter sa
liberté?

--Je ne m'en doute pas, répondis-je; tout ce que je sais, c'est que pour
entrer sous ma tente, il faut payer quinze cents par personne.

--Mais les membres de notre association ne peuvent-ils pas entrer sans
payer? demanda-t-elle.

--Non, certes. Pas que je sache.

--Brute, brute que vous êtes! hurla-t-elle en éclatant en sanglots.

--Ne me laisserez-vous pas pénétrer? demanda une autre de ces
excentriques en me prenant la main doucement et avec câlinerie: «Oh!
laissez-moi entrer! Mon amie, voyez-vous, n'est qu'une enfant terrible.»

--Qu'elle soit ce qu'elle voudra, répondis-je, furieux de voir se
prolonger cette facétie, je m'en fiche! Là-dessus elles reculèrent
toutes et me traitèrent d'«animal» toutes en choeur.

--Mes amies, dis-je, avant votre départ, je voudrais vous dire quelques
mots bien sentis: écoutez-moi bien: La femme est une des plus belles
institutions de ce bas monde; nous pouvons nous en glorifier. Nul ne
peut se passer de la femme. S'il n'y avait pas de femmes sur terre, je
ne serais pas ici à l'heure actuelle. La femme est précieuse dans la
maladie; précieuse dans l'adversité comme dans le bonheur! O femme!
m'écriai-je sous l'effluve d'un souffle poétique, tu es un ange quand tu
ne cherches pas à sortir de tes attributions; mais quand tu prétends
intervertir les rôles et porter la culotte (ceci soit dit au figuré);
lorsque tu désertes le foyer conjugal et que, la tête farcie des
théories féministes, tu t'élances comme une lionne en courroux, en quête
d'une proie à dévorer; lorsque, dis-je, tu veux te substituer à l'homme,
tu deviens un être infernal et néfaste!

--Mes amies! continuai-je en les voyant partir indignées, n'oubliez pas
ce que Arthémus Ward vous dit!






TABLE




PLUS FORT QUE SHERLOCK HOLMÈS

CANNIBALISME EN VOYAGE

L'HOMME AU MESSAGE POUR LE DIRECTEUR GÉNÉRAL

LES GEAIS BLEUS

COMMENT J'AI TUÉ UN OURS

UN CHIEN A L'ÉGLISE

UNE VICTIME DE L'HOSPITALITÉ

LES DROITS DE LA FEMME











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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
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